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Blanche

L’espoir d’une naissance


© 2011, Caroline Anderson. © 2011,
Traduction française : Harlequin S.A.
Couple : © GETTY IMAGES/OJO
IMAGES/ROYALTY FREE
HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe
Harlequin
Blanche® est une marque déposée par
Harlequin S.A.
CHRYSTELLE POULAIN
978-2-280-24018-5
1.
— Ça va, ma belle ?
Amy Winding s’efforça de sourire, luttant pour contenir
les battements accélérés de son cœur. Elle avait la
nausée et les jambes en coton, mais pour rien au monde
elle ne l’aurait avoué à son amie qui se tenait devant elle,
plus resplendissante que jamais.
Daisy se mariait dans dix minutes. Il n’était pas
question de lui gâcher le plus beau jour de sa vie avec
ses états d’âme.
— Tout va très bien, mentit-elle.
Daisy eut une moue dubitative, mais n’insista pas et
pivota vers le miroir de la sacristie pour ajuster son voile.
Quelle jolie mariée elle faisait avec son fourreau
immaculé et son chignon parsemé de minuscules
boutons de rose ! Quant à son sourire… Elle rayonnait
tellement qu’elle paraissait illuminée de l’intérieur.
Amy connaissait bien ce sentiment de plénitude
profonde. Quelques années plus tôt, elle aussi avait
goûté au bonheur parfait. Un vieux souvenir, hélas…
Elle rajusta le bas de la traîne de Daisy pour se donner
une contenance.
— Tu es prête ? demanda-t-elle d’un ton qui se voulait
calme.
— Prête et archiprête. Comment me trouves-tu ?
— Tu es magnifique. Ben va tomber à la renverse.
Daisy eut un rire joyeux.
— J’espère que non ! J’ai besoin de lui, au moins
jusqu’à la fin de la cérémonie !
Puis elle se pencha pour embrasser la fillette qui, tout
excitée, trépignait près d’elle, adorable dans sa robe de
demoiselle d’honneur. Avec ses boucles brunes et ses
grands yeux lilas, Florence, la fille de Ben — la future
belle-fille de Daisy — était une réplique de son père au
féminin. Et bien sûr, une réplique de Matt…
— Tu ressembles à une fée, ma puce, commenta
Daisy, attendrie. Je suis fière de mes deux demoiselles
d’honneur.
Gênée, Amy lissa les plis de sa robe bleu pâle. Elle se
savait en beauté, et néanmoins jamais elle n’avait été
aussi mal à l’aise. Une sensation qui se mua carrément
en panique lorsque Bob, le père de la mariée, vint les
rejoindre pour donner le bras à sa fille.
— Tout le monde est là ! annonça-t-il d’une voix
rauque. On peut y aller.
Amy dut se retenir de pleurer lorsque sa meilleure
amie la serra dans ses bras. Elle se posta rapidement
derrière elle, et quelques instants plus tard la Marche
nuptiale emplit l’église de ses accents solennels.
« Tu peux le faire, se dit-elle pour conjurer sa panique.
Ignore-le. Ne tourne la tête vers lui sous aucun
prétexte… »
Lentement, sa main dans celle de Florence, elle suivit
la mariée et son père qui remontaient la nef sous les
yeux émus de l’assistance. Ben attendait devant l’autel,
avec, à son côté, son frère jumeau et garçon d’honneur.
Matt…
« Ne le regarde pas. »
Mais ce fut plus fort qu’elle. Pendant quelques
secondes, elle détailla sa haute silhouette, ses boucles
brunes en désordre, ses épaules carrées. Il était l’exact
sosie de Ben et pourtant il était différent. Plus sauvage,
plus imprévisible… plus séduisant à son goût.
Quelle idiote elle faisait ! Elle s’était focalisée sur lui et
maintenant son cœur battait si fort que tous les invités
devaient l’entendre !
Restait à espérer qu’il ne se retournerait pas.

***
Matt se força à demeurer immobile quand l’organiste
entama la Marche nuptiale.
Il ne voyait pas Amy, mais il la sentait là, qui se
rapprochait. Sous aucun prétexte il ne regarderait en
arrière. Vivre une telle cérémonie à quelques mètres de
la jeune femme lui paraissait déjà difficile, alors inutile de
remuer le couteau dans une plaie qui, en quatre ans, ne
s’était jamais refermée.
Pendant quelques secondes, les doigts de son
jumeau étreignirent les siens et il puisa un peu de force
dans cet échange silencieux. Puis, du coin de l’œil, il vit
sa future belle-sœur s’arrêter près de Ben. Ces deux-là
rayonnaient littéralement. Leur amour les enveloppait
comme un halo, irradiait autour d’eux avec une force qui
lui serrait la gorge.
Lui aussi avait aimé une femme autrefois. Amy.
Elle se tenait maintenant près de Daisy, fine silhouette
mise en valeur par le drapé harmonieux d’une robe bleu
lavande. Il percevait la tension qui émanait de son corps
tandis que les effluves d’un parfum fleuri,
douloureusement familier, lui montaient aux narines.
C’était infernal que sa présence le perturbe à ce point.
Jamais il n’y arriverait…
Il ferma les paupières quelques secondes pour
s’imprégner de la sérénité ambiante.
« Allez, Matt. Courage. »
La messe commença dans un brouillard. Après quoi,
machinalement, il exécuta les gestes que l’on attendait
de lui. Sortir les bagues de sa poche. Les déposer dans
la main de Ben. Reculer, reprendre sa place. Continuer à
faire comme si de rien n’était.
Aujourd’hui, son histoire avec Amy appartenait au
passé. Il serait bien inspiré de s’en souvenir pour que ce
jour de fête ne vire pas au cauchemar.

***
Amy trouvait la cérémonie interminable.
Elle ne parvenait plus à maîtriser les tremblements qui
la parcouraient, comme si son cerveau refusait de lui
obéir. Elle entendait des voix autour d’elle, mais en
réalité elle ne pensait qu’à Matt. L’homme qu’elle aimait
toujours à la folie malgré ces quatre années de
séparation et qu’elle revoyait pour la première fois.
Curieux, tout de même. Elle côtoyait Ben tous les jours
à l’hôpital sans que cela produise le moindre effet sur
elle, mais là…
« Arrête, maintenant. Ça suffit. »
— Amy ! Tu me fais mal…
La voix de Florence la ramena d’un coup à la raison.
Sans le vouloir, elle s’était accrochée à la fillette comme
à une bouée de sauvetage, et elle relâcha sa pression
sur les petits doigts avec un sourire contrit.
— Pardon, ma puce, chuchota-t-elle.
La fille de Ben lui tapota le bras en clignant de l’œil.
— C’est pas grave, articula-t-elle d’une voix théâtrale.
Je sais que tu as peur. Je comprends.
Entendant cela, les invités les plus proches de l’autel
rirent de bon cœur, à commencer par Jenny, la mère de
la fillette, l’ex-compagne de Ben. Ces deux-là avaient
réussi à maintenir de bonnes relations tandis que Matt et
elle…
Oh, Seigneur ! Cela devenait désespérant !
Heureusement pour elle, l’office se terminait. Déjà,
Ben embrassait son épouse sous les applaudissements
chaleureux de l’assistance, puis Florence courut vers les
mariés et son père la souleva pour la faire tournoyer
dans les airs.
Ce fut à cette minute précise que le pire se produisit.
Matt se retourna brusquement, et le temps suspendit son
cours.
Saisie de vertiges, Amy recula pour prendre appui sur
le banc le plus proche. Elle le vit froncer les sourcils,
après quoi il s’avança et la saisit par le coude.
— Tu te sens mal ? chuchota-t-il de sa voix grave et
profonde, douloureusement familière.
— Non, ça va, mentit-elle. C’est juste une petite
fringale.
Il la regarda, sceptique, mais eut le bon goût de ne
pas insister et la lâcha. Ce qui, en soi, ne changea pas
grand-chose puisque sa peau la brûlait toujours là où ses
doigts s’étaient posés.
— On doit signer le registre, dit-il.
Incapable de répondre, elle opina et le suivit. Cela
faisait quatre ans qu’ils auraient dû signer un registre
tous les deux, mais pas en tant que témoins…
Tel un automate, elle parapha les feuillets sous l’œil
attentif du vicaire qui avait marié Ben et Daisy. Matt en fit
autant, de même que les jeunes époux, et elle pria pour
qu’ils ne s’aperçoivent de rien.
Apparemment, non. Ils redescendirent bientôt la nef,
radieux, et elle se laissa porter par le mouvement des
invités qui formaient le cortège.
— Ça va mieux ? entendit-elle dans son dos.
— Oui, merci, répondit-elle d’un ton bref sans se
retourner.
Pour échapper à Matt, elle se glissa dans le groupe
formé par les proches de Daisy. Elle devait se tenir loin
de lui le plus possible. Car, s’il continuait à la suivre, elle
ne pourrait pas résister à la tentation de se jeter dans
ses bras et de pleurer toutes les larmes de son corps.

***
Il y avait eu la cérémonie, l’épreuve des félicitations, le
dîner.
Matt avait dû parler à une foule de gens, répondre aux
questions des membres de sa famille qui, bien sûr,
avaient connu Amy puisqu’ils étaient censés se marier…
— Tiens, mais on dirait…
— Eh oui, c’est Amy, c’est la meilleure amie de Daisy,
vous comprenez… Comme vous dites, le monde est
petit…
Par chance, son frère et sa belle-sœur avaient choisi
une table d’honneur disposée en long et avaient évité de
les placer l’un près de l’autre. Ce qui ne l’avait pas
empêché d’être intensément conscient de sa présence,
à quelques dizaines de centimètres de lui.
Pire, dans quelques minutes maintenant, après la
traditionnelle découpe du gâteau, Ben et Daisy
ouvriraient le bal et il devrait inviter Amy à danser. Tout le
monde s’attendait à ce que les témoins valsent
ensemble. Mais l’exercice ne serait-il pas au-dessus de
ses forces ?
De plus en plus nerveux, il se leva pour rejoindre Ben,
qui venait d’aller glisser quelques mots au traiteur pour la
suite des festivités.
— Quelle organisation ! dit-il, sincère. Vous avez bien
fait de choisir cet hôtel. Ils ne lésinent pas sur les petits
détails qui font la différence.
Son jumeau sourit, visiblement comblé.
— Oui, tout se passe à merveille. Merci d’avoir
accepté d’être mon témoin. Cela représente beaucoup
pour moi.
— Ne me remercie pas, répondit-il, bourru. C’était la
moindre des choses. J’aurais déjà dû être présent pour
toi à l’époque de Jenny, mais…
— … mais tu avais bien assez de problèmes en ce
temps-là. D’ailleurs, tu m’avais mis en garde et j’avais
refusé de t’écouter. N’empêche que tu avais raison :
cette histoire était vouée à l’échec.
— Oh, il y en a eu d’autres…
Ben le considéra en fronçant les sourcils.
— Matt, ça va ? J’imagine que cela a dû être difficile
de…
— Tout va bien, coupa-t-il un peu sèchement.
— C’est dur pour Amy. Elle t’aime encore.
Il eut un rire amer et vida d’un trait la coupe de
champagne qu’il tenait à la main.
— Je ne crois pas, non ! Cette situation la rend mal à
l’aise, voilà tout. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
Son jumeau secoua la tête d’un air incrédule qui le
troubla au plus haut point. Ce fut donc avec soulagement
qu’il vit Daisy leur faire signe depuis la grande table du
buffet.
— Nous allons couper le gâteau. Ensuite, nous
ouvrirons le bal, dit Ben d’un ton grave. Il faudrait…
— Rassure-toi, je jouerai mon rôle jusqu’au bout.
— Oh, je ne m’inquiétais pas pour cela. Je voulais
juste te demander… d’être gentil avec Amy.
— Parce qu’elle a été gentille avec moi, peut-être ?
— Elle était malheureuse.
— Et moi alors ?
Il se passa une main nerveuse dans les cheveux puis
força sur ses lèvres un sourire crispé.
— Pas de panique, je suis capable de me tenir. Va
rejoindre Daisy, tout le monde vous attend. Tu sais bien
que je ne vous gâcherai pas la fête.
— Mais non, évidemment ! Je m’inquiète juste pour
Amy.
Comme Ben l’enveloppait d’un regard anxieux, Matt le
fit pivoter sur ses talons et le poussa vers la table. Il
devait à présent trouver Amy, chose qui ne serait pas
difficile car une sorte de sixième sens l’avait toujours
relié à elle… et il fonctionnait encore, visiblement.
Sans hésiter, il se dirigea vers les grandes portes-
fenêtres ouvrant sur la terrasse. Elle s’y trouvait
effectivement, en conversation avec deux jeunes
femmes. L’une était enceinte, l’autre tenait un nouveau-
né dans les bras, et il eut un coup au cœur en les voyant.
Quelle douleur, quel horrible souvenir… Amy avait-elle
seulement compris à quel point il avait souffert ? Cela
faisait quatre ans, mais il ne s’en était jamais remis.
***
Amy sentait Matt approcher aussi sûrement que si un
radar l’avait mise en alerte. Il devait être là, quelque part
derrière elle. Elle en était sûre.
Pressée de lui échapper, elle invoqua un prétexte futile
et abandonna ses deux amies, lesquelles n’étaient pas
au courant de la situation. Hormis ses proches et ceux
de Matt, nul ne connaissait leur histoire et elle ne tenait
pas à ce que les invités du mariage soupçonnent
quelque chose.
Mais quel choc cela avait été de revoir certaines
personnes, à commencer par Liz, son ex « belle-mère »,
avec qui elle s’était toujours si bien entendue ! Elle avait
failli fondre en larmes lorsque cette dernière l’avait
serrée dans ses bras avec une douceur toute maternelle
en lui murmurant qu’elle lui avait manqué.
Pour elle qui avait perdu ses parents très jeune et était
fille unique, les moments passés avec la famille Walker
avaient beaucoup compté. Ils l’avaient accueillie à bras
ouverts, aimée, choyée. Puis elle les avait perdus eux
aussi, se retrouvant seule au monde. Elle avait appris à
se passer d’eux, et voilà que la vie les remettait en
présence…
Allons, quelques heures à tenir encore et l’épreuve se
terminerait. Elle devait en être capable !
Elle inspira à fond avant d’entrer dans la magnifique
salle de banquet, où Daisy et Ben s’apprêtaient à couper
le gâteau.
— Ils flottent vraiment sur un petit nuage tous les
deux…
La voix grave et profonde dans son dos déclencha
chez elle une multitude de petits frissons. Elle aurait dû
se douter que Matt la suivrait. D’ailleurs, pouvait-il en
être autrement puisque, pour obéir à la tradition, ils
allaient danser ensemble ?
— Oui, ils sont adorables, répondit-elle d’une voix
tremblante, puis elle pivota vers lui.
— Daisy t’aime beaucoup, observa-t-il gentiment.
— C’est réciproque. Elle s’est montrée formidable
avec moi quand…
— Je sais. Voilà pourquoi tu as accepté d’être son
témoin alors qu’au fond tu préférerais te cacher à dix
mille kilomètres d’ici.
— Et toi donc !
Il eut un rire sans joie.
— Je parlais pour moi aussi. Mais, qu’on le veuille ou
non, nous avons un rôle à jouer.
Parce qu’elle avait intensément conscience de sa
proximité, elle s’écarta et fit semblant de tendre le cou
pour mieux voir les mariés. Mais Matt ne fut pas dupe :
elle l’entendit soupirer, et son souffle tiède sur sa nuque
lui donna le vertige.
Qu’adviendrait-il si elle se laissait aller contre lui,
comme autrefois ? Se pouvait-il que leurs étreintes lui
manquent autant qu’à elle ? Probablement pas puisque,
au final, c’était lui qui l’avait laissée tomber quand elle
avait eu le plus besoin de sa présence…
D’après Ben, il n’avait jamais eu de relation sérieuse
depuis leur rupture, mais cela ne voulait rien dire. S’il
avait voulu renouer avec elle, il aurait eu largement le
temps de le faire. Quant à elle… il ne lui était même pas
venu à l’esprit de commencer une autre histoire. Rester
seule demeurait le meilleur moyen de ne pas souffrir.
La voix de Ben dans le micro l’arracha à ses
réflexions.
— … je suis donc très heureux de vous inviter sur la
piste, disait le marié. Pour ouvrir le bal, j’ai choisi une
chanson qui me rappelle ma rencontre avec Daisy.
Imaginez-moi dans mon appartement, un soir, occupé à
faire la vaisselle. Tout à coup, le plafond de la cuisine me
tombe dessus et des litres d’eau m’arrivent sur la tête,
parce qu’une canalisation a explosé dans la salle de
bains de mademoiselle ! Son visage affolé est alors
apparu dans un nuage de poussière… J’ai été conquis
au premier regard !
Une vague de rires parcourut l’assistance, tandis que
Ben enveloppait son épouse d’une douce étreinte pour
la guider au centre de la pièce. On baissa les lumières,
et l’orchestre commença à jouer l’introduction d’un slow
sous les applaudissements des invités.
Amy écrasa une larme le plus discrètement possible,
mais son geste n’avait pas échappé à Matt.
— Ecoute…, murmura-t-il. Je sais que tu n’en as
aucune envie, et pourtant nous devons rejoindre Daisy et
Ben. Ça ne durera pas longtemps, rassure-toi.
Mais assez longtemps pour lui déchirer le cœur en lui
rappelant ce qu’elle avait perdu.
— Fais juste semblant de ne pas me détester,
chuchota Matt, puis il l’entraîna vers la piste. Je
m’occupe du reste.

***
Pour Matt, danser avec Amy était une vraie torture.
Elle avait posé la main gauche sur son épaule et il tenait
la droite dans le creux de sa paume, comme autrefois.
Mais en sentant les courbes de sa taille frêle contre son
bras il songea qu’elle avait beaucoup minci.
Au fond, cela n’avait rien d’étonnant. La dernière fois
qu’il l’avait serrée contre lui, elle était enceinte…
Refoulant ce souvenir importun, il la guida parmi les
danseurs, savourant le contact de son corps gracile,
heureux de sentir leurs muscles jouer à l’unisson. Puis,
comme elle ne s’écartait pas à la fin de la première
chanson, il attira sa tête au creux de son épaule et
continua de la faire tournoyer doucement.
Leurs cuisses se frôlaient à présent, et une vague de
désir incoercible accéléra les battements de son cœur.
Oh, Amy ! Malgré tous ses efforts, il n’avait jamais réussi
à l’oublier…
Les paupières closes, il appuya la joue contre l’or pâle
de sa chevelure. Cela faisait quatre ans qu’il naviguait
entre deux eaux, attendant inconsciemment leurs
retrouvailles. Et maintenant que ce jour était arrivé il
craignait qu’elle ne le déteste encore plus fort qu’au
moment de leur séparation.
— J’ai besoin d’air, murmura-t-elle.
— Viens. Allons respirer dehors.

***
Amy aurait bien voulu rester seule. Néanmoins, c’était
sans compter sur la détermination de Matt, qui avait
gardé sa main dans la sienne quand elle s’était écartée.
Elle n’eut donc pas d’autre choix que de le suivre sur la
terrasse illuminée de lampions.
— Ça va mieux ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Oui, merci.
Il l’enveloppa d’un regard soupçonneux.
— Qu’as-tu mangé, aujourd’hui ? Tu as à peine touché
au buffet tout à l’heure et je suis presque sûr que tu as
sauté le déjeuner.
— C’est vrai. Je n’avais pas faim.
Comment lui avouer qu’elle avait vomi le matin même
à cause du stress ? C’était hors de question !
— Pas étonnant que tu aies presque fait un malaise à
l’église, marmonna-t-il, sévère. Viens, allons grignoter
quelque chose. J’ai une petite fringale, moi aussi.
Résignée, elle suivit Matt à l’intérieur, où un splendide
buffet avait été dressé au fond de la salle. Elle opta pour
une cuillérée de salade printanière, mais, avant qu’elle
ait pu réagir, il s’empara de son assiette pour l’emplir de
mets certes plus appétissants les uns que les autres,
mais qu’elle se sentait incapable d’avaler !
— C’est du gaspillage, protesta-t-elle.
— Ne t’inquiète pas, je t’aiderai à finir. On dîne
dehors ? A moins que tu n’aies un peu froid avec cette
robe, ajouta-t-il, et son regard appréciateur la fit
frissonner.
— Je… non, dehors ce sera très bien. Il fait bon ce
soir.
Matt attrapa des couverts, puis arrêta un serveur qui
portait un plateau et prit deux coupes de champagne.
Après quoi ils ressortirent pour s’installer sur un banc au
coin de la terrasse. Il se mit alors à dévorer son assiette.
Manifestement, il avait toujours aussi bon appétit…
— Tu ne manges rien, dit-il au bout de quelques
minutes.
Elle ne put s’empêcher de lui sourire.
— Je te regarde, cela me nourrit ! A la vitesse où tu
absorbes la nourriture, tu ne souffres pas d’indigestion
chronique ?
Il s’esclaffa.
— Désolé, c’est l’habitude.
Après avoir posé son assiette sous le banc, il prit son
verre et but quelques gorgées.
— Alors, comment vas-tu ? demanda-t-il d’une voix
profonde. Sérieusement…
Elle dégusta la bouchée qu’elle avait sur sa fourchette,
réfléchit un instant. Tenait-il à connaître ses états
d’âme ? Probablement pas !
— Je vais très bien, mentit-elle.
— Ton job te plaît ?
— Oui, je l’adore.
Après leur séparation, sans l’en informer, elle avait
d’abord passé quelques semaines en Inde pour changer
d’horizon. Puis elle avait accepté un poste de sage-
femme dans le Suffolk, à l’hôpital de Yoxburgh, où Ben
exerçait ses fonctions de gynécologue obstétricien. Les
jumeaux, non contents d’être tous deux médecins,
avaient choisi la même spécialité, mais ne travaillaient
pas au même endroit. Aussi le frère de Matt s’était-il
empressé de voler à son secours lorsqu’elle avait quitté
Londres.
Cela faisait presque quatre ans maintenant qu’elle
collaborait avec lui et Daisy, qui faisait aussi partie du
pool des sages-femmes. L’ambiance était excellente,
les conditions de travail irréprochables, et elle avait
puisé beaucoup de forces dans ce cadre sécurisant.
— Nous formons une superéquipe, enchaîna-t-elle.
Comme partout, il y a des hauts et des bas, mais chez
nous les hauts l’emportent. Je ne regrette pas d’être
venue ici.
— Tu n’étais pas obligée de partir, tu sais. A Londres,
nous avions peu de risques de nous croiser puisque
nous occupions des postes aux deux bouts de la ville.
N’empêche, elle avait refusé de courir le risque. Après
leur rupture, elle avait tenu à mettre de la distance entre
eux pour recommencer à vivre, sinon normalement, du
moins le mieux possible. Et jusqu’alors elle avait toujours
réussi à l’éviter quand, trois ou quatre fois par an, il
rendait visite à son frère.
Sauf la veille au soir. Dérogeant à ses habitudes, il
était venu saluer Ben et Daisy directement à l’hôpital, et
le simple fait de le revoir l’avait rendue malade car il ne
s’était pas contenté d’un passage express.
Melanie Grieves, une des patientes du service, étant
sur le point de donner naissance à des jumelles dans
des conditions difficiles, il avait proposé son aide. Puis il
s’était installé en salle de travail comme s’il connaissait
les lieux depuis toujours. Amy avait donc dû faire contre
mauvaise fortune bon cœur et collaborer avec lui, mais
elle avait eu du mal à se concentrer sur sa tâche !
Oui, elle avait bien fait de partir. Même dans une
grande ville comme Londres, elle n’aurait jamais pu
respirer librement le sachant là, quelque part…
— J’aime vivre ici, déclara-t-elle d’un ton ferme. Je m’y
plais et je ne regrette pas mon choix.
La tristesse qu’elle lut dans son regard l’étonna. Il la
fixait d’un air étrange, un peu nostalgique, et son cœur
se serra.
— Tu m’as manqué, Amy, murmura-t-il.
— Je… toi aussi.
Matt s’éclaircit la voix, puis demanda :
— As-tu terminé ?
Surprise, elle constata qu’elle avait presque vidé son
assiette. Tant mieux car elle avait besoin de reprendre
des forces !
— Oui, répondit-elle en souriant.
— Si nous retournions danser, alors ? N’oublie pas
ma mission : je suis ton cavalier ce soir…
Matt lui faisait-il cette proposition uniquement pour
sauver les apparences ? Au fond, elle n’avait guère
envie de s’attarder sur ce point car, à son grand
désarroi, elle brûlait de se retrouver dans ses bras.
Selon toute vraisemblance, ce serait la dernière fois…
— Si c’est ce que tu veux, répondit-elle, s’efforçant de
contenir sa nervosité. Allons-y.

***
Danser avec Amy ? Matt ne voulait que cela ! Jamais,
même au début de leur relation, il n’en avait autant rêvé.
Il était impatient de retrouver le contact de son corps
mince mais sensuel, de sentir ses courbes pleines qui
avaient toujours réagi sous ses caresses comme les
cordes d’un violon sous l’archet…
Le tempo des premières danses ne lui donna pourtant
pas l’occasion de l’enlacer comme il l’espérait. Ils
évoluèrent d’abord sur un rock endiablé, puis imitèrent
les autres danseurs sur un rythme de salsa avant que,
finalement, on ne baisse les lumières.
Alors, dès l’introduction du slow qui suivit, il ne résista
pas à la tentation d’étreindre Amy de toutes ses forces. Il
avait arrondi la main sur la peau fine de son épaule
dénudée par le fourreau de soie bleue et chaque pas,
chaque geste les rapprochaient un peu plus, au point
qu’il eut bientôt l’impression de se fondre en elle. Il avait
tellement envie d’elle, à présent, qu’il éprouvait une
douleur sourde, de plus en plus incoercible…
— Je t’aime…

***
Amy ne sut jamais très bien qui, d’elle ou de Matt,
avait prononcé ces mots. Tout ce dont elle avait
conscience, c’était du cœur de Matt qui battait contre
son oreille, de ses cuisses glissées entre les siennes et
des frissons délicieux qui la parcouraient.
Sans l’avoir vraiment voulu, elle releva la tête et sentit
un soupçon de barbe naissante lui chatouiller la joue.
Puis elle tourna le visage jusqu’à ce que sa bouche
rencontre les lèvres douces et sensuelles de Matt.
Il lui donna un baiser hésitant qui trahissait toutes leurs
incertitudes. Mais cela faisait si longtemps qu’elle ne put
s’empêcher de prolonger cette sublime torture, et au
bout du compte ils tremblaient tous les deux lorsqu’ils se
redressèrent.
— Amy…
— Matt…
Elle lut dans son regard la lutte qui faisait rage en lui,
fidèle écho de sa propre hésitation. Chaque seconde lui
donnait l’impression de se perdre un peu plus, et
finalement elle ne protesta pas lorsque Matt lui enserra
les poignets pour dénouer ses mains de son cou. Alors,
les doigts entremêlés aux siens, il la guida parmi la foule
des danseurs et lui fit traverser la pièce, puis le hall
jusqu’au grand escalier qui menait aux chambres.
Ils ne parlaient pas, ne se regardaient pas. Elle eut
vaguement conscience de croiser des visages familiers,
mais fut incapable de les reconnaître. Elle ne pouvait
penser qu’à Matt et quand, enfin, il ouvrit la porte de sa
chambre, elle eut le sentiment de n’avoir vécu que pour
cet instant.
Avec une infinie tendresse, il captura son visage,
effleura ses lèvres. Elle gémit, s’accrochant à ses
épaules telle une naufragée tant elle avait besoin du
contact de son corps pour retrouver la magie de leurs
étreintes passées.
— S’il te plaît, chuchota-t-elle d’une voix à peine
audible.
Mais Matt l’entendit. Accédant à sa prière, il recula
d’un pas. Après quoi il se dévêtit, avec une frénésie qui
ne laissait aucun doute sur l’ardeur qui l’habitait. Puis il
l’enlaça et la fit pivoter, cherchant la fermeture de sa
robe.
— Là, sur le côté, murmura-t-elle en guidant sa main.
Le fourreau tomba à ses pieds dans un frémissement
de soie. Elle ne portait plus que ses dessous de dentelle
à présent, et son corps s’embrasa sous le regard
incandescent de Matt.
Avec un grognement sourd, il la souleva pour
l’emporter vers la chambre, où il l’allongea délicatement
sur le lit. Elle le sentit trembler lorsqu’il fit glisser son slip
le long de ses jambes, parcourant de ses lèvres la peau
tendre de ses cuisses, butinant ses genoux, ses
chevilles jusqu’à ce qu’elle perde toute notion du temps
et du monde. Il laissa courir ses mains sur sa taille,
remonta jusqu’à ses seins. Mais au moment où elle
s’offrait à lui en gémissant il se redressa et plongea
dans le sien un regard torturé.
— Amy, ce n’est pas possible… Je n’ai pas…
— Je prends la pilule.
Il laissa échapper un profond soupir puis, basculant
sur le côté, l’attira dans ses bras. Il la tint serrée un
moment, avant de lui donner un baiser brûlant qui acheva
de l’égarer tout à fait.
Lorsqu’il vint en elle, elle l’eut l’impression de s’éveiller
à la vie après un long sommeil. Enfin, elle retrouvait la
seconde moitié d’elle-même, cet alter ego qui lui avait
tant manqué. Enfin, ils étaient réunis. Jamais ils
n’auraient dû se perdre…
— Matt…
— Oh, Amy ! Comme tu m’as manqué…
De manière instinctive, elle adopta son rythme
enfiévré, en une danse millénaire qui les conduisait
toujours plus loin, toujours plus haut. Quand ils
culminèrent ensemble aux sommets du plaisir, elle se
laissa aller dans ses bras tandis qu’il lui chuchotait des
mots d’une tendresse infinie. Leurs deux cœurs battaient
à l’unisson et, pour la première fois depuis quatre ans,
elle eut l’impression d’atteindre la perfection absolue.
Matt aussi lui avait manqué. Et elle savait déjà
qu’après cette nuit il lui manquerait pour toujours.
2.
Allongée contre Matt, les yeux levés vers le plafond,
Amy se prit à espérer pour la centième fois que cette
nuit ne finisse jamais.
Après s’être endormis dans les bras l’un de l’autre, ils
avaient fait l’amour de nouveau, lentement cette fois. Ils
avaient pris leur temps, savourant la joie de se
redécouvrir. Et la magie avait refait surface avec une
intensité accrue par ces longues années de séparation.
En fait, c’était comme s’ils ne s’étaient jamais quittés ou
qu’ils s’étaient perdus pour mieux se reconquérir.
Néanmoins, pour exceptionnelle qu’ait été leur
entente, elle ne se faisait aucune illusion. Ces
retrouvailles marquaient un retour vers le passé mais ne
traçaient aucun chemin vers l’avenir. Matt et elle étaient
demeurés trop longtemps loin de l’autre pour qu’il puisse
en être autrement.
Dans quelques jours, il retournerait à Londres et elle
resterait seule à soigner son cœur meurtri. Tout juste
pourrait-elle se raccrocher au souvenir de ces moments
magiques pour trouver un peu de la paix intérieure qui lui
faisait si cruellement défaut.
Matt non plus n’avait pas tourné la page, elle en était
sûre désormais. Simplement, il habitait loin, leurs vies
avaient pris des directions différentes et au fond cela
valait mieux. Il fallait qu’ils avancent, qu’ils tirent un trait
sur leur histoire une bonne fois pour toutes.
Si cette nuit idyllique pouvait les aider à panser leurs
blessures, alors tant mieux. Car il était grand temps
qu’ils passent à autre chose…
Pivotant sur l’oreiller, elle effleura la joue de Matt. Dans
son sommeil, il resserra son étreinte et l’attira plus près
jusqu’à ce que sa tête repose au creux de son épaule.
Puis ils demeurèrent là, immobiles, tandis que les
premières lueurs du jour filtraient à travers les
persiennes, baignant la chambre d’une douce clarté.
— Amy…
— Hm…
— C’est le matin.
— Hm…
— Tu es dans ma chambre.
— Je sais.
— Ma chérie… Dans très peu de temps, tout le monde
va le savoir.
La réalité frappa brutalement sa conscience et elle
ouvrit grand les yeux, atterrée. Oh non ! Comment
allaient-ils se sortir de cette situation gênante ?
— Je… Matt, aide-moi à m’habiller.
Rejetant le drap, elle chercha ses sous-vêtements à
tâtons, mais en pure perte. Quelle idiote ! Elle devait se
dépêcher !
— Prends le peignoir qui est dans la salle de bains,
suggéra Matt. Tu as la clé de ta chambre ?
— Bien sûr. Je l’ai laissée…
Elle s’interrompit, au comble du désarroi. Elle avait
rangé la clé en question dans son sac à main, lui-même
abandonné Dieu savait où.
Lentement, elle retomba sur le lit, puis se cacha sous
le drap. Une pudeur bien inutile l’avait envahie, couplée à
une intuition de catastrophe imminente.
— Mon passe est resté dans ma pochette, avoua-t-
elle.
— Qui est… ?
— … quelque part en bas.
Avec un grognement étouffé, Matt se leva d’un bond
puis gagna la salle de bains. Il en ressortit quelques
minutes plus tard, son corps nu encore humide de la
douche, et elle demeura immobile, paralysée par cette
trop séduisante vision.
Lui, heureusement, se montrait plus réactif. Après
avoir attrapé des sous-vêtements, un jean et une
chemise dans son bagage, il s’habilla rapidement, puis
se posta près d’elle.
— A quoi ressemble ta pochette ?
Avec effort, elle se concentra sur la situation présente.
— Je… Elle est rectangulaire, en satin beige, avec
une chaînette dorée. A l’intérieur, il y a un tube de rouge
à lèvres, un mouchoir, et bien sûr ma clé.
— Aurais-tu la moindre idée de l’endroit où elle se
trouve ?
— Pas très loin de la piste de danse, je crois. J’ai dû
la poser contre le mur quand nous sommes allés dîner.
— J’y vais. A tout de suite.

***
Avant de quitter la chambre, Matt jeta un dernier
regard à Amy, assise sous le drap, les genoux relevés,
un air de profond regret peint sur le visage. Il passa dans
le couloir, appela l’ascenseur et s’y engouffra, le cœur
déchiré au souvenir de leur folle nuit. Seigneur !
Comment avait-il pu se montrer si stupide ?
Et pourquoi diable Amy prenait-elle la pilule ?
Entretenait-elle une relation sérieuse avec un autre ? Si
oui, elle venait de se conduire d’une façon bien légère,
ce qui ne lui ressemblait pas. Et si tel n’était pas le cas
fallait-il en conclure qu’elle avait pour habitude de…
Allons, stop ! Ce genre de pensées ne le mènerait
nulle part !
Sitôt la cabine arrivée en bas, il se précipita vers la
salle de réception, où le personnel de l’hôtel s’affairait
déjà au nettoyage. Il expliqua son cas à un serveur, qui le
réorienta vers le portier de nuit. Ce dernier avait bel et
bien récupéré un sac correspondant à la description
d’Amy, mais Matt prit néanmoins la peine de l’ouvrir pour
en vérifier le contenu. Ouf ! C’était le bon.
Cette fois, il remonta en courant par l’escalier, trouva
la chambre 212 et réussit à l’ouvrir sans problème.
Après quoi il prit la petite valise encore fermée
abandonnée sur le lit et rejoignit sa propre chambre.
Le visage d’Amy s’éclaira d’un sourire radieux lorsqu’il
entra, son bagage à la main.
— Oh, Matt, c’est génial ! Merci.
— A votre service, madame, répondit-il d’un ton léger.
Que ne ferait-on pas pour sauver la réputation d’une
demoiselle ?
Elle rougit légèrement, et pour ne pas accentuer son
embarras il se hâta de poursuivre :
— Je vais retourner dans ta chambre pour te laisser te
préparer en paix. Il se pourrait que mes parents ou Ben
viennent frapper d’ici un moment. Ne leur réponds pas,
cela ne fait rien. S’ils ont quelque chose d’important à
me dire, ils me joindront sur mon portable.
Il attrapa le mobile abandonné sur la table de chevet et
le glissa dans sa poche.
— On… se voit en bas, au petit déjeuner ? demanda-t-
il, hésitant.
Le hochement de tête gêné d’Amy, le voile qui
obscurcissait son magnifique regard gris le perturbèrent
au plus haut point. S’il avait suivi son instinct, il se serait
avancé vers le lit, l’aurait prise dans ses bras, cajolée,
embrassée. Mais au lieu de cela il pivota rapidement
vers la porte, quitta la pièce et redescendit jusqu’au
numéro 212.
Dans le havre de paix de la chambre, il s’allongea, les
mains derrière la nuque, laissant échapper un profond
soupir. Il avait cédé à une impulsion et il était bien
avancé puisqu’il avait maintenant la certitude qu’il aimait
encore Amy et qu’il l’aimerait toujours. Du reste, il n’avait
pas eu besoin de cette nuit pour le savoir. Au fil des
années, il avait juste fait de son mieux pour occulter ses
sentiments profonds, lesquels se réveillaient à présent
avec une intensité préoccupante…
Roulant sur le côté, il donna un coup de poing dans
l’oreiller et plissa les paupières. Dormir. Il allait essayer
de dormir. Avec un peu de chance, une ou deux heures
de sommeil l’aideraient à affronter la suite des
événements.

***
Amy n’en revenait toujours pas.
Comment avait-elle pu être assez bête pour passer la
nuit avec Matt ? Durant les semaines qui avaient
précédé le mariage, elle avait craint leurs retrouvailles,
sachant combien son équilibre risquait d’être mis en
péril. Mais de là à imaginer une telle conclusion…
Elle resserra les pans du peignoir autour d’elle et se
posta près de la fenêtre. En se penchant, elle pouvait
voir le banc sur lequel ils s’étaient assis tous les deux
pour dîner, quelques heures plus tôt.
Soudain, elle se rendit compte qu’elle pleurait et
balaya ses larmes d’une main impatiente. Cela suffisait !
Elle avait déjà fait beaucoup de choses insensées à
cause de Matt, mais là, c’était la cerise sur le gâteau !
Avec un soupir, elle se dirigea vers la commode où
trônait une bouilloire sur un plateau. Elle se prépara du
thé, puis ouvrit sa valise pour aller prendre sa pilule
contraceptive dans sa trousse de toilette. Sans ce
médicament qui l’aidait à contrôler ses règles
irrégulières, jamais elle n’aurait succombé au charme de
Matt. Ce qui aurait bien mieux valu, se répéta-t-elle pour
la cinquantième fois.
D’autant que maintenant il devait la prendre pour une
fille facile…
— Après tout, tant pis ! s’exclama-t-elle à haute voix.
Je ne lui dois rien, ça ne le regarde pas. Et au moins
cette fois-ci je ne tomberai pas enceinte !
Sa tasse à la main, elle approcha de nouveau de la
fenêtre… et se figea. Juste en dessous d’elle, Matt était
assis sur « leur » banc, et pianotait sur les touches de
son portable. Il passa un bref coup de fil, avant de se
lever pour rejoindre le hall à pas pressés. Un cas urgent
réclamait-il sa présence à Londres ? Ou alors devait-il
passer voir Melanie Grieves, dont ils avaient mis les
jumelles au monde ?
Elle fixait encore la cour déserte lorsqu’on frappa à la
porte.
— Amy ? C’est Matt.
Indécise, elle attendit quelques instants. Certes, elle
ne tenait pas à l’affronter plus que cela, mais c’était
inévitable et mieux valait évacuer le problème
rapidement. Elle le fit donc entrer, se redressant de toute
sa hauteur pour ne pas avoir l’air d’une collégienne prise
en faute. Il était trop tard pour culpabiliser !
— Tout va bien ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
— Oui, très bien. Je vais aller rendre une petite visite à
Melanie Grieves à l’hôpital. Ben m’a demandé de garder
un œil sur elle.
— Je m’en doutais, répondit-elle en souriant, car elle
connaissait la conscience professionnelle des deux
frères. Tu… reviens pour le petit déjeuner ?
— Oui, sinon je vais m’attirer les foudres de la famille !
Tiens, ton passe.
Elle le prit du bout des doigts afin d’éviter tout contact.
— Merci.
Matt embrassa la pièce du regard, puis conclut :
— Garde ma clé pour l’instant, tu me la rendras tout à
l’heure. Je vais juste reprendre mes affaires.
Il gagna la salle de bains, d’où il revint avec sa trousse
de toilette. Après quoi il alla chercher le costume, la
chemise et les sous-vêtements éparpillés sur la
moquette de l’entrée. Il fourra le tout dans son sac de
voyage sans autre forme de cérémonie.
Elle s’aperçut alors qu’il lui lançait un coup d’œil
hésitant et faisait mine d’avancer. Lui donnerait-il un
baiser d’adieu ? Le voulait-elle… ?
Avant qu’elle ait pu trouver une réponse à cette
question, il s’était détourné vers la porte. Finalement, il
quitta la pièce sans un regard en arrière.
Restée seule, Amy laissa échapper un profond soupir,
puis s’assit au bord du lit. S’attarder dans cette chambre
ne donnerait rien de bon. Elle allait s’habiller rapidement.
Ensuite, elle descendrait au rez-de-chaussée et se
mettrait en quête de visages connus.
Il était néanmoins peu probable que la salle du petit
déjeuner soit prise d’assaut à une heure aussi matinale
car, contrairement à eux, tout le monde avait dû danser
jusqu’à l’aube. La plupart des invités devaient encore
dormir, bien au chaud dans leur lit… là où elle-même
aurait dû se trouver si elle avait eu deux sous de bon
sens. Les événements avaient hélas prouvé qu’elle en
manquait cruellement…
Les larmes recommencèrent à rouler sur ses joues et
elle les écrasa d’un poing rageur. Maudit Matt ! Pourquoi
fallait-il qu’il soit à ce point irrésistible ? Elle savait à
présent qu’elle garderait longtemps le souvenir de sa
chaleur, de sa tendresse, de leur complicité.
Elle espérait juste pouvoir passer à autre chose un
jour. Mais en cette minute précise la difficulté lui semblait
insurmontable.

***
Melanie Grieves se portait comme un charme.
Une trentaine d’heures après son accouchement par
césarienne, la cicatrice ne présentait aucun signe
d’infection et les constantes étaient bonnes. De plus, ses
jumelles, nées à terme et de bon poids, semblaient en
pleine forme. En toute logique, Matt n’aurait pas dû
rester plus de dix minutes à son chevet. Sauf que là il
prenait son temps.
Après avoir refait le pansement lui-même sous
prétexte de soulager l’infirmière de garde, voilà
maintenant qu’il s’attardait à examiner une fillette, puis
l’autre. Non seulement il y prenait plaisir, mais s’affairer
autour des bébés lui donnait aussi une excellente raison
de ne pas retourner à l’hôtel, où remords et culpabilité
l’assailliraient dès qu’il aurait franchi les grandes portes
du hall.
Seigneur ! Il avait perdu la tête ! Pourquoi avait-il fallu
qu’il craque de nouveau pour Amy ? Et pire, pourquoi
avait-il agi avec une telle inconscience ? Il avait entraîné
la jeune femme jusqu’à sa chambre comme un homme
des cavernes, au vu et su de tout le monde, et même si
le D.J. avait baissé les lumières leur départ avait
forcément dû se remarquer !
Comme l’époux de Melanie arrivait, il chassa ces
réflexions dérangeantes pour bavarder quelques instants
avec le couple. Après quoi il prit congé, quitta le service
de gynécologie obstétrique et descendit sur le parking
de l’hôpital.
Il remonta en voiture, de plus en plus perturbé mais
décidé à en finir. Autant rejoindre les autres, faire bonne
figure et surtout éviter que sa mère ne s’en mêle.
Jusqu’à l’arrivée d’Amy, celle-ci les avait toujours
idolâtrés, Ben et lui. Puis elle s’était prise d’une
immense affection pour celle qui était censée devenir sa
belle-fille, la défendant bec et ongles. Si d’aventure elle
comprenait ce qui s’était produit, il passerait un mauvais
quart d’heure !
Alors qu’il n’avait toujours pas démarré et continuait
de se maudire, la sonnerie de son portable le fit
sursauter. Il le tira promptement de sa poche, scruta
l’écran. C’était Ben.
Mieux valait ne pas répondre. Il ne parlerait à
personne tant qu’il n’aurait pas eu un tête-à-tête avec
Amy.
Il mit le moteur en marche et, après un court trajet, se
gara dans la cour de l’hôtel. Avec un peu de chance, elle
n’aurait pas changé de numéro de portable. Cela valait
la peine d’essayer.
Le cœur battant, il pianota sur le miniclavier. La voix
rauque, sensuelle, reconnaissable entre mille lui parvint
dès la seconde sonnerie.
— Allô ?
— Amy, c’est Matt. Il faut que je te parle. Plus j’y
réfléchis et plus je me dis que des gens ont dû nous voir
partir ensemble hier.
— Je le crains aussi…
— Où es-tu ?
— Dans la cour. Ils ont sorti des tables pour ceux qui
veulent déjeuner dehors. Rejoins-moi si tu veux, apporte
du café.
Malgré sa nervosité, cette dernière consigne arracha
un sourire à Matt. Il pénétra dans le vestibule, trouva une
serveuse et lui commanda non seulement le précieux
breuvage, mais aussi un panier de viennoiseries.
Affronter Amy l’estomac vide n’était sans doute pas une
bonne idée, et son intuition lui soufflait qu’il aurait besoin
de forces.

***
Amy essayait de composer un visage neutre quand
Matt arriva dans la cour. Elle avait encore l’impression
d’évoluer sur une autre planète et peinait à croire qu’elle
allait déjeuner là, avec lui, qu’ils allaient inventer un
mensonge plausible pour expliquer leur départ la nuit
précédente. Quelle erreur ils avaient commise !
Qu’allaient penser les familles des mariés et leurs
amis ?
Incapable d’aborder le sujet la première, elle choisit
de rester en terrain neutre.
— Comment va Melanie ? s’enquit-elle après qu’il fut
installé.
— Très bien. Les jumelles aussi, d’ailleurs. Elles sont
adorables et se portent comme des charmes.
— Tant mieux. Voilà qui va faire plaisir à Ben et Daisy.
Un silence pesant suivit sa réponse, mais elle n’allait
certainement pas relancer la conversation. Qu’aurait-elle
pu dire, d’ailleurs ? « Merci pour la meilleure nuit
d’amour que j’aie eue depuis longtemps ? Pour la seule
nuit d’amour que j’aie eue depuis notre séparation ?… »
Finalement, Matt parla le premier.
— As-tu vu les autres ?
— Non, personne pour l’instant. Je… j’ai rangé ma
valise dans la voiture. Tiens, voilà ta clé.
Elle la posa devant lui sur la table en fer forgé, puis
ajouta :
— Alors, as-tu réfléchi ? Quelle histoire
abracadabrante allons-nous raconter ?
— On pourrait dire qu’on voulait discuter au calme ?
— Sauf qu’on n’a pas discuté ! s’exclama-t-elle, le feu
aux joues.
— Si tu préfères, laissons-leur croire que tu étais
malade.
— A cause de quoi ? Du champagne ?
— Ce serait plausible. Tu en as bu quelques coupes
et tu n’as pas l’habitude. D’ailleurs, moi-même…
— A d’autres, Matt ! Nous n’étions ivres ni l’un ni
l’autre. Personne ne croira cette explication venant de
nous !
— Tu as raison.
— Peut-être les gens n’auront-ils rien remarqué ? dit-
elle sans conviction.
Il eut un rire sans joie.
— Tu rêves, Amy ! Nous avons croisé du monde en
partant vers ma chambre. Pour autant que je me
souvienne… Oh, non ! s’écria-t-il après une courte
pause. Je pense que dans un de ces groupes il y avait
mes parents.
— Là, c’est le bouquet…
A sa grande surprise, il s’étira, les mains derrière la
tête, et sourit.
— Au lieu de chercher midi à quatorze heures, nous
devrions peut-être dire la vérité, tout simplement.
L’arrivée d’une serveuse portant un plateau la
dispensa de répondre. Quelle vérité ? Que fallait-il
conclure de cette nuit où tous les codes du raisonnable
avaient volé en éclats ? Etait-ce la peine de donner du
grain à moudre aux gens puisque l’histoire allait s’arrêter
là, définitivement cette fois ?
Désemparée, elle attrapa un pain au chocolat dans la
corbeille et le mordit du bout des dents. Autrefois, le
dimanche matin, c’était Matt qui préparait le petit
déjeuner. Il le lui apportait au lit, et ensuite…
— Quand repars-tu ? demanda-t-elle pour chasser ces
souvenirs douloureux.
— Mardi matin. Je n’ai pas de cas lourds à gérer en
ce moment à l’hôpital, donc je vais rester ici jusqu’au
retour de Daisy et Ben. Ils font une escapade de deux
nuits seulement, on a vu mieux comme lune de miel !
— Oui, ce n’était pas pratique pour l’organisation de
leurs congés. Mais ils se rattraperont plus tard. Où…
vas-tu dormir ? enchaîna-t-elle d’une voix un peu
tremblante.
— Chez Ben.
Evidemment. Elle aurait dû s’en douter. Voilà qui
n’arrangeait pas ses affaires.
Jusqu’au mariage, Ben et Daisy avaient vécu dans
deux maisons jumelées par respect pour Florence, la fille
de Ben. Daisy, qui n’avait pas encore emménagé chez
son époux, avait donc prié Amy de venir nourrir Sam,
son chat, pendant leur minivoyage de noces, et il était
convenu qu’elle dormirait sur place afin de tenir
compagnie au petit animal qui n’aimait pas rester seul.
Sauf que la présence de Matt dans le voisinage
changeait tout. Elle n’avait aucune envie de se retrouver
si près de lui jusqu’au mardi matin et allait devoir réviser
ses plans.
Et que dire de l’offre du jeune couple, qui lui avait
proposé de devenir locataire du cottage de Daisy ?
Certes, le bail de son appartement arrivait à terme à
Noël, mais maintenant plus que jamais c’était
impossible. Elle ne pourrait pas vivre dans la crainte
perpétuelle de tomber sur Matt quand il viendrait leur
rendre visite !
N’y tenant plus, elle repoussa sa tasse, prête à
s’éclipser. Mais le téléphone de Matt sonna et elle le vit
sourire en prenant l’appel.
— Salut, Ben ! Où es-tu ?
Comme il pivotait sur sa chaise, elle suivit la direction
de son regard en soupirant. Ben et Daisy se tenaient à
l’entrée de la cour, main dans la main, prêts à les
rejoindre et attendant visiblement le feu vert.
— Non, bien sûr que non. Au contraire ! s’écria Matt,
confirmant son intuition. Venez vite.
Et voilà, le sort en était jeté. Autant passer tout de
suite sur le grill puisque cela aurait fini par arriver…
Plaquant un sourire sur ses lèvres, elle se leva pour
accueillir le jeune couple.
— Alors, ça va, madame Walker ? Pas trop mal au
crâne ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
Daisy eut un sourire mystérieux, puis échangea un
regard de connivence avec son mari.
— Aucun risque ! répondit-elle en riant. Au cas où tu
n’aurais pas remarqué, je n’ai rien bu…
Perplexe, Amy les dévisagea tour à tour et se figea,
interdite. Ben avait le regard brillant. Quant à Daisy, elle
semblait illuminée de l’intérieur.
— Oh, mais c’est… merveilleux, murmura-t-elle.
Elle serra Daisy sur son cœur et, quand elle relâcha
son étreinte, vit Matt faire de même avec son frère. Il
affichait une expression qu’elle aurait reconnue entre
mille. Elle ne lui avait plus vu cet air-là depuis…
— Félicitations, c’est génial, dit-il, bourru.
En quelques secondes, il avait recouvré un masque
naturel, mais elle n’était pas dupe. Elle savait qu’il
pensait à la même chose qu’elle. Il ne pouvait en être
autrement.

***
— Alors ? Quand vais-je connaître le grand privilège
de devenir tonton ?
Matt avait posé sa question d’un ton enthousiaste en
espérant que les futurs parents ne remarqueraient pas
son malaise. Il devait donner le change, mais ce matin-là
l’exercice lui paraissait plus difficile que jamais.
— C’est pour le 10 mai, expliqua Daisy. Vous avez la
primeur de la nouvelle : j’ai fait le test ce matin au réveil.
— Juste après avoir été malade, précisa Ben avec
une grimace comique.
Matt sourit gentiment.
— Cela passera, ne t’inquiète pas. Toutes mes
patientes le disent, alors ça doit être vrai !
« Continue comme cela, Matthew. Reste calme,
impersonnel et tout ira bien. Tu peux y arriver. »
Mais qu’il était dur de jouer la comédie quand il voyait
le visage blême d’Amy, là, face à lui…
— Vomir est plutôt bon signe, observa cette dernière
d’une voix tendue. En général, cela confirme que la
grossesse est bien installée. Mais vous le savez aussi
bien que moi.
— Absolument, approuva Ben. Nous envisageons
maintenant l’avenir en bleu ou en rose. Et au fait, vous
deux, en parlant d’avenir, enchaîna-t-il avec un clin d’œil,
cela ne me regarde pas, mais…
— … effectivement, ce ne sont pas tes affaires, coupa
Matt. Amy et moi avions à discuter et c’était difficile avec
tout ce bruit et tout ce monde. Pour finir, elle s’est
endormie dans ma chambre, donc j’ai passé la nuit dans
la sienne.
Inutile de préciser qu’il n’était descendu qu’à 6 heures
moins le quart. Les invités venaient juste de se coucher
et personne n’avait dû remarquer la manœuvre…
— Ah, ah ! Voilà pourquoi maman t’a vu sortir de ta
chambre et te diriger vers la cage d’escalier à une heure
improbable…
Oh, non… Pas leur mère !
— J’avais oublié mon portable, je suis monté le
récupérer, mentit-il, avec la désagréable impression de
s’enfoncer.
Il n’avait jamais su tromper son frère et celui-ci n’était
certainement pas dupe. Néanmoins, Ben eut le bon goût
de ne pas insister. Il faudrait pourtant qu’il le briefe si leur
mère revenait à la charge, ce dont il ne doutait pas.
— Dis-moi… comment va Melanie ? enchaîna Ben à
son grand soulagement.
— Très bien. Elle rayonne et les petites sont
adorables. J’ai promis de lui apporter une part de
gâteau dans la journée.
— Génial ! Merci d’être allé la voir ce matin.
— Ça m’a fait plaisir, répondit-il, sincère.
Comme les mariés s’installaient à leur table, il se
versa une nouvelle tasse de café en évitant le regard
d’Amy, laquelle fixait d’ailleurs obstinément l’autre bout
de la cour.
— Avez-vous commandé votre petit déjeuner ?
s’enquit-il.
Daisy haussa les épaules.
— Je ne sais pas quoi manger. Je me sens incapable
d’avaler quoi que ce soit.
— Ne bougez pas. Je vais aller te chercher une tisane
et des petits sablés, et du café pour Ben. Je
redemanderai des viennoiseries par la même occasion.
— Oh, Matt ! Tu es le meilleur !
Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur Amy.
Elle souriait, mais semblait terriblement lointaine. Le
chagrin l’habitait encore, tout comme il dormait en lui. Ils
avaient souffert et continuaient de souffrir.
A croire que leur peine ne disparaîtrait jamais.

***
— Bonjour, Melanie ! Ça ne vous dérange pas si je
vous tiens compagnie un moment ?
— Bien sûr que non, Amy, je suis enchantée de vous
voir. Alors, ce mariage ? J’imagine que la mariée était
superbe ?
— Oui, renversante, mais pas aussi belle que vos
petites puces, répondit-elle gentiment. Montrez-moi un
peu qui est qui…
— A droite, c’est Daisy, et à gauche, il y a Amy.
J’espère que ce choix de prénoms ne vous ennuie pas.
Vous avez été tellement formidables avec moi toutes les
deux à la fin de ma grossesse…
— Non seulement cela ne m’ennuie pas, mais je suis
honorée, balbutia-t-elle, émue. C’est très gentil de votre
part.
Melanie avait présenté une complication rare car les
jumelles partageaient la même poche amniotique, avec
le risque que leurs cordons ombilicaux s’emmêlent. La
future mère était donc restée sous monitoring à la
maternité pendant plus de un mois, et des liens très forts
s’étaient noués avec l’équipe soignante.
— Si cela vous fait plaisir, alors je suis aux anges !
Aimeriez-vous faire un câlin aux filles ?
— Je voudrais bien, mais je n’ose pas, mentit-elle. Il
ne faudrait pas que je leur transmette un microbe de
l’hôpital.
Elle avait pris la peine de se changer après son
service — puisque, en ce lundi après-midi, elle venait
d’effectuer six heures de garde — néanmoins, elle ne
s’imaginait pas serrer les puces contre elle. Mettre au
monde des bébés était une chose, s’autoriser des
contacts avec eux en était une autre.
Pour adoucir ses propos, elle se pencha sur un
berceau, puis l’autre. Les fillettes paraissaient
rigoureusement identiques avec leurs traits harmonieux
et leur minuscule nez retroussé. Mais sans doute leur
mère les reconnaissait-elle déjà sans problème.
— Pouvez-vous les différencier ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Dès leur naissance, et même si elles ont
l’air de copies conformes, j’ai remarqué leurs signes
particuliers. Amy a le front légèrement bombé, tandis
que les joues de Daisy sont plus rondes… Adrian n’y
parvient pas aussi bien que moi, mais il apprendra,
ajouta Melanie en riant. D’ailleurs, je pense qu’il est
possible de reconnaître tous les vrais jumeaux. Prenez le
Dr Walker et son frère : ils sont presque identiques et
pourtant il y a quelque chose…
Amy inspira à fond, luttant pour masquer son trouble.
Bien sûr qu’il y avait quelque chose, il y avait même un
monde entre les deux. Ben n’avait jamais eu le pouvoir
de faire battre son cœur plus vite dès qu’il entrait dans
une pièce…
A cet instant précis, Matt franchit le seuil de la
chambre et elle eut l’impression que son estomac se
nouait.
— Quand on parle du loup…, dit-elle d’un ton
faussement léger.
Elle laissa Melanie relancer la conversation, puis prit
congé. Néanmoins, elle dut passer près de Matt pour
sortir et les effluves citronnés de son parfum lui
montèrent aux narines. Elle en fut si troublée qu’il lui
sembla le sentir jusque dans le couloir.
Seigneur ! Vivement qu’il s’en aille !
Mais elle pouvait tenir, et elle allait tenir. Il n’y avait pas
d’alternative.

