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Sharon Cullen

Convaincue que les histoires qui se passaient dans sa tête


étaient plus intéressantes que celles du monde réel, elle a écrit
son premier livre à l’âge de neuf ans. Diplômée d’un master
de journalisme, elle est aujourd’hui auteure de romances histo-
riques, contemporaines, paranormales, et de romantic suspense.
Une passion rebelle
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

LA FIERTÉ DES HIGHLANDERS


1 – Le secret des Sutherland
N° 12441
Sharon
CULLEN
LA FIERTÉ DES HIGHLANDERS – 2

Une passion
rebelle
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Lionel Évrard
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Titre original
MACLEAN’S PASSION
Éditeur original
Loveswept, an imprint of Random House, a division of
Penguin Random House LLC, New York
© Sharon Cullen, 2016
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2019
Ce livre est dédié à mon mari, John,
qui écume pour moi les librairies à la recherche
de livres historiques. On ne peut rêver
meilleur partenaire que celui qui vous soutient
à cent pour cent dans votre passion.
1

Fort Augustus, Écosse, juin 1746

« Je te l’avais bien dit ! » auraient triomphé les


frères de Colin MacLean s’ils avaient pu le voir. Ce
qui ne les aurait pas empêchés d’être surpris  de le
savoir emprisonné dans les cachots du duc de Cum-
berland – ou peut-être ne l’auraient-ils pas été. Quoi
qu’il en soit, cela n’avait au fond aucune espèce
d’importance.
Pour l’instant, l’inepte chef du clan MacLean avait
quelques problèmes autrement plus urgents à régler
que l’opinion de ses frères. Ligoté par les poignets
et maintenu en extension par une corde passée dans
une poulie, torse nu et la pointe des pieds touchant
à peine le sol, il attendait d’être fouetté sous les yeux
d’une petite foule trop nombreuse à son goût.
Ce n’était pas la première fois, mais Colin était à
peu près certain que ce serait la dernière. Il avait
entendu des gardes affirmer qu’il serait pendu dès
le lendemain. D’une certaine manière, ce serait un
soulagement pour lui. Si les coups de fouet à répéti-
tion ne finissaient pas par avoir sa peau, l’infection
des bronches qu’il avait contractée le ferait.
Du groupe des spectateurs émergea un homme,
qui s’approcha. Colin reconnut le capitaine anglais
9
Richard Abbott. Tous deux s’étaient rencontrés
quelques semaines plus tôt, quand Abbott avait eu la
bonne fortune – qui n’avait pas été celle de Colin – de
l’arrêter. Dans ses activités de contrebande, il avait
joué au chat et à la souris avec cet officier anglais
en charge de la côte occidentale. Abbott avait fait
de sa capture une affaire personnelle, et Colin s’était
fait un devoir de lui compliquer la tâche. Ce en quoi
il avait parfaitement réussi –  jusqu’à ce qu’Abbott
finisse par l’attraper.
Colin s’était volontairement laissé capturer quand
il avait réalisé que Brice Sutherland, son ami et frère
d’armes, était sur le point de l’être. Il savait que
Sutherland luttait clandestinement contre les Anglais
et que la découverte de ses activités entraînerait la
mort de bien des Écossais. Ce qu’il n’avait pas anti-
cipé, c’était de devenir la proie d’Abbott, qui lui fai-
sait vivre un enfer. L’homme avait en lui un fond
de cruauté qui aurait fait pâlir d’envie le Boucher,
autrement dit le duc de Cumberland.
Abbott s’arrêta devant lui, les yeux plissés, visible-
ment réjoui de la posture humiliante dans laquelle
il se trouvait. Colin se drapa dans le peu de dignité
qui lui restait. Son tortionnaire n’était pas parvenu
jusque-là à le briser comme il s’y était attendu, ce
qui le rendait furieux.
—  Tu n’as toujours pas appris ta leçon, pas vrai ?
Colin demeura impassible.
—  Tu n’as pas entendu la nouvelle ? reprit Abbott.
Tu dois être pendu demain…
Il faisait mine de le déplorer, mais il prenait un
malin plaisir à le lui révéler. Tout juste regretterait-il
de ne plus avoir sous la main son jouet préféré. Pen-
ché vers lui, il le dévisagea d’un air pensif et ajouta :
— Pensais-tu réellement t’en tirer ? Imaginais-tu
que je te laisserais vivre ?
10
Un petit rire mauvais lui échappa. Colin serrait
les dents. Au stade où il en était, peu lui importait
de survivre ou de mourir –  encore qu’il aurait pré-
féré cette seconde solution, uniquement pour agacer
Abbott.
Les lèvres pincées, l’Anglais finit par s’écarter,
adressant un signe de tête au soldat qui attendait,
fouet en main.
Colin entendit le claquement sec que celui-ci
produisit en heurtant son dos. Comme il y était
accoutumé à présent, la douleur ne se fit pas ins-
tantanément sentir. C’était ce délai qu’il détestait
le plus, lorsque l’attente de la douleur se révélait
presque pire que la douleur elle-même –  presque,
mais pas tout à fait.
Il refusa néanmoins de détourner le regard de
celui d’Abbott. Le fouet le cingla de plus belle. Cette
fois, il ne put s’empêcher de frémir. Il le regretta
aussitôt en découvrant le sourire satisfait du capi-
taine anglais, mais comment rester de marbre en
étant soumis à cette torture ?
La lanière de cuir entama l’épiderme de son épaule
droite, faisant couler un filet de sang qui alla se
perdre dans la ceinture de son pantalon. À chaque
nouveau coup de fouet, le visage d’Abbott pâlissait et
ses traits se tendaient, si bien qu’il finit par détour-
ner les yeux. Colin aurait voulu s’en réjouir, mais la
souffrance était trop forte. C’était la première fois
qu’il gagnait à ce jeu, et même si c’était une petite
victoire, elle lui suffisait.
Abbott tourna les talons et s’éloigna, fendant la
foule qui s’écartait sur son passage.
On détacha les mains de Colin, et il lui fallut faire
appel à d’ultimes ressources de volonté pour ne pas
tomber à genoux. Il resterait debout, même si Abbott
n’était plus là pour le constater.
11
Ensuite, il se concentra sur la seule nécessité de
mettre un pied devant l’autre pour regagner sa cel-
lule. Celle-ci empestait l’égout, le moisi et les corps
depuis trop longtemps privés d’eau et de savon. Il
la partageait avec un garçon qui passait la majeure
partie de son temps tapi dans un coin, sans parler
mais toujours aux aguets.
En entendant claquer le verrou de la porte der-
rière lui, Colin poussa un soupir de soulagement.
Lentement, le visage grimaçant, il enfila sa chemise
en lambeaux sur ses plaies suintantes et se laissa
glisser avec précaution sur le sol. Il prit appui contre
le mur de pierre, dont le contact avec son dos et ses
épaules en feu le fit à peine tressaillir. Il avait déjà
enduré de pires raclées, et sa tête et sa poitrine le
faisaient souffrir bien davantage. Par la grâce du
bourreau ou par celle de la fièvre, il était certain de
ne pas voir le jour se lever le lendemain.
Curieusement, cette perspective n’était pas à ses
yeux aussi sombre qu’elle aurait dû l’être.
À travers le fouillis de cheveux noirs qui lui cou-
vrait les yeux, son compagnon de cellule l’observait.
Colin l’ignora et ferma les paupières. Réprimant un
gémissement, il étendit les jambes sur le sol.
Il n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé,
