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1.

Claudia Dostis avait envie de hurler. Si Leandro Mandalor bougeait, ne serait-ce qu’une fois
encore, si son bras pressait de nouveau le sien, elle ne répondait plus de rien.
Son parfum l’enveloppait, légèrement épicé, mêlé à l’odeur chaude de sa peau, et le contact de
son bras musclé contre le sien la mettait au supplice. A chaque mot qu’il prononçait, sa voix
profonde, un peu rauque, résonnait en elle, et lorsqu’il riait, c’était pire encore.
Et tout cela, par la faute des organisateurs !
Non seulement ils n’avaient pas prévu un nombre suffisant de tables pour la Convention annuelle
de la Télévision, mais pour couronner le tout, ils l’avaient placée précisément à côté de son ennemi
juré. Et maintenant, il fallait qu’elle se débrouille pour se concentrer et répondre aux questions,
quasiment collée à lui !
Cet homme l’insupportait. Jamais elle n’avait rencontré d’individu aussi odieux. Dès qu’il entrait
dans une pièce, elle se crispait, c’était épidermique.
D’accord, cette animosité était due en partie à la rivalité qui les opposait : chaque jour à
l’antenne, le feuilleton de Mandalor, Heartlands se trouvait en compétition avec le sien, son bébé à
elle, Ocean Boulevard. Mais il n’y avait pas que cela : six mois plus tôt, il avait aussi tenté de lui voler
son idée : diffuser un épisode « spécial mariage » sur plusieurs semaines, tout au long de l’hiver.
Mais avant toute chose, c’était lui, le problème.
Il était trop… tout. Imposant, un mètre quatre-vingt-dix ou quelque chose comme ça. Ténébreux
aussi, le teint mat, les cheveux d’ébène courts et bouclés. Et, surtout, effronté. Beaucoup trop effronté.
Leandro Mandalor respirait la confiance en lui, l’aisance de ceux qui ont l’habitude de tout prendre en
main et voir les autres leur donner ce qu’ils veulent quand ils le veulent.
Et elle détestait cette façon qu’il avait de la regarder, comme s’il lisait en elle. Dans ses yeux
bruns dansait toujours une lueur amusée, et elle éprouvait invariablement l’envie irrésistible de
s’emparer du premier objet venu et de le lui lancer à la tête.
Pour la énième fois depuis le début de l’après-midi, elle se sentit oppressée par sa présence toute
proche tandis qu’il changeait de position. Ses doigts se crispèrent sur ses notes, et elle s’efforça de
garder son calme, résistant à l’envie de le repousser.
— C’est un point de vue intéressant, mais je ne suis pas certain de le partager, dit-il de sa voix
chaude et grave. Qu’en pensez-vous, Claudia ?
La panique l’assaillit.
Trop occupée à songer à lui, elle avait perdu le fil de ce qui se disait. Ils avaient parlé des
attentes du public concernant les séries diffusées dans la journée, du défi que cela représentait de le
satisfaire et de devoir proposer sans cesse de nouveaux formats et de nouvelles idées.
Malheureusement, elle avait décroché à un moment donné. Bref, elle n’avait pas la plus petite idée de
ce qu’elle était censée approuver ou désapprouver.
Elle leva le menton d’un air de défi et se tourna vers son voisin. La meilleure défense n’était-elle
pas l’attaque ? C’était sa devise, et jusqu’à présent cela lui avait toujours réussi.
— C’est une habile tentative, Léandro, dit-elle, mais je crois que chacun ici a envie de savoir ce
que vous vous en pensez.
Il soutint un instant son regard, un léger sourire aux lèvres.
Pour la première fois, elle remarqua combien elles étaient sensuelles, combien sa bouche était
belle, ferme et régulière, marquée aux commissures par de légères rides d’expression qui en
soulignaient le charme.
— Comment pourrais-je résister à une demande aussi charmante ? répondit-il.
Il la fixa un instant encore, juste assez pour qu’elle se sente brusquement mal à l’aise, puis il se
tourna vers la salle remplie d’aspirants scénaristes, producteurs et metteurs en scène.
— La télévision doit plaire, offrir des héros et héroïnes séduisants, aptes à faire rêver le public.
Aussi, verrons-nous toujours sur les écrans des hommes et des femmes magnifiques. Mais cela ne
doit pas nous faire oublier d’être exigeants quant au jeu des acteurs. Pour ma part, lorsque je procède
à un casting, je pense avant tout au rôle, au personnage, et non à la beauté plastique, au corps de
l’acteur ou de l’actrice qui passe le bout d’essai.
Ayant terminé, il se tourna vers elle pour qu’elle prenne la relève.
— Bien qu’il m’en coûte beaucoup, je dois avouer que cette fois je suis entièrement d’accord
avec Leandro, dit-elle.
Les rires fusèrent dans la salle. Leur rivalité commençait à être connue de toute la profession,
elle le savait.
— En fait, certains des personnages clé les plus populaires d’Ocean Boulevard sont interprétés
par des acteurs et des actrices qui ne correspondent pas aux critères de beauté classique
communément admis dans notre culture, poursuivit-elle, entrant de plain-pied dans le sujet. En ce qui
concerne les séries diffusées dans la journée, notamment, le public s’attache à des personnalités plus
qu’à des physiques. Chaque semaine, les téléspectateurs passent beaucoup de temps en compagnie de
nos personnages. Ils les aiment ou les détestent, et ce à quoi ils ressemblent finit par perdre de son
importance. Ceci étant, je plaide coupable : il m’arrive parfois de craquer pour un apollon. Nos
téléspectatrices mères de famille ont bien droit à une petite gâterie, de temps à autre.
Ce dernier commentaire lui valut quelques rires approbateurs.
Elle se cala dans son siège, attendant la question suivante. Comme celle-ci était adressée au
producteur du Kelly Larson talk show, elle risqua un coup d’œil discret à sa montre.
Encore dix minutes, et c’en serait terminé de ses obligations officielles.
— « Un apollon »… Je me demande comment ils réagiraient si je leur disais que ce qui compte
pour moi, ce sont de jolis seins et de jolies fesses, murmura Leandro.
Il était si proche qu’elle sentit son souffle chaud lui balayer la joue.
— Essayez, vous verrez bien, rétorqua-t-elle.
Il sourit. Un sourire éblouissant contrastant avec sa peau hâlée.
Il avait dû se faire blanchir les dents, ou alors il passait sa vie sous les UV, ce n’était pas
possible. La nature n’avait pu le doter de tous ces atouts à la fois !
— Je compte sur vous pour venir soigner mes blessures lorsqu’ils m’auront mis en pièces,
susurra-t-il.
— Comptez plutôt sur moi pour vous achever ! rétorqua-t-elle.
Il rit. Un rire profond et chaud, qui attira vers eux les regards de l’assistance.
De quoi avaient-ils l’air, songea-t-elle, à faire des messes basses et à rire comme deux
collégiens ? Elle s’efforça de se concentrer sur ses notes.
En fait, elle ne rêvait que d’une chose : balayer ce sourire suffisant du visage de cet homme.
C’était bien elle, ça ! Déterminée et tenace. Depuis son plus jeune age, elle avait appris à se
débrouiller seule, et elle avait dû lutter contre tellement de préjugés pour être prise au sérieux dans le
monde de la télévision que se battre faisait partie de sa vie. C’était devenu une seconde nature.
— Mesdames et messieurs, nous allons devoir nous arrêter là pour aujourd’hui, conclut Bonnie
Randall, la présidente de la Convention. Il nous reste à remercier chaleureusement nos invités pour le
temps qu’ils nous ont consacré et le professionnalisme avec lequel ils ont répondu à nos questions.
Claudia accueillit les applaudissements respectueux avec un petit sourire. Parmi les cinq cents
personnes présentes, quelques-unes seulement parviendraient à réaliser leur rêve, à se faire une place
dans le monde impitoyable de la télévision. Cela la rendait un peu triste de voir tous ces visages
pleins d’espoir.
Elle repoussa sa chaise et se leva, les muscles endoloris.
Elle allait devoir songer sérieusement à ajouter un peu de stretching à ses exercices quotidiens.
Elle commençait à se rouiller, à passer tant de temps assise à son bureau.
— Par ici, dit Leandro derrière elle.
Elle sentit soudain sa main se poser au creux de ses reins tandis qu’il la guidait vers la sortie.
Elle se cabra aussitôt. Elle n’avait nullement besoin d’être prise en charge. Ce n’était pas parce
qu’il dominait de toute sa hauteur son mètre cinquante-cinq qu’il devait se croire tout permis !
— Je peux trouver la sortie toute seule, rétorqua-t-elle d’un ton glacial.
Un sourire effleura les lèvres de Leandro.
— Je m’efforçais seulement de me conduire en gentleman.
— Vous vous efforciez, le mot est tout à fait approprié. Pourquoi persistez-vous à vouloir
paraître autre chose que ce que vous êtes, un pirate !
— Un pirate ? Pourquoi ai-je la sensation que ce n’est pas franchement à Johnny Depp que vous
me comparez en disant cela ?
Le sang de Claudia ne fit qu’un tour. Elle ne supportait pas qu’il ne la prenne pas au sérieux, ça
lui donnait des envies de meurtre.
— Vous savez pertinemment pourquoi.
— Ne me dites pas que vous êtes encore en colère à cause de cette histoire d’épisode
« mariage » ?
— Si. Et je continuerai de l’être, aussi longtemps que l’originalité et le talent demeureront
importants pour moi, rétorqua-t-elle, pincée.
Leandro secoua la tête, visiblement amusé.
— Claudia, quand allez-vous lâcher prise ? s’exclama-t-il d’un ton moqueur.
De nouveau, elle sentit sa main lui presser le dos tandis qu’il la guidait vers la sortie. Mais elle
était tellement irritée par son attitude condescendante qu’elle ne songea même pas à protester.
— Cessez de croire à une conspiration, Claudia. J’apprends que ma concurrente directe prépare
un épisode tout à fait inédit. Qu’auriez-vous fait, à ma place ?
— Laissez-moi réfléchir… J’aurais trouvé une idée tout aussi brillante. J’aurais joué
l’originalité.
— Je n’en doute pas. Et vous auriez décidé de contre-attaquer. Vous êtes le genre de femme à
vouloir battre les autres à leur propre jeu. Vous ne seriez pas là où vous êtes s’il en était autrement.
Tout en parlant, ils étaient parvenus dans le hall de l’hôtel et s’étaient discrètement mis à l’écart.
Elle fixa Leandro, furieuse.
— Ne me mettez pas dans le même sac que vous, dit-elle, pointant l’index vers sa poitrine.
Il était si proche qu’elle rencontra le rempart solide de son torse et demeura consternée lorsqu’il
éclata de rire.
— Cessez de vous moquer de moi, lança-t-elle, les dents serrées.
— Alors, cessez d’être aussi adorable, rétorqua-t-il. Savez-vous que vos narines frémissent
lorsque vous êtes en colère ?
C’en était trop ! La journée avait été longue, cette conversation n’avait que trop duré, et de toute
façon, Leandro Mandalor n’avait cessé de l’agacer. Cédant à une impulsion soudaine, elle lui lança un
coup d’escarpin dans la cheville.
— Voilà pour vous apprendre à me trouver « adorable » !
Et sur ces mots, elle fit volte-face et se dirigea d’un pas décidé vers les ascenseurs.
Le rire de Leandro la suivit, résonnant à travers le hall.
Elle serra les dents, le traitant de tous les noms, tandis que l’ascenseur grimpait dans les étages.
Il croyait pouvoir se moquer impunément d’elle ? Eh bien, il se trompait.
Parvenue à son étage, elle se dirigea vers sa suite et introduisit sa carte pour ouvrir la porte.
Ses amies et collègues de travail, Sadie et Grace, installées sur le canapé du salon, levèrent les
yeux lorsqu’elle entra.
— Ooh, alerte à Mandalor ! s’exclama Sadie en apercevant son visage rembruni.
— Cet homme n’est qu’un crétin arrogant ! explosa Claudia. Une espèce de goujat paternaliste,
un… un…, bafouilla-t-elle, soudain à court d’insultes.
— Un serpent venimeux ? Un monstre infâme ? suggéra Grace, le visage impassible.
Claudia se laissa tomber dans un fauteuil.
— Ce n’est pas drôle, gémit-elle, se débarrassant de ses talons aiguilles avec un soupir de
soulagement.
Sadie eut un petit sourire contrit.
— Désolée, mais il n’y a pas un jour où tu ne sois rentrée de la Convention en pestant contre lui.
Avoue que c’est amusant, non ?
Claudia se leva pour prendre une bouteille d’eau minérale dans le minibar.
— C’est à ce point ? demanda-t-elle, l’ouvrant d’un geste sec.
Ses deux amies se consultèrent du regard et hochèrent la tête de concert.
— Oui.
Elle avala une gorgée d’eau, repoussant en arrière ses cheveux lisses coupés en un carré
impeccable à hauteur d’épaules.
— Il est comme mes frères. Je déteste cette attitude macho qu’ont les Grecs, comme s’ils étaient
un don du ciel pour les femmes. Lorsque mon frère Cosmo entre dans une pièce, il est absolument
persuadé que toutes les femmes présentes ne rêvent que de coucher avec lui. Eh bien, Leandro est
exactement pareil.
— Oui, sauf que lui n’est probablement pas si loin de la vérité, alors que ton frère se fait
carrément des illusions, dit Grace.
Sadie ne put s’empêcher de rire.
— Allons, ne me dis pas que tu ne trouves pas Leandro attirant ?
— Il est trop grand, et puis je n’aime ni son grand nez ni sa bouche.
Grace écarquilla les yeux.
— Tu veux dire ce profil grec viril, si séduisant, et ces lèvres propres à alimenter les fantasmes
les plus fous ?
— Désolée, mais ce n’est pas ainsi que je vois les choses, rétorqua Claudia d’un ton ferme.
Et c’était vrai. Elle avait passé deux heures assise à côté de ce type et n’avait ressenti que de
l’exaspération face à son attitude impérieuse et dominatrice.
— Il ne me fait strictement aucun effet, conclut-elle.
— Allons bon, et qu’a-t-il dit, cette fois ? demanda Sadie, visiblement impatiente de connaître les
derniers rebondissements du feuilleton Leandro Mandalor.
Claudia mit rapidement ses amies au courant, galvanisée par leurs réactions outrées aux propos
de Leandro et leurs sifflements admiratifs saluant chacun de ses bons mots.
— Tu mènes au score, c’est indéniable ! annonça Grace après qu’elle leur eut raconté l’épisode
du coup de pied dans la cheville.
— Sans conteste, approuva Sadie. Il va devoir trouver quelque chose de très audacieux pour te
battre sur le terrain de l’agression physique.
Claudia fit la moue.
— Vu sous cet angle, ça a un côté un peu gamin, je l’avoue.
— Il ne faut jamais renoncer, dit Grace. Et surtout, ne jamais s’excuser.
— Hum, voilà qui est intéressant, intervint Sadie d’un ton taquin. Lorsque je suis passée te
prendre l’autre jour, je t’ai entendue dire à Mac que tu étais désolée d’avoir pris la voiture sans le
prévenir.
— Question de stratégie, rétorqua Grace. Mac pense qu’il me fait faire ce qu’il veut, alors que
c’est très exactement l’inverse.
Claudia ne prit pas la peine d’attaquer son amie sur son prétendu discours féministe. Mac et
Grace vivaient ensemble depuis trois mois, et tout semblait se passer au mieux. Quant à Sadie, il
suffisait de la regarder pour comprendre combien elle était heureuse avec Dylan.
— Mon Dieu, nous avons intérêt à gagner ce soir, soupira-t-elle. Si Leandro Mandalor remporte
ce prix…
— Nous gagnerons, répondit Grace, convaincue.
— Il n’y a rien de moins sûr.
— Mais si ! Mac a fait de notre épisode « mariage » une petite merveille, et il a battu tous les
records d’audience. Crois-moi, il va nous faire gagner, insista Grace.
Claudia sentit son pouls s’accélérer tandis qu’elle s’imaginait montant sur scène pour recevoir
le Prix du Public. Ce serait une telle récompense, tant sur le plan personnel que professionnel ! Cela
couronnerait l’originalité de la série et confirmerait le succès remporté par le « spécial mariage ». Il
y avait déjà un nouvel épisode prévu pour l’hiver prochain. Remporter le prix ce soir serait une
consécration, la cerise sur le gâteau dont elle rêvait. Ce serait l’aboutissement de toutes les batailles
qu’elle avait menées pour s’affirmer et affirmer ses rêves.
La cérémonie n’était pas retransmise en prime time comme celle des Oscars, mais une version
raccourcie avec les temps forts serait proposée dans la journée. Elle aimerait tellement que son père
et sa mère la voient monter sur le podium pour recevoir la statuette de cristal !
La tristesse l’envahit en songeant qu’elle ne saurait sans doute jamais si ses parents auraient vu
l’émission, et encore moins s’ils auraient éprouvé de la fierté.
— Nous allons faire un malheur, déclara Sadie en s’étirant langoureusement.
— Que vas-tu porter, Claudia ? demanda Grace. Surtout, ne me réponds pas du noir.
Claudia saisit un coussin et le lui lança à la tête.
— Je serai en rouge, si tu veux tout savoir.
Ses amies ne cessaient de la titiller sur le fait qu’elle s’habillait toujours en noir. D’abord, elle
n’avait pas le temps de faire les magasins, et le noir allait avec le noir. Mais surtout, elle avait
l’impression qu’on la prenait davantage au sérieux, habillée de sombre. De plus, petite et très
féminine comme elle l’était, elle n’allait pas risquer de se ridiculiser en s’habillant comme une
minette ou comme une vamp.
— Et toi, Grace ? demanda Sadie.
— En Dior Vintage. C’est Mac qui m’a fait cadeau de ma tenue, ajouta-t-elle, prenant un air
mystérieux.
— Et toi, Sadie ? demanda Claudia.
— Je recycle. Un fourreau noir et blanc que je portais il y a quelques années.
— Vous savez, en règle générale, je déteste ce genre de cérémonie, mais je sens bien celle de ce
soir, dit Grace, s’efforçant de contenir son excitation.
Claudia regarda ses amies et croisa les doigts.
Elle avait vraiment envie de gagner ce prix, et pas seulement pour voir Leandro Mandalor
mordre la poussière.
Pas seulement, mais ça lui ferait sacrément plaisir !

* * *

Leandro ouvrit le robinet de la douche et attendit que la température soit idéale avant de pénétrer
sous l’eau.
Son ancienne blessure de football le faisait souffrir après être resté assis toute une journée. Il fit
rouler un moment son épaule, laissant l’eau chaude dissiper la raideur de ses muscles endoloris. Puis
il attrapa l’un des petits flacons mis à disposition par l’hôtel, versa une noix de shampooing dans sa
main et se frotta les cheveux. Aussitôt, il fut enveloppé par un parfum envoûtant, étrangement
familier. Floral, mais avec une note plus intense, plus capiteuse.
Il inspira profondément, s’efforçant de se souvenir. Une image lui traversa l’esprit, encore
imprécise, et brusquement cela lui revint : Claudia Dostis. Le shampooing sentait exactement comme
elle.
Un sourire lui effleura les lèvres tandis qu’il se rinçait les cheveux.
Sa cheville avait pris une teinte bleu-violet, suite au coup de pied qu’elle lui avait décoché
quelques heures plus tôt. Il aurait dû être en colère, mais c’était plus fort que lui, cette réaction
l’amusait de sa part. Claudia lui rappelait les femmes de sa famille, au caractère bien trempé. Des
femmes fougueuses, déterminées, pleines de vie. Elle était petite mais tout en énergie. Une femme
dynamique, pleine d’allant, qui empoignait la vie à bras-le-corps.
Et puis, il avait toujours aimé les petites femmes. Surtout lorsqu’elles étaient aussi bien faites
que Claudia. Toutes ses amies avaient été petites. Sa future ex aussi.
Songer à Lydian lui fit l’effet d’une douche froide, dissipant en un clin d’œil tout l’enthousiasme
qu’il éprouvait. La semaine précédente, il lui avait fait transmettre par coursier les papiers du divorce,
mais elle se faisait tirer l’oreille pour signer. Ils n’avaient pas été mariés suffisamment longtemps
pour que le prétexte en soit l’argent. Ils étaient convenus de repartir chacun avec ce qu’ils possédaient
au départ. Lydian n’avait pas besoin de son argent. En fait, elle n’avait besoin de rien venant de lui.
Leur mariage avait été une erreur du début jusqu’à la fin. Une erreur due à son entêtement à croire
qu’il pourrait faire fonctionner leur relation.
A présent, il avait envie que tout se termine au plus vite. C’était bien assez d’être le seul enfant du
clan Mandalor à divorcer. Ses frères et sœurs, eux, avaient tous fait le bon choix en se mariant. Pas
lui.
Sa mère n’avait cessé de lui dire, depuis l’instant où elle avait posé les yeux sur Lydian, que ce
n’était pas la femme qu’il lui fallait. Elle était trop blonde, trop maigre, trop ambitieuse.
Sur les deux premiers points, il n’était toujours pas d’accord avec sa mère, mais sur le
troisième, il fallait reconnaître qu’elle avait eu raison : Lydian s’était davantage préoccupée de son
métier d’agent artistique que de son couple, et lorsqu’elle s’était servie de renseignements
confidentiels glanés dans l’intimité pour promouvoir sa carrière, il avait clairement reçu le message.
Elle brûlait d’une passion qui n’était pas du même ordre que la sienne. Tout était allé très vite ensuite,
et leur mariage s’était éteint sans bruit, tristement.
Il posa les mains à plat sur les carreaux de la douche et, la tête penchée en avant, laissa l’eau
ruisseler le long de sa colonne vertébrale.
Cette rupture l’avait-elle rendu amer ? Non, il n’en avait pas l’impression. Il était devenu plus
prudent, voilà tout. Il aspirait toujours à se marier, à fonder une famille. Mais la prochaine fois, il
choisirait avec plus de discernement. Finies les carriéristes en petits tailleurs stricts et talons aiguilles.
Finis les repas d’affaires qui se transformaient en tête à tête et se terminaient au lit. Cette fois, il
réfléchirait et tâcherait de tempérer un peu sa fougue lorsqu’il s’agirait de choisir une compagne
pour la vie.
Ses pensées revinrent vers la délicieuse Mme Dostis et la fameuse fougue à tempérer s’emballa
aussitôt.
Elle était sacrément sexy ! Une bombe, auraient dit ses frères. Petite mais toute en courbes, avec
tout ce qu’il fallait là où il fallait, et insolemment féminine. Si elle mettait dans sa vie sexuelle la
même énergie qu’ailleurs, il y avait tout à parier qu’un petit tour dans son lit devait être une sacrée
expérience.
Il chassa à regret de son esprit cette tentante perspective. Tout d’abord, Claudia Dostis était sa
concurrente. Et même si elle ne l’avait pas été, il serait bientôt un homme divorcé de trente-six ans.
C’en était fini de collectionner les aventures. Il voulait être un père assez jeune pour pouvoir élever
ses enfants. Il n’avait plus le temps de batifoler, même avec une femme aussi attirante. Il avait une
mission à accomplir : rencontrer une femme, se marier, fonder une famille.
Il sortit de la douche, se sécha rapidement et gagna sa chambre. Il jeta un regard désabusé à son
smoking pendu sur un cintre.
Les smokings étaient une plaie. Aussi bien coupés soient-ils, il avait toujours l’impression d’être
sanglé dans une camisole de force.
Il enfila sa chemise, songeant à la soirée à venir.
Des discours, des discussions futiles, des stars d’un jour à la pelle, et toute la profession réunie
se grisant de champagne. Sinistre perspective ! Un seul moment serait peut-être digne d’intérêt : la
remise du prix pour le meilleur épisode hors-série. Il y avait quatre prétendants au titre, mais le seul
rival sérieux pour Heartland était Ocean Boulevard.
Il était confiant, certain de gagner. Il avait dépensé sans compter, ne ménageant ni son temps ni
ses efforts pour produire ce hors-série « Mariage en blanc ». Ils avaient tourné en extérieurs à Aspen,
acheté une robe haute couture et investi dans la publicité. Certes, Ocean Boulevard les avait battus en
termes d’audience, mais il était certain que les efforts consentis pour cette production à gros budget
feraient pencher la balance en sa faveur.
Il termina de s’habiller en souriant. Claudia allait fulminer lorsqu’elle le verrait monter sur le
podium pour recevoir le prix.
Cela faisait-il de lui un goujat que d’avoir envie de voir de nouveau ses narines frémir de
colère ?
Cette seule pensée le fit pouffer tandis qu’il laçait ses chaussures.
Jamais ce genre de petite compétition ne l’avait autant amusé.

* * *

Claudia s’immobilisa en apercevant Leandro Mandalor.


Menteuse ! Comment pouvait-elle prétendre que cet homme ne lui faisait aucun effet ? Dans le
genre ténébreux en smoking noir et chemise immaculée, il était… à tomber à la renverse.
Voilà, elle l’avait admis. Mais pas question d’en souffler mot à quiconque. Il était déjà
suffisamment embarrassant d’être excitée par un homme qu’elle méprisait totalement !
Encore que…
Elle avait pas mal réfléchi à ce qu’il lui avait dit l’après-midi même : qu’aurait-elle fait à sa
place, si elle avait découvert qu’il essayait de la prendre de vitesse sur le hors-série de l’hiver ?
Elle aurait vu rouge et tenté aussitôt de manœuvrer pour déjouer ses plans. Ce qui était
globalement ce qu’il avait fait : il avait annoncé son propre épisode « mariage », avait proclamé qu’il
s’agissait du top en la matière et l’avait mise au défi de faire mieux. Il n’était peut-être pas aussi
méprisable que cela, finalement.
Mais il n’en demeurait pas moins son adversaire. Un adversaire avec lequel elle se disputait des
parts de marché. Et il était grec, en plus. Jamais, au grand jamais, elle ne sortirait avec un Grec.
Traditionalistes et dominateurs, elle connaissait ! Toute sa famille était grecque, frères, père, cousins.
Elle avait mieux à faire dans la vie que de s’embarrasser d’un macho décidé à veiller sur elle ou
quelque chose d’aussi dépassé. Elle préférait les hommes aux idées modernes, qui jouaient selon les
mêmes règles qu’elle.
— Wahou ! regardez-moi cette bouche sensuelle et ce nez, s’exclama Grace, dévorant Leandro
des yeux.
— Ouh, tu as raison, j’en suis toute retournée, susurra Sadie.
Mac jeta un regard entendu à Dylan et s’éclaircit la voix.
— Un peu de considération pour les mâles qui vous accompagnent, mesdames. Attendez au
moins d’être seules pour commencer à évaluer les autres étalons présents dans la salle.
— Les autres étalons ? s’exclama Grace, levant des sourcils étonnés.
— Nous demeurons dans la compétition, même si nous sommes déjà pris, déclara Dylan, lissant
la manche de son smoking.
Sadie s’approcha de lui pour réajuster sa cravate.
— Je suis assez d’accord, dit-elle, la voix suave, en lui décochant un regard langoureux à travers
la longue frange de ses cils.
Claudia détourna les yeux de Leandro et s’efforça de se souvenir de ce qu’elle avait en tête avant
d’être littéralement subjuguée par son charme.
Ah oui, leur table. Elle cherchait leur table.
Consultant les notes que son assistante lui avait remises, elle parcourut la salle du regard en
quête de la numéro cinq.
Celle-ci se trouvait tout près de la scène, et elle y vit un signe encourageant. L’accès au podium
était direct. Les organisateurs l’auraient-ils placée là si elle n’était pas appelée à y monter ?
— Nous sommes là-bas, dit-elle à son petit groupe, désignant la table ronde qui leur était
assignée.
Au moment de s’éloigner, la sensation d’être observée la retint, et avant même de se tourner vers
lui, elle sut que Leandro Mandalor la regardait.
Son regard sombre était indéchiffrable, mais le petit signe de tête dont il la gratifia et le sourire
qui flottait sur ses lèvres montraient qu’il s’amusait d’elle de nouveau.
Son sang ne fit qu’un tour, mais elle ne lui ferait pas le plaisir de se montrer agacée.
Hautaine, elle laissa sa main glisser lentement le long de sa hanche moulée par le velours rouge
intense de sa robe et lui tourna le dos. Elle sentit son regard la suivre jusqu’à sa table et se fit un
plaisir de lui offrir en prime le décolleté profond de son dos.
— Viens, Claudia, dit Sadie. Mets-toi entre Grace et moi, que nous puissions discuter.
— Tu vois, Dylan, nous sommes encore mis de côté, plaisanta Mac en s’installant.
Grace glissa une main sous la table, et le beau visage de Mac s’embrasa soudain.
— Tu te sens encore mis de côté ? demanda-t-elle, la voix rauque.
— Non, pas exactement, répondit-il, le regard plongeant dans son décolleté vertigineux.
— On se calme, les enfants, dit Claudia.
Ces derniers temps, elle se faisait l’impression d’être une vieille fille entourée de quatre
tourtereaux toujours en train de gazouiller. La plupart du temps, elle était trop occupée pour regretter
son manque de vie affective, mais lorsqu’elle se trouvait brusquement face à un homme viril et
séduisant comme Leandro Mandalor, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait tout de même
des avantages certains à avoir un homme dans sa vie.
Le sexe en était un. Et pas des moindres, songea-t-elle, parcourue d’un délicieux frisson, en
regardant Leandro se frayer un passage parmi les tables.
Pour un homme de sa stature, il se mouvait avec une grâce surprenante. Et force était de
reconnaître que son charme et son charisme faisaient se tourner nombre de têtes féminines sur son
passage. Hum…
Se rendant brusquement compte qu’elle le dévisageait, elle s’empara de sa serviette et la déplia
sur ses genoux.
Non, non et non. Pas touche. Zone interdite. Elle n’avait qu’à appeler Harry ou Simon si elle était
en manque. Il y avait longtemps qu’elle ne les avait pas vus, ses deux amants fidèles.
Cela dit, pas si fidèles que cela ! La dernière fois qu’elle avait vu Harry, il couvait une nouvelle
employée de son entreprise d’un regard enamouré. C’était le risque, dans ce genre de relation.
L’amant tombait parfois amoureux et vous laissait en plan.
Elle sortit discrètement son minuscule portable et rédigea un court message à l’intention de
Simon. S’il était libre ce soir, rien ne l’empêchait de venir la rejoindre à l’hôtel après la cérémonie.
Au lieu de passer la nuit seule, elle pourrait profiter avec lui de tout le luxe qu’offrait la somptueuse
suite que lui avait réservée sa société de production. Un programme des plus intéressants…
Le doigt suspendu au-dessus de la touche « envoi », elle leva les yeux, et son regard fut happé
par le regard mystérieux, hypnotique, de Leandro Mandalor.
Sa table se trouvait juste à l’opposée de la sienne. Zut ! Toute la soirée, elle verrait en face d’elle
ce visage séduisant et viril. Et, toute la soirée, elle croiserait ce regard intense, scrutateur, dérangeant.
Son doigt pressa la touche « envoi ».
Pourvu que Simon soit chez lui ! Elle avait en tête une foule d’idées extrêmement intéressantes
pour l’occuper. Rien que d’y penser…
Nerveuse, elle se mit à tripoter ses couverts, son verre, faisant semblant de s’intéresser à ce que
disaient ses amies, tandis qu’elle attendait sa réponse.
Il y avait plusieurs mois qu’elle n’avait pas fait l’amour, donné à son corps ce qu’il lui réclamait
ce soir avec insistance. Comment était-ce possible ? Pas étonnant qu’elle se sente aussi excitée. Il était
grand temps qu’elle s’offre une nuit de fête dans les bras d’un homme.
Son téléphone émit un bip, et elle se jeta littéralement dessus. Le souffle suspendu, elle lut :
« Impossible. Souhaite-moi bonne chance, je me fiance. »
Elle demeura interdite, le regard fixé sur l’écran.
D’abord Harry, et maintenant Simon ! A croire qu’elle était faite pour rester vieille fille.
Machinalement, elle rédigea une réponse pour le féliciter. Simon était adorable, elle espérait
qu’il serait très heureux.
Elle était tellement absorbée qu’elle ne vit pas le garçon s’approcher pour servir le vin, et son
verre fut plein avant même qu’elle ait eu le temps de protester. Heureusement, Grace résolut le
problème en posant la main sur le sien et en procédant à l’échange dès que le garçon se fut éloigné.
— Merci, dit Claudia, s’emparant de son verre d’eau d’une main qui tremblait un peu.
Grace lui sourit.
— Relax. Si nous gagnons, c’est super. Dans le cas inverse, cela ne change rien pour nous.
— J’avoue que ta logique m’échappe, bougonna Claudia.
Ce prix la mettait sur les nerfs, elle en avait l’estomac noué. Quant à l’attirance ridicule qu’elle
éprouvait pour Leandro Mandalor, elle s’en remettrait. Ce n’était que l’affaire d’une soirée.
— Mesdames et messieurs, veuillez rejoindre vos places si ce n’est déjà fait. Nous tenons à vous
dire combien nous sommes heureux de vous voir tous rassemblés ici, ce soir, pour célébrer la vingt-
troisième édition du Prix du Public, annonça une voix douce dans les hauts parleurs.
Claudia se redressa sur sa chaise et prit les mains de Grace et de Sadie dans les siennes.
— Dans deux heures, tout sera fini, dit Grace.
— Nous allons gagner, déclara Sadie.
— Cela ne fait aucun doute, renchérit Dylan.
Claudia s’efforça de sourire. Brusquement, elle se retrouvait petite fille, debout devant l’estrade,
attendant que l’on appelle son nom pour la distribution des prix.
C’était totalement ridicule d’accorder une telle importance à un événement qui n’allait rien
changer à sa vie de tous les jours ! Elle avait un bon salaire, son feuilleton bénéficiait d’un taux
d’audience confortable, et elle était entourée d’amis très chers. Ce prix ne modifierait rien de tout
cela.
Ce qui ne l’empêchait pas d’être ridiculement excitée et anxieuse.
Malgré elle, son regard se porta vers Leandro Mandalor.
Il l’observait, elle l’aurait parié. Levant sa coupe de champagne, il lui sourit. « Bonne chance »,
lut-elle sur ses lèvres.
Elle le remercia d’un hochement de tête impérial.
« Mon Dieu, faites que je gagne. »

* * *

Son verre de vin à la main, Leandro décrivait des cercles sur la nappe, s’efforçant de ne pas
regarder dans la direction de Claudia Dostis. Mais son regard était irrésistiblement attiré par elle, par
le profond décolleté de cette robe rouge intense qui laissait entrevoir la rondeur de ses seins. Et il ne
pouvait s’empêcher de fantasmer.
Il imaginait la robe glissant imperceptiblement le long de son épaule, s’écartant pour laisser
apercevoir la pointe d’un sein. Juste cela. Il n’aurait su dire pourquoi, mais depuis qu’elle était entrée
dans la pièce, il était totalement obsédé par l’envie de voir ses seins. Il les imaginait déjà, ronds et
fermes sous ses doigts. Il imaginait leur goût dans sa bouche, leur douceur sous ses lèvres. Comment
réagirait-elle ? Gémirait-elle lorsqu’il les agacerait de ses pouces, lorsqu’il les sucerait, les
mordillerait ?
Une obsession, il n’y avait pas d’autre mot. Et qui l’avait contraint à demeurer assis l’essentiel
de la soirée, pour dissimuler l’érection la plus gênante qu’il ait eue depuis longtemps.
Malheureusement, il ne connaîtrait jamais la réponse à ces délicieuses énigmes. Les seins de
Claudia garderaient leur secret et cela, pour toute une série de raisons qu’il connaissait déjà. Ce
n’était pas de chance, mais c’était ainsi.
Une brusque salve d’applaudissements l’arracha à ses réflexions, et il s’y joignit machinalement.
Baissant le regard, il parcourut la liste des catégories à primer. Encore une, et ce serait leur tour. Il
tâta sa poche, afin de s’assurer que le discours qu’il avait préparé s’y trouvait bien.
Pas de problème. Il était prêt à monter sur le podium.
Lorsqu’il leva de nouveau les yeux vers Claudia, elle se remettait discrètement du rouge sur les
lèvres.
Peine perdue ! songea-t-il avec ironie. Mais c’était peut-être cela, être bonne perdante.

* * *

Assise au bord de sa chaise, les mains dissimulées sous la table, Claudia serrait son discours
entre ses doigts crispés. Les battements de son cœur résonnaient jusque dans sa tête, et les scénarios
les plus fous se succédaient dans son esprit.
Et si elle gagnait mais se trouvait incapable de monter sur le podium tant elle était paniquée ?
Ou, pire, si elle trébuchait en montant les marches et tombait ? Ou encore, désastre absolu, si elle se
prenait le pied dans l’ourlet de sa robe, la déchirait et se retrouvait brusquement en string devant toute
la profession ?
L’absurdité de cette dernière pensée la fit sourire. Elle était parfaitement capable de marcher, de
parler et de monter sur scène si on appelait son nom.
— … Et nos deux finalistes dans cette catégorie sont : Heartlands pour Mariage en Blanc et
Ocean Boulevard pour Bienvenue au Paradis, annonça le maître de cérémonie. Une grande année
pour la catégorie, vous en conviendrez, avec des productions d’exception !
Claudia sentit la main de Sadie presser son genou sous la table, et Grace lui jeta un regard plein
d’espoir.
— Et le gagnant est… Ocean Boulevard pour Bienvenue au Paradis. On applaudit bien fort sa
productrice, Claudia Dostis.
Claudia sentit soudain une vague de chaleur l’envahir, son visage, son cou s’empourprer.
— Nous avons gagné, dit-elle, abasourdie.
Grace et Sadie avaient bondi de leurs sièges et elles riaient, la serrant dans leurs bras,
l’arrachant à sa chaise. Tout autour d’elles, les gens applaudissaient. A l’arrière du podium, des
images défilaient, montrant les moments forts de Bienvenue au Paradis.
— Nous avons réussi, Claudia, nous avons réussi ! s’exclama Sadie, au comble de l’excitation.
— Allez, c’est ton tour à présent, dit Grace, la poussant vers la scène.
Claudia cilla à plusieurs reprises, puis elle fit un pas, et un autre. Un agent avec lequel elle s’était
accrochée la semaine précédente posa un baiser sur sa joue et la félicita. Un de ses anciens patrons lui
donna une tape amicale et lui dit qu’il avait toujours su qu’elle réussirait. Le maître de cérémonie lui
sourit tandis qu’elle gravissait les marches du podium. Elle avait la tête qui lui tournait.
Parvenue en haut, elle se ressaisit. Tous les visages étaient levés vers elle et attendaient.
Elle oublia aussitôt son discours, et ce fut son cœur qui parla.
— Tout d’abord, je voudrais vous dire que ce qui fut le plus important pour la réussite d’Ocean
Boulevard, c’est la passion qui anime notre équipe. Bienvenue au Paradis est né d’une étroite
collaboration, et c’est avec amour que nous avons porté sa réalisation jusqu’à son terme. Je voudrais
remercier Dylan Anderson pour son idée originale, ma très talentueuse réalisatrice, Sadie, pour avoir
coordonné le projet, Grace Wellington pour avoir écrit ce merveilleux scénario, et Mac Harrison
pour son inventivité et sa créativité en tant que metteur en scène. Et enfin, je remercie tous les acteurs
pour avoir donné vie et crédibilité à nos personnages. Vous tous, rassemblés ici, savez que la
télévision est un travail d’équipe et que, derrière les caméras, œuvrent des centaines de personnes qui
rendent possible ce que nous faisons. Merci à eux tous, et merci aux chaînes qui nous soutiennent.
Nous sommes tous immensément fiers de cet épisode hors série et de l’accueil que lui a réservé le
public. C’est merveilleux d’être ici, ce soir, et de recevoir ce prix. Merci.
Un sourire l’illumina tandis qu’elle brandissait le trophée sous un tonnerre d’applaudissements.
Elle avait tant de fois imaginé cet instant, tant de fois rêvé de ce triomphe, de voir les efforts de
toute une équipe récompensés ! Elle était heureuse de susciter l’approbation, et même l’envie de ses
pairs. Et elle faisait la démonstration que l’originalité et la créativité pouvaient l’emporter à tout
moment sur la stratégie et les manœuvres.
Tandis qu’elle se dirigeait vers les marches pour quitter le podium, son regard balaya les tables,
les visages souriants des convives qui l’applaudissaient, avant de s’arrêter sur un homme.
Il plongea son regard sombre dans le sien et, lentement, levant les mains, il l’applaudit.
Dieu que la victoire était délicieuse !
Les minutes qui suivirent se passèrent dans un tourbillon d’embrassades, de serrements de
mains, de congratulations au sein de l’équipe d’Ocean Boulevard, tandis qu’on faisait circuler le
trophée et qu’on se photographiait en sa compagnie. Radieuses, Sadie et Grace entouraient Claudia,
bras glissés autour de sa taille. Elle était comblée. Leur trio représentait tant pour elle ! Ensemble,
elles avaient accompli une œuvre importante, saluée par toute la profession.
Mais, en dépit de sa joie, elle ne put s’empêcher de songer à ses parents.
En ce moment, elle aurait dû être en train de leur téléphoner pour leur annoncer sa victoire. Son
père aurait accueilli la nouvelle avec effervescence, la noyant sous un flot de grec, avant de
raccrocher pour appeler toute la famille. Sa mère lui aurait demandé de faire des tonnes de photos…
Mais rien de tout cela n’aurait lieu. Les choses n’allaient pas entre eux, et il en serait toujours
ainsi.
La gorge brusquement nouée par l’émotion, elle s’excusa et gagna les toilettes.
Fraîcheur et sérénité régnaient dans l’élégante pièce toute de marbre carrelée.
Elle inspira profondément, s’efforçant de retrouver son calme. Le miroir lui renvoya l’image de
ses joues en feu. Elle se pencha vers le lavabo, laissa l’eau fraîche couler quelques instants sur ses
poignets. Puis elle s’essuya, regagna le hall d’entrée.
Elle allait pénétrer dans la salle de réception, lorsqu’elle sentit une main ferme et chaude saisir
son coude pour l’entraîner à l’écart, et elle se retrouva face à Leandro Mandalor, plus séduisant que
jamais dans son smoking.
Mon Dieu, comment pouvait-on être à ce point attirant ? Déjà, son pouls s’emballait.
— Claudia, déclara-t-il, son regard glissant lentement vers son décolleté, je voulais vous dire
que votre robe est somptueuse.
— Merci, répondit-elle, le souffle court. Je vous retourne le compliment, vous êtes très élégant
aussi.
Il eut un petit haussement d’épaules, et elle le vit tendre la main vers elle. Incapable du moindre
mouvement, comme paralysée subitement, elle le regarda effleurer le drapé de velours de son
décolleté, le caresser du pouce.
— Ce velours est si doux… Cela donne irrésistiblement envie de le toucher.
Soudain, elle sentit ses doigts lui effleurer la peau en une caresse imperceptible, et un long
frisson la parcourut. Elle aurait dû repousser sa main, elle le savait, mais de manière totalement
incompréhensible, elle n’en fit rien.
— Vous n’allez pas me féliciter ? demanda-t-elle, s’efforçant de revenir vers un terrain plus sûr,
de ne pas prêter attention à l’invite qu’elle lisait dans ses yeux.
— J’en avais l’intention, répondit-il, penchant son visage vers elle.
Et elle sut qu’il allait l’embrasser.
Elle aurait pu s’écarter, protester, le repousser. Mais elle ne fit rien de tout cela.
Elle se hissa sur la pointe des pieds, s’avança doucement à sa rencontre, lèvres offertes. Il poussa
un grognement de plaisir lorsque leurs lèvres s’effleurèrent, s’unirent. Déjà, il refermait les bras
autour d’elle, et tandis qu’elle s’abandonnait contre son torse solide, il plongea sa langue dans la
douceur de sa bouche.
La langue de Leandro pressait la sienne, s’enroulait autour d’elle, caresse enivrante, et en un
instant, son corps tout entier s’enflamma. Elle se sentait si frêle soudain, enveloppée par lui, happée
dans l’étreinte de ses bras ! Et elle ne se souvenait pas avoir jamais été aussi excitée. Le souffle lui
manqua soudain lorsqu’il referma les mains sur ses fesses et la souleva, pressant intimement contre
elle son sexe bandé et dur tandis qu’il prenait sa bouche, encore et encore, aspirait sa langue, mordait
ses lèvres comme s’il ne devait jamais s’en rassasier.
Elle perdait pied, plaquée contre lui, les seins brusquement dressés, avides de caresses, leurs
pointes dures pressant presque douloureusement le velours de sa robe. Un désir fulgurant l’assaillait,
montant de ses reins pour venir se nicher au creux de ses cuisses, et elle se sentit devenir moite. Elle
avait une envie folle de cet homme.
Elle s’imaginait déjà dans sa suite. Elle l’entraînait vers le lit, le déshabillait. Il était nu, enfin, et
son sexe dressé, palpitant, plongeait en elle, sensation vertigineuse et…
C’est alors qu’il interrompit leur baiser et s’écarta.
Elle ouvrit les yeux et le regarda, interdite. Elle était tellement absorbée par ce baiser, par son
odeur, emportée par le tourbillon de cette passion qui l’unissait soudain à cet homme qu’elle ne savait
plus où elle en était.
— Félicitations, Claudia, dit Leandro.
Puis il tourna les talons et disparut.
2.

Le lendemain, lorsqu’elle arriva à son bureau, Claudia n’avait toujours pas décoléré.
Le mufle ! Elle n’avait pas vu le visage de Leandro Mandalor lorsqu’il était parti, mais elle était
certaine qu’il souriait.
Qu’elle ait répondu à son baiser ne signifiait rien du tout. De toute évidence, le monsieur était un
séducteur chevronné, un charmeur qui n’en était pas à ses premières armes. Elle l’avait laissé exercer
son pouvoir sur elle, et cela s’était révélé amusant, distrayant même, l’espace d’un moment sans
importance. Ensuite, elle avait regagné la salle de bal, se délectant de nouveau de sa victoire, et elle ne
lui avait plus adressé un seul regard de toute la soirée.
Il était donc inutile qu’il s’imagine avoir réussi un coup d’éclat, tout simplement parce qu’elle ne
l’avait pas giflé ni même repoussé. Ils avaient échangé un baiser, rien de plus. La belle affaire !
Elle claqua la portière de sa voiture et fit la grimace en apercevant son reflet dans la vitre.
Elle avait les yeux cernés, mais ce n’était pas pour avoir fait la fête toute la nuit avec son clan.
Comme d’habitude, elle n’avait pas bu une goutte d’alcool, et elle s’était couchée à minuit pile, ce qui
était plus que raisonnable.
Tout cela pour ne pas fermer l’œil de la nuit ! Et pourquoi ?
Pas à cause de l’excitation de la victoire, non. A cause de cet individu immonde !
Un baiser, et hop ! Elle était déjà prête à l’entraîner dans sa suite et à le chevaucher à perdre
haleine.
Elle ferma les yeux, imaginant dans quel état elle serait ce matin si elle avait cédé à son désir, au
lieu de se limiter à un simple baiser.
Ceci dit, ce n’était pas elle qui avait fixé les limites. C’était lui qui était parti.
Pourquoi ne l’avait-elle pas repoussé ? Pourquoi n’était-ce pas elle qui s’était moquée de lui, qui
lui avait lancé une petite phrase assassine ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Dieu merci, la Convention était terminée. C’était déjà ça. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas
à se retrouver face à Leandro Mandalor avant un an.
Elle récupéra le trophée sur le siège arrière de sa voiture et gagna l’entrée du bâtiment.
La nouvelle de la victoire s’était répandue, et elle fut assaillie dès son entrée. Il lui fallut plus
d’une demi-heure pour rejoindre son bureau, et entre-temps son humeur avait changé du tout au tout.
C’était formidable de voir combien les membres de son personnel étaient fiers du succès remporté
par Ocean Boulevard. Comme elle l’avait dit la veille, la télévision était un travail d’équipe, et elle
était heureuse de pouvoir partager cette victoire avec eux.
En passant, elle vit que Sadie était déjà arrivée. Lorsqu’elle entra, cette dernière s’empressa de
faire disparaître de son écran la page qu’elle était en train de consulter.
Claudia sourit, les yeux plissés, et s’assit sur le coin de son bureau, balançant sa jambe d’un air
tout à fait détaché.
— Alors, tu t’es bien amusée, hier soir ?
— Oui. Ce n’est pas tous les jours que nous décrochons le Prix du Public.
— Tu n’es pas trop fatiguée ?
— Non. Nous sommes rentrés assez tôt, Dylan et moi. Nous avions tous les deux du travail, ce
matin. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi cette cérémonie a toujours lieu le lundi soir.
Elle hocha la tête et se leva.
— Pour que nous ne nous amusions pas trop, j’imagine. Il faut sans doute entretenir l’image
d’un métier sérieux.
Elle se dirigea vers la porte et attendit d’être sur le seuil pour lancer par-dessus son épaule :
— Au fait, le numéro d’Amazone de ce mois-ci est entièrement consacré à la maternité.
— C’est vrai ? Merci du renseignement, s’exclama Sadie, rayonnante.
Puis, aussitôt, ses joues s’empourprèrent.
Claudia bondit de joie.
— Je t’ai eue ! Tu es enceinte.
— Je l’avais bien dit à Dylan, inutile de vous dissimuler quoi que ce soit, à Grace et à toi, vous
devinez tout !
Elle comprenait que Sadie ait voulu garder le secret. Beaucoup de couples préféraient attendre
d’avoir passé le cap crucial du troisième mois avant d’annoncer la nouvelle. Toutefois, elles étaient si
proches toutes les trois ! Elles ne se cachaient jamais rien.
Mais Dylan et Sadie étaient mariés depuis six mois, et maintenant un bébé était en route. Leur
amitié ne serait sans doute plus jamais la même. Les choses étaient en train de changer. Cela faisait
partie de la vie. Grace et Sadie étaient tombées amoureuses, et elles vivaient en couple. Quant à elle,
elle avait été tellement absorbée par son travail qu’elle s’était à peine rendu compte de ce qui se
passait autour d’elle.
— Tu en es à combien de semaines ? demanda-t-elle, mettant de côté ses sentiments mitigés pour
se réjouir de la nouvelle.
— Nous pensons que ça fait huit. J’ai rendez-vous avec mon gynécologue demain.
Elle fit le tour du bureau et serra son amie dans ses bras.
— Je suis tellement heureuse pour toi. Pour vous deux. Une petite Sadie ou un petit Dylan, j’ai
vraiment hâte de voir ça !
— Je n’arrive pas encore à y croire, confia Sadie. Un petit être est en train de grandir en moi.
C’est bizarre, non ? Je ne peux m’empêcher de penser à Alien. Tu trouves ça normal ? Je ne devrais
pas être en train de tricoter des chaussons, plutôt que d’imaginer un monstre surgissant de mon
ventre ?
Claudia se mit à rire.
— La maternité n’a rien d’un film d’horreur, rassure-toi. Tout se passera bien. Et puis, si tu
redoutes l’accouchement, à l’heure actuelle tu peux dormir tout le long et regarder la vidéo après.
— Tu ne crois pas si bien dire ! s’exclama Sadie. Je sais que je devrais avoir envie d’accoucher
avec des techniques naturelles : yoga, aromathérapie et tout le bazar. Mais j’ai horreur de souffrir. Je
veux qu’on m’administre ce qu’il y a de plus fort.
— Je te comprends parfaitement, renchérit Claudia. Si jamais j’avais un enfant, je demanderai à
ce qu’on me plonge dans le sommeil pendant la dernière semaine de grossesse et qu’on ne me
réveille qu’une fois la toilette du bébé terminée.
Sadie écarquilla les yeux.
— C’est la première fois que je t’entends parler d’avoir un enfant.
— Eh, doucement, c’est toi qui es enceinte, pas moi. Je parlais en théorie. Tu sais très bien que je
n’en veux pas.
Brusquement, un grognement se fit entendre derrière elles.
Elles se retournèrent, surprises.
— L’une de vous aurait-elle un revolver ? C’est tout ce que je demande.
Grace se tenait dans l’encadrement de la porte, pâle comme un linge, les yeux dissimulés
derrière d’énormes lunettes noires.
— Ce serait me rendre service que de m’abattre. Vous pourriez m’emmener sur le parking et
faire ça en douceur, gémit-elle, s’effondrant dans un fauteuil, une main pressée contre son front.
Sadie et Claudia échangèrent un regard.
— Tu as bu trop de champagne, c’est ça ? demanda Claudia.
Grace fit la grimace et leva la main.
— Arrête, ce n’est pas bien de torturer les animaux.
Sadie plongeait déjà la main dans un tiroir de son bureau.
— Voilà de l’aspirine. Attrape, dit-elle en lui lançant la boîte.
Claudia se tourna vers elle, le regard interrogateur. Sadie eut un petit haussement d’épaules. Le
pot aux roses était découvert, alors autant en parler à Grace.
— Avant que tu n’ailles te remettre de tes excès, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer, dit-elle.
Enfin, je veux dire, Dylan et moi avons une grande nouvelle à t’annoncer.
Grace se redressa brusquement. Ses lunettes glissèrent sur le bout de son nez, et elle regarda
Sadie par-dessus, les sourcils froncés.
— Ne me dis pas que tu es enceinte ?
— Si !
Grace bondit sur ses pieds, fit le tour du bureau et se jeta dans les bras de Sadie.
— Dylan et toi allez être les meilleurs parents du monde ! s’exclama-t-elle, la serrant à
l’étouffer. Les meilleurs ! Avec l’imagination que vous avez pour écrire des scénarios, je pense à
toutes les belles histoires que ce bébé entendra pour s’endormir.
Toutes trois discutèrent encore un moment de la grossesse de Sadie. Elle n’était ni fatiguée ni
nauséeuse, en revanche elle avait déjà pris de la poitrine. Elles s’amusèrent de ses phobies et d’Alien,
puis elles regagnèrent leurs bureaux respectifs.
Une pile de messages attendait Claudia, tous de félicitations pour sa victoire. Sa messagerie
vocale était saturée.
Elle appela son assistante pour lui demander de faire le tri et de lui signaler les personnes à
rappeler. Puis elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, le regard perdu dans le vague.
Sadie allait avoir un bébé avec Dylan.
S’il fallait en croire l’enthousiasme de Grace et ses questions empressées, elle ne tarderait pas à
faire de même avec Mac. Elle avait quand même deux ans de plus que Sadie.
Et elle ? Elle était la plus âgée des trois.
Jusqu’à présent, elle n’y avait pas prêté attention. Elles s’étaient rencontrées à l’université et
étaient très vite devenues amies. Elles avaient eu des parcours différents : Sadie avait toujours été en
avance dans ses études, et elle-même avait travaillé avant de choisir de reprendre les siennes. Quoi
qu’il en soit, la différence d’âge n’avait jamais posé problème.
Le sourcil froncé, elle consulta ses mails. Elle se moquait éperdument de son horloge
biologique. Elle en avait trop enduré pour en arriver où elle était et n’avait pas l’intention de tout
laisser tomber pour aller préparer des biberons et changer des couches. Les bébés, c’était très bien
pour les autres femmes, pas pour elle.
Puis un souvenir l’assaillit soudain, et elle revit le premier enfant de son frère aîné. Elle l’avait
tenu dans ses bras à la maternité et avait été surprise par l’émotion qui l’avait saisie, le désir instinctif
qu’elle avait ressenti de protéger ce petit être fragile. Mais, aussitôt, un souvenir triste vint se
superposer : l’image d’une femme recroquevillée sur un lit, secouée de sanglots. L’image de sa mère.
Elle poussa un soupir et se redressa. Bon, s’apitoyer sur son sort, le passé ou Dieu sait quoi, ce
n’était pas dans ses habitudes. Pendant qu’elle contemplait son nombril, Ocean Boulevard attendait.
On était en milieu de matinée lorsque Gabby, son assistante, l’appela.
— J’ai Leandro Mandalor sur la une, dit-elle, visiblement étonnée que la concurrence ose
appeler.
— Répondez que je ne suis pas disponible, décida Claudia. Qu’il rappelle dans une heure.
Satisfaite, elle se remit au travail.
Il ne manquait pas de toupet ! Croyait-il vraiment que, après ce qui s’était passé, elle allait se
précipiter pour lui parler ?
Bien évidemment qu’il le croyait. Il était tellement orgueilleux et sûr de lui !
Eh bien, il allait en être pour ses frais.
Une heure plus tard, très exactement, Gabby la rappela.
— J’ai M. Mandalor en ligne.
— Dites-lui que ma réunion n’est pas terminée. Qu’il essaie de nouveau dans une heure.
Une heure plus tard, Gabby vint carrément la voir.
— C’est encore lui, dit-elle, un peu tendue. J’ai la nette impression qu’il sait que je mens.
— Je suis une personne très occupée, Gabby. Il n’a aucun moyen de savoir si je suis ou non en
réunion. Dites-lui que je suis partie déjeuner directement, sans consulter mes messages, et que vous
ne savez pas à quelle heure je serai de retour.
Visiblement mal à l’aise, Gabby prit la ligne sur le poste de Claudia.
— Monsieur Mandalor ? Je suis vraiment désolée, mais Mme Dostis est partie directement pour
son rendez-vous de déjeuner. Peut-être devriez-vous essayer de la rappeler plus tard dans l’après-
midi…
Claudia perçut la voix grave de Leandro Mandalor sans pouvoir discerner ce qu’il disait. Elle
fronça les sourcils en voyant Gabby pâlir brusquement.
— Euh… un instant, je vous prie, déclara cette dernière, posant la main sur le combiné.
— Que se passe-t-il ? demanda Claudia. Il tente de vous intimider ? Peut-on imaginer pareil
crétin !
— Il a dit que c’en était assez, que vous vous étiez suffisamment amusée et qu’il n’appelait pas à
propos du baiser. Quelque chose de grave s’est produit, et si vous ne tenez pas à voir la nouvelle
étalée dans les journaux, vous feriez mieux de prendre son appel. Ce sont ses propres mots.
Claudia se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Comment osait-il parler de ce stupide
baiser à son assistante ?
— Donnez.
Elle arracha le combiné des mains de Gabby.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle sans préambule.
— Le déjeuner fut très rapide, ironisa Leandro.
C’était la première fois qu’elle l’entendait au téléphone, et sa voix chaude et grave résonnant
soudain tout contre son oreille la troubla. Un imperceptible frisson la parcourut.
— Avez-vous oui ou non à discuter d’un problème de travail ? lança-t-elle, agacée.
Gabby s’attardait, curieuse, et elle lui signifia qu’elle pouvait partir.
— Ce baiser était très intense, mais pas suffisamment pour que vous puissiez vous permettre de
me faire faire n’importe quoi. Nous avons effectivement à discuter d’un problème de travail.
Elle pinça les lèvres. Le muffle ! Pas suffisamment intense ? Qu’est-ce qu’il lui fallait !
Brusquement, elle aperçut Gabby toujours là, et elle agita la main pour lui signifier clairement
de regagner son bureau. La jeune femme n’eut pas d’autre choix que de battre en retraite.
— Bon, dites-moi de quoi il retourne, monsieur Mandalor, reprit-elle. Je n’ai pas beaucoup de
temps à vous consacrer.
— Je pense que vous en aurez pour entendre ce qui suit. Saviez-vous que deux de nos acteurs,
comment dirais-je, s’offrent du bon temps ensemble ?
Elle accusa le coup. D’ordinaire, elle contrôlait la situation et savait qui faisait quoi et avec qui.
Cela faisait partie de son travail. Elle avait besoin de savoir qui prenait des risques et en faisait
prendre au feuilleton.
— Je l’ignorais. De qui s’agit-il ?
— Alicia Morrison de votre côté, et Wes Brooks du mien.
Elle fit la grimace. Alicia n’avait que dix-sept ans, Wes la trentaine. Cette histoire ne lui plaisait
pas du tout, d’autant qu’Alicia incarnait à l’écran une jeune ingénue prénommée Angélique.
— Mais j’imagine que ce n’est pas tout, dit-elle, se doutant qu’il y avait plus grave.
— Vous êtes très perspicace, bravo ! La raison pour laquelle je suis au courant de cette petite
aventure est qu’Alicia et Wes ont été suffisamment idiots pour filmer leurs ébats.
Il ne manquait plus que cela !
— Je vous en prie, dites-moi que le film n’a pas disparu, s’exclama-t-elle.
— Cambriolage tout ce qu’il y a de plus classique. Et devinez quel film se trouvait encore dans
le magnétoscope ?
Elle poussa un soupir.
— C’est Wes qui est venu vous voir et qui vous a tout raconté, si je comprends bien. Maintenant,
reste à attendre la suite.
— Non, c’est bien pire que cela. Ce matin, j’ai reçu un coup de fil d’un individu, pas un pro de
toute évidence. Il veut nous rencontrer tous les deux ce soir, pour savoir combien nous sommes prêts
à débourser pour l’enregistrement.
Elle sentit son estomac se crisper.
— Du chantage ?
— Ça y ressemble.
L’esprit de Claudia allait à cent à l’heure, mesurant les enjeux.
Alicia était une jeune actrice très populaire et pleine d’avenir. Elle jouait la jeune fille pure et
innocente depuis son entrée dans le feuilleton, à l’âge de quatorze ans. Dieu sait quand et comment
elle avait rencontré Wes, mais Claudia ne pouvait s’empêcher de se sentir une responsabilité par
rapport à la situation dans laquelle elle se trouvait aujourd’hui. Si Alicia n’avait pas l’air de se
soucier du risque qu’elle faisait courir à sa carrière, ce n’était pas une raison pour la voir pâtir des
mauvais choix qu’elle avait faits.
Et puis, il y avait le feuilleton à sauver. Une grande partie de leur audience était assez
conservatrice. Elle imaginait déjà les mails qu’elle recevrait si jamais ces petites séquences classées X
venaient à être diffusées. Ils devraient se séparer d’Alicia, ce qui signifierait des mois de réécriture et
de stress pour l’équipe. La catastrophe !
— Où notre maître chanteur en herbe propose-t-il de nous rencontrer ? demanda-t-elle,
saisissant un stylo.
— Il m’a donné l’adresse d’un bar dans le centre. Voilà ce que je comptais faire : je m’y rends
seul, en notre nom à tous les deux. Je vois ce qu’il a et s’il y a matière à s’inquiéter, et je vous tiens au
courant.
— Quelle adresse et quelle heure ? insista-t-elle.
— Je ne pense pas…
— C’est ce que je vois. Ne vous faites aucun souci, je suis capable de penser pour deux. Puis-je
avoir l’adresse, je vous prie ?
Elle l’entendit maugréer à l’autre bout du fil et farfouiller dans ses papiers.
— Le bar s’appelle Le Monkey Shine, et c’est à 21 heures.
— Parfait. Je vous retrouve là-bas à 20 h 30.
— Vous tenez vraiment à être présente ?
Elle écarta le téléphone de son oreille et le fixa, éberluée. De quelle planète débarquait cet
homme ?
— J’ai du nouveau pour vous, déclara-t-elle : posséder un pénis ne vous octroie aucune
supériorité, si ce n’est celle d’uriner contre les arbres. Rendez-vous à 20 h 30. Ne soyez pas en retard.

* * *

Le petit escroc qui prévoyait de leur soutirer de l’argent avait choisi le lieu adéquat pour
démarrer son apprentissage, songea Leandro. Un café sordide.
Le Monkey Shine arborait une devanture crasseuse surmontée d’une enseigne au néon dont
plusieurs lettres étaient grillées. L’intérieur ne valait pas mieux : une moquette pisseuse, une odeur de
tabac et de bière rance et un éclairage glauque. D’un côté, il y avait le bar, de l’autre les boxes.
Il choisit de s’installer dans le dernier, face à l’enseigne Jack Daniels, parce qu’elle procurait au
moins un peu de lumière. Il était en avance, Claudia n’était censée arriver que dans dix minutes. Il
avait voulu jeter un coup d’œil avant. Si le lieu s’avérait infréquentable, il avait prévu d’attendre
Claudia dehors et de prendre la situation en main. Elle se débrouillait certainement très bien dans une
salle de conférences ou sur un plateau, mais ici, c’était une tout autre histoire, et il ne voulait pas
qu’elle coure le moindre risque.
Il commanda une bière et jeta un coup d’œil à la salle autour de lui.
Il y avait une porte au fond et un panneau indiquant une salle de billard et des toilettes. L’endroit
était miteux, mais il ne semblait pas abriter plus que le taux normal de clochards, d’alcooliques et de
prostituées. Il allait avoir du mal à convaincre Claudia de rentrer chez elle.
Il venait juste d’avaler sa première gorgée de bière, lorsqu’il sentit un petit projectile le frapper
à la nuque.
Il se retourna.
La deuxième cacahuète l’atteignit juste au-dessous de l’œil. Claudia était assise dans la pénombre
du troisième box.
Il la rejoignit et se glissa sur la banquette en face d’elle, secouant la tête.
— Il a fallu que vous veniez voir par vous-même.
— Les grands esprits se rencontrent, on dirait.
Elle portait un pull à col roulé noir sans manches, et il ne put s’empêcher d’admirer la façon
dont le fin lainage lui moulait la poitrine. Elle possédait des seins tout à fait aptes à satisfaire un
homme, visiblement.
— Le croyez-vous ? Mes seins sont à la même place qu’hier soir. Un miracle ! lança-t-elle
sèchement.
— Vous êtes une femme très séduisante, et je ne suis qu’un être humain.
— Particulièrement faible, il semblerait.
— Il n’y a rien de faible chez moi, rétorqua-t-il avec un sourire provocateur.
Claudia soutint son regard sans broncher.
— Je me contenterai de vous croire sur parole.
Il but une gorgée de bière et remarqua qu’elle avait pris un tonic.
— Avez-vous parlé à Alicia ? demanda-t-il.
— J’ai essayé. Elle a fondu en larmes dès que j’ai prononcé le mot vidéo. Je crois qu’elle nous
mène en bateau, ajouta sèchement Claudia.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle m’a joué la grande scène de l’innocente en détresse. J’avais l’impression d’être une
tortionnaire, à lui demander de confirmer les faits. C’était du grand art. Dommage qu’elle ne se soit
pas trouvée devant la caméra !
— Vous pensez qu’elle jouait la comédie ? Elle est jeune et en pleine ascension. Il est assez
légitime qu’elle soit bouleversée à l’idée qu’un moment de faiblesse puisse ruiner sa carrière.
— Une femme qui se filme en train de faire l’amour est rarement fleur bleue. Mais j’attends
d’avoir vu l’enregistrement. Peut-être Wes a-t-il envoûté ma blanche colombe pour l’amener dans son
lit ? Mais j’en doute.
Il la regarda par-dessus le bord de son verre.
— Vous êtes une dure à cuire.
— Je suis réaliste. Et, contrairement à Alicia, je ne vois rien de mal à faire l’amour comme on
veut, quand on veut. Espérons que cette expérience lui servira de leçon et qu’elle se montrera plus
maline à l’avenir. On filme, on regarde, et on efface.
— Vous parlez par expérience, on dirait.
Le regard sombre de Claudia brillait dans la pénombre.
Femme mystérieuse et troublante. Fruit absolument défendu.
— J’ai vu Sexe, Mensonges et Vidéo, répondit-elle avec un petit haussement d’épaules.
Il sourit.
— Mmm. Plus que cela, je crois.
Brusquement, Claudia se leva, fit le tour de la table.
— Poussez-vous, dit-elle, se glissant sur la banquette à côté de lui.
Il la regarda, surpris, le corps soudain en émoi.
— Notre homme arrive, laissa-t-elle tomber. Je n’ai aucune envie de me retrouver à côté de lui.
Il se sentit totalement ridicule. Que croyait-il qu’elle allait faire ? Lui sauter dessus ? Procéder à
une petite démonstration pour lui prouver que chez elle c’était « comme on veut, quand on veut » ?
Les boxes étaient étroits, faits pour l’intimité, et il sentit son corps frôler le sien tandis qu’elle
s’installait. Son parfum l’enveloppa soudain, et il inspira discrètement.
— Bulgari, dit-elle. Il rend les hommes fous.
Il rit. Décidément, rien ne lui échappait.
— Etes-vous certaine que ce soit le parfum ?
Elle tourna son visage vers le sien, et il admira la courbe élégante de ses pommettes, le tracé
délicat de ses lèvres sensuelles. Elle avait un petit nez droit et un sourire d’une blancheur éblouissante
sous le prune intense de son rouge à lèvres.
Il était en pleine érection à présent, excité par son parfum, par son petit pull sexy, par l’insolence
de ses remarques et par cette alchimie qu’il sentait entre eux.
Une fois de plus, il tenta de se convaincre qu’elle était zone interdite, sa concurrente, son
ennemie. Mais ce soir son corps refusait d’écouter toute raison. Et ce qu’il disait était simple : il
voulait Claudia, le plus tôt possible.
Soudain, un type malingre, la casquette rabattue sur les yeux, se glissa sur la banquette en face
d’eux.
Leandro sentit Claudia se tendre.
Instinctivement, il posa sur son genou une main qu’il voulait rassurante. Elle n’y resta pas
longtemps. Un petit coup de coude dans les côtes lui signifia de l’ôter au plus vite. L’espace d’un
instant, il avait oublié à côté de qui il était assis. Claudia Dostis n’avait pas besoin d’être rassurée.
— Je sais qui vous êtes, dit le type, jetant un bref regard à Leandro.
Mais il était clair que c’était Claudia qui l’intéressait.
— Vous êtes la productrice d’Ocean Boulevard, hein ? Je vous imaginais plus vieille, plus laide.
Le ton était traînant, salace.
— Et moi, je vous imaginais plus intelligent, rétorqua Claudia. La vie est pleine de déceptions.
Où se trouve cet enregistrement que vous prétendez détenir ?
Le visage du type se durcit, et il posa une sacoche contenant un ordinateur sur la table.
— Je ne prétends pas avoir un enregistrement, je l’ai, déclara-t-il. Et si vous le voulez, il va
falloir payer.
Claudia ne répondit pas. Leandro se pencha en avant.
— Nous voulons voir, dit-il. Ensuite, nous discuterons de ce que ça vaut.
L’homme ouvrit la sacoche, fit apparaître l’écran d’un ordinateur qui avait vu des jours
meilleurs et pressa le bouton de mise en route. L’écran s’alluma. L’homme les regarda tour à tour,
prenant tout son temps, puis il appela le document.
Leandro perçut le désarroi dans le regard en biais que lui lança Claudia. Quoi qu’il y ait sur
l’enregistrement original, il y avait longtemps qu’il avait été numérisé, et il suffisait de quelques clics
pour qu’il parvienne, via internet, sur une multitude d’écrans à travers le pays.
L’écran demeura noir un instant encore, puis soudain un corps apparut, et Leandro reconnut
Wes, nu et arborant une érection de dimension plus qu’honorable. Un second corps entra dans le
champ, forme floue de jeune femme qui se jeta sur lui, le renversa sur le lit et le chevaucha. Leandro
reconnut Alicia Morrison parce qu’il savait que ce devait être elle, mais la jeune femme à l’écran ne
pouvait être plus éloignée du personnage d’ingénue qu’elle interprétait dans Ocean Boulevard. Nue, la
poitrine provocante et portant le tatouage d’un petit démon armé d’une fourche sur la fesse gauche,
elle semblait parfaitement maîtresse de la situation. A califourchon sur Wes, elle ondula des hanches
jusqu’à ce que le sexe de son partenaire se presse contre le sien. Alors, elle tourna la tête et fixa la
caméra par-dessus son épaule.
Provocation et désir brûlaient dans son regard lorsqu’elle se laissa lentement descendre sur le
sexe bandé de son compagnon. Les yeux fermés, elle passa sa langue sur ses lèvres et laissa échapper
un long gémissement tandis qu’elle l’absorbait tout entier en elle. Elle se mit alors à onduler sur lui,
reins cambrés, le chevauchant avec fougue.
D’un brusque clic, l’homme coupa le film.
— Je veux cinq cent mille dollars, dit-il.
Leandro ne prit pas la peine de consulter Claudia.
— Pour qui nous prenez-vous, la banque d’Amérique ? Nous ne disposons pas d’une telle
somme.
— J’en ai rien à foutre, rétorqua l’homme avec une insolence consommée. Vous trouvez
l’argent d’ici vendredi, ou je balance l’enregistrement sur le Net. C’est de la bombe, cette petite
blonde, non ? Je dois pouvoir faire cracher quelques dollars à des types qui auront envie de la voir
trémousser ses fesses.
— Epargnez-nous les détails, coupa Claudia. Comment aurons-nous l’assurance que vous
n’allez pas prendre l’argent et diffuser quand même l’enregistrement ?
— Va falloir me faire confiance, vous avez pas le choix. C’est moi qui décide. Alors, on se
retrouve ici vendredi prochain, même heure, même box. Et pas de flic, pas d’embrouille. Ou mes
potes se feront un plaisir de lancer le truc, ajouta l’homme, tapotant l’ordinateur d’un air arrogant.
— Je serai au rendez-vous, dit Leandro.
Il n’y avait rien d’autre à faire, à ce stade. Ils devaient absolument se conformer à ce que ce type
voulait, quoi qu’ils décident d’entreprendre par la suite.
— Pas vous, elle, rétorqua l’homme. Elle me plaît bien.
Il sourit, découvrant des dents repoussantes.
Leandro allait protester, lorsqu’il sentit la main de Claudia se poser sur sa cuisse.
— C’est d’accord. A vendredi, dit-elle.
Sans un regard de plus, l’homme se glissa hors du box et gagna la porte.
Leandro avait envie de le saisir à la gorge et de lui faire comprendre de manière musclée qu’il
n’aurait rien. Mais il savait que c’était la dernière chose à faire. Il se leva à son tour et suivit Claudia.
A sa démarche, il sut qu’elle était en colère. C’était incroyable avec quelle rapidité on pouvait
apprendre à deviner une autre personne. Il n’avait vu Claudia Dostis qu’à une ou deux reprises avant
la Convention, mais il pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Et là, tout de suite, elle
fulminait.
— Quel minable ! explosa-t-elle lorsqu’elle arriva à la hauteur de sa Porsche. Ce type nous
prend vraiment pour des imbéciles. A l’instant même où nous lui donnerons les cinq cent mille
dollars, l’enregistrement sera disponible sur n’importe quel site porno du Net.
— C’est vraisemblable, dit-il, la regardant arpenter le trottoir devant lui, les talons aiguilles de
ses bottes martelant l’asphalte.
Elle portait un jean noir étroit qui lui moulait les jambes telle une seconde peau, et bien qu’il soit
en train de réfléchir à un moyen de sortir de l’impasse dans laquelle les avaient mis leurs deux
vedettes, il ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’elle avait les fesses les plus jolies qu’il ait jamais
vues.
— Je comprend qu’Alicia se soit mis dans cet état. Cet enregistrement va ruiner sa carrière,
fulmina Claudia, passant une main nerveuse dans ses cheveux. Tout ça parce que ce salaud a mis la
main sur quelque chose de privé, d’intime.
Claudia avait raison en ce qui concernait Alicia, songea-t-il. On ne l’avait pas traînée de force
pour réaliser cette vidéo. Elle se trouvait là de son plein gré, sexy en diable et très entreprenante.
Quoi qu’ils fassent, si cet enregistrement était diffusé, sa réputation était faite auprès du public. A
moins qu’elle n’ait l’intention de devenir le nouveau sex symbol du petit écran. Mais il n’avait pas
besoin de connaître Alicia pour savoir que ce n’était pas le genre de carrière qu’elle envisageait.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Claudia, s’arrêtant face à lui, les mains plantées dans les
poches arrière de son jean.
Le mouvement fit jaillir sa poitrine, et il laissa son regard s’y attarder un instant avec délectation
avant de répondre.
— Nous n’avons pas le choix. Il faut faire intervenir la police.
— Je suis tout à fait d’accord. Espérons qu’ils pourront boucler l’affaire rapidement.
Leandro jeta un coup d’œil à sa montre. Il était un peu plus de 22 heures.
— Voulez-vous que nous passions au commissariat afin de mettre les choses en route ?
Claudia acquiesça d’un signe de tête et plongea la main dans son sac à la recherche de ses clés de
voiture.
— Ma voiture se trouve juste à l’angle. Autant que nous y allions ensemble, dit Leandro.
D’un clic, Claudia déverrouilla la sienne.
— Montez, je vous emmène.
— Je préfère vous suivre.
— Ne me dites pas que vous n’aimez pas qu’une femme conduise, rétorqua-t-elle d’un ton
ironique.
— Non, c’est le quartier que je n’aime pas. Je pense que ma voiture sera davantage en sécurité
sur le parking d’un commissariat que dans la petite rue sombre où elle est garée.
Claudia s’avança vers lui.
— Menteur. Avouez que vous ne supportez pas que le monde ne tourne pas exactement comme
vous l’avez décidé. Comme hier, lorsque vous m’avez embrassée.
Il la toisa.
— Vous croyez vraiment que c’est pour cette raison que je vous ai embrassée ?
— Pour quelle autre ? Je vous ai donné un coup de pied, et j’ai remporté le prix du public. Il
fallait bien que vous recolliez au score. Vous imaginiez sans doute que me laisser en plan après ce
baiser faisait de vous un gagnant.
— N’aurais-je pas gagné davantage à rester ?
Le regard de Claudia brilla d’une lueur dangereuse tandis qu’elle s’avançait vers lui, l’index
pointé en direction de sa poitrine.
— Vous n’étiez pas près de gagner, si c’est ce que vous croyez, mais plutôt de recevoir un bon
coup de genou où vous savez, rétorqua-t-elle, le menton levé.
Il attrapa sa main au vol, l’emprisonna dans la sienne.
— Ne vous a-t-on jamais appris qu’il est très impoli de montrer les gens du doigt ?
Claudia se débattit.
— Lâchez-moi, lança-t-elle, les dents serrées.
— Si c’est ce que vous voulez…
Mais au lieu de la lâcher, il l’attira plus près.
Quelques centimètres à peine les séparaient. Il posa la main délicate de Claudia à plat sur sa
poitrine, savourant la douceur de ses doigts sous les siens, la chaleur de sa paume irradiant sa peau à
travers la chemise.
Claudia le regarda un instant, et un sourire moqueur effleura ses lèvres.
— Vous vous croyez très malin, dit-elle.
Alors, agrippant soudain le devant de sa chemise, elle l’attira vers elle. Ses doigts fermes
glissèrent vers son cou, sa nuque, et elle l’obligea à pencher la tête.
Un instant plus tard, ses lèvres étaient sur les siennes et il les prit fiévreusement. Sa langue
pressa l’entrée de sa bouche, plongea dans son intimité, la pénétra, l’envahit tout entière. Déjà, ses
mains glissaient jusqu’au creux de ses reins, agrippaient ses fesses, et il la plaqua contre son sexe
gonflé et dur.
Un petit gémissement impatient monta de la gorge de Claudia tandis qu’elle pressait avidement
son corps contre le sien.
Elle était en feu, et il avait une envie folle d’elle. Il la serra à l’étouffer, lui mordant les lèvres,
les aspirant, jouant avec sa langue à en perdre haleine dans un mouvement de va-et-vient suggestif.
Comme elle chavirait, il glissa une main entre eux, la referma sur ses seins. Ils étaient fermes et doux,
et il sentit leurs pointes dressées presser sa paume à travers le lainage fin du pull. Il les saisit tour à
tour, les pressa doucement entre le pouce et l’index.
Claudia suffoquait. Instinctivement, sa main descendit, trouva son sexe.
Il ne put retenir un grognement de plaisir lorsqu’elle se mit à le caresser sur toute sa longueur,
le pressant voluptueusement sous sa paume, encore et encore. Et il fut bientôt incapable de penser, se
souvenant seulement qu’il y avait un motel un peu plus haut sur la route.
Ce n’était pas l’idéal, bien sûr, mais…
— Il y a un endroit tout près, Claudia, dit-il, interrompant leur baiser et plongeant son regard
dans le sien.
Il sentait son sexe tendu palpiter, presque douloureux. Il voulait cette femme plus que tout au
monde.
Les joues en feu et les lèvres humides, toutes gonflées de leur baiser, elle acquiesça d’un petit
hochement de tête.
— Oui, je sais. Cela s’appelle un commissariat.
Un sourire triomphant éclaira alors son visage quand elle s’écarta. Laissant son regard glisser
jusqu’à son entrejambe, elle haussa un sourcil.
— Peut-être vaut-il mieux attendre quelques minutes avant de vous y rendre.
Un instant plus tard, elle s’installait au volant de sa Porsche.
— N’attendez pas trop longtemps quand même, ajouta-t-elle, agitant les doigts en signe d’au
revoir.
Lorsqu’elle démarra, il n’avait toujours pas bougé et se sentait profondément idiot.
Claudia Dostis était une dévoreuse, une séductrice rusée et une tacticienne hors pair. Et il avait
plus que jamais envie d’elle, rivale ou non. Quant à la quête de l’épouse idéale, il verrait plus tard.
Il sourit, gagnant la petite rue où était garée sa voiture.
C’était parti ! Il avait toujours adoré le frisson que procurait la conquête.
3.

