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Table des Matières

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PASSIONS

Les amants de Noël


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Prologue
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Une si douce tentation


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épilogue
PASSIONS
Les amants de Noël
SUSAN MALLERY
© 2009, Susan Macias Redmond. © 2010, Harlequin S.A.
ANDRéE JARDAT
978-2-280-21910-5
Prologue

La concurrence encore une fois mise au défi !


« Le P.-D.G. Duncan Patrick a une fois encore défié la concurrence. Le milliardaire boucle l’année en beauté avec deux acquisitions
supplémentaires : une petite entreprise de transports européenne et une compagnie ferroviaire sud-américaine qui devrait se révéler
très rentable. On pourrait penser que, à présent qu’il détient une holding dominant le monde des transports, Duncan Patrick aurait de
quoi se réjouir. Ce n’est malheureusement pas le cas. Pour la deuxième année consécutive, le milliardaire a reçu le prix du chef
d’entreprise le plus détestable du pays. Comme à son habitude, il a décliné notre proposition d’interview. »
– Ils exagèrent, tout de même ! grommela Lawrence Patrick en faisant claquer le journal sur la table de conférence.
Duncan, lui, se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, réprimant avec peine le bâillement d’ennui que lui inspirait ce genre d’article.
– Tu aurais préféré que je fasse cette interview ?
– Le problème n’est pas là et tu le sais bien.
– Alors il est où, le problème ? interrogea Duncan en reportant son attention sur les autres membres du conseil d’administration. Les
bénéfices qui ne cessent de croître ?
– Le problème réside dans le fait que la presse adore te détester, aboya Lawrence. Je te rappelle que tu as fait l’acquisition d’un parc de
mobile homes dont les résidents, pour la plupart pauvres et âgés, ont dû être expulsés.
– Ce parc est situé juste à côté de notre plus importante aire de transport. Nous avions besoin de ce terrain pour nous agrandir. Et, que je
sache, le conseil a approuvé cette acquisition, non ?
– Ce que nous n’avons pas approuvé, c’est de voir de vieilles femmes venir pleurer à la télé parce qu’elles n’avaient plus nulle part où
aller.
Duncan leva les yeux au ciel, un brin excédé.
– Je t’en prie, épargne-moi ce genre de sermon. Une partie du marché consistait à reloger tous ces gens dans un nouveau parc,
résidentiel celui-là, et chacun disposant d’une parcelle plus importante. Personne n’a été perdant dans cette affaire. Ce sont les médias qui
ont monté toute cette histoire en épingle.
– Niez-vous mettre la concurrence en faillite ? intervint l’un des membres du conseil qui, manifestement, désapprouvait ces méthodes,
selon lui peu orthodoxes.
– Oui. Si je veux me rendre acquéreur d’une société que l’on ne veut pas me céder, je vais trouver un moyen détourné d’y parvenir, voilà
tout. Un moyen légal, messieurs, ajouta-t–il d’une voix forte en appuyant bien sur ce dernier mot. Vous avez tous investi de l’argent dans ma
société et en avez tiré des bénéfices substantiels. Alors je me fiche bien de ce que la presse pense de moi ou de mes procédés.
– Pas nous, Duncan. Les Industries Patrick, ainsi que toi, avez une réputation pour le moins déplorable.
– J’estime qu’elle n’est pas méritée.
– Tu n’es pas le seul dans le coup, ne l’oublie pas. Tu as su venir nous chercher lorsque tu as eu besoin d’argent. Alors nous estimons que
tu nous dois des comptes.
Ce commentaire n’était pas du tout au goût de Duncan. Il était le seul à avoir mis les Industries Patrick au niveau où elles étaient
aujourd’hui. Il avait fait d’une petite société insignifiante un véritable empire international. Et cette réussite, c’est à lui que ces hommes ici
présents la devaient, et à lui seul.
– Des menaces ?
– Non, intervint un autre membre du conseil. Duncan, nous comprenons parfaitement la différence qui existe entre être impitoyable et
détestable. Mais le public, lui, ne la fait pas. Aussi aimerions-nous que vous fassiez en sorte de changer votre image au cours des quelques
mois à venir.
– Nous sommes à quelques semaines de Noël, ajouta son oncle. Profites-en pour trouver une bonne cause à défendre. Je ne sais pas,
moi, donne de l’argent aux nécessiteux, adopte un chiot, fréquente une jeune fille, sympathique pour une fois. En fait, nous nous fichons pas
mal que tu changes vraiment ou pas, nous voulons juste que les gens aient une bonne image de toi. L’image, Duncan. Crois-moi, c’est la
base de tout.
Duncan secoua la tête, abasourdi par ce qu’il venait d’entendre.
– En fait, peu importe que je sois le pire des salauds, du moment que personne n’en sait rien, c’est bien ça ?
– Exactement.
– Ça devrait être dans mes cordes, conclut-il en se levant.
Après tout, pourquoi pas, si cela lui permettait de racheter leurs parts à ses actionnaires et de devenir seul maître à bord ? Ensuite, on
pourrait bien penser de lui ce qu’on voudrait. Il s’en fichait éperdument.
-1-
En temps normal, Annie McCoy aurait baissé les bras.
Elle aurait accepté que son pneu soit crevé. Sa voiture était vieille et les pneus auraient dû être changés depuis le printemps dernier. Elle
aurait aussi compris que la petite Cody, qui avait mangé de la terre dans la cour, ait ensuite vomi sur sa jupe préférée. Elle ne se serait pas
plainte non plus de la lettre de relance de la compagnie d’électricité qui soulignait que la dernière facture était due et que leurs tarifs allaient
augmenter.
Mais tous ces coups durs le même jour, c’était vraiment trop.
N’aurait-elle donc jamais un instant de répit ?
Immobile devant sa véranda défraîchie, elle passa rapidement en revue le reste de son courrier. Pas d’autres factures à l’horizon, sinon
une lettre à l’en-tête de l’université d’UCLA qui devait probablement lui réclamer le règlement du trimestre pour l’inscription de sa cousine
Julie. Même en faisant l’économie d’un logement, le coût restait exorbitant pour son maigre salaire.
« Chaque chose en son temps », se dit-elle en pénétrant chez elle.
Elle posa son sac sur un petit guéridon qui se trouvait près de la porte, et son courrier dans une boîte faite de macaronis peints en doré,
cadeau de fin d’année de ses petits élèves de maternelle.
Elle se rendit ensuite dans la cuisine pour consulter le planning accroché sur l’un des murs et où chacun était censé rendre compte de ses
activités du jour.
Mercredi. Julie assistait à un cours du soir. Jenny, sa jumelle, était partie pour le restaurant de Westwood où elle assurait un travail de
serveuse à mi-temps. Quant à Kami, étudiante d’échange originaire de Guam, elle était sortie faire des courses avec des amis. Annie avait
la maison pour elle pendant… au moins deux heures. Le rêve !
Elle alla ouvrir le réfrigérateur et en sortit un cubiteneur de vin blanc. Après s’en être servi un verre elle retira ses chaussures et se rendit
dans le jardin situé à l’arrière de la maison.
L’herbe était fraîche sous ses pieds nus. Des plantes grimpantes fleuries avaient pris d’assaut la clôture. C’était cela, L.A. Tout y poussait
avec une facilité incroyable, pourvu que vous n’oubliiez pas de régler votre facture d’eau, bien sûr ! Sacrifice supplémentaire pour elle, qui
adorait les plantes. Elles lui rappelaient sa mère qui avait toujours été passionnée de jardinage.
Elle venait à peine de s’asseoir sur la vieille balançoire grinçante, près du bougainvillée, lorsqu’elle entendit retentir la sonnette d’entrée.
Elle songea une seconde à l’ignorer mais elle se ravisa. Elle regagna donc l’intérieur de la maison, ouvrit la porte et regarda fixement
l’homme qui se tenait sur le seuil.
Il était grand et bien bâti, son costume à la coupe impeccable laissait deviner un torse et des bras musculeux. Ses cheveux d’un noir de
jais encadraient un visage percé d’yeux d’un gris métallique, les plus froids qu’elle ait jamais vus.
– Qui êtes-vous ? demanda-t–il en guise de salut. Sa petite amie ? Tim est-il là ?
Elle s’apprêtait à lui faire signe de souffler un peu lorsqu’elle se souvint du verre qu’elle tenait à la main.
– Bonjour, dit-elle en retour. J’imagine que c’est ce par quoi vous vouliez commencer.
– Pardon ?
– Dire bonjour, précisa-t–elle.
Une ombre passa dans le regard de l’homme.
– Je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de banalités. Tim McCoy est-il là, oui ou non ?
Bien que lisse, le ton n’en était pas moins inquiétant. Annie posa son verre sur le guéridon et croisa les bras, s’attendant au pire.
– Tim est mon frère. Qui êtes-vous ?
– Je suis son patron.
– Ah…
Cela n’augurait rien de bon, songeait-elle en s’effaçant pour inviter l’homme à entrer. A vrai dire, Tim ne lui avait pas dit grand-chose sur
le nouveau boulot qu’il avait décroché peu de temps auparavant et elle, de son côté, s’était bien gardée de lui demander plus de détails.
Car Tim était… disons, imprévisible. Même si, par certains côtés, il pouvait se révéler le plus doux et le plus attentionné des frères.
L’homme entra et balaya le salon d’un regard médusé. Bien que petit et défraîchi, comme le reste de la maison, Annie, elle, le trouvait
chaleureux avec son papier peint aux couleurs vives et les chandeliers chargés de bougies assorties qu’elle avait disposés un peu partout.
– Je suis Annie McCoy, dit-elle en lui tendant la main.
– Duncan Patrick.
Elle essaya de ne pas grimacer lorsque l’énorme main de Duncan enveloppa la sienne. Heureusement, il eut le bon goût de ne pas la lui
broyer.
– Ou de la réduire en poussière, murmura-t–elle pour elle-même.
– Pardon ?
– Oh, désolée. Rien. Des réminiscences de contes de fées. La sorcière dans Hansel et Gretel… ne voulait-elle pas broyer les os des
enfants pour en faire du pain ? Non, ça c’étaient les géants. Décidément, je mélange tout, il faudra que je vérifie.
Elle vit l’homme froncer les sourcils comme s’il s’interrogeait sur sa santé mentale, puis faire un pas en arrière.
– Ne vous inquiétez pas, dit-elle pour le rassurer. Ce n’est pas contagieux. Il m’arrive souvent de formuler tout haut des pensées que les
autres trouvent bizarres.
Elle marqua soudain une pause pour s’éclaircir la gorge.
– Quant à mon frère, il n’habite plus ici.
– Pourtant, c’est sa maison, non ?
Etait-ce elle, ou ce type était-il demeuré ?
– Il ne vit pas là, répéta-t–elle en articulant lentement dans l’espoir de mieux se faire comprendre.
Ou alors, c’étaient les muscles. Trop de muscles, pas assez de cervelle.
– J’ai bien saisi, mademoiselle McCoy. Je vous demande si Tim est propriétaire de cette maison, comme il me l’a affirmé ?
Elle n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation. Elle se dirigea vers l’un des fauteuils club qui meublaient la pièce et s’agrippa
au dossier.
– Non. Cette maison m’appartient.
Tout en parlant, elle sentit une onde de panique l’envahir et son estomac se nouer douloureusement.
– Pourquoi une telle question ? enchaîna-t–elle.
– Savez-vous où se trouve votre frère en ce moment ?
– Je n’en ai aucune idée.
La panique monta d’un cran. Duncan Patrick n’était pas du genre à venir faire un saut chez vous simplement pour vous faire un brin de
causette. Ce qui signifiait que Tim avait dû sérieusement déraper cette fois.
– Allez-y, videz votre sac. Qu’a-t–il fait ?
– Il a détourné de l’argent appartenant à ma société.
La pièce se mit à tourner autour d’elle. Elle se demanda si elle n’allait pas, comme la petite Cody l’avait fait un peu plus tôt dans la
journée, vomir sur sa jupe.
Tim avait volé son employeur. Elle aurait voulu demander pourquoi mais elle connaissait la réponse d’avance. Tim avait un problème. Un
sérieux problème, même. Avec le jeu. Et le fait de vivre à cinq heures de route de Las Vegas n’était pas fait pour arranger les choses.
– Combien ? s’enquit-elle en retenant son souffle.
– Deux cent cinquante mille dollars.
Ce pourrait tout aussi bien être un million. Ou dix. C’était de toute façon une somme impossible à rembourser.
– Je vois à votre tête que vous ignoriez tout de ses activités frauduleuses.
En guise de réponse, elle secoua la tête.
– La seule chose que je sais, c’est qu’il adorait son travail.
– Un peu trop, même, semble-t–il, répliqua-t–il sèchement. Savez-vous si c’est la première fois qu’il est accusé de détournement de
fonds ?
Elle hésita à répondre.
– Heu… disons qu’il a déjà eu des problèmes.
– Des problèmes liés au jeu ?
– Vous êtes au courant ?
– Il me l’a confié lorsque je lui ai parlé aujourd’hui. C’est là qu’il m’a dit qu’il était propriétaire d’une maison qui valait largement la somme
volée.
– Il n’a pas pu vous dire une chose pareille !
– Je crains bien que si, mademoiselle McCoy. Voulait-il parler de cette maison à votre avis ?
Pour le coup elle se sentit vraiment mal. Tim avait osé proposer sa maison ? Le seul bien qu’elle possédait ?
A sa mort, leur mère leur avait légué cette maison et l’argent d’une assurance vie, qu’ils s’étaient partagé. Elle avait utilisé cet argent pour
racheter à Tim sa part de la maison. Ce pécule devait lui servir à payer ses études universitaires et à s’acheter un appartement. Au lieu de
ça, il s’était rendu à Vegas et la spirale infernale avait commencé. Il y avait maintenant cinq ans de cela.
– C’est ma maison, assura-t–elle d’une voix ferme. D’ailleurs, c’est facile à vérifier. Seul mon nom figure sur l’acte de propriété.
Cela ne parut pas émouvoir Duncan Patrick qui affichait toujours un visage impassible.
– Votre frère possède-t–il d’autres biens ?
Elle secoua de nouveau la tête.
– Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, dit-il en s’apprêtant à partir.
– Attendez !
Elle fonça vers la porte pour lui faire un barrage de son corps. Tim avait beau être un vaurien, il n’en restait pas moins son frère.
– Que va-t–il se passer maintenant ?
– Votre frère va aller en prison.
– C’est d’une aide médicale dont il a besoin, pas d’être jeté en prison ! Votre société ne possède pas de centre spécialisé où vous
pourriez l’obliger à suivre un traitement thérapeutique ?
– J’aurais pu, avant qu’il ne vole cet argent. S’il ne peut pas me rembourser, je me verrai dans l’obligation de le remettre aux forces de
l’ordre. Deux cent cinquante mille dollars, c’est une grosse somme, mademoiselle McCoy.
– Annie, rectifia distraitement la jeune femme qui en savait quelque chose. Ne pourrait-il pas vous rembourser petit à petit ?
– Non.
De nouveau, son regard de glace balaya la pièce.
– En revanche, si vous acceptez d’hypothéquer votre maison, je retirerai ma plainte.
Une hypothèque.
– Je ne peux pas prendre un tel risque. C’est tout ce que je possède.
– Même pas pour votre frère ?
L’ordure. Il savait jouer sur la corde sensible.
– Vous ne perdriez pas votre maison si vous remboursiez régulièrement vos traites, poursuivit-il, impitoyable. A moins que vous ne soyez
accro au jeu, vous aussi ?
Elle avait du mal à supporter la note de dédain qui pointait dans sa voix. Mais qui collait parfaitement avec le costume impeccable, la
montre en or à son poignet qui devait coûter au bas mot trois mois de son salaire d’institutrice et, certainement, si elle jetait un coup d’œil
par la fenêtre, à la voiture de marque étrangère dernier cri garée devant chez elle. Equipée, elle, de bons pneus.
C’en était trop. Elle était épuisée, affamée et n’avait pas les idées assez claires pour pouvoir régler ce problème épineux dans l’instant.
Elle saisit la facture d’électricité et se mit à l’agiter sous le nez de Duncan.
– Vous savez ce que c’est ? lui demanda-t–elle.
– Non.
– Eh bien, c’est une facture. Une facture en attente d’être payée. Une de plus. Et savez-vous pourquoi je ne peux pas l’honorer ?
– Mademoiselle McCoy…
– Répondez à ma question ! cria-t–elle. Savez-vous pourquoi ?
Devant son expression plus amusée qu’effrayée, elle vit rouge.
– Non.
– Parce que je subviens aux besoins de mes deux cousines. Elles sont étudiantes, ne bénéficient que de bourses partielles et leur mère,
ma tante, se débat avec un maigre salaire de coiffeuse. Et savez-vous la quantité de nourriture qu’ingurgitent des adolescentes de cet âge-
là ? On ne dirait pas, à les voir si maigres ! Suivez-moi, voulez-vous ?
Elle le précéda dans la cuisine et constata que, contre toute attente, il l’avait suivie.
– Vous voyez ce tableau ? dit-elle en indiquant le planning affiché sur le mur. Il y a aussi Kami, une amie de mes cousines, venue de
Guam étudier ici et qui n’a pas les moyens de se loger. Toutes les trois ont beau faire de leur mieux pour participer aux frais de la maison,
ce n’est pas suffisant.
Elle marqua une pause pour reprendre son souffle.
– Je nourris donc trois étudiantes, je les héberge et je participe à leurs frais universitaires. Ma voiture n’a plus d’âge, ma maison a besoin
de réparations que je ne peux pas payer et je rembourse encore aujourd’hui le prêt contracté pour mes propres études. Tout cela sur le
salaire d’une institutrice de maternelle. Alors, vous voyez, monsieur Patrick, hypothéquer ma maison, c’est tout simplement hors de
question !
Elle fixa l’homme à la carrure d’athlète qui se tenait devant elle, priant pour l’avoir touché en plein cœur.
En vain.
– Tout cela est très intéressant, finit-il par dire, mais cela ne me rendra pas mes deux cent cinquante mille dollars. Si vous savez où se
trouve votre frère, je vous suggère de lui dire de se rendre lui-même à la police. Ce serait mieux pour tout le monde.
Le poids des mots se mirent à peser lourdement sur les épaules d’Annie.
– Ne faites pas ça, je vous en supplie. Je paierai. Cent dollars par mois. Deux cents, même. Je vous jure que j’y arriverai !
Avec un job d’appoint, elle pourrait tenir sa promesse, se disait-elle, l’esprit soudain en ébullition.
– Il ne reste que quatre semaines avant Noël. Vous ne pouvez pas faire jeter Tim en prison maintenant. Cela ne changerait rien pour vous,
ce n’est pas comme si vous aviez besoin de cet argent.
Le regard de Duncan redevint métallique.
– Et cela lui donne le droit de me voler ?
– Non. Bien sûr que non.
– Alors, hypothéquez votre maison, mademoiselle McCoy.
Le ton était intransigeant. Nul doute qu’il mettrait ses menaces à exécution.
Quelle décision était-elle censée prendre ? Perdre sa maison ou son frère ?
– C’est impossible, finit-elle par répondre.
– C’est très facile, au contraire.
– Pour vous, je n’en doute pas ! aboya-t–elle. Mais de quoi êtes-vous fait ? Vous êtes le type le plus détestable au monde ou quoi ?
Elle marqua une courte pause avant d’ajouter d’un ton subitement radouci :
– Donnez-moi une minute.
Il se raidit légèrement. Si elle ne l’avait pas observé attentivement, elle n’aurait pas remarqué la soudaine tension sur ses épaules ni le
rétrécissement presque imperceptible de ses yeux.
– Vous disiez ? s’enquit-il d’une voix qu’il s’appliqua à garder lisse.
– Je vous ai demandé de me laisser une minute. Il doit bien y avoir une solution. Nous allons trouver une sorte de compromis. Je suis
bonne négociatrice, vous savez.
Elle omit de préciser que ses talents s’appliquaient à des enfants de cinq ans, doutant qu’il apprécierait la comparaison.
– Etes-vous mariée, mademoiselle McCoy ?
Elle le dévisagea attentivement, cherchant sur ses traits un signe précurseur de danger.
– Quoi ? Non. Mais je suis en très bons termes avec mes voisins et si je me mets à hurler ils n’hésiteront pas à venir me porter secours.
– Quoi ? Non. Mais je suis en très bons termes avec mes voisins et si je me mets à hurler ils n’hésiteront pas à venir me porter secours.
La petite lueur d’amusement passa de nouveau dans le regard de Duncan.
– Je ne suis pas là pour vous menacer.
– Quelle chance ! Cela ne vous empêche pas de menacer mon frère. Pour moi, c’est la même chose.
– Vous êtes institutrice, disiez-vous. Depuis combien de temps ?
– C’est ma cinquième année. Pourquoi cette question ?
– Vous aimez les enfants ?
– Perspicace avec ça, ironisa-t–elle.
– Aucun problème de drogue ou d’alcool ? Ou d’une addiction quelconque ?
Un amour immodéré pour le chocolat mais peu susceptible d’intéresser le grand Duncan Patrick.
– Non, mais je…
– Aucun de vos ex-petits amis n’a de casier judiciaire ?
– Dites donc, c’est de ma vie que vous parlez, là ! s’indigna-t–elle.
– Vous n’avez pas répondu à ma question.
Elle se rappela qu’elle ne lui devait rien, que rien de ce qui concernait sa vie ne le regardait. Et pourtant, elle s’entendit répondre
docilement :
– Non. Bien sûr que non.
Il alla s’appuyer contre le plan de travail tout ébréché et se mit à la scruter attentivement.
– Et s’il y avait une troisième option ? Une autre façon de sauver votre frère ?
– Qui pourrait être…
– Comme vous l’avez dit, nous sommes à quatre semaines de Noël. J’aimerais louer vos services pendant cette période. En retour, je
vous fais grâce de la moitié de la dette de Tim, je l’envoie à mes frais dans un établissement spécialisé et j’établis un paiement échelonné
pour le restant de la dette, qu’il commencera à honorer lorsqu’il sortira.
Cela semblait trop beau pour être vrai.
– Et que devrais-je faire pour un peu plus de cent mille dollars ? demanda-t–elle, un brin méfiante.
Pour la première fois depuis son entrée dans cette maison, il la gratifia d’un vrai sourire. Un sourire charmant qui le transfigurait en lui
donnant un air à la fois puéril et irrésistiblement séduisant. Elle se sentit soudain très, très nerveuse.
– Vous n’êtes pas en train de me parler de sexe, n’est-ce pas ?
– Non, mademoiselle McCoy. Il n’est pas question de sexe entre nous.
Elle sentit ses joues s’enflammer violemment.
– Je sais bien que je ne suis pas le genre femme fatale… plutôt le genre bonne copine, continua-t–elle en ayant conscience de s’enfoncer
un peu plus. Bref, le genre avec qui on parle plutôt que le genre avec qui on couche. Celle qu’on présente à maman pour la rassurer.
– Exactement, confirma-t–il.
– Quoi ? Vous voulez me présenter à votre mère ?
– Ma mère, non. Mais à n’importe qui d’autre. Je veux que vous m’accompagniez dans toutes les soirées qui auront lieu durant cette
période de fêtes. Vous prouverez au monde entier que je ne suis pas le sale type pour qui ils me font passer.
– Je ne comprends pas. Vous pouvez bien sortir avec qui vous voulez. Pourquoi moi ?
– Parce que vous avez le profil idéal.
– Comment cela ?
– Vous aimez les enfants, vous soutenez votre famille. Bref, vous êtes une fille bien. Et c’est exactement ce qu’il me faut.
Il croisa les bras sur sa poitrine avant d’ajouter :
– Acceptez, et votre frère aura l’aide dont il a besoin. Refusez, et il ira tout droit en prison.
Comme si elle n’avait pas compris !
– Vous n’êtes pas très loyal, vous savez ?
– Je joue toujours pour gagner. Alors ?
-2-
Tandis qu’il attendait une réponse, il la vit exécuter un étrange manège. Elle prit une chaise et la plaça devant un placard trop haut pour
elle. Puis elle grimpa dessus et atteignit une boîte de céréales de laquelle elle sortit un sachet en plastique rempli de M&M’s orange et
marron. Tout cela sans un mot.
Se pouvait-il que le stress lui ait fait perdre la raison ? se demanda-t–il.
– Que faites-vous ?
– C’est ma planque secrète. Si je ne cachais pas ces friandises, croyez-moi, elles disparaîtraient en moins de quelques secondes.
Elle en prit une pleine poignée avant de remettre le sachet en plastique à sa place et la boîte sur son étagère.
– Pourquoi sont-ils de cette couleur ?
Elle fixa son interlocuteur comme s’il était un demeuré puis elle descendit de sa chaise.
– Parce qu’ils datent d’Halloween. Je les ai achetés à moitié prix le 1er novembre. Que voulez-vous, c’est mon péché mignon.
Elle en enfourna deux dans sa bouche et poussa un soupir d’extase.
– Je me sens mieux.
« Quelle fille bizarre ! » se dit-il.
– Lorsque je suis arrivé, vous buviez du vin. Ce ne serait pas plus efficace ?
– Que du chocolat ? Certainement pas !
Il la contempla immobile dans son pull bleu informe, du même bleu que ses yeux, et sa jupe à motifs qui lui arrivait aux genoux. Ses pieds
nus laissaient voir les petites marguerites qu’elle avait peintes sur ses ongles, seule concession faite à la fantaisie. Aucun maquillage, aucun
bijou, excepté la montre bon marché qu’elle portait au poignet gauche. Quant à ses cheveux, c’étaient une déferlante de boucles blondes qui
tombait librement en cascades sur ses épaules.
Il était clair qu’Annie McCoy n’était pas femme à passer du temps à prendre soin de son apparence.
Ce qu’il jugeait parfait. La transformation physique serait d’autant plus facile. Quant au caractère, pour ce qu’il avait pu en juger, elle s’était
montrée compatissante, attentionnée, généreuse. En d’autres termes, une bonne poire. Exactement ce qu’il lui fallait pour amadouer le
conseil d’administration qui, enfin, lâcherait la bride.
– Vous n’avez toujours pas répondu à ma proposition, lui rappela-t–il.
Elle laissa échapper un profond soupir.
– Je sais. Mais c’est parce que vous ne m’avez pas encore dit ce que vous attendiez exactement de moi.
Il désigna les chaises branlantes autour de la table.
– Pourquoi ne pas nous asseoir, d’abord ?
C’était sa maison. C’est elle qui aurait dû l’inviter à s’asseoir. Néanmoins, il fut soulagé de la voir obtempérer sans regimber. Il redoutait
aussi qu’elle ne tente de lui proposer de ses M&M’s gluants, mais visiblement elle n’était pas partageuse sur ce chapitre-à. Tant mieux.
Il s’installa face à elle et s’appuya des coudes sur la table.
– Je dirige une société, commença-t–il. Les Industries Patrick.
– Voyons… laissez-moi deviner. Je parie que c’est une affaire de famille et que vous en avez hérité. J’espère pour vous que vous n’êtes
pas mégalo au point d’avoir baptisé votre boîte de votre propre nom.
Sous l’affront, il fit l’effort de masquer la réplique cinglante qui lui venait aux lèvres par un sourire.
– Je vois que le chocolat vous donne tous les courages.
– Un peu.
– Pour répondre à votre question, en effet, j’ai hérité de l’entreprise familiale alors que j’étais à l’université. En quinze ans, j’ai fait de cette
petite société un empire qui pèse aujourd’hui plus d’un milliard de dollars.
Elle n’avait pas l’air le moins du monde impressionnée.
– Pour en arriver là, j’ai dû me montrer impitoyable, poursuivit-il. J’ai racheté des sociétés, les ai fait fusionner avec la mienne, les ai
dégraissées pour les rendre plus rentables.
Il la vit compter les bonbons qui lui restaient et faillit sourire devant son air dépité.
– Est-ce une façon détournée de dire que vous avez viré du personnel ?
Il ne chercha pas à se dérober. Il aimait les questions directes et dut reconnaître qu’elle marquait un point.
– Le monde des affaires ne respecte que la réussite. Mais jusqu’à un certain point. Je suis considéré par mes pairs et l’ensemble de la
presse comme quelqu’un de détestable. C’est pourquoi je voudrais rectifier le tir.
– Pourquoi l’opinion des gens vous touche-t–elle ?
– Moi, cela m’est égal. C’est sous la pression de mon conseil d’administration que je dois me résoudre à une telle extrémité. Désormais,
il faut que les gens voient en moi un homme de cœur. Un homme…
Il hésita, cherchant le mot juste.
– … sympathique.
Ce fut au tour d’Annie de sourire.
– Et ce ne sont pas vos qualités les plus flagrantes. Je me trompe ?
– Non.
– Vous, en revanche, vous êtes telle que vous apparaissez. Une charmante institutrice, douée de cœur plus que de raison. Les gens, la
presse… ils vont adorer.
Le mot « presse » la fit soudain réagir.
– La presse… Comme la presse ?
– Rassurez-vous. Pas la télé ni les paparazzi. Je parle de journalistes spécialisés dans le monde des affaires. D’ici à Noël, je dois
assister à une douzaine d’événements et manifestations publiques. Je veux que vous m’y accompagniez et que vous donniez l’image de la
petite amie idéale et folle de son amoureux. L’opinion publique ne manquera pas d’associer votre image de fille adorable à la mienne.
– Ne serait-ce pas plus facile d’être réellement sympathique ? Cela me rappelle l’époque du lycée où certains élèves préféraient tricher
plutôt que de travailler par eux-mêmes et d’essayer d’obtenir de meilleures notes sans courir le risque de se faire prendre. Mais non, ils
préféraient tricher.
De nouveau, il dut faire un effort pour ne pas rabattre le caquet de cette dinde. C’était décidément une personne imprévible qui pouvait
passer d’un registre à l’autre sans avertir.
– Je ne vous demande pas de débattre de mes raisons.
– Moi, ce que j’en dis…
– Si vous acceptez mes conditions, je m’arrangerai pour que votre frère soit pris en charge immédiatement. Il aura ainsi cette seconde
chance que vous pensez qu’il mérite. Si, par malheur, vous laissiez entendre à quiconque que notre relation est arrangée ou que vous disiez
du mal de moi, Tim sera transféré en prison à la minute même où je serai mis au courant.
– Et, bien entendu, vous ne tirerez pas un trait sur les deux cents dollars mensuels à rembourser.
– Bien entendu.
Elle le regarda comme s’il était le diable en personne.
– Je n’ai pas l’intention de mentir à ma famille, dit-elle enfin. Mes cousines et Kami doivent être mises au courant.
Il observa un moment de silence, semblant réfléchir aux éventuelles conséquences de cette décision.
– D’accord. Mais seulement elles. Et si elles s’amusent à raconter à quiconque…
– Je sais, le coupa-t–elle. Des têtes tomberont. Avez-vous déjà assisté à des séminaires sur la communication ? Vous pourriez…
Il lui adressa un regard suffisamment noir pour qu’elle comprenne enfin qu’elle allait trop loin. Elle se mordit la lèvre et se tut.
– Alors, c’est oui ?
Il avait l’impression de lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle devait peser les chances qu’elle avait d’arriver à sortir Tim du pétrin où
il s’était fourré. Autant dire aucune. Lui laissait-il vraiment le choix ?
– C’est oui. Je serai l’adorable petite amie que vous voulez que je sois, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à Noël. Je clamerai à qui veut
l’entendre à quel point vous êtes doux, gentil, avec un cœur gros comme ça !
Elle s’interrompit, les sourcils froncés.
– Je ne sais rien de vous. Comment suis-je censée jouer cette comédie ?
– Je vous ferai parvenir un rapport me concernant.
– Je m’en réjouis d’avance.
Il préféra ignorer le sarcasme et précisa :
– En résumé, Tim benéficiera d’une aide médicale, j’efface la moitié de la dette et j’établis un paiement échelonné raisonnable pour le
reste. Possédez-vous une garde-robe appropriée ?
Il la vit loucher sur la dernière petite pastille au chocolat.
– Tout dépend de ce que vous appelez appropriée.
Elle ne manquait pas de culot de faire la maligne dans de telles circonstances ! Il jeta un regard circulaire sur la pièce ainsi que sur le sol
recouvert d’un lino partiellement gondolé. En effet, si la garde-robe était assortie à ce taudis, il se pouvait que tout ce qu’Annie possédât soit
déjà sur son dos.
– Quelqu’un prendra contact avec vous pour vous arranger un rendez-vous avec un styliste, dit-il enfin. Lorsque notre contrat sera arrivé à
son terme, vous pourrez garder les vêtements.
Il considéra qu’il avait mené l’entretien avec la même aisance que lorsque ses employés venaient négocier une augmentation de salaire. Il
n’avait rien à y ajouter, aussi se leva-t–il et se dirigea-t-il tranquillement vers la porte.
– Quel genre de vêtements ? l’entendit-il demander dans son dos.
– Principalement des tenues de cocktail et des robes de soirée.
Il s’arrêta devant la porte pour lui faire face.
– J’ai encore la robe de gala que je portais au bal de fin d’année du lycée, hasarda-t–elle.
– Je crains qu’elle ne soit pas adaptée aux genres d’événements auxquels nous serons conviés.
– Dites-moi que je rêve. Que nous n’avons pas eu cette conversation.
– Vous ne rêvez pas et nous avons eu cette conversation. La première soirée aura lieu samedi. Mon assistante vous passera un coup de
fil pour vous donner tous les détails. J’attends de vous que vous soyez à l’heure.
– Je suis navrée que mon frère vous ait volé, répondit-elle comme si elle n’avait rien entendu de ses dernières consignes.
– Vous n’y êtes pour rien, commenta-t–il avec obligeance.
– Bien sûr que si. C’est un membre de ma famille.
Il fut tenté de lui faire savoir ce qu’il pensait des relations familiales mais se ravisa et franchit la porte. Il entendit nettement le soupir
qu’Annie poussa en refermant la porte.
***
Le samedi matin, Jenny et Julie, sous le choc, bouche bée, fixaient Annie de leurs grands yeux verts écarquillés. Kami, elle, paraissait
juste surprise.
– Quoi ? Tu as fait ça ? dit Julie la première.
Elle avait repoussé la confession aussi longtemps qu’elle avait pu, allant même jusqu’à cacher sous son lit le classeur qu’on lui avait livré
à domicile, cherchant à se convaincre qu’il n’existait pas. Mais à présent elle était face à la réalité : son premier rendez-vous avec Duncan
avait lieu le soir même, et elle avait intérêt à y jeter fissa un coup d’œil.
– J’ai accepté de sortir avec le patron de Tim pendant un mois. Jusqu’à Noël. Mais, en fait, nous ne sortons pas vraiment ensemble,
s’empressa-t–elle d’ajouter. Je suis censée redorer un peu son image.
Comment ? Elle n’en savait encore trop rien. Duncan attendait-il d’elle qu’elle donne des interviews ? Elle espéra que non. Car si elle se
sentait à l’aise en compagnie de ses chères petites têtes blondes, elle était quasi certaine de perdre tous ses moyens si elle devait
s’exprimer devant un groupe d’adultes.
– Je ne comprends pas, dit à son tour Kami. Pourquoi ?
Jenny et Julie échangèrent un regard de connivence.
– C’est à cause de Tim, n’est-ce pas ? Il est encore dans le pétrin.
– En quelque sorte, répondit Annie. Il a… euh… détourné des fonds. Mais Duncan a promis de le faire soigner, cela va l’aider.
– Lui. Mais pas toi, riposta Julie en coinçant une mèche derrière son oreille. Laisse-moi deviner. Cette fois il s’est servi de toi comme
d’un bouc émissaire. Il t’a salement lâchée, c’est ça ?
– A vrai dire, ça ne me concerne pas directement. C’est…
Elle marqua une pause, prit le temps de s’éclaircir la voix. Elle avait beau croire que toute vérité n’était pas bonne à dire, il fallait qu’elle
mette ses cousines au courant.
Elle leur exposa la situation en deux mots. Ce qui fit bondir Julie.
– Je te jure, Annie, tu es vraiment impossible !
– Moi ? Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
– Tu laisses Tim te faire encore un sale coup. Et tu es toujours prête à le défendre ! Il avait à peine sept ans que, déjà, il volait des
bonbons à la supérette du coin et que, déjà, tu te faisais punir à sa place. Et plus tard, au lycée, lorsqu’il séchait les cours, c’est encore toi
qui allais supplier le proviseur de ne pas le renvoyer. Il est grand temps qu’il assume les conséquences de ses actes, tu ne crois pas ?
– Je ne vois pas en quoi un séjour en prison pourrait l’aider.
– Si la peine est assez lourde, peut-être en tirera-t–il enfin un enseignement.
Jenny acquiesça tandis que Kami, qui semblait mal à l’aise, gardait toujours le silence.
– Il a besoin d’aide, s’entêta Annie, et c’est mon frère.
– Raison de plus pour l’aider à devenir un adulte responsable.
– D’accord, promit-elle dans un soupir.
Lorsque leur mère était morte, elle lui avait fait la promesse de veiller sur Tim, quoi qu’il arrive.
Les jumelles échangèrent un nouveau regard.
– Vous savez bien comment est Annie, intervint enfin Kami. Elle ne voit jamais le mal chez les gens.
Avec un sourire reconnaissant pour Kami, elle se leva et posa sur le bras de Julie une main qu’elle voulait rassurante.
– Ce n’est pas si grave. Je vais sortir pendant un mois avec un séduisant milliardaire et me rendre à des soirées amusantes en sa
compagnie. Rien de plus.
Elle se sentit pourtant rougir sous le regard fixe que les trois filles avaient rivé sur elle.
– Vraiment rien de plus, répéta-t–elle mollement. Car il n’est pas question de sexe entre nous, si vous voulez tout savoir. Si j’ai préféré
vous en parler, c’est que je vais devoir sortir fréquemment. Et puis, je vais avoir besoin de votre aide. Duncan a prévu de m’envoyer un
styliste qui doit m’accompagner dans une séance shopping. Comme il m’a dit que je pourrai garder tous les vêtements achetés, ce serait
bien que vous veniez aussi pour me donner votre avis. Plus tard, vous pourrez me les emprunter, s’ils vous plaisent. Qu’en pensez-vous ?
Comme elle s’y attendait, les filles accueillirent la nouvelle en criant et en bondissant de joie.
– Tu es sérieuse ? demanda Jenny.
– Hum, hum. Le styliste devrait arriver d’une seconde à l’autre, d’ailleurs. Alors, qu’en dites-vous ?
Elles eurent à peine le temps d’acquiescer que la sonnette de la porte d’entrée retentit. Jenny et Julie coururent ouvrir.
– Mon Dieu, dites-moi que Duncan n’a pas prévu de sortir avec des jumelles ! dit une voix masculine. Bien que vous soyez très belles
toutes les deux. Avez-vous déjà pensé à vous lancer dans le mannequinat ?
En guise de réponse, les jumelles se mirent à glousser.
Elle gagna le salon où un homme blond, grand et élancé, était occupé à détailler l’aspect physique de ses cousines.
– Pas mal, dit-il en faisant bouffer les cheveux de Julie. Il faudrait dégrader quelques mèches ici et là pour dégager le visage et donner du
volume à l’ensemble. Essayez aussi les yeux charbonneux. Vous serez tout à fait charmante.
Son regard s’arrêta soudain sur Annie.
– Le stéréotype parfait de l’institutrice de maternelle, commenta-t–il. Vous devez donc être Annie. Où aviez-vous la tête lorsque vous avez
accepté d’aider un mec comme Duncan ? Certes, il est sexy, mais c’est un sale type. Ah, au fait, je suis Cameron. Et oui, je sais, c’est un
nom de fille. J’ai toujours dit à ma mère que c’est la raison pour laquelle je suis devenu homo.
Il regarda par-dessus l’épaule d’Annie tandis que Kami faisait à son tour son entrée dans la pièce.
– Je ne sais pas qui vous êtes, mon chou, mais en tout cas, j’en ai pour mon argent aujourd’hui.
Kami éclata de rire.
– Arrêtez un peu le délire !
Une fois les présentations faites, Cameron alla s’asseoir sur le canapé défraîchi et sortit quelques feuilles d’un épais dossier.
– Venez ici, petite institutrice, dit-il à Annie en tapotant la place vide à côté de lui. Nous devons étudier notre planning. Duncan doit
assister à quinze manifestations entre aujourd’hui et Noël. Et vous devrez être présente à chacun d’elles.
Il lui fit passer l’une des pages.
– Vous avez eu les informations nécessaires relatives à Duncan, n’est-ce pas ?
Elle opina d’un signe de tête, se gardant bien de dire qu’elle avait juste survolé les points les plus marquants.
– Parcours impressionnant, dit-elle pour montrer qu’elle avait bien retenu sa leçon. J’ai appris qu’il a poursuivi des études universitaires
grâce à une bourse d’études qui lui a été délivrée pour ses talents de boxeur.
– Cela semble vous surprendre.
– Avouez que ce n’est pas courant.
– Il n’y a rien d’étonnant à cela. Son oncle est Lawrence Patrick, le boxeur.
– J’en ai entendu parler, dit Julie. Il est un peu vieux, mais c’est vrai qu’il est encore célèbre.
– Famille intéressante, ajouta Annie.
– Duncan a été élevé par son oncle, précisa Cameron. L’histoire est fascinante mais je laisse à Duncan le soin de vous la révéler. Les
occasions ne vont pas manquer, vous allez passer beaucoup de temps ensemble.
Ce n’était pas vraiment le genre de chose qu’Annie avait envie d’entendre tandis qu’elle s’emparait de la seconde feuille que lui tendait
Cameron. Sur celle-ci figurait un questionnaire qu’elle devait remplir afin que Duncan puisse lui aussi prétendre la connaître parfaitement.
Dans quelle galère s’était-elle embarquée ? se demandait-elle encore tandis que Cameron les poussait vers la sortie où les attendait une
limousine rutilante.
Cinq heures plus tard, elle était épuisée. Elle avait essayé des douzaines et des douzaines de robes, de chemisiers, de pantalons et de
vestes. Elle avait enfilé et retiré un nombre invraisemblable de chaussures, avait dû faire son choix parmi un large éventail de sacs du soir et
supporter une séance lingerie sous le regard sévère d’une vieille vendeuse acariâtre.
A présent, elle était assise dans le salon d’un coiffeur, du papier aluminium séparant ses mèches blondies et une couche de vernis rose
recouvrant ses ongles. Elle avait accueilli avec soulagement la proposition de Cameron d’un moment de détente dans un centre de beauté.
Au moins pourrait-elle reposer ses pieds meurtris.
Cameron fit son apparition, portant un verre de citronnade dans une main et une assiette de fromage et de fruits dans l’autre.
– Fatiguée ? s’enquit-il d’une voix pleine de sollicitude.
– Ce n’est rien de le dire. Je n’ai jamais vécu une telle épreuve.
– Les gens sous-estiment toujours l’énergie nécessaire à une séance shopping, professa-t–il en prenant le siège vacant à côté d’elle. Et
pour que celle-ci soit parfaitement réussie, cela nécessite beaucoup d’efforts.
– Je vois, oui, approuva-t–elle en repensant à la retoucheuse qui, sans fin, avait repris et épinglé chacune de ses tenues afin qu’elles
épousent parfaitement ses formes.
Il lui tendit une feuille de papier sur laquelle il avait consigné la liste des vêtements ainsi que celle de chaque accessoire leur
correspondant.
Cette rigueur, proche de la maniaquerie, la fit éclater de rire.
– Vous me prenez vraiment pour une demeurée ! Quoique je veuille bien admettre ne pas être certaine de pouvoir retenir tout cela.
– Je ne supporterais pas que vous ne soyez pas à la hauteur.
– Alors comme ça, vous êtes célèbre ?
Cameron eut un sourire modeste.
– Dans ma partie, on peut le dire. Je compte parmi mes clients quelques célébrités qui ont l’air satisfaites de mes services. Des chefs
d’entreprise, aussi, comme Duncan, qui n’ont pas le temps de s’occuper de leur garde-robe ou qui se moquent un peu des tendances de la
mode. Mais il faut dire que Duncan est si atypique !
– Comment vous êtes-vous rencontrés ?
– Nous partagions la même chambre à l’université.
Annie faillit s’en étrangler de surprise.
– Sérieusement ?
– Je sais, cela paraît difficile à croire. L’avantage, c’est que nous n’étions pas attirés par le même sexe. A cette époque-là, je m’étais
lancé dans des études d’histoire de l’art. Un an plus tard, je réalisais que je m’étais fourvoyé, que ma véritable passion, c’était la mode. Je
suis parti tenter ma chance à New York, comme styliste. Mais là non plus, ça n’allait pas. La couture, ce n’était pas vraiment mon truc. J’ai
accepté un emploi d’acheteur dans un magasin de luxe puis j’ai fini par ne m’occuper que des clients privilégiés. Le reste s’est fait
naturellement.
Annie avait encore du mal à imaginer Duncan et Cameron partageant la même chambre.
– Et vous ? s’enquit-il à son tour. Comment en êtes-vous arrivée à vous jeter dans la gueule du Grand Méchant Loup ?
– C’est ainsi que vous l’appelez ?
– S’il le savait, il me tuerait !
Mais il avait parlé d’un ton où perçait toute l’affection qu’il portait à Duncan.
– Alors ?
Elle lui parla de Tim. De l’argent détourné.
– Je ne pouvais pas laisser mon frère aller en prison. Surtout s’il y avait une chance de le sauver.
– Mon chou, vous êtes vraiment trop mignonne. Prenez garde que Duncan ne fasse de vous qu’une bouchée.
– Ne vous inquiétez pas. Nous avons conclu un marché et je n’ai pas du tout l’intention de me laisser embobiner. D’ailleurs, en tant
qu’homme, il ne m’intéresse pas.
– Vous dites ça maintenant mais Duncan a beaucoup de charisme. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas vous fier à son
apparence lisse. Duncan est un battant. Pas vous. Si bataille il doit y avoir, c’est lui qui l’emportera.
– Vous êtes vraiment gentil de vous inquiéter pour moi mais, de toute façon, même si je tombais amoureuse – éventualité qu’elle ne
pouvait même pas imaginer –, Duncan ne réagirait pas. Sérieusement. Je ne suis pas du tout son genre.
– Vous n’êtes pas Valentine.
– Qui ?
– Valentine. Son ex-femme. Une femme étonnante, si l’on aime le genre serpent venimeux. D’une froideur ! Elle me faisait peur, ajouta-t–il
en frissonnant.
Elle fut étonnée d’apprendre ces informations concernant une période de la vie de Duncan qui lui était inconnue. Mais à bien y réfléchir il
n’y avait pas de quoi. Duncan était jeune et séduisant.
– Depuis combien de temps sont-ils divorcés ?
– Deux ans. Croyez-moi, c’était bien suffisant ! Et vous ? Comment se fait-il qu’une gentille fille comme vous ne soit pas encore mariée ?
Elle prit son temps. Elle choisit une fraise. La porta à sa bouche. « Toujours la même question », songea-t–elle, morose.
– J’ai vécu deux relations sérieuses. Les deux fois, je me suis fait plaquer. Pour la même raison : ils ne voyaient en moi qu’une amie et
pas le grand amour de leur vie.
Elle avait parlé d’un ton léger, comme si les mots n’avaient pas d’importance, comme si les plaies étaient refermées. Ce n’était pas que
ces garçons lui manquaient. Non. C’était juste qu’elle commençait à se demander si quelque chose ne clochait pas chez elle. Ses deux
relations avaient duré en tout quatre ans et demi. Elle avait vraiment été amoureuse. Enfin, du moins le croyait-elle. Elle avait caressé le
projet d’une vie de famille avec mariage, enfants, avenir commun. Elle n’avait pas eu d’autres amants et elle avait aimé le sexe avec eux.
Peut-être n’avait-il pas été aussi torride qu’elle l’avait lu dans les livres ou que ce que ses amies lui décrivaient mais, oui, elle avait aimé
faire l’amour avec eux.
Cela n’avait pas suffi. Chacun à leur tour, ils l’avaient quittée, avançant les mêmes raisons lorsqu’elle avait demandé des explications.
– Je ne veux pas être la bonne copine, murmura-t–elle fièrement.
Cameron lui tapota gentiment la main.
– Racontez-moi.

***
Annie s’était juré une reconnaissance éternelle à l’égard d’Hector, le génie qui s’était chargé de sa coiffure pour la soirée. Il avait su
dompter ses boucles folles, les transformant en vagues soyeuses qui tombaient souplement sur ses épaules. Son assistant s’étant occupé
avec talent de son maquillage, il ne lui restait plus qu’à enfiler sa robe, une tenue de cocktail suggérée par Cameron, et ses chaussures.
A présent qu’elle contemplait son reflet dans le miroir, elle se demanda avec une certaine angoisse si elle allait tenir le coup.
La robe était assez sobre, sans manches, avec un décolleté en forme en cœur. Près du corps sans être moulante, elle dévoilait ses
jambes jusqu’à mi-cuisses. C’était ce dernier point qui la mettait mal à l’aise. Elle trouvait cette robe vraiment trop courte. Et ce fut inutile
d’essayer de se persuader du contraire. Elle était trop habituée à porter des robes tombant jusqu’aux chevilles, bien pratiques lorsqu’on
passe ses journées courbées sur des bureaux trop bas ou assise par terre.
Malheureusement, les filles n’étaient pas là pour lui donner leur avis. Elles étaient allées au cinéma, la laissant décider seule. Elle aurait
pu se changer mais elle ne savait pour quelle tenue opter.
Elle était encore indécise lorsque la sonnette de l’entrée retentit. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge de sa table de nuit. Duncan avait dix
minutes d’avance. Elle garderait donc la robe qu’elle avait sur elle.
Elle glissa ses pieds dans ses escarpins trop hauts, vacilla quelques secondes avant de se lancer en chancelant vers la porte. Elle ouvrit
en soupirant, ne sachant trop ce que Duncan attendait de cette soirée.
Mais l’homme qui se tenait sur le seuil n’était pas Duncan et il affichait une mine sinistre.
– Qu’est-ce que tu fichais ? grogna Tim en pénétrant dans la maison. Bon sang, Annie, tu n’as pas le droit de m’obliger à séjourner dans
un de ces endroits sinistres !
– Finalement, tu t’es décidé à venir me parler, répliqua-t–elle d’une voix lisse. Cela fait trois jours que je te laisse des messages.
Entretemps, Duncan et elle avaient scellé leur pacte.
Son frère la fusilla d’un regard furibond.
– Tu n’avais pas le droit, répéta-t–il.
– De quoi faire ? lui renvoya-t–elle en sentant la colère monter en elle. De t’aider ? C’est toi qui t’es fourré dans ce pétrin, Tim. Tu as volé
de l’argent à ton patron ! Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Elle le vit se tortiller légèrement avant de baisser les yeux sur le sol.
– Tu ne peux pas comprendre.
– C’est sûr. Tu as un problème, Tim. Alors, c’est soit le centre de réhabilitation, soit la prison.
– Je te remercie, dit-il, plein de rancœur.
Elle lui fit face, les poings sur les hanches.
– Je ne suis pas responsable. Ce n’est pas moi qui suis accro au jeu et ce n’est pas moi non plus qui ai dit à Duncan Patrick que cette
maison était la tienne. Tu es non seulement un voleur mais aussi un menteur, capable de tout risquer sur un coup de dés.
– Moi, c’est les cartes.
– Peu importe.
– Tu es ma sœur, Annie. Tu es censée m’aider, pas me faire enfermer dans une de ces sinistres institutions. Que dirait maman ? Tu y as
pensé ?
Devant un tel coup bas, elle se résigna à ne pas poursuivre plus avant l’argumentation. Tim ne semblait toujours pas réaliser la gravité de
ses actes.
– Si maman savait, elle serait très déçue. Elle te dirait qu’il est grand temps de devenir adulte et de prendre tes responsabilités.
Tim encaissa le coup sans broncher.
– Et moi je te dis que ça ne se passera pas comme ça. Tu pourrais hypothéquer la maison. Je te rappelle que j’en possède la moitié.
– Tu en possédais la moitié. Mais je t’ai racheté ta part, tu t’en souviens ? Et puis, tu me fatigues, Tim. J’en ai assez que tu attendes de
moi que je sois ton sauveur. Je me suis toujours occupée de toi, et tu ne m’en as jamais été reconnaissant. Tu n’as même pas essayé de
changer.
Il se rapprocha d’elle, l’air menaçant.
– Tu vas hypothéquer cette maison, Annie. D’une façon ou d’une autre. Tu m’entends ?
Elle était trop surprise pour avoir peur. Elle hésitait encore sur l’attitude à adopter lorsqu’elle vit Duncan apparaître dans l’embrasure de la
porte laissée entrouverte.
– McCoy, l’entendit-elle dire.
Tim pivota pour faire face à son patron.
– Que faites-vous ici ?
– J’ai rendez-vous avec votre sœur.
Tim se tourna de nouveau vers elle et la jaugea avec mépris avant de demander :
– Tu comptes sortir avec lui ?
Elle opina d’un hochement de tête.
La bouche de Tim se tordit en un rictus plein d’amertume.
– Je vois. Je suis pris à la gorge et toi, tu sors. Tu laisses tomber la famille.
L’accusation lui vrilla l’estomac.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles, dit-elle dans un murmure. C’est justement pour sauver la famille que j’agis ainsi.
Duncan avait saisi Tim par le bras.
– Elle a raison. Et puisque nous y sommes, je vous recommande fortement de vous présenter au centre à 9 heures demain matin. Sans
quoi, un mandat d’arrêt sera lancé contre vous.
Le regard de Tim allait de l’un à l’autre.
– Vous vous êtes ligués contre moi. Bon sang, Annie, tu me trahis pour ce salaud ?
Duncan s’approcha un peu plus, s’interposant entre eux.
– Cela suffit, McCoy. Il est temps que vous partiez. Et rappelez-vous : 9 heures demain matin.
– Pourquoi attendre ? répliqua Tim en le défiant du regard. J’y vais de ce pas.
– C’est dans votre intérêt.
Tim se dégagea de l’emprise de Duncan d’un geste brusque. Arrivé à la porte, il lui adressa un regard noir par-dessus son épaule.
– Tu t’en fiches, n’est-ce pas ?
Elle pinça les lèvres, se refusant à répondre. Tim ne raterait pas l’occasion de la manipuler si elle lui en donnait l’occasion. Elle n’avait
jamais été capable de s’opposer à lui mais le moment était peut-être venu de commencer à le faire.
Elle redressa les épaules, affronta son frère du regard.
– Bonne chance, Tim. J’espère que ça va marcher pour toi.
– Peu importe que ça marche ou pas, siffla-t–il. Je ne te pardonnerai jamais.
-3-
Annie resta silencieuse durant tout le trajet jusqu’à l’hôtel mais Duncan avait une conscience aiguë de sa présence à ses côtés. Il aimait
bien le parfum subtil et féminin dont elle s’était enveloppée. Il tourna la tête vers elle, coula un regard en biais sur ses cuisses fines et
satinées.
– Vous êtes en colère contre moi ? Ou contre Tim ?
– Quoi ? Pas du tout. Monsieur Patrick, j’apprécie vraiment ce que vous faites pour Tim. Et il finira par faire de même, vous verrez.
« Peu probable », songea-t–il. Mais il lui était déjà arrivé de se tromper. Peut-être qu’une bonne cure de désintoxication était ce qu’il
fallait à Tim. Et puis, si ça ne marchait pas, il pourrait toujours le faire jeter en prison.
– J’ai tenté de le joindre toute la semaine pour lui expliquer, précisa-t–elle. En vain. C’était la première fois aujourd’hui que je le voyais
depuis que nous avons conclu notre marché. Cela l’a rendu fou de rage.
– Il s’en prend à vous parce que c’est la solution de facilité. Il ne veut pas admettre qu’il a un problème, aussi rejette-t–il la faute sur les
autres. C’est beaucoup plus simple, vous comprenez.
– Je sais. Mais c’est quand même dur à entendre.
« Quelle chance cet abruti a-t–il d’avoir une sœur comme Annie ! » se dit-il. Mais de cela non plus il ne devait pas avoir conscience.
– Ça va aller ? s’enquit-il gentiment.
– Vous voulez savoir si je vais parvenir à tenir mon rôle ? La réponse est oui. En tout cas, j’en étais sûre avant que Tim fasse irruption
chez moi.
Elle se mordit la lèvre, hésitant à poursuivre.
– Je ne suis pas très bonne à ce petit jeu-là.
Il était bien temps de s’en rendre compte, songeait Duncan que la franchise de la jeune femme amusait.
– Quoi ? Vous rendre à des soirées en ma compagnie ? Cela n’a rien d’extraordinaire, vous savez. Restez souriante, lancez-moi des
regards emplis d’adoration. Vous avez passé vos diplômes universitaires haut la main. Cette épreuve devrait vous paraître facile en
comparaison.
– Dois-je comprendre que je suis censée ne pas m’exprimer ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. D’ailleurs, j’ai cru remarquer que vous aviez le sens de la repartie.
– C’est parce que vous m’impressionnez moins qu’une pièce remplie de gens que je ne connais pas.
– Dans ce cas, vous pourriez m’appeler Duncan plutôt que « M. Patrick ».
Elle exhala un petit soupir qu’il trouva sexy en diable. Le genre de soupir qu’une femme laissait échapper lorsque…
Il interrompit net le fil des pensées érotiques qui lui venaient à l’esprit. Elle était certes beaucoup de choses mais la trouvait-il vraiment
sexy ? Son regard se posa de nouveau sur ses jambes dénudées. D’accord, elle était sexy. Mais c’était hors de propos. Il l’avait
embauchée pour un travail bien précis, et rien de plus. D’ailleurs, elle n’était pas du tout son type.
– Duncan, l’entendit-il dire dans un souffle.
Il tourna la tête vers elle. Leurs regards se croisèrent. Ses yeux étaient d’un bleu profond, bordés de longs cils sombres. Il apprécia la
coiffure qui libérait la masse de ses cheveux en boucles ondulant gracieusement sur ses épaules. La tenue était parfaitement appropriée
aux circonstances, sans parler du fait qu’elle mettait ses formes en valeur.
– Vous êtes parfaite, la félicita-t–il.
Elle tira nerveusement sur le bord de sa robe.
– C’est Cameron. Il a été génial ! Il ne manque pas d’humour mais il est très compétent. La mode n’a aucun secret pour lui. Il a même
établi une liste de ce que je dois porter et avec quoi je dois le porter.
– Cameron connaît bien son boulot.
– Il m’a confié que vous aviez partagé la même chambre à l’université.
Il émit une sorte de gloussement amusé.
– C’était la première fois que je me retrouvais en présence d’un homo. J’avoue que je n’étais pas vraiment enchanté de l’avoir pour
camarade de chambre.
– Trop macho, c’est ça ?
– En partie, admit-il avec franchise. J’avais peur qu’il ne me saute dessus pendant la nuit, ce qui était parfaitement stupide, je le
reconnais. Il nous a fallu un peu de temps, mais nous avons fini par devenir amis. Lorsqu’il est revenu à L.A. il y a quelques années et qu’il a
monté sa propre société, il m’a recontacté. J’ai accepté de figurer sur la liste de ses clients.
– Il a été adorable. Mes cousines et Kami ont passé un bon moment, elles aussi.
– Elles vous ont accompagnée ?
– Oui. Vous m’avez dit que je pourrais garder les vêtements, ce qui est vraiment très gentil à vous, mais honnêtement, vous me voyez
porter ce genre de fringues en dehors de ces soirées ? Elles ne sont pas très adaptées à ma profession. Aussi, tout le monde est venu avec
moi et m’a donné son avis personnel. J’ai choisi des tenues qu’elles pourront porter, nous avons toutes la même taille.
– Vous voulez dire que vous comptez leur offrir vos tenues lorsque ce sera fini ?
– A moins que cela vous pose un problème, bien sûr.
– Elles vous appartiennent. Libre à vous d’en disposer comme bon vous semble.
– Merci.
Il avait du mal à accepter l’idée qu’une femme puisse céder sans véritable motivation une garde-robe de ce prix. Certes, ses
commentaires avaient leur logique mais n’avait-elle donc jamais de rendez-vous galant ? Ne pouvait-elle les garder juste parce qu’elle en
avait l’opportunité ? C’était un point qu’il lui faudrait éclaircir car, pour lui, tout combat requérait de comprendre son adversaire afin de
pouvoir exploiter ses faiblesses.
Ce n’était pas parce qu’il achetait son temps à Annie qu’il allait pour autant lui faire confiance, n’est-ce pas ?

***
Annie passa les mains sur le cuir lisse de son siège. La voiture, une berline de marque allemande, sentait encore le neuf. Le moteur était
silencieux, le tableau de bord faisait étalage de gadgets paraissant d’utilisation complexe. Quant à la chaîne stéréo, elle donnait
l’impression que mieux valait posséder un diplôme d’ingénieur pour pouvoir s’en servir.
– Votre voiture est vraiment bien, dit-elle. La mienne fait un drôle de bruit mais mon garagiste m’a affirmé que ça n’avait aucun impact sur
la conduite. C’est juste gênant quand je veux chanter avec la radio.
– Vous ne pouvez pas la faire réparer ?
Elle lui coula un regard en biais.
– Bien sûr. Dès que j’aurai gagné au loto. Mais d’abord c’est de pneus neufs dont j’ai besoin. Le problème avec les voitures, c’est qu’il
faut toujours changer quelque chose. Mais ça va. Ma voiture et moi, nous avons passé un marché, nous aussi : elle démarre tous les matins
et je m’engage à ne pas la remplacer.
– Vous parlez à votre voiture ? demanda Duncan que cette perspective semblait amuser.
– Evidemment. Pas comme vous, j’imagine.
– Votre voiture et moi, nous ne nous connaissons pas.
– Je peux vous la présenter si vous voulez.
– Non merci, dit-il en prenant à droite au feu de signalisation.
– Au fait, je me demandais ce qu’il faudrait répondre aux gens lorsqu’ils nous demanderont comment nous nous sommes rencontrés.
C’est la question qui vient juste après : « Depuis quand vous connaissez-vous ? »
– Trois mois.
« O.K. », nota mentalement la jeune femme.
– Nous pourrions raconter que c’était pendant le week-end de Labor Day. Vous étiez en route pour la plage lorsque vous m’avez vue,
arrêtée sur le bas-côté, un pneu crevé. Vous vous êtes arrêté pour me proposer votre aide.
– Personne ne croira une histoire pareille.
– Vous ne vous seriez pas arrêté ? s’enquit-elle en faisant de son mieux pour masquer sa désapprobation. Vous devez aider les gens si
vous voulez avoir un bon karma.
– Et si je ne crois pas au karma ?
– Vous avez tort.
– Si c’était vrai, je n’aurais pas réussi comme j’ai réussi.
– Pourquoi cela ?
– Vous n’avez donc rien lu sur moi ? Je suis un parfait salaud. Je vous ai même engagée pour faire croire le contraire.
– Si vous étiez comme vous dites, vous auriez balancé Tim aux flics à l’instant même où vous avez découvert qu’il vous volait. Vous
l’auriez obligé à vous rendre votre argent.
– Je ne voulais pas que la presse s’empare de l’affaire. Faites attention, Annie. Ne commettez pas l’erreur de me croire meilleur que je ne
suis. Vous risqueriez de tomber de haut.

***
La salle de bal de l’hôtel était immense et le décor, raffiné. La musique que jouait un groupe en costume couvrait le bruit des
conversations. Pour se donner une contenance, Annie s’était plongée dans la contemplation du contenu de son verre de soda au citron,
faisant de son mieux pour cacher la panique qui s’était emparée d’elle. Des groupes de gens élégants bavardaient et riaient entre eux. Les
diamants étincelaient, si nombreux qu’ils auraient pu former une guirlande allant jusqu’au Montana. Quant aux chaussures que portaient ces
prestigieux invités ce soir-là, leur prix aurait largement pu combler le montant du déficit national.
Le monde dans lequel évoluait Duncan était certes intéressant mais aussi éloigné du sien qu’une planète lointaine. Toutefois, elle était
payée pour faire un boulot bien précis, aussi resta-t–elle à ses côtés, lui souriant avec adoration, serrant sans fin la main de gens qu’elle
oublierait aussitôt.
– Depuis combien de temps Duncan et vous vous connaissez-vous ? lui demanda une élégante d’une quarantaine d’années.
– Trois mois, récita-t–elle. Nous nous sommes rencontrés au cours du week-end de Labor Day.
– Autant dire une éternité pour notre Duncan. Vous devez avoir quelque chose de spécial.
– C’est lui qui est spécial, rétorqua-t–elle ingénument.
– Vous n’êtes pas exactement son type de femme.
Duncan, qui avait dû entendre, passa son bras autour de la taille de la jeune femme et l’attira tout contre lui.
– Il faut croire que j’ai changé de type.
– C’est ce que je vois, en effet.
Elle se blottit contre son épaule, trouvant cette proximité moins éprouvante qu’elle l’avait imaginé. Duncan était grand et musclé et il
émanait de lui une puissance qui, loin de la rendre nerveuse, lui procurait un sentiment de sécurité. Un peu comme si rien de mal ne pouvait
lui arriver tant qu’elle serait à l’abri de ses bras.
« Ce n’est qu’une illusion, se rappela-t–elle. Une douce illusion mais une illusion quand même. »
Lorsque la femme se fut éloignée, Duncan la conduisit vers un autre groupe d’hommes et fit les présentations. L’un d’eux, maigre et pâle,
travaillait comme journaliste pour un magazine spécialisé dans les affaires.
– Cela vous dérange si je vous pose quelques questions ? demanda-t–il à Annie en l’entraînant un peu à l’écart.
– Non, répondit-elle. Tant que ma nervosité ne vous dérange pas.
– Vous ne lisez pas la presse ?
– Pas vraiment.
– Vous ne pouvez pas sortir avec un type comme Duncan Patrick et espérer passer inaperçue.
– C’est ce qu’on m’a dit, en effet.
Le journaliste poursuivit :
– Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Elle déballa son histoire sur le week-end de Labor Day et le pneu crevé. Ce qui ne parut pas convaincre l’homme.
– Il paraît que vous êtes enseignante ?
– Institutrice de maternelle. J’adore faire travailler les tout-petits. Ils sont si excités d’aller à l’école ! Et c’est à moi qu’incombe la
responsabilité de préserver cet enthousiasme, moi encore qui dois les préparer à suivre avec succès dans les classes supérieures.
Lorsque l’on parvient à transmettre à ces jeunes enfants la joie d’apprendre, alors on est presque sûr de les amener jusqu’à l’université.
Le journaliste eut un hochement de tête qui se voulait approbateur.
– Pourquoi Duncan Patrick ?
Un sourire béat vint fleurir sur ses lèvres.
– Parce que c’est un homme merveilleux. En fait, ce qui m’a séduite en premier chez lui, c’est son rire. Il a un rire si communicatif !
L’homme cligna des yeux, affichant cette fois un air sceptique.
– Je ne l’ai jamais entendu rire.
– Peut-être manquez-vous d’humour, riposta-t–elle en voyant Duncan s’approcher d’eux.
– M’accorderais-tu cette danse ?
Sans attendre sa réponse, il lui prit son verre des mains et le posa sur un plateau. Elle fit un petit signe amical au journaliste puis tapota le
bras de Duncan.
– Je ne sais pas vraiment danser.
– C’est facile. Vous n’aurez qu’à vous laisser guider.
– Et si nous jouions plutôt au jeu du facteur ? Nous sommes assez nombreux et là, je suis championne.
Il s’arrêta net, se tourna vers elle et éclata de rire. Elle fut satisfaite de constater qu’elle ne s’était pas trompée. Il avait bien un rire
communicatif.
– Ça va bien se passer, la rassura-t–il en la serrant contre lui.
– Si vous le dites. Mais je vous aurais prévenu. Ne venez pas vous plaindre si je vous écrase les orteils.
Il avait beau être plus grand qu’elle, leurs deux corps s’épousaient parfaitement. Il se mouvait avec une assurance qui lui permettait de le
suivre facilement et la guidait avec son corps, main fermement plaquée sur sa taille. Après quelques pas hésitants, elle commença à se
détendre.
Elle aimait son odeur, subtile mais virile. Et le tissu de son costume aussi, si doux sous ses doigts. Une onde de chaleur l’enveloppa
soudain. Une onde de chaleur doublée d’un frisson de désir, là, au creux de son ventre.
Du désir ? Il n’était pas question de désir entre eux. Elle était payée pour travailler, pas pour éprouver quoi que ce soit pour Duncan
Patrick. La séduction ne faisait pas partie du contrat. Il était son patron et le temps passé ensemble ne l’était que pour tromper la galerie.
Elle s’expliqua sa réaction par une trop longue période d’abstinence. C’était un peu comme une faim à assouvir. N’importe quel aliment
ferait l’affaire, même si elle n’aimait pas vraiment ce qu’elle avait dans son assiette.
Evidemment, c’était plus simple avec Duncan qu’avec le tout-venant. Il était si beau ! Elle se laisserait séduire tout en restant prudente.
Elle avait l’impression de vivre un conte de fées. Elle était Cendrillon et le bal prendrait fin à minuit. Ou plutôt, dans son cas, à Noël. La
différence, c’est qu’elle ne perdrait pas de pantoufle de vair et que, à la fin, son prince charmant ne voudrait pas d’elle.