quand un bruit de pas dans le couloir le mit instan-
tanément sur ses gardes. Il était bien trop tôt pour
le dîner, et une visite à cette heure ne présageait
rien de bon.
Lentement, Colin leva les yeux vers la grille de la
porte et jura sourdement.
—  Tu viens te repaître du spectacle ? demanda-t‑il
d’une voix rauque au nouveau venu.
Iain Campbell, puissant chef de clan écossais, le
dévisagea sans se formaliser.
12
—  Te voilà dans le pétrin, mon garçon… constata-
t‑il.
Avec un reniflement dédaigneux, Colin détourna
les yeux. Il n’avait que mépris pour cet homme qui
s’était rangé du côté des Anglais.
—  Viens ici, ordonna celui-ci.
—  Va en enfer !
— Viens donc… répéta Campbell d’une voix
radoucie.
—  Je serai pendu demain, annonça Colin.
Au prix d’un gros effort, il réussit à plier la jambe
et à s’accouder dessus.
—  Je sais, reconnut son visiteur.
—  Pardonne ma franchise, mais je n’ai rien à dire
à quelqu’un comme toi la veille de mon exécution.
—  Je pense pourtant que tu le devrais.
Un sourcil arqué – et même cela lui faisait mal ! –,
Colin s’étonna :
—  Ah oui ?
Campbell hésita un instant avant d’annoncer :
—  C’est Sutherland qui m’envoie.
Colin se figea. Brice Sutherland, son meilleur ami,
ne haïssait pas Campbell autant que lui, mais il n’en
était pas proche pour autant. Pourquoi diable le lui
aurait-il envoyé ? Lentement, il se redressa sur ses
jambes flageolantes, serra les dents et glissa d’un
pas traînant jusqu’à la grille, furieux que Campbell
le voie dans cet état. En le fixant droit dans les yeux,
il fit remarquer :
— Il est plutôt culotté de te prendre pour mes-
sager…
Campbell esquissa un demi-sourire et répondit :
— Sutherland n’a pas comme moi ses entrées
dans le camp de Cumberland.
—  Tu veux dire que lui n’est pas un traître…
13
Son vis-à-vis laissa transparaître une émotion
–  rien de plus qu’une contraction des lèvres, mais
cela suffisait à Colin. À ses yeux, déplaire à Camp-
bell était la meilleure chose à faire de ses dernières
heures sur terre.
— Voilà des paroles bien téméraires, de la part
de quelqu’un que les Anglais s’apprêtent à mettre
à mort.
Cette fois, ce fut à Colin de trahir sa contrariété.
Il n’avait pas peur de mourir, mais il ne supportait
pas l’idée de finir sa vie aux mains de l’ennemi.
—  Cette nuit, ta porte restera déverrouillée, mur-
mura Campbell en se rapprochant. Prends sur ta
gauche. Au bout du couloir se trouve une fenêtre qui
ne sera pas fermée non plus. Une fois dehors, cours
droit vers les arbres. Mes hommes t’y attendront.
Sous l’effet de la surprise, Colin se sentit chan-
celer. La tête lui tournait. Il la secoua dans l’espoir
de se clarifier les idées, ce qui provoqua une vive
douleur dans sa nuque.
—  Tu m’aides à m’évader ? constata-t‑il sans par-
venir à y croire.
—  Aye.
—  Pourquoi ?
La tête inclinée sur le côté, Campbell ne répondit
pas à sa question et ajouta simplement :
—  Tiens-toi prêt à courir, MacLean.
Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna.
Longuement, Colin contempla la grille, l’esprit
vide. Et lorsqu’il se retourna, il surprit son compa-
gnon de cellule, tapi dans son coin, qui l’observait.
Lui-même retourna s’asseoir, adossé au mur. Le
temps passa. Il se surprit à sommeiller. Sa tête lui
faisait mal, ses membres étaient gourds et la dou-
leur qui avait élu domicile dans sa poitrine s’intensi-
fiait. De temps à autre, il entendait son compagnon
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changer de position. En somme, rien d’autre qu’un
jour de plus aux mains de ces satanés Anglais. Son
dernier jour sur terre, peut-être –  ou pas. En tout
cas, son dernier jour en tant que prisonnier.
Pouvait-il faire confiance à Campbell ? Il aurait
aimé le croire, mais il savait ne pouvoir y compter.
Pourquoi celui-ci aurait-il voulu lui venir en aide ?
Les MacLean ne constituaient qu’un tout petit clan,
alors que les Campbell comptaient parmi les plus
puissants d’Écosse.
Campbell prétendait vouloir faire une faveur à
Sutherland. Cela pouvait se concevoir. Il était pos-
sible que son ami ait intercédé pour lui, même si
Colin détestait cette idée.
Le dernier repas du jour arriva, énième bol de
brouet à peine mangeable auquel il n’accorda pas un
regard. L’idée d’ingérer quoi que ce soit lui retour-
nait l’estomac. Il donna sa part à son compagnon
de cellule, qui ne se fit pas prier.
La nuit tomba. La seule lumière qui leur parvenait
était celle des torches du corridor extérieur. Colin
sentait ses paupières lourdes tomber d’elles-mêmes
et devait lutter pour les maintenir ouvertes.
Il était tard déjà lorsque se firent entendre des
pas.  En temps ordinaire, les gardes ne repas-
saient  pas après le dernier repas. Une clé tourna
dans la serrure, puis le bruit de pas s’éloigna.
Colin ne parvenait toujours pas à y croire. Camp-
bell lui tendait-il un piège ? Mais à quelles fins ? Il
était condamné à mourir le lendemain : être abattu
lors d’une évasion ratée ne ferait qu’accélérer le pro-
cessus. Il était vrai qu’échapper à Abbott constituait
une tentation irrésistible. L’homme serait fou de rage
s’il parvenait à se tirer de ses griffes.
Avec une prudente lenteur, Colin se dressa sur
ses jambes. Il dut prendre appui sur le mur afin de
15
rassembler ses forces, tant il se sentait faible. Après
avoir gagné la porte, il la poussa et celle-ci s’ouvrit
silencieusement. Le corridor baigné d’ombres mou-
vantes était désert. Seuls se faisaient entendre les
bruits venus des autres cellules.
Colin se décida à sortir mais, pris d’un regret,
il jeta un coup d’œil derrière lui. Son compagnon
de cellule le regardait. Il était bien trop jeune pour
mourir dans une prison anglaise.
Des éclats de rire venus de la salle de garde le
firent sursauter.
—  Suis-moi… ordonna-t‑il.
Le garçon ne bougea pas d’un pouce.
— Dépêche-toi ! insista Colin. Nous n’avons pas
toute la nuit…
Enfin, l’autre se leva avec l’agilité de la jeunesse.
—  Ne fais pas de bruit…
Colin commençait à regretter sa décision impul-
sive. La fièvre le rendait sans doute imprudent, mais
il n’aurait pu se résoudre à s’évader seul. C’était à
peine s’ils avaient échangé deux mots, tous les deux,
mais ils avaient traversé ensemble le pire des cau-
chemars.
Le garçon le suivit sans bruit au bout du corri-
dor. Avec l’agilité d’un chat, il se hissa sur le bord
de la fenêtre et sauta. Moins de cinq minutes après
avoir quitté leur cellule, ils franchissaient en courant
l’étendue de terre caillouteuse qui les séparait d’un
bosquet.
Le cœur de Colin battait à tout rompre. Il était
certain qu’à tout moment, une balle allait le stopper
dans sa course. Ses pieds lui semblaient de plomb.
Il était à bout de souffle. Son dos et ses épaules lui
faisaient un mal de chien. Un filet de sang coulait
le long de son flanc.
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Son compagnon de cellule, quant à lui, détalait
comme un lapin sans le moindre effort apparent.
Ils atteignaient les arbres quand les premiers cris
se firent entendre et les chiens se mirent à aboyer.
2