Claudia attendait au commissariat depuis dix minutes.


Elle ne s’était encore entretenue avec personne au sujet de leur affaire, mais on ne pouvait pas
tout avoir dans la vie. Déjà, avoir excité Leandro et l’avoir laissé en plan sur le trottoir suffisait à la
satisfaire. Elle s’était vengée.
Enfin… presque. En fait, elle avait été prise à son propre piège, et son pouls battait toujours la
chamade, résonnant dans ses oreilles.
Elle ferma les yeux, laissa sa main glisser le long de sa cuisse. Il lui semblait sentir encore le
sexe de Leandro palpiter sous sa paume. Ça n’avait pas été facile de résister à la tentation, mais cela
valait la peine, même si c’était au prix d’une intense frustration. Leandro Mandalor avait besoin d’une
leçon.
Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, Leandro était en train de franchir la double porte vitrée
du commissariat de West Hollywood.
Malgré elle, le désir l’assaillit, langueur diffuse au creux du ventre, dès qu’elle l’aperçut, si
grand, si séduisant. Elle n’était pas du genre à se mentir : que ce soit ou non raisonnable, il était
évident qu’elle avait envie de Leandro Mandalor.
Elle aimait sa façon de la provoquer, de la mettre sans cesse au défi. Et il aurait fallu être de
marbre pour ne pas avoir envie de coucher avec lui. Il avait un corps superbe, et elle avait eu un
avant-goût de ce qu’une femme pouvait en attendre. Instinctivement, son regard glissa vers son
entrejambe tandis qu’il s’avançait vers elle. Que serait-il advenu, si elle avait accepté sa proposition et
l’avait suivi dans ce motel en haut de la route ?
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’asseyant à côté d’elle.
La chaleur de son corps tout proche, son odeur l’enveloppèrent. Elle aurait dû en être agacée,
mais il n’en fut rien.
— Ils attendent deux inspecteurs de la brigade criminelle, expliqua-t-elle. Ils dînaient au
restaurant. Ils n’étaient pas de service, ce soir.
Leandro hocha la tête.
— Etre producteur n’est pas le pire des métiers, à ce que je vois.
— Etre producteur est le plus extraordinaire des métiers, contre-attaqua-t-elle.
Il eut l’air amusé.
— Il faudrait que vous rencontriez mon équipe. Peut-être changeriez-vous d’avis ?
Elle ne savait jamais s’il plaisantait ou non, c’était très déboussolant.
— Vous êtes sérieux ? Vous n’aimez pas votre travail ?
— Je ne le ferais pas depuis cinq ans si tel était le cas. En fait, ces derniers temps, je le trouvais
moins stimulant. Mais c’était avant que je rencontre une certaine Mme Dostis…
— Je vois. Vous vous ennuyiez avant qu’Ocean Boulevard ne vienne vous réveiller.
— Que voulez-vous ? J’aime les défis.
— Ravie de vous rendre ce service. Lorsque vous ne quitterez plus la seconde place en termes
d’audience, nous verrons si vous les aimez toujours.
— Vous ne nous volerez pas notre public, Claudia, et nous ne vous volerons pas le vôtre. Nous
avons nos fans qui ne jurent que par nous. Mais, croyez-moi, je vais me battre bec et ongles pour
récupérer les hésitants.
— Allez-y, vous êtes un grand garçon, faites votre possible ! lança-t-elle, ironique.
— Un grand garçon ? Je vais prendre cela pour un compliment, si vous le permettez.
Elle pinça les lèvres.
— La taille ne fait pas tout.
— Ce sera à vous de me le dire.
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez parfaitement entendu.
Elle lui décocha un regard noir.
— Décidément, vous êtes l’homme le plus arrogant que je connaisse.
— Vraiment ? Cela aussi, je crois, je vais le prendre pour un compliment.
— Ça n’en était pas un.
Leandro se pencha à son oreille.
— Si les mots suffisent à nous exciter à ce point, imaginez ce que ce sera lorsque vous serez nue
dans mes bras !
Elle aurait dû être outrée devant tant d’impudence et lui balancer une réflexion bien sentie pour
le calmer, mais elle n’en fit rien. Leurs regards se croisèrent. Les yeux sombres de Leandro brillaient
de milliers de promesses, et elle sentit sa respiration s’accélérer, son cœur se mettre à battre soudain
comme un fou.
Elle se pencha vers lui, oubliant totalement où elle se trouvait.
— Madame Dostis ?
Elle sursauta, se redressa.
Un homme d’une cinquantaine d’années, en jean délavé et T-shirt, se tenait devant elle. Il lui
tendit la main.
— Inspecteur Arnold. Et voici ma partenaire, l’inspecteur Wilkes, dit-il, désignant la grande
jeune femme d’une trentaine d’années qui se trouvait à ses côtés.
Claudia sentit le rouge lui monter aux joues.
Elle se trouvait au commissariat, pour déclarer un fait grave, une tentative d’extorsion.
Comment pouvait-elle se conduire de manière aussi peu professionnelle, elle qui ne mélangeait
jamais travail et plaisir ? Le travail passait toujours avant le reste. Mais visiblement, dès qu’elle se
trouvait avec Leandro Mandalor, il semblait que ses priorités soient quelque peu bouleversées.
— Enchantée de faire votre connaissance, dit-elle. Voici Leandro Mandalor, producteur de
Heartlands.
— Hé, j’adore ce feuilleton ! s’exclama l’officier Wilkes, le visage rayonnant, en s’avançant
pour serrer la main de Leandro.
Claudia fronça les sourcils en la voyant rejeter ses longs cheveux roux par-dessus son épaule et
lui sourire chaleureusement.
— Si vous voulez bien me suivre, dit l’inspecteur Arnold. Vous pourrez nous raconter en détail
de quoi il retourne.
Elle se leva, et Leandro l’imita. Ce n’est qu’alors, tandis qu’ils marchaient, qu’elle se rendit
compte que l’inspecteur Wilkes était presque aussi grande que lui. Brusquement, cette constatation
l’agaça au plus haut point. De même que la façon totalement décomplexée dont la jeune femme
détaillait Leandro.
Un peu de dignité, tout de même ! songea Claudia. Que devait ressentir Leandro, à être évalué de
la sorte ?
C’est alors qu’elle surprit son regard s’attardant sur les fesses de l’inspecteur Wilkes au moment
où celle-ci entrait dans la salle de conférences.
Son sang ne fit qu’un tour. De toute évidence, il aimait être admiré, et par n’importe quelle
femme. Elle aurait dû s’en douter, compte tenu de la façon dont il s’était comporté avec elle jusqu’à
ce jour. Ce serait une grave erreur de prendre au sérieux son petit jeu de séduction. Ou pire, d’y
entrer. Elle n’avait absolument rien contre le fait de vivre une aventure. En revanche, il lui déplaisait
beaucoup de se sentir un trophée de plus à un tableau de chasse masculin.
Un bruit de pieds de chaises sur le sol l’arracha à ses réflexions, l’obligeant à se concentrer sur
l’affaire présente. Elle prit place à côté de Leandro face aux policiers.
L’inspecteur Arnold s’était emparé de son bloc.
— Si vous nous parliez de votre premier contact avec cet individu ? proposa-t-il.
Elle vit avec surprise Leandro lui jeter un coup d’œil.
— Je vais répondre puisque c’est moi qu’il a contacté en premier, d’accord ?
Elle eut un petit haussement d’épaules. Peu lui importait. Il pouvait raconter toute l’histoire s’il
voulait.
Leandro hésita, puis il enchaîna.
— Il était à peu près 10 heures lorsque mon assistante m’a passé la communication.
Elle l’écouta mettre les inspecteurs au courant de tous les détails. Lorsqu’il en vint au rendez-
vous proprement dit, il la regarda de nouveau.
D’un geste de la main, elle lui fit signe de poursuivre.
Les deux inspecteurs les questionnèrent ensuite afin d’établir un portrait aussi fidèle que
possible. Ils s’enquirent également de l’adresse du cambriolage et de ce que l’un et l’autre
connaissaient de la vie privée d’Alicia et Wes.
— Nous sommes leurs employeurs, pas leurs parents, précisa Leandro lorsque l’inspecteur
Wilkes lui demanda si Wes jouait ou se droguait. Nous sommes proches d’eux, bien sûr, mais pas au
point de pouvoir répondre de ce qu’ils font à chaque minute.
Claudia fronça les sourcils.
— Vous pensez qu’ils auraient pu monter cette histoire de toutes pièces ?
— Possible, répondit l’inspecteur Arnold. Les gens en arrivent parfois à cette extrémité
lorsqu’ils ont absolument besoin d’argent.
— Non, dit-elle. Alicia ne prendrait jamais un risque pareil. Ce pourrait être la fin de sa carrière.
— Ou le début, rétorqua l’inspecteur Wilkes d’un ton cynique.
— Non. Cette fille possède un véritable talent d’actrice, et elle le sait. Si elle avait voulu devenir
une star du porno, ce serait déjà fait. De plus, elle doit tourner un film avec les studio Disney, et pour
rien au monde elle n’y renoncerait.
— Je confirme, dit Leandro. Quant à Wes, il tourne avec moi depuis sept ans et fait partie des
acteurs les mieux payés. De temps à autre, il tourne un film pour la télévision. Je sais que sa vie
professionnelle lui convient tout à fait.
— Bien, dit l’inspecteur Arnold. Nous garderons tous ces renseignements à l’esprit. A présent,
venons-en au prochain rendez-vous. Nous allons vous équiper d’un micro, madame Dostis, de façon
à suivre chacun de vos mouvements. Notre premier objectif est d’assurer votre sécurité. Ensuite, nous
filerons l’individu jusque chez lui, et nous l’interpellerons avant qu’il n’ait le temps de diffuser
l’enregistrement.
— Je crois sincèrement que nous avons affaire à un amateur, ajouta l’inspecteur Wilkes. Un
cambrioleur à la petite semaine qui a eu la chance de mettre la main sur ce film. Il a déjà commis une
erreur en vous rencontrant en personne, et à moins que son QI ne s’améliore soudainement, je pense
que nous allons pouvoir le neutraliser facilement.
Claudia sentit Leandro s’agiter à côté d’elle. Il y avait longtemps !
— Je pense qu’il serait préférable que ce soit moi qui procède à la transaction, dit-il.
— Il a clairement spécifié qu’il voulait que ce soit moi, contre-attaqua-t-elle aussitôt.
— Ce qu’il veut, c’est l’argent, il se moque de qui l’apporte.
Elle sentit la colère monter en elle. Elle savait ce que faisait Leandro : il voulait la protéger. Il
n’était pas grec pour rien.
— Je peux parfaitement me débrouiller, dit-elle.
— Sans vouloir vous offenser, si les choses tournent mal et s’il s’en prend à vous, vous n’avez
aucune chance. Je ne veux pas que vous soyez blessée.
— Cela me regarde, trancha-t-elle en se tournant vers les détectives qui suivaient avec curiosité
leur petite joute verbale. Donc, comme vous le disiez, vous m’équipez d’un micro.
Leandro se cala contre son dossier, bras croisés sur la poitrine, visiblement contrarié. Elle ne lui
prêta pas la moindre attention. Ce n’était pas demain la veille qu’un homme allait décider pour elle.
Au cours de l’heure qui suivit, tous les détails furent réglés. Le plan était simple : elle allait au
rendez-vous, elle remettait l’argent, récupérait l’enregistrement. Ensuite, la police faisait le reste.
— Et lorsque l’affaire passera en jugement, pourrons-nous préserver la confidentialité en ce qui
concerne l’enregistrement ? demanda Leandro.
— Ce sera à vos avocats d’y veiller. Il ne devrait pas y avoir de problème. Nous, c’est
l’extorsion qui nous intéresse, déclara l’inspecteur Arnold.
Il était minuit lorsque Leandro et elle quittèrent le commissariat.
Il faisait frais, et elle referma les bras sur ses épaules endolories.
Elle était fatiguée. Rencontrer un maître chanteur et passer des heures en compagnie de flics
n’était pas franchement l’idée qu’elle se faisait d’une soirée à Hollywood.
— Eh bien, à vendredi, Leandro, dit-elle, attrapant ses clés de voiture dans son sac. Appelez-moi
si vous pensez que nous avons oublié quelque chose. Je vais parler à Alicia, tâcher de la rassurer.
Elle se détournait déjà.
— Pas si vite, dit-il, l’attrapant par le poignet.
Elle jeta un regard noir à sa main. Le message était clair : « lâchez-moi immédiatement ».
Evidemment, Leandro n’en fit rien.
— Je ne veux pas que vous assuriez cette transaction, dit-il d’un ton ferme.
— Voyez-vous cela ! Jusqu’à preuve du contraire, c’est moi que décide de ce que je dois faire.
— Enfant, vous deviez être insupportable avec vos parents.
— Ils ont survécu, rétorqua-t-elle d’un ton sec, incapable d’endiguer la douleur soudaine qui lui
oppressait la poitrine.
Pour la deuxième fois en deux jours, sa famille faisait irruption dans ses pensées, et elle n’aimait
pas cela. Tous autant qu’ils étaient, ils avaient fait leurs choix. Elle vivait avec les siens et entendait
bien continuer ainsi.
Leandro la regardait, le visage soucieux. Il lâcha son poignet mais referma doucement la main
sur son épaule.
— Est-ce donc si insupportable que quelqu’un se soucie de vous ? demanda-t-il d’une voix
douce.
Elle accusa le coup. L’arrogance, l’égocentrisme, les tentatives de séduction, tout cela, elle
connaissait. Mais face à la sincérité, la considération, la tendresse, elle ne savait pas comment se
comporter.
— Serait-ce une nouvelle tentative pour prendre les opérations en main ?
— Absolument pas.
— Je suis parfaitement capable de me débrouiller seule.
Leandro hocha lentement la tête.
— Très bien, je n’en parlerai plus… Mais à une condition.
— Laquelle ? demanda-t-elle, méfiante.
— Que vous dîniez avec moi.
Ce n’était pas du tout la réponse à laquelle elle s’attendait.
— Leandro, soyez sérieux ! Nous sommes curieux l’un de l’autre, curieux de ce qui pourrait se
passer entre nous, mais nous sommes avant tout concurrents, et notre métier consiste à nous faire la
guerre. Dans ces conditions, coucher ensemble serait vraiment stupide.
Leandro soutint son regard.
— Un dîner. Dans le restaurant de mon choix.
Elle secoua la tête et se tourna vers sa voiture.
— Vous embrassez très bien, mais pas au point de me faire faire n’importe quoi, répondit-elle,
reprenant délibérément ses propres mots.
Elle monta aussitôt dans sa voiture et démarra, les mains tremblantes.
Inutile de se voiler la face, elle était irrésistiblement attirée par cet homme.
La pointe de jalousie qu’elle avait ressentie à l’égard de l’inspecteur Wilkes lui revint à la
mémoire, et elle fit la grimace. Vivement que cette histoire de chantage soit réglée et que tout rentre
dans l’ordre ! Elle pourrait de nouveau reprendre sa petite guerre contre Leandro Mandalor.
De loin. Le plus loin possible.

* * *

C’était vrai, admit Leandro, il avait l’habitude de tout diriger, dans sa vie comme dans son
métier. Il y avait longtemps qu’il en allait ainsi. Mais en l’espace de quelques mois, Claudia Dostis
avait bouleversé ce statu quo, et sur plusieurs fronts. D’abord, elle avait battu son record d’audience.
De quelques points seulement, certes, mais elle avait fait mieux que lui. Ensuite, elle avait gagné ce
fichu Prix du Public. Et pour couronner le tout, il ne parvenait plus à la chasser de son esprit.
Chaque soir, dès qu’il se couchait, dès qu’il lâchait prise, elle s’insinuait dans son lit. Tout lui
revenait : son parfum, la sensation délicieuse de son corps pressé contre le sien, cette étincelle dans
son beau regard sombre lorsqu’elle le défiait… Et sa nuit se transformait en une longue suite de rêves
érotiques. Mais dans ces rêves, à peine était-elle dans ses bras qu’elle se sauvait, disparaissait, et tout
était à recommencer. Chaque matin, il se réveillait en pleine érection. Il avait l’impression d’être un
adolescent de quinze ans, à se donner du plaisir comme il le faisait pour calmer la tension qui
l’habitait.
Il fallait absolument qu’il fasse l’amour avec elle, qu’il mette fin à cette obsession !
Il ne voulait même pas penser à ce qui se passerait ensuite. A quoi bon ? Il n’était pas question de
relation. Ils avaient envie l’un de l’autre, voilà tout. Alors, autant en finir.
Et puis, il fallait qu’il se guérisse au plus vite de cette envie stupide de la protéger. Il était clair
qu’elle ne voulait pas entendre parler de le laisser remettre la rançon. De son côté, il trouvait
inadmissible qu’elle prenne tous les risques, alors qu’il s’agissait de leurs vedettes respectives. Peut-
être était-ce macho de sa part, mais il ne voyait pas quel mal il y avait à reconnaître qu’hommes et
femmes n’étaient pas forcément taillés pour faire les mêmes choses. En l’occurrence, en cas de
problème, il ferait davantage le poids face à leur maître chanteur.
Le pire, c’était qu’il allait devoir céder… A moins de la kidnapper, elle ne renoncerait pas à se
mettre en danger ?
Nom de nom, cette femme le rendait fou ! Il n’en pouvait plus de la désirer et de se faire du
souci pour elle.
Il gagna le bar et se servit un doigt de son whisky préféré.
Tout en savourant son goût malté et la délicieuse sensation de chaleur qu’il provoquait dans sa
poitrine, il jeta un coup d’œil à son courrier et reconnut l’écriture de Lydian sur une enveloppe.
Il la décacheta à la hâte.
Elle avait signé les papiers du divorce. Il fixa leurs deux signatures côté à côte. Deux paraphes
amples et flamboyants, qui en disaient long sur leurs individualités et sur leur couple !
Il était libre, désormais. De nouveau. Mais en se le disant, il se rendait bien compte que c’était la
dernière chose dont il avait envie. Pas à cause de Lydian, non. Il y avait longtemps qu’il ne l’aimait
plus. Mais ce qui lui plaisait, c’était de partager sa vie avec quelqu’un, d’avoir une femme à ses côtés,
de connaître ensemble tous ces moments de bonheur, de complicité, qui sont le ciment d’une relation
réussie. Travailler ne lui suffisait pas, avoir des aventures avec des femmes qui ne comptaient pas ne
lui suffisait pas non plus. Il voulait davantage.
Il termina son verre d’un trait et se laissa tomber sur le canapé. La télévision ne parvint pas à le
distraire, et au bout d’une minute passée à zapper de chaîne en chaîne, il l’éteignit.
Il avait envie d’appeler Claudia.
Il parvint à résister une bonne dizaine de minutes, mais le combat était perdu d’avance, et il finit
par décrocher son téléphone.
Elle répondit à la troisième sonnerie.
— Leandro, dit-elle, surprise, la voix légèrement endormie.
Il se cala sur le canapé et ferma les yeux. Elle avait une belle voix chaude, un peu rauque.
— Bonsoir, Claudia.
— Il y a du nouveau ? demanda-t-elle.
Il entendit un léger bruit de clapotis à l’autre bout du fil.
— Vous êtes dans votre bain ?
Elle hésita un instant.
— Oui.
— Avez-vous une idée de l’effet que vous me faites ?
— Je pense. Si c’est comparable à l’effet que vous, vous me faites.
Il sourit. Le téléphone permettait toutes les audaces. Il n’imaginait pas Claudia se rendant
vulnérable au point de lui avouer cela en face. Mais à présent qu’elle l’avait fait…
— Je pourrais venir en personne vous montrer ce qu’il en est.
Il la sentit hésiter.
— Je dois me lever tôt demain, dit-elle au bout de quelques secondes.
Il avait craint qu’elle ne lui dise carrément non ! De toute évidence, cette attirance qui existait
entre eux la troublait autant que lui.
— Très bien. Dans ce cas, peut-être pourrions-nous prendre rendez-vous pour ce dîner, alors ?
— D’accord.
Un seul mot, et il était déjà dur comme l’acier ! Il poussa un grognement et entendit Claudia rire
à l’autre bout du fil.
— Ça va ? demanda-t-elle.
— Tout dépend de ce que l’on entend par là.
— J’ai pensé à vous.
— Vraiment ?
— Oui. C’est d’ailleurs ce que j’étais en train de faire lorsque vous avez appelé, susurra-t-elle
dans le combiné.
Il sentit son sexe se dresser. Cette femme allait le rendre fou.
— Claudia, vous me mettez au supplice…
— Demain soir, qu’en dites-vous ? murmura-t-elle d’une voix enjôleuse. Dînons ensemble
demain soir.
— Après que vous ayez l’argent ? D’accord.
— Je dois raccrocher, à présent. Je crains de mouiller le téléphone.
Il s’exhorta au calme.
— Claudia, vous êtes une ensorceleuse…
— Je le sais.
Et son rire profond et chaud fusa à son oreille, juste avant qu’elle raccroche.
Il ferma les yeux. Demain soir, elle serait nue dans ses bras. Demain soir, elle serait à lui. Et il
serait enfin libéré de ce désir qui commençait à tourner à l’obsession.
Mais auparavant, il y avait la nuit à passer.
Il poussa un soupir et gagna la salle de bains pour prendre une douche froide.

* * *

Claudia se tint immobile tandis qu’une technicienne fixait le micro dans l’échancrure de son
soutien-gorge. Le micro était relié à un petit émetteur placé dans la ceinture de son jean et totalement
invisible sous son T-shirt et sa veste. A la place de ses habituelles bottes à hauts talons, elle portait des
chaussures de sport. Si les choses tournaient mal, elle devait pouvoir courir.
— Voilà, terminé, dit la technicienne.
Claudia réajusta sa tenue, et l’on procéda à un dernier essai de son. Les détectives Arnold et
Wilkes l’attendaient dans le bureau principal en compagnie de Leandro. Elle remarqua que Wilkes
avait profité de son absence pour offrir un petit numéro de charme à ce dernier. Assise en face de lui,
ses longues jambes posées nonchalamment sur le bureau, elle lui faisait ouvertement du gringue.
A son entrée, Leandro leva les yeux, et elle vit l’expression de son visage changer, son regard se
voiler imperceptiblement.
Claudia réprima un sourire satisfait. L’inspecteur Wilkes avait peut-être quelques centimètres de
plus qu’elle et un tempérament de séductrice, mais en cet instant, la seule femme qui intéressait
Leandro, c’était elle. Et ce soir, il serait à elle ! Nus dans les bras l’un de l’autre, corps mêlés, enlacés,
ils pourraient enfin donner libre cours à ce désir qui les taraudait, vivre leurs fantasmes jusqu’à
l’ivresse…
A cette seule pensée, elle sentit son corps réagir et un désir presque douloureux lui assaillir les
reins. Elle avait chaud, soudain, et son pouls battait jusque dans ses tempes. Depuis que Leandro lui
avait téléphoné, la nuit dernière, elle était fiévreuse. A cran à la perspective d’effectuer la transaction,
et très excitée à l’idée de le retrouver ensuite. Elle n’aurait su dire ce qui, des deux, la rendait la plus
nerveuse.
Peut-être était-ce là l’explication de ce désir exacerbé qui les poussait l’un vers l’autre ? songea-
t-elle, laissant son regard glisser le long de ses épaules. Une combinaison d’attirance sexuelle et de
stress tout à fait inédite, due à cette affaire de chantage.
Leandro portait un T-shirt noir qui soulignait les muscles souples de son torse. Le regard de
Claudia glissa vers ses hanches, ses jambes musclées, et un long frisson la parcourut.
Ce soir, enfin, il serait à elle.
Pour cela, il lui restait juste à survivre à la transaction.
— Vous êtes prête ? demanda Arnold.
— Le micro est en place, répondit-elle.
L’inspecteur se leva, attrapa sa veste.
— Dans ce cas, allons-y.
Elle croisa le regard de Leandro. Visiblement, il se retenait avec peine d’intervenir. Sans doute
espérait-il encore, jusqu’au dernier moment, pouvoir prendre sa place.
Elle lui sourit.
— Je vous trouve bien silencieux.
— Je me réserve pour plus tard, répondit-il, la dévorant littéralement des yeux.
Oh, seigneur, l’effet que cet homme lui faisait… Heureusement que le micro ne pouvait pas
retransmettre les battements fous de son cœur !
Leandro et elle partirent seuls en voiture pour se rendre au café. Une précaution indispensable,
au cas où le maître chanteur aurait l’idée de surveiller le bar.
Les policiers s’étaient faits si discrets qu’elle eut un moment de panique en arrivant sur place.
Mais elle se rassura bien vite. Ils devaient se trouver en planque, évidemment.
— Nerveuse ? demanda Leandro tandis qu’il garait la voiture dans une petite rue discrète tout
près du bar.
Ils ne s’étaient pratiquement rien dit durant le trajet, conscients de la présence du micro indiscret.
— Non, mentit-elle.
L’espace d’une seconde, elle se demanda si elle avait bien fait. Peut-être aurait-elle dû laisser la
place à Leandro ? Si les choses tournaient mal, elle n’aurait pas l’ombre d’une chance face à leur
homme.
Mais elle avait fait son choix, et elle devait l’assumer à présent.
— J’y vais, dit-elle, détachant sa ceinture.
Leandro hocha la tête et attrapa la mallette sur le siège arrière.
— Ne vous faites aucun souci pour l’argent, il est assuré. S’il disparaît, il sera remplacé. C’est
vous l’important dans l’histoire, vous qui êtes irremplaçable.
Elle s’efforça de sourire, mais elle avait l’estomac noué.
— Allons, pensez à tous les points d’audience que vous récupéreriez si je disparaissais. Auriez-
vous à ce point perdu l’esprit de compétition ?
Il écarta une mèche de cheveux de sa joue.
— Ne faites pas de provocation.
Elle le fixa, la bouche sèche soudain tandis qu’elle l’imaginait nu, tout à elle, dans l’intimité
d’une chambre.
— J’y vais, répéta-t-elle.
Elle ouvrit la portière, descendit, et gagna le bar d’un pas décidé.
Elle avait oublié combien il faisait sombre à l’intérieur. Elle scruta la rangée de boxes. Celui où
ils étaient assis la fois précédente était occupé, et les suivants aussi. En fait, le seul libre se trouvait
tout au fond, à l’opposée de la porte d’entrée. Génial !
Les jambes flageolantes, elle se glissa sur la banquette, le dos contre le mur, le regard rivé sur la
porte. Elle se savait protégée par la police, mais en cet instant, elle regrettait amèrement d’avoir joué
les aventurières.
Quelle idiote elle faisait ! Pourquoi fallait-il qu’elle veuille toujours relever tous les défis ?
C’était ainsi depuis l’enfance, et cela avait payé, certes. Elle avait réussi, possédait une belle maison à
Hollywood. Que cherchait-elle encore à prouver aujourd’hui, en menant seule cette transaction ?
Peut-être serait-il temps d’apprendre à faire preuve de plus de discernement quant aux terrains sur
lesquels se battre.
Elle était en pleine réflexion lorsque l’homme se glissa sur la banquette en face d’elle.
Il n’était pas passé par la porte d’entrée. Il devait y avoir une autre issue.
— Vous avez l’argent ? demanda-t-il d’emblée.
— Vous avez l’enregistrement ? rétorqua-t-elle.
Il repoussa en arrière sa casquette de base-ball, découvrant des yeux d’un bleu délavé, un nez en
lame de couteau. Il avait le teint pâle, presque maladif.
— Je vous trouve la langue bien pendue, lança-t-il.
— C’est possible. Je veux voir l’enregistrement, insista Claudia.
— C’est moi qui décide, O.K.? Faites voir l’argent, dit-il, jetant un regard nerveux par-dessus
son épaule.
Le cœur battant à tout rompre, elle posa la mallette sur la table et, la tournant vers le mur,
l’entrouvrit discrètement.
Le regard de l’homme s’illumina.
Lorsqu’il approcha la main, elle referma la mallette d’un geste sec.
— Maintenant, je veux l’enregistrement.
L’homme était en pleine euphorie. Sans doute se voyait-il déjà en train de mener la belle vie avec
les cinq cent mille dollars.
— Sûr, dit-il.
Il posa une cassette sur la table, la poussa vers Claudia.
Elle s’en empara.
— Et sur l’ordinateur ? demanda-t-elle. C’est effacé ?
— Evidemment.
Déjà, il se glissait hors du box.
— Si nous entendons encore une fois parler de vous, nous appelons la police, le prévint-elle.
C’est compris ? Cinq cent mille dollars, c’est le prix du silence. Il n’y aura pas de rallonge, O.K.?
L’homme eut un large sourire.
— On se calme, la petite dame. Nous avons conclu un marché, y’a pas d’embrouille.
Un instant plus tard, il disparaissait par la porte qui menait à la salle de billard.
— Il est sorti par l’arrière, dit-elle aussitôt dans le micro.
C’était fini ! Elle avait du mal à le croire.
Elle se leva, gagna la sortie. Jamais l’air ne lui avait paru aussi léger, son parfum aussi doux.
Leandro n’avait pas quitté la voiture. Lorsqu’elle s’approcha, il descendit, prit ses mains dans les
siennes, les serra.
— Ça va ? Tout s’est bien passé ?
— Oui, pas de problème.
Il sourit, et elle vit combien il était soulagé. C’était peut-être ridicule, mais elle en était touchée.
— Allons retrouver les autres au commissariat, dit-elle.
L’aventure était terminée. Les inspecteurs Arnold et Wilkes accompagnés de leur équipe avaient
pris le maître chanteur en filature.
Libérée de sa peur, de sa tension, elle sentit brusquement la vie reprendre le dessus.
— Je meurs de faim, s’exclama-t-elle comme ils montaient en voiture.
— Moi aussi, renchérit Leandro.
Elle surprit la lueur dans son regard brun et sut qu’il ne parlait pas uniquement de nourriture. Un
délicieux frisson la parcourut. Ce soir, la nuit n’appartiendrait qu’à eux.
De retour au commissariat, on la débarrassa du micro. Leandro et elle restèrent sur place, à
attendre des nouvelles, tout en partageant des pizzas avec les policiers. Finalement, une heure plus
tard, le téléphone sonna. On passa le combiné à Claudia.
— Nous les tenons, lui et son complice, déclara l’inspecteur Arnold. Nous avons retrouvé
plusieurs enregistrements. De toute évidence, il n’avait pas la moindre intention de respecter sa
parole.
— Je ne suis pas vraiment surprise. Savez-vous s’ils ont déjà vendu l’enregistrement sur le Net ?
demanda-t-elle, une tension soudaine nouant ses épaules.
— Non. Mais nous les ramenons en ville, et nous devrions avoir très vite les réponses à nos
questions.
— C’est parfait. Merci.
— Pas de problème. Vous pourrez récupérer l’argent dès demain.
Elle raccrocha et mit Leandro au courant. Il hocha la tête, satisfait, puis jeta un coup d’œil à sa
montre.
— Il est presque 23 heures. Un peu tard pour notre dîner, non ?
Il l’observait, attendant qu’elle prenne l’initiative.
— Je connais un endroit ouvert très tard, dit-elle. Mais j’aimerais prendre une douche d’abord.
Pouvons-nous passer chez moi ?
Leandro la fixa, le regard intense.
— Bien sûr, dit-il.
Ils demeurèrent silencieux durant tout le trajet. Elle se sentait fébrile, troublée par sa présence,
par la chaleur de son corps si proche, par sa respiration.
Parvenus chez elle, elle ouvrit la porte et le précéda à l’intérieur jusqu’au salon.
— Installez-vous, dit-elle, désignant le canapé. Je n’en ai pas pour longtemps.
Elle sentit son regard la suivre tandis qu’elle quittait la pièce.
Dans la salle de bains, elle ôta ses vêtements, pénétra sous la douche chaude. La caresse de l’eau,
ses mains effleurant sa peau tandis qu’elle se savonnait… Elle ne songeait plus qu’à Leandro. Il y
avait une semaine qu’elle attendait ce moment, depuis qu’il l’avait attirée à l’écart et embrassée à lui
faire perdre la tête. Elle avait envie de ses mains sur sa peau, de ses caresses, de son corps nu contre
le sien…
Elle sortit de la douche, se sécha rapidement. Elle avait prévu de l’emmener dans un restaurant
qui restait ouvert toute la nuit, de prolonger encore un peu l’attente, le jeu. Mais soudain, attendre
encore lui paraissait insupportable.
Laissant choir la serviette sur le sol, elle gagna le couloir, nue. Elle se sentait parfaitement à
l’aise dans son corps. Il était mince, tonique. Elle faisait tout pour cela. Et ce soir, le désir la rendait
encore plus audacieuse. Elle avait envie de cet homme, elle savait qu’il avait envie d’elle, alors elle se
sentait la femme la plus sexy du monde.
Ses cheveux sombres lui balayant le cou à chaque pas, elle gagna le salon.
Leandro feuilletait un magazine.
— Finalement, j’ai pensé que nous pourrions passer directement au dessert. Qu’en pensez-vous ?
demanda-t-elle, s’immobilisant dans l’encadrement de la porte.
Il leva la tête et elle vit son regard se voiler de désir lorsqu’il la découvrit nue.
— Vous avez d’excellentes idées, ce soir.
Le regard plongé dans le sien, elle s’avança.
— Vous ne croyez pas si bien dire, susurra-t-elle tandis qu’elle le poussait doucement en arrière
et s’installait à califourchon sur lui.
Elle sentit ses cuisses musclées et fermes sous les siennes, et son jean lui râpa délicieusement la
peau.
Il tendit les mains, les referma autour de sa taille. Puis, lentement, il remonta vers ses seins.
Leurs pointes se dressèrent aussitôt, fières et dures.
Il se pencha alors, les effleura de ses lèvres.
Enfin !
Elle renversa la tête en arrière, le corps bouleversé par les sensations délicieuses qui
l’assaillaient et, fermant les yeux, elle s’abandonna à cet instant magique.
4.

La peau de Claudia était lisse, soyeuse, son corps ferme et merveilleusement doux. Les pointes
de ses seins étaient d’une délicieuse teinte brun clair, dressées et dures sous sa langue, avides de
caresses. Un pur bonheur !
Les mains de Leandro ne savaient plus où s’arrêter, et tandis qu’elles allaient et venaient,
caressant, explorant ses seins, ses hanches, ses fesses rondes et fermes, il passa d’un sein à l’autre,
aspirant le mamelon entre ses lèvres, enroulant sa langue autour, le mordillant doucement.
Claudia serra les genoux contre ses hanches, un gémissement rauque montant de sa gorge. Elle
avait renversé la tête en arrière, les yeux clos, ses cheveux sombres lui balayant ses épaules, toute aux
sensations grisantes qui la parcouraient, et il se sentait si dur, il avait tellement envie d’elle, qu’il
craignait de perdre le contrôle avant même d’avoir ôté ses vêtements.
— Madame Dostis, si vous continuez ainsi, je ne crois pas pouvoir tenir très longtemps.
Elle leva la tête et plongea son regard brûlant de désir dans le sien.
— Peut-être ai-je envie que vous me preniez tout de suite, monsieur Mandalor.
Qu’il la prenne ? Tout de suite ? Ces simples mots faillirent lui faire perdre tout contrôle. Son
corps se tendit, au bord de la rupture. Il avait pensé à elle, rêvé d’elle toute la semaine. Toute la
semaine, il avait eu envie de lui faire l’amour. Elle l’obsédait depuis des jours et des jours. Et
maintenant, elle était nue dans ses bras, en train de lui dire qu’elle n’avait que faire des travaux
d’approche, des préliminaires, de la sophistication.
— Vraiment ? parvint-il à articuler.
On lui avait souvent dit qu’il était un très bon amant. Il mettait un point d’honneur à faire jouir
ses partenaires avant même de songer à son propre plaisir. Mais Claudia était trop désirable et lui trop
excité, et il n’avait qu’une envie : plonger en elle, la prendre sauvagement, jouir !
Sans quitter son regard, elle saisit sa main, la pressa entre ses cuisses.
Il sentit son pouls s’accélérer tandis qu’elle guidait ses doigts vers son intimité. Ceux-ci
franchirent le petit triangle de boucles moites, écartèrent les lèvres gonflées et chaudes de son sexe et
pénétrèrent dans la chaleur enivrante et douce de sa chair.
Elle était prête pour lui. Et, à la sentir se tendre soudain, le souffle suspendu, il sut combien elle
était excitée elle aussi.
N’y tenant plus, il la saisit dans ses bras et se leva.
Instinctivement, Claudia referma les jambes autour de sa taille, se cramponna à ses épaules.
Il la posa alors sur l’accoudoir du canapé de cuir tandis qu’il attrapait un préservatif dans son
portefeuille.
Déjà, ses doigts impatients dégrafaient la ceinture de son jean, faisaient glisser la fermeture,
libéraient son sexe durci. D’un geste vif, elle lui prit le préservatif des mains et le déroula sur sa
verge, la caressant, pressant de l’index la nervure qui courait tout le long.
Puis il reprit le contrôle des opérations. Il lui écarta les cuisses, regarda un instant son sexe
offert. Il croyait pouvoir encore résister, la faire chavirer et garder le contrôle.
Il pressa doucement son gland à l’entrée de son sexe, écarta sa chair, ne la pénétrant qu’à peine.
Puis, peu à peu, centimètre par centimètre, il entra en elle, les yeux rivés sur son visage.
Il voulait la voir, voir son regard chavirer, sa respiration se faire haletante, ses seins se soulever.
Mais lorsqu’elle se cambra soudain, refermant les jambes autour de sa taille, il n’y tint plus et
plongea en elle de toute la longueur de son sexe, la pénétrant profondément, puissant, possessif,
savourant la sensation de sa chair s’ouvrant pour le recevoir.
— Oui… Oh oui, murmura Claudia.
Alors, il perdit tout contrôle. Elle le rendait fou !
Se penchant, il saisit un sein dans sa bouche et se mit à bouger, les mains refermées sur ses
fesses. Lentement d’abord, puis de plus en plus fort, multipliant les assauts, se retirant pour mieux
replonger en elle l’instant d’après.
La tête renversée en arrière, gorge offerte, elle se donnait à lui dans le même rythme fou,
l’encourageant de ses gémissements rauques. Plus rien ne comptait que leur frénésie de se donner
l’un à l’autre.
Oublieux de tout, il plongeait en elle, la soulevant pour mieux la plaquer contre lui, mordillant
tour à tour ses seins, les aspirant dans sa bouche.
— Plus vite, encore…, dit-elle, soudain, haletante, alors qu’il sentait déjà le plaisir monter en lui.
Et comme c’était exactement ce qu’il voulait lui aussi, il abandonna ses seins et lui obéit,
plongeant sauvagement en elle, encore et encore, le regard rivé sur son visage enflammé par la
passion.
— Claudia, dit-il d’une voix rauque lorsqu’elle se tendit soudain contre lui, les spasmes de son
plaisir se répercutant dans leurs deux corps soudés.
Sa chair vibrait autour de la sienne, chaude, palpitante. Un plaisir fulgurant le saisit à son tour,
irradiant ses reins, et il jouit, le corps comme balayé par une lame de fond.
C’était si intense, si bouleversant, qu’il tituba sur elle.
Haletante, Claudia se dégagea de lui, se laissa glisser sur le canapé.
Il gagna la salle de bains au jugé.
Lorsqu’il revint, elle n’avait pas bougé, abandonnée, le corps alangui.
— Fais-moi une petite place, dit-il doucement.
Elle sourit sans même ouvrir les yeux, replia les jambes contre sa poitrine. Quand il se glissa à
côté d’elle, elle les étendit de nouveau sur ses genoux.
Elle était belle, les joues toutes roses, les pointes de ses seins encore humides de sa bouche.
Cétait la femme la plus sexy qu’il ait jamais vue.
Il aimait le naturel avec lequel elle se montrait nue alors qu’il était encore habillé, sa façon de se
donner sans retenue, sans la moindre gêne, si réceptive, sachant très exactement ce qu’elle voulait et
n’hésitant pas à le demander. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était sentir renaître le désir du
seul fait de la regarder, alors que quelques instants plus tôt il chavirait, profondément enfoui en elle.
Incapable de résister à l’envie de la toucher, il posa une main sur sa cuisse, la laissa doucement
remonter vers son ventre, ses seins. Il les effleura de sa paume, sentit leurs pointes durcir aussitôt.
Elle ouvrit les yeux. Un sourire effleura lentement ses lèvres lorsqu’elle vit le désir brûler dans
son regard.
— Cette fois, nous prenons tout notre temps, dit-il.
— Pourquoi ? Tu imagines autre chose ?

* * *

Claudia goûtait les sensations merveilleuses qui s’attardaient dans son corps, le faisaient vibrer
encore. Comme elle l’avait pressenti, Leandro était de la pure dynamite ! Et s’il fallait en croire le
regard brûlant dont il l’enveloppait en cet instant, elle ne tarderait pas à en faire de nouveau
l’expérience.
A cette seule pensée, elle sentit le désir la titiller délicieusement au creux des reins. Lorsque
Leandro lui effleura les seins, la douce somnolence dans laquelle elle se sentait glisser s’évapora
aussitôt, et elle se sentit prête à recommencer.
Elle sourit, le regarda à travers ses cils. Un regard provocant, qui le fit aussitôt réagir.
— Sais-tu ce que j’aimerais faire ? T’exciter comme jamais tu ne l’as été et te faire jouir à t’en
faire perdre la raison. Qu’en dis-tu ?
Elle frissonna, grisée par cette voix chaude, envoûtante, lui promettant des délices si extrêmes
qu’ils en étaient presque effrayants, comme un plongeon dans l’inconnu. Mais elle était curieuse…
— Je crois que je pourrais très facilement y prendre goût, répondit-elle.
— Montre-moi ce que tu aimes, ce qui t’excite le plus, reprit Leandro, la couvrant d’un regard
de braise.
Il voulait la voir se caresser, apprendre d’elle ce qui lui plaisait !
Elle sentit son cœur s’emballer soudain, sa respiration s’accélérer. Le désir enflamma son corps,
pulsation intense au creux de ses cuisses, de son ventre.
— Tu devrais d’abord ôter tes vêtements, dit-elle d’une voix rauque.
— Très bien.
Elle le regarda enlever sa chemise. Il avait un torse magnifique, harmonieusement musclé. Elle
bougea légèrement, le corps tendu, lorsqu’il dégrafa son jean, ôta son caleçon, révélant son sexe déjà
en pleine érection, fièrement dressé devant lui.
— Peut-être devrions-nous passer tout de suite au plus important, suggéra-t-elle, promenant sur
lui un regard avide.
Il lui semblait le sentir encore en elle, long et dur dans sa chair, puissant.
Il sourit.
— La patience est une vertu.
— Personne n’a encore dit de moi que j’étais vertueuse, rétorqua-t-elle.
Il gagna le fauteuil face au canapé et s’y installa.
— Tu l’auras voulu, dit-elle.
Son regard plongé hardiment dans le sien, elle se redressa, s’assit, glissa lentement une jambe
par-dessus l’accoudoir du canapé, s’offrant ainsi à son regard sans la moindre retenue.
Finalement, elle aimait la façon dont le jeu s’était installé entre eux. Elle avait toujours rêvé d’un
amant capable de jouer avec elle, et elle entendait bien lui montrer qu’elle était à la hauteur.
De la pointe de la langue, elle humecta ses lèvres, les entrouvrit.
La respiration de Leandro se fit subitement plus bruyante.
Elle écarta encore imperceptiblement les jambes et fut récompensée de son audace en l’entendant
pousser un petit grognement. Enhardie, fermement décidée à le provoquer, elle referma les mains sur
ses seins, les caressa, les massa avec volupté, puis elle laissa ses doigts glisser vers sa taille, ses
hanches, et dirigea les yeux sur Leandro.
Son sexe était dressé, tendu à l’extrême, son gland gonflé.
Un sourire satisfait effleura ses lèvres. Alors, avec une lenteur calculée, elle effleura le petit
triangle de boucles entre ses cuisses puis, écartant délicatement les lèvres de son sexe, elle les caressa,
lentement, et plongea bientôt un doigt dans sa chair humide et douce.
Elle s’était déjà caressée devant un homme, mais jamais de cette façon. Elle se sentait soudain
très exposée, très vulnérable.
Mais elle n’en laissa rien paraître.
Leandro était déjà au comble de l’excitation.
— L’autre soir, dans ton bain, t’es-tu caressée en pensant à moi ? demanda-t-il, la voix rauque.
— Oui, répondit-elle. Comme ça…
Et elle le lui montra. Décidée à le torturer, elle ôta son doigt pour le replonger plus
profondément l’instant d’après, ses seins se soulevant, pointes dures et dressées, tandis que sa
respiration s’accélérait. Elle recommença, l’excitant et s’excitant, au point d’oublier presque sa
présence. Lèvres entrouvertes, yeux clos, elle referma la main sur son sexe, pressant son clitoris sous
sa paume, et se mit à bouger les hanches, cherchant instinctivement le plaisir qu’elle sentait monter
lentement en elle.
Elle haletait maintenant, la tête renversée en arrière, et ne l’entendit pas approcher. Ce n’est que
lorsqu’il la toucha qu’elle rouvrit les yeux et le découvrit agenouillé devant elle.
Sans un mot, il lui saisit la jambe, la cala sur son épaule et, glissant fermement les mains sous
ses fesses, la souleva à sa rencontre. Alors, le supplice commença : du bout de la langue, il pressa son
clitoris, écarta les lèvres de son sexe, la pénétrant à peine, léchant doucement sa chair pour se retirer
au moment où il la sentait se tendre. Il se mit alors à la mordiller doucement.
Elle ne put retenir un cri. Elle ne savait plus ce qu’il allait faire et se tendait vers lui, éperdue,
soulevant les hanches pour s’offrir plus encore.
— Leandro, s’il te plaît…, parvint-elle à articuler, tandis qu’elle glissait les doigts dans ses
cheveux, l’attirait plus fermement vers elle, le suppliant de lui donner ce qu’elle voulait.
Alors, il ouvrit tout grand la bouche et prit possession d’elle, pressant son visage entre ses
cuisses, la pénétrant de sa langue.
Elle se cambrait follement, cherchant la délivrance, et ce fut presque un sanglot qui monta de sa
gorge lorsqu’il plongea soudain en elle un doigt puis deux, pressant fermement son clitoris du bout
de la langue. Elle se cambra dans un cri rauque, presque un feulement, tandis que le plaisir la
submergeait, si violent, si intense qu’elle sentit tout chavirer autour d’elle, emportée dans un vertige
de sensations.
Sans qu’elle l’ait entendu se munir du préservatif, il plongea en elle, puissant, exigeant.
Elle crut défaillir. Plus rien n’existait que leurs deux corps soudés, sexes unis au point de ne plus
savoir où commençaient et finissaient l’un et l’autre.
Il referma les bras autour d’elle, la plaqua contre lui et, saisissant sa nuque, il prit sa bouche.
La jouissance vint, immédiate, violente.
Alors, la serrant comme un fou, il s’abandonna à son tour, et son cri s’unit au sien tandis qu’il
explosait en elle.
— Claudia ! haleta-t-il, le visage enfoui dans ses cheveux. Claudia…
Longtemps, elle dériva, ivre de plaisir, et lorsque enfin elle redescendit sur terre, elle fut envahie
par le sentiment très déboussolant : Leandro Mandalor venait de la rendre à jamais incapable
d’éprouver pareil plaisir avec aucun autre homme.

* * *
Le lendemain matin en s’éveillant, Claudia s’étira langoureusement, goûtant le contact des draps
sur son corps comblé, caressé, embrassé à satiété. Elle poussa un petit gémissement de plaisir, se
souvenant des instants magiques passés dans les bras de Leandro.
Très tôt, ce matin, celui-ci s’était habillé et était rentré chez lui. Elle lui avait vaguement dit au
revoir avant de sombrer de nouveau dans la félicité du sommeil.
Il était un amant extraordinaire. Attentif, généreux. Il lui semblait sentir encore la caresse de ses
lèvres sur sa peau, celle de son regard brûlant tandis qu’il explorait son corps comme s’il ne devait
jamais s’en rassasier, et elle s’émerveilla de cette fougue en lui, de cette passion qu’il retenait pour
mieux s’abandonner ensuite et l’emmener avec lui, loin, très loin… Le seul fait de penser à lui la fit
s’agiter dans son lit.
Elle savait que c’était insensé, mais elle avait envie de lui téléphoner.
Tandis qu’elle enfilait son peignoir et gagnait la cuisine, elle imagina ce qu’elle lui dirait pour
l’exciter, le rendre fou d’elle, fou d’impatience à la perspective de ce qu’ils pourraient faire.
C’est alors qu’elle aperçut sa sacoche sur le comptoir de la cuisine. Le rabat était ouvert, et la
chemise contenant les quatre scénarios visible à l’intérieur. A côté de la sacoche se trouvait un verre
d’eau.
Elle sentit son sang se glacer.
Leandro était venu boire. Se pouvait-il qu’il ait regardé les scénarios ?
Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Il avait pu y jeter un coup d’œil et les remettre ensuite
soigneusement en place.
Elle les examina, cherchant désespérément un signe indiquant qu’ils avaient été feuilletés. En
même temps, il lui semblait impossible que Leandro ait pu profiter d’elle ainsi. Il lui avait fait
l’amour si intensément, profondément immergé en elle. Il avait enfoui son visage, sa bouche, dans sa
chair. Il avait été attentif, doux, passionné. Comment aurait-il pu se comporter ainsi et exploiter sans
vergogne la situation en même temps ?
Elle se souvint alors de ce qu’il lui avait dit lors de la conférence, à propos de l’épisode
« mariage ».
« Qu’auriez-vous fait si semblable opportunité s’était présentée à vous ?
Quoi qu’il en soit, si Leandro avait profité de son inconséquence, il était maintenant au courant
de l’un des secrets les plus importants de leur série, à savoir la disparition programmée de l’un des
personnages principaux, Kirk, au terme d’une séquence riche en rebondissements faite pour tenir le
spectateur en haleine pendant une dizaine de semaines. Mac avait donné le meilleur de lui-même dans
cette écriture. Si Leandro y avait jeté ne serait-ce qu’un coup d’œil, il savait que, d’ici trois mois,
Heartlands allait devoir s’accrocher pour leur arracher des points d’audience.
Restait à savoir s’il avait considéré la présence des scénarios comme une « opportunité » qui se
présentait à lui et qu’il ne pouvait pas laisser passer…
Elle n’aurait su le dire. Elle avait fait l’amour avec lui quatre fois, soupiré et gémi dans ses bras,
crié son nom. Elle l’avait pris dans sa bouche, avait griffé son dos, le suppliant de la faire jouir…
Mais en fait, elle ne le connaissait pas.
Elle remit les scénarios en place dans sa sacoche et se figea soudain. Tout lui paraissait clair.
La nuit dernière avait été une erreur. Une énorme erreur.
Elle avait passé plus de dix ans à construire sa carrière. Elle avait tout connu, tout accepté. Les
salaires de misère, les supérieurs qui s’attribuent ses idées. Elle avait su foncer lorsqu’il le fallait et se
tenir sur la réserve lorsque c’était nécessaire. Et pendant tout ce temps, elle s’était senti observée et
jugée par ses homologues masculins. Le machisme régnait en maître, et elle avait depuis longtemps
appris que, pour réussir, il fallait être encore plus performante que le plus performant des hommes.
Et aujourd’hui, elle venait de commettre une erreur de débutante. Un regard de braise et de
beaux pectoraux avaient suffi à lui faire perdre la tête.
Elle laissa échapper un long soupir. Si Leandro Mandalor avait profité de la situation, elle ne
tarderait pas à le savoir. Dans le cas inverse, cela se résumerait à un avertissement sans frais.
Mais de toute façon, coucher avec l’ennemi avait été une mauvaise, très, très mauvaise idée.

* * *

Les pieds frappant le sol en rythme, le cœur marquant régulièrement la cadence, Leandro
courait, léger, vers le sommet de la colline. A ses côtés, son jeune frère Dom haletait, cherchant son
souffle.
— Bon sang, Leandro, tu as mangé du lion ! s’exclama-t-il lorsqu’ils eurent atteint le sommet.
— Quand tu as besoin de faire une pause, dis-le, rétorqua Leandro.
Il savait que c’était le meilleur moyen d’agacer son frère, et il ne s’en privait pas. C’était un
vieux reste de leur rivalité d’adolescents.
— Crétin ! lança Dom, plié en deux, les mains sur les genoux.
Leandro fit quelques mouvements d’étirement tout en admirant la vue. Ils avaient traversé
Griffith Park, et les lettres blanches du célèbre panneau Hollywood se dressaient, imposantes, sur la
colline.
— Il est temps que je retourne en salle de gym, déclara Dom lorsqu’il eut retrouvé un peu de
souffle.
— Tu crois ? On dirait que tu en es au quatrième mois.
— C’est sans doute par solidarité avec Betty. Des jumeaux, tu te rends compte ? Je ne sais pas ce
qu’il nous a pris de vouloir un troisième enfant.
Dom et Betty étaient déjà parents d’Alexandra et de Stephen, tous deux âgés de moins de trois
ans.
— Vous aimez ça, les nuits sans sommeil, les cris et les couches.
Dom sourit.
— Tu oublies les moments géniaux : les câlins, les histoires au lit et le bruit de leurs petits pas
dans le couloir lorsqu’ils t’entendent arriver le soir.
— Tu prêches un convaincu. Dès que j’aurai trouvé la femme idéale, je m’y mets. J’ai envie
d’agrandir l’album de famille, moi aussi, dit Leandro.
— Il serait temps, tu ne rajeunis pas.
— Merci du compliment.
— Je grossis peut-être, mais toi, tu vieillis. Et dans mon cas, il y a toujours la solution de se
mettre au régime, renchérit Dom, histoire d’en rajouter un peu dans la provocation.
— Mais tu ne le feras pas, et je parie qu’avant quarante ans, tu auras un ventre comme papa.
— C’est du bonheur que nous stockons, voilà tout.
Leandro ne put s’empêcher de rire.
— Alors, reprit Dom, tu as des vues sur quelqu’un, pour agrandir la famille ?
De manière tout à fait insensée, ce fut l’image de Claudia qui surgit dans l’esprit de Leandro.
Claudia allongée sur le canapé, une jambe posée sur l’accoudoir. Claudia se caressant
langoureusement.
— Aucune, répondit-il d’un ton ferme, comme pour mieux s’en convaincre.
Lydian s’était avérée une catastrophe, alors que dire de Claudia, si ambitieuse et visiblement si
attachée à son statut de célibataire ? Son appartement ultramoderne, dénué de fioritures, sans photos
ni petits objets personnels, en disait long sur son détachement, et il craignait fort que son côté
carriériste ne l’emporte sur ses sentiments.
Bref, Claudia Dostis n’avait visiblement pas le profil pour le genre d’engagement qu’il
souhaitait. Un engagement pour la vie.
Dans ce cas, il aurait dû lui être facile de résister à l’envie de lui téléphoner ?
Eh bien non ! S’il était en train de courir avec son frère, c’était précisément pour s’éloigner de
cette tentation. Il s’était dit qu’une bonne séance d’exercice et un peu de compétition lui remettraient
les idées en place.
Si seulement la nuit passée avec elle n’avait pas été aussi fantastique ! Quelle femme
merveilleuse, si désirable et si envoûtante, totalement abandonnée à son plaisir, prête à toutes les
explorations, toutes les découvertes.
Avant qu’il ne sombre dans ses bras, qu’il ne se perde dans la douceur de sa chair, il s’était dit
que la déshabiller, la faire sienne, suffirait à satisfaire sa curiosité. Mais il s’était trompé. Elle était
pareille à un vin rare. Une seule gorgée, et on avait à jamais envie d’en savourer davantage.
— Betty a une amie, dit Dom. Une jeune femme grecque, esthéticienne, qui suit des cours du soir
pour devenir enseignante. Elle aime les enfants, le raki et encore plus les baklava.
Dom ferma un instant les yeux de convoitise à l’évocation des petits gâteaux grecs gorgés
d’amandes et de miel.
— Ah non, s’il te plaît, plus de rendez-vous avec des inconnues ! s’exclama Leandro.
— Ce n’est pas une inconnue ! C’est nous qui avons pensé à elle pour toi. Elle est adorable, tu
verras. Et elle rêve d’avoir une famille et des enfants.
Il regarda son frère sans mot dire. Il aurait dû dire oui, il le savait. Mais son esprit ne cessait de
dériver vers la nuit précédente… Vers Claudia, les jambes nouées autour de sa taille, le suppliant de la
prendre plus vite, plus fort. Claudia, les reins cambrés, éperdue, tandis qu’il la prenait avec sa bouche,
savourant sa chair, embrassant, léchant son sexe doux et humide. Claudia le prenant dans sa bouche, le
titillant de sa langue, de ses lèvres…
— Donne-moi son numéro, dit-il soudain.
Sa famille avait peut-être raison, après tout. Peut-être s’entêtait-il à choisir des femmes qui
n’étaient pas faites pour lui ?
— Tu ne le regretteras pas, dit Dom. Elle s’appelle Stella. Je suis certain qu’elle va te plaire.
Il n’en douait pas. Elle allait être tellement fantastique au lit, tellement en accord avec tout ce
dont il rêvait, qu’il allait aussitôt oublier Claudia, le vertige de son corps uni au sien, le gémissement
rauque de sa voix à son oreille.
Nom de nom !
Maudissant cette stupide libido qui ne lui fichait pas la paix, il se tourna vers son frère.
— Tu crois que tu survivras au retour ? Ça descend tout le long.
Dom ne prit même pas la peine de lui répondre et démarra d’une foulée décidée.
Leandro le regarda partir. Quoi qu’il éprouve pour Claudia, il devait absolument la chasser de
son esprit.
« Absolument ! » se répéta-t-il, s’élançant à la suite de son frère.

* * *

— Claudia, j’ai Leandro Mandalor sur la deux pour vous.


Gabby avait pris un ton détaché, mais Claudia connaissait son assistante et elle savait qu’elle
brûlait de curiosité. Elle aurait pu s’en amuser, si elle ne s’était sentie soudain la gorge sèche. Déjà,
son cœur battait à tout rompre. Tout le week-end, elle avait rêvé de Leandro Mandalor.
C’était absurde. Et ce matin, elle était venue travailler avec la ferme intention de le chasser
définitivement de son esprit.
Et voilà qu’un simple appel de lui faisait resurgir le souvenir bouleversant des quelques heures
qu’ils avaient passées ensemble !
Bon, il fallait qu’elle se comporte en adulte responsable.
Elle prit une grande inspiration et saisit le combiné.
— Claudia, dit-il.
Un frisson la parcourut tout entière. Déjà, les pointes de ses seins se dressaient, pressant la soie
de son soutien-gorge.
Elle se redressa dans son fauteuil, croisa les jambes, décidée à garder le contrôle.
— Bonjour, Leandro.
— Comment s’est passé ton week-end ? demanda-t-il.
— Il est fini. Et le tien ?
— Long, ennuyeux, solitaire.
« Oh non ! » songea-t-elle, fermant un instant les yeux. Le désir, déjà, la taraudait, s’insinuant
sournoisement dans ses reins, au creux de son ventre.
— Tu avais besoin de quelque chose ? demanda-t-elle d’un ton froid, furieuse contre son corps
si prompt à s’émouvoir.
Comment pouvait-elle se montrer aussi faible, alors qu’au bout du fil se trouvait un homme qui
avait peut-être eu le toupet de lire les scénarios qui se trouvaient dans sa sacoche ?
Il y eut un long silence. Ce fut Leandro qui le rompit le premier.
— Quelque chose ne va pas ?
— Pour quelle raison est-ce que ça n’irait pas ?
— Je ne sais pas. Lorsque je suis parti, j’avais l’impression que le moment que nous avions
passé ensemble avait été merveilleux pour tous les deux. Ai-je fait quelque chose qui t’a déplu ? Je ne
comprends pas. Explique-moi.
Seigneur, comment pouvait-on être aussi charmant, avoir une voix aussi envoûtante ? Mais elle
avait été échaudée. Il fallait qu’elle se souvienne du choc éprouvé samedi matin en trouvant sa
sacoche ouverte !
— Ecoute, Leandro, tu as raison. Nous avons passé un moment merveilleux ensemble. Mais
voilà, c’était une aventure d’une nuit, c’est tout, dit-elle d’un ton ferme.
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que nous sommes concurrents, et que de toute façon une relation sur le long
terme ne m’intéresse pas.
— Mais faire l’amour t’intéresse, il me semble, non ?
Oh, cette voix qu’il avait pour dire cela… Elle sentit un frisson la parcourir, le désir tel un éclair
assaillir brusquement son ventre, ses reins. Mon Dieu, comment pouvait-elle se montrer aussi
déraisonnable ?
— Oui, mais pas avec toi. J’ai trop travaillé pour en arriver où je suis pour risquer de tout
compromettre.
— Nous sommes adultes tous les deux, nous pouvons parfaitement gérer la situation.
— Non, cela ne m’intéresse pas, rétorqua-t-elle, refusant de se laisser fléchir, d’obéir à son
corps qui disait oui.
— Tu mens, dit Leandro, sa voix devenue murmure à son oreille. Je suis certain que si je me
trouvais dans ton bureau à l’instant où nous parlons, si je glissais ma main sous ta jupe et écartais la
dentelle de ton petit slip, je te trouverais déjà prête pour moi. Et si je déboutonnais ton chemisier, si je
touchais tes seins, si je les prenais dans ma bouche, je sais que tu serais plus qu’intéressée.
Elle avala sa salive. Il suffisait d’une allusion à ce que cet homme pourrait lui faire, et elle avait
le corps en feu. Soudain, il lui semblait sentir encore sur sa peau la caresse envoûtante de ses mains.
Elle bougea dans son fauteuil, croisa et décroisa les jambes, lissa sa jupe noire, s’efforçant de se
souvenir des raisons pour lesquelles elle devait impérativement fuir Leandro.
— Je ne te fais pas confiance, s’entendit-elle dire.
— Je te demande pardon ?
— Professionnellement, j’entends, ajouta-t-elle très vite.
— Je vois.
Elle l’avait vexé. Elle se sentit tenue de s’expliquer.
— Il y avait des scénarios dans mon sac, vendredi soir, sur le comptoir de ma cuisine.
Il y eut un blanc à l’autre bout du fil.
— Je n’ai aucun moyen de savoir si tu les as lus ou non.
De nouveau, ce fut le silence.
Pourquoi avait-elle l’impression que ce qu’elle disait était totalement déplacé ? Cela lui avait
pourtant paru parfaitement légitime de se poser la question, samedi matin, et de s’inquiéter.
Brusquement, elle se sentait idiote, complètement paranoïaque.
— Je n’ai pas lu tes scénarios, Claudia, dit finalement Leandro.
Un immense soulagement l’envahit. Elle le croyait. Peut-être était-elle complètement idiote, mais
elle lui faisait confiance. La tension qui l’oppressait depuis samedi se relâcha un peu.
— Mais tu aurais pu être tenté d’y jeter un coup d’œil, de lire une scène ou deux. C’est humain.
Et d’ailleurs, qui sait ce que j’aurais fait à ta place ? Notre métier nous amène à vivre ce genre de
situation. Je n’ai pas envie d’être toujours sur mes gardes, et toi non plus, j’imagine.
— Voilà qui est intéressant, dit Leandro. Sur tes gardes ? De quoi as-tu peur, au juste, Claudia ?
— Epargne-moi le couplet psychanalytique, tu veux bien ? Ce que je dis est parfaitement clair.
— Vraiment ? Tu crois que ce qui te pose problème ne serait pas que nous sommes
merveilleusement bien ensemble et que tu as pensé à moi tout le week-end ?
— Tu ne manques pas d’aplomb. Quel orgueil démesuré !
Fort heureusement, il n’avait aucun moyen de savoir dans quel état elle avait passé le week-end.
— Avoue que tu as rêvé de moi !
— Non. J’ai dormi comme un bébé.
— Hum. Je te croyais plus téméraire, Claudia.
— C’est-à-dire ?
— Je croyais que tu étais une femme émancipée et audacieuse, capable d’assumer ses choix et de
faire l’amour quand elle veut, comme elle veut.
— Et c’est là que je suis censée dire « mais c’est exactement ce que je suis » et me renverser en
arrière, jambes écartées, c’est ça ?
— Personnellement, je préférerais à quatre pattes ou contre le mur. Ou peut-être sur ton
bureau… Tu as un grand bureau, je crois ?
Un frisson la parcourut, et elle se surprit à fixer bêtement son bureau.
— Froussarde ! lança-t-il.
— Excuse-moi, mais on m’appelle sur une autre ligne. C’est urgent, dit-elle très vite.
Et elle raccrocha aussitôt avant de craquer.
Son corps tout entier palpitait. Elle avait le souffle court, et son cœur battait à tout rompre. Si
Leandro était entré dans son bureau à cet instant, elle se serait jetée sur lui et l’aurait déshabillé pour
qu’il la prenne sur-le-champ.
Dieu merci, il était loin !
Jamais, dans toute son existence, elle n’avait été aussi près de faire une bêtise. C’était inouï ce
que le sexe pouvait vous pousser à faire, lorsque c’était à ce point génial.
Heureusement, elle était parvenue à garder le contrôle et à ne pas commettre la même erreur une
deuxième fois.

* * *

Leandro resta un long moment à fixer le téléphone après que Claudia ait raccroché.
Il s’était battu contre le désir qui le taraudait durant tout le week-end, et ce matin encore. Mais il
ne pouvait plus le nier : il avait trop envie d’elle. Et avant qu’il ne rencontre une autre femme, celle
qui deviendrait son épouse, il ne voyait rien qui pourrait l’empêcher de poursuivre l’aventure avec
Claudia. Pourquoi n’en aurait-il pas profité ? Ils s’entendaient à la perfection sexuellement. Du
moment que la situation était claire entre eux, pourquoi renoncer à explorer plus avant cette
alchimie ? Voilà la conclusion à laquelle il était parvenu à 10 h 59. Une conclusion bien pratique et
qui l’arrangeait tout à fait.
Quelques secondes plus tard, il l’appelait.
Mais Claudia ne semblait pas du tout du même avis.
Il avait été surpris, peiné même, qu’elle le soupçonne d’avoir lu les scénarios. La télévision était
un monde impitoyable, mais il avait beau avoir envie de réussir, jamais il n’avait triché. Lorsque des
informations lui étaient parvenues concernant le hors-série d’Ocean Boulevard, il avait agi par simple
bon sens commercial. Il n’avait rien cherché, on l’avait informé, et il avait agi en conséquence.
Mais, évidemment, s’il s’était trouvé à la place de Claudia, si elle s’était servie d’informations
confidentielles pour tenter de le prendre de vitesse, sans doute hésiterait-il aujourd’hui à lui faire
confiance. Aussi comprenait-il parfaitement ses craintes le concernant.
Mais, bon sang, il avait dissipé le doute ! Désormais, elle savait pouvoir avoir confiance en lui,
il l’avait senti à sa voix. Et elle avait envie de lui. Autant qu’il avait envie d’elle. Alors, rien ne
s’opposait à ce qu’ils vivent cette passion jusqu’au bout.
A ceci près, qu’elle prétendait ne pas être intéressée.
Il sifflota entre ses dents. Elle lui mentait, mais il n’était pas dupe. Il l’avait tenue dans ses bras, il
l’avait sentie frissonner sous lui, il avait respiré l’odeur de son désir et senti son corps tout entier
vibrer lorsqu’il avait plongé en elle.
Pas intéressée ? Il n’en croyait pas un mot.
Un large sourire s’épanouit sur son visage. Claudia Dostis disposait de tous les atouts pour
réveiller en l’homme qu’il était le goût de la conquête. Il avait déjà sa petite idée…
5.

Le premier paquet arriva le lendemain.


Claudia revenait de réunion lorsqu’elle trouva la petite boîte d’un rouge brillant posée sur son
bureau. Elle n’eut pas à se creuser beaucoup la tête pour deviner qui l’avait envoyée : les admirateurs
ne se bousculaient pas particulièrement en ce moment.
Elle décrocha le téléphone et appela son assistante.
— Gabby, d’où vient ce paquet sur mon bureau ?
— Il a été livré par un coursier pendant que vous étiez en réunion.
— Très bien. Merci.
Pas de doute. Il s’agissait de Leandro.
Elle saisit la petite boîte et la fit tourner un instant entre ses doigts, jouant avec le ruban qui
l’ornait.
Elle avait une envie folle de l’ouvrir — par pure curiosité, bien sûr —, mais elle ne voulait pas
mettre le doigt dans l’engrenage. Elle était déjà suffisamment troublée par cet homme, par son corps,
sa voix… Pas question de donner des armes à l’ennemi.
Elle laissa négligemment tomber la petite boîte dans le tiroir du bas de son bureau. Elle ne
l’ouvrirait pas, sa décision était irrévocable.
Elle tint jusqu’en milieu d’après-midi. Chaque fois qu’elle s’interrompait dans son travail, ses
pensées reprenaient le même chemin : que lui avait-il envoyé ? Avait-elle donc si peu de volonté, pour
craindre que le contenu d’une petite boîte puisse la faire flancher ?
Parce qu’elle se doutait de la réponse, elle attendit la dernière extrémité, jusqu’au moment où
elle fut incapable de se concentrer sur quoi que ce soit. Alors, elle ouvrit le tiroir.
Elle saisit la boîte, la posa sur le bureau et hésita, la considérant quelques secondes d’un œil
méfiant comme si elle allait lui exploser à la figure. Puis elle ôta le ruban et souleva le couvercle.
Niché au milieu du papier de soie rouge artistiquement froissé se trouvait un minuscule ballon
rose orné de strass … à demi dégonflé.
Son sang ne fit qu’un tour. L’allusion n’était que trop claire. Quel toupet ! Comment Leandro
osait-il ? Le mufle !
Elle fixait encore le petit ballon, la rage au cœur, lorsque Grace apparut dans l’encadrement de
la porte.
— Tu as une minute ?
Claudia referma la boîte et la poussa sur le côté.
— Qu’y a-t-il ? Je t’écoute, répondit-elle sèchement.
Grace lui jeta un regard étonné avant de s’installer dans le fauteuil en face d’elle.
— Je voulais faire le point avec toi sur les changements que nous avons prévu d’apporter aux
cinq épisodes de la semaine prochaine.
Claudia s’efforça de se concentrer sur ce que lui disait Grace, mais son regard ne cessait de
dériver vers la petite boîte. Elle imaginait déjà ce qu’elle dirait à Leandro s’il se trouvait en face
d’elle.
Pour commencer, elle avait toujours relevé tous les défis dans la vie. Tous. Sans exception. Et le
fait qu’il ne mesure pas ce que signifiait pour elle la poursuite de leur aventure ne faisait pas d’elle
une dégonflée. Cela signifiait simplement qu’elle était plus intelligente que lui.
— Claudia, quelque chose ne va pas ? demanda Grace au bout de cinq minutes.
— Non, pourquoi ? répondit-elle, détournant brusquement son regard de la boîte.
— Tu en es certaine ? Tu n’aurais pas quelque chose contre moi, par hasard ?
— Contre toi ? Comment peux-tu penser une chose pareille ?
— Parce que tu n’arrêtes pas de froncer les sourcils et de serrer les poings. Je jurerais même
t’avoir entendue grogner.
Elle sentit son cou, ses joues s’empourprer brusquement.
— Non, ça va. Je suis juste un peu… préoccupée par quelque chose concernant Heartlands, dit-
elle, optant pour une demi vérité.
En temps normal, elle n’aurait pas hésité à demander leur avis à Grace et à Sadie concernant la
conduite à tenir avec un homme. Mais Leandro n’était pas un homme ordinaire, il était son ennemi. Et
elle avait fait l’amour avec lui. Partout. Sur le canapé, dans sa chambre, sous la douche, à en perdre la
raison et à la lui faire perdre. Sauf qu’il s’agissait de l’homme qui leur avait volé leur idée et qu’elle
se sentait aujourd’hui plus qu’embarrassée d’avoir succombé au désir qui la poussait vers lui. Elle
était une femme passionnée, impulsive parfois, mais pas idiote. Or, avoir couché avec lui était la
chose la plus idiote qu’elle ait jamais faite.
— C’est encore Mandalor qui te préoccupe, n’est-ce pas ? demanda Grace. Qu’a-t-il fait, cette
fois ?
Le regard de Claudia glissa malgré elle vers la petite boîte.
Avant qu’elle ait eu le temps de faire un geste, Grace s’en était saisie et avait soulevé le
couvercle.
— Un petit ballon dégonflé ? s’exclama-t-elle, incrédule. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Il joue au plus malin, biaisa Claudia. Il se croit drôle.
Comme son amie fixait toujours la boîte, les sourcils foncés, elle l’attrapa et la jeta dans la
corbeille à papier.
— Une plaisanterie stupide, expliqua-t-elle. Au sujet de quelque chose que j’avais dit à la
Convention. Je manquerais de courage, soit disant…
— Je vois. Quel idiot ! Tu es la femme la plus audacieuse que je connaisse.
— Merci, dit-elle, de plus en plus mal à l’aise.
Voilà à quelle extrémité elle en était réduite à cause de cet homme ! D’abord, il la mettait sens
dessus dessous avec un baiser, puis il la rendait folle de désir, et maintenant il la perturbait au point de
la rendre incapable d’avouer ce qu’elle avait fait avec lui.
— La prochaine fois que je le vois, je lui balance un coup de pied dans l’autre cheville ! dit
Grace d’un ton ferme.
— Dans ce cas, tu as intérêt à courir vite.
Le temps qu’elles discutent des changements à apporter au scénario, Claudia parvint à chasser le
ballon de son esprit.
Leandro avait réussi sa petite plaisanterie, d’accord. Mais elle ne lui donnerait pas la satisfaction
d’y répondre en aucune manière. Et elle n’allait pas passer un instant de plus sur le sujet.
* * *

Le lendemain, un second paquet arriva.


Une magnifique boîte verte, suffisamment grande pour contenir une paire de chaussures. Mais
elle savait pertinemment que ce n’était pas le cas.
D’un pas décidé, elle gagna la salle de photocopie et la jeta sans même l’ouvrir dans la poubelle
des objets à recycler. Puis, un petit sourire satisfait aux lèvres, elle regagna son bureau.
Il croyait qu’il allait pouvoir continuer tranquillement à la provoquer, mais si elle ne jouait pas
le jeu, il en serait pour ses frais.
Elle se félicitait encore de la volonté et de la détermination dont elle avait fait preuve lorsque,
juste avant l’heure du déjeuner, Sadie passa la tête dans le bureau.
— C’est bizarre, regarde ce que j’ai trouvé dans la poubelle ! s’exclama-t-elle tandis que le
visage de Claudia se figeait en apercevant un petit chat en peluche dans les mains de son amie.
L’espace d’un instant, elle vit rouge.
— J’allais jeter des papiers lorsque j’ai aperçu cette boîte et trouvé cet adorable chat dedans.
Regarde, tout timide, couché en rond et ce regard implorant. Il est mignon, non ? Et, attends, tu vas
voir.
Sadie appuya sur la peluche. Un miaulement plaintif sortit du petit animal.
— Je ne peux pas croire que quelqu’un ait pu jeter une peluche aussi jolie.
Claudia s’éclaircit la voix.
— C’est moi qui l’ai jetée. Mais si tu la veux, prends-la.
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Sadie, surprise.
— Je déteste les peluches. Même petite, je n’aimais pas jouer avec.
Sadie regarda le petit chat puis la fixa de nouveau. Visiblement, elle ne croyait pas un mot de ce
qu’elle lui disait.
— Est-ce que par hasard il n’y aurait pas un rapport avec le petit ballon rose d’hier ?
Claudia ferma les yeux, anéantie. Elle aurait dû savoir que Grace vendrait la mèche.
— Très bien. D’accord. J’ai couché avec lui, lança-t-elle tout de go. Maintenant, vous savez tout.
— Tu as couché avec Leandro Mandalor, et il t’envoie un ballon dégonflé et un chat en peluche ?
demanda Sadie.
— Non. Enfin, je veux dire, oui. J’ai couché avec lui, mais ces objets n’ont rien à voir avec ce
que nous avons fait. C’est parce que je ne veux plus coucher avec lui, justement.
Sadie n’avait pas l’air plus avancé.
Claudia poussa un soupir.
— Passons chercher Grace et allons déjeuner.
Elle fut surprise de constater à quel point elle était soulagée lorsqu’elle eut raconté toute
l’histoire à ses amies.
— Je ne peux pas croire que tu aies couché avec Leandro Mandalor, continuait de répéter Grace
en secouant la tête.
— Je sais, c’est totalement stupide. Si Harvey l’apprenait…, dit Claudia, songeant déjà à la tête
que ferait son patron.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit Grace. Il est tellement grand, et toi tellement menue.
Claudia se sentit rougir jusqu’aux oreilles.
— Ça ne nous a pas gênés.
— Tu rougis ? s’exclama Sadie. Je ne le crois pas.
— Nous parlons de la plus grosse bêtise que j’ai jamais faite, répondit Claudia, sur la défensive.
Alors, évidemment, ça me gêne.
— A cause d’Heartlands ? demanda Grace. Ça n’a aucune importance. Vous n’allez pas parler de
vos feuilletons respectifs entre deux galipettes, j’imagine. Vous êtes des adultes, non ?
— Personne ne coucherait avec personne à Los Angeles si on devait se soucier des conflits
d’intérêt, renchérit Sadie.
Claudia fixa ses amies, éberluée.
— Vous trouvez que ça n’est pas grave ? Nous sommes en concurrence, rivaux. Des ennemis
jurés, insista-t-elle.
— Des ennemis jurés ! Tu n’y vas pas un peu fort, non ? Ce n’est pas une question de vie ou de
mort, tout de même. Nous travaillons dans l’industrie du divertissement, je te le rappelle.
Elle n’en revenait pas.
— Pourquoi suis-je la seule à voir que cela pose un énorme problème ? Il est hors de question
que je compromette des années de travail pour quelques orgasmes.
— Quelques orgasmes ? Enfin, tu te décides à parler, dit Grace, se frottant les mains.
— Vous, les filles, vous ne m’avez pas donné les détails. Ne comptez pas sur moi pour tout vous
raconter.
— Très bien. Je vais seulement lancer un petit pari. Vingt dollars que tu le revois, dit Grace.
— Quoi ? Tu es devenue folle ?
— Je veux parier, moi aussi, dit Sadie.
Claudia les fixa, interloquée.
— C’est une conspiration ou quoi ?
— Non, je reconnais l’air, c’est tout, dit Sadie.
— Absolument, acquiesça Grace.
— Quel air ?
— Celui que j’ai vu sur mon visage lorsque Dylan est entré dans ma vie, dit Sadie.
— Même chose pour moi avec Mac, renchérit Grace.
Claudia leva les yeux au ciel.
— Inutile de vous illusionner les filles. Ça n’arrivera pas. Ennemis ou pas, de toute façon je ne
veux pas d’une relation exclusive. Je n’ai pas de temps pour cela. Je travaille sept jours sur sept,
l’auriez-vous oublié ?
— Pose-toi la question : combien de temps prennent quelques orgasmes ? demanda Grace.
Sadie jeta à celle-ci un regard déconcerté.
— Quand même un peu, non ? Il faut ce qu’il faut.
— Tu as raison, dit Grace. Je retire ma question, Votre Honneur ! Disons plutôt : Est-il si
fréquent d’avoir plusieurs orgasmes ?
— C’est mieux, dit Sadie.
Claudia secoua la tête et empoigna son sac.
— Bon, ça suffit, déclara-t-elle en se levant. Moi, j’ai un feuilleton à produire.