***
Deux heures plus tard, Duncan se disait qu’Annie avait largement comblé ses attentes. Elle s’était débrouillée pour raconter son histoire
de pneu crevé une bonne douzaine de fois, avec des accents d’une telle sincérité que lui-même avait failli y croire. Les invités avaient paru
charmés par la spontanéité de la jeune femme. A plusieurs reprises, il avait même surpris des regards interrogateurs, les gens se
demandant ce qu’un homme comme lui pouvait faire avec une femme aussi… charmante.
Même Charles, le journaliste, avait semblé sous le charme. Parfait. Il écrirait un article favorable qui rattraperait les autres, jusque-là
négatifs, et le montrerait à son avantage.
Il alla chercher des boissons au bar et revint vers elle. Il lui tendit le soda citron qu’elle avait demandé – autre bon point, elle ne buvait pas
d’alcool –, et se pencha vers elle tandis qu’elle lui touchait le bras pour attirer son attention.
– J’étais en train de dire à Charles que son info était bidon, lui apprit-elle. Tu ne vas pas fermer les aires de transport que vous possédez
en Inde à un mois de Noël. Non seulement cela mettrait les gens au chômage durant cette période de fête, mais c’est votre saison la plus
chargée. Vous allez avoir besoin de tous vos employés.
Elle n’avait pas tort, songea-t–il. Mais les lignes rurales que desservaient ces voies n’étaient pas assez rentables.
Elle le dévisageait fixement, dans l’attente d’une réponse. Il devina à son air grave qu’elle attendait vraiment de lui qu’il renonce à cette
décision. Charles, lui, s’attendait au pire, comme toujours.
Il jura intérieurement, se souvenant à temps qu’il était là pour redorer son image.
– Annie a raison. La ligne restera ouverte au moins jusqu’au 1er janvier.
Charles leva un sourcil sceptique.
– Je peux citer ce que vous venez de dire ?
Il hocha la tête.
– Très intéressant, commenta le journaliste en s’éloignant.
– Comment peut-il penser que vous êtes capable d’une chose pareille ? dit-elle dès qu’ils furent seuls. Personne ne pourrait se montrer
aussi cynique. C’est Noël, tout de même !
Elle s’interrompit pour prendre le temps de siroter une gorgée de son verre.
– C’est la période de l’année que je préfère, reprit-elle. Dans la famille, nous sommes de vrais adeptes de ces fêtes. Chaque année, nous
achetons un énorme sapin qui ne rentre pas dans la maison et que nous sommes obligés de couper. Mais aussi, ils ne paraissent pas si
grands lorsqu’on les voit tous ensemble. Et puis, il a les décorations, la cuisine. J’adore aussi les chants de Noël. Jenny et Julie
commencent à se plaindre au bout de deux jours mais je finis toujours par les convaincre qu’ils sont indispensables à une bonne ambiance
de fête. Et vous, quelles sont vos traditions ?
– Je n’en ai pas.
Il vit ses yeux s’agrandir sous l’effet de la surprise.
– Mais pourquoi ?
– Parce que c’est un jour comme un autre, Annie.
– Pas du tout ! C’est Noël. Un jour placé sous le signe de la famille et de l’amour. Un jour où l’on voudrait que la paix règne dans le monde
entier.
– Vous êtes trop naïve, Annie. Vous auriez besoin de vous endurcir un peu.
– Et vous, vous auriez besoin de vous détendre un tantinet. Vous ne décorez même pas votre maison ? insista-t–elle.
Il imagina la tête de son majordome s’il débarquait dans son luxueux appartement avec un sapin à fixer sur le précieux parquet en
bambou.
– En général, je ne suis pas chez moi pendant les fêtes. Je pars skier ou je prévois un séjour au soleil.
– Et votre famille ?
– Je n’ai que mon oncle et, visiblement, il se passe très bien de moi.
Elle n’avait pas l’air de saisir ce qu’il lui disait, comme s’il lui parlait dans une langue inconnue.
– Ne me dites pas que vous n’échangez de cadeaux avec personne.
– C’est pourtant le cas.
– C’est si important, les traditions ! Se retrouver tous réunis, c’est quand même quelque chose, non ?
– Vous avez toujours été aussi romantique ?
– Manifestement. Et vous, vous avez toujours été aussi cynique ?
– Toujours.
Sa franchise la fit rire.
– Au moins, vous avez le mérite de le reconnaître. En termes de guérison, il paraît que c’est le premier pas qui compte.
– Mais je me sens parfaitement normal, merci.
– Je vous parie que sur dix personnes prises au hasard, la grande majorité pencherait en faveur de mes traditions.
– Je n’ai besoin de l’avis de personne pour savoir que je suis normal.
– Vous au moins, vous n’avez pas besoin de faire de gym. Trimballer un ego aussi lourd suffit amplement à vous maintenir en forme.
Elle éclata de nouveau de rire, ce qui le fit sourire. Il la trouvait plus jolie que la première fois où il l’avait vue. Plus sûre d’elle aussi,
lorsqu’elle oubliait d’être timide. D’une loyauté frisant la stupidité dès qu’il s’agissait de son frère, mais tout le monde avait ses défauts,
n’est-ce pas ?
Les réponses qu’elle lui avait envoyées par mail un peu plus tôt avaient quelque peu éclairé sa lanterne sans toutefois élucider le mystère
sur qui elle était vraiment. D’un point de vue pratique, elle correspondait parfaitement à ce dont il avait besoin : une jeune femme charmante,
un peu lisse. Pourtant, par certains côtés, il la trouvait touchante.
Sans y réfléchir vraiment, il se pencha vers elle et pressa ses lèvres sur les siennes. Il la sentit se raidir légèrement avant de se laisser
aller. Sa bouche était chaude et sensuelle. Conscient des regards rivés sur eux, il s’écarta d’elle et capta l’éclair de surprise qui passa dans
son regard.
– Nous n’avons pas évoqué la possibilité de nous embrasser, murmura-t–elle d’une voix un peu rauque. Nous devrions rajouter une clause
spéciale dans notre contrat.
– Une clause relative aux baisers ? la taquina-t–il.
Elle opina d’un hochement de tête.
– Il nous faut définir clairement les limites et renforcer celles déjà établies.
– Nous ne sommes pas dans votre salle de classe.
– Ce n’est pas une raison pour ne pas y réfléchir.
-4-
Duncan arriva à l’heure pour le traditionnel déjeuner hebdomadaire avec son oncle. Une tradition. « Voilà qui plairait à Annie », pensa-t–
il.
Lawrence était déjà là, assis à leur table habituelle, un verre de scotch devant lui. Il fit signe à son neveu dès qu’il le vit arriver.
– Je ne t’en ai pas commandé, dit-il en se levant pour le saluer. Je sais que tu ne bois pas pendant les heures de bureau.
Ils s’assirent et, comme à son habitude, il ne s’embarrassa pas de la carte. Il prenait toujours la même chose. Le serveur lui apporta un
café puis disparut.
– Bon boulot, commenta Lawrence en désignant le journal plié sur la table. L’article est positif. Mais maintenant que tu as annoncé que tu
ne fermerais pas les aires de transport en Inde avant Noël, tu ne vas plus pouvoir faire machine arrière.
– Ce n’est pas mon intention.
– Cette fille me paraît intéressante. Comment s’appelle-t–elle ?
– Annie McCoy.
– Elle est vraiment institutrice ?
– Oui. Elle est exactement telle que tu voulais qu’elle soit. Sympathique, charmante, très attachée à la famille et douée d’un grand sens
pratique.
– Le journaliste semble conquis, reprit Lawrence en s’emparant de son verre. Combien de temps comptes-tu jouer cette petite
comédie ?
– Jusqu’à Noël.
Les yeux gris de son oncle s’étrécirent tandis qu’il demandait :
– Les choses restent-elles dans un cadre strictement professionnel entre vous ?
Repensant au baiser furtif qu’Annie et lui avaient partagé, il chercha à se persuader qu’il n’avait agi que pour tromper la galerie.
– Nous ne sortons pas véritablement ensemble, si c’est ce que tu veux savoir. Je l’ai embauchée pour un travail précis et rien de plus.
– J’aimerais bien la rencontrer.
– Laisse tomber, tu es trop âgé pour elle.
Lawrence sourit à son trait d’humour.
– Laissons-la juger, tu veux bien ?
Ils laissèrent le serveur prendre la commande puis discutèrent affaires durant tout le repas.
Sur le chemin du retour, le téléphone portable de Duncan sonna. Un rapide coup d’œil sur l’écran lui apprit que ce numéro lui était
inconnu.
– Oui ?
– Bonjour. C’est Annie.
– Vous avez un problème pour demain soir ?
– Non. Je voulais juste vous dire que cet après-midi nous allons acheter notre sapin de Noël et je voulais vous proposer de nous
accompagner.
Il fixa son téléphone un instant avant de répondre.
– Pourquoi ?
Il imagina son sourire tandis qu’elle répondait :
– Parce que c’est amusant et que vous plonger pour une fois dans l’ambiance de Noël vous ferait le plus grand bien. Mais n’y voyez là
aucune pression de ma part. Vous êtes libre de refuser.
– A quelle heure ? s’entendit-il demander.
– 16 heures. Chez moi. Vous n’auriez pas une camionnette par hasard ? Le sapin dépasse toujours du toit de ma voiture.
– J’ai une flopée de camionnettes, Annie. C’est mon métier, vous vous rappelez ?
– Pourrions-nous vous en emprunter une ? Une toute petite ?
Il passa le mobile sur son autre oreille.
– En fait, c’était pour ça. Pour m’emprunter une camionnette.
– Non, pas du tout. Enfin, un peu, mais je vous aurais proposé de nous accompagner même si vous aviez refusé.
– Je ne sais pas si je dois vous croire.
– Je ne vous mentirais pas, Duncan. Vous le savez bien.
– A 16 heures chez vous, fit-il avant de raccrocher.
Des femmes lui avaient déjà menti. Beaucoup de femmes. Elles mentaient toujours pour obtenir ce qu’elles voulaient. Quelquefois, même,
pour le plaisir. Valentine remportait la palme des menteuses. Elle lui avait dit l’aimer. Puis elle l’avait quitté.

***
Annie s’apprêtait à troquer sa robe et ses chaussures basses contre un jean et un pull, plus confortables. C’était toujours ce qu’elle faisait
lorsqu’elle rentrait de l’école. Sauf que, cette fois, elle n’allait pas rester chez elle à traînasser. Elle allait revoir Duncan et elle avait beau
tenter de se persuader que cela ne faisait aucune différence, elle n’en était pas totalement convaincue.
Pour être honnête, il la troublait. Il faut dire que ce n’était pas chose courante de louer ses services pour la faire passer pour sa petite
amie. Elle avait lu sur internet et dans les magazines tous les articles le concernant. Il en ressortait invariablement que Duncan Patrick était
le pire salaud du monde des affaires. Pourtant, il lui avait payé une garde-robe de rêve sans regarder à la dépense, il avait donné à Tim une
chance de s’en sortir et puis… il l’avait embrassée.
Ce baiser était le point marquant de ces derniers jours mais elle rechignait à s’apesantir là-dessus. Duncan l’avait embrassée pour
rendre son rôle plus crédible. Un baiser sans signification particulière, presque machinal. Enfin, pour lui. Parce qu’elle… Elle, elle en avait
frissonné de la tête aux pieds. Des frissons différents de ceux éprouvés lorsqu’ils avaient dansé ensemble. Des frissons de désir qui avaient
électrisé tout son corps, qui lui avaient procuré une chaleur moite entre les seins, entre les cuissses ; qui lui avaient donné l’envie de
l’embrasser sans fin, de s’imaginer nue dans le même lit que lui.
« Concentre-toi », s’enjoignit-elle en enfilant son jean.
Elle n’était habituellement pas du genre à fantasmer sur un homme après un unique rendez-vous. D’autant plus si l’homme en question
n’avait aucune chance de devenir son amant. Mais quelque chose s’était produit lorsqu’il avait réclamé ses lèvres. Un sentiment merveilleux
qui l’avait fait flotter dans une dimension irréelle.
Elle s’apprêtait à passer un vieux sweat imprimé d’oies se dandinant en rangs serrés lorsqu’elle se demanda si elle ne devrait pas mettre
quelque chose d’un peu moins lâche, d’un peu plus flatteur. Quelque chose qui pousserait Duncan à la voir comme…
Comme quoi ? Comme une femme ? – Il l’avait déjà fait.
Comme sa petite amie du moment ? – Il la payait pour tenir ce rôle.
Et, d’ailleurs, elle avait déjà eu le cœur brisé par deux garçons. A quoi bon en rajouter un troisième ?
Elle attrapa son sweat et le passa d’un geste déterminé par-dessus sa tête. « Reste sur tes gardes », se chapitra-t–elle.
Il ne lui restait plus qu’à garder cet objectif en tête.

***
– Nous ne décorerons pas l’arbre ce soir, annonça-t–elle tandis qu’elle prenait place dans le siège passager de la camionnette. Les filles
ont toutes quelque chose à faire. Finalement, cela tombe bien, car nous sommes censées garder l’arbre dans le garage pendant deux jours
avant de le rentrer dans la maison.
– Pourquoi ? Ce n’est pas comme un chiot. Il n’a pas besoin de s’habituer à être loin de sa mère.
Cette comparaison la fit rire.
– C’est à cause des branches. Elles s’affaisseraient trop vite. Dès que nous rentrerons, nous le mettrons dans l’eau afin qu’il ne se
dessèche pas.
Il était arrivé pile à l’heure. Si l’on en jugeait d’après le costume qu’il portait, il était venu directement de son bureau.
– Je ne vous ai pas dérangé dans votre travail, au moins ? s’enquit-elle.
– Rien qui ne puisse attendre, répondit-il avec un sourire. Mais j’avoue que mon assistante était surprise de me voir partir si tôt.
– Imaginez un peu si vous lui aviez dit où vous vous rendiez !
Il émit un gloussement amusé.
Elle observa son profil. Elle aimait l’angulosité de ses traits, sa mâchoire volontaire, le dessin parfait de sa bouche. L’embrasserait-il
encore ? Parce que, s’il l’embrassait encore en dehors du cadre qu’ils s’étaient fixé, ce serait bien la preuve qu’il avait aimé ce baiser
autant qu’elle.
« Foutaises », se dit-elle.
Il était son employeur et rien d’autre. Quant à ses projets d’avenir familiaux avec mari et ribambelle d’enfants à choyer, il lui faudrait revoir
ses prétentions à la baisse.
Ils se garèrent sur le parking de l’aire réservée à la vente des sapins. Jenny, Julie et Kami étaient déjà là.
– Tenez bon, le prévint-elle. Vous êtes sur le point de rencontrer vos adversaires.
– Je devrais savoir m’y prendre.
– C’est ce que croient les hommes, juste avant qu’ils ne fassent leur connaissance. Enfin, je vous aurais prévenu.
Elle le regarda descendre de la camionnette et se présenter à ses cousines et à Kami. Le plus facile venait d’être fait.
– Cet article sur vous paru dans le Time du mois de mars était très intéressant, attaqua en premier Julie. La presse vous déteste
cordialement !
– C’est l’un des inconvénients de mon métier, répliqua Duncan d’un ton lisse.
– Sauf que vous n’êtes pas le seul P.-D.G. du monde et que tous ne sont pas haïs comme vous l’êtes, fit remarquer avec justesse Jenny.
Je vous accorde qu’ils n’ont pas été très fair-play dans l’histoire des mobile homes. Ils ont omis de préciser que vous aviez relogé tous les
résidents dans de très bonnes conditions.
– Le problème, renchérit Julie avec une pointe de perfidie, c’est lorque tout le monde est d’accord pour dire que vous êtes détestable. S’il
n’y avait qu’une personne pour le penser, on pourrait croire que cette personne ment.
– Que voulez-vous, je suis un éternel incompris !
Tandis que les jumelles s’intercalaient entre lui et leur cousine, Kami, elle, préférait se taire. Elle semblait mal à l’aise.
– Qu’est-ce que c’est que cette inquisition ? plaisanta Annie pour détendre l’atmosphère.
L’attitude protectrice de ses cousines la touchait au plus profond d’elle-même. Elle n’avait peut-être pas de mari ni d’enfants mais elle
avait une famille. Il ne fallait pas qu’elle l’oublie.
– Elles ont de l’avenir dans le droit, commenta Duncan en reprenant le même mode taquin.
– Je ne serai jamais avocate mais je serai toujours là pour veiller sur Annie. Et la défendre.
Il porta sur les jumelles un regard incrédule. Ces deux jeunes filles étaient-elles vraiment en train de le menacer ? Elles n’avaient ni argent
ni ressources et, en terme de lutte de pouvoir, il leur ferait mordre la poussière en moins de deux.
Néanmoins, il se garda bien de leur livrer le fond de sa pensée.
– Allons, les filles, vous exagérez, dit Annie, mal à l’aise. Duncan, je suis désolée. Je ne pensais pas que vous seriez victime d’une telle
cohalition.
Il se tourna vers les cousines.
– Annie et moi avons conclu un marché. Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien.
– Jurez-le.
– Vous avez ma parole.

***
Il pensait sincèrement ce qu’il disait. Même si Annie et lui n’avaient signé aucun accord écrit, il n’avait aucune intention de lui briser le
cœur. Cela lui faciliterait sacrément les choses !
Ils pénétrèrent dans l’aire de vente, les filles se déployant en avant, Annie restant en arrière avec lui.
– Je suis désolée, commença-t–elle. J’espère qu’elles ne vous ont pas offensé.
– Ne le soyez pas. Je les respecte de penser qu’elles peuvent prendre le dessus. C’est très courageux de leur part.
Elle inclina légèrement la tête de côté. Des boucles blondes caressèrent son épaule.
– Vous ne les respectez pas, affirma-t–elle d’une voix posée. Vous les trouvez stupides.
– Un peu aussi, c’est vrai.
– Ce sont les liens du sang, que voulez-vous. Nous formons une équipe, comme vous et votre oncle.
Si Lawrence et lui formaient quelque chose, ce n’était certes pas une équipe. Mais il préféra opiner en silence. C’était plus facile que de
se lancer dans de grandes explications. Il la vit qui observait attentivement les rangées de sapins.
L’air était imprégné d’une forte odeur de résine. Quelques acheteurs essayaient de se faire entendre par-dessus les chants de Noël,
qu’une sono grésillante poussait à fond.
Tandis qu’Annie passait d’arbre en arbre, il avisa les filles qui, arrêtées devant un sapin, étudiaient le prix affiché sur l’étiquette. Une moue
de frustration passa sur leur visage avant qu’elles ne poursuivent leur recherche.
Annie, elle, était en arrêt devant un sapin mesurant bien cinq mètres de haut.
– Je vous rappelle que votre plafond fait deux mètres cinquante, dit-il en passant derrière elle. Essayez de tirer un enseignement de vos
erreurs passées.
– Ce qui veut dire que je dois renoncer à acheter cet arbre, admit-elle en soupirant. Mais il est si beau !
Elle regarda le prix affiché. Quatre-vingt-cinq dollars.
– Pas tant que ça, finalement.
– Combien voulez-vous y mettre ? s’enquit Duncan.
– Environ quarante dollars. Même moins si possible. J’aime bien venir ici, dit-elle tout à trac, c’est une entreprise familiale. Les sapins y
sont un peu plus chers qu’ailleurs mais ils sont coupés de frais, et puis c’est une espèce de tradition de venir acheter notre arbre dans cette
maison.
– Toujours votre fameux attachement aux traditions, n’est-ce pas ?
– Mmm. C’est ce qui rythme la vie, les traditions. Vivre la même chose, année après année. C’est à la fois drôle et rassurant.
Il se sentit soudain dans la peau d’un Harpagon qui passait sa vie à compter son magot sans en profiter vraiment.
Elle s’arrêta de nouveau devant un arbre puis elle lui lança un regard interrogateur.
– Et celui-ci ? Il n’est pas trop grand ?
– Il me paraît encore un peu haut.
Un nouveau coup d’œil au prix. Soixante-cinq dollars. La voyant encore hésiter, il faillit lui demander comment vingt-cinq malheureux
dollars pouvaient faire la différence. Il se tut, sachant que si elle le pouvait, elle, qui était l’incarnation même des merveilleuses traditions de
Noël, paierait sans discuter.
Il s’excusa auprès d’elle et alla trouver le propriétaire des lieux. Une brève discussion et un échange d’argent plus tard, il était de retour.
– Allons voir s’il n’y aurait pas des sapins soldés dans un coin, proposa-t–il, l’air de rien.
Il récolta pour tout bénéfice un regard chargé de commisération.
– Les prix ne baisseront qu’à deux jours de Noël, lui apprit-elle, en experte qu’elle était. Pas avant.
– Qu’en savez-vous ? Peut-être ont-ils des retours ou je ne sais quoi encore.
– Personne ne ramène un sapin acheté. Cela n’existe pas.
– Et si vous vous trompiez ? insista-t–il en souriant.
Elle poussa un soupir laissant supposer qu’elle se résignait.
– Très bien, je vais voir. Même si je sais pertinemment qu’il n’y a aucun retour ni aucun rabais dans l’industrie des sapins de Noël.
Il la suivit des yeux tandis qu’elle se lançait à son tour à la recherche du propriétaire. Il vit l’homme pointer trois arbres qui se trouvaient
rassemblés dans un coin. Le regard d’Annie alla de Duncan au vendeur. Il s’approcha pour mieux entendre la conversation.
– Sérieusement ? Vous avez eu des retours ? disait Annie d’un ton incrédule.
– Nous en avons tout le temps. Quelle est la hauteur de votre plafond ?
– Deux mètres cinquante.
Elle s’adressa aux filles qui venaient de la rejoindre.
– Vous entendez ça ? Ceux-là ne sont qu’à trente dollars.
Elles ouvrirent un débat interminable sur les mérites de chaque arbre. Au bout d’un temps qui lui parut une éternité, elles finirent par se
mettre d’accord et le sapin fut hissé dans la camionnette.
Annie reprit sa place dans le siège passager et attendit qu’il se soit installé au volant pour lui effleurer le bras.
– Merci, dit-elle d’une voix lisse. Je ne sais pas combien vous avez payé cet homme, et en temps normal je n’aurais jamais accepté un tel
cadeau, mais c’est Noël et les filles tenaient vraiment à ce sapin. Alors, merci.
Il songea un instant à protester puis il se ravisa.
– Je devais retourner au bureau et vous n’arriviez pas à vous décider. Alors…
Elle le scruta intensément.
– Vous êtes un type bien. Pourquoi laissez-vous les gens croire le contraire ?
– Disons qu’il faut que je me montre ferme. Cela implique forcément de prendre des décisions qui ne sont pas toujours très populaires.
Il faut dire qu’il tenait aussi farouchement à son indépendance. Ne dépendre de personne, être la seule personne en qui avoir confiance et
sur qui compter, tel était son credo. Annie avait beau croire aux vertus de la famille, lui en doutait.
– Vous n’avez pas besoin de donner de vous une image déplorable pour vous faire entendre.
– Quelquefois, si, affirma-t–il en mettant le moteur en marche.

***
Annie ne s’était jamais vraiment intéressée aux articles des magazines vantant les mérites de la relaxation. En outre, ses journées étaient
bien trop remplies pour qu’elle puisse se payer un tel luxe. Elle considérait avoir passé une bonne journée si elle n’avait pas pris trop de
retard dans la liste des choses qu’elle avait à faire, et une mauvaise si cette liste s’était allongée sans espoir de boucler tout ce qu’elle avait
à faire.
Mais, alors qu’elle se trouvait attablée en compagnie de Duncan et de quelques-uns des hommes d’affaires avec qui il avait l’habitude de
traiter, le regard fixé sur les innombrables couverts qui encadraient son assiette et dont elle ignorait pour la plupart l’utilisation, elle regretta
amèrement de ne pas avoir sacrifié un peu de son précieux temps à la lecture de ces fameux articles. Elle y aurait appris la façon dont il
fallait respirer en cas de crise de panique.
Tout juste savait-elle qu’il fallait commencer par utiliser les couverts se trouvant les plus à l’extérieur, pour remonter jusqu’aux derniers,
placés à l’intérieur. Quant aux trois posés horizontalement au-dessus de l’assiette de présentation, il y avait de grandes chances pour que
ce soient des couverts à dessert. Ou alors pour le dessert et le fromage. Et aussi peut-être pour le café. Cette drôle de petite fourchette, là,
servait pour les crevettes, c’était sûr. Le couteau à poissons était facilement reconnaissable, mais qu’en était-il des trois autres ?
La carte était encore plus impressionnante. Aucun prix n’y figurait. Cela signifiait-il que chaque plat était à la carte ? Ou que le total,
forcément astronomique, ne serait connu qu’en fin de repas, au moment de l’addition ?
Ce n’était pas que la note l’inquiétât outre mesure. Elle imaginait bien que le seul prix d’un bol de soupe suffirait à la faire tourner de l’œil.
C’était juste qu’elle ne voulait pas commettre d’impair en sélectionnant le plat le plus cher.
Elle étudia de nouveau attentivement la longue liste des plats proposés. Elle connaissait à peu près la valeur d’une queue de langouste,
du poisson du jour et du bœuf kobé. En évitant d’opter pour l’un d’eux, elle était sûre de choisir la sécurité. Elle s’attarda sur les plats de
pâtes. Raviolis maison, lut-elle. Le plat préféré des jumelles.
– Tout va bien ? lui chuchota Duncan en se penchant vers elle. Vous semblez tendue depuis un moment.
– Nous n’aurions pas pu dîner dans un snack ? Commander un hamburger, par exemple, chuchota-t–elle en retour, ce qui le fit rire.
Les ondes de ce rire qu’elle aimait tant la pénétrèrent, aiguisant encore plus la conscience qu’elle avait de sa présence à ses côtés.
Elle le trouvait très séduisant dans son costume sombre. Duncan avait beau avoir été élu, deux années consécutives, P.-D.G. le plus
détestable du monde des affaires, il n’en restait pas moins qu’il portait très bien le costume.
– Dîner d’affaires. Il nous fallait un endroit tranquille.
– Le McDo de mon quartier l’est tout autant. Après 20 heures.
L’un des trois serveurs attribués à leur table apparut soudain à sa gauche.
– Puis-je vous proposer un cocktail ? s’enquit-il d’une voix un brin obséquieuse.
Elle hésita à répondre, ne sachant si elle devait accepter ou attendre le vin.
– Vous avez déjà goûté un cosmopolitan ? lui souffla Duncan.
– Comme dans Sex and the City ? Non, mais j’adorerais essayer. Sont-ils vraiment roses ?
– Malheureusement, répondit Duncan qui, lui, commanda un scotch.
Un homme plus âgé vint se joindre à eux. Annie lui sourit machinalement tandis que Duncan le présentait comme Will Preston, le plus gros
distributeur de matériel de plomberie de la côte Ouest.
– Ravi de vous rencontrer, fit l’homme en s’asseyant. Vous travaillez ?
– Je suis institutrice de maternelle, répondit la jeune femme.
Il se pencha vers elle pour lui parler.
– Alors peut-être pourrez-vous répondre à une question que je me pose. Ma femme adore que nous gardions nos petits-enfants et,
lorsque arrive le moment qu’ils aillent se coucher, ils me demandent toujours de leur lire une histoire. Ce n’est pas que cela me dérange
mais ils me réclament invariablement la même. Pourquoi cela ?
– Leurs cerveaux ne sont pas aussi développés que le vôtre, expliqua-t–elle. Ils n’ont pas toute une vie d’expérience derrière eux. Pour
eux, tout est nouveau, tout le temps. L’histoire que l’on raconte au moment du coucher leur offre l’assurance de quelque chose qui leur est
familier et ils aiment ça. Ils se sentent reliés à vous par ce rituel. Et puis, ils aiment probablement votre voix, la façon dont vous prononcez les
mots. Tout cela, ils l’associent à vous. Sans le savoir, vous leur fabriquez leurs premiers souvenirs.
L’homme, manifestement intrigué, fronça les sourcils.
– Je n’aurais jamais pensé à une chose pareille.
Puis, soudain, son visage s’éclaira, comme s’il venait d’avoir une révélation.
– Merci Annie. Cela me donne envie de continuer le plus longtemps possible.
– Je l’espère. Parce que dans trente ans, lorsqu’ils liront des histoires à leurs propres enfants, ils se souviendront de ces moments
privilégiés que vous avez partagé avec eux.
– Avez-vous choisi ? lui demanda Duncan qui semblait vouloir réclamer son attention.
Un dernier coup d’œil au menu puis elle se lança.
– Les filles se régaleraient de doggie bags emportés d’ici.
Elle se tut d’un coup, voyant l’expression médusée qu’il affichait. Evoquer des doggie bags dans un endroit pareil ne devait pas être de
mise, se dit-elle, soudain mal à l’aise. Elle referma la carte et pinça les lèvres.
– Annie en connaît un rayon en matière de psychologie enfantine, disait Will à l’homme qui se trouvait en face de lui.
L’homme opina machinalement, sans toutefois pouvoir cacher l’ennui que lui inspirait un tel commentaire. Annie, embarrassée, se tortilla
sur son siège.
Elle avait beau porter l’une des ravissantes robes de cocktail que Cameron avait choisies pour elle, elle ne se sentait pas à sa place, ici.
Tous les hommes de l’assemblée étaient beaucoup plus âgés qu’elle et semblaient bien se connaître. Leurs épouses discutaient et riaient
avce une décontraction qui lui donnait envie de se trouver à mille lieues de là.
Et si elle échouait dans sa mission ? Si Duncan décidait qu’elle n’était pas à la hauteur ? S’il changeait d’avis, qu’adviendrait-il de Tim ?
« Arrête », se reprocha-t–elle.
Quelle importance si ces gens occupaient tous des postes prestigieux et connaissaient, eux, l’usage que l’on devait faire de chacun de
ces innombrables couverts ?
Elle était aussi intelligente que toutes les femmes ici présentes, elle exerçait un métier qu’elle adorait et, si quelqu’un avait du souci à se
faire pour l’avenir, c’était Duncan. Pas elle. Il avait même beaucoup de chance de l’avoir dans sa vie.
– Puis-je savoir pourquoi vous souriez aux anges ? demanda Duncan en se rapprochant d’elle, une main négligemment posée sur le
dossier de sa chaise. Vous êtes ivre ?
– Je n’ai bu qu’une gorgée.
– En effet, vous n’avez pas le profil d’un gros buveur.
– Non, mais je peux quand même boire un cocktail sans rouler sous la table.
– Vous cherchez à me remettre à ma place ?
– Vous n’avez pas besoin de ça. Mais méfiez-vous, Duncan, je suis plus forte que vous ne pensez.
– Je n’en doute pas, dit-il avec un petit rire.

***
Ce n’était pas la meilleure soirée qu’elle ait eu à passer. Loin s’en fallait même.
Elle parvint néanmoins à ne rien renverser, ne rien dire qu’elle aurait pu regretter et réussit même à ne pas s’effacer complètement. A un
moment, c’est elle qui avait mené le débat sur les écoles pilotes et elle avait donné son avis sur le dernier film à sensation sorti sur les
écrans.
Chacun se leva, prêt à partir, lorsque le serveur fit son apparition, deux gros sacs en papier marron à la main.
– Pour ces jeunes ogresses que vous hébergez, expliqua Duncan. Trois plats principaux et un dessert pour tout le monde. Cela devrait les
tenir à l’écart de votre cachette secrète.
Elle fut à la fois surprise et touchée.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie, elle ralentit le pas, laissant aux autres le temps de s’éloigner. Elle plaça les sacs en papier sur
une table voisine, posa sa main sur l’épaule de Duncan et, se hissant légèrement sur la pointe des pieds, l’embrassa sur la joue.
– Au fond, vous n’êtes pas si mauvais que ça, lui murmura-t–elle à l’oreille.
Il passa un bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Lorsqu’il l’embrassa à son tour, ce ne fut pas sur la joue. Il pressa ses lèvres sur les
siennes avec une intensité qui lui coupa le souffle. Cette fois, elle ne pouvait douter du sens à donner à ce baiser.
Elle était plaquée contre lui, la main de Duncan la maintenant fermement en place. Elle ne pouvait lui échapper mais elle n’éprouvait
aucune crainte, aucune envie de lutter. Au contraire, même, elle s’abandonna entre ses bras, réalisant instinctivement qu’il s’attendait qu’elle
lui résiste. Mais se rendre était pour elle la seule façon de remporter la victoire.
Dès qu’il la sentit se détendre, il relâcha son étreinte. Sa bouche se fit plus douce mais plus audacieuce. Elle était consciente du profond
silence qui régnait autour d’eux tandis que, de la pointe de sa langue, il dessinait le contour de ses lèvres.
Son corps entier s’enflamma, le réclamant avec une passion qui la faisait presque vaciller. A la seconde où la langue de Duncan trouva la
sienne, elle sut qu’elle était perdue. Le désir la submergea telle une déferlante, déclenchant en elle quelque chose qui ressemblait à du
désespoir. Elle noua ses bras autour de son cou et elle se plaqua si étroitement contre lui qu’elle pouvait sentir les muscles puissants de
son torse contre sa poitrine.
Il aurait pu la briser net, telle une brindille mais, au lieu de l’effrayer, cette perspective ne faisait que l’exciter un peu plus. Sa force
physique était un atout supplémentaire, qui lui laissait penser que la femme avec qui il choisirait de refaire sa vie se sentirait en sécurité
avec lui.
Sa langue explorait plus profondément sa bouche, attisant le feu qui la consumait déjà. Elle répondait avec une frénésie mal contenue à
chacun de ses effleurements, à chacune de ses caresses. Lorsqu’elle sentit ses grandes mains se promener le long de son dos avant de
s’immobiliser sur ses hanches, le désir, proche de la passion, monta encore d’un cran.
Elle avait déjà eu des rendez-vous galants. Elle avait vécu plusieurs relations amoureuses. Elle avait même cru aimer. Mais aucune de
ces expériences ne l’avait préparée à la passion qu’un simple baiser de Duncan déclenchait en elle.
Lentement, presque à regret, il s’écarta d’elle.
– Annie, fit-il d’une voix rauque.
Elle ignorait s’il s’apprêtait à lui rappeler que le marché qu’ils avaient conclu excluait toute relation sexuelle entre eux ou si elle jouait avec
le feu.
Elle soutint sans ciller le regard de braise qu’il gardait rivé sur elle puis, secouant ses boucles blondes, elle saisit ses doggie bags et
s’empressa de lui tourner le dos.
Elle n’avait aucune envie de l’entendre lui dire que les choses allaient en rester là. Pas ce soir.
Quant au danger qu’il y avait à jouer avec le feu, c’était à elle d’en décider…
-5-
– Je suis désolée mais j’ai bien peur que ce soir, ce ne soit pas possible, annonça Annie, à la fois inquiète et frustrée.
Frustrée, car elle commençait à apprécier les sorties avec Duncan et les différents rôles que celles-ci impliquaient. Inquiète, parce qu’elle
allait devoir déroger aux règles du pacte qu’ils avaient scellé.
– J’espère que vous me comprenez. C’est un cas d’urgence.
– Cas d’urgence que nous semblons avoir omis de stipuler dans notre contrat.
Ne sachant trop s’il plaisantait ou pas, elle préféra éluder la question.
– Il se trouve que de nombreux parents supposés venir nous aider à décorer la salle nous ont fait faux bond la semaine dernière.
– Pour la fameuse pièce de théâtre de Noël ?
– En fait, nous ne célébrons aucune fête en particulier. C’est juste la fête de l’hiver.
– Le fait de l’appeler fête de l’hiver réussit à tromper l’adversaire ?
Elle perçut avec soulagement la pointe d’humour dans sa voix.
– Toujours est-il qu’il nous reste pas mal de décors à fabriquer, reprit-elle. Et que ma présence est indispensable.
– Que faites-vous faire à votre classe ?
– Ils vont chanter Catch a Falling Star en même temps qu’ils l’interpréteront en langage des signes.
– Polyvalents à cinq ans. Impressionnant. Très bien, mademoiselle McCoy. Appelez-moi lorsque vos décors seront terminés. S’il n’est
pas trop tard, je passerai vous chercher pour le cocktail.
– Je suis vraiment désolée de vous faire faux bond, dit-elle, une note de regret dans la voix.
– Vous ne savez pas encore si vous n’aurez pas terminé à temps.
– Nous ne sommes pas des professionnels, Duncan. J’ai bien peur que nous soyons obligés d’y passer la nuit.
– Appelez-moi quand même.
Elle raccrocha et regagna la salle de spectacle. Les enseignants, ainsi que quelques volontaires, étaient en train de se répartir les tâches.
Elle se vit attribuer celle, délicate, des finitions de peinture, ce qui n’avait rien à voir avec le stage de tricot qu’elle avait suivi l’été précédent,
pensant qu’il lui serait un jour profitable.
Une demi-heure plus tard, tout le monde s’était mis à l’ouvrage, qui fabriquant, ponçant, peignant, lorsque débarqua une équipe de quatre
gros bras vêtus de T-shirt, de jean et de bottes, chacun chargé d’une énorme trousse à outils.
La directrice arrêta d’actionner sa scie électrique et releva sur son front ses lunettes de protection.
– Puis-je vous aider ? leur demanda-t–elle.
– Nous sommes venus vous aider pour les décors, expliqua l’un des hommes. C’est Duncan Patrick qui nous envoie.
Les enseignants se regardèrent, interloqués.
– C’est… heu… c’est un de mes amis, fit Annie après s’être éclairci la voix. J’ai mentionné devant lui le fait que nous manquions de main-
d’œuvre.
Elle avait beau essayer de paraître naturelle, le sourire béat qui flottait sur ses lèvres trahissait le bonheur qu’elle éprouvait. Elle avait
l’impression de flotter sur un nuage.
La directrice laissa échapper un soupir de soulagement.
– Il faut dire que vous tombez bien. Avez-vous déjà travaillé sur des décors auparavant ?
– Deux d’entre nous sont ébénistes, m’dame, répondit le même homme, et les deux autres sont peintres en bâtiment. On devrait pouvoir
se débrouiller. Dites-nous ce qu’il reste à faire et ça ira.
Elle se mit à l’écart et sortit son téléphone portable de sa poche pour composer le numéro de Duncan.
– Merci, dit-elle simplement lorsqu’il décrocha. C’est tout bonnement incroyable.
– Une façon comme une autre de m’assurer que vous respecterez les clauses de notre accord. Je passerai vous chercher à 17 heures.
La soirée ne devrait pas s’éterniser.
Elle avait envie de lui en dire plus, de lui faire admettre que, en l’aidant comme il le faisait, il dépassait largement le cadre de leur
engagement. Mais quelque chose lui disait qu’il ne supporterait pas de se voir attribuer le mérite de ce qu’il faisait. Pour quelle raison ? Elle
l’ignorait.
Qu’est-ce qui, dans le passé de Duncan, lui faisait croire que se comporter en gentleman pouvait lui nuire ? Quelqu’un l’avait-il blessé ?
Il était peut-être temps qu’elle mène sa petite enquête.

***
– Je ne comprends pas, dit Annie en tournant la clé dans la serrure de la porte d’entrée. C’est un banquier. Il a plein d’argent, pourquoi se
soucie-t–il du vôtre ?
– Parce que les banques s’enrichissent avec l’argent des autres, c’est bien connu. Prêter, investir… Plus les sommes sont importantes,
plus importants sont les bénéfices.
– Je comprends, acquiesça-t–elle d’un ton qui disait le contraire.
Ils avaient passé les deux dernières heures à s’ennuyer ferme à ce cocktail. Officiellement, ils avaient été invités afin de nouer de
nouveaux contacts mais il était devenu évident, au fur et à mesure que la soirée avançait, que Duncan avait été convié dans le but d’être mis
en relation avec un éminent banquier souhaitant le voir figurer sur la liste de ses prestigieux clients. Lui qui d’ordinaire ne rechignait jamais à
être courtisé n’était ce soir-là pas d’humeur à jouer les hommes d’affaires.
Il n’avait cessé de consulter sa montre et de vérifier l’écran de son mobile.
Annie se débarrassa de son étole et se pencha en avant pour retirer ses hauts talons, ce qui la fit dangereusement chanceler.
– Cameron ne plaisantait pas, dit-elle à voix basse en recroquevillant ses orteils endoloris. Il faut vraiment souffrir pour être belle.
En temps normal, Duncan aurait réagi à ce genre de commentaire mais il était trop occupé à fixer le décolleté béant de sa robe qui
dévoilait à moitié ses seins diaphanes. Il s’imagina les goûter, enrouler la pointe de sa langue autour de ses tétons durcis, les agacer du
bout des doigts tandis qu’elle ondulerait de plaisir.
Il visualisait si bien la chose qu’il sentit son sexe durcir sous la toile de son pantalon. Il changea de position dans son siège, visiblement
gêné.
N’ayant aucune conscience du trouble qu’elle venait de provoquer, Annie se redressa et fit un pas en avant qui la fit grimacer de nouveau.
– Comment les femmes font-elles pour porter ce genre de chaussures tous les jours ? Moi, je ne pourrais pas le supporter.
Elle désigna soudain un des angles de la pièce.
– N’est-il pas magnifique ?
Il regarda dans la direction indiquée et découvrit le sapin, près de la fenêtre. Il emplissait l’espace, débordant presque sur toute la pièce.
Les branches disparaissaient sous une accumulation de décorations aussi diverses que tape-à-l’œil. Elle brancha la guirlande électrique
qui se mit à clignoter de mille feux. Ce n’était pas quelque chose que Duncan aurait aimé voir chez lui ; pourtant, il émanait de cet arbre une
sorte de magie qui ne le laissait pas indifférent.
– Magnifique, en effet.
– Vous en avez acheté un, finalement ? l’interrogea-t–elle.
Il n’osa pas lui dire la vérité, de peur de la blesser.
– Qu’est-ce que c’est ? éluda-t–il en désignant une pochette en plastique qui se trouvait sur la table basse.
A l’intérieur se trouvait un livret paraissant être un manuel d’utilisation.
Annie, sceptique, s’empara de la pochette pour y regarder de plus près.
– Je n’en sais rien, commença-t–elle. C’est pour un congélateur. Mais je n’ai pas de…
Elle releva lentement la tête jusqu’à croiser son regard.
– Ne me dites pas que vous avez fait ça.
En guise de réponse, il désigna la cuisine et, au-delà, un espace utilitaire, sorte de cellier, où se trouvaient la machine à laver, le sèche-
linge et, depuis un peu moins d’une heure, un congélateur flambant neuf.
Elle courut dans la cuisine, suivie de Duncan, et effleura d’une main pleine de dévotion la porte de l’appareil avant de l’ouvrir et de
découvrir avec ravissement les rayons croulant sous les victuailles.
Viandes, poissons, pizzas, légumes, jus de fruits, glaces. Rien ne manquait. Bouche bée, yeux écarquillés, elle ne pouvait détacher le
regard de ce fabuleux trésor tombé du ciel.
Au bout de quelques minutes de silence, elle finit par refermer la porte et se tourna face à Duncan.
Celui-ci avait connu pléthore de jolies femmes dans sa vie. Il avait couché avec certaines d’entre elles, en avait fréquenté d’autres plus ou
moins longtemps, en avait quitté beaucoup. Il avait séduit ce qu’il y avait de mieux, certaines célibataires, d’autres mariées, mais jamais
aucune ne l’avait regardé comme Annie le faisait, des larmes plein les yeux, une expression de pur bonheur sur le visage.
– Vous n’aviez pas à faire ça, dit-elle d’une voix étranglée d’émotion.
– Je sais. Mais j’avais envie de le faire. Désormais, vous pourrez acheter en vrac, c’est moins cher. Et comme je connais votre goût
immodéré pour les bonnes affaires, je n’ai pas pu résister.
– C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait, dit-elle, encore au comble de l’émotion. Merci.
Elle prit sa main et la pressa affectueusement.
– Sérieusement, Duncan, vous n’imaginez pas à quel point cet appareil va me changer la vie.
Il retira sa main, anxieux de ne pas céder à l’émotion ambiante. Il avait fait une bonne action. Et alors ? La belle affaire !
– C’est juste un congélateur.
– Pour vous, peut-être. Pour moi, il signifie que je ne vais pas avoir à me préoccuper des courses pendant un bon moment. Je vais
pouvoir souffler un peu.
Il avait fait des cadeaux avant celui-ci. Des cadeaux somptueux. Il avait offert des bijoux. Des voitures. Des voyages. Mais, témoin direct
du bonheur d’Annie, il réalisa qu’il n’avait jamais rendu quelqu’un aussi heureux. Jusqu’à présent, personne n’avait été touché par l’un de ses
actes de générosité. Mais peut-être était-ce parce que Annie comptait parmi les rares personnes qu’il estimait.
Il savait faire la différence entre désirer une femme et l’apprécier. S’il avait conclu ce marché, c’était pour redorer son image et endormir
la méfiance des membres du conseil d’administration. Mais petit à petit, à mesure qu’il apprenait à mieux la connaître, il en était arrivé à
vraiment l’apprécier. Il ignorait si c’était une bonne ou une mauvaise chose. L’avenir le dirait.
– Disons que c’était ma B.A. de fin d’année. N’y voyez rien d’autre.
– D’accord, dit-elle, un sourire entendu au coin des lèvres. Puisque, de toute façon, vous n’êtes qu’un sale type.
– C’est ce qu’on dit, en effet.
Elle ouvrit de nouveau la porte du congélateur et en sortit une pizza aux poivrons.
– Celle-ci me paraît bien. Qu’en pensez-vous ?
– Vous comptez manger une pizza maintenant ?
– Il n’y avait que des sushis à ce cocktail, dit–elle en plissant le nez de dégoût. Le poisson cru, ce n’est pas vraiment mon truc.
– Pas comme la pizza, je parie.
Elle retourna dans la cuisine où elle plaça la pizza congelée dans le four.
– Vous voulez regarder un film pendant que nous attendons ?
– Non.
Le ton faussement péremptoire sur lequel il avait parlé la fit rire.
– Même si c’est vous qui choisissez ?
– C’est toujours non.
Il n’y avait plus trace de larmes dans ses beaux yeux bleus, juste des petites étoiles qu’une joie enfantine faisait briller au fond de ses
pupilles.
– Vous n’êtes pas franchement « apprivoisé », le taquina-t–elle. Je me trompe ?
– Je ne vois aucune raison de l’être, dit-il en s’approchant un peu plus près d’elle.
Elle esquissa une moue dubitative.
– Hmm. Et moi, je vois sur vos joues les fines traces qu’ont laissées les liens du mariage.
Il tenta de l’attirer à lui mais elle l’esquiva, manquant de trébucher sur le lino gondolé. Duncan, la rattrapant de justesse, la plaqua contre
lui. Le désir qui s’empara de lui fut instantané. Il brûlait d’aller plus loin mais le souvenir de Valentine l’en empêcha. Il desserra son étreinte,
laissa la jeune femme lui échapper.
– Valentine se fichait bien de me dompter, précisa-t–il en mettant une distance prudente entre eux. C’était le cadet de ses soucis.
– Comment est-elle ? Cameron m’a dit que c’est une femme fascinante.
– Je doute qu’il ait pu vous dire une chose pareille. Il l’a toujours considérée comme la pire des garces.
– Il a dit ça aussi.
Il n’aimait pas s’éterniser sur un sujet aussi épineux. Il jugea néanmoins bon de préciser :
– C’était il y a longtemps. Elle étudiait le journalisme et moi, je venais de racheter ma première société en faillite. Elle est venue
m’interviewer afin de faire un papier sur moi. Enfin, c’est la raison qu’elle a invoquée. J’ai compris plus tard que c’était juste un moyen de me
rencontrer.
Valentine avait beau avoir quatre ans de moins que lui, elle ne manquait ni d’assurance ni d’aplomb. Le boxeur qu’il avait été, tout en
muscles et habitué à user de son physique impressionnant pour se frayer son chemin dans la vie, ne l’avait guère intimidée. Elle avait
coutume de remporter ses batailles en ayant recours à une douceur tout en subtilité.
– Elle est belle ? demanda-t–elle encore.
– Oui. C’est une belle femme, blonde aux yeux bleus.
Il scruta en silence la jeune femme qui se trouvait face à lui. Elle aussi était blonde aux yeux bleus ; pourtant, les deux femmes n’avaient
rien en commun. Annie était douce et accessible. Elle faisait confiance à tout le monde, ne voyait que le bon côté des gens. Valentine était
une opportuniste, une vraie, prête à tout pour parvenir à ses fins, quitte à piétiner ceux qui se trouvaient sur son chemin.
Elle lui avait appris à arrondir les angles, à se conduire en gentleman. Sous son influence il s’était initié à l’art du bon vin, avait commencé
à savoir s’habiller et, dans les réunions mondaines, à pratiquer la conversation de courtoisie.
Elle savait tout, absolument tout, sur l’attitude à adopter en chaque circonstance. Mais lorsque le moment arrivait de fermer la porte de
leur chambre, c’était lui qui redevenait le maître. Elle le voulait alors aussi sauvage que possible.
– Combien de temps êtes-vous restés mariés ?
– Trois ans.
– Est-ce que…
Elle s’interrompit pour s’éclaircir la gorge.
– Je suppose que vous l’aimiez. Que ce n’était pas un mariage de raison.
– Je l’aimais, confirma sèchement Duncan.
Autant qu’un homme peut aimer une femme enveloppée d’une gangue de glace.
– Jusqu’à ce que je la surprenne en pleins ébats avec l’un de mes associés.
« Et même pas dans notre lit, se rappela Duncan, que ce souvenir cuisant rendait plus furieux que triste. Sur mon bureau. »
– Je l’ai fichue dehors et j’ai emprunté suffisamment d’argent pour pouvoir me débarrasser de tous mes associés.
Il la revit, nue, impudique, lui lancer au visage la réponse à la question qu’il n’avait pas posée :
« Tu n’étais pas assez bête pour croire que je t’aimais vraiment, quand même ! »
Mais si, il avait été assez bête pour le croire.
Pourtant, il avait grandi en sachant qu’il devrait se montrer fort et intraitable s’il voulait se protéger des coups durs que la vie ne
manquerait pas de lui réserver. Mais Valentine avait fait voler en éclats ces certitudes lorsque, pour son plus grand malheur, il s’était
autorisé à baisser la garde.
Erreur qu’il s’était juré de ne plus commettre.
La main qu’Annie venait de poser sur son bras le tira de ses souvenirs pénibles.
– Je suis désolée, lui dit-elle gentiment. Je ne comprends pas pourquoi elle a fait une chose pareille.
– Vous croyez à l’amour éternel, n’est-ce pas ?
– Evidemment, rétorqua Annie qui ne comprenait même pas qu’on puisse en douter une seconde. Mon père est mort alors que j’étais très
jeune. Ma mère nous parlait de lui si souvent, à Tim et à moi, qu’elle avait fini par nous le rendre presque vivant. C’était un peu comme s’il
n’était pas mort mais parti pour un long voyage. Avant de mourir à son tour, elle nous a demandé de ne pas être tristes parce qu’elle allait
rejoindre son mari. C’est un amour comme celui-là que je veux.
– Un tel amour n’existe pas, s’entêta-t–il.
– Toutes les femmes ne sont pas comme Valentine, vous savez.
– Vous avez déjà trouvé l’homme de vos rêves, vous ?
– Non, répondit-elle en haussant les épaules. J’ai l’art de toujours parier sur le mauvais cheval. J’ignore pourquoi, mais je réussirai bien à
le savoir un jour.
Pour lui, un tel optimisme relevait de l’utopie.
– Combien de fois vous-êtes vous trompée ?
– Deux fois.
– Et qu’est-ce qui vous fait croire que ce sera différent la prochaine fois ?
– Qu’est-ce qui vous fait croire que ça ne le sera pas ?
« Parce que le fait d’aimer implique forcément de devenir vulnérable. »
Mais cela, il se garda bien de lui en faire part.
– Lorsque vous tombez amoureuse de quelqu’un, vous lui donnez tout, n’est-ce pas ? Mais qui vous dit qu’il ne prendra pas que ce qui
l’intéresse avant de partir voir ailleurs ? La vie est un combat permanent et, croyez-moi, mieux vaut être du côté des vainqueurs que des
vaincus.
– N’y a-t–il vraiment que ces deux options ? avança-t–elle. Et s’il n’y avait ni vainqueur ni vaincu ? On ne vous a pas appris cela dans votre
école de commerce ?
– Peut-être. Mais pas à l’école de la vie.
Dans un geste plein de douceur, elle prit ses mains entre les siennes.
– Cela a dû être frustrant pour vous de réaliser que vous ne pouviez régler tous vos problèmes à coups de poing.
– En effet.
Elle ne connaissait de Valentine que ce que Cameron avait bien voulu lui en dire. Mais à présent elle commençait à entrevoir ce qui
s’était passé. Valentine l’avait blessé bien plus que ce qu’il ne voulait bien l’admettre. Elle avait trahi sa confiance, piétiné l’amour qu’il lui
portait. Pour un homme comme lui, habitué à user de sa force physique sur un ring, la situation avait dû être dévastatrice. Au moment où,
enfin, il avait laissé son cœur lui dicter sa conduite, il s’était fait avoir.
– Et depuis Valentine, vous n’avez pas vécu d’histoire importante ? se hasarda-t–elle à demander, bien qu’elle connût la réponse
d’avance.
– Il y a eu celles qui ont bien voulu, répliqua-t–il d’un ton qu’il voulait désinvolte.
– Un jour ou l’autre, il faudra bien que vous fassiez confiance à l’une d’elles. Vous n’avez pas envie de fonder une famille ?
– Je n’ai pas encore décidé.
Elle secoua la tête de dépit.
– Admirez un peu l’ironie du sort, dit-elle. Je ne rêve que de trouver le grand amour, de me stabiliser, d’avoir une maison pleine d’enfants
et de vivre heureuse jusqu’à la fin de mes jours mais, malheureusement pour moi, il semble que plus personne ne soit assez romantique
pour combler mes désirs. Et vous, de votre côté, qui n’avez que l’embarras du choix, vous pour qui toutes les femmes se damneraient,
rêvant d’être l’élue, vous n’êtes pas intéressé !
Elle marqua une pause et plongea dans son regard.
– Vous ne devriez pas renoncer à l’amour, Duncan.
– Je n’ai que faire de vos conseils.
– Je vous suis redevable, pourtant. Le congélateur.
– La pizza fera parfaitement l’affaire.
– D’accord. Vous ne voulez vraiment pas aller suivre un de ces téléfilms bien violents pendant que je m’occupe du repas ?
– O.K.
Connaître un pan de son passé expliquait bien des choses. Cette dureté apparente, cette prétendue indifférence, par exemple, qu’il
affichait, refusant de laisser voir qu’au fond il était un homme bien. Mais elle en avait la preuve, désormais.
Elle essaya de se représenter l’homme qu’il était avant sa rencontre avec Valentine. Elle l’imagina fort, sûr de lui et avide d’offrir sa
confiance et son cœur à celle qu’il aimerait.
Le minuteur émit un signal sonore indiquant que le four était à la bonne température. Elle sortit la pizza de son carton et la glissa sur la
plaque chaude.
Valentine éprouvait-elle des regrets ? Peut-être avait-elle réalisé ce qu’elle avait perdu et projetait-elle de se lancer à la reconquête de
son ex-mari ?
Elle se dit que, si elle avait eu la chance de tomber sur un homme comme Duncan, elle ne l’aurait jamais laissé échapper, elle.

***
La soirée en l’honneur des employés virait au désastre. Annie détestait se montrer critique mais elle ne put que constater les silences
embarrassants, les coups d’œil inquiets échangés à la sauvette et les éclats de rire forcés trahissant la nervosité des participants. L’anxiété
qui émanait de l’assemblée était presque palpable. Chacun s’abstenait de boire ou de manger, vérifiant l’heure à chaque seconde dans
l’espoir que viendrait enfin le moment de pouvoir s’échapper.
– Soirée intéressante, murmura-t–elle à Duncan.
Sur ses conseils, il saluait en personne chacun des participants qui se présentaient mais sa présence rendait en fait les choses plus
difficiles. Son physique, la puissance qui émanait de lui les intimidait.
– Ce genre de manifestation est toujours ennuyeux.
– Peut-être que s’il y avait un peu de musique…
– Peut-être, approuva-t–il d’un air distrait. Il faut que j’aille dire deux mots à Jim, du service comptable. Je reviens tout de suite.
Elle en profita pour aller s’isoler derrière une plante verte et passer un coup de fil chez elle. Jenny répondit à la première sonnerie.
– Est-ce que Kami et toi pouvez venir m’apporter la machine à karaoké ? demanda-t–elle à voix basse. Nous sommes à une soirée
mortelle qui demande à être animée.
Elle leur indiqua le nom de l’hôtel ainsi que celui de la salle de réception.
– C’est drôle, commenta Jenny.
– Un désastre, je te dis. Dépêchez-vous.
– Nous arrivons. En attendant, profites-en pour boire un verre de vin.
– Je ne suis pas sûre que cela me sera d’une grande aide, conclut-elle avant de mettre un terme à la discussion et de fourrer son
téléphone dans son sac à main.
De loin, elle vit Duncan en grande conversation avec un groupe d’hommes. Probablement des dirigeants, à en croire les regards craintifs
qui convergeaient vers eux.
Elle ne put s’empêcher de repenser à la soirée de la veille. Finalement, Duncan était parti sans dîner, affirmant qu’il devait retourner au
bureau. Elle l’avait cru, le travail étant pour lui une échappatoire.
Comme pour elle. Et lorsqu’il lui arrivait, trop rarement, d’avoir quelques minutes devant elle, elle songeait alors à ce qui clochait dans sa
vie. Ses cousines et Kami, qui l’avaient bien compris, s’appliquaient à lui occuper l’esprit en permanence. Ainsi, elle n’avait pas le temps de
penser au fait qu’elle n’était pas sortie avec un garçon depuis près de six mois. Exception faite de Duncan, bien sûr.
Après les vacances, se promit-elle. Elle recommencerait à sortir, à accepter les rendez-vous galants. Et elle prendrait garde à ce que l’on
ne voie pas en elle une sœur ou une bonne copine. Tim avait proposé de lui présenter deux ou trois garçons qu’il connaissait. Mais c’était
avant qu’il ne rentre dans ce centre de réhabilitation. Elle se demanda si son frère lui en voulait toujours. Mais les visites et les appels
téléphoniques lui étant interdits pendant deux semaines, il lui faudrait attendre jusque-là pour connaître la réponse.
Durant les vingt minutes qui suivirent, elle dégusta son verre de vin tout en discutant avec l’une ou l’autre des personnes présentes. Sous
les paroles de courtoisie relatives au temps qu’il faisait ou à la réussite de la soirée, elle percevait une tension manifeste.
Elle accueillit avec soulagement l’arrivée de Kami et Jenny, chargées de la machine à karaoké.
– Nous avons apporté de la musique des années quatre-vingt, précisa Jenny tout en aidant Kami à installer l’appareil sur une table, près
d’une prise électrique. Nous avons pensé que vous étiez assez vieux pour l’apprécier.
– Merci, rétorqua-t–elle. Tu plaisantes, j’espère ?
Jenny lui renvoya un sourire taquin chargé de tendresse.
– Tu es si sérieuse ! Bien sûr que je plaisante. Il n’y a là que des chants de Noël.
Elle s’interrompit pour balayer la salle du regard.
– Comment comptes-tu enchaîner là-dessus ?
Annie prit une nouvelle gorgée de vin avant d’annoncer :
– Je vais me sacrifier.
Elle vit Kami esquisser une grimace réprobatrice.
– Tim ne mérite pas un tel sacrifice.
– Sans blague ?
D’un hochement de tête, elle donna le signal à Jenny qui brancha l’appareil. Un bourdonnement électronique s’éleva, qui attira tous les
regards.
Elle fit un petit signe de la main, hésitant avant de faire défiler sur l’écran la liste de sélections. Elle porta son choix sur « Jingle Bell
Rock », certaine que cette chanson allait détendre l’atmosphère.
Lorsque la musique se fit entendre, Jenny haussa le son et articula en silence « bonne chance ».
D’une main tremblante, Annie s’empara du micro et commença à chanter d’une voix aussi ténue que chevrotante. Mais quelqu’un se
devait de sauver cette soirée. Aussi fit-elle de son mieux pour ignorer son trac et ses joues empourprées.
Au moment du refrain, Kami et Jenny se joignirent à elle. Puis ce fut au tour d’un couple, au milieu de la foule, de se lancer. Au second
refrain, ils étaient un peu plus nombreux et à la fin tout le monde, sans exception, reprenait en chœur.
Deux femmes vinrent lui faire savoir qu’elles voulaient chanter. Lorsqu’elles eurent fini, une file s’était formée, de gens attendant
impatiemment leur tour de démontrer leurs talents de chanteurs.
Annie saisit son verre de vin et vida d’un trait ce qu’il en restait. Elle tremblait encore de l’angoisse qu’elle avait ressentie. Mais elle était
fière du résultat : les gens discutaient enfin entre eux et elle en vit même revenir du buffet une assiette pleine à la main.
– Vous avez chanté, dit Duncan qui venait de la rejoindre.
– Je sais.
Elle ne parvenait pas à déchiffrer l’expression de son visage.
– Pourquoi avez-vous fait cela ?
– J’ai été si mauvaise ?
– Non, vous paraissiez juste mal à l’aise.
– La soirée s’enlisait. Il fallait faire quelque chose.
Il balaya la salle du regard avant de reporter son regard sur elle.
– Cela dépasse le cadre de vos attributions.
– Lorsqu’ils se rendent à ce genre de soirée, les gens espèrent passer un bon moment. N’est-ce pas le but, d’ailleurs ? Se retrouver en
dehors du cadre professionnel, discuter de tout et de rien, saisir l’occasion de se connaître un peu mieux ?
Elle s’interrompit, désignant l’assemblée du doigt.
– Allez leur parler. Posez-leur des questions. C’est le moment ou jamais de faire semblant de vous intéresser à eux.
– Autre chose ?
– Souriez. Cela les surprendra.
Il lui adressa un regard dubitatif mais s’exécuta néanmoins.
Elle l’observa tandis qu’il s’approchait d’un groupe d’hommes en grande discussion et qui tenaient une chope de bière à la main.
Les employés n’étaient pas les seuls à se montrer étonnés par le comportement de Duncan. Elle aussi, qui le fréquentait par obligation,
pour des raisons qui n’étaient pas affectives.
Dans ce cas, pourquoi appréciait-elle autant d’être à ses côtés, de l’accompagner du mieux qu’elle pouvait dans ce but qu’il s’était fixé ?
Pourquoi ne pouvait-elle résister à l’envie de lui renvoyer les sourires qu’il lui adressait ?
Tout cela ne pouvait que lui apporter des ennuis, se dit-elle. Duncan et elle n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Elle voulait un
homme pour la vie. Lui voulait rester seul. Elle était l’employée, il était le patron. Et encore, ce n’étaient là que quelques-unes des
nombreuses raisons pour lesquelles les choses ne pourraient jamais coller entre eux.
Pourtant, aucune de ces raisons-là ne l’empêcherait de rêver à l’unique chose qu’elle n’obtiendrait jamais.
-6-
Duncan gardait sa main fermement posée sur le coude d’Annie tandis qu’ils regagnaient le parking. L’une des règles de base de la boxe
était qu’on ne devait pas se laisser submerger par la colère. C’était donner l’avantage à son adversaire. Il avait su appliquer cette règle à
tous les domaines de sa vie, comme en ce moment précis où il préférait garder le silence. Et même s’il lui était difficile d’ignorer les
battements sourds de son cœur qui battait au rythme de sa colère.
Plus que de la colère, il ressentait un flot d’émotions intenses bouillonner en lui. Le besoin de frapper, de hurler, délires auxquels il n’avait
jamais cédé.
– Allez, dites-le, l’encouragea-t–elle d’une voix implacablement calme.
Il actionna l’ouverture automatique des portières avant de lâcher entre ses dents :
– Je n’ai rien à dire.
Elle leva les yeux au ciel, excédée.
– Non mais regardez-vous ! Vous écumez presque de rage. Alors, croyez-moi, mieux vaut vider votre sac.
– Tout va bien, gronda-t–il d’une voix sourde en refermant la portière sur elle.
Il contourna la voiture et se glissa derrière le volant.
– Je vous assure, Duncan, vous vous sentirez mieux après.
Il se tourna vers elle et riva au sien un regard vibrant d’une colère contenue.
– Vous n’aviez pas le droit, siffla-t–il entre ses dents.
– Donc, j’avais raison. Vous êtes bien en colère.
– Qu’est-ce que vous vous imaginiez ?
Elle poussa un profond soupir de dépit.
– Merci pour le soutien, ironisa-t–elle.
– Je vous demande pardon ?
– Lorsque j’ai fait apporter ce karaoké et que je me suis donnée en spectacle, n’hésitant pas à m’humilier pour essayer de sauver cette
soirée ratée, vous aviez l’air satisfait. Et puis parce que j’ai fait une simple suggestion, vous êtes sens dessus dessous.
– Vous appelez ça une simple suggestion ? Vous n’avez pas le droit. Cela ne vous regarde pas. Vous n’avez pas le droit d’outrepasser
ma volonté ou mes décisions. Vous ne savez même pas de quoi vous parlez et, par votre faute, je vais perdre un temps fou à remettre de
l’ordre dans toute cette pagaille que vous avez semée.
Elle secoua lentement la tête.
– Vous vous sentez mieux ?
– Cessez de me parler comme si j’étais un enfant capricieux.
– Je prends votre réponse pour un « non ».
Il ne lui faisait pas peur. Quelque part, au fond de lui, il appréciait de la voir assise à ses côtés, calme, impassible, alors qu’il se déchaînait
contre elle. Peu de gens autour de lui avaient cette capacité car il dégageait une force physique qui laissait penser qu’il pouvait briser
n’importe qui en deux si son humeur venait brusquement à changer.
– Ce n’était pourtant pas une mauvaise idée, insista-t–elle.
– On voit bien que ce n’est pas vous qui devrez payer.
– Je vous rappelle que vous payez déjà. Votre entreprise subit un taux d’absentéisme énorme parce qu’il manque des crèches. Ou
lorsqu’il en existe, vos employés sont tributaires des heures de fermeture. Ils n’y peuvent rien et c’est pour eux une source de stress
supplémentaire. Or, vous le savez certainement mieux que moi, les gens stressés ne font pas du bon boulot.
– Il est hors de question que je crée une crèche au sein de l’entreprise. L’idée même est ridicule.
– Pourquoi ?
– Parce que cela générerait des frais énormes et que je n’en vois pas l’utilité.
– Vous en êtes sûr ?
– Et vous, que savez-vous de la nécessité d’une telle structure ?
– En tout cas, je suis prête à me renseigner. Pas vous.
– Moi, je ne fais pas irruption dans votre classe pour vous dicter la façon dont vous devez enseigner. Aussi, j’apprécierais que vous ne
vous mêliez pas de vouloir gérer mon entreprise à ma place, ajouta-t–il, car il avait de plus en plus de mal à se contenir.
– Ce n’était pas mon intention, se défendit-elle. Il se trouve que je discutais avec un groupe d’employées qui ont abordé le sujet. J’ai juste
dit que je trouvais l’idée intéressante et que vous chercheriez certainement à la creuser un peu plus.
– Je vous interdis de parler en mon nom, fit-il sèchement.
– Selon vous, qu’étais-je censée faire ? demanda-t–elle d’une voix devenue légèrement aiguë. Autant que je me souvienne, vous me
payez pour me faire passer pour votre petite amie. Mon rôle consiste à essayer de faire croire que vous êtes un homme exquis en toutes
circonstances. Les hommes exquis en toutes circonstances tiennent compte des bonnes idées que leur souffle leur entourage.
– Ce n’est pas une bonne idée. Si je la jugeais bonne, croyez bien que j’en tiendrais compte.
Elle darda sur lui un regard brillant de colère.
– Vous croyez qu’il faut avoir obtenu une maîtrise de gestion pour être capable de communiquer avec les autres dans une réunion de ce
genre ? Ce n’est pas étonnant que personne n’ait osé s’exprimer ce soir. Ou vous aborder. Ou vous exposer ses problèmes. Ils s’imaginent
qu’il faut vous en faire la demande à l’avance et par écrit, par-dessus le marché. Alors pourquoi perdre votre temps à organiser ce genre de
soirée ? Vous êtes tellement pétri de certitudes !
Elle paraissait sérieusement en colère contre lui. Ses yeux lui envoyaient des éclairs et son visage, d’habitude d’un joli teint de pêche,
était blanc comme un linge. Elle s’était penchée vers lui et ponctuait chacune de ses paroles d’un doigt pointé sur son épaule.
– Ne soyez pas stupide, poursuivit-elle. Vous savez que cette suggestion est bien fondée. D’autres entreprises ont innové en créant sur
place ces centres d’accueil. Peut-être avez-vous raison, peut-être que ça ne marcherait pas, mais il se trouve que le système actuel
comporte des lacunes. Alors, modifiez-le. Passez un contrat avec des crèches existantes et convenez avec elles d’heures de fermeture plus
tardives. Proposez un programme qui permettrait à vos employées de déduire ces frais de leurs impôts. Je persiste à dire que si les gens
qui travaillent pour vous ont un problème, c’est qu’il y a effectivement un problème. Que vous le vouliez ou non.
Il subit cette tornade verbale, et, assommé, se renfonça dans son siège.
– Vous avez terminé ?
– Non. Les gens qui étaient présents à cette soirée vous craignent, Duncan. Et ça, c’est très mauvais pour votre société.
Il savait qu’elle avait raison. Des employés occupés à gérer leurs angoisses consacraient moins d’énergie à leur travail.
– Ce n’est pas ce que je veux, admit-il. Je veux juste qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.
– L’intimidation n’est pas le meilleur moyen pour motiver vos troupes.
– De quoi parlez-vous ? Je vous intimide, vous, peut-être ?
– Mais moi, je ne travaille pas pour vous. Enfin, pas vraiment. Mais j’ai sur eux le grand avantage de vous connaître. Vous savez que vous
pouvez faire peur et vous en tirez profit lorsque cela vous arrange. Cela a peut-être marché en son temps mais aujourd’hui il est urgent que
vous changiez de stratégie.
– Je ne vais pas me transformer d’un coup en gentil béni oui-oui. Et puis, je me fiche de ce que ces gens ressentent.
– Je n’en crois pas un mot. Et vous savez que j’ai raison en ce qui concerne la crèche. Vous devriez étudier le problème de plus près.
Bien sûr qu’elle avait raison. Et, pire, sa colère s’était dissipée d’un coup. Comment ce petit bout de femme avait-elle réussi un tel
exploit ?
– Vous êtes un drôle de phénomène, Annie McCoy.
– Cela fait partie de mon charme, rétorqua-t–elle en souriant.
C’était plus que du charme, songea-t–il en lui prenant la main. Il entrecroisa ses doigts aux siens, l’attira à lui. Elle se laissa faire
docilement et ne chercha pas à se dérober lorsqu’il prit ses lèvres entrouvertes.
Elle n’avait jamais vécu de réconciliations sur l’oreiller mais elle avait entendu dire que c’était fantastique. Si le feu qui s’était mis à couler
dans ses veines à l’instant où leurs bouches s’étaient jointes était l’indicateur de ce que cela pouvait être, elle était prête à vivre l’expérience
jusqu’au bout.
La dispute à laquelle ils venaient de se livrer semblait avoir électrisé son corps. Elle avait aimé se mesurer à lui, sachant qu’elle pouvait
se défendre. Car il avait beau la dominer physiquement, ils se trouvaient néanmoins sur le même plan émotionnel. Et quelque chose en elle
lui soufflait que Duncan était beau joueur.
Elle inclina la tête, exigeant plus. Il plongea les mains dans la foison de boucles blondes qui auréolaient son visage, en même temps que
sa langue explorait sa bouche avec avidité. Elle répondit avec fougue à son baiser qui avait un goût de menthe et de scotch. La chaleur qui
émanait du corps de Duncan se propagea au sien. Elle se plaqua plus étroitement contre lui et noua les bras autour de son cou.
Leurs baisers s’approfondirent, leurs étreintes devinrent presque désespérées. Elle endurait avec délices la douce torture que lui
procuraient ses seins tendus de désir et le membre gonflé de Duncan entre ses cuisses. Elle brûlait de lui arracher ses vêtements, de
l’inciter à la prendre là, sans pudeur ni interdit.
Pourtant, elle le sentit se raidir et mettre de la distance entre eux. La pénombre l’empêchait de lire dans ses pensées.
– C’est trop compliqué, finit-il par murmurer.
Elle ne sut dire si elle était soulagée ou déçue.
– Je suis née sous le signe des Poissons, ce qui signifie que j’aime aussi les longues promenades au bord de l’eau et les voyages.
L’humour dont elle venait de faire preuve le fit rire.
– Bon sang, Annie, marmonna-t–il avant d’effleurer ses lèvres d’un baiser. Je vous ramène chez vous avant que nous ne fassions quelque
chose que nous pourrions regretter tous les deux.
Regretter ? Il n’y avait pas de place pour les regrets dans sa vie. N’étant pas sûre de la réponse de Duncan, elle préféra garder le silence.
Le désirer était une chose. Mais s’entendre dire qu’il préférait la ramener chez elle en était une autre qu’elle n’était pas certaine de pouvoir
assumer.
Le courage n’était pas chose aisée, finalement, se dit-elle en bouclant sa ceinture de sécurité. Il lui faudrait travailler là-dessus.

