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Penny

Jordan


Les Leopardi - 2

Un bouleversant mensonge



















Résumé :


Lorsqu’elle a pris la place de son frère aux commandes du jet privé d’Alessandro Leopardi,
Léonora ne voulait qu’une seule chose : prouver ses compétences à l’homme d’affaires
sicilien afin de se faire embaucher dans la compagnie aérienne qu’il dirige. Mais loin de se
montrer convaincu par ses capacités professionnelles, Alessandro se révèle furieux lorsqu’il
découvre qu’elle a piloté son avion. Au point de les menacer, elle et son frère, de la prison.
Désemparée, Léonora comprend que, si elle veut éviter le pire, elle va devoir accepter
l’ignoble chantage que lui fait bientôt Alessandro : devenir sa maîtresse aux yeux de tous, et
l’accompagner en Sicile dans sa famille…
1


Ils gisaient, enlacés, sur le lit tendu de draps de soie au toucher d’une douceur caressante.
Mais rien ne se comparait au contact grisant de ses mains et de sa bouche sur sa peau.
Bien que son visage demeurât dans l’ombre, elle connaissait ses traits par cœur. Le profil
arrogant. Les lèvres sensuelles. Les yeux frangés de longs cils sombres. Un frisson
d’excitation la parcourut. Le regarder suffisait à éveiller son désir.
A son côté, elle se sentait femme, vivante, enfin entière, comme s’il était le complément de
son être, son autre moitié qu’elle aurait longuement cherchée sur terre. Ils étaient faits l’un
pour l’autre. Auprès de lui, elle pouvait enfin baisser sa garde, libérer sa vraie nature et
s’abandonner sans retenue à la passion. Oui, il détenait ce pouvoir sur elle, et il en avait
conscience. Il n’y avait qu’à voir ce lent sourire qui retroussait le coin de sa bouche, alors qu’il
redessinait du bout du doigt la rondeur de son sein, tout en guettant sa réaction.
Léonora ferma les yeux. La main de son amant s’aventura sur son ventre frémissant, puis
plus bas encore…
Dans un sursaut, elle retomba dans la réalité et se tança mentalement. Si elle ne se
pressait pas un peu, elle allait être en retard. Quelle idiote elle était de rêvasser ainsi !
Elle n’osait imaginer les moqueries de ses frères s’ils avaient su à quel fantasme brûlant
elle se livrait de temps en temps…
C’était bien le problème quand on était la cadette, coincée entre un frère aîné et un
benjamin. Les trois enfants Thaxton étaient nés avec très peu d’écart. Piers n’avait que dix-
huit mois de plus que Léonora et Léo un an de moins. Le fait d’avoir perdu leur mère très tôt
les avait naturellement beaucoup affectés. Elle avait été tuée par un chauffard, alors qu’elle
se rendait à l’école élémentaire pour les récupérer après la classe. Leur père, un ancien joueur
de football professionnel recyclé dans la vente de matériel sportif, avait lui aussi été
durement touché par la mort de son épouse. Par la suite, il avait encouragé le sens de
l’émulation chez ses trois enfants, convaincu qu’ainsi ils seraient mieux armés pour affronter
le monde des adultes. C’était un homme très exigeant et Léonora, consciente d’être la seule
fille, avait redoublé d’efforts pour lui plaire et faire « aussi bien que les garçons ».
Leur père les aimait profondément mais était de la vieille école et n’appréciait guère les
effusions. Il était plutôt maladroit quand il s’agissait de démontrer sa tendresse à sa fille
sevrée d’amour maternel. Pour autant, Léonora ne lui en avait jamais voulu. Au contraire,
elle l’avait toujours défendu sans réserve, tout comme ses deux frères. Ils formaient en
définitive une famille très soudée et, quand leur père s’était remarié trois ans plus tôt, les
trois enfants avaient su ouvrir la porte à leur nouvelle belle-mère.
Petit à petit, sous l’influence bienveillante de cette femme, Tom Thaxton avait appris à
libérer ses émotions et s’était assoupli au niveau du caractère. Mais cela n’avait fait
qu’accentuer le sentiment de perte intense qu’éprouvait Léonora depuis la mort de sa mère.
Souvent, elle devait lutter contre cette féminité qui avait éclos en elle et la poussait vers ce
qu’elle s’obstinait à considérer comme de la frivolité. Sa fierté naturelle lui dictait de rester
aussi combative que ses frères dans la course à l’excellence instaurée par leur père. Il l’avait
élevée comme un garçon manqué et parfois, perdue, désorientée, elle craignait de ne jamais
réussir à trouver la vraie Léonora.
Si par malheur il lui arrivait de trahir sa nature profonde, ses frères ne lui épargnaient
aucun quolibet et elle se retranchait aussitôt derrière cette rivalité qui les liait depuis
l’enfance.
Depuis quelque temps, elle se réfugiait dans des rêveries intimes, comme aujourd’hui. Elle
s’imaginait en présence de cet inconnu qui l’aimait, la désirait et lui faisait l’amour comme
un dieu.
Paradoxalement, l’idée de faire l’expérience dans la réalité ne la tentait pas du tout. Pour
avoir entendu ses frères, plus jeunes, se vanter de leurs prouesses dans ce domaine, elle
savait combien les garçons étaient critiques et moqueurs vis-à-vis des filles. Elle n’avait
aucune envie de susciter elle-même de tels commentaires, et cela l’avait rendue très méfiante
envers la gent masculine. Aussi avait-elle jusqu’à présent étouffé sa personnalité passionnée
pour se montrer sous l’apparence d’une petite amazone prête à en remontrer à tous ceux qui
oseraient l’accuser de sensiblerie.
Les autres filles avaient grandi et évolué en apprenant peu à peu à apprivoiser, puis à vivre
pleinement leur sexualité. Léonora, elle, s’en était toujours méfiée comme de la peste.
Aujourd’hui, bien sûr, les choses avaient tout de même changé. Ses frères avaient depuis
longtemps dépassé le stade ingrat de l’adolescence, ils avaient cessé ces comparaisons peu
flatteuses entre leurs conquêtes respectives. Léonora avait grandi, elle aussi. Et à vingt-cinq
ans, elle avait honte d’être toujours vierge. Personne n’était au courant, surtout pas ses
frères. Elle s’efforçait de ne pas y penser, pour se concentrer sur des sujets qu’elle estimait
plus importants, comme par exemple trouver du travail.
Mais pas n’importe lequel. Le job qu’elle convoitait depuis toujours, rectifia-t-elle alors
qu’elle pénétrait dans la cabine de douche.
Les trois enfants Thaxton étaient grands, plutôt filiformes. Avec les années, les garçons
s’étaient étoffés. Sans être maigre, Léonora avait conservé une minceur tonique entretenue
par la pratique régulière du sport et accentuée encore par sa haute taille – elle mesurait un
mètre soixante-quinze. Sa peau avait conservé un joli hâle doré après ses dernières vacances
aux Canaries. Ses petits seins aux aréoles brunes étaient juste un peu trop pleins pour lui
permettre de se passer d’un soutien-gorge. Quand ils avaient commencé à grossir, elle les
avait détestés, furieuse de devoir soumettre son corps à la contention des armatures qui la
gênaient lorsqu’elle se mesurait à ses frères dans un quelconque défi physique, toujours
désireuse d’égaler l’aîné et de remettre le benjamin à sa place.
Eh oui, tel était le triste destin des cadets ! philosopha-t-elle tout en se savonnant sous la
douche. Et le combat semblait loin d’être fini.
Rapidement, elle acheva sa toilette, sécha d’un coup de serviette rapide ses longs cheveux
bruns qu’elle laissa retomber sur ses épaules en une masse de boucles humides.
L’uniforme de pilote était posé sur le lit. A sa vue, son cœur fit un petit bond dans sa
poitrine.
Il s’agissait de la tenue de rechange de Léo, que Léonora avait dû faire reprendre par une
couturière pour ne pas avoir l’air déguisée quand elle l’enfilait. Chaque fois qu’elle posait les
yeux sur la veste épaulée à galons et la casquette, elle oubliait complètement qu’elle gagnait
sa vie en tant qu’enseignante indépendante.
Ses amis l’admiraient beaucoup d’être si douée pour les langues étrangères. De fait, elle
donnait des cours de français, d’italien, de russe et de chinois. Pourtant, Léonora n’avait
jamais ambitionné de devenir professeur. La vie était injuste ! C’est elle qui avait annoncé la
première qu’elle voulait apprendre à voler et devenir pilote de ligne. Pourtant c’est Léo qui
avait réalisé son rêve en intégrant récemment une compagnie aérienne italienne, basée près
de Florence. Quant à Léonora, bien qu’elle possédât toutes les qualifications requises, elle
passait ses journées à inculquer les subtilités du mandarin à des étudiants et des cadres
supérieurs.
Mais, comme se plaisait à le répéter Piers, c’était entièrement sa faute si elle avait choisi de
faire carrière dans un secteur professionnel où les femmes avaient beaucoup de mal à
s’imposer.
Des femmes pilotes, il y en avait, bien sûr. Toutefois Léonora n’avait pas envie de faire la
navette entre les petits aéroports régionaux qui émaillaient le territoire anglais. Non, ses
aspirations étaient beaucoup plus élevées.
A cause de sa place au sein de la fratrie, Léonora avait dû se battre toute sa vie pour se faire
entendre et marquer son territoire. Eh bien, c’est exactement ce qu’elle allait faire
aujourd’hui, en prenant la place de Léo aux commandes du jet privé du propriétaire d’Avanti
Airlines.
Son frère avait accepté de lui céder sa place lors d’une soirée un peu trop arrosée, au
lendemain de Noël. Une fois dégrisé, il avait fait marche arrière et tenté à tout prix de la
dissuader, mais elle lui avait rappelé qu’il lui devait un cadeau d’anniversaire, et surtout qu’il
était son débiteur depuis qu’elle lui avait présenté Angelica, la sublime Polonaise qui était
devenue sa petite amie.
— Sois raisonnable, je ne peux pas te laisser faire ça ! avait-il protesté, affolé par son
audace.
Léonora n’avait aucune intention de se montrer raisonnable. Les filles raisonnables
avaient une vie bien rangée, un fiancé, un métier traditionnel. Elles flirtaient, se
maquillaient. Pas elle. Léonora l’Intrépide était toujours partante pour une nouvelle
aventure. Et c’était vrai depuis si longtemps qu’elle finissait par se demander si elle
changerait un jour pour devenir la femme qu’elle aurait dû être. Mais il était plus simple de
continuer à foncer droit devant, à défier ses frères – et tous les hommes – pour les battre à
leur propre jeu, plutôt que d’admettre enfin que, oui, parfois, elle avait désespérément envie
et besoin d’être une autre.


Alessandro Leopardi était d’humeur chagrine lorsqu’une fois achevée la réunion qui l’avait
amené à Londres, il grimpa à bord de la limousine qui devait le déposer devant son hôtel, le
Carlton Tower.
Tout s’était pourtant parfaitement bien déroulé.
Grand, large d’épaules, il avait cette allure que les autres hommes taxaient souvent
d’arrogance, mais en laquelle les femmes détectaient au premier coup d’œil l’assurance de
celui qui ne compte plus ses bonnes fortunes. Ses traits patriciens, brunis par le soleil de
Sicile, auraient pu être ceux d’un empereur romain aguerri au combat. Ils trahissaient une
nature orgueilleuse et un solide amour-propre, voire un certain sentiment de supériorité. Ses
cheveux sombres et bouclés étaient coupés très court. Dans ce visage altier, les yeux d’un gris
ardoise, frangés de cils noirs fournis, frappaient tout particulièrement. Il se déplaçait avec
aisance, un peu comme un chasseur habitué à fondre sur ses proies en un clin d’œil. Les
autres hommes se méfiaient de lui et le respectaient. Les femmes, fascinées, étaient toutes
folles de lui.
Le portier le reconnut et le salua par son nom. La jolie réceptionniste le couva d’un regard
énamouré tandis qu’il traversait à grandes enjambées nerveuses le hall envahi de jet-
setteuses, de grandes bourgeoises distinguées et de têtes couronnées, escortées qui par leur
assistante personnelle, qui par leur femme de chambre, qui par leur garde du corps.
La cause de son agacement se trouvait dans la poche de sa veste. Il s’agissait d’un carton
d’invitation formel, accompagné d’une lettre. Ils émanaient de son frère aîné Falcon, qui le
priait – ou plutôt lui ordonnait – d’assister à la célébration familiale qui aurait lieu ce week-
end, en commémoration du jour où, neuf siècles plus tôt, les Leopardi s’étaient vu remettre
leurs titres nobiliaires. Les réjouissances commenceraient le vendredi soir, dans la vaste
propriété familiale, en Sicile.
Il n’était pas question de se soustraire à cette obligation, même si Rocco, le benjamin, avait
été excusé pour une raison majeure : il était en lune de miel. De son côté, Alessandro avait
cru pouvoir échapper à ce micmac en prétextant qu’il était en pleines négociations pour le
rachat d’une autre compagnie aérienne. La réplique venait de tomber sous la forme de cette
missive et du bristol qui l’accompagnait, par lesquels Falcon le rappelait sèchement à l’ordre.
Rocco dispensé pour cause de roucoulades, Falcon et Alessandro seraient donc les seuls
fils Leopardi à assister à la fête au côté de leur père, le patriarche. En effet, leur jeune demi-
frère, Antonio, avait trouvé la mort dans un tragique accident de voiture, et leur père, qui
l’avait farouchement aimé – bien plus que les trois autres réunis –, avait fait une crise
cardiaque à la suite de ce drame. Sauvé de justesse, mais de santé très précaire, il n’avait
guère plus d’un an à vivre selon les médecins. Seuls Rocco et Falcon étaient à même de
comprendre pourquoi Alessandro n’éprouvait guère de peine à la pensée que leur père allait
bientôt disparaître. Car tous trois avaient eu la même enfance misérable. Leur père ne les
avait pas aimés. Et leur mère, décédée quelques heures après la naissance de Rocco, n’avait
pas su rétablir l’équilibre affectif face à cet époux despotique qu’elle avait préféré fuir.
Le regard d’Alessandro se tourna vers la fenêtre et le parc du Carlton qui s’étendait au-
delà.
Mais c’étaient les couloirs ténébreux du castello Leopardi qu’il voyait, et la chambre où il
était resté enfermé dans le noir, après que son père l’eut raillé pour avoir pleuré sa défunte
mère.
— Seuls les imbéciles et les faibles pleurent pour une femme ! Et c’est exactement ce que
tu es, un crétin de cadet, un loser qui, quoi qu’il advienne, arrivera toujours second dans
l’existence !
Un loser. Un crétin. Ces mots l’avaient longtemps hanté et torturé. Mais ils l’avaient
également animé d’une énergie et d’une détermination farouches.
Son amour, leur père l’avait réservé à Antonio, l’enfant que lui avait donné sa seconde
épouse qui était en fait sa maîtresse de longue date, situation qui avait humilié des années
durant la mère d’Alessandro. Antonio, rusé, manipulateur et bien conscient de régner dans le
cœur de son père, avait su tirer profit de ce pouvoir. Il n’était apprécié d’aucun de ses demi-
frères, mais des trois, c’était sans doute Alessandro qui le détestait le plus.
Il avait pris du recul depuis l’époque où il était un adolescent voué par son père à jouer les
doublures, au cas où il arriverait malheur à Falcon. Pourtant il portait encore les stigmates de
cette période durant laquelle il avait dû sans cesse justifier son existence et prouver sa valeur
réelle.
— Tu n’es rien, lui avait froidement déclaré son père, un jour où une violente querelle avait
opposé Alessandro à son jeune demi-frère. Ne va pas chercher des noises à Antonio, car tu me
trouverais sur ta route. Dieu sait que je regrette de tout cœur qu’il ne soit pas mon fils
unique !
Les mots ont un étrange pouvoir. Son père avait eu l’intention de l’humilier et de le
blesser, pour le punir d’avoir osé s’attaquer à son fils chéri. Mais sa cruauté avait eu l’effet
inverse de celui escompté. Alessandro s’était juré de se faire une place au soleil sans jamais
se reposer sur le nom ou l’influence de son père.
Au lieu de s’insérer dans l’univers quasi féodal de sa famille, il s’était résolument tourné
vers le monde moderne, où un homme était jugé sur sa réussite professionnelle et ses
mérites personnels.
Il avait pris le nom de sa mère, abandonnant le sien, et c’était ce patronyme qui s’étalait
fièrement sur la carlingue des appareils qui composaient aujourd’hui sa flotte aérienne.
A présent, Alessandro avait suffisamment confiance en lui pour se sentir à l’aise sous le
nom de Leopardi comme sous celui d’Avanti. Il avait prouvé qu’il n’avait besoin de personne,
surtout pas de son père, et de fait il s’amusait plutôt de la mine perplexe de ce dernier quand
il répondait au nom de Leopardi sans sourciller, alors que quelques années plus tôt, il l’aurait
rejeté avec colère.
De toute façon, son père ne l’avait jamais compris et ne le comprendrait jamais. Si
Alessandro acceptait désormais de porter son nom, c’est qu’il n’en avait plus besoin pour
s’affirmer, maintenant qu’il était au premier plan, à égalité avec les personnalités les plus
riches et les plus célèbres.
Le pauvre cadet n’existait plus.
Pourtant il était toujours un Leopardi, comme Falcon venait de le lui rappeler, et il avait
des devoirs envers sa famille.
Alessandro respectait son frère aîné, même si leur relation était entachée par l’influence
sinistre de leur père, la rivalité que celui-ci avait créée entre eux, et enfin l’ombre de Sofia.
Dix années s’étaient écoulées depuis cet épisode. A l’époque, il bravait Falcon en toutes
circonstances, et se trouvait engagé dans cette sempiternelle lutte de pouvoir qui les avait
amenés à s’affronter pour les faveurs d’une même femme. Une bataille dont Falcon était
finalement sorti vainqueur.
A cette pensée, Alessandro se rembrunit. Il n’était plus ce jeune homme de vingt-six ans
qui avait désespérément besoin de reconnaissance. Il avait mûri, acquis de l’assurance. Non,
en réalité ce qui le chiffonnait à propos de la fête à venir, c’était ce carton d’invitation sur
lequel était stipulé qu’il pouvait venir « accompagné ».
Or, sa fierté se rebellait à l’idée de paraître sans personne à son bras, car son père ne
manquerait pas d’y voir la preuve d’un échec patent. En même temps, s’il avait eu une femme
dans sa vie en ce moment, il savait qu’il n’aurait pas eu envie de l’emmener en Sicile. Il aurait
eu trop peur de revivre l’humiliation infligée par Sofia. C’était irrationnel, il en avait
conscience, et cependant c’était ainsi. Et il se rendait bien compte qu’en se laissant dominer
par ses propres incohérences, il tombait dans un piège qu’il avait lui-même créé.
Son père avait peut-être raison après tout, songea-t-il avec une ironie amère dirigée contre
lui. Il n’était peut-être qu’un loser, finalement. Un second couteau.
A vingt-six ans, il avait fait la connaissance de Sofia, un mannequin rencontré dans un
cocktail à Milan. Il avait été très fier de se pavaner à son bras devant Falcon. Sofia était
légèrement plus âgée que lui et il s’était senti terriblement flatté qu’elle s’intéresse à lui, sans
réaliser qu’à vingt-huit ans, sa carrière de mannequin s’achevait et qu’elle s’était mise en
quête d’un riche époux. N’importe quel riche époux, du moment qu’il était assez crédule.
Aujourd’hui, il avait assez d’expérience pour comprendre qu’il avait confondu désir
physique et amour, et qu’il était en fait redevable envers Falcon qui avait su lui montrer Sofia
sous son vrai jour. N’était-elle pas en train d’user son troisième mari à l’heure actuelle ? A la
suite des événements, son frère lui avait révélé qu’il n’avait séduit la jeune femme que dans
un seul but : démontrer à Alessandro qu’elle n’en avait qu’après sa fortune. Jusqu’au bout,
dans son rôle de grand frère, il avait cherché à le protéger, comme il l’avait toujours fait
depuis l’enfance. Mais Alessandro avait pris cette déconvenue comme une gifle cinglante qui
le rejetait dans sa position d’éternel second.
Depuis, il cultivait un certain cynisme et avait tendance à croire toutes les femmes plus ou
moins vénales, sournoises et indignes de confiance. Il s’était en tout cas promis de tenir ses
futures maîtresses à l’écart de ce frère trop charismatique. Dans la foulée, il avait quitté la
Sicile pour s’installer à Milan. Là, il avait fondé une petite compagnie aérienne qui, à
l’origine, était destinée à transporter les articles de luxe des grands stylistes de la ville vers les
défilés de mode du monde entier. Assez rapidement, il s’était lancé dans le transport de
passagers. Aujourd’hui, on pouvait voler sur Avanti Airlines en classe économique ou en
première, au choix. La compagnie était devenue incontournable sur la place internationale.
Petit à petit, Alessandro avait construit son image publique et s’en servait sans vergogne
dans une optique de relations publiques. Il était Alessandro Leopardi, descendant d’une des
plus illustres familles d’aristocrates siciliens. Cette façade impressionnante, il était capable de
s’en débarrasser à sa guise, comme un manteau qu’on met de côté. Et il était le seul à savoir
qu’au tréfonds de lui-même se terrait encore un être vulnérable, cette « doublure » conçue
uniquement pour remplacer l’aîné au pied levé et qui, en dehors de ce rôle, n’avait
absolument aucun intérêt en tant que personne.
Alessandro se rappelait à peine sa mère, mais tout le monde la lui avait décrite comme une
sainte, bien trop vertueuse au goût de son époux qui l’avait bafouée publiquement en
s’affichant avec sa maîtresse.
Parfois Alessandro se demandait s’il avait hérité du côté sombre de son père. Quoi qu’il en
soit, sa place de cadet lui donnait au moins un avantage : il n’avait pas l’obligation de procréer
afin de perpétuer la lignée. Cela lui éviterait déjà de transmettre de mauvais gènes à un
hypothétique héritier.
Comme il allait prendre une bouteille d’eau fraîche dans le bar de sa suite d’hôtel, l’angle
du carton d’invitation glissé dans la poche de sa veste le picota à travers le tissu, lui rappelant
l’injonction de son frère.
Comme Rocco, il se sentait redevable envers Falcon qui les avait protégés et guidés durant
toute leur enfance et avait conservé un sens exacerbé des responsabilités. Ce n’était sûrement
pas un hasard s’il était stipulé sur l’invitation qu’Alessandro pouvait venir accompagné.
S’agissait-il d’une provocation ? De toute façon, Alessandro ne pouvait qu’obtempérer, même
s’il n’aimait pas retourner dans ce château de Sicile où il avait grandi. S’il devait se rendre sur
l’île, il préférait en général séjourner dans la villa familiale de Palerme. Lui-même possédait
un appartement à Milan, un autre à Florence, ainsi qu’une villa sur une vaste propriété très
protégée des regards, du côté de Positano. Pourtant, il ne se sentait chez lui dans aucun
endroit en particulier.
Un coup d’œil à sa montre – une édition unique, conçue pour lui – lui apprit que
l’hélicoptère viendrait bientôt le chercher. Ensuite, c’est à bord de son jet privé qu’il
rejoindrait Florence et son appartement, situé dans un palazzo récemment rénové qui
appartenait depuis toujours à la famille de sa mère.


— Léonora, j’ai réfléchi, je ne crois pas que ce soit une bonne idée…
Léonora fusilla son jeune frère du regard.
— Moi, si. Et tu m’as donné ta parole !
— Tu me l’as arrachée dans un moment de faiblesse !
Léo avait beau mesurer près d’un mètre quatre-vingt-dix, en cet instant il avait juste l’air
d’un benjamin que sa grande sœur vient de rouler dans la farine.
— Je ne veux pas le savoir, rétorqua celle-ci d’un ton catégorique. Tu m’as promis que la
prochaine fois que tu emmènerais ton patron à Londres, je pourrais piloter l’appareil.
— Mais tu sais bien que Leopardi refuse d’embaucher des femmes…
— Oh que oui ! Il a rejeté mon CV chaque fois que j’ai posé ma candidature.
Léo fronça soudain les sourcils.
— Tu ne mijotes rien de stupide, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas faire irruption dans son
bureau après le vol pour lui dire que c’est toi qui pilotais et que tu exiges qu’il t’engage ? De
toute façon, ça ne marcherait pas. Tu as autant de chance d’être engagée que de finir dans son
lit !
Léonora n’ignorait pas que le jeune milliardaire s’entourait de beautés ravageuses. La
remarque de Léo n’était donc guère flatteuse, mais elle n’allait pas lui montrer à quel point
elle la blessait.
Non qu’elle envisageât de séduite Alessandro Leopardi, mais elle aurait tout donné pour le
bonheur de travailler dans sa compagnie.
— Mais non, n’aie pas peur, je ne vais pas lui réclamer un job, prétendit-elle, les doigts
croisés derrière son dos.
Tu parles ! ironisait-elle en elle-même. C’était trop injuste. En tant que pilote, elle était
aussi bonne, sinon meilleure que son frère. Si seulement elle avait l’opportunité de le
démontrer à Leopardi, c’est lui qui lui proposerait la place, elle en était sûre. La compagnie
Avanti Airlines transportait des voyageurs dans le monde entier, et elle rêvait d’intégrer cette
équipe d’élite.
— Léonora, ça ne marchera pas…
— Si, je le sais. Depuis que tu m’as laissée piloter le nouveau jet au retour de Milan, je me
suis entraînée comme une folle et je dois compter encore plus d’heures de vol que toi,
maintenant. Cela m’a coûté une fortune, mais j’ai bien l’intention de rentabiliser cet argent.
— Bon, d’accord, mais tu n’as pas d’uniforme et…
— Et voilà ! coupa Léonora avec un grand sourire, tout en ouvrant son imperméable pour
révéler l’uniforme emprunté à son frère.
Celui-ci se récria :
— Léonora ! Je vais perdre ma place si tu te fais prendre !
— Bah, seuls les losers se font prendre.
D’un coup d’épaule, elle se débarrassa de son trench, attrapa la casquette qu’elle avait
dissimulée dans un sac plastique de supermarché et tordit sa chevelure pour la glisser
dessous.
— Capitaine Léo Thaxton, à votre service.
La mine consternée, Léo secoua la tête.
— Tu ne vas pas en plus usurper mon identité !
— Je te rappelle que c’est aussi mon nom. En tout cas, nous avons le même diminutif, et
c’est ça qui compte.
— Et que fais-tu du copilote ?
— Quoi, le copilote ? C’est Paul Watson, non ? Celui qui enfreint allègrement les règles
imposées par Leopardi, comme celle qui interdit aux pilotes de sortir avec les hôtesses ? Ne
t’inquiète pas, si jamais il avait l’idée de me dénoncer, je suis certaine que je saurais trouver
les mots pour l’en dissuader.
— Je n’aurais jamais dû te raconter tout cela. Paul va me tuer, maintenant !
— Allez, dépêche-toi, lui enjoignit Léonora sans prêter attention à ses lamentations. J’ai
besoin que tu me conduises à l’aéroport pour me faire passer tous les contrôles de sécurité.
— Oh misère ! Je ne sais pas pourquoi tu fais tout cela, grogna Léo, avant de se reprendre
aussitôt : si, en fait je le sais très bien. Tu le fais parce que tu es la fille la plus têtue du
monde !
— Exactement.
En elle-même, Léonora pensait : « Je le fais parce que je déteste ne pas obtenir ce que je
veux. Et je veux ce poste chez Avanti Airlines, plus que n’importe quoi au monde ! »
Lorsqu’elle se fixait un but, il était plus facile d’occulter « l’autre Léonora », celle qui rêvait
en secret d’amour et de mariage, de faire comme si elle n’existait pas, tout simplement. Il est
vrai qu’elle voulait ce job à tout prix. Au minimum, elle estimait avoir droit à une
confrontation avec Alessandro Leopardi. Quand elle serait en face de lui, elle lui demanderait
pourquoi il s’obstinait à rejeter sa candidature en dépit de ses excellentes qualifications
professionnelles.
Après tout, la loi interdisait toute discrimination sexiste.
Mais il était inutile de dire tout cela à Léo qui ne ferait que s’inquiéter. Mieux valait le
laisser croire que c’était lui qu’elle cherchait à impressionner, sans autre arrière-pensée…
2


