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JULIA JUSTISS

L'amant irlandais

Le héros de ce roman, né des amours scandaleuses d'un palefrenier irlandais et d'une aristocrate
anglaise, doit sa sulfureuse réputation à son statut d'enfant bâtard qu'il se plaît, par provocation, à
revendiquer... Sous l'Ancien Régime, le sort des bâtards n'est guère enviable, mais s'améliore à
mesure que s'élève la classe sociale de leur père. En effet, en bien des châteaux, les enfants naturels
sont élevés avec les légitimes. Dans l'immense lignée des Capétiens, le bâtard, s'il est reconnu,
bénéficie partiellement du prestige et même du caractère sacré du «Sang de France ». Il est
d'ailleurs soumis à la hiérarchie dynastique. C'est ainsi qu'il existe entre autres un «Grand Bâtard de
Bourgogne » et un «Grand Bâtard de Bourbon », un titre lié au droit d'aînesse et qui ne donne
toutefois aucun droit à la succession royale ou ducale...
Parmi les plus célèbres bâtards de l'Histoire figurent les enfants de Louis XIV et Mme de
Montespan, fruits d'un double adultère. Les bâtards de la belle marquise, d'abord cachés, sont
confiés à une gouvernante, Françoise d'Aubigné, future Madame de Maintenon. Puis, en 1673,
Louis XIV, bravant le Parlement et l'opinion, fait légitimer tous ceux de ses enfants qui ont survécu,
dont le petit Louis-Auguste, le favori de Madame d'Aubigné qui l'appelait son «mignon ». La
passionnante biographie de Françoise Chandernagor, L'Allée du roi, adaptée au théâtre et à la
télévision, témoigne bien de l'attachement de la gouvernante — future épouse morganatique du Roi
Soleil — pour Louis-Auguste — futur duc du Maine — et du rôle essentiel qu'elle jouera plus tard
dans sa fulgurante ascension...
1

Jamais, au grand jamais, la grange à foin ne serait un lieu de débauche, le théâtre d'une orgie
fornicatrice. Forte de ce principe, Valeria Arnold décida de laisser refroidir le thé qui rituellement
l'attendait chaque matin à son retour de promenade. Une intervention urgente s'imposait.
De la fenêtre du salon, elle venait de surprendre le manège de la plantureuse Sukey. Avant de
disparaître de sa vue, la dévergondée qui remplissait la fonction d'aide de cuisine s'était assurée de
sa solitude en jetant alentour un regard oblique, avant de desserrer délibérément le cordon de son
corsage. Son abondante poitrine ainsi mise en valeur, elle s'avançait hardiment, telle une figure de
proue, ses hanches houleuses évoquant la poupe d'un navire de haut bord.
Hostile à tout atermoiement, Valeria quitta sur-le-champ la pièce, et prit soin en sortant de se munir
d'une robuste canne, instrument de dissuasion tout indiqué pour prévenir les protestations, voire la
rébellion d'un jeune râlant rétif à l'autorité.
Parviendrait-elle assez tôt sur les lieux du forfait projeté pour ne pas être témoin de son
accomplissement ? Avant même d'atteindre le seuil de la grange, elle entendit des rires suraigus,
qu'accompagnaient des propos plus mesurés, mais indéniablement prononcés par une voix
masculine. Valeria prit une profonde inspiration, essuya à sa robe de laine noire ses mains un peu
moites, et se sentit rougir. Il lui fallait signaler sa présence, sous peine d'apercevoir un homme dans
l'état de nature. Lorsqu'on n'a dans le domaine de la nudité virile que le souvenir d'un mari émacié,
en proie aux affres de l'agonie, les fantasmes les plus étranges peuvent pervertir l'imagination, d'une
façon d'autant plus incommode qu'il est impossible de les satisfaire dans la campagne la plus
solitaire du royaume.
En détournant la tête, elle poussa un peu la porte de bois, dans le seul dessein de la faire grincer.
— Vous êtes là, Sukey ? On vous demande dans la cuisine, tout de suite !
Une exclamation de surprise fut aussitôt suivie de bruissements divers. Valeria laissa s'écouler
quelques secondes avant de franchir le seuil de la grange. Sukey réparait d'une main le désordre de
son corsage, pendant que de l'autre elle tentait de rabattre sur son jupon blanc la jupe de serge bleue
que retenait indiscrètement quelque chardon séché. Derrière l'effrontée, son complice se relevait.
Prête à lui dire son fait, Valeria porta sur lui son attention, et se figea.
Elle ne se trouvait pas en présence d'un timide garçon de ferme, mais d'un personnage à la taille
élevée, solidement et finement bâti, remarquable par une chevelure fauve et le regard ironiquement
caressant d'un félin. De ses yeux verts et mordorés il la toisait des pieds à la tête, visiblement
partagé entre la contrariété et l'amusement. Pour compléter son mystère et son charme, ses lèvres
finement ciselées dessinaient un gracieux sourire.
— Soyez la bienvenue, madame, murmura-t-il de la façon la plus engageante. Votre compagnie ne
peut qu'ajouter à l'agrément de nos ébats. J'ignorais je l'avoue que les contrées les plus reculées du
Yorkshire puissent offrir de telles... perspectives.
Précieuse et cultivée, l'intonation du libertin était celle d'Eton ou d'Oxford. Bien que le col de sa
chemise fût ouvert et sa cravate posée sur le foin, il ne se fournissait de toute évidence que dans les
magasins élégants de Bond Street, et le chevreau qui moulait ses cuisses aux muscles nettement
dessinés attestait une particulière attention aux canons de la mode.
Comme l'inconnu souriait de plus belle, et que l'amusement semblait le combler, Valeria prit
conscience de son propre ridicule : elle le contemplait sottement, béate d'étonnement. Parfaitement
déplacé en ce lieu, on aurait pu croire ce personnage descendu d'une autre planète. Par quel miracle
Sukey était-elle parvenue à susciter dans la grange la présence de ce dandy londonien ?
Soucieuse de ne pas perdre la face, Valeria referma la bouche et pinça énergiquement les lèvres.
Avant de sévir ostensiblement, elle ne put s'empêcher d'excuser secrètement la coupable. Si
vertueuse et prude fût-elle, aucune vestale n'aurait eu le pouvoir de résister au charme ensorceleur
du souriant gentleman.
— Sukey, dit Valeria après un essai infructueux qui n'avait produit qu'une sorte de coassement,
votre place est dans la cuisine. Je vous y retrouverai tout à l'heure.
En achevant de fermer son corsage, la domestique jeta à sa maîtresse un regard maussade et
sournois, auquel succéda sans transition un gloussement : d'un clin d'œil égrillard, son complice la
consolait, à moins qu'il ne l'incitât à la rébellion.
— Mais, madame..., geignit la stupide créature.
— A l'instant, Sukey !
Valeria Arnold suivit d'un regard sévère la retraite de la pauvre fille, qui traînait les pieds pour
manifester sa réticence, et tenait en berne son bonnet blanc. Sukey disparue, elle observa l'intrus
avec une égale sévérité.
— Veuillez quitter mon domaine, monsieur, et reprendre votre chemin.
Apparemment dénué de toute espèce de délicatesse, l'élégant personnage la toisa derechef, en
prenant son temps.
— Vous y tenez vraiment ?
Désinvolte, son intonation avait quelque chose de mondain et de précieux. Valeria Arnold s'efforça
d'en déterminer l'origine, avec tant d'application qu'elle se trouva surprise par le mouvement vif et
précis de l'impudent personnage, qui se trouvait soudain près d'elle et tenait entre le pouce et l'index
une mèche échappée à l'ordonnance de sa chevelure pendant sa promenade équestre.
— Vous m'avez gâché la matinée, poursuivit-il avec le plus grand sérieux. Ne suis-je pas en droit de
réclamer réparation ? De trouver en vous-même les douceurs dont vous venez de me frustrer ? Ne
vous revient-il pas de compenser le dommage que je subis, à mon corps défendant ?
Vus de plus près, ses yeux d'un vert mordoré avaient quelque chose de fascinant. Pendant qu'il
parlait, Valeria resta sous son charme, comme hypnotisée. Mais cette proximité lui permit aussi
d'apprécier l'atmosphère particulière qui émanait du personnage. Elle cessa de s'interroger sur ses
antécédents et son éducation, pour s'intéresser davantage à son activité présente. Exhalant des
odeurs de fête et de tabagie, sans doute ne venait-il pas de se lever pour effectuer une promenade
matinale. Ce viveur avait tout simplement résolu de donner à une nuit blanche la conclusion
convenable à ses goûts dépraves. Sans dissimuler son agacement, Valeria s'écarta, en chassant d'un
geste la main qui effleurait sa chevelure.
— Passez votre chemin et n'attendez rien de moi, dit-t-elle avec froideur.
— Vous dirai-je ma déception, madame ? A l'instant, votre regard semblait m'inviter au baiser.
Valeria ne crut pas utile de discuter cette affirmation.
— Puisque vous avez toutes les apparences d'un homme du monde, je ne puis mettre en doute votre
courtoisie, monsieur.
De la façon la plus déconcertante, l'inconnu éclata d'un rire sonore, qui semblait amer.
— La courtoisie d'un homme du monde ? Vous faites erreur sur les deux tableaux, ma chère. Je vais
vous en administrer la preuve, sur-le-champ !
Sans qu'elle pût s'en défendre, il lui soulevait d'un doigt le menton. Valeria, les yeux dans les siens,
serra plus fort sa canne, arme inutile et dérisoire. Malgré la menace explicite, elle n'éprouvait
curieusement aucune crainte.
— La preuve n'est pas nécessaire. Je vous crois sur parole, monsieur. Je vous prie seulement de
cesser de m'importuner, et de bien vouloir mettre fin à vos assiduités auprès de ma servante, dont je
suis responsable.
L'homme lui lâcha le menton, et la considéra avec une sorte de commisération.
— Responsable d'une gourgandine ? Vous perdez votre temps. Malgré ses rondeurs, ou à cause
d'elles, cette fille est si légère que vous ne l'empêcherez pas de... de prendre ses ébats avec le
premier venu.
— Pas dans ma grange !
Visiblement blasé, l'homme ramassa sa jaquette en haussant les épaules.
— Ici ou ailleurs...
Une conversation banale semblait s'instaurer. Peu soucieuse de la prolonger en compagnie d'un
inconnu, et même d'un indésirable, Valeria voulut y mettre un terme.
— Vous trouverez aisément la sortie. Adieu, monsieur.
Elle tourna les talons. Une main la retint par l'épaule.
— Cette petite compensation, vous n'avez vraiment pas envie de me l'accorder ?
De l'épaule jusqu'aux profondeurs de son corps, une chaleur intense semblait la traverser, sous la
pression magique de cette main. Une attente si longtemps inassouvie, étouffée, s'éveillait en elle.
Nerveusement, elle se dégagea.
— Aucune envie, répondit-elle aussi sèchement qu'elle le put.
Elle s'éloigna, et l'entendit rire.
— Menteuse ! lança-t-il au moment où elle franchissait la porte de la grange.
Valeria se dirigea vers le manoir, en résistant de toutes ses forces à la tentation de se retourner pour
observer le départ de l'importun. Avait-elle menti ? Elle se le demandait.
Toutes accointances avec un inconnu rencontré par hasard se trouvaient naturellement exclues, tout
particulièrement dans le cas d'un individu aux goûts assez vulgaires pour affriander une fille de
cuisine ! Mais la rencontre avec l'entreprenant personnage, véritable parangon de virilité, avait
réveillé en elle un désir ancien, inavoué, un sentiment de frustration sans cesse combattu, et
longtemps occulté.
Les satisfactions qu'apporte le mariage, jamais Valeria Arnold, bien que veuve, ne les avait connues.
La souffrance renaissait en elle, ancienne et vivace. Elle revoyait Hugh, son allure martiale, sa haute
taille, ses épaules larges, son uniforme chamarré, ses yeux brillant d'énergie, Hugh, l'ami intime de
son frère, le héros de les rêves d'adolescente, Hugh, le mari dont jamais elle n'avait été la femme.
Par respect pour sa mémoire, elle ne voulait se souvenir que de sa prestance, de sa force. Au cours
d'une longue agonie, elle avait vu son visage s'émacier, ses traits se flétrir, son corps se décharner,
ses yeux s'agrandir, fascinés par l'approche de la mort. Valeria, frissonnante, s'ébroua pour chasser
de son esprit cette image macabre, elle devait l'oublier, aussi bien que la nuit qui aurait dû être celle
de ses noces.
Non, elle n'avait pas à se sentir coupable. Ignorante des mystères de l'amour, n'était-il pas naturel
que la rencontre inopinée d'un être aussi évidemment séduisant et viril éveille en elle une curiosité
spontanée, le désir d'une initiation ?
Sans doute cet inconnu manifesterait-il une compétence supérieure à celle du soupirant suranné qui
l'honorait de ses attentions. Arthur Hardesty n'était pas de ceux qui enflamment l'imagination des
femmes. La seule pensée de cette comparaison la contraignit à rire.
Elle pouvait rire aussi de son absurde tocade à l'égard du gentleman égaré sur ses terres. L'eût-elle
rencontré à Londres dans son milieu naturel, parmi ses congénères de la bonne société, elle n'aurait
pas même remarqué sa présence.
L'incident serait sans conséquence. De passage dans la région, l'inconnu avait sans doute fait la
connaissance de Sukey au village voisin.
Les remords n'étaient pas de saison. Ne pouvait-on rêver, en toute innocence, lorsque l'objet du rêve
était inaccessible, et qu'on ne le reverrait jamais ?
Un sourire ironique aux lèvres, Teagan Fitzwilliams observa en connaisseur la démarche compassée
de la dame en noir. Nettement moins plantureuse que sa domestique, mais beaucoup mieux faite et
mille fois plus attirante, lady Mystère posait une intéressante énigme.
Fort satisfait de ses gains, qui allaient assurer son train de vie pendant quelques mois, Teagan avait
décidé de dissiper les fumées d'une nuit blanche consacrée au jeu en effectuant une promenade
matinale. L'esprit encore embrumé par les vapeurs d'un commencement d'ivresse, il n'avait pas su
résister aux avances d'une luronne fortuitement rencontrée aux abords de l'auberge du village.
Bien qu'il eût à déplorer l'interruption inopinée de sa distraction favorite, l'incident ne manquait pas
de lui ouvrir d'intéressantes perspectives. La bonne lui échappait. Parviendrait-il à séduire sa
maîtresse ? Un défi relevé donne du prix à la conquête.
Sans doute s'agissait-il de la propriétaire du modeste manoir dont les murs de pierre s'élevaient à
quelque distance. Une veuve, comme le suggérait sa robe noire ? A moins qu'elle n'appartînt à la
catégorie des femmes qui se soucient peu de plaire à leur époux. Aussi bien, une épouse attentive
aux attentions conjugales évite-t-elle de prendre à son service une effrontée aux charmes
exubérants. Ceux de Sukey avaient de quoi briser plus d'un ménage.
Veuve ou mariée, la dame qui serrait si énergiquement sa canne n'était pas restée indifférente. Ses
yeux exprimaient l'intérêt et le désir, si essentiels à la réussite des liaisons occasionnelles.
Fort convenables au demeurant, les atours de cette personne n'étaient pas de ceux qui font le lustre
des salons mondains. Mais Teagan se trouvait pour un temps blasé des beautés artificielles qui ne
prospèrent que dans les serres confinées du beau monde. Rafe Crandall, son hôte du moment, avait
cru bon de mettre à la disposition de ses invités quelques-unes de ces poupées en provenance directe
de Londres. Entre une partie de chasse et un poker, elles étaient censées distraire et cajoler ces
messieurs. Grand bien leur fasse ! Soucieux de son indépendance, Teagan élèverait plus haut son
ambition. Cette femme l'intéressait. Elle méritait des travaux d'approche, piment indispensable
d'une aventure bien conduite.
Une observation particulière lui revint à l'esprit. Les atours de la dame n'étaient pas seulement
démodés. Ils portaient des traces évidentes d'usure. Réservait-elle ses beaux habits pour ses sorties
ou ses séjours à Londres ? Plus vraisemblablement, ne vivait-elle pas dans la gêne ?
Teagan soupira. L'aigreur de l'amertume l'envahit, la réputation d'être irresponsable qu'il cultivait
depuis longtemps afin de mettre en émoi la famille anglaise de sa mère n'était pas usurpée. Mais il
avait connu très tôt les affres de la faim et de la pauvreté. Un homme qui n'a pas d'autres ressources
que son habileté et son entregent ne peut s'offrir le luxe d'une conquête désintéressée. Il se trouvait
contraint de renoncer à son projet.
Il fit le tour de la grange pour aller se remettre en selle. L'allant que manifestait Ulysse, son
magnifique étalon noir, le seul luxe qui fît sa fierté, ne parvint pas d'emblée a restaurer son
optimisme.
Il fallut que sur le chemin qui menait à la demeure de Rafe Crandall il mette sa monture au galop
pour que l'ivresse de la course chasse avec les derniers vestiges d'une nuit fiévreuse les morsures de
la désillusion. Chevaucher au soleil, en plein vent, seul et libre, quel bonheur !
Le goût de l'indépendance, de la liberté, sans doute animait-il sa mère qui par défi n'avait écouté que
son cœur et pour le plus grand désespoir de sa noble famille avait voulu suivre en Irlande le
séducteur qui devait l'abandonner, mourante, dans un taudis de Dublin. Un séducteur dont Teagan,
on ne cessait de le lui rappeler depuis sa tendre enfance, était la vivante réplique. Les Irlandais
n'étaient-ils pas tous déments, de père en fils ?
Irresponsable ou dément, Teagan, comme emporté par une exaltation soudaine, décida en cet instant
de persévérer dans son premier élan. Riche ou pauvre, lady Mystère serait l'objet de sa sollicitude.

2.

Perdue dans la contemplation des débris du vase qu'elle avait préféré entre tous, Valeria Arnold
tentait de recouvrer son calme. Exemptée de tout châtiment en raison même de sa sottise, la
coupable Sukey pleurait sa maladresse dans la mansarde qui abritait ordinairement ses rêves.
Valeria ramassa pensivement le plus important des fragments de porcelaine. On y voyait des
oiseaux et des fleurs, blancs sur fond bleu. Ces oiseaux et ces fleurs, son frère les avait choisis pour
elle, il lui avait offert ce vase, son dernier présent, avant de rejoindre en Espagne le général
Wellington. Les Français avaient été battus à Talavera, mais l'existence d'Elliot s'y était brisée,
comme l'était maintenant cette porcelaine. Ce symbole de l'amour fraternel disparaissait à son tour.
La gorge serrée par l'émotion, Valeria retenait à grand-peine ses larmes.
Les souvenirs n'engendrent que la tristesse et le deuil, lorsque le destin fait disparaître ceux que
nous aimons. En femme pratique, Valeria tenta d'écarter de son esprit ses chagrins et ses nostalgies
pour se consacrer à des tâches actuelles et pratiques. Le vase une fois brisé, encore fallait-il en
ramasser les morceaux.
Elle sourit amèrement au souvenir des heures précédentes. La leçon de morale infligée à Sukey dès
son retour au manoir s'était avérée si convaincante que la coupable avait déployé des efforts
exceptionnels. En cas de congédiement consécutif à son inconduite, ne serait-elle pas condamnée à
la misère, à la prostitution ? Soucieuse de s'attirer l'indulgence de sa maîtresse et de faire étalage
d'une ostentatoire bonne volonté, elle avait en conséquence carbonisé les rôties du petit déjeuner,
déchiré la jolie nappe brodée, et pour porter le désastre à son comble brisé en mille morceaux le
vase précieux. A travers ses sanglots, elle était parvenue à bredouiller quelques explications
confuses, imputant sa distraction et sa maladresse au trouble provoqué par le galant visiteur.
— Ce monsieur d'la ville, il m'a tourné les sangs...
En ramassant avec soin les derniers fragments de porcelaine, Valeria devait s'avouer qu'elle non plus
ne sortait pas indemne de l'étrange rencontre, puisqu'elle se plaisait pour se distraire de ses tracas à
revoir en pensée le visage séduisant, la grâce féline et le regard averti de l'inconnu. Ne pouvait-on
caresser un souvenir, lorsqu'il était agréable et sans conséquence ?
Mercy, son ancienne bonne d'enfant, promue gouvernante au bénéfice de l'âge, vint interrompre sa
paisible rêvasserie.
— Vous voilà donc, miss Val ! Vous allez m'en vouloir, mais j'ai pas pu empêcher sir Arthur et lady
Hardesty d'envahir le hall d'entrée.
Valeria soupira d'impatience et de lassitude. La cuisinière pestait sur ses tartines brûlées, l'antique
majordome sur la nappe déchirée, les livres de comptes réclamaient une urgente mise à jour, mais il
allait lui falloir accueillir des voisins qui s'invitaient chez elle à tout propos.
— C'est vous qui les avez reçus, Mercy ? Masters n'a pas pu les éconduire ?
— Il se lamente à l'office avec la cuisinière, miss Val. C'est au sujet de Sukey...
— Que l'on cesse de me rebattre les oreilles avec cette fille ! Je l'ai engagée, cela suffit. Emporte
donc les vestiges de ses derniers exploits, Mercy, et n'en touche mot à personne. Il me déplaît qu'on
me reproche ma faiblesse.
— C'est aussi que vous êtes trop bonne, miss Val. J'les fais entrer ?
Elle se tourna vers la porte, qui s'ouvrit d'elle-même. L'imposante lady Hardesty semblait monter à
l'assaut pour ouvrir la voie à son fils.
— Ma chère Valeria ! Que de bonté, vraiment ! Vous nous recevez à l'improviste. Masters votre
majordome serait-il souffrant, ou à la retraite dans quelque hospice ? C'est une impie domestique
qui nous a ouvert votre porte.
— Mercy est ma gouvernante, milady, et Masters se porte comme un charme. Comme je ne reçois
pas le matin, il trouve à s'occuper ailleurs.
— Ah bon ! C'est donc cela. Vous n'avez pas les moyens de lui donner un assistant, bien sûr. Quel
dommage !
Valeria ne crut pas devoir relever le propos.
— Vous offrirai-je du thé ?
— J'allais vous en réclamer. J'ai les nerfs dans un état, ma chère, si vous saviez ! C'est le devoir qui
m'appelle, je remplis une mission. Ma fidélité à la mémoire de ce pauvre Hugh... Je défaille,
positivement !
Comme elle vacillait en effet pour augmenter l'intensité dramatique de sa déclaration, son fils, en
alerte et transpirant, se manifesta près d'elle pour la soutenir.
— Mes hommages, lady Arnold. Prenez un siège, maman, détendez-vous. Vous allez bien, lady
Arnold ? Vous me semblez... resplendissante, ce matin !
Tout en manœuvrant l'encombrante lady pour en déposer la masse sur un sofa, il souriait niaisement
à Valeria qui n'avait pas eu le temps de réparer les dommages causés à sa chevelure par son tricorne
d'écuyère, et portait la plus fatiguée et la plus démodée de ses robes de deuil.
Valeria, sans répondre, le contempla pensivement, pendant que lady Hardesty commençait à
discourir. Dénué de toute méchanceté, Arthur l'était également de toute finesse. Assez sot pour
estimer flatteurs des compliments absurdes, il manifestait une évidente propension à l'embonpoint à
l'instar de sa mère, qui le gardait étroitement sous sa coupe. Valeria devait-elle par lassitude
satisfaire les vœux des Hardesty mère et fils, en contractant avec ce dernier une alliance qui l'aurait
déchargée de bien des soucis ? L'administration d'une ferme d'élevage au demeurant trop modeste
pour être véritablement rentable ne doit-elle pas revenir à un homme, au propriétaire du vaste
domaine adjacent, plus apte que tout autre à mettre en valeur l'ensemble ? Dans ses moments de
fatigue, il arrivait à Valeria d'éprouver la tentation de ce renoncement.
— Un danger public ! s'exclamait lady Hardesty en assénant sur le bras de Valeria une tape
vigoureuse, dans l'intention évidente d'appeler son attention. Une menace effrayante pour les
honnêtes femmes du voisinage !
— En fait, expliqua sir Arthur, maman veut dire que Rafe Crandall, le fils cadet du vicomte, a
convié à son rendez-vous de chasse un certain nombre d'invités assez peu recommandables.
— Les terres des Crandall et leurs bois touchent votre domaine, ma pauvre amie ! renchérit sa mère.
— Sur une longueur d'exactement mille cent vingt toises, précisa sir Arthur. Et le nôtre, sur une
longueur de deux mille huit cent cinquante !
Valeria songea qu'en matière d'arpentage on pouvait faire confiance à sir Arthur, qui semblait
trouver davantage de charme à ce qu'elle possédait en fait de champs, de près, de fermes et de
moutons qu'à sa propre personne. La passion de l'extension territoriale a de telles exigences qu'elle
exclut parfois tout autre sentiment.
— Quand je pense aux individus que ce garçon dévoyé attire dans nos campagnes, j'en suis
effondrée, poursuivait lady Hardesty. Notre cher Hugh, s'il était encore de ce monde, vous
recommanderait j'en suis certaine de vous enfermer à double tour, et de ne pas mettre le pied dehors
avant le départ de cette scandaleuse cohorte !
Arthur Hardesty voyait surtout en Valeria un certain nombre d'hectares. Sa mère, pour sa part, la
considérait tout autrement. Puisque leur voisine avait pendant des mois fait la preuve de son
dévouement à l'égard d'un premier époux, par ailleurs ami d'enfance de son fils, elle escomptait
pour ce dernier une égale abnégation, et se berrçait d'un rêve : devenir la belle-mère toute-puissante
de la plus soumise des brus. Valeria se promettait bien sûr de reléguer ce rêve au rang des chimères.
Arthur, toujours soucieux de juste mesure et de modération, voulut tempérer le discours maternel.
— Les choses ne sont pas aussi dramatiques que vous les faites, maman. Tant que lady Arnold ne
quitte pas le territoire de sa propriété, elle ne court aucun risque, ce me semble. Mais ces messieurs
voudront sans doute organiser quelque partie de chasse, et certains auront trop bu. Dans ces
conditions, il me paraît raisonnable de déconseiller à notre chère amie les sorties à cheval.
— Les balles perdues ne provoquent que des lésions physiques ! s'exclama lady Hardesty avec
fougue. Une honnête femme est en droit de craindre d'autres atteintes, bien plus destructrices !
Arthur, n'as-tu pas rencontré hier cet impudent personnage dont les yeux de chat ont le pouvoir
d'hypnotiser la plus vertueuse des femmes, pour peu qu'elle n'y prenne garde ?
Valeria, qui s'était prise à rêvasser, sursauta soudain, en alerte.
— Des yeux de... de chat, vraiment ?
— Qu'allez-vous chercher là, s'impatienta sir Arthur. Teagan a du succès auprès des femmes, c'est
indéniable, mais il n'en a jamais hypnotisé une seule.
— Plus qu'une autre la racaille irlandaise est nuisible ! rappela sa mère en fronçant le nez de dégoût.
— Teagan n'est qu'à demi irlandais, maman, puisque lady Gwyneth sa mère était la fille du comte
de Montford. Pour preuve de son appartenance à la bonne société, rappelez-vous qu'il était à Eton et
à Oxford mon camarade de promotion, comme Hugh !
En voyant lady Hardesty se renfrogner, Valeria craignit qu'elle n'abandonne le terrain, et décida de
l'y maintenir.
— Si je vous ai bien compris, dit-elle avec application, l'un des invités serait un enfant adultérin ?
— Non, reconnut à contrecœur la maman de sir Arthur, puisque lady Gwyneth l'a épousé, son
Irlandais, un palefrenier du comte. Vous imaginez le scandale ! La malheureuse a trouvé dans le
crime son châtiment, puisque ce misérable domestique l'a abandonnée avec son enfant, et qu'elle est
morte dans la misère. On dit que ce garçon a vécu dans la rue, à Dublin, jusqu'à ce qu'un prêtre le
prenne en pitié et lui fasse retrouver sa famille maternelle. Par atavisme aussi bien que par
éducation, il était dès cette époque un voleur accompli !
— Comment pouvez-vous répéter cette calomnie, protesta derechef Arthur. Teagan n'avait pas
encore sept ans lorsque j'ai fait sa connaissance au collège. Nous n'avions rien à lui reprocher.
Il se tourna vers Valeria.
— Nous vous ennuyons de nos querelles, lady Arnold. Nous parlons de Teagan Fitzwilliams, qui
traîne après lui une détestable réputation. Mais je refuse de croire à sa perversité. Tout au plus peut-
on le taxer de hardiesse, et d'indépendance d'esprit.
— Tu m'as dit toi-même qu'au collège vous le surnommiez La Triche !
— Lahire, maman, Lahire ! Nous lui avions donné le nom du valet de cœur, à cause de son adresse
aux cartes. Il nous faisait de ces tours !
— Rien d'étonnant, chez un individu qui gagne sa vie dans les salles de jeu ! Valet de cœur, le bien
nommé !
— Comment pourrait-il subsister autrement, puisque les Montford lui ont coupé les vivres dès sa
sortie d'Oxford ? Je trouve assez remarquable que le tapis vert lui permette de soutenir son rang, si
modeste soit-il. Quant aux ravages qu'il est censé opérer chez les dames du monde, on les a fort
exagérés !
— Comment les Montford ne lui auraient-ils pas coupé les vivres, puisqu'il a été exclu de Trinity
Collège pour avoir séduit l'épouse du doyen ?
— Pas son épouse, maman, sa belle-fille ! J'en suis témoin !
Sir Arthur semblait prendre goût à la discussion. Sans doute espérait-il pour une fois l'emporter sur
lady Hardesty, car ses lèvres entrouvertes semblaient prêtes à proférer un surcroît de témoignages.
Sa mère le considéra d'un œil critique, et pour le désarmer lui asséna un argument décisif.
— Mes informations, je les tiens directement de Maria Edgeworth, qui sait tout de la société
londonienne. Je vous prie donc, monsieur mon fils, de ne pas m'interrompre.
Satisfaite d'avoir mis le pauvre Arthur hors de combat, elle choisit de ne plus s'adresser qu'à Valeria,
en entreprenant de compter sur ses doigts étendus.
— Après lady Uxtabridge, qui à vrai dire aurait pu être la petite-fille de son mari, il y a eu lady
Shelton, et puis...
Tournant les yeux vers Valeria, Arthur émit une exclamation angoissée, et trouva dans l'urgence de
la situation une raison d'interrompre sa mère.
— Maman ! Voyez lady Arnold ! Vos indiscrétions la font rougir comme une pivoine !
Valeria rendit silencieusement grâces à la lourdeur d'esprit de son maladroit prétendant, qui donnait
une explication erronée mais providentielle à l'incarnat qu'un état d'excitation intense faisait monter
à ses joues. Prodigieusement enfiévrée par le souvenir des yeux verts et mordorés du beau
Fitzwilliams, elle brûlait d'en savoir davantage.
— Je suis sensible à votre délicate sollicitude, sir Arthur, mais j'estime que le bon sens parle par la
voix de lady Hardesty, dit-elle avec componction. Mon devoir me commande de ne rien ignorer des
choses de la vie, conclut-elle en baissant les yeux.
— Comme vous avez raison, soupira lady Hardesty. Les hommes sont hélas animés d'une sorte de
solidarité qui les pousse à passer sous silence la perversité du sexe fort. Il nous convient à nous
autres femmes de n'en rien ignorer, pour mieux nous en prémunir. La veuve de notre cher Hugh est
trop jeune pour connaître les périls qui la guettent...
— Aussi vos conseils me sont-ils précieux, murmura modestement l'intéressée.
— Vous savez que je vous considère pour ainsi dire comme ma fille, ma chère Valeria, poursuivit la
maman de sir Arthur en lui tapotant la main. Bien qu'il me déplaise de décrier en présence de mon
fils un ancien condisciple qui fut jadis de ses amis, il me revient de vous informer que selon les
informations recueillies par Maria Edgeworth ce Fitzwilliams ne perd jamais l'occasion de gagner
une partie, de vider une bouteille, et, pardonnez la brutalité de l'expression, de ridiculiser un mari.
— Ne s'intéresse-t-il pas aux veuves ? risqua Valeria, qui avait pensé tout haut.
Trop pénétrée de ses préoccupations pour entendre cette impertinence, lady Hardesty en venait à sa
péroraison.
— En conséquence, conclut-elle, il est de mon devoir, par fidélité à la mémoire de ce cher Hugh, de
vous inviter à résider avec nous au château, jusqu'au moment où Crandall aura débarrassé le comté
de ses invités, et surtout du plus malfaisant d'entre eux...
Valeria vit s'ouvrir devant elle la porte du piège. Assurée de ne jamais rencontrer l'aventureux
personnage, elle y subirait les attentions prudentes de sir Arthur, et les pressions indiscrètes de sa
maman. Pour rien au monde elle ne verrait se fermer derrière elle les portes de Hardesty Manor.
— Quelle charmante idée ! s'exclama-t-elle avec vivacité. Mais je ne veux abuser ni de votre bonté
ni de vos nerfs, si délicats. Et puis c'est bientôt l'époque de la tonte, et je tiens à suivre votre conseil,
en ne déléguant aucune responsabilité à des subordonnés par définition incompétents.
Ainsi désarmée par un argument qui flattait sa vanité, lady Hardesty appela d'un coup d'œil son fils
à la rescousse.
— Je pourrais venir surveiller les opérations dans votre domaine, suggéra Arthur.
— N'en faites rien, je vous en prie ! Vos propres troupeaux, si considérables par rapport aux miens,
sollicitent tant de vous. Je ne voudrais pas ajouter un fardeau à vos charges...
— Il n'est rien qui me pèse lorsqu'il s'agit de vous être agréable, répliqua galamment sir Arthur.
Valeria se promit de décevoir à jamais les ambitions de ce fâcheux voisin, dût-elle rester
éternellement célibataire. Son insistance disqualifiait décidément le rejeton de lady Hardesty, qui
s'agitait et s'extrayait de son siège, pour entreprendre une autre phase de ses manœuvres.
— Valeria, ma chère, il faut que vous m'excusiez. Les rideaux de votre entrée sont dans un état qui
témoigne de l'incompétence de votre personnel. Il faut que j'aille donner à votre bonne la recette du
blanchiment de la dentelle...
En tacticienne obstinée, elle venait d'inventer un prétexte pour laisser seuls son fils et la cible
commune de leur entreprise. Une riposte énergique s'imposait. Valeria ne trouva pas inutile de faire
appel à leur phobie commune de la maladie.
— Une autre fois, peut-être, dit-elle en se levant elle aussi. Je m'apprêtais à retourner au chevet de
Sukey, qu'une indisposition retient dans sa chambre. Rien de grave, rassurez-vous, une simple
bronchite infectieuse. D'ailleurs, poursuivit-elle après avoir discrètement toussé, j'éprouve moi-
même comme une irritation... Je vais prendre moi ausi un peu de cette tisane que j'ai préparée pour
la pauvre Sukey.
Sir Arthur atteignait déjà la porte, dans un état d'agitation extrême, pendant que sa mère déployait
devant son large visage un mouchoir assez vaste pour le couvrir tout entier.
— Lady Arnold, quelle négligence ! vitupéra-t-elle. Vous savez combien ma gorge est sensible.
Quittons ces lieux, Arthur, nous y risquons la mort.
Valeria les suivit jusque dans l'entrée. Lady Hardesty, qui ne cessait d'invoquer la mémoire du
défunt Hugh, redoutait tant la maladie que pas une seule fois elle n'avait rendu visite au moribond,
dont l'agonie s'était prolongée durant plusieurs mois. A ce souvenir Valeria parvint à émettre une
toux si déchirante que les importuns bondirent vers la sortie.
— Merci de votre charmante visite ! leur lança-t-elle pendant qu'ils s'engouffraient dans leur
voiture.
Elle referma la porte, satisfaite du succès de son artifice, et bien certaine de n'être pas dérangée de
longtemps.
L'inconnu de la grange était donc à demi irlandais, songea-t-elle avec un inexplicable
attendrissement. Doté d'un sourire aussi charmeur, d'un regard aussi conquérant, rien d'étonnant
qu'il fasse merveille auprès des dames.
Etait-il un tricheur, un voleur ? Plutôt qu'à lady Hardesty, abreuvée du fiel de la médisance, Valeria
préférait se fier à sir Arthur, qui évoquait l'existence d'un orphelin recueilli par la famille
aristocratique qui méprisait sa pauvreté, et surtout la roture de son père. Chez ces orgueilleux imbus
de leur appartenance à une caste, nul doute qu'on lui ait rebattu les oreilles de l'indignité de sa
naissance, de la folie de sa mère, et de la feinte charité dont dépendait sa subsistance.
Qu'un tel départ dans la vie lui ait donné le goût de la révolte, rien de plus naturel. Qu'il fût un
cynique jouisseur, prêt à abuser de toutes les femmes, Valeria se refusait à l'admettre. Seul avec elle
dans la grange, M. Fitzwilliams lui avait certes adressé quelques impertinences, mais s'était gardé
d'abuser de sa personne, comme il aurait pu le faire en toute impunité.
Sa conduite n'était pas celle d'un malfaiteur, et ses propos, loin d'inspirer la crainte, stimulaient au
contraire la curiosité et l'appétence.
Invitée par les Hardesty mère et fils à renoncer aux plaisirs de l'équitation, Valeria Arnold se
trouvait en conscience contrainte à leur désobéir. Elle effectuerait le lendemain une promenade
matinale plus étendue encore que de coutume.
Le séduisant Teagan Fitzwilliams croiserait-il son chemin ?
Le cœur battant à tout rompre, elle se sentit frémir. Ses joues s'enflammèrent, ses doigts se
glacèrent, un étrange vide se creusa au niveau de ses reins, et son corsage lui sembla soudain trop
étroit.
Animé sans doute de quelque charme secret, M. Fitzwilliams, sans avoir en aucune façon à les
hypnotiser, détenait donc le pouvoir d'enfiévrer à distance les femmes, d'exciter leur corps aussi
bien que leur imagination. Quel effet pouvait avoir sur elles le contact de ses lèvres si bien
dessinées, les titillations de ses doigts agiles, le contact de son torse si évidemment musclé, la
pénétration de sa virilité dans leur féminité ?
Valeria retrouvait d'un coup les élans et les fièvres de l'adolescence. Veuve d'un mari qui n'avait pas
eu la force de l'initier aux mystères de l'amour, elle vivait dans la prrpétuelle insatisfaction, frustrée
de l'émerveillement chanté par les poètes, et des jouissances sensuelles légitiment promises à toutes
celles qui n'ont pas fait vœu de chasteté.
Pour apaiser son émoi, elle se contraignit à ramasser avec une extrême méticulosité les derniers
débris, minuscules, du vase cassé. Cette tâche fastidieuse n'exigeant aucune concentration
intellectuelle, elle laissa son esprit vagabonder.
Le séduisant Teagan Fitzwilliams n'allait séjourner que durant quelques jours dans les environs
immédiats d'Eastwoods. Si dans ce laps de temps il lui arrivait d'initier aux arcanes de la passion
une élève attentive, nul n'en saurait rien. A l'occasion d'une rencontre fortuite, si ce maître
incontesté refusait de dispenser son enseignement à une personne jugée par lui trop ignorante ou
d'un abord par trop désagréable, cette rebuffade resterait secrète. De l'humiliation reçue, seule
l'intéressée serait dépositaire. Dans l'hypothèse contraire, une fois la candidate convenablement
instruite des choses de la vie, jamais elle n'aurait à craindre l'embarras d'un rappel ou d'une
rencontre, puisque de notoriété publique un Londonien égaré dans le Yorkshire s'en échappe en
courant pour n'y plus jamais remettre les pieds.
Dans son cœur, dans son corps, Valeria garderait le trésor ainsi offert, et toute son existence s'en
trouverait illuminée.
Elle se passa la main sur le front. A quoi rimaient ces divagations ? Elle devenait folle, vraiment.
Mais le projet l'obsédait, la hantait. Il sollicitait ses sens, les exaltait. De sa propre initiative, son
corps en réclamait l'exécution.
Une douleur indiscrète la fit sursauter. Un mince éclat de porcelaine venait de la blesser. Sa
maladresse recevait son châtiment. Pourquoi, songea-t-elle, les errements de la pensée ne reçoivent-
elles pas leur sanction ?
Jamais elle n'oserait passer à l'acte.
Pourquoi se l'interdirait-elle ?
Valeria se releva, l'esprit en déroute, en suçant le doigt qui saignait. Que serait-ce, si d'autres lèvres
suçaient ce doigt, se posaient sur sa peau, sur sa gorge, sur ses seins dilatés qui eux aussi semblaient
douloureux ?
Il lui fallait se rafraîchir d'eau froide, retrouver son calme, ne plus penser.
Demain, elle ferait sa promenade. En cas de rencontre... au destin d'en décider !
Dans l'après-midi, Teagan sortit d'un sommeil paisible peuplé de beaux rêves, qu'animait une
écuyère inconnue vêtue de noir. Après une toilette soignée, il se mit en quête de son hôte, qu'il
trouva en compagnie des autres invités dans la salle de billard. Sans intervenir dans la partie qui se
disputait, il observa le petit groupe. Avait-on déjà beaucoup bu ? Il est important de le savoir,
lorsqu'on s'apprête à diligenter une enquête.
Rafe, à son habitude, s'encombrait d'un ballon de cognac à moitié rempli. Markham et Westerley,
respectivement fils cadets d'un comte et d'un marquis, semblaient eux aussi passablement éméchés.
Seul le quatrième membre du groupe, homme mûr à la tenue stricte, s'abstenait de boire.
Lord Riverton détonait d'ailleurs parmi les familiers de Rafe, tous grands buveurs, amateurs de
provocations en tout genre et passionnément consacrés à l'oisiveté. Membre du Conseil privé, il
affichait une réserve et une discrétion totales. Mais il fréquentait aussi les clubs les plus divers, les
salles de jeu, et savait se faire apprécier des jeunes étourdis. La veille, à l'occasion d'un poker
mémorable, Kiverton avait abandonné à Teagan quelques centaines de guinées, de la meilleure
grâce du monde.
— Mais voilà notre ami Lahire ! s'exclama Rafe en apercevant Fitzwilliams. Bien dormi, mon vieux
? Riverton a perdu ce matin mille livres, et Markham s'est montré tellement nul que tu aurais pu lui
rafler de quoi payer tous les arriérés de ton tailleur !
Comme il le faisait depuis une dizaine d'années déjà, Teagan se contint. En butte aux perpétuelles
railleries de ses riches camarades, il lui fallait bien persister à jouer auprès d'eux le rôle d'amuseur,
sinon de bouffon. Il en coûte de ne devoir sa subsistance qu'au jeu, dans une société futile et
dépensière.
— Il me faut justement des bottes, je compte bien les lui gagner tout à l'heure, dit-il en frappant
l'épaule de Markham, qui rit complaisamment. Mais il faut d'abord que je monte...
— Je te conseille la petite rousse, fit Rafe.
— La blonde est plus nerveuse, dit Westerley, elle n'arrête pas de rire, avant, pendant, et après.
Une bordée de sarcasmes et d'exclamations ayant salué cette naïve confidence, Teagan dut attendre
pour s'exprimer que l'hilarité générale prenne fin.
— C'est à cheval que j'entends monter, messieurs. Ulysse doit prendre son exercice quotidien.
— Vends-le moi, ton étalon noir, gémit Markham, ne me fais pas languir. Avec ce que je t'en offre,
tu pourrais ne pas dessoûler pendant un an, et prendre pension chez la mère Poirier jusqu'à la
consommation des siècles !
— Perspective alléchante ! S'il ne tenait qu'à moi, le marché serait conclu. Mais Ulysse ne connaît
d'autre main, d'autre voix que la mienne. Jamais il ne me pardonnerait un tel affront. Dis-moi, Rafe,
puis-je aller n'importe où ? Aurais-tu des ennemis aux alentours, ne faut-il craindre les chiens ou le
fusil de quelque mari jaloux ?
— En fait de mari jaloux, répondit son hôte, tu es orfèvre, mon vieux. Comme je m'en tiens aux
filles qu'on paye, jamais je ne risque d'histoire. Evite quand même de monter vers le nord. Tu
risquerais de fâcher Arthur Hardesty, un grippe-sou pas dessalé qui était un temps avec nous à Eton,
je crois. Pour le reste, champ libre. Dans les bois à l'est, de belles allées cavalières et des échappées
intéressantes, surtout si lady Arnold, la veuve en noir, se profile à l'horizon !
— Une veuve, voilà ce qu'il faut à notre Lahire ! s'exclama Westerley. Si elle roule sur l'or, bien
entendu.
Rafe s'esclaffa.
— Ne compte pas sur elle pour t'assurer des rentes, mon cher Teagan. Elle est presque aussi fauchée
que toi. Quand son époux est allé guerroyer dans l'autre monde, la baronnie est allée à un cousin. Il
ne reste à la veuve qu'un médiocre domaine et des moutons bêlants.
— Lahire n'a pas envie de faire le berger, ironisa Westerley. Les veuves, il les aime riches, et pas
regardantes.
Teagan ne réagit à ce mot que par un demi-sourire, et n'émit aucun commentaire. En laissant parler
les autres, il recueillait les renseignements convoités. La dame se nommait donc lady Arnold. Aussi
longtemps qu'il ne connaîtrait pas son prénom, elle serait pour lui lady Mystère. Il lui déplaisait
d'utiliser un nom qui avait appartenu à un autre homme.
Ce militaire ne lui avait donc rien donné d'autre que son nom. Voilà qui expliquait peut-être ses airs
affamés. Teagan lui aussi éprouvait une sorte d'appétit très particulier à l'égard de la femme en noir.
— Une veuve, dit pensivement Markham. Mon devoir de gentilhomme me commande-t-il de lui
apporter mes condoléances, et de tromper sa solitude ? Voilà la question.
Cette réflexion froissa Teagan au-delà du raisonnable. Pour verbale et sans conséquence qu'elle fût,
la concupiscence de cet ivrogne lui sembla révoltante.
— Entre la compagnie de ses moutons et celle d'un goret, je crains qu'elle ne préfère ses moutons,
lança-t-il à l'étourdie.
Markham broncha, mais comme les rieurs étaient du côté de Teagan, il s'abstint de répliquer.
— A supposer que Markham soit aussi svelte et charmant que notre Lahire, je doute qu'il ait sa
chance, dit Rafe lorsque le calme fut revenu. La veuve vit dans le souvenir de son pauvre cher
Hugh, qu'elle a soigné pendant des mois et qui est mort entre ses bras, si l'on en croit les bonnes
âmes, après une agonie terrible. Une sainte, messieurs, une héroïne de roman !
— Tais-toi, tu me mets la larme à l'œil, protesta Westerley. Mérite-t-elle le détour ? Voilà la
question.
— C'est affaire de goût, répondit Rafe. Si on apprécie un minois en forme de cœur, des yeux
noisette un peu grands, des flots de cheveux noirs, une silhouette...
Il dessina des deux mains la forme d'un sablier. Teagan décida qu'il était urgent d'intervenir.
— A votre guise, mes braves ! Vous aurez le temps de vous dessoûler en route, mais dépêchez-vous,
ironisa-t-il. Un long séjour dans le salon vous attend, autour d'un thé, devant le portrait de Nelson à
Trafalgar. En votre absence, je ferai le doublé. Je commence par la rousse ?
— A la réflexion, dit Markham, mieux vaut tenir que courir. Vous m'excusez, messieurs ? Les
charmantes invitées de Rafe méritent qu'on leur fasse honneur. Simple question de politesse.
Teagan lui frappa l'épaule et se saisit de la queue de billard dont Markham voulait se débarrasser.
— Ulysse attendra, je prends ta place. Westerley, tu cours les bois, ou tu te fais battre en cent dix
points ?
Westerley hocha énergiquement la tête, pour souligner l'intensité de sa réflexion.
— Tout bien pesé, aucune dame ne mérite qu'on se dessoûle pour elle, surtout quand l'affaire n'est
pas dans le sac. A nous, messieurs !
En réprimant un sourire, Teagan se saisit du petit cube de craie bleue et en frotta
consciencieusement le procédé de sa queue de billard, pendant que Rafe Crandall disposait les
boules. En relevant les yeux il croisa le regard de lord Riverton, qui lui adressa sans mot dire un
sourire amusé et approbateur. Le fin personnage avait-il compris la manœuvre ?

3.
Lorsque sa jument eut atteint le sommet de la colline, Valeria aperçut les toits d'Eastwoods. La
randonnée qu'elle venait pourtant de prolonger touchait donc à sa fin. Après avoir émis un soupir de
désappointement, elle inspira profondément, afin de reprendre courage. Dans la campagne déserte,
aucun Irlandais, aucun prédateur au regard magique n'avait croisé sa route. Sans doute l'objet secret
de ses pensées ne montait-il pas ce matin, à moins qu'échaudé par son aventure de la veille il ne
prenne soin de fuir les veuves autoritaires et maussades.
Mécontente de son amertume présente, Valeria se reprochait aussi l'état d'agitation dans lequel elle
avait entamé sa promenade. Sensible à sa fébrilité, sa jument Mélusine s'était dérobée à plusieurs
reprises, plus nerveuse encore que sa cavalière. En fin de parcours, Valeria trouvait l'apaisement
dans la mélancolie, et se livrait aux tristes considérations de la délectation morose. Aucun prince
charmant ne viendrait l'arracher aux banalités de l'existence et à ses langueurs pour l'emporter
jusqu'au septième ciel.
Cette journée allait donc se dérouler comme se déroulait chaque journée depuis son veuvage, avec
pour seule distraction les factures à payer, la tonte à prévoir, la cuisinière à consoler et les sottises
de Sukey à réparer.
Qu'importe la médiocrité des choses, lorsqu'on sait assumer avec philosophie la pesanteur du
destin ! A défaut d'aventures exaltantes, ne faut-il pas jouir des petits plaisirs de la vie, comme par
exemple rendre les rênes à proximité de l'écurie, pour permettre à Mélusine de traverser au galop le
verger ?
Mélusine hennit et s'élança. Valeria ferma à demi les yeux, pour éprouver avec plus de force le
sifflement de l'air sur sa peau, dans ses cheveux. Avec un peu d'imagination, elle pouvait retrouver
les sensations anciennes, l'ivresse de la course sur son premier poney, en Inde, avec son frère Elliot
et papa. Qu'elle était forte, la nostalgie de ces jours anciens ! A cette époque bénie, chaque jour
apportait de nouvelles expériences, de nouveaux spectacles, de nouveaux espoirs. Comme l'avenir
semble radieux, à une petite fille heureuse ! Les larmes qui brouillaient la vue de Valeria ne
naissaient pas seulement du vent de la course. La tristesse et la nostalgie y prenaient leur part.
Il fallut que Mélusine fasse halte à l'extrémité du verger pour qu'on entende, tout proche, le
roulement d'une galopade. Le cœur battant de surprise, Valeria se retourna et vit un splendide étalon
noir, que montait un cavalier à la chevelure fauve, illuminée de soleil. Teagan Fitzwilliams en
personne.
Les mains glacées, l'esprit en déroute, elle le vit s'arrêter, heureux de vivre et rieur. Dans son
désarroi, ne trouvant rien à dire, elle resta muette.
— Belle promenade et beau temps, madame. Que voilà une jolie jument !
Les yeux de ce garçon étaient vraiment tout à fait particuliers, tout à fait remarquables, songea
Valeria en les observant avec soin. A la lumière du soleil, qui semblait multiplier leur éclat mordoré,
ils brillaient avec une étrange intensité, plus fascinants encore que la veille, dans le clair-obscur de
la grange.
— Votre étalon est bien plus...
Incapable de finir sa phrase, elle n'alla pas plus loin. C'est aux profondeurs d'un kaléidoscope que
faisaient penser ces admirables prunelles. Lady Hardesty avait dit vrai, sans doute : Teagan
Fitzwilliams possédait un pouvoir hypnotique !
Valeria prit soudain conscience qu'en effet elle se perdait en contemplation, les yeux écarquillés et
la bouche bée, vivante allégorie de l'imbécillité profonde. En offrant au beau séducteur un spectacle
aussi désolant, ne risquait-elle pas de le faire fuir jusqu'à Londres ?
Il fallait qu'elle détache de lui son regard. Mais avant de s'y résoudre, elle voulut enregistrer dans le
détail l'ensemble des perfections qu'il lui était donné de percevoir. Les yeux de M. Fitzwilliams
avaient quelque chose d'exceptionnel, sans doute. Mais que dire de ses autres attraits ? Un nez bien
droit, des pommettes hautes, des lèvres à la fois spirituelles et sensuelles, une chevelure d'un blond
vénitien aux reflets fauves, si abondante qu'elle appelait la caresse, ou plutôt l'immersion des doigts.
Jusqu'à son épiderme bronzé, que décoraient quelques affriolantes tâches de rousseur !
Jamais, au grand jamais, un tel parangon de beauté masculine ne s'attarderait à accorder la moindre
attention à une personne aussi banale que Valeria Arnold !
Afin d'éviter le ridicule, et même l'humiliation, cette dernière rassembla les rênes et se disposa à
mettre Mélusine au trot. La voix de M. Fitzwilliams arrêta son geste.
— Une telle course mérite bien une récompense. Qu'avons-nous à proposer, dites-moi ?
Spontanément, Valeria songea à un ou plusieurs baisers. Cette idée simple étant difficile à énoncer,
elle s'abstint de répondre et derechef resta muette. M. Fitzwilliams insistait.
— Pas de gâterie en perspective ? Une femelle est toujours plus patiente, c'est vrai. Mais le mâle ne
peut attendre.
Comme il faisait un geste un peu large, Valeria sursauta si violemment sur sa selle qu'elle faillit
tomber. Elle s'empourpra en apercevant la pomme que le prévoyant cavalier tirait de sa poche. Il
avait parlé des chevaux, bien sûr. Seulement des chevaux. Les obsessions exercent dans l'intellect
de leurs victimes de tels ravages qu'elles impriment sur les actions et les paroles les plus innocentes
la marque de leur perversité. Accablée de honte, Valeria baissa la tête, pour reconnaître sa
culpabilité, et le naufrage de sa raison.
Elle finit pourtant par se reprendre, poussée par une sorte de nécessité profonde. Avant de s'enfuir, il
lui fallait plonger une dernière fois son regard dans celui de M. Fitzwilliams, contempler une
dernière fois le visage de la volupté, de cet Eden à jamais inaccessible.
Sans esquisser un geste, sans tenter d'échapper à sa contemplation, il lui rendit son regard,
soumettant une fois de plus Valeria à la magie de ses yeux verts pailletés d'or.
Le temps semblait s'être arrêté. Mais au moment où Valeria, rassemblant toute sa volonté, allait
enfin rompre le charme et engager Mélusine sur le chemin de l'écurie, le galant cavalier sauta à terre
et lui prit la main.
— Ne partez pas, belle dame, murmura-t-il.
Le souffle coupé, en proie à l'angoisse équivoque de l'expectative, porteuse d'espoir comme de
crainte, Valeria se trouvait paralysée. Elle devait s'enfuir, il le fallait, avant que ce sagace
connaisseur de la nature humaine n'aperçoive dans ses yeux écarquillés l'incandescence du désir.
Au risque de la rendre folle, il lui sourit.
— Mettez donc pied à terre. J'en ai assez pour deux. Avec un assez long temps de retard, elle
comprit qu'il parlait encore de chevaux, et de pomme, puisqu'il fendait sans effort celle qu'il tenait
et lui en tendait la moitié.
Elle mit pied à terre, prit la demi-pomme et observa M. Fitzwilliams, qui offrait la sienne à l'étalon
noir. Il fallut que Mélusine fasse un pas et tente de saisir la récompense qui lui était destinée, au
risque de pincer les doigts de sa cavalière, pour que Valeria échappe au charme et pose l'objet sur sa
paume étendue. Le craquement indiscret de la mastication la rappela quelque peu à la réalité.
— Heu... Mer... Merci, balbutia-t-elle finalement.
— Vous ne pensiez pas me revoir ? demanda M. Fitzwilliams en lui faisant face.
Comme les lèvres de Valeria semblaient soudées, elle se vit contrainte de les humecter avant de
formuler sa courte réponse.
— Non.
— Quelle étrange conviction ! Il nous reste tant à faire ensemble, lady Arnold !
— A faire en... Vous connaissez mon nom !
— Je me suis renseigné.
Valeria jeta vers son manoir un regard affolé.
— Il ne faut pas qu'on me voie...
— N'ayez crainte. Personne n'est au courant de ma propre présence.
— Les mauvais sujets de votre sorte se soucieraient-ils de discrétion ?
M. Fitzwilliams haussa les sourcils, qu'il avait nets et bien dessinés, et pour cette fois oublia de
sourire.
— Il ne me déplaît pas, affirma-t-il avec hauteur, d'avoir acquis une renommée telle qu'au seul bruit
de mon nom on sonne le tocsin !
Sous l'ironie du propos transparaissait une surprenante amertume.
— Irrécupérable pécheur, incorrigible larron et coquin patenté, tels sont mes titres de gloire !
poursuivit-il sur le même ton.
— C'est bien ce que l'on m'a dit, confirma Valeria.
— Qu'en pensez-vous, madame ?
L'esprit en déroute, incapable de réfléchir ou d'organiser une pensée, Valeria, sans avoir voulu
parler, s'entendit répondre.
— J'aimerais que vous me donniez un baiser, monsieur.
Elle avait pensé, mais tout haut. Stupéfaite de désespoir, elle attendit l'inévitable et nécessaire
sanction d'un tel impair. Le rire de M. Fitzwilliams ne risquait-il pas par son ampleur d'effrayer les
chevaux, et d'alerter les populations à trois lieues à la ronde ?
Loin de s'esclaffer, le galant cavalier se fit au contraire attentif et obligeant. Réunissant dans une
seule main les rênes de son étalon, il souleva de l'autre le menton de Valeria.
— Que ne ferais-je pour vous plaire ? murmura-t-il en souriant avec une sorte de ferveur.
Ce sourire, Valeria le perçut comme un éblouissement. Rien n'existait plus que cette bouche qui
lentement descendait vers la sienne, vers ses lèvres où semblait se concentrer tout son être.
Elle ferma les yeux en sentant la tiédeur de son souffle. Les lèvres de M. Fitzwilliams effleurèrent
d'abord les siennes, légères comme des ailes de papillon. A leur second passage elles s'attardèrent et
s'entrouvrirent sur la fine pointe de sa langue, qui parcourut lentement le contour de la bouche qui
s'offrait. Valeria serait tombée sur l'herbe, si un bras secourable ne lui avait étreint la taille.
L'étalon s'ébroua, contraignant son maître à reculer. Valeria crut l'entendre murmurer un mot tendre,
mais n'aurait pu en jurer, tant les battements de son cœur bourdonnant à ses oreilles
l'assourdissaient. Elle ne s'en tiendrait pas là, non, c'était impossible. Il ne fallait pas qu'il parte !
— Monsieur Fitzwilliams ! s'exclama-t-elle, haletante, votre... Votre cheval ! Il y a du foin, dans la
grange.
Le bras tendu et raide, elle désignait le chemin de terre, la main tremblante d'excitation.
En acquiesçant silencieusement, Fitzwilliams suscita en elle l'épouvante aussi bien que le
soulagement. Il l'aida sans un mot à se remettre en selle. A la première impulsion Mélusine trotta
allègrement. L'étalon noir la suivit.
Elle l'avait donc attendu. Radieux, Teagan se félicitait de sa bonne fortune. En retenant Ulysse, il
jouissait du spectacle que lui offrait l'amazone, attentif surtout à l'énergie de ses hanches et de sa
jambe, gage de prochaines félicités. La tenue noire semblait presque élimée, ce qui confirmait une
situation voisine de l'indigence, mais cette usure même ne manquait pas de charme, puisqu'en
amincissant le tissu elle soulignait les courbes et les formes qu'il épousait plus étroitement. La
poitrine orgueilleuse était haute et ferme, la cuisse et la jambe longues et racées.
Les épaules étroites, le port de tête altier, tout cet ensemble avait quelque chose d'enchanteur.
Une journée d'attente exacerbait son désir, un désir plus intense lui semblait-il que de coutume,
parce qu'une intime conviction donnait à cette nouvelle conquête un caractère très particulier. Tout
en elle, sa maladresse, son trouble, la soif qu'exprimaient ses grands yeux sombres, attestait une
incroyable évidence : jamais lady Arnold n'avait eu d'amant.
Toutes les femmes qu'il avait connues, à commencer par sa lointaine initiatrice, étaient à des degrés
divers expertes dans les jeux de l'amour, et pratiquaient avec une habileté consommée tous les
artifices de la séduction.
Telle une pouliche dont l'éducation n'est pas encore achevée, lady Arnold ne manquait pas d'audace,
mais restait circonspecte. A la première alerte, elle s'échapperait, s'il n'y prenait garde. Ses
hésitations, son émouvante vulnérabilité lui conféraient un charme très particulier, qui dans l'esprit
de Teagan échappait à l'analyse, et à toute tentative d'explication.
Son désir n'en était que plus vif, ses sens plus affûtés, en même temps que son cœur s'emplissait
d'un surprenant attendrissement, que jamais encore il n'avait éprouvé. Lady Mystère n'aurait pas à
regretter son choix. Ses grands yeux de biche exprimaient une telle attente, une telle avidité de
bonheur sensuel ! En qualité de premier amant, il comblerait ses vœux, au-delà de toute espérance.
Il régla son allure sur la sienne, mettant sa monture au pas pour la reposer, mettant pied à terre pour
traverser une cour déserte. Dans la grange où la veille ils s'étaient rencontrés, elle lui montra d'un
geste une stalle où il installa Ulysse, pendant qu'elle débarrassait Mélusine de son harnachement, et
lui ouvrait la porte d'un enclos.
Elle s'appuya un instant à la barrière qu'elle venait de fermer, comme pour rassembler son courage,
et d'un coup fit face à Teagan et s'avança vers lui, son adorable visage marqué par l'émotion.
Sans esquisser un geste, le souffle suspendu, il craignit un instant qu'au dernier moment elle ne se
reprenne et lui échappe. La voyant hésiter un peu, il lui tendit la main.
Il fallait qu'elle lui fasse confiance.
Elle lui sourit maladroitement, tant ses lèvres frémissaient, puis imita son geste et lui offrit la main.
Ce contact détermina entre eux une sorte de commotion. Un fluide d'une surprenante intensité les
parcourut. Etonnée, lady Arnold esquissa un geste de retraite, en fermant les yeux. Teagan serra plus
fort ses doigts et les porta à ses lèvres, où il les maintint jusqu'à ce que toute résistance ait disparu.
Alors il sut que le moment était venu.
— Nous entrons dans la maison ? proposa-t-il.
Les paupières de Valeria battirent. Elle s'affolait.
— Non, c'est impossible ! La bonne, le personnel... Ce doit être ici, euh... là-haut !
Comme poussée par une hâte soudaine, elle abandonna la main de Teagan, désigna les hauteurs de
la grange et se mit à escalader l'échelle du grenier à foin avec une telle vivacité que dans le même
mouvement elle se défit de son tricone.
Teagan la suivit en souriant, attendri par le caractère un peu puéril de la situation. Lady Mystère ne
tentait pas d'échapper à la surveillance d'un mari jaloux, mais à celle de ses domestiques.
Pour une première rencontre, il aurait préféré un cadre plus confortable et plus luxueux. Le
champagne et le linge fin ne sont-ils pas de puissants adjuvants aux plaisirs de la chair ? Il se
contenterait du foin, en attendant d'autres rencontres.
Dans sa hâte, lady Arnold trébucha sur un barreau de l'échelle et glissa en arrière. Teagan l'accueillit
entre ses bras, les reins contre la turgescence orgueilleuse de sa virilité, dans une position si
explicite qu'un instant ils restèrent tous deux paralysés. En atteignant le plancher supérieur, ils
partageaient l'un et l'autre le même état de fébrilité.
Comme pour le fuir, elle fit quelques pas rapides avant de lui faire face, le dos contre le fourrage
entassé, les bras ballants.
Lady Mystère ne savait quelle attitude prendre.
Malgré l'urgence, Teagan s'attarda un instant à la contempler. De ses cheveux sombres s'échappaient
quelques mèches folles, au niveau de la nuque et des tempes. Son visage au teint crémeux se
trouvait comme dévoré par ses grands yeux noisette. Sous le petit nez bien droit, ses lèvres
pulpeuses frémissaient. Ses seins d'une rondeur provocante appelaient la caresse, et les courbes
pleines ou accueillantes de son corps appelaient de toute évidence la réponse d'un autre corps.
Comment Teagan allait-il la nommer ?
— Je ne connais pas votre prénom, murmura-t-il.
La question parut la surprendre.
— Va... Valeria, répondit-elle.
Bien qu'elle ne pût s'échapper, il s'avança lentement vers elle, à pas précautionneux.
— Votre beauté me confond, Valeria.
Les yeux dans les siens elle ne réagit qu'au moment où très doucement il lui enveloppait le visage
de ses deux mains. Elle sursauta et dans l'instant y appuya les siennes, comme pour le presser d'agir,
dans une frénésie d'impatience.
— S'il vous plaît, murmura-t-elle si naïvement que Teagan en fut transporté.
Au lieu de lui effleurer d'abord les lèvres, comme il en avait l'intention, il baisa avec fougue sa
bouche qui s'ouvrait, goûtant la chair pulpeuse, explorant de la langue sa douceur et ses mystères.
Bien que soucieux de ne pas brusquer les choses et de consacrer à cette première rencontre toute
l'attention nécessaire, il brûlait du désir de dénuder sa poitrine, de contempler la plénitude de ses
seins, d'en sentir le galbe et la douceur sous ses paumes.
Fiévreusement, il déboutonna la veste de lady Arnold et l'en débarrassa, pour pouvoir délacer le
corsage de sa robe. Elle s'efforça de l'aider, avec des gestes que la hâte rendait désordonnés et
maladroits. Lorsque l'obstacle disparut, c'est en gémissant de bonheur que Teagan réalisa son rêve.
Des deux mains il palpait les globes offerts, en admirait la splendeur. La bouche contre la sienne, il
la sentit gémir, puis haleter au rythme des pressions qu'exerçaient ses caresses sur les pointes
durcies, sur la chair tiède et tendre qui sous leur jeu semblait occuper plus d'espace.
Teagan éprouva soudain sur son torse un contact étrange, bien propre à égarer sa raison. Les doigts
de Valeria sollicitaient l'ouverture de son col, écartaient sa chemise et palpaient avec fièvre sa peau,
imitant sur son propre corps la caresse qu'il exerçait sur la gorge et les seins qui s'exposaient à sa
vue.
Dans son émoi, il eut un mouvement de recul, que Valeria mit à profit pour lui dénuder entièrement
le torse et les bras. Après avoir levé vers les siens ses yeux, comme pour solliciter et obtenir une
tacite autorisation, elle appliqua ses deux mains largement étendues sur ses pectoraux, ses épaules,
ses flancs, imprimant chacun de ses doigts sur sa peau avec une sorte de respect révérenciel.
— Je vous trouve superbe, murmura-t-elle.
A ces mots, Teagan ressentit une émotion tout aussi exaltante que le désir qui le dévorait. Dans sa
sincérité, ce témoignage d'admiration naïve et d'affection avait quelque chose de bouleversant.
— Je vous trouve superbe, lui dit-il en retour, la dévorant des yeux.
Avec une force toute nouvelle, il brûlait de s'unir à elle, de la posséder dans sa plénitude, de faire
sienne cette femme étrange et spontanée, si sincèrement avide de caresses et de bonheur.
Il disposa en hâte une couverture de selle, y étendit vivement sa proie consentante tout en la
dévêtant, achevant lui-même de se dénuder. Valeria ferma les yeux et s'abandonna lorsque des
lèvres et de la langue il entreprit de rendre hommage à la perfection de ses seins. Elle cessa de
respirer lorsque la main de Teagan se posa à l'intérieur de sa cuisse. Pour l'apprivoiser, il lui fallut
porter partout la caresse de ses lèvres, passer de la bouche de Valeria aux pointes dressées de ses
seins, les aspirer et les titiller jusqu'à la faire haleter, tandis que lentement ses doigts poursuivaient
leur progression. Lorsqu'ils atteignirent la conque de sa féminité et en pénétrèrent la moiteur
accueillante, elle cria de bonheur en lui griffant les bras.
Malgré l'urgence de son désir, Teagan ne voulut pas le satisfaire avant d'avoir offert à la belle
étendue sa jouissance particulière. Tout en l'étourdissant de baisers, il massait du pouce la perle du
plaisir, en éprouvait la douceur nacrée, accélérait le rythme de ses pressions. Il eut le bonheur de la
voir défaillir en perdant à demi conscience, les yeux égarés, emportée par l'irruption de la volupté.
Dès qu'elle revint à elle, il la couvrit de baisers pour rappeler en elle l'ardeur du désir. Lorsqu'elle
fut prête, de nouveau haletante, tendue encore vers de nouvelles jouissances, alors seulement il lui
écarta doucement les cuisses et prit position au-dessus d'elle. Résolu à ne procéder qu'avec lenteur,
pour savourer dans la durée cette première rencontre, il vint lentement en elle.
Mais à peine avait-il ressenti autour de sa chair la fraîcheur ardente de celle qui le recevait,
qu'oubliant toute résolution et toute retenue, il précipita à grands élans son assaut passionné. L'excès
du désir le conduisit, dans une sorte d'ivresse, à l'ascension vertigineuse de la volupté. Avant de
perdre pour ainsi dire conscience dans l'explosion de l'extase, il songea qu'une résistance encore
jamais éprouvée avait ajouté à cet accomplissement une sensation encore inédite. Après tant
d'années, manquait-il quelque chose à son expérience ?
Epuisée, comme brisée, emportée dans un vertige de sensations exaltantes, Valeria ne respirait que
par inspirations spasmodiques. Elle reprenait conscience, au sortir d'une aventure qui venait de la
transporter dans un autre monde.
Elle gisait sur une couverture, dans le grenier à foin. Entièrement nue, comme elle ne l'avait jamais
été. Contre elle, un homme, nu lui aussi. Au prix d'une vive mais très courte douleur, cet homme
venait de lui faire connaître une volupté d'une nature insoupçonnable, une extase suprême, un
bonheur sensuel si intense que jamais elle n'en oublierait la perfection. Il la comblait.
Joyeuse. Valeria se sentait joyeuse, violemment, sauvagement. Quoi qu'il pût advenir, jamais elle ne
regretterait d'avoir fait l'amour. L'interdiction formulée la veille à l'encontre d'une domestique aurait
dû ternir sa satisfaction, mais il n'en était rien. Orgueilleusement, Valeria s'enivrait de sa joie.
Toute vibrante encore d'émotions, pénétrée de la chaleur du bien-être, elle aurait voulu que cet
instant durât toujours. Les yeux fermés, elle sourit, en paix avec le monde.
Une voix, non plus caressante et flatteuse, mais délibérément sarcastique, mit fin à sa rêverie.
— Seriez-vous en quête d'un époux, madame ?
Instantanément sur ses gardes, elle s'indigna.
— Non certes, monsieur, et à supposer qu'il m'en faille un, ce n'est pas sur un personnage de votre
acabit que porterait mon choix !
Un autre se fût formalisé. Teagan Fitzwilliams sourit au contraire à l'énoncé de ce jugement de
valeur, qui ne le flattait pas.
— Il me faut vous l'avouer, madame, jamais encore je n'avais eu le plaisir et l'honneur de déflorer,
comme on dit, une pucelle. Or je sais de source sûre que certaines n'hésitent pas à faire un tel
sacrifice pour contraindre leur victime...
— A Dieu ne plaise !
— Le mystère reste entier, mais il ne m'est pas désagréable d'apprendre l'inanité de mes inquiétudes,
conclut-il en se retournant, à demi levé, pour atteindre la poche de sa jaquette.
Rappelée par ce mouvement à sa propre nudité, Valeria se trouva soudain plongée dans un état
d'extrême confusion. Sans se redresser tout à fait, elle atteignit à gestes maladroits sa chemise, un
jupon, dont elle s'enveloppa tant bien que mal. Une main posée sur son épaule la fit

sursauter. M. Fitzwilliams, vêtu de sa culotte de cheval, lui offrait ses services.


