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HER BEST FRIEND’S WEDDING

FRANÇOISE RIGAL
Mariée : © NELEMAN INITIATIVE, LLC / GETTY
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© 2011, Abby Gaines. © 2012, Harlequin S.A.
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Chapitre 1
— Il se pourrait que je vienne avec quelqu’un pour l’anniversaire
de Nancy, annonça Sadie Beecham.
Silence à l’autre bout du fil.
— Maman ? reprit-elle en secouant son téléphone.
— Oh ! ma chérie ! murmura sa mère dans un souffle. Aurais-tu
rencontré le prince charmant ?
— Enfin, maman ! Ça m’est tout de même arrivé de ramener un
homme à la maison.
Sadie s’éloigna du bœuf bourguignon qui mijotait sur la
cuisinière en vue du dîner de gala du soir, et tapota son front
humide avec une serviette en papier. L’antique climatisation de
son bungalow était incapable de lutter contre la chaleur de l’été à
Memphis.
— Pas depuis dix bonnes années, répliqua Mary-Beth
Beecham. Le dernier, c’était ce garçon avec le piercing à la lèvre.
Sadie haussa les épaules, tout comme sa mère au même
moment, sans doute. En effet, cela ne datait pas d’hier. Une brève
tentative pour tenter de se prouver que, tout comme ses
condisciples de deuxième année à Princeton, elle était capable de
ne plus être une petite étudiante coincée et de laisser libre cours
au côté sauvage de sa nature. Théorie rapidement réfutée.
— D’accord, depuis je ne vous ai ramené personne, concéda-t-
elle. Mais tu as déjà rencontré quelques-uns de mes copains. Pas
de raison d’en faire tout un plat.
La dernière chose dont elle avait besoin c’était que ses parents
se conduisent comme en présence d’un gendre potentiel. Sauf
que c’était exactement le cas.
Dans l’espoir de créer un courant d’air, Sadie ouvrit la fenêtre de
la cuisine. Sur la véranda du jardin, ses dernières plantations
— camélias et lavandes de mer — dépérissaient dans leurs pots
malgré l’engrais hors de prix dont elle les avait abreuvées. Une
fois de plus, le chat des voisins devait être venu y faire ses
besoins.
— Je veux tout savoir sur cet homme, exigea Mary-Beth.
— Il est médecin, dit Sadie en tournant le dos pour échapper à
la vue des feuillages flétris.
— Un médecin ! s’exclama sa mère. Mais c’est merveilleux !
Son enthousiasme la fit sourire.
— Oui, il est très sympa, minauda-t-elle, l’air de rien, alors qu’en
réalité elle trouvait Daniel parfait.
Ouf ! La sonnette de l’entrée venait de retentir, lui épargnant de
sacrifier aux papotages féminins, art qu’elle ne maîtrisait pas du
tout.
— Maman, il vient d’arriver. Il faut que j’y aille. Meg rentre ce
soir et nous dînons tous ensemble.
Un dîner à trois — quelle belle perspective !
— Pas de problème, ma chérie. Embrasse Meg pour moi et dis-
lui de ne pas s’inquiéter. Que la fête de sa mère est entre de
bonnes mains. Et rappelle-moi bientôt. Je brûle d’impatience
d’annoncer à nos amis que tu sors avec un médecin, ajouta-t-elle
hâtivement.
— Maman, tu n’es pas obligée d’en parler au monde entier,
protesta Sadie avec un soupir exaspéré.
Déjà que les amis de ses parents la pressaient de questions sur
la date de son futur prix Nobel ! Tout cela à cause de sa mère qui,
à sa dernière visite, avait outrageusement exagéré ses qualités de
chercheuse en biologie végétale.
— Je peux tout de même le dire à ton père ? implora-t-elle.
— Bon, d’accord, soupira Sadie.
Dans son dos, un long coup de sonnette suggéra que l’arrivant
s’impatientait. Il y eut un coup sur la porte, puis une secousse sur
la poignée. Daniel semblait aussi pressé de la voir qu’elle de le
retrouver.
— J’arrive, chantonna-t-elle, toute son irritation évaporée
comme par enchantement.
Elle reposa le téléphone sur sa base et se hâta vers l’entrée.
— Désolée, lança-t-elle en déverrouillant la porte avant de
l’ouvrir en grand. Entre… Meg !
Elle réprima à grand-peine sa déception en découvrant Meg
Kincaid, sa voisine d’enfance, meilleure amie à jamais et,
aujourd’hui, colocataire, plantée sur le seuil à la place de l’homme
tant attendu.
— Bienvenue à la maison ! s’exclama-t-elle. Je ne m’attendais
pas à te voir si tôt… Pourquoi n’as-tu pas utilisé tes clés ?
— Elles doivent être enfouies quelque part là-dedans, répondit
Meg en pointant la valise à roulettes posée à ses pieds, avant de
l’embrasser. L’avion a atterri avec une heure d’avance. Ça fait du
bien de rentrer à la maison. Six semaines, c’est trop long… même
à Paris.
Elle recula pour laisser le champ libre à Sadie, qui s’empara de
sa valise et la fit rouler à l’intérieur, puis ôta prestement les
escarpins rouges à hauts talons de son uniforme d’hôtesse de l’air
et remua les orteils sur le plancher poli.
— Ouf ! Ça fait vraiment du bien, souffla-t-elle en repoussant
ses boucles brunes en arrière, un geste charmant et machinal
autant qu’inutile — ses cheveux reprirent instantanément leur
place.
Meg, qui venait de traverser la moitié du globe, semblait aussi
fraîche et jolie que si elle sortait d’un article de Cosmopolitan
intitulé « Comment rester au top 24 heures sur 24 / 7 jours sur 7 ».
— J’ai besoin d’un verre, lança-t-elle en suivant Sadie dans le
couloir. Hum… Il y a quelque chose qui sent bon.
— J’espère bien. J’ai suivi la recette à la lettre, alors si Martha
Stewart sait de quoi elle parle…
Ayant raté les leçons que leur cordon-bleu de mère avait
dispensées à sa sœur, sur ce chapitre Sadie manquait légèrement
d’assurance.
Dans la cuisine, Meg examina avec satisfaction les étagères
vitrées étincelantes et le comptoir immaculé, avant de soupirer
avec un soupçon de jalousie :
— Pourquoi faut-il que je m’absente pour que cette maison soit
enfin propre comme un sou neuf ?
— Tu connais mon arme secrète : la discipline de la pension de
jeunes filles, lui rappela Sadie. Et puis, même quand tu es là, tu
n’es pas vraiment là, plaisanta-t-elle en sortant une bouteille de
pinot gris du réfrigérateur.
Entre sa vie sociale trépidante et son boulot, on pouvait se
demander quand Meg trouvait le temps de dormir.
— Trois verres ? s’étonna son amie hôtesse de l’air, comme
Sadie tendait la main vers le comptoir où trois verres étaient
alignés au cordeau.
Jet lag ou pas, rien n’échappait à sa copine. Sadie camoufla sa
gêne en en remplissant deux de vin.
— J’aimerais te présenter quelqu’un, dit-elle.
— Un homme ? s’écria Meg ravie, avant de saisir le sac qu’elle
avait jeté négligemment sur une chaise. Alors je ferais mieux
d’aller me changer et de me refaire une beauté. Ce serait
dommage que ton petit copain s’imagine que ta meilleure amie est
une souillon.
— Même en le faisant exprès tu ne pourras jamais ressembler à
une souillon… et puis, lui et moi nous ne sommes que des amis.
Inutile que Meg fasse une crise d’hystérie comme sa mère.
— Tiens, tiens, ça commence à m’intéresser, répliqua son amie
en la scrutant avec attention.
Mais qu’est-ce qu’elle entendait par là ? Sadie avait écouté les
confidences amoureuses de pas mal de ses amies, mais là elle
avait dû manquer des détails. Pourvu qu’elle ne se soit pas mis à
rougir ! Les scientifiques de haut niveau ne sont pas si émotifs, se
tança-t-elle avec sévérité.
— J’en ai pour deux minutes ! lança Meg en reposant son verre,
après avoir savouré une gorgée de vin.
Elle lui tapota affectueusement le bras et se hâta vers sa
chambre. Sadie sourit. Connaissant son amie, c’était plutôt deux
heures qu’elle allait passer à se pomponner. Inutile de se presser,
donc.
Elle versa un verre à Daniel, qui adorait le pinot gris, et essuya
les quelques gouttes tombées sur le comptoir en inox, avant de
rincer la lavette et de la reposer à sa place : dans le panier en
métal dans le placard sous l’évier.
Soudain, la sonnette retentit. Un seul coup bref. Aucune
manifestation d’impatience. Cette fois, c’était bien Daniel. Un
homme sûr de lui qui, à son image, appréciait la modération en
toute chose.
Pas étonnant qu’elle soit tombée amoureuse si vite.
Sadie se força à ralentir l’allure, sans toutefois arriver à se
retenir de sourire béatement en ouvrant la porte.
— Bonsoir !
— Salut, Sadie le Criquet, répondit Daniel.
Il l’avait affublée de ce surnom, qu’elle trouvait charmant, la
première fois qu’ils avaient déjeuné ensemble.
Il l’embrassa et sa bouche atterrit sur la commissure de ses
lèvres, lui rappelant le baiser qu’ils avaient échangé la veille
— leur premier vrai baiser, qui avait couronné un délicieux dîner
au Grill des deux arbres, tout proche de chez elle. Durant le repas,
ils avaient parlé de leurs familles, de leurs ambitions, de leurs
passions communes : le travail, la littérature russe, le rock des
années 80, la course à pied… Une passion toute récente pour
Sadie — mieux valait avertir Meg de cet engouement soudain
pour qu’elle ne commette pas d’impair. Un tout petit mensonge, ce
n’était pas si grave, non ?
Donc, ensuite, Daniel l’avait raccompagnée chez elle et là, dans
ce même vestibule, il l’avait prise dans ses bras. Puis… il y avait
eu ce baiser interminable, dont le souvenir faisait éclore en elle
une délicieuse sensation de chaleur.
— Hum…, avait-il murmuré en la fixant dans les yeux quand il
s’était reculé.
Elle en avait conclu que c’était sans doute la traduction
masculine de « Ouah ! » et lui avait répondu avec gourmandise :
« Hum ».
— Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle en le
guidant vers la cuisine.
— Je n’ai pas arrêté. Nos tests de diabète gratuits ont attiré les
foules. Les seules minutes que j’ai pu grappiller dans la journée
m’ont servi à préparer mon rendez-vous de demain avec le panel
de SeedTech.
Daniel dirigeait une clinique fréquentée par les familles pauvres
des quartiers nord de Memphis. C’était son intérêt pour la nutrition
infantile qui l’avait conduit à SeedTech, la firme de recherche
botanique où travaillait Sadie. Il avait rejoint le panel qui évaluait
les recherches de la firme sur les plantes médicinales, un projet
qui, à terme, profiterait aux pauvres de toute la planète. Sadie
l’avait rencontré quelques semaines auparavant, quand elle avait
présenté son travail au groupe d’évaluateurs.
— Miam, le dîner sent merveilleusement bon, s’exclama-t-il en
soulevant le couvercle de la cocotte pour y jeter un œil. Tiens
donc ! On n’est pas seulement dotée d’un joli visage et d’un
cerveau impressionnant. On sait aussi cuisiner.
Son sourire fit tressaillir le cœur de Sadie. Elle aurait aimé
Daniel même s’il avait été laid comme un pou, mais ses yeux
bruns chaleureux et ses cheveux un peu trop longs — il travaillait
si dur qu’il n’avait jamais le temps d’aller chez le coiffeur — le
rendaient irrésistible.
Il accepta le verre de vin qu’elle lui tendait et le fit tinter contre le
sien.
— A toi.
A nous. Sadie avala une gorgée et sourit.
— Heu, salut…, lança Meg, plantée sur le seuil de la pièce.
Sadie tressaillit mais se reprit aussitôt.
— Meg, je te présente Daniel Wilson, annonça-t-elle
rayonnante. Daniel, voici ma meilleure amie, Meg Kincaid.
Elle n’aurait pu dire de qui elle était la plus fière. Mon Dieu,
faites qu’ils s’apprécient.
Daniel leva les yeux sur la chevelure noire soyeuse de Meg, ses
longs cils, son teint de porcelaine, son beau sourire si doux… et il
resta bouche bée.
Hé là ! Je n’en demandais pas tant.
Le rose naturel des joues de son amie s’accentua et son sourire
s’élargit, délicieux.
Trop tard !

***
Quelle ironie que la première tare que Sadie ait découvert chez
Daniel soit l’amnésie ! En effet, à la seconde où il avait vu Meg, il
avait oublié leur baiser enflammé de la veille et adopté sur-le-
champ avec elle une attitude résolument platonique.
Chaleureusement platonique, mais ce n’était pas ça qui allait la
consoler. Fin de l’histoire. En l’espace de quelques jours, le couple
Daniel et Meg était devenu un fait accompli. Chaque fois qu’elle
les voyait ensemble — d’autant plus souvent qu’ils s’efforçaient de
ne pas l’exclure — son cœur se brisait un peu plus. A présent, ce
qu’elle ressentait pour lui, ce que, comme une idiote, elle avait cru
réciproque, illuminait le visage de Daniel… mais quand il
contemplait Meg. Sadie était tombée aux oubliettes.
Bien sûr, elle aurait pu refuser leurs invitations, mais elle était
attirée par leur couple comme un insecte par une plante carnivore.
Un samedi après-midi, alors qu’elles faisaient du lèche-vitrine
entre copines en quête d’un cadeau pour le soixantième
anniversaire de la mère de Meg, qui aurait lieu la semaine
suivante, elle demanda l’air de rien :
— Alors, ça se passe toujours aussi bien avec Daniel ?
— Je vis un rêve, répliqua son amie en lui tendant une ceinture
en cuir fantaisie. Qu’est-ce que tu penses de ça ?
— Je ne suis pas sûre que ta mère arrive à la fermer. Au fait…
ça fait combien de temps que vous vous fréquentez tous les deux,
trois semaines ?
En fait, trois semaines, trois jours et dix-huit heures, si ses
comptes étaient exacts.
— Je sais à quoi tu penses, répliqua Meg.
Le cœur de Sadie cogna dans sa poitrine. Elle avait fait
tellement d’efforts pour camoufler ses sentiments.
— Quoi ? hasarda-t-elle.
— Qu’à ce stade, je prétends toujours être sur mon petit nuage,
mais que je vais bientôt changer de chanson.
Ouf ! Sadie laissa échapper un soupir de soulagement discret.
Ce n’était un secret pour personne, les relations de son amie
étaient aussi passionnées qu’éphémères. Pas un seul de ses
petits amis n’avait tenu plus de six semaines. Si elle suivait son
schéma habituel, Sadie n’aurait qu’à patienter deux semaines de
plus, au maximum — et elle pourrait contre-attaquer avec Daniel.
Elle rougit. Non, franchement, elle devrait avoir honte de se
réjouir d’une telle éventualité, dans le dos de Meg en plus ! Vite,
elle s’empara d’une écharpe de soie à fleurs qu’elle brandit devant
elle comme un trophée.
— Ta maman aimerait sûrement ce foulard, mais il n’est pas
donné, dit-elle pour camoufler sa gêne.
— Je ne lui ai rien envoyé pour la fête des Mères, alors je ne
vais pas lésiner, répliqua Meg en saisissant l’autre extrémité de
l’écharpe pour examiner le motif. Maman aime les roses. Je le
prends. Comment savais-tu que Daniel et moi étions faits l’un pour
l’autre ? demanda-t-elle soudain, alors que toutes deux se
dirigeaient vers la caisse.
— Euh… A vrai dire, ça s’est fait comme ça.
Meg avait-elle déjà employé l’expression « faits l’un pour
l’autre » auparavant ? Sadie frissonna. L’air conditionné sans
doute.
— Alors c’est que tu es naturellement géniale, affirma Meg en
battant des cils à l’intention de l’employé qui les conduisait vers la
caisse. Mais ça tout le monde le sait, ajouta-t-elle en déposant
l’écharpe sur le comptoir. Daniel affirme que tu es la femme la plus
brillante qu’il ait jamais rencontrée.
Même pas la plus petite trace de jalousie dans cette remarque.
Juste de l’admiration béate pour tout ce qui tombait de la bouche
de son amoureux.
— On a une énorme dette envers toi, conclut-elle, le regard
pétillant.
— Ça ne vaut pas le coup d’en parler, répliqua Sadie avec une
ironie qui tomba à plat.
Et cette fichue musique d’ambiance dont le refrain venait la
narguer avec son « C’est si dur de rompre », un rappel qui tombait
à pic : elle devait appeler sa mère qui croyait toujours qu’elle allait
débarquer avec un homme à la fête en l’honneur de Nancy, la
mère de Meg. Elle allait lui téléphoner, et dès ce soir, pour
annoncer qu’elle avait rompu avec son médecin.
Comme si elles étaient sur la même longueur d’onde, et non à
des millions d’années-lumière l’un de l’autre, Meg lança :
— Devine. J’ai invité Daniel chez mes parents pour le week-end
et il a dit oui !
Un couteau vrilla les côtes de Sadie qui plaqua son plus radieux
sourire pour déclarer :
— J’en suis ravie pour toi.
Chapitre 2
Sadie et Daniel finirent de travailler tôt le vendredi. Meg ne
volait pas ce jour-là, aussi le trio quitta-t-il la ville vers 16 heures
dans la Toyota Prius de Daniel — une voiture hybride, car il tenait
à limiter sa contribution au réchauffement de la planète. Quelques
semaines auparavant, quand Sadie avait envisagé ce voyage, elle
s’était imaginée assise à côté de lui, avec Meg à l’arrière. Au lieu
de quoi, elle était devenue la cinquième roue du carrosse. Malgré
les regards béats qui s’échangeaient à l’avant, elle s’efforça de
garder le moral en caressant l’idée que, dans une semaine et
demie tout au plus, cette idylle périrait probablement de sa belle
mort.
— On arrive bientôt ? geignit-elle — parfaite imitation de ses
neveux et nièces — alors qu’ils descendaient Sanga Road, au
centre de Cordova, une ancienne bourgade rurale devenue
banlieue éloignée de Memphis.
Elle essaya de chasser de son esprit la déception que sa mère
avait vainement tenté de dissimuler quand elle avait appris que sa
fille ne viendrait pas avec son prince charmant médecin. A
présent, le plus dur serait de faire en sorte que personne ne se
doute que Daniel et l’« ex-petit ami » ne faisait qu’une seule et
même personne.
Sa stratégie était simple : faire bonne figure et refuser de
répondre à toute question concernant sa vie amoureuse. Et si cela
ne suffisait pas, se lancer à corps perdu dans un monologue sur la
reproduction asexuée des semences hybrides.
Meg indiqua à Daniel de tourner à gauche dans Maple Street et,
quelques minutes plus tard, ils se garèrent devant le 24 de la
même rue, une maison bleue et blanche de style victorien où
résidait la famille Kincaid. Les parents de Sadie habitaient la porte
à côté, dans une maison presque identique, verte liserée de
rouge. Simultanément, les portes des deux bâtisses s’ouvrirent à
la volée. Mary-Beth Beecham et Nancy Kinkaid s’élancèrent en
chœur vers la voiture en clamant des formules de bienvenue.
— Effrayé ? demanda Meg.
Sadie s’apprêtait à répondre « terrifiée », quand elle réalisa que
la question s’adressait à Daniel.
— Un peu, c’est un jour tellement important, répondit-il
tendrement.
Sadie retint de justesse le commentaire acerbe qui lui montait
aux lèvres et ouvrit sa portière pour descendre du véhicule.
— Sadie, ma chérie. C’est si bon de t’avoir à la maison.
Dans la voix de sa mère, plus aucune trace de la déception
causée par sa relation avortée, mais seulement une chaleureuse
affection quand elle la serra tendrement sur son cœur. Le chagrin
et la perte serrèrent la gorge de Sadie qui hoqueta stupidement :
— Pareil pour moi.
Ces dernières semaines, cela avait été si dur de faire semblant
d’être ravie pour Meg, de voir Daniel combler d’attention sa
meilleure amie — un comportement qui, elle était bien forcée de le
reconnaître, n’avait rien à voir avec celui qu’il avait eu envers elle
— et, soudain, elle n’en pouvait plus. Elle n’aspirait qu’à se blottir
sur son lit d’adolescente, la tête sous un oreiller. Mais en
attendant…
— Maman, permet-moi de te présenter…, commença-t-elle en
accrochant sur son visage son sourire le plus resplendissant.
Elle allait s’arracher les mots qu’elle ne s’était encore jamais
résolue à prononcer mentalement : « Daniel, l’ami de Meg »,
quand une camionnette se gara contre le trottoir. Une Ford F-150
noire rutilante, objet de désir aussi enviable dans ce hameau
autrefois rural qu’une Ferrari en ville.
L’homme qui en surgit était large d’épaules, étroit de hanches et
particulièrement distingué dans son jean et son T-shirt noir.
— Trey ! s’exclama Meg en s’élançant vers son frère pour se
pendre à son cou.
— Hé, Meggie, doucement ! protesta Trey Kincaid en affectant
de se débattre.
La relation du frère et de la sœur consistait en un mélange
d’affection indéfectible et d’opposition farouche aux proportions
fluctuantes. Au cours des dix dernières années l’opposition avait
plutôt dominé, mais qui sait, l’absence avait peut-être fait basculer
les choses de l’autre côté — pour un temps.
Meg entraîna Trey — qu’elle n’aurait pas pu faire bouger d’un
iota s’il ne s’était laissé faire — vers la voiture de Daniel en
gazouillant tout le long du trajet.
— Salut, Sadie, lança l’arrivant en plongeant ses yeux gris
anthracite dans les siens. Alors, tu l’as gagné ce prix Nobel ?
Son regard glissa sur son T-shirt bleu pâle et sa jupe portefeuille
avec une insistance distraite qui, bien que familière, n’en était pas
moins légèrement inconfortable — comme s’il n’était pas sûr
qu’elle soit vraiment à sa place, mais pas suffisamment intrigué
pour élucider le problème.
Sadie, qui se souvenait qu’elle jouait le rôle de la célibataire la
plus épanouie de l’année, lui décocha son plus éclatant sourire.
— Salut, Trey.
Il sursauta en redressant le menton et lui jeta un regard
déconcerté.
— Heu, salut, marmonna-t-il comme s’il avait oublié qu’il l’avait
déjà saluée.
Il parcourut ses courbes, descendit sur ses jambes, remonta de
nouveau, l’air un peu perdu, comme vaguement inquiet.
Il ne manquait plus que ça ! Ce type devait s’imaginer qu’elle lui
avait souri parce qu’elle le trouvait à son goût. Sadie n’avait jamais
fréquenté Andrew Johnson, le lycée local, mais elle savait par
Meg qu’en tant que quarterback Trey avait passé toute sa scolarité
environné d’une cour d’admiratrices. Visiblement, l’attention de
ces demoiselles lui était montée à la tête — et elle n’était jamais
redescendue.
En tout cas, son arrivée lui avait permis de recouvrer son calme.
C’était déjà ça… Presque détendue, elle se tourna vers sa mère.
— Maman, je te présente Daniel… l’ami de Meg, ajouta-t-elle
péniblement.
— Vous formez le plus joli couple qu’on puisse imaginer, affirma
sa mère en serrant les deux tourtereaux dans ses bras.
Son regard se tourna vers Sadie, seule manière d’exprimer son
regret que la grande histoire d’amour de sa fille soit tombée à
l’eau.
Meg présenta son frère à son chevalier servant. Alors que les
deux hommes se serraient la main, Trey en profita pour soumettre
Daniel à un examen aussi poussé qu’inquisiteur.
— On dirait que tu as fini par en choisir un capable de garder un
boulot, conclut-il enfin.
C’était typique de Trey : un vrai rustre. Les bonnes manières
que Sadie appréciait tant chez Daniel lui étaient totalement
étrangères, il exprimait son opinion sans souci des convenances.
Bon, pour sa défense, il fallait bien reconnaître qu’au cours des
dernières années sa sœur s’était coltiné quelques petits copains
assez « folkloriques ».
— Daniel est médecin, et un fan des Tigers, précisa Meg avec
fierté — un bon point pour lui, car Trey était un supporter acharné
de l’équipe de base-ball de Memphis.
— Vous avez vu cette déculottée contre les Braves, la semaine
dernière ? lui demanda aussitôt ce dernier.
Et bien sûr, les deux hommes entreprirent sur le champ de
refaire le match. Tout en parlant, Daniel enlaça les doigts de Meg
et lui sourit. Dernièrement, Sadie avait été forcée de supporter
bien pire, mais ce fut plus fort qu’elle, elle détourna les yeux.
— Vous pêchez ? demanda Trey quand la conversation
commença à s’épuiser.
Le regard de son interlocuteur vacilla. Sadie n’arrivait pas à
l’imaginer assis dans un bateau pendant des heures avec le
vague espoir de voir mordre un poisson.
— Je serais heureux d’essayer, répondit-il néanmoins.
— Juin n’est pas la meilleure période pour la pêche, expliqua
Trey. N’empêche que je pourrais vous emmener un de ces jours.
Je connais un bon coin sur le lac.
La journée prenait un tour surréaliste. Jamais Trey n’avait fait le
moindre effort pour un soupirant de sa sœur. Et voilà qu’il
proposait à Daniel de partager son coin de pêche, une légende
locale dont l’emplacement exact n’était connu que de lui seul.
— J’étais sûre que vous vous aimeriez tous les deux, déclara
Meg en embrassant son frère sur la joue.
— Comment pourrais-je ne pas aimer quelqu’un de ta famille,
répliqua Daniel en souriant. Surtout ne vous méprenez pas, Trey,
c’est en tout bien tout honneur.
Ce dernier gloussa, amusé.
Ha, ha, ha, pensa Sadie aigrement, tandis que Daniel, toujours
aussi poli, se tournait vers sa mère pour l’inclure à la conversation.
— Mme Beecham, j’ai tellement entendu parler de vous que j’ai
l’impression de déjà vous connaître.
A ces mots, Sadie se crispa.
— Appelez-moi Mary-Beth, répondit sa mère. Quoique je ne
comprenne pas très bien pourquoi Meg vous a tant parlé de moi.
— Non, c’est par votre fille, expliqua Daniel. C’est grâce à elle si
Meg et moi nous nous sommes rencontrés.
Il enlaça Sadie et l’embrassa sur les cheveux au-dessus de
l’oreille droite. Un de ces gestes qu’elle avait interprétés — ou
plutôt mal interprétés — comme une preuve qu’il la trouvait à son
goût. Même cette fois, elle ne put s’empêcher de fondre à ce
simple contact, d’imaginer pendant une nanoseconde que tout
aurait pu tourner différemment, que Daniel et elle…
Elle réalisa soudain que le regard de Trey était rivé sur elle. Il ne
l’avait pas quitté des yeux pendant que les autres écoutaient Meg
discourir sur l’extraordinaire intuition de son amie qui les avait
présentés l’un à l’autre.
— Sadie, tu souffres de la chaleur ? s’enquit-il. Tu n’as pas l’air
dans ton assiette.
A presque 17 heures, la température frisait encore les trente-
cinq degrés.
— Je vais très bien, mais merci de t’en préoccuper, répliqua-t-
elle sèchement en s’écartant vivement de Daniel.
— Comme c’est merveilleux que vous soyez tous là, lança sa
mère. Demain, on organise un barbecue, comme au bon vieux
temps.
Non, pas tout à fait. Au bon vieux temps, Brian, le père de Meg,
aurait présidé aux grillades en compagnie de celui de Sadie et le
frère aîné de son amie, Logan, aurait défendu son record de plus
gros consommateur de hamburgers en une nuit. Mais Brian et
Logan Kincaid s’étaient noyés au cours d’une partie de pêche
quand Sadie et Meg étaient en terminale.
A la suite de ce drame, Trey avait renoncé à sa bourse
universitaire de football pour reprendre la place de son père à la
Jardinerie Kincaid, l’entreprise familiale. Il s’était révélé aussi doué
en affaires que pour le football et, au cours des années, avait
essaimé plusieurs succursales dans les villes environnantes.
— On va aller vous installer, déclara Nancy à Meg et Daniel. Ce
soir, Trey reste dîner. Comme ça, vous aurez le temps de faire
connaissance avant ce week-end endiablé.
Sadie observa Daniel et son amie remonter l’allée du
spectaculaire jardin de Nancy. Celui de ses parents n’était pas
moins éblouissant — son père et sa mère s’étant succédé à la
présidence du club horticole de Cordova, dont la Jardinerie
Kincaid était le principal sponsor, d’ailleurs. Les deux familles
n’auraient pas pu mieux choisir leurs voisins.
Sadie se détourna avant que Meg et Daniel entrent dans la
maison et referment la porte sur sa solitude.
Un week-end. Ce n’est pas la mer à boire. Je peux survivre à un
petit week-end, non ?
***
Ce soir-là chez les Beecham, quelques personnes manquaient
à l’appel autour de la grande table de la salle à manger familiale. Il
y avait bien Jesse, un frère plus vieux que Sadie, sa femme,
Diane, ainsi que leurs jumelles de huit ans, Hannah et Holly. Sa
sœur Merrilee, de trois ans plus jeune qu’elle, vint aussi au dîner,
accompagnée de son mari, Ben, et de son bébé, Matthew. Mais
son plus jeune frère, Brett, et sa femme, Louisa, étaient absents,
deux de leurs petits se remettant d’une varicelle. Heureusement,
la période de quarantaine se terminait aujourd’hui, et dès demain,
tous seraient présents au barbecue. Kyle, son frère aîné et seul
célibataire de la bande, était rentré en coup de vent, clamant qu’il
devait manger en vitesse pour rejoindre ensuite sa petite amie du
moment qui l’attendait. N’empêche qu’il était toujours affalé sur le
siège en face d’elle. Aucun de ses frères et sœurs n’avaient quitté
Cordova.
— On se croirait à la gare centrale, lança Gerry Beecham, le
père de Sadie. Des épouses, des maris, des gosses… Eh bien,
Mary-Beth, toi qui t’inquiétais de te retrouver dans un nid vide !
Sa femme lui souffla un baiser de l’autre côté de la table.
— C’est bien dommage qu’on te voie si peu à la maison ma
puce, continua Gerry.
Le bungalow de Sadie, situé dans les quartiers résidentiels de
Memphis était seulement à une heure et demie de route, mais ses
parents agissaient comme si elle vivait à l’autre bout du pays.
— Sadie n’était pas faite pour rester à Cordova, observa sa
mère avec affection.
Tu as tout fait pour ça, songea sa fille avec une pointe
d’amertume. Mais avait-elle le droit de lui en vouloir ? Le principal
de son école élémentaire avait fait tester son QI. L’envoyer à dix
ans dans une pension pour enfants surdoués n’avait pas été un
acte de rejet de la part de ses parents. Ils étaient très fiers de son
intelligence, elle n’en doutait pas une seule seconde, mais… Elle
ne pouvait pas non plus oublier qu’ils s’étaient trouvés accablés à
la perspective d’« élever un génie avec pour mission de
développer à fond son potentiel exceptionnel » — suivant la
formule employée par le principal — et que, pour son bien, ils
avaient préféré s’en séparer.
— Je ne vis pas si loin d’ici, marmonna-t-elle en piochant trois
haricots avec sa fourchette.
A quoi bon le leur rabâcher une énième fois ? De toute façon,
c’était peine perdue.
Aller à Princeton avait creusé un fossé entre elle et sa famille. A
présent, même quand elle était avec eux, sa place par défaut
semblait « ailleurs ».
Elle tenta de se concentrer sur les conversations qui fusaient
autour d’elle à propos de querelles au sein de l’association des
parents d’élèves, d’une nouvelle recette de petits fours ou d’une
excursion sous la tente planifiée dans l’été au parc national des
Smokies. Mais, sa famille l’ayant toujours considérée au-dessus
de ces sujets triviaux, personne ne lui demandait son opinion ni ne
lui faisait part de son truc pour réussir cette fameuse recette
— dont, d’ailleurs, elle n’aurait su que faire.
Son esprit vagabonda alors vers la maison voisine. Comment
Daniel s’en tirait-il avec Nancy ? Sûrement à merveille. C’était
exactement le genre d’homme dont toutes les mères rêvaient pour
leur fille.
— Sadie ? lança son père.
Elle retomba sur terre d’un seul coup. Tout le monde la
regardait.
— Excuse-moi, je rêvassais.
Merrilee ne venait-elle pas de se plaindre que sa pâte à gâteau
refusait de lever ?
— Tu n’attends pas trop avant de les mettre au four ? demanda-
t-elle à sa sœur, pour se reprendre. Si la levure relâche trop tôt
son dioxyde de carbone dans l’atmosphère… Elle s’interrompit,
amusée. Eh ! Je me demande quel pourcentage du réchauffement
planétaire est dû aux pâtissiers qui tardent trop à mettre leurs
gâteaux au four, gloussa-t-elle, avant de réaliser que son auditoire
la fixait avec un air perplexe.
D’accord, ce n’était peut-être pas à se tordre, mais Daniel, lui,
aurait compris. Sûr qu’il aurait ri.
— Ma chérie, je te demandais quand nous aurions l’occasion de
voir ton jardin, dit son père.
— Euh…, il n’est pas tout à fait terminé, balbutia-t-elle, toute
honteuse à l’idée d’admettre l’état accablant de ses plantations.
Elle adorait les plantes tout comme ses parents qui, à eux deux,
cumulaient quatre mains vertes, mais… Dommage que la loterie
génétique n’ait pu lui garder ne serait-ce qu’un de leurs doigts
pour lui en faire cadeau. D’autant que tous ses frères et sœurs
avaient hérité du talent et de l’enthousiasme de leurs géniteurs.
Quand elle avait acheté le bungalow, deux ans plus tôt, elle
avait projeté d’y créer un jardin paysagé luxuriant, paisible et
attrayant. Sa déconfiture était donc une frustration de tous les
instants, et le côté inexplicable de la chose ne faisait qu’aggraver
la situation. En tant que biologiste horticole, Sadie connaissait à
fond le fonctionnement des plantes. De plus, elle était animée par
une réelle passion — les larmes lui montaient aux yeux rien qu’à
la vue d’un beau jardin et elle adorait se salir les mains. Et
pourtant, toutes ses tentatives pour faire germer la moindre graine
semblaient condamnées à l’échec.
— J’ai tellement de travail que je n’ai pas eu beaucoup de
temps pour jardiner, expliqua-t-elle en s’empressant de détourner
la conversation vers un sujet qu’elle maîtrisait à fond avant que les
questions ne deviennent trop insidieuses. En ce moment, nous
essayons de développer des nouvelles races de blé avec une
teneur plus élevée en protéines.
Elle se lança dans un exposé de vulgarisation sur les protéines
du blé et, cinq minutes plus tard, fut agréablement surprise de
constater que l’attention de son auditoire n’avait pas faibli, alors
que d’ordinaire, à ce stade, tous les regards devenaient vitreux.
Déstabilisée par leur air fasciné, elle conclut avec un petit rire
gêné :
— Bref, j’adore ce que je fais.
— Ça m’a l’air super ! lança Merrilee avec un sourire
encourageant.
— Moi, tout ça me passe au-dessus de la tête, mais j’aimerais
bien avoir ton cerveau, déclara Jesse en ébouriffant ses cheveux
en brosse pour accentuer son propos.
— Tu en as de la chance de mener une vie tellement stimulante,
renchérit Diane, la femme de Jesse, en lui souriant avec
gentillesse.
— Heu… merci.
C’était si bizarre. On aurait dit le genre de commentaires qu’on
entend quand quelqu’un… Attendez une minute !
La raison pour laquelle tous avaient écouté avec tant d’attention
ses statistiques sur les protéines du blé ne venait pas d’un
soudain intérêt pour la biologie qu’ils auraient développé par
miracle. On pouvait parier un million de dollars que sa mère, après
leur avoir annoncé qu’elle avait un petit ami, venait de les avertir
de sa prétendue rupture.
En fait, ils étaient tous désolés pour elle !
— Je suis vraiment, mais alors vraiment, ravie de la manière
dont les choses tournent pour moi en ce moment, affirma-t-elle
avec emphase.
Ce qui aurait été la pure vérité si elle n’avait fait la bêtise de
tomber amoureuse de Daniel.
— Bien sûr, j’en suis persuadée, ma chérie, déclara sa mère et
l’assistance unanime renchérit en chœur avec un sérieux
imperturbable.
— Seulement, c’est important l’équilibre, intervint Kyle. Je ne
veux pas dire par là qu’il faut que tu te maries à tout prix…
Son haussement d’épaule fit s’esclaffer tout le monde — son
frère aîné étant non seulement pompier mais aussi un bourreau
des cœurs.
— … cependant il n’y a pas que le travail dans la vie, conclut-il.
Les autres frères et sœurs de Sadie poursuivaient, comme elle,
des carrières qu’ils aimaient. Jesse dirigeait un bureau de
graphiste, Brett était urbaniste, Merrilee infirmière. C’étaient tous
des gens intelligents et très occupés, mais en quelque sorte…
plus accomplis que Sadie. Et eux avaient réussi à rester en
contact les uns avec les autres.
Elle inspira à fond, inhalant les senteurs des massifs d’été qui
s’immisçaient par la fenêtre ouverte. En fait, ce n’était pas grave si
elle était déconnectée. Ce n’était pas grave non plus de ne pas
avoir de fiancé — même si cela accentuait la distance entre elle et
sa famille. Pourvu qu’ils comprennent l’importance de son travail,
pour elle bien sûr, mais également pour la planète…
Malheureusement, un simple regard sur leurs visages soucieux
lui prouva qu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. C’était
ce qu’elle aimait chez Daniel. Lui au moins, il la comprenait. Elle
jeta un œil sur la pendule de voyage dorée posée sur le buffet, un
cadeau de la First Cordova Bank à son père pour quarante
années de bons et loyaux services. Elle était bloquée sur 15h30,
alors qu’il devait être environ 22 heures. Elle s’étira en bâillant de
manière bien visible.
— Je suis éreintée, lança-t-elle. Je crois que je vais aller me
coucher.
— A 20h10 ? s’étonna Merrilee, après avoir vérifié sa montre.
— Dis donc, la fille des villes, tu n’arrives pas à tenir le rythme ?
la taquina Jessie.
Les salauds.
Elle résista à l’envie de rétorquer que, depuis son annexion,
Cordova était devenu « la ville ».
— J’ai accumulé les heures passées au labo, prétexta-t-elle en
repoussant sa chaise. Au fait, Merrilee, ton bébé t’a régurgité sur
l’épaule.
Et le tout dit avec un sourire. D’accord, c’était mesquin, mais
cela faisait du bien.
— Ma chérie, veux-tu de l’huile de foie de morue pour t’aider à
dormir ? demanda sa mère.
Egale à elle-même. Elle croyait dur comme fer que l’huile de
foie de morue était la panacée aux problèmes les plus variés.
Sadie avait eu beau lui expliquer que malgré sa charge en omega
3 l’huile ne pouvait pas guérir toutes les affections, et même que
sa haute teneur en vitamine A pouvait présenter des risques
nutritionnels, sa mère avait refusé de l’entendre.
Sadie déclina son offre, ainsi que la suivante, tout aussi
prévisible : une bonne tasse de cacao brûlant, et se dépêcha de
monter à l’étage. Tandis qu’elle se dirigeait vers l’escalier, Merrilee
tamponnait toujours la tache récalcitrante avec sa serviette.
A l’abri dans son ancienne chambre, la porte fermée, Sadie
s’empressa d’enfiler son pyjama, un haut rouge et un pantalon à
carreaux en coton, au cas où quelqu’un s’aviserait de vérifier la
véracité du prétexte invoqué.
Sa fenêtre de chambre donnait sur celle de Meg. Gamines, elles
communiquaient par gestes, s’éclairant au besoin d’une lampe de
poche. Après le départ de Sadie en pension, leurs
communications nocturnes, limitées aux vacances, n’en avaient
pas moins continué. Après leur passage au téléphone portable,
chacune s’asseyait sur la chaise qu’elle avait installée devant sa
fenêtre afin de se voir, posait ses pieds sur le rebord, et elles se
chuchotaient des confidences jusque tard dans la nuit.
En fait, elles étaient plus proches que des sœurs.
A présent, les rideaux de Meg étaient clos. Etait-ce parce qu’elle
et Daniel étaient déjà montés ? Nancy ne les aurait pas installés
dans la même chambre, tout de même ! C’était tout bonnement
impensable. A cette idée, un spasme tordit l’estomac de Sadie.
Elle n’avait pas demandé à Meg si Daniel et elle avaient déjà
passé la nuit ensemble. A cause de son travail, son amie
découchait souvent, donc elle ignorait si ses absences étaient
dues à son métier d’hôtesse de l’air ou à sa présence chez Daniel.
Normalement, elles parlaient de tout — du moins, sa copine lui
livrait tous les détails de sa vie trépidante — mais cette fois, elle
avait omis — volontairement ? — de lui demander, et Meg ne
s’était pas étendue sur le sujet non plus.
La camionnette de Trey était toujours devant la maison. Et
derrière était garée une veille Buick LeSabre.
Trey avait-il une petite amie ? La seule personne qu’elle
connaissait qui conduisait une LeSabre de cette couleur était le
pasteur de la paroisse presbytérienne de Cordova, dont la fille
avait été en classe avec Meg.
Elle ne pouvait imaginer Trey sortant avec la fille du pasteur.
Cela n’était sûrement pas la même Buick.
Et si c’était pourtant la voiture du pasteur ? Et si la raison pour
laquelle Nancy avait invité celui-ci, c’était que Meg et Daniel…
Calme-toi, se tança-t-elle. Meg n’est jamais sortie plus de six
semaines avec un homme. Il n’y a aucune raison que ça change.
Elle se laissa tomber dans sa chaise et ouvrit le roman qu’elle
avait commencé à lire la veille : Crime et châtiment de
Dostoïevski. Elle l’avait lu à l’adolescence, mais comme Daniel et
elle avaient discuté des vues de l’auteur sur les méfaits du
rationalisme, elle avait envie de se rafraîchir la mémoire.
Elle n’arriva pas à fixer son attention… Au bout de trois pages,
elle referma le livre et alla pêcher ses vieilles jumelles au fond du
placard de sa chambre. Malheureusement, elle ne disposait pas
d’un bon angle de vue sur la fenêtre de la salle à manger d’en
face.
— Zut ! pesta-t-elle.
Il fallait absolument qu’elle connaisse l’identité du visiteur.
Elle retourna au placard, cette fois pour en tirer la veste grise à
capuche et à la fermeture Eclair cassée qu’elle avait laissée lors
de son dernier passage, et l’enfila par-dessus son pyjama. Si on la
surprenait en train de quitter la maison par la porte de service, elle
dirait qu’elle sortait respirer les fleurs.
Un prétexte qu’ils avaleraient sans problème.
En fait, toute la famille était en train de se disputer avec entrain
à propos de l’excentrique professeur de sciences des jumelles et
du rhume des foins du fils de Brett. Leur père n’y croyait pas, mais
il ne l’avouerait que le lendemain soir, une fois Brett parti. Et donc,
personne ne vit Sadie se faufiler discrètement dehors.
Le père de Meg avait construit un portillon dans la clôture qui
séparait les jardins des deux maisons pour que les filles puissent
se rendre visite sans avoir besoin de passer par la rue. A en juger
par le grincement des charnières, cela faisait un bon moment qu’il
était inutilisé.
La salle à manger des Kincaid était située en façade sur ce
même côté de la maison. Sadie se courba en deux pour se faufiler
le long de la cuisine, puis de la salle de bains mais, soudain,
redoutant que M. Fargo, le voisin d’en face, n’appelle la police,
elle arrêta de se conduire comme un voleur en maraude et se
dirigea d’un pas décidé vers les gardénias de concours de Nancy
pour y cueillir un bouton en fleur. Si on la surprenait, cela
expliquerait sa présence.
Elle saisit une hampe fleurie et la pinça. En vain.
Elle secoua la tige en tous sens sans plus de résultat.
— Tu vas te laisser faire, espèce de fleur de malheur ! maugréa-
t-elle.
Impossible, cette plante devait être en acier trempé. La
prochaine fois qu’elle viendrait espionner, elle se munirait d’un
sécateur.
Enfin, la tige céda, perdant quelques pétales au passage.
Soulagée, Sadie reprit son souffle, inspirant au passage une
lourde bouffée de senteur capiteuse. Armée de son alibi, elle se
dirigea vers le coin de la maison.
Comme chez ses parents, la fenêtre de la salle à manger de
Nancy était voilée presque jusqu’en bas par un rideau opaque.
D’où elle se tenait, elle entendait la voix de la mère de Meg par la
petite lucarne du haut. On aurait dit qu’elle disait… Est-ce qu’elle
venait de parler d’« église » ?
Elle lança un bref regard de l’autre côté de la rue pour voir si M.
Fargo ne pointait pas son nez et s’accroupit sous la fenêtre. Elle
laissa tomber le gardénia pour agripper le rebord du montant et
haussa lentement la tête.
Quatre paires de pieds se tenaient autour de la table de style
Louis XVI de Nancy. Entre les plis du rideau, elle aperçut les
sandales de Meg à côté des mocassins de Daniel. Hourra ! Ils
n’étaient pas au lit ensemble. Elle se risqua à se hisser un peu
plus haut et distingua les chaussures noires de Nancy et une paire
de baskets. Mâle ou femelle ?
— Qu’est-ce que tu fabriques ? grogna dans son dos une voix
rauque.
Chapitre 3
D’instinct, Sadie plongea au sol et, en se redressant, se cogna
la tête au rebord de la fenêtre.
— Aïe !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Trey en la prenant par le
bras pour l’entraîner charitablement hors de vue.
— Ça fait mal, protesta-t-elle en se frottant la tête.
— Je voulais dire : pourquoi espionnais-tu notre salle à
manger ?
Après s’être débattue pour se libérer, elle frictionna son bras
meurtri par sa poigne de fer et contre-attaqua :
— D’abord, d’où tu sors ?
— J’habite ici, je te rappelle.
— Non, c’est faux.
Trey habitait de l’autre côté de Cordova, à cinq bonnes minutes
de là.
— Toujours aussi « mademoiselle Je-Sais-Tout », soupira-t-il.
D’accord, ma mère vit ici et, même si tu n’es pas de cet avis, il se
trouve qu’elle considère que c’est aussi mon foyer. Bon,
maintenant, tu vas me dire ce que tu fichais sous nos fenêtres,
exigea-t-il en se redressant pour la toiser de haut, les pouces
enfoncés dans les poches de son jean.
Incapable de trouver une excuse plausible, Sadie joua la
montre.
— Tu ne m’as toujours pas dit d’où tu sortais.
— Je traînais sous la véranda quand j’ai entendu quelqu’un
râler après nos plantes.
Et zut ! La fleur qu’elle avait eu tant de mal à couper. Sadie se
pencha vivement pour la ramasser.
— J’étais dans ma chambre quand j’ai senti ce délicieux parfum
et je suis descendue couper un gardénia, expliqua-t-elle en
brandissant l’objet du délit.
— Tu dois avoir un bon odorat pour sentir une odeur la fenêtre
fermée, observa-t-il après avoir jeté un regard vers la maison de
ses parents.
— Qui t’a dit que ma fenêtre était fermée ?
Trey leva les yeux au ciel et reprit sans se laisser démonter :
— Donc, après avoir coupé cette fleur…
— J’ai entendu une voix inconnue et j’ai voulu savoir qui était en
visite chez ta mère.
— Mmm…
Il étudia son haut de pyjama qui, ayant rétréci au lavage,
révélait trop avantageusement sa poitrine et découvrait son ventre
sur plusieurs centimètres.
— Hum, conclut-il.
Sadie avait suffisamment entendu de « hum » et de « mmm »
comme ça ! Surtout que, de toute évidence, cette interjection
n’était pas du tout synonyme de « ouah ! ».
— Bon, Sherlock Holmes, si vous avez fini votre enquête, je
rentre chez moi, lança-t-elle sur un ton rogue. Bonne nuit.
Soudain, la lueur qui brillait dans les yeux de Trey lui rappela
leur jeunesse. Ou plutôt, les rares moments où il lui avait accordé
suffisamment d’attention pour lui mettre la tête à l’envers, parce
que la plupart du temps, tous deux s’ignoraient du mieux qu’ils
pouvaient — les sportifs et les rats de laboratoire n’ayant pas
grand-chose en commun.
Elle s’éloigna d’un ou deux pas, puis fit volte-face pour lancer :
— Qui rend visite à ta mère ?
— Ça ne te regarde pas. Mais tu aimerais bien le savoir, hein ?
la taquina-t-il.
Pas de doute : il s’agissait bien du pasteur, venu parler mariage.
— Sadie, ça va ? s’inquiéta Trey, changeant de ton. Tu es toute
pâle.
— Euh… oui, souffla-t-elle, tandis que la tête lui tournait un peu.
Trey jura et la saisit par la main pour l’entraîner vers la véranda
où il la projeta sans ménagement sur la balancelle.
— J’ai toujours pensé que c’était une bonne chose que tes
parents t’aient envoyée dans cette école pour surdoués — ça t’a
évité de devenir aussi écervelée que Meg et ses copines
— n’empêche que tu es devenu une nana super bizarre.
Bravo ! C’était exactement ce qu’elle avait besoin d’entendre.
Qu’on lui rappelle une fois de plus qu’elle ne correspondait pas à
la norme. Surtout qu’elle ne croyait pas une seconde au
compliment équivoque de Trey, vu qu’il était sorti avec la majorité
des « écervelées » en question.
— Dis-moi seulement qui rend visite à ta mère, implora-t-elle
d’une voix mal assurée.
Je suis en train de perdre mon sang-froid, pensa-t-elle en
s’agrippant à l’accoudoir métallique comme à une planche de
salut.
— J’aurais cru que tu reconnaîtrais cette LeSabre, observa
Trey, étonné.
Sadie retint son souffle dans l’attente du coup fatal.
— Tu ne te souviens donc pas de la voiture du pasteur ? reprit-il
en poussant la balancelle du genou.
C’était dit.
— Le pasteur est venu voir ta mère ? gémit-elle d’une voix
suraiguë.
— Pas lui, sa femme.
Il abandonna la rambarde pour se laisser tomber à côté d’elle,
perturbant le mouvement de balancier.
— La femme du pasteur est venue voir ta mère ? répéta Sadie
en plantant ses pieds dans le sol pour immobiliser son siège.
— C’est ce que je viens de te dire, répliqua-t-il en se frottant le
menton. Pour un petit génie ayant obtenu les meilleurs résultats
aux tests universitaires et une bourse d’études pour Princeton, tu
parais un peu lente.
— Je viens de prendre un coup sur la tête, rétorqua-t-elle avec
une grimace en frottant une bosse imaginaire.
Trey sourit, l’air ironique, et lui lança de nouveau son regard de
quarterback.
— Et on peut savoir ce que vient faire chez vous la femme du
pasteur ? insista-t-elle.
— Maman l’a engagée pour composer les bouquets, dimanche.
Les gens comme toi et moi ayant déjà une liste de corvées longue
comme le bras, elle a estimé avoir besoin de renfort.
Toute sa vie, Nancy avait été un membre actif de la
communauté et son soixantième anniversaire serait l’événement
du jour. Elle avait prévu un barbecue samedi soir pour « la famille
élargie », ce qui incluait les Beecham, et un déjeuner le dimanche
avec, en plus, tous ses nombreux amis.
Deux événements où Sadie serait obligée de regarder Daniel et
Meg filer le parfait amour sans rien laisser paraître pour la galerie.
— Que penses-tu du nouveau petit ami de ta sœur ? s’enquit-
elle après s’être éclaircie la gorge.
— Il a l’air sympa. Pour le moment, c’est tout ce je peux en dire.
— Il n’a rien à voir avec le genre d’homme que fréquente Meg
d’habitude, tu ne trouves pas ? demanda-t-elle, l’air de rien, en se
tournant vers Trey.
En fait, il était assis beaucoup plus près d’elle qu’elle ne l’aurait
cru et ses yeux se posèrent machinalement sur ses lèvres.
Aussitôt, elle repensa à Daniel et à leur fameux baiser…
— Sadie, je crois savoir pourquoi tu rôdais autour de la maison,
dit-il avec un petit sourire entendu.
Elle porta instinctivement la main à sa bouche, mais pas assez
vite pour retenir une exclamation horrifiée. Trey fit grincer la
balancelle en se reculant confortablement avant de continuer :
— Désolé de dire ça, mais laisse tomber.
Sadie ferma les yeux. Je vous en supplie, faites-le taire.
— Je sais que tu t’es fait larguer il y a peu de temps…
Elle ouvrit des yeux ébahis. Sa mère avait donc parlé au monde
entier de cette rupture qui n’en était même pas une en fait ?
— Mais… reprit Trey en écartant les bras pour exprimer son
regret. Je ne suis pas intéressé.
Il fallut quelques secondes pour que ses mots pénètrent son
cerveau humilié.
— Quoi ! s’exclama-t-elle, les yeux écarquillés. Tu t’imagines
que c’est toi que j’espionnais ? Que je suis amoureuse de toi ?
Difficile de savoir si elle était soulagée que Trey se soit fourvoyé
à ce point ou si elle était outrée par son ego surdimensionné.
— Tu voudrais que j’avale que tu n’as commis cette petite
effraction que par curiosité, pour savoir qui rendait visite à ma
mère ? A d’autres, objecta-t-il avec un haussement d’épaule. La
seule explication plausible c’est que ton cœur brisé est en quête
d’un peu de distraction.
— Maman t’a vraiment raconté que je m’étais fait larguer ?
— Euh, en réalité, c’est ma mère qui me l’a dit. Peut-être qu’elle
a simplement parlé de « rupture ». En tout cas, même si tu n’étais
pas la meilleure amie de ma sœur et pratiquement de la famille,
jamais je ne sortirais avec…
— Une intello comme moi, conclut-elle à sa place.
Ainsi, sa famille n’était pas la seule à s’évertuer à lui faire sentir
qu’elle ne cadrait pas avec eux.
— Trey, tu es resté trop longtemps à Cordova, asséna-t-elle en
se relevant. Dehors, dans le vaste monde, les gens ne collent pas
d’étiquettes aux autres en s’imaginant les connaître, surtout…
— Hé ! doucement ! s’exclama-t-il, le regard pétillant de malice.
Tout ce que je voulais dire, c’est que, par principe, je me refuse à
jouer les consolateurs pour cœurs brisés. Je ne sors jamais avec
une femme venant d’essuyer une rupture.
— Oh ! je comprends, bredouilla-t-elle, gênée par son regard
inquisiteur.
Il était temps de mettre un terme à cette conversation avant de
laisser percer l’étendue de ses incertitudes et de son désarroi.
Comme elle reculait d’un pas, sa cheville heurta violemment le
montant en métal de la balancelle.
— Aïe !
Elle se pencha pour frotter sa peau meurtrie, dévoilant encore
plus généreusement sa taille nue. Comme Trey ne doutait de rien,
à coup sûr il allait encore interpréter cela comme une tentative de
séduction.
— Ne t’inquiète pas, l’intérêt que je pourrais te porter est aussi
hypothétique que la découverte d’une fourmi ouvrière mâle,
affirma-t-elle pour couper court à toute ambiguïté.
— Quoi ? sursauta-t-il en se redressant de toute sa taille.
Vu qu’elle était pieds nus, il la dominait d’une bonne tête de plus
que dans son souvenir.
— Toutes les fourmis ouvrières sont des femelles, bredouilla-t-
elle en guise d’explication.
— Est-ce une manière détournée de prétendre que tu ne
t’intéressais pas à moi ?
— Exactement, répondit-elle soulagée.
Le visage sévère de Trey se détendit, il émit un petit rire
entendu et emprunta l’accent traînant d’un péquenot du Sud :
— Ma p’tite dame, si vous voulez que les gens du coin vous
comprennent, z’auriez intérêt à vous exprimer comme tout
l’monde.
— Cette conversation est… stérile, lança Sadie, excédée.
— Tout comme les fourmis ouvrières mâles, précisa-t-il
obligeamment.
— C’est pourquoi je tire ma révérence. Bonne nuit, Trey, dit-elle
en clopinant sur son pied meurtri.
— Je ne sais pas si elle sera bonne, répliqua-t-il en se laissant
de nouveau tomber sur la balancelle. Mais grâce à toi, elle est
devenue nettement plus intéressante.
— Ravie que l’un de nous soit content, marmonna-t-elle entre
ses dents.