***
Annie survécut assez facilement aux deux soirées suivantes. Elle commençait à se sentir à l’aise dans son rôle, ne craignait plus
d’affronter des hommes d’affaires à qui elle expliquait que, oui, elle était bien institutrice et qu’elle adorait son métier. Elle s’était même liée
d’amitié avec certaines épouses et avait rencontré des journalistes sans la moindre appréhension. Au fil des soirées, le monde des nantis
lui devenait plus familier et donc moins intimidant. Tout comme Duncan. Elle regrettait juste qu’il n’ait plus cherché à l’embrasser.
Elle tentait de se persuader que c’était pour le mieux et, dans ses bons jours, parvenait même à le croire. Duncan s’était montré très clair
sur ce point : ils devaient s’en tenir aux termes de leur accord. Et celui-ci n’incluait pas les rapports sexuels entre les deux parties.
– Qu’y a-t–il dans cette boîte ? s’enquit Duncan une fois qu’ils furent sur le trajet du retour.
Elle l’avait apportée avec elle en partant, lui disant qu’elle lui expliquerait après la soirée.
– Des décorations de Noël. Elles sont pour vous. Pour vous remercier de ce que vous avez fait.
– Quel genre de décorations ? demanda-t–il, un brin méfiant.
– Rien qui puisse attenter à votre vie, ne vous inquiétez pas. Elles sont superbes, vous allez adorer.
– C’est vous qui le dites.
– C’est parce que je n’en doute pas.
Il poussa un soupir résigné.
– Puisque, manifestement, je n’ai pas le choix, je vous laisserai même les placer où vous voulez.
Avant même qu’elle ait pu réaliser ce qu’il faisait, il avait bifurqué en direction du nord. Quinze minutes plus tard, il se garait dans le
parking souterrain d’une luxueuse résidence.
Elle s’exhorta au calme. Qu’il l’emmène chez lui ne signifiait pas pour autant qu’ils allaient passer subitement du statut de couple fictif au
statut de couple réel. Ils étaient amis. Rien de plus. Des amis qui feignaient de sortir ensemble, comme cela arrivait fréquemment.
Elle le suivit dans l’ascenseur où il appuya sur le bouton du dernier étage. Un penthouse, songea-t–elle, l’estomac soudain noué
d’angoisse. Mais d’un autre côté, à quoi aurait-elle dû s’attendre ?
L’ascenseur s’ouvrit sur un immense palier carré desservant quatre portes. Duncan se dirigea vers celle de gauche. Il l’ouvrit et actionna
un interrupteur avant d’inviter Annie à pénétrer à l’intérieur.
L’endroit était spacieux et ouvert, comme ces lofts qu’elle avait vus dans Maison et Jardin, émission qu’elle adorait suivre à la télé. Elle
avisa le sol recouvert de parquet de bois précieux, l’écran plat de la taille d’un avion et la baie vitrée d’où l’on avait une vue époustouflante
sur la ville de Los Angeles. Sa maison entière, jardin inclus, tiendrait facilement juste dans cet espace-là. Mais nul doute que la superficie
totale de l’appartement devait largement dépasser ce qui s’offrait à sa vue.
Elle pourrait suggérer aux filles de venir se préparer ici pour leurs sorties du vendredi soir ; ainsi, elles ne se disputeraient plus le pauvre
même miroir de la salle de bains, se dit-elle avec une pointe de malice.
Duncan referma la porte, attendant une réaction qui ne tarda pas à venir.
– C’est beau, dit-elle en notant l’harmonie des murs beiges et des canapés taupe. Mais tout cela manque un peu de contrastes, à mon
goût.
– J’aime les couleurs neutres.
– J’ai lu quelque part que le beige était la couleur préférée des hommes.
Elle le suivit dans ce qui pouvait être considéré comme le coin salon, car, à vrai dire, elle ne savait trop comment nommer cet espace
immense. Le mobilier en cuir était confortable et complété par de nombreuses petites tables basses. Elle posa son sac sur l’une des
chaises et sa boîte sur une table, à côté. Elle regarda Duncan se diriger vers la cuisine.
– Un verre de vin ? s’enquit-il.
– Volontiers.
Il fixa sur elle un regard pétillant d’humour.
– Désolé mais il ne provient pas d’un cubiteneur.
Cette allusion au vin qu’elle buvait lors de leur première rencontre la fit éclater de rire.
– J’ai beaucoup de chance, alors !
Tandis qu’il remplissait leurs verres, elle sortit les décorations du carton dans lequel elles se trouvaient. D’abord, les trois boules de neige
musicales renfermant chacune une scène hivernale différente ; puis deux bougies sur des socles peints et une crèche miniature ; quelques
guirlandes, un distributeur de savon liquide en forme de bonhomme de neige et, pour finir, de petites figurines en porcelaine.
Elle regarda tout autour d’elle, cherchant la place idéale à chacun de ses objets. Les bougies et la guirlande seraient parfaites sur la table
de la salle à manger, les boules de neige sur le rebord des fenêtres et la crèche sur un meuble bas se trouvant en dessous de l’écran télé.
Elle alla placer le distributeur de savon sur une console qu’elle devina proche de la salle de bains. Lorsqu’elle eut terminé, il lui tendit son
verre de vin.
– Ravissant, commenta-t–il. Très… comment dire ? Chaleureux.
– Vous êtes sincère ?
– Non.
Elle ne sut dire s’il plaisantait ou s’il était sérieux.
– J’aurais bien apporté un sapin mais je ne savais pas trop si c’était le genre de la maison.
– Mon majordome n’aurait pas trouvé ça drôle. Je vous fais visiter ?
Elle balaya encore une fois du regard l’immense espace ouvert et les hauts plafonds avant d’acquiescer.
Contiguë à la salle de bains se trouvait une chambre d’amis, aussi grande que les deux chambres de chez elle réunies. De l’autre côté, un
bureau dont les murs étaient recouverts de panneaux de bois et où trônait une table en chêne massif.
Son attention fut instantanément attirée par toute une série de trophées placés bien en évidence sur des étagères. Il y en avait des
douzaines, certains petits, d’autres plus grands. Quelques-uns d’entre eux représentaient une paire de gants de boxe mais la majorité
illustrait un boxeur en pleine action.
– Vous avez vraiment gagné tout ça ?
Il acquiesça tout en buvant une gorgée de son vin.
Elle traversa la pièce pour aller lire ce qui était gravé sur le socle. Sur chaque trophée figurait le nom de Duncan, la date et le lieu où avait
eu lieu le match. Elle remarqua également quelques médailles disposées dans des vitrines.
– Je ne comprends pas comment des gens peuvent prendre du plaisir à se cogner dessus, dit-elle en se retournant vers lui.
Cette remarque, qu’il jugeait naïve, le fit sourire.
– La boxe, c’est tout un art, vous savez. Il faut être doué d’un certain talent pour la pratiquer. Et puis, ce n’est pas qu’une question de force
physique, c’est aussi une question d’intelligence. Il faut apprendre à établir une stratégie pour savoir où et quand frapper, apprendre à
deviner son adversaire. C’est un sport où l’expérience et la volonté jouent un rôle important.
– Comme en affaires.
– En effet. Le monde des affaires exige les mêmes compétences.
– Vous deviez souffrir atrocement lorsque vous preniez des coups, non ? s’enquit-elle en plissant le nez d’un air dégoûté.
– Sans la boxe, j’aurais probablement mal tourné.
– Comment cela ?
– Posez votre verre, lui ordonna-t–il.
Il fit de même puis alla se poster en face d’elle.
– Maintenant, frappez-moi.
Elle cacha ses deux mains derrière son dos, peu désireuse de s’exécuter.
– Je ne peux pas.
Il eut de nouveau un sourire amusé.
– Parce que vous pensez vraiment pouvoir me faire mal ?
– Probablement pas, répondit-elle en fixant son large torse. C’est à moi que je pourrais faire mal.
Il retira la veste de son costume puis, d’un geste qu’elle trouva irrésistiblement sexy, il dénoua sa cravate et la lança sur le dossier d’une
chaise.
– Levez vos mains à la hauteur de votre poitrine et fermez vos poings, pouces à l’extérieur.
Bien que se sentant un peu stupide, elle fit comme il lui demandait. Il se tenait toujours face à elle, mais cette fois légèrement de trois
quarts.
– Mettez bien tout votre poids en arrière et allez-y, frappez-moi. Ne craignez rien, vous ne pouvez pas me blesser.
– C’est un défi ?
– Pensez-vous pouvoir le relever ?
Elle ne se sentait pas vraiment d’humeur mais pourquoi pas ? Elle visa le bras. Frappa.
– Vous pouvez y aller maintenant.
– Très drôle.
– Essayez de nouveau, l’encouragea-t–il. Mais, cette fois, mettez-y toutes vos forces ou je vais croire que j’ai affaire à une mauviette.
– Je suis une mauviette.
Elle cogna si fort qu’elle ressentit l’impact du coup jusqu’à son épaule. Duncan, lui, n’avait pas bougé d’un pouce.
– Je serais peut-être meilleure en tennis, murmura-t–elle, un brin dépitée.
– Tout est dans l’anticipation, lui expliqua-t–il.
Il alla se placer derrière elle et posa ses mains sur ses épaules.
– Pliez vos genoux et gardez le menton rentré sur votre poitrine.
Il lui fit la démonstration de ce qu’il venait de lui exposer, en prenant soin de bien détacher chaque mouvement.
– C’est cette posture qui vous donnera l’impulsion nécessaire pour un direct parfait. Un seul direct peut faire, ou défaire, la carrière d’un
boxeur.
Malgré ses efforts, elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’il lui disait. Elle n’avait conscience que de son corps musculeux à quelques
centimètres d’elle ainsi que de la puissance et de la chaleur qui en irradiait. Elle, sur qui habituellement tout le monde comptait, appréciait
de s’abandonner ainsi entre ses bras.
Elle secoua la tête, faisant de son mieux pour revenir sur terre et tenter un nouveau direct.
– Je vous ai fait mal cette fois ? demanda-t–elle d’une voix pleine d’espoir.
– Non. Mais c’était mieux. Avez-vous senti la différence ?
– Oui. Mais cela ne me donne toujours pas envie de pratiquer la boxe.
– Cela vaut mieux. Vous auriez le nez fracturé en moins de deux.
Cette perspective ne fit que la conforter dans son opinion. Elle laissa retomber ses bras le long du corps.
– Je détesterais qu’il m’arrive une chose pareille !
Se penchant un peu plus vers lui, elle lui demanda :
– Et vous ? Vous avez déjà eu le nez cassé ?
– Deux fois.
Elle scruta son visage de plus près, cherchant une preuve flagrante de ce qu’il avançait.
– Cela ne se voit pas.
– Disons que j’ai eu de la chance.
Comme il en fallait plus pour la décourager, elle plaça une main sur son menton et le força à lui montrer son profil. Elle trouva enfin la
preuve qu’elle cherchait : une légère bosse, presque imperceptible, là, sur l’arête d’un nez presque parfait.
– Vous ne pouviez pas jouer au tennis, comme tout le monde ?
Il eut un petit rire avant de capturer sa main dans la sienne. Ils n’étaient qu’à une infime distance l’un de l’autre. De son pouce il se mit à
caresser sa paume offerte. Ce contact, pourtant infime, suffit à lui envoyer des ondes électriques dans tout le corps.
Sa bouche était sèche, ses jambes, flageolantes. Elle se mit à frissonner de désir tandis qu’il l’épinglait du regard. Pour la première fois
de sa vie, elle comprit le sens de l’expression « se perdre dans le regard de quelqu’un ».
Le regard de Duncan s’arrêta sur sa bouche aux lèvres sensuelles. Sa gorge se noua d’une émotion qu’il avait du mal à contenir.
– Annie…, murmura-t–il.
Il avait parlé dans un souffle ténu empli néanmoins du désir qui le submergeait. Elle sentit instantanément une coulée de lave affluer dans
ses veines tandis qu’elle se repassait en boucle les mille raisons qui auraient dû la pousser à partir. En restant, elle seule risquait son cœur
puisque Duncan, lui, ne recherchait rien d’autre que le plaisir qu’elle pouvait lui procurer. Mais tant pis ! La tentation était trop forte.
Lorsqu’il l’attira tout contre lui, elle s’abandonna entre ses bras pour répondre avec ferveur à ses baisers enfiévrés. Elle s’offrait à lui,
consentante et provocante, frémissant à chacune de ses caresses. Elle avait l’impression que ses mains étaient partout à la fois, effleurant
son dos, dessinant la courbe de ses reins, glissant de sa taille à ses hanches.
Elle se laissait aller, savourant avec délices son assurance et son savoir-faire mais également la puissance qui émanait de lui et qui lui
donnait l’impression d’être à l’abri de tout danger.
Elle posa les mains sur ses épaules, remonta jusqu’à sa nuque avant de plonger les doigts dans son épaisse chevelure de jais. Attentive
à ses moindres gestes, elle se tendit à l’extrême lorsqu’elle sentit ses mains courir sur tout son corps avant de s’arrêter sur sa poitrine.
Il n’y avait dans ses gestes aucune hésitation, aucune maladresse, et lorsqu’il se mit à agacer, du pouce et de l’index, le bout de ses
tétons dressé, elle crut défaillir de plaisir. L’air vint à lui manquer, elle eut l’impression que ses poumons allaient éclater mais l’excitation la
rendit plus audacieuse.
Elle ne craignait plus de ne pas être à la hauteur.
D’une main experte, il descendit la fermeture Eclair de sa robe et la fit glisser sur ses épaules avant de la laisser tomber au sol. A moitié
nue, elle planta ses yeux dans les siens, ivre de ce nouveau bonheur que lui procurait la découverte de l’impudeur, avant de les baisser sur
son sexe tendu.
Jusque-là, elle avait toujours été une partenaire timide, un peu timorée, passive même, préférant faire l’amour à la faveur d’une obscurité
rassurante et dans le silence le plus total. Elle prenait du plaisir, bien sûr, mais cela n’avait rien de comparable avec la violence du désir
qu’elle éprouvait pour lui.
Soutenant son regard sans ciller, elle dégrafa son soutien-gorge puis guida ses mains sur ses seins nus.
Le contact de sa peau sur la sienne électrisa la moindre parcelle de son corps. Ivre de volupté, elle se livra sans pudeur à sa bouche
avide, à ses mains fébriles, exigeant de lui toujours plus.
Elle était si excitée qu’elle aurait aimé qu’il la prenne là, tout de suite, sur le canapé, le plan de travail de la cuisine ou même par terre. Au
point d’excitation où elle se trouvait, elle était prête à accepter n’importe quoi.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, il glissa un doigt léger entre la peau satinée de son bas-ventre et l’élastique de son string puis il le
fit doucement glisser le long de ses jambes.
A présent, elle se tenait nue devant lui, encore perchée sur ses hauts talons. Il ne l’entraîna pas vers sa chambre, comme elle s’y était
attendue, mais il s’agenouilla devant elle, lui écarta doucement les cuisses et alla boire à la source de son sexe humide.
Il lui prodiguait des caresses qu’elle n’avait jamais connues. Des caresses qui lui procuraient un plaisir intense confinant presque à la
torture. Les yeux clos, elle goûtait à chaque seconde de cette volupté qui la submergeait par ondes successives. Au moment où elle pensa
défaillir de plaisir, elle s’agrippa à lui presque désespérément.
Le souffle court, elle avait une conscience aiguë de sa langue fouillant sans relâche son intimité moite. Elle se pressa un peu plus contre
sa bouche, se consumant d’un plaisir qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle aurait voulu sans fin. Elle écarta un peu plus les jambes, s’offrant
davantage encore à sa langue, à ses doigts. A lui.
L’orgasme la prit par surprise. Elle cria son nom tandis que des ondes successives d’un plaisir violent la submergeaient, l’entraînant
malgré elle bien loin des rivages de la réalité. Elle avait tout juste repris ses esprits quand il se leva et la porta dans ses bras. Elle se laissa
faire, trop indolente pour réagir.
Il la conduisit jusqu’à une immense suite où trônait un lit non moins immense sur lequel il l’étendit délicatement. Elle nota distraitement, à
travers un voile inconscient, qu’elle avait perdu ses chaussures en chemin.
Elle s’assit pour mieux le regarder se déshabiller à la hâte. Lorsqu’il retira sa chemise, elle put enfin voir ces muscles qu’elle n’avait fait
que sentir. Elle put ainsi constater qu’il correspondait en tout point à ce qu’elle s’était imaginé : une sorte d’éphèbe puissant et bien bâti. Elle
le contemplait encore avec une sorte de béatitude lorsqu’il ôta avec fébrilité chaussures, chaussettes et caleçon.
Son sexe tendu, lui aussi puissant et magnifique, ralluma en elle la flamme de la passion. Au comble de l’excitation, elle le vit prendre un
préservatif dans le tiroir de sa table de nuit puis rouler à côté d’elle au milieu du lit.
Le désir lui donnant tous les courages, elle se redressa et fit à son tour courir ses mains sur sa peau frémissante. Du bout des doigts, elle
dessina le contour des muscles de son torse, descendit plus bas sur sa taille, puis encore plus bas sur ses cuisses musculeuses.
Elle le regarda droit dans les yeux tandis qu’elle enserrait entre ses doigts son sexe dur et tendu.
– Tu veux être dessus ? demanda-t–il.
– La prochaine fois.
Car elle brûlait de sentir son poids sur elle lorsqu’il la pénétrerait, de se sentir à sa merci telle une proie prise au piège d’un prédateur.
Il s’exécuta. Il la fit rouler sous lui et s’assit sur elle à califourchon. Il déroula ensuite le préservatif sur son membre lisse et turgescent et
s’insinua entre ses cuisses moites de désir.
D’une main, elle guida son sexe en elle. Il la pénétra plus profondément, se mouvant d’abord lentement pour accélérer peu à peu la
cadence.
Au comble de l’extase, elle enroula ses jambes autour de ses hanches, leurs deux corps devenant alors si imbriqués qu’ils n’en formaient
plus qu’un. Elle ferma les yeux et s’abandonna totalement à la déferlante qui l’entraînait là où elle n’était encore jamais allée.
-7-
Duncan se tenait immobile près de la machine à café, un voile d’inquiétude sur le visage. Il avait déjà pris sa douche et s’était habillé. En
temps normal, il aurait déjà quitté son appartement pour se rendre à son bureau. Mais aujourd’hui n’était pas un jour normal.
Annie avait passé la nuit avec lui.
Et cela n’était pas sans lui poser quelques problèmes. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il préférait habituellement se
rendre chez ses partenaires plutôt que de les recevoir chez lui. Il voulait se sentir libre de partir quand bon lui semblait.
Mais il est vrai qu’entre les jumelles, Kami et ce qu’il devinait être une chambre de jeune fille, il avait jugé son appartement plus adapté.
Pour être tout à fait honnête, il n’avait pas prémédité ce qui était arrivé. D’autant moins d’ailleurs qu’il lui avait soutenu ne pas être
sexuellement attiré par elle. Se pourrait-il qu’il se soit menti à lui-même ?
Possible, tant il avait aimé faire l’amour avec elle.
Il chassa les pensées érotiques qui lui venaient à l’esprit pour se demander avec une certaine appréhension quelle tournure allaient
désormais prendre les choses. Allait-elle attendre de lui une place dans sa vie – place qu’il ne lui donnerait pas ? Et comment le lui faire
comprendre sans la blesser ?
Un bruit de pas dans le couloir le tira de ses pensées.
Il vit Annie entrer dans la cuisine, vêtue de la même robe de cocktail que la veille, le visage dénué de maquillage et ses cheveux encore
tout mouillés de la douche qu’elle venait de prendre.
Il lui trouva un petit air ingénu, bien loin de celui de la femme qui s’était abandonnée si passionnément entre ses bras quelques heures
plus tôt.
– Tu parais tendu, dit-elle en remplissant de café l’un des mugs qui se trouvaient sur le plan de travail. Tu crains que je n’attende une
demande en mariage ?
Elle avait parlé sans détour, d’un ton direct qui le déstabilisa quelque peu.
– Une demande en mariage ? Non, je…
– Je pencherais plutôt pour une cérémonie toute simple, le coupa-t–elle. Bien entendu, mes cousines et Kami seront mes demoiselles
d’honneur.
Il s’était attendu à la retrouver troublée, bouleversée ou même embarrassée. Eh bien, il devait admettre qu’il s’était trompé sur toute la
ligne. Il y avait bien longtemps qu’une femme ne l’avait pas surpris de façon si agréable.
Il alla la rejoindre et prit sa main dans la sienne.
– Souhaites-tu te marier en blanc ?
– J’essayais juste de te rendre un peu nerveux, avoua-t–elle en soupirant.
– Tu vois, je suis entré dans ton jeu.
– Normalement, tu aurais dû paniquer.
– Une prochaine fois, peut-être, dit-il en l’embrassant.
– Décidément, il est difficile de te faire perdre ton sang-froid, fit-elle d’un ton plaintif. En tout cas, pendant que tu ronflais paisiblement, moi
j’ai dû appeler Jenny pour tenter de lui expliquer que je ne rentrerais pas, et cela sans mentionner le fait que nous avions fait l’amour
ensemble. Pas facile.
Il la regarda sans comprendre.
– Pourquoi faut-il que tu les tiennes au courant de tes moindres faits et gestes ?
– Eh bien, parce que là, en l’occurrence, j’aurais eu beaucoup de mal à justifier mon lit vide. Et puis elles se seraient inquiétées.
– La vie est bien plus facile lorsqu’on n’a pas de famille, finalement.
– Tu es trop cynique. Un simple coup de fil, je ne trouve pas que ce soit trop cher payer le bonheur d’avoir les filles dans ma vie. Et
n’essaie pas de me faire croire que tu ne peux pas comprendre cela !
Certes, il comprenait. Mais de là à approuver le prix à payer…
– Allez, avoue. Tu as peur qu’elles soient au courant des détails de ta vie sexuelle, c’est ça ? le taquina-t–elle.
En effet, il avait beau apprécier les filles, il ne voyait pas vraiment l’utilité de les submerger d’informations les concernant, Annie et lui.
– Rassure-moi, grommela-t–il. Elles ne t’ont posé aucune question ?
– Non. Elles m’ont juste demandé si nous avions pensé à utiliser des préservatifs.
Elle avait eu beau parler d’une voix forte et assurée, elle avait rougi violemment. Ce mélange de timidité et de détermination,
d’autoritarisme et de soumission, n’était pas sans lui déplaire.
– Et qu’as-tu répondu ?
Elle s’éclaircit la voix, confuse de devoir aborder une nouvelle fois un sujet qu’elle jugeait embarrassant.
– Eh bien, je leur ai dit que tu avais… euh… trois fois.
Il réprima un sourire amusé.
– Et… ?
– Et Jenny a raccroché.
L’absurdité de la situation les fit éclater de rire.
Il la trouva belle à la lumière du matin. Sa foison de boucles blondes emperlées d’eau, sa bouche pleine et pulpeuse et ses joues joliment
rosies lui conféraient une beauté tranquille. Une beauté qui deviendrait plus affirmée avec le temps, supposa-t–il.
S’il l’avait rencontrée avant Valentine, il aurait probablement été intrigué par les différentes facettes de sa personnalité. Ou peut-être pas.
Peut-être n’était-il intéressé que par les fortes femmes, celles qui lui menaient la vie dure. Celles qui étaient sources d’enseignements.
Grâce à Valentine, il avait bien retenu sa leçon. Ne plus faire confiance à quiconque, ne plus sacrifier sa liberté et, surtout, surtout ne plus
jamais risquer son cœur.
– Tu sais, je crois qu’il ne faut pas donner à ce que nous avons vécu plus d’importance que cela n’en a, lança-t–il d’un ton qu’il voulait
dégagé.
Elle prit le temps de vider sa tasse avant de répondre d’une voix tout aussi lisse :
– Est-ce une façon élégante de me signifier que je ne dois pas me faire d’illusions ? Que nos relations resteront dans un cadre
strictement professionnel ?
– En quelque sorte. Et, comme convenu, notre histoire prendra fin avec les fêtes de Noël.
Elle esquissa un sourire triste.
– C’est bien la première fois que je vis une relation en connaissant d’avance la date d’échéance, dit-elle en soutenant son regard sans
faiblir. Mais c’est d’accord, Duncan. Je connais les règles et je ne chercherai pas à les changer.
– Je l’espère, bien que je te sache romantique à l’extrême.
– Je le resterai toute ma vie parce que c’est cela que je veux : un homme à aimer et à respecter, un homme qui m’aimera autant que je
l’aime. Et oui, je veux des enfants et un chien et même des hamsters, tiens. Et cet homme-là n’a rien à voir avec toi, n’est-ce pas ?
– Non.
« Dans quelques années, peut-être », se dit-il. Pour le moment les plaies étaient encore à vif et le prix, trop important à payer. En outre, le
mariage n’apportait aucune garantie.
Cela aussi, c’était Valentine qui le lui avait appris.
– Nous n’étions pas censés coucher ensemble, pourtant, avança-t–elle, un sourire énigmatique aux lèvres.
– Je sais.
Il n’arrivait pas à deviner ce qu’elle ressentait vraiment. Si elle était ironique ou furieuse.
– Tu veux que je te présente des excuses ?
Elle exhala un profond soupir.
– Non. Je veux juste que, lorsque toute cette comédie sera terminée, tu ne demandes pas à ce que nous restions bons amis. Je veux que
ce soit définitivement fini. Allons, promets.
– Nous ne serons pas amis, lui promit-il.
Au moment où il prononça ces mots, un grand vide se fit en lui. Annie faisait partie des rares personnes qui comptaient dans sa vie. Elle
lui manquerait, c’était certain. Pourtant, il ne ferait rien pour la retenir.

***
Annie avait passé la journée à essayer de ne pas sourire béatement. Car si ses petits élèves n’y avaient vu que du feu, ses collègues,
eux, n’auraient pas été dupes et n’auraient pas hésité à lui poser des questions auxquelles elle n’avait pas envie de répondre. Elle avait
toujours été une piètre menteuse, ce qu’elle jugeait plutôt comme une qualité.
Tandis qu’elle se dirigeait vers sa boîte aux lettres, elle ressentit un tiraillement dans les jambes et les hanches. Douleurs musculaires qui
lui rappelèrent la nuit passée avec Duncan.
« Pas de regrets », se sermonna-t–elle.
Elle était sincère. Elle n’éprouvait aucun regret. Car faire l’amour avec lui l’avait confortée dans l’idée qu’elle attendait le grand amour,
l’amour passionnel. Celui qui lui faisait réaliser que, avec ses précédents amants, elle avait manqué d’exigence et de discernement.
– Quelle prétention pour quelqu’un qui ne fréquente personne, murmura-t–elle.
Car Duncan ne comptait pas vraiment, n’est-ce pas ?
Elle prit son courrier et le passa rapidement en revue. Une enveloppe qui avait attiré son attention lui fit plisser le nez. Probablement une
facture de l’université. Comment allait-elle trouver l’argent nécessaire ? Tout était si cher pour son maigre revenu ! Il faudrait vraiment qu’elle
se mette en quête d’un job d’appoint si elle voulait s’en sortir.
Un travail qui…
Interdite, elle fixa la feuille de papier qu’elle avait sortie de son enveloppe. Les cours étaient réglés pour le restant de l’année. Elle avait
bien lu. Toute l’année.
Le montant de la facture lui donna le vertige.
Le mot « payé » écrit en lettres capitales rouges ne pouvait que relever de la fiction. C’était tout bonnement impossible. Elle-même n’avait
rien réglé et, si Jenny avait par miracle gagné au loto, elle l’aurait mise au courant.
Elle attendit d’être dans la maison pour vérifier de nouveau sa pile de courrier. Elle y trouva une autre lettre, de l’université de Julie cette
fois, et qui lui annonçait la même chose.
Sous le choc, elle regagna sa voiture et prit la direction du bureau de Duncan qui se trouvait à quelques blocs de là, dans l’un des
somptueux bâtiments qui bordaient le port de Los Angeles.
Elle déclina son identité auprès du gardien et attendit patiemment qu’il eût passé quelques coups de fil.
On finit enfin par lui donner une carte de visiteur ainsi que les indications à suivre pour trouver le parking où elle devait se rendre.
Elle passa devant d’immenses entrepôts où des dizaines de poids lourds attendaient d’être chargés et où des employés s’activaient
dans tous les sens. Après avoir scrupuleusement suivi toute une série de panneaux, elle parvint devant le bâtiment de six étages abritant la
société de Duncan.
« Sacré empire », se dit-elle en contemplant l’immense planisphère affiché sur l’un des murs du hall et qui pointait les différents lieux
d’implantation de l’entreprise.
Elle savait que Duncan était un homme riche et influent mais la représentation de cette carte donnait à sa puissance une dimension réelle
encore supérieure.
Elle tira sur les manches de son sweat-shirt, consciente que les lutins qui l’agrémentaient étaient plus adaptés à une classe de maternelle
qu’aux bureaux d’une prestigieuse holding américaine. Quant à sa jupe, elle n’était guère plus appropriée avec sa grosse tache de peinture
sur le devant et les nombreux plis qu’avaient formés les heures passées assise sur le sol à raconter des histoires à ses petits élèves.
– Mademoiselle McCoy ?
Annie se tourna vers une femme souriante d’une trentaine d’années.
– M. Patrick vous attend. Si vous voulez bien me suivre.
Elles prirent l’ascenseur jusqu’au sixième étage et sortirent sur un large palier desservant de nombreux bureaux ainsi que des salles de
conférences. A plusieurs reprises, elles croisèrent des hommes en costume pressés qui ne les remarquèrent même pas.
La femme la conduisit devant une porte à double battant qui donnait sur ce qui lui parut être une salle d’accueil. Là, une assistante plus
âgée que la précédente lui fit signe d’avancer.
Impressionnée, elle contempla en silence la porte massive qui se trouvait devant elle. Elle se sentit tout à coup moins sûre d’elle, en proie
à une nervosité croissante.
Ses lettres à la main, elle franchit le seuil et se retrouva dans le bureau de Duncan. L’endroit, percé d’immenses baies vitrées donnant
d’un côté sur la zone d’embarquement et de l’autre sur le hall, était encore plus spacieux que son appartement. Manifestement, le roi Patrick
aimait à contempler son empire avec une certaine hauteur.
Il était assis à son bureau, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. Il pianota sur quelques touches avant de lever sur elle un regard à la
fois surpris et heureux.
– Quel charmante surprise ! s’exclama-t–il en contournant sa table pour aller à sa rencontre.
Elle le trouva séduisant. Irrésistiblement séduisant.
Elle ne put s’empêcher de juger presque incongru son élégant costume alors que, quelques heures auparavant, ils se trouvaient nus dans
le même lit, membres enchevêtrés, ne sortant de leur douce torpeur que pour faire l’amour encore et encore.
– Tout va bien ? Tu es pâle comme un linge.
Incapable de prononcer un mot, elle lui agita les lettres sous le nez.
– C’est toi, n’est-ce pas ? finit-elle par articuler. Je n’ose même pas te demander comment tu as obtenu les informations nécessaires
pour effectuer ces paiements mais j’imagine que ce sont les jumelles. Tu leur as parlé. Je me trompe ?
Il esquissa un sourire qui se voulait conciliant.
– Je pensais que tu ne me le demanderais pas.
– Ce n’est pas drôle, Duncan. Tu n’avais pas le droit de te mêler de cela.
– Je n’ai pas le droit d’aider les gens ? Mais en agissant ainsi, je croyais aller dans ton sens. C’est bien toi qui m’incites sans cesse à
être gentil plutôt que de feindre de l’être, non ?
Ne sachant trop quoi répondre à cela, elle laissa ses bras retomber le long de son corps.
– Pourquoi as-tu fait ça ?
– Parce que j’en ai les moyens. Et parce que, ainsi, tu n’es plus la seule à être bienveillante.
– Pas de ce petit jeu-là avec moi, Duncan, dit-elle avec une pointe d’exaspération. Je ne suis pas d’humeur.
Les effets de sa nuit sans sommeil commençaient à se faire sentir et elle ressentait les signes précurseurs d’une violente migraine lui
vriller les tempes.
Le sourire de Duncan s’était évanoui et c’est d’une voix teintée de gravité qu’il répondit :
– Mon but n’était pas de te contrarier. Ce n’est qu’un chèque, Annie. Un simple bout de papier.
– Deux chèques, rectifia-t–elle. Et des gros !
Elle lança un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer qu’ils étaient biens seuls puis elle baissa la voix.
– Nous avons couché ensemble. Cela change tout.
– La plupart des femmes penseraient le contraire, rétorqua-t–il avec humour.
– Ce serait peut-être le cas si nous sortions vraiment ensemble. Mais nous, nous avons juste conclu un marché. Et payer mes factures ne
fait pas partie de ce marché.
– Tu te plains du fait que je te donne plus que prévu ?
Non. Elle avait juste peur de ne pas sortir indemne de cette histoire s’il commençait à devenir l’homme idéal ; l’homme qu’elle se plaisait
à imaginer dans ses rêves les plus fous.
Cette prise de conscience subite la cloua sur place. Evidemment. Comment ne s’en était-elle pas rendu compte avant ? Duncan était une
force de la nature, elle était une femme tout ce qu’il y avait d’ordinaire. Il était riche, fort, puissant, elle n’avait pas un sou. Elle aurait dû savoir
qu’elle se fourrait dans de sales draps à la seconde même où elle l’avait rencontré.
– Je…, balbutia-t–elle, la gorge nouée. Il ne fallait pas te sentir obligé…
– Je l’ai fait parce que j’en avais envie.
– En tout cas, merci. Cela devrait me faciliter les choses.
Il s’approcha d’elle et encadra son visage de ses larges mains.
– C’était donc si difficile ?
– Non, admit-elle honnêtement.
Elle pressentait qu’il allait l’embrasser ; pourtant, elle ne chercha pas à se dérober. De toute façon, il était trop tard pour tenter de se
protéger. Le mieux qu’elle pouvait faire était de tenir jusqu’au bout et de prier pour s’en sortir avec le minimum de dommages. Elle pourrait
même considérer cela comme un test à la résistance, une sorte d’épreuve par le feu.
Elle laissa les papiers glisser au sol et noua ses bras autour de son cou, cédant librement à l’étreinte passionnée qui suivit. Ils
s’embrassèrent avec une fougue qui éveilla en elle un désir violent.
Elle se pressa un peu plus contre lui, sentit son sexe dur contre son ventre. Il lui serait si facile de l’entraîner à la prendre là, sur son
bureau. Si excitant aussi.
Pourtant, elle le laissa s’écarter d’elle et plonger dans son regard.
– Retour à la dure réalité, dit-il avec une pointe de regret.
Elle approuva d’un hochement de tête affirmatif.
– Trop de monde autour de nous. A l’époque, les fenêtres étaient certainement une bonne idée.
Il sourit à son tour.
– Et aujourd’hui ?
– Plus si bonne, je trouve.
Il effleura ses lèvres d’un baiser léger avant d’aller ramasser les feuilles et de les lui tendre. Elle les prit et les fourra distraitement dans son
sac.
– Merci, dit-elle encore une fois.
– De rien.
Il passa un bras affectueux autour de sa taille et la reconduisit jusqu’à la porte.
– Mon oncle Lawrence aimerait te rencontrer, lâcha-t–il d’un ton égal.
– Moi aussi j’aimerais bien faire sa connaissance.
Elle tiendrait peut-être là l’occasion de savoir quel enfant il avait été.
– Dimanche soir, chez moi, suggéra-t–il. Cela te convient ?
– Absolument.
Tout en regagnant le parking, elle songea avec une pointe de frustration qu’elle aimerait plus que ces rencontres furtives. Comme, par
exemple, se donner l’opportunité de rendre tout cela réel.
« Quelle folie ! » se dit-elle.
Depuis le début, Duncan avait été très clair et il n’était manifestement pas homme à changer d’avis à tout propos.

***
Une fois Annie partie, Duncan eut du mal à se concentrer. Le rapport sur lequel il travaillait avant son arrivée lui paraissait tout d’un coup
nettement moins intéressant. Il fut même tenté de la rattraper et de lui proposer de passer l’après-midi chez lui. Et la soirée aussi, pourquoi
pas ? Mais la raison l’emporta. Outre les réunions auxquelles il n’aurait pas été très judicieux d’échapper, il ne pouvait se montrer si
imprudent. De plus, même s’il appréciait tout ce qu’elle faisait pour lui, il ne souhaitait pas la voir trop s’impliquer dans leur relation.
Vers 16 heures, son assistante le prévint de l’arrivée d’une certaine Mme Morgan. Ce nom ne lui disant rien, il consulta son agenda,
sourcils froncés. Il s’agissait de quelqu’un de la comptabilité, précisait la note qui accompagnait la prise de rendez-vous.
– Faites-la entrer.
Une femme d’une cinquantaine d’années entra en lui souriant timidement. Il remarqua le tailleur mal coupé assorti de chaussures
manifestement choisies pour leur confort plutôt que pour leur style.
– Madame Morgan, la salua-t–il en lui désignant le siège qui se trouvait de l’autre côté de son bureau.
– Merci de me recevoir, monsieur Patrick.
Elle tenait un épais dossier entre les mains et, bien que nerveuse, paraissait déterminée.
Il lui proposa un café qu’elle refusa.
– Voilà, commença-t–elle après s’être éclairci la voix. J’ai parlé à Annie le soir de la fête. C’est une jeune femme très ouverte, très
sympathique et, lorsque j’ai mentionné le fait que j’avais en tête quelques idées à vous soumettre, elle m’a fortement encouragée à venir
vous parler.
Il ne laissa montrer ni surprise ni le moindre ennui.
– Annie croit beaucoup dans les vertus de la communication, dit-il laconiquement.
Visiblement impressionnée, Mme Morgan avala péniblement sa salive avant de poursuivre.
– J’ai repensé à ce qu’elle m’avait dit et je me suis décidée à prendre rendez-vous. Je ne sais pas si vous êtes au courant mais je suis
comptable et, à ce titre, je dois me plier, chaque année, à un stage de formation. Le dernier en date traitait des frais d’amortissement.
– Je préfère que ce soit vous que moi, marmonna-t–il.
Elle lui renvoya un sourire cordial.
– C’était beaucoup plus intéressant que vous n’imaginez. J’ai pris connaissance de changements concernant le code fiscal qui pourraient
avoir un énorme impact sur les résultats. Si vous voulez bien jeter un coup d’œil…
Elle ouvrit le dossier et lui fit passer plusieurs pages. Elle lui expliqua, ligne par ligne, pourquoi il serait dans leur intérêt de mettre en
œuvre de nouvelles tarifications et de nouveaux barêmes. Les changements, insignifiants lorsqu’ils concernaient de petites structures,
pourraient avoir des répercussions colossales sur une entreprise comme celle des Industries Patrick.
– Les économies fiscales effectuées pourraient atteindre le million de dollars, conclut-elle au bout de vingt minutes.
– Démonstration impressionnante, madame Morgan. Croyez bien que j’apprécie beaucoup que vous ayez attiré mon attention sur ce
problème. J’en parlerai au directeur financier et veillerai personnellement à ce que ces modifications soient appliquées à la lettre.
Mme Morgan se mit à rayonner de fierté.
– Je suis heureuse d’avoir pu vous être utile.
Il pouvait voir à son expression radieuse qu’elle était sincère.
Il avait toujours dirigé son entreprise en inspirant à ses employés un mélange de crainte et d’intimidation. Il n’avait jamais fait partie d’une
équipe, préférant faire cavalier seul. Pourtant, à mesure que son entreprise prenait plus d’ampleur, il avait dû s’adapter et changer de
stratégie pour pouvoir construire l’empire à la tête duquel il se trouvait.
En voyant Mme Morgan rassembler ses papiers, il comprit tout l’intérêt qu’il avait à encourager les initiatives personnelles. Annie avait
sans doute raison. La communication était essentielle au sein d’une entreprise. Il fallait établir un contact permanent avec les employés, leur
faire confiance, les motiver. Que lui avait-elle dit, déjà ? Définir des limites mais en changer régulièrement.
– Vous toucherez dix pour cent des économies réalisées, annonça-t–il à la comptable.
Elle le fixa, bouche bée, se demandant si elle avait bien compris.
– Pardon ?
– Vous faites faire de grosses économies à l’entreprise, il est normal que vous en bénéficiiez. C’est la nouvelle politique de la maison,
désormais. Je veux encourager les gens qui travaillent pour moi à me soumettre des suggestions qui nous permettront de nous agrandir ou,
comme vous venez de le faire, de nous faire économiser de l’argent. Si nous jugeons l’idée bonne, la personne qui l’aura proposée touchera
dix pour cent du montant de l’augmentation des ventes ou des économies effectuées.
– Mais…, balbutia Mme Morgan à qui ces sommes donnaient le vertige, dix pour cent, cela représente mon salaire de toute une année.
Il haussa négligemment les épaules.
– Eh bien, considérez que c’est une bonne journée pour vous.
Médusée, elle ouvrit la bouche puis la referma.
– Vous êtes sûr ? finit-elle par dire.
Il confirma d’un hochement de tête.
L’émotion submergea la comptable qui ne put que balbutier :
– Merci, monsieur Patrick. Je… je ne sais pas quoi vous dire. Merci. Merci.
Elle se leva précipitamment et se pressa vers la sortie pour cacher les larmes qui lui brouillaient la vue.
Une fois seul, Duncan se renfonça dans son fauteuil et poussa un profond soupir. Il se sentait… comment dire ? Charitable. Il éprouvait le
sentiment très satisfaisant de s’être conduit proprement. Et puis, après tout, chacun allait trouver son compte dans cette nouvelle stratégie.
Il retourna à son ordinateur et entreprit d’écrire un courrier à son directeur général, lui expliquant la nouvelle politique qu’il comptait mettre
en place. Avec un peu de chance, le service des relations publiques ferait part de son initiative à la presse, ce qui contribuerait à donner de
lui une image un peu plus positive.
Ensuite, lorsqu’il aurait définitivement assis sa réputation d’homme d’affaires altruiste, il serait temps de racheter les parts de ses
actionnaires et de se retrouver enfin seul maître à bord, atteignant ainsi le but qu’il s’était fixé : ne rendre de comptes à personne.
-8-
Annie frappa de petits coups discrets à la porte. Elle se sentait nerveuse. Beaucoup plus que lors de leur premier rendez-vous. Mais son
anxiété n’avait rien à voir avec lui. Elle redoutait de rencontrer Lawrence Patrick, le seul parent qui restait à Duncan. Elle voulait tellement lui
faire bonne impression ! Se faire aimer de lui !
Elle avait apporté un cake et deux DVD mais à présent elle doutait du choix de ses présents. En matière de distraction, elle aurait mieux
fait d’amener avec elle ses cousines et Kami !
La porte s’ouvrit sur un bel homme élancé, aux cheveux grisonnants et aux yeux qui rappelaient sans conteste ceux de Duncan.
– Vous devez être Annie, dit-il en lui adressant un sourire amène. Entrez, entrez. Il me tardait tant de faire votre connaissance ! A croire
que Duncan voulait vous garder pour lui tout seul mais c’est probablement parce qu’il sait que j’ai du succès auprès des femmes.
Il lui fit un clin d’œil de connivence qui dissipa son malaise.
– Mmm ! fit-il en lui prenant le cake des mains. Un gâteau au chocolat. Mon préféré.
– Moi aussi je suis très heureuse de vous rencontrer, monsieur Patrick, dit-elle en fermant la porte derrière elle.
– Duncan ne tarit pas d’éloges sur vous, vous savez. Le sachant plutôt avare de compliments, j’en déduis que vous devez être quelqu’un
d’exceptionnel.
– Allons, Lawrence, dit Duncan qui venait de les rejoindre, tu pourrais laisser passer quelques secondes avant de faire à Annie la liste de
tous mes défauts.
Lawrence eut un petit haussement d’épaules visant à signifier qu’il se fichait bien de ses commentaires.
– Duncan a une téléconférence avec la Chine dans quelques minutes, précisa-t–il à l’intention d’Annie. Nous aurons tout le temps de faire
plus ample connaissance.
– J’en suis ravie.
– Magnifique, feignit de grommeler Duncan.
Elle eut le temps de percevoir la lueur amusée qui passa dans son regard lorsqu’il l’attira contre lui et la gratifia d’un baiser tendre et
léger.
– Prends garde de ne pas te laisser prendre au charme de ce séducteur impénitent, la prévint-il. Il a des années d’expérience derrière lui.
A cette remarque, elle éclata d’un rire joyeux.
– Qui te dit que ce genre d’hommes ne m’attire pas ?
– Impertinente avec ça ! Voilà qui n’est pas pour me déplaire.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle principale, elle sortit de son sac les DVD qu’elle avait achetés.
– Je n’ai pas pu résister, dit-elle.
Lorsqu’il vit la couverture, Lawrence laissa échapper un rire franc. Duncan, lui, secoua la tête d’un air faussement consterné.
– Tu ne fais que l’encourager dans son vice.
Elle posa la copie de Rocky sur la table basse la plus proche puis alla s’installer sur un canapé face à celui où Lawrence avait pris place.
Duncan s’assit à côté d’elle.
– Rocky était gaucher, commença à expliquer le vieil homme. Particularité qui rebute les autres boxeurs car ils ont beaucoup de mal à
anticiper et donc à ajuster leurs coups. Et ce qui fait la force d’un grand boxeur, c’est justement sa faculté d’anticipation.
Il interrompit son explication en voyant Duncan se lever.
– Excusez-moi mais il est temps que j’y aille. Annie, sens-toi libre de somnoler si tu en as envie. Lawrence aime tellement parler qu’il ne
s’en rendra probablement même pas compte.
– Je vais profiter de ton absence pour lui livrer tous tes secrets, le taquina Lawrence.
– Je n’en doute pas une seconde.
Duncan à peine sorti, Lawrence se remit à parler.
– Je suis au courant du marché que vous avez conclu. Ainsi que des raisons qui vous ont poussée à accepter.
– Ah…, fit Annie avant de se lancer dans une explication sommaire. En fait, mon frère traverse une passe difficile. C’était le seul moyen
que j’avais de l’aider.
– Je n’ai pas dit que c’était une mauvaise chose. Au contraire même, j’ai l’impression que vous prenez votre rôle très à cœur. Seriez-vous
à ce point bonne comédienne ?
Elle baissa les yeux sur ses cuisses puis les releva pour affronter le regard direct de Lawrence.
– Non, dit-elle avec franchise. Je ne joue pas, j’aime vraiment Duncan. Et il a beau vouloir donner de lui l’image d’un homme dur et distant,
je sais, moi, que ce n’est qu’une façade. Une carapace destinée à cacher que, au contraire, il est bon et généreux.
Lawrence confirma d’un hochement de tête.
– Peu de gens connaissent cette facette de lui. Ils ne croient que ce que la presse dit de lui. Vous savez, il faut être doué d’une force de
caractère et d’une maîtrise de soi hors du commun pour parvenir à hisser une société en faillite au premier rang. C’est pourtant ce qu’il a
fait. Duncan a tracé sa voie et s’est fait un nom dans des circonstances aussi difficiles.
– Il m’a dit que vous l’aviez encouragé à démarrer.
– Au début, nous ne nous y entendions pas plus l’un que l’autre. Duncan est le fils de ma sœur, une femme plutôt excentrique. Elle était un
peu plus jeune que moi. Elle a été ce qu’on appelait à l’époque un bébé surprise. Mes parents étaient ravis d’avoir un autre enfant. Ils
l’adoraient et lui passaient tous ses caprices. A leur mort, elle a empoché la moitié de l’héritage qui lui revenait et elle a disparu pour revenir
deux ans plus tard, enceinte. Elle n’a jamais voulu dire qui était le père, je ne suis pas certain qu’elle l’ait jamais su elle-même, d’ailleurs.
Après avoir accouché de Duncan, elle s’est de nouveau volatilisée dans la nature. C’est ce qu’elle n’a cessé de faire pendant les dix
premières années de la vie de son fils : partir, revenir. Le gamin en a eu le cœur brisé.
En fixant la porte derrière laquelle Duncan avait disparu, elle essaya de l’imaginer en petit garçon que sa mère avait abandonné.
– Devenu adolescent, il l’a sommée de faire un choix. Il pensait en secret qu’elle allait rester, bien sûr. Il espérait qu’elle fasse enfin partie
de sa vie. Mais non. Elle a choisi de partir. Il n’a plus jamais parlé d’elle, et lorsque j’ai appris sa mort, quelques années plus tard, et que je
lui en ai fait part, il m’a répondu qu’il s’en fichait.
Comme il avait dû souffrir ! songeait-elle. Elle ne pouvait croire un seul instant que la mort d’une mère puisse laisser un enfant de marbre.
Cette indifférence affichée ne visait en fait qu’à cacher une trop lourde peine. Par deux fois, les femmes qui auraient dû l’aimer sans
condition l’avaient trahi. D’abord sa mère puis Valentine, son épouse. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il ait fermé son cœur à l’amour.
– J’ai dû commettre des erreurs, admit Lawrence. Je n’ai pas été très tendre avec lui mais je n’y connaissais rien à l’éducation d’un
enfant, moi. J’ai commencé par l’emmener avec moi dans les salles d’entraînement puis je l’ai initié à la boxe. Plus tard, il a pu bénéficier
d’une bourse universitaire grâce à ses talents de boxeur.
Il avait parlé avec une pointe de fierté dans la voix.
– Si Duncan est un homme bien, c’est en grande partie grâce à vous, affirma-t–elle.
– Je l’espère. Vous êtes au courant pour son ex-femme ?
Elle opina d’un léger signe de tête.
– Cette union a été un véritable désastre. Je n’ai jamais aimé Valentine et je suis bien content qu’elle ait débarrassé le plancher mais je
crains que, à cause de cette expérience malheureuse, Duncan ne veuille plus tenter le coup. Pourtant, aimer une femme, fonder un foyer,
serait ce qui pourrait lui arriver de mieux.
Le message n’était pas très subtil, certes, mais elle y vit l’infime espoir de voir un jour son rêve se concrétiser.
– Duncan a été très clair à ce sujet, dit-elle néamoins. Notre relation doit rester strictement professionnelle.
– Mais vous ? Est-ce là ce que vous souhaitez ?
– Peu importe ce que je souhaite, répondit-elle à contrecœur. C’est Duncan qui décide.
– Vous ne manquez pas de caractère. Vous pourriez l’influencer.
– C’est me donner trop d’importance.
– Allons, allons. Vous risqueriez d’être surprise.
« Si seulement il avait raison », se dit-elle. Hélas, elle craignait bien que les épreuves que Duncan avaient endurées lui aient à jamais
fermé les portes de l’amour.
– Je lui souhaite sincèrement de trouver quelqu’un qui lui corresponde, se força-t–elle à dire, le cœur serré.
– Même si cette personne, ce n’est pas vous ? demanda Lawrence, un brin sceptique.
– Bien sûr.
Il la considéra un long moment en silence.
– Vous savez quoi ? Je vous crois. Ce qui me fait espérer que les choses vont marcher entre vous. N’abandonnez pas, Annie, accrochez-
vous. Duncan n’est peut-être pas facile à vivre mais il vaut le coup qu’on essaie.
La porte du bureau qui venait de s’ouvrir sur Duncan l’empêcha de répondre.
– Alors ? Tu as eu le temps de lui révéler tous mes petits travers ? demanda-t–il en souriant.
– Non. Mais c’était un bon début.
– Heureux d’avoir pu t’aider. Et si nous regardions ce DVD maintenant ?
– Bonne idée, dit Lawrence en adressant à Annie un clin d’œil complice. Et pendant qu’il joue avec tous ses gadgets électroniques, je
vais vous raconter la fois où j’ai gagné par K.-O. contre un gaucher. Cela remonte à 1972, à Miami. Vous parlez d’une journée mémorable !
– Vous étiez parti favori ? s’enquit Annie, sincèrement intéressée.
Lawrence eut un sourire où se mêlaient fierté et nostalgie.
– Mon chou, mais à l’époque, j’étais le dieu des rings !

***
Annie dut renoncer à ses conversations intimes avec Lawrence à mesure que ses sorties avec Duncan devenaient plus fréquentes.
Le lundi, ils assistèrent à un vernissage mettant à l’honneur des peintures abstraites. Qu’un simple point rouge sur une toile totalement
vierge puisse être considéré comme une œuvre d’art dépassait son entendement. Elle s’étonna aussi devant une série de toiles noires,
entièrement noires, censées représenter la morosité.
Le mercredi fut consacré à une vente aux enchères d’objets réalisés par des célébrités et dont les fonds recueillis devaient être reversés
à une œuvre de charité. Duncan y fit l’acquisition d’un arbre stylisé, confectionné par Dolly Parton. Il eut beau avancer qu’il le trouvait
magnifique, elle le soupçonna d’avoir eu un coup de cœur pour la chanteuse elle-même.
Ce même soir, ils avaient un dîner au musée Getty de Malibu. Duncan avait prévu de passer la chercher à 17 heures, ce qui lui laissait
peu de temps pour rentrer chez elle et se préparer. Elle se félicitait d’être dans les temps lorsqu’elle entendit le souffle caractéristique d’un
pneu qui se dégonflait.
– Non ! cria-t–elle en frappant son volant d’exaspération. Ce n’est pas le moment ! Pas ce soir !
Mais y avait-il un bon moment pour ce genre de contretemps horripilant ?
Elle parvint à atteindre le parking d’une supérette que le soleil couchant baignait d’une lumière ocre, plus digne d’un mois d’août que d’un
mois de décembre.
Elle descendit de sa voiture et la contourna pour aller vérifier ce qu’elle savait déjà. Heureusement, elle avait une roue de secours et un
cric et savait même comment s’en servir. Enfin, en supposant qu’elle soit capable de desserrer l’écrou de sécurité.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre et lâcha un juron. Elle ne serait jamais prête à 17 heures ! Mieux valait prévenir Duncan.
– Ici le secrétariat de M. Patrick, lui répondit une voix féminine.
– Bonjour. Annie McCoy pour Duncan, je vous prie.
– Je vous le passe tout de suite, mademoiselle McCoy.
– Un problème ? s’enquit Duncan aussitôt qu’il l’eut au bout du fil.
– Oui. J’ai crevé. Cela risque de me prendre un peu de temps, aussi est-ce préférable que je te rejoigne directement là-bas.
– Manifestement, tu as besoin de nouveaux pneus.
Elle lança un regard excédé sur ses pneus presque lisses.
– Manifestement, oui. Et j’ai prévu de les changer. Dans deux mois, quand j’aurai mis suffisamment d’argent de côté pour ça.
– C’est bientôt la saison des pluies. Il te les faut d’ici là.
Certes. Cependant elle ne voyait pas bien comment augmenter son revenu mensuel. Un miracle, peut-être ? Elle se sentit soudain lasse.
Elle était rentrée tard chez elle chaque soir de la semaine et devait malgré tout se lever tôt pour assurer un travail qui exigeait d’elle une
immense disponibilité. Alors, la dernière chose dont elle avait besoin, c’était bien que Patrick Duncan enfonce des portes ouvertes !
– J’apprécie beaucoup ta sollicitude, dit-elle en cherchant à dissimuler l’ennui que lui inspirait cette discussion. Mais il fait chaud et je suis
fatiguée. Pourrais-tu juste me dire ce que je dois faire ?
– Laisse-moi t’offrir ces pneus.
– Non.
Elle inspira profondément, s’exhortant à rester calme.
– Non merci, répéta-t–elle.
– Tu es censée te trouver où je veux, quand je le veux, lui rappela-t–il. Et si j’estime qu’il te faut de nouveaux pneus pour te rendre à notre
lieu de rendez-vous, alors tu n’as pas d’autre choix que d’accepter.
– Duncan, cela ne fait pas partie du marché que nous avons conclu, rétorqua-t–elle d’un ton où se mêlaient colère et tristesse. Tu ne
m’achèteras pas de nouveaux pneus, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. J’ai accepté le congélateur et c’est déjà beaucoup.
– Pourquoi es-tu en colère contre moi ?
– Ce n’est pas contre toi.
Elle avait juste envie de quitter ce parking pour rentrer chez elle dormir deux jours d’affilée. Et, plus que tout, elle souhaitait échapper à la
pitié qu’elle semblait inspirer à Duncan.
– Annie. Parle-moi.
– Je n’ai rien à dire. Je te retrouve là-bas, dans un moment. Juste le temps qu’il me faut pour changer ma roue.
Duncan resta quelques minutes silencieux. L’ennui avait cédé le pas à l’inquiétude.
Consciente de son mutisme, elle ajouta d’une voix radoucie :
– Je suis désolée de m’être emportée. Je sais que ce dîner fait partie du contrat et je ne me déroberai pas.
– Est-ce vraiment ce que tu penses, Annie ? Tu me crois capable de faire sortir ton frère de l’établissement où il se trouve pour le faire
jeter en prison si, toutefois, tu manquais une des soirées prévues ?
– Non, mais…
– Ce qui veut dire oui.
– Ce qui veut dire que je te suis redevable. Ne t’inquiète pas, ma mauvaise humeur est dûe au fait que j’ai chaud et que je suis fatiguée.
Mais après une bonne douche je me sentirai beaucoup mieux.
– Rentre chez toi, Annie, et repose-toi. Tu auras besoin d’être en pleine forme demain soir, pour la fête de l’école.
– La fête de l’hiver, corrigea-t–elle machinalement.
– Ah oui… La fête de l’hiver.
– Je vais t’accompagner à ce dîner, Duncan, décida-t–elle, semblant avoir retrouvé d’un coup sa gaieté coutumière.
– Il n’en est pas question. Reste chez toi et repose-toi. Je me débrouillerai sans toi.
Se prélasser dans un bain, siroter un verre de vin… Elle en rêvait depuis des jours.
– Tu en es certain ?
– Certain. Et au sujet des pneus…
– Duncan, ne me force pas à user de mon cric contre toi, la prochaine fois que je te verrai, gronda-t–elle d’une voix faussement grave.
– Des menaces ? feigna-t–il de s’inquiéter.
– Je refuse que tu m’achètes ces pneus.
– Et si je passais un deal avec mon fournisseur ? Du fait que j’équipe tous mes camions chez eux, mes employés pourraient profiter de
tarifs très intéressants. Et, jusqu’à preuve du contraire, tu es bien l’une de mes employées. Je me trompe ?
Evidemment, vu sous cet angle-là…
– Après que j’aurai vu une preuve écrite, peut-être.
– Tu es coriace.
– Mieux vaut l’être lorsqu’on passe ses journées avec des enfants de cinq ans. Cela demande certains talents de négociateur.
– Je vois, en effet. Alors, acceptes-tu que je t’envoie de l’aide pour changer ce fichu pneu ?
– C’est inutile. Le temps que ton homme arrive, j’aurai déjà fini. J’ai l’habitude de me débrouiller seule, tu sais.
– D’accord. Passe-moi un coup de fil lorsque tu seras chez toi pour me dire que tout va bien.
Sa requête l’étonna quelque peu.
– Mmm… bien sûr.
– Au revoir.
– Au revoir.
Elle referma le clapet de son téléphone et alla chercher ses outils dans le coffre. Curieusement, sa fatigue s’était complètement dissipée.
Elle repensa aux paroles de Duncan. Devait-elle y voir le signe qu’il s’inquiétait pour elle ? L’espoir était faible mais elle s’y accrocha de
toutes ses forces.

***
Ce vendredi soir, Annie passa attentivement en revue chacun de ses petits élèves afin de s’assurer qu’ils portaient bien le T-shirt blanc
pourvu d’ailes d’ange et les auréoles pailletées qu’elle avait demandés.
Pour la centième fois, elle alla ensuite jeter un coup d’œil furtif derrière les lourds rideaux de la scène pour voir si Duncan était là.
Il n’était toujours pas arrivé. Mais, après tout, ils ne s’étaient pas fixé de rendez-vous ferme. Il lui avait juste dit qu’il essaierait de
passer – façon courtoise de lui signifier que son invitation ne l’intéressait pas. Comment lui en vouloir ? Il avait certainement mieux à faire
que de passer sa soirée en compagnie d’enfants surexcités qu’il ne connaissait même pas.
Le cœur lourd, elle laissa retomber le pan du rideau et pivota sur elle-même pour rejoindre son groupe d’élèves. C’est alors qu’elle se
heurta à un corps musculeux qui se tenait juste derrière elle. Duncan.
– Que fais-tu ici ? demanda-t–elle, troublée.
– Tu m’as demandé de venir, tu te rappelles ?
Elle eut un petit rire gêné et pria intérieurement pour ne pas se mettre à rougir comme une adolescente attardée.
– Je voulais dire là, en coulisses.
– J’avais envie de te voir un instant en privé avant le début du spectacle. Une maman a gentiment proposé de me réserver un siège à
côté d’elle.
Elle considéra ses larges épaules, ses traits virils, les muscles qui saillaient sous son costume.
– Comme c’est curieux, se moqua-t–elle gentiment.
– Quoi ?
– Rien. Merci d’être venu mais tu n’étais pas obligé.
– Je voulais vérifier que tu n’étais plus en colère.
– Je n’ai jamais été en colère.
Elle vit une lueur amusée danser au fond de ses yeux clairs.
– Tu ne sais pas mentir, Annie.
– J’étais contrariée, c’est différent.
– Tu étais en colère, s’entêta-t–il. Tu hurlais presque au téléphone.
Elle aimait bien lorsqu’il la taquinait ainsi car elle y voyait le signe d’une certaine connivence. Elle songea au chemin parcouru depuis leur
première rencontre. Elle avait découvert derrière l’homme froid et impénétrable des débuts un homme indéniablement doué de qualités
humaines rares.
– Non, j’étais parfaitement calme et rationnelle, insista-t–elle à son tour.
Il la prit par le bras et l’entraîna dans une espèce d’alcôve, un peu à l’écart.
– Tiens, dit-il en lui tendant une feuille de papier.
C’était une note de service sur laquelle figuraient en détail les mesures concernant les prix discount désormais pratiqués sur tout pneu
neuf acheté.
– Maintenant, accepteras-tu enfin de faire réparer cette satanée voiture ?
Elle le fixa, émue, sachant que ces nouvelles mesures ne s’appliquaient pas qu’à elle mais à l’ensemble des employés des Industries
Patrick.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et effleura sa joue d’un baiser infiniment tendre.
– Oui. Je te le promets.
Il profita de ce rapprochement pour l’enlacer et l’attirer à lui.
– Bien. Tu es un brin pénible, tu sais ?
– Oui, admit-elle en riant. Et toi, un brin tyrannique.
Ils restèrent ainsi enlacés un long moment avant qu’Annie ne s’écarte à contrecœur.
– Je dois vite retourner auprès de mes élèves si je ne veux pas que leurs auréoles s’effondrent pour de bon.
– D’accord, je te retrouve après le spectacle.
– Oui, dit-elle en s’éloignant, le cœur battant la chamade.
Car la réalité venait de la frapper de plein fouet. Elle ne connaissait Duncan que depuis quelques semaines et, pourtant, elle était sur le
point de tomber follement amoureuse.