— Je possède toutes les qualités d'une femme de chambre. Permettez-moi de vous en faire la
démonstration.
Déconcertée, incertaine sur l'attitude à adopter en pareille circonstance, Valeria acquiesça
silencieusement, et se trouva en effet contrainte de reconnaître au prévenant personnage une
incontestable dextérité.
Après les ardeurs de la passion, le sang-froid revenu entraînait avec lui de la nervosité, ainsi que de
l'embarras. Fort heureusement, Valeria pouvait se féliciter d'avoir choisi pour amant un individu
qu'elle ne reverrait jamais.
Mais lorsqu'à demi vêtue elle se retourna pour lui faire face, elle ne put s'empêcher de caresser de
nouveau le torse admirable de M. Fitzwilliams, dont les muscles bien dessinés sous une peau
parfaite avaient la fermeté du marbre et la douceur de la soie. Pour analyser et prolonger cette
sensation, les doigts de Valeria s'attardèrent complaisamment sur leur galbe, jusqu'à ce que le
bénéficiaire de ce sincère hommage se saisisse de sa main pour la baiser.
Comme elle tendait le bras vers la robe qu'il se disposait à lui présenter, M. Fitzwilliams décida
soudain de n'en rien faire, et mit l'objet hors d'atteinte.
— Un moment, dit-il. Avant mon départ, je veux connaître vos raisons. Pourquoi m'avoir choisi,
pourquoi m'avoir choisi en ce jour ? Et comment la plus belle veuve du monde a-t-elle pu préserver
sa virginité ? Votre mariage c'est fait par procuration ?
— Non.
— Alors, pourquoi, comment ?
Sous le feu de son regard inquisiteur, de ce regard de félin implacable, Valeria n'eut pas le courage
d'inventer un mensonge. Etourdie de fatigue, elle ne put que reconnaître la triste vérité.
— Mon mari ne me désirait pas. Quand il est rentré d'Espagne pour m'annoncer la mort de mon
frère, son ami le plus proche, il m'a demandée en mariage. J'ai accepté de grand cœur, sans savoir
que seul le sens du devoir justifiait sa démarche.
— Il vous a donc laissée seule le soir de vos noces ?
Valeria sentit l'amertume de la frustration, de l'humiliation, du désespoir, renaître dans son souvenir,
aussi forte que jamais. L'angoisse lui serrait la gorge.
— Il... Il m'a laissée, oui, balbutia-t-elle.
— On m'a pourtant dit qu'il est mort entre vos bras. C'est un mensonge ?
— Non.
— Il a donc bien fallu...
— Laissez-moi ! cria-t-elle, excédée.
De quel droit l'indiscret voulait-il pénétrer d'insupportables secrets ? Non content de dévêtir son
corps, voilà qu'il entendait la déshabiller jusqu'à l'âme. Eh bien, qu'il la voie, qu'il sache !
Qu'importait, après tout ?
— Hugh est mort entre mes bras, mais dans son délire il se croyait entre les bras d'une autre,
s'exclama-t-elle avec emportement. En expirant, il a murmuré le prénom d'une femme, mais ce
n'était pas le mien !
Les yeux fermés, elle appuya ses deux mains à ses tempes, comme pour conjurer la tempête des
souvenirs. M. FitzWilliams lui laissa un moment reprendre ses esprits, avant de rompre le silence.
— Ce garçon s'est donc fort mal conduit.
— N'en croyez rien, protesta-t-elle. Hugh ne m'a pas trompée. Celle qu'il aimait a refusé de
l'épouser plusieurs mois avant notre mariage, je ne l'ai appris que plus tard. Hugh est reparti se
battre en Espagne le lendemain de la cérémonie, et je ne l'ai revu que grièvement blessé, lorsque le
général Wellington l'a fait rapatrier en Angleterre.
Elle se tut un instant, et pour cette fois osa affronter le regard de Teagan, et lui parla en face.
— Vous savez tout, désormais. Jamais je ne suis devenue véritablement une épouse. Mais je voulais
connaître l'amour, comprendre son pouvoir et sa force, puisqu'il peut conduire les hommes et les
femmes à de telles extrémités, à la démence la plus terrible jusqu'à l'abnégation la plus pure. Dans
ce désert du Yorkshire, il est impossible de se faire des relations... acceptables. C'est pourquoi j'ai
jeté sur vous mon dévolu, monsieur. J'ai pensé que nul Dieux que vous ne pouvait m'initier aux
mystères qui me demeuraient interdits. Sans que cela ne nous contraigne l'un ou l'autre en quoi que
ce soit, bien entendu.
Teagan, méditatif, la contempla longuement en silence.
— Vous m'avez donc choisi pour... professeur ?
— Je me suis fiée à votre réputation, avoua-t-elle ingénument.
Elle rougit aussitôt, dans l'attente d'un éclat de rire, ou d'un éclat de colère. C'est avec soulagement
qu'elle vit son maître s'incliner avec grâce, une lueur amusée dans les yeux.
— Votre confiance m'honore, madame. Mais je crains de ne pas avoir véritablement donné toute la
mesure de mes talents. Pour mériter à vos yeux ma flatteuse réputation de pédagogue, encore
faudrait-il que vous en sachiez davantage !
Valeria ouvrit de grands yeux. Dévorée de curiosité, elle découvrait soudain l'existence de
perspectives inconnues.
— Davantage ? Il y a d'autres choses à savoir ?
— Bien sûr, répondit-il gaiement. Pour accéder au septième ciel, il n'est pas qu'un chemin,
madame !
Que de promesses dansaient dans ses yeux verts ! Comme il est doux de faire confiance au plus
avisé des guides ! Valeria, avide de science, jouissait par anticipation du plaisir de la découverte. Il
fallait qu'elle finisse de se rhabiller, qu'elle rende sa liberté à M. Fitzwilliams, et pourtant...
— Apprenez-moi tout, dit-elle avec simplicité.
Sans doute aurait-il préféré faire sa démonstration dans un cadre plus confortable, car d'un geste
circulaire il désigna la paille, le foin, de vieux harnais, les vêtements épars.
— Ici ? Maintenant ?
Valeria s'expliqua de bonne grâce.
— Ni la cuisinière ni le maître d'hôtel ne s'aventurent dans la grange, précisa-t-elle. J'ai dit à ma
femme de chambre que ma promenade se prolongerait, et j'ai envoyé la bonne en ville. Le garçon
d'écurie prend son jour de congé. Alors...
A la fois timide et téméraire, elle hésitait.
— J'ai le temps, vous le voyez. Si de votre côté...
— Le temps ne compte pas, quand le bonheur m'appelle, murmura-t-il en l'enlaçant, et lui baisant
les cheveux.
Les yeux fermés, le visage appliqué au torse qu'elle admirait tant, Valeria sentit qu'il la soulevait,
pour s'étendre avec elle. Longuement, il lui fit connaître d'exquises caresses, et la conduisit avec
lenteur à la volupté suprême, si soucieux de méthode et de perfection que sa propre jouissance lui
parut dépasser en intensité toutes celles qu'il avait connues.
Alors que dans la chaleur dolente de la passion satisfaite Valeria rêvassait, comme libérée des
contingences du temps qui passe, des aboiements aigus la rappelèrent à la réalité.
— Seigneur, soupira-t-elle, quelqu'un s'approche du manoir. Je dois rentrer.
Elle se redressa pour atteindre ses vêtements. Teagan interrompit son mouvement et prit entre ses
lèvres le bout d'un sein, pour lui faire subir encore une fois un délicieux supplice.
Valeria s'y soumit avec complaisance, notant au passage la réaction de tout son corps, qui répondait
avec ferveur à cette nouvelle sollicitation. La raison l'emportant pour cette fois, elle prit entre ses
mains le visage de son amant d'un jour et lui baisa la bouche avec science et lenteur, la pénétrant
voluptueusement de la langue, non pour lui réciter une leçon bien apprise, mais pour lui faire sentir
la profondeur de sa gratitude. De tout son cœur, de toute son âme, elle éprouvait tant de
reconnaissance à l'égard de l'inconnu qui venait de la révéler à elle-même, en lui apprenant le
bonheur !
De crainte que l'éloquence de son baiser ne fût pas tout a fait explicite, elle ne crut pas mauvais d'en
confirmer verbalement la signification.
— Monsieur Fitzwilliams...
— Teagan me semble plus indiqué, suggéra-t-il. Les circonstances nous invitent à nous... dépouiller
de certaines conventions.
— Teagan, reprit-elle en souriant de cet humour qui facilitait si agréablement les rapports les plus
embarrassants, je voudrais vous remercier...
— Pas un mot ! ordonna-t-il en lui posant un doigt sur les lèvres.
— Cela ne se fait pas ? demanda-t-elle. Pardonnez-moi. Je ne connais pas les usages...
— Bénie soit votre ignorance ! s'écria-t-il en lui saisissant les bras. Puissiez-vous la préserver à
jamais !
Comme il l'avait fait précédemment, Teagan aida Valeria à se rhabiller, en la mettant parfois à
contribution. Assumant pour sa part le laçage des rubans et des lacets de la lingerie féminine, il lui
confia le boutonnage de son gilet et la mise en place de sa cravate. Ces différents exercices,
ponctués d'effleurements lascifs, permirent à Valeria de prendre conscience de sa propre
vulnérabilité.
Il lui fallait éviter la dépendance aux blandices de la volupté.
— Votre séjour à la campagne va bientôt prendre fin, dit-elle assez abruptement.
Sa jaquette à demi passée, Teagan suspendit son geste pour mieux observer Valeria.
— Nous sommes censés demeurer chez Crandall quelques jours encore, répondit-il. Vous montez,
demain matin ?
Elle ne tenta pas d'éluder la question, mais s'en tint à l'essentiel.
— Mon rêve s'est réalisé, j'en suis heureuse, dit-elle très simplement. Il me semble d'autant plus
imprudent de vouloir revivre ce rêve que je crains de n'atteindre jamais la satiété.
Il la contempla longuement en silence, le visage impassible, avant de l'approuver de la tête.
— Il est rare, dit-il en achevant de passer sa jaquette, de voir l'intelligence s'allier de la sorte à la
beauté.
Absurdement, ce compliment fit à Valeria l'effet d'une blessure. Son ridicule lui apparut aussitôt.
Qu'avait-elle espéré ? Que ce parangon d'élégance et de mondanité, que ce séducteur patenté allait
solliciter l'aumône d'une liaison prolongée, qui ne pouvait que l'importuner ?
Pour dissimuler son embarras et rassembler les débris de son amour-propre, elle descendit l'échelle
la première, et assista aux préparatifs de Teagan, souffrant de sa solitude avant même qu'il ne fût
parti. Avant de se mettre en selle, il lui donna un dernier baiser.
— Réflexion faite, je rentrerai demain à Londres. Dans le cas où notre... rencontre entraînerait
certaines conséquences, me sera-t-il permis d'en être avisé ?
— Il n'y en aura pas, affirma-t-elle sans ajouter qu'en tout état de cause, elle n'imaginait pas qu'un
personnage tel que M. Fitzwilliams puisse assumer les responsabilités d'un père.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Teagan lui adressa un sourire ironique.
— Irlandais, joueur et dépravé. Trois tares rédhibitoires, à qui voudrait s'aviser de jouer au papa...
Au revoir, lady Valeria. Que Dieu vous bénisse !
Il était déjà en selle, et la saluait.
— Monsieur Fitzwilliams, dit-elle en inclinant un peu la tête.
Il talonna l'étalon, traversa la cour et s'éloigna, sans se retourner. Valeria se sentit perdue. Quel
naufrage, pour son pauvre cœur !
Ce départ s'avérait pourtant nécessaire, songea-t-elle. Si le fascinant M. Fitzwilliams devait
s'attarder, sans doute oublierait-elle ses bonnes résolutions pour tenter de le rencontrer encore. Ses
sens, éveillés à des sensations exaltantes, manifestaient déjà leur frustration. Raisonnablement, elle
devait les contrôler, et les instruire d'une certitude : M. Fitzwilliams allait poursuivre ailleurs sa
carrière, et rendre heureuses d'autres femmes. De ce bref épisode, si essentiel dans son existence,
Valeria devait se contenter.
Dans son innocence, elle s'était jetée à la tête du séducteur, certaine de satisfaire à la fois sa
curiosité intellectuelle et les exigences de son corps à l'occasion d'une brève rencontre. Cette
expérience achevée, la vie reprendrait son cours ordinaire, pensait-elle.
C'est en suivant des yeux le cavalier qui bientôt allait disparaître sous les frondaisons lointaines que
Valeria découvrait la décevante vérité : une femme ne peut se donner à un homme sans perdre un
peu de son âme. En ce moment, une partie d'elle-même s'éloignait d'Eastwoods, emportée par un
aventurier qu'elle ne reverrait jamais.
Dans l'allée cavalière, Teagan menait Ulysse au pas, en attendant que se dissipe sa stupéfaction.
Dans quel monde enchanté venait-il de vivre cette exceptionnelle aventure ? Plus belle que le jour,
la pucelle qui venait de s'offrir à lui incarnait-elle quelque déesse descendue sur terre, quelque
nymphe, ou plutôt quelque dryade ?
Valeria. Comme ce nom, liquide sous la langue, sonnait et coulait bien, musical et sensuel ! Déesse
ou dryade, elle ne l'était pas vraiment, bien sûr. Mais dans ce monde artificiel et calculateur, où
chaque chose se paie, où chacun porte un masque, son innocence et sa simplicité en faisaient un être
miraculeux, presque irréel. Les femmes se lançaient souvent dans des intrigues pour exercer
quelque rétorsion à rencontre d'un époux volage, ou tromper leur ennui. Dénuée de toute arrière-
pensée, lady Arnold n'avait recherché dans l'initiation amoureuse que le bonheur de la découverte et
de l'émerveillement. Forte de son innocence et de sa fougue, elle rendait à la passion une dignité et
une grâce dont lui, Teagan, depuis longtemps blasé par trop d'aventures banales, avait oublié
l'existence.
Venait-il de rencontrer la perle rare, une femme profondément honnête ? Une femme de la qualité
de sa propre mère, qui n'avait pas craint de braver l'autorité paternelle pour suivre l'homme qu'elle
aimait ?
Cet homme qui l'avait abandonnée, cet homme dont le sang coulait dans les veines de Teagan, à
jamais marqué par sa funeste hérédité.
Valeria Arnold était une femme d'exception. Teagan Fitzwilliams, le bien nommé Lahire,
appartenait à un autre monde, celui du faux-semblant et de l'opportunisme. Les poches pleines de
ses gains, il devait rentrer d'urgence à Londres, et trouver d'autres partenaires assez fortunés pour
rester indifférents à de sensibles pertes : un joueur professionnel n'était autre qu'un prédateur de
bonne compagnie, qui devait rester inoffensif pour ne déplaire à personne.
Contraint de se comporter en abeille industrieuse, Teagan se voyait par là même empêché de
succomber à la funeste tentation de tourner bride pour aller rejoindre celle dont il aurait tant aimé
poursuivre l'instruction.
4.

Valeria caressa une dernière fois l'encolure de sa jument avant d'en confier les rênes au garçon
d'écurie. Elle ne put s'empêcher de rougir en les voyant entrer dans la pénombre de la grange.
Une semaine s'était écoulée depuis l'événement le plus scandaleux et le plus merveilleux de son
existence, si inattendu et singulier qu'il arrivait à son héroïne de douter de sa réalité.
Son corps en conservait pourtant la mémoire. Eveillé à des sensations nouvelles, il vivait dans leur
souvenir, et dans la vaine espérance de leur retour.
Résolue pour cette fois à ne pas se complaire dans la nostalgie, Valeria décida de concentrer son
attention sur les problèmes immédiats de la réalité quotidienne. Ce matin même, Gilbert,
responsable du cheptel, lui avait fait part de l'imminence de la tonte et des contraintes de son
organisation. S'identifiant sans peine aux membres du troupeau dont il avait la charge, Gilbert ne
s'exprimait pas avec plus d'éloquence que ses moutons, et posait à leur propriétaire de fréquentes
énigmes.
Pour éviter le souci occasionné par ces efforts d'interprétation, Valeria avait parfois éprouvé la
tentation de céder aux instances de son voisin, et de confier à Arthur Hardesty, en même temps que
la gestion de son existence, celle de son domaine. Mais comment se résoudre à une pareille
extrémité, après avoir vécu dans le grenier à foin la plus merveilleuse des aventures ?
Pour occasionnelle qu'elle soit, la débauche implique donc des exigences imprévues, songea-t-elle
tristement, en déplorant que restent vaines ses tentatives, et que tout, jusqu'aux moutons bêlant, la
ramène à l'image fascinante de M. Fitzwilliams.
Un spectacle inattendu vint pourtant la distraire. Mercy, à la suite d'un accident survenu jadis aux
environs de Bombay, souffrait d'une raideur de la cheville et ne sortait en principe jamais du manoir.
Elle accourait cependant, bonnet au vent et les bras étendus, dans un état de vive agitation. Valeria
subodora quelque accident.
— Ne t'agite pas, Mercy. Il est arrivé malheur ?
— Un malheur, je ne sais pas. En tout cas, c'est un valet qui est arrivé, un porteur de nouvelles avec
un message qu'il a voulu donner ni à moi ni à Masters. Il dit qu'il partira qu'avec la réponse de votre
main. « En main propre » qu'il dit, avec son accent d'étranger. Comme si on se lavait pas, chez nous.
Du temps de votre père, l'ordonnance lui aurait frotté le museau, à ce dandy en livrée.
— Nous verrons bien, Mercy, dit Valeria en lui emboîtant le pas.
Sur le perron du manoir, sa gouvernante opéra une halte stratégique.
— Vous, miss Val, votre place est dans le salon. Moi, je passe par la cuisine et je vous porte le thé.
Après seulement, Masters annoncera ce minaudier.
Valeria eut tôt fait de se débarrasser de sa cravache, de son tricorne et de ses gants, et adopta sur un
fauteuil l'attitude convenable à la circonstance, à vrai dire inédite.
Mercy se manifesta bientôt, suivie par un élégant jeune homme vêtu d'une livrée d'un bleu profond
et de bottes montantes, le chapeau à la main.
— Voilà l'homme, déclara sommairement Mercy, en désignant du menton le visiteur. Il n'a pas dit
son nom à Masters.
— Saunders, madame, pour vous servir, dit le laquais en saluant fort bas. J'appartiens à la comtesse
de Winterdale, qui vous adresse ce message.
Valeria songea que de longtemps elle n'avait reçu aucune nouvelle de la grand-mère de son défunt
mari.
— Lady Arnold, poursuivit le messager en tirant d'un portefeuille un document fermé d'un sceau, je
m'excuse d'avoir jeté le trouble chez vos gens. Madame la comtesse m'a ordonné de ne m'adresser
qu'à vous, et de ne pas rentrer à Londres sans avoir obtenu votre réponse.
En tendant le pli à Valeria, il jeta à Mercy un regard ironique qui lui valut en retour un froncement
de nez méprisant.
— Eh bien, c'est entendu, Saunders. Je vous appellerai dès que ma réponse sera prête. En attendant,
ma gouvernante va se faire un plaisir de vous offrir quelque rafraîchissement.
Restée seule, Valeria posa d'abord la lettre sur un guéridon, et prit un peu de thé en s'interrogeant
sur son contenu. Que pouvait-on espérer de l'aïeule d'un mari défunt, d'une comtesse douairière que
l'on n'avait jamais rencontrée ? Un héritage ? Valeria sourit à cette idée séduisante, en même temps
qu'à sa propre puérilité.
C'était trop d'enfantillage, vraiment. Un peu fâchée contre elle-même, elle brisa le sceau et lissa les
plis savants du feuillet.

« Ma chère Valeria,
» Le délabrement permanent de ma santé m'est d'autant plus pénible qu'il m'a empêchée d'assister à
votre mariage avec mon petit-fils, ainsi qu'aux obsèques de ce malheureux.
» On m'a fait part de votre extrême dévouement durant toute la durée de sa longue et cruelle agonie.
Accepterez-vous maintenant de manifester votre sympathie à l'égard d'une grand'mère recrue de
chagrin en venant chez elle à Londres, afin de lui parler à loisir des derniers mois vécus par Hugh ?
» J'ai donné au porteur l'ordre d'attendre votre réponse. Il me dira à quel moment il me sera donné
de vous accueillir. Dans cette attente... »

La formule de politesse, conventionnelle et mondaine, était suivie d'un paraphe aux dimensions
impressionnantes. Partagée entre l'irritation et l'envie de rire, Valeria s'abandonnait surtout à
l'étonnement. Il fallait que la comtesse fût bien imbue de son importance pour convoquer à Londres
une personne qu'elle n'avait jamais vue, et bien certaine de son autorité pour ne pas même envisager
l'hypothèse d'un refus.
La qualité de petite-fille par alliance semblait se confondre dans l'esprit de cette dame avec celle de
domestique. Elle osait l'appeler à Londres...
A Londres, la cité moderne aux monuments prestigieux, où l'aristocratie allait bientôt se réunir pour
organiser la prestigieuse Saison. Membre de cette élite sociale par la naissance, Valeria, épousée en
hâte et comme par surprise après le décès de son frère, n'avait jamais fait son entrée dans le monde,
et n'était jamais allée à Londres.
A Londres, haut lieu de la vie intellectuelle, où résidait un parangon de l'élégance virile, irlandais et
de mauvaise réputation sans doute, mais si charmeur, et tellement inoubliable...
Elle sut réprimer dans l'instant la bouffée d'excitation qui venait de lui monter à la tête. Sans doute
pouvait-elle ne pas tenir rigueur à la comtesse d'une invitation surprenante, et prendre en pitié la
solitude d'une femme condamnée à ne plus vivre que dans la nostalgie. N'avait-elle pas elle-même
l'expérience de cette détresse sentimentale ? Mais une raison dirimante s'opposait évidemment à
toute acceptation. Lorsqu'on parvient à peine à subsister chichement des revenus d'un modeste
domaine, il est impossible d'assumer la dépense d'une expédition d'autant plus onéreuse qu'une
dame de la bonne société ne saurait se déplacer sans chaperon, emprunter les transports publics et
faire halte ailleurs que dans les auberges les plus convenables.
La question se trouvant d'elle-même résolue, Valeria rédigea une réponse courtoise et affectueuse,
mais résolument négative. Une fois qu'elle eut plié sa lettre et y eut apposé sa marque, elle la
contempla longuement, pendant que refroidissait la cire chaude.
Elle aurait aimé revoir les Indes, visiter Londres. Mais comment satisfaire une légitime curiosité, un
goût si naturel de l'aventure, lorsque l'indigence vous assigne à résidence dans la contrée la moins
intéressante du royaume ?
Condamnée à la solitude et à la déréliction, elle s'était cependant trouvée en mesure de réaliser l'une
de ses ambitions, et de vaincre ses hésitations et ses craintes pour saisir l'occasion miraculeusement
offerte de recevoir l'initiation aux mystères de l'amour. De cette réussite, Valeria pouvait se féliciter
d'autant plus sereinement qu'aucune conséquence embarrassante n'en était résultée : les scrupules
formulés à cet égard par M. Fitzwilliams s'en trouvaient donc sans objet.
Elle sonna, et sourit de voir la porte s'ouvrir instantanément sur son vieux majordome, que la
curiosité tenait de toute évidence aux aguets.
— Voulez-vous appeler le messager, Masters ? Ma réponse est prête.
— A l'instant, madame, fit Masters en se dandinant sur place. J'espère que ce porteur n'apporte pas
de mauvaises nouvelles, poursuivit-il avec un sourire embarrassé.
— Rassurez-vous, Masters. La grand-mère de mon mari m'exprime sa sympathie, tout simplement.
A en juger par le mouvement de ses sourcils, Masters s'étonnait qu'un domestique fût spécialement
affecté à une mission aussi banale, mais l'étiquette lui interdisait de formuler son scepticisme, et il
s'inclina.
En attendant le valet, Valeria révisa mentalement la liste des menus travaux et des obligations
banales qui allaient remplir de la façon la plus ennuyeuse une journée monotone. Un soupir de
résignation lui échappa. En digne fille de colonel, Valeria Arnold allait comme chaque jour
accomplir son devoir, sans rechigner. Mais elle aurait tant aimé remplir une mission plus exaltante,
comme par exemple l'organisation d'une expédition mondaine à Londres !
Saunders se présenta bientôt. Valeria lui tendit sa réponse.
— Vous remettrez ce pli à la comtesse, avec mes compliments.
Saunders se saisit de la lettre et s'inclina, sans pour autant se retirer.
— Pardonnez mon audace, lady Arnold. A quelle date aura lieu votre arrivée à Londres ?
Prise de court, Valeria eut une hésitation. Il lui semblait étrange que la comtesse ait informé un
simple domestique de ses intentions.
— Je n'irai pas à Londres, dit-elle simplement.
— Alors, madame, reprit Saunders en fouillant vivement deux de ses poches, je dois vous remettre
encore ce message, et ceci.
Valeria tendit les deux mains pour saisir ce qu'il lui présentait : une lettre de même apparence que la
précédente, et un petit sac de cuir fin assez lourd pour être identifié sans hésitation à une bourse.
Elle sentit s'accélérer les battements de son cœur.
— Je vous rappellerai tout à l'heure, dit-elle après un court moment de silence.
Restée seule, elle ouvrit le message et le parcourut rapidement. Etonnée et tremblante, elle dénoua
le cordon de la bourse et en vida avec stupéfaction le contenu sur un guéridon. N'en croyant pas ses
yeux, elle compta dix, vingt, cinquante guinées d'or, une fortune ! Saunders appartenait de toute
évidence à la catégorie des domestiques auxquels on fait confiance, et le souci de confidentialité qui
l'animait se justifiait pleinement.
Encore sous le coup de l'émotion, elle reprit le second message pour le relire plus posément.

« Ma chère Valeria,
» Lorsque mon petit-fils s'est mis en tête de conquérir la gloire militaire, je l'ai mis en garde sur
l'état de sa fortune. A la suite de son décès, le titre ainsi que les revenus afférents à la baronnie ont
été transmis à son cousin, ce qui ne vous a laissé que ce domaine perdu qui lui appartenait en
propre... Voilà votre dévouement bien mal récompensé !
» S'il se trouve que vous ayez à décliner mon invitation pour des raisons pécuniaires, mon valet a
reçu l'ordre de vous remettre un viatique et de veiller personnellement à l'organisation de votre
voyage et de votre hébergement, dont il assumera les frais si vous avez la bonne idée de l'emmener
avec vous.
» J'espère vous recevoir bientôt, ma chère Valeria. »

Des griefs qu'avait nourris Valeria à l'égard de la comtesse et de son autoritarisme, il ne restait rien.
Gilbert se ferait un plaisir d'organiser seul la tonte du cheptel, et les corvées de la vie quotidienne,
résolument traitées par le mépris, ne valaient pas qu'on s'y arrête.
Echapper au confinement, s'évader d'Eastwoods, aller à Londres, haut lieu de la politique, de la
finance, des arts, à Londres, résidence de Teagan FitzWilliams ! Quel beau projet !
Valeria rit de bon cœur. Dans une ville de cette importance, les joueurs de médiocre réputation
pullulaient sans doute, et ne fréquentaient pas le salon de lady Winterdale.
Au moins pourrait-elle admirer les lieux que son frère Elliot lui avait décrits avec tant
d'enthousiasme, l'abbaye de Westminster, la cathédrale Saint-Paul, le palais Saint-James et la tour de
Londres, veillant sur la Tamise, les modernes jardins du Vauxhall, illuminés la nuit, et surtout les
quais de débarquement encombrés de centaines de navire venus du bout du monde !
Galvanisée par cette perspective, Valeria se saisit d'une nouvelle feuille et tailla sa plume.
Lorsqu'elle eut fini de rédiger sa lettre, elle éprouva comme un savoureux remords. De son état
présent d'effervescence, l'architecture urbaine et le commerce maritime international n'étaient pas
les principaux agents.

***

Trois semaines plus tard, la confortable berline retenue par Saunders parvenait à destination. Bien
qu'en Inde elle ait eu l'occasion d'admirer de vastes cités et des palais prestigieux, Valeria se trouvait
impressionnée par les monuments de la cité de Westminster, que l'on venait de traverser, et par le
faste des hôtels particuliers de Mayfair. Celui de la comtesse de Winterdale, à Grosvenor Square,
comportait deux étages, et respirait l'opulence.
— Vois ce luxe, Mercy !
— Tant que le toit ne nous tombe pas sur la tête, une maison, c'est une maison, bougonna Mercy,
que les voyages rendaient acariâtre.
Valeria sourit de cet accès de mauvaise humeur, car la qualité de la demeure laissait bien présager
de la suite des événements. Mais lorsqu'elle eut mit pied à terre et qu'il lui fallut gravir le perron,
pendant qu'une porte s'ouvrait sur un majordome compassé, ce fut à son tour d'éprouver de la gêne.
La propriétaire de cette magnifique résidence allait s'offusquer peut-être de recevoir une parente
aussi pauvrement vêtue d'atours démodés. Nerveusement, elle lissa de la main son manteau de
voyage, qui luisait d'usure. Mercy, qui ne la quittait pas de l'œil, la rassura à sa manière.
— Ne vous en faites pas, miss Val ! Lady Winterdale sait bien comment vous vivez, et si elle
l'ignore, elle l'apprendra !
Valeria se rasséréna en effet. Après tout, elle ne séjournait à Londres que pour satisfaire la curiosité
d'une vieille dame. Cette mission accomplie, elle regagnerait le Yorkshire, enrichie d'une expérience
nouvelle, mais vouée au même destin.
Le majordome, personnage impressionnant et sévère, les traits aussi empesés que son vaste col aux
pointes agressives, orienta d'emblée Mercy vers la gouvernante et le quartier des domestiques. Il
conduisit ensuite Valeria à la chambre qui lui était destinée.
— Madame la comtesse vous recevra dès que vous serez reposée des fatigues du voyage, madame.
Molly sera votre femme de chambre particulière, si vous le voulez bien.
Valeria s'enchanta de la chambre, où régnaient l'acajou et le satin rose, et de l'empressement de la
jeune servante qui l'aida à se rendre aussi présentable que possible dans les délais les plus brefs, tant
il lui tardait de rencontrer sa bienfaitrice.
Averti qu'elle était prête, le majordome la conduisit à une pièce de vastes dimensions, qui s'ouvrait
par de hautes fenêtres sur les jardins. Au centre de la pièce, sur un sofa de brocart ivoire, une
élégante entourée de châles semblait sortie d'un tableau de Gainsborough. Elle leva les yeux vers
Valeria, qui ne prit qu'alors conscience de l'extrême minceur de son visage.
— Lady Arnold d'Eastwoods ! annonça cérémonieusement le majordome, d'une voix si tonnante
qu'elle aurait pu couvrir le brouhaha d'une foule assemblée.
Valeria fit la révérence et remercia la comtesse de ses bontés.
— Approchez, mon enfant, venez vous faire voir, dit cette dernière. Jennings, le cognac, s'il vous
plaît.
Abandonnant l'attitude officielle et guindée de l'huissier en représentation, Jennings se fit soudain
circonspect.
— Votre médecin ne vous autorise que le thé, madame la comtesse, rappela-t-il avec douceur.
— Du thé pour faire la fête, pour célébrer l'épouse de mon petit-fils ? Au diable les médicastres !
Un peu de savoir-vivre, Jennings, que diable !
— Et pour vous, lady Arnold ? demanda en soupirant le majordome désabusé.
Valeria indiqua sa préférence pour le thé, et Jennings quitta la pièce.
— Ces vieux domestiques ne savent pas rester à leur place, déplora la comtesse. Venez, donnez-moi
la main. Je ne mords pas !
Elle prit la main que Valeria lui tendait et la serra avec une étonnante énergie. Toutes deux
observèrent un moment le silence, chacune étudiant le visage de l'autre. Valeria cherchait sur celui
de la comtesse les traits de ressemblance avec l'homme qu'elle avait si volontiers épousé. Le nez un
peu busqué, les sourcils larges et les lèvres bien dessinées, lady Winterdale était sans doute dans sa
jeunesse une femme de caractère plutôt qu'une évanescente beauté. Rien dans sa physionomie ne
rappelait précisément la rigueur austère qui frappait chez Hugh, rien sauf le regard de ses yeux
noirs, si intense et si attentif. Ce regard, Valeria le reconnut avec une telle évidence qu'elle en
éprouva un choc.
Cette intensité, cette profondeur, elle les avait vues chez Hugh, lors de leur première rencontre, en
Inde, lorsque Elliot avait présenté son ami à leur père le colonel. Agée de quinze ans, Valeria avait
tout fait pour attirer l'attention de son frère bien-aimé et de son élégant camarade, allant en
désespoir de cause jusqu'à leur jeter des cailloux.
— Hugh avait votre regard, murmura-t-elle dans un élan de nostalgie.
— On me l'a souvent dit, confirma lady Winterdale en s'attendrissant. Vous l'aimiez bien, n'est-ce
pas ?
— Oui.
Elle ne put en dire davantage. Elle aimait Hugh, qui ne l'aimait pas. Pourquoi fallait-il que son
amertume fût encore aussi douloureuse, après tout ce temps, après ce deuil ?
— Asseyez-vous, dit la comtesse en désignant près d'elle un siège à haut dossier. En dehors de
quelques lettres qu'il vous a sans doute dictées, je ne sais rien de son existence, vers la fin de sa vie.
Valeria raconta longuement, en marquant parfois des pauses, le choc ressenti au moment du retour
de son mari, ensanglanté et fiévreux sur une civière, au sortir du navire, les semaines d'incertitude,
la période de rémission qui avait permis son rapatriement à Eastwoods, sa maison natale, et pour
finir, sa lente agonie.
— Vous l'avez vu rendre son dernier soupir, n'est-ce pas ?
— J'ai assisté à sa mort, en effet.
— Quelles furent ses dernières paroles ?
Valeria frissonna et blêmit, engloutie dans le flot des souvenirs affreux... La voix, le râle murmuré
par Hugh remplissait son oreille, y retentissait : « Lydia, Lydia »... Elle préféra mentir.
— Il ne... Il n'a rien prononcé de véritablement intelligible.
Elle se refusait à évoquer l'angoisse qui s'était emparée d'elle lorsqu'elle avait dû se rendre à
l'évidence : son mari n'avait jamais cessé d'aimer passionnément la jeune fille qui naguère s'était
refusée à devenir sa femme. Partagée entre le ressentiment et le désarroi, désespérant de le sauver,
elle avait poussé l'abnégation jusqu'à lui apporter la consolation d'un mensonge, quoi qu'il ait pu lui
en coûter.
— Je suis là, mon chéri, lui avait-elle répondu.
— Un baiser, Lydia, le... le dernier.
Ivre de douleur, elle avait pressé ses lèvres tremblantes sur les lèvres fiévreuses du mourant dont
elle étreignait le corps émacié, déchirée de ne pouvoir adoucir ses derniers instants qu'en se faisant
passer pour une autre.
A ce pénible souvenir, des larmes perlèrent à ses cils, qu'elle essuya avec impatience, pestant en
secret contre la comtesse, qui réveillait l'ancienne, l'inavouable souffrance.
Elle releva les yeux. Lady Winterdale la tenait sous le feu de son regard inquisiteur.
— Il se croyait avec elle, je suppose, avec sa chère Lydia ?
Le souffle coupé, interdite, Valeria resta d'abord sans voix. La spontanéité reprenant en elle aussitôt
ses droits, elle ne put dissimuler son indignation.
— Comment osez-vous poser une question pareille ?
— N'espérez pas me flouer, jeune femme ! Comptiez-vous me bercer d'illusions, me dérober la
vérité, me raconter des fables, et bénéficier de ma générosité ?
Valeria se sentit blêmir, puis rougir. Sans précipitation, elle se releva.
— A votre demande, je vous ai fait part des souffrances subies par votre petit-fils, madame la
comtesse. N'ayant plus rien à vous dire, souffrez que je me retire. Merci pour le thé. Il est inutile de
déranger votre majordome, je trouverai mon chemin.
Elle fit volte-face, et serait sortie dignement si la main de lady Winterdale, rapide et sèche comme
une serre d'oiseau de proie ne s'était refermée sur son poignet.
— Où croyez-vous vous sauver, sotte engeance ? dit-elle en lui secouant le bras. Vous n'avez ni
amis ni relations, et une dame ne saurait descendre à l'hôtel, à supposer que votre élevage de porcs
vous en donne les moyens, ce dont je doute...
— ... élevage de moutons. Nous élevons des moutons, madame. Eastwoods me donne toute
satisfaction, sachez-le. Si vous voulez bien me lâcher, je désire sortir.
— Eh bien, moi, je désire le contraire, et je ne vous lâcherai pas. C'est le privilège de l'âge, mon
enfant. Devenue vieille, on a le droit de se tenir mal en toute impunité. Descendez de vos grands
chevaux et écoutez-moi. Asseyez-vous, vous dis-je !
Comme Valeria regimbait, lady Winterdale lui secoua le bras de plus belle. Renonçant après
réflexion à assommer l'impérieuse douairière, elle se résolut avec réticence à s'asseoir. Son bras ne
se trouva libéré que lorsque la vieille dame fut entièrement rassurée sur ses intentions.
— Je me plie à vos exigences, dit-elle, mais n'attendez de moi aucune indiscrétion, non plus
qu'aucune revendication sur des bontés dont vous auriez pu combler Hugh, mais où je n'entends
prendre aucune part.
— Un désintéressement excessif peut confiner à la niaiserie, mon enfant, sachez-le bien. Non que
votre indignation me fâche, car je m'y suis exposée en oubliant de peser mes mots. Votre
spontanéité, votre droiture confirment en tout cas la bonne opinion que je m'étais faite de votre
personnalité.
Désarçonnée par ce compliment, Valeria se rassit en silence. L'humour de la situation désarmait ses
griefs.
— De toute façon, poursuivait la comtesse, je considère le refus de cette péronnelle de Lydia
Fontescue comme une véritable bénédiction. Elle voulait bien épouser un militaire, à condition qu'il
ne suive pas Wellington en Espagne, et fasse carrière en lui tenant la main dans les salons.
Pour déplaisant qu'en fût le sujet, ce discours ne manquait pas d'agrément, par ce qu'il révélait de
franc-parler chez la comtesse, et d'animosité à l'égard d'une sorte de rivale. Intarissable, la grand-
mère de Hugh manifestait une cruauté assez réjouissante.
— Elle s'est trouvé un gros et gras vicomte, avec des idées courtes, qui lui a fait en trois ans trois
affreux marmots, gros et gras eux aussi. Adieu la taille de nymphe ! Mais la pauvre n'est pas seule à
incriminer. Avant de mourir, Hugh aurait dû comprendre quel être rare il avait épousé.
— S'il vous plaît, milady, laissons cela...
— Vous avez raison, dit la comtesse en lui tapotant maternellement la main, n'en parlons plus. Votre
vie conjugale a été si brève, en compagnie d'un époux si cruellement atteint... Mais c'était un brave
garçon, et si le bon Dieu l'avait laissé vivre, je suis persuadée qu'il aurait compris la vanité de ses
fantasmes et de ses nostalgies, et qu'il vous aurait alors aimée comme vous méritiez de l'être. Ne
protestez pas, j'en ai la certitude.
Une fois de plus, Valeria ne put retenir ses larmes. Pendant des mois, elle avait supplié le ciel de lui
accorder la faveur d'être aimée. La dernière parole du mourant prouvait trop cruellement que ses
prières n'étaient pas exaucées.
En la voyant pleurer, la comtesse exhala un soupir de compassion mêlé d'impatience. Peut-être se
reprochait-elle sa maladresse.
— Ne parlons plus du passé, décréta-t-elle abruptement. C'est à présent votre avenir que nous avons
à préparer.
— Mon... Mon avenir ?
— Le vôtre, bien sûr. Je crois savoir qu'en raison de la négligence paternelle jamais vous n'avez fait
votre entrée dans le monde. Comment voulez-vous faire figure dans la société sans avoir été
présentée ?
Contre l'accusation qui concernait son père, Valeria s'insurgea avec fougue.
— Les mondanités londoniennes ne se préparent pas à Bombay, et papa a pris ses quartiers en
Espagne, protesta-t-elle vivement.
— Il aurait dû vous envoyer beaucoup plus tôt en Angleterre, dans l'un de ces vieux manoirs
branlants que hantaient ses sœurs, ces vieilles chouettes ! Qu'elles reposent en paix. Ne tentez pas
de m'interrompre, ma fille, et ne me fusillez pas ainsi du regard. Aussi bien suis-je disposée à taire
mes griefs inutiles, pour ne plus envisager que l'avenir, qui seul importe. Voilà comment je vois les
choses. Votre temps de deuil est désormais achevé. Vous êtes jeune encore, d'excellente famille, et
suffisamment séduisante pour prendre dans vos filets quelque candidat au mariage. J'ai décidé de
patronner votre introduction dans le monde, ma chère.
— Moi ? Entrer dans le monde ? Mais je ne puis...
— Vous n'avez plus dix-huit ans, je vous le concède, poursuivit la comtesse en balayant d'un geste
toute observation importune, et votre patrimoine n'est pas de ceux qui font rêver les chasseurs de
dot, mais en ce domaine tout s'arrange. Dès que nous vous aurons équipée d'atours convenant à une
personne de votre qualité, je me fais fort de réunir autour de vous un certain nombre de prétendants
convenables eux aussi. Comme mon âge et ma santé m'interdisent les mondanités, c'est ma nièce,
lady Farrington, qui vous accompagnera dans les salons, à l'opéra et ailleurs. Alicia sera votre
cicérone et votre chaperon. Elle arrive tout à l'heure. Dès que ses bagages seront déballés, elle
s'occupera en priorité de votre garde-robe. Il n'est naturellement pas question de vous autoriser à
mettre le pied dehors tant que vous ne serez pas vêtue comme il le faut pour faire bonne figure dans
le monde. De pied en cap, je veux vous voir à la mode !
A bout de souffle, elle fut contrainte de se taire pour reprendre sa respiration. Valeria en profita pour
intervenir.
— En cette affaire, n'ai-je rien à dire ?
— Je vous autorise à me dire merci, si vous y tenez, fit la comtesse avec une sécheresse qui
n'excluait pas l'humour, car dans ses yeux vifs brillait un éclat malicieux.
Valeria secoua la tête, en essayant de mettre de l'ordre dans la confusion de ses idées. A supposer
qu'elle ait disposé d'une fortune suffisante, sans doute se fût-elle installée à Londres après son deuil,
pour y fréquenter la société. La comtesse entendait remédier à son indigence. Mais accepter tant de
générosité, n'était-ce pas se placer sous la coupe d'une vieille dame autoritaire, et peut-être
tyrannique ?
— Tout cela est tellement inattendu, murmura-t-elle. Il me faut réfléchir...
— Réfléchir à quoi ? Vous auriez tort de refuser la chance qui vous est offerte. Il vous suffit de vous
montrer intelligente, de me dire gentiment merci, et de réfléchir au tissu et à la coupe des robes qui
vous siéront le mieux.
Le regard impérieux de ses yeux noirs rappelait tant à Valeria celui de son défunt mari qu'elle en
éprouva une sorte de malaise.
— Je ne suis pas certaine de vouloir me remarier, protesta-t-elle courageusement. A supposer que
j'en aie l'intention, rien ne peut garantir le succès d'une entreprise aussi hasardeuse. Votre générosité
risque ainsi de s'exercer en vain...
— Voilà bien des arguties, s'impatienta lady Winterdale. Peut-être ne trouverez-vous pas le
prétendant susceptible de combler vos vœux... Mais avouez que l'occasion est belle d'y parvenir ici
et maintenant. Je ne fais pas de votre remariage une question de principe, mon enfant. Si à la fin de
la Saison vous vous trouvez encore célibataire, je n'en serai pas autrement émue. Mais j'estimerai
avoir accompli mon devoir à votre égard, et à celui de Hugh. C'est aussi simple que cela.
Elle se tut. Valeria mit à profit ce silence pour examiner calmement la proposition qui lui était faite.
Si elle devait prendre époux, ne fût-ce que pour avoir des enfants, il aurait été ridicule de négliger
une proposition aussi généreuse, et aussi inattendue. Outre cette perspective lointaine, la comtesse
lui donnait l'occasion de connaître Londres, et les fastes de la vie mondaine. Ne venait-elle pas de
vivre des années et des mois de solitude, de larmes et d'indigence ? Se vêtir à la mode, fréquenter
les théâtres, les salles de concert, n'en avait-elle pas souvent rêvé, elle qui ne sortait jamais ?
Mais à ce rêve, il lui parut plus sage de renoncer. En acceptant les cinquante guinées de la comtesse
pour venir à Londres, elle apportait à sa bienfaitrice la consolation de sa présence, de sa
conversation. L'investissement infiniment plus considérable que nécessitent l'acquisition d'une
garde-robe, l'organisation de sorties et de réceptions impliquait de tout autres responsabilités.
— Ma gratitude vous est acquise, dit-elle, mais je me vois contrainte de refuser l'excès de vos
bontés. Mon mariage ne me donne aucun droit sur vos biens.
— Billevesées ! s'exclama la comtesse avec impatience. Le goût de l'indépendance ne sied bien qu'à
ceux qui jouissent de l'indépendance financière. Lorsqu'il est mal placé, l'amour-propre ne vaut rien.
Valeria songea que son amour-propre aurait sans doute à souffrir, si elle se résignait un jour à se
soumettre à la tyrannie de la fantasque vieille dame, qui ne la quittait pas des yeux. Sans doute
lisait-elle ainsi dans ses pensées, car elle détourna bientôt son regard et soupira, comme désarmée,
le corps abandonné sur les coussins. En la contemplant à la dérobée, Valeria s'aperçut que la
comtesse était en vérité plus faible qu'elle ne le laissait ordinairement paraître.
— Mon mari, mes enfants, mes petits-enfants, tous m'ont quittée, dit-elle avec résignation. Je n'ai
plus que ma nièce Alicia, qui se cache dans un trou de souris à la moindre de mes paroles. Vous, ma
chère, je vous aime pour votre courage, pour votre personnalité, pour votre dévouement à mon petit-
fils. Il me reste peu de temps à vivre, je le sais. Je me sentirais plus... courageuse, si je vous savais
près de moi, jusqu'à la fin.
Leurs regards se croisèrent. Valeria comprit combien coûtait à l'orgueilleuse aristocrate l'aveu de sa
faiblesse.
— Accepterez-vous de faire plaisir à une vieille femme malade en demeurant chez elle à Londres ?
ajouta lady Winterdale.
Alors qu'elle préparait un refus, Valeria se trouva soudain désarmée par une vulnérabilité si
ouvertement reconnue. Après la mort de ses parents, de son frère, de son malheureux époux, elle
aussi connaissait les affres du deuil, la tristesse de la solitude à table, à la promenade, au coin du
feu, avec les souvenirs pour seule compagnie.
Ni sa richesse ni son titre ne préservaient la comtesse de cette malédiction.
Valeria, elle, pouvait y mettre fin.
— Je ne sais que dire, balbutia-t-elle.
La comtesse lui reprit la main, mais elle ne la serrait plus avec force, cette fois. Frémissante,
hésitante, elle semblait la caresser.
— Dites oui, murmura-t-elle. Si les médecins ne se trompent pas, je ne vous dérangerai pas
longtemps. Méprisez-vous à ce point les plaisirs de la vie que quelques mois passés à Londres vous
paraissent insupportables ? Ne vous remariez pas, si cela vous ennuie. Restez près de moi, et
laissez-moi acquitter la reconnaissance que je vous dois, après tout le dévouement que vous avez si
généreusement dépensé au profit de mon petit-fils, qui le méritait si peu.
— Je l'aimais, dit Valeria. Rien ne m'est dû, comtesse.
— Alors restez par pure bonté d'âme, par pitié pour sa grand-mère, qui l'aimait tant, elle aussi. S'il
vous plaît, Valeria.
Dans cette pathétique interpellation, sans doute l'habileté prenait-elle une part, songea l'intéressée.
En refusant une libéralité, on acquiert l'estime. Mais à quelle honte ne s'expose-t-on pas en refusant
d'écouter les prières d'une grand-mère malade, solitaire et supposée mourante ?
— C'est entendu, lady Winterdale, je reste.
— Comme j'en suis heureuse ! Vous m'appellerez ladymamie, comme le faisait Hugh. Et
maintenant, laissez-moi seule, ma chère enfant. Il faut que je prenne quelque repos.
Très émue mais un peu sceptique encore, Valeria se leva, fit la révérence et se retira. Mais lorsqu'en
atteignant la porte elle tourna la tête pour observer la vieille dame, qui s'était déjà assoupie, elle eut
la surprise d'apercevoir sur ses joues desséchées couler des larmes.
Comme délivrée de ses réticences par cette involontaire manifestation de sincérité, Valeria se sentit
le cœur plus léger. Pendant des mois, elle allait vivre à Londres, apprendre à connaître la grande
ville, sans limiter sa curiosité aux monuments célèbres et aux sites répertoriés.
Dans certains endroits, ne risquait-on pas de rencontrer quelque élégant joueur à demi irlandais, et
tout à fait séduisant ?

5.

Bien qu'en ce début de printemps il fît encore bien froid dans sa chambre, c'est la tiédeur d'un rayon
de soleil qui éveilla Teagan. En se passant la main sur le menton il fit crisser sa barbe naissante,
grimaça et se redressa vivement, déterminant ainsi à l'intérieur de son crâne engourdi un élancement
fulgurant. Douloureusement dolent, il se hâta de refermer les yeux, et s'abandonna de nouveau à la
tiédeur de l'oreiller.
La langue gonflée, la bouche sèche comme de l'amadou, la gorge amère et douloureuse, c'étaient là
les séquelles coutumières d'une soirée et d'une nuit passées dans un établissement de médiocre
réputation, où il plaisait parfois à Rafe Crandall d'aller s'encanailler en compagnie de son escorte
habituelle. Pour comble de désagrément, la qualité des résultats obtenus aux tables de jeu n'excédait
pas celle des boissons frelatées qui s'y trouvaient servies.
Avec une précautionneuse lenteur, Teagan se redressa derechef, et se saisit à tâtons du pichet d'eau
claire qui attendait son bon vouloir sur la table de nuit. N'ayant entrouvert les paupières que le
temps nécessaire au remplissage d'une timbale, il en ingurgita d'un coup le contenu.
De l'existence que les nécessités de la vie le contraignaient à mener, il avait désormais la nausée. La
boisson, le jeu, l'enfermement dans des pièces empuanties de tabac, bondées de personnages
hystériques, il ne les supportait plus. Le rôle qui lui collait à la peau, celui de hardi compagnon,
amuseur dépourvu de scrupule aussi bien que d'amour-propre, prompt à s'esclaffer des niaiseries
mille fois entendues, Teagan ne l'endossait plus que contraint et forcé, douloureusement conscient
de son aliénation. N'est-il pas insupportable de haïr en secret les plaisirs futiles dont on s'est fait le
champion ?
Après avoir bu encore un peu d'eau, il atteignit non sans effort la jaquette qu'il avait posée sur une
chaise voisine, et en inventoria les poches. Les pertes de la veille n'étaient pas trop sévères. Mais le
capital naguère ramené de son séjour dans le Yorkshire fondait dangereusement.
En soupirant, il se leva et entreprit de procéder à une soigneuse toilette, combattant par de
généreuses ablutions le vertige qui par moments compromettait encore son équilibre. Pour apaiser
son esprit tourmenté, il rendit mentalement grâces à sa logeuse, la bienveillante Mme Smith, qui
jour après jour veillait à son confort, s'occupant de son linge et disposant chaque soir derrière un
paravent des brocs pleins d'eau, en nombre suffisant pour effacer les stigmates de ses veilles
prolongées.
La vie continuait, songea-t-il en réunissant tout son courage avant de saisir son rasoir. En véritable
professionnel, puisque depuis dix ans Teagan retirait de son talent seul de quoi subvenir à ses
besoins, il privilégiait les exercices où le hasard intervient peu, comme le billard, et parmi les jeux
de cartes ceux où l'intelligence permet de compenser les incertitudes ou la mesquinerie de la
distribution.
En temps ordinaire son habileté, soigneusement entretenue par un entraînement intensif, lui assurait
une prospérité suffisante. Mais depuis quelque temps dame Fortune ne daignait guère soutenir ses
efforts, et ne lui attribuait que des mains si lamentables que sa virtuosité restait impuissante à les
rendre victorieuses. Son pécule s'en trouvait singulièrement amoindri.
Un coup frappé à sa porte vint interrompre sa réflexion. Sa logeuse, précédée par l'odeur du café
frais, pénétra allègrement dans la pièce.
— A voir l'heure que vous êtes rentré c'matin, c'remontant-là vous f'ra pas d'mal, que j'ai pensé,
monsieur.
En apercevant près du pot de café de petits beignets de viande, Teagan se souvint que n'ayant pas eu
l'occasion de dîner la veille, il mourait de faim. En même temps que son appétit s'éveillait, un élan
de gratitude l'envahit.
— Madame Smith, lumière de ma vie, je vois en vous ma Providence !
— Pas de compliments, goûtez d'abord. C'est tout du frais, alors ça se prend chaud, souligna Mme
Smith, qui aimait multiplier les occasions de répéter ce jeu de mots.
Teagan s'exécuta avec enthousiasme.
— Vous vous surpassez, ma belle dame, seul un ange du paradis peut moudre aussi fin le café, dorer
si divinement les beignets !
— Question de coup de main, expliqua modestement la logeuse. Des clients comme vous on les
soigne, bien sûr. Je n'ai jamais logé que des messieurs de la haute, mais dans la bonne société,
comme on dit, les vrais gentlemen se font rares ! Vous avez vu le paquet qu'on a livré hier ? C'était
payé d'avance, à ce qu'il paraît.
Teagan avisa sur la table qui lui tenait lieu de bureau le paquet qui devait contenir les livres achetés
par lui à son retour de Yorkshire. Mettant à profit son occasionnelle prospérité, il avait voulu
retrouver quelques-uns des auteurs qui à Oxford faisaient sa joie. Après les avoir délaissés, à la suite
de sa scandaleuse éviction, il recherchait de nouveau la fréquentation des anciens auteurs grecs,
dont la lecture apaisait ses tourments.
En songeant qu'avant d'aller poursuivre le cours de son hasardeuse existence dans quelque club il
reprendrait contact avec Hérodote et Platon, ses vieux compagnons, Teagan se sentit soudain
ragaillardi.
Mme Smith esquissa une sortie, mais se ravisa.
— Il y a un garçon de chez Hoby qui est passé hier, et un autre de chez Weston. Je les ai rassurés
tous les deux, ne vous en faites pas. Ces gens devraient savoir que les messieurs prennent tout à
crédit, de nos jours. Je me suis portée garante sur votre compte, ce qui fait qu'ils vous laisseront
tranquille pendant quinze jours au moins.
Emu par tant de sollicitude, Teagan hocha la tête en soulevant les sourcils, afin d'exprimer sa
considération.
— C'est trop de bonté, madame Smith. Je vous en remercie.
— Pensez-vous ! J'ai intérêt à bien vous soigner, voilà la vérité vraie.
Dans un paroxysme de reconnaissance, le client préféré de Mme Smith recourut à l'hyperbole.
— Mieux qu'un ange, vous êtes une sainte, et la plus belle des logeuses de Londres. Il faut que je
pense à vous faire élever une statue, avec un socle de marbre !
— J'y compte bien ! C'est qu'il me ferait rire ! s'exclama-t-elle en riant en effet. Finissez vos
beignets. Il y a de la bière dans la cuisine, sonnez si vous en voulez.
Lorsqu'elle l'eut laissé seul, Teagan termina sa toilette et se mit en devoir d'ouvrir le paquet qui
l'attendait. Sur la page de garde du premier volume figurait un nom, et une date : T. Parker, Oxford,
1802.
Oxford. Dans le silence de sa chambre, Teagan entendit tinter à ses oreilles le carillon de Trinity
Collège. En fermant les yeux, il revit les pierres dorées des murs anciens, les vitraux de la chapelle,
la fenêtre à meneaux de son logement...
La colère s'éveilla en lui, et la reliure en se refermant fit un bruit sec. Ce livre, son ancien
propriétaire l'avait sans doute vendu dès la fin de ses études, pour aller boire. A quoi bon le rouvrir,
si sa possession devait susciter dans le cœur de son nouveau propriétaire une douloureuse nostalgie,
le désespoir d'une existence gâchée par une éviction déchirante ? Chassé d'Oxford, Teagan avait
perdu son véritable foyer, son bonheur de vivre. Définitive, irréparable, l'injustice subie lui
interdisait toute espérance.
Il reposa le livre et prit une profonde inspiration, bien décidé à faire face à son destin, sans s'y
soumettre. Puisqu'Ulysse se trouvait retenu chez le maréchal-ferrant, une promenade à pied
s'imposait. En prenant un bateau, il descendrait jusque Hampton Court, et s'enivrerait de l'air
vivifiant des jardins fleuris. Un joueur professionnel ne doit-il pas entretenir par l'exercice et une
vie saine ses qualités physiques aussi bien que mentales ?
Il lui faudrait trouver bientôt une invitation chez quelque riche ami, à la campagne. La société y
serait plus choisie que dans les clubs de médiocre réputation où son statut de proscrit mondain le
confinait. Il y ferait bonne chère et pourrait donner à Ulysse, trop rapide pour galoper avec plaisir
dans Hyde Park l'occasion de donner toute sa mesure.
Dans cette campagne, peut-être rencontrerait-il, comme naguère dans le Yorkshire, quelque
ravissante dryade ?
Il sourit à cette pensée, qui depuis deux mois le hantait le plus agréablement du monde. Lady
Mystère, ses grands yeux innocents, sa volonté d'en savoir toujours davantage, son application dans
l'amour et sa flamme, son insatiable curiosité, sa sensualité profonde... Elle possédait un charme
extraordinaire sans doute, mais aussi une souveraine sagesse, qui lui avait donné la force de mettre
fin à l'aventure dès le premier jour, si bien que l'émerveillement de la rencontre restait intact, son
souvenir plein de fraîcheur, parce qu'aucune déconvenue, aucune lassitude ne pouvait en ternir
l'éclat.
Non, songea-t-il avec émotion, jamais il ne rencontrerait une autre Valeria. Unique en son genre, la
dryade d'Eastwoods n'avait nulle part sa pareille.
Quelques heures plus tard, revigoré par sa promenade, Teagan faisait son entrée au Méridien, club
de seconde catégorie dont le principal mérite résidait dans sa situation, à Saint-James, dans le
voisinage du prestigieux White's. Sa clientèle se composait de représentants des professions
juridiques, de riches commerçants, et de membres de l'aristocratie qui préféraient jouer le premier
rôle dans un établissement médiocre plutôt qu'un rôle subalterne dans un établissement de grand
renom. Les cadets de famille y faisaient florès.
Teagan ne s'étonna pas d'y rencontrer Rafe Crandall, trônant au milieu de sa petite cour, brandissant
une chope tel un moderne Silène.
— Une brune pour mon ami Lahire ! s'exclama l'encombrant personnage, dont un garçon attentif
exécutait les ordres.
Comme Teagan s'installait à une table voisine, un jeune homme se détacha de la foule environnante
et s'approcha de lui.
— Vous permettez ? demanda-t-il avec courtoisie en désignant un siège.
— Mais bien sûr ! Bonjour, Insley.
— Un bon jour en effet, meilleur en tout cas que le précédent, et grâce à vous, Fitzwilliams, dit
Insley en s'asseyant. Puisque qu'hier soir vous n'avez pas voulu écouter mes remerciements, je
tenais...
— Je m'en passerai aujourd'hui encore, mon cher. Ce tricheur voulait indûment vous faire signer
une reconnaissance de dette qui aurait accrédité son escroquerie, et vous aurait coûté cher. Entre
anciens d'Oxford il est naturel de s'entraider, ce me semble.
— J'aurais plutôt cru le contraire, dit Insley en désignant du regard lord Crandall et le groupe de ses
affidés, qui menaient grand tapage.
Comme alerté par l'attention dont il était l'objet, Crandall s'avisa de la présence du nouveau venu.
— Eh bien, Teagan, tu l'as retrouvé, ton protégé ? Je te croyais moins tendre ! Quelle métamorphose
! On s'attend à ce que tu pervertisses la jeunesse, et tu la sors d'affaire. A moins que sa maman t'ait
engagé pour lui servir de tuteur, à ce rejeton délicat ?
On rit à ce trait, pendant qu'Insley se raidissait. Teagan se contenta de sourire.
— Sois indulgent avec la jeunesse, Rafe, et souviens-toi que même les dégoûtants de ton espèce ont
eu un jour le nez propre !
Rafe Crandall, en cynique patenté, tint à ne pas s'offusquer de ce trait, et laissa complaisamment ses
amis s'esclaffer.
— Il n'empêche, insista-t-il lorsque l'hilarité se fut apaisée, qu'à mon avis tu lui as rendu un mauvais
service. Se faire escroquer deux ou trois allocations trimestrielles par un tricheur, voilà qui fait
partie des rites d'initiation à la qualité de gentleman, ce me semble. Un ancien d'Oxford ne peut se
dire instruit de l'art des nombres que s'il a pris pour maître en mathématiques un de ces braves
usuriers qui prêtent à cent pour cent d'intérêt !
On rit encore. Comme Insley, peu fait à ces manières, restait de glace, Rafe Crandall trouva dans
cette froideur un aliment nouveau à sa verve.
— On va prendre la température du White's. Vous nous accompagnez, tous les deux ? Imbécile que
je suis ! poursuivit-il en se frappant la tête, j'oubliais que Lahire y est interdit de séjour.
— Moi, j'aimerais bien l'y introduire en qualité d'invité, ajouta l'un de ses acolytes, pour qu'il
rencontre son cousin Jeremy, le comte. Vous imaginez le tableau ? Montford meurt d'apoplexie,
pour de vrai, et nous on meurt de rire !
Accoutumé à ces sottises, Teagan ne perdait rien de son sang-froid.
— Je décline l'invitation, ironisa-t-il. On ne rencontre au White's que des Anglais pur sang, les plus
ombrageux, comme il se doit. Par peur de la révolution, ils tueraient bien la part d'Irlande qui est en
moi.
— A ta place, railla Crandall, je me méfierais plutôt des maris trompés. La plupart sont inoffensifs,
mais gare au lapin enragé aux cornes chatouilleuses ! On te verra au nouveau club ce soir ? L'Enfer
du Jeu, vaste programme. Viens avec ton poulain, si toutefois sa maman l'autorise à sortir.
Méprisant le sarcasme, le jeune homme se leva, comme le faisaient d'ailleurs la plupart des
membres du groupe.
— Je me trouve dans l'obligation de faire ne fût-ce qu'une apparition au bal que donne ce soir lady
Insley pour l'entrée dans le monde de ma sœur, dit-il. Et pour impromptue que soit mon invitation,
poursuivit-il en ne s'adressant qu'à Teagan, je serais flatté de vous entendre l'accepter. Me ferez-
vous l'honneur de m'accompagner, monsieur Fitzwilliams ?
Rafe Crandall, qui atteignait la porte, s'arrêta net, en éclatant de rire.
— Teagan chez lady Insley ! Du jamais vu ! Vous ignorez donc que notre ami n'est pas reçu dans le
monde, jeune blanc bec !
— Pour le coup, renchérit quelqu'un, l'apoplexie menace lady Insley en personne !
— Voilà un spectacle que j'aimerais voir de mes yeux, ajouta Rafe. Lahire jeté à la porte par un
majordome, quel régal ce serait !
— Si tu comptes sur ce genre de régal pour te sustenter, je te plains, dit Teagan. M'aurais-tu déjà vu
en si fâcheuse posture ?
— Il est vrai, reconnut Rafe après avoir feint de réfléchir un instant. Ton adresse et ta ruse sont en
tout point dignes d'éloges, Teagan puisque depuis dix ans elles t'ont évité la prison pour dettes !
Il sortit sur ce trait, suivi par ses acolytes. Insley semblait scandalisé.
— Pauvre imbécile, grommela-t-il.
— Un assez triste sire en effet, dit Teagan. Comme en dix ans il a perdu à mon profit des sommes
assez rondelettes, je me fais un devoir de le ménager.
— Puissiez-vous le ruiner tout à fait, et nous débarrasser de son encombrante présence. Mais n'en
parlons plus, c'est lui faire trop d'honneur. Revenons à nos projets. Vous dînez avec moi au Crillon,
et vous m'accompagnez au bal que donne ma mère.
Teagan lui posa la main sur le bras, pour l'inviter à limiter sa générosité.
— Ne vous donnez pas cette peine. Rafe est un grossier personnage, mais il ne mentait pas, tout à
l'heure. Ma présence n'est souhaitée dans aucune réunion véritablement mondaine. Elle passe pour
funeste à la vertu des innocentes vestales.
— Voilà qui me semble un peu fort ! Jamais on n'a pu vous soupçonner d'avoir importuné ou séduit
une jeune fille, et les rares liaisons qu'à tort ou à raison la rumeur publique vous attribue n'ont
jamais concerné que des personnes... d'expérience.
Résigné, Teagan haussa les épaules.
— Je n'ai pas toujours manifesté tant de prudence, et mon exclusion d'Oxford ne s'est pas faite sans
scandale. Une fois méritée, une réputation, si elle est mauvaise surtout, vous reste acquise et vous
colle à la peau.
Avec la fougue et la générosité de la jeunesse, Insley s'entêtait dans sa conviction.
— C'est possible, mais personnellement je n'ai que faire des on-dit et de la pusillanimité des
douairières. Vous m'avez chevaleresquement rendu un signalé service dont je ne fais pas mystère,
puisque j'ai raconté ma mésaventure à ma mère. Je doute que ma famille partage les préjugés du
monde, et approuve l'ostracisme ridicule dont vous êtes victime, Fitzwilliams.
— Ne vous donnez pas cette peine. Ce n'était rien.
— Pour moi, c'était monstrueux. Quand j'ai compris ma bêtise, devant ces billets que j'ai failli
signer, j'en ai frémi d'horreur. J'en tremble encore, lorsque j'y pense. Sans votre intervention, j'étais
perdu. Jamais plus je ne jouerai au-dessus de mes moyens, ou avec des gens douteux. Quoi que
vous en pensiez, j'ai contracté envers vous une dette que je tiens à honorer. Venez au bal.
Accoutumé à rompre des lances contre des roués et des cyniques, Teagan se trouvait pour cette fois
désarmé par tant de fraîcheur d'âme et de sincérité.
— J'accepte de bon cœur le dîner, déclara-t-il.
— Et le reste ! s'exclama joyeusement le jeune Insley.