***
Le lendemain matin, Amy s’organisa au maximum
pour éviter Matt. Il allait rentrer à Londres et ne
manquerait certainement pas de venir prendre congé de
Ben à l’hôpital.
Toutefois, vers 10 heures, il la rejoignit dans le bureau
des infirmières où elle s’était installée pour mettre ses
dossiers informatiques à jour. Il fallait s’en douter…
— Salut, dit-il. Je m’en vais.
Curieux, tout de même. Elle aurait dû être aux anges,
et pourtant une vague de tristesse incommensurable
déferla sur elle à l’idée qu’elle allait le perdre.
Le perdre ? Allons, elle devenait ridicule ! Matt ne lui
appartenait plus depuis longtemps ! Ils s’étaient à peine
croisés depuis le mariage, et même si leurs brèves
rencontres avaient toujours donné lieu à des échanges
de regards intenses, jamais il n’avait donné l’impression
qu’il désirait poursuivre l’aventure avec elle.
— As-tu le temps de boire un café ? s’enquit-il.
Elle jeta un coup d’œil machinal sur la pendule. Pour
une fois, elle pouvait s’octroyer une pause. Aucun
accouchement n’était en cours, le service était calme…
Néanmoins, cette dernière entrevue s’imposait-elle ?
— Je peux prendre cinq minutes, répondit-elle,
réticente.
Elle rabattit le couvercle de son ordinateur portable,
puis se leva. Matt l’invita à le précéder, une main
légèrement posée sur son dos, et elle éprouva à ce
contact un profond sentiment de sécurité. Mais, bien sûr,
ce n’était qu’un leurre. Jamais elle ne pourrait être en
sécurité avec lui…
Sans un mot, ils descendirent à la cafétéria où ils
s’installèrent à une table près des grandes baies vitrées.
— Il faut qu’on parle, dit Matt.
Pendant un moment, elle tourna sa cuiller dans sa
tasse, cherchant ses mots.
— Crois-tu vraiment… qu’il y a quelque chose à dire ?
Le rire qui lui parvint en retour lui parut sombre et
amer.
— Amy ! Nous avons passé une nuit ensemble !
— En souvenir du bon vieux temps. L’histoire s’arrête
là.
— En es-tu sûre ? Vraiment sûre ?
— Oui.
Pendant un moment, il la tint captive de son regard,
cherchant de toute évidence à mettre cette affirmation en
doute.
— Très bien, lâcha-t-il en soupirant. Si c’est ce que tu
veux…
Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait. Ce qu’elle
désirait au plus profond d’elle-même, c’était lui. Mais elle
savait également ne pas pouvoir lui faire confiance. Ne
l’avait-il pas abandonnée quand elle avait le plus besoin
de lui ?
Plus jamais elle ne prendrait le risque de vivre pareil
cauchemar.
— C’est ce que je veux, Matt, articula-t-elle, luttant pour
maîtriser le tremblement de sa voix. Nous avons déjà
essayé, cela n’a pas marché. Il faut tourner la page.
— L’as-tu tournée, cette page ?
Comme si c’était possible. Elle inspira à fond et
s’absorba dans la contemplation du parc.
— C’est ce que je pensais…, dit Matt d’une voix
douce. Eh bien, si cela peut te consoler, moi non plus. Je
n’ai jamais oublié ce qui s’est passé entre nous. Je ne
t’ai jamais oubliée, Amy.
Elle ferma les yeux, cherchant à maîtriser l’émotion
violente qui menaçait de l’engloutir corps et âme. Il fallait
que Matt s’en aille, maintenant ! Sinon, elle allait
craquer…
Alors qu’elle cherchait à se ressaisir, elle entendit un
bruit de chaise sur le carrelage, puis une main se posa
sur son épaule. Elle rouvrit les paupières et s’obligea à
soutenir le regard de Matt.
— Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver, dit-il.
— Je ne changerai pas d’avis.
Avant qu’elle ait pu réagir, il se pencha et lui releva le
menton du bout des doigts. Après quoi, très doucement,
il posa ses lèvres sur les siennes. C’était un baiser triste,
furtif. Un baiser d’adieu.
— Au revoir, Amy. Prends soin de toi.
Tétanisée, elle le regarda traverser la pièce, se
rapprocher de la sortie, franchir la porte. Elle aurait voulu
courir derrière lui et le retenir, lui dire qu’elle ne pensait
pas un mot de ce qu’elle venait de dire, mais au fond
d’elle-même quelque chose l’en empêcha.
Un jour, probablement se féliciterait-elle d’avoir eu
cette sagesse, mais en attendant… En attendant, elle
n’avait qu’une envie : rentrer chez elle et pleurer toutes
les larmes de son corps.
3.
Plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’Amy ne
réussisse à sortir la tête de l’eau.
Matt occupait son esprit matin, midi et soir. Elle avait
beau se répéter qu’elle avait pris la bonne décision, elle
peinait à refaire surface. Régulièrement, elle devait
même s’empêcher de prendre le téléphone pour
l’appeler et lui dire qu’elle avait changé d’avis.
Lorsque, mi-octobre, elle eut enfin la certitude de ne
pas être enceinte, elle commença néanmoins à respirer
plus librement. Dieu merci, il n’y aurait aucune
conséquence fâcheuse à leur nuit d’amour. Elle pouvait
maintenant dormir tranquille, essayer d’oublier. Le
manque presque physique qu’elle éprouvait finirait par
s’estomper. Du moins voulait-elle s’en convaincre pour
ne pas devenir folle.
Comme au moment de leur séparation, elle trouva plus
que jamais refuge dans le travail. En cette fin d’année,
les accouchements prévus étaient nombreux, aussi
avait-elle l’assurance de rester occupée pendant les
fêtes, période durant laquelle elle passerait le plus clair
de son temps à l’hôpital.
Tout aurait donc été pour le mieux, n’eût été la
dégradation prévisible des conditions météo début
décembre. Aux frimas de novembre avaient succédé de
fortes gelées, lesquelles eurent bientôt raison de la
tuyauterie, puis de la chaudière de son logement un peu
vieillot.
Alors qu’elle s’était réveillée un matin, transie et le
bout du nez gelé, elle reçut quelques heures plus tard un
coup de fil embarrassé de son propriétaire, qui n’avait
pu trouver de réparateur disponible. Selon toute
vraisemblance, personne ne se déplacerait avant une
dizaine de jours car ils étaient tous submergés, expliqua-
t-il. Elle n’eut donc pas d’autre choix que de céder aux
instances de Ben et Daisy, lesquels lui avaient déjà
proposé une dizaine de fois au moins la maison de
Daisy, demeurée vide depuis leur mariage.
Elle s’y installa dix jours avant Noël, précisant que,
même si elle leur était très reconnaissante, il s’agissait
d’une solution temporaire et qu’elle retournerait chez elle
sitôt les travaux de plomberie effectués.
— Tu devrais plutôt résilier ton bail, tu as encore
quelques jours pour le faire, suggéra Daisy avec un
sourire indulgent. Tu serais mieux ici dans le quartier,
avec nous.
Sourds à ses propositions de les dédommager — ils
préféraient de toute manière que le cottage soit occupé
— les jeunes mariés avaient tout prévu pour son confort,
et leur prévenance, leur chaleur humaine lui allaient droit
au cœur. Mais, en dépit d’une profonde affection à leur
égard, quelle douleur elle éprouvait en les voyant si
heureux !
Quand, la semaine suivante, Daisy passa sa première
échographie, la future maman vint lui montrer les clichés
en descendant du cabinet du radiologue. Elle entrait
maintenant dans sa vingtième semaine et, la fatigue des
premiers mois balayée, irradiait de bonheur.
— C’est merveilleux, bredouilla Amy, alors qu’elles
contemplaient les photos ensemble. Qu’a dit Ben ?
Daisy s’esclaffa.
— Jamais il n’a été aussi nerveux ! Tu aurais dû le voir
cramponné à mon bras, en train de scruter l’écran. Il a
pourtant l’habitude !
— Oui mais quand c’est son propre enfant, cela
change tout…
Si leur bébé avait vécu assez longtemps, Matt aurait
certainement eu la même attitude à la première
échographie. Il s’était montré si heureux en apprenant
qu’elle était enceinte. Heureux, protecteur et amoureux…
Seigneur ! Quand réussirait-elle enfin à tirer un trait sur
cette douloureuse histoire ?
L’arrivée de Kim, l’infirmière stagiaire, interrompit ses
pensées de manière opportune.
— Amy, je suis contente de te trouver là ! Je viens
d’admettre une patiente enceinte de trente-quatre
semaines. Elle s’appelle Helen Kendall. Elle ressent de
petites contractions depuis hier soir. C’est peut-être une
fausse alerte, mais dans le doute… On ne la connaît pas,
elle vient d’emménager dans le quartier. Heureusement,
elle a apporté son dossier. Elle attend en salle 2.
— J’arrive tout de suite. Je vais lui faire un bilan
rapide, tu peux déjà contacter Ben.
Pivotant vers Daisy, elle s’efforça de composer un
visage souriant. Son amie n’était visiblement pas dupe,
mais elle ne fit aucun commentaire.
— File, tu as du pain sur la planche, dit-elle. Je rentre
à la maison, j’avais pris ma journée. On se voit plus
tard ?
— Oui, bien sûr. Merci… d’avoir partagé ça avec moi.
— Merci à toi, Amy.
Ravalant un soupir, elle quitta la pièce et gagna
rapidement la salle 2. Elle découvrit la patiente assise au
bord d’une chaise, croisant et décroisant nerveusement
les mains, l’air paniqué.
— Bonjour, Helen, je m’appelle Amy, dit-elle
gentiment. Ne vous inquiétez pas, nous allons prendre
bien soin de vous.
— Je m’excuse… de vous déranger, bredouilla la
jeune femme, mais quelque chose cloche. C’est ma
faute, je me suis trop fatiguée avec le déménagement.
Maintenant, je suis épuisée ! ajouta-t-elle d’une voix
rauque.
Quand elle éclata en sanglots, Amy lui posa une main
apaisante sur le bras.
— Il n’y a pas de quoi se rendre malade, répondit-elle
avec douceur. Vous allez vous déshabiller, enfiler la
chemise que je vais vous donner, et ensuite vous vous
allongerez pour que l’on vous examine.
— Quelle idiote j’ai été ! poursuivit Helen en secouant
la tête. Mon mari tenait à ce que nous déménagions
avant la naissance, mais je n’aurais pas dû l’écouter.
Mon bébé va naître prématuré à cause de moi…,
conclut-elle, les épaules secouées de spasmes.
Sauf qu’à trente-quatre semaines il avait une bonne
chance de s’en sortir, pensa Amy. Alors qu’à dix-huit
semaines le sien n’en avait eu aucune…
— Calmez-vous, Helen, conseilla-t-elle, s’efforçant de
bannir ces sombres réflexions. Vous ne rendez pas
service à votre bébé en vous mettant dans un état pareil.
S’il doit venir au monde maintenant, il sera très
probablement en bonne santé. Ne vous en faites pas
pour cela.
Elle ouvrit le placard à fournitures, en sortit une blouse
et un petit bassin pour qu’Helen puisse lui fournir un
échantillon d’urine. Après quoi elle passa dans le couloir
le temps que la future mère se prépare. Du reste, elle
avait grand besoin de cette pause pour se ressaisir.
Que lui arrivait-il ce matin ? D’habitude, elle ne se
remémorait jamais sa propre fausse couche dans un
contexte professionnel. Le fait de voir les photos du
bébé de Daisy l’avait-il à ce point perturbée ?
A ce moment-là, elle avait bien sûr pensé à Matt. Et
fatalement elle avait laissé affleurer de mauvais
souvenirs. Mais elle devait garder sa mission à l’esprit et
ce n’était pas en s’attardant sur des blessures
personnelles qu’elle allait aider les autres. Or, Helen
Kendall avait besoin d’une sage-femme compétente !
Elle pénétra de nouveau dans la chambre et trouva sa
patiente couchée sur le lit d’examen. Helen avait déposé
son flacon d’urine sur la table de chevet à côté de son
dossier médical, et Amy attrapa les fiches pour vérifier
qu’il n’y avait pas de problème majeur signalé par ses
collègues les mois précédents.
A priori, tout était normal, constata-t-elle, soulagée. Il
s’agissait d’une première grossesse qui se déroulait
normalement. Les analyses étaient parfaites et le bébé
se développait bien. Rien ne laissait donc présager
d’éventuelles complications en cas d’accouchement
prématuré.
Rassurée sur ce point, elle approcha l’appareil
d’échographie portable, puis enduisit le ventre d’Helen
de gel conducteur. Après quoi, doucement, elle promena
la caméra sur l’abdomen tendu de la jeune femme.
— Ecoutez comme son cœur bat bien ! dit-elle au bout
de quelques minutes. Et voyez comme il remue ! Ce
bébé est en forme, vous pouvez me croire !
Helen laissa échappa un profond soupir.
— C’est génial ! bredouilla-t-elle, les larmes roulant de
nouveau sur ses joues. Si vous saviez comme j’ai eu
peur !
A peine la future mère avait-elle fini sa phrase que
Ben entra dans la pièce. Il se rapprocha du lit, un sourire
affable aux lèvres. D’un signe de tête, Amy lui fit
comprendre que tout allait bien, après quoi elle lui tendit
la caméra pour qu’il puisse forger sa propre opinion.
Il étudia le fœtus sous tous les angles, effectua les
mesures de taille et de périmètre crânien, puis écouta le
cœur à son tour.
— Les chiffres correspondent aux normes attendues,
annonça-t-il, l’air très satisfait. Votre bébé est en
excellente santé, Helen. Il y a des chances pour qu’il
naisse à terme.
Des chances que d’autres n’avaient pas eues, songea
Amy, le cœur lourd.
Elle avait reculé légèrement afin de masquer son
trouble, ce qui n’empêcha pas Ben de pivoter vers elle
avec un petit grognement caractéristique. Matt en faisait
autant, lorsqu’il devinait que quelque chose n’allait pas
ou que quelqu’un avait un problème. Peut-être, au fond,
se ressemblaient-ils davantage qu’elle ne le croyait ?
Connaissant Ben, elle en serait quitte pour un
interrogatoire à la première occasion. Mais dans
l’immédiat elle était tranquille : il devait s’occuper
d’Helen.
— Nous allons vous garder sous monitoring toute la
journée et cette nuit, expliqua-t-il. Néanmoins, il n’y a pas
lieu de vous inquiéter. Je pense que vous avez de
fausses contractions. Je vais vous prescrire des
médicaments pour les arrêter, et aussi des stéroïdes
pour accélérer la maturation des poumons du bébé.
Tranquillisez-vous, il s’agit d’une simple précaution car à
mon avis cet épisode désagréable devrait s’arrêter
rapidement. Si tout rentre dans l’ordre d’ici demain
matin, vous pourrez partir, à condition que vous
promettiez d’être sage, bien sûr.
Helen eut un sourire triste.
— Soyez tranquille, docteur, j’ai compris la leçon. Si
vous saviez comme je me sens bête ! Je n’aurais peut-
être pas dû venir, mais je ne savais plus quoi faire…
— Bien sûr que si, il fallait venir ! protesta gentiment
Amy. Et il faudra venir chaque fois que vous aurez un
doute ou que vous aurez l’impression que quelque chose
cloche.
Elle tapota l’épaule de la patiente, puis remonta le
drap sur elle.
— Si vous dormiez un peu, Helen ? Vous êtes
fatiguée, cela vous fera du bien. Je viendrai vous
déranger pour une petite vérification de temps en temps,
mais sinon vous serez tranquille ici, conclut-elle avec un
sourire rassurant.
Dans le couloir, elle se tourna vers Ben.
— As-tu des consignes particulières, chef ?
— Oui. Viens dîner à la maison ce soir. Daisy
s’inquiète pour toi, elle s’en veut de t’avoir montré les
photos du bébé. Elle craint que cela ne t’ait fait de la
peine.
Voilà, on y était. Elle n’avait pas eu à attendre
longtemps.
— N’importe quoi ! se récria-t-elle avec un sourire
forcé. Comme si voir votre bébé pouvait me rendre
triste, alors que je suis si contente pour vous !
Ben eut une moue dubitative.
— Je sais que tu es contente, Amy, mais… bref, viens
manger quand même. Tu connais Daisy : quand elle a
une idée en tête, mieux vaut ne pas la contrarier. Sinon,
gare à moi ! 19 heures, ça ira ?
Comprenant qu’il serait vain d’argumenter, Amy
accepta l’invitation. Du reste, malgré la fatigue
persistante qu’elle éprouvait ces temps-ci, ce ne serait
pas une corvée mais un plaisir de voir ses amis.
— Rendez-vous à 19 heures, répondit-elle. J’apporte
le dessert.
***
Après son service, Amy s’arrêta à la pâtisserie du
quartier avant de rentrer chez elle.
En fait d’installation provisoire, elle avait vraiment
l’impression d’habiter là depuis toujours. Elle se sentait
bien dans cet environnement calme, aux maisonnettes
impeccablement entretenues et aux petits commerces,
où tout le monde se saluait avec chaleur quel que soit le
moment de la journée.
Mieux valait pourtant qu’elle ne s’y habitue pas,
songea-t-elle, alors que, de retour dans la maison prêtée
par Daisy, elle se détendait sous une douche tiède. Les
meilleures choses avaient une fin et, sitôt les réparations
sur sa chaudière effectuées, elle réintégrerait son
appartement.
Ce qui, elle le pressentait déjà, n’irait pas sans
difficultés. Elle n’aurait su expliquer pourquoi, mais elle
avait l’intuition que Ben et Daisy lui avaient « réservé »
ce logement depuis leur mariage. Ils n’avaient pas eu
l’air pressés de trouver un locataire, et la proposition
d’emménager avait jailli dès qu’elle leur avait expliqué
ses problèmes.
Néanmoins, maintenant, elle avait une raison
supplémentaire de ne pas vouloir s’attarder. Malgré
toute l’affection qu’elle portait au jeune couple, quel
crève-cœur ce serait de les voir sortir avec un landau,
promener leur bébé ! L’exercice serait au-dessus de ses
forces.
Mais il ne servait à rien de se tracasser pour quelque
chose qui n’arriverait pas. Autant profiter de la soirée et
de la compagnie de ses amis plutôt que de ruminer.
Elle se sécha, enfila une tenue décontractée puis, son
dessert à la main, sortit pour rejoindre la maison voisine,
dont le jardin n’était séparé du sien que par un portail
bas en fer forgé.
Daisy devait guetter son arrivée derrière la fenêtre car
la porte s’ouvrit avant même qu’elle ne sonne.
— Oh, tu n’aurais pas dû te casser la tête ! s’exclama
son amie en voyant la boîte de gâteaux. Je voulais juste
que tu viennes, toi. Je crois vraiment que je t’ai fait de la
peine…
Son beau regard brillait de larmes contenues et Amy
se pencha pour l’embrasser sur la joue.
— Ne sois pas bête ! répondit-elle gentiment tandis
que Daisy l’entraînait dans le salon. Tu sais bien que j’ai
été ravie de découvrir les photos du bébé.
Soucieuse de dévier la conversation, elle huma l’air
ambiant avec enthousiasme.
— Hm, ça sent bon ! Ça tombe bien, je meurs de faim.
D’ailleurs, j’ai toujours faim en ce moment. C’est
sûrement à cause du froid, mais il va falloir que j’arrête
ou je vais finir par peser une tonne.
Daisy s’esclaffa.
— Moi, au moins, j’ai une bonne excuse pour grossir.
Et Ben qui n’arrête pas de cuisiner, avec ça ! Il nous a
préparé un poulet au curry pour ce soir…
— Waouh. J’en ai l’eau à la bouche.
Ils passèrent à table, où Amy eut amplement
l’occasion de se régaler des talents culinaires de son
ami. Elle aurait même mangé plus si elle ne s’était pas
sentie aussi comprimée dans son jean, dont elle avait dû
desserrer le bouton discrètement en cours de repas. A
partir de lundi, elle ne plongerait plus la main dans les
boîtes de chocolat offertes par les patientes. C’était sa
bonne résolution du jour et elle s’y tiendrait !
La fin du dîner se déroula dans une ambiance très
décontractée, après quoi elle aida Daisy à débarrasser
et à faire la vaisselle. Mais son pantalon la serrait
toujours, lui appuyant sur la vessie, et elle ne tarda pas à
s’excuser pour monter dans la salle de bains.
Constatant que le distributeur de papier toilette était
vide, elle ouvrit le placard sous le lavabo, d’où tomba un
petit emballage. Il contenait un test de grossesse, le
second d’un lot de deux… et soudain elle eut
l’impression que le temps s’arrêtait.
La boîte bleue sur le carrelage blanc semblait la
défier. Elle la ramassa, la fixa longuement, le cœur
cognant dans sa poitrine.
« Mais non, voyons. Arrête tes bêtises. Ce n’est pas
possible. »
Et pourtant, les vêtements trop serrés, les fringales, les
coups de fatigue… Sans compter qu’elle avait un retard
de règles ce mois-ci. De deux jours seulement, mais…
— Amy ? Je viens de me rappeler qu’il n’y a plus de
papier toilette en haut. Tiens, j’en ai monté !
Dans un brouillard, elle ouvrit la porte à Daisy, qui
écarquilla les yeux en la découvrant sur le seuil, le test de
grossesse à la main.
— Amy ? chuchota-t-elle d’une voix rauque.
— Je… euh… cherchais le papier justement et… la
boîte est tombée. Ça t’ennuierait que…
— Pourquoi penses-tu être enceinte ? interrogea son
amie, l’air de plus en plus soucieux. Tu prends bien la
pilule ? Tu as eu tes règles depuis cet été ?
— Bien sûr, mais elles sont peu abondantes,
justement à cause de la pilule. Et là… je les attends.
— Tu n’as pas eu de troubles digestifs avant le
mariage ?
Oh, Seigneur ! Elle avait vomi le matin même de la
cérémonie ! Comment avait-elle pu être assez stupide
pour ne pas s’en souvenir ? S’agissant d’une pilule
microdosée, l’effet avait très bien pu être annihilé par le
fait d’avoir été malade, même une seule fois !
— Si, justement. J’étais un peu… contrariée à l’idée
de revoir Matt et je n’ai pas pu garder mon petit
déjeuner. Quant à mes règles… Maintenant que j’y
pense, elles ont été encore plus minimes et plus courtes
que d’habitude… Oh, Daisy ! Je suis la reine des
idiotes. Tous les signes sont là, j’aurais dû comprendre.
Daisy lui pressa doucement le bras.
— Fais le test tout de suite. Ta tension grimpe et tu te
mines probablement pour rien. Je vais rester là.
J’attendrai dans le couloir. Nous serons vite fixées.
Mais Amy avait-elle vraiment envie d’être fixée ? Si
elle était enceinte, elle atteindrait presque les 16
semaines de grossesse. Quatre semaines de moins que
Daisy. Et à deux semaines du moment où elle avait
perdu…
Un goût amer lui monta à la gorge. Elle déglutit
péniblement.
— Je…
— Vas-y, insista Daisy. Je reste derrière la porte.
Amy appela son amie dès qu’elle eut tiré la chasse
d’eau.
— Entre… J’ai fini.
Sans un mot, Daisy poussa le battant, franchit le seuil
et lui prit la main. Alors, totalement immobiles, elles
fixèrent le petit cadre blanc du test de grossesse, où
s’était inscrite une ligne bleue et où en apparaissait
maintenant une deuxième, tout aussi nette…
Amy se laissa glisser sur le carrelage avec
l’impression que ses jambes ne la portaient plus. Le
sang bourdonnait à ses tempes, son corps tout entier
était parcouru de frissons. Elle se sentait partir loin, très
loin, au point que la vision de Ben, qui venait de se
matérialiser sur le seuil, lui parut totalement irréelle.
— Ça va, les filles ? demanda-t-il d’un ton inquiet.
Comme vous ne descendiez pas, je suis monté voir ce
que vous fabriquiez.
Son regard tomba sur le test qu’elle serrait toujours
entre ses doigts tremblants et il s’interrompit, bouche
bée.
— Oh, Amy…, murmura-t-il, puis il se rapprocha.
Elle sentit qu’il lui enlevait le tube en plastique, puis il
lui prit les mains pour la remettre sur ses pieds. Mais,
malgré sa délicatesse, elle fut prise de vertiges.
— Ben… je… ne peux pas, articula-t-elle d’une voix
que la terreur rendait méconnaissable. Dis-moi… que ce
n’est pas vrai, que ça ne va pas recommencer. Je n’en
aurai pas la force. JE NE PEUX PAS ! hurla-t-elle.
Aussitôt, Daisy la prit dans ses bras et la serra contre
elle, la berçant comme une enfant.
— Calme-toi, Amy. Tout va s’arranger. Je te le
promets. Nous allons nous occuper de toi, ma chérie.
N’aie pas peur, tu n’es pas toute seule. Ça va aller.
Non, ça n’irait pas, Amy en était persuadée. Dans un
brouillard, elle s’entendait prononcer des paroles
incohérentes, totalement hystériques, sauf qu’elle
n’arrivait plus à maîtriser cette vague de panique qui la
submergeait tout entière.
Elle eut vaguement conscience qu’elle était appuyée
contre le mur, avec Ben et Daisy de chaque côté d’elle
pour la soutenir, tandis qu’elle criait toujours son désarroi
à l’idée de revivre le même cauchemar. La douleur
insurmontable d’avoir perdu Samuel, le bébé qu’elle
aimait et qui lui manquait chaque jour de sa vie.
Si un tel scénario devait se reproduire, elle n’y
survivrait pas…
Au prix d’un effort surhumain, elle tenta de refouler ces
horribles pensées, de les ranger au fond de sa mémoire
comme elle le faisait si souvent. Graduellement, les
images cauchemardesques qui dansaient devant ses
yeux s’estompèrent, jusqu’à ce que, finalement, son
corps cesse de trembler et que sa respiration
redevienne à peu près normale.
Ses amis la lâchèrent doucement, après quoi Ben se
planta devant elle et la regarda droit dans les yeux.
— Veux-tu que je t’aide à lui annoncer la nouvelle ?
demanda-t-il d’une voix calme.
— Non ! Surtout pas !
La réponse avait jailli comme un cri du cœur et elle
s’accrocha à Ben, dont elle secoua le bras avec
frénésie.
— Je ne veux pas que tu lui dises, tu m’entends ? Je
refuse qu’il le sache !
— Mais enfin, Amy, c’est son bébé, il a le droit d’être
au courant. Je suis sûr qu’il tiendrait absolument à le
savoir, et toi… tu auras besoin de lui, pour toutes sortes
de raisons. Il porte une responsabilité qu’il va devoir
assumer. D’ailleurs, c’est le soir du mariage qu’il aurait
dû assumer. Je pourrais le tuer pour t’avoir mise dans
une telle situation !
Soucieuse de rétablir la vérité, elle secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Je prenais la pilule et
je le lui ai dit. Ce n’est pas sa faute. Pour ce qui est
d’avoir besoin de lui, tu te trompes. Plus jamais je ne
compterai sur son aide. Si jamais les choses tournent
mal…
— Elles ne tourneront pas mal.
— Mais c’est une éventualité à ne pas négliger, vu ce
qui s’est déjà produit ! Ben, s’il te plaît, ne complique pas
les choses. Ton frère est incapable de gérer un scénario
catastrophe, et moi, je ne pourrai pas supporter qu’il me
fasse défaut une fois de plus. Je préfère me débrouiller
seule.
Ben ferma les yeux, inspira à fond. Puis, pendant une
longue minute, il demeura silencieux. Mais, quand il
rouvrit les paupières, il finit par hocher la tête, au grand
soulagement d’Amy.
— Très bien, dit-il d’une voix tendue. Même si je
persiste à croire que Matt devrait être informé, je
respecterai ton choix. Mais il faudra que tu lui parles à un
moment. Il a le droit de savoir et le plus tôt sera le mieux.
Elle ouvrit la bouche pour argumenter, puis se ravisa.
Sa grossesse devait passer au premier plan et pour le
reste elle aviserait.
— Je lui parlerai quand tout sera terminé, répondit-elle
d’une voix sans timbre. Dans un sens ou dans l’autre.
— Mais enfin ! Ce n’est pas parce que tu as perdu un
bébé que l’histoire va se répéter ! Je ne peux pas te
laisser dire ça.
Fermement, Ben lui captura les mains.
— Nous allons te surveiller de près, crois-moi. Je vais
me faire envoyer ton dossier médical et l’étudier à fond
pour pallier toute éventualité.
— Quand j’ai perdu… Samuel, nous étions à Londres,
Matt et moi, en pleins préparatifs pour notre mariage…
Sa voix se brisa sur les mots et elle sentit l’étreinte de
Ben se resserrer sur ses doigts.
— Je sais, ma belle. Je te promets que ce cauchemar
ne se répétera pas et je compte tout mettre en œuvre
pour l’empêcher. Mais à une condition…
— Non ! Je ne peux pas lui dire !
— Rassure-toi, ce n’est pas ce que j’avais en tête. Ma
condition te concerne, toi. Il faut que tu t’installes ici
définitivement, dans le cottage de Daisy. Sinon, je
raconterai tout à Matt, que cela te plaise ou non.
Ben s’était exprimé d’un ton inflexible et elle lut dans
son regard la même détermination que chez son frère
lorsqu’il avait décidé quelque chose. Dans ces
moments-là, rien ne pouvait les faire plier. La bataille
était perdue d’avance.
D’ailleurs, avait-elle vraiment envie d’affronter cela
toute seule, sans famille, sans amis ? Elle savait bien
que non.
— D’ac… cord, articula-t-elle d’une voix tremblante. Et
ne t’inquiète pas, je parlerai à Matt, mais à ma façon,
quand je jugerai le moment opportun. Si je le mets au
courant tout de suite, il va me harceler et je ne suis pas
de taille à l’affronter dans l’immédiat. J’ai besoin de
quelques semaines de répit.
« Jusqu’à ce que je sache si le bébé est viable »,
aurait-elle pu ajouter, mais elle se tut. Du reste, elle
n’avait pas besoin de prononcer les mots pour que Ben
et Daisy comprennent : leurs visages parlaient pour eux.
Chacun à leur tour, ils déposèrent un baiser sur sa
joue, puis Ben l’entraîna vers l’escalier.
— Je te laisse gérer ça comme tu le souhaites, nous
sommes bien d’accord. Dès demain, nous nous
occuperons de ton installation définitive dans le quartier.
— Tu n’es pas toute seule, renchérit Daisy d’une voix
douce. Nous serons toujours là.
— Je… sais, murmura-t-elle. Merci infiniment.
Ses amis lui prodiguaient tant de soutien et d’affection
qu’elle se sentait un peu mieux en regagnant son
cottage. Les mois à venir allaient certainement compter
parmi les plus délicats de son existence, mais avec
l’aide de Ben et Daisy elle avait une bonne chance de
passer le cap, quoi que l’avenir lui réserve. Du moins
voulait-elle le croire de toutes ses forces.

***
— Alors, quoi de neuf ?
— Oh, rien, la routine… Et chez toi ?
Assis sur le canapé de sa maison londonienne, Matt
crispa la main sur le téléphone. La routine. Cette
réponse évasive ne ressemblait pas à Ben. La
discussion s’était enclenchée depuis trente secondes,
mais déjà il sentait que son jumeau lui cachait quelque
chose.
— Pareil, rien de spécial, répliqua-il. Comment va
Daisy ?
— Beaucoup mieux. Elle n’est plus malade et
commence à prendre du poids. Elle est en pleine forme.
Nous avons fait l’échographie de la vingtième semaine
hier, le bébé va très bien.
— Chouette ! Je suis content que tout marche comme
sur des roulettes. Tu sais ce que c’est : avec la distance,
on s’inquiète toujours…
Il marqua une pause puis, maladroitement, enchaîna :
— Et Amy ?
— Elle va bien aussi, répondit Ben d’un ton beaucoup
plus mesuré.
Voilà donc où se situait le problème. Ce qui ne
l’étonnait guère puisqu’il en avait eu l’intuition dès le
début.
— Je n’ai aucune nouvelle, expliqua-t-il. Après le
mariage… elle m’a signifié qu’elle ne voulait plus me
revoir.
A l’autre bout du fil, Ben soupira.
— Apparemment, elle n’a pas changé d’avis. Je suis
désolé.
Même s’il s’en doutait, les mots lui firent l’effet d’un
uppercut et il demeura quelques instants silencieux,
perdu dans la contemplation de son jardin. Les oiseaux
se pressaient par dizaines sur les mangeoires, tandis
que les feuilles dansaient un ballet continu sur un fond de
ciel presque blanc. Il faisait déjà froid. Très bientôt, il
neigerait sans doute, et Noël arriverait…
Encore un Noël sans Amy. Il regrettait presque d’avoir
demandé de ses nouvelles.
— Prends… soin d’elle pour moi, s’il te plaît, murmura-
t-il, et sa voix se brisa sur les derniers mots.
— Oh rassure-toi, elle ne va plus quitter notre champ
de vision puisqu’elle emménage dans le cottage de
Daisy, expliqua Ben. Sa chaudière est tombée en panne
et nous avons réussi à la convaincre de rejoindre le
quartier définitivement.
Matt dut lutter contre l’impulsion de fermer les portes et
de sauter en voiture pour rejoindre Yoxburgh sur-le-
champ. S’il rendait une petite visite à Ben et Daisy, il
sentirait Amy là, tout près. Peut-être même pourrait-il
l’apercevoir ?
Allons, il devenait ridicule ! Non seulement ses
patientes l’attendaient à l’hôpital, mais il avait mieux à
faire que de courir après une femme qui ne voulait pas
de lui !
Il était temps de tourner la page, peut-être même de
rechercher un peu de compagnie féminine. Pas plus tard
que la veille, une nouvelle infirmière s’était montrée très
amicale envers lui. Il n’aurait qu’un mot à dire pour qu’elle
accepte une invitation à dîner.
Le problème, c’est qu’il n’en avait pas du tout envie.
— Bon, tant mieux, marmonna-t-il. Dis-lui bonjour de
ma part et surtout embrasse Florence et Daisy pour moi.
Je travaille à Noël et aussi le 26, mais on pourrait se voir
après ?
— Oui, ça marche. On se rappelle pour caler quelque
chose entre Noël et le jour de l’an ?
— Sans problème. Je te recontacte dès que nous
aurons finalisé le planning. Sur ce je te laisse, le devoir
m’appelle.
— Pareil pour moi ! répondit Ben. A plus, frangin !
Sur le chemin de l’hôpital, un peu plus tard, Matt eut
tout loisir de repenser à cette conversation. Etrange, tout
de même. Plus il y songeait et plus il avait l’intuition que
son frère lui cachait quelque chose à propos d’Amy. Il y
avait même de quoi se demander si elle n’avait pas un
problème de santé ou si elle n’était pas… enceinte.
Mais non, c’était impossible ! Si tel était le cas, elle
l’aurait informé depuis longtemps. Et si elle avait gardé
le silence, Ben en aurait parlé. Oui, bien sûr, il pouvait
compter sur son jumeau !
Et puis, de toute manière, Amy prenait la pilule. Elle
s’était montrée très claire à ce sujet et sans doute,
d’ailleurs, ne s’était-elle pas gênée pour trouver un
nouvel amant depuis la fameuse nuit du mariage…
Cette simple pensée suffisait à le rendre malade et il
crispa les mains sur le volant, se traitant d’idiot.
« Tu as perdu Amy, se répéta-t-il pour la cinquantième
fois. Passe à autre chose, avance. »
Un vœu pieux, hélas. Car il n’était pas près de réussir
à l’oublier.

***
Comme Amy s’y attendait, Ben tint à lui faire passer
une échographie dès son arrivée à la maternité le
lendemain. Ils étaient tous les deux de garde ce matin-là,
et il s’était arrangé pour bloquer la salle une demi-heure
hors de la présence du radiologue. Ils se débrouilleraient
seuls, avait-il précisé, respectant ainsi sa volonté de
discrétion.
Une fois allongée sur la table d’examen, elle hésita
longuement avant de tourner la tête vers l’écran. Puis elle
s’autorisa un coup d’œil furtif… et demeura figée, les
yeux rivés au moniteur.
Tour à tour, elle découvrit le petit cœur qui battait, les
bras et les jambes qui remuaient doucement, le visage
délicat et le bouton du nez, la colonne vertébrale déjà
bien formée, ainsi que le placenta, fermement relié à son
utérus.
Elle tendit la main, effleura l’écran. Puis, le poing
pressé sur la bouche, elle se mit à pleurer tandis que
Ben procédait aux dernières mesures et imprimait les
clichés de son enfant.
— Merci, chuchota-t-elle après qu’il eut éteint les
appareils.
— Tout le plaisir était pour moi, répondit-il d’un ton
bourru, et elle comprit qu’il cherchait à dompter ses
émotions.
Ce bébé était son neveu ou sa nièce, l’enfant de son
frère. Il était normal qu’il soit bouleversé, lui aussi.
D’une main tremblante, elle attrapa le rouleau de
papier posé sur la desserte à côté du lit et, doucement,
s’essuya le ventre. Sa grossesse commençait à se voir,
réalisa-t-elle. Comment avait-elle pu mettre si longtemps
à comprendre ?
D’ici à onze jours, elle atteindrait la date fatidique des
dix-huit semaines…
— Tu ne perdras pas celui-là, dit Ben d’un ton ferme
comme s’il avait lu ses pensées. Je ferai tout pour que ta
grossesse se passe bien. A compter de maintenant, tu
passeras une échographie de contrôle chaque semaine.
Matt pensait que, peut-être…
— Matt ? s’écria-t-elle, horrifiée. Tu m’avais promis !
Ben leva les deux mains en souriant.
— Du calme ! Je l’ai eu au téléphone ce matin, mais je
ne lui ai rien dit. Non, cela remonte à loin. Après ta
fausse couche, nous n’avons parlé de cela qu’une seule
fois, mais il m’avait dit à l’époque qu’il soupçonnait un
problème utérin. Il envisageait de te surveiller de plus
près à ta grossesse suivante.
De saisissement, elle se redressa et s’assit au bord
de la table. Puis elle se leva et rajusta ses vêtements.
— Quelle grossesse suivante ? Il m’a laissée tomber,
Ben. Quand je lui ai dit que j’avais du mal à refaire
surface, que j’avais besoin d’un break, il a applaudi des
deux mains. Je pense que c’était un soulagement pour
lui.
— Non, tu te trompes !
Elle voulut argumenter, mais cela n’aurait servi à rien.
Ben défendait son frère, c’était compréhensible. Mais il
n’avait pas vu Matt se renfermer dans sa coquille jour
après jour, refusant tout dialogue. Il s’était replié sur lui-
même et non seulement il ne lui avait été d’aucun
secours, mais il avait sauté sur l’occasion de se séparer
provisoirement lorsqu’elle avait évoqué le sujet. Sauf
qu’ils ne s’étaient jamais retrouvés…
— Oublie, s’il te plaît, dit-elle en soupirant.
Concentrons-nous sur l’essentiel. Je ferai tous les
examens que tu me prescriras, mais par pitié laisse Matt
en dehors de tout ça.
— Bien sûr. Excuse-moi, je ne voulais pas te faire de
peine. Tiens, voilà tes clichés.
Elle prit les photos rangées dans une petite pochette
blanche, qu’elle glissa dans son sac à main.
— Je… vais me changer et rejoindre les troupes,
maintenant. Merci, Ben. J’apprécie énormément ce que
tu fais pour moi.
— Mais de rien, voyons, maugréa-t-il. C’est tout
naturel.
De retour auprès de ses collègues, Amy tenta de se
concentrer au mieux sur son travail. Certes, elle était
encore sous le choc. Certes, elle avait peur. Mais son
bébé allait bien et grâce à Ben et Daisy elle se sentait
presque confiante.
Elle allait survivre au mois de décembre, travailler à
Noël pour se changer les idées. Et même si, ce jour-là,
elle mourrait sûrement d’envie d’appeler Matt, elle s’en
abstiendrait.
Il était beaucoup trop tôt pour le faire revenir dans sa
vie. L’année qui s’amorçait lui donnerait les clés pour
envisager la suite de leur relation ou la considérer
comme définitivement perdue.
4.
Cela faisait cinq minutes que Matt arpentait le trottoir
devant la maison de Daisy, sans savoir quoi faire.
Amy était là. La lampe de cuisine projetait sa clarté
jusque dans le hall et il venait de voir une ombre se
déplacer vers la salle à manger.
Amy était là, mais elle ne l’attendait pas. Pas plus que
son frère ou Daisy, d’ailleurs. Même s’ils étaient
convenus de se voir après Noël, il était demeuré évasif
sur la date, prétextant que son équipe londonienne aurait
peut-être besoin de renforts. En vérité, l’équation était
claire : il avait hésité à se risquer jusqu’à Yoxburgh de
peur qu’Amy le rejette de nouveau.
N’y tenant plus, il avait néanmoins fini par se décider
sur un coup de tête deux heures plus tôt. Il était parti sans
s’annoncer et se trouvait maintenant dans l’embarras
car, de toute évidence, son frère et sa belle-sœur étaient
absents. Quant à frapper chez Amy, ce ne serait sans
doute pas judicieux.
Pourtant, il avait besoin de la voir. Il mourait d’envie de
lui parler une dernière fois pour la convaincre de
reprendre leur relation là où elle s’était arrêtée.
Inspirant à fond, il s’avança vers le porche de la
maisonnette dont il gravit les marches. Puis, résolument,
il frappa deux coups à la porte.
— Amy ! C’est Matt.
Le silence. Et puis, la lumière du perron s’alluma. Il
entendit des pas légers, après quoi le battant s’écarta
sur Amy. Elle ne souriait pas et le dévisagea d’un air
circonspect, un voile de méfiance ombrant son
magnifique regard gris.
— Bonsoir, Matt.
Il la contempla, chaviré. Elle était superbe avec ses
cheveux blonds qui s’échappaient d’une queue-de-
cheval souple, à moitié défaite, comme si elle venait
juste de finir son service. Elle portait un pull long et
ample, style qui ne lui était pas familier mais lui allait
bien car elle paraissait en pleine forme.
Comme si elle avait deviné qu’il brûlait de la serrer
contre lui, elle croisa les bras sur sa poitrine. Il se tut
encore un instant, puis se lança :
— Salut, Amy. Joyeux Noël… ou peut-être vaut-il
mieux dire « Bonne année » puisque nous sommes
entre les deux ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne pense pas que Ben et Daisy t’attendaient,
répliqua-t-elle, ignorant sa remarque. Tu n’avais pas
confirmé ta visite ?
— Non, je me suis décidé à la dernière minute.
— Ah, d’accord. En fait, ils sont sortis.
Seigneur. Que cette conversation était tendue ! Ils se
parlaient comme s’ils étaient des étrangers l’un pour
l’autre.
— Sais-tu quand ils reviennent ?
— Pas vraiment. Ecoute… tu ferais mieux d’entrer. Tu
ne vas pas rester des heures dehors par ce temps.
Pensif, il la suivit dans le hall, étudiant sa silhouette à
la dérobée. Apparemment, elle avait pris un peu de
poids mais, loin de la desservir, ces courbes ne faisaient
qu’ajouter à son charme.
— D’après toi, ils seront sortis longtemps ?
interrogea-t-il, comme Amy le précédait dans le salon,
une petite pièce claire, lumineuse et meublée avec un
goût exquis.
— Possible. Ils sont allés faire les soldes pour acheter
du matériel de puériculture et des vêtements de bébé.

***
Amy se mordilla les lèvres, de plus en plus nerveuse.
Qu’est-ce qui lui avait pris de parler du bébé ? C’était
bien le dernier sujet qu’elle devait aborder avec Matt en
ce moment !
— Assieds-toi, proposa-t-elle, s’efforçant au calme.
J’allais faire du thé. Tu en veux ?
— Volontiers.
— As-tu mangé avant de partir ?
— Oui, merci. Mais si toi tu as un petit creux, ne te
gêne pas… Tu as l’air en forme, dis donc.
— Ça va plutôt bien, oui.
En forme et en formes. « Je porte ton enfant, Matt. Il
est juste un peu trop tôt pour que tu t’en aperçoives… »
Cette conversation formelle, guindée, lui donnait envie
de hurler, mais que faire ? Elle ne voyait pas quoi dire.
Réprimant un soupir, elle gagna la cuisine où elle
brancha la bouilloire pour le thé. Elle se prépara
également un en-cas — elle mourait toujours de faim ces
temps-ci —, disposa le tout sur un plateau puis regagna
le salon.
— Tiens, dit-elle, posant un mug devant Matt.
— Merci.
Il but quelques gorgées, mais fronça légèrement les
sourcils en la voyant dévorer ses tartines.
— Je croyais que tu détestais le beurre de
cacahuètes, observa-t-il.
Voilà, on y était. La seule fois où il l’avait vue en
manger, c’était au cours de sa précédente grossesse. Il
n’allait pas tarder à faire le lien.
— J’en prends par périodes, répondit-elle très vite.
C’est cyclique.
Elle s’était assise dans un fauteuil à côté du canapé
où Matt était installé pour éviter de le regarder dans les
yeux. Elle savait pertinemment qu’elle n’aurait pas le
courage d’affronter ses prunelles bleues si perspicaces.
— Je m’excuse d’avoir débarqué sans prévenir, dit-il
au bout d’un moment, comme elle se taisait. Je voulais
t’appeler, mais je craignais que tu ne m’envoies au
diable.
— Pourquoi es-tu venu alors ?
Son sourire triste lui serra le cœur.
— Tu ne devines pas, Amy ? Tu n’as pas une petite
idée ?
— Ecoute, je…
— Oui, je sais ce que tu m’as dit au mois d’août. Et
pourtant je me suis pris à espérer que tout n’était pas
fini, qu’il pouvait encore y avoir un « nous ».
Bien sûr qu’il y avait encore un « nous ». Il n’avait pas
idée à quel point…
— Matt, nous avons déjà eu cette conversation,
répondit-elle, s’efforçant de contenir les émotions
violentes qui déferlaient sur elle. Il n’y a pas à y revenir.
— Mais le soir du mariage tu paraissais avoir changé
d’opinion, insista-t-il.
Oh, non. Pourvu que Ben et Daisy rentrent vite ! A ce
train-là, elle n’allait pas résister longtemps…
— Le soir du mariage, j’avais bu trop de champagne,
assena-t-elle, très ferme. Sinon, jamais je n’aurais fait
quelque chose d’aussi stupide.
Et, sans lui laisser le temps d’argumenter, elle
enchaîna :
— Comment vont tes parents ?
Un grand soupir. Un sourire entendu. Néanmoins, Matt
embraya sur sa question :
— Très bien, merci. En ce moment, ils ont pas mal de
neige dans le Nord, mais, tant que papa peut accéder à
la ferme et nourrir ses bêtes, ça va.
De nouveau, ce sourire, ce regard insistant.
Néanmoins, comme il ouvrait la bouche pour parler, on
frappa à la porte.
Soulagée, Amy courut ouvrir la porte. C’était Ben, et
Matt, qui avait naturellement reconnu la voix de son frère,
la rejoignit dans le hall.
— Salut, frangin ! s’écria Ben. Dis donc, tu étais censé
nous appeler si tu venais ! Bon, en tout cas, tu vas
pouvoir te rendre utile. Daisy a dévalisé les boutiques et
j’ai besoin d’un coup de main pour décharger le coffre.
Matt la regarda, hésitant. De toute évidence, il n’avait
pas tout dit, il aurait souhaité prolonger leur entrevue.
Néanmoins, Amy s’efforça de composer un masque
neutre et finalement il décrocha son manteau de la
patère murale puis l’enfila en soupirant.
— Allons-y, dit-il. Merci pour le thé, Amy. Ça m’a fait
plaisir de te revoir.
— De rien, Matt. Moi aussi… j’ai été contente. Je te
souhaite une bonne fin d’année.
Dès qu’ils furent sortis, elle retourna s’asseoir, les
jambes flageolantes. Elle avait tenu le coup et avait
réussi à se taire, mais à quel prix ? Elle avait eu
l’impression qu’elle allait se liquéfier sur place !
Très bientôt, néanmoins, elle devrait dire la vérité à
Matt. Ben avait raison : il était le père et avait le droit de
savoir. Du reste, elle ne s’imaginait pas l’exclure de la
vie de leur enfant. Elle était sûre qu’il ferait un merveilleux
papa, gentil, attentionné…
Encore fallait-il que le bébé soit viable. Tant qu’elle
n’en aurait pas la certitude, elle garderait son précieux
secret.

***
Grâce à ses patientes, Amy fut très occupée pour le
nouvel an. Elle ne regretta pas une minute d’avoir choisi
de travailler, car cette période correspondait pour elle à
l’entrée dans la dix-huitième semaine de grossesse,
synonyme de drame quatre ans plus tôt.
De retour de l’hôpital, ce soir-là, elle trouva un
message de Matt sur son répondeur. Il lui souhaitait une
bonne année, espérait qu’elle allait bien, et concluait par
un « si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver ».
Mais, bien que l’envie de le rappeler la taraudât, elle tint
bon et ne donna pas signe de vie.
Elle ne le fit pas davantage après avoir passé
l’échographie de la vingtième semaine, quinze jours plus
tard. La radiologue s’était pourtant montrée formelle :
tout se déroulait au mieux, le bébé se développait
normalement. En toute logique, elle aurait donc dû se
manifester et lui révéler ce qu’elle lui cachait… à ceci
près qu’elle n’en trouva pas le courage.
Les jours avançant, l’espoir montait en elle à l’idée
que cette fois son bébé allait naître en bonne santé et
qu’elle allait pouvoir redonner du sens à sa vie. Bien sûr,
le doute et le découragement l’envahissaient encore par
moments, néanmoins, avec le soutien de Daisy et Ben,
elle se réconciliait peu à peu avec la perspective d’être
heureuse.
Certes, elle ne serait pas tout à fait heureuse puisqu’il
lui manquerait Matt. Mais plus les semaines défilaient,
plus elle avait du mal à décrocher son téléphone pour
avoir avec lui la conversation inévitable qu’elle reportait
depuis si longtemps.
L’hiver avait passé, les beaux jours revenaient. On
était maintenant début avril et Daisy venait d’entamer
son congé de maternité. Elle était à cinq semaines du
terme et Amy… à neuf semaines. Seigneur ! Dans neuf
semaines, elle serait maman. Elle n’avait vraiment plus
aucune raison de garder le silence vis-à-vis de Matt. Au
contraire, elle devait réagir !
Ben, qui depuis un moment multipliait les allusions,
devint plus pressant le jour où, aménageant la chambre
de leur futur bébé avec Daisy en sa présence, elle laissa
échapper une remarque innocente.
— Tu es vraiment l’homme de la situation, Ben ! Un
bricoleur de génie et un futur père idéal ! Daisy, il va
falloir que je te l’emprunte…
Elle vit les deux époux échanger un regard gêné. Puis
Ben pivota vers elle en soupirant.
— Je ne suis pas mon frère, répondit-il d’une voix
douce. Je suis ravi de t’aider et tu le sais, mais ce n’est
pas de moi dont tu as besoin. Je ne peux pas le
remplacer. Et toi, tu te montres injuste vis-à-vis de Matt.
Amy sentit le feu lui monter aux joues. Elle demeura
quelques instants clouée sur place, puis tourna les talons
et quitta la maison en courant. Ben la rattrapa au
moment où elle allait ouvrir la grille séparant leurs deux
jardins.
— Ne te sauve pas comme ça, dit-il d’un ton implorant.
Si je t’ai fait de la peine, j’en suis désolé, mais je voulais
juste mettre le doigt sur le problème, ma belle. Ce bébé
n’est pas le mien. Il a un père. Et son père doit connaître
la vérité.
Elle opina, les joues inondées de larmes. Elle dut
inspirer à fond pour pouvoir articuler les mots.
— Tu… as raison, Ben. Je vais lui dire bientôt. Il faut
que je lui dise. C’est juste que je ne sais pas comment
m’y prendre.
— Veux-tu que je t’aide ?
— Non, merci. Je me suis déjà trop appuyée sur toi
et… c’est à moi de le faire. Je l’appellerai dans la
semaine.
— Promis ?
Ravalant un sanglot, elle hocha la tête.
— Oui. C’est promis.
Cette fois, elle s’échappa pour de bon afin de
retrouver le havre de paix du cottage, où elle put enfin
laisser libre cours à sa détresse.
Elle se sentait vexée, mortifiée. Pire, elle avait peur.
Elle s’était raccrochée à Ben parce qu’il se montrait
gentil, et surtout parce qu’il était le frère de Matt. Mais,
bien sûr, c’était Matt qu’elle voulait auprès d’elle depuis
le début sans oser le lui dire de peur qu’il la rejette une
nouvelle fois.
Comment accepter l’idée qu’elle portait l’enfant d’un
homme qui, selon toute vraisemblance, ne l’aimait pas ?
Certes, il lui avait dit qu’il souhaitait poursuivre leur
relation, mais sur quelles bases ? A aucun moment il
n’avait évoqué ses sentiments pour elle et c’était bien là
le cœur du problème.
Du reste, elle n’avait pas besoin qu’il en parle pour
savoir à quoi s’en tenir. Quand leur monde avait volé en
éclats, quatre ans plus tôt, il ne l’avait pas aimée assez
pour qu’ils puissent traverser ensemble cette terrible
épreuve. A l’époque, elle s’était convaincue qu’il l’avait
demandée en mariage parce qu’elle était enceinte, mais
qu’il ne l’aurait probablement jamais fait sinon. Et
maintenant elle refusait que l’histoire se répète. Qu’il
propose de rester avec elle par devoir, pour leur enfant,
et non par amour…
Elle n’avait pas besoin d’un nouveau choc dans sa vie.
Elle ne le supporterait pas, d’ailleurs. Plutôt que de subir
un rejet, elle garderait son secret encore un peu, et tant
pis si Ben et Daisy ne l’approuvaient pas.
Le lendemain, elle alla tout de même rendre visite à
Daisy, pour s’excuser de son comportement. Elle évita
néanmoins d’évoquer Matt, et son amie, fidèle à elle-
même, s’abstint de la questionner.
Après avoir bu un thé, elles passèrent un long moment
dans la chambre du bébé, à organiser les rangements et
à s’extasier devant les minuscules bodys et pyjamas
soigneusement pliés sur les étagères.
— Il va falloir que j’aille faire des courses, moi aussi,
observa Amy.
Jusqu’alors, elle avait été tellement angoissée et
engluée dans ses problèmes qu’elle n’avait pas pris le
temps d’acheter le trousseau de son bébé, mais cela
devenait urgent.
— Enfin, te voilà raisonnable, commenta Daisy en
riant. Imagine que tu accouches avec deux semaines
d’avance et que tes armoires soient vides !
Amy s’esclaffa, admettant son imprévoyance.
— Ce serait la cerise sur le gâteau !
Que dire de plus ? Elle avait vécu dans un brouillard,
mais les choses allaient changer. Cette bonne
résolution-là, elle se sentait capable de la tenir. Elle le
devait à son enfant qui, très bientôt, serait près d’elle…

***
En fait d’accoucher plus tôt, ce fut Daisy qui,
finalement, prit son mari et l’équipe soignante de vitesse.
Le grand événement se produisit un mardi matin, alors
qu’elle était venue rendre visite à ses collègues de la
maternité car elle s’ennuyait ferme à la maison.
Amy, qui discutait avec elle dans le bureau, la vit
soudain écarquiller les yeux, puis porter une main à ses
lèvres.
— Daisy ? Tu ne te sens pas bien ?
— Je… Je perds les eaux !
D’un bond, Amy se leva et se rapprocha d’elle.
— Reste tranquille, je vais m’occuper de toi. As-tu eu
des contractions ?
Son amie se frappa le front du plat de la main.
— Mais bien sûr ! Pour une sage-femme, je peux dire
que j’ai vraiment manqué de perspicacité ! J’ai eu mal
a u dos hier toute la soirée, mais j’ai mis cela sur le
compte de la fatigue. Et, comme je n’avais pas terminé
mon ménage, j’ai encore récuré la cuisine de fond en
comble. A dix-sept jours du terme, j’aurais dû voir les
signes…
— Ah, mais tu sais ce qu’on dit, ma bonne dame : ce
sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés !
— Amy, ce n’est pas drôle. Va chercher Ben au lieu
de te moquer de moi !
Mais ce ne fut pas nécessaire car l’intéressé se
matérialisa au même moment sur le seuil.
— Pourquoi faut-il aller me chercher ? On a besoin de
moi ? interrogea-t-il d’un ton joyeux.
Puis son regard tomba sur Daisy et il demeura bouche
bée, les bras ballants.
— Alors, docteur Walker, qu’est-ce qui t’arrive ?
questionna Amy en riant. On jurerait que tu n’as jamais
vu une femme en travail ! Ne reste pas planté là, rends-
toi utile et va me chercher un brancard roulant.
L’air toujours ahuri, il s’exécuta, puis ils aidèrent Daisy
à s’installer sur le lit, qu’ils poussèrent ensuite vers une
salle d’accouchement. A partir de ce moment-là, Amy
prit le contrôle des opérations car elle souhaitait que le
futur père, tout médecin qu’il fût, puisse profiter de la
naissance.
— Ben, tu es en congé paternité, décréta-t-elle d’un
ton ferme après avoir examiné Daisy. Tout se passe
bien, les choses vont même plutôt vite. Détends-toi.
Votre bout de chou ne sera pas long à pointer le bout de
son nez.
Pendant trois heures, elle surveilla les constantes de la
maman, ainsi que la progression du fœtus qui se
déroulait à merveille. Mais quand, enfin, elle put accueillir
le bébé — un magnifique petit garçon — et le déposer
sur la poitrine de Daisy, elle sentit son vernis
professionnel craquer de toutes parts et laissa Ben
prendre le relais.
Elle n’avait eu aucun mal à chausser son masque de
sage-femme, à agir comme s’il s’agissait d’une
naissance ordinaire, sauf que bien sûr ce n’était pas le
cas. Et maintenant elle ne pouvait qu’observer tandis
que l’heureux papa, aidé d’une infirmière stagiaire,
prodiguait les premiers soins au nourrisson.
Pour sa part, elle demeurait figée, les larmes aux yeux,
bouleversée à l’extrême. D’ici à cinq semaines, ce serait
elle, Amy Winding, qui s’allongerait sur la table
d’accouchement. Elle aussi aurait un enfant… à ceci
près que son père ne serait pas là pour le voir naître.
« Tu t’en sortiras toute seule. »
En d’autres circonstances, Matt aurait pu être avec
elle, mais il ne l’aimait pas, alors mieux valait qu’elle se
passe de lui… Bon an mal an, elle avait su gérer sa
grossesse. Elle serait capable de gérer la maternité
également. Et du reste elle avait mieux à faire qu’à se
tracasser pour cela en un pareil moment. La priorité du
jour était Thomas, le nouveau-né de Ben et Daisy !
— Viens, laissons-leur un peu de temps tous les trois,
chuchota-t-elle à l’oreille de Sue, la stagiaire.
Elles ôtèrent leurs gants, se lavèrent les mains et
sortirent dans le couloir. Après quoi, Amy s’isola dans le
bureau des sages-femmes où elle s’attela à la mise à
jour du dossier de Daisy. Tout, plutôt que de remâcher
les interrogations que la naissance de Thomas avait
provoquées.
Alors qu’elle rentrait les données dans l’ordinateur, elle
sentit soudain son bébé lui donner un vigoureux coup de
pied. Un heureux présage, pensa-t-elle, arrondissant la
main sur son ventre. Son enfant à naître était vigoureux,
en bonne santé. L’avenir s’ouvrait devant eux. A elle de
s’en montrer digne.
— On va s’en sortir, bébé, murmura-t-elle. Je te le
promets.
***
Le jeudi midi, Amy s’arrangea pour déjeuner avec
Ben, lequel préparait fébrilement le retour de Daisy
prévu pour le lendemain. La chambre de Thomas
attendait son occupant depuis plusieurs semaines déjà,
mais le jeune père ne voulait rien laisser au hasard et
avait sollicité son aide. Aussi, après avoir pris un en-cas
rapide, allèrent-ils inspecter la maison pour s’assurer
que rien ne manquait.
— Waouh, ça brille du sol au plafond ! commenta-t-
elle, impressionnée. Voilà à quoi Daisy s’est occupée
avant l’accouchement…
— Eh oui ! Et moi, imbécile que je suis, je n’ai rien vu
venir ! Pour un gynécologue, je me pose un peu là…
— Quand on est directement concerné, cela change
tout !
Ben prit un air sérieux et elle baissa la tête, mal à
l’aise.
— En parlant de cela, Amy…
Elle se redressa, l’estomac noué.
— Oui ?
— Apparemment, tu n’as encore rien dit à Matt. Je
crois qu’il devrait être là pour la naissance. Tu sais
comme moi qu’un accouchement peut être long et
difficile.
— Ça ira. Je vais m’en sortir.
— Et mon frère, tu y as pensé ? Comment réagira-t-
il ? Lui aussi a perdu un bébé. Il a besoin d’une
expérience positive pour effacer la douleur et aller de
l’avant. Tu ne peux pas lui refuser la joie de voir naître
son enfant. Tu n’en as pas le droit.
Honteuse, elle s’efforça néanmoins de soutenir le
regard de Ben.
— Tu as raison, admit-elle. La naissance de Thomas
m’a fait prendre conscience de beaucoup de choses. Je
vais parler à Matt le plus vite possible. Je sais… qu’il
arrive ce soir pour faire la connaissance du bébé. Il va
aller voir Daisy, et ensuite vous aurez envie de bavarder
tous les deux. Ce ne sera pas le bon moment, mais
demain je trouverai le temps. Il va vite comprendre en me
voyant, conclut-elle avec un rire sans joie. Et je te
promets de ne pas esquiver la discussion.
— Demain, c’est promis cette fois ?
— Oui, Ben. Mais tu sais, nous ne sommes plus à un
jour près. A moins de cinq semaines du terme, rien de
fâcheux ne peut arriver.
— N’empêche que je dormirai beaucoup mieux quand
vous vous serez expliqués.
Au chapitre du sommeil, ce fut Amy qui, finalement, eut
du mal à s’endormir ce soir-là. Par chance, elle avait été
bloquée en salle d’accouchement et n’avait pas croisé
Matt lorsqu’il était venu voir Daisy à l’hôpital, mais cette
simple idée l’avait mise sur les nerfs. S’y était ajoutée
une fin de garde éprouvante, et maintenant elle tournait
et retournait dans son lit avec l’impression qu’elle ne
parviendrait pas à trouver le sommeil.
Elle réussit finalement à s’assoupir, pour s’éveiller
quelques heures plus tard avec un mal de tête lancinant.
Comme elle mourait de soif, elle s’installa sur sa
terrasse avec un verre de jus de fruits. Elle alla ensuite
se détendre sous une douche tiède, puis se désaltéra de
nouveau, avec de l’eau cette fois.
Pourvu qu’elle ne soit pas en train de se déshydrater !
Elle avait été tellement occupée la veille qu’elle n’avait
pas pris la peine de boire assez, ce qui était peu
recommandé dans son état. Et cette fatigue ! Certes,
elle avait passé une mauvaise nuit, mais jusqu’alors à
aucun moment elle ne s’était sentie épuisée à ce point.
En soupirant, elle s’habilla, puis enfila ses chaussures.
Elle avait les pieds gonflés et son pantalon la serrait
beaucoup. Si près du terme, cela ne valait plus la peine
de faire des achats, mais à ce train-là elle allait avoir du
mal à dénicher une seule tenue acceptable dans ses
placards !
Une fois prête, elle dut mobiliser toute son énergie
pour monter en voiture et rejoindre l’hôpital. Comme
souvent à cette époque, la maternité débordait de
monde. Sa dernière semaine de travail avant le début de
son congé maternité risquait d’être bien fatigante. Peut-
être serait-il judicieux d’anticiper son départ de quelques
jours ? Ben serait le premier à lui signer son arrêt, lui qui
bougonnait sans cesse parce que, d’après lui, elle en
faisait trop !
Bien vite néanmoins, le devoir l’emporta sur toute
autre considération. Ce fut à peine si elle put dégager
vingt minutes pour prendre une pause vers 13 heures.
Non qu’elle eût très faim, mais avaler un sandwich lui
paraissait indispensable, d’autant qu’elle avait besoin de
reprendre du paracétamol pour sa migraine.
Assise dans le bureau, elle retira ses chaussures un
moment et, après avoir mangé, s’accouda sur la grande
table de travail, les paupières closes. A l’avenir, plus
jamais elle ne ferait la morale à une future mère trop
plaintive à son goût. Elle serait même un monument de
compassion compte tenu de sa propre expérience. Si
seulement les hommes pouvaient être conscients de ce
que leurs épouses enduraient !
— Amy ? Pourrais-tu me rejoindre en salle 2, s’il te
plaît ? J’ai un travail qui s’accélère.
La voix de Sue dans l’Interphone la fit revenir sur terre
d’un coup.
— J’arrive. Pas de souci.
Et voilà, au temps pour sa pause. A ce rythme-là,
21 heures arriveraient avant qu’elle n’ait eu le temps de
dire « ouf » et encore moins de penser à Matt. C’était le
seul point positif de cette journée d’enfer, d’autant qu’elle
n’avait toujours pas trouvé le courage de lui téléphoner
pour le prier de venir la voir. A chaque instant suffisait sa
peine.
Elle s’absorba à fond dans le travail et, comme prévu,
rentra chez elle épuisée physiquement et mentalement.
La vision de la voiture de Matt garée sur le trottoir la
rendit plus nerveuse encore. Elle ne l’avait pas appelé et
ne risquait pas de le faire dans l’état où elle se trouvait.
Elle n’aspirait qu’à une chose : boire une tisane et se
mettre au lit. A condition de pouvoir atteindre la cuisine
car il lui semblait soudain qu’une main invisible la clouait
sur place au beau milieu du couloir.
Adossée contre le mur, elle ferma les yeux, tenta de
les rouvrir. Ses paupières la brûlaient de manière
intolérable. D’ailleurs, elle avait mal partout : à la tête,
aux membres, aux pieds.
Elle baissa la tête pour évaluer l’état de ses
chevilles… et prit peur. Ce gonflement ne ressemblait
pas à celui qu’elle avait constaté le matin même. Et ses
doigts étaient en train de suivre un chemin identique…
Oh, non, ce n’était pas possible ! Tous les symptômes
concordaient, mais elle ne pouvait quand même pas
faire une prééclampsie là, comme ça ! Jusqu’à la veille,
tout allait bien et ni Ben ni elle n’avaient relevé le
moindre signe avant-coureur. Certes, il ne l’avait pas
examinée depuis la naissance de Thomas, mais il
n’avait eu aucune raison d’alerter un collègue puisqu’elle
n’avait jamais souffert d’hypertension. Sauf qu’à présent
elle se sentait très mal…
« Matt… J’ai besoin de Matt… »
Avec peine, elle sortit sur le perron. De la lumière
brillait partout dans la maison voisine. Elle voyait des
silhouettes derrière les fenêtres, percevait des voix. Elle
crut distinguer Matt dans le salon avec Thomas dans les
bras.
Marcher jusque-là-bas. C’était loin, plusieurs mètres,
mais il le fallait…
Se traînant presque, elle descendit jusqu’au petit
portillon, traversa le jardin, se hissa jusqu’à la porte
d’entrée de Ben et Daisy, le souffle court. Elle chancela
au moment où sa main touchait la sonnette et se sentit
glisser contre la porte sans pouvoir se retenir. Ce petit
cri, ces gémissements, étaient-ce les siens ? Le mal de
tête lui donnait l’impression d’être désolidarisée de son
corps, elle flottait loin, très loin…
Dans un brouillard, elle entendit des voix, un bruit de
pas pressés. Puis son corps glissa à demi sur le
carrelage de l’entrée lorsque la porte s’ouvrit. Elle perçut
une exclamation horrifiée, sentit qu’on lui caressait
doucement le visage.
« Matt… »
5.
— Ben, on a sonné ! C’était quoi, ce bruit ?
— Je n’en sais rien. J’ai cru reconnaître la voix d’Amy.
Alarmé, Matt se hâta de déposer son neveu dans les
bras de Daisy, puis se dirigea vers l’entrée au pas de
charge. Il entendit la voix inquiète de Ben, qui l’avait
précédé :
— Amy, c’est toi ? Ça va ?
Il atteignit le vestibule juste à temps pour voir son frère
ouvrir la porte et Amy s’effondrer, moitié à l’intérieur,
moitié dehors.
— Matt, elle est…
— J’ai vu !
Saisi d’une incommensurable angoisse, il se laissa
tomber à genoux et, doucement, releva le visage d’Amy
pour vérifier ses pupilles. Ses réflexes de médecin
prenaient le dessus, mais au fond il subissait un choc
violent. Un choc doublé d’une colère noire : personne ne
l’avait informé qu’elle était enceinte ! A moins qu’il ne fût
pas le père de l’enfant ?
— C’est le tien, expliqua Ben comme s’il avait lu ses
pensées.
Il ne répondit rien, partagé entre la fureur et la panique.
Dans un premier temps, il fallait gérer l’urgence et
surmonter ce sentiment d’horreur qui menaçait de
l’engloutir.
— Amy ? Amy, c’est Matt. Parle-moi !
Son œil averti avait déjà repéré les chevilles et les
membres enflés, les yeux inquiets qui semblaient
maintenant chercher les siens…
— Matt, bredouilla-t-elle. J’ai voulu te… téléphoner
aujourd’… hui, mais…
Avec une extrême douceur, il pressa sa main.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Nous parlerons plus
tard.
— Mais il faut que je te dise…
— Je suis au courant pour le bébé. Tout va bien.
Ferme les yeux et laisse-moi prendre soin de toi, mon
ange.
Il lui souleva la paume de la main, y déposa un tendre
baiser et lui replia délicatement les doigts. Malgré sa
faiblesse, elle lui sourit et il eut l’impression que son
cœur se fendait en deux. Il releva la tête vers Daisy qui
s’était rapprochée, visiblement sous le choc, serrant
Thomas contre elle.
— Elle va convulser, il nous faut une ambulance !
s’exclama-t-il. Ben est parti téléphoner ?
— Non, il… sort la voiture. Il dit que vous n’avez pas le
temps d’attendre les secours. Moi, je vais alerter les
urgences pour qu’ils se tiennent prêts.
— Il faudrait prévenir le bloc.
— Je m’en occupe. Ah, j’entends le moteur qui tourne !
Il faut y aller, Matt.
Amy était à peine consciente, les yeux révulsés,
lorsqu’il la souleva pour la porter dehors. Il s’installa avec
elle à l’arrière de la voiture de Ben, la tenant à demi
allongée sur ses genoux, malade de peur.
« Mon Dieu, pas une seconde fois ! Faites qu’elle s’en
sorte, que le bébé aille bien. »
Il ne pourrait pas revivre ça et elle non plus. Il fallait que
tout s’arrange…
Comme dans un film, il s’aperçut vaguement que Ben
klaxonnait à chaque intersection et grillait tous les feux. Il
leur fallut moins de dix minutes pour atteindre l’hôpital, où
son jumeau se gara devant l’entrée des urgences dans
un hurlement de freins.
Alors, tout se passa très vite : l’équipe qui les attendait
avança un brancard roulant, sur lequel Matt déposa Amy.
Cinq minutes plus tard, elle était perfusée aux deux bras,
recevait du sulfate de magnésium et respirait sous un
masque à oxygène. Déjà, les secouristes fonçaient vers
le bloc opératoire.
— Je vais me préparer, décréta Matt, qui les suivait
avec Ben.
Mais son frère le gratifia d’un regard noir.
— N’y pense même pas ! Habille-toi si tu veux, reste si
tu veux, mais c’est moi qui fais la césarienne, pas toi !
Puis ils entrèrent en salle d’opération, où Ben résuma
rapidement la situation :
— Prééclampsie, aucun signe avant-coureur. Perte de
connaissance partielle. Elle n’a pas convulsé pour
l’instant, mais il faut s’y attendre.
— Daisy nous a tout expliqué au téléphone, répondit
Steve Cramer, l’anesthésiste. On se tient prêts, ne vous
en faites pas.
Pendant que Ben se savonnait, les aides-soignantes
découpèrent les vêtements d’Amy avant de laisser la
place à Steve. Matt sentit qu’on lui passait une camisole,
qu’on lui ajustait un masque et une coiffe, mais il avait
l’impression qu’un autre se tenait là, dans cette pièce.
Ce fut le cœur au bord des lèvres qu’il regarda son
frère opérer la femme de sa vie et, enfin, mettre son fils
au monde. Un petit garçon parfait, de bonne taille… dont
le corps bleui demeurait flasque et immobile.
« Oh, non, s’il vous plaît ! Pas deux fois… Respire… »
— Allez, bébé, tu peux le faire ! implora Rose Miller, la
pédiatre de garde, en écho à ses propres pensées.
Après avoir dégagé les voies respiratoires du
nourrisson, elle lui frictionnait maintenant le dos et
remuait ses pieds minuscules.
— Accroche-toi, bébé, dit encore Rose.
Quand un vagissement faible lui répondit, Matt eut
l’impression que ses jambes se dérobaient sous lui. Il
prit une profonde inspiration, puis une autre, avant
d’écraser le poing sur sa bouche pour réprimer les
sanglots qui montaient.
— Va faire la connaissance de ton bébé, murmura
Ben d’une voix rauque.
Son frère s’était rapproché de lui sans qu’il s’en
aperçoive, et maintenant il lui prenait le bras pour le
guider vers la table d’opération. Il s’avança d’un pas
chancelant, effleura une main minuscule aux veines
encore apparentes… et, cette fois, ne put retenir ses
larmes lorsque les petits doigts se refermèrent sur le
bout de son index. C’était à peine s’il osait caresser la
peau fine tant il craignait de faire du mal à cet être si
précieux.
Il serra les mâchoires, tandis qu’un reste de lucidité
gagnait son esprit. Ce bout de chou était né à trente-cinq
semaines. Il était donc parfaitement viable et avait de
bonnes chances de s’en sortir.
Dire qu’il ne s’étonnait même pas de se sentir lié à ce
point à un bébé dont il ignorait encore l’existence
une heure plus tôt ! C’est qu’il l’avait tellement espéré,
cet enfant ! Combien de fois, depuis août, n’avait-il pas
regretté d’avoir laissé Amy lui signifier son congé sans
se battre ? Combien de fois n’avait-il attendu près du
téléphone, dans l’espoir qu’elle l’appelle pour lui
annoncer qu’elle était enceinte ? Il l’avait vue après Noël,
il avait trouvé que ses nouvelles formes lui allaient bien,
sans imaginer une seconde…
Fou d’inquiétude, il pivota vers l’anesthésiste.
— Comment va-t-elle ?
— Elle est stable. Nous en saurons plus lorsqu’elle se
réveillera. Nous allons la monter en soins intensifs, le
neurologue l’examinera là-bas.
Il hocha la tête, puis reporta son attention sur son fils.
— Bonjour, mon petit homme, murmura-t-il. Je suis ton
papa. Ta maman n’est pas très en forme pour l’instant,
mais elle va guérir et, en attendant, je vais bien
m’occuper de toi. Je resterai ici aussi longtemps qu’il
faudra. Tout va s’arranger, ne t’inquiète pas.
— Si vous le preniez dans vos bras ? suggéra Rose.
Il opina, et la pédiatre lui tendit le bébé, bien au chaud
dans sa couverture. Le petit visage de son fils avait rosi
et il dormait paisiblement.
— Nous allons le transférer en réanimation néonatale
pour procéder à un bilan complet et surtout vérifier l’état
de ses poumons, expliqua Rose. Mais pour l’instant, je
lui trouve un excellent état général. Il pèse deux kilos
cent. C’est un bon poids pour un prématuré.
— C’est vrai.
Matt savait tout cela, tout comme il se doutait que son
enfant allait survivre, et probablement sans séquelles.
Mais à présent ce n’était plus lui qu’il voyait. C’était un
autre bébé, beaucoup plus petit, trop fragile pour
survivre. Samuel…
Le contact du bras de Ben autour de ses épaules le fit
sursauter.
— Il va s’en sortir, dit son frère d’une voix chargée
d’émotion.
— Oui, je le crois. Mais je ne comprends pas ce qui a
pu mettre Amy dans un état pareil.
— En toute franchise, je n’en ai pas la moindre idée.
Je l’ai surveillée de près : il n’y a jamais eu de signe
d’alerte. Elle ne faisait même pas d’hypertension.
— A ce propos… Où en est-elle, maintenant ?
— Vingt-quatre/dix-sept.
— Quoi ?
Heureusement qu’il tenait son fils, sinon il aurait
probablement eu une attaque ! La tension d’Amy
demeurait vertigineusement haute. Il n’osait même pas
imaginer les chiffres au plus fort de la crise. Et
maintenant encore elle risquait de convulser et de subir
des dommages cérébraux.
— Je sais à quoi tu penses, Matt, mais arrête. Elle est
en bonnes mains.
— Bien sûr, mais… Il faut que j’aille là-bas avec elle.
Avec une extrême douceur, il replaça son bébé dans
les bras de la pédiatre, puis suivit le brancard roulant où
les urgentistes avaient placé Amy. Ben lui emboîta le pas
dans le couloir, l’air soucieux.
— Je suis désolé, Matt. Si je n’avais pas été en congé
paternité, je me serais sans doute aperçu de quelque
chose. Les sages-femmes m’ont dit qu’Amy n’était pas
en forme aujourd’hui, qu’elle avait mal à la tête, mais
comme nous sommes à court de personnel elle n’a pas
voulu partir.
— N’importe quoi ! Elle aurait dû avoir plus de bon
sens !
— Entièrement d’accord avec toi. Si j’avais été là, je
serais intervenu.
La colère que Matt avait étouffée jusqu’alors remonta
d’un coup.
— Moi aussi, mais il n’y avait pas de risque ! hurla-t-il.
Pourquoi personne ne m’a-t-il dit qu’elle était enceinte ?
Comment as-tu pu me le cacher, toi, mon propre frère ?
Ben marqua une pause puis se planta devant lui au
milieu du couloir, les poings sur les hanches.
— Crois-tu que je n’y ai pas pensé ? Je me suis
torturé l’esprit avec ça nuit et jour. Je l’ai harcelée pour
qu’elle te le dise.
— Tu aurais mieux fait de me le dire toi-même !
— Non ! Je lui avais promis de garder le secret, à
condition qu’elle me laisse prendre soin d’elle et qu’elle
accepte une surveillance médicale renforcée.
— Si j’avais été au courant, c’est moi qui aurais pris
soin d’elle et rien de tout cela ne serait arrivé !
En une fraction de seconde, il comprit qu’il avait
dépassé les bornes. Ben se rembrunit et poussa un
soupir exaspéré.
— Bon sang, puisque tu t’inquiètes tellement pour
Amy, tu n’avais qu’à faire ce qu’il fallait pour ne pas la
perdre ! riposta-t-il sèchement. Et ce n’est pas moi qui
l’ai mise enceinte, que je sache !
Pivotant brusquement, Ben rejoignit les urgentistes qui
avaient continué de descendre le couloir, poussant Amy
sur son brancard roulant. Matt le suivit, et ils
n’échangèrent plus une parole jusqu’à leur arrivée en
soins intensifs.
D’ailleurs, qu’aurait-il pu dire de plus ? A cette minute
précise, il avait vraiment l’impression d’avoir tout faux,
sur toute la ligne.

