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1.

« TYR SKAVANGA EST DE RETOUR ! »

Impossible de ne pas voir le gros titre s’étalant à la une du journal posé bien en évidence sur le bureau
de Britt. Il devinait que c’était la façon qu’avait sa sœur de lui montrer à quel point il leur avait manqué,
et d’exprimer sa joie de l’avoir enfin retrouvé. Sous les mots imprimés en caractères gras, ses trois
sœurs, Britt, Eva et Leila, souriaient aux anges sur la photo, serrées les unes contre les autres.

Tyr se retourna vers la fenêtre et contempla les légers flocons de neige flottant au gré du vent. Dehors,
les bâtiments étaient recouverts d’un manteau immaculé, mais sur la vitre se découpait le visage d’un
tueur — son propre visage, dont il ne pouvait ignorer le reflet. De toute façon, il ne le souhaitait pas…

Il était revenu à Skavanga, la petite ville minière fondée par ses ancêtres, pour retrouver ceux qu’il
aimait. Après avoir quitté les forces spéciales, il en était longtemps resté éloigné, farouchement
déterminé à protéger sœurs et amis de l’homme qu’il était devenu. Cependant, Britt n’avait jamais
renoncé à tenter d’entrer en contact avec lui, même s’il ne répondait à aucun de ses messages.

Sa sœur aînée faisait partie des rares personnes susceptibles de le joindre, par l’entremise de son mari
Sharif. Or la loyauté de celui qui était par ailleurs son meilleur ami n’avait jamais faibli : Sharif avait
toujours refusé de révéler quoi que ce soit sur ses agissements ou sa localisation. Même à sa femme.

C’était un enfant qui avait réussi à ébranler sa conscience et l’avait ramené à Skavanga. Une petite fille
qu’il avait transportée hors d’une zone de conflit pour la rendre à sa famille, dans un camp de réfugiés.
Blottie dans les bras de sa mère, elle s’était tournée vers lui, les yeux brillants de larmes de joie, et avait
demandé, avec toute l’inquiétude d’une enfant de sept ans : « Et toi, tu n’as pas de famille, monsieur
Tyr? »

Cette question l’avait bouleversé au plus profond de son être. Si, il avait une famille qu’il aimait de tout
son cœur, avait-il répondu, terrassé par la honte. Et, lorsque ses yeux s’étaient embués de larmes, aucun
de ses frères d’armes n’avait fait de commentaire, alors que tous avaient vu son émotion. Ils étaient
ensemble, ils étaient vivants, c’était tout ce qui comptait alors pour eux.

Après avoir quitté le camp de réfugiés et regagné le désert pour travailler à la reconstruction du pays,
Tyr s’était voué corps et âme à la tâche, hanté par la question de la petite fille. Grâce à elle, il avait
compris sa chance d’avoir des sœurs qui l’aimaient, et cette prise de conscience l’avait poussé à rentrer,
tout en redoutant de se retrouver face à elles. Car, dès qu’elles le verraient, ses sœurs devineraient,
sous la carapace, les changements qui s’étaient opérés en lui.
Un jour, en lui épinglant une médaille sur la poitrine, un officier avait loué son courage et son
dévouement. Mais ce n’était pas le genre d’inscription que Tyr souhaitait que l’on fasse graver sur sa
tombe. Il désirait que l’on se souvienne de lui pour ce qu’il avait construit, pas ce qu’il avait détruit.
Durant sa carrière militaire, il avait rencontré trois types de soldats : ceux qui aimaient tuer, ceux qui
accomplissaient leur devoir avec courage et loyauté et ceux qui ne se remettraient jamais de ce qu’ils
avaient vécu. Lui n’avait aucune raison de se lamenter sur son sort. Il jouissait d’une constitution
robuste, avait la chance d’avoir une famille aimante, avait réussi à rester en vie et à demeurer
relativement indemne. Au moins en apparence. Aujourd’hui, il lui appartenait d’achever son processus
de guérison en se dévouant à ceux qui avaient eu moins de chance que lui.

— Tyr !

L’exclamation le tira de ses pensées. Il se retourna juste à temps pour recevoir sa sœur dans ses bras.

* * *

— Tu es superbe ! s’exclama Britt, le visage rayonnant de joie.

— Menteuse, répliqua-t-il avec un léger sourire.

Sa sœur aînée recula de quelques pas pour le scruter.

— Bon, d’accord… Tu as une allure superbe.

— C’est mieux, acquiesça-t-il avant d’éclater de rire avec elle. Sachant que j’avais intérêt à être à la
hauteur, je me suis arrêté à Milan pour faire un peu de shopping.

Britt plissa le front.

— Tu n’as pas à te forcer à quoi que ce soit.

— Je ne me suis forcé à rien. Et puis, je tenais à faire honneur à mes superbes sœurs.

— Prêt à affronter les foules, alors ? demanda-t-elle en jetant un bref regard du côté de la fenêtre.

— Oui. Si tu veux, nous pouvons y aller maintenant.

— Je regrette que nous ne puissions pas bavarder plus longtemps, mais tu as toujours plutôt été du
genre à foncer, non ?
— Immersion totale, confirma-t-il, déterminé à rester dans la légèreté. C’est la seule tactique que je
connaisse !

— Hum…, fit sa sœur avec une petite moue dubitative.

— Merci de t’être donné tout ce mal pour moi, Britt.

— Je suis toujours ravie d’organiser des soirées, alors je n’allais quand même pas me priver de fêter le
retour du grand héros…

— D’accueillir ton frère, corrigea-t-il. C’est tout ce que je désire.

— Pour toi, j’irais jusqu’au bout du monde, Tyr. D’ailleurs, tu m’as presque obligée à le faire puisque tu
n’as réagi à aucune de mes tentatives pour te joindre…

— Si je comprends bien, je t’ai épargné un long voyage !

— Tu ne changeras jamais ! s’exclama Britt en riant.

Mais, si ses lèvres souriaient, ses yeux demeuraient tristes, parce qu’ils savaient tous les deux que ce
n’était pas vrai : il avait au contraire beaucoup changé.

— Ce petit moment de solitude et de calme t’a fait du bien, j’espère ? reprit-elle doucement.

— C’était parfait. Merci.

En effet, après le silence du désert, les simples bruits de la rue lui cassaient les oreilles, aussi avait-il
apprécié la délicatesse de sa sœur. Britt avait toujours été admirable et s’était dévouée entièrement à sa
fratrie après la mort de leurs parents. Avec les années, elle était devenue une femme magnifique et
épanouie.

— Bon, maintenant c’est fini, le calme ! lança-t-elle soudain d’un ton brusque. J’ai encore quelques mots
à te dire en privé et ensuite on y va.

— Ça a l’air sérieux…

— En fait, j’ai des tas de choses à te dire. Tu as été absent si longtemps… Leila est de nouveau enceinte.

— Quoi ? Raffa ne perd pas de temps !


— Garde tes remarques machos pour toi, d’accord ? Ils s’adorent, tous les deux. Et tu ne crois quand
même pas que le monde s’arrête quand tu disparais des radars !

Là où il était allé, il n’y avait aucun moyen de communication avec le monde extérieur. C’était lui qui les
avait installés. Ensuite, il avait appris aux gens à s’en servir. Mais il s’était longtemps senti trop abîmé
pour prendre contact avec ses sœurs.

— Tu ne veux pas dire où tu étais, hein ?

— Seulement aux personnes directement concernées, répondit Tyr avec un haussement d’épaules.

Il ne voulait en parler à quiconque, pas même à Britt. Il ne voulait pas être félicité alors qu’il n’avait fait
que réparer les torts qu’il avait causés. Il ne désirait qu’une chose : continuer ce travail.

— Très bien, j’abandonne, répliqua Britt avec un soupir exagéré. Mais attends un peu de voir Leila. Elle
est…

— … énorme ?

Un sourire taquin aux lèvres, sa sœur fit mine de le gifler.

— Elle est resplendissante !

— Bon, qu’est-ce que je dois savoir d’autre ?

— Jazz est à Skavanga.

Tyr tressaillit.

— Je ne l’ai pas vue depuis des années…

Jasmina, la jeune sœur de Sharif, les accompagnait partout au temps des folles vacances passées à
Kareshi, quand il pouvait galoper à cheval jusqu’à s’écrouler de fatigue, nager à en avoir mal aux bras et
ne penser qu’à la prochaine de ses aventures avec ses deux amis.

Silencieuse, Britt le regardait en se mordillant la lèvre. Si quelque chose était arrivé à sa chère Jazz,
Sharif lui en aurait forcément parlé, songea Tyr avec inquiétude.

— Elle va bien, n’est-ce pas ? poursuivit-il en fronçant les sourcils.


— Oui, oui…

— Mais ?

Il jouait les désinvoltes alors qu’en réalité son cœur cognait dans sa poitrine à la pensée que Jazz ait pu
avoir un accident. Il avait fait sa connaissance la première fois que Sharif l’avait invité à passer les
vacances scolaires dans le petit pays gouverné par sa famille. A l’époque, Jazz n’avait pas manqué une
occasion de se moquer de son ignorance du désert. Mais, après avoir repoussé les attaques sans merci
de la sœur de Sharif, Tyr avait fini par se rendre compte qu’il appréciait sa compagnie. Une belle amitié
s’était alors développée entre eux, si bien qu’à la pensée qu’elle puisse être malade ou blessée… Il en
avait trop vu, dans ce domaine.

— Mais rien, Tyr. Si quelque chose lui était arrivé, je te le dirais.

Elle s’interrompit un instant en se mordillant de nouveau la lèvre.

— Elle sera là ce soir.

— Formidable.

Ce serait bon de la revoir, même si Jazz allait lire en lui comme dans un livre ouvert, perspective qui ne
l’enchantait vraiment pas.

— Elle a changé, ajouta Britt avec calme. Jasmina est devenue adulte, comme nous tous.

Tyr revit Jazz avec ses couettes. Jusqu’à quel point pouvait-on changer ? se demanda-t-il en se tournant
vers la vitre. Son propre reflet lui fournit la réponse.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? l’interrogea sa sœur.

— Tout va très bien, assura-t-il en souriant.

— Tu penses à Jazz ? C’est ça qui te fait sourire ?

Ignorant la question, il songea à la Jasmina d’autrefois, qui le taquinait à cause de son drôle de prénom.
Après avoir été mal accueillie dans le tandem qu’il formait avec Sharif, elle en était devenue le membre
le plus déterminé. Redoutable cavalière, elle les battait tous les deux à la course ; elle connaissait les
pièges du désert par cœur. Alors, comme ils n’arrivaient pas à se débarrasser d’elle, Sharif et lui l’avaient
adoptée et ils avaient vite formé un trio inséparable.
— Ne l’embête pas, Tyr.

— Comment ça, ne l’embête pas ? répliqua-t-il en fronçant les sourcils.

Non seulement Jazz avait toujours été ravie qu’on l’embête, mais elle ne s’était jamais privée de les
embêter, Sharif et lui !

— Elle a accepté de venir uniquement parce qu’il s’agit d’une fête de famille. Et je suis chargée de la
protéger. Enfin, nous en sommes chargés, son frère et moi.

— Cela ne lui ressemble guère…

— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, elle a grandi. Et en tant que sœur célibataire du cheikh de Kareshi,
elle ne jouit pas des mêmes libertés que nous.

— Sharif la cloître ?

— Ne dis pas n’importe quoi ! Tu sais combien il s’est fait l’avocat du progrès. C’est la décision de Jazz,
et nous devons la respecter. Je trouve que son attitude témoigne d’une grande force et de beaucoup de
courage. Jazz lutte aux côtés de Sharif depuis le début ; ensemble ils ont entrepris de faire passer
Kareshi au XXIe siècle. Alors, elle ne veut pas menacer l’équilibre fraîchement établi, ni fournir aux
traditionalistes un prétexte qui leur permette de reprocher à Sharif de prendre des mesures trop
radicales.

— Et c’est au nom de cela qu’elle se sacrifie ? riposta Tyr, bouillant d’indignation. Qu’elle se ferme au
monde ?

— Pas exactement. Mais, comme elle a pris, pour l’instant, une option assez conservatrice, je te
demande, dans son intérêt à elle, de rester modéré quand tu la verras. D’accord ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais lui sauter dessus ? Nous sommes des amis, Jazz et moi.

— Eh bien, refrène tes manifestations amicales et ne l’approche pas de trop près, sauf pour la saluer
avec respect. Je peux compter sur toi ?

— Bon sang, dis-moi que tu plaisantes, Britt ! s’exclama-t-il. Y a-t-il quelqu’un qui puisse approcher sa
royale présence ?
— Ne te moque pas, riposta sa sœur en lui décochant un regard sévère. Jasmina vit une vie normale à
Kareshi. Sharif a rompu avec toutes les traditions en lui confiant un travail important dans ses écuries.
Elle se débrouille à merveille, mais, plus important encore, cela a ouvert la porte au changement : à
présent, toutes les femmes qui désirent travailler peuvent le faire. Mais…

— Mais ?

— Mais cela n’a fait que renforcer sa détermination à respecter les traditions dans tous les autres
domaines de sa vie, afin que personne ne puisse critiquer le fait que Sharif lui ait permis de travailler.

— Qu’entends-tu par respecter les traditions, exactement ?

— Jasmina est persuadée que Kareshi ne peut avancer que tout doucement, et qu’en ne se faisant pas
remarquer elle permettra à chaque femme qui le désire de travailler. Nous devrions admirer son
sacrifice.

— C’est bien ce que je disais : elle se sacrifie !

— Kareshi a besoin de douceur, pas de tyrannie. Elle le comprend comme moi. La liberté de travailler
pour les femmes représente le premier grand pas. La liberté pour les femmes célibataires de se mêler
ouvertement aux hommes sans se voir rejetées par la société sera le deuxième. Kareshi le franchira,
mais Jazz est entièrement dévouée à son peuple, et je crois que nous pouvons lui faire confiance : elle
sait ce qu’elle fait.

— Pour elle ou pour Kareshi ?

— Pour les deux, évidemment. Et ne me regarde pas avec cet air furibond, s’il te plaît !

— Excuse-moi, Britt. Mais j’ai du mal à associer le souvenir de l’adolescente intrépide avec la femme
recluse que tu décris.

— Je vois que tu n’avais pas complètement oublié ceux qui t’aiment, répliqua sa sœur avec une légère
ironie. Réjouis-toi pour elle. C’est une jeune femme merveilleuse dotée d’un très fort sens du devoir
envers son pays.

— Peut-être, mais j’ai bien l’intention de la traiter comme mes autres amis.

Britt se haussa sur la pointe des pieds pour lui prendre le visage entre les mains et l’embrasser sur les
deux joues.
— Je te fais confiance, frérot. Bon, il y a des gens qui attendent depuis longtemps derrière la porte pour
t’embrasser à leur tour.

— Eva et Leila sont à Skavanga ?

— Avec leurs maris. Qui font eux aussi partie de tes amis, si je ne m’abuse…

— Tu ne te trompes pas. Roman et Raffa sont même mes meilleurs amis — avec Sharif, bien sûr.

Une bouffée de joie sincère envahit Tyr à la pensée de les revoir tous. Avec un peu de chance, il
réussirait peut-être à ne ressentir que du bonheur au milieu de tous ces êtres chers…

Eva, la cadette, fut la première à entrer dans la pièce. D’un tempérament aussi vif que la teinte
flamboyante de ses cheveux, elle s’arrêta en face de lui et le dévisagea de la tête aux pieds en plissant
les yeux.

— Tu es aussi formidable que dans mon souvenir !

— Et je pourrais toujours te renverser d’une pichenette, rétorqua-t-il en faisant mine de se mettre en


position d’attaque.

Mais, au lieu de répondre à sa provocation, Eva fondit en larmes et se jeta dans ses bras avant de lui
marteler le torse de ses poings.

— Ne me fais plus jamais ça, tu m’entends ? murmura-t-elle.

Puis, le repoussant de toutes ses forces, elle le regarda d’un air furieux.

— Ne disparais plus jamais de ma vie sans au moins me laisser les clés de ta voiture de sport !

Tyr l’attira vers lui en riant.

— Promis, jura-t-il en l’embrassant doucement sur le dessus de la tête.

— Tu ne peux pas savoir comme tu nous as manqué, Tyr.

— Vous aussi, vous m’avez manqué. Je me demande même comment j’ai réussi à survivre aussi
longtemps sans vos perpétuelles taquineries !
A cet instant, Britt se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande.

— Leila ! s’exclama-t-il. Waouh, tu es vraiment enceinte !

— Tu l’as remarqué ? répliqua sa petite sœur, riant et pleurant en même temps.

Impressionné par le volume de son ventre, Tyr la prit délicatement dans ses bras pour l’embrasser.

— Et tu es aussi belle que Britt me l’avait dit.

Leila le dévisagea quelques instants en silence, les yeux brillants.

— Je n’arrive pas encore à croire que tu sois vraiment revenu, dit-elle d’une voix émue. Mais la vie ne t’a
pas épargné, à ce que je vois…

— Ça suffit ! lança-t-il en la repoussant doucement. Ce soir, nous faisons la fête, non ?

— En effet, et nous ne devons pas faire attendre nos invités, renchérit Britt en s’effaçant pour le laisser
passer.

Tyr saisit sa veste puis, prenant chacune de ses deux jeunes sœurs par un bras, les entraîna vers la porte.

* * *

— Prends tout ton temps, Jasmina. Je reviendrai te chercher quand tu seras prête.

Sur ces paroles, son frère l’avait laissée avec Britt.

— Ce soir, tu ne nous caches pas ton sourire, dit celle-ci. A Skavanga, tu n’as pas besoin de respecter la
tradition à la lettre.

— Mais si je suis prise en photo…

— Eh bien, les gens de Kareshi seront fiers de leur princesse. En te voyant avec ton frère, au milieu d’une
famille qui vous aime tellement tous les deux, comment pourrait-il en être autrement ?
Comme d’habitude, il était difficile de résister aux arguments de sa belle-sœur — devenue son amie —,
mais c’était surtout avec ses propres démons que Jazz devait se battre avant d’accepter de montrer son
visage en public.

Ses parents avaient abusé de leurs privilèges et négligé leur peuple, les confiant, Sharif et elle, à une
succession de gouvernantes pendant qu’ils menaient grand train à travers le monde. Tous deux avaient
grandi en sentant la colère monter dans leur pays ; si bien que, lorsque le moment était venu pour Sharif
de monter sur le trône, il avait agi le plus vite possible pour inverser la tendance et constituer le
gouvernement juste que méritait leur peuple.

— Tu devrais quitter Kareshi plus souvent, insista Britt. Cela ferait du bien et à ton pays et à toi.

Jazz acquiesça, tout en songeant que son pays croulait encore sous le poids de traditions millénaires et
qu’il était inutile de provoquer bêtement les traditionalistes. Ainsi, ce soir elle aurait préféré pouvoir se
cacher derrière un voile.

— Je vais rejoindre Tyr, reprit sa belle-sœur. Je te laisse finir de te préparer. A tout à l’heure.

Jazz hocha la tête, rêveuse soudain. Tyr, enfin revenu dans son pays après une si longue absence. Elle
allait enfin revoir son grand Viking… Sa gorge se noua et son cœur se mit à battre la chamade. Hélas,
tout avait changé, désormais : elle était une adulte chargée de responsabilités, qui devrait dissimuler ses
émotions. Cette fois, pas question de le taquiner ! Et lui, comment réagirait-il en voyant la femme
réservée qu’elle était devenue ?

Fermant les yeux, elle se força à ne pas penser à Tyr et à contrôler sa respiration. Mais au bout de
quelques tentatives infructueuses elle y renonça.

* * *

Tyr s’arrêta sur le seuil de l’immense salle de réception et se tourna vers sa sœur en souriant.

— C’est magnifique. Merci, Britt.

— Mais où sont les banderoles ! se lamenta Eva en regardant autour d’elle, les yeux écarquillés.

— Il n’y en a pas, répliqua Leila. C’est du pur Britt : classe et sobriété.

— Pour célébrer le retour de mon grand guerrier, approuva Eva en posant la main sur le bras de Tyr.
— Pour le retour de ton grand frère, corrigea-t-il doucement.

Britt s’était vraiment donné beaucoup de mal. La double porte était flanquée de hauts vases de cristal
dans lesquels s’épanouissaient de somptueuses fleurs blanches. Et, sur la photo de lui posée sur un
chevalet de bois clair, il riait et paraissait détendu. C’était avant qu’il ne fraye avec la guerre. A partir de
ce moment-là, sa vie avait changé du tout au tout.

— Tu fais vingt ans de plus en vrai, lança Eva avec sa franchise habituelle.

Aussitôt, ses deux autres sœurs protestèrent avec vigueur.

— Méfie-toi, fit Tyr d’un ton faussement menaçant. Roman n’est pas dans les parages, alors tu pourrais
bien te retrouver la tête la première dans la fontaine à chocolat.

— Mourir d’une overdose de chocolat, ça me va ! répliqua Eva en posant la main sur son cœur d’un
geste théâtral.

— Bon, ça suffit, vous deux ! intervint Britt.

Après lui avoir souri d’un air complice, Tyr s’avança devant ses trois sœurs dans la salle décorée avec
goût, sur laquelle ruisselait la lumière tombant d’impressionnants lustres de cristal.

Et soudain il la vit, éclatante de beauté et nimbée d’un halo doré.

Jazz.
2.
Lorsqu’elle se retourna vers lui, Tyr crut que son cœur allait exploser tant il battait à un rythme sauvage.
On aurait dit qu’un courant invisible les reliait, elle et lui. Pourrait-il vraiment traiter Jazz en simple amie,
comme il venait de le promettre à Britt ?

Fasciné, il contempla la princesse Jasmina de Kareshi dont la beauté presque irréelle semblait irradier
jusqu’à lui. Plus aucune trace du garçon manqué d’autrefois : Jazz avait non seulement grandi, mais elle
s’était épanouie, telle une mystérieuse fleur exotique.

La sérénité qui émanait d’elle l’intrigua : Jazz lui donnait l’impression de s’être forgé un rôle, qu’elle était
déterminée à jouer à fond. Un rôle qui ne lui allait pas. Et qui lui servait sans doute à fuir la vérité. Un
peu comme il la fuyait lui-même ? Il se passa nerveusement la main dans les cheveux. Non, il ne fuyait
rien !

Il revit l’éclat qui avait illuminé le regard de Jazz au moment où elle l’avait aperçu. C’était celui de la
jeune fille malicieuse prête à le provoquer à la moindre occasion. Mais l’éclat n’avait duré qu’un instant,
vite remplacé par un calme impressionnant. Et maintenant elle bavardait avec le petit groupe de
femmes qui l’entourait.

— Tyr ? le héla Britt, l’obligeant à pivoter. Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet.

Il avait vécu seul trop longtemps pour partager son univers intérieur avec quiconque, Britt y compris.
Malheureusement, son aînée le connaissait trop bien pour en rester là.

— Ne la bouscule pas. Mesure tes paroles quand tu t’adresseras à elle. Ne joue pas les Vikings
conquérants. Jazz fait de son mieux pour ne pas choquer les conservateurs, afin qu’ils ne s’opposent pas
à Sharif lorsqu’il prend des mesures progressistes. Et, ce soir, c’est vraiment difficile pour elle. C’est une
véritable épreuve de se montrer ainsi en public. Jazz est un esprit libre. Mais tu le sais mieux que moi.

— Je n’arrive pas encore à croire qu’elle ait sacrifié sa liberté.

— Tyr, s’il te plaît. Ne lui rends pas les choses encore plus difficiles, supplia Britt en lui posant la main sur
le bras. S’il y a quelqu’un qui peut mesurer la valeur du sacrifice, c’est bien toi. Alors dis-lui juste
bonjour, adresse-lui quelques mots polis et laisse-la tranquille, d’accord ?

— Merci d’avoir rédigé le script pour moi, ironisa-t-il.


— Ne l’embête pas et ne la provoque pas, c’est tout. Elle a déjà assez de problèmes comme ça.

— Je n’ai l’intention ni de l’embêter ni de la provoquer, comme tu dis. Mais il faudrait vraiment être de
bois pour rester insensible à une telle beauté.

— Eh bien, garde tes impressions pour toi. Epargne son cœur. Elle a toujours été plus ou moins
amoureuse de toi, tu le sais bien. Et toi, tu as été longtemps seul…

— Détends-toi, sœurette. Durant toutes ces années, je n’ai pas vraiment mené une vie de saint !

— Je n’en doute pas. Mais je ne crois pas que Jazz recherche la même chose que toi dans une relation.

Tyr haussa un sourcil, amusé.

— J’espère pour elle qu’elle ne recherche pas le grand amour…

— Pourquoi pas ? Serais-tu jaloux ?

— Moi, jaloux ? lança-t-il avec un rire qui sonnait un peu faux à ses propres oreilles.

Offrant le bras à sa sœur, il se fraya un passage parmi les nombreux invités. Et, quand ils s’approchèrent
de Jazz, Britt lui décocha un regard sévère.

— Je n’ai pas oublié tes recommandations, lui assura-t-il en lui serrant légèrement le bras. Je respecte
Jazz, je l’ai toujours respectée et la respecterai toujours.

Dans le brouhaha général, il n’entendit pas la réplique de sa sœur. Baignée dans la lumière dorée, Jazz
bavardait toujours avec les femmes qui l’entouraient.

— Non, Tyr !

Il s’arrêta, surpris par le ton impérieux de Britt.

— Tu ne te souviens déjà plus de ce que je t’ai dit ? ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.

Devant le visage inquiet de sa sœur, Tyr ne put retenir un sourire.

— Tu crois encore que je vais lui sauter dessus ?


— Je connais cette lueur qui vibre au fond de tes yeux. Or Jazz a affirmé qu’elle serait pure au moment
de son mariage. Elle ne quitte quasiment jamais Kareshi : venir ici représente une grande aventure pour
elle.

— Je n’ai pas l’intention de lui gâcher sa soirée. Et, puisque tu affirmes qu’elle a choisi de vivre en accord
avec les traditions de Kareshi, je respecterai son choix.

— Parfait. Parce que tu as beau être mon frère adoré, si tu fais du mal à Jazz…

— Tu t’inquiètes pour rien, Britt.

— Vraiment ? fit-elle en plissant les yeux.

* * *

Alors qu’elle s’était promis de rester pure et chaste, son corps se rebellait de façon incroyable et des
plus inconfortables… Il avait suffi que son regard croise celui de Tyr Skavanga pour embraser tous ses
sens. Le cœur battant à tout rompre, la poitrine comprimée, elle sentait l’adrénaline courir dans ses
veines, mettant tout son corps en état d’hyper-réceptivité.

Elle coula un regard du côté de Sharif, afin de s’assurer qu’il n’avait pas remarqué son trouble — qu’elle
faisait tout pour masquer à présent. Elle essaya de continuer à répondre avec naturel aux questions du
petit groupe de femmes qui l’entourait, malgré l’excitation de revoir Tyr, pour lequel elle éprouvait une
amitié infinie — qui avait même frisé l’amour autrefois… Cependant, ils n’étaient plus des adolescents
et, en tant que princesse non mariée de Kareshi, Jazz devait s’interdire tout sentiment envers un homme
— ne parlons pas d’une relation, inenvisageable. Les conservateurs n’auraient pas supporté une telle
transgression à l’ordre établi.

Elle n’était venue à cette soirée que pour célébrer le retour de celui qui était l’ami de toujours de son
frère. Ces dernières années, personne n’avait su où était Tyr — sauf peut-être Sharif. Tous deux
s’étaient connus au pensionnat, puis s’étaient enrôlés ensemble dans les forces spéciales, où Tyr avait
été décoré pour son courage. Avant de disparaître…

« Dans le désert », se contentait de répondre vaguement Sharif quand Jazz l’interrogeait. Son frère
n’aurait jamais trahi la confiance de son ami, mais il lui avait néanmoins expliqué que celui-ci travaillait à
la reconstruction d’infrastructures détruites durant les conflits qui avaient ravagé Kareshi avant son
accession au trône.

Tyr avait changé, constata-t-elle en le regardant subrepticement. Des ombres soulignaient ses yeux gris
et des rides marquaient son visage altier. Mais cela n’altérait en rien sa beauté. Au contraire…
A cet instant, il tourna la tête vers elle, comme s’il avait deviné son regard posé sur lui. Elle s’empourpra.

— Notre ville est magnifique, ces temps-ci, vous ne trouvez pas ?

Heureuse de la diversion, Jazz sourit à la femme d’un certain âge qui venait de lui adresser la parole.

— C’est la première fois que j’y viens. Auparavant, je n’en connaissais que la description faite par mon
frère. Il a vraiment appris à aimer ce pays.

— Avant la découverte des diamants, Skavanga n’était qu’une petite ville minière du cercle polaire
arctique, qui vivait du mieux qu’elle pouvait. Mais, maintenant, notre ville brille autant que les pierres
précieuses exploitées par le consortium de votre frère. Nous devons le remercier, ainsi que ses deux
partenaires en affaires, de nous avoir sauvés.

— Vous êtes très aimable, répliqua Jazz. Mais ma belle-sœur, Britt, avait tout de même réussi à
maintenir la compagnie à flot, grâce à son talent et son travail acharné.

Tout en approuvant ces paroles d’un hochement de tête, son interlocutrice se rapprocha d’elle pour
murmurer :

— Je suis surprise que ces trois superhéros ne l’aient pas forcée à se retirer des affaires…

Jazz éclata de rire en chœur avec les autres femmes.

— Je ne crois vraiment pas que mon frère forcerait sa femme à quoi que ce soit : il l’adore ! Et, même s’il
est vrai que le consortium a investi les fonds nécessaires à l’exploitation des diamants, rien n’aurait été
possible sans Britt, à mon avis.

— L’aînée des Skavanga a toujours été une brillante femme d’affaires, confirma l’une des invitées d’un
ton admiratif.

— Comment pouvez-vous parler de cela alors que Tyr Skavanga est enfin de retour ?

Jazz se tourna vers la ravissante jeune femme qui venait de s’exprimer ainsi. Elle dévorait littéralement
Tyr des yeux.

— Vous devez être aussi excitées que moi, poursuivit-elle en détournant le regard de l’objet de sa
convoitise. Tyr est un cœur à prendre ! Qu’en pensez-vous, princesse Jasmina ? Avez-vous déjà eu
l’opportunité de lui parler ? Je sais que votre frère et lui sont des amis de longue date.
— En effet, approuva Jazz d’un ton léger.

