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Kay Thorpe

L'homme de Tripoli

The Man From Tripoli

№ 191 (Février 1981)


Résumé :
Bouleversée par une profonde déception, Lisa, sous
l'effet d'une dose un peu trop forte d'alcool, a passé une
nuit avec Bryn Venner. Elle était pure. Il lui a offert le
mariage, l'y a presque contrainte. Elle a accepté...
Et la voici transplantée en Libye, sous un soleil de plomb,
en pleine exploitation pétrolière. Tout lui est nouveau,
inconnu, déconcertant. Elle est la femme de Bryn, mais elle
n'éprouve aucun amour à son égard. Quant à lui, il paraît
s'intéresser davantage à une ancienne passion. Dès lors,
que peut faire Lisa?
Table des matières
Résumé :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
1.
— Je vous déclare unis par les liens du mariage, entonna
le pasteur.
Lisa ferma momentanément les yeux. Trop tard,
maintenant. C'était fait. Elle était devenue la femme de
Bryn, pour le meilleur et pour le pire.
Lisa Venner. Elle s'habituerait petit à petit à ce nom. Il lui
était difficile d'imaginer que, cinq jours plus tôt, elle
ignorait jusqu'à l'existence même de Bryn. Cinq jours! Et
pourtant, il lui semblait que, sous certains aspects, toute
une vie s'était écoulée. Si elle avait eu assez de volonté
pour s'abstenir d'assister au mariage de Mark, tout ceci ne
serait pas arrivé. Mais non, il avait fallu qu'elle y aille, pour
prouver à tout le monde qu'il n'avait pas beaucoup compté
pour elle.
Il avait été relativement facile de s'éclipser hors de
l'église, pendant que les mariés se trouvaient dans la
sacristie. Le soleil d'avril la fit cligner des yeux. Tandis
qu'elle s'avançait en tremblant sur le bord du trottoir, elle
entendit soudain klaxonner derrière elle. Une main la tira
violemment en arrière, et une voiture la dépassa en la
frôlant.
— Tout juste, fit son sauveteur. Ne regardez-vous jamais,
avant de traverser?
Lisa rassembla ses forces pour sourire à l'homme et le
remercia.
— Une chance que je me sois trouvé derrière vous.
Il la lâcha, mais ne bougea pas. Il se mit à l'examiner
avec perplexité :
— Je vous ai vue à l'église. Une amie de la mariée?
— J'étais une amie du marié, fit-elle d'une voix légère
qui semblait insouciante.
— Quelle coïncidence, répondit-il d'un ton ironique. Je
suis « l'ex » de June. Nous pourrions peut-être noyer notre
chagrin ensemble.
Lisa le regarda pour la première fois. Devant elle se
tenait un homme de haute taille, bronzé, cheveux noirs
ondulés, traits anguleux. La trentaine, pensa-t-elle. Il ne
devait pas vivre en Angleterre, à en juger par son teint
fortement hâlé. Ses yeux gris lui rendirent son regard avec
une pointe de moquerie.
— Bryn Venner.
Il leva sur elle un œil interrogateur.
— Lisa Jordan. Il est trop tôt pour boire de l'alcool,
ajouta-t-elle.
— Du thé, alors? fit-il d'un ton encore plus ironique. Du
thé et de la sympathie. Cela semble de circonstance.
— Je ne crois pas... commença Lisa.
— Vous avez l'intention de rester et de les regarder
partir?
Ses yeux verts brillèrent de fierté.
— Ce qui est fait, est fait, poursuivit-il. Continuons de
vivre. Que décidez-vous?
L'hésitation de Lisa fut brève. Moins elle serait seule et
mieux cela vaudrait.
— Très bien, dit-elle. Allons pour le thé.
Il lui prit le bras pour traverser, ses yeux braqués sur la
circulation particulièrement dense. Elle sentait ses muscles
souples, à travers l'étoffe de son complet gris bien taillé, et
la pression de ses doigts sur son coude. Ce n'était pas le
type d'homme qu'elle aurait imaginé pour la petite blonde
effrontée que Mark venait d'épouser. Elle devait admettre,
malgré tout, qu'ils semblaient bien assortis. Les traits de
Bryn Venner étaient typiquement masculins. Sa bouche et
sa mâchoire dénotaient une volonté puissante. Non, ce
n'était pas le genre de June. Ni le sien, non plus. Trop âgé
et trop mondain. Oh! Mark, pensa-t-elle, le cœur serré.
Il héla un taxi et demanda au chauffeur de les conduire
au Savoy.
— Faisons les choses avec élégance. En prenant notre
temps, il serait ensuite possible d'aller ailleurs pour nous
livrer à des consolations plus substantielles.
Le bon sens empêcha Lisa de répondre d'une manière
cinglante. Elle avait accepté de prendre le thé, rien de plus.
Lorsqu'ils auraient terminé, elle s'en irait. Mais vers quoi?
murmura une petite voix intérieure.
— Vous n'habitez pas l'Angleterre, n'est-ce pas?
Il secoua la tête.
— La Libye pour le moment. Dans les pétroles, ajouta-t-il,
en devançant sa prochaine question. Et vous? Habitez-vous
Londres?
— Oui.
Elle ajouta avec réticence :
— Je travaillais chez Wrexham.
— Je vois. C'est là que vous avez rencontré Williams?
— Trouvé et perdu, répondit-elle avec un petit sourire. Je
crois que la fille du président est une meilleure aubaine
qu'une secrétaire.
— Ambitieux, n'est-ce pas?
C'était plutôt une affirmation qu'une question.
— Pas plus que la plupart des gens.
Lisa regrettait déjà sa remarque.
— Je ne voulais pas insinuer qu'il ne l'aime pas. Les deux
peuvent aller de pair.
— Non, si l'un doit gêner l'autre. Mais, de toute façon,
elle est certainement mieux avec lui qu'avec moi, à Tripoli.
Ce n'est pas exactement le genre de décor auquel elle est
habituée.
— C'est une vie dure? demanda-t-elle.
— Pas trop, en ce qui concerne les conditions d'existence.
Nous formons une communauté d'Européens assez large et
nous sommes tous employés par Unilibya. La plupart
d'entre nous sont mariés. La Compagnie préfère engager
des gens mariés.
— Est-ce la seule raison pour laquelle vous aviez
demandé à June Wrexham de vous épouser?
— Je ne suis pas venu en Angleterre pour la demander en
mariage. Quand je suis arrivé ici, il y a trois semaines, pour
dés vacances, son mariage avec Mark était décidé. Elle
était sur le point de m'écrire à ce sujet.
— Elle aurait peut-être changé d'avis, si elle avait su
pourquoi vous étiez revenu.
Bryn se mit à rire.
— Je ne crois pas. June aurait sans doute été une bonne
épouse, mais je n'étais pas assez désespéré pour me battre.
— Il me semble que vous ne désiriez pas tant avoir une
femme, que vous conformer aux règlements de la
compagnie, dit Lisa d'un ton caustique.
— Aux préférences, pas aux règlements. Mais, croyez-
moi ou non, un homme a besoin d'avoir une femme à lui, là-
bas, répliqua-t-il, une lueur sardonique dans les yeux. Les
nuits sont parfois assez froides.
Elle évita son regard et se demanda s'il était vraiment
aussi dur et calculateur qu'il le laissait paraître.
— Je dirais que June l'a échappé belle!
— Vous avez peut-être raison. Je me demande seulement
si elle a gagné au change avec un arriviste comme
Williams.
Il s'aperçut de son changement d'expression et ajouta :
— Allons, vous l'avez dit vous-même. L'occasion s'est
présentée, et il l'a saisie. Heureusement, vous n'étiez pas
trop engagée.
— Comment êtes-vous si sûr que je ne l'étais pas? fit-elle,
la gorge serrée.
— Votre attitude. Je dirais que c'est votre orgueil qui a
pris le plus grand coup. Exact?
— Si vous le dites.
Elle n'allait pas, pour un empire, lui laisser deviner
combien elle était bouleversée. Elle ajouta froidement :
— Pour combien de temps vous êtes-vous engagé en
Libye?
— C'est un travail permanent, si je le veux. Il faut opter
tous les trois ans. J'ai déjà presque passé une année.
— Et qu'arrive-t-il si vous n'optez pas?
— Cela dépend. Unital exploite de nouveaux champs
pétrolifères dans d'autres parties du monde.
— Et la famille est censée suivre l'homme, là où il est
envoyé?
— Si les conditions sont favorables. Il faut du temps pour
mettre en place toute une installation qui puisse convenir à
des femmes et des enfants. Il est parfois nécessaire, pour
les femmes, de rester en Angleterre un certain temps.
— Cela ne semble pas très équitable, commenta-t-elle.
— Il y a des compensations. Vous vouliez plutôt dire qu'il
vous était difficile d'imaginer June s'accommodant de ce
genre de vie.
— Je ne la connais pas personnellement. Elle semble
aimer s'amuser. Mais les apparences peuvent être
trompeuses.
— Vraiment? Aimez-vous vous amuser, vous aussi?
Il la parcourut du regard avec insistance. Ses cheveux
aux reflets cuivrés encadraient ses traits fins; sa jupe de
soie mettait en valeur ses longues jambes minces.
— Y a-t-il du mal à cela? demanda-t-elle en riant.
— Oh ! pas du tout. Je pensais justement que c'était une
chose que nous devrions faire.
Elle n'eut pas le temps de répondre : ils étaient arrivés
en vue de l'hôtel. C'était d'ailleurs une remarque plutôt
qu'une invite, bien que celle-ci fût implicite. Une perte
commune les avait rapprochés — du moins voyait-il les
choses de cette façon. Lisa commençait à regretter de
l'avoir accompagné.
C'était la première fois qu'elle entrait au Savoy, et elle
n'en fut pas impressionnée outre mesure. Il se dégageait
des lieux une atmosphère empreinte de sobre grandeur. Le
temps semblait s'être arrêté.
On ne servait ordinairement pas le thé dans le hall, mais
Bryn le demanda sur le ton d'un homme habitué à voir ses
désirs satisfaits.
Le thé fut apporté dans un délicat service de porcelaine,
accompagné d'amples serviettes empesées. Lisa eut le
sentiment d'être transformée en duchesse. Bryn qui
l'observait, un sourire amusé aux lèvres, lui demanda si elle
se voyait vivre dans un style semblable. Elle secoua la tête
et éclata de rire :
— J'avais envie de me lever et de crier : « Au feu ! » ou
quelque chose de semblable, juste pour voir si la cadence
allait être accélérée!
— Ils peuvent être assez rapides, quand c'est nécessaire.
— Demeurez-vous ici? demanda-t-elle en lui lançant un
rapide coup d'œil.
— Non, pas cette fois-ci. Londres est envahi de touristes.
— Je suis surprise que vous soyez resté aussi longtemps à
Londres.
— Je n'ai pas passé les trois semaines entières en ville.
J'ai fait quelques petits séjours ici et là; je me suis rendu
dans l'Ouest pour voir de vieux amis.
— Combien de temps vous reste-t-il?
— Cinq jours. J'ai réservé mon billet d'avion pour lundi
prochain. Je pars de Heathrow de bonne heure, le soir.
— Vous semblez heureux de retourner là-bas.
— Je le suis.
— Même sans femme à emmener?
— Je devrais m'en emprunter une!
— Cela ne me surprendrait pas de vous.
— Non?
Il semblait se moquer ouvertement d'elle maintenant.
— Mais continuez...
— Pourquoi? Vous ne croirez que ce que vous voudrez
bien croire.
— Bravo! fît-il, avec un sourire sincère, cette fois. Vous
êtes le remède qu'il me fallait, Lisa Jordan. Que faites-vous
pour le dîner?
— Je rentre à la maison.
— Pour panser vos blessures toute la nuit? Ce n'est pas
votre genre. Vous avez besoin de sortir de vous-même, et
moi aussi. J'aimerais passer la soirée avec vous, Lisa. Cela
nous ferait du bien à tous les deux.
— D'accord.
Elle avait accepté sans même s'en rendre compte.
— Comme vous l'avez dit, c'est sans doute ce dont nous
avons besoin tous les deux.
Il se mit à parler de choses et d'autres, et, à sa grande
surprise, elle se sentit plus détendue. Ils se trouvaient dans
le même bateau, éprouvaient le même besoin d'un bon
coup de fouet qui les aiderait à passer cette soirée difficile.
Cela valait infiniment mieux que de se retrouver toute
seule.
Lorsqu'il suggéra de sortir pour aller boire un verre, il
était près de six heures. Elle se rendit au vestiaire et se
regarda dans la glace, avec le sentiment d'apercevoir une
étrangère. C'était extraordinaire de voir à quel point un
peu de fond de teint et une coiffure relevée la
transformaient. Elle avait l'air et se sentait à la fois plus
âgée, plus à la hauteur de la situation.
Mais cela avait été intentionnel. Il ne fallait pas que ceux
qui l'avaient vue au mariage aient l'impression d'une petite
fille vulnérable et perdue. Elle changeait de travail parce
que le sien ne l'intéressait plus. Même ceux qui
connaissaient son histoire avec Mark pouvaient aisément le
croire. De toute manière, tout cela était maintenant du
passé. Elle avait quitté officiellement Wrexham, vendredi
dernier. Elle avait deux semaines de vacances, un nouveau
travail et une nouvelle vie.
Elle devait oublier Mark. Il avait épousé June et devenait
pour toujours inaccessible. Ce soir, l'oubli, c'était cet
homme qui l'attendait dehors. Un homme qu'elle ne
reverrait probablement jamais. Il faut en tirer le meilleur
parti, se dit-elle en esquissant une grimace. Demain, tu
seras seule.
Elle se réveilla doucement, l'esprit embrumé. Sa tête lui
faisait mal. Le lit ne lui était pas familier, plus dur et plus
large. Elle fit un suprême effort et se retourna, la main sur
les yeux, à cause de la lumière. Certains détails lui
revinrent par bribes en mémoire. Une réunion... beaucoup
de gens, beaucoup de bruit. Un visage émergea du
brouillard. Elle comprit, après un moment, qu'il appartenait
à l'homme assis sur une chaise, en face d'elle, les jambes
allongées. Il tenait une cigarette entre ses doigts.
— Tu te sens mieux? demanda-t-il calmement.
Elle le reconnut et fut prise d'affolement en rencontrant
ses yeux gris. La mémoire lui revenait maintenant, et les
images qui se succédaient n'étaient pas rassurantes : elle
dansait, enveloppée par une paire de bras solides; elle riait,
face à un visage mince et hâlé; des bulles de Champagne
lui montaient au nez.
Beaucoup de Champagne, beaucoup trop de Champagne,
pensa-t-elle. Elle se souvint d'être montée dans une voiture,
d'un bras qui la maintenait droite dans l'ascenseur, d'un
homme qui la dominait, souriant tandis qu'il la prenait dans
ses bras. Dans cette chambre, cet homme.
— Dieu! pensa-t-elle désespérément Pourvu que cela ne
soit pas vrai.
Le drap était doux. Elle enfouit sa tête dans l'oreiller
Bryn ne bougea pas. Il demanda d'un ton inexpressif :
— Quel âge as-tu, Lisa?
— Vingt ans.
Il s'exclama doucement.
— Tu avais l'air plus âgée, hier, et tu t'es conduite comme
telle.
— J'essayais..., fit-elle sans pouvoir le regarder, ni même
se tourner vers lui.
— Je ne m'excuse pas, soupira-t-il. J'avais besoin d'une
femme, la nuit dernière. Mais, si j'avais su que c'était la
première fois pour toi, je t'aurais ramenée à la maison et
mise dans ton lit. Mais, à propos, où habites-tu? Quelqu'un
se fait-il du souci à ton sujet?
— J'habite une chambre à Putney, répondit-elle avec
effort. Personne ne m'attend.
— C'est déjà ça. Cela nous donne le temps de respirer. Je
crois t'avoir entendue dire que tes parents étaient divorcés.
— Oui, maman a épousé un Américain et s'est rendue aux
Etats-Unis. Papa vit dans le Surrey. Il est remarié.
— Tu ne les vois donc pas beaucoup?
— Non.
Elle s'efforçait de retenir ses larmes. Il était trop tard
pour pleurer, maintenant. Pourquoi posait-il tant de
questions? Rien ne changerait les faits.
— Je crois que tu te sentirais mieux si tu te levais et
t'habillais. Descends dans le hall quand tu seras prête, nous
trouverons un coin tranquille pour causer. Je surveillerai
les ascenseurs, n'essaie pas de t'échapper. Nous devons
tous deux faire face à la situation.
À quoi devait-on faire face? songea-t-elle, lorsqu'il
referma la porte. Elle aurait éprouvé moins de chagrin si
cela s'était passé avec Mark, parce qu'elle l'aimait. Mais
cet homme, avec qui elle venait de passer la nuit, était un
étranger — un homme qu'elle avait rencontré pour la
première fois la veille. Elle n'avait aucune excuse.
Elle se leva en essayant de combattre la nausée qui
s'emparait à nouveau d'elle. C'était la première fois de sa
vie qu'elle s'enivrait, et ce serait la dernière, jura-t-elle.
Trop tard, fit une petite voix moqueuse à son oreille.
Elle se regarda dans le miroir de la salle de bains et fut
épouvantée. Le mascara, qu'elle avait si généreusement
appliqué la veille, avait coulé autour de ses yeux. Ses
cheveux en broussaille avaient besoin d'un bon coup de
brosse. On ne pouvait en vouloir à Bryn de l'avoir jugée à
première vue. Elle essaya de chasser son mal de tête en
appuyant ses doigts contre ses tempes, pour se remémorer
les événements. Mais désirait-elle vraiment se souvenir des
détails? Les faits étaient là. Elle avait permis à cet homme
qui l'attendait en bas de faire l'amour avec elle. L'amour?
Sa gorge se serra. Comment pouvait-on employer ce nom?
Aucun sentiment ne s'y était mêlé.
Elle prit une douche chaude, qui lui fit du bien, et se
recoiffa. Elle ne mit ni rouge à lèvres ni fard et laissa ses
cheveux en liberté sur ses épaules. Qu'importait son
apparence? L'impression qu'elle avait laissée sur l'homme
qui l'attendait était déjà suffisante.
De quoi devaient-ils s'entretenir? De toute évidence, il se
sentait coupable, mais elle était prête à prendre tous les
torts. Peu d'hommes auraient résisté au genre
d'encouragement qu'elle avait certainement dû donner la
nuit dernière — surtout s'ils avaient besoin eux-mêmes
d'être consolés. Elle avait tellement pensé à Mark, la veille!
Elle avait bu pour essayer de l'oublier.
Elle sortit de la chambre et prit l'ascenseur, le cœur
battant. Elle s'en irait tout de suite, si elle n'apercevait pas
Bryn en bas. Elle ne désirait pas le voir. Elle se sentait
misérable et avilie.
Bryn était assis dans un fauteuil, en face de l'ascenseur;
il se leva lorsqu'elle se dirigea vers la porte de sortie.
— Nous causerons pendant le petit déjeuner. Tu as
besoin de manger quelque chose.
— Je ne peux pas, protesta-t-elle, misérablement.
— Du café, alors, fit-il, sans lui lâcher le bras.
Il commanda deux petits déjeuner à la française et
attendit le départ de la serveuse pour emplir la tasse de
Lisa.
— Bois cela et grignote au moins une tartine. Je sais fort
bien comment tu te ressens, maintenant. Cela t'aidera.
Elle se sentit un peu mieux, après avoir bu quelques
gorgées de café. Il la fixait de ses yeux gris, et elle fut
obligée en fin de compte de le regarder.
— Si tu as fait exprès de t'habiller de cette façon, c'est
réussi. Quel manque de jugement de ma part! Tu parais
dix-sept ans, maintenant.
— C'est encore au-dessus de l'âge nubile, rétorqua-t-elle.
Vous n'avez donc pas à vous inquiéter! Je regrette, fit-elle
en rougissant. Je ne vous blâme pas pour ce qui est arrivé.
Je le sais, j'ai dû vous donner l'impression que...
Mais elle ne put achever.
— J'aurais dû m'en douter... Tu m'as dit que tu allais
avoir un nouvel emploi. Quand commences-tu?
— Lundi en huit. Je prends mes vacances maintenant, au
lieu de faire mon préavis. Je n'aurai pas ainsi à les leur
demander plus tard.
— Tu n'as donc pas d'engagement précis pour le
moment, dit-il avec insistance sur un ton singulier As-tu un
passeport valide?
— Pourquoi?
Elle leva la tête d'un air surpris.
— L'as-tu?
— Oui, mais...
— Cela simplifie les choses.
— Je ne comprends pas.
Lisa le regarda abasourdie.
— Qu'est-ce que vient faire là-dedans mon passeport?
— Je crois t'avoir dit que je devais être de retour à Tripoli
mardi prochain. Cela nous fait gagner du temps.
— Pourquoi? demanda-t-elle péniblement.
— Pour nous marier.
Lisa sentit qu'elle allait s'évanouir.
— Nous marier? répéta-t-elle.
— C'est la seule manière de faire face à cette situation. Je
dois prendre cet avion lundi et je ne puis tout simplement
m'en aller et oublier. Pas dans ce cas. En examinant les
choses d'une façon réaliste, cela ne semble pas du tout une
mauvaise idée. Tu ne parais pas avoir beaucoup de raisons
de rester ici.
Elle retrouva sa voix.
— Nous sommes complètement étrangers l'un à l'autre.
Comment deux personnes qui ne se connaissent même
pas...
— Je ne dirais pas cela.
Il ajouta, en voyant qu'elle rougissait :
— Beaucoup de mariages commencent plus mal et
marchent bien ensuite. Tu ne peux pas dire que je te rebute
physiquement...
— Je ne me souviens pas beaucoup de ce qui s'est passé
la nuit dernière... Tout est confus...
— Entièrement?
— Oui.
— Au moins, je n'aurai pas cette complication de plus, fit-
il avec un bref sourire. Tu devras me croire sur parole.
— Je ne puis vous épouser, répondit-elle avec désespoir.
C'est... impossible.
— Et moi, je ne peux pas te laisser tomber tout
simplement.
Ses yeux soutinrent le regard de Lisa.
— Et si tu te trouvais enceinte?
— Je n'ai pas pensé à cela, confessa-t-elle.
Elle devint très pâle.
— Ce n'était pas une nuit propice à la réflexion. À notre
époque, un homme a quasiment la certitude que toutes les
précautions ont été prises.
— Cela ne doit pas nécessairement arriver.
— Nécessairement, non, mais il y a plus d'une chance. Et,
de toute façon, c'est un risque que je ne suis pas prêt à
courir.
— Que vous n'êtes pas prêt à courir! répéta-t-elle d'une
voix basse mais passionnée. N'ai-je pas mon mot à dire là-
dessus? Ce ne sont que des conjectures de votre part.
— Elles sont fondées. Je passerais le reste de ma vie dans
le doute. Je n'ai pas l'habitude d'éparpiller ma progéniture
aux quatre vents !
— Mais si je n'étais pas enceinte, lui répondit-elle, une
note de désespoir dans la voix.
— Cela ne changerait rien, si nous étions mariés.
Il fit une pause et ajouta très vite :
— Je désire t'épouser Lisa.
— Uniquement parce que vous êtes le premier homme à
m'avoir possédée?
— En partie. Mais il y a d'autres raisons.
— Ah! oui, la Compagnie. Ils s'attendent à vous voir
revenir avec une femme à la remorque, n'est-ce pas?
— Je n'ai donné à personne la raison de ce congé. Un ou
deux amis peut-être savent que je correspondais avec une
jeune fille, en Angleterre. En ce qui les concerne, tu serais
cette jeune fille.
— Mais je ne le suis pas et ne veux pas l'être.
Elle serra entre ses genoux ses mains qui tremblaient.
— Bryn, cela ne marchera pas. Vous devez vous en
rendre compte. Aucun mariage ne peut réussir dans ces
conditions!
— Tu veux dire : sans amour?
Il secoua la tête, la bouche cynique.
— En Orient, on considère que c'est une des conditions
les moins nécessaires pour une heureuse union. Les
mariages arrangés ont prouvé qu'ils étaient les plus
réussis. Les sentiments grandissent à mesure que l'on vit
ensemble. Il en sera peut-être de même pour nous.
— Vous semblez avoir tout bien calculé, lui répondit-elle
d'une voix rauque.
— J'ai réfléchi pendant que tu dormais. Ça paraît logique.
Qu'allais-tu faire de ta vie, après tout? Tu te trouves entre
deux emplois et tu te languis d'un homme que tu ne peux
avoir. Tu as probablement voulu te bercer d'illusions, hier
soir, et croire que j'étais Mark. Ou alors, tu as essayé de te
prouver que tu n'y tenais plus.
— Je désire rentrer chez moi, fît-elle, la voix tremblante.
— Une chambre à Putney? Ce n'est pas un chez-soi. J'ai
onze ans de plus que toi, Lisa. J'ai eu le temps et l'occasion
de me faire une belle situation et je puis t'assurer une vie
convenable.
— En Libye?
— Pour commencer. J'ai encore vingt-quatre mois à
passer pour remplir mon contrat. Nous envisagerons par la
suite autre chose.
Elle le regarda, impuissante. Elle ne pouvait s'empêcher
de penser qu'elle vivait un cauchemar. Il lui paraissait
inconcevable d'épouser un homme qu'elle connaissait à
peine. Et cependant, elle commençait à craindre au fond
d'elle-même la perspective d'une solution différente. Elle
devait lui être reconnaissante. N'importe quel homme
n'aurait pas offert autant, pour une nuit de plaisir aussi
douteuse. Sans le vouloir, son regard s'attarda sur ses
mains. Des mains longues aux doigts minces, brunies par
les années passées sous un soleil ardent. Un frisson la
parcourut, à l'idée de ces mains expertes sur son corps.
Elle les sentait sur elle, alors que son esprit en refusait le
souvenir.
— Aie confiance en moi, Lisa, dit-il calmement. Tout ira
très bien.
Son alliance lui semblait encore étrangère lorsqu'elle
monta dans la voiture qui l'attendait, à la porte de l'hôtel
où le déjeuner de mariage avait eu lieu. Son père semblait
plutôt soulagé en lui disant au revoir. Ils n'avaient jamais
été très proches l'un de l'autre, et, depuis qu'il s'était
remarié deux ans plus tôt, elle l'avait rarement revu. Il
avait eu un petit garçon de sa seconde femme, Marie, qu'il
adorait maintenant. Lisa avait insisté pour célébrer son
mariage à l'église, mais avait évité de s'habiller en blanc.
Bryn avait trouvé une de ses vieilles connaissances pour lui
servir de garçon d'honneur. Celui-ci avait brillamment
mené la conversation, pendant le déjeuner, et avait soufflé
à Marie que Lisa avait eu de la chance de trouver un
garçon comme Bryn. Elle en fit la remarque à Lisa, pendant
que celle-ci se changeait dans le vestiaire :
— Ton père est réellement soulagé de savoir que
quelqu'un s'occupera si bien de toi. Ta mère sait-elle que tu
te maries aujourd'hui?
— Je lui ai envoyé un télégramme. Je pense qu'elle
m'écrira à Tripoli, lorsque je lui aurai envoyé mon adresse.
— Tu dois aussi nous donner de tes nouvelles et nous
dire comment tu vas.
Mais les mots sonnaient faux.
— Tu as là un joli petit ensemble, ma chérie. C'est
certainement mieux qu'une robe, pour voyager, et tu aurais
pu éviter la double dépense. Mais, avec un mari comme le
tien, cadre dans une compagnie pétrolière, tu n'auras pas
beaucoup à t'en faire, question argent.
Pendant le trajet qui les menait à l'aéroport, Bryn lui
demanda pourquoi elle était restée presque silencieuse
depuis près d'une heure.
— Je suis fatiguée, répondit Lisa en s'efforçant de
sourire. Ces cinq jours ont été bien agités.
— Et le vol ne va pas arranger les choses, dit Bryn d'un
ton accablé.
— Cela ne fait rien, je dormirai en avion. À quelle heure
arrivons-nous à Tripoli?
— Aux premières heures du matin. Mais, une fois arrivée
à la maison, tu pourras dormir et rattraper le sommeil
perdu.
Elle se demanda si son ironie était intentionnelle. Cinq
jours s'étaient écoulés, et elle ne se sentait pas plus proche
de cet homme qu'elle venait d'épouser. Jusqu'à présent, il
ne l'avait même pas embrassée avec un tant soit peu de
passion. Rien qu'un baiser léger, sur les lèvres ou sur les
tempes, en lui souhaitant le bonsoir. La situation était
grotesque, mais aurait-elle supporté que les choses se
passent autrement? Leurs rapports reposaient sur un
équilibre si précaire.
Elle lui avait trouvé, cependant, certaines qualités qui ne
lui déplaisaient pas de prime abord. Il était capable de la
faire rire lorsqu'il le voulait, de discuter d'une manière
intéressante sur les sujets les plus invraisemblables, de
stimuler son esprit comme personne jusqu'ici. Cela n'irait
pas si mal. Les choses seraient certainement plus faciles en
Libye. Qui pouvait prédire l'avenir?
2.
Il faisait encore nuit lorsque l'avion atterrit. Fatiguée par
le voyage, Lisa prêta peu d'attention au paysage, pendant
que la voiture les emmenait de l'aéroport à la ville, distante
de vingt-sept kilomètres. Leur résidence se situait dans la
banlieue ouest, et ils n'avaient pas besoin de traverser le
centre urbain. Lisa s'endormit et se réveilla pour se
retrouver dans une cour pavée, devant un bâtiment délavé
à deux étages, qui allait lui servir de maison pendant les
deux prochaines années. Des balustrades de pierres
ajourées protégeaient les fenêtres du bas, au-dessus
desquelles le mur formait un balcon couvert qui entourait
complètement la maison. Des bougainvillées grimpaient le
long de la porte d'entrée et sur les murs de pierre qui
séparaient la maison de la rue.
Une silhouette apparut et se hâta d'aller fermer les deux
battants de fer forgé qui donnaient accès au bâtiment.
L'homme était habillé d'un large vêtement flottant de
couleur indéterminée. Son visage mince et sombre arborait
un large sourire. Il s'adressa à Bryn en une langue que Lisa
jugea être de l'arabe. Les mots qu'il prononçait étaient
incompréhensibles.
— Parle anglais, fit Bryn avec un sourire, en s'adressant à
l'homme.
Il ajouta en se tournant vers Lisa :
— C'est Mukhtal. Lui et sa femme Hawa, s'occupent de la
maison.
— Voulez-vous votre petit déjeuner maintenant? fit le
Libyen en s'adressant à sa nouvelle maîtresse avec un large
sourire.
Bryn secoua la tête.
— Non, porte seulement les bagages. Nous mangerons
plus tard. Nous avons besoin de dormir, tous les deux.
L'homme les précéda à l'intérieur, dans un large
vestibule carré, dallé de noir et blanc, d'où partait d'un
angle, un escalier à la balustrade de bois ajourée. Des
tapisseries et des objets en cuivre ornaient les murs crépis
de blanc.
Au premier étage, un corridor donnant accès aux
chambres entourait toute la maison. Bryn ouvrit la
première porte sur la droite et poussa Lisa à l'intérieur.
Deux lits jumeaux étaient recouverts de dentelle. Les
meubles étaient abondamment sculptés et incrustés. Le sol
carrelé était semé de tapis.
— La salle de bains se trouve à côté, dit Bryn en jetant
son sac de voyage sur l'un des lits. As-tu tout ce qu'il te faut
dans ton sac ou dois-tu ouvrir tes bagages?
— Je peux m'arranger, merci, répondit-elle, la gorge
serrée.
Cela était censé être sa nuit de noces, et elle ne s'était
jamais sentie aussi déprimée et malheureuse. Tout semblait
si étrange — surtout le fait de savoir qu'elle était mariée à
cet homme qui se déshabillait avec tant de désinvolture.
Elle souhaita désespérément se retrouver en Angleterre,
parmi ses objets familiers. Comment allait-elle
s'habituer à vivre avec Bryn de cette façon, à partager une
intimité qu'elle n'avait jamais partagée avec personne,
puisqu'elle était fille unique? La plupart des gens qui se
mariaient avaient au moins quelque chose en commun, une
certaine connaissance des habitudes l'un de l'autre. Elle
avait partagé le lit de Bryn, mais cela n'était pas suffisant.
Cela rendait les choses encore plus difficiles.
Lorsqu'elle revint de la salle de bains, Bryn se trouvait
sur le balcon et regardait la mer. Il était à moitié nu, en
pyjama, ses épaules larges et puissantes se découpaient sur
le ciel clair de la nuit. Il se retourna et lança un regard à la
pudique chemise de nuit en coton. Puis, avec un petit geste
d'impatience :
— Pour l'amour du ciel, cesse de prendre l'air d'une
martyre sur le point d'être sacrifiée. Je ne m'attends pas à
ce que tu honores tes serments ce soir... La journée a été
longue, et nous sommes tous les deux fatigués. Oublie ça.