***
La crise de convulsions se produisit vers 3 heures du
matin, sans que Matt puisse faire quoi que ce soit.
Debout au pied du lit d’Amy, il assista au ballet des
infirmières et des médecins qui, en moins de trente
secondes, avaient envahi la pièce. Contrôle de la
tension, du débit de médicaments par intraveineuse,
monitoring cardiaque : il connaissait les procédures par
cœur et pourtant il lui semblait les découvrir en cet
instant où, pour la première fois, il se trouvait de l’autre
côté de la barrière.
De toute façon, il n’aurait pas été d’une grande utilité à
ses collègues, lesquels effectuaient un travail
remarquable à tout point de vue. Oui, Amy était entre de
bonnes mains. Restait juste à espérer… et à prier pour
que les remèdes agissent.
Quand, finalement, la fonction rénale commença à se
rétablir, quand les écrans de contrôle indiquèrent des
mesures plus conformes à la normale, il s’aperçut qu’il
avait mal aux mains à force de serrer les poings. Il se
dégourdit les doigts, après quoi, les membres de
l’équipe partis, il s’écroula sur une chaise.
Le cœur lourd, il captura alors la main gonflée d’Amy,
l’embrassa tendrement.
— Ça va aller, mon amour. Accroche-toi. Je suis là, je
reste avec toi. Nous avons eu un petit garçon. Il va très
bien et toi aussi tu vas te rétablir, je te le promets…
Sa voix se brisa sur les derniers mots et il inspira
profondément, les yeux levés au plafond. Qui essayait-il
de convaincre au juste ? Amy ou lui-même ? Les mots lui
semblaient d’une banalité confondante et, en même
temps, il lui paraissait indispensable de les prononcer
pour vaincre la peur et conjurer le sort.
En toute logique, il connaissait parfaitement la
prééclampsie et les risques inhérents à cet incident de la
grossesse. Elle se caractérisait par une tension artérielle
élevée après vingt semaines de grossesse, et par un
taux de protéines dans les urines supérieur à 0,3
grammes par vingt-quatre heures. La suite prévisible
était l’éclampsie, c’est-à-dire la crise de convulsions que
venait hélas de subir Amy.
En général, cette issue était prévisible chez les
patientes souffrant d’hypertension chronique, de diabète,
d’obésité ou encore d’insuffisance rénale. Les équipes
médicales mettaient donc tout en œuvre pour l’éviter et
prévenir la catastrophe. Sauf que là rien ne laissait
présager la crise et pourtant le pire était arrivé.
Puisque les conséquences dépendraient de plusieurs
facteurs, il faudrait déterminer ce qui avait provoqué la
rupture chez Amy, évaluer l’ampleur du dérèglement
métabolique et ses suites probables. Il savait
malheureusement très bien les risques qu’elle encourait :
attaque cérébrale, problème cardiaque, défaillance
rénale irréversible…
Matt déglutit avec difficulté. Allons, il devait arrêter
d’envisager le pire ! Elle respirait, elle était vivante. A
chaque heure suffisait sa peine et il ne servait à rien de
voir tout en noir. Certes, les événements des dernières
années ne l’avaient guère porté à l’optimisme, mais il
allait devoir s’accrocher à la moindre lueur d’espoir pour
ne pas devenir fou…
Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque le
contact de deux mains fermes sur ses épaules le fit sortir
des brumes dans lesquelles il se débattait. C’était Ben.
— Comment va-t-elle ? demanda ce dernier à voix
basse.
— Je… ne sais pas trop. Elle a convulsé et ils ont eu
du mal à faire baisser sa tension. Elle est sous sédatifs.
Il faut attendre qu’elle se réveille pour pouvoir dire…
Il n’acheva pas sa phrase, mais son frère avait
compris.
— Je suis désolé, Matt. J’aurais dû demander à
quelqu’un de la surveiller pendant mon absence.
— Non, je t’en prie ! Ne va surtout pas culpabiliser, tu
n’y es pour rien. J’ai eu tort de m’en prendre à toi tout à
l’heure et je m’en excuse. Personne n’aurait pu prévoir
une crise aussi brutale. Elle-même, une sage-femme, est
passée à côté des symptômes. Tu n’as rien à te
reprocher et je m’en veux de t’avoir parlé comme cela.
Toi qui as tant fait pour elle…
Agrippant les deux mains de son frère, il se mit
debout.
— Que vais-je devenir si elle ne s’en sort pas ?
— Elle va s’en sortir, répliqua Ben d’une voix
légèrement tremblante. Il ne peut en être autrement.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Tu es épuisé, physiquement et
nerveusement. Depuis quand es-tu ici ? Tu devrais aller
te dégourdir les jambes et manger quelque chose.
— Je n’ai pas faim.
Machinalement, il jeta un coup d’œil sur la pendule
murale. Le cadran affichait 3 h 50.
— D’ailleurs, que fais-tu là à cette heure-ci, toi ? Daisy
vient d’accoucher, ta place est auprès d’elle !
— Tout va bien à la maison et je ne pouvais pas
dormir. Avec sa bénédiction, je suis venu voir si je
pouvais faire quelque chose…
— Je n’ai besoin de rien.
— Allons au moins voir le bébé, dans ce cas, pour que
tu sois pleinement rassuré. Amy est stable et, s’il le faut,
ils nous appelleront sur nos mobiles.
Ben et lui s’étaient toujours compris de manière
intuitive, aussi n’était-il pas étonnant que son jumeau ait
senti à quel point il était tiraillé entre les deux amours de
sa vie. Et bien sûr il avait raison. Voir son fils de ses
propres yeux le tranquilliserait et lui permettrait de
revenir plus serein au chevet d’Amy.
Le dos raidi par son séjour prolongé sur sa chaise en
plastique, il s’étira, puis suivit son frère dans le couloir
jusqu’au service de réanimation néonatale. La dernière
fois qu’il y était entré, c’était peu après la naissance des
jumelles Grieves, au moment du mariage. Mais là il était
de l’autre côté de la barrière et la perspective avait
changé. Le parent inquiet, à présent, c’était lui.
Dans le sas d’accueil, il se savonna soigneusement
les mains, avant de les enduire de gel hydroalcoolique.
Ben l’avait laissé seul et il pénétra dans le service où
Rachel, la surveillante, le reconnut instantanément.
— Bonsoir, Matt. Je suis contente de vous revoir,
même si j’aurais préféré que ce soit en d’autres
circonstances. Mais rassurez-vous, votre fils va bien.
Venez donc lui faire un petit coucou.
Le cœur battant, il emboîta le pas à la jeune femme,
qui le guida vers une couveuse au fond de la pièce. Et,
bien qu’il fût habitué à la vue de prématurés et même de
grands prématurés, il subit un nouveau choc en posant
les yeux sur son bout de chou. Ce bébé lui paraissait si
petit, si vulnérable… Jamais, en pratiquant des
accouchements à haut risque, il ne s’était attardé à ce
point sur l’aspect physique des nourrissons. Dans
certains cas, ils étaient bien plus fragiles encore que son
enfant, mais jamais il n’avait éprouvé cette frayeur, ce
sentiment d’impuissance à l’idée qu’il ne puisse rien
faire pour les aider à rester en vie…
— Salut, mon petit gars, dit-il d’une voix que l’émotion
rendait méconnaissable.
Par les ouvertures de la couveuse, il effleura la tête
duveteuse de son fils endormi tandis que, de son autre
main, il enserrait ses pieds. Les orteils étaient
minuscules, les ongles presque invisibles, et pourtant
tout était en place, parfaitement formé. Un vrai miracle.
Pour bouleversé qu’il fût, il remarqua néanmoins la
ressemblance frappante entre son bébé et Thomas, le
fils de Ben et Daisy. Au fond, ce n’était guère étonnant
puisque leurs pères partageaient le même A.D.N. Ces
deux-là seraient comme des demi-frères, songea-t-il, et
cette pensée lui arracha un sourire. Ils partageraient les
mêmes jeux, se battraient peut-être ensemble…
— Voyez, je n’ai pas menti, commenta Rachel, postée
à l’autre bout de la couveuse. Regardez comme il dort.
Et c’était vrai. Les paupières du bébé étaient closes,
son petit nez — où la pédiatre avait inséré un minuscule
tuyau — se plissait et Matt n’avait pas besoin de
regarder le monitoring pour savoir qu’il respirait bien. Il
lui suffisait de voir sa poitrine se soulever de façon
régulière pour se sentir mieux.
— Nous l’avons intubé pour le nourrir, précisa Rachel.
Nous lui avons donné du colostrum pris à la banque du
lait. Il est en léger sous-poids si on tient compte de la
date d’accouchement prévue, mais il n’y a rien
d’alarmant.
Matt opina, cherchant toujours à comprendre ce qui
avait bien pu se produire. Il faudrait attendre les
examens approfondis pour être sûr, mais il était prêt à
parier qu’une anomalie avait touché le placenta quelques
semaines plus tôt. En cas de défaillance à ce niveau, le
bébé n’aurait pas été alimenté correctement. Le
métabolisme d’Amy aurait par ailleurs subi les
conséquences de ce problème, jusqu’à la crise brutale…
— Il a l’air en forme, dit la voix de Ben dans son dos.
Son frère l’avait rejoint sans qu’il le remarque, absorbé
qu’il était par la contemplation de son fils.
— Oui, ça va.
Il peinait à prononcer les mots tant la violence de ses
émotions le submergeait. Finalement, il s’écarta de la
couveuse et remercia Rachel, qui promit de le contacter
régulièrement pour lui donner des nouvelles.
Dans le couloir, Ben lui suggéra de nouveau de
descendre chercher un en-cas au distributeur, mais il
secoua la tête.
— Non, je veux voir Amy.
— Si je te montais quelque chose ?
A bien y réfléchir, il avait la gorge sèche et mourait de
soif. Il accepta donc l’idée d’un café, que son frère lui
rapporta bientôt dans le couloir, avec un sandwich.
— Merci, frangin, murmura-t-il. Ecoute… tu peux
rentrer chez toi maintenant. Ça va aller, et je préfère te
savoir avec Daisy.
— Sûr ?
— Sûr et certain. C’est déjà génial que tu sois venu
cette nuit. On se voit demain ?
— Et comment !
Ben le serra dans ses bras, puis s’éloigna comme à
regret. Après le départ de son frère, Matt essaya de
manger, mais en vain. Il se contenta donc de boire son
café, et se hâta de rejoindre le chevet d’Amy.
Assis près d’elle, il lui prit la main… et se figea. La
peau lui semblait présenter un aspect moins boursouflé,
plus « normal ». Etait-ce le fruit de son imagination ?
Prenait-il ses désirs pour la réalité ? Non, il n’hallucinait
pas ! La main d’Amy avait réellement désenflé. Même
s’il était trop tôt pour crier victoire, c’était encourageant.
Et cela tombait bien car il avait besoin de se raccrocher
au moindre signe positif pour ne pas sombrer.

***
Lorsque le Dr Cage, chef du service des soins
intensifs, vint examiner Amy vers 8 heures, Matt, rompu
après avoir somnolé sur sa chaise, s’efforça néanmoins
de lui résumer les événements de la nuit avec exactitude.
— Elle a ouvert les yeux vers 4 heures, en marmonnant
un peu. Je lui ai parlé, mais elle n’a pas eu l’air de
m’entendre.
— C’est bon signe qu’il y ait eu une réaction, répondit
son collègue avec un sourire rassurant.
Puis il pinça le lobe de l’oreille d’Amy, enfonçant
légèrement son ongle dans la peau. Elle répondit par un
gémissement, mais sans se réveiller, et il poursuivit le
check-up par une vérification des réflexes, puis une
auscultation, avant de focaliser son attention sur les
graphiques sortis de l’imprimante du monitoring.
— Les liquides circulent bien, commenta-t-il. Comme
vous le savez, il s’agit d’une évolution très positive. Avez-
vous remarqué des changements ?
— Ses mains et ses chevilles ont désenflé, je trouve.
Le médecin regarda longuement les extrémités
d’Amy, après quoi il jeta un coup d’œil sur sa cicatrice.
Malgré l’urgence, Ben avait incisé a minima, constata
Matt. Il reconnaissait là l’expérience de son frère…
— Le bébé va bien ? s’enquit le Dr Cage.
— Oui, très bien. Il est toujours en réanimation
néonatale, mais il ne devrait pas y passer trop de temps.
— A votre place, je monterais le voir maintenant. Amy
va bien, mais elle ne va pas se réveiller tout de suite.
Même si cette nouvelle ne le satisfaisait guère, Matt
n’avait pas d’autre choix que d’attendre. Il remercia donc
son confrère puis, après son départ, prit la direction de
la zone pédiatrique. Une nouvelle surveillante, qui
s’appelait Louise et qu’il connaissait de vue, l’accueillit
avec la même chaleur et la même compassion que
Rachel un peu plus tôt dans la nuit.
— Docteur Walker ! Votre bébé est en pleine forme ce
matin. Voulez-vous le prendre ?
— Bien sûr, si c’est possible.
Dès qu’il fut assis, l’infirmière lui déposa son fils dans
les bras. Il lui caressa longuement les mains, et les
pieds, jusqu’à ce qu’enfin le bout de chou ouvre les
paupières, vissant son regard au sien d’une manière qui
lui fit monter les larmes aux yeux.
Il sentit qu’on lui glissait un mouchoir en papier dans la
main et releva la tête. Ben était là, souriant, l’air ému.
— J’espérais bien te trouver là, dit ce dernier.
— Parce que tu me surveilles, maintenant ?
— Non, je venais prendre des nouvelles de mon
neveu ! Et Daisy aimerait que je fasse quelques photos,
si tu es d’accord.
— Oui, bien sûr. J’ai eu la même idée, figure-toi. Hier
soir, j’en ai pris une avec mon téléphone portable et je
l’ai envoyée à papa et maman, mais ce n’est pas la
même chose.
— J’ai apporté mon appareil, ce devrait être
beaucoup mieux. J’en imprimerai quelques-unes à la
maison. Ce jeune homme a-t-il un prénom, au fait ?
Matt secoua la tête. Dans sa tête résonnait encore le
nom de Samuel, qui n’avait pas dû quitter l’esprit d’Amy
chaque fois qu’elle avait réfléchi à la question. Car elle y
avait réfléchi, il en était sûr…
— Je comptais sur toi pour m’éclairer sur ce point,
répondit-il en soupirant. J’imaginais que, peut-être, Amy
vous en avait parlé.
Son frère lui pressa l’épaule.
— D’après Daisy, elle aimait bien Joshua, mais elle
avait l’intention de te demander ton avis.
— Donc, elle comptait vraiment me le dire ?
— Mais bien sûr ! Elle envisageait de le faire hier soir.
Quand elle a découvert sa grossesse, elle était enceinte
de presque quatre mois et elle a voulu attendre de savoir
que tout irait bien avant de te parler. Puis les semaines
ont passé et je suppose qu’elle n’a pas su comment s’y
prendre.
— Tu aurais pu me le dire, toi !
— J’aurais voulu pouvoir le faire. Si tu savais combien
de fois j’ai failli vendre la mèche !
Matt allait répliquer qu’il comprenait et qu’il ne lui en
voulait pas, mais l’arrivée de Rachel avec un biberon l’en
empêcha. Il connut alors l’immense bonheur de nourrir
son petit garçon pour la première fois, tandis que Ben
immortalisait cet instant sous toutes les coutures.
— Fais-lui faire son rot, maintenant, suggéra son frère
d’un ton malicieux après que le bébé eut fini de boire.
— Quoi ? Pour qu’il recrache tout ?
— C’est comme ça que ça marche, frangin, tu le sais
bien !
Après qu’il se fut exécuté vint le moment de remplacer
la couche. Là encore, Ben était aux premières loges et
Matt se demanda si, sous ce regard scrutateur, il n’allait
pas se tromper et mettre le change à l’envers. Mais au
final il réussit à enserrer les petites cuisses fripées de
son fils correctement, ni trop, ni trop peu. Il se sentait
ridiculement fier de lui en le replaçant dans sa couveuse,
quelques minutes plus tard.
— Un vrai pro ! le taquina Ben. Attends un peu que
j’imprime les photos ! Les filles n’ont pas fini de rire.
— Si seulement…
L’allégresse des moments qu’ils venaient de partager
retomba d’un coup à l’idée que, peut-être, Amy ne rirait
plus jamais comme avant, qu’elle allait garder
d’irrémédiables séquelles de son éclampsie.
— N’y pense même pas, dit Ben d’un ton ferme. Tu
redescends la voir, je suppose ?
— Bien sûr.
Ils gagnèrent tous deux les soins intensifs, pour
apprendre qu’Amy dormait toujours.
— As-tu besoin de compagnie ? demanda Ben,
comme Matt allait entrer dans la chambre.
— Pas vraiment, non. Ne te vexe pas, mais j’aimerais
rester seul avec elle. Lui dire toutes les choses que je ne
lui ai jamais dites, tu comprends…
Ben hocha la tête, puis le serra contre lui.
— Bien sûr que je comprends, mais n’hésite pas à
m’appeler si tu changes d’avis. Je vais aller montrer les
photos à Daisy. Je t’en rapporterai quelques-unes plus
tard. Surtout, tiens-moi au courant s’il y a du nouveau.
Il opina, puis pénétra dans la chambre. Les médecins
avaient procédé à de nouvelles vérifications et avaient
injecté des antidouleurs à Amy, en précisant qu’elle
émergerait sans doute d’ici à une heure ou deux. Une
éternité que l’incertitude rendait insupportable pour Matt.
La tête lui tournait à force de se concentrer sur le
moindre signe, au point qu’il eut du mal à croire ce qu’il
voyait lorsque enfin, tout doucement, elle battit des
paupières.
— Amy ? Amy, c’est Matt.
Elle luttait visiblement pour reprendre conscience et il
lui prit la main dans l’espoir de l’aider à revenir à elle.
— Ma chérie… Comment te sens-tu ?
— Mal…, articula-t-elle d’une voix enrouée. Ma tête…
et tout le reste. Pourquoi suis-je dans cet état ?
— Tu as fait une crise d’éclampsie et tu as convulsé,
répondit-il doucement. Ben a dû mettre le bébé au
monde, mais notre petit garçon va bien. Il est en forme.
Elle secoua la tête.
— Ben… n’était pas là. Je l’ai… perdu. Je suis
désolée.
— Non, mon cœur, Ben était là. Il t’a fait une
césarienne. Notre fils va bien.
— Mais non, chuchota-t-elle, non, non…
L’agitation d’Amy allait croissant et tout à coup, avec
une force surprenante, elle lui arracha sa main.
— Pourquoi me mens-tu, pourquoi ?
— Amy, je ne mens pas…
— Arrête ! hurla-t-elle. Le bébé est mort, il est mort !
— Ecoute-moi ! Notre bébé est vivant. Vivant, tu
m’entends ?
Une vague d’affolement déferla sur lui lorsqu’il la vit se
couvrir les oreilles en se débattant dans tous les sens.
— Laisse-moi tranquille, Matt ! Je te déteste ! Va-
t’en !
Alerté par les cris, le Dr Cage venait d’entrer dans la
pièce. Il se posta de l’autre côté du lit et se pencha sur
Amy.
— Chut, dit-il d’une voix apaisante. Calmez-vous, Amy.
Tout va bien. Il faut vous rendormir, maintenant.
— Docteur, faites-le… partir. Dites-lui qu’il… s’en aille.
— Oui, il va s’en aller. Ne vous inquiétez pas.
Rongé par l’angoisse, Matt quitta la pièce. Cette
évolution, après la nuit terrible qu’il venait de vivre, c’était
plus qu’il n’en pouvait supporter.
Il était en train de devenir fou, et le pire, c’est qu’il ne
pouvait rien faire à part attendre et espérer.
6.
Tout était calme quand Amy s’éveilla.
Elle reconnaissait vaguement les bruits familiers de
l’hôpital : les bips et le ronron des machines, une
sonnerie de téléphone au loin, des bruits de pas feutrés,
mais sans l’agitation dont elle avait l’habitude lorsqu’elle
travaillait.
Evidemment. On devait être en plein milieu de la nuit.
Avec effort, elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle,
sa conscience peinant à assimiler ce qu’elle voyait.
Cette pièce ressemblait à une chambre des soins
intensifs. Elle était branchée de partout, et Matt dormait
sur une chaise, à moitié affalé sur le lit, sa main gauche
posée sur la sienne.
Elle avait la vague intuition qu’il ne l’avait pas quittée
car elle avait entendu sa voix, senti sa présence depuis
le début. Mais le début de quoi, au juste ? Son esprit
était si embrumé, le puzzle ne se remettait pas en place
et elle détestait cela.
Quelque chose de grave était arrivé. Elle en avait la
certitude. Samuel ? Etait-ce la perte de Samuel ? Mais
non, protesta sa mémoire. Samuel était parti depuis
longtemps. Alors pourquoi éprouvait-elle cette horrible
sensation de manque, comme si la catastrophe venait
juste de se produire ?
Dégageant sa main de l’étreinte de Matt, elle la porta
à son ventre. Il était plat, un peu flasque, légèrement
douloureux… et recouvert d’un gros pansement. On lui
avait fait une césarienne.
« Allez, concentre-toi. Matt t’a parlé. Il t’a dit que… »
— Oh !
Les souvenirs venaient d’affluer d’un coup, lui
arrachant un cri qui eut pour effet de réveiller Matt. Il
sursauta et s’assit en grognant, après quoi il se massa la
nuque et effectua quelques rotations de la tête. Il avait
une mine épouvantable, constata-t-elle. Ses joues
étaient couvertes de barbe naissante, il portait des
vêtements chiffonnés et il avait les yeux rouges et
cernés. D’épuisement ou de chagrin ?
— Amy… Ça va ?
— Oui, mais que s’est-il passé ?
— Tu as fait une prééclampsie. Tu t’en souviens ?
— Hm… Un peu. J’étais à la maison, j’avais cet
horrible mal de tête. Est-ce que tu étais là ? J’ai la vague
impression que tu m’as portée.
Elle eut un coup au cœur en voyant le visage de Matt
s’assombrir. Oh, non ! Ils étaient en train de vivre un
nouveau drame et d’ici à quelques secondes elle allait
apprendre que…
— Oui, j’étais là. J’étais venu voir Thomas, j’avais
prévu de passer le week-end chez Ben et Daisy. Tu as
sonné, nous t’avons entendue crier et nous t’avons
trouvée par terre, sur le perron. C’est là que je t’ai
portée. Ensuite, nous t’avons conduite ici dans la voiture
de Ben.
Il marqua une pause, sans doute pour lui permettre
d’assimiler ces informations. En fait, elle se rappelait
maintenant le moment où il s’était penché sur elle, où il
l’avait réconfortée, où il l’avait soulevée. Quant à l’enfant
de Ben et Daisy, c’était elle qui l’avait mis au monde.
Récemment, oui, mais quel jour ? Et elle ? Depuis quand
se trouvait-elle ici, dans cette chambre ?
Elle avait accusé Matt de mentir, cela lui revenait à
présent. Il lui avait parlé d’un bébé, lui avait dit qu’il était
vivant, et elle n’en avait pas cru un mot.
— Matt… J’ai eu une césarienne, murmura-t-elle, le
cœur cognant dans la poitrine. Tout ceci est très flou,
mais est-ce que j’ai crié contre toi ? Est-ce que je t’ai
traité de menteur ?
— Oui, mais tu subissais l’effet des tranquillisants,
c’est normal. Tout s’embrouillait dans ta tête. C’était ce
matin, au moment où je t’ai expliqué que nous avions eu
un petit garçon et qu’il était en bonne santé. Tu refusais
de me croire.
Elle eut soudain l’impression que son sang se figeait
dans ses veines et qu’elle allait de nouveau sombrer
dans l’inconscience.
— Un petit garçon. Il n’est pas…
Le sourire de Matt, la lueur de joie dans son regard…
ces signes ne pouvaient pas tromper…
— Amy, notre petit garçon va bien, expliqua-t-il d’un
ton persuasif. Il était un peu chétif à la naissance, mais
c’est un battant et il a déjà commencé à se nourrir. Ben a
imprimé des photos, regarde.
Il attrapa une pochette sur la table de nuit, d’où il
extirpa un grand cliché. Médusée, elle écarquilla les yeux
devant l’image de son enfant, tellement minuscule qu’on
le voyait à peine au creux des bras de Matt. Une
électrode était reliée à son index, on l’avait mis sous
monitoring et la couche paraissait trois fois trop grande
pour lui, mais sa peau était rose et il avait l’air… vivant.
Elle inspira profondément, une fois, puis deux, puis
trois. Le bonheur immense qui commençait à déferler
sur elle lui paraissait trop beau pour être vrai.
— C’est notre fils, Amy, insista Matt. Il est en
réanimation néonatale, mais il en sortira bientôt.
Il lui montra une autre photographie, du bébé seul dans
sa couveuse. Elle traça les contours de sa petite
silhouette du bout du doigt, émerveillée. Se pouvait-il
qu’il y ait eu un miracle ? Devait-elle y croire ?
— Je veux le voir, Matt. Emmène-moi là-bas.
— Malheureusement, c’est impossible, répondit-il
doucement. Tu es toujours sous perfusion de sulfate de
magnésium et tu as été très mal en point. Nous devons
faire attention.
— Mais je veux le serrer dans mes bras ! protesta-
telle, et les larmes commencèrent à rouler sur ses joues
sans qu’elle puisse les retenir.
Elle avait vécu dans la peur pendant si longtemps et
l’épilogue de sa grossesse avait été si difficile qu’elle
ressentait toujours un mal-être intense. Le contact de son
fils l’aiderait à remettre les choses en perspective, elle
en était sûre. A condition qu’elle puisse le voir.
— S’il te plaît, Matt. J’ai besoin de le tenir dans mes
bras.
— D’accord, ma chérie, ne pleure pas. Je vais aller le
chercher. Je vais te l’amener.
Il s’assit sur le lit, la prit dans ses bras et la serra
contre lui, la joue posée sur ses cheveux.
— Calme-toi, mon ange, je t’en supplie. Détends-toi,
je vais revenir très vite avec notre bébé.
Sa voix d’habitude si ferme tremblait, et elle eut de
nouveau envie de pleurer, pour lui cette fois. Il avait dû
subir un choc d’autant plus violent qu’il n’y était pas
préparé. Il avait géré la situation au mieux, mais elle
imaginait sans peine dans quel état de nerfs il devait se
trouver. Elle devrait l’épargner un maximum à compter
de maintenant.
— Ça va, ne t’inquiète pas, assura-t-elle. Je veux
juste… m’assurer qu’il va bien, le voir de mes propres
yeux.
— Dans cinq minutes, il sera près de toi.
Il parut hésiter, puis, après avoir capturé sa main,
déposa un baiser dans sa paume avant de lui replier les
doigts. Comme ce geste lui avait manqué ! A l’époque
de leur vie londonienne, il l’embrassait
systématiquement de cette façon quand ils devaient se
séparer. La dernière fois, c’était après la mort de
Samuel, dans sa chambre d’hôpital. Mais aujourd’hui
tout était différent. Leur bébé allait vivre !
Après son départ, Amy inspira à fond, les paupières
closes, s’efforçant de canaliser le tumulte qui s’était
déclenché en elle. Elle devait être sereine, ou en tout cas
plus détendue, pour accueillir son enfant. Certes, elle
n’avait pas imaginé faire sa connaissance de cette
manière, mais peu importait : l’essentiel était qu’ils
soient vite réunis.
Elle se sentait déjà mieux lorsque Matt reparut,
quelques minutes plus tard, poussant le berceau roulant
de leur fils. Avec son aide, elle se cala le mieux possible
contre les oreillers, après quoi, avec une extrême
délicatesse, il souleva le bout de chou et le lui déposa au
creux des bras.
Dieu, qu’il était petit ! Il lui paraissait plus léger qu’une
plume et sa tête ronde était minuscule… Mais il respirait,
sa poitrine se soulevait régulièrement, un de ses bras
s’agitait un peu dans son sommeil.
Tout doucement, elle le rapprocha de son visage, puis
déposa un baiser sur sa joue veloutée. Alors, pendant de
longues minutes, elle s’enivra de son odeur et du souffle
tiède qu’elle percevait sur sa peau à intervalles réguliers.
Et pour la première fois depuis des lustres un calme
profond, absolu, s’insinua en elle.
Son enfant était avec elle, vivant et en bonne santé.
Elle ne se rassasiait pas de contempler ses mimiques,
de regarder le petit nez qui se plissait, la bouche parfaite
à l’image d’un bouton de rose à peine éclos.
— Quelle crevette ! murmura-t-elle.
Le recalant contre elle, elle attrapa sa petite main,
dont les doigts se refermèrent aussitôt sur les siens. Et
c’est alors que la magie absolue opéra : le bébé ouvrit
les yeux et leurs regards se soudèrent.
— Bonjour, mon trésor, dit-elle d’une voix douce. Je
suis ta maman. Si tu savais comme je suis contente de
te voir ! Que tu es beau, mon cœur…
— Il ne va pas tarder à avoir faim, expliqua Matt. Les
infirmières m’ont donné un biberon, au cas où tu te
sentirais assez en forme pour le nourrir.
— Un biberon ? répéta-t-elle, choquée. Mais…
— Il contient du lait maternel provenant de la banque
du lait. Compte tenu du choc qu’il a subi et de son sous-
poids, c’était la meilleure solution pour qu’il reprenne des
forces. On l’alimentera de cette manière jusqu’à ce que
tu te sentes prête à l’allaiter, si tu le souhaites.
— Et comment ! Je vais même essayer tout de suite !
— Tu es… sûre ?
— Oh que oui !
Jamais, de toute son existence, elle n’avait désiré
quelque chose à ce point. Elle avait besoin de ce contact
peau contre peau, de cette proximité qui leur permettrait
de rattraper un peu toutes ces heures de séparation. En
espérant que cela fonctionnerait…
Matt sonna et aussitôt Kate, une des infirmières, vint
l’aider à se préparer. Quand sa collègue lui eut fait
glisser sa chemise d’hôpital sur les épaules, Matt lui
remit le bébé dans les bras, et elle poussa un soupir
bienheureux en sentant la chaleur du petit corps contre le
sien.
— Il est trop endormi, murmura-t-elle.
— Non, je ne pense pas, répliqua Kate en souriant.
Regarde, il ouvre la bouche. Si tu lui caresses la joue
avec ton sein, il va se réveiller.
Elle s’empressa de suivre ce conseil, qu’elle avait
prodigué tant de fois sans imaginer qu’un jour elle se
retrouverait dans la même situation de découverte et
d’incertitude. Et pourtant, sa camarade avait raison !
Déjà, le bébé tournait la tête, et bientôt sa petite bouche
se pressa contre elle et il commença à téter. Cela
paraissait si simple, si facile ! Un vrai miracle compte
tenu de ce qu’ils avaient vécu tous les deux.
Dans ce genre de situations, lorsqu’on commençait à
nourrir les enfants au biberon, il n’était pas rare que
l’allaitement devienne impossible ensuite, pour le plus
grand regret des mamans. Mais son fils était un gagneur,
un petit monument de volonté et de courage.
— Il est génial, dit-elle, émerveillée. Je n’en reviens
pas.
Avec un sourire ému, Matt couvrit leur fils d’un plaid
polaire.
— Oui, il est génial, approuva-t-il. Et toi aussi, mon
cœur.

***
Amy ne savait plus quoi penser de l’attitude de Matt.
Ce matin-là, alors qu’elle était réveillée depuis un bon
moment déjà, elle se remémora pour la dixième fois la
scène magique qu’ils avaient partagée la veille avec leur
bébé. Après la tétée, Matt avait remmené leur fils en
pédiatrie, puis il était revenu s’installer à son chevet.
Comme il était minuit et qu’il semblait épuisé, elle lui
avait proposé de prendre ses clés dans son sac et
d’aller dormir chez elle plutôt que de déranger Ben et
Daisy. Elle avait bien compris qu’il n’avait pas quitté sa
chambre depuis plus de vingt-quatre heures, et qu’il ne la
quitterait pas à moins qu’elle ne le lui suggère.
— Cela m’embête de te laisser, avait-il objecté.
— Tout va bien maintenant que j’ai vu notre fils, avait-
elle répondu. Je suis entre de bonnes mains. D’ailleurs,
je suis tellement fatiguée que je ne vais pas tarder à
m’endormir. Et tu as besoin de récupérer aussi, Matt.
Il avait fini par céder, promettant de revenir à la
moindre alerte. Puis, comme s’il avait deviné son souhait
le plus cher, il l’avait prise dans ses bras, avant
d’embrasser sa paume une dernière fois. Avant de
sombrer, elle s’était alors demandé de quoi leur avenir
serait fait, maintenant qu’ils étaient devenus parents.
Et voilà qu’elle avait recommencé à gamberger dès
qu’elle avait ouvert les yeux. De nombreuses questions
demeuraient en suspens, sauf qu’elle n’avait pas le
courage d’y répondre et ne voyait aucune issue.
L’arrivée des médecins, peu après le petit déjeuner,
lui permit heureusement de se focaliser sur autre chose.
Ses constantes étant bien meilleures, le Dr Cage
autorisa même son transfert dans une chambre de la
maternité, ce qui fut fait dès que les aides-soignantes
eurent terminé sa toilette.
On venait juste de l’installer dans son lit lorsque Matt la
rejoignit. Il avait meilleure mine que la veille, signe qu’il
avait dû se reposer correctement.
— Bonjour, toi ! dit-il d’un ton joyeux. Comment te
sens-tu ?
— Mieux, répondit-elle, sincère. Mes pieds et mes
mains ont repris une apparence normale et je n’ai
presque plus mal à la tête.
Comme il l’observait, pensif, elle ajouta :
— C’était à ce point-là ? Personne ne veut me
répondre quand je demande quelle a été ma tension
pendant la crise d’éclampsie. Mais toi, tu peux bien me
le dire ?
— Tu es montée à vingt-sept/dix-huit.
— Ah oui, quand même… Et maintenant ?
Matt compulsa la fiche rangée au pied du lit, puis se
redressa en souriant.
— Seize/huit. C’est toujours trop haut, mais elle a bien
baissé. Quelle est ta tension habituelle ?
— Douze/sept, en général. C’est incroyable ! ajouta-t-
elle, sidérée. Je l’ai échappé belle.
— Oui, on peut le dire.
— Matt, tu étais là tout le temps. Y compris quand j’ai
déliré. J’ai cru…
— … que notre bébé était mort, je sais. Mais dans ton
état c’était compréhensible.
Pace que les larmes lui montaient aux yeux, elle
s’efforça de balayer ces souvenirs pénibles pour se
focaliser sur le présent.
— Ce n’est pas tout ça, mais il faudrait se mettre
d’accord sur un prénom, dit-elle d’un ton faussement
détaché.
— D’après Daisy, tu aimes bien Joshua ?
— Oui, mais je voulais en discuter avec toi avant…
C’est ton bébé aussi. Il faut que cela te plaise.
— Joshua me plaît, rassure-toi. C’est simple, doux,
élégant.
Il hésita quelques secondes, puis ajouta :
— J’avais pensé que, peut-être… nous pourrions
l’appeler Joshua Samuel.
Ses deux fils. Celui qu’elle aimait déjà tant, et celui
qu’elle aurait voulu aimer…
— Excellente idée. Ce serait merveilleux.
Sa voix se brisa sur le dernier mot et elle commença à
pleurer doucement. Puis, submergée par un chagrin
incoercible, elle se mit à sangloter sans pouvoir se
retenir.
Soudain, elle se sentit pressée contre une poitrine
large et solide. Matt la berçait tendrement, lui caressait
les cheveux, lui murmurait des mots apaisants tandis
qu’elle laissait libre cours à sa peine.
— Il me manque, tu sais, chuchota-t-elle entre deux
spasmes.
Le corps de Matt se tendit comme un arc.
— Il me manque aussi, répondit-il d’une voix rauque.
— Pourquoi a-t-il fallu qu’il meure ?
Ravalant ses larmes, elle repoussa légèrement Matt et
se cala contre ses oreillers. Alors, avec douceur, il lui
essuya le visage avec un mouchoir.
— Je n’en sais rien, mon ange. Nous n’en saurons
jamais rien. Il faut parfois accepter que les événements
ne trouvent pas d’explication logique, même si c’est
difficile. Ben a dû te dire que je soupçonnais une fragilité
utérine, mais cette fois ce n’est pas de là qu’est venu le
problème. Il faudra donc conduire des examens plus
poussés, si tu en es d’accord.
— Bien sûr. Mais en attendant…
— Ne culpabilise pas, Amy. Rien de tout ceci n’était ta
faute. Il est temps que tu le comprennes.
— J’essaie, répondit-elle. Je dois me concentrer sur le
présent et rien d’autre.
Se ressaisissant, elle leva la tête vers la pendule
murale.
— D’ailleurs, c’est l’heure de la tétée. Si Joshua prend
assez de poids, ils le laisseront dormir dans ma
chambre à partir de demain. Et si tout va bien nous
pourrions sortir en début de semaine prochaine. Rose
Miller trouve ses progrès très encourageants.
— C’est génial ! Moi aussi, je pense qu’il s’en tire
bien.
Le sourire de Matt lui parut crispé malgré
l’enthousiasme dont il faisait preuve.
— J’aurais voulu être là pour toi, pour vous deux,
ajouta-t-il. J’aurais souhaité que tu me le dises, Amy.
Elle se mordilla les lèvres. Pauvre Matt. Bien sûr, elle
ne pouvait pas rattraper le temps perdu et comprenait ce
qu’il éprouvait, néanmoins, elle agirait de la même façon
si c’était à refaire.
— Je te présente mes excuses, dit-elle. Je suis
désolée. C’est juste que…
— … tu ne pouvais pas imaginer que les choses
tourneraient bien ?
— Exactement.
Il eut un sourire triste.
— Et maintenant, Amy ? Que va-t-il se passer ?
Incapable de répondre à une interrogation aussi
sérieuse, elle esquiva le sujet.
— Maintenant, je vais nourrir notre fils. Tu veux bien
aller le chercher ?

***
Amy devait passer le reste de la semaine à l’hôpital,
ce qui laissait un peu de temps à Matt pour préparer son
congé de paternité.
Après l’avoir quittée, alors qu’on venait de l’installer
dans sa chambre particulière, il se sentit plus inquiet que
jamais quant à la suite de leur relation. Certes, elle était
souffrante et sous le choc de la naissance de Joshua,
mais elle lui avait paru très en retrait, détournant la
conversation lorsqu’il avait parlé d’avenir.
La discussion qu’il eut avec Ben, plus tard ce jour-là,
ne contribua pas à le rassurer. Amy n’avait pratiquement
fait aucune course pour le bébé, lui apprit son frère.
Même après avoir reçu la confirmation que tout irait bien,
elle n’avait pu se résoudre à acheter vêtements, couches
et autre matériel de puériculture.
La disparition de Samuel avait dû laisser des traces
beaucoup plus profondes qu’il ne se l’était imaginé.
D’ailleurs, comment aurait-il pu le savoir puisqu’ils
s’étaient séparés peu après ? Si Amy avait mis si
longtemps à faire son deuil — à supposer qu’elle l’ait fait
— il n’était guère étonnant qu’elle se trouve dans de
telles dispositions d’esprit.
Et lui-même, où en était-il ? A l’époque, il avait très
mal vécu la mort de leur fils et maintenant encore il
éprouvait une sensation de vide difficile à combler. Si
seulement il avait réussi à communiquer avec Amy,
quatre ans plus tôt ! S’il ne s’était pas muré dans le
silence, peut-être alors les choses auraient-elles évolué
différemment ? Etait-ce pour cette raison qu’elle le tenait
à distance aujourd’hui, comme si elle lui en voulait
toujours ?
L’avenir, en tout cas, appartenait à Joshua. Malgré
ses doutes, Matt était décidé à se consacrer pleinement
à son fils et à ne pas reproduire ses erreurs passées.
Il rentra donc à Londres afin de surveiller ses patientes
à risque et surtout pour organiser son remplacement
pour les semaines suivantes, pendant lesquelles il serait
en congé.
Un congé qu’il passerait auprès d’Amy, que cela lui
plaise ou non.
Après cinq jours de folie, le vendredi soir, il put enfin
préparer sa valise et prendre la route du Suffolk. Il avait
bien sûr téléphoné à la maternité plusieurs fois, mais en
découvrant Amy toute souriante dans son lit il se réjouit
de constater qu’elle avait vécu cette semaine encore
mieux qu’il ne l’avait cru.
— Alors, comment se passe l’allaitement ? s’enquit-il.
— A merveille ! Josh se débrouille comme un chef.
Normalement, nous sortons lundi.
— Voilà une excellente nouvelle !
— Oui, c’est formidable.
***
A l’idée de tous les problèmes d’intendance qui
l’attendaient à la sortie de la maternité, Amy sentit sa
bonne humeur s’envoler d’un coup. Certes, elle était
contente de revoir Matt, mais elle ne pouvait
s’abandonner à sa joie tant elle était inquiète.
Elle le fixa, incapable d’ajouter un mot.
— Amy, que se passe-t-il ? Tu as un souci ?
— Oui, et un gros, admit-elle en soupirant. Je me suis
montrée idiote et imprévoyante. Je n’ai rien acheté pour
Joshua. Je comptais le faire pendant mon congé de
maternité.
— Cela peut s’arranger, répondit-il gentiment. Si tu me
faisais une liste ? J’achèterais le nécessaire pour que
Joshua ait ce qu’il lui faut en arrivant à la maison, et toi,
tu te réserverais le shopping des jolis vêtements avec
Daisy, plus tard ?
Elle réfléchit un moment, indécise. Bien sûr, déléguer
était une option séduisante. Ainsi, elle rentrerait chez elle
l’esprit tranquille…
— Si cela ne te dérange pas, oui, je veux bien. C’est
très gentil de ta part. Je te ferai un virement bancaire dès
que…
— N’y compte pas, coupa-t-il avec le calme
implacable qu’elle lui connaissait bien.
Quand il avait cette expression-là, toute discussion
était inutile : elle se résolut donc à lui demander le moins
de choses possible. De toute manière, il n’aurait pas
beaucoup de temps pour courir les boutiques. Le devoir
allait le rappeler à Londres d’ici à un jour ou deux.
— Pour information, j’ai pris un congé paternité,
enchaîna-t-il comme s’il avait lu ses pensées. On risque
de me téléphoner pour des accouchements difficiles,
mais sinon je suis à ta disposition pendant trois
semaines. Je vais t’aider jusqu’à ce que tu sois rétablie.
Sidérée, Amy haussa les sourcils. Matt présentait sa
venue comme un fait, non comme une proposition. Il
s’imposait et ne sollicitait pas son avis. Mais force était
d’admettre que son soutien lui serait précieux. Elle se
demandait depuis plusieurs jours maintenant comment
elle allait se débrouiller seule, ou du moins en
dérangeant Ben et Daisy le moins possible. A présent,
l’horizon s’éclaircissait.
— Merci, murmura-t-elle. J’espère… que cela ne
chamboule pas trop ton emploi du temps.
Le regard qu’elle obtint en réponse lui donna des
frissons. Alors, pour ne plus penser à ce qui l’attendait
quand Matt aurait élu domicile chez elle, elle lui réclama
un papier, un crayon et se concentra sur sa liste.
Elle avait presque terminé quand Joshua se réveilla.
Matt le souleva avec délicatesse pour le sortir de son
petit lit et, lorsqu’il le serra contre son cœur, elle sentit sa
gorge se nouer. Il ferait vraiment un papa formidable,
attentif et aimant.
Si seulement il avait pu l’aimer, elle, de la même
manière ! Si seulement elle pouvait s’en convaincre !
Mais hélas l’avenir de leur relation était encore pavé
de doutes.
7.
Amy était seule lorsque Matt entra dans sa chambre le
lendemain matin, peu après 10 heures.
Elle était allongée dans son lit, l’air si triste qu’il eut un
coup au cœur à l’idée que, peut-être, elle allait faire une
rechute ou que l’état de santé de Josh posait problème.
— Bonjour, dit-il, s’efforçant de maîtriser son émotion.
Tu en fais une tête ! Et où est Josh ?
— Ne t’inquiète pas, il va bien, répondit-elle avec un
sourire forcé. Je l’ai trouvé un peu jaune tout à l’heure en
changeant sa couche, donc le pédiatre est passé et il lui
a prescrit un séjour sous les lampes U.V.
Il laissa échapper un soupir de soulagement. La
jaunisse était une maladie bénigne chez les nourrissons.
Certes, il aurait préféré que le bébé n’ait rien, mais il n’y
avait pas de quoi s’affoler.
— Tu me rassures, Amy. Tout rentrera bientôt dans
l’ordre, tu verras.
— Oui, je sais. C’est juste que ça me fait bizarre de ne
plus l’avoir ici, à côté de moi.
Il se rembrunit, soucieux. Quelque chose clochait, il en
avait la certitude. Autant en avoir le cœur net.
Sans quitter Amy des yeux, il s’assit au bord du lit.
Puis, du pouce, il effleura la joue pâle de la femme de sa
vie.
— Hé là, qu’est-ce qui t’arrive ? Raconte-moi tout.
Comme si les vannes qu’elle avait tenues fermées
n’attendaient que cela pour s’ouvrir, elle se mit à pleurer.
Il l’entoura de ses bras et la berça doucement.
— Oh, ma chérie… Tu t’inquiètes à ce point ?
— N… on, c’est juste qu’il… me manque. J’ai peur
dès qu’il est loin de moi. Chaque fois qu’ils viennent le
chercher pour un examen, je ressens le besoin de le
nourrir. J’ai une montée de lait et comme je ne peux pas
lui donner le sein ma poitrine devient dure et j’ai mal. En
ce moment par exemple, je souffre le martyre…
Elle s’interrompit, les épaules secouées de sanglots. Il
lui caressa les cheveux, puis l’embrassa sur le front.
— Tu fais un baby blues, mon ange. Cette petite
déprime vient du dérèglement hormonal que tu as subi.
Mais tu reprendras vite pied, je te le promets.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Si nous allions voir Joshua maintenant ? Comme
cela, il pourrait téter…
— Oui, c’est… presque l’heure, articula-t-elle. Bonne
idée.
Lui prenant doucement la main, il l’aida à se mettre
debout. Après quoi il garda un bras autour de ses
épaules tandis qu’ils longeaient lentement le couloir
jusqu’au service de réanimation néonatale. Sur place, il
attendit qu’elle soit bien assise dans un fauteuil pour
éteindre les lampes de la couveuse spéciale où on avait
placé le bébé. Le petit corps de Joshua était tout chaud
après ce séjour prolongé sous les néons, et Amy soupira
lorsqu’il le déposa contre elle.
— Hm, quel bonheur de le tenir ! Mais j’ai vraiment
trop mal aux seins, poursuivit-elle en gémissant. C’est
terrible.
— D’ici quelques minutes, tu te sentiras mieux. Mieux
vaut avoir trop de lait que le contraire, non ?
— Pourquoi faut-il que tu aies réponse à tout ?
riposta-t-elle d’un ton abrupt.
Aussitôt, il retira la main qu’il avait laissée sur son
épaule.
— Désolé, Amy. J’essayais juste de t’aider.
— Ne te donne pas cette peine ! Tu ne m’apprends
rien que je ne sache déjà. Comme si j’avais besoin
qu’on me dise…
Elle s’interrompit et se mordit la lèvre.
— Préfères-tu que je retourne à Londres ? demanda-t-
il, s’efforçant au calme.
Cette proposition lui coûtait et il deviendrait fou si elle
répondait oui, mais avait-il le choix ? Même s’il brûlait de
rester auprès d’elle, il ne voulait ni s’imposer ni la gêner.
— Non, murmura-t-elle, secouant la tête. Pardonne-
moi, Matt. J’en ai assez d’être ici, c’est tout. Si tu savais
comme j’ai envie de rentrer à la maison !
Il hésita quelques secondes, puis lui remit une main
sur l’épaule. Elle avait besoin de réconfort, et qui mieux
que lui pouvait lui en prodiguer ?
— Tu rentreras bientôt, répondit-il d’un ton apaisant.
Repose-toi encore ce week-end, et si je peux te donner
un conseil, essaie de limiter le nombre de visites que tu
reçois. Apparemment, il y a toujours du passage dans ta
chambre et cela te fatigue.
Elle eut un sourire las.
— C’est le revers de la médaille quand on travaille
dans une maternité ! Mais cela part d’un bon sentiment,
tu sais. Mes collègues sont adorables, elles ne savent
pas quoi inventer pour me faire plaisir. Et tous ces
cadeaux…
— Bien sûr, mon cœur, c’est génial d’avoir des amies,
mais tu sors d’une épreuve difficile et tu as besoin de
calme.
— Oui, docteur…
Il sourit à son tour, puis lui reprit Josh. Il le changea
sous son regard attentif, avant de le replacer dans la
couveuse.
— Voilà, c’est reparti pour quelques heures de
bronzette ! plaisanta-t-il. Et toi, tu vas aller te reposer. Je
te raccompagne à ta chambre.
Il veilla à ce qu’elle se réinstalle confortablement dans
son lit, bien calée contre les oreillers. Il espérait qu’elle
allait s’endormir, mais à son grand désarroi il vit des
larmes rouler de nouveau sur ses joues.
— Oh, ça suffit ! s’écria-t-elle, les écrasant d’un poing
rageur.
Cette fois, il s’allongea près d’elle et l’attira dans ses
bras.
— Pauvre petite Amy… Tu as traversé une période
vraiment difficile. Mais je suis là maintenant, tout va
s’arranger. Ne pleure plus, je suis là…
Il la tint serrée contre lui jusqu’à ce que,
progressivement, ses sanglots s’espacent et que sa
respiration devienne plus régulière. Alors, d’une voix
ensommeillée, elle murmura :
— Pourquoi es-tu si gentil, Matt ?
— Parce que je vous aime tous les deux, Josh et toi.
C’est aussi simple que cela.