***
La journée du samedi avait été étouffante et maintenant que les
fameux travers de porc marinés au gin et au genièvre du père de
Sadie grésillaient sur le barbecue en compagnie d’un filet de bœuf
à la moutarde et d’une tonne de saucisses, le jardin des Beecham
s’était transformé en fournaise.
Trey retourna les hot dogs destinés aux enfants que Gerry lui
avait donné pour mission de surveiller — ce dernier étant le seul
apte à s’occuper des travers ou du filet. Après avoir tous travaillé
dur à la préparation de la fête du lendemain, ils jouissaient de ce
moment de détente en famille bien mérité.
Il se frotta la nuque. La chaleur lui causait de l’urticaire. A moins
que la chaleur ne soit qu’un des multiples facteurs déclenchants.
Bien sûr qu’il était content de célébrer l’anniversaire de sa mère,
n’empêche qu’il s’efforçait de passer le moins de temps possible
en famille et que ce genre de réunion — avec tous ces couples
mariés bavassant sur leurs progénitures, leurs vacances en
camping et leurs 4x4 — lui donnait des boutons.
Il chercha sa mère du regard. Elle parlait avec sa cousine et
Mary-Beth. Quant à son inconstante de sœur, elle ne quittait pas
d’une semelle l’athlétique Dr Daniel. Un petit séjour prolongé en
banlieue n’aurait pas fait de mal à Meg. Cela lui aurait même été
très bénéfique.
En revanche, il n’avait pas besoin de chercher pour savoir où se
trouvait Sadie — ce qui, en soit, était déconcertant. Elle n’était que
la copine d’enfance trop raisonnable de sa sœur, une fille qui
faisait partie de son décor à l’égal du papier peint de sa chambre.
Et tout comme le papier peint, la plupart du temps, il ne la
remarquait pas.
Or ce week-end, les choses avaient pris un tour inhabituel avec
elle. Elle n’était plus la même — ou, du moins, elle s’était
suffisamment transformée pour capter son attention. Ainsi, il était
capable de dire qu’elle avait passé les quinze dernières minutes à
faire sauter son neveu en bas âge sur sa hanche, tout en
expliquant la reproduction des plantes à une bande de mioches, et
que, pour appuyer son exposé, elle s’était servi des camélias
primés de sa mère.
— C’est parce que les abeilles butinent le pollen d’une plante à
une autre qu’on obtient toutes ces fleurs magnifiques, lança-t-elle
triomphalement pour conclure sa démonstration.
Une de ses nièces, une fillette d’à peu près cinq ans, dont Trey
avait oublié le nom, leva la main.
— Caitlyn, tu as une question à poser sur la reproduction des
végétaux ? demanda Sadie, enchantée. J’admets que certains
points aient pu te paraître obscurs, car j’ai sauté quelques étapes.
— Quelles sont les fleurs préférées des princesses ? demanda
la petite.
— Heu… les princesses. Eh bien, ma chérie… j’ai peur qu’elles
ne fassent pas exactement partie de mon domaine d’expertise.
Un poids tomba des épaules de Trey. Enfin, il retrouvait la Sadie
qu’il connaissait ! Une fille qui, au contraire des autres, n’avait
jamais été gnangnan ou superficielle. C’était certainement pour
cela que le sourire aguicheur qu’elle lui avait décoché la veille
l’avait tant déstabilisé. La Sadie de ses souvenirs était posée,
terre à terre, distante… Bref, aussi terne que le papier peint.
Meg venait justement de l’appeler et elle rendit le bébé à
Merrilee avant de les rejoindre, elle et Daniel. Soudain, Trey, qui
ne pouvait détacher ses yeux de sa silhouette en corsaire blanc et
débardeur jaune, eut l’impression que, sans prévenir, on venait de
transformer son décor.
D’accord, Sadie Beecham avait acquis des formes et il venait
seulement de le remarquer… La belle affaire ! De toute façon, il en
avait sa claque des femmes de Cordova comme de tout ce qui
concernait sa vie ici.
— Trey, l’appela Meg. Tu peux venir ?
— Kyle, ça te dérange de surveiller les hot dogs à ma place ?
demanda-t-il au frère de Sadie.
Après avoir cogné son poing contre celui de son voisin et ami, il
lui transmit cérémonieusement les pincettes — dans le coin, on
prenait très au sérieux le rite viril du barbecue.
Trey s’empara d’une bière et rejoignit les autres.
— Sauve-moi de ces deux-là, implora Meg en désignant Daniel
et Sadie. Ils essayent de m’impressionner avec toute leur science,
et c’est si facile pour eux que c’en est déprimant.
— Chérie, c’était juste un échauffement, répliqua Daniel en
faisant courir un doigt le long de son épaule, avant de décocher un
clin d’œil complice à Sadie. Nous parlions des recherches de ma
brillante collègue sur de nouvelles souches de blé à l’intention des
pays en voie de développement et de leur impact éventuel sur les
enfants sujets au diabète ici, aux Etats-Unis, expliqua-t-il.
— Oui, j’ai entendu dire que le blé pouvait provoquer du diabète
chez certaines personnes, dit Trey qui avait lu un article là-dessus
dans le New Scientist.
Sadie loucha de son côté, comme si son intervention était
totalement incongrue, avant d’asséner :
— En effet, le diabète de type 1.
Elle tendit les bras en l’air pour relever ses cheveux afin de se
rafraîchir, ce qui eut pour effet de faire pigeonner ses seins. Le
regard de Daniel tomba sur son décolleté et s’y attarda une
seconde de plus que ne l’exigeait une simple coïncidence.
Bon sang ! C’était normal que ce type ait instinctivement suivi
des yeux le mouvement de Sadie, mais en profiter pour se rincer
l’œil, c’était une autre histoire — surtout s’il avait la prétention de
sortir avec sa sœur.
Trey fit un pas en avant et s’interposa pour lui bloquer la vue.
— On ne pourrait pas parler littérature ? proposa Meg. Moi, mon
point fort, c’était l’anglais et, dès que je suis passée en seconde,
je me suis empressée de chasser toute science de mon cerveau.
Enfin, quand je dis littérature, je ne parle pas de ces romans
russes à la noix qui vous passionnent tant tous les deux.
— J’aime beaucoup le livre que tu m’as donné Des solutions
contre la pauvreté, dit Daniel en se tournant vers Meg. Il est
génial.
— Mais c’est le mien ! intervint Sadie en contournant Trey pour
se mêler à la conversation. C’est moi qui l’ai prêté à Meg.
— Oups ! s’exclama son amie en affectant un air coupable qui
fit s’esclaffer Daniel.
— Franchement, tu aurais dû le lire, Meg, je suis sûre qu’il
t’aurait plu, dit Sadie en tortillant machinalement une boucle de
cheveux.
Geste qui rappela à Trey qu’à l’adolescence sa chevelure était
d’un châtain un peu éteint, alors qu’à présent, elle était éclairée de
mèches dorées.
Daniel, comme par imitation, caressait les cheveux bruns de
Meg. Trey tiqua. Sadie avait glissé sa main vers son estomac, l’air
nauséeuse, et elle fixait sur le médecin de grands yeux
désespérés.
Instantanément l’instinct de protection de Trey envers sa sœur
fut sur le pied de guerre, même s’il ne supportait pas cette
tendance qu’avait Meg de toujours compter sur les autres pour
résoudre ses problèmes. Malheureusement, les vieilles habitudes
avaient la vie dure.
Sadie aime Daniel. C’est pour cela qu’elle rôdait autour de la
maison de ma mère, hier soir.
Non, ce n’était pas possible…
Comme Meg se penchait vers Daniel et qu’ils se murmuraient
des mots doux à l’oreille, sa meilleure amie cligna fébrilement des
yeux.
Bon sang ! Il ne se trompait pas.
— Contrôle-toi, lui marmonna-t-il en aparté.
— Pardon ? sursauta Sadie, ce qui eut pour effet de détacher
son attention de Daniel.
Trey crispa la main sur son épaule et la fit tourner sur place pour
qu’elle ne puisse plus voir le couple.
— Arrête de prendre cet air de victime expiatoire parce que le
copain de ma sœur ose l’effleurer, ordonna-t-il. On dirait que tu es
prête à te jeter au bûcher.
— C’est ridicule, siffla-t-elle en se débattant, sans qu’il relâche
son emprise.
— Exactement. Tu es grotesque.
— Qu’est-ce que vous chuchotez tous les deux ? lança Meg,
intriguée par leur manège.
Ils se figèrent et Sadie vira à l’écarlate de la plante des pieds à
la racine des cheveux.
— Ta bonne copine me racontait sa vie excitante de future
lauréate du prix Nobel, expliqua Trey qui, voyant que sa sœur
s’étonnait qu’il tienne son amie par l’épaule la libéra en lançant :
dis donc, Sadie, tes collègues de labo doivent être des types
fascinants ?
— Heu…, balbutia l’intéressée.
— Des types intelligents, qui gagnent très bien leur vie. Tu es
déjà sortie avec l’un d’eux ?
C’est ça ! Cherche-toi un mec à toi et lâche un peu celui de ma
sœur.
— Trey, tu te conduis bizarrement aujourd’hui, observa Meg.
— On peut savoir quels sont tes critères de sélection, Sadie ? la
taquina Daniel. J’ignorais que tu cherchais le prince charmant.
— Un homme ordinaire ne conviendra jamais à ma sœur,
intervint son frère, Jesse, en se mêlant à la conversation. Il lui faut
un génie, un individu noble et désintéressé, qui la traite avec toute
la vénération à laquelle elle a droit.
— Ferme-la ! ordonna Sadie en lui décochant une bourrade
dans l’épaule avant de piocher dans le bol de chips qu’il portait.
— Eh bien, Sadie le Criquet, en voilà de hauts critères
d’exigence ! observa Daniel qui se servit lui aussi de chips mais
sans la quitter des yeux.
Son expression était tendre, avec une nuance de… mais oui, de
regret ? Et à quoi rimait ce surnom ridicule ? s’interrogea Trey.
— Sadie mérite ce qu’il y a de mieux, renchérit Meg, en amie
loyale. Pour ma part, je me passe très bien d’un génie — il faut
d’ailleurs qu’un homme soit un peu bêta pour m’aimer malgré tous
mes défauts, plaisanta-t-elle. Mais je ne cracherais pas sur une
American Express Platinium.
— Désolée, ma chérie, s’esclaffa Daniel. Je suis peut-être
directeur de la clinique, mais jamais je ne gagnerai des millions.
Le mieux que tu puisses espérer c’est de conserver ton train de
vie actuel.
Meg, conserver son train de vie ? Il paraissait sérieux.
Les deux amoureux étaient trop occupés à se regarder dans le
blanc des yeux pour remarquer le petit cri étouffé de Sadie, mais
elle rougit jusqu’aux oreilles en constatant que Trey l’observait.
Dire que j’ai grandi à côté de Sadie sans jamais soupçonner
que cette fille était dingue ! songea-t-il étonné.
Il la saisit par le bras et l’entraîna à l’écart du groupe.
— Respire ! ordonna-t-il à mi-voix.
Hagarde, elle le fixait, bouche bée, le regard vide.
— Si tu ne respires pas, je vais te faire asseoir et te fourrer la
tête entre tes genoux, comme ça tout le monde saura que tu as un
sérieux problème.
Elle aspira une grande goulée d’air avec un sifflement
asthmatique.
— Maintenant, souffle, ordonna-t-il.
Elle expira profondément.
— Vais-je devoir te dire quand et comment respirer durant tout
le week-end ? demanda-t-il sur un ton sévère.
— Je… Non, hoqueta-t-elle.
— Sadie, tu vas bien ? lança Meg, inquiète.
Les regards de toute l’assistance étaient rivés sur eux. Par
réflexe, elle ferma les yeux, comme si les gens ne pouvaient pas
la voir s’ils disparaissaient de sa vue. Réaction aussi stupide que
vaine.
— Elle s’est étouffée avec une chips, expliqua Trey en la
lâchant. A présent tout va bien, n’est-ce pas Sadie ?
— Oui, absolument, répliqua-t-elle avec un sourire crispé.
— Je ferais mieux d’ajouter « a reçu une formation de
secouriste » à la liste des qualités indispensables de l’homme de
ta vie, commenta Jesse. Dommage que ton petit copain médecin
t’ait laissée tomber.
Aïe. Trey éprouva un petit frisson de compassion pour elle.
— Quel petit ami médecin ? s’exclamèrent en chœur Meg et
Daniel.
— Je ne vois pas du tout de qui il parle, affirma Sadie.
Trey fronça les sourcils. Ainsi donc, elle n’aurait pas parlé de sa
fameuse rupture à sa sœur, sa meilleure amie ? Mais pourquoi ?
— Chérie, je suis désolée, intervint sa mère. Quand tu as
mentionné que tu amenais un homme à la maison… expliqua-t-
elle, l’air très gêné. Eh bien, j’en ai parlé à deux ou trois
personnes…
Trey voyait très bien le tableau : le quartier entier avait dû
apprendre que Sadie avait enfin trouvé un petit ami sérieux.
D’ailleurs, tous les visages alentours exprimaient la même
affection désolée. Tous sauf…
— Quel petit ami ? répéta Meg. Pourquoi ne m’en as-tu jamais
parlé ?
Oh ! oh… Soudain, tout devenait très clair.
— Est-ce que tu… ? s’enquit Meg en se tournant vers Daniel,
avant de faire volte-face vers Sadie, les yeux écarquillés. Non, ne
me dis pas que…
Elle referma la bouche juste à temps pour que Jesse, qui avait
toujours eu l’esprit vif, saisisse la balle au bond.
Malheureusement, ce type avait toujours été un gaffeur de
première.
— Non, pas possible ! brailla-t-il. Sadie, ce n’était tout de même
pas Daniel ton petit copain ?
Chapitre 4
Ce serait le moment idéal pour la fin du monde, se désespéra
Sadie. Bien que, à choisir, j’aurais préféré une minute plus tôt.
Telle une lionne prête à dévorer Meg ou Daniel, ou les deux à la
fois, sa mère émit un miaulement de rage protecteur, tandis que
Jesse laissait échapper un sifflement désolé. Parlez-moi des
frères ! Qui avait besoin de boulets pareils ?
Sadie fit la seule chose qui lui restait à faire : elle éclata d’un rire
grinçant.
— Enfin, c’est ridicule, mon petit copain n’était pas Daniel,
affirma-t-elle d’une voix tendue.
Sur les visages de l’assistance se lisaient tous les degrés de la
compassion et de l’embarras. Visiblement, personne ne la croyait.
Derrière elle, un hot dog crépita sur le charbon de bois. L’odeur de
bœuf grillé lui souleva le cœur. L’idée que Daniel puisse être au
courant de ses sentiments à son égard était proprement
insoutenable.
Il fallait réagir.
Son cerveau, l’organe qui lui permettait de toucher un coquet
salaire à cinq chiffres, grésilla faiblement avant de se court-
circuiter.
Sa mère en profita pour l’enlacer telle une pieuvre d’un
tentacule affectueux. D’une seconde à l’autre, elle allait l’entraîner
dans son antre pour la gaver d’huile de foie de morue et de cacao
brûlant.
— Maman, je t’ai dit que ce n’était pas Daniel, protesta-t-elle en
se dégageant.
Cette fois, son rire était de meilleure facture — à la fois plus
crédible et moins hystérique.
— Alors qui est-ce ? demanda cet imbécile de Jesse qui, après
l’avoir fichue dans le pétrin, n’en manquait pas une.
— Wesley, lança Trey.
D’un seul bloc, toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Wesley ? répéta Meg en tournant vers Sadie un regard
ébahi.
— Un type qu’elle a connu avant Daniel, précisa Trey.
— Oui mais, comment se fait-il que je n’en ai jamais entendu
parler ? demanda Meg, sceptique.
— J’ai rencontré Wesley, commença Sadie qui avait retrouvé sa
voix — avec un nom aussi calamiteux, ça ne pouvait pas être un
play-boy — quand tu étais à Paris pour remplacer les équipages
européens en grève. Nous ne sommes pas restés longtemps
ensemble, seulement quelques semaines. En fait, nous avons
rompu juste avant ma rencontre avec Daniel. C’est pourquoi c’était
si sympa de faire la connaissance d’un garçon qui soit simplement
un ami, ajouta-t-elle en plaquant sur sa bouche un grand sourire
épanoui.
Pourvu que sa mère ne s’avise pas de recouper avec la date de
son coup de fil et ne vienne à la contredire !
— Quelle drôle de coïncidence que vous soyez toutes deux
sorties presque en même temps avec des médecins ! observa
comme par un fait exprès cette dernière.
Mauvais timing, maman ! Maintenant la suspicion, qui s’était
dissipée, était revenue en force sur tous les visages de
l’assistance.
— En fait, Wes n’est pas médecin, il est vétérinaire, corrigea
Trey avec assurance. Le docteur Wesley Burns soigne les
animaux.
D’où diable sortait-il cette fable ?
— Et comment connais-tu tous ces détails, toi ? demanda sa
sœur, dubitative.
— Sadie m’a raconté toute l’histoire la nuit dernière. Elle est
venue me retrouver sous le porche et nous avons discuté
ensemble au clair de lune.
L’intérêt soudain dans les yeux de l’assistance valait mieux que
la pitié. Au moins, Trey avait eu la charité de ne pas préciser
qu’elle était en pyjama, ni qu’elle volait des fleurs et épiait par la
fenêtre. Il n’y a pas à dire, je suis vraiment dans le pétrin.
— Sadie pensait que je pouvais connaître Wes, affabula Trey.
Elle se demandait si on n’avait pas partagé le même dortoir à
Duke.
— Mais je m’étais trompée, se récria-t-elle vivement.
— Oui, concéda Trey. N’empêche qu’on travaillait dans le même
bar tous les vendredis soir.
Un accès soudain de migraine vrilla les tempes de Sadie qui
combattit une furieuse envie de trucider le frère de sa meilleure
amie. Dès que tout le monde aurait gobé la fiction du Dr Wesley
Burns et que le barbecue serait terminé, elle l’étranglerait à mains
nues avec le plus grand des plaisirs.
Il lui décocha un sourire taquin. Ce type avait toujours été d’un
culot sans pareil. Par quel mystère avait-il chaque fois un coup
d’avance sur tout le monde, elle y compris ?
Malheureusement, son histoire ridicule était sa seule planche de
salut.
— Alors, à quoi ressemble ce Wes ? demanda sa mère sur un
ton mélancolique, visiblement ébranlée à l’idée qu’elle avait failli
avoir un gendre vétérinaire.
Quant à Meg, elle semblait toujours aussi soupçonneuse.
— Un mec formidable, vous l’adoreriez, affirma Trey.
Comme Sadie manquait s’étouffer avec son verre de vin, il lui
tapa dans le dos avec sollicitude. Il était temps de tirer cette
mascarade affligeante dans une direction plus flatteuse pour elle.
— Malheureusement, Wes est très traditionaliste, contre-
attaqua-t-elle. Il voulait que je reste à la maison pour faire des
enfants. Mon travail est trop important pour moi. Il était
inenvisageable que j’abandonne ma carrière. C’est pour cela que
nous avons rompu.
Oh ! oh ! Une lueur dangereuse brillait dans les yeux de Trey.
Mieux valait ne pas oublier que, les rares fois où il avait pris la
peine de la taquiner quand ils étaient petits, il avait toujours pris le
dessus sans le moindre effort.
— Dommage ! A en juger par son talent avec les animaux, Wes
aurait fait un père formidable, déclara-t-il. Les chiens, les chats,
les lapins l’adorent, et je ne vous parle pas des hamsters…
Sadie refoula un grognement exaspéré. Non seulement Trey
l’avait affublé d’un petit ami au prénom ridicule — un vétérinaire,
alors qu’elle aurait de loin préféré un cardiologue — mais voilà
qu’il cantonnait ce Wes au bas de l’échelle des animaux de
compagnie.
— Mais son principal client est le zoo de Memphis, proclama-t-
elle.
— Tu veux dire qu’il s’occupe des lions ou des tigres ? souffla
une des jumelles, sidérées, sans que Sadie, trop excédée, puisse
déterminer laquelle.
— Bien sûr, des lions, des tigres, des éléphants…
— Et quel est son animal favori ? s’enquit l’autre jumelle,
fascinée.
— Euh… le léopard. Parce qu’il est noble, sensible et intelligent,
tout comme Wes lui-même, ajouta-t-elle, consciente que les
fillettes en redemandaient.
Trey renifla avec mépris.
— Oh ! ma chérie, tout cela paraît prodigieux, soupira sa mère.
Youpi ! Maman était au bord des larmes en songeant au phénix
que sa fille avait aimé et laissé échapper.
— Tu sais, c’est de l’histoire ancienne, déclara Sadie en
cachant sa joie. Bien sûr, Wes était un homme formidable, comme
on en rêve toutes, mais cela n’aurait jamais pu marcher entre
nous.
— J’ai entendu dire qu’il n’avait plus jamais été le même après
cette morsure de chameau, lança Trey à brûle-pourpoint.
Sadie parcourut mentalement tous les supplices répertoriés
pour le faire passer de vie à trépas, les écartant tous au fur et à
mesure : pas assez cruels.
— Tu aurais dû m’en parler, reprocha Meg, blessée. J’aurais été
là pour toi.
— Je sais, Meggie, mais le temps que tu reviennes aux Etats-
Unis, je m’étais déjà changé les idées grâce à Daniel. Et mon
souci numéro un, c’était de vous présenter l’un à l’autre.
Une légère déformation de la vérité, mais qui, au moins, avait
l’avantage d’évoquer des gens réels.
— Eh bien, Sadie, on peut dire que tu es unique en ton genre,
conclut Daniel, admiratif.
— Vous ne croyez pas si bien dire, renchérit Trey.
Ce « tu es unique en ton genre » avait tout du compliment à
double tranchant. Sadie, qui se liquéfiait sur place, lança pour faire
diversion :
— Papa, on mange bientôt, je meurs de faim ?
— C’est prêt, annonça son père en brandissant ses pincettes.
Ne t’inquiète pas ma bichette. Mes travers de porc vont vite te
faire oublier ce minable charmeur de léopard.
Comme Trey laissait échapper un éclat de rire, son visage
s’illumina. Il est vraiment joli garçon, songea Sadie, elle-même
surprise par cette pensée qui lui traversa l’esprit. Quel dommage
qu’il soit si odieux !
— Ce que je ne comprends pas…, commença Jesse.
— Si ça ne te dérange pas, je préférerais ne plus parler de Wes,
déclara Sadie sur un ton douloureux en affectant de prendre sur
elle.
Diane donna à son mari une petite tape sur la tête pour mettre
un point final à son manque de tact. Ouf ! Toute la famille décida
sur-le-champ et à l’unanimité de bannir le nom de Wes — du
moins, devant Sadie. La jeune femme savait très bien pourtant
que, dès son retour à Memphis, ils prendraient le plus grand plaisir
à discuter avec un air apitoyé de son grand amour perdu.
Meg la serra dans ses bras, tandis que Daniel lui plantait un
baiser dans les cheveux, au grand énervement de Trey. Bien fait
pour lui, jubila Sadie.
D’un autre côté, il fallait bien reconnaître qu’elle lui devait une
fière chandelle. Son histoire absurde lui avait sauvé la mise.
Aussi, tandis que tout le monde se dirigeait vers le buffet,
marmonna-t-elle sur un ton rogue :
— Je te remercie.
— Inutile d’en parler, répliqua-t-il avec une obligeance
inaccoutumée, avant d’ajouter : au fait, tu pourrais me faire une
faveur ?
— C’est déjà fait, je t’ai laissé vivre, siffla-t-elle entre ses dents.
Une lueur amusée vacilla brièvement dans les yeux de Trey qui
asséna :
— Ne t’approche plus du petit copain de ma sœur.
Ça c’était bien lui ! Depuis la nuit des temps, Trey ne cessait de
blâmer l’incapacité de Meg à « mettre un pied devant l’autre ».
N’empêche qu’il ne pouvait se retenir d’intervenir dès qu’il
l’estimait en mauvaise posture.
Comme si sa sœur avait besoin qu’on la protège de sa
meilleure amie !
Elle n’eut pas le temps de lui rétorquer de se mêler de ses
affaires, car son père lui tendait une assiette pleine à ras bord de
nourriture, tandis que Daniel revenait vers elle avec son repas à la
main.
— Ça m’a l’air délicieux, lança-t-il sur un ton enjoué.
Il semblait égal à lui-même. Pas du tout comme s’il était
persuadé qu’elle était secrètement amoureuse de lui.
— Mon père est le roi du barbecue, si tu ne crains pas les
calories, répliqua-t-elle sur le même ton naturel et amical,
consciente que Trey la surveillait de près.
Ce type n’espérait tout de même pas qu’elle lui obéirait ? Il allait
voir de quel bois elle se chauffait.
— Veux-tu aller courir demain matin ? demanda-t-elle à Daniel.
Ça me permettrait de me resservir du dessert. Toi aussi tu devrais
venir, Meg.
Excellente stratégie, se congratula-t-elle. Se comporter avec
Daniel de façon banale était le meilleur moyen de désamorcer les
soupçons sur ses sentiments passés. Le soupir furieux et
désapprobateur de Trey étant la cerise sur le gâteau…
— Allez-y sans moi, je préfère dormir, répondit Meg qui détestait
courir et, quand elle ne volait pas, adorait faire la grasse matinée.
— 7 heures, ça te convient ? proposa Sadie. On aura le temps
de faire un peu d’exercice avant que l’agitation ne batte son plein.
— Je suis ton homme, répliqua Daniel en s’emparant d’un
morceau de pain à l’ail.
Elle lui sourit, ignorant délibérément le regard orageux que lui
jetait Trey.