Le vol s’était fort bien passé, comme d’habitude. Alessandro avait au demeurant une
entière confiance en son nouveau jet qu’il avait lui-même piloté lorsqu’il avait fallu prendre
possession de l’appareil, six mois plus tôt.
Il n’avait pas de pilote attitré, et préférait utiliser les services des pilotes qui avaient
l’habitude d’officier chez Avanti Airlines. Parmi ces derniers, Léo Thaxton était le plus jeune,
mais non le moins expérimenté. Alessandro en voulait pour preuve l’aisance avec laquelle il
avait abordé la courte zone de turbulences rencontrée au-dessus de la mer. Le jeune pilote
avait eu le bon réflexe en élevant tout de suite l’altitude de l’appareil.
Alessandro attendit que l’hôtesse lui apporte son manteau et son ordinateur portable avant
de quitter la carlingue. Sa voiture l’attendait sur le tarmac. Sans même jeter un regard en
direction du cockpit, il descendit la passerelle et se dirigea vers le chauffeur qui venait
d’ouvrir la portière.
C’est seulement quand le véhicule s’immobilisa devant la barrière qui délimitait le parking
privé qu’Alessandro se rendit compte qu’il avait oublié son téléphone dans l’avion. Il ordonna
au chauffeur de faire demi-tour.
Léonora flottait sur un petit nuage. Après ce vol sans aucun raté, elle se sentait plus que
jamais l’audace d’aller négocier avec Alessandro Leopardi. N’avait-elle pas apporté la preuve
de sa compétence ? A présent, il n’oserait quand même pas lui dire de but en blanc qu’il ne
voulait pas de femmes aux commandes de ses avions !
Le reste du personnel naviguant avait quitté l’appareil dans le sillage de l’homme
d’affaires. Encore tout excitée après sa prestation, Léonora s’attarda une minute dans le
cockpit, puis finit par sortir elle aussi. Parvenue en haut de la passerelle, elle ôta sa casquette
et secoua sa longue chevelure brune, avant de descendre quelques marches...
Mais soudain, son regard croisa celui d’Alessandro Leopardi et elle se figea à mi-hauteur.
Il était revenu sans qu’elle s’en aperçoive et se tenait à présent au pied des marches, les
yeux levés sur elle. Bien campé sur ses jambes, il lui barrait le passage.
D’une allure plus hésitante, elle descendit les marches restantes et s’immobilisa sur la
dernière.
Léonora était grande et se trouvait en position surélevée par rapport à lui. Pourtant, elle
fut obligée de renverser légèrement la tête pour soutenir son regard acéré.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il d’une voix coupante. Où est le pilote ?
— C’est moi.
Alessandro sut tout de suite à qui il avait affaire. Cette fille lui avait envoyé pas moins de
cinq CV, toujours accompagnés d’une photo. Évidemment, avec ses longs cheveux dénoués
soulevés par le vent, elle était bien plus attrayante en chair et en os. Étonné, il sentit son
corps réagir. Son sixième sens l’avait-il averti quand il avait étudié sa candidature ? Était-ce
pour cette raison qu’il l’avait toujours rejetée ? Non, sûrement pas. Il avait certains principes,
parmi lesquels : pas de femmes pilotes chez Avanti Airlines. Que ce soit sexiste ou pas,
l’Italien qu’il était s’en moquait bien.
Les yeux sombres du Sicilien demeuraient indéchiffrables. Mais à la façon dont ses narines
palpitaient, on devinait sans mal son état d’esprit. Et Léonora, malgré son sentiment de
légitimité, ne put s’empêcher d’éprouver une légère appréhension. Son cœur battait plus vite,
tout à coup.
— Si c’est la vérité, vous allez au-devant de gros ennuis, déclara-t-il enfin d’une voix
sourde. Tout comme Léo Thaxton.
— Vous ne pouvez pas en vouloir à mon frère. C’est moi qui ai tout organisé. Je voulais
vous prouver que je savais voler aussi bien qu’un homme et que je méritais de travailler pour
vous.
— Vous et votre frère ne méritez qu’une chose : un petit séjour en prison, pour vous
apprendre à respecter les termes d’un contrat. Vous pourrez toujours y chercher du travail
ensemble.
Léonora sentit ses yeux s’écarquiller. La situation ne tournait pas du tout comme elle
l’avait imaginé !
— Vous ne pouvez pas renvoyer Léo. Ce n’est pas sa faute ! protesta-t-elle.
— Ah non ? La faute à qui, alors ?
— La vôtre ! Si vous m’aviez donné ma chance, je n’en aurais pas été réduite à de telles
extrémités.
Alessandro faillit rire. Quelle mauvaise foi confondante ! Il la prenait en flagrant délit
d’usurpation d’identité, et elle aurait dû être dans ses petits souliers. Mais non, elle soutenait
son regard avec hardiesse et n’hésitait pas à lui opposer des arguments fallacieux.
Quel toupet, quand même !
Comme il croisait les bras, il fut de nouveau gêné par le carton d’invitation fourré dans sa
poche.
Et tout à coup, une idée incongrue germa dans son cerveau.
La réception. Le bristol. « Accompagné »…
Tandis qu’il dévisageait la jeune femme brune, un plan se formait dans son cerveau. Elle
était assez jolie, si l’on aimait le genre naturel, ce qui n’était pas son cas. Il appréciait les
femmes sophistiquées, toutes en élégance et en raffinement, qui savaient se tenir dans le
monde. Pas les filles échevelées, impudentes et frondeuses.
— Non seulement j’ai le pouvoir de virer votre frère, mais c’est très exactement ce que j’ai
l’intention de faire, annonça-t-il sans ambages.
Il était tout à fait sérieux, Léonora s’en rendait compte. Et, pour la première fois, elle
mesura les risques qu’elle avait pris en s’embarquant dans cette aventure. Tout cela n’était
pas un jeu, et les conséquences pouvaient fort bien se révéler désastreuses, pour elle, mais
aussi pour Léo.
Et si les choses tournaient au vinaigre, ce dernier ne se priverait pas de crier qu’elle était
nulle et s’en irait tout droit le répéter à Piers ! Ils en feraient des gorges chaudes des années
durant. Léonora serait la risée de la famille… Non, ce n’était pas possible. Elle ne pouvait pas
laisser faire cela. Même si cela signifiait qu’elle devait s’asseoir sur sa fierté et supplier ce
type intransigeant qui se tenait devant elle.
Les joues en feu, elle prit une profonde inspiration.
— Je suis désolée, je vous prie de m’excuser, je… je n’aurais pas dû faire cela. Je vous en
prie, il ne faut pas licencier Léo…
Elle s’étrangla sous l’œil impavide d’Alessandro qui la jaugeait entre ses paupières plissées.
Apparemment, elle tenait beaucoup à son frère. Parfait.
— Je vais y réfléchir, concéda-t-il du bout des lèvres. Mais à une condition…
Une lueur d’espoir s’alluma dans le regard de la jeune femme.
— Oui, quoi ? Je ferai n’importe quoi, vous n’avez qu’à demander !
A peine ces mots impétueux eurent-ils franchi ses lèvres qu’elle se rendit compte de la
façon tendancieuse dont ils pouvaient être interprétés. Écarlate, elle demeura bouche bée, ne
sachant comment se rattraper. Mais avant qu’elle ait le temps de rectifier sa pensée,
Alessandro déclara :
— Je garderai votre frère à mon service… même si je le trouve stupide d’être entré dans
votre petite manigance. A la condition que vous m’accompagniez ce week-end à une réunion
de famille à laquelle je suis contraint d’assister.
Léonora lui jeta un regard incrédule. Lentement, sa physionomie se modifia et une
expression de mépris se peignit sur ses traits.
— Il y a des agences spécialisées dans ce type d’escorte, monsieur Leopardi. Je vous
conseille de les appeler, je suis sûre que vous avez les moyens de vous offrir les services
d’une accompagnatrice.
Comme les pommettes saillantes du Sicilien se coloraient vivement sous le coup de la
colère, elle réalisa qu’elle venait de commettre une bévue.
Les yeux gris ardoise étincelèrent.
— Je vous rappelle que si j’ai effectivement les moyens de me payer une escorte, vous ne
pouvez pas vous permettre de refuser ma proposition. Sauf si voir votre frère au chômage ne
vous fait ni chaud ni froid !
Face à cet homme intraitable, Léonora ne put s’empêcher de pincer les lèvres et de froncer
les sourcils, telle une adolescente rebelle contrariée. Elle corrigea aussitôt son attitude
puérile mais ne put s’empêcher de riposter :
— Je ne vois pas pourquoi vous avez envie que je vous accompagne où que ce soit. Je ne
suis ni mannequin ni starlette de série Z !
Voilà, c’était dit. Après tout, c’était lui qu’on voyait partout dans la presse people en
compagnie d’actrices plus ou moins douées. Pour sa part, Léonora ne lisait pas ce genre de
littérature, mais Léo ne pouvait s’empêcher de faire des commentaires chaque fois que son
patron apparaissait en couverture d’un magazine au bras d’une blonde tout en jambes ou
d’une brune au décolleté vertigineux.
— Si je vous ai choisie vous, cela n’a rien à voir avec votre physique… que soit dit en
passant vous ne mettez pas vraiment en valeur, rétorqua-t-il sans pitié.
Léonora retint son souffle. Non, elle ne sortirait pas de ses gonds, se promit-elle. Elle ne
hurlerait pas, ne taperait pas du pied, comme quand elle était enfant et que ses frères, hilares,
se gaussaient : « Oh la fille ! » Aujourd’hui, elle était adulte, elle savait prendre du recul et se
contrôler. Des qualités essentielles chez un pilote.
— Mais vous tenez tellement à ma compagnie que vous êtes prêt à me faire chanter ?
— C’est vrai, convint-il avec un sourire inattendu qui, l’espace d’un instant, la désarma.
Pour une raison inconnue, elle sentit ses orteils se crisper à l’intérieur de ses chaussures
réglementaires. Il irradiait de sa personne une virilité éclatante qui éveillait en elle des
émotions aussi complexes qu’inhabituelles. C’était un je-ne-sais-quoi dans sa façon de se
tenir campé sur ses deux jambes, dans l’éclat de ses yeux gris, dans le pli de sa bouche
sensuelle, qui l’empêchait de détourner le regard et de réfléchir normalement.
— Ainsi, j’aurai le contrôle total de la situation. J’éviterai les questions gênantes de mes
proches, sans avoir à subir de conséquences fâcheuses, comme les sempiternelles exigences
des représentantes de votre sexe, très chère.
— Si vous trouvez vos petites amies capricieuses, c’est que vous savez mal les choisir. Je ne
vois pas pourquoi vous en rejetteriez la faute sur les femmes dans leur globalité. Ne vous en
déplaise, certaines ne demandent rien à un homme.
— Erreur. Toutes les femmes cherchent à obtenir quelque chose, que ce soit sur le plan
matériel, émotionnel ou physique. En réalité, très souvent ce sont les trois. Moi, je ne vous
demande que d’apparaître en public à mes côtés ce week-end, comme si nous sortions
ensemble. Par la suite, je ne tolérerai aucune revendication, quelle qu’elle soit, et j’exigerai
votre silence total sur le sujet, en privé et en public.
— Et c’est tout ? maugréa Léonora.
Mais il la comprit parfaitement et, après l’avoir gratifiée d’un regard supérieur, il ajouta :
— Ce n’est pas beaucoup, en effet, si l’on considère qu’en échange, vous sauverez la
carrière de votre frère. Pour cela, il vous suffit d’obéir à la lettre aux instructions que je vous
donnerai.
— C’est bien ce que je disais : du chantage !
— C’est une certaine vision des choses. D’un autre côté, on peut y voir un dédommagement
acceptable en compensation de ce dont vous m’avez spolié, à savoir les services de mon
pilote.
— Je suis aussi qualifiée que lui… et même plus !
— Peut-être, mais ce n’est pas vous que j’avais engagée. Maintenant, si vous voulez
protéger le poste de votre frère, il va falloir m’accorder votre obéissance totale.
Obéissance totale ? Léonora ouvrit la bouche pour se récrier avec fureur. Puis elle la
referma dans la foulée. Léo. Elle devait penser à Léo.
Toutefois, elle se devait d’être très claire sur un point précis.
— Si dans votre esprit cette totale obéissance s’étend à des faveurs sexuelles, je crains que
Léo ne puisse conserver son job.
Il lui retourna un regard interloqué, puis, hautain, articula :
— Êtes-vous en train de suggérer que je pourrais vous faire des avances ?
— Je ne suggère rien du tout. Je dis juste que si c’était le cas, notre « coopération »
s’arrêterait là.
Elle était déconcertante, il fallait l’avouer. Elle ne se démontait pas facilement. Il avait
l’habitude des femmes qui se jetaient à son cou, aussi n’avait-il pas imaginé qu’une fille
comme celle-ci puisse refuser tout net une quelconque intimité. C’est pourtant ce qu’elle
venait de faire et, à la façon dont elle se tenait, raide, sur la défensive, on voyait bien qu’elle
ne plaisantait pas du tout.
Quelque chose s’éveilla soudain en lui. Était-ce de la curiosité ? De la fierté masculine ?
L’arrogance légendaire des Leopardi ? Ou encore l’instinct primaire du prédateur qui
sommeille en tout homme ? Quoi qu’il en soit, il ne pouvait que réagir à la façon dont elle le
traitait. Mais il était aussi un homme d’expérience, qui savait cacher ses émotions.
Et puis, qu’avait-il à faire de l’opinion de cette fille ?
— Tout d’abord, laissez-moi vous assurer que vous ne recevrez aucune proposition
malhonnête de ma part. Il se trouve que j’ai de hautes valeurs morales. Cela peut vous
sembler étrange, mais c’est ainsi. Maintenant que ce point est éclairci, ne pourrions-nous pas
discuter de ce que je vais vous demander, au lieu de gloser sur ce qu’il n’est pas question que
je vous réclame ?
Il se moquait d’elle et l’insultait. Mais tout cela glissait sur elle comme de l’eau sur une
plume de canard. C’était du moins ce que se disait Léonora qui continua de soutenir son
regard sans broncher. Elle n’aurait surtout pas voulu qu’il s’intéresse à elle sur le plan sexuel,
de toute façon.
Alessandro fit remonter sa manche pour jeter un coup d’œil à sa montre. D’ordinaire, il
avait pour règle de ne jamais se justifier devant quiconque. Pourquoi le faisait-il devant cette
femme, la dernière qu’il eût emmenée au castello s’il avait eu tout bêtement le choix ?
Bien entendu, il pouvait toujours se rendre seul à la réception, mais son maudit orgueil se
cabrait à cette idée. Il voulait se présenter au bras d’une femme qui ne regarderait que lui et
aucun autre homme… pas même Falcon. Et la sœur de Thaxton serait idéale dans ce rôle,
puisque par son petit chantage, il s’était assuré de sa docilité.
L’enveloppant d’un regard critique, il détailla la masse bouclée de ses cheveux qui
cascadait sur ses épaules, les traits bien dessinés, la bouche aux lèvres pleines, le nez droit.
Plutôt jolie, en définitive. Mais il manquait un vernis de sophistication, sinon Falcon ne lui
accorderait même pas un regard.
— Venez, décida-t-il soudain. Ma voiture se trouve de ce côté…
Sur ces mots, il tourna les talons sans attendre pour se diriger à grandes enjambées vers la
limousine, pendant que Léonora, furieuse, était obligée de se lancer à sa poursuite en courant
presque pour le rattraper.
— Vous donnerez votre passeport à Pietro, lui intima-t-il une fois que tous deux furent
installés sur la banquette en cuir, à l’arrière de la voiture.
Cela dit, il ouvrit son ordinateur portable et se plongea dans la lecture d’un fichier, comme
s’il avait complètement oublié sa présence. Rageant en silence, Léonora dut obtempérer afin
que le chauffeur présente aux douaniers les papiers des occupants du véhicule. Mais ensuite,
ce fut à Alessandro Leopardi qu’il les remit, et ce dernier ne rendit pas son passeport à
Léonora, en dépit du regard comminatoire qu’elle lui lançait.
Au lieu de cela, il glissa le document dans la poche de sa veste et, sans le moindre
commentaire, baissa les yeux sur son écran pour se remettre à travailler.
3


— Caterina va vous montrer la suite réservée aux invités. Dès que vous vous serez un peu
rafraîchie, nous dînerons et je vous expliquerai ce que j’attends de vous. Il nous reste peu de
temps car nous devons quitter Florence demain après-midi. Aussi faudra-t-il s’occuper dès le
matin de la question cruciale de votre garde-robe.
— J’ai amené des affaires pour le week-end, objecta Léonora en désignant la valisette que
Pietro venait de déposer sur l’élégant sol dallé de marbre qui ornait le hall d’entrée du duplex,
aménagé dans un fabuleux palazzo du XVIIIe siècle.
Alessandro lui retourna un regard dédaigneux.
— Des affaires ? répéta-t-il. Et quoi donc ? Un jean et un T-shirt, je suppose ?
— Et après ?
— Je ne vous emmène pas à la kermesse du village ! Cette réception est organisée par mon
frère aîné afin de commémorer l’octroi à ma famille de ses titres nobiliaires. De toute façon,
je vais m’arranger pour que vous bénéficiez des lumières d’une styliste. Voyons, il y aura tout
d’abord le cocktail de bienvenue demain soir… puis le grand bal costumé du samedi soir… et
le dimanche, les festivités s’achèveront par une messe solennelle.
Il avait machinalement compté sur ses doigts que Léonora ne pouvait s’empêcher de fixer.
Des doigts longs, nerveux, aux ongles soignés. Ses mains ne ressemblaient en rien à celles de
ses frères, qui étaient plus larges, plus robustes. Toutefois Léonora y discernait de petites
cicatrices blanchies qui semblaient indiquer qu’à l’occasion, il ne dédaignait pas les travaux
manuels.
Elle avait écouté avec une consternation croissante la liste des réjouissances. Elle se
rappelait fort bien la seule fois où elle avait tenté de s’habiller avec un peu plus de recherche
que d’ordinaire. Ce n’était pas si vieux, cela datait du bal de promotion qui avait eu lieu après
la remise des diplômes universitaires. Une amie l’avait convaincue d’acheter une de ces robes
à froufrous qu’affectionnent les jeunes filles en ce genre d’occasions. Jamais elle n’oublierait
les sifflets et railleries avec lesquels ses frères l’avaient accueillie à son entrée dans le salon,
alors qu’elle était toute pomponnée. Depuis, si elle était bien convaincue d’une chose, c’était
que ce type de tenues n’était pas fait pour elle. Ni les robes de bal, et encore moins les robes
de cocktail glamour qu’Alessandro pensait certainement lui faire acheter.
Elle toussota.
— Pardonnez-moi, je pense vraiment que vous avez choisi la mauvaise personne pour vous
accompagner.
— N’essayez pas de vous défiler.
— Enfin, vous devez connaître des tas de femmes qui seraient enchantées de venir avec
vous et qui conviendraient bien mieux à la situation. Pourquoi moi ?
— Cela dépend de ce que vous entendez par « convenir ». Certes, j’ai plein d’amies
sophistiquées et élégantes. Mais comme je vous l’ai déjà dit, elles feindraient de voir dans
cette invitation au sein de ma famille l’officialisation d’une relation, et ensuite ce ne serait
que jérémiades et reproches. Avec vous, je n’aurai pas ce genre de problèmes. Vous allez
m’obéir au doigt et à l’œil… sinon gare à votre frère !
Léonora se raidit.
— Je ne vois pas ce qui nécessiterait que je fasse preuve d’une obéissance aveugle !
— J’ai mes raisons. Il se trouve que je veux convaincre mon entourage que la femme qui
m’accompagne m’est entièrement dévouée. Et il faudra bien sûr que votre attitude soit
irréprochable, tant au niveau du maintien que de l’expression.
— Je vois. Pas question que je lève le coude ou que je raconte des blagues salaces. Et en
prime, je devrai vous regarder avec des yeux de merlan frit. Ai-je bien compris ?
Il la foudroya du regard.
— Ce genre de vulgarité est exactement ce que je cherche à éviter. Au moins, vous avez
reçu une éducation correcte, vous serez capable de converser normalement avec vos voisins
de table. Si l’on vous interroge sur notre relation, dites simplement que c’est votre frère qui
nous a présentés. Falcon en particulier est susceptible de vous poser ce type de questions. Il a
veillé sur mon jeune frère et moi-même quand nous étions enfants et il a conservé une
attitude assez protectrice à notre égard. Il cherchera certainement à savoir si vous êtes digne
de moi.
— Digne de vous ? Dites donc, vous ne…
— Ne vous emballez pas. Si Falcon vous jugeait indésirable, ce ne serait pas à cause de
votre statut social. Mais afin de m’éviter de souffrir, il est possible qu’il veuille éprouver la
solidité de votre loyauté et de votre affection envers moi. Enfin, nous discuterons de tout cela
plus en détail durant le dîner, voulez-vous.
Le portable d’Alessandro venait de sonner. Il se détourna pour prendre la communication
et Léonora n’eut plus qu’à patienter en admirant l’immense escalier à balustrade en fer forgé
qui menait à l’étage.
Naturellement, elle ne put s’empêcher d’entendre ce qu’il disait à son interlocuteur :
— Oui, je viendrai accompagné, Falcon… Son nom ? Léonora Thaxton.
Le cœur de Léonora se mit à cogner dans sa poitrine et un petit vertige la saisit. Rien de
grave.
Elle avait faim, voilà tout, se dit-elle en concentrant son attention sur son environnement.
La présence de tout ce marbre aurait dû ôter toute chaleur à l’atmosphère de cette pièce, et
pourtant, dans cette ambiance florentine délicieusement surannée, tout n’était que beauté et
sensualité.
Léonora avait envie de se pencher pour caresser la pierre et sentir son contact velouté sous
sa paume. Tout comme elle avait envie de toucher le propriétaire de cet appartement, lui
prendre le bras, éprouver la dureté des muscles sous ses doigts…
Bien sûr, elle n’en fit rien. C’était une pensée parfaitement incongrue à laquelle il ne fallait
attacher aucune importance. Léonora reprit son inspection des lieux. Le seul meuble était
une grande table dont le plateau d’onyx reposait sur des pieds sculptés, et sur laquelle trônait
une vasque en albâtre emplie de lis blancs et de feuillage vert. Leur parfum embaumait l’air.
Ici, dans ce vestibule qui respirait le bon goût et l’opulence, Léonora ne se sentait pas du
tout à sa place. Le chic voluptueux du décor semblait accentuer encore son manque de grâce
et de féminité.
Ou était-ce Alessandro lui-même qui lui donnait cette impression désagréable ?
Et après ? se dit-elle, rageuse. Il pouvait bien penser d’elle ce qu’il voulait, elle s’en fichait.
Une porte s’ouvrit sur la silhouette d’une femme – sans doute la Caterina précédemment
citée, supputa Léonora. Celle-ci lui jeta un coup d’œil qui, sans être franchement hostile,
n’avait rien d’affable. Alessandro lui parla en italien et lui demanda de conduire Léonora dans
ses appartements.
Puis Alessandro s’adressa à elle, toujours dans la langue de Dante :
— Il me semble me souvenir que vous maîtrisez l’italien, entre autres langues.
Il avait donc étudié son CV ! Et cependant, il n’avait pas retenu sa candidature, sans doute
pour l’unique raison qu’elle appartenait au sexe féminin. Exactement comme ses frères la
rejetaient avant, sous prétexte qu’une fille, « ça ne sait pas monter aux arbres », ou « ça ne
connaît rien aux voitures »…
D’instinct, Léonora retrouva ses vieilles habitudes bravaches. Pour se venger, elle répondit
en russe.
Son triomphe fut de courte durée. Du tac au tac, Alessandro rétorqua dans la même
langue :
— Étant donné que Caterina ne comprend pas le russe, je déduis de cette intervention
inopportune que vous cherchez à m’impressionner de manière puérile. Cela me conforte dans
ma première impression : vous n’êtes pas apte à travailler dans ma compagnie, qui ne recrute
que du personnel sérieux et responsable.
— Vraiment ? Et moi qui croyais que j’avais été écartée parce que j’étais une femme !
riposta-t-elle.
— Non, en l’occurrence c’est votre immaturité qui est en cause. Vous venez de m’en donner
une nouvelle preuve.
Léonora serra les dents. Pourquoi ne pouvait-elle s’empêcher de le bombarder de
sarcasmes ? La froide indifférence qu’il lui opposait la faisait passer pour une gamine
insolente. Vexée, elle lui tourna le dos et s’adressa directement à Caterina. Son italien fluide
et dépourvu d’accent lui valut un sourire ravi de l’employée qui lui expliqua qu’elle était la
gouvernante d’Alessandro.
Cinq minutes plus tard, Léonora découvrit la suite qu’on lui avait attribuée. Les regards
émerveillés qu’elle jeta autour d’elle lui valurent encore un sourire approbateur de la
domestique.
Le palazzo avait été rénové en harmonie totale avec la tradition architecturale florentine.
Hauts plafonds, moulures, corniches, rosaces, doubles portes aux panneaux sculptés, tout
avait été restauré avec soin. La teinte ivoire des murs reflétait doucement la clarté dispensée
par les hautes portes-fenêtres. Celles-ci s’ouvraient sur un charmant balcon ceint d’une
balustrade en fer forgé, surplombant un jardin verdoyant. Le parquet grisé accentuait encore
la luminosité. La chambre et le salon étaient meublés d’un subtil mélange d’antiquités et de
pièces plus modernes qui dynamisaient l’ensemble et évitaient que l’on ait l’impression de
vivre dans une sorte de musée.
Caterina effleura une touche sur une télécommande. Une cloison coulissa et Léonora,
impressionnée, découvrit une télé à écran plat, un bureau escamotable et une chaîne hi-fi
dernier cri.
— Ça ira… si ? demanda la gouvernante, visiblement très fière.
— C’est… merveilleux ! convint Léonora avec la plus grande franchise. Un exquis mariage
du passé et du présent. Une rénovation très… simpatico !
Caterina eut un sourire rayonnant et expliqua :
— Cette demeure appartient à la famille de la mamma du signor Alessandro. Lui et ses
frères en ont hérité. Ils ont uni leurs efforts pour exécuter une rénovation traditionnelle, tout
en privilégiant le confort. Don Falcon préside le conseil municipal qui s’occupe de restaurer
les bâtiments anciens, dont la plupart sont la propriété des plus vieilles familles florentines,
n’a demandé une grosse participation financière au signor Alessandro. C’est lui qui
commande, puisqu’il est l’aîné.
— Combien sont-ils de frères et sœurs ? s’enquit Léonora avec curiosité.
— Il n’y a que trois garçons, et le signor Alessandro est le cadet.
Il était donc le numéro deux, tout comme elle. Léonora ne cherchait pas particulièrement à
se trouver des points communs avec lui, mais elle imaginait sans mal ce que cela faisait d’être
pris en sandwich entre un aîné conscient de son importance et celui qui était sans doute le
bébé de la famille. Il fallait se battre sans relâche pour affirmer sa position, obtenir l’attention
et l’amour des adultes. Un cadet ne réussissait jamais aussi bien que l’aîné, mais on ne lui
accordait pas pour autant l’indulgence à laquelle le benjamin avait droit.
Oui, Léonora savait ce que cette place avait d’inconfortable. Pour autant, elle n’allait pas le
plaindre.
Lui au moins était du même sexe que ses frères. Il devait exister un lien solide entre eux
trois ; tandis qu’elle avait été systématiquement rejetée, rabaissée, moquée.
A moins que la concurrence n’ait été encore plus féroce entre trois garçons ?
Qu’importait, après tout. Cela ne changeait rien au fait qu’Alessandro Leopardi était
devenu un être dur, dénué de scrupule, prêt à menacer autrui pour obtenir ce qu’il voulait.
Caterina se retira pour laisser à Léonora le temps de se préparer pour le dîner. Cette
dernière demeura seule dans la suite qui se composait également d’un dressing et d’une
grande salle de bains. La baignoire rectangulaire aurait pu accueillir une famille entière, mais
l’on pouvait aussi, selon sa préférence, se doucher dans la cabine – une pièce à elle seule –
décorée de mosaïques précieuses.
Léonora savait que se changer ne lui prendrait guère de temps, aussi s’autorisa-t-elle à
musarder sur le balcon.
Ah, Florence… Elle aurait adoré profiter de la beauté féerique de la ville, préparer la visite
de tous ces trésors culturels qu’elle mourait d’envie de voir. Au lieu de cela, elle attendait
dans sa chambre, prisonnière d’un homme qui se servait d’elle à des fins personnelles.
Dehors, le soir tombait. En contrebas, on ne voyait plus que de petites zones de verdure
illuminées par des réverbères disposés de manière stratégique. On apercevait un bassin tout
en longueur, des allées de gravier, quelques massifs de fleurs. Léonora se rendit compte
qu’un escalier extérieur descendait du balcon et permettait de rejoindre directement le jardin.
Un parfum singulier, exotique et urbain, montait jusqu’à elle. Le parfum de Florence, sans
doute.
Une demi-heure plus tard, alors qu’elle venait de revêtir un jean et un T-shirt propres, elle
reçut un texto de Léo qui, visiblement anxieux, lui demandait si tout allait bien. Elle le
rassura d’une vague réponse, affirmant qu’il n’avait pas à s’inquiéter et qu’elle comptait bien
profiter à fond de ce court séjour dans la capitale toscane.
Sur ces entrefaites, Caterina vint frapper à la porte de la suite et lui annonça qu’elle était
venue la chercher pour la guider jusqu’à la salle à manger.
Au rez-de-chaussée, la gouvernante poussa une porte qui révéla un large couloir dont les
murs étaient décorés de peintures modernes et de tapisseries qui semblaient dater de
l’époque médiévale. Léonora aperçut également quelques parchemins sous verre.
Curieusement, cet ensemble hétéroclite s’harmonisait tout à fait bien.
Au bout du couloir, un passage voûté donnait accès à une terrasse surmontée d’une
pergola, construite légèrement en surplomb du jardin. Alessandro l’attendait là.
Lui aussi s’était changé. Il fallait l’avouer, il était d’une classe folle dans sa veste de soirée,
tout en conservant ce mélange inimitable de virilité et de morgue. Son profil évoquait celui
d’un patricien romain et Léonora l’imaginait sans peine le front ceint d’une couronne de
lauriers.
Elle avait beau s’en défendre, sa prestance l’intimidait. Il ne fallait surtout pas qu’il s’en
aperçoive, s’adjura-t-elle. D’accord, il était très séduisant. Et alors ? Elle n’allait pas se
trémousser devant lui comme une midinette !
— Grazie, Caterina.
Il remercia la gouvernante d’un sourire si chaleureux que Léonora en resta confondue.
C’était bien la première fois qu’elle le voyait démontrer un semblant d’humanité envers son
prochain.
Mais pourquoi cela déclenchait en elle une vague d’émotion, elle ne l’expliquait pas. Parce
qu’il ne lui avait jamais souri ainsi, à elle ! Non, c’était complètement idiot.
— Dans la mesure où ce dont je veux m’entretenir avec vous est confidentiel, j’ai pensé
qu’il valait mieux que nous mangions en tête à tête et que nous nous servions nous-mêmes,
lui dit-il dès que Caterina fut repartie.
Il désigna une table sur laquelle était dressé un buffet. Il y avait là un assortiment de
salades composées et d’antipasti.
— Connaissez-vous la cuisine florentine ? Si ce n’est pas le cas, n’hésitez pas à me
demander conseil, je vous guiderai dans vos choix.
— C’est Caterina qui a préparé tout cela ?
— Non, elle ne s’occupe pas de la cuisine. En temps normal, quand je séjourne à Florence,
je dîne en ville avec des amis, ou bien je me mets moi-même aux fourneaux. Pour ce soir, j’ai
passé commande auprès d’un restaurant voisin.
— Vous savez cuisiner ?
Le ton dubitatif pouvait passer pour insultant. Il y eut un court silence, puis Alessandro, le
sourcil arqué, daigna répondre :
— Cela fait partie des choses que mon frère aîné a tenu à nous apprendre.
Léonora avait déjà remarqué qu’Alessandro parlait de son frère aîné comme d’un père. Or,
aux dernières nouvelles, le vieux patriarche des Leopardi était toujours en vie. C’était
étrange…
Un peu plus tard, elle s’attabla devant une assiette de bistecca alla fiorentina, une salade
de tomates séchées, d’olives et de petites pousses d’épinard vert tendre. Alessandro lui avait
servi un verre de cabernet sauvignon. Mais son appétit retomba lorsqu’il commença à lui
expliquer ce qu’il attendait d’elle lors des prochains jours.
— Comme je vous l’ai déjà dit, les célébrations du week-end seront solennelles. En tant
que fils cadet, je dois tenir mon rang. La famille est une notion importante chez tout Italien
qui se respecte, mais chez les Siciliens, on se doit tout particulièrement d’honorer les siens.
C’est un devoir sacré.
— Les vieilles coutumes sont encore plus solidement ancrées là-bas, n’est-ce pas ?
— Oui. Si Falcon n’était pas là pour y mettre bon ordre, notre père considérerait tous ceux
qui vivent sur ses terres comme ses biens propres.
La voix d’Alessandro trahissait de la colère. Léonora se garda de proférer le moindre
commentaire et le laissa poursuivre :
— Pour le moment, Falcon n’a que peu de marge de manœuvre. Quand il sera devenu le
chef de famille, il modernisera la gestion du domaine, mais en l’état actuel des choses, notre
père continue de régner sur son petit empire tel un despote. Il ne nous a pas élevés
autrement ! Et à présent qu’il ne lui reste plus que quelques mois à passer sur cette terre, il
attend de nous que nous lui témoignions notre respect filial. Il nous a pourtant ignorés pour
se consacrer exclusivement à sa deuxième famille et à cette femme qui a supplanté notre
mère dans son cœur. Une femme qu’il a fini par épouser et qui lui a donné un fils. Tous deux
sont morts maintenant, et certains y verront un juste châtiment pour les péchés que mon
père a commis envers son prochain.
— Mon Dieu…
Léonora ne s’attendait pas du tout à ces révélations qui la déstabilisaient. Les mets
délicieux dans son assiette avaient brusquement perdu leur saveur.
— Il a vraiment dû vous faire souffrir énormément pour que vous en parliez ainsi,
murmura-t-elle encore.
Alessandro redressa fièrement les épaules.
— Il ne peut pas me faire souffrir. Je n’éprouve que de l’indifférence à son endroit.
Maintenant, peut-être. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi, supputa Léonora. Il reprit :
— Il est nécessaire que je vous mette au courant du passé récent de notre famille, afin que
vous compreniez bien l’importance du rôle que je veux vous voir jouer. Toute sa vie durant,
mon demi-frère Antonio a été le chouchou de notre père. Après l’accident qui lui a finalement
coûté la vie, il a avoué à notre père qu’il pensait avoir un fils illégitime. Notre père a tout mis
en œuvre pour retrouver cet enfant, non pas parce qu’il s’intéressait à lui en tant que
personne, mais pour qu’il se substitue à Antonio dans la lignée. Finalement, Falcon a réussi à
identifier la mère du petit…
— Et alors ? dit vivement Léonora qui l’écoutait, les yeux écarquillés.
— Il s’est avéré qu’Antonio n’était pas le père de cet enfant. Au bout du compte, le gamin
sera quand même élevé au sein de la famille Leopardi, puisque mon frère Rocco est
désormais marié à sa tante. Mon père a eu beaucoup de mal à admettre que l’enfant n’avait
aucun lien de parenté avec Antonio. Il a fallu du temps pour le convaincre. En définitive, c’est
bien mieux ainsi, car il aurait reporté son obsession sur ce pauvre gosse, sans doute pour
réitérer tes mêmes erreurs et lui gâcher la vie. Si Antonio avait vraiment eu un fils, j’aurais
fait tout mon possible pour tes protéger, lui et sa mère, de l’ingérence néfaste de mon père
dans leur vie !
Il s’exprimait avec une conviction dont Léonora n’aurait pas songé à douter. Alessandro
avait une vraie personnalité et un tempérament indéniable. Néanmoins, comme il relevait la
tête, elle décela dans son expression une nostalgie – de ce qui aurait pu ou dû être –, qui
révélait une certaine vulnérabilité. Lui aussi avait été un enfant solitaire et effrayé, avide
d’amour et de protection.
Ses traits se durcirent alors qu’il ajoutait :
— Avec le recul, je m’estime chanceux de ne pas avoir été le préféré de notre père. Toute
ma vie, il m’a répété que je n’avais aucune importance, que mon rôle se limitait à jouer les
doublures, jusqu’au moment où Falcon aurait un fils.
Léonora avait beau être la cadette et en avoir souffert elle aussi, elle était horrifiée par une
telle cruauté. Le père d’Alessandro devait être un monstre ! Elle ressentait une telle
compassion que, sans réfléchir, elle tendit le bras et posa la main sur la sienne… Elle eut
juste le temps d’exercer une légère pression avant de se ressaisir et de retirer vivement sa
main, les joues en feu face au regard hautain qu’il lui lançait.
— Falcon a fait de son mieux pour nous protéger. J’ai un respect et une admiration infinis
pour lui. Notre enfance nous a soudés et nous sommes restés très proches, déterminés à nous
soutenir les uns les autres. Si notre père nous contrôle encore, c’est par cette loyauté
indéfectible que la famille exige d’un Sicilien. Néanmoins nous nous sommes tous trois
débrouillés pour être indépendants sur le plan financier. Ce n’est pas par l’argent qu’il nous
tient.
Léonora but une gorgée de vin pour tenter d’oublier qu’elle plaignait Alessandro de tout
son cœur.
— Bien entendu, aux yeux de mon père, un homme digne de ce nom réussit tout, y compris
sa vie conjugale. Falcon est censé avoir toutes les femmes à ses pieds puisqu’il est l’héritier.
Et Rocco vient de se marier. Dans ces conditions, si je me présentais seul aux célébrations du
week-end, mon père ne manquerait pas de le faire remarquer et de se gausser. Et cela, je ne le
lui permettrai pas !
Léonora comprenait ce désir farouche de faire taire les mauvaises langues. Toutefois, elle
objecta :
— Je vois mal comment vous espérez lui river son clou… en vous présentant au bras d’une
fille comme moi.
— Vous vous sous-estimez.
Elle le regarda avec stupeur. En même temps, une émotion chaleureuse éclatait en elle,
gonflait, se répandait dans ses membres.
— L’apparence n’est pas tout, enchaîna-t-il. N’importe quel imbécile peut sortir avec une
jolie bécasse. Vous, au contraire, possédez une certaine authenticité qui, je suppose, va de
pair avec l’indifférence que vous portez à votre look. Vous êtes bien élevée, diplômée, vous
aimez piloter, aussi personne ne trouvera notre couple mal assorti. Mon père a des œillères, il
ne voit et n’entend que ce qu’il veut. Falcon en revanche sera plus difficile à berner. C’est
pourquoi je tiens à vous avoir à l’œil tout le week-end. Vous resterez auprès de moi, et je vous
interdis de discuter en privé avec mon frère aîné.
— Vous voulez que je vous suive partout comme un petit chien ?
— Ce que je veux, c’est que vous vous conduisiez comme le ferait n’importe quelle jeune
femme intelligente, mondaine, sûre d’elle. Avec grâce, dignité, naturel. Et je veux bien sûr
que personne ne puisse douter de vos sentiments à mon égard, même s’il n’est évidemment
pas question d’effusions publiques qui seraient tout à fait déplacées. Vous devez rester
discrète et charmante.
Il saisit la bouteille de vin pour resservir Léonora, mais celle-ci refusa d’un signe de tête.
Elle craignait, si elle buvait un verre de plus, de perdre ses dernières inhibitions et de lui crier
ce qu’elle pensait d’une telle mascarade.
— Donc, pas de tripotages, résuma-t-elle en espérant le choquer.
Il se contenta de lever les yeux au ciel.
— Seules les femmes immatures sont persuadées de se rendre attirantes en affichant une
sexualité agressive. Et sachez que dans ce domaine, c’est toujours moi qui prends l’initiative.
Vous ne parlerez, ne danserez, ne flirterez avec aucun homme, excepté moi. Si l’on vous
questionne sur notre relation, si l’on vous demande par exemple depuis combien de temps
nous sommes ensemble, restez le plus vague possible. Mais votre attitude devra clairement
montrer votre attachement. Par exemple, vous pourrez poser la main sur mon bras en me
regardant d’une certaine façon, qu’il soit évident pour tout le monde que je suis le seul
homme à compter dans votre vie. Vous serez toujours d’accord avec moi et vous vous
garderez de m’interrompre quand je parle. Il faudra aussi…
— Quelle hypocrisie ! Si j’étais vraiment amoureuse, je ne me conduirais jamais ainsi.
L’amour doit être basé sur un respect et une confiance mutuels. Quand deux personnes…
— Je ne vous demande pas votre avis ! coupa-t-il avec agacement. Ce n’est pas la peine de
me parler de vos expériences personnelles.
Léonora ne spécifia pas qu’elle aurait été bien en peine de le faire. La conversation prenait
un tour dangereux, mieux valait changer de sujet. Alessandro Leopardi ne comprendrait pas
qu’une jeune femme de son âge n’ait jamais eu de relations sexuelles. Cela ne ferait que le
conforter dans la piètre opinion qu’il avait d’elle et qu’il ne se donnait même pas le mal de
cacher. Ce qui risquait d’ailleurs de poser rapidement un problème, dans la mesure où ils
étaient censés apparaître comme un couple de tourtereaux.
— Si vous voulez que les gens croient à notre petite supercherie, il va falloir y mettre du
vôtre, répliqua-t-elle. Au minimum, vous devrez faire semblant de goûter ma compagnie et
montrer un peu plus d’empressement.
— Inutile. Le fait que je vous aie invitée à cette fête officielle suffira à vous distinguer. Je
n’aurais pas fait cet honneur à n’importe qui, rétorqua-t-il avec cette arrogance inouïe qui le
caractérisait.
Léonora soupira. Elle détourna la tête vers le jardin illuminé et, au bout de quelques
secondes de silence, commenta :
— Cet endroit est vraiment ravissant.
— Oui, mais il n’est pas question que vous mettiez les pieds dans le jardin. Écoutez-moi
plutôt, je vais tout récapituler pour être sûr que vous avez bien tout compris. Demain matin,
après le petit déjeuner, vous irez faire du shopping en vous laissant guider par la styliste que
j’ai engagée. Vos mesures seront envoyées à une agence de location de costumes de Milan,
qui sélectionnera une tenue pour le bal costumé de samedi et l’expédiera directement en
Sicile par avion. Nous partirons après le déjeuner et, pour l’occasion, je piloterai moi-même
mon jet. Falcon nous accueillera à notre arrivée au castello et je vous présenterai comme ma
petite amie du moment.
— Quelle explication donnerez-vous quand j’aurai disparu de la circulation d’ici trois
jours ?
— Que ce week-end m’a justement servi à me rendre compte que je m’étais lassé de vous.
Léonora ne put résister à la tentation et rétorqua :
— Rien de plus normal. Si j’étais vraiment la créature stupide et assommante que vous
m’avez décrite, je crois que je périrais d’ennui moi-même !
4