* * *

Ce soir-là, Claudia quitta son bureau plus tôt qu’à l’accoutumée. Elle voulait acheter un cadeau
pour l’anniversaire de son neveu Nicco. Il allait avoir cinq ans, et il était fan de pirates.
Elle choisit un magnifique bateau de pirates de bois avec ses personnages, s’efforçant d’oublier
à quel point leur chef ressemblait à Leandro.
Elle l’avait traité de pirate, une fois, elle s’en souvenait. Et ce n’était pas si loin de la vérité, si
l’on songeait à la façon dont il s’était emparé de ses pensées. La preuve, voilà qu’elle songeait de
nouveau à lui !
A l’issue de son repas avec Grace et Sadie, elle avait pris un engagement avec elle-même. Elle
ne penserait plus à Leandro Mandalor. C’était ce qu’il souhaitait en ne cessant de lui envoyer des
cadeaux, il comptait qu’elle l’appelle. Mais elle ne céderait pas à la manipulation. De toute manière,
tout cela était de l’histoire ancienne, à présent.
Elle quitta le magasin, grimpa dans sa voiture et prit le chemin de la maison de son frère.
— Tante Claudia ! s’exclama Nicco dès qu’il l’aperçut.
Elle se baissa, le serra dans ses bras, lui ébouriffant affectueusement les cheveux.
— Alors, comment va mon petit chéri de cinq ans ?
— Je ne les ai pas encore. C’est demain mon anniversaire, corrigea-t-il, découvrant sa petite
mâchoire où manquaient deux incisives.
— Laisse-moi voir ça, dit-elle. Voilà qui a dû donner beaucoup de travail à la souris !
— Elle m’a apporté quatre pièces. Ça fait un dollar en tout, dit Nicco, fièrement.
— Tu veux ton cadeau tout de suite, ou tu préfères attendre demain ? demanda-t-elle.
Le petit visage de Nicco se fit très sérieux tandis qu’il réfléchissait.
— J’ai envie de l’ouvrir tout de suite, mais ce ne serait pas bien. Mon anniversaire n’est que
demain.
Elle s’attendait à cette réponse. Pour un petit garçon de cinq ans, il avait des idées très arrêtées
sur ce qui se faisait et ne se faisait pas.
— Pourquoi tu ne viens pas demain comme tous les autres ? Grand-mère et grand-père seront là
et oncle Georges aussi, et tous mes cousins et mes amis. Il y aura un gâteau rouge en forme de cinq.
J’ai aidé maman pour le glaçage.
— Je ne peux pas venir demain soir, mon trésor. En attendant, mets ton cadeau de côté. Je
t’appellerai pour savoir s’il t’a plu.
— D’accord. Je le monte dans ma chambre et je l’ouvrirai dès que je me réveillerai demain, dit
Nicco.
Refermant les bras autour de la grosse boîte, il disparut dans le couloir.
Elle regrettait déjà de ne pouvoir être là pour voir l’émerveillement se peindre sur son visage
lorsqu’il découvrirait le bateau.
— Tu peux venir, tu sais, dit son frère Cosmo en l’entraînant vers la cuisine.
— Ce serait un désastre, et tu le sais. Papa serait en colère et maman se mettrait à pleurer, ou
peut-être pire. Je ne veux pas gâcher l’anniversaire de Nicco.
C’étaient les mêmes raisons qu’elle invoquait depuis trois ans, depuis qu’elle avait refusé de
continuer à voir sa mère se détruire à petit feu. Elle en avait eu assez de souffrir et d’être déçue.
Alors, elle lui avait lancé un ultimatum : ou celle-ci entrait en cure de désintoxication, ou elle ne la
voyait plus. Comme il était prévisible, sa mère avait nié avoir le moindre problème de boisson, ne
laissant pas d’autre choix à Claudia que de mettre sa menace à exécution.
Une décision qui avait déchiré la famille.
Depuis tant d’années, tous refusaient de voir la vérité en face. On invoquait toujours une bonne
raison, mais Claudia se souvenait du bruit des bouteilles qu’on cachait à la hâte, de l’haleine de sa
mère, de ses pleurs, de ses comas éthyliques. Elle ne comptait plus les fois où elle avait dû la mettre
au lit ou la chercher dans les rues lorsque celle-ci se perdait, les soirs de beuverie.
Plusieurs fois, Talia avait promis d’arrêter de boire. Mais elle ne tenait que quelques jours, et les
subterfuges reprenaient. Boire en cachette, dissimuler les bouteilles, voler de l’argent pour aller dans
les bars. Elle mentait, comme toutes les personnes dépendantes, et lorsque Claudia avait décidé de
réagir, elle en était au point de ne plus savoir quand sa mère disait la vérité ou racontait des histoires.
Couper les ponts n’avait pas été une décision prise à la légère. Elle n’en pouvait plus. Si elle ne
parvenait pas à contraindre sa mère à reconnaître la vérité, elle pouvait au moins décider de ne plus
faire partie de ce drame, refuser de faire semblant.
Bien sûr, cela ne signifiait pas qu’elle s’en désintéressait. La situation continuait de la
tourmenter. Talia était sa mère, leurs destins demeureraient à jamais liés.
Ce qu’elle n’avait pas prévu, en revanche, c’était la colère de son père.
Elle avait rompu le silence, rendu désormais impossible pour les autres membres de la famille
de faire comme si le problème n’existait pas. Toute la rancœur et la déception accumulées au fil des
années, il les avait reportées sur elle. Elle avait trahi la famille, manqué de respect à sa mère, jeté le
déshonneur sur eux tous. Désormais, il refusait de poser les yeux sur elle, et elle ne voulait pas faire
subir ce genre de situation au reste de la famille.
Voilà pourquoi elle avait décidé de passer voir son neveu la veille de son anniversaire, et
pourquoi elle avait également manqué le mariage de sa cousine Lea, les soixante ans de son oncle
Costa et tant d’autres événements familiaux.
Son frère lui proposa un café, et elle retrouva sa belle-sœur Yolanda dans la cuisine.
— Ça fait longtemps, Claudia, dit celle-ci.
— Et rien n’a changé, répondit Claudia d’un ton ferme.
Elle ne voulait pas en parler. Au cours de la première année, pas une journée ne s’était passée
sans qu’elle se demande si elle avait bien fait. Mais elle s’en était tenue à sa décision car, aussi
douloureuse que soit la situation, c’était toujours mieux que de voir sa mère se détruire à petit feu.
Elle sentait que Yolanda avait envie d’argumenter une fois de plus, mais elle s’y refusait. Elle
avait pris une décision, point final.
— Nous n’avons pas eu l’occasion de parler du mariage de Lea. C’était bien ? demanda-t-elle,
changeant délibérément de sujet.
Yolanda et Cosmo échangèrent un regard. Puis Yolanda eut un petit haussement d’épaules et
s’assit à la table de la cuisine, à côté d’elle.
— C’était magnifique. Je te montrerai les photos tout à l’heure.
Au cours des deux heures qui suivirent, Claudia sut tout du mariage de Lea, de la santé des
membres de sa famille et des événements récents.
Elle se sentait bien chez son frère. L’exubérance méditerranéenne des siens, leur chaleur, tout
cela lui manquait et lui manquerait plus encore demain en les sachant tous réunis.
Lorsque Yolanda lui montra les photos du mariage, elle s’attarda sur celles où l’on voyait ses
parents, comme si, en dépit de ce qu’elle avait dit, elle allait y trouver la preuve que quelque chose
avait changé, quelque chose qui lui permettrait de revenir.
Mais ce qu’elle vit ne fit que la rendre encore plus triste et déterminée.
Son père avait vieilli, il s’était tassé. Sa mère était si maigre que cela lui fit mal, le visage
placardé de maquillage pour dissimuler les dégâts causés par l’alcool. Une photo en particulier lui
noua l’estomac : sa mère arborait un vague sourire, et son père à côté d’elle avait posé la main sur
son épaule en un geste que Claudia ne connaissait que trop bien. Le geste loyal, patient, d’un homme
qui avait passé sa vie à la protéger, à la guider lorsqu’elle ne savait plus où elle était.
— Tu en fais ce que tu veux, mais tout le monde a demandé de tes nouvelles, tu sais, dit Cosmo
lorsqu’il la vit s’attarder sur les photos.
— J’appellerai Lea à son retour de voyage de noces, répondit-elle, rassemblant les photos et les
glissant dans leur pochette.
Elle resta encore un petit moment, le temps de lire une histoire à Nicco, puis elle leur souhaita à
tous une belle soirée d’anniversaire et prit congé. Sa maison lui parut grande et vide au retour, ce qui
l’agaça, d’autant plus que Leandro surgit aussitôt dans ses pensées.
Que lui arrivait-il en ce moment ? Pour la première fois depuis très longtemps, elle se sentait
assaillie par les doutes. Au sujet de ses parents, de Leandro, de sa vie. Pourtant, Claudia Dostis n’était
pas femme à douter.
Ne sachant plus vraiment où elle en était, elle préféra aller se coucher.

* * *

Leandro fixait le ciel sombre tout en faisant tourner lentement le reste de whisky dans son verre.
Il avait pensé que Claudia l’appellerait. Il y avait trois jours qu’il avait commencé sa campagne
d’envois. Mardi, le ballon rose, mercredi le petit chat et aujourd’hui la toupie, et elle n’avait toujours
pas réagi.
Ce qui signifiait très vraisemblablement qu’elle ne le ferait pas plus le lendemain.
Il vida son verre d’un trait et prit la décision qu’il différait depuis une semaine. Il attrapa le
téléphone. Puis, saisissant la carte professionnelle de son frère, il composa le numéro inscrit au dos.
On décrocha à la troisième sonnerie.
— Oui, allo !
La voix était agréable, fraîche et féminine.
— Stella Diodorus ? demanda-t-il.
Elle poussa un soupir.
— Je vous en prie, ne me dites pas que vous voulez me vendre quelque chose, parce que j’ai eu
une journée calamiteuse. Je ne veux pas être désagréable, mais c’est ce qui se produira si vous
commencez à me parler d’assurances ou de je ne sais quoi.
Il sourit.
— Leandro Mandalor à l’appareil. C’est mon frère Dom qui m’a donné votre numéro.
Il y eut un long silence à l’autre bout du fil.
— Stella ?
— Je suis toujours là. Je m’efforçais de trouver quelque chose à dire. Je suis confuse, vraiment.
— Si la situation avait été inversée et que je vous soupçonne de faire du télémarketing, j’aurais
été beaucoup moins aimable, croyez-moi, dit-il en riant.
— Betty avait raison, vous êtes un homme charmant.
Il posa son front contre la vitre fraîche de la terrasse et fixa de nouveau la nuit au-dehors.
— Betty n’est pas très objective, et ses propos ne sont pas sans arrière-pensée. Elle veut des
cousins pour ses enfants.
— Elle a raison. Quoi de plus merveilleux que la famille ? répondit-elle d’une voix douce.
Il ne fut pas indifférent à ce message. Son frère avait raison, Stella avait vraiment été choisie par
des gens pour lesquels il comptait.
— Quand aimeriez-vous que nous dînions ensemble ? demanda-t-il, passant aux choses
sérieuses.
— J’ai des examens au cours des deux semaines à venir. Dom vous a dit que je souhaitais
devenir enseignante ?
— Oui, il m’en a parlé. Et ça se passe bien ?
— Je m’en sors. Vendredi en quinze, ça vous irait ?
Dans deux semaines. Il se sentit étrangement soulagé. A se demander ce qu’il voulait.
— Ça me va, répondit-il. Voulez-vous que je passe vous prendre, ou préférez-vous vous
réserver une échappatoire ?
— Ooh, choix difficile. Pourquoi ne pas vivre dangereusement ?
Il nota son adresse, et ils convinrent d’une heure.
— J’ai hâte de faire votre connaissance, Stella.
— Moi aussi, répondit-elle d’une voix pleine de douces promesses.
Lorsqu’il eut raccroché, il se servit un doigt de whisky et se cala dans son fauteuil.
Il avait rendez-vous avec une délicieuse jeune femme grecque qui rêvait de fonder une famille,
d’avoir des enfants. Exactement ce qu’il voulait, non ?
Alors pourquoi était-il en train de réfléchir à ce qu’il allait envoyer à Claudia le lendemain ?

* * *

Claudia leva la tête lorsque Gabby posa la boîte sur son bureau, le vendredi matin.
— Un nouveau paquet pour vous.
— C’est ce que je vois.
— Voulez-vous que je le mette directement à la poubelle ?
— Non. Je m’en occupe, répondit-elle d’un ton très calme.
Mais elle ne l’était pas. Pourquoi cet homme n’acceptait-il pas qu’on lui dise non ?
Quoi qu’il en soit, pas question de laisser transparaître ses sentiments face à Gabby. Dieu sait ce
qu’elle imaginait déjà, suite à cette avalanche de cadeaux dont Leandro l’inondait. Les rumeurs
devaient aller bon train ! Comme s’il ne suffisait pas que les souvenirs de leur folle nuit l’empêchent
de dormir, il fallait en plus qu’il fasse d’elle la risée de tout le bureau.
Ne trouvant plus aucune raison de s’attarder, Gabby regagna à regret son bureau.
Quelques secondes plus tard, Sadie et Grace faisaient leur apparition.
— Salut ! Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Grace, s’approchant nonchalamment pour
examiner la jolie boîte bleue posée sur le bureau.
Claudia comprit qu’elles avaient guetté l’arrivée du tout dernier envoi de Leandro.
— Que crois-tu que c’est, cette fois ? demanda Sadie. Je pense à un bouquet de myosotis.
— Non, les myosotis signifient « ne m’oublie pas ». Cela n’aurait rien à voir avec les envois
précédents, répondit Grace, observant la boîte.
Claudia les foudroya du regard.
— Je ne vous dérange pas trop ? Il y a des gens qui essaient de travailler ici.
— On peut l’ouvrir ? demanda Grace, ignorant totalement son accès de mauvaise humeur.
— Oh oui, on peut ? insista Sadie, minaudant comme une petite fille devant un cadeau de Noël.
— Pour l’amour du ciel ! explosa Claudia, excédée.
D’un geste sec, elle poussa la boîte dans leur direction.
— Emportez-la et faites-en ce que vous voulez. Ça ne m’intéresse pas.
— Puisque tu t’en moques, on peut aussi bien l’ouvrir ici, dit Grace, malicieuse.
Sadie tira sur le ruban violet qui entourait la boîte, et Grace ôta le couvercle.
Elles restèrent toutes deux les yeux rivés sur son contenu, sourcils froncés.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sadie.
— Je l’ignore. Enfin, je vois bien de quoi il s’agit, mais je ne comprends pas ce que ça signifie,
dit Grace. C’est très joli, en tout cas.
Claudia continuait d’écrire, stoïque, mais elle mourait d’envie de savoir ce que contenait la
boîte. Soudain, n’y tenant plus, elle se redressa et s’en saisit. Au milieu du papier de soie violet se
trouvaient plusieurs pièces de puzzle colorées.
— Ah, vous ne voyez pas ce que ça veut dire ? La même chose que d’habitude, j’imagine, mais
monsieur joue aux devinettes. Il se moque de moi.
— Il a de l’imagination, cet homme ! s’exclama Grace, admirative. Je n’aurais jamais pensé à
cela. Voyons voir…
Sadie et Grace étalèrent les pièces sur le bureau. Il y en avait neuf en tout, et elles eurent tôt fait
de reconstituer le puzzle. Il s’agissait de l’affiche d’un film noir représentant une femme en robe de
soirée rouge dans la pénombre d’une rue, le dos plaqué contre un mur, le regard écarquillé, paralysée
d’effroi.
Le sang de Claudia ne fit qu’un tour.
— C’est pathétique, dit-elle. Et ça commence à dépasser les bornes.
— Dans ce cas, dis-lui d’arrêter. Tu l’as appelé ? demanda Sadie ?
— Non. C’est exactement ce qu’il veut, et je n’ai pas l’intention de faire ce qu’il veut. Il serait
trop heureux.
Grace la regarda, songeuse.
— C’est une façon de voir les choses. Tu pourrais l’appeler et lui dire tout simplement qu’il fait
fausse route.
— Ecoute, je n’ai aucune envie de lui parler, d’accord ? rétorqua Claudia.
Il lui semblait entendre encore la voix chaude et troublante de Leandro au téléphone. Rien que
d’y penser, elle était parcourue de frissons…
— Vous ne savez pas à quel point il peut se montrer persuasif, à quel point sa voix est
envoûtante. Je n’arrête pas de penser à lui et…
Elle s’interrompit devant le regard interloqué de ses amies et prit brusquement conscience de ce
qu’elle venait de dire. Elle s’effondra contre le dossier de son fauteuil.
— Mon Dieu, il a raison, dit-elle, s’obligeant à regarder la vérité en face. Je suis une froussarde.
J’ai peur de l’appeler, peur du pouvoir qu’il a sur moi.
Le silence retomba. En amies fidèles, Sadie et Grace volèrent à son secours.
— Je te comprends, dit Sadie. Tu es préoccupée par ta carrière et tu ne veux pas être distraite de
tes objectifs.
— Sadie a raison, appuya Grace. Mais savoir ce que tu veux, avoir des priorités ne fait pas de toi
une froussarde.
Claudia poussa un soupir.
Tout cela n’était que prétextes, elles le savaient toutes les trois. Elle se retranchait derrière son
travail, la compétition avec Leandro, pour ne pas avoir à regarder en face les sentiments qui
l’agitaient. Lorsqu’elle se trouvait en sa compagnie, elle brûlait de désir et ne contrôlait plus rien. Or,
Claudia Dostis s’était toujours enorgueillie d’être parfaitement maîtresse d’elle-même et de sa vie.
Elle l’avait planifiée. Elle avait des échéances à cinq ans, à dix ans. Elle savait très bien ce qu’elle
voulait en faire, et Leandro n’y avait pas sa place.
Brusquement, elle se leva, attrapa sa veste. Jamais elle n’avait reculé devant aucun défi.
— Que fais-tu, Claudia ?
— Je ne suis pas une peureuse, dit-elle, la mâchoire crispée, en gagnant la porte d’un pas décidé.
— Claudia !
Elle se retourna.
— Tu devrais emporter ça, juste en cas, dit Grace, sortant un petit paquet de sa poche.
Claudia reconnut l’emballage métallisé d’un préservatif.
— Et comment se fait-il que tu te promènes avec ça ? demanda-t-elle, étonnée.
— Juste en cas, répéta Grace, le visage impassible.

* * *

Claudia refusa de se poser la moindre question tandis qu’elle traversait la ville en direction du
bureau de Leandro. Comme elle l’avait dit à ses amies, elle n’était pas une peureuse, et elle allait en
apporter la preuve.
Elle ne prit pas la peine d’attendre que la réceptionniste à l’accueil annonce son arrivée. De toute
manière, elle connaissait les lieux, elle était déjà venue.
— Je connais le chemin, dit-elle, traversant le hall.
Ce n’était que justice de piéger Leandro, après ce qu’il lui avait fait subir toute la semaine.
Elle eut tôt fait de repérer son bureau. Un sourire satisfait lui vint aux lèvres lorsqu’elle vit qu’il
se trouvait en réunion, porte ouverte, avec deux membres de son équipe. Il y aurait même un public,
voilà qui était parfait !
Levant le menton, elle marcha vers le bureau, le regard fixé sur Leandro.
Il leva la tête alors qu’elle se trouvait encore à quelques pas de la porte, et la stupéfaction se lut
sur ses traits.
Génial ! Elle n’en attendait pas tant.
— Claudia, dit-il lorsqu’elle fut à la porte.
Mais elle ne s’y arrêta pas. Ignorant les regards écarquillés des deux collaborateurs, elle
contourna le bureau, glissa les mains autour du cou de Leandro, les enfouit dans les boucles sombres
de ses cheveux et se pencha vers lui pour l’embrasser, prenant sa bouche en un baiser à lui couper le
souffle.
L’espace d’un instant, il demeura figé, interdit.
Elle sourit intérieurement. Ah, elle était froussarde ?
Mais à cet instant, elle se sentit soulevée du sol. Leandro l’attira sur ses genoux, prit le contrôle
du baiser, la renversant carrément dans ses bras, sans se soucier le moins du monde de ses
collaborateurs médusés.
Plaquée contre son torse, elle chavira, la langue de Leandro prenant possession de sa bouche
avec une fougue qui ne laissait planer aucun doute sur ce qu’il avait envie de lui faire. Son corps le
réclamait, appelant ses mains, ses caresses. Elle sentit poindre son érection sous ses fesses et ne put
retenir un gémissement de plaisir.
Eperdue, ayant perdu toute conscience de la réalité, elle glissait déjà la main vers son sexe,
lorsque quelqu’un s’éclaircit la voix dans la pièce.
Elle se figea, se souvenant brusquement de l’endroit où elle se trouvait, de ce qu’elle était en
train de faire et devant qui.
Leandro libéra ses lèvres à regret. Il glissa une main sous sa nuque, attira son visage contre son
épaule, et elle lui fut infiniment reconnaissante de la protéger ainsi tandis qu’il s’adressait à ses
collaborateurs.
— Je vais déjeuner tôt, aujourd’hui, annonça-t-il d’une voix parfaitement posée. Je vous laisse le
choix de l’acteur. Les deux que nous avons sélectionnés me vont.
— Ça marche, patron, dit une voix.
Puis elle entendit un bruit de papiers que l’on rassemblait et des pas qui s’éloignaient, signe que
les deux hommes avaient quitté le bureau.
— Dans une circonstance comme celle-ci, je hais les architectes d’intérieur qui ont conçu ces
bureaux vitrés, murmura Leandro, refermant une main sur ses fesses.
— Parce que tu crois vraiment que je me laisserais faire s’il en était autrement ? rétorqua-t-elle,
s’efforçant de masquer du mieux qu’elle pouvait combien il était merveilleux de se retrouver dans ses
bras, combien l’odeur de sa peau, ses caresses lui avaient manqué.
— Tu n’en étais pas loin, il y a deux minutes, lui rappela-t-il.
Et il s’en vantait, en plus !
Elle le repoussa, s’efforçant de se dégager de son étreinte. C’était une chose de relever un défi,
c’en était une autre de s’abandonner totalement à lui.
Mais Leandro se contenta de sourire. L’instant d’après, il la plaquait de nouveau contre lui.
— Lâche-moi, exigea-t-elle.
— Pas avant que tu m’aies dit pourquoi tu es là.
— Tu veux que je te fasse un dessin ?
— Je veux t’entendre reconnaître que j’avais raison.
Il rêvait. Avouer que l’attirance irrépressible qui les poussait l’un vers l’autre lui faisait une peur
bleue ? Et puis quoi, encore ? Elle n’avait pas encore tout à fait perdu l’esprit.
— Jamais, rétorqua-t-elle.
Elle glissa une main entre eux, trouva la preuve manifeste que le désir de Leandro était aussi fort
que le sien. Certaine que son bureau et son écran d’ordinateur les protégeaient des regards indiscrets,
elle referma les doigts sur son sexe, le pressa avec insistance à travers la toile du jean.
— Alors, as-tu l’intention de t’en servir, ou allons-nous argumenter pendant le reste de ta pause-
déjeuner ?
6.

En moins de cinq secondes, Leandro l’avait entraînée hors du bureau, et ils étaient parvenus aux
ascenseurs. Elle sourit en remarquant qu’il tenait sa veste devant lui pour dissimuler son érection.
— Très discret, murmura-t-elle tandis qu’ils fixaient, impatients, le voyant lumineux qui
indiquait les étages.
— Exactement. C’est une seconde nature chez moi, répondit-il, laissant son regard glisser sans
la moindre retenue le long de son cou, vers sa gorge, ses seins.
Elle sentit une onde de chaleur l’envahir.
— Arrête, dit-elle.
— Ou quoi ?
— Ou je ne réponds plus de rien.
— Voilà qui n’est pas fait pour me déplaire.
Il se glissa derrière elle, et elle sentit sa main chaude glisser le long de son dos, jusqu’au creux
de ses reins, et presser fermement ses fesses à travers le tissu fin de sa jupe. Ils étaient seuls, mais elle
ne put s’empêcher de jeter un regard nerveux autour d’elle.
— Et téméraire, en plus ! lança-t-elle par-dessus son épaule.
— J’ai toujours adoré être provoqué.
Il était si près qu’elle sentit sa voix chaude et rauque s’insinuer en elle telle une caresse.
Le désir déjà assaillait ses reins. « Mon Dieu, faites que cet ascenseur arrive ! » Elle ne se
souvenait pas avoir jamais été aussi excitée. Leandro Mandalor l’horripilait et la fascinait tout à la
fois. Elle avait envie de lui. Elle le voulait et elle l’aurait… A ses conditions à elle !
Elle poussa un soupir impatient en voyant que l’ascenseur n’arrivait toujours pas. Visiblement, il
avait décidé de s’arrêter à chaque étage. Soudain, elle sentit la main de Leandro s’arrondir sur ses
fesses, les caresser avec volupté, puis il la glissa carrément entre ses jambes, impatient lui aussi.
Une porte rouge, à gauche de l’ascenseur, menait à l’escalier.
Elle saisit Leandro par la main et l’entraîna. La porte à peine refermée, elle le poussa contre le
mur et plaqua son corps contre le sien.
— Ne me provoque plus jamais comme tu viens de le faire !
Il était en pleine érection, et elle se frotta contre son sexe, ses seins pressant son torse, folle
d’envie de sentir son corps nu contre le sien.
— Pourtant, j’aime assez le résultat obtenu, ironisa Leandro.
Un instant plus tard, il se penchait pour prendre sa bouche.
Telle une lame de fond, le désir embrasa son corps. Jamais aucun homme ne l’avait embrassée
ainsi. Il plongeait en elle, encore et encore, prenant sa bouche sans relâche, langue contre langue, à
lui couper le souffle, et elle ne songeait déjà plus qu’à la façon dont il prendrait son corps et au
plaisir intense qu’il lui donnerait. Elle laissa ses mains glisser vers ses épaules, son cou, enfouit les
doigts dans ses cheveux et l’attira plus près, s’offrant sans retenue à son baiser.
Il poussa un grognement de plaisir. Elle le sentit agripper son chemisier, le dégager de sa jupe.
Ses mains chaudes et fermes caressèrent sa peau, prirent possession de ses seins.
Elle se cambra, parcourue de frissons. Elle aussi voulait le caresser. Elle trouva son sexe, le
pressa contre sa paume. Ils haletaient tous deux, avides l’un de l’autre. Puis, comme d’un commun
accord, ils s’écartèrent, à bout de souffle.
— Viens, dit Leandro, la saisissant par la main.
Et tandis qu’ils dévalaient les étages, elle songea au temps qu’il leur faudrait pour prendre la
voiture, sortir du parking, trouver un endroit intime. Ce serait long. Beaucoup trop long.
Ils émergèrent dans la pénombre fraîche du parking, gagnèrent la voiture de Leandro. Il lui
ouvrit la portière, monta à son tour.
Au moment où il allait mettre le contact, elle l’arrêta, elle glissa vers lui d’un mouvement leste,
le chevaucha.
— Je ne peux plus attendre, murmura-t-elle.
Il l’embrassa dans le cou, glissa la pointe de sa langue dans son oreille pendant qu’elle dégrafait
sa ceinture.
— Où étais-tu, pendant toutes ces années ? demanda-t-il, refermant les mains sur ses seins, en
titillant les pointes à travers la dentelle légère de son soutien-gorge.
— J’attendais ça, répondit-elle, le souffle court, faisant glisser la fermeture Eclair de son jean.
Elle libéra son pénis, le saisit d’une main experte. Il était long et dur, et elle en savoura le contact
sous ses doigts, en caressa le gland, le corps au supplice, l’imaginant déjà pénétrant sa chair. Elle
serra plus fort, lui imprimant un mouvement de va et vient qui arracha à Leandro un gémissement de
plaisir.
Cet homme la rendait folle. Elle se sentait moite, les lèvres de son sexe gonflées et brûlantes,
prête pour lui, prête à jouir. Elle le voulait là, maintenant.
Elle écarta ses mains de ses seins, s’écarta, impatiente de se débarrasser de son petit slip.
Leandro la regardait, et elle entendit sa respiration s’accélérer tandis qu’elle faisait glisser le
petit sous-vêtement de dentelle noire le long de ses jambes, par-dessus ses escarpins à talons hauts.
Elle poussa un petit cri de surprise lorsque le siège s’abattit soudain et qu’ils se renversèrent en
arrière.
Aussitôt, Leandro saisit sa jupe et la lui remonta prestement à la taille. Il glissa une main entre
ses cuisses et la toucha enfin là où elle rêvait tant de l’être.
— Claudia, murmura-t-il, ses doigts rencontrant la douceur moite et chaude de sa chair. Tu es en
train de me rendre marteau.
— Toi aussi. Oh…
Le souffle lui manqua lorsqu’il trouva son clitoris et se mit à le masser doucement du plat du
pouce, tandis que ses doigts écartaient les lèvres de son sexe, plongeaient en elle, la pénétraient pour
la caresser encore et encore, mouillés de sa sève.
C’était si bon, si intense, très exactement ce qu’elle désirait si ardemment. Et soudain, elle se
cramponna à ses épaules tandis qu’elle jouissait contre ses doigts, le corps parcouru de longs
spasmes de plaisir.
— Leandro, haleta-t-elle. Leandro…
Elle sentit qu’il tentait de se relever pour attraper son portefeuille, et dans une semi-conscience,
elle se souvint du cadeau de Grace. Elle plongea la main dans la poche de sa jupe, saisit le petit paquet
et le laissa tomber sur sa poitrine.
— Tu es incroyable, murmura-t-il.
— Dépêche-toi…
Il s’empressa de déchirer l’emballage.
Quelques secondes plus tard, il la saisissait par les hanches et l’installait au-dessus de lui, juste
assez soulevée pour que son gland la pénètre. La sensation était si vertigineuse qu’elle crut
s’évanouir. Et puis, soudain, elle sentit son sexe la pénétrer d’un seul trait, l’emplir totalement.
Alors, ivre de désir, elle se mit à bouger, arc-boutée contre lui, la tête renversée en arrière, se
soulevant pour mieux le reprendre en elle l’instant d’après, s’abandonnant au rythme fou qui s’était
emparé d’elle.
Lorsqu’elle se tendit autour de lui, Leandro la plaqua plus fort contre lui, refermant les mains
sur ses fesses pour mieux la sentir jouir, palpitation intense se répercutant dans sa chair. Un cri rauque
monta de sa gorge, et il la saisit par la nuque, l’attira vers lui, dévora sa bouche tandis qu’il explosait
en elle.
C’était indescriptible, insensé.
Il retomba sur le siège, la respiration rauque, haletante.
— Dis-moi que je ne rêve pas.
— Pourquoi rêverais-tu ?
— Parce que c’est comme si tu avais surgi de mes fantasmes les plus fous. Tu es si belle,
murmura-t-il, la dévorant des yeux.
Frissonnante, les cheveux ébouriffés, elle lui sourit. Une sensation profonde en elle répondait à
ce regard d’homme possessif et intense qu’il posait sur elle.
— Toi aussi, tu es tout ce dont je pouvais rêver.
Le visage de Leandro se fit soudain plus grave. Sa main effleura sa hanche.
— Passe la nuit avec moi, tu veux ? demanda-t-il.
Elle avait des milliers de raisons de répondre non. Mais elle ne pouvait nier le désir insensé
qu’elle éprouvait pour cet homme. Elle s’était jetée dans la gueule du loup aujourd’hui, en faisant
irruption dans son bureau. Mais elle se sentait de taille et tout à fait capable d’affronter la tourmente
qu’elle avait déclenchée.
— D’accord, dit-elle.

* * *

Assis en tailleur, nus l’un et l’autre, sur le lit de Leandro, ils se régalaient de pizza.
— Je meurs de faim, dit Claudia en reprenant une part de sicilienne.
Il la regarda lécher un peu de sauce tomate sur ses lèvres et sentit son corps réagir aussitôt.
Il ne savait pas ce qui lui faisait le plus d’effet en elle, son corps menu si désirable, ses yeux d’un
brun profond, intense, ou sa bouche effrontée. Mais une chose était certaine : elle l’excitait au plus
haut point et dès qu’elle apparaissait, il avait envie d’elle. C’était irrépressible.
Claudia avait dû deviner le cours de ses pensées, car son regard glissa, espiègle, vers son
entrejambe, et elle sourit. Puis, satisfaite de voir le désir brûler soudain dans ses yeux, elle croqua de
nouveau dans sa pizza.
Un petit morceau d’anchois en glissa, tombant sur sa poitrine. Elle tendait la main pour l’ôter
lorsqu’il l’arrêta.
— Laisse-moi faire, dit-il d’une voix suggestive.
Elle rit tandis qu’il se penchait et le recueillait du bout de la langue. Aussitôt, sa caresse se fit
plus audacieuse : il prit un mamelon dans sa bouche, le suça avec volupté. Il aimait le goût de sa peau.
Déjà, il avait envie de davantage.
Ses mains s’arrondirent sur ses seins tandis qu’il aspirait tour à tour les mamelons dans sa
bouche.
Claudia émit un gémissement.
— J’ai toujours aimé la pizza froide, dit-elle, posant le reste de sa part.
Son regard brillait lorsqu’il la renversa sur le lit, dévorant des yeux ses seins aux pointes
dressées, toutes mouillées de sa salive. Il aimait son regard posé sur lui, intense. Il aimait l’exciter,
entendre son souffle devenir rauque, haletant. Elle était si intensément femme et désirable !
Il allait s’allonger sur elle, mais elle se déroba, glissa hors de portée, se retourna à quatre pattes,
offrant ses fesses à son regard, ses reins cambrés, la courbe douce de son dos, sa nuque. Mutine, elle
jeta un regard par-dessus son épaule et se mit à bouger, ondulant, provocante.
Il retint son souffle. Sa main effleura ses reins, ses fesses, imperceptible caresse qui fit courir un
long frisson dans tout son corps. Claudia s’arc-bouta, jambes ouvertes, et il glissa sa main sur ses
fesses, vers sa chair douce, délicate, toute moite de désir. Il introduisit alors deux doigts en elle, et
elle poussa une sorte de miaulement de plaisir. Au bord de la jouissance, elle se mit à bouger,
s’offrant à sa caresse. Mais elle avait voulu le provoquer, jouer avec lui, et il entendait jouer à son
tour. Au moment où il la sentit se tendre, il retira ses doigts.
— Leandro ! cria-t-elle, haletante.
Elle attendait ses doigts, mais ce fut de son sexe qu’il la pénétra sans préambule, la harponna,
palpitant, gonflé de sève, planté de toute sa longueur en elle d’un coup de reins.
La passion se déchaîna alors, et la chambre résonna de leurs gémissements, des halètements
rauques de leurs souffles mêlés.
Enfoui en elle jusqu’à la garde, il accompagnait chaque mouvement sauvage de ses reins, chacun
de ses cris. Bientôt, elle leva plus haut les fesses, éperdue, et il la sentit brûlante autour de lui. Il se
pencha, lui mordit la nuque, et soudain elle cria son plaisir. Alors, il lâcha prise à son tour et jouit,
libérant sa semence en longs spasmes éblouis.
Ils restèrent un long moment étendus sur le lit, épuisés et comblés. Puis il roula sur le côté,
poussant un soupir d’aise.
— Tu as l’air très content de toi, dit Claudia, se soulevant sur un coude.
— Je me sens surtout merveilleusement bien.
Claudia s’étira, laissant son regard vagabonder autour d’elle, des caisses de livres posées à
même le sol à la pile de papiers entassés sur la table de nuit.
— Depuis combien de temps habites-tu ici ? demanda-t-elle.
— Quatre mois. J’ai commencé par louer l’appartement, et finalement je me suis décidé à
l’acheter.
Il y avait peu de meubles. Il n’avait pris que ceux dont Lydian ne voulait pas. Aussi l’appartement
avait-il un côté bohème, repaire de célibataire.
— Ça donne une impression très provisoire, dit Claudia.
— Je te trouve très gentille. C’est un véritable capharnaüm.
— Il y a longtemps que tu es divorcé ?
— Non, depuis peu. Mais nous sommes séparés depuis plus d’un an. Ça se voit à ce point ?
— Pour un œil averti, oui. Tu as été marié longtemps ?
— Six mois.
— Oh.
— Oui. Il est devenu très vite évident que nous n’aspirions pas du tout aux mêmes choses. Et toi,
tu as déjà été mariée ?
— Non, jamais. Le mariage est fait pour les hommes, ajouta-t-elle, s’emparant de son morceau
de pizza et mordant dedans à belles dents.
— Pour les hommes ? Ce n’est tout de même pas nous qui mettons des semaines à choisir une
robe et passons la journée à jouer les princesses, rétorqua-t-il.
— Sur ce point, je suis d’accord. Mais c’est aux hommes que le mariage profite avant tout. La
preuve : les femmes célibataires vivent plus longtemps que les femmes mariées.
— Et les hommes mariés plus longtemps que les célibataires. Je connais les statistiques, merci.
— Dans ce cas…
Il ne put s’empêcher de tiquer, même si cette discussion ne lui apprenait rien qu’il ne sache déjà :
Claudia s’intéressait d’abord et avant tout à sa carrière.
— Que se passera-t-il, alors, le jour où tu rencontreras l’homme de ta vie ? demanda-t-il. Ou
peut-être ne crois-tu pas non plus à l’amour ?
Elle le regarda à travers la longue frange de ses cils.
— Si, j’y crois, bien sûr. Je pense simplement que cela ne vaut pas la peine de lui sacrifier sa vie.
Il se rembrunit. Pour lui, l’amour n’était pas synonyme de sacrifice. Il s’apprêtait à attaquer sur
le sujet, lorsqu’il fut stoppé net par la sonnerie d’un portable.
— C’est le mien, dit Claudia, se penchant pour l’attraper dans la poche de sa veste.
Elle vérifia la provenance de l’appel.
— Il faut que je réponde, c’est mon frère. Cela fait deux jours que nous cherchons à nous
joindre.
Il se cala dans les oreillers, un bras replié sous la tête, et l’observa, cherchant à définir ce qu’il
trouvait si attirant en elle.
Elle avait un très joli corps. Il aimait par-dessus tout ses seins aux mamelons couleur café et ses
fesses rondes et fermes, particulièrement attirantes en cet instant où elle venait de rouler à plat ventre
pour prendre son appel.
Mais il était déjà sorti avec des femmes aux corps superbes. Pourtant, aucune n’était parvenue à
exercer sur lui une telle fascination. C’était une question de personnalité, également. Claudia était
intelligente et drôle. Et téméraire aussi, il n’y avait qu’à voir l’épisode de la rançon. Et une excellente
professionnelle, ce qui comptait beaucoup à ses yeux.
Mais tout cela ne suffisait toujours pas à expliquer le désir soudain qu’il éprouva lorsqu’elle
leva les yeux et le surprit en train de l’observer. Des yeux d’un brun sombre à s’y noyer, pétillant
d’intelligence, provocateurs.
Il esquissa un sourire. C’était impossible à expliquer, à définir même. Il la trouvait irrésistible.
Elle détourna le regard, et il écouta machinalement ce qu’elle disait. Il était question d’un bateau
de pirates. Le ton de la conversation le surprit, mais lorsqu’elle parla de cinq bougies, il comprit. Elle
avait un neveu. C’était à lui qu’elle parlait, et non à son frère. Elle raccrocha bientôt après l’avoir
embrassé tendrement.
— C’était ton neveu ? demanda-t-il, fasciné par la tendresse qui se lisait dans ses yeux.
— Oui, Nicco. Il vient d’avoir cinq ans. Il est si drôle ! Il a perdu deux dents de lait et il zozote.
Il se sentit tout à coup étrangement soulagé.
C’était ridicule, il le savait. Il n’y avait pas lieu de déduire quoi que ce soit de l’affection que
Claudia portait à l’enfant. Mais, brusquement, il ne lui semblait plus si insensé de se lancer tête
baissée dans une aventure avec une femme comme elle, censée ne pas être du tout son type.
— Viens, dit-il, lui tendant la main.
— Non. J’ai envie de prendre un bain dans cette superbe baignoire que j’ai aperçue tout à
l’heure.
Elle se leva, traversa la chambre. Sur le seuil de la salle de bains, elle se retourna, lui jeta un
regard enjôleur.
— Tu as besoin que je t’envoie un carton d’invitation ?
Il rit, se leva à son tour. Avec elle, c’était tout à fait superflu.

* * *

Le vendredi suivant, Claudia s’emparait de la pile de scénarios qu’elle emportait chez elle pour
le week-end lorsqu’elle aperçut Sadie et Grace dans l’encadrement de la porte.
— Décidément, tu pars tôt en ce moment, lança Grace d’un air entendu.
— 18 h 45, un vendredi soir, ce n’est pas ce qu’on peut appeler tôt, rétorqua Claudia, sur la
défensive.
— Pour toi, si, dit Sadie. Alors, où vas-tu aujourd’hui avec Leandro ?
— Qu’est-ce qui te fait dire que je vais quelque part avec lui ?
— Primo, dit Grace, tu l’as vu tous les jours cette semaine. Deuxio, il attend depuis dix minutes
devant le bâtiment, appuyé contre sa voiture. C’est un indice, non ?
— Vous m’espionnez, si je comprends bien.
— Gagné ! s’exclama Sadie. Allez, raconte. Où allez-vous ?
Claudia fit la moue.
Sadie voyait tout en rose depuis qu’elle avait rencontré Dylan. Mais ce qu’elle-même vivait avec
Leandro n’avait rien de romantique, et plus vite elle couperait court à toute interprétation de ce genre,
mieux ce serait.
— C’est son sexe qui m’intéresse, dit-elle. Le reste, je le tolère.
— Génial, railla Grace.
Sadie se contenta de croiser les bras, la tête penchée sur le côté, attendant une réponse sérieuse à
sa question.
— Bon, dit finalement Claudia. Que voulez-vous que je vous raconte ? Nous couchons ensemble.
Il est génial au lit. Voilà tout.
— Parfait. Et il est au courant ? demanda Sadie.
— Il s’en doute. Mais tu as raison, peut-être devrais-je lui faire un compliment de temps à
autre…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, et tu le sais très bien ! Il attend patiemment depuis dix
minutes, enfin quinze maintenant, et Gabby prétend qu’il y a une bouteille de champagne et un sac de
traiteur sur la banquette arrière.
— Comment le sait-elle ? s’exclama Claudia, indignée.
— Rien n’échappe à cette fille. Elle est une véritable agence de renseignements à elle toute seule,
dit Grace.
Sadie poussa un petit grognement d’impatience.
— Bon, d’accord, finit par dire Claudia. Nous passons la nuit sur un yacht. C’est un ami qui le
lui prête. Ce n’est rien d’extraordinaire.
— Je pose de nouveau la question, dit Sadie. Leandro sait-il que ce n’est « rien
d’extraordinaire » ?
Claudia se sentit brusquement mal à l’aise en croisant le regard grave de son amie.
Depuis une semaine, elle passait toutes les nuits dans les bras de Leandro, à découvrir et
explorer des continents d’extase avec lui. Elle avait littéralement fondu de plaisir sous ses mains
expertes et eu tellement d’orgasmes qu’elle ne les comptait plus. Mais pas une fois ils n’avaient fait
allusion à l’avenir. Ils n’avaient fait aucun projet au-delà du week-end, ni évoqué leurs sentiments, ne
serait-ce qu’une fois.
— Il s’agit d’une aventure, dit-elle. Je lui ai dit que je n’étais pas intéressée par une relation. Je
ne recherche pas le genre d’engagement que tu partages avec Dylan, voilà tout.
Sadie parut déçue.
— Oui. Mais vous avez l’air de vous entendre si bien, de vivre quelque chose de si intense !
Serait-ce vraiment une catastrophe si tu tombais amoureuse ?
Claudia sentit un brusque sentiment de panique l’assaillir. Tomber amoureuse de Leandro
Mandalor était exactement ce qu’elle redoutait, depuis le premier jour ! Il avait tant de charme qu’elle
risquait à tout moment de se faire prendre au piège. Voilà pourquoi elle faisait tout son possible pour
que les choses demeurent légères et sans conséquence entre eux.
— Je ne suis pas candidate au mariage, s’offusqua-t-elle. Je ne veux pas fonder une famille,
avoir des enfants. Cette aventure avec Leandro n’a aucun avenir, quand bien même je serais assez
stupide pour tomber amoureuse de lui.
— Il ne faut jamais dire jamais ! s’exclama Grace.
— Leandro vient de signer les papiers de son divorce. Il n’a aucune envie de s’attacher de
nouveau, dit Claudia.
Sadie et Grace avaient l’air si profondément déçues qu’elle les serra dans ses bras.
— Ne vous faites aucun souci, je passe du très bon temps et je suis très heureuse.
Ses paroles résonnaient encore dans sa tête lorsqu’elle sortit du bâtiment et aperçut Leandro
adossé à sa voiture, les bras croisés sur la poitrine.
Mon Dieu, qu’il était beau !
Elle s’arrêta un instant pour le simple plaisir d’admirer son corps musclé moulé dans le jean
noir et le T-shirt blanc tout simple qu’il portait aujourd’hui. La lumière jouait dans ses cheveux
sombres, et ses yeux… Oh oui, ses yeux… Son regard brun était si intense qu’il semblait la percer à
nu même à cette distance.
Elle s’éclaircit la voix pour chasser la boule d’émotion qui se formait dans sa gorge et s’avança
vers lui.
— Désolée, j’ai été retenue.
— Ce n’est pas grave.
Encore une chose qu’elle appréciait chez lui : il comprenait parfaitement les exigences de son
travail et les contraintes qui allaient de pair.
— Je crois savoir qu’il y a du champagne qui m’attend, dit-elle.
Il rit, surpris.
— Tu as un don de double vue ?
— Non. J’ai une assistante d’une curiosité insensée.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
Il sourit, referma les bras autour d’elle, et elle se laissa aller un instant contre lui, contre son
torse solide, avant de s’écarter.
Leandro lui ouvrit la portière, puis il fit le tour de la voiture et s’installa au volant.
— Nous ne devrions pas mettre longtemps, le yacht est amarré à Marina del Rey.
Elle se cala dans son siège, ses pensées de nouveau occupées par sa conversation avec Sadie et
Grace, et jeta un regard de côté à Leandro.
L’expression de son visage était indéchiffrable.
Elle savait qu’il était heureux qu’elle soit là. Elle savait lire le désir dans son regard, la
frustration lorsqu’ils s’affrontaient, habitués qu’ils étaient, chacun, à prendre les choses en main.
Mais ceci mis à part, elle n’avait souvent aucune idée de ce qu’il pensait. Elle espérait que, comme
elle, il prenait ce qui leur arrivait sans trop se poser de questions.
Ils aimaient être ensemble, et sexuellement, c’était fantastique. Alors, pourquoi compliquer les
choses ?
Bientôt, ils atteignirent le port.
— Nous y voilà, dit Leandro. Emplacement cinq cent six, l’Ecume des Mers.
Le yacht était superbe, tout de cuivre et de bois poli.
Leandro la précéda à bord et, dès qu’ils eurent atteint la cabine, il l’attira dans ses bras et prit sa
bouche en un baiser fougueux, la serrant contre lui à lui couper le souffle.
— Toute la journée, j’ai attendu cet instant, murmura-t-il lorsqu’il libéra ses lèvres.
Une lueur si intense brûlait dans son regard qu’elle détourna les yeux, troublée, assaillie par le
doute, sa conversation avec ses amies lui revenant de nouveau à l’esprit.
Il avait envie de faire l’amour avec elle, voilà tout, se rassura-t-elle.
C’est alors que Leandro se pencha et l’embrassa dans le cou.
— J’aime le parfum de ta peau, murmura-t-il, l’enveloppant dans son étreinte.
Déjà, il l’entraînait, oscillant avec elle, et sans même s’en être aperçue, elle se retrouva presque
à danser.
— J’ai acheté des fraises bio, et aussi de cette crème glacée que tu as aimée l’autre soir.
Il était passé lui acheter ce qu’elle aimait plus que tout ?
Brusquement, leur soirée sur le yacht prenait un tour beaucoup plus sentimental qu’elle ne s’y
attendait.
« Ne gâche pas tout, Leandro, implora-t-elle en silence. Nous sommes si bien ensemble, je t’en
prie, ne gâche pas tout maintenant ! »
Et parce qu’elle ne pouvait se résoudre à dire ces mots, elle fit la seule chose dont elle se sentait
capable : elle glissa une main entre eux et, le regard plongé dans le sien, elle caressa son sexe.
— Puis-je l’emprunter si tu ne t’en sers pas ?
L’espace d’un instant, elle crut lire de la déception dans le regard de Leandro. Mais, déjà, il
tendait la main, déboutonnait son chemisier.
— Dans la mesure où un accord de réciprocité est possible…
Et tandis qu’il se penchait pour lui caresser les seins, les effleurait de sa langue, en mordillait
doucement les pointes, le monde s’estompa. Il n’y eut plus que son corps et le sien.
Alors, fermant les yeux, elle chassa tout autre pensée de son esprit.

* * *

— Enfin, la jeunesse triomphe sur l’expérience ! s’exclama Dom à bout de souffle, atteignant
avant Leandro le sommet de la colline.
Leandro ne releva même pas. Le regard perdu sur la vallée baignée d’une brume de chaleur, il
avala quelques longues gorgées d’eau.
— J’ai vraiment fait mieux, cette fois, insista Dom en s’épongeant le visage.
Leandro se contenta de sourire.
— Tu n’as pas besoin d’assistance respiratoire, c’est un bon début.
Dom rit et l’aspergea avec sa bouteille.
Leandro répliqua aussitôt.
Lorsqu’ils se furent bien défoulés, ils contemplèrent un moment le paysage, côté à côte.
Ce fut Dom qui rompit le premier le silence.
— Au fait, tu me dois une explication. Pourquoi as-tu annulé ton rendez-vous avec Stella ? Betty
est très contrariée. Elle est persuadée que tu n’as pas confiance en son jugement.
— Comment pourrais-je ne pas lui faire confiance. Elle t’a épousé, non ?
— Très drôle. Non, sérieusement, que s’est-il passé ?
— Elle a l’air très bien, mais je n’ai pas la tête à cela en ce moment.
Dom prit l’air de celui à qui on ne la fait pas.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Qui ?
— Ne me prends pas pour un idiot. La dernière fois que nous sommes venus ici, tu as attaqué la
montée comme si tu avais un compte personnel à régler avec la vie, et aujourd’hui, tu me laisses
gagner. M’est avis que tu t’éclates ailleurs.
Leandro poussa un soupir. Pourquoi éprouvait-il tant de réticence à parler de Claudia à son
frère ?
— Elle s’appelle Claudia, dit-il. Je la vois depuis deux semaines.
— Elle est grecque ?
— Tu te prends pour maman ?
— C’est important, tu sais. Pas déterminant, mais important.
— Oui, elle est grecque. Tu es content ?
Dom fronça les sourcils.
— Pourquoi es-tu si chatouilleux sur le sujet. C’est quoi, le grand secret ?
— Il n’y a pas de grand secret.
— C’est sérieux, c’est ça ? insista Dom.
— Tu t’es dopé pour être aussi excité ?
— Réponds, au lieu de dire n’importe quoi !
— Oui, je crois.
— Tu « crois » ?
Leandro leva les yeux vers le soleil étincelant dans le ciel limpide.
— Ce n’est pas quelqu’un de simple.
— Comme toutes les femmes. C’est dans leur nature.
Il tenta d’expliquer.
— Elle est brillante et réussit très bien dans son métier. Sa carrière compte beaucoup.
Dom eut un grognement désapprobateur.
— Appelle-la Lydian II et prépare tout de suite les papiers du divorce. Pourquoi t’entêtes-tu à
choisir toujours le même genre de femmes ?
— Elle ne ressemble en rien à Lydian.
Et c’était vrai. Claudia était plus tendre, plus sensible. Il s’amusait beaucoup avec elle et ne voyait
pas le temps passer en sa compagnie.
— Pour moi, c’est le même profil que Lydian : une arriviste davantage intéressée par la couleur
des sièges de sa nouvelle voiture que par sa relation.
— Ferme-la ! lança Leandro. Tu ne la connais pas.
Dom leva les mains en signe d’apaisement.
— O.K., inutile de te mettre dans cet état.
Leandro vit qu’il se retenait de rire et il comprit qu’il s’était fait piéger comme un débutant.
— Crétin !
Dom lui balança un coup dans les côtes.
— Elle te plaît à ce point ?
— Oui. Beaucoup.
— Tu devrais l’inviter à la soirée d’anniversaire de grand-mère le week-end prochain, pour la
présenter.
— Toute la famille sera là, tu te rends compte !
— Il faudra bien qu’elle les rencontre un jour, si c’est sérieux entre vous.
Leandro fixa de nouveau le ciel, dubitatif. Son instinct lui disait qu’il était un peu tôt pour se
lancer dans les présentations à la famille.
En fait, il ne savait pas trop à quoi s’en tenir avec Claudia. Elle aimait faire l’amour avec lui,
être avec lui, mais il ne savait pas vraiment ce qu’elle pensait. En tout cas, une chose était certaine :
plus il la voyait, plus il avait envie que la relation dure entre eux.
— Je vais y réfléchir, dit-il au bout d’un long silence.
— Quel esprit de décision ! ironisa Dom. On reconnaît tout de suite le dirigeant en toi.
— Le dirigeant, comme tu dis si bien, est largement capable de t’en remontrer, lança Leandro en
démarrant comme une flèche.
Dom jura, embrayant aussitôt derrière lui.
7.

Claudia vérifia son rouge à lèvres dans le miroir de l’entrée.


Parfait.
Il n’avait pas bougé, évidemment, depuis qu’elle y avait jeté un coup d’œil, trente secondes plus
tôt, mais au moins cela la distrayait de consulter sa montre et de faire les cent pas.
Leandro était en retard. Il se trouvait en voyage d’affaires à New York depuis trois jours, et il lui
avait tant manqué que cela l’effrayait. Elle avait mal dormi, ne trouvant plus le goût à rien.
Quelle idiote elle faisait ! Comment une simple aventure pouvait-elle l’affecter à ce point ?
Un bruit de portière qui claque l’arracha brusquement à ses pensées, et elle ouvrit la porte à
l’instant même où Leandro arrivait sur le seuil.
Sans réfléchir, elle se jeta dans ses bras, le corps aussitôt en émoi. Il referma les bras autour
d’elle, et lorsqu’il se pencha pour prendre ses lèvres, elle laissa échapper un soupir de pur bonheur.
L’odeur de sa peau, son torse solide contre le sien, la chaleur de son étreinte… Tout cela lui
avait tant manqué !
Elle se serra plus fort contre lui, les mains cramponnées à ses épaules.
Lèvres toujours soudées aux siennes, il l’entraîna à l’intérieur, referma la porte du pied. Puis il
la plaqua contre le mur et laissa une main remonter le long de sa cuisse.
Elle sentit les muscles de son bras se tendre lorsqu’il découvrit qu’elle ne portait rien sous sa
jupe, et un gémissement de plaisir lui échappa.
— Tu es vraiment la femme de mes rêves, murmura-t-il, effleurant doucement les lèvres de son
sexe et les écartant avec délicatesse.
Elle avait fermé les yeux. Le souffle lui manqua soudain lorsqu’il glissa un doigt dans sa chair
moite.
Elle avait tant rêvé de ses caresses, tant de fois imaginé ces instants ! Elle gémit de protestation
lorsqu’il ôta sa main. Mais, déjà, il s’accroupissait devant elle, retroussait sa jupe sur ses hanches,
pressait son visage contre le triangle de boucles douces entre ses cuisses. Il inspira profondément, se
grisant de son odeur, ses mains caressant avec volupté ses hanches, ses cuisses, ses fesses.
— Sais-tu que j’ai tellement pensé à toi toutes ces nuits que je ne parvenais pas à m’endormir ?
dit-il, levant les yeux vers elle.
Elle sentit son souffle chaud balayer sa chair et se mordit la lèvre. Elle n’allait pas pouvoir tenir
encore très longtemps, supporter qu’il la fasse attendre.
— Je veux…, commença-t-elle.
Mais elle fut incapable de poursuivre.
Leandro avait enfoui son visage plus profondément entre ses cuisses, et elle sentit soudain la
pointe de sa langue effleurer sa chair.
— Oh oui, murmura-t-elle. Oui, Leandro, je t’en prie…
Alors ses lèvres, sa langue prirent possession d’elle, léchèrent sa chair, plongèrent en elle,
encore et encore, tandis qu’il trouvait son clitoris et le mordillait doucement, lui arrachant des
gémissements de plaisir.
— Oh… Oh…, laissa-t-elle échapper, sentant déjà l’orgasme monter en elle.
Il prit alors le petit bouton dur et saillant de son clitoris dans sa bouche, le pressant sans relâche
de la pointe de sa langue.
Elle se mit à bouger contre sa bouche, agrippée à ses épaules, et se tendit bientôt, éperdue, le
corps traversé d’un éclair fulgurant.
Ses jambes ne la portaient plus, elle glissa à terre.
Il emprisonna son visage entre ses mains, l’embrassa, et elle sentit sur ses lèvres l’odeur
musquée de sa chair.
Elle s’écarta, poussa Leandro sur le dos. Déjà, elle dégrafait sa ceinture, libérait son sexe, qui
palpita dans sa main, puissant et dur. D’un geste, elle fut sur lui et, le guidant en elle, elle se laissa
descendre, absorbant son pénis tout entier dans le fourreau étroit de son sexe.
Le plaisir fut si intense qu’il lui paralysa un instant les reins.
Mais Leandro avait refermé les mains sur ses hanches et se mit à bouger en elle, à la prendre au
rythme de plus en plus rapide de ses coups de reins.
Elle haleta, la tête renversée en arrière, le corps parcouru de sensations inouïes.
Elle perdait pied lorsqu’il s’immobilisa soudain.
— Le préservatif, dit-il, la voix rauque.
Elle secoua la tête.
— Je ne risque rien.
Et elle se mit à bouger de nouveau.
Leandro hésita un instant encore puis la rejoignit, cédant à la passion effrénée qui les poussait
l’un vers l’autre.
La respiration de Claudia se fit saccadée tandis que le plaisir montait en elle. Elle regarda
Leandro, plongea son regard dans le sien, brûlant d’un désir presque sauvage. Elle voulait le voir
jouir. Lorsque les muscles de son cou se tendirent soudain, lorsqu’il entrouvrit les lèvres, elle sourit,
heureuse, et le sentit exploser dans sa chair, longtemps, puissamment.
Il palpitait encore en elle lorsque le monde chavira autour d’eux. Elle jouit à son tour en un long
cri rauque, tête renversée en arrière, totalement abandonnée au plaisir.
Epuisée, comblée, elle s’écroula sur sa poitrine et resta là un moment en silence, écoutant les
battements frénétiques de son cœur se calmer peu à peu.
Leandro tendit la main, la referma sur sa nuque et pressa son visage au creux de son cou,
profitant de ce merveilleux moment de plénitude et de paix.
— C’est si bon de te retrouver ! dit-il au bout d’un moment.
Elle allait s’écarter, mais il lui saisit la main, la retint.
— Tu m’as manqué, ajouta-t-il, le visage grave.
— Je crois que c’était mutuel, admit-elle d’un ton qu’elle voulait léger, indiquant d’un geste
qu’ils n’étaient même pas parvenus à aller plus loin que l’entrée.
Il soutint son regard sans rien dire, et elle regretta la légèreté de sa réponse. Avant d’avoir pu se
rendre compte de ce qu’elle faisait, elle lui prit sa main, la porta à ses lèvres, lui embrassa les doigts.
Il caressa sa joue du pouce, le regard plongé dans le sien.
Elle se détourna aussitôt, refusant de voir ce que disaient ses yeux. Elle ne voulait pas cela, n’est-
ce pas ? Elle ne voulait pas s’impliquer dans une relation, s’y perdre. Elle ne voulait pas de la
responsabilité qu’engendre l’amour.
Elle se leva, gagna la salle de bains.
Elle était en train de se savonner sous la douche lorsque Leandro la rejoignit.
— Nous allons être en retard, dit-il.
— Où allons-nous, exactement ?
Il était resté très évasif au sujet de leur soirée.
— Ne me dis pas que tu n’aimes pas les surprises, madame Je-veux-tout-contrôler ? ironisa-t-il
en lui frottant le dos.
Elle tendit les bras en arrière, les referma autour de son cou et se lova langoureusement contre
lui.
— Tu n’es pas mal non plus dans ce compartiment du jeu, répondit-elle, s’efforçant de
conserver un ton badin pour le distraire des pensées qui l’avaient assailli un instant plus tôt.
Elle estima que ce fut chose faite lorsqu’elle sentit son sexe en érection lui presser les fesses.

* * *

Ils roulaient vers une destination inconnue lorsque Leandro sortit un petit paquet de la boite à
gants et le lui tendit.
Prise au dépourvu, Claudia fixa un instant le papier élégant, raffiné, le joli ruban doré.
— Merci beaucoup, mais tu n’aurais pas dû, dit-elle.
— Trop tard.
Elle défit le nœud, ouvrit le papier.
Il contenait une écharpe de soie d’un rouge profond, intense.
Elle en admira la couleur chatoyante et, instinctivement, la fit glisser entre ses doigts.
Elle était d’une infinie douceur.
— Elle est magnifique, dit-elle, enchantée. Merci, Leandro.
Elle se pencha, posa un baiser dans son cou.
— Je sais que tu aimes le noir, mais j’ai pensé que le rouge irait bien avec tes cheveux sombres.
Abaissant le pare-soleil pour se voir dans le miroir, elle noua souplement l’écharpe autour de
son cou. Cela formait un contraste magnifique avec sa petite robe noire.
— Je l’adore, s’exclama-t-elle. Je devrais porter plus souvent de la couleur, je le sais. Le noir est
un choix de paresseuse.
Leandro lui sourit, visiblement un peu crispé, et elle se rendit compte brusquement qu’il se
comportait bizarrement depuis un moment.
Ce n’était pas à cause du cadeau ni de l’amour qu’ils avaient fait sauvagement dans l’entrée, non.
Il paraissait nerveux, presque mal à l’aise.
C’était si inhabituel chez lui qu’elle scruta son visage.
— Alors, où allons-nous, exactement ? demanda-t-elle.
— Nous sommes arrivés.
Il gara la voiture, et elle découvrit qu’ils se trouvaient devant un restaurant grec devant lequel
elle était souvent passée en se disant qu’elle devrait l’essayer.
La tension se dissipa. Ainsi, il avait tout simplement prévu de l’inviter à dîner. A la grecque !
Il y avait très longtemps qu’elle n’avait pas mangé grec, et elle saliva par avance en songeant
aux feuilles de vigne, au caviar d’aubergine, aux poissons grillés et autres mets plus goûteux les uns
que les autres.
Il faisait délicieusement frais à l’intérieur du restaurant étrangement vide.
Elle jeta un regard aux murs blancs, aux tables recouvertes de jolies nappes à carreaux rouges et
blancs. Où pouvaient bien se trouver les autres clients ?
— Il y a un jardin à l’arrière, expliqua Leandro devant son air surpris.
— Ah, c’est donc cela.
Il la précéda dans le couloir aux dalles de terre cuite, puis il poussa une porte, et ils furent
dehors, brusquement plongés dans le brouhaha des conversations, la musique grecque et les
délicieuses odeurs de cuisine.
Elle s’immobilisa, retenant Leandro par le bras, certaine d’avoir fait irruption accidentellement
au beau milieu d’une soirée privée et prête à s’éclipser discrètement.
C’est alors qu’un homme aux cheveux gris, à peine plus petit que Leandro, les aperçut.
— Leandro ! s’exclama-t-il. Enfin te voilà !
Tous les regards se tournèrent vers eux. Elle sentit une centaine de paires d’yeux la détailler de
la tête aux pieds.
Sa robe noire moulante et décolletée ornée de l’écharpe de soie, ses sandales à talons hauts et ses
ongles vernis de rouge, la main possessive que Leandro avait posée sur son épaule…
— Vous devez être Claudia, dit l’homme en s’avançant vers elle, les deux mains tendues. Nous
sommes vraiment ravis que vous ayez pu accompagner Leandro aujourd’hui pour fêter avec nous
l’anniversaire de sa grand-mère.
Elle se laissa embrasser sur les deux joues, comprenant qu’elle était en train de faire
connaissance avec le père de Leandro.
— Claudia, voici mon père, Stavros Mandalor, confirma Leandro. Papa, je te présente Claudia
Dostis.
Elle était encore sous le choc d’avoir été propulsée sans préambule en pleine fête de
famille. — Et quelle famille ! — lorsque les autres membres arrivèrent en force. Elle se retrouva
embrassée, serrée dans les bras des uns et des autres, accueillie avec une chaleur et une bonne humeur
toutes méditerranéennes.
La mère de Leandro était encore plus petite qu’elle avec des cheveux noirs striés de fils d’argent
rassemblés en un chignon serré. Celle-ci l’embrassa puis lui effleura la joue du bout des doigts.
— Que vous êtes belle ! Leandro ne nous avait pas dit à quel point.
Leandro leva les yeux au ciel.
— Maman, arrête. Tu vas me faire avoir des ennuis !
Puis Claudia fit la connaissance de ses deux frères et de ses deux sœurs, de leurs conjoints
respectifs et de leurs enfants. Elle rencontra les cousins, les oncles, les tantes, les amis de la famille.
Et bien entendu, l’invitée d’honneur : Mme Mandalor, la doyenne, une imposante vieille dame qui jeta
un regard désapprobateur à son décolleté.
Elle se sentait totalement dépassée, prise au piège. Le bruit, les rires, les odeurs de cuisine, la
vigne vierge sur les murs… Tout cela lui était à la fois si familier, si cher à son cœur, et en même
temps étranger.
Cette famille n’était pas à elle. Elle ne s’était pas retrouvée ainsi, en famille, depuis plus de trois
ans. Elle avait manqué les baptêmes, les mariages, les anniversaires, et brusquement Leandro la
précipitait au beau milieu de celui de sa grand-mère !
Les souvenirs, le chagrin, toute la tristesse d’être désormais exclue de tant d’amour et de
chaleur, l’assaillirent en force. Elle avait besoin d’air, de silence. Besoin de réfléchir, de reprendre le
contrôle.
Elle demanda le chemin des toilettes.
Elle fut arrêtée à deux reprises par des cousins de Leandro, tous parfaitement au courant qu’elle
travaillait pour Ocean Boulevard et ravis de lui dire à quel point ils aimaient cette série.
Elle rangea dans un coin de son esprit le fait que Leandro avait visiblement parlé d’elle à sa
famille, tenta de faire ce qu’elle espérait être des réponses cohérentes et gagna au plus vite les
toilettes. La porte refermée, elle s’y adossa, sentant les larmes affluer.
Elle n’était pas préparée à tout cela, voilà tout ! Mais elle avait beau se le répéter, elle ne pouvait
empêcher le chagrin de l’envahir. Sa famille lui manquait, et peut-être davantage qu’elle n’avait voulu
se l’avouer. Elle se sentait perdue, seule, isolée sans eux, et les minutes qui venaient de s’écouler lui
en avaient fait prendre pleinement conscience.
Elle serra les mâchoires.
Non, elle ne pleurerait pas. La vie était pleine de décisions difficiles à prendre. Elle avait pris la
sienne. S’exclure avait été le seul moyen de se soustraire à l’influence de sa mère.
Peu à peu, l’émotion qui lui étreignait la poitrine se dissipa. Elle rectifia sa coiffure, remit une
touche de rouge à lèvres. Elle était de nouveau elle-même, sereine, maîtresse de ses émotions,
constata-t-elle avec plaisir dans le miroir.
Elle réajusta l’écharpe rouge et sortit.
Ce n’est que lorsqu’elle aperçut Leandro qu’elle mesura la portée de ce qu’il avait fait, de ce que
cela signifiait. Elle savait qu’elle comptait pour lui, bien entendu, mais les regards intenses, l’attention
qu’il lui témoignait, sa tendresse, tout cela faisait sens à présent : il voulait une relation avec elle,
c’était évident. Il voulait transformer leur aventure purement sexuelle en quelque chose de beaucoup
plus profond.
Elle allait devoir rompre avec lui, le quitter.
A cette seule pensée, elle sentit sa gorge se nouer. Les trois semaines qui venaient de s’écouler
avaient été si merveilleuses, si riches, si intenses ! Mais elle se heurtait à présent aux attentes de
Leandro. Des attentes qu’elle ne pouvait pas satisfaire.
— Je t’ai servi un verre de punch, dit-il alors qu’elle le rejoignait.
— Merci.
Elle en but une gorgée, consciente qu’il l’observait.
— Ça va ? Tu n’es pas trop en colère ? demanda-t-il, l’air penaud.
— Quand bien même je le serais…
— Je suis désolé. Je ne voulais pas agir de cette manière, mais j’avais envie que tu sois là, et je
pensais que tu refuserais de venir si je te le demandais.
— Tu as raison, j’aurais refusé, dit-elle. Et tu sais pourquoi ? Cela ne fait pas partie de notre
accord.
Il fronça les sourcils.
— Nous avons un accord ?
— Oui. Nous en avons un, et tu le sais pertinemment.
Elle avait monté le ton et s’efforça de se calmer. Tout d’abord, ce n’était pas le lieu pour rompre
avec Leandro. Et puis, elle était déjà suffisamment bouleversée.
— Ecoute, reprit-il, je voulais seulement que tu fasses la connaissance de ma famille. Elle
compte tellement pour moi…, ajouta-t-il.
Il laissa le reste de sa phrase en suspens.
Elle savait qu’elle aussi comptait énormément pour lui, il n’avait pas besoin de le dire.
Soudain, elle se sentit envahie d’une énorme tristesse.
Si elle avait été une femme différente, si elle avait eu une vie différente… Mais on ne refaisait
pas l’histoire.
Des petits pas résonnèrent soudain, et ils virent arriver Alexandra, la fille de Betty et de Dom,
qui se jeta aussitôt dans les jambes de Leandro. Dom et Betty les rejoignirent, et tandis que la
conversation roulait sur les cadeaux, la roseraie que la famille avait fait planter pour l’anniversaire
de l’aïeule, la petite fille se mit à tirer sur la jambe du pantalon de son oncle.
Il rit, se pencha vers elle.
— Oncle Leo, dit-elle, tendant ses petits bras.
— Tu veux venir sur mes épaules, c’est ça ?
D’un geste, il la souleva de terre, la jucha sur ses épaules.
Claudia ne put s’empêcher de remarquer l’aisance et la douceur avec lesquelles il avait agi. Un
gentil géant, par rapport à ce petit bout de chou. Malgré tout ce qu’elle pensait de sa vie et de la
maternité, elle sentit une brusque émotion étreindre son ventre.
C’était ridicule, et elle s’empressa de revenir à la conversation.
Bientôt, il se retrouvèrent avec le reste de la famille en file indienne devant le buffet, une assiette
à la main.
Leandro était tellement absorbé par sa discussion avec un de ses oncles qu’elle lui prit
machinalement son assiette des mains et le servit. Quand il se pencha vers elle pour la remercier, elle
éprouva brusquement la sensation d’être observée. Jetant un coup d’œil autour d’elle, elle croisa le
regard de sa mère.
Cette dernière lui sourit chaleureusement, et elle sentit sa gorge se serrer. Elle n’était qu’une
usurpatrice qui n’avait rien à faire ici ! Leandro, et sa famille à présent, pensaient qu’ils avaient un
avenir ensemble. Et ils se trompaient tous.
Elle se servit, le rejoignit à une table. Se trouvant aussitôt mêlée à la conversation et aux rires,
elle oublia bientôt tout de l’explication qu’elle allait devoir avoir avec lui et de la situation ambiguë
dans laquelle elle se trouvait. Les mets délicieux lui rappelaient son enfance. Elle plaisanta avec les
cousins et cousines de Leandro, amusa tout le monde avec les derniers potins d’Hollywood et promit
même de faire en sorte que les personnages masculins d’Ocean Boulevard apparaissent un peu plus
souvent torse nu pour pimenter la série.
Lorsqu’on poussa les tables et que les instruments de musique firent leur apparition, elle frappa
dans ses mains avec tout le monde et se leva elle aussi pour danser. Elle connaissait les pas, bien sûr,
et regretta très vite de porter des sandales à talons hauts. Mais Leandro, conscient du dilemme,
intervint rapidement : s’agenouillant devant elle, il dénoua les petites brides et les lui ôta, salué par un
tonnerre d’applaudissements.
A la première pause, on servit les desserts, et les plateaux se succédèrent, chargés de pâtisseries
traditionnelles plus succulentes les unes que les autres. Elle but du café grec, fort et parfumé, et écouta
une cousine de Leandro lui lire l’avenir dans le marc et lui prédire beaucoup de chance en amour.
Mais, plus que tout, elle regardait Leandro. Elle ne parvenait pas à détacher les yeux de lui et le
trouvait encore plus séduisant dans son élément, au milieu des siens.
Ce n’était pas qu’une question de physique. Cela tenait à sa personne, à cette empathie naturelle
qu’il possédait et qui faisait que chacun était attiré par lui, enfants comme adultes. Son rire profond,
contagieux, son humour, son aisance, sa distinction naturelle, tout en lui contribuait à le rendre
irrésistible.
Elle était assise, ses sandales posées à côté d’elle, lorsque la mère de Leandro la rejoignit.
Aussitôt, elle se prépara à subir un interrogatoire maternel en bonne et due forme, et toute
décontraction s’envola.
— Passez-vous un bon moment, Claudia ? demanda Alethea Mandalor.
— Oui, excellent. Tout le monde s’est montré extrêmement accueillant avec moi.
Le rire de Leandro retentit soudain, et toutes deux se tournèrent instinctivement vers lui.
— Il est difficile de ne pas se sentir bien avec une bonne humeur aussi communicative, dit
Alethea.
— C’est vrai. Leandro est un homme charmant.
La remarque plut visiblement beaucoup.
— Claudia, je voulais vous parler.
Et voilà, c’était parti.
Très bien, elle allait accorder deux minutes à l’excellente dame, puis elle s’excuserait et irait se
réfugier dans les toilettes.
— Il y a une femme dans votre série, une actrice aux cheveux gris…
Elle fronça les sourcils, surprise. Ce n’était pas du tout l’entrée en matière à laquelle elle
s’attendait.
— Nous avons deux actrices à peu près du même âge. Faites-vous allusion à celle qui joue le
rôle de Leona ou celui de Priscilla ?
Alethea se pencha, baissa la voix.
— Priscilla, c’est ce nom-là, oui. Croyez-vous que sa coupe de cheveux m’irait ?
Elle ôta d’un geste vif les épingles qui retenaient son chignon et secoua ses cheveux. Ils
tombèrent sur ses épaules en une masse souple.
La mère de Leandro voulait un conseil de beauté !
Claudia était tellement soulagée qu’elle faillit se mettre à rire.
— Mon mari les aime ainsi, ajouta Alethea, mais je veux quelque chose de plus court, qui ait
plus d’allure. J’ai vu cette actrice l’autre jour, en changeant de chaîne, et je me suis demandé…
Claudia sourit intérieurement. Une à une, les parentes de Leandro avouaient regarder les deux
séries, zappant sur l’une tandis qu’elles regardaient l’autre. Elles lui avaient demandé de ne rien en
dire à Leandro, ne voulant pas paraître déloyales. Et maintenant, c’était Mme Mandalor en personne
qui reconnaissait de manière détournée suivre les aventures des personnages d’Ocean Boulevard !
— C’est beaucoup plus court que ce que vous avez…, observa-t-elle.
Alethea Mandalor devait approcher de la soixantaine et possédait ce type de visage aux traits
fermes qui vieillit particulièrement bien.
— Vous avez des pommettes saillantes et un front haut, Je crois que cela vous irait très bien.
— Merci, dit Alethea, posant un instant sa main sur son bras. La famille est habituée à me voir
d’une certaine façon. Ce visage, ces cheveux, c’est cela qu’ils voient lorsqu’ils pensent à moi. Mais le
moment est venu de changer. Je vais prendre rendez-vous dès demain.
— Si vous voulez, je peux demander à la styliste de Priscilla de vous conseiller, s’entendit
proposer Claudia.
— Oh, ce serait merveilleux ! Je me sentirais vraiment en confiance. Priscilla est toujours si
élégante, si raffinée.
Soudain, Alethea dut se rendre compte qu’elle venait juste d’avouer suivre régulièrement la
série. Elle porta la main à sa bouche, telle une petite fille prise en faute.
— Ne vous faites aucun souci, dit Claudia en riant. Votre secret sera bien gardé avec moi.
Une ombre les enveloppa soudain toutes les deux, et elle sut avant même de lever les yeux qu’il
s’agissait de Leandro.
— Comment ça se passe, par ici ? demanda-t-il, l’air légèrement inquiet.
— Ne te fais aucun souci, je ne suis pas en train de soumettre Claudia à un interrogatoire. Pour
qui me prends-tu ? Il n’y a pas que dans tes feuilletons que les mères sont modernes, ironisa Alethea
avant de s’éloigner.
Leandro regarda sa mère rejoindre son père, puis il se tourna vers Claudia.
— Elle n’était pas en train de te questionner sur nous, c’est vrai ?
— Absolument pas.
— Que dirais-tu d’y aller ?
— C’est comme tu veux.
Elle en fut la première surprise. Si on lui avait dit en arrivant qu’elle aurait du mal à partir, elle
ne l’aurait jamais cru.
— J’ai passé un très bon moment, dit-elle tandis qu’ils gagnaient la voiture.
— Tant mieux.
Leandro lui jeta un regard de côté, un peu mal à l’aise, et cela lui rappela ce qu’elle s’était
promis de faire.
— Il faut que nous parlions, ajouta-t-elle.
— D’accord, mais pas à portée de tous ces Mandalor.
Elle acquiesça d’un hochement de tête et se glissa dans la voiture, ses sandales à la main.
La nervosité la gagna au fur et à mesure qu’ils approchaient de chez elle et qu’elle repassait dans
sa tête les mots qu’elle s’était convaincue de prononcer.
Leandro gara la voiture et fit le tour. Au moment où il l’aidait à descendre, elle posa le pied sur
un objet froid et tranchant et poussa un cri.
Un morceau de verre.
Lorsqu’elle souleva son pied, il saignait.
— Attends, dit Leandro.
Il se baissa, la souleva dans ses bras.
Elle glissa un bras autour de ses épaules, grimaçant de douleur.
Quelques instants plus tard, il la déposait sur le comptoir de la cuisine et lui examinait la plante
du pied.
— L’entaille est profonde, mais il n’y a pas de verre dedans.
Il gagna la salle de bains, récupéra la trousse de secours. Puis, tirant une chaise, il s’installa en
face d’elle, son pied posé sur ses genoux, et en nettoya la plante doucement avec un linge mouillé.
— Je vais nettoyer la coupure avec un antiseptique, à présent, annonça-t-il. Ça risque de piquer
un peu.
— Je suis une grande fille, répondit-elle.
Pourtant, elle sursauta et eut un mouvement de recul lorsque Leandro tapota la plaie. Il lui
maintint fermement la cheville jusqu’à ce qu’il ait terminé et posé un pansement. Puis il leva les yeux
vers elle.
— Désolé, dit-il simplement.
Elle le fixa, son regard noyé dans le sien, et la vérité qui grandissait en elle depuis des semaines
s’imposa brusquement.
Elle était amoureuse de Leandro Mandalor.
Elle qui se voulait indépendante, détachée, ne voulant vivre que des aventures sans lendemain,
faisant ce qui lui plaisait quand cela lui plaisait. C’était réussi !
— J’avais décidé de rompre avec toi, ce soir, dit-elle.
— Je le sais.
Ils se regardèrent un moment sans rien dire. La tension entre eux était palpable.
— Je n’avais pas prévu ce qui nous arrive, dit-elle finalement.
— Moi non plus. Mais c’est ainsi, et j’en suis ravi.
Il laissa sa main remonter le long de sa cuisse. Sa paume était chaude contre sa peau.
— Qu’attends-tu de moi ? murmura-t-elle, les mains crispées sur le bord du comptoir.
— Ce que nous avons maintenant et la possibilité d’un avenir ensemble, répondit-il. Te retrouver
le soir, faire des projets. Tout ce que l’on fait habituellement dans une relation.
Elle ferma les yeux.
« Tout ce que l’on fait habituellement dans une relation. »
Ce « tout » qui lui faisait une peur bleue. La routine, les attentes, les obligations…
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Leandro la regardait tranquillement. Il attendait.
— Je ne sais pas si j’en suis capable, dit-elle d’une petite voix. Notre relation a dépassé le stade
d’une aventure purement sexuelle, j’en suis consciente, mais je ne sais pas où cela peut nous mener.
— Nous ne sommes pas tenus d’en décider tout de suite, observa-t-il. Nous pouvons continuer
comme avant. Sauf que j’aurai peut-être le droit de te faire des cadeaux et de te montrer que tu
comptes pour moi sans que tu te mettes en colère ?
Elle parvint à esquisser un faible sourire.
— Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, n’est-ce pas ?
— Disons que je commence à comprendre un certain nombre de choses.
Il se leva, s’approcha. Elle ouvrit les bras, le serra tout contre elle. Il emprisonna son visage
entre ses mains.
— Il faudrait être un idiot pour renoncer à tout cela.
— Et je ne suis pas une idiote ?
— Tu es la femme la plus sensible et la plus intelligente que je connaisse.
Il l’embrassa, et pour la première fois elle goûta pleinement le bonheur d’être chérie par un
homme tel que Leandro. Mais elle songea soudain à ce qu’elle s’apprêtait à faire : abandonner toute
prudence, permettre à ce qui se passait entre eux d’exister dans sa vie.
Etait-elle inconsciente ?
La peur lui noua la gorge.
Mais, bientôt, la caresse enivrante de la langue de Leandro pressant la sienne, ses mains sur ses
seins, le désir qui assaillait ses reins balayèrent tout le reste.
Il la porta jusqu’à la chambre, et ils firent l’amour sur son lit, lentement, voluptueusement, se
donnant l’un à l’autre, les yeux dans les yeux, avec une intensité nouvelle.
Plus tard, lovée contre lui, dans l’étreinte rassurante de ses bras, elle se demanda comment,
après tant d’années passées à tout contrôler dans sa vie, elle avait pu déraper à ce point. Mais,
curieusement, après cette soirée passée avec son amant au sein de sa famille, cela ne lui paraissait pas
une si grande catastrophe.
Leandro rentra chez lui, il travaillait tôt le lendemain. Ce ne fut qu’une fois seule qu’elle
s’aperçut que le voyant de son répondeur clignotait.
Elle pressa distraitement le bouton pour écouter les messages et porta ses doigts à ses lèvres,
goûtant encore le souvenir des baisers de Leandro.
— Claudia ?
C’était son frère, Cosmo, et le ton était grave.
Elle se redressa, le regard rivé sur le répondeur.
— Maman a disparu. Nous l’avons cherchée, papa et moi, dans tous les endroits habituels. En
vain. Il se pourrait qu’elle vienne chez toi. Appelle-moi.
Elle décrocha le téléphone et composa le numéro de ses parents qu’elle n’avait plus appelés
depuis trois ans.
— Papa, c’est moi, dit-elle lorsque son père décrocha à la première sonnerie.
Il devait être à côté du téléphone, à attendre des nouvelles.
Il y eut un long silence avant qu’il ne parle, brièvement.
— Je ne veux pas bloquer la ligne. Il n’y a rien de nouveau.
Elle ne lui laissa pas le temps de raccrocher.
— Quand est-elle partie ?
— Ce matin. Je suis sorti un moment, et à mon retour elle n’était plus là. Elle n’est toujours pas
rentrée.
Le ton était froid, cassant, comme s’il n’avait aucune envie de la mettre au courant.
— As-tu appelé…
— J’ai prévenu tout le monde. Nous nous débrouillons. Si j’ai laissé ton frère t’appeler, c’est
seulement parce qu’elle risque de venir chez toi.
— Papa, je veux vous aider.
— Tu as renoncé à ce droit lorsque tu t’es détournée de ta mère, rétorqua-t-il.
Et il raccrocha.
Elle fixa le téléphone.
Sa mère n’était pas rentrée. Elle devait être en pleine crise, en train de s’enivrer quelque part, et
cela pouvait durer une semaine comme une journée. Et se terminer par un coup de fil d’un hôpital, ou
pire encore.
Sa mère avait déjà fugué ainsi, mais c’était la première fois que cela se produisait depuis qu’elle
avait pris ses distances avec sa famille. Et son père, à présent, refusait son aide.
C’était elle qui avait pris cette décision, se répéta-t-elle pour la énième fois, et elle avait ses
raisons.
Mais elle ne se sentait pas mieux pour autant.
8.