***
A 6 h 30, Sadie sortit de la maison de ses parents. Elle noua
ses lacets et leva la jambe pour entamer son échauffement.
Quand elle était tombée amoureuse de Daniel, pratiquement au
premier regard, et qu’il lui avait demandé si elle pratiquait le
jogging, elle avait répondu oui. C’était la bonne réponse, puisqu’il
lui avait aussitôt proposé de venir courir avec lui, sans s’offusquer
de son niveau de débutante. C’était ce qui avait scellé le début de
leur… amitié.
— Ça va te faire du bien, affirma-t-elle à son mollet récalcitrant.
Son estomac gargouillait, mais elle savait d’expérience que, si
elle mangeait maintenant, elle serait incapable de courir plus de
cent mètres sans écoper d’un point de côté.
Comme la porte des Kincaid s’ouvrait, elle sautilla sur place en
tirant son talon gauche sur ses fesses pour s’étirer la jambe.
Sadie en resta bouche bée. Trey venait de surgir sous la
véranda en short, T-shirt et chaussures de jogging.
— Bonjour, lança-t-il avec un signe de la main.
Le pied de Sadie retomba sur le plancher.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— J’ai passé la nuit chez ma mère. J’avais trop bu pour rentrer.
Menteur ! Il n’avait pris qu’une ou deux bières pendant la soirée,
ce qui était loin de la limite autorisée — enfin, d’après ce qu’elle
en savait, parce qu’elle ne s’intéressait pas à lui.
Il descendit les marches pour rejoindre le trottoir.
— Je me suis dit que j’allais venir courir avec toi, annonça-t-il
avant de tapoter son ventre plat. Il faut tout faire pour combattre
les effets de l’âge, n’est-ce pas ?
Elle n’allait pas lui faire le plaisir d’admirer sa silhouette
d’athlète.
— On est dans un pays libre, répliqua-t-elle avec indifférence,
avant de courir à petites foulées vers la chaussée en se donnant
l’air sportif. Personne ne peut t’interdire de courir avec nous.
— Nous ? releva-t-il en plissant le front. Aurais-je oublié de
t’avertir que Daniel ne viendrait pas ?
— Pardon ?
— Il mourrait d’envie d’apporter à Meg son café au lit, et je lui ai
juste dit que ce serait vraiment très gentil de sa part, expliqua-t-il,
fier de lui.
Meg et Daniel… au lit. Sadie chassa l’image qui lui avait sauté à
l’esprit.
— Il s’inquiétait que tu n’aies personne pour t’accompagner,
c’est pourquoi je me suis proposé, continua-t-il.
— Je n’ai aucune envie de courir avec toi, répliqua-t-elle en
serrant les poings.
Autant retourner au lit avec un bol de corn flakes !
— Pourtant, tu disais vouloir éliminer les calories d’hier ?
D’instinct, Sadie rentra le ventre et comme Trey, à qui rien
n’échappait, gloussait ironiquement, elle lui décocha un regard
meurtrier.
— Tu ne crois pas que ça paraîtra suspect que tu annules ton
jogging parce que Daniel ne vient pas ? suggéra-t-il.
— Si j’annule, ce sera parce que je n’ai aucune envie de
supporter ta compagnie.
N’empêche que Trey marquait un point. Et qu’il le savait.
— Alors, qu’est-ce qu’on décide ? insista-t-il.
— Moi, je passe par Arlington et autour de la réserve, lança
Sadie en le dépassant.
— Ça me convient. On pourrait rentrer le long de Parkway,
qu’est-ce que tu en dis ?
Cela rajoutait vingt bonnes minutes au trajet et elle n’y survivrait
pas.
— Je n’ai pas le temps, prétexta-t-elle, avant de nouer ses
doigts derrière la nuque pour faire tourner sa tête d’un côté et de
l’autre. Maman m’a demandé de peler une tonne de pommes de
terre pour sa salade.
— Pas de problème, on passe par Arlington. Surtout que la
route domine la baie et que j’ai toujours aimé courir devant un
beau panorama, dit-il en lorgnant ses courbes.
Quelle finesse ! Il pouvait toujours la scruter si ça lui chantait,
elle n’avait pas honte de son corps. Le jogging avait au moins ça
de bon.
— Tu n’as pas d’échauffements à faire ? lança-t-elle sur un ton
peu amène.
— Non, je me contente d’échauffer mon imagination, répliqua-t-
il en laissant son regard s’attarder sur ses jambes.
— Je pourrais prendre tes allusions au sérieux. Ça ne te fait pas
peur ? railla-t-elle. Tu m’as pourtant prévenue de t’éviter.
— Après la soirée d’hier, je ne crains plus rien. Il est évident que
ce n’est pas moi qui t’intéresse.
Le visage en feu, Sadie se baissa pour renouer son lacet, puis,
sans prévenir, s’élança à fond de train. Tentative purement
symbolique puisque Trey n’eut besoin que de quelques foulées
nonchalantes pour la rattraper. En fait, sa pointe de vitesse ne
dura pas plus de cent mètres.
— Il y a quelque chose qui cloche ? demanda-t-il en la voyant
ralentir.
— Ne m’attends pas. Aujourd’hui, je vais y aller mollo.
— Je n’ai pas de raison de me presser, répliqua-t-il en
empruntant son allure. Tiens, lança-t-il en passant devant une
clôture en métal. C’est une de mes équipes qui a planté cette
pelouse, il y a quelques semaines.
— Très joli, haleta-t-elle hypocritement.
— Ce n’était pas la meilleure période pour semer du gazon,
mais les Colbert étaient déterminés à avoir la plus belle pelouse
de la rue, tout comme les McIntosh un peu plus bas, bien sûr. Qui
suis-je pour dénier à quiconque le droit de posséder la pelouse de
ses rêves ? commenta-t-il, l’air nonchalant.
— Tu es… un prince, souffla péniblement Sadie, un rictus
ironique aux lèvres.
Il se retourna pour courir à l’envers afin de mieux l’examiner.
— Déjà lessivée ?
Elle secoua la tête. Il haussa les épaules et reprit sa position de
départ.
— Je ferais mieux de téléphoner ce matin à Mme Colbert pour
lui dire d’arroser un peu son gazon, dit-il sur un ton songeur, aussi
peu essoufflé que s’il était dans son salon.
— Comment se fait-il que tu sois aussi loquace ? haleta Sadie,
après avoir repris son souffle. Tu ne m’en a jamais dit autant de
toute ta vie.
— C’est tout simple : je veux t’insuffler un faux sentiment de
sécurité pour mieux te cuisiner sur Daniel.
Avec un grognement de dépit, elle piqua une pointe de vitesse.
Trey se contenta d’attendre qu’elle ralentisse l’allure — ce qui prit
à peine trente secondes — avant d’entamer la conversation qu’il
souhaitait vraiment avoir :
— Si je comprends bien, tu sortais avec lui.
Elle repartit au pas de course, la bouche crispée et les joues
rosies par l’effort. Dire qu’ils ne couraient — si on pouvait appeler
cela courir — que depuis trois minutes !
— Je pensais qu’on sortait ensemble, alors qu’en fait, on ne
faisait que se voir, précisa-t-elle.
— Je n’ai jamais compris pourquoi les femmes ont cette fichue
tendance à se bercer d’illusions, observa-t-il en se grattant la tête.
Tu as couché avec lui ? demanda-t-il, comme elle lui jetait un
regard torve.
— Je n’allais pas coucher avec un type avec qui je ne suis
même pas sortie ! rétorqua-t-elle en pilant sur place.
— Tu n’aurais pas été la première à commettre ce genre
d’erreur.
La poitrine de Sadie se souleva, mais était-ce d’émotion ou
d’épuisement ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, il avait du mal à
détacher les yeux de son corps qui, il devait l’admettre pour la
dixième fois depuis qu’elle était arrivée, se révélait irréprochable.
— Tu aimes toujours ce type, alors qu’il sort avec Meg,
reprocha-t-il, regrettant presque que Daniel ne soit pas présent
pour la voir rouge et transpirante.
— Bien sûr que je l’aime, répliqua-t-elle. Il est intelligent, drôle,
charmant, sensible…
Trey plaqua la main sur sa bouche. Le qualificatif suivant fut
réduit à un borborygme étouffé.
— Tu l’aimes trop, asséna-t-il.
Son souffle sur sa paume semblait indiquer qu’elle voulait
parler… Il laissa retomber sa main.
— A présent Meg et Daniel sont ensemble, j’en suis consciente
et je l’accepte, affirma-t-elle.
— Tu ne comptes pas t’interposer entre eux ?
— Bien sûr que non !
— Alors, qu’est-ce que tu mijotes ? s’enquit-il, ayant surpris
dans ses yeux une lueur coupable.
— Rien.
— Dis-le-moi.
— Arrête de me donner des ordres. Je ne suis pas ta sœur.
— S’il te plaît, dis-le-moi. Sinon, je n’aurai pas l’esprit tranquille
et je serai obligé d’avertir Meg de rester sur ses gardes.
Sadie blêmit — ou du moins, la rougeur de son visage s’atténua
légèrement.
— Si quelqu’un doit souffrir, ce sera Daniel et tu le sais très
bien, argumenta-t-elle.
— Sauf que Meg a l’air aussi éprise que lui.
Elle laissa échapper un soupir qui aurait soulevé sa frange si
elle n’avait été collée à son front et avoua :
— Comme je connais ta sœur, dans quinze jours tout au plus,
elle devrait être passée à autre chose.
— Oh ! je comprends ! s’exclama Trey, avant de l’imiter en
prenant une voix aiguë : « Pauvre Daniel, je sais que tu es
bouleversé, mais surtout n’oublie pas que je serai toujours là pour
toi. »
Pris par son interprétation, il lui saisit la main et la couva d’un
regard humide d’émotion. Elle avait de jolis doigts malgré leur
moiteur, et aussi de beaux yeux, d’une teinte lumineuse qui
évoquait le bleu des delphiniums.
— Arrête de faire l’imbécile ! protesta-t-elle en lui retirant sa
main.
— Daniel t’a larguée pour Meg et tu attends qu’elle l’ait jeté pour
le récupérer. Ma pauvre fille, tu es pathétique !
— Scarlett O’Hara a bien passé toute sa vie à poursuivre un
homme épris d’une autre, n’empêche qu’elle est un des
personnages féminins les plus marquants de la littérature,
rétorqua Sadie, raide comme la justice.
— Peut-être, mais c’est un personnage de fiction, répliqua-t-il,
avec mépris. Tu n’es tout de même pas en train de me dire que
ton béguin pour Daniel est digne de Autant en emporte le vent ?
— Maintenant, c’est toi qui es pathétique, affirma-t-elle en lui
décochant un coup de poing dans la poitrine — un truc qu’il ne
supportait pas et qui l’énervait au plus haut point. Ecoute, Trey,
libre à toi de penser que je suis lamentable parce que je suis prête
à tout pour récupérer Daniel, mais moi je ne suis pas habituée à
obtenir tout ce que je veux sans rien donner. Je n’ai pas la chance
de traverser la vie la bouche en cœur, avec tout le monde qui
m’aime à cause de mon physique de poupée Barbie.
— Meg est ton amie, reprocha-t-il, même s’il devait reconnaître
que Sadie venait de résumer en quelques mots les travers les plus
irritants de sa sœur.
— Et je l’adore. Comme tout le monde. A part toi, peut-être.
Bon sang ! Comment avait-elle pu deviner ses réticences, alors
qu’ils s’étaient à peine croisés depuis des années ?
— N’essaye pas de détourner l’attention, c’est de toi qu’il s’agit,
rétorqua-t-il.
— Sur beaucoup de plans, Meg a la vie facile, mais vu les
épreuves terribles qu’elle a connues, je ne l’envie pas du tout.
Trey la dévisagea. Elle parlait de leur père et de Logan.
— Cependant, quand j’ai un but, je suis prête à lutter pour
l’atteindre, je m’investis et poursuis ce que je veux avec
acharnement, reprit-elle. Et même agressivité.
— Sadie, tu arrives trop tard. Daniel a choisi Meg.
— Bien sûr que Daniel est attiré par ta sœur — je n’ai jamais
rencontré un homme qui ne le soit pas — mais moi, je tiens
compte des faits et de la logique. Or, il est évident qu’ils n’ont rien
en commun.
— Les faits ! La logique ! Mais qu’est-ce que ça a à voir là-
dedans ? Les contraires s’attirent, un point c’est tout, ce qui fait
d’eux le couple idéal, rétorqua-t-il.
Il n’y croyait pas tout à fait, mais même quand Sadie était
gamine, avec elle, il fallait y aller franco. On devait affirmer son
opinion et la soutenir mordicus si on voulait résister aux concepts
tortueux qu’élaborait son cerveau.
— Moi, je pense que Daniel s’égare parce qu’il est un peu
perdu, déclara-t-elle pensivement, comme si elle parlait d’une
graine examinée au microscope. Il arrive à un âge où il est naturel
d’envisager une relation à long terme. Cependant une part de lui
se rebelle encore contre le mariage. C’est pourquoi,
inconsciemment, il a choisi quelqu’un qui ne lui convient pas.
Comme pour s’assurer que la relation échouera.
Là, ce n’était plus de la logique, c’était un déni total de la réalité.
— Sadie, à mon avis, Daniel ne se rebelle contre rien du tout.
Quelque chose comme de la peur passa dans ses yeux.
— Tous les hommes connaissent cela un jour ou l’autre, non ?
reprit-elle pourtant, avec une pointe d’hésitation. Regarde-toi, tu
es un cas d’école : tu as plus de trente ans, la plupart des femmes
te trouvent sexy…
Et les femmes en question manquent de discernement… Rien
qu’à voir sa tête, on devinait ce qu’elle pensait.
— Pourtant, si j’en crois ta sœur, tu continues à jouer les don
Juan.
— Je n’ai pas peur de m’engager, corrigea-t-il. D’ailleurs, j’ai eu
mon comptant d’engagements dans la vie. Et Daniel n’a pas plus
peur que moi.
Ses muscles refroidis étaient en train de se raidir. Il se remit à
courir.
— Trey, on se fiche de savoir lequel se rendra compte le
premier qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre, répliqua-t-elle en
trottant à ses côtés, avant d’ajouter avec une conviction
renforcée : ce dont je suis certaine c’est que cette histoire va
bientôt prendre fin. Et ce serait ridicule de garder éternellement
rancune à Daniel d’avoir été, un jour, amoureux de Meg.
Ce raisonnement allait complètement à l’encontre de l’opinion la
plus enracinée chez Trey : pour lui, être le second choix n’avait
aucune valeur.
— A mon avis, entre eux deux c’est du sérieux, dit-il.
Ils continuèrent à courir en silence une minute ou deux, mais,
alors qu’ils s’engageaient dans le virage vers Arlington, Sadie
s’arrêta brusquement pour s’appuyer en haletant au tronc d’un
érable. Il remarqua que le muscle de son mollet tremblait.
— Meg adore les voyages et faire la fête, hoqueta-t-elle en
essayant de reprendre son souffle. Alors que Daniel est posé,
raisonnable et casanier.
Pour quelqu’un persuadé d’avoir raison, elle faisait beaucoup
d’efforts pour étayer son point de vue.
— En fait, ils ont encore moins en commun que… que toi et
moi, conclut-elle.
— Si tu veux vraiment un petit copain, au lieu de perdre ton
temps, pourquoi ne pas chercher quelqu’un d’autre ? Allons,
Sadie, il doit bien y avoir d’autres hommes qui…
— Mais pour moi Daniel n’était pas juste un flirt, s’écria-t-elle. Je
l’aime — à la folie.
Chapitre 5
Sadie se contracta sous le regard de Trey qui la dévisageait
comme si elle avait perdu la tête.
— Moi aussi, j’en suis fou, dit-il avec un petit sourire en coin.
Elle trébucha sur son lacet et se serait étalée s’il ne l’avait
rattrapée au vol.
— Pardon ? s’exclama-t-elle.
— On dirait que toi et moi avons plus en commun que tu ne le
penses.
— C’est-à-dire ?
Manifestement Trey cherchait par tous les moyens à la
déstabiliser.
— Que Daniel est exactement l’homme qu’il faut à ma sœur.
Pourquoi voudrais-tu que je ne l’aime pas ?
— J’en ai assez de tes reparties absurdes, répliqua-t-elle en
s’essuyant le front avec le dos de la main. Je te prierais de
prendre un autre chemin pour rentrer.
Comme elle descendait du trottoir, Trey la retint par le bras.
— Je n’ai pas fini de discuter avec toi.
— Dommage, parce que moi j’en ai soupé.
Son bras vibrait douloureusement et elle avait tellement tiré sur
la corde qu’elle se sentait au bord de la crise cardiaque. Il la traîna
en arrière, la forçant à remonter sur le trottoir ou à s’étaler par
terre.
— Viens par ici, ordonna-t-il en lui indiquant un portail de bois
blanc découpé dans un grand mur.
— Arrête de me donner des ordres et de me tirer comme ça,
protesta Sadie, que la sueur glacée sur sa peau faisait frissonner.
— Très bien, dit-il en croisant les bras sur sa poitrine, comme
pour éviter de laisser libre cours à ses pulsions d’homme des
cavernes. Sadie, s’il te plaît, entre avec moi dans ce jardin,
implora-t-il avec une politesse exagérée.
— Et pourquoi, je te prie ?
— J’ai horreur des disputes dans la rue et Mme Jones m’a dit
que je pouvais faire visiter sa propriété à des clients éventuels si
j’en avais envie.
— Je ne suis pas une cliente.
— Ce jardin est une splendeur, se rengorgea-t-il. Tu vas
l’adorer.
Trey avait touché son point sensible. Sadie avait beau être
incapable de faire pousser quoi que ce soit, elle était folle des
beaux jardins — et en même temps très curieuse de savoir
pourquoi il estimait que la liaison de Meg et Daniel avait une
chance de durer.
Le menton dressé, elle passa devant lui et franchit le portail,
avant de s’arrêter net.
— Oh ! Ouah ! s’exclama-t-elle, bouche bée.
Perdue dans la contemplation du jardin, elle entendit à peine la
barrière se refermer dans son dos. Devant ses yeux éblouis se
déployait une frondaison de saules japonais à feuillage panaché,
un rideau vaporeux de myrtes, un arbre de Judée tortueux courbé
au-dessus d’une mare parsemée de nénuphars. On aurait dit une
peinture de Monet, en mieux — les œuvres impressionnistes étant
trop peu précises à son goût.
— Trey, c’est magnifique, souffla-t-elle. C’est la Jardinerie
Kincaid qui a créé cette merveille ?
— C’est moi qui l’ai conçue. Ensuite, notre architecte paysagiste
a peaufiné le projet.
— J’ignorais que tu étais décorateur.
— Je ne le suis pas. Comment se fait-il que tu sois amoureuse
de Daniel ? Je croyais que ton travail avait pris le pas sur l’envie
de fonder une famille comme tes frères et sœurs.
Maintenant que Sadie était immobile, tous les muscles de son
corps protestaient. Elle se laissa tomber sur le gazon, sans tenir
compte du reste de rosée.
— Tu as raison, je ne languis pas après les réunions de parents
d’élèves ou les recettes de gâteau au yaourt, concéda-t-elle en
plongeant ses doigts dans l’eau pour tapoter la feuille cireuse d’un
nénuphar. Mais l’amour ne se commande pas. Quand on
rencontre quelqu’un d’exceptionnel, c’est normal de tout faire pour
le séduire. Et si Daniel était le seul homme qui me soit destiné, tu
y as pensé ? Tout mon avenir pourrait être remis en question.
— A mon avis, tu ne fais que réagir au tic-tac de ton horloge
biologique, c’est tout, répliqua-t-il, imperturbable. Tu as quel âge,
trente ans ?
— Vingt-neuf, comme Meg. Et cette expression stupide a
sûrement été inventée par des hommes qui avaient peur du
mariage. Les femmes naissent avec un nombre déterminé
d’ovocytes — ou ovules, si tu préfères. Ceux-ci disparaissent
après une période de fertilité qui dure quand même quarante !
Mais Trey ne se laissa pas distraire aussi facilement.
— Laisse Meg et Daniel tranquilles, asséna-t-il froidement en
s’asseyant à côté d’elle.
— Je ne fais rien de mal, répliqua-t-elle en triturant le nénuphar.
— Et arrête de torturer cette fleur, asséna-t-il sur un ton de
commandement.
Elle se crispa, mais elle lâcha la feuille par respect pour le règne
végétal.
— Tu ne crois pas que ça vaudrait le coup de faire un sérieux
tour d’horizon avant de décréter que Daniel est l’homme de ta
vie ? suggéra-t-il. Il doit y avoir des milliers d’hommes disponibles
rien qu’à Cordova, et tu en connais probablement une bonne
moitié. Avec qui sortais-tu au lycée ?
Sadie aurait bien aimé pouvoir lui débiter la liste de ses
soupirants mais, dans ce domaine, les garçons de son école de
petits génies avaient du retard à l’allumage et, après son retour à
Cordova, sa poitrine plate et sa timidité maladive avaient fait
échouer toutes les tentatives de Meg pour l’introduire auprès de la
faune locale.
— En fin de terminale, je suis sortie une fois avec Kevin
McDonald. Le garçon que mes parents avaient soudoyé pour qu’il
m’accompagne au bal du millénaire, puisque tu m’avais lâchement
fait faux bond.
L’année 2000 avait marqué le centenaire du baptême de la ville,
qui s’était appelée Cordova après une succession d’autres noms.
Le bal avait couronné une semaine de célébrations en l’honneur
du 4 juillet et avait été le plus gros événement de sa génération.
— Tu ne vas tout de même pas me reprocher cette vieille
histoire ? Si tu m’avais demandé d’aller à ce bal, c’était en
désespoir de cause.
— Ah, bon ! Tu t’en étais rendu compte ? souffla-t-elle,
interloquée.
— Tu pensais que j’allais gober que la meilleure copine de ma
sœur — une première de la classe considérant tous les sportifs
comme des débiles — avait soudain le béguin pour moi ?
— Oui, j’avoue avoir cru que tu étais assez bête pour ça.
— Ce n’est pas ma faute si tes parents ont rameuté toute la ville
pour te trouver un cavalier, s’esclaffa-t-il, pas le moins du monde
blessé dans son orgueil. Mais, pour en revenir à l’état lamentable
de ta vie affective… Hé ! Attends. Tu n’as pas l’impression qu’on
commence à discerner un schéma récurrent ?
— Deux exemples sont insuffisants pour établir une théorie,
répliqua-t-elle sèchement.
— Tiens, j’ai une idée, annonça-t-il avec un sourire taquin. Tout
à l’heure, Kevin McDonald sera présent au déjeuner
d’anniversaire de maman, et il vient de divorcer. Qu’est-ce que tu
en penses ? Ça pourrait être le candidat idéal, non ?
— A voir la lueur qui brille dans tes yeux, je subodore quelque
chose de louche chez ton candidat.
— Eh bien, je dirai simplement que si, à l’époque, Kevin te
plaisait, tu auras beaucoup plus à aimer aujourd’hui.
Trey se moquait sans vergogne du ventre débordant des
hommes de son âge. Pour sa part, il était dans une forme
olympique, avec des bras musclés, des jambes fortes et élancées.
La course ne lui avait pas arraché une goutte de sueur — à
l’inverse de Sadie. Elle écarta son débardeur de sa peau humide
pour se rafraîchir, mais, s’apercevant qu’il la lorgnait, elle relâcha
aussitôt le tissu.
— Peut-être que Lexie Peterson s’est élargie, elle aussi,
suggéra-t-elle.
Lexie, une ancienne copine de Meg et capitaine des
Cheerleaders, était la petite amie idéale pour un quaterback. Elle
venait récemment de monter une boîte d’événementiel à
Memphis.
— Lexie est encore canon, la détrompa Trey. Elle vient de
m’envoyer des photos d’elle par internet.
— Ah !
— Des photos en maillot de bain.
— J’imagine que c’est son uniforme quand elle organise des
soirées piscines, susurra Sadie. La pauvre doit se geler les fesses
toute la nuit en Bikini.
— Sadie Beecham, moi qui te prenais pour une nana rasante,
pas à dire, les chagrins d’amour te réussissent, lança Trey, hilare.
Ses larmes se mirent à couler sur ses joues avant qu’elle puisse
les retenir.
— J’aurais mieux fait de me taire, grimaça-t-il. Ecoute, ma
chérie, tu devrais oublier ce médecin.
Ce « ma chérie » les fit sursauter tous les deux.
— C’est juste une figure de style, se récria-t-il, comme elle le
fixait, ébahie.
— J’en suis convaincue.
— Alors, on est d’accord, dorénavant, tu vas éviter Daniel ?
insista-t-il, avant de lui tendre la main pour la hisser sur ses pieds.
— Meg et Daniel sont mes amis, il n’est pas question que
j’arrête de les fréquenter. Et je serai là pour tous les deux quand
leur liaison sera tombée à l’eau, décréta-t-elle en frottant ses
mains sur son short, avant de le planter sur place pour retourner
dans la rue.
— Pendant le déjeuner, je te garderai à l’œil, et si tu fais quoi
que ce soit pour blesser Meg…, menaça-t-il.
— Impossible !
— Alors, pourquoi portes-tu ces vêtements provocants ?
Perplexe, Sadie considéra son débardeur, qu’une grosse tache
de sueur assombrissait sous les seins.
— Je parle du barbecue d’hier, précisa Trey. Jamais tu ne t’es
habillée aussi sexy.
— C’est que tu ne m’as jamais regardée. Ces vêtements
n’étaient pas neufs.
— N’empêche qu’avant-hier, à ton arrivée, tu m’as allumé. Si tu
crois que je n’ai pas compris ce que signifiait ton sourire !
— Un sourire factice, arboré pour faire bonne figure devant ma
famille.
— Tu peux inventer toutes les excuses que tu veux, je ne te
croirai pas, rétorqua-t-il en appliquant une légère poussée dans
son dos. Allez, tu t’es suffisamment reposée comme ça. Il est
temps de se remuer.
Dès que Sadie se remit à courir, ses poumons protestèrent, et
elle se mit à haleter comme un soufflet de forge.
— Mieux vaut te ramener à la maison avant que tu ne me
claques entre les doigts, observa Trey avec un regard dégoûté.
— Super ! Si je m’évanouis, Daniel me fera du bouche-à-
bouche, répliqua-t-elle, incapable de résister au plaisir de le titiller.
— Pas question ! Le bouche-à-bouche, c’est moi qui m’en
chargerai, décréta-t-il en rivant ses yeux sur ses lèvres.
Il y eut soudain de l’électricité dans l’air, mais pas le genre de
stimulus auquel aspirait son corps épuisé.
— Enfin, seulement en cas d’extrême urgence, cela va de soit,
corrigea-t-il sur un ton léger.
Etait-ce son imagination ou le visage de Trey avait-il rosi ?
— Merci, mais Daniel est nettement plus qualifié que toi pour
cette tâche, répliqua-t-elle.
Il fronça les sourcils et son visage s’assombrit.
— Sadie, ne joue pas à ce petit jeu avec moi. Si tu ne restes
pas à bonne distance de Daniel, je les informerai, Meg et lui, de
tes sentiments.
Elle ouvrit la bouche sans qu’aucun mot n’en sorte.
Probablement parce que son cœur avait cessé de battre.
Quand elle recouvra ses esprits, Trey était déjà parti, galopant
loin d’elle sans aucun effort.

***
Le lundi matin, Trey venait juste de raccrocher — il négociait
avec un horticulteur californien un contrat de vente exclusif pour
tout le Tennessee d’une nouvelle orchidée primée — quand Daniel
frappa à la porte de son bureau. Il se leva pour lui serrer la main.
— Entre, Dan.
— Merci, répondit le médecin en s’installant sur un des sièges
en vinyle datant du père de Trey. Je préférerais que tu m’appelles
Daniel, si ça ne te gêne pas.
— Bien sûr que non, répliqua Trey en s’asseyant sur le bureau
de son père. J’espère que ça ne t’ennuie pas si je t’ai demandé de
venir.
— J’imagine que c’est pour sonder mes intentions envers ta
sœur ?
— Bonne pioche !
Très bien. Au moins il ne tentait pas de se défiler devant ce
sujet potentiellement embarrassant.
— Alors mieux vaut se dépêcher, conseilla Daniel. Meg et Sadie
font les boutiques. Leurs cartes de crédit pourraient ne pas s’en
remettre !
A la mention du nom de Sadie, Trey se renfrogna. Elle lui avait
cassé les pieds du début à la fin de leur prétendu jogging — sauf
quand elle l’avait fait rire. Pourtant une image perdurait dans son
esprit, et il était incapable de la chasser : celle de ses lèvres. Tout
ça parce qu’elle l’avait provoqué avec son histoire de bouche-à-
bouche !
C’était d’autant plus injustifié qu’à ce moment-là, elle
ressemblait à une tomate en sueur.
Durant tout le déjeuner d’anniversaire, Sadie l’avait
volontairement ignoré. N’empêche qu’elle gardait ses distances
avec Daniel. Pas de doute, il avait marqué un point.
Bien sûr, quand tout le monde serait retourné à ses occupations
habituelles, il ne pourrait plus la surveiller pour savoir ce qu’elle
tramait.
— Si j’ai bien compris, Sadie et toi êtes de bons amis, dit-il.
C’était la deuxième raison pour laquelle il tenait à parler à
Daniel : pour s’assurer qu’il n’avait pas l’intention de tromper sa
sœur.
— Oui. Nous nous sommes rencontrés à une conférence chez
SeedTech, suivie de quelques rendez-vous et coups de fils
professionnels, expliqua-t-il. Comme le courant passait bien entre
nous, on a commencé à déjeuner régulièrement ensemble, puis à
partager des activités après le boulot.
— Ça ne doit pas être évident pour un homme et une femme de
se cantonner à un rapport strictement amical ?
— Je ne peux nier que l’idée d’aller plus loin m’a effleuré, avoua
Daniel, embarrassé. Sadie et moi avons beaucoup en commun.
De plus, mes parents l’adorent. Et puis, j’avais toujours pensé me
caser avec quelqu’un dans son genre.
Ce type l’avait présentée à ses parents ? Pas étonnant que
Sadie se soit crue en orbite pour le grand amour. Brusquement, il
en voulait à Daniel.
— Et puis, c’est une marrante, renchérit celui-ci avec un sourire
plein d’affectueuse nostalgie.
— Un peu hystérique tout de même, observa Trey qui, en
réalité, la trouvait vraiment marrante — à sa manière, aussi
originale qu’imprévisible.
— Et puis, j’ai rencontré Meg, reprit Daniel. Elle et moi n’avons
rien en commun, elle ne correspond pas vraiment aux espoirs de
mes parents, mais, tu sais ce que c’est… bingo !
— Bien sûr, répondit Trey, alors qu’il ne voyait pas très bien ce
que pouvait signifier « bingo » en la matière.
Au football, d’accord, devant un jardin éblouissant pourquoi pas,
mais à propos des femmes ? Jamais il n’avait ressenti l’émotion
qui illuminait le visage de son beau-frère potentiel.
Sadie avait du souci à se faire.
— Pour moi, c’est un soulagement de découvrir que Meg a une
famille aussi formidable, continua Daniel. Même si j’avoue que
j’étais impressionné à l’idée de te rencontrer, ajouta-t-il sur le ton
d’un homme qui ne se laisse jamais intimider. Ta sœur parle de toi
comme si tu étais Superman.
Quand elle avait dit cela Meg devait être dans un de ses bons
jours, ou bien ils ne s’étaient pas parlé depuis un bon bout de
temps.
— Je me doutais bien qu’elle exagérait, reprit son interlocuteur,
et pourtant j’avais peur de ne pas être à la hauteur de tes
exigences.
Cela rappela à Trey la conversation autour du barbecue à
propos des « critères » de Sadie. Nul doute que Daniel les
satisfaisait tous.
— Ne fais pas de mal à ma sœur, asséna-t-il. C’est mon unique
exigence.
— Jamais, affirma Daniel, le regard sérieux. Si Meg veut bien de
moi, j’ai l’intention de m’accrocher.
— Euh, c’est parfait alors, marmonna Trey.
Comment se faisait-il que son premier souci ait été pour Sadie ?
Perturbé par ce constat, il saisit un tournevis dans le porte-crayon
de son bureau et le fit tourner entre ses doigts.
— Je voudrais seulement t’avertir d’une chose.
— Que le palmarès amoureux de Meg n’est pas en son
honneur ? le devança Daniel en croisant les mains sur sa nuque.
— C’est Sadie qui te l’a dit ? sursauta Trey.
— Bien sûr que non, c’est Meg, répliqua le médecin, interloqué.
C’est elle qui m’a prévenu qu’il ne fallait pas m’amouracher d’elle.
Evidemment, c’était trop tard.
— Jamais je n’ai entendu dire que Meg ait mis en garde un de
ses soupirants, observa Trey, pensif, en tapotant le tournevis dans
la paume de sa main. Généralement, ils comprennent leur douleur
quand elle leur restitue leur cœur en charpie. Mais, à mon avis,
c’est bon signe, se récria-t-il en voyant Daniel avoir un mouvement
de recul.
Il jeta un coup d’œil par la fenêtre ouverte. Meg et Sadie étaient
de retour. Il fit signe à sa sœur de venir. Elle rentra aussitôt, tandis
que Sadie s’attardait à l’extérieur. Parfait !
— Maman voulait que je te mette au courant de quelque chose
avant que tu retournes en ville, annonça-t-il sans attendre, alors
qu’il aurait grandement préféré laisser Meg découvrir toute seule
ce qu’il avait à lui dire.
Il aurait bien aimé faire l’expérience, rien que pour savoir
combien de temps il lui aurait fallu pour réaliser qu’un changement
majeur s’était produit dans l’entreprise qui lui avait fourni un toit
sur la tête et payé des études en fac.
— Vas-y, dis-moi tout, lança Meg en se laissant tomber dans le
fauteuil à côté de Daniel.
— J’ai engagé un directeur exécutif qui prendra la direction des
magasins à partir du nouvel an. Je l’ai formé et, à présent, il est
dans les starting-blocks.
Meg hochait la tête avec une indifférence souveraine. Elle
n’avait donc pas compris ?
— Je pars, asséna-t-il.
— Euh… Quoi ?
— Je quitte la Jardinerie Kincaid.
Rien que de l’avoir dit, Trey se sentait plus léger.
— Sadie, vient vite ! s’écria Meg en bondissant sur ses pieds.
— Nous n’avons pas besoin d’elle.
— Ça m’évitera d’avoir à tout lui répéter dans cinq minutes.
Un parfait exemple de sa façon de raisonner. Pourvu que Meg
ne soit jamais dans l’obligation d’annoncer une nouvelle
importante à quelqu’un !
Sadie entrait dans le bureau. Son short découvrait des jambes
sensationnelles — mais c’était plutôt déplacé de penser à ça en
ce moment, se sermonna Trey.
Malgré lui, quand elle vint se planter près de Meg, il nota
également que, si elles étaient de la même taille, elles n’avaient
pas du tout la même silhouette. Les jambes de Sadie étaient bien
plus longues. De mieux en mieux !
— Trey s’en va, annonça Meg.
— Eh bien… Au revoir, répliqua froidement Sadie.
Il dut se mordre la lèvre pour ne pas sourire.
— Je suis sérieuse, protesta sa sœur en se laissant retomber
sur son siège. Il quitte l’entreprise.
— Et aussi Memphis, précisa-t-il.
— Tu ne peux pas quitter la ville ! s’exclama Meg, outrée. Que
va dire maman ?
— Maman est au courant depuis des mois. J’ai encore une
bonne semaine de mise au point avant la passation de pouvoir
avec Eugène, le nouveau directeur. Ensuite, je tire ma révérence.
— Mais tu aimes cet endroit, argumenta sa sœur.
— Ça t’arrange de le croire, répondit-il du tac au tac.
Meg lui fit un doigt d’honneur, geste furtif que leur mère ne
remarquait jamais, mais lui toujours — à l’inverse de Daniel et
Sadie qui n’y avaient vu que du feu. Comme tous deux, indignés,
s’apprêtaient à prendre le parti de sa sœur, il s’empressa
d’ajouter :
— En réalité, si je me suis retrouvé à la tête de l’affaire, c’est
parce qu’il n’y avait personne d’autre pour se débrouiller dans le
chaos laissé par la mort de papa et de Logan. On m’a choisi par
défaut, non parce que j’étais le meilleur.
— Où vas-tu aller ? lança Meg.
— J’ai deux ou trois projets.
— Et ta maison ?
— Je vais la louer.
Il n’y était pas attaché. C’était seulement l’endroit où il habitait,
pas son « chez-lui ».
— Et si maman retombe malade ? s’enquit Meg, angoissée.
— Tu n’habites pas loin, à peine une heure et demie.
Cette inquiétude l’avait tourmenté, c’était vrai, puis il avait fini
par conclure que la prochaine attaque pouvait arriver dans des
années ou même ne jamais se produire. Allait-il moisir ici juste
« au cas où » ?
— Bien sûr, si on a besoin de moi, je rentrerai dare-dare,
affirma-t-il. Mais, en attendant, tu peux prendre en charge les
soucis de santé mineurs.
— Tu n’as pas le droit de me laisser gérer le problème toute
seule, geignit Meg d’une voix suraiguë. Comment peux-tu te
montrer aussi irresponsable !
— Chérie…, intervint Daniel en posant la main sur son genou.
— Même si une responsabilité te tombais dessus, tu serais
incapable de la reconnaître, répliqua Trey.
— Daniel, pourrais-tu venir m’aider à choisir des plantes, lança
soudain Sadie en se levant. On va laisser ces deux-là discuter
tranquillement.
Elle ne manquait pas de culot de profiter de la dispute qui
l’opposait à sa sœur pour capter Daniel à son profit !
— Dans une minute, peut-être, balbutia celui-ci en jetant un
regard inquiet à Meg.
— Vraiment ? susurra Sadie avec un sourire enjôleur.
— C’est moi qui choisirai les plantes avec toi plus tard, asséna
Trey. En attendant, tu restes ici.
Sadie grommela quelque chose qui lui échappa, mais
obtempéra néanmoins en se rasseyant.
— Pourquoi tu me fais ça ? gémit Meg.
Trey gronda et, bizarrement, Sadie aussi, mais tout bas.
— Tu n’as pas le droit de décider une chose pareille du jour au
lendemain, continua sa sœur qui, soudain, écarquilla les yeux.
C’est à cause d’une femme, n’est-ce pas ? Quelqu’un t’a brisé le
cœur, alors tu veux partir parce que…
— Mon cœur va très bien, merci, la coupa Trey, exaspéré.
Toutes les filles marrantes ont quitté la ville. Seules les barbantes
sont restées, conclut-il en jetant un regard entendu à Sadie. Le
problème n’est pas là.
— Pourtant, Lexie est toujours dans le coin, répliqua Meg. On
se voit tout le temps. Peut-être que tu devrais faire une nouvelle
tentative avec elle.
Peu après avoir laissé tomber la fac, Trey était sorti un moment
avec « Sexy Lexie », comme l’appelaient les garçons du lycée.
— Tout ça n’a rien à voir avec ma vie amoureuse, je te le répète,
mais avec le fait que tu dois te résoudre à grandir…
— Tu parles de la Lexie qui, si j’en crois l’album du lycée, devait
mourir d’une overdose de bronzage ? intervint Sadie.
Non seulement la question était cruelle pour Lexie, mais elle
tombait comme un cheveu sur la soupe. Néanmoins, la tension
dans la pièce s’évapora subitement, tandis que Trey combattait
une furieuse envie de rire. Meg jeta à son amie un regard
interloqué, tout en prenant sa question très au sérieux.
— Non, Lexie, c’était « la fille qui se verrait offrir un contrat chez
Playboy — et qui l’accepterait ».
Que sa sœur se souvienne de tous ces détails n’était pas
étonnant. Meg avait adoré chaque minute passée au lycée, où
tous les ans elle était élue membre de la cour du bal de promotion.
Cependant elle avait des amis dans tous les cercles et sa
popularité ne lui était pas montée à la tête. C’étaient les dernières
années où Trey l’avait sincèrement aimée.
Le visage de Meg s’adoucit et l’accusation qui avait assombri
son regard se dissipa.
— Trey, tu te souviens de ce que les autres avaient écrit pour
toi ?
— Non, mentit-il.
— Que tu participerais au Super Bowl, proclama-t-elle, émue.
— Obtenir une bourse de football pour Duke n’était qu’une
première étape sur le très long chemin qui mène à cette
consécration, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules. Qui sait
si j’y serais arrivé ?
— Moi, j’en suis persuadée.
Super ! Voilà maintenant que Meg le soutenait, incapable de
comprendre que sa loyauté ne pouvait qu’aiguiser la conscience
de ce qu’il avait raté et renforcer sa frustration.
— Toi, les copains avaient parié que tu épouserais un médecin,
lança-t-il pour détourner l’attention.
En première, Meg avait proclamé qu’elle voulait devenir
infirmière pour sortir avec des docteurs sexy. Après la mort de leur
père et de Logan, elle avait beau avoir laissé tomber cette carrière
sous prétexte que c’était un boulot macabre, apparemment l’idée
du médecin avait continué à lui trotter dans la tête.
Comme Trey s’y attendait, sa réflexion intéressa Daniel au plus
haut point.
— C’est vrai ? murmura-t-il, stupéfait.
— Peut-être bien, gloussa Meg.
Furieuse, Sadie foudroya Trey du regard. Quelle mouche le
piquait de pousser Daniel et Meg l’un vers l’autre comme un père
de l’époque victorienne ayant douze filles à marier sur les bras ? A
sa façon de faire, on aurait dit qu’il la soupçonnait de vouloir
débaucher Daniel au milieu des philodendrons. Alors que tout ce
qu’elle avait cherché à faire, c’était l’éloigner d’une dispute où Meg
risquait d’apparaître sous son pire jour.
— Et toi, Sadie le Criquet, qu’est-ce que tes condisciples
avaient prévu pour toi ? s’enquit Daniel.
— En fait…, commença-t-elle, ravie à l’idée de faire bisquer
Trey. Moi aussi, ils avaient dit que j’épouserais un médecin.
— Ça, ça m’étonnerait ! protesta Trey.
— Pas du tout, répliqua-t-elle avec un sourire serein.
— En réalité, tout le monde avait parié que Sadie obtiendrait le
prix Nobel, mais l’idiot qui a conçu l’album de promotion s’est
trompé de légende sous sa photo et l’erreur n’a été remarquée
qu’après l’impression, expliqua Meg, qui lui décocha un clin d’œil
avant d’ajouter : n’empêche que tu ferais peut-être mieux de viser
un médecin que la gloire du Nobel. Les docteurs embrassent
comme des dieux, conclut-elle en caressant la cuisse de son
voisin.
Sadie ne put se retenir de lancer un regard coupable à Daniel
qui le lui rendit, au moment même où Meg plongeait les yeux dans
les siens. Ayant surpris ce coup d’œil furtif, elle retira brusquement
sa main en s’écriant :
— Daniel ! Est-ce que tu… Est-ce que tu as embrassé Sadie ?
Chapitre 6
Trey se tendit imperceptiblement. Comment faisait-il ? Sans
avoir bougé d’un iota, il paraissait plus imposant et beaucoup plus
féroce.
Daniel se mit à transpirer comme un bœuf, tandis que Sadie
frottait la paume de ses mains sur son short.
— Euh… Meg, hésita-t-elle. J’étais dans un tel état, après ma
rupture avec Wesley… avant que tu ne rencontres Daniel, que…
Sa voix s’étrangla. Pourvu que cela passe pour du chagrin
d’avoir perdu Wesley Burns, la star des vétérinaires.
Meg la toisait d’un air soupçonneux. Quant à Trey, qui savait
que Wesley n’existait pas — et pour cause — il la fusillait du
regard comme si elle venait de violer Daniel sous le nez de sa
sœur.
— Sadie et moi avons échangé un baiser, avoua le médecin. Un
seul. Mais c’était…
Il s’interrompit pour lancer à Sadie un regard implorant.
Sublime.
— Raté, lança-t-elle en prenant la balle au bond.
Le meilleur baiser de ma vie.
— Une catastrophe, compléta-t-elle.
— Non, je ne dirais pas une « catastrophe », corrigea Daniel,
faussement outragé, en portant théâtralement la main à son cœur.
Mais disons qu’il ne s’est pas produit d’étincelle.
Le pire, c’est qu’il était sincère, alors qu’il parlait de leur baiser !
C’était dingue !
— Zéro, renchérit-elle d’une voix flûtée. Nada, niet, …
Un regard sévère de Trey l’avertit qu’il ne fallait pas non plus en
faire trop.
— C’était avant que toi et moi nous nous rencontrions ? s’enquit
Meg avec un sourire prudent.
— Bien sûr, affirma Daniel en lui caressant la joue. Tu te doutes
bien qu’une fois que je t’ai connue…
— Meg, que dirais-tu d’aller avec ton ami prendre un café à la
buvette de la jardinerie ? proposa Trey. Tu diras à Pammy que
c’est la maison qui régale. Je vais aider Sadie à choisir des
plantes pour chez elle.
Le soulagement sur le visage de Daniel ne fit qu’ajouter à
l’humiliation de Sadie. Elle retint son souffle jusqu’à ce que tous
deux aient quitté le bureau.
Dès qu’elle reprit sa respiration, une vague de douleur la
submergea. Les voir ensemble lui déchirait le cœur. C’était elle qui
aurait dû tenir la main de Daniel, partager ce café, porter ses
enfants…
— Sadie, merci, souffla Trey en lui touchant l’épaule avec une
gentillesse surprenante.
— Je ne l’ai pas fait pour toi, répliqua-t-elle, groggy.
— Je sais. Tu te sens bien ?
— Il ment, entre lui et moi, c’était un vrai feu d’artifice !
Oh non ! Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire. Pour
couronner le désastre, ses épaules étaient secouées de sanglots.
— J’en suis sûr, dit Trey sur un ton apitoyé qui sécha
instantanément ses larmes.
Piquée au vif, elle fit volte-face et lui jeta un regard noir.
— Tu ne me crois pas.
— Eh bien, je ne sens pas le courant passer entre ce type et toi,
admit-il.
— C’était le plus beau baiser de ma vie.
— Je n’en doute pas, dit-il pour l’apaiser.
Elle essuya une larme sur sa joue et répliqua sur un ton
cinglant :
— Je sais de quoi je parle. J’ai déjà embrassé d’autres
hommes, tu sais.
— Tu n’as peut-être pas embrassé les bons.
Bien sûr, comparés à Daniel, les types qu’elle avait fréquentés
jusqu’ici n’étaient pas les bons. Et voilà que le « bon » ne voulait
pas d’elle. Comme elle chancelait, Trey s’élança et la retint par les
épaules.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?
Il y avait quelque chose dans sa voix, une douceur rugueuse…
— Certainement pas ce à quoi tu penses, répliqua-t-elle
sèchement.
C’était totalement absurde d’imaginer que Trey Kincaid veuille
l’embrasser… Pourtant, hier, il avait posé sur ses lèvres un regard
plus qu’insistant. C’était troublant de sentir ses yeux gris scruter
sa bouche avec une telle intensité, alors que Daniel venait
d’exprimer clairement sa profonde indifférence…
— Tu n’aimes que les filles marrantes, tu l’as oublié ? lança-t-
elle en se raidissant.
— C’est vrai, admit-il sur un ton léger. Mais tu sembles
prometteuse.
Elle lui sourit avec réticence. Elle ne voulait pas de lui. Il n’était
pas Daniel.
— Eh ! C’est moi l’intello de la porte à côté, lui remémora-t-elle.
Mam’zelle Je-Sais-Tout. La fille bizarre, à éviter comme la peste.
Mais aucune des insultes qu’il lui avait jetées à la figure durant
le week-end ne l’avait autant blessée que le « pas d’étincelle » de
Daniel.
— Alors, d’après toi, je devrais fuir en courant, conclut-il, les
sourcils froncés.
Et, au lieu de cela, il se mit à lui masser énergiquement les
épaules avec ses pouces.
— Bonne idée ! souffla-t-elle péniblement, avant d’ajouter d’une
voix tranchante : je ne voudrais surtout pas te retenir.
— C’est mon bureau.
Il fit lentement glisser ses mains vers son cou et ses bras se
couvrirent de chair de poule.
— Ta climatisation est mal réglée, haleta-t-elle. Sans exposition
solaire directe ou courant d’air, la température ambiante idéale est
de 19°.
Sa bouche, bien plus près de la sienne qu’elle ne l’aurait dû,
s’entrouvrit légèrement.
— Sois sûre que je tiendrai compte de cette remarque, dit-il
avec un sourire qui adoucit ses traits.
— Il faut que je parte, balbutia-t-elle, sans amorcer le moindre
mouvement.
La bouche de Trey se posa sur la sienne.
Elle est plus ferme que celle de Daniel, fut sa première pensée.
Elle remua à peine les lèvres, et lui rendit son baiser, histoire de
vérifier cette première impression, bien sûr. Trey lui mordilla la
lèvre inférieure pour l’inciter à entrouvrir sa bouche. Aussitôt, ses
pensées s’évaporèrent comme des gouttes d’eau sur une pierre
brûlante et l’ardeur de Trey l’embrasa à son tour, attisant une
flamme qui cautérisa ses blessures.
Cela ne devait pas se passer ainsi.
— Trey, arrête ! s’écria-t-elle en s’arrachant à son baiser.
Il obéit aussitôt avec un brusque mouvement de recul, comme si
elle venait d’annoncer qu’elle était porteuse de l’anthrax. Son dos
heurta le plan d’un jardin paysagé accroché au mur qui se
retrouva de travers.
— Oh non ! pesta-t-il.
Après un baiser, ce n’était pas la réaction la plus agréable à
entendre. Pas besoin d’un traducteur. « Oh non ! » était encore
pire que « hum ». Qu’est-ce qui clochait chez elle pour que les
hommes estiment que l’embrasser était soit un non-événement,
soit une grossière erreur ?
Cependant, cette fois, Trey avait raison. C’était une erreur. Son
erreur à elle.
— Je suis désolée, souffla-t-elle en baissant les yeux pour ne
plus voir sa crinière noire tout ébouriffée, alors qu’une minute plus
tôt, pas un seul cheveu ne dépassait.
Pourtant, elle n’avait aucun souvenir d’avoir fait cela.
— Tu es désolée ? s’étonna-t-il en redressant le cadre. C’est
moi qui t’ai embrassée.
— N’importe, je n’aurais pas dû…, bredouilla-t-elle en fermant
les yeux. Je me suis servie de toi.
Silence sévère.
— Pour comparer le nombre d’étincelles ? répliqua-t-il sur un
ton où perçait la colère.
— Non !
Elle n’arrivait même pas à se souvenir pourquoi elle avait
répondu à son baiser. Tout l’épisode se dissolvait dans une brume
de chaleur.
— Je ne sais pas, hésita-t-elle. Peut-être pour oublier mon
malheur.
Résultat : à présent, elle avait l’impression d’avoir trompé
Daniel. Ce qui était vraiment archi stupide.
— Un malheur que tu as attiré toute seule sur ta tête, observa
Trey en se fourrant les mains dans les poches. Sadie, laisse
tomber.
— Daniel me plaît. Il comprend mes recherches. Il apprécie que
j’aime mon boulot autant qu’il aime le sien.
— Meg aussi aime son boulot.
— Il tient à faire profiter les autres des avantages qu’il a dans la
vie, continua-t-elle sans tenir compte de sa réplique. Il est proche
de sa famille. Quand je suis avec lui, je me sens totalement moi-
même. On va bien ensemble. Comment pourrais-je laisser tomber
alors que je suis persuadée que nous sommes faits l’un pour
l’autre ?
A sa grande surprise, elle lui avait cloué le bec. Trey se
contenta de passer la main dans ses cheveux pour les aplatir.
— C’est pourquoi, une fois de plus, je suis désolée de m’être
servie de toi comme je l’ai fait, répéta-t-elle en portant un doigt à
ses lèvres, hyper sensibilisées par son baiser.
— Oublie tout ça, Sadie, dit-il en se grattant la nuque. Moi, c’est
déjà fait.