Il était minuit passé, mais Léonora ne dormait toujours pas et se retournait dans son lit.
Ce qu’il lui aurait fallu pour évacuer son stress, c’était une petite promenade nocturne dans le
jardin. Elle en mourait d’envie, sans doute parce que Alessandro le lui avait expressément
interdit. S’agissait-il d’une pure démonstration d’autorité de sa part ? Elle n’avait donc que
des obligations et aucun droit ?
Eh bien, c’est ce qu’on allait voir…
Son pyjama était composé d’un pantalon corsaire et d’un petit haut en coton tout à fait
corrects. Si d’aventure Alessandro la croisait dans le jardin, il ne pourrait pas lui reprocher
d’être indécente. Il serait juste mécontent qu’elle lui ait désobéi, et après ? Il ne pouvait rien
lui faire. Il avait besoin d’elle, il n’allait pas la jeter dans un cul-de-basse-fosse, comme
l’auraient peut-être fait ses ancêtres avec une servante récalcitrante.
Sans prendre la peine d’enfiler des chaussures, elle alla ouvrir la porte-fenêtre et passa sur
le balcon, avant d’emprunter l’escalier extérieur.
Se remémorant leur conversation au dîner, elle se fit la réflexion qu’en dépit du respect
qu’Alessandro vouait à son frère aîné, il n’envisageait pas du tout de le mettre dans la
confidence à propos de la supercherie destinée à abuser leur père. Aurait-elle agi ainsi à sa
place ? Elle avait du mal à s’imaginer dans une telle situation. Pourtant, la dernière fois que
toute la famille s’était réunie, elle s’était bel et bien sentie mise sur la touche parce qu’elle
était la seule à ne pas être en couple. Sans doute Alessandro éprouvait-il un malaise similaire
à l’idée de se présenter devant les siens sans compagnie féminine…
Parvenue devant le bassin, elle demeura immobile un moment, absorbée par ses pensées.
Puis elle secoua la tête. Pourquoi se posait-elle toutes ces questions ? Et pourquoi essayait-
elle de se mettre dans la peau d’Alessandro et de le comprendre ? Il ne le méritait même pas !
Elle remonta l’allée qui bordait le bassin rectiligne et le contourna avant de s’engager dans
une zone moins bien éclairée…
Elle poussa un cri lorsqu’une gerbe d’eau glacée la cueillit au passage, semblant provenir
de toutes les directions à la fois. Saisie, aveuglée, elle tenta en vain de se protéger, sauta à
droite, puis à gauche, sans vraiment voir où elle allait. L’eau continuait de jaillir de partout.
— Je vous avais dit de ne pas vous aventurer dans le jardin ! fit une voix masculine irritée
qu’elle reconnut dans la seconde.
Une main ferme la saisit par le bras et la tira de côté. Elle se retrouva au pied d’un autre
escalier, faiblement éclairé par une lanterne. Trempée de la tête aux pieds, elle lui jeta d’un
ton accusateur :
— Vous ne m’avez pas dit que vous y aviez placé des pièges au cas où je passerais outre !
— Ne soyez pas ridicule. C’est à cause des jets d’eau que je vous ai mise en garde. Sous la
Renaissance italienne, ils faisaient partie de l’aménagement traditionnel des parcs et jardins.
Les propriétaires s’amusaient beaucoup à arroser par surprise les visiteurs sans méfiance.
Nous sommes en train de les restaurer, et tant que nous n’avons pas reçu certaine pièce que
nous avons commandée, nous sommes dans l’incapacité de couper le circuit d’eau.
— Si vous m’aviez expliqué tout cela, il ne me serait pas venu à l’idée de me promener !
— Mon avertissement aurait dû vous suffire. Mais vous êtes une femme, et il a fallu que
vous vous entêtiez. Je suis même sûr que vous jubiliez à l’idée d’enfreindre la consigne.
Il n’avait pas lâché son bras. Léonora se dégagea d’un geste brusque. Son mouvement
activa une lampe à détecteur qui inonda soudain de lumière la petite terrasse pavée sur
laquelle ils se trouvaient. Elle remarqua la présence d’une statue en marbre qui tenait dans
ses mains un panier débordant de raisins. Puis elle vit que la chemise qu’Alessandro portait
au dîner était maintenant maculée de taches d’eau. Et enfin elle s’aperçut avec horreur que
son propre pyjama était dans un état pire encore, trempé, dégoulinant, et que le fin tissu
rendu transparent lui collait au corps comme une seconde peau.
D’un bond, elle se rejeta dans l’ombre, les bras croisés sur la poitrine. Alessandro poussa
un soupir excédé :
— Votre pudeur est risible. Vous croyez vraiment que je vais vous sauter dessus ?
Franchement, je ne veux pas être désagréable, mais mes partenaires habituelles ont le talent
de se mettre en valeur. Au nom du ciel, quelle est cette… chose que vous portez ?
— Un… un pyjama…
— C’est consternant. Je ne savais même pas qu’ils faisaient ce genre de tenues pour
femmes.
Léonora frissonna dans l’air frais de la nuit. Elle ne voulait qu’une chose : s’envelopper
dans une de ces épaisses serviettes blanches en éponge qu’elle avait aperçues dans sa salle de
bains. Ce serait mieux en tout cas que de rester là à se faire insulter.
— Vous non plus, vous ne me plaisez pas. Et maintenant que nous sommes tombés
d’accord sur ce point, auriez-vous l’amabilité de m’indiquer le chemin le plus court jusqu’à
ma chambre ? dit-elle entre ses dents qu’elle tenait serrées.
Mais peine perdue, elle se mit à grelotter. Ainsi, transie dans son pauvre pyjama, les
cheveux humides, elle avait bien conscience d’offrir un contraste grotesque avec Alessandro,
plus dédaigneux et sexy que jamais. ‘
— Votre chambre se trouve de l’autre côté de la maison. Venez par ici, lui dit-il en
désignant l’escalier. Par là au moins, vous serez au sec.
Ils débouchèrent sur un balcon plus large que celui de Léonora, sur lequel étaient
disposées une table et deux chaises. Par la porte-fenêtre, on apercevait une chambre
magnifique, à la décoration très masculine, illuminée par un lustre de style moderne en
argent et bois flotté.
Léonora regarda la chambre, puis Alessandro qui d’une main exerçait une pression dans le
bas de son dos pour l’inviter à entrer.
— Mais… c’est votre chambre, dit-elle stupidement.
— En effet. Et il va falloir passer par là si vous ne voulez pas être obligée de retraverser le
jardin.
Léonora ne répondit pas. Le contact léger de sa main dans le creux de ses reins provoquait
sur sa chair des ondes tièdes qui se propageaient dans son corps et la réchauffaient
merveilleusement. Si elle se penchait un tant soit peu en arrière, la sensation s’accentuait,
devenait brûlure, et les frissons atteignaient le bout de ses doigts et de ses orteils…
Jamais personne ne lui avait fait un tel effet.
— Tout ça, c’est votre faute ! s’exclama-t-elle.
— Non, la votre. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.
— C’est faux ! C’est vous qui m’avez touchée… Oh !
A l’expression d’Alessandro, il était évident qu’ils ne parlaient pas de la même chose.
Léonora sentit ses joues s’embraser brusquement. La vague de chaleur ne se limita pas à son
visage et irradia jusque dans sa poitrine. En réaction, ses seins se dressèrent sous le tissu
humide du haut de pyjama. Son humiliation était complète. Elle eut envie de se couvrir de ses
bras mais résista à l’envie pour ne pas attirer davantage l’attention d’Alessandro.
Alessandro s’était figé face à la jeune femme empourprée. Non, ce n’était pas une bonne
idée, soufflait une voix dans sa tête. Elle n’était même pas son genre. Le rôle qu’il allait lui
faire jouer serait très bref, mieux valait ne pas compliquer leur relation. Mais la remarque
ridicule qu’elle venait de faire l’avait franchement amusé, et il fallait avouer qu’elle avait les
seins les plus délicieux du monde. Il eut envie tout à coup de découvrir leur beauté dénudée,
d’en caresser les tétons de ses doigts et de ses lèvres… Quel mal y avait-il à cela, finalement ?
Ils n’en joueraient que mieux la comédie le lendemain.
Prise de panique, Léonora battit en retraite dans la chambre.
Alessandro la suivit, son instinct de prédateur en éveil.
— Vous… vous disiez que je ne vous plaisais pas du tout ! bredouilla-t-elle au moment où il
la prenait dans ses bras.
— Vous aussi, vous avez dit cela. Et vous mentiez.
Doucement, il posa son front contre le sien, dans une caresse érotique qui provoqua chez
elle une décharge émotionnelle plus puissante que si une douzaine de jets d’eau s’étaient
déchaînés contre elle. Elle retint son souffle. Elle aurait voulu protester, lui dire qu’il se
faisait des idées… mais il était en train de redessiner le contour de sa bouche du bout de la
langue, et ce contact intime la pétrifiait. Son cœur s’était mis à cogner dans sa poitrine et elle
était incapable de trouver ses mots, encore moins de s’engager dans une joute verbale.
Enhardi par sa passivité, Alessandro colla langoureusement ses lèvres aux siennes, et cette
fois sa langue plongea dans sa bouche pour l’explorer sans hâte, avec l’assurance d’un
vainqueur en territoire conquis.
Une faiblesse terrifiante envahissait Léonora et lui engourdissait les membres. Elle eut
peur que ses jambes se dérobent et elle se raccrocha au cou d’Alessandro. Elle était perdue,
terrassée par la vague sensuelle qui déferlait sur elle.
Pourquoi se cramponnait-elle à lui comme si elle s’abandonnait pour la première fois dans
les bras d’un homme ? se demanda Alessandro. Pourquoi semblait-elle fondre sous ses
baisers et l’embrasser comme si elle avait été créée expressément pour cela ? Et pourquoi
réagissait-il à son tour comme un adolescent idiot face à son premier béguin ?
Alessandro n’en savait rien. Ce qu’il savait en revanche, c’est qu’il avait envie de soulever
ce haut de pyjama mouillé. Ce qu’il fit, avant de refermer ses mains avides sur ses seins doux
et ronds, de les soupeser, de les pétrir doucement, puis d’en titiller la pointe de ses pouces.
Elle frémit tout entière dans une sorte de sanglot, puis poussa un long soupir qui trahissait
la violence de son plaisir. Ce son décupla le désir d’Alessandro. Il voulait plus encore, tenir
son corps nu et souple, le parcourir de ses mains et de ses lèvres, écouter ses cris se
transformer en gémissements. Il voulait, dans la chaleur de son lit, la découvrir tout entière,
la faire vibrer, la tourmenter de mille caresses audacieuses, puis lui apporter enfin
l’assouvissement qu’elle réclamerait, dans une expérience qui s’annonçait unique,
merveilleuse.
Après tout, cette fille l’avait défié à ses risques et périls. La méfiance qu’il avait tout
d’abord conçue à son endroit s’était muée en un besoin impérieux de la posséder
charnellement.
Ces émotions le prenaient au dépourvu. C’était la première fois qu’il ressentait cela avec
une femme, et il sut aussitôt qu’il devait résister de tout son être. C’est en tout cas ce que lui
dictait sa raison, et même si son corps n’avait nulle envie d’obéir, Alessandro n’était pas
homme à se laisser mener par sa libido.
Il avait cessé de l’embrasser. Ses mains étaient retombées. Léonora s’en rendit compte
quand elle tituba, privée de repères. Puis, comme il s’écartait d’un pas, le froid la saisit de
nouveau et par réflexe, elle croisa les bras sur sa poitrine dénudée.
Il l’observait maintenant d’un air moqueur.
— A présent que votre curiosité est satisfaite, dois-je vous préciser une fois encore que le
rôle que je vous ai attribué s’arrête au seuil de la chambre ?
Elle devait être rouge comme une pivoine. Sa curiosité, avait-il dit ? Ce n’était pas elle qui
avait été l’initiatrice de ce baiser ! Ce n’était pas elle non plus qui avait relevé son T-shirt…
Peut-être, mais c’était bien elle qui avait tremblé et gémi sous la caresse experte de ses
mains…
— C’est vous qui m’avez amenée ici ! se rebiffa-t-elle en rabattant son T-shirt sur sa
poitrine,
— Vous mouriez d’envie que je vous embrasse.
Elle ouvrit la bouche pour nier, mais la referma aussitôt. En toute honnêteté, pouvait-elle
jurer la main sur le cœur qu’elle ne s’était pas demandé ce qu’elle ressentirait s’il la prenait
dans ses bras ?
Soit, mais à la réflexion il n’y avait rien d’anormal à cela. Cet homme qui gravitait dans un
monde si éloigné du sien l’intriguait et la fascinait. Il était tellement plus expérimenté
qu’elle ! Bien sûr qu’elle s’était posé ce genre de questions théoriques. Mais de là à désirer
qu’il l’embrasse… Non.
Du moins pas au début. Ensuite… quand il avait glissé la main dans son dos, quand il
l’avait enlacée… eh bien oui, peut-être avait-elle effectivement souhaité aller plus loin. Un
tout petit peu plus loin.
Et zut !
Désireuse d’échapper au plus vite à la perspicacité d’Alessandro autant qu’à ses propres
pensées, elle articula :
— Je voudrais retourner dans ma chambre. Si vous voulez bien m’indiquer la direction…
— Par ici, suivez-moi.
Il passa dans la pièce voisine qui faisait office de bureau et lui intima :
— Attendez-moi ici.
Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle ne savait pas retrouver son chemin dans ce dédale de
couloirs, et elle n’avait pas envie de déambuler seule avec son pyjama transparent et ses
cheveux mouillés.
Alessandro revint sans tarder. Il apportait un grand peignoir de bain couleur taupe, qu’il
tendit à la jeune femme.
— Tenez, vous feriez bien de passer cela.
Elle obtempéra et il alla ouvrir une autre porte que celle par laquelle il venait de revenir.
— Suivez ce couloir jusqu’à l’escalier, et continuez tout droit jusqu’au prochain couloir.
Votre chambre sera derrière la première porte sur votre droite.
Léonora marmonna un remerciement et, les pans du peignoir serrés dans une main, prit la
poudre d’escampette.
C’était bien le problème avec les femmes, se disait Alessandro en retournant travailler,
comme il le faisait au moment où il avait aperçu Léonora dans le jardin. S’il y avait un
homme dans les parages, il fallait à tout prix qu’elles cherchent à le séduire, afin de mesurer
leur pouvoir sur lui. C’était plus fort qu’elles.
Assis à son bureau, il relut le mail qu’il avait trouvé un peu plus tôt dans sa boîte
électronique.
La conciergerie présentait ses excuses, mais la styliste engagée pour guider Léonora dans
ses achats vestimentaires venait de se désister à la dernière minute ; il était impossible de
trouver en si peu de temps une professionnelle avec son expérience.
Ce contretemps ne laissait à Alessandro que deux options : soit il faisait confiance à
Léonora, ce qui était exclu ; soit il l’accompagnait lui-même dans les magasins.
Ce ne serait pas la première fois qu’il escorterait une femme dans une boutique. Ses
conquêtes se faisaient souvent offrir des toilettes griffées par les plus grands couturiers
italiens. Elles savaient s’y prendre, le cajolaient, l’imploraient de leurs grands yeux de biche,
puis le remerciaient de la manière la plus agréable qui soit. Et il fallait avouer qu’il était plus
facile et expéditif de conclure une liaison grâce à un cadeau onéreux que par d’interminables
palabres.
Mais dernièrement, il avait été plutôt seul. Trop de travail. Lassitude. Était-il déjà blasé ?
Quoi qu’il en soit, cette longue abstinence expliquait sans doute que Léonora Thaxton ait
réussi à le mettre dans un état pareil. L’intensité de son désir l’avait surpris. Bon, d’un côté
purement pratique, cet interlude avait créé entre eux une familiarité qui leur servirait en
public, lorsqu’il leur faudrait jouer la comédie devant les membres de la famille Leopardi.
Il n’en restait pas moins qu’en privé, l’expérience ne devait en aucun cas se répéter.
Mais cette histoire de shopping n’était toujours pas résolue. Il se mit à réfléchir, passa en
revue son carnet d’adresses électronique, jusqu’à trouver le nom qui lui trottait dans la tête.
Cristina Rosetti était l’assistante personnelle d’un des plus célèbres créateurs milanais.
Dernièrement, elle avait demandé à Alessandro de lui prêter un jet pour transporter de
toute urgence des mannequins qui devaient défiler à New York, en remplacement de
quelques filles victimes d’une épidémie de grippe. Cristina ne refuserait donc pas de lui
rendre service, d’autant qu’une solide amitié les liait depuis des années.
5