— Il y a quelqu’un, par là, près du mur, dit Claudia, scrutant la pénombre.


Elle pressa le pas, sans se soucier de savoir si Grace et Sadie suivaient. Le faisceau de sa torche
éclaira le sol du parking jonché de détritus et la forme recroquevillée contre le mur.
Elle aperçut alors les cartons et le chariot de supermarché rempli de paquets et de vêtements
glanés dans les rues. Cette personne n’en était visiblement pas à sa première nuit dehors. Il ne pouvait
s’agir de sa mère.
Epuisée, elle regagna la rue.
Il était 2 heures du matin, et les trois amies avaient passé le quartier au peigne fin. Elle avait mal
aux pieds et les épaules douloureuses, tant elle était tendue.
— Où allons-nous, à présent ? demanda Grace, sa torche à la main.
— Je ne sais plus, soupira Claudia. La dernière fois, c’était il y a huit ans. Nous l’avions
retrouvée dans une soupe populaire, un peu plus bas, en ville.
Elle s’abstint de raconter dans quel état de crasse repoussante se trouvait sa mère, le visage
tuméfié, égratigné. Accident ou bagarre ? Ils ne l’avaient jamais su. Elle s’était débattue, refusant de
les suivre, parfaitement consciente que, de retour chez elle, elle ne trouverait pas une goutte d’alcool.
Mais le quartier avait changé, depuis. Les promoteurs s’en étaient emparés, et les sans-abri ne
trouvant plus guère de lieux où se réfugier étaient de fait beaucoup moins nombreux.
— Elle doit être encore en train de faire la tournée des bars, dit Claudia.
Elle connaissait suffisamment sa mère pour savoir comment cela se passait. Talia allait de bar en
bar tant qu’elle avait de l’argent ou tant qu’on la tolérait. Ensuite, elle se retrouvait à boire dans la rue
avec des compagnons d’infortune. Mais il lui fallait quelques jours pour lier connaissance, et elle
craignait que leur recherche, ce soir, ne les mène à rien. Toutefois, elle n’était pas prête à abandonner.
A quoi ressemblait sa mère, aujourd’hui ? Elle n’aurait su le dire. Ni comment elle était coiffée
ou les vêtements qu’elle portait. De plus, elle ignorait si son père et son frère n’étaient pas déjà passés
par les mêmes endroits qu’elle.
Brusquement, elle se sentit perdue. Un sentiment d’intense frustration l’envahit tandis qu’elle
s’efforçait de rassembler ses idées.
— Le type au refuge nous a dit que beaucoup de sans-abri avaient été repoussés vers la rivière,
dit Sadie. Nous pourrions aller jeter un coup d’œil là-bas.
En dépit du ton déterminé de sa voix, son amie ne pouvait cacher combien elle était fatiguée. Elle
se trouvait dans son premier trimestre de grossesse, et Claudia la savait très éprouvée. Son visage
était pâle, ses yeux cernés dans le halo de lumière des réverbères.
— Il faut que tu rentres chez toi, Sadie, dit-elle. Tu es épuisée.
— Je vais très bien. De toute façon, je veux rester avec vous.
— Claudia a raison, renchérit Grace. Tu ne tiens plus debout. Nous allons te poser chez toi et
nous continuerons les recherches.
— C’est hors de question, rétorqua Sadie. Je suis enceinte, pas malade.
— Dylan va nous tuer si nous te ramenons à bout de forces.
Claudia oublia un instant la polémique, songeant qu’en cet instant, perdue dans la grande ville, sa
mère faisait tout son possible pour se noyer dans l’alcool, mettant sa vie en péril. En effet, lorsqu’elle
avait bu, Talia pouvait vite devenir agressive et belliqueuse, elle si douce et réservée d’ordinaire. A se
demander si la véritable Talia Dostis n’était pas celle qui criait sa façon de penser à la face du monde
et si cette rage qui l’animait alors n’était pas l’appel au secours d’une femme devenue inexistante à
force de se dévouer, de vouloir bien faire et plaire à tout le monde.
Lors de sa dernière fugue, c’était Claudia qui l’avait déshabillée, douchée, qui avait soigné son
corps couvert d’ecchymoses.
Qu’avait-elle fait dans la rue ?
Elle ferma les yeux. Elle préférait ne pas y penser, cela la rendait folle.
— Claudia, dit Grace, lui glissant un bras autour des épaules.
— Ne t’inquiète pas, ajouta Sadie, l’attirant à son tour contre elle. Nous allons continuer à
chercher.
C’est alors, seulement, que Claudia se rendit compte qu’elle pleurait. Brusquement, les sanglots
montèrent dans sa poitrine et, incapable de retenir le flot de larmes qui lui nouait la gorge, elle
s’abandonna à son chagrin dans les bras de ses amies.
— Pourquoi faut-il qu’elle soit ainsi ? hoqueta-t-elle. Pourquoi ?
Cette question, elle se la posait depuis l’enfance, tout en sachant qu’il n’existait pas de véritable
réponse.
Talia ne parlait jamais de sa vie en Grèce, de son enfance, mais Claudia avait néanmoins
découvert que sa grand-mère buvait et que l’alcoolisme était un problème familial. Toutefois, cela
n’expliquait pas tout. Talia avait toutes les raisons de rester sobre : un mari qui l’adorait, des enfants
qui l’aimaient. Et pourtant, il fallait se rendre à l’évidence : elle semblait incapable de contrôler ce
genre de pulsion.
C’était une pensée si désespérante que les larmes de Claudia redoublèrent. Elle s’était éloignée
de sa mère, certes, mais elle n’avait pas renoncé à elle, à l’envie de l’aider. Accepter que Talia soit
incapable de répondre de ses actions et par conséquent incapable de changer son comportement serait
l’ultime défaite.
— Allez, viens, dit Sadie lorsque ses sanglots se furent un peu calmés.
Ses amies la ramenèrent à sa voiture, et elle ne protesta pas lorsque Grace prit le volant. Elles
s’arrêtèrent à un café, achetèrent des chocolats chauds et des doughnuts qu’elles mangèrent dans la
voiture.
— Tout ira bien, dit Grace, tu verras. Talia reviendra, sinon nous la retrouverons.
Elle hocha la tête, le regard rivé sur son gobelet.
— Ton frère te tiendra au courant, je suppose, dit Sadie.
— Oui, c’est lui qui m’a appelée. Mon père ne voulait pas me parler, ajouta-t-elle d’une voix
brisée.
— Allez, on rentre, dit Grace.
Claudia était à bout de forces. Elle songea au bonheur que ce serait de rentrer et de retrouver
Leandro, de se pelotonner dans ses bras, de trouver le réconfort contre son torse solide.
Mais il était rentré chez lui, et de toute façon elle ne voulait pas avoir besoin de lui. Elle s’était
toujours débrouillée seule. Toujours.
Elles déposèrent d’abord Grace chez elle, puis Claudia prit le volant. Sadie bâilla tout le long du
chemin jusqu’à la maison où elle habitait avec Dylan, sur les hauteurs d’Hollywood.
— Si tu restais avec nous, ce soir, proposa celle-ci. Je n’ai pas envie de te savoir seule.
— Ça va, ne t’inquiète pas, lui dit Claudia. Je suis tellement fatiguée que je vais me coucher tout
de suite.
— Et Leandro ? Tu pourrais aller dormir chez lui.
— Je l’appellerai, si cela peut te rassurer.
Mais la dernière chose qu’elle voulait, c’était mêler Leandro à cette histoire. C’était trop intime,
elle avait honte. Elle ne voulait pas non plus que Leandro puisse penser du mal de sa mère.
Il n’y avait aucun nouveau message sur le répondeur lorsqu’elle rentra chez elle.
Elle se laissa tomber sur le canapé, la tête entre les mains. Elle était terriblement fatiguée, mais il
y avait peu de chance qu’elle dorme. Ce qu’elle voulait surtout, c’était enrayer le flot de pensées qui
se précipitaient dans son esprit. Et si sa mère faisait une mauvaise rencontre ? Si elle avait un
accident ?
Elle se leva, gagna sa chambre. Elle savait que Leandro avait laissé un T-shirt. Elle se sentait
totalement idiote, mais après s’être déshabillée à la hâte, elle l’enfila et, enveloppée par son odeur,
elle se pelotonna dans son lit. Peut-être sa mère réapparaîtrait-elle vraiment demain ?
Mais il était bien difficile d’espérer, après tant d’années de déception.

* * *

Leandro n’avait pas besoin d’être devin pour s’apercevoir que quelque chose n’allait pas.
Claudia était perturbée, distraite, absente. Mardi soir, elle avait à peine touché à son plat lorsqu’ils
étaient sortis dîner. Au lit, elle lui avait fait l’amour avec une intensité presque désespérée. Mercredi
soir, elle était trop occupée, et ils ne s’étaient pas vus. Et aujourd’hui, jeudi, elle avait le regard triste
et une petite mine.
— Tu veux un dessert ? demanda-t-il alors qu’elle jouait distraitement avec le sel et le poivre,
l’esprit visiblement ailleurs.
— Non, mais prends-en un si tu veux, répondit-elle, se forçant à sourire.
Etait-ce à cause de la conversation qu’ils avaient eue à l’issue de la soirée d’anniversaire de sa
grand-mère ? Ou était-elle encore déboussolée parce que ce qui se passait entre eux était important et
valait la peine d’être vécu ?
Il la regarda. Elle tripotait nerveusement sa serviette et ne cessait de sortir son portable de son
sac pour vérifier s’il était allumé. Quelque chose n’allait pas, et cela n’avait rien à voir avec eux, il le
sentait. Et il voulait qu’elle lui dise ce que c’était.
Mais avec Claudia, ce ne serait pas facile. Elle était habituée à prendre les choses en main, et
c’était plutôt vers elle qu’on se tournait en cas de besoin. Il connaissait bien le problème. Lui-même
avait du mal à demander de l’aide. Alors, peut-être était-ce à lui d’en proposer ?
— Claudia…, commença-t-il.
Mais il fut aussitôt interrompu par la sonnerie de son portable.
Elle se jeta dessus, et il vit la déception se peindre sur ses traits. Visiblement, ce n’était pas la
communication qu’elle attendait.
— D’accord. Non. Merci de m’avoir mise au courant, dit-elle.
Elle mit plus longtemps que nécessaire pour ranger son portable dans son sac avant de lever les
yeux vers lui.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais rentrer, annonça-t-elle. La journée a été longue.
Il la regarda, prêt à lui dire de ne pas lui raconter n’importe quoi. Mais elle était fatiguée, il le
voyait, et préoccupée. Peut-être s’agissait-il d’un problème de travail ?
— Comment se passe le tournage ? hasarda-t-il tandis que Claudia réclamait l’addition.
— Bien. Très bien, répondit-elle distraitement tout en cherchant son portefeuille.
Il était difficile de tirer une conclusion de ces trois mots, mais il sentit que le travail n’était pas
en cause. Il s’agissait de quelque chose de personnel.
Une fois sur la route, il mit carrément les pieds dans le plat.
— Alors, quand vas-tu te décider à me dire ce qui ne va pas ?
Elle le regarda, surprise.
— Je te demande pardon ?
— Allons, Claudia, il est clair que quelque chose te préoccupe. Parle-moi. Je peux peut-être
t’aider ?
Elle eut un petit sourire amer.
— J’en doute.
— Essaie, dit-il, tandis qu’il engageait la voiture dans l’allée de sa maison.
Elle ne répondit pas tout de suite, tripotant la bandoulière de son sac.
— C’est une longue histoire, dit-elle finalement, levant la tête.
Soudain, elle se figea. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, elle bondissait hors de la voiture et
se précipitait vers le porche.
Nom de nom, que se passait-il ?
Il la suivit aussitôt.
Lorsqu’il la rejoignit, elle était penchée sur quelque chose. Ce n’est que lorsqu’elle bougea qu’il
vit qu’il s’agissait d’une femme gisant, recroquevillée, en haut des marches. Claudia lui claquait les
joues sans obtenir le moindre résultat.
— Elle ne se réveille pas, dit-elle, levant la tête vers lui, toute pâle. Leandro, elle ne se réveille
pas !
Il s’accroupit, tâta le pouls de l’inconnue et fut soulagé de le sentir battre, faible mais régulier
sous ses doigts.
— Du côté du pouls, ça va. Elle saigne ? Elle est blessée ? demanda-t-il.
— Non, je ne pense pas, mais c’est difficile à voir.
Ses questions avaient ramené Claudia à la réalité. Elle saisit son téléphone, appela une
ambulance. Tandis qu’elle donnait son adresse et quelques renseignements, il ôta sa veste, l’étendit
sur la femme. Elle était petite, et si fluette que la veste la recouvrait presque tout entière.
Claudia passa un nouveau coup de fil.
— Elle est ici, chez moi, fut tout ce qu’elle dit.
Puis elle leva de nouveau les yeux vers lui.
— Je ne veux pas la bouger, au cas où elle serait blessée. Peux-tu aller allumer la lumière ?
Il s’exécuta.
Au retour, il s’immobilisa en apercevant le visage de l’inconnue : la ressemblance était
frappante. Le nez, les pommettes, la naissance des cheveux… Cette femme ne pouvait être que la mère
de Claudia, ou une parente très proche.
Il vit Claudia serrer le poing, le lui presser sur le sternum. La femme bougea, roulant la tête de
droite et de gauche.
— Non, murmura-t-elle, je ne veux pas…
Elle tendit brusquement le bras, faillit heurter le visage de Claudia.
Instinctivement, il se pencha pour la maintenir et sentit l’odeur que dégageait la femme : alcool,
transpiration, crasse.
Il jeta un regard à Claudia.
— C’est ma mère, dit-elle. Elle ne va pas bien depuis quelque temps. Elle ne sait plus très bien ce
qu’elle fait et se perd parfois.
— C’est la maladie d’Alzheimer ?
— Quelque chose comme ça, répondit Claudia, écartant les cheveux du front de sa mère.
— Elle avait disparu, c’est pour cela que tu étais inquiète ?
Claudia hocha la tête, fuyant son regard.
— Oui.
Elle lui mentait. Il ignorait pour quelle raison, mais elle lui mentait.
Soudain, la sirène d’une ambulance troua le silence.
Il se leva.
— Je vais leur faire signe.
La sirène se rapprochait. Il leva les bras, et l’ambulance bifurqua, remonta l’allée. Quelques
secondes plus tard, un infirmier et un médecin les rejoignaient, munis d’un brancard. Il n’entendit pas
ce que leur disait Claudia, mais il vit le médecin hocher la tête et saisir quelque chose dans sa sacoche.
Elle se leva, s’écarta, surveillant la scène d’un air anxieux.
Il s’approcha et l’attira contre lui. Elle était toute tendue, les muscles crispés. Il referma les bras
autour d’elle, posa un baiser sur ses cheveux.
Elle était si déterminée et pourtant si menue, si fragile ! Il avait envie de l’envelopper de son
étreinte, de sa chaleur, de la protéger du monde.
Mais cela, il ne pouvait le faire que si elle le souhaitait, et en cet instant, elle ne semblait pas y
être vraiment disposée.

* * *

Claudia avait l’estomac retourné. Sa mère était vivante, certes, mais si amaigrie et l’air si
misérable lorsqu’elle l’avait trouvée recroquevillée devant sa porte !
— Nous devons la mettre en observation à l’hôpital, dit le médecin.
— Lequel ? demanda-t-elle, s’efforçant de penser à tout.
Il y avait des démarches à faire, des gens à prévenir.
— Cedars Sinai.
Elle hocha la tête, se glissa hors de l’étreinte de Leandro.
Elle était incapable de le regarder. Elle détestait mentir, mais elle ne pouvait se résoudre à lui
expliquer que sa mère était alcoolique et que l’état dans lequel elle se trouvait était le résultat de jours
entiers passés à boire dans la rue.
Elle attrapa son portable, appela son frère.
— Ils l’emmènent à Sinai, dit-elle.
Il était déjà en route pour venir chez elle, avec son père.
— Comment va-t-elle ? demanda Cosmo.
— Elle est inconsciente mais réagit à la douleur. Ils ne peuvent rien dire de plus tant qu’ils n’ont
pas pratiqué d’examens.
— Et toi, comment te sens-tu ?
— Ça va.
— J’appelle Georges, et on te retrouve à l’hôpital, d’accord ?
— D’accord, répondit-elle automatiquement, tandis qu’on attachait sa mère sur le brancard et
qu’on lui plaçait un goutte-à-goutte.
— Nous allons les suivre, dit Leandro.
Elle prit une grande inspiration et se tourna vers lui.
— Tu n’as pas besoin de venir, dit-elle, s’efforçant de garder le ton le plus neutre possible. Mon
père et mes frères me retrouvent à l’hôpital.
— Je veux t’accompagner, insista-t-il.
Elle renonça à discuter.
Ils roulèrent en silence jusqu’à l’hôpital.
Elle se doutait qu’il finirait par comprendre que sa mère n’était pas atteinte d’Alzheimer, mais
elle ne pouvait se résoudre à le lui dire. Elle avait honte.
C’était terrible. En fait, elle se rendait compte qu’elle avait eu honte toute sa vie. Enfant, elle
n’avait jamais pu inviter aucun ami à la maison, car on ne savait jamais dans quel état serait sa mère.
En famille, ses frères ou elle la surveillaient, craignant qu’elle ne boive trop, se mette à rire pour
n’importe quoi ou ne tienne des propos incohérents.
Cosmo, Georges et son père se trouvaient déjà aux urgences bondées de l’hôpital lorsqu’ils
arrivèrent. Face à eux se trouvaient plusieurs rangées de boxes apparemment tous occupés.
Georges la serra dans ses bras, Cosmo l’attira contre lui, un bras glissé autour de ses épaules,
mais c’est à peine si son père la regarda. Il était furieux, elle le sentait.
Elle se gendarma, prête à l’affronter. Rien de tout cela n’était de sa faute, bien au contraire.
C’était elle qui avait tenté de lui faire cesser sa politique de l’autruche.
— Ils l’ont amenée il y a cinq minutes, expliqua Georges. Elle se trouve dans le troisième box.
A-t-elle dit quelque chose lorsque tu l’as trouvée ?
— Rien de cohérent. Elle ne se rendait compte de rien, répondit Claudia, consciente de la
présence de Leandro derrière elle.
Malgré sa réticence, elle se retourna pour faire les présentations.
— Leandro, voici mes frères, Cosmo et Georges, et mon père, Spiro.
Cosmo et Georges échangèrent une poignée de main avec Leandro. Son père se contenta d’un
signe de tête.
Le fracas d’un chariot renversé dans l’un des boxes attira brusquement leur attention, et elle
sentit son sang se glacer en entendant soudain crier sa mère. Un médecin et deux infirmières se
précipitèrent dans le box.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi, hurlait Talia. Je veux partir.
Elle se mit à jurer, et les personnes présentes autour d’eux se regardèrent, interloquées,
murmurant leur désapprobation.
Claudia serra les dents. Il ne lui était pas difficile d’imaginer la scène, elle l’avait vécue tant de
fois. Sa mère sortant de sa torpeur, désorientée, apeurée, et devenant violente. Elle n’osa même pas
regarder Leandro lorsque les cris se muèrent en sanglots.
— Je veux ma fille, hoqueta Talia. Où est Claudia ? Je veux voir Claudia.
Une des infirmières, le visage harassé, émergea du boxe, refermant rapidement le rideau
derrière elle. Mais elle eut le temps d’apercevoir sa collègue qui maintenait les jambes de Talia pour
l’empêcher de se redresser. Les larmes affluèrent dans ses yeux. Tout cela était si pitoyable, si triste.
L’infirmière s’approcha.
— Y a-t-il quelqu’un ici qui accompagne Talia Dostis ?
Le père de Claudia s’avança.
— Je suis Spiro Dostis, son mari, dit-il, très digne.
— Avez-vous une idée de ce que votre épouse a bu ? Prend-elle d’autres drogues ?
— Non. Jamais de la vie. Voilà six jours qu’elle est partie. Nous… Nous n’avons aucune idée de
l’endroit où elle a pu se rendre.
L’infirmière hocha la tête, visiblement consciente de la douleur qu’éprouvait Spiro face à la
situation.
— Elle est très déshydratée, confuse et agressive. Le médecin hésite à la mettre sous sédatif
compte tenu de son taux d’alcoolémie. Nous aimerions que l’un d’entre vous vienne s’asseoir auprès
d’elle. Un visage familier pourrait la rassurer.
— J’y vais, dit Claudia, s’avançant vers l’infirmière.
Spiro réagit aussitôt.
— Non, dit-il sans même la regarder. C’est moi qui y vais. Je suis son mari.
— Mais elle réclame Claudia, dit Cosmo. Et c’est chez elle qu’elle est allée. Peut-être qu’en la
voyant, elle se calmera.
— Non !
Un cri strident avait retentit, venant du box de Talia.
Claudia regarda l’infirmière.
— Suivez-moi, dit cette dernière.
Claudia se tourna vers Leandro. Il ne pouvait plus ignorer ce qui se passait, il avait entendu toute
la conversation.
— Tu devrais rentrer chez toi, dit-elle, le regardant droit dans les yeux.
Puis, sans attendre sa réponse, elle se détourna et suivit l’infirmière.
Sa gorge se noua lorsqu’elle aperçut sa mère attachée sur le lit, la tête soulevée, la bouche
ouverte, gémissant.
— Maman, je suis là, dit-elle, se précipitant à ses côtés.
Mais Talia ne l’entendait pas. Elle roulait la tête de droite et de gauche tout en se cambrant
violemment, cherchant à se libérer.
— Maman, répéta Claudia, lui emprisonnant le visage entre ses mains. Je suis là. C’est Claudia.
Je suis là.
Talia s’immobilisa, la bouche ouverte en un cri silencieux, tandis qu’une lueur de
compréhension traversait son regard injecté de sang. Soudain, toute tension sembla la quitter.
— Ma petite fille. Mon bébé, dit-elle, articulant les mots avec peine.
— Oui, maman, tu vois, je suis là. Alors, il faut que tu cesses de te faire du mal, d’accord ? Et
que tu laisses les médecins et les infirmières te soigner.
De grosses larmes emplirent les yeux de Talia.
— Tu es partie. Tu es partie, mais je t’ai vue dans ta jolie robe. Tu étais si jolie en rouge, oui si
jolie…, ajouta-t-elle, d’une voix devenue un murmure à peine audible.
Claudia comprit soudain : sa mère parlait de la soirée du Prix du Public. Elle avait suivi la
cérémonie à la télévision. Aussitôt, une pensée horrible lui traversa l’esprit. Avait-elle été la cause de
sa fugue ? Sa mère avait-elle eu besoin de boire parce qu’elle l’avait vue à la télévision ?
— Ne t’inquiète pas, maman, je ne te laisse pas, dit-elle, écartant doucement les cheveux de son
front.
Talia ferma les yeux, et Claudia sentit le reste de tension quitter son pauvre corps amaigri.
— Bravo, murmura l’infirmière, le pouce levé.
Mais elle y prêta à peine attention. Elle était bouleversée. Talia calmée, elle pouvait voir à
présent les dégâts causés par l’alcool. Ce n’était plus qu’une petite chose toute frêle, les joues
marquées de couperose et le visage si maigre qu’elle paraissait beaucoup plus âgée que ses
cinquante-neuf ans.
Au moment où elle tendait la main pour prendre la sienne, la bouche de Talia s’ouvrit
brusquement, et sa tête roula sur le côté.
Claudia jeta un regard paniqué à l’infirmière. Cette dernière vérifia le pouls.
— Elle dort, dit-elle. Cela va durer un bon moment, et c’est tant mieux. Il n’y a pas grand-chose
que nous puissions faire. Il faut attendre qu’elle ait éliminé l’alcool. Ensuite, nous procéderons à des
examens pour vérifier s’il n’y a pas de lésions.
Claudia hocha la tête. Elle resta encore un moment, la main de Talia dans la sienne, à tenter de
faire le point sur ce qu’elle ressentait. Ce n’était pas une tâche facile et elle pensait surtout avoir réglé
le problème trois ans plus tôt.
Finalement, elle s’obligea à quitter le box. En dépit de ce qu’elle avait dit à Leandro, elle savait
que celui-ci l’attendrait. Elle regagna la salle où ils se trouvaient tous, lui, ses frères et son père.
— Elle dort, dit-elle.
Son père l’ignora. Il se leva et passa devant elle pour aller prendre sa place auprès de Talia.
— Ils pratiqueront de nouveaux examens demain, dit-elle à Cosmo et Georges.
Comme Cosmo se passait une main lasse sur le visage, elle jeta automatiquement un coup d’œil
à la pendule. Il était presque minuit.
— Tu devrais rentrer, lui dit-elle. Et toi aussi, Georges. Je vais attendre ici, je vous préviendrai
s’il y a du nouveau.
Cosmo parut sur le point d’accepter, puis il se ravisa.
— Ce n’est pas la peine, je ne parviendrai pas à dormir de toute façon.
— Moi non plus, dit Georges. Mais merci de l’avoir proposé.
Leandro se leva.
— Je vais aller chercher des cafés pour tout le monde. Tu m’accompagnes ? dit-il à Claudia.
Elle n’avait pas envie de se retrouver seule avec lui, pas envie d’avoir l’explication qui menaçait
depuis le début de la soirée, depuis qu’ils étaient arrivés chez elle. Mais autant s’y résoudre. Cette
confrontation était inévitable, elle le savait depuis le jour de leur rencontre.
Elle suivit Leandro à travers le dédale des couloirs jusqu’à la cafétéria.
9.

A cette heure avancée, le lieu était désert à l’exception de quelques membres du personnel à l’air
épuisé, et seuls les distributeurs fonctionnaient.
Claudia fouilla dans son porte-monnaie à la recherche de pièces, consciente du regard de
Leandro posé sur elle.
Au bout de quelques instants, elle sentit la main chaude de Leandro sur sa nuque.
— Ça va ? demanda-t-il.
Elle eut un petit haussement d’épaules, tête baissée.
— Oui.
— Il est tout à fait normal que tu sois bouleversée, Claudia, dit-il. Ta mère est hospitalisée.
— Ce n’est pas comme si c’était la première fois, rétorqua-t-elle, sans même réfléchir, d’un ton
désabusé.
— Depuis combien de temps est-elle alcoolique ?
Elle reconnaissait bien là Leandro. Il n’y allait jamais par quatre chemins.
— Je ne veux pas en parler, répondit-elle.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas, c’est tout.
Leandro secoua la tête.
— Il s’agit de ta mère, tout de même.
— Leandro, écoute-moi bien : je ne veux pas revenir sur le passé.
— Comment sommes-nous censés construire un avenir ensemble, fonder une famille, si tu
refuses systématiquement de me dire ce que tu éprouves ?
— Un avenir, une famille ? Tu plaisantes ! s’exclama-t-elle, consciente que tout ce qu’elle aurait
dû lui dire la semaine précédente allait sortir maintenant, à contretemps, parce qu’elle était inquiète au
sujet de sa mère et qu’elle s’était laissée déborder par les sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
— Je veux construire un avenir avec toi, Claudia, tu le sais.
— Je ne veux pas d’enfants, rétorqua-t-elle. Je n’en ai jamais voulu.
— Je sais combien ta carrière t’importe, ce n’est pas un problème. Nous partagerons les tâches,
les responsabilités.
Elle secoua la tête.
— Non. Je te l’ai toujours dit, une relation sur le long terme ne m’intéresse pas. Mais j’avais
tellement envie de toi que j’ai pensé pouvoir passer outre ce problème. Or, dès que j’ai vu ta famille,
j’ai compris que je ne serais jamais la femme qu’il te fallait. J’aurais dû te le dire tout de suite,
mais… Je ne veux surtout pas que tu croies que je t’ai mené en bateau, ce n’était pas mon intention.
Comme c’était difficile de dire ces mots, de tracer un trait sur ce qui s’était passé entre eux !
Mais il le fallait, elle n’avait pas le choix.
— A présent, ajouta-t-elle, les choses sont claires. Tout cela n’est plus que de l’histoire ancienne.
— Que veux-tu dire ? Que c’est fini entre nous ?
— A quoi bon continuer ? Nous savons pertinemment que nous ne serons jamais sur la même
longueur d’ondes.
— Je ne te crois pas, Claudia. Ose me regarder dans les yeux et me dire que tu ne m’aimes pas.
— Je t’aime, Leandro, c’est bien là le problème. Je me suis bercée d’illusions en croyant que je
pourrais vivre une aventure avec toi et garder le contrôle de mes sentiments. Mais au fond, je savais
que nous en arriverions là. Jamais je ne sacrifierai ma vie pour personne, Leandro.
Leandro avait l’air totalement abasourdi.
La tristesse et la culpabilité la submergèrent.
— Tu le savais depuis le départ, c’est pour cela que tu m’as piégée avec l’anniversaire de ta
grand-mère. Tu savais que je ne voulais pas que les choses deviennent sérieuses entre nous.
— Non, répondit-il, tu ne me convaincras pas. Tu es faite pour aimer, Claudia, et être aimée. Je
t’ai vue avec tes amies, je t’ai entendue parler avec ton neveu. Tu dis avoir compris en voyant ma
famille que tu ne serais jamais la femme qu’il me faut. Mais moi, j’ai ressenti exactement le
contraire ! Je t’ai vue rire avec ma grand-mère, danser avec mon père, bavarder avec ma mère, et j’ai
su que tu étais des nôtres.
— Tu as vu ce que tu voulais voir.
— Non. Je t’ai vue, toi.
Leandro s’approcha, l’attira dans ses bras. Puis, glissant un doigt sous son menton, il l’obligea à
le regarder.
— Je t’aime, Claudia, dit-il.
Puis il se pencha pour l’embrasser.
Elle se sentit chavirer. Oh, le goût de ses lèvres, la douceur de sa langue explorant sa bouche…
L’espace d’un instant, elle s’abandonna contre lui, imaginant ce que ce serait que de pouvoir compter
sur sa force, son réconfort, de savoir qu’il serait toujours là à ses côtés. C’était à la fois tellement
tentant et si effrayant…
Elle glissa une main entre eux, le repoussa.
— Je crois que tu devrais partir, à présent.
— Je comprends que la situation dans laquelle se trouve ta mère te perturbe, mais je ne veux pas
te perdre, Claudia. Ne précipitons rien, nous en reparlerons plus tard.
— Rien ne changera.
— Tu ne peux pas le savoir.
— Tu veux une famille, pas moi. Cela suffit à nous séparer.
Le visage de Leandro s’était rembruni. Il ne voulait pas accepter l’évidence.
Elle eut un sourire triste.
— C’est pour cette raison que ton premier mariage a échoué.
— En partie.
— Même si nous décidions de continuer, ce problème demeurerait entre nous.
Elle tendit la main, la posa tendrement sur sa joue.
— C’est mieux ainsi.
Mais il la regardait avec colère.
— Je ne peux pas croire que tu tires aussi facilement un trait sur notre histoire, que tu ne lui
donnes même pas une chance ! dit-il, la voix dure. Qu’est-il advenu de la femme téméraire que j’ai
connue, celle qui m’a donné un coup de pied pour lui avoir soi-disant volé son idée ?
— Elle est là, en face de toi, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de garder calme.
Mais il lui semblait que son cœur se brisait en morceaux dans sa poitrine.
Pourtant, elle n’avait pas le choix. Si elle ne voulait pas souffrir davantage un jour, il lui fallait
rompre tout de suite.
— J’espère que cette belle carrière à laquelle tu aspires vaut la peine et que le succès te
réconfortera dans les moments de solitude, dit-il.
Le ton était tranchant, son visage fermé et dur.
— Je sais ce que je veux, répondit-elle.
— Et ce n’est pas moi.
Elle secoua lentement la tête.
— Je n’ai pas de place pour toi dans ma vie.
— Pas de place pour moi ?
Leandro la regarda comme s’il la voyait pour la première fois. Puis il se détourna sans un mot et
partit, le corps raide, la tête haute.
C’était fini.
Elle le regarda s’éloigner.
Elle avait fait ce qui devait être fait. Maintenant, il fallait qu’elle assume la suite. Ses frères, son
père toujours buté, les entretiens avec les médecins qui, une fois de plus, parleraient en pure perte de
programme de désintoxication, car sa mère refuserait une fois de plus de reconnaître sa dépendance à
l’alcool.
Elle hocha la tête avec une infinie tristesse. Elle avait connu de beaux jours, des jours de pur
bonheur. Le moment était venu d’en payer le prix.

* * *

Claudia se sentait vide lorsqu’elle arriva à son bureau, le lendemain matin.


Grace et Sadie l’y attendaient avec du café et des petits gâteaux. Elle leur avait envoyé un
message pour les prévenir de l’hospitalisation de sa mère.
— Alors, comment va-t-elle ? demanda Sadie.
— Elle dort.
Elle-même n’avait pas dormi. Elle était seulement passé chez elle pour se doucher et se changer.
— Mange quelque chose, dit Sadie, désignant du menton les petits gâteaux. Tu as l’air épuisée.
Le seul fait de les regarder lui donna la nausée. Depuis que Leandro était parti, elle avait
l’estomac noué.
— J’ai pris un petit déjeuner à l’hôpital, dit-elle afin que ses amies n’insistent pas.
— Ça a dû te faire un choc de la trouver devant chez toi, dit Grace. Tu aurais dû nous appeler,
nous t’aurions accompagnée à l’hôpital.
— Leandro était là.
Ses amies, surprises, échangèrent un regard.
— Alors, il sait pour Talia ? demanda Grace.
— Oui.
— Et comment a-t-il pris ça ? dit Sadie.
— Bien. Pas de problème.
Claudia ne voulait pas leur dire qu’elle avait rompu avec Leandro. Pas encore. Elle n’avait pas
envie d’en parler, de briser la bulle fragile dans laquelle elle était parvenue à s’enfermer pour
supporter la douleur. Et, de toute façon, à quoi bon revenir sur la situation ? Ils n’étaient pas faits l’un
pour l’autre, voilà tout.
— Et maintenant ? demanda Grace.
Claudia savait que celle-ci parlait de Leandro, mais elle feignit de ne pas avoir compris.
— On va lui faire des examens, puis mon père la ramènera à la maison, et tout le monde fera
comme si rien ne s’était produit.
— Cette fois, ta mère va peut-être reconnaître qu’elle a un problème ?
— J’en doute, soupira-t-elle. J’y ai tant de fois cru en vain !
Un silence pesant retomba dans la pièce.
Ce fut la sonnerie du téléphone qui le rompit soudain.
Elle décrocha aussitôt.
Le travail avait toujours été un facteur d’équilibre et de réconfort pour elle. Elle y puisait sa
confiance, et chaque étape du succès était une pierre de plus à l’édification du mur qui la séparait du
destin de sa mère. Aujourd’hui plus que jamais, elle devait s’en souvenir.
— Claudia Dostis, dit-elle.
— Claudia, vous avez un moment pour jeter un coup d’œil aux clichés de la future promo ?
C’était Harvey, son supérieur.
Elle attrapa le dossier concerné et fit signe à Sadie et Grace qu’elle devait se mettre au travail.
Lorsque ses amies se furent éclipsées, elle se concentra sur ce que disait Harvey et oublia tout le reste.

* * *

Leandro se gara devant chez son frère.


Quand Dom l’avait appelé pour aller courir, il avait aussitôt saisi l’occasion. Il espérait que la
course l’arracherait au flot de pensées qui tournaient désespérément en rond dans sa tête.
Claudia avait été on ne peut plus claire : il n’y avait pas de place pour lui dans sa vie. Et même si
elle avait accepté de discuter, il savait par expérience à quel point des vues différentes sur l’existence
pouvaient être irréconciliables et mener directement dans l’impasse.
Il fronça les sourcils, surpris, lorsque ce fut sa mère qui ouvrit la porte.
— Maman, que fais-tu là ? Et qu’as-tu fait à tes cheveux ? demanda-t-il, détaillant sa toute
nouvelle coupe.
Alethea porta la main à ses cheveux, ravie.
— Ça te plaît ? C’est grâce à Claudia. Elle m’a fait rencontrer le coiffeur visagiste qui travaille
pour leur feuilleton. Je ne le regarde pas, évidemment, mais un jour, en zappant, je suis tombée sur
l’une des protagonistes qui avait cette coupe de cheveux.
— C’est bon, je sais que tu regardes Ocean Boulevard. Moi aussi, je le regarde, dit-il d’un ton
sec.
Ce qui allait changer, d’ailleurs ! Comment pourrait-il désormais regarder une seule image sans
penser à Claudia ?
— Ça ne te dérange pas, vraiment ? poursuivit sa mère tandis qu’elle l’entraînait vers la cuisine.
Il s’immobilisa en apercevant son jeune frère Théo avec son épouse Isabella, son père, ses deux
sœurs et leurs conjoints, et les enfants qui jouaient sous la table. Les seuls absents étaient Dom et
Betty.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, surpris.
— Betty va accoucher. Le travail a commencé. Elle a perdu les eaux ce matin, expliqua Isabella.
Elle paraissait inquiète.
Il procéda à un rapide calcul.
— Elle est en avance de six semaines, non ?
— Sept, précisa Theo.
— Tout ira bien, dit Alethea d’un ton ferme. Je refuse de croire qu’il puisse en être autrement.
J’ai lu dans le marc de café qu’elle aurait quatre enfants.
Il poussa un soupir. Et voilà pourquoi il n’avait rien fait pour ne pas tomber amoureux d’une
femme qui avait toutes les chances de le faire souffrir. L’optimisme héréditaire de sa mère !
— Nous devrions aller à l’hôpital, proposa-t-il.
— Pas avec les enfants, répondit sa sœur Georgia. Dom nous fera savoir s’il y a du nouveau.
Il n’écoutait déjà plus. Le seul fait d’évoquer l’hôpital avait fait resurgir Claudia dans ses
pensées.
Il se sentait… trahi. Oui. Le mot correspondait exactement à ce qu’il éprouvait, à ce poids
terrible sur la poitrine. Il était tombé amoureux d’elle et savait au plus profond de lui-même qu’elle
l’aimait aussi. Il se souvenait de la détresse sur son visage face à sa mère, à ce problème d’alcool qui,
visiblement, ne datait pas d’hier. Elle ne semblait pas non plus en très bons termes avec son père. Et
pendant ce temps, alors qu’il se sentait chaque jour plus proche d’elle, elle ne lui avait rien dit. Elle
l’avait tenu à l’écart.
Que devait-il faire ? Devait-il renoncer à ses propres rêves pour avoir la moindre chance de la
garder ?
La réponse était non. Il ne pourrait jamais vivre sans l’amour et les rires d’enfants autour de lui.
— Oncle Leo, viens voir ce que j’ai dessiné ! s’exclama Chloe, sa nièce, l’arrachant à ses
pensées.
Il s’approcha de la table, s’accroupit.
— Regarde, c’est toi et la jolie dame de l’autre jour. Maman dit que vous vous aimez. Alors, j’ai
dessiné un grand cœur autour de vous. Tu vois ?
Il prit le dessin qu’elle lui tendait. En effet, il représentait deux personnages insérés dans un
cœur rose étincelant.
— C’est très beau, tu sais.
— C’est pour vous, pour mettre sur le frigo, dit Chloe.
Il la remercia et se leva.
C’est alors qu’il vit tous les regards posés sur lui.
— Alors, quand vas-tu te décider à lui faire ta demande ? dit Alethea en préparant les tasses pour
le café.
Il ne répondit pas.
— Je vois bien que tu l’aimes, dit Alethea. Tu ne parvenais pas à la quitter des yeux à
l’anniversaire. Quand vas-tu lui demander de t’épouser ?
— Je crois que le moment n’est pas très bien choisi…
— Réponds à maman, Leandro, coupa Theo. Elle va te tanner jusqu’à ce que tu lui dises ce
qu’elle veut entendre.
Leandro baissa les yeux vers le dessin qu’il tenait à la main.
— Claudia et moi avons décidé de ne plus nous voir.
Un silence interloqué suivit sa déclaration.
— Mais nous l’aimons beaucoup, dit son père.
— Elle est parfaite pour toi, insista Alethea. Chaleureuse, intelligente, et si jolie. Avec
suffisamment de répondant pour vivre à tes côtés et de tendresse pour t’aimer. C’est la femme qu’il te
faut, vraiment.
— Nous n’avons pas les mêmes objectifs dans la vie, fut tout ce qu’il fut capable de répondre.
— Pourtant, je pensais vraiment…, commença Theo, stoppé net par un coup de coude dans les
côtes décoché par son épouse.
— Je suis désolée, dit sa belle-sœur Magda.
— Tu n’aimes pas mon dessin, oncle Leo ? demanda Chloe.
— Au contraire, il est magnifique. J’adore les couleurs et les grands pieds que tu m’as faits,
répondit-il en souriant à sa nièce.
Elle lui sourit en retour, ses grands yeux bruns hérités des Mandalor pétillant de fierté.
Un jour, il aurait une petite fille comme elle, songea-t-il. Mais cette pensée qui lui était si souvent
venue à l’esprit ne lui apportait aujourd’hui aucun réconfort, car il savait que sa fille n’aurait jamais
le visage si harmonieux de Claudia, ses pommettes hautes et son joli petit nez.
La sonnerie du téléphone retentit soudain. Stavros décrocha.
— C’est magnifique, magnifique ! s’exclama-t-il avec exubérance.
Il couvrit un instant le combiné.
— La mère va bien et les bébés aussi. Ils n’ont même pas besoin d’être mis en couveuse.
— Donne-moi le téléphone, dit Alethea qui voulait davantage de détails.
Tandis qu’elle s’entretenait avec Cosmo, Stavros sortit les petits verres et servit l’ouzo. Dès
qu’elle eut raccroché, on trinqua.
— Aux nouveaux membres de la famille, Christopher et Jason Mandalor, dit Stavros, levant haut
son verre.
Leandro but d’un seul trait au milieu des rires et des embrassades, brusquement conscient de
l’immense vide de sa vie.
Il lui avait fallu presque une année pour surmonter l’échec de son mariage avec Lydian, mais il
savait qu’il lui faudrait encore plus de temps pour se remettre de sa rupture avec Claudia. Il avait
sérieusement pensé avoir trouvé en elle la femme de sa vie. Aujourd’hui, toutefois, entouré de sa
famille, il savait qu’elle avait eu raison de rompre. C’était son monde à lui, et elle n’avait pas envie
d’en faire partie.
S’efforçant de sourire, il saisit la bouteille d’ouzo et resservit tout le monde.
— A la vie nouvelle ! dit-il, levant son verre.

* * *

Claudia raccrocha et se frotta les yeux, épuisée. Elle avait passé la journée à régler des
problèmes, et ce n’était pas fini.
Elle allait s’emparer de nouveau du combiné lorsqu’une main s’interposa. Levant les yeux, elle
se retrouva nez à nez avec Sadie. Grace se trouvait derrière elle, tenant à la main deux sacs de leur
traiteur chinois préféré.
— Terminé pour aujourd’hui, dit Sadie d’un ton d’autorité. Il est 19 heures.
Grace posa les sacs sur le bureau et commença à déballer les différentes boîtes.
— Seigneur ! s’exclama Claudia, vous avez dévalisé la boutique !
— Certaines mangent pour deux, dit Sadie, tapotant avec tendresse son ventre de femme
enceinte.
— Et d’autres, pas du tout ! soupira Grace.
Claudia se sentit visée, et pour cause.
— C’est faux, je mange.
— Pas suffisamment. Alors, nous te mettons le marché en main : ou tu manges, ou tu parles.
Pour ne rien te cacher, nous préférerions les deux. Nous nous faisons du souci pour toi.
— C’est inutile. Je vais très bien.
— Arrête de nous raconter des histoires, dit Sadie. Tu n’as jamais été aussi maigre. Combien de
kilos as-tu perdus ?
— Je travaille beaucoup en ce moment, c’est tout.
— Tu t’es jetée à corps perdu dans le travail, tu veux dire ! Nous savons parfaitement que c’est à
cause de Leandro. Si tu ne veux pas parler, d’accord, mais mange, conclut Grace.
Sadie saisit une assiette et la remplit de riz, de poulet au lait de coco et de légumes grillés. Puis
elle la lui tendit.
Claudia sentit son estomac se crisper. Elle était à peine capable de picorer en ce moment. Mais
elle savait que ce soir, ses amies ne s’en contenteraient pas.
— Tu as des nouvelles de lui ? demanda Sadie.
Claudia poussa un soupir.
— Ecoutez, les filles, une bonne fois pour toutes : je ne suis pas collée à Leandro, d’accord ? Je
me moque éperdument de ce qu’il devient.
Elle mentait et sentit ses joues s’empourprer.
Sadie et Grace le savaient mais ne relevèrent pas.
Elles mangèrent quelques instants en silence. Puis soudain, à bout, Claudia posa sa fourchette.
— Je ne l’ai pas vu, je ne lui ai pas parlé depuis un mois, rien. Et c’est exactement ce que je
voulais. De toute façon, les choses se sont mal terminées entre nous. Il était en colère, et c’est moi qui
le suis à présent.
Elle reprit sa fourchette, repoussa nerveusement la nourriture dans son assiette.
— Il m’a traitée de froussarde parce que je ne voulais pas m’engager dans une relation avec lui.
Il n’a pas voulu comprendre que je faisais ce qu’il y avait de mieux pour nous deux.
— Pourquoi « ce qu’il y avait de mieux » ? demanda Sadie.
— Parce que cette relation était vouée à l’échec. Vous me connaissez, le mariage, les enfants,
tout cela n’est pas pour moi.
Sadie poussa un grand soupir.
— Ce qui est censé signifier ? demanda Claudia, sur la défensive.
— Que tu as, comme tout le monde, besoin d’aimer et d’être aimée. Mais que tu penses que ce
que tu as vécu dans ton enfance rend les choses impossibles.
— J’en suis certaine. Vous avez vu ma mère, non ?
Comment pouvaient-elles ne pas comprendre ? Elles avaient toutes les trois arpenté les rues à la
recherche de celle-ci.
— Tu n’es pas ta mère, dit Grace.
— Mais je pourrais. Elle avait un métier qui lui plaisait avant de rencontrer mon père. Puis elle
s’est mariée, elle a fait des enfants, et tout s’est enrayé. Elle détestait rester à la maison. Elle ne s’en
sortait pas avec nous. Elle a eu le sentiment d’avoir tout sacrifié pour devenir épouse et mère, et elle
s’est mise à boire et n’a plus arrêté depuis.
— Mais tu as une vie totalement différente de la sienne, et toi aussi tu es différente. Indépendante,
cultivée, consciente des enjeux dans une relation. Tu as donc toutes les chances de ne jamais vivre ce
qu’elle a vécu.
— Et si cela ne suffisait pas ? Si c’était en moi, dans mes gênes, hérité d’elle ?
Les souvenirs affluèrent. Elle revit Talia ivre, s’emportant soudain contre elle et ses frères et se
mettant à hurler, Talia effondrée, incapable de s’occuper d’eux, Talia couchée en travers de son lit,
sanglotant.
Tremblante d’émotion, elle leva les yeux vers ses amies.
— Je n’exposerai jamais un enfant à ce genre de traumatisme, vous m’entendez. Je ne veux pas
qu’un enfant traverse ce que nous avons traversé, mes frères et moi. Jamais, ajouta-t-elle, sa voix se
brisant soudain.
Les larmes menaçaient, mais elle les refoula.
Ce serait tellement plus facile si elle haïssait sa mère ! Mais elle l’aimait pour tous les
merveilleux moments vécus entre deux crises. Pour les jeux, les gâteaux d’anniversaire, cette
confiance aveugle qu’elle avait dans le fait que sa fille réussirait à devenir productrice si elle le
voulait. Oui, elle aimait sa mère. Désespérément.
Sadie se leva, vint lui glisser un bras autour des épaules.
— Claudia, nous ne voulions pas te faire de peine. Tout ce que nous voulons, c’est que tu sois
heureuse.
— Je le suis.
Le silence retomba, éloquent.
— D’accord, ça ne va pas très fort en ce moment, mais ça va s’arranger. Je suis tombée
amoureuse d’un homme qui n’est pas fait pour moi. Je le savais et j’ai laissé faire. Et maintenant, il
me manque à un point inimaginable.
Elle ferma les yeux, submergée par le souvenir des bras de Leandro autour d’elle, de ses
caresses, de la chaleur rassurante de son corps.
— Claudia, intervint Grace, je sais que pour toi rompre le cycle veut dire ne pas avoir d’enfants.
Mais il y a une autre façon d’envisager les choses : c’est d’en avoir et de faire en sorte qu’ils ne
vivent jamais ce que tu as vécu, voilà tout.
— Et si je ne suis pas assez forte ? Si je ne peux pas leur assurer une vie correcte ? Qui paiera le
prix ? On ne peut pas jouer avec la vie des enfants !
Devant l’air interloqué de Sadie et de Grace, elle se ressaisit, se rendant compte qu’elle avait
hurlé.
— Désolée. Je suis fatiguée, vous avez raison. Je vais rentrer et tâcher de récupérer un peu avec
une bonne nuit de sommeil.
Sans un mot, Grace referma les cartons du traiteur, les remit dans le sac et lui tendit celui-ci.
— Je mangerai, c’est promis, dit Claudia.
Ses amies la serrèrent une dernière fois dans leurs bras avant qu’elle ne se sauve.
Ce n’est qu’une fois seule qu’elle laissa tomber le masque et pleura.
C’était si difficile en ce moment, et elle se sentait si seule ! Leandro avait comblé tant de
manques dans sa vie. Son absence le lui faisait aujourd’hui cruellement ressentir.
Elle inspira profondément, s’efforçant de retrouver un peu de courage. Elle s’était toujours
montrée forte, elle n’allait pas craquer maintenant.
Tandis qu’elle roulait, elle songea à Talia.
Surprenant tout le monde, celle-ci avait cette fois écouté les médecins et se trouvait depuis trois
semaines dans un centre de désintoxication.
Claudia secoua la tête tandis qu’elle s’arrêtait à un feu. Elle ne pouvait s’empêcher de se
raccrocher à ce faible espoir. Elle avait pourtant l’habitude d’être déçue. Combien de fois devrait-elle
se faire taper sur les doigts avant de comprendre ?
Des rires attirèrent son attention à la terrasse d’un restaurant tout proche. Il faisait chaud, et il y
avait beaucoup de monde dehors en train de prendre un verre ou de dîner.
Elle songea avec tristesse aux cartons du traiteur chinois et à la maison vide qui l’attendaient.
Mais il fallait qu’elle se secoue. Elle ne s’était jamais apitoyée sur son sort, elle n’allait pas
commencer.
Son regard fut attiré par l’éclat d’une robe turquoise : une jeune femme brune se frayait un
passage entre les tables. Elle la suivit des yeux, fascinée par le balancement de ses hanches et par sa
superbe chevelure bouclée ondulant sur ses épaules. L’homme qui l’attendait se leva à son approche.
Soudain, elle crut que son cœur s’arrêtait : elle venait de reconnaître Leandro.
Leandro avec une autre femme. Grande, belle, sexy…
La jalousie l’assaillit, violente, irrépressible. Elle aurait voulu pouvoir faire disparaître
l’inconnue d’un simple claquement de doigts.
De nouveau, elle regarda Leandro, buvant des yeux son sourire avenant, cette façon charmante
qu’il avait de pencher la tête pour s’adresser à la jeune femme, son regard sombre, mystérieux.
Un coup de Klaxon impatient l’arracha soudain à sa contemplation. Le feu était sans doute passé
au vert depuis un moment.
Elle pressa l’accélérateur, et la Porsche démarra dans un bruit rageur.
Leandro avait visiblement tourné la page. Il était temps qu’elle fasse de même.
10.

Leandro tourna la tête, son attention attirée par un coup de Klaxon intempestif suivi par un bruit
de moteur rageur.
Personnellement, il détestait déjeuner en terrasse près d’un carrefour, mais c’était Stella qui avait
choisi le restaurant et la table, et il eut été impoli de s’en plaindre.
Il s’immobilisa brusquement, le cœur battant, en apercevant la Porsche gris métallisé qui
s’éloignait dans la rue.
Il n’avait pas pu voir qui se trouvait au volant, mais cela pourrait parfaitement être la voiture de
Claudia. Il faillit se lever pour tenter au moins d’apercevoir le numéro, mais il se ressaisit.
Etait-ce important de savoir s’il s’agissait ou non d’elle ?
« Non » fut la seule réponse qu’il s’autorisa. La seule sensée.
Il y avait quatre semaines qu’il ne l’avait pas vue, qu’il ne lui avait pas parlé, même pas au
téléphone. Et ce soir, il avait décidé de sortir avec une autre femme.
Stella Diodorus était très attirante, chaleureuse et sympathique. Son beau regard brun lui disait
qu’il ne lui était pas indifférent. S’il se débrouillait bien, il serait peut-être invité à prendre un café
chez elle après dîner ?
S’il se débrouillait bien… En fait, aucune femme ne l’intéressait, hormis Claudia. Depuis un
mois, il n’avait pas éprouvé le moindre désir, la moindre attirance pour qui que ce soit.
Le beau résultat ! Il ne pouvait pas avoir Claudia, et il n’avait envie de personne d’autre.
Brusquement, il se sentit totalement déplacé à penser à elle alors qu’il se trouvait en compagnie
de Stella. Il s’efforça de concentrer son attention sur son teint de pêche, ses lèvres pulpeuses, la
douceur de son regard. Lorsqu’elle était entrée, les têtes s’étaient tournées sur son passage, et il savait
que beaucoup d’hommes présents dans le restaurant auraient volontiers échangé leur place avec la
sienne.
Il se reprit, lui adressa son plus beau sourire, et se lança de nouveau dans la conversation.
— Alors, qu’allez-vous faire maintenant que vous avez passé vos examens ? demanda-t-il,
reprenant là où ils en étaient restés avant que l’ombre de Claudia ne vienne planer sur leur rencontre.
— Je dois attendre les résultats. Ensuite, je chercherai un poste d’enseignante. L’école dans
laquelle j’ai effectué mon stage semble intéressée par ma candidature. Nous verrons bien.
— Ainsi, vous préférez le métier d’enseignante à celui d’esthéticienne ? demanda-t-il.
— Vous plaisantez ? Si je ne devais plus jamais faire une seule manucure de ma vie, je serais la
plus heureuse des femmes. Et vous ? Vous n’allez pas le croire, et je sais que c’est presque un
sacrilège lorsqu’on vit à Los Angeles, mais j’ignore tout du métier de producteur. A la fin d’une
émission, ils sont souvent plusieurs à être cités.
Il passa quelques minutes à faire le point sur les différents types de producteurs impliqués dans
une émission de télévision.
— Mais bien entendu, je suis le seul important, dit-il en conclusion de son exposé.
Stella rit.
— J’aime votre sens de l’humour, Leandro.
Pourquoi fallut-il que Claudia fasse irruption dans ses pensées à cet instant précis ?
Claudia et son humour, Claudia et sa répartie, son effronterie, son impertinence…
Nom de nom ! Il voulait l’oublier, la chasser de son esprit et de son cœur, retrouver ses
émotions, sentir son corps désirer d’autres femmes. Il voulait oublier ce qu’il avait vécu avec elle,
aller de l’avant.
— Quel plat avez-vous choisi ? demanda-t-il, décidé à ne plus penser qu’à cette soirée. Je
pensais commander des lasagnes.
— J’adore les lasagnes ! s’exclama Stella avec emphase. Vous allez penser que je manque
terriblement d’originalité si je prends la même chose que vous, non ?
— En effet, mais j’essaierai de ne pas vous en tenir rigueur.
Stella marqua un temps d’arrêt avant de s’apercevoir qu’il plaisantait.
— Décidément, je vous trouve très drôle, dit-elle en riant.
Et lui la trouvait très sympathique. Si tout se passait bien ce soir, il l’inviterait de nouveau, c’était
décidé. Certes, ce n’était pas le coup de foudre et il ne brûlait pas de passion pour elle, mais il était
encore convalescent. La leçon avait été dure, et chat échaudé…

* * *

Claudia avait promis à Sadie et Grace de manger, aussi réchauffa-t-elle rapidement les plats
chinois au micro-ondes. Puis elle s’installa devant la télévision, picorant machinalement dans les
boites. Elle fut très vite rassasiée et, jetant un coup d’œil à ce qu’il restait, considéra le contrat comme
rempli.
Elle ne cessait de penser à Leandro et à la jeune femme brune.
Que se passerait-il lorsqu’ils quitteraient le restaurant ? La reconduirait-il chez elle et lui ferait-
il l’amour ? Ou aurait-il tellement envie d’elle qu’ils se jetteraient l’un sur l’autre dans la voiture,
comme cela leur était arrivé plusieurs fois à tous les deux ? Ou peut-être encore l’emmènerait-il chez
lui et, après un long bain délicieux, la conduirait-il jusqu’à son lit où la caresse de ses mains
magiques, de ses lèvres, de sa langue, la feraient jouir encore et encore…
Elle sentit la tête lui tourner. Elle n’avait pas regardé un seul homme depuis un mois, sans même
parler de rendez-vous.
Dire que Leandro avait prétendu qu’il l’aimait, qu’il voulait passer sa vie avec elle !
Elle se leva d’un bond, éteignit la télévision.
De toute façon, elle ne parvenait à se concentrer sur rien. Jamais aucun homme n’avait
bouleversé sa vie à ce point. Un mois qu’elle ne l’avait pas vu et c’était toujours le même chaos dans
sa tête. Elle ne savait plus où elle en était.
Elle gagna la salle de bains et, en ouvrant le tiroir contenant ses cotons à démaquiller, aperçut la
petite boîte de tampons achetée en prévision de ses règles.
Tampons qu’elle n’avait pas utilisés. Parce que ses règles n’étaient pas arrivées.
Elle s’immobilisa, effectuant un rapide calcul. Elles étaient en retard d’une semaine.
Cela ne lui était jamais arrivé. Elle n’avait jamais de retard.
Elle ferma les yeux, brusquement assaillie par la nausée, tandis qu’un souvenir lui envahissait
l’esprit : Leandro revenant de trois jours à New York.
Ils n’avaient pas dépassé l’entrée et fait l’amour à même le sol, sans préservatif. Il lui semblait
encore entendre les mots qu’elle avait prononcés : « Je ne risque rien ». De toute évidence, elle s’était
trompée.
Brusquement, c’en fut trop. Leandro avec une autre femme, et elle qui était peut-être enceinte…
Elle eut à peine le temps d’atteindre les toilettes.
Lorsqu’elle se fut rafraîchi le visage, elle s’assit un instant sur le bord de la baignoire,
s’efforçant de calmer le tourbillon de pensées qui s’agitaient dans sa tête. Il fallait d’abord qu’elle
vérifie si elle avait des raisons de se mettre sans un état pareil.
Elle attrapa ses clés de voiture, mais elle était tellement bouleversée qu’elle fut incapable de se
souvenir de l’endroit où se trouvait le drugstore le plus proche, et elle roula pendant un bon quart
d’heure avant de s’apercevoir qu’elle avait pris la direction opposée. Dans le drugstore, les néons
étaient aveuglants, les rayons immenses et les indications incompréhensibles, mais après avoir
arpenté les allées dans un état de panique totale, elle finit par trouver les tests de grossesse. Elle
attrapa le premier qui lui tomba sous la main et passa en caisse.
Ce n’est qu’arrivée chez elle, le cœur battant à tout rompre, qu’elle lut les instructions et se
rendit compte qu’il lui faudrait attendre le lendemain matin pour pratiquer le test.
Excédée, elle jeta la boîte à travers la pièce.
Sa colère retomba aussitôt, et elle se précipita pour la ramasser. Ouf ! Il n’y avait rien de cassé.
Elle la déposa avec soin sur le comptoir de la cuisine et lut le mode d’emploi. Il suffirait de quelques
gouttes d’urine au réveil. Rien de bien sorcier.
Quant au résultat… Si elle était enceinte, elle avorterait, un point c’est tout. De toute façon, elle
n’avait pas le choix.
Afin de disposer de toutes les informations nécessaires au cas où, elle consulta le site internet du
centre de planning familial le plus proche. Ce serait rapide et ne nécessiterait qu’une journée
d’absence. Personne n’en saurait rien. Surtout pas Leandro.
Elle se déshabilla, se glissa sous la couette.
Leandro… Elle ne voulait surtout pas penser à lui. Mais à peine les yeux fermés, ce fut son
visage qui surgit dans son esprit. Et non seulement son visage, mais celui d’un petit garçon aux
grands yeux bruns, aux cheveux noirs bouclés et au sourire espiègle.
Elle se tourna sur le côté, enfouit sa tête dans l’oreiller.
Non, non et non ! Elle ne voulait pas d’enfant. Ce soir, elle avait passé une demi-heure à
expliquer à Sadie et à Grace pourquoi elle ne pouvait pas, ne voulait pas en avoir. Le débat était clos.
Définitivement clos. A présent, tout ce qu’elle voulait c’était dormir et, dès le réveil, faire ce test.
Malheureusement, elle fut incapable de trouver le sommeil et passa son temps à se tourner et se
retourner dans le lit, l’estomac noué. Elle pensa longtemps encore à Leandro, à la belle jeune femme,
à sa mère, avant de finir par sombrer dans un sommeil agité de rêves.
Ce fut un claquement de portière dans la rue qui la réveilla en sursaut. Il était 7 heures. Elle relut
une fois encore les instructions pour être certaine de ne rien oublier et se précipita dans la salle de
bains. Au moment où elle ôtait le petit short de soie de son pyjama, elle aperçut la tache de sang.
Ses règles étaient arrivées.
Il s’agissait d’un simple retard, elle n’était pas enceinte !
Les larmes lui emplirent les yeux, la prenant totalement au dépourvu. Elle enfouit sa tête entre
ses mains et se rendit compte alors qu’elle ne pleurait pas de soulagement mais de déception.
Quelle idiote, mais quelle idiote ! Il avait fallu cela pour qu’elle prenne soudain conscience
qu’elle s’était trompée sur toute la ligne.
Elle avait envie de fonder une famille, envie d’avoir des enfants, envie de connaître, elle aussi, la
chaleur et le bonheur d’un foyer ! Sous ses airs bravaches, elle voulait tout cela. Et, pire encore, elle
le voulait avec Leandro, l’homme qu’elle avait rejeté et qui sortait maintenant avec une autre
puisqu’elle n’avait rien voulu entendre et l’avait quitté !
Depuis le premier jour, il avait raison : elle n’était qu’une froussarde, retranchée derrière un
discours bien pratique pour ne pas avoir à affronter les véritables défis et à sauter le pas, se faire
confiance et faire confiance à un homme, s’investir dans une relation.
Grace l’avait dit, la veille : rompre avec cette hérédité familiale qu’elle craignait tant ne voulait
pas dire ne pas avoir d’enfants, mais faire en sorte qu’ils ne vivent jamais ce qu’elle avait vécu.
N’était-ce pas payer au prix fort la maladie de sa mère que de refuser ainsi de vivre sa vie ?
— Quel gâchis ! murmura-t-elle, attrapant un mouchoir.
Elle se moucha, s’essuya les yeux. Puis, ôtant son haut de pyjama, elle pénétra sous la douche et
laissa longtemps l’eau chaude ruisseler sur son corps, apaiser les tensions.
Lorsqu’elle se fut séchée, l’image que lui renvoya son miroir fut celle d’une jeune femme triste,
furieuse contre elle-même.
Et elle avait toutes les raisons de l’être ! Elle avait connu l’amour d’un homme merveilleux,
avait eu à portée de main tout ce qu’il fallait pour construire une vie de bonheur et de plénitude, et elle
avait tout gâché. Elle avait rendu sa liberté à Leandro, le poussant quasiment dans les bras d’une autre.
C’était de loin ce qu’elle avait fait de plus stupide dans l’existence, et elle n’avait pas fini de le
regretter.

* * *

Leandro prenait son premier café du matin lorsque son directeur de la publicité passa la tête
dans l’entrebâillement de la porte.
— Nous avons un problème, dit-il, brandissant un CD-Rom. Je viens juste de copier ça sur le
Net. Il faut absolument que tu le voies.
Leandro ne fut pas surpris, il se doutait de ce que ce devait être. Il s’étonnait même que cela ne se
soit pas produit plus tôt.
Le visage impassible, il inséra le disque dans son ordinateur.
Les soupirs d’un couple en train de faire l’amour envahirent la pièce avant même que l’image
n’apparaisse à l’écran.
Il ne s’était pas trompé : les ébats de Wes et Alicia étaient devenus publics. Le déluge allait
s’abattre sur Heartlands et Ocean Boulevard.
De manière totalement insensée, son premier réflexe fut de penser à Claudia, à la façon dont il
pourrait la protéger.
Il se ravisa aussitôt, agacé. Claudia était solide. Elle venait juste de lui montrer à quel point elle
pouvait être froide et déterminée. Elle n’avait vraiment pas besoin de lui.
— Elle a dix-huit ans, n’est-ce pas ? demanda Michael, inquiet. Je t’en prie, dis-moi que oui. Elle
les fait.
— Non, désolé. Dix-sept, j’en suis pratiquement sûr.
Michael se pencha plus près de l’écran.
— On peut facilement la faire passer pour dix-huit.
Leandro s’apprêtait à lui dire qu’il serait difficile de contester la date de naissance d’une actrice
aussi connue lorsqu’une idée lui traversa l’esprit.
— Sais-tu de qui il s’agit ? demanda-t-il.
— D’une petite nana bien roulée, avec de beaux seins, comme il y en a des milliers, répondit
Michael avec un haussement d’épaules. L’important, c’est la façon dont nous allons présenter les
choses. Il faut mettre Wes dans le coup, préparer une version des faits et nous y tenir. Ça devrait se
gérer au mieux.
Leandro fixa un instant son directeur avant de se tourner de nouveau vers l’écran. Il ne pouvait
pas croire que Michael n’ait pas reconnu Alicia. Certes, ce qu’elle faisait sur ces images était aux
antipodes du rôle qu’elle tenait habituellement à l’écran, mais cela suffisait-il à assurer que personne
ne la reconnaîtrait ?
Il décida de pousser un peu plus loin l’investigation.
— Je ne sais pas… Je lui trouve un air vaguement familier.
Michael fixa de nouveau l’écran.
— Blonde, de beaux seins et un joli petit cul, rien de très original. Il y en a des tonnes comme ça.
Brusquement, Leandro eut envie de rire. Quand il songeait à tout le mal qu’ils s’étaient donné,
Claudia et lui, afin que cet enregistrement ne voit jamais le jour ! En fin de compte, Alicia n’était
même pas reconnaissable !
Avec une seule star impliquée, l’affaire devenait beaucoup moins intéressante. Il était même prêt
à parier que la réputation de Wes y gagnerait. Après tout, il ne faisait que ce que la plupart des
hommes rêvaient de faire : l’amour avec une fille superbe. Superbe et anonyme. S’ils se
débrouillaient bien, l’histoire ferait tout au plus la une des journaux à scandale pendant une semaine
ou deux, et Wes rejoindrait officiellement le clan des mâles séducteurs.
Il saisit le téléphone. Wes tournait cet après-midi, il se trouvait probablement au maquillage. Au
moment de composer le numéro, il se ravisa, leva les yeux vers Michael. Moins il y aurait de monde
au courant, mieux ce serait.
— Tu devrais aller préparer une déclaration. Je mets Wes au courant, dit-il.
Michael acquiesça et quitta le bureau.
Leandro se leva pour aller fermer la porte avant d’appeler Wes.
L’acteur, et ce fut tout à son honneur, s’inquiéta aussitôt de voir Alicia devenir la proie des
journaux à sensation.
Léandro lui fit aussitôt part de son plan.
— Je pense que nous pouvons parfaitement affronter la situation à condition de jouer fin.
Beaucoup de gens auront du mal à faire coïncider l’image qu’ils ont d’Alicia avec ce qu’ils verront
sur ce film. Si par hasard quelqu’un fait le lien, nous nierons. Si tu es le seul impliqué, l’affaire se
calmera vite. Tu te sens capable de la jouer comme ça ?
— Tu plaisantes ? Bien entendu que j’en suis capable ! Je suis acteur. C’est mon métier de jouer
la comédie.
Satisfait, Leandro raccrocha et saisit son portable. Il ne s’était pas encore résolu à effacer les
numéros de Claudia, et celui de son portable s’afficha à l’écran en un clin d’œil.
Il allait presser la touche appel lorsqu’il se rendit compte de ce qu’il était en train de faire : il
voulait la protéger, alors que, cinq minutes plus tôt, il avait décidé qu’elle était bien assez grande pour
se débrouiller toute seule ! Il n’y avait qu’un mot pour décrire son attitude : pathétique.
Ce qui ne l’empêcha pas de presser la touche.
Tant pis, il voulait l’aider. Même si cela faisait de lui un imbécile et si entendre sa voix allait
retarder d’autant la guérison, il ne pouvait s’en empêcher.
Chevaleresque jusqu’au bout. Difficile de se refaire !