***
Le lundi soir, Sadie considéra sans trop s’avancer qu’elle avait
survécu. Trey n’avait révélé à personne la supercherie à propos
du très peu regretté Wes Burns, auquel aucun membre de sa
famille n’avait plus fait allusion. S’ils déploraient toujours son
célibat, au moins, à présent, ils savaient que c’était un choix
délibéré de sa part. Que c’était elle qui avait pris l’initiative de la
rupture avec Wes.
Bonté divine, tu délires ! Wes n’existe pas !
Elle descendait son sac au rez-de-chaussée pour rentrer chez
elle.
— Tu veux que je t’aide à porter tes bagages, ma chérie ?
proposa son père en surgissant de la cuisine.
— Inutile, papa.
Je suis une femme. Donc, je suis forte.
Elle eut pourtant un peu de mal à traîner son fardeau jusqu’à la
porte d’entrée, que son père lui ouvrit obligeamment. Dehors, le
spectacle était la réplique exacte de leur arrivée : les deux familles
se congratulaient sur le trottoir. Daniel tenait Meg enlacée.
Heureusement, Trey, debout à côté d’eux, s’abstint de regarder
dans sa direction. Il avait peut-être oublié leur baiser, mais elle se
sentait toujours atrocement coupable.
— C’est un bonheur de vous connaître, déclara Nancy en
serrant la main de Daniel. A présent, vous faites un peu partie de
la famille.
Le manque de subtilité de la mère de Meg la hérissa — d’autant
qu’elle rejetait absolument l’éventualité que le médecin fasse un
jour partie de la famille de son amie.
Malheureusement, elle n’avait pas son mot à dire en la matière.
Soudain, Daniel entrelaça ses doigts à ceux de Meg et, le visage
radieux, demanda :
— Qu’est-ce qu’on fait, mon amour, on leur annonce la
nouvelle ?
Non, non, non, non, non.
Les secondes suivantes se déroulèrent au ralenti, alors que
l’univers refusait obstinément d’obéir aux injonctions de
s’autodétruire que lui lançait Sadie.
— Oh ! oui ! s’exclama Meg toute excitée.
Le visage de sa mère s’illumina par anticipation tandis que ses
propres parents arboraient de discrets sourires réjouis.
— Quand nous sommes allés hier soir nous promener dans la
baie, au clair de lune…, commença Daniel qui, visiblement, buvait
du petit lait à dépeindre la scène dans tous ses détails.
C’était si crispant que Sadie l’aurait volontiers giflé.
— Daniel m’a demandée en mariage et j’ai dit oui ! proclama
Meg d’une voix haut perchée.
Les objections du fiancé — comme quoi, au départ, ils avaient
prévu d’acheter la bague avant de faire part de la nouvelle
— furent noyées dans un déluge de congratulations.
Je l’ai perdu, songea Sadie, désespérée.
Elle ressentait un grand vide dans sa poitrine, comme si
quelqu’un lui avait arraché le cœur et laissé, à la place un trou
béant. Le brouhaha des conversations se télescopait avec le
fracas dans ses oreilles.
Elle se rendit compte que Trey avait franchi l’espace qui les
séparait et se trouvait près d’elle.
— Tu tiens le coup ? murmura-t-il.
Sans le regarder, elle acquiesça d’un imperceptible mouvement
de menton pour que sa nuque et son dos restent le plus raides
possible. Si elle baissait sa garde d’un pouce, elle risquait de
s’évanouir.
Il effleura son bras pour la prévenir que c’était son tour d’aller
embrasser Daniel (avec circonspection) et Meg (avec
enthousiasme).
— Quelle merveilleuse nouvelle ! Je suis aux anges mentit-elle
au prix d’un effort surhumain.
— Moi aussi, répliqua son amie en embrassant son frère sur la
joue. Tu vois, frérot, tu as finalement obtenu ce que tu voulais. Je
vais grandir, et une bonne fois pour toutes.
— Ça, je le croirai quand je le verrai, rétorqua Trey.
— Tu n’auras pas longtemps à attendre, affirma Daniel en lui
serrant la main. Nous avons prévu de nous marier en septembre.
— Trois mois pour préparer un mariage ! s’exclama Nancy avec
un plaisir horrifié.
C’est trop tôt ! Ou plutôt trop tard ! Quatre-vingt-dix jours d’enfer
en perspective !
— Nous avons déjà mis au point quelques détails, maman,
annonça Meg. Comme, par exemple, le lieu de la cérémonie.
— Demain, à l’heure du déjeuner, nous avons rendez-vous avec
le révérend Charles à la paroisse presbytérienne de Cordova,
expliqua Daniel.
— Et nous avons déjà choisi notre demoiselle d’honneur, ajouta
Meg sur un ton espiègle.
Re-non, non, non, non, non.
Comme tout le monde tournait les yeux dans sa direction, elle
s’écria avec l’enthousiasme d’une lauréate des Oscar :
— C’est vraiment fantastique !
Chapitre 7
Le vendredi soir, Sadie conduisit durant tout le chemin de retour
chez elle les doigts convulsivement crispés sur le volant de sa
nouvelle Lexus compacte. A l’instar de la voiture de Daniel, c’était
un véhicule hybride, mais avec de bien meilleures reprises.
Zut ! Il fallait vraiment qu’elle arrête de penser à lui.
Normalement, pour y arriver, elle se concentrait sur son boulot.
Malheureusement, ces jours-ci, les choses n’allaient pas mieux de
ce côté. Elle avait raconté à sa famille qu’elle était passionnée par
son travail sur les protéines du blé, alors qu’en vérité cela faisait
déjà quelques mois que ses recherches la laissaient froide. Ce qui
la gardait éveillée la nuit était une nouvelle piste scientifique,
également liée au blé, mais beaucoup plus expérimentale.
Presque excentrique.
Or, Sadie était tout sauf excentrique.
Elle avait parlé de sa théorie à son patron et lui avait demandé
la permission de l’approfondir, mais celui-ci l’avait envoyée sur les
roses — il avait des comptes à rendre à des partenaires financiers
qui refuseraient d’investir dans un projet aux perspectives aussi
aléatoires.
Elle pouvait bien sûr démissionner, trouver un autre labo qui la
laisserait mener ses recherches à bien, mais elle aimait SeedTech
comme une seconde famille.
Elle ressentait le besoin pressant de discuter de ses options
avec quelqu’un de proche qui, ayant ses intérêts à cœur, pourrait
l’aider à y voir plus clair. Mais si elle s’adressait à ses parents, qui
prétendraient être les mieux placés pour le faire, ils seraient
obnubilés par le risque professionnel. Meg, quant à elle, clamerait
que la moindre discussion à propos du travail lui donnait la
migraine. Et Daniel ? Eh bien, pour le moment, il n’était pas le
confident le plus approprié.
Découragée, Sadie cogna du poing sur son volant. Elle avait eu
tort de se disputer avec son patron et, encore plus, de le ridiculiser
devant son supérieur — un affront impardonnable. A présent, elle
était sûre de devoir se battre comme une folle pour obtenir le feu
vert de son boss, quand bien même il aurait adoré son projet.
C’était la fin désastreuse de la pire semaine de son existence.
— Tu dois surmonter ton échec avec Daniel, se sermonna-t-elle
à haute voix.
Comme si la volonté pouvait suffire à recoller un cœur en
morceaux. Même l’huile de foie de morue de sa mère aurait été
plus efficace.
— Oh ! ça suffit ! protesta-t-elle contre elle-même.
Elle détestait les chiffes molles. Quand on avait un problème, on
le réglait.
Soit elle se résignait à la perte de Daniel, soit elle tentait
quelque chose pour leur démontrer par A plus B, à Meg et à lui,
qu’ils commettaient une grosse erreur.
C’est ce que je vais faire. Je vais leur prouver, moi. Et dès ce
soir.
Elle tourna dans son allée en s’efforçant de ne pas jeter un
regard en coin sur son jardin à l’abandon… et pila net.
Plus de doute. Cette semaine lamentable venait de tourner au
cauchemar intégral.
A sa place habituelle, stationnait un gros véhicule noir — la
camionnette de Trey.
Elle se déchaîna sur le Klaxon.
La portière de la camionnette s’ouvrit avec une lenteur
exaspérante et Trey en descendit, vêtu d’un jean éculé et d’une
chemisette au col ouvert en fin coton blanc qui mettait en valeur
sa peau bronzée.
Elle baissa fébrilement sa vitre et pencha la tête par la fenêtre.
— Tu bouches le passage.
— Tes capacités de déduction sont proprement époustouflantes,
répliqua-t-il. Cela valait le coup de payer une fortune pour
t’envoyer dans une université d’élite.
— Pourquoi stationnes-tu dans mon allée ?
— Meg m’a invité à dîner. J’ai entendu dire que Daniel cuisinait.
— Comment pouvais-je le savoir ? répliqua Sadie, contractée.
Ils vivent tous les deux chez lui depuis notre retour de Cordova. Tu
as fait tout ce chemin pour voir ta sœur ? lança-t-elle en
descendant de voiture, après avoir récupéré son sac et son
ordinateur portable.
— Ce n’est pas si loin que ça, fit-il remarquer. En fait, j’avais
rendez-vous à l’aéroport avec un vieil ami qui passait par là
— pour un boulot éventuel.
— Dans le design de jardin ? demanda-t-elle, intéressée malgré
elle.
— Pas du tout, qu’est-ce qui te fait croire ça ? répondit-il un peu
sèchement.
— Par exemple le fait que tu as dessiné pour Mme Jones un
jardin sublime, quoi d’autre ? répliqua-t-elle en pressant la
télécommande des portières. Alors, tu as obtenu le job ?
— Comment s’est passée ta journée au pays des génies ?
demanda-t-il à brûle-pourpoint, comme s’il ne l’avait pas entendue.
— Je te raconterais volontiers, mais tu ne comprendrais pas.
Tiens ! Trey avait refusé de répondre à sa question. La
proposition de son ami avait dû tomber à l’eau… De quel genre de
travail pouvait-il bien s’agir ? Il était sans doute déçu. Peut-être
qu’il commençait à se rendre compte qu’avoir abandonné son
entreprise et sa famille était une décision très…
— En tout cas, il y a une chose que je ne comprends pas,
déclara-t-il sur un ton aussi sévère que son visage. Que s’est-il
passé ici ? lança-t-il en englobant tout son jardin d’un vaste geste
de la main.
— Que veux-tu dire ? s’enquit Sadie, sur la défensive.
— Les mots me manquent, commenta-t-il en considérant les
alentours.
— Si seulement ! marmonna-t-elle en aparté.
— D’après tes parents, tu aurais créé un « merveilleux jardin de
cottage anglais ».
Un jardinet propret, tiré au cordeau, voilà ce qu’il s’attendait à
trouver chez elle. Pas ce rachitique buisson de rhododendrons et
ces deux rosiers chétifs, pas plus que ces arbustes desséchés
dans leurs pots et cette haie agonisante, trop pitoyables pour être
mentionnés.
— Avec quoi tu arroses ? demanda-t-il. Du napalm ?
— Non, mais je te remercie pour cette suggestion, répliqua-t-
elle, crispée.
Promis, il serait sa première victime le jour où il lui en tomberait
sous la main.
— Je parie que tes parents n’ont jamais vu cet endroit.
La maison en soi n’était pas mal, un bungalow de bois de style
artisanal, dotée d’une grande véranda, soutenue par les
traditionnels piliers en brique. Malgré tout, si son père et sa mère
avaient vu l’extérieur, ils auraient cessé sur le champ de vanter
ses prouesses en jardinage.
— Ils ne sont venus qu’une fois, il y a un an, quand j’ai
emménagé, expliqua Sadie, gênée, en donnant un petit coup de
pied dans la roue de son camion. Depuis, c’est le désastre. Trey,
par pitié, garde ça pour toi.
— Ils pourraient passer à l’improviste, observa-t-il. Tu ferais
mieux de les prévenir.
— Tu plaisantes ! Pour ma famille, je vis à l’autre bout du
monde. Jamais il ne leur viendrait à l’idée de débarquer sans
m’appeler avant. D’ailleurs, j’ai dit à papa et maman que je les
inviterai de nouveau dès que le jardin serait terminé.
Trey hocha la tête, désarçonné par sa logique.
— Si tu leur demandais, ils te donneraient sûrement un coup de
main.
— Non ! s’exclama-t-elle en blêmissant. Je t’en prie, ne leur dis
rien. C’est primordial pour moi.
Trey repensa fugitivement à toutes ces années où il se fichait de
cette fille comme d’une guigne. S’il avait téléphoné à Meg l’autre
jour, c’était bien sûr pour prendre de ses nouvelles… mais aussi,
et surtout, parce qu’il ne pouvait oublier le visage ravagé et
stoïque de Sadie quand elle avait fait semblant de se réjouir de
son rôle de demoiselle d’honneur.
L’invitation à dîner de sa sœur avait été le prétexte idéal pour
tâter le terrain — sauf qu’il n’aurait jamais imaginé que le vrai
terrain ressemblerait à un champ de mines dévasté par le
passage d’une horde de Huns.
— Pourquoi est-ce si important pour toi ? demanda-t-il, étonné.
Elle posa lourdement son sac et la sacoche de son ordinateur à
ses pieds, comme si leur poids excédait ses forces.
— Toute ma famille est dingue de jardinage.
— J’en sais quelque chose, ils font partie de mes meilleurs
clients.
En effet, tous les frères et sœurs de Sadie, ainsi que ses
parents, avaient des comptes à la Jardinerie Kincaid.
— J’aime les jardins au moins autant qu’eux et, malgré ça, je
n’arrive pas à faire pousser quoi que ce soit, gémit-elle. Ce n’est
pas juste. Je devrais y arriver pourtant, parce que, crois-moi, j’ai
tout essayé, mais… voilà, tu connais mon petit secret honteux,
conclut-elle en désignant la désolation alentour avec un sérieux
qui lui donna presque envie de rire.
— Sadie, tu ne fabriques pas de l’ecstasy, tu ne vends pas ton
corps dans la rue, reprit-il, comme pour la consoler. Etre incapable
de cultiver ne serait-ce qu’un bout de terre est peut-être
déprimant, mais ce n’est pas répréhensible.
Elle arracha une feuille au rhododendron, déjà bien déplumé, et
la roula entre ses doigts. Soudain, Trey se souvint de ces mêmes
« cigarettes » qu’ils se fabriquaient quand ils étaient gamins. Il
devait avoir six ans à l’époque, ce qui signifiait que Meg et Sadie,
ses compagnes de « fumerie », en avaient quatre. Tous trois
s’asseyaient autour de la baignoire aux oiseaux et faisaient
semblant de souffler la fumée pour imiter son père, qui avait
continué à confectionner lui-même ses cigarettes jusqu’à sa mort.
— Quand j’étais à la fac, j’ai suivi quelques cours de génétique,
reprit-elle. On devait prendre un de nos cheveux pour effectuer un
test ADN et comparer le résultat avec celui d’un condisciple pour
calculer le pourcentage de probabilité qu’on soit reliés
génétiquement.
— Du genre : une chance sur deux millions, suggéra Trey, se
souvenant des chiffres brandis par les avocats de la défense dans
les procès criminels des séries télévisés.
Sadie relâcha la feuille et la regarda voltiger jusqu’au sol.
— Oui, sauf que je n’ai pas effectué ma comparaison avec un
autre étudiant. Quand je suis rentrée pour le week-end à la
maison, j’ai piqué quelques cheveux sur la brosse de ma mère.
— Tu voulais gagner des points supplémentaires ?
— Parce que j’étais persuadée d’avoir été adoptée, avoua-t-elle
en le fixant droit dans les yeux.
Il fallut un moment pour que les mots atteignent le cerveau de
Trey qui, néanmoins, ne comprit pas exactement où elle voulait en
venir.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis tellement différente des autres membres de
ma famille et que, chaque année qui passe, j’ai l’impression
d’avoir encore moins en commun avec eux. Je pensais qu’il devait
y avoir une explication scientifique.
— Il y en a une, répliqua-t-il. Tu as un QI hors du commun ; pour
cette raison, tu as reçu une éducation très différente et suivi une
autre orientation professionnelle qu’eux.
— Ce sont des explications sociologiques, pas scientifiques,
commenta-t-elle, l’air morne.
— En revanche, tu as le menton de ta mère, légèrement pointu,
et les yeux de ton père, affirma-t-il après avoir étudié son visage.
Tiens ! Maintenant qu’il le disait… Jamais il n’avait remarqué
que Gerry avait des yeux bleu lagon !
— Je présume que le test ADN a prouvé que tu étais Beecham
à cent pour cent, conclut-il.
— A moins que des coïncidences extraordinaires expliquent les
similitudes de nos profils génétiques…
— Ce qui n’est pas le cas, affirma-t-il avec conviction.
— Non, soupira-t-elle. Mes parents disent la même chose à
propos de mon menton et de mes yeux, mais j’ai toujours pensé
qu’ils me mentaient. Pour être gentils, pour que je me sente moins
étrangère.
— Moi, en revanche, tu ne crois pas que je te mens ?
— Toi, tu n’es pas gentil, répliqua-t-elle en lui décochant un
regard en coin.
Cette réflexion le fit sourire.
— Bref, si mon cerveau inférieur suit correctement ta logique, tu
tiens absolument à ce que ta famille ignore que tu es nulle en
jardinage, résuma-t-il, souriant de plus belle à la voir se
renfrogner. Parce que cela te priverait du dernier lien que tu
t’imagines avoir avec eux, c’est ça ?
Elle hocha la tête.
— Tu oublies ton menton, ajouta-t-il pour la consoler.
— Super, je te remercie !
— Ecoute, Sadie, réfléchis un peu, dit-il en effleurant le bas de
son visage. Tu n’as pas besoin d’être semblable aux autres pour
faire partie de ta famille.
Il n’aimait pas l’idée qu’elle se sente marginale au point de
douter de son patrimoine génétique, elle la scientifique !
— Il faut tout de même qu’il existe quelques points communs,
protesta-t-elle. Je suis résolue à créer ce jardin de mes propres
mains.
Trey resta bouche cousue pour ne pas être tenté de dispenser
ses conseils. C’est vrai, de quel droit jouerait-il les thérapeutes
familiaux ? D’ailleurs, que Sadie soit la pire jardinière au monde
ne le concernait pas. La preuve : il avait abandonné l’horticulture.
— J’ai faim, lança-t-il en empoignant ses sacs. Entrons. Je
présume que la maison ne peut pas être aussi moche que le
jardin.

***
Dès que Sadie fit tourner la clé dans la serrure, Meg tendit
l’oreille. Elle avait reconnu la voix de son frère derrière la porte.
Perchée sur le comptoir de la cuisine pour regarder Daniel
émincer des poivrons verts, elle glissa à terre en lançant :
— Trey est arrivé, et Sadie aussi.
— Super ! répliqua Daniel sans lever les yeux.
Il ne mesurait pas à quel point la visite de son frère était cruciale
pour elle. Elle aurait du en discuter avec lui avant, regretta-t-elle,
mais un homme comme Daniel, attaché à se conduire de manière
irréprochable, l’aurait peut-être mal pris.
Elle se hâta vers le salon, la porte d’entrée donnant directement
sur le vaste espace au plafond haut.
— Bonsoir, les amis !
Elle attendit que Trey ait déposé les sacs de Sadie pour
l’embrasser. Il eut un mouvement de surprise, avant de lui rendre
son baiser. « Ne nous sommes-nous pas déjà fait la bise, le week-
end dernier ? » put-elle pratiquement lire dans son regard.
Peut-être, mais elle tenait à lui remémorer qu’ils étaient attachés
par des liens familiaux, des liens indissolubles.
— Je vais me changer, annonça Sadie.
Parfait ! Elle avait besoin d’être seule un moment avec son
frère. Mais d’abord…
— Je vais chercher du vin, lança-t-elle, projetant de noyer ses
défenses dans l’alcool.
Quand elle revint de la cuisine, une bouteille dans une main et
quatre verres dans l’autre, Trey, toujours debout, examinait le
décor : les murs crème, le plancher de chêne poli comme un
miroir, le tapis anthracite à la dernière mode et l’immense
cheminée à l’autre extrémité de la pièce. Avec ses canapés
rouges, ce salon était gai, accueillant, chaleureux. Et elle allait
quitter tout ça. Elle en eut comme un pincement au cœur.
Il fallait rester positive. C’était le prix à payer pour emménager
dans son nouveau foyer avec Daniel. Rien qu’à cette perspective,
un frisson de plaisir la traversa. Elle tendit la bouteille et un tire-
bouchon à Trey et demanda aimablement :
— Tu as passé une bonne journée ?
Il décapsula le goulot d’un mouvement net et précis et ôta
l’opercule.
— Très bonne, répondit-il en commençant à visser le tire-
bouchon. Jamais je n’aurais soupçonné que Sadie était aussi peu
douée avec les plantes. La vision du jardin m’a causé un choc.
— Je sais, acquiesça Meg avec une grimace. Mais elle déteste
qu’on en parle. Tu ne diras rien à ses parents, j’espère ?
— Est-ce qu’il m’est déjà arrivé de vous balancer ? répliqua
Trey en arrachant le bouchon d’un geste souple.
— Jamais, admit-elle, ravie qu’il évoque un souvenir positif.
— Sadie a vraiment essayé de faire pousser quelque chose
dans ce jardin ? insista-t-il en lui rendant la bouteille.
— Tout ce qu’il est possible de planter, affirma Meg. Même des
cactus, il y a deux mois, alors qu’elle les a en horreur. Le magasin
avait promis qu’ils étaient indestructibles. Elle a piqué une crise de
rage quand ils ont refusé de lui rembourser son argent, conclut-
elle en lui tendant son verre rempli.
— Pour moi, les clients qui négligent leurs plantes et essayent
ensuite de faire retomber la faute sur leur fournisseur sont les
pires, grommela Trey, le nez dans son vin.
— Sadie ne les néglige pas du tout, le détrompa Meg.
Au même moment, l’intéressée apparut, vêtue d’un jean étroit et
d’un T-shirt croisé. Et le regard de son frère s’attardait sur sa
copine, nota Meg. Durant le week-end, elle avait plusieurs fois
surpris Trey en train de lorgner Sadie. Serait-il possible que… ?
Non. Il ne pouvait exister deux personnes aussi mal assorties que
ces deux-là.
— Je vais dans la cuisine, voir si Daniel a besoin d’aide,
annonça son amie.
— Super ! Merci, lança Meg, ravie de bénéficier d’un moment
d’intimité pour discuter avec son frère.
— Si on se joignait à eux ? proposa Trey, dès qu’elle eut quitté
la pièce.
— Aujourd’hui, je me suis occupée d’un 777 bondé au retour de
Buenos Aires, répliqua Meg en bâillant sans retenue. J’ai
atrocement mal aux pieds.
Elle se laissa tomber sur le canapé et allongea les jambes sur la
table basse.
— Moi, je vais dans la cuisine, décréta Trey, et il la laissa en
plan, sans autre option que de le suivre.
A sa grande irritation, il insista pour y rester jusqu’à ce que
Daniel et Sadie aient fini de préparer le dîner. Si cette dernière
n’était pas meilleure cuisinière que Meg, elle se soumit avec
bonne volonté à toutes les tâches subalternes que Daniel daigna
lui confier et, vingt minutes plus tard, le dîner était servi : jambon
au four, salade de chou et pommes de terre nouvelles au beurre.
— Cette salade est croquante à souhait, déclara Meg,
admirative. On peut dire que vous formez une équipe de choc,
Daniel et toi.
Son amie rougit et lança à Trey un regard embarrassé. Sadie a
un petit faible pour mon frère ! Meg dut se mordre la lèvre pour ne
pas rire.
— Alors comment se passe la préparation du mariage ? lança
son frère sur un ton rogue.
Intriguée, Meg dressa un sourcil, mais elle résista à l’envie de le
taquiner. Ce n’était pas le moment de se le mettre à dos.
— Comme sur des roulettes, répondit-elle. Tout est presque
réglé.
— Je ne dirais pas « tout », chérie, corrigea Daniel en se
servant de la sauce aux airelles. Ta mère doit encore se charger
d’une liste de corvées longue comme le bras.
Sadie lui lança un regard indulgent. Tout le monde savait que
c’était Nancy qui se tapait tout le boulot et pas Meg.
— Oui, c’est vrai, il reste quelques détails à régler, admit celle-
ci. Nous avons d’ailleurs un essayage la semaine prochaine, tu
n’as pas oublié, Sadie ? Le délai est trop court pour faire faire une
robe sur mesure, mais j’en ai trouvé une parfaite qui a simplement
besoin de quelques retouches, expliqua-t-elle à Trey. Et aussi un
magnifique choix de robes de demoiselles d’honneur — à des prix
raisonnables, s’empressa-t-elle d’ajouter, tablant sur le fait que
c’était l’entreprise familiale qui payerait son mariage.
— Je serai là, dit Sadie gaiement. A condition que tu ne
m’imposes pas du rose pastel.
— Je pensais plutôt à du turquoise. Qu’est-ce que tu en dis ?
Sadie acquiesça.
— Moi, je ne sais pas mais, quoi que tu portes, Sadie le Criquet,
je te trouve adorable, observa Daniel.
Quel gentleman, songea Meg, émue.
— Combien y aura-t-il de demoiselles d’honneur ? s’enquit Trey,
le visage fermé.
— Seulement deux, Sadie et Lexie, répondit-elle.
— Ma mère voudrait assister à l’essayage, annonça Daniel. Elle
estime que ce serait un bon moyen pour que vous fassiez plus
ample connaissance.
— Génial ! s’exclama Meg.
Si c’était mal de mentir, Daniel était aussi coupable qu’elle
— Angela, sa mère, ayant clairement laissé entendre que Meg
n’était pas le genre de femme qu’elle souhaitait pour son fils. A
tous les coups, l’idée d’assister à l’essayage venait de lui.
— Trey, nous voudrions que ce soit toi qui conduises la fiancée
à l’autel, annonça celui-ci.
— J’en serais ravi, répliqua-t-il en se tournant vers Meg : je
suppose que, pour la cérémonie, je n’aurai pas le droit de te
laisser plantée là — sans mauvais jeu de mot.
Ah, ah !
— Je poserai la question au pasteur, pour savoir comment tout
doit se dérouler, susurra-t-elle. Ça tombe bien, demain nous avons
une réunion de préparation au mariage.
— Juste après notre rendez-vous chez le bijoutier, pour choisir
la bague de fiançailles, lui rappela Daniel en s’emparant de sa
main.
Il lui caressa les doigts et, comme chaque fois, son contact la fit
frissonner de la tête aux pieds.
— Si tôt ! s’écria Sadie.
Alors que Meg la considérait avec étonnement, elle se récria :
— Je veux dire : tu ne préfères pas réfléchir encore un peu au
modèle ?
— Si on tarde plus longtemps, je n’aurai pas de bague de
fiançailles le jour du mariage, répliqua Meg. Nous en avons vu
beaucoup sur internet et je commence à avoir ma petite idée de
ce qui me plaît.
Daniel porta sa main à ses lèvres pour y déposer un baiser.
— Qui sera ton cavalier au mariage, Sadie ? demanda
sèchement Trey, ce qui fit rire Meg sous cape.
— Je ne fréquente personne en ce moment, répondit son amie
en tapotant son couteau sur la nappe.
— Tu regrettes toujours Wes ? s’enquit-il sur un ton glacial.
Sadie se crispa mais ne répondit pas. Une fois de plus, Meg
éprouva un pincement au cœur. Sa meilleure amie lui avait caché
sa romance avec un vétérinaire. A moins qu’elle-même ait été trop
excitée par Daniel pour y prêter suffisamment attention, alors
qu’elles étaient colocataires ! Un petit flirt avec Trey l’aiderait peut-
être à oublier Wesley.
— On pourrait te présenter le copain dont Daniel t’a parlé,
qu’est-ce que tu en dis ? suggéra Meg, espérant faire réagir son
frère.
Malheureusement, il était impossible de manipuler Trey.
— Bonne idée ! s’écria celui-ci. Sadie, il est temps de te
remettre en selle.
Meg fronça les sourcils pour l’avertir que, s’il était un tant soit
peu intéressé par son amie, il ferait mieux de changer d’attitude.
Tout en sachant que c’était peine perdue : son frère n’en faisait
jamais qu’à sa tête.
— Tu as raison, répliqua Sadie en prenant une bouchée de
salade de chou. Je devrais rencontrer quelqu’un d’autre. Le
problème, c’est que les premiers rendez-vous ne sont pas mon
fort, expliqua-t-elle en reposant sa fourchette. Meg, peut-être que,
pour faciliter la prise de contact, Daniel et toi vous pourriez nous
organiser une première rencontre à quatre.
— Super idée, Sadie le Criquet ! s’exclama Daniel en levant son
verre. Une rencontre à quatre et illico presto !
— Ce serait génial si vous vous plaisiez, déclara Meg. On
pourrait sortir tous ensemble.
Trey avait bien l’air de mauvaise humeur, mais elle n’arrivait pas
à déterminer si c’était par jalousie.
— Où avez-vous prévu de vivre après le mariage ? demanda-t-
il.
Elle aurait dû être habituée à ses brusques changements de
sujet. Depuis la mort de leur père et de Logan, il manquait
singulièrement de patience à son égard.
— Pour l’instant, c’est assez grand chez moi — du moins, tant
que nous n’avons pas d’enfant, précisa Daniel.
Son tendre sourire apaisait les écorchures infligées par la
brusquerie de son frère. Elle surprit une expression d’étonnement
sur le visage de Sadie et précisa :
— Un bébé n’est pas encore à l’ordre du jour. Nous devons
d’abord apprendre à mieux nous connaître.
— Ce qui risque de prendre du temps, puisque tu n’es jamais là,
répliqua son amie.
Elle avait dû, parfois, se sentir négligée. C’était normal.
— Au moins, quand je suis au loin, la maison reste propre,
plaisanta Meg.
Daniel était aussi ordonné que Sadie et, heureusement, autant
coopératif qu’elle pour nettoyer derrière Meg quand il n’en pouvait
plus de son bazar.
— C’est vrai, admit son amie. Mais je dois avouer qu’il m’arrive
de me sentir seule ici. Je m’imaginais vivre avec une colocataire,
mais la plupart du temps elle est par monts et par vaux.
Trey laissa échapper un sifflement irrité, tandis que Daniel
affichait un air déconcerté.
— Nous avons prévu que Meg prenne un poste au sol, et ce, le
plus tôt possible, n’est-ce pas ma chérie ? dit-il.
— Disons, plutôt tôt que tard, rectifia-t-elle.
— Mais tu adores voler, s’étonna Sadie.
Elle avait raison. Meg avait du mal à s’imaginer ne plus pouvoir
décoller toutes les semaines.
— J’imagine que chacun doit faire des compromis… reconnut-t-
elle après avoir siroté une gorgée vin. C’est d’ailleurs pour cette
raison que j’aimerais bien te parler, Trey.
Cette introduction était loin d’être très habile, mais vu
l’avancement de la soirée, elle n’avait plus aucune chance
d’arriver à le prendre discrètement à part.
— A quel propos ? demanda-t-il sans lui accorder la moindre
attention.
Pour une raison inconnue, il fixait Sadie d’un regard noir.
— Parce qu’il faut que tu abandonnes ta décision de quitter la
ville.
Soudain, elle bénéficia de l’attention pleine et entière de toute la
tablée.
— Pardon ? sursauta Trey.
Elle n’allait pas se laisser déstabiliser par son regard réfrigérant.
Elle venait de passer la plus heureuse semaine de sa vie — de
ces onze dernières années en tout cas — et si elle pouvait
convaincre Trey de rester, celle-ci atteindrait la perfection.
— Trey, pas de problème, je comprends que tu aies envie de
changer de boulot, déclara-t-elle sans attendre. Mais maman a
besoin de toi. Elle a beau dire qu’elle se sent bien, une nouvelle
attaque n’est pas à exclure.
Elle lui saisit le bras, faisant malencontreusement déborder le
contenu de son verre.
— Hé ! protesta-t-il en tamponnant la tache sur la nappe avec
sa serviette. Tu sais bien que je reviendrai à la première alerte.
— Mais… si maman rentre à l’hôpital, bredouilla-t-elle en jetant
un regard douloureux à Daniel.
Son imbécile de frère ne faisait aucun effort pour déchiffrer ce
qu’elle cherchait à lui dire.
— Tu te débrouilleras très bien, assura Trey sur un ton léger.
Le salaud, il semblait jouir de son malaise !
— Ma chérie, ça ne va pas ? s’enquit Daniel.
— Trey, insista-t-elle en pressant les doigts sur ses tempes. Je
suis la première à reconnaître que, dans notre famille, c’est toi qui
as porté tout le poids des responsabilités. Mais si tu t’en vas
simplement pour me punir de…
— Ne sois pas stupide, asséna-t-il, le visage soudain rouge de
colère. Depuis des années je me décarcasse comme un damné
en me coltinant un boulot que je n’apprécie pas plus que ça pour
assurer les besoins de ma famille. Après la mort de papa, j’ai fait
tourner l’entreprise pour que tu puisses aller en fac, puis je l’ai
développée pour que maman ne manque de rien sur le long terme
et puisse affronter d’éventuelles urgences. Maintenant, j’ai fait
mon temps. C’est terminé.
— Mais où vas-tu aller ? geignit Meg, les mains jointes,
crispées.
Il se recula dans son siège en lui jetant un regard de défi :
— C’est simple comme deux et deux font quatre : n’importe où
sauf à Cordova.
Et voilà ! Elle n’avait pas su s’y prendre. Elle cherchait un
nouvel argument à lui opposer, quand Sadie prit la parole :
— Trey, si votre mère tombe malade, Meg sera incapable
d’assumer une cacahuète.
— Sadie ! protesta-t-elle, mortifiée.
C’était exactement ce qu’elle essayait de lui faire comprendre,
mais pas d’une manière aussi choquante. Surtout devant Daniel.
A sa grande surprise, son frère semblait aussi scandalisé
qu’elle.
— Ça suffit ! aboya-t-il à l’intention de Sadie. File dans la
cuisine. Tout de suite.
Elle lui lança un regard de défi qui le fit bondir.
— Tu vas y aller, gronda-t-il. Ou je leur dis…
La menace, quelle qu’elle soit, fit son effet. Sadie sauta sur ses
pieds et quitta la pièce en quatrième vitesse.
Leur dire quoi ? s’interrogea Meg, intriguée.
Trey replia sa serviette avec la lenteur délibérée d’un homme
ayant du mal à maîtriser sa colère, puis il empila les assiettes
sales avec la même raideur contrôlée, avant de les emporter dans
la cuisine.
Ses éclats de voix et sa manière méthodique de débarrasser la
table avaient littéralement tué la conversation dans l’œuf. Plus
personne ne s’interrogeait sur les capacités de Meg à s’occuper
de sa mère en cas de maladie. C’était déjà ça…
Et les raisons des sautes d’humeur de son frère devenaient très
claires tout à coup.
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? demanda Daniel en regardant
Trey s’éloigner.
— Je crois qu’ils sont attirés l’un par l’autre, répondit-t-elle,
soulagée, sur un ton léger.
Chapitre 8
— Si tu crois que je n’ai pas compris ton manège ! Tu cherches
à provoquer une rupture entre Meg et Daniel, accusa Trey, dès
que la porte de la cuisine se referma derrière lui.
Sadie ne prit pas la peine de feindre l’innocence.
— Je ne faisais qu’attirer leur attention sur quelques éléments
que, dans leur hâte à se fiancer, ils pourraient avoir négligés. Par
exemple, le fait que Meg aime trop son boulot pour rester clouée
au sol.
— Garder un peu les pieds sur terre ferait le plus grand bien à
ma sœur, pesta Trey en posant les assiettes sur le comptoir pour
ouvrir le lave-vaisselle.
— Daniel m’a confié qu’il détestait vivre seul, or c’est ce qui va
se passer quand Meg volera, riposta-t-elle tout en rangeant un plat
dans la machine.
Trey déposa les couverts dans le panier puis regarda autour de
lui pour voir s’il ne restait rien à laver. Le comptoir était vide. Les
casseroles avaient été nettoyées, essuyées et rangées.
— Daniel déteste le désordre, renchérit Sadie qui avait suivi son
regard. Or — j’adore Meg — mais ta sœur est incapable de gérer
une maison.
— Oui, mais il l’aime, souligna Trey, ce qui la fit se crisper.
— Moi, j’ai eu des années pour m’adapter et nous sommes juste
colocataires, pas mariées ! Chacune fait ce qu’elle veut. En
revanche, Daniel ne la connaît pas. C’est normal de lui faire
remarquer tout ce qui les oppose. De leur faire remarquer à tous
les deux.
Trey versa le reste de son vin dans l’évier et mit le verre au
lave-vaisselle.
— Tout ce que je vois, c’est que tu cherches désespérément
des raisons pour empêcher Meg d’épouser l’homme que, toi, tu
convoites.
— Pas du tout ! Je considère simplement que deux êtres
n’ayant rien en commun ne devraient pas se marier sur un coup
de tête, rétorqua Sadie en versant la poudre dans le réservoir.
— Bientôt, tu vas m’affirmer que tu agis en amie sincère. En
quelque sorte, tu fais une bonne action, ironisa Trey.
Elle claqua la porte de la machine si vite qu’elle faillit s’y coincer
les doigts.
— Je suis une amie sincère. C’est toujours moi qui ai pointé du
doigt à ta sœur les dangers qu’elle courrait.
Trey ne pouvait le nier. C’était grâce à Sadie si, un été, Meg
n’avait pas été reconduite à la maison par un gars de terminale
totalement ivre, après une fête bien arrosée, échappant ainsi à
l’accident qui s’en était suivi. Deux autres jeunes filles avaient été
blessées. C’était également en prédisant à Meg qu’elle allait se
retrouver avec des dents pourries que Sadie l’avait convaincue
d’interrompre sa brève idylle avec la cigarette, alors que sa mère
et lui-même usaient leur salive en vain à l’avertir des risques de
cancer du poumon.
— Ça n’a rien à voir, répliqua-t-il. Meg n’est plus une ado qu’il
faut convaincre d’arrêter de fumer. Daniel et elle sont des adultes.
Ils peuvent faire leurs propres choix.
— Leurs propres erreurs, tu veux dire !
Elle soutint son regard sans broncher. Sadie était chez elle, sur
son propre territoire, et bien plus sûre d’elle que chez ses parents
— si maîtresse d’elle-même qu’elle en paraissait presque
raisonnable, même si pour une fois c’était son cœur qui parlait,
pas sa tête.
— Tu es bien trop impliquée dans l’histoire pour t’en mêler,
argua-t-il. Il y a conflit d’intérêts.
— Peut-être, Trey, mais essaie juste un instant de voir les
choses comme une expérimentation scientifique. J’avance une
hypothèse : Meg et Daniel font une erreur, et je la vérifie en posant
des questions. S’ils sont faits l’un pour l’autre, mes questions ne
devraient avoir aucune incidence sur leur amour. En revanche, si
j’ai raison, ils vont se rendre compte…
— Qu’ils sont incompatibles et tu pourras récupérer Daniel. Ça
ne te gênerait pas de ramasser les miettes de Meg ?
Sadie se figea, le doigt sur le bouton « Marche » du lave-
vaisselle.
— Il n’a passé que quelques semaines avec elle. Des semaines
intenses, c’est vrai, mais comparées à l’ensemble, au reste de sa
vie, elles ne représentent presque rien.
Trey posa son index sur son doigt et pressa le bouton. Très fort.
— Aïe ! protesta-t-elle en retirant sa main.
— Je n’arrive pas à savoir si j’admire ton acharnement ou si je
suis navré pour toi.
— Je me fiche de ton opinion, tu peux la garder pour toi,
soupira-t-elle, excédée. C’est ma vie et tu n’as pas ton mot à dire.
— Tant que ma sœur est concernée…, répliqua-t-il en se
penchant sur elle.
— Stop ! ordonna-t-elle. Pourquoi tiens-tu tant à intervenir, alors
que tu ignores tout de Meg ? La preuve, tout à l’heure, tu ne
savais même pas qu’elle détestait fréquenter les malades, insista-
t-elle sur un ton furibond, mais assez bas pour que sa voix soit
couverte par le bruit de l’eau projetée dans le lave-vaisselle.
— Ça, c’est ton prétexte pour la rendre antipathique aux yeux
de Daniel, répliqua Trey avec mépris. Ne me dis pas que tu
cherches à ménager la sensibilité de ma sœur.
— Pas exactement, éluda-t-elle. N’empêche que, dès qu’elle
entend parler de maladie ou d’accident, Meg s’acharne à nier leur
gravité. Je me souviens d’un jour où le médecin pensait que
j’avais une méningite. Eh bien, ta sœur a refusé catégoriquement
d’en discuter. Elle soutenait mordicus que c’était la grippe et que
je n’avais pas besoin d’aller à l’hôpital.
— Et en fait, qu’est-ce que c’était ? s’enquit Trey, tiraillé par
l’idée que Sadie, ou quelqu’un d’autre, puisse être atteint de
quelque chose d’aussi grave et qu’il soit passé à côté.
— La grippe.
— Bon sang, Sadie ! protesta-il, d’une voix soulagée. Tout ce
que tu viens de prouver, c’est que Meg est dotée d’un instinct sûr.
Le fait qu’elle refuse de s’occuper de notre mère si elle tombe
malade n’a rien à voir avec sa prétendue sensibilité. Comme elle
l’a avoué elle-même, elle n’a jamais eu à prendre la moindre
responsabilité — ce qui, je l’admets, est en partie de ma faute. Le
problème, c’est qu’elle refuse de s’y mettre, et ça, c’est
inacceptable ! Quoi ? lança-t-il, comme Sadie le scrutait
attentivement.
— C’est pour ça que tu cherches à te convaincre que Daniel et
Meg vont bien ensemble. Tu veux que ta sœur devienne adulte et,
pour l’obliger à réagir, tu serais prêt à la marier au premier venu et
à quitter la ville.
— D’abord, ce n’est pas moi qui la marie, encore moins au
premier venu, rétorqua-t-il en se penchant sur le comptoir.
Ensuite, elle n’a rien à voir avec mon départ. Mais tu as sacrément
raison, il est grand temps que Meg grandisse. Alors ne vient pas
me dire de rester ici, simplement parce qu’elle est allergique à la
maladie.
— Il y a des tas de raisons pour lesquelles tu devrais rester,
riposta-t-elle.
— Tu peux t’épargner d’en faire le compte, grogna-t-il.
— Ta mère est persuadée que tu es la huitième merveille du
monde. Meg t’adore, alors que tu es méchant avec elle. Tu diriges
une affaire familiale qui te lie à jamais à ton père et ton frère. Je
crois que tu n’as aucune idée de la chance que tu as, ajouta-t-elle
en pointant vers lui un doigt accusateur.
Excédé, Trey l’attrapa par le poignet et la tira à lui pour la
plaquer contre son torse.
— Ne fais plus jamais ça !
Elle se raidit au contact des phalanges de son interlocuteur qui
frottaient la courbe délicate de ses seins, mais Trey ne recula pas.
— Il y a onze ans que papa et Logan sont morts, dit-il entre ses
dents. A part cette année et quelques mois passés au collège, je
n’ai jamais rien décidé pour moi-même. J’ai vécu la vie de mon
père, la vie de mon frère… en fait, celles de tout le monde, sauf la
mienne.
— C’est trop tard pour reprendre une carrière de footballeur.
— Comme si je ne le savais pas ! répliqua-t-il en la foudroyant
d’un œil noir.
— Alors quoi ? Tu pars juste parce que tu as envie de te donner
du bon temps ? Toutes les filles du coin ne t’ont pas suffi ?
— Tu me vois vraiment comme un obsédé ?
— Ce n’est pas le cas ? demanda-t-elle en baissant les yeux sur
sa main toujours collée à sa poitrine.
— Un point pour toi ! s’esclaffa-t-il, sans bouger d’un pouce.
Sadie lui décocha un sourire narquois, mais ne broncha pas non
plus.
— Et alors, je n’ai jamais promis de rester sage comme une
image, précisa-t-il, l’air songeur.
— Et ta mère est au courant de tous tes beaux projets ?
Trey éclata d’un rire sonore qui dut s’entendre jusque dans la
salle à manger.
— Justement, le problème, c’est que ma mère et tous les
habitants du voisinage sont bien trop au fait de ma vie.
— Donc j’ai raison : tu pars pour t’éclater.
— Je pars pour trouver un boulot qui me plaise vraiment. Mais
si, en chemin, je croise de jolies femmes…
— « Jolies » étant un synonyme poli pour « délurées », je parie,
répliqua-t-elle avec une lueur amusée dans les yeux qui
accentuait l’intensité de leur bleu myosotis.
— Bravo, tu as l’art de manier les mots, observa-t-il, impassible.
Les vibrations du rire de Sadie se répercutèrent dans ses
doigts, toujours plaqués sur ses seins, et le frisson qui le traversa
fit jaillir à son esprit l’image de leur baiser dans son bureau — dont
il pensait pourtant avoir effacé le souvenir. Aussitôt, il retrouva la
chaleur de sa bouche sur sa langue, l’empreinte de son corps sur
le sien…
Comme il la relâchait avec un brusque mouvement de recul,
Sadie frotta son poignet meurtri.
— Fais attention, l’avertit-elle en recouvrant son sérieux. Que se
passera-t-il si un jour tu veux revenir et tu découvres que c’est trop
tard ?
— Tu parles de la santé de ma mère ?
— Non, de l’éventualité que tu construises ta vie ailleurs. Toi et
elle vous avez une relation exceptionnelle. Ce serait triste de la
gâcher.
Trey ne voyait pas vraiment ce que leur relation avait
d’exceptionnel. D’après ce qu’il en savait, elle avait connu autant
de hauts et de bas que celle de n’importe quel couple mère-fils.
Peut-être même plus de bas.
Sans même y penser, il baissa les yeux sur sa bouche. Sadie
mordillait nerveusement sa lèvre inférieure, voluptueusement
charnue. Pour que j’en arrive à considérer la meilleure amie de ma
sœur — la fille d’à côté — avec concupiscence, c’est que j’ai
moisi bien trop longtemps ici, songea-t-il avec amertume.
— Souviens-toi, c’est toi qui m’as dit que j’étais resté trop
longtemps à Cordova, la nuit où tu nous espionnais par la fenêtre,
rappela-t-il.
— Je ne voulais pas dire par là qu’il fallait obligatoirement t’en
aller, répliqua-t-elle en rougissant. Trey, si tu veux vraiment
savoir… je m’inquiète pour toi.
— J’ai l’impression que c’est parce que tu projettes tes propres
sentiments sur moi, observa-t-il, étrangement touché. Le fait que
tu te sois coupé de ta famille en grandissant loin d’eux n’implique
pas que je vive la même chose. D’autant moins que ma mère
n’aura plus d’autre enfant à chouchouter, puisque Meg va se
marier.
Cette référence au mariage imminent de sa sœur recréa
aussitôt une distance entre eux. Sadie s’écarta pour empoigner la
bouilloire et la remplir au robinet.
— Je ne sais pas comment on a glissé si loin du sujet, conclut
Trey, perplexe, en fourrageant dans ses cheveux.
— Quand c’est arrivé, j’étais en train de dire que tu voulais que
Meg et Daniel se marient parce que cela servait tes plans.
— On ne tombera jamais d’accord là-dessus, soupira-t-il. Mais
pourrions-nous au moins nous accorder sur le fait que, compte
tenu de ton conflit d’intérêts manifeste, tu devrais cesser de
pointer à toute occasion ce que tu considères comme
d’insurmontables différences ?
— Je n’ai jamais dit que ces différences étaient insurmontables,
pinailla Sadie.
— Leurs non insurmontables différences, alors ?
— D’accord, concéda-t-elle en refermant le robinet.
— D’accord ? répéta-t-il, méfiant. Pourquoi ai-je la désagréable
impression que tu t’es laissé persuader un peu trop facilement ?
— J’accepte de ne plus pointer à l’avenir les « non
insurmontables différences » entre Meg et Daniel si, en échange,
tu déclares officiellement Wes Burns mort et enterré, exigea Sadie
en posant la bouilloire sur la cuisinière.
— Pauvre Wes !
— Trey, je suis sérieuse. Plus aucune mention de son nom, et tu
arrêtes de me menacer à tout bout de champ de leur révéler la
vérité à son sujet.
— D’accord, d’accord, soupira-t-il — toujours persuadé que
c’était trop facile. Donc, c’est réglé : le nom de Wes Burns ne
franchira plus mes lèvres. En revanche, tu n’évoqueras plus
devant son fiancé la répugnance de Meg pour les malades ni le
fait qu’elle voyage trop et qu’il va se sentir délaissé, et tout le
reste.
— C’est promis, acquiesça Sadie sereinement.
Pourquoi avait-il le sentiment d’avoir négligé un élément
crucial ?
— Sadie…, lança-t-il pour la prévenir, sans savoir exactement
de quoi.
— En signe de bonne volonté, je vais le dire pour t’épargner
d’avoir à le faire, soupira-t-elle théâtralement. Je promets aussi de
ne pas renverser de café sur la robe de la mariée, de ne pas
saupoudrer la pièce montée de mort-aux-rats et de ne pas
kidnapper le garçon d’honneur.
Elle rejoignit la porte d’un pas nonchalant et passa la tête par
l’entrebâillement pour proposer :
— Vous voulez du café ?
— Parfois, tu me fais froid dans le dos, marmonna Trey,
perplexe.
Malgré ses promesses, il nota mentalement de garder un œil
sur la robe de mariée ainsi que sur le gâteau et de ne pas quitter
le garçon d’honneur d’une semelle.
Néanmoins, il avait toujours comme l’impression d’avoir oublié
un détail. Cette idée lui trotta dans la tête pendant que Sadie et lui
préparaient le café et qu’ils rassemblaient les tasses, le lait, le
sucre et les petites cuillères. Jusqu’au moment où il s’aperçut que,
aussi bizarre que cela puisse paraître, il passait un bon moment.
Ferrailler contre Sadie, anticiper son prochain mouvement,
tenter de contrecarrer ses plans était la chose la plus amusante
qu’il ait faite depuis… depuis qu’il avait aidé Mme Jones à
concevoir son jardin.
Va comprendre !
Chapitre 9
— Et voilà ! Comparés au même trimestre de l’année dernière,
les bénéfices ont augmenté de vingt-cinq pour cent tandis que les
revenus grimpaient de dix-huit.
Trey referma le gros dossier comptable qui existait déjà du
temps de son père et le fit glisser sur la table de la salle de
réunion en direction de sa mère. Tous les chiffres étaient
enregistrés sur ordinateur, mais Nancy préférait le papier.
— Ça mérite un bon gâteau, observa-t-elle en tapotant le
dossier.
La « salle de réunion » était en fait la salle à manger avec sa
table en chêne, celle sur laquelle Trey avait dîné d’innombrables
fois quand sa famille était au complet. Une fois par semaine, sa
mère aidait à emballer les commandes au magasin principal, mais
pour discuter finances, elle préférait être chez elle.
— J’ai préparé une forêt-noire, lança cette dernière en ouvrant
le réfrigérateur.
— Hum, super, maman !
Tout à fait le genre de pâtisserie que Meg et lui adoraient.
Une minute plus tard, Trey faisait face à une grosse tranche de
gâteau et à une tasse de café fumant — deux choses toute
simples qui contribuaient pourtant tellement à son bien-être !
Par courtoisie, il utilisa la fourchette que sa mère lui avait
fournie — et pas ses doigts comme il avait d’abord été tenté de le
faire.
— Il est sensationnel, dit-il après avoir dégusté une grosse
bouchée de gâteau moelleux avec son glaçage à la crème
chantilly. Tu l’as préparé en quel honneur ?
— Parce qu’il faut une occasion ? répliqua-t-elle avec un
haussement d’épaules. Dans ce cas, considère que c’est pour
fêter un nouveau bilan exceptionnel…
Et pourquoi pas pour célébrer son dernier et ultime rapport
financier trimestriel ?
— Buvons donc, lança Trey en levant sa tasse de café.
A présent, plus rien ne le retenait à Cordova. S’il en éprouvait
l’envie, il pouvait s’en aller demain.
— Je dois bientôt me rendre en ville, annonça sa mère après
avoir jeté un regard à l’horloge du four. Il faut que je sois sur la
route dans un quart d’heure.
Elle but une gorgée de café et le silence retomba.
— Tout va bien ? demanda Trey, remarquant sa bouche crispée.
Meg et Daniel sont toujours fiancés ?
— Pourquoi ? s’exclama sa mère en pâlissant. Tu es au courant
de quelque chose que j’ignore ?
— Bien sûr que non, se récria-t-il. L’organisation du mariage
avance ?
— Très bien. A part que je dois me charger de tout.
Ce qui expliquait les cernes sous ses yeux.
— Tu devrais insister pour que Meg mette la main à la pâte,
reprocha-t-il, conscient que c’était un vœu pieux.
— A cause de son travail, ta sœur n’est jamais là. Et puis, on ne
marie sa fille qu’une fois, soupira–t-elle. Une fois de plus elle
permettait à Meg de s’en tirer à bon compte.
— Ou deux, corrigea Trey. Ou même trois…
— Espèce de cynique ! lui reprocha sa mère en lui tapant sur
l’épaule. Je crois dur comme fer que ce sera le seul et unique
mariage de ma fille, c’est pourquoi je suis ravie de tout organiser.
— Si on y réfléchit, Meg connaît à peine Daniel.
Même si cela l’exaspérait d’exprimer à voix haute les doutes de
Sadie, endosser le rôle d’observateur objectif ne pouvait nuire à
personne.
— Je ne connaissais ton père que depuis deux semaines quand
il m’a annoncé qu’un jour on se marierait, rétorqua sa mère avec
un sourire attendri.
Trey se serait donné des gifles. Ils bavardaient agréablement à
propos du présent et voilà que, on ne sait comment, il avait
provoqué la résurgence du glorieux passé de sa mère. Il aurait dû
marcher sur des œufs, car il suffisait d’un rien pour qu’un flot de
souvenirs revienne à la surface.
— Meg m’a envoyé par e-mail des photos que j’ai imprimées,
annonça-t-elle qui se leva pour aller prendre plusieurs feuilles de
papier sur l’étagère près du téléphone. Regarde.
Le premier cliché était un gros plan de la main de Meg ornée
d’un impressionnant solitaire. Les autres avaient été prises dans
un décor qu’il connaissait : le salon de leur colocation. Comme il
s’y attendait, c’étaient des photos du couple, mais sa sœur, sur
son petit nuage, avait également photographié Sadie et Daniel en
train de se taquiner en riant aux éclats. Sur la dernière, qui
montrait le trio devant l’église presbytérienne de Cordova, où
devait avoir lieu le mariage, Daniel, debout entre les deux
femmes, les tenait toutes deux par la taille.
Daniel est fou de Meg, se rassura Trey. Oui, mais leur relation
était aussi récente que soudaine. On pouvait se demander si les
sentiments du fiancé étaient profondément enracinés. Quant à sa
sœur… elle était mignonne et sympa, mais avait autant de
ténacité qu’un Post-it.
Ces deux-là pourraient-ils surmonter les crises émaillant
inévitablement une vie de couple ?
— Sadie pense que Meg et Daniel n’ont rien en commun, lâcha-
t-il sans même réfléchir.
Le corollaire étant qu’à l’inverse Sadie et Daniel avaient
beaucoup en commun. Peut-être qu’au fond le béguin de l’amie de
sa sœur, qu’il jugeait ridicule, n’était pas si délirant que ça.
Cependant, elle avait répondu à son baiser comme aucune
femme amoureuse d’un autre homme ne l’aurait fait.
Bon sang ! Il fallait qu’il arrête de penser à elle.
— Je ne suis pas si sûre que Meg et Daniel soient différents à
ce point, objecta Nancy.
— Daniel est un homme responsable, posé, sérieux.
— Tu crois que ta sœur pourrait conserver son travail si ces
qualités lui faisaient défaut ? rétorqua sa mère avec un regard de
reproche.
— J’imagine que non, marmonna-t-il sans oser formuler une
réponse plus définitive — alors que, précisément, cette question
l’avait souvent tarabusté.
Le ciel protège les passagers de Meg si, en cas d’urgence, elle
devait un jour faire évacuer leur avion — vu qu’elle avait l’habitude
d’être celle à qui l’on portait secours.
— C’est vrai que Daniel pourrait se dérider un peu, observa
encore Nancy. Mais Meg va s’en charger.
D’après lui, c’était à sa sœur de prendre du plomb dans la
cervelle, pas à Daniel de devenir plus « léger ».
— Par de nombreux côtés, son fiancé me rappelle Logan, reprit
sa mère.
Trey se retint de lever les yeux au ciel. Arriveraient-ils un jour à
tenir une conversation tous les deux sans qu’elle ne cite son frère
comme le parangon de toutes les vertus ?
— Logan était pondéré, courtois, plein de charme, exactement
comme Daniel, commenta-t-il sans enthousiasme.
A l’inverse de Trey qui pouvait se montrer grossier et, d’ailleurs,
ne s’en privait pas — combien de fois ne le lui avait-elle pas dit ?
— Logan était, comme Daniel, passionné par son travail, reprit-
elle sans tenir compte de sa réaction. Une qualité très séduisante
chez un homme et qui explique, en partie, pourquoi j’ai craqué
pour ton père.
Ses parents s’étaient rencontrés quand ils étaient encore au
lycée — le jour où ses grands-parents avaient engagé le jeune
Brian Kincaid pour tondre leur pelouse après les cours.
C’était facile pour sa mère de louer la passion du travail. Bien
sur que son père et Logan adoraient leur métier… ils l’avaient
choisi. Alors que Trey avait été contraint de gérer la jardinerie à
une époque où cette activité ne figurait même pas sur sa liste des
« mille choses à faire avant de mourir » — et, après plusieurs
années d’exercice, son intérêt n’était pas remonté d’un cran.
— Maman, merci pour le gâteau, lança-t-il en repoussant sa
chaise. Il faut que j’y aille.
Nancy lui jeta un regard qui trahissait, une fois de plus, sa
déception qu’il ne soit pas la copie conforme de son frère. Il ne
serait jamais Logan, autant s’y résigner, comme il s’était habitué à
n’être que le second choix. N’avait-il pas bâti sa carrière là-
dessus ?
— Tu m’as stressée avec tes insinuations et maintenant, tu t’en
vas ? reprocha-t-elle.
— Heu…
— Tu as raison, Meg peut être inconstante, admit-elle en
reposant sa fourchette. Daniel est un homme formidable et je crois
qu’il l’aime profondément. Ce serait vraiment regrettable qu’elle
fasse échouer ce mariage sur un coup de tête.
Etait-ce une hallucination ou sa mère venait-elle d’admettre que
Meg était une irresponsable pourrie gâtée ?
— Je vais faire mon possible pour que les choses se déroulent
sans anicroche, promit Trey en se penchant en arrière sur sa
chaise.
Y compris contrôler la demoiselle d’honneur.
— Comment serait-ce possible si tu n’es pas là ? rétorqua sa
mère.
— Je m’en occupe déjà. Et, après mon départ, je resterai en
contact avec vous par mail ou par téléphone.
En particulier pour vérifier que Sadie ne trahissait pas leur
accord.
— Trey, je voudrais que tu restes, au moins jusqu’au mariage de
ta sœur, dit soudain sa mère en repoussant son assiette.
Il se redressa aussitôt.
— Pas question, maman ! J’ai d’autres projets.
Il restait encore deux mois avant le mariage !
— Rien n’est encore gravé dans la pierre, répliqua-t-elle. Je n’ai
pas entendu dire que tu aies trouvé du travail ailleurs.
Parce qu’il attendait que tout soit réglé et signé avant de lui
parler de ses projets.
— Le problème n’est pas là. Ecoute, j’ai promis de revenir pour
le mariage. Et, dans l’intervalle, Meg et toi vous savez bien que je
serai toujours là pour vous apporter mon soutien au cas où.
— Je n’ai jamais compris ce besoin absurde de partir, objecta
brutalement sa mère. Tu veux prendre tes distances avec
l’entreprise, très bien ! Tu mérites certainement de faire une
pause. Mais pourquoi quitter Memphis ?
— A l’exception de mon année de fac, je n’ai jamais vécu
ailleurs. J’ai à peine eu l’occasion de mettre les pieds hors du
Tennessee.
— Memphis est tout juste bon pour nous autres ! répliqua-t-elle
aigrement, avant de se récrier aussitôt : excuse-moi, je n’aurais
pas dû dire ça. C’est seulement que… tu vas me manquer.
— Tu as un nouveau gendre que tu dois apprendre à connaître.
Dan m’a tout l’air d’un homme capable de se faire adopter
rapidement par la famille.
— Daniel, corrigea-t-elle.
Eh bien, son futur beau-frère avait déjà réussi à mettre sa mère
dans sa poche. Voilà qu’elle se rangeait de son côté contre lui !
Ce mouvement de jalousie, c’était infantile, ridicule, et
pourtant…
— Partir au loin va me permettre d’élargir mon horizon,
expliqua-t-il, sans préciser que rester coincé dans ce trou ne ferait
que l’aigrir d’avantage.
— Jamais je n’aurais cru que tu étais du genre à éprouver un
jour le besoin de te trouver, observa sa mère.
Que répondre à cela ? Pourtant, il s’était conformé si longtemps
aux attentes d’autrui qu’il ignorait totalement quelles pouvaient
être les siennes.
— Alors, tu vas rester pour m’aider à mener à bien ce mariage ?
insista-t-elle. Trey, je t’en prie.
Il n’avait absolument aucune envie de rester. Mais, peut-être
que pour apaiser les inquiétudes de sa mère… Sans compter qu’il
espérait vraiment que Meg se stabilise — et ce n’était ni par
noblesse ni par bonté d’âme.
— D’accord, soupira-t-il. Je reste.
L’étreinte soulagée de sa mère lui mit du baume au cœur.
— Bon, maintenant, il faut que je parte, annonça-t-elle,
enchantée. Je vais porter ses chaussures à Meg pour la séance
d’essayage.
— Elle ne les a donc pas essayées au moment de les acheter ?
— Si, mais il faut qu’elle les porte pour l’essayage, afin de
pouvoir régler la hauteur de l’ourlet.
Ces robes de mariées ! C’était d’un compliqué.
— Et les demoiselles d’honneur seront présentes ? s’enquit
Trey.
— Bien sûr. Je vois que tu t’intéresses encore à cette moins que
rien de Lexie, lança sa mère avec un regard désapprobateur.
Donc, Sadie — la demoiselle d’honneur qui avait promis
d’arrêter d’instiller le doute dans l’esprit du marié — serait bien à
l’essayage.
Pouvait-il lui faire confiance ?
Bien sûr que non !
S’il devait se morfondre ici afin d’assurer la victoire de Meg,
autant couvrir ses arrières. Tout en se divertissant au passage.
— Où sont ces fameuses chaussures ? demanda-il.