Colin fut surpris de découvrir Campbell qui l’at-


tendait à cheval, un groupe d’hommes derrière lui et
une monture disponible à son côté. Il réalisa alors
qu’il avait pensé jusqu’à cet instant tomber dans un
piège.
Le souffle court et les poumons en feu, il s’arrêta.
Si les chiens ne finissaient pas par avoir sa peau,
songea-t‑il, cette fichue inflammation des bronches
le ferait.
Campbell le salua d’un hochement de tête.
— En route ! lança-t‑il. Il n’y a pas un instant à
perdre.
— Il vaut mieux que nous ne restions pas
ensemble.
En réponse, Campbell arqua un sourcil.
— Ils ont lâché les chiens, expliqua Colin. Nous
ne pourrons les semer qu’en nous séparant.
Ce qu’il n’était pas prêt à avouer, c’est qu’il ne
voulait pas mettre son sauveur en danger en restant
à ses côtés, quand bien même il ne le portait pas
dans son cœur. Pour lui avoir sauvé la vie, il lui
devait au moins cela.
Non sans mal, Colin se mit en selle. L’animal
s’ébroua.
—  Qui est-ce ? demanda Campbell.
18
Du regard, il désignait le garçon.
—  Mon compagnon de cachot, répondit Colin. Je
peux le prendre en selle derrière moi.
Campbell toisait l’intéressé comme pour le jauger.
Ce dernier grimpa d’un bond derrière Colin, à qui
Campbell venait de remettre une épée, un pistolet
et un poignard. Le garçon, lui, eut droit à un sgian
dubh, un petit couteau.
—  Provisions et vêtements, expliqua Campbell en
désignant un ballot attaché à la selle.
Colin le remercia d’un hochement de tête. Il serait
heureux de se débarrasser au plus tôt de sa chemise
déchirée et maculée de sang.
—  Où comptes-tu aller ? s’enquit Campbell.
—  Chez moi, par des chemins détournés.
Ce qui n’était ni la vérité ni un mensonge non plus.
— Prends ton temps pour y arriver, suggéra
Campbell. C’est le premier endroit où ils iront te
chercher.
Colin eut une pensée pour ceux de son clan, espé-
rant qu’Abbott ne passerait pas sa colère sur eux. Ce
n’était pas leur faute s’ils avaient pour chef un bon
à rien qui ignorait comment assurer leur survie et
les protéger.
Avant d’engager sa monture vers le nord, Colin
hésita un instant. Les chiens se rapprochaient. Il
pouvait entendre les cris de leurs poursuivants. Der-
rière lui, il sentit le garçon s’agiter.
— File ! conseilla Campbell. Je m’occupe de
détourner l’attention des Anglais.
Colin enfonça les talons dans les flancs de sa mon-
ture sans cesser de se demander ce qui lui valait cette
faveur de la part de Campbell. S’il était un sympa-
thisant des Anglais – et cela ne faisait aucun doute
qu’il en était un –, pourquoi l’aidait-il à s’enfuir ?
19
Dans son dos, il sentait le garçon bouger en
rythme avec les mouvements du cheval, en cava-
lier accompli. Colin se concentrait sur le chemin
qu’ils suivaient et qui allait en s’étrécissant, tant et
si bien que bientôt leur cheval dut se mettre au pas.
Ils avaient toujours les chiens aux trousses, mais
n’entendaient plus les cris des soldats.
Baissant la tête pour éviter une branche basse, il
fit obliquer sa monture vers la droite. Il savait où
il voulait se rendre. Il existait des centaines – voire
des milliers  – de cavernes plus ou moins cachées
dans ces montagnes.
Il lui fallait juste retrouver celle qu’il avait en
vue. Tout ce que Colin désirait, c’était se glisser à
l’intérieur de cet abri et s’écrouler. Le sommeil ferait
des miracles… Il suffirait de quelques heures pour
désarçonner les chiens, décourager les soldats et lui
permettre de recouvrer quelques forces.
De temps à autre, le garçon derrière lui se retour-
nait pour surveiller leurs arrières. Il aimait se savoir
secondé dans cette fuite éperdue.
Tandis que la nuit s’écoulait, la fièvre de Colin
atteignit des sommets. Son souffle entrecoupé d’une
toux rauque et inquiétante se fit sifflant, mais il n’en
poursuivit pas moins cette chevauchée dont leur sort
dépendait.