***
Le lundi matin, Amy put enfin rentrer chez elle avec
Joshua.
Non seulement sa tension artérielle avait retrouvé des
valeurs proches de la normale, mais la jaunisse du bébé
avait totalement disparu. Les médecins n’avaient donc
plus aucune raison de les garder, d’autant que Matt avait
promis de veiller sur eux à la sortie. Et pour cela on
pouvait lui faire confiance !
Après un départ émouvant de la maternité — car
toutes ses collègues de garde avaient tenu à venir la
saluer — ils effectuèrent le trajet en voiture dans un
silence quasi absolu. Matt avait eu la présence d’esprit
d’acheter un siège auto, et elle se demanda à quel point
il avait eu le temps de s’adonner au shopping pour le
bébé. Il ne lui avait pas dit grand-chose et elle s’était
abstenue de le questionner. C’était déjà formidable qu’il
s’implique dans ce domaine.
Elle ne tarda pas à découvrir qu’il avait mis un point
d’honneur à s’investir, non seulement pour leur fils, mais
également pour elle. Une délicieuse senteur de roses et
de fleurs fraîches lui chatouilla les narines dès qu’elle eut
franchi les portes de la maison, et elle eut la surprise de
découvrir un superbe bouquet trônant sur la table de
cuisine.
— Oh, elles sont magnifiques ! s’exclama-t-elle. Qui
les a envoyées ?
— Personne. C’est moi qui les ai mises là.
— Merci… beaucoup, murmura-t-elle. Merci pour tout
ce que tu fais, Matt.
Cédant à une impulsion, elle se rapprocha pour le
s e rre r contre elle. Aussitôt, deux grands bras se
refermèrent autour de sa taille et, au bout de quelques
secondes, elle s’écarta à regret. Pendant des mois, elle
avait tenu Matt à distance. Il ne serait pas juste de lui
faire croire maintenant que leur histoire allait reprendre
là où elle s’était arrêtée.
A pas lents, elle fit le tour du rez-de-chaussée, avec
l’impression d’être partie depuis des mois. Tout fleurait
bon le propre, les fenêtres avaient dû être ouvertes
régulièrement. Quel bien cela faisait de se retrouver
dans son environnement familier, clair, net et calme !
— J’ai acheté pas mal de choses pour Joshua, dit
Matt. Tout est rangé là-haut.
Elle vérifia que le bébé dormait toujours dans le siège
auto que Matt avait rentré dans le salon. Après quoi,
ensemble, ils gagnèrent l’étage, où elle s’aperçut que le
père de son fils s’était installé comme chez lui. Dans la
salle de bains, une trousse de toilette en cuir noir trônait
sur l’appui de fenêtre, et elle repéra également un rasoir
électrique et plusieurs flacons bien alignés.
Rien que de très logique, somme toute. Matt dormait
ici depuis un moment et il allait rester puisqu’il avait
clairement annoncé son intention de lui venir en aide. Il
était donc normal qu’il prenne ses marques. Et, même si
la perspective de cette cohabitation la perturbait, il était
trop tard pour reculer. Elle aurait dû y penser avant.
Dans sa chambre, elle remarqua tout de suite qu’on
avait changé les draps du lit. Sur le côté, elle vit alors une
ravissante étagère blanche où s’alignaient des piles de
minuscules vêtements pliés avec soin. Le bois laqué
s’harmonisait parfaitement avec celui de sa coiffeuse et
ce souci du détail la toucha profondément.
Puis elle pivota vers la droite… et demeura bouche
bée. Un magnifique berceau en osier tendu de coton
blanc et bleu avait été posé devant la fenêtre.
— Oh, Matt, murmura-t-elle, les larmes aux yeux. C’est
trop.
Elle avait vécu dans la peur pendant des mois au point
d e ne rien prévoir pour le bébé, et grâce à Matt tout
rentrait dans l’ordre comme par miracle. Quelle chance
elle avait ! Vu la manière dont elle l’avait traité, elle ne
méritait certainement pas toutes ces attentions !
— Tu es génial. Merci, merci…
— Ne sois pas bête, ce n’est rien du tout. J’ai pris
relativement peu de vêtements, juste du basique car tu
as déjà reçu pas mal de cadeaux.
— Tu as eu raison. J’aurais fait la même chose si
j’avais eu le courage de me secouer.
— Je comprends pourquoi tu as eu ce blocage,
rassure-toi, dit-il doucement. Et d’ailleurs nous
rattraperons vite le temps perdu question shopping. Je
ne m’inquiète pas pour cela.
Il marqua une pause, puis prit un air faussement
exaspéré et se planta devant elle, les mains sur les
hanches.
— A ce propos, j’ai dû supporter un cours de
une heure sur les différents modèles de landaus, leur
pliage, et le fait qu’on puisse ou non adapter une coque
sur la nacelle, etc. Plus j’en voyais et moins je m’y
retrouvais. J’ai donc fini par ne rien décider, je préfère te
laisser choisir le modèle qui te convient le mieux ! Je me
suis limité au siège auto. Le reste dépasse mon
entendement !
Pour la première fois depuis longtemps, Amy éclata
de rire. Elle imaginait très bien Matt perdu dans une
jungle de matériel de puériculture, sous la coupe de
vendeuses plus empressées les unes que les autres, et
soudain elle éprouva l’irrésistible envie de le serrer dans
ses bras.
Elle s’avança vers lui puis, doucement, lui entoura la
taille. Ils demeurèrent un long moment enlacés, sans dire
un mot, savourant ces minutes complices qui, à bien y
réfléchir, avaient peu de chance de se reproduire. Et
encore une fois ce fut elle qui rompit le contact de peur
d’y prendre goût…
— J’adore ce berceau, dit-elle. Tu as fait une folie.
— Un peu, je l’avoue, car Joshua n’y dormira pas plus
de quelques mois. Mais j’ai craqué pour son style
ancien. Par la suite, nous pourrons choisir un beau lit.
— Oui, bien sûr…
Le fait que Matt évoque l’avenir de manière aussi
naturelle la perturbait au plus haut point. Aussi, pour ne
pas s’appesantir sur la question, préféra-t-elle couper
court.
— Si nous retournions le voir ? dit-elle. Je ne veux pas
le laisser seul en bas trop longtemps.
Joshua dormait toujours à poings fermés lorsqu’ils
descendirent, et Matt proposa de porter le siège auto
dans la véranda. Suggestion qu’Amy accepta bien
volontiers tant elle mourait d’envie de se relaxer au soleil
après ces journées passées à l’hôpital.
Ils installèrent Joshua dans un coin abrité en laissant
les portes ouvertes pour profiter de la douceur de l’air.
Le bébé eut un bâillement qui déclencha leur hilarité,
puis il étira les deux bras par-dessus sa tête sans
émerger de son sommeil.
— C’est tout son père, celui-là ! commenta Matt avec
une fierté comique.
— Ah bon, pourquoi ?
— Parce que je dormais les bras en l’air quand j’étais
bébé. On me voit dans cette position sur toutes les
photos.
Amy secoua la tête en riant.
— Tu devais être mignon…
Consciente du regard intense de Matt, elle se mordit
la lèvre et, pour se donner une contenance, rajusta la
petite couverture polaire de Joshua. Matt avait sans nul
doute perçu son trouble car, lorsqu’elle se redressa, il
proposa d’un ton neutre d’aller préparer du thé.
— Excellente idée ! approuva-t-elle, heureuse
d’échapper quelques minutes à ce tête-à-tête.
Elle s’installa dans son fauteuil préféré et respira
profondément, les paupières closes. Puis, au retour de
Matt, elle dégusta son thé à petites gorgées,
s’imprégnant du calme ambiant et du chant des oiseaux.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-il lorsqu’elle eut
terminé.
— Beaucoup mieux, merci. Ecoute, je… ne te
remercierai jamais assez de ta présence. Tu as mis ton
travail de côté, tu es venu t’occuper de nous.
Franchement, à ta place, j’ignore si j’en aurais fait autant.
— Cela t’étonne donc à ce point-là ? Mais bien sûr tu
ne pouvais pas prévoir ma réaction. Comment aurais-tu
pu le savoir puisque tu ne m’as jamais donné l’occasion
d’en discuter avec toi ?
La voix de Matt tremblait de colère contenue et elle
crispa les mains l’une contre l’autre. Mais, au moment où
elle allait parler, il inspira à fond dans un effort visible
pour se maîtriser.
— Si tu m’avais informé, je t’aurais soutenue dès le
départ, Amy. Crois-tu que je n’imagine pas combien ta
grossesse a été difficile à vivre, alors que tu n’as ni
parents ni frères et sœurs sur qui t’appuyer ? Tu ne l’as
dit à personne de ta famille, je suppose ?
— Non, je… Mes cousins et mes tantes auraient
déployé la grosse cavalerie et je n’étais pas prête à le
supporter. Et puis, j’avais Daisy et Ben.
— Bien sûr, mais ce n’est pas la même chose. Avec
moi, tu aurais pu… Mais dans le fond j’ai ce que je
mérite. Je n’aurais pas dû abandonner si facilement
quand tu m’as dit que tout était terminé entre nous.
— Arrête ! Qu’aurais-tu pu faire d’autre ? J’ai coupé
les ponts et je ne t’ai pas laissé le choix.
Il eut un rire amer.
— Ça finit par devenir une habitude !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il y a quatre ans, tu as déjà eu la même réaction.
Après la mort de Samuel, tu t’es éloignée de moi et j’ai
eu l’impression de ne pas avoir mon mot à dire. Si tu
savais comme je regrette de ne pas avoir insisté
davantage !
— Matt… Qu’aurions-nous pu faire de plus ? Nous
sortions ensemble depuis moins de un an quand je suis
tombée enceinte, nous étions des étrangers l’un pour
l’autre. Bien sûr, nous parlions mariage et nous avions
des sentiments l’un pour l’autre, mais cela ne suffit pas
pour traverser une épreuve pareille. Quand le pire est
arrivé, nous n’avons pas su nous réconforter
mutuellement. J’ai préféré rompre parce que… je ne
supportais pas de te voir muré dans le silence. Nous
nous connaissions trop peu pour réussir à surmonter ce
drame.
Pendant une minute interminable, Matt ne dit rien. Et
puis, il se pencha vers elle et pressa doucement sa
main.
— Tu as raison, dit-il d’une voix profonde. A l’époque,
nous ne pouvions pas nous en sortir. Mais maintenant ?
— Maintenant ?
— J’aimerais que nous nous donnions une nouvelle
chance, dit-il d’un ton calme.
Elle le fixa avec incrédulité. Que voulait-il dire ?
Jusqu’à quel point était-il prêt à s’engager ? Et elle ?
Accepterait-elle de courir le risque que les choses
tournent mal de nouveau ?
La peur d’un second échec la rendait folle, et pourtant,
si elle rejetait Matt, il risquait d’abandonner la partie
définitivement. Or, elle n’en avait pas du tout envie.
— On pourrait… essayer, répondit-elle d’un ton
prudent.
Un éclair traversa le regard bleu de Matt. Puis il recula
et se cala dans son fauteuil.
— C’est tout ce que je voulais entendre, ma chérie. Je
ne t’en demande pas plus. Nous avons la vie devant
nous.
8.
Cette nuit-là, Josh réveilla Amy vers 3 heures du matin.
Elle l’avait nourri à 23 heures, puis Matt l’avait changé
et remis dans son berceau. Elle s’était endormie sur-le-
champ, fatiguée par cette première journée à la maison,
mais elle allait devoir s’extraire de son lit, à présent. Et
accessoirement se débrouiller seule…
Alors qu’elle s’étirait en grimaçant car sa cicatrice lui
faisait encore mal, elle entendit des pas dans le couloir.
Matt la rejoignit au moment où elle allait se lever. Il la
repoussa gentiment contre ses oreillers.
— Ne bouge pas, je t’amène Josh, dit-il.
Il lui mit bientôt le bébé grimaçant au creux des bras,
puis s’écarta, non sans lui avoir replacé une mèche
derrière l’oreille avec une tendresse touchante.
— Si j’allais te chercher à boire ? proposa-t-il. Tu as
peut-être envie d’un thé, d’une tisane ou alors d’un verre
d’eau fraîche ?
— Je boirais volontiers un thé, mais ne t’embête pas
pour moi. Tu n’as pas à…
— Arrête de discuter et laisse-moi te chouchouter un
peu, Amy. Tu as géré trop de choses toute seule. Je
prends le relais maintenant.
Sans lui laisser le temps de répliquer, il quitta la pièce
et elle reporta son attention sur Josh. Il tétait
énergiquement, ses yeux grands ouverts fixés sur elle, sa
petite paume aplatie sur son sein. Les doigts menus
enserrèrent les siens dès qu’elle les chatouilla et elle
contempla son enfant, émerveillée.
Elle s’était habituée à lui, à sa taille minuscule, à sa
force de caractère aussi. Pour bébé qu’il fût, il avait une
manière instinctive de se faire comprendre et elle sentait
déjà chez lui un moral de battant. Voilà qui lui rappelait
quelqu’un. Il était impossible de ne pas penser au père
quand on voyait le fils…
Absorbée par ses réflexions, elle n’avait pas entendu
Matt revenir et sursauta lorsqu’il déposa sa tasse sur la
table de chevet. Il tenait un second mug à la main,
attendant visiblement qu’elle lui dise de rester, aussi
poussa-t-elle un peu ses jambes en tapotant la couette.
— Vas-y, assieds-toi, murmura-t-elle.
Il s’exécuta et, pendant un moment, demeura
silencieux. Il observait Josh, l’air attendri.
— L’allaitement se passe bien, on dirait ? commenta-
t-il.
— Oui, à merveille. Avec un démarrage aussi difficile,
ce n’était pourtant pas gagné. Il est génial. Allez, mon
cœur, on fait une petite pause, ajouta-t-elle à l’intention
de Josh, qui commençait à s’endormir contre elle. Si tu
allais voir papa ? Il sait tellement bien te bercer…
Matt ne se le fit pas dire deux fois. Il posa sa tasse et
prit le bébé. Alors, pendant qu’elle buvait son thé, il
commença à marcher d’un pas tranquille, en murmurant
des mots tendres à l’oreille de leur fils. Il ne portait qu’un
boxer de coton noir et la vision du bout de chou calé
contre son épaule nue émut Amy au plus profond.
— Voilà, un petit « blurp », murmura Matt. Papa est
fier de toi, trésor.
Quelle douceur, quelle tendresse dans sa voix et dans
ses gestes ! Quel père merveilleux il allait faire ! Si
seulement elle avait pu prédire la suite de leur relation,
elle aurait été comblée…
Quand leurs regards se croisèrent, il dut deviner son
état d’esprit car le sourire mourut sur son visage.
— Merci, dit-il d’un ton sérieux.
— Mais… de quoi ?
— D’avoir porté notre enfant. Je suis juste désolé que
tu aies vécu ta grossesse toute seule.
Délicatement, il lui remit Josh dans les bras pour
qu’elle puisse changer de sein. Puis il resta debout à la
tête du lit et se passa une main nerveuse dans les
cheveux. Seigneur ! Son allure décoiffée, un peu
sauvage, le rendait encore plus sexy ! Même si sa vie de
femme était mise entre parenthèses dans l’immédiat,
cela ne l’empêchait pas de le regarder et d’éprouver un
désir insensé devant cette vision trop séduisante.
Et elle qui ne ressemblait à rien ! Avec ses mèches en
bataille, ses yeux cernés et ses rondeurs, quel tableau
peu engageant elle devait offrir ! Certes, Matt n’avait pas
l’air de s’en formaliser, mais…
— Ne sois pas désolé, répliqua-t-elle, s’efforçant de
dominer son trouble. C’est moi qui ai pris cette décision
et je t’ai déjà expliqué pourquoi. Maintenant… même si
je regrette que les choses se soient déroulées ainsi,
nous devons passer à autre chose.
Il soupira.
— Oui, tu as raison… Bien, je vais ranger un peu.
Appelle-moi quand tu auras fini, je changerai Josh et je
le recoucherai.

***
Matt rassembla les deux tasses, quitta la chambre
d’Amy et descendit dans la cuisine. Puis, après avoir
mis les mugs dans le lave-vaisselle, il demeura immobile
un moment, les mains appuyées sur le plan de travail,
cherchant à maîtriser les battements violents de son
cœur dans sa poitrine.
Comme il désirait Amy ! Bien sûr, en ce moment il ne
s’agissait pas d’un désir physique car elle mettrait
plusieurs semaines à se rétablir après son éclampsie et
sa césarienne. Non, il s’agissait d’un besoin beaucoup
plus profond, impérieux, qui touchait à l’affectif et à rien
d’autre.
Il brûlait de se glisser dans son lit, de la prendre dans
ses bras et de la bercer. Il mourait d’envie de la regarder
dormir. Ce soir-là, avant la dernière tétée de Joshua, ils
avaient regardé la télévision ensemble et elle n’avait pas
tardé à s’assoupir, la tête sur son épaule. Il s’était alors
enivré de ce contact qui lui avait fait si cruellement défaut
pendant quatre ans.
La place d’Amy était avec lui et nulle part ailleurs.
Même si le chemin de leurs retrouvailles était semé
d’embûches… Un lourd passif de non-dits planait entre
eux. Ils n’avaient jamais pu partager leur chagrin, se
réconforter mutuellement, et à présent Amy se tenait sur
la défensive tant elle avait peur de souffrir.
Mais les choses allaient changer. Il prendrait le temps
nécessaire pour construire une véritable relation, cette
fois. Il saurait dominer son impatience et respecter les
désirs d’Amy. Et le bonheur — pas seulement le leur
mais celui de Joshua — les attendrait au bout du
chemin.
Il ne pouvait en être autrement.

***
Le samedi matin, Amy eut l’impression de revivre
lorsque Daisy vint lui retirer ses points de suture.
La semaine s’était déroulée dans une ambiance
reposante, où elle s’était acclimatée en douceur à sa
nouvelle vie de maman. Matt avait dû s’absenter deux
jours et une nuit, pendant lesquels il lui avait plus manqué
qu’elle ne l’aurait cru possible. En réalité, elle s’était de
nouveau habituée à sa présence, à sa gentillesse, à
leurs conversations qui lui rappelaient tellement les jours
heureux…
Mais cet arrangement était provisoire, s’était-elle
répété un nombre incalculable de fois. Il n’était pas
question de tirer des plans sur la comète.
— Amy ? Ça va ?
— Très bien, merci.
Absorbée par ses réflexions, elle ne s’était pas rendu
compte que Daisy avait terminé. Elles s’étaient
installées dans sa chambre pendant que Joshua dormait
et que Matt était parti voir Ben, leur garantissant ainsi un
maximum de tranquillité. Car même si l’un avait pratiqué
l’opération et que l’autre était gynécologue elle se serait
sentie gênée qu’ils viennent lui enlever ses fils.
— Ta cicatrice est propre et nette, commenta son
amie. Tu n’en souffres pas ?
— Presque plus. Et maintenant que je suis enfin
« libre », à moi la belle vie !
— Fais attention tout de même. Cette zone reste
fragile.
— Oui, docteur !
Avec la sensation de reprendre enfin pied dans
l’existence, elle prépara du thé. Daisy et elle le burent
dans la véranda, après quoi son amie prit congé car
l’heure de la tétée approchait pour Thomas. Elle était à
peine partie que Matt revint, tout sourire.
— Alors, tu te sens mieux ?
— Et comment ! répondit-elle joyeusement. J’ai envie
de faire plein de choses maintenant que je suis
débarrassée de ces maudits points.
— Comme quoi, par exemple ?
— Comme acheter un landau, répondit-elle, non sans
malice.
Matt fit mine de s’évanouir contre le montant de la
porte.
— Tu ne veux quand même pas que je subisse cette
épreuve une deuxième fois ? s’enquit-il d’une voix
mourante.
— Allez, tu peux le faire !
Il s’esclaffa.
— Je ne suis pas certain d’y survivre, mais ai-je
vraiment le choix ?
Puis, plus sérieusement, il ajouta :
— Es-tu assez en forme pour courir les magasins ?
Voilà à peine une semaine que tu es rentrée.
— Ne t’inquiète pas, je me sens mieux. Cela me fera
le plus grand bien de mettre le nez dehors. Et puis, j’ai
vraiment besoin de ce landau pour aller me promener
avec Josh, maintenant que je peux marcher.
— Oui, bien sûr, je comprends. Mais je veillerai quand
même à ce que tu ne te fatigues pas. On part après la
tétée, j’imagine ?
— Absolument ! Je ne sais pas combien de temps
nous aurons avant que Josh ait de nouveau faim. Il
faudra se dépêcher.
— Ce sera la grande aventure, murmura-t-il.
A son regard, elle eut l’impression qu’il pensait à bien
autre chose qu’à cette simple séance de shopping.

***
Après s’être restaurés d’un sandwich, Matt et Amy
installèrent Joshua en voiture, puis se mirent en route
pour le centre commercial.
L’univers des landaus, où ils se dirigèrent sitôt
franchies les portes du magasin de puériculture,
demeurait pour Matt aussi mystérieux que la première
fois, constata-t-il, amusé. Amy, en revanche, avait l’air de
s’y retrouver. Sans doute les femmes avaient-elles un
sixième sens pour ce genre de choses !
Il lui fallut moins d’une heure pour choisir un modèle à
la fois compact et pratique, dont la nacelle pouvait se
fixer en voiture sur la même base que le siège auto.
L’équipement pouvait se transformer en poussette en un
tournemain — du moins la vendeuse l’avait-elle certifié
— et un siège coque complétait l’ensemble.
— Bon, c’était le gros morceau de la journée,
commenta Amy, l’air satisfait, tandis qu’ils quittaient le
rayon. Maintenant… j’ai besoin d’acheter des choses
pour moi.
Elle avait rougi légèrement en disant cela et son air
timide donna à Matt l’envie de l’embrasser là, sur-le-
champ. Mais bien sûr il s’en abstint. Il se contenta de
déposer Joshua dans sa toute nouvelle coque et de
déambuler avec lui au hasard des allées, sous les
regards attendris des clients.
Quelle fierté pour lui de voir les gens se pencher sur
Josh et le contempler d’un air extasié ! N’était-il pas
ridicule de se sentir aussi heureux ?
Mais non, c’était normal ! Son fils était adorable et, si
lui n’en était pas fier, qui le serait ?
Tandis que le bout de chou faisait l’admiration d’une
future maman et de son mari, il jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule. Amy se trouvait au rayon des
soutiens-gorge d’allaitement, en train d’examiner
plusieurs modèles. Une vision qui éveilla aussitôt en lui
d’autres images totalement incongrues.
Il secoua la tête. Ce n’était pas le moment de penser à
ça. Comme si ce genre de choses était à l’ordre du jour !
Dans l’immédiat, il y avait bien d’autres priorités !
Il fit un effort pour se ressaisir et, avisant une
vendeuse, demanda à voir différents modèles de lits, du
meuble complet au lit parapluie si pratique en
déplacement. Ils auraient besoin d’un couchage pour
Josh lorsqu’ils passeraient plusieurs jours dans sa
maison de Londres, ce qui, à terme, finirait par se
produire. Il n’en avait pas encore discuté avec Amy, mais
rapidement ils devraient se pencher sur la question car il
ne pourrait pas séjourner ad vitam aeternam dans le
Suffolk.
Jusqu’alors, les événements s’étaient enchaînés très
vite et plus les jours passaient, plus il se rendait compte
qu’il n’avait pas vraiment évalué l’impact de sa paternité
sur sa vie quotidienne. Une réorganisation complète
s’imposerait à différents niveaux. Il allait devoir modifier
ses gardes, faire comme les membres de son équipe
qui étaient déjà pères de famille. Changer certaines
habitudes. Acheter une nouvelle voiture. Dire qu’il avait
acquis son coupé sport quatre mois plus tôt seulement !
Oui, il fallait qu’il s’organise au plus vite. De retour
chez Amy, il surferait sur Internet afin de dénicher une
berline familiale plus adaptée à sa nouvelle situation.
Autant battre le fer tant qu’il était chaud. Il n’avait pas
pour habitude de remettre au lendemain ce qu’il pouvait
faire le jour même, et Amy y verrait, en plus, un signe de
bonne volonté de sa part.
Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque son
portable vibra. C’était un S.M.S. de Ben, lequel
l’informait que leurs parents viendraient leur rendre une
visite éclair le lendemain. Si tôt, vraiment ? D’après ce
qu’il avait compris, ils ne devaient venir que le week-end
suivant, et Amy ne serait peut-être pas enchantée de les
voir. Quand il lui avait parlé d’eux, expliquant qu’ils
étaient ravis d’être devenus grands-parents une seconde
fois, elle avait eu l’air contrarié. A moins qu’il n’ait mal
interprété sa réaction ?
Et puis, était-elle assez en forme pour une rencontre
qui allait évidemment lui provoquer un stress
supplémentaire ? Il en doutait un peu. Néanmoins, il ne
s’imaginait pas appeler ses parents pour leur demander
de rester chez eux !
Il fallait qu’il en ait le cœur net. Il rejoignit Amy au rayon
des accessoires où elle choisissait des coussinets
d’allaitement.
— Ben m’a envoyé un texto, mes parents arrivent
demain, annonça-t-il.

***
Amy sentit sa gorge se nouer à l’idée qu’elle allait
revoir M. et Mme Walker pour la première fois depuis le
mariage. Elle n’avait eu aucun contact avec eux pendant
neuf mois et la perspective de ces retrouvailles, pourtant
inévitables, l’effrayait. Qu’allaient-ils penser d’elle ? Lui
en voudraient-ils d’avoir tenu sa grossesse secrète ?
Elle ne s’imaginait guère avouer ses craintes à Matt,
aussi préféra-t-elle s’en tenir aux aspects pratiques.
— Où vont-ils dormir ? s’enquit-elle. Tu occupes ma
chambre d’amis et Ben et Daisy accueillent Florence
chez eux ce week-end.
— Apparemment, ils ne viennent qu’une journée. Ils ont
dû trouver quelqu’un pour nourrir leurs bêtes. Nous ne les
attendions pas avant le week-end prochain.
— Ah, bon ? Je l’ignorais.
Matt eut un sourire crispé.
— Ben m’en a parlé ce matin, répondit-il. Ma mère
venait de l’appeler, mais ils ont dû changer leur fusil
d’épaule depuis. Tout se passera bien, tu verras, ajouta-
t-il. Il te suffira de rester assise dans la véranda pendant
qu’ils s’extasieront devant Josh. Rassure-toi, ils ne te
dérangeront pas.
Etait-ce cela qu’il craignait ? Il avait peur que ses
parents la « dérangent » ? Mais il n’y était pas du tout !
Simplement, si on exceptait les quelques mots échangés
le jour du mariage, la dernière conversation qu’elle avait
eue avec Liz Walker remontait à la mort de Samuel.
A cette époque-là, celle qui était censée devenir sa
belle-mère s’était montrée adorable, chaleureuse,
prenant la place de la maman qu’elle avait perdue. Mais
cette fois Liz risquait de lui en vouloir pour son silence et
la situation deviendrait vite gênante.
Comme les choses étaient compliquées ! Et comme
elle se sentait lasse, tout à coup ! Elle avait peut-être un
peu présumé de ses forces en s’attelant à cette séance
de shopping. A présent, elle n’avait plus qu’une envie :
rentrer chez elle, s’occuper de Josh et se reposer en
évitant de penser au lendemain.
A chaque jour suffisait sa peine. Voilà la leçon qu’elle
avait retenue de ces dernières semaines et c’était le
moment de la mettre en pratique.

***
Amy venait de s’installer avec Matt et Josh dans la
véranda lorsqu’elle entendit M. et Mme Walker arriver
chez Ben.
Il y eut des exclamations enthousiastes, des voix
mêlées, le rire chaleureux de Daisy. Les retrouvailles
avec la première branche de la famille se déroulaient
dans la joie et la bonne humeur, ce qui était parfaitement
normal. Quant à la suite…
— Tout va bien se passer, dit Matt d’une voix
profonde. Tu n’as aucune raison de t’en faire.
Elle devait vraiment avoir l’air anxieux car il se pencha
pour lui presser la main. Et au bout d’une vingtaine de
minutes, comme elle se tortillait les cheveux, de plus en
nerveuse, il se leva.
— Je vais les chercher.
Sans pouvoir réagir, elle le regarda traverser le jardin
pour se rendre chez Ben et Daisy.
— Ohé, du bateau ! cria-t-il d’un ton joyeux de l’autre
côté du portillon. Je peux entrer ?
De nouveau, il y eut des cris et des rires, et Amy, loin
de se calmer, sentit son angoisse monter d’un cran.
Pourvu qu’ils ne viennent pas en délégation ! A cette
minute précise, elle se sentait incapable d’affronter le
clan Walker en bon ordre de marche alors qu’elle serait
seule. Seule contre tous…
Mais, connaissant Liz, elle aurait dû se douter que
cette dernière avait un peu plus de bon sens et de
délicatesse. Elle la vit arriver seule, élégante et souriante
comme à son habitude, avec, sur le visage, une
bienveillance toute maternelle qui lui fit chaud au cœur.
Quand Amy se leva pour l’accueillir, la mère de Matt
s’avança et la serra longuement dans ses bras.
— Ma chérie… Comme c’est bon de te revoir !
Elles s’assirent sur deux fauteuils voisins, et Liz
emprisonna sa main dans les siennes.
— Comment vas-tu ? Matthew nous a expliqué que tu
avais eu un accouchement très difficile.
Amy haussa les épaules en souriant.
— Oui, semble-t-il. Mais pour tout vous avouer je ne
me rappelle pas grand-chose.
— Tant mieux, ma chérie. En tout cas je peux te dire
que mes garçons se sont fait un sang d’encre pour toi.
Liz se pencha en avant, puis ajouta :
— J’espère que tu te sens mieux maintenant ?
— Beaucoup mieux, oui. Je commence à refaire
surface.
— Et ce petit bonhomme ? ajouta Liz, tendant le cou
vers Josh, l’air émerveillé.
— Il est en pleine forme ! Prenez-le si vous voulez, il ne
va pas tarder à réclamer le sein de toute manière.
— Je peux, tu es sûre ?
Amy sourit de nouveau. Elle se sentait beaucoup plus
détendue, à présent. Non seulement Liz s’était montrée
adorable, mais elle avait une formation de sage-femme.
Avec elle, Josh ne risquait rien !
— Sûre et certaine.
La mamie se leva et, avec délicatesse, écarta la
couverture polaire qui protégeait Josh. Elle le contempla
un long moment, la main sur la bouche.
— Dieu, qu’il est petit ! murmura-t-elle. Et qu’est-ce
qu’il est beau ! Comme tu dois être contente !
Amy voulut répondre, mais s’en trouva incapable car,
à son grand désarroi, les larmes s’étaient mises à rouler
sur ses joues. Liz revint immédiatement près d’elle,
rapprocha son fauteuil et la prit dans ses bras.
— Chut, Amy, chut… Là, ma belle… Tu as dû traverser
une période affreuse. Si au moins tu nous avais mis au
courant, nous aurions pu prendre soin de toi ! Je serais
venue te voir régulièrement…
Bouleversée par la gentillesse de Liz, elle sanglota de
plus belle. La mère de Matt lui caressa le dos jusqu’à ce
qu’elle se calme, et enfin, Amy réussit à demander :
— Pourquoi seriez-vous venue ? Je ne suis rien pour
vous.
— Oh, Amy, comment peux-tu dire une chose
pareille ? Tu as failli devenir ma belle-fille et je ne t’ai
jamais oubliée. Si tu savais comme je me suis inquiétée
pour toi pendant quatre ans ! Le soir du mariage, j’ai
bien compris qu’il se passait quelque chose entre
Matthew et toi. D’ailleurs, je n’ai pas cru un mot de ses
mensonges le lendemain. Et là je me suis vraiment fait
du souci pour vous deux, sachant que votre histoire
n’était pas réglée. Mon fils n’a jamais réussi à faire son
deuil et toi non plus, je le sais.
Amy poussa un profond soupir. Liz avait tout compris,
bien sûr. D’ailleurs, n’avait-ce pas toujours été le cas ?
— Vous avez raison, admit-elle. Notre blessure n’est
pas refermée.
— Mais Joshua va vous aider à panser vos plaies.
J’en suis convaincue.
— C’est déjà le cas. Si vous saviez à quel point je me
sens différente depuis qu’il est né !
Amy reporta son attention sur le bébé, qui, depuis
quelques minutes, agitait ses petites jambes en
grimaçant.
— Il se réveille, dit-elle doucement. Je crois qu’il serait
très content de faire un câlin à sa mamie.
Liz ne se le fit pas dire deux fois. Elle se leva, prit Josh
avec une extrême délicatesse et se mit à lui parler d’une
voix caressante. Le bout de chou écoutait, les yeux
grands ouverts, la tête légèrement penchée sur le côté.
— Comme il ressemble à Matthew !
— Et pas à Ben ?
— Oh non, du tout ! répondit Liz en riant. Même si ce
sont de vrais jumeaux, il y a toujours eu des différences
entre eux. Au départ j’étais la seule à les voir, puis leur
père y est parvenu aussi. Il y avait des mimiques, des
attitudes… Ben, par exemple, n’a jamais dormi les bras
en l’air comme Matthew, et comme Josh tout à l’heure.
Et notre Josh m’a l’air aussi impatient que son papa
quand arrive l’heure de manger !
Depuis quelques instants, en effet, le bébé s’était mis
à pleurer et criait maintenant de plus en plus fort.
— A toi de jouer, déclara Liz, lui déposant son
précieux fardeau dans les bras. Je vais chercher
l’heureux papy, on revient tout de suite ! Peter meurt
d’impatience de connaître son autre petit-fils.

***
Pour la dixième fois depuis le début de la journée,
Amy songea qu’elle s’était inquiétée pour rien.
A l’image de Liz, Peter Walker s’était également
montré chaleureux et enthousiaste, et leur rencontre
s’était déroulée dans un climat parfaitement détendu.
Puis Ben et Daisy avaient convié tout le monde à
déjeuner, et maintenant ils étaient en train de déguster
un café dans le jardin, les deux bébés tranquillement
installés à l’ombre dans leurs landaus tandis que
Florence papillonnait autour d’eux avec un
empressement adorable.
Tout allait donc parfaitement bien, si ce n’est
l’immense fatigue qui l’avait gagnée après le repas. La
matinée avait été chargée en émotions et elle luttait
désormais contre une irrépressible envie de dormir.
Le tendre contact de la main de Matt sur sa joue lui
évita de somnoler.
— Il faut que tu te reposes, dit-il doucement.
— Je ferais bien une sieste, je l’avoue.
— Pour être franc, moi aussi. Ces nuits interrompues
commencent à me jouer des tours.
Il pivota vers le reste de la tablée pour expliquer que,
fatigue oblige, ils allaient rentrer chez elle, d’autant que
Josh n’allait pas tarder à avoir faim. Ils prirent donc
congé après moult effusions, durant lesquelles Liz ne
manqua pas de les inviter à venir les voir dès qu’ils en
auraient l’occasion.
Matt répondit de manière plutôt évasive, au point
qu’Amy eut un coup au cœur en pensant que, peut-être, il
n’avait pas envie qu’elle se mêle à sa famille. De retour
au cottage, elle s’abstint néanmoins de tout
commentaire car elle était trop harassée pour réclamer
des explications. Elle se concentra sur Josh, le nourrit, le
changea et le recoucha, après quoi, elle eut enfin la
possibilité de s’allonger sur son lit.
C’est là que, à sa grande surprise, Matt vint la
rejoindre. Il retira ses chaussures, s’étendit près d’elle et
la regarda d’un air interrogateur.
— Tout s’est bien passé, non ? murmura-t-il.
— Oui, à merveille. Je suis contente d’avoir revu tes
parents. Ta mère s’est montrée adorable avec moi.
— Evidemment. A quoi t’attendais-tu ?
— A rien, sauf que… Je n’imaginais pas qu’elle s’était
inquiétée à ce point. Elle s’est fait beaucoup de souci…
pour nous deux.
Il soupira.
— A juste titre, je pense. Cela fait des années que
nous ne sommes que l’ombre de nous-mêmes.
Matt se rapprocha lentement d’elle. Elle sentait son
souffle tiède sur sa joue, percevait sa respiration
régulière comme autrefois, lorsqu’ils dormaient côte à
côte. Allait-il lui parler du passé ? Essayer une nouvelle
fois de la convaincre de repartir de zéro ?
— Et si tu m’accompagnais à Londres ? proposa-t-il,
la prenant complètement par surprise. Ken m’a appelé
tout à l’heure, il faut que j’y retourne deux ou trois jours
pour surveiller quelques patientes qui posent problème.
Pendant que je serai à l’hôpital, tu pourrais t’installer
dans mon jardin avec Josh, profiter du chant des
oiseaux…
— Quel jardin ? Tu n’en as pas.
— Mais si, voyons. J’ai quitté mon appartement il y a
plusieurs années, je pensais que tu le savais. J’ai acheté
un cottage près de chez Rob.
Elle le dévisagea, perplexe. A l’époque de leur courte
vie commune, ils rendaient de fréquentes visites au
meilleur ami de Matt et elle se rappelait avoir dit
combien elle appréciait ce quartier d’Harrogate avec
ses petites demeures cossues et, fait rarissime pour
Londres, leurs jardins privatifs. Ils envisageaient même
de s’installer dans le secteur après la naissance du
bébé, mais après la perte de Samuel il n’en avait plus
été question.
Sauf que Matt, apparemment, était allé au bout de
l’idée. Dans quel but ? Pour des raisons financières car
acheter une maison lui revenait moins cher que louer un
appartement ? Ou alors parce qu’il n’avait pas pu
renoncer à leur rêve ?
Le seul moyen de le découvrir, c’était de
l’accompagner sur place.
— Excellente idée ! répondit-elle d’un ton enjoué. J’ai
besoin de changer d’air… même si c’est pour respirer
celui de la capitale.
A présent, elle se sentait plus excitée qu’elle ne l’avait
été depuis des mois, des années même. Matt dut
deviner son état d’esprit car il avança une main, puis lui
caressa la joue en souriant. Et ce simple effleurement
suffit à lui faire courir des frissons tout le long du corps.
Tétanisée, le souffle court, elle ne pouvait que le
dévisager sans un mot. Puis il s’écarta légèrement et le
charme fut rompu.
— Je te laisse te reposer, j’ai un peu de paperasse à
finir, dit-il. Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose.
« C’est de toi dont j’ai besoin », pensa-t-elle. Mais
bien sûr il n’était pas question de le lui avouer.
Il était encore trop tôt, et cette fois elle était décidée à
prendre son temps. Car, si elle laissait Matt entrer dans
sa vie une seconde fois, ce serait pour l’y garder.
9.
La maison de Matt était splendide.
A bien des égards, ce cottage blanc aux volets verts
fraîchement repeints correspondait à l’image qu’Amy
avait pu se forger. En revanche, elle ne s’était pas
attendue à ce que Matt achète la demeure sur laquelle ils
avaient jeté leur dévolu quatre ans auparavant !
Plus grande et plus haute que la plupart des
habitations du quartier, elle était à l’époque assez
délabrée, mais le potentiel qui s’en dégageait les avait
immédiatement séduits. Et pour ce qu’elle pouvait juger
de l’extérieur Matt lui avait rendu toute sa gloire d’antan.
Le cuivre du heurtoir rutilait, le blanc immaculé prouvait
que la façade bénéficiait d’un entretien régulier, et le
garage avait été équipé d’une porte électrique dernier
cri. Amy brûlait maintenant de voir l’intérieur, et aussi de
découvrir comment il avait redessiné le jardin, dont la
superbe glycine leur avait tant plu lorsqu’ils avaient visité
les lieux…
Tandis que ses pensées se bousculaient, Matt avait
ouvert le garage à l’aide d’une télécommande, rentré la
voiture et coupé le moteur.
— Et voilà ! s’exclama-t-il. Je suis content d’être à la
maison.
La maison. Lui en possédait une, mais pas elle. Son
domicile ne lui appartenait pas et de plus elle l’occupait
à titre provisoire. Aurait-elle jamais un vrai chez elle ?
— Que se passe-t-il, Amy ? Tu fais une drôle de tête.
Elle ouvrit la bouche pour lui livrer ses réflexions, mais
se retint juste à temps. Mieux valait qu’elle reste sur ses
gardes.
— Rien, répondit-elle d’un ton neutre. J’ai juste été
surprise de voir la maison. Je n’imaginais pas que tu
avais acheté celle-ci.
— Apparemment, ce n’est pas une très bonne
surprise.
Elle fit un effort pour paraître plus enthousiaste.
— Mais si, au contraire ! J’ai hâte de découvrir ce que
tu en as fait.
— Ne te formalise pas s’il y a un peu de désordre.
Depuis la naissance de Josh, je suis très peu revenu et
je n’ai plus vraiment le planning de la femme de ménage
en tête.
— Je fermerai les yeux, répondit-elle en souriant.
Après avoir sorti Josh de son siège auto, il la fit
passer par une porte qui donnait directement sur la
cuisine et elle promena le regard autour d’elle, sous le
charme. La pièce, équipée de larges baies vitrées,
ouvrait sur un vaste séjour qui offrait une vue splendide
sur le jardin. Un canapé, une grande télévision à écran
plat et un mobilier contemporain très sobre conféraient à
l’endroit une impression de calme, de netteté sans
affectation.
Tout paraissait réfléchi, à sa juste place. Et rien n’était
en désordre, bien sûr !
— Viens, murmura Matt, ouvrant une des portes-
fenêtres.
De plus en plus conquise, elle le suivit dehors. Le
jardin était à peine plus petit que celui de Daisy et Ben et
trois murs de briques rouges le clôturaient, créant une
impression d’intimité absolue en plein cœur de la ville.
Elle remarqua tout de suite la fameuse glycine sur le
mur du fond.
— Tu l’as gardée ! s’exclama-t-elle joyeusement.
L’expression crispée de Matt céda la place à un
sourire un peu triste. Tendant la main, il lui effleura la joue
du bout des doigts, puis recula.
— Il fallait que je la garde. Après tout ce que tu avais
dit, je n’avais pas le choix. Et comme cela je pense à toi
tous les jours…
Amy sentit sa gorge se nouer. Mais pourquoi lui disait-
il des choses comme cela ? Etait-il possible qu’il ait
vraiment de l’affection pour elle ? Elle se refusait à le
croire et cependant…
— Si tu me faisais visiter le reste ? suggéra-t-elle tout
à trac pour couper court à ces réflexions.
Matt la fixa un moment, puis rentra à l’intérieur.
— Avec plaisir.
Au rez-de-chaussée, il lui montra le vestiaire, l’arrière-
cuisine ainsi que le bureau bibliothèque, une pièce
élégante, fonctionnelle, garnie de rayonnages et équipée
de matériel informatique dernier cri. Il la guida ensuite à
l’étage, où elle découvrit trois chambres, deux petites sur
l’avant, et une beaucoup plus grande donnant sur le
jardin et adjacente à la salle de bains. La sienne, sans
aucun doute.
— C’est vraiment très beau, Matt. J’adore ton choix de
couleurs : du gris, du beige, du blanc. Cette maison avait
besoin de charme et de simplicité.
— Ce sont tes couleurs, répliqua-t-il d’une voix douce.
Je suis content que la maison te plaise. J’ai toujours
gardé espoir qu’un jour, peut-être…
— Oui ?
— Cela n’a plus d’importance.
— Si, au contraire. Cela en a beaucoup.
— La maison… s’est retrouvée à vendre peu après la
mort de Samuel et ton départ. Je l’ai achetée et
aménagée selon tes goûts car je me raccrochais à l’idée
que tu allais revenir auprès de moi. Que nous allions
vivre ici tous les deux, recommencer à zéro. Et puis, le
temps passant, j’ai compris que tu ne reviendrais pas
mais j’ai gardé la maison quand même. D’abord parce
qu’elle est bien située par rapport à l’hôpital, et ensuite
parce que je l’aime et que je m’y sens bien.
Elle le fixa, le cœur déchiré. Que faire ? Matt lui avait
expliqué ses motivations de l’époque, mais avait-il
conservé le même état d’esprit ? Et, si oui, oserait-elle
prendre le risque d’un nouveau départ ?
— Je comprends, murmura-t-elle, parce qu’elle ne
voyait pas quoi ajouter.
Comme il allait reprendre la parole, ils entendirent
Josh pleurer en bas, dans le salon. Pour l’heure, la
priorité allait à leur fils. Les explications viendraient plus
tard.
Ils descendirent puis, tandis qu’elle s’installait dans le
jardin pour nourrir le bébé, Matt s’éclipsa, prétextant du
travail administratif en retard. Elle se retrouva donc de
nouveau seule avec ses pensées, en pleine confusion
car elle avait le sentiment qu’ils n’avançaient à rien.
D’ailleurs, pouvaient-ils encore avancer ? Sur quelles
bases ?
Elle ne détenait pas toutes les clés, mais une chose
était sûre : ils ne laisseraient pas passer quatre ans,
cette fois.

***
Le séjour à Londres fut bref, mais enchanteur pour
Amy. Pendant deux jours, elle se familiarisa avec la
maison, profitant du jardin pendant que Matt travaillait à
l’hôpital. Grâce au climat radieux, elle effectua aussi de
longues promenades dans le parc voisin, avec Josh
installé dans son landau, si mignon qu’il suscitait
l’admiration de tous les habitants du quartier.
N’eût été une certaine froideur de la part de Matt, tout
aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des
mondes. Néanmoins, Amy le sentait distant depuis qu’ils
étaient arrivés. Craignait-il de souffrir de nouveau ? Bien
sûr, elle pouvait le comprendre, mais plus le temps
passait et plus elle était mal à l’aise.
A cette angoisse diffuse s’ajoutait la peur bien réelle
de voir Josh partir pour Londres un week-end sur deux,
dans un avenir relativement proche, si Matt décidait
d’assumer ses droits parentaux comme il semblait en
avoir l’intention. Et rien qu’à imaginer son enfant là, avec
son père, tandis qu’elle resterait seule dans le Suffolk,
elle avait la nausée.
Au final, le retour à Yoxburgh s’effectua dans une
ambiance assez morose. Une certaine routine se
réinstalla, à ceci près que, pendant les trois semaines
suivantes, ils se rendirent plusieurs fois à Londres dès
que Matt devait rester près de l’hôpital pour des
accouchements délicats.
Fidèle à lui-même et à son sens pratique, il avait fait
l’acquisition d’une berline familiale, aussi les
déplacements étaient-ils beaucoup plus simples. Et ce
détail d’importance reflétait, au fond, assez bien le
reste : malgré son emploi du temps chargé, Matt prenait
presque tout en charge, du ménage dans la cuisine en
passant par les courses, permettant à Amy de se rétablir
petit à petit.
Un mois et demi après son accouchement, elle
pouvait maintenant dire qu’elle se sentait en forme et
que l’épisode douloureux de l’éclampsie était derrière
elle. En outre, sa cicatrice présentait un aspect parfait,
au point qu’elle commençait à envisager sérieusement
de reprendre le travail.
— Si tôt ? Tu n’y songes pas ! se récria Matt
lorsqu’elle évoqua cette perspective.
— Ecoute, je vais bien. Et puis, je n’ai pas le choix. Si
mon arrêt maladie se prolonge, je perdrai beaucoup
d’argent et je ne peux pas me le permettre.
— Tranquillise-toi tout de suite sur ce point. Je
prendrai certaines dépenses en charge.
— Hors de question ! Pourquoi le ferais-tu ?
— Peut-être parce que Josh est mon fils ?
Amy secoua la tête.
— Que tu contribues à l’éducation de Josh me paraît
normal. En revanche, que tu m’aides, moi, n’aurait aucun
sens. Je dois gagner ma vie, point à la ligne. D’ailleurs,
mon salaire me suffit amplement.
— Parce que Ben et Daisy te réclament un loyer
ridicule…
Estomaquée, elle le dévisagea.
— Insinuerais-tu que j’abuse de leur gentillesse ? Matt,
je leur ai proposé cent fois de leur donner une somme
plus importante. Ils ont toujours refusé !
— Du calme, Amy, murmura-t-il, les deux mains
levées. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais bien
que tu n’es pas du genre à profiter des gens, au
contraire. Mais Ben et Daisy sont comme toi, sensibles
et généreux. Ils sont conscients qu’ils te mettraient en
difficulté financière s’ils te demandaient le véritable loyer
de la maison. Et je trouve que c’est injuste vis-à-vis
d’eux. Maintenant qu’ils ont Thomas, cette rentrée
d’argent supplémentaire ne nuirait pas à leur budget.
Elle ne trouva rien à répondre car Matt avait raison,
bien sûr. Compte tenu de sa situation, elle n’avait pas
beaucoup argumenté quand Ben et Daisy lui avaient
expliqué qu’ils ne voulaient pas d’autre locataire qu’elle,
mais elle aurait dû y réfléchir à deux fois.
— Ils… ont beaucoup insisté pour que je prenne la
maison, répondit-elle d’une voix mourante.
— Leur démarche partait d’une bonne intention, cela
ne fait aucun doute. Simplement, tu devrais leur verser un
loyer correct en échange. Je t’aiderai à le payer.
Comme elle allait protester, il enchaîna :
— C’est non négociable, Amy. D’ailleurs, il y a
beaucoup plus important que cette histoire de location.
As-tu réfléchi à un mode de garde pour Josh ? Il faudra
bien trouver une solution quand tu retourneras travailler.
— Il ira à la crèche.
— L’as-tu inscrit ? Les places sont chères, il faut
réserver plusieurs mois à l’avance. Et ne parlons pas du
coût ! Certaines garderies pratiquent des tarifs
exorbitants. Tu as étudié leurs brochures ?
— Non.
Comment aurait-elle pu se pencher sur des questions
pratiques alors qu’elle doutait de sa capacité à mettre au
monde un bébé vivant et en bonne santé ? Elle s’était
reposée sur Daisy et Ben, n’avait voulu penser à rien, et
à présent elle se sentait très mal à l’aise par rapport à
ses amis et inconséquente vis-à-vis de son enfant.
Elle se mordit la lèvre en fixant Matt. Il avait toujours lu
en elle comme dans un livre ouvert, aussi ne s’étonna-t-
elle pas de le voir se rapprocher. Puis il avança une
main et lui effleura la joue.
— As-tu bien réfléchi, Amy ? En tout cas, ne retourne
pas travailler si c’est uniquement pour des raisons
financières. J’ai… les moyens de faire vivre une famille,
tu sais. Ceci étant, je refuse de me limiter à des
considérations matérielles. A mes yeux, il s’agit d’un
détail sans importance.
Il marqua une pause, comme s’il cherchait ses mots.
— Ce qui compte vraiment, reprit-il, c’est notre
relation. Je veux faire partie de la vie de Josh et de la
tienne. Pourquoi ne viendrais-tu pas t’installer à
Londres ? Apparemment, la maison te plaît et tu pourrais
y vivre avec notre bébé sans souci du lendemain. Et
moi… j’aurais le plaisir de le voir grandir.
Amy se mordilla la lèvre. Voilà, on y était. Matt avait
beau parler de relation, c’était en fait un drôle de marché
qu’il lui proposait. Une existence dégagée des soucis
matériels contre sa présence à Londres avec Josh.
Et l’amour dans tout cela ? Jamais, pas une seule fois,
Matt n’avait dit qu’il l’aimait. Jamais il n’avait essayé de
la toucher, de l’embrasser ou de la serrer contre lui
autrement que pour lui apporter du réconfort.
— Que se passera-t-il si les choses tournent mal ?
s’enquit-elle d’une voix rauque. Tu me demandes de
quitter mon travail, ma maison, mes amis. J’ai déjà vécu
cette expérience une fois et je n’ai pas l’intention de
recommencer.
— Qu’est-ce qui te fait penser que les choses
tourneront mal ?
Elle le défia du regard.
— L’expérience, Matt. On ne peut pas dire que la
nôtre joue en notre faveur.
Puis, le plantant là, elle tourna les talons et monta à
l’étage pour vérifier que Josh dormait toujours d’un
sommeil paisible.

***
Matt quitta Yoxburgh pour Londres le lendemain matin
sans proposer à Amy de l’accompagner.
Leur conversation de la veille l’avait laissé perplexe,
déçu et, bien sûr, profondément triste. Son espoir de voir
la situation s’arranger s’amenuisait de jour en jour, au
point qu’il se demandait si son instinct ne l’avait pas
trompé lorsqu’il s’était imaginé qu’Amy pourrait l’aimer
de nouveau, aussi fort qu’il l’aimait, lui.
Après tout, elle n’avait jamais rien montré qui pût
raisonnablement le faire croire. La plupart du temps, elle
restait distante, sur ses gardes, et même s’ils
s’entendaient bien au quotidien les choses s’arrêtaient
là.
Peut-être avait-elle besoin d’espace et de temps pour
faire le point ? Finalement, ils avaient presque toujours
été ensemble depuis la naissance de Josh. Il devait
donc la laisser respirer un peu.
Il allait passer une semaine seul à Londres, durant
laquelle il serait probablement perdu et malheureux.
Mais il n’avait guère le choix. S’ils continuaient comme
cela, Amy risquait de se sentir étouffée, ce qui ne
donnerait rien de bon.
Sitôt arrivé à l’hôpital, il se plongea dans le travail à
deux cents pour cent. Plusieurs cas difficiles avaient
occupé son attention cette dernière quinzaine, aussi
proposa-t-il d’assurer trois gardes de nuit pour soulager
ses collègues, lesquels s’étaient montrés plus
qu’arrangeants ces derniers temps.
Il ne tarda néanmoins pas à comprendre que sa
stratégie était vaine. Chaque fois qu’il appelait Amy pour
prendre des nouvelles de Josh — et essayer de savoir
discrètement comment elle allait — il replongeait dans
ses tourments, qui le privaient de sommeil la nuit et lui
laissaient peu de répit le jour, même lorsqu’il s’occupait
de ses futures mamans. Il avait l’impression d’évoluer
dans un monde parallèle dont il avait le plus grand mal à
sortir.
Sans Amy et Josh, il perdait aussi la notion du temps.
Il éprouva donc un terrible choc en regardant le
calendrier au-dessus de son lit, tôt ce jeudi matin.
C’était la date anniversaire de la mort de Samuel.
Jusqu’à présent, il s’était toujours rendu seul dans le
Yorkshire pour honorer la mémoire de son fils défunt.
Mais aujourd’hui il devait penser à Amy. Ce jour semblait
tout indiqué pour affronter le passé douloureux qui les
hantait tous les deux.
Sans perdre une minute, il appela son collègue et
meilleur ami Rob pour lui demander de prendre le relais
à l’hôpital. Après quoi il se mit en route sans même
avertir Amy. Au téléphone, il n’aurait pas su quoi dire, de
toute façon.
Après un trajet express, il atteignit Yoxburgh peu avant
11 heures. La vue de la maison lui serra le cœur à l’idée
de ce qui l’y attendait, et il ouvrit la porte avec sa propre
clé car il ne voulait pas déranger Amy.
Comme il se l’était imaginé, il la trouva dans la
véranda. Elle sanglotait en silence, recroquevillée dans
son fauteuil préféré.
— Salut, dit-il d’une voix douce. Ça va aller,
maintenant. Je suis là.
Il se rapprocha d’elle puis, avec délicatesse, la
souleva et la tint serrée contre son cœur. Après quoi il
l’emporta jusqu’au salon, où il s’assit sur le canapé en la
tenant sur ses genoux.
— Pleure, ma chérie, murmura-t-il. Cela te fera du
bien.
Alors, elle laissa libre cours à son chagrin, la tête
nichée contre son épaule, trempant sa chemise de
larmes. Il la berça jusqu’à ce qu’elle se calme et quand,
finalement, elle tenta de se dégager, il la retint
prisonnière de son étreinte.
Cessant de lutter, elle s’abandonna finalement de
nouveau contre lui, une main posée sur sa poitrine.
Pouvait-elle sentir qu’il avait eu lui aussi le cœur brisé ?
Si seulement elle comprenait à quel point il avait
souffert…
— Quand cela va-t-il s’arrêter ? demanda-t-elle d’une
voix rauque, essuyant son visage inondé de larmes.
Il se pencha et l’embrassa tendrement sur les lèvres.
— Je n’en sais rien. Je ne crois pas que notre chagrin
disparaîtra un jour.
— Si seulement je pouvais aller me recueillir quelque
part. Je voudrais tant qu’il existe un endroit qui me
rappellerait Samuel, où j’irais de temps en temps. Tout
ce qui me reste, c’est un cliché d’échographie et son
bracelet de naissance…
A ces mots, Matt eut l’impression que son sang se
figeait dans ses veines. Pendant toutes ces années, il
avait cru qu’Amy préférerait oublier et ne voudrait rien
savoir. Comme il regrettait, à présent ! Il ne pouvait rien
faire pour rattraper le temps perdu, mais au moins il
pouvait partager son secret…
— Il y a autre chose, Amy, dit-il d’une voix tremblante.
Après ta fausse couche, j’ai demandé au pasteur de
l’hôpital d’organiser des funérailles. Samuel a été
incinéré. J’ai… assisté à la cérémonie. Le pasteur a dit
quelques mots, puis l’urne a été enterrée dans le petit
jardin derrière la chapelle. Tous les ans, je vais mettre
des fleurs… à cette époque de l’année. Et ils ont inscrit
son nom sur le Livre du Souvenir. Je suis vraiment,
profondément désolé. J’aurais dû te le dire, mais j’ai
cru… que tu voulais oublier. Je suis impardonnable.
L’expression hagarde d’Amy lui fit peur. Pendant un
moment interminable, elle demeura immobile, les yeux
fixés sur lui, mais il savait qu’elle ne le voyait pas.
— Peut-on… consulter le livre ? demanda-t-elle enfin
d’une voix méconnaissable.
— Oui, je pense. J’en suis presque sûr. Je… pourrais
téléphoner si tu veux ?
— Oh, oui, s’il te plaît.
Cette fois, Amy se dégagea brusquement sans qu’il
puisse l’en empêcher. Puis elle se tordit les mains, en
proie à une vive agitation.
— Appelle maintenant ! le pressa-t-elle. Il est tout juste
11 heures, avec un peu de chance, nous pourrions
encore y aller aujourd’hui !
Comme un automate, il chercha le numéro sur son
portable. Puis, après un bref coup de fil qui lui donna le
renseignement voulu, il aida Amy à préparer quelques
vêtements pour Josh et pour elle-même.
Le temps de nourrir et de changer leur fils, il s’était
finalement écoulé moins de quarante minutes lorsqu’ils
se mirent en route. Et si leurs affaires étaient entassées
pêle-mêle dans le coffre, ce matin-là, il n’en avait cure.
Ils étaient ensemble. Le reste n’avait aucune
importance.
***
« Samuel Radcliffe Walker. Fils bien-aimé d’Amy et
Matthew. Il demeurera à jamais présent dans nos
cœurs. »
Les mots dansaient devant les yeux d’Amy et elle
s’appuya contre Matt, qui la tenait fermement par la taille.
Il avait installé Joshua dans un porteur ventral, et elle
sourit à travers ses larmes en voyant que le bébé
dormait profondément, blotti contre la poitrine de son
père.
Leur second enfant.
De manière presque imperceptible, elle caressa le
dos de Josh, comme pour établir un lien entre ses deux
fils. Pour la première fois depuis quatre ans, le puzzle de
son existence morcelée se reconstituait enfin. Enfin, elle
avait l’impression que les choses étaient à leur place.
— Je croyais… que Samuel serait oublié.
Matt resserra son étreinte et elle sentit qu’il lui
embrassait les cheveux.
— Non, Amy. Nous ne l’oublierons jamais. Il restera
toujours notre premier enfant.
Du bout des doigts, elle suivit les deux lignes
imprimées à l’encre noire sur le papier parcheminé du
registre. Puis, lentement, elle referma le livre et le
replaça sur l’autel où ils l’avaient trouvé.
— Merci infiniment, dit-elle à l’intention du vieil homme
qui leur avait ouvert les portes de la chapelle.
Matt fit de même, après quoi ils prirent congé et
sortirent dehors, au soleil. Elle repéra aussitôt le carré du
souvenir, celui où Matt venait se recueillir tous les ans. Il
apportait toujours des fleurs des champs, lui avait-il
expliqué, et ce matin-là ils s’étaient arrêtés en route pour
acheter un bouquet.
— Où… est Samuel ? demanda-t-elle d’une voix
tremblante.
— Là, juste là…
Elle s’agenouilla pour déposer les fleurs et Matt l’attira
de nouveau contre lui.
Combien de temps restèrent-ils là, immobiles, à se
recueillir ? Elle ne le saurait sans doute jamais, mais
quand, finalement, ils quittèrent le jardin, elle se sentait
l’âme apaisée. Enfin.
Au moins, maintenant, il ne manquerait plus rien à
l’histoire de Samuel. Elle pourrait revenir, entretenir sa
mémoire. Cela changeait tout.
Ils s’assirent sur un banc à l’ombre, près de l’entrée.
— Merci… d’être venu me voir aujourd’hui, Matt.
D’habitude, je ne craque pas comme cela, mais cette
année c’était très dur pour moi.
— Pour moi aussi, répondit-il doucement. C’est peut-
être le fait d’avoir eu Josh qui a ravivé notre peine.
— Oui, tu as raison. Si tu savais comme je suis
heureuse que nous soyons venus ici ! Je me sens
beaucoup mieux maintenant. Je me demande juste… où
tu as trouvé le courage d’organiser la cérémonie pour
Samuel, il y a quatre ans.
Il haussa les épaules.
— J’étais dans un état second ce jour-là. Ma mère
m’avait proposé de m’accompagner, mais j’ai refusé. Je
ne voulais imposer cela à personne. J’étais seul, et je
suis rentré à l’appartement seul. La solitude est devenue
ma principale compagne, en fait, ajouta-t-il avec un rire
sans joie.
— J’ai vécu la même chose, répondit-elle d’une voix
douce. Sauf que moi je suis partie en Inde, sac au dos.
Comme cela, j’étais sûre que personne ne me verrait
m’effondrer.
— Tu es partie en Inde ? répéta-t-il, l’air choqué. Je ne
me doutais pas… J’imaginais qu’avant ton départ pour
Yoxburgh tu t’étais installée ailleurs à Londres, chez des
amis… J’ai perdu ta trace pendant plusieurs semaines.
Mais je n’ai pas beaucoup essayé de te retrouver, je
l’admets. Je pensais que tu ne voulais plus rien avoir à
faire avec moi.
Lentement, elle pivota vers lui. La douleur qu’elle lut
dans son regard lui fit mal.
— Ce n’est pas ça. Je croyais que tu ne voulais pas
de moi.
— Comme si c’était possible ! Amy, j’aurais tout
donné pour te garder. Simplement, je n’ai pas su
comment te retenir. J’étais incapable de te parler. Ma
mère m’a suggéré de voir un psychologue mais c’était
hors de question. Je ne voulais pas être confronté à tout
ce chaos.
D’une main tremblante, il lui caressa le visage.
— Je suis désolé, ajouta-t-il. Je t’ai abandonnée au
moment où tu avais le plus besoin de moi.
— Moi aussi je t’ai abandonné, Matt. J’aurais dû rester
en Angleterre au lieu de m’enfuir à l’autre bout du
monde. Je n’ai jamais souhaité non plus que notre
relation se termine. C’est juste que je n’avais plus le
cœur à cette fête de mariage que nous avions planifiée
avec nos familles, tous nos amis… Maintenir la
cérémonie n’aurait eu aucun sens.
— Non, bien sûr. Sauf que moi, je me suis demandé si
notre éloignement était temporaire ou s’il y avait une
chance que notre vie se remettre sur les rails. Je n’étais
plus sûr de rien, et puis, tout à coup, tu as disparu. Alors
j’ai acheté la maison en espérant que tu reviendrais.
Mais tu n’es jamais revenue.
— Quand je me suis installée à Yoxburgh, tu aurais pu
venir me voir.
— Je n’ai pas osé. J’avais perdu tout espoir, je
l’avoue, dit-il d’une voix brisée.
— Sans le mariage de Daisy et Ben, nous aurions très
bien pu ne jamais nous retrouver.
— Arrête. Je refuse d’y penser ! Nous avons fondé
une famille et je ne veux songer qu’à notre fils…
D’ailleurs, j’ai l’impression que ce jeune homme a
besoin d’être changé ! ajouta-t-il en souriant.
Elle tâta le petit pantalon de Josh et sourit à son tour.
— En effet, il y a urgence.
— Allez, en route ! Nous pouvons être chez mes
parents d’ici un quart d’heure. Es-tu sûre… d’être assez
en forme pour cette visite ?
— Cela me fera vraiment plaisir de les voir. Mais que
diront-ils ? Je me demande plutôt si eux seront contents.
— Oh que oui, ma belle. Ne t’inquiète pas pour ça.
10.
— Quelles chambres prenons-nous, maman ?
Amy remarqua tout de suite l’hésitation de Liz. Matt
haussa les épaules de manière presque imperceptible,
mais cela suffit pour que sa mère comprenne le
message.
— La tienne et celle de Ben sont prêtes toutes les
deux, répondit-elle. Il y a un berceau dans celle de Ben.
Organisez-vous comme vous voulez. Et ne traînez pas
trop si vous voulez dîner dehors, ajouta-t-elle, malicieuse.
Les parents de Matt avaient proposé de garder Josh
ce soir-là pour qu’ils puissent aller au restaurant, et
après une légère hésitation Amy avait accepté. En
réalité, elle en mourait d’envie mais ne savait pas très
bien ce que ce tête-à-tête allait lui réserver !
— Merci, dit Matt en souriant. On va faire vite.
Après le départ de Liz, il porta leurs valises dans les
chambres. Amy remarqua qu’il lui octroyait celle de Ben,
où se trouvait tout un nécessaire pour bébé car Daisy et
Ben étaient venus récemment avec Thomas.
— Ça va ? demanda Matt depuis l’encadrement de la
porte. Tu as l’air ennuyé.
— Oui, tout va bien, c’est juste que… tu as réservé
dans un restaurant élégant et que je n’ai rien à me
mettre.
Il parut soulagé.
— Oh, ce n’est que ça ! Tu fais à peu près la même
taille que maman, je suis sûr qu’elle sera ravie de te
prêter quelque chose.
Et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sous la
baguette magique de Liz, Amy se métamorphosa en une
élégante jeune femme vêtue d’une robe en dentelle
noire, douce et extensible, qui lui convenait parfaitement
et dissimulait même ses nouvelles rondeurs. Certes, elle
trouvait un peu bizarre d’être si joliment habillée après
des semaines passées dans des vêtements larges et
confortables, mais le regard appréciateur de Matt lui
donna vite raison de croire que cela en valait la peine !
— Tu es très belle, commenta-t-il.
— Merci. Cette petite robe s’accorde à merveille avec
mon soutien-gorge d’allaitement…
Il s’esclaffa, puis l’attira à lui pour la serrer contre son
cœur.
— Je te trouve magnifique. Tu n’as pas besoin de
dessous sexy pour me faire craquer, mon ange.
Et sous l’effet de ces quelques mots Amy sentit son
corps s’éveiller tout à coup après un long sommeil. Les
battements de son cœur s’étaient accélérés
dangereusement et elle recula d’un pas.
— Halte-là ! dit-elle d’un ton léger. J’ai encore
beaucoup de choses à faire avant que nous puissions
sortir : nourrir Josh, tirer du lait en plus et préparer un
biberon pour ta mère… Je n’ai pas besoin de
spectateurs. Va donc me préparer du thé si tu veux te
rendre utile.
Matt s’exécuta, un grand sourire aux lèvres. Elle
l’entendit fredonner en descendant l’escalier, et, avant
d’aller chercher Josh dans son couffin, elle prit encore
quelques minutes pour se maquiller légèrement. Du
mascara, un peu d’ombre à paupières. Juste de quoi
éclairer son regard, avec cette discrétion élégante que
Matt appréciait tant.
Car ce soir elle aurait donné n’importe quoi pour lui
plaire.