Elle ne fit aucun geste pour l'interrompre. Il aurait pu
comprendre, pensa-t-elle avec peine. Mais Bryn était un
homme, et ceux-ci voyaient les choses différemment. En ce
qui le concernait, la glace avait été rompue lors de leur
première nuit dans la chambre d'hôtel.
Bryn se coucha dans le lit voisin et éteignit la lumière. Le
silence se fit pesant. Il le rompit le premier.
— Tu sais, la première fois, ce n'est pas très agréable
pour une fille. Si cela m'avait été possible, je t'aurais
emmenée quelque part où nous nous serions un peu mieux
connus, avant de venir ici. Nous allons essayer de tirer le
meilleur parti des choses telles qu'elles se présentent.
Essaye de dormir. Cela va marcher.
Le soleil était déjà haut lorsque Lisa se réveilla. Le lit à
côté d'elle était vide. Elle jeta un coup d'œil à sa montre et
vit avec effroi qu'il était déjà dix heures et demie. Pourquoi
Bryn ne l'avait-il pas réveillée?
Elle tira le rideau et se rendit sur le balcon. La chaleur la
frappa au visage. La villa, semblable aux autres, était bâtie
au milieu d'un terrain entouré de murs, qui finissait en
pente douce vers la mer toute bleue, bordée d'une frange
de sable blond.
L'air embaumé et chaud lui releva le moral. Après trois
jours de pluie en Angleterre, le soleil lui parut délicieux. Il
fallait être prudente et ne pas trop s'y exposer, cependant,
du moins au début. Lisa ouvrit sa valise et en tira un
pantalon de coton, une chemisette jaune pâle assortie et
des mules à talons plats. Elle se doucha, s'habilla
rapidement et sentit qu'elle transpirait, malgré l'air
conditionné. Elle tourna d'un cran le bouton de l'appareil et
se trouva immédiatement soulagée. Bryn n'avait pas menti
au sujet des conditions de vie : les employés de la
Compagnie jouissaient de tout le confort.
Mukhtal apparut, au moment où elle descendait dans le
hall. Il l'accueillit avec son large sourire :
— Saida, désirez-vous votre petit déjeuner?
— Juste du café et des toasts.
Elle hésita puis ajouta :
— M. Vennerest sorti?
— Sidi Venner s'est rendu dans les bureaux. Il a dit que
vous attendiez ici jusqu'à ce qu'il retourne.
Elle remercia l'homme et se dirigea vers un salon meublé
de tables basses et de divans, au carrelage également noir
et blanc, recouvert d'épais tapis de couleur pourpre et
rouille. Certains murs étaient garnis de tapisseries vives
aux dessins géométriques. La plupart des meubles étaient
marquetés. On accédait à la salle à manger par une autre
arcade qui, à son tour, donnait sur un patio et un jardin
remplis de lauriers blancs et de cyprès. Lisa sortit et,
tentée par la fraîcheur de l'eau, s'approcha de la piscine
intérieure. Elle avait emporté un bikini dans ses bagages. Il
lui aurait fallu quelques minutes pour aller le chercher.
Mais le bruit d'une voiture dans la cour la fit changer
d'avis. Elle alla à la rencontre de Bryn et aperçut un autre
homme à ses côtés.
— Je pensais que tu ne serais pas encore descendue, dit
Bryn en l'accueillant. Viens dire bonjour à Dan Anders.
Celui-ci lui tendit la main, les yeux un peu surpris. Il était
de quelques années plus jeune que Bryn, de même taille,
mais avec une silhouette plus fine. Sa physionomie était
ouverte et amicale.
— Bienvenue à Tripoli, Lisa. Si Bryn nous avait annoncé
qu'il vous ramènerait, nous vous aurions préparé une vraie
fête !
— Pas à deux heures du matin! rétorqua Bryn sèchement.
J'ai bien peur que quelque chose ne soit arrivé, chérie. Dan
et moi devons aller à Serdeles — des ennuis là-bas. Pas de
chance, mais on n'y peut rien.
— Combien de temps resteras-tu parti? demanda Lisa en
se mordant les lèvres pour étouffer la protestation qu'elle
sentait monter en elle.
— Pas plus de deux jours, je pense.
Elle s'arma de toute son énergie pour ne pas lui crier
qu'il abusait vraiment en agissant ainsi. Tout était si neuf et
étrange pour elle. Dan la regardait avec admiration.
— Comme j'aurais souhaité que ma femme ait votre
courage, dit-il. Elle va en faire du bruit, lorsque je vais lui
annoncer cela à l'improviste. Mais ne vous en faites pas :
vous ne resterez pas seule, durant ces deux jours. Toutes
les filles vont s'amener en trombe, lorsqu'elles sauront.
— Vous voulez dire, les autres femmes? dit Lisa en
s'efforçant de sourire.
— Oui. Elles fréquentent beaucoup la piscine. La maison
de Bryn est la seule à en posséder une. La plage peut être
trop chaude pour les plus petits, à cette époque de l'année.
— Avez-vous tous des enfants? demanda-t-elle.
— Pam et moi-même venons de nous marier il y a
quelques mois. Elle est venue ici avec moi pour commencer.
Les Mallinson, les Beaver et les O'Rourke ont chacun deux
enfants.
Bryn regarda sa montre avec impatience.
— Nous devons nous mettre en route. Veux-tu entrer,
pendant que je ramasse mes effets, Dan?
— Non, je t'attendrai dehors dans la voiture.
— Bon.
Les yeux gris se tournèrent vers Lisa.
— Viens m'aider à faire ma valise.
Elle l'accompagna, impuissante, et l'observa pendant
qu'il vidait son sac de voyage de la veille et le remplissait
du nécessaire pour un séjour de quarante-huit heures.
— Est-il nécessaire que vous y alliez tous les deux?
demanda-t-elle soudainement. Dan Anders ne peut-il s'en
occuper tout seul?
— Non. C'est mon affaire. J'emmène Dan uniquement au
cas où j'aurais besoin de laisser quelqu'un là-bas un
moment.
— Vas-tu le dire à sa femme?
— Ce que Dan dit à Pam le regarde. Écoute, Lisa, je sais :
ce n'est pas agréable que cela tombe en ce moment, mais
cela fait partie du travail. Je serai de retour jeudi, et nous
passerons le week-end ensemble.
— Quelle aubaine! fit-elle, sarcastique. Tout le week-end!
Es-tu sûr qu'ils pourront se passer de toi?
— Cesse tes railleries, dit-il en se raidissant. Je ne suis
pas d'humeur à les supporter. Crois-tu que j'avais le choix?
Tu n'es pas la seule qui vient de se marier.
Elle rougit violemment et se mordit les lèvres, en
apercevant dans son regard une lueur cynique.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
— Je sais très bien ce que tu voulais dire. Tu m'as bien
montré hier soir que tu craignais le moment où je me
remettrais à penser à cela. Nous devrons nous mettre
d'accord, lorsque je reviendrai. Il y a certainement une
chose pour laquelle je ne suis pas fait : c'est le mariage
blanc.
— Tu n'étais pas obligé de m'épouser! s'écria-t-elle,
furieuse. Personne n'avait braqué un pistolet sur toi !
— Pas vraiment, peut-être.
— Tu veux dire que c'était une obligation morale? Ton
sens moral t'a contraint à me mener à l'autel. Bravo!
Bryn lâcha l'objet , qu'il tenait. Sa main saisit le poignet
de Lisa et le serra comme dans un étau. Il la traîna vers lui,
à genoux, et la jeta sur le lit. Sa bouche força brutalement
ses lèvres à s'entrouvrir, tandis que, de toutes ses forces, il
l'écrasait contre sa poitrine, jusqu'à ce qu'elle fût incapable
de respirer. Il la lâcha soudain.
— Tu préfères cette manière, peut-être? fit-il d'une voix
rude. Si tu persistes dans ton attitude, c'est ce que tu vas
probablement récolter! Bien sûr, je me suis senti
moralement obligé. Nous nous sommes déjà expliqué là-
dessus.
Il la regarda. Elle était encore couchée, immobile, le
visage très pâle. Sa colère s'évanouit, et sa bouche se tordit
en une grimace. Il s'assit à côté d'elle, lui prit le menton
dans la main et tourna son visage vers lui, avec douceur,
maintenant.
— Lisa, cesse de me le reprocher. J'ai déjà commis une
erreur de jugement, je ne veux pas en faire une seconde.
Ces deux jours seront peut-être salutaires. Ils te donneront
le temps de t'adapter.
Elle le regarda sans parler, les yeux sombres. Elle voulait
dire quelque chose qui aurait pu arranger la situation entre
eux, mais les mots ne vinrent pas. Après un moment, Bryn
haussa les épaules et retourna vers sa valise. Elle était
toujours couchée lorsqu'il la termina; elle ne trouvait pas la
force de se lever et d'aller vers lui.
— Continue donc de bouder, fit-il. Mais cesse avant mon
retour, car cela ne m'impressionne pas du tout. Il y a assez
de gosses par ici sans qu'il soit nécessaire d'en avoir
d'autres du jour au lendemain.
— Je ne boude pas.
Elle se souleva sur un coude et fit un effort pour se
rapprocher de lui.
— Bryn, ne nous séparons pas ainsi. Je regrette de ne pas
être le type de femme que tu aurais préféré avoir.
— Mes préférences n'ont rien à voir là-dedans. Mieux
vaut que je parte avant que Dan ne vienne me chercher.
Nous en reparlerons à mon retour. À propos, j'ai dit à Dan
que nous nous étions mariés presque dès mon arrivée en
Angleterre. Nous pouvons donc considérer la lune de miel
comme terminée.
Lisa entendit ses pas dans l'escalier, puis, après un
moment, le bruit de la voiture traversant la cour. Elle ne
versa pas de larmes et songea qu'elle n'en verserait plus
jamais, à présent.

Pam Anders arriva moins d'une heure plus tard, au volant


de sa Renault. Agée de vingt ans, elle était très mince, avec
de grands yeux noisette pétillants de vie dans un visage
espiègle. Son arrivée tira Lisa de l'accablement où elle se
trouvait.
— Je n'ai pu le croire, lorsque Bryn m'a annoncé la
nouvelle! s'exclama-t-elle. Pour un célibataire endurci,
c'était bien lui! Cela prouve tout simplement qu'aucun
d'eux n'est capable de résister à notre charme lorsque nous
nous mettons en tête de les séduire. Dan pense qu'il m'a
conquise. Il ne sait pas quels efforts j'ai dû déployer pour
atteindre ce but.
Lisa fut forcée de rire. Il était impossible de résister à
quelqu'un comme Pam.
— J'ai à peine vu votre mari, mais il m'a été tout de suite
sympathique, dit-elle.
Le petit nez retroussé de Pam se fronça :
— Ce n'est pas gai pour vous, au beau milieu de votre
voyage de noces!
— Je suppose que tout le monde doit redescendre sur
terre, une fois ou l'autre, répondit Lisa d'une voix qu'elle
s'efforça de rendre légère. Dan m'a déclaré que je ne
demeurerais pas longtemps seule.
— Ce sera en effet difficile. Une fois que j'aurai averti les
autres, elles vont arriver ici en bande.
Elle montra le téléphone.
— Puis-je le faire d'ici? Je n'ai pas la patience d'attendre
d'être à la maison.
Lisa acquiesça de la tête. Pam composa un numéro et,
après un moment, s'écria joyeusement :
— Salut, Maijy! J'ai une surprise pour toi!
Elle fit une pause et se mit à rire.
— Non. Ce n'est pas ça! Je ne cesse de te répéter que
Dan et moi avons décidé d'attendre que les trois ans de
notre séjour soient passés. Non, évidemment, ce n'est pas
toujours facile à prévoir. Mais veux-tu savoir ce que j'ai à te
dire, oui ou non?
Elle tourna sa tête bouclée vers Lisa et lui fit une
grimace comique.
— Bon, alors, écoute : je suis chez Bryn. Devine ce qu'il a
ramené, cette fois! Non, idiote, pas une nouvelle stéréo...
Une femme!
Elle éloigna le récepteur de son oreille, tandis que son
interlocutrice s'esclaffait à grands cris. Lisa se mit à rire.
— Mais si. Je la regarde, en ce moment.
Les yeux pétillants de malice contemplaient Lisa.
— Oh! oui, très! Et une taille super! Ecoute, ne me crois
pas sur parole et viens voir toi-même. Bryn et Dan ont dû
courir à Serdeles, et j'essaye d'avertir tout le monde pour
la présenter. Elle s'appelle Lisa. Et, pour une fois, laisse les
gosses à la maison... Eh bien, oui, si tu le désires. Je pense
qu'il n'y a pas de raison contre. Je ne sais pas si tu es une
sadique ou une masochiste!
Elle reposa le récepteur et sourit à Lisa.
— Et d'une. Encore deux. Vous rencontrerez toutes les
autres chez Maijy, de toute façon, samedi. Nous recevons
chacune à notre tour, chaque week-end.
Les deux autres conversations se déroulèrent de la même
façon.
— Bon! fit Pam en replaçant le récepteur pour la
troisième fois. Nous avons une demi-heure avant l'invasion.
Que diriez-vous d'un tour à la piscine?
Lisa acquiesça. Pam portait un bikini, sous sa robe de
coton. Elle était déjà dans l'eau lorsque Lisa reparut, après
être allée se changer. Pam sortit la tête de l'eau et
s'accouda, le regard plein d'admiration, sur les bords de la
piscine :
— Je n'avais pas menti. Vous avez un corps splendide.
Juste ce qu'il faut pour porter un bikini. Excusez mon
intérêt C'est de l'envie pure.
Elle sortit de l'eau une jambe mince mais bien faite.
— Pas mal, hein?
— Super! rétorqua Lisa, le cœur soudainement plus
léger.
La compagnie de Pam lui ferait du bien. Elle lui rendrait
le sens de l'équilibre et des proportions. Elle enleva ses
mules de rafia et glissa dans l'eau. Elle nagea jusqu'à
l'autre extrémité de la piscine, heureuse de sentir la
fraîcheur de l'eau sur sa peau. Tout n'était pas aussi
catastrophique qu'elle se l'était imaginé. Bryn et elle
allaient s'entendre et essayer de réussir leur mariage.
Les autres femmes arrivèrent toutes ensemble dans une
seule voiture. Elles se rendirent droit au patio en babillant,
et Pam fit les présentations. Maijorie O'Rourke, la plus
âgée des trois, avait près de trente ans. C'était une petite
brune potelée, au visage rond et aux yeux fureteurs. Jenny
Beaver avait le même genre de taille que Lisa mais
semblait de trois ou quatre ans son aînée. De longs cheveux
noirs encadraient son joli visage avenant. Enfin, Stella,
proche de la trentaine, une blonde au charme indéniable,
mais sur le visage de laquelle on observait des signes
d'insatisfaction.
Maijorie exprima son sentiment avec une brusque
franchise :
— Dieu! Que vous êtes jeune! À peine plus âgée qu'une
gosse. Faites confiance à Bryn! Il a su se dénicher une
femme assez jeune pour pouvoir la former!
— Ne lui prêtez pas attention, dit Pam sèchement. Elle
cultive le cynisme comme occupation secondaire!
— Je blaguais, protesta Maijorie. Bryn aurait sûrement ri,
s'il était là.
— Puis-je demander à Mukhtal d'apporter quelques
petites choses à grignoter? demanda Pam à Lisa. Il est midi
et demi passé.
— Mais bien sûr!
Lisa se sentit tout honteuse de n'y avoir pas pensé elle-
même.
— Vous allez toutes devoir m'aider à prendre l'habitude
de frapper des mains pour être servie. Je n'y suis pas
accoutumée.
— Que faisiez-vous, avant d'épouser Bryn? demanda avec
curiosité Stella Mallinson.
— J'étais secrétaire — presque une débutante.
Lisa s'arma de courage pour affronter la question
suivante. Durant dix minutes, elle dut donner des détails
sur sa vie. Elle appréhendait le moment où on lui
demanderait comment et quand elle avait rencontré Bryn.
En fin de compte, il lui fut relativement aisé de s'expliquer.
— Nous nous sommes rencontrés à un mariage. Cela
semble loin, maintenant, expliqua-t-elle sans mentir.
— Nous savions qu'il écrivait à quelqu'un, mais personne
n'avait deviné qu'il allait revenir marié de ce voyage, dit
Maijorie. Un vrai cheval ombrageux, votre mari. Le mien
n'est pas arrivé à le connaître, après avoir travaillé un an
avec lui.
— Ton mari ne se connaît pas lui-même, murmura Pam à
voix basse, sans malice. J'ai expliqué à Lisa, ajouta-t-elle à
voix haute, comment nous étions organisées ici. Ce week-
end chez Maijy, le suivant chez moi. On vous accorde le
temps de respirer, Lisa. Vous verrez, ce n'est pas une
affaire. Un buffet, des boissons, et le café pour se dégriser
avant de retourner chez soi.
— Je croyais l'alcool interdit, remarqua Lisa.
— Oui, officiellement. Mais on boit partout, ici. Personne
ne crée de difficultés aux Européens du secteur, à condition
qu'ils se comportent avec discrétion, et que l'alcool soit
hors de portée des domestiques. De toute façon, ils ne sont
pas là durant les week-ends. Nous faisons un pique-nique
ou organisons un barbecue, durant la journée. Dans cette
région, grâce à Dieu, il n'y a pas lieu de se demander si le
temps demeurera assez chaud. C'est l'un des avantages de
notre situation.
— L'un des rares, fit Stella en appliquant de l'huile à
bronzer sur ses bras et ses jambes. Mais tu ne lui as pas
parlé des mouches et des moustiques qui pullulent, plus
tard dans l'année. Ni de la puanteur, lorsque les ordures
n'ont pas été ramassées.
— Oh ! tais-toi, Stella, fit Jean Beaver d'un ton léger. Ce
n'est après tout pas si mal, même lorsque les choses sont
au pire. Ton problème est que tu as décidé de tout voir du
mauvais côté.
— Je n'y puis rien, je désire retourner en Angleterre.
L'idée de devoir passer ici deux autres années me fait
frissonner d'horreur! Tout va bien pour vous toutes. Vous
pouvez vous exposer au soleil et à la chaleur. Mais moi,
j'utilise une bouteille d'huile par semaine et je brûle tout
autant. Si j'avais su ce qui m'attendait, je n'aurais jamais
laissé Keith solliciter ce poste !
— Tu peux toujours repartir avec les enfants, dit Pam.
— Et laisser Keith ici tout seul? Pas de danger!
— Tu ne peux pas tout avoir! Tu dois te trouver heureuse
de n'être pas née en Libye. Sais-tu que ce pays est le moins
émancipé en ce qui concerne la condition féminine?
Pam regarda Lisa.
— La plupart d'entre elles portent encore
la barakan, espèce de grande toile blanche dont elles
s'enveloppent, et qui laisse un œil libre. Même celles qui
sont habillées à l'occidentale, portent souvent en public un
voile noir qui leur couvre le visage. Les hommes, en dehors
de ceux de la famille, ne sont pas autorisés à regarder une
femme. C'est pire que de se montrer toute nue...
— Pam, voyons, interrompit Jean en riant. Si Dan
t'entendait, il t'écorcherait vive!
— Mais il n'est pas là, chérie! Mon cher époux est
actuellement en train de parcourir le désert aride, en
compagnie de notre commandant de camp!
Au cours de cette journée et de la suivante, Lisa essaya
de s'habituer un peu plus au pays. Elle écoutait cinq fois
par jour le chant qui lui parvenait des minarets de la ville
toute proche et essayait de discerner les senteurs et les
arômes que lui apportait la brise. Pam demeura chez elle
pendant les deux jours où les deux hommes étaient
absents.
— Je me demande, dit Pam, comment Bryn a fait pour
avoir un couple qui accepte de s'occuper de la maison.
Nous essayons toutes de nous débrouiller avec le personnel
que nous trouvons. La bonne que j'ai, cuisine et fait le
ménage assez bien, mais ne veut pas rester tard lorsque j'ai
des invités. Vous avez de la chance d'avoir Hawa tout le
temps. Elle pourra garder le bébé lorsque vous en aurez
un.
Lisa lui lança un regard aigu. Elle ne pouvait savoir,
évidemment. Personne ne savait. Elle avait elle-même
oublié cette éventualité. Elle dut se maîtriser pour ne pas
poser ses mains sur son ventre plat et soupeser ses
chances. Elle fit un calcul rapide. Encore dix jours pour
être sûre. Si Bryn n'avait pas été si pressé de retourner en
Libye, il n'y aurait peut-être pas eu de mariage du tout.
Elle éprouva de la honte à cette idée. Bryn avait besoin
d'une femme, et elle allait tâcher de lui donner satisfaction.
Le respect mutuel constituait une solide base de départ, et
les sentiments viendraient par la suite. Elle n'était pas
amoureuse de lui, mais il avait éveillé des sensations
qu'elle n'avait jamais éprouvées auparavant. Elle souhaita
ardemment soudain le voir près d'elle, si grand, si fort et si
plein de vie. Elle ressentit ce besoin au plus profond d'elle-
même, et cela lui fît mal.
Pam l'emmena le mercredi visiter la ville et l'avertit
qu'elle serait très regardée.
— Etant donné que leurs femmes sont voilées jusqu'aux
sourcils, il n'est pas étonnant que les hommes lorgnent les
étrangères, lui expliqua-t-elle, tandis qu'elle conduisait la
voiture vers la ville. On nous a conseillé à toutes de ne pas
porter de pantalon ni de short dans les rues.
Heureusement, la mode mini est passée! La moitié d'entre
nous n'auraient pas été autorisées à entrer dans le pays!
Lisa fut enchantée de sa visite. Avec sa grande baie, ses
immeubles blancs étincelant au soleil, Tripoli devait être
l'une des plus jolies villes de la Méditerranée. Elles
commencèrent par aller dans le vieux quartier et
demandèrent un permis pour visiter les mosquées. Elles
enlevèrent leurs souliers, comme le veut la coutume, et
admirèrent le somptueux décor intérieur de la mosquée
Caramanli, avec ses multiples colonnes Renaissance,
supportant d'innombrables arches, ses merveilleuses
céramiques de couleur autour des murs. Un guide les
conduisit au sommet de la mosquée pour leur faire admirer
le château et la ville, leur montrant du doigt avec orgueil,
les multiples endroits qu'elles ne devaient pas manquer de
visiter.
Une fois dehors, elles se mêlèrent à la foule bariolée de
Souk el Mushir, où les marchands locaux traitaient leurs
affaires. Les touristes étaient fort nombreux, et le bruit
étourdissant. Elles déambulèrent dans la rue des
chaudronniers, autour du marché, où l'on vendait des
objets en cuir et en laiton. Lisa acheta un sac à
bandoulière, façonné main, pour trois livres sterling et
aurait payé le double si Pam n'était pas intervenue.
— Pour l'amour du ciel, ne payez jamais le prix qu'on
vous demande, lui dit-elle lorsqu'elles furent hors du
magasin. Les Arabes adorent marchander. Ils vous
prendront pour une idiote si vous n'essayez pas de faire
baisser le prix. Ne vous en faites pas, il a tiré un bon profit
sur ce que vous lui avez payé. Allons au Souk al Turk —
c'est le marché couvert.
Le seul incident qui marqua la journée fut la rencontre
près de l'Arc de Marc-Aurèle, au bord de la mer, d'un jeune
homme, vêtu à l'occidentale d'un jean et d'une chemise
blanche assez sale, qui se mit à importuner Lisa. Elles
finirent par le semer dans une rue latérale, après avoir
foncé dans la foule.
— Ce sont vos cheveux, dit Pam en haletant. Avec cette
lumière, ils flamboient !
— Ajoutez-y le fait que nous sommes les seules femmes
étrangères à n'être pas accompagnées d'un homme. Je
crois qu'il nous faut retourner à la voiture.
— Si je peux retrouver mon chemin d'ici. Dieu sait où
nous sommes. Mais ne vous inquiétez pas, je peux toujours
demander mon chemin en anglais, si je ne réussis pas à me
faire comprendre avec le peu d'arabe que je connais.
Elles étaient toutes les deux assez lasses, en arrivant à la
voiture. Pendant qu'elle conduisait, Pam remarqua en
passant :
— Je ne dirais rien à Bryn de ce qui s'est passé, si j'étais
à votre place. Il dira que nous l'avons cherché en y allant
seules. C'est dans mon intérêt que je parle. C'est moi qui
prendrais pour vous avoir emmenée.
— Qui vous ferait des reproches, Bryn ou Dan?
— Les deux. Dan m'a dit de veiller sur vous. Il m'a dit de
ne pas visiter les souks sans lui. Mais attendre qu'il en ait
le temps serait comme d'attendre Noël! Ce que l'œil ne voit
pas, le cœur ne s'en chagrine pas.
— Vous êtes incorrigible, fit Lisa en riant.
— Je sais. Mais je m'en porte bien.
Lisa n'osa même pas imaginer comment elle aurait passé
ces deux journées sans Pam. Celle-ci était un vrai boute-en-
train. Elles étaient déjà bonnes amies. La vie, pour le
moment, était agréable.
Pam retourna chez elle le lendemain matin pour
préparer, comme elle le disait, le retour de son seigneur et
maître. Livrée à elle-même, en attendant le retour de Bryn
pour l'après-midi, Lisa passa sa matinée à nager et se dorer
au soleil. Après un léger repas, elle s'installa avec un livre à
l'ombre, dans le patio, pendant l'heure de la sieste.
Elle dut s'assoupir. Elle prit conscience de la présence de
quelqu'un lorsqu'une main replaça sur le bras du fauteuil le
livre tombé par terre.
Deux yeux bleus dans un joli visage lisse et tranquille la
contemplaient. Les cheveux blonds naturels étaient coupés
court. La visiteuse avait l'air d'être nordique, mais son
accent était tout ce qu'il y a de plus anglais.
— Je suis désolée de n'avoir pu vous rencontrer plus tôt.
Je suis Andréa Farron. Mon mari, Mark, est responsable de
la raffinerie.
Mark. Une angoisse soudaine saisit brutalement Lisa, en
entendant ce nom. Elle se leva, se sentant nettement
désavantagée devant cette élégante jeune femme en
tailleur de soie crème.
— C'est gentil à vous d'être venue, balbutia-t-elle en se
demandant pourquoi Pam n'avait pas fait allusion à cette
cinquième personne, dans leur entourage immédiat. Bryn
n'est pas là, ajouta-t-elle, sans raison. Il s'est rendu à
Serdeles, avec Dan Anders, et je l'attends cet après-midi.
Voulez-vous boire quelque chose? Je vais demander à
Mukhtal de nous apporter des boissons fraîches.
— Ce sera du thé glacé pour moi, dit Andréa, en
regardant avec amusement Lisa qui cherchait ses sandales
et s'apprêtait à aller donner des ordres.
— Il ne faut pas courir après les domestiques, dit-elle. Ils
sont là pour courir après vous. Appelez-le. S'il faisait son
travail correctement, il serait déjà ici.
Lisa éleva la voix, et l'Arabe apparut comme par magie,
tout de suite.
— Oh, Mukhtal, du thé glacé, s'il te plaît.
— Le frigo ne marche pas, Saïda. Tout est chaud.
— L'as-tu signalé? demanda Andréa, avant même que
Lisa pût parler. Tu ferais bien de le faire réparer avant le
retour de M. Venner ou tu entendras quelque chose!
Apporte-moi du thé chaud, à la place.
Elle se tourna vers Lisa.
— Excusez-moi d'intervenir de cette façon. Mais ces gens
ont besoin d'être secoués, si l'on veut vraiment être servi.
Bryn va piquer une crise s'il ne trouve pas de la glace pour
un whisky, ce soir. Mais vous devez, bien sûr, déjà connaître
les habitudes de Bryn.
— Pas toutes, répondit Lisa, en essayant de combattre
l'antipathie que lui inspirait Andréa. Il n'y a pas longtemps
que nous sommes mariés.
— Oh, mais j'ai cru comprendre, par Maijorie, que vous le
connaissiez avant qu'il vienne ici en Libye. N'est-ce pas?
— Eh bien, oui..., fit Lisa en mentant sciemment. Mais on
ne sait pas tout d'une personne par les lettres qu'on reçoit.
— Non, évidemment.
La bouche sensuelle esquissa une légère grimace.
— Vous êtes beaucoup plus jeune que je ne m'y attendais.
— À quoi vous attendiez-vous? demanda Lisa en
soutenant sans sourciller le regard de l'autre.
— En fait, j'ai été complètement surprise d'apprendre
que Bryn s'était marié. Il n'a jamais donné l'impression
d'être le type à ça, répondit Andréa en riant sèchement.
— Vous le connaissiez avant qu'il vienne ici?
— Non, répondit-elle avec un sourire teinté de malice.
Nous nous fréquentons, plus qu'il n'est normal de le faire, à
cause des conditions de vie, ici. Nous sommes tous des
étrangers dans une terre étrangère et nous nous
accrochons les uns aux autres.
Lisa essaya de repousser le vilain petit soupçon qui
commençait à germer dans son esprit. Mais chaque mot
prononcé par Andréa semblait le confirmer. Elle se souvint
de la réponse que Bryn lui avait faite dans le taxi,
lorsqu'elle lui avait demandé ironiquement ce qu'il ferait
s'il ne ramenait pas de femme en Libye. « Je devrai
emprunter celle d'un autre ». Etait-il possible qu'il fit cela
avec la femme de Mark Farron? Cela expliquait
certainement l'attitude présente d'Andréa.
— Êtes-vous mariée depuis longtemps?
— Trop longtemps. Mark et moi essayons de « sauver les
apparences ». Mais pour combien de temps, c'est le pari
que tout le monde fait. Mark ne sera pas enchanté
d'apprendre que Bryn s'est laissé embrigader, lui aussi.
Mais, lorsqu'il vous verra, il changera d'avis, j'en suis sûre.
Le thé fut servi par un Mukhtal silencieux et maussade. Il
ne semblait pas bien disposé envers la visiteuse. Cela
n'avait rien de surprenant, pensa Lisa, étant donné le ton
sur lequel Andréa lui avait parlé. Cet homme avait droit à
sa dignité.
Andréa devait avoir dans les vingt-six ou vingt-sept ans,
peut-être davantage. Blonde comme June Wrexham — Bryn
semblait préférer les blondes. Toute la belle assurance de
Lisa s'était envolée.
Mais, s'il avait réellement eu une liaison avec cette
femme, pourquoi lui avait-il proposé le mariage, à elle? Elle
accordait peut-être trop d'importance à quelques
remarques ambiguës. Elle devait accorder à Bryn le
bénéfice du doute. Elle lui devait au moins cela.
3.
Andréa la quitta vers trois heures et demie. Lisa eut
l'impression qu'elle était venue seulement dans de mauvais
desseins. À quatre heures, Dan Anders téléphona.
— Lisa, je suis navré de vous dire que Bryn est obligé de
rester jusqu'à samedi matin. Je crains qu'il n'y ait que lui
pour s'occuper de cette affaire. Il m'a chargé de vous
présenter ses excuses. Pam pense que vous aimeriez peut-
être passer chez nous ces deux jours. Nous serons tous les
deux ravis de vous avoir.
— Merci, fit Lisa d'une voix qui paraissait assurée. Mais,
étant donné que j'ai épousé un homme qui travaille, dans le
pétrole, je dois commencer, je suppose, à m'habituer à ce
genre de situation.
— Oui, je crois. Son travail l'oblige à s'absenter assez
souvent, fit Dan en hésitant. Vous devriez apprendre le plus
vite possible à conduire, Lisa. C'est le seul moyen pour les
femmes de sortir sans être tributaire de quiconque. Pam
vous enseignerait les rudiments, pour commencer.
— J'y penserai, Dan. Merci de m'avoir avertie.
— Écoutez, Lisa, vous dînerez au moins avec nous, ce
soir. Je viendrai vous chercher à six heures trente.
D'accord?
Répondre négativement aurait été blessant.
— Je serais heureuse de vous revoir, Dan. Nous n'avons
pas eu assez de temps pour bavarder, mardi.
— Non et je suppose, connaissant ma femme, qu'il me
sera impossible de glisser un mot dans la conversation, ce
soir. Vous deux semblez vous entendre à merveille, à ce que
je vois.
— Oh! oui, répondit Lisa. Eh bien, au revoir!
— On dit beslama, ici, répondit-il en riant.
Lisa reposa le récepteur d'une main lourde. L'angoisse
l'envahit. Bryn ne s'était même pas préoccupé de lui
envoyer le message qu'elle était en droit d'attendre de la
part d'un mari tout récent. Qu'en pensait Dan? Connaissait-
il assez Bryn pour n'accorder aucune importance à cette
apparente négligence? Ce que les autres pensaient ou
sentaient importait peu, de toute façon. C'était d'elle qu'il
s'agissait. Comment allait-elle passer encore ces deux jours
dans la solitude?