* * *

— Claudia.
Les doigts de Claudia se crispèrent sur son portable lorsqu’elle reconnut le timbre chaud et
grave de Leandro.
— Leandro, dit-elle d’une voix tremblante.
Après l’épisode vécu le matin même, l’entendre brusquement la bouleversait.
— Il y a un problème, mais je t’appelle pour te dire que nous contrôlons la situation. Les ébats
d’Alicia et Wes sont sur le Net.
— Oh non ! dit-elle dans un souffle.
Il ne manquait plus que cela. Comme si la vie n’était pas suffisamment difficile déjà.
— Pas d’affolement. Comme je te l’ai dit, la situation est sous contrôle. C’est mon directeur de
la publicité qui a découvert le pot aux roses, et il ne se doute même pas qu’il s’agit d’Alicia.
Envoûtée par les accents chauds et rauques de sa voix, c’est à peine si elle entendit ce qu’il disait.
— Tu… Tu veux dire que qu’il ne l’a pas reconnue ?
— Exactement. Michael connaît tout le monde, il est au courant de tout. Si lui n’a pas reconnu
Alicia, il ne sera pas difficile d’apporter un démenti si son nom venait à être cité. Si nous nous en
tenons tous à la même version des faits, personne ne saura jamais si c’était elle ou pas.
Leandro lui faisait une faveur de taille. C’était la dernière chose à laquelle elle s’attendait, après
la façon brutale dont elle avait rompu avec lui.
— Alicia est une gamine. Wes est très soucieux de la protéger, dit-il.
Le ton était froid, détaché, et le petit espoir qui était né dans le cœur de Claudia s’envola. Quel
espoir, de toute façon ? Elle l’avait vu avec une autre femme. Elle avait eu sa chance avec lui, et elle
l’avait gâchée.
— Si je comprends bien, tu vas mettre au point un communiqué avec Wes ?
— Nous allons d’abord attendre que l’affaire sorte dans les journaux. Inutile de la leur servir sur
un plateau d’argent. Avec un peu de chance, elle échappera peut-être aux journalistes.
Tous deux savaient que c’était peu probable. Les tabloïds se nourrissaient de scandales, et ils
écumaient le Net à la recherche d’informations, de potins, d’images.
— Merci, Leandro. Sincèrement. Alicia va t’être infiniment reconnaissante.
— C’est mieux ainsi, pour nous tous.
Le silence retomba, gêné. Et parce qu’elle redoutait que Leandro ne raccroche, elle s’efforça
aussitôt de relancer la conversation.
— Comment vont tes parents ? Et ta mère, sa coupe de cheveux lui plaît toujours ?
— Ils vont bien, et ma mère est très heureuse.
— Et Dom et Betty ? poursuivit-elle, fermant les yeux pour mieux goûter le bonheur d’entendre
sa voix et se laissant submerger par les souvenirs.
Sa voix profonde, le désir dans son regard, la douceur de ses mains, la passion dévorante de son
corps… Tout ce qui lui manquait si cruellement.
— Betty va très bien, les bébés aussi.
Elle fronça les sourcils.
— Les bébés ?
— Ils sont nés avant terme. De sept semaines, en fait. Tout le monde a eu peur, mais ils vont très
bien.
— C’est bien, dit-elle, la gorge nouée.
Dom avait dû être aux côtés de Betty. Toute la famille avait dû être là, en fait. Ils étaient tous si
proches les uns des autres.
Elle se retrouva à court de questions, sauf celle qui lui brûlait les lèvres.
— Et toi, comment vas-tu ? finit-elle par demander, l’émotion lui brisant la voix.
Il y eut un nouveau silence au bout du fil.
— Je dois aller m’occuper de notre problème, dit Leandro.
— Oui, bien sûr. Encore merci pour ce que tu as fait. Je te revaudrai ça.
— Au revoir, Claudia.
Elle resta un long moment immobile après qu’il eut raccroché. Il fallait qu’elle appelle Alicia
pour la mettre au courant, mais elle était incapable de penser à autre chose qu’à Leandro, au silence
qui avait suivi sa question.
La nuit dernière et ce matin encore, elle avait été persuadée que tout était fini entre eux, que la
situation était irréversible. Mais lorsqu’elle lui avait demandé comment il allait, il n’avait pas
répondu. Ce qui signifiait… Qu’est-ce que cela signifiait ?
Rien, répondit sa raison. Il était probablement distrait. Et préoccupé surtout par les problèmes à
gérer concernant Alicia et Wes. Et puis, il n’avait probablement pas envie de lui dire qu’il voyait
quelqu’un d’autre.
Ou bien, il ne s’était toujours pas remis de leur rupture.
Ce qui signifierait que tout n’était peut-être pas perdu pour elle.
Elle saisit son téléphone et composa le numéro de Grace.
— Passe prendre Sadie et venez me retrouver dans mon bureau. J’ai besoin d’aide, dit-elle avant
de raccrocher.
Comme par miracle, le poids qui lui écrasait la poitrine depuis plus d’un mois s’était envolé.
Traumatisée par les blessures du passé, elle avait eu peur de vivre sa vie et de la partager avec
Leandro. Elle n’avait pas été honnête envers elle-même ni envers lui. Mais jamais elle n’avait reculé
devant aucun défi. Elle avait toujours été une battante. L’aurait-elle oublié, par hasard ?
Non, certainement pas. Car il n’y avait jamais rien eu dans la vie qu’elle ait désiré autant que
Leandro.

* * *

Leandro faisait des étirements sous le soleil intense qui lui brûlait le dos, tandis qu’à côté de lui,
Dom sautillait sur place, se préparant à s’élancer sur la piste.
— Je crois qu’il va faire chaud, dit Leandro. Peut-être devrions-nous prendre une piste moins
difficile aujourd’hui ?
Dom eut un petit rire moqueur.
— Ce qui signifie ? demanda Leandro.
— Que tu as peur que je te batte, maintenant que j’ai retrouvé la forme.
Un sourire ironique effleura les lèvres de Leandro.
Il courait quatre jours par semaine. A sa connaissance, le plus gros effort que faisait Dom
pendant ce temps consistait à se précipiter dans la cuisine pour aller chercher une bière pendant les
matchs à la télé.
— Tu t’es entraîné en privé ?
— Non.
— Alors, les seules fois où tu fais du sport, c’est lorsque tu m’accompagnes ?
— Exact.
Il arbora un large sourire.
— Allez, viens me montrer ce que tu sais faire, junior.
— Ne m’appelle pas junior, tu sais que je déteste ça ! s’exclama Dom, s’élançant sur la piste.
— Justement.
Son frère lui jeta un regard furieux, et Leandro se mit à rire. Dernièrement, depuis sa rupture
avec Claudia, cela ne lui arrivait pas souvent de rire de bon cœur.
— Ça s’est bien passé, ton rendez-vous avec Stella ? demanda Dom, le visage déjà rougi par
l’effort.
— Elle est charmante.
— Tu vas la revoir ?
— Probablement.
— Ce n’est pas la femme qu’il te faut.
— Je te demande pardon ? Ce n’est pas toi qui m’a poussé dans ses bras ? « Nous l’avons choisie
pour toi », ce sont tes propres mots, si je me souviens bien.
— Oui, mais nous avons décidé finalement que tu t’en sortais mieux que nous pour choisir les
femmes qui te plaisaient.
Il ne répondit pas. Il savait que Dom parlait de Claudia. Voilà des jours et des jours qu’il essayait
de savoir pourquoi ils avaient rompu.
— Si tu pouvais la faire revenir, tu le ferais ?
— La question n’est pas de faire revenir qui que ce soit. Nous ne désirons pas les mêmes choses.
Parfois, s’aimer ne suffit pas.
— Donc tu l’aimes encore ? demanda Dom, au bord de la suffocation.
— Attention, si tu continues à parler en courant, tu vas y rester, ironisa Leandro.
— Réponds… à… la question, haleta Dom.
— Oui, je l’aime encore. Tu es content ?
Il s’arrêta net en voyant qui se trouvait devant eux. Il se tourna vers Dom.
— C’est toi qui…?
Mais celui-ci se contenta de sourire.
— A plus tard, senior, dit-il avec un petit signe de la main, en prenant le chemin du retour.
Leandro se tourna vers Claudia.
— Salut, dit-elle avec un petit sourire tendu.
— Que fais-tu ici ?
Seigneur, elle était superbe ! Tous ses fantasmes incarnés en une seule et même femme. Elle
portait un short noir et un petit débardeur court rouge vif par-dessus une brassière de sport très
branchée. Une tenue sexy, très sexy.
— Dom m’a dit que tu serais là aujourd’hui.
Cela, il s’en doutait. La question était : pourquoi était-elle venue ?
Il s’essuya le front, s’efforçant de cesser de la dévorer des yeux.
Il y avait si longtemps, trop longtemps. Elle avait perdu du poids, constata-t-il. Elle paraissait
plus petite, plus fragile. Mais son regard brûlait de cette même énergie qui l’avait toujours fasciné,
ses lèvres étaient toujours aussi sensuelles, ses seins aussi attirants.
— Je voulais te parler. Tu veux un peu d’eau ?
Elle était nerveuse. Il ne l’avait jamais vue nerveuse auparavant, et ça la lui rendait très
touchante.
Mais il n’en oubliait pas pour autant quelle était la situation entre eux. Aussi douloureuse qu’ait
pu être leur rupture, il savait que Claudia avait eu raison d’agir comme elle l’avait fait. Il ne pouvait
exister de relation durable entre deux personnes ayant des aspirations, des rêves aussi différents.
Il prit la bouteille que Claudia lui tendait, en but une longue gorgée. Puis il s’essuya la bouche, la
regardant droit dans les yeux.
— De quoi voulais-tu me parler ?
Elle prit une grande inspiration et le regard plongé dans le sien, commença :
— Ma mère est alcoolique. Je l’ai toujours connue ainsi depuis l’enfance. Elle était musicienne
auparavant, l’une des meilleures joueuses de bazouki de Grèce. Puis elle a rencontré mon père, s’est
mariée avec lui et l’a suivi ici, en Amérique. Je ne sais si elle a eu le mal du pays ou si rester à la
maison à nous élever, mes frères et moi, lui pesait, mais elle s’est mise à boire et n’a plus jamais
arrêté.
Elle avait les mains crispées. Il se rendait compte combien avouer tout cela lui était difficile.
— Elle n’en parle jamais, mais sa mère aussi buvait, je le sais. Mes frères et moi, nous avons
connu ses colères, ses moments de désespoir, mais aussi des périodes où elle ne buvait pas et où tout
semblait possible. Mais elle recommençait toujours. Mon père faisait tout son possible pour la
protéger, mais il était trop fier pour demander de l’aide.
Claudia plissa les lèvres et baissa la tête.
— Si je te raconte tout cela, ce n’est pas pour que tu t’apitoies, mais parce que je ne veux plus
qu’il y ait de secrets entre nous. Toute ma vie, j’ai eu peur de devenir comme elle, et je me suis
efforcée de ne rien reproduire de ce qu’elle était, de suivre un chemin qui n’ait rien de commun avec
le sien. Ce n’est qu’il y a quelques jours que je me suis rendu compte que, si je me refusais à vivre
l’expérience la plus extraordinaire, la plus épanouissante qu’une femme puisse connaître, c’était
parce que j’avais peur du genre de mère que je pourrais devenir.
Il s’avança et vit qu’elle pleurait.
Elle leva le visage vers lui.
— Leandro, j’ai cru un moment que j’étais enceinte, que j’allais avoir un enfant de toi. C’est
alors, seulement, que j’ai compris que c’était ce que je désirais profondément. Un enfant, toi, et tout
ce que tu avais voulu me donner. Je pensais que tout était fini entre nous, puis il y a eu ton coup de fil
à propos d’Alicia et Wes, et je me suis demandé…
Elle s’interrompit un instant pour essuyer ses larmes.
— Je me suis demandé si tu m’aimais encore. Encore assez pour me donner une seconde chance,
ajouta-t-elle d’une voix à peine audible.
Il était abasourdi. Il ne pouvait croire ce qu’il entendait, croire que tout ce dont il avait rêvé se
trouvait de nouveau à portée de sa main.
— Claudia ! s’exclama-t-il.
Il s’approcha, la souleva dans ses bras.
— Oh, Claudia ! répéta-t-il. Si tu savais combien j’ai pensé à toi, combien j’étais désespéré à
l’idée de t’avoir perdue ! Tu es la femme de ma vie, unique, irremplaçable. Je le sais. Je l’ai toujours
su.
— Il m’a fallu du temps pour comprendre, mais je t’aime, Leandro. Je veux vivre avec toi,
fonder une famille, faire partie de la tienne. Je veux tout ce que nous pourrons nous donner l’un à
l’autre.
— Oui, répondit-il simplement.
Et il l’embrassa.
Ses lèvres étaient douces, salées par les larmes, et il n’avait jamais rien goûté d’aussi délicieux.
Il referma la main sur sa nuque, et dès qu’il plongea la langue dans l’intimité de sa bouche, la magie
fut là, de nouveau. Leurs langues entamèrent une danse folle, se cherchant, se titillant, se provoquant.
Bouches unies, souffles mêlés, ils semblaient ne jamais pouvoir se rassasier l’un de l’autre.
Mais ce n’était pas suffisant.
— Viens, dit-il, prenant Claudia par la main.
Il l’entraîna dans le bois qui bordait la piste.
Le bosquet était touffu à cet endroit, et lorsqu’ils furent à l’abri de possibles regards indiscrets,
il la prit de nouveau dans ses bras et la souleva contre lui.
Il sentit un long frisson la parcourir lorsqu’il pressa son sexe en pleine érection contre ses
cuisses. Elle écarta les jambes, les referma autour de sa taille. Leurs bouches s’unirent de nouveau,
avides, tandis que leurs mains couraient, impatientes, écartant les vêtements, les dégrafant, les faisant
glisser. Claudia libéra son sexe, se hissa contre lui et le guida en elle.
Son gland la pénétra, écartant délicieusement ses lèvres intimes, et soudain, d’un seul coup de
reins, il fut en elle, profondément, de toute sa longueur. La sensation était si merveilleuse qu’il
chancela.
Il la plaqua alors contre un arbre et, la tête enfouie au creux de son cou, il laissa se déchaîner la
passion qui tenaillait ses reins.
Les yeux clos, elle haletait, cambrée, tandis qu’il plongeait en elle encore et encore, savourant la
douceur de sa chair qui se refermait sur lui, fourreau étroit autour de son pénis gonflé et dur. Elle
était à lui, intensément, et plus rien n’existait au monde que leurs deux corps soudés et ce besoin
primitif qui les jetait l’un vers l’autre.
Soudain, elle se tendit, cramponnée à ses épaules, puis elle jouit dans un long cri rauque, le
corps secoué de sensations.
A l’écoute, il attendit, sentant se répercuter en lui chaque palpitation de son plaisir. Alors, il lâcha
prise et jouit à son tour, planté en elle, parcouru de spasmes éperdus.
Eblouis, comblés, ils restèrent un instant soudés l’un à l’autre.
Ce fut Claudia qui réagit la première.
— Je t’aime, murmura-t-elle dans son cou.
Il sourit, glissa les mains dans ses cheveux et l’obligea à le regarder.
— Redis-le encore, je crois que je ne me lasserai jamais de l’entendre.
— Je crois que moi non plus, lança-t-elle, impertinente. Tu me l’as dit ?
— J’ai su dès l’instant où je t’ai rencontrée que les problèmes ne faisaient que commencer. Mais
j’ai toujours adoré relever les défis. Je t’aime, future madame Mandalor !
— Et moi, je…
Il ne lui laissa pas le temps de poursuivre. Déjà, ses lèvres se posaient sur les siennes, et il prit sa
bouche en un long baiser qui lui coupa le souffle.
— Et tu… Tu penses que je vais me contenter de paroles ? dit-elle dès qu’il libéra ses lèvres.
Il rit, et un instant plus tard, il roulait dans l’herbe avec elle.
Épilogue

Claudia prit une grande inspiration et sonna. Elle se sentait nerveuse, mais elle avait tenu à venir
seule.
Bientôt, la porte s’ouvrit.
— Je suis Claudia Dostis, dit-elle. Je viens voir Talia Dostis.
— Suivez-moi, dit l’infirmière.
Il fallut un petit moment pour accomplir toutes les formalités, le centre de désintoxication
observait des règles très strictes. Finalement, l’infirmière la conduisit jusqu’au jardin, à l’arrière de
la maison.
— Talia, vous avez de la visite, dit l’infirmière avant de se retirer.
Claudia regarda approcher sa mère, le pas lent mais déterminé. Elle était méconnaissable. Elle
avait repris du poids. Son visage était serein, son teint frais, son regard clair.
— Claudia, dit-elle.
Claudia hésita, Talia aussi, ne sachant si elles devaient s’embrasser. Finalement, elles joignirent
leurs mains.
— Viens, dit Talia. Je nous ai gardé une table.
Claudia suivit sa mère vers une table installée à l’ombre des chênes. Elles s’assirent l’une en face
de l’autre et restèrent un long moment à se regarder en silence, redécouvrant leurs visages.
— Tu as l’air bien, maman, dit finalement Claudia.
— Oui, mais le chemin sera long. Merci d’être venue. Je sais que tu as du mal à croire ce que tu
vois, je t’ai si souvent déçue.
— Je veux y croire.
Talia hocha la tête, les yeux brusquement emplis de larmes.
— Je t’ai fait venir parce que j’ai quelque chose à te dire. Tu as bien fait d’agir comme tu l’as
fait, de t’éloigner de moi. Je n’ai pas su réagir à l’époque, mais il ne s’est pas passé un seul jour sans
que je pense à ce que tu m’avais dit. Je me demandais comment tu allais, j’assaillais tes frères de
questions, je regardais ton feuilleton. Lorsque tu as reçu le prix, j’étais si fière de toi. Mais de quel
droit ? Qu’avais-je fait pour contribuer à ton succès ? Tu t’étais faite toute seule, malgré moi.
— Ce n’est pas vrai. Il y a eu beaucoup de bons moments.
Talia tendit les mains par-dessus la table. Claudia fit de même, mêlant ses doigts aux siens.
— Mes enfants sont ce que j’ai de plus précieux, et je n’ai pas su les assumer. Mais je ne laisserai
plus le passé prendre le dessus, je veux que tu le saches. Et je veux te remercier d’avoir eu le courage
de faire ce que tu as fait. Sans toi, je ne serais pas là aujourd’hui.
Claudia n’aurait su dire laquelle se leva la première, mais quelques secondes plus tard, elles
étaient dans les bras l’une de l’autre. Puis elles parlèrent, et les deux heures de visite autorisées furent
trop tôt envolées.
Un peu plus tard, alors qu’elle arrivait à la maion, elle vit Leandro sortir dès qu’il entendit la
voiture. Il ouvrit les bras, et elle s’y glissa, posa la tête contre son torse solide.
Cet homme l’avait sauvée d’elle-même, de ses peurs. Elle avait un foyer à elle, enfin. Elle se
sentait désormais capable d’affronter l’avenir à deux, de fonder cette famille qu’elle désirait tant.
— Merci, dit-elle.
Leandro glissa un doigt sous son menton et se pencha pour l’embrasser.
Le désir, aussitôt, l’embrasa tout entière, et elle le suivit à l’intérieur pour commencer ce qui
allait être une vie nouvelle.
TITRE ORIGINAL : HOT FOR HIM
Traduction française : CLAIRE NEYMON

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Audace® est une marque déposée d’Harlequin S.A.
© 2007, Small Cow Productions PTY Ltd.
© 2008, Traduction française : Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-6822-6

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Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.


1.

Joan Benetti poussa un soupir et regarda, avec un petit pincement d’envie, Veronica Archer-
Parker sortir en courant de la librairie pour se lover dans les bras de Jack, son mari, avec qui elle
s’apprêtait à s’envoler vers Paris pour profiter enfin de leur lune de miel après un an de mariage.
Le bonheur éclatant de Veronica, sa patronne, propriétaire de Chez Archer : livres rares et
manuscrits anciens, l’avait amenée à réfléchir à sa propre existence. La nuit dernière, en sirotant un
verre de vin tout en écoutant un CD de Nina Simone, elle avait décidé qu’il était temps de devenir un
peu plus sérieuse, de réfléchir à ce qu’elle voulait faire de sa vie professionnelle et personnelle. Elle
en était arrivée à la conclusion qu’à vingt-quatre ans elle voulait plus qu’un job de vendeuse à la
librairie, même si elle s’entendait à merveille avec Veronica qui était devenue une amie.
Et, sur un plan personnel, elle en avait assez de la superficialité engendrée par des rendez-vous
sans lendemain. Voilà des années qu’elle menait la vie typique d’une célibataire new-yorkaise, prenant
du bon temps, passant d’une relation masculine à une autre… Evidemment, elle n’avait pas l’intention
de renoncer aux hommes, il ne fallait quand même pas exagérer ! Si un jour elle rencontrait
quelqu’un qui soit suceptible de devenir l’homme de sa vie, elle lui ouvrirait grand sa porte. Mais elle
prendrait le temps de faire connaissance, avant de passer sous la couette. Peut-être se sentirait-elle
frustrée de temps en temps, mais, si c’était le prix à payer pour trouver l’homme avec qui elle
pourrait espérer fonder une famille, elle était prête à en faire le sacrifice…
Elle réprima un bâillement que surprit Veronica qui était rentrée dans la boutique, suspendue au
bras de Jack.
— Toi, je parie que tu n’as pas fermé l’œil de la nuit ! s’exclama-t-elle, l’air amusé. Allez,
raconte…
Joan écarquilla de grands yeux étonnés.
— Qu’est-ce que tu insinues ? J’étais seule.
— Ah bon ? Mais nous sommes samedi soir. Enfin, je veux dire… dimanche matin.
— Oui. Et alors ?
Joan avait conscience d’être sur la défensive, mais elle ne voulait pas avouer que, pour une fois,
au lieu de sortir, elle avait passé la nuit à lire et à réfléchir. Certes, elle n’avait passé qu’une nuit seule,
mais elle avait pris deux décisions importantes et c’était là l’essentiel.
Veronica haussa les épaules.
— J’ai cru que tu étais avec quelqu’un, c’est tout.
— Eh bien, non. J’ai fait relâche !
— Telle que je te connais, ce n’est pas pour longtemps ! répliqua Veronica avec un grand
sourire.
— Non, je t’assure, sortir avec des hommes, c’est fini. J’en ai fait le serment ! lança-t-elle d’un
trait, comme pour tester sa propre détermination.
— Tu en as fait le serment ? répéta Veronica, un brin ironique. Alors, comme ça, tu laisses
tomber les garçons ?
— Oui, mais il n’y a vraiment pas de quoi en faire une histoire.
Veronica haussa les épaules, l’air peu convaincu.
Joan leva le menton, déterminée.
— Si quelque chose de sérieux se présente, alors d’accord. Mais sortir à droite à gauche, c’est
terminé.
— Le taxi est arrivé, les interrompit Jack, pointant son doigt vers la porte. Je vais y transporter
nos bagages.
Veronica l’embrassa.
— J’arrive tout de suite, le temps de prendre mon manteau.
Avant de sortir, Jack se tourna vers Joan.
— J’ai demandé à Tyler de venir jeter un coup d’œil, de temps en temps. Pour s’assurer que tu
vas bien et que tu n’as pas de problème.
Joan sourit. Tyler Donovan était le partenaire de Jack à la Criminelle. Les deux hommes avaient
tendance à se montrer très protecteurs envers les femmes et Joan feignait d’en être agacée. Mais, au
fond, elle était émue que Jack se soucie de son bien-être.
— Merci, dit-elle.
Lorsqu’il fut sorti, Veronica la regarda.
— Tu es certaine que ça ira ?
Joan comprit alors que son amie ne parlait pas de sa vie personnelle, mais du fait qu’elle allait
s’occuper seule de la boutique.
— Bien sûr ! Ça fait quatre ans que je travaille ici, quand même !
— De toute façon, tu sais où nous joindre, en cas d’urgence.
— Tout ira bien, je t’assure.
Joan mordilla sa lèvre inférieure, se demandant si le moment était propice pour aborder la
question qui lui tenait à cœur.
— Veronica, dit-elle, se jetant à l’eau. Tu as toujours l’intention de… diminuer l’activité du
magasin ?
Veronica poussa un soupir.
— Oui. A moins de trouver un associé. Le problème, c’est qu’une librairie n’est pas un
investissement très rentable. On ne se bouscule pas à ma porte, je peux te le dire !
Veronica terminait une maîtrise de littérature et voulait enseigner. En outre, elle souhaitait passer
davantage de temps avec Jack. Ajoutées à la situation financière plutôt précaire de la librairie, ces
considérations l’incitaient à envisager de réduire les jours et les horaires d’ouverture.
Cette perspective n’arrangeait pas du tout Joan.
— Ça donnera quoi, alors ? Trois jours d’ouverture par semaine ?
— Oui, quelque chose comme ça, répondit Veronica. J’y réfléchirai à notre retour. Ne te fais
aucun souci, je ne réduirai les horaires que lorsque tu auras trouvé un autre travail pour compenser la
différence de salaire.
Joan ouvrait déjà la bouche pour lui dire qu’elle ne voulait pas d’un autre travail. Qu’elle voulait
devenir son associée et qu’elle était prête à travailler d’arrache-pied pour cela.
Mais, avant qu’elle ait eu le temps de dire un seul mot, un coup de Klaxon répété retentit dans la
rue.
— Il faut que je file, sinon nous allons manquer notre avion, dit Veronica. On en reparle à mon
retour, d’accord ?
— Bien sûr, répondit Joan, s’efforçant de ne pas montrer sa déception.
Veronica la serra dans ses bras.
— Occupe-toi bien de la librairie.
Joan acquiesça d’un signe de tête et l’accompagna jusque dans la rue. Elle regarda le taxi
s’éloigner, puis elle rentra dans le magasin. Elle était seule aux commandes pour quatre semaines.
C’était un sentiment grisant. Elle adorait cette boutique, l’odeur des vieux livres, les clients érudits…
Elle n’aimait rien plus que feuilleter les ouvrages qui remplissaient les étagères. Mais plus que
tout, elle aimait le rayon consacré aux livres érotiques. Lorsqu’elle était venue travailler pour
Veronica, elle ne connaissait rien à la littérature érotique. Elle ignorait tout de la valeur d’une édition
originale et plus encore du plaisir que pouvait procurer la simple lecture de mots suggestifs
imprimés sur une page. Veronica s’était spécialisée dans les ouvrages érotiques de l’époque
victorienne et elle disposait d’un éventail d’œuvres important, dont certaines dans des éditions rares,
très recherchées par les collectionneurs.
Pendant les heures creuses, Joan avait pris l’habitude de se plonger dans ces ouvrages,
découvrant une littérature qui titillait ses sens, poussant son imaginaire au-delà des limites habituelles,
vers des plaisirs plus osés. Ce n’était peut-être pas une réaction très professionnelle, mais elle ne
pouvait empêcher cette prose suggestive et parfois crue d’agir sur elle, faisant surgir les émotions les
plus vives et les plus débridées. Cette littérature avait le goût du fruit défendu et elle aimait s’y
plonger.
Joan se frotta les yeux en bâillant. Elle s’était levée très tôt — avant 6 heures du matin — pour
dire au revoir à Jack et Veronica. Heureusement, le dimanche était le jour de fermeture de la librairie.
Elle allait pouvoir remonter se coucher dans l’appartement de Veronica, situé au-dessus du magasin,
qu’elle occupait pendant son absence.
En réprimant un nouveau bâillement, elle parcourut du regard le rayon des ouvrages érotiques,
hésitant à emprunter pour la journée Les Plaisirs d’une jeune femme, le livre qu’elle aurait aimé
pouvoir s’offrir, sachant que cela ne serait jamais possible. Daté de la fin du XIXe siècle, en parfait
état et relié de cuir vert, il racontait les aventures érotiques d’une demoiselle sous la forme d’une
anthologie très intime et très personnelle, décrivant à la fois en mots et en illustrations les situations
les plus audacieuses qu’elle avait connues pendant son voyage de Paris à Londres. Son auteur avait
choisi l’anonymat, mais cela avait peu d’importance pour Joan. Les mots l’intéressaient davantage
que la personne qui les avait écrits.
Et quels mots ! Séducteurs et provocants. La lecture du récit faisait battre son pouls et frissonner
son corps avec autant d’intensité que l’eût fait la caresse d’un amant.
Elle secoua la tête : elle avait besoin de repos, pas de se perdre dans les brumes sulfureuses de la
prose érotique !
Pourtant, elle s’approcha de l’étagère, immobilisant sa main à quelques centimètres du volume
convoité. Elle passa le bout de sa langue sur ses lèvres tandis qu’elle laissait son doigt glisser le long
de la tranche du livre, savourant le grain du cuir et le contact soudain plus doux, plus lisse, du titre
imprimé en lettres d’or. Elle s’en empara, le cœur battant. Puis, les yeux clos, ses doigts caressèrent le
livre tandis que son esprit vagabondait. Elle s’imagina dans sa chambre à coucher à l’étage, se
glissant, nue, dans les draps frais. Et puis, lentement, très lentement, ouvrant le livre et s’immergeant
dans sa lecture.
Elle poussa un soupir, le corps soudain parcouru d’une onde de chaleur. Elle connaissait chaque
chapitre ; chaque phrase, chaque mot. Elle savait quels passages étaient écrits d’une plume alerte,
presque avec humour, et lesquels parlaient à son être tout entier, lui donnant soudain envie de caresser
ses seins, ses hanches, son ventre, de laisser ses doigts s’aventurer plus bas, plus bas encore…
Elle fut parcourue d’un frisson. Elle n’avait plus sommeil. Cette prose merveilleuse était la
distraction qu’il lui fallait.
Le livre serré contre elle, elle gagna l’escalier qui menait à l’étage et à sa chambre.
Un verre de vin, les notes feutrées d’une musique douce et Les Plaisirs d’une jeune femme : voilà
le paradis. Ou du moins, la version la plus proche du paradis qu’elle puisse atteindre par elle-même.

* * *

— Ah, pas mal du tout ! dit Leo, désignant à travers le bar enfumé, une rousse flamboyante en
tenue hyper moulante. Je suis certain que c’est une vraie tigresse au lit.
Bryce le regarda, les sourcils foncés, tout en faisant tourner son whisky dans son verre. Les
glaçons tintèrent. Il but une gorgée, dévisageant la jeune femme tandis que l’alcool laissait une traînée
brûlante dans sa gorge.
— Oui, pas mal, dit-il, sans grand enthousiasme.
— Qu’y a-t-il ? Ce n’est pas ton type ? demanda Leo.
— Je n’ai pas de type.
Si une femme retenait son attention, il était tout à fait disposé à passer un peu de temps avec elle.
Mais un type de femme ? Il n’en avait pas. D’ailleurs, il n’était pas à la recherche d’une relation
suivie. Il n’en avait ni le temps ni l’envie.
— Tu devrais songer à te fixer, poursuivit Leo. Ce serait très bon pour ton image.
— Et c’est le genre de femme avec laquelle tu me verrais m’installer ? demanda Bryce,
désignant la rousse du menton.
— Non. Elle, c’est le genre de femme avec laquelle on passe une nuit.
Bryce ne put s’empêcher de rire. On pouvait faire confiance à Leo pour aller droit au but. C’était
d’ailleurs ce qui faisait de lui un si bon avocat.
— En tout cas, réfléchis. Marjorie connaît beaucoup de jeunes femmes très sympathiques qui
rêveraient de faire de toi leur mari.
Bryce secoua la tête. Il n’avait pas l’intention d’épouser qui que ce soit ni de se laisser mettre le
grappin dessus. Et il ne disposait pas du temps nécessaire qu’une relation exige si on veut la
transformer en un mariage réussi.
Et d’ailleurs, s’il fallait en croire le mariage de ses parents, il doutait même que ce genre de
relation profonde existe. Il avait toujours cru leur union indestructible. Et pourtant, voilà dix ans, leur
vie apparemment idyllique avait sombré dans le chaos. Sa mère leur avait avoué tout à trac qu’elle
avait une liaison depuis pas mal de temps… Et elle était partie avec son amant. Bref, elle avait joué un
double jeu et personne ne s’était aperçu de rien.
Bryce n’avait pas l’intention de laisser l’histoire se répéter.
— Dis-moi, poursuivit Leo. Les médias parlent tous de ton offre de rachat de la Carpenter
Shipping. Trois cents emplois supprimés ! Cela va faire beaucoup de monde au chômage, quand
même. Ils s’accordent à dire que tu ne te préoccupes pas des petites gens.
Bryce passa une main dans ses cheveux.
— Je sais ce qu’ils disent, Leo. Je sais également ce qu’ils omettent de dire. Que, chaque fois que
je rachète une société et que je dégraisse, elle gagne au moins vingt pour cent en efficacité. Ça fait pas
mal d’argent dans la poche des investisseurs, non ?
Leo leva une main.
— Je sais.
Mais Bryce n’entendait pas en rester là.
— Et pourquoi la presse ne parle-t-elle jamais de ce que nous faisons pour aider les salariés qui
se retrouvent au chômage ? Personne ne parle des indemnités de licenciement confortables que nous
versons ni de tous ceux que nous avons aidés à retrouver un emploi.
Bryce comprit qu’il avait parlé de manière agressive, mais c’était plus fort que lui. Dans sa vie
professionnelle, personne ne lui avait fait de cadeau. Ce qu’il avait gagné, c’était à la force du poignet
et grâce à son intuition. Tout avait commencé alors qu’il n’était encore qu’un gamin de dix-neuf ans
gagnant sa vie sur les chantiers. Un jour, il avait repéré un bâtiment en ruine dans les entrepôts
d’Austin et avait tout de suite compris que c’était une affaire à fort potentiel. Il s’était alors épuisé en
heures supplémentaires pour pouvoir rassembler l’argent du premier versement.
Deux ans plus tard, il avait vendu le bâtiment entièrement réaménagé, à bon prix. Il avait
réinvesti les bénéfices, acheté d’autres terrains. Il avait fêté son premier million de dollars, neuf jours
exactement avant son vingt-cinquième anniversaire. Le petit gamin parti de rien avait fait son chemin.
Et depuis, Bryce n’avait plus arrêté. Aujourd’hui, la Worthington achetait et vendait des entreprises.
L’activité de Bryce consistait à trouver une société fabriquant un bon produit mais criblée de dettes.
Bryce l’achetait à bas prix, la remettait sur pied et la revendait ensuite, souvent aux employés qui,
finalement, se retrouvaient actionnaires d’une entreprise rapportant davantage que celle qu’ils avaient
connue.
— Je dis simplement que ton image serait plus sympathique, insista Leo, si tu avais une femme à
la maison et des gamins en train de jouer dans le jardin.
— Je te paie pour être mon avocat, Leo, rétorqua Bryce d’un ton sec. Pas mon gourou en
relations publiques et encore moins mon directeur de conscience.
— Ma femme me tanne depuis des années avec cette histoire de te trouver une gentille épouse.
— Qui a dit que je voulais quelqu’un de gentil ? rétorqua Bryce, décidé à pousser Leo dans ses
derniers retranchements. De plus, mon « image », comme tu dis, se porte très bien.
A trente-six ans, Bryce était l’un des célibataires les plus riches et les plus convoités d’Amérique.
Lorsque la presse n’était pas en train de clamer que sa dernière transaction représentait une menace
pour le monde civilisé, elle le courtisait pour son charme et son argent. Il avait déjà fait nombre de
couvertures de magazines et quelqu’un qui n’aurait pas été au courant l’aurait pris sans difficulté pour
une star de cinéma. Mais son seul lien avec cette industrie consistait à être sorti avec quelques beautés
du grand écran.
— Les investisseurs aiment la stabilité, dit Leo. Une maison, un foyer, et tout ce qui va avec. En
particulier dans la période économique que nous vivons.
— Les investisseurs aiment les bénéfices, répondit Bryce. En particulier dans la période
économique que nous vivons. Et c’est exactement ce que je leur procure.
Il planta son regard dans celui de Leo.
— Et je n’ai pas l’intention de me marier.
Leo leva les mains en signe de reddition.
— Comme il te plaira. Tu es un grand garçon.
Bryce acquiesça d’un signe de tête et vida d’un trait le reste de son verre.
— Je veux jeter un dernier coup d’œil aux documents concernant la transaction du New Jersey
avant la réunion de demain matin. Tu peux me les préparer pour 2 heures ?
Leo jeta un coup d’œil à sa montre et fronça les sourcils. L’espace d’une seconde, Bryce crut
qu’il allait se plaindre de ne pouvoir aller retrouver son épouse et sa famille. Mais il hocha la tête.
— Pas de problème. Nous pouvons même en profiter pour travailler sur le dossier Carpenter.
Avec la presse sur le dos et les employés qui menacent de nous attaquer en justice, je crains que tout
cela ne finisse par nous exploser à la figure.
— C’est ton travail de faire en sorte que ça n’arrive pas, rétorqua Bryce.
— Tu crois que je ne le sais pas ! Retournons au bureau. Jenny devrait avoir terminé les
modifications, ajouta-t-il, faisant référence à sa secrétaire. Nous pourrons vérifier tout ça en sirotant
un café.
Bryce secoua la tête.
— Toi, tu vérifies, je te paie pour cela. Je passerai à 2 heures pour voir les derniers détails avec
toi.
— Et que vas-tu faire en attendant ?
Bryce lui décocha un grand sourire et désigna du menton la jolie rousse.
— Travailler à soigner mon image, bien sûr !

* * *

La montre de Bryce se mit à sonner à 1 h 45 précises. La jolie rousse bougea contre lui. Sa
hanche effleura la sienne tandis qu’elle enfouissait sa tête sous l’oreiller. Il se glissa hors des draps,
prenant soin de ne pas la réveiller. Après tout, elle devait être épuisée. C’était une chic fille et il lui
était reconnaissant de ces quelques heures de distraction. Mais, à présent, le moment était venu de
penser de nouveau aux choses sérieuses.
Il trouva son boxer-short sur le sol, son pantalon posé sur le dossier d’une chaise, là où il l’avait
laissé, le pli impeccable. Il boutonna sa chemise, glissa sa cravate autour de son cou avant d’enfiler sa
veste. L’appartement de la jeune femme se trouvait à l’angle de la 54e Rue et de Broadway, pas très
loin du bureau de Leo. La nuit de septembre était douce et Bryce avait encore de l’énergie à dépenser.
Il marcherait jusqu’au bureau et se doucherait là-bas. Si tout était en ordre au niveau des papiers, peut-
être aurait-il même le temps de s’offrir une petite course sur le tapis de jogging avant que les
gladiateurs n’entrent dans l’arène pour la réunion de 9 heures.
A côté du lit, il y avait une rose dans un vase. Il la lui avait offerte en quittant le bar. Il la prit, la
posa sur l’oreiller à côté d’elle. Puis il se pencha et l’embrassa sur la joue.
Il sortit de l’appartement en refermant doucement la porte.

* * *

Ce fut la chaleur qui réveilla Joan. Une chaleur moite. L’air conditionné devait être une nouvelle
fois en panne. La barbe !
Ce problème mis à part, l’appartement de Veronica était vraiment plaisant. Une grande pièce, une
chambre, une très jolie cuisine et un plancher en chêne sur le sol. Mais Veronica l’avait mis en vente
et il lui faudrait le quitter dès qu’elle aurait trouvé un acheteur.
Peu enthousiaste à cette perspective et à celle plus immédiate de se lever, Joan poussa un
gémissement. Les Plaisirs d’une jeune femme se trouvait encore posé à côté d’elle, ouvert à la page
cent vingt-trois. Elle laissa son doigt glisser sur le papier et ferma les yeux, se souvenant de l’effet
qu’avaient eu sur son corps les mots troublants et délicieux, et les caresses qu’elle s’était prodiguées.
Elle s’étira tel un chat, tentée de rester au lit et de passer encore quelques heures merveilleuses en
compagnie du livre et de ses fantasmes.
Elle se tourna dans le lit, nue, s’efforçant de trouver un endroit frais dans les draps froissés. En
vain. De toute façon, c’était lundi et elle devait ouvrir la librairie dans quelques heures. Pourquoi ne
pas se lever même s’il était encore très tôt ?
Elle se redressa dans le lit, écarta de son visage les mèches qui s’y étaient collées, se leva et
gagna la cuisine. Elle ouvrit la fenêtre et resta là, immobile, laissant l’air frais caresser sa peau.
Son estomac gargouilla soudain. Elle avait faim. Elle inspecta le contenu du réfrigérateur. Il n’y
avait rien, hormis une canette de soda.
Le mieux à faire, c’était de se mettre au travail. En descendant tout de suite à la librairie, elle
aurait quatre heures devant elle avant l’ouverture. Car elle avait une tonne de travail. Veronica était
déjà partie depuis près de vingt-quatre heures, ce qui signifiait qu’il ne lui restait plus que vingt-neuf
jours pour mettre son plan à exécution.
Tout d’abord, le catalogue. La librairie en publiait deux par an, avec un numéro d’été plus
particulièrement consacré à la littérature érotique. L’année précédente, il avait obtenu un succès
important et Joan avait l’intention cette année de l’améliorer encore. Avec la connaissance de la
littérature érotique qu’elle possédait désormais, elle ne prévoyait pas de difficulté majeure.
La deuxième partie de son plan la préoccupait davantage. Elle voulait augmenter les ventes de
manière conséquente pour montrer à Veronica qu’elle avait toutes les qualités pour devenir son
associée. Elle dressa mentalement une liste de ses points forts et de ses points faibles. Même si elle
n’avait aucun diplôme après deux semestres passés à la fac, son enthousiasme et la connaissance du
métier qu’elle avait acquise au fil des années penchaient en sa faveur. Sans oublier sa facilité à
communiquer. Si un client entrait dans la librairie, elle parvenait généralement à lui faire acheter un
livre. Surtout les hommes.
En revanche, elle n’y connaissait rien en matière de gestion. Les comptes, le marketing, tout cela
la dépassait. Elle pouvait apprendre, bien entendu, mais il lui fallait apprendre vite. Tout en rédigeant
le catalogue et en faisant tourner la librairie… Un sacré challenge !
Elle se mit à chantonner pour éviter de penser que son plan ne suffirait peut-être pas à
convaincre Veronica qui préférerait prendre un autre associé ou réduire les heures d’ouverture au
point que Joan ne pourrait plus se permettre de travailler à la librairie. Une perspective insupportable.
Son travail la passionnait. Et elle adorait Veronica, qui lui avait fait confiance et donné sa chance
alors qu’elle n’avait que vingt ans et aucun diplôme.
Aujourd’hui, elle voulait davantage. Pour cela, elle devait prouver qu’elle était capable non
seulement de faire tourner la boutique, mais d’augmenter ses bénéfices.
Ce qu’il lui fallait, somme toute, c’était quelqu’un qui puisse répondre à ses questions les plus
élémentaires en matière de gestion, de comptabilité, de marketing… Un professeur, en quelque sorte,
qui l’aiguillerait dans la bonne direction. Où allait-elle trouver ce mentor ?
Elle se gratta la tête, pensive. Puis elle esquissa un sourire. Elle s’était toujours débrouillée dans
la vie. Il n’y avait pas de raison qu’elle ne trouve pas la bonne personne pour l’aider à devenir une
businesswoman.
La perle rare se trouvait certainement à portée de main. Il suffisait d’ouvrir les yeux.
2.

Installée dans l’arrière-boutique, Joan travaillait avec acharnement, concentrée sur les ouvrages
et gravures érotiques posés sur la table devant elle. Voilà plus de trois heures qu’elle sélectionnait les
documents qu’elle pensait inclure dans le catalogue. Elle avait bien avancé, mais la fatigue
commençait à se faire sentir. Elle étira son dos douloureux et poussa un soupir.
Ses doigts effleurèrent la gravure posée devant elle qui représentait une jeune femme en train de
se caresser intimement. Un homme, dissimulé dans l’ombre, l’observait, le regard brûlant de désir.
Tout en admirant la technique subtile de la gravure, Joan se demanda si l’artiste avait travaillé avec un
modèle, s’il s’était trouvé face à une jeune femme allongée sur un canapé, dans cette position
alanguie ?
Savait-elle que l’homme l’observait ? L’avait-elle vu ? Attendait-elle, impatiente, qu’il
s’approche, pose les mains sur ses seins, qu’il caresse son ventre et laisse ses doigts glisser jusqu’à
son sexe, la trouvant offerte, palpitante, excitée par les caresses qu’elle s’était prodiguées et les
fantasmes qui agitaient son esprit ?
Joan sentit un frisson parcourir son corps, comme si ce fantasme devenait soudain le sien.
C’était décidé ! Cette gravure devait figurer au catalogue.
Un petit sourire aux lèvres, elle se remit à l’ouvrage.

* * *

Bryce était fou de rage : il venait d’apprendre à l’aube que la société du New Jersey qu’il devait
racheter ce matin même venait de se faire épingler par le ministère de l’Environnement pour rejet de
déchets toxiques ! Comment l’équipe qu’il avait mise en charge du dossier avait-elle pu ne pas
s’apercevoir avant qu’une inspection était en cours ? Inutile de dire que ce n’était pas le genre
d’acquisition que son conseil d’administration allait approuver !
La réunion pour la signature du contrat avait été suspendue une demi-heure plus tôt, en attendant
de nouvelles informations. Il avait donc travaillé trente-six heures d’affilée — hormis l’intermède
avec la jolie rousse — à peaufiner les détails de cette transaction pour rien ! Et il se retrouvait coincé
à Manhattan à attendre. Bon sang !
Il passa une main nerveuse dans ses cheveux, regrettant l’époque où il n’attendait rien de
personne et où il savait le travail bien fait puisque c’était lui qui en était l’artisan. Et en cas de
problème, ce qui était rare, il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même. Aujourd’hui, il traitait avec des
comités, des conseils d’administration, des actionnaires. Il était beaucoup plus riche. Mais certains
jours, comme aujourd’hui, il en venait à se demander s’il éprouvait toujours autant de plaisir.
Il songea à sa grande maison d’Austin, perchée sur les collines surplombant le lac Travis. Il
songea au gazon lisse comme du velours, à la piscine. Et aux arbres. Mon Dieu, comme le
bruissement de la brise dans leur feuillage lui manquait ! Il aimait New York, sa vitalité, son énergie.
Mais il aimait encore davantage son Texas natal. Et il était profondément agacé de devoir s’attarder
en ville à cause du travail peu rigoureux de certains de ses employés. Il y avait maintenant une
semaine qu’il se trouvait à Manhattan, il avait l’impression d’être parti de chez lui depuis un mois.
L’air renfrogné, il jeta un coup d’œil à sa montre. Il n’était même pas 8 heures. Il décida de
sortir de son hôtel pour chasser sa frustration.
Dans la rue, la circulation était dense et le bruit des Klaxons s’intensifiait. Il se mit à marcher
sans but précis, droit devant lui. Comparé au Texas, New York n’était pas si grand et il ne craignait
pas de se perdre.
Au bout d’une heure de marche, loin des bruits familiers de Times Square et de Wall Street, il se
retrouva dans un quartier peuplé de maisons en brique, comme celles qui couvraient toute l’île avant
que les conglomérats ne s’y installent avec leurs gratte-ciel, bouleversant à jamais le paysage. Bryce
n’avait rien contre les gratte-ciel. Bien au contraire. Il en possédait trois. Mais il aimait ces vieilles
bâtisses qui témoignaient d’une époque et représentaient un pan de l’histoire des Etats-Unis.
Commerces ou habitations, elles racontaient une vie passée.
Il faisait déjà chaud et sa chemise lui collait à la peau. Il ôta sa veste, la jeta par-dessus son
épaule et ralentit le pas, prenant le temps d’observer les façades. Instinctivement, il se mit à calculer le
prix d’achat d’une de ces maisons, le coût des rénovations nécessaires, le bénéfice qu’il pourrait en
retirer en la revendant ensuite…
Soudain, il aperçut un petit panneau « appartement à vendre » dans la vitrine d’un magasin. Il
s’arrêta, reculant d’un pas pour observer l’ensemble du bâtiment. Quatre étages au charme fou, avec
des jardinières de fleurs aux deux derniers étages surmontant des balcons en fer forgé. Il s’approcha
et, sur la porte en verre sablé, il lut Chez Archer : livres rares et manuscrits anciens.
Bryce remit sa veste et poussa la porte, amusé, lorsqu’une clochette tinta, annonçant son entrée.
C’était charmant et suranné. Il réprima un sourire, s’attendant à l’arrivée imminente d’un petit
monsieur chauve, aux lunettes perchées sur le bout du nez. A la place, il vit surgir une jolie blonde
aux cheveux ébouriffés, moulée dans une minijupe noire et portant des lunettes couleur lavande et
trois boucles à l’oreille.
— Oh ! dit-elle, écarquillant ses grands yeux bleus.
Elle se tourna vers l’entrée, les sourcils froncés.
— Vous êtes entré par la porte ?
— Oui. C’est ce qui se fait, en général, non ?
Les joues de Joan rosirent soudain de façon tout à fait charmante et elle secoua la tête.
— Ma question est stupide, c’est vrai, dit-elle. C’est juste que le magasin n’ouvre qu’à 10 heures.
Je suis sortie de bonne heure acheter du pain. Je n’ai pas dû refermer à clé derrière moi.
— Non, c’est de ma faute, dit-il en se tournant vers la porte sur laquelle était accrochée une
ardoise indiquant les heures d’ouverture et de fermeture.
Il la montra du doigt.
— Vous avez raison, la librairie n’est pas ouverte puisque je peux voir le mot « Ouvert » à
l’intérieur !
Elle rit. Un rire léger, cristallin, qui dissipa les derniers vestiges de la mauvaise humeur qu’il
traînait avec lui depuis l’hôtel.
— Je… j’étais en train de travailler dans l’arrière-boutique.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Déjà 9 heures !
— Il est encore tôt pour beaucoup de gens.
Elle eut un petit haussement d’épaules.
— J’ai tellement à faire.
Bryce saisit l’allusion.
— Je ne veux pas vous déranger. Je reviendrai lorsque ce sera ouvert.
— Je vous en prie, restez.
Elle s’avança vers lui, la main tendue, et il sentit l’air vibrer entre eux.
— Vous ne me dérangez pas. J’ai toujours du temps pour m’occuper d’un client.
Elle lissa sa jupe et lui demanda :
— Que puis-je pour vous, monsieur…?
— Worthington, répondit Bryce. Bryce Worthington.
Elle n’eut pas de réaction et Bryce en remercia le ciel. Il s’attendait à ce que son nom la fasse
réagir. Apparemment, elle ne lisait ni les journaux économiques ni les magazines people… Il fut ravi
de demeurer anonyme.
— Et vous, je présume que vous êtes madame Archer ?
— Non, je m’appelle Joan Benetti.
— Benetti ? J’aurais pourtant juré que vous vous appeliez Archer.
— Pourquoi ?
Bryce désigna la porte du menton.
— Votre librairie a tout d’une petite entreprise familiale.
— Ah, oui, je comprends votre méprise. Archer est le nom de mon associée, et c’est son père
qui a fondé la librairie.
Joan s’étonna de la facilité avec laquelle elle venait de mentir. Mais, après tout, ce n’était qu’un
demi-mensonge, car c’était ce qu’elle avait bien l’intention de devenir, non ? Et puis, elle ne reverrait
probablement jamais l’inconnu qu’elle avait devant elle. Il n’y avait donc pas mort d’homme !
Elle redressa les épaules, offrit à Bryce son sourire le plus commercial avant de lui dire :
— Je vous laisse regarder à votre guise ou souhaitez-vous mon aide ?
Bryce s’éclaircit la voix. Il regrettait déjà de ne pas être un client. Il avait le sentiment que Joan
préférerait nettement l’entendre parler de livres plutôt que d’immobilier.
— En fait, confessa-t-il, je ne suis pas entré pour acheter un livre.
— Vraiment ?
Elle haussa les sourcils par-dessus ses lunettes lavande et un sourire effleura ses lèvres.
— Et pourquoi êtes-vous entré alors ? Vous ne me donnez pas l’impression d’être un
représentant de commerce prêt à essayer de me vendre une batterie de cuisine ou des savonnettes…
Bryce se mit à rire.
— Non. J’aimerais vous poser quelques questions concernant la maison. Peut-être pourrions-
nous en discuter autour d’un petit déjeuner ?
Bryce ignorait ce qui l’avait poussé à faire cette proposition. Simplement, la perspective de
passer un peu plus de temps avec cette jeune femme lui plaisait.
— Le café à l’angle est ouvert et il vous reste trois quarts d’heure avant l’ouverture de la
librairie.
Il la vit se mordre la lèvre inférieure, indécise.
— Alors ? insista-t-il. Qu’en dites-vous ?
Il ne put s’empêcher de laisser son regard s’attarder un instant sur la silhouette extrêmement
agréable qu’elle offrait et sur ses jolies jambes, au galbe parfait, gainées de noir. La jupe très courte
ne laissait guère de place à l’imagination et il s’efforça de détourner son regard avant qu’il ne grimpe
plus haut.
— On travaille mieux quand on a l’estomac plein ! Et puis il faut prendre soin de son corps.
— Croyez-moi, répondit-elle avec un sourire sensuel, je ne lui donne que ce qu’il y a de mieux.
Il croisa son regard et un désir soudain l’assaillit.
— Vous devriez m’accompagner, dit-il, le souffle un peu court.
Joan baissa les yeux pour laisser son regard remonter lentement le long du corps de Bryce. Il
ressentit ce geste comme une caresse intime et troublante. De toute évidence, elle l’évaluait. Et, pour
la première fois depuis des années, Bryce se surprit à douter. Serait-il à la hauteur de ses espérances ?
— Non, dit-elle très vite. Je suis désolée, je n’aurais pas dû… Je suis désolée.
Bryce n’était pas habitué à s’entendre dire non. Mais curieusement il ressentit que le vide laissé
par ce brusque rejet ne se résumait pas à une simple blessure d’ego.
— Il ne s’agit que d’un petit déjeuner, plaida-t-il.
Elle secoua la tête.
— Non, je ne crois pas.
Déclinait-elle l’offre ou sous-entendait-elle qu’il s’agissait plus que d’un simple repas ? Dans ce
cas, elle avait vu juste. Parce qu’en cet instant les pensées qui traversaient l’esprit de Bryce étaient loin
d’une tasse de café et d’un croissant.
Très, très loin.
— Si le petit déjeuner n’est plus à l’ordre du jour, soupira-t-il, j’imagine que je vais devoir aller
droit au but. Je suis entré à cause du panneau « A vendre ». Pouvez-vous me parler de l’appartement ?
— Pas vraiment, je le crains. La maison appartient à mon associée. Elle vend les deux
appartements et garde le magasin, c’est tout ce que je peux vous dire.
Bryce examinait l’intérieur de la boutique, très intéressé. Joan se souvint de la façon dont il
l’avait observée, un moment plus tôt, et un frisson délicieux la parcourut.
« Attention, ma fille ! »
Elle soupira intérieurement. Elle ne devait pas oublier la résolution qu’elle avait prise de ne plus
flirter avec le premier homme venu, même s’il la troublait et lui faisait battre le cœur comme jamais
aucun homme ne l’avait fait ! Car ce M. Worthington était positivement renversant. Des cheveux noir
de jais et d’incroyables yeux verts qui semblaient lire en elle comme dans un livre ouvert. Sans
compter cette façon qu’il avait de porter le costume comme une seconde peau. Elle en frissonna rien
que d’y penser. Et ses fesses ! elles touchaient à la perfection.
Elle devait rester professionnelle. Elle essuya les paumes de ses mains moites sur sa jupe et
sursauta lorsque Bryce s’adressa à elle :
— Croyez-vous que votre associée pourrait envisager de vendre le tout ?
— Je ne pense pas.
Il sourit, visiblement déçu.
— Peut-être pourriez-vous, néanmoins, me faire visiter les appartements ?
Joan sentit son pouls s’accélérer. La perspective de se retrouver seule avec lui, là-haut, était une
tentation qu’elle ne voulait pas affronter. Toutefois, Veronica ne lui pardonnerait jamais d’avoir
négligé un acheteur potentiel.
— J’ai un travail à terminer avant d’ouvrir la librairie, mais vous pouvez visiter par vous-
même. L’appartement du quatrième est vide. J’occupe celui du troisième, mais sentez-vous tout à fait
libre d’y jeter un coup d’œil, ajouta-t-elle en lui tendant les clés.
— Vous êtes sûre ?
— Absolument.
Il posa de nouveau sur elle ce regard intense, si troublant, et elle éprouva une sensation de
paralysie alors qu’autour d’elle tout allait trop vite. Son cœur battait à tout rompre. Elle avait envie
qu’il s’en aille, qu’il quitte au plus vite la pièce. Il avait déjà failli lui faire oublier ses résolutions.
Elle n’avait aucune envie de lui donner une seconde chance.
Finalement, il prit les clés et elle lui indiqua l’escalier intérieur qui conduisait aux appartements.
Dès qu’il eut disparu, elle poussa un soupir, se rendant compte alors qu’elle avait retenu son souffle.
« Pas question de faire du charme à cet homme-là, se rappela-t-elle tandis qu’elle se dirigeait
vers l’arrière-boutique. Concentre-toi, maintenant. »
Et c’est ce qu’elle fit. Elle s’immergea dans son travail pendant cinq bonnes minutes. C’est alors
qu’elle aperçut de nouveau la gravure. La femme transportée de plaisir… et l’homme qui la regardait.
Cela aurait pu être Bryce Worthington.
Joan sentit une onde de chaleur la parcourir. Elle bougea légèrement sur sa chaise, agitée,
assaillie par le désir. Elle l’imagina, descendant sans bruit l’escalier et se glissant dans la pièce pour
l’observer. Il serait là, dans l’ombre, le souffle suspendu, à la regarder. Et, tandis qu’il l’observerait,
elle se cambrerait sur sa chaise, les seins projetés en avant, effleurant sa gorge de ses doigts
tremblants. Une caresse innocente, certes, mais annonciatrice d’autres délices si… s’il se montrait à la
hauteur.
Il le serait, elle le savait.
Pour l’instant, il se contentait de l’observer. Et cela suffisait à l’exciter au plus haut point. Elle
sentait déjà son sexe devenir humide et palpiter, avide de caresses, d’attentions.
Lentement, très lentement, elle laissa ses doigts glisser vers ses seins, les caresser, puis
s’aventurer vers sa taille. Impatiente, elle tira sur son pull, le libéra de la ceinture de sa jupe tout en se
demandant ce que Bryce éprouvait en cet instant. Avait-il envie de la rejoindre, de la toucher, ou
préférait-il la regarder se donner du plaisir ?
Elle eut un petit gémissement et glissa les doigts sous sa jupe. Ils rencontrèrent la bordure de
dentelle élastique de son petit slip. Elle changea de position, soulevant les hanches, impatiente. Alors,
passant sa langue sur ses lèvres soudain sèches, elle pressa la main sur son sexe, sur le petit triangle
soyeux entre ses cuisses. Puis, du bout des doigts, elle effleura sa chair palpitante, humide et…
Elle ouvrit les yeux, reprenant brusquement pied dans la réalité. Bryce Worthington se trouvait
dans la maison, juste au-dessus d’elle. Il pouvait surgir à n’importe quel moment. Elle perdait
vraiment la tête.
Soudain, sur sa gauche, elle entendit un léger bruit de pas et quelqu’un s’éclaircit la gorge.
Elle se redressa aussitôt, très gênée, le cœur battant à tout rompre. Lorsqu’elle se retourna,
Bryce se trouvait là, dans l’encadrement de la porte, le regard sombre, une expression indéchiffrable
sur les traits.
Joan inspira, tremblante, se demandant soudain ce qu’elle avait fait, ce qu’il avait vu. Elle jeta un
coup d’œil vers sa taille, elle vit que son pull se trouvait bien sagement à sa place. Dieu merci, elle
n’avait vécu qu’un fantasme. Tout s’était passé dans sa tête.
— Vous avez fait vite, dit-elle, le souffle court. Alors, qu’en pensez-vous ?
Un sourire énigmatique effleura les lèvres de Bryce.
— C’est très agréable, non ?
Joan sentit ses joues s’empourprer. Parlait-il des appartements ou d’autre chose ? Elle n’osait
imaginer qu’il puisse l’avoir observée…
— C’est un bâtiment qui a un très grand potentiel, dit-il.
Elle se détendit. Un peu.
— Dommage qu’il ne soit pas entièrement à vendre.
— Je suis désolée que les appartements ne correspondent pas à ce que vous cherchez, dit-elle
très vite.
— Probablement pas, admit Bryce.
Son visage s’éclaira.
— Finalement, cela n’a pas beaucoup d’importance. J’étais entré pour me renseigner au sujet de
la vente. Mais, une fois à l’intérieur, j’ai trouvé quelque chose de beaucoup plus intéressant.
Il s’avança vers elle et Joan avala sa salive, le corps parcouru d’un frisson. Surprise, elle le vit
froncer les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, désignant la table du menton.
Joan baissa les yeux. Troublée, elle avait oublié que la table était recouverte de cartes postales et
de gravures érotiques, représentant des hommes et des femmes en proie à la passion.
— Je prépare un catalogue, expliqua Joan. Et notre numéro d’été est consacré en majeure partie
à l’érotisme.
— Vraiment ?
Il était intrigué. Joan endossa aussitôt son rôle de libraire face à un client entré pour acheter un
livre de littérature classique et qui repartirait avec un ouvrage nettement plus troublant.
Le regard de Bryce se porta de nouveau vers la table et il saisit l’un des dessins. Il représentait
deux jeunes femmes fort occupées à regarder l’homme allongé entre elles, sur le lit.
— Intéressant, dit-il, un petit sourire aux lèvres.
Joan sourit à son tour.
— Ah, les hommes ! C’est étrange comme ce genre de situation a le don d’attirer leur attention.
— Je ne suis pas particulièrement intéressé par deux femmes, répondit Bryce, plongeant son
regard dans le sien. Mais je n’aurais rien contre passer un peu de temps avec une seule, très
charmante…
C’était clairement une proposition, mais Joan l’ignora, déterminée à ne pas se laisser distraire.
— Vous y connaissez-vous en érotisme ? demanda-t-elle.
— Tout dépend, à vrai dire.
Un petit sourire se dessina au coin des lèvres de Bryce.
— J’ai ce que l’on peut appeler une expérience pratique du sujet. Si vous parlez de
connaissances livresques, alors là, je crains que non.
Leurs regards se croisèrent.
— J’ai sans doute besoin d’un professeur, ajouta-t-il, avec un sourire.
Ses paroles parurent à Joan douces comme du miel. Elle s’éclaircit la voix, troublée, retenant
avec peine l’envie de lui dire qu’elle se ferait une joie de l’initier.
Elle baissa très vite les yeux vers les gravures pour cacher son trouble.
— Elles sont fascinantes, n’est-ce pas ?
Il rit et elle leva aussitôt la tête, surprise.
— Vous aussi, répondit-il. Ce matin, vous avez été mon rayon de soleil.
Joan se sentit devenir toute rouge.
— Un rayon de soleil… Jamais personne ne m’avait dit cela.
— Vraiment ? Cela m’étonne.
Il reposa la gravure sur la table et la tapota du bout de l’index.
— Cela dit, je suis très sérieux. Je suis persuadé que vous pourriez m’apprendre beaucoup de
choses sur la littérature érotique.
Un sourire sensuel éclaira ses traits.
— Et moi, je crois que je pourrais vous apprendre quelques… choses également.
Joan n’en doutait pas un instant. Il y a deux jours encore, elle aurait volontiers joué les étudiantes
assidues. Mais aujourd’hui, ses priorités étaient autres.
Avant qu’elle ait eu le temps de le lui dire, le téléphone portable de Bryce se mit à sonner. Il fit la
grimace, le sortit de sa poche et vérifia l’identité de son interlocuteur.
— Je vous prie de m’excuser, dit-il, se détournant légèrement pour répondre.
— Worthington, j’écoute.
Joan l’observa avec attention. Avec elle, il était sûr de lui, amical, charmant. Avec son
interlocuteur, il émanait de lui une autorité indiscutable. Joan n’avait pas la moindre idée du métier
qu’il exerçait, mais c’était certainement un chef d’entreprise habitué à ce qu’on lui obéisse.
— Nom de nom, Leo ! Je pensais que tu avais la situation sous contrôle, disait Bryce.
Il y eut une pause, puis il reprit :
— Non, cela ne m’enchante pas. Mais si tu penses que c’est la meilleure voie…
Nouveau silence.
— Je te paie pour prendre ce genre de décision, alors cesse de tourner autour du pot et dis-moi
ce que tu préconises… Bon. Très bien. J’arrive.
Bryce referma son téléphone d’un geste sec.
— Les nouvelles n’ont pas l’air bonnes, dit Joan.
— Non, en effet, puisqu’il faut que je parte.
— Oh.
— Peut-être pourrais-je vous inviter à dîner ?
— A dîner ? répéta Joan, le fixant comme si elle ne comprenait pas.
Il sourit.
— Oui. Vous savez, ce rituel au cours duquel les gens s’alimentent tout en trouvant un certain
plaisir à le faire en la compagnie des autres.
Joan se mit à rire.
— Oui, merci. Je sais de quoi il s’agit.
— Ce soir, alors ?
Une petite sonnette d’alarme retentit aussitôt dans sa tête. Elle devait refuser, elle le savait. Mais
accepter une invitation n’allait pas à l’encontre de ses résolutions, si ?
Elle serra soudain les poings, pestant contre sa faiblesse. Qui croyait-elle convaincre avec des
arguments aussi légers ? Cet homme était beaucoup trop sexy et, si elle sortait dîner avec lui et buvait
un peu de vin, ses résolutions fondraient comme neige au soleil, elle était prête à en prendre le pari.
— Je suis désolée, commença-t-elle. Mais je…
— C’est que je trouve tout cela passionnant, la coupa-t-il, désignant les gravures, car je suis
collectionneur.
Joan fronça les sourcils.
— Vraiment ?
— Pas d’ouvrages érotiques. Mais vous m’avez donné l’envie d’explorer de nouveaux
territoires.
— Vous m’en voyez ravie, dit Joan, son attitude professionnelle reprenant le dessus, consciente
qu’elle pourrait peut-être effectuer une belle vente.
— Vous pourriez sélectionner deux ou trois ouvrages indispensables pour une collection digne
de ce nom, et les apporter avec vous ce soir. Nous profiterions du dîner pour discuter de mes
nouvelles acquisitions.
— Oui… certainement, bredouilla Joan.
La tête lui tournait. Elle avait beau se dire que dîner avec cet homme comportait des risques, sa
résolution de faire augmenter conséquemment le chiffre d’affaires de la librairie prit le dessus. Il
songeait sérieusement à acheter trois éditions originales… Elle fit un rapide calcul dans sa tête et lui
sourit.
— Ce dîner me paraît une excellente idée, mais je ne ferme la librairie qu’à 20 heures.
— Pas de problème, rendez-vous à 21 heures.
Il la regarda et Joan se rendit compte qu’il était prêt à tout, même à dîner à minuit, pour qu’elle
accepte son invitation.
Il fronça les sourcils et reprit :
— En fait, que diriez-vous d’apporter la facture avec les trois volumes ? Je suis certain que
votre choix me conviendra. Je vous ferai un chèque.
— Ah ! J’aime les hommes qui prennent les choses en main…, dit-elle, radieuse.
C’était une remarque pour le moins ambiguë, mais elle ne s’en rendit même pas compte. En cet
instant, elle ne songeait qu’à la perspective de réaliser une vente majeure.
— Dans ce cas, je devrais vous convenir parfaitement, conclut Bryce avec un demi-sourire.
Il sortit une carte de sa poche et y inscrivit quelques mots.
— Je séjourne à l’hôtel Monteleone. Vous voyez où il se trouve ?
Joan acquiesça d’un signe de tête. Tout le monde à New York connaissait le luxueux hôtel de la
Cinquième Avenue.
— Il dispose d’un restaurant excellent, Talon. Cela vous convient ?
— Oui, bien sûr.
Chez Talon, mazette ! Joan se retint de sauter de joie. C’était exactement le genre d’endroit où
elle rêvait d’aller, en sachant qu’elle n’aurait jamais eu les moyens d’y dîner.
Elle prit la carte que Bryce lui tendait. Un petit rectangle lisse et doux. Au dos, il avait inscrit :
« Talon, dîner à 21 heures ». Le recto ne comportait aucun renseignement d’ordre professionnel. Seul
son nom et un numéro de portable y figuraient, comme si c’était là tout ce dont elle avait besoin.
— Le rendez-vous est pris, alors, dit-il. Un peu de vin, une touche de littérature, une pointe
d’érotisme.
Il plongea son regard dans le sien.
— Cela vous convient-il comme programme ?
Joan avala sa salive, la gorge sèche, brusquement. Bryce Worthington n’était pas le genre
d’homme auquel on avait envie de dire non. D’ailleurs, son corps tout entier hurlait oui. Mais elle
avait bien l’intention de s’en tenir à ses résolutions.
— Alors, Joan, insista-t-il. Vous êtes partante ?
Elle acquiesça d’un bref signe de tête. Un geste sobre, posé, comme s’il était dans ses habitudes
de venir présenter des livres érotiques à un homme qui lui mettait les sens en émoi. Mais ce qu’elle
éprouvait n’avait aucune importance. Parce que ce rendez-vous était un rendez-vous d’affaires, point
final. Il ne se passerait rien d’autre.
Rien du tout, elle s’en faisait le serment.

* * *

Un collectionneur ? Bryce sourit en se glissant sur la banquette du taxi qu’il venait de héler.
— Je vous conduis où ? demanda le chauffeur.
Il donna l’adresse du bureau de Leo. Puis il se cala contre le siège de vinyle usé, songeant au
mensonge qu’il avait proféré. Il ne possédait qu’une seule édition originale d’un livre de Tim Clancy,
héritée de son père, qui avait de la valeur, certes. Mais là se limitaient ses biens en la matière.
Il ne se sentait pas le moins du monde coupable d’avoir menti. En redescendant l’escalier après
avoir visité les appartements, il avait surpris l’expression sur le visage de Joan, dans l’arrière-
boutique. Une expression d’extase, comme si elle se trouvait perdue dans des pensées aussi érotiques
que les gravures disposées devant elle sur la table.
Bryce avait observé la légère coloration qui était apparue sur ses pommettes et ses doigts,
immobiles, posés sur sa gorge. Il avait alors imaginé les siens s’aventurer sur sa peau satinée,
descendre là où la chair est la plus douce, la plus tendre…
C’est à ce moment précis qu’il avait décidé de lui demander de passer la soirée avec lui. Joan
avait d’abord semblé très réticente quand il avait parlé de rendez-vous. Pourtant, il avait bien senti
qu’il se passait quelque chose entre eux. Heureusement, le beau mensonge qu’il avait concocté l’avait
convaincue. Et, si tout se passait bien, elle se retrouverait dans ses bras. Sinon, il se retrouverait
propriétaire de quelques belles éditions originales.
La littérature érotique n’avait jamais fait partie de ses centres d’intérêt, mais il n’était pas arrivé
où il en était en tournant le dos aux expériences nouvelles ! A première vue, Joan Benetti semblait
experte en la matière. Peut-être consentirait-elle à l’initier ? Et si les leçons comportaient des travaux
pratiques, eh bien, cela n’en serait que mieux !
Il sentit son sexe réagir et il secoua la tête, étonné de l’intensité du désir qu’elle lui inspirait.
Cela tombait bien, car l’invitation de Suki, une amie de longue date, avait été reportée. Amis
depuis des années, ils n’avaient jamais été attirés l’un par l’autre, en dépit des rumeurs que la presse
s’entêtait à faire courir.
3.

Cinq ans. Voilà cinq ans qu’il était privé d’Emily. Cinq longues années de solitude.
Clive sentit sa gorge se nouer, comme chaque fois qu’il pensait à elle. Sa douce Emily. Sa
précieuse Emily.
Elle n’avait pas mérité de mourir.
Aujourd’hui encore, il se souvenait d’elle le jour de leur mariage. De ses yeux pleins de vie, de
ses magnifiques cheveux sombres formant un contraste saisissant avec la blancheur immaculée de sa
robe.
Son Emily chérie. Son amour.
Lentement, Clive se pencha et tira la vieille valise de sous le lit, remarquant au passage la
moquette usée et tachée. Voilà à quoi il en était réduit. A vivre dans des chambres d’hôtel minables,
qui ne devaient jamais connaître le désinfectant. Mais il n’avait pas le choix. Les motels dans lesquels
il s’arrêtait, sur la route qui le conduisait de la Californie au New Jersey, étaient bon marché. Ce qui
signifiait que les employés se moquaient éperdument d’être payés en liquide et de l’identité de celui
qui louait la chambre. Et c’était exactement ce que Clive voulait. Etre invisible. C’était la condition
indispensable pour mettre son plan à exécution.
Lentement, presque révérencieusement, il ouvrit les serrures, souleva le couvercle. Puis il écarta
le pyjama de flanelle et il les vit, là, nichés dans le tissu, achetés tout spécialement pour l’occasion. Le
fusil et le revolver.
Il sentit soudain le sang battre plus fort dans ses veines. L’échéance approchait. Bientôt, très
bientôt, cette ordure de Bryce Worthington allait payer.

* * *

— Bryce Worthington ? Le Bryce Worthington ? C’est avec lui que tu sors ce soir ? s’exclama
Kathy.
La jeune fille brandissait son crayon avec enthousiasme sous le nez de Joan qui recula, craignant
d’être embrochée.
— Je suppose, oui, répondit cette dernière. Je sors bien avec un Bryce Worthington. Pourquoi ?
Qui est-ce ?
— Tu ne le sais pas ?
Kathy secoua la tête, éberluée. Etudiante en première année de littérature à l’université, elle
travaillait à mi-temps à la librairie.
— Je ne peux pas le croire !
Joan poussa un soupir.
— Je t’assure que j’ignore totalement qui il est.
La jeune fille leva les yeux au ciel, l’air désespéré.
— Un millionnaire. Un millionnaire célibataire. C’est le prototype du self-made man. Il vit au
Texas.
— Ah, bon ? répondit Joan.
— Non, sérieusement, tu n’as jamais entendu parler de lui ? insista Kathy, toujours aussi
incrédule.
— Non, vraiment, répondit Joan, une pointe de défi dans la voix.
Kathy se contenta de secouer la tête.
— Qu’y a-t-il ? demanda Joan, certaine qu’elle allait avoir affaire à une diatribe sur la nécessité
de se tenir au courant des faits de ce monde.
— C’est que je ne voudrais pas te voir souffrir, dit Kathy.
Malgré ses cheveux fuchsia relevés en queue-de-cheval, son jean moulant et son petit haut rose
fluo, elle affichait le sérieux d’une mère désapprouvant la sortie de sa fille avec un garçon !
Joan se mit à rire.
— Je ne risque rien. Il s’agit d’un rendez-vous purement professionnel. Je ne le rencontre que
pour lui apporter quelques éditions originales.
— Hum, dit Kathy, visiblement peu convaincue.
— Allons, que vas-tu imaginer ? Nous dînons, c’est tout. Deux adultes peuvent fort bien dîner
ensemble sans pour autant se retrouver au lit.
Kathy fronça les sourcils.
— Et où dînez-vous ?
— Chez Talon, annonça Joan.
— Ah ! dit Kathy d’un air entendu.
— Quoi donc ?
— Il habite la suite au dernier étage de l’hôtel. Il a probablement en tête de t’y emmener faire un
petit tour après t’avoir grisée avec du bon vin.
— Comment sais-tu où il habite ?
— Par Angela, répondit Kathy, faisant référence à sa sœur.
Joan se souvint qu’Angela travaillait à l’hôtel Monteleone.
— Il passe commande au restaurant et c’est elle qui lui monte son repas. La suite est tellement
grande qu’elle ne l’a jamais vu. Elle se contente de poser le plateau dans le salon. Mais elle dit que ça
vaut la peine parce qu’il lui laisse des pourboires astronomiques.
— Tiens, tu vois ? C’est un homme charmant.
Kathy eut un petit rire moqueur.
— Allons, Kathy, où est le problème ? Il veut acquérir quelques livres et en savoir un peu plus
sur la littérature érotique.
— Oh, Joanie…
Kathy secoua la tête et s’empara d’une pile d’ouvrages qu’elle venait d’inventorier. Avant de se
diriger vers les rayonnages, elle jeta à Joan un regard qui disait clairement : « quelle créature naïve tu
fais ».
Joan pinça les lèvres. Kathy n’avait que dix-huit ans. Aussi trouvait-elle son ton protecteur un
peu agaçant.
— Quoi encore ? lança-t-elle, incapable de masquer son exaspération.
— C’est un séducteur, dit Kathy. La semaine dernière, on l’a vu en compagnie d’un top model et,
la semaine d’avant, il était avec une nana B.C.B.G. dans un gala de bienfaisance.
Joan passa une main dans ses cheveux.
— Et alors ? Le but de ce dîner, c’est de parler littérature.
Ce qui était absolument vrai. Mais, curieusement, elle ne pouvait s’empêcher d’être chagrinée à
l’éventualité de n’être qu’un numéro sur une longue liste de conquêtes féminines… Elle chassa
aussitôt cette pensée, consciente du ridicule de son attitude. Il ne s’agissait que d’un dîner d’affaires,
pas d’un rendez-vous amoureux.
Et c’est alors qu’elle prit conscience que ce dîner avec Bryce Worthington pouvait représenter,
outre la possibilité de faire rentrer de l’argent dans les comptes de la librairie, l’occasion de se
perfectionner en matière de gestion. Si, les infos de Kathy étaient exactes, ce devait être un vrai pro du
business…
Peut-être parviendrait-elle à le convaincre de lui donner des cours d’économie. Elle espérait
seulement que le prix en échange ne l’obligerait pas à rompre une promesse pour en satisfaire une
autre, même si son être tout entier en mourait d’envie !

* * *

Clive tendit les bras devant lui, les muscles de son torse crispés tandis qu’il fléchissait sur ses
jambes, lentement. Inspirer, expirer. Le tout était de rester calme.
Il fit cinq séries de dix flexions. Pas une fois il ne perdit l’équilibre. Il était prêt. Il était calme. Il
contrôlait la situation.
Lentement, il se redressa.
— Ce soir, mon Emily. Ce soir, ce salaud va mourir.
Il ferma les yeux, récitant une prière silencieuse pour le succès de sa mission : éliminer
Worthington. Un être vil, assoiffé d’argent, qui se moquait de tout et de tous et ne songeait qu’à sa
réussite personnelle.
C’était à cause de Worthington que sa belle Emily était morte. Bien sûr, ce n’était pas
Worthington qui avait provoqué son cancer, mais c’était lui qui l’avait tuée. En le licenciant, il les
avait privés d’une assurance-maladie. Il les avait aussi privés de revenus. Et, pour finir, sa belle et
fragile Emily n’avait plus eu le courage de se battre. Elle était morte. Elle l’avait laissé seul.
D’après les journaux, Worthington avait gagné une fortune sur ce coup-là. Et maintenant, il était
question du rachat d’une société de transports avec trois cents licenciements à la clef. Les affaires, il
appelait ça les affaires.
L’ordure.
Il avait fait fortune ? Eh bien, maintenant, l’heure était venue de payer le prix. Et il allait le payer
de sa vie.
Comme Emily.

* * *

Bryce jeta un coup d’œil à sa montre. Il fronça les sourcils et perdit le fil de ce qui se disait. Pas
étonnant, compte tenu du nombre hallucinant de questions auxquelles il avait dû répondre depuis le
début de cette absurde et interminable déposition.
Il leva la main et se tourna vers Leo.
— Pourrions-nous faire une courte pause ?
— Pause ? dit Leo à l’avocat de la Carpenter Shipping, un gamin au visage couvert de taches de
rousseur, probablement frais émoulu de l’université.
C’était censé être une question, mais le ton ne laissait guère place à la contradiction.
Le jeune avocat acquiesça et eut un geste de la main tel un roi accordant une faveur à l’un de ses
sujets.
Bryce repoussa sa chaise et quitta la salle de conférences, Leo sur ses talons.
— Il faut que j’y aille, dit-il, dès que la porte se fut refermée sur eux. Ça dure depuis des heures
sans qu’on avance d’un pouce. J’ai mieux à faire de mon temps.
Leo passa une main dans ses cheveux, mal à l’aise. Les actionnaires de la Carpenter Shipping
s’étaient alloué les services d’un avocat, une grosse pointure, et avaient obtenu la suspension
temporaire du rachat. Soucieux de conclure l’affaire sans perdre trop de temps, Leo avait proposé
que Bryce dépose sous serment sur ses intentions concernant le rachat de l’entreprise.
Bryce avait accepté. Mais sa patience était à bout.
— Il ne s’intéresse même pas à la vente, dit-il, faisant allusion à l’avocat. Il cherche la petite bête
et nous perdons du temps.
Leo acquiesça.
— Je sais. Il est tout nouveau dans le métier. Jusqu’ici, toutefois, il n’est rien parvenu à prouver.
Il n’y a donc aucune raison pour que la suspension temporaire devienne définitive. Mais, si tu pars, il
dira au juge qu’il n’a pas été en mesure de tout vérifier.
Leo eut un haussement d’épaules.
— Il devrait y en avoir pour une heure. Grand maximum.
Bryce hocha la tête. Tout cela l’agaçait, mais il savait que son avocat avait raison.
— Très bien. Mais j’avais un rendez-vous prévu pour ce soir. Laisse-moi le temps de passer un
coup de fil.
Dès que Leo eut regagné la salle de conférences, Bryce sortit son portable et appela le
restaurant. Le maître d’hôtel promit de transmettre le message à Joan qu’il était retenu et qu’il
l’appellerait sans faute demain.
Il détestait devoir renoncer à cette soirée, mais il savait que l’avocat pouvait en avoir pour une
heure, comme pour deux ou trois. Et Bryce voulait en finir ce soir. Il espérait seulement que Joan ne
lui en voudrait pas trop et qu’elle serait libre demain.
Il éteignit son portable et regagna la salle où l’attendait un jeune blanc-bec d’avocat qui allait
voir de quel bois il se chauffait !