Léonora eut du mal à se réveiller. Un sentiment d’angoisse diffus l’enveloppait et ne fit
que s’accentuer, à mesure qu’elle prenait conscience de la réalité. Lorsqu’elle ouvrit les yeux,
le souvenir des événements de la veille était tout à fait clair dans son esprit et une honte
teintée de colère la taraudait, sans qu’elle sache vraiment si cette colère était dirigée contre
Alessandro ou contre elle-même.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre et se dressa sur le lit dans un sursaut, les cheveux dans
les yeux. 8 heures et demie ! Comment pouvait-il être si tard ? Elle qui était d’ordinaire si
matinale…
C’était sans doute l’appréhension de se retrouver face à Alessandro et d’affronter cette
journée qui l’avait inconsciemment anesthésiée. Mais elle était bien réveillée, à présent. Et
bientôt, quelqu’un viendrait la chercher pour l’emmener faire les boutiques, acheter toutes
ces belles robes élégantes dans lesquelles elle se sentirait complètement godiche.
Un soupir lui échappa.
Elle se raidit soudain en entendant la porte du salon s’ouvrir. Mais ce n’était que Caterina
qui arrivait avec le petit déjeuner.
— Buongiorno, la salua Léonora avec un sourire.
Elle jeta un regard alléché aux mets posés sur le plateau, un pot de café fumant, des toasts,
du lait, du miel, de la confiture, et une sorte de muesli maison.
Tout en se régalant, elle tenta d’imaginer la styliste qui allait l’accompagner dans les
magasins.
Sans doute serait-elle maigre comme un coucou et habillée selon la dernière tendance,
telle une héroïne de Sex and thé City.
Mais elle préférait mille fois penser à sa virée shopping plutôt qu’à ce qui s’était passé la
veille entre elle et Alessandro.
Qu’est-ce qui lui avait pris de lui tomber ainsi dans les bras ? Avait-elle perdu la tête ? Car
elle avait bel et bien répondu à ses baisers, alors qu’en temps normal elle fuyait ce type
d’homme, macho, suffisant et habitué à changer de partenaire tous les quinze jours…
Dans le domaine du sexe et de la séduction, ils ne jouaient pas dans la même cour, elle en
avait bien conscience. Elle ne s’était jamais intéressée à un homme au point d’accepter une
intimité physique qui l’aurait débarrassée de son encombrante virginité. A présent, il lui
suffisait d’imaginer qu’Alessandro ait voulu aller plus loin et qu’il ait découvert son secret
pour être submergée de honte et de confusion.
L’appétit coupé, elle repoussa le plateau, incapable d’avaler une autre bouchée.
Pourquoi, mais pourquoi n’avait-elle pas fait comme les autres filles à l’université, à savoir
enchaîner les petits amis et mener la vie normale de toute jeune étudiante ? Sans doute parce
qu’elle était trop occupée à étudier, pour mieux battre ses frères sur leur propre terrain.
Comme la vie aurait été plus simple, aujourd’hui, si elle avait eu un minimum d’expérience !
Tout le monde comprenait que quelqu’un mette sa vie sexuelle entre parenthèses, le temps
de se consacrer à une carrière naissante, par exemple. Mais être toujours vierge à vingt-cinq
ans, c’était aussi incongru que grotesque. Si Alessandro s’en était rendu compte, il l’aurait
prise pour une idiote. Une fille mal fagotée, qui ne réussissait pas dans la profession qu’elle
avait choisie, et dont bien évidemment aucun homme ne voulait… Lui qui ne voulait que de
la perfection en tous domaines l’aurait ensuite rejetée. Il ne sortait qu’avec des femmes
accomplies, pas des ingénues inexpérimentées.
Elle soupira. Tout comme elle se sentait piégée par son image de garçon manqué,
Alessandro ne devait pas pouvoir se détourner de sa course à l’excellence. La seule différence,
suspectait Léonora, c’est que si elle-même en venait parfois à détester le personnage
immature qu’elle se sentait obligée de jouer afin de protéger l’enfant qu’elle avait été,
Alessandro paraissait en revanche très à l’aise avec son alter ego.
Léonora s’autorisait rarement à ruminer des pensées aussi intimes qui accentuaient son
sentiment de vulnérabilité. Oui, elle se sentait coincée, mais par fierté, par entêtement, elle
refusait d’admettre devant les siens qu’elle aurait préféré qu’ils voient et acceptent la femme
qu’elle était.
Il aurait fallu remonter le temps, se retrouver à l’époque où, le plus naturellement du
monde, la fillette casse-cou aurait dû laisser place à une jeune fille en fleur prête à laisser
éclore sa féminité.
Mais c’était impossible, hélas.
Debout devant l’armoire, elle n’eut guère à se creuser la cervelle pour décider comment
elle s’habillerait aujourd’hui. Ce serait un Jean. Et il y avait gros à parier qu’il
n’impressionnerait guère la styliste.
Debout dans un angle du vestibule, Alessandro regardait Léonora descendre l’escalier.
Son corps réagit aussitôt à sa vue, comme s’il était sous l’influence d’un dérèglement
hormonal digne d’un adolescent. Il en conçut une forte irritation. La jeune femme portait un
jean banal et un ample T-shirt, mais il savait désormais quelles courbes délicieusement
féminines se cachaient sous ces plis informes. Elle avait noué sa chevelure indisciplinée en
une simple tresse. Cette coiffure juvénile accentuait le modelé de ses pommettes et la courbe
sensuelle de sa lèvre supérieure. Il ne l’avait jamais considérée comme une beauté, et
pourtant il était bien obligé d’admettre qu’il y avait là un certain potentiel qui,
paradoxalement, venait compliquer son plan bien huilé.
Quand il avait exigé qu’elle l’accompagne en Sicile, il n’avait pas pensé une seule seconde
qu’il pourrait s’intéresser à elle en tant que femme. Il ne mélangeait jamais travail et plaisir,
et n’avait pas du tout l’intention de se laisser entraîner dans une relation alors qu’il avait
passé une sorte de contrat avec elle.
Mais le danger était purement théorique, se dit-il. Après tout, il n’était plus un gamin, il
savait se maîtriser.
Indécise et méfiante, Léonora s’immobilisa au pied des marches. Elle s’attendait à trouver
la styliste dans le grand vestibule. Pas Alessandro Leopardi. Qu’est-ce que cela signifiait ?
— Il y a eu un léger changement de programme, déclara-t-il, comme s’il avait saisi sa
perplexité. C’est moi qui vais vous accompagner en ville.
« Miséricorde ! » songea Léonora.
Elle n’avait aucune envie que les séances d’essayage se déroulent sous son œil inquisiteur !
Mais inutile de protester, Alessandro se moquait de son opinion. Pourquoi avait-il changé
d’avis ?
C’était peut-être la styliste qui, effrayée par l’ampleur de la tâche, avait préféré renoncer, se
dit-elle encore.
— Les meilleures boutiques se trouvent presque toutes sur la via Tournabouni qui est
toute proche. Autant marcher plutôt que de se retrouver coincé dans la circulation, suggéra-t-
il.
Léonora se contenta de hausser les épaules. Dire qu’elle allait s’enfermer dans un magasin
alors qu’elle aurait rêvé de visiter les musées et d’explorer les vieux quartiers pour profiter de
l’atmosphère intemporelle de la cité des Médicis… Mieux valait ne pas y penser !
Il était 9 heures passées de quelques minutes, et l’on sentait déjà la morsure du soleil qui
inondait le pavé de ses rayons dorés. La via Tournabouni grouillait de monde. Elle était
flanquée d’imposants immeubles, transformés pour la plupart en boutiques de luxe. A cette
heure matinale, leurs portes étaient encore fermées aux clients. Mais apparemment, pas à
Alessandro.
Parvenu devant une vitrine, il tira de sa poche son téléphone portable. Tandis qu’il
composait rapidement un texto, Léonora l’observa du coin de l’oeil et dut avouer qu’avec sa
veste en lin, sa chemise rayée et son Jean mieux coupé que le sien, il avait une prestance
indéniable.
— J’explique à Cristina, qui va nous ouvrir d’ici un instant, que vous m’accompagnez en
Sicile et que vous avez perdu votre valise, marmonna-t-il sans lever les yeux du petit écran.
Il avait à peine fini sa phrase que la porte de la boutique pivotait sur la silhouette
élégantissime d’une femme qui vint l’embrasser sans façon.
— Ciao, Alessandro !
— Bonjour, Tina. Je te remercie vraiment, tu me tires une sacrée épine du pied.
Combien de femmes avait-il emmenées dans ces magasins, et quelles sommes
faramineuses avait-il déjà dépensées pour que la gérante – ou Dieu sait qui était cette
personne – soit prête à l’accueillir en dehors des heures d’ouverture ? Et pourquoi cette
pensée était-elle si douloureuse ? Qu’avait-elle à faire des précédentes conquêtes
d’Alessandro ?
Jalouse, elle ? N’importe quoi !
— C’est bien normal, répondit ladite Tina. Tu nous as rendu service si souvent, Alessandro.
Le dernier show de New York n’aurait jamais pu avoir lieu sans toi.
Bon d’accord, Léonora s’était peut-être trompée sur les raisons qui valaient un tel privilège
à Alessandro. Peut-être n’avait-il pas amené ici une ribambelle de petites amies, finalement.
Et si cela lui faisait plaisir, c’était juste qu’elle ne voulait pas qu’on puisse s’imaginer qu’elle
était la dernière en date.
— Tina, je te présente Léonora, que je vais maintenant laisser entre tes mains expertes.
Après de nouvelles embrassades, il tourna les talons et s’éloigna dans la rue de sa
démarche énergique, sous le regard de Léonora, partagée entre le soulagement et un curieux
sentiment d’abandon.
Cristina lui fit signe d’entrer et verrouilla la porte derrière elle.
— C’est le cauchemar de toute femme, voir ses affaires disparaître, n’est-ce pas ? dit-elle
avec un sourire de sympathie. Allons, nous allons arranger cela, ne vous en faites pas.
Elle était plus âgée que Léonora, sans doute une petite quarantaine d’années, mais elle
avait tant d’allure qu’il était difficile de lui donner un âge précis.
— J’ai apporté de Milan une partie de notre collection, et je suis également venue avec un
coiffeur-maquilleur. Alessandro m’a expliqué que vous aviez beaucoup travaillé dernièrement
et que vous n’aviez pas eu le temps d’aller dans un salon digne de ce nom.
Par cette expression, Alessandro entendait certainement un de ces endroits où l’on vous
prenait une fortune pour vous couper trois cheveux. Encore fallait-il réussir à décrocher un
rendez-vous, la liste d’attente étant en général de plusieurs mois.
Mais qu’importe. Ce n’était pas une coupe de cheveux ni un maquillage de star qui allait la
métamorphoser d’un coup de baguette magique en une de ces femmes sophistiquées
qu’Alessandro admirait.
« De toute façon, tu ne sors pas avec lui », se rappela-t-elle, tout en emboîtant le pas à
Cristina.
Elles longèrent un long couloir aux murs blancs, qui déboucha dans une grande salle
blanche uniquement meublée d’une table noire et de chaises basses de la même couleur.
Aussitôt, deux jeunes femmes vêtues de noir firent leur apparition. Une cloison jusqu’alors
invisible coulissa pour révéler un placard agrémenté d’une penderie, où les vêtements étaient
rangés en piles bien ordonnées ou suspendus par couleurs à des cintres de bois.
— Nous allons commencer par les basiques. Un jean, tout d’abord. Vous en aurez besoin en
Sicile, si vous voulez visiter le site de l’Etna, par exemple. Vous pourrez le porter avec une
veste et une chemise de soie, ou un pull en cachemire le soir.
A mesure que Cristina parlait, les deux assistantes sélectionnaient les vêtements
correspondants dans le placard avant de les disposer sur une chaise.
— Il faut tout de suite faire bonne impression, poursuivait Cristina. Vous êtes grande, vous
pouvez vous permettre de porter des pantalons. Celui-ci, en lin ivoire, sera parfait, je pense.
Et voici un cardigan pour aller avec. Avec ce collier et le bracelet assorti en argent, cela
ajoutera la note de chic indispensable. Pour le cocktail de ce soir, j’ai apporté ceci de Milan…
Léonora écarquilla les yeux face à l’assistante qui lui présentait un rêve de robe de soie
grise, au corsage ajusté gansé de minuscules sequins, à la jupe légère qui tombait juste sur le
genou. Une veste cintrée l’accompagnait. Elle se mordit la lèvre. La toilette était magnifique,
mais cela ne lui correspondait pas du tout. Elle n’avait pas l’allure qu’il fallait.
A regret, elle secoua la tête.
— Désolée, Cristina, c’est très beau, mais cela ne m’ira pas.
— Essayons avant de nous décider, décréta Cristina sans tenir compte de ce qu’elle venait
de dire.
Deux heures plus tard, exténuée, étourdie et incrédule, Léonora se tenait face à son reflet,
devant le miroir qui occupait tout un pan de mur.
Ses cheveux, qui formaient auparavant une masse brouillonne autour de sa figure, avaient
été coupés, effilés par les ciseaux habiles du coiffeur-visagiste, puis lissés au fer. Ils
retombaient désormais en longues boucles brillantes, encadraient son visage dans un style à
la fois naturel et chic, soulignant son ovale et mettant en valeur le modelé de ses pommettes,
tout en faisant paraître ses yeux immenses. L’effet était accentué par le gris fumé que le
maquilleur avait posé sur ses paupières dans un dégradé artistique, avant d’ajouter un trait
d’eye-liner, puis d’épaissir ses cils grâce à un mascara charbonneux. Le résultat était
spectaculaire, raffiné… déconcertant.
Déconcertante, la robe l’était également, qui dégageait ses épaules et moulait sa poitrine
sans la découvrir. La coupe plutôt sobre était égayée par la jupe mutine qui voletait à chaque
pas, sans jamais dévoiler plus que le haut du genou. Dans cette tenue, Léonora avait l’air
fragile et féminine.
Un vrai miracle.
— Elle vous va à ravir, décida Cristina, la mine satisfaite. J’ai tout de suite pensé à cette
toilette quand Alessandro m’a fait votre description. La robe longue en satin crème a déjà été
mise de côté avec ses accessoires. Vous avez exactement la silhouette qu’il faut pour la porter.
Léonora n’allait pas la contredire. Jamais elle n’avait soupçonné qu’elle pourrait se plaire
autant. Elle se sentait même de taille à porter la robe de coton jaune citron qui était, selon
Cristina, un « must » cette saison, ainsi que le jean slim qui pouvait se transformer en
pantacourt. Il y avait aussi deux T-shirts d’un prix abominable, ainsi qu’un adorable blouson
court de soie anthracite, qui s’allierait à merveille avec les basiques qu’elle venait d’acquérir,
dans les tons blanc, argenté et gris.
Les deux robes de soirée avaient chacune leur paire d’escarpins assortie et leur petit sac.
Léonora avait même eu droit à un cours de maquillage par le visagiste qui lui avait
expliqué comment procéder pour réitérer le « prodige » qu’il venait d’opérer. Et enfin, elle
avait également choisi une besace en cuir d’une douceur et d’une souplesse incomparable, le
it-bag du moment, lui avait affirmé Cristina.
Après avoir demandé à une de ses assistantes d’ouvrir le zip de la robe de cocktail, Cristina
disparut. Les jeunes femmes en noir rangèrent les vêtements dédaignés, puis s’éclipsèrent à
leur tour, laissant Léonora seule dans le salon d’essayage.
Cette dernière ne put s’empêcher de retarder le moment de quitter cette merveille de soie,
tant elle avait du mal à croire à la métamorphose qui venait d’avoir lieu. Pour la première fois
de sa vie, le miroir lui renvoyait l’image de la femme qu’elle aurait pu être, celle qu’elle rêvait
de devenir en secret depuis qu’elle avait quitté l’université. Ce qu’elle voyait dépassait ses
espérances les plus folles, même si elle manquait encore d’aisance. Car il faudrait un peu de
temps pour qu’elle acquière de l’assurance et assume totalement cette féminité.
Mais c’était déjà un grand pas en avant.
L’une des assistantes avait informé Alessandro que Léonora se trouvait encore dans le
salon d’essayage. Pensant qu’elle s’était déjà rhabillée, il pénétra dans la pièce dont l’épaisse
moquette grise étouffait les bruits de pas.
A sa vue, il se figea sur le seuil.
Léonora lui tournait le dos. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Dans cette toilette ravissante
d’où émergeaient ses épaules rondes et ses bras magnifiques, minces et déliés, elle avait une
silhouette époustouflante. Le dos long, la taille étroite, les mollets fuselés et les pieds
cambrés dans les escarpins… tous ces détails faisaient d’elle une femme d’une grande beauté.
Le visage, qu’il voyait dans le miroir, était mangé par les immenses prunelles d’un bleu
violet qui reflétaient une indicible émotion. Toujours inconsciente de sa présence, elle fixait
son double, l’air stupéfait, bouleversé. On aurait dit une petite fille qui n’osait en croire ses
yeux, ravie et pourtant pleine de doute, comme si elle craignait que son rêve ne s’évapore
d’un coup par le caprice d’une fée qui la ferait d’un coup retomber dans la triste réalité.
Face à cette scène étonnante, Alessandro sentit grandir dans son cœur une émotion
poignante qu’il n’avait pourtant aucune envie de ressentir.
Léonora était au bord des larmes. Ses paupières la picotaient. Elle cilla, puis sentit un rire
monter dans sa gorge lorsqu’elle réalisa qu’elle ne pourrait les essuyer sans ruiner le sublime
maquillage qui transcendait ses traits. Elle n’avait pas de mouchoir.
La main sur la poitrine, elle pivota en se rappelant qu’elle avait aperçu une boîte de
Kleenex sur la table basse, dans la partie boudoir du salon… et elle se pétrifia en se retrouvant
face à Alessandro, debout dans l’encadrement de la porte.
Celui-ci s’était bien rendu compte que la réaction de la jeune femme n’avait rien à voir
avec l’acquisition d’un vêtement griffé d’un prix exorbitant, mais relevait d’une émotion d’un
caractère bien plus intime. Il en eut la preuve éclatante en la voyant sursauter à sa vue, pâlir,
puis rougir, tandis que ses mains se mettaient à trembler.
Léonora avait la tête qui tournait. Venait-il seulement d’entrer, ou était-il là depuis un
moment, à l’épier ? Elle était horriblement gênée à l’idée qu’il ait pu être témoin de cette
sorte de naissance qui avait eu lieu devant la glace, comme si elle était un papillon frémissant
à peine éclos de sa chrysalide, qui aurait déplié ses ailes fragiles avec beaucoup d’hésitation.
Les joues brûlantes, honteuse, furieuse, elle sentit ses manières de garçon manqué lui
revenir d’un coup.
Alessandro n’était pas du genre prévenant. Pourtant, il se surprit lui-même en reculant
hors de la pièce et en déclarant d’un ton détaché :
— Oups. Désolé, je pensais que vous aviez fini les essayages.
Léonora éprouva un tel soulagement qu’elle sentit ses jambes trembler. Non, Dieu merci
elle s’était trompée ! Il venait d’arriver et n’avait rien vu. Car dans le cas contraire, il n’aurait
pu résister à l’envie de lui lancer une pique, tout comme ses frères l’auraient tournée en
ridicule s’ils l’avaient surprise en pareille situation.
Ne sachant s’il était resté dans le couloir ou s’il s’était éloigné, elle hésitait à parler quand
Cristina réapparut soudain pour lui demander si elle avait besoin d’aide.
6


Tant de choses étaient survenues qu’il semblait incroyable que seulement vingt-quatre
heures se soient écoulées depuis qu’elle avait descendu ces mêmes marches, songea Léonora
tout en gravissant la passerelle.
Alessandro s’effaça devant elle pour lui permettre de pénétrer dans la carlingue de son jet
privé. Cette fois, elle ne portait pas son uniforme de pilote, mais son nouveau jean, des
sandales à talons et un T-shirt blanc tout simple pourtant très chic. Léonora le trouvait un
peu trop moulant, aussi avait-elle enfilé une courte veste en cuir brun en dépit de la chaleur
ambiante. Des lunettes de créateur et sa besace complétaient sa tenue.
Dans un sens, il s’agissait bien d’un uniforme, créé celui-ci pour des femmes riches et
gâtées.
Elle emportait sa nouvelle valise en cuir, au logo si petit et discret que seul un œil exercé
pouvait le repérer.
Alessandro l’avait surprise un peu plus tôt en lui annonçant qu’elle voyagerait dans le
cockpit en sa compagnie, à la place du copilote.
— Mais ne vous attendez pas à prendre les commandes, l’avait-il prévenue.
— Je ne vous ai pas entendu vous plaindre de la qualité de mon atterrissage lors de notre
dernier vol, avait-elle rétorqué. Ma licence est bien valable !
— Pour le moment. Mais elle sauterait aussitôt si l’on apprenait que vous avez piloté un
avion en toute illégalité. Et cela ne dépend que de moi.
La menace était on ne peut plus claire et l’avait fait frissonner. Avec le recul, elle devait
admettre qu’elle avait agi de manière totalement inconsidérée en prenant la place de Léo.
La première chose qu’avait remarquée Alessandro quand ils avaient quitté l’appartement
pour l’aéroport était ce Jean qui tombait à la perfection sur les jambes interminables de la
jeune femme, et moulait à ravir un postérieur rond et ferme. Par mesure de prudence, il avait
préféré la précéder sur la passerelle, pour ne pas avoir cette vue divine sous les yeux au
moment d’embarquer. De toute façon, c’est ainsi qu’aurait procédé tout gentleman, s’était-il
dit pour se justifier à ses propres yeux.
S’il avait décidé de piloter lui-même, c’était surtout pour ne pas éveiller la curiosité de ses
pilotes qui se seraient forcément demandé pourquoi il voyageait tout à coup avec la sœur
d’un de leurs collègues.
Tandis qu’Alessandro procédait aux tests habituels, Léonora l’étudia à la dérobée. Mais la
vision de son profil altier la troubla et son cœur se mit à battre si fort qu’elle préféra reporter
son attention sur ses mains qui réglaient les instruments de bord. Peine perdue, ses
palpitations reprirent de plus belle. Elle ne pouvait s’empêcher de se rappeler ces grandes
mains brunes posées sur ses seins, les pétrissant doucement et jouant avec ses tétons…
A tâtons, elle chercha son casque, le cala sur son crâne et s’efforça de faire le vide dans son
esprit.
Alessandro était en train de se dire qu’il avait eu bien raison de refuser d’engager des
pilotes femmes. En cet instant même, le parfum discret de Léonora lui chatouillait les
narines et le perturbait terriblement dans sa routine de sécurité. Et puis il y avait ce T-shirt
qui soulignait joliment la courbe de sa poitrine, qu’il pouvait admirer du coin de l’œil depuis
qu’elle avait ôté sa veste. L’avait-elle fait exprès dans le but de le troubler, dans l’espoir de se
voir offrir un poste à l’issue de ce week-end ? Eh bien, elle pouvait toujours courir ! Pour
expérimenter lui-même l’effet que cette femme avait sur les hommes, il n’allait certainement
pas y exposer ses malheureux pilotes. Piloter un avion exigeait un maximum de
concentration.
Il faisait très chaud dans le cockpit. Alessandro avait enlevé sa veste de lin pour apparaître
en chemise, au grand désarroi de Léonora qui se rappelait fort bien ces épaules carrées sur
lesquelles elle avait fait glisser ses mains la veille, ainsi que ces pectoraux saillants ombrés de
poils noirs, ô combien plus excitants que la poitrine glabre de ces éphèbes qu’on voyait dans
les campagnes de pub…
Ce seul souvenir suffit à lui donner une bouffée de chaleur.
Confuse, elle détourna les yeux et se rendit compte que son regard venait de tomber sur la
jointure de ses cuisses puissantes. Elle sentit qu’elle s’empourprait derechef. Ce n’était pas
dans ses habitudes de regarder un homme de cette manière ! Elle s’empressa de dévier son
regard et, soucieuse de trouver un dérivatif, demanda d’une voix curieusement enrouée :
— Combien de temps va durer le vol ?
— Environ une heure, un peu moins si nous trouvons des vents favorables.
Une voix grésilla dans leurs écouteurs. La tour de contrôle cherchait à les joindre. Léonora
retomba dans la réalité et des années d’entraînement lui permirent de se concentrer enfin sur
le décollage.
Au bout d’un quart d’heure de vol, Léonora fut obligée d’admettre qu’Alessandro était un
pilote exceptionnel. Sur le plan technique, il connaissait toutes les finesses des instruments,
et il avait une absolue maîtrise de lui-même et de son appareil.
A présent, ils survolaient la Sicile dont la beauté somptueuse détournait l’attention de la
jeune femme. La vue de l’Etna lui coupa le souffle. La montagne, majestueuse et fière, lui
faisait penser à Alessandro. Finalement, il ressemblait à sa terre natale…
— Si vous regardez à 3 heures, vous apercevrez le castello.
Léonora obtempéra et fut impressionnée par le spectacle. La demeure, juchée sur un piton
rocheux, était séparée d’une petite cité médiévale par quelques acres d’oliveraies. Au-delà se
dressait un paysage de montagne, semé ça et là de minuscules hameaux regroupant une
poignée de maisons accrochées à la pierre.
Alessandro s’était rembruni en songeant aux gens très pauvres qui vivaient sur ces terres
et étaient redevables d’un loyer à son père. Le vieil homme se voyait comme un patriarche
paternaliste, mais la vérité, c’est qu’il se comportait en tyran avec ces petites gens démunis.
Falcon avait promis de réformer ces méthodes d’un autre âge dès qu’il aurait hérité du
domaine. En attendant, la rébellion couvait dans certains hameaux. Et la sympathie
d’Alessandro allait entièrement aux villageois.
Après avoir décrit un cercle au-dessus du domaine pour permettre à Léonora d’avoir une
meilleure vue, il amorça sa descente sur l’aérodrome privé. L’atterrissage se déroula sans
anicroche et une équipe d’employés en combinaison blanche, arborant le logo de la
compagnie Avanti Airlines, s’empressa de fixer la passerelle à la carlingue.
Léonora émergea sous un ciel d’un bleu limpide et fut assaillie par un mélange d’odeurs
insolite, agrumes, kérosène, métal chaud. La chaleur l’enveloppa, encore plus étouffante qu’à
Florence. Elle mit aussitôt ses lunettes et remercia mentalement Cristina qui lui avait
conseillé de prendre un chapeau pour se protéger des rayons ardents du soleil.
Tandis que les employés s’occupaient des bagages, une limousine flamboyante s’avança à
leur rencontre sur le tarmac ; un petit étendard flottait sur le capot avant. Elle s’immobilisa
juste au pied de la passerelle et un chauffeur en livrée vint ouvrir la portière.
Un homme de très grande taille déplia alors sa haute silhouette pour sortir du véhicule. Il
avait les cheveux bruns et ressemblait assez à Alessandro pour que Léonora devine qu’il
s’agissait de son frère aîné, Falcon. Mais son air d’autorité aurait suffi à trahir son identité.
Elle se sentit tout de suite intimidée. Cet homme au regard acéré, en qui on percevait une
puissance dangereuse, allait-il percer à jour leur stratagème ?
Sans s’en rendre compte, elle recula contre Alessandro qui, sans mot dire, posa la main au
creux de ses reins. Ce geste intime la prit au dépourvu, et elle fut partagée entre l’envie de se
dégager et celle de se nicher contre lui. La panique la gagnait.
— Je… je ne sais pas si je vais y arriver ! balbutia-t-elle dans un chuchotement fébrile.
Votre frère… il va se rendre compte que…
Alessandro fit glisser son bras autour de la taille de Léonora. Son frère produisait toujours
cet effet sur les femmes. Il le savait, mais pourquoi éprouvait-il tout à coup cet élan de
possessivité, alors que Léonora ne lui était rien ?
— Rassurez-vous, Falcon n’est qu’un homme, pas un devin, chuchota-t-il à son tour. Il
croira ce qu’on lui dira, voilà tout.
Alors qu’elle levait sur lui ses grands yeux inquiets, sans raison, il lui prit le visage et goûta
ces lèvres qu’elle semblait lui offrir. Pourquoi diable la trouvait-il si touchante dans son
désarroi, alors qu’avec n’importe qui d’autre, il se serait méfié et aurait cru à une comédie
pathétique destinée à le séduire ?
Une chose était sûre, il avait terriblement envie d’elle.
Léonora ne se faisait pas d’illusions, il ne l’embrassait pas parce qu’il en avait envie, mais
pour donner le change à son frère. Du moins, sa raison le savait. Mais son corps réagissait
stupidement et se mettait à vibrer sous ses baisers. Oh, Seigneur ! Elle devait se reprendre, et
surtout ne pas se laisser entraîner sur cette pente dangereuse qui ne déboucherait que sur de
l’humiliation et de la souffrance…
De la souffrance ?
D’une main tremblante, elle le repoussa. Depuis quand Alessandro avait-il le pouvoir de la
faire souffrir ? Que s’était-il passé ? Comment avait-elle pu développer des sentiments envers
cet homme qu’elle ne connaissait que depuis vingt-quatre heures ?
Perturbée par ses pensées, elle ne fit pas attention en descendant la passerelle ; son haut
talon ripa sur une marche métallique et elle aurait fait une très mauvaise chute si deux bras
forts ne l’avaient rattrapée au vol. Le souffle coupé, elle atterrit sur la large poitrine de Falcon
Leopardi et demeura une seconde sous l’emprise de son regard magnétique qui la jaugeait.
Il n’y avait rien d’ambigu dans ce regard, ni dans sa façon de la tenir. D’ailleurs, il la
relâcha dès qu’elle eut repris son équilibre. Cet homme dégageait une impression de force
tranquille qui rassurait d’emblée. Son regard franc inspirait une sympathie immédiate.
Pourtant, on sentait qu’il valait mieux ne pas être du côté de ses ennemis, car sa puissance
devait être terrible lorsqu’elle se déchaînait à l’encontre de quelqu’un.
— Oh, je suis désolée ! parvint-elle à articuler. J’ai oublié que je portais de si hauts talons…
— Vous auriez pu vous faire très mal.
Alessandro s’avança d’un pas et apostropha son frère d’un air sarcastique :
— Limousine, chauffeur… Que me vaut cet accueil en grande pompe, Falcon ?
— Il est bien normal que je sois le premier à venir te saluer, non ? Et à saluer
Mlle Thaxton, bien sûr, ajouta Falcon avec un sourire bref mais chaleureux à l’intention de la
jeune femme. Ma chère, je suis ravi de faire votre connaissance. Mon frère doit vous tenir en
très haute estime s’il vous permet de copiloter son avion.
— Ce ne sont pas ses talents de pilote qui m’importent, objecta Alessandro qui remit son
bras sur la taille de Léonora.
De sa main libre, il écarta une mèche de cheveux qui voletait sur la joue de Léonora,
comme s’il ne pouvait s’empêcher de la toucher. La performance d’acteur était convaincante,
admit-elle en son for intérieur. Mais pourquoi avait-il délibérément défié son frère dès les
premiers mots qu’il lui avait adressés ? La rivalité entre ces deux-là semblait plus exacerbée
qu’elle ne l’avait cru, du moins du côté d’Alessandro. C’était peut-être ainsi quand il n’y avait
que des garçons dans la fratrie…
— Ce n’était pas la peine de te déranger, reprit Alessandro. De toute façon, ma voiture
m’attend ici. J’en aurai besoin, car j’ai promis à Léonora de lui faire visiter l’île.
Léonora réussit à demeurer impassible, bien que ce soit la première fois qu’il évoquait une
telle éventualité devant elle. Inébranlable, Falcon répliqua :
— J’ai déjà donné l’ordre qu’un employé ramène ta voiture au castello. Si nous faisons le
trajet ensemble, cela me permettra de faire plus ample connaissance avec Léonora.
L’aîné ne se privait pas de rappeler sa suprématie au cadet. Léonora commençait à
éprouver une certaine solidarité avec Alessandro. Néanmoins elle n’avait pas à s’immiscer
dans leurs relations qui ne la concernaient en rien.
— J’ai cru comprendre que votre frère travaillait pour Alessandro en qualité de pilote ? lui
dit Falcon en se tournant vers elle.
— Oui, mon petit frère, précisa-t-elle. Comme Alessandro, je viens en second dans la
famille. C’est un autre de nos points communs… avec la passion de voler.
Pourquoi avait-elle dit ça, songea-t-elle aussitôt. D’ailleurs, Alessandro s’était rembruni
après cette déclaration impulsive. Et Falcon la regardait maintenant avec un regain d’intérêt,
la mine pensive…
Finalement, il les invita d’un geste à monter à bord de la limousine, sur la banquette
arrière, tandis que lui-même prenait place à côté du chauffeur.
— Alessandro a dû vous prévenir que puisqu’il est le seul membre du cercle familial, au
sens restreint du terme, à venir accompagné durant la célébration, la plupart de nos invités
vous considéreront comme leur hôtesse, annonça Falcon au bout d’un moment.
Léonora jeta à Alessandro un regard ahuri. Il s’était bien gardé de lui annoncer cette bonne
nouvelle !
Ignorant sa mimique, il lui saisit la main et la tint entre les siennes, dans l’attitude du
parfait amoureux transi. Mais la pression de ses doigts ressemblait plus à un avertissement
qu’à une caresse et semblait vouloir lui rappeler qu’il attendait d’elle une parfaite obéissance.
— Léonora est tout à fait capable de tenir ce rôle, Falcon, assura-t-il alors d’une voix égale.
Je n’en doute pas une seconde.