***
Lorsque Duncan pénétra dans son bureau le lundi matin suivant, il trouva sur sa table de travail une assiette pleine de cookies protégés
par un film plastique. Un petit mot l’accompagnait.
« Cher M. Patrick,
» Merci beaucoup pour les prix discount dont nous allons pouvoir bénéficier. J’élève seule mes trois enfants et c’est vrai que mon budget
est un peu serré. J’avais besoin de nouveaux pneus depuis longtemps mais ne pouvais me payer le luxe de les changer. Ces prix
avantageux signifient que je vais pouvoir rouler en toute sécurité.
» Je me suis toujours dévouée à mon travail mais je vous remercie de me donner une raison supplémentaire d’être fière de travailler pour
votre entreprise.
» Je vous souhaite de très bonnes fêtes de fin d’année.
» Cordialement
Natalie Jones.
Service comptable. »
Duncan ne savait rien de la personne à qui il avait à faire. Il ignorait qui elle était et depuis combien de temps elle travaillait pour lui.
Un brin troublé, il prit un biscuit et mordit dedans. Des cookies aux pépites de chocolat. Ses préférés.
Il alla se poster devant la baie vitrée surplombant le hall où se pressaient des dizaines et des dizaines d’employés venus commencer leur
semaine. Des employés auxquels il n’avait jamais pris le temps de s’intéresser.
Il n’en avait pourtant pas toujours été ainsi. Dix ans plus tôt, il aurait été capable de les nommer tous individuellement. A cette époque-là, il
travaillait vingt heures par jour, se démenant pour rendre dans un premier temps sa société rentable puis pour lui donner très vite une
ampleur supplémentaire.
Aujourd’hui, il n’avait plus de contact direct qu’avec son équipe de managers et son assistante et n’avait de temps à consacrer à
personne d’autre.
Qui étaient ces gens ? se demanda-t–il, pensif. Pourquoi avaient-il choisi sa société plutôt qu’une autre ? Aimaient-ils leur travail ?
Son regard revint se poser sur l’assiette de cookies et sur le petit mot. Peut-être était-il temps qu’il sorte de sa réserve pour renouer avec
ses anciennes habitudes. Pour se montrer plus réceptif aux attentes de ses employés. Pour demander plutôt que d’exiger.
Peut-être était-il temps qu’il cesse d’être l’homme d’affaires le plus détestable du pays.
-9-
Duncan détestait assister aux conseils d’administration mais celui-ci se révéla être pire que d’habitude. Pas à cause des remarques
acerbes de ses actionnaires, cela il savait parfaitement le gérer, mais à cause du sourire satisfait qui flottait sur leurs lèvres.
Il ignorait la raison de leurs sourires radieux mêlés de fierté.
– Les deux derniers articles parus sur toi sont excellents, le félicita Lawrence. Très positifs.
– C’était le but, non ?
– Ce journaliste…, commença l’un des actionnaires.
Il s’interrompit pour chausser ses lunettes de lecture avant de poursuivre.
– … Charles Patterson. Il n’hésite pas à parler de « prise de conscience ». Qui est cette Annie Mc quelque chose ?
– Annie McCoy, précisa Lawrence. C’est la jeune femme qui accompagne Duncan dans ses sorties.
Les actionnaires braquèrent sur lui un regard interrogateur.
– Annie est institutrice, répondit-il. Une femme charmante et sympathique, telle que vous la vouliez et sur qui, visiblement, Charles a
craqué.
– Bien joué, mon gars, le félicita à son tour le doyen de l’assemblée. Vous pourriez nous l’amener ici afin que nous fassions sa
connaissance.
– Je n’en vois pas l’utilité, trancha Duncan qui imaginait mal la jeune femme livrée aux questions de ce groupe de vieillards libidineux.
– Annie a quelque chose de spécial, expliqua encore Lawrence. Elle ferait une épouse idéale pour Duncan.
Il plissa les yeux, désireux de mettre les choses au point.
– Il n’a jamais été question de dépasser le cadre professionnel, précisa-t–il d’une voix qu’il voulait ferme. Je vous rappelle qu’il s’agit d’un
marché et rien de plus. Vous m’avez demandé de redorer mon image, ce que j’ai fait. Ne voyez rien d’autre dans cette démarche.
– Il m’a semblé y voir autre chose, moi, pointa Lawrence.
– C’est sans doute parce que les apparences sont souvent trompeuses.
Aucun des hommes ici présents n’avait besoin de savoir que, oui, Annie occupait une place importante dans sa vie mais qu’il était hors
de question de déroger aux règles qu’ils s’étaient fixées. Leur relation prendrait fin avec les fêtes de Noël. Comme prévu.
Le conseil souleva d’autres questions dont ils débattirent puis, lorsque la séance fut levée, Lawrence seul s’attarda dans la salle de
conférences.
– Tu es sérieux, Duncan ? Tu comptes vraiment ne plus revoir Annie lorsque votre contrat sera arrivé à son terme ?
Il observa un moment de silence avant de reprendre.
– Tu sais, je vous ai bien observés tous les deux. Et ce que j’ai vu dépasse largement ce cadre que tu voudrais strictement professionnel.
Tu devrais l’épouser, Duncan.
Il secoua la tête.
– J’ai déjà été marié.
– Tu n’avais pas fait le bon choix. Je ne sais pas ce que Valentine attendait de toi mais, à mon avis, ce n’était pas l’amour. Annie est
différente. C’est le genre de femme stable avec qui passer toute sa vie.
Qu’en savait-il, ce vieux gâteux qui s’était laissé passer la corde au cou à cinq reprises ?
– D’où tiens-tu une telle certitude ? demanda-t–il avec un brin d’ironie.
– Je suis plus âgé que toi, j’ai donc plus d’expérience. J’ai vécu, commis des erreurs, éprouvé des regrets. Et, crois-moi, il n’y a rien de
pire et de plus douloureux que de renoncer à la femme de votre vie. Tu as toujours eu plus de jugeote que moi, Duncan. Alors continue, et ne
fais surtout pas comme moi.
– Merci du conseil, dit Duncan en se levant pour partir.
– Mais tu ne vas pas le suivre, c’est ça ?
– J’ai fait ce que le conseil m’a demandé. Vous n’obtiendrez rien d’autre de moi.
Lawrence le considéra un moment en silence.
– Vois-tu, dit-il avec gravité, tout le monde n’abandonne pas les siens.
Si Duncan fut ébranlé, il n’en montra rien. Il savait, lui, la vie s’étant chargée de le lui apprendre, que tous les gens qui vous touchaient de
près partaient un jour ou l’autre. Mieux valait continuer à se préserver d’un tel sort. C’était plus sûr.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Lawrence reprit :
– Elle ne te quitterait pas. Il n’y a qu’à regarder la façon dont elle vit.
– Que sais-tu de sa vie, toi ?
– Ce que tu m’en as dit. Héberger ses cousines et leur amie est bien la preuve qu’elle adore la vie de famille. En outre, c’est une
personne généreuse qui participe financièrement à leurs études ; qui n’a pas hésité à passer ce marché avec toi juste pour sortir son frère
de l’impasse où il se trouvait et alors qu’il s’apprêtait à sacrifier ses biens personnels. C’est une battante, qui s’accroche, qui n’abandonne
pas facilement.
Tout ce que disait Lawrence était juste, pourtant il s’entendit répondre prudemment :
– C’est différent.
– C’est faux et tu le sais. Annie a peur parce qu’elle est consciente du fait qu’elle n’est qu’un pion que tu peux manipuler à ta guise. Ne
laisse pas une expérience malheureuse gâcher le reste de ta vie. Tu risquerais de t’en mordre les doigts juqu’à la fin de tes jours.
– Tout va bien, je t’assure.
– Oh, tu peux bien chercher à t’en persuader si tu veux, mais tu ne trompes que toi. Tu n’as peur de rien, Duncan, sauf qu’on te brise de
nouveau le cœur. Mais Annie n’est pas Valentine. Elle est ta seule chance de vivre avec quelqu’un qui a les mêmes valeurs que toi.
Duncan se surprit à écouter attentivement les conseils de son oncle, ce qui le dérouta quelque peu.
– De toute façon, s’entêta-t–il, Annie s’est embarquée dans cette histoire pour épargner la prison à son frère. Cela n’a rien à voir avec
des sentiments supposés qu’elle pourrait me porter.
– Ce n’était peut-être pas le cas au début, mais elle a pu changer. Tout tend à prouver qu’elle est tombée amoureuse de toi. Crois-moi,
une opportunité pareille ne se présente qu’une fois dans une vie, alors ne la laisse pas passer.
Une fois Lawrence parti, il resta seul avec ses interrogations. Son oncle avait-il raison ? Regretterait-il un jour d’avoir laissé Annie lui
échapper ?
Il avait si peur de se tromper une nouvelle fois ! Ecouter ce que lui dictait son cœur lui avait déjà coûté très cher mais il avait appris que
l’amour n’était qu’une illusion, que c’était un mot dont les femmes n’hésitaient pas à abuser pour profiter de la faiblesse des hommes.
Annie était peut-être différente, toutefois il n’était malheureusement pas certain de vouloir tenter le coup.

***
Duncan avait beau essayer de se noyer dans le travail, les paroles de son oncle ne cessaient de tourner en boucle dans son esprit.
L’idée même de saisir cette opportunité d’être heureux faisait vaciller ses certitudes. D’ailleurs, le fait de se trouver à une semaine de
Noël dans une galerie marchande bondée de monde, en quête de cadeaux pour les cousines d’Annie et Kami n’en était-il pas la preuve
flagrante ?
Il allait quitter le magasin dans lequel il se trouvait lorsque son attention fut attirée par un panneau vantant les mérites de pulls en
cachemire. Il se dirigea vers le rayon où se trouvait toute une collection de chandails et où il fut abordé par une vendeuse, élégante et
souriante.
– Cherchez-vous quelque chose pour votre épouse, ou votre petite amie ?
– Pour ses cousines, en fait. Et une amie. Ce sont de jeunes étudiantes. Pensez-vous qu’un pull en cachemire ferait l’affaire ?
– Absolument. J’imagine que vous ignorez leur taille ?
Il haussa les épaules avant de pointer du doigt une cliente qui s’éloignait.
– Elles sont à peu près de cette taille-là.
– Je vois. Voulez-vous choisir les couleurs ?
– Non.
– Je vous fais un paquet-cadeau ? insista la vendeuse que l’indifférence affichée de Duncan pour ce genre de préoccupation ne
décourageait nullement.
– Ce serait parfait.
– Donnez-moi un quart d’heure. En attendant, vous pouvez aller prendre un café au bar qui se trouve derrière le rayon chaussures. Vous y
serez à l’écart de la foule.
En suivant ses indications, Duncan passa devant le rayon des articles de Noël. Il s’arrêta devant un petit sapin habillé d’or et d’argent et
décoré de douzaines d’anges miniatures dont l’air ingénu lui rappelait Annie. Il le prit et marcha d’un pas vif vers la caisse.

***
Annie lança un coup d’œil inquiet sur la boîte de caramels qu’elle avait placée sur le siège passager. Elle constata avec soulagement
que, en dépit du brusque coup de frein qu’elle avait dû donner, la boîte n’avait pas été éjectée sur le tapis de sol. Elle qui, en temps normal,
était une conductrice attentive, avait ce soir-là beaucoup de mal à se concentrer. Sans doute à cause de l’invitation de Duncan à « passer le
voir » si elle en éprouvait l’envie.
Ils traversaient une période d’accalmie, quatre jours entiers sans une quelconque réception à honorer de leur présence, avant de se
retrouver de nouveau emportés par le tourbillon étourdissant des sorties.
Pourtant, cette pause qui, lorsqu’elle l’avait pointée sur son planning, l’avait mise en joie, l’avait par la suite déroutée. Quatre jours, quatre
nuits. Cette perspective lui avait paru une éternité. Duncan lui manquait et elle ne savait comment occuper ses soirées désormais libres.
C’est alors qu’il l’avait appelée, l’invitant à venir chez lui.
Pourquoi ? Elle espérait que c’était parce qu’elle aussi lui manquait mais elle n’osait trop y croire. Il n’y avait aucune raison de penser que
leur relation avait changé, en tout cas en ce qui le concernait.
Car elle se sentait sur le point de tomber désespérément amoureuse de lui. Mais comment ne pas succomber à un homme beau, drôle et
intelligent et, qui plus est, qui s’était montré attentionné aux moments les plus critiques de sa vie ?
« Si seulement… », commença-t–elle avant de s’interrompre. Non. Elle n’allait pas céder au chant des sirènes parce que, lorsque toute
cette comédie serait terminée, il ne lui resterait plus que sa fierté et ses yeux pour pleurer.
Elle se gara dans le parking réservé aux invités puis prit l’ascenseur jusqu’à l’appartement de Duncan. Il vint lui ouvrir sans la faire
attendre.
– Merci d’être venue, dit-il en plantant dans le sien son regard déjà brûlant de désir.
– Merci de m’avoir invitée, répondit-elle en lui tendant presque timidement la boîte de caramels. Tiens, c’est moi qui les ai faits. Je ne sais
pas si tu aimes, sinon tu pourras toujours les apporter au bureau ou…
Au lieu de s’emparer de la boîte de friandises, il l’agrippa par le poignet et la tira presque à l’intérieur. A la seconde où la porte se referma
sur eux, il l’enveloppa de ses bras et pressa ses lèvres sur les siennes.
Les jambes tremblantes, vibrante de désir, elle se débarrassa comme elle put de la boîte et de son sac à main.
Elle eut comme un vertige qui la poussa à s’accrocher à lui et à se plaquer contre son corps. Au comble de l’excitation, elle sentit son
membre déjà dur contre sa cuisse. Elle entrouvrit la bouche, enroulant sa langue autour de la sienne, répondant avec fébrilité à ses baisers
ardents.
Il se pencha légèrement vers elle et elle se sentit décoller du sol, emportée dans des bras musculeux qui lui donnaient l’impression d’être
aussi légère qu’une plume. De façon presque instinctive, elle enroula ses jambes autour de ses hanches et ainsi calée, en sécurité, elle le
laissa la transporter jusqu’à sa chambre. Là, il la fit doucement glisser au sol avant de la faire pivoter, face à la pièce.
Elle repéra tout de suite le petit sapin, qu’il avait mis en évidence sur une commode. Il avait pris soin de brancher la guirlande multicolore
qui clignotait sporadiquement, unique source de lumière de cette vaste pièce.
– Je croyais que tu détestais les sapins de Noël, dit-elle, la voix étranglée d’émotion.
– Lorsque je l’ai vu, il m’a fait penser à toi.
Ces mots, murmurés à son oreille, lui firent monter les larmes aux yeux. Anxieuse de lui cacher son trouble, elle prit une profonde
inspiration avant de se tourner vers lui et de plonger son regard dans le sien.
Un flot d’émotions la submergea alors, dans lequel elle reconnut un mélange de désir et d’amour. Un amour profond qu’il était vain de nier.
Oui, elle aimait Duncan de tout son cœur. Quoi qu’il arrive et quelle que soit la fin qu’il donnerait à leur relation, elle l’aimerait jusqu’à la fin de
ses jours.
Jamais encore elle n’avait ressenti un sentiment aussi intense. Et même si la réalité la rattrapait, elle et Duncan ? Comment serait-ce
possible ? Elle était bien déterminée à vivre cette nuit avec lui comme un cadeau dont elle allait profiter sans se poser d’autres questions.
Elle leva son visage vers lui pour lui offrir ses lèvres. Si elle s’interdisait de lui parler des sentiments qu’elle lui portait, du moins pouvait-
elle les lui montrer, se dit-elle en dessinant les muscles de son torse du bout des doigts.
Elle passa ses mains sous son pull et les laissa courir sur sa peau douce et chaude. C’était le signal qu’il attendait : il retira son chandail,
offrant, immobile, son torse à sa bouche fébrile.
Le souffle court, il encadra son visage de ses larges mains, la forçant à lever la tête sur lui. Leurs lèvres étroitement scellées, il l’entraîna
vers le lit où ils basculèrent ensemble. Elle retira à la hâte sa jupe et son chemisier puis dégrafa son soutien-gorge, brûlant de sentir sa peau
sur ses seins nus.
Les mains de Duncan se mirent alors à voler sur sa peau satinée, effleurant, massant, agaçant partout où elles passaient. Lorsqu’elles se
posèrent, immobiles, sur la toison blonde de son pubis, elle retint sa respiration. Elle aurait voulu lui crier de continuer, de fouiller ses parties
intimes moites de désir, de la faire hurler de plaisir. Elle ne put que laisser échapper des gémissements qui l’incitèrent à poursuivre cette
douce torture.
Délicatement, il insinua ses doigts jusqu’à la minuscule vulve, source de son plaisir. Un frémissement presque douloureux la parcourut tout
entière. Du bout de l’index, sans jamais presser trop fort, il commença à imprimer des cercles sur la chair tendre et gonflée, d’abord tout
doucement puis un peu plus fort tandis qu’elle ondulait sensuellement des hanches, se rapprochant chaque seconde un plus près de
l’orgasme.
Elle fut soudain secouée des vagues successives d’un plaisir insondable.
Lorsque, enfin, elle reprit pied avec la réalité, elle le vit qui la contemplait comme s’il voulait la sonder jusque dans son âme. Elle lui
adressa un sourire de femme comblée avant de se pencher vers lui pour l’embrasser.
– Merci, dit-elle dans un souffle. C’était bon.
– Bon ? dit-il en feignant de s’indigner. C’était juste bon ?
Son trait d’humour la fit rire.
– C’était merveilleux.
– Ah, je préfère. Mon ego…
Elle tendit la main vers son membre tendu et l’enserra étroitement.
– Ton ego semble très bien se porter, dit-elle d’une voix sensuelle. Nous devrions en profiter.
– Si tu insistes…
– J’insiste.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour prendre un préservatif dans le tiroir de sa table de nuit, le sortir de son étui et le faire glisser sur
son sexe dur et lisse.
Elle s’ouvrit un peu plus à lui, superbe d’impudeur, pour lui permettre de la remplir toute. Une fois qu’elle le sentit profondément ancré en
elle, elle s’arca, répondant à ses assauts répétés, se mouvant en cadence sous lui. Le plaisir durcissait les traits de Duncan, raidissait un
peu plus ses muscles déjà tendus. Elle imaginait que derrière ses paupières closes son plaisir était aussi intense que le sien.
Frémissante, vibrante, elle calqua son rythme sur le sien, accentuant ainsi la friction qui allait la conduire sur les vagues d’un plaisir qu’elle
savait indicible.
Elle eut soudain une conscience aiguë du regard qu’il dardait sur elle. Un regard qui avait perdu toute sa douceur, un regard qui exprimait
l’urgence de son désir et qui ne faisait que l’exciter un peu plus. Elle était en proie à une volupté frénétique, à la limite du désespoir, jusque-
là inconnue d’elle.
Elle ressentait l’étrange sensation d’être désincarnée, d’être en proie à une force étrangère qu’elle ne comprenait pas et qu’elle ne
pouvait plus contrôler. Elle…
L’orgasme déferla sur elle, telle une vague géante. Elle s’arc-bouta, laissant échapper des gémissements d’un plaisir qui semblait sans
fin et qui monta d’un cran lorsqu’elle entendit Duncan la rejoindre.
Elle sut alors que plus rien ne serait comme avant. Qu’elle ne serait plus comme avant. Elle n’aurait peut-être pas Duncan mais elle
exigerait désormais de vivre la même passion et d’aimer avec cette même folle intensité.
Ce qui avait jusque-là manqué à sa vie, se dit-elle, délicieusement repue.

***
Plus tard, alors qu’ils étaient allongés côte à côte, elle ferma les yeux, cherchant à graver dans sa mémoire le moindre détail de ce
moment magique qu’elle venait de vivre.
– Tu as sommeil ? demanda-t–il d’un ton taquin.
– Non. Je suis juste bien. Faire l’amour avec toi est tellement extraordinaire !
– Merci. C’est mieux que bon.
Elle lui adressa un sourire indolent et changea de position afin de pouvoir le regarder droit dans les yeux.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Avce les deux hommes dont je t’ai parlé, c’était tellement différent ! Ou peut-être est-ce moi qui ai
changé. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais ressenti…
Elle s’interrompit pour chercher les mots justes.
– … un tel flot d’émotions.
– Pourquoi ? Ne le prends pas mal mais tu es pourtant une fille facile.
Elle s’assit, recouvrant du drap sa poitrine nue. Facile ? Elle qui ne pensait qu’en termes d’amour et de romantisme ?
Comprenant qu’il l’avait blessée, il s’assit à son tour et écarta les mains en signe d’excuse.
– Je retire ce que je viens de dire. J’aurais dû employer le mot « réactive », plutôt. J’ai connu tant de femmes insaisissables, bien loin de
ce que tu es. Et j’aime que tu sois comme tu es, ajouta-t–il dans un sourire. C’est pour moi le signe d’une force positive.
– Merci.
– Comment était-ce avec les autres hommes ? voulut-il savoir.
– Eh bien, disons que cela n’avait rien de torride.
C’est en prononçant ces mots qu’elle réalisa que, contrairement à ce qu’elle avait cru, elle n’avait pas été vraiment amoureuse d’eux.
– Vraiment ?
– J’aimais bien faire l’amour avec eux, mais cela n’avait rien de comparable avec ce que je viens de vivre avec toi.
Il cala son oreiller contre la tête de lit et se laissa aller en arrière.
– Parle-moi d’eux.
– Oh, tu sais, il n’y a pas grand-chose à en dire. J’ai rencontré Ron à l’université où il poursuivait des études d’ingénieur. Je crois bien que
j’ai été sa première grande histoire, tout comme lui a été la mienne. Nous n’avions pas beaucoup d’expérience, nous avons découvert
ensemble les choses de l’amour.
– Mais tu n’étais pas heureuse avec lui.
– Je croyais l’être puisque je n’avais aucun point de comparaison.
– Tu étais satisfaite, alors.
– Disons que je ne savais pas quoi attendre de plus. Il était drôle, intelligent et nous passions de bons moments ensemble.
Leur histoire avait duré trois ans. Trois ans durant lesquels elle s’était persuadée qu’elle l’aimait.
– Nous étions en dernière année de fac lorsqu’il a rompu. Il avait rencontré quelqu’un. La femme de sa vie, paraît-il. Mais, bien sûr, lui et
moi allions rester amis.
Ce souvenir désagréable lui fit plisser le nez.
– Je n’ai jamais voulu le revoir.
– Tu as bien fait. Et le numéro deux ?
Avait-elle senti un brin d’ironie dans sa voix lui laissant à penser qu’elle ne rentrait pas dans les normes ? Lui, à n’en pas douter, avait dû
avoir des dizaines de femmes dans sa vie, avant et après Valentine.
– A.J., précisa-t–elle en soupirant. Il était le directeur adjoint de mon école. Nous nous sommes plu au premier coup d’œil. Les choses
étaient faciles entre nous.
Il réalisa qu’il avait commis une grossière erreur en lui demandant d’évoquer sa vie amoureuse. Il le sentait à la pointe de contrariété qui
s’accentuait à mesure qu’elle lui donnait plus de détails. Et le fait de savoir que ces hommes faisaient partie d’un passé révolu ne changeait
rien à l’envie qu’il avait de leur mettre son poing dans la figure. De leur faire regretter à jamais de lui avoir fait du mal. Il comprit alors qu’il la
voulait pour lui seul.
« Jusqu’à la fin des fêtes, mon vieux, se chapitra-t–il. Pas au-delà. »
– Lui aussi était un compagnon drôle et intelligent. En plus, il adorait les enfants.
Un voile de tristesse assombrit son visage.
– C’est difficile à expliquer mais c’était un peu comme si nous étions destinés à nous rencontrer. Chaque chose était bien à sa place,
nous ne nous compliquions pas la vie. Nous avions même évoqué l’idée de nous marier, le jour de notre anniversaire de rencontre.
Il sentit comme un poids lui comprimer l’estomac.
– Que s’est-il passé ? demanda-t–il.
– Tandis que j’échafaudais des projets de mariage, il a accepté un poste à Baltimore. Il m’a demandé de le suivre, bien sûr. Mais Jenny
et Julie vivaient déjà avec moi à l’époque. Je ne pouvais pas les laisser seules. A.J. et moi sommes convenus de nous retrouver une fois par
mois.
– Il te manquait ?
– Bien sûr.
Elle se rapprocha de lui et posa sa tête sur son épaule avant de poursuivre.
– Je pensais que nous avions trouvé notre rythme de croisière et que les choses étaient bien ainsi. Jusqu’au week-end du Memorial Day
où il m’a annoncé que c’était fini entre nous. Le temps et la distance lui avaient fait comprendre qu’il n’était pas aussi amoureux de moi qu’il
le croyait. Mais nous allions rester amis, n’est-ce pas ? répéta-t–elle avec une pointe d’amertume.
Elle inspira profondément pour avouer d’une voix teintée de tristesse :
– Je n’ai toujours pas compris ce qui clochait chez moi.
Il aurait tant voulu lui dire que rien ne clochait, qu’elle s’était juste trompée dans les choix qu’elle avait faits, comme cela arrivait
fréquemment. Pourtant il garda ses réflexions pour lui.
– Il vaut mieux que cette rupture se soit produite avant que tu ne le rejoignes, finalement.
Elle le regarda, interloquée.
– Je n’aurais jamais vécu avec lui avant d’être mariée !
Cette affirmation amena un sourire amusé sur les lèvres de Duncan.
– Pourtant, vous couchiez ensemble.
– C’est différent. Personne n’en savait rien. Mais vivre avec lui en dehors du mariage… Je suis institutrice et, en tant que telle, je me dois
d’avoir une conduite irréprochable. Quel exemple aurais-je été pour mes élèves ? Et pour mes cousines et Kami ? Les enfants ont tendance
à calquer leur comportement sur celui de leurs aînés.
Pourtant, ces propos étaient en parfaite contradiction avec les gémissements de plaisir qu’elle avait poussés entre ses bras.
Décidément, il n’était pas au bout de ses surprises avec elle ! Il se surprit à penser qu’une vie ne suffirait pas à explorer toutes les facettes
de cette drôle de jeune femme.
– Tu ne renonceras donc jamais à chercher l’homme idéal, n’est-ce pas ?
– Non. Et je finirai par le trouver, j’en suis sûre, répondit-elle en se calant un peu plus contre lui. J’ai toujours voulu me marier et avoir des
enfants et je me vois très bien vieillir auprès du même homme. Nous serons à la fois amis et amants et nous veillerons mutuellement l’un sur
l’autre. Mais tout cela est bien trop conventionnel pour toi, tu ne peux pas comprendre.
– Non. Mais je conçois qu’on puisse être profondément attaché aux traditions.
– Pas comme toi.
– Je te rappelle que j’ai acheté un sapin de Noël. En faisant ce geste, n’ai-je pas sacrifié à la tradition ?
– C’est un début, en effet.
Il sentait bien qu’elle attendait plus de lui. Des promesses, un engagement quelconque. Mais il ne pouvait pas. Il se sentait incapable de
lui offrir ce qu’elle méritait, ce dont elle avait besoin, car une fois déjà sa confiance avait été trahie et il estimait que c’était bien assez. Il
espéra de tout son cœur qu’elle le comprenait.
Pourtant, Annie ne pouvait être plus différente de Valentine. Il regretta sincèrement de ne pas l’avoir rencontrée avant et de ne pas avoir le
pouvoir de changer le cours des choses. Aussi, il ne changerait rien aux termes de leur contrat ; et, lorsque les fêtes seraient finies, il
sortirait de sa vie sans lui proposer de rester amis. Comme elle le souhaitait.

***
– Pourquoi es-tu aussi nerveuse ? lui demanda Duncan. Détends-toi.
– Je ne peux pas, murmura Annie qui, malgré tous ses efforts à paraître désinvolte, n’y parvenait pas.
La faute n’en revenait pas à son bustier, si étroit qu’il l’empêchait de respirer normalement, ni à ses escarpins, si hauts qu’ils entravaient
sa démarche. La faute en revenait à la parure somptueuse qui ornait son décolleté et ses oreilles. Des bijoux d’une valeur inestimable qui lui
donnait le vertige. Elle ne cessait de tripoter le pendentif en diamants qui plongeait dans son décolleté pour s’assurer qu’il était bien là. Car,
si elle n’y connaissait pas grand-chose en joaillerie, elle savait qu’elle portait autour du cou la plus grosse pierre précieuse qu’elle ait jamais
vue !
La parure avait été livrée le matin même par un agent de sécurité, un grand costaud qui avait fait signer à Duncan un tas de documents
officiels avant de lui tendre le précieux écrin.
– Dis-moi que ces merveilles sont bien assurées, dit-elle à voix basse. Au cas où je me ferais attaquer ou si par malheur le fermoir se
cassait sans que je m’en rende compte.
– J’ai passé ce marché avec le joaillier, pensant te faire plaisir. Pas pour te rendre malade d’angoisse.
C’était un geste charmant, une attention qu’elle appréciait tout particulièrement. Enfin… qu’elle apprécierait beaucoup plus dès qu’elle
serait allée se soulager de l’oppressant besoin de vomir qui l’assaillait depuis un bon moment.
– Dis-moi juste que je ne porte pas sur moi pour un million de dollars de bijoux et je te promets que j’irai beaucoup mieux.
Il lui fit un clin d’œil de connivence.
– Ils ne valent pas un million de dollars, affirma-t–il.
– Trop facile. Tu mens.
– Moi ? feignit-il de s’offusquer. Comment peux-tu penser une chose pareille ?
Après tout, mieux valait ne pas savoir, décida-t–elle tandis qu’ils pénétraient dans l’élégante salle de bal de l’hôtel, déjà noire de monde.
C’était une grande réception censée réunir plus de deux cents invités.
Elle avait instauré comme règle de ne pas boire d’alcool durant ces soirées. Pourtant, ce soir-là, elle dérogerait à la règle pour s’autoriser
un verre de vin. Dans une foule aussi dense, toute conversation sérieuse serait impossible et on n’attendrait d’elle que sourires et
hochements de tête entendus. Ce qui signifiait, songea-t–elle avec soulagement, qu’elle réduirait considérablement le risque de se prendre
les pieds dans le tapis.
En outre, un peu de vin lui permettrait de se décontracter et de jouir du privilège qu’elle avait de porter sur elle ces merveilleux bijoux,
privilège qui, d’après ce qu’elle pouvait en juger, n’était pas donné à toutes les femmes de l’assemblée.
Elle sentit la main de Duncan se glisser dans la sienne tandis qu’ils tentaient de se frayer un passage parmi la foule compacte.
– Regarde, dit-elle en lui indiquant des couples enlacés qui évoluaient sur une piste de danse, un peu à l’écart.
– Je croyais que danser avec moi te rendait nerveuse, la taquina-t–il.
– Plus maintenant.
Leurs regards se croisèrent. Elle ne savait trop quelles idées traversaient l’esprit de Duncan à ce moment-là tandis qu’elle se remémorait
la dernière fois où ils avaient fait l’amour. La fois où elle avait admis être amoureuse de lui et l’avait accepté. Où elle s’était avoué l’aimer
totalement, corps et âme.
Une lueur de désir s’alluma dans les yeux de Duncan auquel son corps répondit par un frémissement délicieux au creux des reins.
– Nous ne sommes pas obligés de nous éterniser, suggéra-t–il d’une voix rauque.
– Tu en es sûr ? dit-elle d’un ton taquin. Parce que je pensais que nous en avions au moins pour trois bonnes heures.
En guise de réponse, il l’attira étroitement contre lui.
– Nous partirons dans quinze minutes, maximum, décida-t–il. Nous pourrions aussi prendre une chambre ici, leurs suites sont équipées
de baignoires à jets hydrauliques massants.
– Et comment le sais-tu ?
Il n’eut pas le temps de répondre. Une voix suave et envoûtante, de celle que l’on entend sur les ondes radiophoniques, venait de
l’interpeller.
– Duncan ?
Elle se retourna et vit une femme incroyablement belle et élégante qui se tenait près d’eux. Elle leur adressa un sourire aussi chaleureux
que renversant de séduction.
– J’espérais bien te trouver ici, dit-elle à l’adresse de Duncan. Tu m’as tellement manqué !
Elle le vit se raidir tandis qu’à son tour il se tournait vers l’inconnue.
– Que diable es-tu venue faire ici ? s’enquit-il le visage fermé.
Sans cesser de sourire, la femme répondit d’une voix toujours plus enjôleuse :
– Mais je suis venue pour te voir, Duncan.
Puis, après avoir effleuré Annie d’un regard dédaigneux, elle ajouta :
– Et si tu me présentais ton amie ?
Il hésita une seconde puis relâcha sa main.
– Annie, je te présente Valentine. Mon ex-femme.
- 10 -
Après s’être excusé auprès d’Annie, Duncan, suivi de Valentine, s’était dirigé vers une alcôve privée, à l’écart du bruit et de l’agitation
ambiante.
Bras croisés, il contemplait en silence cette femme qu’il avait un jour aimée et épousée pour ce qu’il pensait être le restant de ses jours.
Elle se tenait face à lui, parfaitement immobile, soutenant son regard sans ciller, son éternel sourire aux lèvres.
– Tu as l’air en forme, dit-elle la première. Et toujours aussi séduisant. Le temps est vraiment injuste, il ne joue que contre les femmes.
– Epargne-moi ton discours, veux-tu. Et dis-moi plutôt pourquoi tu es venue ici, demanda-t–il une nouvelle fois.
Le sourire de Valentine, au lieu de s’évanouir, s’élargit un peu plus.
– Il n’y a qu’un homme comme toi, Duncan. Et j’ai commis l’énorme erreur de croire que je pourrais le remplacer.
– Que tu pourrais trouver mieux, tu veux dire, corrigea-t–il d’une voix dure. Car c’était bien là le but que tu t’étais fixé, non ? Grimper
toujours plus haut dans l’échelle sociale.
– Je me suis remariée, si c’est ce que tu veux savoir. Eric était un homme charmant avec qui je m’entendais bien.
Elle s’interrompit pour esquisser une moue dédaigneuse.
– Mais mortellement ennuyeux, ajouta-t–elle. Moi qui croyais que la richesse et le pouvoir étaient les choses les plus importantes au
monde, j’ai eu vite fait de déchanter.
– Merci pour cette petite mise au point mais je dois te laisser à présent.
– Attends, Duncan. N’es-tu pas heureux de me revoir ? Même un peu ?
Son regard s’attarda sur ses yeux de félin à l’affût puis descendit sur sa bouche pleine et sensuelle qui, tant de fois, lui avait fait perdre la
raison.
Lorsqu’elle l’avait quitté, il avait été anéanti, ravagé de douleur. Puis il s’était retranché derrière une colère dévastatrice, ne rêvant que de
vengeance, regrettant de ne pas avoir le pouvoir de l’enfermer, de la soustraire à un monde qu’il jugeait pernicieux. Plus tard, lorsque la
colère s’était un peu dissipée, il avait ressenti un très fort sentiment d’humiliation. C’était lorsqu’il avait compris qu’elle l’avait trahi, qu’elle
s’était juste servi de lui et avait profité de l’amour qu’il lui portait.
Il l’avait aimée. Il s’était laissé prendre au piège de ses belles paroles, de ses promesses : il était le seul, elle ne le quitterait jamais, elle
l’aimait d’un amour inconditionnel…
Avec le temps, il avait fini par accepter d’avoir représenté pour elle la fin qui justifie les moyens. Il avait alors pu analyser objectivement
leur relation et voir Valentine telle qu’elle était : une opportuniste sans foi ni loi, qu’aucune morale n’aurait arrêtée dans ses projets
d’ascension sociale. Ce n’est qu’à partir de là qu’il avait retrouvé une certaine sérénité et que ses blessures avaient commencé à se
refermer, tout doucement.
Il se rappela que, lorsqu’il était au fond du trou, son oncle lui avait assuré que l’inverse de l’amour n’était pas la haine mais l’indifférence.
Face à cette femme qui avait été la sienne et qui, aujourd’hui, le laissait de marbre, il comprit qu’il avait raison.
– A vrai dire, finit-il par répondre, tu ne m’inspires aucune émotion. Quelle qu’elle soit.
– Quelle franchise ! Je ne t’ai donc jamais manqué ?
Il repensa brièvement aux nuits blanches passées à fixer le plafond et à ruminer sa peine. Il aurait alors donné n’importe quoi pour qu’elle
revienne. Dieu merci, ses prières n’avaient pas été exaucées !
– Je t’ai aimée, Valentine, dit-il d’une voix lisse. Comme un fou. A en mourir. Mais quoi ? Trois ans ont passé depuis et j’ai parcouru pas
mal de chemin.
– J’aimerais pouvoir en dire autant mais, malheureusement, ce n’est pas le cas. J’ai eu tort et il me faudra du temps pour regagner ta
confiance mais c’est pour cela que je suis revenue, Duncan. Pour te dire que je t’aime toujours, que je n’ai jamais cessé de t’aimer. Je
voudrais que nous nous donnions une seconde chance.
Il laissa les mots pénétrer son esprit puis il attendit une quelconque réaction. Mais rien ne se produisit. Les vieilles cicatrices ne se
rouvraient pas, son corps restait inerte.
Il réprima un soupir de soulagement. Valentine faisait définitivement partie du passé. Elle n’était plus qu’une femme qu’il avait un jour
connue.
Il lui tourna le dos et se dirigea vers la porte.
– Désolé, dit-il sans un regard pour elle. Mais c’est non.

***
Assise à ses côtés, Annie gardait le silence. Après qu’elle l’avait vu s’éclipser en compagnie de Valentine, elle avait arpenté la salle de
bal, souriant machinalement à tous ceux qui l’approchaient. Lorsqu’il était revenu, dix minutes plus tard, il avait donné le signal du départ,
oubliant leurs projets d’une nuit romantique à l’hôtel.
Depuis, il n’avait pas dit un mot. Elle le vit avec tristesse prendre la direction de chez elle. Ses intentions étaient claires : ils ne
passeraient pas la nuit ensemble.
Elle retira délicatement le collier puis les boucles d’oreilles et les lui tendit.
– Merci de m’avoir permis de les porter ce soir, dit-elle.
Il s’en empara et les fourra distraitement dans la poche de sa veste.
– De rien. Je suis vraiment désolé d’avoir dû écourter la soirée, Annie, mais Valentine…
Elle vit ses mains se crisper sur le volant.
– … elle est revenue pour me créer des problèmes.
Elle brûlait d’en savoir plus mais elle se contenta de demander d’un ton qu’elle voulait égal :
– Comment le sais-tu ?
– Elle se fait des illusions, répondit-il vaguement. Je ne savais pas trop jusqu’où elle était prête à aller, aussi j’ai préféré partir. Je ne
voulais pas d’esclandre, ni que tu sois mêlée à tout ça.
– Je t’en remercie.
Elle s’éclaircit la gorge avant de se lancer.
– Cela a dû être un choc pour toi de la revoir après tout ce temps. Cela fait combien maintenant ? Trois ans ?
Il opina d’un hochement de tête.
– A dire vrai, je me serais bien passé encore quelque temps de sa visite.
– Tu vas la revoir ?
– J’espère bien que non. Malheureusement, je la connais. Quand elle veut quelque chose, elle n’a de cesse de l’obtenir.
Valentine voulait quelque chose. Mais quoi ? De l’argent ? Lui ?
Elle chercha à se persuader que, si tel était le cas, et en supposant que Valentine était sincère, elle en serait heureuse pour lui. Elle
l’aimait assez pour ne vouloir que son bonheur et tant pis si, pour cela, elle devait sacrifier son amour pour lui.
Elle tenta d’ignorer la petite pointe insidieuse qui lui vrillait le cœur tandis qu’il se garait devant chez elle.
– La soirée de demain devrait être plus tranquille, annonça-t–il comme si de rien n’était. Je passerai te chercher à 18 h 30.
Il avait évité son regard, ce qui lui laissa comprendre qu’il ne l’embrasserait pas en la quittant.
« Allons, haut les cœurs ! » s’ordonna-t–elle en sortant de la voiture.
– Bonne nuit, Duncan. A demain.
– Bonne nuit.
A peine venait-elle de refermer la portière qu’il appuya sur l’accélérateur et disparut sur les chapeaux de roues. Elle resta immobile sur le
trottoir, suivant sa voiture des yeux jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue.
Elle ne trouva que peu de réconfort à se dire qu’il ne faisait que respecter les règles du contrat. Et se demander s’il était parti retrouver
Valentine lui fit regretter le fait de ne pas détenir le pouvoir de remonter le temps.
Non pour effacer le passé qu’ils avaient en commun et qui, elle le pressentait, allait peser lourd dans leur présent, mais pour empêcher la
rencontre qui venait d’avoir lieu.

***
– D’accord, dit Annie alors que Duncan se garait devant une somptueuse propriété de Beverly Hills. Posséder une banque est bien plus
rentable que ce que je pensais. Pourtant, je croyais que le secteur des banques avait été touché par la crise ?
– Certaines banques ont été épargnées, répondit-il.
Près de vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il l’avait déposée chez elle la dernière fois et elle avait dû en passer environ
vingt à chercher à se convaincre qu’il fallait qu’elle tienne le coup.
Lorsqu’il était arrivé, il lui avait semblé normal, bien loin du Duncan froid et distant de la veille, ce qui l’avait fait s’interroger sur la réalité de
cette fin de soirée. Elle avait vécu un mauvais rêve, s’était-elle dit, qui ne ferait que s’estomper au fil des heures.
Elle sortit de la voiture et admira l’imposante demeure de trois étages, ruisselante de lumière et à laquelle menait une allée aussi large
que longue.
– Impressionnant, commenta-t–elle sobrement.
– Tu n’imagines pas à quel point, lui renvoya-t–il en la rejoignant.
– J’en ai une petite idée. Je suis sûre que mon salaire annuel ne suffirait pas à payer le montant total des ampoules électriques qui
servent à éclairer cette bicoque.
La démesure de ce qu’elle voyait la fit éclater de rire.
– Crois-tu qu’ils accepteraient de prendre des pensionnaires ? Mes cousines et Kami se sentiraient à l’aise ici, dans une chambre aussi
grande que ma maison tout entière.
– Veux-tu que je fasse une demande ?
– Pourquoi pas ?
Il mit son bras autour de sa taille et, ainsi enlacés, ils s’approchèrent de la maison. Un valet en livrée vint leur ouvrir et les conduisit dans
un vaste salon où crépitait un feu de cheminée. A gauche se trouvait un bar ; en face, de larges baies vitrées ouvrant sur un patio.
– Le buffet est servi à l’extérieur, les renseigna le valet. Mais n’ayez crainte, l’endroit est chauffé et très confortable.
Elle attendit que le domestique s’en aille pour murmurer :
– Je comprends mieux pourquoi il fait si chaud à Los Angeles l’hiver. S’ils se mettent à chauffer les extérieurs, maintenant… Très
intéressant.
Ce trait d’humour le fit rire et il la serra un peu plus contre lui. Ainsi blottie, elle pouvait sentir la moindre vibration de son corps. Aussi
comprit-elle immédiatement, à la tension subite de ses muscles contre elle que quelqu’un, probablement un indésirable, venait de faire son
apparition.
– Duncan ? dit-elle dans un souffle.
Dans un geste plein de tendresse, il lui caressa la joue en la regardant droit dans les yeux.
– Ce n’est rien.
Elle n’en crut pas un mot. Au contraire, même, elle comprit que cet élément perturbateur avait beaucoup plus d’importance qu’il ne voulait
l’admettre.
Elle se retourna pour vérifier ce que, d’instinct, elle savait déjà. Valentine venait bien de faire son entrée. Elle chercha Duncan du regard
puis lui fit un petit signe de tête avant de se fondre parmi les invités.
– Ça va aller ? s’enquit-il d’un ton inquiet en lui pressant la main.
– Oui, mentit-elle.
Qu’aurait-elle pu dire de toute façon ? Qu’elle redoutait Valentine ? Qu’elle pensait qu’il était toujours amoureux d’elle ? Ou encore qu’elle
était consciente de s’être nourrie de faux espoirs et ce, depuis le début de cette histoire ?
Pourtant, malgré sa lucidité, elle se demanda si le problème ne venait pas d’elle plutôt que de Valentine. Peut-être devrait-elle apprendre
à devenir plus exigeante.
En attendant, tout ce qui lui restait à faire était de prier pour que, une fois leur histoire finie, il ne rompe pas la promesse qu’il lui avait
faite.

***
Les deux heures qu’ils passèrent là-bas lui parurent une éternité. Anxieuse à l’extrême, elle ne pouvait s’empêcher de consulter sa montre
toutes les cinq minutes. Dieu merci, Valentine était restée à l’intérieur, chacun semblant vouloir s’éviter.
Lorsque Duncan entama une discussion sur la flambée des prix du pétrole, elle s’excusa et se mit en quête des toilettes pour femmes.
L’endroit était aussi grandiose que le reste de la maison avec sa coiffeuse en marbre sur laquelle étaient disposés nombre de produits de
beauté.
Après s’être lavé les mains et recoiffée, elle sortit pour se heurter à… Valentine, qui paraissait l’attendre.
Elle la trouva encore plus sublime de près. Elle admira la perfection de sa tenue, pantalon en satin noir et chandail en maille souple
glissant négligemment sur une de ses épaules, et envia ses cheveux lissés en un carré impeccable. Grande, mince, élancée, elle était tout
ce qu’elle ne serait jamais.
– Bonsoir, dit Valentine qui tenait à la main un verre de martini. Vous êtes la petite amie de Duncan, n’est-ce pas ?
Elle hocha légèrement la tête en un signe qui se voulait affirmatif. Après tout, Valentine n’avait pas à connaître la véritable histoire qui la
liait à Duncan.
– Vous sortez ensemble depuis longtemps ?
– Nous nous sommes rencontrés en septembre, répondit-elle machinalement en espérant que Valentine ne s’apercevrait pas du trouble
qui l’animait. Je… euh… J’avais crevé et Duncan s’est arrêté pour me proposer son aide.
– Vraiment ? Cela lui ressemble si peu ! Il paraît que vous êtes institutrice ?
– C’est exact.
– Laissez-moi deviner… Je parie que vous êtes la bonté même. Le genre à prendre en charge la veuve et l’orphelin. Je me trompe ?
Annie percevait parfaitement l’ironie qu’elle ne cherchait même pas à dissimuler.
– Si vous voulez bien m’excuser, dit-elle en cherchant à la contourner.
– Attendez. S’il vous plaît, je…
Valentine se débarrassa de son verre sur un guéridon tout proche et exhala un profond soupir.
– J’ignore quelle est la nature de votre relation et je vous avouerai que je m’en fiche éperdument. J’ai renoncé à mes droits sur Duncan en
le quittant, il y a trois ans. J’ai été stupide, je pensais pouvoir trouver mon bonheur ailleurs mais j’ai vite réalisé mon erreur. Non seulement
Duncan est l’homme le plus merveilleux que j’aie jamais connu, mais je n’ai jamais cessé de l’aimer.
Ses yeux bleus se remplirent de larmes qu’elle s’empressa d’essuyer d’un geste impatient.
– Je souhaite qu’il me donne une deuxième chance. L’espoir est faible, je le sais, mais il faut que j’essaie. Avez-vous déjà aimé ? Aimé
profondément, je veux dire. Corps et âme, avec l’intime conviction d’avoir enfin trouvé la moitié de vous-même ?
De nouveau, Annie opina d’un hochement de tête. Oui, elle en savait quelque chose désormais, elle pour qui l’amour consistait à donner
plutôt qu’à recevoir.
– Je l’aime, répéta Valentine. Et je sais qu’il vaut la peine que je me batte pour lui. J’ai commis une erreur et j’en ai payé le prix fort. Je
suis revenue pour tenter de lui faire comprendre à quel point je tiens à lui. Pour moi, il est toujours mon mari, il n’a jamais cessé de l’être. Je
veux lui prouver que notre mariage peut redémarrer de zéro. Vous me comprenez ?
Submergée d’émotion, ébranlée par cette confession vibrante de sincérité, Annie était bien incapable de proférer le moindre mot. De
quel droit irait-elle à l’encontre du désir de Valentine de reconstruire sa vie avec Duncan ? Et si Duncan tenait là la chance de ne plus
craindre d’être abandonné ? Peut-être même apprendrait-il à aimer de nouveau.
De toute façon, mieux valait Valentine que n’importe qui d’autre. C’est en tout cas ce dont elle chercha à se persuader.

***
Il était 3 heures du matin lorsque Annie cliqua sur un lien ouvrant sur la photo d’une peinture. C’était un petit tableau dans un cadre noir,
peint par un artiste de renom qui avait choisi pour thème les sports de combat. Elle l’avait choisi pour la vivacité des couleurs et pour
l’intensité qui émanait du regard des deux boxeurs dont l’un lui rappelait Duncan. Elle voulait pour lui quelque chose d’original, quelque
chose qui le rendrait heureux.
– Annie, qu’est-ce que tu fais ?
Elle sourit à Kami qui venait de pénétrer dans sa chambre, titubant de sommeil.
– Il est tard, tu as cours demain. Retourne te coucher.
– J’ai vu de la lumière sous ta porte.
– Oh, je suis désolée. C’est ça qui t’a réveillée ?
Kami s’assit au bord du lit et secoua la tête.
– Non. Je m’inquiète pour toi, Annie. Je te trouve bizarre depuis quelque temps. Tu es malade ? C’est Duncan ? Il t’a fait du mal ?
– Duncan va retourner vivre avec son ex-femme.
– Quand ?
– En fait, ce n’est pas encore fait, mais cela ne va pas tarder. Je ne veux pas me retrouver au milieu de cette histoire et il ne faut surtout
pas que j’oublie que Duncan et moi, ce n’était qu’un arrangement réciproque.
Kami avait noué ses longs cheveux noirs en un chignon sévère qui la faisait paraître plus âgée et lui donnait un air de vieux sage.
– Moi je dis qu’il sort avec toi non plus par obligation mais parce qu’il en a envie. Cela fait un moment maintenant que la presse le couvre
d’éloges, s’il avait voulu il aurait pu mettre un terme à toute cette comédie. Et puis, s’il ne prenait pas plaisir à sortir avec toi, quel sens
donner au congélateur rempli de victuailles et aux cadeaux de Noël qu’il nous a faits ?
Quelques jours auparavant, en effet, il avait fait livrer un colis remplis de présents destinés à être placés sous leur sapin de Noël. Mais
tous adressés aux filles. Aucun ne lui était réservé à elle. Elle avait alors pensé qu’il lui offrirait quelque chose plus tard. En privé. Elle n’en
était plus aussi certaine aujourd’hui.
– Elle m’a avoué l’aimer encore.
– Et alors ? C’est quand même elle qui l’a quitté, non ? Cette garce a laissé passer sa chance, tant pis pour elle ! C’est à ton tour
maintenant.
– J’apprécie vraiment ton soutien, Kami, mais Valentine n’est pas aussi mauvaise que tu crois. Pourtant, crois-moi, cela m’aurait arrangé
qu’elle le soit, j’aurais au moins pu la détester.
« Et me battre pour gagner le cœur de Duncan », se dit-elle pour elle-même.
– Ils méritent d’essayer de repartir de zéro.
– Et toi, dans tout ça ? Tu l’aimes aussi.
– Je m’en remettrai, assura-t–elle d’un ton qu’elle voulait persuasif.
– Tu devrais lui dire que tu l’aimes, insista Kami. Il n’attend peut-être que cela pour se déclarer.
Elle parvint à lui sourire en réponse.
– Il ne s’agit pas de souscrire une assurance auto. Il n’a pas besoin d’établir de comparaisons, tout de même.
– Non, mais peut-être a-t–il besoin qu’on lui rappelle ce qui est important. Tu es la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis longtemps.
Et s’il ne le voit pas, c’est qu’il est idiot.
– Dois-je lui dire cela aussi ?
– Absolument.

***
Annie arriva au bureau de Duncan peu après 16 heures. Elle avait pris la précaution de l’appeler avant afin de s’assurer qu’elle ne le
raterait pas.
Ils étaient censés se retrouver le soir même pour se rendre à un cocktail, l’une des dernières soirées de leur engagement. Mais Annie
doutait qu’il fasse appel à elle, ce soir et les soirs suivants. Sa réputation étant désormais sauve, il avait des choses plus importantes à
régler, comme reprendre la vie commune avec Valentine.
Elle avait passé la journée à se convaincre qu’il fallait qu’elle fasse ce qu’elle pensait être juste. Qu’aimer Duncan signifiait vouloir ce qui
était le mieux pour lui et non pour elle. L’épreuve allait s’avérer rude, elle le savait. Car, si elle s’était facilement remise de sa rupture avec
Ron et A.J., elle avait l’impression que perdre Duncan serait insurmontable. Elle était follement et désespérément amoureuse de lui.
Elle avait appris très tôt que la vie était un perpétuel défi. Le premier qu’elle avait dû relever avait été la maladie, puis la mort de sa mère
huit ans plus tard, et alors qu’elle n’était âgée que de dix-sept ans. La tante qui l’avait recueillie passait, elle, plus de temps dans les
hôpitaux à tenter de soigner une dépression nerveuse devenue chronique qu’à s’occuper de sa nièce.
Au fil du temps, et par la force des choses, Annie avait développé un sens des responsabilités rare chez une femme aussi jeune, et qui
l’avait amenée à élever seule son frère puis ses cousines. Ils étaient sa famille, ce qui comptait le plus dans sa vie, et elle s’était toujours
appliquée à faire de son mieux pour eux.
Elle avait dû faire de nombreux sacrifices mais elle ne regrettait rien car il était dans sa nature de donner. Il n’y avait donc rien d’étonnant
à ce qu’elle ait donné son cœur à Duncan, sans rien attendre en retour.
Lorsqu’elle pénétra dans le bureau, Duncan mit un terme à sa conversation téléphonique et il l’accueillit avec un grand sourire.
– Pourquoi avons-nous rendez-vous ? demanda-t–il en se levant pour aller à sa rencontre. Si je ne me trompe pas, je dois passer te
chercher dans deux heures.
« Il est si beau », pensa-t–elle, son regard s’attardant sur la largeur de ses épaules, sur le dessin parfait de sa bouche sensuelle. Quant à
ses yeux, comment avait-elle pu les trouver froids quand ils pétillaient du plaisir de la voir ? Il lui sourit encore et se pencha pour
l’embrasser.
– Laisse-moi deviner, dit-il. Tu es là pour tenter de me convaincre de mettre en place un projet d’intéressement aux bénéfices.
– Non, mais c’est une idée à creuser.
C’était typique d’elle, songea-t–il en la conduisant vers l’un des canapés qui meublaient la pièce. Et Dieu merci, elle ne s’était pas lancée
dans les affaires, elle aurait bien été capable de dilapider ses valeurs en une seule journée.
Il devina à la tenue qu’elle portait, jupe longue écossaise assorti d’un cardigan agrémenté de perles multicolores, qu’elle arrivait
directement de l’école. Avec ses cheveux qui ondulaient librement sur ses épaules et son visage dépouvu de la moindre touche de
maquillage, elle était bien loin de la jeune femme sophistiquée qui l’accompagnait à ses soirées. Mais il la trouva plus réelle, plus belle
aussi.
Elle se pencha vers lui et, dans un geste tendre, couvrit sa main de la sienne. Le regard qu’elle plongea dans le sien était intense.
– Duncan, j’ai parlé à Valentine, hier soir.
La bonne humeur de Duncan s’évanouit d’un coup. Pourquoi cette nouvelle ne le surprenait-elle pas ?
– Quoi qu’elle ait pu te dire, elle t’a menti, affirma-t–il d’une voix tranchante. On ne peut pas lui faire confiance, Annie. Elle dira n’importe
quoi, fera n’importe quoi pour obtenir ce qu’elle veut.
– Il se trouve que c’est toi qu’elle veut.
Elle s’interrompit, en attente d’une réaction qui ne tarda pas à venir. Il se mit à jurer, frappa un mur de son poing fermé.
– Bon sang ! Et tu l’as crue.
– Elle t’aime, Duncan. Elle a réalisé qu’elle avait commis une erreur et souhaite refaire sa vie avec toi. Vous vous êtes aimés, vous avez
été mariés, tu ne peux lui reprocher de vouloir tenter de nouveau sa chance.
Il la sonda du regard, évaluant peut-être les pouvoirs de persuasion de Valentine. Oh ! Elle avait dû se surpasser à voir l’expression des
grands yeux bleus candides d’Annie. Il y vit passer aussi quelque chose qui ressemblait à de la peine. Ou à des regrets.
Mais qu’y connaissait-il, à la psychologie féminine, lui, sinon que toutes les femmes étaient des menteuses manipulatrices qui ne
pensaient qu’à elles et à atteindre le but, pas toujours avouable, qu’elles s’étaient fixé ?
Exception faite d’Annie, peut-être. Elle était si crédule, si naïve ! Lui qui l’avait vue dans différentes circonstances, avec ses élèves, ses
cousines, son oncle, il pouvait affirmer qu’elle était toujours la même jeune femme authentique, pétrie de sincérité. Ouverte, honnête,
intelligente, drôle, qui agissait selon son cœur.
– Tu es venue ici pour plaider la cause de Valentine ? Je ne serais pas étonné qu’elle ait offert de te payer.
– Cela ne s’est pas passé comme tu crois, Duncan. Elle était secouée, elle s’est mise à pleurer. Elle t’aime vraiment, tu sais. Au début, je
ne la croyais pas mais, lorsqu’elle m’a demandé si j’avais déjà aimé quelqu’un comme elle t’aimait toi, j’ai fini par comprendre qu’elle était
sincère.
Lui était loin d’être convaincu.
– Elle peut se montrer très bonne comédienne lorsqu’elle veut. Ne te laisse pas avoir par les apparences, elle ne faisait que jouer un rôle,
crois-moi.
– Non. C’est ta femme.
– Etait, s’empressa-t–il de rectifier. Elle n’est plus rien pour moi depuis trois ans.
– Peux-tu affirmer, en toute honnêteté, que tu ne ressens plus rien à son égard ? Qu’elle t’indiffère ? Qu’elle t’a toujours indifféré ?
– Bien sûr que non, admit-il à contrecœur. Je l’ai épousée parce que j’étais certain de l’aimer. Mais j’étais stupide.
– Eh bien, au nom de cet amour que tu lui portais, tu te dois d’écouter ce qu’elle a à te dire.
Il se leva d’un bond et alla se poster un moment devant la baie vitrée avant de se retourner, bras croisés, pour lui faire face.
– Elle t’a bien eue, laissa-t–il tomber d’une voix sardonique.
Elle se leva à son tour, les yeux emplis de larmes.
– Elle m’a suppliée de lui laisser le champ libre et c’est ce que je vais faire. Je ne t’accompagnerai pas à cette soirée, Duncan.
Demande-lui de prendre ma place. Donne-lui cette chance qu’elle souhaite.
– Tu ne peux pas me laisser tomber, Annie. Je te rappelle que nous avons conclu un marché.
– Il est presque arrivé à son terme. Quelle importance que nous arrêtions maintenant plutôt que dans quelques jours ?
C’était lui qui avait défini les clauses du contrat. Lui encore qui avait imposé des limites dans le temps. Mais jusqu’à cet instant il avait
refusé de voir au-delà. De penser au lendemain, lorsqu’elle ne ferait plus partie de sa vie.
Elle allait le quitter. Comme les autres avant elle. Et si son motif était noble, le résultat n’en demeurait pas moins le même : elle allait partir,
le laissant seul.
Elles partaient toutes un jour ou l’autre. Il le savait bien, pourtant, qu’aucune femme au monde n’était fiable. Il sentit une onde de colère le
submerger, écran probable à un sentiment plus profond qu’il ne voulait pas encore admettre.
– Notre contrat est clair, dit-il d’une voix dure. Si tu pars maintenant, ton frère ira en prison.
Contre toute attente, elle ne se mit pas à hurler, ni à pleurer ou à supplier. Elle se contenta de lui adresser un sourire plein de douceur.
– S’il te plaît, Duncan. Nous savons tous les deux que tu ne feras jamais une chose pareille. Ce n’est pas ton genre.
Son sourire trembla un peu avant de s’éteindre tout à fait.
– Tu crois que c’est facile pour moi ? Je t’aime, Duncan. Mais regarde-toi, regarde ta vie : je me suis bien amusée mais je n’appartiens
pas à ton monde. Tu es un homme merveilleux, qui mérite ce qu’il y a de mieux. Valentine est faite pour toi. Vous vous êtes aimés une fois et
si ça n’a pas marché, c’est peut-être parce que ce n’était pas le bon moment.
Une fois de plus, elle avait parlé avec la voix de la raison. Pourtant, c’était une situation absurde qu’elle lui décrivait là : elle l’aimait mais
souhaitait le voir faire sa vie avec une autre femme. Il laissa exploser sa froide colère.
– Si tu m’aimais, tu ne renoncerais pas à moi, gronda-t–il d’une voix sourde. Tant que nous y sommes tu pourrais aussi demander à ce
que nous restions bons amis.
Cette dernière remarque lui fit l’effet d’une gifle.
– Tu es contrarié.
– Et toi, tu joues un jeu qui ne me plaît pas et qui me déçoit. Tu veux partir ? Eh bien, vas-y, je ne te retiens pas. Mais, surtout, dispense-
moi de ton discours pseudobienveillant selon lequel tu pars pour mon bien. Nous savons tous les deux que cela ne tient pas debout !
Elle ne put retenir plus longtemps le flot de larmes qui lui brûlaient les yeux. Pour la première fois, le cœur de Duncan se serra.
– Tu es l’homme dont je rêvais depuis toujours, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion. Doux et fort à la fois, généreux aussi, et drôle. Je
ne rêve que de passer ma vie avec toi, de dormir toutes mes nuits dans tes bras, de fonder une famille avec toi. Et d’entendre nos voisins
dire de nous, dans cinquante ans : « Tu sais bien, ce sont ces Patrick qui sont mariés depuis toujours. »
Elle s’interrompit pour essuyer ses joues ruisselantes de larmes.
– Mais il n’y a pas que moi dans cette histoire. Il y a Valentine et c’est pour elle que je choisis de m’effacer. Parce que je juge que c’est
important mais aussi, et cela tient en peu de mots, parce que tu ne m’aimes pas en retour. Dis-moi que tu as vraiment tourné la page avec
elle. Dis-moi que tu m’aimes. Dis-moi que tu veux que je reste pour cette raison et je resterai, Duncan.
Voilà donc où elle voulait en venir. Le piéger.
– Remarquable d’originalité, la félicita-t–il avec sarscasme. Cela dit, je comprends que tu tentes ta chance, toi aussi.
Elle se raidit en même temps que le sang se retirait de son visage. Elle sécha de nouveau ses larmes et, sans un mot, alla prendre son
sac.
– « Mieux vaut être du côté des vainqueurs, n’est-ce pas ? » lui rappela-t–elle d’un ton redevenu calme. Ce n’est pas faute de m’avoir
prévenue pourtant. Tu as peut-être raison au sujet de Valentine, ou bien peut-être est-ce moi. En tout cas, j’espère que tu prendras le temps
d’essayer de savoir où est la vérité. Quant à moi, si tu penses que je suis venue ici par intérêt, pour te mettre le grappin dessus, c’est que tu
n’as rien compris et que tu n’as pas appris à me connaître. De même que je me suis lourdement trompée sur toi. Parce que l’homme que
j’aime aurait dû lire en moi, lire ce que j’ai dans le cœur. Cet homme-là sait qui je suis, mais ce n’est pas toi. Au revoir, Duncan.
La seconde d’après elle était partie, le laissant seul et désemparé.
- 11 -
Duncan ne s’était pas soûlé à mort depuis des années. Depuis l’époque de l’université probablement, époque où il n’était qu’un étudiant
irresponsable et stupide. Aujourd’hui, il était adulte mais il avait l’impression d’avoir agi avec la même légèreté.
Cela faisait trois jours maintenant qu’il ne s’était pas rendu à son bureau. Il avait annulé toutes les sorties prévues et il se terrait dans son
luxueux appartement.
La bouche sèche, les tempes affreusement douloureuses, il parvint à aller prendre une douche et à s’habiller avant de tituber jusqu’à la
cuisine pour se préparer du café.
Il lui était déjà arrivé de perdre par le passé. Ses trois premiers combats de boxe avaient été si catastrophiques que son entraîneur lui
avait fortement conseillé de s’orienter vers un autre sport. Le base-ball, par exemple, où il n’aurait risqué que de prendre une balle dans la
figure, ce qui aurait limité les dégâts. Mais il avait préféré s’accrocher et, en dernière année de lycée, une demi-douzaine d’universités lui
proposaient une bourse d’études gratuite.
Par la suite, reprendre les rênes de l’entreprise familiale s’était également avéré difficile. Son jeune âge et son inexpérience lui avaient
valu bien des déboires – il avait notamment laissé passer par ignorance des opportunités uniques. Là encore, il avait persévéré et bien lui
en avait pris. Il comptait aujourd’hui parmi les hommes d’affaires les plus influents du pays.
Mais rien dans sa vie ne l’avait préparé à perdre Annie.
Ses mots le hantaient. « L’homme que j’aime aurait dû lire en moi, lire ce que j’ai dans le cœur. Cet homme-là sait qui je suis, mais ce
n’est pas toi. »
La douleur était si insupportable qu’il aurait préféré recevoir une balle en plein corps. Peut-être s’en serait-il remis plus facilement et plus
vite.
Le problème, c’est qu’elle était juste partie. Envolée. Lui avouer son amour n’avait fait qu’ajouter une dimension dramatique qu’il
respectait, certes, mais à laquelle il ne croyait pas.
La sonnette de l’entrée le tira brusquement des pensées profondes dans lesquelles il était plongé. Il alla ouvrir et se retrouva face à
Valentine qui tenait un paquet à la main.
– C’est un colis pour toi, dit-elle. J’ai dit au facteur que je te le remettrais en main propre.
Sans attendre d’y être invitée, elle pénétra dans l’appartement et se mit à inspecter les lieux.
– Quel magnifique endroit ! s’exclama-t–elle. Pourtant, j’aurais aimé que tu gardes notre ancien appartement, il était bien assez grand
pour nous deux. Peut-être pourrons-nous acheter autre chose, une maison, cette fois.
Elle s’approcha de lui pour déposer sur sa joue un baiser affectueux.
– Comment vas-tu ? Ton assistante m’a dit que tu ne te sentais pas très bien. En effet, tu as mauvaise mine.
Mais il ne l’écoutait plus. Il venait de reconnaître l’écriture enfantine d’Annie sur le paquet. Il brûlait de l’ouvrir mais il se ravisa, préférant
être seul au moment de découvrir ce qu’il contenait. Il le plaça sur la table de la salle à manger puis retourna dans la cuisine où il constata
que le café était prêt.
Il s’en servit une tasse et en but une longue gorgée. Ce n’est qu’alors qu’il se tourna vers son ex-femme pour lui faire face.
Elle était habillée tout en blanc. Un blanc immaculé qui rappelait l’hiver. Il ne put qu’apprécier intérieurement l’élégance un brin sexy dont
elle savait faire preuve en toutes circonstances.
– Que me vaut le plaisir de cette visite ? demanda-t–il d’une voix lisse.
– Il faut que je te parle, Duncan. De moi, de nous. Tu sais, j’étais sincère l’autre soir. Je t’aime encore et je voudrais que tu nous donnes
une nouvelle chance de reprendre la vie commune.
Il la toisa, mettant de côté le fait que, pour son plus grand plaisir, elle avait été jadis toutes les femmes en une.
– Et si je te disais qu’il faudrait que je teste la marchandise avant de prendre une décision ? annonça-t–il avec une pointe de méchanceté
gratuite.
– Quant tu veux, répondit-elle en affichant un sourire déjà victorieux.
– Et les enfants ?
Elle n’en avait jamais voulu, prétextant qu’elle allait déformer à jamais sa silhouette parfaite. Et puis, des enfants, c’était trop bruyant,
non ?
– Bien sûr.
Elle inclina légèrement la tête de côté pour ajouter :
– Et des chiens. On ne peut envisager d’avoir des enfants sans avoir d’animaux domestiques. C’est un très bon moyen de leur apprendre
le sens des responsabilités.
– A qui ? Aux enfants ou aux chiens ? lança-t–il d’un ton pince-sans-rire. Enfin, peu importe… Tu parles sérieusement ?
– Absolument. Je suis prête à tout ce que tu voudras pour te prouver mon amour.
– Même à signer un contrat de mariage ? Un contrat en bonne et dûe forme, qui stipulerait que tu ne toucherais pas un centime de ma
fortune personnelle ni aucune des parts de ma société en cas de divorce. Tu n’auras pas d’argent de moi, Valentine. Ni maintenant ni
jamais.
Malgré tous les efforts qu’elle faisait pour tenter de rester impassible, il vit son visage tressaillir légèrement et sa bouche esquisser une
sorte de rictus grimaçant.
– Duncan…, essaya-t–elle encore dans un soupir. Et puis merde.
Cet accès de vulgarité, que d’autres auraient pu trouver incongru dans la bouche d’une femme aussi élégante, ne le surprit pas.
– C’est donc un problème d’argent.
– En partie, admit-elle honnêtement. Mais c’est aussi pour lui prouver… Eric. Eric m’a quittée, moi ! J’étais sur le point de le faire lorsqu’il
m’a coupé l’herbe sous le pied, ce salaud ! Alors j’ai voulu lui faire réaliser ce qu’il avait perdu.
Elle avait agi par fierté, ce qu’il pouvait comprendre.
– Désolé, dit-il. Je ne peux rien pour toi.
– Tu m’en veux ?
– Non. Je suis soulagé, plutôt.
A son tour, elle alla se servir une tasse de café.
– Je tiens quand même à te rappeler que, sans moi, tu ne serais rien, dit-elle avec une pointe de perfidie. J’ai fait d’un gamin rustre et
sans éducation un vrai gentleman.
– Et moi je te rappelle que je t’ai surprise en pleins ébats avec l’un de mes associés, sur mon propre bureau.
– Je sais et je m’en excuse.
– Tout cela n’a plus grande importance, Valentine.
– Peut-être, mais j’en garde un mauvais souvenir. C’était moche de ma part.
Elle s’arrêta de parler pour le contempler, une lueur de regret dans le regard.
– Tu reviens de si loin, Duncan. Et je t’admire pour ça.
Ils discutèrent encore quelques minutes puis elle partit. Il referma la porte derrière elle, profondément soulagé. Il savait que cette fois était
la dernière. Elle ne reviendrait pas.
Il alla ensuite ouvrir le colis d’Annie et y trouva le tableau représentant les boxeurs. Il connaissait le peintre pour lui avoir acheté une toile
beaucoup plus grande, qu’il avait accrochée dans son bureau.
Un petit mot l’accompagnait, griffonné sur une carte de vœux.
« Parce qu’il me faisait penser à toi », disait-elle simplement.
Duncan savait le prix qu’elle avait dû payer pour une œuvre de cet ordre-là. C’était beaucoup plus qu’elle ne pouvait se permettre.
Pourquoi avait-elle eu une attention pareille à son égard ? Il vérifia la date. Elle l’avait envoyé après l’avoir quitté. Personne ne pouvait agir
de la sorte ! A quoi jouait-elle donc ?
Il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait pas la moindre réponse à ses interrogations. Il détestait être confronté à ce genre de situation,
lui qui aimait que les choses soient simples et prévisibles. A l’inverse d’Annie qui, parfois, pouvait se montrer insaisissable. Il la trouvait trop
exigeante avec ses idéaux et son besoin presque pathologique d’être aimée.
Pourtant, en dépit de ses récriminations, il ne chercha pas à faire taire la petite voix intérieure qui lui soufflait, tentatrice : « Qu’est-ce que
tu attends pour aller la retrouver ? »

***
– Très chic, dit Annie en espérant que sa voix ne trahissait pas la nervosité qu’elle ressentait.
Elle était assise dans un large fauteuil en osier, face à son frère, dans un patio situé à l’arrière de l’établissement médical.
– C’est vrai, ce n’est pas si mal, finalement.
Le teint légèrement hâlé, il paraissait calme et détendu comme elle ne l’avait pas vu depuis des années. C’était le premier samedi où on
lui autorisait des visites. Arrivée peu après 10 heures, elle l’avait trouvé trépignant presque d’impatience. Depuis, ils discutaient de la pluie
et du beau temps, prenant grand soin d’éviter les sujets importants.
– Tu es…, commença-t–elle enfin.
Tim se pencha vers elle pour lui dire dans un sourire :
– Tout va bien, Annie. Tu as fait ce qu’il fallait. Je l’ai réalisé il y a seulement quelques jours mais j’ai fini par comprendre. J’avais besoin
d’aide, c’est sûr. Et je ne suis pas encore sorti d’affaire.
Elle se sentit profondément soulagée. Elle prit sa main dans la sienne et la pressa affectueusement.
– C’est vrai ?
Il opina d’un hochement de tête.
– Je courais après des chimères, Annie. J’ai voulu frapper un grand coup et j’ai perdu. Cela me rappelle ce que tu dis toujours à propos
des élèves qui préfèrent tricher en classe plutôt que de travailler. Si seulement ils mettaient leur énergie à étudier, ils deviendraient de bons
éléments. Eh bien, j’étais comme eux, je voulais défier le système. Le problème, c’est que la chance n’a jamais été de mon côté.
– Que veux-tu dire ?
– Que je vais sérieusement me prendre en main et que, désormais, les salles de jeu me sont interdites. Terminés, les casinos de Las
Vegas et d’ailleurs ; finis aussi, le blackjack, la roulette, et même les tickets à gratter. Cela risque de prendre du temps, mais je jure que je
réussirai à décrocher.
Elle le regarda avec une fierté qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.
– J’en suis heureuse, murmura-t–elle, émue.
– Moi aussi.
Il dégagea sa main et gigota un peu dans son siège, visiblement embarrassé.
– Je suis désolé, finit-il par dire. Au sujet de ce que je t’ai dit.
– Je sais bien que tu ne le pensais pas.
– Je n’arrive pas à croire que j’aie pu aller aussi loin ! Tu te rends compte, j’ai volé de l’argent à mon patron ! Je ne sais pas comment te
remercier d’avoir passé ce marché avec lui. N’importe qui d’autre m’aurait laissé partir en prison.
– Je n’aurais jamais pu faire une chose pareille.
– C’est pourtant ce que je méritais.
– Mais ce n’était pas ce dont tu avais besoin.
– Au fait, j’ai été contacté par M. Patrick. Il m’a dit que je pourrais reprendre mon poste dès que je sortirai d’ici.
Il eut un sourire penaud.
– Enfin, en quelque sorte. Parce que, désormais, je n’aurai plus accès aux comptes bancaires. Il va falloir que je regagne sa confiance
mais je te jure que je vais tout faire pour y parvenir. Nous avons également établi un paiement échelonné afin que je puisse le rembouser.
Mais elle n’écoutait plus. Elle n’avait retenu que le fait que Duncan avait parlé à Tim. Il lui manquait tant ! Beaucoup plus que ce qu’elle
avait imaginé.
– Je suis contente pour toi, finit-elle par dire platement.
– Je voudrais faire quelque chose pour toi, Annie. Pour te remercier.
– Laisse tomber, tu veux ? Tu ne me dois rien.
– Tu plaisantes ! Je te dois tout, au contraire. Regarde un peu ce que tu as fait pour moi.
– Je n’ai fait que me rendre à des soirées somme toute assez agréables, habillée dans des tenues somptueuses que je n’aurais jamais
pu porter autrement. On ne peut pas vraiment considérer cela comme un travail ingrat !
Elle se garda bien d’ajouter qu’elle était tombée amoureuse et qu’elle avait le cœur brisé, mais Tim n’avait pas besoin d’être mis au
courant de ses états d’âme, il avait bien assez des siens. Elle lui dirait plus tard, lorsqu’elle le sentirait moins vulnérable.
– Je te revaudrai ça, lui promit-il.
– Je ne souhaite qu’une chose, Tim, c’est que tu reprennes très vite une vie normale et que tu sois heureux.
Il se leva pour aller la serrer contre son cœur.
– Tu es la meilleure, dit-il, au comble de l’émotion. Merci.
Elle s’abandonna avec bonheur à cette manifestation de tendresse, si rare chez son frère. Elle voulait croire qu’il était sincère ; cela
signifierait au moins qu’elle n’avait pas fait tout ça pour rien.
Quant à elle, et pour combler l’immense vide qu’elle ressentait à l’intérieur d’elle-même, il ne lui restait plus qu’à espérer de se couler très
vite dans la vie qui était la sienne avant sa rencontre avec Duncan Patrick.