* * *

L’hôtesse avait installé Joan à la table bien que Bryce ne soit pas encore arrivé. Mais Joan
regrettait à présent de ne pas avoir choisi d’attendre au bar. Elle se sentait horriblement intimidée,
assise, seule, à cette table. C’était la première fois qu’elle ne se sentait vraiment pas à sa place.
Pour dissiper cette impression désagréable, elle jeta un coup d’œil aux ouvrages qu’elle avait
apportés. Elle avait sélectionné plusieurs volumes de façon à ce que Bryce ait le choix. La plupart
étaient des œuvres connues, indispensables dans toute collection érotique sérieuse. Et puis elle avait
apporté Les Plaisirs d’une jeune femme. Son livre préféré.
Elle but une nouvelle gorgée de vin et grignota un petit-four salé pour contrebalancer l’effet de
l’alcool qu’elle sentait déjà lui monter à la tête. Elle en était à son second verre. Une erreur, de toute
évidence, mais cette attente lui était pénible. Pour la énième fois, elle consulta sa montre. 21 h 20. Elle
attrapa son portable, consulta ses messages. C’était ridicule puisqu’elle n’avait pas donné son numéro
à Bryce. En revanche, elle possédait le sien.
Elle hésita. Mais, finalement, elle décida qu’une petite blessure à son orgueil valait mieux que de
rester là, à boire et à l’attendre. Elle composa le numéro. Le téléphone sonna, et se mit finalement sur
répondeur.
Elle raccrocha, sans laisser de message. Que lui aurait-elle dit, de toute façon ? « Où êtes-
vous ? » C’était ridicule. Elle allait attendre cinq minutes, puis elle rappellerait.
Au bout de quatre minutes, le maître d’hôtel s’approcha de sa table.
— Mademoiselle Benetti ?
— Oui ?
— M. Worthington regrette, mais il est retenu et ne sera pas en mesure de vous rejoindre ce soir.
— Je vois, dit Joan, la gorge serrée, songeant aux paroles prémonitoires de Kathy.
— Souhaitez-vous commander ? M. Worthington désire que vous preniez ce qui vous fait plaisir.
A ses frais, bien entendu.
— Bien entendu, répéta Joan, la bouche sèche. Merci, ajouta-t-elle, secouant la tête. Je me
contenterai de terminer mon verre.
Elle sourit au serveur, feignant d’être habituée à ces changements d’emploi du temps
intempestifs. Mais, dès qu’il eut tourné les talons, elle sortit quelques billets de son portefeuille et les
jeta sur la table. Puis, avec autant de dignité qu’elle le put, elle quitta ce lieu branché, luxueux, mais
tellement sinistre et prit un taxi pour rentrer à l’appartement de Veronica.

* * *

— Mais que fais-tu là, Kathy ? demanda Joan en entrant dans la librairie.
Elle ne s’attendait pas à la retrouver, calée dans le fauteuil de cuir, un livre sur les genoux
à 22 heures passées. Pour la première fois, elle lui avait confié la clé avec pour consigne de fermer
soigneusement.
Kathy haussa les épaules, l’air gêné.
— Ma colocataire recevait son petit ami et je n’avais pas envie d’aller dans un bar.
Compréhensive, Joan hocha la tête.
Kathy pencha la tête sur le côté pour la regarder et ferma brusquement son livre.
— Ce n’est pas vrai.
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? demanda Joan, surprise.
— Cette histoire de petit ami. Je pouvais parfaitement rentrer chez moi…
— Que se passe-t-il ?
Kathy poussa un soupir et s’aida des accoudoirs pour s’extraire du fauteuil. Elle se dirigea vers
le comptoir, à pas lents, réticente.
— Ce soir, je suis allée chez ma coiffeuse et j’ai commencé à lire un article sur la chirurgie
esthétique pendant que j’attendais.
Elle s’empara d’un magazine et Joan se demanda où elle voulait en venir.
— Oui. Et alors ?
— Je n’avais pas terminé l’article, alors Leona, ma coiffeuse, m’a prêté le magazine. Et, en le
feuilletant, eh bien… Regarde toi-même.
Elle tendit le magazine à Joan, pointant du doigt une série de photos. Cette dernière regarda la
double page et sentit sa gorge se serrer.
— Oh, le fumier ! murmura-t-elle.
— Je suis désolée, dit Kathy. Dès que j’ai lu l’article, j’ai su que tu rentrerais de bonne heure et
j’ai voulu t’attendre.
Joan fit la grimace. L’article, ou plus exactement la série de photos à laquelle il se résumait,
montrait Bryce avec un mannequin, visiblement connue dans le monde de la mode sous le nom de
Suki. D’après la légende, Bryce et Suki projetaient d’assister à l’inauguration d’une nouvelle galerie,
à Soho. Une inauguration qui avait lieu ce soir.
Et elle qui le croyait retenu par son travail…
— Je savais que c’était un séducteur, dit Kathy. Mais je n’aurais jamais pensé qu’il s’amusait à ce
genre de double jeu.
Elle fit la grimace.
— Je suis vraiment désolée, Joan.
— De toute façon, je m’en fiche. C’est un moins-que-rien et je n’ai aucune envie de sortir avec
un moins-que-rien !
Kathy leva un sourcil étonné.
— Je croyais qu’il s’agissait d’un repas d’affaires.
— Quoi qu’il en soit, c’était une perte de temps, rétorqua Joan, agacée de se surprendre à songer
à Bryce Worthington autrement qu’en termes de travail.
Kathy fit la grimace et baissa les yeux vers le sac de Joan.
— Il t’a menée en bateau avec cette histoire de t’acheter des ouvrages. Ça, c’est vraiment
lamentable !
— Tu sais, j’ai presque envie de débouler dans cette galerie et de l’obliger à m’acheter mes
livres, lança Joan.
Maintenant qu’elle avait ouvert les vannes de la colère, elle se sentait le visage en feu. Elle se mit
à arpenter la pièce de long en large.
— Comment ose-t-il me faire perdre mon temps ainsi ? Pour qui se prend-il ?
Kathy hocha vigoureusement la tête.
— Il mériterait que tu le fasses. Mais tu ne parviendras pas à l’approcher. Pas un jour de
vernissage. C’est sur invitation uniquement.
Joan fronça les sourcils. Kathy avait raison.
— Alors, que faire ? L’attendre à la sortie de la galerie ?
Kathy ne réagit pas tout de suite. Puis un sourire effleura lentement ses lèvres.
— Que dirais-tu plutôt de l’attendre carrément dans son salon, lorsqu’il rentrera de sa petite
escapade avec Suki ?
Joan battit des mains.
— Oh oui, ce serait génial !
Elle imaginait déjà la scène : allongée sur le canapé, les ouvrages érotiques disposés devant elle,
sur la table basse. Il entrerait, le super mannequin pendue à son bras. Alors, elle le toiserait et dirait :
« Cher Bryce, auriez-vous oublié notre affaire ? »
Elle secoua la tête, chassant aussitôt cette vision de son esprit.
— Dommage que je ne puisse pas le faire…
Joan savait parfaitement qu’elle ne pouvait en aucune façon pénétrer dans la suite de Bryce
Worthington.
— Et pourquoi non ? demanda soudain Kathy.
Joan la regarda, étonnée.
— Dois-je te rappeler qu’Angie travaille au Monteleone, là où se trouve la suite où réside Bryce
Worthington.
Un sourire illumina le visage de Joan.
— Alors, qu’en dis-tu ? Ça te ferait plaisir de rendre une petite visite à ton millionnaire ?
C’était une idée téméraire, dangereuse, et à vrai dire un peu folle, mais Joan n’hésita pas une
seconde.
— Et comment !
4.

Lorsque Bryce regagna sa suite, il était épuisé. Il venait de passer huit heures à répondre aux
questions idiotes d’un avocat qui faisait du zèle. Il n’avait plus qu’une envie : prendre une bonne
douche, se faire monter un verre de vin, et se mettre au lit avec le Wall Street Journal.
En pénétrant dans le salon, il ôta sa cravate et la jeta sur le canapé. Ce n’est qu’en pensant à Joan
qu’il retrouva un peu d’énergie. Il aurait bien aimé la joindre ce soir. Malheureusement, il n’avait pas
son numéro de téléphone. Il attrapa son portable et appela la réception afin d’obtenir le numéro de la
librairie. On lui passa bientôt la communication. La boutique était sur répondeur et la bande récita
sagement toutes les informations : adresse et horaires d’ouverture. Personne ne décrocha et il n’y
avait pas de possibilité de laisser un message.
Nom de nom !
Bryce raccrocha. C’est alors qu’il se rendit compte que l’écran de son portable lui signalait qu’il
avait reçu un appel à 21 h 15. Fébrile, il pianota à la recherche de l’identité du correspondant. L’écran
afficha un numéro précédé du code deux cent douze. C’était donc un habitant de New York. Ce qui
rétrécissait le champ des possibilités à environ un million de personnes ! Mais une seule
l’intéressait…
Puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen de savoir qui avait appelé, Bryce rappela le correspondant
anonyme. Il y eut une sonnerie, puis deux, trois et il entendit : « Salut ! C’est Joan à l’appareil. Enfin,
pas tout à fait. Laissez-moi un message et je vous rappellerai… si vous avez de la chance ! ».
Il sourit. Il la connaissait à peine, mais ce message lui ressemblait tout à fait. Dès que le bip eut
retenti, il parla :
— Joan, c’est Bryce. Je suis désolé de vous avoir fait faux bond ce soir.
Il expliqua en quelques mots la raison de son absence au restaurant. Puis il poursuivit :
— Je souhaiterais très sincèrement me racheter. Appelez-moi.
Il lui laissa de nouveau son numéro de portable ainsi que celui de l’hôtel et il raccrocha. Si elle
ne donnait pas très bientôt de ses nouvelles, il lui ferait livrer une douzaine de roses à la librairie. Il
n’avait jamais rencontré une femme capable de résister à des roses.
Il jeta un coup d’œil à sa montre. 23 h 30. Bien. Il avait le temps de prendre une douche.
Lorsqu’il sortirait, la serveuse aurait apporté son plateau de fromage et son vin. Et, avec un peu de
chance, Joan l’appellerait.
En attendant, il allait tâcher de se détendre. Il gagna la chambre, alluma la télévision sur la
chaîne financière qu’il écouta d’une oreille distraite en se déshabillant. Puis il attrapa un pantalon de
jogging et un T-shirt et les jeta sur le lit avant de passer dans la salle de bains.
Pendant tout le temps de sa douche, il ne cessa de penser à Joan.
* * *

— Les filles, vous allez me faire renvoyer, s’exclama Angie Tate, fixant Joan et Kathy, les yeux
écarquillés.
Si Joan n’avait pas surpris la lueur dans son regard et cette amorce de sourire au coin de ses
lèvres, elle aurait pensé qu’Angie allait purement et simplement les envoyer promener.
Mais elle n’en fit rien. Elle pointa l’index sur Kathy.
— Toi, tu rentres à la maison. Et vous, ajouta-t-elle, s’adressant à Joan, si quelqu’un nous
repère, vous êtes ma meilleure amie de Californie, venue passer la semaine à New York et qui avait
envie d’aller jeter un coup d’œil à la superbe suite du dernier étage.
— Tu vas vraiment le faire ? demanda Kathy.
Joan hocha la tête. Mais, aussitôt, elle fronça les sourcils, inquiète, se tournant vers l’ascenseur.
— Alors, je monte avec vous comme ça, c’est tout ?
— Oui. Il y a quantité de gens dans le hall. Vous m’attendrez pendant que j’irai chercher le
plateau au restaurant et, ensuite, nous monterons ensemble.
Angie eut un petit haussement d’épaules.
— Je vous ferai entrer dans la suite. Ce que vous y ferez après ne regarde que vous, ajouta-t-elle
avec un petit sourire.
— Je n’ai aucune intention de me retrouver dans son lit, si c’est ce que vous croyez. Je veux
seulement lui dire ma façon de penser.
— Admettons, dit Angie.
Mais il était clair qu’elle n’en croyait pas un mot. Son regard remonta des talons aiguilles de
Joan à ses jambes gainées de bas fins pour finir par la petite robe rouge, extrêmement courte et sexy
que Kathy l’avait aidée à choisir.
Angie eut un sourire entendu et Joan sourit à son tour.
— Ce que je ferai, c’est régler son compte à ce moins-que-rien, dit Joan. Si toutefois il est là.
Elle se tourna vers Kathy.
— Il est probablement encore au vernissage.
— Dans ce cas, tu l’attends.
— Moi, je ne l’ai jamais vu, dit Angie. Je laisse le plateau dans le salon, chaque soir vers minuit.
Joan passa sa langue sur ses lèvres sèches.
— Il saura quand même que c’est vous qui m’avez fait entrer. Je ne veux pas que vous couriez le
risque d’être renvoyée à cause de moi.
Angie réajusta le col de son uniforme.
— Croyez-moi, ce ne serait pas la fin du monde.
— O.K., dit Kathy. Il ne me reste plus qu’à te souhaiter bonne chance et à filer.
Elle s’approcha de Joan, la serra un instant dans ses bras.
— Bon, dit Angie. Vous êtes prête ?
Joan les regarda tour à tour.
— Oui, je suis prête !

* * *

Angie avait raison. Le hall réservé au personnel grouillait de monde. On courait dans toutes les
directions entre le restaurant et l’ascenseur de service et, à deux reprises, Joan dut se plaquer contre le
mur pour éviter d’être renversée par un garçon d’étage poussant un chariot à vive allure.
A l’exception de quelques regards admiratifs glissés en direction de son décolleté, elle n’attira
l’attention de personne. Un individu, une casquette de base-ball rabattue sur les yeux et portant un sac
de marin en bandoulière, alla se poster près de l’ascenseur, mais il ne lui jeta même pas un regard. Il
se contenta de fixer les horribles rangers qu’il avait aux pieds.
Joan fit quelques pas, nerveuse. Il y avait bien longtemps qu’elle aurait fait demi-tour si elle
n’avait pas eu, présent à l’esprit, le regard troublant de Bryce Worthington et le souvenir de l’effet
qu’il produisait sur elle.
Si elle avait tant voulu ce rendez-vous avec lui, c’était dans l’espoir de réaliser une vente
substantielle. Soit, mais ce n’était pas tout. Tout au fond d’elle, elle espérait bien davantage.
Angie apparut soudain, sortant de chez Talon, avec le plateau de fromage et une bouteille de vin.
— Alors, Joan, prête ? lança-t-elle, pressant le bouton de l’ascenseur.
Joan inspira profondément et fit la seule réponse possible :
— Fin prête.

* * *

Les choses n’étaient pas censées se passer ainsi. C’était lui qui devait prendre l’ascenseur avec la
serveuse. Il l’avait observée chaque nuit monter seule jusqu’à la suite de Worthington. Mais, ce soir,
elle était entrée dans l’ascenseur avec une petite blonde. Et, avant qu’il ait eu le temps de réagir, la
porte s’était refermée sous son nez.
Nom de Dieu !
Qu’allait-il faire, à présent ? Respirer à fond, voilà ce dont il avait besoin. De longues et amples
respirations pour se calmer. Voilà. Bien. La solution était évidente. Tellement évidente qu’il faillit
éclater de rire.
Il reviendrait tout simplement le lendemain.
Worthington commandait le même vin, le même fromage toutes les nuits. Demain, la fille le
servirait comme elle le faisait tous les jours. Et la blonde ne serait pas là. La petite serveuse serait
seule et ferait exactement ce qu’il lui dirait de faire. Elle l’introduirait dans la suite de Bryce
Worthington et il se retrouverait enfin face à celui qui avait fait mourir son Emily chérie.
Et là…
— Puis-je vous aider ?
Clive sursauta, mais se souvint qu’il devait garder la tête baissée.
— Je… je suis seulement…
Il s’écarta et ce satané sac de marin glissa de son épaule et tomba, laissant soudain apparaître la
crosse du fusil à pompe.
— O.K. mec, les mains sur la tête.
Déjà le vigile l’empoignait et Clive comprit qu’il venait de tout faire foirer.
Il leva lentement sa main gauche, mais la droite se trouvait toujours dans la poche de son
blouson, serrant son revolver, le doigt sur la détente. Soudain, il fit feu. Le vigile s’écroula.
Les cris emplirent le hall et Clive sut ce qu’il lui restait à faire. D’un geste, il ôta sa casquette de
base-ball et rabattit sur son visage le bas qu’il avait dissimulé dessous. Le Nylon écrasa ses traits. Il
empoigna le fusil et, décrivant un arc de cercle, il mit la foule en joue.
Sur sa droite, l’ascenseur tinta et la porte s’ouvrit. Il pointa le fusil sur l’occupant.
— Vous ! lança-t-il. Et vous, et vous ! ajouta-t-il, prenant au hasard deux autres personnes dans le
hall. Venez avec moi. Et attention, pas de bêtises. L’hôtel est cerné par des hommes armés.
C’était faux. Mais, dans les films, ce genre de plan marchait bien.
Agitant le canon du fusil, il fit signe aux trois personnes d’avancer vers la porte des cuisines.
— Allez, dépêchez-vous.
Clive avala sa salive, rassemblant son courage. Que pouvait-il faire d’autre ? Cette petite garce
de blonde avait tout fait foirer, il n’avait pas le choix, s’il voulait s’en sortir vivant.

* * *

— Voilà. A vous de jouer, à présent.


Les dernières paroles d’Angie résonnaient encore aux oreilles de Joan. Elles avaient disposé Les
Plaisirs d’une jeune femme sur le plateau avec le brie, le vin et le verre en cristal, puis Angie avait
posé le tout sur la table basse. La petite mise en scène parlait d’elle-même. Et Joan se retrouvait seule,
coincée dans ce salon à la décoration guindée. Elle prit une grande inspiration et fit le tour du canapé
et des fauteuils regroupés autour de la table basse sur laquelle Angie avait déposé le plateau. Lorsque
son regard se posa sur lui, elle prit soudain conscience de l’absurdité de son plan et sentit ses jambes
flageoler. Agrippant l’accoudoir du fauteuil le plus proche, elle s’y laissa tomber. De la pièce voisine
lui parvenait le bruit délicat de l’eau contre le carrelage de la douche. Bryce était là, seul ou peut-être
pas, nu, tandis qu’elle attendait dans ce salon, se comportant comme une collégienne sans cervelle.
Ridicule. Ce plan était ridicule et elle n’était qu’une idiote.
Son cœur battait si fort qu’elle était certaine que Bryce devait l’entendre de l’intérieur de la
douche, par-dessus le bourdonnement de la télévision.
Elle avala sa salive. Mon Dieu, pourquoi s’était-elle embarquée dans une telle histoire ?
Il fallait absolument qu’elle sorte d’ici. Qu’elle s’enfuie, et qu’elle fasse jurer à Kathy et Angie
de ne rien dire. Peut-être reverrait-elle Bryce, peut-être pas. Mais, si elle le revoyait, elle voulait être
certaine que personne ne lui dirait jamais que Joan Benetti s’était introduite dans sa suite en apportant
un livre érotique.
Elle se leva, décidée à récupérer le livre et à s’esquiver au plus vite. Mais, une fois debout, elle
se rendit compte que le bruit de l’eau s’était arrêté. Et soudain les portes en bois travaillé
s’entrouvrirent… Bryce s’apprêtait à entrer dans le salon ! Elle n’avait plus le temps de gagner la
porte. Elle se jeta à terre, s’accroupit derrière le canapé. Puis, sans faire de bruit, elle rampa jusqu’au
paravent représentant un roi et sa cour s’adonnant à la chasse.
Assise sur ses talons, Joan observait le salon à travers les interstices des panneaux du paravent.
Les portes de la chambre craquèrent soudain et elle retint son souffle. Bryce Worthington entra alors
dans son champ de vision, ne portant pour tout vêtement qu’une serviette nouée autour de la taille.
Elle avala sa salive, s’efforçant de retenir le petit gémissement de plaisir qui lui montait aux
lèvres. Que cet homme soit ou non un goujat, il était superbe. De l’endroit où elle se trouvait, Joan ne
perdait pas un centimètre de son corps magnifique. Son torse était encore humide et les petites gouttes
d’eau donnaient à sa peau l’éclat du marbre des statues antiques.
Ses cheveux humides, eux aussi, paraissaient encore plus noirs. Lissés en arrière, ils donnaient à
son visage un air plus dur, sauvage. Un air prédateur qui le rendait incroyablement sexy. Joan se
mordit la lèvre tandis qu’il avançait, traversait le salon d’une démarche assurée, tranquille. Et, tandis
qu’elle l’observait, elle ne put s’empêcher de songer à l’effet que produirait la caresse de ses mains
longues et puissantes sur son corps.
Sa peau hâlée formait un contraste saisissant avec le blanc immaculé de la serviette. Une toison
sombre couvrait son torse musclé et se terminait en une ligne fine, juste au-dessus de la serviette,
comme la pointe d’une flèche indiquant le chemin à suivre. Joan brûlait d’envie de le parcourir et elle
se demanda combien de femmes avaient laissé leurs doigts s’y aventurer, impatientes d’atteindre le
trésor dissimulé sous l’éponge de la serviette qui s’arrêtait à mi-cuisse, sur des jambes aussi musclées
que le reste de son corps.
Bryce Worthington ne passait visiblement pas son temps assis derrière son bureau. Il faisait du
sport, cela se voyait. Joan l’imagina, raquette en main, sur un terrain de squash, le corps moite et les
muscles tendus tandis qu’il écrasait son adversaire. Car il avait l’air d’un homme habitué à obtenir ce
qu’il voulait, aussi bien dans la vie que dans son travail.
Joan fronça les sourcils, s’autorisant quelques secondes d’auto-apitoiement. Visiblement, elle ne
faisait pas partie de ce qu’il désirait…
Elle secoua aussitôt la tête, chassant ces pensées ridicules. Elle n’avait jamais été du genre à se
morfondre, à se demander si les hommes la trouvaient désirable. Ils la trouvaient désirable, elle le
savait, il était donc inutile de jouer les innocentes. Et, si Bryce Worthington n’avait pas envie d’elle,
son orgueil n’allait pas en souffrir.
Non, ce qui la mettait hors d’elle, c’était la façon désinvolte avec laquelle il l’avait traitée et le
fait qu’il se soit servi de l’achat possible de livres comme d’une carotte à agiter sous son nez. Ça,
c’était inadmissible !
Elle vit Bryce se diriger vers la table basse, se servir un verre de vin, en boire une gorgée et
tendre la main vers le couteau à fromage. Il fronça les sourcils et la curiosité se peignit sur ses traits
tandis qu’il se penchait pour soulever l’assiette.
Joan sut à cet instant qu’il venait d’apercevoir le livre qu’elle y avait déposé avant d’entrer dans
la suite. Bryce leva brusquement la tête, inspectant la pièce du regard avant de fixer soudain la porte.
De toute évidence, il pensait que c’était Angie qui avait déposé le livre, mais il se doutait que Joan
était l’instigatrice de la manœuvre.
Regrettait-il de ne pas être venu au rendez-vous ?
Bryce prit tranquillement le livre et le mit de côté, sur la table. Puis il se coupa un morceau de
brie, le posa sur un cracker et en mordit une bouchée en s’installant dans le fauteuil, face au paravent.
Joan se crispa brusquement, craignant qu’il ne la voie, mais il ne regardait pas dans sa direction. Il
regardait le livre. Il se pencha, s’en saisit avec précaution et se cala de nouveau dans le fauteuil.
Ses pieds étaient posés sur le sol, ses genoux légèrement écartés et, de sa position accroupie,
Joan jouissait d’une vue des plus suggestives… Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches, incapable
de détourner les yeux. Mais, soudain, elle se ressaisit. Comment pouvait-elle en être réduite à zieuter
cet homme de la sorte ? Pourtant, elle ne songeait qu’à une chose : qu’il bouge, juste assez pour
qu’elle puisse en surprendre davantage…
Ce serait une situation identique à celle de son passage préféré dans Les Plaisirs d’une jeune
femme où Mademoiselle X, en visite chez des amis à la campagne, se retrouve seule dans le jardin,
près d’un petit ruisseau. Il y a là un bac de pierre, à l’ombre d’un arbre, et elle y voit le jardinier en
train de se reposer. Il fait chaud et l’odeur entêtante de la lavande emplit l’air. La jeune demoiselle se
dissimule derrière un buisson.
Elle veut seulement observer le jardinier, laisser son regard s’émerveiller à la vue de cet homme
viril, si différent de ceux que son rang lui permet de fréquenter. Mais la curieuse et intrépide
demoiselle ne sait pas encore ce qui l’attend…
Le jardinier, épuisé par son travail et la chaleur, est allongé sur le banc. Il a fermé les yeux, mais
un sourire étrange flotte sur ses lèvres. La jeune fille ne sait pas à quoi il pense, mais elle imagine
qu’il pense à elle. Qu’il l’a aperçue dans le jardin et qu’elle est déjà au cœur de ses fantasmes.
Le jardinier lève bientôt une main pour s’essuyer le front. Sa chemise, déboutonnée,
s’entrouvre, révélant son torse puissant, bruni par les longues heures de travail au soleil. Sa main,
brune et rugueuse, est posée sur son ventre, juste au-dessus de sa ceinture. La jeune fille le regarde
inspirer profondément. Sa poitrine se soulève tandis que ses doigts agiles détachent le lacet qui retient
son pantalon. Il glisse alors la main sous l’étoffe et se met à se caresser, fermant les yeux de plaisir.
Tandis qu’elle l’observe, le sexe de l’homme durcit et il jaillit soudain de l’étoffe, puissant,
gorgé de sève. Le jardinier accélère sa caresse, sa respiration se fait haletante, saccadée. Il tourne
alors la tête, ouvre des yeux lourds de désir. Un regard qu’il dirige droit sur elle, là où elle se cache,
tandis qu’un sourire enjôleur effleure ses lèvres. Un sourire qui se fait invite lorsqu’il murmure :
« Ma demoiselle… »
Le souvenir de ce passage excitait Joan au plus haut point et elle dut faire un effort pour ramener
ses pensées à l’instant présent. Quelle idiote elle faisait ! Tout cela n’avait rien à voir avec Bryce. Si
elle repensait à cet épisode, c’était parce qu’il était tout à fait inhabituel. En effet, dans la littérature
érotique, c’était plus souvent les hommes qui épiaient les femmes en train de se donner du plaisir que
l’inverse. Il n’était absolument pas dans ses fantasmes que Bryce la découvre. Ni qu’il retrousse sa
jupe, la renverse sur le canapé et lui fasse sauvagement l’amour.
Certainement pas !
Déterminée, elle détourna son regard de la zone interdite, comme si cela devait mettre fin aux
pensées qui agitaient son esprit, à l’envie des mains de Bryce sur elle, la caressant, l’excitant… Elle
s’efforça de se concentrer sur son visage. Elle remarqua la lueur d’intérêt dans ses yeux, le petit
tressaillement de sa gorge. Il était intrigué, il n’y avait aucun doute. Et soudain, la frustration en elle
se mêla à la colère. S’il n’avait pas agi en minable, en la laissant tomber comme il l’avait fait, ils
auraient pu passer un merveilleux moment à explorer toutes les nuances de la littérature érotique.
En tout bien tout honneur, bien sûr.
Il feuilleta quelques instants le livre et but le reste de son vin. Puis, glissant une petite serviette en
papier en guise de marque-page, il le referma, le posa sur la table. La serviette de toilette moulait son
bassin et Joan ne put que remarquer la protubérance qui tendait l’éponge. Elle pouvait dire sans trop
se tromper que Bryce Worthington était excité. Très bien. Elle espérait qu’il aurait besoin d’une
douche glacée pour se calmer. Ça lui apprendrait !
Comme si c’était exactement ce qu’il projetait de faire, il se leva soudain et gagna la double
porte qui ouvrait sur la chambre. Quelques instants plus tard, Joan l’entendit éteindre la télévision et
le silence emplit la pièce. Elle se déplaça légèrement sur la gauche afin de ne pas le perdre de vue. Les
portes étaient grandes ouvertes et elle voyait parfaitement le lit, à présent.
D’un geste, Bryce ôta la serviette et la laissa tomber sur le sol. Et il fut là, nu devant elle, de dos.
Elle retint avec peine une exclamation. Jamais de toute sa vie, elle n’avait vu fesses aussi belles.
Musclées, sexy, parfaites.
Mais elle n’était pas au bout de ses surprises. Lorsque Bryce se retourna vers elle, elle comprit
ce qu’était la perfection et toute pensée cohérente s’envola de son esprit. On eût dit une réplique du
David de Michel-Ange. Son corps était harmonieux, musclé, parfait, et une onde de chaleur la
traversa tout entière, coulant dans ses veines, lave brûlante venue réveiller le désir au creux de ses
reins.
Elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Elle n’avait qu’une envie : le toucher, le caresser. Et plus
encore, être caressée par lui.
Il fallait absolument qu’elle quitte cette pièce, qu’elle s’enfuie, qu’elle retourne à sa vie de tous
les jours. Une vie dans laquelle sa tête fonctionnait normalement, pas comme celle d’une midinette
énamourée.
Dans la chambre, Bryce enfila un pantalon de jogging dont il noua le lacet à sa taille. Lorsqu’il
compléta la tenue par un T-shirt blanc immaculé, elle laissa échapper un petit soupir. Habillé, il était
toujours aussi sexy…
Joan espérait qu’il allait passer dans la salle de bains afin qu’elle puisse s’enfuir. Mais non, il
revint dans le salon avec l’air d’un homme décidé à s’installer pour la nuit avec un bon livre et un
verre de vin.
Joan bougea tout doucement ses jambes ankylosées. Elle n’aimait pas le tour que prenaient les
événements. S’il décidait de boire quelques verres de plus et de se plonger dans le livre, elle pouvait
se retrouver coincée dans ce salon toute la nuit. A cette seule perspective, son corps tout entier lui
faisait déjà mal. Elle se voyait déjà recroquevillée derrière le paravent, incapable de bouger et
retrouvée dans un état pétrifié par la femme de ménage.
La seule solution raisonnable était de se montrer, de sortir de sa cachette et de tout avouer à
Bryce. Elle en serait quitte pour la honte de sa vie. Le moment était venu d’agir.
Ses muscles endoloris n’avaient guère envie de coopérer et elle éprouva beaucoup de difficulté
à se lever. Elle était sur le point de le faire lorsque la sonnerie du téléphone portable de Bryce retentit
à travers la pièce. Il poussa un soupir, s’arracha au confort du canapé. Joan n’en croyait pas sa chance
lorsqu’elle le vit se diriger vers la chambre et disparaître. Un instant plus tard, elle entendit sa voix.
— Worthington à l’appareil.
C’était le moment !
Joan ne réfléchit pas davantage. Elle força ses jambes ankylosées à bouger et prit la direction de
la porte. La moquette étouffa le bruit de ses pas précipités. Lorsqu’elle arriva dans l’entrée carrelée,
elle ralentit le pas, marchant sur la pointe des pieds. Déjà, sa main se refermait sur la poignée de la
porte. Elle la tourna lentement, entrebâilla la porte, prête à foncer dans le hall en direction de
l’escalier.
Elle n’alla pas loin. Deux policiers en uniforme, arme au poing, lui bloquèrent le passage. Elle
recula d’un pas, le cœur battant à tout rompre. Mon Dieu ! On venait l’arrêter pour s’être introduite
clandestinement dans la suite.
— Je…, bredouilla-t-elle, terrorisée.
— Prise d’otage, madame, expliqua le plus grand des deux. Nous allons devoir vous demander
de rester où vous êtes.
5.

Joan regarda les policiers, pétrifiée.


— Mais…
— Je suis désolé, madame, dit le plus grand.
Il ne semblait pas désolé outre mesure. L’autre se tenait à ses côtés, arme au poing. Joan
s’efforça de ne pas le regarder.
— Nous allons devoir vous demander de rester dans la pièce, de fermer votre porte et vos
fenêtres et de ne pas sortir sur la terrasse.
Il parlait fort et Joan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir si Bryce avait entendu.
Visiblement non. Elle entendait sa conversation dans la chambre.
Elle passa à l’offensive.
— Non, dit-elle, secouant la tête, et murmurant à peine. Vous ne comprenez pas. Il faut que je
sorte d’ici. Je ne suis pas censée m’y trouver.
Aucun des deux hommes ne parut particulièrement touché par sa requête. Ils s’excusèrent de
nouveau et se détournaient déjà, prêts à s’en aller. Elle attrapa le plus petit par la manche.
— Non, je ne peux pas rester ici, dit-elle, affolée. Ne pouvez-vous pas me transférer dans une
autre chambre ?
Le policier s’immobilisa et la regarda, les sourcils froncés.
— Quel est le problème, madame ? demanda-t-il, très grave. Etes-vous en danger ?
Joan se rendit compte alors de la stupidité de sa demande. Un maniaque venait de prendre des
gens en otage et la seule chose dont elle se souciait, c’était de ne pas avoir l’air ridicule face à Bryce
lorsqu’il la trouverait là.
— Non. Ça va, dit-elle. Je vais bien.
— Nous allons bien, dit soudain Bryce, derrière elle.
Elle sentit la pression de sa main sur son épaule.
Bon sang !
— Pouvez-vous me dire ce qui se passe ?

* * *

Bryce faisait tout son possible pour garder son calme, mais ce n’était pas chose facile. Il y avait
des policiers armés devant sa porte et cette jeune femme qu’il désirait comme un fou et qui
visiblement ne songeait qu’à s’enfuir loin de lui.
— Un homme armé a pris plusieurs personnes en otage au rez-de-chaussée, expliqua l’un des
policiers.
Bryce sentit son estomac se contracter. Il serra les poings. Son pouls s’était mis à battre plus fort.
L’homme était-il venu pour lui ? Il n’avait jamais été la cible d’aucune action de ce type jusque-là,
mais il ne pouvait écarter cette possibilité, surtout aujourd’hui, avec un rachat aussi sensible que celui
de la Carpenter.
Le policier avait dû lire l’inquiétude sur son visage, car il poursuivit :
— Nous avons sécurisé le reste du bâtiment et bouclé la zone où il se trouve. Pour l’instant, vous
ne courez aucun danger, mais vous ne devez pas bouger d’ici.
Bryce baissa les yeux vers Joan. Depuis son arrivée, elle ne lui avait accordé aucun regard.
— Et il faut que vous sachiez que nous pouvons être amenés à couper le téléphone, voire
l’électricité, annonça le policier.
— Où se trouve l’homme ? demanda Bryce.
— Dans les cuisines.
C’est alors que Joan se tourna vers lui, le visage bouleversé. Bryce vit le sang quitter son visage
et il la rattrapa au moment où ses jambes se dérobaient sous elle.
— Doucement…
Il la saisit par la taille, l’attira contre lui, heureux de sentir soudain son corps pressé contre le
sien.
Lorsqu’il fut certain qu’elle avait retrouvé son équilibre, il se tourna vers les policiers.
— Merci, dit-il. Ça va aller.
Les deux officiers acquiescèrent d’un signe de tête et s’éloignèrent dans le couloir. Bryce
referma la porte.
Lorsqu’il se pencha vers Joan, ce fut la peur qu’il lut dans son regard. Une peur qu’il voulut à
tout prix chasser.
— Ça va mieux ? demanda-t-il.
Elle fronça les sourcils.
— Vous ne voulez pas savoir pourquoi je me trouve ici ?
Il s’en doutait. Il lui avait fait faux bond au restaurant et elle était venue lui dire sa façon de
penser.
— Plus tard. Pour l’instant, je tiens à m’assurer que vous allez bien.
Il laissa un doigt glisser tendrement sur sa joue.
— C’est le cas ?
— Non.
Il lui fut reconnaissant de son honnêteté.
— Allons, venez…
Il l’attira de nouveau contre lui, la serra dans ses bras. Réticente d’abord, il la sentit de détendre,
puis s’abandonner bientôt à la douceur de son étreinte.
Il ferma un instant les yeux, heureux. Heureux de se sentir utile. C’était un pouvoir bien plus
satisfaisant que celui qu’il exerçait dans un conseil d’administration ou à une table de négociations.
Il caressa les cheveux de Joan, huma leur léger parfum fleuri.
— Vous avez entendu les policiers, n’est-ce pas ? Nous ne risquons rien ici.
Elle hocha la tête. Puis, pressant ses paumes contre son torse, elle le repoussa.
— Je sais. Mais Angie fait peut-être partie des otages ?
— Angie ?
Le prénom lui était familier, mais il n’aurait su dire pourquoi. Puis, soudain, il se souvint. Il
s’agissait de la serveuse qui lui montait son plateau, le soir. Ainsi, elle connaissait Joan. Et,
brusquement, il sut, sans même avoir à poser la question, comment cette dernière était entrée chez lui.
Il écarta une mèche de cheveux de son front.
— Angie va bien, dit-il.
Un sourire effleura les lèvres tremblantes de Joan.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Je le sais, c’est tout.
Cette fois, Joan rit. Et son rire léger, cristallin, lui fit du bien. Plus qu’il ne l’aurait cru possible.
— Je vois, dit-elle. Je parie que vous êtes du genre à dire que quelque chose va se produire et
cela se produit.
— Absolument. Donc, vous pouvez me faire confiance.
— Si seulement je pouvais vous croire, dit-elle, passant une main lasse dans ses cheveux.
— Allons, venez.
Il la prit par la main et la poussa doucement dans le salon, puis vers le fauteuil dans lequel il était
assis quelques minutes auparavant.
Il sentit qu’elle le regardait lorsqu’il gagna le téléphone, décrocha. Il n’y avait pas de tonalité.
Bon sang ! Il attrapa son portable, composa un numéro. La sonnerie retentit à l’autre bout du fil.
Bryce dut attendre le déclenchement de la messagerie pour pouvoir parler :
— Gordon, c’est Bryce. Rappelez-moi sur mon portable dès que vous pourrez. C’est au sujet de
la prise d’otages au Monteleone. Merci.
Il raccrocha, se tourna vers Joan.
— Qui appeliez-vous ?
— Gordon Graves. C’est un ami. Il travaille en liaison avec la police. Je suis certain qu’il nous
aidera. Mais je ne suis pas parvenu à le joindre.
— Merci, dit-elle. Merci d’avoir essayé.
Brusquement, son regard s’illumina.
— La police. Bien sûr ! J’ai un ami qui est flic.
Elle tendit la main.
— Prêtez-moi votre téléphone, vous voulez bien ?

* * *

Tyler Donovan poussa un grognement et envoya promener le coussin qu’il avait rabattu sur sa
tête. Puis il roula sur le côté, attrapa son portable et pianota au hasard sur les touches jusqu’à ce que la
sonnerie infernale s’arrête.
— Donovan, grommela-t-il.
— Je vous réveille ? C’est Joan.
Cette fois, il fut aussitôt réveillé, tous les sens en alerte.
— Que se passe-t-il, fillette ? Il est arrivé quelque chose à Veronica et à Jack ?
— Je me trouve au Monteleone, expliqua Joan.
Au son de sa voix, il comprit qu’il aurait dû être au courant d’un événement.
— L’hôtel ? Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ?
— Il y a eu une prise d’otages, expliqua Joan.
Il saisit la commande de la télévision et alluma le poste. On ne parlait que de cela sur toutes les
chaînes.
— Bon Dieu ! Où êtes-vous exactement ?
— Je suis coincée dans la suite du dernier étage et je pense que…
La voix de Joan se brisa.
— Je pense qu’une de mes amies est un des otages.
Donovan ôta le son de la télévision.
— Comment s’appelle-t-elle ?
Il griffonna le nom sur son carnet.
— Je vous rappelle.
— Non, non. Je préfère rester en ligne.
— D’accord.
Il posa son portable et décrocha le combiné de son téléphone fixe. Deux minutes plus tard, il
reprenait la conversation, l’estomac noué.
— Joan ? Le forcené détient entre cinq et dix otages. Le type a tiré sur un vigile, mais son état est
stationnaire et il devrait s’en sortir. Apparemment, il a disposé des hommes armés autour du bâtiment,
mais nous n’avons pas confirmation. Et il ne serait pas tout seul à l’intérieur. Ils seraient deux ou
trois.
— Et Angie ? demanda Joan, la voix brisée.
— Bonne nouvelle. Elle avait fini son service au moment où le type a agi. Nous avons toutes les
raisons de penser qu’elle a quitté l’hôtel.
Joan poussa un soupir de soulagement.
— Merci, Donovan. Je vous suis très reconnaissante.
— Et vous, ça va ?
— Oui, je crois.
— Tout va bien se passer, ne vous en faites pas.
Il était conscient d’exprimer des platitudes, mais il n’avait aucune idée de la situation dans
laquelle elle se trouvait.
— Merci, Donovan. Vous êtes le meilleur.
Il raccrocha. Il n’était pas de service, mais peu importe. Il avait la ferme intention de découvrir
ce qui se passait.

* * *

— Elle ne se trouve pas dans l’hôtel, annonça Joan, une expression tellement soulagée sur le
visage que Bryce en fut attendri.
— Bien.
La sonnerie du téléphone retentit alors et ils le fixèrent tous les deux, surpris.
— Je croyais qu’il ne fonctionnait plus, dit Joan.
Bryce s’approcha d’elle et décrocha. Elle ne s’écarta pas et la présence de son corps tout proche
enflamma instantanément le sien. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer contre lui.
Au lieu de cela, il répondit à l’appel :
— Worthington.
C’était le sergent responsable de l’équipe d’intervention. Il fit le point sur la situation. Bryce
hocha la tête.
— D’accord. Merci.
Puis il raccrocha et se tourna vers Joan.
— Ils vont couper le téléphone.
— Et pourquoi le coupent-ils ?
— Sans doute pour que personne n’informe les médias. Et pour que le preneur d’otages ne
puisse parler à personne d’autre qu’eux.
— Il reste les portables, fit remarquer Joan. Les gens peuvent contacter les médias autant qu’ils
le souhaitent.
Bryce se contenta d’un haussement d’épaules. Personnellement, il n’avait aucune envie de parler
aux médias. Il connaissait par avance leurs questions. N’était-ce pas son rachat musclé de la Carpenter
qui avait poussé le preneur d’otages à passer à l’action ? Ne s’agirait-il pas d’un employé victime
d’un précédent rachat qui cherchait à se venger ? Et, une fois de plus, Bryce expliquerait qu’il
s’efforçait de redresser des entreprises et que, lorsque des licenciements s’imposaient, il faisait tout
son possible pour reclasser les gens dans les meilleures conditions.
— Bryce ? demanda soudain Joan.
— Désolé. J’étais perdu dans mes pensées. J’ignore ce que la police veut faire.
— C’est terrible, cette histoire d’otages. J’ai si peur.
Il caressa tendrement ses cheveux.
— Ne vous inquiétez pas. Nous sommes loin des cuisines et l’officier a dit que le bâtiment avait
été évacué.
Joan écarquilla de grands yeux.
— Ils ont une notion étrange du mot « évacué ». Nous, nous sommes encore là !
Bryce sourit.
— La suite dispose d’un ascenseur privé. Visiblement, ils pensent qu’il y a un risque à nous
évacuer. Mais nous sommes en sécurité si nous ne bougeons pas d’ici.
— Un risque ?
— Ils ne m’ont pas expliqué pourquoi, lui dit-il.
Mais il avait sa petite idée. Si c’était lui la cible, les policiers préféraient le savoir dans sa suite,
avec des gardes à chaque entrée et le plus loin possible de ce qui se passait en bas.
— Pour l’instant, en tout cas, nous sommes en sécurité. Même si nous sommes coincés dans
l’hôtel.
Bryce s’approcha de la table basse. Il servit un verre de vin qu’il tendit à Joan. Elle hésita avant
de le prendre. Elle but une gorgée, puis une autre. Lorsque son verre fut vide, elle fixa un instant le
cristal avant de lever les yeux. Mais elle ne se sentait pas capable d’affronter le regard de Bryce.
— Je vais passer quelques coups de fil pour rassurer les gens. Et vous ? ajouta Bryce. Vous ne
voulez pas téléphoner ?
Joan secoua la tête.
— Personne ne sait que je suis ici hormis Kathy. C’est la sœur d’Angie. Elle saura forcément ce
qui se passe et pourra interroger la police. Si nous sommes encore ici demain matin, j’appellerai mes
parents. Je ne veux pas les inquiéter à cette heure tardive.
Bryce composa le numéro de Leo. Pas de réponse. Il laissa un court message pour dire qu’il
allait bien et raccrocha.
Joan jeta un coup d’œil en direction de la porte.
— Combien de temps croyez-vous que cela va durer ?
— Une heure, une nuit, un jour, deux, quatre ? Je l’ignore.
Bryce sentit son corps réagir aussitôt à la perspective de passer quatre jours en tête à tête avec
Joan. Il avait envie d’elle, il n’y avait aucun doute là-dessus. Lors de leur première rencontre à la
librairie, il avait été aussitôt attiré, à la fois par son physique et par son tempérament vif, son côté
effronté. Il avait eu envie de la prendre dans ses bras, de la faire rire. Et maintenant, la sachant
angoissée, effrayée, il avait envie de la rassurer. Et envie de bien davantage encore.
Il avait envie de l’emmener dans un endroit où elle se sentirait en sécurité. Mais ils ne pouvaient
sortir et ce serait forcément ici, dans cette suite. Il avait envie de la serrer contre lui, de l’embrasser,
de la caresser jusqu’à ce qu’elle oublie tout dans ses bras.
Mais Joan avait refusé un véritable rendez-vous pour n’accepter qu’un repas d’affaires, et ce,
malgré tous les efforts qu’il avait déployés. Il n’avait toujours pas compris pourquoi. Il ne voulait
même pas envisager qu’elle ne le trouve pas attirant, c’était trop déprimant. Et d’ailleurs, elle avait
peut-être changé d’avis depuis. Il l’espérait. Oui, il l’espérait de tout son cœur.
— Je vous dois une explication, dit-elle soudain, les joues empourprées. Surtout si nous
risquons d’être coincés ensemble un moment.
— Coincés ? répéta Bryce. A vous entendre, on croirait vraiment qu’il s’agit d’un supplice.
— Peut-être en viendrez-vous à le penser. Je veux dire… après tout, je me suis introduite chez
vous.
Joan prit une grande inspiration.
— En fait, j’étais mortifiée, dit-elle, une lueur de colère traversant son regard.
— Je peux comprendre que mon absence au restaurant vous ait contrariée, mais pourquoi
mortifiée ? Ce sont des choses qui arrivent.
Joan écarquilla de grands yeux.
— Des choses qui arrivent ? lança-t-elle, haussant le ton. Allons, Bryce, si vous n’avez pas été
honnête avec moi, soyez-le à présent. Nous sommes bloqués ici, nom de nom ! Ce serait nettement
plus supportable sans vos mensonges.
D’un geste décidé, elle croisa les bras sur sa poitrine et attendit.
Bryce ne comprenait rien. Qu’attendait-elle de lui ?
— Si vous voulez que je vous réponde, donnez-moi au moins un indice.
Joan renversa la tête en arrière, exaspérée. Puis elle le fixa droit dans les yeux.
— Un indice ? Vous voulez un indice. Très bien. Que diriez-vous du vernissage de la Quentin
Barker Gallery et d’un top model. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?
Bryce réprima un sourire.
— Oui. Cela me rappelle même beaucoup de choses.
Il se laissa tomber dans un fauteuil et croisa confortablement les jambes en la regardant.
— Alors ? insista Joan, pinçant les lèvres.
— Suki est une jeune femme adorable et mon amie.
Joan secoua la tête.
— Parfait. Si vous ne voulez rien me dire, libre à vous. Je suppose que cela ne me regarde pas.
Sauf que vous aviez promis de m’acheter des éditions originales. Vous avez arrangé un rendez-vous
avec moi alors que vous en aviez déjà un avec elle. Voilà pourquoi je suis mortifiée.
Bryce hocha la tête.
— Je comprends pourquoi.
Joan marqua un temps d’arrêt.
— Vous comprenez ?
— Absolument. Malgré tout, il y a un certain nombre de points qui demandent à être éclaircis.
Premièrement, j’ai eu la très nette impression que nous avions un dîner d’affaires, vous et moi, pas un
rendez-vous. Ce n’était pas ce que j’espérais, je dois l’avouer, mais je me suis plié à vos exigences.
Joan ouvrait déjà la bouche, prête à protester. Mais il l’interrompit d’un geste et poursuivit :
— Deuxièmement, je n’ai pas retrouvé Suki. Nous devions nous voir effectivement pour ce
vernissage, mais le rendez-vous a été annulé il y a deux semaines.
— Vraiment ?
— Oui, tout à fait. Le vernissage de la galerie a été repoussé d’une semaine. J’ai d’ailleurs averti
Suki que je ne pourrais pas m’y rendre avec elle. Je ne compte pas rester aussi longtemps à New
York.
— Ah ! Et elle n’y voit aucun inconvénient ?
— Non. Pas le moins du monde.
Joan se laissa tomber sur le canapé. Elle ôta ses chaussures, replia ses jambes sous elle avant de
se caler dans les coussins.
— Alors, si je comprends bien, lorsque vous m’avez invitée à dîner, vous n’aviez pas d’autres
projets pour la soirée ?
— Non, aucun.
Bryce désigna du menton le bureau, à l’autre extrémité du salon.
— Si ce n’est de m’asseoir là-bas, à compulser des dossiers et boire un bon verre de vin. Qui
sait ? Peut-être deux ! Il faut savoir être fou dans la vie ! ajouta-t-il avec humour.
— Nom de nom ! marmonna Joan.
— Il n’y a pas de problème, dit Bryce avec un large sourire. Vous savez, je suis habitué à mon
existence plutôt austère.
Cette réflexion fit sourire Joan.
— Je n’en doute pas un instant.
— Il ne faut pas croire tout ce que raconte la presse.
Elle sourit de nouveau.
— Vous ne croyez pas si bien dire. Je suis en train de l’apprendre à mes dépens.
Leurs regards se croisèrent.
— Si vous n’aviez aucun autre rendez-vous, alors pourquoi…
— Pourquoi ne suis-je pas venu ?
— Oui. Si vous ne vouliez pas de ce rendez… enfin, de ce dîner d’affaires avec moi, vous
n’aviez qu’à…
— Je ne peux pas imaginer un homme qui pourrait avoir envie de renoncer à un rendez-vous
avec vous, rétorqua Bryce ne la laissant pas achever sa phrase.
— Vous êtes sérieux ?
Un petit sourire effleura les lèvres de Joan.
— Vous dites cela pour me consoler de m’être conduite de manière totalement ridicule.
— Je ne suis pas gentleman à ce point. De plus, j’ai une preuve.
— Une preuve ?
— Avez-vous écouté les messages sur votre portable, récemment ?
— Non.
— Eh bien, faites-le.
Joan gagna l’entrée pour récupérer son sac. Elle fouilla à la recherche de son portable et s’isola
un instant pour consulter ses messages.
Lorsqu’elle se retourna, ce fut l’air un peu penaud.
— C’était un message très gentil. Je regrette de ne pas l’avoir écouté plus tôt. J’aurais de loin
préféré être invitée ici plutôt que de… euh…
— D’y être entrée en douce ?
Bryce dissimula un sourire. Il avait vu s’éclairer le regard de Joan. Il imaginait sans peine le feu
qui couvait sous la surface et ne demandait qu’à jaillir quand elle devait être en colère ou… excitée.
Et c’était là un feu qu’il aurait plaisir à attiser, il le savait.
— Nous pourrions tout reprendre depuis le début ?
— Le début ? répéta-t-elle, surprise.
— Oui.
Il désigna la porte.
— Je vous ouvre, je vous offre un verre de vin. Nous nous asseyons pour regarder vos ouvrages
et discuter de ma future collection de livres érotiques. Nous ne pourrons pas dîner, je le crains, mais
nous pourrons passer une agréable soirée, comme nous l’avions prévu.
— Et nous oublierons tout des heures qui viennent de s’écouler ?
— Nous n’en garderons pas même l’ombre d’un souvenir.
— Dans ce cas…
Joan hocha la tête.
— Je dois avouer que c’est une idée qui me tente beaucoup.
— Parfait. Alors, allons-y.
Joan le suivit, un peu déboussolée.
— Voilà, dit-il. Je viens juste d’ouvrir et je vous invite à entrer.
Une expression étrange se peignit sur les traits de Joan, entre amusement et confusion.
— Très bien, dit-elle.
Elle était ravissante, dans sa jolie robe, debout dans cette entrée.
— Et maintenant ?
Bryce la regardait. Quelque chose titillait son esprit, mais il n’aurait su dire quoi. Brusquement,
il se souvint.
— Que vouliez-vous dire, tout à l’heure, lorsque vous avez déclaré que vous aviez changé
d’avis et que vous vouliez partir ?
— Oh, je… non, ce n’était rien.
— Rien ? Je n’en suis pas si sûr.
Joan ne répondit pas. Elle détourna le regard, fixant les dalles de l’entrée.
Bryce regagna le salon et s’empara du livre sur la table basse.
— Les Plaisirs d’une jeune femme, c’est l’un des ouvrages que vous aviez sélectionnés pour ma
collection ?
— C’est un volume très rare, expliqua Joan. Une occasion inespérée pour un collectionneur.
— Je m’en souviendrai, dit-il, sans la quitter des yeux. Mais il se trouvait déjà là lorsque je suis
sorti de ma douche, et si c’est vous qui l’avez apporté…
Il n’acheva pas sa phrase, inspectant la pièce à la recherche de cachettes possibles. Il n’y avait pas
de placards. Son regard se posa alors sur le paravent et il comprit.
— C’est donc là que vous étiez cachée ?
— Oui.
Bryce passa derrière le paravent. De face, les interstices entre les panneaux étaient à peine
visibles, savamment intégrés aux motifs de décoration. Mais vus de l’arrière…
Bryce se pencha, approcha son œil. La vue était parfaite. A la fois sur les deux fauteuils dans
lesquels il s’était assis, mais également sur la chambre.
Lorsqu’il sortit de derrière le paravent, Joan était un peu nerveuse. Il réprima un sourire.
— On y jouit d’une vue imprenable.
— Oui, se contenta-t-elle de répondre du bout des lèvres, rougissant violemment.
Bryce regagna son fauteuil et s’y installa. Il passa une main sur son menton. Sa barbe lui piqua
les doigts. Il avait besoin de se raser.
Joan l’observait sans rien dire. Elle s’avança lentement vers lui.
— Je… je ne m’attendais pas… enfin, je n’étais pas venue pour voir…
Bryce se cala dans son fauteuil.
— Avez-vous aimé ce que vous avez vu ?
Joan prit une grande inspiration. Elle avait les joues plus enflammées que jamais.
— Beaucoup, oui, répondit-elle finalement.
Il eut envie d’éclater de rire, mais s’efforça de conserver un visage impassible.
— Je suis ravi de l’entendre. Vous m’avez vu nu, dit-il d’un ton très neutre. Mais moi, je n’ai pas
eu ce privilège vous concernant. Ce n’est guère équitable…
Joan le regarda, l’air soudain inquiet, mais ne dit rien.
— Rassurez-vous, poursuivit-il. J’ai trouvé la solution.
— La solution ?
Cette fois, le ton aussi était inquiet.
— Oui. C’est très simple.
Il laissa son regard glisser sur elle, remonter lentement le long de ses jambes, vers sa taille, ses
seins, jusqu’à son visage, ses yeux qui témoignaient d’une panique grandissante.
— Il va tout simplement falloir que vous ôtiez cette robe. Que vous vous déshabilliez, Joan.
Après tout, donnant, donnant.
6.

Nue.
Joan avala sa salive. Nue, cela voulait dire oublier toutes ses résolutions. C’était synonyme de
regards enflammés, de caresses et de plaisir absolu dans les bras de Bryce. Cet homme dont le regard
intense l’avait envoûtée dès la première rencontre. Cet homme qu’elle désirait plus que tout.
Elle aurait voulu pouvoir mettre cette irrésistible attirance sur le compte des circonstances, mais
c’eût été profondément malhonnête. Elle l’avait désiré à la seconde où elle l’avait vu, lorsque l’air
entre eux s’était chargé d’électricité. Elle avait eu la force de résister alors. Ce soir, en revanche…
Ce soir, toute sa volonté semblait balayée. Et peu importaient ses résolutions d’attendre l’homme
de sa vie. Et puis, Bryce pourrait peut-être devenir cet homme-là…
Il n’était pas interdit de rêver. Rêver, c’était ne pas penser à ce qui pouvait se produire dans la
réalité. Et, en cet instant, elle ne voulait pas penser du tout.
— Alors, insista-t-il. Vous venez ? J’attends de voir un peu de peau !
Il croisa les bras sur sa poitrine, très sérieux. Mais la lueur amusée dans son regard n’échappa
pas à Joan.
Ce fut cette lueur qui eut raison d’elle et elle sourit. Voilà un homme auquel elle avait envie de
faire du charme. Du charme et… bien davantage.
— Ainsi, vous aimeriez voir un peu de peau ?
— Oui, répéta-t-il.
Et, cette fois, il sourit.
— Peut-être avez-vous besoin que je vous aide à déboutonner ou dégrafer quelque chose ?
— Auriez-vous de l’expérience dans ce domaine ?
— Un peu, oui.
Joan passa sa langue sur ses lèvres sèches.
— Vous avez bien dit nue ? Comme dans jambe nue ?
Il acquiesça et Joan lui adressa un sourire enjôleur.
— Très bien.
Lentement, elle tendit une jambe, posa délicatement son pied sur le velours du canapé. Puis elle
fit jouer le muscle de son mollet, satisfaite de son galbe. Elle avait passé trois soirs par semaine au
club de gymnastique afin de se préparer pour les maillots de bain de l’été. Ça avait été l’enfer. Mais le
regard admiratif de Bryce, en cet instant, était la preuve que tous ses efforts n’avaient pas été vains.
Tout d’abord, elle ôta sa chaussure. Puis, avec une lenteur calculée, elle fit remonter sa robe le
long de sa cuisse, dévoilant bientôt les jarretelles qui retenaient son bas. Alors, d’une légère pression
du pouce, elle fit sauter les attaches et lentement, très lentement, elle fit descendre le bas le long de sa
jambe, se demandant si elle n’aurait pas dû fredonner un petit air de musique pour accompagner ce
strip-tease mutin.
Lorsqu’elle atteignit sa cheville, elle cambra le pied et déroula délicatement la soie fragile du
bas pour le libérer. Puis elle se redressa, le pied toujours posé sur le canapé et elle fit face à Bryce,
tenant triomphalement le bas du bout des doigts.
— Vous vouliez voir un peu de peau ? Voilà…, dit-elle d’une voix rauque, sensuelle.
— Intéressant, répondit Bryce.
Il laissa son regard glisser le long de sa jambe et Joan sentit une onde de chaleur l’envahir.
— Toutefois, j’espérais davantage…
— Que d’exigences ! Il ne m’a pas été aussi facile de vous voir, ajouta-t-elle, feignant
l’indignation.
Elle désigna le paravent du menton.
— Avez-vous une idée de l’épreuve que ce fut que de rester accroupie, immobile, derrière cet
objet ?
Bryce jeta un bref coup d’œil au paravent et un sourire effleura lentement ses lèvres.
— Souhaiteriez-vous négocier, par hasard ?
— Pourquoi pas ? Vous êtes un homme d’affaires. Vous désirez voir davantage et moi, je veux…
Joan eut un petit haussement d’épaules, laissant sa phrase en suspens.
Bryce s’approcha d’elle et, soudain, il posa la main sur sa cuisse. Elle tressaillit, réaction pour le
moins malvenue alors qu’elle s’efforçait de paraître calme et détachée.
Mais elle était tout sauf cela. Elle se sentait nerveuse, excitée. Et la pression des doigts de Bryce
sur sa peau ne rendait que plus intense encore cette sensation de désir qu’elle sentait monter en elle.
Brusquement, il referma son autre main sur sa taille. Puis il se pencha vers elle. Son souffle
chaud balaya sa joue, son oreille.
— Que voulez-vous ? Dites-le moi…
Joan avala avec peine sa salive. Elle était incapable de penser, de répondre. Tout ce qu’elle
voulait, c’était qu’il la touche, la caresse. Déjà, le souvenir de ses passages érotiques préférés
envahissait son esprit…
Bryce était devenu ce gentleman anglais inconnu, auteur de Ma vie secrète. Et il avait entrepris
de la séduire. Il la caressait, consacrant toute son attention à la découverte de son corps. Une à une, il
en explorait les zones érogènes les plus secrètes, la rendant folle de désir, prête à tout. Et surtout, lui
faisant oublier la situation préoccupante qui les maintenait prisonniers ici.
— Joan ?
Les lèvres de Bryce effleurèrent son oreille et elle tressaillit, ce simple contact faisant courir
mille frissons sur sa peau. Elle se rendit compte, alors, qu’elle s’était laissée aller à son fantasme,
mêlant la réalité de sa caresse aux égarements de son esprit.
— Oui ? dit-elle, le souffle court, tout juste capable de prononcer ce simple mot.
— Dites-moi ce que vous voulez…
Tandis qu’il parlait, ses doigts caressaient sa jambe, effleuraient délicatement cet endroit si
sensible à l’arrière de son genou.
Tout d’abord, Joan ne put prononcer un seul mot. Elle bougea légèrement jusqu’à lui faire face
et plongea son regard dans le sien. Le désir intense qu’elle lut dans ses yeux, la pression soudaine de
ses doigts à sa taille enflammèrent son corps telle une traînée de poudre.
— Vous, murmura-t-elle. C’est vous que je veux.

* * *
Bryce s’attendait à cette réponse. Son regard parlait pour elle, trahissant la moindre de ses
émotions. Mais ce à quoi il ne s’attendait pas, en revanche, c’était au soulagement qu’il avait éprouvé
lorsqu’elle avait prononcé ce seul mot : « vous ».
Elle avait envie de lui. Pour la première fois, il avait craint d’être repoussé. Pas par orgueil.
Cela, il pouvait parfaitement y faire face. Non, avec Joan, il y avait bien davantage en jeu. Il songea
que c’était tout simplement parce qu’il avait envie de la protéger, de la tenir dans ses bras, de la
réconforter. Mais c’était bien davantage que cela. Au point, d’ailleurs, qu’il n’avait pas la moindre
envie d’y réfléchir. Cette femme lui faisait tourner la tête, annihilant toute pensée cohérente, comme
jamais aucune autre avant elle ne l’avait fait. Et c’était une sensation à la fois agaçante et extrêmement
excitante. Sa personnalité, effrontée et sensible à la fois, l’intriguait. En fait, tout en elle l’intriguait et
il avait envie de la connaître. Il n’avait pas l’intention d’entamer une relation durable avec elle. Mais
une chose était certaine : en ce moment, elle absorbait toutes ses pensées.
Elle le regardait, ses grands yeux bleus interrogateurs. Aurait-elle dit ce qu’il ne fallait pas ? Au
lieu de lui répondre, il resserra son étreinte autour de sa taille et l’attira contre lui.
Elle étouffa un petit cri de surprise et, curieusement, ce brusque émoi enflamma le corps de
Bryce, plus encore que ne l’avaient fait, un instant plus tôt, ses paroles. Il la sentait soudain
disponible, prête, et il n’avait pas l’intention de la décevoir.
Il referma sa bouche sur la sienne, ravi de sentir ses lèvres s’entrouvrir instinctivement pour
l’accueillir. Il avait eu envie de ce baiser dès le tout premier instant, lorsque leurs regards s’étaient
croisés, et il rattrapait maintenant le temps perdu, explorant de sa langue l’intimité de sa bouche,
provocateur et séducteur, tandis que ses mains prenaient possession de son corps.
Il caressa sa jambe. Sa peau était douce et il laissa ses doigts épouser le galbe de son mollet,
s’arrondir sur son genou, s’attarder sur sa cuisse. Elle portait une petite robe aussi courte que la jupe
qu’il lui avait vue, à la librairie, la première fois. Il avait beaucoup fantasmé, alors, sur les délices
l’attendant, dissimulés sous le petit bout d’étoffe. A présent, il entendait bien les découvrir.
De la paume de la main, il caressa sa cuisse nue, laissa ses doigts s’aventurer vers l’intérieur, là
où la peau est si fine, si délicate et si douce. Un petit gémissement monta de la gorge de Joan et elle
plaqua ses mains sur ses fesses, l’attirant fébrilement vers elle.
Il était déjà en pleine érection et il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas la renverser sur
le canapé, lui arracher son slip et la pénétrer sur-le-champ.
Mais c’était hors de question. Il voulait aller doucement, faire durer ce moment où le désir
s’exacerbe, où la tension devient presque insoutenable. Il voulait prendre tout son temps.
Elle interrompit leur baiser, murmura quelques mots, refusant qu’il la maintienne à distance
alors qu’elle pressait déjà son corps contre le sien. Mais cette distance, il la voulait. Infime, peut-être,
mais il la voulait tout de même. Pour pouvoir explorer son corps. Car, en cet instant, il avait envie de
le caresser, de le sentir vibrer sous ses doigts presque autant que de la prendre, de plonger son sexe
en elle, profondément, intensément.
— Vous me torturez, dit-elle.
— Cela vous apprendra à m’espionner, ma belle, murmura-t-il doucement.
— Si c’est là une punition, alors j’aimerais beaucoup savoir ce que vous me réserveriez si
j’avais vraiment fait quelque chose de mal.
Il ne répondit pas, se contenta de sourire. Lentement, il effleura sa hanche, sa taille, ravi de sentir
son corps tout entier frissonner sous sa caresse. Puis il remonta jusqu’à son aisselle, laissée libre par
l’emmanchure échancrée de la robe. Elle était douce, satinée. Déjà Joan fermait les yeux. Mais,
lorsque, du pouce, il effleura la pointe de son sein, la titilla doucement jusqu’à ce qu’elle durcisse,
elle renversa la tête en arrière, la respiration soudain plus courte. Il se pencha alors et posa un baiser
à la base de son cou.
— Déshabillez-moi, vite…, murmura-t-elle.
— Chut…
Bryce posa un baiser sur ses lèvres.
— C’est moi qui punis, c’est moi qui décide.
Elle gémit. Un petit son plaintif. Et, une fois encore, il faillit perdre tout contrôle.
Mais il résista. Le moment n’était pas encore venu. Il pouvait attendre. On verrait lorsqu’il n’y
tiendrait plus.
Il écarta légèrement sa main, approcha sa bouche de sa poitrine. Puis, refermant les lèvres sur la
pointe dressée de son sein, il la suça, la pressa de sa langue, la mordilla doucement à travers l’étoffe
légère de sa robe. Joan haletait.
De son autre main, il remonta lentement le long de sa cuisse, centimètre par centimètre, torture
délicieuse, jusqu’à ce que ses doigts effleurent bientôt la dentelle de son slip.
Joan bougea, écarta les jambes et il sourit. Voilà une femme qui savait ce qu’elle voulait. Et Dieu
sait si lui aussi voulait la même chose.
— C’est cela que vous attendez ? chuchota-t-il à son oreille, écartant légèrement du doigt
l’élastique du petit slip entre son sexe et sa cuisse.
— Oui…
Mais, aussitôt, elle ajouta :
— Je veux dire… oui, mais plus, bien plus…
Elle avait le souffle court.
— Plus, répéta-t-il, feignant de ne pas comprendre. Vous voulez dire cela ?
Il plaqua la main sur son sexe, le caressa du bout des doigts à travers le satin du slip.
Le tissu était déjà moite et elle se cambra contre ses doigts dans un mouvement involontaire,
mue par le désir presque douloureux qui, déjà, assaillait ses reins.
Il changea alors de position, se redressa légèrement et, lui faisant faire volte-face, il la plaqua
contre lui. Soudain, elle sentit son érection pressée contre ses fesses et elle se serra plus fort contre
lui, lui arrachant un gémissement rauque.
— Bryce…, murmura-t-elle d’une voix suppliante.
Il glissa un doigt sous la dentelle du slip, effleura sa chair, prenant soin de ne pas toucher son
clitoris, de ne pas la caresser là où il savait qu’elle mourait d’envie de l’être.
— Comme ça ? demanda-t-il d’un ton parfaitement innocent.
— Nom de nom, Bryce ! Caressez-moi, dit-elle d’une voix délicieusement troublante. Caressez-
moi ou je vous assure que je vais vous apprendre ce qu’est une punition !
Il rit, mais accéda à sa demande. Il ne s’était que trop longtemps torturé, lui aussi. Et il avait
vraiment envie d’elle. Envie de la voir perdre pied sous ses caresses. Envie de voir son visage se
tendre, son regard chavirer lorsqu’il la ferait jouir.
Sans ménagement, il écarta son slip, glissa les doigts dans ses boucles humides, à la recherche
de sa chair. Sa respiration s’était faite saccadée, ponctuée de murmures rauques.
— Oui, oh oui…
Et il ne la déçut pas. D’un geste, il écarta les lèvres de son sexe, plongea fermement deux doigts
en elle, refermant sa paume entre ses jambes pour intensifier sa caresse. Il se sentit durcir encore
tandis qu’il allait et venait en elle, toujours plus fort, plus loin, la prenant profondément, intensément,
sans lui laisser le moindre répit. Il la voulait abandonnée, éperdue, au bord de l’orgasme.
— Vous aimez ? demanda-t-il.
— Oh, mon Dieu, oui…
Il y eut un instant de silence avant qu’elle murmure, le souffle rauque :
— Mais vous m’avez fait suffisamment attendre…
Ses paroles furent comme un signal. Et soudain, il n’y tint plus. C’en était assez des
préliminaires, des caresses toutes en lenteur, faites pour exciter le désir. Il la voulait et tout de suite.
Il la retourna vers lui et prit sa bouche en un baiser profond, fougueux, tandis qu’il l’entraînait à
travers le salon et la plaquait contre le pilier de la kitchenette. Elle haletait et son regard s’écarquilla,
à la fois interrogateur et exalté.
— Vous voulez davantage ? Eh bien, allez-y, murmura-t-il.
D’une main fébrile, elle saisit le lien qui retenait son pantalon et le dénoua. Il glissa le long de
ses hanches. Il ne portait pas de sous-vêtement et il fut nu, en érection, devant elle. Elle tendit la main,
pressa un instant ses testicules dans sa paume. Puis elle referma les doigts sur son sexe et se mit à le
caresser. Il était doux, chaud, puissant. Elle titilla son gland, l’effleurant à peine. Ce fut comme si le
corps de Bryce était soudain traversé par une décharge électrique et il faillit perdre tout contrôle.
Il saisit sa main, l’écarta doucement.
— Pas encore, dit-il. A moins que vous ne vouliez une fin différente de celle que j’ai prévue.
— Voyons voir…
Elle glissa un bras autour de son cou et ce fut elle, cette fois, qui prit l’initiative du baiser et le
contrôla tandis que ses mains exploraient son corps, se glissaient sous son T-shirt pour savourer le
contact des muscles souples de son torse, de son dos. Il eut un petit gémissement lorsqu’elle les
referma soudain sur ses fesses, les pressant fermement. Elle était excitée, impatiente et savait
exactement ce qu’elle voulait. Et cette façon téméraire de prendre possession de son corps fit monter
d’un cran encore le désir qui le taraudait.
Il la plaqua plus fermement contre le pilier, chercha de sa main libre son portefeuille sur la table.
Il en sortit un préservatif. Elle bougea contre lui, pressante, souple comme une liane, ses mouvements
plus insistants, plus exigeants que des paroles. Il enfila le préservatif et s’approcha. Puis, retroussant
sa robe d’une main, il saisit de l’autre l’élastique de son petit slip et commença à le faire glisser sur
ses hanches.
Elle secoua la tête.
— Arrachez-le, dit-elle, d’une voix rauque.
Lorsqu’il le fit, elle se cambra, les seins dressés sous le tissu léger de sa robe, une expression de
pure félicité sur le visage.
Bryce sut alors qu’il ne résisterait pas plus longtemps. Il plaqua son corps contre le sien, la
pointe de son érection pressée sur son sexe tandis qu’il bougeait lentement contre elle, remuant les
hanches en un mouvement provocateur, sensuel. Mais ce n’était pas encore assez. D’un geste vif, il la
saisit par la taille et la souleva. Puis, sans attendre, il la fit redescendre sur son sexe bandé et la
pénétra d’un seul coup de reins.
Elle gémit. Un gémissement de pur plaisir. Et, se cambrant, elle noua les jambes autour de sa
taille, referma les bras autour de son cou tandis qu’elle allait et venait contre lui.
Elle avait fermé les yeux, mais lui les garda ouverts. Il voulait la voir, voir son visage et voir
aussi son corps tandis qu’elle l’absorbait en elle, puis s’écartait pour mieux recommencer l’instant
d’après.
Il intervint alors, la saisissant fermement par les hanches, imprimant à son corps un rythme de
plus en plus rapide tandis qu’il l’empalait sur lui, la prenait profondément, pleinement, la poussant
plus près du gouffre à chaque mouvement.
Elle ouvrit les yeux. Ils brûlaient de passion tandis qu’elle haletait. Pas une seconde, il ne cessa
de la regarder. Ses joues en feu, le frémissement si érotique de sa gorge, la courbe délicate de son
cou. Mais il n’y avait rien de délicat dans ses mouvements. A chaque coup de reins, elle se cambrait
contre lui dans un corps à corps sauvage, éperdu, tandis que le plaisir montait en eux.
Et il en était près, tout près, mais il voulait attendre, jouir avec elle, sentir son sexe se contracter
et palpiter autour du sien. Il ferma les yeux, luttant pour ne pas céder. Mais elle eut alors comme un
petit sanglot étranglé et il n’en fallut pas davantage. Il était perdu, tout contrôle lui échappa. Et,
lorsque l’extase le submergea en une suite ininterrompue de spasmes, le plaisir fut si intense qu’il
crut chanceler.
Un long frisson parcourut alors le corps de Joan et il sentit ses jambes serrer plus fort ses reins
tandis que son plaisir se répercutait en lui, palpitation intense dans sa chair. La tête renversée, lèvres
entrouvertes, elle laissa échapper son nom en détachant les syllabes dans un murmure, avant de le
crier. Son nom. Et rien ne lui parut plus juste que de l’entendre prononcé par elle en cet instant.
Elle s’abandonna alors contre lui, palpitante et laissa ses pieds glisser jusqu’au sol, espérant
retrouver un peu d’équilibre. Mais Bryce n’était guère plus solide qu’elle et il l’entraîna avec lui, la
serra dans ses bras et ils roulèrent, enlacés, sur l’épaisse moquette de l’hôtel.
Ils restèrent un long moment ainsi, immobiles, reprenant leur souffle, jusqu’à ce que Joan glisse
sa jambe nue par-dessus les siennes et se soulève sur un coude pour le regarder.
— Eh bien, dit-elle, un sourire effleurant lentement ses lèvres. C’était une assez bonne entrée en
matière, non ?
Il rit.
— Une entrée en matière ? Dans ce cas, si nous restons coincés ici plus de deux heures, je suis
un homme mort.
— J’en doute. Mais je vous garantis que vous aurez fait de l’exercice.
— Parfait. Il y a des lustres que je n’ai plus mis les pieds dans une salle de sport.
Joan effleura d’un doigt son torse musclé.
— J’ai beaucoup de peine à le croire.
— Alors, disons qu’il y avait longtemps que je n’avais pas pratiqué de manière aussi… intense.
— Voilà qui me paraît plus juste, dit Joan.
Elle réajusta sa robe, puis jeta un coup d’œil à ses jambes. L’une était nue, l’autre encore gainée
de son bas.
— Regardez dans quel état je suis.
Bryce sourit.
— Vous êtes magnifique.
Elle eut un rire léger, cristallin.
— Vous dites des choses adorables. Mais, la prochaine fois, je crois que j’aimerais le faire nue.

* * *

Lorsque Donovan arriva à proximité de l’hôtel Monteleone, les forces de police spéciales se
trouvaient déjà en place et tout le périmètre fourmillait d’activité, éclairé comme en plein jour.
A une cinquantaine de mètres de l’entrée de l’hôtel, il repéra une zone réservée aux médias. Tous
les journalistes étaient sur le pied de guerre.
Il fit signe à un policier en uniforme qui passait à proximité.
— Où est Fisk ?
Le policier désigna un petit groupe, non loin de là, rassemblé autour d’un porte-voix. Un
homme trapu que Donovan ne connaissait pas s’écarta brusquement et il aperçut la silhouette noueuse
et les cheveux prématurément blancs du lieutenant Fisk, son pote de l’école de police.
Donovan attendit qu’il ait terminé de donner ses ordres à son équipe avant de s’approcher. Fisk
leva les yeux de la carte du secteur qu’il tenait à la main.
— Donovan ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— J’ai une amie dans l’hôtel. Je me suis dit qu’il valait mieux que je m’assure que toi et tes gars,
vous faisiez bien votre boulot.
Le ton était léger et il savait que Fisk ne s’offusquerait pas. Il dirigeait la meilleure équipe
d’intervention, dans les cas de prise d’otages.
— Ton amie se trouvait dans la cuisine ? demanda Fisk.
— Non. Pas que je sache.
— Son nom ?
— Joan Benetti.
Fisk consulta rapidement sa liste avant de faire signe à l’un de ses hommes.
— Elle est à jour ?
— Oui, chef.
— Nous avons évacué l’hôtel, expliqua Fisk en se tournant vers Donovan. Ton amie ne figure
pas sur la liste.
— Impossible. Je lui ai parlé il y a moins d’une heure.
— Si elle se trouve dans l’hôtel, alors, dans ce cas, c’est dans la suite, au dernier étage. Elle
dispose d’un ascenseur privé et nous avons décidé de ne pas l’évacuer. C’était trop risqué.
Donovan ne voyait pas ce que Joan pouvait faire dans la suite royale du Monteleone. Mais elle
ne pouvait être que là.
— Et son amie, Angie Tate ? Son service était terminé lorsque le type est passé à l’action.
Quelqu’un a entendu parler d’elle ?
— Tate ? répéta Fisk, jetant un coup d’œil à Donovan par-dessus ses sourcils broussailleux.
Angela Tate ?
Donovan sentit un frisson glacé parcourir son dos.
— Oui, c’est ça.
— Désolé. Elle fait partie des otages.
7.