***
Sadie se gara devant Mariée de Rêve juste au moment où Lexie
Peterson entrait dans la boutique. De dos, la jeune femme
semblait exactement la même que dix ans auparavant, avec sa
longue crinière blonde et ses jambes interminables.
Lexie était-elle restée la même à l’intérieur : trop délurée pour
être honnête et regardant de haut toutes celles que la nature avait
moins favorisées qu’elle ?
Heureusement qu’elles avaient toutes deux fréquenté des
écoles différentes, sinon leur antipathie mutuelle aurait fini par
exploser au grand jour. Alors que, durant les vacances d’été, elles
s’étaient toujours arrangées pour s’entendre, afin de faire plaisir à
Meg. Cependant, dès la fin de leurs études, elles avaient laissé
tomber les masques et ne s’étaient plus revues. Sadie lui avait
seulement répondu quelques fois au téléphone, s’empressant de
passer l’appel à Meg, qui papillonnait avec aisance entre le petit
cercle tranquille d’amis de Sadie et la foule des copains
noctambules de Lexie.
Elle retira la clé de contact. Quelle importance que Lexie ait
changé ou non ? Tant que Meg serait là pour servir de tampon,
elle se sentait capable de supporter cette peste.
Son portable se mit à sonner. C’était Meg, justement.
— Laisse-moi deviner, dit Sadie. Tu es en retard.
Allait-elle devoir tenir la jambe à Lexie en attendant son arrivée,
ou pouvait-elle rester cachée dans sa voiture ?
— Pire, répondit Meg. La navette qui transportait trois de mes
collègues a eu un accident sur le chemin de l’aéroport. Elles n’ont
été blessées que superficiellement — Dieu merci ! — mais on
vient de me convoquer pour remplacer l’une d’elles sur le vol de
Tucson.
— Je comprends très bien que tu doives y aller, assura Sadie
en réprimant un soupir soulagé — même si c’était honteux de se
réjouir du malheur des autres. Je vais dire au magasin qu’on
annule l’essayage.
— Surtout pas ! s’écria Meg. Nous sommes pressées par le
temps. Il faut absolument finir les retouches de ma robe. Irena
s’inquiète de la longueur. Tu ne voudrais pas l’essayer à ma
place ?
— Essayer ta robe de mariée ? s’étrangla Sadie.
— Oui… Si ça ne te dérange pas.
Un bruit de Klaxon résonna à l’autre bout de la ligne, ponctué
par un juron de Meg.
— Ne va pas provoquer un accident, lui conseilla Sadie. Ecoute,
Meg, on m’a toujours dit que ça portait malheur si quelqu’un
portait la robe de la mariée avant elle.
— C’est pire d’être blessée dans un accident de navette, crois-
moi, rétorqua son amie. S’il te plaît, Sadie, cette semaine, je vole
tous les jours. Maman est déjà en route pour le magasin pour
m’apporter mes chaussures. Elle sera là dans un quart d’heure. Tu
n’auras qu’à enfiler les escarpins pour l’essayage. Ce sera un
souci de moins pour moi.
Ça c’était la meilleure ! Comme si Meg se souciait de quoi que
ce soit.
Meg ceci, Meg cela. Oh non ! Trey commençait à déteindre sur
elle.
— Tes pieds sont plus grands que les miens, argumenta-t-elle.
— On s’en fiche. Ce qui compte, c’est la longueur de la robe et
on est quasiment de la même taille.
— Mais…
Sadie cessa de se débattre et rassembla son courage. Si
quelqu’un devait le faire, c’était bien la demoiselle d’honneur.
— Bon, c’est d’accord, soupira-t-elle, avant d’ajouter, tandis
qu’un nouveau coup de Klaxon retentissait à son oreille : bon, je
raccroche, et toi surveilles un peu ta route.
— Oh ! Autre chose, ajouta hâtivement Meg. N’oublie pas que le
dragon sera là. Je veux parler de la mère de Daniel.
— Tu l’appelles « le dragon » ?
— Pourquoi pas, puisqu’elle ne m’aime pas ? Pendant que tu y
es, ça t’embêterait de glisser quelques commentaires élogieux sur
moi ? Par exemple que je suis la femme idéale pour son fils ?
— Euh…
— Merci, la coupa Meg en raccrochant.
Le pouce moite de Sadie glissa sur le bouton du téléphone.
C’était ridicule de se mettre dans un état pareil. Essayer une robe
de mariée, ce n’était pas la mer à boire, tout de même. Pas plus
que d’affirmer à la mère de Daniel que Meg était parfaite pour lui.
Ce n’était pas comme si elle n’avait jamais menti.
Surtout que son amie, certainement influencée par la tradition,
devait fantasmer l’antipathie de sa future belle-mère.
Sadie s’extirpa de la voiture et se força à poser un pied sur la
terre ferme.
Irena elle-même lui ouvrit la porte de sa boutique — un
sanctuaire où l’on n’était reçu que sur rendez-vous. La couturière,
horrifiée d’apprendre que la mariée ne pouvait venir, semblait
considérer l’accident de la navette comme une attaque
personnelle. Elle accepta à contre-cœur que Sadie essaye la robe
afin d’en déterminer la longueur.
— Nous sommes de la même taille, mais si vous préférez
attendre le retour de Meg, ça me convient très bien, proposa cette
dernière, pleine d’espoir.
— Non non. Faire comme ça, très bien. Venez, autre demoiselle
d’honneur arrivée.
L’accent russe de la couturière transformait ses phrases en
ordres et toute tentative de rébellion semblait passible du peloton
d’exécution.
Quand elles pénétrèrent dans le salon d’essayage, la mère de
Daniel était déjà là.
— Angela, quel plaisir de vous voir, lança Sadie en allant lui
serrer la main.
— Sadie, ma chérie, c’est un plaisir partagé, répondit-elle en
l’embrassant sur les deux joues.
En fait, elle est aussi charmante que dans mon souvenir,
songea Sadie avec une pointe de regret avant de se tourner vers
Lexie :
— Salut, Lexie !
— Sadie ! Eh bien, ça fait un bail qu’on ne s’est pas vues !
s’exclama cette dernière en la serrant chaleureusement dans ses
bras.
Instinctivement, Sadie eut un mouvement de recul, mais elle se
ressaisit in extremis pour lui tapoter le dos et faire la bise à l’air
autour de ses joues.
— Tu es magnifique, affirma Lexie en souriant de toutes ses
dents blanches.
— Merci, répondit Sadie, se crispant dans l’attente de la pique
inévitable qui allait suivre le compliment.
Tu es magnifique… pour une rate de laboratoire. Tu es
magnifique… le marron terne est vraiment ta couleur, hi, hi, hi !
Peut-être que son choix de porter du marron n’était pas très
judicieux, même si c’était du Donna Karan.
Comme Lexie continuait à la toiser, ses paumes devinrent
toutes moites — c’était incroyable qu’une fille qu’elle n’avait pas
vue depuis des années puisse encore lui donner l’impression
d’être une moins-que-rien.
— Tu as toujours eu ces jambes splendides ? s’enquit soudain
l’ex-vedette du lycée.
— Euh…
Totalement désarçonnée, Sadie fit un pas en arrière et trébucha
— sur ses jambes splendides — dans un portant de robes de
mariées.
— Incroyable ! s’exclama Lexie sur un ton de reproche. C’est la
fille la plus brillante de la ville qui a hérité des jambes les plus
sublimes. Il n’y a pas de justice !
Sadie, consciente que la mère de Daniel n’en perdait pas une
miette, resta impassible. Elle se contenta de lisser le tissu de sa
jupe au-dessus du genou en disant :
— Tu exagères, je dirais qu’elles sont dans la moyenne.
En effet, elle avait de belles jambes — merci le jogging — mais
l’entendre de la bouche de Lexie avait de quoi faire frémir. C’était
sûrement l’amorce d’une plaisanterie vicieuse.
Irena tira le lourd rideau de taffetas d’une vaste cabine
d’essayage où elle et son équipe avaient suspendu un choix de
robes de demoiselle d’honneur dans différents styles et couleurs.
— Turquoise pour vous, décréta-t-elle en poussant Sadie vers
un coin de la pièce. Jaune pour la blonde.
— Eh bien, on peut dire que Meg aime les couleurs vives !
constata la mère de Daniel, après avoir considéré l’ensemble.
Certes, Meg aimait ce qui sautait aux yeux, c’était indéniable…
en revanche la réflexion d’Angela ne sonnait pas du tout comme
un compliment.
— Oui, elle a un goût délicieux, n’est-ce pas ? riposta aussitôt
Lexie.
— Un goût fabuleux, renchérit Sadie, s’en voulant de n’avoir pas
réagi assez vite.
Néanmoins, si l’hostilité entre Meg et sa future belle-mère se
cantonnait à une simple question de style, ce n’était pas la fin du
monde.
— Mesdames, préparez-vous, ordonna Irena. Moi revenir dans
cinq minutes.
Bien qu’elle n’ait pas déclenché de chronomètre, Sadie eut la
ferme impression qu’elles ne disposeraient pas d’une seconde de
plus.
L’agitation que provoqua le déshabillage mit un terme à la
conversation. Sadie n’avait jamais été du genre à essayer une
douzaine de tenues différentes si elle tombait d’emblée sur une
qui lui plaisait. Elle se focalisa donc sur la tâche ardue d’enfiler la
robe turquoise qui la séduisait le plus sans déchirer sa jupe
vaporeuse. Elle s’apprêtait à remonter la fermeture Eclair dans
son dos quand Irena refit son apparition.
— Mesdames, je veux voir vous, dit la couturière russe en
claquant deux fois dans ses mains.
A son commandement, toutes deux se retournèrent comme
deux soldats. En tant que membre du régiment des demoiselles
d’honneur, devraient-elles se mettre au garde-à-vous ? Sadie
n’osa pas poser la question.
— Oh ! mon Dieu ! s’exclama Lexie en se tapant le front. Je
n’arrive pas à y croire. Sadie Beecham, quels nichons ! La
dernière fois qu’on s’est vues, tu étais plate comme une limande.
Et là, tu fais quoi, du 95C ?
— Euh, oui, marmonna Sadie, gênée à l’idée qu’Angela les
écoute.
Nul doute que la mère de Daniel, une psychiatre de renom,
devait tirer sur elles deux toutes sortes de conclusions peu
flatteuses.
— Moi aussi, 95C, dit Lexie en lui décochant un clin d’œil
complice, comme pour l’accueillir dans le clan fermé des filles à
gros bonnets. C’est trop cool de te revoir.
— Cool, répéta Sadie.
Elle n’était pas certaine d’avoir employé ce terme à l’époque de
son adolescence, et encore moins récemment.
Lexie avait-elle oublié toutes ces années où elle la toisait et ne
l’estimait pas suffisamment « cool » pour faire partie de sa
bande ? Mais au fond, Sadie n’avait-elle pas, elle aussi, pris ses
distances avec elle parce qu’elle la trouvait trop… écervelée ?
En tout cas, si sa robe lui plaisait beaucoup, Lexie était
éblouissante dans la sienne avec sa longue chevelure blonde
cascadant sur ses épaules et sa peau parfaite, sublimée par le
jaune profond. Elle se fit d’ailleurs tancer par la couturière parce
qu’elle s’agitait devant le miroir.
— Vous rester tranquille pendant retouches. Nous voulons belle
silhouette splendide.
Passant outre ses ordres, Lexie se pencha légèrement vers la
glace pour adresser un clin d’œil complice à Sadie.
— Meg m’a appris que tu étais célibataire. Il paraît que tu as
rompu récemment avec quelqu’un. Un vétérinaire ?
— Oui, répondit-t-elle en maudissant Trey et son imagination
débordante. Mais je vais très bien.
— Bien sûr, ce ne sont pas les poissons qui manquent dans la
mer, gloussa Lexie avec un manque total de retenue. As-tu
rencontré les garçons d’honneur de Daniel ?
— Pas encore, répondit Sadie, qui sentait qu’Angela Wilson se
pétrifiait d’horreur. Mais je ne cherche pas vraiment à me caser.
A part avec le marié, mais ça, elle se garda bien de le préciser.
— Tu es une futée toi, c’est quand on ne cherche plus qu’on
tombe sur les meilleurs, répliqua Lexie avec sagesse. J’ai hâte de
revoir Trey, ajouta-t-elle en se trémoussant nerveusement, ce qui
lui attira une remontrance d’Irena. Cela doit bien faire trois ans
qu’on ne s’est pas croisés.
On pouvait se demander ce qu’elle entendait exactement par
« croisés ».
— A mon avis, il n’est pas candidat pour une vraie relation,
déclara Sadie sur un ton réprobateur.
Puisque Trey s’acharnait à l’empêcher de conquérir l’homme
qu’elle aimait, pourquoi, en représailles, ne pas saboter ses
chances de flirter avec Lexie ?
— Oh ! j’en sais quelque chose, s’esclaffa celle-ci. Mais il est si
sexy que ça vaut tout de même le coup d’essayer.
Dans son dos, les yeux d’Angela croisèrent ceux de Sadie. La
mère de Daniel haussa les épaules. Apparemment, elle
n’appréciait pas plus le goût de Meg en matière d’amies qu’en
matière de vêtements. Qu’importe… Même si cela risquait
d’assombrir la cérémonie de mariage, cela aurait peu d’incidence
sur le long terme.
— Surtout, ne laisse jamais Meg t’arranger un rendez-vous avec
son frère, avertit Sadie.
— Mais oui, je me souviens ! pouffa Lexie. Le bal du millénaire !
— Un épisode mémorable qui mérite sûrement un chapitre
entier de la chronique de Cordova.
— Toi, tu es vraiment une marrante, pouffa Lexie après l’avoir
fixée avec étonnement. Quand es-tu devenue si rigolote ?
C’était surréaliste. Sadie avait l’impression d’être dans un film
pour ados et qu’à tout moment Lexie allait lui tomber dans les bras
en pleurs pour lui confesser qu’elle l’avait toujours enviée à cause
de ses capacités intellectuelles. Et parce qu’elle était la préférée
de Meg.
— Quand je pense qu’à l’époque tu étais mortellement
ennuyeuse, et horriblement arrogante, observa Lexie. C’est vrai
que Meg m’affirmait qu’au fond, tu n’étais pas comme ça et que je
devais te donner ta chance.
— C’était un conseil sensé, balbutia Sadie, sidérée.
Cette femme doit en entendre des vertes et des pas mûres dans
l’exercice de son métier, songea-t-elle alors qu’Irena, qui avait fini
de retoucher la robe de Lexie, s’attaquait à la sienne.
— Et vous, Angela, qu’avez-vous prévu de mettre pour le
mariage ? demanda-t-elle à la mère de Daniel.
— Je n’y ai pas encore pensé, répliqua Mme Wilson sur un ton
qui signifiait : « je m’en fiche complètement ».
Allons, il ne fallait pas voir le mal partout. Tout le monde
appréciait Meg ! Tout le monde l’aimait.
Sadie jeta un regard discret à sa compagne. Trouvait-elle, tout
comme elle, que la mère de Daniel se comportait bizarrement ?
Elle eut sa réponse. Les yeux revolver de Lexie foudroyaient
Angela.
— C’est incroyable de voir comme Meg rend Daniel heureux, dit
Sadie pour détendre l’atmosphère.
Non seulement, sur un plan théorique, elle n’en pensait pas un
mot, mais en pratique, elle avait un mal fou à le formuler.
— Tu as raison, ils forment un couple idéal, renchérit Lexie.
Qui l’aurait cru ? Voilà que Lexie et elle se retrouvaient dans le
même camp.
— Absolument, lança Angela en affectant un enthousiasme si
mou qu’il ne trompait personne.
Daniel était fils unique et très proche de ses parents. Si sa mère
n’aimait pas Meg, leur vie commune pourrait salement en souffrir.
— Est-ce que le Dr Wilson et vous-même êtes pressés
d’assister au mariage ? demanda Sadie.
C’était un peu compliqué parce que, le père de Daniel étant
neurologue, ils répondaient tous les trois au nom de « Dr Wilson ».
— Bien sûr, répliqua Angela. Nous sommes tous les deux ravis
pour notre fils. Cependant, ces fiançailles ont été si soudaines que
ça m’a fait un coup au cœur, avoua-t-elle en se tapotant la poitrine
pour indiquer qu’elle plaisantait.
Plaisanterie qui tomba à plat.
— Vous essayer robe de mariée ? s’enquit Irena en tirant sur la
tenue de Sadie.
— Oui, admit-elle avec réticence.
— Quel dommage que Meg se soit décommandée, observa
Angela.
Décommandée ?
— J’imagine que vous voulez dire : « quel dommage qu’elle ait
été réquisitionnée suite à un accident » ? rectifia Sadie.
— Evidemment, éluda Angela en vérifiant sa montre. Sadie, ma
chère, vous voudrez bien m’excuser. J’ai un patient à 13 h 30. Ce
fut un plaisir de vous revoir.
Dès qu’elle eut passé la porte, Sadie laissa échapper un long
soupir de soulagement, imitée par Lexie qui s’exclama :
— Quelle mégère ! Et je reste polie, à cause de Meg.
— Inutile de te forcer. J’espère que le père de Daniel est plus
gentil avec elle.
Malheureusement, dans son souvenir, le mari était le miroir
exact de la personnalité de son épouse.
— Je n’arrive pas à réaliser que Meg va se marier, dit Lexie.
Toujours vêtue en demoiselle d’honneur, elle virevolta devant le
miroir et adressa un sourire satisfait à son reflet avant d’ajouter :
— Elle est encore plus fêtarde que moi.
Permets-moi d’en douter, songea Sadie, qui reconnut
néanmoins :
— C’est vrai que le mariage va lui demander un gros effort
d’adaptation.
— Elle est enceinte ?
— Non ! s’exclama Sadie, qui encaissa la question comme un
coup à l’estomac. Je ne crois pas… Elle me l’aurait dit.
— C’était juste une question. Ce mariage est si précipité.
— Tu viens de dire à la mère de Daniel qu’ils formaient un
couple parfait.
— C’était pour faire enrager cette vieille bique, répliqua Lexie en
fronçant les sourcils, mais voyant de petites rides se creuser, elle
déplissa aussitôt le front.
— Je n’ai rencontré Daniel qu’une ou deux fois, expliqua-t-elle.
Il semble super sympa mais…
— Il n’est pas fait pour Meg, conclut Sadie, retenant son souffle
dans l’attente de sa réaction.
— Oui. Je ne sais pas. Il est trop sérieux. J’ai peur qu’il mette la
pression sur Meg pour qu’elle se conforme à sa famille et qu’elle
ne soit plus elle-même.
Enfin ! Sadie n’était plus la seule à reconnaître que l’idylle de
Meg et Daniel était porteuse d’un désastre de grande envergure.
— Tu le lui as dit ? demanda-t-elle.
— Ce n’est pas facile, expliqua Lexie, penchée sur le miroir
pour examiner ses yeux. En tant que demoiselle d’honneur, on est
supposée se réjouir de leur amour.
— Moi, j’ai évoqué quelques petits problèmes, mais sans aller
très loin. Ça aiderait si tu parlais à Meg. Si tu lui faisais part de tes
inquiétudes, rien que pour vérifier qu’elle a déjà réfléchi à tout ça.
D’accord, elle avait juré à Trey de ne pas semer le doute dans
l’esprit de sa sœur, mais elle n’avait pas promis qu’elle n’inciterait
jamais quelqu’un à le faire à sa place. Ha !
— Je crois que tu as raison, dit Lexie en essuyant le cercle de
buée laissé par son haleine sur la glace. Que dirais-tu d’organiser
une soirée en boîte entre filles, pour que je puisse lui parler ?
— Ou plutôt, une soirée à la maison, entre filles, proposa Sadie,
avant d’ajouter comme pour s’excuser : on serait plus tranquilles
pour aborder le sujet.
Elle retira sa robe de demoiselle d’honneur pour enfiler la robe
de mariée qu’Irena venait d’ôter de son portant.
— Faire très attention, l’enjoignit la couturière, comme si elle
s’apprêtait à sauter à pieds joints dans le flot de jupons.
Nancy n’était toujours pas arrivée avec les chaussures, mais à
en juger par les douzaines de petits boutons en perles de la robe,
cela prendrait plusieurs minutes pour finir de l’habiller.
Elle resta immobile comme une statue, ne pouvant se retenir de
frissonner quand les doigts glacés d’Irena effleuraient son dos
pour dompter certains boutons récalcitrants.
— Robe très bien, décréta-t-elle enfin en se reculant.
Pile au bon moment, la sonnette désuète de l’entrée retentit.
C’était Nancy avec les chaussures — enfin ! L’assistante d’Irena
se dirigea vers la porte, tandis que Sadie se retournait pour
s’examiner dans la glace.
La robe était sublime. Le bustier corseté et les manches ballons
créaient un contraste mêlant harmonieusement sophistication et
innocence. Meg serait éblouissante dans ce satin aux reflets
profonds. Daniel allait être totalement éclipsé par son épouse.
La poitrine de Sadie se contracta, et comme par réflexe elle se
frotta la région du cœur. Soudain, Irena passa la tête dans
l’entrebâillement du rideau.
— Ah, vous avoir escarpins, parfait, lança-t-elle en le
repoussant complètement, offrant à Sadie une vue parfaite sur…
Trey ?
— Que fais-tu ici ? s’écria-t-elle.
Médusé, il gardait les yeux rivés sur les siens dans le miroir.
Puis il pénétra dans le salon, son jean et ses bottes de cow-boy
formidablement déplacés dans cet univers de fanfreluches et de
falbalas où sa large stature semblait s’arroger tout l’espace.
Bizarrement, les escarpins à longs talons en satin blanc qu’il tenait
à la main n’affectaient en rien sa virilité.
— Eh bien, en voilà une surprise sympa, roucoula Lexie,
énamourée.
« Sympa » ? Ce n’est pas ainsi que Sadie aurait décrit
l’expression de son visage. « Sinistre » aurait mieux cadré. Il
explosa littéralement.
— Pourquoi portes-tu la robe de ma sœur ?
Chapitre 10
Oh ! Ce n’était que ça !
— Si c’est parce que tu fantasmes que…, articula Trey entre
ses dents.
— Bien sûr que non ! riposta Sadie.
Affectant d’ignorer la curiosité avide de Lexie, elle expliqua à
Trey en deux mots les raisons de l’absence de Meg. Explications
qu’il écouta à peine, trop occupé à regarder autour de lui d’un œil
méfiant.
— Où est le café ? l’interrompit-il brusquement.
— On dirait que quelqu’un s’est levé du pied gauche ce matin ?
lança Lexie sur un ton joyeux. Irena, auriez-vous du café ?
— Je parlais du café de Sadie, précisa Trey, renfrogné, avant de
se tourner vers la couturière. Sadie a-t-elle apporté du café ici,
chez vous ?
Sidérée, Irena écarta les bras, en signe d’ignorance.
— Trey, tu te sens bien ? s’enquit Sadie. Oh ! Je vois,
s’exclama-t-elle soudain, tandis que son sang se mettait à
bouillonner dans ses veines. Tu t’imaginais vraiment que… Enfin,
voyons, c’était une blague.
— Qu’est-ce que Trey s’imaginait ? demanda Lexie, perplexe.
Que j’allais renverser mon café sur la robe de mariée de ma
meilleure amie. Ce type est malade !
— C’est Meg qui m’a demandé d’essayer sa robe, répéta Sadie.
Elle a insisté.
— C’est vrai, affirma Lexie, alors qu’elle n’avait que sa parole
comme garant. Trey, je ne comprends pas ce qui se passe, mais
je crois que tu devrais t’excuser d’avoir crié après Sadie.
Celle-ci lui adressa un sourire de gratitude.
Pendant un moment, elle crut que Trey repousserait la
suggestion, mais il se détendit d’un seul coup et finit même par lui
sourire. Sûrement pour faire bonne figure devant Lexie.
— Excuse-moi.
— Excuses acceptées, répliqua-t-elle avec la plus extrême
courtoisie, rien que pour le titiller.
Mais Trey ne l’écoutait pas, concentré sur sa silhouette qu’il
parcourut du bas de l’ourlet jusqu’aux hanches, puis jusqu’à la
taille. Quand il atteignit le renflement de sa poitrine débordant du
corset trop étroit — elle avait plus de formes que Meg — il s’arrêta
net.
L’intensité dévorante de son regard la troubla. Elle s’apprêtait à
essuyer ses paumes moites sur le satin blanc, quand un cri
d’alarme d’Irena immobilisa ses mains à quelques millimètres du
tissu.
— Maintenant, vous mettre chaussures, ordonna la couturière
en la poussant vers un fauteuil capitonné en velours.
— Est-ce qu’il se passe quelque chose entre vous ? demanda
Lexie, intriguée.
— Trey croit que je pourrais abîmer exprès la robe de Meg pour
saboter son mariage, expliqua Sadie en s’asseyant.
A ces mots, Irena se retint in extremis de lui bondir dessus,
tandis que Trey lui jetait un regard stupéfait.
— Lexie est du même avis que moi, lança Sadie sur un ton
suffisant. Elle estime que Meg et Daniel ne vont pas du tout
ensemble.
— En effet, ils se plantent complètement, renchérit Lexie.
N’empêche que je n’aurais jamais eu l’idée d’abîmer sa robe.
C’est trop méchant.
— Ça n’a jamais été mon intention, protesta Sadie.
Elle prit un escarpin des mains de Trey mais, au moment de
l’enfiler, elle se rendit compte qu’avec le corset et tous ces jupons,
il lui était impossible de se pencher suffisamment.
— Elle t’a monté la tête pour que tu dises comme elle, c’est ça ?
s’enquit Trey, soupçonneux, en se tournant vers Lexie.
— Enfin, Trey ! protesta cette dernière. Sadie est peut-être
brillante, mais je suis tout de même capable de penser par moi-
même.
Après s’être reculée dans le fauteuil, Sadie souleva des
kilomètres de satin et découvrit ses pieds en minaudant à
l’intention de Trey :
— Désolée, il va falloir que tu me chausses.
Avec un gros soupir, il s’agenouilla devant elle. Heureusement
qu’elle venait de se payer une pédicure pour l’anniversaire de
Nancy !
— Donne-moi ton pied, ordonna-t-il.
Elle lui tendit le droit. Il hésita une seconde puis lui saisit la
cheville dans une main et lui enfila l’escarpin de l’autre.
Soudain, elle éprouva la plus étrange des sensations. Si elle
avait entendu dire que le pied était une zone érogène, sa propre
expérience, fort décevante, l’avait poussée à rejeter cette idée
comme pure élucubration.
Or, voilà que… la pression du pouce de Trey sur l’os de sa
cheville, la chaleur de sa paume enserrant son talon, le glissement
du satin et du cuir sur ses orteils…
Il relâcha brusquement son pied qui, totalement détendu,
retomba au sol avec un bruit sourd.
— A l’autre, lança-t-il, indifférent.
— Trey, Sadie et moi projetons de sortir en boîte avec Meg,
annonça Lexie. Tu devrais nous accompagner.
— En boîte ? sursauta Sadie, désespérée. J’avais envisagé
qu’on partagerait une bonne bouteille chez moi. Tu sais bien, pour
qu’on puisse discuter…, précisa-t-elle en jetant à Lexie un regard
lourdement allusif.
— Tant qu’elle est célibataire, Meg a droit à une dernière nuit de
folie, répliqua Lexie. Et elle doit aussi enterrer sa vie de jeune fille.
J’espère que, pour l’occasion, tu lui as prévu une fête à tout
casser.
— Euh…, bredouilla Sadie, consciente que Trey lui enfilait
l’autre chaussure, mais déterminée, cette fois, à ne pas se laisser
troubler. Bon, c’est d’accord, allons en boîte, concéda-t-elle, avant
de le pointer du doigt. Mais on a prévu une soirée entre filles, il ne
peut pas venir.
Ayant fini de la chausser, Trey se releva et Sadie en fit autant.
Irena le poussa sur le côté pour examiner la robe.
— Proche perfection, conclut-elle en s’agenouillant devant
l’ourlet avec une boîte d’épingles.
— Que penses-tu de la robe, Trey ? s’enquit Lexie.
Pendant qu’il enfilait les chaussures, cette dernière s’était
rapidement changée. Elle portait un jean slim et un top au
décolleté plongeant. Comme Trey, embarrassé, se raclait la gorge,
sans trop savoir quoi répondre, elle adressa un nouveau clin d’œil
complice à Sadie.
Il semblait écartelé entre deux sentiments contradictoires. A la
manière dont il la dévorait des yeux, il était évident qu’il appréciait
sa silhouette, mais son visage renfrogné suggérait qu’il était irrité
qu’elle porte la robe de sa sœur.
— Très bien. Travail fini, annonça la couturière. Vous ôter robe,
maintenant.
— Tu as entendu la dame ? insista-t-il en croisant les bras.
— Trey, aurais-tu l’obligeance de sortir si je te promets de ne
pas endommager la robe ? demanda Sadie.
Comme il ne bronchait pas, elle se tourna vers la couturière :
— Irena, auriez-vous par hasard un verre d’eau de Javel à
portée de main ?
— Très drôle, grogna-t-il, furibond.
Elle le regarda sortir avec un petit sourire satisfait.
***
Le vendredi soir, Sadie se rendit au rendez-vous à quatre que
Daniel avait organisé pour elle avec Pete, son ami.
Elle avait projeté de se montrer une convive éblouissante durant
tout le dîner, pour qu’ensuite son chevalier servant s’extasie
devant Daniel et lui fasse regretter les moments merveilleux qu’ils
avaient partagés, avant sa rencontre avec Meg — juste au cas où
il serait en quête d’une… alternative.
Bien sûr, ce n’était pas une tactique d’une grande noblesse,
mais Sadie frisait le désespoir. Lexie n’avait pas encore fixé de
date pour parler à Meg de ses doutes et le mariage se rapprochait
chaque jour davantage. Et puis, elle n’avait jamais promis à Trey
de ne pas rendre Daniel jaloux.
Jusqu’à présent, tout se passait bien. Le rendez-vous — un
dîner dans un bistrot italien — se déroulait agréablement. Pete, un
homme plutôt charmant, semblait la trouver à son goût et ses
commentaires iraient sûrement dans ce sens quand il en
discuterait avec Daniel, à la suite du repas. De plus, quand il lui
avait pris la main, Daniel l’avait regardé de travers et avait aussitôt
demandé à examiner les boutons de manchettes de son cavalier
— sans doute pour qu’il la lâche, ce ne pouvait être que ça.
Sadie aurait dû être aux anges. En fait, elle l’était. Sauf que…
Meg n’ouvrait pas la bouche à cause d’une dispute qu’elle venait
d’avoir avec son fiancé à propos du mariage. La mère de Daniel
voulait imposer une demoiselle d’honneur supplémentaire — une
cousine de Daniel — et Meg n’était pas d’accord.
Sadie commençait à souffrir de la tension provoquée par
l’étroitesse du chemin qu’elle traçait devant elle. Au départ, son
idée c’était que Daniel veuille d’elle après avoir rompu avec Meg.
Cette rupture devait être un soulagement pour son amie, qui aurait
réalisé son erreur. Elle ne voulait surtout pas que Meg soit
malheureuse.
Dans l’espoir de chasser ses pensées moroses et de garder sa
bonne humeur, elle but plus de vin rouge en une soirée qu’elle
n’en consommait normalement en une semaine. A la fin du dîner,
elle accepta que Pete la reconduise à la maison, mais, arrivée
devant sa porte, elle déclina la proposition qu’il lui fit de rentrer
prendre un dernier verre et rejoignit son lit en titubant.
Son cavalier devait regretter de l’avoir raccompagnée, d’autant
plus que c’était inutile puisque Daniel et Meg rentraient au même
endroit.
Depuis quelque temps, Daniel passait la plupart de ses nuits
chez elles, et Sadie avait pris l’habitude de dormir avec des boules
Quies — au cas où. Ce soir-là, elle enfonça maladroitement les
bouchons d’oreilles, arracha ses vêtements, saisit les premiers T-
shirt et caleçon venus en guise de pyjama et se jeta sur son lit en
priant pour que la pièce arrête de tanguer.
Elle se réveilla vers 6 heures, la gorge sèche comme du carton
et la tempe droite palpitant sous l’effet d’une migraine carabinée.
Elle tâtonna pour trouver le verre d’eau toujours posé sur sa table
de chevet mais l’envoya valser par terre. Oh non, il ne manquait
plus que ça !
Elle roula hors du lit et, comme assommée, prit un moment pour
se ressaisir, avant de se traîner vers la cuisine.
Un Thermos de café froid était posé sur le comptoir — là où elle
l’avait abandonné la veille, pendant la dispute de Meg et Daniel.
Elle se versa une tasse de la mixture, la fourra au micro-ondes et,
en attendant, avala d’un trait un verre d’eau.
Le bip du four retentit. Une goutte de crème, deux sucres, Sadie
était parée. Louchant à travers ses paupières mi-closes — elle ne
s’était pas encore aventurée à ouvrir complètement les yeux
— elle reprit péniblement le chemin de sa chambre.
Alors qu’elle passait dans le couloir, elle surprit un bruit. Une
voix mâle étouffée en provenance de la chambre de Meg. Daniel.
Puis un gloussement suivi d’un petit cri aigu. Meg.
L’eau qu’elle avait ingurgitée trop vite reflua dans sa gorge.
Sadie déglutit en se mettant la main devant la bouche.
Apparemment, leur petit différend de la veille était oublié. Et si
Daniel avait éprouvé un pincement de jalousie en voyant Pete lui
prendre la main, cela n’avait pas duré non plus.
Dire qu’elle s’était angoissée, torturée, qu’elle s’était sentie
coupable. Et tout ça pour rien !
Un nouveau gloussement lui parvint à travers le mur.
Sors de là ! Sadie fit volte-face aussi vite que le lui permettait sa
migraine. Après avoir franchi le seuil de la maison, elle referma la
porte derrière elle avec un luxe de précaution et avala en hâte une
gorgée de café.
— Ouf, soupira-t-elle, comme si tout allait pour le mieux dans le
meilleur des mondes et que l’homme qu’elle aimait n’était pas au
lit avec…
N’y pense même pas ! Elle ferma les yeux, mais assaillie par un
flot d’images déplaisantes, elle les rouvrit aussitôt et sursauta,
sidérée.
Hein ? Comment tous ces pots étaient-ils arrivés sous sa
véranda ? Une série de plantes au feuillage luxuriant, qu’elle était
trop abrutie pour identifier, s’alignaient le long de la rambarde,
bloquant la vue sur son jardin. Etait-ce une hallucination due à la
gueule de bois ? Elle se frotta les yeux.
Non, les pots étaient toujours là. Elle traversa péniblement la
véranda en traînant les pieds comme une petite vieille et tâta une
feuille vernissée. Aucun doute, elle était bien réelle. Une belle
plante. Sûrement exotique. Probablement originaire d’Amérique
du Sud. Si son cerveau voulait bien arrêter de battre sous son
crâne, elle était sûre de retrouver son nom.
— Grista, Griso…, marmonna-t-elle.
— Griselinia.
La tête de Trey venait de surgir derrière le feuillage.
— Ah !
Sadie lâcha sa tasse qui s’écrasa sur le plancher, répandant
son contenu sur ses pieds.
— C’est malin ! protesta-t-elle en sautant dans tous les sens.
Le café était à peine chaud, mais l’incident lui fournissait une
bonne excuse pour laisser couler ses larmes. Non seulement elle
se sentait atrocement mal, mais elle en voulait à mort à Daniel et à
Meg.
Penaud, Trey lâcha un juron et grimpa les marches quatre à
quatre.
— Mince ! Sadie, ça va ? Désolé, je ne voulais pas te… Tu
pleures, tu t’es brûlée ?
— Stop ! s’écria Sadie, comme il s’élançait déjà vers la porte.
— Je vais chercher le kit de secours.
— Inutile, tout va bien. J’ai simplement besoin d’un peu d’eau
froide, affirma-t-elle en désignant le robinet au bout de la terrasse.
Le temps que Trey ait retiré le tuyau de son support et ouvert
l’eau, elle s’était séché les yeux. Il dirigea le jet sur ses pieds.
— Ouah ! C’est froid, s’exclama-t-elle en reprenant sa danse de
Saint-Guy.
Il marmonna quelque chose du genre : « faut savoir ce que tu
veux », mais n’en continua pas moins à lui asperger les orteils.
— Ça suffit ! cria-t-elle au bout de quelques secondes.
Revigorée par l’eau glacée, elle avait retrouvé ses esprits.
— C’est sûr ? Tu ne va pas te remettre à pleurer ? demanda
Trey en tournant l’embout du tuyau pour couper l’eau.
— J’avais un besoin urgent de ce café, reprocha-t-elle
aigrement.
Il l’observa et son visage s’assombrit.
— Tu as un invité chez toi ? Meg m’a dit qu’hier soir, Daniel te
présentait quelqu’un.
— J’ai renvoyé mon chevalier servant chez lui. C’est Daniel qui
dort là.
Les yeux de Trey se mirent à lancer des éclairs.
— Avec Meg, idiot ! asséna-t-elle.
Il se frappa le front, ce qui lui épargna de le faire à sa place.
— Bien sûr, que je suis bête ! s’exclama-t-il en lui jetant un
regard interrogateur. Et ils sont en train de…
— Je pouvais tout entendre, c’est pour ça que je suis sortie,
acquiesça Sadie.
Comme il la transperçait d’un regard inquisiteur, elle fit de son
mieux pour afficher une expression indéchiffrable. Il haussa les
épaules. Au moins, elle avait su lui donner le change.
— Moi, je m’en fiche, lança-t-il en appuyant sur la poignée de la
porte. Tant que je ne suis pas obligé de regarder…
Mais il la relâcha brusquement et retourna auprès de Sadie.
— En fait, ça me gêne tout de même un peu, avoua-t-il en
s’adossant contre un des piliers de briques peintes. Alors, qu’est-
ce qu’on fait ? demanda-t-il, comme elle le scrutait curieusement.
— Moi, je vais attendre. Tu n’as qu’à rentrer. Au fait, qu’est-ce
que tu fais ici ? On peut savoir pourquoi tu m’as apporté toutes tes
Griselinia agonisantes ? Ma véranda n’est pas une décharge.
— Ces plantes pètent le feu et il y a intérêt à ce que ça dure,
rétorqua-t-il. Je me suis dit que tu aurais besoin de quelque chose
de joli à regarder pendant que je travaillerai ton jardin.
— Pendant que tu feras quoi ? s’étonna-t-elle.
— Tu as mal ? demanda-t-il avec intérêt en voyant son visage
se crisper.
Elle commit l’erreur de secouer la tête. Aussitôt, la terrasse se
mit à tanguer.
— Tu viens bien de dire quelque chose à propos de mon jardin,
ou c’était un cauchemar ? demanda-t-elle en se prenant la tête à
deux mains pour essayer de réduire ses vertiges.
— Disons qu’il arrive que les rêves se réalisent, répliqua-t-il
avec un sourire, très fier de lui. J’ai décidé de prendre ton jardin
en main.
— Pas question !
— Inutile de me remercier. Maman m’a demandé de patienter
jusqu’au mariage avant de quitter la ville, et Eugène a déjà pris les
rênes de l’entreprise. Je déborde de temps libre.
— Je t’interdis de mettre un pied dans mon jardin. Je m’en
occuperai toute seule.
— Ma pauvre Sadie, tu es un vrai choléra pour les plantes… et
une insupportable peste déterminée à ruiner le mariage de ma
sœur.
Comme elle amorçait un mouvement de recul, il enfonça le
clou :
— Tout le monde y trouvera son compte. Moi, je garde un œil
sur toi et toi, tu récupères un magnifique jardin. Si tu veux, tu
pourras même dire à tes parents que c’est ton œuvre.
— Non.
— J’aurais dû me douter que tu serais difficile à convaincre. Tu
es suffisamment couverte ? demanda-t-il soudain, en lorgnant sa
poitrine.
Sadie se retint de baisser la tête et croisa les bras.
— Oui, ça va, mentit-elle.
— Tu as une mine de déterrée.
— Je ne m’attendais pas à avoir de la compagnie, répliqua-t-elle
en serrant les dents.
Trey sembla prendre sa réponse pour une nouvelle invitation à
se rincer l’œil.
— Ah ! C’est pour ça que ton pyjama est dépareillé, conclut-il
après l’avoir toisée des pieds à la tête.
Elle baissa les yeux et gémit, mortifiée. En effet, elle portait une
camisole moulante chocolat avec un boxer-short bleu ciel.
— Allons prendre un café, proposa-t-il. Mais dans un drive-in
pour que tu ne fasses pas peur aux enfants avec ces horribles
yeux injectés de sang.
Avec sa migraine, Sadie se serait damnée pour une dose de
caféine, et pourtant elle objecta :
— Je ne suis pas habillée.
— Avec cette tenue on peut vaguement penser que tu fais du
sport, observa-il sur un ton dubitatif. Qu’importe, puisqu’on ne
descendra pas de la camionnette. Allez, en voiture, ordonna-t-il en
lui agitant son trousseau de clés sous le nez.
L’alternative était simple : se réchauffer en bénéficiant d’un bon
café ou grelotter sous cette véranda en se rongeant à cause de ce
qui se déroulait à l’intérieur.
— J’ai peur que, si je dis oui au café, tu ne prennes ça pour un
consentement à conquérir mon jardin, déclara-t-elle, méfiante.
— Etant un mâle moderne, je suis conscient de ton droit d’ériger
les limites les plus variées, aussi absurdes qu’elles puissent être,
et de les modifier au gré de tes caprices.
Sa réplique la fit sourire. Elle se sentait déjà un peu mieux.
— En fait, j’ai surtout peur de vomir, dit-elle.
Trey, qui avait blêmit, sauta aussitôt sur l’occasion :
— Si tu vomis, j’aurais le droit de m’occuper de ton jardin.
— Je ne vomirai pas, promit-elle en se dirigeant vers la
camionnette.
Avant de reculer dans l’allée, Trey mit le chauffage à fond et
Sadie réalisa brusquement qu’elle était frigorifiée. Elle posa ses
mains en coupe devant les bouches d’aération et recroquevilla ses
jambes sous elle pour se sentir moins exposée.
La queue devant le drive-in du café Les œufs au Bacon était
déjà longue. A vue de nez, le temps qu’ils retournent à leur point
de départ, Sadie pourrait réintégrer sa maison sans crainte de
tomber encore au « mauvais moment ».
— Comment se fait-il que tu sois levé si tôt, alors que tu ne
travailles plus ? demanda-t-elle.
Trey progressa de quelques centimètres derrière la voiture qui
le précédait, bourrée d’une flopée d’enfants accompagnés de leur
mère.
— C’est une habitude dont je n’arrive pas à me défaire,
expliqua-t-il. Quand j’ai repris l’affaire familiale, j’avais tellement de
choses à apprendre que je grattais le maximum d’heures dans
une journée.
— Tu étais très jeune, pourtant.
— Vingt ans, précisa-t-il sur un ton détaché, comme si ce n’était
pas trop précoce pour devenir unique soutien de famille.
Au moment de commander, il abaissa sa vitre et lui lança un
regard interrogateur.
— Un café normal, c’est tout, répondit-elle.
Trey commanda deux cafés crème sucrés, puis lui tendit le
plateau en carton moulé et démarra pour sortir du drive-in.
Pressée de ressentir le soulagement de la caféine, Sadie versa
sans attendre deux sachets de sucre par le couvercle de son
gobelet et mélangea le tout avec le bâtonnet. Enfin, elle aspira
prudemment une première gorgée. Mmm, oui !
— C’est bon ? demanda Trey, amusé, et elle s’aperçut, toute
gênée, qu’elle avait miaulé de plaisir.
— Ce n’est pas le meilleur que j’ai connu.
Elle n’allait pas flatter son ego en admettant qu’il avait choisi un
bon café.
Silence.
— Alors, comment était le type que tu as rencontré hier ?
Pas le meilleur que j’ai connu non plus.
— Très bien, mentit-elle.
— Tu l’as invité à prendre un dernier verre ?
— Ce n’est pas mon genre, grogna-t-elle.
— Ah bon ? répliqua-t-il en jetant un regard en coin sur ses
jambes.
Elle lui retourna son regard… mais elle ne fixa que son visage,
rien d’autre. Il n’allait tout de même pas se faire des films ! De
profil, Trey ressemblait beaucoup plus à son frère que de face
— du moins, au souvenir qu’elle gardait de Logan. Mais sa
mâchoire, plus ferme, était mieux dessinée.
Il tourna à droite dans un parking presque désert et Sadie lut
l’écriteau apposé sur le hangar jaune et vert.
— Chez Ferg Fleurs ?
— Le nom est nul, mais c’est une bonne boîte.
— Des concurrents à toi ?
— Pas vraiment. A l’inverse de nous, c’est l’aménagement
paysager qui représente la part la plus importante de leur activité.
— Tu n’aimerais pas développer cette branche chez Kincaid ?
— Ça ne me concerne plus, répliqua Trey en haussant les
épaules.
— Si tu n’es plus concerné par la marche des magasins au jour
le jour, tu dois tout de même continuer à élaborer les stratégies
commerciales, non ?
— C’est vrai que le design paysager apporte une valeur ajoutée
qui n’est pas négligeable, reconnut-il. C’est dur de se faire un nom
sur le marché des plantes. A part quelques licences exclusives
que je suis arrivé à négocier, on a tous accès au même stock de
fleurs.
— Et il se trouve que tu aimes dessiner des jardins.
— Je suis un homme d’affaires, ce qui m’importe, c’est les
résultats, grogna Trey en ôtant le couvercle de son café. C’étaient
Logan et mon père les jardiniers.
— Alors pourquoi vouloir me créer un jardin ?
— Parce que c’est un crime de laisser ton terrain dans un état
pareil. Que penses-tu d’un liquidambar ?
— J’adore.
Il avait visé dans le mille : c’était un de ses arbres préférés.
— Et des forsythias ?
— J’aime bien aussi, mais si tu envisages d’en mettre chez moi,
tu oublies. Je veux un jardin de cottage anglais. Je projette donc
de planter de la lavande, des roses, des jonquilles… Bref ! Des
plantes vivaces et presque impossibles à éradiquer. Et je me fiche
de ce que tu penses. C’est mon jardin, pas le tien, asséna-t-elle,
un peu agacée par son air dubitatif.
Elle but une gorgée de café et fit tomber quelques gouttes sur
son T-shirt qu’elle essuya avec ses doigts.
— Tu te balades devant Daniel dans ce pyjama ? demanda-t-il
avec une pointe de reproche. Tu cherches à l’allumer ?
Son instinct la poussait à riposter d’une façon cinglante en
soutenant ses droits sur Daniel, mais elle s’en abstint. Elle
manquait d’énergie — sûrement à cause de sa migraine.
Après avoir précautionneusement reposé son gobelet dans son
support posé sur la console centrale, elle appuya la tête au
dossier en soupirant :
— Je suis flattée que tu m’estimes capable de séduire Daniel,
malheureusement, je doute d’y parvenir un jour.
Il y eut un silence durant lequel Trey reboucha son gobelet et le
posa à côté du sien, avant de la fixer droit dans les yeux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que tu renonces à Daniel ?
— Non. Oui. Peut-être.
Son vertige était encore pire qu’à son réveil. Sadie déplia les
jambes et planta fermement ses pieds sur le plancher de la
camionnette en rivant ses yeux sur le pare-brise.
— Hier soir, Daniel semblait jaloux de mon cavalier.
Trey émit un son inarticulé.
— Mais ce matin, Meg et lui…
— C’est parfait, coupa-t-il. Après avoir entendu son fiancé faire
l’amour à ma sœur, je ne vois pas comment tu pourrais encore
t’intéresser à lui.
Par réflexe, Sadie prit la défense de Daniel.
— Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit vierge. Surtout que, moi-
même, je ne le suis pas.
— Ce n’est pas le problème et tu le sais.
— En fait, je n’ai plus envie d’éprouver ce que je ressens,
surtout si c’est sans espoir.
— Ah, bon ? C’est pourtant toi qui m’as dit : « Comment
pourrais-je laisser tomber alors que je suis persuadée que nous
sommes faits l’un pour l’autre ? »
En l’entendant répéter mot pour mot sa déclaration, Sadie
refoula une vague de nostalgie.
— J’aurais cru que tu serais le premier à m’encourager à lâcher
prise, reprocha-t-elle.
— En effet, c’est un peu bizarre. Je crois que je réagis comme
ça parce que je te considère comme une battante. En même
temps, savoir se résigner à la défaite peut être aussi important
que savoir quand engager la lutte.
Sadie, qui frissonnait, remonta le chauffage de la cabine. Trey
se tourna dans son siège, et elle crut qu’il allait se pencher pour la
prendre dans ses bras. Sa chaleur, sa force, le réconfort espéré
firent s’évaporer aussitôt une partie de sa tension.
Mais, il tourna la clé de contact et appuya sur l’accélérateur en
faisant rugir le moteur.
Chapitre 11
Trey avait raison. Il était primordial de savoir accepter la défaite.
Cravacher un cheval fourbu ne menait qu’à la déprime. Mieux
valait aller de l’avant, même si cela devait prendre un bout de
temps.
Au moment où il s’engagea dans son allée, elle était presque
convaincue d’avoir renoncé à Daniel et se sentait déjà mieux, plus
légère.
— Tu crois qu’on peut rentrer sans risque ? ironisa-t-elle.
— Je vais t’accompagner, répondit-t-il avec sérieux.
— Inutile, ça va.
Il la suivit néanmoins jusqu’à la maison et, quand elle poussa la
porte, entra à pas feutrés. A l’intérieur régnait un calme absolu.
Ouf ! Les épaules de Sadie se détendirent aussitôt et elle parvint
même à esquisser un sourire.
— Tu vois, je te l’avais dit.
Le halètement aigu qui perça soudain le silence la figea sur
place.
— Non, je n’y crois pas ! Ils n’ont pas terminé, maugréa Trey
crispé, alors que retentissait un nouveau cri. Comment fais-tu pour
supporter ça à longueur de journée ?
— Grâce aux bouchons d’oreilles, une merveilleuse invention,
répondit-elle gaiement.
Reste légère et détendue. N’avoue à personne — surtout pas à
toi-même — la torture que tu endures.
Elle resta stupéfaite en entendant Trey s’exclamer :
— C’est une vraie torture !
— Disons que c’est assez mal élevé, parce qu’au fond je suis
aussi ici chez moi, corrigea-t-elle.
— Ah bon ? Pour toi, c’est de l’impolitesse, rien d’autre ? lança-
t-il en la scrutant avec attention pour décrypter ses véritables
sentiments.
— Bien sûr ! Quand je pense que je ne suis pas allée plus loin
avec mon soupirant d’hier soir pour ne pas être infidèle à Daniel,
quel gâchis ! plaisanta-t-elle avec un rire étranglé.
— Je vais leur demander de se calmer, lança-t-il en se dirigeant
vers la chambre.
— Non, Trey ! protesta-t-elle en le retenant par le bras.
Il fit volte-face et elle sentit l’énergie contenue qui pulsait sous
sa peau tiède.
— Trey…, bredouilla-t-elle, le cœur battant. Tu veux bien
m’embrasser ?
Surpris, il eut un mouvement de recul, mais insuffisant pour
rompre le contact.
Sadie fit un pas en avant en gardant les yeux rivés sur son
visage pour être sûre de savoir ce qu’elle faisait. Que c’était bien
Trey et non Daniel.
— Pourquoi ? demanda-t-il sur un ton naturel, qui l’aida
sûrement à formuler ses raisons.
— Parce que je veux arrêter de penser. J’ai envie de vivre
l’instant présent.
Elle n’en pouvait plus de cet amour, de son cortège de douleurs
et d’espoirs toujours déçus.
— Et puis, tu embrasses très bien, acheva-t-elle.
Comme il ne répondait pas, elle se hissa sur la pointe des pieds
et, les yeux grands ouverts, pressa ses lèvres sur les siennes.
Un baiser. Allez, embrasse-moi.
Pendant une seconde, il resta sans réaction. Elle accentua la
pression et, avant qu’elle ait eu le temps de fermer les yeux, des
bras puissants se refermèrent sur elle et une bouche, brûlante et
avide, s’empara de la sienne.
C’était exactement ce dont elle avait besoin. Au contact de sa
langue, taquine, excitante, indiscrète, elle se sentit fondre et oublia
tout ce qui n’était pas le moment présent.
Les mains de Trey glissèrent de ses seins à sa taille et son
corps s’embrasa quand il lui caressa les fesses, les prit en coupe
dans ses paumes et la plaqua contre lui. Elle s’entendit gémir.
Aucun doute, ce n’était pas simplement par pitié qu’il l’embrassait.
Son désir était clair.
Elle noua les bras autour de sa nuque comme une pieuvre
vorace et ficha ses doigts dans ses cheveux, tandis que Trey
remontait une main sous son T-shirt et parcourait la peau nue de
son dos, la marquant au fer rouge.
Alors qu’elle l’entraînait vers le canapé, elle heurta la table
basse et fit tomber une lampe par terre. Sans y accorder la
moindre attention, elle se jeta sur Trey qui tomba à la renverse sur
les coussins en étouffant un cri.
Sous leur poussée, le canapé glissa de plusieurs centimètres
sur le plancher avec un raclement sinistre.
Le bruit ramena Sadie à la réalité : à savoir qu’elle était allongée
sur le canapé sur Trey et que, s’ils ne s’arrêtaient pas tout de
suite, l’un d’eux, au moins, allait se retrouver tout nu.
La main de Trey parcourut sa nuque. Sa caresse la fit
frissonner.
— Sadie ?
— Eh bien, pour un baiser, c’était un baiser ! souffla-t-elle.
— On n’en a pas terminé.
Les yeux fixés sur son décolleté, Trey écarta d’un doigt son T-
shirt pour améliorer la vue. Il émit soudain un sourd gémissement
qui la fit vibrer des pieds à la tête.
— Trey, je pense qu’on devrait arrêter, suggéra-t-elle en
essayant de se redresser, mais il l’encercla de son bras.
— Tu parles trop, grogna-t-il en effleurant sa joue.
Ce fut comme s’il avait mis le feu aux poudres. Tous ses sens
enflammés, elle se sentit mollir contre lui et plongea en avant pour
dévorer de sa bouche.
Pendant une bonne minute, il la laissa explorer avidement son
torse, puis il la souleva pour la retourner… ou plutôt, il essaya de
la retourner, car Sadie, qui tenait à le chevaucher, ne se laissait
pas faire. Résultat : ils s’écroulèrent du canapé et roulèrent
enlacés sur le sol.
Après avoir lâché un juron, Trey explosa d’un grand rire sonore.
Sadie, qui se retrouvait en dessous, lui tapa sur l’épaule.
— Pourquoi tu râles, ce n’est pas toi qui t’es écorché le dos sur
la moquette ?
En effet, dans leur étreinte sportive, son T-shirt était remonté
sous ses seins.
— Bof ! C’est rien, répliqua-t-il en enfouissant la tête dans son
cou.
— Lâche-moi, ordonna-t-elle en tentant de repousser ses
épaules — ses larges et inébranlables épaules.
— Je profite du spectacle.
Façon de parler ! S’il voyait quelque chose, c’était à tâtons, à en
juger par l’agitation fébrile de ses mains. Un frisson lui remonta
l’échine.
— Et ça t’excite ?
— Malheureusement non, répliqua-t-il en lui mordillant la lèvre
inférieure. Je n’aurais pas dû m’aventurer à catcher avec toi. Tu es
trop lourde, je ne boxe pas dans la bonne catégorie. Maintenant,
je me suis démis le dos. C’est malin. Rien qu’avec les séances de
kiné, ça va me coûter… Aïe ! protesta-t-il comme elle le tapait de
nouveau.
— Sadie ! s’exclama une voix horrifiée.
Meg. Sadie l’avait complètement oubliée — tout comme Daniel
— ce qui était le but de l’exercice d’ailleurs. Ayant recouvré ses
esprits, elle repoussa Trey qui, cette fois, se laissa faire
docilement.
— Sadie ? répéta Meg. Toi et mon frère ? Je n’y crois pas.
— Non ! Il ne s’est rien passé, balbutia-t-elle en se débattant
pour s’asseoir.
Oh non ! Son haut de pyjama bâillait autant en haut qu’en bas.
— A d’autres, ces murs sont fins comme du papier à cigarettes,
répliqua Meg.
— En effet, sœurette, je te le confirme, intervint Trey.
Meg, d’abord déconcertée, se mit soudain à rougir.
— Quoi ? Tous les deux, vous nous écoutiez ?
— Disons plutôt que nous avons été conduits à certains excès
pour échapper à vos débordements, rétorqua Trey.
Après avoir considéré le coin de plancher où ils se roulaient
quelques secondes plus tôt, Meg observa :
— Un peu radical comme solution. La prochaine fois, contentez-
vous de frapper à la porte.
— La prochaine fois, essaye d’être un peu plus prévenante avec
ta colocataire, répliqua Trey.
Sadie profita de leur dispute pour se recoiffer du bout des
doigts. Quelle conduite tenir en ce genre de circonstances,
comment dire, un peu délicates ? Le mieux qu’elle pourrait faire
serait peut-être de proposer à tout le monde un bon petit déjeuner.
Comme Daniel pénétrait à son tour dans le salon, Meg laissa
tomber la querelle avec son frère.
— Daniel, devine ? Je viens de surprendre ces deux-là en train
de flirter sur le… Mon chéri, ça ne va pas ? s’interrompit-elle,
étonnée.
Daniel, qui tenait son portable à la main, semblait hébété.
Visiblement, son état n’avait rien à voir avec l’excès de vin rouge.
— Daniel ? répéta Meg, alarmée.
— Mon père vient d’appeler. Ma mère a fait une crise cardiaque.