La route n’était pas longue jusqu’au castello. Léonora eut à peine le temps d’admirer les
oliviers qui poussaient dans les champs environnants, dans un paysage plutôt aride qui
devint de plus en plus escarpé à mesure qu’ils approchaient de leur destination.
Finalement, au détour du dernier virage, la forteresse apparut dans toute sa splendeur
médiévale.
On eût dit l’aire d’un oiseau de proie tant elle semblait dominer le panorama, et Léonora
ne put réprimer un petit frisson d’appréhension. Il était clair que l’intention était d’intimider
autant que de subjuguer. L’impression de dureté et d’hostilité qui se dégageait de ces murs
n’était pas faite pour mettre les étrangers à l’aise.
La limousine passa sous un porche de pierre et déboucha dans une vaste cour au milieu de
laquelle se dressait une fontaine. Au sommet des murailles, des étendards claquaient au vent.
Et sous le regard interdit de Léonora se dressait maintenant non pas la bâtisse médiévale
qu’elle avait attendue, mais l’élégante façade d’un manoir du XVIIIe siècle.
Elle ne put s’empêcher de pousser un petit cri de surprise.
Un léger sourire aux lèvres, Falcon lui expliqua :
— Un de nos ancêtres a eu le bon goût de construire cette demeure à la place de l’ancienne
habitation. De l’ancien castello, il ne reste en réalité que les murs d’enceinte et les deux
tourelles. Ce qui me rappelle, Sandro, que j’ai demandé à Maria de vous loger dans la suite de
la tour ouest, pour que vous ayez une plus grande intimité.
Léonora lança un regard interrogateur à Alessandro, mais celui-ci fixait un point sur
l’horizon et ne réagit pas. De toute façon, il était trop tard pour lui demander des précisions
sur l’organisation du couchage. Elle aurait dû y songer bien plus tôt.
Un perron aux marches de marbre donnait accès à une porte massive à double battant. A
peine descendu de voiture, Alessandro vint se placer au côté de Léonora et posa la main sous
son coude.
Ses vieux réflexes de garçon manqué lui revinrent et elle faillit décréter qu’elle se
débrouillerait seule, mais les garçons manques ne portaient pas de talons hauts, aussi se
résolut-elle bon gré mal gré à accepter son aide. Elle n’allait pas se ridiculiser une nouvelle
fois en s’étalant de tout son long !
— Nos invités ne sont pas encore là, leur apprit Falcon.
Officiellement, le cocktail ne commence qu’à 19 heures. Il sera suivi d’un souper à
22 heures. Père souhaite toutefois nous réunir à 18 heures, même si je m’efforce de ménager
sa santé autant que possible.
— Comment va son cœur ? Est-il aussi fragile qu’on nous l’a dit, ou s’agit-il encore d’une
manœuvre pour mieux nous mener à la baguette ?
Il était impossible d’ignorer l’amertume contenue dans le ton d’Alessandro. Léonora
réprima un mouvement spontané dans sa direction. Qu’avait-il à faire de son soutien moral ?
Rien, absolument rien.
— Il est réellement très malade, répondit Falcon. Au point que j’aurais préféré lui épargner
toutes ces mondanités, mais tu sais comme il est têtu…
— Dis plutôt qu’il ne supporte pas qu’on contrecarre sa volonté !
— C’est lui le chef de famille et nous nous devons de respecter la coutume.
— Respecte-le tant que tu veux, Falcon. Moi, j’en suis incapable.
— Qui a dit que je le respectais ? J’ai seulement dit que nous avions des devoirs envers
notre nom et les gens qui vivent sous notre responsabilité. Ce sont leurs traditions que nous
honorons ce week-end, pas la personne de notre père.
— Bah, tu sais ce que je pense de ces pratiques archaïques !
— Oui, je sais. Tu es un homme moderne qui ne veut courber l’échiné devant personne.
Cela te regarde, mais la plupart de nos gens sont d’un autre avis et tiennent à leurs usages. Tu
les insulterais en ne tenant pas compte de notre héritage culturel.
— Par la faute de notre père, ils sont tenus en quasi-esclavage. Cela, je ne pourrai jamais le
tolérer. Et à mon avis, notre véritable devoir est de les libérer du joug qu’il leur impose.
— Tu as raison, mais pour les plus âgés d’entre eux, un changement si drastique semble
effrayant. Aux yeux de certains, la liberté sera synonyme de problèmes.
— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je n’aimerais pas être à ta place quand il faudra réparer les
torts de Père.
— C’est le revers de la médaille quand on est l’aîné, je suppose. Dans la vie, nous avons
chacun un rôle dévolu et une place à tenir. Nous n’y pouvons rien. Nous pouvons seulement
choisir de quelle manière nous allons assumer nos responsabilités. Tu as décidé de
démontrer aux yeux du monde que tu n’obéis pas à ces règles, mais tu n’en restes pas moins
un Leopardi. Le même sang coule dans nos veines…
— Oui, celui de notre père ! lâcha Alessandro, acide.
— Celui de plusieurs générations d’hommes et de femmes qui portaient notre nom,
corrigea son frère. Ton exemple prouvera que nul n’est tenu d’accepter ces contraintes, mais
ma position aidera – je l’espère – les plus jeunes à effectuer la transition avec le monde
moderne, sans pour autant piétiner la vieille génération.
Léonora remarquait que Falcon s’exprimait de manière moins agressive qu’Alessandro,
mais n’en affichait pas moins une grande détermination.
Ayant énoncé le fond de sa pensée, il ouvrit la porte à double battant.
Ils se retrouvèrent dans un immense hall décoré dans un style rococo de riches dorures et
de tentures de velours. Le haut plafond s’ornait d’une fresque champêtre et l’énorme lustre à
douze bras de lumière ajoutait encore à l’ambiance luxueuse qui se dégageait des lieux.
Une autre porte s’ouvrit, et ils passèrent ainsi une série de salles en enfilade, baignées
d’une lumière dorée qui se reflétait sur le parquet patiné et luisant. Ce n’était pas une
maison, c’était… un palais ! s’émerveilla Léonora intérieurement.
— Il est 16 heures, annonça Falcon après avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Alessandro,
tu n’as qu’à montrer votre suite à Léonora, je suis sûr qu’elle souhaite se rafraîchir un peu. A
tout à l’heure.
Alessandro acquiesça et Falcon ne tarda pas à s’éloigner. Restés seuls, Alessandro et
Léonora quittèrent le bâtiment principal et traversèrent une cour pavée pour se diriger vers la
tour qui se dressait à un angle.
Parvenue au pied de l’escalier de pierre en colimaçon qui s’élevait vers les étages, Léonora
n’hésita qu’une demi-seconde avant d’ôter ses sandales à talons.
— Je préfère qu’on me voie pieds nus plutôt que me casser une cheville, déclara-t-elle en
faisant fi du regard courroucé d’Alessandro.
Les marches étaient si étroites qu’ils durent monter l’un derrière l’autre. L’ascension fut
longue et vertigineuse. Léonora commençait à se sentir légèrement claustrophobe quand ils
débouchèrent dans une étonnante salle ronde aux murs blanchis à la chaux. Le parquet était
de bois clair, tout comme la porte du fond qu’Alessandro alla ouvrir.
Étant donné la rusticité de l’endroit, Léonora s’attendait à trouver une chambre au confort
plutôt Spartiate. Elle fut donc très agréablement surprise de découvrir une décoration
résolument moderne et claire. Une sculpture abstraite ornait une niche aménagée dans le
mur. Le lustre était constitué d’acier et de verre. Le parquet blond accentuait la luminosité
offerte par la grande fenêtre encadrée de rideaux rayés. Les teintes utilisées allaient du sable
au gris, en passant par le taupe et le tabac. L’ambiance était sobre, accueillante, confortable.
Mais Léonora ne regardait rien de tout cela. Son regard horrifié s’était fixé sur le grand lit
qui occupait le centre de la pièce.
— Il n’y a qu’une chambre ? s’exclama-t-elle.
— Au castello ? Non, des dizaines. Mais ici, dans cette suite, c’est l’unique qui soit
disponible, en effet.
— Mais… mais… nous ne pouvons pas partager le même lit !
— Bien sûr que si. Au demeurant, celui-ci est très large et je vous assure que nous ne nous
gênerons pas du tout. Vous comprenez bien que dans l’esprit des gens, nous sommes amants.
Dans ces conditions…
— Mais… mais…, bégaya encore Léonora, à court d’arguments.
— Écoutez, nous sommes adultes, nous allons bien trouver le moyen de surmonter ce léger
problème, coupa-t-il sans chercher à cacher son agacement.
— Ce léger problème ? Enfin… je ne veux pas dormir avec vous !
Il laissa passer quelques secondes, puis, paupières plissées, rétorqua sans s’émouvoir
davantage :
— Je crains hélas que vous n’ayez pas le choix, ma chère.
7


Alessandro avait disparu en emportant son ordinateur portable, pendant que Léonora
prenait sa douche dans la salle de bains pourvus de tout le confort high-tech. Ensuite, tandis
qu’il se douchait à son tour, elle entreprit de s’habiller dans le dressing mitoyen de la
chambre. Elle enfila sa robe de cocktail de soie grise, mais fut dans l’incapacité de remonter le
zip jusque dans le haut du dos, encore moins de fermer la petite agrafe. Elle se trémoussait
encore quand Alessandro vint frapper à la porte de communication.
— Êtes-vous prête ?
— Oui, oui…
Elle ouvrit la porte. En jean et chemise, Alessandro était déjà à tomber, mais en smoking, il
était… indescriptible. Léonora respira un bon coup et sortit du dressing dans un grisant
froufrou de soie. Alors qu’il allait lui ouvrir la porte avec galanterie, elle s’interrogea
fugacement. Serait-elle toujours vierge si elle avait connu dans sa jeunesse un homme tel que
lui ? Mais c’était impossible. Il n’y en avait pas deux comme lui. Il était unique.
De toute façon, il n’était pas attiré par elle et le lui avait signifié sans détour.
Et pourtant, il l’avait embrassée…
Mais ce n’était qu’une sorte d’entraînement pour la comédie qu’ils s’apprêtaient à jouer. Et
si elle voulait garder un semblant de dignité dans leur relation, elle ne devait plus trahir la
moindre faiblesse envers lui. Sa fierté lui interdisait de lui concéder une autre victoire.
Après avoir regagné le bâtiment principal, ils longèrent un couloir qui débouchait sur une
immense galerie aux murs ornés de portraits encadrés.
— Ce corridor est si long que mes frères et moi y faisions du vélo quand nous étions plus
jeunes, dit Alessandro en souriant, il n’y a pas de chambres dans le coin, juste un escalier à
chaque extrémité, l’un menant aux anciens quartiers des domestiques et à la nursery, l’autre
aux appartements privés de mon père. Il nous interdisait formellement de venir ici sous
prétexte que nous le dérangions dans son « travail ».
En réalité, cela voulait dire qu’il recevait sa maîtresse. Et il nous battait chaque fois qu’il
nous surprenait en flagrant délit de désobéissance.
— Mon père n’a jamais levé la main sur aucun de nous ! se récria Léonora. Si nous avions
habité ici, je crois plutôt qu’il nous aurait encouragés à faire la course. Il adore les sports de
compétition et surtout, il adore les champions.
Alessandro se demandait pourquoi il avait révélé à la jeune femme des détails aussi
intimes concernant son enfance. Mais les confidences qu’elle venait de lui faire en retour
éveillaient sa curiosité. Le père de Léonora ne molestait peut-être pas ses enfants, mais il leur
infligeait une autre sorte de souffrance en les dressant sans cesse l’un contre l’autre. Il
sautait aux yeux que Léonora s’estimait inférieure à ses frères, même s’il était certain qu’elle
le nierait farouchement.
N’avait-elle pas voulu coûte que coûte prouver qu’elle volait aussi bien et même mieux que
Léo ?
Cependant, le but ultime n’était pas de rivaliser avec eux dans tous les domaines, mais
bien de se faire accepter et reconnaître au sein de la famille. Il le savait. Oh, il n’avait pas le
moindre doute à ce propos !
C’était la première fois qu’il identifiait chez autrui des fêlures semblables aux siennes, et
cela ne lui faisait guère plaisir. Cela semblait signifier que Léonora et lui se ressemblaient,
dans une certaine mesure. Or il ne voulait pas que des liens se créent entre eux.
Pourtant, il était intrigué. Une femme qui tente sans relâche de battre les hommes sur leur
propre terrain se sert en général du sexe dans ce but. Mais étrangement, Léonora n’avait pas
pris l’initiative une seule fois sur ce plan. C’était paradoxal. D’ailleurs cette fille était un
paradoxe à elle toute seule ! conclut-il avec irritation.
La galerie était vraiment interminable. Léonora commençait à avoir mal aux pieds et à
regretter de n’avoir pas fait l’acquisition d’une paire de ballerines. Enfin, ils atteignirent une
lourde porte qui ouvrait sur un salon au plafond voûté décoré de meubles de bois sombre. Ici,
l’atmosphère était austère, voire puritaine. Aucune chaleur, aucun confort. Léonora fut
heureuse de quitter la pièce pour passer dans la bibliothèque, qui n’était pourtant guère plus
accueillante.
Il fallut encore longer deux couloirs avant de retrouver le grand hall par lequel ils avaient
fait leur entrée un peu plus tôt en compagnie de Falcon. Enfin, ils pénétrèrent dans un
élégant salon meublé de vitrines et de tables basses de bois doré. Léonora crut reconnaître
sur la soie bleu pâle des fauteuils le blason de la famille Leopardi. Deux lustres répandaient
dans la pièce une lumière reflétée par plusieurs grands miroirs muraux. Parmi les nombreux
bibelots exposés, beaucoup étaient de toute évidence égyptiens.
— Ces objets datent de l’époque napoléonienne, indiqua Alessandro. Un de nos ancêtres a
fait la campagne d’Égypte. On dit qu’il ambitionnait de marier son fils aîné à la sœur de
l’empereur, Pauline. Il est sans doute heureux qu’il n’y soit pas parvenu !
Le salon suivant avait une tapisserie jaune fané. Soudain, Léonora surprit un bruit de
conversation en provenance de la pièce voisine. La porte s’ouvrit et un imposant valet en
livrée et perruque poudrée apparut, un plateau à la main. Il fut bientôt suivi d’un deuxième
domestique. Léonora se sentit gagnée par l’appréhension, comme si elle était vraiment cette
jeune femme intimidée sur le point de rencontrer la famille de l’homme qu’elle aimait.
Falcon apparut à son tour.
— Ah, vous voici ! Venez, entrez.
L’instant d’après, Léonora se retrouva dans une salle de réception où s’étaient réunis une
vingtaine d’invités, pour la plupart des membres d’un certain âge de la famille. Les hommes
arboraient fièrement sur leur veste de soirée des rangées de médailles et de décorations qui
rivalisaient d’éclat avec les bijoux scintillants de leur épouse.
Le vieux prince était assis dans un fauteuil roulant, mais, à ses airs supérieurs, on aurait
pu croire qu’il s’agissait d’un trône. Sa chevelure argentée brillait dans la lumière, et il avait
les traits arrogants de son fils cadet. Sa main aux articulations noueuses, enflées par
l’arthrite, agrippait telle une serre le pommeau d’une canne en argent.
C’était un vrai personnage, admit Léonora, au moment où le vieil homme tournait vers elle
son regard acéré. Elle vit alors que ses petits yeux sombres ne ressemblaient pas du tout à
ceux d’Alessandro. Ils ne reflétaient que du dédain et de la méchanceté.
Comme si un ordre silencieux avait été lancé, la cohue s’écarta devant Léonora et
Alessandro pour former un passage jusqu’au fauteuil roulant. Puis chacun parut retenir son
souffle. L’inimitié qui existait entre le père et son cadet n’était apparemment un secret pour
personne.
— Comment, Alessandro, tu as pris le risque d’amener ton amie ? lança le vieil homme en
guise de bonjour. C’est téméraire de ta part. Tu as déjà été échaudé, cela ne t’a donc pas
suffi ? Tout le monde sait pourtant que n’importe quelle femme préférera toujours le maître
à son valet… et l’aîné à son cadet.
C’était cruel, et même pire que cela, pervers. Léonora ressentit une violente bouffée de
colère.
Comment pouvait-il dire une chose pareille à son fils, en public par-dessus le marché ? Il
venait de sous-entendre que Falcon n’avait qu’à claquer des doigts pour supplanter
Alessandro dans le cœur de Léonora. Et par la même occasion, il l’insultait, elle aussi.
Sans réfléchir, elle redressa les épaules et répliqua avec fierté :
— Alessandro sait qu’il peut avoir toute confiance en moi. C’est lui qui m’intéresse, pas sa
famille, ses titres ou son argent.
— Balivernes ! s’écria le prince. Vous ne ferez croire cela à personne, ma chère. Une femme
qui a toute sa tête donnera toujours la préférence à un véritable héritier. De tout temps, les
filles d’Ève ont menti, trompé et tué pour faire en sorte que le père de leurs enfants soit le
chef du clan !
— C’était peut-être vrai il y a des siècles, mais de nos jours, une mère veut seulement offrir
à ses enfants un père aimant et la chance de grandir au sein d’une famille unie, libérée du
carcan des coutumes primitives. Cela compte bien plus qu’un titre ronflant auquel plus
personne n’accorde d’importance à notre époque.
Il y eut un mouvement de surprise dans la foule, et quelques murmures étouffés.
Léonora avait pris la défense d’Alessandro de façon spontanée, dans une sorte d’euphorie
libératoire. Mais celui-ci n’avait pas l’air de lui en être reconnaissant. Au contraire, il la
fusillait d’un regard noir !
Le prince, quant à lui, n’en avait pas fini :
— Peuh ! Vous en êtes peut-être convaincue pour l’heure, mais aucune femme n’a envie
d’un homme qui se taise pendant qu’elle le défend. Cela te ressemble bien, Alessandro. Tu as
toujours préféré te réfugier dans les jupes des femmes. Tu n’as pas changé.
— Vous non plus, père, rétorqua Alessandro, la voix vibrant de mépris. Mais contrairement
à ce que vous voudriez, je n’ai pas l’intention de m’engager dans un échange d’injures stérile
avec un vieillard qui n’en a plus pour longtemps à vivre.
Sans laisser à son père le temps de répondre, il prit Léonora par la main et l’entraîna à sa
suite, sous prétexte de lui présenter un couple qui se trouvait un peu en retrait. Il s’agissait
d’un notable du coin et de son épouse, avec lesquels Alessandro se mit bientôt à discuter d’un
projet de rénovation immobilière de certains bâtiments municipaux ; projet auquel il
participait financièrement, Léonora ne tarda pas à le comprendre. L’édile, qui avait
visiblement une haute opinion d’Alessandro, s’abstint de faire allusion à l’altercation qui
venait d’avoir lieu entre celui-ci et son père.
Après cet épisode pénible, Léonora était bien obligée de reconnaître que l’enfance
d’Alessandro et de ses frères n’avait pas dû être rose, mais au contraire bien pire que la
sienne.
Son père avait peut-être encouragé la rivalité existant entre ses enfants sans s’occuper de
leurs besoins affectifs, mais il les avait au moins aimés. Le prince, lui, semblait n’aimer que
son auguste personne.
Alessandro s’excusa auprès du couple en disant qu’il devait présenter Léonora aux autres
invités. Au lieu de cela, il l’attira dans une sorte d’alcôve et, campé devant elle pour lui barrer
le passage, il l’apostropha sèchement à mi-voix :
— Qu’est-ce qui vous a pris de m’humilier en public ?
— J’essayais de vous défendre, c’est tout !
— Me défendre ? Mais c’est mon rôle, pas le vôtre ! Un homme se défend seul et protège
ceux qui dépendent de lui. Une femme défend ses enfants. Mais bien sûr, vous voulez tout
contrôler ! Et vous m’avez embarrassé devant tout le monde, alors que vous êtes censée
montrer que vous m’aimez !
— Vous m’accusez de vouloir tout contrôler ? Elle est un peu forte, celle-là ! s’insurgea
Léonora. Si vous n’étiez pas obsédé par votre rang de cadet, vous vous rendriez compte que
cela ne vous a jamais empêché de réussir dans la vie.
— Je n’ai rien à prouver à personne, surtout pas mon père.
— C’est faux, sinon vous ne m’auriez pas fait chanter pour m’amener ici, riposta-t-elle dans
un chuchotement furieux. Vous savez quel est votre problème ? C’est…
— Je connais le vôtre, en tout cas ! Vous êtes une castratrice, vous vous posez sans cesse
en rivale des hommes. Cette compétition vous obsède tellement que vous vous êtes
transformée en une sorte d’Amazone persuadée que seul le combat excite les hommes !
— Ce n’est pas vrai !
Mais la voix de Léonora s’était fêlée, comme si au fond, elle reconnaissait qu’il y avait du
vrai dans ce qu’il venait de dire. Combien de fois ses frères l’avaient-ils taquinée en
prétendant qu’elle faisait peur aux garçons ? Elle leur avait caché combien ces commentaires
la blessaient, sans savoir ce qu’elle devait faire pour changer. Elle n’avait pas foncièrement
envie de se mesurer aux hommes. En secret, elle cherchait un compagnon fiable, sécurisant,
quelqu’un qui la comprendrait sans se moquer d’elle et l’aiderait à faire éclore sa féminité.
Mais comment faire confiance à un homme quand l’idée d’être rejetée la paralysait ?
Alessandro savait bien qu’il réagissait de manière excessive, mais à entendre Léonora
prendre sa défense, il s’était souvenu de scènes odieuses durant lesquelles Falcon avait été
obligé de s’interposer entre lui et son père. Alessandro détestait qu’on lui remémore ces
moments de vulnérabilité intense. C’était à lui de protéger Léonora, et non l’inverse.
Pourtant, elle ne lui avait pas permis de le faire et, du coup, elle avait fait le jeu de son père.
Enfin il consentit à s’écarter pour lui livrer passage.
— Rappelez-vous pourquoi vous êtes ici, lui dit-il encore à voix basse. Et si jamais l’envie
vous reprend de me défendre, pensez que c’est votre frère qui en pâtira.
Peu à peu, la salle s’emplit avec l’arrivée de nouveaux invités. Léonora finit par être
séparée d’Alessandro, accaparé par une beauté brune qui avait glissé son bras sous le sien et,
avec un faux sourire à l’adresse de Léonora, avait déclaré qu’elle « empruntait » Alessandro
qui devait absolument s’entretenir avec son mari.
Cinq minutes plus tard, la femme ne l’avait toujours pas lâché et lui chuchotait Dieu sait
quoi à l’oreille en le couvant d’un regard brûlant. Du mari, aucune trace. Mais Léonora n’en
avait cure. Au contraire, elle était bien contente d’être momentanément débarrassée
d’Alessandro après avoir essuyé ses reproches aussi acerbes qu’injustes !
Pourtant, inexplicablement, elle se sentait triste, et sa gorge était nouée. Afin de donner le
change, elle faisait de son mieux pour circuler entre les invités et dire un petit mot à chacun.
Un homme insistant l’avait retenue un moment en lui demandant à plusieurs reprises s’ils
comptaient profiter du week-end pour annoncer leurs fiançailles. Elle avait éludé en
répondant qu’il aurait dû poser la question à Alessandro.
D’un signe de tête, elle refusa une coupe de Champagne que lui proposait un serveur. Le
temps passait, et elle commençait à avoir une faim dévorante. L’hypoglycémie n’était pas
loin, elle se sentait nauséeuse, fatiguée. Pourtant, le souper n’était pas prévu avant une
heure, se désola-t-elle en jetant un coup d’œil à sa montre.
Discrètement, elle glissa son pied endolori hors de son escarpin et réprima un soupir de
soulagement. Au bout d’un moment, elle se pencha pour le remettre en place. A cet instant,
elle sentit le zip de sa robe descendre d’un coup. Horrifiée, elle se redressa vivement et, dos
au mur, tenta de remonter la fermeture, en vain. Elle jeta un regard affolé autour d’elle. Elle
ignorait où se trouvaient les toilettes, et il était de toute façon hors de question de traverser la
salle les épaules et le dos à demi dénudés. Que faire ? Et bien sûr, Alessandro avait disparu,
constata-t-elle en balayant de nouveau la pièce d’un regard angoissé.
Désemparée, elle croisa les bras sur sa poitrine pour retenir de son mieux le tissu soyeux.
Elle aurait voulu disparaître, tout simplement. Si sa robe s’ouvrait, elle se couvrirait de
ridicule, d’autant plus qu’elle portait des sous-vêtements couleur chair. Alessandro serait
furieux et…
— Vous avez froid ?
Falcon.
Léonora déglutit et secoua la tête. Son épaulette choisit ce moment pour glisser sur son
bras.
— Vous avez sacrement tenu tête à mon père, tout à l’heure, fit-il remarquer avec un
sourire. Quelle virulence !
— C’est que… je n’ai pas supporté qu’il parle d’Alessandro en ces termes. Mais j’aurais
mieux fait de m’abstenir, car maintenant il m’en veut. Il pense que je l’ai humilié en me
montrant protectrice envers lui.
— Mon frère est très orgueilleux.
— A qui le dites-vous !
— Vous êtes sûre que vous n’avez pas froid ? Vous n’arrêtez pas de vous frictionner les
bras.
Léonora hésita un quart de seconde, puis décida que Falcon était peut-être sa seule chance
de se tirer de cette embarrassante situation. Il y avait aussi quelque chose en lui qui incitait à
la sincérité. Elle avait un peu l’impression d’avoir affaire à une sorte de grand frère,
bienveillant et invincible. Elle ne craignait pas qu’il se moque d’elle, ou qu’il la juge avec
sévérité.
— C’est ma robe, avoua-t-elle. Le zip est descendu dans le dos et je n’ose plus bouger !
— Pas de panique, je vais vous aider.
Impassible, il glissa un bras derrière elle et, d’un geste habile qui semblait indiquer que les
vêtements féminins n’avaient pas de secret pour lui, il remonta le zip. Dans la foulée, il fixa
également le petit crochet que Léonora n’avait pas été capable d’atteindre lorsqu’elle s’était
habillée un peu plus tôt dans le dressing.
Comme il laissait retomber son bras, elle le remercia d’un sourire empli de gratitude.
A l’autre bout de la pièce, Alessandro observait avec une fureur grandissante Léonora et
son frère. Allons bon ! Il lui avait expressément demandé de ne pas flirter avec lui, et c’est
exactement ce qu’elle était en train de faire ! En cet instant, elle le regardait de ses yeux de
biche, lui souriait et se tenait bien trop près de lui. Et voilà qu’elle riait, maintenant ! Alors
oui, il était furieux. Furieux, pas jaloux, crut-il bon de se rappeler. Et sa colère enflait, se
répandait dans tout son corps, corrosive, dévastatrice. Léonora le faisait exprès, forcément !
Mais bientôt, elle apprendrait qu’on ne se moquait pas de lui impunément.
8