Fisk dut s’éloigner pour faire une déclaration à la presse et donner de nouvelles instructions à
son équipe. Un moment s’écoula avant que Donovan ne se retrouve de nouveau seul avec lui.
— J’ai décidé de ne rien dire à Joan concernant Angie. Inutile de l’inquiéter alors qu’elle ne peut
rien faire.
Fisk hocha la tête.
— Tout à fait d’accord.
— Tant mieux. D’autant que je lui ai menti. Je viens de l’appeler sur son portable. Je lui ai dit
que la situation était sous contrôle, les otages sains et saufs et que les négociateurs avaient entamé les
discussions, mais qu’il fallait du temps. J’ai aussi ajouté que ça se présentait bien et que les
psychologues ne pensaient pas que cet homme ferait du mal à qui que ce soit.
Fisk le regarda droit dans les yeux.
— Dis donc, c’est un peu prématuré, mais en fait, c’est à cela que nous voulons aboutir…
Donovan jeta un coup d’œil autour de lui.
— Qui est chargé de négocier ?
— Wilson. Mais rien n’a commencé encore. Nous laissons au kidnappeur le temps de se calmer.
Et puis, je veux vérifier cette histoire de tireurs embusqués.
Donovan fronça les sourcils, surpris.
— Jusqu’ici, expliqua Fisk, nous avons toutes les raisons de croire qu’il est seul à l’intérieur.
Mais pour ce qui est de l’extérieur…
Fisk s’interrompit brusquement, le regard tourné vers le groupe de journalistes.
— Mais je me demande si nous ne devrions pas révéler l’identité de l’occupant de la suite avant
qu’un reporter s’empare de l’histoire.
— De quelle histoire veux-tu parler ? s’écria Donovan. Tu m’as dit que Joan était en sécurité.
S’il y a…
— Pas de panique. Nous n’avons pas de raison de penser qu’il y a le moindre risque là-haut. Je
voulais seulement dire que, vu avec qui elle se trouve, ça va faire du bruit.
— Avec qui est-elle ?
— Bryce Worthington.
Donovan laissa échapper un sifflement. Fisk avait raison. Les médias allaient s’en donner à cœur
joie.
— C’est pour cela que vous n’avez pas fait évacuer la suite ? A cause de Worthington ?
— Un homme dans sa position a forcément des ennemis. S’il y a des tireurs à l’extérieur, je ne
tiens pas à ce qu’il débarque au milieu.
Tout ce que Donovan espérait, c’était que, tant que Joan et Worthington resteraient dans la suite,
quinze étages au-dessus du forcené, ils seraient en sécurité. Enfin, autant qu’on pouvait l’être en pareil
cas.
Quoi qu’il en soit, les médias allaient s’emparer de l’affaire. Et, en ce qui concernait Joan, il se
demandait s’ils allaient, eux aussi, se concentrer sur la seule question qui lui trottait dans la tête : que
faisait une fille comme Joan avec un type comme Worthington ?

* * *

Clive posa le fusil sur ses genoux, gardant le revolver à la main, prêt à servir. Il avait fait passer
les otages dans la salle à manger et il était assis à une table, face à eux.
Ils avaient les traits tirés, l’air affolé, mais peu lui importait. Une seule chose comptait : il fallait
qu’il sorte de là. Et, de toute façon, c’était de leur faute. Ils s’étaient trouvés au mauvais endroit au
mauvais moment et ils étaient trop stupides pour se battre.
A leur place, il se serait battu, il aurait tenté quelque chose. C’était ce qu’il fallait faire : se battre
pour survivre. Voilà pourquoi il voulait la peau de Worthington. Pour se venger. Et venger Emily.
Elle, elle s’était battue. Oh, oui. Mais, sans l’assurance maladie, c’était une bataille perdue
d’avance. Maintenant, il se battait pour elle.
Mais bon sang, son plan avait vraiment foiré. Il fallait qu’il se concentre. Sérieusement. Il devait
se sortir de là vivant, faire une autre tentative contre Worthington. S’il se faisait prendre, ce salaud
coulerait des jours heureux, sans jamais payer pour ses crimes.
Clive poussa un soupir en regardant le groupe des otages, serrés les uns contre les autres. La
police avait évacué le bâtiment, installé un périmètre de sécurité. Tant qu’il détiendrait les otages, il ne
risquerait rien. Tant que la police le croirait susceptible de les exécuter, elle ne donnerait pas l’assaut.
Ce qui lui laissait le temps de mettre un plan sur pied.
Les flics continueraient néanmoins à l’appeler toutes les heures pour connaître ses exigences. Il
était presque 2 heures du matin. Ils n’allaient pas tarder à appeler.
La sonnerie du téléphone retentit soudain, comme prévu.
Clive se leva et, gardant son fusil pointé sur les otages, il traversa la pièce pour aller décrocher.
— Ouais ?
— Etes-vous prêt à négocier ?
— Je vous l’ai déjà dit, murmura-t-il afin de rendre sa voix difficile à identifier. Il n’y a rien à
négocier.
— Acceptez-vous de relâcher un otage, dans ce cas ? En signe de bonne volonté.
Clive regarda de nouveau les otages, les sourcils froncés, méfiant. Il avait déchiré les nappes
pour pouvoir leur attacher les poignets et les chevilles. Tant qu’ils se tenaient tranquilles, pas question
d’en laisser partir un.
— Je vais en discuter avec mon équipe, annonça-t-il.
— Pouvons-nous parler de nouveau aux otages ?
Clive passa une main dans ses cheveux. Lors du premier appel, il avait laissé chaque otage crier
son nom dans le téléphone pour que les flics comprennent bien qu’il ne plaisantait pas. Mais il n’allait
pas remettre ça.
— Non, dit-il. Mais ils sont vivants. Ecoutez !
Il tendit le combiné en direction des otages.
— Dites quelque chose aux gentils policiers.
Les otages se mirent à crier, leurs voix résonnant soudain dans l’immense salle à manger. Clive
agita son revolver et ils se turent aussitôt.
— C’étaient les otages, dit-il dans le combiné. Comme vous l’aviez demandé.
Il entendit un murmure à l’autre bout du fil, comme si quelqu’un parlait avec la main sur le
téléphone. Puis le flic chargé de négocier reprit la ligne.
— Nous vous rappellerons dans une heure.
— C’est ça. En attendant, pas de blagues. Vous tentez quoi que ce soit et je commence à les
liquider.

* * *

C’était fou. Absolument fou qu’en dépit de la situation dans laquelle elle se trouvait, dans cet
hôtel, avec un forcené détenant des otages, Joan puisse se sentir aussi bien.
Elle était installée sur le canapé, avec Bryce, les pieds posés sur ses genoux. Toujours vêtue de
sa robe, elle avait ôté son deuxième bas et Bryce caressait ses jambes. Une caresse langoureuse,
délicieuse. Comblée, le corps pleinement satisfait, elle s’étira, tel un chat, en poussant un soupir
d’aise.
— C’est merveilleux, murmura-t-elle. Je me sens si bien…
Bryce eut un petit rire.
— J’aimerais croire que c’est grâce à moi, mais je sais que ce coup de fil de Donovan vous a
beaucoup aidée à vous détendre.
Joan pencha la tête et lui sourit.
— C’est vrai que ça m’a beaucoup soulagée de savoir que les otages vont bien et qu’il ne reste
plus au négociateur qu’à faire son travail pour que tout se termine au mieux.
Le coup fil de Donovan l’avait à la fois déculpabilisée d’être en train de passer des moments
aussi merveilleux avec Bryce et rassurée. La situation ne risquait pas de dégénérer et de les atteindre.
— Je sais, dit Bryce, se rapprochant d’elle.
Il tendit la main, caressa sa joue, ses doigts rugueux la touchant avec une infinie douceur.
La rugosité de ses mains avait surpris Joan. Elle s’attendait à ce qu’il ait les mains douces,
parfaitement manucurées d’un homme passant son temps derrière un bureau, à manipuler de l’argent
et des papiers. Mais ses mains râpeuses formaient avec sa personne un contraste incroyablement
érotique. Elle ferma les yeux, baignant dans la félicité.
— Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre, dit-il. Vous croyez que vous allez pouvoir le
supporter, seule ici, avec moi ?
Le ton était taquin et elle répondit sur le même mode.
— A vrai dire… je l’ignore.
— Imaginez que nous soyons coincés par la neige dans un superbe chalet des Alpes suisses et
que nous en profitions pour vivre des expériences extrêmement décadentes.
— Pour ce qui est des expériences extrêmement décadentes, pas de problème, je vous suis. Quant
au reste…
Joan se mit à rire.
— Je ne suis pas certaine que mon imagination suffise. Il fait pratiquement trente-cinq degrés
dehors et je ne connais aucun pays étranger. Alors, les Alpes…
Un éclair de surprise traversa le regard de Bryce.
— Vraiment ? Compte tenu de votre métier, j’aurais pensé que vous vous rendiez fréquemment à
Paris ou à Londres.
Joan faillit se trahir. Voilà qu’elle était de nouveau prise au piège de ses propres mensonges.
— J’ai hâte que cela se fasse, en effet. Mais, en fait, je viens juste d’intégrer l’équipe. Veronica
m’a choisie au regard de mes diplômes en littérature.
Tout en parlant, Joan se maudissait. Elle aurait dû lui dire la vérité. Mais elle s’était déjà vantée
d’être copropriétaire de la librairie et, à ce titre, elle ne pouvait pas posséder aussi peu de diplômes
que l’indiquait son C.V.
Bryce haussa un sourcil.
— Intéressant. Quels diplômes possédez-vous ? Un doctorat ?
Un doctorat ? Sans doute était-ce le minimum dans le domaine.
— Un doctorat, oui, c’est cela, dit-elle, aggravant encore la situation.
Restait à espérer qu’il ne lui poserait aucune question sur ce prétendu doctorat. Elle n’avait pas
la moindre idée de la façon dont on obtenait un diplôme pareil.
— Et Veronica ?
— Elle possède toutes les qualités pour exercer ce métier. Elle a grandi dans le milieu, il faut
dire. Et son instinct est très sûr. Il faut voir les trésors qu’elle déniche parfois dans les marchés aux
puces.
— Vraiment ? J’adore les Puces, celles de Kyle entre autres.
Joan n’aurait jamais imaginé que fouiner aux Puces puisse être l’une des activités préférées d’un
millionnaire.
— Kyle ?
— Une petite ville tout près d’Austin. Je suis du Texas.
— Ah.
Savoir qu’il habitait loin de New York lui donna un coup au moral, mais soulagea du même
coup sa conscience. Il n’y avait aucune chance pour que quoi que ce soit de durable se développe
entre eux. Aussi, pour le temps qu’ils allaient passer ensemble, pouvait-elle se permettre d’être qui
elle voulait. Et, en ce moment, elle voulait jouer le rôle d’une diplômée très diplômée et spécialiste en
littérature érotique.
— Alors, que faites-vous à Manhattan, hormis fréquenter les galeries ?
— Je suis venu pour conclure une affaire. Mais, le temps que nous sortions d’ici, je crains que
ce ne soit plus qu’un souvenir.
Joan se demanda ce qu’il voulait dire, mais elle n’avait pas envie d’entendre parler bourse et
transactions. Et, en même temps, elle ne voulait pas non plus paraître se désintéresser totalement du
sujet.
— En quoi consiste exactement votre activité ? demanda-t-elle finalement. En gros, je veux dire.
— J’ai commencé en achetant et en revendant des immeubles. Aujourd’hui, j’achète et je revends
des sociétés.
— Oh, c’est cool.
— Cool ? Oui, je suppose.
Il pressa tendrement sa main.
— Vous êtes une femme intéressante, Joan Benetti.
Elle rit, mais déjà elle songeait à autre chose, son corps tout entier électrisé par la pression de
ses doigts sur sa peau.
— Je parie que vous dites cela à toutes les femmes qui s’introduisent dans votre suite.
— Pas du tout. Seulement à celles qui m’ont vu nu.
— Dans ce cas, je suis ravie que vous me trouviez intéressante, parce que moi, j’ai beaucoup
aimé ce que j’ai vu.
Il laissa sa main glisser le long de sa jambe en une caresse très lente, sensuelle.
— Evidemment, cela compromet un peu mes plans pour la soirée.
Joan avait fermé les yeux, attentive au seul contact de ses doigts sur sa peau.
— Oh ? dit-elle, l’esprit déjà embrumé.
— J’avais prévu de passer des heures à tenter de vous convaincre de me laisser vous caresser…
Bryce laissa sa main remonter un peu plus haut sous sa robe.
— Explorer vos secrets les plus intimes…
Il redescendit vers son genou.
— Vos zones les plus sensibles.
Il remonta de nouveau, troublant, provocant, mais pas aussi haut que Joan l’aurait voulu.
Elle pria en silence pour qu’il continue, s’aventure plus loin sous sa robe et vienne la toucher,
calmer ce désir qui, déjà, faisait palpiter sa chair entre ses cuisses.
Elle se sentait pareille au personnage de Louisa dans Fanny Hill, le roman de John Cleland,
insatiable. Avide de caresses, de sentir la main d’un homme sur elle. Sauf que, pour Joan, il ne
s’agissait pas de n’importe quel homme. Elle ne voulait que Bryce. Avec lui, elle savait qu’elle serait
comblée. Et, en cet instant, elle ne rêvait que de cela.
— Et maintenant ? demanda-t-elle.
— Maintenant, je ne pense pas avoir à vous convaincre de quoi que ce soit.
Il glissa une main entre ses jambes et elle sentit le souffle lui manquer.
— Non, haleta-t-elle. Je dois avouer que vous savez faire preuve de persuasion. Encore que…
— Oui ? demanda Bryce.
Il interrompit sa caresse et elle ouvrit les yeux, le regard accusateur.
— A propos de ces livres que vous vouliez acheter…, commença-t-elle, réprimant un sourire.
Maintenant que vous avez avoué à quoi vous comptiez passer votre soirée, dites-moi la vérité. Etes-
vous vraiment un collectionneur ?
— Je le deviens ce soir. Je le jure, ajouta-t-il, levant la main.
— Oh !
Joan croisa les bras sur sa poitrine, s’efforçant de prendre un air sérieux.
— C’est vrai. Et j’ai même l’intention de commencer ma collection avec un joli petit ouvrage
qui s’intitule Les Plaisirs d’une jeune femme.
Elle rit.
— Voilà qui me paraît honnête. Et puisque nous avons décidé de jouer la carte de l’honnêteté,
justement, je dois vous avouer que j’avais, moi aussi, une idée en tête en acceptant votre invitation à
dîner.
— Vous m’intriguez.
— Je voulais obtenir des informations.
Joan laissa sa main remonter lentement le long de sa cuisse et s’arrêta à quelques centimètres à
peine du renflement dans son pantalon.
— Si c’est la méthode que vous avez l’intention d’utiliser, dit-il, baissant un instant les yeux vers
sa main, je vous prédis un succès total.
— J’espérais que la tâche ne serait pas trop dure.
— Peut-être pas la tâche, rétorqua-t-il. Mais…
Joan ne put s’empêcher de rire.
— Pour lui, le plus dur sera le mieux, ajouta-t-elle, mutine.
— Alors, quel genre d’informations comptiez-vous m’extorquer ?
— Des informations sur la manière de faire des affaires.
Il fronça un sourcil, brusquement intrigué.
— Je vous écoute.
— La librairie pourrait faire plus de bénéfices. Et, euh, j’essaie de convaincre Veronica
d’accroître… comment appelez-vous cela ? Ma participation.
— Et vous avez pensé que je pourrais vous aider ?
— Vous semblez parfaitement maîtriser ce domaine. Et, lorsque vous avez proposé d’acheter
trois ouvrages, j’ai su que vous pourriez m’apporter votre concours.
— Et maintenant ? J’imagine que vous souhaitez toujours me voir acheter ces trois ouvrages ?
— Oui, bien sûr. Mais j’avais également prévu, le vin aidant, de vous cuisiner sur plusieurs
thèmes. Vos savez, du genre marketing, bilan financier, etc.
Bryce hocha la tête, très sérieux.
— Le B. A. BA du monde de l’économie, en somme.
Bryce fit semblant de réfléchir, les sourcils froncés. Puis il dit :
— Très bien. Nous sommes encore en phase de négociation dans cette relation. Donc la
première leçon est gratuite. Nous possédons chacun quelque chose que l’autre veut et le but est
d’obtenir tous deux satisfaction sans trop donner ni trop perdre dans l’affaire.
Joan acquiesça d’un signe de tête.
— Exactement.
— Voilà ce que je vous propose. Je vous enseignerai tout ce que vous voulez savoir sur le
monde de l’économie. En contrepartie, je désire, moi aussi, quelques leçons.
Joan le fixa, méfiante.
— Quel genre de leçons ?
Bryce se pencha et saisit le livre sur la table basse.
— Comme je vous l’avais dit à la librairie, je suis intrigué. J’aimerais en apprendre davantage
sur le monde de la littérature érotique.
Son regard croisa le sien, taquin.
— Et, d’après ce que j’ai pu en juger, j’ai justement à ma disposition le professeur le plus doué
qui soit !
— Oh !
Ce fut tout ce que Joan fut capable de dire. Des leçons d’érotisme, à un homme comme Bryce ?
Voilà qui avait de quoi lui couper le souffle. Oh, oui, elle entendait l’initier à la littérature, mais d’une
manière complète et… enrichissante. Depuis quatre ans qu’elle se nourrissait de littérature et
d’images érotiques, il semblait qu’elle ait enfin trouvé l’homme avec qui son imagination ne
connaîtrait pas de limites… Bryce, avec lequel elle avait envie de partager tous ces fantasmes. Et
même davantage.
— Joan ?
— D’accord, dit-elle, plongeant son regard dans le sien. Je serai votre professeur, mais c’est
moi qui décide de la méthode.
— C’est-à-dire ?
Elle inspira profondément.
— Mes leçons seront toutes assorties de travaux pratiques. Très pratiques. Vous vous sentez
capable de faire face ?
Bryce lui adressa un sourire à tomber à la renverse.
— Marché conclu.
8.

Bryce ignorait pourquoi Joan voulait lui faire croire qu’elle possédait un doctorat alors qu’il
était quasiment certain qu’elle n’avait même pas sa licence. Il pouvait se tromper, bien sûr, mais il
avait passé suffisamment de temps à négocier face à des gens prétendant disposer de plus de cordes à
leur arc qu’ils n’en avaient pour s’en laisser compter.
Joan avait hésité, cherché ses mots et, surtout, détourné plusieurs fois son regard, un signe qui
ne trompait pas. Elle lui racontait des histoires.
Il n’aimait pas beaucoup cela. Les mensonges lui rappelaient sa mère. Pendant des années, elle
leur avait menti, à lui et à son père, et il ne le lui avait jamais pardonné.
Toutefois, il n’entendait pas s’attarder sur l’affabulation de Joan. Son véritable niveau d’études
lui importait peu. Elle lui plaisait et l’excitait au plus haut point, mais il n’envisageait rien avec elle
au-delà du temps qu’il passerait à New York. Ce qu’il avait dit à Leo était vrai : il n’était pas à la
recherche d’une femme. En tout cas, pas d’une relation durable.
Aussi Joan pouvait prétendre être qui elle voulait. Et, si elle s’inventait un doctorat, pourquoi
s’en plaindrait-il ? Surtout qu’il allait tirer un superbe bénéfice de ses compétences, acquises ou non
sur les bancs de l’université.
Des travaux pratiques ? Oh, oui, il était tout à fait partant ! Si elle voulait jouer le rôle du
professeur, il était tout disposé à jouer celui de l’étudiant.
Disposé ? Nom de nom, c’était bien plus que cela. Voilà une éternité qu’ils étaient assis sur ce
canapé et sa seule présence lui mettait le corps en feu. Au lieu de sombrer dans un doux sommeil
réparateur, il était de nouveau en érection avec une envie folle d’elle. Et il savait qu’après, il aurait
encore envie d’elle.
Et s’il fallait en croire sa réaction à la moindre de ses caresses, sans compter sa proposition de
lui donner des cours, Joan aussi avait envie de lui.
Il se pencha vers la table basse, saisit la bouteille de vin et remplit leurs deux verres.
— Alors, dites-moi, professeur, qu’avez-vous exactement prévu de m’enseigner ?
— C’est drôle que vous me posiez la question, j’étais justement en train de réfléchir à ma
première leçon.
Lorsqu’il lui tendit son verre, leurs doigts s’effleurèrent et ce simple contact fit se dresser son
sexe. Joan le mettait dans un état d’excitation maximum. Il devenait urgent de commencer les cours !
Tandis que Joan buvait une gorgée de vin, il s’excusa :
— Je vous aurais volontiers offert à manger, mais il n’y a pas grand-chose. Des olives, un
paquet de biscuits, deux bouteilles de vin et une de vodka, du jus d’orange et une boîte de chocolats
que je destinais à la secrétaire de mon avocat. Je crois avoir tout énuméré.
Joan rit.
— Je savais que certains millionnaires vivaient frugalement, mais tout de même !
— Je ne m’occupe jamais de faire remplir le réfrigérateur lorsque je réside ici. En général, je
sors dîner ou je suis trop occupé pour seulement y penser.
— D’où le plateau du soir.
— Exactement.
— Peu m’importe le manque de nourriture, dit Joan, reposant son verre sur la table.
Elle passa sa langue sur ses lèvres en un geste qu’il trouva extrêmement érotique.
— Je n’ai faim que de vous, murmura-t-elle.
Cette déclaration fit à Bryce l’effet d’une vague de chaleur au creux du bas-ventre. Il poussa un
grognement et glissa sa main sur la sienne, entrelaça ses doigts avec les siens. Puis il porta leurs
mains jointes à ses lèvres et embrassa le bout de ses doigts.
— Je suis prêt. Nous pouvons commencer la leçon.
Elle fut parcourue d’un frisson et il sourit, satisfait de son émoi.
— Bientôt, dit-elle, fermant les yeux.
Prenant alors l’extrémité de son majeur dans sa bouche, il enroula sa langue autour, en caressa
la peau fine, si sensible. Joan frissonna de nouveau.
— Très bientôt, murmura-t-elle, tandis qu’il mordillait doucement son doigt.
Il le libéra, pressa la paume de sa main contre sa bouche et y déposa un baiser.
— Parfait. Pour information, sachez que je vise toujours l’excellence.
— Nous verrons…
Joan laissa son regard glisser sur lui et le corps de Bryce réagit aussitôt comme si c’étaient ses
doigts et non ses yeux qui dansaient sur sa peau. Le regard planté dans le sien, elle prit son verre, en
but une gorgée et passa sa langue sur ses lèvres, un geste clairement destiné à séduire.
— Très bon vin, dit-elle.
— Je suis ravi qu’il vous plaise.
Elle se pencha vers la grappe de raisins qui accompagnait le fromage, et détacha un grain. Puis,
lèvres arrondies, elle le poussa lentement dans sa bouche d’un air gourmand et Bryce crut qu’il allait
tout bonnement perdre le contrôle.
— Si vous avez décidé de me rendre fou, dit-il, c’est réussi.
Un sourire malicieux aux lèvres, elle détacha un second grain, répéta l’opération.
— Attention, dit Bryce. Je vous vois manger, boire du bon vin. Il ne faudrait pas que vous vous
endormiez avant d’avoir tenu vos promesses.
Joan leva un sourcil étonné.
— Ne pas tenir mes promesses, moi ?
Elle laissa un doigt glisser langoureusement le long de son bras et Bryce sentit une onde de
chaleur parcourir son corps.
— C’est impossible. Je sors beaucoup le soir. Etre endormie avant 4 heures du matin, pour moi,
c’est tôt.
— Ou que vous n’y êtes pas seule…
Bryce sourit en voyant ses joues rosir brusquement.
— Je suis beaucoup plus souvent seule dans mon lit que vous ne semblez le croire, dit Joan.
Lentement, elle laissa son regard glisser sur lui, comme si elle évaluait les atouts qu’il possédait.
— Je suis extrêmement difficile.
— J’en suis très honoré.
— Vous pouvez l’être.
Bryce voyait qu’elle tentait de garder son sérieux, mais le léger tremblement au coin de ses
lèvres la trahissait.
— De plus, ajouta-t-elle, le sommeil peut s’avérer une excellente chose en matière d’érotisme.
En fait, c’est justement l’objet de notre première leçon.
Bryce fronça les sourcils.
L’étonnement devait se lire sur son visage, car Joan se mit à rire. Elle se pencha, effleura ses
lèvres d’un baiser. Un baiser presque chaste, mais qui contenait la promesse de délices à venir.
— Faites-moi confiance, murmura-t-elle. Je suis une experte, l’auriez-vous oublié ?
— Comment pourrais-je ? Je compte les minutes qui me séparent de ma première leçon.
Compter les minutes était très en dessous de la vérité. Son corps tout entier brûlait d’impatience.
— Je suis heureuse de l’entendre, dit Joan, s’installant sur le canapé comme si elle avait tout le
temps du monde devant elle.
— Et ma contrepartie ? demanda-t-elle.
Bryce la regarda, surpris. Il ne comprenait pas.
— Je vais vous donner ce que vous attendez. Et vous, quand me donnerez-vous ce que j’attends ?
Il rit. Décidément, Joan était surprenante.
— Vous pouvez l’avoir quand vous voulez.
Joan se pencha vers lui et posa la main sur son sexe, exerçant juste ce qu’il fallait de pression
pour le rendre quasiment fou de désir.
— Je saurai m’en souvenir, dit-elle, effleurant sa joue d’un baiser avant de reprendre sa place à
l’extrémité du canapé.
Bryce secoua la tête. Il n’était pas amateur de boxe, mais il savait reconnaître un K.-O.
— Ma petite contrepartie se trouve dans votre tête, pas dans votre pantalon, expliqua-t-elle,
fixant ostensiblement le renflement entre ses jambes. Mais ne vous inquiétez pas, nous aurons tout
loisir de nous en servir.
— J’en suis ravi.
— Alors ? demanda Joan.
— Vous aurez votre leçon demain matin. La journée me semble plus appropriée pour vous
enseigner la théorie des affaires. Alors que pour le sujet qui nous intéresse en ce moment…
— Connaissez-vous Havelock Ellis ? l’interrompit-elle.
Il secoua la tête.
— Il s’agit d’un sexologue qui a travaillé sur la réponse sexuelle et s’est, de ce fait, beaucoup
intéressé à la symbolique de l’érotisme. Et c’est justement par cela que nous allons commencer, les
symboles.
Bryce hocha la tête, impressionné. Joan ne possédait peut-être pas les diplômes, mais elle
détenait la connaissance, c’était indéniable.
— Il existe plusieurs sortes de symboles érotiques. D’abord les parties du corps, comme les
pieds, le lobe des oreilles et autres zones érogènes. Deuxièmement, les objets familiers.
Elle se pencha, saisit la cravate de Bryce posée sur la table basse. Elle la drapa autour de son
cou, puis la fit glisser lentement comme si elle se livrait à un strip-tease.
— Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, je pense.
— Et, pour finir, il y a les actes et les attitudes. Comme la fessée, par exemple.
— Me proposeriez-vous de me séduire de cette manière ? commenta Bryce.
— Non, ce n’est pas le but de cette première leçon. En fait, il y a un élément que ce cher M. Ellis
a oublié et qui me semble d’importance : la puissance érotique du sommeil. Il y a quelque chose de
très érotique à regarder dormir son partenaire ou une personne avec qui l’on serait bloqué dans un
immeuble, un hôtel par exemple…
— Ou à l’espionner, ajouta Bryce, jetant un coup d’œil en direction du paravent.
— Tout à fait, dit Joan. Mais le voyeurisme fera l’objet d’une autre leçon.
— Donc vous ne vous cachiez pas lorsque vous vous trouviez derrière le paravent, vous faisiez
de la recherche ? dit-il, l’air moqueur.
— Absolument. Et justement, puisque nous parlons de recherche, j’ai prévu de vous donner un
petit travail…
Bryce s’attendait à ce qu’elle s’approche de lui. Mais elle se leva, s’éloigna du canapé.
— Vous allez quelque part ?
— En fait, oui, répondit-elle, désignant la porte de la chambre. Je vais dormir.
— Dormir ? répéta Bryce, interloqué.
— Dormir, oui. Une activité tout à fait appropriée la nuit.
— A en croire vos dires précédents, vous jouez plutôt les noctambules.
— C’est vrai. Mais j’ai besoin de repos si je veux avoir les idées claires pour ma leçon de
demain.
— Attention ! Nous avons conclu un marché, et en affaires, on doit respecter le marché, sous
peine de problèmes…
Joan attrapa son grand sac et en sortit un ouvrage. Elle le feuilleta et marqua une page de son
doigt.
— Frank Harris, dit-elle, tendant le livre à Bryce. C’est la leçon numéro un. Vous l’étudiez, puis
vous me direz ce que vous en avez retenu.
Joan laissa un doigt glisser langoureusement sur sa joue. Puis elle tourna les talons et gagna la
chambre.
Bryce la regarda disparaître, étonné, et pour le moins perplexe. Du moins jusqu’à ce qu’il ouvre
le livre à la page indiquée et lise les premières lignes.
« La femme dormait, vêtue d’une très légère chemise de soie, les draps rabattus à cause de la
chaleur intense. L’homme, debout dans l’encadrement de la porte, l’observait, caressant son corps du
regard. Et plus il la regardait, plus il sentait son sexe durcir, s’imaginant déjà en train de la pénétrer,
de s’enfoncer profondément dans la douceur de sa chair chaude, humide.
Il s’approcha d’elle, s’accroupit auprès du lit où elle dormait, un bras rabattu sur les yeux.
Doucement, il posa les mains sur ses cuisses et écarta ses jambes. Elle ne portait aucun sous-vêtement
et la vue soudaine de son sexe offert fit se dresser le sien, puissant, gorgé de sève. »
Plongé dans le texte, Bryce lisait lentement, fasciné par la force évocatrice du style tandis que
l’auteur rendait hommage à la beauté de la femme et à son sexe.
« L’homme pencha la tête vers la femme, pressa sa joue contre la peau douce, satinée de sa
cuisse tandis qu’il embrassait son sexe, le léchait, le caressait de sa langue. Elle se mit à bouger mais
sans se réveiller.
Son corps, cependant, répondait comme si elle avait été éveillée dans ses bras. Il sentit son
clitoris durcir sous sa langue, palpitant soudain, réclamant davantage tandis qu’elle se cambrait, avide
de plaisir, cherchant déjà la jouissance.
Il l’embrassa alors plus intensément, plus profondément, glissant sa langue en elle, pressant sa
chair douce tandis qu’il prenait possession d’elle, forçant son intimité. Elle était parcourue de
frissons et il la prenait maintenant avec fougue, mordillant son clitoris en une délicieuse torture, la
poussant toujours plus loin jusqu’à ce qu’elle s’éveille soudain à ses propres cris tandis qu’un violent
orgasme la soulevait tout entière. »
Bryce expira fortement, le corps en feu, excité comme si c’était lui qui avait caressé, fait jouir la
femme endormie. Il songea à Joan, seule dans la chambre voisine. Il l’imagina étendue sur les draps
fins du lit. Peut-être endormie, peut-être pas. Mais, quoi qu’il en soit, prête pour lui.
Il sourit, son sexe en érection, palpitant, se rappelant à lui avec insistance.
Joan avait placé la barre très haut pour une première leçon. Mais il entendait bien relever le défi.

* * *

Joan referma derrière elle la porte de la chambre. Face à elle, le lit immense en occupait le
centre, l’attirant irrésistiblement.
4 heures du matin et elle n’était absolument pas fatiguée. Bien au contraire. Jamais, elle ne s’était
sentie aussi vivante. Son corps tout entier vibrait de désir et elle ne songeait qu’aux mains de Bryce, à
leur caresse sur sa peau.
Elle tendit la main dans son dos et fit descendre la fermeture de sa robe. Elle glissa bientôt sur le
sol dans un froissement et elle l’y abandonna. Encore un pas, puis ce fut le tour de son soutien-gorge.
Un autre et elle se débarrassa de son porte-jarretelles. Son petit slip avait été depuis longtemps
abandonné sur l’épaisse moquette du salon.
Elle se glissa sur le lit. Le dessus de satin doux et frais l’accueillit, sensation délicieuse contre sa
peau brûlante. Elle ne l’ôta pas, se contentant de le rabattre pour prendre un oreiller.
Déjà, les pensées se bousculaient dans son esprit. Elle imaginait les mains de Bryce sur elle, se
demandant à quel moment de l’histoire il en était en ce moment et si la lecture de ces pages l’excitait
autant qu’elle l’espérait. C’était l’un des fantasmes qu’elle préférait, depuis qu’elle avait lu le livre
d’Harris, que d’être réveillée par un amant et de se rendre compte qu’il avait déjà commencé à lui
faire l’amour, sa langue caressant intimement son sexe, ses mains pressant follement ses seins, son
souffle chaud attisant le feu entre ses cuisses. Elle se réveillerait et serait tout entière offerte à cet
homme et il la ferait jouir. Puis, ils feraient de nouveau l’amour, lentement cette fois, afin qu’elle
puisse profiter de chaque seconde.
Joan fut parcourue d’un frisson et elle serra l’oreiller contre elle. C’était un fantasme qu’elle
n’avait encore jamais partagé avec personne. Elle était heureuse que cette première fois soit avec
Bryce. Lui avec qui elle avait envie de tout essayer, de tout vivre. Lui qui correspondait si bien à
l’homme qu’elle imaginait dans ses rêves érotiques les plus débridés. Elle était en train de tomber
amoureuse de lui.
C’était stupide, elle en avait conscience. C’était s’exposer à souffrir, elle en était consciente, mais
elle n’y pouvait rien. Elle avait envie de lui et elle ferait l’amour avec lui aussi souvent et aussi
longtemps qu’il lui serait permis de le faire.
Il partirait, elle le savait. Quelles raisons un homme comme lui aurait-il de rester ? Joan avait
déjà eu le cœur brisé, ce n’était pas nouveau. En attendant…
Eh bien, en attendant, elle pouvait faire semblant de croire qu’il était l’homme de sa vie et qu’ils
avaient un avenir heureux ensemble.
Elle pressa son visage contre l’oreiller, respirant l’odeur fraîche de la lavande. Elle ferma les
yeux. Elle voulait vivre ce fantasme, complètement, et cela signifiait qu’elle ne pouvait pas être
réveillée lorsque Bryce franchirait la double porte.
S’il la franchissait…
Brusquement, elle fut assaillie d’un doute. Et si la lecture du livre ne l’excitait pas autant
qu’elle ? Mais non. Inutile de s’inquiéter. Bryce viendrait la réveiller. A condition, bien sûr, qu’elle
parvienne d’abord à s’endormir…
Elle se cala confortablement contre l’oreiller et jeta un dernier coup d’œil au réveil : 3 h 48. Des
respirations profondes, voilà ce qu’il fallait qu’elle fasse. Et qu’elle se vide l’esprit. Qu’elle ne pense
plus à Bryce, ni à rien d’ailleurs. Qu’elle se laisse porter.
Sa tête bourdonnait, résultat de la fatigue et du vin qu’elle avait bu, sans doute. Puis le
bourdonnement s’estompa et elle se sentit soudain flotter, flotter…

* * *

Humm…
Joan ouvrit les yeux. 4 h 15. Elle s’était endormie et elle se réveillait, maintenant, le corps
parcouru de frissons délicieux. Elle tendit paresseusement la main, effleura sa poitrine. Ses seins
étaient gonflés, leur pointe dure, dressée.
Une sensation de chaleur intense assaillait ses cuisses et elle sentit soudain la barbe naissante de
Bryce lui picoter la peau.
Il était venu comme elle l’avait imaginé. Comme dans le livre. Comme dans ses fantasmes les
plus fous…
Elle sentait son sexe palpiter de désir et elle changea de position sur le lit, écartant sans retenue
ses cuisses afin qu’il puisse la prendre dans sa bouche, la lécher, trouver son clitoris et l’exciter. Et
c’est ce qu’il fit, refermant soudain sa bouche sur elle, dans le baiser le plus intime qui soit, et elle se
sentit chavirer. Son corps lui semblait baigner dans un océan de chaleur, de plaisir. Et, déjà, elle
n’était plus que sensations, tout entière tendue vers la jouissance.
Alors, au moment où elle commençait à désespérer qu’il le fasse, il pressa son clitoris du bout
de sa langue. Il n’en fallut pas davantage. Une seule caresse et un cri irrépressible monta de sa gorge
tandis qu’elle se cambrait sur le lit, incapable de maîtriser son corps. Elle s’abandonnait, tout
simplement, incapable de penser, si ce n’était vaguement au fait que oui, il fallait qu’il continue… oui,
encore…
« Ne vous arrêtez pas, je vous en prie. »
Elle avait dû prononcer ces mots à haute voix, car Bryce pressa son pouce contre son sexe, le
caressa lentement, avec insistance.
— Jamais, murmura-t-il.
Et Joan sourit, s’écartela sur le lit pour s’offrir pleinement à ses caresses. Bryce avait fait de son
fantasme une réalité, mais cette réalité était encore meilleure que ce qu’elle avait imaginé. Et, avant
que leur enfermement ne prenne fin, elle avait la ferme intention de lui rendre la pareille.

* * *

Bryce brûlait de désir. Il avait envie d’elle, envie de se perdre en elle et la passion coulait dans
ses veines, telle une lave incandescente.
Dès l’instant où Joan s’était éveillée, frissonnant sous sa caresse, la capacité qu’avait Bryce de
raisonner, de penser ou de faire quoi que ce soit d’autre que de la toucher avait fondu comme neige
au soleil. Elle l’amusait, l’intriguait, le fascinait. Mais plus que tout, elle l’excitait comme aucune
autre femme n’était parvenue à le faire jusqu’à présent.
Il n’aurait su dire si c’était dû au confinement dans l’hôtel, à cette première leçon extrêmement
excitante ou tout simplement à la femme qu’elle était. Une femme qui savait ce qu’elle voulait et le
revendiquait avec audace et humour.
Mais peu importait la raison. En cet instant, tout ce qu’il voulait, c’était la prendre, se perdre en
elle, dans sa douceur, lui faire l’amour jusqu’à ce que les premiers rayons du soleil filtrent dans la
chambre. Et ensuite ? Recommencer.
— Bryce…
Elle murmura son nom et sa voix vint jusqu’à lui, un peu rauque, très douce. Il l’embrassa
intimement, se grisant de son odeur de femme. Il était en pleine érection, dur, tendu à l’extrême, et il
lui fallut toute sa volonté pour ne pas se redresser et plonger profondément en elle.
Mais il était trop tôt. Il voulait attendre encore…
Lorsqu’il était entré dans la chambre, il avait déjà failli perdre le contrôle. Elle était étendue sur
le lit, nue, ses jambes légèrement entrouvertes offrant la vue la plus troublante, la plus excitante qui se
puisse imaginer. Elle dormait ou faisait semblant, peut-être, mais elle s’était aussitôt animée sous ses
caresses, chacun de ses soupirs, de ses frissons venant satisfaire son orgueil de mâle.
En cet instant, elle murmurait son nom. Elle avait glissé les doigts dans ses cheveux et s’y
agrippait.
— S’il vous plaît, demanda-t-elle dans un souffle.
Bryce n’était plus en état de discuter. Il avait envie de cette femme, envie de la posséder, de
s’abîmer en elle. Elle écarta les jambes, une invite silencieuse, sans équivoque. Il n’hésita pas. Il saisit
le préservatif qu’il avait glissé dans sa poche et l’enfila rapidement sur son sexe. Il ne voulait rien qui
puisse rompre la magie de cet instant, ralentir son cours.
Lentement, il effleura de ses lèvres la peau douce à l’intérieur de sa cuisse. Puis il remonta,
caressa ses hanches, son ventre, plongea le bout de sa langue dans son nombril, la sentant avec une
intense satisfaction se tendre et frissonner sous sa caresse.
Les doigts crispés dans ses cheveux, elle l’attira plus haut. Il se laissa faire. Et, une main toujours
refermée sur son sexe, il effleura de ses lèvres sa poitrine frémissante. Elle se tendit soudain lorsqu’il
prit un sein dans sa bouche, le suça avec avidité, mordilla sa pointe dressée tandis qu’il écartait son
sexe, en caressait la chair douce, humide, et y plongeait ses doigts, possessif. Elle se cambra, bougea
les hanches, l’incitant à venir plus profondément en elle.
Il n’y tenait plus et il se redressa pour la regarder, les mains posées à plat sur le lit, de part et
d’autre d’elle. Elle était incroyablement belle, la peau diaphane, les cheveux dorés, et ses immenses
yeux bleus au regard chaviré.
Il pointa son sexe palpitant vers elle, pressa son gland contre sa chair douce, les mettant tous
deux au supplice.
— Oh, oui, soupira-t-elle. Maintenant…
D’un seul coup de reins, il fut en elle, profondément, possessif. Elle l’accueillit, se referma sur
lui, l’enveloppa de sa chaleur.
Il se retira, la pénétra de nouveau. Puis il se mit à aller et venir en elle tandis qu’elle se cambrait,
accordait ses mouvements aux siens, son rythme au sien. Elle ferma les yeux, mais pas Bryce. Il
voulait la regarder, ne rien perdre de ce que disait son visage. Il voulait qu’elle jouisse et la voir
jouir.
Elle faisait l’amour avec exubérance, s’écartant de lui pour mieux venir à sa rencontre, l’instant
d’après, fougueuse. Elle avait refermé les mains sur sa taille, ses reins, et il sentait ses ongles griffer
sa peau tandis qu’elle se pressait contre lui, plaquait avidement son corps contre le sien.
Et elle murmurait son nom, inlassablement, encore et encore, sa voix rauque comme une caresse
sur lui. Et il la prenait, la faisait sienne, insatiable, chacun de ses murmures, des petits gémissements
qu’elle poussait, l’amenant plus près de la jouissance.
— Bryce… maintenant, oui…
Sa supplique eut raison de lui et il s’abandonna, porté par sa voix, et il jouit, cambré contre elle,
en longs spasmes, jusqu’à ce qu’épuisé, il roule sur le côté, pour ne pas l’écraser de son poids. Elle
protesta, vaguement, avant de se lover tout contre lui.
Il caressa ses cheveux, heureux de ce moment d’intimité que lui offraient les circonstances.
Souvent, lorsqu’il était avec une femme, la première chose à laquelle il pensait après avoir fait
l’amour, c’était à se lever, s’habiller et aller vaquer à ses occupations. Mais aujourd’hui, il ne pouvait
rien faire de tout cela. Il était prisonnier dans cette suite, avec Joan. Et pourtant, il ne ressentait pas la
moindre impatience. Il n’avait aucune envie de consulter ses e-mails, ni d’appeler Leo.
Non. Il n’avait qu’une envie : tenir Joan serrée contre lui. Pour la première fois de son existence,
il avait rencontré une femme qui l’intéressait davantage que son travail.
Voilà, songea-t-il, qui en disait long sur Joan Benetti.
9.

5 heures du matin.
Le regard vitreux, Clive jeta de nouveau un coup d’œil à la pendule accrochée au mur de la
cuisine. Voilà vingt-quatre heures qu’il était debout. Il marchait à l’adrénaline et ne se sentait pas
fatigué. Mais ses pensées commençaient à s’embrouiller.
Salaud de Worthington ! Et cette petite garce à la robe rouge qui avait fait foirer son plan. Dire
que tout devait marcher comme sur des roulettes.
Les doigts crispés sur le fusil, il surveillait les otages. Certains dormaient. Quatre étaient restés
éveillés et le fixaient de leurs yeux terrorisés, injectés de sang.
Angie ouvrit la bouche et émit une sorte de couinement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, sentant déjà monter sa colère.
Il n’avait pas besoin de problème supplémentaire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il.
Elle fixa le fusil.
— Je… pour… pourquoi vous faites ça ?
Il faillit ne pas répondre. Cela ne la regardait pas. Mais il fallait que les gens sachent,
comprennent ce que ce salaud lui avait fait.
— Il faut qu’il sache, commença-t-il. Qu’il sache qu’il ne peut pas jouer avec la vie des autres. Il
ne peut pas acheter des sociétés et supprimer des services entiers.
Elle hocha la tête, comme si elle comprenait. Comment pouvait-elle comprendre ? Il n’y avait
qu’Emily qui pouvait comprendre et elle était morte.
Son estomac se crispa au souvenir de sa femme.
— Qui ? demanda Angie. Qui doit savoir ?
Il lui jeta un regard noir. Et voilà, il savait qu’elle ne comprendrait pas. Il ne répondit pas, se
contenta de l’ignorer. Elle ne méritait pas qu’on lui réponde. Après tout, elle avait contribué à faire
échouer son plan.
Il repassa son plan dans sa tête. Il avait prévu deux issues. Par le toit, ce qui n’était plus possible.
Il allait donc se rabattre sur la seconde, à partir de la cuisine. Par le soubassement, la buanderie de
l’hôtel. Son passage secret se trouvait derrière la machine à laver numéro trois.
Clive avait bien travaillé. Il doutait que la police connaisse cette sortie. Il fallait qu’il file, à
présent. Tout de suite. Mais, au moment où il s’éloignait, ce troupeau de moutons qu’étaient les otages
se mit à bêler. Bon sang, il n’avait aucune envie de les tuer. Tuer, c’était bon pour Worthington. Quant
au vigile, il n’avait pas eu le choix.
Il inspira avec difficulté à travers le bas qui couvrait toujours son visage. Il était venu ici dans un
but : faire payer Worthington. Œil pour œil, dent pour dent. Emily était morte, Worthington mourrait
aussi. Mais pour pouvoir réussir son objectif, il devait s’en sortir vivant.
La seule question était : comment ?
Il regarda de nouveau Angie, satisfait de la voir se serrer contre les autres, le regard écarquillé
de peur.
Ça pourrait bien être elle la solution à son problème.

* * *

Joan s’éveilla, la main de Bryce posée sur sa hanche. Sa chaleur irradiait tout son corps. Elle
sourit et se pencha pour poser un baiser sur son épaule. Elle vivait une expérience merveilleuse et
n’avait aucune envie de la voir se terminer.
Elle se glissa sans bruit hors du lit, enfila un peignoir en éponge trouvé dans la salle de bains et
passa dans le salon. Elle ne voulait pas inquiéter ses parents, mais ne voulait pas non plus qu’ils
apprennent ce qui se passait par les médias.
Elle composa leur numéro et attendit, songeant à ce qu’elle allait pouvoir dire. « Salut, maman.
Je suis au beau milieu d’une prise d’otages, mais ne t’inquiète pas… » devrait faire l’affaire.
Mais, lorsque sa mère décrocha, son calme, sa petite phrase bien préparée s’envolèrent. Et Joan
étouffa un sanglot tandis qu’elle se laissait tomber sur le sol, le téléphone pressé contre son oreille.
— Ma-man ? parvint-elle à articuler.
— Oui ? Allo !
— C’est Joanie…
— Ma chérie, ça va ?
Joan se mit à renifler.
Une seconde plus tard, elle entendit la voix de son père.
— Jo ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Où es-tu ?
Elle sourit. Elle se sentait déjà mieux rien que de les entendre. Elle inspira profondément.
— Je… je vais bien. Désolée de vous avoir fait peur. C’est seulement…
Sa mère avait repris le combiné.
— Ma chérie, tu vas bien ? demanda-t-elle, la voix pleine d’angoisse.
Joan entendit la voix grave, rassurante de son père qui agit sur elle comme un baume.
— Elle va bien, Abby. Elle était justement sur le point de m’expliquer.
— Que se passe-t-il, princesse ? poursuivit-il. Une dispute avec un petit ami ?
Joan ne put que sourire à cette remarque. Elle était à mille lieues de se disputer avec Bryce.
— Non, dit-elle. La partie masculine de l’histoire est même ce qui va le mieux. Avez-vous
regardé les infos ?
Son père répondit que non, mais elle entendit sa mère pousser un petit cri.
— Joanie, tu ne veux pas parler de cette prise d’otages au Monteleone ?
— Ne t’inquiète pas, tout va bien, s’empressa de dire Joan pour la rassurer. Ce n’est pas comme
si moi, j’étais prise en otage.
— En otage ? De quoi parlez-vous toutes les deux ? intervint brusquement son père.
— Ça va, papa. Un homme armé a pris des gens en otage. Mais moi, je suis dans la suite, au
dernier étage et je vous assure que je suis en sécurité.
— En sécurité ? répéta sa mère.
Joan perçut le bourdonnement de la télévision en fond.
— Mon Dieu, Joanie. Ils disent que la police a fait évacuer l’hôtel.
— La police a la situation sous contrôle. J’ai parlé avec un ami du mari de Veronica, Donovan.
Ils négocient avec le type. Ce n’est pas dangereux, c’est juste gênant d’être bloqué.
— Mais ils disent qu’ils ont évacué l’immeuble, répéta sa mère. Où es-tu ?
— Je te l’ai dit. Dans la suite, au dernier étage.
— Et pourquoi ils ne t’ont pas évacuée ? demanda son père.
— Ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que je sois en sécurité. Je voulais que vous le
sachiez. Je vais devoir vous laisser. Le téléphone est coupé dans l’hôtel et la batterie de mon portable
quasiment à plat.
Joan perçut un mouvement du coin de l’œil. Adossé au chambranle de la porte, Bryce
l’observait, intrigué.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-nous, dit sa mère.
— Tu es seule ? demanda son père.
— Non, papa. Je… je venais livrer des livres lorsque l’incident s’est produit.
Joan croisa le regard de Bryce. Il n’avait plus l’air intrigué, mais amusé.
— Ce monsieur a eu la gentillesse de partager sa suite avec moi.
— Bon, je ferai mes spaghettis aux fruits de mer, déclara sa mère tout de go.
Joan fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Vendredi, poursuivit sa mère d’un ton décidé. Viens dîner vendredi et amène ce jeune homme
avec toi.
— Euh… c’est très gentil, maman. Mais je ne sais pas s’il est libre.
— De quoi s’agit-il ? demanda Bryce, suffisamment fort pour que les parents de Joan entendent.
Il s’approcha d’elle, glissa ses doigts sous le col du peignoir en éponge.
— C’est lui ? demanda sa mère. Dis-lui que nous insistons.
Bryce caressa doucement le cou de Joan. Elle fut parcourue d’un frisson délicieux. Mais, en
même temps, elle lui jeta un regard noir. Elle ne pouvait plus inventer un mensonge maintenant que
ses parents avaient entendu la question.
— Ma mère vous invite à dîner vendredi, dit-elle, quelque peu troublée. Pour vous remercier de
votre hospitalité, sans doute. Ne vous sentez en rien obligé.
— Bien au contraire, répondit Bryce. Je serai ravi.
— Parfait, dit Joan, absolument pas convaincue que ce soit parfait.
Bryce et elle se trouvaient coupés de tout, ici, dans une sorte de monde magique. Mais, au-delà
de cette porte, il y avait la réalité. Et sa réalité à elle n’avait rien à voir avec celle de Bryce. Elle le
savait, mais elle ne voulait pas y penser.
— Vendredi, répéta sa mère, très décidée.
Joan hocha la tête, se rendant soudain compte que c’était pour sa mère le moyen d’endiguer son
angoisse, de faire comme si tout était normal. Mais d’ici à vendredi…
— Oui, maman, dit-elle. Vendredi. Je t’embrasse.
Tandis que Joan éteignait son portable, Bryce se demanda d’abord quelle mouche l’avait piqué
d’accepter ce dîner. Avec une autre femme, il aurait sorti son agenda et pris rendez-vous pour dîner
ou aller boire un verre, une fois l’incident de l’hôtel terminé.
Toute sa vie, il s’était tenu à distance des femmes. L’expérience de ses parents lui avait montré à
quel point faire confiance pouvait vous détruire. Et de toute façon, sa vie lui plaisait comme elle était.
Il ne voulait pas d’une relation suivie, il n’avait pas de temps à lui consacrer, de toute façon.
Et pourtant, il avait accepté l’invitation des parents de Joan. Il fronça les sourcils. Il n’aimait pas
beaucoup ce que ça voulait dire.
Il s’arracha à ses réflexions. Inutile d’aller chercher des raisons inconscientes. Une opportunité
s’était présentée, il l’avait saisie. Après tout, saisir la balle au bond avait toujours été son point fort
dans la vie.
Il se rendit compte que Joan l’observait, intriguée.
— Je crois qu’il y a du café dans la cuisine, dit-il, s’écartant.
Elle le suivit.
— Vous rendez-vous compte que vous vous êtes fait piéger ? Ma mère va faire toute une histoire
si vous ne venez pas.
— Mais j’ai très envie de venir !
Et c’était vrai.
Joan trouva le café dans un placard. Elle ouvrit le réfrigérateur. Il n’y avait ni lait ni crème.
— Vous le prenez noir ? demanda-t-elle.
— Je m’y ferai.
Elle mit la cafetière en route.
— Il y a du jus d’orange. Et je crois que vous avez parlé de vodka ?
Il rit.
— Café et vodka orange. Quel petit déjeuner !
— Je crains que nous ne manquions d’ingrédients pour faire mieux.
Bryce s’approcha d’elle et posa un baiser sur sa joue. Puis il laissa ses lèvres glisser jusqu’à sa
bouche. Elle sursauta, poussant un petit cri. Mais elle répondit à son baiser avec fougue et Bryce se
demanda s’ils ne feraient pas mieux d’oublier le petit déjeuner et de retourner directement au lit.
Lorsqu’elle s’écarta, un petit sourire flottait sur ses lèvres.
— Pas question, monsieur. Vous me devez quelque chose, je crois.
— Je le sais. Que diriez-vous de parler affaires en prenant le petit déjeuner ?
— D’accord.
Elle servit deux verres de jus d’orange et leva les yeux vers Bryce.
— Vodka ?
Il secoua la tête. Il ne buvait jamais d’alcool le matin.
— Mais servez-vous, je vous en prie.
— Jamais de la vie. Je tiens à garder les idées claires. Cela dit, si cette affaire se prolonge,
ajouta-t-elle, nous allons finir par avoir faim.
— Je ne crois pas qu’ils tardent à nous laisser sortir, dit Bryce. Ce qui signifie que nous ferions
mieux de démarrer tout de suite.
Il se dirigea vers la chambre et fit signe à Joan de le suivre. Elle s’exécuta, méfiante, d’autant
qu’il s’installa sur le lit et tapota le matelas à côté de lui pour qu’elle vienne le rejoindre.
— C’est mon tour, vous vous rappelez ? Nous sommes censés parler affaires.
— Faites-moi confiance.
Joan n’était pas très convaincue, mais elle s’installa néanmoins sur le lit, calée contre les
oreillers.
Bryce alluma le téléviseur à l’aide de la télécommande. Ils jetèrent d’abord un coup d’œil aux
actualités qui faisaient leurs gros titres de la prise d’otages, mais ils n’apprirent rien qu’ils ne
savaient déjà.
Pendant que Joan discutait avec ses parents, Bryce avait rappelé Gordon, puis Leo. Ce dernier
avait transmis à la police le dossier contenant toutes les lettres de menaces que Bryce avait reçues ces
dernières années. Il pouvait fort bien être la cible du preneur d’otages. Il détestait l’idée qu’un homme
armé puisse menacer des gens innocents à cause de lui. D’autant qu’il faisait vraiment en sorte que le
moins de monde possible ait à souffrir des transactions qu’il effectuait. Il secoua la tête, le front
plissé.
— Bryce ? demanda Joan, se penchant vers lui, inquiète.
— Allons-y ! répondit-il, chassant ses pensées moroses.
— Vous êtes prête ?
— Toujours prête ! acquiesça Joan avec un grand sourire qui fit fondre Bryce.
— Bon, leçon numéro un : dans le monde des affaires, vous devez toujours être au courant de ce
que font vos concurrents et garder un œil ouvert pour saisir les opportunités.
Il pointa la télécommande vers le téléviseur et mit la chaîne économique en marche. L’émission
dura deux heures pendant lesquelles Joan posa de nombreuses questions, toujours très sensées,
auxquelles Bryce se fit un plaisir de répondre. L’émission terminée, il éteignit la télévision et se
tourna vers elle.
— Aviez-vous déjà regardé ce programme ?
— Bien sûr. Je ne le manque jamais, répondit Joan, l’air malicieux.
— C’est vrai ?
Joan sourit et secoua la tête.
— Je plaisante. Quand je veux me distraire, je regarde plutôt des émissions comme Le
Millionnaire.
Bryce leva un sourcil étonné. Visiblement, il n’en avait jamais entendu parler.
— On envoie plusieurs femmes vivre dans un château avec un homme censé être millionnaire.
Chacune désire qu’il tombe amoureux d’elle et lui en choisit une à laquelle il doit avouer qu’il n’est
pas riche.
— Et comment a réagi l’élue dans l’émission que vous avez regardée ?
Bryce ne se faisait aucune illusion. Il n’avait encore jamais rencontré une femme qui resterait
longtemps avec lui s’il n’était pas riche. Sauf peut-être Joan…
— Elle est restée avec lui.
— Et ils sont toujours ensemble ?
— Je l’ignore, avoua Joan. C’est l’aspect conte de fées qui m’intéresse. J’aime croire que le
bonheur durera toujours.
Elle rougit brusquement et Bryce eut le sentiment que les mots lui avaient échappé. Il sourit,
heureux qu’elle lui ait fait suffisamment confiance pour baisser un peu sa garde.
— C’est ce que nous souhaitons tous, dit-il en baisant délicatement le bout de ses doigts.
— En fait, ce qui m’a intéressée dans cette émission, c’est plus le concept que sa réalisation.
— L’idée d’épouser un millionnaire ?
— Non, dit Joan spontanément. Je veux dire, ce serait fantastique, bien sûr, mais…
Elle s’interrompit, fixant brusquement Bryce, les joues empourprées. Visiblement, elle venait de
se souvenir de l’importance de son compte en banque.
— Ce serait certainement cool, dit-elle sur la défensive. Mais ce qui est passionnant, c’est de
faire semblant d’être quelqu’un que l’on n’est pas.
— Vraiment ?
Il songeait au mensonge de Joan concernant ses diplômes, se demandant si elle avait un motif
valable pour lui avoir menti ainsi.
— Qui aimeriez-vous être ?
— Personne en particulier. Je n’ai pas de fantasmes à ce sujet. Je trouve seulement l’idée
intéressante.
— Vous êtes contente de votre vie ?
— Oui, je crois. D’une façon générale, je la trouve plutôt bien. J’aime mon travail. Mes parents
sont super. Je n’ai pas de petit ami attitré, mais j’ai tout mon temps avant que mon horloge biologique
ne se mette à faire des siennes. Oui, je crois que je peux dire que tout va bien pour moi, à condition
bien sûr que nous ne restions pas enfermés toute notre vie dans cette suite !
Bryce hocha la tête, la regardant d’un air qu’elle ne sut interpréter.
— Ai-je dit quelque chose d’incongru ?
— Non, bien sûr, c’est juste que je rencontre si rarement des gens heureux de ce qu’ils
possèdent.
En disant cela, Bryce se rendit compte à quel point c’était vrai. La plupart des gens voulaient
toujours davantage, aller toujours plus loin. Lui aussi, d’ailleurs. Et il n’avait jamais rien trouvé à
redire à ce penchant. Mais, aujourd’hui, il se demandait soudain ce qu’il cherchait à prouver. Etait-ce
vraiment dans sa personnalité de courir ainsi après de nouveaux objectifs ou fuyait-il quelque chose ?
— Je crois que je suis heureuse, oui, dit Joan en riant. Mais parfois, aussi, très superficielle.
Elle se leva, se dirigea vers la kitchenette.
— Un autre jus d’orange ?
— Volontiers.
Elle revint avec deux verres et en tendit un à Bryce.
— En fait, je vous dois des excuses.
— Pour le doctorat ? lança-t-il sans réfléchir.
Il comprit qu’il était soudain devenu très important pour lui qu’elle admette lui avoir menti.
Elle écarquilla de grands yeux.
— Comment savez-vous ?
— Je suis un brillant homme d’affaires, l’auriez-vous oublié ? Et je crains que vous ne soyez
une très mauvaise joueuse au poker.
— Vous m’avez démasquée. Oui, c’est une usurpatrice qui vous a donné un cours d’érotisme.
— Non, cela, ce n’est pas vrai. Vous connaissez remarquablement votre sujet.
— Donc notre accord tient toujours ?
— Plus que jamais.
Bryce laissa son regard glisser lentement sur elle. Elle paraissait si innocente, assise là, dans son
peignoir blanc. Mais il n’était pas dupe. Joan Benetti était loin d’être innocente et c’était tant mieux.
— J’ai hâte de prendre ma deuxième leçon, dit-il. Mais pourquoi m’avoir menti au sujet de ce
doctorat ?
— Je vous avais déjà menti en prétendant être copropriétaire de la librairie, alors…
— Une seconde, Joan ! Ça, je ne m’en étais pas aperçu. Et pourquoi ce mensonge-là aussi ?
— En fait, Veronica songe à prendre un associé. J’aimerais la convaincre de me prendre, moi. Et
vous savez ce que disent les livres, pour réussir, il faut se conduire comme si on avait déjà le poste,
donc…
— Vous vous êtes dit que ça vous donnerait plus de poids.
— Oui. Je ne savais pas si vous auriez envie de faire affaire avec une simple employée.
— C’est logique, répondit Bryce, soulagé de connaître la raison des mensonges de Joan. Alors,
qu’est-ce qui vous intéresse le plus : apprendre les ficelles des affaires ou partager vos connaissances
en érotisme ?
— Les deux sont intéressants. Mais…
Joan haussa les épaules, l’air un peu gêné.
Bryce la trouva désarmante et ne put s’empêcher de sourire.
— Je vois ! Vous êtes venue avec une seule idée en tête.
Joan hocha la tête en baissant les yeux.
— Je plaide coupable. Si je veux que Veronica me prenne comme associée, il faut que je lui
montre que je peux faire rentrer de l’argent. D’ailleurs, puis-je vous demander si vous avez toujours
l’intention d’acheter ces éditions originales ?
Bryce se mit à rire franchement et posa un baiser sur le bout de son nez.
— Bien sûr. Ne vous inquiétez pas.
— Et de continuer à me donner des leçons ?
Bryce désigna la télévision.
— C’était sans doute moins passionnant que Le Millionnaire.
Joan eut l’air indigné.
— Détrompez-vous. Cette première leçon m’a beaucoup intéressée. Pour résumer, le prix est ce
que vous payez et la valeur ce que vous obtenez, c’est bien cela ?
— Tout à fait. Reste à l’appliquer en affaires.
Elle sourit, malicieuse, et il sut qu’elle avait prévu le coup.
— Comme acheter une édition originale pour presque rien aux puces alors qu’elle vaut cent fois
plus.
Bryce lui tapota l’épaule.
— Si vous continuez, vous allez devenir le chouchou du professeur.
— Vraiment ?
Joan décroisa les jambes. Elle tendit son pied, le laissa glisser lentement le long de la cuisse de
Bryce.
— Je crois que cela ne me gênerait pas.
Il ferma les yeux, se laissa envahir par l’onde de chaleur que générait sa caresse.
— Alors, vous m’en apprenez un peu plus ?
— Il me semble que vous cherchez à me distraire.
— Moi ? Jamais de la vie.
— Hum. Je crois qu’un petit jeu serait parfait pour notre leçon numéro deux.
— Quel genre de jeu ?
— Etagère du haut, dit-il, désignant l’armoire.
Joan se leva.
— Un Monopoly ! s’exclama-t-elle, découvrant la boîte.
— Nous n’allons pas faire une partie ordinaire, l’avertit Bryce avec un large sourire. Il s’agit
d’une partie de Monopoly strip. Vous pensez pouvoir faire face ?
Joan rit d’un rire cristallin qui le ravit.
— Et comment !
10.

Il était en train de la battre à plate couture. Il possédait pratiquement toutes les avenues, il avait
acheté tous les hôtels et, comble de malchance, elle se retrouvait régulièrement en prison.
En parfait gentleman, Bryce lui avait prêté un boxer-short, un pantalon de sport et un T-shirt.
Elle avait trouvé des chaussettes, remis son soutien gorge et enfilé le peignoir en éponge par-dessus
le tout. Malgré cela, elle était quasiment nue. Ne l’habillait plus que le boxer short.
Lui, il avait commencé la partie vêtu d’un T-shirt, d’un pantalon de sport. Il ne portait pas de
chaussettes et pas de sous-vêtements, elle l’aurait parié. Et il n’avait rien enlevé.
— Ce n’est pas juste ! s’exclama-t-elle.
Le regard de Bryce se posa sur ses seins dont la pointe se dressait traîtreusement.
— Peut-être pas, mais qu’est-ce que je m’amuse !
Joan lança les dés et tomba sur une gare. La déveine continuait, il les possédait toutes. Elle
poussa un soupir.
— Combien ?
Bryce jeta un coup d’œil au petit tas de billets posé à côté de son genou.
— Vous n’avez pas assez.
Il agita vaguement son doigt dans sa direction.
— Très bien. Enlevez le boxer-short.
— Pas question ! Je ne l’enlève que si vous acceptez de me donner d’autres informations.
Un sourire effleura lentement les lèvres de Bryce. Le sourire d’un homme parfaitement sûr de
lui.
— Serait-ce une mutinerie ?
— Peut-être.
Elle désigna le jeu du menton.
— Allez. J’attends.
— D’accord.
Il changea de position, s’installa confortablement, les jambes allongées, tout près d’elle. Ils ne se
touchaient pas et pourtant sa présence l’électrisait.
— Vous avez beaucoup appris sur les affaires depuis le début de la partie.
Il saisit un hôtel et le lui montra.
— Pouvez-vous me dire ce que vous savez là-dessus ?
— Opération immobilière très réussie, dit-elle. Et je me ruine chaque fois que je tombe dessus.
— Et moi, je m’enrichis comme un bandit ! s’exclama-t-il, roulant sur le dos, les mains croisées
sous la tête. C’est ainsi que j’ai commencé. Dans la construction. Au bas de l’échelle.
— Comme moi en ce moment. Aussi bien dans la vie réelle qu’au Monopoly. Racontez-moi.
— Et vous enlèverez cela ? dit-il, le regard malicieux, glissant un doigt sous l’élastique du
boxer-short. J’ai gagné, j’ai droit à un prix.
— Nous verrons.
Il grogna, menaçant, et elle rit, roulant à l’autre extrémité du lit lorsqu’il se jeta sur elle.
— Raté.
— La prochaine fois, vous ne m’échapperez pas.
— J’espère bien ! Maintenant, racontez-moi tout.
Bryce lui résuma ses débuts dans le bâtiment et la fabuleuse réussite qui s’en était suivie.
— C’est extraordinaire ! s’exclama Joan.
Elle se pencha vers lui, effleura le bout de ses doigts.
— Voilà l’explication.
— L’explication à quoi ?
— Vos mains rugueuses.
— Trop ? demanda Bryce, d’un ton soudain très intime.
Elle secoua la tête, un frisson délicieux la parcourant au seul son de sa voix.
— Pas du tout. Au contraire. Vous ne travaillez plus dans la construction maintenant ?
— C’était il y a plus de dix ans. Je reste assis derrière un bureau à l’heure actuelle sauf lorsque
je suis envoyé en mission pour l’organisation caritative Habitat sans frontières, dit-il. Je renoue ainsi
avec mes anciennes amours, ça me sort du bureau et, en plus, c’est pour une bonne cause.
— Le terrain vous manque ? demanda Joan.
Il hocha la tête et elle vit une lueur traverser son regard. Du regret, peut-être.
— Pour revenir au métier de libraire, ce qui me pose le plus de problème, c’est la comptabilité.
— Si cela vous intéresse, vous arriverez à vous en occuper. Vous êtes intelligente et vous
apprenez vite, d’après ce que j’ai vu jusqu’à maintenant…
— C’est gentil de me dire cela, mais tous ces chiffres, franchement, ça me fait tourner la tête.
— Moi aussi, dit Bryce. D’ailleurs, je paie un comptable pour s’en occuper.
— Vraiment ? Vous ne savez pas tenir les comptes ?
— Je connais la théorie, mais je ne l’ai jamais mise en pratique. Le tout est d’avoir une personne
de confiance à qui se fier et de savoir qu’il rentre plus d’argent qu’il n’en sort.
— Ça, je l’ai bien compris !
Bryce roula sur le côté et laissa un doigt glisser paresseusement le long de la cuisse de Joan.
— Franchement, d’après ce que vous me dites, je trouve que vous vous en sortez très bien. Faites
en sorte que Veronica se rende compte de tout ce que vous avez appris. Vous êtes un atout, Joan. Elle
ne peut que s’en apercevoir.
— Merci, répondit Joan, les pensées déjà distraites par sa caresse. J’apprécie le compliment.
Vous me flattez.
— Je suis sincère. Et maintenant, enlevez le boxer-short.
Elle rit, attrapa un oreiller et le lui lança.
— Eh ! protesta Bryce. Rappelez-vous que j’ai gagné.
— Si vous voulez votre récompense, il faudra venir la chercher.
— Ah, vous, vous êtes dure en affaires…
Il rampa vers elle et elle s’écarta, juste un peu. Il la saisit par la taille, l’attira sur lui, saisissant
d’un geste preste le boxer-short. Elle se débattit en riant, agitant les jambes dans tous les sens tandis
qu’il le faisait glisser sur ses hanches. Bientôt, il la renversa, parvint à la bloquer entre ses genoux et
il acheva de la déshabiller.
Elle cessa soudain de rire, le corps en feu. Dans le regard de Bryce brûlait une passion égale à la
sienne.
— Bryce, murmura-t-elle.
Il se pencha lentement vers elle et ses lèvres effleurèrent les siennes, instant magique, promesse
de baiser à venir. Et ce fut d’abord une caresse très douce, presque hésitante. Mais, très vite, il dévora
ses lèvres, prit sa bouche avec passion comme s’il ne pouvait se rassasier d’elle.
Elle répondit à son baiser avec la même fougue tandis que ses mains impatientes caressaient son
dos. Elle sentait sa peau chaude, ses muscles souples sous le coton léger du T-shirt.
— Otez-le, murmura-t-elle.
Il ignora sa requête, glissant soudain une main entre ses jambes. Son sexe était chaud, déjà
humide de désir. Elle eut un gémissement, arquant son dos, se cambrant sous sa main. Elle avait
besoin de le sentir en elle, besoin de lui. Elle agrippa son T-shirt, glissa ses mains fébriles dessous et
le lui arracha.
— Joan, dit-il soudain, la voix rauque.
Les doigts tremblants, elle détacha le lien de son pantalon et il s’en débarrassa d’un geste preste.
Avant qu’elle ait eu le temps de demander quoi que ce soit, il enfilait un préservatif.
— Maintenant, exigea-t-elle.
Il répondit aussitôt, sans perdre un instant, et la pénétra, mû par le même désir irrépressible
qu’elle. Elle attendait cet instant, tellement prête et excitée que l’orgasme vint aussitôt, violent,
bouleversant. Elle se cramponna à Bryce et l’entraîna avec elle dans la jouissance.
La respiration haletante, elle reprit son souffle. Jamais, elle ne s’était sentie aussi vivante. Son
corps vibrait encore du plaisir qu’elle venait d’éprouver et pourtant, elle avait encore envie de lui. Pas
seulement de faire l’amour, non. Envie de tout partager, l’amour et les rires. Envie de tout avec lui.
Il la tenait serrée contre lui et elle inspira son parfum, profondément.
— C’est comme la porte magique, dit-elle. Je ne suis pas certaine de vouloir qu’elle s’ouvre de
nouveau.
Bryce se releva sur un coude, le regard interrogateur. Elle eut un petit haussement d’épaules, se
sentant soudain ridicule.
— Vous savez, dans les contes, lorsque les personnages franchissent une porte magique, il leur
arrive des aventures fabuleuses, mais, lorsqu’ils reviennent, c’est comme s’ils n’avaient jamais quitté
leur monde.
Joan s’interrompit un instant et suivit d’un doigt les contours des lèvres de Bryce.
— Je n’ai pas envie de franchir de nouveau la porte et de retrouver le monde réel.
Bryce ne répondit pas. Il prit sa main, caressa tendrement sa joue, le regard plongé dans le sien.
Puis, un moment plus tard, il se pencha vers elle et posa un léger baiser sur la commissure de ses
lèvres.
— Je suis idiote, n’est-ce pas ?
— Bien au contraire, je crois que c’est le plus beau compliment qu’une femme m’ait jamais fait.
Joan sourit, se lova contre lui.
— En tout cas, sachez que j’ai beaucoup apprécié le cours que vous m’avez donné, même si j’y
ai perdu ma chemise, au sens propre du terme.
— Et vous, sachez que vous êtes très douée. La meilleure élève de la classe.

* * *

Bryce pensait que Joan serait une distraction, que sa présence l’empêcherait d’accomplir le
moindre travail. Il n’en fut rien. En fait, ce fut elle qui l’encouragea à reprendre ses activités.
— Je ne voudrai pas que vous deveniez un fainéant, à cause de moi ! Ne vous gênez pas pour
travailler. De toute façon, je ne peux pas m’échapper, vous le savez bien, ajouta-t-elle, l’air mutin.
Bryce lui en fut reconnaissant. Généralement, les femmes avec qui il était sorti n’appréciaient
guère lorsqu’il vérifiait simplement sa messagerie en rentrant après une soirée. Joan avait compris
instinctivement que son travail requérait toute son attention, au-delà des heures normales de bureau.
Encore que, depuis qu’il l’avait rencontrée, son esprit semblait moins préoccupé des fluctuations du
marché et plus des courbes de son corps attirant !
Il travailla donc, grâce à son téléphone portable. Il appela Leo, fit avancer le dossier New Jersey.
Il se fit même envoyer par fax la documentation relative à un immeuble qu’il comptait acquérir à
Albuquerque, au Nouveau-Mexique.
Joan était partie s’installer dans la chambre. Il entendit vaguement le générique des Simpsons
avant de s’absorber totalement dans ses dossiers.
Lorsqu’il releva les yeux, fatigué, il se rendit compte que trois heures s’étaient écoulées.
Nom de nom ! Il n’avait pas eu l’intention de laisser Joan seule aussi longtemps. Après tout, elle
ne pouvait pas sortir, retenue comme lui dans sa suite contre son gré. Il se leva, prêt à s’excuser. Mais,
lorsqu’il ouvrit la porte de la chambre, le spectacle lui fit oublier les mots qu’il avait préparés et il
sourit.
Joan était assise en tailleur sur le lit, une bouteille de jus d’orange posée sur la table de nuit, et
un bocal d’olives vertes à la main. Elle regardait l’émission du soir sur la chaîne financière.
Bryce leva un sourcil étonné.
— Je me tiens au courant des fluctuations du marché, expliqua-t-elle.
Puis, brandissant le bocal d’olives vertes, elle ajouta :
— Je vous invite à dîner ?
Il sourit.
— Volontiers. J’ai déjà hâte d’être au dessert.

* * *

Au regard de Bryce, Joan n’eut aucune peine à imaginer à quel dessert il faisait allusion et elle
s’autorisa un petit sourire de satisfaction. Elle n’avait cessé de se faire la leçon, de se dire qu’il fallait
qu’elle se montre raisonnable, qu’il ne s’agissait que d’un jeu, d’un échange de compétences et, bien
sûr, de passer du bon temps. Rien de plus. Elle ne devait se faire aucune illusion. Rien de durable ne
pouvait s’établir entre Bryce et elle. Ils appartenaient à deux mondes trop différents. Elle le savait
depuis le début.
Et pourtant, aujourd’hui, Bryce Worthington ne lui paraissait plus si différent. Comme elle, il
était issu d’un milieu modeste et animé par le désir de faire quelque chose qui lui plaisait. Sous cet
éclairage nouveau, il devenait beaucoup plus accessible. Et ce qu’elle commençait à éprouver pour lui
beaucoup plus effrayant.
Bryce s’était assis auprès d’elle. Il effleura sa joue.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-il, passant sans s’en rendre compte au tutoiement.
Elle sourit soudain, se rendant compte de la direction qu’avaient prise ses pensées. Elle ne
répondit pas. Il laissa son doigt glisser le long de sa joue, de son cou. Elle frissonna, ferma les yeux
tandis qu’il caressait sa peau si douce, s’aventurait déjà vers sa gorge. Il glissa une main dans
l’échancrure du peignoir, la referma sur sa poitrine, l’enveloppant d’une caresse très douce, légère
comme celle d’une plume. Joan sentit le souffle lui manquer.
— Alors, en quoi consiste la leçon suivante ? demanda-t-il d’une voix rauque, troublante. Je
crois que mon tour est venu.
Joan s’efforça de se concentrer, mission quasiment impossible tant son corps s’enflammait déjà
sous la caresse de ses doigts. Elle avait en tête la leçon idéale pour Bryce, mais cela signifiait qu’il lui
fallait reprendre au plus vite le contrôle de la situation alors que tout ce dont elle rêvait en cet instant,
c’était de s’abandonner dans ses bras.
— Ma leçon ! insista-t-il, comme s’il avait parfaitement compris pourquoi elle ne répondait pas.
Il effleura de ses lèvres le lobe de son oreille et son souffle caressa délicieusement sa peau.
— Il est temps que je prenne un autre cours, non ?
Un frisson délicieux parcourut le dos de Joan et elle se sentit soudain la bouche sèche.
— Tu as tout à fait raison, parvint-elle à articuler.
Elle posa ses mains à plat sur son torse et le poussa doucement en arrière. Il se laissa faire et elle
se retrouva bientôt à califourchon sur lui.
— J’ai exactement ce qu’il faut pour un homme comme toi.
Une lueur amusée traversa le regard de Bryce.
— Un homme comme moi ?
— Oui.
Elle bougea légèrement, pressant plus intimement son corps contre le sien. La réponse fut
immédiate. Elle sentit soudain toute la force de son érection contre ses fesses et sourit, ravie du
pouvoir qu’elle détenait. En cet instant, elle possédait pleinement le contrôle de la situation et elle
avait la ferme intention de le garder.
— Et quelle sorte d’homme suis-je donc ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas. Elle se contenta d’un petit sourire énigmatique et se pencha vers la table de
nuit pour saisir le livre. Il contenait un épisode qui l’avait toujours beaucoup excitée, faisant naître
dans son esprit de délicieux fantasmes. Elle eut tôt fait de le trouver.
— Voilà, dit-elle, lui tendant le livre, pointant le doigt sur le haut de la page.
Elle l’observa tandis qu’il lisait. Son visage demeura impassible, mais ce fut son regard qui le
trahit. Il se piquait au jeu et elle sut, sans même qu’il ait à dire un seul mot, qu’il avait compris très
exactement ce qu’elle désirait.
— Voilà en quoi consistera la leçon d’aujourd’hui, dit-elle avec un sourire mutin.
— Je crois que j’aime beaucoup ta manière d’enseigner.
Elle dénoua la ceinture de son peignoir, lui fit tendre les mains et, les pressant l’une contre
l’autre, elle emprisonna ses poignets, les attacha avec l’extrémité de la ceinture. Son pouls s’était mis
à battre plus fort et elle constata que la respiration de Bryce, elle aussi, s’était accélérée. Il était à la
fois intrigué et excité et il lui plaisait de savoir qu’elle en était la cause.
Lorsqu’elle eut terminé d’attacher ses poignets, elle s’écarta de lui et se leva. Puis, saisissant
l’autre extrémité de la ceinture, elle le fit s’asseoir.
— Tu m’as demandé quelle sorte d’homme tu es ? dit-elle. Je crois que tu peux le deviner
d’après ce que tu as lu, non ?
— Dis-le-moi.
— Dominateur, c’est évident. Exerçant le contrôle.
Elle se pencha, pressa fermement ses lèvres contre les siennes, s’écartant avant qu’il ne réclame
sa bouche. Puis elle tira d’un petit coup sec sur la ceinture.
— Commençons, monsieur Worthington, dit-elle. Le thème de la leçon d’aujourd’hui est la
soumission.
11.