— C’est lui, là-bas ? intervint une autre jolie jeune femme en se tournant vers Tyr.

— Evidemment ! répliqua la première d’un air choqué. On ne peut le confondre avec quiconque : Tyr
Skavanga est l’homme le plus somptueux présent ici ce soir !

— Mais… je croyais qu’il travaillait dans le désert ?

— S’il vient du désert, il a dû se changer en cours de route, fit remarquer la dame d’un certain âge.

Le petit groupe éclata de nouveau de rire. Pas étonnant que Tyr suscite l’admiration générale, songea
Jazz. Grand, ténébreux, charismatique et distant à la fois : qui n’aurait souhaité percer les secrets d’un
tel homme ?

— Comme c’est romantique…, soupira une des femmes. Des tentes aux tapis colorés, où partager de
longues nuits avec un beau guerrier…

Jazz sentit un nœud se former dans son ventre.

— Tyr travaille sans relâche, notamment à construire des écoles, précisa-t-elle d’une voix posée. Et les
villages du désert sont très bien organisés, vous savez !

Dans le silence gêné qui s’ensuivit, elle regretta ses paroles. Elle n’avait pas voulu paraître moralisatrice
ni gâcher le plaisir de ces convives, mais entendre parler de Tyr de cette façon, alors qu’elles ignoraient
tout du travail qu’il accomplissait depuis des années, l’avait irritée.

A cet instant, il se tourna vers elle et le monde autour disparut dans une sorte de brouillard. Elle soutint
son regard un bref instant, mais Sharif, à qui rien n’échappait, s’avança aussitôt vers elle.

— Tu ne te sens pas bien, Jasmina ?

— C’est un peu bruyant, ici, tu ne trouves pas ? répondit-elle en portant la main à son front. Je crois que
je ne resterai pas longtemps.

Elle se rendit alors compte qu’elle désirait partir autant que rester. Ou, plus exactement, qu’elle ne
savait plus du tout ce qu’elle désirait…

— Quand tu souhaiteras partir, tu n’auras qu’à me faire signe, proposa son frère.
— Merci.

Elle posa un instant la main sur son bras. Sous ses dehors majestueux et déterminés, Sharif était
l’homme le plus attentionné et le plus doux de la terre.

— Et, si cela te dérange de rencontrer Tyr, dis-le-moi aussi.

— Cela ne me dérange pas du tout.

Le regard aiguisé de son frère se posa brièvement sur Tyr, puis revint à elle.

— Tu en es vraiment sûre ? insista-t-il.

— Mais oui, ne t’inquiète pas.

En réalité, elle se trouvait en proie à un chaos épouvantable. Comment avait-elle pu penser qu’elle
supporterait de revoir Tyr sans en être ébranlée corps et âme ?

— Le voici.

La voix de Sharif résonna comme un avertissement, alors qu’elle avait senti Tyr approcher sans même le
voir.

Bientôt il fut devant eux. Pétrifiée, Jazz entendit confusément les paroles chaleureuses qu’échangeaient
les deux amis, puis Sharif recula d’un pas, la laissant face à face avec Tyr.

Tout d’abord, elle ne put que contempler en silence le visage marqué par les dures épreuves qu’il avait
dû traverser. Jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle en oubliait de respirer.
3.
— Je suis si heureuse de te revoir, Tyr.

— Moi aussi, je suis heureux de te revoir.

Heureuse : le terme était bien loin de traduire l’intensité des émotions qui se bousculaient en elle. Son
univers s’était empli d’un coup. Son Viking était aussi beau que dans son souvenir, mais les changements
qui s’étaient opérés en lui faisaient peine à voir. Tyr avait vécu beaucoup de choses. Trop de choses. Elle
le lisait dans son regard. Il semblait plus dur, plus cynique, même si une lueur d’humour pétillait dans
ses yeux gris.

— Tu as changé, Jazz.

— Toi aussi.

Elle l’avait dit d’un ton léger, mais l’essence virile de Tyr avait évolué de façon presque effrayante. Les
jours de chamailleries innocentes étaient bel et bien derrière eux, songea-t-elle avec un violent frisson.

— Comment vas-tu ? reprit-il.

— Très bien, merci. Et toi ?

Cette fois, il eut l’air vraiment amusé.

— Tu as l’air en forme, approuva-t-il, sans répondre à sa question.

Une douce chaleur gagnait chaque atome de son corps tandis qu’il continuait de la dévisager en silence.
Comment avait-elle pu oublier l’effet que sa voix produisait en elle ? Ses nuances profondes et rauques
l’enveloppaient, ravivant des souvenirs du passé. Dans le même temps, Jazz entendait des sirènes
d’alarme se déclencher dans sa tête.

— Il faut que nous trouvions le moyen de rattraper le temps perdu, poursuivit-il.

Elle retint le petit halètement qui montait de sa gorge. Se rendait-il compte de ce qu’il proposait ? Pour
« rattraper le temps perdu », il aurait fallu une conversation intime, ce qu’elle s’était rigoureusement
interdit. Passer du temps en compagnie d’un homme en l’absence de son frère était absolument
impossible. A cet instant, celui-ci fut interpellé par un invité qu’il s’empressa d’aller saluer, la laissant
seule avec Tyr.

Gagnée par un embarras affreux, Jazz sentit de nouveau le feu lui monter aux joues. Le lien qui les avait
unis autrefois n’était pas rompu. Au contraire, il paraissait s’être renforcé au fil des années.
Heureusement, Britt accourut à son secours.

— Jazz, j’aimerais te présenter à quelques amis. Excuse-nous, Tyr, dit-elle en souriant à son frère.

Puis elle la prit par le bras et l’entraîna à travers la foule.

— Merci, murmura-t-elle.

— Je t’en prie ! répliqua sa belle-sœur en riant. J’ai perçu la tension de Sharif à distance et, quand il s’est
éloigné, j’ai compris qu’il était temps de venir à la rescousse.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Jazz constata que Tyr la suivait du regard. Britt lui serra le
bras.

— Viens ! s’exclama celle-ci. Il y a des tas de gens intéressants qui sont impatients de faire ta
connaissance.

Elle avait beaucoup de chance de l’avoir pour alliée, songea Jazz avec gratitude. Britt était sa planche de
salut et, n’ayant aucune autre amie ou parente à qui se confier, elle trouvait rassurant de pouvoir
compter sur la femme de son frère pour l’écouter. Par ailleurs, elle appréciait l’amitié qui grandissait
entre les sœurs de Britt et elle, même si elles ne comprenaient sans doute pas le style de vie qu’elle
avait choisi.

— Je vais te présenter à des gens adorables, poursuivit Britt. Laissons nos hommes se débrouiller entre
eux !

Nos hommes… Elle faisait allusion à Sharif, mais aussi à Tyr, son ami d’autrefois devenu un homme au
charme ténébreux, dont le regard lui brûlait le dos.

— Ça va ? murmura Britt.

Comme Jazz restait muette, sa belle-sœur ajouta :

— J’ai vu la façon dont tu regardais Tyr.


C’était de la pure compassion qui emplissait ses yeux. Tout le monde avait-il remarqué son trouble ? se
demanda-t-elle en se forçant à sourire d’un air rassurant.

— Ne t’inquiète pas : je peux me débrouiller avec ton frère.

Britt lui rendit son sourire, mais Jazz comprit qu’elle ne la croyait pas tout à fait.

— Tu comptes beaucoup pour lui, tu sais, dit alors l’aînée des sœurs Skavanga. Comme pour nous tous.

* * *

Jazz avait grandi, en effet. Tous les efforts de Tyr visant à rester indifférent à sa présence avaient
échoué. L’adolescente était devenue une ravissante jeune femme, auprès de laquelle toutes les autres
se fondaient dans le néant. A tel point qu’il aurait dû être reconnaissant à Britt de l’avoir éloignée de lui
avant que l’attirance qu’il ressentait pour elle ne se trahisse de façon plus manifeste.

Lorsque Sharif s’était interposé entre Jazz et lui, l’attitude protectrice de son vieil ami l’avait agacé au
plus haut point. Il connaissait sa sœur depuis des années, bon sang ! Sharif n’allait quand même pas
jouer les chaperons et lui interdire de bavarder seul à seul avec sa petite sœur !

— Jazz a l’air d’être en pleine forme, dit-il lorsque ce dernier vint le rejoindre.

— Ma sœur est toujours en forme. Pourquoi cette remarque ?

— Pour rien, répondit Tyr en soutenant le regard méfiant de son ami. Chercherais-tu à la protéger de
moi ?

Voyant Sharif se raidir, il poursuivit en riant :

— Hé, détends-toi ! Jazz est ta sœur et je la respecte autant que je te respecte. Tu le sais, non ? Je ne
ferais jamais rien qui puisse vous nuire à l’un ou l’autre.

— Jasmina a choisi de prendre ses distances avec le monde moderne pour des raisons qui lui sont
propres, et non parce qu’elle y aurait été forcée par quiconque — moi encore moins qu’un autre.

Tyr fut aussitôt persuadé que Sharif disait la vérité.

— Elle estime que, pour me soutenir dans les réformes destinées à moderniser le pays et à améliorer les
conditions de vie de notre peuple, elle se doit de rassurer les conservateurs en respectant les traditions.
Elle et moi nous sommes prêts à tout faire pour éviter que le pays ne retombe dans le chaos qu’il a
connu durant le règne de nos parents.

— Je comprends votre position et la respecte.

Il n’ignorait pas en effet que Sharif et sa sœur étaient prêts à tout pour leur pays, quitte à sacrifier leur
bonheur personnel.

— Je crois que Jasmina se sent un peu dépassée, ce soir, reprit Sharif en observant sa sœur.

— Elle doit se trouver en proie à un drôle de conflit intérieur…

Sharif et lui échangèrent un sourire entendu en songeant au garçon manqué qui avait participé à leurs
aventures.

— Et toi ? demanda soudain son ami avec sollicitude. Comment te sens-tu ?

— Comme Jazz. Me retrouver au milieu de tous ces gens représente une sorte d’épreuve, je l’avoue.
Mais je suis ravi que Britt ait organisé cette soirée. Elle a raison : il était temps que je renoue avec ceux
que j’aime.

Mais il y avait trop de monde, et beaucoup trop de bruit.

— Tyr ! lança une voix derrière lui.

— Oui, j’arrive.

Un autre ami. Une nouvelle accolade… Il aurait dû se montrer plus affable, s’y efforçait, mais à présent il
avait du mal à supporter la lumière des lustres en cristal. Il se sentait trop exposé. Tout le monde désirait
savoir où il avait été, ce qu’il avait fait, vu. Seule Jazz brillait comme un diamant solitaire au milieu de la
foule. Elle représentait une oasis dans le désert de sa vie.

— J’ai comme l’impression que tu préférerais retourner dans le désert, je me trompe ?

Sursautant presque, il se tourna vers Sharif.

— Non, tu ne te trompes pas.


Le silence du désert avait gravé son empreinte en lui. Tyr aimait ce lieu aride et hostile. La dureté du
travail qu’il effectuait là-bas l’apaisait ; elle lui évitait de penser aux horreurs de son passé. Jusqu’à ce
soir, il n’avait jamais ressenti le besoin de faire revivre la douceur de certaines émotions qu’il croyait
mortes en lui. Mais soudain…

— Je te souhaite de passer une très bonne soirée, Tyr.

Une ombre passa dans les yeux de son ami, qui ajouta aussitôt :

— Mais garde tes distances avec ma sœur.

Il fallut un certain temps à Tyr pour se rendre compte qu’il n’avait cessé de dévorer Jazz des yeux.

— Ne lui rends pas la vie plus difficile qu’elle ne le fait déjà elle-même.

— Je te répète que je ne ferais jamais rien qui puisse vous nuire, à elle ou à toi, affirma-t-il en regardant
son ami droit dans les yeux.

Un groupe entraîna alors Sharif, laissant Tyr libre de se repaître de la vision enchanteresse que lui offrait
Jazz. Etrange d’imaginer que la jeune adolescente heureuse et ivre de liberté puisse être à jamais
devenue une prisonnière. Volontaire. Et qu’il lui rendrait service en la laissant tranquille…

Essayant d’ignorer la jeune femme, il bavarda avec quelques invités, mais sans parvenir à se concentrer.
Jazz et lui étaient-ils censés s’ignorer durant tout le reste de la soirée ? Peu à peu, Tyr devint si tendu
qu’il sursauta vivement lorsque quelqu’un lui toucha le bras.

— Excusez-moi, dit-il à une vieille dame qui le regardait d’un air effarouché.

Il lui sourit gentiment.

— Vous n’avez pas à vous excuser, répliqua l’inconnue. Je voulais seulement vous dire à quel point
j’étais contente de voir la famille Skavanga réunie. Et je suis touchée que la sœur de cheikh Sharif soit
venue. Après avoir discuté avec elle, je comprends les choix de vie qu’elle a faits. Elle a dû franchir un
grand pas en venant ici ce soir. C’est une jeune femme courageuse, cela se voit. Courageuse et très belle
! Et elle a beaucoup de chance d’avoir un frère qui l’adore.

Tout en hochant la tête pour approuver les propos de la vieille dame, Tyr en profitait pour détailler
ouvertement Jazz. Ayant été prisonnier de guerre durant un certain temps, il savait que la captivité
pouvait affecter l’esprit autant que le corps, et il compatissait au sort de Jazz. Il n’aurait échangé aucun
moment de sa vie avec l’existence confinée qu’elle s’était imposée, mais il ne pouvait lui en vouloir :
comme lui, elle accomplissait son devoir.

Elle se tourna vers lui et, l’espace d’un instant, la chaleur et la malice d’autrefois illuminèrent ses yeux
d’obsidienne.

— Je vous ennuie, dit alors son interlocutrice d’un ton désolé.

— Pas du tout ! s’empressa de répliquer Tyr. C’est à moi de m’excuser : je me suis laissé distraire.

— Par la princesse Jasmina ? Je ne suis pas étonnée…

Le regard de la vieille dame pétillait, complice et attendri. Tyr haussa les épaules et lui sourit, surpris
d’avoir été percé à jour. Les gens étaient sincèrement heureux de son retour, aussi aurait-il dû leur
consacrer davantage d’attention, se reprocha-t-il. Il allait redoubler ses efforts. La soirée se passerait
bien s’il réussissait à respecter l’interdiction d’approcher Jazz…

Comme pour l’y aider, une poignée de jeunes femmes l’encerclèrent en lui posant toutes sortes de
questions sur ses deux amis au charme exotique et lui-même. L’une d’entre elles désigna Sharif en
souriant.

— Le cheikh est semblable en tout point à l’image que je me faisais d’un guerrier du désert ! s’exclama-
t-elle. Dites-moi, distribuait-on des pilules de beauté, dans votre pensionnat ?

— Non. Des douches froides et des coups de fouet, répondit-il lentement.

En même temps, il se demandait ce que les jeunes femmes entourant Jazz avaient bien pu dire à celle-ci
pour que son visage s’illumine ainsi. Il s’aperçut alors qu’une seule femme l’intéressait, la seule au
monde à pouvoir susciter une réaction authentique en lui. Pour survivre, il avait réprimé toute émotion,
tout sentiment, si bien qu’il avait pensé avoir perdu toute capacité à éprouver quoi que ce soit. Jusqu’à
ce soir.

Il planta là le groupe de jeunes femmes et se dirigea vers Jazz.

Britt sourit en le voyant approcher. Il devinait le regard de Sharif rivé à son dos tandis qu’il traversait la
vaste salle de réception. Il se tourna un bref instant vers lui d’un air rassurant, mais aussi pour lui faire
comprendre que, même s’ils étaient aussi proches que des frères, personne ne lui dictait sa conduite.
Cependant, avait-il le droit d’imposer sa part d’ombre à la lumineuse Jazz ? N’avait-elle pas déjà assez de
soucis sans qu’il vienne lui en causer d’autres ? Elle brillait comme un astre, certes, mais la voie qu’elle
avait choisie lui laissait peu de marge de manœuvre. Au lieu de s’accroître au fil des années, sa liberté
d’autrefois s’était réduite comme peau de chagrin.

Il résolut de s’entretenir brièvement et courtoisement avec elle, puis de la laisser tranquille. Quel mal y
aurait-il à cela ? Il l’interrogerait sur son travail aux écuries de son frère, en se gardant bien de lui avouer
que sa libido se manifestait d’une façon si intense, chaque fois que leurs regards se croisaient, que c’en
était douloureux.

Car ils avaient été de bons amis et le demeureraient.

Oui, ils l’avaient été, autrefois. Mais à présent tout avait changé. Ce constat subit lui fit l’effet d’un coup
de poing en pleine poitrine.
4.
Jazz ne put retenir un sourire pendant que Britt lui expliquait qu’elle avait établi le plan de table de
façon qu’elle ne soit placée à côté ni de Tyr ni d’aucun célibataire.

— Je suis si heureuse que tu sois venue fêter le retour de mon frère avec nous, poursuivit-elle. Sans toi,
cela n’aurait pas été la même chose.

— Merci. Et excuse-moi si je suis un peu tendue.

— Ce n’est pas étonnant que tu te sentes nerveuse en présence de tous ces hommes, soupira son amie
en haussant les sourcils d’un air comique. Tu devrais vraiment quitter Kareshi plus souvent. Je vais en
toucher deux mots à mon cher mari.

— Non, ce n’est pas la peine : Sharif a déjà assez de problèmes comme ça. Je suis heureuse à Kareshi. Tu
sais à quel point j’aime mon travail et…

— … et à quel point tu maintiens sans relâche la discipline de fer que tu t’es imposée, même ici. Oui, je
sais tout cela. Mais, franchement, tu pourrais t’autoriser un petit voyage de temps en temps !

— Fais-moi confiance, s’il te plaît. La décision que j’ai prise est juste.

Britt secoua la tête.

— T’enfermer et rester coupée du monde extérieur ne peut pas être juste. C’est même le contraire : si
tu voyageais un peu plus, cela profiterait et à ton peuple et à toi.

— Je ne peux oublier un seul instant que je suis princesse de Kareshi, insista Jazz, en se raidissant pour
ne pas regarder du côté de Tyr. Ni le devoir et les responsabilités qui m’incombent.

— Même si cela implique de traîner une chaîne et un boulet à ton pied ?

Devant l’expression scandalisée de Britt, elle éclata de rire.

— Tu exagères ! A t’entendre, on dirait que je suis ma propre geôlière.

— N’est-ce pas le cas ? Attention à ne pas écraser complètement ta personnalité. Ne te transforme pas
en une personne que tu n’es pas.
— Une vieille fille aigrie et acariâtre, c’est ça que tu veux dire ?

— Il n’y a aucun risque ! s’exclama Britt en riant à son tour. Et maintenant il va falloir résister aux
assauts de celui que tu appelais « le beau Viking »…

— Ne prends pas cet air inquiet : je suis capable de résister à Tyr.

A condition que son cœur veuille bien cesser de battre de manière aussi désordonnée…

* * *

Après avoir vérifié du coin de l’œil que Sharif s’entretenait toujours avec l’ambassadeur et son épouse,
un peu plus loin, Tyr s’approcha de la table de son ami, à laquelle Jazz était sur le point de s’asseoir.
Aussitôt, comme s’il avait flairé le danger, Sharif interpella sa sœur, qui se dirigea vers lui.

Tyr leva les yeux au ciel. Britt s’avança vers lui.

— Tu as l’air bien songeur, lança-t-elle.

— Je suis songeur.

— Tu vas rester jusqu’à la fin de la soirée, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! Je te suis vraiment reconnaissant de tout ce que tu as fait pour moi, sœurette.

— Mais tu aurais préféré quelque chose de plus intime.

— Non, tu avais raison : autant voir tout le monde d’un coup.

— Pour te débarrasser de la corvée ? répliqua sa sœur en penchant légèrement la tête sur le côté.

* * *

Lorsque Jazz revint vers la table où Britt l’avait placée, Tyr s’y était déjà installé. Appuyé au dossier de sa
chaise dorée, il contemplait les invités avec calme. Lorsqu’elle voulut faire demi-tour, Tyr bondit sur ses
pieds et tira une chaise pour elle en souriant.
Aucun homme n’aurait dû lui sourire ainsi, de façon aussi ouverte, aussi… engageante. Avait-elle jamais
été aussi embarrassée face à Tyr ? Autrefois, ils ne s’étaient jamais sentis mal à l’aise ensemble, mais en
dix ans ils avaient beaucoup changé tous les deux.

Jazz s’assit sans savoir si elle devait maudire Tyr ou pas pour avoir ignoré le plan de table élaboré avec
soin par Britt. Il avait dû déplacer les cartons… Que pouvait-elle y faire ? S’excuser et aller s’installer de
l’autre côté aurait été grossier, voire ridicule étant donné que, pour l’instant, ils étaient seuls à table.

— Alors, qu’est-ce que tu as fait durant mon absence, Jazz ? demanda-t-il en s’installant à côté d’elle,
souriant.

— Franchement, je ne saurais pas par où commencer, répliqua-t-elle avec un petit rire nerveux.

— Jazz…, répéta-t-il d’une voix plus sourde.

Cette voix résonnait au plus profond d’elle-même, ravivant des souvenirs encore vifs. Seigneur… Elle
n’aurait pas dû parler ainsi à un homme — et surtout pas à un individu aussi séduisant que Tyr
Skavanga. Hélas, elle se trouvait dans l’impossibilité d’arracher son regard au sien.

— Beaucoup de temps a passé, parvint-elle à articuler sans bafouiller.

Le sourire de Tyr devint franchement moqueur. Pas étonnant vu la platitude de ses propos ! Ne pouvait-
elle trouver une seule question à lui poser, alors qu’elle brûlait de connaître tous les détails de
l’existence qu’il avait menée durant toutes ces années ? Il continuait de scruter son visage, comme s’il
cherchait à en graver le moindre détail dans sa mémoire. Heureusement, elle vit du coin de l’œil que
Britt se dirigeait vers la table d’un pas déterminé.

Soutenant le regard de Tyr sans ciller, Jazz chercha à lui faire comprendre en silence que rien ne serait
plus comme avant, et qu’il devait cesser de la provoquer ; que tout flirt entre eux était impossible.

— Tyr ? commença Britt d’un ton sévère en s’arrêtant à côté d’eux. Tu as déplacé mes cartons ?

— Moi ? fit son frère en posant avec nonchalance le bras sur le dossier de sa chaise.

— Je vois…, répliqua Britt avec un petit soupir agacé.

Elle n’en dit pas plus et plaqua un sourire sur ses lèvres car les autres convives approchaient de la table,
dont les invités d’honneur de la soirée, escortés par Sharif : l’ambassadeur et son épouse. Prise de court,
Britt ne put rétablir son plan de table initial changé en cachette par Tyr, lequel se rassit à la place qu’il
s’était choisie.

Lorsque tout le monde fut installé et les conversations engagées, Britt profita d’un moment où Tyr
s’entretenait avec l’ambassadeur pour glisser à Jazz :

— Tu es sûre que ça va aller ?

— Mais oui, ne t’en fais pas, mentit-elle en souriant.

Au fur et à mesure que le dîner avançait, Jazz se demanda si elle était la seule à percevoir la tension qui
montait autour de la table. Elle faisait tout pour éviter Tyr, mais il était si proche que son corps vibrait
sans cesse, sensible à sa chaleur virile, à l’énergie formidable qui exsudait de lui et se propageait en elle.
Elle s’était interdit tout plaisir sensuel. Et, ce soir, elle ne devait pas faiblir. Surtout pas ce soir.

— Tu veux de l’eau, Jazz ?

Quand elle croisa le regard de Tyr, son cœur s’emballa de nouveau.

— Oui, merci.

Très bien : elle avait réussi à s’exprimer de façon polie et distante, sans rien laisser paraître du tumulte
qui régnait en elle.

— Comptez-vous rester longtemps à Skavanga, princesse Jasmina ?

Soulagée, elle se tourna vers la femme assise en face d’elle. Toutefois, le visage de Tyr restait imprimé
dans son esprit, si bien qu’elle l’avait presque devant les yeux en conversant avec son aimable
interlocutrice. Les épais cheveux châtains de Tyr s’étaient éclaircis au soleil et des mèches rebelles lui
tombaient sur le front, comme autrefois. Sa barbe naissante ombrait déjà ses mâchoires, alors qu’il
s’était sans doute rasé juste avant de venir à cette soirée… Et, surtout, les effluves de son eau de toilette
fraîche et boisée lui titillaient les narines.

Il portait un costume noir sur une chemise noire, alors que tous les hommes — excepté Sharif, qui avait
revêtu sa tunique d’apparat traditionnelle — portaient le smoking et le nœud papillon classique sur une
chemise blanche. Tyr semblait avoir gardé son côté rebelle.

— Encore un peu d’eau, princesse ? A moins que tu ne préfères autre chose ?


— Non, merci.

Seigneur, tout le monde devait la trouver guindée ! Surtout Tyr… Mais comment osait-il la regarder avec
une telle malice ? Dans ses yeux gris, une lueur moqueuse semblait indiquer qu’il comprenait son
tourment intérieur. Il avait toujours lu en elle. Quant à cette bouche ferme qu’un petit sourire
provocateur remontait au coin, ces lèvres qu’elle avait si souvent rêvé d’embrasser… Elle devait
absolument oublier tout fantasme de ce genre !

— Tu es sûre ? insista-t-il. Tu ne veux rien ?

— Oui, j’en suis sûre, répliqua-t-elle, les joues en feu.

— Attention : ta serviette !

Quand Tyr se pencha pour l’empêcher de glisser à terre, Jazz retint son souffle. Il lui reposa délicatement
le morceau de tissu sur les cuisses, le visage tout près du sien. Ces frôlements firent naître des frissons
qui se déployèrent en ondes délicieuses dans toute sa chair, jusqu’au plus intime.

Tyr était un homme superbe, aussi toutes les femmes auraient-elles réagi de la même façon, se dit-elle
pour se rassurer. Cependant, elle ferait mieux de s’en aller rapidement afin de mettre le plus de distance
possible entre eux.

— Tu es très belle.

Elle se figea. Il ne pouvait pas dire cela ! Il n’en avait pas le droit ! Et pourtant le compliment lui allait
droit au cœur. Le regard de Tyr se fit plus chaud tandis qu’elle restait silencieuse. Savait-il que cet
échange était des plus dangereux ? Et, s’il s’en rendait compte, s’en fichait-il ?

Eva sauva la situation : se tournant soudain vers son frère, elle affirma qu’il était né avec une carte et
une boussole dans la main. Tout le monde éclata aussitôt de rire. Jazz en profita pour se détendre un
instant.

— Tu n’as pas envie de voyager davantage ? lui demanda-t-il aussitôt.

Seigneur, pourquoi s’adressait-il à elle ? Ne pouvait-il pas se concentrer sur Eva, ou n’importe laquelle
de ses sœurs ?

— J’ai toujours aimé mon pays et je m’y sens très bien, répondit-elle en redressant le menton.
Mais si Sharif organisait pour elle un mariage avec le souverain de l’émirat voisin, comme elle le lui avait
suggéré, elle serait bien obligée de quitter Kareshi. Un frisson d’appréhension la traversa à cette pensée
— alors que c’était elle qui était à l’origine de ce projet. S’il aboutissait, elle irait s’installer avec son
mari.

— Tu ne t’es peut-être jamais donné l’occasion de découvrir d’autres horizons, reprit Tyr en appuyant le
menton sur sa paume.

— Mon cher frère est un homme dangereux à fréquenter, et encore plus dangereux à aimer, intervint
alors Eva de l’autre côté de la table.

Quand son rire contagieux éclata, il déclencha celui des autres convives, et Jazz se joignit à eux en la
remerciant mentalement d’avoir dissipé la tension qui avait empreint l’atmosphère. Dieu merci, elle
n’aurait jamais l’opportunité de mesurer la dangerosité de Tyr Skavanga…

— Nous ne savons jamais quand il va de nouveau disparaître, poursuivit Eva. Si je ferme un instant les
yeux, je ne sais pas s’il sera encore là quand je les rouvrirai.

Cette fois encore, ses mimiques et son ton outré suscitèrent l’hilarité générale. Mais cette fois Jazz ne
s’y joignit pas, le cœur aussi serré que si Tyr les avait déjà quittés.

— Ne t’inquiète pas : je reste, affirma-t-il.

Mais, en prononçant ces mots, pourquoi ne s’adressait-il pas à sa sœur ou à la tablée au lieu de la
regarder dans les yeux ? Elle n’eut pas le temps de s’interroger plus avant : l’éclairage baissa en intensité
et Britt se leva pour monter sur le podium afin de prononcer son discours. Sharif tourna sa chaise pour
écouter sa femme, bientôt imité par les invités.

Sauf Tyr, évidemment…

— Tu veux bien cesser de me dévisager, s’il te plaît ? murmura Jazz.

— Non.

— Je n’ai plus seize ans, Tyr. Alors, arrête de me provoquer.

— Je l’avais remarqué.
Puis il ne dit plus rien pendant tout le discours de sa sœur, sans cesser toutefois de la couver d’un regard
intense.

* * *

A la fin du discours de Britt, les lampes se rallumèrent toutes en même temps. A la table, Sharif accueillit
sa femme en la félicitant. Quand il était avec elle, son vieil ami était différent. Elle avait réussi à
amadouer son côté guerrier — ce dont lui-même aurait eu grand besoin.

— Tyr, tu ressembles à un volcan prêt à entrer en éruption, lui lança Eva. Qu’est-ce que tu nous mijotes?

Il sourit à sa sœur. Elle le connaissait trop bien et percevait l’énergie qui bouillonnait en lui et demandait
à être canalisée. A côté de lui, Britt persuada Sharif d’aller danser, puis les convives quittèrent la table
les uns après les autres pour rejoindre la piste. Ne restèrent bientôt plus qu’un couple âgé, Jazz et lui. Et
les deux autres bavardaient tranquillement, sans paraître se soucier de leur présence.

— Alors, princesse Jasmina ?

Après avoir redressé légèrement les épaules, elle se tourna vers lui.

— Tu m’as toujours appelée Jazz, alors garde mon titre pour les grandes occasions, veux-tu ?