— J’espère que vous vous êtes bien amusée à flirter avec mon frère, parce que cela va
coûter son travail au vôtre !
Les invités s’étaient rassemblés pour le souper, servi sous forme de buffet, et se dirigeaient
vers la salle à manger. Mais les paroles qu’Alessandro venait de lui glisser firent s’arrêter net
Léonora.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai flirté avec personne ! se récria-t-elle à voix basse.
— Menteuse. Je vous ai vus. Et je sais pourquoi vous l’avez fait. Pour le simple plaisir de
contrevenir à mes instructions. Mais vous ne gagnerez pas à ce petit jeu, Léonora, parce qu’il
est hors de question que je me laisse entraîner dans cette guéguerre stupide.
— Ma parole, c’est vraiment une fixation chez vous ! Vous voyez des rivaux partout. Vous
devenez paranoïaque, vous savez !
Ils ne pouvaient pas continuer de se disputer ainsi devant tout ce monde. Mais Alessandro
n’était pas prêt à céder. Il saisit la jeune femme par le bras et l’entraîna manu militari dans
un petit boudoir tout proche. La porte refermée, il se tourna vers Léonora, frémissant de
colère.
— Falcon peut vous faire les yeux doux, n’allez pas croire pour autant que vous lui plaisez.
Sa seule motivation, c’est qu’il se croit encore obligé de me protéger. Autrefois, j’ai été abusé
par une femme vénale qui ne voyait en moi que le moyen de satisfaire ses ambitions. Elle m’a
laissé tomber dès qu’elle a cru pouvoir mettre le grappin sur mon frère. Mais je ne commets
jamais deux fois la même erreur.
— Et cette femme… vous l’aimez toujours ?
La question était très personnelle, mais Léonora n’avait pu s’empêcher de la poser. Un
temps déstabilisé, Alessandro finit par répondre :
— Non. Je ne l’ai jamais aimée. Je croyais être amoureux parce que j’étais jeune et naïf. Et
je me suis juré de ne plus laisser aucune femme me ridiculiser. Voilà pourquoi votre petit
manège avec Falcon m’a fait bondir…
— Je ne flirtais pas avec lui. Vous pouvez lui poser la question, si vous voulez.
— C’est inutile. J’ai des yeux, figurez-vous ! J’ai très bien vu que…
Léonora l’interrompit d’un soupir excédé :
— Vous n’avez rien vu du tout ! La vérité, c’est que le zip de ma robe était descendu, que
j’étais très embarrassée et que Falcon a eu la gentillesse de le remettre discrètement en place,
voilà tout.
— J’ai du mal à le croire. S’il s’agissait d’un simple problème vestimentaire, pourquoi ne
pas vous être directement adressée à moi ?
— Parce que vous étiez parti avec cette brune !
Son accent de sincérité déconcerta Alessandro. Sourcils froncés, il laissa passer quelques
secondes, puis maugréa à contrecœur :
— Bon, pour cette fois je veux bien vous laisser le bénéfice du doute…
— Comme c’est magnanime de votre part !
— … mais si jamais ce genre de situation ambiguë devait se reproduire, sachez que vous ne
vous en tireriez pas aussi aisément ! conclut-il avec son arrogance coutumière.
La soirée touchait à sa fin. Voyant que Léonora avait de plus en plus de mal à contenir ses
bâillements, Alessandro se pencha vers elle et murmura :
— Vous êtes fatiguée. Allez vous coucher, je vous rejoindrai tout à l’heure.
Cette sollicitude ne lui ressemblait pas et contrastait avec son agressivité de tout à l’heure.
Mais sans doute voulait-il simplement lui donner l’occasion de se déshabiller dans l’intimité.
Sans s’interroger davantage, Léonora, fourbue, acquiesça, d’un battement de cils et se leva.
Assis non loin, Falcon, qui conversait avec un autre convive, aperçut le mouvement de la
jeune femme et quitta sa place pour s’approcher d’elle.
— Vous allez vous coucher, Léonora ? Dans ce cas, je vous souhaite une bonne nuit.
A sa grande surprise, il l’embrassa sur les deux joues. Bien qu’il n’y ait rien d’équivoque
dans son baiser, elle se sentit gênée sous le regard d’Alessandro et se détourna dans
l’intention de déguerpir au plus vite. Mais ce dernier s’était levé à son tour et lui barrait le
chemin. Comme il lui passait soudain un bras autour de la taille, elle comprit qu’il avait
l’intention de l’embrasser, lui aussi. Devant tout le monde. Pour marquer son territoire.
Elle n’eut que le temps de voir luire un éclair farouche dans son regard gris ardoise, puis sa
bouche fondit sur la sienne. Tout se mit à tourner autour de Léonora. Impuissante, elle se
trouvait sous l’emprise de son baiser impérieux, comme envoûtée. Ce fut lui qui se redressa
au bout de quelques secondes, sans paraître remarquer qu’elle avait les joues en feu.
Encore étourdie, elle suivit le valet à qui Alessandro avait demandé de l’escorter jusque
dans la tour.
Somme toute, songea-t-elle, la soirée avait été agréable. Elle avait fait la connaissance de
personnes très intéressantes et avait beaucoup appris sur l’enfance d’Alessandro et de ses
frères.
Quelques invités avaient mentionné la disparition prématurée de leur mère, et certains
avaient fait de discrètes allusions au remariage de leur père avec sa maîtresse, et à la
préférence marquée qu’il avait toujours affichée pour son dernier fils. Léonora avait cru
comprendre qu’hormis le patriarche, personne ne regrettait vraiment Antonio, individu plutôt
antipathique qui avait été victime d’un accident au volant de sa voiture de sport et était mort
quelques semaines plus tard, à l’hôpital. Alessandro, en revanche, remportait l’estime de la
grande majorité.
Parvenu devant la porte de la suite, le valet s’inclina avec respect. Léonora le remercia
avant de le laisser s’éloigner. La première chose qu’elle fit une fois seule dans la chambre fut
de retirer ses escarpins à hauts talons qui la martyrisaient. Elle aurait rêvé de passer un long
moment de relaxation dans un bon bain chaud mais, ne sachant pas de combien de temps elle
disposait avant l’arrivée d’Alessandro, elle y renonça.
Au prix de quelques contorsions, elle parvint à ouvrir l’agrafe et le zip de sa robe. Puis,
évitant de regarder le grand lit, elle passa dans la salle de bains.
Longtemps, elle demeura sous le jet bienfaisant de la douche. Elle était si fatiguée qu’elle
allait sans doute s’endormir la tête à peine posée sur l’oreiller. Nulle crainte à avoir du côté
d’Alessandro. Il ne chercherait pas à tirer avantage de la situation, même s’il l’avait
embrassée tout à l’heure. Ce n’était qu’un petit numéro destiné à son frère et à son père.
Elle coupa l’eau et s’apprêta à sortir de la douche…
C’est alors qu’elle la vit.
Une araignée, énorme, noire et velue, hideuse, répugnante. Là, sur le sol, juste devant la
cabine. Pour sortir, il n’y avait pas d’autre moyen que de l’enjamber. Or, Léonora détestait les
araignées. Elles la terrifiaient, la révulsaient, c’était incontrôlable. Et bien sûr, ses frères
avaient été ravis de découvrir qu’ils pouvaient terroriser leur sœur en la pourchassant avec
une de ces petites bêtes. Un jour, elle s’était même évanouie parce que Léo essayait d’en
glisser une dans le dos de son T-shirt.
Qu’allait faire celle-ci ? Passer son chemin ou tenter d’entrer dans la douche ? Rien de plus
simple, il n’y avait pas de porte…
Léonora se mit à trembler. Elle fixait l’araignée, terrifiée à l’idée de la perdre des yeux au
cas où elle se serait déplacée. Elle savait bien que sa peur était irrationnelle, mais cela n’y
changeait rien.
— Léonora ?
Un soulagement incommensurable l’envahit. C’était Alessandro ! Par réflexe, son regard
vola vers la porte de la salle de bains, puis revint se poser sur l’araignée.
Elle avait bougé ! Elle se dirigeait vers la douche !
Au hurlement de Léonora, Alessandro se précipita et fit irruption dans la salle de bains. La
jeune femme se trouvait au fond de la cabine de douche, le dos plaqué au carrelage, une main
en travers des seins, l’autre couvrant son pubis. Ses yeux écarquillés exprimaient une
indicible terreur.
— Que se passe-t-il ?
Elle ôta la main de sa poitrine – qu’il découvrit aussi ronde et ferme que dans son souvenir
– et pointa frénétiquement l’index vers le sol.
— Là… là… une araignée ! Oh, elle bouge… elle se rapproche… je vous en prie !
Elle avait remis sa main contre ses seins. Alessandro trouva cette pudeur étrangement
attendrissante et ô combien érotique ! Il ne s’était jamais pris pour un héros, il était bien trop
cynique pour cela, mais la panique qu’il percevait chez elle lui donna soudain l’énergie d’un
James Bond. S’étant emparé d’une serviette, il la laissa tomber sur l’araignée, puis rejoignit
Léonora en deux enjambées, la souleva et l’emporta dans la chambre.
Un sanglot silencieux la secoua. Sans réagir, elle se laissa envelopper dans une serviette
pour couvrir sa nudité. Mais comme Alessandro retournait dans la salle de bains dans
l’intention de régler son compte à l’insecte, il entendit la jeune femme bredouiller de la
chambre :
— Non, ne… ne la tuez pas ! Ce… ce n’est pas sa faute… si j’ai peur d’elle.
Une femme qui avait la phobie des araignées mais refusait qu’on les tue ? Ce n’était
décidément pas banal, songea Alessandro qui choisit finalement d’aller déposer l’araignée sur
l’appui de la fenêtre avant de refermer la croisée.
Emmitouflée dans la serviette, Léonora tremblait encore de peur. Il s’assit à côté d’elle sur
le lit.
— Voilà, vous n’avez plus rien à craindre, elle prend le frais sur la fenêtre.
— Merci… Oh, vous devez me prendre pour une parfaite idiote ! soupira-t-elle.
— Bah, vous êtes une femme, vous avez le droit…
— D’être une parfaite idiote ?
— … d’avoir peur des araignées.
— En tout cas, merci, répéta-t-elle. Merci, vraiment. Mes frères auraient bien ri à votre
place. Et… Oh, mon Dieu, votre chemise est toute mouillée ! C’est ma faute…
Il haussa les épaules. Avec ses longs cheveux mouillés, ses grands yeux encore écarquillés
d’angoisse, elle était très désirable. Malgré lui, son désir montait.
— C’est vrai, ma chemise est toute mouillée, acquiesça-t-il. Je ferais mieux de l’enlever. A
moins que vous ne vous en chargiez pour moi ?
Elle lui jeta un regard perplexe, puis murmura :
— Vous savez, je ne suis pas très douée pour ce genre de choses…
— Je croix au contraire que vous êtes experte.
Sans lui laisser le temps de protester, il l’enlaça et chercha sa bouche. Il s’attendait à demi
à l’entendre protester, mais elle ne dit rien et, bientôt, lui passa les bras autour du cou.
Dans ce mouvement, la serviette glissa sur ses genoux.
A présent, elle était nue contre lui, et leurs langues jouaient ensemble.
Léonora sentait le feu du désir l’embraser, se répandre en elle, culminer au creux de son
ventre et à la pointe de ses seins. Toutes ses sensations semblaient décuplées, comme si le
souffle d’Alessandro était le plus puissant des aphrodisiaques.
Il la caressait et ses mains s’égaraient maintenant sur ses seins qui se tendaient à sa
rencontre.
Comme il agaçait du pouce la pointe d’un téton, un frisson électrique la parcourut. Puis
elle se cambra quand, l’instant d’après, elle sentit sa main abandonner sa poitrine pour
s’immiscer entre ses cuisses et la toucher au point le plus sensible…
Une décharge de plaisir explosa en elle, en même temps qu’une sirène d’alarme se
déclenchait dans son cerveau.
Elle ne pouvait pas révéler à Alessandro qu’elle était encore vierge ! Ce serait trop
humiliant. Et si elle ne l’arrêtait pas maintenant, son secret n’en serait bientôt plus un.
Fébrile, elle lui saisit le poignet et le repoussa…
Surpris, Alessandro chercha son regard et comprit qu’elle n’avait pas l’intention d’aller
plus loin.
Ulcéré, il se rejeta en arrière, assailli par cette vieille sensation de rejet qui le blessait
beaucoup plus qu’il ne voulait l’admettre.
Cette fille paraissait prendre plaisir à piétiner sa fierté.
— Vous aviez dit… que cela ne se reproduirait plus ! bredouilla-t-elle.
Sans répondre, il quitta le lit, se pencha pour récupérer la serviette tombée au sol, et la jeta
sans un mot devant la jeune femme qui s’en saisit pour s’en envelopper maladroitement. Ses
reproches l’offusquaient. Certes, il avait dit cela, mais… c’était avant ! Avant quoi ? Avant que
Falcon ne pose les yeux sur elle ? Avant que son désir n’explose et efface tout le reste ?
Un désir qui n’était toujours pas apaisé et continuait de le torturer en cet instant même,
décuplant son sentiment de frustration.
— Je ne suis qu’un homme, Léonora. Vous vous offrez à moi, je réagis.
— J’ai eu peur de l’araignée, et…
— Ce n’est pas par peur que vous vous êtes pendue à mon cou, que vous m’avez rendu mes
baisers, que vous vous êtes frottée contre moi ! Vous avez envie de moi, et si je le voulais, je
n’aurais qu’à vous embrasser de nouveau pour vous le prouver. Mais je n’en ferai rien, car je
n’en ai plus aucune envie !
Ces mots submergèrent Léonora de honte. Elle aurait voulu les réfuter, mais elle savait
bien qu’il ne disait que la stricte vérité. Il n’avait qu’à la toucher pour lui faire perdre la tête.
Il correspondait tellement à l’image qu’elle s’était faite de son amant imaginaire ! C’était une
coïncidence cruelle, l’unique explication au comportement aberrant qu’elle avait eu avec lui.
Mais elle ne pouvait pas se permettre de confondre fantasme et réalité. Sinon… sinon elle
courrait droit à sa perte et tomberait amoureuse.
Tomber amoureuse d’Alessandro ? L’idée même était ridicule. Ce serait comme de plonger
délibérément du haut d’une falaise, sans parachute bien sûr.
Alessandro avait conscience de se conduire en parfait goujat. Il y avait quelque chose chez
Léonora qui le poussait à ce genre d’extrémités dont, en définitive, il n’était pas fier. Elle
faisait bouillonner en lui des émotions inhabituelles, dérangeantes, qu’il se jurait de
maîtriser tout en échouant le plus souvent, ce qui déclenchait invariablement sa colère.
Ces émotions et le désir qu’il avait d’elle étaient en train de le mettre tout doucement dans
une position qu’il avait pensé ne plus jamais occuper, une position de faiblesse où il s’était
trouvé des années plus tôt ; une position terriblement dangereuse.
Lorsque Alessandro alla s’enfermer dans la salle de bains, Léonora en profita pour enfiler
sa chemise de nuit. Puis elle se mit au lit, le plus près possible du bord.
Les larmes aux yeux, elle se dit qu’elle était vraiment la dernière des idiotes. Alessandro
voulait coucher avec elle parce qu’il la croyait aussi expérimentée que toute fille normale de
vingt-cinq ans. Alors qu’elle était incapable de canaliser les émotions qu’elle éprouvait pour la
première fois… Dans ces conditions, comment lui donner le plaisir qu’il réclamait ? Sa
maladresse serait pour lui une terrible déception. Non, elle ne pouvait pas faire l’amour pour
la première fois avec cet homme d’expérience, sans nul doute habitué à des jeux sensuels
raffinés.
Sous le jet d’eau froide de la douche, Alessandro s’efforçait de dissiper les affres d’une
passion non assouvie. Finalement, songeait-il avec amertume, ce qui lui arrivait était bien fait
pour lui. Qu’avait-il besoin de courir après une fille comme Léonora ?
Ce qu’il ne comprenait pas, c’est que sa déception soit si grande. Elle l’avait repoussé, soit.
Et alors ? Ce n’était qu’une femme parmi tant d’autres. Et il s’était promis de ne plus souffrir
par les femmes.
Sans doute lui remémorait-elle de manière inconsciente son enfance durant laquelle il
avait toujours été rejeté par son père.
Quoi qu’il en soit, il était sûr d’une chose : elle avait peut-être changé d’avis, mais au
départ, elle était consentante. Alors ? Jouait-elle la comédie pour mieux le « harponner »,
l’amener à lui manger dans la main ? Était-ce là la raison de son attitude déroutante ?
Son orgueil se rebella à cette pensée. Non, jamais aucune femme n’aurait le pouvoir de le
mener par le bout du nez. Si Léonora cherchait à le contrôler d’une manière ou d’une autre,
elle en serait pour ses frais.
Même s’il brûlait de désir pour elle.
9


Léonora s’éveilla en sursaut au milieu de la nuit.
Une sensation de vide désagréable s’était installée dans son ventre et sa poitrine. Dans son
sommeil, elle avait roulé sur le matelas – sans doute à plusieurs reprises, car le lit était assez
grand. Elle se trouvait maintenant à quelques centimètres du flanc d’Alessandro dont l’épaule
dépassait de la couette légère.
Si elle roulait une fois encore…
Résolument, elle lui tourna le dos et mit de la distance entre eux. Puis elle se surprit à fixer
le cadran lumineux de sa montre qu’elle avait déposée sur la table de chevet. 2 heures et
demie.
Dans la chambre, le silence régnait. Seul le coin du rideau bougeait doucement…
Le cœur de Léonora se mit soudain à battre plus vite. La fenêtre était-elle restée ouverte ?
Car dans ce cas, l’araignée pouvait revenir…
Elle ferma les yeux, l’imagina crapahutant sur le sol, portée à toute vitesse par ses vilaines
pattes noires, se rapprochant inexorablement du lit. Un frisson de dégoût la secoua. Elle
aurait voulu se relever pour inspecter la croisée, mais elle n’en avait pas le courage.
De plus en plus nerveuse, elle s’efforça de penser à autre chose. N’importe quoi.
Alessandro, par exemple, qui l’avait embrassée tout à l’heure. Et avec qui elle aurait pu faire
l’amour si elle avait été une femme différente…
Oh, comme elle aurait aimé être une de ces femmes libérées qui multipliaient les
expériences sexuelles le plus naturellement du monde, sans se poser de questions, pour le
simple plaisir qu’elles en retiraient et qu’elles offraient en échange à leur partenaire !
Si elle avait été une de ces femmes, en ce moment même elle aurait été blottie dans les
bras d’Alessandro, comblée, heureuse.
Au lieu de cela, elle l’avait repoussé. A son corps défendant. Comment ne pas être affectée
par les baisers d’un homme si séduisant ?
Du coin de l’œil, elle vit le rideau bouger de nouveau contre le mur. Elle tressaillit.
Alessandro se réveilla et ouvrit les yeux. Dans la foulée, il s’assit et alluma la lampe de
chevet.
Léonora se retourna sur le lit et lui montra son visage effrayé.
— Que se passe-t-il ?
— La fenêtre… je crois qu’elle est ouverte. Et l’araignée…
Il se garda de se moquer d’elle, même s’il lui en voulait toujours de s’être dérobée à ses
caresses. Il n’était pas homme à se venger de cette façon. Il aurait eu l’impression de
s’abaisser en se servant des peurs de la jeune femme pour l’atteindre.
Il avait si souvent vu son père avoir recours à ce genre de méthodes ! Pour le patriarche,
profiter des faiblesses d’autrui était juste un moyen de s’assurer la victoire à moindres frais.
Alessandro, lui, préférait se fier à sa propre force. Ainsi, il entendait vaincre Léonora à la
loyale, l’entendre admettre qu’elle le désirait autant qu’il la désirait.
Nul doute que son père l’aurait traité d’imbécile, mais Alessandro avait appris depuis
longtemps à ne pas faire cas de son opinion. Il n’était plus un enfant, il s’était endurci et
aujourd’hui, on ne le déstabilisait pas facilement.
— Voulez-vous que je jette un coup d’œil ? proposa-t-il.
— Vous feriez ça ?
Le soulagement perceptible dans sa voix éveilla en lui une émotion étrange qu’il chassa
avec agacement.
Léonora n’avait pas l’habitude qu’un homme fasse attention à ses états d’âme et se
propose pour affronter un danger à sa place. C’était somme toute très agréable et rassurant.
Alessandro faisait preuve de générosité étant donné ce qui s’était produit un peu plus tôt…
Elle en conçut un vague sentiment de culpabilité et s’efforça de considérer les choses sous un
autre angle. Avait-elle vraiment échappé à une catastrophe en refusant de se donner à lui ?
L’aventure lui avait paru trop périlleuse, elle avait manqué de courage. Mais peut-être s’était-
elle trompée en imaginant qu’il se serait moqué d’elle.
N’était-il pas en train d’essayer de la rassurer en ce moment même, au lieu de rire de sa
phobie ?
Il n’en restait pas moins qu’elle se sentait empêtrée dans cette féminité balbutiante qu’elle
ne savait pas maîtriser. Les autres petites filles avaient appris en regardant leur mère. Elle
n’avait pas pu. Privée de modèle, elle n’avait jamais su quoi faire de ses atouts féminins.
Longtemps, la subtilité, le tact, la douceur lui avaient été inconnus. Elle leur avait préféré
cette franchise brutale dont les garçons usaient entre eux. Aujourd’hui, bien sûr, elle avait
appris à arrondir les angles.
Mais pour ce qui était de la séduction, elle avait toujours l’impression d’être une parfaite
empotée qui aurait essayé de se glisser dans la peau d’un personnage à contre-emploi. Les
rares fois où elle était sortie avec un garçon, tout lui avait paru contraint, artificiel ; le
contraire d’une relation naturelle qu’elle aurait pris plaisir à approfondir. Du coup, pour se
protéger, elle retombait dans ses manières brusques et agressives qui faisaient fuir les
hommes.
Le visage de Léonora était si expressif qu’Alessandro avait l’impression de voir les nuages
défiler les uns après les autres dans ses grands yeux bleus, et il se demandait bien ce qui
déclenchait une telle tempête.
A la réflexion, il savait fort peu de choses à son sujet. Contrairement à la plupart des
femmes, elle parlait peu d’elle-même. Il se souvenait des informations basiques mentionnées
sur son CV, mais dans la section « loisirs et aspirations personnelles », les indications
restaient sommaires et évasives. Alors que côté carrière en revanche, ses ambitions étaient
parfaitement spécifiées, comme si seul cet aspect de son existence comptait.
Pourtant on devinait en elle une femme sensuelle. Il n’y avait qu’à voir la fougue avec
laquelle elle avait répondu à ses baisers. Quand il l’avait tenue dans ses bras, il pouvait jurer
qu’elle avait eu envie de ne plus faire qu’un avec lui, et non de le combattre. Et elle n’avait
pas tenté de se placer en position de force. Au contraire, elle avait attendu qu’il prenne
l’initiative. Mais peut-être s’agissait-il d’une tactique pour mieux le manœuvrer ensuite ?
Il était persuadé qu’elle ne perdait pas de vue ce poste tant convoité au sein d’Avanti
Airlines.
Elle s’exposait donc à une grosse déconvenue, car il ne changerait certainement pas d’avis.
Il aurait pu se laisser fléchir si elle avait été totalement dépourvue de sex-appeal, mais en
l’occurrence, il ne fallait même pas y songer. Il imaginait sans mal le comportement des
pilotes à son égard. Certains se poseraient en champion pour se faire valoir à ses yeux ;
d’autres lui tourneraient autour comme des mouches autour d’un pot de miel ; d’autres
encore se sentiraient menacés par ses ambitions et tenteraient de l’écraser par tous les
moyens. Bref, ce serait le chaos en un rien de temps ! Et cela, Alessandro ne pouvait le
permettre. Sa compagnie aérienne était son trésor. En engageant Léonora, il aurait eu
l’impression de faire entrer le loup dans la bergerie.
L’avait-elle compris ? Était-elle désespérée au point d’user de talents tout autres que ceux
certifiés sur ses divers diplômes et brevets ? Pour en avoir le cœur net, il n’y avait pas trente-
six façons, conclut-il. Il devait gratter la surface et s’efforcer de découvrir qui était Léonora
Thaxton en réalité.
Il rejeta la couette, se leva. En temps ordinaire, il dormait toujours nu, mais cette fois, il
avait enfilé un boxer au moment de se mettre au lit. Seulement il n’avait pas imaginé qu’il
devrait se lancer en pleine nuit dans une lutte sans merci contre une féroce araignée !
songea-t-il avec humour.
Il contourna le lit et, d’un ton délibérément léger, fit remarquer :
— Je ne me rappelle pas que vous ayez mentionné cette phobie des araignées sur votre CV.
— Surtout pas ! Mes frères se sont tellement moqués de moi à ce propos que je n’en parle
jamais à quiconque. Je n’en suis pas fière, vous savez, mais… je n’y peux rien.
Elle esquissa un petit sourire pathétique, ses jambes repliées, le menton posé sur ses
genoux.
Alessandro voyait bien qu’elle continuait à surveiller la fenêtre à la dérobée et il retint un
sourire.
Léonora avait la peur au ventre. Par chance, elle était largement distraite de sa phobie par
la proximité physique d’Alessandro. Il avait vraiment un corps superbe, musclé et tonique,
sans un gramme de graisse superflue. Ses épaules carrées lui dessinaient un dos en forme de
V, et ses pectoraux saillaient comme ceux des boxeurs. Le ventre plat était parcouru d’une
ligne de poils sombres qui se perdait sous Mastique du boxer. Et en dessous… Elle n’aurait
pas dû regarder de ce côté, mais elle était incapable de détourner pudiquement les yeux. Il
était vraiment d’une virilité… impressionnante ! Si elle avait été une de ces femmes
audacieuses auxquelles elle pensait tout à l’heure, elle aurait pu le toucher, le caresser, se
glisser dans ses bras et…
Elle ferma les yeux, horrifiée de ne pouvoir contenir le flot impétueux de ses pensées. Ses
joues la brûlaient. Pourvu qu’il ne se soit aperçu de rien !
Alessandro avait noté la direction que prenait le regard de la jeune femme, et il avait vu ses
pommettes rosir. A présent, il sentait son corps réagir et il luttait pour en conserver un
semblant de maîtrise. Comment pouvait-il être aussi excité par un simple regard féminin ?
D’ordinaire, il se contrôlait sans mal, et voilà que cette diablesse semblait exercer sur lui
un pouvoir ensorcelant !
Était-ce volontaire de sa part ?
Vite, penser à autre chose, n’importe quoi d’autre !
Se tournant vers la fenêtre, il demanda :
— Vous n’avez pas seulement peur des araignées, vous avez une véritable phobie. Vos
frères ne l’ont donc pas compris ? Je sais que la plupart des garçons s’amusent à taquiner les
filles, mais quand ils exagèrent, les parents interviennent en général pour y mettre le holà.
— Ma mère est morte quand j’avais huit ans. Elle a été tuée par un chauffard alors qu’elle
venait nous chercher à l’école. Mon père s’est retrouvé veuf et nous a élevés selon ses propres
théories. Quand il s’est rendu compte que j’étais terrifiée par les araignées, il a été le premier
à en rire et, persuadé que ma gêne deviendrait plus forte que ma peur, il n’a rien fait pour
décourager les garçons quand ceux-ci me tourmentaient. Ce n’était pas par méchanceté. Il
pensait que je ferais des efforts pour ne pas perdre la face devant Léo et Piers. Et il avait
raison. J’ai essayé, essayé de toutes mes forces… Je déteste me faire traiter de poule mouillée,
mais là… je n’ai rien pu faire, soupira-t-elle.
Alessandro se félicitait de lui tourner le dos, et pas seulement parce que son regard lui
avait fait tant d’effet, une minute plus tôt. A présent, il était soulagé de pouvoir lui dissimuler
son visage qui devait sûrement refléter l’indignation qu’il éprouvait. Il ravala les mots très
durs qui lui montaient spontanément aux lèvres à propos de l’éducation qu’elle avait reçue.
Cela n’aurait fait que la blesser. Elle aurait sûrement pris la défense de son père, ce qui était
compréhensible en soi. Mais au fond elle devait bien avoir conscience d’avoir subi une sorte
de maltraitance.
— Grandir sans mère, ce ne doit pas être facile pour une petite fille, dit-il en guise de
commentaire.
— Pas plus que ça ne l’a été pour mes frères, ou pour vous et vos frères, rétorqua-t-elle
aussitôt.
Il se tourna à demi et ils échangèrent un regard. Il comprenait si bien ce qu’elle ressentait !
Et pour des raisons qu’il ne tenait pas à élucider, il n’avait pas envie de la pousser dans ses
retranchements.
Pas parce qu’il désirait la ménager, non, mais parce qu’il n’avait pas pour habitude
d’enfoncer les personnes en état de vulnérabilité, voilà tout.
Il n’avait pas à faire un gros effort d’imagination pour se la représenter gamine, avec cette
silhouette dégingandée qu’ont souvent les pré-adolescentes, animée par cette hargne qui la
poussait à faire mieux que ses frères – une fillette privée de mère, évoluant dans un
environnement exclusivement masculin, triste, forcément stigmatisée, qui grandissait tant
bien que mal en tâchant d’oublier son désarroi…
Il chassa cette image dérangeante de son esprit. Allons, il tombait dans le pathos et
exagérait sûrement la situation. A un moment donné, Léonora avait certainement compris
comment enjôler son père et ses frères. A n’en pas douter elle était devenue la princesse de la
famille, quelqu’un qui n’avait qu’à claquer dans ses mains pour voir satisfait le moindre de
ses caprices, quelqu’un qui détestait que l’on contrecarre sa volonté…
A moins qu’il ne se trompât totalement sur ce point ? Qu’elle n’ait eu une enfance aussi
difficile que la sienne ? Mais il n’allait pas leur chercher des points de comparaison. Leurs
situations respectives n’avaient rien à voir. Cela ne signifiait rien, non, rien du tout.
Il releva les rideaux, constata que la fenêtre était restée entrouverte. Après l’avoir refermée
et avoir solidement tourné l’espagnolette, il inspecta le mur et le sol.
— Voilà, j’ai vérifié, vous n’avez rien à craindre.
Léonora se détendit notablement. Un petit soupir lui échappa.
— Merci. Je sais bien que vous devez me trouver ridicule, même si vous avez prétendu le
contraire.
— Pas parce que vous avez peur des araignées, en tout cas. Mais peut-être parce que vous
commettez certaines erreurs de jugement.
Pour le moment, il n’avait pas l’intention de lui en dire plus sur les soupçons qu’il
nourrissait à son égard. Si elle avait la moindre jugeote, elle comprendrait qu’il ne se
laisserait pas manipuler et qu’elle ne pouvait pas gagner cette bataille-là.
Des erreurs de jugement ? Léonora ne voyait pas bien ce qu’Alessandro entendait par là,
mais elle se rendait tout de même compte qu’il ne s’agissait pas d’un compliment. Si elle avait
été dans son état normal, elle serait aussitôt montée sur ses grands chevaux et aurait exigé
des explications, mais ce soir, elle n’en avait pas le courage.
— Si vous préférez, suggéra-t-il encore, nous pouvons échanger nos places dans le lit.
Comme ça, vous serez plus éloignée de la fenêtre.
De nouveau, cette sollicitude désintéressée. C’est ce qui s’appelait souffler le chaud et le
froid.
Qu’importé, elle lui en était reconnaissante.
— C’est vraiment très gentil de votre part, le remercia-t-elle.
Alessandro guettait sa réaction. Il la vit écarquiller ses grands yeux lumineux et battre des
cils.
« Vous êtes mon héros ! » semblait vouloir dire ce regard débordant de gratitude. C’était
quand même un peu outré. Le prenait-elle pour un imbécile ?
— Je veux juste dormir, c’est tout, grogna-t-il avec un haussement d’épaules.
La lumière s’éteignit aussitôt dans les yeux bleus et il éprouva un curieux picotement dans
le ventre.
Léonora eut l’impression de recevoir une gifle. Qu’elle était bête ! Bien sûr qu’il ne faisait
pas cela pour elle. Qu’est-ce qu’elle s’était imaginé ? Elle n’osa pas répondre, de peur qu’il
perçoive dans sa voix à quel point elle était mortifiée. Aussi se glissa-t-elle à l’autre bout du lit
en silence, pour être aussitôt assaillie par l’odeur de la peau d’Alessandro qui imprégnait
encore les draps.
Délibérément, elle lui tourna le dos, mais ne put ignorer le moment où il s’étendit dans le
lit à son côté. Yeux fermés, elle s’efforça de ne plus s’occuper de lui, ce qui était bien sûr
impossible.
Dans son dos, le matelas s’enfonça de nouveau. Seigneur, il se penchait sur elle. Elle sentit
son cœur se mettre à cogner dans sa poitrine. Allait-il mettre sa menace à exécution, lui
prouver qu’elle avait envie de lui et était incapable de lui résister ? Il était tout près. Elle
percevait la chaleur dégagée par son corps. Sa jambe frôlait la sienne…
Tout à coup, elle eut l’impression que de la lave en fusion coulait dans ses veines.
— Vous n’avez tout de même pas peur du noir ? Personnellement, je ne peux pas dormir
tant que la lumière reste allumée, aussi si vous le permettez…
Il tendit le bras par-dessus la jeune femme et actionna l’interrupteur de la lampe de
chevet.
Léonora frissonna, mais déjà il s’écartait pour reprendre sa position initiale dans le lit. Ce
n’était donc que cela. Elle pouvait s’estimer heureuse qu’il ne se soit pas aperçu de son
trouble. Pour qui serait-elle passée alors ? Et maintenant, elle allait se tourner et se retourner
toute la nuit, torturée par le désir. Alessandro ne se contentait pas de lui malmener le cœur, il
éveillait en elle un feu inextinguible…
Que se passait-il ? s’interrogeait Alessandro, les yeux grands ouverts dans le noir. Il devait
faire appel à toute sa volonté pour ne pas rouler sur lui-même et franchir la distance qui le
séparait de Léonora. Il avait beau s’en défendre, il mourait d’envie de la prendre dans ses
bras, de l’embrasser, de lui faire enfin l’amour. Il avait l’impression d’être en ébullition.
Cela ne lui ressemblait pas. Il avait passé l’âge de trembler devant une femme. Le
problème, c’est qu’il n’avait pas fait l’amour depuis trop longtemps. Léonora n’était pas
vraiment responsable de ce désir ardent qui le tourmentait. Dernièrement, il s’était immergé
dans le travail, avait négligé sa vie personnelle et le résultat était là : il suffisait de trois fois
rien pour bouleverser sa libido.
En même temps, il sentait bien que Léonora le captivait de plus en plus. C’était la première
fois qu’une femme l’intriguait à ce point. Peut-être parce que c’était la première fois qu’il en
amenait une au castello ?
Alessandro n’aimait guère se retourner sur son enfance. C’est en ressuscitant des émotions
qu’il croyait oubliées pour de bon que Léonora avait réussi à l’amadouer. Il s’était rappelé sa
propre souffrance… Lui n’avait jamais eu le réconfort de songer que son père l’aimait malgré
tout. Aujourd’hui encore, le vieil homme ne faisait aucun effort pour cacher son aversion. Il
se drapait dans son hostilité et son dédain. Alessandro ne pouvait imaginer adopter un jour
pareille attitude envers ses propres fils. Oh non ! Bien au contraire, il prendrait garde à les
aimer pareillement, à n’en valoriser aucun au détriment d’un autre, à leur faire comprendre
qu’ils étaient tous précieux à ses yeux, chacun à sa façon. Et il en irait de même pour ses
filles.
Il réprima un rire qui aurait résonné de manière absurde dans la chambre silencieuse. Des
fils ? Des filles ? Mais d’où lui venaient ces idées saugrenues ? Il savait déjà qu’il était fort
peu probable qu’il devienne père un jour. Pour cela, il lui aurait fallu rencontrer une femme
en qui il aurait assez confiance pour s’engager, ce qui semblait hautement improbable. Il était
peut-être vieux jeu, mais il était impensable pour lui de concevoir un enfant hors des liens du
mariage. Un couple solide était la base d’une famille. Pour qu’un enfant grandisse en sécurité,
en se sentant aimé, soutenu, il fallait que ce couple soit indestructible. A l’époque moderne,
cette opinion paraissait peut-être utopique, mais il n’y pouvait rien, c’était sa vision des
choses.
Alessandro était grand amateur de jolies femmes et ne s’en défendait pas. Mais toutes
celles qu’il avait rencontrées se servaient de leur beauté afin d’assouvir leurs ambitions
personnelles. Il en connaissait plusieurs qui s’étaient mariées à de riches hommes d’affaires,
puis avaient divorcé quelque temps plus tard, décrochant par la même occasion une pension
alimentaire rondelette ; ce qui ne les empêchait pas par la suite de chercher à attirer dans
leurs griffes un second, voire un troisième gogo. Sofia en avait été l’exemple type.
Mais Léonora Thaxton était différente. Elle était peut-être prête à vendre son corps, mais
seulement contre un emploi de pilote dans sa compagnie. Et il avait tellement envie d’elle
que le jeu en valait peut-être la chandelle, finalement ? se dit-il avec un humour désabusé.
Bien sûr, il était hors de question qu’il la touche. Sa conscience professionnelle le lui
interdisait, et surtout sa fierté. Permettre à une femme de se servir de lui… il ne pouvait tout
simplement pas l’admettre.
Elle voulait jouer. D’accord. Il la battrait donc à son propre jeu. Avant la fin du week-end, il
lui ferait rendre les armes. Et elle n’aurait plus que ses yeux pour pleurer.
10