Margaret Sinclair avait de plus en plus de mal à


tenir le dos droit et à se retenir d’entourer de ses bras
le guerrier qui chevauchait devant elle. Elle aurait
désespérément voulu pouvoir appuyer la tête contre
son dos et fermer un instant les yeux.
Les heures qui venaient de s’écouler s’étaient révé-
lées miraculeuses, surprenantes et effrayantes à la
fois. Elle ne parvenait pas à croire qu’elle était libre
20
à présent, qu’elle traversait de nuit une forêt, en selle
avec Colin MacLean.
Durant des semaines, elle n’avait eu pour but que
de cacher aux yeux de tous qu’elle était une femme.
Si les Anglais l’avaient découvert… elle avait bien
une idée de ce qui se serait produit, mais elle pré-
férait ne pas y penser. Elle s’était rendue invisible,
n’ouvrant pas la bouche et n’utilisant la tinette que
de nuit. Cela lui avait gâché ses journées, mais elle
avait tenu le coup.
Son voisin de cellule –  l’homme qui l’accompa-
gnait  – l’avait fort heureusement laissée tranquille,
lui facilitant les choses. Elle trouvait cela appré-
ciable, mais elle devait s’avouer que plus d’une
fois elle avait eu envie de lui adresser la parole, ne
serait-ce que parce qu’elle n’avait parlé à personne
depuis des semaines. Comme c’était inenvisageable,
elle s’était contentée de l’observer, tapie dans un coin
de la cellule.
C’était un homme impressionnant, large d’épaules,
mais il n’était pas aussi grand que le frère de Marga-
ret. C’était aussi un homme calme, au tempérament
méditatif. Lorsqu’il la regardait, on aurait dit que
ses pâles yeux gris passaient à travers elle –  ce qui
était une bonne chose.
Il avait été régulièrement fouetté, et l’obstination
qu’il mettait à rester stoïque en dépit de la douleur
l’avait conduite à lui vouer une certaine admiration.
Elle avait été triste et apeurée d’apprendre qu’il
devait être pendu le lendemain. Elle avait apprécié
ce compagnon de cellule qui ne posait pas de ques-
tions, et elle avait redouté que son remplaçant ne se
montre pas aussi discret. Margaret avait également
redouté d’être exécutée après lui.
Pour leur épargner ce sort, un miracle s’était pro-
duit. Après que lord Campbell lui eut donné quelques
21
indications à voix basse, Colin avait pu quitter la cel-
lule en lui ordonnant de le suivre. Ils chevauchaient
à présent à bride abattue à travers les Highlands. Le
seul problème était que plus ils passaient de temps
ensemble, moins elle serait susceptible de garder
son secret. Quant à savoir quelle serait sa réaction…
L’entendant tousser violemment, Maggie fronça
les sourcils. Elle savait que sa santé était compro-
mise. Son souffle s’était fait court et sifflant ces jours
derniers, et ses joues avaient rougi sous l’effet de la
fièvre derrière son épaisse barbe noire. À présent,
une toux rauque le secouait, et même à travers les
couches de vêtements qui les séparaient, elle pouvait
sentir la chaleur qui irradiait de lui.
La fièvre pulmonaire s’était répandue dans toute
la prison. Ses victimes avaient commencé à mourir.
Maggie avait prié pour ne pas l’attraper, car elle ne
pouvait se permettre d’être examinée par le médecin.
Lentement, elle se pencha et posa la joue contre
le dos solide du cavalier, en prenant garde d’éviter
la zone que le fouet avait rendue sensible. En dépit
de sa captivité, il gardait une musculature puissante,
et même si elle était apte à se protéger elle-même,
se tenir à l’abri de ces larges épaules la rassurait.
Sans qu’elle l’ait voulu, ses yeux se fermèrent.
Pour ne pas s’endormir, elle se redressa en sursaut
et secoua la tête. Heureuse de se rendre utile au
moins de cette façon, elle jeta un coup d’œil der-
rière eux. Elle avait espéré que les chiens auraient
suivi Campbell, mais ce n’était pas le cas et elle les
entendait toujours.
MacLean fit obliquer le cheval vers la droite. Leur
monture trébucha avant de se reprendre. En tout, la
jeune femme l’imitait, inclinant le buste pour éviter
les branches basses. Ils ne suivaient plus un chemin
tracé mais se frayaient le leur à travers une épaisse
22
broussaille, de manière à rendre la poursuite moins
aisée.
Ils parvinrent bientôt à un ruisseau, dont Maggie
entendit le murmure avant d’en distinguer les reflets
à la lumière de la lune.
—  Les chiens ne pourront plus nous suivre, expli-
qua MacLean. Ils vont perdre notre trace dans l’eau.
En entendant sa voix faire vibrer son dos, Maggie
s’aperçut qu’elle s’appuyait de nouveau à lui et se
redressa vivement. Il lui fallait rester aux aguets,
mais cette chaleur anormale qui émanait de lui sem-
blait un attrait irrésistible.
Ils suivirent le cours d’eau pendant ce qui parut
une éternité. Ses bottes ne tardèrent pas à être trem-
pées, puis l’humidité gagna son pantalon. Ses pieds
furent les premiers à être engourdis, puis ses mollets,
jusqu’aux genoux. C’était un maigre prix à payer
pour fuir les prisons anglaises, mais elle espérait
néanmoins qu’ils cesseraient bientôt de patauger.
Alors que l’aube éclairait le sommet des mon-
tagnes, MacLean fit enfin gravir à leur cheval une
pente raide. Maggie réprima un soupir de soulage-
ment. L’eau glacée n’était plus qu’un souvenir, mais
l’air ambiant ne valait guère mieux…
Plié en deux sur le pommeau de sa selle, MacLean
fut soudain pris d’une quinte de toux. Maggie s’écarta
de lui, ne sachant que faire. Chez elle, elle s’était
toujours tenue à l’écart des gens malades. Contrai-
rement à la plupart des filles d’Écosse, elle n’avait
jamais appris à soigner.
Lorsqu’il se redressa en grognant, elle posa la
main sur son dos et la retira aussitôt.
—  Vous êtes brûlant, constata-t‑elle tout bas.
Elle s’était efforcée de maquiller sa voix, comme
chaque fois qu’il lui fallait parler.
—  Pas beaucoup plus qu’avant, grogna-t‑il.
23
Était-ce censé la rassurer ?
Le cheval continuait de grimper. Ils se dirigeaient
vers les montagnes auréolées de lumière, derrière
lesquelles le soleil achevait de se lever. Cela faisait
des semaines que Maggie ne l’avait pas vu. Elle se
rendit compte qu’à un moment donné de sa déten-
tion, elle avait perdu tout espoir de le revoir un jour.
—  Nous allons laisser le cheval ici.
Déjà, MacLean avait mis pied à terre. Elle s’em-
pressa de l’imiter, palpant ce faisant le sgian dubh
remis par Campbell. Il était bon de se savoir armée…
Après avoir noué la bride de sa monture à une
branche, MacLean entreprit d’escalader un raidillon.
—  Suis-moi, ordonna-t‑il.
Maggie s’exécuta en s’efforçant de ne pas se laisser
distancer.
3