***
Trey les conduisit tous à l’hôpital Saint-Ignace de Memphis, où
Angela Wilson était opérée à cœur ouvert.
— Les médecins de cet hôpital sont à la pointe, dit Daniel d’une
voix blanche, alors qu’ils rejoignaient en courant l’entrée
principale.
Il cherchait visiblement à se rassurer mais, vu sa pâleur et son
expression tendue, cela ne paraissait pas très efficace.
— Elle est entre de bonnes mains, acquiesça Trey.
— Ma mère est en forme et elle suit un régime équilibré,
continua Daniel. Elle devrait s’en sortir…
— Oui, ça va aller, dit Sadie. Elle n’arrivait pas à s’enlever de la
tête que, durant l’essayage, Angela avait mentionné que l’annonce
des fiançailles lui avait porté un coup au cœur.
Comme ils atteignaient l’entrée du bâtiment et s’apprêtaient à
franchir la porte à tambour, Meg émit un son d’angoisse
inarticulée.
— J’ai laissé mon sac dans la camionnette, annonça-t-elle,
avant de se tourner vers son frère. Trey, tu peux me passer tes
clés ? Je reviens tout de suite, lança-t-elle comme Daniel lui jetait
un regard étonné, avant de s’emparer du trousseau et de partir au
petit trot.
A peine arrivés, ils furent dirigés vers une salle d’attente du
troisième étage où le père de Daniel, John Wilson, les attendait.
— Pas encore de nouvelles, déclara celui-ci quand son fils
l’embrassa.
— On en a au moins pour une bonne heure avant d’en savoir
plus, acquiesça Daniel. Les amis, merci de m’avoir conduit ici,
mais inutile de m’attendre, ajouta-t-il en se tournant vers Sadie et
Trey.
— Je reste jusqu’au retour de Meg, répondit Sadie.
— Moi aussi, renchérit Trey.
Dix minutes plus tard, le téléphone de Daniel se mit à vibrer. Un
sms. Il pressa aussitôt le bouton pour l’afficher sur l’écran.
— Un message de Meg, annonça-t-il en fixant l’écran sans
comprendre. Elle a été appelée à l’aéroport pour servir de bouche-
trou en urgence.
Trey croisa le regard de Sadie, qui hocha imperceptiblement la
tête — oui, la phobie de Meg pour les hôpitaux avait encore
frappé. N’empêche qu’elle était perturbée par le manque de tact
de son amie, qui aurait tout de même pu surmonter son malaise
par compassion pour son fiancé. Dans de telles circonstances,
n’avait-elle donc pas envie d’être aux côtés de Daniel ?
— La compagnie interdit aux membres d’équipage de refuser un
engagement plus de trois fois dans l’année et Meg a déjà
bénéficié de ses trois jours, expliqua Trey.
Il venait d’improviser cette histoire avec une maestria
impressionnante, car jamais Sadie n’avait entendu parler de ce
règlement. Meg méritait-elle que son frère se décarcasse pour elle
avec autant de zèle ?
— Je comprends, approuva Daniel d’une voix morne. Si Meg le
pouvait, elle serait présente, c’est évident.
— D’après le chirurgien, l’angiographie coronarienne montre
trois lésions importantes, annonça John Wilson. Il n’a pas pu
déterminer s’il serait possible de trouver trois vaisseaux pour
revasculariser le cœur.
— Il y verra certainement plus clair quand il pourra regarder
directement dans le cœur, dit son fils pour le réconforter.
Sadie avait suffisamment étudié la biologie humaine durant sa
première année à Princeton pour comprendre la discussion qui
s’ensuivit entre les deux hommes. Elle posa deux ou trois
questions auxquelles le père et le fils répondirent obligeamment,
prenant un plaisir manifeste à se distraire momentanément de
leurs soucis.
— Je vais me chercher un café, annonça Trey à la cantonade.
Quelqu’un en veut ?
Après qu’il eut pris les commandes et s’en fut allé, la discussion
s’épuisa rapidement. Pour occuper son désœuvrement, le père de
Daniel se dirigea vers le poster punaisé au mur qui décrivait les
premiers secours et, malgré sa parfaite connaissance des
manœuvres, il se planta devant et le parcourut avec
concentration.
— Merci d’être restée, dit Daniel en déplaçant sa chaise
perpendiculairement à celle de Sadie.
— C’est à ça que servent les amis, non ? répliqua-t-elle en lui
touchant la main. Je tiens à être présente pour toi.
Instinctivement, Daniel baissa les yeux sur son portable. Aucun
nouveau message de Meg. Il posa le téléphone sur la chaise
voisine et quand il se pencha en avant, les mains serrées entre les
cuisses, son genou gauche effleura la jambe de Sadie sans qu’il
s’en écarte.
— Tu sais, juste avant que j’annonce ce qui était arrivé à ma
mère, Meg prétendait que toi et Trey…
— Etions en train de flirter, compléta-t-elle en répétant les mots
de son amie.
Il chercha ses yeux :
— Alors, c’était vrai ? Ah d’accord, je vois, souffla-t-il, comme
elle hochait la tête.
— Pourquoi… Ça pose problème ? murmura Sadie pour que
John Wilson ne puisse entendre.
— J’aime bien Trey, mais lui et toi n’avez pas grand-chose en
commun, observa Daniel en fixant ses mains crispées.
— Pas plus que Meg et toi, répliqua-t-elle du tac au tac. Ça
t’ennuierait que je sorte avec Trey ?
Il soupira.
— Je serais mal placé pour protester. Surtout, quand…
— Bien sûr, acquiesça-t-elle, troublée de l’entendre reconnaître
implicitement qu’il était jaloux.
Il tourna complètement sa chaise pour lui faire face et s’empara
de sa main.
— Sadie, tu es une fille merveilleuse. Tu comptes beaucoup
pour moi et je voudrais…
— Que Trey se dépêche d’arriver avec les cafés, je suppose ?
lança brutalement une voix dans son dos.
Sadie réprima un cri.
— Trey ! Je ne t’avais pas entendu arriver.
— Je vois ça.
Il fixa les doigts de Daniel, jusqu’à ce que ce dernier,
embarrassé, libère la main Sadie. Il se mit debout en se frottant la
nuque. Après lui avoir tendu son gobelet, Trey annonça à brûle-
pourpoint :
— Bon, Sadie et moi on met les voiles.
Celle-ci ne discuta pas. Elle ressentait un soudain besoin
d’oxygène et de calme pour réfléchir à ce qui venait de se passer.
— Je t’appelle dès qu’on a des nouvelles, lui dit Daniel.
J’aimerais tellement que Meg soit là, soupira-t-il en regardant
tristement par la fenêtre qui dominait le parking.
— Si elle le pouvait, crois bien qu’elle serait ici auprès de toi,
affirma Sadie.
Elle s’était exprimée avec si peu de conviction qu’elle ne fut pas
surprise de sentir Trey la saisir par le bras et l’entraîner manu
militari vers la porte.
Il n’ouvrit pas la bouche avant d’être sorti de l’hôpital. Durant
l’heure qu’il avait passée à l’intérieur, le temps s’était réchauffé. Le
soleil se réverbérait en vagues brûlantes sur l’asphalte et des
ondes de chaleur miroitaient dans l’air.
— Est-ce que tu ne m’aurais pas embrassé ce matin pour
rendre Daniel jaloux ? demanda-t-il en fixant le parking
environnant, comme s’il se souciait peu de sa réponse.
— Ça ne m’est jamais venu à l’idée, protesta Sadie.
Il la scruta un moment et grogna :
— Le camion est par là.
Elle le suivit entre les rangées de véhicules, rapidement
distancée par les longues foulées de son compagnon.
— Si je t’ai embrassé, c’est parce que j’en avais envie,
proclama-t-elle, furieuse.
Deux enfants qui passaient se mirent à glousser, tandis que leur
mère lui adressait un regard de sympathie.
Trey refusait toujours de l’attendre. Elle repensa à leur baiser,
au contact de ses mains sur ses hanches, à l’ardeur qui se lisait
sur son visage… et sentit comme des papillons dans son
estomac.
J’aurais dû prendre un petit déjeuner, c’est le repas le plus
important de la journée. Tout ce qu’elle avait consommé depuis
son réveil, c’était deux tasses de café. Pas étonnant qu’elle
éprouve des pulsations dans les veines.
Trey pointa la commande de son trousseau et, plus loin, les
phares de sa camionnette clignotèrent.
— Je t’assure, insista Sadie en se pressant pour le rattraper. Ça
m’a beaucoup plu de t’embrasser.
Pourquoi se sentait-elle coupable ? S’ils s’étaient sauté dessus,
c’était les yeux grands ouverts, en pleine connaissance de cause,
pour grappiller un moment de plaisir.
— Sadie, inutile d’en faire tout un plat, répliqua-t-il en levant les
yeux au ciel. Quand une belle femme propose de m’embrasser, je
ne discute pas. C’était un super baiser, à ton initiative je te le
rappelle, mais il ne signifie pas plus pour moi que pour toi. C’est-à-
dire rien, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, répondit-elle après une seconde d’hésitation.
Enfin, euh… tu en es sûr ?
Il s’était passé tellement de choses depuis leur petit moment sur
le canapé qu’elle ne savait plus très bien où elle en était.
— Certain, asséna-t-il sur un ton sans appel. Même si c’était un
baiser digne des Jeux olympiques, je ne sortirai jamais avec une
femme qui se console d’une rupture.
Sur ce, la portière se referma sur Sadie avec un claquement
définitif.
***
Une semaine plus tard, Angela Wilson était encore en soins
intensifs, sa guérison ayant été retardée par une insuffisance
rénale postopératoire. Après être restée longtemps entre la vie et
la mort, elle reprenait des forces progressivement. Elle allait devoir
séjourner encore un bon moment à l’hôpital, mais les médecins,
optimistes, estimaient qu’elle serait sortie à temps pour le
mariage.
Ce qui signifiait que les préparatifs continuaient. Un samedi
matin, Nancy Kincaid organisa une réunion de campagne à
l’Auberge de la Confédération de Gemantown, l’hôtel réservé pour
le mariage.
Cela faisait plusieurs soirées que Sadie n’avait pas vu Meg, qui
avait volé continuellement. La veille, son amie était rentrée très
tard et lui avait envoyé un texto de l’aéroport pour la prévenir
qu’elle dormirait chez son fiancé. Son absence impliquait celle de
Daniel, bien que celui-ci ait pris de ses nouvelles par téléphone.
En fait, sa crise de jalousie à l’hôpital ou sa confusion
émotionnelle — ou quoi que cela ait pu être d’autre — avait été de
courte durée. D’après ce qu’elle pouvait en juger, Meg et lui n’avait
jamais été aussi proches.
La réunion se tenait dans un salon du Blue Mood, un piano bar
perché au dernier étage de l’hôtel. Evidemment, Meg et Daniel
étaient là en compagnie de Nancy. Et de Trey.
Sadie n’avait pas parlé à ce dernier depuis qu’il l’avait déposée
chez elle à la sortie de l’hôpital. Durant le trajet, il s’était montré
distant, tout comme elle d’ailleurs. Surtout parce que ses idées
s’embrouillaient dans sa tête et que c’était lui sa préoccupation
majeure.
Trey était peut-être capable d’embrasser une femme avec une
fougue incroyable et prétendre ensuite qu’il n’en avait rien à faire,
mais Sadie n’était pas aussi amnésique. Il lui semblait avoir
entrouvert la boîte de Pandore. Elle avait beau s’être empressée
de refermer le couvercle, certaines calamités s’en étaient
échappées. Jamais elle n’aurait dû embrasser Trey. Ce geste, a
priori, tout naturel se révélait lourd de conséquences.
Trey, qui discutait avec Nancy et Daniel, semblait ne pas avoir
remarqué son arrivée.
— Comment va la mère de Daniel ? demanda-t-elle en
s’asseyant à côté de Meg, sur le canapé le plus proche du piano
demi-queue.
— Pas mal, je crois, je ne l’ai pas vue, répondit nonchalamment
son amie en sortant un gloss et un miroir de son sac.
— Pas encore ?
— Je travaillais, et quand je suis à Memphis, c’est la course
continuelle entre la maison et l’aéroport, répliqua-t-elle, sur la
défensive, tout en se fardant les lèvres. Et puis, ce n’est pas
comme si la vieille bique m’appréciait.
— Meg ! protesta Sadie, choquée.
Son amie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier
que son fiancé était absorbé par sa conversation.
— Je t’assure, Sadie, cette femme est obsédée par les études,
dit-elle. A la seconde où elle a appris que je n’avais pas de
diplôme, elle s’est mise à me parler comme à une arriérée.
— Je suis sûre qu’avec le temps, ta belle-mère mettra de l’eau
dans son vin,
— J’ai bien peur qu’au lieu de s’améliorer, ça ne fasse
qu’empirer, répliqua Meg avec amertume en refermant d’un coup
sec son miroir. J’aurais accepté qu’après avoir appris à me
connaître Angela décrète que je suis infréquentable, mais elle m’a
jugée au premier regard. Aussi, une fois le mariage passé, je
compte bien l’éviter durant les cinquante prochaines années,
soupira-t-elle en s’enfonçant sur le canapé.
— Vous vivez dans la même ville et Daniel est proche de ses
parents, rétorqua Sadie, soucieuse. Meg, je sais que tu aimes
Daniel, cependant nos familles représentent une grande part de
nous-mêmes. Je comprends ce que tu ressens. Ne pas être
accepté par les siens tel qu’on est, parce qu’on est trop différent,
c’est très douloureux.
— C’est vrai, acquiesça Meg, émue aux larmes en sortant un
mouchoir de son sac.
Sadie avait de la peine pour elle.
— Hé, Meg ! intervint Trey. Si tu pouvais oublier cet ongle
cassé, ou le drame terrible qui vient de t’arriver, et ranger ton
mouchoir pour porter une once d’attention à la discussion, on
serait peut-être sortis d’ici avant minuit.
Comme Sadie lui décochait un regard noir, il écarta les bras
dans un geste d’incompréhension. Quoi, qu’est-ce que j’ai encore
dit ?
— Les filles, je pensais justement que nous n’avions pas encore
abordé la tenue des hommes, lança Nancy en s’asseyant à côté
d’elles. Meg chérie, je sais que tu y réfléchiras dès que tu auras le
temps, mais j’ai peur que ce soit trop tard pour s’organiser.
Cette dernière haussa les épaules avec indifférence. La
moutarde monta au nez de Sadie. Elle finissait par réagir comme
Trey quand il voyait sa sœur se décharger sur sa famille de la
moindre responsabilité. Sauf que, à l’inverse de lui, la frivolité de
Meg ne lui donnait pas envie de la marier à un homme dont la
famille réprouvait cette union.
— Je m’occuperai moi-même de mon smoking, déclara Daniel,
assis dans le fauteuil en face d’elle. Les garçons d’honneur
pourront en faire autant, s’ils le veulent.
— Trey, mon chéri, pour toi, je n’ai pas envisagé de smoking, dit
Nancy.
— Quelle bonne idée ! Je peux me contenter d’un costume ?
— Un costume neuf, précisa sa mère dont, soudain, les yeux
s’embrumèrent. Te souviens-tu de celui que j’avais acheté à
Logan pour son vingt-cinquième anniversaire ? Ton frère était si
beau dedans… Que dirais-tu d’un costume gris à fines rayures,
comme le sien ?
— Maman, les temps ont changé.
Sadie lui décocha un regard en coin. Quelqu’un d’autre avait-il
remarqué la prudente neutralité avec laquelle Trey s’exprimait ?
— C’est possible, soupira Nancy. Oh ! Meg ! Comme je regrette
que Logan et ton père ne puissent assister à ton mariage ! J’avais
toujours imaginé que tu marcherais vers l’autel à son bras. Il aurait
été si fier de toi, ma chérie.
Meg serra sa mère tout contre elle et, pendant un moment, les
seuls sons audibles dans la pièce furent moult reniflements et
murmures de réconfort.
— La terrasse en bas semble le lieu idéal pour les photos, lança
Trey qui, visiblement énervé par ces effusions, s’était éloigné vers
la baie vitrée.
— Tu as raison, ce serait parfait, renchérit Nancy après l’avoir
rejoint.
Le serveur arriva avec leurs boissons et Daniel en profita pour
se glisser à la place que Nancy venait d’abandonner sur le
canapé. Il enlaça Meg et, après avoir déposé un furtif baiser sur
sa bouche, lui tendit un jus d’orange.
Je n’ai aucune raison d’être là, je ferais mieux de partir, songea
Sadie. Oui, elle allait prendre congé et s’en aller.
— Certains de ces rosiers auront besoin d’être taillés avant le
mariage si vous ne voulez pas voir de fleurs fanées sur les photos,
déclara Trey en désignant la terrasse. J’en parlerai à l’hôtel. Meg,
lança-t-il aimablement, après avoir cherché des yeux sa sœur et
son fiancé, as-tu pensé à la composition de ton bouquet ? Que
dirais-tu d’un mélange de roses et de baies de millepertuis ?
— Ton père adorait les jonquilles, rebondit aussitôt Nancy. Et les
fleurs favorites de Logan étaient les lys asiatiques.
— Quoi qu’il en soit, tu y réfléchiras et tu me le diras, continua
Trey, sans relever son intervention. On trouvera ce qu’il te faut à la
jardinerie.
Nancy griffonna dans son bloc-notes, avant d’annoncer :
— Nous devons encore nous mettre d’accord sur l’agencement
de la salle de réception, la composition du buffet…
Sadie reposa son verre d’eau.
— Pour ça, vous n’avez pas besoin de moi, déclara-t-elle, au
moment exact où Trey disait la même chose.
Il la considéra, stupéfait.
— Vraiment, vous deux ! reprocha leur mère avec indulgence.
Je n’ai pas envie de prendre toute la responsabilité de ce mariage
pour m’entendre dire ensuite que j’aurais dû faire autrement.
— Maman, j’ai un rendez-vous, déclara Trey en jetant un regard
à sa montre. Alors, si ça ne te gêne pas…
Il mentait. Sadie n’en avait aucune preuve, mais elle en était
certaine.
— D’accord, répliqua sa mère, visiblement désappointée.
N’empêche que j’avais espéré qu’on déjeunerait en famille au grill
du rez-de-chaussée.
— Je ne vois pas comment on déjeunerait « en famille » alors
que la moitié de ses membres a disparu.
Sa mère laissa échapper un hoquet.
— Trey, ça ne se dit pas ! protesta Meg.
Daniel l’apaisa en lui passant la main dans les cheveux
— Avec qui as-tu rendez-vous ? demanda Nancy avec un
intérêt feint.
— Euh…, hésita-t-il.
Meg se redressa, mains sur les hanches, sous-entendant
clairement qu’il avait inventé ce rendez-vous.
— Avec moi ! s’écria Sadie.
Comme Nancy pivotait la tête vers elle, imitée par son fils, elle
précisa hâtivement :
— J’ai engagé Trey pour dessiner mon jardin.
— Depuis quand t’occupes-tu d’aménagement paysager ?
s’enquit Nancy en se tournant vers son fils.
Surpris, celui-ci avala son Coca de travers. Il abaissa son verre
et regarda Sadie.
— Trey a des idées extraordinaires, affirma celle-ci, bien
déterminée à en rester là.
C’était bien plus qu’il ne méritait. D’ailleurs, si elle avait menti,
c’était simplement parce que, ce matin, sa brusquerie ombrageuse
le faisait paraître… vulnérable.
— Eh bien, souffla Nancy, étonnée. Si je m’attendais.
— Oui, c’est pourquoi Sadie et moi devons nous en aller…,
enchaîna Trey. Nous avons rendez-vous avec…
— Ce type, compléta Sadie, comme il restait à court
d’inspiration. A propos de…
— A propos de ce truc, ajouta-t-il avec un sourire ironique.
Sadie se leva pour partir avec, pour la première fois depuis des
semaines, une furieuse envie de rire.