Dan vint la chercher en voiture et la complimenta sur sa
toilette. Elle avait revêtu une robe de coton bleu. Lisa se
sentait à l'aise en sa compagnie. Elle n'avait pas ressenti
cela avec Bryn. L'absence de relations sexuelles en était
probablement la cause. L'amitié entre un homme et une
femme n'était possible qu'à cette condition.
La soirée chez les Anders fut agréable. En les écoutant
se taquiner mutuellement, elle ressentit de la peine. Le
mariage était un état agréable, à la condition de bien
s'entendre, comme Pam et Dan. Lisa insista pour retourner
chez elle, malgré les protestations de Pam.
— Je sais apprendre à voler de mes propres ailes. Vous
m'avez tenu compagnie pendant deux jours et deux nuits.
Je trouverai bien des choses à faire, d'ici samedi.
— Bien, mais n'oubliez pas la soirée de samedi chez les
O'Rourke. Bryn n'aime pas tellement Maijorie, mais il vient
d'habitude, pour faire plaisir à Malcolm. Malc vous plaira.
Maijorie a de l'ambition pour deux.
— N'en avez-vous pas toutes? coupa Dan avec un sourire
ironique.
— Ah! mais je sais quelles sont tes limites, chéri,
répondit Pam en riant. Bonsoir, Lisa. Téléphonez-moi si
vous changez d'idée, demain. Nous pourrions aller à la
plage avec les autres et bavarder.
Lorsqu'ils arrivèrent en vue de la villa, Dan, qui était
resté silencieux, dit d'un ton hésitant :
— J'ai d'abord eu un petit choc lorsque j'ai vu combien
vous étiez jeune, l'autre matin. Mais, sur beaucoup de
points, vous êtes bien plus équilibrée qu'un tas de filles
plus âgées que j'ai rencontrées. Vous êtes juste le genre de
femme qu'il fallait à Bryn, pour l'empêcher de devenir un
cynique invétéré. Il commençait à l'être, ces derniers
temps.
— Je sais, répondit-elle doucement. Merci, Dan.
Elle ajouta, et la question s'échappa malgré elle :
— Mark Farron est-il un ami intime de Bryn?
Quelque chose changea dans la manière de Dan. Une
certaine tension se fit sentir.
— Je ne dirais pas tout à fait cela. Pourquoi?
— Sa femme est entrée un moment pour me voir, cet
après-midi. Andréa.
— Oh! Je suppose que c'était simplement pour vous
souhaiter la bienvenue, répondit-il après une courte pause.
— Mais ils ne font pas partie de ce que vous appelez
votre cercle d'amis immédiats, insista-t-elle.
— Non, en effet. Bien que nous les rencontrions presque
tous les week-ends, avec les autres.
Il changea de sujet.
— J'espère que la Compagnie va bientôt exploiter une
nouvelle concession.
Ce brusque changement de sujet confirma une seule
chose à Lisa : Dan ne voulait absolument pas parler
d'Andréa, lorsqu'il s'agissait de Bryn. Il y avait donc eu
quelque chose. Combien d'autres personnes le savaient? Et
Mark Farron lui-même?
Elle était parvenue à dominer ses sentiments, le samedi
matin, tout en ayant encore de la peine. La conduite de
Bryn avant son mariage ne la regardait pas. Elle allait
maintenant considérer les choses de ce point de vue.
Il arriva au milieu de l'après-midi, les traits tirés. Lisa
s'efforça de paraître gaie et lui demanda si son voyage
s'était bien passé. Il répondit à toutes ses questions, un
sourire ironique flottant sur ses lèvres.
— Content de voir que tu as commencé à bronzer. Une
peau de rousse prend difficilement le soleil.
— Je ne suis pas exactement ce qu'on appelle une rousse.
Si je fais attention, je ne brûlerai pas. Ne veux-tu pas un
whisky?
— Je vais d'abord me doucher. Demande à Mukhtal de
m'apporter un whisky dans vingt minutes.
— Bryn...
Elle prononça son nom presque involontairement, en
rougissant.
— Je suis heureuse de te savoir de retour.
— Moi aussi. Tu es bien, en bikini. Provocante.
Elle rougit davantage sans pouvoir s'en empêcher.
— Nous sommes invités chez les O'Rourke, ce soir.
— C'est la routine. Ne t'en fais pas, nous irons. Je ne
peux pas te priver des petites distractions que nous avons.
Il était certain qu'il avait mal compris sa remarque. Elle
allait être seule avec lui, cette nuit mais ce n'était pas la
crainte de ce moment qui l'incitait à vouloir d'abord sortir.
Elle savait qu'Andréa Farron serait aussi présente.
Ils partirent à huit heures en voiture pour se rendre à
Giorgimpopoli où se trouvait la villa des O'Rourke, peu
distante de la leur et des autres villas où habitaient les
résidents et touristes américains. Maijorie les accueillit
avec enthousiasme et poussa Lisa vers un petit groupe qui
bavardait à côté.
— Je vais vous présenter mon mari. Malc, voici la femme
de Bryn, dit-elle en attrapant un homme petit, aux cheveux
couleur de sable. N'est-elle pas sensationnelle?
Malcolm O'Rourke lui tendit une main timide. Son visage
mince et banal s'éclaira d'un sourire.
— Heureux de vous accueillir parmi nous. Je n'aurais
jamais cru que Bryn finirait par se marier et surtout si
soudainement. Pensez-vous que vous allez aimer la Libye?
— Laisse-lui le temps, interrompit quelqu'un. Elle n'est
pas ici depuis cinq minutes. Maije, tu ne nous présentes
pas?
Lisa fit la connaissance de plusieurs autres personnes, au
cours des minutes qui suivirent. Elle savait qu'elle ne se
souviendrait pas de leurs noms, la prochaine fois qu'elle les
verrait, mais cela lui était égal; la seule personne qu'elle ne
désirait pas voir ne semblait pas être encore arrivée.
Malcolm, un plateau chargé dans les mains, se frayait un
passage parmi la foule des invités quand elle entrevit une
belle tête blonde, levée vers un visage brun trop familier;
l'expression d'Andréa fit bondir son cœur. Éblouissante en
blanc, les épaules nues, la ligne voluptueuse, la jeune
femme semblait très consciente de ses charmes et les
accentuait par les poses qu'elle prenait. Sa bouche rouge
souriait, tandis qu'elle tenait un verre contre sa lèvre
inférieure comme pour en mesurer la fraîcheur. Bryn
tournait le dos à Lisa, et il lui était impossible de voir son
expression, mais il était facile de juger, par la position de
ses épaules, qu'il n'était pas près de bouger.
— Nous ne nous sommes pas encore rencontrés, fit une
voix légèrement paresseuse derrière Lisa. Je suis Mark
Farron. Ma femme est là-bas, avec votre mari. Vous êtes
rafraîchissante, dans cette foule. Un vrai bouquet de
printemps!
— Il se fanera bientôt, rétorqua-t-elle en souriant. Je
crois que j'ai besoin d'acquérir de la résistance plus
qu'autre chose.
— Vous l'acquerrez. Comme nous tous.
Il se balançait sur ses talons, les mains dans les poches,
la regardait avec insistance.
— Je dois dire que Bryn a de la chance! Comment vous a-
t-il découverte?
— Par accident, répondit-elle. Le destin, peut-être? Vous
êtes responsable de toute la raffinerie, m'a-t-on dit?
— Jusqu'à ce que nous ayons fini de tout mettre en
valeur. Ensuite, les Libyens placeront un homme à eux.
C'est une copropriété, vous savez. Nous sommes ici pour
leur montrer les ficelles du métier; nous leur laissons
ensuite les commandes.
— Sauf Bryn.
— Son travail est différent. Il doit tout surveiller et
mettre fin aux désordres qui éclatent ici et là. Il assure la
sécurité sur les exploitations en Tunisie, également. Mais
vous savez cela, je suppose. J'ai entendu dire qu'il avait mis
fin à une véritable émeute dans le sud, il y a quelques
jours.
— Je n'ai pas compris qu'il y avait eu des troubles si
graves, dit Lisa en levant soudain la tête.
— On ne dit pas tout à sa femme. J'aurais dû me taire.
— Parlez-m'en, je vous en prié.
— Oh, il n'y a pas grand-chose à dire. Cela avait un
rapport avec la paye — comme d'habitude. Bryn a le
pouvoir de satisfaire toutes les demandes qu'il juge
raisonnables. Je ne sais s'il leur a offert davantage ou s'il
les a convaincus qu'ils gagnaient assez. Il a déjà fait ça.
Mais votre verre est vide. Que voulez-vous boire?
— Un gin-tonic. Mais très léger, s'il vous plaît.
— Vous n'aurez pas autre chose chez Malcolm, de toute
façon. Il n'approuve pas que l'on enfreigne les règlements
relatifs aux boissons. Cela me serait égal de voir toute la
bande s'en tenir au Coran, mais vous devriez voir les plages
environnantes, lorsqu'une beuverie, entre hommes
naturellement, a eu lieu la veille. Ne bougez pas. Je reviens
tout de suite.
Lisa le regarda s'en aller, en souriant. Quelque chose
l'attirait chez Mark Farron. Il était du même âge que Bryn,
mais de taille moins élevée, mince comme un lévrier. Ses
épais cheveux noirs lui tombaient sur le front. Doué d'une
intelligence aiguë — nécessaire pour assumer des fonctions
telles que les siennes—, il était de surcroît spirituel. Andréa
devrait s'estimer heureuse.
Lisa passa l'heure suivante en sa compagnie et bavarda
par moments avec d'autres hommes. Elle vit une fois Bryn
les observer de loin. Elle lui adressa un sourire très gai,
mais ne fit aucune tentative pour le rejoindre.
Ce fut en se rendant plus tard à la salle de bains, située à
l'étage supérieur, qu'elle entendit un rire étouffé provenant
d'une des chambres à coucher voisines. Elle reconnut
immédiatement cette voix, malgré son timbre très bas.
— Chéri, ferme donc cette porte. Tu veux que ta femme
nous attrape?
Elle n'entendit pas la réponse, mais la porte se referma
derrière elle.
Une masse d'idées confuses tourbillonnaient dans sa
tête. Elle s'appliqua à remettre du rouge à lèvres d'une
main ferme. Lorsqu'elle sortit de la salle de bains, la porte
de la chambre était toujours fermée, et aucun bruit ne
filtrait à l'extérieur. Elle s'était peut-être trompée, après
tout, N'importe qui pouvait se trouver là.
En bas, un regard rapide à travers la salle lui suffit pour
constater que ni Bryn ni Andréa ne se trouvaient parmi les
invités. Le doute fit place à l'évidence. Il n'y avait qu'un
seul endroit où ils étaient susceptibles de se trouver. Elle
ne s'était pas trompée du tout.
Bryn réapparut au cours de la soirée, l'air comme
toujours irréprochable. Aucun signe ne le trahissait. Pas de
rouge à lèvres sur son col ni de cheveux blonds sur son
veston. Ces sortes de choses n'arrivaient que dans les
romans. Dans la vie, les hommes avaient assez de bon sens
pour s'inspecter d'abord.
— Vous vous sentez négligée? lui demanda Mark, le
regard empreint de curiosité.
— En votre compagnie?
Elle se mit à rire mais cela sonnait faux.
— Je n'en ai pas encore eu le temps.
— Je ne parlais pas de moi. Bryn est à peine resté à vos
côtés, ce soir. J'en suis surpris. Vous venez de vous marier,
et il n'a été de retour que cet après-midi.
Une lueur méchante brillait dans ses yeux.
— Si vous étiez mienne, ce serait le dernier endroit où
nous nous trouverions en ce moment. Mais je me trompe,
fit-il en regardant par-dessus son épaule. Vous allez partir,
il me semble.
Lisa se raidit quand la main de Bryn se posa légèrement
sur elle.
— Il est temps de partir, dit-il. Je suis debout depuis cinq
heures. Merci de vous être occupé de ma femme.
— Oh! mais cette soirée a passé plus rapidement que
toutes les précédentes auxquelles j'ai pris part. J'attends
même avec impatience la prochaine, fit Mark en souriant à
Lisa.
Bryn ne desserra pas les lèvres dans la voiture. Il
semblait lointain, presque un étranger. Il l'était, songea
Lisa. Elle ignorait tout des pensées qui agitaient cette
arrogante tête brune à ses côtés.
Elle frissonna, soudain bouleversée. Comment allait-elle
partager la même chambre, après ce qu'elle savait?
Et encore moins autre chose. Non, il devait le savoir. Elle
allait lui dire qu'elle n'était pas prête à accepter ces
doubles relations. Mais s'il niait? Quelle preuve réelle avait-
elle? Elle ne l'avait pas surpris dans cette chambre avec
Andréa; elle n'avait même pas entendu sa voix. Mais il y
était, elle le sentait.
En arrivant à la villa, il lui dit, peut-être délibérément,
qu'il avait à vérifier un certain nombre de choses et la
laissa se coucher. Quand il rentra dans la chambre, elle
était au lit, le visage tourné vers la fenêtre. La lune
éclairait si vivement la chambre qu'il n'alluma pas la
lumière et se déshabilla dans une demi-obscurité.
— Tu ne dors pas, dit-il enfin. Alors, cesse de faire
semblant. Tu as eu quatre jours pour te faire à l'idée de
cette situation — assez de temps pour comprendre que,
plus nous laisserons les choses traîner, plus il sera difficile
de les résoudre.
Il s'assit au bord du lit et la tourna vers lui en la
saisissant par l'épaule.
— Je sais, dit-elle en fixant son torse nu.
La main de Bryn suivit la ligne de son décolleté, sous la
mince chemise de coton.
— Je dirai une chose de Farron, dit-il d'une voix douce. Il
a bon goût. Tu étais très jolie, ce soir.
Il la regarda un long moment, avant de poser doucement
ses lèvres sur les siennes, les caressant l'une l'autre d'une
manière si experte que le sang commença à chanter dans
ses veines. Il la sentit réagir et devint plus pressant. Ses
mains suivirent la courbe de ses épaules et glissèrent le
long de ses bras. Elle se sentait à la fois de feu et de glace
au contact de ses doigts.
Tout commença de chavirer autour d'elle; ses pensées
s'évanouirent pour ne laisser place qu'au désir qui montait
en elle. Il l'avait déjà embrassée ainsi, sa bouche effleurant
sa gorge avec une légèreté exquise, tandis que ses mains
caressaient tout son corps, épousant chaque courbe,
pressant ses seins à travers la fine chemise, jusqu'au
moment où elle se mit à gémir au contact de ses doigts sur
sa peau.
— Tu es parfaite, murmurait-il. Chaque pouce de ton
corps est parfait! Laisse-moi t'enlever cela, ma chérie.
Ce furent ces caresses expertes qui brisèrent
brusquement le charme et la firent trembler soudain de
dégoût. Elle voulut le blesser, l'atteindre au plus profond de
lui-même. Elle le repoussa sauvagement loin d'elle,
surprise de sa propre force.
— Non, je ne peux pas. Cela ne sert à rien. Je
ne peux pas, c'est tout.
Il ne fit aucune tentative pour la saisir à nouveau et
demeura quelques secondes immobiles. Lorsqu'il parla
enfin, ce fut d'une voix rude et peu habituelle.
— Que veux-tu dire par « je ne peux pas »? Tu étais tout
à fait prête, tout à l'heure, et consentante!
— Je faisais semblant de l'être. J'essayais de me forcer à
te supporter.
Le frisson qui la parcourut n'était pas factice.
— Je ne peux pas supporter que tu me touches!
Son visage ressemblait à un masque.
— Je n'accepterai pas cela. Lisa, tu te conduis comme
une adolescente hystérique. Tu me désirais, il y a quelques
minutes. Tu me désirais de toute la force de ton corps.
Cesse de te conduire de cette manière stupide!
— C'est la vérité. Elle se tenait recroquevillée à l'autre
extrémité du lit, au risque de tomber. Je jouais la comédie.
Du moins, j'essayais.
— Alors, essaye de nouveau.
Il la ramena vers lui en la tenant fermement tandis
qu'elle tentait de se dégager.
— Assez, Lisa, tu es ridicule, assez!
Il lui faisait mal, et elle perdit tout contrôle d'elle-même.
Elle baissa la tête et lui mordit le dos de la main jusqu'à
l'os. Elle ne lâcha pas prise lorsqu'elle sentit le sang dans
sa bouche. Elle l'entendit jurer, tandis qu'il la saisissait par
les cheveux et tirait sa tête en arrière. Ses yeux
étincelaient de fureur, sa mâchoire était contractée.
— Espèce de petite mégère!
— Tu aurais dû me laisser tranquille lorsque je te le
demandais! Tu n'as pas le droit de me forcer à faire
quelque chose que je ne veux pas!
— Je suis ton mari, riposta-t-il. J'ai le droit de m'attendre
à ce que tu te comportes comme une adulte, et non comme
une pensionnaire.
Il l'attira de nouveau contre lui, et ses lèvres forcèrent
les siennes. Soudain, il la rejeta, dégoûté, sur les oreillers.
— Ce n'est pas une réponse !
Elle resta couchée, immobile, tandis qu'il allait pieds nus
vers la salle de bains.
— Essaye de faire cela de nouveau, dit-il d'un ton
menaçant.
Il s'assit ensuite sur son propre lit et prit des cigarettes.
Lisa sentit une tension extraordinaire régner dans la
chambre. La haine et la colère l'avaient quittée, la laissant
prostrée. Rien ne la ferait changer d'attitude. Il ne
posséderait pas Andréa et elle-même en même temps.
— Je regrette de t'avoir mordu, dit-elle enfin. J'ai cru
vraiment que tu allais me forcer.
— Peut-être. Tu m'as atteint au vif. As-tu la moindre idée
du choc que l'on peut ressentir, lorsqu'on reçoit un coup de
pied dans l'estomac?
— Je n'ai pas pu m'en empêcher.
— Alors, que Dieu nous vienne en aide.
Il éteignit sa cigarette et se mit au lit.
— Il faudra que nous discutions à fond, Lisa. Les choses
ne peuvent en rester là.
Il essayait de se montrer raisonnable.
— Qu'est-ce qui te fait peur?
— Je n'ai pas peur, fit-elle dans un souffle.
— Cela te révolte, alors? Je n'ai rien fait de nouveau, rien
que je ne t'avais déjà fait. Cette nuit-là, tu désirais que je te
touche. Tu voulais même...
— Non, s'écria-t-elle. J'avais trop bu. Je ne savais pas ce
que je faisais!
— Tu le savais très bien — mais avec qui, c'est une autre
histoire.
Il fit une pause.
— Désirais-tu faire l'amour avec Mark, il y a un instant?
Elle répondit sans réfléchir, sans même bien savoir ce
qu'elle disait.
— Nous ne nous sommes rencontrés que ce soir.
Bryn se raidit. Elle comprit qu'il s'était mépris sur le sens
de ses paroles et essaya de se reprendre.
— Je n'ai pas voulu dire cela. Je...
— Je sais exactement ce que tu voulais dire. Je te
préviens, dit-il d'un ton calme mais qui ne souffrait pas de
réplique. Eloigne-toi de Farron.
Eloignons-nous tous les deux des Farron eut-elle envie de
s'écrier, mais les mots s'arrêtèrent dans sa gorge. Ils
demeurèrent silencieux. Un abîme semblait les séparer.
4.
La semaine qui suivit s'écoula suivant les habitudes
établies. Les hommes absents pendant la plus grande
partie de la journée, les femmes se réunissaient entre elles,
à la plage ou dans une villa. Elles emportaient pour
déjeuner une salade et un steak qu'elles faisaient cuire sur
un feu de bois en plein air.
La Compagnie se chargeait de l'éducation des enfants
entre cinq et neuf ans. Ils étaient confiés à la femme d'un
ingénieur qui s'était révélée excellent professeur. Au-delà
de cet âge, les enfants étaient envoyés en pension. Il n'y
avait pas d'autre solution. Ils passaient leurs vacances avec
leurs parents, les frais de transport par avion étant à la
charge de la Compagnie.
Lisa et Pam étaient les seules, dans le petit groupe, à
n'avoir pas d'enfants. Elles écoutaient avec résignation les
autres parler des leurs, soulignant leurs qualités et relatant
par le menu les divers incidents qui avaient marqué la
journée.
Ces conversations avaient le don d'exaspérer Pam.
— Bryn et vous êtes très intelligents. De toute évidence,
vous aurez des gosses très brillants.
Elle jeta à Lisa un regard oblique.
— Mais vous avez peut-être l'intention d'attendre, comme
Dan et moi?
— Nous n'en avons pas encore discuté, rétorqua Lisa, en
s'efforçant de sourire.
— C'est une question cruciale.
— L'est-elle vraiment? fit Lisa en essayant de maintenir
la conversation sur un ton léger. Financièrement, rien ne
nous empêche de commencer à fonder une famille.
— Je ne voulais pas parler de l'aspect financier, répondit
Pam avec sa franchise habituelle. Dan et moi trouvons qu'il
est déjà assez difficile de s'habituer à vivre avec quelqu'un
sans qu'il soit nécessaire de compliquer encore les choses.
Je veux être à la hauteur, aussi bien dans mon rôle d'épouse
que de mère.
Elle ajouta ensuite, avec une pointe d'humour :
— Imagine! Être enceinte par une chaleur pareille!
Lisa ne pouvait ni ne voulait essayer. La vie avec Bryn
était plus que difficile. Elle était parfois impossible. Sa
conduite à son égard était irréprochable. Là résidait la
difficulté. S'il s'était mis en colère, s'il avait perdu son
sang-froid, elle aurait laissé éclater ses soupçons. Des
soupçons? Non, c'était plus que cela. « Conviction » était
un terme plus approprié. Cette conviction grandissait
chaque fois qu'ils rencontraient Andréa Farron.
Un grincement aigu de freins et un juron de Pam la
ramenèrent à la réalité. Un chameau se tenait placidement
au milieu de la route, en train de ruminer, tandis qu'un
petit groupe de personnes s'affolait devant lui. Deux
Arabes, en djellaba discutaient au milieu d'une file d'ânes
chargés de paniers. Un petit attroupement s'était formé.
Les enfants les yeux écarquillés, riaient, tandis que les
adultes prenaient parti pour l'un ou l'autre camp.
Personne ne bougea devant la Renault. Pam klaxonna.
Rien n'y fit. Le chameau était toujours à la même place.
Enfin, un petit garçon aux pieds nus s'avança.
— Imshi, lui dit Pam en lui montrant le chameau. Nous
voulons passer!
— Flus, tu donnes? fit-il en s'approchant de la voiture, la
main tendue, un sourire éclatant sur ses lèvres.
Lisa fouilla dans son sac et tendit une pièce que l'enfant
prit avec avidité. Il se hissa sur la pointe des pieds,
s'empara du licou de l'animal et, bien que minuscule, tira
de tout son poids. Le chameau ne bougea pas pendant
quelques secondes, l'air toujours aussi dédaigneux; puis,
après avoir fait entendre quelques borborygmes, il s'écarta
lentement de quelques pas.
— Tirons-nous vite de là! s'exclama Pam qui embraya
rapidement et, ce faisant, écorcha légèrement une cuisse
de l'animal.
Une exclamation de colère lancée par le propriétaire du
chameau leur parvint, et Pam accéléra.
— On croirait que les routes leur appartiennent! Mais
j'oublie que nous sommes des étrangers, ici.
Lisa ne l'oubliait pas, elle. L'environnement, les gens et
même la chaleur étaient suffisants pour lui rappeler qu'elle
se trouvait loin de sa patrie. Elle se mit à désirer la caresse
de la pluie sur son visage et la fraîcheur de la brise dans
ses cheveux. Ici, le vent venant du sud était chaud et
charriait avec lui toute la poussière et le sable du désert.
Heureusement encore qu'ils résidaient sur la côte, et non à
l'intérieur.
— N'oublie pas que nous dînons tous les quatre dehors,
ce soir, lui dit Pam en la déposant devant sa villa. Préfères-
tu la nourriture grecque ou italienne?
— Pourquoi pas libyenne? demanda Lisa, surprise.
— Nous n'avons pas encore trouvé un restaurant qui
serve un vrai bon plat libyen. Il faut pour cela être invité
chez l'habitant. Demande à Bryn de t'emmener dîner chez
Majid Shalhi. C'est lui qui doit diriger la raffinerie, lorsque
nous serons partis. À bientôt, Lisa.
Il faisait encore trop chaud, à quatre heures et demie de
l'après-midi, pour entreprendre quelque chose qui exigeait
un effort quelconque. Bryn était à la raffinerie et ne serait
pas de retour avant quelques heures. Lisa se prépara une
boisson froide et se rendit dans le patio. Elle aperçut avec
consternation Mark Farron qui se prélassait sur une chaise
longue.
— Je pensais que vous ne seriez jamais de retour.
J'espère que cela ne vous gêne pas de me voir utiliser la
piscine en vous attendant.
— Bien sûr que non, répondit-elle machinalement.
Elle le regarda. Son maillot était encore humide. Son
corps était maigre et sec, sa poitrine sans poils, alors que
celle de Bryn en était couverte à profusion. Comme il
s'excusait encore d'être venu à la piscine sans autorisation
préalable, Lisa l'interrompit.
— Il n'y a aucune raison pour que vous n'utilisiez pas la
piscine. J'ai seulement été surprise de vous trouver là, à
cette heure de la journée. Bryn est à la raffinerie.
— Je sais. C'est pourquoi je suis ici. Je n'ai pas eu
l'occasion de vous parler depuis cette première soirée où
nous nous sommes rencontrés.
— Mukhtal sait-il que vous êtes ici? fut tout ce qu'elle
trouva à dire.
— Bien sûr. Il m'a apporté des rafraîchissements. Vous
n'avez pas à vous inquiéter. Il ne mentionnera pas ma visite
à Bryn. Je m'en suis assuré.
— Vous n'aviez pas le droit de faire cela.
— Vous voulez dire que Bryn ne trouvera rien à redire, en
apprenant que je vous ai fait une visite?
— Oui... Enfin, je...
Elle rencontra son regard, et sa voix s'évanouit.
— Il va difficilement comprendre pourquoi vous avez jugé
nécessaire de prendre congé cet après-midi pour venir ici,
dit-elle, enfin.
— C'était la seule façon de vous voir seule.
— Et comment êtes-vous si certain
que je désirais vous voir seul? demanda Lisa en essayant
de garder son sang-froid.
— Appelons cela de l'intuition, plus un petit espoir. En
vous observant, Bryn et vous, je dirais que votre mariage
est aussi harmonieux que le mien avec Andréa — bien que
pour des raisons différentes. Pourquoi l'avez-vous épousé,
Lisa? Une fille aussi belle que vous n'a pu manquer de
propositions.
— C'est vrai que vous êtes présomptueux! Je crois qu'il
serait temps pour vous de partir.
— Parce que j'ai presque mis le doigt sur la plaie?
Il ne fit pas mine de bouger.
— Allons, ma belle, vous pouvez vous laisser aller avec
moi. Vous vous trouvez ici sous l'empire de quelque
contrainte, et je veux savoir laquelle.
— En quoi cela vous intéresse-t-il?
Il haussa les épaules, délibérément.
— Mon instinct de croisade, si vous voulez. À votre âge,
vous devriez être en train de sortir et de vous amuser. Vous
ne devriez pas être ici, avec un mari comme Bryn Venner.
Vous rendez-vous compte qu'il est trop âgé pour vous?
— Vous devez avoir le même âge, répondit-elle avec
douceur.
— Avec cette différence que je peux me rappeler des
occasions où j'ai manqué d'assurance. Je doute que cela lui
soit déjà arrivé.
— Ne pensez-vous pas qu'il serait préférable de vous
attacher à mettre de l'ordre dans votre propre ménage? dit-
elle d'une voix qu'elle s'efforça de rendre aussi légère que
possible.
— La question n'est pas là. Andréa et moi avons un
accord à l'amiable. Nous ne marchons pas sur les plates-
bandes l'un de l'autre.
— Mais pourquoi s'obstiner à rester ensemble?
— Parce que cela l'arrange d'avoir une base, et moi une
partenaire lorsque j'en ai besoin.
Il sourit en la voyant changer d'expression.
— Ne soyez pas choquée. Il est possible d'être aux
antipodes l'un de l'autre, sur le plan sentimental, et de
ressentir, néanmoins, une attirance physique réciproque.
Vous devriez le savoir.
— Je vais vous chercher une autre boisson.
— Ce n'est pas la peine. Je ne vais pas rester ici plus
longtemps. Soulagée? Vous ne pensiez pas que j'allais
attendre le retour de Bryn?
— Je ne sais pas ce que vous aviez l'intention de faire,
dit-elle d'une voix hésitante. Au juste, Mark, pourquoi êtes-
vous venu?
— Pour confirmer une impression, dit-il en se levant.
Vous n'êtes pas une stupide petite fille romantique comme
il y en a tant, qui sautent sur la première demande en
mariage, en ignorant tout de la vie que l'on est forcé de
mener ici. Il doit y avoir une raison.
— Il pourrait y en avoir une très bonne, répondit-elle
avec fermeté. L'amour, par exemple.
Il secoua la tête d'une manière significative.
— Vous n'êtes pas amoureuse de lui. Cela se verrait à
votre regard.
— Vous vous imaginez bien des choses!
— Je n'en ai pas l'habitude. Je me suis fait une règle de
ne jamais me laisser entraîner au-delà d'un certain point.
Mais vous êtes différente. Je l'ai su la première fois que je
vous ai regardée.
— Je ne veux pas être différente, Mark. Je vous en prie,
laissez-moi seule. Je ne veux pas vous voir revenir ici.
— D'accord. Je ne viendrai plus. Aussi longtemps que
vous me saurez disponible lorsque vous aurez besoin d'une
soupape de sûreté. Il ne s'agit pas d'une aventure, Lisa. Je
peux l'avoir quand j'en ai envie.
Il la regarda avec une telle expression qu'elle fut
incapable de juger de sa sincérité.
— Vous désirez seulement être mon ami? demanda-t-elle
en lui adressant un beau sourire.
— Oui, si vous voulez.
Elle le regarda, incapable de nier l'émotion qu'elle
commençait à ressentir et en même temps honteuse de
l'éprouver.
— Nous sommes tous les deux mariés, finit-elle par dire.
— Et pas à la personne qu'il faut.
Il lui toucha la joue avec son doigt.
— Vous avez besoin de quelqu'un qui puisse plaisanter de
temps en temps... de quelqu'un qui sache reconnaître que
la vie est plus importante qu'un boulot.
Lisa ne bougea pas. Elle en était incapable.
— Et vous, de quoi avez-vous besoin?
— De quelqu'un qui me respecte, peut-être.
— Je n'aurais jamais cru que vous puissiez être aussi
vulnérable, fit-elle après un long moment.
— Nous le sommes tous, d'une façon ou d'une autre.
— Même Bryn?
— Même lui. Mais il vous sera sacrément difficile de
trouver son point faible.
Elle se demanda s'il savait que sa femme avait eu une
aventure avec Bryn — ou l'avait peut-être encore. S'en
soucierait-il? Il avait lui-même admis qu'il ne ressentait
plus rien pour Andréa, sauf, de temps à autre, un besoin
physique qu'elle partageait. Il y avait eu un temps où l'idée
d'une telle union l'aurait révoltée. Mais elle-même, à
présent, n'était pas amoureuse de Bryn et elle avait
pourtant été sur le point de se donner à lui, l'autre nuit...
s'était en fait donnée, dans des circonstances beaucoup
plus répréhensibles.
Mark finit de s'habiller et lui dit qu'il avait garé la voiture
loin de la maison.
— Cela n'a pas d'importance, dit-elle. Je devrai dire à
Bryn que vous êtes venu.
— Vous ne le lui direz pas, répondit-il, sûr de lui. Mukhtal
non plus ne le dira pas. C'est notre secret. Cela ne fait de
mal à personne.
Jusque-là, non, pensa Lisa. Un petit sentiment de
culpabilité la saisit. Mark disait vrai : elle ne parlerait pas à
Bryn de cette visite. Alors, pourquoi se sentait-elle
coupable? Elle n'avait fait que bavarder avec Mark. Bryn
pouvait-il en dire autant, en ce qui concernait Andréa?
— Rappelez-vous ce que je vous ai dit, fit-il avant de s'en
aller. Chaque fois que vous aurez besoin d'une petite
détente, je serai là.
Elle ne répondit pas. Il avait dit « notre secret », et elle
avait accepté. Mais cela n'irait pas plus loin. Elle avait
épousé Bryn et devait en prendre son parti. Tous les deux
le devaient.