Colin ne pensait plus qu’à rejoindre au plus vite la


caverne cachée au sommet de la montagne, mais il
ignorait si celle-ci était encore loin. Il n’était même
pas sûr d’avoir emprunté la bonne direction.
Machinalement, il avait noté que son compagnon
le suivait sans peine. Ses pas étaient si légers qu’il
ne les entendait pas. Il ignorait quelle était l’histoire
de ce gamin, mais une chose semblait certaine  : il
avait l’entraînement d’un guerrier, ce qui pour son
âge était impressionnant.
—  Surveille nos arrières… lui lança-t‑il, pantelant.
—  Toujours, répondit l’autre tranquillement.
Quand ils atteignirent le sommet, Colin dut s’arrê-
ter afin de reprendre son souffle, mais plus pro-
fondément il inspirait, plus se faisait impérieux le
besoin de tousser. Plié en deux par une quinte, les
mains sur les genoux, il vit son compagnon s’appro-
cher de la paroi et lui demanda d’une voix rauque :
—  Est-ce qu’on y est ?
L’autre écarta un rideau de lierre et disparut der-
rière. Colin se redressa, sans avoir tout à fait réussi
à apaiser sa toux. Bien que trempé de sueur, il était
secoué de frissons et c’était à peine s’il tenait encore
debout, ce qui le mettait dans une rage noire.
25
Pourquoi fallait-il que la maladie le rattrape à pré-
sent ? Chaque instant était compté. S’ils voulaient
échapper à leurs poursuivants, il leur fallait trouver
un refuge.
Le garçon réapparut sur le seuil de la grotte et lui
jeta un coup d’œil à travers les cheveux noirs et sales
qui lui tombaient constamment sur les yeux.
— Il y a de la nourriture et des couvertures là-
dedans, annonça-t‑il d’un air suspicieux.
Au prix d’un gros effort, Colin parvint à franchir
les quelques pas qui le séparaient de l’abri. Il y fai-
sait si noir qu’il dut cligner des yeux, mais la tête
lui tournait et il ne parvint pas à y voir plus clair.
—  Pourquoi ? insista le gamin. Que font ces pro-
visions et ces couvertures ici ?
Vaincu et à bout de forces, Colin se laissa tom-
ber à genoux. En lâchant un juron, son compagnon
tenta de le rattraper, mais il était trop lourd pour
lui. Tout juste le gamin eut-il le temps de glisser un
bras sous sa tête avant que celle-ci ne percute le sol.
Un instant plus tard, les ténèbres l’engloutissaient.