***
— Trey va vraiment dessiner le jardin de Sadie ? s’enquit
Daniel.
Meg observa son frère et son amie qui s’éloignaient en enlaçant
ses doigts à ceux de son fiancé. Arrivé près des ascenseurs, Trey
s’effaça pour laisser passer Sadie. D’où sortaient ses manières
d’homme du monde ?
— Première nouvelle ! J’imagine qu’il fait ça parce qu’il en pince
pour elle. Quoi ? demanda-t-elle, comme Daniel sursautait.
— Ne te méprends pas, j’aime beaucoup ton frère, se récria-t-il.
Mais Sadie a besoin de quelqu’un de plus… intellectuel.
— Peut-être qu’elle cherche simplement un petit flirt, répondit
Meg, bien qu’à la réflexion cela ne ressemblait guère à son amie.
Mais, pour sa part, n’aurait-elle pas juré qu’elle-même n’était
pas du genre à se caser ? Décidément, la vie était pleine de
surprises. En fait, le monde marchait sur la tête.
— D’ailleurs, Trey est intelligent, reprit-elle. S’il n’avait pas
obtenu une bourse sportive, il en aurait reçu une pour ses brillants
résultats.
— Je l’ignorais, dit Daniel, qui fixait toujours l’ascenseur.
— Si quelqu’un doit se faire du souci pour Sadie, c’est moi et
pas toi, observa-t-elle en lui décochant une pichenette.
— Je ne suis pas inquiet, répliqua-t-il en souriant. Si Sadie finit
moitié aussi heureuse que moi, j’en serai enchanté pour elle.
Meg se rapprocha de son fiancé pour l’embrasser. Elle n’en
revenait pas d’avoir trouvé Daniel, de s’être montrée suffisamment
sensée pour lui mettre le grappin dessus et, surtout, qu’il ait été en
même temps qu’elle frappé par le coup de foudre.
Elle lui enlaça la nuque, enfouit son visage dans son cou et
soupira :
— Hum, comme j’aime être là.
— Quand tu dis « là », tu parles de quoi… ? s’esclaffa-t-il en lui
tapotant le dos.
— D’ici, murmura-t-elle.
— Alors, restes-y aussi longtemps que tu le désires. Et même
pour toujours si ça te chante.
— Je t’aime, chuchota-t-elle en souriant contre sa peau tiède
tandis que son haleine lui chatouillait l’oreille.
— Quand on en aura terminé ici, je te ramène à la maison pour
te prouver à quel point moi aussi je t’aime.
— Si vous pouviez arrêter de vous peloter une minute,
j’apprécierais que vous vous intéressiez un peu aux opérations,
soupira Nancy en reposant le menu du buffet qu’elle étudiait de
près.
Ils ne purent s’échapper avant une bonne heure.
— J’aimerais bien passer par l’hôpital, déclara Daniel en lui
tenant la portière de sa Prius. Maman adorerait qu’on lui fasse un
rapport sur l’organisation du mariage.
— Je croyais qu’elle dormait tout le temps, répliqua Meg en
bouclant sa ceinture.
— Ça lui donnerait un bon prétexte pour se réveiller, argua son
fiancé, après avoir fait le tour de sa voiture. Et puis, tu ne l’as pas
revue depuis l’opération, tu te souviens ? ajouta-t-il avec un
sourire légèrement tendu.
— Je sais, c’est dommage — tout ça à cause de ces vols
supplémentaires pour New York, dit-elle sur un ton de reproche,
espérant qu’il la croirait. Je suis vannée. Si tu me ramenais chez
toi pour me démontrer l’étendue de ton amour ?
— Super idée ! lança-t-il en sortant en marche arrière de sa
place de parking.
Daniel avait l’air aussi fatigué qu’elle prétendait l’être, observa
Meg alors qu’ils s’approchaient de la ville. A leur arrivée à la
maison, elle allait lui faire un massage. Et, plus tard, leur faire
livrer un petit dîner romantique pour deux.
— Tu as raté la sortie, lança-t-elle en tournant brusquement la
tête, comme il dépassait la bretelle qui menait chez lui.
— Tu as oublié que nous allions à l’hôpital ? répliqua-t-il.
Oh non ! Elle qui croyait avoir réussi à l’en dissuader.
Réfléchis, allez, réfléchis et vite ! se dit-elle en s’affaissant dans
son siège. L’hôpital était à peine à trois cents mètres. Cela lui
laissait à peu près une demi-minute pour trouver une excuse
crédible.
Et si je lui disais la vérité ?
Mais Daniel serait tellement déçu. Et elle aurait l’air égoïste et
superficielle, exactement ce que sa famille lui reprochait.
Les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mit à renifler.
— Chérie, il y a quelque chose qui ne va pas ? s’alarma Daniel
qui venait d’enclencher le clignotant pour tourner dans le parking
de l’hôpital.
— Je… Non.
Sous le coup d’une inspiration soudaine, Meg fit semblant de
retenir un éternuement.
— Je dois couver un rhume. Il faisait un froid glacial dans la
cabine la nuit dernière. J’ai eu mal aux sinus toute la journée,
ajouta-t-elle en recommençant son manège.
— Chérie, tu ne peux pas entrer aux soins intensifs avec un
rhume, observa Daniel en ralentissant pour passer un dos d’âne.
— Je n’y avais pas pensé, dit-elle en ouvrant de grands yeux
innocents. Tu imagines, si j’infectais ta mère… ou quelqu’un
d’autre. Va lui rendre visite, reprit-elle, car il semblait si déçu
qu’elle n’osait lui proposer de ficher le camp illico. En attendant, je
piquerai un petit somme dans la voiture.
Elle allait fermer les yeux et s’imaginer qu’elle était ailleurs.
— Merci, chérie. C’est gentil à toi de patienter, surtout si tu ne te
sens pas bien. Je ne serai pas long.
Devant tant de gentillesse, elle se sentit plus bas que terre.
Chapitre 12
Sadie comparait les propriétés anti-oxydantes de trois variétés
de blés différentes, tout en écoutant son iPod programmé en
mode « Aléatoire ».
— Feed the wo-orld — nourrir le monde — se mit-elle à
chantonner.
C’était plutôt de circonstance, vu l’objet de ses recherches !
Mais aujourd’hui, cette ambition s’effaçait devant l’urgence de
pousser Daniel à réfléchir à ses priorités. S’il voulait épouser Meg,
il devait recadrer ses parents.
La sonnerie du téléphone mural du labo 3 couvrit soudain la
musique, et elle alla répondre.
— Un M. Kincaid est là pour vous, annonça Debra, la
réceptionniste.
A son ton guilleret, il était clair que le physique avantageux du
visiteur ne la laissait pas indifférente et qu’elle était fort curieuse
de connaître la nature exacte de leurs rapports.
Qu’est-ce que Trey venait faire ici ? Sadie regarda sa montre.
Toujours là pour l’empêcher de vivre ! Il devait avoir un sixième
sens : dans quelques minutes elle avait rendez-vous avec Daniel
pour déjeuner. Pourvu qu’elle arrive à expédier monsieur l’intrus
rapidement.
Elle ne prit pas le temps de rafraîchir son rouge à lèvres ni de
remettre de l’ordre dans ses cheveux, certainement ébouriffés par
sa mauvaise habitude de fourrager dedans. De toute façon, Trey
l’avait déjà vue dans un de ses pires moments et cela ne l’avait
pas découragé pour autant de l’embrasser.
Elle le trouva à la réception qui feuilletait le New Scientist. Avec
ses larges épaules moulées dans ce T-shirt noir, ce jean éculé et
ces grosses bottes, il aurait dû paraître aussi déplacé qu’elle sur
une passerelle de chantier. Or, bizarrement, ça semblait presque
normal de le voir ici.
— J’ai pensé que tu avais droit à une pause pour le déjeuner,
dit-il. Veux-tu venir croquer un morceau avec moi ?
— Désolée, j’ai déjà un rendez-vous, répondit-elle après avoir
consulté sa montre. Si tu m’accompagnes au labo, on aura
quelques minutes pour bavarder pendant que je rangerai mes
affaires.
Dans l’ascenseur, elle appuya sur le bouton du deuxième sous-
sol.
— Je voulais te remercier de m’avoir sauvé la mise devant ma
mère, hier, dit-il, alors que les portes se refermaient.
— Ce n’est rien. Je n’ai pas été capable d’inventer une excuse
aussi créative que ton Wes Burns, mais ça a tout de même permis
de te tirer de ce mauvais pas.
Trey sourit à l’évocation de Wes tout en faisant le geste de se
sceller les lèvres. Ah c’est vrai, il avait promis de ne plus jamais
prononcer ce nom.
Les portes de l’ascenseur se rouvrirent et Sadie scanna son
badge pour pénétrer dans le labo 3.
— Super microscope, lança Trey après avoir inspecté la pièce
des yeux.
— C’est un micro-spectromètre à infrarouge, répondit-elle en
rassemblant ses papiers.
— Tu t’en sers pour tes recherches sur les protéines du blé ?
Tiens ! Il se souvenait de son sujet d’étude. C’était surprenant.
— Euh, non. Ça c’était une recherche que je menais de ma
propre initiative.
— Une sorte de hobby ?
— Si tu veux, mais tout de même plus passionnant qu’une
collection de timbres, répliqua-t-elle, sur la défensive.
— J’en suis persuadé, acquiesça-t-il avec un manque de
conviction qui prouvait le contraire. Et là, qu’est-ce que tu
collectionnes ?
Il contemplait l’image affichée sur l’écran exigu du micro-
spectromètre.
— Des graines de blé complet, répondit-elle, de mauvaise
grâce.
Puisqu’il insistait, autant lui en mettre plein la vue, le submerger
de jargon scientifique pour qu’il n’ait plus qu’une envie : prendre
ses jambes à son cou. Quel soulagement s’il pouvait décamper
sans semer la pagaille dans ses projets de déjeuner !
— La haute teneur en protéines du blé est cruciale, mais mes
recherches concernent un stade plus précoce du développement,
dit-elle. Le taux de protéines baisse de façon drastique quand la
semence est détériorée ou plantée dans un environnement
défavorable. Si nous arrivons à développer des graines qui
survivent aux inondations, à la sécheresse, au manque de
nutriments, on pourra faire pousser du blé dans des conditions
considérées jusqu’à présent comme impossibles. Et pas
seulement le faire pousser, mais produire des épis plus gros et
plus vigoureux. Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’emporta-t-elle en
se raidissant, comme il se mettait à rire.
Vexée, elle referma sèchement le capot de son ordinateur
portable et ramassa ses papiers à la hâte.
— Tu n’es pas capable de faire pousser un plant de
rhododendron, un des végétaux les plus faciles à cultiver, dans
une terre aussi fertile que celle de ton jardin… mais tu espères
aider les fermiers africains à cultiver du blé dans des conditions
impossibles, observa-t-il, amusé.
— Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle, avoua-
t-elle.
— Quand ces recherches ont-elles cessé d’être un hobby pour
toi ?
— Aucune idée, admit-elle après un court silence.
— En tout cas, ce que tu décris paraît incroyable. Ça pourrait
changer la face du monde.
— Potentiellement. Mais comme il existe cent théories
différentes sur la manière d’y parvenir, ce n’est pas une mince
affaire de récolter des fonds pour un projet aussi flou. Il faudrait
arriver à convaincre un investisseur, seulement mon patron ne
croit pas à mon idée et j’ai tendance à m’offusquer de son manque
d’enthousiasme.
— Quelles sont tes possibilités ?
— Quitter SeedTech, développer ma théorie sur mon temps
libre dans l’espoir de convaincre mon patron, postuler pour une
subvention… De nombreux choix se présentent à moi sans que
j’aie encore déterminé lequel était le meilleur, conclut-elle en
fourrant les feuillets dans son sac. Cela dit, je suppose que tu n’es
pas venu ici pour parler de ça.
Même si elle avait pris grand plaisir à lui exposer son projet.
— Je suis là pour ton jardin. Tu as bien dit à ma mère que c’est
moi qui devais le concevoir…
— J’ai inventé ça pour faire diversion.
— Tu la connais, elle va vouloir vérifier le résultat. Ecoute, je te
propose de le dessiner. Ensuite, si tu le trouves à ton goût, tu
n’auras plus qu’à le planter. Autrement, je peux t’envoyer deux
jardiniers pour le faire à ta place. Tu n’auras qu’à superviser leur
travail.
C’était fort tentant. Sadie esquissa un sourire.
Le téléphone posé à coté du micro-spectromètre se mit à
sonner. Contrairement à son habitude, Sadie appuya délibérément
sur le bouton du haut-parleur pour répondre.
— Votre rendez-vous, Daniel Wilson, est arrivé, claironna Debra
dont la voix résonna dans tout le labo.
— Je croyais que tu avais renoncé à lui, objecta Trey, le visage
sombre.
— Nous déjeunons régulièrement en amis. Meg est
parfaitement au courant.
— Décommande-le, ordonna-t-il.
— Non, il n’y a aucune raison, répliqua-t-elle en se dirigeant
vers l’ascenseur.
Ils reprirent le chemin de la réception sans échanger un seul
mot. Au moment où ils émergeaient de l’ascenseur, le téléphone
de Sadie se mit à sonner.
C’était Lexie qui appelait pour confirmer que la soirée entre filles
aurait lieu le lendemain. Sadie s’éloigna pour noter les détails.
Quand elle raccrocha, Trey, qui discutait près de la fenêtre avec
Daniel, lui lança :
— Daniel vient de me dire qu’il ne voit pas d’inconvénient à ce
que je me joigne à vous.
Debra la regarda se diriger vers la cafétéria entourée de ses
deux magnifiques chevaliers servants sans réussir à cacher son
envie. Trop bête que l’un d’eux s’apprête à épouser ma meilleure
amie et que l’autre rêve de m’écraser sous un rouleau
compresseur ! songea Sadie.
Au moins, le choix de la cafétéria, lieu peu propice aux
manœuvres de séduction, prouverait à Trey qu’elle ne cherchait
pas à taper dans l’œil de son futur beau-frère. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que les plateaux en plastique orange, les
sandwichs enrobés de cellophane et les barquettes de salades
n’incitaient pas à la romance — même si c’était à cet endroit
précis qu’elle était tombée amoureuse de Daniel.
Tout en zigzaguant entre les tables avec le plat du jour — des
lasagnes — en équilibre sur son plateau, Sadie s’efforça de
refouler cette pensée déplacée.
— Comment va ta mère ? demanda Trey à Daniel, une fois tout
le monde installé.
— Nous avons bon espoir qu’elle sorte des soins intensifs la
semaine prochaine.
— Super ! s’exclama-t-il du fond du cœur. Ça signifie donc que
le mariage ne sera pas retardé ?
— J’espère bien que non.
Trey n’allait pas comprendre sa démarche, mais tant pis, c’était
le moment de saisir cette perche et d’intervenir. Certaines choses
devaient être dites.
— Tant que vous n’avez pas réglé certains petits problèmes
Meg et toi, tu ne crois pas que ce serait une bonne idée de
retarder un peu les festivités ?
Daniel s’immobilisa, interloqué, sa fourchette pleine de lasagnes
à quelques centimètres de sa bouche.
— Quels problèmes ?
— Tu connais Sadie, lança Trey. Toujours à stresser pour des
riens.
Il fronça les sourcils tandis qu’elle découpait son gratin avec
férocité.
— Je parlais de l’attitude de tes parents avec Meg, lâcha-t-elle,
exaspérée.
— Je t’accorde que leurs relations ne sont pas des plus faciles,
hésita Daniel, mal à l’aise.
— Allons donc, il est flagrant que ta mère déteste ta fiancée,
asséna-t-elle sur un ton accusateur.
— Ah bon, c’est vrai ? sursauta Trey.
— Maman fait des efforts, protesta Daniel.
Piqué au vif par le reniflement méprisant de Sadie, il finit par
avouer :
— Tu as raison, il faudrait qu’on travaille le sujet. Mais si Meg lui
rendait visite à l’hôpital, ça ferait avancer les choses.
— Elle vole beaucoup en ce moment, répliqua-t-elle.
— Je sais.
— Je suis sûr que Meg ira bientôt la voir, dit Trey.
Daniel baissa les yeux vers son assiette et poussa un soupir.

***
Pour la soirée, c’était Lexie qui avait choisi le night-club : Urban,
une boîte située dans un passage donnant sur Beale Street.
Toutes trois avaient prévu de s’y retrouver à 21 heures — une
heure bien tardive pour sortir au goût de Sadie, mais beaucoup
trop tôt selon ses compagnes dépitées.
Au cours de leurs nombreuses conversations téléphoniques,
Sadie et Lexie avaient fini par échanger pas mal d’informations.
Plus précisément, Lexie avait livré moult détails intimes sur sa vie,
tout en se répandant en conjectures sur celle de Sadie — qui
s’était bien gardée d’infirmer ou de confirmer ses spéculations.
Apparemment, Lexie ignorait totalement qu’on puisse se mettre au
lit à 22 heures avec, comme seul compagnon, quelque chose
d’aussi peu sexy qu’un gros bouquin.
Toutefois, c’était si rafraîchissant d’être considérée
rétroactivement comme « cool », que Sadie s’était sentie obligée
de se vêtir en conséquence et avait emprunté une tenue à Meg.
— Tu ne trouves pas cette robe trop courte ? demanda-t-elle en
surprenant le reflet de sa robe rose flashy dans la vitre d’une
voiture, alors qu’elles traversaient le parking de la boîte.
— Pour la dixième fois, non, répliqua son amie. Et d’abord,
qu’est-ce que tu feras si je te dis oui — tu vas l’enlever ?
Sadie lui fit la grimace et faillit s’étaler avec un manque absolu
d’élégance. Un talon des escarpins vertigineux de Meg venait de
se coincer dans une grille.
— Eh attention ! protesta celle-ci. C’est ma paire de chaussures
favorite. C’est sympa de sortir ensemble, rien que toi et moi, tu ne
trouves pas ? ajouta-t-elle, comme Sadie se raccrochait à son
bras pour garder l’équilibre.
— Tu oublies Lexie.
— Je n’arrive pas à croire que Lexie et toi vous vous entendiez
si bien, s’esclaffa Meg.
— Oui, c’est un mystère.
A l’intérieur, le club était sombre et les murs argentés
disparaissaient sous la fumée — à cause de la neige carbonique
ou des cigarettes, difficile à dire. Le vacarme de la musique lui
blessa les tympans.
— Tu vas t’y habituer, et après on pourra parler, cria Meg,
consciente de son inconfort.
Parler était justement la raison de leur présence ici. Cependant,
était-ce une si bonne idée que ça de pointer les écueils menaçant
la relation entre son amie et Daniel ? Elle n’en était plus si sûre.
Oui, mais d’un autre côté elle n’était pas seule dans cette affaire. Il
restait Lexie. Cette dernière avait entendu trop de doléances de la
part de Meg à propos des parents de son fiancé. Et elle n’allait
sans doute pas s’embarrasser avec des scrupules. Sadie décida
donc de ne pas intervenir. Arriverait ce qui devait arriver.
Lexie avait réussi à accaparer une table en bordure de la piste
de danse, et elle avait déjà commandé une tournée de cocktails
qui semblaient explosifs.
La musique changea. Aussitôt, les filles rejoignirent la piste en
dansant. Et bien sûr, des types vinrent se joindre au trio,
cherchant principalement à attirer l’attention de Lexie et de Meg.
L’un d’eux en particulier avait visiblement jeté son dévolu sur cette
dernière, et il la draguait d’une manière bien pesante. Sadie ne put
s’empêcher de remarquer que son amie répondait volontiers à son
flirt — même si c’était de manière très discrète.
Dès que le DJ fit une pause, Lexie tomba sur Meg pour lui faire
part de ses préoccupations.
— Notre relation est parfaite, répliqua celle-ci. Tout le monde
doit accepter des compromis, non ?
Elle tendit son verre au serveur qui passait, en lui indiquant de
rapporter la même chose.
— Désolée, mais ce n’est pas à toi de faire continuellement des
concessions, répliqua Lexie.
— L’important, c’est de mettre les choses au point avant le
mariage, intervint Sadie.
La musique repartit de plus belle, interdisant toute conversation
suivie. Sa manière de danser plus « conventionnelle » n’attirait
pas franchement les garçons ? Eh bien tant pis ! Sadie retourna
quand même avec Meg et Lexie sur la piste. Dès qu’il les vit,
l’admirateur numéro un de son amie repartit à l’assaut de plus
belle, encouragé par les œillades lascives que celle-ci lui glissait
sous ses paupières mi-closes.
La musique ralentit et le volume baissa un peu. Elles firent alors
une nouvelle pause. Avant qu’elles aient pu réaliser ce qui allait se
passer, l’admirateur de Meg fonça sur sa proie, déposa un baiser
sur sa bouche à l’arraché et disparut en direction du bar.
— Eh bien, il ne manque pas de culot celui-là ! observa-t-elle en
se tapotant la lèvre, visiblement amusée par son audace.
— Et il est à tomber, dit Lexie, alors qu’elles s’asseyaient de
nouveau à leur table.
— Si tu le veux, il est tout à toi, répliqua Meg, sur un ton teinté
de regret.
— Merci, mais j’ai renoncé au sexe pour le sexe.
Comme ses compagnes manquaient s’étouffer en avalant de
travers, Lexie s’efforça de prendre un air offusqué qui se
transforma aussitôt en éclat de rire.
— Je ne sais pas si c’est parce que tu te maries, ou parce que
Sadie a capté l’attention de Trey sans même avoir à ôter son
soutien-gorge…
— C’est faux, je n’ai pas capté l’attention de Trey, protesta cette
dernière tandis qu’un frisson parcourait sa peau.
— Si tu ne veux pas de lui, j’en connais plein qui ne ferait pas la
fine bouche, rétorqua Lexie.
— Pourrions-nous arrêter de mêler mon frère à nos histoires de
sexe ? soupira Meg.
— C’est justement mon intention, dit Lexie. J’ai décidé de ne
plus graver de nouvelle entaille sur ma tête de lit avant d’avoir
rencontré un type qui me plaît vraiment. Fini le tableau de chasse !
Je pourrais même me réserver pour l’homme idéal.
Leurs boissons étaient arrivées. Elles attendirent qu’on
débarrasse leurs verres vides avant de continuer.
— Tu m’impressionnes, dit Meg.
— Il se trouve que le nombre d’entailles commençait à devenir
un peu embarrassant, avoua Lexie en haussant les épaules. Bon,
les filles, il faut que j’y aille.
— Quoi ! Il est seulement 23 heures, protesta Meg.
— Oui, mais Trey a proposé de me ramener à la maison,
expliqua Lexie. Sadie, il a dû t’entendre discuter avec moi au
téléphone, parce qu’il m’a demandé s’il pouvait nous
accompagner. Je lui ai répondu que c’était une soirée entre
copines mais que, s’il voulait, il pouvait me raccompagner chez
moi, conclut-elle en haussant les sourcils de manière suggestive.
Une vague d’émotion primale déferla sur Sadie. Son instinct la
poussait à sauter sur Lexie, rouler avec elle dans la poussière, lui
empoigner les cheveux et tirer. Méchamment.
— N’est-ce pas toi qui viens de parler d’une politique de
réduction du nombre d’entailles ? rétorqua Meg.
— C’est ça la beauté des ex, claironna Lexie. Ils comptent pour
du beurre.
Dès qu’elle fut partie, la boîte sembla désertée. Meg commanda
une nouvelle tournée et leva son verre pour porter un toast.
— A la liberté ! lança-t-elle en bredouillant légèrement. A cette
soirée avec ma très chère amie, Sadie. Et mon amie Lexie, qui
vient de nous lâcher. Sans les bonshommes.
Etait-ce une manière de signifier qu’elle se sentait prise au
piège ? Sadie, envahie par un sentiment qu’elle n’arrivait pas à
définir, sirota une gorgée de cocktail, histoire de ne pas s’emballer.
Surtout, ne pas tirer de conclusions hâtives.
— Ma chérie, souviens-toi que tu aimes Daniel, murmura-t-elle
à son amie.
Là, elle avait vraiment pris sur elle !
— Bien sûr que je l’aime, répliqua Meg, morose. Si seulement il
pouvait être là !
Eh bien, comme décryptage des rapports amoureux, c’était
réussi ! Qui pouvait savoir ce qui se passait vraiment entre les
deux fiancés ? Sadie sortit son portable et parcourut sa liste de
contact. Dès qu’elle tomba sur le numéro de Daniel, elle tendit
l’appareil à son amie.
— Tiens ! Appelle-le et dis-lui de nous rejoindre.
Sans réfléchir, Meg porta le téléphone à son oreille, avant
d’émettre un hoquet horrifié.
— Je ne peux pas l’appeler ! Vite, comment on raccroche ?
Elle parcourut fébrilement le clavier des yeux, pressa le bouton
pour mettre fin à l’appel et laissa tomber le téléphone au milieu
des verres, comme s’il était radioactif.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Sadie, perplexe.
— J’ai dit à Daniel que je volais cette nuit. Il croit que je suis en
route pour Orlando.
— Meg !
— Il voulait que je passe la soirée à l’hôpital avec lui et son
père, tu imagines ? expliqua-t-elle, implorant sa compréhension.
— Meggie, il va falloir que tu surmontes ce… problème. Daniel
a besoin de ton soutien.
— Je sais, acquiesça-t-elle sur un ton misérable. Je sais.
— Si c’était Daniel qui était hospitalisé, s’il avait besoin de toi, tu
y as réfléchi ?
Meg blêmit mais ne répondit pas. Elle leva de nouveau son
verre, et lança à la fois comme une prière et comme un défi :
— A la liberté !
Chapitre 13
Alors qu’elle se frayait un chemin vers la zone d’arrivée de
l’aéroport international de Memphis, Meg scruta attentivement la
foule, soucieuse de ne pas se faire repérer par Daniel. D’un bref
coup d’œil au panneau des arrivées elle vérifia que le vol 2203 en
provenance d’Orlando avait bien atterri vingt minutes plus tôt.
Heureusement, à 8 heures du matin, le terminal était tellement
bondé que, si elle tombait sur son fiancé, elle pourrait toujours
prétendre s’être lancée à sa recherche. C’était si gentil de sa part
de venir la chercher à l’aéroport, chaque fois qu’il en avait la
possibilité !
Quelqu’un bouscula Meg, qui crispa les doigts sur la poignée de
son sac à roulette sans lâcher la foule des yeux. Elle n’était plus
qu’à quelques mètres de la porte d’arrivée. Daniel ne devait pas
être loin.
En fait, il était là. Sur sa gauche. Et, comme elle, il scrutait la
cohue.
A sa vue, le cœur de Meg battit plus fort. Bien sûr, le physique
avantageux de Daniel l’isolait de la foule, mais ce n’était pas ça
qui suscitait son émotion. C’était son air ouvert, honnête,
abordable. S’ils n’étaient pas toujours sur la même longueur
d’onde, c’était sa faute à elle et non celle de Daniel — et peut-être
un symptôme de la nouveauté de leur relation. Parce qu’il suffisait
d’un coup d’œil pour voir que c’était un type bien. Un type bien et
terriblement sexy. Meg sourit en réfléchissant au moyen de se
faire pardonner sa supercherie. Tiens, pourquoi pas tout de suite
— s’il se fichait d’arriver en retard à la clinique ?
— Daniel ! s’écria-t-elle joyeusement en fendant la foule pour le
rejoindre.
Il se retourna et leurs yeux se croisèrent.
— Mon chéri, c’est si bon de te revoir !
Cela faisait à peine vingt-quatre heures qu’elle l’avait embrassé
pour lui dire au revoir, mais c’était comme si elle ne l’avait pas vu
depuis des semaines. Elle l’enveloppa de ses bras et l’embrassa
passionnément.
Après une légère hésitation, il lui rendit son baiser, avec une
avidité qui la fit fondre. Ce qu’il peut avoir bon goût ! Quand il la
relâcha, elle tenait à peine sur ses jambes.
— Comment c’était à Orlando ? demanda-t-il.
— Horriblement chaud, répondit-elle avec une grimace. Hier
après-midi, la température dépassait les quarante degrés. A
l’atterrissage, on a essuyé un orage démentiel qui nous a bloqués
une demi-heure sur la piste, avant de pouvoir débarquer.
Prudente, elle avait téléphoné à une collègue ayant assuré le
vol pour qu’elle lui fasse un rapport circonstancié. Brusquement,
Daniel la lâcha, comme s’il avait reçu une décharge électrique et
sa physionomie changea du tout au tout.
— Menteuse ! murmura-t-il sur un ton menaçant qui lui donna la
chair de poule.
Même si elle savait qu’elle était une menteuse, son expression
fermée lui fit l’effet d’une gifle.
— Daniel…
— Hier soir, Sadie m’a téléphoné.
Sadie ? Meg, qui chancelait, se retint convulsivement à la
poignée de sa valise pour se raccrocher à quelque chose.
— J’ai entendu votre conversation. Visiblement, vous étiez dans
un bar.
— Une boîte de nuit, corrigea-t-elle machinalement, obsédée
par l’idée que sa propre amie ait pu la trahir.
— Où tu célébrais ta liberté.
Mais oui ! A présent, elle se souvenait. Après que Sadie eut
composé le numéro de Daniel, elle s’était emparée du téléphone
puis avait raccroché dans la panique — du moins, c’est ce qu’elle
avait cru. Ensuite, elle se revoyait jeter le portable sur la table où,
c’était clair à présent, il avait dû rester allumé.
— Si on allait discuter de ça au calme ? suggéra-t-elle.
— Non, mieux vaut rester ici. Je suis tellement en colère que je
pourrais casser quelque chose.
Jamais Daniel ne lui ferait du mal, alors qu’elle, elle l’avait
blessé au plus profond de lui-même. Accablée, Meg ferma les
yeux.
— Chéri, je suis désolée. J’aurais dû tout t’avouer depuis le
début.
— M’avouer quoi ? demanda-t-il en croisant les bras.
Si seulement il avait pu les refermer sur elle pour la réchauffer,
la sécuriser !
— Je t’en prie, allons ailleurs, implora-t-elle.
— Non, ce sera ici et maintenant, éructa-t-il, glacial.
Quelle horrible sensation ! Son avenir entier dépendait des
prochains mots qu’elle dirait. Mais par où commencer ? Comment
lui faire comprendre ?
— Quand mon père et mon frère ont eu leur accident de bateau,
papa est mort dans l’eau, mais Logan était encore vivant à
l’arrivée des secours, commença-t-elle en triturant son badge.
Seulement, il n’a jamais repris connaissance. Nous n’avons jamais
pu lui reparler.
Elle avait horreur d’évoquer cet épisode et sa gorge se serrait.
— Maman, Trey et moi… nous nous sommes relayés à son
chevet mais, au bout de quatre jours, les médecins ont décrété
qu’il ne sortirait jamais du coma. Ils ont dit que les lésions au
cerveau étaient irrémédiables et ils ont coupé son assistance
respiratoire.
Le visage de Daniel s’était radouci, et dans le cœur de Meg
l’espoir venait de renaître.
— Je suis vraiment désolé, dit-il. Mais je ne comprends pas ce
que…
A présent que le plus dur était dit, les mots se pressaient sur
ses lèvres.
— Depuis, j’ai la phobie des hôpitaux. Rien que d’en franchir les
portes me déclenche une crise de panique. Après la mort de mon
frère, je n’ai plus remis les pieds là-bas. Jamais.
Ils furent dépassés par un groupe de touristes qui parlaient à
toute vitesse dans une langue inconnue et dont les syllabes
gutturales lui écorchèrent les oreilles.
— Je comprends ton angoisse, dit Daniel. Mais il s’agit de ma
mère. Une femme qui va bientôt faire partie de ta famille. Notre
famille.
— Je ne peux pas y aller. Crois bien que si je pouvais, j’irais,
mais c’est impossible. C’est plus fort que moi.
Peut-être qu’en lui expliquant posément et suffisamment
souvent, il finirait par accepter cette réalité.
— Je ne comprends pas, marmonna-t-il en se frottant la nuque.
Pourtant, ta mère a eu une attaque…
Meg n’était pas fière du reste, mais ça, c’était de loin sa plus
grande honte.
— Daniel, quand maman a eu son attaque, j’ai demandé à faire
le maximum d’heures supplémentaires et j’ai passé presque tout
mon temps à voler. Trey a tout assumé.
— Quoi ! Ta propre mère.
Il avait élevé la voix et éveillé la suspicion d’un agent de sécurité
de l’aéroport qui les observait depuis un petit moment.
— Je suis loin d’être aussi admirable que toi, balbutia-t-elle,
consciente que son aveu l’avait choqué et qu’elle le dégoûtait
sans doute à présent.
Mais comment le lui reprocher ?
Daniel n’était pas du genre moralisateur, mais il avait une
grande exigence envers lui-même. Ainsi, au lieu d’exercer dans
une clinique privée, il avait choisi de pratiquer la médecine dans
un dispensaire. S’il était consultant chez SeedTech, c’était parce
qu’il souhaitait améliorer la vie des déshérités. Visiblement, l’idée
ne l’avait jamais effleuré que sa fiancée puisse ne pas être mue
par d’aussi nobles visées. Non, elle n’allait pas craquer. Pas
maintenant. Pas devant tout le monde.
— Pour moi, une journée réussie, c’est quand un de mes
passagers a passé un vol agréable, je n’ambitionne pas de sauver
des vies, reprit Meg. Mais cela, tu l’as su dès que tu m’as
rencontrée. Tu m’as choisie parce que je te rendais heureux. Et
c’est ce que je compte faire durant le restant de mes jours.
Elle prit le risque d’effleurer son poignet, puis caressa du bout
des doigts ses bras croisés sur sa poitrine. Il inspira profondément
sans amorcer de mouvement de recul. Nous allons pouvoir nous
en sortir, songea-t-elle, et son cœur se mit à battre plus fort.
— Si c’était moi qui étais en soins intensifs, viendrais-tu me
voir ? demanda soudain Daniel.
A l’idée qu’il pouvait être blessé, Meg, l’estomac noué, sentit
son sang se figer dans ses veines.
— Bien sûr, articula-t-elle, avec un manque de conviction
manifeste.
— Si j’étais écrasé par un conducteur ivre et que je gisais sur un
lit d’hôpital entre la vie et la mort, tu es sûre que tu resterais des
heures à mon chevet à me tenir la main ?
— Ça dépend, ironisa-t-elle. Tu serais conscient ou
inconscient ?
Sa plaisanterie, qui tomba à plat, fut suivie d’un long silence.
— Inconscient.
Aïe ! Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Meg déglutit
péniblement.
— Heu… Bien sûr que je resterais près de toi… mais à un
moment ou un autre, je serais bien forcée de retourner travailler,
tu ne crois pas ? Je veux dire… si tu étais gravement blessé, il
faudrait bien que je gagne l’argent du ménage… Voyons, c’est
ridicule ! protesta-t-elle soudain, consciente qu’elle cherchait à
noyer le poisson et que Daniel n’était pas dupe. Ça n’arrivera
jamais.
— Dans quelques semaines, nous sommes supposés nous tenir
debout devant un prêtre et jurer à la face du monde de nous aimer
et nous soutenir dans la santé comme dans la maladie.
— Je sais.
— Quand je prononcerai ces mots, ce sera du fond du cœur.
— Moi… moi aussi, bredouilla-t-elle, après une seconde
d’hésitation.
Hésitation qui signa sa ruine.
— Une des raisons qui m’a fait tomber amoureux de toi, c’était
ta légèreté, expliqua Daniel. Je sais bien que je suis trop sérieux
— c’est une tare familiale — et ta gaieté me sortait de ma
sinistrose. Avec toi, je me sentais plus joyeux, plus vivant.
— Alors dans ce cas, nous pourrons dépasser ce problème,
affirma-t-elle en lui prenant le poignet.
— Non, parce que tu n’es jamais sérieuse, dit-il d’une voix
tranchante comme un couperet. Tu esquives toutes les
responsabilités. Tu espères que le monde va s’organiser
harmonieusement autour de toi — ce qui arrive d’ailleurs, la
plupart du temps — mais, si nous devons passer notre existence
ensemble…
— Qu’entends-tu par « si » ? s’écria-t-elle, horrifiée.
— J’ai besoin de quelqu’un non seulement pour grimper avec
moi vers les sommets, mais aussi pour m’accompagner dans les
précipices. Meg, on ne peut traverser la vie sans connaître des
passes difficiles.
— J’en sais quelque chose, je n’ai pas été épargnée, je te le
rappelle. J’ai eu mon comptant d’épreuves quand j’ai perdu mon
père et mon frère. Jamais plus je ne veux revivre ça !
— C’est tout à fait normal, répliqua-il avec une indulgence
affectueuse qui fit renaître son espoir. Mais que se passera-t-il si
le pire arrive ? Si je suis blessé ou qu’un de nos enfants tombe
malade ? Si l’un d’eux est atteint d’une grave affection chronique,
seras-tu capable d’assumer ?
Muette, elle le fixa un long moment avant d’affirmer :
— Evidemment, tout le monde est capable d’assumer quand ce
genre de problème vous tombe dessus.
Daniel secoua la tête.
— Détrompe-toi. Mon expérience de médecin m’a appris que
plus de la moitié des mariages explosent à la mort d’un enfant. Et
que lorsqu’un des membres d’un couple souffre d’une longue
maladie ou d’une blessure grave, l’idylle aboutit le plus souvent à
un divorce.
— Ce ne sont que des statistiques, répliqua Meg, désespérée.
Moi, je t’aime.
— Nous devons nous sentir engagés l’un envers l’autre en toute
circonstance, pour le pire comme pour le meilleur et sans aucune
exception.
— Daniel…, implora-t-elle en triturant son poignet de chemise
immaculé.
— Meg, ce que je recherche c’est une partenaire. Je dois être
sûr que tu me soutiendras, comme de mon côté je te soutiendrai.
— Tu peux compter sur moi.
C’était de la folie ! Elle était Meg Kincaid, la fille qui pouvait avoir
tous les hommes qu’elle voulait. Qui traînait derrière elle une
ribambelle de cœurs brisés parce qu’elle avait refusé de prendre
l’amour au sérieux. Et voilà que l’homme qu’elle avait choisi pour
partager sa vie désirait quelqu’un de mieux !
— Je suis avec toi pour toujours et de toutes les manières
possibles, insista-t-elle solennellement.
Comme Daniel la scrutait, elle déversa dans ses yeux tout
l’amour qu’elle lui portait. Il fallait absolument qu’il la croie.
— Si tu dis vrai, accompagne-moi tout de suite à l’hôpital voir
ma mère, exigea-t-il.
Instantanément, Meg fut submergée par les bruits et les odeurs
de l’hôpital, par l’angoisse de la mort. Etourdie, elle se raccrocha à
la frêle poignée de son sac à roulettes, mais il n’y avait aucun
appui à attendre de ce côté-là.
— Si j’avais peur des serpents, m’obligerais-tu à en prendre un
dans ma main ? argumenta-t-elle. Si j’avais peur du noir,
m’enfermerais-tu dans un placard ?
— Es-tu avec moi ou pas ? répliqua Daniel, impitoyable.