***
Duncan se frayait un chemin entre les tables bondées de monde du restaurant Westwood lorsque l’hôtesse vint à sa rencontre.
– Bonjour, monsieur. Avez-vous une réservation ?
– Non.
– Je suis désolée mais nous sommes complets. Le soir du réveillon, nous terminons notre service à 19 heures.
– Je ne suis pas venu pour dîner, précisa-t–il tout en balayant la salle du regard. Je voudrais parler à l’une de vos serveuses, Jenny. Ah, la
voilà !
– Monsieur, vous ne pouvez vous permettre de déranger nos clients de cette façon.
Il fit un effort surhumain pour ne pas l’envoyer promener et pour se forcer à lui sourire.
– Ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas mon intention.
Puis, sans plus s’occuper d’elle, il lui tourna le dos et zigzagua entre les tables pour rejoindre Jenny.
– Il faut que je vous parle, dit-il sans préambule.
Jenny rétorqua d’une voix dure, sans même daigner le regarder.
– Je n’ai rien à vous dire.
Puis elle le planta là pour se diriger vers la cuisine. Duncan la rattrapa au moment où elle allait franchir les portes battantes.
Elle planta dans le sien son regard bleu azur qui lui rappelait tant celui d’Annie.
– Je l’ai cherchée partout où elle était susceptible de se trouver, dit-il. Mais elle n’est nulle part. Jenny, je vous en prie, il faut que vous
m’aidiez.
– Il n’en est pas question, affirma la jeune fille qui soutenait toujours son regard sans ciller. Et vous savez pourquoi ? Parce que vous êtes
le pire des salauds et qu’elle ne mérite pas le mal que vous lui infligez. Ce n’est pas vous qui passez vos nuits à pleurer, n’est-ce pas ? Elle
essaie bien de nous cacher sa peine mais je l’entends, moi, et je sais les nuits blanches qu’elle passe. Elle vous aime et vous n’avez fait
que piétiner cet amour.
– Je sais, Jenny. J’ai commis une lourde erreur en la laissant partir et je m’en voudrai jusqu’à la fin de mes jours si je ne peux pas lui
parler. J’ai eu tort. C’est la femme la plus belle et la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée et je ne la mérite pas ! Mais je l’aime aussi,
Jenny, et je veux passer ma vie à prendre soin d’elle et à la rendre heureuse. Je vous le jure. Alors, je vous en supplie, dites-moi où je peux
la trouver.
Jenny marqua un temps d’hésitation, ne sachant trop si elle devait se laisser fléchir ou pas.
– Allons, Jenny, la pressa-t–il. C’est Noël, la période des miracles. Pourquoi ne pouvez-vous croire que j’ai changé ?
– Je ne sais pas, avoua-t–elle en toute franchise.
A son tour, il la regarda droit dans les yeux.
– Je l’aime parce que je l’ai vue prête à vendre son âme au diable pour sauver son frère, commença-t–il, et aussi parce que quand elle
est stressée, elle se jette sur sa boîte de M&M’s. J’adore qu’elle ne maîtrise pas l’art de marcher avec des talons hauts et la voir s’accrocher
aux murs pour éviter de trébucher. Et enfin je l’admire pour voir le bien en chacun de nous, même moi, et de croire que rien n’est
impossible.
Il s’interrompit pour s’éclaircir la gorge, ébranlé par ce qu’il venait d’admettre.
– J’aime ce qu’elle fait pour vous, ses cousines, et aussi pour Kami, et le fait qu’elle ait accepté sans manières le congélateur que je lui ai
offert, juste parce qu’il lui permettait de vous nourrir pendant plusieurs semaines mais que, en revanche, elle ait refusé que je lui paie des
pneus neufs pour sa voiture qui, pourtant, lui auraient permis de rouler en toute sécurité. J’aime le cœur qu’elle met à l’ouvrage, que ce soit
dans sa classe avec ses jeunes élèves, ou dans les soirées qu’elle a passées avec moi. Et enfin j’aime la façon dont elle s’occupe de tout le
monde. Mais dites-moi qui veille sur elle en retour ? Qui prend soin d’elle lorsqu’elle va mal ? Personne. Et moi, je veux être cette personne,
Jenny.
Il s’interrompit une nouvelle fois, conscient du silence assourdissant qui régnait dans la salle. Tous les regards étaient braqués sur eux, les
clients tendant l’oreille, manifestement intéressés. Les femmes affichaient un sourire approbateur.
Jenny expira profondément avant de dire ;
– Je vous jure que si vous lui faites encore du mal…
– Cela n’arrivera pas, promit-il avec gravité.
Il sortit de la poche de sa veste un écrin portant la marque d’un grand joaillier de la ville.
– Cela n’arrivera pas, reprit-il, parce que je veux qu’elle devienne ma femme.
– D’accord, fit Jenny d’une voix tremblante d’émotion. Elle est allée à l’église. Ils l’ont appelée ce matin pour lui demander d’aller leur
donner un coup de main pour les décorations.
Elle griffonna l’adresse sur une feuille de son carnet de commandes et la lui tendit.
– Ne fichez pas tout en l’air, le prévint-elle une dernière fois.
Un sourire radieux aux lèvres, il plaqua un baiser amical sur sa joue.
– Je vous le promets.

***
Annie avait mal aux bras à force de déplacer des pots de poinsettias depuis le matin. Lorsqu’ils furent tous en place, elle alla brancher les
petites guirlandes d’ampoules blanches disséminées un peu partout. Elle avait déjà disposé sur les bancs les recueils de chants de Noël et
accroché à chaque bout les couronnes ornées d’un mélange de roses et de pommes de pin. Quant aux bougies, elles étaient déjà en place.
– Tu as bien travaillé, la félicita Mary Alice, la femme du pasteur. A présent, rentre chez toi te reposer sinon tu ne tiendras pas le coup ce
soir.
– D’accord.
– Merci encore, Annie. J’ai hésité longtemps avant de faire appel à toi mais je savais que, seule, mes vieux os n’y résisteraient pas. Tu es
vraiment un amour.
– De rien, Mary Alice. A ce soir.
Elle s’apprêta à partir le cœur léger, avec le sentiment gratifiant d’avoir accompli une bonne action. Elle avait reçu ce coup de fil comme
le prétexte idéal pour se changer les idées et la sortir de l’espèce de torpeur dans laquelle elle était plongée depuis plusieurs jours. Et puis,
on approchait de Noël et elle se refusait à être triste ou à s’apitoyer sur son sort. D’ailleurs, elle n’avait aucune raison de se plaindre. Tim
était sur la voie de la guérison, ses cousines étaient en pleine forme et elle-même exerçait un métier qu’elle adorait. Elle avait la chance
d’être bien entourée et, même si elle ressentait encore un vide immense en elle, eh bien, cela passerait, comme le reste !
L’année prochaine, à la même époque, elle serait complètement remise de cet échec cuisant.
Elle regagna le parking par une porte latérale. L’air était doux, signe que ces fêtes allaient une fois de plus se dérouler sous des
températures estivales.
Un jour, se promit-elle, elle passerait Noël dans une région froide, là où la neige recouvrirait tout de son manteau blanc.
Elle se dirigeait vers sa voiture lorsqu’une ombre émergea de l’obscurité. C’était un homme. C’était… Duncan.
Elle s’arrêta net tandis que son cœur se mettait à battre la chamade. Elle avait envie de rire et de pleurer à la fois et de se jeter dans ses
bras. Il lui avait tellement manqué !
– Annie, dit-il un peu gauchement avant de lui adresser ce sourire auquel elle ne pouvait résister.
Elle comprit tout de suite. L’amour était là, dans ses yeux gris devenus infiniment doux. L’amour, le vrai. Celui qu’elle attendait depuis
toujours.
Enfin, il avait admis qu’elle comptait dans sa vie, qu’elle était celle qu’il lui fallait. Une vague de bonheur la submergea. Elle se sentit flotter
sur un nuage, touchant du doigt ce qui pourrait ressembler à de la béatitude.
Sans plus se poser de questions, elle se jeta dans ses bras. Il l’étreignit avec une force qui laissait à penser qu’il ne la laisserait plus lui
échapper.
– Annie, répéta-t–il. Je t’aime.
– Je sais.
Son aplomb le fit rire.
– Moi qui avais préparé un long discours afin de te convaincre… Je voulais que tu saches ce que, grâce à toi, j’ai appris et puis aussi que
j’ai changé et que tu peux t’appuyer sur moi et me faire confiance.
Il relâcha doucement son étreinte pour lui adresser un regard empli d’amour.
– Je sais déjà tout cela, répéta-t–elle.
Dans un geste d’une infinie douceur, il caressait sa joue veloutée.
– Valentine ne s’intéressait qu’à mon argent mais je m’en fichais parce qu’il n’y avait que toi qui comptais.
– Je voudrais pouvoir te dire que je suis désolée que ça n’ait pas marché entre vous, mais non. Définitivement non, dit-elle en riant de
bonheur. Pas trop déçu ?
– Non, parce que je ressens la même chose que toi, Annie. Veux-tu quand même écouter le discours que j’avais préparé à ton intention ?
– Plus tard, peut-être.
Car, pour l’heure, la seule chose qui lui importait, c’était cet amour qu’il venait de lui avouer et le fait qu’il soit là, près d’elle. Pour toujours.
Quel plus beau cadeau aurait-elle pu espérer ? se demanda-t–elle en ayant conscience de vivre là un moment d’une plénitude
exceptionnelle.
– Laisse-moi quand même t’en délivrer une partie, insista-t–il.
Il sortit alors le petit écrin de sa poche et s’agenouilla devant elle pour le lui tendre.
– Je t’aime, Annie McCoy, et je te fais le serment de t’aimer toujours. S’il te plaît, accepte de devenir ma femme et je promets de passer
le restant de mes jours à faire de ta vie un roman de conte de fées.
Elle resta muette d’admiration devant le solitaire étincelant de mille feux que renfermait l’écrin.
– Duncan, dit-elle les yeux emplis de larmes. C’est vrai ? Tu veux vraiment m’épouser ?
– Absolument. Tu es la femme de ma vie et, maintenant que je t’ai trouvée, je ne te laisserai plus repartir.
Elle était reconnaissante à la vie de se montrer si généreuse envers elle, d’avoir tout d’un coup autant de chance. Elle se hissa sur la
pointe des pieds et effleura ses lèvres des siennes.
– Oui, murmura-t–elle contre sa bouche. J’accepte de devenir ta femme.
Dans un geste plein de gravité, il passa alors la bague autour de son doigt.
– Tu m’as tellement manqué, confessa-t–il. J’étais perdu sans toi.
– Moi aussi.
– Tu m’as changé, Annie. J’ai tellement de chance de t’avoir trouvée !
– C’est exactement ce que je pense. Que moi aussi, j’ai beaucoup de chance de t’avoir rencontré.
Son regard fixa alors un point dans le ciel.
– Regarde, dit-elle en lui indiquant une étoile qui scintillait plus que les autres.
– C’est Vénus.
– Alors, tu vas croire aux miracles de Noël, maintenant ?
– Dans la mesure où ils te rendent heureuse, pourquoi pas ?
– Oh oui, Duncan ! Je suis si heureuse !
Il prit ses lèvres dans un baiser d’une infinie tendresse.
– Joyeux Noël, ma chérie.
– Joyeux Noël, Duncan.
Une si douce tentation
BRENDA JACKSON
978-2-280-21910-5
Prologue
Chloé tendit le cou pour mieux observer l’inconnu qui venait de traverser la rue et qui s’adressait maintenant à un passant devant la
devanture du magasin d’alimentation d’en face.
Quel bel homme !
Grand et athlétique, il émanait de lui une séduction naturelle dont il ne paraissait pas avoir conscience. Son jean et sa chemise de cow-
boy laissaient deviner un corps tout en muscles et de larges épaules. Son attitude désinvolte, mains fourrées dans les poches de son jean et
jambes musculeuses solidement campées au sol, la troublait délicieusement. Et lorsque, dans un geste incroyablement sexy, il repoussa
légèrement son Stetson en arrière, elle frissonna en découvrant ses yeux de braise. Quant à ses lèvres pleines et pulpeuses, elles lui
inspiraient toute une série d’images plus érotiques les unes que les autres…
Que lui arrivait-il ? A bientôt vingt-huit ans, il ne lui était jamais arrivé d’être ainsi troublée à la vue d’un homme qu’elle ne connaissait pas.
Bon, d’accord, l’expérience navrante qu’elle avait vécue avec Daren Fulbright l’avait dissuadée de se lancer dans de nouvelles aventures
amoureuses. Et durant ses rares moments de loisirs, elle préférait, et de loin, se retrouver avec un bon livre qu’avec une personne du sexe
opposé.
En tout cas, jusqu’à cet instant précis où elle se surprenait à convoiter un parfait inconnu.
Pour parachever le tableau, elle vit le visage bronzé de l’inconnu s’éclairer d’un sourire renversant qui lui creusa deux fossettes
irrésistibles dans les joues.
– Que regardes-tu, Chloé ?
La voix de Lucia la fit sursauter. Elle était tellement captivée qu’elle en avait oublié qu’elle se trouvait dans un restaurant en compagnie de
sa meilleure amie.
– Jette un coup d’œil à l’homme qui est en face, Lucia, celui qui porte une chemise bleue, et dis-moi ce que tu en penses. Ne serait-il pas
parfait en couverture d’Irrésistible ?
Irrésistible était une revue branchée ayant pour cible des femmes actives et modernes, bien dans leur époque. Le numéro connaissant le
plus gros tirage était sans conteste celui qui élisait « l’homme le plus irrésistible de l’année », choisi sur son physique et l’intérêt que
représentaient ses activités. L’heureux élu avait alors l’insigne honneur de figurer en couverture du magazine et d’être interviewé en détail
sur sa vie et son œuvre.
A sa création, le magazine avait d’abord été une publication régionale pour se hisser très vite, le succès aidant, au niveau national. Chloé,
qui en était la fondatrice, avait convaincu Lucia d’intégrer son équipe et l’avait nommée rédactrice en chef du bureau de Denver.
– Alors ? insista-t–elle.
– Eh bien, puisque tu veux mon avis, la réponse est oui. Mais cet homme se trouve être Ramsey Westmoreland, et malheureusement je
sais qu’il refusera notre proposition.
Elle leva les sourcils.
– Dois-je comprendre que tu le connais personnellement ?
Un sourire teinté de mélancolie flotta sur les lèvres de Lucia.
– Oui, admit celle-ci. Même s’il n’est pas celui que je connais le mieux dans sa nombreuse fratrie. Nous fréquentions tous la même école.
Tu peux d’ailleurs tenter ta chance auprès d’eux ou de ses cousins, ils sont tous très beaux. Mais en ce qui concerne Ramsey, un conseil :
oublie.
Chloé hocha la tête.
Elle retenait deux choses dans ce que venait de lui confier Lucia : premièrement, elle n’était pas près d’oublier le nom des Westmoreland.
Deuxièmement, son amie semblait très intéressée par un autre des membres de cette famille.
– C’est lui qu’il nous faut, dit-elle, déterminée. Puisque tu le connais, tu n’as qu’à le lui demander. Qui sait ? Il risque de t’étonner en
acceptant. Surtout si tu lui signales qu’il sera bien sûr rétribué pour ses services.
Lucia éclata de rire en secouant la tête.
– L’argent n’est pas un problème pour lui, Clo. Ramsey est le plus gros éleveur de bovins de la région. Et tout le monde ici sait à quel
point il est réservé.
– Tu lui poseras quand même la question ? la pressa Chloé avec espoir.
– Oui. Mais crois-moi, tu ferais mieux de te mettre tout de suite en quête d’un autre « irrésistible ».
Elle fixa de nouveau l’homme qui se trouvait de l’autre côté de la rue.
Il était vraiment l’incarnation de ce qu’elle recherchait, et elle était bien déterminée à le convaincre.
– Je n’aime pas trop ce regard, Chloé, observa son amie. Je sais ce qu’il signifie.
Chloé lui répondit par un large sourire.
Elle tenait sa détermination et sa ténacité de son père, Jamison Burton, sénateur de Floride. Il était son modèle, le seul homme à qui elle
vouait une réelle admiration. C’était lui qui lui avait appris que lorsqu’on voulait vraiment quelque chose, on finissait toujours par l’obtenir.
Jetant un dernier coup d’œil à l’extérieur, elle vit Ramsey Westmoreland mettre un terme à la discussion et s’éloigner d’une démarche
chaloupée qui précipita les battements de son cœur.
Non, elle n’en avait pas fini avec ce dernier.
-1-
– Je ne peux pas croire que tu ne veuilles pas poser pour la couverture de ce magazine, Ramsey.
Ramsey ne prit même pas la peine de lever les yeux du ballot de paille qu’il était en train d’étaler dans les stalles de la bergerie.
Il s’attendait à cette irruption de sa plus jeune sœur, car les nouvelles allaient toujours bon train au sein de la famille Westmoreland. En
outre, Bailey adorait se mêler de tout ce qui concernait dans les moindres détails la vie de ses cinq frères.
– Ramsey, je ne sortirai pas d’ici tant que tu ne m’auras pas répondu.
Il réprima un sourire.
Il savait que, en dépit de son ton péremptoire, Bailey obéirait docilement aux ordres qu’il lui donnerait : elle avait beau exprimer tout haut
et avec provocation ce qu’elle ressentait, elle finissait toujours par se plier à la volonté de ses aînés.
Il était toutefois le premier à admettre qu’elle avait tenté de tester son autorité, spécialement à l’époque où elle et son cousin Bane
formaient une paire inséparable et semblaient se donner pour but principal de se fourrer dans des situations improbables. Depuis, elle avait
fait du chemin. Elle avait obtenu son examen de fin d’année et poursuivait des études supérieures dans une université du Colorado. Bane,
lui, avait étonné tout le monde en s’engageant dans l’armée en vue d’intégrer les forces spéciales de nageurs de combat. Depuis, tout était
redevenu calme au sein de la famille, et, même s’il refusait de l’admettre, il trouvait cela un brin monotone.
– Il n’y a rien à répondre, finit-il par dire sans interrompre sa tâche. J’ai été contacté pour faire la couverture de ce magazine, et j’ai
décliné leur proposition, voilà tout.
– Juste comme ça ?
– Juste comme ça.
Les yeux baissés, il pouvait néanmoins aisément imaginer le regard perplexe que Bailey fixait sur lui.
– Mais pourquoi, Ramsey ? Tu as pensé aux retombées positives d’une telle publicité ?
Il finit par lever sur celle-ci un regard acéré.
– Je n’ai pas besoin de publicité, Bailey. Je crois que, grâce à toi et à Bane, nous en avons eu notre compte par le passé.
N’importe qui, doué d’un tant soit peu de bon sens, aurait battu en retraite sans demander son reste. Mais pas Bailey.
– Justement, c’est le passé, contra-t–elle sans une once de culpabilité. Et puis là, nous parlons de publicité positive.
Cette remarque le fit éclater d’un rire sardonique.
– Qui en bénéficierait, dis-moi ?
Il n’avait pas de temps à consacrer à cette discussion futile. Il avait bien d’autres préoccupations en tête.
Nellie, qui avait en charge la préparation des repas au ranch, avait dû brusquement déserter ses fonctions pour se rendre au chevet de sa
sœur, fraîchement opérée d’une péritonite aiguë. Cette absence prévue pour une quinzaine de jours le mettait dans une situation pour le
moins délicate. Avec le début de la tonte qui démarrait le jour même et plus de vingt bouches à nourrir, il avait absolument besoin d’une
remplaçante. Il mettait ses espoirs dans l’agence d’intérim qu’il avait contactée et qui avait promis de lui envoyer quelqu’un dans la matinée.
– Toi, ainsi que le ranch ! insista Bailey. Cela te ferait connaître du grand public.
Il secoua la tête.
Se faire connaître du grand public était un avantage dont il pouvait définitivement se passer. Il était très proche de sa famille mais,
solitaire dans l’âme, il fuyait quiconque lui était étranger. Bailey n’était pas la dernière à le savoir. Alors pourquoi le harcelait-elle ainsi ?
– Je ne vois pas en quoi le fait de poser en couverture d’un magazine féminin peut être positif.
Il n’avait jamais eu entre les mains d’exemplaire d’Irrésistible, mais ce nom suffisait à lui faire grincer les dents. Il imaginait aisément le
genre d’article qui pouvait accompagner une telle photo !
– Tu pourrais être flatté d’avoir été choisi, Ramsey.
Il roula les yeux au ciel, excédé.
– Laisse tomber, tu veux bien ? dit-il en consultant sa montre, juste pour vérifier que Bailey devait se rendre en cours et que la cuisinière
promise avait déjà dix minutes de retard.
– J’aimerais que tu y réfléchisses encore.
– Non, répondit-il fermement. Et d’ailleurs, ne devrais-tu pas partir en cours à l’heure qu’il est ? ajouta-t–il en quittant la bergerie.
Il prit la direction de la maison, talonné par sa sœur.
Elle avait pris très tôt l’habitude de le suivre partout, alors qu’il s’était imposé comme chef de famille après la tragique disparition de leurs
parents dans un crash aérien. Depuis, elle continuait, trouvant apparemment auprès de lui la protection dont elle avait encore besoin à vingt
et un ans à peine.
Cette pensée le fit fondre de tendresse.
– Si, mais j’ai préféré prendre le temps d’essayer de te faire entendre raison.
Il s’arrêta net et se tourna vers elle avec un sourire moqueur.
– C’est bien d’avoir essayé, Bailey. Mais tu as perdu. Bonne journée.
Il la regarda placer ses mains sur ses hanches et relever crânement le menton, dans une attitude propre aux Westmoreland.
– Laisse-moi te dire que tu commets une grosse erreur, s’entêta-t–elle. Je suis abonnée à ce magazine, et je pense que si tu te donnais
la peine d’y jeter un coup d’œil, tu serais très étonné. Ce n’est pas un futile journal de filles comme tu sembles le croire. Il est bourré de très
bons articles de société – même si, effectivement, ils élisent une fois par an l’homme qui fera fantasmer toutes les lectrices. Une sorte
d’amant idéal, quoi.
Lui, en amant idéal ?
Il poussa un rire bref.
Comment assimiler à une telle image le travailleur acharné qu’il était, l’homme qui ne se souvenait même pas à quand remontait sa
dernière relation sexuelle ? Travailler du lever du soleil au crépuscule, sept jours sur sept, voilà quelle était sa vie.
– Eh bien, laisse-moi la responsabilité de mes erreurs. Je m’en remettrai, et toi aussi. Et maintenant, file, espèce de sale gamine !
Une demi-heure plus tard, il était dans la cuisine et mettait fin à la discussion qu’il venait d’avoir au téléphone avec Colin Lawrence, l’un
des nombreux employés chargés de la tonte des moutons.
A cause de la tempête de neige qui s’était abattue sur la région quelques semaines plus tôt, ils avaient cumulé un retard qu’ils devaient
impérativement combler dans les quinze jours à venir, avant que ne débute la période de l’agnelage. S’ils voulaient rester dans les temps, ils
n’avaient pas d’autre solution que de démarrer aujourd’hui même. C’est donc sans tarder qu’il devait se rendre sur les lieux de tonte.
Il s’apprêtait à sortir lorsqu’il entendit une voiture se garer dans l’allée.
Il jeta un coup d’œil nerveux à sa montre.
Il était temps que cette fichue cuisinière arrive ! Une heure de retard, c’était tout de même inadmissible. Il avait beau être pressé, il allait
quand même lui dire son fait.

***
Chloé consulta son GPS de bord.
Elle se trouvait dans une zone rurale que les autochtones avaient rebaptisée « Terre de Westmoreland », si déserte qu’elle se demandait
comment l’on pouvait vivre dans une région aussi éloignée de toute civilisation.
Ses pensées dérivèrent une fois de plus vers Ramsey Westmoreland.
Oui, cet homme était vraiment irrésistible !
Depuis l’instant où elle l’avait vu, deux semaines auparavant, elle n’avait cessé de penser à lui, se persuadant un peu plus chaque jour
qu’il était l’incarnation parfaite de ce qu’elle recherchait. Elle refusait purement et simplement la réponse négative que Ramsey
Westmoreland avait donnée à Lucia. Aussi avait-elle mis un terme à des vacances pourtant bien méritées sur une île paradisiaque des
Bahamas et pris un vol direct jusqu’ici.
Elle allait tenter de convaincre Ramsey de revenir sur sa décision.
Elle inspira une grande bouffée d’air et, bifurquant à droite comme le lui indiquait son ordinateur de bord, tomba sur un panneau
annonçant fièrement « Ranch Shady Tree ».
Elle stationna sa voiture devant l’énorme bâtisse de deux étages aux allures d’hacienda.
D’après les renseignements que lui avait fournis Lucia, chacun des quinze membres qui constituaient cette grande famille possédait
quarante hectares sur lesquels ils avaient implanté leur résidence privée. La principale habitation occupait à elle seule cent vingt hectares.
Ses propres recherches l’avaient renseignée sur tout ce qui concernait Ramsey.
Ce dernier était âgé de trente-six ans, il avait décroché un diplôme d’agronomie à l’université de Tuskegee et s’était lancé cinq ans
auparavant dans l’élevage des ovins. Avant cela, lui et son cousin Dillon dirigeaient ensemble Blue Ridge Land Development, une
multinationale créée par leurs pères. Ramsey avait ensuite confié les rênes de la société à Dillon pour devenir l’éleveur qu’il avait toujours
rêvé d’être.
Elle avait également appris la disparition tragique de leurs parents, décédés dans un crash aérien et qui avait laissé les deux cousins
responsables de leurs frères et sœurs plus jeunes. Dillon était marié depuis trois mois, lui et sa femme se partageaient entre le ranch qu’ils
possédaient ici et la maison de Pamela, située dans une bourgade du Wyoming.
D’après ce qu’elle savait, Ramsey était le type même de l’homme sexy, symbole d’une réussite éclatante, et en ce sens suceptible
d’intéresser les lectrices de son magazine.
A l’idée de le revoir, son cœur se mit à palpiter plus fort et de légers frissons lui caressèrent le creux des reins.
Allons, il fallait qu’elle se ressaisisse et qu’elle redevienne la femme professionnelle et maîtresse d’elle-même qu’elle avait toujours été.
Elle inspira de nouveau profondément et sortit de sa voiture au moment où la porte d’entrée de la maison s’ouvrait sur l’homme qui hantait
ses rêves depuis quinze jours.
Sourcils froncés, celui-ci l’accueillit d’un sévère :
– Vous êtes en retard !

***
Comme hypnothisé, le regard de Ramsey resta fixé sur la jeune femme sublime qui s’approchait.
Il l’aurait plutôt imaginée mannequin que cuisinière. La tenue qu’elle avait choisie, un jean qui moulait ses formes parfaites et un chemisier
rose sous un blouson de cuir noir, sublimait sa séduction naturelle, lui faisant ressentir de façon aiguë sa trop longue période d’abstinence,
et il ne se lassait pas de contempler son visage à l’ovale parfait encadré d’une cascade de boucles brunes et percé d’yeux verts pailletés
d’or.
– Excusez-moi. Qu’avez-vous dit ?
Il repoussa avec force le désir que cette inconnue lui inspirait.
Ce n’était pas le moment de se laisser vamper par une femme, si désirable soit-elle ! Il aurait aimé pouvoir la renvoyer d’où elle venait,
mais malheureusement la situation ne lui laissait guère le choix. Plus de vingt employés affamés comptaient bien être nourris à l’heure du
déjeuner, et ses propres compétences culinaires se limitaient aux quelques biscuits secs accompagnés d’œufs au bacon calciné qu’il leur
avait servis en guise de petit déjeuner.
Il s’avança vers elle sans pouvoir la lâcher des yeux.
– J’ai dit que vous étiez en retard et que vous serez payée en conséquence. Vous étiez censée arriver il y a plus d’une heure, alors
j’espère pour vous que vous parviendrez à préparer un déjeuner digne de ce nom à vingt hommes dans le laps de temps qu’il vous reste.
Médusée, Chloé écoutait parler Ramsey sans comprendre à quoi il faisait allusion. Pourtant, au lieu de protester elle s’entendit
répondre doucement :
– Bien sûr.
– Alors, mettez-vous au travail sur-le-champ. Je serai de retour pour déjeuner, nous prendrons le temps de parler à ce moment-là. Mais
d’ores et déjà, sachez que je déteste le manque de ponctualité.
Sans lui laisser la moindre chance de riposter, il passa devant elle d’un pas vif pour gagner sa camionnette.
Saisissant enfin de quoi il retournait, elle lui courut après pour tenter de s’expliquer.
– Attendez !
Il s’arrêta et se retourna pour l’épingler d’un regard si ardent qu’un frisson d’excitation la parcourut tout entière.
– Ecoutez-moi bien, ma petite, je n’ai pas une minute à perdre. Alors si vous voulez bien vous rendre en cuisine, je pourrai enfin rejoindre
l’équipe qui m’attend depuis plus d’une heure.
Décontenancée, elle le regarda grimper à bord de sa camionnette et démarrer dans un nuage de poussière.
Pour ce qui était de la couverture de son magazine, c’était loin d’être gagné ! Que pouvait-elle faire, sinon partir et tenter sa chance une
autre fois ?
Malgré elle, elle repensa alors à la cuisinière pour laquelle Ramsey l’avait prise et qui n’était toujours pas là, ainsi qu’aux vingt personnes
qui comptaient sur un solide déjeuner pour les réconforter après une matinée d’effort physique intense.
Il fallait que quelqu’un joigne Ramsey au téléphone et le mette au courant de la méprise dont elle était l’objet.
Elle se frotta le visage, cherchant une solution à ce problème.
Lucia. Elle ne voyait qu’elle pour la sortir de là.
Pourtant, au lieu d’esssayer de joindre son amie, elle resta plantée où elle était, à contempler la grande bâtisse ceinturée d’une large
véranda.
L’air encore frais de ce mois de mars la fit frissonner. Elle resserra son blouson sur elle et grimpa les marches qui menaient à l’intérieur
de la maison. Une fois dans l’entrée, elle referma la porte derrière elle. Ce fut alors qu’elle se dirigeait vers ce qu’elle devinait être la cuisine
que le téléphone se mit à sonner.
Elle s’empressa d’aller décrocher, espérant que c’était Ramsey ou, du moins, quelqu’un susceptible de pouvoir le joindre.
– Allô ?
– Bonjour, répondit une voix féminine. Je suis Marie Dodson, de l’agence d’intérim. Pourrais-je parler à M. Westmoreland, s’il vous plaît ?
– Il n’est pas là.
– Pourriez-vous lui dire que la cuisinière à demeure qui devait venir chez lui pour quinze jours a été envoyée ailleurs par mégarde ?
Chloé pianota du bout de ses ongles parfaitement manucurés sur le bloc-notes qui se trouvait à côté du récepteur.
Une idée germait dans son esprit.
– Bien sûr, je n’y manquerai pas, répondit-elle.
– Je suis vraiment désolée de le laisser dans une situation aussi embarrassante, s’excusa la femme d’une voix où pointait un sincère
regret.
– Je suis certaine qu’il comprendra, rétorqua Chloé, peu convaincue de ce qu’elle disait. En fait, je crois que nous pouvons prendre
d’autres dispositions.
Lorsqu’elle raccrocha quelques secondes plus tard, sa décision était prise : elle allait s’improviser cuisinière.
Son père avait toujours revendiqué ses origines modestes. Il l’avait naturellement poussée à consacrer une partie de ses vacances d’été
aux plus défavorisés. C’était ainsi que, trois étés consécutifs et alors que ses amis se faisent dorer sur le sable blanc des plages de Floride,
elle s’était activée dans la cuisine d’un centre d’accueil pour sans-abri. Mama Francine, qui officiait là depuis des lustres, lui avait appris
tous les rudiments d’une cuisine simple mais goûteuse.
Voilà qui allait lui servir !
En effet, si elle sortait Ramsey Westmoreland de la situation délicate dans laquelle il se trouvait, peut-être lui renverrait-il l’ascenseur en
acceptant de faire la couverture d’Irrésistible ?
Après un coup d’œil à sa montre, elle retira son blouson et releva les manches de son chemisier, persuadée qu’elle tenait là le moyen de
parvenir à ses fins.
-2-
Les mâchoires encore contractées, Ramsey ralentit pour marquer le stop qui se trouvait devant lui.
Il s’était montré si pressé de fuir la présence de cette trop séduisante jeune femme qu’il en avait oublié de lui demander son nom.
Il n’arrivait pas à croire qu’ils allaient vivre sous le même toit pendant quinze jours.
Cette femme l’attirait comme aucune autre femme ne l’avait jamais attiré, sa seule vue lui inspirait des pensées érotiques qui avaient
déserté son esprit depuis des années. Comment était-il censé gérer une situation pareille ?
Il ne voyait qu’une solution : retourner chez lui et lui dire, en y mettant les formes, qu’elle ne correspondait pas à ce qu’il recherchait.
Ensuite, il appellerait l’agence et demanderait qu’on lui envoie quelqu’un d’autre.
Décidé à appeler à la maison, il attrapa son téléphone. Il hésita quelques secondes, avant de se raviser après avoir jeté un coup d’œil à
sa montre.
S’il se débarrassait d’elle maintenant, il y avait fort à parier que ses hommes resteraient le ventre vide toute la journée. Debout depuis
6 heures du matin, ils n’avaient eu droit qu’au pitoyable petit déjeuner qu’il leur avait servi. Ils étaient en droit de se régaler d’un vrai repas
avant de reprendre la dure tâche qui les attendait. Autant se résigner à la garder, du moins pour la journée.
Bien qu’il ne lui ait pas laissé l’opportunité de dire grand-chose, il avait aimé le son de sa voix, curieux mélange de douceur et de gravité.
Mais pourquoi diable une femme aussi jeune et séduisante avait-elle fait le choix d’un tel métier ?
Il grommela un juron entre ses dents.
Cela faisait belle lurette qu’il ne s’était pas intéressé de près à une femme, et il entendait bien que les choses restent ainsi.

***
Un sourire inquiet flotta sur les lèvres de Chloé tandis qu’elle faisait le tour de la vaste cuisine.
La tentation était grande d’appeler Mama Francine pour lui demander de l’aide à distance.
Mais elle résista. Et, après une dernière inspection détaillée des lieux, elle se sentit très vite dans son élément.
La cuisine était équipée d’un énorme réfrigérateur, d’un four, de plans de travail en granite et d’un nombre impressionnant de casseroles
en cuivre bien alignées sur un râtelier. Rien ne manquait. Attenant à la cuisine se trouvait un cellier croûlant sous les réserves et parfaitement
en ordre. Elle n’aurait aucun problème à trouver tout ce dont elle aurait besoin pour nourrir sa petite troupe.
En consultant le registre tenu par la cuisinière et qui se trouvait en évidence sur l’un des plans de travail, elle lut que ce lundi étaient prévus
des boulettes de poulet accompagnées de haricots verts et du pudding.
Jugeant ce repas trop fade, elle opta pour une salade composée, des lasagnes au four, et pour finir l’excellente tarte aux pêches de
Mama Francine. Elle décida également de dresser la table différemment. Elle remplaça l’espèce de plaid affreux qui la recouvrait et qui
semblait avoir connu des jours meilleurs par une nappe jaune beaucoup plus gaie.
Cette table immense autour de laquelle pouvait tenir une cinquantaine de personnes attestait d’une certaine attention de la part de
Ramsey Westmoreland. On devinait que le confort de ses employés lui tenait à cœur. En les accueillant sous son toit, à sa table, il montrait
qu’il les plaçait sur un plan d’égalité avec lui. Cela en disait long sur le genre d’employeur qu’il était, et elle y fut sensible.
Elle était en train de disposer les couverts sur la table lorsqu’elle entendit un véhicule se garer devant la maison. Jetant un coup d’œil par
la fenêtre, elle vit que c’était la camionnette de Ramsey.
Elle se raidit instantanément et inspira à fond pour reprendre le contrôle d’elle-même.
Elle se refusait à flancher devant cet homme qu’elle trouvait certes très séduisant mais qui ne l’intéressait que d’un point de vue
strictement professionnel.
Un nouveau coup d’œil par la fenêtre lui indiqua qu’il était encore au volant de son véhicule, attendant probablement ses hommes pour
entrer dans la maison.
Elle chassa les idées contradictoires qui se bousculaient dans sa tête pour sortir le plat de lasagnes du four.

***
Ramsey se renfonça dans son siège en cuir et se mit à fixer la façade de la maison, attendant de trouver le courage d’entrer chez lui.
Par sa vitre entrouverte lui parvenait une délicieuse odeur de cuisine. Il huma l’air avec curiosité, tentant de deviner à quoi
correspondaient ces effluves.
Un plat italien, peut-être ?
Il se demanda à quand remontait la dernière fois où ses hommes et lui avaient eu droit à autre chose qu’au sempiternel poulet-haricots
verts du lundi.
Il ne trouva pas. Nellie avait beau être douée dans son domaine, elle détestait la moindre entorse à ses habitudes, et surtout elle n’aimait
pas se compliquer la vie. Elle s’acharnait donc à leur servir les mêmes plats toutes les semaines.
Les employés tardant à se montrer, il se résigna à sortir de de son refuge. Il contournait sa camionnette lorsque la porte d’entrée s’ouvrit
sur la cuisinière.
Il s’arrêta, comme pétrifié, incapable de faire un pas supplémentaire.
Non, son imagination ne lui avait pas joué de tour, elle était même encore plus belle que dans son souvenir. Au moment où leurs regards
se croisèrent, il dut lutter contre la vague de désir qui le submergea.
Bon sang, il ne redeviendrait lui-même que s’il avait le courage de la renvoyer chez elle, et cela, aussi vite que possible !

***
A la vue de l’expression renfrognée de Ramsey, Chloé resta interloquée.
Quelle était la raison de cette tension presque palpable qu’elle devinait chez lui ? C’était tout de même elle qui avait passé les deux
dernières heures enfermée dans une cuisine surchauffée, à concoter un repas pour plus de vingt personnes. Elle ne voyait donc aucune
excuse à ce qu’elle estimait une conduite déplaisante à son égard. Au contraire, même, s’il savait qu’elle avait sacrifié ses vacances pour
l’aider à se sortir d’une situation difficile, il se prosternerait devant elle !
Une chaleur diffuse se répandit en elle, qu’elle chercha vainement à dissiper.
Cette vision en entraînait d’autres, beaucoup plus érotiques celles-là. Elle imaginait sa bouche remontant le long de ses jambes, explorant
certaines parties secrètes de son corps…
Pourtant, à y regarder de plus près, il n’avait pas l’air franchement tendre. Ce devait être le genre d’homme autoritaire qui n’hésitait pas à
vous dire en face ce qu’il pensait. Elle le voyait assez bien tout contrôler, ne commettre aucune erreur, et surtout ne pas se laisser manipuler
par qui que ce soit.
Anxieuse de mettre un terme à ce face-à-face embarrassant, elle se lança la première.
– Vous êtes parti si vite ce matin que je n’ai même pas eu le temps de me présenter. Je suis Chloé Burton.
– Vous étiez sacrément en retard, s’entêta-t–il à répéter.
Elle fronça les sourcils, excédée.
Allait-il lui seriner la même rengaine toutes les cinq minutes ? Cette insistance était la preuve d’une certaine intolérance, non ?
– C’est-à-dire que personne ne m’avait prévenue que, lorsque j’aurais quitté les derniers faubourgs de Denver, je me retrouverais dans un
bled paumé au milieu de nulle part. Estimez-vous heureux que je ne sois pas encore sur la route en train de chercher mon chemin.
Elle vit au froncement de sourcils qui barrait le front de Ramsey qu’il était étonné par son ton incisif.
– Quand vos hommes doivent-ils arriver ? poursuivit-elle d’un ton plus enjoué. Je leur ai préparé un festin dont ils me diront des nouvelles.
Il promena sur elle son regard intense.
– Ils ne devraient plus tarder maintenant. Cela nous laisse quelques minutes pour discuter.
La pointe d’accent texan qu’elle perçut dans sa voix lui sembla si sexy que sa bouche en devint sèche.
Etre en présence de cet homme éveillait en elle un faisceau d’émotions contradictoires qu’elle pensait enfouies depuis bien longtemps.
Cela constituait une véritable épreuve pour les nerfs.
– Discuter de quoi ? attaqua-t–elle. Vous avez été suffisamment clair. J’ai bien compris que j’étais en retard et que vous déduiriez ce
retard de ma paie.
Ramsey se tendit plus encore.
Elle avait oublié qu’il était l’employeur et elle l’employée. Et si ses précédents patrons avaient pu trouver son attitude amusante, ce n’était
manifestement pas son cas.
Il s’apprêtait à lui dire quelque chose de ce genre lorsqu’un bruit de camion annonça l’arrivée des hommes.
– Nous reprendrons cette conversation après le déjeuner, décida-t–il d’un ton ferme.
Sans lui laisser le temps d’objecter, il passa devant elle et se dirigea vers la salle d’eau.

***
Ramsey n’avait jamais mangé de lasagnes aussi réussies, et il n’était pas resté insensible au fait que Chloé Burton avait essayé de
changer les choses en rompant les habitudes de Nellie. Une table plus pimpante, un menu différent…
Ses hommes non plus, à en juger par la mine réjouie qu’ils affichaient.
Il avait remarqué qu’ils appréciaient de voir Mlle Burton aux petits soins avec eux, n’hésitant pas à les resservir largement ou à remplir leur
verre vide. Dans un premier temps, leur attitude l’avait amusé. Il s’était plu à les regarder vérifier qu’une alliance n’ornait pas l’annulaire de
Chloé avant de flirter ouvertement avec elle. Puis la distance qu’elle avait su maintenir entre elle et eux l’avait impressionné. Même Eric
Boston et Thel Hinton, deux sacrés coureurs de jupons pourtant, s’y étaient cassé les dents !
Ses hommes étaient de braves gars qui travaillaient dur, et les deux semaines à venir s’annonçaient difficiles, car au travail de la tonte,
qui se produisait une fois par an, succédait l’agnelage, période délicate où les brebis mettaient bas.
– Toi non plus, tu ne peux pas la lâcher des yeux, hein mon vieux ?
Ramsey jeta à Callum Austen un regard perçant.
Lorsqu’il avait décidé de se lancer dans l’élevage des ovins, il était parti se former six mois dans l’un des plus grands ranchs d’Australie.
C’était là qu’il avait rencontré Callum, le plus jeune des fils du propriétaire. Ce dernier avait accepté sa proposition de l’accompagner aux
Etats-Unis pour démarrer son opération. C’était lui qui avait appris à Ramsey tout ce qu’il savait aujourd’hui. Trois ans plus tard, Callum était
toujours là, et il le considérait comme son meilleur ami.
– Tu te fais des idées, mentit-il d’une voix qu’il voulait neutre.
D’accord, il la regardait, mais c’était juste pour vérifier qu’il n’y avait pas de débordements, car elle était tout de même la seule femme
parmi plus de vingt hommes… Ou du moins cherchait-il à se persuader que telle était la raison de son intérêt pour elle.
– Je ne crois pas, non, rétorqua Callum. Mais si tu veux t’en convaincre, ne te gêne pas. Tu l’aurais vue remettre Eric et Thel à leur place !
Les pauvres, elle a dû leur briser le cœur.
Ramsey émit un petit grognement d’approbation et consulta sa montre, donnant ainsi le signal du départ.
Les hommes, qui connaissaient son exigence en matière de ponctualité, se levèrent dans un brouhaha de chaises râclant le sol et
sortirent, sans oublier d’abreuver Chloé de compliments.
Il se leva aussi mais, contrairement aux autres, il ne quitta pas la pièce.
Le moment était venu d’avoir une discussion sérieuse avec sa cuisinière.
Callum, qui était parmi les derniers, lui fit un clin d’œil tout en saisissant son Stetson.
– J’espère que tu n’as pas l’intention de tout foutre en l’air, le prévint-il. Nous l’apprécions beaucoup, et sa cuisine aussi. Nous aimerions
bien qu’elle reste jusqu’au retour de Nellie.
– Nous verrons, répondit Ramsey en détournant la tête, non sans l’avoir avant fusillé du regard.
Il n’avait pas l’intention de débattre de ce sujet avec son ami pour le moment. Car, en dépit des talents culinaires de la jeune femme et du
fait qu’elle s’était comportée en véritable professionnelle, il détestait se sentir pris au piège de ses grands yeux verts.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier que Callum s’était éloigné et poussa un profond soupir de frustration.
Au vu de la réaction de ses hommes, la situation semblait lui échapper totalement.
Une fois encore, il ne put s’empêcher de détailler la silhouette parfaite de Chloé tandis qu’elle allait et venait entre la table et le lave-
vaisselle.
Elle n’était pas grande, environ un mètre soixante, mais elle possédait la plus belle paire de jambes qu’il ait jamais vue. Il était prêt à se
damner pour les voir dénudées.
Si séduisante que soit cette idée, il la repoussa de toutes ses forces.
S’il avait fait de Double Creek Sheep Ranch l’un des établissements les plus réputés de l’Etat, il le devait à sa rigueur et à son sérieux, et
il entendait bien que les choses restent ainsi !
Il s’appuya contre le plan de travail, décidant néanmoins de ne pas interrompre Chloé et de profiter du spectacle charmant qu’elle lui
offrait.

***
Le silence qui régnait dans la pièce était juste troublé par le bruit de la respiration de Ramsey. Une respiration lourde et régulière. Chloé
pouvait presque sentir l’extrême agitation qui animait le propriétaire des lieux.
Elle refusa pourtant d’entamer la discussion.
Elle n’avait pas le temps, il lui restait encore du travail à finir. Lorsqu’elle aurait fini, elle informerait M. Westmoreland qu’elle n’était pas la
cuisinière qu’il attendait et que, comme il lui devait une fière chandelle, elle attendait de lui qu’il fasse un geste en sa faveur.
Elle avait conscience de son regard brûlant posé sur elle, plus exactement sur ses fesses qui, elle le savait, plaisaient plutôt aux hommes.
Cette pensée fit couler le feu dans ses veines. Malgré ses bonnes résolutions, elle pivota vivement sur elle-même pour se confronter à lui
et en finir une bonne fois pour toutes.
– Nous pouvons parler maintenant.
Ramsey Westmoreland opina d’un hochement de tête sans la quitter une seconde des yeux.
– Tout d’abord, je voudrais vous dire que vous avez fait du bon boulot. Mes hommes ont été impressionnés, et moi aussi, je vous l’avoue.
Elle plissa les yeux, surprise d’entendre un compliment sortir de la bouche de cet homme qu’elle pensait psychorigide.
– Merci. Je suis contente que tout le monde ait été satisfait.
– Ils vous ont beaucoup appréciée, vous savez.
Elle jugea le moment venu d’expliquer enfin la vraie raison de sa venue ici.
– Moi aussi, je les ai tous beaucoup appréciés. Mais, monsieur Westmoreland, il faut que je vous dise…
– Ramsey, la coupa-t–il. Je préfère que vous m’appeliez Ramsey, comme tout le monde ici. J’ai dit quelque chose de drôle,
mademoiselle Burton ?
Lorsqu’elle croisa le regard austère de son interlocuteur, son sourire s’élargit un peu plus.
– Vous pouvez m’appeler Chloé, proposa-t–elle à son tour. Ce que je trouve drôle, en fait, c’est que « Ramsey » signifie bélier. Compte
tenu de votre profession, la coïncidence est intéressante, vous ne trouvez pas ?
Il haussa négligemment ses larges épaules.
– Je n’y avais jamais pensé.
– Vous voulez dire que personne avant moi n’avait fait le rapprochement ? s’enquit-elle d’un ton sceptique.
– En tout cas, s’ils l’ont fait, ils ont trouvé plus raisonnable de ne pas le mentionner.
Devant tant de mauvaise foi, elle eut envie de baisser les bras.
Si même les conversations les plus anodines étaient prétextes à hostilités, elle préférait abandonner. Peut-être même devrait-elle
renoncer à son idée de faire de cet homme la couverture de son magazine. Cela lui paraissait soudain bien trop complexe.
Qu’est-ce qui pouvait bien tracasser ainsi Ramsey dès lors qu’il était en sa présence ? Car il était évident que son comportement
changeait selon qu’il s’adressait à elle ou à ses hommes. Il entretenait avec ces derniers une relation amicale et semblait lui réserver à elle
une distance doublée de rigidité.
D’après les recherches qu’elle avait effectuées, il n’avait guère eu de relations amoureuses sérieuses dans sa vie. La seule qu’il avait
connue était celle qu’il avait entretenue avec une certaine Danielle McKay dix ans auparavant, et qui les avait conduits jusqu’à l’autel.
Malheureusement, au moment de prononcer le « oui » qui devait les unir pour la vie, elle avait fait machine arrière et l’avait planté là, au beau
milieu de leurs invités. Un traumatisme dont il avait tout de même dû se relever depuis, compte tenu du temps qui s’était écoulé ?
Et si… ?
Oui, puisqu’elle était là, autant en profiter ! Le meilleur moyen de découvrir ce qu’elle voulait au sujet de Ramsey Westmoreland était de
rester dans les lieux. Si elle voulait savoir qui se cachait derrière cet homme aussi séduisant que taciturne, il était temps de lancer la
machine et de l’interviewer à son insu. Elle allait faire d’une pierre deux coups.
– Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir l’élevage des moutons plutôt que celui des chevaux ou des bovins ? lança-t–elle, mine de rien.
La question parut surprendre Ramsey, qui resta un moment silencieux.
– Pourquoi cela vous intéresse-t–il ?
Suspicieux, en plus, nota-t–elle.
– Simple curiosité. Tous les gens qui sont venus vous donner un coup de main possèdent des élevages de chevaux ou de bovins.
Pourquoi pas vous ?
Il se tut encore, paraissant réfléchir à la réponse qu’il allait lui donner.
– Posséder un élevage était un rêve que mon père et moi partagions, dit-il enfin. Je devais avoir douze ans quand j’ai pris l’habitude de le
suivre dans ses visites à l’un de ses amis, éleveur dans le Maryland. Plus tard, j’ai décroché un diplôme d’agronomie tout en sachant que
j’étais destiné à reprendre un jour l’affaire familiale consacrée à l’immobilier. C’était une idée de papa d’avoir un petit troupeau de moutons
lorsque le temps de la retraite serait venu. Malheureusement, il est mort avant d’avoir pu réaliser ce rêve.
– Je suis désolée, Ramsey, murmura-t–elle, touchée par l’émotion qui émanait de son récit.
Ramsey secoua la tête, visiblement déconcerté de s’être laissé aller à de telles confidences.
– Ecoutez, Chloé, dit-il d’une voix qui avait retrouvé toute sa fermeté, le sujet que je voudrais que nous abordions…
La sonnerie de son portable l’interrompit.
– Excusez-moi, dit-il en tout en décrochant. Oui ?
Hypnothisée, elle contempla le sourire renversant qui retroussait ses lèvres sublimes.
Ainsi donc, il pouvait sourire – dès lors que ce sourire ne lui était pas adressé, bien sûr !
– Oui, Dillon, pas de problème, l’entendit-elle dire. J’arrive.
Il referma le clapet de son téléphone d’un geste sec et le fourra dans la poche de son jean.
– Je dois y aller, annonça-t–il. Nous reprendrons cette conversation à mon retour, d’ici une heure ou deux.
Il s’apprêtait à quitter les lieux lorsqu’elle dit :
– Je serai partie.
La réponse le coupa dans son élan. Il pivota sur lui-même et la fixa d’un air interrogateur.
– Comment ça, partie ?
Elle essaya, en vain, d’échapper à ce regard qu’elle trouvait trop ardent.
– Je retourne en ville.
Il s’appuya contre le plan de travail le plus proche et croisa les bras.
– L’agence ne vous a pas informée que je cherchais une employée à demeure ? Mes hommes prennent leur petit déjeuner à 5 heures le
matin.
– A 5 heures ? se récria Chloé, que cette perspective n’enchantait guère.
– Oui.
– Votre cuisinière dormait ici ? insista-t–elle, méfiante.
– Non. Il n’y avait aucune raison pour cela. Elle et son mari vivent à moins de dix kilomètres d’ici.
Il marqua une pause, levant un sourcil.
– Que vous ont-ils dit à l’agence, au juste ? Il faut que vous sachiez que nous sommes en pleine période de tonte, ce qui n’arrive qu’une
fois par an mais exige toute notre attention et toute notre énergie. Nous n’avons que quinze jours devant nous pour tondre plus de trois cents
bêtes, ce qui veut dire que mes hommes et moi allons devoir travailler quasiment sans interruption si nous voulons y parvenir. J’ai donc
besoin d’être libéré de tous les problèmes d’intendance, et j’ai à cœur que les hommes soient nourris comme ils le méritent. Aussi,
j’aimerais ne pas avoir à me demander tous les matins si vous vous êtes bien réveillée à l’heure.
– Je serai là demain matin, s’entendit-elle dire. Vous pouvez compter sur moi.
Ramsey fronça les sourcils, désorienté.
Ne s’était-il pas fait la promesse de se débarrasser d’elle dès que possible ? De ne pas partager le même toit ? Il devrait être heureux de
la voir débarrasser le plancher. Dans ce cas, comment expliquer le vide qu’il ressentait déjà à l’idée de la voir partir ?
Il haussa les épaules, refusant de creuser davantage toutes ces interrogations.
– Ne soyez pas en retard, ne put-il s’empêcher d’ajouter, d’une voix qu’il jugea lui-même trop dure.
– Je vous ai dit que je serais là, non ? riposta la jeune femme sur le même ton.
Il se raidit instantanément.
– Tirez juste la porte derrière vous lorsque vous partirez, dit-il en franchissant le seuil. A demain.
-3-
– Je t’en prie, Chloé, dis-moi que c’est une plaisanterie !
Chloé laissa tomber son bagage à ses pieds et se tourna vers Lucia, qui ne cachait pas son inquiétude.
Elle venait d’annoncer à son amie qu’elle avait décidé de retourner au ranch. Elle jugeait finalement plus pratique d’être sur place que de
prendre le risque de se fourvoyer au petit matin sur des routes désertes.
– Allons, ce n’est pas si dramatique ! Je rends service à Ramsey Westmoreland, et ainsi il sera bien obligé de me rendre la pareille.
Lucia leva les yeux au ciel devant tant de bêtise affichée.
– A mon avis, il ne verra pas les choses sous le même angle. Tu te rends compte, tu vas pénétrer dans son intimité sans qu’il sache qui tu
es véritablement ! Il y a fort à parier que lorsqu’il apprendra la vérité, il se sentira salement trahi.
– Mais il n’est pas question de trahison.
– Bien sûr que si. Et c’est moi qui en subirai les conséquences pendant que tu auras retrouvé le soleil de Floride. Crois-moi, je les
connais assez pour savoir que tout le clan va me tomber dessus !
Chloé croisa les bras sur sa poitrine et épingla son amie d’un regard perçant.
– Et la colère de quel membre de cette famille redoutes-tu le plus, Lucia ?
Elle sut qu’elle avait visé juste lorsqu’elle vit son amie piquer du nez sur ses chaussures, les joues en feu.
– Je ne vois pas de quoi tu parles, protesta faiblement celle-ci.
– Quelle est la raison qui te pousse à ne pas vouloir faire de vagues avec les Westmoreland ? insista Chloé. Allez, vas-y, je t’écoute. C’est
Ramsey ?
– Non, pas du tout, s’empressa de répondre Lucia. Personne, en fait.
– Je te le demande une dernière fois, dit Chloé qui ne comptait pas en rester là. De qui crains-tu des représailles ? Et ne me fais pas
perdre mon temps en niant qu’il s’agit d’un Westmoreland !
A contrecœur, Lucia leva les yeux et avoua d’une voix plate :
– Il s’agit de Derringer, le frère cadet de Ramsey.
Son regard était si plein d’amour que Chloé en eut le cœur serré.
Elle connaissait Lucia depuis des années maintenant ; pourtant, elle ne l’avait jamais entendu prononcer ce nom.
– Derringer ? Quand tout cela a-t–il commencé ?
Lucia esquissa un faible sourire.
– En fait, je l’aime depuis toujours.
– Depuis toujours ? Et tu viens juste de me l’avouer ?
– J’ai commencé à avoir le béguin pour lui au collège, mais il ne voyait en moi qu’une amie de sa sœur. J’ai cru que je m’en étais guérie
lorsque je suis partie pour l’université, mais je m’étais trompée. Lorsque je suis revenue quatre ans plus tard, il me faisait toujours le même
effet.
Un sourire radieux éclaira son visage lorsqu’elle ajouta :
– Le mois dernier, il est venu au magasin acheter de la peinture, et c’est moi qui me suis occupée de lui. Pour la première fois depuis
toutes ces années, nous avons pu parler, et il m’a demandé…
– De sortir avec lui ? anticipa Chloé, au comble de la curiosité.
– Pas encore. Mais j’ai bon espoir.
Elle comprenait cette lueur de bonheur qui éclairait le regard de son amie, elle-même avait ressenti toute la journée un trouble identique.
– Maintenant que je connais tes sentiments à l’égard de Derringer Westmoreland, je dirai la vérité à Ramsey dès que possible. Juste le
temps nécessaire pour lui laisser penser qu’il m’est redevable.
Lucia approuva d’un hochement de tête.
– Je sais à quel point tu tiens à faire ce numéro spécial avec lui…
– Ne t’inquiète pas, nous finirons bien par trouver un terrain d’entente.

***
Ramsey leva les yeux du dossier qu’il était en train d’étudier, l’eau à la bouche à la perspective d’aller dévorer la dernière part de la
délicieuse tarte aux pêches qu’avait cuisinée Chloé.
Ses pensées dérivèrent instantanément vers celle-ci. Il revit ses jambes moulées dans le jean étroit, sa poitrine généreuse qu’il se plaisait
à dénuder en pensée. L’image qu’il avait d’elle était si précise, le désir si fort, qu’il sentit son sexe durcir.
Il lança avec rage son stylo sur le bureau et, renfrogné, se leva de son fauteuil.
Ce n’était pas d’une part de gâteau qu’il avait besoin, mais d’une bonne bière fraîche.
Tandis qu’il sirotait sa canette dans la cuisine, le silence lui parut soudain pesant, la maison, trop grande et trop tranquille. Sans raison
précise, ses pensées dérivèrent vers son aïeul Raphaël Westmoreland, qui l’avait construite.
Lorsque chaque membre de la famille atteignait l’âge de vingt et un ans, il se voyait attribuer une parcelle de quarante hectares. C’était ce
qui expliquait que tous vivaient à proximité les uns des autres. En tant qu’aîné, Dillon avait reçu en plus la propriété familiale baptisée Shady
Tree Ranch, vaste bâtisse de deux étages que l’on réquisitionnait pour toutes sortes de cérémonies…
De petits coups discrets frappés à la porte le sortirent de ses pensées. Il consulta l’horloge murale.
23 heures. Ce pouvait être sa sœur Megan qui passait lui dire bonsoir au sortir de l’hôpital où elle était anesthésiste.
Mais quand il ouvrit, il se retrouva face à Chloé Burton qui attendait sous la véranda, une valise à la main.
Sa surprise fut telle qu’il en resta muet. Il la considéra en silence, fixant d’un œil désapprobateur la paire de leggings qui dissimulait ses
jambes sous sa minijupe.
Elle restait néamoins très belle et très sexy, et, comme chaque fois qu’il se trouvait en sa présence, une vague de désir irrépressible le
submergea.
– Je sais, j’ai dit que je reviendrais demain matin. Mais je ne voulais pas prendre le risque d’arriver en retard, expliqua la jeune femme,
légèrement essoufflée. En outre, si les hommes doivent prendre leur petit déjeuner à 5 heures, cela signifie que je dois m’affairer en cuisine
dès 4 heures. Alors, voilà…
– Voilà, répéta-t–il tandis que des idées toutes plus érotiques les unes que les autres se bousculaient dans sa tête.
Il aurait dû écouter ce que lui dictait la raison et contacter l’agence d’intérimaires sitôt qu’elle avait eu le dos tourné, mais il y avait renoncé
pour des raisons qui lui demeuraient obscures. Il devait admettre à contrecœur qu’il s’était surpris plusieurs fois à attendre impatiemment
son retour. Mais maintenant qu’elle était là face à lui, il ne savait trop comment réagir.
– Vous comptez me laisser sur le seuil toute la nuit ? le taquina Chloé en souriant.
Il lui rendit son sourire et s’effaça pour la laisser passer.
– Bien sûr que non. Entrez.
Lorsqu’elle passa devant lui, le frôlant presque, il huma avec délice les effluves de son parfum.
Quelque chose de piquant et de sensuel, à son image. Un peu envoûtant, aussi.
– Où est ma chambre ? s’enquit-elle en le regardant par-dessus son épaule.
– A l’étage. Suivez-moi.
Ils gravirent un escalier qui débouchait sur un large palier.
– Bel endroit, le félicita-t–elle.
– Vous n’aviez pas visité ? J’aurais cru que vous aviez déjà inspecté les lieux.
– Pas du tout, rétorqua-t–elle, offensée. Je ne me serais jamais permis de fureter partout alors que ma place est dans la cuisine.
– Excusez-moi si je vous ai froissée, dit-il, conscient de sa maladresse.
Il ne savait pas trop si elle était sincère, mais à la voir jeter un coup d’œil curieux sur les pièces devant lesquelles ils passaient, il était
tenté de la croire.
C’était Gemma, la cadette, qui s’était chargée de la décoration intérieure des cinq chambres, et elle attendait impatiemment son feu vert
pour appliquer ses talents au reste de la maison. Du plus loin qu’il se souvenait, celle-ci avait toujours manifesté sa volonté de devenir
décoratrice, et elle l’avait prouvé en se lançant dès l’âge de huit ans dans la confection de rideaux qu’elle destinait à la Chevrolet qu’il venait
de s’offrir. Pour rendre les choses plus discrètes tout en ménageant l’amour-propre de sa petite sœur, il les avait placés sur les vitres
arrière, priant pour que ses amis ne les remarquent pas trop.
Lorsqu’ils atteignirent la chambre qu’il réservait à Chloé, il s’effaça pour la laisser passer la première.
Il comprit à l’expression qu’elle affichait qu’il avait fait le bon choix. La pièce, tout en nuances pastel, correspondait parfaitement à son
extrême féminité.
Le moment était venu de lui souhaiter une bonne nuit et de la laisser seule.
Tandis que, immobile, elle passait au crible chaque recoin de la chambre, il alla placer son bagage sur le lit.
– J’ignore qui s’est chargé de la décoration de cette maison, mais c’est vraiment réussi ! s’extasia-t–elle en reportant son regard sur lui.
Un regard brûlant dans lequel il pouvait lire des promesses de nuits torrides et de voluptés partagées.
Ils se fixèrent l’un l’autre avec intensité, sans ciller, sans prononcer un mot.
Il aurait aimé pouvoir dire que ce qu’il sentait entre eux était un effet de son imagination, mais la pointe dressée des seins de la jeune
femme attestait du contraire. Tout comme le feu qui coulait dans ses propres veines et son sexe tendu. Et toute capacité intellectuelle
semblait l’avoir déserté.
– Je vais vous laisser défaire vos bagages, dit-il enfin, coupant court à l’électricité presque palpable qui régnait dans la pièce.
Elle opina en silence.
– Bonne nuit, Chloé. A demain.