Après avoir amorti de son mieux la chute de Colin,


Maggie se retrouvait le bras coincé sous sa joue.
Perplexe, elle se mit à genoux et tenta, dans la
position inconfortable qui était la sienne, de se libé-
rer. Mais elle eut beau tirer, rien n’y fit. Vivement,
elle lui secoua l’épaule sans provoquer la moindre
réaction de sa part.
— Bon sang, bouge de là, espèce d’escogriffe !
s’impatienta-t‑elle.
Elle fit une nouvelle tentative, tirant de toutes
ses forces, et cette fois réussit à libérer son bras
engourdi. En secouant la main pour rétablir la cir-
culation, elle examina Colin et réfléchit à haute voix.
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— Que diable suis-je censée faire de toi, main-
tenant ?
L’écho qu’elle fit naître dans la caverne la fit sur-
sauter. Il inspira longuement et eut une quinte de
toux grasse qui la fit grimacer. Cela n’augurait rien
de bon. Elle ne pouvait faire abstraction de tous les
prisonniers qui avaient attrapé cette maladie et n’en
avaient pas réchappé. La peur lui mordit les tripes
à l’idée qu’il pourrait ne pas se remettre.
Les poings sur les hanches, Maggie examina
leur refuge. Il ne faisait pas assez clair pour dis-
tinguer les recoins les plus éloignés, mais près de
l’entrée –  assez loin cependant pour éviter qu’elles
ne prennent l’humidité – des couvertures avaient été
déposées, à côté desquelles se trouvait un fagot de
bois sec. Comment MacLean avait-il eu connaissance
de cet endroit ?
Tout en préparant un feu, elle continua d’y réflé-
chir. Par peur que les Anglais ne soient alertés par
un panache de fumée, elle ne le disposa pas trop près
de l’entrée, au risque d’enfumer les lieux. Il suffisait
d’un regard au corps frissonnant de MacLean pour
comprendre qu’elle devait tout faire pour le réchauf-
fer. Mais puisqu’il était brûlant de fièvre, était-ce une
si bonne idée que ça ?
Près du feu –  mais suffisamment loin pour qu’il
ne risque pas de se brûler en se retournant  – elle
aménagea avec quelques couvertures une couche
sommaire sur le sol. À présent, il ne lui restait plus
qu’à l’y amener… Son regard courut du corps ina-
nimé de Colin au feu, et revint à son point de départ.
Couché à l’endroit où il était tombé, il avait les bras
coincés sous le torse, la joue posée à même la pierre
et la bouche ouverte.
En grimaçant sous l’effort, Maggie entreprit de le
faire rouler vers le lit qu’elle avait préparé. Il n’était
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certes pas gros, et l’on trouvait plus de muscle que de
graisse sur lui, mais cela ne l’en rendait pas moins
lourd. En réponse au grognement qu’il poussa, elle
dit avec agacement :
— Je n’aurais pas à faire ça si tu ne t’étais pas
écroulé comme une masse !
Elle tira sur son épaule de toutes ses forces, et il
roula une nouvelle fois sur le ventre. Pour éviter qu’il
ne reste trop longtemps le visage dans la poussière,
elle s’empressa de renouveler l’opération. Cette fois,
cela fut plus facile, si bien qu’emportée par son élan
elle perdit l’équilibre et se retrouva sur les fesses.
—  Bon sang ! Tu ne pourrais pas m’aider un peu ?
Colin ne réagit pas plus qu’il ne lui répondit.
Au prix de quelques efforts et jurons supplé­
mentaires, il se retrouva enfin où elle avait voulu
l’emmener.
— Et voilà ! se réjouit-elle en s’époussetant les
mains.
Il était allongé sur le dos, une main sur la poitrine,
l’autre reposant à côté de lui, jambes légèrement flé-
chies. Du bout de sa botte, elle souleva ses pieds l’un
après l’autre pour les allonger. À présent, il avait tout
d’un défunt lors d’une veillée avant ses funérailles…
— Seigneur, Maggie ! se reprocha-t‑elle à voix
basse. Ce n’est pas fini, ces idées noires ?
D’un grand geste, elle déplia la dernière cou-
verture, dont elle recouvrit Colin. Comme celle-ci
lui cachait le visage, elle se hâta de la replier, tant
l’idée de se retrouver avec un cadavre sur les bras
l’épouvantait. Comment pourrait-elle expliquer aux
membres du clan MacLean que leur chef était mort
alors qu’il se trouvait sous sa garde ? Elle préférait
ne pas en arriver là.

28
Sans doute devait-il être en train de rôtir dans les
feux de l’enfer. Rien au monde ne pouvant être aussi
brûlant, Colin ne voyait pas en quel autre endroit il
aurait pu se trouver. Cela n’était pas vraiment une
surprise pour lui. Sa mère lui avait souvent répété
qu’il y finirait un jour s’il ne s’amendait pas. Il avait
toujours cru qu’elle disait cela pour l’impressionner,
mais apparemment elle ne s’était pas trompée, car
c’était réellement en enfer qu’il était.
Tout son corps lui faisait un mal de chien. Les
flammes du démon lui léchaient les talons, rous-
sissant sa peau et cuisant sa chair. Chaque inspira-
tion lui était une torture. Il n’aurait jamais imaginé
devoir respirer en enfer, mais là aussi il s’était appa-
remment trompé.
— Je savais bien que tu finirais mal, asséna
­Dougal.
Le visage de son frère mort flotta devant lui. Colin
tendit la main pour le toucher, mais il se déroba.
—  Désolé… parvint-il à coasser douloureusement.
Sa gorge semblait tapissée de ronces.
Dougal secoua tristement la tête. Colin détourna
la sienne, car ses remords étaient presque aussi
cuisants que les feux de l’enfer. Et de ce côté-ci,
c’était un autre enfer – la bataille de Culloden – qui
l’attendait.
Les Anglais, ayant pris les Highlanders par sur-
prise, se frayaient dans leurs rangs une percée
meurtrière. Colin n’avait jamais rien vu de tel. Ils
avançaient, implacable machine de guerre parfaite-
ment entraînée, laissant derrière eux des monceaux
de cadavres déchiquetés.
Colin se trouvait à côté de son autre frère, Fergus,
qui tentait comme lui de résister à l’avancée des
ennemis. La massive claymore de Fergus dégoulinait
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de sang et lui maculait la main jusqu’au poignet. Il
rageait et jurait à chacun des coups qu’il portait.
Colin se battait quant à lui contre un adversaire à
peine sorti de l’adolescence. Ce gamin était mort de
peur, et cela se sentait dans sa façon de se battre. Il
commettait des erreurs qu’aucun véritable guerrier
n’aurait commises. Colin aurait pu se sentir désolé
pour lui si les Anglais n’avaient pas été là pour enva-
hir son pays.
Fergus poussa un cri qui lui fit tourner la tête.
Son épée, devenue trop glissante, lui avait échappé
et gisait dans la boue. Son adversaire saisit l’oppor-
tunité. Colin voulut s’interposer en bloquant le coup
destiné à son frère, mais le jeune soldat l’en empê-
cha en passant lui-même à l’attaque. Instinctivement,
Colin para et leurs épées s’entrechoquèrent. Il était
trop tard : en se sauvant lui-même, il avait sacrifié
son frère. Il ne put que regarder Fergus s’écrouler,
terrassé par le coup fatal que le soldat anglais venait
de lui assener.
Les yeux écarquillés, Fergus verrouilla son regard
au sien. Colin poussa un cri et vit son frère ouvrir
la bouche, mais jamais il ne saurait quelles auraient
été ses dernières paroles, car le soldat anglais mit
un genou à terre et dégaina un poignard avec lequel
il lui trancha la gorge.
Submergé par une rage mortelle, Colin plongea
son épée dans le ventre de son adversaire, avant
d’embrocher dans le dos le meurtrier de son frère.
Dans un grand cri, celui-ci s’écroula sur sa victime.
Colin le fit rouler d’un coup de pied rageur et tomba
à genoux près de Fergus, dont il saisit la tête à deux
mains.
Il était trop tard, et c’était lui le responsable. Il
aurait dû assurer les arrières de son frère et ne pas
perdre son temps avec le jeune soldat inexpérimenté.
30
À présent, les flammes de l’enfer lui léchaient le
visage, les mains, les pieds, le faisant gémir. Elles
allaient finir par le consumer tout entier. Cela ne
faisait aucun doute pour lui, tout comme il était
certain désormais de ne plus jamais revoir ses frères.
Il tourna la tête pour échapper à la scène de
bataille. Une quinte de toux grasse lui déchira la
poitrine.
—  Buvez ceci…
La voix, dans les ténèbres, le fit sursauter. Il ne
la reconnaissait pas.
Il sentit qu’on pressait quelque chose contre ses
lèvres. Un liquide frais dévala sa gorge. Il s’étrangla
et faillit s’étouffer, ce qui mit en colère la bonne âme
qui avait tenté de le faire boire.
—  Pas comme ça, idiot ! Vous êtes censé l’avaler…
4