Bryn rentra à sept heures et demie et la trouva assise
dans l'obscurité. Il lui lança un regard narquois.
— La journée a été pénible?
Elle le regarda un long moment sans parler, observant la
tension qui se lisait sur son visage. Il avait l'air fatigué. Ce
n'était pas le moment de lui annoncer la nouvelle qu'elle
avait ruminée seule dans le noir, pendant plus d'une heure.
Comment la prendrait-il lui-même?
— Nous dînons ce soir avec les Anders, l'as-tu oublié?
— Non. Je pensais que tu l'avais toi-même oublié, étant
donné l'heure qu'il est. Bryn, ne nous disputons pas ce soir.
— Nous disputer?
— Pas précisément en bavardant, maintenant. Mais il y a
d'autres façons. Jusqu'à présent, Pam et Dan ne
soupçonnent pas que quelque chose ne va pas entre nous.
Tu n'aimerais pas les décevoir, n'est-ce pas?
— Non, à aucun prix. Nous devons garder les
apparences. Que dirais-tu d'un petit effort de ta part? fit-il,
une lueur incertaine dans les yeux, en venant vers elle.
Il l'attira vers lui et chercha ses lèvres. Elle ne ressentait
que de la répulsion et dut se forcer pour ne pas le
repousser. Les mots s'échappèrent presque malgré elle:
— Bryn, je ne suis pas enceinte.
Il la contempla longuement, mais elle ne put déceler ce
que signifiait son regard.
— Ainsi, tu n'es pas enceinte, dit-il enfin. Que dois-je
déduire d'une telle déclaration?
— Je croyais que ce serait évident, répondit-elle
amèrement. Il n'était pas nécessaire de m'épouser.
Ses mains serrèrent davantage ses épaules, comme s'il
allait la secouer. Mais soudain, il la lâcha et se versa un
verre de whisky qu'il but à moitié.
— C'est fait, maintenant. Du moins sur le papier.
Psychologiquement, cela devrait nous aider.
— Non, lança-t-elle d'un ton bref. Non, cela ne nous aide
pas. Ne le vois-tu pas? Tu n'aurais pas voulu m'épouser si
les circonstances avaient été autres. Je devais remplacer
June pendant quelque temps et non pas toujours. C'est elle
que tu voulais épouser.
— Tu veux dire que tu le supposais.
— Mais tu avais dit... commença-t-elle, abasourdie.
— Non. Je suis allé voir June, lorsque j'étais en congé,
parce que je n'avais pas eu de ses nouvelles et que je
voulais m'assurer qu'elle allait bien. Mais c'est tout. Je me
suis rendu à l'église pour lui souhaiter bonne chance et non
pour pleurer de n'être pas à la place de celui qui se tenait
debout près d'elle.
— Tu as dit que tu étais son « ex », murmura-t-elle.
— Exact. Ex-correspondant. Cela m'a donné l'occasion de
te connaître.
— Tu veux dire que tu m'as suivie, lorsque je suis sortie
de l'église, avec l'intention de m'accoster?
— Pas précisément. J'en avais assez aussi. Si ce taxi ne
t'avait pas presque renversée, nos chemins ne se seraient
pas croisés.
Il marqua une pause et fit un geste de résignation.
— Une chose a entraîné l'autre. Je n'avais rien à faire, et
tu m'as plu.
— Je t'ai épargné l'effort de trouver une autre partenaire
pour la nuit!
— Peu d'hommes auraient été capables de refuser
l'espèce d'invite qui émanait de toi, cette nuit-là. Très bien,
je savais peut-être que c'était parce que tu avais trop bu,
juste au moment où tu venais de perdre l'homme avec qui
tu voulais vraiment passer la nuit. Mais je ne suis pas un
saint. Je te désirais. L'occasion était là, et je l'ai prise.
Il regarda son verre.
Un long silence s'établit. Il regarda le visage saisi d'effroi
de Lisa, et son expression se raidit.
— N'aie pas l'air si tragique! Je ne t'ai rien dit que tu ne
savais déjà. J'ai commis une faute et j'ai pris la mesure qui
convenait pour remettre les choses dans le bon chemin.
— Sans que cela soit nécessaire. Si tu avais attendu...
— Je ne pouvais pas. Tu m'aurais pris pour un homme
ignoble si je l'avais fait.
— Je ne sais pas.
Ses jambes tremblaient.
— Crois-tu que les choses se seraient arrangées si tu
avais été enceinte? Tu n'aurais pas une minute oublié
comment la chose s'est produite. Maintenant, nous avons
au moins une chance de recommencer sur des bases plus
nettes.
— Non! s'écria-t-elle d'un ton passionné. Je ne veux pas
recommencer à zéro.
— Que proposes-tu alors?
— L'annulation! répondit-elle avec violence. Nous
pouvons annuler notre mariage.
— Techniquement, cela pourrait présenter des difficultés.
Le seul motif que l'on pourrait invoquer serait le refus
opposé par l'une des parties, de consommer le mariage.
Dans notre cas, je devrais être le requérant.
Il fit une pause significative.
— Aucune chance, ajouta-t-il.
— Pourquoi? riposta-t-elle. Parce que tu aurais horreur
que l'on sache que tu n'as pas réussi à persuader ta propre
femme de t'accorder tes droits!
— Si tu ne te laisses pas convaincre, Lisa, alors, je n'ai
plus beaucoup de choix. Tu n'auras ni l'annulation ni le
divorce, et plus vite tu te mettras cela en tête, mieux ce
sera. Si nous y mettons tous les deux de la bonne volonté,
nous pourrons réussir notre mariage. Tu y étais disposée
lorsque nous avons décidé de nous marier.
— Je ne te connaissais pas, alors.
— Et tu crois me connaître, maintenant?
Elle répondit sans réfléchir avec l'intention de le blesser :
— Peut-être pas aussi bien qu'Andréa.
Il ne chercha pas à démentir cette accusation et se
contenta de la regarder attentivement
— Ce que j'ai fait avant mon mariage ne te regarde pas,
répondit-il d'un ton très calme.
— Et depuis? fit-elle en levant la tête.
— À quoi veux-tu en venir?
— N'essaie pas de prétendre que tu l'ignores!
— Tu insinues qu'il y a quelque chose entre nous
maintenant?
— Je ne m'attends pas vraiment à ce que tu l'admettes. Je
peux être jeune et inexpérimentée, Bryn, mais je ne suis ni
aveugle ni stupide. Je sais que tu étais avec elle dans cette
chambre à coucher, chez les O'Rourke. Je vous ai entendus
parler!
— Tu as reconnu ma voix? dit-il doucement.
— Pas exactement, fut-elle forcée d'admettre. Mais j'ai
certainement reconnu celle d'Andréa.
— Un moment, fit-il avec un mauvais sourire. Je veux
savoir si j'ai bien compris. Tu as prêté l'oreille à une ou
deux rumeurs, lorsque j'étais parti à Serdeles, et tu en as
conclu, en entendant Andréa parler avec quelqu'un dans
une chambre, qu'elle y était avec moi. Exact?
— Je t'ai cherché en bas, dit Lisa en essayant se trouver
une excuse. Je ne t'ai vu nulle part.
— As-tu regardé dehors? fit-il en observant avec cynisme
son brusque changement d'expression.
— Non, admit-elle, soudain fatiguée. C'est... c'est là que
tu te trouvais?
— Je ne sais pas. Peut-être. Je suis sorti à plusieurs
reprises pour respirer l'air frais. Vers onze heures, je me
suis absenté une demi-heure pour accompagner un des
hommes chez lui. Il avait perdu les clefs de sa voiture, et
nous sommes allés en chercher une autre paire.
— Je te demande pardon, Bryn, fit Lisa, sans même oser
lever les yeux sur lui. J'ai tiré trop vite des conclusions,
avoua-t-elle à voix basse.
— Nous faisons tous cela de temps à autre, répondit-il
avec indulgence.
Il fit une pause et la regarda avec intensité.
— Lisa, sois honnête. Lorsque tu m'as dit, cette nuit-là,
que tu ne pouvais pas supporter que je te touche... disais-tu
la vérité ou était-ce une manière de réagir contre moi, à
cause des soupçons que tu nourrissais?
— Je ne sais pas. Tout était si mêlé.
— Très bien. Laissons les choses comme elles sont, pour
le moment. Je dois partir demain matin pour Tunis et y
rester deux ou trois jours tout au plus. Je voudrais que tu
réfléchisses sérieusement, pendant mon absence. Lorsque
je serai de retour, j'espère que tu auras fait la moitié du
chemin en réglant tout au moins le côté physique de nos
relations.
— Est-ce tout ce qui t'importe?
— Non, mais c'est un pas dans la bonne direction. Je ne
puis être couché chaque nuit près de toi dans l'autre lit et
ne pas te désirer.
Il sourit faiblement.
— Se tourmenter est peut-être bon pour l'esprit, mais
ruine le système nerveux. Une certaine intimité peut en
provoquer une autre, avec un peu de chance. Viens près de
moi, Lisa, dit-il en la saisissant par la main.
Elle s'approcha, consentante. Il avait dit vrai : tout ce qui
s'était passé avant leur rencontre devait être oublié. Ce qui
importait vraiment, c'était qu'elle se fût trompée. Lorsqu'il
l'embrassa, elle ne le repoussa pas. Elle se mit à trembler
au contact de ses mains.
— C'est mieux ainsi, murmurèrent les lèvres de Bryn
posées au coin de sa bouche. Tu es chaude et tu ne te
défends plus. Est-ce si difficile?
— Non, souffla-t-elle.
Son cœur battait à tout rompre. Tous ses sens étaient en
émoi.
— Bryn, je...
— Oublie tout cela, maintenant. Nous allons sortir, ce
soir, et nous détendre avec nos amis. Mets la robe bleue
que tu portais l'autre soir. Tu te sens d'humeur à sortir?
— Oh, oui, répondit-elle en souriant. C'est comme si
j'avais un poids en moins.
— Je sais ce que tu veux dire. Nous allons prendre
exemple sur Dan et Pam et nous concentrer sur nous-
mêmes pour les deux années à venir. Nous avons beaucoup
de chemin à parcourir avant de mieux nous connaître l'un
l'autre.
Elle se sentait prête à l'aimer, en ce moment. Cela allait
marcher, elle en était désormais sûre.
5.
La soirée fut très réussie. De retour à la villa des Anders,
après un dîner qu'ils trouvèrent tous excellent, Pam
entraîna Lisa à la cuisine pour préparer le café, tandis que
les deux hommes bavardaient autour d'un cognac et
fumaient des cigares.
— Quel dommage que Bryn soit obligé de s'en aller
encore demain. Mais cela ne semble pas te préoccuper
outre mesure.
Lisa se mit à rire.
— Cela ne servirait à rien. C'est le travail qui le veut. De
toute façon, il sera bientôt de retour.
— Et cela compense tout. Je vois. C'est comme si c'était
Noël plusieurs fois dans l'année.
Pam fit une pause et ajouta d'un ton plus grave :
— Vous savez, vous êtes différents tous les deux, ce soir.
Il y avait comme une espèce de tension entre vous, et elle a
disparu aujourd'hui, ou du moins, elle n'est pas aussi
prononcée. Vous vous habituez l'un à l'autre?
— Tu devines plus de choses que tu n'en laisses voir,
répondit Lisa en souriant.
— J'ai passé par là moi-même. Dan a acquis un autre sens
des valeurs, après notre mariage. Sais-tu la raison de notre
première scène? Le tube de pâte dentifrice. J'ai l'habitude
de le presser par le milieu, et cela le fait sauter en l'air. Ne
rie pas, je suis sérieuse.
— Vous avez trouvé la solution?
— Oui, un tube chacun!
Les deux hommes les regardèrent avec curiosité
lorsqu'elles apportèrent le café.
— Vous semblez vous amuser beaucoup, remarqua Dan.
Vous nous faites participer?
— Tu n'apprécierais pas, rétorqua Pam. Nous avons droit
à nos secrets.
Lisa perçut le regard de Bryn et espéra qu'il ne
s'imaginait pas qu'elles avaient parlé de leur mariage. Son
sourire la rassura. Il avait l'air détendu. Elle vint s'asseoir
auprès de lui. Elle ressentait le besoin de sa présence
comme elle ne l'avait jamais encore éprouvé. Cet homme,
grand et plein de vie, était son mari. Il la désirais
physiquement; peut-être pas encore d'une manière plus
profonde. Elle était néanmoins heureuse de ces quelques
jours de répit, avant de s'abandonner complètement à lui.
Ils partirent chez eux vers minuit et demi, dans la nuit
chaude et bruissante. Lisa se sentit capable, pour la
première fois, d'affronter la solitude de leur chambre à
coucher, sans éprouver d'angoisse. Comme elle le faisait
d'habitude, elle alla se déshabiller dans la salle de bains.
Lorsqu'elle rentra dans la chambre, Bryn était debout sur
le balcon et lui fit signe d'approcher. Il glissa un bras
autour de ses épaules, et ils restèrent ainsi côte à côte, à
regarder la mer par-dessus les toits des autres villas.
— Tu penses pouvoir supporter deux ans de cette vie?
demanda-t-il. Je sais qu'il n'est pas facile pour une femme
de tenir le coup ici et de n'avoir rien d'autre à faire que de
bavarder avec d'autres femmes. Et surtout à ton âge. Tu
devrais avoir encore du bon temps. Tes anciens amis te
manquent-ils?
— Par certains côtés, fut-elle forcée d'admettre.
— Tu dois avoir eu beaucoup de prétendants.
— Un ou deux. Rien de sérieux.
— Jusqu'à ce que tu rencontres Mark Williams?
— Oui, je pense.
Elle fut surprise de constater à quel point ce nom lui
était désormais indifférent.
— Je crois que c'était sérieux en ce qui me concernait
seulement. J'étais tout juste pour Mark une fille avec qui il
était agréable de sortir pour passer le temps.
— A-t-il essayé de coucher avec toi?
— Oui, répondit-elle après un moment.
— Le désirais-tu?
— Oui, mais...
— Tu n'as pas besoin de trouver des excuses. C'est un
sentiment parfaitement naturel.
Il resta silencieux un moment avant d'ajouter :
— La moitié de tes difficultés proviennent du fait que tu
continues de penser qu'un homme méprise une fille qui se
donne avant le mariage. Peut-être le pense-t-il lorsqu'elle le
fait sans discernement. Mais c'est différent avec quelqu'un
comme toi. J'aurais pu m'imaginer que tu avais quelque
expérience, avant de te connaître, mais il ne m'est jamais
venu à l'esprit de te considérer comme une fille facile.
— Même lorsque je t'ai cédé seulement quelques heures
après t'a voir rencontré? demanda Lisa que l'émotion
étreignait.
— Je n'ai pas vu la chose de cette façon, dit-il en souriant.
Tout ce que je me rappelle c'est l'extraordinaire exaltation
qu'un homme ressent en se rendant compte qu'il éveille
une femme à son désir.
Comme c'était agréable de pouvoir parler ainsi d'une
manière si intime... quel réconfort. Lisa ne désirait pas voir
la conversation prendre fin.
— Tu dois avoir ressenti un choc affreux lorsque tu... as
compris, dit-elle d'un ton défiant.
— Surprise peut-être... satisfaction, certainement.
Presque tout de suite, j'ai commencé à entrevoir les
conséquences de mon acte. Tu m'avais donné quelque
chose qu'il te serait impossible de reprendre. Jamais je
n'aurais été capable de l'oublier. En te voyant couchée dans
mon lit, les cheveux épars, ton maquillage presque
entièrement défait, il m'était impossible de me persuader
que tu étais assez âgée pour être en mesure de prendre
soin de toi-même. Le mariage était la seule solution, en
l'occurrence.
— Tout a été entièrement de ma faute, dit Lisa, la voix
altérée par l'émotion.
— Non, la mienne, si l'on doit imputer une faute à
quelqu'un. Nous allons essayer de construire une vie
valable à partir de tout cela, Lisa. Nous avons tout le temps
pour le faire.
Ses mains caressaient le creux de sa nuque, sous
l'épaisseur de ses cheveux.
— Tu es une très belle fille, et j'ai de la chance de t'avoir
comme femme.
— Mais je ne suis pas celle que tu aurais choisie, si tu
avais été libre de ton choix.
— Je ne suis même pas sûr que je me serais marié, si
j'avais été libre de mon choix.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
— Je sais.
Il hésita, tiraillé entre le désir d'être honnête et celui de
ne pas manquer de tact.
— Bon, finit-il par admettre. Sans doute n'es-tu pas
exactement le genre de femme que j'imaginais épouser,
lorsqu'il m'arrivait d'y songer. Tu es trop jeune pour moi, et
je n'ai pas la réputation d'être très tolérant. Mais la
jeunesse est un état qui passe, et cela ne me fera aucun
mal de suivre ton rythme.
— Non! s'écria-t-elle, le corps tendu. Bryn, je ne veux pas
que tu fasses cela, ajouta-t-elle d'un ton plus calme en
observant sa réaction. Je dois devenir une adulte tout de
suite pour que notre vie commune réussisse. Il n'est pas
possible que je vieillisse de quatre ou cinq ans du jour au
lendemain, mais, si tu me traitais en personne plus âgée, ça
m'aiderait. On n'est pas si jeune, à vingt ans. Tu le crois
parce que tu n'arrives plus à te souvenir d'avoir eu toi-
même cet âge.
— Si, je m'en souviens. Mais, ce n'était pas la même
chose.
Il l'entoura de ses bras et l'attira à lui pour essayer
d'apercevoir son visage à demi éclairé.
— Tu veux que je te traite en femme, n'est-ce pas?
— Oui, répondit-elle en le regardant dans les yeux sans
sourciller.
— Es-tu sûre de connaître la différence?
— Oui, dit-elle à nouveau, tandis que son cœur battait à
tout rompre. J'attendrai ton retour de Tunis et j'espère que
tu ne recommenceras pas à me ménager.
— L'ai-je jamais fait?
Il la regarda encore un long moment; puis son expression
changea imperceptiblement.
— Je vais essayer de m'en souvenir. Ces trois journées
vont me paraître longues.
Il était parti lorsqu'elle s'éveilla. Seule, l'empreinte de sa
tête sur l'oreiller attestait sa présence. Lisa songea qu'il
devait trouver à son retour une femme consentante et prête
à prendre sa place dans l'ordre des choses, tel qu'il le
concevait. Le temps et les circonstances aidant, l'amour
entre deux êtres était susceptible de croître.
Elle téléphona aux autres jeunes femmes et leur
demanda de venir avec leurs enfants prendre le café et se
détendre à la piscine. Pam arriva la première et fronça le
nez en apprenant que Lisa avait aussi invité les petits.
— Grâce au ciel, les deux enfants de Marjorie sont à
l'école. Cela ne l'empêchera pas d'ailleurs de parler d'eux.
— Elle n'est pas pire qu'une autre. Il sera facile de
changer de sujet.
— N'essaie pas de me rendre meilleure que je ne le suis.
Je déteste me sacrifier. Je me plongerai dans un livre et te
laisserai subir l'assaut s'il devenait trop violent.
— Belle amie !
Avec quatre bambins entre deux et quatre ans à
surveiller, la matinée fut bien remplie. Fidèle à sa
promesse, Pam trouva un livre et ne leva pas le nez jusqu'à
l'heure du déjeuner, servi par Mukthal.
— Tu avais parlé seulement de café, murmura-t-elle à
Lisa, tandis qu'elles se servaient de petits ramequins
remplis d'œufs et de fromage, fraîchement préparés par
Hawa. Mmmmm... ils sont vraiment délicieux. Goûte celui-
ci, à la sauce de poivre rouge. Tu as vraiment de la chance
d'avoir tous les jours d'aussi bons repas. Bryn est sans
doute né sous une bonne étoile.
Pam resta encore un peu, après que les autres furent
parties.
— Dan te propose de venir dîner.
Lisa sourit et secoua la tête.
— Nous étions chez vous, hier soir. Il est temps que vous
ayez une soirée à vous. Je dois transformer une de mes
robes en jupe.
— Achète-t'en une et ne t'embête pas avec ca! fut la
réponse typique de Pam.
— Je n'aime pas le gâchis. C'est tout.
— Et c'est un moyen d'occuper une soirée solitaire, en
l'absence de Bryn. J'espère qu'il sait à quel point il a de la
veine. Soit dit en passant, il faudrait que tu penses à ton
tour d'organiser une soirée, un de ces week-ends, pour
nous recevoir tous.
— D'accord, répondit Lisa. Quand est mon tour?
— Que dirais-tu de ce prochain week-end? Andréa ne
sera peut-être pas de retour assez tôt pour l'organiser.
— De retour?
Lisa sentit ses tempes battre soudainement.
— Elle s'en va toute seule, de temps en temps. Personne
ne sait où, pas même Mark.
— Ils préfèrent aller chacun de leur côté, répondit Lisa
en essayant de chasser le soupçon qui commençait à naître.
Pure coïncidence, sans doute, si Andréa avait choisi
justement ce moment pour s'absenter.
— Tu sembles en savoir long là-dessus, remarqua Pam,
une drôle d'expression sur le visage.
— C'est Mark qui me l'a dit. Il est venu ici, hier après-
midi, à mon retour de la plage.
Elle s'arrêta brusquement, consciente d'en avoir trop dit.
— Ah, vraiment, il est venu! Bryn ne doit pas avoir pris
cela du bon côté.
Elle surprit le regard furtif de Lisa et ajouta :
— Tu ne lui as rien dit?
— Il est resté quelques minutes, répondit Lisa sur la
défensive.
Mais, s'apercevant que Pam s'en était rendu compte, elle
ajouta :
— Il n'y avait rien à dire.
— Montre-moi un homme qui le prendrait de cette façon.
Écoute, Lisa, dis-moi de me mêler de mes affaires, si tu en
as envie, mais Mark Farron n'est pas le genre de type à
faire une visite en passant, sans avoir une idée derrière la
tête. Nous avons tous remarqué combien il te faisait la
cour, le premier week-end que vous avez passé ici.
Personne n'a compris pourquoi Bryn l'a laissé t'accaparer
de la sorte.
— C'est la raison pour laquelle je ne lui ai pas dit qu'il
était venu ici. Il ne reviendra pas. Je m'en suis assurée. Je
suis parfaitement capable de tenir à distance un Mark
Farron!
— D'accord, je te crois!
Pam leva les mains en un geste de défense simulée.
— Si tu lui as volé dans les plumes de cette manière, je
parie qu'il a été heureux de s'en aller sans dommages !
— Excuse-moi. Je ne voulais pas m'emporter. Mais je suis
un peu lasse que... l'on s'occupe de moi. Bien que je sois la
plus jeune de notre petit groupe, je suis capable de prendre
soin de moi-même. Honnêtement, Pam, il n'y a pas lieu de
s'en faire pour si peu. Et en ce qui concerne Bryn, non plus.
— Oh! ne crois pas que je sois tentée de le lui dire. Je ne
m'immisce pas dans les affaires des couples. Écoute, fit-elle
en regardant sa montre. Je dois partir. Je te téléphonerai
demain.
— Oui, d'accord.
Lisa souhaita soudain n'avoir pas refusé l'invitation à
dîner. Elle n'avait pas envie de se retrouver seule. Mais il
était trop tard, maintenant.
Pam partie, elle se mit à réfléchir. Il fallait faire confiance
à Bryn. Ses rapports avec Andréa Farron, quand il était
célibataire, ne regardaient que lui. L'homme qui lui avait
parlé de la sorte, hier soir sur le balcon, n'allait pas la
laisser tomber. Elle en était sûre.
La nuit tomba avec sa rapidité coutumière, et Lisa
éprouva davantage sa solitude. Hawa lui avait préparé son
plat favori, des courgettes farcies. Elle n'avait pas
d'appétit. Elle essaya de finir un livre, mais ne parvint pas à
comprendre ce quelle lisait.
Elle ne put se contenir plus longtemps; le numéro de
téléphone des Farron se trouvait sur la liste donnée
quelques jours auparavant par Pam. Elle le composa avec
des doigts tremblants, sans même savoir ce qu'elle allait
dire.
On répondit aussitôt, comme si la personne à l'autre bout
du fil était assise tout près. La voix paresseuse de Mark se
fit entendre.
— Bonsoir, Mark! fit-elle d'une voix joyeuse. Je vois que
vous êtes seul aussi !
Un petit silence s'ensuivit; puis Mark répondit d'une voix
différente :
— Alors, Bryn vous a encore laissée veuve? Quand est-il
parti?
— Ce matin, pour Tunis, pendant trois jours. Où est
Andréa? s'efforça-t-elle de demander d'un ton léger.
— Je n'en sais rien. Elle ne me fait pas part de ses
projets, et je ne la questionne pas.
— C'est votre femme. Vous avez sûrement le droit de
savoir où elle se trouve.
— Je vous ai déjà expliqué notre situation. Nous sommes
indépendants l'un de l'autre, ajouta-t-il après une courte
pause. Lisa, pensez-vous vraiment ce que vous semblez
insinuer?
— Non! C'est parfaitement ridicule.
— Si ridicule que vous savez pertinemment à quoi je veux
en venir. J'arrive, dit-il en reposant le récepteur, avant
qu'elle n'ait eu le temps de protester.
Elle alla lui ouvrir dès qu'elle entendit la voiture, pour
éviter que Mukhtal ne vît le visiteur.
— Vous ne devriez pas être là. Je ne vous ai pas demandé
de venir.
— Vous aviez besoin de la présence de quelqu'un. Comme
je suis concerné, c'est à moi de me trouver là. Prenons tous
les deux un verre, fit-il en la poussant vers le salon.
— Je me sens complètement idiote en ce qui concerne
toute cette affaire, dit-elle en se tournant vers l'homme
assis en face d'elle. N'est-ce pas?
— Je ne sais pas, finit-il par dire en hésitant. J'ignore sur
quoi vous basez vos soupçons. Les bavardages courent vite,
dans une communauté comme la nôtre.
— Non sans quelque fondement.
Elle respira longuement puis continua, avec le sentiment
de commettre une trahison :
— Comme il est évident que vous êtes parfaitement
indifférent à tout ce qui touche Andréa, je puis vous dire
que Bryn a admis qu'il avait eu une liaison avec elle
pendant que vous étiez tous à Tripoli.
— Vraiment?
Mark semblait surpris mais non bouleversé.
— C'est honnête de sa part.
— Vous le saviez?
— Je le savais, répondit-il avec un haussement d'épaules
indifférent. Si ce n'avait pas été lui, cela aurait été un
autre.
— Comment la laissiez-vous faire? s'exclama-t-elle avec
violence.
— Et comment l'en aurais-je empêchée? Un divorce
m'aurait probablement coûté une grosse partie de mes
revenus sans m'apporter aucun avantage réel.
Il fit tourner le verre entre ses doigts, un sourire
grimaçant aux lèvres.
— Il fut un temps où je pensais qu'elle me le
demanderait, mais vous avez réglé cette question.
— Vous voulez dire que Bryn désirait épouser votre
femme?
— Je ne sais pas ce que voulait Bryn. Je sais seulement
qu'Andréa a reçu le choc de sa vie lorsque Bryn vous a
ramenée ici. Cela a surpris tout le monde. Ce n'était pas le
genre de type à tomber amoureux de quelqu'un d'aussi...
— Peu sophistiqué que moi, termina amèrement Lisa.
Mark, vous savez où elle est allée, n'est-ce pas? Ne me
mentez pas, je vous en prie.
— Elle a emporté son passeport, fit-il dans un geste de
résignation. Il y a un moyen de savoir si elle se trouve avec
Bryn.
— Lequel?
— Téléphonez-lui. Notre personnel descend toujours dans
le même hôtel, à Tunis. Ils passeront immédiatement la
communication dans sa chambre.
Lisa hésita et regarda Mark comme un lapin hypnotisé
par un serpent.
— Mais qu'est-ce que cela prouvera? Il ne serait pas
vraisemblable qu'il avoue n'être pas seul.
— Vous le saurez. Les femmes savent toujours. Un
instinct naturel, ou le sentiment de la faute chez l'homme
qui transparaît dans sa manière de répondre. Voulez-vous
que je vous obtienne la communication?
Lisa regarda Mark se diriger vers le téléphone et
l'entendit parler à l'opératrice. Elle lui prit l'appareil des
mains et attendit le déclic.
— La chambre de M. Venner, je vous prie.
Un autre déclic l'avertit qu'on prenait la communication
dans la chambre. La voix qui lui parvint à l'autre bout du fil
était basse et voilée. Une voix indiscutablement féminine.
— Aywa.
Elle reposa le récepteur comme une automate. Son esprit
s'était comme arrêté de fonctionner. Mark lui prit le bras.
Son visage l'interrogeait.
— Elle est chez lui, dit Lisa, surprise de son propre
calme. Elle a répondu au téléphone.
-— Oh! je suis navré. Je n'aurais jamais dû vous suggérer
cette idée.
— Non, j'en suis heureuse, au contraire. J'aime mieux
une certitude que la perspective de passer les trois
prochains jours à me poser des questions.
— Que comptez-vous faire?
— Je n'en sais rien.
C'était vrai, elle ne parvenait même pas à réfléchir. Bryn
était un menteur et la trompait.
— Donnez-moi un verre, finit-elle par dire.
Mark la regarda vider la moitié de son verre, puis le lui
prit des mains.
— Vous m'aviez dit avoir déjà essayé ceci, lui rappela-t-il.
Cela n'avait pas marché non plus.
— Cela n'a que trop bien marché! dit-elle avec un rire
saccadé. Comment croyez-vous que je me sois mise dans ce
pétrin, alors?
Les yeux bruns de Mark s'assombrirent.
— Vous voulez dire que Bryn vous a épousée parce que
vous avez accepté de partager son lit?
— Très noble de sa part, n'est-ce pas? Si l'on considère
surtout qu'il ne savait rien de moi !
Mark secoua la tête.
— Je ne comprends pas. Il vous écrivait, n'est-ce pas?
C'est du moins ce que j'avais compris.
— Ce n'était pas moi. Il s'agissait d'une autre fille. Il m'a
rencontrée à son mariage, et nous avons passé cette même
nuit ensemble. Il m'a épousée parce qu'il craignait de me
voir finir mes jours dans une maison pour mères
célibataires.
— Et l'êtes-vous? demanda-t-il doucement.
— Non, dit-elle avec un petit geste désespéré. Je ne
devrais pas vous dire tout ceci. Cela ne regarde que Bryn et
moi. Personne d'autre.
— Il vous a laissé tomber. Pourquoi être loyale envers lui?
Ils étaient assis sur le divan. Il lui prit la main et la serra
mollement.
— Dans certains cas, un homme peut se révéler meilleur
confident qu'une femme. Tout ce que vous m'avez dit est
entre nous, Lisa. Je suis heureux que vous m'ayez
téléphoné ce soir.
— Vous étiez le seul susceptible de me dire où se trouvait
Andréa. Je devais, d'une manière ou d'une autre, savoir la
vérité, même si, en fin de compte je devais me sentir
honteuse de ne pas lui avoir fait davantage confiance.
— Mais vous n'avez pas à lui faire confiance. Que
ressentez-vous à présent envers lui?
— Je le méprise, dit-elle avec violence.
Ses yeux brillaient de colère et de chagrin.
— Mais c'est votre femme, Mark. Vous ne sentez
vraiment rien ?
— Il y a longtemps que j'ai cessé d'éprouver quoi que ce
soit, dans ce sens. Je me sens concerné parce qu'il s'agit de
vous. Les responsabilités de Bryn ne se sont pas arrêtées
devant l'autel. Vous méritez d'être mieux traitée.
Le méritait-elle vraiment? Elle aurait dû refuser dès le
début d'épouser Bryn. Un homme de ce genre avait
farouchement besoin de sa liberté. Elle aurait dû le savoir
aussi. Mais comment avait-il pu lui dire les choses qu'il lui
avait dites la veille au soir, sachant qu'elles ne signifiaient
rien? Comment espérait-il fonder une véritable existence
sur une base de mensonges et de duperies?
— Si j'avais assez d'argent, je partirais demain matin par
le premier avion.
— L'argent n'est pas un problème. Mais je crois que vous
devriez rester, répondit Mark.
— Pourquoi?
— Pour le mettre devant les faits. Je doute, de toute
façon, qu'il vous laisse partir. Il vous suivra.
— Il ne peut me forcer à retourner avec lui.
— Non. Mais que ferez-vous, toute seule, en Angleterre?
— Ce que je faisais avant. Je travaillerai. Ensuite, je
consulterai un avocat.
— Le divorce est un processus de longue haleine.
— Et l'annulation?
— Avez-vous des motifs sérieux? fit-il en levant les
sourcils.
— Je... je n'en suis pas sûre, dit-elle, soudain sans
défense. Mark, comment rester avec lui, après cela? Je ne
ressens que du dégoût. Personne ne prend plus au sérieux
les serments du mariage.