Lady Farrington jeta depuis la vitre de la voiture un regard désolé sur l'interminable file d'équipages
en attente de déchargement. L'entrée de l'hôtel particulier, brillamment éclairée de torches, semblait
située dans un lointain inaccessible.
— Je persiste à croire, ma chère Valeria, que vous auriez dû permettre à sir William de nous faire
escorte au bal de lady Insley. Il aurait pu nous enchanter de sa conversation, toujours si intéressante
et si convenable, pendant que tous ces gens n'en finissent pas de descendre.
Avec une mansuétude qui resterait à jamais connue d'elle seule, Valeria s'abstint de rappeler à son
chaperon qu'elles auraient sans doute évité la cohue, si lady Farrington, dans la vaine intention de se
faire belle, n'avait retardé d'une heure le départ. Selon son habitude, elle eut recours à une réponse
pleine de tact et de diplomatie.
— Vous avez raison, cousine Alicia, mais sir William nous a déjà accompagnées trois fois cette
semaine. Nous ne devons pas abuser de sa bienveillance.
Ni encourager ses travaux d'approche, si respectueux et conventionnels soient-ils, songea-t-elle dans
son for intérieur.
— Votre discrétion vous honore, ma chère, reprit lady Farrington, mais entre nous voilà précisément
le candidat idéal. Bien élevé, cultivé, de bonne réputation, qualités rares en ces jours de décadence,
et en outre fort aimable, et distingué. Plus de dix mille livres de rente, ce qui ne gâche rien. Les
avantages financiers n'interviennent guère dans mes préoccupations, comme vous le pensez bien,
mais il n'empêche que la fortune ajoute un je ne sais quoi à la panoplie de toutes les qualités
naturelles. L'opulence est le sel de la personnalité, affirma-t-elle.
— Je reconnais volontiers les qualités de sir William, ma cousine, et je vous suis infiniment
reconnaissante de me présenter à vos amis et de m'introduire dans le monde, ce qui vous contraint à
assister à ces merveilleuses réceptions, qui doivent vous paraître si lassantes, à vous qui en êtes
blasée. Mais n'oubliez pas que mon séjour à Londres se justifie surtout par le souci de tenir
compagnie à votre tante.
— Vivez d'abord pour vous, déclara lady Farrington avec une évidente conviction. Votre deuil légal
est terminé, vous ne serez pas éternellement jeune, et vous vous trouvez en présence d'un oiseau
rare, si j'ose m'exprimer ainsi. Ne vous mettez pas dans le cas d'avoir à le regretter, si dans quelques
années vous deviez vous mettre en quête de quelque beau merle...
— Les voitures avancent, cousine Alicia ! s'écria Valeria afin d'interrompre un discours déjà cent
fois entendu. Nous allons descendre !
Les équipages se hâtaient en effet, et les laquais chargés de l'accueil investissaient toute la largeur
de la rue élégante. Comme sir William Parham, le phénix dont lady Farrington faisait grand cas,
assisterait sans nul doute à la soirée, Valeria se disposait à jouir de quelque répit, car la cousine
Alicia, si obsédée qu'elle fût de relations matrimoniales, se garderait sans doute d'y faire allusion en
présence du principal intéressé.
Elle suivit son chaperon, en s'interrogeant non sans malice sur les raisons qui écartaient du mariage
une personne qui ne cessait d'en chanter les louanges. Si par bonheur son cicérone mondain se
lançait pour son compte à la recherche d'un époux, Valeria bénéficierait pour sa part d'une reposante
solitude.
Le premier mois de son séjour à Londres, elle l'avait vécu comme un rêve. Mais elle se lassait à
présent de la sollicitude de son chaperon, qui chaque jour découvrait dans son pléthorique trousseau
une lacune nouvelle, justifiant ainsi de quotidiennes expéditions dans les magasins de Bond Street.
D'abord séduite par la nouveauté des réceptions mondaines, des jeux de société, des dîners et des
bals qui faisaient l'ordinaire de lady Farrington, Valeria en ressentait désormais la vanité.
On parvint enfin à l'entrée du vaste hall, où laquais et soubrettes s'affairaient à débarrasser les
arrivants de leurs capes, de leurs cannes, de leurs manchons et autres accessoires.
— Je l'aurais parié ! s'écria lady Farrington. Sir William nous a précédées, il nous attend !
Elle semblait aux anges. Malgré sa bonne volonté, Valeria ne parvenait pas à partager
l'enthousiasme de sa cousine, jusqu'à en concevoir une sorte de culpabilité. Pourquoi fallait-il,
songea-t-elle en prenant place dans la file des invités qui allaient saluer lady Insley, que chaque
instant de la journée fût consacré à des occupations oiseuses ? De Londres, qu'elle désirait si
passionnément visiter dans toute son ampleur, elle ne connaissait que les quartiers élégants, où
prospérait l'aristocratie. Encore ne connaissait-elle, dans cet espace clos, que les salons, les
magasins, les parcs et les salles de spectacles accessibles aux jeunes filles et aux dames de la
meilleure éducation.
Les mystères des lieux réputés infréquentables lui resteraient donc étrangers. Sa frustration
s'aggravait bien sûr d'un inavouable grief : en deux mois de présence à Londres, jamais elle n'avait
croisé le chemin du séduisant Teagan Fitzwilliams.
Non qu'elle désirât véritablement le rencontrer, puisqu'à cette seule pensée ses joues
s'empourpraient. Comment aurait-elle pu jeter un coup d'œil sur son visage sans se souvenir de ses
baisers, des enivrantes excursions entreprises par ses lèvres agiles dans des régions si secrètes qu'on
ne les nomme jamais ? L'autoriser à lui effleurer la main sans se rappeler l'indiscrétion et la
virtuosité de ses doigts longs et vigoureux ?
Elle se contenterait de l'apercevoir de loin, d'entendre peut-être sa voix harmonieuse, pour se
prouver qu'était bien réel cet amant capable de la conduire à l'extase. Eblouie par l'éclat des
souvenirs qu'elle en gardait, il arrivait à Valeria de soupçonner une chimère, née de son imagination.
Quel plaisir, amer et doux, elle aurait à le revoir !
Dès que l'on eut salué lady Insley et sa fille, dont c'était le grand jour, l'inévitable sir William
assuma avec élégance le rôle de chevalier servant.
En acceptant le bras qu'il lui offrait, Valeria ne put s'empêcher de reconnaître ses mérites. Grand, le
visage sérieux et distingué, les cheveux à peine grisonnants, il ne manquait pas d'allure. Veuf depuis
deux ans, il était le père de trois fillettes, et ne faisait pas mystère de ses intentions matrimoniales,
parfaitement légitimes pour un homme de sa condition, qui de surcroît n'avait pas d'héritier mâle.
Valeria soupçonnait fortement lady Winterdale d'avoir suggéré à sir William d'arrêter sur elle-même
son choix. Si sensible qu'elle fût à l'affection profonde que lui témoignait la vieille dame, Valeria,
accoutumée à organiser sa vie en toute indépendance, supportait mal cette sollicitude.
Non que sa bienfaitrice se montrât indiscrète. Très prudente au contraire, elle ménageait un
caractère qu'elle estimait sans doute, non sans raison, aussi intransigeant que le sien. Consciente des
souhaits de son aïeule par alliance, Valeria n'en tenait pas moins à préserver sa liberté.
Si lady Winterdale et surtout sa nièce Alicia n'avaient fait tant de cas du personnage, Valeria l'aurait-
elle estimé davantage ? L'aurait-elle trouvé séduisant ? Elle l'examina sous ses cils à demi baissés,
pendant qu'ils gravissaient ensemble le grand escalier. Lady Farrington à sa gauche, Valeria à sa
droite, il prenait soin d'égayer l'une et l'autre, chacune à son tour, d'un compliment ou d'une
plaisanterie. Attentif et raffiné, il était un parfait homme du monde. Intelligent dans sa conversation,
éclectique dans ses intérêts, il faisait preuve avec beaucoup de distinction d'une culture étendue.
Son empressement auprès de Valeria ne laissait aucun doute sur ses intentions, mais il y mettait une
retenue qui prévenait tout embarras.
Lady Farrington ne se trompait pas. Sir William réunissait toutes les qualités qu'une dame peut
attendre d'un époux proche de la perfection. Mais Valeria aspirait-elle à un tel idéal ?
Son cœur battrait-il plus vite, s'il l'embrassait ? S'il l'étreignait, la fièvre du désir la consumerait-elle,
ses jambes cesseraient-elles de la porter ?
Restée innocente, sans doute ne se serait-elle pas embarrassée de ces préoccupations. Elle aurait
considéré d'un œil moins averti mais plus favorable la candidature du champion de sa cousine
Alicia.
Initiée à des voluptés d'une exceptionnelle intensité, Valeria, dans l'hypothèse d'un mariage,
s'estimait en droit de formuler des exigences. Son mari devrait se trouver en mesure de lui faire
connaître de semblables félicités. Comment évaluer ses aptitudes ? Lorsqu'on a affaire non plus à un
chenapan, mais au plus distingué des hommes du monde, toute enquête relative à ses talents intimes
se trouve exclue, aussi bien que toute expérimentation préalable. La pertinence du choix ne se
mesure qu'à l'usage, alors qu'il est irrévocable. Quel embarras !
Pendant que Valeria, l'esprit tendu, s'efforçait de résoudre mentalement cette difficulté, sir William
Parham, très à l'aise, installait lady Farrington dans l'avant-salle réservée aux chaperons, et lui
offrait de nouveau son bras pour la conduire à la salle de bal.

Teagan prit une profonde inspiration. En refusant de pénétrer au-delà du perron dans la demeure en
fête, sans doute allait-il décevoir son jeune ami, mais au moins éviterait-il à Insley la honte d'un
scandale. Rafe n'avait pas tort : la présence d'un Teagan Fitzwilliams dans ce sanctuaire de la
respectabilité orgueilleuse s'avérait parfaitement incongrue.
Au moment où il posait la main sur le bras d'Insley pour attirer son attention, une apparition le
fascina. Légère comme un papillon, une dryade apparaissait, revêtue non plus de serge noire mais
de satin doré. Quel miracle avait provoqué cette métamorphose ? Quel enthousiasme soudain
réveillait-il son énergie ? Il lui fallait obéir à cette impulsion, résoudre cette énigme. Lady Mystère,
Cendrillon du Yorkshire et Vénus du grenier à foin, s'habillait chez Mme Dupré et brillait sous les
ors et les lustres d'une fastueuse demeure.
Il n'était plus question de se dérober. Au risque d'essuyer un affront, Teagan allait tenter de
s'immiscer dans cette réception, et d'y demeurer assez longtemps pour échanger quelques mots avec
lady Arnold.
Aussi bien par nécessité que pour éviter de la compromettre, il abrégerait l'entretien. Loin de lui la
pensée de nuire à la réputation d'une respectable veuve. Mais il lui fallait satisfaire sa curiosité, et,
plus profondément se complaire à ce charme qui l'attirait, irrésistiblement, vers la seule femme
véritablement sincère et pure qu'il ait jamais connue.
6.

Le dernier accord du quadrille se prolongeait. Après la révérence finale, Valeria, souriante, releva
les yeux vers son cavalier, un fort élégant jeune homme, et ne le vit pas. Son champ visuel semblait
se limiter à la personne de M. Teagan Fitzwilliams, qui l'observait.
Sans pouvoir s'en défendre, Teagan lui sourit. Les yeux dans les yeux, ils restèrent un instant
paralysés.
Le regard soudain chaleureux, elle lui rendit son sourire, mais se reprit aussitôt, et son expression se
fit indifférente. On ne peut en effet sourire à quiconque sans le reconnaître, ce qui suppose une
expérience passée, et des présentations. Ce sourire retenu, Teagan le perçut comme une bénédiction,
qui lui emplit le cœur d'une sorte de gratitude.
On lui prit le coude. Insley attirait son attention.
— Vous tiendrez à saluer madame ma mère, sans doute.
Teagan prit une rapide inspiration et se tint sur ses gardes. L'épreuve serait décisive. Il bomba le
torse, prêt à affronter son destin.
— Holden, te voilà enfin ! s'exclamait lady Insley. Tu arrives bien tard au bal de ta sœur, mauvais
sujet. Tu devines la joie de Marianne, bien sûr, elle compte tant sur ta présence...
— Maman, j'ai convié à m'accompagner l'un de mes amis, dit Insley en invitant Teagan à s'avancer,
la main sur son épaule.
Sa mère n'entendit pas l'aimable compliment que débitait en s'inclinant comme il se doit celui que
son fils nommait son ami. Son visage s'était figé, et le regard d'incompréhension qu'elle fixait sur le
jeune homme exprimait une évidente détresse. Les joues de Holden Insley s'empourprèrent, mais il
tint bon, et se raidit.
— Vous connaissez M. Fitzwilliams, maman. Et vous savez combien nous avons à nous féliciter de
sa récente intervention.
— Euh... Oui, en effet, balbutia la noble dame en s'humectant les lèvres. En effet... Mais je crains
que le bal de Marianne ne soit le lieu convenable...
— Un lieu convenable à exprimer notre gratitude à un homme du monde qui vient de nous rendre
un signalé service ? Je n'en vois pas de plus convenable, maman.
Dérobant son regard à celui de Teagan, lady Insley, en s'exprimant à voix basse, tenta d'entraîner
son fils sur le ton de la confidence.
— Holden, tu ne dois pas espérer...
Des témoins tout proches s'étaient tus et observaient la scène avec un intérêt soutenu. Teagan, sous
le coup de l'humiliation, s'efforçait de garder son sang-froid. A aucun prix il n'accepterait qu'on le
voie rougir.
— Sans doute vaudrait-il mieux que je m'en aille, mon cher, dit-il avec une flegmatique tranquillité.
— Si mon ami Fitzwilliams n'est pas le bienvenu chez vous, murmura Insley, alors je sors avec lui.
— Holden ! s'écria sa mère en tendant vers lui une main suppliante.
Impassible, le jeune homme n'en tint pas compte, et resta de marbre. Au moment où l'incident allait
devenir véritablement dramatique, l'un des témoins s'interposa soudain avec une étonnante vivacité.
— Insley, Fitzwilliams, quel plaisir de vous voir réunis, lança-t-il avec entrain. Mes hommages,
madame. Le baron votre époux vient justement de me raconter en quelles circonstances le jeune
Fitzwilliams a fait profiter l'ensemble de votre famille de sa présence d'esprit, ainsi que de son
autorité. C'était hier, n'est-ce pas, dans un club...
Visiblement désemparée, lady Insley fixait sur lord Riverton un regard égaré.
— Il... Il vous a raconté..., balbutia-t-elle.
— Par le menu, baronne. L'aventure ne m'a pas étonné, puisque je fréquente M. Fitzwilliams depuis
son passage à Oxford. Sa réputation d'excellent camarade n'est plus à faire, et ses cadets savent de
quel secours peut être sa protection. Je me réjouis que votre fils en ait bénéficié. Mais je vous
ennuie de mon bavardage, pendant que les dames sont en quête de cavaliers. Laissons ces jeunes
gens à leurs devoirs, baronne, et souffrez que je vous accompagne jusqu'au salon où tintent les
cristaux...
Lord Riverton offrit son bras à lady Insley, qui dans un premier temps demeura immobile, écartelée
entre deux exigences contradictoires : céder aux instances de son fils et à l'autorité de l'homme
d'Etat, et se prémunir contre l'indignation des mamans qui ne supporteraient pas qu'on fasse entrer
le loup dans la bergerie.
Trop pusillanime pour tenir tête aux deux hommes, elle se résigna à la capitulation.
— Monsieur... Monsieur Fitzwilliams, murmura-t-elle en esquissant un imperceptible salut, je
crois... que je vais prendre un verre de punch, conclut-elle en s'agrippant au bras de Riverton, telle
une naufragée se faisant d'une épave flottante une planche de salut.
Bien que Teagan ait en effet rencontré lord Riverton dès son séjour à Oxford, et à plusieurs reprises
chez des amis ou dans des clubs, il s'étonnait de la sollicitude tout à fait inattendue dont il venait de
bénéficier. En manière de tacite gratitude, il le salua d'un bref mouvement de tête, auquel son aîné
répondit par un clin d'oeil parfaitement incongru en un tel lieu, avant d'emmener l'infortunée lady
trouver son réconfort dans les rafraîchissements.
— Je ne vous savais pas si lié avec Riverton, s'étonna Insley.
— Moi non plus, répliqua plaisamment Teagan.
Il s'interrogeait en effet sur les raisons de cette surprenante intervention. Mais une autre pensée le
préoccupait tout entier : une fois entré dans la place, il pouvait solliciter une présentation. Revoir
lady Mystère, lui adresser la parole, quelle félicité en perspective !
— Insley, n'avez-vous pas remarqué en entrant une dame brune et svelte ?
— J'en ai remarqué plusieurs, mon cher.
— En robe de satin doré, le visage en forme de cœur, de très grands yeux ?
— Ce doit être lady Arnold. Ravissante, n'est-ce pas ?
— Ravissante, c'est le mot. Me ferez-vous la faveur d'une présentation ?
— Si vous ne craignez pas les griffes de son chaperon...
— J'aurai tous les courages, déclara Teagan en ouvrant la marche.
Après avoir traversé plusieurs salons, ils trouvèrent lady Arnold en conversation avec une dame aux
grands airs et un personnage affable, un peu grisonnant.
Teagan la vit se raidir à son approche. Il fit un instant halte, en maudissant une fois de plus sa
détestable réputation, car pour cette fois la belle ne souriait pas. L'inquiétude rendait son regard
incertain, et la pâleur envahissait son visage. Teagan sentit une douleur poindre dans son cœur. Il
devait la rassurer.
Vue de près, lady Arnold était plus séduisante encore. La couleur chaude de sa robe mettait en
valeur la fraîcheur de son teint, et son abondante chevelure sombre se trouvait relevée en boucles
assez savamment agencées pour donner l'illusion de la simplicité. Les manches très courtes de sa
robe dévoilaient l'élégante minceur de ses bras, et le décolleté faisait apparaître la naissance des
seins ronds et fermes.
Cet épiderme délicat et soyeux, ces globes si pleins et si sensuels, Teagan les avait caressés, baisés
de ses lèvres et de sa langue, goûtés avec gourmandise. A leur vue, à ce souvenir, un désir fou
l'embrasa. L'espace d'un instant, il éprouva l'envie d'arracher lady Arnold à son entourage pour
l'emmener, seule, dans les jardins, ou dans quelque chambre accueillante.
Profondément troublé par la violence inattendue du désir qui l'obsédait, Teagan s'avançait vers elle,
tel un oiseau fasciné. Impatient d'apaiser ses craintes, il exhorta du geste Insley à faire les
présentations.
— Sir William, mesdames, quel plaisir de vous voir parmi nous ! Lady Farrington, je pense que
votre charmante cousine ne connaît pas encore mes amis. Permettez-moi de lui présenter l'un de
ceux qui me sont les plus chers, monsieur Fitzwilliams.
Teagan ne put s'empêcher de manifester d'un sourire ironique son amusement. Lady Farrington,
consternée, semblait du regard lancer un appel de détresse à sir William, dont les sourcils se
fronçaient prodigieusement. L'un et l'autre se scandalisaient de sa présence, mais le rang de Holden
Insley, fils de la baronne, leur interdisait toute protestation.
Lady Farrington dut s'éclaircir à plusieurs reprises la gorge avant de s'exprimer.
— Mais... euh... b... bien sûr, lord Insley.
Cette longue hésitation, ce bégaiement constituaient des insultes qui pour être prévues n'en étaient
pas moins cuisantes. Mais l'attitude de lady Arnold dissipa d'un coup l'amertume de Teagan. Après
avoir repris son souffle, comme si elle venait de retenir sa respiration, elle lui sourit.
Ce sourire fut comme la caresse d'un premier rayon de soleil au printemps, après les frimas d'un
trop long hiver. Pétillant d'allégresse, Teagan salua avec grâce.
— Lady Arnold, votre présence confère à Londres un charme si nouveau que je salue en vous son
enchanteresse.
Elle le salua d'une courte révérence, en murmurant timidement son nom. Pour que Teagan entende
sa voix, pour qu'il éprouve sur son bras l'effleurement de cette main fine, il devait absolument
surprendre la vigilance de ses gardiens courroucés, et pousser hardiment l'offensive.
— Vous visitez Londres pour la première fois, poursuivit-il sans désemparer. Voulez-vous faire en
ma compagnie quelques pas dans les salons, lady Arnold ? Il est si rare de recueillir des impressions
nouvelles, dans cette société que rien n'étonne !
Il lui présenta son bras. Visiblement outrée, lady Farrington n'en croyait ni ses oreilles ni ses yeux,
si bien que la stupeur la paralysait. Lady Arnold, étonnée et confuse, semblait hésitante.
— S'il vous plaît, ajouta Teagan en passant soudain du badinage mondain à la prière, attendrissant
de douceur et de sérieux.
Les yeux dans les siens, elle le fit attendre une seconde, puis d'un geste vif posa la main sur son
bras. Ce contact détermina entre eux une sorte de commotion. Teagan, saisi, dut retenir une
exclamation de surprise, et les doigts de Valeria se crispèrent nerveusement sur le tissu. Leur
émotion réciproque, ils le savaient, naissait d'une réminiscence : l'un revivait l'affleurement de
l'autre, dans le foin.
Sir William, reprenant ses esprits, ouvrit la bouche dans l'intention évidente d'émettre une
protestation indignée. Teagan le prit de court en s'adressant le premier au cerbère officiel qui béait,
muette de saisissement, l'esprit en déroute.
— Ne vous inquiétez pas, madame, les salons de lady Insley sont les plus sûrs qui soient au monde.
Sur cette boutade, il entraîna sans tarder celle qu'il venait, d'une certaine façon, de conquérir. Ils se
déplacèrent d'abord en silence. Incapable d'exprimer des impressions trop intimes pour être
exprimées et des désirs inavouables en public, Teagan devait s'en tenir à dévorer Valeria des yeux.
Elle s'en aperçut lorsqu'elle osa relever les paupières et l'observer en face, dans un salon où la foule
était moins dense.
— Ne me regardez pas ainsi, monsieur FitzWilliams, cela ne se fait pas, murmura-t-elle en toute
simplicité.
Toute autre aurait minaudé. Teagan s'enchanta de sa franchise, et se plut à la taquiner.
— Je vous regarde comment ?
— Comme si vous aviez envie de...
Elle s'interrompit, non pas faute de vocabulaire, mais pour éviter de prononcer les mots qui
s'imposaient.
— Vous savez très bien comment vous me regardez !
— Comment voulez-vous qu'on regarde une dame, lorsqu'elle est la plus belle ?
— Cessez de me dire des choses qui me font rougir, je vous prie. Si vous me mettez en colère, je ne
pourrai pas vous remercier.
— Me remercier de quoi ?
— De votre discrétion. Vous n'avez fait savoir à personne que nous nous étions déjà... rencontrés.
Teagan se rembrunit.
— Ma réputation serait-elle si lamentable ? Imaginiez-vous que j'allais vous mettre dans
l'embarras ?
— Oh non ! s'exclama-t-elle avec une spontanéité rassurante. Comme je ne savais pas ce que vous
alliez dire, je craignais de commettre un impair. Ma cousine Alicia a les nerfs à fleur de peau, et sir
William est doué d'une extrême perspicacité.
Teagan maudit in petto ceux dont Valeria voulait ménager la sensibilité, ou les prétentions.
— S'il se trouvait que l'on fasse allusion à une rencontre antérieure, il vous suffirait de dire que nous
nous sommes vus de loin lors de nos randonnées équestres dans le Yorkshire, sans pour autant avoir
été véritablement présentés.
— Comme vous arrangez les choses ! s'exclama-t-elle avec un petit rire que Teagan trouva
adorable.
— Vous me calomniez, ma chère. N'est-ce pas l'exacte vérité ? La vérité peut servir de paravent au
mystère. N'avez-vous pas pratiqué cet art, dans votre enfance ? A moins que vous n'ayez été une
petite fille modèle...
— Pas le moins du monde ! dit-elle en riant. Mais si utile que soit le don de dissimulation, j'en étais
déjà si dépourvue que c'est ma franchise qui me valait une relative impunité. Une faute avouée à
mon père me valait son indulgence. Il aurait aussitôt percé à jour une affabulation, tant je suis
maladroite. On dit que vos talents en ce domaine sont prodigieux.
— On le dit en effet, reconnut Teagan. Parmi les bonnes âmes qui hantent ces salons, il n'en est
aucune qui ne souhaite voler à votre secours pour vous prévenir du risque que vous encourez en
prêtant l'oreille au langage double d'un traître patenté.
Valeria, soudain consciente de susciter en effet la curiosité, jeta rapidement sur les témoins un
regard circulaire.
— Je crois comprendre que vous avez des détracteurs, et que certaines personnes estiment votre
présence indésirable dans les réunions un peu collet monté, comme celle-ci.
— C'est vrai, dit-il avec cette fois une nuance de regret dans la voix. Je suis censé compromettre les
réputations. Quelques pas dans les salons ne sauraient mettre en danger la vôtre, d'autant qu'en la
personne de lady Farrington votre chaperon vous assure une garantie véritablement incontestable.
D'un geste, elle lui fit part de son désaccord.
— Pourquoi tentez-vous de me faire douter de votre qualité d'honnête homme ? Votre attitude, ce
soir, aussi bien que... naguère, tout concourt au contraire à en faire la démonstration. Aussi bien ne
suis-je pas pusillanime au point de frissonner au moindre soupçon de médisance. J'avoue pourtant
que l'art de tromper son monde ne manque pas d'attraits. Il faudra que je m'y essaie.
Emu quoi qu'il en eût d'entendre lady Arnold prendre sa défense, Teagan se laissa aller à lui adresser
un regard dont il se hâta de corriger la tendresse en y associant un sourire ironique.
— Restez vous-même, je vous en prie. Votre franchise et votre droiture sont qualités trop rares...
Les yeux dans les yeux ils se turent quelques instants, enchantés l'un de l'autre. Valeria rompit le
silence d'un petit rire embarrassé.
— Ne vous méprenez pas, murmura-t-elle, je ne suis pas une sainte. J'ai mon franc-parler, je vous
l'accorde, à cause peut-être de mes années d'enfance, en Inde. Je n'avais plus de maman et mon père
nous élevait, Elliot et moi, dans une sorte de discipline militaire.
Teagan l'écoutait, en déplorant à part lui que la conversation ait pris un tour aussi sérieux. Sa
légèreté, son humour lui faisaient pour cette fois défaut. Ne sied-il pas d'égayer les dames, de les
faire rire, lorsqu'on veut leur plaire ? Allait-il gâcher cette occasion véritablement unique de passer
avec lady Arnold quelques instants charmants ? Car cet épisode ne pouvait avoir de lendemain.
Lady Farrington ne se laisserait pas surprendre deux fois, et le distingué sir William mûrissait sans
nul doute quelque funeste plan de dissuasion.
— Vous ne m'avez pas encore donné vos premières impressions de Londres, fit-il observer. Comme
vous avez longtemps vécu en Inde, notre cité vous semble sans doute bien terne.
Au lieu des généralités d'usage en pareil cas, il eut le plaisir d'entendre une réponse personnelle et
complète.
— Eh bien, la vie sociale suppose beaucoup de contraintes, mais la ville elle-même recèle des
merveilles dont je n'ai malheureusement vu que les plus évidentes, si l'on peut dire. Je me suis
procuré un plan de manière à visiter les sites vantés par mon frère, mais ils me sont inaccessibles.
Une femme du monde ne peut sortir seule, paraît-il, mais ma vieille gouvernante claudique, et la
femme de chambre que m'a donnée ma grand-mère ne sait pas faire un pas. Ne parlons pas de ma
cousine, qui n'estime dignes de sa présence que les abords de Mayfair et les magasins de Bond
Street...
— Et quels sont ces sites recommandés par votre frère ?
Elle lui jeta un regard défiant, comme si elle le soupçonnait de vouloir se moquer d'elle. Intrigué par
une telle réserve, Teagan insista.
— Ne me cachez rien, dites-moi votre secret. Croix de bois, croix de fer, je n'en soufflerai mot à
personne.
Il la vit sourire, et s'en trouva une fois encore réconforté.
— Il faut me promettre de ne pas rire !
— C'est juré, fit Teagan en fronçant les sourcils, la main sur le cœur.
— Je voudrais voir les quais de la Compagnie des Indes occidentales, les quatre écoles de droit,
Saint-Paul un jour de semaine, pour pouvoir grimper à la galerie des Murmures, et puis la Tour et le
vieux pont de Londres. Je sais que les personnes véritablement bien élevées ne fréquentent pas les
lieux où l'on travaille et où l'on étudie, et que vers l'est de la ville ils ne dépassent guère Covent
Garden. Et puis les dames ne sauraient gravir des escaliers de pierre, sans tapis. Mais voyez-vous, je
me sens démodée, irrévocablement, conclut-elle en faisant la moue...
— Parce que vous voulez connaître la ville dans ce qu'elle a de véritable ?
Le visage un peu boudeur de Valeria s'éclaira d'un sourire.
— Je trouve enfin quelqu'un qui accepte de me comprendre !
— Bien sûr, et j'entends bien...
Mais il dut s'interrompre. La promenade se terminait.
Lady Farrington, en émoi, reprenait possession de sa protégée en manifestant tous les symptômes
d'une défaillance imminente, tandis que sir William s'interposait héroïquement, faisant de son corps
un obstacle infranchissable.
Le rêve se brisait. Teagan éprouva une étrange déréliction. Il se sentait seul, privé de tout espoir, de
toute lumière. Bien qu'il fût aguerri aux mesquineries et aux humiliations, il ne put pour cette fois
paraître insensible à ce qu'il percevait comme une douloureuse injustice. Par pure provocation, car il
savait son offre irrecevable, il tint à achever sa phrase, au risque du ridicule.
— Je connais parfaitement la ville, lady Arnold, et je vous ferai visiter tout ce...
— C'est très aimable à vous, monsieur Fitzwilliams, siffla lady Farrington entre ses dents, mais lady
Arnold est... est...
— Beaucoup trop occupée, compléta sir William. Je l'accompagne d'ailleurs en quelque endroit
qu'elle le souhaite.
— A moins que je ne sois trop occupée, glissa Valeria. Sir William, connaissez-vous les quais de la
Compagnie des Indes occidentales ?
— Les quais ? s'étonna sir William avec une grimace de répulsion, quel endroit répugnant ! Je ne
sais ce qu'a pu vous en dire M. Fitzwilliams, mais aucun homme bien né ne s'y risquerait, à plus
forte raison une dame !
— Vraiment ? Mon frère Elliot en faisait cependant grand cas, puisqu'il m'avait chaudement
recommandé d'aller en respirer l'atmosphère. En conséquence, conclut-elle en toisant d'un œil
impérieux ses deux anges gardiens, j'accepte volontiers la gracieuse invitation de monsieur
Fitzwilliams. Il sera dans Londres mon cicérone.
— Valeria ! glapit lady Farrington.
Comme épouvantée par sa propre voix, elle baissa soudain le ton, mais ce fut pour s'exprimer avec
une véhémence passionnée.
— Ce serait trop... d'imprudence, ma chère, cela ne se fait pas ! Pas du tout !
— Absolument pas, confirma sir William avec la plus énergique des convictions.
— Vraiment ? répliqua la principale intéressée d'une voix si coupante et si glaciale que ses
adversaires en restèrent cois. L'un de vous peut-il justifier son objection ? Pourquoi le savoir-vivre
m'interdirait-il de me rendre en plein jour, avec ma bonne, dans tel ou tel lieu public, en compagnie
d'une personne que le fils de notre hôtesse vient de me présenter comme l'un de ses amis ?
Teagan sourit en secret de ce défi, qui pour être relevé aurait supposé sa propre mise en cause,
inconcevable en sa présence, ou pire encore celle de lady Insley.
— Eh bien... Je sais..., bafouilla le chaperon.
— Nous reparlerons de tout cela plus tard, déclara sir William en jetant à Teagan un regard assassin.
Machiavélique et triomphante, Valeria força le barrage que lui opposait sa cousine pour donner à M.
Fitzwilliams sa main à baiser.
— Eh bien, disons... demain matin, cher monsieur. Je demeure chez lady Winterdale, à Grosvenor
Square. Je compte sur vous.
— Euh... oui, madame, balbutia Teagan, qui n'en croyait pas ses oreilles et n'en avait jamais tant
espéré.
— A demain donc.
— Merci, madame. Je vais compter les instants qui me séparent de cette heureuse rencontre.
Comme il avait repris ses esprits, son intonation redevenait mondaine et précieuse, proche du
marivaudage.
— J'aimerais vous croire, mais j'en doute, vil flatteur, répondit Valeria dans le même registre.
Sur ces mots, elle l'abandonna, et adressa à ses deux cerbères désolés le sourire le plus mutin du
monde.
— C'est pourtant vrai, murmura Teagan, alors qu'elle avait déjà le dos tourné.
Il s'étonna de sa propre sincérité et demeura un moment immobile, en suivant des yeux la silhouette
de lady Arnold, qui se perdait dans la foule. Comprenait-elle la gravité de sa démarche ? Non
contente de s'opposer à son chaperon, elle choisissait de se faire accompagner par une sorte de
proscrit.
Emerveillé de l'aventure, il se mit en quête de Holden Insley et en sa compagnie fit à la baronne
l'insigne plaisir de prendre congé sans qu'elle eût à déplorer quelque scandale. Dehors, il déclina
l'offre de son jeune ami, et le laissa se rendre seul au club, en promettant de l'y rejoindre.
Avant de se consacrer à son art, il lui fallait de la solitude, et du silence, pour fixer dans sa mémoire
en les revivant les moments exceptionnels qu'il venait de passer en compagnie de lady Arnold. Par
quel miracle se sentait-il si impérieusement attiré par cette femme dont la simplicité semblait le
principal attrait, dans un monde d'extrême sophistication ? Au bal de lady Insley, les reines de la
mode brillaient d'un autre éclat. Aucune ne possédait ce charme.
Leur entente physique avait été immédiate, si parfaite que Teagan en conservait l'ardent souvenir.
Mais dans le caractère de cette veuve si particulière, quelles vertus le séduisaient ? L'indépendance
sans doute, l'instinct de liberté, qui incitait la belle Valeria à choisir en toute circonstance le chemin
qu'elle voulait prendre. Sa sincérité, son honnêteté intellectuelle, aussi. Par une paradoxale
ressemblance, elle lui rappelait la littérature ancienne qu'il chérissait à Oxford, à la fois très
lointaine, et si familière qu'elle hantait sa vie quotidienne. Une femme hors de son temps, détachée
de son milieu, indifférente aux caprices de la société ou de la mode. Le temps pour elle n'existait
pas.
Seul dans la rue déserte, Teagan s'égaya soudain de sa propre folie. Sans doute avait-il rencontré
lady Arnold dans des circonstances exceptionnelles, magnifiées par le souvenir et par une période
de malchance propice aux nostalgies de toutes sortes. Demeurant une inconnue, le souvenir la parait
de tous les attraits. Une fréquentation plus assidue révélerait nécessairement une femme semblable à
toutes celles qu'il connaissait dans le monde, semblable aux hommes, bien sûr, égoïstes,
superficiels, amusés par la faconde et l'humour d'un habile amuseur.
Au fond de son cœur, quelque démon s'insurgeait contre ce pessimisme, mais il lui imposa le
silence. Pour s'être laissé jadis prendre au piège de la séduction, il se trouvait méprisé, et proscrit.
C'est pour mieux comprendre ses propres élans qu'il allait faire la cour à cette femme qui exerçait
sur lui un si vif attrait. Il allait donc ce soir renoncer au jeu, de manière à se présenter le lendemain
matin frais et dispos chez lady Winterdale.
Un sourire amer aux lèvres, il abandonna aussitôt que prise cette raisonnable résolution, et se
dirigea vers le club. S'il fallait en croire la réputation de cette vieille dame tyrannique et confite en
moralité, la seule pensée de la jeune veuve errant sur les quais de la Tamise ou escaladant les 259
marches de la galerie des Murmures à Saint-Paul en compagnie d'un débauché notoire lui serait
funeste.
Peut-être un majordome allait-il lui claquer la porte au nez. Il tiendrait néanmoins sa promesse, et
offrirait ses services à lady Arnold, qui dûment chapitrée les refuserait sans doute, bien convaincue
qu'un Teagan Fitzwilliams appartient décidément à l'espèce des personnes infréquentables.

7.

Alors que les sanglots d'Alicia Farrington se prolongeaient en gémissements déchirants, de


violentes protestations venues des profondeurs du corridor vinrent s'y combiner. La comtesse
indûment réveillée venait ajouter à la cacophonie ambiante.
— D'où sortent ces braillements, ces clameurs ? Qui ose troubler mon sommeil ?
Valeria, qui depuis plusieurs minutes rongeait son frein en combattant des pensées homicides, se
pencha sur le corps prostré de son chaperon, qui paraissait en proie aux affres d'une agonie
bruyante.
— Cousine Alicia, calmez-vous, taisez-vous, voyons ! Vous avez réveillé la comtesse !
Les râles qu'émettait lady Farrington s'interrompirent net, et ses yeux révulsés reprirent une position
qui laissait supposer un regain d'intelligence. Elle assimilait l'information. Sans doute aussi
reprenait-elle conscience du cataclysme qui venait de détruire toutes ses certitudes, car un rictus
désespéré déforma son visage.
— C'est la faute de ce monstre, de ce scélérat ! Le malheur est sur nous, je n'en puis plus, je défaille,
au secours !
Valeria entreprit de frotter énergiquement les mains froides et décolorées de sa cousine, dont le
malaise, pour excessif qu'il fût, n'était pas feint. En relevant les yeux elle vit sa grand-mère
d'adoption, en bonnet de nuit, qui contemplait la scène avec réprobation.
— Voilà bien du nouveau, maugréa la comtesse. Cette sotte engeance s'épouvante d'un rien. La
voilà qui défaille pour de bon, ce qui la dispense de me donner les explications...
— Grand-mère ! s'écria Valeria, je vous vois debout, à cette heure !
— Tu me vois trop souvent endormie en plein jour, fit observer la comtesse. Appelle la bonne de
cette mauviette, et viens m'expliquer le drame. Une sottise, sans doute, comme d'habitude.
Saisie d'une sollicitude soudaine, Valeria répugnait tout à coup à abandonner son chaperon à sa
pâmoison.
— Mais il faut qu'elle respire des sels...
— Sa bonne y pourvoira, elle en a l'habitude, dit lady Winterdale en allant tirer le cordon de la
sonnette.
De mécontentement, Valeria se mordit la lèvre. Non contente de transformer en scandale à grand
spectacle un épisode qui n'appelait tout au plus que quelques commentaires malveillants, lady
Farrington venait d'alerter la comtesse, qui malgré son dynamisme de façade avait connu deux jours
plus tôt une défaillance si sérieuse que son médecin lui ordonnait de garder la chambre durant toute
une semaine.
— Faites-moi plaisir, ladymamie, remettez-vous au lit. J'irai vous dire bonsoir dès que ma cousine
sera installée dans le sien, sous la surveillance de sa bonne.
— Pour un peu, tu me taxerais d'impotence, protesta la vieille dame. C'est entendu, j'obéis de ce
pas. Mais à condition que tu m'apportes une larme de mon cognac préféré.
Son attitude résolue excluait toute discussion. Sans doute resterait-elle plantée sur place en cas de
refus.
— Puisqu'il le faut, je cède au chantage, dit Valeria. Ne vous attardez pas !
La douairière, appuyée sur sa canne, sortit dignement. Dès qu'avec l'aide de sa femme de chambre
attitrée lady Farrington eut été ramenée à la conscience, conduite dans sa chambre et bordée dans
son lit, Valeria se hâta de rejoindre lady Winterdale, munie d'un plateau supportant non pas un mais
deux verres, l'excès d'émotions justifiant à son avis le recours à quelque euphorisant.
Elle trouva sa grand-mère allongée sur son sofa, près de la cheminée.
— Donne-moi du cognac, assieds-toi et ne me cache rien !
Valeria s'attarda à servir avec une extrême parcimonie, en prenant mille précautions, de manière à
préparer soigneusement sa réponse.
Sans doute était-il préférable de ne dissimuler aucune circonstance. Lady Winterdale, très au fait de
tous les événements extérieurs, ne manquerait pas d'entendre dès le lendemain les comptes rendus
les plus détaillés que ne manqueraient pas de faire à la comtesse ses nombreux informateurs
mondains. Et comme Valeria l'avait dit à Teagan, elle n'excellait pas dans l'art de la dissimulation.
— Ce soir, dit-elle en présentant son verre à sa grand-mère, j'ai fait une rencontre que ma cousine
estime... déplaisante.
— Déplaisante au point de la faire défaillir, le mot est faible, il me semble. Eh bien, cette rencontre,
quel est son nom ? Au diable les devinettes !
— Lord Insley m'a présenté M. Teagan Fitzwilliams, un monsieur dont ma cousine m'a expliqué
dans la voiture, au retour, qu'il vaut mieux ne pas connaître.
— Fitz le séducteur de ces dames ! s'exclama la comtesse en éclatant de rire. Il y a de quoi
s'émouvoir, en effet. Par quelle aberration lady Insley l'a-t-elle admis chez elle ?
— Je n'en sais rien, ladymamie. C'est le fils de la baronne qui m'a présenté ce monsieur, auquel pour
ma part je ne trouve rien à reprocher. Il m'a semblé charmant.
— C'est le moins qu'on puisse en dire. Charmant, il l'est sans doute, au point de traîner tous les
cœurs après soi, comme dit le poète, ou plutôt de mettre en transe les femmes qui ne songent qu'à...
disons qu'à se distraire. C'est un fripon, la coqueluche de ces dames, un coquin, ma petite ! Un tel
individu, cela ne s'invite nulle part. Comme je regrette parfois de ne plus sortir ! J'aurais aimé voir
la tête des gens.
Elle resta un moment rêveuse et souriante, comme perdue dans une amusante contemplation. Une
pensée la préoccupa soudain.
— Alicia s'est-elle trouvée mal en public ?
— Non, rassurez-vous, grand-mère, du moins... pas tout à fait. Sir William a dû la soutenir jusqu'à
un siège, ce qui naturellement a suscité la curiosité des témoins. Je voulais l'emmener dans le salon
des dames pour qu'elle s'y remette de ses émotions, mais elle a préféré quitter immédiatement le bal.
Si M. Fitzwilliams a mauvaise réputation...
— Une réputation exécrable.
— ... je crains qu'en se livrant à cette démonstration ma cousine ait donné à l'incident un éclat
particulier. Il serait resté anodin, si cette retraite précipitée ne lui avait donné de l'importance.
La comtesse hocha la tête, résignée.
— Cette pauvre Alicia n'a jamais eu une once de bon sens.
Pensive, elle prit un peu de cognac. Au moment même où Valeria se félicitait d'en avoir fini avec le
compte rendu de la soirée et de ne plus avoir à craindre un supplément d'enquête, elle se trouva
prise de court par une question embarrassante.
— Et que s'est-il passé, dis-moi, après cette présentation ? Ne me dis pas que ce discutable
personnage a eu l'audace de t'inviter à danser !
— Non, en effet. Nous avons fait le tour des salons, en bavardant de choses et d'autres. Il s'est
intéressé à mes impressions sur Londres, puisque j'y suis nouvelle venue.
— Le tour des salons... L'a-t-il fait avec d'autres dames de l'assistance ?
— Je n'en sais rien, répondit Valeria en contemplant le fond de son verre... Dès qu'il s'est éloigné,
j'ai dû m'occuper d'Alicia.
— Résumons-nous. Un fieffé chenapan, le plus charmeur qui soit, s'immisce dans une réception où
il n'a pas sa place, resquille une présentation et s'exhibe en ta seule compagnie.
— Je ne sais pas, grand-mère. Peut-être a-t-il bavardé et dansé avec des dizaines de personnes !
— Lady Insley ne l'aurait pas permis. Son dadais de fils a sans doute servi de caution à Teagan
Fitzwilliams, mais telle que je la connais elle a dû l'inviter assez vite à prendre la porte. Par sa seule
présence, un tel individu compromet les réputations les mieux établies !
La comtesse se tut, et scruta pensivement le visage de Valeria, qui de toutes ses forces s'interdisait
de rougir.
— Cette aventure ne me semble pas très claire, reprit lady Winterdale après un moment de silence.
Teagan Fitzwilliams ne s'intéresse d'ordinaire qu'aux femmes les plus brillantes, les plus célèbres
par leur beauté et leur fortune... Tu ne manques sans doute pas d'attraits, mais je m'étonne qu'au
cours d'une intrusion nécessairement brève dans une soirée particulièrement fermée il ait pris de
temps de solliciter une présentation et de te consacrer des moments qu'il aurait pu mettre à profit
pour parader devant les vedettes qu'il ne voit d'ordinaire qu'en compagnie plus restreinte. A mon
sens, il te connaissait déjà, d'une façon ou d'une autre. L'avais-tu rencontré auparavant, ma chère
enfant ?
Valeria, contrariée, se sentit atteinte d'une crispation douloureuse. Allait-elle accepter de répondre
niaisement, à la manière d'une petite sotte ? En qualité d'adulte, elle n'avait de compte à rendre à
personne. Fort heureusement, elle se souvint des recommandations faites deux heures plus tôt par
M. Fitzwilliams en personne.
— Nous n'avions pas fait connaissance à proprement parler, dit-elle aussi tranquillement qu'elle le
put. Il a participé à une partie de campagne aux environs d'Eastwoods, il y a quelques mois. Nous
nous sommes vus de loin à l'occasion de sorties à cheval, mais nous n'avons jamais été présentés
dans les règles.
La comtesse poursuivit sans désemparer son observation attentive du visage de Valeria, dont les
joues devenaient brûlantes.
— Tu es veuve, et tes affaires ne me regardent pas, je ne veux rien en savoir. Mais des
comportements qui à la campagne passent inaperçus, et restent donc sans importance, sont
inadmissibles à Londres, où les membres de la bonne société ne cessent de s'épier mutuellement, en
quête permanente de médisance. Connaissance ou pas, si cet individu avait l'audace de se présenter
à notre porte, il est donc absolument exclu qu'il la franchisse.
Valeria rougit de plus belle, mais délibérément cette fois, car une vertueuse révolte l'animait.
— C'est impossible, grand-mère.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que M. Fitzwilliams m'a aimablement proposé de me faire visiter les lieux qui
m'intéressent à Londres, et que j'ai accepté avec reconnaissance cette proposition. Je l'attends
demain matin.
Au cours du silence prolongé qui suivit cette déclaration, Valeria se prépara à essuyer le courroux
qui sans nul doute allait emporter lady Winterdale, lorsqu'elle retrouverait l'usage de la parole.
Contre son attente, c'est dans un murmure que s'exprima la consternation de la vieille dame.
— Serais-tu folle, ma pauvre enfant ? A peine ta réputation commence-t-elle à s'établir que tu la
ruines, irrémédiablement !
— Soyez raisonnable, ladymamie ! Comme vous l'avez rappelé, je ne suis pas une débutante. Ce
soir, M. Fitzwilliams aurait pu me mettre dans l'embarras en rappelant son passage dans le
Yorkshire. Il n'en a rien fait, et s'est astreint à une présentation conventionnelle. Remarquez au
passage qu'au moment où nos chemins se sont croisés, à la campagne, j'étais seule. Il aurait pu
abuser de la situation, s'il méritait véritablement la réputation de voyou qu'on lui a faite. Tout au
contraire, il m'a semblé très courtois.
— Je vois cela d'ici, ironisa la comtesse. N'essaie pas de me leurrer, ma belle. Malgré mon grand
âge, je me souviens parfaitement de l'espèce de... fascination qu'un personnage de cet acabit peut
exercer sur une jeune femme. Mais l'enjeu pour cette fois est trop grand. Qu'importent quelques
heures ou quelques jours de fredaine. Il s'agit maintenant de ton avenir. Comment veux-tu retenir
l'attention d'un parfait honnête homme, de sir William par exemple, si tu t'affiches en compagnie
d'un vaurien patenté ?
Valeria dut prendre une profonde inspiration pour conserver son calme.
— En ce qui concerne sir William, dit-elle d'une voix ferme, je lui reconnais volontiers toutes les
qualités du monde. S'il désirait m'associer à ses projets, ce dont il ne m'a jusqu'à présent fait part en
aucune manière, je ne suis pas certaine d'entrer dans ses vues. Je ne vois d'autre part aucune raison
de battre froid à une personne qui m'a été présentée dans les formes, dont l'attitude à mon égard n'a
rien de critiquable, et dont le seul tort est d'avoir jadis fait naître de confuses rumeurs.
— De confuses rumeurs ? s'emporta la comtesse. Puisqu'il te faut des détails, en voici : à Oxford, il
a séduit la bru du doyen, qui était aussi le directeur de ses études. Pour un peu, ils s'enfuyaient
ensemble !
— Histoire banale, dont j'ai connu plusieurs exemples dans les garnisons, en Inde, dit Valeria avec
l'assurance d'une observatrice professionnelle que rien des turpitudes conjugales n'étonne. Un
garçon de seize ou dix-sept ans, une femme plus âgée qui s'ennuie en compagnie de son vieil époux.
C'est la femme qui séduit avant de se faire pardonner, et le jeune conscrit se trouve exilé dans la
jungle lointaine.
Peut-être impressionnée par ce parallèle saisissant, lady Winterdale, arquant les sourcils et hochant
la tête, se livra à une mimique éloquente qui exprimait une admiration étonnée.
— Dans la jungle, vraiment ? Quel dommage ! Mais il se trouve que dans la jungle du monde notre
Fitzwilliams a récidivé en détournant de son devoir la belle lady Uxtabridge. On les a vus à Covent
Garden dans une tenue disons... débraillée. Pire encore, ils s'embrassaient dans la loge même de
lord Uxtabridge, derrière son dos ! Cela ne se fait pas.
— Je vous l'accorde, concéda Valeria. Lord Cranston et lady Fellowes, ou encore sir Alewynd et
lady Lydia, qui sont tous mariés par ailleurs, ne se livreraient pas à de telles excentricités. Leur
discrétion est à leur honneur, bien que leurs mœurs aient, elles aussi, quelque chose d'un peu
choquant.
La comtesse, fâchée d'être battue sur son propre terrain, se renfrogna, et lança une contre-offensive.
— Fitzwilliams est le fruit d'une mésalliance, et il gagne sa vie au jeu.
— On ne peut le tenir pour responsable de ses parents, et si j'en crois l'un de mes voisins il n'est
devenu joueur que par nécessité. Un gentilhomme qui ne possède aucun domaine et que sa famille
renie au point de lui couper les vivres n'a pas d'autre recours. Un grade dans l'armée suppose une
mise de fonds, et l'Eglise ne convient sans doute pas à un tel personnage...
— On ne le voit pas évêque, en effet, confirma la comtesse.
— En somme, conclut Valeria, on peut lui reprocher un père irlandais, une liaison précoce et une
maîtresse scandaleuse. A-t-il tué, volé, triché au jeu, commis des escroqueries ? Déshonoré
lâchement quelque chaste pucelle ?
Fascinée par une telle véhémence et mise hors de combat, lady Winterdale écarquillait les yeux.
— Pas que je sache, murmura-t-elle.
— Eh bien, papa, qui s'y connaissait en hommes, disait que seule importait leur valeur personnelle,
et ne tenait pas compte de leurs antécédents. Fitzwilliams, qui est d'ailleurs le petit-fils d'un comte,
serait depuis longtemps pardonné s'il n'était pas le fils d'un Irlandais.
— J'admets les torts de la société, si tu y tiens. On en a mal usé avec M. Fitzwilliams, c'est une
chose entendue. Mais la vie est ainsi faite, mon enfant, tu devrais le savoir. A tort ou à raison, c'est
une réputation détestable qu'on lui a faite. Juger un homme à ses actes, voilà qui va bien sur un
champ de bataille. Se compromettre en recevant un personnage frappé d'ostracisme, c'est renoncer à
un mariage honorable.
En femme sans illusions, Valeria lui sourit.
— En dehors de votre protection, ladymamie, je ne possède rien. Vous m'avez somptueusement
vêtue, et la cousine Alicia me présente dans le monde. Mais aucun prétendant raisonnable, pas
même le distingué sir William, ne se soucie d'une veuve fort ordinaire, qui n'a plus dix-huit ans et
qui ne possède en tout et pour tout qu'un vieux manoir et quelques moutons.
— Pas de fausse modestie, ma fille. Tu n'auras jamais à filer la laine, puisqu'un jour tout ce que je
possède t'appartiendra.
Valeria, qui ouvrait la bouche afin de poursuivre son offensive, oublia de la refermer et resta muette.
Prise de court, désarmée, elle se trouvait incapable d'assimiler l'information. La comtesse leva la
main, en un geste désabusé.
— Voilà, je t'ai tout dit, poursuivit-elle. Je ne voulais en parler que plus tard, pour que personne n'en
sache rien. Rien de tel qu'une pareille information pour ameuter les chasseurs de dot qui sévissent à
Londres.
— Vous plaisantez, sans doute, balbutia Valeria. Je n'appartiens pas vraiment à votre famille, qui
doit...
— La fortune d'Alicia lui suffit amplement. Il me reste je crois des petites-nièces et des petits-
neveux plus sots et plus indifférents les uns que les autres. Et puis il y a la veuve de mon petit-fils,
loin d'être sotte, et si affectueuse qu'elle ne craint pas de m'apporter la contradiction, ce qui m'aide à
vivre. Si tu savais comme ta présence m'est chère, mon enfant... Tu me donnes parfois des inquiétu-
des, mais la vie est ainsi faite, n'est-ce pas... J'aimerais te voir établie. Mariée ou non, j'aimerais tant
mourir en sachant que tu seras heureuse...
Elle se tut, et son regard se fit lointain.
— ... heureuse comme je le suis depuis ton arrivée, ma fille...
La gorge nouée, Valeria prit dans les siennes la main presque diaphane de la comtesse.
— Moi aussi, ladymamie, je suis heureuse auprès de vous. Vous êtes si bonne...
— Raison de plus pour te montrer raisonnable, enchaîna la comtesse avec une vivacité et une
énergie qui apparaissaient comme un repentir, après ce moment d'abandon. Par conséquent, lorsque
ce Teagan Fitzwilliams se présentera chez nous, il faudra l'éconduire.
Valeria esquissa une protestation que lady Winterdale interrompit d'un geste.
— Ne perds pas ton temps et ton souffle à tenter de me faire croire que ton caractère exceptionnel te
rend insensible à son charme. Il m'est arrivé de rencontrer ce garçon quelque temps après son
éviction d'Oxford. Sous les feux de son regard fascinant, car il est fascinant, ne prétends pas le
contraire, toute femme bien constituée perd immanquablement la tête, et jette par-dessus les
moulins son bonnet, et le reste. Bon sang, ma fille, après qu'un brave garçon t'a brisé le cœur, il ne
sera pas dit que je t'ai fait venir à Londres pour qu'un mauvais sujet le brise à son tour !
— Mon cœur n'a rien à voir en cette affaire, affirma Valeria.
— Je n'en doute pas un instant, rétorqua la comtesse, mais il est tout aussi indéniable que les
femmes les plus raisonnables s'exposent à la démence lorsqu'elles fréquentent un tel diable
d'homme. Mais trêve de bavardage. Je renonce à lui interdire l'accès de ma maison. Tu trouverais le
moyen de le voir en secret, ne fût-ce que pour le plaisir de la désobéissance.
— J'espère ne pas avoir l'esprit étroit à ce point !
— Vois comme tu prends le mors aux dents, jeune pouliche mal dressée ! ironisa lady Winterdale en
éclatant de rire. Tout à fait moi lorsque j'ai fait mon entrée dans le monde, sous le règne de George
II ! Tout ce que je te demande, c'est de bien réfléchir. Sir William est un prétendant idéal. Il
t'apporterait le confort, la stabilité, le plaisir d'éduquer des enfants, et une situation éminente dans la
bonne société. Ne néglige pas ces avantages réels et durables en te laissant éblouir par un
personnage qui peut charmer tes heures pendant huit jours, et qui t'abandonnera à ta solitude et à tes
regrets pendant tout le reste de ton existence. Tu me promets d'y penser ?
Emue et apaisée, Valeria se sentait soulagée.
— Je vous le promets, grand-mère, dit-elle fermement.
— Bien. Laisse-moi maintenant, je me sens lasse.
— N'avez-vous pas besoin de soins ? s'inquiéta Valeria. Faut-il faire venir le médecin ?
— Seigneur, non ! Il me donnerait encore en pâture aux sangsues, qui finiront par épuiser le peu de
force qui me reste. Va te coucher, ma fille, et ne succombe pas à la folie.
— Je vais m'y efforcer, dit Valeria en lui baisant la main. Bonne nuit, grand-mère.
Elle regagna sa chambre, toute baignée encore d'une tendre émotion. La rudesse ordinaire de la
comtesse donnait à ses moments d'abandon une douceur particulière et attachante... Bien
qu'autoritaire et décidée, la vieille dame avait su en quelques semaines trouver le chemin de son
cœur, si bien que l'éventualité de sa disparition en devenait plus douloureuse, et que Valeria
regrettait rétrospectivement de ne pas l'avoir connue plus tôt.
Aussi bien, qu'avait-elle à s'encombrer de Teagan Fitzwilliams ? Les conseils de la comtesse ne
manquaient pas de pertinence. Se laisser éblouir par un charmeur, autant dire se laisser aveugler.
Mais comment visiter Londres ? Hors de Mayfair, une compagnie masculine s'imposait, et sir
William Parham n'avait pas dissimulé son dédain pour certains sites. Valeria s'était d'autre part
appliquée à défendre aux yeux de la comtesse la réputation largement imméritée de Fitzwilliams.
D'une certaine façon réhabilité, le personnage méritait-il encore l'ostracisme ? Non certes, et la
principale intéressée disposait d'assez de bon sens pour ne pas se laisser abuser, et pour éviter de
succomber au charme de l'ensorceleur, si forte qu'en fût la tentation.
A cette pensée, Valeria sentit le désir poindre et l'enflammer.
Non, il n'était pas raisonnable d'envisager une liaison avec M. Fitzwilliams. Voulait-elle, ne voulait-
elle pas se remarier ? Dans l'incertitude, elle ne devait courir le risque d'aucun scandale, afin de
rester libre de son choix.
Mais des relations amicales uniquement consacrées au tourisme urbain, en plein jour, sous l'égide
d'un chaperon domestique, ne devaient pas porter à conséquence. Honni soit l'éventuel prétendant
assez vétilleux pour en prendre ombrage. Aussi bien sa mesquinerie exclurait-elle d'office un
candidat à ce point pusillanime.
Valeria n'allait-elle pas connaître en effet l'indépendance, désormais ? Grâce à la générosité de lady
Winterdale, ne se trouvait-elle pas délivrée des soucis financiers, du recours éventuel à un mariage
de convenance, de toute entrave à la satisfaction de ses goûts ?
Cette considération déterminait sa décision. Demain matin, elle allait recevoir M. Fitzwilliams, lui
exposer ses conditions, et en cas d'acceptation entreprendre avec lui la visite de Londres.
En se mettant au lit, Valeria s'imposa le plus sagement du monde une juste vision des choses. Une
promenade instructive n'implique aucune exaltation particulière. En Teagan Fitzwilliams elle ne
devait voir qu'un Londonien compétent et bien informé.
Si charmeur qu'il fût, à en juger par ses exploits anciens, le solide bon sens dont Valeria disposait lui
éviterait toute faiblesse : une femme raisonnable n'offre pas son cœur à qui n'en est pas digne.

Un peu plus tard, au bien nommé Enfer du Jeu, Teagan abattait sa dernière carte, et sous les
murmures flatteurs ou jaloux de l'assistance empochait un fort appréciable butin.
Rafe Crandall s'étonna de le voir réclamer à un domestique sa canne et son manteau.
— Tu fais Charlemagne, Lahire, tu nous quittes déjà ?
— J'ai pitié de toi, mon cher. Après t'avoir un peu tondu, je laisse ces messieurs achever le travail.
Insley, Markham et Westerley, qui faisaient cercle, saluèrent cette saillie par des rires auxquels le
principal intéressé, sans rancune, joignit le sien.
— Notre Lahire s'est acheté une conduite, annonça-t-il. Il va se coucher avec les poules, je veux
dire avant l'aube, et on le voit, par je ne sais quel mystère, dans les bals de débutante. Bon Dieu,
Teagan, qu'est-ce qui te prend ? Tu vas bientôt nous marcher dessus, jouer les importants ?
— Il aurait du mal, fit Markham. Sa famille y mettrait bon ordre. Le comte son cousin me l'a encore
répété au White, l'autre soir : il lui crache dessus.
Teagan serra les dents.
— Il est des mépris qui honorent, lança-t-il. Si Montford m'estimait, je ne serais qu'une charogne.
— C'est un vrai chacal, en effet, dit Crandall quand l'hilarité générale se fut calmée. A mon avis, il
est jaloux de tes succès avec ces dames. Tu payes... de ta personne. Lui, il doit payer... de sa bourse.
Jeu de mots !
Comme chacun lui frappait l'épaule ou le dos pour saluer l'excellence de cette plaisanterie, il leva en
vainqueur son verre, en jetant partout des éclaboussures.
— J'ai trouvé ! poursuivit-il, décidément en verve. Si notre Lahire part si tôt, c'est pour une femme.
Il est en chasse, notre Lahire ! D'une femme qui se couche tôt ! Honnête, et tout !
Teagan se fit attentif et prudent. Aristocrate vulgaire et ivrogne invétéré, Rafe Crandall ne manquait
pourtant pas d'une certaine finesse, et sa pénétration d'esprit pouvait s'avérer redoutable. Il éluda
vaguement le propos.
— Une fille honnête ? Que veux-tu que j'en fasse ?
— C'est vrai, brailla Westerley en brandissant une bouteille de vin, pas une fille ! Les pucelles, leur
maman les garde, même les bourgeoises ! Si Lahire s'achète une conduite, c'est dans les bras d'une
veuve !
— Je la vois d'ici, ajouta Rafe pour avoir le dernier mot. Des grandes dents jaunes, comme ses sacs
d'or, et tellement affreuse que tous les chasseurs de dot auront rangé leur fusil !
— Lahire ne chasserait pas de ce gibier, fit observer Markham. Il a le goût trop fin, ce me semble.
— Tu as raison, laisse-moi réfléchir, reprit Crandall en imposant le silence, les mains étendues, les
yeux fermés, comme un devin en quête d'inspiration. Voyons... Ne s'agirait-il pas de ma ravissante
voisine du Yorkshire, présentement en résidence chez lady Winterdale, grand-mère de ce pauvre
Hugh qui fait pleurer dans les châteaux et les chaumières ? Ma chère maman trempe son mouchoir
au seul bruit de son nom. Notre Lahire n'a-t-il pas braconné les bois alentour et débusqué la veuve
aux yeux de biche, lady Arnold...
Il se fit un silence. Teagan sut qu'il devait peser ses mots. Il avait tu sa bonne fortune, mais des
témoins venaient de le voir en conversation avec Valeria. Il allait intervenir, lorsque Insley le
prévint.
— Si vous voulez qu'on vous respecte, messieurs, respectez des personnes honorables, en ne les
évoquant pas en ces termes, et en ne les nommant pas, dit-il avec raideur.
— Voilà bien de la délicatesse, railla Crandall, un peu vexé.
— Insley suit encore les conseils de sa bonne, ajouta Westerley. Il s'endurcira.
— Mes braves amis, dit Teagan en bâillant ostensiblement, vos propos ont sur moi un effet
soporifique. Je dors déjà.
Après avoir salué avec une affectation de profond respect, il s'éloigna sans se presser.
Dans la rue, Insley, qui l'avait suivi, lui posa la main sur le bras.
— Je n'ai parlé à personne du bal de ce soir, mais les nouvelles vont vite, et demain tout Londres
sera au courant de cette présentation. Je me permets donc de vous demander...
Il hésitait. Teagan l'encouragea d'un geste.
— ... A l'égard de lady Arnold, quelles sont vos intentions ?
En imagination, Teagan vit une lourde porte qui se refermait devant lui, à son nez.
— Je crois n'avoir aucune intention, dit-il à mi-voix.
— Pardonnez mon indiscrétion. Bonne nuit !
Resté seul, Teagan rentra chez lui à pied, en plein désarroi. Insley n'avait pas tort : sa présentation,
obtenue par une sorte de subterfuge, allait alimenter les rumeurs. Lorsqu'il aurait obtenu
confirmation des premiers échos recueillis, Rafe Crandall allait en faire des gorges chaudes, et toute
la bonne société après lui. En improvisant tout à l'heure la tournée des salons en sa compagnie,
Teagan avait, faute de réflexion, gravement compromis la réputation de lady Arnold.
L'effroi et le désespoir remplaçaient l'enthousiasme naïf qui l'animait quelques heures plus tôt.
Egoïstement, il avait défié la société, refusé pour cette fois de subir un ostracisme qu'il acceptait
d'ordinaire avec une orgueilleuse indifférence. Ce faisant, c'est Valeria qu'il venait d'exposer à la
vindicte générale.
Que la plus sincère et la plus innocente des femmes puisse être en butte à la perversité des ragots,
voilà qui lui semblait intolérable. Lui faire visiter Londres, c'était l'exposer à un regain de
calomnies.
Il se refusait à faire le malheur de sa lady Mystère, de la seule dryade qu'il ait jamais rencontrée.
En ne se présentant pas au rendez-vous qu'elle lui avait fixé, peut-être lui donnerait-il, sans qu'elle
le sache, une véritable preuve d'attachement.

8.