Maggie ne savait plus quoi faire. Cela faisait


trois jours qu’ils croupissaient dans cette grotte, et
MacLean ne s’était toujours pas réveillé.
La veille, elle avait entendu les chiens aboyer, ce
qui signifiait que les Anglais n’avaient pas renoncé
à les rattraper et qu’il leur faudrait partir bientôt.
Cependant, le fait que la meute n’ait pas retrouvé
leur trace quand ils avaient suivi le ruisseau était
encourageant. Le crépuscule approchait, et elle
n’avait entendu ce jour-là aucun aboiement. Cela
signifiait-il qu’ils étaient tirés d’affaire ? Très sincè-
rement, elle l’espérait.
Qui plus est, l’état de MacLean semblait s’amélio-
rer. Sa fièvre était tombée tôt ce matin-là, le laissant
trempé de sueur. Elle avait cru qu’il allait se réveiller,
mais cela n’avait pas été le cas. De temps à autre,
il gémissait et s’agitait tant qu’elle devait quasiment
s’asseoir sur lui pour l’empêcher de rouler dans le
feu. Il avait ainsi rouvert plusieurs plaies dans son
dos, qui saignaient de nouveau.
À un moment, il avait marmonné à plusieurs
reprises les noms d’un certain Fergus et d’un certain
Dougal. En vain avait-elle cherché à le faire boire.
Ses lèvres étant sèches et craquelées, elle avait pensé
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que cela pourrait l’aider, mais chaque fois il s’était
étranglé.
Dans le paquet que Campbell leur avait remis, elle
avait trouvé de la farine d’avoine qui lui avait permis
de préparer du bannock, le pain écossais. Cela fai-
sait trop longtemps qu’elle restait claquemurée dans
cette caverne. Elle s’était bien aventurée quelques
fois à l’extérieur afin de reconstituer la réserve de
bois, aller chercher de l’eau au ruisseau ou satisfaire
des besoins naturels, mais à part cela, elle était res-
tée au chevet de MacLean.
Voilà qu’il marmonnait de plus belle, le visage
couvert de sueur. N’aimant pas se sentir impuis-
sante, elle déchira une bande dans une couverture, la
trempa dans l’eau froide et l’essora. S’il avait chaud,
cela ne pourrait que lui faire du bien, non ?
Après s’être assise à côté de lui, elle s’émerveilla
de sa stature athlétique. Certes, elle avait déjà vu
des guerriers plus grands –  son frère en était un  –,
mais aucun qui soit aussi puissamment musclé.
Doucement, elle lui tamponna le visage et étala la
­compresse sur son front. Colin tourna la tête vers elle
et reprit son marmonnement, mais plus calmement
cette fois. Elle eut soudain envie de lui murmurer de
douces paroles réconfortantes, mais se ravisa. Cela
n’aurait-il pas été parfaitement ridicule de s’adresser
à un adulte dans la force de l’âge comme s’il n’était
qu’un enfant ?
Roulant des yeux effarés, Maggie se reprit et fit
glisser le linge humide le long de son cou et sur
sa large poitrine. Il avait repoussé sa couverture
depuis longtemps, et elle avait fini par renoncer à
la remettre en place. S’il estimait ne pas en avoir
besoin, de quel droit aurait-elle pu soutenir le
contraire ? Afin de faire baisser la fièvre, elle avait
déboutonné sa chemise, mais cela n’avait pas servi
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à grand-chose. Pouvait-elle faire plus ? Après tout,
déchirée et tachée comme elle l’était, celle-ci ne
valait plus rien.
Empoignant le tissu à pleines mains, Maggie tira
d’un coup sec. Le tissu se déchira sans difficulté,
révélant un torse sculpté et luisant de sueur. Sans
le quitter des yeux, elle se rassit à côté de lui et
attendit son réveil.
—  Si tu crois m’impressionner, dit-elle, c’est raté.
L’affirmation avait un goût de mensonge. Aga-
cée, Maggie se détourna de l’homme inconscient.
Si elle avait un quelconque attachement pour lui,
tenta-t‑elle de se convaincre, c’est parce qu’il pou-
vait l’aider à se tirer de ce mauvais pas, et pas pour
autre chose.
Dans cette grotte plongée dans le noir où régnait
un silence oppressant, il n’y avait pas grand-chose
d’autre à faire que penser. Elle s’y employait donc
activement, cherchant à déterminer un plan d’action.
Elle s’était retrouvée cernée par les Anglais au
terme de la bataille de Culloden et mêlée au reste
des prisonniers –  ce qui lui avait convenu tout à
fait. MacLean, lui, avait été capturé bien après,
elle ignorait pourquoi. Quoi qu’il en soit, il sem-
blait clair que les soldats n’ignoraient pas à qui ils
avaient affaire.
Le frère de Maggie lui manquait terriblement.
Penser à Evan, à ce qu’elle lui avait fait en allant se
joindre au combat, lui était presque insupportable.
Dans les premières heures de sa captivité, elle avait
nourri le fol espoir qu’il puisse venir la délivrer de
son cachot, mais naturellement cela n’avait aucun
sens. Evan était un partisan de la cause jacobite
qui s’était lui aussi battu à Culloden. Il ne pouvait
débarquer dans un camp anglais et exiger qu’on la
libère.
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Et s’il n’avait pas survécu à Culloden ?
Voilà que cette exaspérante voix intérieure revenait
hanter ses pensées… Ses questions perfides la tarau-
daient plus que les souvenirs pénibles de la bataille.
Elle faisait de son mieux pour la faire taire. Evan
était en vie. Il le fallait. Il était le chef de leur clan,
celui qui à ses yeux remplaçait père et mère. Vivre
sans lui était impossible.
Mais s’il n’avait pas survécu à Culloden ?
—  Ferme-la !
Maggie bondit sur ses jambes et plaqua les mains
sur ses oreilles dans l’espoir de faire taire la voix
insidieuse qui ne la laissait plus en paix depuis des
semaines. MacLean bougea sur sa couche, mais ne
se réveilla pas.
Si ton frère n’est jamais venu, c’est qu’il est mort…
—  Arrête !
En toute hâte, elle se rua à l’extérieur et se mit
à courir dans le soir tombant, mais partout la voix
la suivait.
Tombant à genoux, elle répéta tout bas :
—  Il ne l’est pas… Il ne l’est pas…
Elle plongea les doigts dans la terre meuble devant
elle. Ses yeux restaient secs – elle ne pleurait jamais.
Maggie n’avait pas versé une larme à la mort de
sa mère, pas plus qu’à celle de son père quelques
semaines plus tard, ni quand elle avait vu ses compa­
triotes tomber par centaines autour d’elle sous les
coups de l’ennemi.
Elle se laissa pourtant aller à injurier le Ciel,
tant sa peine était grande. Elle jura et pesta jusqu’à
s’écrouler en une masse inerte sur le sol, épuisée
par  le combat contre sa voix intérieure autant
que par son rôle de guérisseuse improvisée. Quand
le soleil ne fut plus qu’une faible lueur à l’horizon,
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elle laissa le souvenir de MacLean, malade et seul
dans la caverne, la rappeler à la réalité.
Vaille que vaille, elle trouva la force de se lever et
de retourner près de lui.