— Il ne faut pas exagérer. Rien ne se passe comme dans
un livre. J'ai épousé Andréa en croyant que nous resterions
toujours ensemble.
— Jusqu'au moment où vous avez découvert quel genre
de personne c'était.
— Jusqu'au moment où j'ai découvert quel genre de
personne nous étions l'un et l'autre. S'il faut être deux pour
faire un mariage, dans la plupart des cas, il faut s'y mettre
à deux pour y mettre fin. Chacun de nous désirait ce que
l'autre n'était pas en mesure de donner. L'erreur que nous
avons commise a été de ne pas le reconnaître avant de
franchir le pas.
Lisa demeura un moment silencieuse. Elle réfléchissait à
ce que Mark venait de dire.
— Hier, en venant me voir, n'aviez-vous pas d'autre
motif?
— J'ai essayé de me persuader que je n'en avais pas,
comme je vous l'ai dit. En réalité, je n'ai pu m'en empêcher.
— Parce que j'étais pour vous un moyen de prendre votre
revanche sur Bryn?
— Troquer n'est pas voler? Non, ce n'est pas cela. Quel
que soit le motif, fit-il en la regardant avec insistance, je
n'avais pas l'intention de vous faire du mal. Vous avez
apporté une bouffée d'air pur dans notre petit monde
sordide.
— Le terme est bien dur. De toute façon, si je reste avec
Bryn, cela ne vous apportera rien.
— Pour une fois dans mon existence, ce n'est pas à moi
que je m'intéresse. Vous devez rester, dans votre intérêt. Si
vous fuyez, vous le regretterez toujours. Personnellement,
je ne crois pas que vous connaissiez vraiment vos propres
sentiments à l'égard de Bryn.
— Je le hais. J'en suis sûre.
— Ce qui signifie qu'il vous a blessée. S'il détient ce
pouvoir sur vous, c'est que vos sentiments sont en jeu.
Andréa est incapable de me blesser parce que nous
n'éprouvons plus de sentiments l'un envers l'autre. Le jour
où vous ressentirez à son égard la même indifférence, vous
serez libérée de lui.
— J'aurais souhaité épouser quelqu'un comme vous,
Mark, dit-elle à voix basse.
— Moi aussi, répondit-il en lui effleurant le visage.
— Je me serais efforcé de mériter votre respect aussi
bien que votre amour, Lisa. Je me serais estimé heureux
d'en avoir la possibilité.
Elle ne bougea pas lorsqu'il se pencha pour l'embrasser.
Elle ne ressentit aucune émotion à son contact, comme
avec Bryn. Mais elle n'avait pas besoin de cela en ce
moment. Elle s'agrippa à lui avec désespoir et enfouit sa
tête contre sa poitrine.
— Excusez-moi, dit-elle d'une voix étouffée. Ce n'est pas
honnête de ma part.
— Non, fit-il en lui caressant les cheveux. Lisa, je peux
obtenir un congé pour deux jours. Voulez-vous venir avec
moi à Sabratha demain? Il n'est pas possible que vous
attendiez ici jusqu'à samedi.
— Je remplace Andréa pour la réception du week-end.
Elle se releva en évitant de le regarder.
— J'ai besoin de temps pour la préparer.
— Pas tellement. Il faudrait seulement dire à Hawa
combien de personnes sont prévues. Elle est renommée
pour sa cuisine. Elle servira des hlalims et des kaftaji
dejari... Des boulettes de viande en anglais. Qu'en pensez-
vous? Viendrez-vous? Vous avez besoin de vous distraire.
L'idée de passer deux jours à se demander ce qu'elle
allait dire à Bryn à son retour était proprement
insoutenable.
— Très bien. Je viendrai. Et merci d'y avoir pensé.
Il se leva et lui conseilla de prendre de l'aspirine avant de
se coucher.
— Je viendrai vous chercher à sept heures, pendant qu'il
fait encore frais. Nous déjeunerons à Sabratha, après avoir
visité les ruines. De là, nous nous rendrons à Zwara, si
nous en avons le temps, pour nous baigner. Il y a de
magnifiques plages, dans cette région.
Lisa se demanda, après son départ, à quels motifs elle
avait obéi en acceptant d'accompagner Mark le lendemain.
Troquer n'est pas voler, avait-il dit avec beaucoup d'à-
propos. Au tour de Bryn de connaître les affres du partage,
même si cela n'avait rien de comparable!
6.
Tout au plaisir de se trouver en compagnie de Mark, Lisa
parvint de temps en temps à oublier, au cours des deux
journées qui suivirent, quelles circonstances l'avaient
conduites à se trouver avec lui. Ils visitèrent les ruines de
Sabratha, nagèrent ensemble, firent honneur au pique-
nique préparé par Hawa, sans éprouver le moindre
sentiment de gêne vis-à-vis l'un de l'autre. Ils ne firent
jamais allusion à Bryn ni à Andréa.
Arrivés le vendredi à Tarhuna, par la route côtière, ils
avaient rejoint ensuite, par l'intérieur, la ville oasis de Beni
Walid et déjeuné à l'hôtel situé aux confins du désert. La
chaleur était accablante, et ils décidèrent d'un commun
accord d'attendre le coucher du soleil, avant de regagner
Tripoli.
Il faisait nuit lorsqu'ils arrivèrent dans la ville. L'air du
soir était agréable, après la chaleur du jour. Lisa souleva
ses cheveux derrière sa nuque pour laisser passer l'air.
— J'aimerais vous photographier ainsi, dit Mark en
souriant.
Son regard s'attarda sur sa poitrine qui se soulevait sous
le fin chemisier de coton.
— Vous avez un beau corps, Lisa.
Elle abaissa les bras d'un geste brusque, soudain
consciente de sa présence.
— Je ne savais pas que la photo vous intéressait.
— Oui, lorsque le sujet en vaut la peine. Avez-vous
réfléchi à ce que vous ferez, lorsque Biyn sera de retour?
— Oui, mais sans parvenir à une véritable décision. Si je
l'accuse, il va probablement nier.
— Vous le détestez autant?
— Je ne ressens rien envers lui, avoua Lisa. Mon orgueil
a été blessé, c'est tout. S'il me disait demain qu'il désire
recouvrer sa liberté, j'en serais soulagée.
— Je ne crois pas qu'il le fera.
— Alors, je demanderai la mienne. Il ne peut m'obliger à
demeurer avec lui.
— Si j'étais à sa place, je ferai certainement tout mon
possible, répondit Mark d'une voix douce.
— Même si vous aviez une autre femme?
— Je vous ai déjà dit qu'il se servait d'Andréa, c'est tout.
Ma femme appartient au genre que la plupart des hommes
voudraient avoir, mais que, seul, un imbécile voudrait
épouser.
— Il vous est facile de dire cela à présent, peut-être, mais
vous ressentiez certainement la chose différemment, il y a
six ans?
— Naturellement. Je savais que je n'étais pas le premier,
mais j'avais assez confiance en moi-même pour croire que
j'arriverais à la satisfaire, reconnut-il sans émotion. Ce que
je n'avais pas compris, c'est qu'Andréa a perpétuellement
besoin de provoquer l'admiration. Une fois qu'elle s'est
bien attaché un homme, elle cesse de s'y intéresser. En
vous épousant, Bryn lui a lancé le plus grand défi qui soit.
Elle ne sera satisfaite qu'en brisant votre mariage.
— Elle peut l'avoir, en ce qui me concerne, lança Lisa
avec véhémence. Ils sont dignes l'un de l'autre! Oh!
excusez-moi, Mark. Elle est toujours votre femme.
— Et vous ne comprenez pas pourquoi. Nous vivions
séparés la plupart du temps, lorsque cette situation m'a été
offerte. Il y avait sur les rangs un autre candidat
célibataire. La compagnie m'a fait comprendre qu'elle
m'accorderait la préférence si j'étais marié.
— Et Andréa a accepté de vous accompagner?
— Elle avait pas mal d'ennuis, à ce moment, et espérait
qu'un changement lui ferait du bien. Lorsque nous sommes
arrivés, Bryn se trouvait déjà ici. Il était célibataire. Le jeu
devait en valoir la chandelle, vous comprenez.
— Depuis combien de temps cela durait-il, avant que
j'entre en scène?
— Vous voulez dire quand leur liaison a commencé? Je
n'en sais rien. Je sais seulement qu'elle n'a pas réussi à lui
faire dire qu'il était amoureux d'elle.
— Comment le savez-vous?
— Parce qu'elle n'a pas essayé de s'attaquer à quelqu'un
d'autre.
— Vous saviez ce qui se passait! ne put-elle s'empêcher
de s'écrier. Et cependant, vous avez continué d'avoir des
rapports avec elle. Mark, comment pouviez-vous?
— C'est une question purement physique, Lisa — pour
nous deux. Nous nous sommes toujours entendus sur ce
terrain, si ce n'est sur d'autres. Que vouliez-vous que je
fasse? Que je prenne exemple sur elle et noue une liaison
avec une femme mariée? Toutes les Européennes, ici, le
sont, et je ne suis pas attiré par les rares Libyennes
libérées. J'ai trente ans, je suis normalement constitué, dit-
il avec un petit sourire sec. Trois ans, c'est long. Ne
condamnez pas ce que vous n'avez jamais éprouvé.
— J'essaye, vraiment... La désirerez-vous encore de cette
façon, à son retour? demanda-t-elle après un long silence.
— Probablement. Je dois être honnête.
Il arrêta la voiture sur le bas-côté de la route.
— Ce que vous pensez de moi doit être plus important
qu'une petite frustration physique. Vous êtes jeune, vous
avez de l'idéal et désirez qu'un homme s'y conforme.
— Qui essayera de s'y conformer. Nul n'est parfait.
Il la tourna vers lui, les yeux pleins d'ardeur :
— Je vous désire plus que tout, en ce moment, Lisa. Mais
je ne vais pas risquer de gâcher une amitié à laquelle
j'attache un grand prix.
Il caressa de son pouce le contour de ses lèvres et la
sentit frémir. Lorsqu'il l'embrassa, elle ne fit aucun geste et
attendit tranquillement qu'il eut fini.
— Je regrette, fit-elle... Il ne faut pas croire que vous ne
me plaisez pas, Mark.
— Mais vous êtes toujours la femme de Bryn. Toute
intimité entre nous est interdite. Je n'aurais pas dû vous
toucher, après ce que je venais de dire. Mais vous pouvez
avoir confiance en moi, Lisa. Je ne vous ferai aucun mal. Je
n'essayerai même plus de vous embrasser de nouveau, sans
que vous m'y autorisiez.
— Je... je ne sais pas quand cela arrivera, Mark.
— J'attendrai. J'attendrai le temps qu'il vous faudra pour
rompre avec Bryn. Si vous voulez de moi, je suis même prêt
à partir pour l'Angleterre avec vous, lorsque vous le
déciderez.
— Vous abandonneriez votre travail?
— Oui.
Elle avait peine à le croire, mais l'offre était en elle-
même suffisante.
— Il est temps de rentrer, dit-elle après un long moment.
Il est tard.
Il mit le moteur en marche sans protester.
Pam arriva vers neuf heures du matin, avec l'intention
d'aider Lisa à préparer la soirée. Elles prirent le café près
de la piscine, et Pam se décida enfin à parler.
— Il paraît que tu as vu Mark Farron, pendant l'absence
de Bryn, Est-ce vrai ?
— Oui, répondit Lisa sans lever les yeux.
— Mais pourquoi? fit Pam, vraiment étonnée. L'autre
soir, tu avais l'air si heureuse avec Bryn.
— Je l'étais...
— Tu veux dire que quelque chose s'est passé, avant son
départ, qui a tout changé?
— Pas avant. Après.
Lisa hésitait à continuer. Comment expliquer sa
conduite? Pam ne comprendrait pas.
— Tu te rappelles m'avoir dit qu'Andréa avait aussi quitté
la ville?
— Oui, mais... Mais voyons, Lisa, c'était une pure
coïncidence. Andréa s'en va souvent ainsi !
— Bryn également. Je me demande seulement combien
de fois ils ont réussi à provoquer une telle coïncidence.
Les yeux verts se tournèrent vers les yeux noisette :
— Tu ne vas pas essayer de me raconter, Pam, que tu
ignorais tout. Dan le sait.
— Il te l'a dit?
— Ce n'était pas nécessaire. Il était mal à l'aise lorsque
j'ai prononcé son nom, en parlant de Bryn.
— C'est beaucoup dire!
— Non, rétorqua Lisa. De toute façon, Bryn l'a déjà
admis.
— Oh! fit Pam, avant d'ajouter avec effort : Eh bien, oui,
je le savais. Mais il y a des siècles de cela. Je suis certaine
qu'il n'y a plus rien entre lui et Andréa Farron, à présent.
— Parce qu'il m'a épousée? Je dois faire figure
d'innocente ici. Pam, j'ai la preuve que cela continue entre
eux.
— Quelle sorte de preuve?
— J'ai téléphoné à l'hôtel, à Tunis. Andréa m'a répondu
de la chambre de Bryn.
— Es-tu sûre que c'était elle? demanda enfin Pam, après
un long moment de silence.
— Les choses auraient-elles été différentes, s'il s'était agi
d'une autre? Oui, j'en suis sûre. On reconnaît très bien sa
voix, même lorsqu'elle parle arabe.
— Elle ne parle pas arabe, du moins à ma connaissance.
— Elle a juste prononcé un mot. De toute façon, je ne me
suis pas trompée.
— Il faudrait laisser à Bryn une chance de s'expliquer,
avant de le condamner.
— Rien ne changerait la vérité.
— Tu n'es donc prête à croire aucune de ses explications.
— Quel genre d'explication peut-il me donner? demanda
Lisa une lueur furieuse dans les yeux. Ils se sont arrangés
pour se rencontrer à Tunis. C'est aussi simple que cela.
Pam secoua la tête avec obstination :
— Je refuse de croire qu'il soit capable de se conduire de
cette manière.
— Tu ne le connais pas.
— Je suis prête à parier que je le connais mieux que toi,
répondit-elle d'un ton irrité. Si tu n'avais pas confiance en
lui, il ne fallait pas l'épouser. Vous correspondiez depuis
assez longtemps.
Lisa se mordit les lèvres pour ne pas répondre. Elle en
avait déjà trop dit.
— Pam, je ne veux pas que nous nous disputions...
Laissons tomber, veux-tu?
— J'aimerais t'aider, Lisa. Que comptes-tu faire?
— Je ne sais pas. Je ne le saurai que lorsque je le verrai,
du moins je l'espère.
— Je pense toujours qu'il faut lui laisser une chance de
s'expliquer. Tu peux te tromper. Un mot n'est pas suffisant
pour conclure. C'était peut-être une femme de chambre.
— Comme j'aimerais que tu aies raison!
— Alors, attends une preuve que j'ai tort. Si c'est vrai, il
se sentira obligé de l'admettre.
— Après quoi, je devrai lui pardonner, parce que les
hommes ne peuvent s'empêcher d'être ce qu'ils sont, je
suppose?
— On croirait entendre parler Mark Farron. Fais-lui
confiance pour profiter d'une situation. Ne vois-tu pas où il
veut en venir?
— Je vois seulement que tous, ici, le jugez sur les
apparences. Mark n'a profité d'aucune situation. Il se sent
tout simplement mal à l'aise parce que sa femme est
impliquée.
— Si c'était vrai, il aurait dû s'en mêler depuis un
moment. En réalité, il est on ne peut plus indifférent à
l'égard d'Andréa.
— Il ne l'est plus, lorsque je suis concernée.
— Oh! je vois! C'est sa manière, n'est-ce pas? Et je
suppose qu'il ne serait pas prêt à t'ouvrir ses bras si tu
quittais Bryn?
— Ce n'est pas la peine de continuer, dit Lisa en se
mordant les lèvres. De toute évidence, nous voyons les
gens sous un angle totalement différent.
— C'est vrai, répondit Pam en soupirant. Vient-il ici ce
soir?
— Je n'en sais rien. Je ne le lui ai pas demandé.
— S'il a le moindre bon sens, il devrait se tenir à l'écart
jusqu'à ce que, Bryn et vous, vous vous soyez expliqués.
Non, pas moi, ajouta-t-elle en voyant le visage de Lisa
changer d'expression. Il serait même préférable que je ne
sois pas dans les parages, lorsqu'il apprendra la vérité.
— Il ne peut guère se plaindre!
— Que tu dis. Je ne suis pas prête à le parier. En l'espace
de onze mois, je n'ai vu qu'une seule fois Bryn devenir fou
de rage, mais cela ne l'a pas empêché de peser le pour et le
contre. Si Mark se trouve là il s'en prendra à lui. Il ne l'aura
pas volé!
Lisa espéra également que Mark aurait le bon sens de ne
pas apparaître ce soir-là. Elle connaissait les accès de
colère de Bryn. Elle n'en avait pas peur pour elle-même.
Bryn arriva environ vingt minutes avant les premiers
invités. Il alla tout de suite se changer.
— Il y a eu un accident, avant que je parte, ce matin. Je
ne me rappelais pas que c'était notre tour de recevoir ce
week-end.
— Ça ne l'était pas, dit-elle en le regardant dans les yeux.
C'était le tour des Farron. J'ai demandé à Mukhtal
d'installer les haut-parleurs stéréo autour de la piscine,
pour danser. J'ai bien fait?
— Très bien. Tu es l'hôtesse, répondit-il en lui effleurant
la joue du doigt. Nerveuse?
— Non.
Elle fit un effort pour ne pas s'éloigner de lui.
Pam et Dan furent les premiers à arriver. Lisa évita le
regard interrogateur de son amie et sourit à Dan.
— Vous savez où tout se trouve. Préparez-vous quelque
chose à boire, si vous en avez envie. Bryn sera là dans une
minute. Il rentre à l'instant.
Les invités se pressaient en nombre lorsque Bryn fit son
apparition, habillé confortablement d'un pantalon clair et
d'une chemise de coton. Lisa ne tenta pas de s'approcher
de lui.
Vers dix heures trente, elle était à peu près certaine que
les Farron n'apparaîtraient pas à la soirée. Le buffet
préparé par Hawa eut énormément de succès. Rassasiés,
les invités se mirent à danser ou à bavarder par petits
groupes. Peu après minuit, Lisa perçut un changement
dans l'attitude de Bryn. Il semblait nerveux, mais cela ne
semblait pas dû à la fatigue d'une journée trop chargée.
Vers une heure, les gens commencèrent à s'en aller, et Lisa
servit le café à un petit groupe demeuré au salon.
— Dès que nous aurons fini le café, je vais sonner la
cloche du départ général, murmura Pam, assise sur le bras
du fauteuil de Lisa. Tu sembles complètement vannée.
Ne partez pas. Ne me laissez pas seule avec Bryn! avait
envie d'implorer Lisa. Elle sentait son regard à travers la
chambre et ne parvenait pas à tourner la tête vers lui. Elle
se raidit. Elle n'avait rien fait de mal, après tout. Rien qui
égala ses propres exploits.
Les Anders furent les derniers à partir. Lisa observait
Bryn, debout près de la lourde porte, et s'arma de courage
pour tenir bon tandis qu'il se tournait vers elle. Ses yeux
brillaient de colère. On sentait qu'il s'était contenu jusqu'à
présent.
— Est-ce vrai? demanda-t-il.
Lisa n'essaya pas de tergiverser. Elle répondit
calmement.
— Cela dépend de ce que l'on t'a dit.
— On m'a dit que tu as rencontré Mark Farron en mon
absence. Est-ce vrai?
— Jusque-là...
— Et jusqu'où cela va-t-il? demanda-t-il les dents serrées.
— Il m'a emmenée hier à Sabratha et à Beni Walid.
Son propre calme la surprit.
— Il a pensé que j'avais besoin de me distraire.
— Vraiment? De quoi? De moi? dit-il d'une voix
mortellement douce.
— Une distraction, c'est tout. Je te l'aurais dit moi-même,
si tu étais revenu plus tôt.
— J'en suis sûr. Est-il venu ici aussi? N'essaye pas de
mentir parce que je puis le savoir facilement par Mukhtal.
— Je n'allais pas mentir. Oui, il est venu ici. Je lui ai
téléphoné le soir où tu es parti.
— Tu lui as téléphoné!
— Oui.
Elle sentit le moment venu de l'accuser.
— Appelle cela mon esprit soupçonneux, si tu en as
envie, mais je voulais savoir où Andréa était partie.
Son visage mince n'accusa aucune réaction.
— A-t-il été capable de te le dire?
— Non, mais peu importe. Je sais où elle se trouvait. Elle
était dans ta chambre, lorsque j'ai appelé ton hôtel.
Il réagit, cette fois-ci. Sa mâchoire déjà tendue se
contracta.
— C'était donc toi. C'est extraordinaire, je n'ai jamais
songé que cela pouvait l'être.
Lisa le regarda et sentit tout son être trembler.
— Tu ne te préoccupes même pas de le nier.
— Comment le nier? Elle y était.
— Comme convenu !
— Non, rien n'était convenu.
— Menteur! Tu t'attends vraiment à ce que je te croie?
— Je ne le pense pas, finit-il par répondre, les yeux durs.
Et je ne vais pas perdre mon temps à essayer. Tu peux
croire ce que tu as envie de croire. Alors, tu as encouragé
Farron à prendre sa revanche? Quelle devait être ma
réaction?
— Je ne sais pas, et cela m'est égal.
— Nous allons voir.
Il se dirigea vers elle avant qu'elle n'ait pu esquisser un
mouvement et la souleva dans ses bras. Il l'emporta vers
l'escalier. Lisa se débattait en vain. Il entra dans leur
chambre à coucher et la jeta sur un des lits. Elle eut un
petit sanglot, et ses mains s'agrippèrent désespérément
aux siennes, tandis qu'il tentait de dégrafer sa robe.
— Non! Bryn, non!
— Très bien, dit-il. Fais-le toi-même.
Elle le regarda, comme pétrifiée, déboutonner sa
chemise et la laisser choir par terre.
— Tu as deux minutes pour te déshabiller, ou je vais le
faire moi-même. Choisis.
— Tu plaisantes? fit-elle d'une voix basse et tremblante.
Pas de cette façon, Bryn.
— C'est la seule manière qui semble te toucher. Une fois
réglé cet aspect de notre mariage, nous commencerons à
parler raisonnablement de tout le reste.
— Je ne te désire pas. Ne peux-tu le comprendre?
Elle s'était accoudée, la bouche vulnérable.
— Je ne te désire pas, Bryn !
— Cela viendra. Je m'arrangerai pour cela!
— Si tu me forces...
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Tu es si sûr de toi, n'est-ce pas? s'exclama-t-elle avec
amertume. Bryn Venner, l'amant célèbre ! Pourquoi ne
retournes-tu pas à Andréa? Elle doit te manquer!
Il s'approcha du lit sans hâte et la poussa sur les
oreillers. Il la couvrit de son corps, tandis qu'elle se
débattait sauvagement. Il finit par s'emparer de sa bouche,
et elle devint toute molle sous son étreinte. Elle s'efforça de
ne pas répondre à son désir, tout en sachant qu'elle luttait
inutilement.
La lumière du jour la réveilla. Bryn dormait encore, la
main autour de sa taille. Ses cheveux bruns en désordre lui
effleuraient les yeux quand elle tournait la tête vers lui. Sa
bouche, même au repos, ne révélait aucune mollesse; sa
respiration était profonde et régulière. Il avait, à un certain
moment, rejeté ses couvertures pendant la nuit, et Lisa
suivait des yeux la ligne douce de son dos musclé jusqu'à la
lisière blanche qui marquait la limite de son bronzage. Elle
prit conscience de l'émotion qui s'emparait d'elle. Cet
homme était son mari, et elle l avait connu cette nuit. Il
avait tenu sa promesse et il ne l'avait pas forcée. Cela
n'avait pas été nécessaire. Il y avait eu un moment où plus
rien n'avait compté, sinon la caresse de ses mains, le son
de sa voix, le besoin intense, presque douloureux, qu'elle
avait de lui, et qui l'avait fait sombrer dans un doux
anéantissement.
Bryn se réveilla. Sans lever la tête, il fit glisser sa main
de sa taille à sa poitrine, en une caresse familière et
possessive. Lisa sentit la vie refluer en elle et ne fit rien
pour refréner le propre mouvement de son corps.
— Tu me détestes toujours? demanda-t-il doucement.
— Non, mais je ne ressens rien à ton égard.
— Vraiment?
L'inflexion railleuse de sa voix la fit faiblement rougir.
— Je ne veux pas dire physiquement. C'est quelque chose
que je ne puis empêcher. Tu as trop d'expérience en amour.
— Mais ton esprit, c'est autre chose !
— Mes sentiments. Tu es capable de m'émouvoir jusqu'à
un certain point.
Elle s'efforça de soutenir le regard de ses yeux gris et
cyniques.
— Est-ce là le genre de relation que tu souhaites?
— C'est un début. Certains même vont jusqu'à considérer
que le reste n'est pas nécessaire.
— Tu en fais partie?
— Je ne sais pas encore. Nous verrons.
Il baissa la tête et posa ses lèvres chaudes au creux de sa
poitrine.
— En ce moment, cela ne diffère pas beaucoup, de toute
façon.
7.
Mark lui téléphona quelques jours plus tard, la voix
tendue :
— Lisa, j'ai essayé de vous joindre depuis plusieurs jours
sans succès. Mukhtal me répondait que vous n'étiez pas
libre.
— Il a reçu des ordres. Vous avez pu m'avoir en ce
moment parce qu'il fait des courses pour Hawa.
Elle hésita avant de lui poser la question qui lui tenait à
cœur.
— Avez-vous vu Bryn depuis son retour?
— De loin. Pourquoi?
— Quelqu'un l'a mis au courant de notre petite excursion.
Il n'a pas aimé cela.
— Je ne m'attendais pas à ce que cela lui plût. Mais que
s'est-il passé entre vous, Lisa?
— Que vous a raconté Andréa?
— Pas grand-chose. Elle n'est de retour que depuis trois
jours.
— Oh! fit-elle, se sentant soudain la tête vide. Où est-elle
allée, après Tunis?
— Comment le saurais-je? Pourquoi m'en soucierais-je
même? En ce qui me concerne, dit-il, la voix rude, elle
pouvait tout aussi bien ne pas revenir.
— C'est toujours votre femme.
— Je ne le sais que trop !
Il essaya de garder son sang-froid.
— Lisa, il faut que je vous voie.
— Non, Mark. Il ne sert à rien d'insister.
— Vous voulez dire que vous avez décidé de demeurer
avec Bryn, en dépit de tout? Il a dû jurer que rien n'était
vrai.
— Ne ricanez pas, dit-elle d'un ton las. Il n'a rien juré du
tout. Je reste avec lui parce que je n'ai pas d'autre choix.
— Il y a toujours un choix à faire. Comme vous l'avez dit
vous-même, il ne peut vous forcer à rester. Je vous ai
précisé ce que j'étais prêt à faire, si vous décidiez de
retourner en Angleterre.
— Je sais et je vous en suis reconnaissante. Je ne puis
aller nulle part sans passeport et je ne sais pas où se trouve
le mien. '
— Vous voulez dire que Bryn l'a pris?
— Je pense que oui. Personne d'autre n'y aurait touché.
— Il doit donc penser que vous êtes tentée de partir. Lisa,
vous a-t-il blessée de quelque manière?
— Non. Je dois raccrocher, maintenant. Pam va arriver.
Au revoir, Mark.
Elle reposa le récepteur sans qu'il pût émettre la
moindre protestation. Son passeport devait se trouver
quelque part dans la maison. En le cherchant bien, elle le
trouverait probablement. Et ensuite? se demanda-t-elle.
Elle était démunie de ressources. Il n'était pas question
d'accepter la proposition de Mark. En se regardant dans le
miroir, elle se demanda cyniquement si elle ne se cherchait
pas délibérément des excuses. Certains diraient que son
mariage offrait des compensations. Cela ne lui suffisait pas.
Elle désirait un vrai mariage et un homme en qui elle aurait
confiance.
Bryn ne reparla plus de l'accusation qu'elle lui avait
lancée à la figure et seul l'orgueil la retint de lui demander
de s'expliquer. Manifestement, Andréa et lui s'étaient
retrouvés. Aucun doute n'était permis là-dessus.
Mukhtal lui apporta une longue lettre de sa mère. Elle
s'excusait sur deux pages de n'avoir pas répondu plus tôt
au télégramme par lequel Lisa annonçait son mariage et
suggérait qu'elle vînt les voir pour leur présenter son mari.
Lisa avait cessé depuis longtemps d'être affectée par le
caractère superficiel de sa mère. Elle était ainsi, et rien ne
la changerait. Elle avait du moins pris le temps et la peine
d'écrire. Il fallait savoir se montrer reconnaissant des
moindres bienfaits.
Pam l'emmena à Jaddat Istiqual, où se trouvaient les
magasins les plus modernes. En fouillant, Pam découvrit
une djellaba en soie aux lignes gracieuses qu'elle lui
conseilla vivement d'acheter.
— Les couleurs vont merveilleusement bien avec tes
cheveux. Une femme plus forte aurait l'air d'avoir revêtu
une tente. Mais sur toi, c'est parfait.
— Je n'ai pas besoin d'une nouvelle robe. Où et quand la
mettrai-je?
— À la première occasion. Demande à Bryn de t'emmener
au cabaret ou ailleurs. Ce serait dommage de la porter
dans notre cercle.
Lisa paya la robe avec l'argent personnel qui lui restait.
Les dépenses ménagères étaient assumées par la
Compagnie, et Bryn n'avait sans doute pas jugé nécessaire
de lui donner une somme régulière tous les mois. Il devait
être certain qu'elle lui demanderait de l'argent si elle en
avait besoin. Il faudrait vraiment que je sois désespérée, se
dit-elle...
Elles déjeunèrent dans un restaurant grec, près de la
Cathédrale, où on leur servit une copieuse moussaka
arrosée de jus de pamplemousse frais. Sur le chemin du
retour, elles longèrent un café bondé de gens affalés sur
leurs chaises, en pleine sieste.
— Tout le monde arrête le travail jusqu'à quatre heures,
commenta Pam, tandis que Lisa marchait en silence près
d'elle, tout à ses pensées. N'y tenant plus, Pam s'écria :
— Dis-moi de me taire, si tu veux, mais il est clair que les
choses ne se sont pas encore arrangées entre Bryn et toi.
Veux-tu en parler?
— Non, répondit Lisa en lui adressant un sourire. Ne
t'inquiète pas, Pam; tout finira par s'arranger.
— Es-tu terriblement malheureuse?
— Non.
C'était vrai, elle ne l'était pas.
— À demain, Lisa, dit Pam en la déposant devant chez
elle. N'oublie pas que nous faisons une partie de tennis au
Beach Club.
Lisa acquiesça de la tête. Elle aimait le tennis et jouait
assez bien. Un peu d'exercice lui ferait du bien.
Bryn rentra de bonne heure et lui annonça qu'ils iraient
dîner dehors.
— Majid Shalhi nous invite chez lui. Mets une robe
longue qui te couvre suffisamment. Bien qu'il paraisse
occidentalisé, Majid est resté très libyen, en ce qui
concerne la modestie féminine.
— Je viens d'acheter une robe qui justement conviendra.
Elle lui montra la robe lorsqu'ils furent dans leur
chambre à coucher.
— Tu as bien choisi. Combien a-t-elle coûté?
— Je l'ai payée avec mon argent personnel, répondit Lisa
d'un ton sec.
Elle vit son expression se durcir.
— C'est ce que j'ai compris. Je demande le prix pour te
rembourser et non pour te reprocher de trop dépenser. Si
tu m'avais dit que toi et Pam iriez faire des achats, je m'en
serais occupé hier soir.
Il s'arrêta, les yeux songeurs.
— Je suppose que je devrais t'allouer une certaine
somme, reprit-il.
— À moins que je ne m'en serve pour partir d'ici,
s'entendit-elle dire brusquement. C'est pour cette raison
que tu as pris mon passeport?
— Tu ne donnes pas toujours l'impression de vouloir t'en
aller, répondit-il d'un ton sarcastique. Tu m'as supplié, hier
soir, de te garder dans mes bras jusqu'à ce que tu
t'endormes.
Elle devint toute rouge, mais garda son sang-froid.
— Andréa ne doit jamais manifester une telle faiblesse.
J'ai peut-être oublié, pour un moment, la nuit dernière, à
quelle espèce d'homme tu appartiens!
— Tu n'as aucune idée de l'homme que je suis vraiment,
rétorqua-t-il, une lueur dans les yeux. Mais tu prends le bon
chemin pour l'apprendre. Je ne vais pas discuter, Lisa.
Pense ce que tu veux, déclara-t-il avec un geste
d'impatience.
— Tu n'as pas répondu à ma question. As-tu pris mon
passeport?