La pendule n'avait pas encore sonné 9 heures que Molly, femme de chambre attitrée de Valeria,
levait les deux mains en l'air, pour signifier l'achèvement de sa tâche. Elle venait en effet de
terminer le boutonnage savant d'une toute récente robe de promenade aux tons très clairs, ce qui
mettait un terme à la première partie de sa mission. Dans la minute qui allait suivre, elle se tiendrait
aux abords du vestibule, le bonnet sur la tête et sa cape sur le dos, prête à servir de caution morale à
sa maîtresse en l'accompagnant dans sa promenade. Dûment chapitrée, elle savait que le gentleman
attendu prendrait sans doute un rafraîchissement au petit salon, et que le départ aurait lieu dans les
délais les plus brefs.
— Ne nous faites pas attendre ! conclut Valeria après s'être assurée que Molly avait compris sa
leçon.
Restée seule, elle s'installa, le guide à la main, dans un fauteuil proche d'une fenêtre qui donnait sur
le jardin, où les crocus et les jonquilles apparaissaient déjà. Dans un état d'intense excitation, elle
feuilleta l'ouvrage, déjà maintes fois lu, à la recherche du but de leur première promenade, les
dimensions de la capitale impliquant des excursions multiples.
A Piccadilly, la galerie égyptienne de Bullock présentait des curiosités africaines et orientales,
parmi lesquelles une étonnante collection d'insectes. Pour en avoir rencontré en Inde d'innombrables
spécimens, Valeria s'en trouvait définitivement blasée. Mais les momies et les vieilles pierres ne
manquaient sans doute pas d'intérêt.
On pourrait aussi faire une halte au manège royal d'Astley, qui jadis avait enchanté Elliot, cavalier
accompli. Lui aussi homme de cheval, M. Fitzwilliams apprécierait sans doute la démonstration.
Valeria s'efforça de chasser de son esprit l'image étonnante de M. Fitzwilliams chevauchant son
étalon noir, image frappante en vérité puisqu'elle venait obnubiler sa réflexion et se superposer au
texte du guide. Sans y avoir pensé auparavant, elle s'agaça de la disposition de la pièce, qui donnait
sur le jardin, et non pas sur Grosvenor Square.
La sottise de cet agacement lui apparut aussitôt. Le temps s'écoule avec la même lenteur en tout
lieu, et sans doute ne tenait-elle pas à ce que son visiteur l'aperçoive en arrivant le nez collé à la
vitre, comme si elle n'avait rien de mieux à faire que de l'attendre.
Son comportement pouvait cependant le laisser supposer. Pour s'occuper, elle reprit sa lecture.
Mais une demi-heure plus tard, après avoir perdu dix fois le fil du texte et relu le même paragraphe
jusqu'à l'écœurement, elle referma l'opuscule. Un coup d'œil à la pendule lui apprit qu'il n'était pas
encore 10 heures.
En soupirant, elle se leva. Une promenade au jardin l'occuperait utilement. Le majordome l'y
trouverait aisément, et elle prendrait plaisir à s'instruire en observant la croissance des plantes, plus
précoce à Londres que dans les frimas du Yorkshire.
Les épaules couvertes d'un châle, les mains équipées de mitaines, elle opéra son inspection et visita
de surcroît les trois serres aussi méticuleusement que possible. Le visiteur ne se manifestait toujours
pas.
Valeria prit place sur un banc et offrit son visage à la caresse du soleil printanier. La matinée se
trouvait maintenant assez avancée pour que la visite fût imminente. En pareille occasion, sied-il de
spécifier une heure particulière ? Elle y penserait.
Sans doute quelque incident retardait-il M. Fitzwilliams. Mais pourquoi ne faisait-il pas porter un
message d'explication ?
Elle fit encore un tour de jardin, plus vite cette fois. A la fin de ce périple, il lui fallut se rendre à
l'évidence : après avoir publiquement bénéficié d'une invitation si hardie que certains s'en
formalisaient, Teagan Fitzwilliams n'en tenait aucun compte, et ne s'y rendait pas.
Victime d'une telle insolence, Valeria aurait dû en concevoir une violente irritation. Mais son cœur
se serrait de tristesse, parce qu'elle faisait le deuil d'un bonheur.
Elle se reprochait cette déconvenue, qui mettait en évidence sa propre faiblesse. Elle avait voulu le
revoir avec une impatience, avec une ardeur qu'il ne partageait pas.
Peut-être s'était-il amusé d'une femme assez naïve pour s'attacher à lui, et assez maladroite pour ne
pas s'en cacher. Sensible pour cette fois à ce que cette découverte avait d'humiliant, Valeria passa
soudain de l'accablement à la révolte.
Lady Winterdale avait raison, bien entendu. Il fallait que Valeria fût folle, en effet, pour scandaliser
ses proches au profit d'un voyou qui la méprisait. Sans doute ne voyait-il dans l'épisode de la veille
qu'une bonne plaisanterie. Un roué s'amuse d'une campagnarde, et pour lui faire sentir sa nullité il la
cloître toute une matinée dans un jardin sans intérêt, ridiculement revêtue de ses plus jolis atours.
Au moins ce dernier détail échapperait-il à l'insolent.
M. Fitzwilliams n'éprouvait sans doute aucun intérêt pour Londres et ses monuments. Il ne serait
pas dit que Valeria serait pour autant privée d'intéressantes découvertes. Choisi parmi le personnel
de la maison, un valet robuste tiendrait lieu d'accompagnateur. En l'occurrence, Molly pourrait peut-
être donner quelque indication utile, formuler une préférence.
Galvanisée par cette décision, Valeria se disposait à aller consulter sa femme de chambre, en même
temps qu'elle la délivrerait d'une longue attente, lorsqu'un jeune domestique vint à sa rencontre.
— Faites excuse, madame, il y a un visiteur pour vous.
Instantanément détendue et euphorique, Valeria sentit monter en elle une bienfaisante allégresse.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle par pure coquetterie, pour ajouter quelque chose au plaisir de la
délivrance.
— Un monsieur, madame. Jennings ne m'a pas dit son nom.
Valeria parvint à ne pas courir. Lorsque dans le petit salon, debout près de la fenêtre, elle aperçut
Teagan Fitzwilliams, les battements précipités de son cœur semblèrent s'interrompre. Le souffle
coupé, elle le vit la saluer, un sourire aux lèvres, sa chevelure fauve dorée par le soleil. Lady
Winterdale avait raison. Il était fascinant.
Il lui fallut cependant reprendre ses esprits, ne fût-ce que pour éviter le ridicule aux yeux du
majordome. Au prix d'une profonde inspiration, d'une crispation des poings et d'une rapide
déglutition, elle parvint à s'exprimer de la façon la plus naturelle.
— Bonjour, monsieur Fitzwilliams. Jennings, faites-nous porter du thé, je vous prie.
Le majordome, qui pinçait les lèvres et semblait ignorer le visiteur, s'inclina avec raideur. Valeria,
que mille émotions absurdes agitaient, lui envia son impassibilité. Il fallait qu'elle se montre
distante, elle aussi. D'une personne qui se présente à une invitation avec un tel retard, on est en droit
d'attendre une explication sérieuse. Elle désigna un siège.
— Asseyez-vous, monsieur Fitzwilliams.
Il fit un pas en avant, leva la main comme pour prendre la main de Valeria, mais se ravisa aussitôt et
battit en retraite.
— Avec votre permission, je n'en ferai rien. A quoi bon s'asseoir pour présenter des excuses ? Mon
retard est impardonnable, je le sais. En fait, j'étais bien résolu à ne pas venir du tout.
La douleur d'une angoisse soudaine se substitua aux émotions qui troublaient Valeria.
— Vous ne souhaitez pas m'accompagner, bien sûr. Je le comprends par...
— Mais si, bien sûr ! C'est mon vœu le plus cher protesta-t-il en souriant avec une chaleur qui
donnait à son regard vert un éclat particulier. Mais, poursuivit-il en s'assombrissant, la réflexion me
commande d'y renoncer. Ce n'est pas raisonnable, voyez-vous. Laissez-moi d'ailleurs vous dire
combien je m'étonne d'avoir été autorisé à pénétrer chez vous. Je m'attendais à voir la porte se
fermer au nez d'un... fâcheux de mon acabit.
Empreinte de légèreté, son intonation excluait toute amertume. Mais Valeria vit en imagination un
pauvre orphelin, puis un jeune homme trop souvent exclu, condamné en mille occasions à ne pas
franchir le seuil des orgueilleux. Elle chassa de son esprit cette vision déprimante.
— Je vous comprends mal, dit-elle. Encore novice en matière d'usages mondains, je crois pourtant
qu'après une présentation faite dans les règles une telle visite a quelque chose de presque
protocolaire...
Il l'interrompit en riant.
— Vous défendez la tradition avec une éloquence digne d'un meilleur sort ! Votre serviteur s'en
trouve exclu, madame. Sa première surprise passée, votre chaperon vous l'a sans doute rappelé : je
n'appartiens pas à la catégorie des personnes qu'une dame de votre rang et de votre réputation peut
fréquenter sans dommage.
— Et moi je ne suis plus une petite fille que l'on doive régenter, répondit fièrement Valeria, et je
choisis librement mes relations !
— Il n'est pourtant pas mauvais de prendre conseil des personnes qui prennent à cœur vos intérêts,
madame. C'est pour cela d'ailleurs que j'ai finalement pris la décision de vous rendre visite ce matin.
Je prends en effet vos intérêts à cœur, et j'estime que la bienveillance dont vous avez fait preuve à
mon égard ne mérite pas l'injure d'une invitation méprisée.
Il ne plaisantait plus. Valeria, tout à l'heure si joyeusement émue, ressentit une sorte d'abattement.
— Alors... Vous renoncez à m'accompagner, murmura-t-elle.
Il détourna les yeux, comme pour ne pas lire sur le visage de Valeria le chagrin que laissait
percevoir son intonation.
— J'ai fait preuve hier soir d'un inexcusable égoïsme, dit-il d'une voix sourde. Si votre innocence en
ce domaine n'était aussi patente, vous sauriez qu'en ce moment même il n'est pas une commère, pas
un oisif, qui ne se demande pourquoi l'illustre Teagan Fitzwilliams s'est ingénié à obtenir sa
présentation auprès d'une jeune veuve récemment installée à Londres. Tel que je le connais,
Crandall, votre voisin du Yorkshire, ne manquera pas d'en tirer des conclusions dévastatrices pour
votre réputation, et se fera un réel plaisir de les faire partager à un public aussi étendu que possible.
Il hocha la tête, pensif et le regard lointain, comme perdu dans la contemplation d'un lamentable
spectacle.
— Fort heureusement, poursuivit-il, la bonne société a la mémoire courte. Si cette malheureuse
présentation n'est suivie d'aucun prolongement et si nous en restons là, la médisance trouvera
ailleurs de quoi se nourrir, et l'effervescence s'apaisera d'elle-même. J'ai donc le regret d'annuler ma
proposition. Vous accompagner, ce serait porter atteinte à votre réputation, qui est parfaite.
Valeria scruta avec intensité le regard de M. Fitzwilliams. Il ne plaisantait pas, il ne tentait pas de la
duper. Il souhaitait bien l'accompagner, mais renonçait à ce plaisir, dans le seul but de la mettre à
l'abri des rumeurs.
Dans son cœur la reconnaissance le disputait à l'admiration. De la façon la plus incroyable, cet
homme pétri de noblesse et de générosité supportait l'injuste ostracisme de l'aristocratie, qu'il
illustrait si dignement !
Enchantée de sa découverte, elle lui sourit avec émotion, chaleureusement, car les âmes simples
trouvent du bonheur dans le spectacle de la vertu.
— Il se trouve, lui confia-t-elle, que lady Winterdale, qui me fait l'honneur de me considérer comme
sa petite-fille, partage votre opinion.
M. Fitzwilliams réagit imperceptiblement à cette information. Valeria crut même le voir rougir.
— Je m'étonne, dit-il en se passant la main dans les cheveux, qu'elle n'ait pas ordonné à son
majordome de me claquer la porte au nez, ou à son garde-chasse de me tirer à vue.
— Elle m'a dit, poursuivit Valeria, qu'une veuve peut se livrer plus librement à ses fantaisies dans
un désert du Yorkshire qu'à Londres, où les membres de la société s'agglutinent pour se consacrer à
l'espionnage mutuel et à la médisance réciproque.
— Voilà qui est bien observé.
— Je le crois aussi, et j'ai promis à ma grand-mère de tenir compte de cette réalité. Mais je l'ai
également informée que je ne suis pas esclave de l'opinion publique, et que je refuse de me
soumettre aveuglément aux préjugés du monde, si distingué soit-il. Comme je n'ai personnellement
rien à vous reprocher, et puisque vous connaissez bien Londres... Car vous le connaissez bien, n'est-
ce pas ?
— En... en effet, mais...
— Eh bien, si vous n'avez pas changé d'avis, je ne vois aucune raison de ne pas mener notre projet
jusqu'à son terme. Comme l'après-midi je suis tenue à rendre d'innombrables visites en compagnie
de lady Farrington, nos excursions n'auront lieu que le matin et ma femme de chambre nous
accompagnera, afin de satisfaire aux impératifs de la morale mondaine. Cette concession aux usages
a quelque chose d'absurde, bien entendu, et je la déplore d'autant plus vivement que la pauvre fille
risque de périr d'ennui. Elle en prendra son parti, j'espère. Pour en venir aux choses sérieuses, j'ai
consulté mon guide. La matinée est sans doute trop avancée pour que nous ayons le temps
d'entreprendre quoi que ce soit aujourd'hui, mais demain nous pourrions peut-être...
— Mais vous plaisantez, innocente que vous êtes ! Votre opinion n'est d'aucun poids, puisque vous
êtes la seule à m'accorder votre estime. Le grand jour et la présence d'une tierce personne n'y
changeront rien. Les réputations, celles des femmes surtout, sont fragiles. Vous pensez faire acte
d'objectivité et de justice en acceptant ma compagnie. L'opinion ne verra en moi qu'un malfaiteur,
bien décidé à vous ruiner de réputation. Et elle aura raison, car vous serez définitivement
compromise.
Comme Valeria tentait de manifester un certain scepticisme, Teagan l'interrompit.
— Il n'y a là rien de risible, je parle sérieusement. Votre parente ne serait sans doute pas hostile à
votre remariage. Il suffirait que l'on soupçonne entre nous l'ombre d'une sympathie pour que les
partis les plus honorables se désistent, et que toutes les portes se ferment devant vous.
Il se faisait véhément, et la tenait sous le feu de son regard, comme fascinée par l'étalage d'une telle
conviction.
— Vous ne pouvez savoir, poursuivit-il, combien il est douloureux de se trouver en permanence
exclu de toute société respectable, d'entendre votre nom susciter à chaque instant la calomnie, ou
donner lieu à d'infâmes sous-entendus. Si vous commettiez une pareille imprudence, vous porteriez
le deuil de votre réputation jusqu'au jour de votre mort. En même temps que vous haïriez le
responsable de cette ineffaçable disgrâce.
Il se tut, le souffle court, et dut faire un effort pour se rasséréner.
— Je vous en prie, conclut-il sur un tout autre ton, apaisé cette fois et plein de douceur, quittons-
nous bons amis, lady Arnold.
Comme il était sincère ! Profondément émue, Valeria laissa tout à trac s'exprimer son cœur.
— Vous craignez que j'aie à porter le deuil de ma réputation, monsieur. Sans doute souffrez-vous de
porter celui de la vôtre.
Teagan Fitzwilliams se figea un instant. Valeria le vit aussitôt se composer un masque, contraindre
son visage à changer d'expression, en effacer la sincérité et le sérieux pour affecter un sourire
ironique.
— Moi, une réputation ? Le rejeton d'un pauvre diable d'Irlandais n'en possède pas, chère madame !
Je ne m'inquiète que pour vous, vertueuse entre toutes !
— Je vous crois volontiers, cher monsieur. Démon né d'un pauvre diable et redoutable coureur de
jupons, vous n'avez paradoxalement en tête que la défense de la vertu.
— Pas toujours, murmura-t-il.
Il n'avait pas dépouillé son masque railleur, mais Valeria vit passer dans les profondeurs de son
regard une tristesse si désespérée qu'absurdement elle eut envie d'étreindre M. Fitzwilliams entre
ses bras afin de le consoler. Fort heureusement, cette impression s'effaça avant qu'elle ait pu prendre
une initiative qui les aurait plongés l'un et l'autre dans un fâcheux embarras.
Vivement surprise par la violence de l'impulsion qui aurait pu la contraindre à un tel débordement
d'affection, elle ne trouva rien à dire.
Sans avoir à l'exprimer, elle prit peu à peu conscience d'une sympathie qui bien au-delà de
l'attirance physique la rapprochait de Teagan Fitzwilliams. Comme lui, elle avait subi la douleur
d'une enfance orpheline, le désespoir de perdre en même temps que les êtres chers les objets qui
accompagnent l'existence quotidienne. Elle avait connu comme lui le rejet, la désillusion
amoureuse, une vie solitaire dans un monde indifférent.
Ils restaient immobiles, comme retenus par un fluide magnétique qui les unissait. Cette attirance,
Valeria la savait réciproque, aussi sûrement qu'elle savait que Teagan n'admettrait jamais son
existence et ne s'y abandonnerait jamais, afin qu'elle en fût préservée.
Sa famille se réduisait désormais à une seule personne, qui dans peu de temps sans doute allait
cesser de vivre. Ce lien nouveau qu'elle se découvrait, si inattendu, si inexplicable, Valeria
n'entendait à aucun prix le rompre. Il lui fallait convaincre Teagan Fitzwilliams que bons amis ou
pas, il n'était aucunement question qu'ils se quittent.
Un coup frappé à la porte les fit sursauter tous deux. On apportait le thé.
— Je vais vous servir, dit Valeria en faisant un geste vers un siège.
Elle s'affairait déjà, sans lever les yeux vers son visiteur, qui de toute évidence hésitait entre un
refus offensant et une acceptation pleine de risques.
— Du sucre, monsieur Fitzwilliams ?
Les yeux toujours baissés sur la porcelaine et l'argenterie, elle l'entendit soupirer, puis se déplacer et
s'asseoir.
— Oui, s'il vous plaît, dit-il distraitement.
Il se fit un silence, que Valeria mit à profit pour préparer, en même temps que le service du thé, ses
arguments. Comment convaincre l'obstiné personnage ?
— J'apprécie la pertinence de vos jugements sur comment va le monde, monsieur Fitzwilliams, dit-
elle en lui présentant une tasse de thé sans la faire tinter sur la soucoupe... Il se trouve cependant
qu'il manque à votre information un élément que je crois d'importance. Lady Winterdale a fait de
moi sa légataire universelle.
Valeria risqua un coup d'œil, et vit son visiteur s'étonner poliment.
— Voilà une excellente nouvelle. Mes félicitations.
— A mon avis, cette information rend précisément vos jugements caducs. Je vous concède que ces
promenades en compagnie d'un roué de votre espèce peuvent mettre en miettes la réputation d'une
pauvre villageoise, et la condamner à la solitude. Une riche héritière ne manque jamais d'amis.
— Il n'est meilleur garant que la fortune, en effet. Méfiez-vous cependant des familles les plus
pointilleuses. Il en est de sévères jusqu'à l'austérité. Ne prenez aucun risque !
— J'y veillerai. Mais n'oubliez pas que je n'appartiens pas encore à la société la plus distinguée.
D'après ce qu'il m'a été donné d'en voir, je ne suis pas certaine d'ailleurs de vouloir en faire partie.
L'hospitalité que je reçois dans cette maison m'enchante, bien sûr, mais j'ai vécu mon enfance et
mon adolescence près de mon père, dans un milieu strictement militaire. Je ne me sens pas
véritablement à ma place parmi des êtres oisifs et frivoles, uniquement soucieux de leur confort et
de leurs distractions. En vérité, je ne me sens nulle part à ma place.
Valeria sourit, d'un sourire charmant et mélancolique. Teagan n'eut pas le loisir de commenter ses
propos.
— Désormais, poursuivit-elle sans désemparer, je n'ai plus à tenir compte essentiellement de
l'opinion des gens. Rien ne m'oblige à me remarier, et si cela m'arrive ce sera par un choix délibéré.
Et je n'épouserai naturellement pas un individu qui accorde plus d'importance à la réputation d'une
femme qu'aux qualités qu'il reconnaît en elle !
— Un tel personnage serait indigne de vous, madame.
— J'allais le dire. En conséquence, si vous vous obstinez à renier la promesse que vous m'avez faite,
je serai contrainte d'en conclure que les scrupules que vous mettez en avant pour la sauvegarde de
ma réputation ne sont qu'un prétexte pour fuir ma compagnie.
Elle reprit sa respiration, fortifia son courage et osa poser la question définitive.
— Que décidez-vous ?
M. Fitzwilliams, contemplant sans le voir le décor de sa tasse, présentait tous les symptômes d'un
combat intérieur.
— Il serait plus sage... En vérité... Dieu me pardonne, mais je ne peux pas... Il m'est insupportable
de vous nuire, comme de vous déplaire...
Valeria sourit à la victoire, qu'elle sentait proche.
— Vous ne me nuirez en aucune façon. Un familier de Londres fait les honneurs de la ville à une
personne qui ne la connaît pas. Rien n'est plus innocent, il me semble.
— On n'y verra que malice et perversion, au contraire !
— Je me moque de ce que pensent les gens.
Il resta un moment silencieux et pensif, et soudain releva la tête, les yeux dans les siens.
— Eh bien, prenons-en le risque, dit-il.
— Je l'estime négligeable, puisque les... fantaisies auxquelles ma grand-mère faisait allusion ne se
reproduiront plus.
Le regard de M. Fitzwilliams s'anima, et ses yeux brillèrent d'un nouvel éclat. Lentement, il la
scruta de haut en bas, s'attardant à son visage, à son cou, à sa poitrine, jusqu'au bas de sa robe, pour
enfin revenir à ses lèvres et s'y arrêter. Au fur et à mesure de son examen, chaque région concernée
irradiait une chaleur très particulière.
— En êtes-vous certaine ? murmura-t-il.
Les fossettes qui creusaient délicatement ses joues aussi bien que la lueur sensuelle qui brillait dans
ses yeux induisaient un certain scepticisme, que Valeria choisit délibérément de refuser.
— J'en suis certaine, affirma-t-elle. Vous allez vous conduire en parfait honnête homme,
conformément à l'idée que je me fais de vous, monsieur Fitzwilliams. Marché conclu ?
— Marché conclu, lady Arnold.
Valeria se sentit soulevée par l'allégresse de la victoire, et de l'expectative. Affichant une sérénité
qu'elle était loin de ressentir, elle posa sa propre tasse sur le plateau et présenta la main à son
visiteur.
— Eh bien, à demain, monsieur Fitzwilliams.
— A demain, dit-il en se levant pour lui baiser la main.
Respirant à peine, elle le suivit du regard. Une palpitation agaçait les doigts qu'il avait tenus, une
brûlure marquait la peau qu'avaient effleurée ses lèvres. Les jambes molles, elle se laissa tomber sur
un siège lorsque la porte se referma.
Rien dans cette aventure n'était véritablement raisonnable. Mais courir l'aventure, n'est-ce pas vivre
son destin ?

En rentrant chez lui, Teagan se surprit à siffloter une chanson.


Cette gaieté, cet enthousiasme se trouvaient cependant déplacés. Pour n'avoir pas su dissuader lady
Arnold, il se rendait complice de sa folie.
Sans doute n'aurait-il pas accepté de la revoir, s'il n'avait éprouvé lui-même ce désir, si intensément
qu'il s'en étonnait comme d'une pulsion nouvelle, et redoutable. Parce qu'il était vulnérable, elle
avait remporté la victoire.
Une défaite n'a rien d'humiliant, lorsqu'on affronte un adversaire aussi exceptionnel, fort de son
innocence comme de sa sagesse, sensible à l'extrême et désarmant de naturel. Son esprit enchantait
Teagan, sa loyauté le charmait, et malgré l'accord qu'ils venaient de conclure, la simple présence de
lady Arnold suscitait le désir plus efficacement que n'auraient pu le faire les coquetteries et les
artifices des mondaines les plus expertes aux jeux de l'amour.
Ces élans, il faudrait les contenir, bien sûr, afin de respecter la parole donnée.
A moins que celle qui avait imposé cette condition restrictive ne vienne, pour une raison ou pour
une autre, à y renoncer. A cette pensée, Teagan, la bouche soudain sèche, cessa de siffler et ressentit
une puissante exaltation.
Il allait jouer ce soir comme chaque soir, par nécessité, tel un bœuf sous le joug qui trace son sillon.
Mais demain portait une telle espérance que de toutes ses forces il s'y projetait déjà.

Souriante, mais l'esprit ailleurs, Valeria servait le thé aux visiteurs qui honoraient de leur présence le
« jour » de lady Farrington. Il lui fallait accomplir seule ce cérémonial, en l'absence de son
chaperon, qui gardait la chambre, terrassée par de désespérantes informations : Teagan Fitzwilliams
avait été reçu ce matin, et accompagnerait demain Valeria.
La situation était délicate. Désolée d'affliger la maladroite mais généreuse cousine Alicia, Valeria
priait le ciel que sa décision ne traumatise pas à l'excès ce fidèle gardien des convenances les plus
traditionnelles. Mais elle refusait avec la dernière énergie à son chaperon le droit de lui dicter sa
conduite, et d'aliéner sa liberté.
L'aff luence des visiteurs témoignait en tout cas de l'intérêt suscité par le bal de lady Insley. Aux
habitués du salon de lady Winterdale s'ajoutaient différents témoins, à certains desquels Valeria
avait accordé la veille une danse, alors que d'autres venaient en simples curieux.
Après avoir pour la vingtième fois donné des réponses dilatoires aux questions les plus indiscrètes,
dont certaines étaient formulées en des termes si insultants à l'égard de M. Fitzwilliams que Valeria
aurait volontiers giflé leurs auteurs, elle se trouva dépouillée de toutes les illusions élitistes qu'elle
pouvait nourrir encore : parmi les membres de l'aristocratie la plus distinguée, la médiocrité et la
bassesse de l'âme humaine étendaient aussi leurs ravages.
Après que tous les visiteurs eurent quitté les lieux, sir William s'attarda et proposa à Valeria une
promenade dans le jardin. Devait-elle se réjouir ou s'offusquer de cette attention ? Parviendrait-elle
à ne pas le rudoyer, s'il s'avisait, comme il était prévisible, de lui faire la morale ? Elle n'accepta le
bras qu'il lui offrait qu'après un moment d'hésitation.
— Je vous remercie de m'autoriser à demeurer un moment près de vous, dit-il dès qu'ils furent seuls.
Je vous dois des excuses, madame.
— Des excuses ? s'étonna-t-elle.
— En effet. Vous avez pu croire que je déniais l'intérêt des sites que vous souhaitez voir à Londres,
et que je décriais les choix de votre frère. Il faut dire que les quais des Indes occidentales ne figurent
pas parmi les lieux de visite qui séduisent ordinairement les dames...
Valeria ne put s'empêcher de le brusquer.
— C'est que je ne suis pas une femme ordinaire, lança-t-elle en lui coupant la parole.
— Je n'en doute pas un instant, rétorqua-t-il en souriant.
Aussitôt sur ses gardes, elle le défia du regard. Mais dans les yeux noisette de sir William, qui sans
égaler ceux de M. Fitzwilliams ne manquaient toutefois pas de charme, elle ne lut que de
l'admiration. Il ne la critiquait pas. Rassérénée, elle se détendit un peu.
— Je me demandais, poursuivit le distingué personnage, si M. Fitzwilliams s'était rendu à votre
rendez-vous.
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde ! protesta-t-elle en se raidissant derechef.
— Ma question est indiscrète, reconnut-il. Après tout, vous gérez depuis des années votre existence
aussi bien que votre domaine, et le choix de vos relations vous incombe entièrement. Mais je dois...
— S'il vous plaît, sir William, ne vous donnez pas la peine de me rappeler que Teagan Fitzwilliams
est un forban dont la compagnie doit me conduire au déshonneur définitif. Mon chaperon ne vous a
pas attendu pour développer amplement cette information, d'ailleurs largement répandue. Par
conséquent...
En entendant sir William rire de bon cœur, elle s'interrompit.
— Le spectacle que nous a donné lady Farrington hier soir annonçait en effet des convictions bien
affirmées, et je ne doute pas de son éloquence, ironisa-t-il lorsqu'il eut repris son sérieux. Mais il se
trouve que je ne partage absolument pas son avis. Si vous avez effectivement l'intention de mettre
votre projet à exécution, je voudrais apaiser vos inquiétudes. Du fait de Teagan Fitzwilliams, vous
ne courez aucun danger.
Prise de court, Valeria dut chercher un moment que répondre.
— J'apprécie d'autant plus votre avis qu'il témoigne de votre générosité, dit-elle enfin.
— Pendant ses études, mon frère cadet nourrissait à son égard une vive admiration. C'était un
amuseur, que l'avarice de sa famille contraignait à monnayer parfois ses talents. Il arrivait même
que les Montford lui ferment leur porte pendant les vacances. Je ne me réjouis pourtant pas de vous
voir le fréquenter, car sa détestable réputation de libertin est solidement établie.
— Je vois, dit Valeria. Dans la bonne société, il est le seul individu qui ait bénéficié des faveurs de
femmes mariées. Un cas unique, en quelque sorte.
Embarrassé et rougissant, sir William laissa paraître quelque émoi. Sans doute aurait-il préféré à ce
langage abrupt quelques circonlocutions moins précises.
— Non, bien sûr, reconnut-il. On lui tient rigueur de laits anciens dont la banalité se trouve avérée,
vous avez raison de le souligner. Je me suis mal exprimé. Voyez-vous, poursuivit-il en posant sa
main sur celle qui s'appuyait à son bras, j'aimerais tant que vous ne restiez pas insensible à mes
aspirations...
Valeria s'enchanta de l'ouverture que lui offrait sir William. Elle allait lui permettre de préciser enfin
la nature de leurs relations.
— Je ne voudrais pas, dit-elle posément, que par sympathie à l'égard de lady Winterdale vous vous
trouviez obligé...
— Il n'en est pas question ! Mais elle sait bien que je suis hélas bien placé pour comprendre votre...
situation. Je suis veuf, moi aussi, et moi aussi j'ai... aimé. Je sais combien il est difficile de
surmonter les épreuves d'une perte cruelle. Votre grand-mère d'adoption se préoccupe de votre
avenir, et en ce qui me concerne je dois... réorganiser ma vie. Nous pourrions peut-être nous aider
mutuellement ?
Valeria se reprocha ses préventions et ses erreurs de jugement. Sir William n'était pas, comme elle
l'avait cru, une simple marionnette dont lady Winterdale tirait les ficelles. Il savait se montrer
sensible.
— Je compatis à votre douleur, dit-elle en lui tapotant la main.
— Merci. Je reconnais bien volontiers que lors de notre première rencontre je me rendais aux
instances de lady Winterdale. Mais seules vos propres... qualités m'attachent désormais à vous. C'est
pour cela que la présence dans votre entourage de M. Fitzwilliams ne va pas sans m'embarrasser. Ce
n'est pas par hasard qu'on le nomme « Fitz l'enchanteur ». Toutes les dames le trouvent fascinant. A
côté de lui, je fais figure de repoussoir.
Sa timidité et sa modestie le rajeunissaient, songea Valeria, qui s'en émut.
— Je vous trouve très bien de votre personne, affirma-t-elle sincèrement.
— Voilà un compliment qui ne mène pas loin ! fit-il avec humour, en riant d'un rire désabusé.
Repoussoir ou pas, j'espère ne pas avoir perdu toutes mes chances, je veux dire toutes nos chances...
Pardonnez-moi, je m'exprime avec une telle maladresse...
Comme il détournait la tête, Valeria l'observa à la dérobée. William Parham n'avait en effet rien du
charme conquérant de Teagan Fitzwilliams. Mais il ne manquait ni d'allure ni de force, et respirait la
bienveillance et l'honnêteté... Il lui fallait de solides qualités morales, pour prendre à l'occasion la
défense d'un homme en qui il voyait un concurrent. Il ne manquait pas non plus de courage, car sans
doute savait-il que la franchise de ses aveux pouvait entraîner son immédiate disgrâce. Sir William
méritait assurément le titre de parfait honnête homme.
— Permettez-moi d'en user avec vous avec une franchise égale à la vôtre, dit-elle. Je ne suis pas
certaine de vouloir me remarier. Si je m'y décidais, je reconnais volontiers que M. Fitzwilliams ne
constitue pas un parti véritablement convenable. Votre indulgence à son égard témoigne de votre
générosité. J'apprécie beaucoup votre amitié, et je n'exclus pas qu'un jour nos relations prennent un
tour plus... personnel, qui pourrait associer votre avenir et le mien.
— Je n'en demande pas davantage ! s'exclama sir William en lui baisant la main. Il est inutile de
préciser que je suis en mesure de vous faire visiter Londres à votre gré. Je dois m'absenter quelques
jours sur mes terres, mais dès mon retour je me mettrai à votre disposition.
— C'est très aimable à vous, dit Valeria sans se compromettre.
— Je dois rentrer chez moi. Voulez-vous que je vous raccompagne ?
Valeria préférait s'attarder dans le jardin. En voyant sir William, assez émoustillé, s'assurer d'un
regard circulaire de leur solitude, elle sut qu'il voulait lui donner un baiser. Mais il se reprit avant
d'avoir osé ce geste, et prit congé le plus civilement du monde.
En le suivant du regard, elle s'interrogea. Ce baiser, regrettait-elle de ne pas l'avoir reçu ? Se
félicitait-elle de ne pas l'avoir subi ?
Interrogation plus téméraire encore : ce baiser, aurait-elle pu l'apprécier, elle qui se rappelait si bien
ceux de Teagan Fitzwilliams ?

9.

Comme elle le faisait depuis plus de deux semaines, Valeria prenait ce matin-là son petit déjeuner
dans l'appartement de lady Winterdale, afin de lui tenir compagnie. La comtesse, très affaiblie, ne
quittait guère sa chambre. Comme elle refusait qu'on la porte dans les escaliers, un petit salon voisin
de sa chambre lui servait de salle à manger.
Pour réveiller son appétit, les gens de la cuisine s'ingéniaient à lui préparer les mets les plus
délicats, qu'elle ne faisait que grignoter. Témoin de l'affaiblissement de sa grand-mère, Valeria
déplorait ce manque d'intérêt pour la nourriture, mais se gardait de tout commentaire après s'être fait
tancer d'importance par l'intraitable douairière, qui n'acceptait plus la moindre recommandation en
ce domaine.
Aussi bien ne pouvait-elle blâmer l'attitude de la vieille dame, dont le champ d'initiatives se limitait
désormais à bien peu de choses. La laisser libre de ne se nourrir qu'à peine, c'était respecter ce qui
lui restait d'indépendance. Physiquement amoindrie, lady Winterdale n'en conservait pas moins une
étonnante vivacité d'esprit.
— Alors, lança-t-elle après un moment de silence, on m'abandonne encore, ce matin, ma belle ? On
va se baguenauder par les rues, sans souci des pauvres vieilles infirmes, qui n'ont plus que leurs
yeux pour pleurer ?
Loin de se sentir coupable, Valeria ne fit que rire de ce propos, déjà répété à maintes reprises.
— N'espérez pas me faire entrer dans votre jeu, hypocrite que vous êtes ! Vous savez bien qu'à
supposer que je ne sorte pas, vous auriez tôt fait de m'envoyer à l'autre bout de Londres, de manière
à rester seule en compagnie de vos complices en bavardage, qui n'attendent que mon départ pour
envahir votre salon !
— Si tu restais dans les parages, je n'y trouverais rien à redire.
— Sans doute, mais vos visiteurs s'en trouveraient réduits au silence. La médisance et l'indiscrétion
ne se pratiquent qu'en l'absence de témoins.
— Et tu condamnes l'une et l'autre, insolente que tu es ! s'exclama la comtesse en riant. Tu es déjà
sortie cinq fois, cinq matinées, avec Fitzwilliams, ce sacripant. Je me demande ce qui te reste à voir,
Londres n'est pas si grand. En tout cas, la médisance ne te nuit pas, puisque personne n'a parlé de
tes escapades. D'après Alicia, qui s'est un peu calmée, le flot des invitations ne tarit pas.
— Des ragots, il y en aura un jour ou l'autre, dit sereinement Valeria. Il se trouve tout simplement
que les gens de la bonne société se lèvent trop tard pour apercevoir les promeneurs matinaux, et
qu'ils ne fréquentent que deux ou trois rues, où je ne trouve rien qui m'intéresse.
— Ne néglige surtout pas ta cousine Alicia. Elle s'est mis en tête de te faire connaître par tout ce qui
compte.
— Elle n'a pas à se plaindre de moi. Ce soir nous allons au théâtre royal, avec sir William, qui
revient précisément de ses terres.
— Ce n'est pas trop tôt, maugréa lady Winterdale. Je me demande ce qu'il va penser de toutes ces
sorties faites en son absence.
— Je vous signale qu'avant son départ il m'a rassuré sur la personnalité de M. Fitzwilliams, en qui il
met sa confiance.
— Vraiment ? s'étonna la comtesse. Ce garçon est d'une complaisance... Il n'a pas fini de m'étonner.
Où vas-tu, aujourd'hui ?
— Comme je m'intéresse aux voyages, M. Fitzwilliams m'a recommandé les salons de Wigley, où
l'on trouve des panoramas de Paris, d'Istanbul et de trente autres villes. Nous devons visiter aussi
l'exposition des automates de Maillardet. On y voit une harpiste, et un oiseau qui bat des ailes et qui
chante. Je n'y connais rien, mais je fais confiance à M. Fitzwilliams, qui saura m'expliquer les
choses.
— Il n'y connaît rien lui-même !
— Vous seriez étonnée par son érudition, ladymamie ! Lorsque nous sommes allés voir les bas-
reliefs que lord Elgin a rapportés d'Athènes, M. Fitzwilliams m'a raconté les légendes des dieux
grecs ainsi que la guerre du Péloponnèse, dans tous ses détails.
— De quoi périr d'ennui, décréta la comtesse.
— Au contraire ! C'est passionnant !
Lady Winterdale soupira, en levant les yeux au plafond comme pour prendre le ciel à témoin.
— Quelle aventure ! Après les fréquentations impossibles, l'histoire ancienne ! Le pédantisme ! Ma
pauvre enfant, tu es un cas désespéré !
— Je crains de ne jamais être une dame comme il faut, reconnut Valeria en souriant modestement.
— Quand tu auras vu les poupées mécaniques, tu rentreras à la maison ?
Valeria, qui se sentait un peu coupable, ne répondit qu'après une hésitation.
— Eh bien, pas aujourd'hui, par exception. Après les pluies de la semaine dernière, il doit faire
beau. Nous allons prendre un bateau pour remonter la Tamise jusque la tour de Londres...
— ... Où le savant M. Fitzwilliams t'enchantera sans doute du récit des aventures des rois et des
reines...
— ... Et si le temps le permet, nous irons après le déjeuner jusqu'aux quais de la Compagnie des
Indes occidentales. La Tour est démodée, et nulle personne sensée ne fréquente les lieux où
travaillent les débardeurs, mais je brûle du désir de les visiter, en souvenir de mon frère !
Valeria aurait aimé dissimuler à la perspicace lady Winterdale l'état d'excitation que trahissait sans
doute l'éclat de son regard. Elle n'allait pas seulement passer quelques heures, mais toute une
merveilleuse journée en compagnie du guide le plus sympathique, le plus passionnant qu'elle ait
rencontré depuis la disparition de son frère.
Comme Elliot, M. Fitzwilliams semblait s'intéresser à tout, et comme Elliot il se plaisait à satisfaire
l'insatiable curiosité de Valeria. La visite des Ecoles de Droit avait donné lieu à une discussion fort
intéressante sur la législation anglaise, et celle de la Cité sur la banque et le commerce international.
Teagan Fitzwilliams faisait preuve d'une étonnante finesse d'esprit, et d'une culture en quelque sorte
universelle. Et dès le début, il avait trouvé avec Valeria le ton juste, celui d'un aîné compétent et
expérimenté soucieux de faire partager ses connaissances et ses goûts, tout comme le faisait jadis
Elliot, si bien que dès leur première sortie il l'avait mise en confiance. Valeria s'était découvert en
M. Fitzwilliams un ami véritable.
Ni exprimé ni pensé même, mais sans cesse présent, un sentiment plus fort que l'amitié restait sous-
jacent, menaçant en permanence de parvenir à la surface de la conscience, et se manifestant en
certaines occasions par des pulsions soudaines, dont Valeria se souvenait avec une étonnante
précision. Quand Teagan lui donnait la main pour l'aider à monter en voiture ou pour en descendre,
par exemple. Une autre fois, elle avait glissé sur un pavé dans la cour de l'atelier où lord Elgin
entreposait son butin archéologique. Son guide s'était trouvé contraint de la saisir par les épaules
pour lui éviter une chute.
En chacune de ces circonstances particulières, ils marquaient un arrêt, les yeux dans les yeux,
comme paralysés par une mystérieuse puissance. Chaque fois, Valeria éprouvait la tentation de
baiser ses lèvres, de passer ses doigts écartés dans la chevelure fauve dont elle connaissait la
douceur soyeuse.
Chaque fois, Teagan Fitzwilliams avait pris l'initiative de s'écarter, afin de rompre l'enchantement.
Elle avait pensé que ces incidents répétés risquaient de gâcher leur amitié, de faire naître en elle la
gêne et l'embarras. Mais il n'en était rien. Ces élans réfrénés resserraient au contraire les liens qui
les unissaient, donnaient à leur relation une profondeur nouvelle. Près de lui, Valeria frissonnait
d'excitation, dans l'expectative d'un bonheur attendu, comme jadis en Inde, lorsqu'elle avait reçu
bien avant l'événement un colis bien fermé qu'elle ne devait ouvrir que le jour de son anniversaire.
Chaque jour, l'espérance du bonheur attendu faisait naître de nouvelles suppositions, qui la
mettaient dans un état de permanente exaltation.
M. Fitzwilliams respectait leurs conventions, et ne dépassait jamais les limites de l'amicale
cordialité. Il arrivait parfois, à l'occasion d'une remarque anodine, que son intonation plutôt que son
vocabulaire indique combien l'épisode maintenant lointain du grenier à foin restait vivace dans son
souvenir. A deux reprises même, il s'était permis de suggérer dans leur accord une trêve qui aurait
permis de renouveler l'expérience. Mais la proposition s'était faite chaque fois sur le ton d'un
marivaudage si outrancier que l'on pouvait douter de son sérieux. Par bonheur, il n'avait jamais
insisté...
Peut-être alertée par le regard aigu que lady Winterdale dardait sur elle, Valeria sortit d'un coup de
sa rêverie. Son silence sans doute ainsi que son air absent dénonçaient sa préoccupation. Ses joues
devinrent brûlantes.
— Pardon, grand-mère ; j'étais dans les nuages, murmura-t-elle.
— Tu me fais peur, ma fille, dit à mi-voix la comtesse.
Valeria lui prit la main et la serra entre les siennes.
— Ne soyez pas inquiète, ladymamie, je suis très prudente.
— Peut-on être toujours assez prudente ? s'interrogea la vieille dame en hochant pensivement la
tête.
En venant annoncer la présence de M. Fitzwilliams au petit salon, Molly coupa court à une
conversation pleine d'embûches.
— Faites porter le panier du repas dans la voiture, et dites à M. Fitzwilliams que je descends dans
l'instant.
Valeria embrassa lady Winterdale en évitant son regard.
— Je vous raconterai tout dès mon retour, c'est promis, ladymamie.
— Prends bien garde à toi, ma chérie.
Valeria sortit de la pièce, en se retenant de sautiller de joie. Elle savait que son sourire avait quelque
chose de provocant, mais comment sourire autrement, lorsqu'on exulte et qu'on prendrait volontiers
le monde entre ses bras ? La certitude de vivre une grande aventure la comblait d'allégresse, aussi
pleinement qu'aux temps anciens, lors de l'embarquement sur le vaisseau qui allait emmener sa
famille vers les Indes mystérieuses.
Elle savait combien lady Winterdale s'inquiétait de son engouement pour les excursions en
compagnie de Teagan Fitzwilliams. Sa gouvernante, qui à deux reprises avait tenu à lui servir de
chaperon malgré la raideur de sa cheville, l'avait elle aussi mise en garde dans les termes les plus
vifs. Comme la journée serait cette fois exceptionnellement chargée, la jeune Molly, plus ingambe
et moins sourcilleuse, tiendrait le rôle d'attentive surveillante.
Sans oser se l'avouer, Valeria elle aussi savait confusément que, en se renforçant, son attachement la
mettait en danger. Pourquoi s'ingéniait-elle à trouver de nouveaux buts d'excursion, alors que la liste
des visites prévues s'épuisait ? Quel avenir l'attendait, lorsqu'il faudrait les interrompre ?
Mais la solitude et le deuil avaient tenu une assez grande place dans son existence pour qu'elle les
en exclue désormais. Libérée du doute, de la crainte et du carcan de la prudence, elle allait jouir
pleinement du cadeau que lui apportait ce nouveau jour.
— Noble dame, prenez place sur ce trône de verdure, le moins humide que j'aie pu trouver, à
l'ombre de la forteresse que Guillaume et son fils construisirent pour surveiller les Londoniens.
L'heure des royales agapes a sonné !
— Soyez mon échanson, noble sire !
Pendant que James, valet expressément commis à la surveillance de Valeria par lady Farrington,
assistait la timide Molly dans la recherche d'un marchand ambulant, fournisseur d'incertaines
sucreries, Teagan et lady Arnold avaient tout loisir de jouer à la dînette.
— Ouvrez donc ce panier, dit Valeria en s'asseyant avec grâce sur une banquette de gazon. Je gage
que rien n'y manque, pas même des douceurs.
— Il fallait bien que j'écarte ces manants, répliqua Teagan en s'installant près d'elle, pour vous
chanter quelque ballade de ma façon, et conquérir le royaume de votre cœur !
— Taisez-vous, vil suborneur ! J'ai bien vu avec quel art vous avez conquis celui de ma chambrière.
Molly vous couve si bien du regard que je crains que James ne prenne exemple sur notre bon roi et
ne lui coupe la tête, comme Henry VIII l'a fait à deux de ses épouses derrière ces murs.
Ils rirent tous deux en observant leur escorte qui s'éloignait entre les groupes de promeneurs. En
leur imposant la présence d'un valet, lady Farrington leur avait involontairement concédé une
indépendance inattendue. Quelques missions courtes et bien choisies donnaient en effet aux
domestiques l'occasion d'échapper à l'ennui de visites qui ne les enchantaient pas nécessairement, et
permettaient à Teagan et à Valeria de converser sans témoins, avec une telle liberté qu'ils s'étaient
d'emblée résolus à n'utiliser que leurs prénoms. Des souvenirs communs ne conféraient-ils pas un
certain ridicule à l'usage de circonlocutions mondaines ?
— Vous savez plaire aux gens et les mener à votre guise, reprit pensivement Valeria. Voyez comme
James et Molly bavardent avec insouciance.
Teagan, qui débouchait une bouteille de vin, interrompit son geste et doctoralement leva à la fois
l'index et les sourcils.
— Savoir plaire, voilà la devise même de tout séducteur professionnel.
— Il est vrai que vous avez une réputation à défendre, reconnut Valeria, mais votre talent ne se
limite pas aux dames. James vous écoute avec intérêt, et tout à l'heure vous avez convaincu un
gardien de la Tour de nous ouvrir des salles interdites au public.
— Nous autres Irlandais avons la langue bien pendue. Nous en faisons merveille, dit-on.
— Vraiment ?
Le doute qu'elle exprimait en plaisantant, elle était loin de le ressentir au souvenir des merveilles
que pouvait en effet accomplir la langue de Teagan. Valeria ne songeait plus à la faim et à la soif
ordinaires. Ce dont elle éprouvait la fringale, c'était la saveur de sa bouche, la suavité et l'âpreté de
ses caresses, capables d'éveiller en elle des sensations latentes, brièvement connues, et ardemment
espérées. Fascinée par la bouche de Teagan, elle tendit la main pour rapprocher leurs visages, sa
langue prête à forcer le passage des lèvres pour assouvir sa soif de baisers.
Sans doute avait-il perçu l'imminence de cet élan, car son regard s'assombrit, et des deux mains il
étreignit fortement la bouteille.
— Valeria, murmura-t-il en guise d'avertissement.
— On a un sac d'oubliés et des darioles, madame !
La voix joyeuse de Molly rappela d'un coup Valeria à la claire conscience. Elle voyait autour d'elle
des promeneurs, des gardes à l'uniforme suranné. Assise sur une banquette de verdure que couvrait
un tartan, elle s'exposait aux regards. Tout mouvement spontané, tout élan se trouvaient interdits
dans ce lieu public. Elle ne pouvait pour une fois que se féliciter de la présence de ses chaperons.
Molly insista pour emporter à l'écart la part du festin qui revenait aux domestiques qui, selon ses
termes, devaient se nourrir « à leur mode ». Rassérénée par le bavardage et l'agitation de cette mise
en place, Valeria accepta un verre de vin.
— Qu'avez-vous préféré, parmi nos visites matinales ? s'enquit Teagan.
— Parmi les automates, j'ai beaucoup aimé le funambule sur sa corde raide. Mais la ménagerie m'a
déçue.
— Vous n'aimez pas les animaux sauvages ?
— Je les aime trop, au contraire, et il me semble paradoxal d'avoir pitié d'un tigre. En Inde, ils
terrorisent les populations. Mais à Londres, quelle déchéance ! Arrachés à leur milieu naturel,
emprisonnés dans des cages trop étroites, ils perdent tout espoir de liberté...
— En effet. Rien d'étonnant à ce qu'ils gémissent après elle.
Comme la voix de Teagan s'était altérée, Valeria tenta de lire dans son regard. Lui aussi se trouvait
enfermé dans une existence rétrécie, lui aussi se sentait étranger à Londres, et dépendant d'une
nécessité à laquelle il n'échapperait pas. Elle sut que la même pensée le préoccupait.
— N'y a-t-il pas d'échappatoire ? murmura-t-elle.
Le regard lointain, Teagan garda si longtemps le silence qu'elle craignit de l'avoir blessé.
— Il m'arrive, dit-il enfin, de songer à renouer avec une activité qui m'était jadis familière. Pendant
les vacances universitaires, mon grand-père me confiait volontiers l'organisation de son haras. Mon
étalon est des plus recherchés pour la reproduction. Il me suffirait d'un modeste domaine, dans un
comté voisin de Londres, pour faire d'Ulysse le champion d'un élevage réputé, et acquérir ainsi le
statut enviable de gentleman-farmer. Mais pour acquérir ce statut encore me faudrait-il acquérir le
domaine, et un joueur professionnel ne possède en général ni la chance ni le talent de thésauriser.
Il marqua une pause, et son sourire amer se fit sardonique.
— Je pourrais aussi, poursuivit-il, convaincre une riche héritière de m'épouser. Mais le ciel me
préserve d'une telle déchéance ! Il faudrait pour que je succombe à cette tentation que mon cas soit
vraiment désespéré, ou mon ivresse bien profonde. Quelle aubaine pour la pauvre femme, puisqu'il
est de tradition pour les hommes, chez les Fitzwilliams, de déserter tôt ou tard le foyer conjugal,
comme mon cher papa l'a fait.
Valeria, qui aurait voulu trouver les paroles apaisantes qu'appelait cette manifestation de
pessimisme, n'eut pas le loisir de s'exprimer. Déjà, Teagan posait son verre et se levait.
— Votre Molly et votre James ont sans doute fini de déguster leurs cornets et leur flan. Je vais les
inviter à rassembler les reliefs de ce délicieux pique-nique et leur donner le signal du départ. Nous
avons beaucoup à voir, et notre visite du port doit se terminer tôt. A 16 heures, les grandes portes de
fer sont fermées, et le roi lui-même n'aurait pas le pouvoir de les franchir.
Il s'éloigna, encore sombre et préoccupé, avant que Valeria ait pu lui exprimer sa sympathie, et ses
encouragements.
Mais lorsqu'il revint avec la voiture de louage, Teagan avait retrouvé tout son allant, et pendant le
court trajet il anima avec brio la conversation. Dès qu'ils furent parvenus à destination, Valeria
oublia l'incident, tant l'émerveillait le spectacle des longs entrepôts de brique aux fondations de
pierre, et la foule des navires tirant sur leurs amarres dans le courant du fleuve, en attente de
déchargement.
On voyait d'énormes quatre-mâts, de lourds cargos, d'élégantes goélettes portant les pavillons des
nations les plus diverses et les plus lointaines. Des marins de tous bords s'affairaient, vêtus pour la
plupart de tenues étrangement exotiques. Sur les quais, des centaines de grues servies par des
hommes ou des chevaux pivotaient, s'inclinaient, se relevaient, déchargeant les cargaisons dans un
simulacre de précipitation et de désordre, dont Teagan eut tôt fait d'expliquer la méthode et
l'efficacité.
Curieuse d'observer de plus près la manœuvre, Valeria voulut s'avancer jusqu'à l'extrémité du port,
où s'élevait le dernier entrepôt. Sollicités, Molly et James déclinèrent l'offre qui leur était faite, et
préférèrent attendre dans la voiture. Chemin faisant, Valeria s'étonna de l'érudition de Teagan, qui
connaissait la nature et le tonnage des principales importations.
— Comment connaissez-vous tous ces détails ?
— J'ai souvent l'occasion d'exercer mon art en compagnie de négociants ou d'agents commerciaux.
Les personnes qui exercent une activité se plaisent à en parler, pour peu qu'on les écoute.
Ils firent halte pour observer la tension des cordages qui gémissaient en extirpant de la cale d'un
vaisseau un énorme cylindre rougeâtre.
— Quelle est cette marchandise ?
— Une bibliothèque, des tables, des meubles, selon la fantaisie ou plutôt la volonté de l'ébéniste.
C'est une bille d'acajou, qui vient d'Amérique.
Valeria suivit des yeux la masse qu'empourprait par endroits le soleil. Tendus à l'extrême, les filins
humides laissaient échapper une vapeur blanche.
— Ils chauffent, expliqua Teagan.
— C'est magnifique, murmura Valeria. Oh !
En même temps que retentissait une violente détonation, l'une des attaches sifflait en tournoyant. La
charge basculait et heurtait le sol avec une incroyable violence. Paralysée, Valeria se sentit
bousculée, arrachée des dalles qui vibraient et emportée dans un étroit passage. La clameur générale
ne s'était pas éteinte que le chef de la manœuvre s'empressait déjà près d'elle.
— Pas de mal, madame ?
— Pas de mal, répondit Teagan, mais une belle frayeur.
En la maintenant serrée contre son corps, il lui fit reprendre contact avec le sol, car il l'avait
emportée entre ses bras. Soulagé, le contremaître bredouilla une excuse et se hâta d'aller tancer
d'importance ses subordonnés. Il s'adressait à eux dans une langue incompréhensible, mais
l'éloquence de son intonation exprimait à elle seule toutes les nuances de la colère.
Resté seul avec Valeria, Teagan perdait de son assurance.
— Vous n'êtes pas blessée ? s'inquiéta-t-il, le souffle court, en l'étreignant si étroitement qu'elle
ressentait les battements précipités de son cœur.
— Rassurez-vous, murmura-t-elle. Tout s'est passé si vite que je n'ai même pas eu le temps d'avoir
peur.
— Eh bien, tant mieux, dit-il d'une voix sourde. Moi, j'en suis encore terrifié.
Comme pour renforcer son propos, il la berça un peu entre ses bras que l'émotion semblait tétaniser.
Surprise de n'éprouver en effet aucune crainte, même rétrospective, Valeria s'étonna davantage
encore d'éprouver dans le cadre bruyant et brutal de cet entrepôt une sorte de félicité. Elle aimait la
force des bras qui lui meurtrissaient les épaules, la dureté du menton qui s'appuyait à sa tempe et
son front, le froissement sur son torse, sa taille et ses jambes, jusqu'aux pieds, du corps qui se
pressait follement contre le sien.
Cette pression étouffante, elle l'avait naguère ressentie, avec la caresse de leurs peaux nues,
l'invasion enivrante de la virilité de Teagan, celle de sa langue si féconde en délices.
Embrasée de désir, elle sut que son sauveur se souvenait, lui aussi. Elle déplaça un peu son visage,
que Teagan avait blotti au creux de son épaule et lentement, en prenant bien soin de maintenir le
contact de leurs épidermes, elle leva les yeux vers les siens.
— S'il vous plaît, Teagan, murmura-t-elle en lui offrant ses lèvres.
Pour cette fois, il ne se déroba pas, mais gémit avant de lui baiser la bouche avec une douceur
presque insupportable. Crispant les mains sur ses épaules, Valeria passa la pointe de la langue sur
les lèvres dont elle désirait si passionnément retrouver la saveur.
Comme libéré par cette initiative, Teagan prit une inspiration si profonde que Valeria en ressentit
sur sa poitrine l'oppression, et envahit sa bouche, la fouillant, la savourant avec violence,
s'embrasant avec elle du même emportement. Haletants, inconscients du lieu et des circonstances,
ils se retrouvaient, l'un et l'autre ivres d'une révélation : pourquoi s'étaient-ils si longtemps abstenus
d'être heureux ?
Leur étreinte avait-elle duré une heure ou quelques secondes lorsque Teagan l'interrompit ? Valeria
n'aurait su le dire, car le temps pour elle n'existait plus. S'il ne l'avait pas maintenue à distance, elle
lui aurait repris les lèvres, avidement. Titubante, elle ne parvenait pas à prendre une claire
conscience de l'événement. Teagan lui passa un index tremblant sur la joue.
— Il ne faut pas, nous ne pouvons pas..., murmura-t-il.
Tout près, il y eut un bruit de course, des exclamations.
— Madame ! criait Molly, il faut rentrer, on est venu vous chercher. Lady Winterdale... Vite !

10.

Au moment où Valeria, éperdue, mit pied à terre, Jennings ouvrait la porte. Derrière lui s'agitait lady
Farrington, brandissant un mouchoir blanc déjà trempé de larmes.
— Valeria ! Enfin ! Elle vous réclame ! J'avais si peur que vous ne reveniez pas à... à temps !
Elle sanglotait. Valeria sentit la peur lui serrer la gorge. A son angoisse, à ses craintes se mêlait un
sentiment de révolte contre la fatalité qui la poursuivait. Fallait-il qu'elle assiste une fois encore à
l'agonie d'un être aimé ?
Dans une sorte d'inconscience, elle tâtonna pour dénouer le col de sa cape et sentit que Teagan
écartait sa main pour l'aider à s'en défaire, et la donnait à un valet.
— Montez, murmura-t-il.
Elle le salua d'un bref signe de tête et courut à l'escalier.
Compatissant, Teagan la suivit du regard. Il savait qu'à l'occasion Valeria ne manquait pas de tenir
tête à celle qui avait voulu lui tenir lieu de grand-mère, mais qu'elle éprouvait à son égard une
profonde tendresse. Pendant le trajet du retour, elle s'était enfermée dans le silence, prévoyant sans
doute l'imminence d'un deuil.
Il perçut soudain la voix de lady Farrington, qui debout au pied de l'escalier suivait elle aussi Valeria
du regard.
— Si elle était restée normalement à la maison, ma tante Winterdale n'aurait pas eu à s'angoisser de
la sorte.
Après quelques secondes de silence, Teagan comprit que cette remarque s'adressait directement à
lui.
— Lady Arnold n'avait bien sûr l'intention d'inquiéter ni lady Winterdale ni vous-même, répliqua-t-
il avec un temps de retard.
— La voici enfin rentrée, poursuivit lady Farrington sans accorder à Teagan un seul regard,
puisqu'elle persistait à lui tourner le dos. Elle n'aura dorénavant plus besoin de votre compagnie,
monsieur Fitzwilliams.
Sur ces mots, elle s'engagea dans l'escalier. Le majordome ouvrait déjà en grand la lourde porte
d'entrée.
— Au revoir, monsieur, dit-il sèchement, les traits impassibles mais les yeux dardés durement sur
ceux de Teagan, comme pour le défier.
On le chassait, sans qu'il pût répondre à cette humiliation. Le visage fermé, Teagan franchit avec
raideur les quelques pas nécessaires, et ressentit la plénitude de sa disgrâce sur la plus haute marche
du perron, lorsque dans son dos le lourd vantail se referma plus bruyamment qu'il n'était nécessaire.
Jamais il n'avait pris conscience comme en cet instant qu'il ne devait qu'à la bienveillance de la
vieille comtesse l'honneur d'être admis dans sa demeure, et dans la compagnie de sa jeune parente.
Comme il hésitait à choisir la direction qu'il allait prendre, un équipage lancé à vive allure fit devant
l'hôtel particulier, à grands fracas de sabots et grincements de frein, un arrêt bruyant et
spectaculaire. La caisse oscillait encore lorsque la portière s'ouvrit sur sir William Parham, qui en
escaladant le perron adressa à Teagan un rapide signe de tête.
Devant l'irréprochable gentleman, le vantail qui venait de claquer de si désagréable façon s'ouvrit
comme de lui-même. Sans doute lady Farrington allait-elle lui faire fête, et l'encourager à entourer
de sa sollicitude la pauvre Valeria, qui serait en quête de consolation.
Les traits crispés de colère, Teagan serra les poings. Il enrageait. Pires que l'humiliation qu'il venait
de subir, les affres de la jalousie le tenaillaient. Emporté par la révolte et le désir de vengeance, il
éprouvait pour cette fois le désir d'être riche, respecté, admis à faire sa cour à une femme, à lui
donner des enfants, à lui promettre de la chérir et de la faire vivre dans le luxe, jusqu'à la fin de ses
jours.
Mais à quoi bon s'enivrer de chimères ? Lady Mystère venait de passer dans sa vie comme un rêve.
Elle venait d'introduire fugitivement dans son existence grisâtre la chaleur et l'éclat d'un rayon de
soleil dont le souvenir enchanterait sa mémoire. Ces deux heures passées dans le grenier à foin, ne
les avait-il pas volées au destin, pour vivre au paradis des rêves, loin des misères de la vie ?

Valeria courut au grand lit où la comtesse, toute menue parmi les oreillers qui la soutenaient, ne
respirait qu'à petits coups rapides.
— Il est... trop tard, murmura lady Winterdale, enfin, ma chérie, presque trop tard.
Le regard presque éteint gardait quelque chose de sa fierté. Valeria prit entre ses mains celles de la
mourante et frémit de les sentir déjà froides.
— Les temps ne sont pas encore venus, ladymamie, j'en suis sûre. Saint Pierre ne se soucie pas
d'accueillir une âme aussi obstinée que la vôtre.
Les lèvres décolorées de la mourante esquissèrent l'ombre d'un petit rire moqueur.
— On ne peut se faire attendre... éternellement, dit-elle dans un souffle. Tu veux me faire... plaisir ?
— Bien sûr ! s'écria Valeria en retenant ses larmes.
— Je te laisse tout, l'argent, la maison, et le domaine de Winterdale. Pars à Winterpark, quand ce
sera fini. Réfléchis bien... à ton avenir. C'est promis ?
— Je vous le promets, grand-mère.
Elle sentit les mains amaigries et glacée presser imperceptiblement ses mains frémissantes.
— C'est bien. Souviens-toi... Sois... raisonnable.
— J'essaierai. Je vous aime, ladymamie.
La comtesse parvint à sourire.
— Ma petite... chérie.
Sur ces derniers mots, lady Winterdale ferma d'elle-même les yeux, et exhala son dernier soupir.
Les deux bras étendus sur le lit, Valeria éclata en sanglots.

Avec l'austère efficacité que confère l'habitude, Valeria, qui à trois reprises déjà s'était vue
contrainte d'organiser les obsèques d'êtres chers, donna à celles de lady Winterdale l'éclat et la
dignité convenables à une personne de son rang. Une fois portées chez les amis et les relations de la
défunte les lettres de faire-part et réglés avec les autorités religieuses les détails de la cérémonie, il
lui resta à s'installer aussi souvent que possible au chevet de la malheureuse lady Farrington qui
s'épuisait en sanglots permanents, alors que Valeria, après ses premiers pleurs, s'était cantonnée
dans le silence. Il lui fallut aussi veiller à l'appareil intérieur du deuil en faisant voiler de noir les
miroirs et les portes, et convoquer les couturières pour confectionner en hâte les vêtements de deuil
nécessaires aussi bien à lady Farrington qu'à elle-même, et aux domestiques.
Stoïcienne dans la douleur, elle dut encore se faire forte et patiente pour recevoir, en sus des vrais
amis de la défunte, les éminentes personnalités que les conventions mondaines contraignaient à
venir lui présenter leurs condoléances. Le notaire et le conseiller juridique, venus lui donner le
détail de ses possessions, furent reconduits dans leur charge. Indifférente à sa fortune soudaine,
Valeria s'étonnait seulement de son étendue. Elle n'avait jamais su que la grand-mère de son mari,
qui l'âge venu menait une existence assez simple, ait eu à sa disposition de quoi vivre dans le faste
le plus extravagant.
Cette indifférence à la fortune, le public ne la partageait en aucune façon. Valeria en eut la
démonstration lors de sa première sortie. Avant la cérémonie, il lui fallait du crêpe, de la dentelle et
des rubans, pour son usage et celui de la domesticité. Lorsqu'en compagnie de Molly elle pénétra
dans l'élégant magasin, les conversations s'interrompirent. Lady Evelyn, épouse d'un comte et
maman d'un charmant mais dépensier jeune homme, tint absolument à interrompre ses achats pour
laisser la priorité à lady Arnold. Une fois les emplettes accomplies, l'obligeante comtesse oublia sa
propre mission et sollicita l'honneur de prendre le bras de Valeria pour l'accompagner jusque sa
voiture.
Incapable de se défaire poliment de l'encombrante personne, Valeria lui permit de l'escorter chez un
commerçant voisin. Sur ce court trajet, on rencontra deux hommes du monde, l'un veuf et père de
cinq enfants, l'autre dandy et émule du beau Brummel, qui ne craignirent pas de faire en quelque
sorte violence à lady Evelyn pour lui disputer le bras de Valeria.
Si l'achat de la mercerie et des accessoires n'avait été aussi urgent, Valeria aurait interrompu son
excursion et envoyé son valet chercher la voiture. Contrainte à persévérer, elle se vit bientôt
entourée d'une petite foule de conseillers prompts à recommander tel fournisseur, d'assistants prêts à
dépouiller Molly de ses paquets, et même d'indiscrets assez hardis pour proposer quelque
rafraîchissement dans les salons de Gunter.
Valeria ne dut son salut qu'à son cocher, qui en survenant pour interrompre la circulation lui permit
de monter en voiture, pendant que le valet de pied aidait Molly à récupérer ses emplettes dispersées.
Revenue à la paix et au silence de Grosvenor Square, la riche lady Arnold tira les leçons de
l'aventure. La vie citadine exposant les personnes fortunées à des persécutions, c'est à la campagne
qu'elle allait se retirer dès la fin des obsèques, honorant ainsi la parole donnée à sa bienfaitrice.
La cérémonie, en raison de son importance, n'eut lieu que trois jours après cette sortie dans Londres.
Valeria la vécut dans une sorte de torpeur protectrice, qui la préservait de toute réaction violente.
Les excès d'Alicia Farrington, qui s'évanouit dramatiquement sur les marches de la cathédrale Saint-
Paul et qu'il fallut ramener à la maison, ne parvinrent pas même à la faire sortir de son état de paix
intérieure, proche de l'ataraxie.
La journée s'achevait. Alicia reposait dans sa chambre. Dans leur salle à manger, les domestiques
commentaient sans doute l'événement, en se gardant des foudres du majordome. Non loin d'un
candélabre, Valeria était seule dans le salon particulier de sa grand-mère, qui désormais serait le
sien.
Comme un écheveau qui s'effiloche, sa placidité de circonstance se défaisait, à mesure que se
manifestaient mille émotions différentes, que toutes elle avait ressenties au même moment, dans des
circonstances analogues. Chaque fois, elle avait eu le sentiment d'un échec, parce qu'elle s'était
laissé surprendre par le temps. L'affection profonde que peu à peu lui avait inspirée la vieille dame
bourrue qui s'était mis en tête de l'adopter, elle n'avait pu l'exprimer avec assez de force, et assez
souvent. Et bien qu'elle-même se crût de longue date préparée à ce deuil, elle se trouvait démunie de
toute défense pour combattre la sensation de solitude absolue qui lui étreignait le cœur et le
déchirait.
D'une certaine façon ce deuil était moins cruel que le précédent, songeait-elle pour se raisonner.
Hugh était si jeune, et si désespéré ! Sa grand-mère en mourant dans l'hiver de son âge savait son
affection partagée, son œuvre accomplie, et ses bienfaits reçus avec reconnaissance.
Valeria fit quelques pas vers le lit que l'on avait préparé, mais qu'elle n'occuperait pas. Comment
imaginer que la vaillante comtesse désertait à tout jamais ces lieux tout pleins de son souvenir ?
Huit jours plus tôt, elle y avait rendu l'âme, les mains dans celles de sa petite-fille...
La seule personne qui aurait pu comprendre sa peine et l'aider à supporter son chagrin n'avait pas
cru bon de se manifester.
Privé très jeune de son père comme de sa mère, peut-être Teagan Fitzwilliams ne se sentait-il pas
concerné par les rites et les usages du deuil. Il n'avait en effet pas présenté de condoléances, et
n'avait effectué aucune visite. Dans la cathédrale, bien qu'elle fût exposée aux regards de
l'assistance entière, Valeria s'était risquée plusieurs fois à scruter d'un œil rapide les bas-côtés, dans
l'espoir de rencontrer, l'espace d'un éclair, un regard d'encouragement. Dans la foule ni le beau
visage de Teagan, ni surtout sa chevelure fauve et dorée, reconnaissable entre toutes, n'étaient
apparus un seul instant.
Seule dans cette chambre, dans cette maison qui malgré la présence d'Alicia et de nombreux
domestiques lui semblait vide, Valeria se trouvait contrainte de supposer que Teagan Fitzwilliams
ayant conjecturé que le deuil la tiendrait trop occupée pour qu'elle puisse envisager de nouvelles
promenades en prenait son parti, et vaquait à ses occupations ordinaires.
Savait-il qu'elle allait se retirer à la campagne ? Dans l'affirmative, songeait-il à venir lui dire adieu,
ou au revoir ? Lui demanderait-il de ne pas s'éloigner ?
Cette incertitude avait quelque chose d'insupportable. Il fallait qu'elle sache. Elle allait lui écrire,
pour l'informer de sa décision. Encore eût-il fallu pour cela qu'elle connaisse son adresse.
Qu'importait l'adresse, après tout. James porterait le message. De demeure en demeure, les valets se
tiennent informés de tout. James, qui avait apprécié l'humour et la simplicité de M. Fitzwilliams, ne
manquerait pas de découvrir Teagan, et de lui remettre le message.
En essuyant une larme, Valeria se mit en quête de plume et de papier.