Au fond, elle n’avait pas changé, constata Tyr avec bonheur. Sous sa réserve et son apparente sérénité,
l’ardente Jazz frémissait. Les joues roses, elle se détourna en se mordillant la lèvre.

— Mais, aux yeux des autres, tu es la princesse Jasmina, dit-il doucement. Ils ne t’ont pas connue
comme moi au temps où tu étais un vrai garçon manqué.

— Justement, soupira-t-elle. Je ne mérite peut-être pas ce titre. Je ne me sens pas différente des autres.
Cependant…

Elle laissa sa phrase en suspens, les yeux brillants de malice.

— Cependant ?

— Tu devrais t’incliner devant moi.

Elle avait dit cela avec l’humour d’autrefois, et il éclata de rire.


— Pourquoi devrais-je m’incliner devant toi, princesse ?

— Parce que les princesses du désert doivent remettre les seigneurs vikings à leur place.

— Et quelle est cette place, au juste ?

Ses joues s’empourprèrent, lui donnant l’air ingénu et effarouché.

— Enfermés dans un donjon, de préférence.

— Pourtant, je croyais que tu n’avais peur de rien ?

Les yeux étincelants, elle soutint son regard.

— Tu as raison : c’est le cas.

— Et comment voudrais-tu que je m’incline, précisément ?

Pour la première fois, Tyr baissa en premier les yeux. Si une autre femme que Jazz l’avait regardé
comme elle l’avait brièvement regardé, il n’aurait eu aucun doute sur la façon dont la soirée allait se
terminer. Mais elle était tellement innocente en matière de séduction qu’il ne pouvait soupçonner un
jeu de sa part.

— Tu as l’air de bien te débrouiller avec ton nouveau job, dit-il d’un ton léger.

— En effet, ça va très bien, même. Merci.

— Ce n’est pas la peine d’être aussi polie avec moi ! s’exclama-t-il en riant.

Un petit pli se creusa au milieu de son front lisse.

— Ne te fâche pas, reprit Tyr. Ce soir, c’est la fête, ne l’oublie pas.

— Une fête en l’honneur de ton retour, alors tu vas devoir accepter que tu es important pour beaucoup
de gens. Et qu’aucun de nous ne sait très bien comment t’aborder après une aussi longue absence.
Tyr s’appuya au dossier de sa chaise. Même s’il préférait la jeune sauvageonne d’autrefois, il aimait bien
cette nouvelle Jazz. Sous son allure stricte et retenue pointait le défi — en fait, elle ne faisait que porter
un masque pour dissimuler sa vraie nature.

— Cela te ferait peut-être du bien de parler de ce qui compte vraiment pour toi, des valeurs pour
lesquelles tu as combattu, poursuivit-elle.

Il fronça les sourcils : c’était elle qui se battait pour des valeurs, pas lui.

— Quelles valeurs ?

— La liberté, par exemple.

— La liberté ? répéta-t-il avec un rire incrédule. C’est toi qui me parles de liberté ?

— Que veux-tu dire ? protesta-t-elle. Je suis libre.

— Tu le penses vraiment ?

Incapable de soutenir son regard, elle baissa les yeux et murmura :

— Pour moi, tu as toujours représenté la liberté.

— Ah…

Une main invisible s’était refermée sur son cœur. Après avoir passé des années à ne rien ressentir, il
renouait avec des émotions oubliées depuis longtemps.

— Tu as toujours fait ce que tu voulais, expliqua-t-elle. Tu étais libre d’aller où bon te semblait, quand tu
le désirais.

— Tu le peux aussi, Jazz. Nous sommes au XXIe siècle.

— Pas à Kareshi. Bientôt mais pas encore. D’ailleurs, nous devrions cesser de bavarder avant que
quelqu’un ne nous prenne en photo.

— Britt ne permettrait jamais à aucun journaliste de s’introduire dans sa soirée, lui assura-t-il.
Cela n’empêcha pas Jazz de regarder autour d’elle d’un air paniqué.

— Ne te moque pas de moi, s’il te plaît, dit-elle avec une note d’inquiétude dans la voix. C’est très
difficile pour Sharif, à Kareshi. Une minorité très active continue de renâcler contre le progrès. Alors je
fais tout ce que je peux pour rassurer cette frange de notre société.

— C’est l’opinion générale qui y parviendra, peu à peu, argumenta-t-il. Ton sacrifice passera quasiment
inaperçu, et tu n’auras réussi qu’à gâcher ta vie. De ton plein gré.

— Et si c’est ce que je désire ?

Tyr se contenta de la regarder en silence. Elle secoua la tête.

— J’aurais dû prévoir que tu ne comprendrais pas. Tu es comme Sharif : il dit que je vais trop loin.

— N’a-t-il pas raison ?

— Vous êtes aussi proches que deux frères, toi et lui, poursuivit Jazz en ignorant sa remarque. Vous
pouvez agir à votre guise, et vous trouvez cela naturel. Mais ce n’est pas la même chose pour moi. Je
suis une princesse royale et je dois accomplir mon devoir en respectant des règles.

— Et qu’impliquent-elles, ces règles ?

Connaissant Jazz, il savait ce qu’elle allait répondre. Elle parlerait de sacrifice nécessaire, d’efforts, de
limites… Autant dire d’un véritable gâchis.

— Je verrai ce que l’avenir me réserve. Sharif est en pourparlers avec le souverain de l’émirat voisin de
Kareshi.

Tyr fronça les sourcils, saisi par un étrange pressentiment.

— Ce serait un très bon parti pour moi, Tyr, répondit-elle.

— Pardon ? fit-il avec stupeur. Tu envisages de te marier ?

Elle rougit violemment.

— Nous ne sommes qu’au début des négociations…


— Parce que tu te considères comme une simple monnaie d’échange, maintenant ?

— Pas du tout ! Sharif n’accepterait jamais de me faire épouser un homme avec qui je ne m’entendrais
pas.

Un goût de bile lui monta aux lèvres.

— Tu veux seulement t’entendre avec ton mari ? Tu ne crois pas que tu devrais plutôt envisager d’aimer
l’homme que tu épouseras ?

Ses yeux sombres s’emplirent de confusion.

— Comment pourrais-je l’aimer ? Je ne le connais même pas.

— Et tu penses que c’est raisonnable d’envisager de l’épouser ?

— Je l’ai vu.

— Ah, tu l’as vu… Tout va bien, alors, ironisa Tyr, cynique.

— Ne te moque pas. C’est notre façon de faire, à Kareshi.

— La liberté d’aimer devrait être accordée à chacun, dans tous les pays du monde.

— Sharif a déjà rompu avec la tradition en me permettant de travailler, rétorqua-t-elle. En restant à


Kareshi, je pourrais faire énormément de choses ; mais, si en épousant l’émir du pays voisin je peux
assurer la sécurité de cette frontière, j’allégerai un peu la charge qui repose sur mon frère.

— Sharif est un adulte ! C’est un chef d’Etat qui a fait ses preuves. Mais toi, que fais-tu de ta vie, Jazz ?

— Moi ? murmura-t-elle en ouvrant de grands yeux. Mon pays est toute ma vie. Je serai heureuse de
l’aider.

— Tu te répètes. Et, si tu veux vraiment aider ton pays, pourquoi ne pas continuer à y assumer les
responsabilités que t’a confiées Sharif ?

— Je… J’ai accepté qu’il rencontre mon prétendant.


— Rien ne t’empêche de dire à ton frère que tu as changé d’avis, riposta Tyr en la regardant dans les
yeux.

Elle baissa la tête en laissant échapper un soupir, puis regarda autour d’elle — sans doute pour s’assurer
que personne n’avait entendu leur discussion.

— Je ne veux pas changer d’avis. Si mon mariage peut profiter à mon peuple, j’épouserai volontiers
l’émir.

— Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, déclara Tyr en croisant les bras.

Pour lui, la discussion était close.

— Tu n’es pas né dans la famille royale de Kareshi. Tu jouis d’une liberté qui m’est interdite. C’est aussi
simple que cela.

— Rien n’est jamais aussi simple.

Il était bien placé pour le savoir… Serrant les mâchoires à en avoir mal, il se força à se rappeler qu’il
s’agissait d’une soirée festive, organisée en son honneur, et qu’ils feraient mieux de se calmer, Jazz et
lui.

Du moins pour l’instant.


5.

Après être revenu s’installer à table avec Britt, Sharif bavardait avec l’ambassadeur et son épouse, qui
venaient de les rejoindre. Son ami ne pouvait pas approuver le projet de sa sœur, c’était impossible ! Tyr
le connaissait depuis trop longtemps pour y croire.

— Tu me mets mal à l’aise, lui chuchota Jazz.

Il se retourna vers elle.

— Et toi, tu me mets à l’aise quand tu parles d’épouser un homme que tu ne connais même pas !
Autrefois, tu aurais éclaté de rire si l’on t’avait parlé d’une absurdité pareille !

— En effet. Mais j’ai grandi.

Tyr leva les yeux au ciel, ce qui n’empêcha pas Jazz de poursuivre :

— Faire du pays de mon futur mari un allié profitera à Kareshi.

— Depuis que Sharif est monté sur le trône, Kareshi est prospère ; pourquoi accepterait-il de sacrifier sa
sœur pour des raisons purement politiques, bon sang ?

— Parce qu’il pense que cela me rendra heureuse.

— Je refuse de croire que Sharif puisse cautionner cette idée absurde.

— Tyr, je t’en supplie, parle moins fort…

— Comme tu voudras, princesse, mais je ne crois pas que tu aies suffisamment réfléchi à tout cela.

Jazz le regarda d’un air accusateur mais, à la lueur vivace dans ses prunelles, Tyr comprit qu’au fond elle
était d’accord avec lui. Quelle tristesse de songer qu’elle refusait de reconnaître qu’elle avait tort de
s’entêter dans cette idée de mariage ridicule !

Sentant sans doute que quelque chose n’allait pas, Sharif se tourna vers eux et échangea un bref regard
avec lui. Puis son ami haussa imperceptiblement les épaules, comme pour lui rappeler que sa sœur avait
toujours été obstinée et qu’il n’y pouvait rien.
Quand Tyr laissa échapper un soupir d’impuissance, Jazz le regarda les yeux mi-clos, mettant sa libido à
rude épreuve…

— Ne joue pas avec moi…, murmura-t-il.

— Je ne joue pas.

« Menteuse ! » faillit-il rétorquer Ses yeux pétillants la trahissaient, ses lèvres pulpeuses frémissaient,
une adorable roseur teintait ses pommettes… Leur attirance mutuelle ne pouvait être contrôlée, même
par une princesse déterminée à garder à tout prix le contrôle d’elle-même.

— Tout se passe bien ? demanda soudain Britt.

Elle s’était levée et immiscée entre eux. Elle posa une main sur le dossier de sa chaise et l’autre sur celui
de Jazz, créant un lien fugace entre eux.

Même s’il se sentait affreusement tendu, Tyr sourit à sa sœur.

— Oui. Merci encore de t’être donné tout ce mal pour moi.

Sans cesser de sourire, il se tourna vers sa voisine.

— Nous rattrapons le temps perdu, Jazz et moi.

— Tu le penses vraiment ? demanda la jeune femme dès que Britt se fut éloignée pour rejoindre son
mari.

— J’ai appris beaucoup de choses.

Notamment que la liberté de Jazz ne devrait pas dépendre d’idées rétrogrades censées contribuer au
bien de son pays.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-elle.

— Je te regarde ? fit-il en haussant les sourcils d’un air faussement innocent.

Sa robe traditionnelle lui arrivait aux chevilles. Coupée dans une étoffe précieuse d’une riche nuance de
bleu profond et ornée de fines broderies couleur bronze, elle était en parfaite harmonie avec sa
personnalité : discrète, avec une touche de feu — une étincelle vive qu’il aurait voulu voir embraser Jazz
tout entière. Que faudrait-il pour cela ? se demanda Tyr, fasciné par ses longs cheveux noirs couverts
d’un voile diaphane lui arrivant à la taille.

— Tyr, dit-elle en baissant les yeux, tu veux bien arrêter de me regarder, s’il te plaît ?

— Tu ne peux pas m’en vouloir de contempler ce qu’il y a de plus beau ici.

— Si, je t’en veux. Je ne suis plus une enfant : tu ne peux pas me taquiner comme autrefois. Tu ne
comprends donc rien ? A moins que tu ne cherches à me rendre la vie encore plus difficile ?

— C’est bien mon dernier souhait, princesse. Mais il n’y a rien de plus normal que de bavarder avec la
personne assise à côté de soi.

— Tu es impossible !

Jazz tourna si vivement la tête que son voile glissa sur son cou. Avant qu’elle ait eu le temps de le
rajuster, Tyr put contempler la courbe délicate de sa nuque. Un frisson inconfortable le traversa. Mais
Jazz avait déjà recouvert ses cheveux et, se ressaisissant, prit son verre d’eau avant de se lever pour
porter un toast.

— J’aimerais remercier la femme merveilleuse qui est aussi une amie très chère et l’épouse de mon
frère Sharif, dit-elle en se tournant vers Britt. Je voudrais te remercier au nom de tous d’avoir organisé
cette soirée exceptionnelle en l’honneur du retour de ton frère, Britt. Je ne t’aimerais pas davantage si
tu étais ma propre sœur.

Gagnée par une émotion visible, Jazz s’interrompit. Lorsqu’elle se rassit et le regarda droit dans les yeux,
Tyr fut parcouru par une étrange prémonition : la soirée s’achèverait bientôt, mais elle aurait des
conséquences à long terme.

Qui les atteindraient tous.

* * *

Même après plusieurs jours, Tyr trouvait encore étrange d’être à Skavanga, avec ses sœurs, après une
aussi longue absence.

Britt, Eva et Leila avaient envoyé leurs époux se balader afin de passer du temps avec lui — et avec Jazz.
Puis, une demi-heure plus tôt, elles l’avaient mis dehors à son tour pour parler avec cette dernière.
Installé dans le salon jouxtant la cuisine où elles papotaient, il entendait cependant le son de leurs voix.
Agacé par ce brouhaha indistinct autant que par sa mise à l’écart, il se risqua à entrebâiller la porte. Eva
le rabroua alors avec sa brusquerie habituelle :

— Nous n’avons pas besoin de toi, Tyr ! Retourne regarder ton programme sportif.

— Pourriez-vous parler un peu plus fort ? demanda-t-il en haussant un sourcil. Je n’entends pas bien ce
que vous dites…

— Jazz a un problème, si tu veux vraiment le savoir, répliqua Eva.

— Comment ça, un problème ?

— Ce n’est rien, répondit Jazz avec un geste vague de la main.

— Elle a reçu une proposition officielle venant de l’émir d’un pays voisin de Kareshi, expliqua Eva.

Tyr retint un juron. Les choses allaient très vite. Trop vite…

— Quel genre de proposition ? répliqua-t-il, feignant la candeur.

— Pour l’amour du ciel ! s’exclama sa sœur. Je sais bien que tu es un homme, mais quand même ! Tu ne
devines vraiment pas ?

— Non, mais je suis sûr que tu vas me renseigner.

Eva leva les yeux au plafond.

— Tu es bête… Une proposition de mariage, évidemment !

L’air faussement impressionné, Tyr hocha la tête en pinçant les lèvres.

— Avec un émir voisin, dis-tu ? Eh bien, Jazz doit se sentir très honorée, j’imagine.

Britt afficha un air ennuyé et posa la main sur le bras d’Eva, qui semblait prête à exploser. Leila se mordit
la lèvre. Quant à Jazz, elle évitait de le regarder.

— Quelqu’un peut m’expliquer ? demanda-t-il.


Il avait adopté une voix douce alors qu’intérieurement il bouillait littéralement de rage. Eva fut la
première à réagir.

— Je peux ? demanda-t-elle en se tournant vers Jazz.

L’air résigné, celle-ci haussa les épaules.

— Vas-y. De toute façon, cela ne restera pas longtemps confidentiel, alors…

Après avoir pris une profonde inspiration, Eva le regarda dans les yeux.

— Tu vas trouver ça nettement moins honorable : l’émir a précisé que Jazz devait être vierge le jour de
son mariage.

Se rappelant in extremis qu’il était supposé être un ami compatissant et non un prétendant indigné, Tyr
se retint de saisir Jazz par les épaules pour la secouer jusqu’à ce qu’elle recouvre ses esprits.

— Je ne savais pas que les hommes pouvaient encore poser ce genre d’exigence au XXIe siècle…

— Jazz doit faire ce qu’elle juge bon pour elle, dit alors Leila. Aucun de nous ne peut savoir ce que c’est
que d’être une princesse de Kareshi.

Se tournant vers Jazz, sa conciliatrice de sœur ajouta :

— Et nous te soutiendrons, quelle que soit ta décision.

Ulcéré, Tyr refréna l’envie de donner un coup de poing dans la porte. Jazz envisageait-elle vraiment
d’épouser cet homme des cavernes ? Et quand cela avait-il été décidé ? La dernière fois qu’il en avait
entendu parler, les négociations entre Sharif et l’émirat voisin avaient juste commencé…

— Je sais, dit Jazz d’une voix émue. Merci, Leila. Voulez-vous bien m’excuser un instant ?

— Bien sûr, répondirent les sœurs en chœur.

Tyr s’effaça pour lui laisser le passage, puis, ignorant les regards d’avertissement de ses sœurs, il la suivit
et referma la porte derrière lui.

* * *
— Qu’est-ce que tu fais ? souffla Jazz en roulant les yeux.

— Tu as déjà pris ta décision ? demanda Tyr de but en blanc.

Au moment où elle baissait le regard sur la main posée sur son bras, Tyr sentit un courant brûlant passer
entre eux. Ce fut bref, mais durant ces quelques secondes tout aurait pu arriver. Cependant, un tel
tourment se lisait dans les yeux de biche de son amie d’autrefois qu’il laissa retomber son bras.

— Leila a raison, chuchota-t-elle. Je sais que tu ne me comprends pas, mais je ne peux pas rejeter la
proposition de l’émir, à cause de tous les avantages que cette union…

— N’importe quoi ! la coupa-t-il. Je te l’ai déjà dit : ce ne serait pas bon pour toi. Et tu le sais, je le vois
dans tes yeux.

— J’aurais dû venir voilée.

La bouche de Jazz tressaillit au coin. Ce trait d’humour et cette amorce de sourire vite réprimée firent
comprendre à Tyr que l’ancienne Jazz refaisait surface. Mais, au lieu de le rassurer, cela rendait la
situation encore plus douloureuse.

— Ne plaisante pas, c’est de ta vie qu’il s’agit.

— Exactement, répliqua-t-elle en redressant le menton. C’est ma vie. Tu veux bien me laisser passer,
maintenant ?

Les poings serrés, Tyr la vit s’éloigner dans le couloir. Comment pourrait-il se regarder en face s’il laissait
sans rien faire Jazz bousiller sa vie ?

* * *

Tyr sortit son mobile, qui vibrait dans sa poche.

— Sharif ? Pas de problème, j’espère ? demanda-t-il en décrochant, inquiet malgré lui.

— Oui et non. J’ai besoin de toi à Kareshi.

Tyr fit aussitôt le lien avec Jazz, qu’il n’avait pas revue depuis leur discussion de la veille.

— Désolé de te demander de revenir déjà, reprit son ami. Surtout pour quelque chose de pas très grave.
Un soulagement indescriptible l’envahit.

— J’ai dû m’absenter pour mes affaires, poursuivit Sharif au bout du fil. Et les habitants de Wadi ont
besoin d’aide avec leur connexion internet. Il faut que quelqu’un aille là-bas, mais je ne peux pas leur
envoyer un étranger. Toi, ils te connaissent et te font confiance, tu comprends ?

— Oui, bien sûr, s’empressa d’affirmer Tyr. Je ne les laisserai pas tomber.

De toute façon, il avait promis aux villageois de revenir le plus rapidement possible.

— Quand peux-tu quitter Skavanga ? demanda Sharif.

— Demain, ça irait ?

— Ce serait parfait.

Il retrouva ses sœurs dans le salon. A peine la porte refermée derrière lui, Britt l’interpella :

— Laisse tomber !

— De quoi parles-tu ?

— Laisse Jazz tranquille. Et ne me dis pas que tu ne penses pas à elle, je te connais. Je connais ce regard.
Tu crois toujours que Jazz a été forcée dans sa décision, n’est-ce pas ?

— Décision qu’elle n’a pas encore prise, fit-il remarquer. Alors elle a le temps de changer d’avis ; et, si
j’ai l’occasion de la croiser à Kareshi, je ne manquerai pas de lui en parler.

— Tu penses vraiment que Sharif pourrait obliger sa propre sœur à faire quelque chose contre son gré ?

— Tyr n’a pas dit cela, Britt, s’interposa aussitôt Leila en se levant de son fauteuil.

Comme d’habitude, son intervention suffit à détendre l’atmosphère.

— Dis-lui, Britt, lâcha alors Eva.

— Dis-lui quoi ? s’enquit alors Tyr en faisant volte-face.


— Je sais que Sharif vient de t’appeler. Il m’a dit qu’il en avait l’intention.

— Et ?

— Calme-toi, Tyr. Et laisse-moi t’expliquer, répliqua leur sœur aînée avec une légère impatience. Jazz
n’est plus à Skavanga et elle ne sera pas à Kareshi quand tu arriveras là-bas.

Il fallut quelques secondes à Tyr pour encaisser le choc.

— Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Elle est partie avec Sharif.

Sans même lui dire au revoir ? Et pour rejoindre son fichu émir moyenâgeux ? A cette pensée, la nausée
lui monta dans la gorge.

— Ne me dis pas qu’elle est allée rejoindre ce…

Il ne put continuer tant son esprit se rebellait à l’idée qu’elle puisse se fiancer avec cet homme qu’elle
ne connaissait même pas.

— Non, rétorqua calmement Britt. Et ne te mets pas en colère, mais je suis en partie responsable de ce
voyage. Sharif et moi avons pensé que ce serait bien d’éloigner Jazz de Kareshi pendant quelque temps,
afin qu’elle puisse réfléchir à ce qu’elle souhaite vraiment faire de sa vie. Alors, au lieu de rentrer
directement, il lui a fait faire un petit détour. La façon dont elle s’aligne sur les traditionalistes
n’enchante pas non plus Sharif, tu sais. Il ne voit pas sa sœur en princesse recluse et docile. Il ne l’a
jamais vue ainsi.

— Et où l’a-t-il emmenée ?

— Il l’a déposée à Milan, pour qu’elle découvre la capitale de la mode.

Tyr éclata franchement de rire.

— Sharif connaît-il aussi mal sa sœur ? Depuis quand Jazz s’intéresse-t-elle à la mode ? L’endroit où elle
est le plus heureuse, c’est dans le désert, à galoper en liberté.

Il fit volte-face et se dirigea vers la porte.


— Ne décide rien à la hâte, l’implora Leila en lui posant la main sur le bras. Cela n’aiderait pas Jazz.
Sharif a voulu lui donner une chance de prendre du recul, de réfléchir à son avenir avant de faire un
choix qu’elle risquerait de regretter toute sa vie.

— Je ne peux pas imaginer qu’elle se sacrifie ! s’indigna Tyr en secouant la tête.

— Moi non plus. Hé ! lança-t-elle alors qu’il ouvrait la porte. Où vas-tu ?

— Je n’en sais rien. Mais cette fois je resterai en contact avec vous. Promis !

Il détestait quitter ses sœurs de cette façon, mais elles avaient des maris pour veiller sur elles. Pas Jazz.
Même si Sharif la faisait sans doute surveiller par une armée de gardes rapprochés, qui la protégeaient
de la réalité, de la vie même.

Dans de telles conditions, comment aurait-elle pu prendre une décision éclairée ?


6.
Avant son voyage à Skavanga, tout était clair dans son esprit : en confiant le soin à Sharif d’entamer des
négociations avec l’émir, Jazz avait pensé toute volte-face impossible. Hélas, les trois femmes qu’une
certaine presse avait surnommées « les Diamants de Skavanga » avaient tout remis en question. Avec sa
vive intelligence et son cerveau de femme d’affaires, Britt lui avait fait remarquer qu’une union avec un
émirat moins prospère que Kareshi risquait de freiner son développement. De son côté, Eva n’avait
cessé de lui répéter qu’il aurait fallu avoir perdu la tête pour envisager d’épouser un homme avec qui
elle n’avait même pas été au lit, tandis que Leila affirmait son inquiétude de la voir sacrifier sa véritable
nature et toute possibilité de bonheur personnel.

Et puis, il y avait Tyr.

Et Sharif.

Et le fait que, coincée entre les célébrités du moment et les journalistes de mode, elle commençait à en
avoir plus qu’assez de ces fichus défilés de mode milanais !

Il était temps de rentrer chez elle, d’autant qu’à présent les négociations entre Kareshi et l’émirat voisin
devaient approcher de leur terme. Envisageait-elle vraiment d’épouser un pays ? Et en quoi ce mariage
aiderait-il Kareshi si elle allait s’installer avec son époux ? Seul le désert pourrait lui apporter le calme
dont elle avait besoin pour réfléchir à son avenir.

Son mobile vibra dans son sac. Elle le sortit et vit qu’elle avait reçu un message d’Eva :

Tyr est à Wadi.

Elle répondit aussitôt :

Et alors ?

Et alors, bonjour, belle princesse prisonnière.

Eva, qu’est-ce que tu veux que je te dise ???

C’est la frustration sexuelle qui t’empêche de réfléchir ?

EVA !!!
Tu t’amuses bien, à Milan ?

Zut !

Pourquoi restes-tu là-bas, au fait ?

Je me posais justement la question…

Jazz contempla un instant l’écran de son portable avant d’ajouter :

Que fait Tyr à Wadi ?

Il ne regarde pas une pauvre fille effectuer la danse des sept voiles dans son harem comme ton émir, ça,
c’est sûr.

EVA !!

Comment comptes-tu faire du bien à Kareshi si tu te retrouves ligotée avec des menottes en plumes
d’autruche ?

Je ne sais pas si l’émir irait jusque-là.

Tu tiens vraiment à prendre le risque ?

Après cet échange, Jazz resta immobile sur sa chaise. Son portable ne tarda pas à vibrer de nouveau. Eva
reprenait la conversation :

O.K. Tu as gagné. Tyr s’occupe de leur connexion internet, alors en te dépêchant un peu…

Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ?

Tu pourrais lui apporter des chewing-gums, ça l’aide à se concentrer.

Oui, sauf que je ne vais pas à Wadi.

Si, tu y vas.

Jazz laissa échapper un petit soupir avant de pianoter sa réponse :


Tu me manques, Eva.

Toi aussi tu me manques, princesse. On se revoit à Kareshi ?

Qui sait ? Bises.

Elle rangea son portable, songeuse. Ou bien elle restait à Kareshi pour travailler avec Sharif à
l’émancipation de son pays, ou bien elle se transformait peu à peu en princesse prisonnière, comme
l’avait fait remarquer Eva. Ou encore, elle épousait un homme qu’elle ne connaissait même pas. Et, si
l’émir décidait de la cloîtrer dans son harem, en quoi pourrait-elle aider Kareshi ?…

Cet échange avec Eva avait au moins eu le mérite de la faire réfléchir encore un peu plus. Après s’être
excusée auprès de ses voisins, Jazz se leva sans attendre le début du défilé et s’éloigna. Il était temps de
fuir cet îlot de luxe pour replonger dans la réalité, une réalité qu’elle fuyait depuis bien trop longtemps.

* * *

Dès l’instant où l’hélicoptère royal survola la vallée dans laquelle se nichait le palais de Sharif, Jazz sut
qu’elle avait pris la bonne décision en revenant à Kareshi. Son frère avait accompli tant de miracles… Il
était son idole, celle de leur peuple et, si elle le souhaitait, elle pourrait l’aider à concrétiser ses autres
projets pour contribuer au développement de Kareshi. Ce qui serait impossible si elle épousait l’émir qui
lui était promis…

Elle contempla les dunes de sable clair qui s’étalaient au loin. L’immensité du désert entourait le serpent
verdoyant de la vallée. Tyr s’était toujours senti en affinité avec le désert ; cette attirance commune les
avait rapprochés, autrefois. Que faisait-il ? Etait-il à Wadi, comme l’en avait informée Eva ? Et était-il
seul, là-bas ? Tyr souffrait de la solitude, elle l’avait compris en voyant les ombres qui obscurcissaient ses
yeux gris.

Jazz remercia mentalement Eva de lui avoir ouvert les yeux et de l’avoir empêchée de se fourvoyer dans
la mauvaise voie. Grâce à son amie, elle avait décidé de rentrer dans son pays, où les gens avaient bien
plus besoin d’elle que l’émir. Des gens comme Tyr, blessé dans son âme et qui était revenu trouver la
paix dans l’immensité du désert. Là, il redonnait un sens à son existence en s’immergeant dans le travail.
Jazz aurait tant aimé l’aider, mais le lui permettrait-il ?

Se détournant du hublot, elle se répéta qu’elle devait oublier ce que Tyr représentait pour elle. Au cours
de la soirée organisée par Britt pour fêter le retour de son frère, ce dernier lui avait clairement fait
comprendre qu’il n’avait pas besoin d’elle. Et non seulement elle ne pourrait pas sauver le monde à elle
toute seule, mais elle ne pourrait pas non plus effacer les ombres qui voilaient les yeux de son ancien
complice. Cela ne l’empêcherait toutefois pas d’essayer, ni de rêver. Sans rêves, la vie ne valait pas
d’être vécue. Et, puisque Tyr travaillait à Wadi, elle le verrait forcément un jour ou l’autre…

Lorsque l’hélicoptère atterrit, Jazz en était à se dire qu’il lui faudrait néanmoins ajuster ses rêves à la
réalité. Car, même s’il ne la repoussait pas, Tyr préférerait la compagnie d’une vraie femme à celle d’une
vierge effarouchée. Oui, elle redoutait le sexe. A tel point qu’épouser un homme qu’elle ne connaissait
pas, et qu’elle entourait d’une aura d’irréalité, l’effrayait bien moins que de se rapprocher
physiquement d’un homme tout à fait réel. D’autant que Tyr Skavanga dégageait une telle aura de
sensualité virile… Assise à côté de lui lors de cette fameuse soirée à Skavanga, elle avait senti ses sens
s’embraser. Elle n’y repensait pas sans une bouffée d’excitation…

— Vous pouvez détacher votre ceinture, princesse Jasmina.