— Oui. Je le garde en lieu sûr.
— Jusqu'à quand?
— Jusqu'à ce que tu comprennes que le mariage
demande un effort personnel de la part de chaque
partenaire, pour réussir. Nous allons apprendre à vivre
ensemble, toi et moi.
Lisa le regarda, déchirée entre des sentiments contraires
:
— Je croyais que nous vivions ensemble.
— Cela implique bien plus de choses que de partager
quelques moments intimes. C'est une situation tout aussi
neuve pour toi que pour moi.
— Il s'en faut de beaucoup qu'elle soit aussi détestable!
— Ça suffit, dit-il d'un ton fatigué. Tu fais encore l'enfant.
Tu peux t'habiller, pendant que je donne quelques coups de
téléphone.
— Je n'y vais pas.
Bryn se retourna, les sourcils froncés :
— Tu veux parier?
— Tu peux trouver une excuse, dire que j'ai la migraine.
Sa voix tremblait mais elle essayait de se contrôler.
— Je ne vais pas passer toute une soirée à jouer les
femmes soumises pour impressionner ton ami arabe.
— C'est la dernière chose à laquelle s'attend Majid, de la
part d'une femme mariée européenne.
Il fit une pause, une lueur dans les yeux devant son
visage défiant, son corps tendu.
— Ta volonté contre la mienne! Voyons qui est la plus
forte.
Elle recula instinctivement, tandis qu'il s'avançait vers
elle.
— Non, Bryn!
— Tu dis toujours cela...
Les yeux gris se firent moqueurs.
— Avant...
L'appartement de Majid Shalhi était situé dans la partie
moderne de la capitale. Son épouse, Faria, portait une robe
qui ressemblait à celle de Lisa, mais n'arborait pas le voile
noir qui cachait le bas du visage, quand une femme se
trouvait en compagnie d'hommes. Elle était
particulièrement jolie, avec ses yeux sombres et ses longs
cheveux noirs, et devait avoir cinq ou six ans de moins que
son mari.
Majid lui-même débordait de charme, ainsi que Pam
l'avait décrit, mais ne semblait pas en avoir conscience.
Son anglais était excellent Désigné pour prendre en mains
la raffinerie, après le départ des Européens, il jouissait
d'une solide réputation sociale. Ses manières déférentes
envers Bryn étaient une marque de respect, non de
servilité.
Faria leur servit un couscous qu'elle avait cuisiné elle-
même, et que Lisa trouva délicieux. Son hôtesse la
remercia d'un sourire charmant, et la conversation
s'engagea bientôt entre les deux femmes. Lisa apprit que
Faria descendait d'une famille musulmane très orthodoxe
qui continuait à suivre les coutumes traditionnelles du
pays. Faria avait été promise en mariage depuis son
enfance au fils d'une famille amie de la sienne, mais s'était
révoltée contre ce dessein en tombant amoureuse de Majid.
Celui-ci appartenait également à une famille connue des
siens, mais de tendance progressiste, ce qui l'écartait à
priori, comme prétendant. Ils avaient dû s'enfuir ensemble,
et furent naturellement déchus de leurs droits à l'héritage
de leurs parents. Majid avait travaillé seul et ne devait à
l'aide de personne sa situation actuelle. Mais les années
passées avaient été dures. Faria, cependant, ne semblait
pas regretter ce qu'elle avait fait.
— J'ai épousé l'homme que j'aimais. Je n'aurais pas pu
être heureuse autrement. Vous autres, Anglaises, avez de la
chance de pouvoir choisir. Même actuellement, les femmes
ici sont très peu libres. Je suis une des rares à ne pas
porter le voile en public, mais il existe peu d'endroits où je
serais bien accueillie sans être accompagnée de Majid.
— Pas dans le cercle européen, répondit promptement
Lisa. Majid vous autorisera-t-il à nous rendre visite?
— Je ne le crois pas. Vos idées sont un petit peu trop
avancées, pour le goût de Majid. Il craindrait que je ne
devienne insatisfaite de ma situation.
Lisa fut silencieuse pendant le trajet de retour. Il était
quand même assez étrange de connaître aussi intimement
quelqu'un sur le plan physique et d'ignorer cependant ce
qui se passait dans son esprit. Faria ne devait pas connaître
des limites de ce genre. Elle était à envier à bien des
égards.
— Que te racontait Faria, pendant que nous parlions,
Majid et moi? demanda Bryn en interrompant le fil de ses
pensées.
— Elle m'a parlé de son mariage. Elle a dû se montrer
très courageuse pour aller à rencontre de sa famille,
comme elle l'a fait.
— Ils en ont eu tous les deux. Majid a également été
privé de tout soutien familial. En tant que fils aîné, il aurait
succédé à son père et dirigé son affaire. Il serait à l'heure
actuelle l'un des hommes les plus influents de la ville.
— Et il a renoncé à tout ça par amour?
— Pas tout à fait. Il a voulu peut-être se prouver à lui-
même qu'il était capable de réussir sur le terrain qu'il avait
choisi, au lieu de marcher sur les traces de son père. Les
hommes, ici, peuvent être autant victimes des préjugés que
les femmes.
— À peine. Au moins ont-ils la liberté d'aller et de venir
comme il leur plaît. Faria elle-même ne peut sortir que
lorsque son mari est disponible.
— Parce qu'elle le veut. Les femmes libyennes sont
heureuses de sortir avec leur mari et aiment à le montrer.
— T'ai-je laissé tomber, ce soir? demanda-t-elle en
sentant son sourire.
— Quand... ce soir?
— Tu es un sale bâtard !
Elle fut surprise de l'entendre rire.
— Ce n'est pas vrai. J'ai eu une mère. Elle est morte
lorsque j'étais tout jeune.
Lisa se mordit la lèvre. Elle avait voulu le choquer, non le
blesser. Elle essaya de se rattraper :
— Tu sais pratiquement tout ce qui concerne mon passé.
Je ne connais rien du tien.
— Oh ! J'ai eu tous les avantages. Une belle maison, des
parents indulgents, une pension coûteuse.
— Tu m'as dit que tu te souvenais à peine de ta mère.
— Elle est morte lorsque j'avais treize ans. Elle voyageait
beaucoup avec mon père. Elle s'occupait à la maison de
plusieurs organisations. Je la voyais néanmoins tous les
jours, jusqu'au moment où je fus mis en pension. Elle avait
l'habitude de monter à la nursery une demi-heure par jour.
Lisa jeta un regard sur le profil bien découpé qui se
détachait sur les lumières de la ville. Elle ajouta doucement
:
— Tu attendais cette visite?
— Pas particulièrement. Elle aimait que je lui fasse la
lecture. J'étais avancé pour mon âge.
Lisa ne sut que répondre. Même sa propre mère avait été
plus maternelle.
— Ne donne pas trop de sens à tout cela, dit-il
sèchement. Les conséquences n'ont pas été très graves. Je
suis devenu indépendant plus tôt, c'est tout. Cela a même
été en quelque sorte un avantage, car je n'ai pas éprouvé
de scrupules à faire ce que je voulais, une fois le temps
venu.
— Tu as été toute ta vie aussi suffisant, n'est-ce pas? Tu
n'as jamais vraiment eu besoin de personne.
— Les enfants ont du ressort. Ils s'adaptent aux
circonstances.
Ils ne parlèrent plus jusqu'à leur arrivée. Elle monta dans
leur chambre et s'assit à sa coiffeuse. Bryn la rejoignit
après un long moment. Elle le vit, dans le miroir, se
déshabiller.
— Ne me regarde pas ainsi, dit-il durement. Je ne suis
pas un monstre.
— Tu le seras, s'entendit-elle répondre. Si tu
m'approches encore cette nuit !
— Tu penses qu'il n'est pas naturel pour un homme de
désirer une femme plus d'une fois par jour?
— Oui, lui répondit-elle sans se soucier de sa naïveté.
Oui, je le pense.
— Je te ferai remarquer qu'il est minuit passé.
— Si tu as besoin d'une femme, il y en a des tas de
disponibles. Je n'ai pas besoin de te le dire!
— Tu es une petite hypocrite ! Tu ne détestes pas plus
partager mon lit que je ne déteste t'y avoir.
— Avec une seule différence : tu sais que personne n'a
jamais partagé le mien. Je me demande si cela t'aurait plu,
si ça avait été le contraire.
Il soupira profondément :
— Peu importe ce que je dirai, n'est-ce pas? Tu seras
toujours convaincue que je mens.
— Tu as admis qu'Andréa se trouvait dans cette chambre
d'hôtel avec toi, fut tout ce qu'elle trouva à dire. Tu ne vas
pas essayer de m'affirmer que c'était une visite de
politesse.
— Je ne vais plus rien te dire. J'en ai assez de toute cette
histoire!
Il vint vers elle, la mit debout de force et jeta la brosse
sur la table de toilette.
— Allez! Vas-y. Je suis d'humeur à me bagarrer!
— Je ne t'en fournirai pas l'excuse.
Ses mains lui faisaient mal et elle avait envie de pleurer.
Mais elle n'allait pas lui donner cette satisfaction.
— Laisse-moi donc seule !
— D'accord, c'est ce que je vais faire, dit-il soudain
dégoûté. Toute seule.
Il la lâcha brusquement et se détourna.
— Demain, je ferai préparer une autre chambre et je
déménagerai. De cette façon, tu demeureras ici sans être
inquiétée toutes les nuits!
— Bryn, laisse-moi retourner en Angleterre. Ce serait la
meilleure chose à faire... pour nous deux.
— La réponse est non. Nous nous sommes engagés, nous
devons tenir jusqu'au bout.
— Dans des chambres séparées?
— C'est ton choix. Si tu veux que je revienne ici, tu
devras me le demander.
— Jamais! s'écria-t-elle. Tu ne me manqueras pas.
— Le temps le dira! dit-il en haussant les épaules avec
indifférence.
Un barbecue était organisé, ce samedi-là sur la plage.
Dan et quelques autres transportèrent le charbon et les
provisions à la tombée de la nuit. Tous avaient passé leur
maillot de bain sous leurs vêtements. Les enfants faisaient
un tapage qui s'entendait à un mille de là.
L'eau était chaude, malgré la nuit. Seuls, un ou deux
nageurs se risquèrent à dépasser le cercle lumineux près
de la côte. Lisa vit la tête de Bryn disparaître dans
l'obscurité. Soucieuse, elle se mit en devoir de griller les
saucisses. Il était dangereux de s'éloigner ainsi dans la
nuit, malgré la proximité d'autres personnes. Mais Bryn ne
l'aurait pas écoutée, de toute façon.
Ces derniers jours n'avaient pas été faciles. Ses bras
autour de sa taille lui avaient manqué. Ses nuits étaient
maintenant longues et solitaires. Elle avait eu parfois envie
d'aller vers lui et d'accepter ce qu'il avait à lui offrir. Elle
avait repoussé cette tentation. Il n'y avait pas de bonheur
possible sans confiance. Pourquoi essayer à nouveau?
— Salut! fit doucement Mark à ses côtés. Donnez-moi
une fourchette pour que je vous aide à tourner les
saucisses.
Elle la lui tendit en silence, consciente du regard de Pam
à quelques mètres de là.
— Je ne m'attendais pas à vous voir ce soir, dit-elle après
un moment.
— Je suis venu parce que je désirais vous voir. Où est
Bryn?
— Dans l'eau. Andréa est-elle là?
— Vous plaisantez !
— Mais elle se trouve toujours à Tripoli?
— Pour le moment. Mais pour combien de temps, c'est ce
que tout le monde se demande. Elle parle de divorce,
ajouta-t-il d'un ton bizarre.
Lisa ne savait que répondre.
— Cela affectera-t-il votre travail?
— À peine. La Compagnie n'aimera pas beaucoup cela
car cela peut troubler les autres, mais ils peuvent
difficilement me mettre à la porte parce que ma femme ne
désire plus vivre avec moi.
— Vous n'êtes pas aussi indifférent que vous aimez à le
croire, n'est-ce pas? demanda-t-elle doucement en le
regardant. Vous éprouvez toujours des sentiments à son
égard.
— Vous vous imaginez des choses. Si elle veut s'en aller,
elle est libre de le faire.
Un petit espoir fit bondir le cœur de Lisa. Si Andréa
quittait le pays, elle se sentait capable d'oublier la part
qu'elle avait jouée dans la vie de Bryn. Leur mariage ne
serait pas parfait, mais, au moins, cela diminuerait les
obstacles.
— Je dois vous parler, dit Mark en interrompant le fil de
ses pensées. Pas ici, il y a trop de monde. Vous est-il
possible de vous échapper un moment, cette semaine?
— Je vous ai déjà dit que c'était impossible.
Lisa baissa la voix, devinant que les autres
commençaient à prêter attention à leur conversation.
— À quoi cela sert-il, de toute façon?
— Nous avons besoin l'un de l'autre, insista-t-il.
— Êtes-vous en train de cuire ces saucisses ou de les
brûler?
Pam fit irruption entre eux, sans même se soucier de
trouver une excuse.
— Tourne-les vite, avant qu'elles ne deviennent
complètement noires !
Lisa s'exécuta maladroitement. Elle leva les yeux et
aperçut Bryn à quelques mètres de là; il se séchait avec
une serviette. Il ne regardait pas dans sa direction, mais sa
bouche contractée en disait long. Mark avait disparu.
Bryn ne la rejoignit pas pendant qu'on servait. Pam prit
deux portions et alla s'asseoir sur le sable près de lui. Lisa
offrit sa part à Dan qui était affamé, et il s'en empara sans
hésiter.
Pam fit signe à Lisa de venir s'asseoir près d'elle et de
Bryn. . .
— Règle numéro un : ne vous occupez jamais des autres
à vos dépens. Tu n'as rien eu?
— J'ai donné ma côte de mouton à Dan. Je n'avais pas
faim.
— Et, bien sûr, il n'a pas refusé.
Elle jeta un regard désobligeant à son mari en train
de piquer sa fourchette dans sa saucisse.
— Pourquoi ton assiette est-elle deux fois plus remplie
que celle des autres?
— Parce que j'ai travaillé double. Qui a fait marcher les
feux? Qui a apporté les provisions? De toute façon, :
quelqu'un d'autre a dû prendre ma côte.
— Nous devrions faire l'excursion que tu as suggérée
dans les montagnes de l'Ouest, Dan. Il fera bientôt trop
chaud.
— Tu as raison. Organise cela pour le week-end prochain,
si tu veux.
Puis, comme s'il venait d'y penser :
— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, vous deux?
En partant vendredi après-midi, nous pourrions passer la
nuit à Garian et visiter les habitations troglodytes. Nous
pousserions ensuite jusqu'à Jadu. Il vaut mieux être à
quatre pour une excursion comme celle-là.
— Tu aimerais venir, Lisa? Tu verras, cela te changera.
— Nous viendrons, répondit Bryn, sans laisser à Lisa le
temps de répondre.
— Cela sera passionnant, dit celle-ci en souriant à son
amie. À quoi ressemblent les habitations troglodytes?
— Elles sont construites sous terre... ou dans des
carrières.
— Elles sont encore habitées, dit Dan. La moitié de la
population vit sous terre.
Lisa fut intéressée malgré elle.
— Mais pourquoi ne pas construire des maisons sur le
sol, plutôt que dessous?
— Parce que cela revient moins cher, et qu'il est plus
facile de creuser autant de chambres qu'on en veut,
expliqua Bryn. De plus, ces habitations protègent mieux
contre la chaleur. Le village est haut perché. Il gèle en
hiver et il neige parfois. C'est moins primitif que ça en a
l'air. Ils ont même l'électricité.
Ils se séparèrent aux environs de minuit. Lisa proposa
aux Anders de venir boire un grog chez eux. Dan s'excusa :
— J'ai du sommeil à rattraper, dit-il en étouffant un
bâillement. Je dois jouer au golf, tôt demain matin. Veux-tu
venir, Bryn?
— Je ne suis pas très en forme. Je te verrai peut-être à l'
« Explorer ».
— Et n'oubliez pas le prochain week-end, dit Pam en se
dirigeant vers sa voiture.
Lisa s'assit sur le siège à côté de Bryn. Elle n'avait pas
revu Mark. Elle espéra qu'il ne tenterait plus de la
rencontrer. Elle avait assez d'ennuis pour ne pas en
provoquer d'autres à cause d'un autre homme.
— Quand as-tu convenu de voir Farron, ce soir?
— Je n'ai rien convenu. Je ne savais pas qu'il venait.
— Il a attendu que je m'éloigne pour s'approcher de toi,
dit-il d'un ton sarcastique. Je vais un de ces jours lui dire
deux mots s'il ne te laisse pas tranquille!
— Et à moi également, répondit-elle en imitant sa voix.
Nous nous sommes au moins rencontrés devant tout le
monde, et pas dans une chambre d'hôtel.
— C'était donc convenu.
Il ignora le reste de sa phrase, comme si elle n’avait
aucune importance.
— Pourquoi Lisa? Qu'espères-tu prouver?
— Je n'en sais rien.
Elle se sentait trop fatiguée pour le contredire. S'il lui
plaisait d'y croire, après tout. Cela soulageait peut-être sa
conscience.
— Qu'est-ce que cela peut te faire, de toute façon?
— Tu es ma femme.
— Parce que tu as commis l'erreur de m'épouser. Tu
aurais dû faire ce que la plupart des hommes auraient fait
dans ton cas et me laisser regretter ma propre folie.
Personne ne t'aurait rien reproché. Moi encore moins.
Après tout, je....
— Pas de ça! s'écria-t-il furieux. J'en ai eu assez!
Il respira bruyamment.
— Très bien, j'ai commis une erreur. J'aurais dû trouver
un autre moyen de régler toute cette sordide affaire
— C'est ainsi que tu vois les choses? dit-elle, la voix
tremblante.
— Non. C'est toi qui les vois ainsi. Tu as partage le lit
d'un homme que tu venais de rencontrer quelques heures
plus tôt et tu en éprouves de la honte. Mais tu ne
changeras rien au fait que tu désirais cela autant que moi-
même.
Lisa se boucha les oreilles :
— Je ne veux pas t'entendre!
Bryn arrêta soudain la voiture et prit les deux mains de
sa femme.
— Tu vas m'écouter!
Il lui secoua les poignets et lui fit lever la tête vers lui.
— Cette nuit-là, je n'avais pas une adolescente dans mon
lit. J'étais avec une vraie femme qui avait besoin d'un
homme.
— J'avais trop bu, se défendit-elle.
— Assez pour être détendue, c'est tout. L'alcool ne
change pas la véritable nature. J'ai suscité ton désir, cette
nuit-là, et je l'ai fait depuis un assez grand nombre de fois
pour être passablement certain de recommencer chaque
fois que je le voudrai. Tu n'as pas confiance en moi, Lisa,
mais cela ne t'empêche pas d'être sexuellement attirée,
n'est-ce pas? Je t'ai manqué, ces dernières nuits, tu ne peux
le nier..
— Si c'était vrai, il serait préférable que je le fasse !
— Tu en auras l'occasion. Je dois être de nouveau à
Serdeles lundi, pour d'autres entretiens.
Elle sentit un froid mortel l'envahir.
— Tu aurais pu m'en avertir.
— Je ne l'ai appris qu'hier.
— Combien de temps seras-tu absent?
— Probablement une nuit, c'est tout.
Il lui avait lâché les poignets. Il ajouta d'une voix dure, à
demi tourné vers elle :
— Si tu as l'intention de contacter Farron, je t'avertis : ne
le fais pas.
Lisa ne répondit pas. Cela ne valait pas la peine. Tout ce
qu'elle lui dirait ne l'atteindrait pas.
8.
Une longue semaine s'écoula. Bryn fut absent deux jours,
comme il l'avait annoncé, mais ne fit aucune tentative pour
modifier la situation à son retour. Elle le désirait, c'était
certain. Il lui manquait terriblement, et elle rêvait de sentir
à nouveau ses bras autour de sa taille; mais son orgueil lui
interdisait de lui demander de revenir dans leur chambre à
coucher.
Mark n'essaya pas de la revoir, à son grand soulagement.
Elle savait qu'elle avait commis une erreur de l'encourager
de quelque manière. Andréa devait se trouver encore avec
lui. Personne ne l'avait beaucoup vue, ces derniers temps.
Si elle décidait de partir, ce serait sans doute également
mieux pour Mark.
Pam parlait du prochain week-end avec un enthousiasme
débordant. Ils avaient décidé de partir avec la voiture de
Bryn, qui était plus grande et munie d'air conditionné.
Vendredi arriva enfin. Lisa attendait avec impatience un
changement quelconque. Ce week-end devait résoudre les
choses d'une manière ou d'une autre. L'indifférence dans
laquelle elle vivait était insupportable.
Ils quittèrent Tripoli au début de l'après-midi, par une
chaleur torride, et se dirigèrent vers Azizia à travers une
plaine fertile. La route se déroula ensuite, monotone, à
travers le désert.
Il faisait trop chaud à Azizia pour essayer de sortir de
voiture. Les rares résidents, assis à l'ombre, sirotaient du
thé en attendant que la température se rafraîchît.
— C'est l'un des endroits les plus chauds de la planète,
dit Bryn. Ils ont enregistré une température de 56 °C au
début des années 20.
— Je croyais que nous la subissions à présent, dit Pam.
Que Dieu vienne en aide à ceux qui sont obligés de
travailler par une température pareille. J'espère qu'il fera
plus frais, là où nous allons.
— Oui, à Garian. Plusieurs familles riches de Tripoli
passent l'été dans les montagnes.
— Les montagnes?
Lisa se pencha pour regarder le paysage, entre les deux
hommes assis sur les sièges avant.
— Mais c'est aussi plat qu'une crêpe, dehors.
— Tu ne peux les apercevoir à cause du nuage de
chaleur. Nous devrions arriver à Garian avant la nuit,
précisa Pam.
— Assieds-toi et cesse de t'agiter comme un gosse de
deux ans, lui dit son mari avec familiarité. Tu déranges tout
le monde avant même de commencer la route.
Lisa jeta un coup d'oeil sur le rétroviseur et aperçut le
regard sardonique de Bryn. Elle se demanda si un jour
viendrait où leurs rapports seraient assez détendus pour
permettre de semblables taquineries. Allaient-ils passer
leur temps à se faire la guerre? Une solution devait être
trouvée, même si Lisa devait sacrifier quelques-uns de ses
principes pour la trouver. Jusqu'à présent, elle n'avait pas
donné à Bryn l'occasion de se féliciter de l'avoir épousée. À
bien des égards, elle l'avait même encouragé à revenir vers
Andréa. Peut-être qu'en faisant machine arrière,
maintenant, et en admettant qu'elle avait besoin de lui, ils
auraient quelque chance de sauver quelque chose du
naufrage.
Ils virent bientôt se profiler la ligne des montagnes dont
la hauteur dépassait sept cents mètres. La température
était aussi élevée.
— L'humidité est en train de tomber, remarqua Bryn. J'ai
bien peur que nous n'ayons un ghibli.
Lisa avait déjà entendu parler de ce vent brûlant, qui
soufflait périodiquement du sud et qui rendait la vie
extrêmement dure dans ces régions. Elle espéra que la
tornade ne commencerait pas avant leur retour à Tripoli.
Garian était un petit village bien propre, avec ses
magasins, son square où se dressait la mosquée, son poste
de police et un hôtel. Il faisait délicieusement frais, à
l'intérieur de celui-ci. Les chambres étaient agréables et
dotées d'eau courante. Ils déposèrent leurs effets et se
remirent en route à la recherche des habitations
troglodytes, avant la tombée de la nuit.
Il fallait se faire à l'idée d'habiter dans un trou. Chaque «
maison » avait pour centre une sorte de cheminée, les
chambres disposées tout autour, creusées dans la terre et
la roche. La plupart des demeures étaient dotées
d'électricité et de conduites d'eau. La lumière naturelle
pénétrait par le trou central.
Les deux hommes furent tentés de visiter une habitation
qui semblait abandonnée. Les deux femmes déclinèrent
l'invitation.
— Je préfère avoir ma tête au-dessus du sol et mes pieds
dessus, déclara Pam, lorsque Dan tenta de la persuader. Tu
ne réussiras à me mettre dans un trou que lorsque je serai
dans mon cercueil!
— Je croyais que tu laissais ton corps à la science, lui dit-
il d'un ton narquois.
— Il va faire trop sombre, de toute façon maintenant, dit
Bryn. Nous ne verrons rien et, à part cela, nous allons être
envahis de puces. Il vaut mieux que nous retournions à la
voiture pendant que nous sommes encore capables de
retrouver notre chemin dans ce labyrinthe.
Lisa trébucha sur une pierre au moment où elle
s'apprêtait à repartir. Bryn la rattrapa au vol. Malgré sa
résolution toute récente, elle se sentit se raidir à son
contact. Il s'en aperçut et la lâcha brusquement.
— Ces sandales vont finir par te briser une cheville. Tu
n'as pas apporté d'autres chaussures?
— Non. Je n'ai pas pensé que nous allions beaucoup
marcher.
— Les voitures ne vont pas partout.
— On trouvera peut-être quelque chose à Garian, dit Pam
en s'interposant. Il y a sûrement des magasins ouverts,
même le vendredi.
Faire les magasins à neuf heures trente du soir était une
expérience nouvelle pour des gens habitués à des heures
fixes de fermeture. Les souliers de cuir que Bryn fit acheter
à Lisa étaient élégants et souples comme des gants. Elle
était froissée de l'attitude dédaigneuse qu'il avait adoptée.
Mais comment aurait-elle deviné quel genre de chaussures
lui seraient nécessaires?
Pam fut tentée, dans un autre magasin, par des écharpes
du Fezzan aux couleurs douces et transparentes ainsi que
par une paire de mules sorties tout droit d'un conte des
Mille et Une Nuits.
— Elles viennent de Ghadames, dit Dan lorsqu'elle finit
de les marchander. Elles sont vendues là-bas la moitié du
prix que tu viens de les payer.
— Mais nous n'allons pas à Ghadames, répondit-elle avec
douceur. Je les ai donc eues à un bon prix.
Dan fit un geste expressif en direction de Bryn.
— Logique féminine! Comprends-tu cela?
— Je n'essaye même pas, fit-il sèchement.
Le muezzin commençait à peine à lancer son dernier
appel à la prière lorsqu'ils revinrent à l'hôtel. Sa silhouette
se découpait sur la faible lumière qui émanait de l'intérieur
du minaret, ses bras étaient levés vers l'est tandis qu'il
lançait son chant nasillard.
— Cela promet d'être grandiose, à quatre heures du
matin, observa Pam. Pourquoi n'irions-nous pas dormir
dans la mosquée?
Lisa souhaita pouvoir le faire. N'importe où, mais pas
avec Bryn et sa mauvaise humeur.
La chambre lui parut plus petite que durant le jour. Les
deux lits étaient rapprochés au point de n'en former qu'un.
Bryn se mit en devoir de se déshabiller.
— On comprend, par un temps pareil, pourquoi les
Arabes ont des vêtements très amples, dit-il.
Comme elle ne répondait pas et qu'elle s'affairait autour
des quelques effets qu'elle avait apportés, il finit par
l'agripper et la faire asseoir près de lui.
— Cette histoire a duré trop longtemps, dit-il d'un ton
dur. Ou bien nous en discutons maintenant, ou je finirai par
te donner une raclée dont tu te souviendras.
Il regarda ses yeux verts qui s'étaient assombris et
soudain soupira :
— Très bien. Je l'ai voulu en partie. J'aurais dû te forcer à
m'écouter, l'autre soir, lorsque tu m'as lancé la chose à la
figure.
— Pour écouter une confession complète?
— Une explication. Il y en a une.
— Tu veux dire que tu as eu le temps d'en préparer une.
Son étreinte se resserra sur son bras :
— Ne me provoque pas. J'essaye d'expliquer les choses.
Veux-tu écouter ou non?
— Je veux bien, dit-elle, soudain radoucie.
— Oui, Andréa était bien dans ma chambre lorsque tu as
téléphoné, mais je ne lui avais pas demandé. Elle est
arrivée pendant que je me changeais, avant dîner. Il était
difficile de la laisser dans le corridor; aussi l'ai-je laissée
rentrer, pendant que je finissais de me préparer.
Ses yeux soutinrent le regard de Lisa.
— J'étais dans la salle de bains lorsque le téléphone a
sonné, et elle a répondu. Naturellement, elle ne savait pas
qu'il s'agissait de toi.
— Pourquoi est-elle allée à Tunis? demanda Lisa d'une
voix calme. Elle a dû croire que tu désirais sa présence.
— Elle espérait que je changerais d'idée en la voyant. Je
ne tâche pas de m'excuser pour ce qui s'est passé, avant
que je vienne en Angleterre, avant que je te rencontre. Ce
que je dis, c'est qu'il n'y a rien eu entre nous depuis que je
t'ai amenée ici avec moi. Malheureusement, Andréa n'est
pas le type à se laisser écarter facilement. C'est elle qui
quitte, et non l'inverse. Elle ne voulait pas me croire
lorsque je lui ai dit que c'était fini entre nous. Elle croyait
que je jouais la froideur parce que je ne voulais pas que
quelqu'un t'avertisse de ce qui se passait. Il m'a fallu
beaucoup de temps pour la convaincre que je ne désirais
plus la voir, ni dans cette chambre d'hôtel, ni dans ma vie.
Où s'est-t-elle rendue ensuite, je n'en sais rien. Je ne l'ai
pas revue à Tunis, ni depuis que je suis de retour.
— Elle est revenue trois jours après toi.
Lisa, l'esprit de plus en plus agité, essayait de récapituler
tout ce qu'il lui avait dit.
Elle avait envie de le croire mais un doute subsistait.
— Bryn, je...
— Comment sais-tu quand elle est rentrée?
— Mark me l'a dit, répondit-elle en rougissant
légèrement.
— Ah oui, Mark.
Il l'étudia un moment, les yeux durs.
— Je maintiens ce que j'ai déjà dit. Gare à lui, s'il tente à
nouveau de s'approcher de toi! je lui aurais déjà réglé son
compte si je ne me sentais pas un peu coupable.
— Parce que tu lui as volé sa femme?
— Je ne l'ai pas volée. Elle était à tout le monde.
Il secoua la tête et passa sa main dans ses cheveux.
— Non, ce n'est pas tout à fait vrai. Elle... Ah! diable...
c'est arrivé, c'est tout.
— Mais pas à Tunis.
Les doigts de Lisa s'étreignaient convulsivement.
— Non, pas à Tunis.
C'était à elle de décider maintenant. Elle lui ferait
confiance ou pas. De toute façon, il en avait fini d'essayer
de la persuader : cela se voyait à son expression. Quelque
chose céda en elle, libérant l'intense émotion contenue
jusqu'ici. Elle posa sur lui une main tremblante.
— Bryn...
Il ne la laissa pas achever, l'attira vers lui en étouffant sa
voix d'un baiser. Il la serra contre lui avec une force qu'elle
ne pouvait ni ne voulait combattre. Ses doutes
demeuraient, elle le savait, mais peu lui importait pour le
moment. Elle n'avait qu'un désir, celui d'être ainsi avec lui,
de sentir ses bras autour d'elle, de tout oublier, hormis cet
instant.
Le ghibli soufflait dehors avec violence, à l'heure du
petit déjeuner, le lendemain. L'humidité était tombée de dix
pour cent, et l'on suffoquait sous l'air sec et brûlant. Les
magasins n'étaient pas ouverts, et les fenêtres étaient
jcloses dans la rue principale.
— Vive le luxe moderne ! s'écria Pam lorsqu'ils furent
tous dans la voiture, protégés de la fournaise et respirant
avec délices l'air conditionné répandu par le toit. Imaginez-
vous si l'on devait voyager sans cela dans cet enfer!
— Préférez-vous que nous retournions chez nous?
demanda Bryn, en mettant la voiture en marche. Cela peut
durer des heures ou des jours. Personne ne le sait.
Ses yeux sourirent à Lisa dans le réflecteur.
— Cela m'est égal, quant à moi.
— Allons au moins jusqu'à Jadu, dit Dan. Ou même
Yafran, si tu veux absolument revenir aujourd'hui. Nous
aurons fait le voyage pour rien, autrement.
— Pas tout à fait.
Le sourire de Bryn s'accentua, et Lisa sentit ses joues
s'empourprer.
— C'est d'un changement que nous avions besoin, n'est-
ce pas?
— Votons, dit Pam, un sourire particulier aux lèvres, en
regardant sa compagne.
— Nous allons continuer, dit Bryn sèchement.
Lisa se déplaça un peu pour ne plus se trouver sous son
regard direct. Elle ne regrettait pas la nuit qu'ils venaient
de passer ensemble, mais éprouvait une espèce de remords
à n'avoir pas élucidé les doutes qui subsistaient encore
dans son esprit. Elle l'aimait, mais ne parvenait pas à lui
faire confiance. Un mariage pouvait-il réussir sur de telles
bases?