La bruine épaisse où les luminaires, sans éclairer la rue, ponctuaient la nuit de halos espacés
semblait par sa permanence constituer l'essence même de l'atmosphère londonienne. En se rendant à
Jermyn Street, Teagan avait tout loisir de tourner ses pensées, comme il ne cessait de le faire depuis
plus d'une semaine, vers Valeria.
Dès le lendemain du décès de lady Winterdale, la rumeur avait fait bruire les salons et les clubs : la
charmante mais modeste lady Arnold, parente pauvre de la comtesse et peu connue du grand
monde, y occupait soudain l'une des premières places, par la grâce d'un héritage dont l'importance
sollicitait l'imagination.
Ce brusque changement de statut social en laisserait la bénéficiaire indifférente, Teagan n'en doutait
pas. Mais après tant de deuils éprouvés, la disparition de sa lointaine parente, de sa seule amie
véritable, n'allait pas manquer de lui faire cruellement ressentir sa solitude. En ces circonstances,
Teagan aurait aimé lui apporter le réconfort de sa présence, et l'assurer de sa profonde sympathie.
Le message de condoléances qu'il avait déposé le jour même du décès de la comtesse n'ayant reçu
aucune réponse, il avait soupçonné la censure exercée par l'intraitable chaperon de Valeria. Trois
tentatives de visite s'étaient heurtées à la résistance de l'intraitable majordome. Pour tourner la
difficulté, c'est à l'entrée de service que Teagan avait souhaité rencontrer Molly. James s'était chargé
de l'éconduire, en prétextant le danger que faisait courir à la carrière des domestiques le moindre
soupçon de complicité.
Une fois encore, il se heurtait à l'intransigeance de Lady Farrington, dont l'hostilité active entendait
bien lui interdire tout accès auprès de Valeria. Par contre le bataillon des candidats au mariage, au
premier rang desquels l'impeccable sir William, serait sans doute admis auprès d'elle.
Sans doute Teagan devait-il en prendre son parti. Admis par une modeste habitante du Yorkshire à
partager ses plaisirs, ses rires et ses enthousiasmes, il ne pouvait espérer poursuivre ce marivaudage
avec l'une des dames les plus recherchées de l'élite.
Du coin de la rue, il aperçut les fenêtres de l'Enfer du Jeu, l'établissement dans lequel il venait
exercer ce soir ses talents. Quel contraste entre le palais de marbre qui s'élevait à Grosvenor Square
et l'officine enfumée où des oisifs venaient s'encanailler, et laisser libre cours à leurs passions les
plus basses. C'est pourtant dans cet enfer bien nommé que Teagan était attendu.
Jamais il n'avait ressenti avec une telle acuité la douleur de la solitude.
En pénétrant dans l'établissement, il éprouva cependant la satisfaction de n'y trouver ni Rafe
Crandall ni son cortège d'admirateurs. Leur absence le dispensant de donner le change, et de jouer
les amuseurs désinvoltes, il put entamer sans s'étourdir de sottises une partie de poker avec deux
négociants de la Cité sans doute soucieux de se donner des émotions.
En jouant raisonnablement, de manière à ne pas épouvanter ses adversaires, Teagan avait accumulé
quelques gains lorsqu'une rumeur aussitôt suivie d'un semblant de silence attira son attention vers la
porte, où l'entrée d'un groupe faisait sensation. Jeremy Hartness, comte de Montford, s'était arrêté
dès l'entrée. La lippe dédaigneuse, le regard écrasant de mépris, il contemplait l'assemblée dans
l'évidente intention de l'humilier.
Teagan retint sa respiration et ferma un instant les yeux. Le comte de Montford, son cousin
germain, était de tous ses ennemis celui qu'il lui répugnait le plus de rencontrer.
Une telle rencontre avait pourtant quelque chose d'exceptionnel. Le comte évitait en effet de se
commettre dans les lieux que fréquentait Teagan, dans l'intention déclarée d'éviter tout contact avec
le résultat d'une mésalliance qui à l'en croire faisait la honte de son illustre famille.
Teagan, pour sa part, se félicitait de cette mauvaise manière, qui le dispensait de bien des tourments.
Lorsque le hasard ou la malchance les réunissait, il se trouvait effectivement contraint d'opposer aux
attaques verbales de son cousin tout un arsenal d'épigrammes et de ripostes qui faisaient la joie des
témoins, mais qui sollicitaient sa verve jusqu'à l'épuiser.
Ce soir, Teagan ne se sentait pas le courage de rompre des lances contre l'insolent personnage. Il
n'en aurait pas la force.
Il baissa la tête et feignit d'étudier son jeu. Avec un peu de chance, Montford allait l'éviter.
Des pas s'approchaient. Sur le sol, tout près de son siège, il vit le cuir brillant de luxueuses bottines.
— Eh bien, eh bien, que vois-je ? claironna une voix de fausset. Nous ne sommes pas en enfer, mes
amis, mais dans les bas-fonds ! Si je ne me trompe, nous voici en présence de l'Irlandais rampant,
de Teagan Fitzwilliams !
Teagan leva lentement les yeux.
— De votre humble cousin, mon illustre cousin, comte de Montford et d'autres lieux. Vous
condescendez à fréquenter les gens du peuple ? Vous disposez-vous à défendre leur cause, à la
chambre des Lords ?
Comme le silence s'était fait autour d'eux et que Teagan avait parlé d'une voix forte, le comte eut à
déplorer les regards curieux des membres de l'assistance qui ne le eonnaissaient pas.
— On fait le malin, bien sûr, grommela-t-il. Messieurs, condescendrez-vous à faire gagner quelques
pennies à ce déshérité ? Déshérité, le mot n'est pas trop fort, il me semble. Ayez pitié de ce
maladroit qui grappille sa pitance. Ne nous revient-il pas de faire l'aumône aux membres des classes
inférieures ?
Les compagnons de Montford ne semblaient apprécier que modérément ses sarcasmes, et s'entre-
regardaient avec gêne. Parmi eux se trouvait Rexford, fils cadet d'un duc et beau-frère du comte,
Wexley, un frivole fils de famille, et Albemarle, dont le domaine était contigu à celui de Montford.
— Si tu y tiens... pourquoi pas, dit Rexford sans conviction aucune.
Teagan se garda de l'encourager.
— Je crains, mon cousin, que ce lieu de perdition fréquenté par la canaille ne convienne guère à vos
amis. Il me serait désagréable de leur imposer une telle épreuve, et de les dépouiller de leurs biens.
— De ce côté, ils ne risquent rien ! s'exclama Montford en riant de bon cœur. Asseyez-vous,
messieurs, prenez des sièges. Et vous, là, disparaissez !
Il s'adressait aux deux négociants, qui jetèrent leurs cartes et s'empressèrent d'obtempérer.
Les intentions de son cousin échappaient à Teagan, qui s'en inquiétait. Jeremy l'avait haï dès leur
première rencontre, qui avait eu lieu vingt-deux ans plus tôt. Teagan, âgé de six ans, qui venait pour
la première fois chez son grand-père, au château des Montford, en gardait un cuisant souvenir.
La présente rencontre ne pouvait être un effet du hasard. Jeremy se livrait à une évidente
provocation. Ses intentions ne pouvaient être que perverses.
Le comte tint absolument à jouer au Piquet voleur, ou Piquet à écrire, ce qui contraignit Teagan à se
voir imposer un partenaire en la personne d'Albemarle, qui manifestait une excessive nervosité.
Montford, qui faisait équipe avec Rexford, gagna la première partie, et Fitzwilliams la seconde.
Lorsque la troisième partie s'engagea, de nombreux curieux entouraient les joueurs.
Parmi les spectateurs, Teagan s'étonna d'apercevoir lord Riverton, qui au bal de lady Insley lui avait
si efficacement permis de ne pas perdre la face. Il le salua d'un geste, rasséréné quoi qu'il en eût par
cette présence.
Au cours de cette troisième partie, Albemarle multiplia les bévues avec une telle constance qu'il
perdit gros, entraînant Teagan dans sa déroute. En le voyant ricaner niaisement et échanger avec
Montford un regard de connivence, Teagan sut que les soupçons qu'il venait de concevoir étaient
fondés : les deux compères s'entendaient pour entraîner sa ruine. Ils n'y parviendraient pas.
— Si attachante que soit votre compagnie, je me vois contraint de m'en priver, messieurs.
Il se disposait à ramasser l'argent qui lui restait, mais son cousin l'en empêcha.
— Quoi ? Nous quitter si tôt, après une pareille défaite ?
— Il ne me reste pas grand-chose, je n'ai rien d'autre sur moi, et l'on m'attend ailleurs.
— Elle attendra, ta grue. Encore une partie, bon sang !
Teagan hésita. Il devait trouver une échappatoire sans mettre en cause la respectabilité de son
partenaire. Une accusation publique ou une dispute violente lui seraient imputées à tort.
— Je préfère généralement les jeux individuels, sans partenaire, dit-il enfin.
— Rien de plus facile ! Je te prends au Piquet simple, partie liée, en doublant les mises.
S'il perdait la première manche, Teagan n'aurait pas de quoi doubler la mise.
— Une autre fois, peut-être, dit-il en reculant son siège.
Le comte éclata d'un rire insultant.
— Ta lâcheté m'étonnera toujours, poltron ! Mais que peut-on attendre d'un type dont la mère a
renié sa famille pour foutre le camp avec un larbin irlandais, comme une catin de bas étage !
Teagan se pétrifia. Dans le silence absolu qui régnait soudain, un témoin émit une exclamation de
surprise.
Désespéré de solitude depuis huit longues journées, Teagan sentit exploser en lui la fureur qui
comblait le vide de son âme. Cette fureur si longtemps retenue contre son bourreau, ce cousin qui
l'avait accueilli, vingt-deux ans plus tôt, par un violent coup de pied dans le ventre.
Penché au-dessus de la table, il gifla Montford si violemment que le visage de l'insolent, à demi
renversé, vint heurter l'épaule de son voisin.
— J'attends tes témoins, dit-il d'une voix blanche. Dans la salle d'ordinaire si bruyante régnait un
silence effrayant. Le comte passa les doigts sur sa joue, comme pour mesurer l'étendue de la marque
rouge qu'y avait imprimée la main de Teagan.
— Le duel est une affaire d'honneur, répondit le comte lorsqu'il eut recouvré l'usage de la parole.
Un gentilhomme ne croise pas le fer avec un voyou. Si tu veux défendre l'honneur de ta mère,
assieds-toi, et joue.
Parfaitement lucide malgré la tempête qui faisait rage en lui, Teagan dut reconnaître l'habileté de
son cousin. A l'épée comme au pistolet, l'infériorité du comte était si patente qu'un duel dans les
règles équivaudrait pour lui à un suicide. Outre qu'un tel événement susciterait un fâcheux scandale,
Teagan risquait de se voir inculpé de meurtre. En choisissant les cartes, Montford réduisait la portée
du scandale en donnant à sa réparation un caractère dérisoire, et préservait sa chère existence. Giflé,
il avait le choix des armes, et Teagan ne pouvait se dérober.
— Distribue, dit-il en se rasseyant.
— Parfait. Pour... intéresser la partie, je propose que l'on triple les mises. Ne proteste pas, cousin, je
sais le misérable état de tes finances. Mais tu possèdes un bien, un seul, que je ne méprise pas. Tu
mises ton étalon, et je mise sa valeur, qui est grande. L'Irlande produit de piètres bâtards, mais
j'apprécie ses pur-sang !
Montford rit sauvagement, au milieu du silence général. Teagan aurait préféré voir Ulysse abattu
qu'entre les mains de ce rustre. Mais il ne possédait effectivement que lui.
— Soit, dit-il en blêmissant.
Le comte sourit, les lèvres écartées, comme pour mordre.
— Faites cercle, mes amis ! Voyez comment on renvoie aux ruisseaux de Dublin ceux qui en sont
sortis !

11.

Son cousin voulait sa ruine. Sa ruine totale. Après tant d'années de haine implacable, pourquoi
Montford avait-il choisi ce moment pour frapper ce coup décisif ?
Sans doute le comte surveillait-il Teagan avec plus de vigilance que celui-ci ne l'aurait imaginé, car
ses finances se trouvaient au plus bas depuis le début de sa carrière de joueur. Tout ce qu'il possédait
ne constituait qu'une modeste pile sur la table de jeu, et le sort du superbe Ulysse était lui aussi
engagé.
Bien que la malchance l'ait abandonné, Teagan s'était fait un devoir d'écourter ses soirées ces
dernières semaines, afin de s'éveiller assez tôt pour accompagner Valeria dans Londres. Sans doute
restait-il chez lui quelque menue monnaie, mais rien n'était disponible pour honorer les factures de
ses fournisseurs.
S'il perdait ce soir, la rumeur de sa ruine s'envolerait au moment même où la dernière carte serait
jetée. Dès le lendemain, les créanciers assiégeraient sa porte, et ne se feraient pas faute de requérir
l'assistance des autorités.
Il risquait la prison pour dettes, et le déshonneur.
Pour éviter cette catastrophe, il lui fallait recouvrer son sang-froid et mettre en œuvre tout son
talent, qui excédait amplement celui de son cousin.
— Au risque de vous être désagréable, Montford, lança-t-il par défi au comte, qui battait les cartes,
vous ne me mettrez jamais à genoux. Si je perdais, ce dont je doute, je pourrais toujours prendre un
engagement dans l'armée.
— Il serait temps, grommela Montford. Au lieu de te protéger, grand-père aurait mieux fait de
t'encourager à rejoindre ces bandes de voleurs et de canailles, il y a dix ans. Moi, son seul petit-fils
légitime, moi qui suis de son sang, il m'a traîné dans la boue parce que je n'avais pas envie
d'occuper un grade. Mais le bâtard de sa fille, il en faisait trop de cas pour l'envoyer se battre. Il ne
devait pas se faire trucider par les sauvages d'Amérique, l'enfant chéri !
Le comte se déchaînait, laissait libre cours à ses griefs anciens. Teagan, fortifié contre sa haine, n'en
ressentait pas l'aigreur. Il n'en retenait que la révélation, et se reportait par la pensée à sa dernière
rencontre avec son grand-père, le lendemain de son éviction d'Oxford... De cette entrevue, il gardait
un souvenir cuisant. Après l'avoir accablé de reproches au nom du respect dû à sa mère, son grand-
père lui avait refusé l'autorisation de s'engager dans un régiment du roi, en précisant que dans le cas
où Teagan le ferait en qualité de simple soldat et sous un pseudonyme, il jouissait d'assez
d'influence pour le retrouver et le faire exclure. Après quoi, le petit-fils coupable avait été chassé du
château.
Teagan s'en était allé, en se jurant bien de rompre tout contact avec sa famille maternelle.
Son grand-père avait-il refusé un engagement non par haine ou par mépris, mais par tendresse pour
le fils de sa fille chérie ? Les propos de Montford le suggéraient.
— Voyez, messieurs, disait ce dernier, la peur le paralyse au point qu'il ne ramasse même pas son
jeu !
Teagan se hâta de reprendre ses esprits et examina la main que le comte venait de distribuer. Il ne
fallait pas qu'une distraction coupable l'exile de Londres, ou le condamne à rejoindre pour de bon
l'armée.
Malgré l'importance de la partie, il restait sensible à la surprise mêlée de satisfaction que venait de
faire naître en lui la confidence de son cousin. Devait-il lui accorder quelque crédit ?
— Tu me prends pour le favori de grand-père ? C'est pour cela qu'après en avoir tout reçu tu
persistes à me haïr, cousin ?
Emporté par un élan de rage, Montford se pencha tout entier au-dessus de la table pour parler à mi-
voix mais avec force à Teagan, les yeux dans les siens.
— Oui, toi, l'Irlandais, le moins que rien, tu l'as envoûté. Avec tes exploits minables, toujours
supérieur à moi. « Monte comme Teagan, Jeremy. Tire comme Teagan. N'apprends pas le grec,
Teagan en est seul capable ! »
Il contrefaisait la voix chevrotante d'un vieillard. Epuisé, il se rassit lourdement et abattit avec force
sa première carte.
— Grâce à Dieu, poursuivit-il, le vieux fou a eu la bonne idée de débarrasser le terrain peu de temps
après tes exploits amoureux... Il n'a pas eu le loisir de te rappeler au bercail, mouton noir ! S'il te
voyait, le pauvre, il déchanterait ! Réduit à la misère, le chéri, en prison pour dettes !
Il éclata de rire en ramassant le premier pli. Teagan, vivement ému par l'évidente sincérité de cette
révélation, s'efforça de retrouver son calme pour concentrer toute son attention sur le jeu. Son
grand-père l'aimait donc ?
Il aurait pu le rappeler près de lui ? Personnage emporté et autoritaire, l'intraitable patriarche n'avait
pas coutume d'exprimer des regrets ou de présenter des excuses après l'un des éclats dont il était
coutumier. Mais il savait compenser par quelque faveur ultérieure la rigueur de ses décrets. Avait-il
eu l'intention de se réconcilier avant sa mort avec le fils de sa fille ?
Lorsque Jeremy, le fouet à la main, avait interdit à Teagan l'accès au château, en ce jour funeste, la
jalousie peut-être armait son bras, ainsi que la crainte d'une réhabilitation qu'il redoutait. Averti de la
mort imminente du vieillard, Teagan avait pour sa part décidé de revenir sur ses résolutions et de
faire amende honorable en venant embrasser pour la dernière fois celui que la mésalliance de sa
mère avait jadis cruellement éprouvé.
Le fouet à cheval brandi par son cousin ne l'aurait pas empêché de passer. Mais Jeremy ayant
prétendu que sa impie vue risquait de précipiter l'issue fatale, Teagan avait eu la faiblesse de le
croire, et s'était retiré, la mort dans l'âme.
Montford sourit en ramassant la seconde levée. Ni la nostalgie ni le regret des erreurs anciennes ne
devaient distraire l'attention de Teagan. La victoire en dépendait.
Les confidences faites par son cousin n'avaient-elles pas pour but de le déstabiliser, de lui faire
perdre son sang-froid ? D'un coup d'œil rapide, il vit que son adversaire se concentrait sur son jeu.
Après avoir choisi de le combattre sur son propre terrain, Montford, qui de loin lui était inférieur,
allait-il le battre ? Teagan se jura que non.
Un calme étrange régnait dans la salle de jeu, où seuls les deux cousins maniaient les cartes,
retenant à eux seuls l'attention de l'assemblée. Familier du Piquet, Teagan se livra à de savants
calculs, afin de déduire du commencement de la partie les cartes qui restaient dans le talon.
Teagan gagna la première manche, et le comte, qui jouait beaucoup mieux que prévu, la seconde...
Comme la partie était liée, il y aurait une belle. Teagan reprit confiance en entamant cette troisième
manche. La distribution lui était favorable. Il allait gagner.
Après avoir coupé la première carte, Montford jeta le dix de carreau. Teagan, qui n'avait dans cette
couleur que le huit dut lui laisser la main, en espérant couper le prochain pli. Mais avec une habileté
consommée et une chance extraordinaire, son cousin domina brillamment la partie, ne concédant
deux levées que pour s'assurer le contrôle de l'ensemble du jeu.
Teagan allait perdre.
Comme venant de très loin, il entendit le cri de triomphe que poussait Montford en abattant sa
dernière carte.
— Voilà le travail, Irlandais de malheur ! N'oublie pas de me faire mener mon gain jusqu'à mes
écuries, avant de te sauver à Dublin !
Hébété par l'énormité de la catastrophe, Teagan n'eut pas la force de se lever. Machinalement, il
tapota le tapis vert avec sa dernière carte, qu'il n'avait pas pris la peine de jouer parce qu'elle était
perdante. Les yeux braqués sur elle, comme fasciné, il passa en revue les nécessités successives qui
s'imposaient à lui. Passer à sa chambre pour récupérer la monnaie qui s'y trouvait encore, et
disparaître avant l'arrivée des créanciers, afin d'éviter la prison pour dettes. Dire adieu à Ulysse.
Faire une rapide évaluation de la distance que ces maigres restes lui permettraient de mettre entre
les magistrats londoniens et lui, car il lui faudrait conserver de quoi déposer les premières mises
dans quelque tripot. Pourrait-il se rétablir, sauver les apparences ?
Serait-il contraint, en fin de compte, de s'enrôler dans quelque régiment ?
Quelle malédiction que les cartes ! Celle dont il frappait nerveusement le tapis vert, à petits coups
saccadés, était comme le symbole de l'inanité des choses.
Il lui sembla soudain percevoir au dos de ce valet inutile, sur le liseré bleu de son décor, une
minuscule décoloration. Happé d'une illumination, il saisit pêle-mêle des cartes abandonnées sur la
table, et n'en crut pas ses yeux : au moyen d'altérations rondes, carrées ou triangulaires, les cartes
étaient marquées au verso. Au cours de toute la partie, Montford avait eu connaissance du jeu de
Teagan aussi clairement que s'il avait été découvert.
Quelle maladresse ! Lui, un joueur professionnel, s'était laissé flouer par cet aristocrate dépravé,
dont les confidences n'avaient pas peu contribué à émousser son esprit critique. En réveillant les
fantômes du passé, en ne suscitant en même temps que des nostalgies et des regrets de nouvelles
espérances, Montford avait entraîné sa victime dans la contemplation du passé, le dépouillant ainsi
de l'acuité d'observation et d'attention si indispensable à la maîtrise d'un jeu.
Aussi bien le procédé était-il à proprement parler incroyable. En trichant de propos délibéré, le
comte s'excluait de l'aristocratie. Teagan se trouva comblé du bonheur que fait naître l'imminence
du triomphe. Cette partie ne consacrait pas sa ruine, mais celle de Montford.
Presque tout est permis à ceux qui possèdent les titres et la fortune. Ils peuvent humilier leur épouse
en entretenant des maîtresses, user de brutalité à l'égard de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs
domestiques, se ruiner.
Mais en aucun cas un homme bien né ne renie sa parole, ni ne triche aux cartes.
En un instant, Teagan Fitzwilliams allait tirer vengeance de deux décennies d'insultes, de menaces
et de haine agissante.
Il allait ouvrir la bouche pour réclamer le silence et faire éclater le scandale lorsqu'un scrupule le
retint. Le désespoir imminent de son cousin, légitime sanction de sa bassesse, n'allait pas frapper
seulement le coupable. A Eton, son jeune fils aurait à subir, avant son exclusion probable, les
féroces sarcasmes de ses condisciples. Lady Montford, personne insipide mais inoffensive, n'aurait
qu'à quitter Londres pour mener à la campagne une vie recluse.
Montford, c'était aussi le nom du grand-père colérique mais universellement respecté, et celui de sa
mère, que jeune enfant il aimait si tendrement.
Jamais Teagan n'avait tiré quelque avantage de son appartenance à l'illustre famille. Emporté sans
doute par quelque folie, il répugnait néanmoins à en ternir le renom. D'un scandale, le comte avait
tout à redouter. Doté d'une réputation détestable, Fitzwilliams n'avait rien à perdre en acceptant sa
propre ruine.
Avec ce qui lui restait, il pourrait se refaire, saisir d'autres chances, entreprendre une carrière dans
l'armée. Qui regretterait son départ de Londres ? Aucun de ses partenaires habituels ne déplorerait
son absence. Sans doute sa logeuse, qu'il se jurait de dédommager par priorité, en éprouverait-elle
un sincère regret. Avec son client préféré, la pauvre Mme Smith allait perdre sa dernière illusion.
Peut-être aussi Teagan allait-il faire de la peine à la plus douce et la plus inaccessible des femmes,
qui elle aussi devrait renoncer à ses bons sentiments, et reconnaître qu'en affublant du titre de
gentleman un individu qui ne l'était pas, elle s'était trompée.
Cette pensée lui brisait le cœur. La gorge nouée, il posa la carte, releva les yeux... Dans le foule
excitée et gesticulante, un personnage, le seul qui fût silencieux et impassible, l'observait avec une
intensité particulière.
Les sourcils froncés, l'air sévère, lord Riverton lui désigna du menton les cartes encore étalées.
Riverton avait compris.
Teagan retint son souffle. Avant qu'il ait pu s'exprimer ou se déplacer, Riverton interpellait le comte,
qui attendait son manteau et sa canne, et lui frappait l'épaule.
— Un instant, Montford, ne partez pas si vite, dit-il assez fort pour couvrir le brouhaha général. A
propos de cartes...
Il n'en dit pas davantage. Si Teagan l'avait apostrophé de cette façon, son cousin l'aurait sans doute
écarté d'une bourrade et écrasé de son mépris sans interrompre sa retraite. Mais l'autorité de lord
Riverton faisait loi.
En se tournant vers lui, Montford lut dans ses yeux sa condamnation, et perdit contenance.
— Les... les cartes, Excellence ?
Teagan dédia ce qui allait suivre à sa mère, et se leva en adressant à Riverton un discret signe de
défense.
— Les cartes ont décidé ta victoire, cousin, dit-il en s'approchant.
Riverton fixa sur lui un regard aigu, que Teagan soutint sans sourciller.
— On peut voir les choses ainsi, en effet, dit-il après un assez long silence.
Montford retrouva sa respiration, et le soulagement détendit son visage anxieux... Il semblait pressé
de vider les lieux.
— Merci, milord. Bonsoir, milord, conclut-il en s'inclinant profondément. Je pars.
Avant de lui poser la main sur le bras, Riverton attendit que le comte ait fait demi-tour.
— Pas si vite, Montford, murmura-t-il. Messieurs, poursuivit-il en élevant la voix pour se faire
entendre de tous, Montford vous rejoindra plus tard.
Incertain de l'attitude à prendre, le comte hésita un moment, en essayant de lire sur le visage austère
de l'homme de gouvernement. N'osant en définitive n'opposer ni refus ni dérobade à cette
manifestation d'autorité, il affecta d'un coup un joyeux entrain pour s'adresser à ses amis.
— Retenez une table au White, messieurs. Wexley, champagne pour tous ! Je vous suis !
Lorsqu'il fit de nouveau face à Riverton, son visage avait pâli.
— Venez par ici, personne ne nous dérangera, dit Riverton.
Il désigna une table dans un coin déserté par la foule. Les compagnons du comte n'étaient pas seuls
en effet à quitter l'établissement. Nombre de témoins se disposaient de toute évidence à répandre
dans le public des récits de l'incident, dont la gifle reçue et le duel d'un nouveau genre qui avait en
principe lavé l'offense seraient les temps forts.
— Fitzwilliams va se joindre à nous, reprit Riverton.
Pendant plusieurs secondes, le comte se tint immobile, visiblement paralysé par l'appréhension.
Teagan éprouva l'amère satisfaction de voir le front de son cousin se couvrir d'un voile de
transpiration pendant que d'une main tremblante il tiraillait sa cravate de soie blanche, comme pour
éviter l'étouffement.
— Comme il vous plaira, Excellence, articula-t-il avec difficulté, en évitant soigneusement de
croiser le regard de Teagan.
Riverton s'assit le premier, en désignant à chacun un siège. Sans quitter Montford des yeux, il se
cantonna dans un ilence qui en se prolongeant devint bientôt insupportable. Lorsqu'il consentit à le
rompre, c'est à Teagan qu'il s'adressa d'abord...
— Quelles sont vos raisons, Fitzwilliams ?
— Je préserve la famille, et le nom que portaient ma mère et mon grand-père.
Teagan avait répondu sans hésitation, d'une voix lourde.
— C'est ce que je pensais, dit Riverton en hochant la tête. Ecoutez-moi bien, vous qui déshonorez le
nom que vous portez, poursuivit-il en ne s'adressant plus qu'au comte. Je vous tiens pour un être
méprisable. Ne protestez pas ! Si je n'avais connu et respecté votre aïeul, j'aurais dénoncé votre
forfait. Encore une fois ne tentez pas de m'interrompre. Ce soir, vous avez battu aux cartes votre
cousin, sans plus. Si vous-même ou quelqu'un de vos amis célébrez l'événement avec ostentation, si
vous répandez des rumeurs dont la réputation de Fitzwilliams auprès d'éventuels créanciers aurait à
souffrir, je me verrai contraint d'informer le public de votre fraude. Venant de votre cousin
l'information serait peut-être mise en doute. De ma part, nul ne la discutera. N'abusez pas un instant
de l'impunité que je vous concède, monsieur le comte. Elle est conditionnelle. Ai-je été assez clair ?
Le visage de Montford s'était décomposé. La mâchoire tremblante, il dut s'humecter les lèvres avant
de pouvoir s'exprimer.
— Je vous assure, Excellence...
— Cela suffit. Délivrez-moi de votre présence.
Montford, l'air égaré, se leva lourdement et se dirigea vers la porte, tel un somnambule, sans saluer
ni voir personne. Lorsqu'il eut disparu, Riverton, qui avait suivi des yeux sa retraite, ramena son
attention sur Teagan.
— Voilà des scrupules qui vous coûtent cher, monsieur Fitzwilliams.
— Parler des scrupules d'un joueur irlandais, n'est-ce pas commettre un abus de langage ?
Riverton se contenta de soulever les sourcils, sans commenter l'ironie, et garda un moment le
silence.
— Votre étalon est superbe, je l'avais moi aussi remarqué. Montford se fera un devoir de le vendre à
mon intendant. Vous aurez ainsi le plaisir de savoir votre beau cheval entre de bonnes mains.
Bien qu'il éprouvât un profond soulagement, car l'idée de savoir Ulysse entre les mains d'un butor
lui était presque aussi douloureuse que celle de sa perte, Teagan afficha une désinvolture de façade.
— C'est très aimable à vous, dit-il en feignant l'insouciance.
Comme un éclat moqueur passait dans les yeux de Riverton, Teagan eut l'impression désagréable
d'être percé à jour. En présence d'un observateur aussi expérimenté, aucune pose ne faisait illusion.
— Votre cousin n'alimentera pas la rumeur, comme il se disposait à le faire, reprit Riverton. Cela
vous laisse un délai de quelques jours, qui vous donnera le temps de... mettre de l'ordre dans vos
affaires.
Le regain de vigueur qui avait permis à Teagan de faire de nouveau bonne figure commençait à
s'estomper, il ressentait soudain la fatigue.
— De cela aussi, je vous suis reconnaissant, dit-il d'une voix sourde, en détournant le regard.
Le conseiller, qui l'examinait pensivement, sembla prêt à lui faire une proposition, mais se ravisa et
se leva.
— Bonne nuit, Fitzwilliams.
En quittant l'Enfer du Jeu quelques instants plus tard, Teagan vit un valet refermer sur Riverton la
portière de son landau et reprendre place près du cocher. De son côté, il regagna à pied son
logement, écoutant dans le silence de la nuit le bruit de ses pas, qui semblaient scander une marche
funèbre. Montford allait sans nul doute imposer la discrétion à ses proches. Mais d'autres témoins,
bourgeois, employés, portier, n'allaient pas manquer de répandre autour d'eux les récits
circonstanciés d'une soirée véritablement exceptionnelle. Les querelles entre aristocrates enchantent
toujours les gens du peuple.
Demain, une foule de fournisseurs allait assiéger la maison de Mme Smith, et les autorités
policières ne manqueraient pas de venir leur prêter main-forte. Pour éviter l'impatience des uns et la
rigueur des autres, Teagan ne pouvait trouver son salut que dans la fuite.
Mais en quel lieu trouver refuge ?
Des souvenirs anciens, dont il parvenait d'habitude à bannir la résurgence, se pressaient en foule
dans son esprit. La main froide de sa mère, que le petit garçon de cinq ans refusait de lâcher après
son dernier soupir, comme si son amour pouvait la disputer à la mort. La faim, les coups, la misère,
le mal de mer sur le navire où l'avait embarqué un prêtre.
— Tu as la chance d'appartenir à une grande famille, mon garçon, tu vas être heureux !
Le coup de pied de son cousin, au premier instant de leur rencontre, avait cruellement démenti cette
prophétie.
D'autres souvenirs le hantaient encore, celui surtout des derniers mots proférés en sa présence par le
vieux comte, son grand-père.
— Hors de ma vue ! Va au diable !
Peut-être le diable allait-il bientôt l'accueillir en effet, songea Teagan en s'abandonnant au vertige
des idées macabres. Parvenu à son logement, il s'introduisit discrètement dans son modeste
appartement. A la lumière d'une seule bougie il emballa rapidement l'essentiel de ses biens, non sans
avoir vidé les poches de ses différents habits de la monnaie qu'elles contenaient.
Il médita un moment devant ses chers livres, qu'il ne pouvait emporter. En soupirant, il rédigea à
l'intention de Mme Smith une lettre d'excuse. La vente de cette collection d'auteurs classiques
permettrait à son aimable logeuse de compenser convenablement le loyer impayé.
Du fond d'un tiroir il sortit une paire de pistolets de duel, dans leur boîte. S'il en avait l'usage,
songea-t-il amèrement, un seul pistolet et une seule balle suffiraient.
Une fois son bagage complété, Teagan n'eut plus qu'à jeter sur son épaule sa selle. Avant de franchir
la porte pour la dernière fois, il attarda son regard sur les livres qu'il abandonnait, sur Virgile, sur
Homère, sur Platon.
Loin d'eux, il ne vivrait plus que dans le désespoir, désormais. Des après-midi entiers, il s'était
plongé de nouveau dans ces auteurs qui avaient bercé sa jeunesse et son adolescence, aux temps
heureux des études et de la sérénité.
D'autres souvenirs, plus récents, ne connaîtraient ni suite ni accomplissement. En même temps que
des grands auteurs, il s'éloignait de la plus intelligente, de la plus spirituelle, de la plus piquante, de
la plus sage des femmes qu'il ait jamais rencontrées. Sa lady Mystère, l'une des rares personnes à ne
lui reprocher ni son passé ni ses origines, et qui le prenait pour ce qu'il était, sans trop de
répugnance...
Le cœur gros, Teagan Fitzwilliams quitta la grande maison, chargé de ses maigres richesses.
Combien de temps faudrait-il à la rumeur de sa ruine pour atteindre Valeria ? C'est alors seulement
qu'il la perdrait, pour toujours.

12.

Avant de quitter Londres, Teagan, le cœur brisé, alla faire ses adieux à l'être le plus noble et le plus
beau qu'il ait jamais aimé, le seul qu'il ait pu légitimement déclarer sien. Malgré la discrétion de son
approche, Ulysse le salua d'un gémissement de gorge avant que Teagan n'atteigne sa stalle, dans
l'établissement où son étalon prenait pension.
— Tu as l'oreille fine, murmura Teagan en lui flattant la tête, la paume caressée par le velours vivant
des naseaux et des lèvres. Je dois t'abandonner, Ulysse, mais Riverton et ses gens sauront te faire la
vie douce. Tu vas perdre un ami, mais trouver de bons maîtres. Si cette brute de Montford avait dû
te monter, je t'aurais peut-être abattu, puisqu'il me reste assez de poudre et de balles. Tu imagines le
drame, vieux frère ? Que serais-je devenu ?
Le cheval s'ébroua et balança la tête, comme pour exprimer sa désapprobation.
— Je ne peux pas t'emmener avec moi, mon trésor. Lord Riverton excuserait ce larcin, mais tu ne
lui appartiens pas encore. Et puis tu as trop d'allure pour qu'on ne te remarque pas, et sur les
chemins que je vais prendre les encaisseurs et autres vautours nous suivraient à la trace.
Pour la dernière fois, Teagan caressa l'encolure de l'étalon en fermant les yeux pour retenir ses
larmes. Les paupières brûlantes, il s'éloigna avec raideur. Une nouvelle tâche l'attendait. Hors de la
ville, il lui fallait négocier l'achat d'une autre monture, moins voyante.
En sortant des écuries, il fut pris après quelques pas d'un pressentiment. On l'épiait. Fouaillé par
l'imminence d'un danger, Teagan recouvra d'un coup toute son énergie. Aussitôt sur ses gardes il fit
halte, prêt au combat.
— La guerre elle est finie, chef, repos ! graillonna une enrouée et railleuse. J'suis pas un ennemi, au
contraire ! J'vous propose une affaire, c'est tout bénéfice !
— Montrez-vous, et nommez-vous, ordonna Teagan sans se départir de son attitude belliqueuse.
Le personnage qui prudemment sortait de l'ombre ne manquait pas de pittoresque. Dans son visage
buriné, ses yeux aux sourcils broussailleux brillaient de malice. Au-dessus de la bouche oblique, en
forme de cicatrice, le nez portait les stigmates d'agressions brutales. Sur les vestiges d'une jaquette
d'uniforme rouge dont la manche gauche était vide brillaient les boutons de cuivre qui seuls sur
cette défroque semblaient en bon état. Teagan se détendit en reconnaissant en cette apparition un
mendiant auquel il avait plusieurs fois fait l'aumône de quelques pièces.
— Je n'ai pas de mitraille sur moi, mon pauvre ami, dit-il en guise d'excuse. Ce n'est pas ton jour de
chance.
— Parlez pour vous, chef ! A c'qu'on dit, elle vous a quitté, la chance. C'est pas d'la mitraille qu'il
vous faudrait, c'est des munitions !
Si instruit qu'il fût de l'indiscrétion du monde et de la remarquable célérité de propagation des
rumeurs, Teagan se trouva pour cette fois pris de court, et ressentit un choc. La nouvelle de sa
défaite était donc déjà parvenue jusqu'aux oreilles de ce malheureux, qui riait seul de sa plaisanterie.
— Les nouvelles vont vite, constata-t-il sombrement.
— Aussi vite que les boulets français à Waterloo, dit l'homme en agitant habilement sa manche
vide. J'en sais des choses, mon prince, que vous allez quitter Londres à r'culons et tout et tout.
J'connais aussi un monsieur qui pense comme ça qu'vous pourriez lui rendre service. Il vous
donnerait de quoi tenir la position, rester dans la place et remplir comme qui dirait vot' giberne. Un
monsieur qui vous veut du bien, quoi.
— De qui s'agit-il ? demanda Teagan, fort étonné de se découvrir un appui.
— D'un qui a des sacs d'or, c'est tout c'qu'y a à savoir.
Un individu qui entend rester inconnu ne nourrit généralement pas des intentions honnêtes. Mais
dans certaines situations il est difficile de cultiver l'intégrité : on ne peut se targuer d'exigence
morale qu'à partir d'un certain confort matériel.
— En quoi consisterait ce service ? demanda Teagan, à tout hasard.
— Rien que du facile pour un gaillard comme vous, qui connaît la vie et qui sait y faire, si vous
voyez ce que je veux dire. Faut juste faire un tour chez un grossium et prendre une boîte qu'il
planque dans son écurie. Si on vous voit dans les parages, vous pouvez toujours dire qu'vous v'nez
voir les bestiaux, c'est tout trouvé comme excuse. Vous prenez la boîte, et vous allez la porter à
Douvres, dans une auberge qu'on vous dira. Vite fait, bien fait. Un sac de bonne monnaie d'or, c'est
le prix du silence. Et d'autres sacs après, chaque fois.
Le mendiant ne plaisantait plus, et son attitude avait changé. Il se tenait plus droit dans ses haillons,
et son visage tout à l'heure grotesque gardait sa brutalité, mais associée cette fois à une froide
détermination.
— Que contient cette fameuse boîte ?
— Des papiers, du pas lourd. On s'en balance, fit l'ancien soldat en haussant les épaules.
— Emporter une cassette et l'emmener à Douvres, dit Teagan, qui réfléchissait à haute voix, cela
signifie que des contrebandiers vont faire passer en France des documents officiels. Il s'agit
d'espionnage, n'est-ce pas ?
— Vous avez vu ? maugréa l'ancien combattant en tirant de la main droite sur sa manche vide,
l'Angleterre, elle m'a pris mon bras, et bonsoir ! Des estropiés, y a pas de travail pour eux. Elle me
connaît pas, la bonne vieille Angleterre, alors je lui dois rien.
Cet infirme n'avait pas tort. Teagan songea à son propre destin. Le pays où était né sa mère,
comment l'avait-il accueilli ? Par des insultes. Chez les plus indulgents des aristocrates, ne lui
reprochait-on pas son ascendance irlandaise, considérée comme une tare héréditaire ?
— Alors, chef, vous allez à Douvres, ou vous n'y allez pas ?
Le trajet n'était pas très long. Les documents n'étaient sans doute que d'inoffensives et inutiles
paperasses... Personne n'en saurait jamais rien.
Cette soudaine rentrée d'argent permettrait à Teagan de désintéresser ses créanciers, de ne pas
quitter Londres, de vaincre les obstacles dressés par l'insupportable lady Farrington autour de
Valeria Arnold...
Il ne serait pas non plus désagréable de tirer vengeance d'une nation où l'on portait au pinacle les
nantis, fussent-ils des tricheurs comme Montford, pendant que des soldats infirmes et d'honnêtes
Irlandais se trouvaient réduits à vivre d'expédients.
L'espionnage implique la discrétion. Personne n'en saurait rien. Mais Teagan, lui, le saurait. Et
trahir, trahirait-on un pays étranger, c'est se déshonorer.
En commettant une trahison, Teagan se ravalerait au niveau du cousin qu'il méprisait, et se rendrait
indigne de la confiance que Valeria Arnold avait si inconsidérément mais si généreusement mise en
lui.
— Dites à votre « monsieur » que je ne suis pas son homme.
— C'est bien réfléchi ? Un gain facile, pour un gaillard comme vous. Si j'avais un bras de plus et
une bobine qui fait pas peur, j'y serais déjà, à Douvres, moi.
— Je n'en doute pas. Et maintenant, adieu, mon brave. Je dois quitter Londres avant l'aube.
Le tentateur, prenant philosophiquement acte de ce refus, haussa les épaules sans acrimonie aucune.
— Sur le droit chemin... en avant... marche ! ordonna-t-il en manière de plaisanterie. Bon voyage,
chef !
En se redressant de toute sa taille, il exécuta un salut militaire, se figea un temps dans cette position,
et rentra dans l'ombre d'où il était sorti.
Teagan releva son col pour se protéger de la bruine. A l'est, la nuit pâlissait déjà. Que lui réservait
l'avenir ?

Une pluie fine et glacée faisait briller les pavés de Grosvernor Square. Attelée de quatre chevaux, la
berline de voyage qui naguère transportait lady Winterdale s'ébranla, emportant Valeria vers
Winterpark. Emmitouflée de fourrures, les pieds posés sur une brique chaude, elle entendait bien
faire taire les critiques et tarir les lamentations que suscitait ce départ matinal, et précipité.
Elle s'était en effet décidée à respecter sans plus attendre l'engagement pris auprès de sa grand-
mère, sans tenir compte des pesanteurs imposées par les traditions domestiques. Molly, sa femme de
chambre, et Mercy, sa gouvernante personnelle, ne partiraient de Londres que le lendemain, après
avoir rangé sa garde-robe et empaqueté les accessoires de sa vie quotidienne. Informée par le
majordome et par l'intendante de la défunte que celle-ci ne se déplaçait jamais sans se faire
accompagner d'un imposant matériel, Valeria, à bout de patience, avait choisi de précéder ce
déménagement, et de se passer pour quelques heures de femme de chambre. Les usages ne le
voulaient pas ainsi, mais il lui fallait, tout en respectant la sensibilité des anciens serviteurs, savoir
leur imposer sa volonté.
Ce départ brusqué lui évitait aussi les jérémiades de lady Farrington, qui la veille avait failli tomber
en pâmoison lorsque sa jeune cousine était passée chez elle pour le lui annoncer. Attribuant à un
désordre mental consécutif au deuil une initiative qui la bouleversait, la cousine Alicia l'avait
suppliée d'y renoncer, mais en vain. Résolue à prévenir l'empressement de ses nouveaux adulateurs,
qui tels lady Evelyn lui rendaient la vie à Londres odieuse, Valeria tenait à les surprendre à force de
rapidité et de discrétion. Aussi bien cette décision se justifiait-elle par la soumission filiale aux
dernières volontés de lady Winterdale.
La veille, ses derniers préparatifs s'étaient tardivement terminés. Mais la fatigue n'avait en rien
favorisé son sommeil.
Non que cette insomnie fût provoquée par le chagrin, ou par le souci d'assumer des responsabilité
nouvelles.
Pour achever son ridicule, elle n'avait cessé de tendre l'oreille au moindre bruit, dans la folle
espérance du retour de James, qui aurait découvert la résidence de Teagan Fitzwilliams, remis le
message de Valeria et obtenu en échange une réponse.
Le sommeil agité qui finalement s'était emparé d'elle n'avait naturellement été interrompu par
personne. Dans l'hypothèse où James avait découvert le domicile de Teagan, celui-ci ne s'y trouvait
pas nécessairement. Et sans doute avait-il mieux à faire qu'à répondre dans l'instant à son courrier.
L'absurdité de sa propre conduite confirmait en tout cas la pertinence des inquiétudes de lady
Winterdale. La comtesse avait vu juste en l'invitant à s'éloigner de Londres, et par conséquent du
fascinant M. Fitzwilliams. Pour se guérir et recouvrer l'usage de la raison, il lui faudrait beaucoup
de temps, et de distance.
La fortune inespérée que lui apportait son héritage garantissait son entière liberté, mais comment
pouvait-elle en jouir, puisque dans le même temps elle venait de perdre le seul conseiller en qui elle
eût confiance ?
Quels choix lui étaient-ils offerts ?
Par égard pour son immense fortune, on pardonnerait sans doute à lady Arnold des promenades
accompagnées. Mais si elle se présentait au bras de Teagan dans quelque réception mondaine, elle
l'exposerait à de désagréables rebuffades. La fortune dont elle disposait lui ouvrait toutes les portes.
Mais ce privilège strictement personnel ne s'étendait à aucun autre bénéficiaire, et ne pouvait en
aucune façon réhabiliter M. Fitzwilliams dans l'opinion publique. En fait, une telle démonstration
d'amitié entre un joueur et une femme riche ne ferait que détériorer encore la réputation du premier.
Jamais on ne le considérerait comme un prétendant convenable, à supposer qu'il accepte de jouer un
tel rôle. Ni son enfance difficile ni l'existence incertaine qu'il menait depuis son exclusion d'Oxford
ne l'avaient d'ailleurs préparé à supporter en permanence les liens sacrés du mariage. Mais pour être
rétif à un joug, n'arrive-t-il pas qu'un esprit libre accepte... une liaison ?
L'attitude et le comportement de Teagan l'autre jour sur les quais laissaient supposer qu'il
renouvellerait sans réticence aucune l'épisode du grenier à foin. Valeria devrait-elle se satisfaire
d'une exaltante mais précaire aventure ?
En quoi ce choix influerait-il les autres ? Un homme à l'esprit ouvert, sir William par exemple,
pouvait ne pas s'offusquer de sa sympathie pour un personnage à la réputation controversée. Mais si
un veuf ne compromet en aucune façon ses chances de remariage en prenant occasionnellement une
maîtresse, il n'en va pas de même pour une veuve qui prendrait un amant, et tout particulièrement
celui-là. Elle devrait abandonner tout espoir de trouver un mari à sa convenance, et par conséquent
tout espoir de s'entourer d'enfants, de relations et de petits-enfants, de cet environnement familial si
nécessaire au bonheur et dont Valeria s'était vue privée par des deuils successifs.
Si enfiévrée qu'elle soit, une liaison vaut-elle un tel sacrifice ? Doit-on la payer d'une vie de solitude
?
La raison ne lui commandait-elle pas d'accepter la candidature de sir William ? Pendant cette
semaine tout entière consacrée à des préparatifs funèbres, il n'avait cessé de se rendre utile, avec
une discrétion et une retenue exemplaires. Toujours présent, jamais il n'avait commis la moindre
indiscrétion, ni excipé de sa familiarité avec la défunte pour servir ses ambitions.
Son désintéressement, de surcroît, ne faisait aucun doute.
Sans en avoir reçu un seul, Valeria supposait les baisers de sir William moins capiteux et moins
bouleversants que ceux de Teagan Fitzwilliams. Mais ils auraient l'avantage de la permanence. Et si
aucun élan irrépressible ne la poussait à se blottir entre ses bras, elle lui reconnaissait volontiers un
aspect physique fort agréable. Sa taille élevée, ses traits réguliers lui donnaient de l'allure, et la
franche bienveillance de son expression ne l'enlaidissait pas. Cet ami sincère ne pouvait-il pas à
l'usage se révéler un acceptable époux ?
En même temps que la pluie s'obstinait à occulter le paysage traversé, ces réflexions ne cessaient de
se succéder sans fin dans l'esprit de Valeria, si bien qu'elle se trouva bientôt en proie aux affres de la
migraine. Pour y échapper, elle résolut de les exclure délibérément.
Sir William se trouvait retenu par ses obligations à Londres, et peut-être ne reverrait-elle jamais M.
Fitzwilliams. En rendant mentalement hommage au bon sens et à la lucidité de lady Winterdale,
Valeria se résolut à ne plus consacrer ses efforts et ses réflexions qu'aux tâches immédiates qui
l'attendaient. Winterpark méritait toute sa sollicitude.
La lassitude eut enfin raison des obsessions et des résolutions diverses qui hantaient son esprit. Elle
sommeillait lorsque dans l'après-midi la voiture fit halte si brutalement que Valeria faillit tomber de
la banquette.
Dehors, on ne voyait rien que la pluie et la bordure d'un bois de feuillus. Wilkins le cocher apparut
bientôt, le chapeau à la main.
— Il y a un peuplier en travers de la route, madame. J'ai envoyé Robert chercher du renfort à
l'auberge de la Marmite Couronnée, qui n'est pas loin d'ici. N'ayez crainte, madame, on y sera avant
la nuit. Faites excuse, il faut que je calme mes chevaux, ils s'énervent...
Valeria resta seule, et put constater après un temps de réflexion que la modification de son statut
social pouvait, si elle n'y prenait garde, avoir un certain retentissement sur son caractère :
l'impatience est si naturelle aux puissants et aux riches !
Il lui sembla tout à coup que son attente serait brève. Wilkins réapparaissait en effet à la portière,
étonné mais épanoui.
— Ils arrivent déjà de l'auberge, ma...
Une détonation toute proche le réduisit au silence. Les traits soudain tendus, il tenta prestement
d'escalader son siège. Une voix puissante l'en dissuada.
— Touche pas à ton tromblon, bonhomme, ou j'te brûle ! Fais voir tes mains, bien haut !
Wilkins, apeuré et ridicule, n'en menait pas large. Valeria pour sa part s'indignait de sa propre
négligence. Elle avait jadis voyagé en Inde avec sur le siège de la voiture une paire de pistolets dont
son père lui avait appris le maniement dès l'âge de douze ans. De Bombay à Calcutta, personne ne
l'avait importunée. Et voilà qu'entre Londres et Nottingham un bandit de grand chemin avait
l'audace de la rançonner ! Sans doute la présence de son père et d'un détachement de lanciers avait-
il contribué à sa sécurité sur les routes d'Akola et de Raipur. Mais les précieux pistolets, qu'elle
emmenait avec elle dans tous ses déplacements comme un talisman précieux, étaient restés pour
cette fois à Londres, dans l'une des malles qui ne serait transportée que le lendemain.
Comme Valeria s'affairait à trouver près d'elle quelque accessoire qui pût tenir lieu d'arme
défensive, un personnage corpulent, entièrement vêtu de noir, des bottes au chapeau au large bord
en passant par le foulard qui lui couvrait le visage jusqu'à la racine du nez, apparut à la portière. Il
pointait sur Wilkins un pistolet dont le calibre semblait exceptionnel.
— J'vais t'ouvrir ta porte sans la casser, ma p'tite dame. Y a déjà assez d'eau alors chiale pas, et
tombe pas dans les pommes non plus, Jack le Dingue il aime pas les p'tites natures. Tu me files tes
sous, tes bagues, tes perles, tes pierres et tout le toutim, et j'me casse, bons amis comme...
Une détonation toute proche retentit, si surprenante que Valeria eut un mouvement de recul.
Bousculé par un agresseur, Jack le Dingue tombait à la renverse. Dans ce mouvement, son arme se
déchargeait avec un bruit de tonnerre, en émettant un panache de fumée nauséabonde.
Blottie au coin de la banquette, les mains crispées sur l'arme improvisée qu'elle tenait en réserve,
Valeria attendit que les deux hommes, qui avaient disparu de son champ de vision mais dont elle
percevait les ahanements et les interjections, aient achevé leur explication.
Celle-ci ne se prolongea que quelques instants. Une fois le silence revenu, la portière fut
violemment ouverte par un personnage entièrement couvert de la boue du chemin. Valeria, par
réflexe, brandit son arme.
— Mes hommages, madame. Vous n'avez...
Elle le reconnut d'abord à ses yeux, qui s'écarquillaient soudain de surprise.
— Teagan !

13.

Wilkins apparut derrière Teagan avant que celui-ci ait pu s'exprimer.


— Je vous ai pas reconnu tout de suite, monsieur Fitzwilliams ! On peut dire que vous êtes tombé à
pic !
— Que lady Arnold soit indemne de tout dommage, voilà l'essentiel, dit Teagan en restaurant un
semblant d'ordre dans sa tenue. Je suggère que nous mettions cet individu hors d'état de nuire. Vous
avez de la corde ?
Pendant que les deux hommes ligotaient le bandit de grand chemin, Valeria se trouva soudain prise
d'un tel vertige qu'il lui fallut en hâte se rasseoir sur la banquette pour y reprendre ses esprits.
— Il va sans dire que je vous suis infiniment reconnaissante, monsieur Fitzwilliams, déclara-t-elle
lorsque la tempête des émotions diverses se fut apaisée. Comme voulait le dire Wilkins, vous êtes
véritablement notre Providence !
Teagan, qui attachait solidement les poignets du voleur, salua modestement.
— Rien de plus naturel, madame.
L'adjoint du cocher, dont Valeria avait oublié la présence, réapparut à l'orée du bois. Elle comprit
qu'il venait de poursuivre le complice du prisonnier, que Teagan avait blessé.
— Pas moyen de le rattraper, dit-il, le souffle court. Vous l'avez bien esquinté, monsieur, en plein
dans l'épaule ; il court pourtant comme un lièvre mais il ira pas loin, parce qu'il pisse le sang. Faites
excuse, madame, j'veux dire qu'il saigne comme un goret.
— Moi j'ai jamais vu une prise pareille, renchérit Wilkins. Il a la patte retournée et la mandibule de
travers, ce vilain. Il avait raison de cacher son museau !
Considérablement enhardi par l'heureuse issue des événements, le cocher brandissait en effet le tissu
noir dont Jack dit le Dingue avait enveloppé son visage, que Valeria refusa de voir.
Pendant que Wilkins et son aide allongeaient le corps du prisonnier sur le porte-malles à l'arrière de
la voiture et l'y attachaient solidement, Teagan s'approcha de Valeria en ouvrant de grands yeux. De
ses mains crispées il retira la brique chaude mais maintenant refroidie qu'elle avait pensé abattre sur
le crâne de son agresseur.
— Voilà qui me semble bien radical, murmura-t-il.
— Je n'avais rien d'autre sous la main, puisque par distraction j'ai laissé mes pistolets à Londres.
— Ce pauvre garçon a risqué gros ! Puisque vous êtes sauve, je vous laisse, il faut dégager le
chemin. En attendant enveloppez-vous bien de vos fourrures, il fait froid.
Il leva la main vers elle, une lueur s'alluma dans ses yeux. Un instant, Valeria put croire qu'il allait
lui caresser la joue. Mais soudain son regard s'éteignit, et son bras retomba. Il s'écartait. Elle le
rappela.
— Monsieur Fitzwilliams ! Lorsque vous en aurez fini avec cet arbre, venez vite me raconter tous
les détails de votre intervention !
Des cris et des rumeurs diverses annoncèrent l'arrivée du jeune Robert et des secours venus de
l'auberge. Valeria se pelotonna dans ses fourrures, parmi les coussins entassés, à peine consciente de
l'agitation qui régnait devant l'allelage.
Par quelle magie Teagan Fitzwilliams se trouvait-il sur la grande route du Nord ? Jamais il n'avait
manifesté l'intention d'entreprendre ce voyage. Mais comment connaître ses intentions, puisque
d'une semaine elle ne l'avait rencontré ?
Avait-il reçu son message ? Il ne se pouvait qu'il la suive, bien sûr, cette hypothèse avait quelque
chose de grotesque... Mais par quel hasard leurs chemins se croisaient-ils, au milieu de ce bois ?
Impatiente d'en savoir davantage, elle dut combattre, les poings fermés dans son manchon, la
tentation de sortir de la voiture pour aller s'enquérir sur place du progrès des travaux de
dégagement. Le crépuscule s'annonçait lorsque Teagan réapparut enfin.
— La route est dégagée, vous allez pouvoir poursuivre votre voyage, dit-il comme s'il s'adressait à
une étrangère. Trop heureux d'avoir pu vous être utile, madame.
Il saluait bien bas, malgré le désordre de son costume. Valeria comprit qu'il entendait l'abandonner.
— Je vous en prie, monsieur Fitzwilliams, montez, et prenez pitié de ma curiosité. J'attends encore
le récit de vos exploits !
Il hésitait. Valeria crut d'abord qu'il allait se dérober. Puis il haussa les épaules, comme par dérision.
— J'aurais dû m'y attendre. N'importe quelle dame dans votre cas se serait trouvée mal. Tandis que
vous, Lady Arnold, vous allez vouloir connaître la marque du piltolet utilisé par l'agresseur, son
calibre, la date et le lieu de sa fabrication, ainsi que la nature et l'étendue des dommages que j'ai
infligés à son complice.
— Sans oublier les renseignements sur votre propre armement, compléta-t-elle en souriant. S'il vous
plaît, venez avec moi, au moins jusque l'auberge.
Il jeta sur les sièges impeccables de la luxueuse berline un regard réticent.
— Mes vêtements sont trempés, et boueux, objecta-t-il.
Il avait donc froid, songea-t-elle. Il fallait absolument lui éviter de s'exposer à cette pluie
persistante.
— Mon cher monsieur, sans votre intervention j'aurais perdu mes bijoux et ma bourse, et que sais-je
encore. Voilà qui vous autorise à laisser quelques traces d'humidité sur un siège. S'il vous plaît...
Son intonation s'était faite plus familière, et elle tapotait près d'elle le capitonnage de la banquette.
Teagan, qui hésitait encore, se décida soudain.
— Comment refuser une aussi aimable invitation ?
Les mots qu'il prononçait, son sourire, étaient bien conformes aux canons de la courtoisie. Mais il
semblait s'exprimer avec un temps de retard, d'une façon contrainte. Valeria s'alarmait confusément
de cette gêne. Teagan Fitzwilliams se trouvait en difficulté. Au-delà de sa présence incongrue au
bord d'un chemin où ses occupations ordinaires ne l'appelaient pas, il y avait dans son attitude des
indices sensibles d'une sorte de marasme.
Il s'installa un peu gauchement dans la voiture après en avoir allumé les lanternes intérieures.
Valeria put alors observer qu'il ne s'était pas rasé depuis la veille, et que ses yeux portaient les
stigmates d'une fatigue excessive. Sans doute n'avait-il pas dormi depuis longtemps.
Aussitôt assis, il ferma les yeux. Il semblait à bout de forces, épuisé physiquement aussi bien que
moralement par des épreuves tout à fait étrangères à sa récente intervention.
Quelles étaient ces épreuves ? Valeria faillit l'interroger directement, mais se ravisa. Il importait de
procéder avec prudence.
— Comme nous sommes seuls, dit-elle après avoir observé un temps de silence, je me prévaux de
nos conventions citadines pour utiliser votre prénom. Quelle est la raison de votre présence en ces
lieux si éloignés de Londres, Teagan ? Je n'ai pas vu votre cheval.
— Mon cheval s'est mis à boiter bas à quelque distance, répondit-il en ouvrant les yeux. Je le
menais à la bride lorsque j'ai entendu le premier coup de feu.
Valeria remarqua que sa réponse était incomplète.
— Il ne s'agit pas de votre superbe étalon, j'espère ?
Elle le vit ouvrir la bouche, mais avant qu'il n'articule un son un chagrin désespéré altéra son visage.
— Ulysse n'a pas quitté Londres. Je montais un cheval inconnu, qui ne le valait pas. Je viens de
confier la pauvre bête aux gens de l'auberge qui viennent de nous aider. Ils en prendront soin.
— C'est le coup de pistolet qui vous a mis en alerte ?
— Je me trouvais avec ma haridelle dans un chemin forestier tout proche, et je venais précisément
de vérifier mon arme. Comme vos agresseurs n'étaient que deux, il m'a été facile de mettre hors de
combat celui qui tenait en respect l'adjoint du cocher.
— Mais son chef, vous l'avez attaqué... sans arme !
— Je sais me battre, mon pistolet était déchargé et votre cocher pouvait m'aider.
— Il n'empêche... Vous êtes incroyablement courageux, Teagan !
Ce compliment, exprimé avec chaleur, aurait pu susciter une protestation de modestie. Mais le
visage de Teagan sembla se crisper de douleur.
— Ne me prenez pas pour un héros, murmura-t-il d'une voix morne.
Valeria eut derechef le sentiment d'une catastrophe. Pour n'en rien laisser paraître, elle affecta la
légèreté.
— En ce qui me concerne, je vous tiens pour tel, cela me suffit. Vous... Vous faites route vers le
nord ?
— Mon intention est d'atteindre Harrogate.
— Vous allez sans doute faire étape comme j'en ai moi-même l'intention à l'auberge de la Marmite
Couronnée. Je vous invite à dîner, c'est le moins que je puisse faire pour vous témoigner ma
gratitude.
Valeria se trouva frustrée du sourire charmeur et du madrigal chargé d'allusions galantes qu'elle se
trouvait en droit d'attendre d'un illustre séducteur. Les lèvres serrées, M. Fitzwilliams détourna les
yeux pour observer la nuit. Il y avait dans cette attitude de quoi s'inquiéter.
— Teagan ?
En se contraignant à sourire, il se résigna à croiser son regard.
— Je crains de ne pas être en mesure de refuser votre aimable invitation.
— Je me plais en votre compagnie, déclara-t-elle avec simplicité. Je regrette nos bonnes
conversations, à Londres.
A ce rappel, Teagan se redressa soudain.
— Veuillez m'excuser. Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous présenter verbalement mes
condoléances, à l'occasion du deuil qui vient de vous frapper. Ma lettre... Je suppose que vous
n'avez pas reçu le message que je vous ai adressé.
Il avait donc écrit ! Emportée par la joie, Valeria n'eut pas une pensée pour s'irriter de la censure que
cette révélation supposait.
— Je ne l'ai pas reçu, en effet. Quand avez-vous...
— Qu'importe. Vous avez quitté Londres avant qu'il ne soit remis, sans doute. L'important est que je
partage vraiment votre peine, Valeria.
— Merci. Avec le temps, j'en étais venue à éprouver pour elle une profonde affection.
Elle observa dès lors le silence, un silence que M. Fitzwilliams n'aurait ordinairement pas manqué
de peupler de considérations spirituelles et de remarques enjouées. Valeria se résolut finalement à se
livrer davantage.
— Moi aussi, je vous ai écrit, hier soir, pour vous informer de mon départ de Londres. Je me rends à
Winterpark, la résidence campagnarde de lady Winterdale. Sur son lit de mort elle m'a demandé
d'aller y résider un moment dans les délais les plus brefs.
— Je n'ai rien reçu, dit Teagan. Je... je n'ai pas vu ma logeuse, à mon dernier passage chez moi.
— A Harrogate, envisagez-vous d'effectuer un séjour prolongé ?
— Je n'en ai aucune idée, fit-il en se passant la main dans les cheveux. Autant tout vous dire,
Valeria. Vous l'avez deviné sans doute, j'ai tant perdu hier soir qu'il m'est impossible de faire face à
mes obligations. J'ai dû déménager à la cloche de bois, comme disent les Français.
— Je vois, dit Valeria en prenant garde de ne pas manifester d'émotion excessive. Et vous comptez
remettre vos finances en ordre en exerçant vos talents dans le nord du Yorkshire ?
— Il y a urgence, en effet. Ce soir, si je ne dînais en votre compagnie, je commencerais peut-être à
me refaire.
Il fallait que M. Fitzwilliams fût véritablement aux abois pour avouer une si pressante urgence. Il
n'était donc pas étonnant de le voir aussi profondément déprimé.
Elle mesura soudain la solitude absolue dans laquelle se déroulait l'existence de Teagan. Dans les
jours les plus sombres de sa vie à Eastwoods, pleurant tous ses chers disparus, elle se trouvait
contrainte de remplir des obligations, de gérer le domaine, de maintenir avec le personnel des liens
étroits. Elle avait une maison qu'elle pouvait dire sienne.
Sans famille digne de ce nom, Teagan ne pouvait éventuellement recevoir d'appui que de
fréquentations amicales. Mais en raison même des liens amicaux qui les liaient, comme la situation
présente devait lui sembler humiliante ! Pour lui venir en aide, Valeria serait contrainte de passer
par des chemins détournés.
— Ce voyage m'a épuisée, dit-elle après un moment de silence. Je n'en puis plus de fatigue, et de
faim. Puisqu'on nous attend à l'auberge, je dînerai dès mon arrivée. M'épargnerez-vous l'ennui de
manger seule ? Comme je me retirerai aussitôt dans ma chambre, vous pourriez sans désemparer
commencer... à vous refaire, si j'ose dire.
Une fois de plus Teagan s'abstint de toute plaisanterie comme de toute suggestion équivoque. Il se
contenta de sourire à demi.
— Vous êtes la bonté même, lady Arnold.
Pour éviter de rester dans ce registre, Valeria saisit le premier prétexte venu pour relancer une
discussion qui deux semaines plus tôt les avait tous deux enflammés : quelle aurait été l'attitude des
Irlandais à l'égard de Mary Stuart si l'infortunée reine d'Ecosse avait eu l'idée de trouver refuge dans
leur pays ? Soucieux d'exalter la générosité des Irlandais, leur esprit d'indépendance et les mille
qualités dont il se plaisait à les orner, Teagan eut tôt fait d'écarter pour un temps ses pensées
moroses, et d'enfourcher son cheval de bataille.
Son excitation retomba lorsque la voiture pénétra dans la vaste cour de l'auberge. Mais l'accueil que
réservaient aux nouveaux venus l'aubergiste, sa femme et une foule de curieux eut de quoi le
ragaillardir.
— Bienvenue, lady Arnold, s'exclama le maître des lieux, et bienvenue au brave gentilhomme qui a
repris Jack le Dingue, monsieur...
Teagan se présenta et salua sous les vivats de la clientèle et du personnel, avant de recevoir les
félicitations et les remerciements des deux policiers locaux, venus spécialement reprendre
possession du bandit.
— Cette dame a bien de la chance, dit l'aîné des représentants de la loi, parce que Jack c'est un dur à
cuire. Figurez-vous que, depuis quinze jours qu'il s'est évadé, il a attaqué une fois la malle-poste et
deux fois l'intendant du château. Il ne se sauvera pas de sitôt, le bougre !
On chargeait en effet de chaînes l'agresseur accablé, dont le complice blessé serait activement
recherché. L'aubergiste offrit soudain à Valeria l'occasion de mener à bien la machination qu'elle
avait imaginée.
— Après toutes ces épreuves vous voulez sûrement voir votre chambre, madame. On va monter
votre dîner, rapport au bruit dans la salle, qu'est trop fort. Et vous, monsieur Fitzwilliams, je vous
invite à la table d'hôte, à mes frais, et pour commencer, une tournée générale !
— Merci, monsieur, dit Valeria. Je monte sans tarder. Ces émotions m'ont épuisée, je n'en puis plus.
Elle jeta à Teagan, qui s'étonnait, un regard mourant.
— La suite du voyage m'épouvante, poursuivit-elle. Monsieur Fitzwilliams, vous envisagez sans
doute de reprendre la route dès demain matin. Si je vous promets de hâter mon propre départ, aurez-
vous la bonté de me faire escorte jusque mon domaine de Winterpark ? Mes inquiétudes s'en
trouveraient apaisées, et mes gens seraient sans nul doute enchantés de recevoir un renfort aussi...
valeureux.
Teagan, les sourcils relevés et le regard ironique, ne manqua pas de signifier à Valeria, qui battait
des paupières avec coquetterie, qu'il n'était pas dupe et doutait de sa feinte faiblesse.
— Si cela doit vous tranquilliser, qu'il en soit ainsi, madame, dit-il en s'inclinant.
Les témoins approuvèrent vivement cet acte de galanterie.
— Dans ce cas, reprit Valeria en s'adressant à la femme de l'aubergiste, voulez-vous être assez
aimable pour nous fournir demain matin un panier de victuailles, et me faire appeler dès que M.
Fitzwilliams sera prêt ?
Mme Gowan, c'était son nom, acquiesça avec empressement.
— Merci, dit noblement Valeria. Merci à vous tous, messieurs. Je vous laisse. A demain matin,
monsieur Fitzwilliams.
Teagan lui jeta un regard inquisiteur, car il aurait aimé connaître ses intentions profondes. Il
s'inclina pour baiser la main qu'elle lui offrait.
— A demain, lady Arnold.
Valeria suivit Mme Gowan à l'intérieur de l'établissement, sous les applaudissements de la foule.
Elle allait dîner seule. Mais sa ruse était suivie d'effets, puisque Teagan allait sans doute occuper
utilement la soirée. Peut-être allait-elle parvenir, à force d'ingéniosité, à lui donner au cours du
voyage assez d'occasions de se distraire pour qu'il se départisse de son accablement.
Peut-être parviendrait-elle à le convaincre de demeurer un temps près d'elle à Winterpark. A cette
pensée, elle sentit monter en elle une bouffée de chaleur qui ne procédait pas seulement de la
gratitude.
De longtemps, Teagan n'avait si bien dîné, ni procédé à tant de libations. En gravissant l'escalier qui
menait à sa chambre, ne titubait-il pas quelque peu ? Pour couronner la soirée, sa poche
s'alourdissait des gains concédés par plusieurs de ses admirateurs, dont les policiers qui non
contents de détenir Jack le Dingue avaient eu des nouvelles de son complice, recueilli dans un état
d'épuisement complet par des religeux des environs.
Commencée dans le désespoir, la journée se terminait, sinon en apothéose, du moins dans une
aimable euphorie. Lorsque la rosse achetée près de Londres s'était mise à boiter, Teagan avait
désespéré. Trempé, abandonné, la bourse presque vide, il avait emmené la pauvre bête dans le sous-
bois voisin et chargé l'un de ses pistolets. Il le chargerait bientôt pour lui-même, après avoir mis fin
aux souffrances du cheval. Nul doute que le Tout-Puissant intendait rappeler à lui l'Irlandais
vagabond.
Au coup de feu tiré sur le chemin il s'était jeté dans l'action, sans avoir à réfléchir. En ouvrant la
portière de la voiture, il s'était un instant cru en proie à une hallucination. Valeria, en dépit de ses
allégations concernant les dernières volontés de lady Winterdale, n'avait aucune raison de quitter
aussi précipitamment Londres alors qu'une foule d'adulateurs se pressait autour d'elle, au premier
rang desquels l'irritant sir William.
Pourquoi l'avait-elle mis dans l'impossibilité de refuser une invitation à Winterpark ? Trop fine pour
ne pas deviner malgré ses silences l'ampleur de sa ruine, entendait-elle lui faire l'aumône ? A cette
pensée Teagan sentit ses joues s'empourprer.
Quelques jours de répit et de détente seraient pourtant les bienvenus. Depuis combien de temps
n'avait-il pas pris une nuit entière de repos ? Un joueur n'est véritablement libre que s'il dispose de
réserves importantes. Possesseur d'une somme dérisoire, Teagan allait se trouver contraint de jouer
et de jouer encore dans l'urgence, avec la crainte permanente de se trouver d'un instant à l'autre
entièrement démuni. Cette seule pensée l'angoissait jusqu'au vertige.
Il ne se souvenait que trop bien de ses débuts, alors qu'il entreprenait à partir du néant de se faire
une place dans la société, les nuits passées à risquer peu afin de préserver un maigre capital, la
hantise des séries noires, la nécessité de fréquenter des ivrognes, de se méfier des tricheurs, et de
remporter de faciles victoires sur des amateurs imprudents ou stupides.
Parvenu à l'étage, il se défit de ses vêtements encore humides de pluie. Grâce aux gains de la soirée,
le linge contenu dans ses sacs de selle devait être nettoyé, et on lui préparerait un bain. Fallait-il que
la propreté soit un luxe réservé aux nantis ?
Dans le grand lit, il ne parvint pas d'emblée à trouver le sommeil. Dix ans plus tôt, à la suite de son
éviction d'Oxford, il avait trouvé dans la débauche un fallacieux remède à son désespoir. Cette
erreur, il ne la renouvellerait pas.
Comment subsister, lorsque sans jouir des prérogatives lâchées à cette qualité, on a reçu l'éducation
d'un gentilhomme ? On peut avoir recours au jeu, à la carrière mi1itaire, ou au mariage avec une
femme fortunée, comme Valeria Arnold.
Valeria, qui l'avait honoré de son amitié. Valeria, qui avait été son amante d'un matin. Une amante si
exceptionnelle qu'à la seule évocation du grenier à foin le corps de Teagan aussi bien que son
imagination s'embrasaient.
De la passion charnelle qui des mois auparavant les avait consumés, les flammes n'étaient pas
éteintes. A Londres, Teagan ne s'était pas fait faute de multiplier les allusions à l'événement, dont il
envisageait dans une allègre expectative le recommencement. Tel un enfant gourmand qui retarde la
dégustation d'une friandise dont il se sait dépositaire, il se faisait fort de partager avec Valeria de
nouvelles félicités.
Les effusions sensuelles ne trouvent-elles pas un prolongement commode dans les liens du
mariage ?
En épousant Valeria, jouir de sa fortune... Révulsé de dégoût, Teagan ne put retenir une exclamation
de rage. Que cette pensée ait pu lui traverser l'esprit l'indignait. Quel misérable individu il faisait !
Trop fier pour prendre un engagement militaire, trop imbu de valeurs morales pour se livrer à
l'espionnage, trop délicat pour faire un mariage d'argent, il osait déplorer le jeu, la seule occupation
qui lui restât.
A moins que le pistolet lui apporte la délivrance ?
Une autre pensée, plus sombre encore, vint hanter son insomnie.
Si Valeria l'invitait à séjourner chez elle, n'entendait-elle pas, à l'exemple de bien des femmes
fortunées, recruter un garçon de compagnie, un de ces personnages dont la présence amuse, et que
l'on congédie lorsqu'il cesse de divertir ?
Cette hypothèse avait quelque chose de sacrilège. La franchise, l'innocence et la délicatesse de lady
Mystère n'étaient pas feintes. Elle n'avait pas recherché sa compagnie pour le seul plaisir de narguer
son chaperon, et l'enchantement des promenades à Londres garantissait une profonde sympathie.
Après le séisme de la première rencontre, ils avaient appris tous deux à se connaître, et à s'apprécier.
Valeria ne le méprisait pas, et le lui avait fait savoir.
Mais alors, elle n'était pas encore en possession d'une énorme fortune.
Lady Farrington avait-elle effectivement confisqué le courrier adressé à sa jeune cousine ? Ou bien
lady Arnold s'était-elle résolue à ne plus se compromettre en compagnie de Teagan Fitzwilliams, du
moins... plus à Londres ? La bonne société anglaise ne chérissait guère les parias venus d'Irlande.
Des rebuffades successives, à Oxford aussi bien que dans la famille de sa mère, le lui rappelaient.
N'était-il pas naturel que, devenue riche, lady Arnold le voie d'un tout autre regard ?
Les yeux brûlants et le crâne douloureux, Teagan se résolut à chasser de son esprit ces sombres
spéculations. Demain, il se rendrait à Winterpark, comme il s'y était engagé. En formant le vœu que
le destin ne ravale pas son rêve, comme bien d'autres auparavant, au rang des chimères.
14.