Bryce tira sur le lien qui entravait ses mains, mais il ne parvint à bouger que de quelques
centimètres. Joan l’avait solidement attaché à la tête de lit. Se retrouver ainsi, brusquement privé de
tout contrôle, lui mettait les nerfs à fleur de peau. Une décharge d’adrénaline traversa son corps.
Le passage qu’il avait lu l’avait excité. Il savait que Joan l’avait choisi à dessein et il se doutait
qu’elle avait dû le lire et le relire, elle aussi, très troublée. Aujourd’hui, elle voulait vivre ce fantasme,
et c’était lui qu’elle avait choisi pour le mettre en pratique.
Cette seule pensée enflamma son corps, le mettant dans un état d’excitation extrême, comme
jamais il n’en avait ressenti. Tous les sens en alerte, il se sentait fin prêt.
— La confiance, dit Joan. La confiance et le pouvoir. Ces deux notions sont des composantes
très importantes de l’érotisme. Excitantes, stimulantes…
— Très stimulantes, répondit Bryce.
Et pour être stimulé, il l’était.
— Regarde-moi, murmura-t-elle.
Elle gagna la commode et ouvrit le tiroir du bas. Elle en sortit deux bougies prévues par l’hôtel
en cas de coupure d’électricité. Comme la jeune femme dans le livre, elle les alluma, les plaça aux
deux extrémités de la chambre. Puis elle éteignit la lumière. La pièce se trouva brusquement plongée
dans l’obscurité. Lorsque le regard de Bryce se fut accoutumé, une lueur doucement ambrée baignait
la chambre.
Joan s’approcha du lit, ôta son peignoir tandis qu’elle avançait. Il glissa bientôt sur le sol et elle
fut debout devant Bryce, nue, magnifique. Si ses mains n’avaient pas été attachées, il les aurait tendues
pour la toucher, la caresser. Il les aurait refermées sur ses seins, ses hanches et… Il tira
instinctivement sur ses liens.
Elle sourit, l’air entendu.
— Bientôt, murmura-t-elle.
Elle marqua un instant de pause, plongea son regard dans le sien avant de poursuivre :
— Te souviens-tu comment tout cela a commencé ? Je veux dire, nous. Dans cette suite.
Elle pouvait faire allusion à beaucoup de choses, mais Bryce comprit tout de suite ce qu’elle
voulait dire. Elle parlait du moment où elle l’avait observé, dissimulée derrière le paravent, tandis
qu’il lisait le livre. Son corps tout entier se tendit, dans l’attente de la suite. Allait-elle inverser les
rôles ? Allait-il être le voyeur ? Si tel était le cas, c’est que Joan prévoyait d’aller au-delà de ce qui se
passait dans le livre, perspective qu’il trouvait encore plus excitante. Elle quittait la zone de sécurité,
abandonnait le fantasme de quelqu’un d’autre pour se retrouver là, seule, avec lui.
Elle laissa son regard glisser lentement le long de son corps, s’arrêter sur son entrejambe, sur le
renflement que formait son sexe en érection. Un sourire satisfait effleura ses lèvres et elle ferma les
yeux.
Elle se mit à danser sur une musique qu’elle était seule à entendre, souple comme une liane, ses
hanches ondulant en un mouvement hypnotique.
« Touchez-moi, désirez-moi, venez à moi… »
Elle ne prononça pas un mot, mais il savait ce qu’elle voulait. Il connaissait tous ses secrets, ses
moindres désirs.
Elle tendit le cou en arrière, laissa ses doigts glisser lentement vers sa gorge, la rondeur de sa
poitrine. Bryce la regardait, la bouche sèche, seins offerts, leur pointe dressée fièrement.
Elle referma les mains sur ses seins et se mit à les caresser avec volupté, les yeux clos. Mais
Bryce comprit que toute sa concentration était dirigée sur lui, qu’il était le point de mire, qu’elle
faisait tout cela pour lui.
Il se rendit compte alors qu’il tirait de nouveau avec acharnement sur ses liens. Etouffant un
juron, il retomba sur le lit, vaincu, mais tendu, en pleine érection.
Elle ouvrit les yeux, le temps de lui sourire avant de laisser sa main glisser vers son ventre, puis
plus bas, plus bas encore, et effleurer le triangle de boucles dorées entre ses cuisses. Bryce poussa un
grognement. Il sentait son corps tout entier prêt à exploser.
— Joan, murmura-t-il. Tu vas me tuer.
Elle lui sourit, de nouveau. Un sourire qui disait tout des plaisirs à venir, mais n’annonçait en
rien la fin de la délicieuse torture du moment. Pas encore. Et, lorsqu’elle caressa son sexe, glissa
doucement ses doigts dans sa chair douce, humide et chaude, Bryce sut qu’il était perdu.
— Ça te plaît ? demanda-t-il.
— Hum… C’est comme si c’était toi. Toi qui me touchais, ta main qui me caressait, tes doigts
qui m’excitaient, murmura Joan.
Ses seins se soulevaient au rythme de sa respiration de plus en plus saccadée.
— Comme si c’était toi qui étais en moi.
Le corps de Bryce palpitait de désir tandis qu’il s’imaginait s’immergeant dans sa douceur,
perdu dans sa chaleur.
— Joan, dit-il, l’implorant.
Un sourire enjôleur effleura ses lèvres. Elle s’approcha du lit, y monta et vint s’agenouiller à
son côté. Puis elle saisit le lien qui retenait son pantalon, le dénoua, et fit glisser le vêtement sur ses
hanches. Il souleva son bassin, impatient de l’aider.
Lorsqu’il fut nu, elle le chevaucha, puis se pencha pour effleurer ses lèvres d’un baiser.
— De quoi as-tu envie ? murmura-t-elle, s’écartant juste assez pour pouvoir plonger son regard
dans le sien.
— De te toucher, répondit-il.
En cet instant, il n’y avait rien au monde que Bryce désirât davantage.
Elle secoua la tête et son refus ne l’excita que plus encore.
— C’est moi qui dicte les règles. Moi qui te touche. Toutefois…
Elle agrippa la tête de lit et lui décocha un regard plein de fièvre avant de se hisser au-dessus de
lui et de se laisser descendre doucement vers sa bouche.
Il eut un grognement rauque, presque désespéré, tandis qu’il se tendait à sa rencontre, caressant
de sa langue, de ses lèvres, son sexe offert. Elle bougea contre lui, parcourue de frissons.
— Oui, oh oui…, murmura-t-elle, éperdue.
Il serra les poings tandis que son sexe se dressait soudain, gonflé, palpitant. Il fallait qu’il la
prenne, qu’il plonge en elle, tout de suite. C’était impératif. Il avait l’impression qu’il allait mourir
s’il ne le faisait pas. Qu’il allait devenir fou s’il ne pouvait pas la posséder, sentir son sexe se
refermer sur le sien, palpiter jusque dans sa chair lorsqu’elle jouirait.
Joan se laissa glisser le long de son corps en un mouvement souple, très sûr, parfaitement
contrôlé. Il n’aurait su dire à quel moment elle s’était saisie du préservatif. Mais, soudain, il sentit
qu’elle le lui enfilait tout en le caressant. Puis elle se souleva, s’installa au-dessus de lui, se baissant
juste assez pour accueillir l’extrémité de son sexe, le caresser de sa chair.
Bryce eut un cri rauque, mélange de plaisir et de frustration. Il avait envie de la saisir par les
hanches et de l’empaler sur lui. Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait que serrer les poings tandis que
chaque sensation qu’elle faisait naître en lui se répercutait dans son sexe tendu à l’extrême.
Elle se laissa alors descendre un peu plus sur lui et le prit tout entier en elle. Il souleva les
hanches à sa rencontre pour accompagner son mouvement. Interdit de caresses à cause de ses mains
liées, il était tout entier centré sur leur union, leurs deux corps soudés l’un à l’autre. Et il la sentit
comme il ne l’avait encore jamais sentie, pleinement, intimement.
Ce fut une sensation violente, primitive, intensément érotique. Une sensation qui le submergea
telle une lame de fond. Il s’y livra tout entier, cambrant ses reins pour la prendre, encore et encore,
profondément, avec de plus en plus de fougue, jusqu’à ce que soudain son corps tout entier explose
en une immense gerbe de feu et que la jouissance l’emporte, égaré et tremblant, la respiration
erratique.
Il poussa un gémissement et s’abandonna au plaisir qui le submergeait. Lorsque les spasmes se
furent apaisés et qu’il ouvrit les yeux, il vit Joan qui lui souriait, très contente d’elle.
— Alors, monsieur Worthington, dites-moi… cela vous a plu ?
— A ton avis ?
Elle laissa ses mains glisser sur son torse, puis elle s’étendit sur lui et posa un baiser sur ses
lèvres.
— Je crois que oui.
— Tu es étonnamment perspicace.
— C’est bien, dit-elle, se laissant rouler sur le côté, son corps lové contre le sien. Je veux être
inoubliable.
Il caressa ses cheveux, un pincement au cœur. Inoubliable, elle l’était déjà. Il avait succombé sans
difficulté à ses désirs. Jusque-là, tout allait bien. Il ne s’agissait que de sexe et de passion. Ce qui lui
faisait peur, en revanche, c’était cette infime partie, en lui, qui le savait prêt à succomber à elle, Joan,
la femme. C’était peut-être déjà fait, d’ailleurs.
Et c’était de loin ce qu’il y avait de plus déstabilisant.

* * *

Il avait trouvé la corde dans un placard et il l’enroulait autour de ses poignets, fébrile. Il ne
pouvait pas prendre le risque qu’elle se détache. Il fallait qu’il garde le contrôle de la situation.
A genoux devant lui, Angie retenait ses larmes, le menton tremblant. Clive détourna les yeux, il
ne voulait pas croiser son regard. Il ne voulait pas avoir pitié d’elle. Il ne voulait même pas réfléchir
à ce qu’il faisait. Il n’avait pas le choix. Il fallait qu’ils le comprennent tous.
Les six otages restants étaient serrés les uns contre les autres. La lumière était éteinte, mais le
jour naissant filtrait par les interstices des volets, projetant, çà et là, une lueur pâle. Ils le regardaient,
leurs visages reflétant un mélange de peur et de soulagement. Peur de lui, mais soulagement de ne pas
avoir été choisis.
Les lâches. Ils méritaient de se retrouver là, dans cette pièce, prisonniers. S’ils pouvaient si
facilement jeter Angie en pâture, alors ils méritaient leur sort. Lui, il tentait de survivre. Eux, ils
avaient tourné le dos à une collègue, une amie peut-être.
Il tira sur la corde qui liait ses poignets, l’obligea à se lever. Elle trébucha, mais se rétablit
aussitôt, gardant les yeux baissés tandis qu’il l’attirait à lui.
Il garda le fusil posé sur ses genoux, mais brandit le revolver en direction des otages. Un à un, il
visa les six fronts, prenant son temps. Il voulait qu’ils comprennent qu’il ne s’agissait pas d’un jeu,
que ce qu’il avait à leur dire était très sérieux.
— O.K., dit-il bientôt, baissant le revolver. Voilà comment les choses vont se passer. Angie et
moi, nous allons faire une petite promenade, pas loin. Nous ne serons pas longs. Si j’entends l’un de
vous bouger ou dire un seul mot, je la lui ferai fermer pour de bon. C’est compris ?
Six têtes acquiescèrent en même temps.
— Je ne vous entends pas.
— Oui, monsieur, lancèrent précipitamment les six voix.
— Bien.
Il les regarda tour à tour. Il avait envie d’ôter ce bas de son visage. Il étouffait. Mais il ne pouvait
pas prendre ce risque. Bientôt, il serait libre de nouveau.
— Une dernière chose, ajouta-t-il en se levant. Si l’un d’entre vous fait le malin et tente quoi que
ce soit, Angie mourra.
Il pointa le revolver sur la vieille dame, celle qui avait passé les heures précédentes blottie
contre la jeune blonde que Clive se souvenait avoir vue à l’accueil.
— Vous ne voudriez pas avoir sa mort sur la conscience, si ?
Elle secoua la tête et murmura :
— Non.
— C’est bien ce que je pensais.
Il jeta un coup d’œil en direction du téléphone. La police avait appelé dix minutes plus tôt, et il
avait de nouveau refusé de négocier. Cela signifiait qu’il restait cinquante minutes avant le prochain
appel. Il avait le temps de prendre le large.
Il recula, entraînant Angie avec lui. Ils devaient gagner la cage d’escalier et descendre au sous-
sol. Il espérait que la police avait suivi ses instructions. Il ne voulait voir personne dans l’hôtel. Il les
avait prévenus, il devenait facilement nerveux. Et un doigt nerveux sur une gâchette, ça pouvait faire
partir un coup et tuer quelqu’un.
Tout ça, c’était du bluff, bien sûr. Alors, pour plus de sécurité, il avait pris Angie. Une
assurance-vie, en quelque sorte.
Les pas d’Angie résonnèrent dans la cage d’escalier. Il tira sur la corde pour qu’elle s’arrête.
— Enlevez-moi ça ! ordonna-t-il, désignant du menton ses chaussures à talons aiguilles.
Il aurait dû les lui faire enlever plus tôt. Ce genre de chaussures était dangereux. On pouvait
arracher un œil à quelqu’un avec ça.
Bien sûr, c’eût été stupide d’essayer, avec un revolver braqué dans le dos, qui plus est, et elle
n’était pas stupide. Toutefois, il la tira brusquement en arrière lorsqu’elle se pencha. Elle le regarda,
surprise.
— Enlevez-les sans les mains.
Elle s’exécuta en silence, expédiant les chaussures dans un coin. Il la poussa en avant.
— Allez. Avancez.
Cinq minutes plus tard, ils pénétraient dans la buanderie. Il tira sur la ficelle, pressa la main
contre son épaule.
— Ne bougez plus.
Et il écouta.
Rien. Le silence total. La police s’en était tenue à ce qu’il avait demandé. Il inspira
profondément, se rendant soudain compte combien il avait craint de trouver les flics sur son passage.
Mais maintenant…
Maintenant, la liberté était à portée de main. Seule, une mince cloison grise l’en séparait. Il
baissa l’épaule, laissa glisser son sac. Il tomba sur le sol avec un claquement sonore qui se répercuta
dans la pièce vide et fit sursauter Angie. Il ne lui prêta aucune attention, ouvrit le sac et en sortit un
maillet. Angie écarquilla de grands yeux effrayés lorsqu’il le souleva.
Il s’avança vers elle. Elle fit un bond en arrière, terrorisée.
— Je vous en prie, non, dit-elle, la voix rauque.
Un tuyau sortait du mur et Clive l’y attacha, comme on se débarrasse d’un chien en l’attachant à
un poteau. Puis il se saisit du maillet, rassembla ses forces pour le soulever et, prenant son élan, il
visa et frappa dans la cloison.

* * *

Donovan était revenu au Monteleone pour savoir s’il y avait du nouveau et pour essayer de
prendre des nouvelles de Joan et d’Angie. Autour de l’hôtel, la tension était palpable. Il avait dû se
passer quelque chose, se dit-il.
Il repéra Fisk de loin qui lui fit signe d’attendre, le temps de donner des ordres à ses hommes.
Lorsqu’il se tourna vers lui, son visage avait une expression indéchiffrable.
Donovan sentit un frisson glacé parcourir son dos.
— Que se passe-t-il ?
— Il n’a pas répondu à notre dernier appel.
Donovan jeta un coup d’œil à sa montre. 13 h 45. Quinze minutes avant le prochain appel.
— Qu’est-ce qui est prévu ?
— Nous attendons. On verra ce qui se passe à 14 heures. Mais, s’il ne répond pas, on envoie la
brigade d’intervention spéciale.
Fisk le regarda, le visage grave.
— D’une manière ou d’une autre, dans vingt minutes, nous saurons ce qui se passe.

* * *

Le faible faisceau lumineux de la torche de Clive parvenait à peine à trouer l’obscurité de


l’ancien tunnel d’accès. Il entendait le bruit de l’eau dans le lointain. Un bruit synonyme de liberté. Il
ne s’était pas trompé.
— Où… où sommes-nous ?
La voix d’Angie était à peine audible, tremblante. Ce tunnel obscur la terrifiait. Plus encore que
Clive. Et pourtant, elle avait eu tellement peur de lui lorsqu’il avait projeté le maillet contre la cloison
alors qu’elle s’attendait à ce qu’il la frappe.
Clive s’en était rendu compte. Ce pouvoir sur elle lui avait permis de comprendre que,
désormais, il serait capable de presser la gâchette lorsqu’il aurait Worthington en face de lui. Mais il
n’aurait pas à le faire. Il avait décidé d’un autre plan. Il avait l’intention de montrer à Worthington ce
que l’on ressent lorsqu’on se trouve dans l’incapacité totale d’aider quelqu’un.
— Nous nous trouvons dans d’anciens tunnels d’accès au métro, dit-il, répondant à la question
d’Angie. Ils sont fermés depuis des années.
— Que faisons-nous dans cet endroit ?
— Je m’en vais. Vous, vous restez ici.
— Je vous en prie, ne me faites pas de mal, dit-elle, le souffle court, la respiration saccadée.
— Donnez-moi une bonne raison pour cela.
— Je… j’ignore ce que vous voulez.
— Des informations, Angie. Seulement des informations.
Elle avala sa salive, hocha la tête. Il considéra qu’il s’agissait d’un assentiment.
— La fille que vous avez emmenée dans l’ascenseur, elle allait voir M. Worthington ?
Angie parut désemparée, mais elle répondit :
— Oui.
— Elle sort avec lui ?
— Je ne sais pas.
Clive ne la crut pas, mais cela n’avait aucune importance. Compte tenu de la robe sexy qu’elle
portait, il n’avait guère de doute quant au but de sa visite.
— Qui est-ce ?
— Je… je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Son nom, Angie.
Il agita soudain le revolver.
— Dites-moi son nom, tout simplement. Ce n’est pas difficile, non ?
— Joan, répondit Angie, la gorge nouée. Je ne connais pas son nom de famille.
— O.K. Ça me suffira.
Il lui tapota l’épaule.
— C’est bien, Angie. Maintenant, dites-moi d’où vous la connaissez.
Angie ne répondit pas. Il braqua sa torche sur son visage et vit les larmes qui ruisselaient sur ses
joues maculées de poussière.
— Courage, Angie. C’est presque fini. Encore un petit effort et chacun reprendra sa route. Si
vous me mentez, c’est là que ça n’ira pas. Tout ce que je vous demande, c’est de me dire la vérité.
Elle acquiesça d’un imperceptible signe de tête.
— Très bien. Alors, dites-moi d’où vous la connaissez.
Angie bougea les lèvres, mais il n’en sortit qu’un son inaudible. Clive se pencha vers elle,
s’efforçant de saisir ce qu’elle disait.
— Librairie.
Elle inspira profondément.
— Elle travaille dans une librairie de Gramercy Park. Je ne me souviens pas du nom.
C’était déjà pas mal. Il la tenait, maintenant.
— Excellent, Angie.
Il braqua sa torche sur le chemin.
— Allons-y.
— Je croyais que vous me laissiez là.
— Pas dans le noir, avec les rats. Je vous ramène à la lumière d’abord.
Elle hésita, puis se retourna pour prendre la direction qu’il lui indiquait. Il savait qu’elle le ferait.
Elle n’avait pas d’autre choix. Dès qu’elle eut le dos tourné, il frappa. Un coup violent de la crosse de
son revolver sur l’arrière de la tête.
Elle s’effondra sur le sol humide et sale. Clive l’enjamba.
— Dors bien, Angie, dit-il.
Puis il braqua le faisceau lumineux de sa torche sur l’obscurité.
— Et maintenant, Joan, la libraire, c’est ton tour !
12.

Joan s’éveilla, blottie dans les bras de Bryce, comme s’il n’y avait rien de plus naturel au
monde, et avec l’envie que cela dure toujours. Mais elle savait le retour à la normale inévitable et la
présence de Bryce dans son lit toutes les nuits n’en faisait pas partie.
Elle poussa un soupir et se glissa tout doucement hors de son étreinte. Puis elle se leva, enfila le
peignoir en éponge qu’elle considérait désormais comme le sien et gagna la kitchenette. Ils avaient
terminé le bocal d’olives, ce matin, en guise de petit déjeuner. Puis Bryce avait travaillé un peu avant
de la convaincre de venir déjeuner au lit, se gardant bien de préciser qu’il n’y avait pas de nourriture
prévue au programme.
Joan n’y voyait pas le moindre inconvénient, bien sûr. Mais, maintenant, elle avait faim et elle
sut que le moment était venu d’ouvrir le paquet de biscuits aux pépites de chocolat.
Bryce fit son apparition au moment où elle croquait dans le premier. Dès qu’elle l’aperçut, son
cœur se mit à battre plus fort et elle comprit qu’elle était tombée amoureuse.
Dans sa vie, elle avait déjà fait des choses stupides, mais celle-ci arrivait en tête de liste. Car, à
moins que le preneur d’otages ne les garde bloqués dans cette chambre quarante ou cinquante ans, la
porte s’ouvrirait bientôt et leurs chemins se sépareraient à jamais.
Bryce traversa la pièce, s’avança vers elle. Il attrapa le paquet de biscuits, en prit un, sans cesser
de la regarder.
— Ça va ?
Elle s’efforça de sourire.
— Très bien. Je suis juste un peu fatiguée. Tu m’as épuisée.
— Moi ? Permets-moi d’en douter.
— Tu as raison, dit Joan, chassant sa mélancolie. J’ai de l’énergie à revendre.
Elle jeta un petit coup d’œil coquin en direction de la chambre.
— Tu crois pouvoir être à la hauteur ?
— Je peux essayer.
Bryce s’empara du paquet de biscuits.
— Le premier déshabillé gagne tout son contenu.
— Je relève le défi, dit Joan en riant.
Il la prit par la main, l’attira vers lui. Déjà, il glissait une main sous son peignoir en éponge et la
plaquait contre lui.
— Bryce, je…
Elle s’interrompit, ne sachant comment poursuivre. Elle avait envie de lui dire combien il s’était
mis à compter pour elle, comme elle se sentait bien auprès de lui et, surtout, qu’elle n’avait aucune
envie que tout cela se termine. Mais elle ne parvint pas à trouver les mots.
— Que se passe-t-il ? demanda Bryce.
— Je…
Cette fois, ce fut un coup frappé à la porte qui l’interrompit.
— Joan ? C’est Donovan.
Leurs regards se croisèrent et, à la place du soulagement qu’elle aurait dû éprouver, ce fut une
immense tristesse qui l’assaillit brusquement.
— Bryce ? appela une autre voix que Joan ne connaissait pas.
— C’est Leo, expliqua Bryce. Mon avocat.
Il la regarda et, l’espace d’une seconde merveilleuse, elle lut dans ses yeux le reflet de sa propre
détresse. Elle aurait voulu pouvoir le prendre par la main et fuir avec lui.
Pour aller où ?
Bryce se détourna pour gagner l’entrée et le charme fut rompu. Elle le suivit, retenant son
souffle tandis qu’il ouvrait la porte. Donovan et un autre homme se trouvaient sur le seuil, l’air
incroyablement soulagés.
Donovan se précipita à l’intérieur et la saisit par les épaules.
— Merci, mon Dieu ! lança-t-il.
Puis il chercha son regard.
— Ça va ?
Joan hocha la tête, étrangement perdue tout à coup. A côté d’elle, l’avocat avait pris Bryce dans
ses bras et lui administrait de grandes tapes dans le dos.
— Le timing est parfait. Le dossier New Jersey pose vraiment problème et ta présence est
indispensable. Ça ne pouvait pas mieux tomber.
Un sourire narquois effleura les lèvres de Bryce.
— Moi aussi, Leo, je suis ravi de te revoir.
Leo eut le bon goût de prendre l’air contrit.
— Désolé. Mais nous avons tellement travaillé sur ce dossier que je ne voudrais pas tout voir
échouer maintenant.
Bryce se tourna vers Joan.
— Il est pire qu’un marchand d’esclaves.
Elle rit, heureuse qu’il l’ait associée à cette conversation avec son avocat.
— Ne t’inquiète pas, Leo. Le marché se conclura.
Joan se tourna vers Donovan.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. La police a arrêté l’homme ? Et les otages, ils vont bien ?
— Il est parvenu à s’échapper, répondit Donovan. La plupart des otages vont bien.
Joan fronça les sourcils.
— La plupart des otages ? Mais vous aviez dit…
— Je sais ce que j’ai dit, Joanie, et j’en suis désolé.
Il tendit la main, prit la sienne. Joan sentit un frisson glacé parcourir son dos.
— Je vous connais, je sais que vous vous seriez fait un sang d’encre.
— Lorsque vous m’avez dit que la police avait le contrôle, c’était donc faux ?
Donovan hocha la tête.
— Oui. Et, à l’heure actuelle, il manque un des otages, ajouta-t-il, le visage grave.
— Oh, mon Dieu, s’exclama Joan.
— Joan, poursuivit Donovan, pressant tendrement sa main. Il s’agit d’Angie.
Elle marqua un temps d’arrêt, comme si elle ne comprenait pas ce qu’il venait de dire.
— Ah, mon Dieu ! Mais je croyais qu’elle avait terminé son service.
— C’était le cas. Apparemment, elle faisait des heures sup.
Joan ferma les yeux, prenant soudain conscience de l’horreur de la situation. Si Angie se
trouvait encore là, c’était à cause d’elle. Bon sang !
Elle vacilla et elle sentit la main de Bryce se refermer sur son bras. Elle inspira profondément.
Elle aurait dû être en colère, furieuse même, que Donovan lui ait dissimulé la vérité. Mais elle n’avait
même pas l’énergie de le lui reprocher. Elle était anéantie. Et puis, elle savait au fond d’elle-même
qu’il n’avait agi ainsi que pour la protéger.
— Comment Kathy tient-elle le coup ? demanda-t-elle.
— Elle va bien, dit Donovan. Je crois qu’elle aimerait vous voir.
— Bien sûr.
Joan se détourna, comme un automate. Où se trouvaient ses vêtements ? Elle prenait déjà la
direction de la chambre lorsque Bryce la retint par le bras. Elle sursauta, se tourna vers lui.
— Tout ira bien pour Angie, dit-il. Les autres otages sont sains et saufs, c’est bon signe. Il ne l’a
vraisemblablement emmenée avec lui que pour s’assurer qu’il n’y aurait pas d’incident. Lorsqu’il se
rendra compte que la police ne le suit pas, il la relâchera.
Ses paroles agirent comme un baume sur Joan.
— Je l’espère.
Il ne chercha pas à la rassurer davantage et elle lui en fut reconnaissante. Il l’embrassa
simplement sur le front.
— File voir Kathy, dit-il. Je suis certain qu’elle a besoin de toi. Tu as mon numéro de portable en
cas de besoin.
Joan acquiesça d’un signe de tête, l’esprit complètement tourneboulé, tandis qu’elle se rendait
dans la chambre pour s’habiller.
— Joan, appela Bryce. Si je ne te vois pas avant, nous dînons ensemble vendredi soir chez tes
parents, tu te rappelles ?
— Oui, répondit-elle, un sourire éclairant brusquement son visage.
Lorsqu’elle eut refermé la porte de la chambre derrière elle, elle s’y adossa, heureuse. Ils étaient
de retour dans le monde réel, à présent, et Bryce se souvenait néanmoins de l’invitation à dîner de ses
parents. Pour Joan, cela valait toutes les caresses, tous les secrets partagés au cours des trois derniers
jours.
Peut-être les rêves pouvaient-ils devenir réalité finalement.

* * *

Leo apparut dans l’encadrement de la porte de la salle de conférences et regarda Bryce en


secouant la tête.
— Je ne peux pas le croire. Je ne peux tout simplement pas le croire.
Pour la énième fois depuis 8 heures du matin, Bryce leva les yeux de ses dossiers. Il s’était
installé dans la grande pièce, la nuit précédente, cherchant un endroit calme pour travailler. Il avait
travaillé toute la nuit, ne s’interrompant que pour se rendre dans la salle de sport et au sauna installés
au trente-huitième étage.
— Je ne parviendrai jamais à terminer ce que j’ai à faire si tu ne cesses de m’interrompre, lança-
t-il à Leo.
En réalité, il éprouvait toutes les peines du monde à se concentrer. Joan occupait son esprit en
permanence. Il se demandait ce qu’elle faisait, comment elle allait. Et surtout, si elle pensait à lui. Ils
ne se connaissaient que depuis peu, mais jamais il ne s’était senti aussi proche de quelqu’un.
Leo le fixait toujours, de la porte. Bryce poussa un soupir, ôta ses lunettes et les jeta sur la table.
— Vas-y. Dis ce que tu as à dire.
Leo entra, s’installa sur l’une des chaises disposées autour de l’immense table de conférence et
croisa les mains sur ses genoux, l’air grave. Son attitude théâtrale agaça brusquement Bryce.
— Je pense que tu devrais quitter New York, dit-il finalement. Tu peux parfaitement finaliser
l’accord depuis le Texas.
Bryce le fixa un instant.
— Tu es sérieux ?
— Bien sûr que je suis sérieux.
— Te serais-tu habitué à ne plus m’avoir dans les pattes ?
Leo ignora la plaisanterie.
— Bryce, les flics sont quasiment certains que tu étais la cible de ce dingue. Ce n’est qu’une
question de temps avant qu’il tente autre chose.
— Il peut aussi bien le faire au Texas.
Bryce était conscient des risques qu’il courait, mais il détestait l’idée de chambouler son
existence. D’autant que cela pouvait durer. L’homme était en cavale. Combien de temps le resterait-il ?
Quand choisirait-il de frapper ?
Leo fronça les sourcils.
— Les probabilités que ce cinglé se rende au Texas sont minces. Quoi qu’il en soit, ta maison est
protégée à Austin. Et la police le coincera peut-être plus facilement là-bas.
Bryce devait reconnaître que ce que disait Leo était sensé. Le contrat New Jersey était
pratiquement signé, l’affaire Carpenter momentanément bloquée et les contrats les plus urgents
concernaient des transactions à Dallas et à Houston. La vie avait repris son cours, les affaires le leur.
Mais, pour une raison inexplicable, Bryce ne parvenait pas à quitter Manhattan.
Inexplicable ? Non. La raison, il la connaissait, mais il ne voulait tout simplement pas l’admettre.
C’était Joan. En moins d’une semaine, elle s’était imposée dans sa vie. C’était loin de lui déplaire,
mais ce qu’il ressentait lui faisait peur. Il ne parvenait pas à croire que le sentiment qui les liait soit
réel. Il y avait si longtemps qu’il se protégeait. Dès qu’il songeait à une relation avec une femme,
c’était le visage de sa mère et celui de la trahison, qui surgissaient dans son esprit.
Il secoua la tête. Il avait toutes les raisons du monde de retourner au Texas, de se concentrer sur
son travail et de reprendre l’existence qu’il menait. Il ne voulait pas s’engager et on ne l’y prendrait
pas à confondre la passion née de quelques heures d’intimité forcée avec ce sentiment insensé qu’on
appelait l’amour.
En affaires, Bryce connaissait les règles. Il savait comment jouer et gagner. Mais en amour ?
Même avec une femme comme Joan, c’était une bataille perdue d’avance et Bryce ne pariait jamais à
moins d’être sûr de gagner.
Leo, qui l’observait en silence depuis un moment, se décida à parler :
— Tu sais que j’ai raison.
Bryce s’arracha aux pensées qui agitaient son esprit et leva les yeux vers lui.
— Je sais beaucoup de choses. Cela ne signifie pas que j’agis toujours en conséquence.
— Tu n’as jamais rien fait de stupide dans ton existence, dit Leo. Ne commence pas justement
aujourd’hui où cela pourrait te coûter la vie.
Avant que Bryce ait eu le temps de répondre, la sonnerie de l’Interphone retentit. La
réceptionniste informa Bryce d’un appel pour lui sur la deux. Il prit la ligne et reconnut la voix
rocailleuse de l’inspecteur qui était en charge de l’enquête. Il mit l’appel sur haut-parleur.
— Leo se trouve dans le bureau, dit-il. Il vous écoute comme moi.
— Monsieur Worthington, monsieur Tucker, commença l’inspecteur. Je n’ai pas de très bonnes
nouvelles.
Bryce croisa le regard de Leo.
— Nous vous écoutons.
— Nos soupçons sont confirmés. Vous étiez bien la cible, monsieur Worthington.
— Confirmés comment ? demanda Leo.
— Par les otages. Apparemment, notre homme était bavard. Sans vous nommer directement,
monsieur Worthington, il a donné suffisamment d’informations pour qu’il ne soit pas très difficile de
comprendre qu’il s’agissait de vous.
— Vous avez une idée de son identité ? demanda Bryce. Avait-il des hommes avec lui ?
— Il semblerait qu’il agissait seul. Mais nous n’en sommes pas encore certains. En tout cas, il
était seul avec les otages.
Il s’interrompit et Bryce l’entendit farfouiller dans ses papiers.
— Quant à son identité, nous avons examiné les lettres de menaces transmises par votre avocat et
nous procédons à des recoupements. Nous sommes sur quelques pistes. Celle d’un homme,
notamment, qui travaillait à la Carpenter. Sa femme est décédée, après son licenciement, d’un cancer,
et elle n’avait plus d’assurance maladie. L’homme a imputé tous leurs problèmes à votre rachat de
l’entreprise où il travaillait. L’ironie, c’est qu’il figurait depuis longtemps sur la liste des
licenciements et que ce rachat n’en a pas été responsable. Lui, il pense le contraire. Nous tentons de
retrouver sa trace. Pour résumer la situation, nous avons des indices, mais rien de très solide encore.
— Très bien, dit Bryce. Tenez-moi au courant.
— Je n’y manquerai pas.
L’inspecteur s’éclaircit la voix.
— Dans l’immédiat, nous pensons préférable que vous quittiez New York. Pensez-vous cela
possible ?
Bryce croisa de nouveau le regard de Leo. Pendant quelques secondes, il ne dit rien. Puis il prit
une grande inspiration.
— Oui, dit-il finalement. Je peux arranger cela.
La conversation avec l’inspecteur terminée, Bryce raccompagna Leo jusqu’à son bureau. Il avait
besoin de marcher un peu.
— Je vais demander à Lily de te réserver une place sur le prochain vol, dit Leo.
Bryce se massa les tempes. Il était épuisé.
— Si cela ne te dérange pas, dit-il, j’aimerais prendre le temps de faire mes bagages.
Il avait également besoin de voir Joan. De lui dire adieu.
— Désolé, dit Leo. Je suis seulement impatient de te voir quitter cette ville.
— Ne t’inquiète pas, je vais partir. Mais je passe à l’hôtel d’abord, et ensuite j’emmène Joan
déjeuner.
C’était le moins qu’il puisse faire puisqu’il allait manquer le dîner prévu avec ses parents. Ils
avaient besoin de parler.
Le visage de Leo se durcit.
— Qu’y a-t-il ? demanda Bryce.
— Il faut que tu partes maintenant.
— Leo…
Leo leva les mains en signe d’apaisement.
— Pense que tu n’es pas le seul menacé. Les intérêts de la Worthington Industries le sont aussi.
— La société peut vivre sans moi, répondit Bryce sèchement. J’aime à croire que mes
collaborateurs ont été engagés au vu de leurs compétences.
— Oh, elle survivrait, certes. Mais, en ce qui concerne les financements, ce serait une autre
affaire. Tes actionnaires se retrouveraient très certainement confrontés à des pertes d’argent
conséquentes.
Cela, Bryce ne pouvait le nier. Sans lui, il y aurait une période difficile.
— Je n’ai pas l’intention de faire courir de risque à la société. Dis à Lily de réserver pour moi
sur le vol de 16 h 50.
— Compte sur moi.
La sonnerie du portable de Bryce retentit soudain et il le sortit de sa poche. C’était Joan.
— Bonjour, dit-il. J’allais justement t’appeler.
— Bryce.
La voix de Joan se brisa soudain et il la sentit retenir ses larmes.
— Joan ? Que se passe-t-il ?
— C’est Angie. Ils l’ont trouvée.
Un frisson glacé parcourut le dos de Bryce. Il ferma un instant les yeux, craignant le pire.
— Elle est vivante, mais inconsciente, expliqua Joan. Oh, Bryce, ils l’ont trouvée dans un
couloir désaffecté du métro.
— Où es-tu ?
— A l’hôpital. Avec sa sœur Kathy.
Bryce griffonna rapidement l’adresse.
— Je vous y rejoins.

* * *

Joan était assise dans le couloir du service de réanimation. Angie souffrait d’un important
hématome crânien. Elle se trouvait en observation, mais le pronostic était bon. Avec un peu de chance,
elle serait transférée dans un autre service avant la fin de la journée.
Joan leva les yeux lorsque l’ascenseur s’arrêta. Les portes s’ouvrirent et une infirmière en
uniforme en sortit. Joan détourna le regard, déçue. Mais, lorsque la porte du second ascenseur
s’ouvrit à son tour, Joan demeura assise, certaine que ses jambes ne pourraient la porter. Bryce venait
d’apparaître.
Il parcourut le couloir du regard et l’aperçut. Il lui sourit. Un sourire d’encouragement et
d’espoir. Elle se leva alors, courut vers lui. Les larmes inondaient ses joues lorsqu’elle enfouit son
visage au creux de son épaule.
— Là, là, dit-il, rassurant. Tout ira bien.
Il caressa son dos, ses épaules, embrassa ses cheveux.
— J’ai parlé à l’infirmière. L’état d’Angie s’améliore d’heure en heure.
Joan hocha la tête.
— Je sais.
Les médecins prévoyaient qu’elle reprendrait conscience dans les vingt-quatre heures. A l’heure
actuelle, c’étaient les analgésiques plus que ses blessures qui la maintenaient dans cet état.
— Ce n’est pas ça. Je veux dire que…
Bryce lui prit le menton, leva son visage vers le sien.
— Ce n’est pas de ta faute.
— Si je ne lui avais pas demandé de me faire monter dans ta suite…
— Si nous suivons cette logique, c’est moi le responsable parce que je ne suis pas venu à notre
rendez-vous. Penses-tu que je suis responsable ?
Joan secoua la tête.
— Non. Je sais que tu as raison. C’est juste que…
Elle ne termina pas sa phrase, secouant la tête.
— Tu te sens impuissante, c’est cela ?
Une fois de plus, il avait deviné juste.
— Oui.
Joan prit une grande inspiration. Puis, refermant les mains sur ses épaules, elle se hissa sur la
pointe de pieds et posa un baiser sur sa joue.
— Merci.
Il caressa son visage, le regard empreint d’une étrange tristesse.
— Bryce ?
La tristesse disparut et son regard se fit grave.
— Joan, il faut que nous parlions.
Joan frissonna, assaillie d’un mauvais pressentiment.
Ils se rendirent à la cafétéria de l’hôpital, s’assirent chacun face à un gobelet de café amer.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle enfin, la gorge serrée.
— Je pars pour le Texas cet après-midi.
— Oh ! Ma mère avait tellement envie de faire ta connaissance.
— Je suis désolé. Moi aussi, j’avais envie de rencontrer tes parents. Mais il se trouve que c’était
moi que le preneur d’otages visait et la police pense préférable que je quitte New York.
Il fallut à Joan quelques secondes avant de se rendre compte de ce qu’il venait de dire.
— C’était contre toi qu’il en avait ? Mais pourquoi ?
— Dans mon métier, je mécontente beaucoup de gens. Face à une situation difficile, quelqu’un
d’instable peut passer à l’acte.
— Tu dis cela tranquillement, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance. C’est grave.
— Crois-moi, je le sais, répondit Bryce, la voix soudain plus dure. C’est pour cela que j’ai pris
la décision de partir.
Joan aurait voulu garder son sang-froid, aborder le sujet en personne raisonnable. Mais elle ne
songeait qu’à une chose : elle était en train de perdre Bryce. Une larme roula sur sa joue. Elle l’essuya
d’un geste agacé, se maudissant d’avoir cru, ne serait-ce qu’un instant, aux contes de fées.
Bryce tendit la main, effleura sa joue du pouce.
— Je suis désolé.
— Tu… tu vas me manquer. Je ne veux pas que tu partes, lança-t-elle soudain, sans réfléchir.
Il y eut un instant de silence.
— Oh, mon Dieu, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Je ne veux pas que tu coures le moindre
risque, bien entendu.
Une trace de sourire effleura les lèvres de Bryce.
— C’est seulement…
Elle s’interrompit, rassemblant son courage.
— J’espérais que nous pourrions continuer à nous voir, vérifier si ce qu’il y a eu entre nous peut
exister dans la vie réelle.
— Oh, Joan !
Bryce emprisonna ses mains entre les siennes, en embrassa tendrement les paumes.
— Je ne sais pas comment te dire cela sans te faire de mal. Parce que je ne veux pas t’en faire.
Joan sentit un froid immense l’envahir. Elle dégagea ses mains, reprit son gobelet de café
qu’elle serra très fort.
— Ne dis rien, j’ai compris. J’aurais dû savoir qu’il ne pouvait rien exister de réel entre nous.
Tu es de l’ordre du fantasme, de l’inaccessible. Je suis suffisamment intelligente pour comprendre
que je ne suis pas le genre de fille avec laquelle un homme comme toi peut s’engager.
Un éclair de colère traversa le regard de Bryce.
— Je ne t’ai jamais entendue parler de toi-même ainsi. Ne commence pas.
— Loin de moi l’envie de me dévaluer, Bryce. Je ne fais que constater des faits. Si je me trompe,
dis-le-moi.
— Tu te trompes, rétorqua-t-il, faisant naître en elle une brusque lueur d’espoir. Tu comptes
beaucoup pour moi, Joan. Davantage que je n’aurai pu l’imaginer, ou même cru possible.
Joan sentit son cœur se serrer. Bryce la regarda et ajouta :
— Mais, au bout du compte, cela ne change rien.
Ses paroles étaient empreintes d’une infinie tristesse, comme si elles étaient aussi douloureuses
pour lui qu’elles l’étaient pour elle en cet instant.
— Je ne comprends pas, dit Joan.
— Je ne peux pas envisager une relation durable.
— Pourquoi ?
— A cause de mon travail. De ma vie. Je suis pris vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tu le sais.
Et encore, tu n’en as eu qu’un petit aperçu. Et puis, je ne veux pas m’engager. Pas maintenant. Peut-
être même jamais.
Joan ouvrait déjà la bouche, prête à lui dire toutes sortes de choses. Comme, par exemple,
qu’elle attendrait qu’il se sente prêt et qu’entre-temps, elle serait toujours là pour lui. Mais elle ne
parvint pas à le dire. Elle ne voulait pas être la femme avec qui il ferait l’amour lorsqu’il viendrait à
New York. Elle le voulait tout à elle ou pas du tout.
— Donc, tout est dit, conclut-elle, s’efforçant de conserver un ton calme. Le grand patron a
parlé. Pas de relation. Fin de l’histoire. C’est ainsi que se joue la partie ?
— Ce n’est pas le genre de décision que nous pouvons prendre ensemble, Joan. Si je ne peux pas
envisager une relation, je ne le peux pas, c’est tout. Tu ne peux rien y changer.
Joan essaya d’inspirer un peu d’air. Elle avait l’impression que la terre s’ouvrait sous elle.
— Donc, tu t’en vas, tout simplement. Tu me dis que je compte pour toi, et pourtant, tu pars.
— Je suis désolé, dit Bryce.
— Ce n’est pas une réponse.
Il croisa son regard.
— Je le sais. Et, de cela aussi, je suis désolé.
13.

Joan laissa échapper un soupir, repoussant la nourriture dans son assiette du bout de sa
fourchette. Même les spaghettis succulents de sa mère n’étaient d’aucun secours aujourd’hui.
Mme Benetti se leva pour aller sortir une tarte du four. Au retour, elle serra un instant sa fille
dans ses bras.
— Cet homme est un imbécile ! s’exclama le père de Joan. Je me moque de la fortune qu’il peut
avoir, ce n’est qu’un idiot.
— Je t’assure que non, papa, dit Joan.
Elle leur avait tout raconté. Enfin, presque. Suffisamment, en tout cas, pour qu’ils comprennent à
quel point elle était amoureuse de Bryce Worthington. Cela lui avait fait du bien de se livrer. Ses
parents étaient un couple uni. Ils partageaient une relation solide, ancrée dans la vie quotidienne et ils
possédaient une honnêteté et une rigueur morale qu’elle avait toujours admirées. Elle les avait faites
siennes.
Bryce non plus n’avait rien perdu de son intégrité. Elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver
sur lui dans la presse, cet après-midi-là, et tous les articles montraient à quel point c’était un homme
honnête. Certains journalistes parlaient de sa générosité et de son implication dans les causes
humanitaires. Une implication qui dépassait largement ce qu’il avait décrit de son travail pour Habitat
sans frontières.
Et Joan le croyait quand il lui avait dit que leur rupture n’avait rien à voir avec elle. C’était sa
personnalité qui était en cause et son manque de capacité à vivre une relation suivie, un défaut que
Joan ne pourrait pas changer. Bon sang, il ne lui avait même pas laissé la possibilité d’essayer !
Il lui manquait. Terriblement. Et le pire, c’était qu’elle n’avait pas la moindre idée de la façon de
le récupérer.
— Tu sais, ma chérie, dit Mme Benetti d’un ton enjoué, je t’ai fait de la tarte aux pommes.
— Super ! s’exclama Joan. Voilà qui devrait me remettre sur pied.
Ses parents se mirent à rire et Joan se joignit à eux. Dans les moments de crise, échec à un
examen ou peine de cœur, sa mère lui avait toujours préparé de la tarte aux pommes. C’était devenu
une tradition, un petit réconfort.
Mais aujourd’hui, la tarte entière ne suffirait pas à tarir son chagrin.

* * *

Malgré l’heure matinale, la circulation était déjà dense dans Gramercy Park.
Du café, de l’autre côté de la rue, Clive observait la librairie, incapable de retenir le sourire qui
lui venait aux lèvres. Angie lui avait dit la vérité. Voilà deux jours qu’il observait les lieux et préparait
son plan.
Au-delà de la vitrine qui offrait au regard tout un assortiment de livres, il apercevait le comptoir
et Joan en grande conversation avec un client. Malgré la distance, il voyait ses cheveux blonds briller
dans la lumière des spots.
Bientôt, il s’occuperait d’elle. Très bientôt.
Il avait déjà tout prévu dans sa tête et il savait qu’il fallait agir vite. Il aurait voulu agir plus vite
encore, mais, lorsqu’il était revenu, ce n’était pas Joan qui servait les clients, mais une petite jeune.
Clive était entré dans la boutique, se faisant passer pour un client régulier et avait demandé à parler à
Joan. La petite jeune lui avait alors confié que Joan était partie passer le week-end chez ses parents,
dans le New Jersey, et ne reviendrait que le mardi matin, pour l’ouverture de la librairie.
Clive avait mis à profit ce temps pour parfaire son plan. Il avait appris qu’elle vivait au-dessus
de la librairie et qu’il existait, à l’arrière, une issue de secours dont elle se servait comme balcon. Il
ne lui serait pas trop difficile d’avoir accès à son appartement… Worthington, en revanche, présentait
un problème : l’homme avait quitté New York. Clive ne s’y attendait pas. Ce qui apportait une question
d’importance : à quel point Worthington tenait-il à Joan Benetti ?
Clive l’ignorait, mais il savait que Worthington aurait à cœur d’être à la hauteur de sa réputation.
S’il s’avérait que lui seul pouvait sauver de la mort une jeune femme innocente…
Clive sourit. Il allait enlever Joan. Et, une fois qu’il l’aurait fait, il avertirait Worthington de la
somme qu’il lui en coûterait pour la récupérer.
Oui. Ça marcherait, il en était certain. Il demanderait la rançon et ensuite, il tuerait la fille.

* * *

Bryce souleva la hache et l’abattit sur la bûche. Le métal s’enfonça dans le bois, le fit éclater, et
les deux parties de la bûche tombèrent de part et d’autre. Du revers de la main, il essuya la sueur sur
son front. Il faisait environ trente-cinq degrés à l’ombre et il coupait du bois depuis plus d’une heure.
Leo l’observait, confortablement installé dans un fauteuil, sous le porche. Il était arrivé la veille
et ils avaient travaillé quasiment sans interruption sur deux nouveaux contrats.
L’avocat but une gorgée de sa cannette de bière.
— Tu sais que tu n’auras pas besoin de bois de chauffage avant plusieurs mois ? A moins qu’il y
ait quelque chose qui te pose problème pour te défouler ainsi ? Ce ne sont pas les contrats quand
même ? Nous avons vu tous les détails ce matin.
Bryce jeta sa hache dans l’herbe, les bras et le dos douloureux. Il ramassa sa bière, en but une
longue gorgée et reposa la boîte vide sur le billot.
— Eh bien ? insista Leo.
— Ce n’est pas quelque chose qui me pose problème, avoua Bryce, traversant la pelouse pour
rejoindre son ami sous le porche. C’est quelqu’un.
Depuis des jours, ses pensées étaient essentiellement occupées par son travail et par Joan. Mais,
dernièrement, au lieu de s’estomper, le souvenir de Joan et de ce qu’ils avaient vécu ensemble s’était
mis à l’obséder, au point qu’il éprouvait même de la difficulté à se concentrer sur son travail.
— C’est Joan ? dit Leo.
Il hocha la tête, avec une bonhomie presque paternelle.
— Moi qui voulais que tu trouves une femme, je ne pensais pas que tu le ferais aussi vite. Je vois
déjà un beau mariage à l’horizon. C’est Marjory qui va être contente !
Bryce secoua la tête.
— Allons, Leo. Tu me connais. Tu sais pertinemment que je n’ai aucune envie de me marier, ni
d’avoir une relation sérieuse. A moins de pouvoir m’y consacrer à fond, ce qui n’est pas le cas. Ce ne
serait pas honnête envers elle.
— En tant qu’avocat et ami, je n’ai qu’une réponse à faire : foutaises !
Bryce lui lança un regard noir, mais ne dit rien. Il ramassa un caillou, visa la boîte de bière et
tira. Dans le mille. Ejectée du billot, la boîte roula sur le sol.
— Aucune personne mariée ne consacre tout son temps à son mariage, dit Leo. Tout le monde a
d’autres activités dans sa vie. Et, si ce n’est pas le cas, c’est un tort.
Bryce fronça les sourcils devant la note de sarcasme dans la voix de Leo.
— C’est une chose d’avoir d’autres centres d’intérêt dans sa vie, c’en est une tout autre d’être
complètement pris par son travail.
— Dans ce cas, il ne faut pas l’être, rétorqua Leo.
Bryce haussa un sourcil.
— C’est mon assiduité au travail qui me permet, entre autres, de régler tes honoraires.
Leo sourit.
— Je crois pouvoir récupérer quelques clients ailleurs dans l’hypothèse où tu lèverais un peu le
pied.
Bryce poussa un soupir et s’assit à la table.
— J’ai des obligations, dit-il.
Mais, au moment même où il disait cela, il était conscient qu’il ne s’agissait que de faux
prétextes. Lui qui n’avait jamais eu peur de rien, aujourd’hui il avait peur. Peur de tomber amoureux
et d’être aveuglé par les sentiments qu’il éprouverait. Peur de ne pas voir arriver la fin, comme il
n’avait pas vu arriver la trahison de sa mère. Comment pouvait-on combattre un ennemi insidieux qui
se faufilait en silence dans la nuit ?
— Nous seuls choisissons nos priorités, dit Leo. Tu devrais savoir ça mieux que personne.
— Justement. Et ma priorité, c’est la Worthington Industries. Je n’ai pas le choix si je veux
gagner des millions.
Leo acquiesça d’un signe de tête.
— C’est probablement vrai. Mais tu possèdes déjà des millions.
— Ce n’est pas la question, et tu le sais. Beaucoup de gens comptent sur moi et ils ont travaillé
très dur pour que l’entreprise leur rapporte encore davantage.
— Tu connais ma position, Bryce. Tu peux faire la même chose en ayant une femme dans ta vie.
Je crois qu’il est temps que tu prennes un peu de recul et que tu aies une vue plus large des choses.
Bryce fronça les sourcils.
— Quelle vue plus large ?
— Tu me l’as dit toi-même, tu as engagé des gens parfaitement qualifiés. Alors, pourquoi
t’impliques-tu à ce point ? En arriver au stade où le travail devient toute ta vie, est-ce que ça vaut
vraiment la peine ?
Bryce s’apprêtait à répondre, mais il n’en fit rien. Ce que disait Leo était vrai. La société pouvait
fonctionner sans lui.
— Joan te fait du bien, Bryce, dit Leo d’une voix douce. J’ignore ce qui s’est passé entre vous
dans cette suite, mais ce que je sais, c’est qu’elle fait partie de toutes nos conversations. Et, lorsque tu
ne parles pas d’elle, tu penses à elle. Il y a cette lueur dans ton regard. Je la connais. Il y a la même
dans le mien lorsque je pense à Marge. Même aujourd’hui, après vingt-huit ans de mariage.
— Vingt-huit ans ? Je ne vous imaginais pas mariés depuis aussi longtemps. Félicitations.
Leo hocha la tête.
— Merci.
Bryce avait envie de lui demander s’il avait peur. Peur que Marge s’en aille un jour avec un
autre. Mais il ne posa pas la question. Il connaissait la réponse. Leo n’éprouvait pas cette peur.
C’est alors que Bryce prit conscience qu’il n’avait plus peur, lui non plus. Il n’éprouvait plus
qu’une immense tristesse en songeant au départ de sa mère. Rien de plus. Il avait assez souffert. Il était
temps qu’il tourne la page une bonne fois pour toutes.
Certes, tout pouvait arriver. Joan pourrait s’en aller un jour, elle aussi. Mais il n’y croyait pas. Il
savait au plus profond de lui-même qu’elle l’aimait et qu’elle ne ferait rien qui puisse le faire
souffrir.
Lui aussi, il l’aimait. Et il n’avait qu’une hâte : prendre le premier avion à destination de New
York pour aller le lui dire en personne. Il espérait plus que tout qu’il n’était pas trop tard et qu’en se
conduisant comme un idiot à l’hôpital, il n’avait pas définitivement compromis la « transaction » la
plus importante de sa vie.
14.

Joan posa les pieds sur la table basse et pressa le bouton de la télécommande. Le générique du
programme matinal emplit la pièce.
Elle se cala dans les coussins. Merci, mon Dieu, d’avoir créé la télévision et le café ! Sans eux,
elle serait un véritable zombie pendant une bonne demi-journée au lieu d’une demi-heure. Elle fixa
l’écran quelques minutes sans rien voir, son esprit ne se mettant réellement en route que lorsque
l’émission financière commença. Un sourire lui vint aux lèvres. Grâce à Bryce, ce n’était plus,
désormais, le programme qu’elle s’empressait de zapper.
En fait, depuis qu’il était parti, elle avait pris l’habitude de regarder les émissions financières sur
les différentes chaînes. Cela n’aidait en rien à dissiper son humeur mélancolique, mais, en revanche,
elle commençait à comprendre assez bien comment fonctionnait le NASDAQ. Il ne se passait pas un
jour sans qu’elle regarde. Manquer ce rendez-vous, c’eût été comme renoncer, abandonner la partie.
C’était une sorte de lien avec Bryce, une façon d’entretenir l’illusion qu’il pouvait encore revenir.
C’était stupide, mais c’était ainsi.
La météo venait juste d’annoncer un temps encore plus chaud lorsque la sonnerie de
l’Interphone retentit.
— Joan, c’est Donovan.
Elle pressa le bouton qui commandait l’ouverture de la porte, à l’arrière. Cette entrée conduisait
directement aux deux appartements. Elle attendit quelques minutes, puis ouvrit sa porte. Donovan
arrivait à cet instant sur le palier du troisième étage.
— Bonjour, dit-elle, s’effaçant pour le laisser entrer. Alors, vous avez attrapé ce malade ?
— Pas vraiment…
Joan fronça les sourcils, quelque chose dans la voix de Donovan retenant brusquement son
attention.
— Que se passe-t-il ?
— Angie va mieux, commença-t-il, hésitant. Elle commence à se souvenir de ce qui s’est passé
la nuit où il s’est échappé.
Joan attendit, brusquement tendue.
— Il a demandé des renseignements sur vous.
— Moi ?
Elle avait pâli.
— Je ne comprends pas. Pourquoi ?
— Nous pensons que vous êtes sa prochaine cible, dit Donovan d’un ton neutre, très
professionnel.
Mais ses yeux racontaient une tout autre histoire. Il avait peur. Très peur pour elle, c’était clair.
Un frisson glacé la parcourut.

* * *

Patti, l’assistante de Bryce, posa une pile de documents sur son bureau et lui tendit une pochette.
— Votre billet d’avion, dit-elle. Vous prenez le premier vol demain matin.
Elle sourit.
— Avez-vous appelé pour annoncer votre arrivée ?
Bryce rit. Patti travaillait pour lui depuis huit ans et elle le connaissait mieux que personne.
— Merci, Pat. Mais je veux lui faire la surprise.
Un air de félicité se peignit sur le visage de son assistante.
— Comme c’est romantique ! murmura-t-elle.
Le téléphone se mit à sonner et elle décrocha, image même de l’efficacité. Bryce attendit. Elle
écouta quelques instants, puis lui tendit le combiné :
— C’est pour vous. Un détective de New York.
Bryce s’attendait à entendre la voix de Fisk lui annoncer qu’ils avaient arrêté le preneur
d’otages. Mais c’était Donovan.
— Joan ignore que je vous appelle, lui dit celui-ci, se dispensant des habituelles salutations et
formules de politesse.
Bryce se redressa, les sens brusquement en alerte.
— Que se passe-t-il ?
— Nous pensons qu’elle est la prochaine cible de notre homme.
Déjà, Bryce était debout.
— Je serai à New York dès 16 heures.
— Vous demeurez une cible, dit Donovan. Je ne vous recommande pas de venir à New York.
Nous avons placé Joan sous protection policière. J’ai simplement jugé important de vous en
informer.
— Je viens, dit Bryce, sans mentionner que, de toute façon, c’était déjà prévu. Si vous avez
l’intention de me bloquer à l’arrivée, dites-le-moi tout de suite. Dans le cas contraire, je pars tout de
suite pour l’aéroport pour prendre un jet privé.
Il prit une grande inspiration.
— Et dites à Joan de faire ses bagages. Je la ramène chez moi.

* * *

« Les imbéciles. »
Il y avait un officier, au volant d’une voiture garée dans la rue, et un autre en faction devant
l’entrée. Insuffisant. Dramatiquement insuffisant.
Apparemment, la police se doutait qu’il était dans ses projets de s’en prendre à la libraire. En
revanche, leur idée de la mettre sous protection lui faisait de la peine pour eux tant elle était dérisoire.
L’appartement au-dessus de celui de Joan disposait d’une issue de secours commune avec le sien
et il était inoccupé en ce moment. Installé dans le salon vide, Clive attendait la tombée de la nuit. Il
attendait que Joan monte de la librairie et aille se coucher.
Bientôt, ce serait lui qui aurait la situation en main. Bientôt, Emily pourrait reposer en paix.
* * *

Joan se trouvait dans l’arrière-boutique, occupée à déballer des cartons de livres, lorsque la
cloche de la porte d’entrée tinta. Elle tressaillit, puis elle se souvint que Donovan avait posté un
policier dans la librairie qui se trouvait installé dans le fauteuil de cuir. Elle trouvait l’initiative un peu
excessive, mais bon, elle lui était reconnaissante de s’occuper de sa sécurité.
Pensant qu’il s’agissait d’un client qui venait d’entrer, elle lança depuis l’arrière-boutique :
— Appelez si vous avez besoin de quoi que ce soit…
— Justement, répondit une voix familière. J’ai besoin de vous.
Joan fit volte-face, renversant la pile de livres posée à ses pieds. Elle pressa sa main contre sa
bouche, les yeux soudain emplis de larmes. Bryce était là, en chair et en os.
Elle fit le tour du rayon et apparut soudain derrière le policier. Bryce se tenait près du comptoir
et elle se jeta dans ses bras.
Il la serra contre lui avec une fougue égale à la sienne.
— Tu es revenu, dit-elle.
Il la serra plus fort encore.
— Bien sûr. Pour te chercher.
Joan fronça les sourcils et s’écarta pour voir son visage.
— De quoi parles-tu ?
— De la maison. Je t’y emmène avec moi. Tu seras plus en sécurité au Texas. Laissons la police
faire son travail.
Elle secoua la tête.
— Plus en sécurité, avec toi ? Aux dernières nouvelles, je crois bien qu’il te cherche aussi.
— D’après ce que nous savons, il se trouve à New York, rétorqua Bryce. Et ma maison est le lieu
le plus sûr qui se puisse trouver.
Joan jeta un coup d’œil en direction du policier qui les observait avec intérêt avant de répondre :
— Je ne veux pas aller au Texas, dit-elle.
— Joan, ne sois pas stupide.
— Stupide ? répéta-t-elle. Stupide, je l’ai déjà été.
Elle s’arracha à l’étreinte de ses bras, se mit à arpenter la pièce.
— J’ai entendu ta voix et j’ai bêtement pensé que tu étais revenu pour moi. Pour nous.
— C’est le cas.
Elle secoua la tête.
— Non. Tu es là parce qu’un malade a décrété que tu étais trop difficile à atteindre et qu’il valait
mieux s’en prendre à moi. Je joue les lamentables seconds rôles à cause de toi et tu te sens coupable.
— Non, pas du tout.
Joan croisa les bras sur sa poitrine.
— Prouve-le.
En deux enjambées, il l’avait rejointe.
— Je t’aime, Joan.
Elle ferma les yeux, serra les paupières, refusant de laisser ses paroles l’atteindre.
— Vraiment ? murmura-t-elle.
Elle avait tellement rêvé d’entendre ces mots. Et en cet instant, où il les prononçait enfin, elle ne
parvenait pas à le croire.
— Comment se fait-il que tu m’aimes aujourd’hui alors que tu ne m’aimais pas vendredi ?
— Je t’ai aimée dès le premier instant où je t’ai vue. J’ai été idiot, j’ai eu peur. Mais tu vaux tous
les risques, Joan.
Il saisit ses mains, les pressa entre les siennes.
— Mets-toi en colère contre moi, si tu veux, mais ne nous punis pas sous prétexte que j’ai agi
comme un imbécile.
— Je ne veux pas que tu te sentes obligé de rester avec moi par culpabilité ou par un excès
d’esprit chevaleresque.
— N’est-ce pas ce qu’un chevalier sur son cheval blanc est censé faire ?
Joan ne put s’empêcher de sourire.
— Je te veux, coupa Bryce. Je ne vois pas comment te le dire plus clairement. Je me suis senti
vide sans toi, Joan. Je suis venu te le dire. Bientôt, le cauchemar du preneur d’otages sera terminé,
mais je veux que nous deux, nous continuions ensemble pour le restant de nos jours.
Joan refoula ses larmes. Elle avait vraiment envie de le croire.
— Tu viens d’inventer tout cela à l’instant ?
Il eut un petit haussement d’épaules.
— J’y avais réfléchi un peu dans l’avion. J’aime arriver préparé.
Il lui sourit et son sourire aurait fait fondre un glacier.
— Je t’en supplie, Joan. Dis-moi que tu m’aimes.
— Je t’aime, répondit-elle sans la moindre hésitation.
— Dans ce cas, viens avec moi.
Elle hésita l’espace d’une seconde et hocha la tête en signe d’assentiment. Non seulement elle
aimait Bryce, mais elle avait confiance en lui.
Elle se mit à rire doucement.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, intrigué.
— Je pensais qu’en fin de compte, je suis exactement tes conseils : démarrer avec un
investissement relativement peu risqué, mais qui devrait rapporter des dividendes au fil des années.
— Tout à fait, beaucoup de dividendes, confirma Bryce.
Il posa un baiser sur le bout de son doigt et le pressa contre ses lèvres.
— Je te promets que tu ne regretteras pas l’investissement que tu es en train de faire.

* * *

Bryce était venu en jet privé et Joan dut admettre que voyager jusqu’au Texas dans ce type
d’avion l’intriguait. Elle songea un instant à changer de vêtements pour l’occasion, mais décida que
c’était ridicule. A la place, elle fourragea dans le placard de sa chambre, à la recherche de quelques
tenues à emporter. Elle ne comptait pas rester plus d’une semaine sur place et Bryce lui avait dit qu’il
faisait chaud. Aussi ne choisit-elle qu’une ou deux tenues très légères.
Bryce se trouvait dans la cuisine, occupé à leur servir un verre de vin. Ils voulaient fêter
l’événement, porter un toast à leur vie commune qui commençait. Joan était impatiente et si heureuse,
si incroyablement heureuse qu’elle en avait presque oublié la raison de leur départ précipité pour
Austin : un malade armé décidé à leur nuire.
Elle secoua la tête, repoussant ces pensées inquiétantes. Tout irait bien. Donovan lui avait dit que
la police disposait de pistes et toute une équipe de policiers avait été dépêchée pour assurer sa
sécurité. En ce moment même, d’ailleurs, il y en avait un en faction devant sa porte et un autre qui
patrouillait dans la rue. Il était même prévu qu’on les escorte jusqu’à l’aéroport. Une fois à Austin, ils
se rendraient directement chez Bryce. D’après ce qu’il avait décrit, ils y seraient en parfaite sécurité.
Joan jeta un dernier regard autour d’elle afin de s’assurer qu’elle n’oubliait rien.
Ce fut alors, tandis que son regard errait dans la pièce, qu’elle remarqua la fenêtre. La nuit était
tombée et la vitre reflétait l’intérieur de la pièce. Sauf à un endroit. Un petit rond près de la poignée.
En une fraction de seconde, elle comprit que quelqu’un avait découpé la vitre. Elle tourna les
talons, décidée à rejoindre Bryce dans la cuisine.
C’est alors qu’elle le vit.
Il se tenait dans l’encadrement de la porte de la salle de bains, le visage couvert par un bas, son
revolver braqué sur elle.
— Je ne ferais pas le moindre bruit si j’étais vous, mademoiselle Benetti.
Les jambes tremblantes, elle esquissa un petit signe de tête.
— C’est très aimable à vous d’avoir fait venir M. Worthington chez vous. Ça ne pouvait pas
mieux tomber.
Il s’approcha d’elle, pressa le canon du revolver dans son dos.
— Vous allez vous conduire comme il faut, j’espère. Je détesterais devoir vous tuer.
Un frisson glacé parcourut Joan. Elle hocha la tête.
— Je ferai ce que vous voudrez, murmura-t-elle.
Elle se sentait dans un état second, le corps glacé, engourdi.
— Bien. Je vois que nous nous comprenons.
Il donna un petit coup dans son dos de l’extrémité de son revolver.
— Allez, en route !
Il la poussa vers le couloir et elle avança, les jambes chancelantes. Elle ne pouvait pas mourir.
Pas maintenant. Alors qu’elle avait retrouvé Bryce et qu’ils venaient de s’avouer leur amour.

* * *

Bryce se servit un verre de vin et il était sur le point d’en servir un pour Joan lorsque sa voix lui
parvint derrière lui, à peine un murmure.
— Bryce…
Il se retourna, le regard soudain écarquillé, incrédule. Le verre lui échappa des mains, vint se
briser sur le sol. Dans l’encadrement de la porte, le preneur d’otages tenait Joan par la taille, son
revolver braqué sur sa tempe.
Bryce sentit la nausée l’assaillir.
« Mon Dieu, je vous en prie, faites que ce fou ne lui fasse aucun mal. »
— Monsieur Worthington, commença l’homme, je suis si heureux de vous voir ici. J’ai une
question à vous poser.
La peur remonta le long de la colonne vertébrale de Bryce, comme un monstre refermant ses
mâchoires. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
— Oui ? finit-il par articuler, à la seconde tentative.
— Combien êtes-vous prêt à payer pour que cette petite garce reste en vie ?
— Ce que vous voudrez, répondit Bryce d’une voix à peine audible. Mais baissez ce revolver.
— Vous paierez ?
— Oui.
— Ce que je veux ?
— Oui, répéta Bryce.
Son regard croisa celui de Joan. La peur qu’il y lut reflétait la sienne.
— Je ne vous demande qu’une chose : ne lui faites pas de mal.
— Vous croyez que payer suffit ?
Bryce avala sa salive. Quelque chose avait changé dans la voix de l’homme. Un changement
imperceptible. Le franchissement de la frontière entre un déséquilibré et un être abject.
Il serra les poings, se refusant à intervenir, à prendre le moindre risque. Bon sang, mais où était
la police ?
— Vous savez quoi ? dit l’homme, haussant le ton. Je me fous éperdument du fric. Ce n’est pas
une question de fric.
Son débit s’accélérait. Il commençait à buter sur les mots.
Bryce jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Il fallait qu’il fasse quelque chose. Mais quoi ? Il
n’y avait rien qu’il puisse faire sans mettre la vie de Joan en danger.
— Vous, c’est l’argent qui vous intéresse, hein ? C’est tout ce qui compte pour vous.
Il s’était légèrement écarté de Joan, desserrant sa prise sur elle. Et pas seulement sur elle. Bryce
le sentait perdre prise sur la réalité.
— Combien auriez-vous payé pour sauver Emily ?
Bryce fronça les sourcils.
— Emily ?
— Salaud ! lança soudain l’homme, d’une voix haineuse. Elle vous importait peu. Vous n’aviez
rien à faire d’elle.
— Je…
Bryce se tut soudain, craignant que l’homme ne perde tout à fait le contrôle et passe à l’acte.
Brusquement, son regard fut attiré vers la fenêtre. Il lui sembla percevoir un mouvement. Etait-ce un
policier ? Donovan ?
— Vous n’êtes qu’une ordure, vous savez ça ? poursuivait l’homme. Une ordure. Et elle ne vaut
pas mieux !
Le regard de Bryce croisa de nouveau celui de Joan. Il y lut de la peur, mais aussi de la
détermination. Il jeta un bref coup d’œil en direction de la fenêtre. Elle suivit son regard et il vit ses
yeux s’écarquiller. Elle avait vu la même chose que lui. Mais la police ne donnerait pas l’assaut si cela
signifiait mettre la vie de Joan en danger. Et, tant que le revolver se trouvait braqué sur sa tempe, Joan
était en danger.
Sauf que le revolver ne touchait plus sa tempe. Si elle plongeait au sol, la police disposerait d’un
quart de seconde pour neutraliser le type.
Bryce réfléchit à toute vitesse. Comment dire à Joan de plonger ? Et, pire encore, comment
avertir les policiers qu’il fallait qu’ils tirent au moment où elle le ferait ?
Il fit un pas en avant, l’attention attirée par un presse-papier de verre posé sur la table basse. Si
seulement…
L’homme poursuivait sa diatribe sur Emily, ses propos devenant de plus en plus incohérents.
Tout ce que Bryce parvint à comprendre fut qu’elle était morte et qu’ils ne tarderaient pas à l’être,
Joan et lui, s’il ne passait pas rapidement à l’action. L’homme divaguait.
Mais il y avait une chose positive, infime certes, mais qui jouait en leur faveur : plus il
s’enferrait dans son discours, moins il surveillait Joan.
Bryce avala sa salive. Il redoutait de prendre le risque, mais c’était la seule option possible. Il
n’avait pas le choix.
Il compta jusqu’à trois dans sa tête, rassemblant tout son courage. Puis il se tourna vers la
fenêtre et hurla :
— Police !
Comme il l’espérait, l’homme se tourna dans la même direction, le revolver braqué sur la
fenêtre.
Bryce hurla alors à Joan de se coucher et il s’empara du presse-papier.
Déjà, l’homme se tournait vers lui. Mais Bryce lança aussitôt la lourde boule de verre, atteignant
sa cible au poignet. Le revolver partit en l’air tandis que l’homme s’écroulait sur le sol.
Au même instant, la vitre de la fenêtre volait en éclats et Donovan sauta dans la pièce, l’arme au
poing.
Bryce le regarda à peine, trop occupé à rejoindre Joan. Elle se jeta dans ses bras et il la serra
contre lui, respirant son parfum à pleins poumons, heureux comme jamais il ne l’avait été, tout
simplement d’être en vie et qu’elle le soit aussi.
— Joan, oh, Joan, murmura-t-il.
Derrière eux, l’homme gémit. Du coin de l’œil, Bryce le vit s’asseoir, se tenir la tête, tandis que
Donovan s’accroupissait à ses côtés pour lui passer les menottes.
— Oh, mon Dieu, Bryce…
Joan se cramponna à lui, le corps secoué de sanglots. Il la serra dans ses bras, lui murmura des
paroles rassurantes tout en caressant tendrement son dos, ses cheveux.
Lorsqu’elle se fut apaisée, il la prit par les épaules et, la tenant face à lui, il plongea son regard
dans le sien.
— Je t’aime, Joan, dit-il. Je t’aime et je veux te garder avec moi. Maintenant et pour toujours.
Un faible sourire effleura les lèvres de Joan et elle se remit à pleurer. Mais, au milieu de ses
larmes, elle parvint tout de même à articuler un mot :
— Oui.
Derrière eux, Donovan s’était emparé du portefeuille de l’homme.
— Clive Masterson, lut-il. C’est bien ce que je pensais. C’est lui dont la femme est morte d’un
cancer après qu’il a été licencié. Elle n’a pas pu s’offrir les soins appropriés.
Bryce passa une main lasse dans ses cheveux. Il lui était impossible de s’apitoyer sur le sort d’un
preneur d’otages prêt à tuer par simple désir de vengeance, mais il comprenait comment l’amour
avait pu le conduire à une telle extrémité.
Il serra Joan plus fort contre lui.
— Pour toujours, dit-il simplement.
Elle nicha la tête au creux de son épaule.
— Oui, pour toujours, murmura-t-elle en réponse.
Épilogue

La clarté du soleil matinal filtrait à travers les rideaux, striant la chambre de rubans de lumière.
Joan s’étira voluptueusement dans le lit et jeta un coup d’œil au réveil. Son regard s’écarquilla
soudain en voyant l’heure. 9 heures passées ! Comment avait-elle pu dormir si tard ?
Elle repoussa la couette, maudissant Bryce de ne pas l’avoir réveillée avant de partir pour
l’aéroport. Il savait, pourtant, qu’elle devait ouvrir la librairie ce matin. Après trois mois de mariage,
il savait aussi que le réveil pouvait sonner à tue-tête pendant une demi-heure sans qu’elle ouvre même
un œil.
Bon, d’accord, elle allait y arriver. Elle allait enfiler une petite robe, faire la dépense d’un taxi et
elle serait presque à l’heure pour l’ouverture.
Un petit sourire aux lèvres, elle gagna la salle de bains, songeant que prendre un taxi ne faisait
plus un trou dans son budget désormais. Bryce ne cessait de lui dire qu’elle s’habituerait vite à la
taille de leur compte en banque, mais elle en doutait. Il y avait près de quatre mois qu’ils habitaient
dans l’appartement de la Cinquième Avenue et elle ne s’y était toujours pas faite. Ni à sa taille ni au
luxe de l’entrée et au personnel, et encore moins à la vue somptueuse sur Central Park.
Elle prit une douche rapide, enfila son peignoir en éponge et passa dans la chambre pour
s’habiller. Le spectacle qui l’y attendait la laissa sans voix. Bryce était installé sur le lit, un bocal
d’olives à la main.
— Que dirais-tu d’un pique-nique ? demanda-t-il.
Elle se mit à rire.
— Que fais-tu ici ? Je croyais que tu devais te rendre à Atlanta, aujourd’hui.
— Pas du tout, lança-t-il, très content de lui. Je t’ai raconté un petit bobard.
Joan haussa un sourcil surpris et rampa vers lui, sur le lit.
— Vraiment ?
— Sais-tu quel jour nous sommes, aujourd’hui ?
Elle secoua la tête.
— C’est notre anniversaire.
— Absolument pas. Nous ne sommes mariés que depuis…
— Cela fait six mois que je suis entré pour la première fois dans la librairie. Et ce fut aussi la
première fois où tu m’as vu nu.
— C’est vrai, dit Joan, comment ai-je pu l’oublier ?
Bryce brandit le bocal d’olives.
— J’ai pensé qu’une petite commémoration s’imposait.
Joan passa sa langue sur ses lèvres.
— Je suis censée ouvrir la librairie, ce matin.
— Tu en es copropriétaire, tu fais ce que tu veux.
Elle rit, pointant son index sur lui.
— Voilà de bien mauvais conseils, professeur ! Oublier ses obligations professionnelles, même
pour faire l’amour, cela ne se fait pas.
— Sans doute, reconnut Bryce.
Il glissa une main dans l’échancrure de son peignoir et le fit glisser lentement le long de son
épaule.
— Mais c’est tellement tentant…
Joan fut parcourue d’un délicieux frisson. Il avait raison, c’était indiscutable.
— De plus, j’ai appelé Veronica. Elle te couvre.
A ces mots, le sourire de Joan s’épanouit.
— Dans ce cas…
Elle dénoua la ceinture de son peignoir qui glissa sur ses épaules, tomba sur le lit, autour de sa
taille, ses hanches.
Elle prit une olive dans le bocal et la glissa doucement entre ses lèvres, pendant que Bryce
tendait la main derrière lui pour sortir un paquet de sous l’oreiller.
— Un petit cadeau, dit-il, le lui tendant.
Joan se pencha vers lui et posa un baiser sur ses lèvres.
— Je vous aime, monsieur Worthington.
Il caressa ses cheveux et lui rendit son baiser. Un baiser doux et tendre, annonciateur de délices à
venir.
— Moi aussi, je vous aime, madame Worthington.
Il désigna le cadeau du menton.
— Regarde-le, que je sache s’il te plaît.
Elle ôta le joli papier d’emballage et sourit en découvrant l’édition originale des Plaisirs d’une
jeune femme.
Joan l’ouvrit à une page, vers le milieu, son regard parcourant rapidement le texte.
— Monsieur mon amant, dit-elle, la voix soudain rauque en plongeant son regard dans celui de
Bryce. Je sais exactement comment nous allons célébrer cet anniversaire…
TITRE ORIGINAL : SILENT DESIRES
Traduction française : CLAIRE NEYMON
© 2003, Julia Beck Kenner. © 2004, 2008, Traduction française : Harlequin S. A

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
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Ce roman a déjà été publié dans la même collection


N° 44
sous le même titre :
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