La voix du pilote dans le casque l’avait presque fait sursauter. Les mains légèrement tremblantes, Jazz
s’exécuta, en s’efforçant d’endiguer le flot d’images qui s’obstinait à défiler dans son esprit. Elle resterait
chaste jusqu’à son mariage, décida-t-elle farouchement en se levant de son fauteuil.

* * *

Tyr s’arrêta en haut de la dune pour souffler un peu. La dernière tempête de sable ayant modifié le tracé
de la piste, il avait dû renoncer à aller plus loin avec son 4x4. Puis, après s’être assuré par radio que l’on
viendrait chercher son véhicule avant la prochaine tempête, il s’était mis en marche, presque quatre
heures plus tôt.

Tout en rajustant la position de son sac à dos, il repensa à l’époque où Sharif l’avait invité à venir passer
ses vacances scolaires à Kareshi, parce qu’il le plaignait d’avoir trois sœurs. Mais, dès son arrivée, Tyr
avait découvert qu’à elle toute seule la sœur de son ami était encore plus redoutable que Britt, Eva et
Leila réunies…

Il contempla le village de Wadi, au loin. Il s’attendait presque à voir Jazz galoper à sa rencontre. Mais elle
se trouvait à Milan, jouant les fashionistas. Et, même si elle avait été ici, ils n’auraient pu retrouver
l’innocence de ces jours enfuis. Ils avaient trop changé, tous les deux.

Plissant les yeux pour se protéger des rayons du soleil, Tyr se remit en marche, entamant la dernière
étape de son voyage.

* * *

Jazz ne prit même pas la peine de vérifier son aspect dans le miroir. Jamais elle n’avait été aussi
heureuse d’enfiler sa tenue d’équitation ! Les lueurs grises de l’aube cédaient lentement la place à une
chaude lueur orangée qui présageait une belle journée — idéale pour monter à cheval, à condition de
partir avant que le soleil ne soit trop haut ; car, à ce moment-là, la douce chaleur tournerait au brasier
infernal.

Les cheveux noués sur la nuque, une tunique couvrant partiellement son pantalon d’équitation, elle prit
sa bombe accrochée à côté de la porte avant d’aller retrouver le nouveau pensionnaire des écuries.
Spear était un étalon réputé impossible à monter. Toutefois, avec le bon dosage de douceur et de
fermeté, Jazz ne doutait pas d’apprivoiser le superbe animal. Pourquoi pensait-elle soudain à Tyr ? Parce
qu’il était lui aussi un superbe animal ? Peut-être l’apercevrait-elle, si elle passait à proximité de Wadi…

Se rappelant son titre et les responsabilités qui lui incombaient, Jazz résolut de ne pas prendre cette
direction. Sauf si le vent soufflait de l’est : dans ce cas, si elle ne voulait pas que le sable lui fouette le
visage, elle serait forcée de passer dans les parages.

Quelques minutes plus tard, elle entra dans les écuries et, se rapprochant doucement de Spear, lui
caressa les oreilles en le saluant — ce qui lui valut un hennissement vigoureux. Puis l’étalon baissa le
museau vers la poche de sa tunique, à la recherche de bonbons à la menthe.

Tout en continuant à lui parler, Jazz le conduisit dans la cour, puis sauta en selle. Aussitôt, le cheval se
mit à ruer. Jazz en reprit vite le contrôle et, se penchant en avant pour l’encourager d’une voix douce,
elle le fit partir au petit galop au lieu de le laisser s’élancer comme il en brûlait d’envie.

Quand ils eurent franchi le porche de pierre délimitant le haras de Sharif, Jazz fit avancer Spear dans
l’immensité du désert et ils filèrent bientôt au grand galop. Elle se sentait en parfaite harmonie avec sa
puissante monture : c’était la sensation la plus fabuleuse au monde. Cependant, un vent fort lui gâchait
un peu son plaisir. Soufflant de l’est, comme elle le redoutait, il l’obligea finalement à se diriger vers
Wadi.

Elle décida de prendre un raccourci. Certes, ce trajet était plus risqué que le chemin normal contournant
les dunes, mais il était bien plus rapide. La dernière dune représentait un véritable défi. Quand elle
parviendrait au sommet, cependant, elle verrait l’oasis où elle venait nager autrefois avec Tyr ; et, au
loin, le village de Wadi s’étalant comme une cité miniature.

* * *

Tyr savourait d’avance la sensation de l’eau fraîche sur sa peau nue. Aucun endroit au monde n’offrait
de tels contrastes : entre chaud et froid, ombre et lumière… Ni cette merveilleuse impression
d’immensité. Dans le désert, tout était extrême. C’était pour cette raison qu’il l’aimait.

Au moment où il s’apprêtait à plonger, un cri retentit, l’arrêtant net.


Il se retourna brusquement. Il vit les jambes de l’étalon se dérober sous lui alors qu’il commençait à
dévaler la pente. Bon sang ! Heureusement, le cavalier eut le réflexe de sortir les pieds des étriers et de
se laisser tomber. Cela lui sauva sans doute la vie, lui évitant d’être écrasé sous cinq cents kilos de
muscles et d’os.

Il se figea, interdit. Etait-il victime d’une hallucination ? Non, il reconnaissait bel et bien ce cavalier ! Ou
plutôt : cette cavalière… Il eut le réflexe de s’emparer de sa serviette pour cacher sa nudité et il se mit à
courir en se la nouant autour des hanches.

— Jazz !

Durant quelques secondes, un brouillard de sable l’entoura tandis que le cheval glissait en tournant sur
lui-même. Tyr s’écarta de justesse quand l’animal passa à côté de lui en battant l’air de ses sabots. Jazz
le suivit de peu. Elle atterrit à ses pieds en une sorte de tas informe. Alarmé, Tyr se pencha au-dessus
d’elle pour évaluer les dégâts : elle avait le souffle court et semblait choquée. Néanmoins, elle avait des
couleurs et elle respirait.

— Tyr ? fit-elle dans un souffle.

Il s’accroupit à côté d’elle.

— Mon… mon cheval ? bafouilla-t-elle.

Il tourna la tête vers l’oasis, où l’animal s’abreuvait goulûment.

— Sain et sauf. Et toi, ça va ? Je croyais que tu étais à Milan, en train de traîner dans les boutiques de
luxe.

— Zut ! répliqua-t-elle en haussant un sourcil espiègle. Je suis descendue au mauvais arrêt ?

Réprimant un sourire, Tyr lui adressa un regard sévère.

— Tu aurais pu avoir un grave accident ! D’ailleurs, tu es peut-être blessée.

— Seule ma fierté en a pris un coup, assura-t-elle en esquissant un mouvement pour se relever.

Il lui posa aussitôt la main sur le bras.


— Tu ne bougeras pas avant que j’aie vérifié que tu n’as rien de cassé, Jazz. Désolé, mais je vais devoir te
toucher.

— Pas question ! rétorqua-t-elle en roulant sur le flanc.

— Pour raisons strictement médicales, dit-il en la faisant revenir doucement sur le dos. Crois-moi, je n’ai
aucun désir de me livrer à ce petit examen.

« Menteur », lui lança aussitôt une petite voix intérieure. Et, en effet, ses doigts le démangeaient…
7.
Jazz ferma les yeux, puis détourna la tête, comme pour signifier à Tyr qu’elle se plierait à son examen
uniquement parce qu’elle y était forcée. Il procéda de façon rapide, posant ses mains sur son corps avec
le plus de légèreté possible. Mais Jazz était si douce sous ses doigts, si délicieusement féminine…

— C’est vraiment nécessaire ? demanda-t-elle lorsqu’il lui effleura le sein.

— Il faut s’assurer que tu n’as pas de côte cassée ou fêlée.

— Maintenant qu’il y a un excellent centre médical au village, je pourrais me faire examiner là-bas.

Le centre médical qu’il avait fait installer lui-même, songea Tyr.

— Je vérifie simplement que tu peux être transportée.

— Je n’ai rien de cassé, riposta-t-elle d’un air renfrogné. Et je peux très bien me transporter moi-même…

— Dis-moi quand tu voudras te relever, je t’aiderai.

Ce n’était pas du tout ainsi que Jazz avait envisagé sa balade. Et, même si elle avait vaguement pensé
rencontrer Tyr, elle n’avait certes pas prévu de contact aussi intime avec lui.

— Si ce serpent de malheur n’avait pas rampé devant mon cheval…

— … tu serais encore là-haut à me regarder nager nu dans l’oasis ?

— Certainement pas ! Je ne savais même pas que tu étais là, protesta-t-elle.

Elle tenta de se relever. Tyr l’en empêcha. Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas admirer le
corps superbe et viril revêtu d’une simple serviette blanche, les puissants biceps, le torse
impressionnant…

— Je voulais faire boire mon cheval, c’est tout, ajouta Jazz.

— Tu as vraiment choisi le moyen le plus rapide de descendre la pente, ironisa-t-il.

— En évitant un serpent, lui rappela-t-elle d’une voix acide.


— Résultat ? Tu as atterri à mes pieds comme un sac de…

— Je ne l’ai pas fait exprès, l’interrompit-elle sèchement. Et je t’interdis de me regarder comme ça.

— Comme quoi ? demanda Tyr en se relevant lentement.

— Comme si j’étais ta distraction du jour.

— Je vais te porter jusqu’au village.

— Pardon ? Tu plaisantes ?

Voulant se redresser trop vite, Jazz chancela ; si Tyr ne l’avait pas rattrapée, elle serait retombée dans le
sable. Après lui avoir appuyé le dos contre le tronc d’un palmier, il recula.

— Reste ici pendant que je me rhabille.

Parcourue par un violent frisson, elle ferma les yeux et serra les paupières.

— Voici comment nous allons procéder, princesse.

Jazz rouvrit les yeux. Tyr avait passé un jean moulant, des boots et un T-shirt gris clair.

— Comme nous ne savons pas si tu es blessée, il est hors de question que tu ailles au village à pied.

Dès qu’elle ouvrit la bouche pour protester, il l’arrêta d’un geste de la main.

— Tu feras ce que tu voudras quand les médecins t’auront examinée de la tête aux pieds. Mais, d’ici là,
tu es sous ma protection.

— Je t’interdis de me toucher, dit-elle d’une voix sourde.

— Tu me l’interdis ? s’exclama Tyr en riant.

Sans plus attendre, il la souleva dans ses bras. Jazz se débattit mais, se rendant vite compte que plus elle
bougeait et plus son corps était en contact avec celui de Tyr, elle devint bientôt raide comme une
planche. Il ne s’agissait plus d’un jeu : les conséquences de son arrivée à Wadi dans les bras d’un homme
pouvaient se révéler désastreuses…
— Tyr, tu ne peux pas arriver en me portant dans tes bras.

— C’est ce qu’on va voir.

— Tu ne comprends pas : dans ce village vivent certains des éléments les plus conservateurs du pays.

— Je comprends parfaitement. Tu sembles oublier que je travaille à Wadi depuis pas mal de temps.

— Alors repose-moi par terre, s’il te plaît.

— Pas question, rétorqua-t-il d’un ton sans appel.

Puis, ignorant ses protestations, il continua son chemin, saisissant au passage les rênes de Spear.

— Je t’en prie, laisse-moi remonter à cheval.

— Tu n’es pas en état de monter. Regarde-toi : tu trembles. Tu veux que je te laisse ici à rôtir au soleil ?

— Cela vaudrait peut-être mieux.

Oui, mieux valait la mort que la disgrâce, songea Jazz en contemplant le ciel qui blanchissait à vue d’œil.

— Comment crois-tu que réagiraient les villageois si je te laissais mourir dans le désert ? Ils diraient que
l’homme qui a travaillé avec eux, qui a gagné leur confiance, n’est qu’un barbare qui a fait preuve d’un
manque total de respect envers la famille royale. Tu as eu un accident. Nous ne savons pas si tu es
blessée. Et de toute façon tu as subi un choc. Comme nous ne disposons pas d’ambulance capable de
franchir les dunes, je te transporte jusqu’au centre médical pour qu’un médecin t’examine. N’importe
qui comprendrait cela, il me semble.

— Pas tous les habitants de Wadi.

— Tu penses qu’ils préféreraient te voir morte ? répliqua Tyr en secouant la tête. Ces gens t’aiment,
Jazz. Ils parlent sans cesse de toi et de Sharif. Grâce à vous deux, la stabilité est revenue à Kareshi. Alors
tu ne dois plus jamais reprendre un tel risque. Et si je ne m’étais pas arrêté pour me baigner dans l’oasis
? Ou si ton cheval s’était enfui ? Tu as un téléphone satellite, au moins, ou tu es équipée d’un dispositif
de repérage quelconque ?

Jazz se mordilla la lèvre : dans sa hâte, elle n’avait rien emporté…


— J’ai dû le perdre en tombant.

L’angoisse l’enserra peu à peu. Ils approchaient du village et des gens sortaient en les voyant arriver. Un
sourire rassurant aux lèvres, Tyr leur expliqua ce qui s’était passé, tout en s’avançant parmi les villageois
— dont la masse grossissait à vue d’œil. Ou il ignorait que toucher leur princesse représentait quasiment
un crime, ou il s’en fichait. Par ailleurs, elle ne pouvait en vouloir aux habitants de Wadi d’être si
rétrogrades sur certains sujets : jusqu’à l’arrivée de Tyr, qui avait installé une connexion internet et fait
apporter l’eau courante au village, ils n’avaient pas vu d’étranger depuis une éternité. Ils vivaient loin de
tout, protégés du monde extérieur et préservant des traditions inchangées depuis des siècles.

Désireuse de rassurer les femmes, dont les yeux étaient emplis d’inquiétude, elle leur sourit. Quant aux
hommes, elle leur adressa un bref salut de la tête, mais ils se détournèrent les uns après les autres. Elle
constata avec effroi qu’à leurs yeux elle était déshonorée.

Après avoir confié les rênes de Spear à l’un des jeunes garçons qui les suivaient, Tyr pénétra dans le
centre médical, où il remit Jazz entre les mains du personnel.

— Je vais m’occuper de ton cheval, dit-il avant de repartir.

— Je dois aller expliquer aux villageois que je ne suis pas blessée…

L’infirmière l’empêcha doucement de se redresser.

— Ne vous en faites pas, nous allons nous en charger. Pardonnez-moi, princesse Jasmina, mais vous
n’irez nulle part tant que le médecin ne vous aura pas examinée. Il sera là dans quelques minutes.
D’autre part, Sa Majesté a déjà été informée de votre présence parmi nous.

Jazz laissa échapper un long soupir. Elle imaginait sans peine la réaction de Sharif : alors qu’elle l’avait
supplié de lui arranger un mariage, il venait d’apprendre qu’elle était à Wadi. Avec Tyr…

Evidemment, quand l’infirmière prit sa tension, celle-ci était trop élevée.

— Même si le médecin accepte de vous laisser sortir, je vais insister pour que vous vous reposiez un
peu, dit la jeune femme en la regardant à travers ses petites lunettes cerclées de métal. Vous avez reçu
un grand choc, comme l’indique votre tension artérielle.

En effet, mais pas seulement à cause de sa chute de cheval…

* * *
Tyr avait besoin de prendre ses distances par rapport à Jazz et de réfléchir. Il n’avait pas encore
surmonté le séisme provoqué en lui par la réapparition surprise de la jeune femme. De plus, il se
retrouvait face à des conséquences qu’il allait devoir gérer. Il ne prendrait pas le risque de perdre la
confiance des villageois ; ni celui de gâcher son amitié avec Sharif.

Quand il entraîna un petit groupe d’anciens à part pour éclaircir la situation, leur réaction le
décontenança complètement.

— Non, affirma-t-il au chef du village en souriant. Nous n’envisageons pas de nous marier.

— Vous le devez, répliqua le patriarche d’un ton grave.

Tyr continua de sourire, persuadé que son vieil ami ne pouvait pas parler sérieusement.

— Très bien, finit par conclure celui-ci. Nous allons régler cette affaire !

Puis il se détourna et s’éloigna, suivi des autres hommes.

Un mauvais pressentiment traversa Tyr. Cette rencontre ne présageait rien de bon et, manifestement, le
chef du village prenait tout cela très au sérieux. De son côté, il n’avait pas pour habitude de se dérober
devant un problème. Jusqu’à présent, il n’avait jamais laissé ces gens tomber, et il n’avait pas l’intention
de commencer maintenant.

Il voulut appeler Sharif, sans parvenir à le joindre. Après être allé chercher son cheval dans les écuries, il
sauta en selle et s’éloigna du village.

Quel imbroglio ! La pure et innocente Jasmina, compromise avec un barbare comme lui ? C’était
impossible, il ne pouvait pas laisser faire cela. Par conséquent, il n’y avait qu’une solution : quitter
Kareshi. Alors qu’il aimait ces gens et n’avait pas terminé le travail entrepris pour eux… Bon sang, la
situation était inextricable !

Tyr éperonna son cheval, qui partit au galop. Il ne tira sur les rênes que lorsqu’il arriva à proximité d’un
campement de Bédouins installé au pied de dunes.

Il regarda les gens vaquer tranquillement à leurs tâches quotidiennes, l’air tranquille et heureux. Il avait
toujours envié le mode de vie des nomades. Il aimait le désert. Il y voyait plus clair, à présent : il
n’abandonnerait pas Jazz, surtout dans une situation dont il était responsable. Il resterait et trouverait
une solution. Ensuite, quand tout serait réglé… Bon sang ! Quand tout serait réglé, il s’en irait, en
quittant sa princesse ? Oui, ce serait la conduite la plus sage à adopter. Pour le bien de Jazz.
Après avoir fait faire demi-tour à son cheval, Tyr reprit la direction de Wadi. Une seule chose était
certaine : il resterait jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre.
8.
Dès que le médecin l’eut autorisée à sortir et que l’infirmière la laissa partir, Jazz appela le palais pour
demander que l’hélicoptère vienne la chercher et que l’on envoie quelqu’un qui s’occupe de ramener
Spear aux écuries de Sharif. Si l’infirmière n’avait pas fait allusion à une menace de tempête, elle aurait
regagné le palais à cheval, mais mieux valait rentrer le plus vite possible, avant de se retrouver coincée à
Wadi par le mauvais temps.

Les femmes du village se montraient très amicales et attentionnées envers elle, ce dont Jazz leur était
fort reconnaissante. A sa sortie du centre médical, elles insistèrent pour l’emmener dans le lieu réservé
aux femmes célibataires, où elle pourrait attendre tranquillement l’arrivée de l’hélicoptère.

Là, en plus des installations traditionnelles — coussins de soie et tables basses constituées de larges
plateaux de cuivre ouvragé, portant des coupes de fruits et des pichets de jus divers —, Jazz découvrit
avec surprise une rangée d’ordinateurs devant lesquels s’alignaient des chaises de bureau classiques,
occupées par des femmes concentrées sur leurs écrans.

— C’est grâce à Tyr Skavanga que nous disposons de cet équipement, expliqua l’une des femmes avec
fierté. Il a tout apporté et installé lui-même. Pour nous, cela équivaut à un miracle : à présent, le monde
vient jusqu’à nous. Nous pouvons même faire des achats en ligne.

— Et suivre toutes sortes de cours, ajouta une autre.

Jazz rejoignit un petit groupe rassemblé devant un des écrans.

— Nous désirons toutes travailler, comme vous, princesse Jasmina, dit alors une jeune fille en se levant
à son approche.

— Je vous en prie, rasseyez-vous, insista Jazz en souriant. Moi aussi, j’ai beaucoup à apprendre de vous.

Il y avait tant à faire, dans ce petit village isolé ! Et tant d’enthousiasme vis-à-vis du progrès. Comment
avait-elle pu envisager de quitter Kareshi ? Elle devait avoir perdu la tête. De quoi avait-elle peur, au
fond ? Le souvenir de la soirée organisée par Britt à Skavanga rejaillit dans son esprit, surtout celui de la
proximité de Tyr. Aussitôt se superposèrent les images de lui à demi nu quand il était venu à son secours
après sa chute de cheval…

Tyr représentait à la fois le passé et tout ce qu’elle redoutait du futur. Il était la virilité incarnée et, alors
qu’elle avait toujours fait preuve d’audace dans les autres domaines, Jazz avait peur des hommes et de
la sexualité. Parce que, de cet univers opaque, elle ne connaissait que des rumeurs, parfois fort
troublantes, voire terrifiantes.

Tout en écoutant les femmes bavarder avec entrain, elle eut la confirmation que sa place était bien là, à
Kareshi, et qu’elle n’avait rien à faire avec l’émir du pays voisin. Sharif lui en voudrait, à juste titre, de lui
avoir fait perdre du temps et de l’énergie, il y aurait sans doute quelques complications au niveau
diplomatique, mais elle devait renoncer à son projet de mariage. C’était à Kareshi qu’elle pourrait
réellement aider son frère. Et nulle part ailleurs.

A cet instant, une autre jeune fille se retourna vers elle pour lui demander comment elle avait osé
tomber amoureuse d’un étranger. Une sorte de blanc se fit dans son esprit tandis que toutes les femmes
la dévisageaient en silence.

— Un étranger ? répéta-t-elle lentement.

— Oui, Tyr Skavanga, précisa la jeune fille en éclatant de rire, imitée par les autres femmes.

Comme si cette hypothèse était évidente pour tout le monde sauf elle, songea Jazz.

— Je ne l’aime pas de cette façon, protesta-t-elle, peut-être un peu trop vivement. Nous sommes amis
depuis l’enfance et c’est vrai que j’admire Tyr. Mais c’est tout.

Les femmes ne semblèrent pas convaincues. Pas étonnant, vu qu’elle avait les joues en feu. Elles
désiraient croire à une histoire d’amour romantique, comme dans les films qu’elles pouvaient
maintenant visionner. Grâce à Tyr.

Une femme plus âgée l’attira un peu à l’écart.

— Pensez-y, dit-elle. Vous avez déjà prouvé votre valeur en assumant brillamment les fonctions que
vous a confiées votre frère, Sa Majesté le cheikh Sharif. Imaginez ce que vous pourriez faire pour nous
avec Tyr Skavanga !

— Vous… Je…

La perspective était follement séduisante. Quant à ce que son vieil ami pourrait en penser, Jazz préférait
ne pas y songer.

* * *
Décidément, le sort semblait s’acharner contre lui… Alors qu’il se trouvait encore loin du village, une
tempête de sable s’était levée. Par conséquent, Jazz ne pourrait pas quitter le village et regagner le
palais. Sentant l’approche du danger, son cheval avait commencé à montrer des signes d’agitation,
obligeant Tyr à marcher. Ayant noué son écharpe sur les yeux de l’animal, il l’encourageait maintenant à
avancer, à soulever laborieusement les sabots dans le sable qui se dérobait sous ses pas.

Quand il parvint enfin au village, le ciel avait pris une teinte franchement verdâtre. Après avoir donné à
boire et à manger à son cheval, Tyr partit à la recherche de Jazz. Parce que c’était son devoir, se
convainquit-il. Il la trouva dans la salle commune du village, en pleine conversation avec les habitants,
prenant note de leurs remarques et suggestions. Elle s’était voilée, sans doute pour ne pas choquer les
traditionalistes. Mais au lieu de calmer le désir qui brûlait en lui, sa tenue stricte ne faisait que l’attiser.

Lorsqu’elle l’aperçut, ses yeux brillèrent un bref instant, puis elle se concentra de nouveau sur les
personnes qui l’entouraient. Au grand soulagement de Tyr, car ce contact fugace avait suffi à embraser
sa libido.

A la voir ainsi au milieu des villageois, il fut conforté dans sa certitude que la place de Jazz était dans son
pays, à Kareshi. Et certainement pas auprès du souverain de l’émirat voisin.

Et s’ils coopéraient, elle et lui, quelle somme de travail ils seraient en mesure d’accomplir ! A quoi bon
de telles pensées ? se reprocha-t-il aussitôt. Elles ne pouvaient mener nulle part. S’ils œuvraient
ensemble, se voyant régulièrement, il aurait contaminé de sa noirceur une innocente jeune femme. Ce
qui était absurde, et vraiment pas souhaitable.

Comme si elle devinait qu’il songeait à elle, Jazz vint s’arrêter devant lui. Aussitôt, une douce chaleur se
répandit dans tout son corps.

— Tu es revenu, dit-elle simplement.

Durant quelques secondes interminables, elle le regarda droit dans les yeux.

— Si tu as besoin de moi, Jazz, tu n’as qu’à le demander.

— Justement…

Elle désigna d’un geste la rangée d’ordinateurs, tous disponibles pour l’instant.

— Pendant que je continue à noter les souhaits de chacun, tu pourrais apprendre à s’en servir à ceux qui
ne le savent pas encore.
— Tu veux que je joue les professeurs ?

— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle. Enfin, si tu t’en sens capable…

Tyr soutint son regard sans ciller.

— Je crois que je peux y arriver. Mais à mon avis la connexion internet est interrompue.

— Peut-être, en effet. Tu veux bien t’en assurer ?

— A vos ordres, princesse.

* * *

Tyr avait-il vraiment besoin de prendre cette voix rauque en la fixant tranquillement dans les yeux ?
Inquiète, Jazz regarda autour d’elle pour vérifier que personne n’avait remarqué le trouble qui l’avait
gagnée.

— Les enfants s’ennuient, dit-elle. Alors autant en profiter pour les initier aux nouvelles technologies,
non ? Et les faire bénéficier de tes talents.

— Aimerais-tu profiter toi aussi de mes talents ? lança-t-il avec un haussement de sourcil malicieux. Ou
es-tu déjà une pro en la matière ?

Le cœur battant la chamade, Jazz se rassura en se disant qu’il se moquait d’elle gentiment, comme
autrefois. Qu’il ne faisait aucune allusion à d’autres talents dont elle pourrait bénéficier…

— Tyr se propose d’aider tous ceux qui voudraient apprendre à se servir d’un ordinateur, dit-elle à
l’adresse de la petite assemblée.

* * *
La bousculade qui s’ensuivit fit sourire Tyr. Jazz ne se doutait pas du don qu’elle possédait, songea-t-il en
la voyant aider des gens de tous âges à s’installer devant les écrans. Par ailleurs, elle avait retrouvé son
dynamisme, et ce constat le réjouissait profondément. Ces villageois l’aimaient et lui faisaient confiance;
mais, plus important encore, Jazz reprenait confiance en elle.

* * *

— Ils t’aiment bien, lui dit-elle un peu plus tard.


Tout le monde faisait une petite pause pour prendre des rafraîchissements. A l’extérieur, le vent
soufflait de plus en plus fort et soulevait des tourbillons de sable.

— Cela t’étonne ? Je te rappelle que je travaille avec eux depuis pas mal de temps.

— Je suis quand même surprise, insista Jazz. Tu es vraiment doué pour la convivialité. Moi qui te prenais
pour un solitaire invétéré…

— J’en suis un. Cependant nous sommes tous coincés ici à cause de la tempête.

— Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle école, poursuivit-elle sans même sembler prêter
attention à ses paroles. Et de davantage d’enseignants. J’ai envoyé un message à Sharif pour lui en
parler. J’espère recevoir une réponse dès que cette tempête se calmera un peu. Tous ici sont si avides
d’apprendre !

Tyr sourit en l’écoutant développer ses projets. En vérité, il ne désirait initier qu’une seule femme, et à
des plaisirs n’ayant rien à voir avec l’utilisation d’ordinateurs ou d’internet…

— En effet. Néanmoins, pour l’instant, le temps se gâte. Je préférerais que nous arrêtions et que tous
rentrent chez eux. Je vais accompagner les plus âgés ; ensuite, je reviendrai te chercher.

Jazz se rebiffa aussitôt — ce qui ne l’étonna guère…

— Je suis tout à fait capable de me débrouiller seule !

— Tu crois ? Comme tu t’es débrouillée sur cette dune avec ton cheval, par exemple ?

La sentant se raidir, Tyr lui posa la main sur le bras pour détendre l’atmosphère. A sa grande surprise,
elle se dégagea d’un air horrifié.

— Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Tu ne dois pas me toucher.

Son visage avait blêmi, mais ses yeux restaient noirs et brillants comme du jais. Personne ne les
regardait, heureusement, car sa réaction avait été si vive que l’on aurait pu croire qu’il lui avait touché
les seins, ou pis encore. Jusqu’à quel point Jazz était-elle innocente en matière de sexualité ? se
demanda-t-il en l’observant. Vu la façon dont elle le foudroyait du regard, elle l’était complètement…

— Je vais raccompagner les enfants chez eux, dit-elle d’un ton vif.
Mais, avant qu’elle n’ait pu rassembler les gamins, le chef du village demanda le silence.

— Aucun espoir que l’hélicoptère vienne me sauver et me permette de m’échapper, je suppose ?


chuchota-t-elle.

— Aucun. Personne n’arrivera ici ou n’en partira aujourd’hui.

— On sait combien de temps la tempête risque de durer ?

— Si je pouvais rétablir la connexion internet, je pourrais peut-être te répondre. Mais ne t’inquiète pas,
j’ai moi aussi envoyé un e-mail à Sharif tout à l’heure, pour lui dire que tu étais en sécurité à Wadi. Je lui
ai également précisé que les femmes du village s’occupaient bien de toi. Mais je ne sais pas si le
message est parti avant que la connexion soit interrompue.

— Nous sommes bloqués ici, alors ?

— On dirait. Pour moi, ça ne change rien : je travaille à Wadi.

En revanche, pour Jazz, c’était plus compliqué, lut-il dans son regard sombre. Elle détourna alors les
yeux, sans doute parce qu’elle ne devait regarder aucun homme de la sorte, au moment où le chef du
village commençait à parler.

— Ne t’inquiète pas, murmura discrètement Tyr. Je veillerai à ce que rien ne…

— Je peux très me débrouiller toute seule, répéta-t-elle à voix basse. J’ai l’habitude des tempêtes et du
désert.

Plusieurs anciens prirent la parole après leur chef. Tyr en profita pour se faufiler parmi la foule et
prendre du recul, afin de pouvoir observer sans l’être lui-même. Soudain, un groupe d’hommes âgés le
poussa en avant, jusqu’à ce qu’il se retrouve à côté de Jazz, au bas d’une estrade improvisée.

— Cela ne durera pas longtemps, lui assura Jazz. Ils veulent te féliciter de les avoir aidés, je crois.