***
Quelques heures plus tard, Ramsey arpentait nerveusement sa chambre, loin de tout espoir de sommeil.
Il n’y avait plus aucun doute, il fallait qu’il renvoie cette femme. Car il ne rêvait que d’une chose : aller la rejoindre et prendre sa bouche
dans un baiser passionné. Cette pensée l’obsédait. Il se voyait la presser contre son corps enfiévré tandis que leurs langues se
mélangeraient avidement. Chaque parcelle de son corps la réclamait avec la violence d’un volcan en éruption.
Il n’arrivait pas à analyser l’origine d’une attirance aussi forte. Il savait juste qu’il avait eu envie de posséder Chloé Burton à la seconde où
il avait posé les yeux sur elle, et que cette envie l’avait poursuivi tout au long de la journée. Comment, en quelques heures, avait-elle réussi à
transformer son cerveau en une bouillie informe, incapable d’obéir à ses ordres ? Même ses hommes avaient dû se rendre compte que
quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Car si Eric et Thel, coureurs de jupons invétérés, avaient renoncé aussi facilement, ce n’était
pas parce que le discours de Chloé les avait impressionnés. Non, ils avaient compris l’intérêt qu’il lui portait et, jugeant le terrain miné, ils
avaient préféré battre en retraite.
Il se frotta le visage de ses mains, lâchant une bordée d’injures.
Elle devait probablement dormir du sommeil du juste, pendant que lui faisait les cent pas depuis des heures, cherchant vainement à
calmer le désir qui l’empêchait d’aller se coucher !
Maintenant, il se sentait désorienté, à deux doigts de perdre complètement les pédales. Il brûlait de faire irruption dans sa chambre, de la
tirer des draps sans ménagement et de lui intimer l’ordre de quitter les lieux sur-le-champ.
De tous les mâles de la famille, il était le seul que les femmes n’intéressaient pas outre mesure, à tel point que ses frères le
soupçonnaient de penser plus à ses moutons qu’à d’éventuelles conquêtes.
En effet, ils n’étaient pas loin d’avoir raison, mais il estimait que cela ne regardait que lui, et il n’hésitait pas à clamer haut et fort qu’il tirait
fierté à se démarquer d’eux, consommateurs effrénés de préservatifs et de proies en tous genres. Il était également prompt à le souligner le
fait que Danielle McKay, la femme qu’il avait choisi d’épouser, l’ait brutalement quitté au moment où ils allaient échanger leurs vœux n’avait
rien à voir dans sa façon de vivre.
Il n’avait appris que bien plus tard la raison qui avait poussé Danielle à dire « Non, je suis désolée » plutôt que « oui, je le veux » : elle
avait rencontré quelqu’un dont elle était tombée enceinte.
Il lui était finalement reconnaissant d’avoir jugé indécent de se faire épouser en faisant passer l’enfant pour le sien. Ce que sa famille
ignorait et qu’il avait en revanche toujours tenu secret, c’était qu’il avait demandé la jeune femme en mariage poussé par une sorte
d’obligation morale plutôt que porté par l’amour. Aussi s’était-il senti presque soulagé de la voir s’enfuir de l’église…
Mais les dernières pensées dans lesquelles il s’était plongé n’avaient pas calmé son ardeur comme il aurait pu s’y attendre.
Décidément, cette expérience inédite était aussi cruelle qu’intolérable ! La nuit était courte et il fallait qu’il dorme s’il voulait se réveiller à
l’heure.
Il gagna son lit, laissant échapper un juron à chacun de ses pas.
Une bonne résolution en entraînant une autre, il décida une fois encore d’appeler l’agence dès que possible pour leur demander de
trouver une remplaçante à Chloé Burton. En outre, cela éviterait les ragots qui ne manqueraient pas de circuler dès que certains membres
indélicats de sa famille auraient pris connaissance du fait qu’une jeune et charmante cuisinière avait remplacé Nellie.
Car il ne faudrait pas longtemps pour que les paris soient pris !
-4-
Lorsque Chloé entendit un bruit de pas derrière elle, elle ne cessa pas pour autant de battre les œufs qu’elle avait cassés dans un énorme
saladier.
Elle savait que c’était Ramsey.
Elle avait décidé fermement et froidement qu’aujourd’hui, envers et contre tout, elle ne se laisserait pas troubler par Ramsey
Westmoreland.
Après tout, même s’il semblait être le seul à retenir son attention, il ne manquait pas d’hommes séduisants sur terre !
Pour sceller cette bonne résolution, elle attendit en silence, les yeux rivés sur son saladier, qu’il se manifeste le premier.
– Bonjour.
La voix grave et chaude lui envoya des ondes de désir dans tout le corps.
Bien, il avait fait le premier pas. Mais quel besoin avait-il de prononcer quelque chose d’aussi anodin d’une voix aussi sensuelle ?
Voyons, il n’était même pas 4 heures du matin, et la journée qui l’attendait s’annonçait difficile. Alors, elle allait chasser ces idées de son
esprit et se concentrer sur le boulot !
Elle se tourna vers lui pour répondre à contrecœur :
– Bonj…
Le reste mourut sur ses lèvres.
Il avait le culot de s’exhiber devant elle à moitié nu !
Enfin… Si l’on exceptait son jean et la chemise qu’il était en train d’enfiler, mais qui dévoilait un torse et des bras musculeux, ainsi que de
larges épaules.
Elle voulait bien essayer de se préserver, mais comment résister à tant de séduction ?
Ramsey, à qui son trouble n’avait pas échappé, l’épingla du regard, mais elle resta malgré elle hypnotisée par son corps splendide
jusqu’à ce que sa chemise soit entièrement boutonnée, se maudissant intérieurement de sa faiblesse qui lui faisait autant apprécier le
spectacle.
Elle comprenait amplement à présent pourquoi elle avait désigné cet homme pour figurer en couverture d’Irrésistible !
– Je n’arrive pas à croire que vous soyez levée avant moi, bougonna Ramsey en enfilant un ceinturon dans les passants de son jean.
Elle se demanda avec un brin d’agacement s’il était dans ses habitudes de finir de s’habiller au beau milieu de la cuisine.
– Je n’arrivais pas à me rendormir, mentit-elle à demi, jugeant inutile de lui expliquer les raisons qui l’avaient tenue éveillée. C’est toujours
comme ça lorsque je ne suis pas dans mon lit.
– En tout cas, vous avez l’air en pleine forme. Et tant mieux, parce que les hommes vont arriver, affamés.
– Mama Francine dit que les hommes ont toujours faim. Même quand leurs estomacs sont pleins.
– Et peut-on savoir qui est Mama Francine ?
Elle faillit se trahir mais se rattrapa de justesse.
– C’est la personne qui m’a appris à cuisiner.
Il opina d’un vague hochement de tête tandis qu’elle reportait toute son attention sur ses œufs.
Elle l’entendit bouger mais se refusa à lever les yeux sur lui.
A quoi bon ? Elle savait pertinemment que c’était vers elle qu’il se dirigeait et qu’il inspectait tout sur son passage. Chaque pas qui le
rapporchait d’elle faisait battre son cœur un peu plus fort et accentuait la chaleur diffuse qui se répandait en elle.
Ramsey s’appuya négligemment contre le rebord du plan de travail où elle travaillait.
– Je suis très impressionné.
Elle ne put empêcher le sourire de satisfaction de lui monter aux lèvres.
– Encore ?
– Oui. Prévoir à la fois du bacon et des saucisses pour plus de vingt personnes, ce n’est pas donné à toutes les cuisinières.
– J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
– Non, au contraire. C’est juste que Nellie ne nous laissait pas le choix.
Elle lui lança un regard appuyé par-dessus son épaule.
– Je ne suis pas Nellie.
Le regard de Ramsey s’attarda une nouvelle fois ostensiblement sur elle.
– Je vois ça, oui, dit-il d’une voix traînante.
Ne sachant trop quoi répondre à cela, elle mit son saladier de côté et se concentra sur les pancakes qu’elle mit à cuire dans une énorme
poêle.
Consciente du désir qu’elle lui inspirait, elle se plut à s’imaginer en train de retirer de dessous sa jupe ce legging qu’il semblait exécrer et
qu’elle avait jugé approprié à la situation.
– Vous faites des pancakes aussi ?
– Oui, acquiesça-t–elle en souriant. Vous n’y aviez pas droit non plus ?
– Exact.
Elle enfourna la pile de crêpes dans le four afin de les maintenir au chaud, cherchant à ignorer les ondes de chaleur que la proximité de
Ramsey déclenchait en elle.
A bien le regarder il avait la mine défaite de quelqu’un qui n’avait pas beaucoup dormi, mais cela n’enlevait rien à son charme.
– Ramsey, puis-je vous poser une question ?
– Cela dépend de ce que vous voulez savoir, répondit-il sur la défensive.
– Pourquoi Nellie n’offrait-elle que le strict minimum à vos hommes ?
La question parut amuser Ramsey, qui esquissa un sourire en coin.
– Si vous connaissiez Nellie, vous ne me poseriez pas la question.
– Justement, je ne la connais pas, répondit-elle en haussant les épaules.
En réponse, il inclina légèrement la tête de côté et plongea dans son regard.
Ce fut immédiat, elle sentit son corps s’enflammer instantanément.
Etait-il conscient du trouble extrême qu’il déclenchait chaque fois qu’il posait les yeux sur elle ? Cela lui paraissait tellement irréel, au
regard de ce qu’elle avait vécu avec Darren !
Mais il fallait dire que celui-ci était très occupé à asseoir sa carrière politique en paradant à ses côtés – elle était la fille du sénateur
Burton, tout de même – dans le but avoué d’impressionner les élus qui pourraient le propulser toujours plus haut. Quant à ses moments de
liberté, il préférait les consacrer à des blogs politiques sur internet. A sa décharge, il ne lui avait jamais caché son peu d’intérêt pour les
petites attentions auxquelles les femmes sont si attachées. Le romantisme n’était définitivement pas son truc. Mais la coupe avait été pleine
lorsqu’il lui avait suggéré d’expérimenter l’amour à trois. Pour un homme qui n’était même pas fichu d’assurer à deux, c’en était trop ! Elle
avait sommé Darren de vider les lieux avec ordre de ne plus jamais remettre les pieds chez elle. A partir de là, elle s’était fixé comme but de
faire de son magazine une réussite et de ne plus se laisser prendre au piège de l’amour.
Et voilà que, rompant une partie de ces promesses, elle se comportait aujourd’hui de la façon la plus banalement féminine, prête à sauter
sur Ramsey Westmoreland dès que l’occasion se présenterait !
Sa voix la ramena brutalement sur terre.
– Nellie a une théorie toute personnelle selon laquelle, si elle leur donne juste le minimum au petit déjeuner, ils se jetteront sur ce qu’elle
aura préparé pour le déjeuner.
Chloé fronça les sourcils, hermétique à cette théorie qu’elle jugeait stupide.
– Avec un métier aussi physique, j’imagine que cela ne modifierait pas leur appétit.
– En effet.
Elle fut sur le point de développer sa pensée puis y renonça.
A quoi bon ? Nellie et elle n’avaient manifestement rien en commun, et la façon dont elle dirigeait sa cuisine ne regardait qu’elle. Son but
à elle, Chloé, était de faire en sorte que lorsque viendrait le jour de la confession, Ramsey lui serait tellement reconnaissant qu’il accéderait
sans hésiter à sa requête. Et si la confection d’un petit déjeuner solide et varié l’aidait en cela, eh bien, tant mieux !
A vrai dire, elle n’avait pas trop à se forcer. Se retrouver dans une cuisine lui faisait constater à quel point elle adorait ce qu’elle avait
considéré jusque-là comme un passe-temps agréable.
– On dirait qu’ils arrivent, dit-elle en entendant un bruit de moteur.
– Non. C’est Callum, expliqua Ramsey. Il vient toujours plus tôt que les autres. Lui et moi avons pris l’habitude de faire le point ensemble
tous les matins avant de passer à table.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
Elle avait déjà remarqué la veille, à la façon dont les deux hommes se comportaient, qu’ils étaient amis.
– Il est australien, n’est-ce pas ?
Ramsey alla remplir une tasse de café et en sirota une gorgée.
Bon sang ! Même son café était sacrément bon !
– Oui, finit-il par répondre évasivement.
Peu de gens de son entourage savaient que Callum était en fait un richissime propriétaire terrien à la tête de plusieurs élevages très
productifs. Généreux, il reversait à des œuvres caritatives l’intégralité du salaire qu’il percevait au ranch. Ce qu’ignoraient également les
gens qui les côtoyaient, c’est que la raison essentielle qui le liait au Double Creek Sheep Ranch avait pour nom Gemma et qu’il n’avait nulle
intention de retourner en Australie sans elle.
Ramsey se connaissait suffisamment pour savoir que, lorsqu’il s’agissait de ses trois sœurs, il se comportait en véritable mère poule,
mais il avait fallu moins d’un an à Callum pour le persuader que ses intentions à l’égard de Gemma étaient honorables, qu’il l’aimait et qu’il
voulait l’épouser. Malheureusement, Gemma n’était pas aussi claire. Elle n’avait jamais laissé entendre que Callum l’intéressait, ni même
qu’elle avait la moindre conscience des sentiments qu’il lui portait. La partie était donc loin d’être gagnée pour son ami australien.
Il balaya une dernière fois la cuisine du regard avant de dire d’un air satisfait :
– Vous avez l’air d’avoir la situation bien en main.
– Vous en doutiez ? repartit Chloé d’un ton moqueur.
– Absolument pas. D’ailleurs, vous nous avez montré hier ce dont vous étiez capable.
– Alors, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? l’interrogea-t–elle en levant fièrement le menton.
Il pourrait prétendre ne pas savoir à quoi elle faisait allusion mais il préféra n’en rien faire.
A quoi bon le nier, c’était lui qui la prenait de haut depuis le début. Probablement manquait-il d’expérience en ce qui concernait ce genre
de femme, si séduisante que les voix se taisaient sur son passage, qui affichait une sensualité débordante. Une femme qui l’enflammait au
premier regard, une femme qu’il brûlait d’embrasser.
Cette idée accéléra les battements de son cœur, et il sut avec certitude que, si elle passait encore une nuit sous son toit, il ne pourrait pas
résister au désir qui le submergeait.
Il devait se montrer fair-play. Il fallait qu’il la prévienne des risques qu’elle encourait si elle décidait de rester à son service.
– Quel âge avez-vous, Chloé ?
– Vingt-huit ans.
Il hocha lentement la tête en soutenant le regard qu’elle rivait sur lui.
– Alors, vous avez l’âge de savoir ce qui ne va pas chez moi. Mais au cas où vous n’en auriez pas la moindre idée, je vous le montrerai
plus tard.
Le message était clair, surtout doublé de ce regard porteur de promesses qu’il ne cherchait même pas à dissimuler.
L’arrivée de Callum dans la pièce empêcha Chloé de riposter.
– Je ne vous dérange pas ? s’enquit ce dernier, son regard allant de l’un à l’autre.
– Pas du tout, répondit Ramsey. Je t’attendais. Viens, allons dans mon bureau.
Il posa sa tasse vide sur le comptoir et s’apprêtait à quitter la pièce lorsqu’il remarqua que Callum s’attardait auprès de Chloé.
– Vous êtes superbe ce matin, Chloé, la complimenta-t–il de sa voix grave imprégnée d’un fort accent australien.
La jeune femme le gratifia d’un regard perplexe, ne sachant visiblement pas trop s’il s’agissait là d’une simple formule de politesse ou
d’une tentative de séduction.
Un brin irrité, Ramsey rappela son ami à l’ordre d’un ton sec.
– Callum, nous perdons du temps. Tu viens, oui ou non ?
– J’arrive, répondit Callum, un sourire narquois aux lèvres.
Mâchoires contractées, Ramsey fit claquer la porte derrière eux.
– A quoi joues-tu ? siffla-t–il entre ses dents.
Callum lui adressa un regard innocent que Ramsey ne prit pas une seconde au sérieux.
– Je ne vois pas de quoi tu parles.
– Tu flirtais avec elle.
Le sourire ironique de Callum s’accentua un peu plus.
– Et alors ?
Ramsey croisa les bras sur sa poitrine, ne cherchant pas à cacher l’impatience qui le gagnait.
– Si le but est de me faire sortir de mes gonds…
– Eh bien, ça marche, le coupa Callum en se laissant tomber sur l’un des fauteuils en cuir qui meublaient la pièce. Allons, avoue. Cette fille
te plaît, et c’est pour cela que tu veux t’en débarrasser. Elle est bien supérieure à Nellie à tous points de vue, nous avons tous pu faire la
différence. Je déteste avoir à te le dire, mais Nellie ne nous manque pas, et tu sais très bien pourquoi.
Ramsey poussa un profond soupir.
Oui, il savait pourquoi. Le comportement de Nellie avait commencé à changer lorsqu’elle avait appris que son mari la trompait. Elle avait
alors déversé sa colère et son amertume sur la population mâle du ranch. Au début, les hommes s’étaient montrés compatissants, ils
avaient fait preuve de sollicitude à son égard. Puis, le temps passant, l’attitude de la cuisinière avait fini par les irriter. Ils ne voulaient plus
avoir à payer pour les erreurs d’un autre.
– D’accord, Nellie ne manque à personne. Mais il n’en reste pas moins qu’elle reprendra sa place dès son retour, décida-t–il avec
fermeté.
– Parfait, conclut Callum. En attendant, tes hommes vont apprécier de retrouver tous les jours la bonne cuisine et la gentillesse de Chloé.
Puis, devant son mutisme, il se hasarda à ajouter :
– Ecoute, mon vieux, je comprends ton problème. Bienvenu au club, je sais ce que c’est que de désirer une femme à en mourir.
Ramsey fronça les sourcils.
– Je te rappelle que c’est de ma sœur dont tu parles, là !
– Je parle de la femme que j’ai l’intention d’épouser, même si pour le moment elle ne daigne pas m’adresser la parole, rétorqua son ami
que son ton mençant ne paraissait pas inquiéter. Alors, ne t’étonne pas si tu te réveilles un jour et que nous ne sommes plus là. C’est juste
que je l’aurai kidnappée, ajouta-t–il avec malice.
Ramsey se renfrogna encore plus.
– J’espère pour toi que c’est une plaisanterie !
Il secoua la tête en émettant un petit rire sardonique.
– De toute façon, je ne te donne pas une semaine avant de la ramener. Gemma ferait de ta vie un enfer et n’aurait de cesse de se
venger.
Cette perspective amena un sourire amusé sur les lèvres de Callum.
Même si le tableau était un peu caricatural, Ramsey savait qu’il avait raison : sa sœur n’avait pas sa langue dans sa poche, elle avait pour
habitude de toujours dire ce qu’elle pensait. Mais cela n’empêchait pas Callum d’être fou amoureux d’elle. Allez y comprendre quelque
chose !
– Tu es sincère lorsque tu dis que tu laisseras partir Chloé dès la fin de son contrat ? dit celui-ci d’une voix traînante. Je trouve quand
même dommage que nous ayons à subir les conséquences d’une libido débordante que tu n’arrives pas à contrôler…
Pour une fois, Ramsey regrettait que son ami ne s’attarde pas plus longtemps sur Gemma, son sujet de prédilection, mais il jugea inutile
de protester.
A quoi bon, puisque Callum voyait juste ?
– Sais-tu que tes hommes ont déjà pris les paris ? continua son ami, nullement découragé par son mutisme obstiné. Certains d’entre eux
vont être drôlement surpris, et heureux, de retrouver Chloé ce matin !
– Elle n’est pas la seule bonne cuisinière des environs, j’imagine, rétorqua enfin Ramsey, que l’idée de ses employés pariant sur l’intérêt
qu’il portait à Chloé Burton n’amusait guère.
– Certainement. Mais rares sont celles qui accepteraient de vivre dans un lieu aussi retiré. D’ailleurs, je me demande…
– Quoi ?
– Pourquoi une femme comme elle n’est pas rebutée par la perspective de venir s’enterrer au milieu de nulle part pendant quinze jours ?
Elle n’a donc pas de famille ?
Ramsey haussa les épaules évasivement.
Il ignorait tout de la vie personnelle de Chloé, essentiellement parce qu’il n’avait pas envisagé de la garder.
– Qui te dit qu’elle n’est pas en fuite et qu’elle n’a pas saisi cette opportunité pour se planquer ? insista Callum.
– Et pourquoi serait-elle en fuite ?
– Je ne sais pas, moi. Pour échapper à un mari violent, à un fiancé psychotique, à un petit ami trop exclusif… En tout cas, si j’étais toi, je
chercherais à le savoir.
Ramsey se rappela ce que lui avait dit la jeune femme le soir précédent : elle était revenue par crainte d’être en retard. Mais s’il y avait
une raison plus profonde derrière cette explication simpliste ?
– Je ne pense pas qu’elle soit mariée ni même fiancée, elle ne porte pas de bague. Et je n’ai remarqué aucune trace attestant qu’elle en
ait porté une un jour.
– Et alors ? Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’a pas de famille, ou de compagnon qui lui veut du mal.
Ramsey leva les yeux au ciel, signifiant par là qu’il ne voulait pas entrer dans ce genre de considérations.
– Si tu la renvoies, tu seras peut-être responsable de sa mort, insista encore Callum.
– Epargne-moi cette comédie, tu veux bien ?
– En tout cas, s’il se produisait un drame, tu ne pourras pas dire que je ne t’aurai pas prévenu, dit Callum en se levant.
– Hé ! Où vas-tu ? Nous n’avons même pas commencé notre réunion.
– Il n’y en aura pas ce matin. Parce que, en ce qui me concerne, je ne peux pas résister plus longtemps à cette délicieuse odeur de bacon
et de saucisses. Et par ailleurs, si tu comptes vraiment te débarrasser de Chloé, autant profiter d’un bon petit déjeuner, car qui sait ce que
nous mangerons à midi ?

***
Ramsey avait toujours été fier de deux choses : sa force de caractère et le contrôle qu’il avait sur lui-même. Deux traits de sa personnalité
qui s’envolèrent sitôt qu’il pénétra dans la cuisine une heure plus tard.
Tous les hommes partis, Chloé s’était remise au travail.
A l’instant où il posa les yeux sur elle, il fut pris d’une envie irrésistible de fondre sur elle et de l’embrasser jusqu’à ce qu’il la sente
totalement abandonnée entre ses bras.
– Je vous ai gardé une assiette au chaud dans le four, lui dit-elle gentiment.
Il la remercia d’un hochement de tête, surpris qu’elle ait eu une telle attention pour lui.
Il avait préféré s’isoler dans son bureau, cherchant la concentration nécessaire à la finalisation d’un dossier qu’il n’avait pas réussi à
boucler la veille au soir. Aux éclats de voix et aux rires qui lui étaient parvenus depuis la cuisine, il avait compris qu’une fois encore Chloé
avait su toucher le cœur de ses hommes.
– Vos employés se sont demandé pourquoi vous n’étiez pas venu déjeuner avec eux, observa celle-ci alors qu’il se servait une tasse de
café.
– Vraiment ?
– Oui.
Et elle, ne s’était-elle pas posé la question ?
Comprenant sans doute qu’elle ne tirerait rien de plus de lui, elle ajouta d’une voix désinvolte :
– Si vous êtes prêt à passer à table, je vais chercher votre assiette.
– Merci.
Il s’assit et la regarda s’affairer.
Et si Callum avait raison ? Si elle était venue trouver refuge au ranch dans le but de fuir quelqu’un ou quelque chose ?
Mais déjà ses pensées s’envolaient vers ses jambes, qu’il imaginait parfaites sous ces affreux collants qu’elle s’acharnait à porter avec
sa minijupe. Lui, ce qu’il adorait, c’était apercevoir un bout de peau laissant deviner la suite. Il l’imaginait étendue nue contre lui tandis qu’il
marquerait de son empreinte sa gorge offerte et…
– Comment voulez-vous vos œufs, Ramsey ?
Le son de sa voix le fit revenir brusquement sur terre.
– Oui ? dit-il, émergeant de très loin. Excusez-moi. Que disiez-vous ?
– Vos œufs. Comment les voulez-vous ? Brouillés, au plat ? répéta patiemment Chloé.
– Au plat, ce sera parfait.
Il l’observa tandis que, d’une main experte, elle cassait les œufs dans un bol.
Ses gestes sûrs et précis attestaient d’un certain professionnalisme. Où avait-elle appris à cuisiner ainsi ? Dans une prestigieuse école
culinaire de Denver ? Mais dans ce cas, pourquoi ne travaillait-elle pas dans un des restaurants raffinés de la ville ? Pourquoi avoir choisi de
travailler comme intérimaire dans des ranches isolés loin de toute civilisation ?
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir : l’amener à parler d’elle. Pour l’avoir appliquée à Bailey, il savait la méthode efficace.
Une fois encore, il l’observa à la dérobée.
Calme et décontractée, elle ne paraissait nullement aux abois et semblait même apprécier ce qu’elle était en train de faire.
Le regard de Ramsey s’attarda sur son visage.
Une peau mate, un adorable petit nez légèrement retroussé et une bouche sensuelle qu’il brûlait d’embrasser.
Il imagina sa foison de boucles brunes étalées sur un oreiller. Sur son oreiller. Et le regard de la jeune femme rivé au sien tandis que de
son corps nu émanerait une odeur musquée qui le rendrait fou de désir.
La vague de désir qui le submergea était si intense qu’il en eut presque le souffle court. Il aspira une profonde bouffée d’air qu’il
s’appliqua à exhaler lentement tout en fixant son attention au-dehors par la fenêtre.
Penser à autre chose. Au prix exorbitant qu’il avait payé son dernier tracteur, par exemple. A Gemma, qui le suppliait sans relâche de lui
confier la décoration intérieure du reste de la maison. A n’importe quoi d’autre qui éloignerait ses pensées de la trop sensuelle Chloé
Burton.
– Vous êtes mariée ?
– Non, répondit cette dernière après un bref coup d’œil par-dessus son épaule.
– Vous en êtes sûre ?
L’incongruité de la question la fit lever les yeux sur lui.
– Evidemment, que j’en suis sûre ! Vous voyez, je ne porte pas d’alliance, ajouta-t–elle en lui exhibant son annulaire sous le nez.
– Cela ne signifie pas grand-chose de nos jours, affirma-t–il en haussant les épaules.
Elle fronça les sourcils tandis qu’elle faisait habilement glisser les œufs frits de la poêle dans l’assiette.
– Pour moi, cela signifierait beaucoup.
– Donc, vous n’êtes pas mariée. Mais peut-être avez-vous quelqu’un dans votre vie ?
Elle plaça l’assiette devant lui en lui adressant un regard acéré.
– Y a-t–il une raison à cet interrogatoire ?
Après tout, il était adulte, autant jouer cartes sur table.
Un sourire vint flotter sur ses lèvres.
– Oui, il y a une raison. Le fait est que je suis heureux que vous n’apparteniez à personne pour le moment. Légalement ou pas.
Chloé garda un moment le silence puis parut sur le point de riposter. Mais elle se ravisa, préférant pincer les lèvres.
Il haussa les épaules, nullement découragé par son manque de réaction.
– Pincer les lèvres ne m’empêchera pas de vous embrasser si c’est ce que je veux, Chloé.
Elle croisa les bras sur sa poitrine dans un geste purement défensif.
– Pouvez-vous me dire quelle est la raison de cet accès de folie ?
– Parce que pour vous, c’est un accès de folie ?
Elle soutint fermement son regard pour répliquer :
– Comment appeler autrement cette provocation gratuite ?
– Pourquoi ne serait-ce pas tout simplement l’expression d’un désir ?
– Un désir ? répéta-t–elle, refusant de comprendre ce qu’il entendait par là.
– Oui. Un désir sexuel. Je pourrais commencer par vous embrasser pour voir si ça marche.
Chloé en laissa ses bras retomber le long de son corps.
Elle ne pouvait croire que Ramsey ait pu dire une chose pareille. De même qu’elle ne voulait pas entendre les battements de son cœur
qui redoublaient dans sa poitrine.
– Vous n’avez décidément rien à voir avec Darren.
– Qui est Darren ?
– Mon ex-fiancé.
Ramsey broncha légèrement.
– Dois-je le prendre comme un compliment ?
– Pas sûr. Encore que j’aurais peut-être apprécié qu’il ait un tant soit peu de ce désir ardent qui semble vous animer.
Ramsey ne se fit pas prier pour s’engouffrer dans la brèche qu’elle venait d’ouvrir.
– J’ai du mal à croire qu’un homme puisse vous tourner autour sans que vous ne lui inspiriez de désir. Ou alors, c’est que lui ne tourne pas
rond.
Elle se garda bien de lui dire que, à cette époque, elle pensait la même chose.
– Disons qu’il avait une idée toute personnelle de ce que doit être le sexe. L’amour à trois le faisait beaucoup plus fantasmer, par
exemple.
Ramsey fronça les sourcils d’incompréhension.
– Eh bien moi, je voudrais être celui, et celui seul, qui amènerait un sourire satisfait sur vos lèvres, Chloé. Si par bonheur vous succombiez
à mes charmes, je ne verrais plus que vous.
Elle ressentit un petit pincement au creux de l’estomac sous son regard caressant. Sa voix grave et chaude ne fit qu’amplifier les frissons
qui parcouraient son corps enflammé.
– Combien de temps êtes-vous restée avec ce type ? voulut-il savoir.
– Un an.
– Et depuis combien de temps êtes-vous séparés ?
Elle se demanda en quoi cela pouvait l’intéresser. Elle-même d’ailleurs ignorait pourquoi elle était restée avec Darren aussi longtemps.
– Deux ans. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai du travail.

***
Ramsey regarda Chloé aller vers l’évier et lui tourner délibérément le dos. Il attaqua alors de bon cœur le petit déjeuner qu’elle lui avait
servi.
Comme il s’y attendait, tout était délicieux et, pour la première fois depuis bien longtemps, il savoura vraiment son repas. Il appréciait
aussi de voir la jeune femme s’affairer tandis qu’il mangeait.
Chloé refusait de croiser son regard, ce qui était probablemet une bonne chose. Elle gardait le dos obstinément tourné, s’appliquant dans
les dernières tâches qu’il lui restait à faire. Au moment où il terminait son assiette et avalait sa dernière gorgée de café, elle disposait les
derniers plats sales dans le lave-vaisselle. Elle s’acharna ensuite à nettoyer les plans de travail jusqu’à les faire reluire.
Il se leva et alla plonger son couvert dans l’eau savonneuse de l’évier.
Le sentant trop proche d’elle, elle fit un pas de côté pour l’esquiver, mais il fut le plus rapide. Il anticipa son mouvement et prit sa main
dans la sienne, lui interdisant ainsi de lui échapper.
Ce simple contact suffit à lui envoyer un rude choc électrique dans tout le corps.
Elle releva enfin la tête et plongea son regard dans le sien.
Il lui adressa alors un sourire ébloui avant de porter toute son attention sur cette bouche délicieusement sensuelle qu’il brûlait
d’embrasser.
Ce ne fut qu’à ce moment que Chloé comprit que Ramsey allait mettre ses menaces à exécution : il allait l’embrasser.
Alors que la raison lui criait de se détacher de lui, de dégager sa main prisonnière, elle n’écouta que ses sens en alerte qui, eux, lui
dictaient de rester et de se plaquer un peu plus étroitement contre lui.
Le désir violent qu’elle lisait dans son regard lui enflammait le corps. Une chaleur diffuse se répandait au plus profond de son intimité.
Lorsque, d’un pas, Ramsey combla l’infime distance qui les séparait, elle ferma les yeux et se grisa de l’odeur virile qui se dégageait de lui.
Une odeur puissamment masculine qui l’enveloppait tout entière et la propulsait dans un tourbillon de volupté.
Elle se trouvait clouée entre le plan de travail et Ramsey, et ce fut avec délice qu’elle sentit son sexe dur entre ses cuisses. Leurs deux
corps s’imbriquaient à merveille, lui laissant à penser que, pour la première fois de sa vie, elle était en parfaite symbiose avec un homme.
Elle l’observa à travers ses paupières mi-closes, prise au piège par la beauté de ce visage aux traits réguliers.
Elle était consciente de ce qui allait suivre, elle l’acceptait, le réclamait même corps et âme. La perspective de ce qu’il pouvait faire, de ce
qu’il allait faire ne faisait qu’accroître l’excitation dont elle était l’objet.
Dans un geste machinal elle passa le bout de sa langue sur ses lèvres desséchées.
Elle vit dans les yeux de Ramsey l’effet dévastateur de ce simple mouvement sur lui. La flamme de désir qui brillait au fond des ses
prunelles était celle du mâle qui va fondre sur sa proie sans aucune intention de combattre cette pulsion primaire.
Enfin, il se pencha vers elle et captura ses lèvres dans un baiser plein de passion.
-5-
Ramsey avait eu beau s’en défendre, ce qu’il était en train de vivre n’était pas un accès de folie. C’était bien pire.
Il n’arrivait même pas à mettre de nom sur ce qu’il avait ressenti au moment où leurs bouches s’étaient jointes, ni sur cette onde électrique
qui l’avait submergé et l’avait fait frissonner de tout son corps. Il n’arrivait pas plus à résister aux lèvres de Chloé, qui avaient un goût
délicieux de café et de miel et qu’il ne lâchait que pour mieux les reprendre.
Lorsqu’il s’écarta légèrement d’elle pour lui libérer le poignet et qu’il plaça sa main au creux de ses reins, son corps s’enflamma
instantanément, et il connut une érection si puissante que cela en devenait presque douloureux.
Il se sentait animé d’une ardeur dont il ne se serait pas cru capable, après la nuit presque blanche qu’il avait passée.
« Allons, tout cela était ridicule… »
Mais non, il ne pouvait pas contrôler l’attirance sexuelle qu’il éprouvait pour cette femme.
Il reprit ses lèvres avec encore plus d’avidité, anxieux de faire éprouver à Chloé ce que lui-même ressentait. Ses mains se firent
possessives, épousant successivement chacune de ses courbes tentatrices, lui arrachant de petits gémissements de plaisir. A présent, ils
ne faisaient plus qu’un, torse contre poitrine, hanches contre cuisses, lèvres étroitement scellées, langues emmêlées. Chacun de ses
gestes, chacune de ses caresses lui prouvait à quel point il avait faim d’elle.
Il eut l’impression de devenir fou lorsque ses mains dessinèrent le contour de ses fesses hautes et fermes, avant de s’aventurer plus bas,
sur le renflement souple de ses cuisses. Peu à peu, il s’appropriait son corps, souhaitait en explorer la moindre parcelle, le voulait familier
sous ses mains.
A chaque gémissement qu’elle émettait, il appuyait un peu plus ses baisers.
Bon sang, il allait lui faire l’amour là, contre ce comptoir, et la prendre jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent…
– Hum, je crois que nous dérangeons. Nous reviendrons plus tard.
La voix de Derringer les fit s’écarter brutalement l’un de l’autre, comme deux enfants pris sur le fait les doigts dans un pot de confiture.
Tiraillé entre la colère et le besoin impérieux de protéger Chloé, Ramsey se plaça devant celle-ci, lui improvisant un écran de son corps.
– Qu’est-ce que vous fichez ici ? demanda-t–il en fusillant du regard ses frères Zane et Derringer ainsi que son cousin Jason.
Derringer eut un sourire entendu avant de répondre.
– Nous sommes censés avoir une réunion. C’est toi qui nous as dit d’être ici à 7 heures pile, souviens-toi. Tu nous as même menacés
des pires ennuis si nous arrivions en retard. Tu as oublié ?
En effet, il avait oublié.
– Nous comprenons parfaitement que cette réunion te soit sortie de la tête, renchérit Zane qui, bien que plus jeune, n’avait pas la langue
dans sa poche.
– Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire, intervint à son tour Jason. Mais ce serait bien si tu nous présentais.
– Oui. Après tout, tu n’as aucune raison de nous la cacher, n’est-ce pas ? dit encore Zane avec une pointe d’ironie.
Jurant en silence, Ramsey s’écarta pour leur laisser voir Chloé.
Les trois nouveaux venus posèrent sur elle un regard scrutateur qui n’en était pas moins admiratif. Leur mine réjouie lui amena un sourire
amusé.
– Chloé, je te présente mes frères Zane et Derringer, et voici mon cousin Jason. (Puis, s’adressant à eux :) Les garçons, je vous présente
Chloé Burton, la nouvelle cuisinière du ranch.
Chloé n’avait jamais été aussi embarrassée, elle sentit ses joues s’empourprer violemment.
La façon dont les trois hommes la regardaient laissait clairement supposer que c’était la première fois qu’ils voyaient Ramsey embrasser
une femme.
Elle s’avança vers eux, la main tendue.
– Enchantée, dit-elle.
Chacun la gratifia d’une poignée de main amicale.
A les voir ainsi réunis, on ne pouvait douter qu’ils étaient issus de la même famille. Ils avaient tous la même mâchoire volontaire, les
mêmes yeux sombres tranchant sur une peau café au lait et le même sourire creusé de fossettes de part et d’autre. Et tous trois
possédaient cette même séduction naturelle qui faisait en partie le charme de Ramsey.
Son regard s’attarda un moment sur Derringer, l’homme qui faisait battre le cœur de sa meilleure amie et qui n’en avait pas la moindre
conscience.
– Très bien, intervint Ramsey, maintenant que les présentations sont faites, nous pouvons commencer cette réunion.
Zane avait gardé la main de Chloé dans la sienne. Il jeta un coup d’œil à Ramsey par-dessus son épaule et dit, un large sourire aux
lèvres :
– Allez-y, vous. Moi, je préfère rester ici avec Chloé. J’ai entendu dire qu’elle faisait les meilleurs œufs brouillés de la région.
Ramsey secoua la tête et laissa échapper un soupir exaspéré.
– Ne me pousse pas à bout, Zane, tu veux bien ?
Zane obtempéra, non sans avoir auparavant adressé à Chloé un dernier sourire qu’elle trouva renversant.
– Une autre fois, alors, dit-il. Demain peut-être ?
Elle acquiesça en silence et suivit des yeux les quatre hommes qui quittaient la pièce.
***
– Cela facilitera sacrément les choses, souligna Jason. J’ai parlé à Durango et McKinnon hier, et ils sont tout excités à l’idée d’étendre
l’opération au Colorado.
Ramsey opina en silence.
Durango Westmoreland et McKinnon Quinn étaient des cousins à eux, le premier par le sang, le second par alliance. Tous deux vivaient
dans le Montana et étaient à la tête de M&D, un élevage de chevaux doublé d’un centre de dressage qui connaissait un vif succès. Il y avait
quelques années de cela, ils avaient proposé à Clint, un autre de leurs cousins vivant au Texas, de s’associer à eux. Et aujourd’hui c’était à
Jason, Zane et Derringer qu’ils faisaient cette même proposition. Les trois hommes avaient effectué le déplacement jusqu’à Bozeman afin
de vérifier sur place si une telle entreprise n’était pas trop risquée. En fins connaisseurs qu’ils étaient, Ramsey ne doutait pas une seconde
qu’ils allaient accepter l’offre inespérée qui leur était faite.
– Alors ? s’enquit-il en levant les yeux du dossier qu’il avait devant lui. Vous envisagez réellement de vous lancer dans l’élevage des
chevaux ?
Tout était en ordre, l’entreprise M&D se portait bien. Surtout depuis que Prince charmant, un cheval entraîné par leurs soins, avait
remporté le Derby du Kentucky.
– En tout cas, toutes les conditions sont réunies dans ce sens. Nos trois terres étant contiguës, nous pourrons en faire des pâturages
communs. Ce que nous refusons en revanche, c’est de mordre sur les terres dont tu as besoin pour ton propre élevage de moutons.
Ramsey opina en silence, reconnaissant aux trois hommes de la sollicitude dont ils faisaient preuve.
L’élevage d’ovins requérait de larges étendues de terres, et les gens de sa famille s’étaient montrés très généreux en lui cédant des
parcelles supplémentaires. Pour l’heure, il se satisfaisait largement du cheptel qu’il possédait et n’entendait pas le développer, exception
faite des agneaux qui allaient naître dans le courant du mois.
– Entre ce que Dillon et moi possédons, nous en avons largement assez, commenta-t–il, et si le problème se posait, nous pourrions
disposer des terres de Bane. Il nous l’a gentiment proposé avant de s’engager dans l’armée. Par ailleurs, j’ai reçu il y a quelques jours un
courrier me notifiant que le gouvernement fédéral approuvait l’usage que je faisais de mes terres à Diamond Ridge, aussi vais-je pouvoir
étendre mes pâturages jusque-là.
Il s’interrompit pour lancer un coup d’œil au rapport ouvert devant lui.
– J’avoue que, bien qu’étant très occupé avec mon élevage d’ovins, ça m’intéresserait de prendre part à cette nouvelle aventure, en tant
que consultant par exemple. Je pense qu’il est grand temps que je diversifie mes activités et que je ne mette pas tous mes œufs dans le
même panier.
– Tu as raison, approuva Zane dans un sourire. Nous serons ravis de t’avoir comme associé. Ah, au fait, ajouta-t–il avec un gloussement
moqueur, en parlant d’œufs, tu as paru tendu lorsque je me suis invité pour le petit déjeuner.
Ramsey se renfonça dans son fauteuil.
– Je ne sais pas à quoi vous jouez, Callum et toi, mais sache que Chloé n’est pas pour vous.
Derringer, affalé sur un canapé, riposta d’un ton belliqueux.
– Qui l’a décrété ?
– Moi, répondit fermement Ramsey, qui aimait bien se mesurer à la provocation affichée de son frère. J’imagine que tu n’as pas bien
saisi le message que j’ai fait passer à Zane tout à l’heure dans la cuisine ?
– Tu veux dire par là que Chloé est pour toi plus qu’une simple cuisinière, alors ? demanda Jason afin de clarifier les choses.
Ramsey laissa échapper un soupir exaspéré.
Il connaissait trop bien les membres de sa famille pour savoir qu’il ne pouvait échapper à une explication en règle. En outre, il avait intérêt
à se justifier lui-même avant que les trois hommes, témoins d’une scène qu’ils auraient dû ignorer, se chargent eux-mêmes de répandre leur
propre version auprès des autres membres de la famille. Il ne lui échappait pas que Zane piaffait déjà d’impatience d’aller raconter à tout le
monde que son grand frère fréquentait enfin quelqu’un.
– Chloé n’est rien de plus pour l’instant que ma cuisinière, commença-t–il d’une voix lisse.
Ce fut au tour de Zane de laisser échapper un gloussement moqueur.
– Je ne me rappelle pas t’avoir surpris en train d’embrasser Nellie.
Ramsey leva les yeux au ciel.
– Nellie est mariée.
Derringer se redressa dans son siège et leva un sourcil perplexe.
– Ce qui veut dire que si elle avait été libre, tu aurais cherché à l’embrasser ?
Cette perspective amusa follement Zane, qui éclata d’un rire sonore en se tapant sur les cuisses.
– Sacré Ramsey ! Tu cachais bien ton jeu ! Et dire que nous pensions que tu menais une vie presque monacale.
Ramsey inspira lentement pour recouvrer tout son calme.
Il était évident que ses frères cherchaient à le provoquer comme Callum l’avait fait un peu plus tôt. Mais il n’était pas prêt à entrer dans leur
petit jeu, pas plus qu’avec ce dernier.
Il reposa sur le bureau le document qu’il tenait encore entre les mains.
– Je vais être très clair avec vous. Le baiser que vous avez surpris entre Chloé Burton et moi venait de se produire pour la première fois.
Chloé n’en reste pas moins ma cuisinière et rien d’autre. Elle restera parmi nous quinze jours, c’est-à-dire jusqu’au retour de Nellie.
Il marqua un temps d’arrêt pour laisser à ses paroles le temps de bien pénétrer l’esprit des trois hommes.
– Cependant, et pour que les choses soient définitivement claires, je confirme qu’elle n’est pas pour vous, reprit-il en appuyant sur chacun
de ses mots. Vous êtes les bienvenus comme toujours à ma table, mais c’est là tout ce que je vous concède.
– Ton discours est un brin axé sur l’exclusivité, non ? le taquina encore Zane.
– Pense ce que tu veux, ça m’est égal, mais tiens compte de cet avertissement.

***
Tard ce soir-là, Chloé alla s’asseoir sur le canapé du salon, un verre de vin blanc à la main. Elle replia ses jambes sous elle et but une
gorgée, savourant avec bonheur ce moment de détente qu’elle estimait n’avoir pas volé.
Car si elle appréciait vraiment de cuisiner pour une vingtaine d’hommes affamés, ce n’était pas vraiment les vacances idylliques dont elle
avait rêvé, d’autant que celles-ci avaient débuté dans une île paradisiaque des Bahamas…
Malgré tout, elle devait admettre qu’elle tirait une grande satisfaction des sourires éclairant le visage des hommes, lorsqu’ils retournaient
travailler le ventre plein et manifestement satisfaits. Leur contentement la récompensait largement du temps qu’elle passait derrière ses
fourneaux.
En outre, elle se montrait attentive à leurs désirs et prenait plaisir à poser sur la table ce qu’ils avaient souhaité manger.
Un peu plus tôt dans la journée, elle avait pu joindre sa rédactrice en chef, et celle-ci lui avait assuré que tout allait bien.
Cela ne l’avait guère surprise. En créant son magazine, elle avait pris soin de s’entourer d’une équipe compétente dont elle savait qu’elle
pourrait suppléer à ses absences. Elle appliquait ainsi les préceptes de son père, selon qui la réussite d’une entreprise dépendait pour
beaucoup des gens dont on s’entourait, choisis pour leurs capacités à endosser d’importantes responsabilités. Cette règle une fois bien
établie, elle avait pu se consacrer au développement du marketing.
Ses pensées dérivèrent naturellement vers Ramsey Westmoreland et vers le baiser qu’ils avaient échangé ce matin-là.
Ce baiser qu’avaient surpris des membres de sa famille. Elle comprenait ce qu’avait pu éprouver Ramsey, et cela justifiait sans doute le
fait qu’il avait passé le reste de la journée à l’éviter. Il n’avait pas déjeuné avec ses hommes et n’était pas réapparu depuis qu’il avait quitté
le ranch dans le courant de l’après-midi.
La théorie de Ramsey selon laquelle il fallait qu’il l’embrasse pour savoir s’il était vraiment attiré par elle avait-elle marché ? Elle se le
demandait sans cesse.
En ce qui la concernait, ce baiser resterait à jamais gravé dans sa mémoire.
Jamais encore elle n’avait été embrassée avec autant d’ardeur. De même, aucun des hommes qu’elle avait connus ne l’avait marquée
dans sa chair comme l’avait fait Ramsey. Il avait largement dépassé ses attentes, la laissant aussi pantelante qu’une poupée de chiffon. Et
ses lèvres, rouges et gonflées, en gardaient encore le souvenir. Pour ne rien arranger, ce baiser avait nourri toute la journée ses fantasmes
les plus fous et l’avait rendue accro à son odeur virile.
Décidément, les choses étaient loin de se dérouler comme prévu. Car, si elle admettait volontiers avoir été séduite dès l’instant où leurs
regards s’étaient croisés, elle ne s’était pas attendue à une attirance pareille – une attirance si forte qu’ils n’obéissaient plus qu’à leurs sens
dès lors qu’ils se retrouvaient seuls en présence l’un de l’autre.
Son métier était l’occasion pour elle de rencontrer nombre d’hommes séduisants. Pourtant, aucun d’eux n’avait jamais retenu son
attention ou stimulé sa libido comme la seule présence de Ramsey le faisait ! Comment était-elle censée vivre sous le même toit, respirer le
même air, se comporter normalement quand des pensées érotiques tourmentaient sans cesse son esprit survolté ?
Elle repensa à la réaction de Ramsey lorsqu’elle avait évoqué les penchants sexuels de Darren.
Sa prise de position l’avait profondément touchée. Le fait qu’il soit si différent de son ex-petit ami, qu’il ait affiché clairement sa
possessivité, cela lui était allé droit au cœur. Il était du genre à protéger les siens, il l’avait prouvé en s’improvisant chef de famille à la mort
de ses parents. Il avait beau se montrer souvent brusque, elle devinait en lui un homme bon et prévenant, et ces marques de générosité
valaient à Ramsey toute son affection.
Cette prise de conscience eut pour effet de la faire paniquer, mais elle avait beau repousser de toutes ses forces ces sentiments qu’elle
sentait affleurer, elle savait qu’elle ne faisait que se voiler la face.
Tant de choses chez Ramsey Westmoreland lui rappelaient son père ! Essentiellement cette droiture, cette honnêteté qui étaient ses
principales qualités et qu’elle avait déjà remarquées chez Ramsey lorsqu’il s’agissait de traiter avec ses hommes ou sa famille. D’ailleurs,
ceux-ci le lui rendaient bien, ils lui vouaient un attachement et un respect manifestes.
Tout en sirotant une nouvelle gorgée de vin, elle songea à appeler Lucia pour lui annoncer qu’elle avait fait la connaissance de Derringer
et qu’elle le trouvait tout à fait charmant, mais ses pensées retournèrent très vite vers Ramsey.
Elle ne voyait qu’un moyen de se soustraire à cette attraction indépendante de sa volonté : renoncer à faire de lui le sujet de son numéro
spécial. Il lui suffirait de lui révéler la vérité ce soir même, de faire ses bagages et de débarrasser le plancher au plus vite.
Revers de la médaille, elle laissait Ramsey dans le pétrin. Car ses hommes comptaient bien se régaler du petit déjeuner puis du déjeuner
qu’elle était censée leur préparer le lendemain. D’ailleurs, ce serait donner d’elle l’image d’une fille instable, ce qui était loin d’être le cas.
Jamais encore il ne lui avait été donné de baisser les bras, et ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer…
La sonnerie de son portable interrompit le fil de ses pensées. Elle le sortit prestement de la poche de sa jupe et vit le nom de son père
s’afficher.
– Papa ! Comment vas-tu ?
– Très bien. Mais par tous les dieux, Chloé Lynn, où te trouves-tu ?
Elle éclata d’un petit rire cristallin.
Son père était bien le seul à l’affubler de ce deuxième prénom !
Ce n’est qu’une fois ses études supérieures achevées qu’elle avait vraiment découvert quel homme merveilleux était son père. Il était
entré en politique comme on entre en religion, et il avait beau clamer haut et fort qu’il ne renouvellerait pas son mandat de sénateur, elle n’en
croyait pas un mot. Du plus loin qu’elle se souvenait, il l’avait toujours encouragée à suivre les voies qu’elle s’était choisies et à vivre ses
propres expériences plutôt qu’à vivre dans son ombre et à subir le triste sort de n’être que « la fille de ». Forte de ces conseils, c’était elle
qui avait choisi l’université où elle souhaitait poursuivre ses études et avait décroché le diplôme qu’elle s’était fixé de décrocher. La seule
volonté qu’il lui avait imposée était celle d’aider les autres pendant ses vacances d’été. C’était une expérience qu’elle n’avait jamais eue à
regretter, et moins encore à présent.
– Je suis à Denver, papa.
– Et quand comptes-tu rentrer à la maison ?
Elle fronça les sourcils, alarmée.
« La maison », pour son père, cela désignait la ville de Tampa, même si ses obligations professionnelles le poussaient à vivre la plupart
du temps à Washington.
– Je ne sais pas encore, papa, répondit-elle vaguement. Pourquoi ? Il y a un problème ?
James Burton garda un bref moment de silence avant d’annoncer :
– J’ai l’intention de demander Stephanie en mariage, et j’aurais aimé que tu sois là au cas où elle accepterait, dit-il avec une pointe
d’humour. Nous aurions pu fêter la bonne nouvelle en famille.
Son père fréquentait depuis plusieurs années maintenant Stephanie Wilcox, une charmante divorcée de cinquante ans, mère de deux
enfants d’une vingtaine d’années.
Chloé poussa une exclamation de joie.
– C’est merveilleux, papa ! Félicitations. Je suis désolée de ne pouvoir être parmi vous ce soir, mais dis bien à Stephanie à quel point je
suis heureuse pour vous deux.
Dix minutes après, elle raccrochait, un sourire béat aux lèvres.
Elle s’était souvent demandé quand son géniteur franchirait enfin le pas. Elle était vraiment heureuse qu’il accorde à Stephanie la place
qu’elle méritait dans sa vie. Après la mort de sa mère, il était resté veuf plusieurs années, regrettant trop sa femme disparue pour se sentir
capable d’ouvrir son cœur à une autre. Avec Stephanie, il avait retrouvé l’amour en même temps que le goût pour la vie.
– Après la journée que vous avez eue, vous trouvez encore le courage de sourire ?
La voix de Ramsey la fit sursauter. Elle était tellement absorbée dans ses pensées qu’elle ne l’avait pas entendu entrer.
Négligemment appuyé contre le chambranle de la porte du salon, il semblait l’observer depuis un moment.
Refusant de se laisser troubler et ne sachant trop quoi répondre sans se trahir, elle reprit son verre et en but lentement une gorgée.
Elle ne pouvait partager avec Ramsey la bonne nouvelle sans risquer de le voir poser des questions auxquelles elle ne souhaitait pas
répondre. Au moindre recoupement, il suffirait en effet à celui-ci d’effectuer des recherches sur internet pour découvrir qu’elle était la fille du
sénateur James Burton et de quoi elle vivait.
– Je viens juste de recevoir un coup de fil d’un ami qui m’a appris qu’il allait se marier. Je souris parce que je suis contente pour eux.
Elle regarda Ramsey traverser la pièce d’une démarche féline et venir s’asseoir sur le siège qui se trouvait en face d’elle. Elle fit de son
mieux pour éviter son regard, heureuse néanmoins qu’il daigne lui accorder un moment en tête à tête alors qu’il avait cherché à l’éviter toute
la journée.
– Je suppose que c’est en effet le genre de nouvelle qui réjouit les familles, répliqua-t–il d’un air détaché.
Elle avala une nouvelle gorgée de vin, tentant d’ignorer ses épaules musculeuses, ses cuisses puissantes qui se dessinaient sous la toile
de son jean et la position nonchalante, jambes tendues et pieds sur la table, qui accentuait sa virilité. Elle nota avec amusement qu’il avait
oublié d’ôter son Stetson.
– A votre ton, je crois deviner que ce n’est pas votre cas. Je me trompe ?
– Non. J’ai bien l’intention de rester célibataire jusqu’à la fin de mes jours.
– Vous faites donc partie de ces gens qui sont contre le mariage ? Qui le traitent par-dessus la jambe ?
– Et vous, vous faites partie de ces femmes pour qui c’est tout le contraire ?
– Je vous ai posé la question la première.
Ramsey fut tenté de ne pas répondre. De passer à autre chose, à un terrain moins miné. Il se demandait même ce qu’il faisait là, après
les efforts qu’il avait fournis pour ne pas se retrouver en présence de Chloé une fois ses frères et son cousin repartis.
Il n’avait guère apprécié leurs remarques ironiques, d’autant moins que ses explications n’avaient pas eu l’air de les convaincre.
– Surtout, prenez votre temps, dit Chloé, un brin moqueuse.
Il soutint son regard sans ciller.
Il ne pouvait même pas se forcer à lui sourire. Le sujet du célibat était pour lui un sujet sérieux. Ce n’était pas qu’il rejetait le mariage en
tant que tel, il l’avait d’ailleurs prouvé en conduisant Danielle à l’autel. C’était juste qu’il n’avait pas envie de réitérer une expérience qui,
selon lui, aboutirait forcément à un échec. En outre, sa vie de célibataire lui convenait parfaitement. Chloé devait d’ailleurs avoir le même
avis sur la question, compte tenu de son expérience ratée avec ce Darren.
Le regard toujours rivé au sien, il songea qu’elle s’entendrait bien avec ses sœurs, le sarcasme paraissant être leur point commun. Ses
yeux glissèrent ensuite sur ses lèvres, si sensuelles qu’il ne pouvait les contempler sans avoir envie de mordre dedans comme dans un fruit
mûr.
– Je n’ai pas besoin de prendre mon temps, finit-il par dire pour chasser les idées que cette vision avait entraînées. Je tiens juste à
signaler que Raphaël Westmoreland a largement expérimenté le mariage pour nous tous.
– Raphaël Westmoreland ?
– Oui. C’était mon arrière-grand-père. Nous avons découvert récemment qu’il avait eu un tas de femmes, ainsi qu’un frère jumeau dont il
avait toujours tu l’existence.
Une lueur d’intérêt s’alluma dans le regard de Chloé.
Tandis qu’elle changeait de position et se penchait en avant pour poser son verre, il entrevit par le décolleté de son chemisier, un éclair
de peau diaphane, lisse et satinée, se détachant sur le rose délicat d’un soutien-gorge en dentelle.
Il s’imagina faisant glisser les bretelles sur ses épaules rondes, puis effleurant de ses lèvres ses seins pleins, enroulant la langue autour
de…
– Et alors ?
Il sursauta légèrement au son de sa voix et, à regret, détourna les yeux de l’objet de ses fantasmes.
Chloé semblait intriguée, impatiente de connaître la suite de l’histoire, comme l’avaient été la plupart des membres de sa famille.
Lorsque ceux-ci s’étaient liés avec la branche Westmoreland d’Atlanta, descendants de Reginald, le frère jumeau de leur arrière-grand-
père, Dillon s’était lancé à corps perdu dans la recherche du moindre détail concernant leurs aïeux. C’était durant ces investigations qu’il
avait rencontré Pamela, qui allait par la suite devenir sa femme.
Enfin quelque chose de positif était sorti de toute cette histoire, que lui, Ramsey, trouvait par certains côtés sordide.
– Et alors, quoi ? interrogea-t–il, juste par goût du jeu.
Pour irriter un peu la jeune femme, aussi, car il adorait la moue boudeuse qu’elle esquissait dès que quelque chose la contrariait. En
outre, il ne se lassait pas de la contempler dans la position sexy qu’elle avait adoptée, regrettant encore une fois au passage qu’elle ait
endossé cette fichue paire de leggings qui cachait beaucoup à sa vue.
Chloé lui lança un regard impatient.
– Racontez-moi la suite de l’histoire du jumeau de votre arrière-grand-père.
Il s’exécuta, heureux de trouver là une diversion aux pensées quasi obsessionnelles qui lui encombraient l’esprit.
– Nous avons découvert il y a un peu plus d’un an que notre aïeul Raphaël avait un jumeau du nom de Reginald.
– Aucun de vous n’en avait jamais entendu parler ? s’étonna-t–elle.
– Non. Grand-père Raphaël avait toujours laissé croire qu’il était enfant unique. C’est par le biais d’une recherche généalogique que nous
avons eu la preuve que les deux hommes étaient jumeaux et que Raphaël avait été considéré comme le mouton noir de la famille après
s’être enfui avec une femme mariée. Il avait fini par s’installer ici, à Denver, cinq mariages plus tard.
Ramsey interrompit son récit lorsqu’il vit Chloé bouger encore une fois et que son regard se posa sur ses pieds nus, aux ongles vernis
d’un beau rouge écarlate.
Etrange comme il trouvait cela érotique, tout d’un coup.
– L’histoire ne s’arrête pas là, n’est-ce pas ? le pressa-t–elle.
Il opina d’un hochement de tête.
– Non. Un jour, peut-être, je vous raconterai la suite.
Il n’avait aucune idée de la raison qui l’avait poussé à lui donner une telle réponse. Il y avait peu de chance, en effet, qu’il y ait « un jour »
entre eux, car, s’il était revenu sur son idée première de demander à l’agence de lui envoyer une autre cuisinière, il ne devait en aucun cas
baisser la garde, ni lui laisser entendre qu’il allait partager avec elle des secrets familiaux.
Il s’apprêta à se lever, décidant qu’il en avait assez dit et qu’il avait déjà passé avec elle plus de temps que nécessaire.
Ce fut alors qu’il se rendit compte qu’il n’avait même pas eu l’élégance d’ôter son Stetson.
Décidément, cette femme avait le don de lui faire oublier la plus élémentaire des politesses !
– Je vais aller prendre une douche, puis je sortirai pour manger un bout quelque part, annonça-t–il tout en se demandant pourquoi il la
tenait ainsi au courant de ses projets.
Après tout, ses allées et venues ne regardaient que lui, n’est-ce pas ?
Il était sur le point de partir lorsque la voix de Chloé le stoppa dans son élan.
– Je vous ai préparé à dîner, Ramsey.
Il se tourna vers elle et la fixa d’un air sceptique.
Elle était payée pour assurer deux repas par jour et non trois. Ses hommes dînaient en famille, et lui dans un petit restaurant à quelques
kilomètres de là, quand il n’était pas chez l’un ou l’autre de ses frères et sœurs.
– Cela n’entre pas dans vos attributions, Chloé.
– Je sais. Mais, de toute façon, il fallait bien que je me nourrisse moi aussi.
– Si cela vous chante…
Il regretta aussitôt le ton rude sur lequel il lui avait parlé ainsi que l’ingratitude dont il faisait preuve.
Après avoir passé sa journée en cuisine, la jeune femme avait eu la gentillesse de lui préparer un repas alors qu’elle n’y était pas obligée.
Il pourrait au moins lui en être reconnaissant !
Il pivota en direction de la cuisine, mais, parvenu au bout de la pièce, il marqua un temps d’arrêt pour se retourner vers elle.
Elle avait repris sa position initiale, pelotonnée au bout du canapé, et affichait un air vague qui donnait l’impression qu’elle réfléchissait à
la suite à donner à l’histoire de Raphaël Westmoreland.
Instantanément, le feu se mit à couler dans ses veines.
– Chloé ?
Celle-ci leva les yeux sur lui, visiblement surprise de le voir encore là.
– Merci pour le dîner, dit-il avant de quitter la pièce.

***
Des heures plus tard, mâchoires contractées, poings serrés fourrés dans les poches, Ramsey faisait les cent pas dans sa chambre.
Il pressentait que la nuit allait encore être longue, et cette perspective le mettait en rage. Il avait eu un aperçu de ce qu’allaient être les
quinze prochains jours, et il avait besoin de sommeil.
Les seuls à se féliciter de la présence de Chloé au ranch étaient ses employés, dont la conversation tournait désormais essentiellement
autour du dernier menu qu’elle leur avait concocté.
Il alla se poster près de la fenêtre, cherchant à écarter Chloé de ses pensées.
En vain. Une fois encore, elle l’avait pris dans ses filets.
Il devait bien reconnaître que, de ce côté-là, sa nouvelle cuisinière représentait un atout non négligeable. Le dîner qu’elle lui avait préparé
ce soir était le meilleur qu’il lui ait été donné de manger.
Il n’avait même pas pris la peine de s’asseoir à table, dévorant en quelques minutes, debout près du comptoir, le contenu de son assiette.
C’était sans esquisser le moindre geste qu’il avait regardé Chloé pénétrer dans la cuisine pour aller rincer son verre. Elle lui avait marmonné
un vague « bonne nuit ». Il avait hoché la tête sans dire un mot, et elle s’était empressée de fuir.
Apparemment, ni l’un ni l’autre ne désiraient évoquer le baiser qu’ils avaient échangé dans la journée. Pour sa part, ses frères et son
cousin l’avaient déjà trop largement commenté à son goût. Dieu merci, ses sœurs ne devaient pas encore être au courant, sans quoi elles
n’auraient pas manqué de le harceler au téléphone, ou, pire, de venir voir sur-le-champ à qui leur frère chéri avait affaire et de quoi il
retournait exactement.
Il n’était pas prêt à affronter la curiosité de Megan, Gemma et Bailey à propos de la nouvelle venue. D’ailleurs lui-même ne savait pas
grand-chose de cette dernière, sinon que c’était une excellente cuisinière, qu’elle avait vécu une expérience amoureuse ratée et qu’elle avait
un ami sur le point de se marier. Mais au fond, moins il en savait, mieux cela valait. Seul importait le fait qu’elle faisait parfaitement ce pour
quoi il la payait.
Même s’il en perdait le sommeil.
Mais il ne pouvait pas incriminer Chloé pour cela. Après tout, lui seul était responsable de ses nuits blanches passées à arpenter sa
chambre de long en large. C’était à lui de garder le contrôle de lui-même, de refouler les pulsions sexuelles que la présence de cette femme
sous son toit générait.
Mais comment ? Comment rester de marbre face à ces courbes sensuelles qui hantaient ses pensées jour et nuit ?
Il exhala un profond soupir, résigné à aller se coucher.
Il était plus de 2 heures du matin. Si, pour touver le sommeil, il fallait qu’il compte des moutons, eh bien, soit. Il allait compter des moutons.
Les moutons, c’était son domaine, non ?

***
Il était 2 heures du matin quand le téléphone mobile de Chloé sonna.
Elle s’assit pour répondre à l’appel, et un sourire vint fleurir sur ses lèvres lorsqu’elle vit qu’il s’agissait de son père.
– Papa, compte tenu du décalage horaire, je te rappelle qu’il est très tard ici. Alors, j’espère que tu as une bonne raison de m’appeler.
Le rire joyeux du sénateur Burton résonna à l’autre bout du téléphone.
– Une excellente raison, même. Stéphanie est là, à côté de moi. Je viens de la demander en mariage, et elle a accepté. Nous tenions à
ce que tous nos enfants soient au courant.
Des larmes vinrent brouiller la vue de Chloé.
Son père avait l’air si heureux ! Et si quelqu’un méritait sa part de bonheur, c’était bien lui.
– Je suis ravie pour vous, papa. Félicitations. Avez-vous déjà prévenu Danita et Brian ?
Ces derniers étaient les enfants de Stéphanie. Brian avait vingt-six ans et effectuait sa dernière année de médecine à l’université de
Floride. Danita, de cinq ans plus jeune, poursuivait ses études à l’université de Louisiane. Tous trois s’entendaient à merveille et étaient
prêts depuis longtemps à voir leurs parents s’unir pour la vie. Elle ne doutait pas un instant qu’ils étaient aussi heureux pour leur mère qu’elle
l’était pour son père.
– Pas encore, répondit Burton. Nous avons pensé que, étant l’aînée, tu avais droit à la primeur de la nouvelle.
Elle esquissa un sourire plein de tendresse.
L’idée qu’ils allaient former une nouvelle famille tous ensemble la remplissait de joie.
– Je regrette tellement de ne pas être là pour fêter cette bonne nouvelle avec vous ! Mais nous nous rattraperons dès que je serai de
retour en Floride.
– Justement, quand comptes-tu revenir ?
Elle se mordit la lèvre.
Que répondre à ça ?
– Pas avant quinze jours, j’en ai bien peur.
Alors, la cuisinière de Ramsey serait revenue, elle aurait dévoilé à ce dernier sa véritable identité, et tout serait rentré dans l’ordre. Avec
un peu de chance, et s’il admettait qu’il lui devait une fière chandelle, il accepterait de faire le numéro spécial d’Irrésistible.
– D’accord, chérie. Je te passe Stéphanie, elle souhaite te parler.
Chloé raccrocha un quart d’heure après.
Elles avaient abordé le sujet du mariage, mais elle s’était volontairement effacée, préférant laisser Danita décider des préparatifs avec sa
mère.
Envahie d’une onde de nostalgie, elle se recroquevilla au fond de son lit, regrettant que sa vie privée ne soit pas aussi heureuse et
excitante que celle de son père.
Cette annonce réveillait en elle le désir d’une vie de famille stable, entre un homme aimé et aimant et des enfants souriant à la vie. Ce
rêve avait pris fin pour elle lors de sa rupture avec Darren, et, bien qu’elle y ait momentanément renoncé, elle en avait toujours le désir enfoui
en elle. Mais quelle femme ne l’aurait pas ? Elle s’était toujours promis que, une fois son magazine sur les rails, elle prendrait le temps de
partir à la conquête de son homme idéal.
En tout cas, celui-ci n’aurait certainement pas les traits d’un certain éleveur d’ovins qu’elle connaissait !
Mais, si elle était si sûre d’elle, comment expliquer les longues heures sans sommeil qu’elle passait à penser à lui ? Et pourquoi, lorsque
ses yeux se fermaient enfin aux premières lueurs de l’aube, était-ce son regard de braise dardé sur elle qu’elle voyait avant de s’endormir ?
Tout comme elle le revoyait maintenant tel qu’il était quelques heures plus tôt, assis face à elle dans le salon, ses longues jambes
étendues devant lui et son Stetson vissé sur le crâne…
Elle l’avait alors trouvé si sexy qu’elle avait résisté avec peine à l’envie d’aller se blottir contre lui pour y ronronner de bonheur telle une
chatte.
Heureusement qu’ellle n’avait pas cédé à la tentation ! A l’heure qu’il était, elle regretterait amèrement de s’être ridiculisée devant lui. Dieu
merci, les révélations qu’il lui avait faites sur son bisaïeul l’avaient aidée à focaliser son attention sur autre chose.
Voilà un pan de la vie de Ramsey qui pourrait intéresser les lectrices et les pousser, pourquoi pas, à se lancer dans leurs propres
recherches généalogiques ?
Elle se retourna dans son lit, déterminée à obtenir de Ramsey qu’il lui raconte la suite de cette histoire.
S’il refusait, elle pourrait toujours faire appel à l’un de ses cousins ou de ses frères. Zane, par exemple, qui avait clairement affiché
l’intérêt qu’il lui portait, se ferait une joie de se ménager un tête-à-tête avec elle.
Elle secoua la tête de dépit.
Pour l’heure, le seul des Westmoreland qui occupait entièrement son esprit dormait sûrement d’un sommeil paisible à quelques mètres à
peine d’elle.
-6-
– Bonjour.
Ramsey leva les yeux du quotidien qu’il était en train de parcourir pour plonger dans le regard encore tout ensommeillé de Chloé.
La pauvre avait l’air si fatigué qu’il fut tenté de lui suggérer de retourner se coucher… A moins qu’elle ne veuille partager son petit
déjeuner avec lui.
Cette perspective affriolante le fit se raidir et reprendre le contrôle de lui-même.
– Bonjour, lui retourna-t–il d’une voix lisse.
– Génial ! Vous avez préparé du café, dit-elle en humant l’air avec gourmandise.
Il la regarda se servir une tasse de café, la jaugeant de la tête aux pieds.
Elle portait encore une paire de ces horribles leggings, à croire qu’elle en possédait une pour chaque jour de la semaine !
Il but une gorgée tandis qu’elle ajoutait un nuage de lait à son café.
– Délicieux, le félicita-t–elle après l’avoir goûté.
– Merci.
Elle lui souriait, lui offrant une image d’elle bien différente de celle qu’il avait gardée. Supposer qu’il était la raison de ce sourire
rafraîchissant sur ce joli visage le fit vibrer de toute son âme.
Avait-il rêvé ou avait-elle quitté la cuisine la veille au soir sans lui dire un mot ?
Bon sang, il était loin d’être tiré d’affaire !
Pour être tout à fait honnête, il avait espéré être sorti avant qu’elle ne fasse son apparition dans la cuisine. Dès son réveil, il s’était fixé
comme but de mettre de la distance entre eux. Alors seulement, il serait capable de retrouver un sommeil normal.
– J’ai prévu de l’omelette ce matin. Cela vous convient-il ?
Elle ouvrit les placards, en sortit toute une batterie de bols, de saladiers et de poêles.
De l’omelette… Il aimait tellement ça qu’il en eut l’eau à la bouche.
– Oui, merci. J’adore ça.
– Comment la voulez-vous ?
Il tenta de refouler les pensées érotiques qui lui venaient à l’esprit.
En vain. Il l’imaginait aussi active au lit qu’elle l’était dans sa cuisine, et il lui fallut encore plusieurs secondes pour revenir péniblement sur
terre et répondre à la question qu’elle lui avait posée.
Chloé opina docilement, et il la regarda ajouter à ses œufs battus des lanières d’oignons, du poivron et des tomates.
L’odeur délicieuse qui émanait du mélange le fit saliver comme un jeune chiot, diversion bienvenue à l’érection qui le tendait.
– Voulez-vous un jus d’orange pour commencer ?
Aussitôt, ses pensées retournèrent à des images inavouables. Il imagina les mains de Chloé se promenant sur lui, s’attardant sur la
moindre parcelle de sa peau. Des frissons lui parcoururent le corps.
Il plissa les yeux, s’efforçant de ne pas river sur elle un regard trop brûlant de désir.
– Volontiers.
Le bruit léger des pas de Chloé qui traversait la pièce pour venir placer devant lui une assiette et un verre de jus d’orange le
reconnectèrent une fois de plus avec la réalité.
Préférant glisser d’un endroit à l’autre sur le sol lisse, la jeune femme s’était débarrassée de ses chaussures.
Il sourit à la vue de ses pieds nus aux ongles toujours soigneusement vernis.
– Merci.
– De rien, dit-elle gentiment.
Forcément, elle ne devait pas se tourmenter comme lui ! Il n’osa même pas croiser son regard lorsqu’elle remplit sa tasse vide.
Comme elle mettait à cuire des saucisses et des tranches de bacon, une délicieuse odeur emplit la pièce en quelques secondes.
Il prit le temps de déguster son omelette, tout simplement délicieuse. Ils restèrent un long moment silencieux, mais aucune gêne ne
s’installait entre eux. Il se plaisait à savourer son repas, plongé dans la lecture de son journal, tandis qu’elle avait pris le parti de le laisser
manger en paix.
Une fois son assiette vide et son journal replié, il décida de lancer la conversation sur certains sujets qu’il éprouvait le besoin de creuser.
– Vous avez de la famille dans la région ? commença-t–il.
Chloé fixa son attention sur ce qu’elle faisait, cherchant à échapper à l’attraction fatale de la voix grave et sensuelle qui l’interrogeait.
– Non, je n’ai aucune famille par ici, répondit-elle avec une désinvolture qu’elle était loin de ressentir.
– C’est donc par choix que vous êtes venue vous installer ici ?
– Oui.
– Toute seule ?
Comment s’en sortir sans mentir ?
– Pas exactement. En fait, j’ai une amie de fac qui vit à Denver, et j’ai décidé de tenter ma chance ici moi aussi.
– Vous vivez ensemble ? insista-t–il.
– Oui, lorsque je ne suis pas au ranch à travailler pour vous.
D’un geste machinal, Ramsey repoussa son assiette et se renfonça dans son siège.
– Et d’où êtes-vous, alors ?
Elle lui adressa un sourire contrit destiné à cacher son embarras croissant.
– D’après vous ?
– Quelque part dans le Sud.
– Exact. Je viens de Floride, plus précisément de Tampa.
Dans le but de détourner la conversation, elle s’empressa d’ajouter :
– Je suis impatiente de connaître la suite de l’histoire de votre arrière-grand-père et de ses cinq épouses. Le divorce n’était pourtant pas
chose courante, à l’époque.
Ramsey haussa négligemment les épaules.
– Nos recherches nous ont appris que la première femme, celle avec laquelle Raphaël s’était enfui, était mariée à un pasteur.
– Pourquoi s’est-il enfuie avec elle, alors ? s’enquit-elle, sourcils froncés.
– Pour la tirer des griffes d’un mari tyrannique. Et avant que vous ne posiez la question, la numéro deux, qu’il a aussi soustraite à un
mariage abusif, c’était pour éviter un scandale.
Puis il se leva et alla placer son couvert dans l’évier.
Il avait en quelque sorte appâté Chloé en lui livrant ces quelques bribes de l’histoire. Il avait décidé qu’il n’en dirait pas plus pour le
moment.
Pourquoi agissait-il de la sorte ? Il n’en savait fichtre rien, sinon peut-être pour entretenir cette petite lueur d’intérêt au fond des prunelles
de son interlocutrice.
– Ce n’est pas à vous de faire ça, lui dit-elle.
– Je n’y peux rien, j’ai été élevé comme ça.
Tout comme la veille, elle s’écarta afin d’éviter le moindre contact physique entre eux. Et tout comme la veille, il s’empara de sa main et la
serra dans la sienne.
Elle le regarda sans cacher son trouble.
Il prit conscience de ses doigts allant et venant sur son bras nu.
– De quoi avez-vous peur, Chloé ?
Elle leva le menton sans chercher à dégager la main qu’il gardait prisonnière dans la sienne.
– Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai peur de quelque chose ? demanda-t–elle crânement.
– Vous passez votre temps à m’éviter.
– Je pourrais dire la même chose de vous, ne croyez-vous pas ?
Au lieu de nier l’évidence, il préféra rester silencieux.
– Pourquoi avons-nous laissé une chose pareille se produire entre nous ? finit-il par dire à voix basse.
A sa grande surprise, Chloé lui adressa un sourire candide.
– C’est vous qui me provoquez sans cesse.
– Vous faites allusion au baiser d’hier ?
– Exact.
– Manifestement, j’ai échoué, dit-il en souriant à son tour.
– C’est peut-être parce que j’ai senti que votre cœur ne suivait pas.
Il haussa les sourcils.
– J’ai pourtant mis tout ce que j’avais à donner dans ce baiser.
– Je sais, répliqua-t–elle dans un soupir désabusé.
De sa main libre, il lui releva le menton et la força à le regarder dans les yeux.
– Nous pourrions recommencer, pour voir.
Sans lui laisser l’opportunité de répondre il pencha la tête vers elle et prit sa bouche.
Sa langue se glissa entre les lèvres entrouvertes de Chloé, s’enroula autour de la sienne. Il la dévora avec une ardeur qui faisait passer
pour fade le baiser qu’ils avaient échangé la veille.
Il entendit la jeune femme gémir doucement, sentit la pointe de ses seins dressé se presser contre son torse. Déjà pantelante entre ses
bras, elle lui rendait ses baisers avec la même fébrilité, léchant, suçant ses lèvres de sa bouche avide.
Tout naturellement, son corps s’imbriquait au sien, laissant tout deviner du désir qui la consumait.
Il mesura mentalement le nombre de mètres qu’il avait à faire pour atteindre la table.
Là, il pourrait la déshabiller, la prendre et…
Un bruit de pas se rapprochant les fit se séparer à contrecœur, tout comme la veille. Ensemble, ils levèrent les yeux sur les quatre
hommes qui venaient de passer le seuil, un sourire narquois aux lèvres.
Callum, Jason, Zane et Derringer.
Evidemment, ce fut Zane qui parla le premier.
– Peux-tu nous expliquer pourquoi tu embrassais encore ta cuisinière ?