En gémissant, Colin roula sur le dos. À l’exception


des lueurs projetées par le feu sur les parois, il faisait
noir. Il tourna la tête et découvrit son compagnon de
captivité, assis à même le sol et adossé à la roche,
ses courts cheveux noirs tombant comme d’habitude
sur ses yeux. L’espace d’un instant, il redouta d’être
de retour dans leur cellule, mais si cela avait été le
cas, il n’y aurait pas eu de feu et il n’aurait pas été
enveloppé de couvertures.
Après s’être redressé, il ferma les yeux pour
attendre que le monde cesse de tourner autour de
lui, ce qui ne fut pas rapide. Sans doute était-il
encore plus faible qu’il ne l’avait craint.
— Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
s’enquit-il d’une voix rauque.
Colin passa une main dans ses cheveux et grimaça.
Il avait l’impression que même ceux-ci lui faisaient
mal…
—  Trois jours, répondit l’autre.
En jetant un coup d’œil aux flammes, il se sou-
vint à quel point il avait été brûlant durant tout ce
temps. Ce n’était pas, après tout, les feux de l’enfer
qui l’avaient rongé mais la fièvre.
—  Qui est Fergus ?
La question le fit tressaillir.
—  Comment es-tu au courant de son existence ?
Le gamin haussa les épaules et répondit :
—  Vous l’avez appelé une fois ou deux.
Colin détourna le visage, embarrassé. Son compa-
gnon ne se le tint pas pour dit et insista :
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—  Qui est-ce ?
— Personne.
Le garçon se leva et alla tisonner les flammes avec
une branche, avant de commenter :
—  Vous étiez bien malade.
Colin poussa un grognement sourd.
— Je te remercie d’être resté pour t’occuper de
moi.
Nouveau haussement d’épaules de la part du
gamin.
— C’était toujours mieux que d’aller me fourrer
dans les pattes de ces maudits Anglais.
Colin ne put réprimer un sourire.
—  As-tu entendu les chiens ? s’enquit-il.
—  Pas depuis hier. Je pense qu’ils ont abandonné.
Colin pressa ses tempes entre ses mains et tenta
de remettre ses idées en place. Il se sentait si fatigué
qu’il aurait pu dormir une journée de plus, mais le
temps leur était compté et il ne pouvait se payer
ce luxe.
—  Il va falloir s’enfoncer plus au nord, déclara-t‑il.
Son compagnon cessa de tisonner le feu et tourna
la tête vers lui :
—  Comment saviez-vous qu’il y aurait ici du bois
sec et des couvertures ? Et pourquoi y en avait-il,
au juste ?
—  Aucune importance.
Pour rien au monde Colin n’aurait révélé à ce
gamin l’existence des refuges secrets de Suther-
land. Il était juste soulagé d’être parvenu à retrou-
ver celui-ci.
L’autre plissa les yeux, que Colin discernait à peine
derrière le rideau de boucles brunes. Il n’était pas
bien épais et probablement trop jeune pour avoir
combattu à Culloden, encore qu’il était difficile
d’en juger. Bien des combattants à peine sortis de
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