Malheureusement, Tyr pressentait qu’il s’agissait d’autre chose. Il y avait de l’attente dans l’air, une
attente dont il ne parvenait pas à comprendre la cause. Les gens lui souriaient comme s’ils partageaient
tous une formidable nouvelle…

— Tout va rentrer dans l’ordre, reprit Jazz d’un ton confiant.


— J’espère que tu as raison, répliqua-t-il avec beaucoup moins d’assurance, se rappelant sa
conversation étrange avec le chef du village.

Elle ne répondit pas : faisant bien attention à ne pas le toucher, elle passa devant lui pour rejoindre les
anciens qui l’invitaient à monter sur l’estrade. Après avoir réclamé le silence, elle commença à parler.
Tyr ne comprenait pas tout, mais il connaissait suffisamment de kareshi pour protester en levant les
mains quand elle le félicita chaudement pour « le travail fantastique qu’il avait accompli ». Tout le
monde se tourna vers lui en applaudissant. Ensuite, le chef l’invita à rejoindre Jazz et les gens
s’écartèrent en souriant pour le laisser passer.

— Le chef vient d’expliquer que nous travaillerions ensemble, toi et moi, traduisit Jazz.

Tyr sentit son sang lui battre les tempes tandis que le chef reprenait la parole. La politesse l’obligeait à
garder le silence tant que le vieil homme n’avait pas fini de s’exprimer. Par ailleurs, il n’avait pas besoin
d’interprète pour comprendre la réaction des villageois : ils débordaient de joie et certains hommes se
mirent à lui donner l’accolade.

Après que Jazz eut prononcé quelques mots, Tyr se tourna vers elle :

— Qu’est-ce que tu as dit ?

A cet instant, le chef la prit à partie et Jazz se mit à saluer la foule en souriant.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il de nouveau.

Elle semblait contaminée par l’enthousiasme de la foule. Que lui cachait-elle, bon sang ?

— J’aimerais bien être au courant de ce qui se raconte, surtout si cela me concerne…, fit Tyr entre ses
dents.

Elle se posa un doigt sur les lèvres en secouant la tête tandis que le chef se remettait à parler. Il
brandissait une feuille de papier, comme pour appuyer ses dires.

— Tu veux bien m’expliquer ce qui se passe, Jazz ?

— Le chef dit qu’il s’agit d’une bonne nouvelle. J’espère que c’est la réponse au message que j’ai envoyé
à Sharif, dans lequel je parlais de la nécessité d’une nouvelle école.
Tyr s’efforçait de refréner son inquiétude grandissante. Toutefois, quand il vit Jazz pâlir, puis vaciller
comme si elle allait s’évanouir, un frisson glacial le traversa.
— Qu’y a-t-il ? Que dit le chef, bon sang ? !

— Que… que nous aurons l’argent nécessaire pour l’école, balbutia-t-elle.

— Cela devrait plutôt te réjouir, non ?

— Oui, bien sûr. Et il vient d’expliquer que nous resterions tous les deux ici pour en superviser
l’installation.

— Tous les deux ? répéta-t-il en fronçant les sourcils.

— Je… je ne sais pas quoi dire. Tout échappe à notre contrôle… Ça va trop vite.

— Qu’est-ce qui va trop vite ?

— Le chef vient juste de confirmer que Sharif avait également approuvé sa requête : que je me marie ici,
au village.

Un ouragan d’angoisse souleva Tyr, tandis que des applaudissements nourris montaient de l’assemblée.

— Pas avec l’émir, j’espère ?

— Non, pas avec l’émir…

Un soulagement immense le submergea, mais les larmes qui scintillaient dans les yeux noirs de Jazz ne
présageaient rien de bon.

— Avec qui, alors ?

Le pressentiment qui lui laboura le torse le renseigna avant même que Jazz ne réponde à sa question.

— Le chef s’est mis dans la tête que… que j’allais t’épouser.

Elle avait prononcé ces mots d’une voix à peine audible, d’autant que des clameurs de joie retentissaient
de toutes parts, mais Tyr les avaient parfaitement entendus.

Et leurs implications lui faisaient froid dans le dos.


9.
— Il faut que nous parlions.

— En effet, acquiesça Jazz, de nouveau maîtresse d’elle-même. Mais pas ici ni maintenant.

Les uns après les autres, les villageois commençaient à quitter la salle commune.

— Va t’occuper des enfants, proposa-t-il. Pendant ce temps, je vais veiller à ce que tout le monde rentre
chez soi sain et sauf.

— Oui. Ensuite, nous discuterons, affirma Jazz d’une voix tendue.

— J’y tiens. J’irai te retrouver.

— Tu ne comptes quand même pas aller vérifier que je suis bien installée ?

— Le petit discours du chef n’a rien changé : en l’absence de ton frère, je me dois de veiller sur toi.

— Je vis dans le désert depuis toujours.

— Dans un palais.

— Aurais-tu oublié toutes les fois où nous avons campé, autrefois ?

Comment pourrait-il jamais oublier ces moments ? Les vers de terre glissés dans son sac de couchage
par l’espiègle Jazz ; les cailloux dans ses bottes…

— Et ne t’inquiète pas, insista-t-elle. Je vais régler cette affaire. Ce n’est pas à toi de t’en occuper.

— J’aimerais bien ne pas m’en occuper, mais quelque chose me dit que cela va demander tous nos
efforts conjugués pour résoudre cet imbroglio. Et, dans l’immédiat, je dois veiller à ta sécurité. S’il
t’arrivait quelque chose, Sharif ne me le pardonnerait jamais. Et, plus grave encore : je ne me le
pardonnerais jamais.

Redressant les épaules, Jazz joua la carte de la majesté.

— Mon peuple veillera à ma sécurité. Et maintenant, si tu veux bien m’excuser…


Tyr faillit effectuer un semblant de révérence pour la railler, mais il n’était pas d’humeur à plaisanter.
Aussi la laissa-t-il partir avec les enfants. Il les regarda s’éloigner au milieu des volutes de sable qui
tourbillonnaient autour d’eux, jusqu’à ce qu’ils disparaissent de sa vue.

* * *

Quand il eut raccompagné la dernière personne âgée chez elle, la tempête se déchaînait sur le village.
Luttant contre le vent furieux qui l’assourdissait et lui fouettait le visage, Tyr n’avait plus qu’une idée en
tête : s’assurer que Jazz se trouvait bien en sécurité. Se protégeant le visage d’un bras, son écharpe lui
couvrant le nez et la bouche, il réussit enfin à atteindre le grand pavillon destiné à accueillir les hôtes,
abrité au pied de la colline.

— Jazz ! cria-t-il de toutes ses forces en secouant la cloche de cuivre. Jazz !

Il fallait absolument vérifier la structure soutenant le pavillon avant que la tempête ne s’intensifie.

— Jazz ! C’est moi, Tyr. J’entre.

Après avoir défait les cordes de sécurité, il souleva le panneau étanche.

— Combien de fois dois-je te le répéter, Tyr ? demanda-t-elle quand il laissa retomber le lourd panneau
derrière lui. Je n’ai pas besoin que tu viennes t’occuper de moi : je suis assez grande pour me débrouiller
toute seule ! Pourquoi risquer ta vie pour rien ? C’est ridicule !

— Excuse-moi de te contredire, mais je ne suis pas venu pour rien.

Elle s’avança vers lui la tête haute.

— Tu crois vraiment que les villageois ne savent pas construire une structure capable de résister à la
tempête ?

— Si nous avons survécu jusqu’à ce jour, ton frère et moi, c’est parce que nous ne tenons jamais rien
pour acquis.

Prenant son temps, il vérifia le soutènement du pavillon, dans les moindres détails. Quand il eut
terminé, Jazz lui demanda d’un ton franchement ironique :

— Tu es satisfait, maintenant ?
— Pas encore. Combien de temps penses-tu devoir rester confinée ici ? As-tu suffisamment d’eau ? De
provisions ?

— Regarde autour de toi.

Baissant les yeux, il vit les coupes de terre cuite disposées sur les plateaux de cuivre, chargées de
pâtisseries et de fruits.

— Bien. Mais…

— Cesse de me traiter comme si j’avais douze ans ! l’interrompit-elle, les yeux étincelants. Bon, tu es
satisfait, cette fois ? Oh ! j’oubliais : il y a une source souterraine qui passe à l’arrière du pavillon…

Tyr se contenta de lui lancer un regard noir.

— Et comment comptes-tu rentrer chez toi sans te faire emporter par un coup de vent, à présent ?
poursuivit Jazz.

En dépit de son air vindicatif, elle avait une expression à la fois juvénile et inquiète. D’après le chef du
village, ils devaient se marier. Tyr comprenait que la jeune femme ne savait comment gérer cette
situation inconfortable. Et, pour une fois, il n’avait aucun conseil à lui donner, aucune aide à lui
apporter.

— Je suis satisfait de te savoir en sécurité, reprit-il pour dissiper la tension qui régnait entre eux.

— Le pavillon est parfaitement isolé, grâce à un revêtement externe en peau de chameau, déclara-t-elle,
saisissant la perche qu’il lui avait tendue.

Après un léger silence, elle ajouta d’une voix crispée :

— Tu n’aurais jamais dû venir ici.

— Tu aurais voulu que je fasse comme si rien ne s’était passé tout à l’heure, quand le chef a pris la
parole sur cette estrade ?

— Ne vois-tu pas que tu compliques encore la situation en venant me retrouver ici ?


— Ta sécurité passe avant tout. Et, étant donné que tu n’avais aucune raison de te trouver au village, tu
exagères un peu, non ? Mais bon, maintenant que nous sommes là tous les deux, à quoi bon regarder en
arrière ?

— Si tu m’avais laissée près de l’oasis comme je te l’ai demandé, rien ne serait arrivé.

— Si je t’avais laissée là-bas, tu serais morte à l’heure qu’il est. Et, si l’une de mes sœurs se retrouve
coincée au milieu d’une tempête de sable alors que Sharif est à proximité, j’attendrais de lui qu’il agisse
exactement comme moi.

— Ce qui se passe ici est différent.

— Pourquoi ? Parce que tu es une princesse royale ? Tu es néanmoins un être humain, que je sache !

— Je suis seule avec un homme.

— Un homme qui est là pour veiller à ta sécurité, et pour aucune autre raison, Jasmina.

— Tu ne m’appelles plus Jazz, à présent ?

— Tu es une princesse, non ? railla-t-il.

Tyr ne pouvait lui avouer que Jazz était la femme qu’il voulait dans son lit, tandis que la princesse
Jasmina était la sœur innocente de son ami — par conséquent intouchable.

Un nouveau silence pesant s’installa entre eux.

— Eh bien, puisque quoi que je fasse je suis dans l’erreur…, lâcha-t-elle enfin. Et, puisque tu es là, autant
t’offrir quelque chose à boire.

— Avec plaisir, répliqua Tyr dans un sourire moqueur.

— Un jus de fruits ?

— Oui, merci.

Tandis que Jazz versait du jus dans deux verres colorés, il en profita pour admirer les riches tentures et
les tapis aux couleurs somptueuses. Les habitants de Wadi avaient tenu à montrer leur affection à leur
princesse en l’entourant de leurs plus précieux trésors. Un délicieux parfum montait des encensoirs de
cuivre, tandis qu’une lumière dorée brillait à travers les entrelacs des lanternes. Ces objets avaient sans
doute appartenu à de lointains ancêtres, songea Tyr. Quant aux magnifiques couvertures brodées et aux
coussins de soie multicolores, ils auraient pu servir à installer une bonne dizaine de couches.

— C’est beau, n’est-ce pas ? dit Jazz en se retournant vers lui. Mais tu as oublié de fixer le panneau
étanche.

Interloqué, il se tourna et fut forcé de reconnaître qu’elle avait raison.

— Tu étais trop occupé à me faire la morale…, ajouta-t-elle tandis qu’il allait réparer son oubli.

Quand il revint et ôta sa veste, Tyr remarqua que Jazz l’observait en retenant son souffle. Dans son
univers ultra-protégé, le simple fait de voir ses biceps devait être troublant…

* * *

Comment avait-elle pu laisser Tyr entrer dans le pavillon ? Lorsqu’il avait effleuré son bras tout à l’heure,
Jazz avait eu l’impression qu’un courant électrique la parcourait tout entière. Et maintenant elle se
retrouvait enfermée seule avec lui… Il était hors de question qu’il sorte par ce temps : c’était donc
uniquement la prudence qui justifiait cette situation d’exception. Ils n’avaient pas choisi de se retrouver
enfermés ensemble. Ils y étaient forcés. Du moins voulait-elle s’en persuader…

Tyr emplissait l’espace. Son aura de puissance et de sensualité, son autorité naturelle l’enveloppaient et
la perturbaient. Il était si suprêmement mâle, si redoutablement viril… La férocité de la tempête l’avait
déstabilisée, mais cela n’excusait en rien les fantasmes débridés qui déferlaient dans son esprit. Seule
avec Tyr, dans cet espace raffiné où tout invitait à la détente, voire aux plaisirs… Elle ne savait où
regarder, comment se comporter, où s’asseoir. Et quand le vent se mit à ébranler les parois du pavillon,
comme pour renforcer l’intensité des émotions qui se bousculaient en elle, Jazz frissonna violemment.

— Est-ce que je pourrais avoir un fruit ? demanda Tyr.

— Bien sûr. Sers-toi, je t’en prie.

Il dégagea son poignard de sa ceinture. Jazz se souvenait précisément du jour où Sharif lui avait offert ce
khanjar meurtrier à la lame courbe, en tout point identique à celui que son frère portait lui-même à la
ceinture. Celui-ci avait dit que ce cadeau faisait d’eux des frères, et qu’il n’avait confiance en personne
autant qu’en Tyr. Fascinée, elle le regarda couper son fruit en tranches fines avec la lame acérée et les
poser sur une assiette.
— Il se peut que nous soyons bloqués ici durant des heures. Tu devrais manger quelque chose, lui
conseilla-t-il.

Des heures ? Comment pourrait-elle rester calme et raisonnable pendant tout ce temps alors que son
cœur battait déjà à un rythme sauvage ? Elle prit un morceau de fruit sur l’assiette que son compagnon
lui tendait. La nuit risquait d’être longue, en effet.

— C’est bon ?

— Délicieux, merci.

Elle se sentait si tendue, si coincée. Tellement terrifiée, seule avec cet homme superbe.

* * *

— Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît, murmura-t-elle.

Le visage en feu, elle tendit la main pour reprendre un morceau de fruit au moment où il faisait la même
chose. Leurs doigts se frôlèrent. Tous les sens de Tyr s’embrasèrent. Bon sang, c’était de la folie pure.
S’abriter de la tempête se transformait en une épreuve d’endurance qu’il n’avait pas prévue.

Heureusement, Jazz s’éloigna de quelques mètres avant de lui adresser de nouveau la parole.

— Je suis heureuse que tu sois revenu.

— Heureuse que je sois revenu de mes voyages ou heureuse que je sois ici ? demanda-t-il en piquant un
morceau de mangue avec la pointe de son khanjar.

— Les deux, admit-elle avec franchise.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Que veux-tu dire ? répliqua-t-elle, les yeux emplis d’un mélange d’excitation et de crainte.

Tyr laissa échapper un rire bref qui résonna étrangement entre eux.

— Tu diras à l’émir que nous avons passé la nuit ensemble, ou c’est moi qui m’en chargerai ?
— Je préférerais parler d’autre chose.

— Comme tu voudras…

Il se mit à marcher de long en large. L’inactivité ne lui avait jamais réussi mais, où qu’il dirige ses pas, il
ne pourrait jamais s’éloigner suffisamment de Jazz.

— Si nous causions un peu de tes projets d’avenir ? lui proposa-t-il brusquement.

— Mes projets ? Je vais continuer à travailler aux écuries de mon frère, et développer mes activités à
l’extérieur, avec notre peuple. Sharif a toujours souhaité que je collabore aux programmes de
développement qu’il a lancés.

Elle s’interrompit, sourcils froncés.

— Ne me regarde pas comme ça, Tyr. Mon frère a toujours su où était ma place. Il m’a fallu un peu plus
de temps pour le comprendre, c’est tout. Les hommes établissent les programmes, les femmes les
peaufinent, conclut-elle avec un léger sourire.

— Je fais partie de ton programme de peaufinage ?

— Non ! s’exclama-t-elle, l’air sincèrement choqué. Et, si tu crois que c’est moi qui ai manigancé cette
absurde histoire de mariage, tu te trompes complètement !

— Calme-toi. Je ne crois rien de tel. En tout cas, nous pouvons être sûrs que le peuple de Kareshi t’aime
et te respecte. Tu as raison : ta place est ici, parmi eux. Quant à moi, je ne suis pas certain d’être doué
pour le long terme.

Elle resta silencieuse quelques instants.

— Crois-tu au destin ? finit-elle par demander.

— Où veux-tu en venir, au juste ?

— Crois-tu que les choses arrivent par pur hasard ?

Sans lui laisser le temps de répondre, elle poursuivit :


— Oui, sans doute. Pourtant… Si tu regardes bien ce qui s’est passé : ma chute m’a conduite à Wadi, la
tempête me retient ici, et maintenant…

— Et maintenant ?

— Et maintenant, non seulement les événements de ces jours derniers m’ont permis de voir clairement
mon avenir, mais j’ai également l’occasion de te parler.

— Me parler de quoi ? lança Tyr d’un ton rogue.

Il n’était pas d’humeur à subir un interrogatoire.

— Nous sommes coincés ici ensemble. Après toutes ces années de séparation, nous avons des tas de
choses à nous raconter.

Il hocha la tête, admirant la manière dont Jazz avait déjà repris du poil de la bête. Elle ne restait jamais
anéantie bien longtemps. Elle avait grandi au milieu du danger, de la corruption, des intrigues. Forcée
dès son plus jeune âge de franchir toutes sortes d’obstacles, de déjouer de fourbes machinations, elle
était capable de survivre quasiment à tout — même à l’annonce d’un mariage surprise, apparemment.

— Très bien, je commence, dit-elle. Je vais m’installer à Wadi. Du moins pour l’instant.

— Tu vas vivre ici ?

— Pourquoi pas ? Je peux faire sans problème la navette entre le village et le haras de Sharif.

— Et ta vie au palais ?

— A quoi bon rester dans un palais, séparée de mon peuple, alors que je peux très bien vivre parmi les
habitants et découvrir ainsi ses problèmes par moi-même ?

Tyr hocha la tête devant cette logique implacable.

— Je ne crois pas que Sharif s’opposera à ta décision. Tu sais aussi bien que moi qu’il se fiche
complètement de la pompe et du cérémonial. Il ne s’y soumet que par obligation. C’est le peuple qui
compte avant tout, pour lui comme pour toi.

— Et, quand j’ai une idée en tête, je peux me montrer très déterminée !
— Comme si je ne le savais pas…

Il se leva et se dirigea vers le panneau d’accès au pavillon.

— Où vas-tu ?

— Dans mon chez-moi du moment. Et ne me regarde pas de cet air inquiet : je serai prudent.

— Je ne suis pas inquiète, mais c’est ton tour de te dévoiler un peu, maintenant.

— Je suis resté assez longtemps ici, tu ne crois pas ? Ta réputation est déjà bien ébréchée.

— Elle est carrément en miettes, tu veux dire ! Le scandale n’aurait pas été plus grand si tu m’avais
embrassée en public.

Il se figea.

— Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?

— Tyr ! protesta-t-elle.

— La prochaine fois, je te laisserai te débrouiller.

— Ce n’est pas vrai : tu ne m’abandonnerais jamais. Tu as toujours été un héros.

Leurs regards se croisèrent et restèrent soudés une seconde de trop.

— Laisse tomber, Jazz…

— Non, je ne laisserai pas tomber ! Un jour, tu me diras pourquoi tu refuses toujours de parler de ton
passé.

— Mon passé ne te regarde pas.

— Si, insista-t-elle, les yeux brillants comme des diamants noirs. Parce que tu m’es précieux comme un
frère. Je refuse de te regarder souffrir seul dans ton coin.
— Peut-être que je désire être seul. Crois-moi, il vaut mieux pour toi que tu ne t’aventures pas où je suis
allé, ni que tu entrevoies ce que j’ai vu. Pas même en imagination.
10.
Tyr se raidit lorsque Jazz vint glisser la main dans la sienne.

— Tu te trompes, affirma-t-elle. Tu me sous-estimes. Tu peux tout me dire, absolument tout.

— Tout n’est pas bon à dire.

— Je ne suis pas d’accord, répliqua-t-elle en secouant la tête.

Elle lui lâcha la main et recula d’un pas.

— Si tu gardes toutes ces choses horribles en toi, elles finiront par te rendre malade. Et puis il y a
toujours un moment où il faut affronter la réalité. Regarde : j’ai causé un épouvantable gâchis, que je
dois maintenant réparer. Je ne sais pas du tout comment je vais arranger cette histoire de mariage, mais
je vais trouver une solution.

Après avoir laissé échapper un long soupir, elle reprit :

— Je ne peux pas faire semblant de partager les horribles souvenirs qui te hantent, ni imaginer ce que tu
as vu.

Dieu merci ! songea-t-il.

— Mais je ne peux pas non plus rester à regarder souffrir un ami sans essayer de l’aider.

— Je ne souffre pas et je n’ai pas besoin d’aide.

Il n’avait pas l’intention d’étaler son passé pour faire plaisir à sa complice d’autrefois. Toutefois, il se
réjouissait de voir la Jazz d’antan réapparaître — réaliste, fougueuse, forte en toutes circonstances ; un
peu déraisonnable parfois, mais toujours enthousiaste et sincère, quitte à prendre des risques
inconsidérés.

— Quant à ce…

Elle s’interrompit en se mordillant la lèvre.


— Ce mariage absurde ? suggéra-t-il.
— Je sais que tu as du mal à le comprendre mais, à Kareshi, un contact physique entre un homme et une
femme ne peut signifier qu’une chose.

— Mais puisqu’il n’y a rien entre nous ! protesta-t-il en fronçant les sourcils. Ils se trompent et finiront
bien par le reconnaître.

Jazz secoua la tête avec vigueur.

— Ce n’est pas aussi simple, crois-moi. Même si nous savons ce qu’il en est réellement, toi et moi, des
gens sont prêts à profiter de n’importe quel prétexte pour déstabiliser le régime. Et ceux-là refuseront
de nous croire.

— Que proposes-tu, alors ?

Après avoir pris une inspiration profonde, elle se lança :

— Il est trop tard pour sauver ma réputation, et je ne prendrai pas le risque que toi ou moi perdions la
confiance du peuple.

— Je le sais.

— Alors, il n’y a qu’une solution : nous marier, comme l’a dit le chef du village.

En d’autres circonstances, Tyr aurait éclaté de rire.

— C’est absurde !

— Non. C’est une solution pratique et réaliste. Et ne prends pas cet air horrifié : nous ne vivrons pas
comme mari et femme. Nous ne partagerons aucune intimité, ne crains rien. Et nous pourrons rester
amis.

Sans lui laisser le temps d’intégrer l’énormité de son plan, elle se haussa sur la pointe des pieds pour lui
effleurer la joue de ses lèvres.

— Amis ? chuchota-t-elle.

La sensation fit à Tyr l’effet d’une brûlure à vif. Prenant Jazz par les bras, il la força à reculer.
— Arrête, ordonna-t-il d’une voix rauque.
Comme à son habitude, elle refusa de se laisser intimider.

— Je te promets de ne pas te ligoter. Tu pourras quitter Kareshi quand tu le voudras. Et, dès que tout
sera rentré dans l’ordre, nous divorcerons à l’amiable.

— Tu rêves complètement ! Tu as échafaudé toutes sortes de plans tordus autrefois, mais là tu bats tous
les records !

— Pas du tout, protesta-t-elle avec aplomb. Vu que nous avons confiance l’un dans l’autre, c’est la
solution idéale. Ne me regarde pas comme si j’avais perdu la tête : je dois faire quelque chose, et c’est la
meilleure idée que j’aie trouvée. La meilleure pour tous les deux. En outre, nous ne trahirons pas la
confiance du peuple et personne n’est obligé de savoir comment nous gérons notre vie privée. En plus,
cela nous permettra de rester à Kareshi et de travailler ensemble.

Tyr l’interrompit d’un geste de la main.

— Tu ne peux pas parler sérieusement…

— Je n’ai jamais été aussi sérieuse de ma vie. Tu as une meilleure idée ?

— Absolument. Je m’en vais tout de suite. Et toi, tu pars dès que la tempête est terminée et que
l’hélicoptère peut venir te chercher. Ensuite, chacun reprend sa vie comme avant. Séparément.

— Je n’abandonnerai pas les villageois. Et la fuite ne changera pas le fait qu’à leurs yeux nous avons déjà
commis l’irréparable.

— Tu paniques. C’est pour cela que tu proposes cet arrangement absurde, cette parodie de mariage
supposée convaincre ton frère, mes sœurs et ton peuple que toi et moi avons l’intention de passer toute
notre vie ensemble. Autrefois, je t’ai soutenue dans toutes sortes de folies, mais cette fois tu vas trop
loin.

— Tyr, ne t’en va pas !

Lorsqu’il baissa les yeux sur la main posée sur son bras, Jazz la retira aussitôt.

— Qu’as-tu à proposer de réaliste ? demanda-t-elle avec calme.

— Je n’ai pas à proposer quoi que ce soit. En ce qui me concerne, rien n’a changé : les habitants de Wadi
m’acceptent tel que je suis, comme ils l’ont toujours fait.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il était resté aussi longtemps au village : personne ne
lui posait jamais de questions.

— Mais tout va changer, à présent, Tyr. Tu ne pourras plus travailler ici. Parce que, si tu ne m’épouses
pas après avoir passé autant de temps seul avec moi, ces gens qui comptent tellement pour toi te
banniront.

— Je ne vois pas pourquoi ils en viendraient à cette extrémité.

— Parce qu’à leurs yeux tu auras déshonoré leur princesse.

Tyr secoua la tête en riant.

— Tu plaides bien ta cause ! Mais ça ne prend pas.

Les joues de sa compagne perdirent toute couleur.

— J’espère que tu ne crois pas que j’essaie de te forcer à m’épouser, parce que ce n’est absolument pas
le cas.

— Ce que je sais, c’est que tu vas renoncer à cette idée folle. Je vais expliquer aux villageois que nous
entretenons une relation purement amicale, depuis longtemps. Et Sharif me soutiendra, j’en suis
certain.

— Si nous étions à Skavanga, je serais d’accord avec toi. Or nous sommes à Kareshi.

Il se détourna, les mâchoires serrées.

— La discussion est close.

— Je t’interdis de me considérer comme si je n’étais qu’un pion que tu pourrais manipuler à ta guise !
lança-t-elle avec toute l’ardeur de l’ancienne Jazz. Je fais mon possible pour réparer les dommages que
j’ai causés. Je peux me défendre toute seule et je n’ai pas besoin de ton aide, mais tu es impliqué dans
cette affaire, que cela te plaise ou non. Alors tu ne peux pas simplement t’en aller. Tu prendrais le risque
d’offenser mon peuple, ces gens que personne n’aime ni ne comprend aussi bien que moi. Ils ont des
défauts, c’est vrai, mais moi aussi. Nous en avons tous parce que nous sommes humains. A présent, je
me rends parfaitement compte que mon projet de mariage avec le souverain de l’émirat voisin aurait
représenté une erreur colossale. Cependant, je ne permettrai pas qu’une seconde erreur tout aussi
colossale soit commise, qui me priverait de toute chance d’aider mon peuple.

A bout de souffle, elle s’interrompit, les lèvres entrouvertes.

— Tu devrais déjà te calmer et réfléchir posément à tout cela, lui conseilla-t-il.

Mais il savait qu’il était déjà trop tard…

— Je n’aurais jamais dû escalader cette dune, dit-elle en secouant la tête. Si j’avais pris une autre
direction, rien ne serait arrivé.

— Dans ce cas, n’en rajoute pas en envisageant de donner suite à cette idée aberrante de mariage,
riposta-t-il en ouvrant le panneau d’étanchéité.

Aussitôt, le vent s’engouffra dans le pavillon, renversant presque Jazz. Et, lorsque Tyr tendit le bras pour
l’empêcher de tomber, elle s’y agrippa de toutes ses forces pour le retenir.

— Tu es devenu fou ? hurla-t-elle au-dessus des effroyables mugissements du vent. Tu vas te faire tuer !

— Que veux-tu que je fasse ? lui cria-t-il au visage. Que je passe la nuit avec la princesse intouchable ?
Cela nous avancerait à quoi ?

Les larmes de Jazz le pétrifièrent. Il avait commis de nombreux actes dont le souvenir le hantait, il était
un assassin, un type dangereux, mais, face à Jazz en pleurs, il ne ressentait que le désir de l’aider, de
toutes les façons possibles.

— Ne me quitte pas, le supplia-t-elle.

* * *

Le cœur serré, Tyr relâcha le panneau — qui se remit automatiquement en place — puis le fixa
solidement. Prenant Jazz par la main comme si elle était la petite fille de naguère, et lui le jeune garçon
veillant toujours sur elle, il l’entraîna à l’intérieur du pavillon.

— Nous allons trouver une solution, promit-il. Je te le dois.

En même temps, et pour la première fois de sa vie, Tyr se demanda s’il pourrait tenir sa promesse.
Jusqu’à présent, il n’avait jamais laissé tomber Jazz ; hélas, cette fois-ci, il y serait peut-être contraint.
— Tu veux encore un peu de jus de fruits ? demanda-t-elle avec un petit sourire timide.

Ses mains fines tremblaient, remarqua-t-il. Mais elle les referma autour du verre pour les en empêcher.
Elle redressa la tête et le regarda droit dans les yeux.

— Et moi je te dois des excuses, reprit-elle avec calme. Tu ne peux pas imaginer à quel point je m’en
veux de nous avoir fourrés dans cette situation impossible.

— Si tu fais du gringue à tous les hommes et leur proposes le mariage…, répliqua-t-il en souriant.

Jazz rougit jusqu’aux oreilles.

— Je suis très embarrassée. Si j’avais eu le choix, tu aurais été le dernier sur ma liste.

Soulagé de la voir se détendre un peu, Tyr éclata de rire.

— Tu es une très belle femme. Et je ne parle pas seulement de beauté extérieure, tu es belle à
l’intérieur, et tu mérites mieux que cela.