Le lendemain, en fin d'après-midi, Valeria fut saisie d'une étrange émotion lorsque la voiture
franchit, entre les pavillons jumeaux de l'entrée, le majestueux portail de Winterpark, son domaine.
Elle prit une profonde inspiration et rassembla tout son courage. En cet instant, elle regretta de
n'avoir pas attendu à l'auberge, avec ses bagages, Mercy, sa gouvernante et ancienne nourrice.
Mercy avait participé à tous les événements marquants de son existence. Pour la première fois,
Valeria inaugurait une étape décisive en l'absence de sa vieille amie.
Le malaise qu'elle ressentait se trouvait singulièrement aggravé par l'attitude étrange de Teagan
Fitzwilliams. S'il s'était la veille sensiblement détendu à la fin de leur parcours, il avait ce matin
adopté une attitude plus compassée et même distante, puisqu'au lieu d'accéder à son invitation et de
monter avec elle en voiture il avait tenu à louer une monture, et à parcourir tout le trajet en
chevauchant à proximité.
En la privant ainsi de sa conversation, il ne s'était pas fait faute d'ajouter aux affres de la frustration
celles de sa jalousie. Au hasard du voyage, Wilkins et ses aides bénéficiaient en effet de mille
propos plaisants, à en juger par leurs rires, et c'est en leur compagnie que Teagan avait pris sa part
du déjeuner préparé par l'excellente Mme Gowan...
Le personnage distant qu'il était devenu différait radicalement de l'entreprenant ami que Valeria
connaissait, si bien qu'elle en venait à douter qu'il attende encore ou accepte d'elle quoi que ce soit.
Bien que ce jour fût celui de sa prise de possession du domaine, elle avait cependant décidé de lui
offrir l'hospitalité. La politesse la contraignait en effet à une telle démarche. N'avait-il pas pour
l'accompagner modifié son itinéraire, et retardé son voyage ? Invité à résider à Winterpark autant
qu'il lui plairait, il aurait toute latitude d'accepter ou de décliner l'invitation.
Allait-il refuser froidement et sortir de la vie de Valeria sans se retourner, comme il l'avait fait à
Eastwoods la première fois ? Cette pensée avait quelque chose de si déprimant que Valeria s'en défit
résolument.
La voiture parcourait la longue allée principale que Wilkins lui avait déjà décrite. A son extrémité,
elle s'incurverait pour envelopper la pelouse centrale, devant l'entrée monumentale de la demeure.
Très droite sur son siège, Valeria se préparait mentalement à ce premier contact avec le personnel,
depuis si longtemps accoutumé à ne servir que lady Winterdale.
L'autorité de la comtesse lui survivait en quelque sorte dans l'agencement parfait du parc et des
jardins fleuris que longeait le chemin d'accès. Mais c'est au moment où sa courbe révéla la
splendeur de la construction que Valeria découvrit l'étrange correspondance qui associait la person-
nalité de lady Winterdale et l'architecture de sa résidence favorite. Impressionnantes de noblesse et
d'équilibre, les façades symétriques suggéraient la puissance et la domination. Mais en renvoyant de
leurs vitres brillantes l'éclat doré du soleil de printemps, des centaines de fenêtres à meneaux
reflétaient quelque chose de la pétulance et du plaisir de vivre qui jusqu'à ses derniers instants
avaient animé la grand-mère de Hugh Arnold.
Valeria eut l'impression que la comtesse en personne lui souhaitait la bienvenue. Partagée entre le
chagrin et la reconnaissance, la nouvelle maîtresse des lieux en eut le cœur serré.
Dès que la voiture eut fait halte, un valet vint abaisser le marchepied, pendant qu'un groupe de
domestiques en livrées diverses se tenait un peu en retrait. Des palefreniers entouraient l'attelage.
Teagan, qui venait de mettre pied à terre, confia son cheval à l'un d'eux.
— Soyez la bienvenue à Winterpark, madame, dit en s'avançant dignement un personnage qui à en
juger par son costume et l'autorité qui émanait de sa personne ne devait être que le majordome. Je
me plais à penser que votre voyage fut des plus agréables.
— Je vous remercie, Giddings. Monsieur Fitzwilliams, que voici, est mon invité. Il a bien voulu
permettre l'arrestation de bandits de grand chemin qui nous ont attaqués hier, près de Kettering.
Giddings se récria, et les témoins les plus proches avec lui. Valeria tint à les rassurer, et à couper
court aux commentaires.
— Grâce à l'intervention de ce gentleman, personne n'a eu à subir de dommage, mais j'ai tenu à
accélérer le voyage. Pour me permettre de parvenir à Winterpark dans les délais les plus brefs, M.
Fitzwilliams a bien voulu nous accompagner. Ma gouvernante et ma femme de chambre arriveront
demain, avec le reste des bagages.
Giddings approuva avec componction, avant de se tourner vers Teagan.
— Nous vous sommes profondément reconnaissants, monsieur Fitzwilliams. Votre appartement sera
prêt dans quelques minutes. Mme Welsh fait installer les fleurs dans le vôtre, madame. Il est prêt.
— Merci, Giddings, dit Valeria. Comme il se fait tard je ne verrai ce soir que Mme Welsh et vous-
même. Je verrai l'ensemble du personnel demain matin.
— Quand il vous plaira, madame. A quelle heure servirons-nous le dîner ?
Valeria jeta un coup d'œil à Teagan, spectateur silencieux mais attentif de la scène. Il semblait se
tenir sur ses gardes. Sans doute sentait-il peser sur lui la fatigue, car il était en selle depuis l'aube.
— Après avoir bénéficié de votre sollicitude, il m'est désagréable de vous recevoir avec tant de
désinvolture, monsieur Fitzwilliams. Ce soir, je dînerai dans ma chambre.
— Nous allons vous conduire à vos appartements, lady Arnold, dit le majordome. Monsieur
Fitzwilliams désire-t-il gagner dès maintenant le sien ?
— Je prendrai d'abord quelque chose dans le salon, décida Teagan en évitant le regard un peu
surpris de Valeria.
— A votre disposition, dit Giddings. Robbin, accompagnez M. Fitzwilliams dans le salon bleu et
prenez ses ordres. Votre dîner vous sera servi lorsque vous en formulerez le désir, monsieur.
Le valet nommé Robbin avait fait un pas en avant. Valeria songea qu'il était inutile de prolonger ce
cérémonial un peu guindé.
— Eh bien je vous souhaite une bonne soirée, monsieur Fitzwilliams, et je vous remercie encore de
votre intervention d'hier aussi bien que de l'assistance que vous nous avez donnée aujourd'hui. Je
reste votre obligée. Bien que j'entende consacrer les prochains jours à la visite de mes domaines et
de ceux qui y exercent leur activité, sachez bien que votre séjour à Winterpark peut se prolonger
aussi longtemps que vous le voudrez, et que le permettront vos projets. Giddings et l'ensemble du
personnel se feront un devoir de vous en rendre le séjour agréable.
Teagan souleva un sourcil, comme pour exprimer un discret scepticisme.
— C'est trop de bonté, lady Arnold, dit-il en s'inclinant. Cette invitation n'est pas de celles que l'on
décline de gaieté de cœur. Je m'en souviendrai peut-être...
Son intonation elle aussi avait quelque chose d'ironique. Comment fallait-il interpréter cette attitude
? Perplexe, Valeria choisit de couper court à l'entretien.
— Eh bien, bonne nuit, monsieur Fitzwilliams, dit-elle simplement.
Il la salua, et elle accompagna Giddings, certaine que Teagan la suivait des yeux. Qu'il reste ou qu'il
parte, c'était à lui d'en décider. Mais le comportement étrange qui était le sien depuis la veille,
Valeria le ressentait comme une sorte de démission. Sans doute avait-elle eu tort de donner le beau
nom d'amitié aux liens qui semblaient les unir, à Londres.

En soulevant avec effort ses paupières afin de vider le verre qu'il avait si inconsidérément
commandé, Teagan songea avec satisfaction qu'il venait de déjouer les plans de lady Arnold, à
condition bien sûr qu'elle ait eu l'intention de lui faire des avances. En prolongeant sa soirée bien
longtemps après que Valeria s'était retirée, il lui enlevait la possibilité de l'inviter de la parole ou du
geste à la rejoindre. En avait-elle eu l'intention ?
Teagan se refusait à le croire. Mais pour confirmer l'attitude distante qu'il s'était astreint à observer
depuis la veille, ce qui le mettait à l'abri de toute parole ou de toute allusion qui serait de nature à
fortifier ses hypothèses les plus sombres, il n'avait pu s'empêcher de réclamer à boire. Il créait ainsi
une sorte de rupture qui allait lui permettre de garder le temps d'une nuit encore ses illusions. Mais
s'agissait-il d'illusions ? Ne devait-il pas persister à avoir foi en lady Arnold, à croire en son
honnêteté, en son intégrité, malgré sa richesse ?
Elle allait consacrer tout son temps à la visite de son domaine et de ses gens, avait-elle affirmé. Lui,
Teagan, pouvait séjourner à Winterpark pour une durée indéterminée.
Parlait-elle vrai ? Ces propos n'étaient-ils pas destinés à charmer les oreilles de la domesticité ?
La question méritait d'être résolue, décida-t-il... Il resterait à Winterpark quelques jours, en
conservant les distances qu'il s'était imposées. Que la nouvelle châtelaine se préoccupe de son
domaine, à sa guise. Il serait intéressant de mesurer le temps qui allait s'écouler entre la formulation
de ces belles paroles et la fin du rêve. En décidant de chasser de ses terres un invité rebelle, Valeria
Arnold détruirait ses dernières illusions.

Il sommeillait dans une sorte de nid douillet, bien au chaud. Un tissu d'une tiédeur rafraîchissante
lui caressait la joue, sa nuque et son cou reposaient dans une vallée satin soyeux. S'agissait-il du
creux d'un oreiller de fin duvet ? De la gorge d'une femme ?
Valeria.
Mais en ouvrant les yeux Teagan sut qu'il était seul dans ce qui se révéla un lit à baldaquin aux
rideaux de satin bleu. Ces rideaux n'étant qu'à demi fermés, on voyait les rayons du soleil jouer à
travers des rideaux de dentelle.
Ces hautes fenêtres... Celles de la chambre de grand-père au château de Montford, peut-être ?
Non, il n'était pas à Montford, il se trouvait à Winterpark, chez Valeria Arnold, qui l'autorisait à
séjourner dans le château qu'elle venait de recevoir en héritage, « aussi longtemps que vous le
voudrez, et que le permettront vos projets ».
Des projets dont elle savait pertinemment l'inexistence.
Avant qu'il ait pu mettre un peu d'ordre dans ses pensées et décider ou bien de relever le défi ou
bien de faire équiper son cheval pour prendre la fuite, une surprenante apparition vint lui interdire
toute réflexion. Une soubrette aux cheveux roux sous son petit bonnet blanc, remarquable à la fois
par son extrême jeunesse et par la blancheur de son teint entrait sans presque avoir frappé, un vase
de fleurs fraîches entre les mains. Elle s'immobilisa en croisant le regard de Teagan.
— C'est pas trop tôt ! s'exclama-t-elle, au risque de se voir reprocher un certain manque de retenue.
Mme Welsh elle a dit comme ça que vous en aviez pour huit jours, monsieur.
Teagan fit un effort pour se redresser, en se couvrant du drap jusqu'au menton.
— Le soleil est levé depuis longtemps ?
— Vous avez dormi deux nuits et presque deux jours, monsieur, répondit-elle en posant le vase de
tulipes roses et de jonquilles sur un guéridon. On est en plein après-midi.
Confondu d'étonnement, Teagan prit conscience avec une sorte d'effarement du degré d'épuisement
auquel l'avaient conduit ses récentes aventures. En même temps qu'il assimilait cette information,
son organisme lui signifia par d'éloquents tiraillements un commencement d'inanition.
— Voilà qui explique ma fringale, reconnut-il. Me serait-il permis de l'apaiser d'une légère
collation, ou d'un quignon dérobé aux cuisines ?
— Mieux que ça, monsieur ! Madame elle a commandé que personne vous dérange, et qu'on tienne
toujours au chaud de quoi vous régaler. Et puis il faut que je prévienne Nichols de se tenir prêt pour
votre toilette. Nichols, il est pas vraiment valet de chambre, puisque la comtesse était veuve, mais il
a toujours rêvé de faire comme son oncle qu'est au service d'un milord à Londres. Mais je cause, je
cause, et vous allez mourir de faim.
Elle alla tirer avec vigueur le cordon d'appel, puis songea à saluer, et à se présenter.
— Je m'appelle Sissy, monsieur, et on est tous bien contents de vous servir à Winterpark.
Deux jours de sommeil. Un repas tout prêt. Les services d'un valet de chambre, ou de son
équivalent... Si Valeria Arnold entendait inciter Teagan à se plaire en sa demeure, elle ne ménageait
pas ses efforts.
Mais le dynamisme retrouvé après des mois de tracas et d'insomnie incitait à l'optimisme. La
lumière du soleil sur ce décor confortable et luxueux excluait toute amertume, et la sollicitude de
l'accorte soubrette avait quelque chose d'attendrissant. Teagan tint à l'encourager.
— Cette musique que j'entends dans votre voix, ne serait-ce pas un accent d'Irlande, Sissy ?
— Bien sûr que oui, monsieur. Lady Winterdale, que le bon Dieu ait son âme, avait des terres près
de Killarny. Elle en a ramené ma maman, il y a trente ans. Il paraît que vous aussi vous venez de
l'indomptable Erin, pas étonnant que vous soyez si brave. Pas étonnant non plus que vous ayez
dormi si longtemps, un tel exploit ça use ! Wilkins, il dit que vous les avez tous écrabouillés, ces
bandits, tout seul !
Pour une fois doté par la rumeur d'une réputation flatteuse, Teagan ne put s'empêcher de sourire.
— Il vous a dit combien ils étaient ? Dans le noir... Je m'en souviens mal.
— Je sais pas, il les a pas comptés. Mais vous l'auriez entendu raconter, Wilkins, effrayant ! De loin,
dans le noir, vous en avez perforé un d'un seul coup de pistolet, de part en part... Un autre, tellement
démoli à coups de poing qu'il a fallu le saucissonner sur les bagages pour le faire tenir entier. Elle a
de quoi vous remercier, la nouvelle patronne, faites excuse, la nouvelle lady. Sans vous, elle
subissait un vol, et pire encore, peut-être ! On est tous bien contents que vous ayez secouru lady
Arnold, monsieur. Elle n'est pas comtesse, comme celle d'avant, mais tellement bonne, et puis...
Mais je babille, et ma mère va me tirer les oreilles. Votre dîner arrive, monsieur, et pour Nichols
vous n'avez qu'à sonner.
Sissy salua, et s'en fut.
Teagan, allongé bien à plat sur le dos dans la tiédeur des draps se perdit dans la contemplation du
plafond à caissons. S'il avait à subir le supplice des illusions perdues et des rêves fracassés, au
moins le drame se déroulerait-il dans un cadre prestigieux.
A moins que ses préventions ne soient fallacieuses, et que par extraordinaire il ait rencontré une
femme aussi simple et sincère qu'elle le paraissait. Se pouvait-il que pour une fois les apparences ne
mentent pas ?
Une heure plus tard Teagan quitta sa chambre. Royalement repu, baigné et pomponné par les soins
de Nichols, valet sans titre mais épris d'excellence, il connaissait le bonheur des chevaux de
compétition après le pansage.
Lady Arnold, apprit-il du collègue de Nichols qui l'initiait à la topographie du château, poursuivait
comme chaque jour la visite de ses fermes, de ses ateliers et de ses moulins. En son absence, elle
invitait son hôte à se distraire dans la salle de billard, que voici, à utiliser l'instrument de son choix
dans la salle de musique, que voilà, à se munir d'un fusil pour aller à la chasse dans l'armurerie, qui
se trouve au bout du corridor. Mais il fallut que le valet ouvre un vantail d'une porte monumentale
pour que Teagan éprouve un ravissement total et définitif. Il ne poursuivrait pas plus loin la visite.
Voué dès sa jeunesse aux flammes éternelles de l'enfer, Teagan ne s'était jamais soucié de savoir à
quoi ressemblait le paradis. Mais du seuil de cette pièce, il le voyait tout entier, dans sa réalité, dans
sa magnificence. Il prit une profonde inspiration, et transporté par une sorte d'allégresse
révérencielle, tel un mystique pénétrant dans le Temple, il entra dans la bibliothèque de Winterpark.
Trois hautes fenêtres donnaient vue sur une roseraie. Des parois de la vaste pièce, entièrement
occultées par des livres, on n'apercevait rien. Un escalier à vis menait à une galerie. Un âtre
rougeoyant attiédissait et séchait l'atmosphère, si bien que l'odeur rustique du bois brûlé s'associait
au parfum piquant mais capiteux des reliures de cuir et des documents anciens.
Saisi d'enthousiasme, Teagan remercia le valet afin de rester seul, pour jouir sans témoin de ce
bonheur inattendu. Parcourant d'abord au hasard les rayons, il posait la main sur le dos des livres
que ne protégeait pas une vitrine, afin de les caresser et d'éprouver leur douceur. Il reconnaissait au
passage d'anciennes connaissances, des amis qui jadis à Oxford appartenaient au cercle de ses
intimes. Les classiques, bien sûr, mais aussi des poètes, des chroniqueurs, des philosophes, et
jusqu'aux auteurs les plus échevelés ou les plus sulfureux des fictions romantiques.
Ses favoris, il les découvrit derrière les portes chantournées d'un secrétaire, près d'une fenêtre. Il les
disposa devant lui, sur l'écritoire, pour les contempler à loisir. C'est avec Virgile qu'il décida de
converser d'abord. Installé dans le plus confortable des sièges, il ouvrit le volume, heureux comme
un navigateur qui après une tempétueuse et périllieuse aventure trouve enfin dans un havre de paix
le repos qu'il n'espérait plus.
Un peu plus tard, en relevant les yeux à la recherche d'un marque-page, il s'aperçut avec étonnement
que les hautes fenêtres s'étaient assombries, et qu'autour de lui brûlaient des bougies qu'il n'avait pas
allumées.
L'heure du dîner approchait. Il lui fallait pour s'y préparer interrompre sa lecture et regagner sa
chambre. Comme il avait négligé la compagnie de son hôtesse depuis deux jours, la courtoisie lui
commandait de réparer cette offense en la divertissant de son mieux.
Mais dès qu'il se fut levé, le livre à la main, il se figea. Suscités par d'anciens et pénibles souvenirs,
ses doutes l'assaillaient avec force. Il s'épouvantait de son rôle, en ne remémorant la trame de la
pièce : voyageant dans la même direction qu'elle, le personnage venait au secours de la riche veuve
qui, ô surprise, l'invitait à séjourner dans son palais. Ayant perdu la veille jusqu'à son cheval, il
acceptait avec reconnaissance...
Non, c'était impossible. Ce rôle, il ne le jouerait pas.
Il fit en hésitant quelques pas vers la porte, et s'arrêta. A la page qu'il voulait retrouver
commodément commençait un récit célèbre, dont il ne se lassait pas. Aucun dîner ne pouvait
surpasser en excellence les satisfactions intellectuelles que lui apportait cette lecture. Pourquoi
renoncer à ce plaisir ? On lui apporterait sans doute de quoi dîner sur place, s'il en formulait la
demande.
En prenant ce parti, il verrait peut-être apparaître lady Arnold, irrésistible de séduction dans une
robe de soie au décolleté généreux, le regard inquiet, les lèvres boudeuses, la voix un peu voilée, lui
rappelant par sa seule présence qu'elle avait droit à sa présence à sa table, et ailleurs, comme l'avait
fait à Oxford dix ans plus tôt une autre femme, dans une autre bibliothèque ?
Et s'il refusait de répondre à cette invitation muette, se verrait-il chassé, renvoyé avec autant de
hargne et de hâte que dans les temps anciens ?
Un cordon pendait, près de la cheminée. Teagan alla résolument le tirer. Il dînerait seul, en
poursuivant sa lecture.
Cette nuit même, il saurait si Valeria Arnold incarnait bien la perfection à laquelle il n'osait croire,
ou si elle n'en donnait qu'un pâle reflet, à l'instar de toutes les femmes qu'il avait connues.
Comme dans un rêve, Teagan entendit une sorte de roulement sourd. Il lui fallut faire un effort pour
retrouver le sens de la réalité et comprendre que l'on frappait à la porte.
Avant qu'il n'ait pu adopter l'attitude convenable à un affrontement avec une lady Arnold désespérée
ou furieuse, Giddings fit son entrée.
— Désirez-vous autre chose, monsieur ? Les instructions que j'ai reçues de madame m'interdisent
de vous déranger mais il se fait tard, et je souhaite terminer mon service.
Dans l'intonation pourtant placide du majordome Teagan sentit passer comme une nuance
d'insubordination. Il consulta du coin de l'œil la pendule. Minuit était passé depuis un certain temps.
— Je n'ai besoin de rien, Giddings, merci. Il est vraiment tard, je ne m'en étais pas aperçu. Je me
passerai de Nichols, bien sûr, qu'il aille se coucher. Je retrouverai seul ma chambre.
— Merci, monsieur, et bonne nuit. Robbin va vous apporter d'autre vin, et une réserve de bougies.
Il salua et se disposait à partir lorsque Teagan l'interpella.
— Giddings ?
— Monsieur ?
— Est-ce que... Est-ce que lady Arnold s'est retirée dans ses appartements ?
Giddings ne chercha à dissimuler ni sa surprise, ni sa désapprobation.
— Madame s'est retirée il y a plusieurs heures, monsieur, et il me déplairait d'avoir à la réveiller, car
ses obligations la contraignent...
Teagan, notant au passage que le personnel veillait sur la tranquillité de Valeria, en conclut qu'elle
savait se faire respecter.
— Rassurez-vous, il n'en est pas question. Je vous le demandais... euh... pour savoir, c'est tout.
Bonne nuit, Giddings.
En sortant enfin, le majordome lui adressa un coup d'œil légèrement réprobateur. Teagan songea
qu'il le méritait bien.
Son regard erra de l'horloge, qui indiquait presque 2 heures, au plateau chargé des restes de son
dîner, et s'arrêta sur la porte que venait de franchir Giddings.
La porte que n'avait pas franchie lady Arnold.
Soulagé, libéré d'une funeste crainte, Teagan s'abandonna à l'euphorie. Son rêve se réalisait.
Tout à l'heure, en dînant sans interrompre sa lecture, il n'avait pu se départir d'une tension extrême,
l'oreille attentive au moindre pas dans le corridor, au plus léger froissement. Mais comme aucune
dame n'était venue déplorer sa froideur, les vers jadis chantés par Homère avaient exercé leur
charme magique, et Teagan avait embarqué sur le navire de l'industrieux Ulysse, sans se soucier
davantage de son dîner, et de ses préoccupations.
L'infatigable Robbin vint apporter les bougies et le flacon de vin promis par Giddings. Teagan le
remercia et se plut à l'entendre s'éloigner, jusqu'à ce que dans le silence total il ne perçoive plus que
les craquements des boiseries anciennes et les bruissements légers de la vie nocturne, dans les
jardins tout proches.
Dans cette résidence silencieuse et paisible, tout entière vouée aux satisfactions esthétiques, il
pouvait jouir de la solitude et se consacrer à ses passe-temps les plus chers, loin des tripots bondés
et bruyants où la nécessité le confinait d'ordinaire. Loin de ceux où il se trouverait en cet instant
même, le ventre vide, en proie à la fièvre du jeu, parmi les cris et les rires vulgaires, s'il n'avait pas
rencontré Valeria.
Dès le premier instant, au moment même où la porte de la voiture s'était ouverte, elle avait compris
à quel sort misérable Teagan se trouvait réduit. Sa générosité, sa sensibilité si respectueuse de celle
d'autrui l'avaient conduite à lui proposer le repos et l'apaisement, si nécessaires à son rétablissement.
Nulle part il n'avait reçu un accueil aussi chaleureux, aussi désintéressé.
En doutant de sa loyauté il avait trahi Valeria, il s'était montré indigne de l'amitié fidèle dont elle
l'honorait.
Il lui fallait expier sa faute, demander pardon. Teagan posa son livre, éteignit les bougies d'un
chandelier et emporta l'autre jusqu'à sa chambre. Dès le lendemain matin, Teagan Fitzwilliams ferait
part à lady Arnold de sa reconnaissance, et de son indéfectible gratitude.

15.

Quelques heures plus tard, attentif aux indications données par le diligent Nichols, Teagan atteignit
sans encombre la salle réservée au service du petit déjeuner. L'appréhension le disputant en lui à
l'impatience, il sentait sa gorge se serrer, mais un sourire conquérant éclairait son visage.
Il fit halte avant d'entrer, se préparant mentalement à plaider sa cause dans l'hypothèse
vraisemblable où son absence au dîner de la veille serait sévèrement jugée. Mais le regard qui
l'accueillit n'était pas celui, si pur et si lumineux, de Valeria Arnold. Mercy, gouvernante de Valeria
après avoir été sa nurse, posait sur lui un œil sévère, et chaque trait de son visage exprimait une
rigueur voisine de l'hostilité.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Teagan parvint à ne rien laisser paraître de sa déception.
— Bonjour, madame Mercy. Vous avez fait bon voyage ?
— Si on veut.
Cette réponse aussi énigmatique que laconique n'étant suivie d'aucun commentaire, Teagan, après
une brève hésitation, alla se servir de différents mets sur le buffet, et revint à la charge.
— Vous êtes arrivée hier, madame?
— Oui.
— Sans subir les assauts des brigands ?
Sans doute les bandits les plus féroces se seraient-ils enfuis, à supposer que la gouvernante les
prenne sous le feu de son regard, songea Teagan sans oser faire part à l'intéressée de cette
impression.
— Des brigands ? Faribole, répliqua-t-elle. Nous sommes là, vous aussi, et tout est dit, jeune
homme. Ne laissez pas refroidir vos œufs et votre thé.
Teagan ne put s'empêcher de rire.
— Mercy, ma belle, on voit que vous savez parler aux hommes, quand ils savent vous plaire,
comme moi.
Une lueur moins glaciale, que l'on aurait pu croire nostalgique, passa dans les yeux de l'austère
gouvernante.
— Des polissons dans votre genre, j'en ai vu des tas, à l'armée. Des faiseurs. Des roucoulades, mais
pas de parole...
Tel un acteur de mélodrame, Teagan se posa les deux mains sur le cœur en simulant la défaillance.
— Vous me blessez à mort, cruelle ! Si je me fiais aux apparences, je pourrais croire que vous ne
m'aimez pas beaucoup.
— Joli cœur et beau parleur, allez faire le doucereux chez qui vous voudrez, rusé renard, grand bien
vous fasse. Mais n'essayez pas de faire du mal à miss Val !
D'un coup, Teagan retrouva son sérieux, et durcit le ton.
— Jamais je n'ai nui à votre maîtresse, Mercy, vous le savez bien. Jamais je ne lui ai menti.
— C'est à voir, fit l'indomptable cerbère sans se laisser impressionner.
Son entêtement systématique, qui aurait pu prêter à sourire, avait quelque chose d'exaspérant.
— A ce compte, iriez-vous jusqu'à prétendre que j'ai organisé cette attaque sur la route ?
— Peut-être bien que non, admit Mercy. Mais avouez que vous n'avez pas à vous plaindre de ces
malfaisants. Ils pointent leur nez juste à l'endroit et au moment qui vous convient, et miss Val elle se
croit du coup obligée de vous avoir de la reconnaissance et de vous traiter comme un milord.
Teagan, qui aurait voulu protester, se trouva réduit au silence par un geste impérieux.
— Laissez-moi vider mon sac. J'ai peut-être tort de me méfier de vous, mais je sais que miss Val a
comme un faible pour votre personne, et je ne veux pas que vous en profitiez pour la duper ou la
rendre malheureuse. Cette pauvre fille a perdu un par un tous ceux de sa famille, elle est veuve d'un
malade qui n'a jamais compris quel trésor elle était. Elle se trouve une grand-mère qui s'en va juste
au moment où elles commençaient à bien s'entendre. Elle n'a pas besoin qu'un galvaudeux trop
malin s'amuse d'elle et lui cause encore plus de chagrin.
Teagan soutint fermement le regard accusateur que Mercy dardait sur lui.
— En plusieurs circonstances, déclara-t-il avec une certaine solennité, votre maîtresse m'a donné
des preuves de son amitié, dont je m'honore, et de sa loyauté. Les aléas de ma propre existence
m'ont si constamment privé d'amitié véritable que je tiens pour précieuse celle qui m'est si
généreusement offerte. Soyez certaine que jamais lady Arnold n'aura à se plaindre de moi, et que la
pensée même de la chagriner m'est odieuse.
Les yeux dans les yeux, ils s'observaient sans complaisance ; d'égale à égal, dans le plus parfait
silence et la plus complète immobilité. Teagan laissa à Mercy le soin de prononcer son verdict. Un
peu rassérénée mais toujours vigilante, elle fit de la tête un bref signe d'acquiescement.
— Tâchez de tenir votre parole, monsieur. J'ai promis au colonel de toujours veiller sur sa fille, et je
n'y manquerai pas. Ne l'oubliez jamais.
— J'ai le plus grand souci du bonheur de lady Arnold, répondit en écho Teagan. Ne l'oubliez jamais.
Mercy entendait ne pas désarmer.
— Les paroles s'envolent, rappela-t-elle durement. C'est avec des actions que l'on gagne les
batailles. Au revoir.
Elle ferma d'un coup sec sa boîte à ouvrage et la tint contre elle, comme pour s'en faire un bouclier
en traversant la pièce. Parvenue à proximité de Teagan, elle fit halte.
— On m'a dit de vous dire qu'il y a des chevaux dans les écuries, et que beaucoup manquent
d'exercice. Vous avez le choix.
— Lady Arnold est sortie ?
La gouvernante eut un moment d'hésitation. Sans doute s'interrogeait-elle sur l'opportunité d'une
confidence...
— Miss Val continue l'inspection des fermes, finit-elle par révéler à contrecœur. Elle ne rentrera que
pour le thé.
— Merci de vos bontés, ma chère... Je vous promets de tout mettre en œuvre pour me montrer
indigne de votre défiance...
D'un froncement agressif de ses sourcils, Mercy fit savoir à Teagan qu'elle n'appréciait guère son
humour.
Bien qu'il souffrît encore d'avoir à monter un autre cheval que son cher Ulysse, Teagan se rendit
d'un pas léger aux écuries. Les chevaux n'étaient pas seuls à manquer d'exercice, et peut-être aurait-
il la chance de rencontrer Valeria.
Quelques heures plus tard, il échauffait son quatrième cheval sans avoir encore eu la chance de
rencontrer la dame du château lorsqu'il aperçut roulant dans sa direction une carriole légère que
menait Valeria. Un homme d'âge mûr l'escortait sur un hongre de grande taille. Au point de
rencontre, on fit halte dans la bonne humeur.
— Bonjour, monsieur Fitzwilliams. Vous avez trouvé une monture à votre convenance ?
— J'en ai trouvé plusieurs, madame, toutes superbes. Superbes comme tout ce que l'on rencontre sur
votre domaine, au demeurant... Les champs aussi bien que les bâtiments semblent en excellent
état...
— Grâce à ce monsieur. Monsieur Fitzwilliams, je vous présente M. Parker, intendant général des
domaines agricoles de lady Winterdale.
Les deux hommes se saluèrent.
— Puis-je vous accompagner jusqu'au château ? demanda Teagan.
— Je ne rentre pas encore, croyez bien que je le regrette, dit-elle avec une évidente sincérité. Il me
faut visiter plusieurs fermes avant ce soir. Accompagnez-moi jusqu'à ce que nos chemins divergent,
proposa-t-elle aussitôt.
— Dans ce cas, dit M. Parker, me permettez-vous de vous précéder chez les Barrow, madame ?
J'aurai le temps d'examiner leur charpente avant votre arrivée, nous gagnerons du temps.
— Bien sûr, Parker. C'est bien à gauche, au premier croisement ?
— Oui, lady Arnold. Vous roulerez encore un demi-mile.
Sur un signe de Valeria, l'intendant mit son cheval au grand trot, et Teagan maintint le sien au
niveau de la voiture légère, qui repartait. Le silence ne se prolongea pas.
— Vous me semblez reposé, monsieur Fitzwilliams.
Dans les yeux de Valeria brillait un éclair de gaieté.
Teagan lui répondit sur le même ton :
— On le serait à moins, je crois.
Elle rit, et Teagan prit conscience des frustrations qu'impliquait une trop longue séparation. Seul à
Londres, boudeur pendant le voyage, solitaire encore dans sa chambre ou dans la bibliothèque, il ne
s'était pas réchauffé à la chaleur de son amitié, égayé du joyeux tintement de ses rires.
— Je dois encore vous prier d'excuser les carences de mon hospitalité, disait-elle sans ironie
aucune. Je suis parfois dépassée par l'ampleur de mes tâches. Lorsque je me serai familiarisée avec
le domaine et avec ceux qui y résident, je pourrai m'organiser plus efficacement. Mais je dois faire
mes preuves, et achever mon apprentissage.
Teagan se souvint des propos recueillis auprès des soubrettes, et de l'attitude protectrice du
majordome.
— Le personnel du château me semble en tout cas fort entiché de sa nouvelle maîtresse.
— Ils craignaient que je n'aie hérité aussi du caractère de lady Winterdale, dit Valeria en riant de
bon cœur. Elle était généreuse, mais tyrannique. Grâce à elle, tout le personnel de maison est
parfaitement stylé.
— Je l'ai remarqué. Mais c'est bien à moi de vous présenter des excuses. Jamais je pense on n'a vu
un invité se comporter avec une telle insolence. Non content de dormir pendant presque deux jours,
je m'isole égoïstement dans la bibliothèque.
— Je savais qu'elle vous plairait. Mais voici que nos chemins se séparent. La ferme des Barrow
n'est pas loin. Vous allez passer par un très joli point de vue, en descendant la côte. Bonne
promenade, je ne vous retiens pas.
Teagan se moquait de la promenade, et ressentait ce congédiement comme une sorte de sanction.
— Vous rentrerez pour le dîner ? lança-t-il tout à trac.
— Je n'en suis pas certaine. J'ai des moulins à voir, un problème de clôture à régler, et on doit me
présenter une charrue d'un genre nouveau. Je vous verrai plus tard, si cela se trouve.
Son cheval gris s'engageait déjà dans le chemin de gauche. Teagan, démuni de tout argument qui lui
aurait permis de prolonger l'entretien, la regarda passer. Elle lui sourit, et il reconnut le sourire
d'Eastwoods, ce sourire timide et hésitant qu'elle lui avait adressé ce matin-là, dans la grange.
Teagan en ressentit une émotion si forte qu'il cessa de respirer et que le sang lui monta à la tête.
Tout son corps se souvenait, lui aussi, et s'enflammait de désir. Ses mains se crispèrent si
violemment sur les rênes qu'il se fit mal. Ne pouvoir revivre dans l'instant ces moments magiques
faisait naître en lui une insupportable frustration.
Il dut aussitôt rire de son ridicule, et de son inconséquence. La veille, n'avait-il pas redouté avec une
timidité de vierge effarouchée l'éventuelle visite de la tentatrice prête à tout pour le séduire ?
Teagan lança sa monture au galop, en priant le Dieu des Irlandais et des joueurs d'envoyer ce soir
lady Arnold dans la bibliothèque. Quelles que soient les motivations de la belle, il ne lui opposerait
aucune résistance.

***

Quelques heures plus tard, Valeria pénétra silencieusement dans la bibliothèque, et s'enchanta du
spectacle qui lui était offert.
La cravate de travers, les pieds croisés sur un tabouret, Teagan Fitzwilliams s'abandonnait près du
secrétaire au confort d'un vaste fauteuil, et s'absorbait dans sa lecture. Le plateau d'un dîner à peine
entamé se trouvait posé au coin d'une table chargée d'ouvrages de toutes dimensions. Valeria, qui
avait pris le temps de se familiariser avec la disposition des lieux, comprit que son invité avait parti-
culièrement inventorié les auteurs grecs.
A un mouvement qu'il fit pour se redresser, Valeria se retira vivement. Mais il n'avait pas deviné sa
présence. Fasciné par sa lecture, il la ponctuait de signes d'assentiment, et prononça même en
souriant quelques indistinctes paroles d'approbation. A n'en pas douter, Teagan se passionnait pour
la littérature.
Jusque dans cette attitude d'abandon et de repos, Teagan respirait l'énergie, l'acuité de l'intelligence,
son sourire témoignait de son bonheur. Valeria en le rencontrant dans l'après-midi ne s'était pas
trompée. Métamorphosé par un long repos, Teagan n'avait plus rien du personnage hâve et
désespéré qui s'était résigné quelques jours plus tôt à s'asseoir dans la voiture en face d'elle.
Cette pause, ce répit offerts au milieu des difficultés les plus préoccupantes, lui avaient rendu le
goût de vivre. Sans doute persistait-il à se tenir à l'écart. Mais sa fierté ne lui imposait-elle pas cette
réserve ? Un homme répugnait à recevoir l'assistance d'une femme.
Mais dût-il s'éloigner bientôt, Valeria aurait la satisfaction de l'avoir secouru au moment le plus
opportun. Qu'il exprime sa reconnaissance ou la taise par pudeur importait peu. Ne faut-il pas se
contenter de ce que le destin nous abandonne, sans ambitionner de chimériques accomplissements ?
— Lady Arnold !
Valeria sursauta et rougit, comme il est naturel lorsqu'on se trouve surpris en flagrant délit
d'indiscrétion.
— Monsieur Fitzwilliams, je vous dérange, sans doute...
— Avez-vous dîné ? s'inquiéta Teagan.
— L'un de mes fermiers a tenu à me régaler d'un excellent civet de lapin. Cela m'a rappelé les mess
des officiers, en Inde. Papa et mon frère Elliot en étaient friands.
Pendant qu'elle tentait de se concentrer sur ses souvenirs nostalgiques, Valeria se trouvait en proie à
une inavouable attraction. Une force l'invitait à s'approcher de Teagan, de son regard doré. Son
corps vibrait d'anticipation, sa volonté se dissolvait sans qu'elle pût la contrôler.
— Accepterez-vous de prendre en ma compagnie un verre de vin ? Je le trouve excellent.
La bibliothèque semblait soudain moins vaste, plus intime. L'atmosphère se faisait étrangement
sensuelle et virile, génératrice de sensations enivrantes et fortes. Consciente de la présence d'écueils
menaçants Valeria se savait incapable de les éviter, dans le cas où elle prendrait le risque d'aller vers
lui.
— C'est que... Il se fait tard, balbutia-t-elle sans se déplacer.
Comme Teagan cessait de sourire, Valeria se sentit coupable.
— Ne pouvez-vous demeurer un instant, dit-il. Je n'ai pas eu le temps de vous remercier...
— De vrais amis se rendent mutuellement service, Teagan, sans qu'il soit entre eux question de
remerciements.
— Alors acceptez-vous de me rendre service encore, Valeria, de me rendre un service amical ?
Il ne fallait pas qu'elle accepte. Elle devait absolument refuser, dans l'état déplorable où la jetait la
passion inassouvie, alors que la dévorait le désir de baigner ses doigts dans la chevelure de Teagan,
de palper son corps, de baiser ses lèvres, de retrouver entre ses bras la jouissance de voluptés
inexprimables.
Chez elle. Dans sa propre bibliothèque. Personne n'en saurait rien.
— Vous acceptez ? répéta-t-il.
Il insistait, et implorait à la fois. Pour tenter de dissiper le vertige, Valeria secoua la tête.
— A... Accepter quoi ?
Teagan retrouva son sourire, et son regard s'arrêta sur les lèvres de Valeria, qui en ressentit comme
une brûlure.
— Eh bien, asseyez vous, et causons, dit-il avec entrain, brandissant joyeusement son livre.
Causons de n'importe quoi, d'Homère, par exemple. Le plaisir que l'on trouve dans la fréquentation
d'un génie est immense sans doute, mais ce plaisir s'augmente encore d'être partagé. Vous voulez
bien ?
D'un large geste il désignait le sofa, devant la cheminée.
Cette invitation fit passer dans le corps de Valeria des frissons extraordinaires. Les suggestions les
plus anodines ne recouvraient-elles pas les significations les plus folles ?
Attentive à la voix de la raison, elle aurait fait retraite pour aller dormir.
La politesse lui interdisait cependant de s'en remettre aussi simplement au bon sens. Il ne fallait pas
donner à Teagan l'impression que, devenue riche, elle ne ressentait plus la nécessité de sa présence.
Risquait-il véritablement de nourrir ce soupçon ? Non, sans doute, puisque familier de la
psychologie féminine il ne pouvait ignorer quel empire il exerçait sur l'âme de Valeria.
Les formes de la politesse seraient sauvegardées. Elle pouvait très bien s'asseoir près du feu. Teagan
ne quitterait pas son confortable fauteuil, et ils pourraient parler littérature, leur commune passion.
Anticipant sa volonté, ses pieds l'avaient déjà conduite à destination lorsqu'elle décida d'aller
s'asseoir.
Teagan sourit à Valeria. Etait-elle consciente de son charme, de l'exquise séduction que lui
conféraient son trouble, sa vulnérabilité ? Les joues roses de timidité, les mains tremblantes, elle ne
dissimulait rien de sa nervosité, des hésitations qui tantôt la retenaient, tantôt la poussaient en avant,
comme l'autre fois, dans la grange d'Eastwoods. Il se sentit rassuré lorsqu'elle quitta soudain le seuil
de la pièce pour s'avancer vers le siège qu'il avait choisi.
— Je dois vous prévenir, dit-elle en arrangeant autour d'elle les volants de sa robe, que mes
connaissances sont assez médiocres. J'ai longtemps vécu en Inde, où l'éloignement et le climat ne
m'incitaient guère à poursuivre des études sérieuses. Ma culture littéraire et philosophique comporte
de considérables lacunes. Si je ne me trompe, vous avez choisi des ouvrages d'auteurs anciens.
Dois-je en conclure qu'ils ont votre préférence ?
Teagan ne l'entendait pas. Comment avait-il pu vivre presque deux semaines sans la voir, sans
l'entendre ? Sans doute il allait courir à elle, la prendre dans ses bras. Elle ne lui résisterait pas, il en
était presque sûr. Presque.
De quoi parlait-elle ? De ses études, apparemment. Pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées, il
dut secouer la tête.
— Euh... Oui, en effet. Au collège, les langues qu'on appelle mortes avaient le don de m'enchanter.
Pour faire admettre cette originalité suspecte, il m'a fallu exceller dans des activités plus...
populaires, comme la lutte et le tir.
La conversation se poursuivit paisiblement. Sans que s'atténue l'envie folle de prendre Valeria dans
ses bras, Teagan se sentait plus à l'aise, et s'étonnait que l'urgence du désir puisse s'accommoder de
la quiétude d'une relation tranquille et amicale. Comme il discourait sur les langues anciennes, il la
vit sourire, un peu amusée.
— C'est qu'en parlant de vos études, répondit-elle à son interrogation, vous perdez cet accent
irlandais que je trouve si musical. Il me plaît beaucoup.
— Les Anglais le détestent cependant, et le méprisent.
— Ce n'est pas mon cas. Dans le régiment que commandait mon père, les Irlandais étaient
nombreux, et se comportaient en braves. C'étaient de ces gens auxquels on pouvait faire confiance
au cours d'une bataille rangée. Ou lors de l'attaque d'une diligence, ajouta-t-elle en riant.
— Je crains que Wilkins n'ait exagéré mes mérites, dit Teagan en riant avec elle.
— Il est très fier d'avoir participé à une épopée, comme les compagnons d'Achille !
Assez satisfaite de ce trait, elle se leva et se dirigea nonchalamment vers la table où s'étalaient les
livres, à côté du fauteuil qu'occupait Teagan. A mesure qu'elle se rapprochait, l'atmosphère semblait
se charger d'électricité et s'alourdir, comme parcourue de flux sensibles. Dans de telles conditions, il
devenait difficile à Teagan de s'attacher au sens des paroles que prononçait Valeria, alors que la
proximité de son corps devenait obsédante.
— Pour qu'un jeune homme moderne s'attache à l'étude de leur langue, il faut que ces auteurs du
temps passé offrent un intérêt vraiment particulier, n'est-ce pas ? J'imagine l'apprentissage du grec
comme une cruelle épreuve.
— Détrompez-vous. Ces auteurs ont fondé les bases de notre civilisation, et méritent donc d'être
connus, car rien de solide ne s'est fait sans eux. Quant à leur langue, si pure, si précise, si poétique,
elle offre les plaisirs les plus rares. Je suis fier de mes diplômes d'enseignement, mais ils m'ont
coûté moins de peine que la matière ne m'a apporté de bonheur.
— Vous êtes passé maître ! Alors vous auriez pu faire carrière dans le professorat... Oh, pardon !
Emportée par l'enthousiasme, Valeria avait oublié un épisode crucial dans l'existence de Teagan.
— Pardon, répéta-t-elle. Je me montre indiscrète.
— Vous n'avez pas à vous excuser, dit-il en esquissant un sourire amer. Cet ancien scandale est en
quelque sorte tombé dans le domaine public, il n'appartient plus à ma vie privée... Il est vrai que ma
vocation de joueur professionnel est une vocation tardive. Elle n'en est pas une en vérité. Mes
ambitions avaient quelque chose de plus... noble.
Compatissante, Valeria se fit consolatrice.
— Vous n'aviez pas le choix. La vie est souvent injuste. Dans cette affaire, vous avez subi la
réprobation générale, et votre carrière s'est trouvée brisée. Mais nulle part je n'ai entendu la rumeur
condamner la... personne en question, et il me semble que sa faute, cependant patente, n'a reçu
aucune sanction.
Un intérêt aussi manifeste appelait des confidences dont Teagan, ordinairement muet sur ce sujet,
éprouvait pour la première fois la nécessité. Sensible à la commisération que manifestait Valeria, il
détourna les yeux.
— J'ai eu l'imprudence de rédiger un si grand nombre de lettres enflammées qu'il n'a pas été
difficile de me confondre. J'avais même commis l'erreur funeste, dans un seul de ces messages, de
l'inviter à s'enfuir avec moi, pour sacrifier peut-être à la mode du romantisme. Comme si une
femme dotée d'une parcelle de bon sens allait s'enfuir sur les routes en compagnie d'un godelureau
impécunieux !
Teagan ironisait, mais il savait que Valeria, malgré ce voile de pudeur, comprenait la profondeur de
cette douleur ancienne, le désespoir de l'étudiant au cœur brisé par une femme trop prudente pour se
livrer tout entière, dont le mépris lui était sans doute plus douloureux encore que la ruine de sa
carrière universitaire.
Il releva les yeux, un sourire désabusé aux lèvres.
— Cette aventure est ridicule, pardonnez-moi. Il faut que je sois bien maladroit pour vous donner la
primeur de son récit, le plus ennuyeux que l'on puisse imaginer.
— Les confidences échangées sont les garantes de l'amitié véritable, murmura Valeria. Je m'honore
de votre amitié, Teagan, comme de la confiance que vous mettez en moi.
Emu par cet encouragement, et par l'intimité qu'il établissait entre eux, Teagan s'efforça d'introduire
un peu de désinvolture et même de dérision dans la suite du récit.
— L'affaire a donné au mari inattentif l'occasion de s'intéresser de nouveau à son épouse, qui est
ainsi je crois parvenue à ses fins véritables. En fait, j'en suis venu plus tard à la soupçonner de s'être
laissé surprendre à dessein en ma compagnie par le doyen, son beau-père, afin de créer ce qui ne
devait être pour elle qu'une manœuvre stratégique...
Positivement horrifiée, Valeria réagit à cette révélation avec une véhémence inattendue.
— Vous auriez donc été l'instrument d'une machination ? Que de machiavélisme, que de perfidie !
Quelle... Quelle peste !
L'indignation lui coupait le souffle. Comme pour se persuader de la vilenie de l'ingrate, elle hocha à
plusieurs reprises la tête.
— Pour se comporter ainsi, reprit-elle, cette... personne ne devait pas vous tenir en grande estime, à
la réflexion.
Teagan se rembrunit.
— Je le crains, en effet.
— Elle méritait le fouet !
Teagan la contempla, et la plaisanterie qui lui venait à l'esprit mourut sur ses lèvres. Avec quelle
ardeur Valeria prenait sa défense ! Comme elle aurait voulu réparer les torts anciens, punir les
coupables !
— Quel procureur vous faites ! Comme vous portez l'accusation !
— Il est trop tard, puisque le mal est fait !
Ses yeux noisette s'assombrissaient, brillaient d'un éclat inhabituel. La gorge serrée, Teagan
recueillit du bout de son index une larme qui sourdait des cils de Valeria.
Elle pleurait de chagrin, au souvenir de l'offense ancienne.
Teagan sentit soudain l'atmosphère s'embaumer de la réminiscence d'un parfum léger, il éprouva
derechef la douceur des mains qui l'aidaient à se relever, qui chassaient de ses jambes les brindilles
de foin avant de le serrer très fort. Il sut une fois encore que quelles que fussent les catastrophes qui
l'accablaient, il trouverait le salut dans la chaleur de leur étreinte.
Il reprit conscience de l'instant présent pour s'apercevoir que ses doigts s'attardaient sur la joue de
Valeria et qu'elle le contemplait fixement, sans esquisser le moindre geste, comme prisonnière, et
soumise à sa loi.
Le cœur serré, Teagan ne respirait plus. Un éblouissement, un vertige le menaçait de défaillance.
Pour ne pas tomber, il se saisit du corps consentant de Valeria et le pressa contre le sien.
— Ma douce amie, murmura-t-il dans ses cheveux, ne pleurez pas sur mon sort.
Elle eut un mouvement de recul qui provoqua un instant sa panique, mais il comprit aussitôt qu'elle
voulait seulement lui offrir son visage.
Lorsque leurs lèvres s'effleurèrent, tout attendrissement les abandonna. Le brasier dévorant de la
passion les consumait.
Valeria gémit d'impatience et saisit avec emportement les épaules de Teagan pour se rapprocher de
lui, alors qu'il la serrait déjà tout contre son corps, avide de se repaître de ses lèvres, de sa bouche,
de sa langue, d'aspirer tout son être pour ne plus faire qu'un avec elle.
Teagan sentait son sang s'échauffer, son pouls désordonné battre violemment. Les doigts de Valeria
tiraillaient sa cravate, cherchaient sa peau, tentaient d'ouvrir sa chemise. Dans un sursaut de
lucidité, il comprit que si elle parvenait à ses fins et lui caressait le torse, c'en serait fait de toute
prudence. Il se trouverait contraint de la dépouiller de ses atours et de s'unir sauvagement à elle, sur
cette table ou sur le sofa, dans la bibliothèque où à tout instant pouvait surgir un domestique.
Il lui fut difficile de s'arracher aux mains de Valeria, qui en grondant comme une panthère à qui on
enlève sa proie refusait de lâcher prise.
Balbutiant des objurgations qu'elle n'entendait pas, il se vit contraint de la repousser à bout de bras,
malgré les exclamations de rage et de révolte qu'elle proférait en se débattant.
— Pas ici... Nous sommes amis, seulement amis...
— Seulement... Je ne... Je ne me souviens pas.
L'esprit égaré, elle balbutiait. Teagan à son tour perdait la raison, oubliait les causes de son combat.
— Mieux qu'amis, exigeait-elle. Mieux qu'amis...
— Vous le voulez... Qu'il en soit ainsi. Partez, Valeria, partez ! Pas ici ! Dans votre chambre ! Je
vous rejoindrai, tout à l'heure !
— Tout de suite..., gémit-elle en lui baisant les lèvres avec violence. Dépêchez-vous !
Elle rassembla les volants de sa robe et courut vers la porte.

16.

Teagan décida qu'une demi-heure d'attente suffirait. Il n'en faudrait pas davantage à Valeria pour
congédier sa femme de chambre et se tenir prête. Après avoir éteint les luminaires de la
bibliothèque il escalada silencieusement l'escalier, le souffle court, le cœur battant, comme s'il
venait de disputer une compétition.
Il entra dans sa chambre et s'appuya contre la porte. Combien de temps lui faudrait-il encore
patienter pour avoir la certitude de ne rencontrer dans les couloirs aucun domestique ? Il eut la
tentation d'alléger sa tenue mais se ravisa : Valeria se chargerait en personne de cette mission.
Il se complut dans cette expectative, qui en retardant l'événement le paraît d'attraits
supplémentaires. Comme il aimait les mains, l'expression de Valeria, en de tels moments ! A la fois
impatiente et timide, elle frémirait de maladresse aussi bien que de hâte. Elle s'émerveillerait de
tout, prête à admirer l'épiderme et les muscles aussi bien qu'à les palper des deux paumes pour en
prendre possession, avide et déférente à la fois.
Tendre et voluptueuse Valeria.
La fièvre dont il brûlait, elle l'éprouvait, elle aussi. Ils s'uniraient bientôt, chacun se repaissant de la
chaleur de l'autre. Teagan comprit qu'il ne pouvait attendre plus longtemps.
En s'efforçant de se déplacer sans hâte, comme peut le faire la nuit un invité en quête d'un
rafraîchissement ou de bougies neuves, il parvint sans encombre aux grands appartements. A la
porte de Valeria, il tourna la poignée, silencieusement.
Teagan se glissa dans la chambre, et retint son souffle. Debout devant la fenêtre, elle ne l'avait pas
entendu entrer, car elle lui tournait le dos, croisant et décroisant nerveusement les mains. Le clair de
lune soulignait sa silhouette, à laquelle une fine chemise soyeuse faisait comme un halo doré.
Lorsqu'elle entendit murmurer son nom, Valeria émit une courte exclamation de surprise et lui fit
face. Teagan était déjà près d'elle, et lui baisait les mains.
— Vous tremblez ! Vous aurais-je surprise ? Pardonnez-moi.
— Je n'ai pas eu peur. Mais l'attente m'a semblé si longue, et je vous désire tant !
Envahi de tendresse, il la prit en souriant dans ses bras. Elle baigna ses doigts dans sa chevelure,
longuement, et soudain lui baisa la bouche avec une vigueur qui lui coupa le souffle. Pendant que
leurs langues se combattaient voluptueusement, leurs corps agités de soubresauts se heurtaient, si
intimement que Teagan s'aperçut que sous sa longue chemise de soie Valeria ne portait rien.
Lorsqu'ils reprirent ensemble leur respiration, tous deux titubaient.
— Ne nous hâtons pas, ma douce amie, murmura Teagan, rien ne nous presse. Voyez ce grand lit
qui nous attend, je vais vous y porter, et j'entends bien explorer avec une lente minutie tous les
trésors que je devine sous ce voile.
Elle fit aussitôt un signe de dénégation, si rapide et si appuyé qu'il exprimait une sorte de détresse...
— Pas cette fois, Teagan ! supplia-t-elle. Faites-le vite, tout de suite, fort !
Elle prit une profonde inspiration, recula d'un pas, baissa les mains jusqu'au sol et en se relevant
passa au-dessus de sa tête sa chemise, qui en tombant ne fit qu'un petit tas. Elle était nue.
— Voilà, dit-elle dans un souffle.
Lorsqu'on se trouve en présence de toutes les merveilles du paradis, laquelle choisir d'abord ? Le
petit creux délicat à la base du cou, si sensible et si tentant ? Les seins ronds et fermes, dont les
pointes érigées défient le mordillement des lèvres, la titillation de la langue ? La surface satinée et
plate du ventre, si souple et si propice aux excursions les plus diverses ? La petite toison bouclée, si
légère, si douce et si souple, posée comme une parure sur la conque où la perle nacrée attendait la
caresse, le baiser, préludes à la félicité suprême ?
L'intensité de son désir devenait douloureuse, mais Teagan entendait bien ne pas brusquer les
choses. Des mois plus tôt, dans la grange, il avait pris l'initiative. Aujourd'hui, c'est à Valeria qu'il
voulait réserver ce privilège.
— Dites-moi ce que vous désirez, Valeria.
— Ce que je veux ? balbutia-t-elle en rougissant, je veux que... vous me preniez.
— Mais comment cela ? Dites-le moi.
Elle ouvrit la bouche, cherchant ses mots. Teagan en profita pour se pencher vivement et saisir entre
ses lèvres le bout de la langue palpitante et rose pour la taquiner, la pincer un peu, comme tout à
l'heure il le ferait de sa chair la plus sensible, qui sans nul doute réagissait déjà à la sollicitation
lointaine de ce prélude. En empêchant Valeria de se presser contre lui, il augmentait son attente, et
exacerbait son envie. Il lui libéra la langue, pour lui permettre de s'exprimer.
— Dites-le moi, je le ferai, reprit-il. Je veux vous entendre, vous obéir...
— Mettez vos mains... sur mes seins.
— Comme ceci ? dit Teagan en faisant de chacune de ses paumes une coupe, pendant que ses
pouces massaient doucement les aréoles et les pointes des deux globes offerts.
Valeria, les yeux fermés, les lèvres entrouvertes, ne répondit que par un soupir.
— Et maintenant ? murmura Teagan.
Chancelante, éperdue, elle s'agrippa nerveusement à ses épaules.
— Au... Au lit, fit-elle dans un souffle.
Il la porta sur le grand lit, disposa des oreillers sous sa nuque, autour de sa tête.
— Vos lèvres, dit-elle encore.
— Sur les pointes de vos seins ?
— Oh oui, soupira-t-elle avant de gémir doucement, parce qu'il parcourait du bout de la langue un
mamelon durci.
Les yeux fermés, elle le tint longtemps contre elle, lui permettant de prendre possession d'un sein,
puis de l'autre. Mais elle s'agita soudain, le souffle court, son impatience revenue, et repoussa
Teagan, désignant fébrilement ses cuisses entrouvertes.
— Là, ordonna-t-elle. En moi.
Elle haletait déjà, fiévreuse, la peau moite. Il lui serait impossible d'attendre longtemps encore.
Dévoré lui-même de désir, Teagan ne pouvait cependant s'empêcher de penser au rêve qu'il avait si
souvent caressé au cours des mois passés, celui d'un lent déshabillage effectué par les doigts
impatients de Valeria. Il ne souhaitait pas se hâter, dans un vaste remue-ménage de gilet arraché, de
cravate hâtivement dénouée et de vêtements jetés sur le tapis.
La tentation était au demeurant si forte ! Il effleura les longues cuisses fuselées, qui s'écartèrent
davantage encore. Avant que Valeria ait eu le temps de réagir, il introduisit deux doigts dans sa chair
la plus intime, et se pencha pour saisir entre ses lèvres le bourgeon nacré d'où sourdent les
sensations les plus vives. Valeria se cambra violemment, les mains crispées sur sa nuque et son
épaule, haleta, éperdue, et s'abattit en criant de jouissance lorsque le flux de la volupté l'emporta.
Pendant qu'elle reprenait son souffle, épuisée, Teagan, toujours entièrement vêtu, s'allongea près
d'elle et attendit qu'elle rouvre des yeux étonnés pour lui donner un petit baiser sur la joue.
— Tricheur, murmura-t-elle.
— Je vous ai fait prendre un raccourci.
Valeria sourit paresseusement, un éclat de malice dans les yeux. De l'index, elle parcourut le torse
de Teagan, franchit sans hésiter sa taille et ne s'arrêta que sur le relief étonnant que faisait dans son
pantalon la turgescence de sa virilité.
Il gémit douloureusement.
— Et maintenant, dit-elle, prenons notre temps.