***
— Bonsoir, monsieur Walker ! C’est un plaisir de vous
revoir chez nous.
Matt sourit au maître d’hôtel du restaurant Chez
Jacques, un établissement sélect dont Ben lui avait
récemment vanté les mérites.
— Je ne suis pas celui que vous croyez, répondit-il en
souriant. La dernière fois, vous avez vu mon frère
jumeau. Je ne suis donc pas en train de tromper ma
femme.
— Oh, toutes mes excuses, monsieur ! Mais je dois
dire que je suis soulagé, ajouta le maître d’hôtel en riant.
Venez, je vous ai réservé leur table favorite, là, dans la
petite alcôve. J’espère qu’ils vont bien ? Votre frère a fait
sensation ici le soir où il a demandé Mme Walker en
mariage !
— Ils vont très bien, merci. Ils viennent d’avoir un petit
garçon. Il s’appelle Thomas.
— Ah, justement, je me posais la question. Surtout,
félicitez-les de ma part quand vous les verrez.
— Je n’y manquerai pas.
Après qu’ils furent installés, ils commandèrent des
cocktails sans alcool, que leur hôte s’empressa d’aller
faire préparer.
— Tu n’en as pas assez d’être pris pour Ben ?
demanda Amy en riant.
— Cela va peut-être te sembler bizarre, mais non, pas
vraiment. J’ai l’habitude et lui aussi, d’ailleurs. Le
problème se pose juste quand nous travaillons
ensemble. On doit enfiler des blouses de couleurs
différentes pour que nos collègues ne se trompent pas.
Les patientes sont quand même un peu perdues, je
l’avoue.
— Je ne vous ai jamais confondus, moi.
— C’est parce que tu m’aimes.
***
C’est parce que tu m’aimes…
Amy ne s’était pas laissé prendre au ton faussement
léger de Matt. Il la fixait, l’air grave tout à coup et elle eut
envie de répondre qu’effectivement elle l’aimait de tout
son cœur et de toute son âme, mais elle se retint. Puis,
comme le silence menaçait de s’éterniser, un serveur
parut avec leurs cocktails et les cartes. Ils s’absorbèrent
donc dans la lecture du menu et, à son grand
soulagement, l’atmosphère changea.
Tout paraissait délicieux, si bien qu’au final ils
commandèrent deux plats et deux desserts différents
qu’ils choisirent de partager. Puis, comme s’ils avaient
passé un accord tacite, la conversation roula sur des
sujets anodins, et finalement, à bavarder de choses et
d’autres, Amy se sentait beaucoup plus détendue en fin
de repas.
— J’aurais bien mangé tout le moelleux au chocolat,
dit-elle en souriant. D’ailleurs, j’avais envie de goûter
tous les desserts.
— Nous reviendrons.
— Je l’espère.
Une tension subite venait de se réinstaller entre eux et
elle soupira.
— Je suis contente d’être ici avec toi. Cela faisait une
éternité que nous n’avions pas dîné ensemble.
— En effet. La dernière fois, c’était… avant Samuel.
— Et ce soir-là je ne voulais manger que du beurre de
cacahuètes.
Comme cette époque lui semblait lointaine, à
présent ! Bien sûr, l’évocation de ces souvenirs faisait
encore mal, mais plus de la même manière. Elle souffrait
moins et la tristesse se teintait d’une forme de sérénité
qu’elle n’aurait jamais crue possible quelques mois plus
tôt.
— J’aurais dû faire le lien, à Noël, quand je t’ai vue en
manger, murmura Matt.
Amy soupira.
— Si tu savais comme je regrette de t’avoir caché ma
grossesse… Je comptais te le dire, mais j’ai eu peur
des conséquences. Je craignais de faire une deuxième
fausse couche et j’ai voulu t’épargner un nouveau choc.
Très doucement, il avança une main sur la nappe et
captura la sienne. Puis il la caressa du pouce.
— Je n’avais pas besoin que tu m’épargnes, Amy. Au
contraire, j’avais besoin de partager cela avec toi.
Promets-moi que tu ne feras plus jamais une chose
pareille. Jure-moi que tu me confieras tes joies et tes
peines, tes bonheurs et tes tracas. De mon côté, je
m’engage à en faire autant. Nous devons apprendre à
nous ouvrir l’un à l’autre. Ce ne sera pas toujours simple,
mais la communication est quelque chose d’essentiel.
— Tu as raison. Je suis… parfaitement d’accord avec
toi et je te promets d’essayer.
Et, puisque la franchise était à l’ordre du jour, pourquoi
ne pas commencer tout de suite ? Une question la
taraudait depuis Londres et elle n’avait toujours pas
obtenu de réelle réponse.
— Matt, à propos de ta maison…
— Oui ?
— Pourquoi l’as-tu aménagée comme cela ?
Il fronça légèrement les sourcils, l’air étonné.
— Comme quoi ?
— Tu as choisi les éléments de cuisine que j’avais
repérés à l’époque, tu as peint les murs dans mes
couleurs préférées, tu as même gardé la glycine alors
que tu pensais qu’elle allait compliquer l’entretien du
jardin…
— Je t’en ai déjà expliqué les raisons, Amy. Je l’ai fait
pour toi, dans l’espoir que tu reviendrais. Et je l’espère
encore.
— Oui, mais… Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu
tenais tant à ce que je revienne. Quand tu as suggéré
que je m’installe chez toi avec Josh, j’ai cru…
— Tu as cru… ? insista-t-il.
— J’ai cru que tu y voyais une façon pratique d’avoir
notre fils sous ton toit, et à moindre coût. Tu n’aurais pas
eu à payer mon loyer comme tu en avais l’intention.
Il se rejeta en arrière, l’air choqué.
— Ne me dis pas que tu t’étais mis cette idée en tête !
Je n’ai pas pensé une seconde à ces considérations
financières ! Bien sûr que je veux vivre avec Josh, mais,
crois-le ou non, notre fils n’était pas ma motivation
principale. Non, Amy, mon but était que tu reviennes,
toi… parce que je t’aime. Je t’ai toujours aimée et je
t’aimerai toujours. Josh est adorable, merveilleux, mais
l’idée de vivre sans toi me rend fou.
Combien de temps resta-t-elle là, immobile, à sonder
les grands yeux bleus fixés sur elle ? Quand elle reprit
conscience de la réalité, elle se rendit compte que les
siens étaient embués de larmes.
— Oh, Matt… Je t’aime, moi aussi. Simplement, je
m’imaginais que toi, tu ne m’aimais pas. Quand nous
avons perdu Samuel, j’ai cru que ce malheur te
permettait de sortir d’une histoire qui t’enchaînait à moi
par obligation. J’ai pensé que tu ne m’aurais jamais
proposé le mariage si je n’étais pas tombée enceinte.
— Mais bien sûr que si ! J’étais fou de toi à l’époque
et je le suis encore. Je me suis dit que mes sentiments
allaient s’estomper, qu’avec le temps je t’oublierais, sauf
que je n’y suis pas parvenu. Le jour du mariage, j’ai
compris que tu étais restée dans mon cœur et que tu
n’en sortirais jamais.
— J’ai ressenti la même chose. Je t’aime, Matt.

***
La tendresse dans le regard d’Amy, la douceur de son
expression suffirent à rassurer Matt après ces longues
semaines de doutes. Elle l’aimait. Ils allaient se retrouver
pour ne plus jamais se perdre. Et maintenant il brûlait de
se retrouver seul avec elle loin des regards indiscrets,
pour la serrer contre son cœur et lui montrer à quel point
il l’adorait.
Dès qu’il vit passer le maître d’hôtel, il lui fit signe.
— Tout s’est bien passé, monsieur ? s’enquit ce
dernier, l’air inquiet, en apportant l’addition cinq minutes
plus tard.
— A la perfection, merci. Mais la journée a été longue
et mon amie est fatiguée.
Le serveur hocha la tête avec un sourire entendu.
— Je comprends. Bonne fin de soirée, monsieur,
madame.
— Merci beaucoup.
Après le départ de leur hôte, Amy le dévisagea,
faussement sévère.
— Je n’ai jamais dit que j’étais fatiguée !
Matt l’aida à se lever, puis lui enserra la taille d’un
geste possessif.
— Il fallait bien que je trouve un prétexte, mon amour.
J’ai été privé de toi trop longtemps. Je ne veux plus
perdre une minute pour te prouver que je t’aime.
Main dans la main, ils quittèrent le restaurant. Le trajet
du retour lui sembla prendre une éternité car il mettait un
point d’honneur à rouler prudemment, mais enfin ils
arrivèrent chez lui. Ses parents avaient laissé un mot sur
la table de la cuisine, pour dire que tout s’était bien
passé et que Josh dormait avec eux.
Avec douceur, il entremêla ses doigts à ceux d’Amy
pour l’entraîner vers l’escalier. La maison était plongée
dans le silence et, sans bruit, il poussa la porte de sa
chambre.
— Viens là, dit-il d’un ton rauque, les bras grands
ouverts.
Amy se rapprocha et il la tint un moment contre lui, la
joue posée sur ses cheveux. Puis il lui donna un baiser
léger, presque hésitant, guettant sa réaction.
Heureusement, elle lui passa les bras autour du cou et
se pressa contre lui de toutes ses forces. Après quoi elle
l’embrassa avec fougue. De toute évidence, elle aussi
avait besoin de rattraper le temps perdu.
Pendant un moment, ils perdirent toute notion du reste
du monde. Néanmoins, Amy l’arrêta d’un geste comme il
s’apprêtait à lui enlever sa robe.
— Nous ne pouvons pas… Il ne faut pas que je tombe
enceinte…
Il eut un sourire taquin.
— Ne t’inquiète pas, mon cœur. On peut faire
confiance à Ben. Il y a ce qu’il faut dans le tiroir de sa
table de chevet.
— Mais tu avais tout prévu !
— Disons que j’étais plein d’espoir…
— Et tu avais bien raison, Matt. C’est l’espoir qui fait
vivre.

***
— Alors, que penses-tu de venir habiter à Londres
avec moi ?
Assise contre ses oreillers avec Josh dans les bras,
Amy se tourna vers Matt, qui les regardait avec une
tendresse touchante. Après leurs merveilleuses
retrouvailles, ils avaient entendu leur bébé pleurer et Matt
était allé le chercher dans la chambre de ses parents
pour qu’elle puisse le nourrir.
Et maintenant ils étaient là tous les trois, à leur place.
Ils formaient une famille que rien ne pourrait plus jamais
séparer.
— Cela me plairait beaucoup, répondit-elle,
enthousiaste. Daisy et Ben me manqueront, mais le
Suffolk n’est pas si loin et nous continuerons à les voir
régulièrement.
— Tout à fait. D’ailleurs, ils parlent de vendre les deux
cottages pour acheter une maison plus grande. Ils auront
donc largement la place de nous recevoir. Quant au
travail… je pense pouvoir caser une sage-femme
compétente quelque part dans mon service, si jamais tu
tiens à reprendre à temps partiel. On accueillera à bras
ouverts la future Mme Walker !
Elle se figea, le cœur battant. Matt souriait, mais son
regard s’était empreint d’une gravité nouvelle.
— Est-ce une demande en mariage ? demanda-t-elle
doucement.
— Disons plutôt un renouvellement de ma demande.
Sauf qu’aujourd’hui je n’ai aucune bague à t’offrir…
— Ne t’inquiète pas, j’ai gardé l’autre. Elle est rangée
dans ma boîte à bijoux.
Il la fixa un moment, bouchée bée. Puis il soupira et
resserra son étreinte autour de ses épaules.
— Mon cœur ! J’étais persuadé que tu l’avais donnée
à une œuvre charitable…
— A mon retour d’Inde, je voulais le faire, mais je n’en
ai pas eu le courage.
— Oh, Amy…
Tendrement, il captura sa main gauche, dont il
caressa l’annulaire.
— Je t’aime, dit-il d’une voix profonde. Je veux passer
le reste de mes jours avec toi, avec Josh, et avec les
autres enfants que la vie nous donnera. Je veux partager
tes joies et tes peines, vieillir avec toi pour avoir le plaisir
que tu m’apportes mes lunettes quand je les aurai
perdues et que tu m’offres des chaussons à Noël. Alors,
veux-tu m’épouser ? Passer ta vie avec moi, pour le
meilleur et pour le pire ?
Elle appuya son front contre le sien, riant et pleurant à
la fois.
— Il faudrait être idiote pour refuser un tel programme.
Je vote pour !
— Même pour les lunettes et les chaussons ?
— Qui te dit que je ne perdrai pas mes lunettes avant
toi ? le taquina-t-elle.
Puis, s’écartant légèrement, elle ajouta :
— C’est oui, Matt. Oui, oui, oui ! A une condition…
— Tout ce que tu voudras.
— Je préférerais un mariage simple.
— Cent pour cent d’accord avec toi. Tu as un lieu de
prédilection ?
— La petite église de ton village me semble parfaite,
et… nous pourrions baptiser Josh le lendemain. Qu’en
penses-tu ?
— Excellente idée, ma chérie.
Matt la contempla un moment, l’air grave.
— Si nous lui en parlons, je suis sûr que le vicaire
pourra dire quelques mots à la mémoire de Samuel. Et
ainsi le lien sera établi entre nos deux enfants.
— Oh, Matt… Ce serait…, hoqueta-t-elle.
— Chut, Amy, ne pleure plus. Maintenant que nous
sommes réunis, tout ira pour le mieux, tu verras.
Elle lui sourit à travers ses larmes.
— C’est de joie que je pleure.
Puis elle porta son regard sur Josh, qui dormait
paisiblement dans ses bras, et sourit de nouveau.
— Je sais que tout ira bien, Matt. L’avenir nous
appartient.
Miracle
pour une sage-femme
© 2011, Anne Fraser. © 2011,
Traduction française : Harlequin S.A.
CAROLINE JUNG
978-2-280-24018-5
1.
En arrivant au sommet de la colline, Ellen ralentit et
gara la voiture sur le bas-côté. A travers les flocons
balayés par la bise, elle scruta le chemin enneigé qui
descendait jusqu’à la ferme de sa grand-mère. En
admettant qu’elle parvienne, malgré la neige et la glace,
à guider la voiture jusque-là, il lui serait probablement
impossible de faire ensuite demi-tour pour repartir au
risque de glisser dans l’un des fossés bordant le chemin.
Après avoir éteint le contact, elle sortit de la voiture.
Elle venait de faire plus de dix heures de route,
désireuse de devancer les chutes de neige qui, selon les
services météorologiques, recouvriraient bientôt toute
l’Ecosse.
Elle s’étira puis, après avoir relevé le col de sa parka
et s’être traitée d’idiote pour avoir chaussé ses bottes à
talons, elle s’engagea prudemment sur le chemin de la
maison : elle viendrait récupérer le reste de ses
bagages plus tard.
La grande bouffée d’air frais des Highlands qu’elle
inspira lui sembla aussitôt avoir un effet positif sur sa
fatigue et sur ses doutes. Elle avait bien fait de venir. Il
n’existait pas de meilleur endroit au monde où se trouver
en de telles circonstances. N’était-ce pas, d’ailleurs, le
seul endroit où elle se sentait vraiment chez elle ?
Au-dessus du toit de la ferme, entourée d’une forêt de
pins et de sureaux, des volutes de fumée se noyaient
dans le ciel bas de cette fin d’après-midi. Des images
de sa grand-mère au coin du feu, d’une assiette de
scones ou d’un gros pain levant dans le four, de la
bouilloire toujours prête pour le thé, lui traversèrent
l’esprit.
Soudain, une pointe d’appréhension l’envahit. Ne
faisait-elle pas preuve d’égoïsme en revenant ici ? Elle
n’avait pas donné à Gran les vraies raisons de son
retour. Elle lui avait simplement dit qu’elle était
convalescente et avait besoin de repos. Elle ne voulait
pas inquiéter davantage la personne qui lui était la plus
chère au monde.
Elle déglutit avec difficulté. Ses émotions étaient
toujours à fleur de peau. Il lui arrivait parfois de ne plus y
penser, mais ces moments de répit étaient brefs, et la
réalité ne manquait pas de refaire surface, menaçant de
l’engloutir irrémédiablement.
Enfonçant les mains dans les poches de sa parka, elle
s’arrêta pour observer le paysage qui s’étendait en
contrebas devant elle. Alors qu’elle distinguait le toit de
la maison des Jamieson, une foule de souvenirs lui
revint. Elle se revit, attablée dans leur immense cuisine,
riant avec insouciance, comme si elle-même était un
membre de cette famille protectrice et aimante. Mais les
Jamieson avaient déménagé. Et, avec eux, Sean. Où se
trouvait-il, à présent ? Gran lui avait dit qu’il avait
l’intention de restaurer la vieille ferme de ses parents.
Souhaitait-il rentrer au bercail ? Avait-il rencontré
quelqu’un avec qui il avait envie de s’installer ici ? Et,
pourquoi pas, de fonder une famille ?
Un soupir lui échappa. Elle-même ne pourrait jamais
fonder une famille.
Elle resserra son bras sur son sac de voyage et se
concentra de nouveau sur sa marche. Il ne manquerait
plus qu’elle se casse une jambe ! Quelle idée d’avoir mis
ces bottes à talons…
Elle avait déjà fait la moitié du chemin lorsqu’elle prit
conscience d’un bruit régulier provenant de l’arrière de la
maison de sa grand-mère. Plissant les yeux, elle aperçut
alors la grande silhouette d’un homme en train de couper
du bois à la hache. Un frisson la parcourut quand elle
constata qu’il ne portait qu’un T-shirt et un jean. Ses
muscles bougeaient en rythme sous l’étoffe et rien ne
semblait pouvoir le distraire de la tâche à laquelle il se
livrait. Il avait l’air d’être totalement immergé dans son
monde, ignorant la morsure du froid et les flocons
fondant sur ses bras. Comment pouvait-on rester dehors,
par ce temps, dans une tenue pareille ?
La sensation de vaciller la fit revenir à l’instant présent.
Elle s’était tellement concentrée sur la silhouette du
bûcheron qu’elle avait cessé de prêter attention au sol
glissant sous ses pieds et elle perdit l’équilibre en
laissant échapper un cri qui résonna dans la campagne
silencieuse. L’homme tourna la tête et, l’espace d’un
instant, leurs regards se croisèrent, juste avant qu’elle ne
tombe à la renverse dans la neige.
Couchée sur le dos, fixant l’immensité grise du ciel,
elle sentait les flocons s’immiscer dans son col, pourtant,
elle ne bougea pas. Un détail retenait toute son
attention : le regard bleu qu’elle venait de croiser lui était
étonnamment familier.
Elle entendit des pas s’approcher d’elle et, le temps
qu’elle relève la tête, ses doutes s’étaient mués en
certitude : cet homme était bel et bien Sean.
Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Elle
s’était souvent demandé quelle réaction elle aurait si elle
le revoyait après toutes ces années, mais jamais elle
n’avait imaginé qu’elle se trouverait dans une situation
aussi désavantageuse, effondrée à ses pieds après un
voyage harassant, tel un vieux chiffon tombé du fil à linge
dans la neige.
Comme si cela ne suffisait pas, la personne qui se
tenait debout face à elle était un homme charmant, assez
différent du souvenir qu’elle avait à la mémoire.
Mortifiée, elle fit un effort pour se relever, mais ses
talons hauts ne lui furent d’aucun secours sur le sol gelé.
De mieux en mieux ! Elle avait l’impression d’être un
poisson frétillant en vain hors de l’eau.
Avant qu’elle ait eu le temps de se lamenter
davantage, une main tendue la hissa sur ses pieds.
— Tout va bien ?
Sa voix n’avait pas changé et, malgré les années, elle
lui donnait toujours des frissons.
Sean recula d’un pas sans lui lâcher le coude et la
dévisagea.
— Ellen Nicholson ! Si Maggie ne m’avait pas prévenu
de ton arrivée, je ne t’aurais jamais reconnue. Comme tu
as changé…
Puis il sourit.
— Quoi que… Peut-être pas tant que cela…, ajouta-t-il
avec un sourire entendu.
Si elle-même avait changé, que dire de lui ? La
dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était un grand garçon
dégingandé, et maintenant l’adolescent était devenu un
homme à l’allure plutôt impressionnante.
Elle frotta sa parka et son pantalon pour les
débarrasser de la neige. Bien sûr qu’elle avait changé,
elle aussi ! Elle n’était plus l’adolescente maigrichonne
et audacieuse qui était tombée follement amoureuse de
lui, mais une jeune femme avec une épée de Damoclès
au-dessus de la tête. Il s’agissait de deux vies, presque
de deux personnes différentes. Que ne donnerait-elle
aujourd’hui pour se retrouver dans la peau de la toute
jeune Ellen persuadée que les miracles existaient et que
la vie n’était là que pour lui donner tout ce qu’elle
désirait ?
Elle se serait passée de rencontrer Sean et de se
retrouver assaillie par les souvenirs que sa présence
faisait resurgir des profondeurs de sa mémoire.
Tentant de se composer une contenance, elle
repoussa une mèche qui lui barrait le visage.
— Bonjour, Sean ! Quel plaisir de te voir ! s’exclama-t-
elle sur un ton qui lui parut assez peu naturel. Je ne m’y
attendais pas. Je croyais que tu vivais à Glasgow.
N’étais-tu pas parti en Australie, plutôt ?
— Ça va ? demanda-t-il. Tu ne t’es pas fait mal ?
— Pas du tout. Tout va bien, merci.
Comme pour corroborer ses paroles, elle fit un pas en
avant et… s’effondra de nouveau dans la neige. Elle se
sentit rougir de honte.
— Tout compte fait, je vais attendre la fonte des
neiges avant de bouger…
Sean s’accroupit près d’elle en riant.
— Tu risques de rester ici longtemps ! Veux-tu que je
t’apporte quelque chose ?
— Une tasse de thé… Une Thermos, peut-être.
— Un scone ?
— Oui, avec de la crème et de la confiture !
Ils éclatèrent de rire. Puis tendant la main elle se
releva avec son aide. C’était comme si les huit années
qui venaient de s’écouler s’étaient évanouies, comme
s’ils ne s’étaient jamais quittés.
Il déposa un baiser sur sa joue.
— Tu es donc toujours aussi casse-cou ? demanda-t-il
sans cesser de sourire. En cela, tu n’as pas changé.
Veux-tu que je jette un coup d’œil à ta cheville ?
Non, en fait, c’était la dernière chose qu’elle désirait.
Comment pourrait-elle enlever ses bottes alors qu’elle ne
s’était pas épilé les jambes depuis des semaines ?
— Qu’est-ce que tu fais par ici ? demanda-t-elle pour
faire diversion. Je te croyais à Glasgow.
Il était censé travailler à Glasgow. Ou en Australie,
peut-être. Oui, les choses seraient nettement plus
simples s’il était en Australie, loin des Highlands, loin de
la ferme de Gran. Le plus loin serait le mieux.
Consciente de lui avoir parlé un peu brusquement, elle
radoucit le ton.
— Tu es ici pour les vacances ? Gran m’a dit que tu
rénovais votre maison de famille, mais je me disais que
tu attendrais peut-être l’été pour commencer les travaux.
De mieux en mieux… A présent, elle lui laissait
entendre qu’il était l’objet de ses pensées et de ses
conversations.
— A quelle question veux-tu que je réponde en
premier ? demanda-t-il avec un sourire en coin.
— Choisis ! répliqua-t-elle d’une voix qu’elle voulut
désinvolte.
— En fait, j’ai déjà commencé à restaurer la maison,
mais tout est à refaire et, pour le moment, elle est
inhabitable.
Il se tourna vers elle et balaya des flocons de neige et
quelques feuilles sur sa veste.
— Maggie m’autorise à loger dans la vieille maison
des gardiens en attendant.
La maison des gardiens ? La petite bâtisse construite
à un jet de pierre de la ferme de Gran ? Elle qui était
venue chez sa grand-mère pour s’isoler et n’avoir de
comptes à rendre à personne, elle se retrouvait à
présent nantie d’un voisin, et non des moindres.
Pourquoi fallait-il que Sean en personne resurgisse
dans sa vie ? Et en cette période, en particulier ?
— Tu profites donc de tes vacances pour faire les
travaux ?
Sean la regarda, perplexe.
— Non, je vis ici. J’envisage de m’installer dans la
maison dès que je l’aurai remise en état.
Il désigna du regard le bois coupé devant lui.
— Ta grand-mère avait besoin de bois et je lui ai
coupé quelques bûches.
Ellen tressaillit, encore sous le choc de ces
retrouvailles imprévues.
— Tu devrais rentrer, reprit-il. Ta grand-mère est sur
des charbons ardents depuis qu’elle est levée et elle
t’attend avec impatience. On pourra se retrouver plus
tard, une fois que tu te seras changée. Tu es trempée.
De ce point de vue, il n’avait pas changé : il agissait
toujours comme un grand frère bienveillant et attentionné.
Un visage apparut derrière une vitre quelques instants
avant que la porte d’entrée ne s’ouvre en grand. Ellen se
jeta dans les bras de sa grand-mère et huma le parfum
familier dans lequel elle aurait voulu se lover pour
toujours.
— Ellen, ma chérie, dans quel état tu es ! Viens donc
te réchauffer près du poêle. Toi aussi, Sean. Je ne sais
pas comment vous faites, vous les jeunes, pour rester
dehors avec trois fois rien sur le dos ! Vous allez attraper
du mal ! Surtout toi, Ellen, qui es encore convalescente.
Tout en affichant un large sourire à l’adresse de sa
grand-mère, Ellen se crispa intérieurement.
— Tu as été malade ? demanda aussitôt Sean d’un
air préoccupé.
Sans répondre, elle ôta sa parka et son écharpe puis
les secoua avant de les accrocher sur le portemanteau.
Elle n’avait pas besoin que l’on s’apitoie sur son sort. De
toute façon, Sean n’avait pas à savoir ce qui s’était
passé. La vie continuait.
Elle haussa les épaules et préféra mentir.
— Rien de grave : une grosse bronchite. Mais je suis
guérie, maintenant…
— Alors je vous laisse. Vous avez sans doute des
choses à vous raconter. Pour ma part, je voudrais finir de
couper le bois avant la tombée de la nuit.
— Vas-y. Je ne te retiens pas !
Ce qu’elle souhaitait par-dessus tout, c’était avoir un
peu de temps pour se ressaisir et redevenir la jeune
femme détendue qu’elle voulait être.
— Viens boire une tasse de thé avant de rentrer chez
toi, intervint Maggie.
— Auriez-vous fait des scones, Maggie ? demanda
Sean en humant l’air qui embaumait. Dans ce cas,
j’accepte votre invitation avec grand plaisir !
Tandis qu’il refermait la porte derrière lui, Maggie
poussa Ellen vers la cuisine et tira pour elle une vieille
chaise, devant le poêle. Comme Sean l’avait deviné, des
scones étaient en train de refroidir sur la table de la
cuisine. Rien ici n’avait changé, ni la vieille cuisinière à
bois ni la grande table en pin. Le canapé sur lequel elle
sautait quand elle était petite était toujours là, malgré son
grand âge, tout comme cette femme, qui, déjà à
l’époque, pansait ses écorchures et séchait ses larmes
lorsqu’elle se faisait mal. Si seulement tous ses
problèmes pouvaient encore être résolus avec un câlin et
un bout de sparadrap !
Les larmes affluèrent au coin de ses yeux. Quelle
émotion de se retrouver avec la personne qui s’était le
plus occupée d’elle et lui avait témoigné le plus
d’affection pendant toute sa vie !
Elle prit une grande inspiration, reconnaissante à
Sean d’être sorti de la pièce. Parce qu’elle était fatiguée
et bouleversée, elle aurait pu révéler des choses qu’elle
préférait garder pour elle.
— Alors, Ellen, rappelle-moi où se trouve ta maman, à
l’heure actuelle ? demanda la vieille dame en
remplissant une tasse de thé fumant.
Ellen la prit dans ses mains gelées.
— Elle a passé quatre mois en Australie, mais
maintenant elle donne des cours aux Etats-Unis. Je ne
sais pas quand elle rentrera. Tu la connais…
Maggie secoua la tête d’un air désapprobateur.
— Certes, mais tout de même ! Dire que tu as passé
Noël toute seule, une fois de plus ! Tu aurais dû venir ici.
J’aurais pris soin de toi. Cela t’aurait peut-être
empêchée de tomber malade.
En fait, rien ne pouvait mettre quelqu’un à l’abri de la
maladie qu’elle avait contractée.
— J’ai travaillé, à Noël. C’est vraiment magique de
faire naître des enfants à cette période.
Elle sourit en se remémorant les quatre bébés qui
avaient vu le jour dans le service.
Mais c’était avant qu’elle apprenne la terrible nouvelle
et que la perspective d’avoir des enfants à elle
s’évanouisse. Cela ne faisait que deux semaines que le
médecin avait posé son diagnostic et qu’elle avait appris
qu’une éventuelle grossesse serait risquée, voire fatale.
— Il faut que vous réfléchissiez à un nouveau moyen
de contraception, avait dit le médecin. Dans votre état, la
pilule est contre-indiquée, mais on peut envisager la
ligature des trompes. Cela reste le seul moyen efficace
d’éviter une grossesse.
Elle n’avait jamais imaginé sa vie sans enfants et les
mots du spécialiste l’avaient dévastée. Comment
survivrait-elle, elle qui était sage-femme, en sachant
qu’elle pourrait prendre tous les bébés du monde dans
ses bras sans jamais avoir le sien ?
Elle l’ignorait. Tout ce dont elle avait besoin, à ce
moment-là, était de se réfugier chez sa grand-mère et
d’y trouver suffisamment d’amour et de réconfort pour
lutter contre la terreur dans laquelle elle vivait depuis la
terrible sentence.
Elle fit un effort pour revenir à la réalité présente.
— Maman ne changera jamais. Tu le sais aussi bien
que moi, Gran.
— Certes, mais je ne peux pas m’empêcher d’espérer
qu’elle se rende compte un jour de la chance qu’elle a
d’avoir une fille aussi merveilleuse. Elle passe à côté de
tellement de choses ! soupira Maggie en lui posant une
main sur l’épaule. Mais peut-être que je crois trop aux
miracles…
— Ne t’inquiète pas, Gran. Je sais depuis longtemps
que sa carrière passe avant tout le reste. Mais elle n’en
demeure pas moins ma mère. Et puis, j’ai la chance de
t’avoir, toi. Tu as toujours été là pour moi.
Elles échangèrent un sourire.
— Mais parle-moi de toi. Comment va ta hanche ?
— Oh, depuis que Sean est là pour les gros travaux, je
me porte plutôt bien.
Ellen réprima un sourire. Maggie ne se plaignait
jamais et voyait toujours le bon côté des choses. C’était
exactement le genre de compagnie dont elle avait
besoin.
— Quand est-il revenu ? Pourquoi ne m’as-tu pas
prévenue qu’il était là ? Tu aurais pu me dire qu’il habitait
dans la maison des gardiens en attendant de finir les
travaux, et qu’il comptait s’installer définitivement ici.
Maggie beurra un scone qu’elle posa devant Ellen.
— Franchement, Ellen, serais-tu venue si je t’avais dit
qu’il était là ?
Cessant net de mâcher, elle saisit sa tasse pour éviter
de croiser le regard de sa grand-mère.
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-elle.
— Chaque fois que je t’ai dit que Sean était ici en
vacances, tu décidais comme par hasard de ne plus
venir. Voilà des années que tu le fuis. Tu croyais être
discrète, mais tu n’as jamais réussi à dissimuler tes
sentiments. Pas à moi, en tout cas.
Elle sentit ses joues la brûler, honteuse d’être aussi
lisible qu’un livre ouvert.
— J’étais amoureuse de lui, à l’époque. Mais le temps
a passé et la situation a changé.
— Quel dommage, vous auriez fait un joli couple… Ce
jeune homme aurait vraiment besoin de trouver
quelqu’un avec qui s’installer.
— Mais il doit bien avoir une petite amie ? s’enquit-
elle, en réprimant la joie qui montait en elle à l’idée que
Sean ne soit pas marié.
— Oh, il a eu quelques histoires, mais aucune n’a
duré.
Un petit sourire aux lèvres, Maggie la scruta.
— Je suppose que ton amour pour Sean n’a rien à
voir avec le fait que tu n’aies jamais eu non plus de
relation sérieuse ?
— Gran, je n’ai jamais eu de relation sérieuse parce
que je n’ai pas encore rencontré la bonne personne. De
plus, j’ai un travail prenant, des amis, des loisirs…
Elle s’interrompit et se demanda pour combien de
temps tout cela ferait encore partie de sa vie. De toute
façon, que lui importait que Sean soit marié, fiancé ou
célibataire, puisqu’elle n’était pas elle-même en quête
d’une relation à long terme ?
Elle déglutit en espérant chasser la boule qui
commençait à se former dans sa gorge.
— Bref… Depuis combien de temps Sean est-il ici,
alors ?
— Pour quelqu’un qui n’est pas intéressé, je trouve
que tu poses beaucoup de questions, commenta
Maggie avec un sourire en coin. En fait, cela fait
quelques mois qu’il est arrivé. Il a pris un poste à l’hôpital
car il voulait se rapprocher de ses montagnes. Savais-tu
qu’il travaillait avec les secouristes en montagne ?
Maggie parlait avec fierté, comme si Sean était son
petit-fils.
Ellen ignorait tout de la vie de Sean. Pendant les huit
années qui s’étaient écoulées après leur baiser
maladroit, elle n’avait jamais imaginé le revoir un jour.
Gran avait raison : elle avait même tout fait pour éviter de
le croiser de nouveau.
A cet instant, la porte s’ouvrit en grand et une rafale
d’air froid s’engouffra dans la cuisine. Sean apparut et fit
signe à Maggie de rester assise. En deux pas, il gagna
la cuisinière, se servit une tasse de thé, prit un scone sur
la table et mordit dedans à pleines dents. De toute
évidence, il était ici chez lui.
— J’ai rentré quelques bûches et mis les autres à
l’abri. Dites-moi quand vous en aurez besoin d’autres,
Maggie.
Puis il tira un fauteuil et vint s’asseoir près du poêle.
— Alors, il paraît que tu es sage-femme à
Londres, Ellen ? ajouta-t-il.
— Je l’étais. Enfin, je le suis toujours. Mais je fais une
pause pendant quelques mois.
Il fronça les sourcils.
— Une pause pendant quelques mois ? Pourquoi ?
Sa question était justifiée, mais c’était précisément
celle à laquelle elle n’avait pas envie de répondre. Après
tout, elle ne lui devait aucune explication.
— Pour des raisons personnelles, répondit-elle avant
de se lever. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, Gran, je
vais monter défaire mon sac. J’irai chercher le reste de
mes bagages plus tard. Je n’ai pas osé descendre la
voiture jusqu’ici.
— Ne t’inquiète pas, je m’en occupe. Je n’ai pas envie
de te retrouver étalée dans la neige ! dit Sean en lui
décochant un regard malicieux qui provoqua une onde
de choc dans tout son corps.
Elle baissa les yeux. Allait-elle réagir de cette façon
chaque fois qu’elle se trouverait à moins de cinquante
centimètres de lui ?
— Merci, c’est gentil, répondit-elle sur un ton qu’elle
voulut détaché.
Le poids de la fatigue se fit soudain plus lourd et elle
vacilla. Sans même le voir s’avancer, elle sentit que
Sean glissait un bras sous le sien pour la soutenir et ses
yeux bleus se posèrent sur elle avec inquiétude.
— Tu es sûre que tout va bien ? demanda-t-il tout en
lui prenant subrepticement le pouls avant de poser une
main sur son front. Le pouls est normal. Tu n’as pas de
fièvre, mais tu es très pâle.
— Une bonne nuit de sommeil et tout rentrera dans
l’ordre, répondit-elle un peu sèchement.
Sean la regarda avec scepticisme, mais il lui lâcha le
bras.
— Tu as certainement raison. Je pourrai vérifier tout
cela demain, si tu veux.
Elle eut la sensation désagréable que rien n’échappait
à sa vigilance. Or, elle n’avait pas l’intention de révéler
quoi que ce soit de sa vie à cet homme. Comment
pourrait-elle partager avec quelqu’un un secret dont elle
n’était pas certaine d’avoir elle-même accepté la
réalité ?
— Ce ne sera pas nécessaire. Merci quand même,
dit-elle en s’efforçant de sourire. Gran, je m’installe dans
ma chambre ?
— Oui, ma chérie. J’ai aéré le lit et allumé le feu. Tu
devrais être bien.
— Alors je vais me reposer et je redescendrai pour
préparer le dîner, ajouta-t-elle en s’éloignant sur des
jambes en coton.
— Je vais déplacer sa voiture et sortir ses bagages,
puis je rentrerai, dit Sean.
— Que ferais-je sans toi ? demanda la vieille dame
avec un regard plein de gratitude.
— Vous vous débrouilleriez très bien, j’en suis sûr… Ils
n’en font plus, des vaillantes comme vous ! Et puis, vous
avez Ellen, maintenant.
Sean vit passer un éclair d’inquiétude dans le regard
de Maggie. Quelque chose ne tournait pas rond.
— Est-ce qu’elle va bien ? insista-t-il sans la quitter
des yeux. Elle a changé…
— Depuis combien de temps ne l’as-tu pas vue,
Sean ? Sept ans ?
— Huit.
Non qu’il ait fait le compte. Mais il se souvenait très
bien d’elle, à cette époque : une gamine qui passait son
temps collée à leurs basques, alors que lui et ses amis
faisaient tout pour se débarrasser d’elle. Elle avait aussi
une sérieuse tendance à se fourrer dans des situations
abracadabrantes. Un jour, elle les avait suivis à leur insu
et était tombée dans le torrent qu’ils s’amusaient à
traverser à l’aide d’une corde tendue entre les deux
rives. Une autre fois, il avait fallu qu’il aille la chercher au
pub, où elle avait eu maille à partir avec quelques piliers
de bar locaux…
Le souvenir le fit sourire. C’était vraiment une petite
fille impossible, mais dont il avait toujours admiré en
secret le courage et la volonté.
Mais elle avait changé. Le sac d’os à la crinière
rousse et au sourire espiègle était devenu une jeune
femme à la beauté presque éthérée, si pâle que sa peau
semblait translucide et si mince qu’on s’attendait à la
voir s’envoler au moindre coup de vent. Mais la
transformation n’était pas seulement physique. Son
regard semblait éteint. Sean n’y percevait plus cette
perpétuelle étincelle qui annonçait ses grands éclats de
rire. D’ailleurs, elle ne souriait plus. Elle s’était même
montrée distante et froide.
Il n’ignorait pas qu’elle avait été amoureuse de lui, huit
ans plus tôt. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle ait encore
des sentiments pour lui, mais fallait-il pour autant qu’elle
soit devenue indifférente ?
— Sean ?
Maggie le regardait avec curiosité, aussi se secoua-t-
il mentalement. Il résoudrait le mystère Ellen plus tard.
Pour l’heure, il était attendu à l’hôpital et il fallait
auparavant qu’il déplace la voiture et rapporte les
bagages de sa nouvelle voisine puis qu’il prenne une
douche. Ellen serait là suffisamment longtemps pour qu’il
trouve les réponses à toutes les questions qu’il se posait
à son sujet.

***
Alors qu’elle regardait par la fenêtre Sean conduire sa
voiture avec habileté dans la pente glissante, Ellen se
demanda s’il se souvenait de la dernière fois où ils
s’étaient vus. Pourvu qu’il ait tout oublié ! Comment
avait-elle pu être aussi idiote ? Elle avait les joues en feu
en repensant à la façon dont elle l’avait pratiquement
supplié de l’embrasser. Ce qu’il avait fait, mais
lorsqu’elle s’était collée à lui, tremblante de désir, il
s’était écarté et lui avait décroché les bras de son cou.
Elle gardait un souvenir très précis de ce baiser
qu’elle avait attendu pendant des années en priant jour
après jour pour qu’il voie en elle autre chose que la petite
fille qu’elle était. Dès qu’il l’avait embrassée, son amour
pour lui s’était encore intensifié si cela était possible, en
dépit de la honte qu’elle avait éprouvée lorsqu’il l’avait
repoussée…
Mais c’était du passé. Elle avait suffisamment d’autres
choses en tête pour se préoccuper de ce que Sean
pensait d’elle et de son attitude d’alors. Depuis quelques
semaines, elle se sentait hagarde et perpétuellement
effrayée, au point d’en avoir presque perdu le sommeil.
Peut-être aurait-elle dû aller retrouver sa mère au lieu
de venir ici ? Peut-être se serait-elle enfin montrée
chaleureuse et réconfortante ? Sa mère l’aimait, c’était
indéniable, mais elle n’avait jamais investi sa formidable
énergie dans la maternité ni l’éducation de sa fille. Ellen
s’en était accommodée jusqu’à présent, tant que Gran
était là pour combler ce vide immense. Mais aujourd’hui
la situation était telle que Gran n’y pouvait rien. Ni Gran ni
personne, d’ailleurs.
Sa tête lui tournait. A quoi bon ressasser l’idée que
personne ne pourrait plus l’aider ? Mieux valait se
ressaisir et se concentrer sur la façon dont elle allait
continuer à vivre.
Elle regarda de nouveau par la fenêtre. Sean avait
garé la voiture dans le sens du départ et sortait les sacs
du coffre. Il disparut un instant à sa vue et elle entendit sa
voix grave monter du rez-de-chaussée. Elle soupira. La
force et la vitalité qui émanaient de lui le rendaient
toujours très attirant. Enfant, elle pensait que Sean était
invincible et que quiconque se trouvait dans son
entourage le devenait aussi. Mais elle n’était plus une
enfant, et les problèmes qu’elle avait à affronter n’étaient
pas du ressort de Sean.
Quand il sortit de la maison, il leva machinalement les
yeux vers la fenêtre de l’étage. Ellen se recula aussitôt, le
souffle court, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
Pour quelle raison, d’ailleurs ? Ses sentiments pour
Sean Jamieson avaient disparu en même temps que la
petite fille qu’elle était à l’époque. De toute façon, elle
n’avait aucune énergie à consacrer à une histoire
d’amour. Cette partie de sa vie n’existait plus.
Avec un profond soupir, elle s’éloigna de la fenêtre et
entreprit de ranger ses affaires.
2.
Quelques jours plus tard, en arrivant dans la cuisine
pour le petit déjeuner, Ellen trouva Sean attablé, un
sandwich au bacon dans la main et les pieds appuyés
sur la cuisinière à bois. Il se leva et la salua en souriant.
— Bonjour, Ellen ! J’ai bien peur d’avoir encore abusé
de la gentillesse de Maggie.
— Tu plaisantes, Sean…, protesta la vieille dame. Tu
me rends tellement de services ! Ce n’est qu’un petit
sandwich. Sean vient de rentrer d’une mission de nuit en
montagne, ajouta-t-elle en se tournant vers Ellen.
Comme je ne suis pas sûre que son réfrigérateur soit
plein, je lui ai interdit de rentrer chez lui tant qu’il n’aurait
pas mangé un morceau.
Ellen se servit du thé et prit une tranche de pain. Elle
n’avait pas faim, mais ne voulait pas non plus éveiller les
soupçons de Maggie qui lui aurait alors posé une
multitude de questions. De fait, celle-ci avait passé sa
vie à vouloir que sa petite-fille se nourrisse
suffisamment, bougonnant contre la maigreur des jeunes
femmes de cette nouvelle époque.
— Que s’est-il passé, cette nuit ? demanda-t-elle à
Sean.
— Nous avons secouru un alpiniste qui avait une
jambe cassée. Nous l’avons localisé rapidement, mais
l’hélicoptère ne pouvait pas se poser, faute de visibilité.
Après avoir fait descendre un treuil, ils ont dû rebrousser
chemin. Il nous a fallu près de huit heures, à six, pour
descendre un brancard jusqu’à lui.
Sean décrivait la scène avec détachement, mais
l’épisode avait dû être terrible. Il n’avait pas cessé de
neiger depuis qu’elle était arrivée et le vent avait soufflé
en rafales toute la nuit. A le regarder, personne n’aurait
pu se douter qu’il venait de passer une nuit entière
accroché au flanc d’une montagne en plein blizzard. A
part l’ombre d’une barbe naissante témoignant qu’il ne
sortait pas de la salle de bains, il avait même l’air plus
en forme qu’elle.
— Comment se porte le blessé ?
— Il sortira de l’hôpital dès qu’on lui aura mis un plâtre.
Je craignais par-dessus tout l’hypothermie, mais nous
avons réussi à stabiliser sa température.
Sean se leva pour s’étirer lentement. Son pull se
souleva, dévoilant la toison brune de son ventre et,
aussitôt, Ellen se sentit parcourue de curieux
picotements. Que signifiaient ces réactions
systématiques en sa présence ?
Cela dit, après deux semaines où toutes ses pensées
tournaient en boucle autour de sa maladie, les
manifestations spontanées de son corps étaient aussi la
preuve qu’elle était bien vivante. Cette idée lui mit du
baume au cœur.
— Je dois aller faire des courses en ville. Tu veux
m’accompagner ? proposa Sean. Tu n’es pas sortie
depuis ton arrivée…
— Merci… mais je vais rester là.
— Vas-y, ma chérie, profites-en, intervint Gran. Il faut
que tu reprennes des couleurs. De plus, s’il continue à
neiger comme ça, il nous faudra tôt ou tard reconstituer
des réserves.
— Mais Sean est éreinté, et il doit aller travailler.
— Oh, je ne travaille que ce soir. J’ai ma journée.
— Dans ce cas…, dit-elle avec réticence.
Si elle n’avait pas envie de se retrouver seule avec
Sean, elle ne pouvait décemment pas refuser de faire
des courses pour sa grand-mère.
En voyant Sean et Gran échanger un regard, elle prit
conscience du ton sec et peu aimable qu’elle avait
employé, et qui contrastait avec la prévenance de Sean.
— J’accepte ta proposition, Sean, poursuivit-elle,
ra d o uc i e . D’autant que ma voiture doit être
complètement enfouie sous la neige, à l’heure qu’il est.
— D’accord. Il faudra juste que je passe à l’hôpital
pour vérifier l’état d’une de mes patientes avant de
rentrer. Mais c’est sur le chemin.
Elle sentit soudain son corps en état d’alerte. Elle ne
voulait pas mettre les pieds à l’hôpital, encore moins à la
maternité. Elle n’était pas prête. Mais peut-être pourrait-
elle rester dans la voiture, le temps qu’il effectue sa
visite, songea-t-elle en essayant de se détendre.
— Tu m’accordes cinq minutes ? Je vais enfiler
quelque chose de chaud.

***
— Combien de temps penses-tu rester à Inverness ?
demanda Sean alors qu’ils roulaient sur la route rétrécie
par la neige qui s’était accumulée de part et d’autre de la
chaussée.
La ferme de sa grand-mère était située près d’un
village, dans lequel on ne trouvait que les denrées de
base. Il fallait parcourir une dizaine de kilomètres pour
rejoindre la ville et ses supermarchés, plus grands et
mieux fournis.
Ellen regarda par la vitre. Elle n’avait aucune idée du
temps qu’elle passerait ici car elle ne se projetait pas
aussi loin dans l’avenir. Elle avait décidé de venir voir
Gran sans réfléchir, comme si c’était la seule chose à
faire à ce moment-là. Mais elle ne pourrait pas vivre
indéfiniment chez sa grand-mère, il faudrait qu’elle
prenne une décision quant à l’orientation à donner au
cours de sa vie. Pourtant, chaque fois qu’elle s’imaginait
retourner vivre dans son appartement londonien et
travailler à la maternité, son estomac se nouait.
Et si elle trouvait un emploi à Inverness ? Pourquoi pas
dans une boutique ?
— Je ne sais pas encore. Je vais rester au moins
quelques semaines.
Sean lui adressa un regard intrigué, et elle préféra
changer de sujet afin qu’il ne pose pas davantage de
questions.
— Comment va ta famille ? demanda-t-elle.
— Mary et Louise ont déménagé en Irlande. Du coup,
mes parents ont acheté une maison là-bas car ils avaient
du mal à s’imaginer loin d’elles, surtout maintenant
qu’elles ont des enfants. Quant à Patricia, elle vit en
Australie avec son mari. Mes parents vont y passer trois
mois chaque hiver. Ils y sont en ce moment, d’ailleurs.
Les Jamieson avaient toujours été une famille unie,
l’exact opposé de la sienne, à tous points de vue.
— C’est bizarre de ne pas pouvoir aller saluer ta
maman comme je le faisais chaque fois que j’arrivais
chez Gran, dit-elle.
— Et ta mère ? Je lis souvent ses articles dans le
British Medical Journal. Sa réputation dépasse les
frontières. Tu dois être fière d’elle.
— Je le suis…
— Et elle doit être fière de toi.
— Je n’irais pas jusque-là, dit-elle avec un sourire
désabusé. Maman n’était pas ravie que je veuille devenir
sage-femme. Pour elle, c’était une profession de second
choix. Avec les notes que j’avais, j’aurais dû faire des
études de médecine. Là, elle aurait été fière de moi.
Sean ignorait probablement qu’elle avait voulu être
sage-femme en partie grâce à lui. Lors d’un stage à
l’hôpital, elle l’avait écouté parler de la maternité,
suspendue à ses lèvres, et le déclic s’était produit : dès
qu’elle avait pénétré dans le service, elle avait su qu’elle
avait trouvé sa vocation. Le premier accouchement
auquel elle avait participé n’avait fait que renforcer cette
conviction.
Aujourd’hui, elle ignorait si elle pourrait encore exercer
son métier, et cette idée l’attrista.
— Si ta maman te connaissait bien, elle n’aurait pas
gaspillé sa salive à te persuader de changer d’avis. Tout
le monde, à part elle, a d’emblée compris que tu étais
une enfant déterminée, dit Sean en souriant.
Elle se demanda s’il se souvenait de l’épisode près
de la rivière. Mais une sonnerie interrompit sa réflexion,
et Sean brancha son kit mains libres. Contrainte
d’entendre une partie de la conversation, elle ne fut pas
longue à comprendre qu’il se passait quelque chose de
grave.
— J’y vais tout de suite ! dit Sean avant de raccrocher
et de se tourner vers elle. Je suis désolé, il faut que nous
reportions les courses à plus tard. Une de mes patientes
est en plein travail, mais elle ne peut pas se déplacer
jusqu’à l’hôpital. Elle vit dans une ferme un peu excentrée
et, avec toute cette neige, l’ambulance a peu de chances
d’arriver sans encombre jusque chez elle. Nous ne
sommes pas très loin. Avec mon 4x4, nous devrions y
arriver.
Tout en parlant, il se dirigeait vers le bas-côté pour
faire demi-tour.
— Je suis désolé de t’infliger cela, ajouta-t-il. Mais je
suis content que tu sois là… Tu pourras certainement me
venir en aide.
La panique la gagna. Sean n’avait aucune idée de ce
qu’il exigeait d’elle. Mais comment lui dire qu’elle était
incapable de faire naître un bébé en l’état actuel des
choses ?
Elle glissa ses mains tremblantes sous ses cuisses
avant que Sean s’aperçoive de son malaise. Toutefois,
elle pouvait difficilement ne pas venir en aide à une
patiente en difficulté. Elle n’avait pas eu le temps de se
faire à l’idée que sa vie avait radicalement et
brutalement changé que, déjà, elle allait devoir prendre
un bébé dans ses bras…
— Est-ce son premier enfant ? demanda-t-elle en
espérant que sa voix ne trahirait pas son angoisse. Y a-t-
il des complications ?
— Oui, c’est son premier et il se présente par le siège.
Nous avons essayé en vain de le retourner à la trente-
septième semaine. La césarienne était programmée
pour la semaine prochaine car elle souhaitait rester chez
elle le plus longtemps possible. Son mari qui travaille sur
une plate-forme pétrolière ne peut pas être là à cause de
la météo. Pour couronner le tout, la mère de la patiente,
qui vit chez elle, est atteinte d’un Alzheimer précoce et
elle perd son autonomie très rapidement.
Elle ressentit un élan de compassion envers cette
femme dont la vie était en train de basculer. Se
concentrer sur les problèmes de quelqu’un d’autre était
peut-être un bon moyen d’oublier les siens. Mais où
allait-elle trouver l’énergie de traverser l’épreuve que la
vie venait de lui imposer ?
— Peux-tu demander à l’hôpital qu’ils nous mettent en
relation avec elle, Ellen ? Il nous faut connaître la situation
dans le détail. Une présentation par le siège peut induire
des complications.
Quelques minutes plus tard, une voix effrayée sortit du
haut-parleur du téléphone.
— Docteur Jamieson ! L’hôpital m’a dit que vous alliez
venir. Vous êtes encore loin ?
— Je suis en route, Marie. Je serai là d’ici dix minutes.
Une sage-femme m’accompagne, et je vais vous la
passer car elle pourra vous parler pendant que je
conduis. Vous ne la connaissez pas, mais elle est très
compétente.
Grâce au haut-parleur, elle pourrait converser avec
Marie sans avoir à rapporter systématiquement ses
paroles à Sean qui pourrait concentrer son attention sur
la route. La neige s’étant remise à tomber, la visibilité
s’était réduite à quelques mètres.
— Bonjour, Marie, je m’appelle Ellen. Sauriez-vous me
dire de combien de temps vos contractions sont
espacées ?
— Non… Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai mal !
— D’accord. Alors, écoutez-moi. Je vais vous dire
exactement ce qu’il faut faire. A chaque contraction,
regardez votre montre et comptez le nombre de minutes
qui s’écoulent jusqu’à la prochaine. Allez-vous y arriver,
Marie ?
— Je vais essayer…
Les contractions continuèrent, mais le fait de se
concentrer sur sa montre sembla aider Marie à les
supporter mieux. Il apparut qu’elles étaient espacées de
quatre minutes.
— Nous sommes sur le chemin de la ferme, Marie, dit
Sean. Je pense que la voiture passera, sinon, nous
finirons le trajet à pied. Dans tous les cas, nous serons
auprès de vous dans quelques minutes. Continuez à
compter entre les contractions.
Ellen pensa à ses bottes à talons, assez inadaptées
pour avancer dans un mètre de neige que même le 4x4
de Sean n’allait pas pouvoir traverser.
— J’ai des bottes dans le coffre, dit-il à ce moment-là,
comme s’il avait lu dans ses pensées. Elles seront peut-
être grandes, mais tu auras les pieds secs et au chaud.
— J’imagine que le bébé risque de naître ici. Avons-
nous du matériel médical ? Cela fait bien longtemps que
je n’ai pas fait d’accouchement à domicile…
— Moi aussi, répondit-il avec un sourire crispé. Et la
réponse à ta question est non. J’ai des gants et un kit
médical d’urgence dans le coffre, mais, pour le reste, il
nous faudra nous débrouiller par nous-mêmes.
Ils marchèrent pendant cinq minutes sur le chemin
enneigé puis entrèrent enfin dans la maison, dont la
chaleur contrastait avec le froid glacial du dehors.
— Je suis là, dit une voix en provenance de l’étage.
Aussitôt, Sean s’élança pour monter les marches
quatre à quatre tandis qu’Ellen croisait le regard d’une
vieille femme, assise dans la cuisine, et qui, à en croire
son air égaré, n’avait pas l’air de comprendre ce qui se
passait.
— Vous êtes la maman de Marie ? s’enquit-elle.
— Oui. Marie est à l’école. Que faites-vous chez moi ?
Partez ou j’appelle la police ! s’écria la vieille femme.
— Je m’appelle Ellen et je suis sage-femme. Votre
fille va accoucher et nous sommes ici pour l’aider. Je
vais rejoindre le Dr Jamieson. Pouvez-vous rester près
du téléphone ?
Le visage de la femme s’éclaira brusquement.
— Mais bien sûr ! Excusez-moi, je perds un peu la
mémoire, parfois.
Ellen l’accompagna dans le salon et alluma la
télévision. Avec un peu de chance, les émissions
culinaires la distrairaient le temps de l’accouchement.
Lorsqu’elle rejoignit Sean à l’étage, il était en train
d’examiner la patiente.
— Le col est dilaté de neuf centimètres, dit-il. Même si
l’hélicoptère de la R.A.F. parvient à atterrir dans ces
conditions — ce dont je doute —, le bébé risque d’être
né avant son arrivée.
— Bonjour, Marie, je suis Ellen. Tout va bien se
passer. Votre maman regarde la télévision. Où puis-je
trouver des serviettes de toilette propres et une paire de
ciseaux ? Je vais faire votre toilette.
— Dans l’armoire de la salle de bains… et dans le
tiroir près de l’évier, dans la cuisine, répondit Marie entre
deux contractions.
— Je reviens tout de suite. Je sais que c’est dur, mais
essayez de vous détendre entre les contractions. Vous
allez bientôt avoir besoin de beaucoup d’énergie pour
pousser.
Après avoir jeté un coup d’œil à la mère de Marie,
trouvé et ébouillanté les ciseaux dans la cuisine, elle
passa prendre quelques serviettes dans la salle de
bains. Ces quelques efforts l’essoufflèrent, comme pour
lui rappeler l’état dans lequel elle se trouvait.
— Il faut aller plus souvent au club de gym ! commenta
Sean en levant la tête lorsqu’elle entra dans la chambre.
Vous voyez ce qui arrive aux filles de la ville, Marie…
Deux minutes entre les contractions, ajouta-t-il en
recouvrant son sérieux.
Autant dire qu’il ne restait que quelques instants avant
l’expulsion du bébé. Lors des présentations par le siège,
le passage de la tête était une étape parfois critique, à
laquelle il fallait accorder toute son attention.
Elle plaça des serviettes sous la jeune femme puis lui
palpa le ventre. Les contractions étaient fortes et
régulières.
— Il arrive ! cria soudain Marie.
De fait, Ellen eut à peine le temps de se pencher que
le bébé commençait à apparaître, éjectant une
substance verdâtre. Du méconium. Ellen interrogea
Sean du regard pour savoir s’il y avait lieu de s’inquiéter.
— La présence de méconium est normale chez les
bébés se présentant par le siège. Votre bébé sera
bientôt là, Marie.
Heureusement que Marie ignorait que le cœur de sa
sage-femme battait au moins aussi fort que le sien.
Quant à Sean, s’il était préoccupé, il le cachait bien.
— Ça recommence…, dit Marie d’une voix étranglée.
— Levez les genoux, inspirez et poussez de toutes vos
forces. Votre bébé est presque là, l’encouragea Ellen.
Soudain, le petit derrière du bébé apparut, rapidement
suivi du torse et des cuisses. Sean le saisit et lui tourna
les épaules vers le haut.
— Poussez encore, Marie. Vous vous débrouillez
comme une reine !
Sean effectua une manœuvre délicate afin que les
épaules du bébé s’engagent correctement dans la filière
pelvigénitale. Il ne fallait pas perdre de temps.
— Marie, à la prochaine contraction, vous pousserez
aussi fort que possible, dit Ellen.
— Ellen, je vais soutenir les jambes de Marie pendant
que tu t’occupes de recueillir le bébé, suggéra Sean.
Marie poussa une fois de plus et, le cœur battant la
chamade, Ellen se retrouva avec le bébé entre les
mains. Il restait maintenant à faire en sorte qu’il respire.
Elle le déposa sur un drap de bain déplié sur le lit.
— Pourquoi ne pleure-t-il pas ? Pourquoi tout est-il si
calme ? demanda Marie avec une pointe d’inquiétude
dans la voix, tout en se haussant sur les coudes pour le
voir.
— Ne vous inquiétez pas, les bébés qui naissent par
le siège sont souvent fatigués, expliqua Sean tout en
frottant le corps et le visage du nouveau-né avec une
serviette. Mais son cœur bat normalement, ajouta-t-il, la
main posée sur le minuscule buste.
Malgré son sourire qui se voulait rassurant, la tension
était décelable dans son regard.
— Allez, bébé, il faut respirer, maintenant ! murmura-t-
il.
Si seulement ils avaient de l’oxygène ou un masque
respiratoire ! Alors qu’Ellen commençait à craindre le
pire, le bébé émit un son guttural, suivi d’un petit
gémissement. Elle leva les yeux vers Sean qui lui
adressa un immense sourire en retour.
— Félicitations, Marie, vous avez un magnifique petit
garçon ! annonça-t-elle.
Ils firent la toilette de la mère et du bébé puis
s’éloignèrent d’eux un moment afin de leur permettre de
faire connaissance. Maintenant que le niveau
d’adrénaline diminuait, Ellen se sentait soudain fragile et
tremblante.
— Bien joué, dit Sean. Nous formons une bonne
équipe.
— Oui, nous sommes arrivés à temps…
— Je crois que c’est aussi pour cela que nous aimons
notre métier. Rien n’est plus exaltant que d’arriver à faire
naître des bébés envers et contre tout, même lorsque les
conditions sont aussi défavorables.
Leurs regards convergèrent vers Marie, qui murmurait
à l’oreille de son petit garçon.
Ellen était satisfaite, bien sûr, mais maintenant que
l’urgence était passée une profonde tristesse
l’envahissait. La vue de ce bébé, avec son nez et sa
bouche minuscules, son duvet blond sur le crâne et ses
petits doigts posés sur le sein de sa mère, lui brisait le
cœur en mille morceaux.
Elle ne saurait jamais ce que porter un enfant voulait
dire. Jamais non plus elle ne tiendrait son bébé dans ses
bras, peau contre peau. Il ne lui serait pas permis
d’expérimenter l’amour inconditionnellement donné et
inconditionnellement reçu. Elle ne connaîtrait pas les
joies et les peines de l’éducation des enfants et de la vie
de famille…
Elle se secoua. Que lui arrivait-il ? Elle n’avait rien à
gagner à se laisser submerger par des pensées aussi
stériles et destructrices. Mieux valait se réjouir d’avoir pu
donner naissance à ce petit garçon, une tâche dont elle
ne se serait pas crue capable.
Tout bien considéré, elle venait de franchir un pas
important : elle était sûre désormais qu’elle retournerait
un jour à la maternité et qu’elle aiderait d’autres femmes
à obtenir ce qu’elle-même n’obtiendrait plus jamais de la
vie. Si ses jours étaient comptés, elle était maintenant
capable de faire la part des choses entre la vie des
autres et sa propre existence.
— Je vais l’appeler Sean, dit Marie en levant la tête
pour les regarder. S’il avait été une fille, je l’aurais
appelée Ellen.
— Excellent choix ! répondit Sean en souriant.
— En principe, nous devrions vous emmener à
l’hôpital, dit Ellen. Mais cela sous-entendrait de sortir ce
petit garçon dans le froid glacial et d’emmener votre
maman. Aussi, si cela vous convient, je pourrai rester ici
avec vous cette nuit.
Les yeux de Marie se mirent à briller.
— C’est possible ? Ma sœur avait prévu de venir
s’occuper de maman, mais le bébé est arrivé plus tôt
que prévu. Je l’ai appelée, à Glasgow, quand j’ai senti
que les contractions devenaient vraiment fortes, et elle
est en route, mais je ne sais pas combien de temps il va
lui falloir pour arriver tant les conditions météorologiques
sont mauvaises. Mais vous êtes sûre que vous voulez
rester ?
Ellen acquiesça de la tête.
— Sûre et certaine, Marie. Il n’y a aucun autre endroit
au monde où je préférerais être en ce moment précis.
3.
Le lendemain, Sean revint chercher Ellen chez Marie.
Comme la neige s’était transformée en pluie dans le
courant de la nuit, les routes étaient dégagées et le
chemin menant à la ferme boueux mais praticable.
Quand la sœur de Marie était arrivée quelques heures
auparavant, les bras chargés de provisions, Ellen fut
soulagée de voir que leur mère la reconnaissait. La nuit
avait été délicate, entre les besoins du bébé et les
sollicitations de la vieille dame, et elle ne rêvait que d’un
bon bain chaud ainsi que de quelques heures de
sommeil.
Après avoir constaté que l’état général de la jeune
mère était satisfaisant, Sean lui annonça qu’une autre
sage-femme viendrait faire une visite le lendemain puis
ils prirent congé.
Une fois assis au volant, il se tourna vers Ellen pour la
regarder fixement.
— Qu’est-ce qui a changé ? Tu as l’air fatigué, certes,
mais pas seulement…
— En général, quand on dit à une femme qu’elle a l’air
fatigué, c’est qu’elle a une sale tête. Merci, Sean !
Il lui adressa un regard insondable.
— En ce qui te concerne, tu es toujours aussi belle,
quel que soit ton état de fatigue.
Un frisson remonta le long du dos d’Ellen.
Sean la regardait-il enfin comme une femme, et non
plus comme une enfant ? Pourquoi cela n’arrivait-il que
maintenant, au moment où elle savait que son avenir
était compromis ?
— Merci… Mais je dois avouer que je rêve de prendre
une douche et de me changer.
— Pourquoi as-tu arrêté de travailler ? reprit-il. Tu es
faite pour exercer ce métier.
Elle réprima un soupir. Il fallait trouver une réponse qui
mette fin à toutes les questions qu’il avait envie de lui
poser, et dont elle préférait garder les réponses pour
elle.
— Je n’ai pas cessé d’être sage-femme. J’avais juste
besoin d’une pause. En fait, j’avais prévu de…
Elle s’interrompit. Etait-il nécessaire d’évoquer son
voyage avorté en Inde ? Cela ne ferait qu’aiguiser sa
curiosité et tout ce qu’elle dirait orienterait
inéluctablement la conversation sur sa maladie.
— … de prendre du temps pour réfléchir, ajouta-t-
elle. Et toi ? Quels sont tes projets ? Avec la réputation
que tu as, je te voyais plutôt travailler dans un grand
C.H.U.
— Je suis bien, ici, au milieu des montagnes que
j’aime. Sais-tu que je travaille en collaboration avec des
secouristes ? De plus, l’hôpital d’Inverness, qui a une
excellente réputation, avait besoin d’un spécialiste des
grossesses à haut risque pour développer le service et
c’est ainsi que je suis revenu ici.
Les grossesses à haut risque. Comme la vie était
ironique, parfois ! Elle eut la tentation, l’espace d’un
instant, de lui demander s’il avait déjà suivi une patiente
souffrant d’hypertension artérielle pulmonaire, mais elle
se retint et changea une fois de plus de sujet.
— Et les amours ?
Gran avait affirmé qu’il n’avait personne dans sa vie,
mais elle avait envie de vérifier. Gran n’était peut-être
pas au courant de tout…
Sean secoua la tête.
— Je n’ai personne. Mais la vie que je mène me
convient telle qu’elle est.
Pourquoi cette nouvelle la soulagea-t-elle autant ?
Elle pensait souvent à la façon dont elle s’était
attachée à lui, autrefois. Bien sûr, en huit ans, les choses
avaient changé, néanmoins, elle était contente qu’il soit
réapparu dans sa vie. Même si les questions de Sean
l’embarrassaient, sa présence lui changeait les idées et
lui évitait de se focaliser sur sa maladie et sa vie sans
avenir.
Elle ferma les yeux, vaincue par la fatigue de sa nuit
sans sommeil.
— Réveille-moi lorsqu’on sera arrivé à la maison,
veux-tu ?