— Mieux que toi ?

— Mille fois mieux que moi. Et mieux que cet émir que tu ne connais même pas. Un jour, tu tomberas
amoureuse ; à ce moment-là, tu souhaiteras être libre de pouvoir épouser l’homme que tu auras
vraiment choisi. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

Une ombre passa sur les traits fins de sa compagne.

— Tu n’es pas marié, dis-moi ?

— Moi ? Non ! Les femmes que je rencontre ne sont pas stupides.

— Pourtant, tu es un bon parti.

— Tu crois ça ?

Lorsqu’elle le regardait ainsi, avec de l’inquiétude sincère dans les yeux, Tyr se sentait complètement
désarmé.
— Pourquoi ne te sens-tu pas libre, Tyr ?

Il ne fallait jamais baisser la garde devant Jazz, se souvint-il. Au bout d’un long silence inconfortable, elle
ajouta :

— Tu ne veux pas m’en parler, n’est-ce pas ?

— Je ne suis plus le jeune homme d’autrefois. J’ai changé. Comme tout le monde.

— Alors je vais devoir refaire connaissance avec toi, répliqua-t-elle en soutenant son regard. Pourtant, je
ne vois rien de différent en toi. Et je n’ai pas peur de ce que tu pourrais me dire. Je crois plutôt que c’est
toi qui as peur.

— Et où cela nous mènerait-il ?

— Si tu refuses complètement de me parler de ton passé, parlons de ton refus de m’épouser, alors.

Tyr se passa nerveusement la main dans les cheveux.

— Je croyais que nous en avions terminé avec ce sujet.

— Tu ne me facilites vraiment pas la tâche.

— Il n’y a rien de facile dans cette situation, Jazz.

Un petit sourire s’ébaucha sur les lèvres de la jeune femme.

— Lorsque tu m’as ramassée dans le sable et soulevée dans tes bras, tu ne te doutais pas que ton geste
risquait de te conduire au mariage, n’est-ce pas ?

— Ça, tu peux le dire !

— A présent, si tu ne m’épouses pas, je resterai pour toujours la princesse tombée en disgrâce. Et mon
peuple ne te le pardonnera jamais, déclara-t-elle en retrouvant son sérieux. Ni Sharif. Il a beau être un
chef d’Etat progressiste, il ne prendra jamais le risque de perdre la confiance des siens. Je regrette, Tyr,
mais il n’y a vraiment aucune alternative ; ni pour toi ni pour moi.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est…
— C’est réaliste, l’interrompit-elle d’une voix triste. L’émir ne voudra plus de moi, à présent. Ni aucun
autre homme de notre monde. Je pourrais m’en aller et m’installer ailleurs, bien sûr, mais je ne serais
alors pas d’une grande utilité à mon peuple.

Pour une fois, Tyr se trouva à court de mots.

— Tu entends ? demanda-t-il soudain.

— J’entends quoi ? fit-elle en fronçant les sourcils.

— Le vent est tombé d’un coup. La tempête est sans doute passée. Les villageois vont venir voir si tu vas
bien. Tu ne voudrais pas qu’ils me trouvent ici, n’est-ce pas ?

— Il est trop tard pour s’inquiéter de ce genre de choses, répliqua-t-elle avec amertume.

Après avoir soulevé le panneau étanche, Tyr sortit du pavillon. Il s’arrêta net en voyant un groupe
s’avancer vers lui. Quand on lui demanda des nouvelles de la princesse, il fit de son mieux pour se
montrer rassurant. Mais, lorsque les villageois échangèrent des regards soulagés, il comprit qu’ils
attribuaient le bien-être de leur princesse au fait qu’il était resté avec elle…

Comment aurait-il pu trahir ces gens simples et bons ? Pas davantage que Jazz, il ne pouvait fuir ses
responsabilités. Il n’avait pas le choix : il allait devoir rester pour régler cette histoire.

Mais une chose était certaine : il ne se marierait pas — et surtout pas avec Jazz ! Il ne prendrait pas le
risque de l’attirer dans sa noirceur. Même s’il pouvait encore éprouver la sensation de ses lèvres lui
effleurant la joue, la douceur de son corps sous ses mains. Jamais il n’oublierait le tremblement qui
l’avait parcourue quand il l’avait effleurée, ni son délicieux parfum, féminin, doux, enivrant.

Il désirait Jazz, mais se retrouver forcé de l’épouser était impensable, inimaginable. Cela n’arriverait pas.
Il y avait forcément un moyen de se sortir de cette situation ridicule. Et il le trouverait.
11.
Après une nuit sans sommeil, Tyr sortit avant l’aube et alla seller son cheval. Il lui fallait s’éloigner du
village pour se concentrer et réfléchir.

Il faisait encore frais lorsqu’il s’avança dans le canyon. L’écho du bruit des sabots de son cheval se
répercutait sur la roche autour de lui. La source souterraine qui alimentait l’oasis jaillissait un peu plus
loin, et il s’arrêtait toujours au bord du cours d’eau pour faire boire son cheval. C’était cette rivière, wadi
— « oued » —, qui avait donné son nom au village.

Une fois arrivé au bas de la berge escarpée, Tyr sauta à terre et s’étira, puis remonta les étriers pour
mettre à l’aise son cheval, qui penchait déjà la tête pour s’abreuver.

Ensuite, il se débarrassa de sa chemise et de son jean pour plonger dans l’eau glacée. Cela lui éclaircirait
peut-être les idées et apaiserait, ne serait-ce que momentanément, l’ardeur de ses sens, songea-t-il en
entamant un crawl puissant.

Quand il aperçut au loin l’orée du village, il fit demi-tour et, quelques minutes plus tard, il sortit de l’eau
et s’ébroua. Il se baissa pour ramasser son jean puis l’enfila, les yeux fermés dans l’espoir d’effacer
l’image de la jeune femme au charme irrésistible et dangereux qui l’obsédait nuit et jour. La sœur de son
meilleur ami. Celle qui aurait été l’épouse idéale, s’il n’avait pas été hanté par une horde de fantômes
qui ne le lâchaient jamais.

Lorsque son étalon hennit, Tyr s’abrita les yeux et vit un cheval arriver au grand galop. Il reconnut
immédiatement la personne qui le montait.

Aucune femme ne montait avec la grâce et l’élégance de Jazz. Ni avec pareille assurance. Sa silhouette
se découpait sur le ciel d’azur encore pâle de l’aube, ses cheveux flottaient au vent comme une bannière
tandis qu’elle se penchait sur l’encolure de sa monture. Il la regarda approcher en ne pouvant
s’empêcher de l’admirer : lorsqu’elle l’aperçut, elle tira aussitôt sur les rênes et changea de direction
pour fondre droit sur lui.

Quelque chose se noua dans sa poitrine. Jazz faisait partie du désert, comme lui. Elle se trouvait dans
son élément à chevaucher ainsi en toute liberté. Mais, s’il la quittait, elle perdrait cette liberté.

Elle s’arrêta devant lui et se redressa sur sa selle en souriant, puis flatta l’encolure de son cheval.

— Je t’ai trouvé !
Après avoir sauté à terre avec sa légèreté coutumière, elle passa les rênes par-dessus la tête du superbe
étalon.

— Je m’en occupe, dit Tyr en voyant que celui-ci frappait déjà du sabot avec impatience.

— Pas la peine.

— Si, insista-t-il. Tout le monde a besoin d’aide un jour ou l’autre, Jazz. Même toi.

Sans plus attendre, il saisit les rênes et emmena boire l’étalon à l’ombre.

Jazz rajusta son voile qui avait glissé sur ses épaules dans sa course folle. Elle avait espéré trouver Tyr au
bord de l’oued. Elle avait pensé à lui toute la nuit. Au passé qu’il gardait sous silence, à tout ce que Sharif
lui avait raconté sur son ami. Ils s’étaient engagés tous les deux dans les forces spéciales ; plus tard, Tyr
était venu aider Sharif dans la lutte qu’il avait dû mener dans son propre pays pour le libérer de la
tyrannie. Après la fin du conflit, Tyr était resté pour contribuer au redressement du pays et pour le
reconstruire. Mais que s’était-il passé entre-temps ?

Fascinée par la musculature de ses épaules et de son dos à la peau hâlée, Jazz le regarda s’occuper des
chevaux. Si elle l’interrogeait, allait-il de nouveau se fermer ? De toute façon, elle pressentait qu’elle
aurait du mal à trouver les mots justes.

— Tu ne quitterais jamais Wadi à cause de ce qui s’est passé entre nous, n’est-ce pas ? hasarda-t-elle. Tu
sais que le village a encore besoin de toi,

— Si je reste, les gens se poseront de plus en plus de questions. Et alors, c’est toi qui devras t’en aller.

— Pourquoi partirais-je alors que le mal est déjà fait ?

Il la rejoignit en quelques enjambées et la prit par les bras.

— Tu veux bien cesser de me contredire, pour une fois ? lança-t-il d’une voix rauque en la regardant
dans les yeux.

Décontenancée, elle ne sut que répondre. La sensation des doigts de Tyr sur sa peau faisait naître un
courant chaud qui palpitait partout en elle.
— Je pense à toi, Jazz. Les villageois commencent à s’habituer à nous voir ensemble. Si nous restons tous
les deux, ils continueront à penser que nous allons nous marier. Et, si cela devait se produire, je t’aurais
anéantie.

— Qu’est-ce que tu crois ? riposta-t-elle en redressant le menton. Je n’apprécie pas plus que toi ce qui
nous arrive.

— Et moi, je n’ai pas renoncé : je cherche encore un moyen de nous sortir de cette impasse.

— Il n’y en a pas. Et si nous faisions nager les chevaux ?

— Si tu veux.

Jazz sourit. Autrefois, ils venaient ici pour faire nager leurs montures. C’était toujours l’occasion de folles
parties de plaisir. Ce serait en outre un excellent moyen d’apaiser la tension ambiguë qui vibrait entre
eux.

Remontant en selle, ils firent entrer les chevaux dans l’eau et les encouragèrent à avancer jusqu’à ce
qu’ils n’aient plus pied, en direction d’un banc de sable où ils pourraient retrouver la terre ferme.

Une fois arrivée là, Jazz leva le visage vers le ciel radieux et sourit en aspirant une grande bouffée d’air
pur.

— Tu sens le désert, Tyr ?

— L’odeur du crottin de chameau ?

— Tu es un barbare ! Ça sent le jasmin d’Arabie et la lavande du désert. Et, si le parfum en est aussi
intense, c’est parce que nos chevaux ont écrasé des fleurs sous leurs sabots.

— Ah…

Jazz sourit en constatant combien Tyr était peu enclin au romantisme. Il mit pied à terre. Elle lui tendit la
main pour qu’il l’aide à descendre de cheval sans glisser sur le sol humide. Mais, ignorant la main
tendue, il referma les mains sur sa taille et la souleva doucement.

Ce contact enivra Jazz. Mais, dès qu’elle eut posé les pieds sur la berge, Tyr la lâcha et s’absorba dans la
contemplation de l’eau qui coulait paisiblement.
— Je vais rentrer, lâcha-t-il soudain.

— Tu… Nous pourrions parler un peu, non ?

Il se retourna vers elle, le visage fermé.

— Que veux-tu savoir, au juste ?

— Tout, murmura-t-elle.

— En tant que princesse de Kareshi, tu jouis de nombreux privilèges, mais ceux-ci ne s’étendent pas
jusqu’à moi.

— Alors je n’ai pas le droit de savoir quoi que ce soit sur l’homme qui était autrefois mon ami ? Et qui
l’est toujours, j’espère…

— Je n’ai rien à te raconter.

Jazz frémit intérieurement. Il ne voulait rien lui confier. Ni rien recevoir d’elle. Fermant les yeux, elle
comprit qu’elle ne pouvait le forcer à rien, mais aussi qu’elle ne renoncerait jamais à en savoir plus sur
lui.

— Allez, Jazz, décide-toi ! Moi, je rentre.

— J’irais bien faire un petit tour du côté des grottes.

— Pourquoi ?

Parce qu’elle espérait, sans pouvoir le lui avouer, que là-bas le contact se rétablirait entre eux. Les parois
des grottes étaient recouvertes de peintures préhistoriques et, un jour, Jazz y était allée de son petit
dessin personnel. Furieux, Sharif lui avait ordonné d’effacer ses « gribouillis ». Tyr l’avait défendue en
arguant que de toute façon le ruissellement des eaux de pluie se chargerait bientôt de régler le
problème. Et, en effet, c’était ce qui s’était produit. Ils avaient passé des heures à explorer ces grottes
fabuleuses. Peut-être qu’en y retournant ils retrouveraient un peu de l’insouciance et de la gaieté
d’autrefois…

— A quoi joues-tu, Jazz ? cria Tyr quand elle se mit en route.


— A rien ! répondit-elle avec un haussement d’épaules. Cela fait partie de notre programme de
rattrapage du temps perdu.

* * *

Tyr suivit Jazz en maugréant, presque malgré lui. Sa silhouette fine et déterminée était mise en valeur
par la longue tunique blanche qui ondulait sur son pantalon d’équitation. Un voile diaphane flottait sur
ses cheveux noirs, comme une caresse.

— Je vais proposer à Sharif d’ouvrir les grottes au public, dit-elle en ralentissant. Il suffirait de construire
un chemin praticable équipé d’une main courante. Ensuite nous n’aurions plus qu’à former des guides.

Nous, nous… S’imaginait-elle encore qu’ils pourraient vivre à Wadi tous les deux ? Depuis la veille, elle
avait pourtant eu le temps de réfléchir, et de se rendre compte qu’un tel mariage était absolument
impossible, non ?

— Fais attention, dit-elle en se retournant. Il y a des risques d’éboulement, par ici.

— Jazz !

La rattrapant d’un bond, il lui prit le bras tandis que des pierres roulaient sous ses pieds. Durant
quelques instants, ils restèrent immobiles, se regardant avec une intensité à peine supportable. Puis, se
rendant compte qu’il la tenait toujours par le bras, Tyr la lâcha.

— Ne t’en fais pas, murmura-t-elle alors en lissant sa tunique. Je connais cet endroit comme ma poche.

— Ici, le sol change tout le temps. Le risque de glissement de terrain est important, comme tu viens toi-
même de le faire remarquer. Tu aurais pu basculer dans le vide.

— Je savais que tu me rattraperais à temps, répliqua-t-elle en lui posant un bref instant la main sur
l’avant-bras.

— Dans ce cas, tu es folle.

Tyr se détourna, de crainte de céder au désir brûlant qui lui commandait de prendre la jeune femme
dans ses bras avant de l’embrasser jusqu’à plus soif.

Mais, lorsque Jazz posa le pied sur une pierre qui se détacha du sol et qu’elle dérapa, il ne résista plus et
l’enlaça…
Les yeux rivés aux siens, elle entrouvrit les lèvres, comme pour les offrir aux siennes. Fasciné, Tyr
repoussa son voile, qui glissa sur ses cheveux, puis la serra contre lui.

— Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-elle, le souffle court.

Pour toute réponse, il pencha la tête et effleura sa bouche de la sienne. Il sentit Jazz fondre sous la
caresse et referma les mains sur sa nuque. Ce ne fut qu’au moment où il la sentit trembler contre lui que
Tyr s’écarta, en se maudissant d’avoir perdu ainsi tout contrôle.

— Maintenant, nous devrions vraiment rentrer, dit-il d’une voix rauque.

— Tu as raison…, souffla-t-elle.

Mais elle se ressaisissait déjà, comme à son habitude.

— Cela t’ennuie si je te prends la main pour descendre ? demanda-t-elle en souriant, comme si rien ne
s’était passé.

— Pas du tout.

Quand ils rejoignirent les chevaux, Tyr avait lui aussi complètement repris ses esprits.

— Tu rentreras au village avant moi, décréta-t-il.

Un frisson d’inquiétude traversa Jazz. Un accent dur avait percé dans la voix de Tyr. Durant le trajet de
retour depuis la grotte, il avait repris ses distances alors que, quelques instants plus tôt, il l’avait
embrassée… Cette capacité à se couper totalement d’elle, à se retrancher en lui-même, surtout en un
laps de temps aussi court, l’effrayait. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait à son sujet ! Mais, ce qui la
terrifiait plus que tout, c’était la possibilité de perdre l’amitié de celui qu’elle adorait depuis l’enfance.

Ils chevauchèrent côte à côte en silence, jusqu’à ce que Tyr oblique vers la gauche, alors qu’elle
continuait tout droit. Il choisissait délibérément le trajet le plus long, de façon à la laisser arriver bien
avant lui à Wadi…

* * *

Tyr était revenu au village depuis moins d’une heure lorsque Jazz entra dans la salle commune, où il
réparait la connexion internet.
— J’ai pensé que tu devais être au courant, dit-elle.

— Si tu commençais par le commencement ?

— J’avais écrit à Sharif pour lui dire que nous allions régler cette histoire, toi et moi. Ce que j’ignorais
toutefois, c’est que le chef du village lui avait déjà envoyé un message pour lui annoncer que tout le
monde était fou de joie à la perspective de nous voir rester au village après notre mariage. Ne te mets
pas en colère, je t’en supplie, Tyr. Il s’agit juste d’un affreux malentendu.

— Tu veux dire : une situation infernale !

Après avoir éteint l’ordinateur, il entraîna Jazz à l’extérieur.

— Quand est censée se tenir cette cérémonie ridicule ?

— Demain.

— Pardon ?

— Je suis désolée. Ici, les fiançailles ne durent pas longtemps…

— Ce n’est pas le moment de plaisanter !

Tyr avait de bonnes raisons d’être furieux, songea Jazz tandis qu’il l’accompagnait jusqu’au pavillon
réservé aux hôtes — à présent, à quoi bon se soucier d’être vus ensemble ? Mais il la laissa à l’entrée
avant de s’éloigner sans un regard en arrière.

* * *

Cette nuit-là, Tyr ne put fermer l’œil. Il n’arrivait pas à le croire : il avait embrassé Jazz ! Qu’est-ce qui lui
avait pris, bon sang ? Quant à ce mariage absurde, inconcevable… Le même mot revenait lui marteler les
tempes, résonnant dans son esprit avec une telle violence qu’il avait l’impression que sa tête allait
exploser en miettes. Un petit mot de trois lettres qui résumait à lui seul ce que Tyr ressentait : Non !

Il ne désirait ni se lier à Jazz par ce mariage de pacotille ni décevoir les habitants de Wadi. Quelle
solution lui restait-il, alors ? Comment aurait-il pu s’en aller et les abandonner, elle et ces gens pour qui
il travaillait depuis si longtemps ? D’autant qu’il avait parlé avec Sharif et obtenu la confirmation que, s’il
quittait le village, Jazz ne pourrait plus jamais marcher la tête haute dans le royaume de Kareshi.
Toutefois, son ami était resté neutre durant cette conversation difficile : « Tu es mon ami et Jazz est ma
sœur. Je vous fais confiance, je sais que vous allez régler ce problème entre vous. »

Même s’ils ne partageaient jamais le même lit, comment pourrait-il dormir avec Jazz à proximité à
moitié nue sous ses draps ? Jazz, ses cheveux d’ébène épars sur l’oreiller, répandus sur ses belles
épaules rondes… « Tu n’aurais jamais dû l’embrasser, se fustigea-t-il pour au moins la centième fois. Tu
aurais dû garder tes distances. » Hélas, il était trop tard pour se lamenter…

Le regard perdu dans l’obscurité, Tyr pensa à l’ironie involontaire contenue dans les paroles de Sharif,
qui lui avait demandé de se montrer doux avec sa sœur ; alors qu’il devait justement faire un effort
surhumain pour ne pas se montrer trop doux avec elle.

Renonçant à dormir, il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas. Qui était-il pour gâcher la vie de
Jazz ? Il avait posé la même question à son ami, pour s’entendre répondre que, s’il épousait sa sœur, ce
pourrait bien être la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. A condition qu’il ose en prendre le
risque.

Or Tyr ne pouvait oublier la souffrance qu’il avait lue dans les yeux de son amie quand il s’était fermé à
elle. Elle avait compris qu’il lui était très facile de se couper du monde et de ses émotions. Et, si jamais il
cédait à l’égoïsme et refermait les bras autour d’elle, il ne la laisserait plus jamais partir.

* * *

En dépit de ses appréhensions, de ses doutes, Jazz ne put s’empêcher d’être émue par les efforts
déployés par les villageois pour faire de son mariage un jour extraordinaire.

Demain, elle allait épouser Tyr…

Chaque fois qu’elle y pensait, l’air se bloquait dans ses poumons. Et le tumulte d’émotions qui se
bousculait en elle était si puissant qu’elle se rendit compte qu’elle ne pensait même plus aux
circonstances qui les avaient conduits, et même forcés, à se marier. Elle ne songeait qu’à cela : elle allait
épouser Tyr. Une seule ombre ternissait sa joie : la nuit de noces.

Et Tyr, qu’en pensait-il ? Que ressentait-il ? Jazz caressa machinalement son voile blanc, coupé dans la
plus fine dentelle de Chantilly. La perspective de passer la nuit avec elle lui répugnait sans doute. En fait,
elle aurait presque préféré cela. Ils trouveraient une sorte d’arrangement. Des lits séparés ? Tyr
accepterait certainement volontiers cette solution. Pourtant, Jazz se voyait forcée de reconnaître qu’en
dépit de ses peurs vis-à-vis du sexe elle éprouvait une folle excitation à l’idée de pénétrer dans cet
univers inconnu.
Reposant le voile pour ne pas l’abîmer, elle se força à inspirer profondément. Il fallait qu’elle se calme ;
sinon, elle serait à bout quand elle rejoindrait Tyr pour la cérémonie. Viendrait-il ? A la pensée qu’il
puisse ne pas se montrer, un frisson glacé la parcourut. Mais elle se rassura en songeant que Sharif et les
sœurs de Tyr, accompagnés de leurs maris, allaient bientôt arriver.

Sans eux, elle n’aurait jamais pu traverser cette épreuve.


12.
Debout dès l’aube, Jazz se mit à arpenter le pavillon de long en large dans un état d’excitation
indescriptible. Elle allait se marier. Avec Tyr ! Elle n’arrivait pas à y croire — et ne savait même pas
vraiment si elle désirait y croire.

Heureusement, Britt lui avait envoyé un SMS pour confirmer qu’elle était en route avec Eva et Leila. Leur
arrivée prochaine la rassérénait un peu : avec les sœurs Skavanga à ses côtés, tout irait bien. Sauf qu’à
un moment elle se retrouverait seule avec Tyr… Mais c’était encore loin, se dit-elle pour se rassurer.

Et Sharif, que dirait-il ? Et si Tyr ne venait pas ? S’il la laissait en plan alors que les villageois avaient
préparé une si belle cérémonie ? Jazz en aurait le cœur brisé. Elle l’aimait. Elle l’avait toujours aimé et,
même si ce mariage était un simple arrangement, elle était aussi heureuse que s’ils s’étaient mariés par
amour. Mais viendrait-il ? Tyr était un aventurier dans l’âme, toujours prêt à prendre la route. Peut-être
avait-il déjà quitté Kareshi. Il avait toujours fait preuve de loyauté vis-à-vis de Sharif, mais il était un
solitaire pur et dur.

Elle entendit les voix des femmes qui bavardaient devant le pavillon avec animation en attendant qu’elle
les invite à entrer pour l’aider à se préparer. Elle pouvait y arriver ! Elle y arriverait ! se persuada-t-elle
en allant les accueillir. Mais Tyr, que lui demanderait-il ? Qu’attendrait-il d’elle ?

L’appréhension qui la traversa fut si vive qu’elle se mit à trembler de la tête aux pieds. Elle ne pourrait
que le décevoir. Elle essaya de l’imaginer posant les mains sur elle, sur son corps, le maître de plaisirs
inconnus…

L’excitation qui l’avait gagnée devait se voir sur ses traits car les femmes se mirent à pouffer en se
cachant le visage dans leurs mains. Aussi Jazz se livra-t-elle avec soulagement aux soins de beauté
qu’elles avaient préparés pour elle, avant qu’elles n’abordent le sujet qui, visiblement, les occupait
toutes.

— Vous savez, ce ne sera pas une vraie nuit de noces, s’entendit bientôt affirmer Jazz.

— Comment ça, pas une vraie nuit de noces ? fit une voix qu’elle reconnut aussitôt.

— Britt !

Bondissant du lit de coussins, Jazz se jeta dans les bras des trois sœurs Skavanga, qui l’embrassèrent
avec chaleur. A présent, elle se sentait mieux. Et encore plus mal. Mieux parce que les trois femmes
devenues ses amies étaient arrivées, et plus mal parce qu’elle détestait l’idée de les décevoir.
— Pourquoi pleures-tu ? demanda Eva en plissant le front. Tu ne vas quand même pas te marier avec les
yeux rouges et gonflés ? C’est un moment joyeux, pas un enterrement !

— Un peu de douceur, Eva, intervint Leila en lui souriant. Nous sommes ici pour soutenir la mariée, pas
pour la bousculer.

Elle lui passa un bras autour des épaules.

— C’est normal que tu te sentes hyperémotive. Toutes les femmes réagissent comme toi le jour de leur
mariage. En tout cas, nous sommes ravies que tu nous débarrasses de notre frère ! ajouta la cadette des
trois sœurs avec malice. Alors ne t’en fais pas : nous sommes là pour t’aider !

Jazz hocha la tête, la gorge nouée. Britt la regardait d’un air inquiet, comme si elle avait deviné que
quelque chose n’allait pas — rien n’échappait à sa belle-sœur. Cependant, cette dernière garda le
silence et Jazz n’insista pas.

* * *

Le soleil brillait déjà haut dans un ciel sans nuages quand les préparatifs s’achevèrent. Pourquoi le temps
passait-il aussi vite lorsqu’on souhaitait le retenir ? Jazz désirait ce qui allait se passer mais ne le désirait
pas. Tout se brouillait dans son cerveau. Et, surtout, elle se sentait bien trop tendue et nerveuse pour
savourer le présent.

Elle brûlait de se confier aux sœurs de Tyr, de leur demander conseil, sans pouvoir s’y résoudre
toutefois. D’autant qu’elle ignorait s’il n’avait pas déjà disparu. Dans ce cas, comment réagiraient ses
sœurs, qui venaient à peine de le retrouver après tant d’années d’absence ? Elles ne lui pardonneraient
jamais. Et elle-même ne se le pardonnerait jamais…

— C’est la nuit de noces qui te fait peur ?

— Eva, pourquoi es-tu toujours aussi brusque ? demanda Leila d’un ton de reproche.

— Parce qu’il le faut, persista sa sœur. Et ce n’est qu’une simple question. Si j’ai bien compris, Jazz, tu es
encore vierge, c’est ça ?

— Quelle question ! s’indigna Leila. Jazz, tu n’as pas à lui répondre.

Elle se força à sourire.


— Ne t’inquiète pas, Leila, je ne vais pas répondre.

Elle parvint même à rire. Mais Eva avait raison : elle était morte de peur. Elle n’avait aucune expérience
en matière de sexualité, et le peu qu’elle avait entendu çà et là n’avait pas contribué à la rassurer. D’où
son dilemme : si Tyr venait, elle serait terrifiée à la perspective de leur nuit de noces. S’il était parti, la
catastrophe serait totale et ses sœurs vivraient sa disparition comme une tragédie, dont elle-même
serait responsable.

— Elle est vierge ou elle ne l’est pas, insista Eva en se servant une énorme part de halva. Et, si elle l’est,
je suis prête à lui donner quelques tuyaux utiles.

— Merci pour cette proposition très généreuse, petite sœur, dit alors Britt avec calme. Mais je ne crois
vraiment pas que le moment soit bien choisi pour faire de l’humour.

Eva se tourna vers Jazz, l’air complètement désolée.

— Excuse-moi, j’ai parlé sans réfléchir, fit-elle avec sincérité. Je ne voulais pas te brusquer.

En réalité, elle aurait bien aimé profiter des tuyaux d’Eva, mais elle se contenta de la prendre dans ses
bras en riant.

— Je vais avec Eva voir si la dame qui s’occupe du henné est disponible.

Jazz loua in petto le tact de Leila, qui avait sans doute deviné que Britt souhaitait rester seule avec elle.
Dès que ses sœurs eurent quitté le pavillon, sa belle-sœur lui demanda :

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu veux m’en parler ?

Elle poussa un long soupir tremblant. C’était si tentant de tout avouer à Britt — elle avait souvent désiré
avoir une sœur à qui se confier. Mais celle-ci avait déjà tellement de soucis : non seulement elle dirigeait
la compagnie minière familiale de Skavanga, mais elle était l’épouse d’un chef d’Etat.

— Ce n’est rien, dit-elle avec un sourire forcé. Je suis un peu nerveuse, c’est tout.

— Je comprends, c’est tout à fait normal, acquiesça son amie en souriant. Tu sais, j’ai senti quelque
chose vibrer entre Tyr et toi lors de cette soirée à Skavanga. Alors je ne suis pas vraiment surprise. Mais
j’avoue que je n’avais pas pensé que vous alliez vous marier… Enfin, pas aussi vite, en tout cas !

— Moi non plus.


— Je frémis à la pensée que tu aurais pu avoir un accident plus grave, mais si cette chute de cheval vous
a rapprochés, toi et Tyr, cela vous aura fait gagner du temps.

Britt éclata de rire, puis reprit son sérieux.

— Si quelqu’un peut empêcher mon frère de partir aux quatre coins de la planète, c’est toi, Jazz. Alors,
merci. Je suis sincère. Et, si cela peut t’aider, sache que je pense que vous êtes faits l’un pour l’autre.

— C’est vrai ?

— Oui. Le destin vous a réunis, et c’est tant mieux.

Cette interprétation romantique était si rassurante…

— Où est Tyr ? demanda-t-elle en refoulant une attaque d’anxiété. Tu l’as vu ?

— Ne prends pas cet air inquiet, répondit Britt avec un chaud sourire. Il est parti se balader à cheval
avec Sharif. A te voir, on croirait que tu crains qu’il n’abandonne sa fiancée le jour de son mariage !

Si cela avait été le cas, Jazz n’aurait pu l’en blâmer… Elle se força à rire.

— Il était de bonne humeur ?

— A ton avis ? répliqua Britt avec un haussement de sourcil comique.