Beaucoup plus tard, en s'éveillant, Teagan tenait Valeria dans ses bras. Qu'elle était belle ! Saisi
d'une sorte d'admiration révérencieuse, il se perdit dans la contemplation de son visage, blotti au
creux de son épaule, de ses seins orgueilleux qui frôlaient ses propres pectoraux, de la cuisse
soulevée qui recouvrait son sexe maintenant recru de volupté, des jambes racées qui se mêlaient aux
siennes.
Une émotion intense l'envahit. Il l'étreignit plus étroitement, se caressant à elle tout au long de leurs
corps. Le lit était vraiment le lieu le plus propice à une fête sensuelle aussi exceptionnelle.
Jamais il n'avait dormi en compagnie d'une femme. En eût-il éprouvé le désir, les circonstances
toujours précaires de ses relations intimes ne lui en auraient pas donné le loisir. Une fois les choses
faites venait le temps de la retraite, ou de la fuite.
Il voulut un instant réveiller Valeria, dans l'intention de lui faire partager son émerveillement, et de
ne pas jouir seul de cette bienfaisante euphorie, mais comprit aussitôt la folie de son projet et s'en
moqua silencieusement. Valeria devait reposer. Sans doute s'éveillerait-elle d'elle-même à l'aube,
toujours prête à visiter ses ouailles, bêtes et gens.
Pourquoi la nuit devait-elle s'achever ? Teagan souhaitait qu'elle durât toujours. L'ardeur l'avait
d'abord emporté en lui sur la volonté. Sans doute avait-il évité un déshabillage hâtif, bâclé dans le
désordre. Les deux premières reprises avaient cependant été marquées par un peu de hâte, imputable
à l'urgence et à l'intensité du désir mutuel. Mais la troisième, lente et langoureuse, s'était déroulée
comme un ballet savamment chorégraphié, les caresses se répondant comme les motifs d'un
contrepoint, les bras et les jambes s'arquant et s'unissant avec grâce, les mains investigatrices
explorant les frissonnements des épidermes, les lèvres partout présentes pour éprouver le goût de
l'amour, jusqu'à l'extase finale, plus complète et plus enivrante d'avoir été longtemps retardée.
Souriant dans l'obscurité, il sentit Valeria s'éveiller.
— Teagan ?
— Ma chérie ?
— Merci, Teagan, il est si doux...
— Taisez-vous, dit-il en lui posant un doigt sur les lèvres. Ne m'avez-vous pas dit que les
remerciements ne sont pas d'usage entre amis ? Lorsqu'il s'agit d'amis véritablement... intimes, il
faut les proscrire absolument, ce me semble.
Tout en lui parlant doucement, il lui avait baisé d'abord les paupières, puis le bout du nez. Il lui prit
les lèvres. La langue de Valeria accueillit la sienne, dans un savant et voluptueux enlacement où se
concentrait leur passion. En éprouvant les prémices d'une ardeur renouvelée Teagan se hâta
d'interrompre le baiser. En le prolongeant, ne courait-il pas le risque de s'attarder assez longtemps
pour être surpris par la femme de chambre, ou de rencontrer dans le corridor quelque domestique
matinal ?
— Avez-vous prévu de nouvelles visites, aujourd'hui ?
— Bien sûr. Vous plairait-il de m'accompagner ?
— J'en serais ravi.
— Je pars de bonne heure !
— Je peux vous rejoindre.
— Alors j'emporterai notre déjeuner.
Fort éloigné de ces considérations alimentaires, Teagan aurait voulu dire à Valeria que le seul
spectacle de son visage saurait le rassasier, et qu'il pourrait se désaltérer de la suavité de sa voix et
de la fraîcheur de son rire. Mais une telle déclaration risquant de manifester le désordre de son
esprit, il s'en abstint et sortit de la chaleur du lit.
— Il fait frais, constata-t-il. Vous devriez m'aider à me rhabiller.
Il vit briller dans la pénombre son sourire.
— Je m'entends seulement en déshabillage, dit-elle innocemment.
— Je tâcherai de m'en souvenir, promit-il, soudain ragaillardi.
Il remit un à un ses vêtements, sous l'œil intéressé de Valeria. Lorsqu'il en eut fini, il vint la baiser
au front, une main sous chacun de ses seins.
— Nous nous reverrons bientôt, murmura-t-il.
Teagan venait de sortir. Bien qu'elle eût le temps de dormir encore un peu, Valeria résolut de n'en
rien faire. Elle avait à réparer le désordre de sa chambre et à se préparer avec le plus grand soin. Le
personnel ordinaire de la maison se laisserait leurrer sans doute, mais aucun détail n'échappait à la
vigilante Mercy. D'un seul coup d'œil, elle comprendrait.
La folle aventure qu'elle vivait avec Teagan ne pouvait bien sûr s'éterniser, mais Valeria n'entendait
perdre aucun de ces quelques jours de bonheur absolu. Les jérémiades que sa gouvernante ne
manquerait pas de proférer en cas de découverte, elle ne désirait ni les entendre, ni en tenir compte.
Toute sa vie, Valeria Arnold s'était astreinte à l'obéissance, elle avait accompli son devoir, s'était
accommodée de tous les coups du destin. Lorsque Teagan Fitzwilliams sortirait de son existence,
comme il allait le faire, inévitablement, elle n'aurait pas trop de tout son courage et de toute son
énergie pour ne pas succomber à la douleur.
Mais pour la première fois de sa vie elle avait la chance de fréquenter un homme qui, non content
de lui apporter d'incroyables jouissances physiques, excitait son esprit aussi bien que son corps,
provoquait son rire et lui donnait conscience de sa valeur. Jamais la présence de son père, de son
frère Elliot ou celle de Hugh ne lui avait apporté la sensation, la certitude d'une telle intimité avec
autrui.
Valeria ne pouvait se mentir à elle-même. Elle commettait l'impardonnable erreur d'aimer d'amour
Teagan Fitzwilliams. Aimer d'amour, c'est se condamner à subir éternellement les flammes de
l'enfer, son éducation aussi bien que sa raison le lui rappelaient. Mais en attendant les possibles
tourments de la damnation, elle entendait jouir de chaque instant de félicité, ne perdre pas une
goutte du nectar que contenait le calice. Eprouverait-elle un jour l'amertume de la lie ? L'avenir le
dirait.
Elle s'était interdit de solliciter de Teagan quelque indication que ce fût sur la durée de son séjour,
parce que l'idée même de sa limitation lui semblait insupportable. Et comme il serait humiliant de
céder à la lâcheté, pour le supplier de rester encore !
En tout cas, songea-t-elle en se levant, un peu frissonnante, le jour qui s'annonçait serait un jour
heureux. Teagan ne partirait pas. Pas encore.
En trottant à côté du cabriolet, Teagan remerciait le ciel d'avoir donné à Wilkins le goût de
l'emphase et du dithyrambe. En accompagnant de façon irréfléchie leur châtelaine dans sa tournée
d'inspection, il s'exposait en effet à faire naître l'inimitié de ses gens, et pire encore à susciter les
soupçons et la médisance sur la nature de leurs rapports. Mais le récit de ses exploits avait atteint les
limites du domaine, si bien qu'au cours de leurs déplacements son propre succès égalait presque
celui de Valeria.
Ordinairement sevré d'acclamations, il en appréciait avec d'autant plus de plaisir celles qu'il
soulevait loin de Londres.
Cette satisfaction d'amour-propre n'égalait en rien le plaisir d'accompagner Valeria, dont la
compétence et le dynamisme faisaient son admiration. Jadis responsable à plusieurs reprises des
haras de son grand-père, Teagan s'étonnait de la maîtrise dont faisait preuve l'héritière de la
comtesse dans le domaine de l'élevage et de l'agriculture. L'intendant Parker, bien que familier de
l'exploitation et de son personnel, ne manquait d'ailleurs pas de solliciter les avis de la jeune
propriétaire, et en tenait compte.
Mais son plaisir le plus intime et le plus secret, Teagan le prenait en dépouillant par le souvenir la
noble dame de ces lieux des atours qui la distinguaient du commun des mortels. Ce visage avenant
et raisonnable qu'un vaste chapeau préservait des ardeurs du soleil, ce corps élégamment enveloppé
de froncés et de volants, il les avait vus quelques heures plus tôt à la lumière des bougies, embrasés
de tous les délires de la passion, emportés dans la fièvre des transports amoureux...
Loin de les gêner, le souci des apparences à sauvegarder en présence de Parker ou des employés
renforçait l'entente tacite qui les unissait. Un regard qui s'attarde, un effleurement, le froissement
d'un tissu, le contact d'une main gantée en descendant de voiture, le plus anodin des menus
événements revêtait une signification exceptionnelle, rappelait ou annonçait une félicité ineffable.
Tant il est vrai que l'érotisme peut s'immiscer jusque dans les conventions mondaines !
Il était bientôt midi. Valeria fit halte.
— Je vais déjeuner sur l'herbe en compagnie de M. Fitzwilliams, monsieur Parker. Préférez-vous
vous joindre à nous, ou rendre visite à votre sœur ?
Parker, rayonnant, jeta un coup d'œil à la ferme que l'on apercevait depuis le chemin.
— C'est trop de bonté, lady Arnold. Si vous êtes absolument certaine de ne pas avoir besoin de moi,
j'irais volontiers chez Susan.
— Eh bien, c'est entendu. Faites-lui mes amitiés, je vous prie.
— Bien sûr, milady. Merci encore.
Teagan ne manqua pas de feindre l'inquiétude.
— Nous voilà privés de notre chaperon, madame.
Valeria, les cils à demi baissés, lui adressa un regard espiègle.
— Parker, qui adore ses neveux, ne laisse passer aucune occasion de les embrasser. Et puisque je
compte sur vous pour transporter le panier, je ne requiers pas sa présence. Mais vous pouvez le
rappeler, s'il vous manque.
Teagan déclina l'offre, se saisit du panier et suivit Valeria, qui était descendue de voiture et
traversait une prairie. Lorsqu'elle eut franchi une barrière, elle s'arrêta pour lui faire face et jouir de
sa surprise. Teagan s'étonnait en effet du pittoresque du site. Au-delà d'une plantation de peupliers,
une rivière aux eaux vives s'élargissait en contournant une élévation verdoyante d'un ravissant effet.
— Que pensez-vous de cette retraite de verdure ? En été, les gamins des environs viennent s'y
baigner, m'a-t-on dit...
Teagan ne put qu'applaudir à ce choix, et disposa sur le sol et sur un arbre couché la couverture
préparée pour le pique-nique.
— Madame est servie, déclara-t-il avec emphase en lui offrant la main.
Lorsqu'elle se fut installée, il prit place près d'elle, sans lui lâcher la main. L'intimité récemment
partagée créait entre eux une atmosphère très particulière, où la nostalgie des jouissances de la nuit
se mêlait à l'expectative de celles que leur réservait la suivante.
— La journée risque d'être longue, fit observer Teagan sans plus préciser sa pensée...
— Est-ce à dire que l'ennui vous assaille ?
— Votre présence m'enchante, Valeria. Mais pour être véritablement... intime, notre amitié suppose
moins d'espace.
Elle sourit, en examinant avec attention sa cravate sophistiquée. Teagan ne trouva pas mauvais de
donner à la conversation un tour plus général.
— Vous plaisez-vous vraiment à Winterpark ? La gestion d'un tel domaine est bien lourde, en
vérité... Avez-vous l'intention d'y résider en permanence, ou de faire confiance à M. Parker, qui me
semble très compétent. Retournerez-vous à Londres ?
— Londres ne m'attire guère, dit-elle pensivement. Peut-être m'établirai-je ici. J'ai envie de me
fixer, après avoir trop longtemps accompagné mon père dans ses garnisons successives.
Teagan, qui lui non plus n'avait pas connu la stabilité, comprenait bien ce point de vue... Ils
déjeunèrent en devisant, accompagnèrent le fromage d'un verre de vin.
— La Saison m'a fatiguée de Londres, dit Valeria en revenant à son propos initial. Lorsque tout sera
en ordre à Winterpark, je ferai peut-être des voyages.
— Dans quels pays, madame l'exploratrice ?
— J'ai longtemps envié les messieurs fortunés qui courent le vaste monde. Puisque me voici
fortunée, j'imiterais volontiers leur exemple pour devenir une de ces Anglaises excentriques qui
errent par monts et par vaux en attendant que l'âge les condamne à jouer les dames patronnesses
dans l'orphelinat de leur paroisse... Il y a tant à voir, ailleurs !
D'un geste, elle enveloppa le paysage, la rivière, les ormeaux et les saules, comme s'ils résumaient
le vaste monde.
— J'aimerais remonter le Nil, traverser les Alpes, descendre le Danube, visiter le Parthénon, dormir
à l'ombre des Pyramides, et me brûler les pieds sur le sable de Cadix !
Teagan sourit à cet enthousiasme, mais se rembrunit aussitôt à la pensée des dangers qui guettent
une veuve, lorsqu'elle est vraiment riche. Ne risque-t-elle pas les pires rencontres, au premier rang
desquelles celle des épouseurs ?
— Vous devriez prévoir un compagnon de voyage, dit-il tout à trac, le plus sérieusement du monde.
— J'y songerai, répondit-elle sur le même ton.
Ils se turent, les yeux dans les yeux... Teagan esquissa un geste, Valeria s'inclina elle aussi et leurs
lèvres se rencontrèrent à mi-chemin, pour s'effleurer seulement.
— A la réflexion, murmura-t-il, je regrette l'absence de notre chaperon.
— Pourquoi donc, je vous prie ?
— En l'absence d'une dame d'atours, d'une femme de chambre ou d'une simple repasseuse je ne
peux vous rendre les hommages dont je rêve. Rien de tel qu'une robe froissée pour compromettre
une réputation.
— En effet, acquiesça-t-elle gravement. Ces robes d'aujourd'hui requièrent l'assistance d'une
habilleuse. La mode est bien mal faite, n'est-ce pas ? Mais il faut dire que les cravates des messieurs
ne vont pas sans poser de semblables problèmes. Leur confection ne s'improvise pas. La vôtre, par
exemple, on ne peut la dénouer. Mais j'envisage... un moyen.
Elle avançait la main. Teagan s'émut.
— Un... un moyen, vraiment ?
— La vie dans les camps militaires implique la connaissance des tactiques les plus variées, dit-elle
en libérant de leur logement les deux premiers boutons de son gilet. Ne bougez pas, je vous prie.
Lady Arnold, comme nous venons de l'affirmer, doit être considérée comme... intouchable. En ce
qui vous concerne, cher ami... intime, les éventuelles atteintes sont plus faciles à réparer.
Tout en bavardant, elle avait repoussé Teagan contre le tronc qui lui servait de dossier et dégrafait
diligemment son gilet et sa chemise, lui dénudait en partie le torse, les mains frôleuses, l'œil attentif,
les lèvres réunies en une moue charmante et appliquée. Il voulut protester, elle le réduisit au silence
d'un froncement de sourcils, occupée qu'elle était à ouvrir et à rabattre le pont de son pantalon, en
prenant bien garde cette fois de ne s'en prendre qu'au tissu.
Loin d'avoir sur sa virilité l'effet apaisant que l'on aurait pu imaginer, la fraîcheur du grand air fit sur
la chair libérée de Teagan l'effet d'un puissant aphrodisiaque. En cravate et en bottes, presque
entièrement vêtu encore, il se sentait plus nu qu'il ne l'avait jamais été. Valeria, pendant de longues
secondes, se contenta de contempler sa découverte.
— Que faites-vous, malheureuse ? gémit Teagan.
— Vous ne pouvez monter à cheval en cet état, constata-t-elle, c'est une question de bon sens... Une
solution s'impose. Laquelle préférez-vous ?
Avec une perverse ingénuité, elle lui présentait ses mains, fines et fraîches, passait sur ses lèvres le
bout de sa langue.
Vaincu par tant de naturel et de simplicité, il n'eut aucun scrupule à affirmer sa préférence, que
Valeria s'empressa de satisfaire avec une émouvante gourmandise.
Un moment plus tard, Teagan en reprenant conscience vit que Valeria finissait de rassembler les
reliefs du repas. Elle prit un peu de vin et lui présenta la timbale. Comme il tentait d'une main
tremblante de remettre de l'ordre dans sa tenue, elle lui imposa l'immobilité.
— J'en fais mon affaire, dit-elle avec autorité.
Avant d'exécuter cette promesse, elle tint cependant à achever le rangement de la vaisselle, des
serviettes et des accessoires divers, en lançant de temps à autre un coup d'œil sur l'objet de ses
tâches ultérieures.
Lorsqu'elle en eut fini avec le panier, elle vint s'accroupir près de lui et sans se presser remit en
place les boutons et les boucles dont elle avait dérangé l'ordonnancement. Comme elle offrait en
même temps à Teagan ses lèvres, il put craindre un moment que l'opération ne fût à recommencer.
— Vous avez commis une tricherie caractérisée, lui reprocha-t-il tendrement.
Valeria fit une moue adorable, digne d'une vierge innocente.
— Vous avez triché de la même façon, l'autre nuit.
— Sans doute, mais nous avons joué plusieurs parties.
— Eh bien, conclut-elle, nous en jouerons d'autres cette nuit, et je vous offrirai votre revanche.
Sans tenir compte de l'attitude compassée qu'elle avait prise, Teagan lui baisa brièvement les lèvres,
avec emportement.
— Les paris sont ouverts, lui dit-il à l'oreille.

17.

En pénétrant dans la salle à manger, Teagan se surprit à siffloter gaiement une chanson à la mode.
En ce jour qui s'annonçait radieux, il se trouvait en effet d'une humeur exceptionnellement folâtre.
Après la nuit qu'il venait de passer avec Valeria, il ne s'étonna pas de son absence au petit déjeuner.
Aussi bien avait-elle décidé la veille de passer la journée au château. Elle ne se lèverait sans doute
qu'en fin de matinée.
Réveillé pour sa part après deux heures de sommeil par un soleil éclatant dont aucun voilage ne
tempérait l'indiscrétion, Teagan ne s'était jamais senti aussi entreprenant, aussi dynamique. Puisque
la prudence lui interdisait de s'attarder dans la chambre de Valeria, il l'avait discrètement quittée une
heure avant le lever du soleil, et la faim s'était associée à l'excès de lumière pour écourter son repos.
Il entreprit avec entrain de réparer ses forces.
Quelques instants plus tard, le visage fermé que lui présentait la gouvernante de Valeria n'eut pas le
pouvoir d'altérer sa bonne humeur, tant il avait le cœur en fête.
— Bien le bonjour à vous, ma chère ! chantonna-t-il comme pour répondre à un salut qu'il n'avait
pas entendu. Belle journée, n'est-ce pas ?
Il lui tourna le dos pour garnir son assiette.
— Monsieur FitzWilliams.
Forte et autoritaire, l'intonation de la gouvernante n'impliquait aucune courtoisie. Elle l'interpellait,
simplement.
— Auriez-vous à me faire part d'un message, madame Mercy ? Ou me faut-il penser que la beauté
du jour qui commence vous incite à rechercher ma conversation ?
— Ni l'un ni l'autre.
— Il me semble cependant, poursuivit Teagan sans se décourager, qu'une petite promenade au jardin
serait tout indiquée. Mais j'oublie que vous ne marchez guère. J'aurai donc le plaisir de vous
emmener tout à l'heure en voiture, avec votre maîtresse.
— Ma maîtresse a mieux à faire. Elle est sortie.
Etonné, Teagan releva la tête.
— J'avais cru comprendre qu'aujourd'hui elle ne quittait pas le château.
— Parker est venu la chercher au point du jour. Au moulin, il y a eu un accident. Elle est allée
constater les dégâts, et soigner les blessés surtout.
Teagan, qui beurrait un toast, suspendit son geste. Il se souvint de l'état dans lequel se trouvait la
chambre de Valeria au moment où il l'avait quittée, du désordre des draps et des couvertures, de la
parure de nuit jetée sur le tapis, des oreillers et des coussins dispersés de la tête au pied du lit.
Lorsque Parker était venu donner l'alerte, la gouvernante de Valeria en avait été la première avisée.
Elle seule pouvait prendre l'initiative de réveiller sa maîtresse à cette heure indue.
Teagan n'eut qu'à croiser le regard accusateur de Mercy pour comprendre qu'il ne se trompait pas. Il
rougit violemment. Sans le quitter un instant des yeux, Mercy attendit qu'un valet qui complétait le
service se fût retiré pour reprendre la parole.
— On ne m'a chargée d'aucun message. C'est en mon nom que je tiens à vous dire ceci, monsieur
Fitzwilliams : laissez-la tranquille. Il est bien assez criminel de vous apprêter à lui briser le cœur en
la quittant. A force de travail, Winterpark peut l'aider à guérir de son chagrin. Partez, avant qu'il ne
soit trop tard. Evitez-lui la honte d'un petit bâtard.
Avant que Teagan, abasourdi, ait trouvé le commencement d'une réponse, Mercy s'en était allée.
Au demeurant, songea-t-il, comme suffoqué par l'évidence, qu'aurait-il pu lui objecter, quelle
excuse aurait-il pu invoquer ? Elle avait raison, tout simplement.
Qu'attendre en effet d'un joueur sans le sou et sans avenir, d'un amant irréfléchi, d'un assisté, d'un
parasite ?
Sans doute Valeria savait-elle que dès ses commencements il y avait dans leur relation quelque
chose de rare, d'exceptionnel, qui excluait toutes les petitesses ordinaires de l'existence. Elle ne
pouvait partager le point de vue de témoins ignorants, comme cette Mercy, qu'aveuglait son
attachement à sa maîtresse.
Teagan faillit courir à l'écurie, seller un cheval et galoper jusqu'au moulin, pour recueillir d'elle cette
confirmation, pour lui dire... Pour lui dire quoi ?
Pour lui dire qu'il l'aimait ? Que Teagan Fitzwilliams, né d'un roturier, joueur ruiné et perdu de
réputation, avait l'honneur de demander la main de lady Arnold, fille d'un colonel de l'armée des
Indes, et riche à faire rêver ?
L'amour véritable, comment le connaissait-il ? Par les souvenirs lointains d'un petit garçon
étreignant dans ses bras maigres une mère mourante. Mais cette joie dont le comblait la seule
présence de Valeria, l'émerveillement que lui procuraient son esprit et son intelligence, l'émotion
violente qui naissait du moindre contact avec elle, l'ensemble de ces enthousiasmes, ne se pouvait-il
que ce fût encore de l'amour ?
Pouvait-il grâce au jeu se constituer une fortune assez considérable pour prétendre au mariage sans
se trouver soupçonné de cupidité ?
Il fallait bien sûr ranger un tel projet au rang des chimères. Un tel mariage éviterait sans doute à un
éventuel descendant la honte de la bâtardise. Mais celle du déshonneur ternirait la réputation de lady
Arnold, tout comme la mésalliance commise jadis par la fille du comte de Montford avait exposé
lady Gwyneth à la réprobation générale : une femme bien née n'épouse pas impunément un oisif
insouciant et dépourvu de tout mérite. Faute d'un grand nom, qui supplée à ces tares, Teagan devait-
il se soumettre aux injonctions de la gouvernante, et disparaître ?
A cette seule pensée il lui prenait envie de mordre, de hurler son désespoir. Il comprenait en ce jour
jusque dans sa chair combien Valeria lui était indispensable, à quel point elle faisait partie de son
existence, puisque la perdre, ce serait perdre la vie.
Aurait-il recours au pistolet qui quelques jours plus tôt devait déjà remplir cet office, et mettre fin à
ses jours ?
Aussi bien ne pouvait-il en effet prolonger son séjour sans faire naître des soupçons et des rumeurs.
A supposer que ses expéditions nocturnes ne soient pas surprises par quelque domestique matinal
ou attardé, l'intimité fervente qui régnait jusque dans ses rapports les plus banals avec Valeria
finirait bien par être perçue par les témoins les plus distraits. S'attarder à Winterpark, c'était
compromettre auprès de ses gens et de ses voisins la renommée de la plus digne et de la plus
dévouée des propriétaires.
Combien de temps lui restait-il ? Un jour, deux jours, peut-être ? Aurait-il la force de vivre encore
près d'elle quelques heures sans prendre le risque redouté par Mercy ?
L'imminence de la catastrophe l'anéantit au point de le paralyser, immobile sur sa chaise, devant
l'assiette à laquelle il n'avait pas touché. Il fallut que Robbin en lui adressant la parole s'y reprenne à
trois fois pour le faire sortir de son hébétude. Teagan se leva avec effort et quitta la pièce, pâle et
égaré, telle une victime qui marche au sacrifice.
C'est dans la bibliothèque que le conduisirent ses pas, sans qu'il l'eût décidé. Machinalement, il
entreprit de remettre dans leurs rayons les ouvrages qu'il avait déplacés et abandonnés sur une table.
Avant son départ d'Oxford, il avait accompli un rangement si semblable que cette réminiscence lui
arracha un rire amer. L'histoire a de ces ironies !
Se laisserait-il abattre ? Il songea à l'audace de lady Gwyneth, sa mère, qui près de trente ans plus
tôt avait méprisé les interdits et rompu avec son illustre famille pour s'exiler avec l'homme qu'elle
aimait. Un tel renoncement avait quelque chose d'héroïque.
Teagan songea que lui aussi, dans une circonstance extrême, se trouvait peut-être appelé à un
renoncement d'un autre genre. Poursuivi par la malédiction du vieux comte de Montford, il s'était
juré de ne jamais s'abaisser à solliciter l'assistance de sa famille maternelle, en quelque circonstance
que ce fût. Après avoir tenu pendant dix ans cet engagement, il se trouvait contraint de constater que
toutes les valeurs auxquelles il s'attachait, l'honneur, la respectabilité, la liberté de prétendre à un
mariage, se trouvaient liées à sa position dans la société. Pour y tenir son rang, il lui fallait
absolument pactiser avec les Montford, et se trouver admis à les fréquenter de nouveau.
La seule pensée de s'humilier auprès de son cousin pour solliciter une réconciliation que les récents
incidents ne faciliteraient sans doute pas lui donnait la nausée. Mais le bonheur d'une vie commune
en compagnie de Valeria justifiait tous les sacrifices.
En cas de difficulté extrême, ne pourrait-il faire intervenir l'obligeant lord Riverton, qui ne manquait
pas d'arguments propres à faire réfléchir l'actuel comte. Reçu chez les Montford, il pourrait postuler
une situation honorable. Les hommes politiques et les grands seigneurs requièrent fréquemment la
collaboration d'un assistant, ou d'un secrétaire.
La vivacité d'esprit et l'assiduité qu'il avait pendant dix ans investies dans le jeu, il lui serait facile
de les mettre au service d'un employeur de haute volée. Accoutumé à fréquenter des commerçants et
des fonctionnaires aussi bien que des aristocrates, il saurait s'adapter aux situations les plus diverses
et, pourquoi pas, exceller dans son nouveau personnage.
Rétabli dans sa situation de membre reconnu d'une noble famille et restauré dans l'opinion publique
par une honorable fonction, alors son nom n'impliquerait plus la mésalliance, et il lui serait possible
d'épouser Valeria.
Car elle ne lui refuserait pas sa main, bien sûr.
Mercy, qui connaissait sa maîtresse mieux que personne, avait bien dit qu'en s'éloignant il allait
briser le cœur de Valeria, qui tenait donc à lui. Son attachement ne faisait aucun doute, et les élans
passionnés qui répondaient si vivement aux siens exprimaient à coup sûr une égale passion.
Teagan, un peu rasséréné, sourit à cette perspective. Il trouva encore de quoi se consoler dans le
souvenir des hauts faits accomplis durant la nuit précédente. Avec fierté, avec orgueil, il pouvait se
targuer du privilège extravagant d'être le seul homme qu'ait connu lady Arnold.
Il lui fallait donc impérativement l'épouser, songea-t-il en se rembrunissant soudain, car elle n'en
connaîtrait pas d'autre, il ne le voulait pas. Le projet qu'il venait de concevoir, Teagan le mènerait à
son terme.
L'euphorie relative que faisait naître en lui cette conviction se trouvait cependant altérée par la
certitude d'une séparation prochaine.
Ce départ, Valeria allait-elle en comprendre la nécessité ? Oui, sans doute, car elle ne pourrait nier
les dangers encourus. Une déclaration d'amour l'aiderait à supporter les tourments de l'absence, si
elle s'accompagnait de la promesse d'un retour aussi rapide que possible, non plus d'un pauvre hère
exclu de la bonne société, mais du fringant collaborateur d'un ministre ou d'un prince, réhabilité par
les Montford et par le sérieux de son travail.
Il suffit à Teagan de s'interroger sur la vraisemblance de ce programme pour en concevoir l'inanité.
Trop sensible et lucide pour se payer de promesses, lady Arnold ne pouvait raisonnablement se
satisfaire de paroles creuses.
Si elle aimait Teagan d'amour, ce dont au fond de son cœur il avait la certitude, elle risquait
d'affirmer son dédain de l'opinion publique, en concluant sans attendre un mariage qui évitait toute
séparation. Elle refuserait de comprendre qu'il ait la volonté de se montrer digne d'elle, à ses propres
yeux aussi bien qu'à ceux du monde. Elle pourrait même interpréter sa proposition comme une
échappatoire, comme un artifice destiné à édulcorer l'amertume de la séparation, et à tarir ses
larmes.
La blessure serait plus cruelle encore, car la déclaration d'amour apparaîtrait comme un mensonge.
« Les paroles s'envolent. C'est avec des actions que l'on gagne les batailles » avait dit la
gouvernante de Valeria. Elle avait raison. Tant qu'il n'aurait pas fait passer son projet de la pensée
aux actes, et des actes à la réussite, Teagan ne dirait rien à Valeria de son amour.
En se séparant d'elle, il ne lui ferait part que de son désir de la revoir.
Malgré son extrême fatigue, lady Arnold ne put rentrer au château qu'en fin d'après-midi. Elle s'était
refusée à quitter les lieux avant que l'incendie ne fût complètement éteint et que la dizaine de
blessés aient tous été pansés, rassurés, rendus à leurs familles dans les meilleures conditions et
qu'après cela chacun d'entre eux ait reçu sa visite.
En gravissant le perron, elle souriait. Comme il est agréable de n'avoir pas assez dormi, lorsque les
heures que l'on consacre d'ordinaire au sommeil ont été employées aux jeux de l'amour !
Teagan guettait sans doute son arrivée, car elle le vit apparaître dans le hall d'entrée aussitôt après
que Giddings eut pris sa cape et ses gants.
— Vous voici enfin de retour, Valeria. J'aime à croire que tous vos problèmes sont résolus.
— En effet. L'explosion d'un silo a blessé plusieurs manœuvres, et provoqué un incendie. Il n'y a ni
mort ni blessé grave, grâce au ciel.
— Tant mieux. Vous êtes épuisée sans doute, mais auriez-vous la bonté de m'accorder quelques
instants d'entretien, dans la bibliothèque ?
A ce mot, Valeria se trouva soudain délivrée de toute sensation de lassitude. La bibliothèque ne lui
rappelait-elle pas de charmants souvenirs ?
— C'est la pièce où j'aime rencontrer... mon bon ami, répondit-elle de façon à n'être entendue que
de lui seul.
Il ne lui rendit pas son sourire. En alerte, elle le suivit, et son cœur se serra lorsqu'elle constata
qu'une fois la porte refermée il ne tentait pas de l'approcher, et fuyait son regard.
Avant que Teagan ait ouvert la bouche, Valeria sut qu'il se préparait à lui annoncer son départ. Il
allait sourire, lui baiser la main, lui adresser des remerciements, et lui dire qu'il prenait congé.
Son bonheur allait-il prendre fin en cet instant ? Après quelques jours, quelques heures de félicité,
devait-elle entrer dans le désert de la solitude ? N'y aurait-il aucun sursis à son tourment ?
Elle prit une profonde inspiration. Si le moment des adieux était venu, elle resterait digne dans
l'épreuve. Pas de larmes, pas de discussion, aucune tentative d'apitoiement ou de temporisation.
La tête haute, elle alla prendre place sur le sofa.
— Qu'avez-vous à me dire, Teagan ?
Il s'éloigna vers la fenêtre avant de lui faire face. Valeria lui vit les traits tendus, comme l'étaient les
siens, sans doute.
— Cela m'est difficile, aussi ne prendrai-je pas de détour. Je dois quitter Winterpark, Valeria.
Bien qu'elle les ait prévus, les mots la frappèrent en plein cœur. Elle accusa le choc, et ses mains se
crispèrent.
— Quand ?
— Demain.
Valeria resta d'abord muette. Une nuit. Il lui restait une nuit, peut-être. L'aventure qu'ils venaient de
vivre ensemble, et qui pour elle serait inoubliable et unique, n'était-elle pour Teagan que l'un des
innombrables épisodes d'une vie sentimentale sans cesse renouvelée ? Elle se refusait à le croire.
— Eh bien, voilà, murmura-t-elle enfin.
— N'allez pas croire que j'ai la volonté de vous quitter ! s'exclama-t-il en traversant vivement la
pièce pour venir lui prendre les mains, qu'il baisa... Mon désir le plus cher serait de demeurer près
de vous, de trouver en vous seule mon univers tout entier. Mais comme votre chère Mercy me l'a
fait observer ce matin, nous savons tous deux qu'un tel rêve est chimérique. Les circonstances
particulières de mon arrivée sur votre domaine justifient un bref séjour. S'il se prolongeait, il
donnerait sans nul doute matière à des commentaires malveillants. Il ne faut pas que par ma faute
les excellentes relations que vous entretenez avec votre personnel et avec les gens qui vous
entourent se trouvent altérées.
Il se tut, sembla vouloir poursuivre, mais s'en abstint, et serra les lèvres. Comme elle craignait que
sa voix ne se brise, Valeria se contenta d'acquiescer de la tête.
— Je reviendrai, Valeria, reprit Teagan en articulant fortement, comme s'il se contraignait à
s'exprimer. Je ressens plus que jamais la nécessité de mettre de l'ordre dans mon existence. Dès que
j'y serai parvenu, rien au monde ne m'empêchera de revenir vers vous.
— De l'ordre... dans votre existence ?
— J'ai décidé de faire amende honorable, et de renouer mes liens avec ma famille maternelle. Le jeu
n'est à tout prendre qu'un expédient. Il est temps que mes talents s'exercent au bénéfice d'activités...
plus honorables.
Il marqua une pause, et sourit rêveusement.
— Je veux que vous puissiez vous dire fière de mon... de mon amitié. Je suis las des préventions et
de la défiance dont on me poursuit.
— Sans réserve aucune, je suis d'ores et déjà fière de votre amitié, Teagan.
Valeria s'était exprimée si directement, avec tant de simplicité, que Teagan en éprouva une émotion
profonde.
— Votre âme est si pure, dit-il d'une voix qui s'enrouait, que vous mettez de la beauté partout. Vous
rendez le monde meilleur, Valeria. Vous me parez de qualités qui me sont étrangères.
— Non, Teagan, je vois la réalité des choses, alors que les autres s'arrêtent aux apparences.
Teagan serra les dents comme pour s'imposer l'impassibilité, mais y renonça et releva Valeria pour
la serrer très fort, en la pressant contre son torse.
— Chaque jour passé loin de vous, chaque heure va me paraître un siècle, ma chérie. Et je saluerai
la fin de chaque nuit, car elle me rapprochera du moment de nos retrouvailles.
A la caresse de sa voix, Valeria sut qu'il reviendrait.
Il lui baisa les lèvres. Valeria répondit à ce baiser avec une force égale à la sienne, avec une sorte de
rage joyeuse qu'ils partageaient, comme pour affirmer l'un et l'autre que la séparation n'aurait jamais
le pouvoir d'affaiblir le lien qui les unissait.
Teagan desserra son étreinte et invita Valeria à se rasseoir.
— Pour tenir compte des sages avis de Mercy, je vais me faire discret jusqu'à la fin de la journée,
dit-il.
— Mais il nous reste... cette nuit ?
— Vous voulez bien ?
— Oui ! Oh, oui !
— Que Dieu me pardonne, déclara-t-il avec emportement, je ne supporterais pas le passage en enfer
qui va commencer demain s'il n'était précédé d'une nuit au paradis !
Après avoir jeté un regard circulaire, comme pour s'assurer de l'absence de tout témoin, il lui baisa
le front.
— Allez prendre un peu de repos, ma chérie. La nuit que nous allons passer ensemble, je vous
promets d'en faire une nuit inoubliable.

Le lendemain matin à l'aube, Valeria, enveloppée d'une vaste cape, accompagnait vers la sortie
cavalière des communs Teagan, qui tenait à la bride la monture que l'on venait d'équiper à l'écurie.
Une pluie fine se prolongeait en brouillard et estompait le paysage environnant.
— Je laisserai le cheval au relais de poste, ils le ramèneront.
Valeria opina en se mordant les lèvres pour s'interdire de lui demander s'il avait sur lui assez
d'argent pour voyager sans encombre jusque Londres. Comme il refuserait toute aide, la question ne
valait pas d'être posée.
Ils marchèrent tous deux jusqu'au bosquet qui marquait l'entrée du grand chemin, plongés dans le
silence qui donne de la solennité aux séparations imminentes. Parvenus à ce bouquet d'arbres, qui
les mettait hors de vue du château et de ses annexes, Teagan attacha sa monture à une barrière et prit
Valeria dans ses bras. Il se contenta de la tenir ainsi, sans l'étreindre ni parler, pendant un long
moment. Chacun d'eux écoutait le battement du cœur de l'autre, et se pénétrait de sa respiration.
Au cours de la nuit, ils s'étaient aimés avec frénésie, avec douceur, avec emportement, avec lenteur.
Le baiser qui les unit en ce moment extrême fut empreint de tendresse et de langueur, comme s'il
devait durer toujours. Malgré sa ferme résolution, Valeria éprouva sous ses paupières la brûlure des
larmes qu'elle ne voulait pas laisser couler.
Teagan s'interrompit et Valeria baissa la tête. Elle ne voulait pas lever son regard vers le sien, pour
le laisser libre de prononcer les trois mots qu'elle souhaitait tellement entendre, ces mots d'amour
qu'il lui avait en quelque sorte laissé entendre sans jamais les exprimer. S'il les disait, elle serait
libérée, et pourrait les prononcer à son tour.
Mais l'attente de Valeria fut vaine. Teagan lui prit le visage entre ses deux mains, lui imposa le
magnétisme de ses yeux verts.
— Sur la tombe de ma mère et par tous les saints je vous jure de revenir, Valeria. Vous avez
confiance en moi ?
Il n'avait pas parlé d'amour, mais elle lui faisait tellement confiance, en effet !
— Oui, Teagan, j'ai confiance en vous, dit-elle avec ferveur.
— Eh bien, au revoir, ma chérie, murmura-t-il en lui baisant le front. Ne m'oubliez pas dans vos
rêves.
Sans se retourner il alla caresser l'encolure du cheval, le détacha et se mit en selle. Il était parti.
Dans une sorte d'engourdissement, analogue à celui qui paralyse les grands blessés avant qu'ils ne
ressentent la douleur, Valeria resta immobile, le regard perdu sur la longue route, d'où le cavalier
avait depuis longtemps disparu. Il ne pleuvait plus, le soleil brillait, les oiseaux remplissaient de
leurs chants et de leurs appels buissons et futaies. Une belle matinée commençait. Mais le deuil la
paralysait, parce que la moitié de son âme s'en était allée, là-bas, sur la route de Londres.
Avec effort, elle se retourna enfin. Mercy venait vers elle, en alerte.
— Ma fille, ma fille, qu'avez-vous fait ?
— Ma volonté ! proclama-t-elle ardemment. Et je n'ai rien à regretter !
— Ah, miss Val, gémit Mercy en la prenant maternellement entre ses bras, le ciel veuille que ce soit
vrai !
18.

Une semaine plus tard, Teagan, réinstallé dans son ancien logement, vérifiait avec soin sa tenue
avant de se rendre à Kensington, où l'attendait un important rendez-vous.
Il pouvait envisager sinon avec confiance du moins avec détermination la mise en œuvre de son
plan d'action. Pendant son retour à Londres, dame Fortune, qui l'avait naguère si cruellement
abandonné, s'était plu à lui accorder de nouveau ses faveurs. A chacune de ses étapes dans les
auberges, au long de la grande route du Nord, il avait trouvé des partenaires assez nombreux, assez
fortunés et assez débonnaires pour restaurer un commencement de fortune sans qu'ils puissent
concevoir à l'égard de l'heureux gagnant la moindre animosité.
Parvenu à Londres, c'est avec une facilité déconcertante qu'en les désintéressant entièrement chacun
à leur tour il avait apaisé les émois de ses fournisseurs, qui aussitôt payés avaient rayé de leur
mémoire les rumeurs de banqueroute qu'ils avaient fait courir.
L'excellente Mme Smith, sa logeuse, était pour sa part aux anges.
— Je savais bien que vous alliez revenir, honnête comme je vous connais. Et d'ailleurs, toutes vos
paperasses, je les ai gardées ! Aussi bien, j'aurais pas su à qui les vendre, lui avait-elle innocemment
déclaré en lui remettant le précieux florilège de la littérature ancienne.
Restait l'essentiel, et la partie la plus délicate de son entreprise. Puisqu'il entrait dans ses intentions
de se faire admettre de nouveau chez les Montford, il lui fallait se réconcilier avec l'actuel comte,
son cousin Jeremy, l'arrogant rustre qu'il avait naguère giflé, et dont il s'était refusé à dénoncer une
tricherie qui le dépouillait. Par l'intermédiaire de lord Insley, il avait donc sollicité une entrevue
discrète qui aurait lieu non pas dans une salle de jeu, mais dans l'Orangerie des jardins de
Kensington. Montford, bien que sans doute très réticent, n'avait pas rejeté l'intercession du jeune
Insley.
Teagan prit un fiacre pour traverser Hyde Park et gagner le lieu du rendez-vous. Bien qu'il fût
convenu qu'aucun témoin n'assisterait à la rencontre, il eut la surprise en descendant de voiture de se
voir accueillir avec une politesse un peu compassée par James Rexford, beau-frère du comte et
compagnon occasionnel de ses sorties.
— Ne vous offusquez pas de ma présence, monsieur Fitzwilliams. Je suis porteur de deux messages
qui vous concernent. Je vous propose de vous les délivrer et de recueillir vos commentaires, s'il y a
lieu. En retour, j'écouterai les informations ou les propositions que vous souhaitez faire connaître à
mon beau-frère. Il m'autorise à entrer dans leur confidence, et m'a donné toute latitude pour leur
donner une suite, le cas échéant.
Teagan hocha la tête, mais se contraignit à garder un moment le silence. La plus grande prudence
s'imposait en cette affaire, dont tout propos inconsidéré pouvait compromettre l'issue.
— Je vous écoute, dit-il enfin. Voulez-vous que nous fassions quelques pas, ou préférez-vous
entrer ?
Il proposait ainsi à Rexford un surcroît de discrétion, que l'élégant personnage eut la bonne grâce de
refuser.
— Marchons, dit-il. Mon premier message est le plus simple. Mon beau-frère ne souhaite pas vous
rencontrer, parce qu'il garde de votre dernière entrevue un souvenir disons... dérangeant.
— Je ne songeais pas à lui en faire grief, se défendit Teagan.
— Sans doute. Mais un soufflet reçu se répare plus efficacement dans le sang qu'autour d'un tapis
vert, et Jeremy, pour qui j'éprouve une vive affection, est je pense aussi mécontent de lui-même que
de vous. J'emploie mes propres termes, naturellement.
Cette dérobade ne pouvant recevoir aucun remède immédiat, Teagan se dispensa de la commenter.
— Montford vous a pourtant chargé d'un second message ?
— A vrai dire, il s'est réjoui de votre démarche et de l'intervention du jeune Insley, qui lui évite de
prendre l'initiative d'une communication. Parce qu'il est le chef de notre famille, l'un de ses
membres l'a en effet chargé de vous transmettre une invitation.
Surpris à plus d'un titre, Teagan s'avéra si incapable de dissimuler son étonnement que Rexford s'en
amusa.
— Vous êtes le cousin du comte et ma femme est sœur de son épouse, dit-il légèrement. Mon père
est duc, et cousin de lady Charlotte Darnell, elle-même cousine de lady Gwyneth votre mère. Si
lady Charlotte s'était tenue au fait de la vie mondaine, elle aurait pris un autre intermédiaire,
naturellement. Elle désire vous rencontrer. Telle est la teneur de mon second message.
Il se tut. Teagan, interloqué, tentait de reprendre ses esprits. Il se souvenait en effet de lady Darnell,
parce qu'elle ressemblait tant à sa mère, dont elle avait l'âge. En visite au château de Montford
lorsque Teagan, récemment arrivé de Dublin, n'était qu'un enfant, elle semblait souvent souffrante,
et lord Darnell, sorte de tyran autoritaire comme il était d'usage chez les hommes de la famille,
veillait à préserver sa tranquillité avec une rudesse brouillonne. Teagan se souvenait d'avoir été
rudoyé par lui dans son enfance. Rexford l'observait du coin de l'œil et réglait son pas sur le sien.
— Lord Darnell m'a menacé des étrivières quand j'avais dix ou douze ans, dit-il machinalement.
— Eh bien, rassurez-vous, dit Rexford. J'ai assisté aux obsèques du baron il y a quelque temps.
Vous n'avez plus rien à craindre de ce côté.
Loin des salles de jeu et de la compagnie bruyante d'oisifs éméchés, Rexford était un autre homme.
Teagan trouva dans cette constatation une sorte d'encouragement. En lui rappelant leurs liens
familiaux, le beau-frère de Montford laissait apparaître une ouverture qui ne manquait pas d'intérêt.
— Lady Charlotte réside dans Curzon Street, poursuivit-il. Montford peut-il lui annoncer votre
visite ?
— Ne dites pas à Jeremy que je lui en serai reconnaissant, il croirait à une provocation. Mais
j'accepte avec empressement l'invitation de lady Darnell, en effet. Je n'abuserai pas plus longtemps
de votre patience, Rexford, et je vous remercie.
— Vous n'aviez donc aucune... sollicitation particulière à formuler ?
— Aucune sollicitation qui ait un caractère concret, en effet.
Rexford hocha la tête. Les deux hommes se saluèrent, un peu gauchement.
— Jeremy n'a pas gardé votre étalon, ajouta Rexford tout à trac. C'est pourtant un animal
magnifique. A vous revoir, monsieur Fitzwilliams.
De lady Darnell, Teagan gardait le souvenir d'une jeune femme élégante et pâle, qui ressemblait tant
à lady Gwyneth sa mère qu'en la rencontrant pour la première fois le petit garçon malheureux qu'il
était alors avait éclaté en sanglots. Ressemblant à la défunte comme une sœur, elle lui était apparue
comme une réincarnation de la mère qu'il avait perdue.
Par la suite, elle lui avait témoigné à chacune de ses visites beaucoup de tendresse. Teagan avait
même passé quelque temps dans la résidence des Darnell, loin des tracasseries de son cousin
Jeremy. A la première incartade, l'irascible lord Darnell s'était empressé de le renvoyer chez son
grand-père, et tout contact s'était trouvé rompu bien avant que la catastrophe d'Oxford et les
fredaines ultérieures de Teagan le rendent véritablement infréquentable.
D'abord perplexe sur les raisons d'une invitation si étonnante après tant d'années passées, Teagan en
était venu à élaborer l'hypothèse la plus vraisemblable : devenue veuve et triant les archives de son
époux, la baronne entendait sans doute lui remettre quelque souvenir, correspondance ou portrait, en
rapport avec sa mère.
Il en aurait bientôt le cœur net, puisque le majordome annonçait son nom en ouvrant la porte d'un
salon garni de meubles clairs, et abondamment fleuri.
Il eut la surprise de voir lady Charlotte debout, qui l'observait, impassible et les traits tendus, le
regard aigu, comme figée dans sa contemplation. Son deuil récent lui conférait-il cette gravité ?
Teagan pour sa part voyait avec émotion dans cette grande dame à la silhouette élégante, au visage
noble et distingué, celle qu'aurait pu devenir sa mère, si elle avait vécu. Il s'inclina profondément.
— Votre appel m'est un honneur, madame. Voyez en moi votre serviteur.
En relevant la tête, il éprouva la contrariété de discerner une lueur amusée dans le regard attentif de
lady Darnell. L'instant d'après, souriante et affectueuse, elle s'avançait vers lui, les deux mains
tendues.
— Teagan, Teagan, que de cérémonie ! Ne serais-je plus votre tante Charlotte, comme au temps de
ma jeunesse ?
Singulièrement rasséréné, Teagan s'inclina derechef pour lui baiser la main.
— Quel beau garçon vous voilà devenu, poursuivait lady Darnell. Il faut que Martin nous apporte le
thé. Du champagne, plutôt. Des retrouvailles après une aussi longue absence, cela se fête, n'est-il
pas vrai ? Parlez-moi de vous, Teagan, dites-moi toute la vérité. Sans doute n'avez-vous pas commis
le quart des crimes que la rumeur vous impute. Les Montford n'étaient déjà pas tendres avec vous,
dans votre enfance.
— Il faut bien que je sois pour quelque chose dans ma mauvaise réputation, répondit modestement
Teagan. Une punition, cela se mérite, aussi bien qu'une récompense.
— Asseyons-nous et causons. Vous êtes-vous rangé, depuis vos anciens exploits ?
Teagan approcha un siège du sofa où elle s'installait et prit son temps pour répondre. La question
était d'importance.
— J'ai mené la vie d'un honnête homme, si l'on peut toutefois nommer ainsi celle d'un joueur.
J'envisage à présent d'abandonner cet expédient pour exercer dans le monde des fonctions plus
respectables. Le scandale auquel je me suis jadis exposé, par pure provocation, après mon éviction
d'Oxford, en compagnie de lady Uxtabridge m'a beaucoup desservi, et je l'ai regretté dès son
origine. Mais je n'ai rien commis depuis qui sorte, disons... de la routine.
Lady Charlotte abonda dans son sens.
— Voilà qui me rassure, en effet. Si l'on devait proscrire tous les garçons auxquels on peut
reprocher des erreurs de jeunesse, Londres serait singulièrement dépeuplé. Je n'ai jamais su
précisément ce qui s'était passé à Oxford, et cela m'importe peu. Mais l'attitude de la famille à votre
égard m'a semblé inique, et j'ai éprouvé à l'égard de l'oncle Montford un ressentiment d'autant plus
vif qu'il avait déjà manifesté une cruelle intolérance à l'égard de ma chère Gwyneth. En la
contraignant à l'exil parce qu'elle aimait un roturier, il a si injustement sacrifié votre mère...
Elle s'interrompit brusquement et fit un geste désinvolte, comme pour ne pas céder à l'émotion.
— Trêve de nostalgie, reprit-elle. Que ceux qui nous ont quittés reposent en paix. Cela vaut bien sûr
pour mon mari qui croyait bien faire...
Comme Teagan s'apprêtait à prononcer quelques mots de condoléances, elle leva la main pour
l'inviter à se taire.
— Après une longue vie commune, j'en fais dignement mon deuil, Teagan, évitons les mots inutiles.
En vérité, je n'aurais pu vous... convoquer ainsi, ne protestez pas, le mot est juste, de son vivant.
Devenue veuve, je peux enfin réparer mes torts.
Pour cette fois, Teagan s'insurgea...
— Vos torts, tante Charlotte ? Vous n'en avez aucun. Vous n'aviez pas le pouvoir de contrecarrer la
volonté du vieux comte.
— Il ne s'agit pas de lui, soupira la baronne. Les choses sont difficiles à dire, après tant d'années.
Voyez-vous, Teagan, votre mère n'était pas seulement ma cousine, si proche de moi que nous
passions pour jumelles. Elle était aussi mon amie la plus chère. Lorsqu'elle s'est exilée, mon cœur
s'est brisé, et lorsque nous avons appris sa mort, si proche de celle de son mari, il m'a semblé qu'une
partie de moi-même n'était plus. Vous ne l'avez jamais su, mais ce n'est pas par hasard qu'un prêtre
vous a retrouvé à Dublin.
— Comment ?
Teagan s'était levé, frémissant. Lady Charlotte lui prit la main et l'invita à se rasseoir.
— J'avais mis quelqu'un de son ordre dans la confidence, et pris sur ma cassette personnelle pour
financer les recherches. Sans cela, personne n'aurait fait le rapprochement entre le jeune vagabond
nommé Teagan Fitzwilliams et la famille de Montford. Personne surtout n'aurait osé conduire cet
enfant à la demeure de son grand-père. Je dois rendre cette justice au comte, Teagan : en
interrogeant le prêtre, il a découvert le complot, et a bien voulu m'en féliciter, à condition que nul
n'en sache rien.
Elle se tut un moment, les yeux fixés sur Teagan, pour lui laisser le temps d'assimiler cette
extraordinaire information. Dans une sorte de vertige, il ne trouvait que dire. Lorsqu'elle reprit la
parole, elle s'exprima avec plus de force, une main à demi levée, mais l'émotion humectait ses
paupières, et des sanglots retenus scandaient le rythme de sa voix.
— Je voulais vous prendre avec moi, vous adopter, Teagan, voilà la vérité. J'aurais dû le faire envers
et contre tous, comme Gwyneth l'aurait fait dans une situation semblable. Ni l'entêtement d'un
grand-père possessif, ni l'acharnement d'un mari soucieux de sa seule progéniture n'auraient pu
fléchir sa résolution. Ils ont eu raison de la mienne, Teagan. Le comte refusait d'être séparé du fils
de sa fille, et Darnell voulait absolument un enfant qui ne fût qu'à lui.
Incapable de retenir ses larmes, elle dut s'interrompre. Teagan s'alarma.
— Ne vous accusez pas, ma tante, protesta-t-il, je vous en conjure. Je suis certain que vous...
— Je n'ai pas tout dit encore. Vous rappelez-vous votre séjour chez nous, dans le Devon ?
— C'est le plus précieux de mes souvenirs d'enfance.
— Vous ne le saviez pas, dit-elle en lui prenant la main, mais à cette époque je portais... nos
espérances, à mon mari et à moi. Je lui ai demandé de vous inviter à vivre chez nous et comme il ne
me refusait rien dans une période aussi particulière, il a convaincu Montford de se séparer de vous.
Mais j'ai subi des accès de faiblesse, j'ai dû m'aliter, et Darnell pour préserver ma tranquillité a jugé
plus sage de vous renvoyer chez votre grand-père. J'ai eu le malheur de... de perdre cet enfant, et ma
convalescence s'est prolongée pendant des mois. Darnell a refusé de vous rappeler, sous le prétexte
de m'éviter trop d'agitation et de fatigue. Vous vous étiez plaint à moi des brimades que vous
imposait Jeremy, mais je n'ai pas osé tenir tête à mon mari, et je me suis encore efforcée, mais en
vain, de lui donner une descendance.
Elle se tut, libérée par sa confidence mais dolente d'émotion.
Teagan pour sa part s'émerveillait de cette découverte : il avait été aimé, désiré. Partagé entre
l'étonnement et la reconnaissance, il se voyait autre qu'il ne s'était cru, il découvrait l'affection de
l'ancien comte, une sollicitude que par pudeur son grand-père avait tenue secrète. Les tribulations
anciennes de Teagan n'en étaient pas modifiées, mais le vide qu'avaient laissé dans son cœur les
frustrations de la jeunesse se trouvait en quelque sorte comblé.
Faute de trouver les mots qui convenaient, il posa la main sur l'avant-bras de lady Charlotte, qui se
hâta de s'essuyer les yeux.
— Lorsque je me suis vue contrainte d'abandonner tout espoir de maternité, vous étiez déjà un
grand garçon. Et puis le scandale d'Oxford a éclaté, et une fois de plus je m'en suis remise à
l'opinion de mon mari et de mon oncle Montford, alors que de toute mon âme j'aurais voulu prendre
votre défense. On ne revient pas sur les erreurs du passé. En les avouant, je ne cherche pas à les
effacer. Mais à présent me voici libre d'en amender certaines conséquences. Vous me disiez tout à
l'heure votre désir d'occuper une fonction dans le monde. Bénéficiez-vous déjà des
recommandations nécessaires ?
— Pas encore, mais...
— Hé bien, s'exclama la baronne, nous allons y pourvoir. Sonnez un valet, voulez-vous ? Darnell
avait des amis fidèles, grâce à Dieu. Ce serait bien le diable qu'aucun d'entre eux ne découvre
l'emploi le plus favorable à votre succès. Buvons à votre réussite ! Etes-vous retenu pour le dîner, ce
soir ? Non ? Eh bien, ce sera ce soir. Martin, de quoi écrire, je vous prie.
Dépassé par les événements, Teagan se leva, son verre à la main.
— Je ne sais comment vous remercier, tante Charlotte.
— Je connais bien un moyen, dit-elle après un instant d'hésitation.
— Lequel ? Je vous suis d'avance tout acquis.
Elle lui adressa un sourire plein de charme, si séduisant et en même temps si timide qu'il rappela à
Teagan celui de Valeria.
— Accepteriez-vous de venir habiter dans ma résidence, avec moi ? Je vous fais cette proposition
avec vingt ans de retard, je le sais bien, et vous n'êtes plus en âge de remplacer le fils que je n'ai pu
mettre au monde, mais je crois qu'en élisant domicile chez moi vous renforceriez votre position
dans le monde, qui est ainsi fait qu'une belle façade lui inspire le respect. Et puis, surtout... cela me
ferait tant plaisir !
Elle était adorable. Comment lui résister ? Teagan vint lui baiser la main.
— J'aurai l'insigne honneur de résider chez vous, baronne, et de vous aimer comme un fils aime sa
mère.
Lady Charlotte essuya avec impatience les larmes qui coulaient derechef sur ses joues.
— Merci, Teagan. Vous... Tu ne peux savoir combien tu me rends heureuse. Maintenant laisse-moi
écrire mes missives, et épargne-toi le spectacle d'une femme qui pleure. Je déteste pleurer, fût-ce de
bonheur.
A la fin de l'après-midi, Teagan revint chez lady Darnell dans un fiacre qui transportait l'ensemble
de ses possessions, enfermées dans deux malles et deux sacs de voyage. Le cœur de Mme Smith sa
logeuse s'était brisé à l'annonce de son nouveau départ, mais la sympathie l'emportant sur
l'attachement elle avait tiré de l'événement la leçon la plus optimiste.
— Un jeune homme qui s'attarde, ça devient un vieux garçon. A vous voir tout excité, on sait que
vous ne perdez pas de temps, monsieur Fitzwilliams.
Cette heureuse excitation se trouva encouragée par l'accueil que lui réservait Martin, le majordome
de la maison. L'appartement que lui destinait lady Charlotte, moins vaste et plus austère que celui
qu'occupait Valeria à Winterpark, en égalait le raffinement et l'élégance. Le valet de chambre
attaché à lord Darnell était passé au service du duc de Westminster, mais Martin se flattait que son
neveu, frais émoulu d'une formation particulièrement soignée, pourrait remplir cet office auprès de
M. Fitzwilliams.
Cet épisode rappelait trop celui de Nichols à Winterpark pour que Teagan n'en apprécie pas
l'humour. Il ne manquait à son bonheur que la présence de Valeria, avec laquelle il aurait été si
agréable de bavarder littérature dans le bureau, de contempler le jardin par la fenêtre du salon, et de
partager le grand lit de la chambre.
Que faisait-elle en cet instant ? Parcourait-elle son domaine ? Etudiait-elle des dossiers en
compagnie de M. Parker ? Ecoutait-elle les conseils de Mercy ?
S'ennuyait-elle de Teagan, comme Teagan s'ennuyait d'elle ?
Il venait de disposer sur un rayonnage ses ouvrages favoris lorsqu'on frappa à la porte. Lady Darnell
venait prendre de ses nouvelles.
— Tu aimes cet endroit ?
— Il est magnifique, tante Charlotte, dit Teagan en lui baisant la main, et il semble que quelque
chose de sa splendeur se reflète sur ma personne, car le majordome me considère avec des égards
tout particuliers.
— C'est la moindre des choses, puisque nous sommes dans l'appartement du maître.
Teagan cessa de sourire. Il prenait soudain conscience du symbole que représentait cette intention.
— Ma tante, êtes-vous bien certaine...
— Silence, mauvais garçon, dit-elle en lui posant un doigt sur les lèvres. C'est ici que se trouve ta
place. Darnell t'a assez longtemps éloigné de moi, il est temps que nous prenions notre revanche.
Mais trêve de bavardage. Puis-je te distraire un moment de tes occupations ? J'ai lancé des
invitations pour ce soir, tu le sais. L'un de ces messieurs s'est dispensé de m'écrire son acceptation, il
a préféré me l'apporter de vive voix. Comme il s'agit d'un ami de très longue date, son
empressement m'enchante. Je l'ai installé dans le salon bleu. Peux-tu retarder un peu ton installation,
et descendre converser un moment avec lui ?
Après tant d'émotions, cette journée exceptionnelle offrait à Teagan une préoccupation nouvelle. Il
allait devoir convaincre un personnage à coup sûr chargé de responsabilités et riche d'expérience de
ses propres capacités à lui donner satisfaction, quel que soit l'emploi proposé.
— Bien sûr, ma tante. Je descends.
— Parfait. Je lui annonce ta venue, et je vous laisserai seuls.
Elle hésita un instant, comme incertaine de la réaction qu'elle allait provoquer, et se guinda un peu
pour lui déposer sur la joue un baiser.
Teagan la suivit du regard pendant qu'elle sortait, et porta la main à son visage, à l'endroit où les
lèvres de la baronne avaient fait comme une légère brûlure. Depuis combien de temps n'avait-il pas
reçu d'une femme un baiser aussi chaste ? Il ne pouvait s'en souvenir.
Dans son émotion, il avait omis de s'enquérir de l'identité du visiteur. Mais cela importait peu,
puisque lady Darnell allait faire les présentations.
En prenant une profonde inspiration, il alla vérifier au miroir la perfection de sa cravate, et chassa
d'une chiquenaude une hypothétique poussière du revers de son habit bleu.
Il lui fallait se montrer courtois, respectueux sans flagornerie, aimable avec modération. En
parvenant à provoquer une impression favorable, il répondrait aux attentes que lady Charlotte
mettait en lui. L'inconnu le connaissait-il de réputation ? L'entrevue dans ce cas n'en serait que plus
délicate.
Il descendit dans le salon bleu dans l'attitude d'un brave qui marche au combat, les épaules
dégagées, le regard clair et le front haut.
Vu de dos, le gentleman qui conversait avec lady Darnell semblait vaguement familier. Cette
impression se trouva bientôt confirmée.
— Lord Riverton !
— Monsieur Fitzwilliams...
— Il me semble, dit la baronne en observant l'étonnement de l'un et l'amusement de l'autre, que des
présentations seraient inutiles. Je vous laisse, messieurs.
Riverton se leva pour la saluer pendant qu'elle sortait en adressant à Teagan un petit signe
d'encouragement.
— Prenez un siège, Fitzwilliams, dit Riverton en se rasseyant. Pardonnez-moi, où ai-je la tête ? Je
vous invite à vous asseoir dans votre propre demeure. A ce propos, je vous présente mes
félicitations.
Ironisait-il ? Dans l'incertitude, Teagan se tint sur ses gardes.
— Nous sommes chez lady Charlotte, monsieur le comte. Je suis son invité.
— Et son proche parent, n'est-ce pas ?
— Lady Charlotte était très liée avec sa cousine lady Gwyneth, ma mère... En souvenir d'elle, elle
m'encourage à rechercher dans le monde une occupation plus honorable et moins hasardeuse que la
précédente, à laquelle je veux renoncer. Se pourrait-il que vous ayez un tel poste à me proposer ?
— A vrai dire, j'envisage depuis quelque temps déjà de vous offrir une situation qui pourrait vous
convenir. Mais asseyons-nous, et causons !
Teagan obtempéra, l'esprit en alerte. La personnalité même de Riverton et les attentions dont il
l'avait naguère favorisé l'invitaient à accepter d'emblée ses suggestions.
— Je vous donne d'abord des nouvelles de votre étalon, dit le comte. Il n'a rien perdu de ses
qualités. Un peu ombrageux mais ardent.
— Je vous remercie de lui avoir évité la brutalité de Montford.
— A vrai dire, je ne le monte pas moi-même. Mon maître d'écurie le sort chaque matin. Mais
venons-en à vous. Avez-vous remarqué que depuis quelque temps je me tiens étroitement informé
de vos faits et gestes ?
— J'ai surtout observé, répondit Teagan, que je vous rencontre souvent dans les endroits les plus
inattendus, dans des lieux que ne fréquentent guère des personnes de votre distinction...
— Ni de mon âge, compléta Riverton. Continuez.
— J'ai remarqué aussi qu'en plusieurs occasions vous vous êtes porté à mon secours, chez lady
Insley, par exemple, ou en présence de Montford.
Riverton acquiesça de la tête.
— Vous occupez dans la société une situation très particulière, Fitzwilliams. Vous pouvez vous
réclamer d'une illustre famille, mais vos... difficultés vous ont contraint à fréquenter des personnes
de milieux très divers, et vous ont permis d'étudier leurs mentalités et leurs mœurs. Les Anglais
s'enferment volontiers dans leur cocon social, et ne connaissent rien de ceux qui vivent ailleurs,
dans d'autres milieux tout aussi clos. Une personne aux attaches aussi variées ferait mon affaire.
— Dans quelle fonction, milord ?
— Dans une fonction de confiance. Je vous ai d'ailleurs déjà mis à l'épreuve. Par personne
interposée, bien sûr.
Il se tut, le regard fixé sur le visage de Teagan. Il le mettait au défi de découvrir les circonstances de
cette épreuve. Les offres d'emploi étaient des événements trop exceptionnels pour échapper à la
mémoire. Teagan se souvint soudain de l'affreuse soirée.
— Le jour où Montford m'a ruiné au jeu... Cet ancien combattant, c'est vous qui l'aviez mis sur mon
chemin ?
— C'est moi, en effet. Mais n'appelez pas la garde, je vous prie. On sait que je fais partie du conseil
privé. Mais rares sont ceux qui savent que je dirige les services officieux qui recherchent et
punissent les auteurs d'actes de trahison ou de subversion contre le royaume. Lady Charlotte est
dans le secret pour une raison bien simple : Darnell occupait avant moi ce poste. Sa santé l'en a
écarté il y a six ans.
Il s'interrompit quelques instants, pour permettre à Teagan d'assimiler ces étonnantes informations.
— Dans ma tâche, poursuivit-il, je reçois l'assistance de collaborateurs occasionnels ou permanents
issus de tous les milieux, comme le sergent Wilkerson, qui l'autre jour m'a permis de vérifier mon
intuition : dans la situation la plus désespérée, vous êtes incapable de trahison. Je vous fais donc
confiance, et je vous invite à entrer dans mes services.
— De quelle nature seraient mes activités ?
— En fait, la mission qui vous a été fictivement proposée par Wilkerson existe bien. Nous
aimerions savoir qui la remplit. Les Français utilisent les services d'un fonctionnaire indélicat qui
leur remet des copies de documents confidentiels. Nous devons remonter la filière et démasquer
tous ses membres. Dans les tavernes et les auberges de Douvres et des environs un joueur de votre
compétence saurait se faire des relations, recueillir des renseignements, et découvrir l'identité des
responsables. Cela implique des risques considérables, car le monde de l'espionnage ne se soucie
pas de scrupules, mais je ne vous crois pas homme à les craindre.
— Les risques m'importent peu en effet. Mais il me faudrait continuer à jouer le rôle que je désire
tant abandonner, et endosser encore la livrée de Lahire, que je voulais jeter aux orties ?
Visiblement amusé par cette vertueuse réticence, Riverton l'accueillit avec un sourire cynique.
— Aussi décevant que cela vous paraisse, ce qu'il est convenu de nommer le grand monde est régi
par deux maîtres : l'esprit de caste, et l'argent. Lahire, exclu par les Montford, vivait dans un garni et
se ruinait parfois. Il n'est plus. Le neveu de lady Darnell réside dans Curzon Street, et se trouve à
l'abri du besoin. Il sera fêté par l'élite, c'est aussi simple que cela.
— Mais il me faudra encore jouer, et affronter des adversaires de mauvaise réputation...
— Il vous est arrivé de jouer contre Rexford, fils d'un duc, lord Crandall, Westerley. Vous m'avez
même débarrassé d'une centaine de livres, en je ne sais plus quelle occasion.
— Vous marquez le point, bien sûr. Mais un poste de secrétaire n'aurait-il pas également convenu ?
— Vous seul êtes capable de mener cette enquête à Douvres. Des missions ultérieures pourront
revêtir un lustre différent. Mais celle-ci semble à votre mesure, et son importance est capitale.
Alors, vous acceptez ?
Teagan resta d'abord silencieux. Une situation, des revenus réguliers comblaient ses vœux. Mais son
ambition allait au-delà. En collaborant secrètement avec Riverton, il resterait aux yeux du monde un
joueur inconséquent. Valeria méritait mieux qu'un soupirant ainsi décrié.
— Je crois, dit Riverton, que cette dame n'y verra aucun inconvénient.
Il lisait donc dans sa pensée, il savait son secret ? Teagan voulut s'insurger, mais son interlocuteur
l'apaisa d'un geste.
— Je remplirais mal ma fonction si je ne me tenais au courant des faits et gestes de mes champions.
J'ai vu cette charmante personne chez lady Insley, et Wilkerson, qui pourtant ne ressemble guère à
Cupidon, m'assure que son cœur vous est acquis. Aussi bien pourrez-vous par la suite la tenir
discrètement au courant de vos activités... patriotiques.
Teagan se souvint des paroles de Valeria. « Je suis fière de vous, » avait-elle dit, alors qu'il n'était
qu'un joueur ruiné à l'avenir incertain.
— Je pourrai donc lui dire...
— En termes très généraux, bien sûr.
— Alors je suis votre homme, milord. A quel moment ferai-je mes débuts ?
— Nous en reparlerons demain, dit Riverton en souriant. Je viendrai vous rendre votre Ulysse, qui
encombre je l'avoue mes écuries. Considérez sa restitution comme une avance sur vos futurs
émoluments. Dès ce soir, vous faites partie de mes services.

19.