Ils gisaient, enlacés, sur le lit tendu de draps de soie au toucher d’une douceur caressante.
Mais rien ne se comparait au contact grisant de ses mains et de sa bouche sur sa peau.
Bien que son visage demeurât dans l’ombre, elle connaissait ses traits par cœur. Le profil
arrogant. Les lèvres sensuelles. Les yeux frangés de longs cils sombres. Un frisson
d’excitation la parcourut. Le regarder suffisait à éveiller son désir.
Il tourna la tête et plongea son regard dans le sien. Une joie puissante déferla sur elle et
elle perçut toute la force de son amour pour lui.
Elle chuchota :
— Alessandro…
Le propre son de sa voix arracha Léonora au sommeil. La réalité la happa alors que les
images de son rêve peuplaient encore son esprit. Elle ouvrit les yeux. Dieu merci, Alessandro
était déjà levé. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’elle avait dormi plus tard que de
coutume, mais à dire vrai, elle était déjà étonnée d’avoir réussi à fermer l’œil. Aucun bruit ne
s’échappait de la salle de bains ni du dressing. Elle était seule. Et elle s’en réjouissait.
Ce rêve… Pourquoi ? Non, cela ne voulait rien dire, décida-t-elle en repoussant la couette
pour se lever.
Alessandro la fascinait, certes elle avait envie de mieux le connaître, mais uniquement
parce qu’elle voulait cette place au sein de son équipe de pilotes. Pas une seconde elle ne
pensait qu’il lui était destiné. Non, vraiment… l’idée était absurde !
Elle se doucha, un peu anxieuse à l’idée de revoir l’araignée, mais elle ne fut pas dérangée.
Une fois séchée, elle enfila un jean et un de ses nouveaux t-shirts, se brossa les cheveux, et
se maquilla discrètement avant de quitter la tour.
Elle se trouvait dans le grand hall d’entrée et se demandait si elle serait capable de trouver
la salle où était servi le petit déjeuner quand Falcon fit son apparition. Comme elle, il était
vêtu dans un style décontracté. Il sourit à sa vue.
— Alessandro n’est pas avec vous ?
— Je me suis réveillée tard. Il a dû s’impatienter et aller prendre son petit déjeuner.
— Pas très galant de sa part. Mais tant mieux pour moi, puisque je vais avoir le plaisir de
vous escorter.
Léonora lui rendit son sourire. Il était charmant, fort beau, et en sa compagnie elle avait
l’impression curieuse que rien ne pouvait l’atteindre. Elle était plus à l’aise avec lui qu’avec
Alessandro, et pourtant c’était ce dernier qui faisait battre son cœur un peu plus vite chaque
fois que ses yeux se posaient sur lui.
— Merci. Le castello est si vaste que je m’y perdrais, avoua-t-elle.
— Si vous voulez que je vous fasse faire le tour du propriétaire…
— Oh non, ce n’était pas ce que je voulais dire ! Je…
— Oui, je comprends, vous préférez que ce soit Alessandro qui s’en charge, n’est-ce pas ?
Allons, inutile de le nier, c’est bien normal.
Du bout du couloir, Alessandro les aperçut et se figea, sourcils froncés. Falcon souriait
chaleureusement à Léonora. Trop chaleureusement, décida-t-il. Et elle aussi lui souriait. Il
avait posé la main sur son bras et elle le regardait dans les yeux. Alessandro eut tout à coup
l’impression de recevoir un coup en pleine poitrine. Léonora était à lui.
Il avait déjà traversé la moitié du couloir quand sa raison le rappela à l’ordre, mais il était
trop tard, Falcon et Léonora l’avaient vu et il lui était impossible de faire demi-tour.
— Ah, te voilà, Alessandro. J’ai trouvé Léonora affamée et toute seule dans le hall.
— Je pensais qu’elle n’avait faim que de moi et qu’elle attendrait mon retour.
Ce que ces paroles sous-entendaient – qu’il avait eu l’intention de la rejoindre pour lui
faire l’amour – jeta Léonora dans le trouble.
Imperturbable, Falcon reprit :
— Je lui ai proposé une visite du castello, mais elle a refusé. Elle préfère la faire en ta
compagnie, évidemment.
Alessandro accepta enfin de croiser le regard de Léonora Elle avait les joues empourprées.
Sans doute jubilait-elle d’avoir réussi à capter l’intérêt de Falcon. Si elle cherchait à le rendre
jaloux, il n’allait pas se laisser faire.
Ce matin, il s’était levé d’humeur maussade, fatigué après une nuit sans sommeil, pour
découvrir que Léonora était presque nichée contre lui. Le désir qui couvait en lui n’avait pas
tardé à flamber de nouveau et, furieux contre lui-même, il s’était arraché à la tiédeur du lit
pour s’habiller en un tournemain et quitter la suite.
Pourquoi cette fille l’obsédait-elle ? Parce qu’elle s’était refusée à lui ? Oui, c’était la seule
explication plausible.
— Nous avions parlé de visiter l’île. J’ai demandé qu’un hélicoptère vienne nous chercher à
l’aérodrome d’ici une demi-heure. Seras-tu prête ? s’enquit-il en usant de ce tutoiement qu’ils
employaient en public.
Le visage de Léonora s’éclaira aussitôt et ses yeux se mirent à briller.
— Oh, je n’ai jamais piloté d’hélicoptère ! s’exclama-t-elle.
— Et ce n’est pas aujourd’hui que tu vas commencer. Je te rappelle que tu n’as pas ce
brevet-là. Allons, dépêche-toi d’aller grignoter quelque chose, et puis nous irons bruncher
dans un hôtel que je connais et qui a la plus fantastique vue sur la mer Tyrrhénienne.
— Laisse-la au moins boire une tasse de café, la pauvre ! intervint Falcon.
— Un brunch ? Quelle bonne idée ! s’exclama Léonora en adressant un sourire radieux à
Alessandro.
Elle eut quand même droit à sa tasse de café, ainsi qu’à une tartine grillée au miel que lui
apporta Alessandro lui-même, dans leur suite où elle était retournée chercher les affaires
dont elle aurait besoin.
Lorsqu’il entra, un plateau à la main, elle eut un coup au cœur en croyant voir l’homme de
son fantasme. Lorsqu’il portait un jean et une simple chemise blanche aux manches relevées,
comme en cet instant, sa virilité était encore plus éclatante.
Comment réagirait-il si là, tout de suite, elle lui parlait de son rêve et lui demandait de lui
faire l’amour ?
Elle se reprit, effrayée par le chemin que prenaient ses pensées. Sa virginité était peut-être
un fardeau pesant, mais ce n’était pas une raison pour perdre les pédales et faire n’importe
quoi !
— Tenez.
Il lui tendait sa tasse de café. Elle l’accepta et, comme leurs doigts se frôlaient, elle
ressentit une sorte de décharge électrique qui lui donna envie de le toucher davantage, de
faire glisser ses mains sur sa peau, de…
Voilà que cela recommençait ! C’était fou, insensé… dangereux ! se rappela-t-elle en se
dominant au prix d’un immense effort.
Elle but son café à petites gorgées, tout en feignant d’admirer la vue par la fenêtre. Ce désir
lancinant venait tout compliquer… Un souvenir lui revint soudain, un commentaire
sarcastique proféré par Léo un jour où, après avoir reçu une fois de plus une réponse négative
suite à l’envoi d’un CV, elle avait proclamé qu’elle ne renonçait pas à se faire engager chez
Avanti Airlines :
— Tu es sûre que c’est le job que tu veux ? Ce ne serait pas plutôt le patron ? Après tout,
des compagnies aériennes, il y en a plein. Pourquoi fais-tu une fixation sur Alessandro
Leopardi ?
— Parce qu’il s’obstine à refuser ma candidature ! lui avait-elle répondu avec colère. Il
pense que je ne suis pas à la hauteur parce que je suis une femme, et je veux lui prouver le
contraire ! Mais lui, en tant que personne, je m’en fiche totalement.
Et voilà où ils en étaient aujourd’hui…
— Je vous ai apporté une tartine. A moins que vous ne fassiez partie de ces femmes qui ne
prennent pas de petit déjeuner ?
Le ton réprobateur arracha Léonora à ses réflexions. Au lieu de répondre, elle saisit la
tartine grillée sur le plateau et, avant d’y mordre à belles dents, répondit :
— J’estime qu’il faut manger pour nourrir son corps, comme on alimente un avion en
kérosène. Et puis vous savez, il est impossible de grandir dans une maison pleine d’hommes
sans prendre un solide petit déjeuner. L’hiver, mon père exigeait que nous avalions un bol
entier de porridge maison. A dire vrai, c’est toujours ma recette de prédilection quand j’ai le
blues.
— Vraiment ? Moi, ce sont les spaghettis à la sauce tomate. Enfants, nous allions souvent
nous coucher le ventre creux, alors notre vieille cuisinière a appris à Falcon à cuisiner
quelques plats simples. Ensuite, c’est lui qui nous nourrissait.
Ils échangèrent un regard, chacun se demandant ce qui l’avait incité à livrer à l’autre des
détails aussi intimes. Alessandro songea que c’était parce qu’elle lui avait fait une confidence
qu’il s’était à son tour laissé aller. Simple tactique de la part de la jeune femme qui cherchait
certainement à instaurer un climat de complicité entre eux. Mais il n’était pas dupe.
— Comment se fait-il que vous n’ayez pas passé votre brevet de pilote d’hélicoptère ? dit-il
pour changer de sujet.
— J’en avais l’intention, mais la formation n’est pas gratuite, et je n’ai pas votre aisance
financière. Il faut que je travaille pour gagner ma vie, tout en continuant à voler à titre privé
pour ne pas perdre mon brevet, puisque personne ne m’a engagée en tant que pilote.
— Et c’est ma faute, c’est cela ? Ma compagnie aérienne n’est pas la seule susceptible de
vous embaucher.
— Pas pour moi. Pour moi, il n’y a que vous. Je veux dire… Avanti Airlines !
Léonora s’était empourprée après son lapsus. Elle risqua un regard en direction
d’Alessandro, mais il avait détourné la tête vers la fenêtre et buvait son café comme si de rien
n’était.
Alessandro feignait de n’avoir rien entendu. Comme elle était maligne ! Elle tentait de
gagner son approbation en flattant son ego. Mais là encore, il ne se laisserait pas abuser une
seule seconde. Il n’était pas du genre crédule et avait heureusement du recul par rapport à
lui-même.
— Vous n’allez pas crier misère, quand même, objecta-t-il.
Léonora tressaillit. Ses joues s’enflammèrent de nouveau, cette fois sous l’effet de la
colère. Il est vrai que ses clients payaient plutôt bien ses cours de langue. Il s’agissait en
général de parents aisés qui souhaitaient pousser leurs enfants dans les études, ou de jeunes
cadres ambitieux désireux d’attaquer de nouveaux marchés. Mais pour bien s’occuper d’un
élève, on devait prendre son temps, et il était impossible de cumuler les heures pour « faire
du chiffre ». De plus, Léonora enseignait en tant que bénévole dans une école spécialisée
pour enfants en difficulté et issus de milieux défavorisés. Mine de rien, cela lui prenait du
temps. Mais elle n’allait pas utiliser cet argument pour se justifier devant Alessandro. Même
si elle avait été élevée dans l’idée que tout individu a une dette envers la société, elle n’avait
pas jugé bon de spécifier son engagement social dans son CV. Ce n’était pas pour s’en
gargariser maintenant.
A moins de vouloir briller à ses yeux pour une tout autre raison…
N’avait-elle pas rêvé de lui ? Ne l’avait-elle pas imaginé dans la peau de l’homme de sa
vie ?
N’était-elle pas en grand danger de tomber amoureuse ?
Cette pensée la tétanisa. Tomber amoureuse d’Alessandro ? Ce serait la farce de l’année,
qui se jouerait à ses dépens. Tout le monde se moquerait d’elle.
Et s’il était trop tard ? Si le mal était déjà fait ? chantonna dans sa tête une petite voix
perfide qui acheva de la paniquer.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Elle posa sa tartine, incapable d’avaler une
bouchée de plus. Allons, elle s’emballait. La passion physique n’avait rien à voir avec l’amour,
il s’agissait de deux choses bien distinctes. Tout le monde savait ça.
— Nous ferions mieux d’y aller si nous voulons avoir le temps de visiter l’île avant de
rentrer pour le bal costumé de ce soir.
La voix d’Alessandro l’arracha à ses pensées chaotiques. Elle retomba dans la réalité avec
un sourire contraint.
— Vous savez… si vous avez des choses à faire de votre côté, je peux très bien rester ici et
trouver à m’occuper, dit-elle d’une voix incertaine. Vous n’êtes pas obligé de bloquer votre
après-midi pour me distraire.
Elle n’était pas amoureuse de lui, mais il valait mieux ne pas tenter le diable, pas vrai ?
Alessandro pinça les lèvres. Pensait-elle vraiment qu’il allait lui laisser le champ libre avec
Falcon ?
— Comme je vous l’ai dit, il faut nous dépêcher, répéta-t-il sèchement, sans tenir compte
de sa suggestion.
Ils prirent place dans la voiture d’Alessandro, une Maserati vert sombre, discrète à
l’extérieur et somptueuse à l’intérieur avec ses banquettes de cuir crème.
Alessandro prit le volant. Sur la route en lacet qui menait à l’aérodrome, Léonora constata
qu’il changeait nerveusement les vitesses, prenant ses virages sur les chapeaux de roue.
Essayait-il délibérément de l’effrayer pour lui rappeler qu’il était le maître et qu’il détenait
tous les atouts ? Peut-être. Ou peut-être était-il simplement de mauvaise humeur. Quoi qu’il
en soit, elle ne s’abaisserait pas à lui demander de ralentir, aussi feignit-elle de s’absorber
dans la contemplation du paysage.
Le silence s’installait dans l’habitacle. A quoi pensait-elle ? s’interrogeait Alessandro. Ou à
qui ?
Un léger sourire flottait sur ses lèvres et elle semblait plongée dans ses pensées. Elle le
croyait sans doute trop absorbé par sa conduite pour lui prêter attention, mais il l’étudiait à la
dérobée et, en vérité, il n’y avait pas un détail chez elle dont il ne soit conscient : son parfum,
sa posture, la moindre de ses respirations… Pourquoi le touchait-elle autant ? Pourquoi ne
pouvait-il la sortir de son esprit ? Parce qu’elle le contrariait sans cesse, voilà pourquoi. Ce
qu’il éprouvait, c’était de la colère, rien d’autre.
A qui pensait-elle ? A un de ses anciens amants ? Il fallait qu’il lui ait fait grande
impression pour qu’elle arbore cette expression rêveuse à son souvenir. Que faisait-il dans la
vie ? Était-il pilote ?
Alessandro ralentit la puissante voiture. Il adorait les belles mécaniques et ne prenait
jamais de risque inconsidéré. Seuls les imbéciles le faisaient. La Maserati était un petit bijou
pourvu de quelques options personnalisées, il y tenait beaucoup et, contrairement à son
demi-frère Antonio, il n’appréciait guère la vitesse, surtout quand il s’agissait de faire
bêtement vrombir un moteur pour frimer devant les filles.
D’ailleurs, celle qui se trouvait à son côté n’avait pas l’air impressionnée le moins du
monde.
Le logo argenté d’Avanti Airlines apparaissait sur le flanc de l’hélicoptère et scintillait dans
la lumière du matin. Ils se garèrent devant le terminal, un bâtiment moderne dont
l’architecture s’intégrait parfaitement au paysage environnant. Falcon, qui avait suivi des
études d’architecte, en avait dessiné les plans lui-même et avait intégré de nombreuses idées
apportées par Alessandro. Ce dernier faisait des affaires avec plusieurs entreprises basées sur
l’île et, pour des raisons de commodité, il avait insisté pour que les Leopardi disposent de leur
propre aérodrome au lieu de dépendre des infrastructures publiques. La famille possédait
également son propre hélicoptère, qui servait d’ambulance en cas d’urgence médicale dans la
région.
Dans l’ombre de leur père, Falcon œuvrait ainsi sans relâche pour améliorer le quotidien
des employés du domaine et assurer un avenir à une jeune génération qui, autrement, se
serait retrouvée dans l’impasse et obligée de rejoindre le continent.
De même, Alessandro employait dans sa compagnie plusieurs jeunes gens des hameaux
voisins qu’il avait formés à ses frais et qui exerçaient désormais le métier de technicien en
aéronautique. Et de son côté, aidé par les fonds fournis par ses deux frères, Rocco s’occupait
de faire construire un lycée, afin d’améliorer le niveau d’éducation des autochtones.
— Je vais procéder à quelques vérifications, annonça Alessandro à Léonora, avant de
s’éloigner rapidement.
Après une légère hésitation, elle décida de le suivre à l’intérieur du bâtiment. Là régnait
une agréable fraîcheur grâce au système d’air conditionné. La réceptionniste accueillit
Alessandro avec un sourire affable. Léonora eut tout de suite l’attention attirée par les
reproductions des œuvres de Léonard de Vinci qui ornaient les murs blancs, au fond de la
salle.
— Ce sont des schémas exécutés par le maître, alors qu’il imaginait de futures machines
volantes, lui expliqua Alessandro.
— Je sais. A l’âge où les jeunes filles punaisent le poster de leur idole dans leur chambre,
j’avais ces mêmes dessins dans la mienne ! J’ai dû travailler plusieurs samedis dans la
boutique du marchand pour qu’il me permette de les emporter en guise de rétribution.
— La première fois, je les ai achetés à Florence, alors que je rendais visite à la famille de
ma mère. Ma belle-mère les a arrachés du mur de ma chambre pour me punir de n’avoir pas
rapporté de cadeau à Antonio.
— Vraiment ? Mon Dieu, c’est si bête et si méchant !
Machinalement, Léonora avait posé la main sur le bras d’Alessandro. Elle la retira
vivement en le sentant se raidir. Sans un mot de plus, il se tourna vers la réceptionniste et
Léonora, décontenancée, feignit de s’abîmer de nouveau dans la contemplation des schémas.
Comme d’habitude, chaque fois qu’elle pensait qu’un rapprochement s’opérait entre eux, il
s’éloignait et lui échappait.
11


Cela faisait maintenant deux heures qu’ils survolaient l’île. Léonora avait vu l’Etna du ciel,
et elle avait retenu son souffle quand Alessandro avait approché l’appareil le plus près
possible du cratère et des vestiges architecturaux laissés par les nombreuses civilisations qui
s’étaient succédé sur l’île. Il avait retracé l’histoire des différentes cultures établies en Sicile
au cours des siècles, et avait conclu avec un brin de cynisme que le système féodal longtemps
en vigueur chez les propriétaires terriens n’avait peut-être pas entièrement disparu.
Ils gagnèrent Palerme qui s’étendait dans sa splendeur surannée entre des bosquets de
citronniers et d’oliviers. Puis ils prirent la direction de la côte et de cet hôtel dont avait parlé
Alessandro, et où ils devaient déjeuner.
— C’est un établissement très particulier, confia-t-il. Lors des travaux d’aménagement,
Falcon en a été l’architecte en chef et Rocco le constructeur. Il s’intègre dans un complexe de
luxe flambant neuf situé à Capo d’Orlando, près de la ville de Cefalù qui surplombe la mer
Tyrrhénienne. J’ai apporté ma contribution avec l’héliport. Nous espérons pouvoir bientôt
offrir un accès direct par hélicoptère aux îles Éoliennes. Si vous regardez sur votre droite,
vous apercevrez leur silhouette, au large.
Léonora pivota et s’exclama :
— Oh, c’est magnifique !
On voyait un petit cap bordé de plages de sable léchées par les vagues turquoise de la mer.
Le complexe de Cefalù offrait quant à lui une vue pittoresque avec ses bâtiments aux
couleurs délavées baignés dans la lumière du soleil.
— Dans cette partie de l’île, de nombreuses civilisations se sont développées. Nous avons
opté pour une architecture de style mauresque. Tenez, voici l’héliport.
Dans les instants qui suivirent, Alessandro entra en communication avec la tour de
contrôle, donna sa position, puis attendit l’autorisation de se poser. Enfin, il atterrit en
douceur sur la zone délimitée sur le sol par un cercle ocre qui s’harmonisait avec les
matériaux de construction utilisés aux alentours.
Des employés les attendaient pour procéder à divers réglages techniques sur l’appareil.
Alessandro sauta hors de l’habitacle et Léonora s’apprêtait à en faire autant quand il
contourna l’appareil pour lui offrir sa main. Son premier réflexe fut de refuser, puis elle se
rappela qu’elle avait un rôle à jouer. Dès que leurs mains se touchèrent, elle sentit les
battements de son cœur s’accélérer. Puis, comme il lui passait un bras sur les épaules, elle ne
put s’empêcher de se presser légèrement contre lui. C’était si bon de sentir son contact ! Elle
aurait voulu rester ainsi, pouvoir respirer en toute liberté l’odeur de sa peau et glisser à son
tour un bras autour de lui.
C’est ce que souhaitait toute femme amoureuse : se blottir contre l’être aimé, former un
couple indissociable, avoir la certitude qu’aucune autre n’aurait pu le remplacer à ses côtés.
Pourtant elle n’était pas amoureuse…
Alessandro avait beau s’en défendre, il se sentait nostalgique des moments qu’ils venaient
de passer dans l’hélicoptère, à voir défiler ces paysages magnifiques et à discuter de l’histoire
de l’île. Dans l’habitacle confiné qui rendait l’atmosphère encore plus intime, ils avaient
discuté tranquillement, échangé leurs impressions, et il avait adoré cela.
Il laissa retomber son bras mais garda la main de la jeune femme dans la sienne pour
l’entraîner vers un élégant escalier de pierre calcaire qui descendait vers une courette.
— Un ascenseur va nous emmener directement dans le hall de l’hôtel, expliqua-t-il.
Quelques secondes plus tard, ils débouchèrent dans une vaste salle derrière laquelle
Léonora aperçut un bar à cocktails. Au-delà s’étendait une terrasse qui surplombait l’étendue
bleutée de la mer.
Comme elle aurait pu s’y attendre, le restaurant était très chic. Plusieurs tables étaient déjà
occupées, mais on leur avait réservé la table d’honneur, celle qui avait la meilleure vue, nota
Léonora.
Ils étaient sur le point de s’installer quand une grande jeune femme tirée à quatre épingles
et couverte de bijoux en or les aperçut et s’écria en agitant la main :
— Alessandro ! Quelle coïncidence, je parlais justement de toi à Luca. Je lui disais combien
j’avais hâte de te revoir.
Ignorant Léonora, l’inconnue s’approcha pour embrasser Alessandro sur la joue. Elle lui
prit le bras et lui adressa un sourire enjôleur.
— J’ai été très agréablement surprise de recevoir une invitation de ton père au bal de ce
soir, poursuivit-elle. Je suis impatiente de vivre un tel événement au castello. Bien sûr, tu te
souviens de mon cousin Luca ?
Alessandro salua ledit Luca d’un signe de tête poli quoique distant. Sofia était bien la
dernière personne qu’il s’attendait à voir dans ce restaurant. Et elle disait avoir été conviée au
bal costumé ? Cela ressemblait bien à son père de l’avoir invitée sans lui en parler au
préalable. C’était sa manière à lui de retourner le couteau dans la plaie, sans doute ; une
preuve supplémentaire de son incroyable méchanceté. Mais le vieux bougre perdait son
temps.
Alessandro était devenu imperméable à ce genre d’attaques.
A voir et à entendre Sofia aujourd’hui, il n’arrivait tout simplement pas à croire qu’il ait pu
être si épris d’elle autrefois. Certes, elle était jolie, indéniablement. Mais cet éclat envieux
dans son regard, la position de ses doigts sur son bras qu’elle retenait de manière
possessive… tout cela trahissait sa rapacité et son égoïsme. En clair, elle ne lui plaisait plus
du tout.
Quant à son cousin Luca, d’autant qu’Alessandro s’en souvienne, c’était un pique-assiette à
la personnalité falote qui se faisait un devoir d’escorter Sofia quand celle-ci se trouvait entre
deux maris. La rumeur disait également qu’ils couchaient ensemble quand la solitude et le
désœuvrement les rapprochaient. Luca avait une dizaine d’années de plus que Sofia, ce qui
devait le faire approcher de la cinquantaine. L’abus de séances d’UV avait fripé sa peau, d’une
éternelle couleur caramel. A dire vrai, il était très antipathique et, pour l’heure, il concentrait
son attention sur Léonora.
Alessandro ne put s’empêcher de se rapprocher de cette dernière, même s’il se retint de
glisser un bras de propriétaire autour de sa taille.
— Je te prie de nous excuser, Sofia, mais Léonora et moi avons eu une matinée chargée et
nous sommes affamés…
— Léonora ? répéta Sofia, une question dans ses yeux verts.
— Mon amie, l’informa Alessandro sans sourciller.
— Oh, je vois ! susurra Sofia avec un sourire suave.
Léonora sut tout de suite qu’elle avait affaire à une ennemie.
A sa façon de se conduire avec Alessandro, aux regards complices qu’elle lui coulait, Sofia
laissait clairement entendre qu’ils avaient été intimes. Alessandro avait évoqué une ancienne
histoire d’amour qui s’était mal terminée et Léonora savait additionner deux plus deux : elle
en déduisait que Sofia était cette femme ambitieuse que Falcon avait séduite dans le but
d’ouvrir les yeux de son cadet.
Ainsi, Sofia et Alessandro avaient été amants. Et Alessandro, par fierté masculine, tenait à
informer Sofia que Léonora occupait désormais la place qu’elle avait eue auparavant à ses
côtés… et dans son lit. Était-il au courant que son père avait invité Sofia au bal costumé ?
Était-ce pour cette raison qu’il avait fait chanter Léonora et l’avait obligée à l’accompagner en
Sicile ?
Et après ? En définitive, cela n’avait pas la moindre importance. Mais elle avait beau se le
répéter, elle savait que ce n’était pas vrai. Et, le cœur serré, elle ne pouvait s’empêcher de se
comparer à la belle Italienne aux yeux verts, si élégante, si sûre d’elle, si habile dans l’art de la
séduction.
Sofia refusait de lâcher le bras d’Alessandro et demeurait à son côté, obligeant Léonora à
rester en retrait. A les voir, un étranger aurait cru qu’ils formaient un couple. Tout cela faisait
certainement partie d’une tactique élaborée, et Léonora se surprit à envier cette femme
sophistiquée qui devait connaître mille subterfuges pour attirer un homme et retenir son
attention. C’était ce genre de sirène qui plaisait à Alessandro, et on le comprenait aisément.
Au lit, ce devait être beaucoup plus divertissant qu’une petite gourde sans expérience !
— Je suis sûre que Léonora ne verra pas d’objection à ce que nous partagions votre table,
reprit Sofia avec une petite moue charmeuse. Cet hôtel est merveilleux. Je ne le connaissais
pas, c’est ton père qui a eu la gentillesse de me le recommander. Il m’a appris que toi et tes
frères en étiez les propriétaires, Alessandro.
Il possédait des parts dans l’hôtel ? Léonora n’en savait pas tant. Il ne lui avait donc pas dit
toute la vérité. Mais peut-être avait-il pensé qu’elle aboutirait d’elle-même à cette conclusion,
puisqu’il avait ouvertement parlé de ce projet immobilier auquel il avait collaboré avec ses
frères ?
De même, elle aurait dû se douter qu’il ne lui disait pas toute la vérité quand il lui avait
demandé de jouer le rôle de sa petite amie durant le week-end.
Alessandro était furieux, mais ne pouvait refuser de déjeuner avec Sofia et Luca sans
paraître grossier. Si son père avait été présent, il aurait jubilé de les voir jouer cette scène
grotesque, telles des marionnettes dociles dont il tirait les ficelles dans son coin.
Nul doute que Sofia allait essayer d’en tirer avantage.
Des années plus tôt, Alessandro avait été une proie facile pour elle. Il n’en allait plus de
même aujourd’hui. Seigneur, comment avait-il pu être naïf et stupide au point de croire à la
sincérité de son amour ? A l’époque, elle l’avait ébloui par sa sophistication. A présent, à côté
de la beauté saine et naturelle de Léonora, Sofia lui paraissait encore plus artificielle, fausse
et sans âme, comme ces contrefaçons que les vendeurs à la sauvette refilent sous le manteau
aux touristes crédules.
Ils patientèrent le temps que deux couverts supplémentaires soient dressés sur leur table.
Pendant ce temps, Sofia s’était mise à babiller et racontait les potins qui couraient à Palerme.
Elle évoqua les réceptions auxquelles elle avait assisté récemment, insista avec vulgarité sur
le Champagne qui coulait à flots et les célébrités rencontrées. Alessandro détestait le
snobisme, la prétention et les membres de la jet-set qui allaient avec. L’ère du bling-bling
l’écœurait. Plus Sofia parlait, moins il avait envie de l’écouter et plus il regrettait les
conversations stimulantes qu’il avait avec Léonora. Oui, même quand elle ne se privait pas de
le contredire et de le remettre à sa place !
— Depuis combien de temps connaissez-vous Alessandro, Léonora ? Lui et moi nous avons
été très proches il y a longtemps, et ce n’est un secret pour personne, je pense, qu’il m’aurait
épousée si je l’avais laissé faire. Mais nous étions si jeunes ! Trop jeunes pour nous rendre
vraiment compte de la chance que nous avions de nous être trouvés. J’étais mannequin et je
travaillais beaucoup, je voyageais dans le monde entier et le pauvre Alessandro était
férocement jaloux de tous ces hommes riches qui voulaient sortir avec moi. Tu t’en souviens,
chéri, n’est-ce pas ? roucoula Sofia en tournant langoureusement la tête vers Alessandro.
— Non, je crains de n’avoir pas de souvenirs très clairs de cette époque, rétorqua-t-il
platement. Tu l’as dit toi-même, Sofia, c’était il y a très longtemps. L’eau a coulé sous les
ponts depuis.
— Oh voyons ! intervint Luca. Vous étiez fou de Sofia, tout le monde le savait. Je me
souviens très bien de ce bracelet de diamants que vous lui avez acheté chez Cartier. Vous
vouliez absolument lui offrir la bague pour vos fiançailles, et c’est moi qui vous ai conseillé
de lui parler d’abord.
A leur arrivée au restaurant, l’estomac de Léonora criait famine. A présent, son appétit
s’était envolé. C’était ridicule de se sentir si jalouse d’une relation vieille de plusieurs années,
qui impliquait de surcroît un homme qui ne serait jamais à elle. Pourtant, ridicule ou pas, elle
avait mal. Horriblement mal.
Alessandro ignora le commentaire de Luca et fit mine de s’intéresser à la carte :
— Ils proposent du poisson tout frais péché au large des côtes siciliennes. Je te le
recommande, Léonora.
Il avait totalement oublié l’épisode du bracelet Cartier, mais les circonstances lui
revenaient maintenant à la mémoire. Le bijou n’avait pas du tout été acheté sur un coup de
tête. Bien au contraire, Sofia n’avait cessé d’y faire allusion de manière peu subtile, pour être
sûre de se le faire offrir. Mais de bague, il n’en avait été nullement question. Même si, il
fallait bien l’admettre, il avait été tellement subjugué par cette femme qu’il aurait peut-être
été capable de la demander en mariage si Falcon n’était intervenu pour y mettre le holà.
— Alessandro, quel costume as-tu choisi pour le bal de ce soir ? s’enquit Sofia. Je suis tout
excitée, c’est un événement si prestigieux et attendu par tout ce que l’Italie compte de gens
célèbres et importants !
— Pas vraiment, il s’agit d’une soirée privée qui fait partie d’une célébration familiale. Tu
n’y rencontreras pas les célébrités que tu aimes tant côtoyer, la prévint-il.
Elle eut une mimique d’enfant capricieuse contrariée.
— Caro, tu es bien trop modeste ! Tout ce qui concerne les Leopardi intéresse le plus grand
nombre. Ton père m’a dit que deux rédacteurs en chef des magazines people les plus lus
seront présents ce soir.
La presse people ? Alessandro fronça les sourcils. Il y avait gros à parier que Falcon n’était
pas non plus au courant et en serait également contrarié. C’était encore un exemple typique
de la façon dont leur père se plaisait à intervenir, pour mieux brouiller les cartes à sa
convenance. Alessandro se promit d’en toucher deux mots à son aîné et de jeter aussi un coup
d’œil à la liste des invités.
— Et toi, en quoi seras-tu déguisée ? demanda-t-il à Sofia. Laisse-moi deviner… en Lucrèce
Borgia ?
Avec un rire flûte, elle riposta :
— Oh, Alessandro, quelle canaille tu fais ! J’ai toujours aimé ton sens de l’humour acéré.
Non, en réalité je serai déguisée en Pauline Bonaparte, la sœur de Napoléon à laquelle ton
ancêtre souhaitait marier son fils. Alessandro vous a raconté cette vieille histoire, n’est-ce
pas, Léonora ?
— Vaguement…, commença l’intéressée.
Mais Alessandro répondit à sa place :
— Nous sommes bien trop occupés par nos projets d’avenir pour nous attarder sur le passé.
Sofia posa la main sur son bras et le regarda droit dans les yeux.
— Te souviens-tu des projets que nous faisions ensemble à une certaine époque, caro ?
Somme toute, ils se méritaient l’un l’autre, décida Léonora une heure plus tard. Elle
chipotait dans son assiette tout en écoutant d’une oreille distraite la conversation entre Sofia
et Alessandro. Celui-ci avait beau répondre d’un ton bref et dissuasif, cela n’empêchait pas la
belle Sofia de monopoliser sa personne. Elle semblait convaincue qu’il tenait toujours à elle,
et Léonora avait elle aussi tendance à le croire, même si Alessandro s’en serait sans doute
défendu, par simple orgueil.
Ils furent les derniers à quitter le restaurant. Sofia avait insisté pour commander un
dessert, du café et des liqueurs, aussi le déjeuner s’était-il prolongé jusque dans l’après-midi.
Elle et son cousin résidaient à l’hôtel. Elle avait fait de son mieux pour se faire inviter à
passer la nuit au castello, mais Alessandro avait fait la sourde oreille. Elle n’avait pas non
plus réussi à l’entraîner dans sa suite où elle voulait soi-disant lui montrer qu’elle avait
toujours le fameux bracelet Cartier, qu’elle considérait comme son trésor…
Alessandro et Léonora reprirent l’hélicoptère pour rentrer au castello. Le trajet s’effectua
en silence.
Dès leur arrivée, il lui annonça qu’il devait s’entretenir avec Falcon, et elle fut soulagée de
se réfugier dans la tour où elle pourrait ruminer à loisir la terrible découverte qu’elle avait
faite juste avant de quitter l’hôtel…
Après cet interminable déjeuner, ils s’étaient dit au revoir dans le grand hall et Sofia, restée
collée à Alessandro telle une sangsue, n’avait pas hésité à se suspendre à son cou pour
l’embrasser sur la bouche. Il avait dû lui prendre les poignets pour se dégager.
C’est à cet instant que l’horrible vérité était apparue à Léonora.
Elle l’aimait. Elle aimait Alessandro.
Comment était-ce possible ? Quand cela s’était-il produit ? Et pourquoi ? Elle était bien
incapable de répondre à toutes ces questions qui tournaient dans sa tête dans un ballet
infernal, mais cela ne changeait rien à la réalité des choses. A son insu, il avait capturé son
cœur, s’en était rendu maître, comme ses ancêtres s’étaient appropriés les terres qui
constituaient aujourd’hui le domaine des Leopardi.
Léonora s’était toujours targuée d’avoir un solide bon sens et de savoir faire preuve de
sang-froid quand les circonstances l’exigeaient. Cela ne l’empêcha pas de pleurer à chaudes
larmes dans sa chambre cet après-midi-là, pelotonnée sur le lit qu’elle partageait avec
Alessandro pour faire croire à tout le monde qu’ils étaient amants.
Il ne l’aimait pas. Et ce soir, après le bal costumé, celle qui se glisserait entre ces draps
pour faire l’amour avec lui risquait fort d’être Sofia…
12