***
Sean mit la clé dans le démarreur.
A la maison . Ellen n’était là que depuis quelques
jours, mais il avait l’impression qu’ils n’avaient jamais
été séparés.
L’image de ses lèvres tendues vers lui lui revint à la
mémoire, comme si la scène avait eu lieu non pas huit
ans mais huit jours auparavant. Ce qu’elle ne savait pas,
c’était à quel point il avait eu envie de prolonger ce
baiser, de la serrer dans ses bras et de lui donner ce
que son corps semblait tant désirer. Mais la raison avait
heureusement repris le dessus à temps. Il était plus âgé
qu’elle, plus expérimenté et avait deviné qu’elle était
amoureuse de lui. Aussi n’avait-il pas voulu profiter de la
situation. Il avait trop d’affection pour elle pour prendre le
risque de lui briser le cœur.
Il sourit. Son premier souvenir d’elle datait de l’année
de ses dix ans alors qu’elle en avait cinq. Dès qu’elle
l’avait vu, elle s’était entichée de lui et ne l’avait plus
quitté d’une semelle.
Chaque année, Ellen revenait chez Maggie pour l’été
et elle les suivait partout, ses amis et lui. Eux avaient du
mal à supporter qu’elle soit toujours pendue à leurs
basques, mais lui ne pouvait s’empêcher de se sentir
responsable d’elle. Il jetait systématiquement des coups
d’œil dans sa direction, à leur insu, juste pour vérifier
qu’elle était toujours là, qu’elle ne s’était ni perdue ni fait
mal.
Les étés s’étaient enchaînés. Ellen passait beaucoup
de temps chez lui, avec ses parents et ses sœurs,
enchantée de faire partie de la tribu et de participer à
leurs joyeuses discussions autour du feu. Il ne
comprenait pas pourquoi elle ne passait pas ses
vacances avec sa propre mère. Cela expliquait-il la
tristesse et le sentiment de solitude qui émanaient
parfois d’elle, malgré sa joie de vivre ?
Plus tard, en grandissant, elle avait cessé de suivre
les garçons partout et s’était rapprochée de ses sœurs,
prétextant un intérêt commun pour la mode et le
maquillage auquel il n’avait jamais cru, cependant. Ellen
avait continué à porter le même jean et la même
chemise à carreaux en coton gratté. Maintenant qu’il y
repensait, c’était exactement sa façon à lui de
s’habiller…
Puis, entre ses études et ses vacances passées à
voyager en Europe, il n’avait plus eu l’occasion de la
voir, jusqu’à ce qu’il se retrouve un jour nez à nez avec la
belle plante de seize ans qu’elle était devenue.
Il contempla son visage endormi. Elle était toujours
aussi belle, bien que la lumière ait déserté son regard.
Comment la petite fille intrépide s’était-elle transformée
en cette femme froide et distante ? Pourquoi avait-elle
cessé de travailler, alors que le métier de sage-femme
était manifestement une vocation et une passion, comme
il avait pu le déceler dans ses yeux lorsqu’elle s’était
occupée de Marie ? Toutefois, une lueur étrange, qu’il ne
savait pas analyser, avait traversé son regard quand elle
avait pris le bébé dans ses bras. Cette Ellen était un
mystère. En tout cas, elle cachait quelque chose, et si
elle avait des problèmes il tenait à le savoir.

***
Sean revint chez Maggie plus tard, dans la journée.
Ellen qui avait dormi quelques heures se sentait mieux.
— Nous ne sommes pas allés faire les courses, en fin
de compte. Veux-tu que je t’emmène maintenant ?
proposa-t-il.
Elle hésita. Le fait que la neige ait fondu rendait les
réserves de vivres moins urgentes.
— Je pourrai aussi te montrer l’hôpital car je dois
passer voir un patient, ajouta-t-il. Qu’en dis-tu ?
Elle pensa spontanément répondre un non
catégorique, mais, contre toute attente, elle s’entendit
accepter la proposition.
Dans les allées du supermarché, elle ne put
s’empêcher de jeter un œil au contenu du panier de
Sean dans lequel quelques plats surgelés côtoyaient des
fruits et des légumes.
— Ellen ! Ne t’a-t-on jamais dit qu’il était impoli de
regarder les gens avec insistance ? s’écria-t-il en faisant
semblant d’être choqué.
Une fois de plus, elle sentit ses joues rougir et eut
l’impression d’avoir quatorze ans et d’être sa petite
sœur.
— Ne t’a-t-on jamais dit que les plats préparés étaient
mauvais pour la santé ?
— C’est seulement pour les situations d’urgence. Je
ne cuisine pas beaucoup car je prends souvent mes
repas à l’hôpital. J’ai ainsi plus de temps pour faire les
travaux dans la maison. Et puis, Maggie insiste pour que
je mange avec elle durant mes jours de repos. Je sais
maintenant de qui tu tiens ton obstination !
Une fois dans le 4x4, Sean prit la direction de l’hôpital.
— Pour quelles raisons dois-tu voir cette patiente ?
demanda-t-elle, emportée par la curiosité.
— Elle a un fibrome important. Comme elle n’a que
vingt-quatre ans et veut avoir des enfants, nous avons
pris la décision d’essayer de réduire le fibrome plutôt
que de procéder à une hystérectomie. Cela a été un
succès : elle a été enceinte dès l’arrêt du traitement.
Aujourd’hui, l’hôpital m’a appelé parce que le travail a
commencé et je lui avais promis de venir la voir. Ensuite,
si tu veux, je te ferai visiter le service. L’an dernier, on a
agrandi l’hôpital pour y ajouter des chambres et une
pouponnière. Je suis sûr que cela va te plaire.
Une fois de plus, la panique s’empara d’elle et elle dut
prendre une grande inspiration pour recouvrer son
calme. De toute façon, elle venait à l’hôpital en visiteuse
et rien ne l’obligeait à entrer en salle d’accouchement si
elle n’en avait pas envie. Par ailleurs, si elle insistait pour
attendre dans la voiture, Sean serait intrigué et cela
rendrait certainement les choses plus compliquées.
Elle repensa à Marie et à son bébé. Elle s’était bien
débrouillée. L’expérience lui avait rappelé que, si la vie
et la mort étaient liées en un cycle continu, la vie était bel
et bien là et continuait malgré tout. Si son passage sur
terre devait être bref, qu’il serve au moins à aider
d’autres humains à vivre !
Et si elle rentrait à Londres et reprenait le travail ?
Occupée, elle penserait moins à ses problèmes et, qui
sait, cela lui permettrait de les surmonter plus aisément.
Sean ne serait pas toujours là pour veiller sur elle.
De toute façon, étant donné les frissons qui la
parcouraient chaque fois qu’il se trouvait à proximité
d’elle, il valait peut-être mieux se tenir éloignée de lui.
Cela dit, elle ne se sentait pas vraiment prête à
repartir. Elle avait besoin de temps pour reprendre des
forces et être capable d’affronter cette nouvelle épreuve
toute seule.
— D’accord, répondit-elle enfin. Si tu es sûr que cela
ne dérangera personne.
L’odeur caractéristique de la maternité la frappa dès
qu’elle passa le seuil, et son cœur bondit dans sa
poitrine. Ici plus qu’ailleurs, elle était dans son élément.
Cela ne faisait aucun doute : la maternité était sa
seconde maison.
Une femme en blouse blanche s’approcha d’eux en la
dévisageant puis elle s’adressa à Sean.
— Fiona t’attend avec impatience, Sean. Le col est
presque complètement dilaté et elle espère que c’est toi
qui l’accoucheras.
— Jessie, je te présente Ellen Nicholson. C’est une
amie sage-femme, qui vient de Londres. Je voulais lui
faire visiter le service, mais si je dois aller m’occuper de
Fiona, est-ce que cela ne te dérangerait pas de t’en
charger ?
Jessie eut l’air contrarié.
— Désolée, Sean. Je n’ai pas le temps. Nous
manquons de personnel, aujourd’hui. La moitié de notre
personnel a la grippe.
— Ne vous inquiétez pas, je ne veux pas vous
déranger, intervint Ellen. Je vais attendre dans la salle de
garde.
Jessie la fixa soudain, les sourcils froncés.
— Vous êtes sage-femme, a-t-il dit ?
— En congé, rectifia-t-elle, pressentant ce qui allait
suivre.
— Dommage. Nous aurions vraiment besoin de vos
compétences, en ce moment…
Puis elle tapota l’épaule de Sean.
— Allez, va te préparer. J’installe Ellen en salle de
garde et je vais dire à Fiona que tu es là.
Quelques minutes plus tard, tandis qu’Ellen feuilletait
un magazine, la porte de la salle de garde s’ouvrit en
grand, laissant apparaître une femme aux yeux bleus et à
l’air préoccupé.
— Jessie m’a dit que je vous trouverais ici. Je suis
Lena McPherson, chef du service de la maternité.
Ellen tendit la main tout en se demandant — et en
devinant déjà — ce que cette femme lui voulait.
— Il paraît que vous êtes sage-femme. Jessie m’a dit
que vous étiez ici en vacances, mais je voulais vous
demander si vous accepteriez de rejoindre
ponctuellement notre équipe. Nous manquons
désespérément de personnel à cause de la grippe, et
nous risquons de devoir bientôt envoyer certaines de
nos patientes à Glasgow. Or, dans leur état, nous
préférerions éviter tout transfert et les faire accoucher ici
avec l’équipe qu’elles connaissent déjà.
Cette requête ressemblait fort à un chantage affectif.
Cela dit, n’était-ce pas exactement ce dont elle avait
besoin ? Si elle travaillait ici, l’activité lui changerait les
idées et elle pourrait profiter de Gran. Ce serait l’affaire
de quelques semaines tout au plus, et elle retournerait à
Londres plus tard.
Elle sourit.
— Quand voudriez-vous que je commence ?
4.
Ellen se leva tôt et, sa tasse de café à la main, sortit
prendre l’air devant la maison. La neige, qui était de
nouveau tombée pendant une partie de la nuit, recouvrait
le paysage d’un épais manteau blanc.
Plus tard, elle irait faire une ballade jusqu’au lac, dans
la vallée. Jusqu’à présent, elle s’était abstenue de faire
du sport, de peur de manquer de souffle, mais cette
crainte n’était pas fondée car elle pouvait tomber malade
à n’importe quel moment, et pas seulement en faisant de
l’exercice. Selon son médecin, le fait d’être en bonne
forme physique augmentait même ses chances de
survivre à un arrêt cardiaque.
De deux choses l’une : soit elle continuait à s’apitoyer
sur son sort et à fuir, soit elle prenait le taureau par les
cornes et décidait de mener une vie intéressante et
riche.
Pour commencer, elle retournait travailler.
Il ne lui restait donc plus qu’un week-end de vacances
avant qu’elle prenne son nouveau poste à la maternité, le
lundi.
Il lui sembla que ses épaules se délestaient soudain
d’un énorme poids. L’idée de ne pas repartir à Londres
dans l’immédiat la réjouissait : elle pourrait profiter de sa
grand-mère chérie. Peut-être cette joie avait-elle aussi
un rapport avec Sean, murmura en elle une petite voix.
Peut-être que sa présence lui faisait, malgré tout, du
bien ?
Comme si le fait de penser à lui avait provoqué son
apparition, Sean se matérialisa devant la maison, une
tasse à la main. De toute évidence, ils avaient un goût
commun pour les plaisirs simples. Elle sourit. Sean
portait un vieux jean délavé et un pull noir qui soulignait
les muscles de son torse et de ses bras. Il avait l’air
aussi solide que les montagnes qui se découpaient
derrière lui sur le ciel clair. Et il était incroyablement
sexy…
Il posa sa tasse sur le banc puis s’étira longuement.
Puis il souleva son V.T.T. pour le hisser sur son épaule.
Lorsqu’il l’aperçut, venant à sa rencontre, un sourire
dévoila ses dents d’un blanc immaculé, dont l’éclat
contrastait avec le hâle de son teint. Ellen eut
l’impression que les battements de son cœur
résonnaient dans toute la vallée.
— Tu es aussi matinale que moi, on dirait, déclara-t-il
sans cesser de sourire.
Elle consulta sa montre. Il n’était que 7 heures et le
soleil venait juste de poindre sur la ligne d’horizon.
— La vie est trop précieuse pour perdre son temps à
traîner au lit.
— Tu as raison. Je m’apprêtais à faire un tour de vélo,
mais si tu veux nous pourrions faire une ballade jusqu’au
Ben Nevis ? A condition que tu aies de bonnes
chaussures de marche. En partant maintenant, nous
aurions le temps de faire l’aller-retour, même en
marchant lentement.
Elle leva un sourcil.
— Sous-entends-tu que je ne marche pas vite ?
— Ta grand-mère m’a dit que tu avais été malade. A
la mine que tu as, et à la façon dont tu étais essoufflée
après avoir monté les marches, l’autre jour chez Marie, il
me semble que tu es encore affaiblie. D’ailleurs,
maintenant que j’y réfléchis, gravir le Nevis n’est pas une
si bonne idée. Je connais une montagne d’accès
nettement plus facile, avec un excellent restaurant de
poisson au sommet.
Que faire ? D’un côté, l’exercice lui ferait certainement
du bien, mais mieux valait ne pas forcer dès le départ.
De plus, ils ne marcheraient certainement pas à la
même allure et elle n’avait vraiment pas envie d’être un
boulet pour cet homme manifestement sportif et bien
entraîné.
— Gran voulait mettre de l’ordre dans ses placards. Je
crois que je vais rester ici et l’aider.
— Comme tu voudras. Si vous voulez, je pourrai vous
emmener déjeuner toutes les deux plus tard. Maggie
aime bien aller se promener, de temps à autre.
— Je lui en parlerai. Va faire ton tour à V.T.T. et fais-
nous signe à ton retour.
Elle le regarda s’éloigner sur son vélo plein de boue
séchée puis disparaître derrière une rangée d’arbres, à
une vitesse qui confirma ce qu’elle pensait. Une marche
à ses côtés relèverait sans doute davantage de la
compétition sportive que de la promenade de santé.
Pour quelle raison Sean n’était-il pas encore marié ?
Les prétendantes ne devaient certainement pas
manquer. Faisait-il partie des phobiques de
l’engagement ? Ou n’avait-il pas encore rencontré la
femme qui lui convenait ?
Quoi qu’il en soit, l’idée qu’il soit célibataire lui plaisait,
même si elle savait qu’il ne la considérerait jamais
comme une petite amie potentielle. Leurs rapports
étaient par trop fraternels depuis qu’ils se connaissaient.
Laissant échapper un soupir, elle rentra dans la
cuisine pour préparer des pancakes. Enfant, lorsqu’elle
ne pouvait pas suivre Sean et ses amis, elle passait
beaucoup de temps à observer Gran aux fourneaux. Elle
adorait cuisiner. C’était un excellent moyen de se divertir
et de se détendre.
Gran apparut dans l’encadrement de la porte, vêtue
d’une jupe en tweed et d’un chemisier et, comme
toujours, impeccablement coiffée. Jamais elle n’avait vu
sa grand-mère négligée.
— Tu es déjà levée ? demanda la vieille dame qui
diffusait autour d’elle une fraîche odeur de lavande.
— J’ai pensé que je pourrais préparer le petit
déjeuner, pour une fois. Assieds-toi et laisse-moi faire.
— Avec plaisir ! N’est-ce pas la voix de Sean que j’ai
entendue ?
— Si. Il voulait qu’on aille au Ben Nevis, comme quand
on était petits. Mais j’ai décliné l’invitation, et il est allé
faire un tour de V.T.T.
— Tu le suivais partout, quand vous étiez petits.
Qu’est-ce que tu étais collante ! Mais quelque chose me
dit que cela ne dérangerait pas Sean que tu le suives
partout, aujourd’hui…
Par chance, la cuisinière à bois était allumée et il était
tout à fait plausible que la chaleur diffuse soit à l’origine
de son rougissement soudain. Mais elle se détourna
quand même en hâte, avec l’excuse de surveiller la
cuisson des pancakes.
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-elle sur un ton
qu’elle souhaita le plus détaché possible.
— Tu étais tellement éprise de lui, à l’époque. Et, si je
ne m’abuse, tu as encore de l’affection pour lui.
— Avoir de l’affection et être éprise de quelqu’un sont
deux choses bien différentes, Gran. C’était un autre
temps…
— Certes, mais j’ai l’impression qu’il t’a enfin
remarquée. J’ai vu son regard, l’autre jour. On aurait dit
qu’il te voyait pour la première fois. Ce sont des choses
qui ne trompent pas.
Ellen faillit lâcher sa spatule. Elle se retourna vers la
vieille dame.
— Ne te fais pas d’idées, Gran. Je ne cherche pas un
petit ami. Et même si c’était le cas je ne convoiterais
certainement pas Sean Jamieson.
A en juger par le scintillement du regard de Maggie,
elle n’avait pas réussi à la convaincre, mais celle-ci ne
commenta pas.
— Attention à tes pancakes, ma chérie !
Ellen souleva la poêle à temps pour leur éviter de
brûler puis les déposa dans une assiette. Après avoir
mis de l’eau à bouillir, elle vint s’asseoir en face de Gran.
— Sean voudrait nous emmener déjeuner toutes les
deux, aujourd’hui.
— Tiens donc…, dit la vieille dame avec un sourire en
coin.
— Il veut nous emmener toutes les deux, Gran.
— Evidemment, il est trop bien élevé pour ne pas me
demander de venir. Il sait que j’aime bien changer d’air,
de temps en temps.
— Alors ? Tu viens ?
— Certainement pas ! Allez déjeuner tous les deux et
profitez-en.
— Gran…
— Ma hanche me fait un peu mal, aujourd’hui, dit
Maggie en se frottant vigoureusement pour rendre ses
paroles plus crédibles.
— Dans ce cas, je reste ici avec toi.
Maggie fronça les sourcils.
— Ellen, tu ne vas pas passer ta vie entre quatre murs
avec une vieille femme. Tu es jeune et il faut que tu
sortes. Peu importe ce qui se passera ou non avec Sean
— je te taquinais, tout à l’heure. En tout cas, il est de
compagnie très agréable et vous vous entendez bien,
alors profite des moments que tu passes avec lui.
Ellen ne put s’empêcher de rire. Elle avait décidément
pris la bonne décision en venant ici. Maggie avait
toujours le bon mot et le bon geste. S’il fallait qu’elle lui
parle un jour de sa maladie, elle savait qu’elle ne la
laisserait pas tomber ni s’apitoyer sur son sort.
— D’accord, Gran. J’y vais. Mais ne te fais aucune
illusion !
Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. Sans
attendre la réponse, Sean entra dans la cuisine où Ellen
et Maggie étaient en train d’éplucher des légumes pour
la soupe.
Il s’était douché et rasé et une marque rouge lui barrait
le front.
— Que s’est-il passé ? demanda Ellen. Tu es tombé à
V.T.T. ?
— Cela m’arrive souvent. J’essayais de battre mon
record.
— Tu es fou ! Et que serait-il arrivé si tu t’étais
assommé ? Tu serais resté inerte dans la boue et la
neige jusqu’à ce soir ?
Que lui arrivait-il ? Elle parlait comme si elle était sa
mère !
Sean secoua la tête.
— Si on commence à s’inquiéter, on ne fait jamais
rien. Bon, êtes-vous prêtes à venir déjeuner avec moi ?
— Une autre fois, peut-être, répondit Maggie. Allez-y
tous les deux, ajouta-t-elle en décochant un regard
sévère à Ellen pour la dissuader de changer d’avis. Et
ne me dis pas que tu n’es pas content d’avoir Ellen pour
toi tout seul, Sean !
Ellen était mortifiée. Elle appréciait que Gran lui parle
franchement, comme elle l’avait fait le matin même, dans
l’intimité du petit déjeuner, mais de là à dévoiler le fond
de sa pensée devant Sean !
Mais celui-ci, ne semblant pas gêné du tout, sourit.
— Je ne peux pas dire que je ne suis pas content,
c’est vrai.
— Je prends mon manteau, intervint Ellen en priant
pour que Gran lui épargne un autre commentaire
embarrassant.
Ils sortirent de la maison et montèrent dans la voiture.
— Je suis désolée pour ce qu’a dit Gran, dit-elle
tandis que Sean faisait demi-tour sur le sol glissant.
— Ta grand-mère est une femme extraordinaire. Et je
préfère les gens qui disent franchement ce qu’ils
pensent. Pas toi ?
Quelle terrible question ! Comment pouvait-elle parler
franchement de ce qu’elle avait pour l’instant à l’esprit ?
Elle ne voulait pas être l’objet de la compassion des
autres, encore moins de leur pitié. La seule personne à
qui elle avait parlé de sa maladie, c’était Sigi, sa
meilleure amie. Bouleversée, Sigi avait insisté pour
qu’elle appelle sa mère, mais elle avait refusé
catégoriquement, craignant de la voir prendre les choses
en main et tout gérer à sa place. Même si elle avait les
meilleures intentions du monde, sa présence
compliquerait certainement les choses, et Ellen n’avait
vraiment pas besoin de cela en ce moment. Elle allait
s’en sortir seule. Du moins l’espérait-elle…
— Merci d’avoir accepté de nous aider, à la maternité,
dit Sean, interrompant le fil de ses pensées. Depuis
quelque temps, certains agents enchaînaient les gardes,
ce qui est toujours dangereux pour eux comme pour les
patientes.
— Je suis contente qu’on me l’ait proposé.
— Tout ira mieux quand l’épidémie de grippe sera
terminée. Encore que nous soyons toujours à l’affût de
personnel soignant qualifié. Tu n’envisagerais pas de te
joindre à nous durablement ?
« Durablement. » Quel sens ce mot pouvait-il avoir, à
présent ?
— Non, je ne pense pas.
— Tu te plais, à Londres ? A moins que tu aies
d’autres projets ?
— J’en avais… J’avais prévu de me rendre en Inde
pour y travailler.
Les mots lui avaient échappé sans qu’elle s’en rende
compte. Qu’allait-elle pouvoir dire, maintenant, pour
expliquer pourquoi le projet était tombé à l’eau ?
— Quelle coïncidence ! En ce qui me concerne, je
pars trois mois au Malawi, à la fin de l’été, pour y
enseigner.
Elle ne sut dire si la nouvelle la réjouissait ou la
décevait. Puis elle s’aperçut qu’elle n’était pas si
enthousiaste.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis, à propos de
l’Inde ? reprit-il.
Elle déglutit avec difficulté. Tous ses projets d’avenir
étaient devenus caducs le jour où elle avait appris qu’elle
souffrait d’hypertension artérielle pulmonaire. Les
démarches pour postuler pour un emploi à l’étranger
impliquaient une radiographie des poumons,
indispensable à qui projetait de partir dans les pays où
la tuberculose continuait à sévir. Elle avait passé
l’examen sans se douter un instant que les résultats
allaient briser sa vie. Aucun symptôme ne l’avait alertée,
sans quoi le choc aurait probablement été moins grand.
D’ailleurs, elle avait toujours du mal à y croire, et elle
continuait à se demander si elle n’était pas en train de
faire un atroce cauchemar dont elle se réveillerait un jour
en sursaut.
— Ellen ?
La voix de Sean la ramena à la réalité.
— J’ai… J’ai attrapé une pneumonie et j’ai préféré
reporter mon voyage. Mais, comme j’avais déjà obtenu
mon congé sabbatique, je me suis dit que je pouvais en
profiter pour prendre des vacances.
— Tu es sûre que tu n’es pas en train de fuir ?
demanda Sean, toujours aussi perspicace.
Maudit soit-il ! Il lisait en elle comme dans un livre.
— Non. J’ai juste eu envie de faire une pause.
— Pourtant, tu as accepté de venir travailler à l’hôpital.
— Il était difficile de refuser. Et puis, c’est temporaire.
Je prendrai du temps pour moi après.
Par chance, la réponse sembla le satisfaire.
— Sache que l’hôpital envoie des sages-femmes au
Malawi, au cas où tu chercherais un poste à l’étranger.
— Pourquoi pas ? Peut-être plus tard.
— J’ai passé du temps au Pakistan pendant les
inondations, poursuivit Sean. Ce n’était pas facile, mais
j’ai appris beaucoup de choses. J’aimerais bien y
retourner dans d’autres circonstances.
— Tu as toujours cherché l’aventure, dit-elle. C’est
pour ça que tu as rejoint l’équipe des secours en
montagne, non ?
— C’était une évidence pour moi qui suis médecin et
passe tout mon temps libre à pied ou à V.T.T. dans la
montagne.
Puis il se mit à raconter quelques anecdotes de
sauvetage en montagne. Décidément, cet homme aimait
prendre des risques. Derrière son ton détaché, elle
entrevoyait toute la passion qui l’animait dès qu’il
s’agissait de sauver des vies, et elle aurait pu l’écouter
pendant des heures.
Il ralentit pour se garer devant le restaurant. Sean se
tourna alors vers elle, l’air intrigué.
— Tout va bien, Ellen ? Tu as besoin de quelque
chose ? Tu sembles… je ne sais pas… plus calme que
dans mon souvenir.
La question la surprit. Elle ne pensait pas que Sean
était du genre à s’intéresser de près à la nature des
gens. Non qu’il soit insensible. Au contraire, il avait
toujours été attentif à ce qu’elle soit en sécurité et la
protégeait du mieux qu’il le pouvait des quolibets de sa
bande d’amis.
Maintenant, au fil des jours, les raisons pour lesquelles
elle était tombée amoureuse de lui lui revenaient à
l’esprit. Elle avait beau se dire que cette époque était
révolue, elle se sentait imperceptiblement retomber sous
le charme.
— Ne t’inquiète pas, Sean, tout va bien, dit-elle,
mentant une fois encore. On va déjeuner ?

***
Seul à table, tandis qu’Ellen se rafraîchissait aux
toilettes, Sean ne parvenait pas à se débarrasser de la
sensation d’embarras qu’il éprouvait près d’elle.
Ce n’était pas seulement qu’elle avait changé et
qu’elle était plus calme. Il y avait autre chose. Elle était
distante, parfois même fuyante, comme si quelque
chose la préoccupait. Peut-être s’était-elle réfugiée chez
sa grand-mère après un chagrin d’amour ? Son estomac
se contracta à cette idée. Il n’avait pas envie de
l’imaginer amoureuse, et encore moins malheureuse à
cause d’un homme. Depuis qu’elle était revenue, il avait
le sentiment que quelque chose avait changé en lui
aussi. Et que faire de cette impression diffuse qu’il avait
passé sa vie à attendre ce moment ?
Pourtant, il n’avait pas vraiment pensé à elle après son
départ d’Inverness, huit ans plus tôt. Certes, il s’était
parfois demandé ce qu’elle devenait, à quoi ressemblait
sa vie, si elle avait rencontré le grand amour. Tel un
grand frère qui se fait du souci pour sa petite sœur…
Toutefois, ce qu’il éprouvait en la voyant à présent
n’avait rien de fraternel. Il ne parvenait plus à voir en elle
la petite fille intrépide qui rêvait de faire les quatre cents
coups avec lui. Maintenant, il s’imaginait poser ses
lèvres sur les siennes, caresser sa peau fine et glisser
les doigts dans ses longs cheveux roux tombant en
cascade dans son dos.
Il scruta son verre d’un œil torve. Il n’avait pas
l’habitude d’être assailli de doutes lorsqu’il était question
de ses relations avec les femmes. D’habitude, les
choses étaient claires dès le départ, notamment sur le
fait qu’il n’avait pas l’intention de s’installer dans une
relation longue et suivie.
Si Ellen avait quitté un homme à Londres, il pourrait
peut-être lui changer les idées et le lui faire oublier.
Après tout, ce serait bon pour elle. Elle comprendrait
ainsi que ce goujat n’était pas digne d’elle.
Il la regarda avancer, souriante, vers leur table.
L’espace d’un instant, il pensa que son sourire cachait
quelque chose, mais cela ne dura pas.
Il fallait à présent qu’il se concentre sur sa nouvelle
mission : convaincre Ellen que passer du temps avec lui
était la seule chose dont elle ait vraiment besoin.
5.
Le lundi matin, Ellen retourna à la maternité, mais
cette fois en qualité de membre du personnel soignant.
Elle se sentit à l’aise dès qu’elle pénétra dans le service.
Aucun doute : elle avait pris la bonne décision.
Cette fois, Jessie semblait ravie de la voir.
— Merci d’avoir accepté. Je ne sais pas si j’aurais pu
assumer une double astreinte de plus.
— Je suis contente d’être ici…, dit Ellen, sincère.
Quelle est l’activité, aujourd’hui ?
— Cinq femmes sont en travail et l’évolution est
normale. Je sais que tu devras partager ton temps entre
ici et le service de diagnostic anténatal. Mme McGregor
est en salle de travail et l’accouchement est prévu pour
l’heure du déjeuner.
Après un premier accouchement sans problème, Flora
McGregor s’apprêtait à donner naissance à son
deuxième enfant. Le col était déjà dilaté de cinq
centimètres et le travail progressait régulièrement. Afin
de s’assurer qu’il n’y avait pas de ralentissement
cardiaque fœtal, Ellen posa le monitoring, par mesure de
précaution.
Flora lui agrippa soudain la main, attendant que la
contraction passe. L’absence de son mari sorti s’acheter
un sandwich la rendait nerveuse. Une fois la contraction
passée, Ellen nota un important ralentissement du cœur
du fœtus. Deux minutes et demie s’écoulèrent avant que
le rythme redevienne régulier. Par chance, M. McGregor
revint à ce moment précis et Ellen put étudier le tracé
d’enregistrement du rythme cardiaque fœtal sans que
Flora remarque son inquiétude.
— Bon, je vais faire venir le médecin, Flora. Le rythme
cardiaque du bébé est un peu lent. Ce n’est peut-être
rien, mais je préfère jouer la carte de la sécurité.
Sans perdre un instant, elle appela un obstétricien
depuis le poste téléphonique près du lit. Une souffrance
fœtale pouvait se révéler fatale en très peu de temps et
elle ne voulait pas faire courir ce risque au bébé.
Le tracé redevint normal jusqu’à la contraction
suivante, où le rythme cardiaque chuta de nouveau. Si le
bébé présentait effectivement une souffrance fœtale, il
faudrait transporter d’urgence Flora au bloc et procéder
à une césarienne.
Ellen vérifia que le cordon n’était pas enroulé autour
du cou du bébé.
— Le bébé devrait naître rapidement et il n’est pas
exclu que nous procédions à une césarienne. Je sais
que ce n’est pas ce que l’on avait prévu, mais c’est pour
votre bien et celui du bébé.
De fait, beaucoup de choses survenaient sans qu’elles
soient prévues. Elle-même, quelques semaines encore
auparavant, n’aurait jamais envisagé l’épreuve qu’elle
était en train de traverser…
Elle chassa cette pensée. Il fallait qu’elle se concentre
sur sa patiente, dont l’état réclamait toute son attention.
— Mais je veux que Jack assiste à l’accouchement. Je
ne veux pas accoucher au bloc ! gémit Flora.
— Si on peut vous faire une péridurale, votre époux
pourra assister à la naissance de l’enfant et rester avec
vous. Mais ne précipitons pas les choses. Attendons
l’avis du médecin.
La porte de la salle s’ouvrit et Sean entra, un masque
autour du cou pendant sur son uniforme bleu. Il arrivait
sans doute directement du bloc opératoire.
Le cœur d’Ellen se mit à battre de façon désordonnée,
comme chaque fois qu’il entrait dans son champ de
vision.
— Bonjour, je suis le Dr Jamieson, dit-il en adressant
un sourire rassurant à Flora.
Puis il leva les yeux et regarda Ellen d’un air
interrogateur.
— Le rythme cardiaque du bébé a chuté plusieurs fois
en dix minutes, expliqua-t-elle.
Sean contourna le lit pour s’approcher d’elle et
observer le tracé du monitoring. Elle prit sur elle pour ne
pas s’écarter brusquement et s’efforça de contrôler sa
respiration.
— Le col est dilaté de huit centimètres, précisa-t-elle.
— Madame McGregor, il va sans doute falloir que
nous vous aidions à accoucher. Dans un tel cas, nous
procédons généralement à une césarienne, mais je vous
propose que nous employions seulement la ventouse. Je
vous expliquerai tout au fur et à mesure.
Ellen ne fit rien paraître de son étonnement. Mais
pourquoi ne l’emmenait-il pas directement au bloc ? Si le
recours à la ventouse ne suffisait pas, l’étape suivante
serait de toute façon la césarienne. Or, pour la santé du
bébé, chaque minute comptait.
— Docteur Jamieson, puis-je vous parler ? dit-elle en
posant sa main sur l’avant-bras de Sean.
Ils se mirent à l’écart afin de ne pas être entendus de
Flora et Jack. Même si la décision finale revenait
toujours au médecin, Ellen avait besoin de dire le fond
de sa pensée. Dans l’hôpital londonien où elle travaillait,
les obstétriciens prenaient souvent ses remarques en
compte.
— Pourquoi ne l’emmène-t-on pas au bloc tout de
suite ?
— J’aimerais pouvoir le faire, mais j’en viens et il n’y a
plus aucune place disponible. Nous ne pouvons pas
prendre le risque d’attendre qu’une place se libère. Nous
devons procéder à un accouchement assisté. Peux-tu
faire venir un pédiatre ? Il y a des chances qu’ils soient
tous occupés au bloc, eux aussi. Quelles sont tes
compétences en réanimation néonatale ? ajouta-t-il
d’une voix posée en la fixant dans les yeux.
— J’ai la double qualification et il m’est arrivé de
travailler en soins intensifs néonatals.
Ils eurent à peine le temps d’apporter le chariot et
d’installer les pieds de Flora dans les étriers que cette
dernière annonça qu’elle sentait le bébé arriver. La
fréquence cardiaque de ce dernier s’effondra de
nouveau et Sean fixa la ventouse sur la tête minuscule.
— Flora, lorsque je vous le dirai, il faudra pousser fort,
dit Ellen.
La naissance fut rapide. Sean pinça puis coupa le
cordon.
Enveloppant le nouveau-né qu’elle plaça sur la table à
chaleur radiante, Ellen vérifia la pulsation du cordon
ombilical puis elle l’essuya délicatement avant de
débarrasser son nez et sa bouche du mucus et de placer
un masque à oxygène sur son petit visage. La petite fille
grimaça.
— Oh, je sais que ce n’est pas agréable, bébé…, dit
Ellen en souriant.
— Vous avez une magnifique petite fille, Flora,
annonça Sean. Apparemment, elle se porte à merveille,
mais nous allons procéder à un examen complet pour
nous en assurer. Nous vous la ramènerons très vite,
alors reposez-vous en attendant.
Flora et Jack échangèrent un regard fatigué mais
attendri.
— Je ne peux pas croire que j’ai une fille ! murmura
Jack, au comble de l’émotion.
— Regarde, elle est parfaite ! renchérit Flora, les yeux
embués.
Ellen sentit son cœur se serrer à l’idée qu’elle ne
connaîtrait jamais ce bonheur. Mais au moins avait-elle
la chance de partager celui des autres. Elle cligna des
yeux en priant pour que les larmes qu’elle retenait ne
jaillissent pas. Par chance, les infirmières du service des
soins intensifs vinrent chercher le nouveau-né et
l’agitation momentanée lui accorda quelques minutes de
répit pour se ressaisir.
— Je finis de rédiger le compte rendu de
l’accouchement, puis nous pourrions peut-être aller
déjeuner ? demanda Sean en l’observant attentivement.
Elle consulta sa montre. On l’attendait une demi-heure
plus tard dans le service de diagnostic anténatal, mais il
valait mieux qu’elle mange quelque chose avant de s’y
rendre.
— Je te rejoins dès que Flora sera installée en salle
de naissance. D’ici dix minutes ?
***
Sean était si grand qu’il ne lui fut pas difficile de
repérer sa tête dans la salle à manger noire de monde.
Arrêtée sur le seuil de la salle, elle l’observa. Il était d’une
beauté à couper le souffle. Pourquoi lui donnait-il
l’impression d’être l’adolescente éperdue qu’elle était
huit ans plus tôt, précisément au moment où elle venait
d’apprendre que sa vie était susceptible de
s’arrêter d’un instant à l’autre ?
Elle se remémora toutes les nuits qu’elle avait
passées à rêver de devenir « madame Jamieson ». Le
cliché la fit sourire. Il semblait néanmoins que les
sentiments qu’elle éprouvait pour lui n’avaient pas
complètement disparu et elle commençait à comprendre
pourquoi ses relations avec les autres hommes avaient
avorté, les unes après les autres : elle ne pouvait
s’empêcher de les comparer à Sean et, bien entendu,
aucun d’entre eux ne soutenait la comparaison. Pour
aucun d’entre eux elle n’avait ressenti ce qu’elle
éprouvait pour lui. Elle avait beau se persuader qu’il
s’agissait d’un premier amour lointain et fantasmé, elle
s’apercevait aujourd’hui qu’il avait conservé une force
contre laquelle elle ne pouvait lutter.
C’était ridicule ! Quelle fleur bleue ! La nouvelle de sa
maladie l’avait probablement rendue sensible et
vulnérable.
Sean l’aperçut et lui fit un signe de la main puis il se
leva lorsqu’elle approcha de la table.
— Tout va bien ? s’enquit-il en la dévisageant.
— Oui, pourquoi ? répondit-elle en se demandant si
cet homme n’avait pas le pouvoir de lire dans ses
pensées.
— On ne t’a pas vraiment laissé le temps de
t’acclimater tranquillement.
Elle sourit, soulagée.
— Cela fait partie du métier. De toute façon, qu’y a-t-il
de plus beau que de sauver la vie d’un bébé qui aurait
pu mourir si nous n’avions pas été là ?
Quand Sean lui sourit sans cesser de la fixer, elle eut
l’impression que son cœur cessait de battre.
— Qui aurait prédit que la petite Ellen Nicholson serait
un jour la meilleure sage-femme avec laquelle j’aurais
l’honneur de travailler ? dit-il doucement.
— La petite Ellen Nicholson a disparu depuis bien
longtemps, murmura-t-elle.
— Je n’en suis pas si sûr. Je crois que je viens de
l’apercevoir, à l’instant…
Il s’ensuivit un silence interminable. Il lui semblait que
Sean la regardait réellement pour la première fois de sa
vie. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi n’avait-il pas
fait attention à elle quand il était encore temps ?
— Il faut que je sois à la consultation anténatale d’ici
vingt minutes, dit-elle, sortant de sa torpeur.
Elle jeta un coup d’œil à l’assiette de Sean, pleine de
poisson frit et de chou trop cuit.
— Je crois que je vais m’acheter un sandwich et aller
prendre l’air, ajouta-t-elle.
Il faisait très chaud dans la maternité, mais ce n’était
pas la seule raison pour laquelle elle avait envie de
sortir. Elle éprouvait le besoin de s’éloigner
physiquement de Sean et des sensations contradictoires
que sa présence suscitait.
Sean hocha la tête en lui prenant le bras.
— Bonne idée ! Je t’accompagne.
Pouvait-elle refuser sans paraître grossière ?
Ils sortirent de l’hôpital et allèrent acheter un sandwich
à un kiosque. La température était légèrement remontée,
mais l’air demeurait glacial. En la voyant frissonner,
Sean passa un bras autour de ses épaules.
— On va nous voir…, dit-elle en se dégageant. Je n’ai
pas envie que les gens de l’hôpital jasent sur nous.
— Je me fiche complètement de ce qu’ils peuvent
penser. Mais si tu es mal à l’aise…
Quand il laissa retomber son bras, elle ressentit
aussitôt une pointe de déception.
— Veux-tu dîner avec moi, ce soir ? demanda-t-il à
brûle-pourpoint.
Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Elle
ne rêvait pas mieux, mais plus elle passerait du temps
avec lui, plus elle prenait le risque de voir ses illusions et
son cœur se briser.
Le dilemme lui sauta alors aux yeux : lorsqu’on ignorait
le délai qui nous était accordé, valait-il mieux compter en
cachette les minutes qui nous restaient, ou profiter de ce
temps pour vivre encore plus intensément, au risque de
souffrir ?
La réponse lui apparut comme une évidence. Elle
voulait passer du temps avec Sean. Et, selon toute
vraisemblance, il avait envie de la même chose.
— Avec plaisir, répondit-elle.
6.
Sean ne quitta pas l’hôpital avant 19 heures. Il était sur
le point de partir quand une patiente avait été admise
pour une césarienne. Il aurait pu laisser l’obstétricien de
garde procéder à l’opération, mais il avait suivi cette
patiente pendant des années et son cas le préoccupait.
Elle avait déjà fait deux fausses couches et accouché
d’un enfant mort-né sans que l’on trouve d’explication
cohérente à ces accidents. Aussi avait-il préféré ne pas
la confier à un confrère et suivre de près l’évolution de sa
grossesse jusqu’à la fin.
Par chance, la césarienne s’était déroulée sans
complications et elle avait donné naissance à un petit
garçon en pleine forme.
Il avait promis à Ellen de passer la prendre à 19 h 30,
ce qui lui laissait à peine le temps de se doucher et de
se changer avant de l’emmener dans un restaurant où il
n’était jamais allé avec une femme auparavant. Avec
Ellen, il avait envie de sortir des sentiers battus, de lui
faire découvrir cet endroit magnifique, perdu en pleine
nature, et dont l’adresse était jalousement gardée par
quelques habitués. On venait de loin pour y dîner et y
séjourner — outre le restaurant, l’endroit comptait
quelques chambres — parfois même d’Angleterre. Mais
le voyage en valait la peine.
Il aurait été surprenant que l’endroit soit bondé en
cette période, d’autant que la neige, qui ne cessait de
tomber, rendait les routes impraticables à qui n’était pas
équipé, comme lui, d’un 4x4 puissant et maniable.
Il sourit. Ellen allait adorer.