Cinq semaines plus tard Teagan, épuisé mais heureux, retrouvait avec satisfaction le confort de sa
nouvelle demeure. Pendant des jours et des nuits il avait joué, ri, plaisanté avec d'innombrables
partenaires, effectué des filatures, des surveillances, un cambriolage, et tout récemment un acte de
piraterie aux dépens de l'un des pêcheurs contrebandiers qui pullulaient autour de Douvres. Les
membres de la filière, tous arrêtés, allaient dans le meilleur des cas se trouver déportés en Australie,
et lord Riverton avait fait part à Teagan de son entière satisfaction.
Il l'avait également, mais dans un tout autre registre, mis en garde contre les conséquences
prévisibles de la sollicitude dont lady Darnell faisait preuve à son égard. Anxieuse de servir ses
intérêts, la baronne se répandait dans le monde en chantant les louanges de son neveu. Riverton
prévoyait une pléthore d'invitations flatteuses.
Au souvenir de la réception que lui avait réservée lady Insley, Teagan nourrissait à cet égard
quelques doutes. Jusqu'à présent proscrit de tous les lieux où son regard aurait pu offenser la pudeur
d'une jeune fille, il lui faudrait sans doute du temps pour s'imposer dans les salons. Mais
qu'importait, puisqu'en fait de mariage toute recherche lui était inutile !
Valeria... Cent fois il avait voulu lui écrire. Mais les consignes données par Riverton devaient être
respectées à la lettre. En écrivant, et de Douvres en particulier, il s'exposait à des indiscrétions et à
des conjectures qui compromettraient le caractère confidentiel de son activité. Hors quelques-unes
des personnes arrêtées, personne ne savait quelle mission il avait accomplie, ni d'ailleurs qu'il en eût
accompli une. Pour garder le secret, il se rendrait en personne à Winterpark, et demanderait à
Valeria sa main.
Dans son appartement, il attendait que l'eau de son bain fût apportée. Impatiente de le voir, lady
Darnell vint frapper à sa porte.
— Tante Charlotte !
— Bienvenue au fils prodigue !
Il s'était levé, elle voulut lui baiser la joue mais il tenta de la maintenir à l'écart.
— Attention à la boue, et à l'odeur du cheval !
— Comme si j'étais une faible femme, protesta-t-elle en achevant son geste. Je ne te dérangerai
qu'un instant. Voilà. Une fois lavé, changé et reposé, te plairait-il de m'accompagner à une soirée ?
Il faut absolument que je te présente quelques amis. Mon deuil n'est pas officiellement achevé, mais
je suis vraiment trop heureuse pour feindre de le porter encore !
— Riverton m'a prévenu des prodiges que vous accomplissez en vue de ma réintégration dans le
monde. Sortons, puisqu'il le faut. Mais vos hôtes ne vont-ils pas s'offusquer d'une visite... spontanée
?
— Pas du tout. J'ai averti de ta présence le comte et la comtesse de Beaulieu, pour le cas où tu serais
rentré.
Teagan se laissa gagner par un sombre pressentiment. Il imagina les regards qui l'éviteraient
ostensiblement, la morgue méprisante des aristocrates qui lui tourneraient le dos. Pour avoir déjà
supporté une telle humiliation, il ne souhaitait pas que lady Charlotte en fût témoin, et que cette
humiliation rejaillisse sur elle. Il tenta de trouver une échappatoire.
— Faut-il vraiment commencer dès ce soir ?
— Serais-tu fatigué ?
Refusant de saisir ce prétexte, Teagan préféra exprimer ses doutes.
— Le comte et la comtesse vous sont certainement tout acquis et me feront bon visage. Mais
pensez-vous que les autres personnes présentes seront à ce point heureuses de me voir parmi elles,
tante Charlotte ? Je crains tant de vous infliger une déconvenue !
Lady Darnell lui prit la main.
— Ecoute-moi bien. La confiance que tu mets en Riverton pour les affaires... extérieures, tu dois la
mettre en moi pour les affaires mondaines. Pendant des semaines, toutes les personnes
d'importance, depuis Prinny, notre cher Régent, jusqu'à Rose, la femme de chambre de l'épouse de
l'ambassadeur de France, m'ont entendu seriner ma chanson : je suis parvenue à persuader le fils de
ma chère cousine de venir habiter chez moi, il sera mon héritier et je lui sers une rente, tu ne le sais
pas encore mais je te l'apprends... Tous les êtres de bon sens savent ainsi qu'ils sont tenus à te faire
fête, et que les contrevenants n'auront plus qu'à replonger dans les égouts dont ils sont sortis. Je
crains plutôt que la flagornerie et les bassesses...
D'abord paralysé par la surprise, Teagan n'interrompit lady Charlotte qu'avec un temps de retard.
— Une rente ? Un legs ? De quoi s'agit-il ?
— J'ai signé mon testament la semaine dernière. Je sais que Riverton saura rémunérer dignement tes
services, mais les finances publiques ont parfois des lenteurs. Ton compte est ouvert à la banque, et
tu peux y puiser à ton gré.
Désarçonné, Teagan ne savait que dire.
— C'est trop de bonté, ma tante. Je vais recevoir mon salaire...
— Ne dis pas de sottises ! Mon grand-père le duc m'a fait une dotation, et Darnell n'avait
naturellement pas d'héritier. Aussi bien la famille te doit-elle quelque chose, puisque ton grand-père
Montford a oublié de te laisser de quoi vivre dignement, tout comme il te négligeait parfois dans ta
jeunesse... Si tu savais combien je regrette de ne pas t'avoir élevé ! Tu aurais eu des poneys, des
chiens, des petits carrosses...
— Vous m'auriez gâté, ma tante.
— Outrageusement ! Mais revenons au présent. Tu voudras sans doute fonder un foyer avec la
personne de ton choix. Pour faire ta cour, il faudra engager des dépenses...
Teagan, le coude sur un genou et la main sur le front, simula une réflexion profonde.
— Voyons... Accepter une rente, n'est-ce pas briser le cœur de ma Dulcinée, qui se plaît à ravauder
mes haillons ?
— Tais-toi, galopin ! s'exclama en riant la baronne. Cette mimique, ce regard égaré, cela me
rappelle tant ton père ! Il avait les mêmes traits, le même humour !
Soudain médusé, Teagan blêmit.
— Vous avez... Vous avez connu mon père ?
— Bien sûr. Tu as son allure, son visage, tu es comme un autre lui-même. Il l'emportait sur tous les
jeunes gens de notre connaissance par son élégance, sa virtuosité à cheval, et surtout par un
charme... un charme fou. Je peux l'avouer maintenant, j'étais jalouse de ta mère. Dès que Gwyneth a
rencontré Michael Fitzwilliams, ils ont su tous deux qu'ils étaient faits l'un pour l'autre. Quelle belle
histoire d'amour ! Elle s'est terminée bien tragiquement, hélas ! Mais voici Harold avec ton
déjeuner, et j'entends qu'on verse l'eau du bain. Je me sauve. Vous nous reverrons vers 21 heures,
n'est-ce pas ? Riverton nous accompagnera. Ce soir, tu vas remporter les lauriers de la gloire, j'en ai
le pressentiment !
Elle partit en riant. Teagan, tout à l'heure affamé, ne goûta que du bout des lèvres l'excellent repas
qui l'attendait. Lady Charlotte se plaisait à imputer tous les torts au vieux comte de Montford. Il n'en
restait pas moins qu'un homme est responsable de ses actes. C'est bien de son propre mouvement
que Michael Fitzwilliams avait abandonné à la misère sa femme et son jeune garçon.
Sa ressemblance morale avec son père, Teagan se l'était mille fois entendue reprocher par les
Montford. Que sa tante, qui semblait en garder un souvenir positif, souligne à présent sa
ressemblance physique avec le traître, voilà qui n'était pas pour le rassurer.

Quelques heures plus tard, Teagan, en apparence aimable et courtois, se trouvait partagé entre le
soulagement et le mépris des mœurs du monde. Lady Darnell aussi bien que Riverton avaient vu
juste : on souriait, on faisait fête à l'héritier, au protégé d'une grande dame. Des hommes qui un
mois plus tôt ne lui auraient pas accordé un regard s'empressaient autour de lui, lui proposaient de
parrainer son entrée dans leur club. Des dames qui s'effarouchaient naguère de l'apercevoir au loin
et traversaient la rue pour éviter à leur chaste fillette une improbable contamination par le vice se
pressaient maintenant autour de lui et l'accâblaient d'agaceries comme pour le mettre en appétit,
chacune tenant à portée de main une fille à offrir.
A qui s'adressaient ces prévenances et ces œillades, sinon à un oisif, à un joueur invétéré qui
croyait-on venait de passer un mois entier dans les salles de jeu de Brighton et des autres cités
balnéaires de la côte. La fortune, lorsqu'elle s'associe à la faveur des puissants, blanchit les
réputations les plus douteuses.
Entre deux danses, car il avait dû inscrire son nom sur plusieurs carnets de bal, il eut le plaisir de
rencontrer Holden Insley.
— Puis-je ajouter ma gouttelette à la vague de félicitations qui risque de vous engloutir, monsieur
Fitzwilliams ? Jamais réussite ne fut plus méritée que la vôtre, et d'une certaine façon ce...
retournement d'attitude m'enchante.
— D'une certaine façon, il m'exaspère, lui confia Teagan. Je vois que nous nous comprenons,
Holden.
— En effet. Ma mère osera-t-elle solliciter votre présence au bal qu'elle donne pour les fiançailles
de ma sœur ? On peut le craindre. Mais je me sauve. Rien de plus dangereux que ces plumes
d'autruche qui ondoient en l'air. Caressantes en apparence, ce sont des poignards cachés !
Insley l'abandonna en effet aux assauts des mamans volubiles. La solitude et la gaucherie de la
plupart des jeunes filles à marier provoquaient chez Teagan une sorte de commisération qui
l'incitait, contre son intérêt, à les secourir de quelque aimable propos qui aurait pu les sortir de leur
mutisme. Mais une sorte de paralysie des demoiselles rendait vains les efforts les plus méritoires.
Il comprenait l'aversion de Valeria à l'égard de ces mondanités artificielles et épuisantes. Loin de
ces masques grimaçants et de cette gaieté feinte, comme il serait doux de reposer bientôt son regard
sur son ravissant et intelligent visage, d'entendre la musique de sa voix, ses réflexions pleines de
sens et de bonté. Il lui fallait la revoir, lui expliquer son silence, lui dire son succès, et demander sa
main.
Le poids d'un regard alerta Teagan et mit fin à sa brève absence. Il leva les yeux et aperçut sans
plaisir Jeremy, comte de Montford, qui le scrutait avec ostentation, un sourire sardonique aux
lèvres.
Teagan se raidit et lui adressa un bref salut. Montford ne lui rendit pas la politesse. Avant que
Teagan ait pu adresser à l'insolent une pointe de sa façon, une maman l'accapara, le couvrit d'éloges
et lui présenta sa fille.
Montford attendit qu'elles se fussent toutes deux éloignées pour jeter son venin.
— Il faut le voir pour le croire. Si elles te connaissaient comme je te connais, ces bécasses ! Le sang
parle toujours. Elles se pâmeraient moins si elles savaient comment ton cher père a laissé tomber
une femme dont il n'était pas digne, il l'a prouvé. Tu as réussi à charmer lady Darnell, ou faut-il dire
à la conquérir ? Mais...
Venu de nulle part, Riverton lui saisit le bras.
— Plus un mot sur lady Charlotte, Montford. Il pourrait vous en cuire, car je n'ai pas les mêmes
scrupules que Fitzwilliams. Je vous rappelle qu'il est votre cousin, et j'entends qu'il soit traité sinon
avec amitié, du moins avec politesse.
Ulcéré, Montford resta plusieurs instants silencieux.
— Bonjour, cousin, articula-t-il enfin. La présence de ton champion me réduisant à l'obéissance, je
m'incline.
Il s'inclina en effet, brièvement.
— Plutôt qu'un champion, voyez en moi un témoin, Montford, dit Riverton. Suivez-moi. J'entends
vous rafraîchir la mémoire, et vous dire mes conditions.
Il s'éloigna vers un endroit plus tranquille. Après un moment d'hésitation, Jeremy le suivit, non sans
avoir jeté à son cousin un regard noir.
Comme Teagan le suivait des yeux, il se trouva agressé à l'improviste par une énergique matrone en
robe de couleur puce, dont la coiffure extravagante et recherchée culminait à une hauteur étonnante.
— Eh bien, monsieur Fitzwilliams, s'écria-t-elle en mettant dans son intonation la puissance qui
étonne chez les chefs de bataillon, quelle joie de vous revoir ! Lady Amesbury, vous vous souvenez,
bien sûr. Il faut absolument que vous veniez demain prendre le thé chez moi. N'est-ce pas qu'il le
faut, Marianne ?
Tout en secouant avec force le bras de Teagan, auquel elle se cramponnait, elle dardait un regard
impérieux sur une jeune fille brune et mince, qui aurait semblé insignifiante si son visage maigre
n'avait exprimé une pathétique détresse.
— Euh, oui, maman, bafouilla la malheureuse, que la honte accablait.
— Marianne est perdue d'admiration à votre égard, monsieur Fitzwilliams. Vous n'allez pas faire
pleurer ces beaux yeux-là, n'est-ce pas ? Allez, dites-moi que vous viendrez demain !
Le visage incolore de la jeune fille s'empourpra violemment.
— Maman, s'il vous plaît, murmura-t-elle d'une voix mourante.
— Du cran, Marianne, une fille est en droit d'aller de l'avant, et lorsqu'un gentleman sait qu'on
l'apprécie, ce n'est pas pour lui déplaire, n'est-ce pas, monsieur Fitzwilliams ? Vous viendrez, hein ?
Sans doute résolue à recourir éventuellement à la torture pour qu'il accepte, elle lui serrait l'avant-
bras à le briser. Le visage de sa fille blêmit si rapidement que Teagan craignit qu'elle ne défaille,
mortifiée par l'impudence de sa mère.
Dans un élan de commisération, il vint au secours de la malheureuse.
— Souhaitez-vous vraiment ma visite, mademoiselle ? lui demanda-t-il.
Elle sursauta et roula des yeux ronds, visiblement stupéfaite de s'entendre directement interpellée.
— Euh... Je... oh, oui, bien... bien sûr, bafouilla-t-elle.
Teagan n'eut plus qu'à accepter, et à saluer ces dames après que son bras eut retrouvé sa liberté. En
songeant aux tracas qu'allait lui apporter une action chevaleresque qu'il regrettait déjà, il partit à la
recherche de sa tante, dans l'intention de lui suggérer une prompte retraite.
Il lui fallut pourtant remplir deux engagements chorégraphiques avant de pouvoir se retirer. Au
retour, il s'abandonna avec soulagement sur la banquette de la voiture, dans un état de complet
épuisement.
— A la réflexion, soupira-t-il, cette réhabilitation trop bien réussie me tuera. Je la regrette déjà.
— Vos malheurs ne font que commencer, dit en riant Riverton. L'usage vous contraint à faire
demain une visite de politesse à chacune des jeunes personnes que vous avez fait danser.
— Ne pourriez-vous pas m'envoyer en mission aux Nouvelles-Hébrides ?
— Lorsque tu auras pris le thé chez lady Amesbury, tu souhaiteras aller te baigner dans le détroit de
Magellan, déclara très sérieusement sa tante.
— J'ai eu pitié de sa fille, reconnut Teagan.
— Il fallait réfléchir, dit sentencieusement Riverton. Cette invitation acceptée vous permettra de
méditer sur la pensée célèbre : « Méfiez-vous du premier mouvement, c'est le bon. » A propos de
bon mouvement, je vous signale que la comtesse de Montford aura bientôt le plaisir de solliciter
votre présence à sa réception annuelle. Cela devrait mettre un terme à certaines difficultés, n'est-ce
pas ?
Comme on arrivait à destination, Teagan eut beau jeu d'exciper de la fatigue d'une longue journée
pour se réfugier dans sa chambre. En vérité, la fatigue n'était pas seule en cause. Le retournement
brutal de l'opinion en sa faveur démontrait avec un tel éclat le caractère artificiel des mondanités
que l'exclusion et même l'exil qu'il avait subis lui semblaient à présent moins désagréables. Une
demi-heure de conversation en compagnie de la seule Valeria lui apportait mille plaisirs. Une soirée
passée au milieu de cette élite artificielle ne lui donnait que tourment.
Valeria. La pensée de Teagan se tournait inévitablement vers elle, comme aimantée, mais pour la
première fois depuis le début de leur séparation, une inquiétude venait altérer son désir d'y mettre
fin.
Les paroles prononcées par lady Darnell aussi bien que par Montford résonnaient encore à ses
oreilles.
Ses parents s'étaient aimés, lui avait dit sa tante. Pour l'amour de Michael Fitzwilliams, sa mère
s'était mise au ban de l'aristocratie et l'avait accompagné en Irlande.
Quelques années plus tard elle était morte, seule et abandonnée, dans un misérable logis.
Pourquoi cet abandon ? Le temps qui passe et la pauvreté avaient-ils eu raison d'une passion si belle
? Ou plus simplement, son père était-il incapable d'aimer ?
En Teagan revivait son père, lady Charlotte le lui avait dit pour lui être agréable. S'il parvenait à
conquérir Valeria, à la convaincre de l'aimer, une tare ne risquait-elle pas de se révéler avec le temps
dans son caractère, une sorte d'incapacité héréditaire à l'amour n'exposait-elle pas la malheureuse à
l'abandon, au désespoir ? Sans doute ne risquait-elle pas de mourir dans la misère. Mais Teagan
avait-il le droit de lui briser le cœur ?
Tout en lui s'insurgeait contre une telle éventualité. N'aimait-il pas Valeria de toute son âme, ne
rêvait-il pas de lui consacrer tout le reste de son existence ?
Mais ce rêve ne relevait-il pas de la simple chimère ? Que connaissait-il du véritable amour ? Ses
relations épisodiques avec des complices complaisantes ne pouvaient être prises en compte. A
Oxford, son premier amour aurait dû ne jamais finir. Il n'avait duré que quelques semaines.
Teagan se souvint d'une image que jusqu'à présent il était parvenu à exclure de sa conscience, celle
du visage du doyen, son maître d'études, qui l'avait surpris en flagrant délit entre les bras de sa
belle-fille. Sur ce visage, on lisait l'épouvante, le chagrin, la déception profonde.
Jamais, se jura-t-il, il n'infligerait à Valeria Arnold une telle souffrance. Tant qu'il n'aurait pas la
certitude de se savoir indemne de la tare paternelle, il se tiendrait éloigné de la dame de ses pensées.
20.

Valeria tentait en vain de concentrer son attention sur les registres et les livres de comptes disposés
devant elle. La camomille préparée par Mercy fumait dans son bol, et des tartelettes chaudes
répandaient leur appétissante odeur de confiture recuite. La cuisinière s'était une fois de plus
surpassée, et des roses artistement disposées témoignaient de la sollicitude des jardiniers.
Le personnel au grand complet se mobilisait pour vaincre la mélancolie de sa châtelaine. Valeria
songea qu'il lui fallait faire disparaître au moins une ou deux tartelettes pour ne pas désespérer
l'affection de tout ce petit monde, bien qu'elle eût perdu l'appétit depuis le départ de Teagan
Fitzwilliams.
Pendant les deux premières semaines, elle s'était trouvée si déprimée et abattue qu'il lui avait été
impossible de s'alimenter. Partagée entre la crainte et l'audace, elle avait vécu dans une attente
impatiente et fiévreuse : ces jours de folie allaient-ils porter leur fruit ?
Avec le soulagement était venue la déception. Elle n'avait pas conçu l'enfant de Teagan, cette part de
lui-même dont elle serait demeurée, quoi qu'il advînt, dépositaire et responsable. Dans l'espérance
de cet enfant, le prétexte eût été tout trouvé pour rappeler à Winterpark l'exilé volontaire.
Cette pensée, Valeria l'avait aussitôt chassée de son esprit. Teagan s'était engagé à revenir. Elle
n'avait donc qu'à attendre en toute confiance son retour.
Mais pourquoi ne donnait-il pas de ses nouvelles ? Sans doute n'avait-il pas promis de lui écrire,
mais elle aurait tant aimé recevoir un signe, un message qui lui aurait dit combien leur aventure
commune engageait sa propre existence, comme elle avait bouleversé et illuminé celle de Valeria.
Elle aurait tant voulu savoir ! Avait-il gagné au jeu de quoi rentrer à Londres et s'y installer ? S'était-
il réconcilié avec sa famille ? Occupait-il un poste dans quelque contrée éloignée, ce qui aurait
expliqué son silence ? Le succès obtenu, Teagan s'apprêtait-il à se présenter soudain à Winterpark,
le sourire aux lèvres ?
Dans une hypothèse moins optimiste, sa famille avait-elle rejeté ses sollicitations, en était-il réduit à
renouer avec son existence de joueur besogneux, exerçait-il pour vivre une fonction qui dans son
esprit le rendait indigne d'une femme que le malheur avait voulu faire héritière, et châtelaine ?
Sur les registres, les chiffres se brouillaient, des larmes s'apprêtaient à sourdre de ses paupières.
Pourquoi n'écrivait-il pas ? De mauvaises nouvelles seraient moins insupportables que ce
désespérant silence.
On frappa à la porte. Ce n'était que Mercy.
— Nous avons de la visite, miss Val. Non, pas lui !
Valeria, qui s'était levée, le cœur battant, s'abandonna à la déception, et à la révolte contre sa propre
faiblesse. Cette réaction, elle l'avait aussi bien lorsque Giddings lui apportait du courrier sur un
plateau d'argent, ou bien lorsqu'un cheval un peu fringant foulait le gravier de l'allée principale.
Pour l'apaiser, Mercy vint maternellement lui caresser l'épaule.
— De toute façon, il n'y a pas de quoi se réjouir, miss Val. Les visiteurs sont en bas. Lady Hardesty
et sir Arthur.
Valeria, qui venait de se rasseoir, se redressa d'un bond.
— Les Hardesty ? Quelle catastrophe ! Quel vent mauvais les amène ?
— Il paraît qu'ils se rendent à Londres, et comme Winterpark n'est qu'à une demi-journée de la
grande route du Nord, lady Hardesty s'est trouvée obligée de vous rendre visite, par pure politesse,
ironisa la gouvernante.
— Comment sait-elle...
Valeria se souvint des relations épistolaires qu'entretenait son ancienne voisine avec Maria
Edgeworth, qui se faisait un devoir d'informer ses amies provinciales des ragots et des rumeurs de la
société londonienne. Nul doute qu'instruite de l'héritage dont venait de bénéficier celle qu'elle rêvait
naguère d'unir à son fils, elle trouvait dans cette circonstances des raisons supplémentaires de
s'intéresser à elle.
— Je n'ai pas pu prétendre que nous n'étions pas là, s'excusa Mercy. Elle m'a déjà laissé entendre
qu'ils ne resteraient pas moins d'une semaine chez nous.
— Une semaine ! s'exclama Valeria. Il me vient des idées de meurtre. Cette harpie serait bien
capable de créer un incident pour me contraindre à épouser son Arthur. Je vais les recevoir. Tout à
l'heure, je trouverai bien un moyen de les faire déguerpir.
Un moment plus tard, elle entra dans le salon, les lèvres crispées sur un sourire de commande.
— Sir Arthur, lady Hardesty, je ne vous attendais guère, je l'avoue.
— Ma chère, chère Valeria, s'écria lady Hardesty comment passer aussi près de chez vous sans faire
un détour afin de vous exprimer nos condoléances ? Et pour une personne comme moi, qui souffre
d'une complexion si délicate, les longs voyages constituent une si terrible épreuve ! Je dois
m'astreindre à des haltes fréquentes, voyez-vous. Fréquentes... et prolongées, naturellement.
Corpulente et fortement charpentée, la brave dame n'inspirait pas la pitié. Son fils semblait par
contre nerveux et pâle, assez mal à son aise. Valeria l'aurait volontiers plaint.
— Vous me semblez bien las, sir Arthur, dit-elle en lui donnant sa main à baiser.
— Et vous, lady Arnold, vous incarnez toujours la bonté et la grâce.
— Ne vous inquiétez pas pour Arthur, il n'y a pas plus solide que mon fils, affirma grossièrement sa
mère. Moi, par contre, j'ai comme une faiblesse. Avec le thé, j'accepterai volontiers quelques
pâtisseries. La cuisinière que vous a laissée lady Winterdale ne peut être que supérieure à la souillon
qui vous servait à Eastwoods. Mais dites-moi, Valeria, ma chère, votre entrée et vos miroirs
devraient être voilés de crêpes de deuil !
— Ma grand-mère est décédée depuis presque trois mois, répondit sèchement Valeria.
— Il n'empêche, voilà une négligence impardonnable. Le respect des usages et des apparences est
essentiel à la vie sociale, à l'égard des domestiques surtout, qui nous doivent le respect. Je me
réjouis de vous voir en noir, c'est bien, cela. Vous avez sans doute une gouvernante plus compétente
que cette vieille bonne d'enfant que vous traîniez derrière vous par charité. Mais dites-lui de sur-
veiller de plus près le personnel de la lingerie. Le basin suppose un repassage minutieux, et je vois
sur votre robe l'esquisse d'un faux pli...
Valeria éprouva avec une telle intensité l'envie de briser un vase de porcelaine sur la trogne de sa
visiteuse qu'elle chercha le salut dans la fuite.
— Je vous abandonne un instant pour aller m'occuper de votre... collation, dit-elle en insistant sur
ce dernier mot.
— Faites donc, ma chère, puisqu'à ce qu'il semble vous ne faites pas confiance à votre majordome.
Lorsque nous nous serons restaurés, je suggère que vous emmeniez Arthur visiter vos jardins, qui
sont célèbres dit-on. La promenade, c'est la santé !
Valeria ne put retenir le trait dont lady Hardesty l'armait si imprudemment.
— Pour restaurer la vôtre, promenez-vous tout à l'heure avec lui, ma chère. Cela vous remettra sur
pied !
Sur cet épigramme qui s'accompagnait d'une grimace elle s'esquiva, referma la porte et s'y appuya
en soupirant, afin de reprendre son calme. Giddings vint s'informer.
— Ne vous inquiétez pas, et faites servir le thé, avec une profusion de gâteaux. Et demandez à
Mercy de me préparer de la camomille, j'en aurai besoin.
Elle repassa la porte, pour trouver lady Hardesty debout, le face-à-main braqué sur des jades
chinois.
— C'est de l'ancien ? demanda l'indiscrète.
— Dynastie Ming, d'après l'inventaire, répondit Valeria sans plus de commentaire. Asseyez-vous
donc, on va servir le thé.
Pour éviter de manifester une irritation trop évidente, Valeria prit le parti de changer d'interlocuteur.
— Dites-moi, sir Arthur, comment s'est passée la saison, à Hardesty Castle ? La tonte vous a donné
satisfaction ?
— Magnifiquement ! s'exclama lady Hardesty sans laisser à son fils le loisir de répondre. Arthur,
n'oublie pas de dire à notre chère, chère Valeria, que tu es allé pendant plusieurs jours surveiller la
tonte dans son domaine d'Eastwoods. Arthur s'intéresse de près à la bonne gestion de votre cheptel,
ma chère.
Valeria, qui n'en doutait pas, sourit d'un air entendu.
— Masters m'a semblé l'autre semaine à la dernière extrémité, poursuivit lady Hardesty, qui
entendait n'omettre aucune critique, et cette bonne, cette Sukey que je vous avais conseillé si
souvent de congédier est restée fidèle à sa réputation en partant avec un palefrenier, sans se marier,
bien entendu ! Ces filles, toutes des traînées !
— Ah ! Voici le thé ! s'écria Valeria en accueillant Giddings avec une emphase et un enthousiasme
assez inhabituels.
L'installation du grand plateau, le service du thé, des tartelettes et autres gâteries, la présence même
du majordome offrirent un bienheureux interlude aux tortures que subissait Valeria. Le moment lui
parut opportun pour émettre des propos qui en principe devaient inciter l'intruse à prendre la fuite.
— Le pot blanc m'est réservé, dit-elle, il contient une potion médicinale. Ma santé s'est détériorée
depuis quelques semaines, ce n'est rien de contagieux, j'espère, mais l'estomac me fait souffrir, et
j'ai dans la gorge une irritation persistante. A vrai dire, je me reposais sur un sofa, lorsque vous êtes
arrivés.
Pour cette fois, la menace de la contagion resta sans effet. Venue de loin, lady Hardesty entendait
sans doute obtenir la récompense de ses efforts.
— Vous travaillez trop, Valeria, ma chère, décréta-t-elle. La gestion d'un domaine de cette
importance ne peut reposer sur les frêles épaules d'une jeune femme inexpérimentée. Ce qu'il vous
faut, c'est un époux dévoué et solide, n'est-ce pas, Arthur ?
Ainsi interpellé, sir Arthur s'étrangla en déglutissant à contretemps, et faillit perdre le contrôle de sa
soucoupe. Sa mère poursuivit son bavardage en faisant disparaître les pâtisseries avec une efficacité
qui excluait tout soupçon de faiblesse.
— Avez-vous des nouvelles de Londres ? J'en ai reçu. Des choses incroyables ! Vous souvenez-vous
de ce forban contre lequel je vous ai mise en garde l'hiver dernier ? Il est en train de mener la
grande vie à Londres avec une prétendue grande dame !
— Maman ! protesta sir Arthur, lady Charlotte Darnell est la cousine germaine de lady Gwyneth, la
mère de Teagan Fitzwilliams ! Elles avaient le même âge !
Ce fut au tour de Valeria de s'étrangler et de rattraper avec bruit sa tasse.
— T... Teagan Fitzwilliams ? balbutia-t-elle.
Seulement soucieuse de pulvériser les objections de son fils, lady Hardesty ne prit pas garde à ce
trouble, et s'emporta de plus belle.
— Une tante, un neveu, à d'autres ! Il y a du louche là-dedans. Un joueur, un vaurien, et bonjour ma
tante, le voilà qui vit chez cette lady Charlotte, sous son toit, et qui devient son héritier... Laisse-moi
rire !
Elle rit en effet, pendant que l'honnête sir Arthur tentait de la raisonner.
— Il s'est peut-être réconcilié avec les Montford, maman. Ce serait tout à leur honneur, si l'on y
pense.
— Une femme de son âge, tu l'as dit toi-même, de l'âge de sa mère, s'acoquiner avec un pareil
voyou, quelle honte !
— Alors elle ne serait pas la seule, insista non sans irritation Arthur. Ton amie Maria écrit dans sa
lettre que lady Charlotte le présente partout, qu'il est reçu dans les meilleures familles, et que
plusieurs jeunes filles ont jeté sur lui leur dévolu.
— C'est sur l'héritage de Darnell qu'elles jettent leur dévolu ! Les sottes ! Quand je pense à
Marianne Amesbury, cette vilaine petite oie, ce laideron ! Si elle parvient à jeter le grappin sur ce
Fitzwilliams, elle finira abandonnée et malheureuse, tout comme la pauvre lady Gwyneth.
— Comme vous pouvez être injuste à l'égard de Teagan, maman ! Je vous l'ai dit cent fois : je l'ai
bien connu à Eton, il n'a rien d'un voyou !
Arthur et sa mère, qui semblaient se complaire à ces affrontements verbaux, poursuivirent leur
dispute sans demander son avis à Valeria qui leur en sut gré, car elle se serait trouvée dans
l'impossibilité d'articuler un son.
Elle profita de ce répit pour se reprendre, et à la faveur d'un silence se permit une brève
intervention.
— Vous êtes sans doute bien lasse, lady Hardesty. Giddings va vous montrer vos chambres, et je
vais moi-même prendre un peu de repos.
Ce disant, elle avait sonné. Sir Arthur s'inquiéta.
— Vous semblez souffrante, lady Arnold. Maman, je crains que notre présence ne soit une source de
fatigue pour notre hôtesse.
Lady Hardesty saisit d'une main la dernière tartelette et tendit l'autre à son fils, pour qu'il l'aide à
quitter son siège.
— Notre chère Valeria pourra bientôt se vêtir en demi-deuil, ce qui lui permettra d'égayer un peu
tout ce noir qui lui va mal au teint, il faut l'avouer. Je te suis, Arthur. Nous nous reverrons pour le
dîner, ma chère.
Valeria leur ouvrit la porte du salon, derrière laquelle Giddings se tenait aux ordres.
— Lady Hardesty, sir Arthur, par ici je vous prie, psalmodia le majordome en leur ouvrant la
marche...
Enfin libérée de leur présence, Valeria les regarda s'éloigner. Elle avait tant besoin de silence, et de
solitude ! Sans même prendre le temps de se munir d'un châle, elle passa par la bibliothèque, ouvrit
la porte qui donnait sur la terrasse et courut se réfugier dans le jardin.
S'inquiéter pour Teagan, quelle sottise, quelle dérision ! Il était parvenu à se réconcilier avec sa
famille sans pour autant abandonner le jeu, on le recevait dans les meilleures familles et sa présence
n'épouvantait plus les mamans en quête de gendre.
Les jeunes filles lui faisaient-elles les yeux doux ?
En avait-il distingué une en particulier ?
Cette pensée avait en soi quelque chose de si traumatisant que Valeria sentit que ses jambes ne la
portaient plus. Epuisée, elle s'effondra sur le banc le plus proche. Non, c'était impossible. Des
promesses aussi solennelles, renouvelées avec tant de ferveur, Teagan ne pouvait les avoir oubliées
aussi vite, aussi complètement.
Maria Edgeworth n'était d'ailleurs qu'une colporteuse de rumeurs et de potins. Comment ajouter foi
aux propos venimeux de cette diffamatrice ? Ils comportaient cependant une part, si faible fût-elle,
de vérité. Réconcilié avec sa famille, introduit dans le monde, pourquoi Teagan n'était-il pas
revenu ? Pourquoi n'avait-il pas écrit ?
Peut-être s'initiait-il à sa récente fonction ? Mais un héritier déclaré se met-il à la recherche d'un
emploi ?
Peut-être aussi elle, Valeria, appartenait-elle à la catégorie des sottes stigmatisées par lady Hardesty.
Peut-être figurait-elle tout simplement un élément parmi d'autres de la longue cohorte de femmes
séduites, comblées un temps de caresses, et puis abandonnées par ce moderne don Juan.
A l'instant même où son cœur se désespérait, il suffit à Valeria d'entendre crisser le gravier et de voir
s'approcher Giddings pour renaître à l'espérance. Le majordome tenait un plateau. C'était une lettre !
Pétillante d'allégresse, elle remercia Giddings en riant de contentement, et d'une main tremblante
d'excitation elle rompit le cachet et déplia la missive, d'une écriture indéniablement masculine.
Au bas de la page, elle vit d'abord la signature : W. Parham.
Le souffle coupé, elle ferma les yeux pour retenir ses larmes, les doigts crispés sur le papier qu'ils
froissaient.
La déception l'avait frappée, mais elle ne pleurerait pas. Sur la tombe de Hugh, elle avait juré de ne
plus jamais verser une larme sur un homme, quel qu'il fût, et ce serment, elle le tiendrait.
Un peu plus tard, lorsqu'elle sut qu'elle pouvait relever les paupières sans qu'un rideau liquide
trouble sa vision, elle lissa la page et lut la lettre que lui envoyait sir William.
« Chère lady Arnold,
» J'ose espérer que vous avez pu vous remettre du chagrin provoqué par la perte cruelle que vous
avez subie. Je souhaite qu'après cette convalescence votre rétablissement est complet, car Londres
est bien triste sans vous, et j'attends avec impatience votre retour.
» Le cours ordinaire de la Saison a connu un épisode d'importance. Vous apprendrez en effet avec
plaisir que votre ami M. Fitzwilliams s'est réconcilié avec sa famille et réside désormais chez la
cousine de sa mère, lady Charlotte Darnell, l'une des dames les plus influentes de la société. Le
charme et l'agrément indéniables de sa compagnie ont naturellement fait de M. Fitzwilliams la
coqueluche de ces dames. Personne ne s'en étonnera.
» Sachez, madame, que je reste à votre entière disposition pour vous apporter, en quelque domaine
que ce soit, toute l'assistance que vous estimeriez utile. J'apprécierais avec gratitude l'honneur d'être
appelé à vous servir d'escorte de Winterpark à Londres dès que vous serez en mesure d'entreprendre
le voyage. Je fais un cas tout particulier de l'amitié et de la confiance que vous avez bien voulu
m'accorder. Ne vous étonnez donc pas que mon souhait le plus cher est de les voir toutes deux
croître et s'intensifier.
» Dans l'espoir de vous revoir bientôt, je vous prie d'accepter mes respectueux hommages et je
reste, madame, votre serviteur. »

Eperdue de désespoir, Valeria replia soigneusement la lettre et laissa son regard se perdre au loin,
sans rien voir.
Lady Hardesty ne colportait pas que des informations erronées. Teagan, il fallait s'en réjouir, avait
retrouvé dans la société un statut honorable.
Mais s'il se dispensait de faire part à Valeria d'une réhabilitation qu'elle appelait, il le savait, de tous
ses vœux, c'est qu'il ne répondait ni à l'estime ni à l'intérêt qu'elle mettait en lui... Pendant qu'elle se
morfondait et s'inquiétait pour lui dans la solitude campagnarde de Winterpark, il se pavanait parmi
les élégantes de la grande ville. Selon toute vraisemblance, il ne reviendrait jamais.
Valeria ressentit cette évidence comme un coup de poignard qui la transperçait. Pour rendre
tolérable cette douleur physique, elle fut contrainte d'inspirer et d'expirer lentement,
précautionneusement, à de nombreuses reprises.
Si Teagan Fitzwilliams ne revenait pas, comment devait-elle conduire son existence ?
Propriétaire de Winterpark, de l'hôtel particulier à Londres, d'Eastwoods et d'une dizaine d'autres
domaines qu'elle n'avait pas encore visités, elle ne pouvait en assurer seule la gestion, ainsi que
l'avait justement fait observer lady Hardesty. Désormais initiée aux délices de la passion charnelle,
elle ne souhaitait pas achever sa vie dans la solitude et la continence.
Pendant deux semaines, elle avait pu secrètement craindre, ou espérer, la conception d'un enfant.
L'idée lui semblait maintenant séduisante. Elle désirait avec certitude mettre au monde des enfants
bien à elle.
Ce désir impliquait, comme lady Hardesty se serait fait une joie de le rappeler, l'existence d'un mari.
Sa faiblesse de caractère disqualifiait Arthur Hardesty, naturellement. Mais sir William Parham,
fidèle soutien de la famille, homme d'honneur, assez chevaleresque pour apprécier, un peu
hâtivement peut-être, les qualités de Teagan Fitzwilliams, personnage en tout cas respectable et
d'une modestie exemplaire, ce parfait et méritant honnête homme n'était-il pas le parangon de
l'époux idéal ?
Un homme tranquille, un homme de confiance, respecté de tous. Déjà père de trois filles, il saurait
faire d'autres enfants, et les chérir. Peut-être même serait-il en mesure de procurer à sa femme
d'appréciables satisfactions sensuelles, pour peu qu'elle n'exigeât point qu'il accomplisse des
prouesses à vrai dire... inégalables.
Valeria comprit soudain que cette lettre lui donnait l'occasion de résoudre d'un coup plusieurs
difficultés.
Elle n'aurait pas à éconduire les Hardesty, ni à attendre passivement le retour d'un insouciant
personnage. La lettre de sir William passerait tout simplement pour une convocation à se rendre
d'urgence à Londres.
Lady Hardesty et son fils auraient tout loisir de demeurer à Winterpark et de multiplier les étapes de
leur voyage. Valeria tenterait pour sa part de se consoler de leur absence.
Une fois parvenue sur place, elle verrait si, des cendres d'une aventure malheureuse, pouvait sortir
une autre espèce de relation. Entre l'extase amoureuse et le désespoir, l'amitié ne peut-elle trouver sa
place, et se maintenir ?
« Teagan Fitzwilliams est à Londres », disait son cœur.
« Grand bien lui fasse » répondait sa raison. A quoi bon le rencontrer, en effet ?

En fin de matinée, Teagan, dans sa chambre, hésitait sur le choix d'un costume. Ce soir, il allait
accompagner lady Charlotte au bal masqué. Le port d'un déguisement ne faisait-il pas double
emploi, sur le théâtre du monde ? Ses nouvelles relations semblaient les acteurs d'une farce aux
rebondissements absurdes. Présenté naguère comme une épouvantable menace pour la vertu et la
réputation des jeunes filles, il lui avait suffi de porter le titre d'héritier pour qu'à son tour il ait tout à
craindre d'elles.
La Saison, inévitable rendez-vous de l'aristocratie, se confondant avec une sorte de foire au
mariage, les célibataires faisaient en effet figure de victimes potentielles. Convoités par des mamans
plus rusées que des maquignons, toute erreur, tout faux pas leur était interdit. Jeter plus d'un coup
d'œil à une jeune personne suffisait à susciter des spéculations infinies, et l'absence apparente de
chaperon pouvait justifier une réparation définitive.
Teagan s'était exposé à ce genre de difficultés en allant prendre le thé chez lady Amesbury.
Quelques instants de compassion lui avaient coûté dix jours de démarches et contre-démarches
nécessaires à le sortir d'un véritable guêpier mondain. Dans ce ridicule épisode, il n'avait aliéné ni
sa dignité ni sa liberté, mais sachant combien il faut de patience et d'énergie pour payer un moment
de faiblesse, il ne se laisserait plus attendrir par les candidates au mariage, si pathétiques fussent-
elles.
La puérilité, la fragilité de la pauvre Marianne Amesbury, si communes chez les jeunes filles de son
âge, faisaient un tel contraste avec le caractère de Valeria Arnold, la plus intelligente, la plus
valeureuse, la plus libre, la plus passionnée des femmes que la terre ait portées !
Valeria. Chaque nuit dans ses rêves il lui faisait l'amour, chaque matin en s'éveillant il se désolait de
ne pas la trouver près de lui. Quand oserait-il se présenter devant elle ?
A d'autres moments, son sommeil se trouvait troublé par des cauchemars. Pourrait-il un jour chasser
les doutes qui les hantaient ? Ils ne cessaient de lui offrir le spectacle désespérant d'une femme
mourante, seule, abandonnée, d'une femme qui était sa mère, avec le visage de Valeria.
En trahissant la confiance de son directeur d'études, à Oxford, en infligeant à cet homme avenant et
généreux une épouvantable humiliation, il avait montré de quoi il était capable. Ne risquait-il pas de
récidiver, d'imposer à l'être aimé semblable souffrance ?
Ne possédait-il pas les traits de son père, l'humour de son père... et son cœur déloyal aussi, sans
doute ?
Dévoré d'incertitude et de colère, il frappa la table du poing. Sa décision, il lui fallait la prendre,
avant qu'il ne soit trop tard, avant que Valeria, lassée par une trop longue attente, désespère de le
voir tenir ses promesses, et cesse d'attendre son retour.
— Je peux entrer, Teagan ?
Il sursauta, puis se reprit.
— Bien sûr, tante Charlotte.
Il vit qu'elle tenait à la main un coffret.
— En fouillant des vieilleries au grenier pour compléter mon déguisement, regarde ce que j'ai
retrouvé, Teagan. Je l'avais conservé dans l'intention de te le donner un jour, mais vingt ans ont
passé, et j'avais oublié son existence.
Elle lui tendit le coffret, dont Teagan se saisit avec curiosité.
— Ce sont des lettres adressées à ta mère. Le prêtre que j'avais envoyé à ta recherche les a trouvées
avec d'autres objets sans importance entre les mains du propriétaire du logement qu'occupait
Gwyneth au moment de son décès. Je n'ai pas voulu les montrer à l'oncle Montford, et je les ai
gardées.
— Les avez-vous lues, ma tante ?
— Non, Teagan. Je les ai seulement compulsées. La plupart sont de la main de ton père, dont j'ai
reconnu l'écriture. Par discrétion, je n'en ai lu aucune mais j'ai décidé de les conserver, pour qu'un
jour tu puisses mieux connaître celui que ta mère a tant aimé.
Teagan observa le coffret avec une sorte d'appréhension. N'en savait-il pas assez sur son père, en
vérité ?
— Merci, tante Charlotte, c'est très aimable à vous.
Pour l'égayer sans doute, lady Darnell brandit un objet difficilement identifiable.
— Je vais parachever mon déguisement à l'aide de ce masque de Colombine, personne ne me
reconnaîtra ! Sauf toi, bien sûr !
Elle lui donna un baiser sur le front et s'en fut. Teagan posa le coffret sur un guéridon et le considéra
pensivement. A quoi bon lire les lettres d'un séducteur qui n'était qu'un traître ? Ces lettres, il allait
les brûler. Jamais sa tante n'aurait dû les lui remettre.
Le couvercle soulevé laissa apparaître des feuillets couverts d'une écriture nette. Ces mots avaient
été écrits trente ans plus tôt par l'homme dont il était le fils. Si grande que fût sa rancune, Teagan se
sentit attiré par ces lignes, qui semblaient l'appeler, lui faire signe, réclamer sa compréhension.
Teagan prit la première missive, qui n'était qu'un billet, le plus ancien, et comprit que l'ensemble de
la correspondance respectait l'ordre chronologique, et permettait de reconstituer l'histoire du couple.
Dès leur idylle découverte, les jeunes gens avaient été séparés, Gwyneth chez sa tante et le lad
irlandais au haras de Langdon, celui-là même dont dix-sept ou dix-huit ans plus tard le comte de
Montford avait laissé la responsabilité à Teagan !
Cette découverte fit naître en lui un étonnement profond. Pour que son grand-père l'ait en quelque
sorte fait marcher sur les traces de Michael, ne fallait-il pas qu'il ait pardonné, ou voulu compenser
peut-être ce qu'il percevait, avec le temps, comme une injustice ?
Passant rapidement sur des messages, s'attardant à d'autres, Teagan reprit son examen, qui lui
permettait de reconstituer l'histoire de ses parents. Ils ne s'étaient enfuis ensemble qu'au moment où
le comte et la comtesse de Montford, décidés à empêcher toute mésalliance, avaient décidé de
donner la main de leur fille à un prétendant de haut lignage.
La correspondance s'interrompait avec la réunion et le mariage des amoureux et ne reprenait que
trois années plus tard. En prenant connaissance de l'avant-dernière lettré, Teagan sentit le sang
battre à ses tempes et dut s'interrompre à plusieurs reprises, car les lignes dansaient devant ses yeux.
Son père écrivait du port de Galway, à l'ouest de l'Irlande. Il disait à sa femme son amour et ses
espoirs, son impatience à l'appeler à le rejoindre avec leur jeune fils dès qu'il aurait avec ses
économies acheté une propriété aux Etats-Unis, pays sans préjugés et sans castes où la valeur d'un
homme ne s'estimait pas à sa naissance mais à son courage et à sa force.
Il faisait allusion à la pension payée d'avance pour trois mois et à la somme dont sa mère disposait
pour assurer son entretien et celui de leur fils. Teagan ne put achever la lecture de cette lettre, dont
la tendresse, dans les lignes qui précédaient la signature, surtout, lui arrachaient des larmes.
La dernière lettre, postérieure de deux jours à la précédente, émanait de la capitainerie du port de
Galway. Elle informait Mme Fitzwilliams du naufrage de la brigantine Belle Hélène, perdue corps
et biens dans la tempête au arge d'Inishmore, près de l'île d'Aran. Il n'y avait aucun survivant.
Teagan resta longtemps immobile, les deux dernières lettres entre ses doigts serrés. Si longtemps
détestée, l'histoire de son père se reconstruisait, les griefs nés de la calomnie s'évanouissaient.
Michael Fitzwilliams avait aimé sa femme et son fils jusqu'à son dernier souffle. Loin de les
abandonner, il avait voulu les précéder en Amérique avec une somme suffisante pour y acheter des
terres et une maison qui puisse les accueillir. Pour entamer une existence nouvelle.
Michael n'était ni voyou, ni irresponsable, ni dilapidâtes. Il n'avait pas fui sa famille en la laissant
dans la misère.
Teagan rangea avec soin les lettres dans le coffret, qu'il plaça dans le tiroir de sûreté de son
secrétaire. C'était là désormais son bien le plus précieux, le seul héritage que lui aient laissé ses
parents, qui l'aimaient tant, l'un et l'autre.
Né d'un père aimant et fidèle, quelle tare héréditaire aurait-il eu à craindre ? Rien ne le retenait plus
d'aller se jeter dans les bras de Valeria !
Il courut à le recherche de sa tante, la découvrit non loin de la lingerie, parmi les dentelles et le
satin.
— Puis-je vous dire un mot rapide, ma tante ? Vos adorables caméristes ne méritent-elles pas un
instant de repos ?
— N'écoutez pas ce flatteur, dit la baronne en congédiant d'un gestes les deux femmes de chambre,
qui disparurent en riant de telle façon que l'on aurait pu les croire sensibles au compliment. Eh bien,
mon cher, quelle lueur brille dans ton regard ! Peut-on en savoir la raison ?
— Je vous la dirai plus tard, ma tante. Pour l'instant, sachez que je ne vous accompagne pas au bal
masqué de ce soir. Je quitte Londres dans l'heure.
— Que de hâte ! Où vas-tu ?
— A Winterpark, la résidence de lady Arnold.
Contre toute attente, le visage souriant et gai de lady Charlotte se rembrunit considérablement.
— Lady Arnold ? gémit-elle. Dois-je comprendre que Valeria Arnold est l'objet de tes vœux ?
— De mes espérances bientôt récompensées ! s'exclama Teagan qui dans son enthousiasme n'avait
pas perçu l'inquiétude de la baronne. Avec un peu de chance, je la ramène à Londres pour vous la
présenter. Vous consentirez au mariage, et tout sera dit. Donnez-moi un baiser, ma tante et félicitez-
moi. Je suis déjà parti.
Il se pencha, tendit la joue. Mais il eut la surprise de voir lady Charlotte se dérober.
— Lady Arnold est absente de Winterpark, dit-elle avec embarras...
— Vous devez être mal renseignée, ma tante. Elle est partie s'y installer quelques jours après le
décès de lady Winterdale.
— Je le sais. Mais elle est rentrée à Londres depuis une semaine.
Pour le coup, Teagan resta coi. Valeria à Londres ? Cela ne se pouvait.
— Vous en avez la certitude ?
— Bien sûr, puisqu'elle est venue hier à mon jour. Oh Teagan, j'avais beaucoup de monde, et je
crains que ces dames n'aient trop parlé de toi...
Teagan se figea.
— Et qu'ont-elles dit, ces dames ?
— Lady Jersey, Mme Drummond-Burrel et la princesse Esterhazy ont chanté tes louanges. Alors
Sally a prétendu qu'il n'y a rien de plus attirant qu'un libertin repenti, et comme je m'insurgeais
contre ce mot de libertin, elle a dressé tout un catalogue des mamans qui rêvent de t'avoir pour
gendre, en faisant un cas particulier pour lady Amesbury, dont tu as si souvent accepté les
invitations. Alors... Alors lady Arnold m'a demandé si tu faisais la cour à sa fille, et je lui ai répondu
que je n'en savais rien mais qu'on te voyait beaucoup chez eux ces derniers temps, et que tu étais
trop sérieux pour plaisanter avec des affaires de cœur...
Teagan ferma les yeux et émit un gémissement sourd.
— Je suis désolée, Teagan, je ne savais pas...
— Vous ne pouviez pas savoir. Il faut que je la retrouve, avant qu'il ne soit trop tard.
— L'as-tu mise au courant de tes intentions à son égard ?
— En quelque sorte, oui. Mais je ne lui ai jamais parlé d'amour.
— D'amour ? Alors fais vite : après le départ de lady Arnold, Sally Jersey m'a confié que sir
William Parham se disposait à lui demander sa main cet après-midi même !
21.

En ce début d'après-midi, Valeria attendait la visite de sir William. Il avait sollicité le privilège
d'être reçu seul, par exception, à une heure où les dames cherchent ordinairement le repos dans la
solitude. Valeria pressentait selon toute vraisemblance l'imminence d'une demande en mariage.
Quoi qu'elle s'en défendît, elle attendait depuis huit jours l'instant où Molly, au comble de
l'excitation, allait annoncer la visite de Teagan Fitzwilliams. A chacune des réceptions auxquelles
elle s'était présentée, la plupart du temps au bras de sir William, elle avait maintes fois retenu son
souffle dans l'espoir, ou la crainte, de rencontrer inopinément Teagan.
Il n'était pas venu la voir. Elle ne l'avait pas rencontré.
Dès son arrivée à Londres, elle avait envisagé de lui envoyer un message. Mais quel en serait le
contenu ? Quelque chose dans le genre de :

« Cher monsieur.
» Je ne suis venue à Londres que pour savoir si la passion brûlante dont vous m'avez fait naguère (il
y a un siècle) l'éblouissante démonstration doit être tenue pour garante d'ultérieures relations de
longue durée. Etiez-vous sincère en me promettant de revenir ? J'aimerais le savoir. »

Une personne bien élevée ne peut sans déchoir écrire un billet de cette sorte. De toute façon, Teagan
aurait nécessairement vent de sa présence à Londres, et ne manquerait pas de se présenter chez elle.
Mais une semaine s'était écoulée, sans résultat. En désespoir de cause, Valeria avait osé se rendre
chez lady Darnell, craignant par-dessus tout rencontrer le neveu dans le salon de sa tante. Il ne s'y
trouvait pas, mais ce qu'elle avait appris lui brisait le cœur, tout aussi cruellement que l'aurait fait
l'accueil courtois mais indifférent que l'on peut réserver à une ancienne compagne de promenade.
Les dames présentes chez la baronne s'accordaient sur le fait que Teagan faisait la cour à la jeune
Mlle Amesbury. Circonstance aggravante, lady Charlotte avait donné ses renseignements avec une
simplicité et une franchise qui attestaient douloureusement l'ignorance où la tenait son neveu de ses
relations avec Valeria.
S'il n'en avait soufflé mot à la personne qui lui avait offert son hospitalité et sa fortune, Valeria
n'avait pas à se bercer d'illusions : il ne nourrissait aucun projet auquel elle pût être associée.
Il avait promis de revenir, rien de plus. Valeria ne doutait pas qu'en raison de leur parfaite entente
sensuelle Teagan ne reprenne à l'occasion le cours de leur liaison. Mais il n'avait jamais parlé
d'amour, ni de mariage. Ses rêves n'engageant qu'elle-même, elle ne pouvait incriminer que sa
propre imagination.
Sir William pour sa part se disposait sans doute à compenser cette frustration. Devait-elle faire son
deuil d'un attachement incertain, pénible et sans espoir à l'égard de Teagan Fitzwilliams pour
trouver chez sir William la garantie d'une relation stable, l'assurance d'une solide et commode
affection ?
En annonçant précisément la présence du visiteur attendu, Jennings mit fin à ses réflexions.
Souriant, les yeux tout pleins d'une affectueuse chaleur, sir William s'avança vers elle avec un tel
élan qu'elle ne put s'empêcher de l'autoriser à lui baiser une main, puis l'autre.
— Valeria, vous aurez deviné sans doute les raisons de mon indiscrétion. Je n'espère pas vous
étonner en...
— N'allez pas plus loin, je vous en prie. Si je ne me trompe, vous avez l'intention de me faire des
propositions... matrimoniales. Je vous prie de vous en abstenir.
La lueur d'espoir qui brillait dans le regard de sir William s'éteignit. Son visage n'exprima plus que
la surprise et la déception.
— Serais-je à ce point odieux ? Il me semblait pourtant...
— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Vous incarnez au contraire l'élégance, l'aménité,
l'excellence. Mais comprenez-moi, je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à vos sentiments
avec toute l'ardeur que vous vous trouvez en droit d'attendre. Il m'est arrivé d'éprouver naguère des
sentiments à l'égard d'une personne... Je n'en suis pas tout à fait guérie.
— Je vois, dit-il en l'observant gravement. Dois-je comprendre que cette personne ne partageait pas
votre attachement ?
— Il n'y a rien à comprendre. Cette personne n'est en rien concernée. Disons qu'il s'agit... d'un
moment de folie, dont je suis seule responsable. Je tiens à ce que vous le sachiez, par respect pour
vos sentiments.
— Vous ne m'avez pas donné le temps de les exprimer, dit sir William en souriant sans joie.
— Je l'avoue, reconnut-elle en rougissant.
— Valeria, pensez-vous qu'un jour vous pourrez vous dire... guérie, et que cette personne ne sera
plus rien pour vous ?
— Ce n'est pas impossible, répondit-elle, les yeux dans les siens.
— En estimant que je désire me marier sans malentendu et sans restriction, vous ne vous trompez
pas. Aussi longtemps que je puis espérer qu'un jour viendra où vos sentiments répondront aux
miens, il faudra bien que je me contente de cette espérance. Non que je m'en satisfasse, poursuivit-il
en lui effleurant le menton du bout du doigt. Mais j'attendrai que vous ayez en quelque sorte mieux
à m'offrir. Nous sommes bien d'accord ?
— Eh bien... il me semble que oui, murmura-t-elle.
Elle vit qu'une lueur s'allumait dans les yeux de sir William, qui se fixaient sur ses lèvres.
Il s'inclina et lui donna un baiser, d'un simple effleurement, sans s'attarder, et sans insister, mais non
sans émotion, car Valeria s'aperçut que la respiration de son prétendant s'était considérablement
accélérée, et que ses mains tremblaient.
— Je suis de tout cœur confiant dans l'avenir, déclara-t-il non sans solennité.
Valeria ne se sentait que modérément confiante en un avenir qui lui semblait incertain. Le baiser
donné par sir William n'était certes pas désagréable, mais elle lui trouvait comme un goût de
trahison. Venait-elle de rompre un pacte ?
— Je suis venu en berline de voyage, dit-il, dans l'espoir de vous présenter à ma mère dans
l'hypothèse où vous auriez donné une suite favorable à la question que vous n'avez pas voulu
m'entendre vous poser. Mais puisque, aussi bien, vous ne m'avez pas entièrement découragé,
j'aimerais que vous fassiez sa connaissance. Il fait un temps magnifique, le parcours ne manque pas
de pittoresque, et ma mère est trop admirable pour ne pas vous plaire. Acceptez-vous de la
rencontrer ?
Valeria éprouva quelques scrupules. Seul avec elle en pleine campagne, dans une voiture fermée, sir
William ne risquait-il pas de se permettre des privautés ? Mais lorsqu'une dame envisage
sérieusement un remariage, elle ne doit négliger aucune occasion de mieux connaître le candidat
ainsi que sa famille, et d'étudier l'effet produit par ses éventuelles privautés.
— Avec le plus grand plaisir, sir William.

Deux heures plus tard, la berline traversait une campagne verdoyante, au nord de Londres. Les
inquiétudes potentielles de Valeria s'étaient avérées vaines, car en homme parfaitement honnête son
compagnon n'avait pris aucune initiative qui fût contestable et la tenait sous le charme d'une
conversation de bonne compagnie.
Ils discutaient aimablement des mérites comparés de Corneille et Shakespeare lorsqu'on entendit un
ordre lancé, des jurons proférés, et une détonation assourdissante. La berline stoppée net dans un
crissement se balança à plusieurs reprises sur ses ressorts.
Au souvenir de l'attaque dont elle avait été victime sur la grand-route du Nord, Valeria retint son
souffle. Avant qu'elle ait pu faire un geste ou prononcer une parole, la portière s'ouvrit violemment,
laissant apparaître l'étrange figure d'un manchot revêtu d'une jaquette d'uniforme jadis rouge, si
élimée et souillée que tout signe distinctif en avait disparu. Trois individus masqués surveillaient la
scène et tenaient en respect le cocher et le valet assis sur le siège.
— La bourse ou la vie ! hurla l'agresseur en brandissant un pistolet énorme. C'est mon rêve qui se
réalise, j'ai toujours rêvé d'attaquer les diligences, poursuivit-il à l'intention de ses comparses.
— Fais-les descendre, ordonna le plus grand, qui parlait étrangement du nez.
— A vos ordres, chef ! Vous avez entendu le chef, bleusaille ? A terre, les pattes en l'air, et pas
d'entourloupe. Les sommations, connais pas, en campagne !
— Je vous serais reconnaissant de bien vouloir interrompre cette dangereuse gesticulation, dit sir
William avec beaucoup de dignité. Je consens à descendre, mais ayez la courtoisie de permettre à
madame de ne pas quitter la voiture.
— T'en fais pas, elle craint rien la dame. Mais un ordre, c'est un ordre. Exécution !
D'abord muette de surprise, Valeria se sentit gagnée par l'indignation.
— Vous avez eu l'honneur de porter l'habit rouge, monsieur ! Comment osez-vous déshonorer votre
uniforme sur les grands chemins ?
— On ne mord pas, et on descend vite fait, répliqua l'assaillant.
Courroucée, Valeria sortit la première et mit pied à terre. Elle vit que deux autres bandits masqués
tenaient en respect le cocher et son aide. Lorsque sir William l'eut suivie, le personnage en noir qui
semblait être le chef s'avança vivement et par surprise lui entrava les bras à l'aide d'une sorte de
lasso qu'il utilisa ensuite pour le ligoter des pieds à la tête. Sa malheureuse victime aurait sans doute
protesté si un mouchoir enfoncé dans sa bouche ne lui avait ôté la parole.
Pour interrompre le geste que Valeria avait esquissé dans l'intention de secourir son compagnon de
route, le manchot s'était contenté de brandir son arme et de faire signe à l'un de ses complices, qui
d'un geste rapide et pour ainsi dire professionnel lui attacha les poignets à l'aide d'une chaînette
visiblement réservée à cet usage.
— Vous serez pendu, eut-elle le temps de lui annoncer avant qu'il n'utilise un mouchoir très propre
pour la bâillonner à son tour.
Malgré la résistance que tentait de lui opposer sir William, l'homme en noir, poussant et portant à
demi sa victime, lui fit réintégrer sa berline, dont il referma la porte.
— Rentre à la maison sans t'arrêter, on te suit, dit le manchot au cocher. Si tu t'arrêtes, tu es mort.
Dégage ! On lui fera pas de mal à la dame, ajouta-t-il pour rassurer les deux membres de l'équipage.
Lorsque la berline eut fait demi-tour sur la route, Valeria aperçut un cabriolet en attente. Sans
cérémonie, l'homme en noir l'y conduisit, la souleva de terre, la déposa sur le siège et la serra contre
lui à l'étouffer, un bras passé sur ses épaules. Pendant ce temps le manchot et les deux autres
faisaient disparaître leurs armes, se mettaient en selle et se lançaient à la poursuite de la voiture, qui
s'éloignait en direction de Londres.
Le ravisseur attendit que le dernier cavalier ait disparu au détour du chemin pour changer de
position. En émettant un soupir de soulagement, il commit la maladresse d'enlever d'un coup le
bâillon de la bouche de Valeria. Affamée de vengeance, elle lui mordit cruellement la main.
— Aïe ! s'exclama-t-il en secouant le poignet pour apaiser la douleur. Ouvrez-leur le bec, elles vous
croquent. Si je la détache, elle va griffer.
Avant de pouvoir s'exprimer, Valeria émit une sorte de gémissement rauque et prolongé, à la
manière des tigres entendus dans son enfance.
— Teagan FitzWilliams, je vous tuerai !
Il ôta son masque, qui laissa apparaître un visage souriant.
— Voilà ce qui s'appelle faire illusion, dit-il avec une évidente satisfaction.
— Par quelle aberration avez-vous l'audace d'accomplir un enlèvement, et de ligoter sir William ?
Ne doutez pas qu'il vous demande raison de cette offense !
— Il s'en tire à bon compte. J'aurais pu tout aussi bien l'étriper, après l'offense qu'il m'a faite en
procédant lui-même à un inqualifiable rapt. S'il me provoque en duel, c'est sur le ring, en douze
rounds s'il le faut que j'apaiserai sa susceptibilité offensée.
— Il ne procédait pas à un rapt, il m'emmenait en visite chez sa mère.
— Il a eu l'audace de demander votre main, n'est-ce pas ?
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.
— Ne vous ai-je pas demandé de m'attendre ? Ne vous ai-je pas juré de revenir à Winterpark ?
— Il y a des siècles. Et depuis, pas un signe, pas un mot. Il a fallu que mes anciens voisins passent
me voir pour que j'apprenne vos succès à Londres, votre réconciliation avec votre famille, vos
infatigables entreprises de séduction. Votre tante en personne vous range au nombre des prétendants
de Mlle Amesbury.
— En vérité, j'ai dépensé beaucoup d'énergie à me soustraire de ce groupe, si l'on peut l'appeler
ainsi, car je m'y sentais bien seul. Vous n'imaginez pas combien il est difficile à un jeune homme
rangé d'échapper au mariage.
— Vous avez en tout cas échappé à vos engagements à mon égard.
— Mais voyez avec quelle ardeur je les remplis à présent ! En vérité, j'ai douté de moi jusqu'à ce
jour, Valeria, jusqu'au moment où j'ai appris la vérité sur mon père. Il n'était ni perfide ni volage,
aucune tare héréditaire ne menace mon avenir. Je viens de lire ses lettres. Il aimait ma mère, il
m'aimait. Il ne nous a pas abandonnés, il est mort au cours d'un naufrage, embarqué pour l'Amé-
rique, où il voulait nous installer ! Me voici libéré de mes craintes, de ma terrible obsession. La
légende que les Montford avaient construite, je l'ai crue confirmée à Oxford, en trahissant la
confiance de mon tuteur. Mais à présent je suis libre !
Il était sincère, Valeria ne pouvait en douter. Radieux, haletant, il cherchait ses mots, ne trouvait pas
ceux qui auraient pu exprimer son bonheur.
— Je partage votre joie, Teagan, dit-elle avec une tranquillité qui contrastait vivement avec
l'étrangeté de leur situation. Il me semble avoir entendu le prélude à une demande en mariage. Mais
pourquoi ne pas être venu tout simplement chez moi, plutôt que de vous associer à des bandits de
grand chemin ? Et puisque je vous trouve en de si obligeantes dispositions, je ne verrais aucun
inconvénient à ce que vous me détachiez les mains. On se lasse de tout, voyez-vous, et même du
rôle de victime.
— Dans la mesure où vous n'avez plus pour refuge que mes bras, je me soumets à vos désirs, dit
Teagan en la libérant habilement de son lien. Je me suis effectivement rendu chez vous. Molly m'a
renseignée sur les agissements de sir William, et grâce à l'indiscrétion de lady Jersey ses intentions
diaboliques ne m'étaient pas inconnues. J'en ai donc déduit...
— A tort, bien sûr.
— Chacun peut se tromper. J'en ai déduit que sa démarche avait été couronnée de succès, et qu'il
allait s'enorgueillir de sa victoire auprès de sa maman. Vous comprenez aisément que j'aie mobilisé
quelques-uns de mes plus fidèles collaborateurs pour vous empêcher de commettre une pareille
folie.
— Une folie ? Je ne vois pas ce qu'il y a de déraisonnable à épouser un gentleman probe et
respectable, assez soucieux des convenances pour demander la main d'une dame à une heure
convenable, en un lieu convenable, en des termes convenables eux aussi.
— Balivernes ! Un tel éteignoir, un tel raseur ne saurait rendre heureuse une personne de votre
qualité.
— Vraiment ? Et pourquoi donc cela, je vous prie ?
— Tout simplement, ma chérie, parce qu'en fait de libertinage vous rendez des points aux
débauchés les plus endurcis. Entraîner un garçon de mauvaise réputation dans une grange à foin,
est-ce le fait d'une dame convenable ? Le promener sur les quais ou sur les pelouses de la Tour, cela
se fait-il ? Ne faut-il pas beaucoup de hardiesse pour abandonner à Londres un prétendant
respectueux et recevoir à la campagne le plus passionné des amants ? Je n'ose évoquer les plaisirs
du plein jour et du plein air, ce pique-nique dont le souvenir m'enfièvre...
Valeria se fit conciliante.
— Vous avez peut-être raison, concéda-t-elle. Mais je veux des enfants, un foyer, un cœur qui soit
bien à moi.
— Le voici ! s'exclama Teagan en pressant la main de Valeria sur son torse, au grand étonnement
d'un vieillard qui menait à la longe une vache efflanquée. Voici le cœur d'un homme qui s'épouvante
de s'engager pour la vie mais qui ne saurait vivre sans vous... D'un homme qui n'est pas digne de
fouler la poussière qui porte la trace de vos pas, mais qui promet de vous chérir ainsi que tous les
enfants qu'il vous fera, avec une ardeur sans limite et sans exemple.
Intarissable et véhément, le chapeau au bout de son bras largement étendu, il poursuivit sans
désemparer sa déclaration.
— Valeria, mon amour, venez vivre avec moi l'aventure. Nous dormirons à l'ombre du Parthénon, et
marcherons pieds nus sur la plage de Cadix. A ce propos, mon employeur, dont je vous parlerai plus
tard, m'informe qu'il y a du travail pour moi en Egypte. L'Egypte, terre des Pharaons et des voyages
de noces !
— En Egypte, dites-vous ?
— Au bord du Nil, nous contemplerons les Pyramides. Vous aimez les dromadaires, naturellement ?
Les sourcils froncés et les lèvres serrées, mais l'œil pétillant, Valeria sembla évaluer la proposition.
— Du sable fin, des pyramides et des dromadaires, cela ne se refuse pas !
Le vieillard qui conduisait sa vache s'était retourné. Instruit par l'expérience des années, il ne
s'étonna pas de voir s'engager dans un chemin creux la voiture légère.

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