***
Chloé se coula avec délice dans l’eau parfumée du bain.
La soirée était déjà bien avancée. Puisque la maison était déserte, elle allait enfin s’occuper un peu d’elle. Elle envisageait aussi de se
coucher tôt pour se lever plus en forme le lendemain matin.
Elle ferma les yeux pour mieux repenser aux événements de la journée, à commencer par l’arrivée impromptue des quatre hommes dans
la cuisine au moment où Ramsey et elle s’embrassaient.
Décidément, cela devenait une habitude chez eux !
En fait, elle se sentait plutôt contrariée que mal à l’aise. Car, tout comme la veille, Ramsey n’avait eu de cesse ensuite de l’éviter. Une fois
encore, il n’était pas venu déjeuner, préférant s’enfermer dans son bureau. Aux environs de 14 heures, il avait rejoint ses hommes sur le
terrain, et depuis il n’avait toujours pas réapparu alors que la soirée était largement entamée. Une fois encore, elle lui avait préparé un repas
qu’elle avait maintenu au chaud dans le four, puis elle avait repris sa place sur le canapé, anticipant son retour. Lorsqu’elle avait compris
qu’il ne rentrerait pas de sitôt, elle avait décidé de monter dans sa chambre et de prendre un bain pour se détendre.
Elle sortit de la baignoire et s’enveloppa d’un drap de bain dont elle se frictionna énergiquement. N’ayant aucune raison de quitter sa
chambre, elle décida de vérifier ses e-mails et de passer un coup de fil à son père.
Elle se figea sur place lorsqu’elle entendit claquer la portière d’une voiture.
Ramsey était-il de retour ?
Elle enfila un peignoir puis alla se poster à la fenêtre.
C’était bien Ramsey qui se dirigeait vers l’entrée.
A ce moment, comme s’il avait senti son regard peser sur lui, il leva la tête en direction de sa fenêtre.
Elle retint son souffle au moment où leurs regards se croisèrent, et tous deux restèrent un moment immobiles, comme transformés en
statues de pierre.
Son corps frissonnait de désir sous le regard brûlant de Ramsey. Aucune distance n’avait le pouvoir d’arrêter le flot de volupté filtrant de
ces prunelles-là.
Elle se sentit soudain incapable de soutenir plus longtemps la tension qui les reliait l’un à l’autre. Traversée par des émotions
contradictoires, elle fit deux pas en arrière et s’écarta de la fenêtre. Alors que tout son corps lui commandait de se précipiter vers lui, de
nouer ses bras autour de son cou et de lui offrir ses lèvres, elle secoua la tête, cherchant à se persuader de l’incohérence d’une telle
éventualité.
Puis elle retira le peignoir et enfila son pyjama, bien décidée à s’en tenir à ses projets initiaux.
Ramsey et elle avaient beau partager le même toit, mieux valait qu’ils continuent à s’éviter. Surtout qu’elle sentait à présent affleurer entre
eux quelque chose de plus profond qu’une simple attirance sexuelle. Quelque chose qu’elle préférait ne pas nommer. Elle aurait aimé
pouvoir mettre cet émoi sur le compte de son activité hormonale, malheureusement elle savait pertinemment que ce ne serait là qu’une
façon de se voiler la face : la présence de cet homme la rendait infiniment vulnérable, et elle craignait de s’oublier totalement pour se perdre
en lui, avec lui.
Darren avait bien essayé de l’entraîner dans ses fantasmes, mais sans succès. Ramsey, lui, avait la capacité de fendre la carapace
protectrice dont elle s’était enveloppée après leur rupture. Avec Ramsey, elle perdait toute volonté, toute logique, tout sens commun. Un
simple sourire de lui suffisait à la faire fondre, à lui faire perdre la raison. Elle admettait volontiers qu’il était en tête du palmarès des
hommes capables de la faire changer d’avis.
Et c’était là ce qui l’inquiétait.

***
Ramsey referma la porte d’entrée et y resta adossé un moment. Il resta là, pétrifié, comme hypnothisé, ses pensées entièrement tournées
vers des fantasmes érotiques plus que torrides.
Imaginer Chloé nue sous son peignoir lui avait enflammé l’imagination en même temps que le corps. Aucune des parties de son anatomie
n’avait échappé au désir violent qui s’était emparé de lui. Jamais encore il n’avait éprouvé un désir aussi fulgurant.
Une fois de plus, Chloé Burton lui montrait le pouvoir physique qu’elle exerçait sur lui.
Toujours immobile, il fixa l’escalier au bout duquel se trouvait l’objet de tous ses fanstasmes. Juste là, à portée de main, derrière une porte
close.
Il avait encore sur les lèvres le goût de sa bouche, de sa langue, et il brûlait de les retrouver…
Il se retint avec force pour ne pas grimper les marches quatre à quatre, ouvrir sa porte à la volée, la prendre dans ses bras et la dévorer
de baisers fougueux.
Revenant sur terre avec effort, il se passa une main sur le visage.
Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Il avait pourtant connu de belles femmes, souvent présentées par ses sœurs anxieuses de le
voir guérir du traumatisme infligé par Danielle – du moins le pensaient-elles –, mais jamais aucune ne lui avait inspiré un tel mélange
d’émotions. Il était irrésistiblement attiré par Chloé, elle représentait pour lui l’incarnation même de la tentation à laquelle on ne pouvait pas
résister. Cette femme l’envoûtait. Définitivement.
Il était resté la majeure partie de la journée enfermé dans son bureau, mais à l’heure du déjeuner les rires sonores et les éclats de voix de
ses hommes revenus pour déjeuner lui avaient rappelé le pouvoir qu’elle exerçait sur chacun d’eux. Et elle le prouvait. Ragaillardis par le
solide et délicieux repas qu’elle leur préparait, les hommes avaient battu tous les records de tonte à la journée. Elle en avait fait des
hommes heureux. Heureux de travailler, heureux de trouver auprès d’elle la chaleur et la convivialité qui faisaient défaut à Nellie.
Il inpirait une profonde bouffée d’air lorsque lui parvint une odeur alléchante.
Il ne put résister. Il se rendit dans la cuisine où Chloé, une fois de plus, lui avait préparé un repas. Il souleva des couvercles, ouvrit le four,
découvrit du poulet en sauce, des petits pois et un gratin de macaronis.
Un repas consistant comme les gens de l’Est savent en préparer.
Il décida d’aller prendre une douche avant de faire honneur à son dîner. Une fois dans la salle de bains, il repensa à la façon dont il avait
évité la jeune femme toute la journée.
S’il avait agi ainsi, c’était en grande partie pour se soustraire aux spéculations de son entourage, car la rumeur qu’il en pinçait pour Chloé
Burton commençait à enfler. Convaincre Callum et Jason que Chloé n’était rien de plus que sa cuisinière n’avait pas été une mince affaire. Il
pouvait même dire qu’il avait échoué, leur mine moqueuse lui ayant clairement signifié qu’ils n’en croyaient pas un mot. Il avait alors pris le
large, anxieux d’échapper à des conclusions hâtives quant à la relation qu’il entretenait avec la jeune femme. Il avait même décliné leur
invitation à se joindre à eux pour une partie de poker, préférant passer sa soirée en compagnie de Dillon et Pamela qui étaient là pour
quelques jours.
Le mariage semblait épanouir Dillon, et Ramsey s’en réjouissait pour lui.
Du plus loin qu’il se souvenait, son cousin et lui étaient plus que de simples parents. Ils étaient les meilleurs amis du monde, lien qui s’était
renforcé à la mort de leurs parents respectifs. Tous deux avaient alors ressenti le besoin de rassembler leur fratrie pour en faire un clan à
jamais solidaire. Dillon, de quelques mois l’aîné, s’était improvisé chef de cette famille nombreuse dont les plus âgés avaient à peine seize
ans. Main dans la main et tant bien que mal, ils avaient élevé cette joyeuse marmaille tout en dirigeant le ranch. Aujourd’hui, ils pouvaient
s’enorgueillir d’avoir réussi leur mission : chacun des enfants, devenus des adultes responsables, poursuivait des études universitaires ou
travaillait au bon développement de Blue Ridge Land Development, l’entreprise créée plusieurs années auparavant par leurs pères.
Une heure plus tard, Ramsey se pourléchait encore les lèvres.
Comme toujours, Chloé avait accompli des merveilles. Mais, contre toute attente, elle n’était pas descendue le rejoindre.
Elle devait être consciente, tout comme lui, du fait qu’un lien était en train de se tisser entre eux. Et, tout comme lui, elle ne souhaitait pas
voir se lien se resserrer. L’attirance était trop violente, la passion, trop tangible. A son contact il se sentait devenir faible et vulnérable. Il ne
se reconnaissait pas. La meilleure chose restait donc à s’éviter mutuellement.
En secouant la tête, il quitta la cuisine pour gagner l’escalier. Mais à peine avait-il posé le pied sur la première marche que le parfum de
Chloé lui parvint.
Un parfum suave et envoûtant, qui emplissait l’air et lui pénétrait chaque pore de la peau.
Une onde d’excitation le submergea.
Encore une nuit blanche en perspective !
Une fois sur le palier, il tenta de relâcher la tension qui raidissait ses muscles. Puis il s’engagea dans le long corridor, se forçant à
détourner la tête lorsqu’il passa devant la porte de Chloé.
Mais la tentation fut la plus forte. Il s’arrêta, leva même la main pour frapper.
« Que t’arrive-t–il, mon vieux ? »
La voix de sa conscience avait parlé, lui redonnant un semblant de lucidité. Il battit en retraite et s’empressa de gagner sa chambre.
Il fallait qu’il élabore un plan, qu’il se protège d’elle, au moins jusqu’au week-end. Là, elle rentrerait chez elle pour trois jours, ce qui mettrait
de la distance entre eux.
Il ne lui resterait alors plus qu’à prier pour tenir le coup.
-7-
– Alors ? Que penses-tu de Derringer Westmoreland ?
Chloé ne put s’empêcher de sourire.
Lucia et elle venaient juste de rentrer après avoir dîné au restaurant et être allées au cinéma, et c’était la troisième fois en deux jours que
son amie lui posait la question.
– Je te l’ai déjà dit, mais peu importe, je vais te le répéter. C’est un homme très séduisant, je l’aime beaucoup. Quant à Zane et Jason, ils
sont venus déjeuner plusieurs fois. Ce sont des hommes bien, eux aussi, et assez drôles dans leur genre.
Elle vit passer dans le regard de son amie ce voile de mélancolie qu’elle connaissait bien.
– Alors, as-tu réfléchi à un plan d’attaque ?
Lucia leva les yeux au ciel.
– Je sais comment, toi, tu ferais. Tu as toujours eu ce que tu voulais parce que tu es une fonceuse, parce que tu oses. Malheureusement,
je ne suis pas comme toi.
Mains sur les hanches, Chloé considéra un instant son amie.
– Et que comptes-tu faire ? finit-elle par dire. Te lamenter dans ton coin en attendant qu’il vienne faire un tour dans ton magasin lorsqu’il
aura besoin de pinceaux neufs ? Et encore, en supposant que tu sois là pile au moment où il viendra.
Lucia se laissa tomber sur le canapé, l’air abattu.
– Bien sûr que non. Mais assez parlé de moi, je n’ai pas besoin de ta pitié. As-tu avancé dans ton projet de convaincre Ramsey de faire
la couverture de ton magazine ?
Chloé secoua la tête et s’affala à son tour sur le divan, tout aussi découragée que son amie.
– L’affaire se présente mal. Ramsey m’évite comme la peste.
– Pourquoi ?
Elle eut un sourire mi-figue mi-raisin.
– Trop d’alchimie dans l’air, je suppose. Nous ne pouvons nous trouver à un mètre l’un de l’autre sans avoir envie de nous sauter dessus.
– Il y a pire comme perspective, non ?
Chloé se renfonça dans le canapé et ferma les yeux.
Dans l’absolu, effectivement, l’idée d’une telle attirance physique pouvait paraître plaisante. Mais ce n’était pas le cas.
Désormais, Ramsey n’apparaissait que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement. Chaque matin, il venait chercher son petit déjeuner puis
allait s’enfermer dans son bureau, muni de son plateau, en prétextant qu’il était surchargé de travail. Il n’en sortait que pour déjeuner avec
ses hommes, mais il s’esquivait sitôt sa dernière bouchée avalée. Quant au soir, il avait pris l’habitude de rentrer dîner tard, après s’être
assuré qu’elle était allée se coucher. Il avait aussi déserté la maison au moment où elle était partie pour Denver.
Elle avait quand même pris soin de lui laisser un mot dans la cuisine, l’informant qu’elle serait de retour le dimanche soir. Elle avait joint
son numéro de portable au cas où il aurait besoin de la contacter.
Un sourire rêveur vint flotter sur ses lèvres.
Qui espérait-elle tromper ? Elle avait laissé son numéro juste dans l’espoir qu’il l’appellerait sans raison précise.
– Allons, Chloé. Raconte-moi un peu ce qu’il se passe.
Elle ouvrit les yeux et rencontra le regard interrogateur de Lucia.
Elle ne se sentait pas prête à exprimer tout haut ce qu’elle ressentait, à avouer à qui que ce soit qu’elle aussi en pinçait pour un
Westmoreland, et surtout pas à son amie.
– Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Je t’assure qu’il ne se passe rien.
Lucia était loin de se douter à quel point elle disait vrai. En effet, rien ne se passait. Elle en était au même point qu’à son arrivée, et elle
avait aussi peu de chance de décrocher cette couverture avec Ramsey que lorsqu’elle avait frappé à sa porte quelques jours plus tôt. Si elle
voulait parvenir à ses fins, il fallait absolument qu’elle mette un terme à ce petit jeu de cache-cache qu’il avait instauré entre eux. Attirance
sexuelle ou pas.
Elle se leva, espérant couper court aux questions indiscrètes de son amie.
– Il est tard, je tombe de sommeil. Je crois qu’il est temps que j’aille me coucher.
– Tu as raison. J’y vais moi aussi. Au fait, mes parents nous ont invitées à déjeuner, et j’ai promis à ma tante Pauline que nous passerions
la voir dans l’après-midi.
– D’accord. Je partirai pour le ranch tout de suite après.
Mais une fois allongée dans son lit, des images de Ramsey lui hantèrent l’esprit de plus belle.
Elle le revoyait, torse nu et dégoulinant de sueur, transportant entre ses bras robustes une brebis dont lui seul avait vu qu’elle était
blessée. Elle n’avait rien oublié des muscles qui roulaient sous sa peau, ni de son torse puissant, ni de ses fesses fermes et hautes. Et pour
couronner le tout, qualité rare à ses yeux et qu’elle appréciait, il avait ainsi démontré à quel point il était un chaînon indispensable dans toute
cette communauté d’hommes.
Elle se retourna dans son lit, s’avouant qu’il lui manquait, ainsi que le ranch. Comme lui manquait aussi sa fonction de cuisinière que la
gentillesse et la reconnaissance des employés de Ramsey rendaient si gratifiante.
Elle ferma de nouveau les yeux, un sourire béat aux lèvres.
Il lui tardait d’être au lendemain soir pour retrouver Ramsey.
***
Ramsey écarta les rideaux et scruta l’obscurité, comme il l’avait déjà fait une dizaine de fois au cours de l’heure qui venait de s’écouler.
Où Chloé était-elle ?
La note qu’elle avait laissée en évidence sur la table de la cuisine disait qu’elle serait de retour le dimanche soir. Mais il était déjà
23 heures, et elle n’était toujours pas là.
Il n’avait aucun moyen de la contacter et n’avait pas la moindre idée du quartier où elle habitait. Il avait en effet jeté son numéro de
téléphone, refusant de céder à la tentation de l’appeler au cours du week-end. Il le regrettait amèrement maintenant, ne sachant pas où la
joindre.
Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Il avait plu en début de soirée, et l’autoroute qu’elle était obligée d’emprunter pour rallier le ranch
était connue pour être glissante…
Il se sentait démuni et se rendait compte à quel point il ignorait tout d’elle, sinon qu’elle avait le pouvoir de l’exciter d’un simple regard.
Il laissa retomber le rideau et se mit à arpenter nerveusement la pièce devant l’absurdité de la situation.
Il avait laissé une femme vivre sous son toit, dormir dans sa maison, s’occuper de sa vingtaine d’employés, et tout ce qu’il savait d’elle
était son nom !
Non, ce n’était pas tout à fait exact. Il savait aussi qu’elle était belle, dangereusement belle. Qu’elle était généreuse et attentive aux autres
comme elle l’avait prouvé en confectionnant un délicieux gâteau au chocolat pour l’anniversaire de Colin Lawrence. Il savait aussi qu’elle
suscitait en lui une passion dévorante.
Il tenta d’imaginer ce que ce serait de se perdre en elle, de sentir sa chaleur, de posséder son corps, de gober ses seins, de la pénétrer
aussi profondément que possible.
Il serra les poings de frustration.
On disait de lui qu’il était le moins séducteur des Westmoreland. Celui qui plaçait le sexe en dernière position dans sa vie. Et pourtant,
voilà que le vilain petit canard se transformait en bête de sexe dès qu’il pensait à Chloé. Pour la première fois de sa vie, le sexe l’obsédait
au point de vouloir passer à l’acte. Il voulait…
Ses pensées furent brusquement interrompues par le bruit d’une voiture qui remontait l’allée.
Il se précipita vers la fenêtre et vit Chloé ouvrir sa portière.
Il laissa retomber le rideau et fronça les sourcils de contrariété, la colère prenant le pas sur le soulagement.
Elle était en retard. Le moins qu’elle aurait pu faire était de lui passer un coup de fil pour prévenir qu’elle arriverait tard ! Elle allait devoir
s’expliquer. Justifier ce retard qui l’avait inquiété pour rien.
Bien campé sur ses jambes, il croisa les bras sur sa poitrine et se tint face à la porte, prêt à la recevoir avec rudesse.
Son parfum enivrant emplit la pièce à l’instant même où elle ouvrit la porte.
Il choisit de l’ignorer. Pourtant, à la seconde où il la vit entrer, vêtue d’une jupe courte qui dévoilait les plus jolies jambes qu’il ait jamais
vues, il sut que ses bonnes résolutions ne pourraient pas tenir bien longtemps.

***
Lorsque Chloé referma la porte derrière elle et qu’elle vit le regard inquisiteur de Ramsey fixé sur elle, elle comprit qu’elle n’était pas prête
à la confrontation qui se préparait.
Elle tenta de ne pas succomber à son charme ravageur et d’ignorer le jean qui semblait fait pour son corps athlétique. Elle tâcha de rester
également insensible à la barbe de trois jours qui lui ombrait les joues et qui rajoutait encore à sa séduction. Elle chassa de son esprit les
idées folles qui lui traversaient l’esprit pour s’interroger sur les raisons de sa colère.
Elle était partie en laissant tout en ordre derrière elle, pensant même à laver les draps alors qu’elle savait qu’une femme de ménage se
chargeait de ce genre de corvée tous les samedis matin. Et puis, qu’avait-il à regarder ses jambes aussi fixement, comme s’il n’en avait
jamais vu de sa vie ? Sa jupe était courte, certes, mais pas au point de déclencher une réaction aussi démesurée.
Elle releva le menton, décidée à prendre le taureau par les cornes.
– Ramsey, y a-t–il un problème ?
Son interlocuteur se contracta un peu plus, serra plus étroitement les mâchoires. Ses yeux restaient obstinément rivés à ses jambes.
– Ramsey, je vous ai posé une question.
Son regard remonta enfin vers son visage.
– Vous êtes en retard.
Que diable lui chantait-il là ? Elle devait avoir mal compris.
– Pardon ?
– Vous êtes en retard, s’entêta-t–il à répéter. Votre mot disait que vous seriez de retour dimanche soir, et il est plus de 23 heures.
En fait, elle avait volontairement repoussé son départ dans l’espoir qu’il serait couché.
Elle laissa tomber son bagage à ses pieds, cherchant à refouler la colère qui la gagnait.
– Et alors ? demanda-t–elle, au comble de l’irritation. Si je ne me trompe, je ne suis pas censée travailler pour vous aujourd’hui. Vous
attendez de moi que je sois à l’heure pour préparer le petit déjeuner, le reste ne vous concerne pas.
Visiblement pris de court, il se raidit un peu plus et marmonna la première chose qui dut lui passer par la tête.
– Vous êtes ici chez moi.
La stupidité de cette réponse la laissa bouche bée.
– Dois-je comprendre que cela vous donne le droit d’instaurer un couvre-feu ? dit-elle d’un ton railleur.
– Non, pas du tout, tenta-t–il de se rattraper. C’est juste que vous auriez pu avoir la décence de passer un coup de fil.
La décence ? Comment avait-il le toupet de prononcer un mot pareil ?
Une vague de colère qu’elle ne pouvait plus endiguer la submergea. Elle fondit sur lui comme une furie.
– Ne parlez pas de ce que vous ignorez, Ramsey Westmoreland. Parce que si vous connaissiez véritablement le sens de ce mot, peut-
être ne chercheriez-vous pas à m’éviter comme si j’étais une pestiférée !
La colère de Chloé cloua Ramsey sur place.
Elle n’avait aucune raison de se mettre dans un état pareil. Que savait-elle des nuits blanches passées à se torturer, à résister comme il
pouvait pour ne pas courir la rejoindre ? Que savait-elle du désir violent qui le consumait et le conduisait au bord de la folie ?
En outre, il en avait assez de devoir déserter la maison pour échapper aux scènes érotiques qui le hantaient chaque fois qu’il la sentait
trop proche. Assez aussi de ces émotions inconnues de lui et qu’il n’arrivait ni à analyser ni à s’expliquer.
Il fit un pas vers elle, sa colère montant d’un cran.
– Vous n’avez rien compris, n’est-ce pas ? l’accusa-t–il d’une voix sourde. Si je cherche à vous éviter, c’est parce que c’est le meilleur
service que je puisse nous rendre, Chloé. Serais-je resté là, près de vous, que vous n’auriez jamais franchi cette porte.
Il venait de lui signifier, on ne peut plus clairement, qu’il la désirait comme un fou et qu’il saisirait la moindre occasion de mettre ses
menaces à exécution.
La froide réalité de cette explication fit sur Chloé l’effet de l’explosion d’un bâton de dynamite. Il vit à son expression qu’elle n’aimait pas
du tout ce qu’elle venait d’entendre.
Elle combla le vide qui les séparait pour proférer, les narines frémissantes :
– Vraiment ? Et qu’auriez-vous fait pour m’en empêcher ? Vous m’auriez attachée, peut-être ?
Si seulement elle savait combien de fois ce fantasme lui avait traversé l’esprit !
Il esquissa un sourire carnassier qui en disait long sur ce qu’il était capable de faire.
– Compte tenu de l’état dans lequel je me suis trouvé tout le week-end et qui est encore le mien à la seconde où je vous parle, c’est une
option tout à fait envisageable, dit-il en détachant chaque syllabe des derniers mots.
Les mots pénétrèrent lentement l’esprit de Chloé pour prendre tout leur sens.
La colère qui l’aveuglait l’avait empêchée de deviner le caractère sexuel se cachant derrière son discours, mais maintenant elle le
rejoignait sur le même terrain. Elle connaissait bien cette chaleur diffuse qui se répandait dans tout son être, ce gonflement de ses seins,
près de déborder les limites trop exiguës de son soutien-gorge.
– Et vous voulez savoir ce que j’aurais fait une fois que je vous aurais attachée, Chloé ? reprit Ramsey d’une voix basse et envoûtante.
Elle se mordit nerveusement les lèvres tandis que son corps s’embrasait sous la provocation.
– Je vous aurais entièrement déshabillée, poursuivit-il sur le même ton, puis j’aurais léché chaque partie de votre corps. Sans exception.
Elle n’imaginait que trop bien la scène. Elle ne s’était jamais vue en femme fatale, mais s’imaginer nue, poignets liés aux barreaux d’un lit
et jambes écartées dans une posture d’une magnifique impudeur sous le regard lubrique de Ramsey, cela lui ôtait toute faculté de parole.
Elle resserra les jambes, cherchant à calmer le feu qui embrasait son intimité. Mais les mots crus de Ramsey ne faisaient qu’exacerber
son imagination, et un désir violent déferla sur elle.
– Mais savez-vous où ma bouche s’attarderait le plus, Chloé, pour vous procurer un plaisir aussi insoutenable que possible ?
Devant son mutisme, il se pencha à son oreille pour lui murmurer la réponse.
La vision érotique déclenchée par ses mots, doublée de son souffle chaud dans son cou, la fit frissonner de la tête aux pieds. Elle crut que
ses jambes allaient se dérober sous elle.
– Mais tout cela ne serait qu’un début, conclut-il d’une voix redevenue neutre. Alors, si vous ne me désirez pas comme je vous désire,
avec la même intensité, je vous suggère de refranchir tout de suite cette porte, parce que je n’ai plus l’intention de passer mon temps à vous
éviter.
Elle avala sa salive avec effort.
Oui, elle l’admettait en son for intérieur, elle voulait Ramsey avec la même passion. Elle le savait depuis l’instant où elle l’avait vu traverser
la rue et où elle s’était mis en tête de faire de lui son homme idéal de l’année. Elle avait immédiatement deviné en lui une rare sensualité,
quelque chose en plus qui lui avait fait prendre conscience comme jamais de son corps de femme. Depuis, elle n’avait cessé de fantasmer
sur lui, et les délires sexuels qu’il venait d’évoquer, loin de l’effrayer, stimulaient encore un désir déjà bien ancré en elle.
Elle réfléchit un court instant à la possibilité qu’il lui offrait de quitter le ranch.
C’était ce qu’elle aurait dû faire, mais elle y renonçait.
– Chloé ?
La voix sensuelle de Ramsey la ramena sur terre en douceur.
– Oui ?
– J’attends.
Elle inspira profondément, se rapprocha de lui et plaqua les deux mains à plat sur son torse. Puis, les yeux rivés aux siens elle lui dit d’un
ton grave :
– Moi aussi.
Le sang de Ramsey ne fit qu’un tour, et l’instant d’après ses lèvres se posaient sur celles de Chloé.
La tête lui tournait et il faillit exploser à l’instant où sa langue rencontra celle de la jeune femme. De son côté, elle poussa un petit
gémissement lorsque leurs langues se mêlèrent.
Sa bouche avait le même goût que le gâteau aux fraises qu’elle avait fait le jeudi précédent, et il avait envie de la dévorer avec la même
gourmandise. Explorant sa bouche avec avidité, il sentit le désir lui enflammer les sens.
Non, il ne pouvait plus s’arrêter à ces baisers. Il commençait à perdre le contrôle. L’air était chargé de tension sexuelle. Chacune de ses
terminaisons nerveuses lui lançaient le même appel. Il n’avait plus qu’une idée en tête : déshabiller Chloé. La seule idée de lui ôter sa jupe
et de s’installer entre ses cuisses lui électrisait le corps.
Les signes qu’il lui avait envoyés étaient suffisamment clairs, maintenant elle allait devoir assumer la tempête qu’elle avait déchaînée en
lui.
La jeune femme détacha alors sa bouche de la sienne.
– Ramsey ?
Sa voix était douce, aussi douce que ses lèvres, et son souffle, brûlant.
La perspective de monter l’escalier jusqu’à sa chambre lui parut impensable. Ils allaient se contenter du canapé.
Submergé par les sensations qui affluaient et le faisaient frémir de tout son corps, il l’attira à lui.
Ses mains se mirent à courir sur elle, soulevèrent sa courte jupe, atteignant enfin ce qu’il avait toujours eu envie d’atteindre.
Elle murmura de nouveau son nom tandis qu’un léger tremblement parcourait son corps. Sa voix, plus sensuelle que jamais, l’enflamma un
peu plus. Il avait envie de ses lèvres, d’enfoncer sa langue dans sa bouche tout en caressant ses courbes voluptueuses, mais cela ne
suffisait pas.
Ses mains se posèrent alors sur son chemisier, qu’il arracha d’un coup sec. Déjà, ses mains fébriles cherchaient à défaire l’agrafe du
soutien-gorge.
D’abord surprise par tant d’ardeur, Chloé comprit vite que Ramsey ne s’arrêterait pas là.
Après s’être définitivement débarrassé du soutien-gorge, il prit ses deux seins dans ses paumes comme pour en apprécier le volume et
la douceur. Puis il se pencha et saisit goulûment un téton dans sa bouche chaude tandis que, envahie d’un plaisir intense, elle enfonçait les
ongles dans la chair de ses épaules.
– Ramsey, murmura-t–elle, les jambes chancelantes.
Sans répondre, la bouche toujours scellée à ses seins, celui-ci souleva sa jupe et glissa les doigts entre ses cuisses déjà humides, lui
arrachant un long gémissement. Puis il délaissa ses seins pour faire glisser le morceau de tissu sur ses hanches.
A présent, elle était presque nue, juste couverte d’un minuscule string mouillé de désir.
Ramsey arracha sa chemise sans prendre la peine de la déboutonner et se retrouva torse nu face à elle.
Elle plaqua avec délice les mains sur ce torse puissant et viril qui frisait la perfection.
Il prit ses mains dans les siennes et, soutenant son regard, se mit à lécher ses doigts un à un.
– Tu aimes ça ? demanda-t–il d’une voix sexy.
Sa langue brûlante lui envoyait des décharges dans tout le corps.
Incapable de répondre, elle répondit d’un hochement de tête.
– Tu aimes ma langue sur toi ?
– Oui, murmura-t–elle avec difficulté.
– Alors, on va voir voir si tu l’aimes aussi en toi.
Il la fit s’asseoir sur le canapé, s’accroupit devant elle et, l’attrapant par les hanches, enfonça le visage entre ses cuisses, comme pour
s’imprégner de leur odeur. Lorsqu’elle sentit son souffle chaud à travers le tissu soyeux du string, elle se sentit défaillir d’expectative.
Ramsey s’écarta un peu pour contempler Chloé tout en faisant glisser son string le long de ses jambes.
Le spectacle qui s’offrait à lui était à couper le souffle.
C’était un sacrilège de cacher ces jambes magnifiquement galbées sous ces affreux leggins qu’elle affectionnait tant !
Il posa les mains sur les cuisses de la jeune femme et les fit aller et venir sur leur peau ferme et lisse. Habité du fantasme de les sentir
enroulées autour de ses reins pendant qu’il s’enfoncerait entre ses cuisses moites, il se sentait durcir rien qu’à les regarder, mais il voulait
d’abord en connaître le goût.
Incapable d’attendre une minute de plus, il agrippa de nouveau ses hanches et les attira vers lui.
Comme, d’instinct, Chloé écartait légèrement les jambes et s’accrochait à lui, il plongea la langue entre ses cuisses entrouvertes. Agile et
aventureuse, sa langue fourragea, lécha, suçota avec une intensité égale à son érection lancinante.
Elle se mit à onduler, le corps plaqué sur sa bouche, tandis qu’il laissait ses mains lui parcourir fébrilement le creux des reins et les
fesses. Puis il écarta ses jambes, qu’il plaça de part et d’autre de son cou, bien calées sur ses épaules, ses mains toujours plaquées sous
son postérieur pour la soutenir.
Il éprouvait une extase inouïe à l’embrasser, la lécher, lui donner du plaisir tout en excitant ses propres sens.
Comme une naufragée, Chloé s’agrippa à lui en répétant son nom comme une litanie, puis elle se mit à trembler. Il reçut sa jouissance
comme une décharge et ne décolla sa bouche d’elle qu’après l’avoir bue à satiété.
Un moment plus tard, il défit les jambes de Chloé de ses épaules afin qu’elle le rejoigne au sol.
Il lui jeta un coup d’œil en se léchant les lèvres.
– Délicieuse, murmura-t–il d’une voix rauque.
Elle était mieux que cela. Elle était exquise, à en juger par le goût musqué qui lui mettait la bouche en feu.
Il ne pouvait plus attendre pour unir son corps à celui de Chloé. Il voulait l’embrasser, la posséder, lui donner du plaisir, partager son
extase.
Il chercha à se défaire de son pantalon avec une impatience d’autant plus insupportable que Chloé s’était mise à lui mordiller
sensuellement le cou. Lorsqu’elle mordit plus fort, il laissa échapper un cri bref. Elle lui décocha un sourire ingénu qui ne laissait percevoir
aucun regret de sa part.
– Tu vas me le payer cher, promit-il d’une voix faussement menaçante.
Enfin débarrassé de son jean, il l’attira à lui.
– Préservatifs ?
– Mince ! s’exclama-t–il, prenant conscience de l’état d’excitation dans lequel il se trouvait et du risque qu’ils auraient couru si elle n’avait
pas été vigilante.
Il récupéra son jean et trouva quelques petits sachets dans son portefeuille tout en se demandant depuis combien de temps ils étaient
stockés là.
Sans doute pas tout de même depuis assez longtemps pour être périmés.
Déchirant la pochette, il en libéra un qu’il enfila, sous les yeux de Chloé qui ne perdait aucun de ses gestes. Puis il s’approcha d’elle et
l’embrassa avec une impatience sauvage.
Comment aurait-il pu imaginer que le désir allait l’assaillir avec autant d’intensité et lui donner envie de faire l’amour à Chloé comme
jamais il n’avait fait l’amour à une femme ?
Son attirance était si forte, et elle y répondait de façon si instinctive et passionnée, qu’il sentit le moment venu.
Elle n’attendait qu’une chose de sa part, c’était évident, c’était qu’il la pénètre.
Il la fit rouler sur le tapis, lui écarta les jambes en s’aidant d’un genou, la saisit par les hanches et se ficha en elle profondément,
intensément.
Les yeux de Chloé s’entrouvrirent à ce moment précis, et lorsqu’il commença à bouger en elle, il vit son regard s’emplir du même plaisir
que lui éprouvait.
Sa chaleur l’enveloppait. Il sentait ses muscles se contracter pour mieux le retenir et augmenter leur plaisir. Elle l’accueillait avec une
évidence qui le touchait au plus profond de lui-même.
Au comble de l’extase, il sentit son sexe se tendre encore et encore. Il accéléra ses mouvements, s’enfonçant en elle toujours plus loin,
toujours plus profondément. Puis elle cria son nom, qui éclata dans l’air comme une détonation au moment où ils jouirent ensemble.
Il continua à s’enfoncer en elle, les mains agrippées à ses hanches, submergé de plaisir.
– Chloé…, laissa-t–il échapper en remontant les mains pour les enfouir dans ses cheveux.
La secousse passée, il déposa un baiser sur sa bouche haletante, se jurant qu’ils feraient l’amour dans sa chambre ce soir même.
-8-
Oui, ils avaient fait l’amour dans sa chambre le soir même. Mais ils avaient bien failli ne pas arriver jusque-là, la difficulté majeure ayant
été de gravir les marches.
Ramsey n’avait pas le souvenir d’avoir déjà fait l’amour dans un escalier. Il était bien trop conventionnel pour cela. Pourtant, la soirée
passée avec Chloé avait été tout sauf conventionnelle.
Allongé sur le dos, il la tenait à présent endormie dans ses bras et revoyait en pensée tout ce qu’il s’était passé depuis qu’elle était
revenue.
Il avait passé les deux jours précédents dans une sorte de tension intérieure, tiraillé entre la colère et le désir. Son besoin d’elle était si
fort, si intense, qu’il avait des érections à longueur de journée. Lorsqu’elle avait franchi le seuil de sa porte et qu’il l’avait vue, elle et ses
jambes nues, il avait essayé de tempérer son attirance par le ressentiment, en l’entraînant dans une polémique sans intérêt. Heureusement,
elle n’était pas tombée dans le piège, ce dont il était soulagé. Si elle avait décidé de repartir, il s’en serait voulu à mort.
Cette femme l’étonnait par la passion qui émanait de tout son être. Elle répondait à chacun de ses appels, attisait sa fougue d’une façon
qu’il n’avait jamais connue jusque-là et qui le laissait sans voix. Elle l’avait conduit aux limites de la folie, pour ne se calmer qu’une fois
l’extase atteinte.
Elle méritait bien un peu de repos à présent…
Il inspira longuement pour s’imprégner de son odeur et contempla ses seins nus pressés contre son torse, s’émerveillant de sentir ce
corps magnifique littéralement étendu sur lui, encore intimement lié au sien.
Puis il ferma les yeux et s’assoupit.
Il ignorait combien de temps il avait dormi, mais lorsqu’il se réveilla, il aperçut deux grands yeux verts qui le dévisageaient.
La vue de Chloé éveilla d’un coup ses sens, et il sentit son sexe tressaillir en elle. Ils perçurent l’un comme l’autre que son membre
durcissait dans sa chaleur, et une tension diffuse se répandit entre eux.
Lorsqu’il sentit ses muscles se resserrer autour de lui, il se mit à bouger en elle, bien décidé à inverser les rôles.
Elle avait mené la danse lors de leur dernière étreinte ? Il entendait bien cette fois être au-dessus d’elle !
Mais elle continuait à le serrer entre ses cuisses, lui ôtant tout moyen de prendre le contrôle.
Il se mit alors à lui caresser le dos du haut jusqu’en bas, s’attardant par endroits pour mieux apprécier la douceur de sa peau. Assuré
d’avoir ainsi détourné son attention, il la retourna alors brusquement et la plaqua sur le dos.
– Ce n’est pas juste ! geignit Chloé, prise de court.
Il lui répondit d’un sourire amusé et la chevaucha sans perdre une seconde.
A en juger par le sourire éclatant qu’elle lui rendit en enroulant ses longues jambes autour de sa taille, il avait gagné.
S’enfonçant plus profondément en elle, il se mit à bouger, excité par les halètements de plaisir et les ondulations de hanches qui
accueillaient ses coups de reins volontaires.
Elle ne cessait de psalmodier son nom tandis que sa tête semblait se débattre sur l’oreiller.
– Regarde-moi, Chloé, lui intima-t–il d’une voix rauque.
Elle le fixa tandis qu’il resserrait l’emprise de ses mains sur ses hanches et allait et venait avec ardeur en elle, enflammé à son tour par
l’ivresse qu’il lisait dans ses yeux et décidé à lui donner autant de plaisir qu’il en recevait.
Chloé avait l’impression que chacun de ses muscles, chacune de ses cellules étaient électrifiés par un torrent de plaisir si tumultueux
qu’elle en frémissait toute.
Lorsque Ramsey se pencha vers elle pour l’embrasser sans interrompre pour autant ses assauts fougueux, un tourbillon d’émotions
l’assaillit.
Comme chaque fois qu’il l’embrassait, il prit ses lèvres avec une excitante virtuosité.
Elle s’accrocha à ses épaules tandis qu’il enroulait sa langue autour de la sienne au rythme du va-et-vient de leurs deux corps unis. Elle
souleva son bassin pour mieux sentir chacun des assauts de Ramsey et, resserrant l’emprise de ses jambes autour de sa taille, scella son
corps au sien.
Ce qu’elle ressentait n’avait rien de trivial, bien au contraire. C’était exactement ce qu’elle voulait, ce qu’elle réclamait corps et âme.
Jamais elle n’avait connu de passion aussi brûlante, aussi torride, aussi sauvage. Elle se sentait emportée par un courant rapide et fou qui
s’amplifiait avec son désir.
Lorsqu’elle se sentit sombrer dans un abîme de sensations, elle eut l’impression que l’univers volait en éclats.
Ramsey détacha sa bouche de la sienne et rejeta la tête en arrière pour la rejoindre dans un orgasme hallucinant. Puis il la serra contre
elle, scellant leurs deux corps dans une entente mutuelle parfaite.
Elle le sentait pleinement dans tout son être, comme s’il touchait simultanément toutes les parties de son corps…
Elle prit alors conscience que, en la touchant aussi bien physiquement qu’émotionnellement, cet homme venait de briser les barrières qui
la séparaient du monde.
Qui aurait pu prédire qu’un tel événement se produirait jamais ?
Pourtant, c’était bien ce qui était arrivé.

***
Contrairement à ce qu’il avait prévu, Ramsey se réveilla très tard. Ce ne fut que lorsqu’il entendit des éclats de rire masculins parmi
lesquels il reconnut celui de Zane qu’il se rendit compte que Chloé n’était pas à ses côtés.
Pourtant, il ne se souvenait pas de l’avoir entendue se lever. Etait-il donc si épuisé qu’il avait perdu toute notion du temps ?
Il se glissa hors du lit, honteux de l’avoir laissée préparer le petit déjeuner toute seule.
Le moins qu’il aurait pu faire après lui avoir fait passer une nuit éreintante, ç’aurait été de lui donner un coup de main. Même s’il n’avait
rien d’un cordon-bleu, il aurait pu la soulager en suivant ses instructions. Il n’était pas dans ses habitudes de traîner au lit. Au contraire
même, il était plutôt du genre à être le premier sur le pont. Mais cela, c’était avant cette nuit torride avec Chloé…
Avant de gagner la salle de bains, il jeta un coup d’œil au réveil.
4 h 45.
Que diable Zane fichait-il ici à une heure aussi matinale ?
Et si Zane rôdait dans les parages, il devait forcément être accompagné de Derringer et de Jason, car les trois étaient inséparables. Et il
ne serait pas étonné de trouver aussi Callum.
Il revit les quatre acolytes faisant irruption dans la cuisine alors que Chloé et lui s’embrassaient.
Ce jour-là, il avait passé son temps à l’éviter en vue de brouiller les pistes, mais les choses avaient changé depuis, et il n’était plus
question de mettre la moindre distance entre la jeune femme et lui.

***
– Allons, je ne peux pas croire que mon frère soit encore en train de dormir, dit Zane. Se lever tard lui est tout simplement impossible, ça
le tuerait.
Il porta sa tasse à sa bouche et regarda Chloé d’un air suspicieux.
– A moins que…, laissa-t–il entendre, un sourire aux lèvres.
Il laissa sa phrase en suspens, avala une autre gorgée de café et continua de manger tranquillement.
Chloé lui en sut gré, même si elle ignorait précisément ce qui lui passait par l’esprit à cet instant. Elle salua aussi intérieurement la
conversation qui occupait Jason, Derringer et Callum et qui leur avait fait ignorer le dernier commentaire de Zane. Mais ceux-ci n’étaient pas
dupes, ils connaissaient le maître des lieux aussi bien que Zane. Eux aussi devaient se poser la question : pourquoi Ramsey dormait-il
encore alors qu’il devrait être déjà levé ?
Elle commençait à se sentir mal à l’aise.
Lorsqu’elle avait quitté la chambre de Ramsey pour gagner sa salle de bains et y prendre une douche, elle avait été épouvantée par les
nombreuses traces de passion amoureuse qui marquaient sa chair, surtout celles de son cou.
Les lui avait-il faites intentionnellement, comme pour signifier qu’il la possédait ?
Cette idée l’avait fait frissonner de tout son corps.
Zane et ses amis auraient-ils remarqué ces marques rouges que Ramsey lui avait laissées sur le cou ? Ne s’interrogeaient-ils pas sur les
raisons qui l’avaient poussée à porter ce foulard qui cachait soigneusement sa gorge ?
– Eh bien, il est temps de te lever, Ramsey ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu es malade ?
Le ton moqueur de Derringer lui fit tourner la tête vers Ramsey qui venait d’entrer dans la cuisine.
Il ne portait que son jean, bas sur les hanches, et elle ressentit un élan de désir à la vue de son torse nu et de ses larges épaules. Il
marchait pieds nus, des gouttelettes d’eau perlaient sur la toison de son torse, signe qu’il venait juste de prendre sa douche.
Ignorant les sarcasmes de son frère, il se dirigea droit vers elle. Il se pencha sur son visage et, sans marquer la moindre hésitation,
l’embrassa sur la bouche devant le petit groupe.
Un silence sidéré s’ensuivit, mais elle s’en fichait éperdument, tournée tout entière vers ce premier baiser donné en public. Un baiser
dénué de passion, juste destiné à clarifier les choses. Et lorsqu’il s’écarta d’elle, il lui adressa un sourire radieux qui creusa ses fossettes
irrésistibles.
– Bonjour, Chloé.
Si le baiser sage qu’elle venait de recevoir ne l’avait pas mise en émoi, sa voix, en revanche, toujours aussi grave et sexy, la fit vibrer au
plus profond d’elle-même. Elle s’appliqua néanmoins à lui répondre d’une voix égale.
– Bonjour, Ramsey.
L’enlaçant par la taille, il tourna la tête vers les quatre hommes assis autour de la table.
– Y a-t–il une raison valable qui vous autorise un traitement de faveur pour le petit déjeuner ? Surtout lorsque trois d’entre vous ne
travaillent pas pour moi.
– Peut-être, rétorqua Zane, son éternel sourire aux lèvres, mais nous faisons partie de la famille.
– J’espère que vous vous en souviendrez à l’avenir lorsque vous aurez affaire à Chloé.
Derringer leva un sourcil.
– C’est ainsi que tu vois les choses, désormais ?
– Exact, acquiesça Ramsey, l’air grave. C’est ainsi que je vois les choses.
Chloé fixait sur lui un regard si plein de dévotion qu’elle n’entendit pas la réponse des autres, mais elle eut l’impression d’être auréolée
d’une nouvelle aura.
D’un geste instinctif, elle resserra son foulard autour de sa gorge. Trouvant l’atmosphère un brin trop sérieuse, elle se dégagea de
l’étreinte de Ramsey.
– Tu devrais aller passer une chemise, lui dit-elle d’un ton qu’elle voulait égal. Je vais faire frire du bacon, les projections de graisse
risqueraient de te brûler.
Un large sourire vint éclairer le visage de Ramsey, et elle ne put s’empêcher de noter la différence d’attitude.
Il avait fait un sacré pas en avant ! Ces progrès étaient-ils dus à la nuit torride qu’ils avaient passée ensemble ?
Elle était la première à reconnaître les bienfaits qu’elle-même en avait retirés, malgré la fatigue d’une nuit presque entière sans dormir.
Elle se sentait comme régénérée. Et, malgré la difficulté qu’elle avait eue à se tirer du lit, elle s’était sentie en pleine forme sitôt qu’elle
s’était mise aux fourneaux.
– Merci du conseil, répondit-il.
Il se pencha de nouveau vers elle et plaqua sur ses lèvres un baiser tendre avant de quitter la pièce.
Elle suivit des yeux sa démarche ondulante, revit entre les draps ce corps sexy qui n’avait plus aucun secret pour elle, puis poussa un long
soupir, se délectant des réminiscences du plaisir qu’il lui avait prodigué.
Enfin, revenant à l’instant présent, elle observa tour à tour les quatre hommes qui la regardaient fixement.
Au fil des jours ils étaient devenus des fidèles, fervents adeptes de sa cuisine, arrivant toujours en avance sur les autres afin de se
ménager un moment privilégié avec elle. A travers leurs discussions, elle avait déjà beaucoup appris sur l’élevage et le dressage des
chevaux dans lesquels ils s’apprêtaient à se lancer. Elle avait aussi compris que Callum n’était pas pressé de retourner en Australie, même
si elle en ignorait toujours la raison.
Elle s’éclaircit la gorge avant de demander :
– Voulez-vous autre chose ? Un peu plus de café, peut-être ?
Mais le bruit de moteurs signalant l’arrivée des employés les empêcha de répondre, et elle salua avec joie cette nouvelle journée qui
s’annonçait pleine de promesses.

***
Dillon se renfonça dans son fauteuil, derrière son bureau.
– Tu es sûr que le projet de Zane, Derringer et Jason ne va pas réduire la superficie de tes pâturages ?
Ramsey ne répondit pas, perdu dans des pensées qui n’appartenaient qu’à lui.
– Ramsey, tout va bien ?
La voix inquiète de Dillon le ramena sur terre. Il adressa à son cousin un sourire rayonnant.
– Oui, oui. Tout va bien.
Après le petit déjeuner il avait quitté la maison, non pas pour éviter Chloé cette fois mais pour lui laisser le temps de préparer le repas qui
allait suivre.
Rester, cela aurait signifié prendre le risque de l’entraîner dans sa chambre ou de chercher un prétexte pour s’isoler avec elle n’importe
où et lui refaire l’amour. Il avait donc pris la direction de Shady Tree Ranch dans le but de tuer le temps en compagnie de Dillon et de
Pamela.
– J’ai cru comprendre que les choses devenaient sérieuses entre toi et ta cuisinière ?
Ramsey soutint le regard inquisiteur de son cousin.
Inutile de demander de qui celui-ci tenait cette information. Mais aujourd’hui, admettre les faits ne lui posait plus aucun problème.
Il se rappela avec indulgence qu’il lui était arrivé à l’occasion, lorsque ses besoins sexuels devenaient trop pressants, de sortir en quête
d’une conquête d’un soir. Mais cela ne lui était arrivé que très épisodiquement. Maintenant, il ne pouvait imaginer ne plus faire l’amour à
Chloé, ni se réveiller sans elle à ses côtés, leurs membres enchevêtrés, ses jolies fesses épousant son…
– Ramsey ?
Il sursauta, pris encore une fois en flagrant délit de rêverie.
– Oui ?
– Tu es certain que tout va bien ?
– Non, je n’en suis pas si sûr, finalement. Tu sais, je me souviens comme si c’était hier de la première fois où tu as évoqué Pamela au
téléphone. Tu en parlais avec des trémolos dans la voix.
Dillon hocha la tête.
– C’est vrai. Exactement comme toi lorsque tu as mentionné ta nouvelle cuisinière.
– C’est impossible, je venais juste de faire sa connaissance.
Dillon eut un hochement sceptique du menton.
– Si ta mémoire est si bonne, tu devrais te rappeler que je venais moi aussi tout juste de rencontrer Pamela lorsque je t’ai parlé d’elle au
téléphone.
Ramsey fronça les sourcils, pas certain de vouloir comprendre ce que sous-tendaient les paroles de son cousin.
– Nos histoires ne sont pas comparables, dit-il en se levant, anxieux de s’aventurer sur un terrain aussi glissant. Chloé et moi, ça n’a rien
de sérieux.
– C’est ce que je croyais aussi, mais j’ai vite compris qu’il ne servait à rien de se voiler la face. Lorsque tu auras accepté la réalité, fais-
moi une faveur : place-moi en premier sur la liste des invités.
***
Chloé retira ses chaussures et se glissa sur le canapé.
La préparation du petit déjeuner l’avait épuisée, elle avait besoin de se ménager un moment de repos avant de se lancer dans la
confection du déjeuner.
Par moments, elle se demandait si le nombre des convives n’augmentait pas de jour en jour. Elle avait l’impression que les hommes
étaient de plus en plus nombreux à chaque repas.
Travailler pour Ramsey dépassait largement le rôle de cuisinière qui lui était imparti, cela impliquait aussi les écouter, s’enquérir de leurs
besoins…
Elle sourit, reconnaissant en son for intérieur qu’elle s’attachait chaque jour un peu plus à eux. Chaque matin, elle attendait leur arrivée
avec une pointe d’impatience et appréciait de leur préparer leurs plats favoris.
C’étaient tous de chic types, des bourreaux de travail, des maris fidèles et aimants qui adoraient évoquer leur petite famille. A travers les
bribes de conversation qu’elle captait de-ci de-là, elle savait qu’ils vouaient un grand respect à leur employeur et qu’ils le considéraient
comme un très bon patron, si ce n’était le meilleur.
A sa grande surprise, ainsi qu’à celle de ses employés, Ramsey avait pris place à table avec eux ce matin. Evidemment, ils l’avaient
taquiné sans merci avant de s’attaquer à l’énorme petit déjeuner qu’elle leur avait servi.
Sur l’insistance de ce dernier, et une fois son service terminé, elle s’était assise à table pour boire une tasse de café avec eux tandis
qu’ils discutaient travail. Elle s’était coulée avec bonheur dans cette ambiance bon enfant et s’était sentie appartenir à cette grande famille.
A cette occasion, elle en avait appris encore un peu plus sur Ramsey, de la bouche même de ceux qui le connaissaient le mieux.
Une foule d’informations qui lui auraient été d’une grande utilité pour écrire son article sur lui… Mais cet article, elle ne l’écrirait pas.
Elle poussa un profond soupir.
Elle était venue ici avec un seul but en tête : convaincre le séduisant Ramsey Westmoreland de poser pour la couverture de son magazine
et faire un sujet sur lui. Mais, compte tenu de la tournure que les choses avaient prises, il n’était plus question de cela, maintenant. Elle avait
franchi la ligne qui séparait la vie professionnelle de la vie privée. En outre, elle ne voulait surtout pas qu’il croie qu’elle avait couché avec lui
pour parvenir à ses fins. Et à ce propos, il était temps qu’elle lui dise la vérité.
Oui, il était grand temps qu’elle mette un terme à ce mensonge dans lequel elle s’enlisait. Elle le ferait le soir même, lorsqu’elle pourrait
enfin capter toute son attention. Elle tenterait également de le convaincre de la maintenir dans ses fonctions jusqu’au retour de Nellie.
Quelle serait sa réaction lorsqu’il saurait qui elle était vraiment ?
Elle refusait d’envisager le pire. Elle n’avait pas voulu que les choses se passent ainsi, mais elle ne pouvait revenir sur ce qui était fait.
Hélas, les choses devenaient compliquées. D’ici à la fin de la semaine, elle reprendrait la vie qui était la sienne avant sa rencontre avec
Ramsey. Elle allait décevoir non seulement Ramsey, mais également les membres de sa famille et ses proches…
Elle entendit de petits coups frappés à la porte.
Elle s’apprêtait à aller ouvrir, lorsque trois jeunes femmes pétulantes firent irruption et la dévisagèrent de leurs grands yeux bleus, du
même bleu que ceux de Ramsey.
Elle comprit immédiatement qu’elle se trouvait face à ses sœurs.

***
Ramsey laissa échapper un juron lorsqu’il aperçut les voitures garées dans l’allée. La visite de ses sœurs à cette heure de la journée et
en tir groupé, cela signifiait clairement qu’elles n’étaient pas là par hasard mais pour creuser par elles-mêmes la nouvelle qui n’avait pas
manqué de leur parvenir.
Il jeta un coup d’œil machinal à son rétroviseur, presque surpris de ne pas voir surgir l’énorme 4x4 de Callum derrière lui.
En effet, doué d’un sixième sens dès qu’il s’agissait de Gemma, celui-ci ne ratait jamais une occasion de débarquer au ranch sous les
prétextes les plus fallacieux pour profiter de la présence de la jeune femme.
A peine eut-il ouvert sa portière qu’une délicieuse odeur de cuisine vint lui chatouiller les narines.
Il se demandait avec une certaine inquiétude comment ses hommes accueilleraient le retour de Nellie. Il avait appelé celle-ci pour lui
signifier qu’une discussion s’imposait avant qu’elle ne reprenne ses fonctions. Chloé avait mis la barre très haut, et, bien que Nellie soit elle
aussi une bonne cuisinière, il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas fait la preuve de ses talents. Quant à son attitude envers ses
hommes, il allait falloir qu’elle en change.
L’idée que vendredi marquait la fin du contrat de Chloé le perturbait. Il se refusait encore de l’admettre mais, comme son cousin l’avait
souligné, il éprouvait des sentiments à son égard. Il avait adoré faire l’amour avec elle et avait bien l’intention de recommencer…
Mais se lancer dans une relation sérieuse, non, il n’en était pas question. Il était un solitaire et entendait le rester.
Des voix féminines lui parvinrent dès qu’il pénétra à l’intérieur de la maison. Il s’arrêta dans le hall, tendant l’oreille aux bavardages, aux
éclats de rire et à la bonne humeur qui semblait émaner de cette rencontre.
Les quatre femmes semblaient s’entendre à merveille, ce qui le comblait d’aise.
Pour quelle raison ? Il n’en savait trop rien.
Se fiant au bruit des voix et à l’odeur alléchante, il se dirigea vers la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil pour contempler ses sœurs qui, assises
autour de la table, se régalaient d’un plat que Chloé avait posé devant elles.
A les voir ainsi unies par la même complicité, on aurait pu croire qu’elles se connaissaient depuis des années.
– Désolée de vous interrompre, dit-il lorsqu’il devint manifeste qu’aucune d’elles n’avait remarqué sa présence.
Quatre paires d’yeux se braquèrent aussitôt sur lui, mais il n’en vit qu’une.
Lorsque son regard croisa celui de Chloé, un désir violent le submergea, et il fut tenté d’agir de la même façon que plus tôt dans la
matinée, lorsqu’il l’avait prise dans ses bras et l’avait embrassée, indifférent à la présence de Zane, Derringer, Jason et Callum médusés.
Mais là, le pari n’était pas le même, ses sœurs étant plus difficiles à oublier. D’ailleurs, toutes trois le regardaient fixement, un large
sourire satisfait éclairant leur visage.
– Tu n’interromps rien du tout, dit Bailey la première d’une voix mielleuse. Nous discutions juste avec Chloé, histoire de faire un peu
connaissance.
Il leva les sourcils, se retenant de leur demander la raison de cet intérêt subit pour quelqu’un qui allait quitter définitivement le ranch d’ici
quelques jours.
– Comme vous voudrez, répliqua-t–il d’un ton faussement indifférent. Si vous voulez bien m’excuser, je vous laisse, j’ai du travail.
Il gagna son bureau, se maudissant d’avoir agi à l’inverse de ce qu’il s’était promis de faire.
Mais à quoi bon faire germer de fausses idées dans la tête de ses sœurs ? Ne cherchant pas à voir plus loin que le bout de leur nez, elles
auraient pris pour argent comptant ses marques de tendresse. Par ailleurs, en faisant le choix de s’esquiver, il épargnait à Chloé les
questions embarrassantes qu’elles ne se seraient pas privées de lui poser…
Si ce n’était déjà fait.
Une fois dans son bureau, il se glissa dans son fauteuil, se demandant combien de temps encore ses visiteuses comptaient s’éterniser.
Pourvu qu’elles aient la bonne idée de ne pas trop s’attarder ! Sans quoi, il était bien capable de les mettre à la porte, tant l’envie
d’embrasser Chloé sans témoins le hantait. Il n’avait pas encore eu l’opportunité de rester seul avec elle depuis qu’elle avait déserté son lit
ce matin, et ses hommes seraient de nouveau là dans quelques heures.
Il saisit le dossier qui se trouvait sur son bureau, espérant trouver dans le travail une diversion au sujet qui le préoccupait.
En vain. Ses pensées dérivèrent de nouveau vers ses sœurs.
La perspective de les inviter à partir contre leur gré ne lui souriait guère : s’il lui était déjà arrivé de les inciter à quitter la maison, cela
s’était toujours fait dans la douceur. Il songea alors sérieusement à l’éventualité de faire placer des verrous sur la porte de derrière de façon
à mettre un terme à ces allées et venues intempestives qui nuisaient à sa vie privée.
Mais à quoi bon ? Maintenant que Chloé allait partir, il ne pourrait plus se faire prendre en train de l’embrasser.
Il se laissa aller en arrière.
Si, cela avait son importance. Il ne voulait pas que les choses s’arrêtent là avec elle. Il pourrait la voir occasionnellement, l’emmener au
restaurant, entretenir une relation légère qui lui laisserait une certaine liberté.
Mais était-ce vraiment ce qu’il souhaitait ? Avec le début de l’agnelage dans les jours qui allaient suivre et le départ de certains hommes
qui devaient retourner à leurs propres affaires, ce n’était pas vraiment le moment de vivre une histoire épisodique…
A cet instant précis, il comprit qu’il allait faire quelque chose qu’il n’avait pas fait depuis plus de dix ans : consacrer tout son temps libre à
une femme.
Des coups frappés à sa porte le tirèrent de ses réflexions.
Les battements de son cœur s’accélérèrent.
N’était-ce pas Chloé, enfin débarrassée des trois jeunes femmes, qui venait passer un moment d’intimité avec lui ?
Il ne put cacher sa déception lorsqu’il vit la tête de Callum passer par la porte entrebaîllée.
Il n’avait pas besoin de demander à celui-ci pourquoi il était là, il le savait déjà. Compte tenu de l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, il
serait même prêt à le payer pour qu’il emmène Gemma loin du ranch !
Pour les deux autres, il lui faudrait faire montre de patience. Depuis qu’elle avait rompu avec le médecin qu’elle fréquentait depuis un an,
Megan n’affichait aucune relation sérieuse. Quant à Bailey, au grand soulagement de Ramsey, elle préférait se consacrer à ses études
qu’aux garçons. Bûcheuse, elle semblait bien déterminée à boucler ses études de droit. Et même s’il avait par moments du mal à supporter
sa présence envahissante, il était fier d’elle et du sérieux avec lequel elle menait ses études.
– Qu’est-ce qui t’amène, mon vieux Callum ? s’enquit-il avec une pointe de malice.
Après tout, il ne faisait que lui rendre la monnaie de sa pièce, lui qui n’avait cessé de subir ses taquineries et ses sous-entendus depuis
l’arrivée de Chloé.
– A ton avis ?
Il leva les yeux au ciel.
– Il va bien falloir que tu te jettes à l’eau un de ces jours. Et je te suggère d’oublier la thèse du kidnapping.
Callum resta silencieux, un sourire énigmatique aux lèvres.
En d’autres temps, ce sourire aurait inquiété Ramsey, mais aujourd’hui il avait ses propres problèmes à régler, les histoires de Gemma et
Callum n’étaient pas d’actualité. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir si Chloé souhaitait ou non poursuivre leur relation.
Il se promit de mettre toutes les chances de son côté pour y parvenir.
-9-
Sitôt que le dernier véhicule eut quitté l’allée, Chloé leva les yeux sur Ramsey.
Appuyé contre le plan de travail, celui-ci l’observait en silence.
Finalement, les filles étaient restées bien au-delà de ses prévisions, elles s’étaient même jointes aux employés pour déjeuner. Comme
d’habitude, Zane, Jason et Derringer étaient arrivés à l’heure du repas, suivis de près par Callum. Une fois les hommes repartis, les trois
sœurs avaient aidé Chloé à débarrasser le couvert et à ranger la cuisine, puis elles avaient pris congé sous les signes d’impatience
manifestes de leur aîné. C’était donc la première fois depuis qu’ils s’étaient levés ce matin que Ramsey et elle se retrouvaient en tête à
tête.
Elle soutint son regard tandis que le souvenir des étreintes de la nuit l’assaillait. Elle revit ses mains lui parcourant le corps, ses lèvres se
joignant aux siennes de manière sensuelle et sa bouche avide lui dévorant les seins et l’intérieur des cuisses. Elle poussa un long soupir au
souvenir de leurs deux corps s’imbriquant parfaitement l’un dans l’autre et de ses sensations exacerbées lorsqu’il bougeait en elle.
Il s’était montré le plus passionné des amants, faisant preuve à tout moment d’initiative et d’imagination, comblant le moindre de ses
fantasmes.
Non, convaincre Ramsey Westmoreland de faire la couverture de son magazine n’était plus si important, maintenant. Car, pour l’avoir elle-
même vécu, elle avait la preuve qu’il était vraiment Irrésistible.
– Chloé, viens ici.
Ces mots, prononcés dans un souffle brûlant, flottèrent dans la pièce avant de l’atteindre partout où les mains, la bouche et la langue de
Ramsey s’étaient posées la nuit précédente.
Elle s’avança vers lui sans hésiter, et lorsqu’il l’attira à lui, elle lui rendit ardemment son regard.
Ramsey se pencha alors vers elle et prit sa bouche dans un baiser passionné, auquel elle répondit avec la même intensité. Etroitement
plaquée contre lui, elle sentit son sexe durcir contre son ventre en même temps que la pointe de ses seins à elle se dressait contre son torse
viril.
Lorsque, un long moment plus tard, ils s’écartèrent l’un de l’autre pour reprendre leur souffle, elle s’agrippa à lui, les jambes flageolantes.
– J’adorerais te faire l’amour là, tout de suite, lui murmura Ramsey à l’oreille. Mais je ne veux pas prendre le risque de nous faire
surprendre. Je ne supporterais pas que nous soyons interrompus.
Le son de sa voix laissait à penser qu’il disait vrai. Il avait envie d’elle autant qu’elle de lui.
– Dans ce cas, si nous montions ? proposa-t–elle d’une voix rendue rauque par le désir.
Il riva sur elle un regard brûlant de désir et, sans un mot, la souleva du sol pour se diriger vers l’escalier.