***
Plus d’une fois, Ellen avait failli appeler Sean pour
décommander la soirée. Mais elle avait commis l’erreur
de parler de ce dîner à Maggie, et ses chances de
pouvoir l’annuler étaient à présent réduites à néant.
Elle se sentait terriblement nerveuse. Autrefois, elle
aurait rêvé d’avoir rendez-vous avec Sean, alors que ce
soir elle ne cessait de se répéter, tandis qu’elle essayait
des tenues devant son miroir, qu’elle n’aurait jamais dû
accepter son invitation.
Cela dit, il ne s’agissait que d’un repas entre deux
vieux amis, devenus incidemment des collègues de
travail. N’avait-elle pas pris la décision de profiter de la
vie et de faire ce qui lui faisait plaisir ? Quant aux
conséquences de ses actes, elle décida de ne pas y
penser pour l’instant.
Pourquoi, dans ce cas, mettait-elle tant de temps à
décider ce qu’elle porterait pour le dîner ? Elle avait
envie de se montrer à son avantage, et peut-être même
de lui plaire. Elle allait lui montrer que la petite Ellen
Jamieson était devenue une femme. C’était sans doute
une réaction puérile, mais l’idée d’être regardée comme
une femme lui mettait du baume au cœur.
Elle finit par opter pour l’une de ses robes préférées
dont le bleu rehaussait l’éclat de ses yeux et l’étoffe
fluide mettait ses courbes en valeur.
Sean l’attendait dans la cuisine, à son poste habituel,
les jambes tendues sur le poêle, et bavardait avec
Maggie. Celle-ci ne cessait de rire, comme chaque fois
qu’il se trouvait là. Comme elle aurait aimé hériter de sa
grand-mère sa confiance en elle !
Quand elle entra, Sean sauta sur ses pieds puis siffla
après l’avoir lentement déshabillée du regard. Elle se
sentit rougir, mais dut admettre que c’était exactement la
réaction qu’elle avait voulu susciter.
— Tu es magnifique, ma chérie, dit Gran. N’est-ce
pas, Sean ?
— A couper le souffle, commenta Sean.
Il l’aida à passer son manteau et l’accompagna
jusqu’à la voiture.
— Je t’emmène dans un endroit un peu éloigné, mais
je crois que ça te plaira.
— Et si on t’appelle pour une urgence ? Le temps est
exécrable.
— Certes, mais l’avantage d’un temps pareil, c’est
que personne ne met le nez dehors, à l’exception de
quelques montagnards chevronnés qui nous informent
systématiquement avant de partir en montagne. J’ai
vérifié avant de partir : personne ne s’est aventuré
dehors aujourd’hui.
Au bout d’une demi-heure de route, passée à
bavarder des patientes et des cas qu’ils avaient eu
l’occasion de rencontrer au cours de leur vie
professionnelle, ils arrivèrent devant une grande bâtisse
sombre au toit de chaume et aux murs blanchis à la
chaux. Sean coupa le contact et le silence les enveloppa.
La neige avait recommencé à tomber, et la campagne
enneigée ressemblait à un paysage de carte postale. Un
épais panache de fumée s’échappait de la cheminée de
la chaumière et l’odeur du feu embaumait l’air.
Seules quatre autres voitures étaient stationnées dans
la cour. Ellen sourit de plaisir en sortant de la voiture.
L’intérieur du restaurant était somptueux. Le toit en
soupente et une immense cheminée conféraient à la
salle un caractère feutré et intime, tandis que les tables
recouvertes de nappes immaculées et de verres en
cristal témoignaient d’un raffinement indéniable.
Ils prirent place à l’une d’entre elles et passèrent la
soirée à bavarder et à se régaler de mets tous aussi
délicieux les uns que les autres. Il y avait longtemps
qu’elle n’avait pas ri autant et, pendant quelques heures,
Ellen réussit à oublier tout le reste.
Quand les pas feutrés du serveur se rapprochèrent de
leur table, les distrayant de leur conversation, ils prirent
conscience qu’ils étaient les derniers clients.
— J’ai du mal à croire qu’il est déjà 11 heures, dit
Ellen en enfilant son manteau. Merci pour cette
excellente soirée, Sean.
— C’était un plaisir, qu’il faudra réitérer très vite.
Demain soir, par exemple ?
— Peut-être. Nous verrons…
Dehors, la neige avait recouvert le 4x4. Sean grimaça.
— Je ne pensais pas qu’il tomberait autant de neige.
Nous ferions mieux de rentrer avant que la situation
n’empire.
Ils prirent place sur les sièges glaciaux. Sean démarra
et ils roulaient depuis une quinzaine de minutes lorsque,
tout à coup, une silhouette surgie de nulle part bondit sur
la route, devant la voiture.
Sean freina, mais le 4x4 fit une embardée et alla
heurter un arbre avant de s’immobiliser dans le fossé.
— Ça va ? demanda Sean d’une voix tremblante.
Ellen, Ellen, réponds-moi !
— Ça va, répondit-elle. Je suis juste un peu sonnée.
Qu’est-ce que c’était ? Une biche ? Tu crois que nous
l’avons touchée ?
— Je ne sais pas. Je vais voir. Ne bouge pas, dit-il
avant de sortir de la voiture.
Elle ne put s’empêcher de sourire. Ils étaient perdus
en pleine nuit au milieu de nulle part, et elle ne risquait
pas d’aller bien loin si elle se décidait brusquement à
descendre du 4x4 !
Sean revint au bout de quelques minutes, sauta au
volant et se frotta vivement les mains pour les réchauffer.
— Je n’ai vu aucune trace de choc. Je pense que la
voiture aurait été marquée si nous avions heurté un
animal. Je vais essayer de sortir de là, ajouta-t-il en
mettant le contact.
Mais la voiture refusa de démarrer. Après plusieurs
tentatives, Sean frappa avec colère le tableau de bord
du plat de la main.
— Le choc avec l’arbre a dû endommager le moteur,
dit-il d’une voix tendue.
Visiblement inquiet, il sortit son portable et vérifia qu’il
fonctionnait.
— Non seulement il fait trop mauvais pour que l’on
vienne nous dépanner, mais en plus je n’ai pas de
réseau. Nous sommes certainement trop près des
montagnes.
Ellen constata que son téléphone ne captait pas le
réseau non plus. Le restaurant était à des kilomètres de
là et aucune lumière n’indiquait la présence d’une
habitation dans les parages.
— Que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle.
— J’ai la radio que j’utilise pour les secours en
montagne. Il y a toujours quelqu’un.
Mais, à sa grande déception, l’équipe de secouristes
était sortie suite à un appel d’urgence pour venir en aide
à un alpiniste bloqué sur une vire.
En lisant l’expression de son visage, elle se demanda
s’il n’était pas plus frustré d’avoir manqué une mission
de sauvetage que d’être bloqué en pleine nuit sur une
route de campagne.
— Pourriez-vous transmettre un message à Maggie, la
grand-mère d’Ellen ? Dites-lui que tout va bien, mais que
nous ne rentrerons pas avant demain matin.
Ellen bondit intérieurement. Qu’est-ce que Maggie
allait s’imaginer en recevant un tel message ?
— Quelqu’un va bien finir par passer sur cette route,
non ?
Sean secoua la tête.
— Les chances sont minimes car il fait trop mauvais.
Nous avons le choix entre rester dans la voiture — il y a
une couverture dans le coffre —, mais sans moteur nous
n’aurons pas de chauffage, et la nuit risque d’être
longue.
L’idée de mourir congelée ne la séduisait guère.
— Quelle est l’autre solution ?
— Marcher vers un refuge que je connais, à un peu
moins de un kilomètre d’ici. Ce n’est pas le grand luxe,
mais il y a un poêle à bois et de quoi faire du thé. J’ai
toujours ma paire de bottes et des chaussettes en laine
dans le coffre en plus de la couverture. Es-tu prête à
relever le défi ?
Quand elle eut chaussé les bottes, son accoutrement
la fit rire.
— Je suis désolé, Ellen. J’aurais aimé que cette
soirée soit mémorable, mais je n’avais pas prévu que
les choses prennent cette tournure.
— Ce n’est pas ta faute. Considérons cela comme
une nouvelle aventure.
Elle s’efforça d’avoir l’air détaché, mais les mots de
Sean repassaient en boucle dans sa tête tandis qu’elle
se concentrait sur sa marche, le visage fouetté par la
neige qui s’était transformée en une pluie verglaçante.
Penser que, comme lorsqu’elle était petite, elle marchait
encore derrière Sean, mettant ses pas dans les siens, la
fit sourire.
Le refuge n’était situé qu’à sept ou huit cents mètres,
mais à chaque foulée leurs pieds s’enfonçaient dans la
neige et, après avoir parcouru la moitié du chemin, elle
trébucha et se retrouva à plat ventre dans la neige, luttant
pour se relever le plus vite possible avant que Sean ne
se retourne.
Pourquoi n’était-elle jamais à son avantage lorsqu’elle
se trouvait avec lui ?
Quand Sean finit par s’arrêter et la chercher du regard,
elle se sentit honteuse de n’être parvenue qu’à se hisser
à quatre pattes. Il revint sur ses pas et, avant qu’elle ait
compris ce qui lui arrivait, il la remit sur pied.
— Oh, un bonhomme de neige ! s’exclama-t-il en
souriant. Je crois qu’il vaudrait mieux que je te porte.
Il se pencha et son souffle réchauffa sa joue glacée.
Puis il la souleva comme si elle était aussi légère qu’une
plume. Lovée contre son torse, elle se remémora toutes
les fois où elle avait rêvé qu’un homme la prenne ainsi
dans ses bras. Etonnamment, la réalité était encore plus
belle que ses fantasmes.
Quelques minutes plus tard, Sean poussait du pied
une lourde porte de bois et ils pénétrèrent dans le
refuge. De nouveau sur ses pieds, Ellen attendit qu’il
gratte une allumette avant de bouger. Dans un soupir de
soulagement, Sean alluma une lampe à pétrole et une
douce lumière se diffusa dans la pièce.
Le refuge était sommairement meublé : des lits
superposés, un poêle ventru, une petite table et quelques
vieilles chaises de bois. Mais ils étaient à l’abri de la
neige et du vent et, dès qu’ils auraient mis quelques
bûches dans le poêle, ils parviendraient certainement à
se réchauffer.
Sean enleva sa veste en mouton retourné pour la lui
déposer sur les épaules.
— Je vais faire du feu. Il y a une bouilloire sur la table.
Avec un peu de chance, l’eau n’aura pas gelé.
Elle avait les doigts gourds et sa robe et son collant
étaient trempés depuis sa chute. La panique la gagna.
Et si elle tombait malade ?
— Le feu a pris et la pièce va vite se réchauffer. Mais
il faut que tu enlèves ces vêtements mouillés.
— Et qu’est-ce que je vais mettre à la place ?
demanda-t-elle en claquant des dents.
Mais Sean était déjà en train d’enlever sa chemise et
la vue de son torse dénudé, bien que le froid ait paralysé
toutes ses facultés, lui sembla avoir un effet stimulant sur
son organisme.
— Enlève ta robe et enfile vite cela, suggéra-t-il en lui
tendant sa chemise.
La voyant hésiter, il sourit d’un air entendu.
— As-tu besoin d’aide ? ajouta-t-il.
Elle secoua la tête.
— Retourne-toi !
Elle ôta sa robe et ses dessous détrempés et enfila la
chemise encore imprégnée de la chaleur de son corps,
d’une odeur de feu de cheminée mêlée à un léger effluve
d’after-shave.
Tremblant de la tête aux pieds, elle lui tendit ses
vêtements qu’il accrocha tant bien que mal au-dessus du
poêle qui commençait à diffuser une douce chaleur. Puis
il s’approcha d’elle pour lui reposer sa veste sur les
épaules.
— Garde-la, protesta-t-elle. Tu vas prendre froid…
— Non, car tu vas me tenir chaud.
Il la poussa doucement vers le lit du bas. Lorsqu’elle
fut étendue sur le matelas glacial, il s’allongea contre elle
et l’enveloppa de ses bras musclés.
Elle se raidit un instant, interloquée par cette soudaine
intimité, mais, au fur et à mesure que la chaleur de Sean
se diffusait en elle, elle baissa la garde et sentit son
corps se détendre.
— Nous serons bientôt réchauffés, murmura-t-il dans
sa nuque. J’ai mis la bouilloire à chauffer sur le poêle,
ainsi nous pourrons nous faire un thé. Je suis désolé
pour tout cela, ajouta-t-il d’une voix penaude après une
pause.
— Ce n’est pas ta faute. Cela m’étonnerait que tu aies
prémédité une soirée comme celle-là !
— J’espérais bien que nous nous retrouverions un jour
couchés l’un près de l’autre, mais j’aurais préféré des
circonstances un peu… différentes.
Elle frissonna, mais le froid n’y était pas pour grand-
chose.
— Qu’aurais-je donné pour entendre cela de ta
bouche, il y a huit ans ! murmura-t-elle.
Le silence retomba dans le refuge. Puis Sean se
hissa sur un coude et elle se tourna vers lui, les
battements de son cœur s’accélérant.
— Pourquoi il y a huit ans ? demanda-t-il en plantant
son regard dans le sien.
— Tu sais bien que j’étais folle de toi quand j’avais
dix-sept ans, Sean.
Ce n’était plus le moment de tergiverser. Le fait
d’ignorer combien de temps il lui restait à vivre lui
donnait envie d’aller droit au but. Sean savait-il qu’elle
était amoureuse de lui à l’époque ?
Sa façon de la regarder la troublait toujours, mais elle
espérait qu’en évoquant une fois pour toutes le passé ils
parviendraient à en rire et à faire disparaître l’embarras
qu’elle ressentait dès qu’elle se trouvait près de lui.
— J’avais du mal à dissimuler mes sentiments, reprit-
elle. Tu te rappelles quand je t’ai embrassé ?
— Oui, très bien. Tu m’as demandé de t’apprendre à
embrasser pour que tu n’aies pas l’air ridicule avec ton
petit ami…
Elle sentit ses joues s’empourprer, comme chaque
fois qu’elle se remémorait cet épisode ridicule de sa vie.
C e soir-là, Gran avait insisté pour que,
exceptionnellement, Sean l’emmène au pub. Il s’était
exécuté et l’avait ramenée à la maison au bout
d’une heure pendant laquelle il n’avait cessé de jeter des
coups d’œil sur sa montre. L’idée qu’il ait un autre
rendez-vous plus tard dans la soirée ne lui était pas
venue à l’esprit et, lorsqu’il l’avait déposée devant la
porte, elle avait fébrilement attendu qu’il l’embrasse. Ne
le voyant pas bouger, elle avait pris les devants et s’était
haussée sur la pointe des pieds, bien décidée à plaquer
sa bouche sur la sienne. Mais Sean avait détourné la
tête juste à cet instant, avant de reculer d’un pas et de la
dévisager longuement avec une expression mêlant la
surprise et quelque chose ressemblant à… de la pitié.
— Qu’est-ce qui te prend, Ellen ?
Honteuse, elle avait lancé la première bêtise qui lui
était venue à l’esprit.
— Tu sais, j’ai un petit ami à Londres, mais il ne m’a
pas encore embrassée. Je me demandais si tu…
Elle n’avait pas eu le courage de terminer sa phrase
tant elle s’était trouvée grotesque. Alors qu’elle se
retournait pour partir, Sean l’avait rattrapée par le bras.
— Tu voudrais que je t’embrasse pour t’apprendre,
c’est ça ? avait-il demandé doucement, une lueur
d’amusement dans le regard.
Elle avait senti son cœur battre si fort qu’elle avait eu
l’impression de ne plus savoir respirer normalement.
Incapable de prononcer un mot, elle s’était contentée
d’opiner.
Lentement, Sean s’était penché et avait posé ses
lèvres sur les siennes. Vacillante, elle s’était accrochée à
ses épaules et il avait alors approfondi son baiser. Une
vague de chaleur l’avait envahie et elle avait prié pour
que cet instant ne s’arrête jamais.
Puis il avait relevé la tête et reculé d’un pas.
— Je pense que tu devrais rentrer, avait-il suggéré
d’une voix rauque.
Elle l’avait regardé sans comprendre. Pourquoi s’était-
il soudain écarté alors qu’elle ne rêvait que de continuer
à l’embrasser et qu’il semblait, lui aussi, y prendre du
plaisir ?
La seule chose qui lui était alors venue à l’esprit était
qu’elle venait de se ridiculiser. Les larmes aux yeux, elle
avait tourné les talons et s’était engouffrée dans la
cuisine, soulagée de constater que Gran était déjà
couchée.
Elle soupira et s’aperçut que Sean attendait une
réponse, les yeux braqués sur elle, le sourire aux lèvres.
— Oui, je me rappelle, répondit-elle. Mais j’ai menti : je
n’avais pas de petit ami. J’avais juste envie que tu
m’embrasses.
— Je sais. D’ailleurs, j’ai appris depuis qu’aucune
femme n’embrasse un homme de cette façon lorsqu’elle
est amoureuse d’un autre.
— Tu as dû en rire pendant longtemps…
— Pas du tout. J’ai plutôt été surpris, et tu n’as pas
idée à quel point il m’a été difficile de mettre un terme à
ce baiser. Mais j’étais plus vieux, je savais où cela aurait
pu nous conduire et je ne voulais pas profiter de la
situation.
— Tu n’avais que cinq ans de plus que moi !
— Certes, mais je sentais que tu étais amoureuse de
moi. Qu’aurions-nous fait ensuite ? Je devais rentrer à
Glasgow et toi à Londres. Nous nous serions fait du mal,
c’est tout.
Elle frissonna quand il resserra les bras autour d’elle
avant de glisser une main sur sa hanche. Que restait-il
de cette époque ? Etait-elle encore amoureuse de lui en
dépit des efforts qu’elle faisait pour se prouver le
contraire ? Le contact de sa main ne la laissait pas
indifférente. Et, si elle voulait être honnête, elle devait
avouer que la chaleur qui commençait à se répandre
dans son corps avait peu de rapport avec les flammes
qui s’élevaient dans le poêle. En dépit de la température
extérieure toujours fraîche, elle se sentait littéralement
brûler de désir pour lui.
Son regard chercha le sien. Puis leurs lèvres se
rapprochèrent et elle oublia tout le reste.
— Ellen, je crois que je suis jaloux de celui qui t’a
appris à embrasser de cette façon, dit-il en se reculant,
le souffle court.
Comment lui dire qu’aucun homme n’avait jamais
produit un tel effet sur elle, et que sa façon d’embrasser
n’était qu’une réponse de son corps au contact du sien ?
— Embrasse-moi encore, Sean…
Elle avait attendu ce moment pendant huit longues
années, mais elle était incapable de patienter une
minute de plus.
Tandis que leurs lèvres se rejoignaient, elle sentit les
mains de Sean parcourir la chemise pour la
déboutonner. Puis sa bouche se détacha de la sienne
pour glisser lentement le long de son cou tandis qu’il
écartait les pans de la chemise et elle se referma sur le
bout d’un sein, lui arrachant un gémissement de plaisir.
Comme si une décharge électrique la parcourait, elle
se cambra, plaquant son bassin contre le sien.
— J’ai envie de toi, Ellen, murmura Sean. Je n’ai
jamais eu envie de quelqu’un à ce point.
Comme si ces mots venaient de la réveiller en sursaut,
elle cligna des yeux et prit conscience de la scène
qu’elle était en train de vivre. Si Sean continuait à
l’embrasser et à la caresser, elle serait incapable de
résister à la tentation de faire l’amour avec lui, et
pourtant c’était la dernière chose à faire.
Elle le repoussa et bondit sur ses pieds.
— Non, Sean, c’est impossible !
Bouche bée, il la regarda, surpris.
— Ce n’est pas grave, Ellen. Nous ne sommes pas
obligés.
— Je ne peux pas, Sean, répéta-t-elle sur un ton à la
fois autoritaire et dépité.
Sean s’assit sur le bord du lit.
— Ce n’est rien… Reviens t’asseoir près de moi, je ne
te toucherai pas, c’est promis.
Comment pouvait-elle revenir s’asseoir auprès d’un
homme dont le simple regard la faisait chavirer, corps et
âme ?
Elle préféra approcher une des chaises de bois et
s’assit, les bras autour de ses genoux relevés.
— Il y a quelqu’un dans ta vie ? demanda Sean.
Elle secoua la tête.
— Non, ce n’est pas ça.
— Alors que se passe-t-il ? Je suis désolé, je n’aurais
pas dû précipiter les choses.
— Pouvons-nous partir, Sean ? Et oublier ce qui vient
de se passer ?
— Je ne suis pas sûr d’être capable d’oublier cela,
mais je te promets de te laisser tranquille. Aussi
longtemps que tu le voudras.
Un frisson la parcourut. Elle avait failli faire l’amour
avec Sean, sans même savoir s’il avait de quoi se
protéger. Et si elle avait été enceinte ?
Sean se leva et consulta sa montre dans la pénombre.
— Il est une heure. Nous devrions essayer de dormir.
J’espère que quelqu’un viendra rapidement à notre
secours dès qu’il fera jour. Si tu veux, je te laisse le lit du
bas et je vais me coucher sur celui du haut. Garde la
couverture.
Que faire ? Il valait mieux qu’ils s’éloignent l’un de
l’autre, mais le poêle chauffait peu et ils ne disposaient
que d’une couverture.
— Il vaut mieux que nous dormions ensemble sans
quoi nous serons gelés au réveil…
Comme Sean levait un sourcil, un sourire en coin, elle
ajouta en hâte :
— A condition que nous ne fassions pas l’amour.
Peux-tu me promettre que… qu’il ne se passera rien ?
Elle avait l’impression d’être une adolescente à son
premier rendez-vous.
Pour toute réponse, Sean la prit par la main et la
ramena vers le lit. Il attendit qu’elle soit couchée pour
s’allonger de nouveau près d’elle et étendit leur unique
couverture sur leurs deux corps serrés. Puis il déposa un
chaste baiser sur son front et, en l’enveloppant de ses
bras musclés, il ferma les yeux.
Alors qu’elle écoutait le bruit régulier de sa respiration,
elle se détendit peu à peu. Le froid la fit frissonner une
fois encore et elle se blottit dans la chaleur de ses bras.
Le temps d’une nuit, elle pourrait faire comme si
l’homme qui l’enlaçait l’aimait.
Après une nuit étonnamment paisible, elle se réveilla
seule dans le lit. Se levant, elle vérifia que ses vêtements
étaient secs et s’habilla à la hâte. Sean avait
probablement dû retourner à la voiture. Des flammes
s’élevaient dans le poêle, et elle profita de l’eau chaude
pour faire une toilette de chat.
Elle ouvrit la porte du refuge et fit un pas dans la neige
où les empreintes de Sean étaient toujours visibles.
Parcourue d’un frisson, elle rentra et se prépara une
tasse de thé. Quelques minutes plus tard, la porte
s’ouvrait en grand et Sean apparut dans l’encadrement,
vêtu de sa veste en mouton retourné.
— Tiens, dit-elle en lui tendant sa chemise.
— Merci. J’ai réussi à utiliser mon téléphone portable
en montant sur la colline pour capter le réseau. Nous
devrions voir arriver une dépanneuse d’ici une vingtaine
de minutes. J’ai aussi appelé Maggie pour lui dire que tu
allais bien.
— Personnellement, je suis prête à partir quand tu
veux. Mes bagages sont faits, dit-elle avec ironie.
— Je suis navré pour ta réputation. D’ici ce soir, tout le
village saura que tu as passé la nuit avec Sean
Jamieson ! dit-il sur le même ton.
Quelques instants plus tard, ils quittèrent le refuge pour
regagner la voiture. Comme Sean l’avait annoncé, la
dépanneuse était là. Ellen prit place sur la banquette
avant, entre le chauffeur et Sean, qui insista pour qu’on la
dépose chez Maggie avant d’emmener le 4x4 au
garage.
— Va te reposer. Je passerai te voir lorsque j’en aurai
fini au garage.
Elle ouvrit son sac à main et en sortit des clés qu’elle
lui tendit.
— Prends ma voiture. Nous retournerons chercher le
4x4 ensemble lorsque les réparations seront faites.
— Merci. Maintenant, rentre vite et excuse-moi auprès
de Maggie de t’avoir retenue toute la nuit, dit-il d’un air
entendu.
Elle sentit son cœur se serrer. Elle aurait préféré que
ces sous-entendus expriment une réalité. Si seulement
cette nuit au refuge avait pu être le début et non la fin de
leur histoire…
Elle secoua doucement la tête. Mieux valait chasser
ces pensées néfastes de son esprit une fois pour toutes.
7.
La neige cessa peu à peu de tomber et le printemps
fit son apparition. Ellen partageait ses journées entre la
maison de sa grand-mère et l’hôpital où elle avait
recommencé à exercer son métier de sage-femme avec
la même passion qu’auparavant. Certes, il lui arrivait de
flancher en pensant à la façon dont la nouvelle de sa
maladie avait bouleversé sa vie, mais elle s’efforçait de
ne pas s’attarder sur cette idée et de trouver du réconfort
dans le fait d’aider d’autres femmes à mettre au monde
leurs bébés dans les meilleures conditions possibles.
Elle voyait souvent Sean, soit à l’hôpital, soit chez
Maggie. Mais elle trouvait toujours une excuse pour
décliner ses invitations, à l’exception de quelques
promenades autour de la ferme à l’occasion desquelles
ils évoquaient surtout leur travail, leurs patientes et le
départ de Sean au mois de juin pour le Malawi, où il était
prévu qu’il reste trois mois.
Un jour, Sean vint la voir en salle de travail.
— L’une de mes patientes, Moira Gillespie, vient
d’être admise dans le service des soins intensifs. Elle
est à vingt-six semaines de grossesse et a contracté la
grippe H1N1. La grossesse est compromise et nous
devons prendre une décision.
— C’est-à-dire ? demanda Ellen, les sourcils froncés.
— Elle est dans le coma, sous assistance respiratoire,
expliqua Sean. Si nous faisons naître le bébé, il y a des
chances pour que son état s’améliore.
— Si je comprends bien, cela reviendrait à sacrifier le
bébé pour sauver la mère ? résuma-t-elle, le cœur serré.
— Un fœtus de vingt-huit semaines peut survivre.
— Certes, mais dans quelles conditions ?
Sean opina.
— C’est pour cette raison que nous n’avons pas
encore pris de décision. Voudrais-tu rencontrer le père
de l’enfant et lui parler à ton tour ?
Elle soupira. Sean n’avait aucune idée de l’effort qu’il
lui demandait de fournir.
— Je ne peux pas. C’est un choix impossible à faire.
Mais pourquoi diable ne s’est-elle pas fait vacciner ?
— D’après son mari, elle a eu peur que cela fasse du
mal au bébé.
— Si le bébé naît, il y a également un risque pour que
ni la mère ni lui ne survivent, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
— Dans ce cas, pourquoi devrais-je aller parler à
M. Gillespie ?
— Parce que quelqu’un doit parler au nom des intérêts
du bébé. Sauver des vies est le but de notre travail.
Il posa une main sur son épaule.
— Tu sais t’y prendre avec les patients, et ils ont
confiance en toi. Le fait que Tom Gillespie puisse en
parler avec une personne à l’écoute ne pourra que
l’aider.
Elle baissa la tête. Quelle situation pouvait être plus
terrible que celle dans laquelle ce pauvre homme se
trouvait ?
— Allons-y…, conclut-elle.
Le service des soins intensifs était un lieu à la fois
silencieux et fourmillant d’activité. Près des six lits
étaient assises quelques personnes priant pour que le
parent ou l’ami qu’elles veillaient ait la force de lutter et
de vivre.
Elle croisa le regard d’une mère assise au chevet de
son fils adolescent dont le corps était hérissé de tubes et
de fils. Sa gorge se noua. Elle aussi se retrouverait peut-
être bientôt dans ce service, entre la vie et la mort. Qui la
veillerait, si c’était le cas ? Sa mère, qui regretterait
peut-être de ne pas avoir passé suffisamment de temps
avec elle tant qu’elle était en pleine possession de ses
moyens ? Son père, qu’elle n’avait pas vu depuis qu’il
avait quitté sa mère, lorsqu’elle avait cinq ans ?
Peut-être était-il temps de parler à sa mère, songea-t-
elle. Mais elle n’avait pas vraiment l’impression d’être
malade. D’ailleurs, si son diagnostic était erroné ? Si
son médecin, avec qui elle avait rendez-vous à Londres
au mois de mai, lui annonçait que tout cela n’était qu’une
grossière erreur, ou qu’ils venaient de trouver un remède
miracle, rapide et indolore ?
Quoi qu’il en soit, elle se devait de révéler à sa mère
ce qui se passait : elle l’appellerait après sa visite chez
le médecin.
Précédée de Sean, elle arriva près du lit de
Mme Gillespie au-dessus de laquelle étaient penchées
deux infirmières, l’une lui prélevant du sang, l’autre lui
humectant les lèvres. Sean alla s’entretenir avec elles à
voix basse.
M. Gillespie, absent, était sans doute sorti prendre
l’air. Sa femme, Moira, était allongée, les lèvres
légèrement entrouvertes, comme si elle souriait en
dormant.
Ellen saisit le rapport que revint lui tendre Sean et lut.
Moira Gillespie, âgée de vingt-six ans, avait déjà une
petite fille de deux ans. Cette deuxième grossesse
s’était déroulée tout à fait normalement jusqu’à ce qu’elle
contracte la grippe H1N1. Elle avait soudain eu des
difficultés à respirer. Lorsque l’ambulance était arrivée,
elle avait déjà perdu connaissance.
— Il paraît qu’elle ne répond pas au traitement. Son
état continue à se détériorer, murmura Sean.
S’approchant du lit, Ellen lui palpa délicatement le
ventre. La taille et le rythme cardiaque du bébé étaient
normaux car toutes les ressources de sa mère étaient
mobilisées pour qu’il se développe. S’il naissait, Moira
Gillespie pourrait récupérer cette énergie pour sa propre
survie.
— Comment va-t-elle ? demanda soudain une voix
grave dans son dos.
Elle se retourna. Tom Gillespie lui faisait face, les yeux
rougis et le visage creusé par vingt-quatre heures
d’angoisse.
— Voici Ellen Nicholson, l’une de nos sages-femmes,
intervint Sean. Elle est venue vérifier comment le bébé
se portait. L’état de santé de votre épouse ne s’améliore
pas et a, au contraire, tendance à se détériorer. Je sais
que c’est une situation terriblement difficile à vivre pour
vous, mais vous pouvez parler avec Ellen des choix qui
se présentent à vous. Si vous avez besoin de moi, je
suis là.
Il pressa l’épaule de Tom avec empathie puis
s’éloigna.
Tom baissa les yeux vers sa femme alitée et sourit.
— N’est-elle pas magnifique ? dit-il à voix basse.
C’est la plus belle femme au monde. Cela fera quatre
ans dans deux semaines que nous nous sommes
mariés. Nous avions tout pour nous : notre amour, notre
petite fille, ce bébé à venir. Tout ce dont Moira et moi
rêvions. Ma fille me demande pourquoi elle ne peut plus
voir sa mère, ajouta-t-il après un silence. Je n’ai pas le
courage de l’amener ici. Je veux qu’elle garde une belle
image de sa maman.
Sa voix se brisa et il baissa la tête, le corps secoué de
sanglots muets. S’approchant de lui, Ellen passa un bras
autour de ses épaules, les larmes aux yeux face à la
détresse de cet homme.
— Elle est toujours là, Tom, tenez bon.
Puis elle patienta en silence jusqu’à ce qu’il se soit
ressaisi.
— Comment la vie peut-elle basculer ainsi ?
demanda-t-il sur un ton où la colère avait supplanté la
tristesse. Moira ne méritait pas cela. Elle a déjà eu son
lot de malheurs, ayant grandi dans un orphelinat, mais
cela ne l’a rendue ni mauvaise ni envieuse. Au contraire,
c’était la personne la plus gentille et la meilleure mère
qui puisse exister.
Ellen lui tendit un verre d’eau. Elle ne connaissait que
trop ce sentiment d’incrédulité face aux revers de la vie
qui pouvaient, en un clin d’œil, transformer une existence
banale en cauchemar.
— Il est possible de faire naître le bébé par
césarienne, ce qui augmenterait les chances de
guérison de Moira. Vous pourriez alors envisager de
faire un autre enfant plus tard.
Tom la regarda avec des yeux pleins de chagrin.
— Faut-il que je prenne la décision de faire mourir
notre bébé ? J’ignore si Moira pourra me le pardonner
un jour.
— Vous n’avez pas à décider maintenant, Tom.
D’un geste de la main, elle demanda à Sean de
revenir.
— Docteur Jamieson, que se passera-t-il si nous ne
faisons pas naître le bébé ?
— L’état de Moira pourrait se détériorer rapidement et
de façon irréversible. Mais elle est sous surveillance
continue et nous aurions des signes annonciateurs.
— Et dans ce cas ?
— Il faudrait faire naître le bébé en urgence. Cela dit,
tant qu’elle porte le bébé, il continue à se développer et
ses chances de survie augmentent. Mais…
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Le mieux, pour elle, serait d’accoucher le plus
rapidement possible.
— Dans ce cas, pouvez-vous me promettre que l’état
de Moira va s’améliorer et qu’elle va guérir ?
Sean secoua la tête.
— La grossesse aggrave les symptômes de la grippe,
et c’est pourquoi nous recommandons aux femmes
enceintes de se faire vacciner. Dans de nombreux cas,
l’accouchement améliore les choses, mais je ne peux
rien affirmer, et encore moins promettre.
— Et est-il possible que son état s’améliore si on ne
fait pas naître le bébé ?
Sean opina.
— C’est possible.
— Et si le bébé naît, quelles seront les conséquences
pour lui ?
— Ses poumons ne sont pas encore complètement
matures. Si nous pouvions le mettre sous respiration
artificielle, il pourrait survivre.
— Survivre ?
— Oui. A ce stade de la grossesse, il ne s’est pas
totalement développé et risque d’avoir des séquelles
graves, y compris au cerveau.
— Peut-on appeler cela un choix ? demanda Tom, un
rictus amer étirant sa bouche. Quand dois-je prendre la
décision ?
— Vous disposez d’un peu de temps. Mais nous
avons besoin de votre permission de procéder à une
césarienne au cas où l’état de Moira se détériorerait
subitement.
Tom acquiesça.
— Dans ce cas, dites-moi tout de suite où je dois
signer.
***
Une fois rentrée, à la fin de son service et après avoir
accompagné Maggie chez une amie pour une partie de
bridge, Ellen alla s’asseoir dans le jardin parsemé de
tulipes multicolores.

***
Tout en admirant le renouveau printanier de la nature,
elle se remémora sa conversation avec Tom Gillespie.
Une fois de plus, elle avait pu se rendre compte à quel
point la vie et la mort étaient intimement liées.
Un bruit de pas lui fit lever les yeux. Sans parler, elle
se poussa sur le banc afin que Sean puisse s’asseoir
près d’elle. Sa présence lui procura un sentiment de
réconfort et détourna son attention de ses sombres
pensées.
— Si tu comptais te faire inviter à dîner, c’est raté !
Gran est partie jouer au bridge avec ses amis. Cela dit,
je peux te préparer quelque chose, ajouta-t-elle avec un
sourire. Viens, on va voir ce qu’il y a dans le
réfrigérateur.
Elle eut un petit pincement au cœur : à les voir, on
aurait dit un couple rentrant à la maison après une
journée de travail.
— Une omelette ? demanda-t-elle. Avec les scones au
fromage que j’ai faits tout à l’heure ?
— Des scones au fromage ? Tu es un amour !
Un silence troublant tomba dans la cuisine. Elle
détourna le regard.
Elle aurait dû se rendre compte plus tôt qu’elle n’avait
jamais oublié Sean. Son premier amour. Son seul
amour. Il était évident qu’elle ne pouvait plus se mentir.
Elle aimait cet homme comme elle n’avait jamais aimé
quelqu’un, mais pourquoi lui dévoiler ses sentiments ?
Car il fallait se rendre à l’évidence : elle était malade, et
avoir une relation amoureuse avec lui ne pouvait
déboucher sur rien de bon, ni pour l’un ni pour l’autre. Si
elle avait été en bonne santé, peut-être auraient-ils pu
construire quelque chose ensemble. Mais en l’état actuel
des choses il valait mieux qu’il ignore ce qu’elle
ressentait à son égard.
— Comment va Moira ? demanda-t-elle tout en
prenant les œufs dans le réfrigérateur.
— Pas de changement.
— Le bébé risque de mourir, n’est-ce pas ? dit-elle, la
gorge serrée, avant d’éclater brusquement en sanglots.
Ses larmes coulèrent sur ses joues et s’écrasèrent
dans un petit grésillement sur la cuisinière à bois.
Comme Sean s’approchait d’elle, elle se jeta dans ses
bras, enfouissant le visage dans l’étoffe de sa chemise.
Ses forces l’abandonnaient. Elle avait besoin de pleurer
et de faire le deuil de tout ce qu’elle avait perdu, de son
avenir, de son désir de maternité, de son besoin d’aimer
et d’être aimée.
Sean lui caressa les cheveux, murmurant des paroles
de réconfort, jusqu’à ce que ses larmes se tarissent.
— Veux-tu parler ? demanda-t-il lorsqu’elle fut
apaisée. Je saurai t’écouter.
Elle garda le visage contre son torse. Si elle levait la
tête et croisait son regard, elle ne pourrait plus se taire
une minute de plus et révélerait son lourd secret. Or, elle
n’était pas certaine de pouvoir prononcer ces mots. Pas
encore. Peut-être même jamais.
Elle voulut reculer pour prendre une chaise, mais Sean
resserra son étreinte, l’en empêchant.
— C’est Moira et son bébé ? Tu sais bien que nous
ferons notre possible pour les sauver. Qu’est-ce qui
t’attriste à ce point ?
Comment lui expliquer qu’elle venait de prendre
conscience qu’elle pouvait, elle aussi, mourir d’un jour à
l’autre ? Que, jusqu’à présent, elle s’était cachée
derrière une forme de déni, alors qu’elle savait
désormais que ses jours étaient comptés et que sa
maladie pouvait l’emporter à tout moment. Or, ce qu’elle
désirait plus que tout, c’était vivre.
— As-tu des souvenirs de ce qui est arrivé à ma
sœur ? demanda Sean. Tu devais avoir six ans, à
l’époque.
Elle savait que Sean avait perdu sa sœur Seonag,
mais n’avait appris que plus tard qu’elle était morte en
couches.
— C’est pour elle que je suis devenu obstétricien car
ma sœur n’aurait jamais dû mourir. Elle souffrait de pré-
éclampsie, mais tout aurait pu se dérouler normalement
si elle avait accepté que l’on déclenche son
accouchement avant le terme. Une crise l’a emportée à
vingt-huit semaines de grossesse. Le bébé a survécu,
pas elle.
Sa voix était empreinte de gravité et de douleur. Ellen
n’avait jamais vraiment pensé à l’impact de cette perte
sur la vie de Sean. L’accident s’était déroulé alors
qu’elle était à Londres et, lorsqu’elle était revenue à
Inverness, Sean s’était comporté comme d’habitude,
sans que rien ne puisse révéler le drame qu’il venait de
vivre.
— David a été élevé par son père et ses grands-
parents paternels, reprit-il. Il a aujourd’hui dix-sept ans et
veut devenir médecin. En ce qui concerne Moira, je ferai
tout pour qu’elle et son bébé vivent. De toutes les
patientes que j’ai suivies, aucune n’est décédée, alors
essaie de me faire confiance.
Posant un doigt sous son menton pour lui faire relever
la tête, il essuya les traces de larmes sur ses joues.
Quand il se pencha pour l’embrasser, elle eut
l’impression d’être emportée dans un tourbillon.
Incapable de bouger, elle se cramponna à lui comme
si sa vie en dépendait. Plus rien ne lui semblait
important. Seul comptait le fait d’être là, avec lui,
bouches et corps ne faisant plus qu’un. Tout ce qu’elle
voulait, c’était que ce baiser ne s’arrête jamais.
Elle s’écarta et lui tendit la main. Il la prit en silence, le
regard interrogateur.
— Viens avec moi, murmura-t-elle.
— Tu es sûre ?
Elle opina et, montant l’escalier, le conduisit jusqu’à sa
chambre. Elle ferma la porte à clé et, sans détacher son
regard du sien, défit un à un les boutons de son
chemisier.
Sean s’approcha d’elle et, comme il le lui faisait
glisser sur les épaules, elle ferma les yeux. Puis elle
sentit qu’il lui ôtait l’agrafe de son soutien-gorge, libérant
ses seins, avant de l’attirer contre lui, plaquant son torse
chaud contre son cœur meurtri.
Puis il posa les mains sur ses hanches et défit le
bouton de sa jupe qui tomba à ses pieds. Enlacés, ils se
dirigèrent vers le lit éclairé par les rayons de la lune. Il
s’allongea à côté d’elle et ses caresses associées à ses
baisers la conduisirent rapidement jusqu’aux cimes du
plaisir.
Il attendit que son corps cesse de trembler en
déposant de petits baisers sur son visage, son cou, ses
épaules. Elle n’osait pas rouvrir les yeux de peur de ce
qu’il pourrait lire dans son regard.
Alors il ôta son jean et son caleçon et, au léger
froissement qu’elle entendit, elle imagina qu’il mettait un
préservatif. Puis il revint s’étendre auprès d’elle et,
lentement, vint en elle. Ses gestes étaient
incroyablement doux, comme s’il craignait de lui faire
mal. Alors elle se mit à bouger les hanches en cadence
et, ensemble, de plus en plus vite, de plus en plus fort, ils
furent emportés dans un tourbillon de plaisir.
Elle ne se sentait plus timide ni gauche. Il lui semblait
à présent que leurs deux corps nus, étendus l’un à côté
de l’autre, chauds et haletants, étaient la chose la plus
naturelle qui soit. Comme s’ils étaient deux parties d’un
tout qui avait toujours existé.
— Quand Maggie rentre-t-elle ? demanda-t-il en
reprenant son souffle.
— Je dois aller la chercher à 10 heures.
Il consulta sa montre.
— Il est 8 heures, dit-il avant la regarder du coin de
l’œil. Qui aurait pensé que la petite Ellen Nicholson était
si sauvagement sexy ?
Elle attrapa un oreiller et le lui lança. Puis elle revint
poser la tête sur son torse, mais la main de Sean qui lui
caressait le dos, la chute de ses reins, les cuisses, lui
donna de nouveau envie de faire l’amour.
Il se leva pour attraper son jean.
— Nous avons eu de la chance que j’aie un
préservatif. Je ne m’attendais pas à me retrouver dans
cette situation… J’en ai d’autres, chez moi, mais
quelque chose me dit que tu ne peux pas attendre, dit-il
en revenant vers le lit.
Sans éprouver aucune pudeur, elle le laissa lui écarter
les jambes. Elle émit un petit gémissement en sentant
son souffle puis sa bouche lui effleurer la peau et se
diriger, à petits coups de langue, vers l’intérieur de ses
cuisses.
Lorsqu’elle recouvra ses esprits, Sean la contemplait,
un sourire aux lèvres.
— Quand es-tu devenue aussi belle ?
Elle cherchait une réponse quand la sonnerie du
téléphone portable de Sean retentit. Il prit l’appareil et
consulta le petit écran.
— Je suis désolé, Ellen, il faut que je réponde. C’est
l’équipe de secours en montagne.
Tandis qu’il décrochait et répondait, elle l’observa.
Qu’allait-il se passer maintenant ? Allait-elle lui révéler
sa maladie ? D’ici à quelques mois, Sean ne serait plus
là. Que ferait-il s’il apprenait qu’elle était gravement
atteinte ? Il risquait d’annuler ou, du moins, de reporter
son voyage au Malawi pour rester avec elle. A moins que
cet épisode n’ait été pour lui qu’un moment agréable
mais appartenant déjà au passé.
— Je serai là d’ici vingt minutes, dit-il en enfilant son
jean, le portable coincé entre l’épaule et la mâchoire. Je
suis désolé, Ellen, je dois partir. Un groupe d’alpinistes
est coincé sur le Ben Nevis et l’un d’entre eux s’est peut-
être fracturé le bassin.
— Je t’en prie. Va vite !
Lorsqu’il sortit de la salle de bains, Sean fronçait les
sourcils.
— Je suis désolé, mais le préservatif s’est percé. Tu
prends la pilule ?
Les mots de Sean l’emplirent d’une terreur sans nom.
— Tu ne prends rien ? demanda-t-il, décelant sans
doute la panique sur son visage.
— Non. Et il ne faut pas que je sois enceinte.
— Alors tu prendras la pilule du lendemain.
Arrivé à la porte, il se retourna, la main sur la poignée.
— Je suis désolée de te laisser, mais je dois filer. La
vie d’un homme est en jeu.
— Je sais, répondit-elle, tandis que des vagues
d’angoisse commençaient à la submerger.
Elle prit une grande inspiration. Elle prendrait
effectivement la pilule du lendemain. Pour l’heure,
l’urgence était que Sean aille sauver et soigner ces
alpinistes en danger.
— Je ne sais pas quand je reviendrai, dit-il. Mais je
ferai aussi vite que possible.
8.
Dès les premières lueurs de l’aube, Ellen descendit à
pas feutrés dans la cuisine pour ne pas réveiller sa
grand-mère. Il n’était que 6 heures, mais, ne parvenant
pas à retrouver le sommeil, elle avait préféré se lever.
Elle remua les cendres dans le vieux poêle et ajouta
de la tourbe et du petit bois pour ranimer le feu, puis se
dirigea vers la fenêtre. Deux mois s’étaient déjà écoulés
depuis son arrivée à Inverness. Dehors, l’herbe brunie
par la neige avait été remplacée par un épais tapis vert
et le soleil matinal était déjà chaud. Après les tulipes, ce
serait au tour des magnifiques roses de Gran d’éclore.
Serait-elle là pour les voir ? Comment savoir ? Peut-
être vivrait-elle encore suffisamment longtemps pour
profiter d’un nouveau traitement qui lui permette de
guérir tout à fait. Pour le moment, les malades souffrant
d’hypertension artérielle pulmonaire avaient une
espérance de vie de trois ans, mais les médecins
affirmaient que les pronostics s’amélioraient d’année en
année.
Elle remplit la bouilloire et la posa sur le poêle. Même
si elle vivait quelques années encore, cela n’était pas
suffisant. La greffe était envisageable, mais il fallait
s’inscrire sur une liste d’attente interminable et
l’obtention d’un cœur ou de poumons dans des délais
raisonnables était plus qu’aléatoire.
Que ressentait-on lorsqu’on vivait avec l’organe d’une
autre personne, sachant que c’était sa mort qui avait
rendu la greffe possible ?
Mais pourquoi ne cessait-elle pas de ressasser ces
idées noires ? Elle n’aurait jamais dû faire l’amour avec
Sean et encore moins retomber amoureuse de lui. Sa
vie, dont l’avenir était déjà tout sauf radieux, n’en était
que plus compliquée.
Mais comment mettre un frein à un élan irrépressible ?
Pouvait-on s’empêcher d’aimer ?
Tout compte fait, l’idée d’avoir fait l’amour avec Sean
avant de mourir agissait aussi comme un baume sur son
cœur et son corps meurtris.
Quand la bouilloire se mit à siffler, elle versa l’eau
bouillante dans la théière. Elle devait prendre rendez-
vous pour obtenir la pilule du lendemain. Ses chances
d’être enceinte étaient minimes, mais c’était un risque
qu’elle ne pouvait pas se permettre de courir. Après
s’être servi une tasse de thé, elle alla s’asseoir.
Lorsqu’on lui avait annoncé sa maladie, l’idée de ne
pas pouvoir avoir d’enfant avait été aussi douloureuse,
sinon plus, que celle de mourir prématurément. Du plus
loin qu’elle se souvienne, devenir mère était une
évidence pour elle. Peut-être parce qu’elle avait
beaucoup fréquenté la famille heureuse de Sean… Peut-
être pour compenser les lacunes de sa propre mère et
créer une famille au sein de laquelle les enfants seraient
aimés et choyés.
D’ailleurs, si elle était devenue sage-femme, c’était
également par passion pour les bébés, leur odeur, leur
fragilité, leur amour inconditionnel. Elle se souvenait
aussi de la façon dont, dans l’enfance puis à
l’adolescence, elle s’était souvent sentie en décalage
par rapport au monde des adultes, et elle avait
l’impression que cette expérience l’aiderait à être une
mère attentive et compréhensive.
Quant à Sean, envisageait-il d’être père un jour ?
Probablement pas dans l’immédiat, en tout cas : il était
bien trop habitué à vivre seul, et à agir selon l’envie du
moment.
Mais il était inutile de penser à Sean et aux bébés :
elle ne pouvait inscrire ni l’un ni les autres dans son
avenir. Aussi était-il préférable de mettre un terme à sa
relation avec Sean puisqu’elle ne pouvait déboucher que
sur un chagrin d’amour.
Elle allait d’ailleurs peut-être devoir retourner à
Londres. Les agents de l’hôpital absents pour cause de
grippe reprendraient progressivement leurs postes et
elle se retrouverait bientôt sans emploi. De plus, Sean
s’envolerait bientôt pour l’Afrique.
Mais aurait-elle le courage, d’ici là, de ne pas passer
toutes ses nuits avec lui ?
Elle trouva le numéro du cabinet médical près du
téléphone. Le médecin lui proposa de lui délivrer une
ordonnance qu’elle pourrait passer prendre sur le
chemin de l’hôpital.
Lorsqu’elle y arriva, son premier geste fut d’avaler le
comprimé avec un grand verre d’eau. Puis elle se
dirigea vers la maternité. A son grand soulagement,
Sean était revenu de sa mission en montagne et avait
entamé une nouvelle journée de travail.
Comme s’il avait senti son regard se poser sur lui, il
leva la tête de ses notes et lui adressa un sourire qui la
fit chavirer. Mais le plaisir de le voir fut bientôt supplanté
par une vague de tristesse qui lui fit monter les larmes
aux yeux.
Effectivement, il valait mieux mettre un terme définitif à
leur histoire. C’était le seul moyen de résister à l’élan qui
la poussait irrémédiablement vers lui. De plus, elle ne
pourrait pas refuser systématiquement de faire l’amour
avec lui sans lui donner d’explication.
Elle s’efforça de concentrer son attention sur les
informations que lui donnait Jessie, dont elle prenait la
relève. Quatre patientes se trouvaient en salle de travail
et deux devaient venir à l’hôpital pour une visite en
ambulatoire, l’une diabétique, l’autre sous haute
surveillance en raison d’un risque de prééclampsie.
Quant à Mme Gillespie, son état était stationnaire,
l’informa Jessie en guise de conclusion.
— Le Dr Jamieson lui a rendu visite. Le bébé continue
à se développer. Il faut donc attendre et aller la voir deux
fois par jour pour vérifier le développement du bébé.
— J’irai, si vous voulez, et si nous ne sommes pas
débordés ici. J’ai déjà parlé avec Tom Gillespie, hier.
— Bonne idée, Ellen, commenta Jessie. Nos deux
patientes en ambulatoire n’arriveront qu’en fin de
matinée.
— Très bien. Dans ce cas, je peux aller voir Moira
Gillespie maintenant.
Lorsqu’elle sortit du bureau, Sean vint à sa rencontre.
— Comment vas-tu ? demanda-t-il en lui replaçant
derrière l’oreille une mèche de cheveux qui s’était
échappée de sa queue-de-cheval. Tu as bien dormi ?
— Oui, dit-elle en sentant ses joues rosir. Je suis allée
chercher Gran et nous avons regardé la télévision.
Comment s’est passé le sauvetage en montagne ?
— C’était une fracture du col du fémur. Nous avons fait
évacuer la victime par hélicoptère. Il nous a fallu un
moment pour stabiliser son état, mais nous y sommes
parvenus.
Il se pencha vers elle et murmura pour que personne
ne l’entende :
— Tu es libre, ce soir ? Je suis désolé d’être parti si
vite, hier soir, surtout dans ces circonstances.
— J’ai pris la pilule du lendemain ce matin. Mais
Sean…
Elle baissa les yeux.
— Ce qui s’est passé était magnifique, mais… il ne
faut pas que cela se reproduise.
Il eut l’air abasourdi. De toute évidence, il n’avait pas
l’habitude d’être éconduit par une femme.
— Pourquoi ? Nous sommes si bien ensemble. Je ne
peux pas croire que ce qui s’est passé hier soir n’a
aucune importance pour toi.
Cela en avait trop, au contraire. Mais c’était une chose
qu’elle ne pouvait pas lui dire.
— Il faut que j’y aille, Sean, dit-elle en s’éloignant.
— Nous en reparlerons plus tard, répondit-il sur un ton
grave.
Elle n’osa pas se retourner, certaine qu’il la suivait du
regard.
Lorsqu’elle arriva dans le service des soins intensifs,
Tom était assis au chevet de sa femme, dans la même
position que la veille, et lui parlait doucement en lui
caressant la main.
— Bonjour, Tom. Comment va-t-elle ?
— Pas de changement, mais au moins son état
n’empire pas.
— Tenez, dit-elle en lui tendant une tasse de café. Si
vous voulez, je peux vous montrer le service de soins
intensifs pédiatriques. Il y a des chances que votre bébé
y séjourne, à sa naissance.
— C’est un garçon. On me l’a montré à l’échographie.
Il but une gorgée de café.
— Merci pour le café, c’est gentil.
— J’aimerais pouvoir faire davantage…
Tom but une autre gorgée et se leva.
— Allons voir le service dont vous me parliez, dit-il
d’une voix que l’espoir semblait avoir désertée.
— Tom, votre bébé peut survivre, répliqua-t-elle d’un
ton ferme. Le Dr Jamieson fait tout son possible pour
que ce soit le cas. Tenez bon. Moira et le bébé ont
besoin que vous soyez fort.
— Vous avez raison.
Il se pencha pour déposer un baiser sur le front de sa
femme.
— Je vais visiter l’endroit où notre bébé va vivre quand
il naîtra, ma chérie. Je reviens tout de suite.
Il était important que Tom se familiarise avec le
service avant la naissance du bébé. Ellen fit la visite,
expliquant le rôle des infirmières et des médecins, le
fonctionnement des couveuses et les premières
semaines de la vie de ces petits êtres, nés trop tôt pour
être autonomes. Tom fit la connaissance de quelques
bébés minuscules et de leurs parents et, au moment de
quitter le service, ses traits semblaient plus détendus et
son corps moins voûté, comme si le poids de son drame
s’était quelque peu allégé.
Après s’être débarrassés de leurs chaussons et de
leurs masques de protection, Tom lui prit la main et la
regarda dans les yeux.
— C’est la première fois que j’envisage l’avenir avec
de l’espoir, et c’est grâce à vous. Merci de tout cœur,
Ellen.
Elle sentit sa gorge se serrer.
— Je vous en prie, Tom. Vous pourrez raconter tout
cela à Moira pendant que j’examinerai votre bébé.

***
Le soir même, Ellen et Maggie étaient en train de
bavarder dans la cuisine, l’une pétrissant du pain, l’autre
concentrée sur son tricot, lorsqu’on frappa à la porte.
Comme Ellen s’y attendait, Sean entra.
Il se pencha vers la vieille dame et déposa un baiser
sur sa joue.
— Que nous vaut l’honneur de ta visite ? Serait-ce
cette bonne odeur de pain ? demanda-t-elle, malicieuse,
en le regardant du coin de l’œil.
— Vous me connaissez bien, Maggie. Vous savez
que je ne résiste pas aux effluves de votre cuisine. Mais
ce soir je suis venu parler à Ellen.
Les yeux de Maggie se mirent à briller. Elle se leva
avec son tricot et se dirigea vers le salon.
— Il y a une émission à la télévision que je veux voir.
Je vous laisse.
Ellen faillit supplier sa grand-mère de rester et de ne
pas la laisser seule avec Sean. Mais cela ne ferait que
différer une conversation que, de toute façon, ils
devaient avoir.
Dès que Maggie fut sortie de la cuisine, Sean
s’approcha d’elle et l’embrassa dans la nuque.
— J’adore ton parfum. Tu veux bien venir chez moi, ce
soir ?
Elle se retourna.
— Pas ce soir, Sean. Voudrais-tu t’asseoir, s’il te
plaît ? demanda-t-elle en indiquant la chaise la plus
éloignée d’elle.
Elle savait que s’il posait sa main sur elle la tentation
serait trop grande pour qu’elle puisse lui résister.
L’air perplexe, Sean s’exécuta néanmoins.
— Ce qui s’est passé cette nuit ne se reproduira plus,
dit-elle sans reprendre son souffle.
— Pourquoi ?
— Nous n’attendons pas la même chose de la vie,
Sean. D’ici quelques semaines, tu partiras pour le
Malawi, et moi, je vais bientôt rentrer à Londres.
— Et alors ?
— Et alors nous ne pouvons pas commencer une
histoire. Cela ne servirait qu’à nous faire souffrir.
— Il me semble que notre histoire a déjà commencé,
Ellen. Mais il est un peu tôt pour exiger des promesses
l’un de l’autre. Pourquoi ne pas profiter de ce que nous
avons et voir où cela nous mènera ?
— Justement, Sean, cela ne nous mènera nulle part.
Je ne me vois pas attendre ici que tu reviennes
d’Afrique. De plus, j’ai ma vie à Londres, ajouta-t-elle en
s’efforçant de paraître calme et détachée.
— Qu’est-ce qui te fait dire que cela ne nous mènera à
rien ? Qu’en savons-nous aujourd’hui ? Pourquoi ne pas
vivre ce que nous avons à vivre ensemble, quel que soit
le temps que cela durera ?
Le problème n’était pas de savoir combien de temps
leur histoire durerait, mais de la faire durer sans lui
avouer une vérité qu’elle se sentait incapable de révéler.
— Je suis désolée, Sean. Nous n’aurions jamais dû
faire l’amour. J’ai eu un moment de faiblesse.
Il se leva, le visage déconfit.
— Si c’est vraiment ce que tu veux, Ellen, je ne peux
pas te forcer à penser autrement. Maintenant, si tu veux
bien m’excuser, je vais saluer Maggie, ajouta-t-il
sèchement.
9.
L’été approchait. Bien que tout le personnel ait
regagné son poste après l’épidémie de grippe, Ellen
avait accepté de continuer à exercer encore quelque
temps à l’hôpital d’Inverness. Sean était courtois et rien,
dans ses gestes ou de ses paroles, ne trahissait jamais
ce qui s’était passé entre eux cette nuit-là.
Il ne restait plus que quelques semaines avant son
départ pour l’Afrique. Ellen avait presque hâte que ce
moment arrive car elle espérait qu’avec lui disparaîtrait
la sensation d’oppression qui l’avait assaillie et ne la
quittait que rarement.
Moira Gillespie était toujours dans le coma, et son
bébé de trente semaines continuait à se développer
dans son ventre, au grand soulagement de Tom.
A la maison, Maggie demandait souvent des nouvelles
de Sean et s’étonnait qu’il ne passe plus lui rendre visite
aussi souvent qu’avant. Mais elle se faisait une raison,
consciente que les travaux dans sa maison lui prenaient
tout son temps libre lorsqu’il n’allait pas parcourir les
montagnes environnantes à V.T.T.
Toutefois, Ellen surprenait souvent le regard
empathique et lourd de sens que Gran posait sur elle.
A deux reprises, elle avait joint sa mère par téléphone,
mais n’avait pu se résoudre à lui parler de sa maladie.
Un matin, elle se leva avec la nausée et elle eut à
peine le temps de courir aux toilettes avant que son
estomac ne se retourne. Assise sur le sol de la salle de
bains, elle prit soudain conscience qu’elle n’avait
toujours pas eu ses règles et son cœur se mit à
tambouriner dans sa poitrine. Elle s’appliqua à respirer
profondément. La nausée n’était peut-être qu’une
conséquence de sa maladie.
Quoi qu’il en soit, la première chose à faire était de se
procurer un test de grossesse. S’il était négatif, elle
prendrait rendez-vous chez son médecin à Londres.
Elle retourna dans sa chambre, s’habilla et sauta au
volant de sa voiture, en quête d’une pharmacie ouverte.

***
Sean termina de rédiger son compte rendu et cala son
dos contre le dossier de sa chaise. Il lui tardait que le
week-end arrive. Il avait prévu de le passer en montagne,
espérant que cela l’aiderait à ne plus penser en
permanence à Ellen.
Que lui arrivait-il ? Certes, il n’avait pas l’habitude
qu’une femme rompe avec lui, mais il lui semblait que ce
qui le hantait n’avait pas grand-chose à voir avec son
orgueil.
Ils étaient tous les deux bien conscients qu’elle devait
retourner à Londres, et lui, s’envoler pour le Malawi, et
que leur attirance, aussi forte soit-elle, ne pourrait
déboucher sur une relation sérieuse et stable.
Pourquoi, dans ce cas, ne parvenait-il pas à chasser
Ellen de ses pensées ? Et pourquoi l’idée de ne plus la
voir le torturait-elle à ce point ?

***
Ellen s’assit sur le rebord de la baignoire, fixant la
double ligne bleue apparaissant peu à peu sur le test.
Son cœur battait à une telle vitesse qu’elle eut
l’impression qu’il allait exploser. Les tests de la nouvelle
génération indiquaient non seulement si, oui ou non, une
femme était enceinte, mais également de combien de
semaines.
Cinq, en l’occurrence.
Tout en priant pour que le résultat du premier test soit
erroné, elle défit nerveusement l’emballage du second.
Mais le résultat fut identique. Comment pouvait-elle être
enceinte en ayant pris la pilule du lendemain ?
Elle aurait ri si la situation n’avait pas été aussi
tragique. En quelques semaines, elle avait dû renoncer à
une existence confortable avec un travail passionnant,
des amis, un avenir, parce qu’on lui avait annoncé qu’elle
était porteuse d’une maladie mortelle et qu’elle ne
pourrait pas avoir d’enfants, puis elle avait retrouvé
Sean, était tombée amoureuse de lui et, maintenant, se
retrouvait enceinte.
Instinctivement, elle posa ses mains sur son ventre.
Elle portait un bébé.
Quelle idiote ! Il ne fallait surtout pas penser à cet
amas de cellules comme à un bébé. De toute façon, elle
ne pouvait pas le garder. Même si la grossesse ne lui
était pas fatale, comment pourrait-elle se sentir prête
pour la maternité ? Sean et elle ne formaient même pas
un couple !
Son cœur se serra. Comment ignorer qu’un petit être
commençait à grandir dans son ventre ? Un bébé. Son
bébé. Elle n’avait pas voulu être enceinte — cette seule
idée la terrifiait. Mais avait-elle voulu tomber malade ?
Et maintenant elle se retrouvait dans une situation qui
pouvait la faire mourir. Elle se laissa glisser sur le sol et
se mit à pleurer. Que ne donnerait-elle pas pour que sa
maman soit là ?
Elle attrapa son téléphone portable et, prenant une
grande inspiration, composa le numéro.
Sa gorge se noua au moment où elle entendit la voix
de sa mère et, pendant quelques secondes, elle fut
incapable d’émettre un son.
— Ellen, Ellen ? Tu es là ? Tout va bien ? Gran va
bien ?
Elle s’éclaircit la gorge.
— Oui, tout le monde va bien, maman. Gran est chez
ses amis.
— Parfait…
Le ton de sa mère était distrait et Ellen pouvait
entendre les touches du clavier de son ordinateur. Elle
était en train d’écrire ou de répondre à des e-mails tout
en lui parlant.
— Tu vas revenir bientôt ? demanda Ellen. Cela fait si
longtemps que je ne t’ai pas vue.
— J’avais justement l’intention de t’appeler. Mon agent
m’a demandé de me rendre en Asie. C’est une
opportunité incroyable de faire connaître mon travail à un
public encore plus large. Par contre, je ne pourrai pas
rentrer à la maison avant Noël. Cela ne te dérange pas,
ma chérie ?
Etait-ce vraiment une question ?
— En fait, maman…
— Ma chérie, on sonne à la porte, l’interrompit sa
mère. Ce doit être le taxi qui vient me chercher. Est-ce
que je peux te rappeler ?
Elle déglutit, retenant ses larmes.
— Tu as parlé à papa, récemment ?
Sa mère émit un claquement de langue.
— Tu sais bien que je ne parle plus à ton père depuis
longtemps, Ellen. Et ne t’attends pas à ce qu’il entre en
contact avec toi non plus. Il est très pris par sa nouvelle
vie. Bon, je dois y aller. Mais je t’appelle, promis. Fais
une bise de ma part à Gran.
Avant qu’elle puisse répondre quoi que ce soit, sa
mère avait raccroché. Tout en regardant son téléphone,
elle referma lentement le clapet.
Qu’avait-elle espéré ? Sa mère avait toujours dit
clairement qu’elle ne l’avait pas désirée, que les enfants
étaient un handicap pour les femmes qui, comme elle,
souhaitaient se consacrer à leur carrière et à leur
évolution personnelle. Quant à son père, il n’avait pas
supporté longtemps de jouer les seconds rôles dans le
couple et avait quitté sa mère lorsque Ellen avait cinq
ans. Puis il s’était remarié et avait fait de son second
mariage sa priorité.
Ils n’auraient jamais dû faire d’enfant ensemble…
Elle se retourna en sursaut en entendant les pas de sa
grand-mère. Heureusement que Gran était là. C’était
elle, sa vraie mère, elle qui lui téléphonait, écrivait,
assistait à ses remises de diplôme, s’occupait d’elle
pendant les vacances, l’écoutait raconter ses joies et
ses peines.
En fait, c’était à Gran qu’elle avait envie de parler.
Lorsqu’elle se trouva face à elle, le visage de Gran
blêmit.
— Mon Dieu, Ellen, que se passe-t-il ?
— Rien. Je viens d’avoir maman au téléphone. Elle
prolonge son voyage et ne sera pas de retour avant
l’année prochaine.
— Ah…, répondit Gran d’un air un peu dépité. Bon, ce
n’est pas grave. Toi, tu seras là pour Noël, n’est-ce pas ?
Elle n’eut pas le cœur de lui dire qu’elle ignorait où elle
serait à Noël, et même si elle serait encore de ce
monde. Sa gorge était devenue trop douloureuse à force
de retenir ses sanglots.
Gran s’approcha d’elle en la dévisageant.
— Tu sais que j’aime ma fille plus que tout au monde,
mais certaines fois je lui tordrais volontiers le cou !
— J’aurais tellement voulu qu’elle passe Noël avec
nous.
Depuis combien d’années n’avait-elle pas passé les
fêtes avec sa mère ? Elle sentit les larmes lui picoter les
yeux. Elle avait vraiment besoin de vider son sac, mais
était-il juste de se décharger de ce fardeau sur sa grand-
mère, une fois de plus ? Sa meilleure amie, Sigi, était
aux Maldives pour sa lune de miel, et elle n’avait pas
envie de ternir son bonheur.
Maggie planta son regard dans le sien.
— A la cuisine ! ordonna-t-elle.
Ellen eut un sourire tremblant. C’était toujours dans la
cuisine que Gran réussissait à la faire parler, autour
d’une tasse de thé. Sans savoir ce qu’elle allait vraiment
lui dire, elle alla s’asseoir près du poêle, tandis que Gran
préparait le thé.
— Raconte-moi tout, ma chérie ! Je sais quand
quelque chose ne tourne pas rond. Je ne voulais pas
être indiscrète, mais puisque tu ne m’as encore rien dit
spontanément il ne me reste plus qu’à te poser la
question directement : que se passe-t-il ?
Le besoin de parler fut soudain plus fort que celui de
protéger sa grand-mère. De toute façon, Gran ne la
laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas dit la
vérité. Alors elle se mit à raconter ce qui lui était arrivé,
du diagnostic de l’hypertension pulmonaire au test de
grossesse positif, tandis que Gran tenait ses mains dans
les siennes.
— Gran, je ne sais pas quoi faire…, conclut-elle.
— Ma chère enfant, je ne sais pas quoi dire. Es-tu
sûre que les médecins ne se sont pas trompés ? Tu as
l’air en pleine forme !
— On peut être porteur de la maladie sans avoir de
symptômes particuliers. Mais elle peut se manifester du
jour au lendemain et de façon dramatique. Ce qui est
certain, c’est qu’elle est mortelle et qu’elle évolue
relativement rapidement.
— Sean est-il au courant ?
— Non, et je ne veux pas qu’il le soit.
— Pourquoi ? S’il y a quelqu’un à qui tu dois en parler,
c’est bien à lui. Il est médecin, il t’aime beaucoup et, de
surcroît, il est le père de l’enfant que tu portes.
— Qu’est-ce que je peux lui dire, Gran ? Que je suis
enceinte, mais que je ne peux pas avoir d’enfant ? Que
je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre ?
Comment crois-tu qu’il réagirait ? Tu le connais mieux
que moi. Il mettrait ma santé au premier plan et
insisterait pour que j’avorte.
— Et toi, qu’en penses-tu ? Peut-être qu’on va trouver
un traitement d’ici peu qui te permettra d’avoir d’autres
enfants plus tard. Alors que si tu…
Comme elle s’interrompait, Ellen poursuivit :
— Et si je meurs, que se passera-t-il ? Et si le bébé
me survit, qui s’occupera de lui ? Tu n’es plus toute
jeune. Quant à ma mère… Je sais, Gran. Ma tête me dit
que l’interruption médicale de grossesse est la meilleure
solution, mais mon cœur ne peut pas s’y résoudre. Je ne
sais pas comment l’expliquer, mais il existe déjà un lien
entre ce bébé et moi.
Les larmes coulaient sur les joues de la vieille dame.
— Je ne pourrai pas supporter de te perdre, ma
chérie.
Ellen la prit dans ses bras et la serra contre elle un
moment avant de s’écarter.
— J’ai un peu de temps pour réfléchir, dit-elle. Mais tu
dois me promettre de n’en parler ni à Sean ni à ma
mère. Je ne tiens pas à ce qu’elle interrompe son
voyage et débarque ici en trombe. Je lui parlerai quand
les choses seront plus claires dans mon esprit. Et
maintenant, si je préparais des scones au fromage pour
accompagner la soupe de ce soir ?

***
Le lendemain, Ellen se trouvait à la maternité lorsque
Sean la rejoignit.
— Je vais voir Moira Gillespie. Veux-tu
m’accompagner ?
Elle détestait la façon formelle, presque protocolaire,
dont ils se parlaient, comme s’ils ne s’étaient jamais
rencontrés en dehors de leurs relations professionnelles.
— Peux-tu m’attendre cinq minutes ? Je dois voir une
patiente et son bébé avant qu’elle ne monte en salle de
naissance.
Au moment où ils quittaient la maternité, le bip de
Sean se mit à sonner. Il regarda le numéro affiché et
fronça les sourcils.
— C’est justement le service des soins intensifs. L’état
de Moira Gillespie a dû évoluer. Vite, Ellen, dépêchons-
nous !
Le service était en effervescence lorsqu’ils arrivèrent.
Une nuée d’infirmières et de personnel soignant, l’air
soucieux, se trouvait au chevet de Moira.
— Elle est en train de partir, déclara le chef de service
en leur tendant sa fiche.
Sean prit connaissance du compte rendu. Son visage
s’assombrit.
— Il faut qu’elle accouche tout de suite.
— Je préviens le bloc, dit une infirmière.
Sean secoua la tête.
— Nous n’avons pas le temps. Appelez les pédiatres
et faites-les venir ici. Je vais procéder à une césarienne.
Pouvez-vous la ventiler ? Ellen, je vais avoir besoin de
toi.
Puis il parcourut la pièce du regard.
— Où est Tom ?
— Chez lui. Il avait prévu de venir dans une heure ou
deux.
— Prévenez-le de ce qui se passe.
La tension autour du lit de Moira Gillespie était à son
comble. Ellen savait que Sean prenait des risques, mais
aussi que la seule façon de sauver la mère était de faire
naître son bébé.
En deux incisions, il ouvrit le ventre de Moira et en
sortit le petit garçon qu’Ellen réceptionna dans une
grande serviette. Elle détourna le regard de la mère
inconsciente pour se concentrer sur le nouveau-né qui,
malgré son poids et sa taille réduits, semblait en parfaite
santé. Quand on apporta l’incubateur, elle confia le bébé
à l’équipe pédiatrique.
Un lourd silence retomba autour du lit de Moira.
Chacun retenait sa respiration en observant les
moniteurs. Les minutes qui allaient suivre étaient
critiques. Au grand soulagement de tous, le taux
d’oxygène de Moira remonta et son pouls se stabilisa.
Sean jeta un coup d’œil à Ellen et sourit.
— Elle n’est pas encore tirée d’affaire, mais j’ai bon
espoir. Bravo à tous !
La naissance du bébé avait effectivement amélioré
l’état de santé de sa mère et probablement sauvé sa vie.
Une fois le ventre de la jeune femme suturé et pansé,
Ellen et Sean la laissèrent entre les mains expertes du
personnel du service des soins intensifs et se dirigèrent
vers le bureau des infirmières afin de rédiger leurs
comptes rendus.
— C’est la première fois que j’assiste à une
césarienne en dehors du bloc opératoire, dit Ellen.
— Ce n’est pas une opération difficile, mais je suis
content qu’il n’y ait pas eu de complications.
Quand Tom apparut dans le hall d’entrée, elle se
précipita à sa rencontre.
— Ne vous inquiétez pas, Tom. Moira et le bébé se
portent bien. La césarienne s’est bien déroulée et a
nettement amélioré l’état de votre femme.
— Et le bébé ? demanda Tom, l’air anxieux.
— Votre petit garçon se trouve dans le service des
prématurés. Je vous y conduirai tout à l’heure. Voulez-
vous voir Moira, d’abord ?
Submergé par l’émotion, les yeux pleins de larmes,
Tom ne put répondre que par un bref hochement de tête
et il la suivit jusqu’au lit de sa femme. Puis Ellen
l’accompagna dans l’unité postnatale. Une infirmière leur
sourit.
— Vous êtes le père ? demanda-t-elle à Tom. Votre
petit garçon va bien. Nous allons le maintenir sous
oxygène et monitoring pendant quelque temps, mais il
s’en sortira très bien.
— Mon fils…, dit Tom en faisant pénétrer ses mains
gantées à l’intérieur de l’incubateur.
De grosses larmes roulèrent sur ses joues lorsque le
nouveau-né lui agrippa le doigt.
Puis Tom se tourna vers Ellen.
— Merci. Le Dr Jamieson et vous m’avez rendu ma
femme et mon fils et je ne l’oublierai jamais. Grâce à
vous, nous sommes de nouveau une famille.
Ellen le laissa avec son bébé et retourna à la
maternité.
— Tenez, dit l’une de ses collègues en lui tendant une
tasse de café. Faites une pause, vous en avez bien
besoin.
Ellen accepta de bon cœur. Les événements de la
matinée l’avaient bouleversée plus profondément qu’elle
ne voulait l’admettre. Le drame de Moira et Tom
connaissait un dénouement heureux. Ils allaient bientôt
rentrer chez eux et reprendre le cours de leur vie.
Mais elle ? Pourrait-elle à son tour espérer mener à
bien sa grossesse sans tomber malade et donner
naissance à un bébé plein de vie et de santé ? Le
médecin l’avait clairement informée des risques qu’elle
courait, mais elle pourrait, elle aussi, avoir de la chance,
à l’instar de Moira. Plus elle y réfléchissait, plus
l’éventualité d’une interruption de grossesse lui semblait
impensable.
Un sentiment de paix l’envahit alors peu à peu. En fait,
sa décision était prise : elle allait garder l’enfant. Quant
aux conséquences de cette décision — comme la
question de savoir qui s’occuperait du bébé si elle
succombait à la maladie —, elle avait encore le temps
d’y réfléchir et de s’organiser.
Demain était un autre jour, se dit-elle. Une décision à
la fois.
10.
Les semaines passaient et la conscience qu’un petit
être grossissait à l’intérieur de son ventre se faisait de
plus en plus aiguë. A l’exception des nausées qui
l’assaillaient au réveil, Ellen se sentait bien.
Sean était toujours amical, bien qu’affichant une
certaine distance, mais il lui arrivait souvent de croiser
son regard et de le surprendre en train de la regarder.
Il fallait qu’elle lui annonce qu’elle était enceinte, mais
cet aveu conduirait également à lui parler de sa maladie
et elle craignait qu’il ne la pousse à interrompre la
grossesse. D’ici à quelques semaines, il s’envolerait
pour le Malawi et ne serait pas de retour avant
l’automne, ce qui lui laisserait le temps de mener à bien
sa grossesse. Il serait alors trop tard pour envisager
l’avortement et Sean ne pourrait rien faire d’autre que
d’accepter sa décision.
Elle avait profité de ses jours de repos pour se rendre
à Londres, démissionner officiellement de son ancien
travail et consulter son médecin. Hélas, le diagnostic
demeurait inchangé.
— Avez-vous envisagé une interruption de
grossesse ? demanda le Dr Simpson.
— Je n’imagine pas y recourir tant que je saurai que
ce bébé a des chances de vivre.
— Même si vous, vous ne survivez pas ?
— Je sais que ma décision n’est pas rationnelle. Mais
je ne peux pas en envisager d’autre.
— Dans ce cas, il vous faudra être suivie de près. Il se
peut que l’on déclenche l’accouchement entre trente-
deux et trente-six semaines.
— Docteur, pensez-vous qu’il soit possible que j’aie
cet enfant sans tomber malade ? Et que je puisse vivre
avec lui ?
— C’est possible, mais il est probable que vous ne
viviez pas aussi longtemps que si vous n’étiez pas
porteuse de la maladie. Vous devez vous y préparer,
rédiger un testament et décider qui s’occupera de
l’enfant si vous veniez à disparaître.
— Je sais que vous devez me trouver irresponsable.
Je n’ai pas voulu cette grossesse, mais maintenant que
le bébé est là je souhaite plus que tout au monde qu’il
naisse et qu’il grandisse.
— Vous êtes toujours sur liste d’attente pour une
greffe de cœur et de poumons, mais rien ne sera
possible jusqu’à l’accouchement. Vous comprenez ?
— Oui.
— Bien que je n’approuve pas votre décision, je dois
reconnaître que vous êtes une femme courageuse. Par
quel médecin êtes-vous suivie, dans les Highlands ? Je
peux vous conseiller un confrère, le Dr Jamieson, qui a
une excellente réputation. Je vous recommanderai à lui,
si vous voulez.
— Non ! Pas lui ! s’écria-t-elle.
Puis elle s’efforça d’adoucir le ton de sa voix.
— C’est-à-dire que… Je le connais personnellement.
En fait… il se trouve qu’il est le père de cet enfant, mais
il l’ignore et je ne veux pas le lui dire pour le moment. Ne
pourrai-je pas continuer à venir vous voir pour les visites
et même revenir accoucher à Londres ? Je ne tiens pas
à ce que tout Inverness soit au courant.
— Les visites seront nombreuses, étant donné votre
situation. Pourquoi ne déménagez-vous pas à Londres,
dans ce cas ? Vous éviterez des trajets fastidieux, voire
dangereux.
Si Sean partait, elle ne pouvait pas laisser Gran toute
seule. Or, si elle décidait d’être suivie à Inverness, il était
certain que sa grossesse et son état de santé ne
resteraient pas secrets très longtemps. Il faudrait qu’elle
informe Sean rapidement.
— Dans ce cas, pourriez-vous me recommander au
Dr Cassidy, à Inverness ? Mais pas avant quelques
semaines : je dois d’abord informer le Dr Jamieson de la
situation.
— Cela me paraît être une bonne idée. Mais
n’attendez pas trop avant d’avoir cette discussion avec
lui. Le plus tôt sera même le mieux, selon moi.
Le Dr Simpson espérait probablement que Sean
saurait la convaincre de ne pas poursuivre la grossesse.
Comment allait-elle s’y prendre pour lui annoncer
toutes ces nouvelles ?