Si les deux amis étaient partis à cheval ensemble, c’était sans doute pour discuter ; et trouver un moyen
de sortir Tyr de ce pétrin…

— Jazz ?

— Je suis vraiment trop nerveuse, s’excusa-t-elle. Il faut que je me calme.

Britt la regarda d’un air songeur.

— Oui, en effet, dit simplement sa belle-sœur.

Elles sortirent alors du pavillon. La fin d’après-midi n’aurait pu être plus belle. Le ciel se teintait de
nuances mauves et orangées sous lesquelles se dessinait en filigrane un fin croissant de lune. Levant son
visage vers le ciel, Jazz ferma les yeux. Elle allait épouser Tyr Skavanga. Elle allait réaliser son rêve le plus
cher ! Malheureusement, ce rêve risquait fort de virer au cauchemar.

* * *

Lorsque le petit groupe que Jazz constituait avec les sœurs Skavanga quitta le pavillon, une foule joyeuse
les attendait. Elle marchait en tête et les villageois jetaient sur son chemin des pétales de fleurs. Celles-ci
avaient été acheminées jusqu’à Kareshi par avion. Grâce aux efforts conjugués des trois sœurs et des
femmes du village, Jazz allait vivre le mariage de conte de fées dont elle avait toujours rêvé ; et dont les
habitants de Wadi se souviendraient pendant longtemps.

Soulevant légèrement le bas de sa robe en mousseline de soie, le cœur battant la chamade, les mains
tremblantes, elle s’avança sur le chemin sablonneux, suivie de Britt, Eva et Leila — qui faisaient office de
demoiselles d’honneur. Quand l’aînée des trois lui tendit un bouquet de roses arctiques, elle la
remercia, sans réussir à sourire. Jamais elle n’avait autant apprécié de porter le voile, qui lui permettait
de dissimuler le chaos qui rugissait en elle. Fixé sur ses cheveux par un diadème formé de perles
blanches et d’un ravissant assemblage des célèbres diamants blancs aux reflets bleutés extraits de la
mine de Skavanga, elle songeait à l’homme qu’elle allait rejoindre et qu’elle aimait depuis toujours.

— Je n’ai jamais vu une aussi belle mariée, dit Leila derrière elle.

— Pourquoi trembles-tu, Jazz ? ajouta Eva, se portant à sa hauteur. Tu n’es pas malade, dis-moi ?

Malade d’amour ? Malade du cœur ?

— Je n’ai pas l’habitude d’être le point de mire…

— Il va falloir t’y habituer, répliqua sa future belle-sœur avec humour. Et puis tu es une princesse, non ?

— Toutes les femmes sont des princesses le jour de leur mariage, renchérit Leila.

— Au fait, si tu veux te débarrasser de ton diadème quand la cérémonie sera terminée, je suis preneuse!

— Pour l’amour du ciel, Eva, cesse d’embêter Jazz ! protesta la plus jeune du trio. Tu vois bien que ce
n’est pas le moment !

Soudain, la foule s’écarta et Jazz découvrit le chameau, orné avec soin pour l’occasion, sur lequel elle
devrait se hisser. Britt et ses sœurs l’aidèrent à s’installer sur la selle bordée de pompons colorés.
L’animal était paré d’étoffes tissées à la main et richement brodées de fil d’argent, agrémentées de
grelots qui tintinnabulaient allègrement tandis qu’il progressait avec majesté vers le lieu de la
cérémonie.

Un soupir collectif monta de la population rassemblée de chaque côté, puis Jazz eut l’impression que
tous retenaient leur souffle au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’arche décorée de fleurs.
Perchés dans les palmiers pour mieux la voir, certains villageois la saluaient de grands gestes, auxquels
Jazz répondait par un signe de la main en souriant.

Si Tyr n’était pas là, se répéta-t-elle, quelqu’un aurait forcément arrêté la procession, non ?…

Lorsqu’elle l’aperçut enfin, un immense soulagement la submergea, bientôt remplacé par une excitation
sans nom.

Vêtu d’une longue tunique blanche mettant en valeur son corps athlétique, son promis était le seul à ne
pas la regarder. Il ne tourna même pas les yeux vers elle quand le jeune garçon qui conduisait le
chameau le fit s’agenouiller, avant d’aider Jazz à en descendre.

Mais, quand soudain Tyr se tourna enfin vers elle, Jazz eut l’impression que son cœur cessait de battre. Il
y avait un tel éclat dans ses yeux gris qu’elle aurait presque pu penser qu’il désirait vraiment l’épouser.

Une clameur s’éleva de la foule au moment où Sharif quitta Tyr pour la rejoindre, afin de l’accompagner
jusqu’à l’arche fleurie.

— Tu es très belle, Jasmina, dit-il quand elle s’inclina devant lui avec le respect dû à son souverain.

Jazz se redressa et soutint son regard affectueux. Tout irait bien, elle devait y croire. Même si elle ne
pouvait s’empêcher de se demander de quoi les deux amis avaient bien pu parler durant leur
promenade dans le désert.

A cet instant, elle croisa le regard bienveillant de Britt, puis son frère lui prit la main pour la placer dans
celle de Tyr.

Par ce geste symbolique, il la confiait à son meilleur ami, songea Jazz en sentant les larmes lui monter
aux yeux.
13.
Alors qu’elle se tenait à côté de Tyr sous l’arche de mariage, Jazz se rendit compte que le tumulte qui
s’agitait en elle avait cédé la place à un calme profond. Tyr était si fort, si réel, qu’elle en était apaisée.
Rassurée. Son engagement vis-à-vis de Kareshi était total et sincère, comme le sien. Et, même s’il n’avait
pas souhaité ce mariage, elle avait été stupide de craindre qu’il ne prenne la fuite. Pas plus qu’elle, Tyr
ne tournerait le dos à son devoir ; quoi qu’il leur en coûte.

Mais pour elle il ne s’agissait pas seulement de devoir. Elle aimait Tyr. Elle l’avait toujours aimé et
l’aimerait toujours. Lorsque l’officiant lui demanda si elle acceptait de le prendre pour époux, elle
répondit « oui » sans hésiter. Tyr accepta à son tour d’une voix ferme et profonde, posée. Mais il ne
fallait surtout pas qu’elle se fasse des illusions. Pour lui, il s’agissait uniquement d’une obligation. Il
devait être persuadé — comme elle — d’avoir pris la décision juste.

Une fois la cérémonie terminée, son mari l’entraîna doucement, les doigts enlacés aux siens.

* * *

— Veux-tu un autre fruit, ou du café ? demanda Tyr en se tournant vers elle.

Il n’y avait aucune chaleur dans sa voix. Son époux s’adressait à elle du même ton neutre que celui dont
il avait usé depuis le début de la cérémonie. Elle aurait pu aussi bien épouser un étranger, songea Jazz.

Installé à côté d’elle sur des coussins de soie disposés sur un tapis magnifique, Tyr ne lui adressa ensuite
plus la parole. Au-dessus d’eux, le ciel nocturne ressemblait à un dais de velours violet, parsemé de
myriades d’étoiles dorées disséminées autour du croissant de lune. Une douce brise faisait onduler son
voile. Tous les éléments étaient réunis pour conférer à ces instants magiques un parfum de romantisme
inouï. Sauf que manquait un élément essentiel : l’amour réciproque des deux époux. Une tristesse
immense vrilla le cœur de Jazz.

Elle avait assisté à des mariages résonnant de gaieté et de rires, au cours desquels les jeunes mariés
échangeaient des regards intimes chargés de tendresse et de complicité. Entre eux, elle sentait une
passion contenue, impatiente d’éclore dans la chambre. Avait-elle nourri des espoirs exagérés et
absurdes ? se demanda-t-elle en lançant un regard subreptice du côté de son mari. Aurait-elle dû plutôt
épouser l’émir du pays voisin ?

Non. En se mariant avec ce dernier, elle aurait déserté son pays et abandonné son peuple. Même si elle
les aurait aidés en renforçant les liens entre les deux nations et en sécurisant leur frontière commune.
Par ailleurs, Tyr était un prince, puisqu’il inspirait le peuple. Il accomplissait un travail phénoménal pour
et avec les habitants. Il se dévouait pour eux, corps et âme. Et il était l’homme de sa vie. Alors, même si
ce mariage n’était pas le mariage d’amour dont elle avait rêvé, ils feraient de grandes choses ensemble,
elle en était persuadée.

Quant à ce qui l’attendait lorsqu’elle se retrouverait seule avec lui… La bouche soudain sèche, Jazz
souleva son verre d’eau fraîche.

— Tu as dit quelque chose ? demanda Tyr.

Frémissant violemment, elle se rendit compte qu’elle avait dû exprimer son appréhension à voix haute.

— Non, affirma-t-elle avec un faible sourire.

Après avoir reposé son verre, elle se mit à jouer fébrilement avec l’anneau de platine que Tyr lui avait
glissé au doigt. Celui-ci allait être tellement déçu… Alors qu’il était l’incarnation de la virilité, elle-même
ignorait tout de l’amour physique. En outre, elle avait entendu dire que la première fois pouvait être
très douloureuse…

— Elle te plaît ?

— Pardon ?

— Ton alliance, expliqua Tyr. Elle te plaît ?

— Oui, énormément.

En effet, elle en adorait la sobriété toute scandinave.

— Comment l’as-tu trouvée aussi rapidement ? reprit-elle.

— C’est Britt qui l’a apportée.

Evidemment… Et sa sœur avait choisi exactement la bague susceptible de lui plaire, songea-t-elle avec
émotion. Si sa belle-sœur avait su que ce mariage n’était qu’une comédie…

— Tu trembles… Tu as froid ?

Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, Tyr lui passa une fine couverture de cashmere autour des
épaules.
— Et tu dois être fatiguée, en plus, ajouta-t-il quand elle étouffa un bâillement.

— Non.

Quand ils se levèrent enfin pour partir, Jazz eut l’impression de marcher vers son exécution. La
procession lui parut interminable : tous les villageois les accompagnaient jusqu’au pavillon nuptial
installé spécialement pour eux un peu à l’écart du village.

Quand ils pénétrèrent à l’intérieur, Jazz retint son souffle devant la magnificence avec laquelle les
villageois l’avaient décoré. Tout avait été organisé de façon à offrir le plus grand confort aux jeunes
mariés, notamment un large assortiment de fruits frais et de boissons disposé sur de grands plateaux de
cuivre, ainsi que des carafes d’eau fraîche.

Il y avait également, au centre de l’espace, un immense lit fait de somptueux coussins de soie déclinant
de subtiles nuances d’ocres et de beiges.

Avant de les quitter, tous leur souhaitèrent une bonne nuit, l’un après l’autre. Quand vint le tour de
Sharif, Jazz remarqua que celui-ci paraissait un peu embarrassé, alors que Britt la serra longtemps dans
ses bras.

— Tout ira bien, lui chuchota-t-elle à l’oreille. Je sais que Tyr prendra bien soin de toi.

C’était justement ce qu’elle craignait… Se forçant à sourire, elle répondit à sa belle-sœur :

— Mais oui, ne t’en fais pas pour moi.

Lorsque tout le monde fut parti, ils restèrent tous deux immobiles à se regarder en chiens de faïence.
Jazz rassembla alors tout son courage.

— Tu vas en premier à la salle de bains ?

— Pourquoi n’irais-tu pas d’abord ? Veux-tu que je t’aide à ôter ta robe ?

— Non, merci.

Ils étaient si raides, tous les deux ! Comme deux étrangers forcés de partager une même chambre pour
la nuit.

— Vas-y, je t’en prie, insista Jazz. Cela ne me dérange pas d’attendre.


Au contraire, elle préférait repousser le plus possible le moment d’émerger de derrière la tenture
richement brodée.

Un soulagement immense l’envahit quand Tyr se décida à aller faire ses ablutions et disparut dans
l’espace dédié à la toilette. Jazz se mit à faire nerveusement les cent pas. Tout était tellement différent
de ce dont elle avait pu rêver pour sa nuit de noces !

Quand Tyr réapparut, avec pour tout vêtement une petite serviette blanche lui ceignant les reins, elle
frémit au plus profond de son être. Son mari venait d’un pays où les gens prenaient des saunas avant de
se rouler dans la neige complètement nus… Là-bas, ce genre de pratique n’avait rien à voir avec un rite
sexuel, cela se faisait en famille, entre amis.

Réussissant à sourire, Jazz s’avança vers lui tandis qu’il lui tenait la tenture ouverte, puis se réfugia dans
le compartiment réservé à la toilette, érigé autour d’une source d’eau claire. Cela allait durer très
longtemps, constata-t-elle bientôt. Car, étant donné qu’elle avait stupidement refusé l’aide de Tyr, il lui
faudrait un temps fou pour se déshabiller…

Après avoir tiré, poussé, dégrafé les différentes étoffes et parures, elle plongea dans la rivière en
savourant le contraste entre l’air tiède et l’eau glacée qui la fit frissonner.

— Ça va ? demanda soudain Tyr depuis l’autre côté de la tenture.

— Oui ! cria-t-elle en sortant rapidement de l’eau.

De toute façon, il était temps car elle commençait à geler. S’emparant d’une immense serviette, Jazz
s’en enroula de la tête aux pieds en contemplant les divers pots et flacons apportés par les femmes du
village. Les onguents étaient censés non seulement hydrater la peau, mais décupler les sensations, lui
avaient-elles expliqué. Il lui en aurait sans doute fallu bien davantage, songea-t-elle avec un sourire
désabusé. Et un homme disposé à l’en enduire…

Prenant tout son temps, elle choisit une chemise de nuit avec soin. Mais les femmes n’avaient laissé que
des tenues faites de soie diaphane, voire transparente… Comment pourrait-elle rejoindre son époux
ainsi vêtue ?

Et si elle osait lui offrir une vision tentatrice ? Après tout, c’était leur nuit de noces… Et si elle laissait Tyr
lui faire l’amour, l’initier à des plaisirs dont elle ne soupçonnait même pas l’existence ?

Des frissons divins traversèrent Jazz tandis qu’une chaleur délicieuse se répandait dans les endroits les
plus secrets de son corps. Après tout, pourquoi pas ? D’autant que Tyr devait être le plus merveilleux
des amants ! Elle s’arrêta devant la tenture la séparant de lui, prit une inspiration profonde, puis souleva
le lourd panneau d’une main tremblante.

Mais ce qu’elle découvrit ne correspondait en rien à ce qu’elle avait imaginé : Tyr s’était confectionné
une couche en installant des coussins le plus loin possible du grand lit. Etendu sur le dos, il avait les yeux
fermés…

* * *

Les paupières mi-closes, Tyr regarda Jazz brosser ses longs cheveux. Comme elle se trouvait devant la
lumière, et bien qu’elle ait passé un fin peignoir sur sa chemise de nuit, il distinguait clairement les
contours de son corps nu à travers le tissu.

Elle était de loin la plus belle femme qu’il ait jamais vue. En gestes lents et gracieux, elle continuait de
brosser ses cheveux humides, complètement inconsciente du pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Il suffisait
de la regarder pour la désirer, et sa libido rugissait. Il était même si excité, il désirait cette femme avec
une telle intensité, que son érection le lancinait.

Jazz Skavanga… Sa femme… Il ne put s’empêcher de sourire en songeant à la tournure qu’avaient prise
les événements, sans qu’il ait vraiment le temps de prendre conscience de ce qui lui arrivait.

Un parfum subtil se dégageait de sa mince silhouette, fleuri et frais, et le peignoir qu’elle portait,
couleur corail, mettait en valeur ses cheveux de jais qu’à présent elle nattait avec soin. « Non.
N’emprisonne pas tes beaux cheveux », supplia-t-il en silence.

Bon sang, s’il ne se calmait pas, il allait devoir retourner plonger dans la rivière glacée !
Feignant de dormir, Tyr roula sur le côté tandis que Jazz se retournait lentement. Si elle avait un peu de
bon sens, elle irait se coucher dans le grand lit sans s’approcher de lui…

Il l’avait quasiment ignorée durant les festivités afin de résister au désir qui le ravageait. Lorsqu’elle était
tombée de cheval, quelques jours auparavant, son cœur s’était arrêté de battre. Ensuite, quand il avait
palpé son corps pour vérifier qu’elle n’était pas blessée, il avait cru mourir. A présent, il devenait fou.
Hélas, même s’il avait le droit de séduire celle qui était maintenant son épouse, il la respectait trop pour
la leurrer. Car toute promesse aurait été vaine : il ne pourrait jamais lui offrir ce qu’il était incapable
d’éprouver.

Quand il comprit que Jazz se dirigeait vers le grand lit, il réprima un soupir de soulagement. Mais lui,
comment allait-il endurer ce supplice, supporter de rester à quelques mètres d’elle alors que le désir le
consumait avec une violence à peine supportable ?
Il ne tiendrait jamais toute la nuit…
14.
Jazz contempla le dos musclé, les hanches moulées dans le caleçon noir. Envoûtée, elle imagina Tyr se
penchant au-dessus d’elle, magnifique, vibrant… Pourtant, s’il bougeait d’un centimètre, elle courrait
sans doute se réfugier à l’autre bout du pavillon !

Ne restait-il rien de leur belle amitié ? Tyr ne souhaitait-il jamais qu’on lui adresse un mot gentil, un
regard chaleureux ? Elle comprenait maintenant pourquoi il était devenu dur et farouchement
indépendant, mais elle voulait lui montrer qu’il comptait pour elle. Et lui rappeler qu’il s’agissait de leur
nuit de noces. Même si cette réalité la terrifiait, elle lui insufflait en même temps un regain de courage :
il fallait qu’elle ose, sinon elle serait vouée à mener une existence désolée, la tête pleine de Tyr
Skavanga…

Jazz contempla Tyr immobile et silencieux, étendu sur sa couche de coussins à quelques mètres du
grand lit. Enfin, elle osa s’avancer vers lui.

— Jazz ? murmura-t-il sans soulever les paupières. Qu’est-ce que tu fais ? Bon sang !

Après s’être allongée à côté de lui, elle remonta jusqu’au menton la couverture prise au passage.

— J’avais froid, alors je rejoins mon mari pour passer ma nuit de noces avec lui. Nous pouvons au moins
partager notre chaleur, non ?

— Non, affirma-t-il en s’écartant d’elle le plus possible.

* * *

Tyr se força à ne pas se retourner vers sa visiteuse, à ne pas dénuder son corps superbe, à ne pas
dévorer des yeux ses épaules rondes et gracieuses avant de les goûter avec ses lèvres, sa langue…

Le désir de faire l’amour avec Jazz le submergeait, anéantissant toute résolution, toute logique, toute
prudence…

— Tu serais mieux dans le grand lit, dit-il d’une voix étouffée.

Il se ferma à la vision qui le hantait et devant laquelle son cœur s’ouvrait, palpitait…
— Ce serait peut-être plus confortable, en effet, répliqua-t-elle d’une voix qu’il ne lui avait encore jamais
entendue. Mais je n’aurais pas aussi chaud.

— Jazz, s’il te plaît, sois raisonnable.

— Je ne veux pas être raisonnable, affirma-t-elle de la même voix rauque et sensuelle. Qu’est-ce qui
t’inquiète ? Tu crois que je vais profiter de toi ? Craindrais-tu que je ne te persuade de faire quelque
chose contre ton gré ?

— Ne sois pas ridicule !

— Que dois-je penser, alors ? Que je te dégoûte ? Que tu ne peux pas supporter ma vue ?

— Pour l’amour du ciel, Jazz ! s’exclama Tyr en se redressant sur son séant. Reprends tes esprits, je t’en
supplie ! Tu trouves que la situation n’est pas déjà assez compliquée ?

— Nous sommes mariés. L’aurais-tu oublié ?

S’il se laissait aller à la toucher, à lui faire l’amour, le lien qui les unissait se renforcerait encore, alors
qu’il valait mieux pour tous les deux qu’ils gardent leurs distances.

— Je n’ai rien oublié. Bon, tu veux bien retourner dans ton lit, s’il te plaît ?

Comme elle ne bougeait toujours pas, il se rallongea et lui tourna le dos.

— Nous ne sommes plus des enfants, reprit-il. Et il ne s’agit pas d’un jeu.

— Ah, tu l’avais remarqué ? riposta-t-elle d’un ton moqueur. Je ne considère pas du tout ce qui se passe
comme un jeu. C’est ma nuit de noces, mais apparemment mon mari préfère dormir…

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? dit-il en serrant les poings.

— Ce que toute jeune mariée attend de son époux : de la loyauté, de la confiance et de l’intimité.

Elle n’avait pas dit « de la passion ». Même avec son optimisme à tous crins, Jazz gardait visiblement un
peu de raison…

— Et de l’amitié, ajouta-t-elle soudain.


Quand sa voix se brisa, Tyr ne put résister et tourna la tête vers elle. Jazz pleurait, mais s’essuyait déjà
les joues d’un geste vif en redressant le menton.

— Je veux que tu me fasses l’amour. Que tu m’apprennes tout ce que tu connais. Que tu me montres ce
que je dois faire et comment te procurer du plaisir.

Sidéré, il resta sans voix.

— Tyr, je…

— J’ai entendu ce que tu as dit, coupa-t-il brusquement.

— Et alors ?

Elle avait tout risqué : sa fierté, son amour-propre. Pour lui, qui était devenu un véritable monstre. Et
elle l’aimait, Tyr le voyait à l’éclat brûlant qui vibrait dans ses beaux yeux noirs, à la chaleur qui émanait
de tout son être, de son corps aux courbes si douces, si féminines…

* * *

S’il la repoussait, elle n’aurait plus jamais confiance en aucun homme. Jazz avait pensé être
suffisamment forte, avait cru pouvoir supporter la réaction de Tyr, quelle qu’elle soit. Mais, en fait, elle
l’aimait trop pour ne pas souffrir de son rejet.

— Pardonne-moi, dit-elle. Je n’aurais jamais dû t’entraîner dans cette situation. Et tu as raison, nous
ferions mieux de dormir. Je ne peux pas te forcer à me désirer, je m’en rends bien compte.

Il se redressa sur sa couche improvisée.

— Tu le regretterais, crois-moi.

— Je n’ai pas peur de toi. Et comment peux-tu penser que je le regretterais ?

— Tu ne sais pas de quoi tu parles.

— Tu te trompes, répliqua-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Nous ne pouvons pas continuer
ainsi. Qu’est-ce que tu as ? Cela ne te ressemble pas de te défiler.

— Je ne me défile pas. J’essaie de te protéger, tu ne peux pas le comprendre ?


— En me donnant l’impression d’être la femme la moins désirable de la terre ? Drôle de façon…

— J’essaie de te protéger de moi.

— Pourquoi ? Serais-tu une bête de sexe ?

— Jazz…

— Tu es sans doute insatiable au lit, insista-t-elle en haussant une épaule. Je ne doute pas que tu…

— Jazz, l’interrompit-il d’une voix ulcérée. Va te coucher dans le grand lit et dors !

— Je ne bougerai pas tant que tu ne m’auras pas expliqué de quoi tu veux me protéger. Et je te préviens,
je ne me contenterai pas de vagues explications.

Une plainte rauque jaillit des lèvres de Tyr tandis qu’il se rapprochait d’elle. Son visage se retrouva tout
près du sien.

— O.K., dit Jazz à la hâte. Je n’aurais pas dû te provoquer.

— Et moi, je ne devrais pas réagir de façon aussi excessive, ma douce, murmura-t-il.

Son souffle tiède lui caressa la peau tandis qu’il lui prenait les bras.

— Quant à me provoquer, poursuivit-il avec une lueur malicieuse au fond des yeux, tu as toujours été
douée pour ça, non ?

— Oui, et je n’ai pas l’intention de changer, murmura-t-elle.

— Tu sais que je ne te ferai jamais de mal, n’est-ce pas ?

— Je n’en ai jamais douté. Mais je t’ai demandé quelque chose, et j’attends toujours ta réponse.

Il se passa la main dans les cheveux en laissant échapper un petit rire qui résonna étrangement dans la
pénombre. Puis il s’allongea sur le dos et croisa les bras sous sa tête.

— Tu peux répéter, s’il te plaît ?


— Je veux que tu me fasses l’amour. C’est notre nuit de noces et je suis vierge. Alors je te demande à
toi, mon mari, de m’apprendre tout ce que tu sais.

— En une seule nuit ? demanda-t-il en haussant un sourcil.

— Nous pouvons toujours commencer…


15.
Fermant les yeux, Jazz tendit la main et effleura le torse de Tyr. Il était si ferme, si chaud, si vivant…
Jamais encore elle n’avait touché un homme de cette façon. Et cette sensation équivalait à une véritable
révélation.

Ses doigts frémirent, un frisson brûlant la parcourut tout entière tandis qu’un petit soupir tremblant lui
échappait, puis elle pencha la tête pour poser les lèvres sur sa peau. La senteur unique de Tyr l’enivra,
s’enroula dans ses sens comme un philtre magique.

Cependant, Jazz redoutait de commettre une maladresse ou de faire un geste susceptible de lui
déplaire. Alors qu’elle ne désirait qu’une chose : lui procurer du plaisir. Confusément, elle songea à ce
qu’elle avait entendu raconter sur les étreintes amoureuses. Rien ne l’avait préparée à la découverte
d’une virilité aussi intense, aussi impressionnante que celle de Tyr.

D’instinct, elle comprit que, ce dont il avait le plus besoin pour l’instant, c’était de tendresse charnelle
plutôt que de sexe à proprement parler. Il restait prisonnier de ses émotions, et elle pouvait peut-être
l’aider à s’en libérer.

Doucement, Jazz appuya la joue sur son torse en l’enlaçant. Aussitôt, il se raidit, puis des tremblements
traversèrent tout son corps viril tandis qu’il s’accrochait à elle comme si un barrage avait cédé en lui.
Jazz le serra dans ses bras en chuchotant :

— Ne parle pas si tu n’en as pas envie. Je veux seulement que tu saches que je serai toujours là pour toi.

— Merci, murmura-t-il.

Avec une délicatesse extrême, il lui prit les mains et les écarta avant de faire glisser le peignoir sur ses
épaules. Puis il remonta la couverture sur elle.

— Tu as raison, les nuits sont très fraîches, dans le désert, approuva Jazz.

Ils éclatèrent de rire en même temps en regardant les braseros. Les villageois les avaient allumés dès
que le soleil avait baissé, afin de maintenir une température agréable à l’intérieur du pavillon nuptial.

— Je sais que ton existence a été protégée, murmura Tyr en lui caressant les cheveux.

— Qu’est-ce que tu racontes ?


— Si tu veux bien, je préfère te répondre avec des gestes plutôt qu’avec des paroles.

La douceur dans le regard de Tyr apaisa tout reste de crainte en elle. Et puis ils étaient mari et femme,
aussi rien n’était-il interdit.

— Tu n’en as pas besoin, finalement, chuchota-t-il en repoussant la couverture. Je ne voudrais pas non
plus que tu aies trop chaud. Et puis n’as-tu pas dit tout à l’heure que tu désirais partager ma chaleur ?

Jazz repensa à l’audace dont elle avait fait preuve à ce moment-là : était-ce bien elle qui avait prononcé
ces paroles ?

— Tu sais, je… Je ne suis pas très douée pour… pour ce genre de chose, Tyr. Je veux dire que…

— Je sais, Jazz. Tu es vierge.

— Je ne peux pas vraiment feindre d’avoir couché avec tous les célibataires de Kareshi, plaisanta-t-elle.

Un sourire arrondit la belle bouche de Tyr.

— Ce que j’ignore de toi, je le lis dans tes yeux, princesse. Et je ne veux pas que tu aies peur de moi.
Jamais.

— Je n’ai pas peur de toi. Je te l’ai déjà…

Elle s’interrompit et retint son souffle, car Tyr l’avait prise par la taille et la regardait en continuant de
sourire.

— Vraiment ? murmura-t-il tout contre sa bouche.

Du bout des doigts, il lui caressait maintenant les reins avec délicatesse, comme s’il craignait qu’elle ne
se dérobe.

— Je ne mords pas, tu sais. Enfin, pas encore…

Jazz se mit à rire. Elle s’aperçut avec gratitude qu’il faisait tout pour la mettre à l’aise. Elle ferma les yeux
et, quand Tyr l’embrassa, elle s’enflamma de la tête aux pieds. Lorsqu’il s’écarta d’elle pour lui faire
passer sa chemise de nuit par-dessus la tête, elle rouvrit brusquement les yeux.

— Qu’est-ce que tu fais ?


— Je découvre ton corps, ma beauté du désert.

Terriblement exposée, et terriblement excitée, Jazz s’empara de la couverture pour la remonter, mais
Tyr lui prit le poignet pour l’en empêcher.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Toi. Je te regarde, Jasmina.

Incapable de soutenir son regard incandescent et le sourire sensuel qui lui ourlait la bouche, elle
détourna la tête et ferma de nouveau les paupières. Personne ne l’avait vue nue depuis sa petite
enfance. Comment la trouvait-il ? Il devait la comparer à toutes les autres femmes qu’il avait connues…

— Regarde-moi, ordonna-t-il. Ouvre les yeux et regarde-moi.

Quand elle obéit, il lui prit le visage entre les mains et l’embrassa, avec une telle douceur que son cœur
se gonfla d’amour pour lui.

— C’est mieux, murmura-t-il en détachant légèrement sa bouche. Et tu peux avoir confiance en moi : je
m’arrêterai dès que tu me le demanderas.

Jazz lui adressa un sourire tremblant.

— Tu peux me demander de m’arrêter quand tu voudras, insista-t-il. Et, si je fais quelque chose qui te
déplaît, dis-le-moi.

Etait-il possible qu’il fasse quelque chose qu’elle n’aime pas ? Non. Cependant, elle ne pouvait
s’empêcher de repenser à ce qu’elle avait entendu raconter sur la façon brutale dont se comportaient
certains hommes, aux douleurs déchirantes ressenties par des jeunes femmes lors de leur première
étreinte sexuelle…

Elle se força à refouler ses peurs. Elle devait faire confiance à Tyr. Elle lui avait toujours fait confiance. En
outre, il tissait autour d’elle une sorte de cocon, de brume érotique dans laquelle elle fondait. Jamais
elle n’aurait soupçonné être aussi sensible, aussi réceptive au plaisir. Ni que Tyr aurait le pouvoir de la
faire trembler d’excitation et d’impatience. Il suffisait à Jazz de sentir sa joue un peu rugueuse sur son
cou pour éprouver des frissons de volupté qui se propageaient dans sa gorge, sa poitrine…

Au même instant, il referma les mains sur ses seins.