***
Ramsey déposa Chloé sur le lit et se redressa en reculant d’un pas.
Il éprouvait le besoin de la contempler, de comprendre comment cette femme avait pu changer sa vie pour qu’il se retrouve dans cette
chambre en plein après-midi, sur le point de lui faire l’amour, alors qu’il y avait des milliers de choses en souffrance qui l’attendaient dans le
ranch.
Même s’il ne tenait compte que de ça, la moitié des femelles du cheptel allait mettre bas d’ici à lundi, et il fallait qu’il s’assure que les
stalles étaient prêtes à accueillir les agneaux !
Mais en cet instant précis, rien ne pouvait être plus important que de posséder Chloé, de sentir son corps s’unir au sien et ses mains
s’agripper à lui pour qu’il s’enfonce plus profondément en elle.
Son sexe se dressa à cette seule pensée, et il eut plus que jamais envie d’arracher ses vêtements et de la déshabiller pour entrer en elle.
Elle le rendait fou de désir. Il voulait l’embrasser partout, indéfiniment.
Sans la quitter du regard, il se rapprocha du lit et posa sa bouche sur ses lèvres.
Des scènes de la nuit précédente lui revinrent à la mémoire, mais cela ne constituait qu’un prologue à ce qui allait suivre.
Ses mains se frayèrent un chemin sous son chemisier rose, qu’il fit passer au-dessus de sa tête en un instant. Son regard descendit sur
ses seins qui pointaient contre la dentelle également rose de son soutien-gorge.
Il trouvait ce genre de détails très, très sexy. Sa culotte était-elle rose, elle aussi ?
D’un geste délicat, il défit la petite agrafe entre les seins, puis il regarda les pans du soutien-gorge s’écarter et libérer les plus beaux
seins qu’il ait jamais vus, tels qu’il les avait découverts la nuit précédente : parfaits dans ses mains, et divins dans sa bouche.
Se penchant au-dessus d’elle, il l’aida à se débarrasser définitivement de son soutien-gorge, prit un sein dans sa bouche et, de sa langue
agile, commença à en agacer le bout tandis que sa main se refermait sur l’autre.
Sa bouche passait d’un sein à l’autre, arrachant comme la veille à Chloé des gémissements de plaisir. Les mouvements lents de sa
langue s’accélérèrent jusqu’à ce qu’il se mette à la téter fébrilement.
Jamais il n’avait pris tant de plaisir à dévorer les seins d’une femme.
Il releva la tête et, un sourire de connivence aux lèvres, commença à descendre le long de son ventre.
Il lui souleva les reins afin qu’elle puisse ôter sa jupe, qu’il fit glisser le long de ses jambes. Elle ne portait plus que son éternel
legging – rose comme ses sous-vêtements.
Il se souvint avec émotion de ses jambes nues, et l’idée de lui retirer cette épaisseur colorée l’excita encore.
– Tu sais bien que je déteste ça, dit-il en glissant les mains sous l’élastique qui enserrait sa taille.
Elle leva un sourcil étonné.
– Ah bon ? Mais pourquoi ?
– Parce que cela cache tes jambes sublimes, répondit-il dans un sourire.
– Les leggings sont très tendance en ce moment, Ramsey, expliqua-t–elle en lui renvoyant son sourire. Et ils ne cachent pas mes jambes.
Au contraire, je trouve qu’ils soulignent leur galbe. Je porte souvent des robes et des jupes courtes, et rien ne s’accorde mieux avec des
ballerines que des leggings.
Il eut un hochement de tête dubitatif. Il n’en revenait pas de parler chiffons dans un moment pareil.
– Tu préférerais me voir en minijupe et jambes nues au milieu de tes employés ?
– Non, répondit-il sans la moindre hésitation.
– Il faudrait savoir ce que tu veux, cow-boy.
La remarque le piqua au vif.
– J’ai envie de les enlever pour pouvoir admirer tes jambes.
– Je t’en prie.
La gorge serrée d’émotion, il fit glisser le legging le long de ses hanches, découvrant un string rose terriblement sexy.
Après avoir retiré complètement le legging, il fixa son attention sur le petit triangle de tissu rose, excité à l’idée de ce qu’il cachait.
Il lui releva les cuisses sur ses épaules et retrouva les sensations de la nuit précédente, la douceur de sa peau nue et soyeuse. L’odeur
musquée de son corps le bouleversa, et l’idée de se trouver aussi près de son sexe rendit son désir si intense qu’il en frémit.
Appuyant le menton contre son string, il se mit à donner de petits coups de langue sur la dentelle rose, devinant le goût qu’elle recelait.
Les gémissements de volupté que Chloé laissa échapper eurent un effet immédiat sur son érection.
– Qu’est-ce que tu es en train de faire ? dit-elle d’une voix haletante.
– Tu n’aimes pas ? s’enquit-il avant de se remettre à donner des coups de langue de plus en plus insistants. Si ce que je fais t’ennuie, dis-
le-moi, ajouta-t–il, narquois. Je peux arrêter quant tu veux.
– Non ! s’empressa-t–elle de répondre. Surtout, ne t’arrête pas.
Il releva la tête un instant, le temps de la rassurer d’un regard.
Le visage de la jeune femme exprimait un plaisir étonné et le désir que cette volupté ne s’arrête jamais.
Il saisit le string et le fit glisser sur ses cuisses.
Le souvenir de leurs orgasmes partagés le rendait fou d’impatience. La soirée de la veille lui avait offert une première occasion de goûter
à ce corps magnifique, mais il était loin d’en être repu. C’était en faisant l’amour avec elle qu’il avait pris la mesure de son désir pour elle.
Il revint se blottir entre ses jambes et se mit à frotter doucement le menton contre son sexe. Puis, incapable de se retenir plus longtemps, il
y enfouit le visage et fit glisser sa langue dans les replis de l’intimité de la jeune femme, la faisant gémir de plus belle.
Il n’entrevoyait pas de meilleur moyen de l’assouvir, et à l’entendre gémir, à sentir ses cuisses lui serrer les épaules et son corps se
liquéfier sous les ondulations de sa langue, son désir redoubla d’intensité.
– Ramsey, supplia-t–elle tout en resserrant la pression de ses cuisses contre son cou.
– Oui ?
– C’est… C’est bon…
Il fut parcouru d’un long frisson.
Elle était sur le point de jouir, il le sentait.
– Oui, c’est bon, confirma-t–il avant d’enfoncer de nouveau la langue dans la tiédeur de son sexe.
Il accéléra les mouvements de sa langue, léchant son intimité comme si sa vie en dépendait. Et lorsqu’il sentit sa chair tressaillir sous ses
lèvres, il se concentra, conscient d’être lui aussi proche de l’orgasme.
Il prit un plaisir inouï à voir Chloé atteindre les cimes d’une jouissance qu’il était seul à lui prodiguer.
Tandis que la langue de Ramsey continuait ses caresses, Chloé, prise dans un tourbillon de plaisir, se sentit se contracter et s’entendit
crier son nom. Elle avait l’impression qu’elle allait exploser sous l’intensité des spasmes qui la secouaient.
Le bas de son corps dépassait du lit, mais Ramsey était là, agrippé à ses hanches, lui soutenant les jambes, la bouche toujours collée à
elle. Il attendit qu’elle ait tout à fait cessé de trembler pour se reculer et lui permettre de se hisser sur le lit.
Elle était épuisée. Elle eut tout juste la force de voir, entre ses paupières à demi closes, son amant se relever et se mettre à ôter ses
vêtements.
Cherchant à reprendre son souffle, elle le regarda retirer ses bottes, déboutonner sa chemise, en dégager ses épaules musclées puis
défaire la boucle de son ceinturon et baisser sa braguette, avant de faire glisser son pantalon le long de ses jambes.
Il lui apparut enfin dans toute sa nudité virile.
Les yeux rivés sur son érection puissante, elle se remit à éprouver des sensations vertigineuses et s’enflamma de nouveau d’une passion
dévorante.
Elle se sentait plus amoureuse que jamais.
Quand Ramsey s’approcha de la table de chevet et en sortit un préservatif qu’il débarrassa de son étui d’un coup de dents et qu’il
entreprit de dérouler sur son membre gonflé, elle sentit le feu lui couler dans les veines.
Enfin, Ramsey revint près d’elle et, d’un geste délicat, lui écarta les jambes pour s’allonger entre ses cuisses, puis il se pencha sur ses
lèvres et l’embrassa avec une tendresse qui lui fit monter les larmes aux yeux.
Il écarta alors doucement son visage du sien, ajusta ses hanches et la pénétra profondément.
Elle ressentit un plaisir si intense qu’il lui arracha un cri. Puis leurs deux corps se mirent à bouger en cadence.
– Regarde-moi, Chloé. Tu me sens ? demanda-t–il en lui caressant la joue.
Elle lui sourit.
Elle le sentait, ô combien. Il se boutait profondément en elle, poussé par un désir aussi incontrôlable que le sien.
Puis Ramsey accéléra le tempo, et elle se cramponna à ses épaules, bien décidée à s’unir à lui sur tous les plans. En premier lieu, celui-
ci.
Lorsqu’il cria son nom d’une voix grave et gutturale, elle sut que tous deux vibraient en cet instant précis d’une seule et même énergie. Elle
cria son plaisir à son tour, sentant sa propre jouissance exploser à l’unisson avec la sienne dans les profondeurs de son ventre. Si elle ne
l’avait pas vu enfiler un préservatif, elle aurait juré que leurs deux corps se mélangeaient vraiment.
Et la nuit ne faisait que commencer.

***
Un long moment plus tard, elle reposait entre les bras de Ramsey dans une position qu’ils affectionnaient tous deux : le dos contre lui, ses
jambes musclées par-dessus les siennes et un de ses bras lui enserrant la taille.
Ses sens assouvis, elle se sentait détendue et à l’abri, bien calée au creux de ses bras puissants.
Après qu’ils avaient fait l’amour la dernière fois, il s’était éclipsé dans la salle de bains et en était ressorti avec une nouvelle pochette de
préservatif.
Les choses risquaient en effet de ne pas être différentes de la veille, où ils avaient alterné toute la nuit folles étreintes et courts moments
de repos. Il leur faudrait bien pourtant dormir un peu, histoire de reprendre des forces !
L’idée qu’il la désirait tant lui fit battre le cœur un peu plus fort. Pourtant, une pensée vint assombrir cet instant de plénitude.
Le moment était venu d’être franche, de dire enfin la vérité à Ramsey, même si elle redoutait sa réaction. Elle ajouterait qu’elle ne voulait
plus en faire la vedette de son numéro spécial.
Forte de cette bonne résolution et désirant en finir au plus vite, elle se retourna entre ses bras, prit une profonde inspiration et se lança
courageusement.
– Ramsey, il faut que je te dise quelque chose.
Ramsey posa un doigt sur la bouche de Chloé, lui imposant doucement silence.
Connaissant ses sœurs et leur désir débordant de le voir enfin mener une vie stable avec femme et enfants, elles avaient dû aller trop loin.
Leur insistance déplacée avait probablement alerté Chloé qui, ne sachant comment s’en sortir, s’apprêtait à lui annoncer que leur relation
devait rester ce qu’elle était, c’est-à-dire purement physique.
Il le comprenait, bien sûr, mais il ne se sentait pas prêt à l’entendre le lui dire.
Il se rappela ce qu’il avait déclaré à Dillon un peu plus tôt dans la journée. Maintenant, il trouvait ridicule de continuer à le nier : oui, bien
sûr, Chloé était le genre de femme qui lui donnait envie de s’établir.
Mais, pour entamer ce genre de discussion, il préférait attendre la fin de la semaine, lorsque le jour serait venu où elle partirait pour de
bon. Il lui avouerait alors qu’il aimerait continuer à la voir, à sortir avec elle, à lui faire l’amour, bref à poursuivre l’histoire qui avait commencé
ici.
– S’il te plaît, je te demande de ne pas aborder de sujet sérieux maintenant. Nous parlerons de tout ce que tu veux, mais attendons le jour
de ton départ. J’ai trop besoin de vivre encore cette sérénité que je connais lorsque je suis avec toi. Veux-tu bien accepter de mettre entre
parenthèses les pensées qui t’agitent, Chloé ?
Elle acquiesça d’un faible hochement de tête.
– D’accord.
– De plus, ajouta-t–il d’un ton qu’il voulait léger, nous allons être pas mal occupés avec le début de l’agnelage.
– Tu as beaucoup de brebis pleines ?
– Presque la moitié du troupeau.
Il vit la surprise se peindre sur les traits délicats de la jeune femme.
– Comment se fait-il qu’elles soient pleines toutes en même temps ?
– Parce que tout est prévu pour ça. Les femelles sont mises en présence des mâles durant la saison des amours, en septembre-octobre,
et cinq mois plus tard se produit le moment de la délivrance, ce que nous appelons l’agnelage. Heureusement pour nous, toutes ne mettent
pas bas le même jour mais dans un délai d’environ quinze jours.
– Je comprends.
L’intérêt que Chloé portait à la vie du ranch lui faisait tellement plaisir que cela lui donna l’envie de préciser.
– Les béliers ainsi que les moutons…
– Ce n’est pas la même chose ?
– Non, les moutons sont des béliers castrés, expliqua-t–il. Lorsque les femelles mettent bas, les béliers, les moutons et les femelles qui ne
sont pas pleines sont conduits aux pâturages par des bergers. Ils resteront là, à paître, pendant quelques mois.
Une idée germa soudain dans son esprit, qu’il s’empressa de lui soumettre.
– Pete Overton, l’un de mes hommes, doit s’absenter ce week-end, et je vais le remplacer. Que dirais-tu de m’accompagner ? Nous
partirions samedi matin et serions de retour dimanche en fin de matinée.
Chloé lui adressa un sourire rayonnant. Elle se pencha vers lui et l’enveloppa de ses bras.
– J’accepte avec joie.
- 10 -
Au cours des jours qui suivirent, Chloé accepta peu à peu l’idée qu’elle était amoureuse de Ramsey Westmoreland.
Ils passaient toutes leurs nuits ensemble, et c’était ensemble aussi qu’ils se levaient à l’aube pour préparer le petit déjeuner des
employés.
Ce fut durant ces moments privilégiés que Ramsey lui dévoila des pans de sa vie jusque-là inconnus d’elle. Il lui parla des membres de sa
famille, de l’épisode dramatique qui avait assombri sa vie et les avait rendus, Dillon et lui, responsables de leurs frères et sœurs bien avant
l’âge. Il lui raconta le quotidien difficile avec des adolescents en pleine rébellion : Gemma, Megan, Bailey, et les jumeaux Adrian et Aiden.
Ces deux derniers achevaient brillamment leurs études à la prestigieuse université Harvard, tout comme leur cousin Stern. Zane, lui,
s’apprêtait à commencer des études supérieures, et Derringer bouclait sa dernière année de fac.
Elle ne pouvait que se montrer admirative de la façon dont Ramsey et Dillon avaient su gérer une situation aussi difficile, et surtout de
comment ils étaient parvenus à tisser des liens indéfectibles entre tous les membres de cette nombreuse famille. Ils avaient formé le pari de
constituer le clan soudé des Westmoreland, et ils avaient réussi.
Ramsey lui avait présenté un autre de ses frères, Riley. Ne manquait plus que Dillon, et la composition de la famille Westmoreland n’aurait
plus de secret pour elle.
Un après-midi, ils se promenèrent autour du ranch, et il lui montra les stalles où les brebis allaient mettre bas, lui expliquant comment, la
semaine suivante, plus d’une centaine de bêtes allaient connaître la délivrance. Ensuite, il l’emmena sur les lieux de tonte voir les hommes
en pleine action.
Elle adora voir les chiens accomplir leur travail de gardien de troupeau tandis que Ramsey lui expliquait l’importance de leur rôle de
rassembleurs et de protecteurs.
Elle trouvait tout cela fascinant. Elle comprenait maintenant à quel point gérer un centre d’élevage requérait du temps et le sens du
sacrifice !
Le lendemain, elle était occupée à ranger la vaisselle dans les placards lorsqu’elle entendit la porte de la cuisine s’ouvrir sur Ramsey.
Il referma la porte derrière lui et vint la prendre dans ses bras pour l’embrasser.
Elle l’accueillit avec un sourire radieux et lui rendit son baiser, essayant d’éviter de penser à son départ de plus en plus proche.
Elle n’arrivait pas à s’imaginer partir pour ne plus revenir.
A cette pensée, une pointe douloureuse lui vrilla le cœur.
Elle resserra ses bras autour de Ramsey, fermement décidée à profiter des derniers jours qu’il lui restait à passer au ranch. Les jambes
flageolantes, elle s’abandonna un peu plus entre ses bras, scellant sa bouche à la sienne avec une pointe de désespoir.
Au bout d’un moment, Ramsey s’écarta légèrement d’elle.
– J’adore le goût fruité de ta bouche, murmura-t–il contre ses lèvres.
Ces mots la firent fondre. Ne sachant que répondre, elle secoua la tête et lui adressa un sourire infiniment tendre.
– Moi aussi, j’adore le goût de ta bouche.
Et, pour lui prouver que c’était vrai, elle lui lécha le coin des lèvres à petits coups de langue délicats.
A travers les longs cils qui lui ombraient les paupières, Ramsey riva sur elle un regard brûlant de désir laissant aucun doute quant à ce qui
lui traversait l’esprit.
– Fais attention, Chloé, la prévint-il en la pressant contre son torse musculeux. Si tu continues comme ça, tu risques d’avoir des
problèmes.
– Vraiment ? dit-elle d’une voix aguicheuse.
Il fit un pas en arrière.
– Je peux te le prouver, mais pas maintenant. Parce que nous sommes invités à dîner.
Elle leva les sourcils.
– Où cela ?
– Chez mon cousin Dillon et sa femme Pamela. Ils souhaitent faire ta connaissance.
Elle se sentit envahie par une onde de panique.
Elle ne se sentait pas prête à rencontrer ce cousin si proche de Ramsey et que, comme tous les autres membres de sa famille qu’elle
avait eu l’occasion de côtoyer, elle allait aimer. Entraîner les proches de Ramsey dans le tissu de mensonges qu’elle avait involontairement
tissé lui posait de plus en plus problème.
– Pourquoi tiennent-ils à me connaître ?
– Ils ont entendu tellement de louanges à ton sujet qu’ils veulent probablement vérifier par eux-mêmes, répondit-il d’un ton taquin.
Le compliment la laissa un instant sans voix.
– Je parie que c’est Jason qui leur a vanté mes œufs brouillés, lança-t–elle, prenant un ton désinvolte.
– Possible, dit Ramsey en haussant les épaules. Mais ce peut être n’importe lequel de mes frères et sœurs. Tu as fait une forte
impression sur chacun d’eux, tu sais.
Elle baissa les yeux.
A n’importe quel autre moment, savoir que les membres de la famille de l’homme qu’elle aimait l’admiraient l’aurait rendue fière. Mais ce
n’était pas le cas. Car, lorsqu’ils apprendraient la vérité à son sujet, eux aussi tomberaient de haut, tout comme Ramsey. Son amie Lucia
avait raison. Elle connaissait maintenant suffisamment les Westmoreland pour savoir que si l’on touchait à l’un d’eux, c’était tout le clan qui
était touché.
– Alors, Chloé ? Acceptes-tu de venir dîner chez Dillon et Pamela ?
Tiraillée entre l’envie de s’en tirer par une excuse – une migraine par exemple – et celle de l’accompagner afin d’en savoir plus sur les
proches de l’homme dont elle était amoureuse, elle inspira profondément avant de donner sa réponse.
– Oui, Ramsey. Je serai ravie de t’accompagner.

***
Ramsey ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait fait les honneurs de sa famille à une femme.
En règle générale, il se rendait seul aux quelques réceptions importantes qui ponctuaient l’année, même au bal de charité, événement
notable que les Westmoreland sponsorisaient afin de récolter des fonds pour la fondation caritative familiale. Contrairement à la majeure
partie des mâles de la famille qui adoraient se pavaner au bras des plus jolies filles de la région, il préférait jouer la discrétion. Il ne se
rappelait même pas avoir emmené Danielle dîner à l’extérieur à l’époque où ils se fréquentaient. Il n’avait jamais fait cet effort, se reposant
sur l’hospitalité de sa mère qui les invitait régulièrement. Il avait compris par la suite que la raison principale pour laquelle il était sorti aussi
longtemps avec elle, c’était qu’elle plaisait à sa famille. Ensuite, parce qu’elle avait patiemment attendu qu’il termine ses études
universitaires, il s’était senti obligé de lui proposer le mariage. Mais en fait, durant cette période d’attente, elle avait rencontré un autre
homme, était devenue sa maîtresse et était tombée enceinte. Le prince charmant en question n’avait pas tardé à révéler sa vraie nature et
l’avait abandonnée, faisant d’elle une future mère célibataire. Elle lui avait tu tout cela en acceptant dans un premier temps sa demande en
mariage.
Balayant la pièce du regard à leur arrivée, il se renfrogna.
En acceptant l’invitation à dîner de Dillon et Pamela, il ne s’attendait pas à se rendre à une véritable réunion de famille !
Se trouvaient rassemblés là non seulement les trois sœurs de Pamela, manifestement en vacances, mais également les trois siennes, qui
les accueillirent avec un sourire de connivence. Zane, Derringer et Jason complétaient le tableau. Quant à Callum et Riley, présents eux
aussi, ils ne constituaient pas vraiment une surprise, le premier sautant sur la moindre occasion de se trouver en présence de Gemma et le
second sur celle de profiter d’un bon repas.
– Si tu m’as sacrément déçue en refusant de faire la couverture d’Irrésistible, je te pardonne, Ramsey, lui dit Bailey en aparté, un large
sourire aux lèvres. Tu t’es largement rattrapé en nous amenant Chloé. Elle me plaît beaucoup.
– Et qu’est-ce qui te plaît au juste, chez elle ? s’enquit-il, curieux de connaître la réponse.
– Elle est exactement la femme qu’il te faut, répondit sa jeune sœur du tac-au-tac.
Lui qui s’attendait à un long discours, il fut pris de court par ces quelques mots lâchés sans la moindre hésitation.
Décidément, c’était la soirée des surprises ! Mais il n’allait pas laisser Bailey s’en sortir aussi facilement. Il fallait qu’elle aille au bout de
son raisonnement.
– Qu’est-ce qui te fait penser cela ? insista-t–il.
– Elle est belle. Elle cuisine à merveille, tu sais à peine faire cuire un œuf. Elle est aussi volubile que tu es introverti… Dois-je continuer ?
demanda-t–elle, un sourcil arqué.
– Non.
– Parce que nous savons tous que tu souffres d’une légère tendance à faire traîner les choses, Ramsey. Aussi, si Chloé t’intéresse, peut-
être pourrais-tu faire une entorse à la règle ?
A son tour il leva les sourcils.
– Pourquoi penses-tu qu’elle m’intéresse à ce point ? demanda-t–il en observant la jeune femme qui bavardait gaiement avec Pamela,
donnant l’impression qu’elles étaient déjà de vieilles amies.
– Le fait que tu l’aies amenée ici. En soi, cela dit beaucoup de choses, conclut Bailey en s’esquivant.
Il fut tenté de lui emboîter le pas et de démentir, de lui dire qu’elle voyait des signes là où il n’y en avait pas, qu’elle ne voyait que ce qu’elle
voulait voir. Pourtant, un nouveau regard en direction de Chloé lui confirma que ce que Bailey venait de dire n’était que l’exacte vérité.
C’était d’autant plus troublant que sa sœur ne faisait jamais preuve de la moindre logique.

***
Pour la centième fois au cours de la soirée, Chloé lança un regard complice à Ramsey avant de reporter son attention sur ses
interlocuteurs les plus proches.
Le sujet de discussion était passé de la dernière prestation télévisée de la première dame des Etats-Unis à des sujets plus graves de
politique extérieure. Plus d’une fois, Ramsey avait capté son regard, et le sourire qu’il lui avait adressé lui avait envoyé des frissons dans
tout le corps.
Le souvenir de ses mains courant sur sa peau nue lui accéléra le pouls et lui donna envie d’être ailleurs, seule avec lui.
– Ainsi, vous êtes fille unique, Chloé ?
Elle gratifia Gemma d’un sourire indulgent.
Il était évident que les Westmoreland essayaient de se renseigner sur elle afin de mieux la cerner. Elle prit le temps de choisir ses
réponses pour ne pas verser dans le mensonge.
– Oui, en effet. Mais plus pour longtemps. Mon père va se marier dans quelques mois, et la femme qu’il va épouser a un fils et une fille.
– Cela ne vous pose aucun problème ? voulut savoir Bailey.
– Aucun. J’estime que papa est resté assez longtemps célibataire. Ma mère est morte alors que j’avais deux ans, il est grand temps qu’il
refasse sa vie et soit enfin heureux.
La discussion passa ensuite sur Megan, qui expliqua en quoi consistait son métier d’anesthésiste.
Chloé chercha une fois encore le regard de Ramsey et, lorsqu’elle le trouva, son pouls s’accéléra comme les fois précédentes. Elle avait
l’impression qu’il lui transmettait les ondes du désir qu’il ressentait.
Elle le vit murmurer quelque chose à l’oreille de Dillon avant de s’approcher d’elle.
Une fois à ses côtés, il lui prit la main, détail qui n’échappa certainement à aucune de ses sœurs.
– Pamela, merci pour cette délicieuse soirée, il est temps que nous partions.
– Tu es sûr ? demanda Pamela après avoir consulté sa montre. Il est encore tôt.
– Tout à fait sûr, répondit-il dans un sourire plein d’aplomb, en lançant à Chloé un regard de connivence.

***
Cette nuit-là, Ramsey ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Il se cala sur un coude pour regarder Chloé dormir.
Il lui avait fait l’amour avec une intensité qui l’avait lui-même submergé.
A peine avaient-ils refermé la porte derrière eux qu’ils s’étaient jetés l’un sur l’autre. Ils n’avaient eu que le temps d’atteindre le canapé.
Lorsqu’il s’était glissé en elle, toutes les tensions subies au cours des douze dernières heures s’étaient dissipées d’un coup, comme par
magie. Elle avait ondulé sous lui au même rythme, possédée par la même passion charnelle. Il avait senti ses ongles s’enfoncer dans la
chair de ses épaules, et il avait crié lorsque, à deux reprises, elle l’avait mordu à belles dents comme si sa vie en dépendait. Comme un
étalon que l’on aurait éperonné, il avait accéléré la cadence, lui arrachant des gémissements d’un plaisir indicible. Il s’était alors enfoncé en
elle plus profondément encore, répondant au degré de volupté qu’elle voulait atteindre. Plus elle s’était montrée exigeante, plus il avait
obtempéré, obéissant à une pulsion primaire, animale. Et lorsque, dans une explosion de plaisir, ils avaient atteint l’orgasme de concert, il
avait eu l’impression de frôler les limites de la folie.
C’était alors qu’il l’avait compris : leur relation dépassait largement le cadre de l’amour physique.
C’était beaucoup plus que cela. Même le mot « normalité » ne correspondait pas à ce qu’il éprouvait pour Chloé, car il n’y avait rien
d’ordinaire à leurs étreintes. C’était l’expérience la plus atypique qu’il ait jamais vécue.
Et maintenant, il en connaissait la raison : pour la première fois, il avait envie d’une relation sérieuse avec une femme.
Officiellement, son contrat prenait fin le lendemain, même si elle avait accepté de passer le vendredi et le samedi avec lui sur ses terres.
Il savait, au travers des bribes de conversation qu’il avait pu saisir entre ses hommes, qu’elle allait sacrément leur manquer. Et pas
seulement pour ses talents de cuisinière. C’était aussi la femme qu’ils avaient appris à connaître qui leur manquerait. Ils avaient découvert
en elle une jeune femme gaie, souriante, qui aimait son métier tout comme elle les aimait, eux. Une femme à l’écoute, sachant leur parler
mais aussi leur prêter une oreille attentive et leur donner des conseils judicieux lorsqu’ils lui demandaient son avis, par exemple sur un
cadeau qu’ils avaient à faire. Mais jamais aucun d’eux ne ressentirait ce vide sidéral qui, déjà, s’emparait de lui lorsqu’il pensait à son
départ si proche.
Il se pencha sur Chloé et lui effleura la joue de ses lèvres.
En deux semaines à peine, la jeune femme avait su toucher son cœur aussi bien que son corps, réussissant à lui faire connaître une
plénitude totale, jusque-là inconnue de lui. La semaine précédente, il n’était pas parvenu à analyser le trouble intérieur qui l’agitait, mais
aujourd’hui il savait y mettre un nom, et il l’acceptait.
Il aimait Chloé Burton. Il l’aimait vraiment, d’un amour fort et sincère. Son désir le plus cher était de la garder à ses côtés, et la perspective
de la voir quitter le ranch le remplissait d’effroi.
Il savait que ce ne serait pas facile de la faire changer de décision. Après tout, il ignorait si elle était animée des mêmes sentiments à son
égard. Peut-être ne souhaitait-elle pas s’engager dans une relation sérieuse, peut-être était-elle attachée à sa vie de célibataire et ne
courait-elle pas après une vie stable ?
La faute en incombait sans doute à son expérience avec Darren, qui avait dû lui laisser un souvenir amer et la rendre méfiante… Mais il
n’était pas Darren, et il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour le lui prouver.
Malheureusement, et contrairement à Callum, la patience n’était pas son fort. Lui, il n’attendrait pas le bon vouloir de la femme qu’il aimait.
Il allait se lancer dans la bataille aussitôt que possible.
Après tout, sa situation était loin d’être aussi désespérée que celle qu’avaient connue Dillon et Pamela. Lorsque ceux-ci s’étaient
rencontrés, Pamela était alors fiancée à un homme qu’elle devait épouser peu de temps après. Pourtant, poussé par les encouragements
de Ramsey, Dillon avait fini par gagner le cœur de la belle. Ils formaient aujourd’hui tous deux un couple épanoui et heureux.
Eh bien, l’heure était venue d’appliquer les conseils qu’il avait en son temps prodigués à son cousin. Il savait ce qu’il voulait et n’avait
aucune raison de ne pas l’obtenir. A cette même époque, l’année prochaine, Chloé Burton serait devenue Chloé Westmoreland, il se le
promettait.

***
– Tout va bien, Chloé ?
Chloé lança à Ramsey un regard embué.
Non, ça n’allait pas. Dire au revoir à ces hommes avec qui elle avait noué des liens durant les quinze derniers jours avait été la chose la
plus pénible qu’elle ait eue à faire jusque-là. C’était avec beaucoup d’émotion et les yeux brouillés de larmes qu’elle avait reçu le cadeau
d’adieu qu’ils lui avaient préparé.
– Oui, oui, ça va, mentit-elle.
Après avoir remis de l’ordre dans la cuisine, elle avait fourré ses quelques affaires dans son sac de voyage et avait rejoint Ramsey dans
l’énorme camping-car qu’il venait de garer dans l’allée.
Il lui avait expliqué que les éleveurs de bétail n’avaient plus rien à voir avec ceux d’antan et qu’ils prenaient plaisir à partir sur le terrain
plusieurs jours d’affilée, pourvu que ce soit à bord d’un véhicule équipé de tout le confort domestique.
Certes, mais elle doutait que tous aient les moyens de s’offrir un camping-car aussi luxueux, doté d’une salle de bains, d’une cuisine et
d’un coin-repas que l’on pouvait aisément qualifier de salle à manger. Une véritable maison mobile.
Elle lui coula un regard en biais, admirant l’aisance avec laquelle il pilotait un engin aussi encombrant. Tandis qu’ils sillonnaient les pistes
poussièreuses, elle prit toute la mesure – ou plutôt la démesure –, des terres que possédaient les Westmoreland.
– Tu vas manquer à mes hommes, tu sais, finit par dire Ramsey.
Elle contempla son profil parfait.
– Eux aussi vont me manquer, répondit-elle dans un sourire.
– A moi aussi, tu vas me manquer, Chloé…
Elle se pencha vers lui tandis qu’il coupait le moteur, et, lorsque leurs bouches se joignirent, elle sut qu’elle ne connaîtrait désormais rien
qui surpasse cette complicité amoureuse.
– Viens, finit par dire Ramsey, allons voir le reste de la propriété tant qu’il fait encore jour.
Ils descendirent du véhicule et, main dans la main, s’approchèrent des pâturages où paissaient les bêtes.
Pete Overton les accueillit avec un sourire cordial, manifestement impatient de les voir prendre la relève.
– Puisque vous êtes là, patron, je vais y aller. Il ne faut pas que j’arrive en retard.
Pete devait se rendre à la fête donnée en l’honneur de son fils pour célébrer son diplôme de fin d’année universitaire.
– Bien sûr, Pete, et félicitez votre fils pour moi. Je sais à quel point Jayne et vous devez être fiers.
Pete se rengorgea.
– Merci, Ramsey.
Son sourire s’élargit lorsqu’il posa les yeux sur Chloé.
– Les gars et moi, on pensait vraiment tout ce qu’on vous a dit ce midi, mademoiselle Chloé. Vous allez nous manquer. Personne ne fait
les pâtisseries comme vous.
Chloé lui retourna un sourire.
– Merci, Pete.
Ramsey et elle regardèrent l’homme se hisser à bord de son minivan et s’éloigner dans un nuage de poussière.
– Pete n’est pas vraiment le genre à se répandre en compliments sur quelqu’un, dit Ramsey en l’enlaçant étroitement. A l’évidence, il
t’apprécie beaucoup.
Elle se lova avec bonheur entre ses bras.
– Je sais, murmura-t–elle en posant la joue sur son torse. Moi aussi, je l’aime beaucoup. D’ailleurs, j’aime tous ces hommes qui travaillent
pour toi.
Il lui présenta les quatre chiens chargés de veiller sur le troupeau et lui expliqua que leur mission était relativement simple. Elle consistait à
surveiller les bêtes pour s’assurer qu’aucune d’elles ne cherchait à s’éloigner du troupeau, et à alerter les bergers lorsque c’était le cas.
Après qu’ils eurent fait le tour des pâturages où le troupeau devait rester les jours suivants, ils retournèrent au camping-car manger les
sandwichs qu’elle avait pris la précaution d’emporter.
Une fois leur dîner terminé, Ramsey sortit une couverture qu’il étala sur l’herbe pour admirer le coucher du soleil, puis, l’ambiance
romantique y contribuant largement, ils finirent par s’allonger et faire l’amour à la belle étoile. Ils ne rentrèrent que lorsque la fraîcheur
pénétrante de la nuit les y poussa. Après une douche rapide, ils titubèrent jusqu’au lit où ils firent de nouveau l’amour.
Le lendemain matin, après avoir pris un petit déjeuner préparé ensemble, ils sortirent vérifier que le troupeau était bien au complet et
s’occuper des chiens. Puis retour au camping-car où, une fois leur déjeuner avalé, ils se blottirent l’un contre l’autre sur le canapé pour lire et
visionner un film vidéo.
Leur entente était si parfaite qu’elle aurait voulu vivre ainsi, seule au monde avec Ramsey, pour l’éternité.
Celui-ci lui raconta d’autres pans de sa vie révélant chez lui une profonde sensibilité.
Elle était touchée de la confiance qu’il lui témoignait et fut tentée de lui faire à son tour des confidences. Elle aurait aimé lui parler de sa
mère disparue trop tôt et de la tristesse que plus tard, en âge de comprendre, elle voyait dans les yeux de son père à chaque anniversaire et
durant les vacances qu’il devait passer sans son épouse chérie. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle se réjouissait tant qu’il refasse
sa vie.
Mais, bien sûr, il n’était pas question de s’épancher sur un sujet sans lui révéler tout ce qui concernait sa vie, et Ramsey lui avait d’ailleurs
clairement manifesté sa volonté de ne pas aborder de sujets sérieux avant le jour de son départ.

***
Plus tard, cette nuit-là, ils prirent une douche ensemble. A l’instant précis où ils se retrouvèrent nus et dégoulinants d’eau, Ramsey l’attira
sauvagement à lui en même temps qu’il la plaquait contre la paroi de verre. Il arrêta l’eau et s’agenouilla devant elle, puis lui écarta les
jambes avec délicatesse pour goûter à la source de son intimité.
Un tourbillon de volupté envahit Chloé, et elle se retint pour ne pas crier le plaisir que lui prodiguait cette langue intrusive.
Ramsey lui procurait des sensations inconnues d’elle, si intenses que ses jambes en chancelaient, lui donnant l’impression qu’elle allait
défaillir. Lorsque sa langue s’enfonça plus profondément en elle, elle ne put retenir plus longtemps ses cris de jouissance et se cramponna à
lui.
Alors qu’elle pensait avoir atteint le summum de l’orgasme, il la souleva pour enrouler ses jambes autour de sa taille et la pénétrer. Il se
mit alors à bouger en elle, lui tirant des gémissements qui se répercutaient à l’infini dans l’espace exigu de la douche. Elle s’entendit exiger
plus, l’implorer de ne pas s’interrompre, de la prendre plus profondément encore. Elle proférait des mots crus qu’elle n’aurait jamais imaginé
même murmurer, preuve s’il en était de l’état proche de la folie dans lequel il la plongeait.
Elle resserra l’étreinte de ses jambes, se scellant à lui aussi étroitement que possible.
Ce fut au tour de Ramsey de s’abandonner totalement à la jouissance qui déferla sur lui comme une vague géante. Il poussa un cri rauque
qui aurait pu passer pour une expression de souffrance si son visage n’avait affiché le contraire.
Leur plaisir respectif se reflétait mutuellement sur leur visage, et lorsqu’elle entendit son amant jouir dans un dernier spasme interminable,
elle eut l’impression que sa tête allait éclater.
Ses sens enfin apaisés, Ramsey prit sa bouche dans un dernier baiser qui n’avait rien perdu de sa fougue. Lorsqu’il consentit enfin à
lâcher ses lèvres, elle se laissa aller avec délice contre son torse puissant. Puis, rassemblant ses forces, elle leva son visage sur lui et
plongea avec intensité dans son regard.
Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas lui avouer alors qu’elle l’aimait.

***
Comme prévu, Pete fut de retour le dimanche matin pour reprendre ses fonctions de berger.
Ramsey était impatient de regagner le ranch où il pourrait avoir avec Chloé la discussion qu’il s’était promis. Car ce week-end n’avait fait
que confirmer ce qu’il savait déjà : il était fou amoureux d’elle. Par deux fois au cours de ce week-end, il avait failli lui avouer qu’il l’aimait
mais il s’était ravisé, préférant ne pas précipiter les choses.
Pourvu qu’il trouve les mots susceptibles de traduire au plus juste ce qu’il ressentait et de la retenir !
Lorsqu’il engagea le camping-car sur son aire de parquage habituelle, il inspira profondément pour se donner du courage.
C’était la première fois qu’une femme le rendait aussi nerveux. Et pourtant, il en avait élevé trois, qu’il chérissait profondément. Mais, bien
sûr, l’amour qu’il portait à Chloé était différent. Et il allait devoir s’y prendre habilement s’il voulait atteindre son but.
– Ramsey, as-tu l’intention de parler à Nellie avant son retour, demain ?
La voix de Chloé avait brisé le silence qui régnait dans l’habitacle depuis leur départ.
Il coupa le moteur et se carra contre le dossier du siège.
– Oui. Il est prévu qu’elle m’appelle aujourd’hui.
– Très bien.
Il ne put s’empêcher de sourire.
La loyauté dont Chloé faisait preuve à l’égard de ses employés l’amusait et l’attendrissait à la fois.
Ils prirent la direction de la maison main dans la main, geste qui lui parut tout naturel.
– Que dirais-tu d’une tasse de café ? proposa Chloé une fois à l’intérieur.
– Volontiers. Merci.
Ce fut à ce moment précis que le téléphone se mit à sonner.
– C’est probablement Nellie. Je lui ai dit qu’elle pouvait me joindre à partir de 11 heures.
Chloé acquiesça d’un hochement de menton tout en gagnant la cuisine.
– Allô ?
– Monsieur Westmoreland ?
– Oui, confirma Ramsey, qui cherchait en vain à identifier la voix à l’autre bout du fil.
– Je suis Marie Dodson, de l’agence d’intérimaires. Je suis vraiment navrée que nous n’ayons pu satisfaire vos besoins à temps,
cependant, si vous êtes toujours à la recherche d’une cuisinière, j’ai trouvé quelqu’un qui pourrait vous convenir. Elle est…
– Mais, la coupa Ramsey qui ne comprenait pas ce que son interlocutrice lui disait, vous m’avez déjà envoyé quelqu’un il y a quinze jours.
D’ailleurs, je dois vous dire qu’elle est parfaite et…
– Il doit y avoir erreur, monsieur Westmoreland. Nous n’avons envoyé personne travailler pour vous.
Une extrême confusion l’envahit, doublée d’un désagréable pressentiment.
– Mais bien sûr que si ! Elle s’appelle Chloé Burton.
Il y eut une courte pause à l’autre bout du fil.
– Aucune Chloé Burton ne travaille pour nous, dit enfin son interlocutrice. La femme que nous envisagions de vous envoyer s’appelle
Constance Kennard, mais à cause d’un navrant malentendu elle a été envoyée ailleurs. J’ai appelé moi-même lundi matin autour de 9 h 30
pour vous en informer, mais vous n’étiez pas là. La femme qui m’a répondu m’a assuré qu’elle vous transmettrait le message.
Une boule se forma dans la gorge de Ramsey.
C’était incompréhensible. Ce que Marie Dodson venait de lui apprendre n’avait aucun sens. C’était justement ce matin-là que Chloé avait
fait son apparition. Avec du retard, certes, mais elle était venue. Et il était manifeste qu’elle était vraiment cuisinière. Elle l’avait brillamment
prouvé, chacun de ses hommes pourrait en attester.
Pourtant, si ce que disait cette femme était vrai, alors…
– Monsieur Westmoreland ?
Il inspira une profonde bouffée d’air.
– Excusez-moi, je vais devoir vous rappeler, madame Dodson.
– Très bien.
Il venait à peine de raccrocher lorsque Chloé arriva, portant deux tasses.
– Qui donc es-tu ? lui demanda-t–il d’un ton sec.
- 11 -
La question de Ramsey cloua Chloé sur place.
Elle avait compris de quoi il retournait, bien évidemment.
Elle poussa un profond soupir et jugea plus sage de disposer les tasses sur la table basse tant ses mains s’étaient mises à trembler. Elle
expira de nouveau profondément avant de répondre :
– Quelle curieuse question, Ramsey, commença-t–elle prudemment. Tu sais bien qui je suis. Je suis Chloé Burton.
– Vraiment ?
– Vraiment.
Il croisa les bras sur son torse dans une attitude défensive.
– Et tu travailles pour l’agence d’intérimaires CDS ?
– Non.
Sa franchise fit lever à Ramsey un sourcil perplexe.
– Non ?
– Non. Je ne travaille pas pour eux.
– Et pour qui donc travailles-tu ? la pressa-t–il, accentuant le froncement de ses sourcils. Je n’ai contacté aucune autre agence.
– Je travaille pour moi-même.
Une profonde surprise se peignit sur les traits de Ramsey.
– Tu travailles pour toi ?
– Oui. Et tant que nous y sommes, autant que tu saches que je ne suis pas cuisinière de métier. J’aime cuisiner, c’est vrai, mais juste pour
le plaisir.
Ramsey garda un long moment de silence, fixant sur elle un regard intense. Il paraissait bouillonner de rage. Une rage que même la colère
des premiers jours n’aurait pas laissé imaginer.
– Alors, je te pose la question une nouvelle fois, dit-il, les dents serrées, qui es-tu ? Si tu n’as pas été envoyée par CDS et si tu n’es pas
une authentique cuisinière, qui es-tu et pourquoi t’es-tu fait passer pour la remplaçante de Nellie ?
Elle serra nerveusement les poings, regrettant de ne pas lui avoir parlé lorsqu’elle l’avait décidé. Et lorsque son regard croisa celui, dur et
froid, de Ramsey, elle sut qu’il était trop tard : aucun doute à avoir, maintenant il pensait d’elle le pire.
Elle s’éclaircit la voix, cherchant à regagner un peu d’assurance.
– Le mois dernier, à Denver, je t’ai vu entrer dans une épicerie de quartier, commença-t–elle. J’ai compris tout de suite que tu serais
parfait.
– Parfait pour quoi ? s’enquit-il avec une pointe de sarcasme.
Elle déglutit péniblement avant de poursuivre :
– Pour faire la couverture du magazine Irrésistible.
– Tu veux dire que tu travailles pour ce magazine ?
Elle secoua la tête, embarrassée.
– Pas exactement.
– Alors quoi ?
Elle se mordit nerveusement les lèvres.
– Alors, ce magazine m’appartient.
Elle remarqua le regard assassin que Ramsey lui porta, vit ses lèvres se pincer et ses mâchoires se contracter, signes évidents de
contrariété.
– Peux-tu me dire ce que tu étais venue faire ici, ce matin-là ?
– Je voulais te convaincre d’accepter d’être le sujet d’un numéro spécial.
– Pourquoi ? questionna-t–il d’une voix tranchante qui la fit tressaillir. Puisque j’avais déjà dit à la personne que j’avais eue au téléphone
que je n’étais pas intéressé.
– Je sais, mais je tenais à te rencontrer personnellement. Je pensais essayer de te faire changer d’avis.
Il secoua la tête, désemparé.
– Et pour parvenir à tes fins, tu n’as pas hésité à te faire passer pour une cuisinière et à coucher avec moi, c’est ça ?
La violence de cette remarque la fit frissonner.
– Non ! C’est faux ! J’ai essayé de t’expliquer pourquoi j’étais là, mais tu étais si pressé que tu ne m’as pas laissé le temps de parler. Tu
m’as plantée là, la maison grande ouverte.
– Parce que je pensais que tu étais la nouvelle cuisinière ! aboya-t–il.
– Je n’ai jamais soutenu une chose pareille, Ramsey. Tu as pensé de travers. Lorsque je suis entrée dans la maison, le téléphone a
sonné. C’était la directrice de l’agence qui m’annonçait que la cuisinière que tu attendais ne viendrait pas. Lorsque j’ai appris qu’il s’agissait
de nourrir une vingtaine d’hommes affamés, j’aurais pu partir. Mais c’était te laisser dans un beau pétrin. Alors j’ai préféré rester pour
t’aider.
– Pour quelle raison ? Pour que je me sente redevable et que j’accepte enfin de faire cette fichue couverture ?
– Au départ, oui, c’est ce que j’ai cru. Je voulais même faire une interview de toi.
La franchise qu’elle manifestait aurait dû atténuer la colère de Ramsey, mais contre toute attente cela ne fit que l’accroître.
– Mais, comme je te l’ai dit, poursuivit-elle, c’était au début, Ramsey. Une fois que j’ai appris à te connaître…
– Epargne-moi tes mensonges, tu veux bien ? Prétendre être quelqu’un d’autre et…
– Et quoi ? se défendit-elle âprement. Avoir osé te sortir de la galère dans laquelle tu n’aurais pas manqué de te trouver si j’étais partie ?
J’ai essayé de te dire la vérité il y a quelques jours, mais tu as refusé de m’écouter. Tu ne voulais aborder aucun sujet sérieux avant le jour
de mon départ. Tu ne peux pas m’accuser de cela. Si ?
Ramsey émit une sorte de grognement menaçant tandis que son visage s’assombrissait un peu plus.
– Tu n’aurais jamais dû me mentir, dès la minute où tu es venue ici. J’aurais trouvé une solution à mon problème. Indépendamment de ce
que tu as fait pour moi – et dont je te suis reconnaissant –, je persiste à refuser de poser pour cette couverture. Tu vois, tu m’as rendu
service pour rien, ton plan n’a pas marché.
– Une fois que je t’ai mieux connu, Ramsey, mon « plan », comme tu dis, n’a plus compté du tout.
– Tu t’imagines que je vais te croire ? demanda-t–il d’une voix où se mêlaient la colère et une profonde déception.
– J’espère bien, oui.
– Y a-t–il autre chose que tu aurais omis de me dire ?
Elle haussa les épaules, fermement décidée à tout déballer, pêle-mêle.
– Mon père est le sénateur de Floride, Jamison Burton. Ma mère est morte lorsque j’avais deux ans. C’est lui qui m’a élevée. J’habite en
Floride.
Ramsey la considéra en silence, visiblement ébahi d’en avoir su aussi peu sur elle…
– Et la raison pour laquelle je ne voulais plus me taire, celle pour laquelle je voulais te parler ce jour-là, après que nous avons fait l’amour,
c’est que je venais de comprendre que je t’aimais.
Il la dévisagea un long moment sans rien dire.
– Si mentir, même par omission, est ta façon d’aimer, finit-il par dire d’une voix blanche, je ne suis pas sûr de vouloir partager cet amour.
Il inspira profondément et lui tourna le dos pour aller prendre son Stetson.
– Je sors. Lorsque je reviendrai, je veux que tu aies fait tes bagages et que tu aies quitté cette maison.
Puis, sans un mot de plus, il franchit le seuil et claqua la porte derrière lui.

***
Ramsey crispa les mains sur le volant, ne voulant pas croire à la scène qu’il venait de vivre.
Penser qu’il avait été sur le point d’ouvrir son cœur à cette femme, de lui avouer l’amour débordant qu’il lui portait, alors qu’elle ne visait
qu’à l’utiliser pour servir son plan minable ! Cela le rendait malade d’amertume et de chagrin.
Ce qu’il venait de faire avait toutes les allures d’une rupture en bonne et due forme. Il se sentait un peu comme un naufragé à la dérive. Il
conduisait machinalement, ne sachant trop où aller, perdu dans ses pensées sinistres et rongé par une colère dévastatrice.
C’était dimanche, et la plupart des membres de sa famille avaient dû se rendre à l’église. Dillon et Pamela repartaient le jour même pour
Gamble. Quant à Zane et Callum, ils étaient partis assister à un rodéo dans l’Oklahoma.
Finalement, il jugea ces désertions bienvenues, compte tenu de son cœur mis à mal et de son humeur plus que morose.
Il gara sa voiture sur le bas-côté de la route et frappa le volant de ses poings serrés, cherchant à évacuer la colère qui le rongeait.
Comment avait-il pu se montrer aussi stupide ? Pourquoi s’était-il autorisé à baisser la garde avec cette femme plus qu’avec une autre ?
Aujourd’hui, il payait cher sa crédulité et la confiance qu’il avait placée en elle.
A bien y réfléchir, il n’en avait pas été autrement avec Danielle. Bien qu’il ait été soulagé de la voir mettre un terme à leur mariage, le fait
demeurait qu’elle l’avait pris pour un idiot et qu’elle aussi s’était servie de lui.
Sa colère ravivée par ce souvenir, il reprit la route, espérant de toutes ses forces que Chloé avait pris au sérieux ce qu’il lui avait dit et
qu’elle ne serait plus là lorsqu’il reviendrait.
Qu’elle aille au diable et qu’il ne la revoie plus jamais !

***
– Tiens, bois ça, dit Lucia en tendant une tasse d’infusion. Cela devrait dissiper ta migraine.
Chloé se retint de dire à son amie que ce n’était pas sa tête qui lui faisait mal, mais son cœur.
– Merci, dit-elle en lui prenant la tasse des mains.
– Ensuite, tu iras prendre une bonne douche et te mettre au lit.
Chloé leva les yeux au ciel, excédée.
– Lucia, nous sommes en plein milieu de l’après-midi !
– Eh bien, justement, une sieste te fera le plus grand bien.
– J’en doute, fit Chloé en haussant les épaules.
La seule chose capable de panser ses plaies, ce serait de voir entrer Ramsey et de l’entendre dire qu’il la croyait, qu’il savait qu’elle
l’aimait sincèrement.
Elle ressentait le besoin d’être seule et de se repasser en boucle les événements de la journée.
Sur son insistance, Lucia se laissa finalement convaincre de partir rejoindre ses parents pour le traditionnel dîner du samedi soir.
Une heure après le départ de son amie, Chloé était toujours assise dans la même position sur le canapé du salon.
Animée par une sorte de masochisme malsain, elle se complaisait à se remémorer chaque instant de ces quinze jours passés au ranch.
Enfin, elle revit avec douleur Ramsey lui ordonner sèchement de boucler ses valises et de partir avant qu’il ne revienne.
Une partie d’elle s’était rebellée contre ce qu’elle considérait comme une injustice, et elle avait hésité à attendre son retour pour tenter de
se justifier encore. Mais elle s’était ravisée, consciente que tout avait été dit et que Ramsey ne l’avait pas crue.
Le trajet de retour s’était fait dans les larmes, et elle avait alors compris que sa peine était trop lourde pour qu’elle envisage de rester à
Denver. Plus rien ne la retenait ici.
Pourtant, malgré elle, elle se refusait à partir.
Les chances de croiser un jour la route de Ramsey Westmoreland étaient infimes, pour ne pas dire inexistantes, mais cela lui laisserait le
temps de surmonter sa peine et son chagrin.

***
Ramsey avait conscience des regards lourds de reproches dont il était l’objet depuis trois semaines. Mais il était décidé à faire quelque
chose qu’il n’avait jamais fait auparavant : les ignorer.
A juste raison d’ailleurs, car il ne pouvait donner à ses hommes ce qu’ils attendaient de lui, à savoir le retour de Chloé. Rien que ça !
Nellie avait repris sa place derrière les fourneaux, et, après une semaine d’efforts, elle semblait déjà avoir renoué avec ses mauvaises
habitudes. La comparaison avec Chloé était inévitable…
Par moments, il avait envie de leur hurler à tous que, malgré ses talents indiscutables, Chloé Burton n’était qu’une usurpatrice, qui s’était
bien moquée d’eux.
Il accueillit avec soulagement la sonnerie de son téléphone portable, qui lui permit de quitter la table sans devoir se justifier.
– Oui, Dillon, dit-il une fois qu’il se fut isolé.
– Ramsey, j’ai été chargé de t’appeler pour une chose bien spéciale : essayer de te convaincre de lâcher ce fardeau qui pèse sur tes
épaules depuis longtemps et qui semble peser encore plus lourd depuis quinze jours.
Il se frotta le menton de ses mains à cette extravagante entrée en matière.
Il devinait aisément qui avait chargé Dillon de cette mission pour le moins délicate !
– Laisse tomber, Dillon.
– D’accord. Mais je peux quand même te poser une question ?
– Vas-y.
– Tu l’aimes, non ?
Il fut pris de court.
Il ne s’attendait pas à une question aussi directe. Mais il pouvait jouer franc jeu avec Dillon : oui, tout son corps, toute son âme
frémissaient de l’amour qu’il portait à Chloé.
– Oui, je l’aime.
Dillon resta un moment silencieux avant de reprendre la parole.
– Je comprends que tu sois déçu, Ramsey. Cependant, à la décharge de Chloé, tu ne lui as pas vraiment laissé l’opportunité de se
défendre.
– Peut-être. Mais je ne voulais pas entendre ce qu’elle avait à dire. Sa vérité me dérangeait trop.
– Quelle importance ? Souviens-toi plutôt de la femme efficace qui s’est levée chaque jour durant deux semaines à 4 heures du matin
pour préparer deux repas somptueux à une vingtaine de solides gaillards. Tu as reconnu toi-même que, grâce à cela, ils ont battu toutes
sortes de records. Retiens l’image d’une femme chaleureuse qui a su tisser des liens privilégiés avec eux.
Ramsey rejeta la tête en arrière.
– As-tu un message à me faire passer, Dillon ?
– Disons plutôt une suggestion.
– Ah oui ? Et laquelle ? demanda-t–il, sur la défensive.
– A peu près la même que celle que tu m’as faite il y a quelques mois. C’est bien toi qui m’as conseillé de me montrer plus conciliant, plus
souple, n’est-ce pas ? Qui m’a soutenu qu’il fallait essayer en toutes occasions de s’adapter, surtout lorsqu’il s’agissait de conquérir le cœur
d’une femme ?
– Je ne veux pas de Chloé dans ma vie.
– Tu en es absolument certain ?
La confusion s’empara de lui.
Non, il n’en était plus si certain tant il se sentait irrémédiablement lié à elle. Il n’était plus sûr de rien, sinon qu’il l’aimait à la folie.
Il exhala un profond soupir.
Dillon avait raison. Il ne s’était pas appliqué à lui-même les bons conseils qu’il lui avait prodigués.
Sa seule excuse, c’était qu’il était resté seul trop longtemps et que cette solitude l’avait rendu intransigeant. Très intransigeant. Au point
de ne pas apprécier à sa juste valeur le sacrifice qu’avait fait Chloé pour le tirer d’embarras.
Elle aurait pu se défiler après une première journée exténuante. Pourtant, elle était restée et avait assumé jusqu’au bout une tâche qui ne
lui incombait pas.
Elle lui avait avoué son amour pour lui. Mais lui, à aucun moment il ne lui avait signifié qu’il l’aimait. Il lui avait juste ordonné de vider les
lieux.
Et si elle avait quitté la ville ?
Cette seule idée lui était insupportable. Elle le hanta toute la journée puis le soir, même lorsque Callum l’eut entraîné pour une partie de
billard dans l’une des salles qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. Il était obsédé par le fait que, si la jeune femme quittait la ville, il risquait
de la perdre définitivement.
Il fallait tout de même qu’elle sache que, malgré les apparences, il lui était profondément reconnaissant de ce qu’elle avait fait pour lui. De
même qu’il devenait presque vital qu’il lui dise qu’elle avait été un véritable rayon de soleil dans cette maison devenue trop calme.
Et puis, il se sentait fautif désormais de ne pas l’avoir laissée s’exprimer, d’avoir réagi de façon démesurée. C’était lui, encore, qui avait
refusé d’entendre ce qu’elle avait à dire, redoutant le pire et ne voulant pas l’affronter…
De nouveau, l’idée terrifiante de la perdre à jamais lui traversa l’esprit.
Incapable de supporter plus longtemps une telle incertitude, il tendit sa queue de billard à Callum.
– Je vais la retrouver, dit-il simplement.
– Eh bien, il était temps ! rétorqua Callum en levant les yeux au ciel.
Ramsey fixa sur lui un regard narquois.
– C’est toi qui me dis ça ?
– Oui. Je peux me le permettre, maintenant que ma décision est prise.
Ramsey ne prit pas le temps d’approfondir la question, tant il était pressé de quitter les lieux.

***
Chloé quitta son bureau pour aller se poster derrière la fenêtre.
Elle avait du mal à imaginer que trois semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté le ranch. Trois semaines au cours
desquelles ses soupçons s’étaient confirmés : elle était enceinte.
A y réfléchir, les occasions n’avaient pas manqué où ils avaient fait l’amour sans prendre de précautions. Mais peu importait de savoir
quand, le fait était qu’elle était bel et bien enceinte. Et maintenant il lui fallait décider si elle annoncerait la nouvelle à Ramsey avant son
départ pour la Floride ou plutôt après. Elle estimait qu’il avait le droit de savoir, bien sûr, elle hésitait juste encore sur le moment opportun.
La semaine précédente, elle avait accepté de déjeuner avec les sœurs de Ramsey. Celles-ci s’étaient empressées de lui faire savoir
qu’il n’était pas vraiment en forme et que les événements de ces derniers temps n’étaient pas étrangers à son mal-être. Elle avait été
surprise d’apprendre qu’il n’avait révélé à sa famille qu’une partie de l’histoire.
Refoulant les larmes qui lui brouillaient la vue, elle avait fini par leur narrer ce qu’il s’était passé en réalité : comment elle avait usurpé
l’identité de la cuisinière intérimaire et comment elle s’était laissé prendre au jeu jusqu’à tomber sincèrement amoureuse de Ramsey.
Au lieu de prendre la défense de leur frère, comme elle s’y était attendue, les trois jeunes femmes s’étaient mises à pleurer de concert
avec elle. Convaincues de sa sincérité, elles avaient regretté amèrement que Ramsey reste sourd et aveugle à cet amour. Finalement, elles
l’avaient quittée en affirmant qu’elles ne désespéraient pas qu’il recouvre la raison.
Mais cela, Chloé en doutait fortement.
Elle resta un long moment immobile à regarder par la fenêtre, accablée de lassitude.
Sa présence dans les bureaux de Denver n’était plus indispensable, elle faisait confiance à Lucia pour continuer à diriger le journal d’une
main de maître. Quant à son équipe de la côte Est, elle était en quête de nouveaux sujets pour le numéro d’octobre, ce qui lui convenait
parfaitement. Tout était sur les rails, elle se sentait libre de passer à autre chose.
Elle retourna à son bureau, prit son téléphone et composa le numéro de Lucia, qui était partie tôt le matin même pour Atlanta.
Son appel bascula directement sur la messagerie.
– Lucia, je ne me sens pas très bien. Je ne vais pas tarder à partir du bureau, mais tu peux me joindre n’importe quand. Sinon, à demain.
Aussitôt arrivée chez Lucia, elle se coucha et sombra dans un profond sommeil.
Lorsqu’elle se réveilla, il faisait presque nuit. Affamée, elle se leva et gagna la cuisine pour se préparer quelque chose à manger.
Une heure plus tard, douchée et revêtue de sa robe d’intérieur préférée, elle se dirigeait vers le salon, un roman à la main, lorsque la
sonnette de l’entrée retentit.
Elle alla vérifier par le judas et eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre dans sa poitrine.
Sur le seuil se tenait Ramsey Westmoreland, l’homme qui avait pris son cœur, le père de l’enfant qu’elle portait.
Ramsey resta comme pétrifié devant Chloé. Incapable de bouger, il demeura là à la dévisager, ressentant les mêmes émotions que ce
jour où il lui avait ouvert la porte au ranch et où il avait été subjugué par sa beauté éclatante.
Ce souvenir était extrêmement précis dans sa mémoire. Il se rappelait le stratagème dérisoire auquel il avait eu recours pour l’éviter et
fuir cette attirance intense qui lui avait dès la première minute fait craindre le pire : il avait couru trouver refuge dans sa camionnette, laissant
sa maison ouverte à la parfaite étrangère qu’elle était !
D’accord, il avait cru avoir affaire à la remplaçante de Nellie, mais il n’en restait pas moins qu’il n’avait pas pris la peine de vérifier son
identité. Avec du recul, et après avoir analysé au mieux l’écheveau inextricable de ses émotions, il comprenait maintenant qu’il était
largement responsable du quiproquo qui avait suivi l’arrivée de Chloé dans sa maison.
– Ramsey, demanda Chloé d’une voix qu’elle s’appliqua à garder lisse, que viens-tu faire ici ?
– Il faut que je te parle. Si c’est possible, bien sûr.
Il vit une lueur de défiance s’allumer brièvement dans le regard de la jeune femme avant qu’elle ne l’invite à entrer.
Lorsqu’il passa devant elle, la frôlant presque, il retrouva son odeur avec délice. Il la trouvait toujours aussi séduisante dans la tenue
d’intérieur qu’elle arborait. Cette fois, il n’avait pas manqué d’ôter son Stetson, qu’il triturait nerveusement entre ses mains.
Sans même lui proposer de s’asseoir, Chloé se tourna vers lui pour lui demander :
– Alors ? Qu’as-tu à me dire ?
– Tout d’abord, je te dois des excuses. C’est moi qui t’ai empêchée de parler alors que tu étais sur le point de tout me dire. En fait, j’avais
peur.
– Peur de quoi ?
– Si tu t’en souviens, c’était le jour où mes trois sœurs étaient venues au ranch. Envahissantes comme elles peuvent l’être, j’ai pensé
qu’elles t’avaient poussée à entretenir une relation sérieuse avec moi, ce qui aurait pu avoir sur toi l’effet inverse. J’ai craint de t’entendre
dire que tu n’y étais pas prête. Surtout que j’avais pour ma part commencé à échafauder des projets de vie commune avec toi.
Une intense surprise se peignit sur les traits de Chloé.
– Tu veux dire que tu voulais poursuivre notre relation ?
– Oui, acquiesça-t–il en dardant sur elle un regard brûlant.
Chloé fut submergée d’une vague de bonheur, aussitôt assombrie par le spectre d’un doute affreux.
Et si…
– Pourquoi, Ramsey ? demanda-t–elle en cherchant son regard. Pourquoi veux-tu poursuivre une relation avec moi ?
Il resta un moment silencieux, mais l’expression heureuse qu’il affichait parlait pour lui.
Pourtant, il fallait qu’il dise les mots, qu’elle les entende de sa bouche.
Devinant ce qui la tourmentait, Ramsey posa son Stetson sur un guéridon tout proche et combla la courte distance qui les séparait.
– Je veux continuer à te voir, Chloé Burton, parce que je t’aime.
Les yeux toujours rivés aux siens, il lui prit la main dans un geste d’une infinie douceur.
– Je sais bien que, pour toi autant que pour moi, les choses n’ont pas été faciles. Mais je t’aime, Chloé, et je ne désire qu’une chose :
passer ma vie avec toi. Je veux que tu deviennes ma femme et la mère de mes enfants. Je veux que tu rentres au ranch avec moi. Je sais
aussi à quel point tu es attachée à ton magazine, et je ne te demanderai pas de renoncer à ton métier pour moi. Et lorsqu’il te faudra
voyager, je m’arrangerai pour te suivre et…
Elle lui imposa silence en plaçant un doigt sur sa bouche.
– Ces quinze jours passés au ranch m’ont confirmé ce que je savais déjà, Ramsey, dit-elle. J’ai une équipe formidable, capable de diriger
ce magazine pour moi. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, l’idée de devenir ta femme et la mère de tes enfants et de vivre au ranch me
séduit assez.
Le sourire rayonnant qui accueillit ces paroles la toucha au plus profond d’elle-même.
– Tu veux dire que tu acceptes de m’épouser ?
– Oui.
– Si tu veux, nous pourrons prolonger nos fiançailles, dit-il en la serrant contre lui.
Elle poussa un petit rire tout en secouant la tête.
– En fait, je crains bien d’avoir un peu anticipé dans la réalisation du programme.
Ramsey leva un sourcil perplexe.
– Ce n’est pas que je m’en plaigne, mais qu’est-ce que tu veux dire exactement ?
Elle marqua un temps d’hésitation puis prit la main de Ramsey pour la poser sur son ventre.
– Que notre premier enfant est déjà là, dit-elle dans un souffle.
Ramsey contempla Chloé, bouche bée, doutant de ce qu’il venait d’entendre.
– Tu attends un bébé ?
– Non, rectifia-t–elle, nous attendons un bébé.
Empli d’une joie irrépressible, il ne se posa pas la moindre question. Il attira la femme de sa vie à lui et prit ses lèvres dans un baiser plein
d’amour.
Peu lui importait quand cet enfant avait été conçu, il le voulait. Il le voulait tellement !
Il s’écarta légèrement de Chloé pour enlacer délicatement sa taille encore fine.
– Nous nous marierons dès que les formalités auront été accomplies, décida-t–il d’une voix ferme propre à un chef de famille.
Elle fixa sur lui un regard débordant d’amour.
– Ce n’est pas vraiment nécessaire, tu sais, dit-elle, pensant le rassurer. Des tas de femmes ont des bébés hors des liens du mariage
et…
– Il n’en est pas question. Je veux que mon enfant naisse au sein de la famille Westmoreland.
– Si c’est ce que tu veux…
– Oui, je le veux. Si tu rentres au ranch avec moi ce soir, nous pourrons commencer à planifier les choses dès demain. Qu’en penses-tu ?
– Est-ce la seule chose que nous ferons ? s’enquit-elle d’une voix enjôleuse.
Il lui répondit par un sourire en coin lourd de sous-entendus.
– Non, bien sûr.
– C’est bien ce que je pensais, répliqua Chloé en lui enfouissant le visage au creux de son cou.
Lorsqu’il resserra son étreinte autour d’elle, il sut qu’ils ne vivaient là que le début d’une longue et magnifique histoire d’amour.
épilogue
Ramsey et Chloé se marièrent par une magnifique journée de mai, et aucun des Westmoreland ne manqua à l’appel.
Chloé était impressionnée de les voir tous rassemblés et de penser qu’elle aussi faisait désormais partie du clan. Chacun des membres
de la famille l’avait accueillie à bras ouverts. Personne dans la famille Westmoreland n’avait eu l’indélicatesse de leur demander ce qui les
avaient poussés à vouloir se marier aussi vite. Ils étaient juste tous heureux de voir Ramsey se faire enfin passer la corde au cou.
Tous les employés de Ramsey étaient également présents, accompagnés de leur épouse. Tous s’étaient mis sur leur trente et un afin de
leur faire honneur.
Pour l’occasion, elle portait un ravissant tailleur-pantalon de soie beige qu’elle avait fait faire sur mesure, et ce fut rayonnants de bonheur
et de fierté que Ramsey et elle se rendirent à Shady Tree Ranch où devait avoir lieu la cérémonie.
En allant d’un invité à un autre, elle fit la connaissance de James Westmoreland, qui se fit un plaisir de lui narrer la fin de l’histoire
concernant Raphaël, lui permettant d’élucider une partie du mystère auréolant la vie de son époux.
Un moment plus tard, Ramsey vint vers elle et l’entraîna à l’écart.
– En fait, nous ne savons toujours pas si Raphaël a épousé chacune de ces cinq femmes, commenta-t–elle tout en notant qu’il l’entraînait
toujours plus loin.
Ramsey rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
– Nous ne sommes sûrs que du mariage de Raphaël avec Gemma, car nous possédons une copie de l’acte de mariage. Quant aux
autres, nous n’avons effectivement aucune preuve.
– Y a-t–il d’autres membres de cette famille que ces recherches intéressent, à l’exception de Dillon ?
– Megan, grommela Ramsey. Mais elle s’est mis en tête de faire les choses différemment. Au lieu de s’en occuper elle-même, elle
projette de mettre un détective privé sur le coup.
Enfin, il s’arrêta et se tourna vers elle.
– Mais je ne t’ai pas emmenée ici pour te parler de ce bon vieux Raphaël.
– Et pourquoi m’as-tu emmenée ici, alors ?
Il l’enveloppa tendrement dans ses bras.
– Pour te répéter en privé ce que j’ai dit devant tous nos invités ce matin : que je t’aime et te chéris, mon amour, et que je jure de te le
prouver à chaque instant de ma vie et pour l’éternité.
Les larmes perlèrent aux yeux de Chloé.
– Moi aussi, je t’aime, articula-t–elle, au comble de l’émotion.
Au moment où son magnifique mari posa ses lèvres sur les siennes, elle sut avec une certitude absolue que leur vie serait remplie
d’amour, de bonne cuisine… et de nuits absolument torrides.

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