Alessandro regagnait la tour, l’esprit encore occupé par la conversation qu’il venait d’avoir
avec Falcon. Comme il s’en était douté, son frère ignorait que leur père avait invité Sofia,
ainsi qu’une poignée de paparazzi.
— Je ne veux pas la voir ce soir, avait décrété Alessandro, catégorique. C’est elle ou moi. De
toute façon, père savait très bien que je ne supporterais pas sa présence au bal costumé. Cette
femme a un toupet incroyable ! Elle serait capable de se glisser dans mon lit ce soir !
— Je sais que toute cette histoire t’a échaudé, Alessandro. Sache que j’ai toujours regretté
d’être intervenu, même si c’était dans une bonne intention. Je n’ai pas pu m’empêcher de
jouer au grand frère qui savait mieux que toi ce qu’il te fallait. Mais je m’inquiétais à mauvais
escient. Je suis persuadé qu’avec le temps, tu aurais ouvert les yeux sur la véritable nature de
cette femme, sans que j’aie à m’en mêler. De nous trois, c’est toi qui as le meilleur instinct. Je
le sais désormais et je fais confiance à ton sens du discernement.
Alessandro avait été sidéré d’entendre Falcon s’exprimer ainsi. Son frère avait poursuivi en
souriant :
— A l’époque, mon ego me poussait à asseoir mon autorité. J’avoue, je voulais me
convaincre que tu avais encore besoin de moi, même si tu étais déjà adulte. Longtemps, j’ai
joué le rôle du père pour toi et Rocco. Vous étiez ma raison d’être et je me glorifiais de cette
responsabilité. Je m’étais habitué à prendre les décisions à votre place, dans votre intérêt.
Mais vous avez grandi, mûri, vous êtes devenus des hommes, et chaque pas que vous faisiez
en direction de l’indépendance m’arrachait une miette de mon statut de père de substitution.
Secouant la tête, Falcon avait posé la main sur l’épaule d’Alessandro, dans un geste
affectueux.
— Durant toutes ces années, je m’en suis voulu mais je ne t’ai rien dit. C’était une erreur. Il
faut que tu saches que moi aussi j’avais besoin de toi et de ton soutien, Alessandro. J’ai eu si
peur de le perdre ! C’était idiot de ma part, puisque nous sommes toujours liés aujourd’hui
par ces sentiments qui nous ont aidés à surmonter notre enfance. A présent, je te considère
comme mon bras droit, celui sur qui je peux m’appuyer au moindre souci.
En se remémorant ces paroles, Alessandro fut assailli d’une telle émotion qu’il dut
s’immobiliser un instant dans le couloir, le temps de se reprendre. Ces mots magnifiques,
bienveillants et humbles l’avaient empli d’amour. En les prononçant, Falcon venait de lui
faire le plus beau des cadeaux.
En réponse à son frère, il lui avait simplement pressé l’épaule à son tour, et finalement
tous deux s’étaient étreints dans une accolade fraternelle.
— Je t’ai toujours admiré, Falcon. Et jalousé aussi, je le reconnais. Non pas parce que tu es
l’aîné et parce que tu vas hériter du titre et du domaine, mais parce que tu as toujours su faire
preuve d’un courage étonnant, tu possèdes de nombreuses qualités qui font qu’à mes yeux, tu
es et resteras toujours le héros que j’aurais voulu être, lui avait-il dit dans un accès de
franchise.
— Je doute que Léonora soit très heureuse si tu te mettais à changer pour me ressembler !
avait plaisanté Falcon. Moi aussi je t’envie, Alessandro. Tu as trouvé une femme qui t’aime
pour ce que tu es vraiment, mais aussi une femme qui te ressemble et avec qui tu peux
partager beaucoup de choses. Je te souhaite d’être très heureux, mon frère, car le bonheur est
le plus beau cadeau de la vie, et si quelqu’un le mérite, c’est bien toi. Nous ne devons pas
répéter les erreurs de notre père, même si son amertume, sa rancœur et son cynisme nous
ont marqués au fer rouge.
— A-t-il enfin admis qu’Antonio était mort sans descendance ?
— Il a bien fallu qu’il regarde la vérité en face. Comme tu le sais, j’ai mené une enquête
très poussée. Il n’y a pas d’enfant, j’en suis maintenant convaincu.
Les deux frères s’étaient de nouveau embrassés avant de se séparer.
Depuis, Alessandro était plongé dans ses réflexions, mais ses pensées avaient dévié. C’était
à Léonora qu’il songeait. Falcon s’était trompé sur un point. Elle ne l’aimait pas. Néanmoins,
il est vrai qu’ils avaient de nombreux points communs, en plus de ce désir réciproque et
indéniable. Dans ces conditions… pourquoi ne pas lui proposer de repartir de zéro dans une
relation nouvelle, basée sur l’intimité et la complicité ?
Il l’imagina nue dans ses bras, souriante, ses cheveux bruns répandus sur ses épaules, son
regard confiant levé sur lui et reflétant un indicible bonheur… Une extraordinaire impression
de liberté enfla alors en lui. Ses doutes, sa méfiance, son amertume s’étaient évaporés d’un
coup. Ils pouvaient devenir amants ! Oui, pourquoi pas ? Cela lui apparaissait tout à coup
comme une évidence.
Bien sûr, il serait obligé de faire le premier pas, de lui dévoiler ce qu’il éprouvait et
d’admettre qu’il avait besoin d’elle. Cela le placerait dans une position de vulnérabilité.
Était-il prêt à prendre ce risque ?
Comme il reprenait sa marche dans le couloir, il sut qu’il détenait la réponse à cette
question.
En ce qui concernait Sofia, Falcon et lui avaient pris la décision d’envoyer immédiatement
un message à l’hôtel où séjournait la jeune femme, pour lui signifier sans aucun
ménagement que l’invitation était annulée et que si elle osait néanmoins se présenter au
castello, elle s’en verrait refuser l’entrée.


Les somptueux costumes étaient suspendus dans la penderie du dressing. Alessandro
serait déguisé en guerrier viking et Léonora en princesse des Mille et Une Nuits. Accablée, elle
fixait les déguisements et se demandait si elle réussirait à aller jusqu’au bout de cette soirée
qui s’annonçait comme un véritable calvaire.
Un peu plus tôt, au restaurant, elle avait éprouvé une violente jalousie à voir Sofia flirter
outrageusement avec Alessandro. Qu’en serait-il ce soir, quand tout portait à croire que la
belle Italienne l’accaparerait tout au long du bal pour finir vraisemblablement dans son lit ?
Non, elle ne le supporterait pas ! Mieux valait partir.
Elle venait d’aboutir à cette conclusion quand Alessandro pénétra dans la chambre et la
trouva debout devant la fenêtre, le regard perdu sur le panorama enchanteur qu’elle ne voyait
pas.
— Vous vérifiez si votre amie l’araignée n’est pas de retour ?
Le ton gentiment moqueur amena des larmes dans les yeux de Léonora. Elle cilla
farouchement pour les chasser avant de se tourner à demi vers lui.
— Je voudrais avoir une discussion avec vous, lui dit-il encore. A propos de ce job que vous
me réclamez depuis si longtemps…
Elle ne le laissa pas poursuivre :
— J’ai changé d’avis. Je ne souhaite plus travailler dans votre compagnie.
« Parce que j’aurais trop de chagrin si je vous voyais sans pouvoir être réellement avec
vous ! » aurait-elle pu ajouter. Mais bien sûr, elle n’en fit rien et se contenta de fixer le sol en
silence.
Cette déclaration inattendue désarçonna Alessandro. Il se mit à observer la jeune femme
avec une attention accrue et constata qu’elle était pâle et avait les traits tirés.
— Pourquoi ce revirement ? s’enquit-il enfin.
— Je… je préfère ne pas en parler.
— Comment, vous m’avez bombardé de lettres de candidature pendant deux ans, et
soudain vous prétendez ne plus vouloir de ce poste, sans me fournir la moindre explication ?
J’ai du mal à comprendre. Est-ce par dépit…
— Non, ce n’est pas ça.
La fêlure dans sa voix attira l’attention d’Alessandro. Il se passait quelque chose.
— Qu’y a-t-il ? Vous n’avez pas l’air très bien.
— Je n’ai rien du tout…
— Menteuse.
Il lui posa les deux mains sur les épaules, dans l’intention de la tourner vers la lumière
afin de mieux voir ce visage qu’elle s’obstinait à lui dérober en regardant obstinément par
terre. Elle se dégagea dans un petit cri étouffé et se renfonça dans l’ombre. Trop tard.
Alessandro avait eu le temps de lire l’expression de son regard.
Il se rapprocha et, décidant qu’il n’était plus temps d’hésiter, se jeta à l’eau :
— Ce que je voulais réellement vous dire, Léonora, c’est que j’aimerais que vous et moi
prenions un nouveau départ. J’aimerais… que nous soyons ensemble.
Vraiment.
Une douleur intolérable explosa dans la poitrine de Léonora. Alessandro était en train de
lui offrir ce qu’elle n’avait osé espérer dans ses rêves les plus fous. Et pourtant, elle devait
refuser.
— Ce n’est pas possible, murmura-t-elle.
— Vous avez envie de moi, je le sais.
— Vous… vous avez eu un choc, tout à l’heure, en revoyant Sofia…
— C’était le but recherché par mon père, en tout cas.
— C’est elle la femme que vous aimiez autrefois, n’est-ce pas ?
Il fronça les sourcils. Pourquoi diable étaient-ils en train de parler de Sofia quand il ne
songeait qu’à prendre Léonora dans ses bras ?
— J’ai cru que je l’aimais, nuance. Je me trompais et je ne veux pas perdre mon temps à
parler d’elle. Je préfère vous embrasser…
Déjà, il ébauchait un mouvement dans sa direction. De nouveau, elle recula.
— Non !
Elle était maintenant dos au mur. Alessandro lui encadra le visage de ses mains. Sa bouche
se posa sur la sienne et, lentement, doucement, il se mit à l’embrasser. Il la sentit frissonner
et s’enhardit alors, laissant sa langue aller à la rencontre de la sienne.
« Laissez-moi vivre ce moment… juste quelques minutes ! » implorait Léonora,
s’adressant à un improbable destin. Quelques baisers, la sensation follement érotique de son
corps plaqué contre le sien, la brûlure qui s’intensifiait dans son ventre… Autant de souvenirs
dont elle pourrait se griser après, de retour chez elle, en Angleterre.
Ses bras en s’ouvrant ne pouvaient que se refermer sur le cou d’Alessandro dont les mains
avaient quitté son visage pour se promener sur ses seins.
Bientôt, le désir la submergea, annihilant toute pensée raisonnable, toute volonté, excepté
celle de sentir le contact de sa peau nue sur la sienne. Elle n’aurait pas su verbaliser ce besoin
impérieux, elle pouvait seulement le traduire par des baisers avides sur la mâchoire et le cou
d’Alessandro. D’une main fébrile, elle écarta le pan de sa chemise dont elle ne se rappelait pas
avoir défait les boutons, caressa son ventre aux abdominaux noueux, son dos, chaque parcelle
de peau qu’elle pouvait atteindre. Finalement, elle enfouit son visage contre son torse,
tremblant sous le coup d’une émotion qu’il lui était impossible de cacher.
Contre son ventre, la dureté de son sexe en érection prouvait combien il la désirait. L’envie
de le sentir en elle était si intense qu’elle en aurait pleuré. Il était son âme sœur, celui pour
qui elle avait été créée, et plus – ô combien plus ! – qu’un simple fantasme ; un homme de
chair et de sang bien réel, plus parfait que cette silhouette imprécise qu’elle avait imaginée
dans ses rêves.
La réaction fougueuse de Léonora emportait Alessandro bien loin des limites qu’il s’était
fixées. Il sentait qu’il était en train de perdre sa légendaire maîtrise. Il retroussa le T-shirt
qu’elle portait afin de dénuder sa poitrine. Elle ne portait pas de soutien-gorge et il put
capturer un téton rose entre ses lèvres, le titiller du bout de la langue, le sucer avec
gourmandise, tandis qu’il pétrissait son autre sein. Elle se mit à gémir et ses plaintes
achevèrent de lui faire perdre la tête. Il déboutonna son jean, inséra une main entre ses
cuisses.
Léonora savait qu’à ce stade, elle devait l’arrêter… mais à présent, il avait atteint le point le
plus sensible de son être et la comblait de caresses si délicieuses que la tête lui tournait. Un
tourbillon de volupté l’aspirait, l’entraînait dans ses remous tumultueux… C’était si bon !
Pourtant elle devait résister, le repousser.
Au prix d’un effort déchirant, elle trouva la force de peser sur son torse.
— Non… arrêtez ! souffla-t-elle.
Alessandro tomba des nues.
— Mais… pourquoi ? s’emporta-t-il. Vous avez envie de faire l’amour avec moi, je le sais !
Pour l’amour du ciel, à quel jeu jouez-vous, Léonora ?
— Ce n’est pas un jeu, Alessandro. Oui, j’ai envie de vous. Mais quand vous saurez la vérité,
c’est vous qui ne voudrez plus de moi. J’ai tellement honte… c’est si humiliant ! Un homme
comme vous n’a que faire d’une fille comme moi…
Il y avait des larmes dans sa voix. Intrigué, il la dévisagea. Quel mystère cachait-elle ?
— De quoi s’agit-il ? Vous avez un petit ami officiel ? Écoutez, je me doute bien que vous
avez vécu avant moi, c’est tout naturel et…
Elle l’interrompit d’un rire presque hystérique.
— C’est naturel, n’est-ce pas ? Mais justement, il n’y a eu personne. Je ne suis pas
quelqu’un de normal, vous comprenez ? Je suis… une extraterrestre ! C’est ridicule de ne pas
avoir eu de relation physique à mon âge, je le sais bien !
Les yeux d’Alessandro s’écarquillèrent et une expression abasourdie apparut sur ses traits,
exactement comme elle l’avait redouté.
— Vous êtes… vierge ?
— Oui ! Voilà, c’est dit. Il fallait que vous le sachiez. Oh, vous n’êtes pas obligé de dire quoi
que ce soit. Je sais ce que vous ressentez. Vous êtes un homme habitué à des plaisirs
raffinés… et moi, je ne suis même pas une vraie femme ! acheva-t-elle dans un petit sanglot.
La signification de ces mots pénétrait peu à peu la conscience d’Alessandro. Vierge. Elle
était vierge. Et elle tremblait à l’idée qu’il puisse se moquer d’elle pour son manque
d’expérience.
— Vous avez raison, dit-il enfin avec douceur. Je veux partager des plaisirs raffinés avec
une femme qui saura me combler autant que je la comblerai moi.
Il lui prit la main et elle se laissa faire, écrasée par cette douleur qui refusait de la laisser
en paix.
— Cette femme, c’est vous, Léonora.
— Non ! protesta-t-elle, refusant de le croire, persuadée qu’il était en train de lui faire une
mauvaise farce.
— Je vous le jure.
— Ce n’est pas possible. Je ne suis pas sensuelle… ou sophistiquée… comme Sofia.
Alessandro eut un petit rire méprisant.
— Sofia est dure comme les diamants qu’elle aime tant et elle m’émeut à peu près autant !
La vraie sensualité ne vient pas de l’expérience dans le domaine du sexe, elle vient quand le
partenaire l’éveille et la partage. Tout à l’heure, Falcon me disait qu’il m’enviait parce que
vous et moi avions manifestement beaucoup de points communs. A cause de mon enfance, il
y a en moi un désir, un besoin, de savoir que ce que j’ai n’appartient qu’à moi et moi seul. Si
vous aviez eu dix ou cent amants, cela n’aurait rien changé à l’amour que je vous porte. Mais
savoir qu’il n’en est rien, que vous serez mienne, exclusivement, est un cadeau dont je
n’aurais jamais osé rêver. Je sais qu’aucun homme dans votre passé ne pourra me faire de
l’ombre, que je n’aurai pas à craindre la comparaison, même si c’est une angoisse idiote, je
l’admets. Je ne suis d’ailleurs pas très fier de ce que je vous confie…
— Non, il ne faut pas avoir honte !
Elle n’avait aucun mal à le comprendre. Elle se rendait compte que les sentiments qu’il lui
dévoilait n’étaient pas la preuve d’un ego surdimensionné ou d’une vanité mâle, mais qu’ils
prenaient leurs racines bien plus profondément en lui. Et cette fragilité – que certains
auraient vue comme un défaut – ne le rendait que plus cher à ses yeux, parce que plus
humain.
Son cœur chantait depuis qu’il lui avait dit qu’il l’aimait, pourtant elle objecta encore dans
un murmure :
— Mais… je ne veux pas vous décevoir.
— Me décevoir ? Jamais !
Il la dénuda, lentement, avec tendresse, l’encourageant à le débarrasser de ses propres
vêtements, puis à le toucher, à le caresser, prenant le temps de la guider, de la rassurer.
Finalement, ce fut elle qui le supplia de la prendre et se cambra vers lui, ses longues jambes
enroulées autour de ses reins.
Il entra doucement en elle, glissa une main entre leurs corps enfin unis et se mit à la
stimuler en traçant des cercles érotiques sur le petit bouton caché à l’orée de son sexe. Les
ondes du plaisir se déclenchèrent alors qu’il accélérait son rythme, et elle se mit à le
supplier :
— Oui, encore, encore, Alessandro… Comme ça, oui !
Il ne chercha plus à retenir ses coups de boutoir qui la firent crier tandis que l’orgasme
explosait en elle et l’emportait. Puis, alors qu’elle se cramponnait à ses épaules perlées de
transpiration, il acheva lui aussi sa course vers le plaisir.
C’est lorsque leur délire sensuel se fut apaisé et que Léonora reposa contre lui, la joue
calée sur son torse, qu’il sentit la vague d’amour monter en lui et déferler, emportant tout sur
son passage.
Léonora ne s’était jamais sentie aussi vivante et entière. Le passé était aboli, le futur
n’existait pas, seul comptait le présent, parfait et merveilleux.
Au bout d’un moment, il se décida à parler :
— Nous devons nous préparer pour le bal costumé. Je ne veux pas faire faux bond à Falcon,
et si nous restons au lit… je crois que je vais te faire l’amour, encore et encore, jusqu’à
demain matin !
— Tu as raison, dit-elle en souriant.
Elle étouffa la petite douleur qui lui avait poinçonné le cœur. Qu’importé s’il n’avait pas
parlé d’eux ni de l’avenir. Il était trop tôt pour songer à un quelconque engagement. Cela
aurait été bien naïf de sa part de s’y attendre. Elle était juste heureuse de savoir que, pour
l’instant du moins, il l’aimait.
Deux heures plus tard, Léonora, au côté d’Alessandro, de Falcon et du vieux prince,
accueillit le cortège d’invités qui se pressaient dans la salle de réception du castello.
Elle se sentait déchirée entre sa fierté et sa peine ; fierté d’appartenir désormais à
Alessandro, peine parce qu’elle savait cette idylle condamnée…
Le dernier invité salué, le quartet de musiciens qui avait joué une musique d’ambiance
s’en alla rejoindre l’orchestre dans l’alcôve spécialement aménagée. La salle de bal était
magnifique, illuminée par les lustres étincelants et leur pluie de pampilles en cristal, ainsi
que par des dizaines de bougies posées dans d’élégants candélabres d’argent. Un parfum de lis
blanc mêlé à une senteur boisée imprégnait l’air.
Les musiciens entonnèrent les premières notes d’une valse et les invités, qui s’étaient
massés le long des murs, autour de la piste, se tournèrent naturellement vers leurs hôtes. A la
surprise de Léonora, Alessandro s’inclina devant elle. Il était superbe dans son costume
médiéval, avec sa tunique écarlate portée sur une chemise de lin gris et la cape à liseré d’or
qui flottait sur ses épaules. Sur un homme à la carrure moins athlétique, un tel déguisement
aurait pu paraître ridicule, mais sur Alessandro, l’effet était impressionnant. Léonora voyait
en lui le fier conquérant qui avait capturé son cœur et conquis son corps.
Il lui prit la main et l’entraîna sur la piste. Intimidée, elle comprit qu’ils allaient ouvrir le
bal.
Heureusement, son propre costume lui permettait de danser avec aisance. Il était composé
d’un bustier de soie noire et de plusieurs voiles irisés dans des tons or et bronze, qui se
superposaient et tourbillonnaient joliment au gré de ses mouvements.
Bientôt, d’autres couples les rejoignirent et se mirent à évoluer sur la piste. Au bout de
quelques danses, Alessandro, la main de Léonora serrée dans la sienne, se mit à circuler entre
les convives pour dire un petit mot à chacun. Pour Léonora, le reste de la soirée passa comme
dans un rêve merveilleux. Elle dut parler, manger, boire du Champagne, mais n’en conserva
aucun souvenir. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était avec Alessandro.
— Il sera bientôt minuit, lui dit-il. Falcon a l’intention d’annoncer une grande nouvelle.
Cela fait trop longtemps que je ne t’ai pas embrassée. Tu n’auras pas froid si nous nous
glissons sur la terrasse ?
Elle secoua la tête. Qu’importe le froid si Alessandro voulait l’embrasser !
Dehors, le ciel était si pur qu’on aurait pu croire qu’il suffisait de lever le bras pour toucher
les étoiles.
— Tu es ravissante. Adorable, Léonora. Je suis si fier de t’avoir à mon bras ce soir !
— Non, c’est moi qui suis fière ! protesta-t-elle en riant.
Il l’attira dans ses bras et l’embrassa tendrement.
— Dommage que nous ne puissions pas nous éclipser dans notre chambre ! chuchota-t-
elle, osant à peine croire qu’elle prononçait ces mots coquins.
— Tu cherches à me tenter ? Tu es une vraie séductrice ! Et je suis sous ton charme,
Léonora. Complètement. Acceptes-tu de m’épouser ?
Léonora eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Elle se raccrocha à ses
larges épaules.
— Tu veux… m’épouser ? Tu es… sérieux ? balbutia-t-elle.
— Tout à fait. Et tu as exactement cinq minutes pour te décider, car au cas où tu dirais non,
je devrai aller trouver Falcon pour lui dire de renoncer à annoncer nos fiançailles, comme je
l’en ai prié tout à l’heure. Alors, quelle est ta réponse, mon amour ?
Léonora s’efforça d’oublier que son cœur était sur le point d’exploser. Elle affecta une
mine sérieuse.
— Il y a une condition, objecta-t-elle.
— Laquelle ?
— Tu dois promettre de ne jamais, jamais parler à mes frères de cette maudite araignée.
— Quelle araignée ?
— Et je ne veux pas qu’un de nos enfants soit pris en sandwich entre les autres. J’exige que
nous en ayons un nombre pair.
— Deux, tu veux dire ?
— Ou quatre. Ou six.
Il était minuit moins deux. Alessandro avait juste le temps de l’embrasser. Puis il glissa la
main dans la poche de sa veste et en sortit un petit écrin.
— Cette bague appartenait à mon arrière-arrière-grand-mère, du côté de ma mère. Elle a
épousé l’homme qu’elle aimait et l’on dit que leur mariage fut long et très heureux.
Léonora poussa un soupir en découvrant un splendide solitaire qui reposait sur son lit de
velours.
— Alessandro, c’est magnifique !
Tandis qu’il glissait la bague à son doigt, elle eut l’impression que l’anneau d’or la
caressait, comme une promesse de bonheur éternel. Un dernier baiser, et Alessandro l’escorta
dans la salle où les serveurs apportaient déjà des coupes de Champagne aux convives.
Falcon avait rejoint le centre de la piste. Il s’adressa à la foule qui faisait cercle autour de
lui :
— Mesdames et messieurs, très chers amis, j’ai l’immense plaisir et le privilège de vous
annoncer les fiançailles de mon frère, Alessandro Leopardi, avec Mlle Léonora Thaxton.
Buvons, je vous prie, au bonheur d’Alessandro et de sa future femme !
Voyant Alessandro lever sa coupe de Champagne, le regard plein d’amour, Léonora sentit
les larmes perler à ses paupières.
— Ton père nous regarde, chuchota-t-elle.
Alessandro jeta un coup d’œil de côté, mais ne répondit pas.
— Il a l’air si vieux, si seul…, insista-t-elle.
— Peut-être, mais c’est lui qui a fait son propre malheur. Je ne veux pas parler du passé,
Léonora. Je veux vivre le présent, intensément, et penser à notre avenir. Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime. Tellement, si tu savais ! chuchota-t-elle avec ferveur.
De loin, Falcon les observait. Il sautait aux yeux que ces deux-là étaient amoureux fous
l’un de l’autre. Alessandro n’avait d’yeux que pour Léonora, et Falcon se sentait très heureux
pour lui. Il songea à Rocco qui était en lune de miel. Ses deux frères avaient trouvé l’âme
sœur et il s’en réjouissait du fond du cœur. Il ne restait plus que lui, célibataire endurci. Il
savait qu’il était de son devoir de convoler et d’engendrer un héritier afin d’assurer la
succession de la lignée, mais il lui faudrait tout d’abord rencontrer une femme qui l’aimerait
autant qu’il l’aimerait, et qui serait digne de confiance. Il avait franchement du mal à
imaginer que pareille aventure puisse lui arriver un jour. Ce serait peut-être une autre
histoire…

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