La région entre Garian et Yafran était essentiellement
agricole; mais, à chaque tournant, le paysage se modifiait.
La végétation devenait de plus en plus dense, à mesure que
l'on approchait du Wadi Rumia. Des troupeaux de
chameaux et de chèvres se désaltéraient dans des canaux
drainant l'eau des montagnes avoisinantes, gardés par des
pasteurs habillés de leurs barakans qui flottaient dans l'air
chargé de sable. Ils contournèrent une vallée profonde, où
quelques maisons étaient disséminées parmi les bouquets
de palmiers, et atteignirent Yafran, véritable nid d'aigle
perché sur son piton rocheux, d'où l'on découvrait une vue
magnifique sur le plateau. Des ânes lourdement chargés de
paniers marchaient d'un pas pesant le long des rues.
Ils déjeunèrent dans un hôtel situé sur le site d'un vieux
château turc et firent ensuite un rapide tour au marché
pour voir les barakans et les burnous tissés par des
artisans d'autrefois. Le sable pénétrait partout, remplissant
leurs chaussures et leurs poches, et ils durent les vider
avant de remonter en voiture.
Jadu leur apparut de prime abord comme une ville
hérissée de mosquées, avec un château occupant la place
centrale. Construite sur trois montagnes, la cité dominait la
vallée. On atteignait celle-ci par une route en lacets qui
traversait dans toute leur largeur les montagnes de l'ouest.
— Il n'est pas possible de regagner Tripoli, cette nuit, par
le temps qu'il fait, dit Bryn. Il existe une oasis, non loin
d'ici, où nous pourrons passer la nuit. Demain, nous
partirons en droite ligne pour la côte.
Le vent cessa à la tombée de la nuit. L'espoir de voir
tomber le ghibli grandit, bien qu'une accalmie de ce genre
fût inhabituelle. L'hôtel, enfoui sous les palmiers, offrait
une fraîcheur délicieuse. Il leur fut agréable de s'asseoir,
après avoir dîné, dans le patio. La chaleur était un peu
apaisée, et les citronniers embaumaient l’air. Un petit
groupe d'Européens venant de Tripoli se trouvaient là.
Parmi eux, un couple d'Anglais à l'âge de la retraite fut
invité par Bryn à boire un verre en leur compagnie. Il
s'excusa de ne leur offrir qu'un jus de fruit.
— Ne vous en faites pas, dit en clignant de l'œil l'alerte
petit homme chauve qui venait du nord. Nous avons
apporté notre « grog » avec nous. Nous ne nous couchons
pas sans l'avoir bu, n'est-ce pas, Mabel?
Son épouse lui adressa un regard affectueux à travers
ses lunettes, tout en continuant son tricot à vive allure. Ses
aiguilles crépitaient comme une paire de castagnettes.
— Nous sommes allés voir les danseuses du ventre, hier
soir, reprit-il avec une admiration qui n'était pas feinte.
Comment font-elles? Cela me dépasse.
— Voyagez-vous beaucoup? demanda Lisa.
— Autant que que nous le pouvons. Nous en avons le
temps, maintenant que Fred a vendu son affaire.
— Nous allons descendre le Nil lorsque nous aurons fait
la Libye. Autant visiter tout ce qui est possible puisque
nous sommes à côté.
— À côté! s'exclama Pam en riant lorsqu'ils se
retrouvèrent entre eux. Le Caire se trouve à quelle distance
d'ici?
— Environ mille six cents kilomètres, répondit Dan. La
porte à côté pour un couple de cette espèce. J'espère que
nous aurons la moitié de leur esprit d'aventure, lorsque
nous atteindrons leur âge. Je me demande où nous serons
tous, à ce moment-là.
— En train de jouir d'une bonne retraite, fit Bryn en
repoussant sa chaise. Tu viens, Lisa?
— Bonsoir vous deux, dit Lisa en suivant son mari.
Leur chambre n'était pas éclairée, et elle demanda à
Bryn de ne pas faire de la lumière, de façon à pouvoir
ouvrir les persiennes et laisser passer l'air.
— Dieu, que je suis fatigué, dit Bryn en réprimant un
bâillement. C'est sans doute toute cette conversation sur la
vieillesse qui m'a impressionné.
— Je suis fatiguée, moi aussi. C'est sans doute
le ghibli. Il sape toute l'énergie.
Il demeura un moment à la regarder, en suivant des yeux
la ligne ondoyante de son corps à travers la simple robe de
coton...
Ils atteignirent la côte, à Zawia, juste avant midi. Le vent
soufflait à nouveau avec force. Les plages étaient désertes.
Ils n'étaient pas attendus avant le soir, mais Hawa leur
prépara un déjeuner froid.
— Cela va être l'enfer de devoir travailler demain, si le
vent ne tombe pas, dit Dan.
— Prends exemple sur les indigènes et ne travaille pas,
conseilla Pam.
— Mon congé est prévu pour le mois prochain, lui
rappela-t-il. Je dois avoir achevé tout mon travail avant de
partir
Le cœur de Lisa se serra. Elle serait seule, une fois Pam
partie. Les autres étaient assez amicales, mais ce n'était
pas la même chose.
— Combien de temps resterez-vous absents?
— Quatre semaines. Nous demeurerons avec mes parents
dans les Midlands durant deux semaines et irons voir
ensuite quelques amis.
Bryn les raccompagna chez eux, après le dîner. Malgré
l'air conditionné, Lisa mourait de chaleur. La sécheresse de
l'air était ce qu'il y avait de pire à supporter.
L'eau de la piscine était trop chaude et trop remplie de
sable pour procurer un soulagement réel. Bryn offrait
certainement une meilleure résistance aux températures
extrêmes. La chaleur ne semblait pas l'incommoder outre
mesure.
Elle se trouvait encore dans la piscine lorsque Mukhtal
vint dire qu'on demandait Bryn au téléphone. Il revint au
bout d'un instant, le visage tendu.
— Il est arrivé un accident. Certains de nos gens ont été
conduits à l'hôpital. Je vais aller aux nouvelles.
— Qui? demanda Lisa en sortant de l'eau.
— Je ne sais pas encore. La voiture a quitté la route et
s'est écrasée contre la vitrine d'un supermarché à
Giorgimpopoli. Les occupants n'ont pas été encore
identifiés.
— Oh! C'est terrible! Bryn, laisse-moi t'accompagner.
— Je n'y tiens pas. Ça ne va pas être beau à voir. Je
reviendrai le plus vite possible, mais ne m'attends pas.
— Je serai incapable de dormir. Téléphone-moi dès que tu
sauras comment ils vont, je t'en prie.
— Si je peux.
Elle appela les Anders dès que Bryn fut parti. Dan décida
de le suivre à l'hôpital.
L'attente s'éternisait. Lisa était sur le point de téléphoner
elle-même à l'hôpital lorsqu'elle entendit finalement la
voiture. Dès qu'elle aperçut le visage de Bryn, elle comprit
que les nouvelles étaient mauvaises. Il avait l'air hagard.
— J'ai besoin d'un verre, dit-il.
Il avala d'un trait l'alcool, et, quand il parla, ce fut avec
sang-froid.
— Tu vas avoir un choc. Mieux vaut t'asseoir.
— Qui? murmura-t-elle, très pâle.
— Les Farron.
Sa pause fut brève mais significative.
— Mark a été tué sur-le-champ. Il a été projeté sur le
pare-brise. Il a fallu les identifier.
Lisa demeurait immobile. Mark. Elle le vit sur la plage,
mince et élancé, l'air si désinvolte et tellement séduisant,
avec ses cheveux bruns lui balayant le front... Elle se
souvint de la soirée qu'il avait passée avec elle dans cette
même chambre, en essayant de la réconforter. Mark qu'elle
avait si peu connu, auquel elle avait eu parfois recours, qui
lui plaisait tant... il était mort à présent. Pas plus âgé que
Bryn, et sa vie avait pris fin.
Elle sentait le regard de Bryn, mais ne parvenait pas à
dire quelque chose. Elle put enfin articuler une question :
— Et Andréa? demanda-t-elle sans trembler.
— Des contusions. Deux côtes fêlées. Elle s'en tirera.
Son ton était aussi calme que le sien.
— C'est elle qui conduisait.
— Comment est-ce arrivé?
— Un pneu a éclaté. La faute à personne.
— Elle se reproche l'accident?
— Oui.
Il regarda son verre vide, sa mâchoire se contracta.
— Il semble que cela soit arrivé au milieu d'une scène
terrible, et, à son avis c'est pour cette raison que sa
réaction n'a pas été assez rapide. Elle s'imagine même
qu'elle a voulu inconsciemment lui faire du mal pour ce
qu'il venait de lui dire.
Un pressentiment glacial envahit Lisa.
— De toute évidence, elle t'a fait part de ce qu'il lui ait
dit.
— C'est vrai.
Le visage qu'il tourna vers elle semblait dénué de toute
expression.
— Il a dit que vous projetiez de retourner en Angleterre
ensemble, dès qu'il aurait réussi à prendre les dispositions
nécessaires.
9.
Lisa ne retrouva sa voix qu'au bout d'un long moment.
Elle se sentait impuissante.
— Ce n'est pas vrai, dit-elle enfin.
Bryn ne changea pas d'expression.
— Alors, Mark mentait. Tu n'as jamais discuté d'une
chose pareille avec lui? Jamais?
Il s'aperçut de la légère hésitation de Lisa, et son visage
se durcit.
— Il est mort, Lisa. Laisse son âme en paix.
— Ce n'était pas ainsi, plaida-t-elle d'une voix hachée par
l'émotion. Bryn, je t'en prie...
— Comment était-ce alors? Aucun homme n'offre de
quitter une belle situation pour un caprice. Il doit avoir eu
de bonnes raisons de croire que cela en valait la peine... et
je sais quelles bonnes raisons tu es capable de suggérer.
Rappelle-toi.
Son visage devint tout pâle à nouveau. Une peine
différente l'envahissait.
— Crois-tu vraiment que j'aurais pu être à toi de cette
manière, si je projetais de partir avec un autre homme?
— Pourquoi pas? Je sais qu'il m'est facile de t'émouvoir.
C'est élémentaire. Tu n'as pas cru un mot de ce que je
t'avais dit, l'autre soir, mais cela ne t'a pas empêchée de
répondre à mon désir
Il secoua la tête.
— J'ai vu combien tu étais attirée vers lui, la première
fois que tu l'as rencontré. Tout le monde s'en est aperçu.
Vous ne vous êtes pas quittés. Je me suis dit que cela te
passerait si tu ne le voyais pas trop souvent. Mais, c'est
clair, tu avais fait tes propres plans.
— Comme tu les avais faits avec Andréa? riposta-t-elle en
voulant le blesser à son tour. Elle est au moins vivante,
elle.
Sa voix se brisa et les larmes se mirent à couler sur ses
joues.
— Cela t'est égal que Mark soit mort? Tout ce qui
t'importe, c'est de savoir si oui ou non je lui ai cédé,
pendant qu'il était en vie !
— Je n'ai pas dit cela.
— Non? Tu as dit « de bonnes raisons ». Je dois lui avoir
donné de bonnes raisons! Eh bien, je lui en ai peut-être
donné. Tout au moins, lui n'a pas agi avec le sentiment
d'accomplir un devoir!
Bryn n'avait pas bougé, mais la peau, autour de sa
bouche, était blême.
— Je regrette seulement de m'être trouvé sur ton chemin.
Tu as besoin d'un sédatif. Cela te calmera.
Lisa avait cessé de pleurer lorsqu'il revint avec les
comprimés et de l'eau. Elle sut, en le regardant qu'aucune
explication n'était susceptible de le convaincre. Il croyait
que ses larmes étaient pour Mark.
— Va au lit. Nous parlerons de tout cela plus tard.
— Bryn, ce n'est pas comme tu... commença-t-elle, mais il
l'arrêta.
— J'ai dit, une autre fois. Tu en as eu assez pour cette
nuit, et moi de même. Ça va aller?
« Non », avait-elle envie de dire. Mais le mot ne parvint
pas à sortir de sa bouche. Elle hocha la tête en silence. Il
devait y avoir un moyen de le convaincre qu'elle n'avait pas
réellement voulu dire ce qu'elle semblait avoir laissé
supposer. Il lui était impossible de trouver cela ce soir.
Elle trébucha en montant l'escalier. Sans un mot, Bryn la
souleva et la porta dans leur chambre à coucher. Il la
déposa au bord du lit.
— Essaye de dormir, dit-il.
— Bryn, murmura-t-elle. Ne me quitte pas.
— Sais-tu ce que tu me demandes? lui répondit-il, la
mâchoire violemment contractée.
— Seulement de me prendre dans tes bras. Elle leva ses
yeux vers lui en l'implorant. S'il te plaît !
Il mit du temps avant de répondre.
— Je regrette, mais c'est au-dessus de mes forces, pour le
moment, dit-il d'une voix étonnamment douce. Nous devons
conclure un compromis à l'amiable. Le sédatif va bientôt
faire son effet. Sinon, tu peux en avoir un autre. D'accord?
Elle acquiesça. Mark était mort, ainsi que leur mariage...
s'il avait jamais existé. Les conversations n'y feraient rien.
Ils avaient été trop loin.
Lorsqu'elle se leva, à huit heures et demie, Bryn était
parti. Elle ne prit qu'un jus d'orange et eût souhaité ne pas
être là lorsque Pam arriva.
— C'est terrible, dit celle-ci en buvant un café. Difficile
de s'imaginer que l'on ne reverra plus quelqu'un. Je me
sens coupable d'avoir dit et pensé des choses le
concernant. Tu étais vraiment la seule à l'avoir compris,
Lisa.
— Trop bien, semble-t-il.
Elle laissa échapper ces mots sans le vouloir, mais il était
trop tard pour se rétracter.
— Tu as raison, j'ai eu un choc et je le ressens encore.
— Il y a autre chose, n'est-ce pas? Tu peux me dire de me
mêler de mes affaires, mais j'ai remarqué, depuis mon
arrivée, à quel point tu étais bouleversée.
— Je sais. Bryn m'a donné un sédatif hier soir. Mais j'ai à
peine dormi.
— À cause de Mark?
— Surtout.
Elle hésita, déchirée entre le besoin de parler à
quelqu'un et la répugnance qu'elle éprouvait à faire
connaître ses sentiments intimes. Mais le désir de parler
l'emporta. Elle pouvait avoir confiance en Pam, malgré ses
airs désinvoltes.
— Bryn croit que j'étais amoureuse de Mark, et que nous
projetions de partir ensemble.
— Mais tu lui as certainement dit que ce n'était pas vrai,
répondit-elle, perplexe.
— Les morts ne mentent pas... du moins leurs femmes.
— C'est Andréa qui lui a fait cette révélation?
— Peut-être pas aussi longuement. Mais Mark a
probablement dit ce qu'il est censé avoir annoncé, juste
avant l'accident.
— Qu'a-t-il dit?
— Il lui a fait part de son intention de m'emmener en
Angleterre et d'abandonner son travail ici.
Les yeux noisette semblaient frappés de stupeur.
— Pourquoi aurait-il dit une chose pareille?
— Probablement en tentant de lui rendre la monnaie de
sa pièce. Ils venaient d'avoir une scène terrible.
— Mais c'était un mensonge, bien sûr.
— Pas tout à fait. Il m'avait proposé une fois la chose, et
je n'avais pas refusé.
Elle fit un petit geste de désespoir.
— Quel gâchis, Pam, et tout est de ma faute. Je me suis
servi de Mark pour rendre Bryn jaloux, et tout retombe sur
moi à présent.
— Tu n'as jamais ressenti quelque chose envers lui?
demanda Pam doucement.
— Pas de cette manière. Je l'aimais beaucoup et je suis
très peinée qu'il soit mort de cette façon, mais je n'étais
pas amoureuse de lui et je n'ai pas... Oh! mais quelle
importance!
— Tu n'as pas à me convaincre, dit Pam en posant la
main sur la sienne. Je te crois.
— Mais Bryn ne me croit pas.
— Cela viendra, une fois qu'il aura réfléchi.
Lisa secoua la tête.
— Cela ne changera rien.
— Bien sûr que si. Lisa, il t'aime. Il ne t'aurait pas
épousée, sinon.
Il lui était impossible de répondre sans dévoiler l'entière
vérité. Bryn ne l'aimait pas. Il ne l'avait jamais aimée. Son
corps seul l'attirait. Il n'avait pas de réels sentiments
envers elle.
— Je n'aurais pas dû te confier tout cela.
— Les amies sont faites pour ça. Cela n'ira pas plus loin.
Il y a des choses que je ne dis même pas à Dan.
— Merci.
Pam resta avec elle jusqu'au milieu de l'après-midi, en
essayant d'écarter les personnes qui voulaient savoir par
téléphone si Lisa était au courant des nouvelles.
— Je me demande ce qu'Andréa ressent en ce moment,
dit-elle en raccrochant le récepteur. Ils n'étaient pas très
proches, en tant que couple, mais il devait y avoir quand
même quelque chose qui les liait. Je n'aime pas beaucoup
cette femme, mais j'ai de la peine pour elle. Être veuve à
vingt-huit ans, ce n'est pas très drôle.
Pas plus que d'êtrè divorcée à vingt, pensa Lisa. Si Bryn
trouvait cette solution la seule raisonnable, il se passerait
au moins deux ans avant qu'elle recouvrât sa liberté. Il
était si facile de nouer des liens et si difficile — du moins
pour certains — de les rompre ensuite. Quelques semaines
ou quelques années, cela revenait presque au même, quant
au résultat final.
Elle s'était laissé aller à un certain fatalisme lorsque
Bryn revint. Il était inutile d'essayer de le convaincre de
son innocence, puisque, de toute façon, leur mariage était
sans avenir. Elle n'était pas non plus totalement innocente.
Elle avait pleuré sur l'épaule de Mark, sans penser une
minute à ses propres sentiments à lui.
Bryn vint dans le patio et lui demanda si elle désirait
boire quelque chose. Elle était encore dans la piscine et
secoua la tête sans se tourner vers lui. Il disparut à
l'intérieur.
Lisa le suivit au bout d'un moment, sans se rendre
compte que l'eau ruisselait encore de son corps. Il était
assis sur l'un des divans, un monceau de papiers épars sur
les genoux, un verre à la main. Il ne leva pas la tête.
— Tu as dit que nous parlerions plus tard, dit-elle d'une
voix sans timbre. Le moment est venu.
— Nous avons le temps. Va mettre quelque chose sur toi.
Sans bouger, Lisa fixa la chevelure brune et frisée de son
mari. Elle avait passé toute la journée à imaginer les mots
qu'elle dirait et il se conduisait maintenant comme si rien
ne s'était passé.
— J'ai déjà quelque chose sur moi, dit-elle.
Il leva les yeux, cette fois, et parcourut délibérément du
regard le joli corps élancé, revêtu d'un minuscule bikini à
pois jaunes.
— Va t'habiller, je n'ai besoin d'aucun rappel. Nous
parlerons ensuite.
Rien n'avait été plus éloigné de sa pensée que de faire
appel à ses instincts mâles. Pourtant, elle n'avait pas
d'autre moyen à sa disposition pour l'émouvoir, et elle avait
sans doute agi inconsciemment.
Bryn était assis au même endroit lorsqu'elle apparut,
vêtue d'une jupe de coton et d'une blouse légère. Il la
regarda avec calme.
— C'est mieux. Moins attendrissant. Tu ne veux toujours
pas un verre?
Lisa secoua la tête. Elle comprit soudain qu'elle devait
parler la première.
— Quand puis-je avoir un avion pour Londres?
— Tu ne vas aller nulle part. Tu ne t'en sortiras pas en
fuyant la réalité.
— Nous ne réglerons rien en demeurant ensemble.
Pourquoi prolonger inutilement les choses?
— Parce que la solution que tu préconises ne me plaît
pas.
— Ce serait certainement mieux. Tout plutôt que de
rester ainsi.
— Non, tu ne traîneras pas dans Londres toute seule.
— Je l'ai déjà fait.
— Tu n'étais pas mariée, alors.
— Je ne le suis pas plus, maintenant, s'écria-t-elle. Ce
mariage est une mascarade, et tu le sais. Il n'aurait jamais
dû avoir lieu.
— Mais il a eu lieu, et nous n'échapperons pas à ce fait.
Nous allons essayer de nouveau, Lisa. Tous les deux. Si cela
ne marche pas d'ici la fin de mon contrat, nous en
reparlerons. Tu seras à ce moment-là un peu plus âgée.
— Et plus raisonnable? Je doute qu'en vivant encore deux
ans de cette manière, je le devienne.
Elle fit une pause, cherchant ce qui pourrait le blesser.
— Ne crains-tu pas qu'il n'y ait un autre Mark?
— Non, répondit-il. Je ferai en sorte qu'il n'y en ait pas.
— Et tu ferais en sorte qu'il n'y ait pas non plus d'autre
Andréa !
— C'est ça.
— Et tu la renverras?
— Je ne puis l'envoyer nulle part. Elle est libre.
Il alla se verser un nouveau verre.
— Nous avons fini de discuter des Farron, aussi bien toi
que moi. C'est clair?
— Tu ne peux supprimer un fait en essayant de prétendre
qu'il n'a pas existé. Tu me l'as dit toi-même, Bryn. Cela ne
peut marcher. Pas à présent.
— Tu as peut-être raison, mais nous allons toujours
essayer.
Il se retourna pour la regarder en face, une lueur de
dérision dans les yeux.
— Nous n'avons pas échoué sur un point. Si c'est tout ce
qui nous reste pour construire notre mariage, je veux que
ce soit solide.
Lisa sentit à nouveau la douleur l'envahir. Il fallait mettre
fin à tout cela une fois pour toutes, si elle ne voulait pas
s'effondrer.
— Même si tu savais que, chaque fois que tu me tiendrais
dans tes bras, je souhaiterais que ce fût Mark?
Le visage mince sembla se vider de toute expression. Il
demeura ainsi un long moment, puis haussa doucement les
épaules.
— Il n'y a plus rien à ajouter. Quand désires-tu partir?
Elle avait bataillé pour cela, mais elle voulait à présent se
rétracter, lui dire qu'elle acceptait ses conditions —
n'importe quelles conditions — pourvu qu'ils demeurent
ensemble. Mais il était trop tard. Il n'était plus possible de
reculer, après ce qu'elle venait de dire.
— Demain, si c'est possible, dit-elle en se levant.
— Pourquoi pas? À une condition, cependant. J'ai des
amis, dans l'Ouest de l'Angleterre. J'aimerais que tu ailles
chez eux pour quelque temps, avant d'essayer de voler de
tes propres ailes à Londres. On ne te posera aucune
question, je te le garantis. Je téléphonerai ce soir pour
demander à Adam de venir te chercher à l'aéroport.
Lisa essaya de trouver quelque chose qui ne sonnât pas
de sa part comme un refus catégorique.
— Je ne crois pas que cela serait très honnête pour tes
amis. Je me débrouillerai très bien toute seule. Il n'y a pas
si longtemps que je l'étais.
— J'ai déjà dit que c'était à cette condition. Ou tu
l'acceptes ou tu restes.
— Je n'en vois pas la raison. Ce sont pour moi des
étrangers. Pourquoi seraient-ils mêlés à tout cela?
— Parce que ce sont de vieux amis très intimes, et qu'ils
seront heureux d'être mis à contribution.
— Ont-ils déjà entendu parler de moi?
— Naturellement. Je leur ai écrit dès notre arrivée ici. En
ce qui les concerne, tu es la jeune fille que j'ai rencontrée,
de qui je suis tombé amoureux, et que j'ai épousée en toute
hâte parce que je ne désirais pas revenir ici sans toi. Ils
comprendront que des problèmes puissent surgir d'un
mariage conclu au départ dans ces conditions. Ils
comprendront qu'un petit répit ait été nécessaire.
— Mais ce n'est pas d'un répit que nous avons besoin,
n'est-ce pas?
Les ongles de Lisa s'enfonçaient dans ses paumes.
— Bryn, je désire être libre de nouveau. Cela signifie une
rupture complète.
— Légalement, tu seras toujours ma femme, lui rappela-t-
il durement. Accepte ce que je te demande, et nous
entamerons ensuite une séparation officielle. Je ne te
laisserai rentrer en Angleterre qu'à cette condition, Lisa.
Elle regarda ses yeux gris impénétrables et souhaita
soudain avec désespoir qu'il la prît dans ses bras et lui dît
qu'elle restait, que cela lui plût ou non. Rien ne changerait
cependant, s'il faisait cela. Il ne l'aimerait toujours pas. Et
il y avait Andréa. Ils allaient sans doute se consoler l'un
avec l'autre.
— Très bien, répondit-elle. J'irai. Avertis tes amis
pendant que je fais mes valises.
Elle n'avait aucune intention de les rejoindre, mais c'était
la seule manière pour elle de quitter ces lieux.
— Tout est arrangé, dit-il, vingt minutes plus tard. Tu
pars sur le vol pour Londres, demain matin à dix heures.
Irène et Adam seront à l'aéroport pour t'accueillir.
D'accord?
— Si ces personnes te ressemblent un peu, ma vie va être
bien organisée.
— Tu les aimeras. Ne t'en fais pas. Irène n'est pas très
différente de Pam, avec un tempérament plus solide. Ils ne
vont pas essayer de diriger ta vie. Ils envisagent avec
plaisir de t'avoir avec eux pendant un certain temps; c'est
tout.
— Je regrette, Bryn, dit-elle en laissant échapper un petit
soupir.
Elle s'excusait, non pour ce qu'elle avait dit, mais parce
qu'elle savait qu'elle ne rencontrerait pas ces gens qui se
dérangeaient pour elle. Une fois que l'avion aurait atterri, il
serait simple de se mêler à la foule et de s'enfuir. Cela
serait mieux ainsi. Elle ne voulait plus garder aucun
contact avec cette partie de sa vie.
— Je te conduirais demain à l'aéroport. Tu peux avoir
besoin de cela.
Il jeta le passeport sur le lit avant de refermer la porte.
Lisa le prit et le parcourut rapidement. Elle regarda la date
de son entrée en Libye. Quelques semaines à peine. Une
vie, pensa-t-elle.
Je vais surmonter cela, se dit-elle fermement. Rien n'est
éternel. Dans quelques années, en regardant en arrière, je
me dirai que j'ai bien fait de partir. Entretemps, il fallait
juste avoir le courage de le faire.
Bryn ne desserra pas les dents en la menant à l'aéroport.
La tension entre eux était extrême. Les funérailles devaient
avoir lieu aujourd'hui. Elle se demanda ce que Bryn allait
dire pour expliquer son absence, puis conclut qu'il
annoncerait tout simplement qu'elle était retournée en
Angleterre, laissant aux autres le soin d'imaginer ce qu'ils
voulaient. Ce qu'on pensait lui importait peu, de toute
façon.
Bryn lui fit enregistrer ses bagages et l'accompagna
jusqu'à la barrière; son expression était toujours aussi
figée.
— Je téléphonerai ce soir pour m'assurer que tu es bien
arrivée. Tu devrais être à Exeter vers dix-huit heures.
Elle ne parvenait pas à le regarder, de peur qu'il ne
devinât ce qu'elle tramait. Il était capable de lui faire faire
volte-face et de la ramener à Tripoli, s'il soupçonnait un
moment ses intentions. Elle se mit à contempler sa bouche,
se souvenant de son contact sur la sienne et de l'émotion
intense qu'il suscitait en elle chaque fois qu'il la touchait.
Ce souvenir allait durer longtemps.
— Au revoir, Bryn, dit-elle la voix chargée d'émotion. Ne
pense pas trop de mal de moi.
— Non, répondit-il. Tu ne peux pas plus t'empêcher
d'être toi-même que je ne peux changer de nature. Je
viendrai dans un mois, pour décider de la prochaine étape.
Tu resteras avec les Leason jusque-là?
— Oui.
Elle ajouta très vite :
— C'est le dernier appel. Je dois partir.
Elle ne se retourna pas.
10.
Lisa vécut quinze jours avec la crainte d'être retrouvée.
Elle disposait de peu d'argent et se rendit à Birmingham
pour trouver du travail. L'idée d'être enfermée toute la
journée dans un bureau, après la liberté qu'elle avait
connue à Tripoli, était déprimante. Le temps qu'il faisait
dans le Nord n'arrangeait pas les choses. Le ciel toujours
bleu, la chaleur de Tripoli lui manquaient.
Elle finit par trouver un poste dans une grande
compagnie d'assurances. Son salaire était juste suffisant
pour lui permettre de louer une chambre. Sa logeuse,
malgré sa curiosité insatiable, ne lui posa pas trop de
questions sur sa vie passée, en dépit de la marque blanche
à son annulaire. Lisa n'avait guère ressenti de remords à
enlever son alliance : elle voulait oublier son mariage
jusqu'au moment où elle se sentirait assez maîtresse d'elle-
même pour contacter Bryn par l'intermédiaire d'un avocat.
Une souffrance immense, presque insoutenable,
l'envahissait chaque fois qu'elle pensait à lui.
Elle finit par accepter, après deux refus, de sortir avec un
des collègues avec qui elle travaillait. Gerry Cunningham,
responsable de sa section, avait vingt-sept ans. Sa
physionomie quelconque mais agréable ne rappelait
heureusement à Lisa personne de connu. Il était même ua
peu lourd, mais c'en était rassurant. Elle avait besoin d'un
ami, et il jouait ce rôle sans paraître éprouver le moindre
désir sentimental. Il n'avait même jamais essayé de
l'embrasser en la quittant le soir. Lisa se souvenait des
baisers de Bryn et n'éprouvait aucun désir d'être
embrassée par un autre homme.
Les nuits surtout étaient très pénibles. Seule, dans sa
chambre impersonnelle et obscure, Lisa luttait contre la
tentation de céder et de contacter Bryn. Mais, selon toute
probabilité, Andréa se trouvait toujours à Tripoli, et, aussi
longtemps qu'elle y serait, les doutes subsisteraient.
Il pleuvait depuis trois jours. Lisa, qui s'était débarrassée
de son vieil imperméable avant son départ pour Tripoli, fut
obligée de se rendre dans un grand magasin pour s'en
procurer un autre. Son premier mois de salaire était déjà
sérieusement entamé, et elle dut chercher longtemps avant
de trouver un imperméable de coton beige, très
quelconque, qui ne dépassait pas la somme qu'elle s'était
fixée. Elle grimaça en voyant son image dans un miroir.
— Lisa?
Une voix stupéfaite retentit derrière elle.
— Est-ce vraiment toi?
Elle s'immobilisa, glacée de surprise. Le miroir lui
renvoyait l'image d'une paire de jambes minces et
élégantes qui lui étaient familières. Elle finit par se
retourner. Pam était derrière elle, une expression de totale
incrédulité sur le visage. Une dame plus âgée
l'accompagnait.
— Salut!
Lisa sous le choc, parvenait à peine à articuler un mot.
— Que fais-tu à Birmingham?
— Et toi? Bryn est actuellement à Londres, en train de
remuer ciel et terre pour te retrouver. Aucun de nous n'a
imaginé que tu serais dans le nord. Mais pourquoi ici?
— Et pourquoi pas? Tu dis que Bryn est en Angleterre?
— Oui. Il est venu avec nous la semaine dernière. Il
n'était pas satisfait des services de l'agence qu'il avait
chargée de te rechercher. Lisa, pourquoi?
Lisa jeta un regard à la vieille dame et lui sourit :
— Vous êtes sans doute la mère de Pam. Je ne savais pas
que vous habitiez Birmingham.
— Mes parents n'habitent pas ici. Nous sommes venues
faire des emplettes. Excuse-moi, maman, tu ne dois rien y
comprendre. Je t'expliquerai.
Elle jeta un regard dégoûté sur l'imperméable.
— Ôte ceci et viens déjeuner avec nous.
— Je ne peux pas. Je dois être au bureau dans un quart
d'heure. Puis-je garder l'imperméable sur moi? dit-elle à
une vendeuse en lui tendant des billets.
— Oh! oui. Je vais vous donner un reçu. Comme ça, on ne
croira pas que vous l'avez volé.
— Qui volerait cela? dit Pam à voix basse.
— C'est tout ce que je puis me permettre. Je dois courir,
maintenant, pour être à l'heure.
— Et je courrai derrière toi! Lisa, tu ne vas pas
disparaître à nouveau. Pas avant d'avoir revu Bryn.
— Je ne veux pas le voir. Promets-moi, fit-elle en lui jetant
un regard suppliant, de ne pas lui dire que tu m'as vue.
— Je ne le puis, et tu le sais. Bryn a le droit d'apprendre
où tu es.