***
Sean fit pivoter sa chaise et regarda par la fenêtre de
son bureau. Il ne lui restait qu’une semaine avant de
partir pour l’Afrique, mais, curieusement, cette pensée le
rendait moins heureux qu’il l’avait imaginé. Certes, il
avait envie d’aller prêter main-forte aux équipes
médicales locales — la raison pour laquelle il avait pris
ces quelques mois sabbatiques — mais quelque chose
freinait néanmoins son enthousiasme.
En fait, il s’était rendu compte qu’Ellen serait
probablement repartie à Londres, à son retour d’Afrique,
à l’automne. Depuis cette fameuse nuit, elle continuait à
décliner ses invitations, mais les raisons qu’elle
invoquait manquaient de fondement. En effet, même s’il
partait pour le Malawi, il n’y resterait pas éternellement,
et ils pourraient toujours communiquer par mail s’ils
désiraient rester en contact.
On frappa et la tête de Bill Cassidy apparut dans
l’entrebâillement de la porte.
— Tu as une minute, Sean ?
— Bien sûr. Prends une chaise.
Le chef de service s’assit puis leva les yeux vers lui.
— Un confrère de Londres m’a envoyé une patiente
enceinte qui vit désormais ici.
Il n’y avait rien d’anormal à cela. C’était une pratique
courante entre confrères de différentes villes.
— En fait, elle souffre d’hypertension artérielle
pulmonaire. Comme c’est le premier cas que je
rencontre dans toute ma carrière, j’aimerais avoir ton
avis.
A quelques années de la retraite, Bill Cassidy
possédait une longue et riche expérience, mais il
n’hésitait jamais à faire appel à des confrères plus
jeunes lorsqu’il avait un doute sur un point.
— Je n’ai pas non plus une grande expérience en la
matière, avoua Sean. Je n’ai rencontré qu’un cas,
lorsque j’étais interne. Par chance, ce n’est pas une
pathologie très répandue.
— Dans sa lettre, le Dr Simpson affirme que la
grossesse est contre-indiquée, mais la patiente refuse
l’idée d’une interruption de grossesse.
— Il est vrai que cette pathologie est lourde et que la
grossesse l’aggrave. Veux-tu que je voie la patiente ?
Comme je pars dans une semaine, je ne pourrai pas
suivre la grossesse, mais je peux l’examiner dans le
cadre de la première visite, si tu veux.
— Non, ce n’est pas possible. Elle a demandé
expressément que ce soit moi qui la suive. Mais je peux
néanmoins lui suggérer de venir te voir. Dans cet hôpital,
c’est toi qui as le plus d’expérience en matière de
grossesses à haut risque.
— Si tu veux, dit Sean en se levant. Je dois y aller, Bill,
car j’ai rendez-vous au bloc. De combien de semaines
est-elle enceinte ?
— Presque huit.
— Dans ce cas, le plus tôt sera le mieux. Tiens-moi au
courant.

***
Le week-end suivant, Ellen décida de faire un peu de
jardinage. Le soleil de juin était chaud, et les oiseaux
piaillaient à cœur joie dans les sorbiers.
Elle était en train de désherber une plate-bande
lorsqu’une silhouette s’interposa entre le soleil et elle et
lui fit de l’ombre. Elle leva la tête. Sean était là et la
regardait d’un air étrange. Il s’accroupit et, en silence, se
mit à arracher les mauvaises herbes à côté d’elle.
— Les enfants ! appela Maggie au bout d’un moment.
J’ai fait du thé et des scones, si cela vous tente…
S’arrêtant de désherber, Sean releva la tête pour fixer
Ellen dans les yeux.
— Les scones de Maggie m’ont manqué ! dit-il sur un
ton calme. Mais c’est toi qui m’as manqué le plus.
Elle sentit son estomac se nouer.
— Viens ce soir, Ellen, reprit-il sur le même ton. Je
pars dans une semaine et j’aimerais passer du temps
avec toi avant de partir.
— D’accord.
Il eut l’air surpris de sa réponse, mais c’était
l’occasion de lui parler de sa grossesse, et une telle
opportunité ne se représenterait pas de sitôt.
— Si tu veux, je pourrai cuisiner, ajouta-t-elle, mettant
toutes les chances de son côté pour que la conversation
se déroule dans la plus grande intimité.
L’expression de Sean la fit rire. De toute évidence, il
ne s’attendait pas à ce qu’elle accepte, et encore moins
à ce qu’elle suggère un dîner aux chandelles chez lui.
Gran apparut sur le seuil et Sean bondit sur ses pieds
pour lui prendre le plateau des mains.
— Gran, comme c’est ta soirée bridge, je vais dîner
chez Sean, ce soir.
— Excellente idée, ma chérie. A propos, quand pars-
tu, Sean ?
— La semaine prochaine. Mais ce n’est que pour trois
mois. Je serai là à temps pour rentrer votre bois pour
l’hiver, ne vous inquiétez pas.
Après avoir bu son thé, Gran se mit à bâiller de façon
ostensible et les pria de l’excuser, prétextant un besoin
urgent de faire la sieste. Il ne faisait aucun doute qu’elle
tenait à ce qu’ils se retrouvent seuls pour parler.
— Que veux-tu que je prépare pour ce soir ? demanda
Ellen lorsque la vieille dame eut disparu.
— Tout me va. Surtout si cela ne provient pas de la
cantine de l’hôpital.
Son sourire la fit chavirer.
— A propos de l’hôpital, qu’est-ce que tu sais, toi, au
sujet des conséquences de l’hypertension artérielle
pulmonaire sur la grossesse ? enchaîna-t-il.
Elle eut l’impression que son cœur cessait de battre.
Une longue minute s’écoula sans qu’elle puisse articuler
un son, mais Sean n’eut pas l’air de s’apercevoir de son
trouble.
Au contraire, il poursuivit.
— Le Dr Cassidy est venu m’entretenir d’une patiente
qui souffre de cette pathologie et il voulait mon avis. Elle
est enceinte, bien que son médecin l’ait informée des
risques qu’elle courait.
Sa bouche était si sèche qu’elle eut du mal à
répondre.
— C’est peut-être un accident… Nous sommes bien
placés pour savoir que les grossesses ne sont pas
toutes programmées, n’est-ce pas ?
— Je te l’accorde, mais d’après lui elle veut garder
l’enfant et n’en démord pas.
— Dans ce cas, ne faut-il pas respecter son choix ?
Pense à Moira. Tom aurait pu choisir qu’on fasse naître
l’enfant le plus vite possible, et il n’aurait pas été
suffisamment développé pour survivre. Or, il a attendu et
tout s’est bien passé.
— Certes, mais Moira et son bébé auraient également
pu mourir tous les deux et Tom se serait retrouvé seul
pour élever leur petite fille. Tu imagines ce que cela
signifie, pour un père, d’élever un enfant tout seul ?
Plus Sean parlait, plus Ellen sentait son sang se
glacer.
— Certains y arrivent très bien. Dans l’urgence, on se
découvre souvent des ressources dont on ne
soupçonnait pas l’existence.
— Je ne sais pas si j’en serais capable.
— Mais tu t’es déjà occupé de ton neveu, David,
répliqua-t-elle.
— David ? Non. Si tu veux mon avis, je ne me vois pas
avec des enfants. Pas avant quelques années, en tout
cas. Et toi ?
Si elle avait été debout, elle serait certainement
tombée.
La conversation prenait une tournure qu’elle était loin
d’avoir envisagée. Ce n’était pas de cette façon qu’elle
avait l’intention de révéler sa grossesse à Sean.
— Qu’y a-t-il, Ellen ? Tu es livide. Ça va ?
Elle le regarda, consciente qu’elle ne pouvait plus
différer la conversation plus longtemps. Elle aurait
préféré un autre moment et un autre endroit, mais elle
n’avait pas le choix. Elle ne pouvait plus reculer.
— Sean, il faut que je te parle, commença-t-elle,
tremblant de la tête aux pieds. J’aurais préféré te le dire
ce soir, mais…
— Tu sais que tu peux tout me dire, Ellen, dit-il,
perplexe.
— Tu te rappelles le soir où nous avons fait l’amour ?
— Je ne suis pas près de l’oublier…
Elle rougit en le voyant sourire. Puis il fronça les
sourcils. Avec sa vivacité d’esprit, il devait commencer à
voir où elle voulait en venir.
— Tu as pris la pilule du lendemain, n’est-ce pas ?
— Oui, je me suis précipitée à la pharmacie à la
première heure.
Il poussa un soupir de soulagement, et la suite n’en fut
que plus difficile pour Ellen.
— Sean, cela n’a pas marché. Je suis enceinte.
Il fronça les sourcils, comme pour mieux se concentrer
sur le décompte des semaines passées.
— Mais, Ellen, c’était il y a presque deux mois.
Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ?
— Je n’étais pas sûre de vouloir le garder.
— Et maintenant ?
— Je veux ce bébé, Sean. J’ai pris ma décision.
— Sans m’en parler ? demanda-t-il, le visage
assombri. Tu ne crois pas que j’ai mon mot à dire ?
— Si. C’est pourquoi je t’en parle maintenant.
— Alors que ta décision est prise…, dit-il en secouant
la tête. Ellen, je ne suis pas prêt pour la paternité. Quand
je voudrai un enfant, je le ferai avec une femme qui
m’aimera et aura envie de partager sa vie avec moi. J’ai
beaucoup d’affection pour toi, Ellen, mais il est trop tôt
pour parler mariage, non ?
— Selon toi, je devrais avorter ?
— Tu devrais y penser sérieusement.
— Je ne suis pas en train de te demander la
permission, Sean. Je voulais juste que tu sois au
courant. Toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être sur la
touche et je rêvais de faire partie d’une famille. Une
vraie, unie, aimante, comme la tienne… Je n’ai pas
décidé d’être enceinte, mais, maintenant que je le suis,
je ne vais pas me débarrasser de cet enfant sous
prétexte que ta vie ou la mienne seront plus simples
sans lui.
— Par contre, vouloir faire partie d’une famille te
semble être une raison suffisante pour avoir un enfant
toute seule ? Personnellement, je trouve cela plutôt
égoïste.
Chacune des phrases de Sean lui lacérait le cœur. Il la
regardait comme s’il ne la reconnaissait pas.
— Pour que le doute soit levé, Sean, sache que je
n’espérais pas que tu t’agenouilles et me demandes en
mariage. Ce n’est pas pour cette raison que je veux ce
bébé, ni même que je t’en parle. Je n’ai pas envie de
jouer à la famille heureuse avec toi. Je me suis
débrouillée toute seule toute ma vie, et je continuerai.
Il se passa une main sur le visage.
— Je t’aiderai. Financièrement, je veux dire…
Une vague de colère la submergea. Pensait-il
vraiment que l’argent était ce dont elle avait besoin pour
élever cet enfant ? Décidément, elle n’était plus cette
adolescente énamourée qui l’idolâtrait et lui n’était plus
l’homme qu’elle croyait. Elle n’avait pas besoin de lui.
S’il n’était pas capable de l’aimer, elle ne voulait rien
d’autre de sa part. C’était même peut-être la dernière
fois qu’elle le voyait.
— Je m’occuperai de cet enfant moi-même, Sean, dit-
elle en se levant. Va-t’en, maintenant !
Il ouvrit la bouche mais elle pivota sur ses talons et, les
larmes aux yeux, s’éloigna du seul homme qu’elle ait
jamais aimé.
11.
Quelques jours plus tard, alors qu’elle prenait son café
dehors, appuyée contre le mur de la maison, Ellen
songeait qu’elle n’avait pas revu Sean depuis leur
discussion, ce qui, en son for intérieur, la rendait
profondément triste. A l’hôpital, elle ne l’avait croisé
qu’une seule fois et il lui avait parlé exclusivement travail.
Dans vingt-quatre heures, il ne serait plus là. Il allait lui
manquer, c’était certain. Mais serait-ce pire que de
sentir son regard glacial la transpercer lorsqu’ils se
croisaient ?
— Ellen…
Elle sursauta et se retourna. Elle n’avait pas entendu
les pas de Sean sur le tapis d’herbe. Son cœur se serra.
Peut-être venait-il lui dire qu’il ne partait plus, qu’il allait
rester et que, ensemble, ils trouveraient une solution.
Mais son expression la renseigna aussitôt : elle faisait
fausse route.
— Je pars demain, Ellen. Je voulais te demander
pardon pour la façon dont je t’ai parlé la dernière fois,
mais j’étais sous le choc. Ceci dit, nous avons été deux
à faire l’enfant et je ne te laisserai pas assumer tout toute
seule. Tu me pardonnes ?
Elle opina, incapable de répondre tant sa gorge était
nouée.
— Je dois partir, mais dès mon retour nous nous
organiserons, d’accord ?
Il s’en allait vraiment. C’était peut-être la dernière fois
qu’ils se voyaient.
— D’accord, dit-elle, la mort dans l’âme, tout en le
suppliant intérieurement de rester.
Elle se mordit la lèvre pour que les mots ne sortent
pas.
— Ça ira ? Tu me donneras des nouvelles de vous
deux ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête avec un sourire forcé.
— C’est promis ?
— Promis, répondit-elle en croisant les doigts derrière
son dos. Vas-y.
Il lui souleva le menton pour la forcer à le regarder. Elle
cligna des yeux, déterminée à ne pas craquer. Pas
devant lui, du moins.
— Prends soin de toi, Ellen.
Puis il s’en alla, la laissant seule avec son chagrin.

***
Les semaines qui suivirent le départ de Sean
passèrent lentement. Lorsque l’échographie lui révéla
qu’elle attendait un garçon, sa grossesse commença à
devenir plus concrète. Voulant parer à toute éventualité,
elle envisagea plus sérieusement qu’elle puisse décéder
et que son bébé lui survive.
Aussi commença-t-elle la rédaction d’un journal à son
intention, dans lequel elle relata ses souvenirs d’enfance
et d’adolescence, de ses propres parents, son amour
fou pour Sean.
En revanche, elle ne savait pas comment rédiger un
testament et elle ne pouvait pas désigner Sean
comme responsable légal sans lui avoir parlé au
préalable de l’éventualité de son décès. Elle ne pouvait
pas non plus compter sur sa mère. Restaient Maggie et
Sigi. Mais l’une vieillissait et l’autre n’était même pas
encore au courant de sa grossesse.
Gran insista pour qu’elle écrive à sa mère, mais elle
refusa, persuadée que cette dernière ne manquerait pas
d’être choquée par la situation dans laquelle sa fille
« s’était encore fourrée ».
Etonnamment, elle ne se sentait pas malade du tout, à
part un léger essoufflement à l’effort, mais qui pouvait
tout aussi bien être attribué à l’état de grossesse.
Et elle toussait un peu, aussi, depuis plusieurs
semai nes, lui semblait-il. Elle s’efforça d’ignorer
l’angoisse qui l’étreignit brusquement. Ce n’était qu’une
petite toux, rien de plus.
Maggie recevait régulièrement du courrier de la part
de Sean, et Ellen savait qu’il demandait toujours de ses
nouvelles. Quant à elle, elle ne lui avait pas encore écrit.
Pour lui dire quoi, au juste ?
L’automne arriva et, avec lui, les journées plus courtes
et les premières soirées au coin du feu, passées à
écrire ou à lire auprès de Gran. Cette dernière avait
accepté d’être tuteur, au cas où Ellen tomberait malade.
— Noël sera bien vite là, dit Maggie, toute à son tricot.
Tu devrais faire tes emplettes tant que le bébé n’est pas
encore arrivé.
Le Dr Cassidy lui avait annoncé qu’il procéderait à la
césarienne au plus tard quinze jours avant Noël.
— Tu imagines, Gran, qu’à Noël j’aurai mon bébé ?
Puis elle secoua la tête.
— De toute façon, ajouta-t-elle, mes emplettes seront
réduites : un cadeau pour mes collègues de la maternité,
un pour les bébés en soins intensifs et un pour toi.
J’écrirai à maman et à papa. J’ai repéré de jolies
photographies, prises par un artiste local, et je pense
que cela leur fera plaisir. C’est difficile de faire un
cadeau à des gens qui ont déjà tout.
— Ils n’ont pas tout, rectifia Maggie. Ils ignorent ce que
cela signifie d’être là quand on a besoin d’eux et ne
savent pas non plus donner de l’amour. Tu sais, si ta
mère possède la richesse et la célébrité, elle n’a pas
grand-chose d’autre. Je me demande toujours comment
j’ai pu donner naissance à une femme qui s’intéresse si
peu aux autres, à commencer à sa propre fille.
— Tu lui as appris à écouter ses propres désirs, à
croire en elle, comme tu me l’as appris, à moi aussi.
— Oui, mais toi, tu n’as jamais oublié les gens qui
t’aimaient. Tu n’as jamais fait passer tes besoins avant
ceux des autres.
— Je crois que c’est exactement ce que je suis en
train de faire, pourtant. Oh, Gran, j’ai si peur, ajouta-t-elle
d’une voix brisée. J’ai peur de mourir et de laisser mon
petit garçon tout seul.
Posant ses aiguilles, Maggie écarta les bras pour
qu’elle vienne s’y blottir. Elle laissa ses larmes couler
sans retenue, pleurant sur son enfance perdue, sur Sean,
sur ses parents incapables de l’aimer, mais surtout sur
son bébé et son incommensurable angoisse de ne pas
être là pour l’élever.
Maggie lui caressait les cheveux en murmurant des
paroles réconfortantes.
— Ne t’inquiète pas. S’il arrivait quelque chose, ce
petit ne serait pas tout seul. Je vais essayer d’être là le
plus longtemps possible. Et puis, il y a Sigi…
— Je sais, mais Sigi et Kenneth vont avoir leurs
propres enfants et j’ai peur que Seamus soit relégué au
second plan.
— Il y a aussi les parents de Sean. Ils sont adorables
et je suis sûre qu’ils sauront s’occuper de lui.
— Je ne sais pas… Je ne sais même pas ce que
Sean leur a dit.
Elle essuya ses larmes puis se moucha bruyamment.
— De toute façon, je ne lui ai pas encore dit que je
risquais de disparaître.
— Il faut lui parler, Ellen, il a le droit de savoir. J’ai du
mal à imaginer qu’il soit en Afrique alors que sa place
est à tes côtés.
Quand le bébé donna soudain un coup de pied, Ellen
posa les mains sur son ventre et appuya ses pieds sur le
poêle pour se détendre.
— Il fait déjà du vélo comme son père…, dit-elle en
souriant.
— Tes chevilles sont un peu gonflées, non ?
commenta Maggie en scrutant ses jambes.
Gran avait raison. Ses chevilles étaient enflées, et pas
seulement parce qu’elle était enceinte. Et puis il y avait
sa toux. Deux symptômes qu’elle ne pouvait plus
ignorer… La terreur lui coupa le souffle. La chance était-
elle en train de tourner ?

***
Sean s’effondra sur son lit et tenta en vain de se
détendre. Il faisait trop chaud pour trouver le sommeil, la
nuit, et, surtout, l’image d’Ellen tournait en boucle dans
son esprit. L’idée qu’elle soit enceinte de lui l’obsédait.
En fait, il ne cessait de penser à elle depuis le jour où
elle était revenue à Inverness.
Il allait devenir père.
Il aurait dû rester là-bas avec elle.
— Une lettre pour vous, docteur Jamieson, dit un aide-
soignant en lui tendant une enveloppe.
C’était la première lettre qu’il recevait. Il avait écrit à
Maggie, mais les postes étant notoirement lentes et
imprévisibles il ignorait si elle avait reçu son courrier.
Il ne reconnut pas l’écriture et, dans l’espoir que ce
soit celle d’Ellen, il déchira promptement l’enveloppe.
Mais ses espoirs furent déçus : la lettre était signée de
Maggie. Alors qu’il la parcourait rapidement, sa gorge
se nouait douloureusement.
Ellen était malade. Elle était atteinte d’hypertension
artérielle pulmonaire et enceinte. Il n’en crut pas ses yeux
et dut relire plusieurs fois les mots de Maggie.
Il prit une grande inspiration et s’efforça de réfléchir
calmement. Il fallait qu’il rentre, et le plus rapidement
possible. Avant qu’il soit trop tard.
Mais n’était-il pas déjà trop tard ?
12.
Ellen et Maggie finissaient de mettre de l’ordre dans la
cuisine avant d’aller se coucher, lorsqu’on frappa à la
porte. Elles échangèrent un regard interrogateur. Il était
plus de 11 heures et elles n’attendaient personne.
Le Dr Cassidy avait autorisé la jeune femme à rentrer
chez elle après quelques jours d’observation. Il lui avait
prescrit du sildénafil pour dilater les vaisseaux de ses
poumons et des piqûres d’héparine pour prévenir une
thrombose. Maintenant qu’elle se sentait mieux, elle
n’avait rien d’autre à faire que d’attendre puisque le
médecin lui avait donné un congé jusqu’à la fin de sa
grossesse.
Elle alla ouvrir la porte et écarquilla les yeux en voyant
Sean dans l’embrasure, tandis que son cœur se mit à
battre comme si elle venait de courir.
— Sean ! Que fais-tu là ? Je te croyais en Afrique
jusqu’au mois prochain…
— Fais-le donc entrer ! s’exclama Gran dans son dos.
Elle s’écarta pour le laisser passer puis referma la
porte derrière lui.
— Alors, comment vas-tu ? demanda Maggie.
— Cela pourrait aller mieux, répondit-il d’un ton grave.
Je suis venu parler à Ellen.
— Faites donc, mes enfants. J’allais justement me
coucher. A demain !
Ellen regarda Gran quitter précipitamment la pièce et
commença à se demander ce qui se tramait.
Nerveuse, elle s’approcha du poêle et remua les
braises jusqu’à ce qu’elle soit sûre de pouvoir articuler.
— Pourquoi es-tu là, Sean ? demanda-t-elle alors.
— Je ne pouvais pas faire autrement. Je m’en voulais
de t’avoir laissée ici toute seule.
— Tu t’étais engagé en Afrique. Tu étais certainement
plus utile là-bas qu’ici.
Il traversa la pièce et lui prit les mains.
— Comment vas-tu, Ellen ?
Puis ses yeux se posèrent sur son ventre arrondi.
— Et le bébé ?
En lisant la peur dans le regard de Sean, elle n’eut
plus aucun doute : Gran avait fait des révélations à Sean.
— Nous allons bien tous les deux. Assieds-toi, si tu
veux, répondit-elle en lui retirant ses mains pour qu’il ne
perçoive pas leur tremblement.
— Ellen, tu aurais dû me dire la vérité. C’était toi, la
patiente enceinte atteinte d’hypertension pulmonaire du
Dr Cassidy ?
Elle ne lui avait jamais vu un regard aussi noir.
— Crois-tu que je serais parti si j’avais su la vérité ?
Bon sang, Ellen, c’est une maladie dont on peut mourir !
Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? As-tu seulement la
moindre idée de ce que tu es en train de faire ?
— Je sais parfaitement que cette maladie peut être
mortelle et que la grossesse ne fait qu’augmenter ce
risque.
— Ta seule chance de t’en sortir est de l’interrompre.
La date est dépassée, mais je peux demander à un de
mes collègues…
— Sean, je n’ai aucune intention de mettre un terme à
cette grossesse, le coupa-t-elle.
— Ellen, explique-moi pourquoi tu risques ta vie pour
quelque chose que tu n’as même pas souhaité… Si tu
veux un enfant, tu peux toujours adopter, non ?
— Je ne sais pas pourquoi, Sean, mais maintenant
que je suis enceinte, c’est ce bébé que je veux. Je ferai
tout pour le garder.
— Même si tu survis à la grossesse, tu sais que tu
peux tomber malade à n’importe quel moment. Que
deviendra ton bébé si tu meurs ? Y as-tu songé ?
— Je ne veux pas y penser maintenant. Mais si nous
inscrivons ton nom sur la déclaration de naissance, c’est
à toi que reviendra l’autorité parentale.
Sean soupira d’un air découragé.
— Cette histoire est insensée, Ellen. Si tu crois que je
vais te regarder mourir comme ma sœur est morte, tu te
trompes lourdement.
Puis il la fixa droit dans les yeux.
— Je t’en supplie, Ellen, va voir le Dr Cassidy et mets
un terme à cette grossesse.
Elle n’avait pas l’intention de mourir ni de laisser son
enfant grandir sans elle. Etait-ce de l’égoïsme ? Peut-
être. Mais elle se conduisait instinctivement, selon ce
que lui dictait son cœur. Rien d’autre dans sa vie ne
pouvait la guider.
— Je suis désolée, Sean.
Il se leva sans cesser de la dévisager.
— Dans ce cas, ne compte pas sur moi pour faire
partie du projet.
Elle se sentit blêmir. Quoi qu’elle en dise, elle
souhaitait plus que tout que Sean se trouve à ses côtés
dans cette incroyable aventure.
— C’est à toi de voir, Sean, dit-elle aussi calmement
que possible, en se levant pour empiler les tasses et les
assiettes sales sur la table.
C’est alors qu’elle sentit le bébé donner des petits
coups de pied ou de poing dans son ventre en un point
extrêmement précis.
— Que se passe-t-il, Ellen ? demanda Sean d’un air
inquiet.
Elle lui prit la main et la posa sur la petite boule qui se
déplaçait à la surface de son ventre. Il écarquilla les
yeux.
— C’est notre enfant, Sean. Notre fils… Un petit
garçon en pleine forme qui donne des coups de pied à
ses parents. Me comprends-tu quand je dis que pour
rien au monde je ne mettrai un terme à cette
grossesse ?
Sean la dévisagea pendant un moment qui lui parut
interminable. Puis, sans un mot, il se dirigea vers la
porte qu’il ouvrit avant de sortir.
13.
Sean avait enfourché son V.T.T. et il grimpait, depuis
près d’une heure, la pente de cette satanée montagne. Il
était en nage et les muscles de ses cuisses
commençaient à se tétaniser, mais rien ne pouvait
l’arrêter dans son ascension.
Comment Ellen avait-elle pu lui faire une chose
pareille ? Comment pouvait-elle même se mettre en
danger avec son bébé, alors qu’elle était pleinement
consciente de la gravité de la situation et des risques
énormes qu’elle faisait courir à chacun ? Bon sang,
pourquoi avait-il passé la nuit avec elle ?
Ses poumons le brûlaient maintenant, mais il
continuait à pédaler. Il était plus facile d’ignorer la
douleur physique que la souffrance morale qui l’assaillait
depuis qu’il était rentré d’Afrique.
Devait-il retourner la voir et tenter de lui parler, de la
raisonner ?
C’était peine perdue. Il l’avait compris lorsqu’il avait
senti ce petit être bouger dans le ventre d’Ellen. Leur fils.
Son fils.
Il s’arrêta et posa le pied à terre. Où allait-il ainsi ? Il ne
trouverait jamais d’endroit suffisamment éloigné pour
oublier définitivement Ellen et le bébé. Il l’avait laissée
après avoir appris la grossesse, et à présent il menaçait
de la laisser se débrouiller seule avec son enfant. Quel
genre d’homme était-il devenu ?
Submergé par la honte, il fit demi-tour et se mit à
dévaler la pente. Il ne pouvait pas lui laisser croire un
instant de plus qu’il ne serait pas auprès d’elle pour vivre
la fin de la grossesse et tout ce qui les attendait par la
suite.

***
Ellen entendit des bruits de pas puis, après un coup
bref, la porte s’ouvrit. Sean était sur le seuil, arborant un
étrange sourire. Il se débarrassa de son V.T.T. qu’il
portait sur l’épaule et le posa contre le mur avant
d’entrer.
— Ellen, voudras-tu me pardonner une fois de plus ?
Toutes ces nouvelles en si peu de temps… J’étais
bouleversé. A la mort de ma sœur, je m’étais juré que je
ferais tout pour éviter qu’une autre femme vive la même
chose, mais je me rends compte que c’est impossible. Il
y a des choses sur lesquelles je n’ai aucun pouvoir. Tout
ce que je veux, à présent, c’est être là, à tes côtés, Ellen.
Je ne vous laisserai plus jamais, ni toi ni lui, dit-il en
désignant du regard son ventre arrondi. J’ai bien réfléchi,
Ellen. Je veux t’épouser et être là pour veiller sur le bébé.
Ces mots lui firent l’effet d’un coup de poing. Elle tenta
de recouvrer son calme et son souffle.
— Ne mélangeons pas tout, Sean. Tout d’abord,
sache que je ne te demande rien. Je ne suis pas comme
tous les alpinistes imprudents que tu dois aller sauver
lorsqu’ils sont coincés en montagne. Je suis
parfaitement consciente des décisions que j’ai prises et
les assumerai jusqu’au bout. Ensuite, je n’ai pas besoin
que tu m’épouses en urgence comme une demoiselle
qui aurait fauté. Je ne suis pas contre le mariage, à
condition que ce soit un mariage d’amour et que tu sois
venu me dire que tu m’aimais…
Elle leva un sourcil et patienta un instant avant de
poursuivre.
— Non ? C’est bien ce que je pensais. Quant à
l’enfant, si je ne peux plus m’en occuper, c’est Gran et
mon amie Sigi qui prendront le relais. Je veux que mon
bébé soit aimé et je n’ai pas envie qu’il soit élevé par un
père qui n’est même pas sûr de le vouloir.
— Ne dis pas cela, Ellen. La situation n’est pas facile
pour moi non plus. Tu m’as mis devant le fait accompli,
et tu dois me laisser le temps d’assimiler et d’accepter.
Je ne doute pas que Gran et Sigi sauront l’aimer, mais
ce n’est certainement pas elles qui joueront avec lui au
foot ou qui lui apprendront la montagne et le V.T.T.
— Elever un enfant ne se résume pas à jouer avec lui.
Il faut faire des concessions en permanence, se réveiller
au milieu de la nuit, changer des couches, moucher le
nez qui coule… Te sens-tu capable, Sean, de faire tout
cela, et le reste, avec amour ?
— Je suis conscient de ce que signifie élever un
enfant et c’est pourquoi je ne me sentais pas prêt. Mais,
maintenant, je suis père et j’ai envie d’être là pour lui. Je
t’en prie, Ellen, marions-nous.
Elle était déchirée et des pensées contradictoires se
bousculaient dans son esprit. Il ne fallait pas que Sean
l’épouse pour de mauvaises raisons.
— Je pourrai signer tous les papiers nécessaires pour
que la garde de l’enfant te revienne s’il m’arrivait quelque
chose.
— Ellen, s’il t’arrive quelque chose, il se peut que tu ne
sois pas en mesure de signer quoi que ce soit.
Rappelle-toi ce qui est arrivé à Moira.
Elle le supplia du regard.
— Laisse-moi un peu de temps, Sean. Il faut que je
réfléchisse.
— Pas trop longtemps, Ellen… Je reviendrai demain,
après-demain, et tous les jours qui suivront, jusqu’à ce
que tu me donnes la réponse que j’attends dont nous
savons tous les deux que c’est la bonne.

***
Après deux nuits sans sommeil et une longue
discussion avec Gran, Ellen se rendit dans la maison de
gardiens pour donner sa réponse à Sean : elle acceptait
sa proposition.
— Mais à une condition, précisa-t-elle. Que nous
soyons libres de défaire ce mariage à n’importe quel
moment.
— Cela ne viendra pas de moi, répliqua Sean en
souriant.
Elle savait que la décision ne viendrait pas d’elle non
plus, mais elle ne voulait pas que Sean se sente obligé
de rester avec elle s’il tombait amoureux d’une autre
femme.
— Alors, d’accord. Quand ?
— Le plus tôt sera le mieux, dit-il doucement.
Même si cette idée était douloureuse, elle savait qu’il
avait raison. La maladie était une épée de Damoclès qui
pouvait la tuer à n’importe quel moment.
— Il y a un délai de deux semaines à respecter.
Pourrions-nous nous marier avec seulement Gran et ton
témoin ? Nous n’avons pas besoin que le monde entier
soit au courant de ce qui se passe.
— J’ai du mal à imaginer que ma famille n’assiste pas
à notre mariage… Mais je peux leur dire que nous avons
décidé de nous marier dans la plus stricte intimité parce
que tes parents ne pouvaient pas être là. Ils devraient
comprendre…
Elle savait que les parents et les sœurs de Sean
feraient n’importe quoi pour l’aider s’ils apprenaient la
vérité. Mais elle ne voulait pas que les gens se mettent à
avoir pitié d’elle.
— Autre chose, Sean : serait-il possible de ne les
informer que lorsque le bébé sera né ? De leur dire que
nous nous sommes mariés, mais sans leur parler de ma
maladie ?
Lui caressant brièvement la joue, Sean jeta un coup
d’œil circulaire dans la pièce.
— Il va nous falloir trouver une maison plus grande,
tant que je n’aurai pas fini les travaux.
— Gran a proposé de nous accueillir chez elle. Elle a
même dit qu’elle pourrait vivre dans la maison de
gardiens, si nous avions besoin d’intimité. Mais je pense
que ce ne sera pas nécessaire. Je garderai ma
chambre et tu prendras l’autre, ajouta-t-elle en le
regardant dans les yeux.
Il fallait qu’il comprenne qu’il ne serait plus question de
sexe entre eux.
— Tout ce que tu voudras, répondit-il simplement.
14.
Le mariage à la mairie d’Inverness ne se déroula pas
selon l’idée qu’Ellen s’était faite de ce moment. Elle avait
eu beau acheter une nouvelle robe, elle avait davantage
l’impression d’être une baleine plutôt qu’une mariée
resplendissante lors du plus beau jour de sa vie.
Sean, en revanche, était magnifique, en costume gris
et chemise blanche associée à une cravate mauve.
La cérémonie avait été aussi rapide que simple puis
ils étaient allés fêter l’événement dans le meilleur
restaurant de la ville. Ensuite, Maggie avait insisté pour
aller passer la nuit chez une de ses amies.
Comment cette première soirée, en tête à tête, allait-
elle se dérouler ? se demandait Ellen.
Elle monta se changer tandis que Sean allumait un feu
dans le poêle. Lorsqu’elle redescendit, il avait ouvert une
bouteille de champagne.
— Je sais que tu ne bois pas, mais j’avais envie d’un
geste symbolique.
Il lui tendit une coupe et leva la sienne.
— A ma magnifique épouse.
— Je t’en prie, Sean. Tu n’as pas besoin de faire
semblant lorsque nous sommes seuls tous les deux.
Sa poitrine lui faisait mal au point qu’elle avait du mal
à respirer. Toute sa vie, elle avait rêvé de se marier avec
Sean et, pourtant, ce soir, elle était triste. Triste que ce
mariage ne soit pas un mariage d’amour, une décision
folle et passionnée, une volonté d’être ensemble parce
qu’il était inenvisageable qu’il en soit autrement.
S’efforçant de sourire, elle fit tinter sa coupe contre
celle de Sean. Il fallait de toute façon qu’ils trouvent une
façon de vivre ensemble, maintenant que leur destin était
scellé par l’existence de cet enfant.
Elle reposa sa coupe sur la table.
— Je vais me coucher, Sean. Je suis épuisée. La
journée a été longue.
— Tu es sûre que tu vas bien ? demanda-t-il avec une
lueur d’inquiétude dans le regard.
— Je t’en prie, Sean, je ne supporterai pas que tu me
traites comme une malade. C’est déjà suffisamment
difficile comme ça. Si nous devons partager notre vie
quotidienne pendant les mois à venir, je propose que
l’on oublie que je suis malade, que je peux mourir, et que
tu me laisses faire mes bilans médicaux toute seule.
Ainsi nous ne parlerons que des choses positives
concernant le bébé. Peux-tu faire cela pour moi ?
Sean ouvrit la bouche, mais se ravisa visiblement,
toute sa joie supplantée par la tristesse.
Quand il fit un pas vers elle, elle se raidit. S’il
s’approchait et la prenait dans ses bras, elle ne pourrait
pas résister. Elle lui dirait les sentiments qu’elle
éprouvait depuis toujours pour lui, son amour de
jeunesse, et que le simple fait de le revoir avait ranimé
ses sentiments, mais aussi sa peine de se savoir
condamnée alors qu’elle avait toujours rêvé de se marier
et de vivre avec lui.
La seule chose qu’elle pouvait encore faire était de
continuer à rédiger son journal et de prier pour que Sean
soit là pour protéger leur enfant, avec ou sans elle.
— Je vais en ville, dit-elle. Si je veux faire mes
emplettes pour Noël, c’est maintenant. Par contre, je
pense que c’est à toi qu’il reviendra de préparer le dîner
du réveillon.
Sean lui sourit.
— Donne-moi la liste et j’y vais…
Quatre mois s’étaient écoulés depuis leur mariage.
Maggie, Ellen et lui formaient un curieux trio, songeait
Sean. Ils allaient parfois se promener, le week-end, ou
dîner au restaurant. Le soir, Maggie se retirait pour
regarder la télévision, Ellen lisait ou écrivait dans le petit
cahier dont elle ne se séparait jamais. Quant à lui, il
rédigeait des articles pour le British Medical Journal,
réparait son vélo ou allait travailler sur le chantier de sa
maison. A cette allure, elle serait habitable d’ici à une
petite année.
Il sentait Ellen plus détendue. Il ne pouvait s’empêcher
de se demander combien de temps ils auraient
l’occasion de vivre ensemble, même si, à sa demande, il
n’évoquait jamais leur avenir.
— Je vais y aller moi-même, répondit-elle. Je suis
tellement contente de passer ce premier Noël avec mon
bébé.
Elle n’ajouta pas que ce serait peut-être le seul, mais
le voile de tristesse qu’il décela dans son regard fut
révélateur. Elle poursuivit, continuant, tout comme lui, à
faire comme si de rien n’était.
— Je n’ai jamais fêté Noël avec mes parents… Ils
disaient que c’était une fête commerciale. Mais moi, je
rêvais d’un réveillon en famille, de guirlandes, de
cadeaux.
Comme souvent lorsque Ellen évoquait ses parents, il
sentit la colère monter en lui.
— Nous le fêterons ensemble, dit-il sur un ton des plus
convaincus. Et pas seulement cette année !
Elle lui adressa un sourire las puis attrapa son
manteau et son sac.
— Je vais voir si Gran a besoin de quelque chose.
Lorsqu’il se retrouva seul, il se mit à arpenter la pièce
en long et en large.
Les derniers mois avaient été une forme de torture.
Comme promis, il n’avait évoqué ni la maladie ni l’avenir.
Ils avaient parlé de leurs enfances, de leurs familles, de
son séjour au Malawi, de leurs patientes respectives.
Sean s’efforçait de garder une certaine distance vis-à-
vis d’Ellen, mais il se rendait compte qu’il était de plus
en plus difficile de ne pas s’impliquer. Il ne fallait surtout
pas qu’il tombe amoureux d’elle. Après ce qui était arrivé
à sa sœur, il ne pourrait pas assister à la mort d’une
autre femme qu’il aimait.
Son regard se posa sur le petit cahier d’Ellen, celui
dans lequel elle disait écrire pour le bébé au cas où il lui
arriverait quelque chose. Il le prit pour le ranger sur la
table de chevet, mais le cahier lui échappa et, en le
ramassant, il ne put s’empêcher de lire la page à
laquelle il s’était ouvert.
« Cher bébé,
» Tu n’es pour l’instant qu’une cellule qui se divise à
une allure folle et, pour beaucoup de gens, tu n’es pas
encore un bébé. Mais pour moi tu es déjà une petite fille
ou un petit garçon qui dépend de moi et que j’ai envie de
protéger. Je dois être honnête avec toi et te dire que j’ai
réfléchi à la possibilité de ne pas te garder dans mon
ventre. Mais cela n’a duré qu’un jour ou deux. Puis j’ai
commencé à penser que tu aurais peut-être les yeux de
ton père ou mes cheveux roux, et alors j’ai su. J’ai su que
tu vivrais, même si moi, je ne survivais pas.
» Si tu lis cette lettre, c’est que tu vas à l’école. Je me
demande si tu es premier de la classe, comme ton père
et moi l’avons été, ou si tu as des difficultés. Si c’est le
cas, sache que cela arrive à tout le monde. Même ton
père avait des problèmes pour écrire ses rédactions. Il
était trop impatient (c’est sa sœur qui me l’a dit). C’est
vrai qu’il est toujours très actif. Il t’emmènera surement
faire du V.T.T. N’oublie pas de mettre un casque. »
Le cœur serré, Sean s’assit pour poursuivre sa
lecture.
« Cher bébé,
» Tu as déjà bien grossi car je n’arrive plus à fermer
mon jean. Ton papa est parti au Malawi, où il aide des
femmes à avoir des enfants dans de bonnes conditions.
C’est un homme bon, même s’il ne le sait pas.
» Parfois, les adultes disent des choses en pensant
bien faire. Ma mère (ta grand-mère) était en colère que
je n’étudie pas la médecine. Comme j’étais intelligente,
elle pensait qu’il valait mieux que je sois médecin que
sage-femme. Mais j’ai écouté mon cœur et je ne le
regrette pas un instant. Ecoute toujours ton cœur, mon
enfant chéri, et fais ce qui te rend heureux. Je me fiche
de savoir si tu es une fille ou un garçon, tout ce qui
compte pour moi est que tu sois heureux (se). Même si
l’idée que je ne puisse être auprès de toi pour te voir
grandir m’attriste, je me réjouis de ton existence et de ta
naissance toute proche. Quand je regarde la mer ou les
oiseaux dans les arbres, tout me paraît encore plus beau
maintenant que je sais que tu es là. »
Sean cligna des yeux. Il avait conscience de violer
l’intimité d’Ellen, mais il ne pouvait plus s’arrêter. Il
feuilleta le cahier et parcourut des pages où elle décrivait
leur rencontre et son adoration pour lui.
« J’adore la famille de ton papa. Ma mère est un
grand médecin, mais elle n’a jamais vraiment aimé être
mère. J’ai grandi seule, souvent sans elle. Par chance,
j’ai passé beaucoup de temps chez Gran et dans la
famille de ton papa qui habitait dans la maison voisine.
Là, tout était douillet et chaleureux. Tous étaient toujours
joyeux et gentils avec moi, comme si je faisais partie de
la famille. Je sais qu’ils t’aimeront et seront toujours là
pour toi.
» Il faut que je te dise que l’une des sœurs de ton papa
est morte quand elle a accouché. C’est rare, mais cela
lui est arrivé — et m’arrivera peut-être, à moi aussi.
» Ton papa est rentré du Malawi aujourd’hui. Je l’aime
tellement ! En fait, je crois que je l’ai toujours aimé. »
Le choc fut tellement grand que Sean en laissa
échapper le cahier. Elle l’aimait. Mais comment ?
Comme un ami ? Comme un amoureux ? Ecrivait-elle
cela juste pour rassurer l’enfant ? Il fallait qu’il sache.

***
« Cher bébé,
» Ton papa et moi nous sommes mariés aujourd’hui.
Malheureusement, nos familles n’ont pas pu être là, à
l’exception de Gran, que tu auras la chance de connaître
bientôt.
» Quand j’ai vu ton papa (c’était la première fois que je
le voyais aussi nerveux), mon cœur a failli exploser
tellement je l’ai trouvé beau. C’est aussi quelqu’un de
courageux. Il y a deux jours, il est allé sauver une
personne en montagne.
» Je sais maintenant que tu es un garçon. Je l’ai vu sur
l’échographie où ton petit cœur battait très vite. Je t’aime
plus que tout. Je suis si heureuse. »
Sean leva les yeux, abasourdi par toutes ces
révélations.
Ellen ne parlait pas, gardait tout pour elle, mais elle
avait tant à dire ! Il aurait dû la laisser parler et l’écouter
au lieu de passer son temps à lui répéter qu’elle était en
danger.
Il se leva et se remit à marcher. Que donnerait-il pour
la serrer dans ses bras et lui dire que tout irait bien ?
Mais il se sentait impuissant. Il l’aimait, mais ne pouvait
rien faire.
Il l’aimait.
Les mots le frappèrent telle une évidence. Il avait beau
maintenir une certaine distance et ne pas vouloir
s’engager, il l’aimait. C’était avec elle qu’il avait envie de
vivre, de parler, de faire l’amour. C’était elle qu’il aimait
et qu’il aimerait toujours.
Il se rassit et reprit le cahier. La page était datée de la
veille.
« Cher bébé,
» Tu devrais naître avant Noël. Tu seras le plus beau
cadeau que j’aie jamais eu.
» Je ne sais pas si je serai là, mais j’ai fait promettre
aux médecins qu’ils te sauveront en priorité. Ton père a
détesté que je le lui dise car son visage s’est fermé
(j’espère que tu n’auras pas l’occasion de voir cette tête-
là trop souvent !) et il a essayé — en vain — de me
convaincre. Je n’ai pas envie de mourir, loin de là, mais
ce qui m’importe le plus est que tu sois en bonne santé.
Ce doit être un sentiment que beaucoup de mamans
partagent. Les papas ont peut-être une vision différente
parce qu’ils ne portent pas les bébés dans leur ventre.
Cela dit, sois sûr que ton papa t’aimera et te protègera,
comme il me protégeait lorsque j’étais petite.
» Pour en revenir à Noël, je nous imagine déjà tous les
trois dans notre maison. Si je ne suis pas là, ce Noël ou
les suivants, demande à ton papa d’aller chercher un
sapin énorme qu’il faudra décorer avec des tas de
guirlandes et des boules scintillantes. Il faudra aller
acheter une dinde (je vais demander à Gran qu’elle
apprenne à ton papa à la cuisiner).
» J’espère que vous vous amuserez bien. En tout cas,
profite bien de Noël, comme des autres fêtes et des
moments où il t’arrivera de belles choses. Si je n’avais
qu’un message à te transmettre, ce serait celui-ci : sois
heureux. »
Sean demeura immobile, assis sur sa chaise,
méditant ce qu’il venait de lire.
Il avait passé tellement de temps à se protéger lui-
même qu’il ne s’était même pas demandé ce qu’Ellen
pouvait ressentir durant toute cette période. Elle, de son
côté, lui avait soigneusement dissimulé ses états d’âme.
Mais, dans ce cahier, elle ouvrait grand son cœur et il
prenait conscience qu’elle était une personne bien plus
belle et bien plus courageuse que lui.
Mais elle pouvait mourir d’un instant à l’autre.
Il fallait qu’il la voie, qu’il lui parle, qu’il lui confie ce qu’il
avait sur le cœur. Tout de suite.
15.
Ellen revint de ses courses en ville, les yeux brillants et
le visage détendu.
— Ellen, veux-tu t’asseoir un instant dans le salon ? Il
faut que je te parle, dit-il en tendant les bras pour la
décharger de ses paquets.
Elle s’écarta, cachant ses sacs dans son dos.
— Non, laisse, je n’ai pas confiance… Je n’ai pas
envie que tu fouilles et que tu voies ce que j’ai acheté. Je
vais ranger tout ça dans ma chambre et je reviens.
Elle avait raison de ne pas avoir confiance en lui. Que
dirait-elle si elle savait qu’il avait lu son journal !
Lorsqu’elle redescendit, ils optèrent pour une
promenade au bord du lac. C’était l’une des destinations
préférées d’Ellen par tous les temps.
Ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils avaient
coutume d’appeler leur banc et s’assirent.
— J’adore cet endroit, dit-elle. Promets-moi que tu y
amèneras notre fils…
— Oui, et tu viendras avec nous, la coupa-t-il.
C’était la première fois qu’elle évoquait l’avenir et il
n’imaginait pas qu’il ne serait pas commun.
— Il sera bientôt là, reprit-elle. Nous nous sommes
plutôt bien débrouillés jusqu’à présent. Et tant que je me
porte bien je veux que cela continue.
— Tu n’as pas peur, Ellen ? demanda-t-il.
— Bien sûr que si. Mais je ne veux pas me laisser
dominer par elle.
— Comment peux-tu dire que tu m’aimes, alors que tu
envisages de me quitter ?
Les mots étaient sortis tout seuls et il s’en mordait les
doigts.
— Je ne me souviens pas t’avoir jamais dit que je
t’aimais, Sean.
— Mais c’est pourtant la vérité, non ?
Elle le regarda du coin de l’œil. Puis elle ouvrit la
bouche, l’air incrédule.
— Ne me dis pas que… Sean ? Tu as lu mon journal ?
Oh non, Sean, comment as-tu pu faire une chose
pareille ? Moi qui avais confiance en toi !
— Je suis désolé. Je n’en avais pas l’intention, mais il
est tombé sous mes yeux et j’ai commencé à lire, sans
pouvoir m’arrêter. Au début, je pensais que tu écrivais au
bébé, pas que tu parlais de moi.
— Quel égoïste ! Tu es aussi peu fiable
qu’inconséquent, Sean. Comment as-tu osé ? s’écria-t-
elle en se levant, les joues rouges de colère. Je rentre
chez Gran. Et ne t’avise pas de me suivre, ou je ne
réponds de rien.
Avant qu’il ait pu formuler une quelconque protestation,
elle se mit à marcher d’un pas furieux en direction de la
maison.
Elle avait raison. Il avait agi de façon inconséquente et
elle avait raison de ne plus vouloir lui faire confiance.
Comment, maintenant, allait-il pouvoir lui faire
comprendre qu’il l’aimait ?
Au bout d’un moment, il se leva et prit à son tour le
chemin de la maison. Maggie était dans la cuisine,
affairée devant ses fourneaux. Ellen n’était pas là, mais il
nota qu’elle avait pris soin de ramasser son cahier.
— Vous attendez une armée entière ? demanda-t-il en
jetant un coup d’œil sur le plan de travail.
— J’aime bien cuisiner quand j’ai des soucis. Cela me
détend.
Lorsqu’elle se retourna, il s’aperçut qu’elle avait
pleuré.
— Cela dit, j’ai beau cuisiner en ce moment, cela ne
fait pas disparaître mes soucis pour autant. Oh, Sean !
J’ai tellement peur. J’ai peur pour Ellen, pour le bébé,
pour vous tous.
La gorge nouée, il passa un bras autour des épaules
de la vieille dame.
— Moi aussi, j’ai peur, Maggie. Mais tout s’est bien
passé jusqu’ici. Et je trouve même Ellen plus sereine,
depuis quelque temps.
Du moins l’était-elle jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’il
avait trahi sa confiance…
— Tu l’aimes, n’est-ce pas ?
— Je l’aime plus que tout. Mais il faut que je la
persuade que…
— Je sais, le coupa-t-elle, le sourire aux lèvres. C’est
à toi de faire ce qu’il faut.
— Justement, j’ai une idée.
Puis il lui dévoila ce qu’il avait en tête.

***
— Nous procéderons à la césarienne après-demain.
Je suis très heureux que la grossesse se soit prolongée
jusque-là. Mais maintenant que le bébé est capable de
respirer de façon autonome je pense qu’attendre
davantage vous ferait courir des risques inutiles.
Sean et Ellen étaient assis dans le bureau du
Dr Cassidy. C’était inhabituel pour Sean de se retrouver
de ce côté-ci du bureau.
— Comme vous le savez, Ellen, vous ne serez pas
totalement hors de danger pendant les deux semaines
qui suivront la naissance du bébé, c’est pourquoi nous
préférons vous garder à l’hôpital tous les deux. Mais si
tout se déroule comme prévu, vous pourrez être chez
vous pour Noël.
— Je n’arrive pas à croire que je tiendrai mon bébé
dans mes bras dans quelques jours, dit Ellen, les yeux
brillants d’émotion.
— Par mesure de précaution, le bébé sera gardé en
soins intensifs.
— Je sais. Je connais l’équipe soignante en laquelle
j’ai une totale confiance.
Elle se tourna vers Sean et lui adressa son premier
sourire depuis leur promenade au bord du lac.
— Tout comme j’ai une totale confiance dans les
qualités de père de Sean, ajouta-t-elle.
De retour à la maison, Ellen prit place dans un fauteuil
tandis que Sean préparait le repas. La neige avait
commencé à tomber et il espérait que personne ne
l’appellerait en montagne au cours de la nuit. Il avait
informé l’équipe de secouristes qu’il ne serait pas
disponible pendant quelques semaines, à partir du
mercredi, date prévue pour l’accouchement.
— Je monte, dit soudain Ellen en se levant. Je vais
vérifier qu’il ne manque rien dans sa chambre.
— Ellen, sa chambre est tellement pleine qu’il n’y
aurait même plus la place d’y ranger un cube
supplémentaire ! dit-il en souriant. Mais monte quand
même. Je finis de préparer le dîner.
Il savait qu’elle aimait passer du temps dans la
chambre du bébé, assise sur le rocking-chair, imaginant
sans doute le moment qu’elle passerait avec lui dans
ses bras. Mais après avoir enfourné son plat, s’étonnant
de ne pas la voir redescendre, il alla la rejoindre.
— C’est bientôt prêt, annonça-t-il en entrant.
— Tout ce que je souhaite, c’est que mon enfant soit
heureux, dit Ellen en balayant la pièce du regard.
Il s’accroupit face à elle et la scruta.
— Quand vas-tu mettre tes parents au courant ?
demanda-t-il doucement.
— Je les appellerai quand je serai sûre que le bébé va
bien. J’aimerais qu’ils viennent le voir, dit-elle d’une voix
mélancolique. Même si ma mère ne s’est jamais
montrée très maternelle à mon égard, elle reste ma
mère.
— Je l’appellerai quand il sera né, si tu veux.
En fait, il avait déjà parlé à Mme Nicholson et la
conversation avait été plutôt tendue. Il avait toujours du
mal à accepter la façon dont elle se comportait avec sa
fille.
— Je t’assure que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour que notre enfant soit épanoui, ajouta-t-il.
— Je sais, Sean.
— Et je voulais aussi te dire que je t’aime, Ellen.
Crois-moi, je vais passer le reste de ma vie à te prouver
à quel point je tiens à toi.
Elle lui caressa doucement la joue.
— Chut, Sean… Savoir que tu aimeras notre bébé me
suffit.

***
L’anesthésiste avait déjà fait une péridurale à Ellen,
qui était pâle, mais dont les yeux brillaient d’excitation.
Puis le Dr Cassidy prit un scalpel et fit un petit signe de
tête à Sean.
Il était d’une nervosité inhabituelle. Bien qu’ayant
revêtu une blouse et un masque, il se trouvait à présent
du côté de ces pères anxieux qui trépignent dans
l’angoisse, en attendant que leur femme ait donné vie à
leur enfant. Le Dr Cassidy l’avait d’ailleurs prévenu : pas
question qu’il intervienne, sans quoi il le ferait renvoyer
du bloc, indépendamment des bonnes relations qu’ils
entretenaient par ailleurs dans leur vie professionnelle.
La naissance par césarienne se passa sans
encombre. Sean connaissait la procédure par cœur,
mais cette fois il s’agissait de la naissance et de
l’accompagnement de son bébé, et il n’avait plus la
même assurance.
Avant qu’on emmène le nouveau-né dans le service
des soins intensifs, on autorisa Ellen à le prendre un
instant dans ses bras. En voyant cette minuscule tête
dépassant du drap chaud dans lequel on l’avait
enveloppé, Sean sentit son cœur se serrer. Jusque-là, le
bébé n’avait été qu’une idée. A présent, c’était un être
de chair, dans les bras de la femme qu’il aimait.
— Bonjour, Seamus, murmura-t-elle. Bienvenue sur
terre. Regarde, papa est là.
Le sourire radieux qu’elle lui adressa le fit chavirer et il
décida que rien ni personne ne lui enlèverait cette
femme.
16.
Sean jeta un coup d’œil dans la pièce. Il avait déposé
les cadeaux sous le sapin qui croulait sous les
guirlandes, une bûche flambait dans le poêle et des
effluves délicieux parvenaient de la cuisine. Il fallait que
tout soit parfait car, d’ici à vingt minutes, il irait chercher
Ellen et Seamus à la maternité. Dehors, la neige
continuait de tomber, mais la température restait
suffisamment clémente pour qu’elle ne se transforme
pas en glace.
Il espérait n’avoir rien oublié.
Les deux semaines qui venaient de s’écouler avaient
été les plus angoissantes de sa vie. Dans la journée, dès
qu’il avait une minute de libre, il allait voir Ellen et
Seamus, impatient de faire connaissance avec son fils.
Mais, lorsqu’il revenait seul, le soir, à la maison, il
tremblait toute la nuit, aux aguets, priant pour que le
téléphone ne sonne pas pour lui annoncer une mauvaise
nouvelle.
Mais, cette fois encore, la chance était de leur côté.
Lorsqu’il arriva à l’hôpital, Ellen et Seamus étaient
habillés et l’attendaient au milieu d’une nuée
d’infirmières se pâmant devant le nouveau-né. Il
n’oublierait jamais la gentillesse et le professionnalisme
dont l’équipe avait fait preuve durant le séjour d’Ellen.
Une vague de fierté et d’émerveillement le submergea
à la vue de sa femme et de son enfant.
— Vous êtes prêts ? demanda-t-il.
— Et comment ! J’ai été très bien traitée, ici, mais il
me tarde de voir Seamus à la maison, avec nous.

***
Quand elle descendit de la voiture, Ellen marqua une
pause, une main sur la poignée de la portière. Tous les
arbres du jardin étaient décorés de guirlandes
lumineuses et, sur la porte, une couronne avait été
accrochée. Un bonhomme de neige semblait leur
souhaiter la bienvenue, avec ses yeux de charbon, sa
carotte et son sourire en galets. Par ailleurs, n’était-ce
pas le chapeau de Maggie qu’il portait sur la tête ?
— C’est trop ? demanda Sean avec une pointe
d’inquiétude dans la voix.
— C’est parfait, répondit Ellen en souriant.
L’intérieur de la maison était encore plus merveilleux.
Comment Sean avait-il fait passer cet immense sapin
par la porte ? La rampe d’escalier était couverte de houx
et de petits lampions, et des dizaines de bougies
éclairaient le salon. La table était dressée pour deux
personnes et des chants de Noël emplissaient la pièce
de leurs notes joyeuses.
Combien d’heures avait-il passées pour que tout soit
aussi réussi ? C’était exactement ainsi qu’elle imaginait
Noël et, cette fois, elle s’apprêtait à le passer en famille,
avec son mari et son fils.
Et maintenant que Sean était officiellement le père de
l’enfant ils pourraient divorcer quand bon leur semblerait.
Il ne serait pas obligé de vivre avec une femme qu’il
n’aimait pas.
— Je monte préparer Seamus. Tu lui donnes le bain ?
— Comme tu veux, répondit Sean sans grande
conviction.
En fait, l’idée de donner le bain à son fils le terrorisait.
Aussi accepta-t-il avec plaisir la proposition d’Ellen qu’ils
s’occupent ensemble de cette étape. Puis il laissa Ellen
donner le sein au bébé avant de le coucher. Quand il se
retourna sur le seuil de la porte, sa gorge se serra à la
vue d’Ellen murmurant des mots doux à son bébé tout en
le contemplant.
Il referma doucement la porte et retourna mettre la
touche finale au dîner. Il se sentait nerveux. Que ferait-il si
elle refusait ? Il insisterait. Il savait qu’elle l’aimait. Il fallait
simplement qu’elle entende qu’il l’aimait, lui aussi.
— Voilà, il dort, dit Ellen en entrant dans la pièce.
Nous devrions avoir quelques heures de libre avant la
prochaine tétée.
S’approchant d’elle, Sean lui prit la main avant de
s’agenouiller devant elle.
— J’ai quelque chose d’important à te dire, Ellen…
Mon amour, je veux passer le restant de mes jours avec
toi. Je t’aime.
— Sean, tu n’as pas besoin de…
— Je ne fais pas semblant, Ellen. Je t’aime vraiment
plus que tout, crois-moi.
Soudain, l’idée qu’elle ne soit plus amoureuse de lui
lui traversa l’esprit et il sentit son cœur tambouriner très
fort.
— Je sais que je ne me suis pas toujours bien
comporté, et que je n’aurais jamais dû te laisser seule.
Mais j’étais furieux et je me sentais impuissant face à la
grossesse puis à ta maladie.
— Je ne t’en ai jamais voulu, Sean.
A la fois surpris et soulagé, il poursuivit.
— Dans ce cas, veux-tu que nous nous mariions pour
de vrai, entourés de nos familles et de nos amis ?
— Sean, ma maladie couve toujours. La greffe de
cœur et de poumons est techniquement impossible tant
les organes disponibles sont rares.
— Je sais, Ellen. Mais je n’imagine pas vivre sans toi.
— Dans ce cas, d’accord, conclut-elle en se jetant à
son cou.
Elle l’embrassa avec une fougue qui lui coupa le
souffle.
Quand elle alla s’asseoir, Sean consulta discrètement
sa montre : les invités allaient arriver d’un instant à
l’autre.
De fait, on sonna à la porte et il alla ouvrir, conscient
d’être suivi par le regard interrogateur d’Ellen.
Il reconnut immédiatement la mère d’Ellen et, en
décelant la lueur d’inquiétude au fond de son regard gris,
les reproches qu’il lui faisait intérieurement
s’évanouirent.
Alors qu’il la faisait entrer dans le hall, Ellen surgit de
la cuisine, poussée par la curiosité. En apercevant sa
mère, elle s’arrêta net, de toute évidence en proie à une
multitude d’émotions contradictoires parmi lesquelles,
heureusement, la joie. Puis elle avança vers elle et se
jeta dans ses bras, les larmes aux yeux.
— Va montrer le bébé à ta maman, suggéra Sean au
bout de quelques minutes.
Tandis que les deux femmes disparaissaient, Sean
accueillit en cachette ses parents, ses sœurs, Sigi et son
mari, ainsi que Maggie, qui eurent le plus grand mal à
rester silencieux en attendant qu’Ellen réapparaisse.
Le résultat fut à la hauteur de ses attentes.
Après moult embrassades et éclats de rire, ils
s’installèrent dans le salon et, une fois les coupes
remplies de champagne, Sean prit la parole.
— Merci infiniment d’être venus en ce réveillon de
Noël si particulier pour Ellen et pour moi. Ce qu’Ellen
ignore encore, c’est que vous n’êtes pas seulement
venus pour célébrer Noël…
Il se tourna vers elle.
— Ellen, je t’aime du fond du cœur. Acceptes-tu de
devenir ma femme devant tous ces gens que nous
aimons et de faire de moi l’homme le plus heureux du
monde ?
Ellen observa tous les gens qu’elle aimait qui se
trouvaient réunis, chez elle, en cette soirée de réveillon
qui signifiait tant de choses pour elle. Sean se serait-il
donné autant de mal s’il n’avait pas été amoureux
d’elle ?
Grâce à lui, elle avait, ce soir-là, tout ce qu’elle désirait
avoir dans la vie.
— Oui, mon amour, répondit-elle. Ce serait un honneur
pour moi.
Epilogue
« Cher bébé,
» Comme je l’ai promis à ta maman, je t’écris parce
qu’elle n’est pas en mesure de le faire elle-même.
» L’année qui vient de s’écouler a été l’année la plus
heureuse de ma vie. Et la plus compliquée, aussi.
» Tous les trois, nous avons passé beaucoup de
temps à réparer la vieille maison de mes parents.
Aujourd’hui, la demeure est prête et tu marches. Je
n’imaginais pas à quel point un enfant qui vient à peine
d’apprendre à marcher se déplace vite ! Ta maman dit
que tu as hérité de mon impatience, et moi, je pense
que ton obstination vient directement d’elle.
» J’ai du mal à écrire parce que je tremble d’émotion.
L’hôpital nous a appelés, il y a quelques jours, pour
proposer à ta maman une greffe du cœur et des
poumons. Il a donc fallu partir précipitamment et elle
n’a pas eu le temps de t’écrire.
» Mais elle m’a demandé de te dire que ta naissance
a été le plus merveilleux cadeau qu’elle ait jamais reçu,
avec, bien sûr, l’amour que nous éprouvons l’un pour
l’autre.
» Je t’écris de l’hôpital dans une chambre sombre où
je n’entends que les bips réguliers du moniteur et la
respiration calme de ta maman qui dort.
» L’opération a réussi. Elle va devoir rester un peu
ici, mais bientôt elle reviendra à la maison, avec toi,
Seamus, et moi. Et, cette fois, ce sera pour de bon.
Ton papa qui t’aime. »

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