— Détends-toi, princesse.

Elle s’était raidie sans le vouloir tant le contact était intime. Quand son amant aspira un mamelon entre
ses lèvres et le fit rouler sous sa langue, elle fut gagnée par des sensations à peine supportables.

— N’aie pas peur, chuchota-t-il en redressant un instant la tête. Nous sommes mariés, tu ne l’as pas
oublié ?

Il darda son regard étincelant sur le sien.

— A moins que tu ne désires que je m’arrête ?

— Non, surtout pas, murmura-t-elle.

Tyr reprit sa bouche, sa langue enlaça la sienne avec une ardeur qui lui arracha un gémissement.
Bientôt, c’était son membre viril qui allait la pénétrer, au plus intime de sa féminité…

— Tu te raidis de nouveau, murmura-t-il contre ses lèvres. Pourquoi ?

Le désir la dévorait, mais la perspective qu’il s’enfonce en elle la terrifiait. Il laissa alors glisser les mains
lentement sur son buste. Le plaisir montait en elle, en vagues si puissantes, si incontrôlables, que
soudain le désir qu’elle éprouvait pour Tyr balaya toutes ses craintes.

* * *

Retenant son souffle, Jazz sentit les doigts de son mari descendre sur son ventre, puis effleurer sa
toison. D’instinct, elle creusa les reins. Quand il glissa les doigts là où elle brûlait d’être caressée, elle
laissa échapper une longue plainte rauque.

Très vite, son univers explosa dans un torrent de lumière, de sensations inouïes qui l’emportèrent dans
une marée de volupté, d’une telle intensité qu’elle se mit à haleter, à onduler des hanches sans retenue
afin de mieux s’offrir aux savantes caresses de Tyr.

Lorsque l’ouragan s’apaisa, Jazz redescendit sur terre, haletante, et incapable de prononcer un mot.

— Tu es très sensible, princesse, murmura-t-il contre sa bouche. Et très réactive…

— Cela te surprend ? dit-elle avec un petit sourire timide. Je suis complètement novice. J’espère que tu
ne me trouves pas ridicule.
— Je suis heureux pour toi. Tu avais attendu bien trop longtemps pour découvrir le plaisir.

— Sans doute.

C’était surtout lui qu’elle avait attendu trop longtemps…

— Tu en veux encore ?

— Oui. Encore et encore, susurra-t-elle en lui offrant ses lèvres.

Au lieu de l’embrasser, Tyr lui saisit les poignets pour lui remonter les bras au-dessus de la tête et les
maintenir d’une seule main. Puis, la clouant au lit de coussins, il pencha la tête et s’occupa de ses seins
avec un art qui fit de nouveau perdre la tête à Jazz. Il suçait, titillait, léchait, aspirait, lui arrachant des
cris de plaisir. Quelques instants plus tard, elle s’envolait de nouveau dans l’extase.

Quand elle reprit ses esprits, Jazz s’aperçut que son merveilleux amant la regardait en riant doucement.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? souffla-t-elle.

— Toi. La nuit promet d’être longue…

— Tu es content ?

— Bien sûr que je suis content !

Se positionnant au-dessus d’elle, il la regarda en plissant les yeux.

— Pourquoi ce sourire malicieux ?

— Parce que mon épouse m’amuse.

Jazz feignit la colère.

— Tu as intérêt à t’expliquer !

— Disons que tu sembles naturellement très douée pour le sexe, et que tu le cachais bien.
— Comme je te l’ai dit, en tant que princesse de Kareshi, je n’avais pas vraiment la possibilité ni la
liberté d’exprimer cet aspect de ma personnalité.

— Oh ! tu veux dire que, si tu en avais eu la possibilité et la liberté, tu ne t’en serais pas privée ?

— Cesse de te moquer de moi ! J’ai toujours été sage et raisonnable.

— Dans ce cas, je suis ravi que tu aies changé pour moi.

— Je me sens même capable de toutes les audaces, à présent. Alors j’espère que, quand tu parles de «
longue nuit », tu veux dire une longue nuit de plaisir ?

— Tu peux compter sur moi, princesse, affirma-t-il d’une voix rauque.

Sans plus attendre, il glissa ses grandes mains sous les fesses de Jazz pour lui soulever les hanches.
Lorsqu’il lui arrima les jambes sur ses robustes épaules, elle se sentit plus qu’exposée. Mon Dieu ! Tyr lui
plaça un coussin sous les reins, avant de s’agenouiller sur le tapis devant elle…

Lorsque sa langue titilla son clitoris, tandis que ses doigts la caressaient en même temps, Jazz poussa un
nouveau cri et pressa son sexe contre les lèvres de son amant pour mieux jouir des délices qu’elle
découvrait.

La jouissance l’emporta. Ce fut si intense, si incroyable, qu’elle détourna la tête, embarrassée. Elle avait
envie de haleter, de soupirer, de gémir… Egarée dans la volupté, Jazz se mordit la lèvre pour ne pas
hurler.

— Laisse-toi aller, murmura Tyr. Ce sera encore meilleur, tu verras. Ne te refuse pas ce plaisir.

— Cela me gêne de jouir toute seule, avoua-t-elle. Et arrête de sourire, s’il te plaît.

Au lieu de lui obéir, il introduisit deux doigts en elle et la fit de nouveau basculer dans l’extase.

— Tu es doué, haleta-t-elle quelques instants plus tard.

— T’en plaindrais-tu ?

— Non. Mais je veux que tu jouisses aussi !

— Le simple fait de te regarder est une jouissance, ma douce.


— Oh ! tu es impossible !

— C’est vrai, dit-il avant de l’embrasser à pleine bouche.

Alors que leurs deux corps enlacés restaient soudés, Jazz réussit à arracher ses lèvres de celles de son
amant et les fit glisser dans son cou. Et, quand elle entendit un petit halètement échapper à Tyr, elle
s’enhardit et réussit à le faire rouler sur le dos sans qu’il oppose de résistance.

— Tu es à moi, Tyr Skavanga !

— Tu veux que je sois ton esclave, c’est ça ? demanda-t-il avec un sourire ravi. Pas de problème : fais de
moi ce que tu voudras !

— D’accord.

Quel homme superbe ! Son corps était magnifique, sans défaut, à l’exception d’une fine cicatrice sans
doute récoltée au combat, qui ne nuisait en rien à sa beauté.

A présent, un seul désir obnubilait Jazz : lui procurer du plaisir. Penchant la tête, elle embrassa son
torse, puis laissa descendre ses lèvres sur son ventre, jusqu’à la ceinture du caleçon noir. Après s’être
immobilisée un bref instant, elle glissa le pouce sous l’élastique et tira sur l’étoffe.

La taille de son érection la stupéfia, et l’intimida terriblement. Elle s’était attendue à ce que Tyr soit viril,
mais ce phallus fièrement dressé dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer ! Elle ne pourrait pas. C’était
impossible…

Fermant les yeux, elle rassembla son courage et referma les doigts autour du membre ferme et chaud,
mais aussi d’une douceur incroyable. Surprise par sa propre hardiesse, Jazz se mit à le caresser
lentement, et quand Tyr gémit de plaisir elle le prit dans sa bouche. Tout en continuant à le caresser de
ses mains, elle le lécha. Tyr l’encourageait en poussant de longues plaintes rauques.

Non seulement, elle semblait faire ce qu’il fallait, mais elle en éprouvait un plaisir immense. Jazz était
émerveillée.

— Arrête ! lâcha-t-il entre ses dents serrées.

Elle s’interrompit aussitôt.

— J’ai fait quelque chose de mal ?


Tyr lui prit les épaules pour l’aider à se redresser.

— Au contraire. Et, si tu ne veux pas que je perde tout contrôle, il faut que tu t’arrêtes.

Jazz s’assit sur ses talons et regarda Tyr. Les yeux mi-clos, un sourire terriblement sexy aux lèvres, il
tendit les mains vers elle et les laissa glisser sur ses bras. Elle renversa la tête en arrière. C’était si bon,
si… juste. Il l’attira de nouveau contre lui. Elle exhala un soupir heureux. Là était sa place. Avec cet
homme. Dans ses bras.

Il lui prit alors le menton et l’embrassa, mais ce n’était pas assez. Elle en voulait davantage. Elle voulait
ne faire plus qu’un avec lui.

Comme s’il partageait son envie, Tyr la fit basculer sous lui et appuya son érection à l’orée de son sexe. Il
se redressa tout à coup.

— Non, murmura-t-elle.

— Non ? fit-il avec un sourire au fond des yeux.

— Je ne veux pas que tu…

— … que je te fasse attendre ?

— Oui, reste, chuchota-t-elle en s’accrochant à lui pour le retenir.

Serait-elle capable de l’accueillir en elle ? se demanda Jazz en refoulant la panique qui la gagnait. Serait-
ce douloureux ? Les yeux soudés aux siens, Tyr l’embrassa jusqu’à ce qu’elle se détende complètement.

— Je t’aime, murmura-t-elle sans réfléchir au moment où il la pénétrait.

Il s’enfonça en elle tandis que, médusée, Jazz sentait ses muscles intimes se relâcher, comme s’ils
s’habituaient déjà à l’intrusion du membre puissant.

Ensuite, le plaisir devint si intense, si absolu, qu’elle eut l’impression d’entrer dans un univers
éblouissant où la pensée n’avait plus cours…
16.
Jazz se réveilla et roula sur le côté en laissant échapper un soupir heureux. La nuit avait été très longue
— à un moment, Tyr l’avait soulevée du lit de coussins pour la prendre à même le tapis ; plus tard, il
l’avait étendue sur le grand lit et lui avait de nouveau fait l’amour. Ils s’étaient montrés insatiables, tous
les deux.

Seigneur, où était-il ? Elle bondit hors du lit et regarda autour d’elle. La pénombre régnait encore à
l’intérieur du pavillon, seules de minces lueurs roses filtraient par les ouvertures. Avait-elle rêvé ce qui
s’était passé cette nuit ?

— Tu es réveillée, princesse.

— Tyr !

Vêtu d’un jean et torse nu, son merveilleux amant la rejoignit en quelques enjambées.

— Tu trembles, murmura-t-il en la serrant contre lui et en l’embrassant dans les cheveux.

— Quand j’ai constaté que tu n’étais plus dans le lit, j’ai cru que tu étais de nouveau parti. Alors je…

— Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement !

— Qui t’a dit que j’avais envie de me débarrasser de toi ?

Le rire sensuel de son bel époux se propagea en elle, répandant une délicieuse chaleur dans tout son
corps. Elle posa la main sur la boucle de sa ceinture, mais il la devança et ôta rapidement son jean. Puis il
l’étendit sur le lit et glissa une cuisse musclée entre ses jambes, avant de la pénétrer d’un vigoureux
coup de reins.

Un plaisir indicible inonda Jazz quand il se mit à bouger en elle. D’instinct, elle ondula avec lui, de plus en
plus vite, de plus en plus fort, et cria en sombrant dans l’extase en même temps que Tyr.

Quelques instants plus tard, il se redressa au-dessus d’elle et ils éclatèrent de rire ensemble.

— Je me demande pourquoi nous avons perdu autant de temps à dormir…

— Oui, nous devons être fous, approuva Jazz. Maintenant, je n’ai vraiment plus envie de dormir…
Sans plus attendre, Tyr roula sur le dos et l’installa sur lui.

— Mmm, c’est bon ! C’est merveilleusement bon…, s’extasia-t-elle en rejetant la tête en arrière.

Lui tenant fermement les hanches, son époux la guidait tandis qu’elle le chevauchait avec fougue. La
volupté dépassa encore les précédentes en intensité. Jamais Jazz ne se lasserait de ces sensations
divines. Jamais elle ne se lasserait de son merveilleux amant.

— Cette fois, nous avons atteint le summum du plaisir, murmura-t-elle, alanguie contre lui.

— Tu crois ça ? chuchota Tyr sans même soulever les paupières.

— En tout cas, je crois que je ne pourrais pas en supporter davantage.

— Tu te sous-estimes, princesse. Tu veux que je t’en donne la preuve ?

Jazz laissa échapper un halètement quand il l’installa sous lui, avant de lui soulever les jambes pour les
poser sur ses épaules. Il la prit alors de nouveau, en de longues poussées langoureuses qui la laissaient
pantelante. Il ne fallut pas longtemps pour qu’un nouvel orgasme éblouissant l’emporte.

Lorsque Tyr s’allongea à côté d’elle et l’enveloppa de son corps puissant, elle le supplia en riant :

— Arrête, arrête ! Je n’en peux vraiment plus.

— Tu te trompes.

Et il avait raison, découvrit-elle bientôt avec stupeur et ravissement : Tyr s’était positionné derrière elle,
et sa main accomplissait des prodiges tandis qu’il enfonçait sa puissante érection en elle. Se cambrant
au maximum, elle poussa un cri et s’envola encore une fois dans la volupté.

* * *

Jazz comprit qu’elle s’était endormie quand un délicieux parfum lui caressa les narines, la tirant du
sommeil.

— Ça sent merveilleusement bon. Qu’est-ce que c’est ?

— Jasmin d’Arabie et lavande du désert.


S’asseyant dans le lit, elle s’aperçut que le pavillon était envahi de fleurs.

— Tu as fait tout ça pendant que je dormais ?

— J’ai renoncé à faire entrer les chevaux pour qu’ils les piétinent…

— Serais-tu un romantique caché ? le taquina-t-elle.

— Pas la peine de me regarder de cet air incrédule, princesse. Je ne suis peut-être pas le plus
attentionné des hommes, mais je sais faire plaisir à mon épouse.

Jazz se lova contre lui en riant.

— Tu es merveilleux !

— J’essaie d’être à la hauteur.

— Eh bien, c’est réussi. Mais tu n’avais pas besoin de te donner tout ce mal pour moi.

— Après t’avoir négligée durant toute la cérémonie, je te devais bien cela.

Quand il quitta le lit, Jazz l’imita, sans se soucier de sa nudité.

— Tyr Skavanga sortant à l’aube pour me cueillir des fleurs : je ne suis pas près de l’oublier, crois-moi !

Il la souleva alors dans ses bras et, d’instinct, Jazz referma les jambes autour de sa taille. Il la pénétra au
plus profond d’elle-même, avant d’instaurer un rythme soutenu tout en l’embrassant. Il avait le pouvoir
de lui faire tout oublier, excepté la chevauchée fantastique dans laquelle il l’entraînait. Et, quand il la
reposa sur ses pieds, ses jambes refusèrent de la porter.

— Ça a dû être bon, murmura-t-il, taquin, en l’emportant vers le lit. Tu vas te reposer un peu…

Il plaisantait car, après l’avoir déposée au bord de la vaste couche, il lui remonta les bras au-dessus de la
tête et se mit à caresser l’orée de son sexe avec l’extrémité de son érection.

— Je n’en peux plus…, haleta Jazz. Oui… Oui… Viens… Maintenant !

Mais, au lieu de la satisfaire, Tyr se retira complètement.


— Un peu de patience, princesse…

— Ce n’est pas juste, se plaignit-elle.

Cependant, elle constata une fois de plus qu’il savait ce qu’il faisait : lorsqu’il s’enfonça de nouveau en
elle pour la pénétrer jusqu’à la garde, Jazz se mit à pousser des cris qui résonnèrent dans tout le
pavillon…

C’était incroyable. Plus Tyr lui donnait du plaisir et plus elle en avait soif. Le désir qu’elle ressentait pour
lui était immense, infini. A l’aune de son amour.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en le sentant soudain se raidir contre elle.

Sans répondre, il se dégagea doucement de ses bras et quitta le lit, avant de s’immobiliser, aux aguets.
Et, tout à coup, Jazz entendit un cheval hennir, sonnant l’alerte tandis qu’au loin résonnait le cri d’un
coyote. Il y en avait peu dans le désert de Kareshi, et ils étaient protégés. Mais récemment quelques
meutes avaient commencé à faire des ravages sur plusieurs élevages.

— Tyr ?

— Ne bouge pas, ordonna-t-il en enfilant son jean.

Comme si elle allait rester les bras croisés à le regarder s’habiller !

— Je t’accompagne.

— Non. Tu ne bouges pas d’ici, répéta-t-il d’un ton autoritaire.

Puis, sans se retourner, il sortit du pavillon nuptial.

Après avoir passé une tunique et un pantalon d’équitation, Jazz mit ses bottes et sortit à son tour, juste
à temps pour voir Tyr courir vers l’enclos où étaient enfermées les volailles. Ramassant un bâton au
passage, elle le suivit. Le village s’éclairait peu à peu et elle put constater que la meute était importante.
Les meneurs encerclaient leurs proies. Elle agita son bâton pour les effrayer, mais Tyr lui saisit le bras et
la fit passer derrière lui.

— Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Je t’ai demandé de rester à l’intérieur, bon sang !

— Tu n’as pas à me donner d’ordres, riposta-t-elle en se dégageant d’un mouvement brusque.


Pendant ce temps, comprenant qu’ils avaient affaire à plus fort qu’eux, les coyotes avaient disparu dans
les broussailles.

Lorsque le chef du village arriva, escorté d’un petit groupe d’hommes, Tyr tourna le dos à Jazz pour
discuter avec lui des mesures à prendre. Comme si elle n’existait pas… Où était passé son époux adoré,
le merveilleux amant qui l’avait initiée à des plaisirs fabuleux ?

— Je peux te demander où tu vas ? lança-t-elle en le voyant se diriger vers le village sans même lui
adresser la parole.

— Je n’ai pas de temps à perdre en discussions inutiles. Je dois commander du matériel. C’est urgent.

Il marchait si vite que Jazz dut courir pour rester à sa hauteur.

— Alors, j’ai le droit de m’exprimer au lit, mais en dehors je n’existe plus, c’est ça ?

— Ce n’est vraiment pas le moment !

Il ne ralentit même pas, ne s’arrêta pas quand il arriva devant la salle commune et, lorsqu’elle voulut y
entrer avec lui, il lui saisit les poignets et la regarda dans les yeux.

— Tu aurais pu être blessée, tout à l’heure, dit-il d’une voix dure. Tu aurais dû rester à l’intérieur,
comme je te l’avais demandé.

— Ah, je vois : je suis censée t’attendre sans rien faire. Eh bien, ne compte pas sur moi ! Si tu crois que je
vais obéir à tes ordres, tu t’es trompé d’épouse.

— Je ne t’ai pas choisie. Nous avons été obligés de nous marier.

Jazz le fixa sans rien dire, sonnée par ses paroles. C’était la vérité, songea-t-elle avec un pincement au
cœur. Et toute la beauté des moments partagés au cours de la nuit s’était volatilisée en une seconde.
Alors qu’elle lui avait avoué son amour. D’ailleurs, il n’avait rien répondu. L’avait-il seulement entendue?

— Tu as raison, nous y avons été obligés, acquiesça-t-elle d’une voix posée. Et, au cas où tu en douterais,
je n’apprécie pas cette situation non plus. Comment le pourrais-je puisque je me retrouve liée à un
macho qui semble sorti tout droit du Moyen Age ?

— Calme-toi, Jazz. Et laisse-moi faire mon travail.


Quand il voulut franchir le seuil, elle le devança et lui bloqua le passage.

— Tu vas m’écouter. Contrairement à ce que tu sembles penser, je ne suis pas une faible femme. Je suis
ton égale, en tout. Alors ou nous agissons ensemble, en partageant tout, le meilleur comme le pire, ou
tu peux oublier ce mariage.

Au bout d’un silence pesant, il la repoussa, doucement mais fermement.

— Attends-moi ici et calme-toi.

Jazz serra les mâchoires pour ne pas prononcer des paroles qu’elle regretterait ensuite. Puis elle se mit à
faire les cent pas en rongeant son frein.

* * *

Lorsque Tyr sortit de la salle commune, il trouva sa sublime épouse immobile à quelques mètres, l’air
toujours aussi furibond.

— Je comprends que tu sois en colère, dit-il en lui prenant les épaules. Mais il faut que tu comprennes
que je ne te laisserai jamais te mettre en danger. Tu m’as bien entendu ?

Elle redressa le menton.

— Et moi, je ne te laisserai jamais affronter seul le danger. Compris ?

Ils se défièrent quelques instants du regard.

— Maintenant, il est temps que tu me racontes tout, tu ne crois pas ? repit-elle.

La lâchant aussitôt, Tyr recula d’un pas.

— Et ne me dis pas que tu n’as rien à me raconter, je te préviens !

— Pas ici !

— Vraiment ? Où, alors ? Il n’y a pas d’endroit idéal, mais il y a un moment idéal : maintenant.

— Le fait que nous soyons mariés ne t’autorise pas à t’immiscer dans mon passé.
— Lâche ! le provoqua-t-elle.

Il serra les dents. Elle connaissait bien ses points faibles…

— Je suis un tueur, Jazz. Cela ne te suffit pas ?

— Tu es un soldat, répliqua-t-elle en secouant la tête. Un héros qui a obéi aux ordres. Tu n’arriveras
jamais à me choquer. Tu ne me fais pas peur et je ne m’en irai pas tant que tu ne m’auras pas tout dit.

— Tu crois vraiment que je suis un héros ?

— Oui. Sharif ne m’a pas raconté grand-chose, mais suffisamment pour que je sache que j’ai épousé un
héros.

— Balivernes ! riposta-t-il d’un ton coupant.

— Tu as risqué ta vie pour sauver tes hommes. Et, avant de tenter de me faire peur, laisse-moi te poser
une question : crois-tu que mon frère aurait approuvé notre mariage s’il te tenait pour un homme
dangereux ? Ne crois-tu pas plutôt que, étant donné qu’il t’aime autant qu’il m’aime, il pense sans doute
que je pourrai t’aider ?

Jazz scrutait attentivement les traits de son mari. Durant un moment qui lui parut interminable, celui-ci
resta silencieux.

— Je n’oublierai jamais le visage des enfants, dit-il enfin d’une voix blanche.

Elle lui prit la main et la serra dans la sienne.

— La guerre ne se soucie pas de l’âge de ses victimes, princesse.

— Tu crois que je ne le sais pas ? Mais, à présent, tu fais tout pour aider les gens, sans jamais penser à
toi. Tu es un bâtisseur, pas un destructeur. Et il est grand temps que tu songes à construire ta propre vie.

Il cilla pour toute réponse. Alors Jazz reprit la parole, déterminée à enfoncer le clou :

— Quand mon frère a pris le pouvoir dans le but de réparer les torts commis par nos parents, je l’ai
soutenu. Je n’ai pas flanché et je ne flancherai pas maintenant, quoi que tu me dises.
— Je regrette, mais je n’ai pas de temps à perdre. Je ne peux pas interrompre mon travail pour des
raisons égoïstes. La tâche est immense, j’ai vraiment mieux à faire que de me marier et d’avoir des
enfants.

— Tu parles comme si tu étais seul. Or tu ne l’es plus. Par ailleurs, je n’ai jamais souhaité que tu
interrompes ton travail. Je veux travailler avec toi. Je veux que nos enfants soient fiers de nous et
contribuent à leur tour au développement de leur pays.

Quand il ouvrit la bouche pour la contredire, elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Et, si tu n’es pas prêt à me parler maintenant, ce n’est pas grave. Tout le monde a besoin de temps
pour guérir de ses blessures. Même toi.

— Tu es toujours aussi têtue, murmura-t-il, les yeux brillants.

— Absolument.

Elle lui prit les mains et chuchota :

— Rends-toi, Tyr ! Tu es coincé avec moi à vie…

Après quelques instants de silence tendu, il éclata de rire, puis l’embrassa avec passion. Et, quand le
chef du village, qui passait à côté d’eux, leur lança quelques mots en souriant, Tyr demanda dans un
souffle :

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Que la passion qui nous unissait était un bienfait pour le village. Et qu’il nous souhaitait d’avoir de
nombreux enfants, tous au service de Kareshi.

— On ferait bien de s’y mettre tout de suite, alors…

Jazz hocha la tête en soupirant d’aise.

— Tu ne t’en rends pas compte, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— De quoi ?
— De l’amour que j’ai pour toi. Tu dois accepter que des gens se soucient de toi, et que j’en fais partie.
Alors, si tu veux affronter une meute de coyotes, ou un autre danger, je te conseille de t’habituer à me
voir lutter à tes côtés.

Il la souleva dans ses bras avant de se diriger à grands pas vers le pavillon nuptial.

— Qu’est-ce que tu fais ? protesta-t-elle en riant.

— Je te fais taire de la meilleure façon que je connaisse, répondit-il avant de prendre sa bouche.

* * *

Son mari l’étendit sur le grand lit. Il la regarda un long moment en silence, ses yeux gris étincelant d’une
douce chaleur.

— Soyons clairs, dit-il lentement. Tu ne mettras plus jamais ta vie en danger. Parce que si quelque chose
t’arrivait…

Il s’interrompit, inspira à fond :

— Je ne pourrais plus continuer à vivre.

Un nouveau silence, une nouvelle inspiration.

— Je t’aime, Jazz Skavanga, et je ne prendrai plus jamais le risque de te perdre.

— Tu… tu m’aimes ? bafouilla-t-elle, incrédule, le cœur battant à tout rompre.

— Plus que ma vie.

— Tu m’aimes…, répéta-t-elle en savourant ces mots.

Tyr se redressa et lui prit les mains.

— Tu veux bien m’épouser, mon amour ?

— Nous sommes déjà mariés ! répliqua-t-elle en éclatant de rire. Serais-tu en train de me demander
d’être bigame ?
— Quand on épouse le même homme, je ne pense pas qu’il s’agisse de bigamie. Mais, cette fois, je veux
que nous nous mariions parce que nous le désirons, pas pour respecter la tradition. Alors ? Acceptes-tu
de devenir ma femme, Jazz ?

Portant les mains de l’homme de sa vie à ses lèvres, elle les embrassa en le regardant dans les yeux.

— Oui, de tout mon cœur, mon amour.

— A Skavanga ?

— Avec le plus grand plaisir !

— Et tu crois que nous pouvons faire l’amour avant de nous marier ? demanda-t-il avec un petit sourire
en coin.

— Je n’y vois aucune objection. Enfin si, il y en a une.

— Laquelle ?

— Tu devras ne jamais me demander de te promettre de t’obéir.

— En toutes circonstances ? demanda-t-il, espiègle, en faisant remonter sa tunique sur ses seins.

Quand il pencha la tête pour prendre un mamelon entre ses lèvres, Jazz creusa les reins pour mieux
s’offrir à sa bouche gourmande.

— Tricheur…
Epilogue
Lorsqu’ils rejoignirent les villageois qui s’apprêtaient à faire voler leurs faucons crécerelles, le crépuscule
naissant nimbait le ciel de somptueuses teintes pourpres et violettes rehaussées de fils d’or. Visiblement
ravi de les accueillir parmi eux, l’un des fauconniers s’avança vers Tyr pour lui confier le meilleur oiseau.
Après l’avoir remercié avec chaleur, il se tourna vers elle.

— Tiens, prends-le.

Tyr. Son mari. Son amour. Il était si détendu, si ouvert, songea Jazz. Elle lui sourit tendrement tandis qu’il
lui passait le gant de cuir épais destiné à protéger sa main des serres du bel oiseau, qui portait encore
son chaperon brodé.

— Cela faisait longtemps, n’est-ce pas ? dit-il alors qu’ils l’admiraient tous deux.

— Oui, très. Mais c’est à toi que devrait revenir l’honneur de faire voler ce superbe faucon.

— Ils nous en apportent un autre. Et méfie-toi : cette magnifique femelle aux ailes d’argent est deux fois
plus grosse que ton mâle…

— Peut-être, mais deux fois moins déterminée.

— Je devrais être jaloux ? demanda Tyr en la regardant caresser les ailes de l’oiseau.

— Quand mon mâle gagnera, tu pourras être content, voire soulagé, que j’accepte, ne serait-ce qu’une
fois, qu’un mâle puisse se montrer supérieur à une femelle !

Tyr éclata de rire, puis quelqu’un sonna du cor pour avertir l’homme qui, debout au bord de la falaise,
devait lancer les appâts : des morceaux de viande que les oiseaux avaient été entraînés à attraper avant
de rapporter leur butin à celui ou celle qui les faisait voler.

Tyr et elle dénouèrent en même temps les liens fixant les chaperons de leurs crécerelles. Dès que leurs
yeux furent découverts, les rapaces s’élancèrent haut dans le ciel, montant à grands battements d’ailes
énergiques et cadencés. Elle appuya le dos contre son mari, qui lui passa les bras autour de la taille. Tous
deux les suivirent du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent de leur vue.
Jazz écouta les villageois lancer leurs paris. Pour elle, tous les paris étaient ouverts : elle aimait Tyr et,
désormais, ils affronteraient tout ensemble. La seule chose qui comptait par conséquent, c’était qu’ils
soient unis, dans tous les domaines.

Des cris excités montèrent de la foule : les oiseaux avaient été repérés. Jazz se souvint qu’ils pouvaient
voler à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure.

— Le mâle est plus petit, mais plus rapide, déclara Tyr en s’abritant les yeux de la main pour scruter le
ciel.

— Et attentionné, en plus ! ajouta-t-elle en riant.

En effet, au lieu de se poser, l’oiseau volait en petits cercles au-dessus d’elle. Il continua son manège
jusqu’à ce que la femelle ait atterri sur le gant de Tyr.

— Tu as gagné, reconnut Jazz.

— Seulement parce que ton mâle a attendu galamment le retour de sa compagne.

Ils récompensèrent les oiseaux en leur donnant de petits morceaux de viande, avant de leur remettre
leurs chaperons.

— De ce côté-là, moi aussi, j’ai de la chance, dit-elle.

Elle rougit, le cœur débordant d’amour. Pour la première fois depuis leur mariage, elle avait l’impression
d’être une jeune mariée à l’aube d’une vie nouvelle, avec l’homme qu’elle aimait.

— Et maintenant je n’ai plus qu’une chose à faire, dit ce dernier alors que les fauconniers rassemblaient
leurs équipements.

— Je peux savoir ce que c’est ?

— Faire l’amour à ma femme.

— C’est une excellente idée ! acquiesça-t-elle en suivant avec lui la petite foule qui s’acheminait vers le
village.

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