— Je pense que ce serait une bonne idée de déjeuner
avec nous, dit la mère de Pam. Vous téléphonerez à votre
bureau plus tard et trouverez une excuse pour ne pas y
retourner cet après-midi.
Son sourire réconforta Lisa.
— Cette affaire ne me concerne pas, mais ça ne vous
ferait aucun mal d'en parler toutes les deux. Allez donc. Je
te retrouverai à trois heures dans la voiture, Pam.
Elle s'en alla avant qu'elles n'aient eu le temps de
protester.
— Chère vieille maman, murmura Pam avec affection.
Toujours diplomate. Veux-tu déjeuner ici?
— Je n'ai pas faim.
— Moi, si. Nous resterons ici.
Elles durent faire la queue pour trouver des places. Une
fois assises, et la commande passée, Lisa demanda :
— Bryn avait chargé quelqu'un de me retrouver, as-tu
dit?
— Oui, il avait d'abord chargé ses amis de le faire. Il
avait l'intention de venir lui-même, mais un accident
inattendu l'en a empêché à la dernière minute.
— Le travail avant tout! dit Lisa en lançant un regard
aigu à sa compagne.
— Ce n'est pas juste de ta part!
— Je sais. Pam, dit-elle après avoir bu une gorgée de jus
d'orange, il est inutile que Bryn me suive ici. Je ne vais pas
retourner auprès de ses amis. Tu le lui diras lorsque tu le
contacteras.
— Je doute qu'il y prête la moindre attention.
— Très bien. Je ne serai plus là lorsqu'il arrivera.
— Tu devras faire vite. Il peut être là deux heures après
mon coup de téléphone. Et il y sera!
— Tu n'as pas le droit de t'en mêler!
— Oui, je l'ai. Lisa, dit Pam en lui saisissant le bras, tu
nous as manqué à tous, mais à moi surtout.
— Je regrette, Pam. Tout a été de ma faute.
— Non, je ne crois pas. Bryn ne s'est pas montré très
adroit, lui non plus. Il n'aurait pas dû t'épouser, sachant
que tu n'étais pas le genre de fille à supporter d'être laissée
seule du jour au lendemain.
— Il ne le savait peut-être pas.
— Il aurait dû, que diable! Les lettres que tu lui
écrivais...
— Je ne lui ai jamais écrit. C'était quelqu'un d'autre. Pam,
ça ne s'est pas passé comme tu l'imagines. Nous nous
connaissions à peine. Je croyais être amoureuse de
l'homme qui épousait la fille à qui Bryn écrivait, et..
— Tu veux dire que vous avez agi tous les deux sous
l'empire d'un choc? Mais cela explique tout!
— Qu'est-ce que cela explique?
— La manière dont vous vous comportiez vis-à-vis l'un de
l'autre. Comme de véritables étrangers. Ce n'était pas une
bonne manière de commencer.
— Tu comprends maintenant pourquoi je ne veux pas
qu'il me retrouve?
— Non, répondit Pam catégoriquement. Je vois la raison
pour laquelle tu aimerais demeurer quelque temps loin de
lui pour clarifier les choses; mais disparaître ainsi
n'arrangera rien. Je ne sais pas ce que Bryn ressent, parce
qu'il ne laisse pas beaucoup transparaître ses sentiments,
mais je suis sûre que tu es amoureuse de lui en ce moment.
Lisa n'essaya pas de nier.
— Andréa est-elle toujours à Tripoli?
— Oui. La Compagnie l'autorise à rester dans la villa
jusqu'à ce que les formalités légales soient terminées.
— Elle va mieux?
— Non, pas tout à fait.
— Elle n'a pas dû manquer de visites empressées.
— Mais tu deviens cynique, ma parole! Tu veux savoir si
Bryn a rendu visite à l'invalide? Pas à ma connaissance.
Mais je n'ai pas les oreilles partout. Excuse-moi, mais tu
vas trop loin avec tes soupçons. La plupart d'entre nous
savaient qu'il avait une liaison avec elle avant de te
rencontrer, mais, depuis, je n'ai plus entendu la moindre
allusion.
— Mes soupçons sont-ils plus graves que les siens à mon
égard?
— Je ne pense pas, bien que tu l'aies cherché. Tu as
probablement raison de dire que vous ne vous connaissez
pas assez pour lui faire confiance. J'ai confiance en Dan
parce que je le connais et que je l'aime.
Pam détourna ensuite à dessein la conversation. Elle
parla de sa famille et de sa sœur, qui avait deux enfants.
— Ils sont adorables! La petite Karen me fait regretter de
n'avoir pas eu d'enfant tout de suite. La Libye n'est peut-
être pas l'endroit idéal pour fonder une famille, mais deux
ans encore, c'est long. Nous aurons au moins du soleil, à
défaut d'autre chose. Depuis que nous sommes ici, nous
n'avons pas vu un seul rayon. Je préfère encore un ghibli!
— Le soleil me manque également, dit Lisa. J'avais pris
l'habitude de ne pas penser à la manière de m'habiller.
Mukhtal entretient-il la piscine?
— Oui. Il m'a demandé si tu n'allais pas bientôt revenir.
Transforme-moi en prophète!
— Il m'est impossible de retourner. De plus, que diront
les autres?
Elle avala péniblement sa salive.
— Qu'importe ce que pensent les autres. Bryn a dit que
tu ne supportais pas la chaleur, et la plupart ont
l'impression que tu seras de retour lorsque les mois les plus
chauds seront passés. C'est déjà arrivé.
— Je ne retournerai pas. Dois-tu vraiment lui dire où je
me trouve?
— Si je ne dis rien, ma mère va sûrement en parler à
Dan. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous? ajouta-t-elle,
persuasive. Tu attendras l'arrivée de Bryn. Nous avons des
tas de chambres.
— Je dois aller demain à mon travail.
— Veux-tu parier? Il ne te laissera pas rester toute seule
ici.
— Il n'aura pas le choix. Nous ne sommes pas en Libye.
— Très bien. Fais comme tu veux. Donne-moi seulement
ton adresse. Mais il est préférable que nous te déposions.
Je m'assurerai ainsi que c'est bien là que tu vis.
Il n'y avait pas moyen de discuter avec Pam ni de la
semer. Elle s'attacha aux pas de Lisa dans le magasin et
dans la rue. Sa mère l'attendait dans la voiture et eut un
petit geste de surprise en apercevant Lisa. Pam lui expliqua
qu'elles allaient la conduire chez elle. Elle insista pour
accompagner Lisa jusque dans sa chambre, et fit une
grimace en entrant.
— Bryn va en faire une tête! Sa femme vivant dans une
pièce.
— J'habitais dans une chambre pareille, lorsqu'il m'a
épousée.
Elle hésita :
— Quand vas-tu lui téléphoner?
— Dès que je serai rentrée. Il peut être ici à dix-neuf
heures, en fonçant à toute allure. Tu n'as pas le temps de
déménager, si c'est à quoi tu penses.
Lisa y avait pensé. Non, elle allait rester et faire face. En
finir avec tout cela. Elle avait un travail et, vaguement, une
nouvelle vie. Si elle choisissait de rester, il n'y pourrait rien.
— Je serai ici, dit-elle.
Elle décida de ne pas téléphoner à son bureau. Elle irait,
de toute façon, le lendemain et n'avait pas encore trouvé
d'excuse valable.
La chambre était déjà en ordre mais Lisa s'empressa de
la rendre plus agréable et plus intime. Il était sept heures
et demie lorsqu'elle entendit frapper à sa porte. Elle alla
ouvrir, le cœur battant, et fut surprise de voir apparaître la
silhouette trapue de Gerry.
— Je suis venu voir comment vous allez. Nous avons
pensé que vous avez dû vous sentir mal, à l'heure du
déjeuner. C'est ça?
— Pas tout à fait. Je... j'ai été appelée à l'improviste. Je
n'ai pas eu le temps de téléphoner au bureau et de vous
avertir. Excusez-moi, Gerry.
— Du moment que vous n'êtes pas malade.
Il avait l'air vraiment déconcerté.
— J'espère que vous n'avez pas d'ennuis?
— Non. Mais entrez donc.
Il entra gauchement et jeta un rapide regard autour de
lui. Elle ne savait comment lui annoncer la chose sans
paraître trop sèche, mais il n'y avait pas d'autre moyen.
— Je vais vous faire du café, mais j'attends d'un moment
à l'autre mon mari.
— Votre...
Sa mâchoire s'affaissa littéralement.
— Vous plaisantez, sans doute?
— Non. J'aurais dû vous le dire. Je vis séparée de lui.
— Mais, Lisa, vous êtes si jeune ! Comment se fait-il que
vous soyez mariée et déjà séparée?
— Eh oui, c'est vrai et je le resterai. J'irai demain au
bureau, comme d'habitude.
— Un type irresponsable, n'est-ce pas? demanda-t-il, une
lueur dans les yeux. J'ai toujours dit qu'un homme devait
songer à se faire une vraie situation avant de se marier.
Lisa eut envie d'éclater d'un rire hystérique. Gerry allait
bientôt lui proposer de rester là pour l'aider à affronter ce
mari incapable !
— Il est cadre dans une compagnie pétrolière. Il a trente
et un ans. S'il vous voit ici, il va probablement imaginer le
pire. Je vous en prie, allez-vous-en, Gerry.
On frappa une seconde fois à la porte. Le visage de Lisa
se figea. C'était Bryn.
Il n'avait presque pas changé. Ses yeux gris se posèrent
un instant sur son visage, puis fixèrent l'homme qui se
tenait au centre de la pièce.
— Tu reçois?
— J'étais sur le point de m'en aller, marmonna Gerry. Je
suis venu m'assurer que Lisa... je veux dire, elle n'est pas
venue travailler cet après-midi...
— Gerry est chef de bureau dans la compagnie
d'assurances où je suis employée. Pam a dû te dire qu'elle
m'avait empêchée d'aller au bureau tantôt.
— Elle m'a dit que vous aviez déjeuné ensemble.
Bryn s'écarta pour laisser passer le jeune homme. Il
ajouta brusquement.
— Vous direz au responsable du personnel que ma femme
ne reviendra pas. S'il y a quelque chose à régler, ils
peuvent me joindre chez Unital, à Londres.
Il referma la porte et regarda Lisa sans esquisser un
sourire.
— Tu es vraiment douée pour disparaître.
— Je le voulais. Tu n'as pas le droit d'avoir dit cela à
Gerry. Heureusement qu'il a assez de bon sens pour
attendre, avant d'annoncer quoi que ce soit. Je ne vais pas
quitter mon travail, Bryn. Je me suis fait une nouvelle vie et
je ne vais pas laisser tomber.
Il jeta un regard circulaire et fit visiblement la moue.
— Belle vie!
— Elle n'est ni différente ni pire que celle que je menais
lorsque je t'ai rencontré.
Elle s'arrêta avant d'en laisser échapper trop.
— Je n'ai pas d'alcool. Veux-tu du café? Tu es venu ici
tout de suite?
— Oui. Pam m'a donné ton adresse par téléphone. J'ai
laissé la voiture plus loin. D'accord, fais du café, si ça peut
t'aider.
Elle s'activa en silence. La chambre semblait plus petite
depuis qu'il était là. Il accepta la tasse épaisse qu'elle lui
tendit, but une gorgée et la reposa par terre.
— Maintenant que tu as eu le temps de te ressaisir, nous
allons partir. Combien de temps te faut-il pour faire tes
bagages?
Elle sentit grandir son impuissance en jetant un coup
d'oeil sur sa bouche implacable.
— Je t'ai dit que je ne partais nulle part.
— Et moi, je te dis que tu ne vas pas rester ici.
— Tu ne peux me forcer à partir.
— Tu veux dire légalement?
Il lui jeta un regard ironique.
— L'aspect légal ne m'intéresse pas, et toi non plus. La
seule manière pour toi de ne pas perdre la face est que je
te force à revenir.
— Tu crois vraiment qu'il s'agit seulement d'orgueil?
— Je pense que l'orgueil y est pour beaucoup. Dès le
début, tu as cru que je t'épousais parce que je m'y sentais
obligé. Maintenant, je ne suis forcé à rien. Tu as démontré
que tu étais capable de prendre soin de toi-même — tant
bien que mal. Je ne me sens donc pas obligé de le faire à ta
place.
Il fit une pause et sa voix s'altéra.
— Je veux que tu reviennes, Lisa. Ce n'était qu'un répit,
rien de plus. Nous ne sommes pas obligés de retourner à
Tripoli. Nous pouvons prendre quelques jours, d'abord.
La nostalgie l'envahit un moment, mais elle refusa
énergiquement de s'y laisser aller.
— Cela ne changera rien, répliqua-t-elle. Tu préféreras
toujours une femme plus âgée.
— Pourquoi? T'ai-je jamais donné l'impression que tu
n'étais pas à la hauteur, lorsque je faisais l'amour avec toi?
— Pas au moment final, répondit-elle, les joues en feu.
Mais... cela revient au même pour un homme, n'est-ce pas?
— Il y a une manière très crue d'exprimer ce que tu
essayes de dire, dit-il les yeux durs. Cela fait une sacrée
différence, et ne l'oublie pas. Si je pensais...
Il n'acheva pas sa phrase et reprit :
— Je t'expliquerai ça plus tard. Ramasse tes affaires. Tu
dois quelque chose pour le loyer?
— Le mois prochain est déjà réglé.
— Cela devrait compenser le préavis de départ. Tu peux
laisser tes affaires ici, ajouta-t-il, comme elle ne bougeait
toujours pas. Ta logeuse en obtiendrait un bon prix.
— As-tu oublié ce que je t'ai dit, la veille de mon départ
de Tripoli? finit-elle par demander à bout d'arguments.
— Non. Je ne l'ai pas oublié. Tu ne me persuaderas plus
de rien, maintenant. Mark est mort. Je crois que nous
pouvons laisser son âme reposer en paix.
— Et Andréa?
— Je croyais cette affaire close.
— Pas en ce qui me concerne. Pam m'a dit qu'elle était
toujours à Tripoli.
— C'est une décision de la Compagnie. Pas la mienne.
— Mais tu n'as pas été la voir, naturellement.
— Pas depuis sa sortie de l'hôpital. J'ai été très occupé.
— Ce qui veut dire que tu l'aurais fait, si tu avais été
libre.
Il demeura un moment immobile sur sa chaise. Son
expression se mit à changer lentement. Il se leva, ôta sa
veste et s'approcha de Lisa.
— Je m'y suis mal pris dès le début. Je n'ai qu'un moyen
de venir à bout de ton entêtement.
— Non, murmura Lisa, malgré elle.
Elle avait attendu ce moment depuis son arrivée et ne
désirait qu'une chose : qu'il la prit dans ses bras.
Il se mit à l'embrasser d'une manière si possessive
qu'elle ne songea plus à s'échapper. La vie affluait en elle,
et une douce chaleur se répandait comme du vif-argent
dans ses veines. Lorsqu'il la déshabilla, cette fois, elle ne
pensa plus à son expérience en ce domaine. Elle n'avait
qu'un désir, celui de se trouver tout près de lui, de voir ses
yeux chavirer en la regardant, de se savoir capable de faire
tomber une partie au moins de sa réserve.
— Lisa, murmura-t-il d'une voix rauque, tout contre elle...
Dieu! comme tu m'as manqué! Je n'avais pas mesuré à quel
point !
Elle voulut lui dire qu'elle l'aimait, mais les mots ne
vinrent pas. Seul cet aspect charnel de leurs rapports avait
manqué à Bryn. Il en était de même pour elle. Par
conséquent, ils avaient partagé quelque chose en commun,
ces deux dernières semaines. Elle devait se contenter de
cela pour le moment.
Il était dix heures passées quand ils quittèrent la maison.
Bryn avait réglé les choses avec Mme Banks, qui devait se
livrer à des suppositions sans fin.
Il avait demandé à Lisa si elle désirait passer la nuit à
Birmingham ou si elle préférait aller à Londres où une
chambre était réservée. Elle opta pour le voyage, afin de se
donner le temps de réfléchir, tout en sachant que cela ne
changerait rien aux choses, maintenant. Bryn n'allait pas
accepter ses raisons de ne pas retourner à Tripoli avec lui.
Pas après la manière dont elle s'était donnée à lui, ce soir-
là. Le spectre d'Andréa Farron la hantait toujours. Bryn
avait peut-être dit la vérité en affirmant qu'il ne l'avait pas
revue depuis sa sortie de l'hôpital, mais il avait admis lui
avoir rendu visite. Elle ne serait satisfaite que si cette
femme disparaissait pour toujours de leur horizon.
11.
Ils arrivèrent à minuit et demi à l'hôtel. Le réceptionniste
lança un regard sur Lisa, pendant que Bryn demandait sa
clef.
— Il pense que tu m'as ramassée quelque part, je crois,
lui dit-elle tristement dans l'ascenseur. Tu as vu la manière
dont il me regardait?
— Ces femmes-là ne s'amènent pas généralement avec
tous leurs bagages. Tu imagines des choses à nouveau. Je
leur ai dit en arrivant que ma femme était susceptible de
me rejoindre ici plus tard. C'est la raison pour laquelle j'ai
réservé une chambre double.
— Ah! fit-elle. Es-tu fâché?
— Non. Ce sont tes complexes. Tu vois tout sous le jour
le plus sombre. Tu changeras peut-être un de ces jours.
— Je t'ai entendu dire que nous partions demain matin.
As-tu décidé de repartir tout de suite pour Tripoli?
— J'ai promis à Irène et Adam de t'amener chez eux.
— Tu me laisses chez eux comme tu l'avais décidé?
— Difficile, maintenant. Tu serais capable de t'en aller à
nouveau, dit-il, un léger sourire aux lèvres. Dorénavant,
nous nous acceptons tels que nous sommes. D'accord?
— D'accord.
Ce n'était pas suffisant, mais il fallait s'en contenter pour
le moment.
Les Leason habitaient une ravissante maison ancienne en
briques rouges, près d'Exeter. Adam s'occupait d'un
magasin d'antiquités, et Irène, chez elle, de la ménagerie
composée de deux chiens, trois chats et deux juments pur-
sang. Leur maison était ouverte à la moitié des enfants du
voisinage. Lisa essaya de s'excuser pour tous les ennuis
qu'elle leur avait causés. Irène l'arrêta :
— Ce sont des choses qui arrivent. Je connais Bryn
depuis assez longtemps pour comprendre qu'il a été
difficile de vivre avec lui. Il a connu bien des privations
pendant son enfance.
— Des privations?
Lisa se souvint de ce que Bryn lui avait raconté.
— Vous voulez parler de sa mère?
— La manière dont toute la vie familiale était organisée.
Ses parents n'ont jamais voulu avoir d'enfants et, lorsque
Bryn naquit, ils décidèrent qu'il leur ferait honneur. Bryn
n'en a pas beaucoup parlé, mais il était à peine autorisé à
jouer. Il a dû travailler depuis son plus jeune âge à devenir
l'enfant le plus intelligent de leur cercle de connaissances.
Heureux qu'il l'ait été, sans quoi, Dieu sait ce qui lui serait
arrivé!
— Il m'a dit qu'il ne les voyait pas beaucoup.
— Non. Je me rappelle : ma mère disait que c'était une
honte de priver un enfant d'affection à ce point. L'ennui,
c'est que cela l'a rendu incapable d'en manifester lui-
même. J'ai été soulagée d'apprendre qu'il s'était enfin
marié.
— Jusqu'au moment où vous avez compris que je n'étais
pas la femme idéale pour lui, dit-elle en caressant la belle
tête brune d'un alezan.
— Si vous voulez dire : trop jeune, je ne suis pas
forcément d'accord. Si vous l'aimez vraiment, c'est sans
importance. L'aimez-vous, Lisa?
— Oui. Mais je ne suis pas sûre de savoir ce que signifie
« aimer vraiment », répondit-elle en fronçant un peu les
sourcils.
— Pour commencer, s'exercer à savoir le prendre comme
il est. Il a tellement vécu à sa guise jusqu'à présent qu'il
faudra du temps pour lui faire comprendre le point de vue
des autres. Il doit souvent jouer les « machos », je suppose.
— Parfois, répondit Lisa en souriant.
— J'y ai pensé. Un autre signe d'insécurité profonde.
Irène sentit que Lisa n'était pas d'accord avec elle et
changea de sujet.
— Nous devons arranger une petite réunion avec
quelques amis. Bryn passe normalement avec nous une
partie de ses congés.
Irène demanda à Bryn, au cours du dîner, quand ils
avaient l'intention de partir, pour lui permettre d'organiser
la réunion.
— J'aimerais réserver des places pour le vol prévu lundi
après-midi.
— Alors, il vaut mieux que cela soit demain, répondit
Adam, à l'autre bout de la table. Un jour pour vous
remettre. Tu sais comment nos réunions ont tendance à se
dérouler.
— Je sais comment la dernière s'est terminée!
Plus tard, au cours de la nuit, Bryn, faisant écho à ses
pensées, lui demanda doucement :
— Tu te sens bien, ici, n'est-ce pas? Veux-tu rester?
— Je désire être où tu te trouves, Bryn, même si je n'aime
pas l'endroit où tu es. C'est une réponse à ta question?
— Pas tout à fait. Mais c'est déjà significatif.
La plupart des invités réunis ce soir-là connaissaient
Bryn. Lisa avait revêtu sa djellaba et relevé ses cheveux, à
la demande de Bryn. Elle avait, malgré cela, l'air nettement
plus jeune que tout le monde.
Vers le milieu de la soirée, elle aperçut une jeune femme
blonde vêtue de blanc qui lui rappela Andréa Farron, lors
de cette soirée mémorable, en Libye. Celle-ci lui
ressemblait peu, bien que tout aussi séduisante. Elle
causait au milieu d'un groupe où se trouvait Bryn, mais ne
lui accordait pas une attention particulière. Un peu plus
tard, elle se rapprocha de lui, un verre à la main, et lui
adressa le même sourire qu'Andréa aurait eu si elle avait
été présente.
Les affres de l'angoisse saisirent à nouveau Lisa. Elle se
mit à les observer et à compter le nombre de fois où ils
semblaient s'arranger pour être ensemble. Les regards
qu'ils échangeaient révélaient une intimité complice. Adam
lui apprit que la jeune femme se nommait Carol Brandon;
elle avait épousé elle-même quelqu'un qui travaillait dans
les pétroles et qui se trouvait en Arabie Saoudite. Il
semblait étonné des questions que Lisa lui posait.
— Oh! elle me rappelle quelqu'un que j'ai connu.
Un des hommes l'invita à danser, et elle perdit de vue
Bryn. Lorsqu'elle le revit, il dansait, tenant Carol
étroitement enlacée. Folle de dépit, elle se rapprocha de
son partenaire et lui noua les bras autour du cou en
souriant. Elle flirta outrageusement avec lui durant toute la
danse, sans se soucier de savoir qui il était, ni des regards
qu'elle sentait sur eux. Adam finit par intervenir et
l'entraîna dans un coin :
— Si vous devez danser de cette façon, au moins,
choisissez votre cavalier avec plus de discrétion.
— Je m'excuse, Adam. C'était pour rire.
— Non, c'est pour que votre mari s'en aperçoive. Eh bien,
vous avez réussi. Il semblait prêt à faire une scène il y a un
moment.
— C'est pour cela que vous êtes intervenu?
— Oui. Me permettez-vous un petit conseil? ajouta-t-il
d'un ton hésitant. Vous êtes une très jolie fille, Lisa, et vous
n'avez à être jalouse de personne.
— Je sais, répondit-elle doucement.
— Eh bien, alors... Je puis vous dire que nous sommes
tous jaloux de Bryn, laissa-t-il échapper sans prêter
attention au sous-entendu que cette phrase impliquait.
— Il vaut mieux qu'Irène ne vous entende pas, dit Lisa en
éclatant de rire. Merci, Adam, de m'avoir empêchée d'être
ridicule. Voulez-vous que nous passions à bavarder le reste
de cette danse?
— J'en serais heureux, répondit Adam, rasséréné et
souriant à nouveau.
Lisa évita le regard de Bryn, pendant tout le reste de la
soirée. Elle savait qu'elle n'échapperait pas à une
explication, quand ils seraient seuls. Ses motifs à elle
étaient évidents, les siens plus suspects.
Irène ferma la porte avec un soupir de soulagement
lorsque le dernier invité partit vers deux heures du matin.
Elle souhaita le bonsoir à tout le monde en déclarant qu'on
rangerait tout le lendemain. Lisa s'offrit à remettre le salon
en ordre.
— Tu as entendu ce qu'Irène a dit? dit Bryn derrière elle.
Monte.
Une fois dans leur chambre, Bryn ferma calmement la
porte. Elle était devant la coiffeuse, en train de défaire ses
cheveux.
— Si tu te donnes encore en spectacle de cette façon, tu
auras une fessée!
— Tu dis cela d'un ton si solennel!
La colère la rendait imprudente.
— Solennel ou non, je ne plaisante pas. Si Adam n'était
pas intervenu, c'est moi qui l'aurais fait.
— Je suis surprise que tu t'en sois même aperçu.
— Tu voulais que je m'en aperçoive. C'était là toute ton
idée. Tu n'as pas pensé une minute à la femme d'Alan, et à
ce qu'elle était en droit de ressentir en voyant son mari se
couvrir de ridicule.
Lisa enleva la dernière épingle qui retenait ses cheveux,
et ceux-ci se répandirent sur ses épaules.
— Une exhibitionniste et un imbécile, murmura-t-elle en
regardant son reflet dans le miroir. Quel beau couple!
Il traversa la chambre, la saisit par le bras, les yeux
brillants de colère :
— Si tu veux cette raclée, tu vas l'avoir tout de suite.
Il la secoua durement. Ne fais pas l'enfant, pour l'amour
de Dieu!
— « Et tâche de ressembler au genre de femme qui me
plaît »... comme Carol Brandon, par exemple. Je ne sais pas
si les hommes préfèrent les blondes, mais toi certainement.
Et si tu penses que je me donnais en spectacle, tu aurais dû
te voir avec elle !
— Carol m'expliquait les conditions de vie en Arabie
Saoudite, dit-il entre ses dents. Elle espère rejoindre son
mari bientôt.
— C'est presque la porte à côté. Tu pourras leur rendre
visite.
Une résignation subite fit place à la colère. Il lui tourna
le dos, et elle sentit avec angoisse que son geste était
définitif. L'orgueil l'empêcha de prononcer les paroles
d'excuses qu'elle avait sur les lèvres. Elle dit seulement :
— Où vas-tu?
— Je sors, répondit-il sans se retourner. J'ai besoin de
m'éclaircir les idées!
Lisa demeura immobile, écoutant ses pas descendre
l'escalier, et la porte d'entrée s'ouvrir. Une souffrance
terrible s'empara d'elle, comme jamais auparavant elle n'en
avait ressenti. Tout est fini, pensa-t-elle. C'est ma faute. J'ai
agi comme une petite fille possessive, jalouse et assez
stupide pour juger les choses sur les apparences.
Il allait prendre la voiture et noyer son dégoût en faisant
de la vitesse. Elle imagina, horrifiée, la voiture filant en
trombe dans la campagne obscure, le grincement des
pneus au tournant, le choc fracassant. Bryn était forcé de
contourner la maison avant de s'engager sur la route
principale. Elle dégringola l'escalier et ouvrit avec difficulté
la porte de derrière, ce qui lui fit perdre quelques secondes
précieuses. Elle traversa l'allée en courant et arriva en
même temps que lui au coin de la maison. Elle se précipita
sur la route en agitant les bras, aveuglée par la lumière des
phares.
Les pneus crissèrent sur le gravier, tandis que la voiture
faisait un bond de côté. Elle se sentit soulevée et projetée
comme une poupée de chiffon. Elle ne ressentit aucune
douleur et entendit vaguement des pas précipités se diriger
vers elle. Il lui était impossible d'ouvrir les yeux ni de
bouger ses jambes. Elle sentit qu'on la retournait
doucement et sut que c'était Bryn, au son de sa voix.
— Elle n'a rien de brisé, je crois, entendit-elle quelqu'un
dire. Peux-tu la porter jusqu'à la maison, Bryn? Adam est en
train de téléphoner à un médecin.
— Elle peut avoir des lésions internes.
— Je ne crois pas. J'ai tout vu par la fenêtre. Tu l'as juste
effleurée. Tu ne dois pas te faire des reproches, Bryn. Elle a
couru au-devant de la voiture.
— Je sais. Je n'aurais pas dû la quitter comme je l'ai fait.
Il la souleva tout en parlant et l'emporta dans ses bras, la
joue pressée contre son cœur qui battait à tout rompre.
— On ne sait pas à quel point un être vous est précieux
jusqu'au moment où arrive un accident de ce genre. Si je
l'avais tuée...
— Elle va se remettre. Regarde, elle reprend
connaissance, reprit Irène.
Lisa ressentit une douleur très forte au côté droit et
gémit involontairement. Cette fois, elle perdit connaissance
pour de bon. Ensuite, tout se passa comme dans un
brouillard. Un inconnu examina son bras et son côté; puis
elle fut transportée dans la chambre qu'elle avait occupée
avec Bryn. Irène la déshabilla avec l'aide du médecin, et
elle se retrouva, une compresse fraîche sur le front, dans
des draps frais. Le sédatif qu'on lui avait administré
commençait à produire ses effets.
— Bryn, murmura-t-elle, tandis qu'Irène lui écartait
doucement les cheveux des yeux. Je veux Bryn.
— Je suis là.
Il lui prit la main dans les siennes. Elle sentit sa chaleur
la pénétrer.
— Je t'aime, dit-elle.
Ce fut comme si un poids lui était ôté du cœur. Elle
s'endormit.
Lorsqu'elle se réveilla, il faisait grand jour. Bryn était
assis près du lit, et cela lui rappela avec netteté cet autre
matin et cet autre lit.
Il se leva en la voyant ouvrir les yeux et vint vers elle.
Elle n'avait jamais espéré voir un tel sourire sur son visage
dur et arrogant.
— Salut, fit-il. Comment te sens-tu?
— Bien.
Elle fit un léger mouvement et laissa échapper un cri.
— Tu vas te sentir raide et tu vas avoir mal pendant
quelques jours. Tu en es quitte pour des contusions. Nous
avons de la chance.
Lisa essaya de rire et trouva même cela pénible.
— Eh bien, au moins, mes bleus ne sont pas à l'endroit où
j'en aurais attrapé, si tu m'avais administré la correction
que je méritais, hier soir.
Elle leva les yeux sur lui, et sa gorge se contracta au
souvenir du dégoût qu'elle avait lu sur son visage, au
moment où il la quittait.
— Je regrette, Bryn... mais Carol m'a rappelé Andréa.
C'est la raison pour laquelle j'ai agi de la sorte.
— Non sans raison, dit-il. Il n'est pas dans ma nature de
me conduire avec une jolie femme comme avec un joyeux
compère. Je ne changerai probablement jamais. Mais cela
ne veut rien dire.
Il s'assit sur le bord du lit, prit la main de sa femme et la
porta à ses lèvres.
— Je t'aime, Lisa, et je n'ai jamais dit cela à personne. Je
désire prendre soin de toi, chérie. Veux-tu me croire,
maintenant si je t'affirme que je n'ai pas donné rendez-vous
à Andréa à Tripoli ou que je n'ai pas profité de sa présence
là-bas?
— Si tu me crois au sujet de Mark. Je ne me suis jamais
donnée à lui.
— Je ne l'ai jamais cru vraiment. Mais savoir que tu
t'étais tournée vers un autre homme pour essayer de te
détacher de moi m'a remué profondément. Je t'aimais, à ce
moment, mais ne voulais pas l'admettre, parce que tu
semblais incapable d'aimer sincèrement quelqu'un.
Il s'arrêta, parcourut du doigt la ligne pure de son visage.
— Lorsque Adam m'a téléphoné pour me dire que tu
n'étais pas arrivée à Heathrow, ma première réaction a été
de me dire : « Laisse-la. » L'orgueil, naturellement. Tu
m'avais abandonné. J'ai mis ensuite une agence sur tes
traces, mais sans résultat.
— Et tu es venu me rechercher toi-même. Oh! Bryn,
comme je suis heureuse que tu l'aies fait. Je serais encore
dans cette chambre misérable et dans ce bureau ennuyeux!
— En train de perturber le personnel masculin.
Son sourire était chaleureux. « Je suis reconnaissant à
ton premier amour d'avoir été un peu arriviste. »
— Tu es mon premier amour. Mon premier amour,
murmura-t-elle.
— Et le dernier..., du moins j'ai intérêt à l'être.
Il remua, impatient.
— Dire que je ne puis t'embrasser comme il faut, de
crainte de te faire mal.
— Qu'importe une petite douleur? fit-elle en souriant. Je
te désire aussi, Bryn. Maintenant et toujours.
Et cela, pensa-t-elle tandis qu'il posait ses lèvres sur les
siennes, est tout à fait suffisant.

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