***
Trey observa Sadie qui engageait sa petite Lexus dans son
allée. Elle constata qu’une fois de plus sa camionnette était garée
en plein dans le passage et pila net.
— Belle soirée ! lança-t-il.
Assis sur les marches, il lézardait au soleil encore chaud, au
milieu des stridulations des cigales et des effluves de jacaranda
provenant de l’autre côté de la rue. D’après les critères en vigueur
— et même des critères aussi exigeants que ceux de Sadie
— c’était indéniablement une soirée superbe.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? demanda-t-elle sèchement.
Pourquoi son humeur imprévisible produisait-elle sur lui un effet
pareil ? Mystère. Mais il commençait à s’habituer à sentir son
pouls s’accélérer dès qu’elle l’approchait. Pressé de profiter du
combat qui s’annonçait, Trey s’étira comme un chat et s’installa
confortablement avant de riposter :
— C’était pour te montrer le projet que j’ai conçu pour ton jardin.
Il avait étalé le plan sur la table en métal à l’extérieur et fixé les
coins avec des cailloux.
Sadie se pencha pour poser sa serviette avant de déverrouiller
la porte, lui offrant une vue des plus plaisantes sur sa chute de
reins.
— Trey, franchement, je ne suis pas d’humeur. Alors, rentre
chez toi faire une bonne sieste. Après la nuit que tu viens de
passer, tu dois être épuisé.
Quelles que soient les raisons de l’irritation de la demoiselle, il
allait bien s’amuser. Il était prêt à le parier. Il ôta les cailloux qui
retenaient la feuille et la roula pour suivre Sadie à l’intérieur.
— Je ne suis pas fatigué, répliqua-t-il.
— Quelle endurance admirable ! persifla-t-elle.
— Sadie, je ne vois pas du tout de quoi tu parles.
— De Lexie et toi, si tu veux savoir !
Elle est jalouse ? L’idée le frappa comme une révélation. Elle
traversa son esprit déclenchant un sourire qu’il ne parvint pas à
effacer tandis qu’il la suivait dans le salon.
— Ah, Lexie…, soupira-t-il de manière suggestive en posant le
rouleau sur la table basse. En fait, elle et moi…
— Tu n’as aucune raison de commencer ta phrase par « elle et
moi », le coupa Sadie. Même si c’est justifié, je ne veux pas le
savoir. De plus, tu peux remballer ce sourire idiot — cette fille ne
t’a choisi que pour minorer artificiellement son bilan sexuel.
Enervée, elle avait entrepris de tapoter et redresser les coussins
parfaitement alignés de son canapé rouge — celui où ils s’étaient
laissés un peu aller quelques jours plus tôt. Trey avait du mal à se
retenir de rire, mais elle avait l’air si bouleversé et vulnérable qu’il
se mordit la lèvre.
— En fait, il ne s’est rien passé entre Lexie et moi, reconnut-il
enfin pour l’apaiser.
Sadie, qui cognait comme une sourde sur un malheureux
coussin qui ne lui avait rien fait, s’interrompit pour lâcher
dédaigneusement :
— Si tu savais comme je m’en fiche.
— Je disais simplement ça en passant, pour la petite histoire,
répliqua Trey en allant s’appuyer nonchalamment au manteau de
la cheminée.
Sadie plongea la main dans la poche de la veste de son tailleur
crème pour en tirer son portable. Elle parcourut la liste des
messages avant de lui jeter le téléphone, où s’étalait sur l’écran un
défilé de smileys hilares.
— Si c’est le cas, pourquoi Lexie m’a-t-elle envoyé ce texto ?
— Ma belle, j’ai l’impression que Lexie voulait te rouler dans la
farine et qu’elle y a réussi au-delà de toute espérance, s’esclaffa-t-
il.
— Quand tu dis que rien ne s’est passé, voudrais-tu préciser ce
que tu entends par « rien », demanda Sadie, assise sagement sur
le canapé, les mains posées sur ses genoux et les chevilles
croisées.
Comment arrive-t-elle à justifier à ses propres yeux une
question pareille ? se demanda Trey. Théoriquement, ma vie
amoureuse ne la concerne en rien.
— Hum, voyons voir, marmonna-t-il en se frottant le menton. Si
je me souviens bien…
Sadie plissa les yeux, méfiante.
— J’ai reconduit Lexie chez elle — elle possède une maison à
Cooper-Young — et elle m’a invité à prendre un café, proposition
que j’ai acceptée.
Ce petit hoquet horrifié est-il un effet de son imagination ? Pour
en avoir le cœur net, Trey vint se percher sur l’accoudoir du
canapé, pieds bien plantés sur le sol.
— Nous avons donc bu notre café en discutant de football et de
programmes télé, continua-t-il. Et aussi de toi.
— Vous avez parlé de moi ? dit-elle en sursautant.
— Eh oui, figure-toi que Lexie est devenue ta première fan.
— En effet, c’est à n’y rien comprendre, reconnut-elle
sèchement. Ensuite, que s’est-il passé ?
— Ensuite, j’ai huilé sa porte qui grinçait.
Sadie se raidit. Visiblement, elle suspectait une allusion
grivoise, ce qui amusa Trey.
— Les gonds du garde-manger de sa cuisine, précisa-t-il. Puis
j’ai examiné sa collection de DVD, je lui ai fait l’amour, on a
essuyé la vaisselle…
— Stop ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu as dit après la collection
de DVD ?
— Je ne lui ai pas fait l’amour. J’ai simplement glissé ça entre
deux phrases pour vérifier que tu suivais. Hé ! protesta-t-il comme
elle lui jetait un coussin à la figure. Dois-je préciser que Lexie ne
m’a pas fait l’amour non plus ?
— Très drôle.
— D’ailleurs, qu’est-ce que ça peut te faire que j’ai couché ou
non avec elle, puisque c’est Daniel ton grand amour ?
Interloquée, Sadie en resta bouche bée.
— Je n’en sais rien, reconnut-elle.
— Au fait, je dois m’excuser d’avoir mis en doute les motivations
de ton déjeuner avec Daniel, l’autre jour.
— Pourrais-tu arrêter de passer du coq à l’âne ? Ça me
déstabilise.
— N’empêche que tu as eu raison de soulever le problème du
différend entre ma sœur et sa mère. Il faut que Daniel règle cette
histoire avant le mariage.
— Pourquoi crois-tu que j’en ai parlé ? répliqua Sadie un peu
vivement. Heu, on pourrait peut-être examiner les plans du jardin,
tu ne crois pas ?
— Je pensais que tu ne me le demanderais jamais, dit Trey en
déroulant avec empressement son dessin sur la table basse.
Certains de ces arbustes ne s’obtiennent que sur commande,
alors il faut te décider rapidement. Mon projet s’articule autour de
la pièce d’eau et de la fontaine qui sont placées ici, expliqua-t-il en
pointant son doigt sur le papier, alors qu’elle se calait
confortablement sur le canapé. Un banc dominera la mare et
bénéficiera d’une vue superbe sur les massifs bordant la véranda
— principalement du chèvrefeuille et du mahonia à feuilles de
houx, dont les inflorescences jaunes ressortiront magnifiquement
sur les murs de la maison.
Sadie se pencha pour déchiffrer la liste des plantes notée en
bas de page, mêlant latin et langue vulgaire. Au passage, Trey
huma les effluves de miel et de citron s’échappant de sa
chevelure, qui correspondaient parfaitement à la personnalité de
l’amie de sa sœur, douce et acide à la fois.
Ayant perdu le fil de ses pensées, il se plongea dans l’examen
minutieux du plan, avant de reprendre :
— Oh ! j’ai placé quelques buissons de forsythia dans ce coin-là
pour ombrager les sauges et les delphiniums en été. Ce massif
aura un côté sauvage, alors qu’en réalité…
— Qu’est devenu mon jardin de cottage anglais ? demanda
brusquement Sadie. Où sont mes lavandes et mes jonquilles ? Je
n’en vois trace nulle part.
— Ce ne sont pas des fleurs pour toi.
— N’empêche que ce sont celles que j’ai choisies.
Trey ne manquait pas d’air ! Aucune des plantes qu’elle avait
demandées ne figuraient dans son projet.
— J’ai dit à mes parents que j’avais créé un jardin anglais,
expliqua-t-elle. Que va-t-il se passer quand ils débarqueront ici et
découvriront ton projet à la place ?
Trey faisait-il exprès de ne pas comprendre où elle voulait en
venir ?
— Voudrais-tu oublier un moment tes complexes ? répliqua-t-il.
Dans la maison, c’est peut-être toi la plus intelligente des deux,
mais au jardin j’en connais bien plus long que toi. Un jardin doit
être le reflet de son propriétaire. C’est pourquoi j’ai dessiné ce lieu
unique, subtil, surprenant, aux multiples facettes.
— Oh ! souffla-t-elle, secouée par un frisson d’excitation, avant
de se pencher de nouveau sur le dessin.
Elle était réduite au silence. En effet, comment continuer à
objecter, alors que Trey venait de la qualifier de créature unique,
subtile, complexe, et aux multiples facettes ?
— Peut-être que si, dès le début, tu avais développé ces
arguments…, argua-t-elle.
— Si seulement tu acceptais l’idée qu’on puisse s’y connaître
plus que toi, riposta-t-il en grognant.
Elle lui effleura le dos de la main.
— Je suis désolée.
L’air de rien, il posa la main sur la sienne, comme pour lui
répondre. Elle tressaillit. La vibration qui parcourut son bras lui
remonta jusqu’au cœur.
— Je dois reconnaître que ton projet est… incroyable,
bredouilla-t-elle.
— Tu dis ça pour me faire plaisir, répliqua-t-il avec une moue
dubitative.
Sadie rougit. Elle ne pouvait détacher les yeux de ses lèvres.
Comme pour camoufler son trouble, elle se plongea soudain dans
la contemplation du plan — sans pour autant lâcher sa main.
— Non, je suis sincère, c’est fantastique ! insista-t-elle. Tu as
pensé à tout et je peux vraiment me figurer la globalité du projet. Il
est éblouissant.
Trey haussa les épaules, comme s’il se souciait peu de ses
éloges, cependant il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire et il
lui caressa doucement la main du bout du doigt. Sadie se
trémoussa sur le canapé, les genoux serrés.
— Trey, tu es si doué. Comment peux-tu envisager de lâcher ce
métier ?
Il eut un mouvement de recul.
— J’ai passé toute ma vie dans une pépinière. J’en ai ma
claque des jardins.
— Oui, mais tu ne faisais pas de design paysager. Je ne savais
même pas que tu en étais capable. Ta famille l’ignore également…
— Sadie, j’ai décidé de reprendre le football.
Chapitre 14
— Mais tu es trop vieux ! s’exclama Sadie, stupéfaite.
— Idiote, pas comme joueur, mais comme coach, répliqua Trey
qui s’était levé pour arpenter la pièce.
— Tu as déjà entraîné l’équipe de ton ancien lycée, n’est-ce
pas ?
— Rien à voir avec Andrew Johnson High et un emploi à mi-
temps avec un salaire de misère. Je parle d’entraîner l’équipe
d’une grande fac.
— Laquelle ? demanda-t-elle, abasourdie.
Jusque-là, elle avait toujours cru que, tôt ou tard, il finirait par se
soumettre à la puissance des liens familiaux et professionnels et
renoncerait à son projet.
— Tu te souviens de l’entretien dont je t’ai parlé, le jour où je
suis venu dîner chez toi… c’était avec un coach de Berkeley, un
type avec qui j’ai joué à Duke. Non seulement il était à la
recherche d’un joueur, mais aussi d’un nouvel assistant.
— Berkeley, en Californie ?
— Exactement. J’y suis allé en exploration une ou deux fois.
L’entretien final a eu lieu la semaine dernière et, hier, il m’a offert
le boulot.
— Tu y vas pour les filles, c’est ça ?
— Quoi ?
— Espèce d’obsédé ! Tu rêves de te taper des blondes
californiennes, des surfeuses en Bikini style Alerte à Malibu…
Enervée par son sourire suffisant de tête à claques, elle
poursuivit :
— J’espère que tu es au courant que toutes ces bimbos ont
recours aux implants.
— C’est un fait avéré ?
— Et que la sensation est beaucoup moins agréable.
— Ah bon… Pour qui ? Celle qui les porte ou celui qui les
palpe ?
— Pour les deux, affirma-t-elle sur un ton sans réplique.
L’éclat rauque de son rire la bouleversa. Ce qui n’échappa pas à
Trey, qui la dévisagea. C’était l’homme le plus observateur qu’elle
ait jamais rencontré.
— Tu vas me manquer, Sadie, avoua-t-il, comme surpris, après
l’avoir regardée attentivement. Je te jure. Nos discussions vont me
manquer.
— Alors ne t’en va pas, rétorqua-t-elle. Qu’est-ce qui te pousse
à partir ?
— Pourquoi rester ?
— Je ne sais pas… euh… pour ta famille… ton entreprise…
Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, mais elle avait du mal
à se dépêtrer de ses idées.
— Et quoi d’autre ? demanda-t-il en la scrutant intensément.
— Je ne sais pas, souffla-t-elle, les doigts crispés sur ses
genoux.
— Tu sais ce qui va aussi me manquer ? soupira-t-il.
Elle secoua la tête, alors qu’elle savait très bien ce qu’elle
espérait entendre.
— Ça, dit-il en l’attirant dans ses bras.
Dès que ses lèvres se posèrent sur les siennes, une décharge
électrique la parcourut tout entière, la projetant contre lui. Il en
profita pour lui prendre les fesses à pleines mains et la presser
tout contre son ventre. Comme il s’emparait de sa bouche en
poussant son avantage au maximum, elle accueillit sa langue
avec un gémissement langoureux qui résonna dans son torse.
Aussitôt, les dernières réserves de Sadie s’évanouirent,
balayées par l’urgence et l’ardeur de son désir. Trey l’étreignit
avec plus de passion encore, comme s’il voulait fondre son corps
dans le sien sien.
Elle l’avait déjà embrassé, mais cette fois, c’était différent.
Daniel n’avait plus rien à voir avec ce baiser. Elle se soumettait
corps et âme à l’exploration de sa langue tout en tâtonnant le long
des muscles puissants de son dos pour trouver le bord de sa
chemise. Enfin, ses mains glissèrent sous le tissu et se posèrent
sur la tiédeur de sa chair nue, déclenchant chez Trey un cri
d’exultation. Pressé de lui retourner la faveur, il tira fébrilement sur
son chemisier pour l’arracher de son jean.
Comme ses doigts caressaient la peau sensible de ses
hanches, elle se cambra, submergée par un désir insoutenable qui
l’amenait au bord de l’explosion. Il suffirait d’une étincelle pour
qu’elle s’embrase.
Consciente qu’ils atteignaient le point de non-retour et qu’elle ne
pouvait prendre de décision à la légère, elle hoqueta :
— Trey ?
— Hum ? marmonna-t-il en abandonnant sa bouche.
Son gémissement déçu se transforma en ronronnement satisfait
quand elle sentit ses lèvres glisser le long de son cou. Elle tendit
la tête en arrière, pendant qu’il s’activait sur les boutons de son
corsage.
Soudain, une voix lointaine traversa le brouillard qui les
environnait.
— Sadie, qui est-ce ?
Quelqu’un approchait du bout du couloir.
Tous les deux s’immobilisèrent.
— C’est Meg, chuchota-t-elle, tandis que Trey commençait
hâtivement à reboutonner son chemisier. Je pensais qu’elle était à
l’aéroport aujourd’hui.
Sadie redessina le contour de ses lèvres du bout du pouce.
Pourvu que son rouge à lèvres ait totalement disparu ! Cela valait
mieux que d’avoir la figure toute barbouillée. Soudain, elle émit un
gloussement aigu, car Trey tapotait sur ses hanches pour lisser le
tissu de son chemisier.
— C’est un peu tard pour crier au viol, ma chérie, observa-t-il,
avant de reculer au moment pile où sa sœur entrait dans la pièce.
N’empêche que la scène est diablement compromettante,
songea Sadie en s’efforçant de repousser discrètement du pied le
coussin tombé à terre. Impossible que Meg n’ait aucun soupçon…
— Meg ? appela-t-elle, étonnée après avoir relevé la tête.
Son amie marchait comme un zombie. Il devait y avoir un
problème. Et de taille.
Pareille à une somnambule, Meg la fixait avec des yeux
écarquillés. Elle était sous le choc.
Inutile de se faire des illusions. Elle les avait vus.
— Heu… Ce n’est pas ce que tu crois, bredouilla Sadie.
— Ne va pas croire qu’il s’est passé quelque chose, parce que
ce serait une erreur, renchérit Trey.
Ouf, merci !
— Daniel…, articula lentement Meg.
Le cœur de Sadie fit un bond dans sa poitrine. Au ton de sa
voix, les prochains mots ne pouvaient être que : « est blessé » ou
« est mort ».
— … Daniel vient de rompre avec moi.
Chapitre 15
— Mon Dieu, ma chérie, mais c’est horrible ! s’exclama Sadie,
soulagée malgré tout d’apprendre que Daniel était sain et sauf.
Meg se laissa tomber comme une masse sur le canapé et son
frère lui hurla :
— Que s’est-il passé, bon sang ? Qu’est-ce que tu as encore
fait ?
— Arrête de l’agresser, protesta Sadie qui, s’efforçant d’oublier
que quelques secondes plus tôt ses mains parcouraient son corps
avec une avidité dévorante, l’écarta sans ménagement pour
s’agenouiller devant Meg. Ma chérie, que s’est-il passé ?
demanda-t-elle tendrement avant de se tourner vers Trey pour lui
jeter un regard qui signifiait « prends-en de la graine ».
Exaspéré, celui-ci leva les yeux au ciel.
Meg repoussa les cheveux qui lui couvraient le visage. Elle
semblait dans un état second.
— Il… il a dit que j’étais incapable d’assumer mes
responsabilités, que je suis persuadée que le monde tourne
autour de moi.
— C’est faux ! s’indigna Sadie, outrée.
Pas très crédible, d’accord, mais n’empêche que, même si
c’était vrai, Daniel n’avait pas le droit de larguer Meg si près du
mariage.
Daniel a laissé tomber Meg.
Elle n’avait pas saisi tout de suite les implications de ce
retournement de situation qui venaient de lui sauter aux yeux avec
la fulgurance d’un feu d’artifice.
Daniel est libre.
Soufflée, elle manqua perdre l’équilibre et retomba sur ses
talons. Il est libre.
Non, non, non, non, non. Pas si Meg devait rester prostrée, le
cœur brisé.
Trey l’empoigna avec un manque total de délicatesse et la
repoussa sur le côté, avant de s’accroupir devant sa sœur dont il
enlaça les épaules.
— C’est une simple dispute d’amoureux, affirma-t-il pour la
réconforter. Vous êtes tous les deux sous pression à cause du
mariage qui approche. Demain, tout sera oublié.
— Non, je ne crois pas, répliqua Meg en secouant la tête
comme un automate.
— Je parie que Daniel regrette déjà ce qu’il t’a dit, assura Sadie,
après s’être éclairci la gorge.
— Toi, tu restes en dehors de tout ça, ordonna durement Trey.
— Quelle idiote je suis ! gémit Meg en enfouissant son visage
dans ses mains. J’ai mal agi. J’ai menti à Daniel qui m’a prise sur
le fait. Le coup de fil, quand on l’a appelé hier soir, tu te souviens ?
lança-t-elle en relevant la tête pour s’adresser à Sadie. Eh bien,
ton téléphone ne s’est pas éteint correctement et il a entendu
toute notre conversation.
— Quoi ? s’exclama Trey d’une voix lourde de menace.
— J’étais sûre que tu avais raccroché, balbutia Sadie.
— Je suis désolée — mais ce n’est pas le pire, reprit Meg en
serrant convulsivement la main de son frère. Le vrai problème,
c’est que je ne vois pas comment ça pourrait s’arranger entre
Daniel et moi, vu qu’il me méprise.
— Meggie, tu exagères, protesta Trey, mal à l’aise. Daniel ne te
méprise sûrement pas.
— Bien sûr que non ! renchérit Sadie. S’il t’a dit des choses
idiotes, c’était sous le coup de l’émotion. Tous les hommes font ça.
Curieuse de connaître sa réaction, elle se tourna vers Trey dont
les yeux exprimaient un message très clair : oui, si j’ai dit que tu
me manquais… c’était aussi sous le coup de l’émotion.
Compris, répliqua-elle par un bref regard, avant de l’ignorer pour
se consacrer à Meg.
— Je parie que, dès ce matin, Daniel va débarquer avec un
énorme bouquet de fleurs pour se faire pardonner de s’être
conduit comme un imbécile, affirma-t-elle.
— Non, il ne viendra pas.
La conversation tournait en rond. Mais dans une situation
pareille, quel argument arriverait à remonter le moral de son
amie ?
Tout en lui dispensant ses paroles compatissantes, Sadie était
traversée d’horribles pensées. Dès que Meg aura trouvé
quelqu’un d’autre — ce qui ne saurait tarder — il ne faudra pas
perdre de temps pour retenter ma chance avec Daniel…
D’ailleurs, afin d’éviter toute gêne, mieux vaudrait que Meg
déménage… Ce qu’elle aurait dû faire depuis longtemps déjà…
— Ma chérie, va te coucher, finit-elle par dire pour mettre fin à
cette tempête dans sa tête. Je vais t’apporter un bol de cacao.
Meg la serra sur son cœur et quitta la pièce, tel un fantôme.
— Du cacao ? s’exclama Trey.
— C’est ce qu’offre toujours ma mère en guise de réconfort,
répondit-elle en jetant un coup d’œil vers la cuisine. J’espère
qu’on en a.

***
Et la réponse était « non ». C’est ce qui expliquait pourquoi Trey
se retrouvait au milieu de la nuit à la superette du coin — ouverte
ving-quatre heures sur ving-quatre, une chance ! — pour acheter
du chocolat en poudre.
Le temps de revenir, il avait mis ses idées au clair quant à
l’attitude à adopter avec Sadie. D’abord, ne plus envisager de
l’embrasser — ou de faire quoi que ce soit d’autre avec elle. Ce
truc étrange qu’il éprouvait pour elle, ce désir inexplicable, tout ça
n’était qu’un symptôme de son besoin urgent de quitter la ville. La
preuve : son intérêt affiché pour Daniel le laissait froid. Un intérêt
qu’elle avait été incapable de dissimuler quand elle avait appris
que Meg et lui avaient rompu.
Trey ne put s’empêcher de l’observer. Sadie était en train de
préparer le cacao. Après avoir étudié attentivement les
instructions sur la boîte, elle mesura les cuillérées de poudre
brune avec une précision d’apothicaire, puis alla même jusqu’à
doser la quantité de lait qu’elle versa dans la tasse. Elle fourra
ensuite le tout au micro-ondes, réglé sur une minute trente.
— Meg aime boire très chaud, intervint Trey sur un ton bourru.
Tu ferais mieux de rajouter trente secondes.
— Sur le paquet, il est écrit « une minute trente ».
Sadie attendit le bip du four et testa le cacao, qu’elle renfourna
aussitôt pour trente secondes supplémentaires.
— Ce qui s’est passé avec mon portable, quand Daniel nous a
entendues Meg et moi, était un accident, affirma-t-elle.
— Je te crois.
Et il était sincère. D’après les détails qu’il avait arrachés à sa
sœur, il apparaissait que Meg avait cru éteindre le téléphone, mais
qu’elle s’était trompée — probablement parce que Sadie l’avait fait
boire délibérément — mais cette accusation n’aurait pas tenu
devant un tribunal.
A travers la porte semi-opaque du micro-ondes, il fixa la tasse
qui tournait lentement sur elle-même.
— Peut-être que cette rupture prouve que Daniel et elle
n’étaient pas faits l’un pour l’autre, suggéra Sadie.
— Tu cherches une excuse pour dormir la nuit, répliqua-t-il
sèchement et, voyant qu’elle pinçait les lèvres, il ajouta : j’imagine
que tu vas en profiter pour sauter sur Daniel.
Il avait dit cela pour lui faire mal, alors que c’était lui qu’il
poignardait :
— Je ne suis pas un vautour, répliqua-t-elle, blessée, sans oser
toutefois croiser son regard.
— Pourquoi tant de scrupules ? Il n’y a pas mort d’homme.
C’est une simple rupture et tu as envie de ce type.
Elle ne le nia pas. Rien de surprenant, puisqu’il connaissait
depuis longtemps ses sentiments pour Daniel. N’empêche que cet
aveu muet juste après leur baiser… un baiser qui lui avait fait
perdre le nord et l’avait laissé si retourné… qu’il avait même
envisagé de retarder son départ.
Bref, il y avait de quoi être fou furieux.

***
Après une demi-douzaine de bières, l’ex-futur-beau-frère de
Trey — en réalité ce qualificatif ne semblait pas tout à fait juste,
mais il avait le cerveau trop embrouillé pour trouver mieux
— n’avait plus du tout l’air « bien propre sur lui ».
Et même la dernière chanson que venait de brailler Daniel
— avec un soutien minime de sa part, et le renfort enthousiaste du
gros type assis à l’autre bout du bar — était positivement paillarde.
Si Sadie l’avait vu à cet instant, l’image idéale de son précieux
Daniel s’en serait trouvée sérieusement écornée. Consolation
minable. Et encore, la quantité d’alcool ingérée au cours de la
soirée n’avait même pas réussi à émousser la colère de Trey…
Cette peste l’avait allumé en l’embrassant passionnément pour,
quelques secondes après, s’illuminer comme un sapin de Noël en
apprenant que Daniel était redevenu un homme libre. Il y avait de
quoi l’avoir mauvaise !
N’empêche qu’il devait laisser son ressentiment de côté.
D’ailleurs qui se souciait de qui Sadie embrassait ? Seul comptait
le but qu’il s’était fixé : persuader Daniel de se rabibocher avec
Meg.
Depuis leur rupture, sa sœur était au trente-sixième dessous et
sa mère totalement paniquée. Impossible de quitter la ville en les
abandonnant dans cet état. S’il réussissait à convaincre Daniel de
pardonner à Meg — sa pire faute étant d’avoir refusé de rendre
visite à sa mère à l’hôpital, mais ce n’était tout de même pas la fin
du monde, non ? — tous deux pourraient renouer leurs fiançailles.
Bien sûr, à l’heure actuelle, cela semblait mission impossible,
mais Trey comptait bien y arriver quand même. Et si Sadie
s’imaginait avoir le champ libre, elle sous-estimait ses capacités.
Idem si elle s’imaginait qu’il se souciait le moins du monde de leur
baiser.
— Mon vieux, tu tournes au paranoïaque, bredouilla Daniel.
Oh non ! Il avait dû exprimer son ressentiment à voix haute.
— Oublie ce que je viens de dire, mec, ce sont des propos
d’ivrogne, répliqua-t-il en indiquant du doigt au barman de
renouveler la tournée.
Une minute plus tard, l’homme leur apporta leurs boissons. Il
s’empara du billet de vingt que Trey lui tendait et désigna à Daniel
un groupe d’habitués, installés dans un box à l’autre bout de la
salle.
— Vous avez une requête. Ces gens veulent Oh Danny Boy.
— Tiens, c’est mon prénom ! marmonna Daniel, surpris.
— C’est vrai ? répliqua le barman en se tournant vers Trey pour
confirmation. Alors vous devriez y arriver facilement.
Après tous les airs qu’il avait beuglés durant la soirée, il pouvait
bien faire plaisir une dernière fois à son public…
— Tu connais le début de cette chanson ? demanda Daniel à
Trey, après avoir avalé une gorgée de bière.
— Très mal. Je la déteste.
— Quoi ! Elle est magnifique, protesta Daniel, outré — il
prononça « mafignique ».
— Tu crois que je suis aussi mal en point que toi ? s’enquit Trey,
préoccupé.
— Presque, répondit obligeamment le barman.
D’accord. Il fallait vraiment régler l’affaire en vitesse. Ce qui était
impossible tant qu’il n’avait pas arraché à Daniel la promesse de
voir Meg… Une promesse qui, vu l’état de l’intéressé, devrait
certainement lui être rappelée le lendemain matin.
Daniel fredonnait avec un air absorbé, répétant son
interprétation de Oh Danny Boy.
— Le problème avec ma sœur, c’est que c’est une enfant gâtée,
avança prudemment Trey après avoir bu une gorgée de bière.
Autant porter le blâme sur leurs parents, afin d’inciter Daniel à
endosser le rôle de l’homme providentiel qui aiderait Meg à
surmonter ses faiblesses.
— Pas gâtée, irresponsable, corrigea son interlocuteur.
Aïe ! Cela paraissait plus ardu de passer l’éponge sur
« irresponsable » que sur « gâtée ».
— Mais elle est très gentille, riposta Trey.
— Pas faux, acquiesça Daniel, avant de lancer au barman : si
elle est très gentille, pourquoi elle veut pas venir voir ma mère à
l’hôpital, hein ?
— Ah ça, c’est toujours dur de savoir.
L’homme avait répondu avec lassitude. Ce n’était pas la
première fois qu’il devait avoir recours à des banalités polies face
à ses clients éméchés. Trey se souvint vaguement que le sujet
avait déjà été mis sur le tapis. Combien de fois durant la soirée ?
Trois ? Quatre ?
— D’après elle, c’est parce que son frère est mort à l’hôpital,
balbutia Daniel.
— Meg t’a dit ça ? sursauta Trey.
Bizarre ! Sa sœur donnait toujours l’impression de se ficher de
tout, et particulièrement des souvenirs du passé. C’était un peu
perturbant de découvrir que la mort de leur père et de Logan
suscitait encore chez elle une réaction aussi violente.
— Elle est incapable de pénétrer dans un hôpital — quel qu’il
soit, expliqua Daniel.
— Sérieusement ?
Lui aussi était hanté par le passé, parfois, mais pas au point
d’en avoir des phobies.
— La preuve : quand votre mère a fait une attaque… reprit
Daniel.
Maintenant qu’il y songeait, Trey se souvenait bien qu’à
l’époque Meg lui avait affirmé ne pas pouvoir modifier son
planning. Peut-être était-ce simplement parce qu’elle ne le voulait
pas.
En lui, la compassion se mêlait à l’irritation. Visiblement, sa
sœur avait un problème, mais pourquoi était-elle incapable de le
surmonter, comme tout le monde ?
Le fredonnement de Daniel s’était amplifié. Soudain, il fit pivoter
son tabouret et entonna le premier couplet de Oh Danny Boy.
Beurk ! Cette chanson était une vraie guimauve.
Deux strophes plus tard, le gros type au bout du bar, visiblement
ému par l’interprétation de Daniel, se mouchait à grand bruit.
— Le problème avec les femmes, c’est qu’elles agissent la
plupart du temps en dépit du bon sens, déclara Trey, qui avait
profité de ce répit pour éclaircir ses idées.
Tout en chantant les fleurs fanées et les rêves de bonheurs,
Daniel hocha la tête pour exprimer son approbation.
La preuve : Sadie n’était-elle pas un peu fofolle quatre-vingt-dix
pour cent du temps ? Avec elle on ne pouvait jamais savoir à quoi
s’attendre. Un vrai paradoxe de la part de quelqu’un d’aussi calme
et posé.
En tout cas, quand elle l’embrassait, elle n’avait plus rien de
raisonnable.
— Que veux-tu, nous les mecs, on est bien obligés de supporter
leur grain de folie, conclut-il.
C’était facile d’imaginer la réaction de Sadie si cette théorie
— comme quoi les femmes étaient dingues et les hommes obligés
de se montrer indulgents — arrivait à ses oreilles. Dommage qu’ils
ne se parlent plus ! Il aurait adoré l’appeler pour la lui répéter. Rien
que pour la faire enrager et rigoler un bon coup.
— Meg a dit que, si j’étais blessé dans un accident de la route,
elle ne viendrait pas me voir à l’hôpital, glissa Daniel, profitant de
l’intervalle entre deux couplets pour exprimer ses doléances.
— Aïe !
C’était pousser le bouchon un peu loin, même de la part d’une
sœur irresponsable. Jamais Sadie n’aurait laissé tomber son
homme comme ça.
— Sadie, elle, elle viendrait me voir à l’hôpital, ajouta Daniel.
Stupéfait, Trey le dévisagea. Avait-il, une fois de plus, pensé à
haute voix ? Mais non, c’était pure coïncidence si l’esprit de son
voisin et le sien avaient cheminé de concert.
— Euh, oui… vraisemblablement, souffla-t-il, déconcerté.
Daniel se retourna vers le bar, son tour de chant totalement
oublié.
— Sadie se soucie des autres, affirma-t-il avec conviction.
— Oui, en particulier du fiancé de sa meilleure amie, ronchonna
Trey tout bas.
— Si seulement je pouvais aimer Sadie, soupira Daniel.
— Mais tu ne l’aimes pas, répliqua Trey en fourrant prudemment
son poing dans la poche de sa veste pour ne pas cogner
— accidentellement — la tête de son voisin.
— Difficile de croire qu’elle et Meg soient du même âge,
continua Daniel, abîmé dans ses pensées. Elle est tellement plus
mûre. Et si brillante. Je suis toujours séduit par l’intelligence chez
une femme.
— Meg est loin d’être bête, répliqua Trey. Son intelligence est
plus instinctive que livresque, mais c’est très bien aussi.
Daniel acquiesça de la tête avant de lâcher avec une sincérité
qui devait certainement beaucoup à l’alcool :
— Mes parents ne l’aiment pas. Ce sont des intelluctuils, euh…
intellectuels, et des snobs. Le métier d’hôtesse de l’air ne…
— Sais-tu à quel point c’est dur d’obtenir ce job ? Il y a
sûrement plus de candidats que pour entrer en fac de médecine.
— Probable. Tu devrais dire ça à ma mère.
— Tu ne partages pas les vues de tes parents ?
— Bien sûr que non, se récria Daniel, avant de vider sa bière.
J’ai fait médecine pour ne pas affronter la désapprobation glaciale
qui me serait tombée dessus si j’avais choisi une autre voie. Mes
parents ont toujours mis la barre particulièrement haut.
— Ça paraît rude, observa Trey.
— Il se trouve que j’adore mon métier. J’aime m’organiser, faire
les choses bien, mais je connais les dangers du perfectionnisme à
outrance. C’est pour ça que Meg me convient. Enfin, qu’elle me
convenait.
Il rota — certainement une offense impardonnable dans la
famille Wilson — avant de conclure :
— Sadie et moi sommes trop semblables.
— Vas-tu aller la retrouver ?
— Sadie ?
— Non, Meg, éructa Trey entre ses dents serrées.
— A la fin, on aura tous traversé des bons et des mauvais
moments, pérora Daniel. L’important c’est de choisir la bonne
personne pour traverser avec nous les caprices de l’existence.
— Pour toi, cette personne c’est Meg, affirma Trey avec
conviction.
— Sadie…, bredouilla Daniel, l’air perdu.
— Est à moi.
Mais qu’est-ce qui lui passait par la tête de sortir cela ?
— Euh…, grogna Daniel, avant de s’immobiliser les yeux hors
de la tête. La voilà !
Trey se retourna lentement sur son siège. En effet, Sadie se
tenait sur le seuil de la salle et toute son attitude exprimait
l’exaspération. Dès qu’elle les aperçut, ses yeux bleus se mirent à
lancer des étincelles.
— Je n’arrive pas à y croire, fulmina-t-elle en se campant
devant eux, mains sur les hanches — une posture qui mettait
particulièrement son corps en valeur.
Vu sa manière de la lorgner, cela n’avait visiblement pas
échappé à Daniel, sur qui elle pointa un doigt vengeur.
— Ça fait des heures que je vous cherche et je vous trouve où ?
Daniel, quand je pense que la pauvre Meg se morfond à la
maison, alors que tu passes du bon temps dans un bar !
Ouf ! Pour une fois, ce n’était pas sur lui que tombait l’ouragan.
D’ailleurs, s’il songeait aux chansons qu’il avait dû se coltiner, il se
demandait bien qui avait passé du bon temps. Sadie se tourna
bientôt vers lui pour l’attaquer bille en tête.
— C’est ta faute. Tu te fiches que ta sœur ait le cœur brisé ou
quoi ?
— Pas du tout ! s’indigna Trey. Si je suis ici, c’est pour inciter
Danny Boy à retourner auprès de sa promise, expliqua-t-il avec
panache — traîtreusement trahi par une articulation pâteuse.
Excédée, elle leva les yeux au ciel.
— Demain après midi, Meg part pour Buenos Aires, annonça-t-
elle. Elle y restera trois jours. Daniel, si tu veux régler le problème
en vitesse, c’est demain matin… ce matin, dernier délai, corrigea-
t-elle, après avoir consulté sa montre. Bonne nouvelle : Meg
accepte de te parler.
— Meg accepte ? releva Daniel, stupéfait.
— Tu l’as blessée. Elle ne te doit rien.
Le concept était trop sophistiqué pour que le pauvre garçon
cherche à argumenter.
— D’accord, marmonna-t-il avant de s’écrouler tête la première
sur le bar.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’alarma Sadie.
— Rien, il est soûl, Sadie chérie, dit Trey en lui enlaçant la taille
pour l’attirer contre lui.
Hum, comme elle sentait bon ! Heureusement qu’il avait trop bu
lui aussi, parce que sobre, il aurait été trop en colère après elle
pour la serrer dans ses bras.
— Toi aussi, répliqua-t-elle, sans toutefois se dégager. Il faut
arriver à le dessoûler à temps pour qu’il voie Meg.
— Pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il lui parle, alors que tu as
peut-être devant toi la chance de ta vie ?
Il préférait taire que Daniel avait chanté ses louanges, même si
ce n’était pas très élégant de sa part.
— Meg est ma meilleure amie. Je ne supporte pas de la voir
malheureuse.
— Alors tu vas une fois de plus la jeter dans les bras de ton
homme ? Ce n’est pas du masochisme, ça ?
— Je t’ai déjà expliqué que je ne chercherai à récupérer Daniel
que si les choses échouent entre eux.
— Sadie Beecham, tu as une belle âme, déclara Trey avec
l’accent traînant du Sud.
— A t’entendre, on dirait une vieille fille d’antan en train de
cuisiner sa recette secrète de tarte aux pommes pour la kermesse
de l’église.
— Maintenant que tu en parles, c’est exactement comme ça
que je te vois dans quelques années.
Son insolence lui valut une bonne tape sur l’épaule.
— Aïe ! Heureusement que tu n’es pas en grande forme, sinon
qu’est-ce que ce serait ? lança-t-il en toisant ses courbes d’un œil
appréciateur.
— Trey, tu n’es pas seulement soûl, mais en plus tu baves,
répliqua-t-elle avec une grimace. Tu aurais besoin de te reprendre
un peu.
— Ouais, pour ressembler davantage à Daniel.
Ils se tournèrent vers ce dernier qui, la joue gauche écrasée sur
le bar, la bouche ouverte, émit un ronflement sonore.
— Exactement ! Tu devrais prendre exemple sur lui, s’esclaffa
Sadie en se rapprochant encore un peu plus de Trey.
Elle frôla son torse, ce qui était loin d’être désagréable. Il
l’observa, le regard taquin :
— C’est dingue comme tu me parais sexy quand j’ai trop bu.
— Salaud !
— Tu es sûre qu’il faut que tu en aies terminé avec Daniel pour
coucher avec moi ? Parce que, si c’est simplement sexuel, je suis
près à piétiner mes principes.
— Moi, il y a un principe auquel je tiens, murmura-t-elle. J’ai
besoin que le type me plaise.
— Mais je te plais, clama Trey. Je te plais tellement que ça te
rend hystérique.
A cet instant, Daniel se réveilla en sursaut. Il dressa la tête,
balbutia « Sadie ? » et s’effondra de nouveau sur le bar.
— On ferait mieux de le sortir d’ici, décréta-t-elle. Tu arrives à
tenir debout ?
— Bien sûr, répliqua Trey qui, descendant précautionneusement
du tabouret, découvrit avec soulagement qu’il tenait encore sur
ses jambes. Où veux-tu qu’on l’emmène ?
— Chez lui. Il doit bien avoir ses clés quelque part.
Comme elle se mettait à fouiller les poches de Daniel, Trey lui
tapa sèchement sur les doigts.
— N’en profite pas pour t’exciter. C’est moi qui m’en charge.
Au final, il s’avéra que Daniel n’avait pas ses clés sur lui. Il avait
sûrement dissimulé un trousseau quelque part, mais elle n’avait
aucune envie de soulever une à une les pierres de son jardin ou
son paillasson aux petites heures de la matinée.
— L’idéal, ce serait de trouver quelqu’un qui ne fera pas toute
une histoire si on le dérange à point d’heure — et si possible qui
connaît le moyen de ramener un ivrogne à la vie, suggéra Trey.
— Penserais-tu à la même personne que moi ? répliqua Sadie
en dressant les sourcils.
Chapitre 16
En fait, ils tirèrent Lexie du lit. Sadie aurait eu l’air d’un
épouvantail si on l’avait réveillée en pleine nuit. Pas Lexie. Sa
chevelure blonde cascadait harmonieusement sur ses épaules
dénudées sous les fines bretelles de sa chemise de nuit de soie.
Véritable femme orchestre, en deux minutes elle avait lancé la
machine à café, concoctait déjà ce qu’elle appelait son « tonique
préventif contre la gueule de bois » et trouvait le moyen, durant la
préparation de la mixture, de draguer outrageusement Trey, trop
préoccupé pour répondre à ses avances.
— On devrait essayer de faire boire un peu d’eau à Daniel, dit-
elle en se rendant dans la salle à manger pour y chercher un
verre. Si par la même occasion, il pouvait avaler un peu
d’ibuprofen, ce serait encore mieux.
— As-tu couché avec Trey ? demanda Sadie, qui l’avait suivie.
— Ouh là ! s’exclama Lexie en sortant un verre ballon du buffet.
Dis-moi, la question est totalement non… Comment dit-on quand
quelque chose arrive comme un cheveu sur la soupe ?
— Non sequitur.
— Exactement, sourit Lexie. Tu n’as pas reçu mon texto ?
— Si, mais je le soupçonne d’exagérer.
Du moins, Trey l’en avait persuadée.
— Tu m’as percée à jour, gloussa Lexie. En réalité, il ne s’est
rien passé.
Qui aurait cru que le soulagement pouvait s’apparenter à ce
point au retour du soleil après la tempête ?
— C’est un bon point puisque tu cherches à maîtriser ta
sexualité pour changer de vie, l’encouragea Sadie tandis qu’elles
retournaient dans la cuisine.
— Tu as raison, je saute de joie ! répliqua Lexie, pince sans rire,
en faisant tomber dans sa paume deux cachets d’ibuprofen.
Voyons voir si on arrive à lui faire avaler ça.
Vers 4 heures du matin, Daniel avait ingéré successivement du
café, de l’eau, et des cachets — deux fois et coup sur coup — la
tactique médicale de Lexie ne tenant aucun compte de la
posologie inscrite sur le flacon. A présent, il dormait d’un sommeil
agité sur le canapé du salon.
Elle offrit « généreusement » de recueillir également Trey
— hors d’état de conduire jusqu’à Cordova — mais Sadie s’y
opposa.
— Je l’emmène chez moi, décréta-t-elle. Comme ça, demain
matin, je le déposerai à sa camionnette pour qu’il puisse revenir
chercher Daniel chez toi.
Le clin d’œil appuyé de Lexie prouva qu’elle n’était pas dupe de
ces beaux prétextes.

***
Ne va pas tout ficher par terre, s’enjoignit Meg. Elle appliqua
une couche de gloss sur ses lèvres et s’examina d’un œil critique
dans le miroir de la cheminée. Elle savait ce qu’elle avait à faire et
elle était déterminée à le faire. Quoi qu’il lui en coûte. Ne sois pas
stupide, se sermonna-t-elle pour la centième fois, ça ne va pas te
tuer.
— Daniel arrive dans cinq minutes, annonça Sadie, s’attirant un
regard plein de reconnaissance.
— Merci d’avoir pris ta matinée pour rester avec moi.
— Pas de problème. D’autant que je m’ennuie à mourir au
boulot en ce moment.
Sadie avait installé son ordinateur sur la table de la salle à
manger et « pour se détendre » travaillait à un truc complètement
métaphysique.
— Quand Daniel sera là, j’irai attendre dehors, sous la véranda,
reprit-elle. Si tu as besoin de moi, tu n’auras qu’à appeler.
Après avoir considéré la pièce dont le haut plafond donnait une
impression d’espace — impression illusoire qui s’évanouissait
aussitôt qu’une demi-douzaine de personnes l’occupait — elle
ajouta, songeuse :
— En fait, j’aurais peut-être besoin d’une maison plus
spacieuse.
Une pointe de culpabilité tarauda Meg. Ses affaires prenaient
bien plus de place que celles de Sadie. Sa gêne ne fit que croître
quand elle se rappela l’épisode des murs trop fins pour étouffer le
moindre bruit.
— Si tu as besoin d’espace, c’est moi qui dois déménager, se
récria-t-elle. Même si j’échoue à me réconcilier avec Daniel…
Etranglée par un sanglot qui l’avait prise par surprise, elle
pressa la main sur sa bouche.
Elle s’attendait à ce que son amie proteste : « Il est hors de
question que tu déménages ! J’adore t’avoir chez moi. » Mais
Sadie se contenta de repousser nerveusement sa chaise et de se
diriger vers la fenêtre, sa tasse de café à la main.
Elle a vraiment envie que je m’en aille, réalisa Meg, consternée.
Elle aussi, elle en a par-dessus la tête de mon côté égoïste et
irresponsable. Elle parcourut hâtivement la pièce des yeux pour
trouver quelque chose à remettre en place. Malheureusement, la
maisonnette était aussi impeccable qu’à l’ordinaire. Même le linge
qu’elle avait plié la veille au soir s’était volatilisé.
Meg avala péniblement sa salive. Il était impossible que Sadie
veuille se débarrasser d’elle. Bien sûr, elle n’était pas sa seule
amie, elle avait Lexie et toute la bande, mais ils ne lui étaient pas
aussi indispensables. Elle ne pouvait se fier à eux comme elle se
fiait à Sadie pour rester à ses côtés quoi qu’il arrive.
— Je vais faire du café, claironna-t-elle.
— J’en ai préparé du frais, il est sur le comptoir, répondit Sadie,
étonnée.
— Bien, je t’en apporte une tasse.
— Non merci, je suis suffisamment à cran comme ça.
Comme elle reposait sa tasse sur la table, Meg fonça dessus
pour s’en emparer prestement.
— Je remporte ça dans la cuisine.
— Eh bien, on dirait que quelqu’un à des fourmis dans la
culotte, ironisa Sadie, ressortant une vieille expression de sa
mère.
— En fait, il me faudrait une bonne dose d’huile de foie de
morue, sourit Meg, amusée.
— Je me disais bien que j’avais oublié quelque chose, répliqua
Sadie en lui déposant un baiser sur le front.
Durant quelques secondes, elle retrouva le lien qui les unissait
— plus puissant encore qu’entre deux sœurs. Cela faisait des
semaines que Meg ne s’était pas sentie aussi proche de Sadie.
Peut-être que c’était l’origine du problème.
— Si Daniel et moi renouons, je te promets de ne plus te laisser
à l’écart, affirma-t-elle.
— Ne sois pas stupide, jamais tu ne m’as laissée à l’écart,
répliqua Sadie en retrouvant aussitôt sa froideur.
C’était également son impression. Car si, dans le passé, elle
s’était conduite aussi mal que la plupart de filles de sa
connaissance — abandonnant temporairement ses copines dès
qu’elle se lançait à corps perdu dans une nouvelle
liaison — quand elle avait rencontré Daniel, consciente que c’était
à Sadie qu’elle le devait, elle s’était efforcé d’agir à l’inverse.
— Comment se passent tes… heu… tes recherches sur le
bidule que tu étudies en ce moment ? hésita-t-elle.
Elle avait beau se creuser les méninges, elle n’arrivait pas à se
souvenir d’un seul détail concernant le travail de Sadie.
— Mes recherches sur le bidule fonctionnent au mieux, je te
remercie, répliqua son amie.
Il était rarissime qu’elles discutent de son travail. Meg ne
comprenait rien au jargon scientifique de Sadie — qui n’avait
aucun don pour la vulgarisation. N’empêche qu’elle aurait peut-
être dû faire un effort.
Je suis une amie déplorable. Sadie a fini par s’en rendre
compte. C’est pour ça qu’elle souhaite que je m’en aille.
Elle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure, ôtant le gloss
qu’elle s’était appliqué à étaler à la perfection et se mit à arpenter
machinalement la pièce, perdue dans ses pensées.
— Meg, tu pourrais te calmer ? lança sèchement Sadie.
Interloquée, elle se figea. Jamais son amie n’avait perdu
patience avec elle. En fait, elle paraissait tendue, inquiète. Se
passait-il quelque chose qu’elle ignorait ? Aurait-elle omis de
poser les bonnes questions ?
Dès le début de leur amitié, Sadie et elle avaient endossé deux
rôles bien définis et totalement opposés. Elle, celui de la fille
superficielle, glamour, à la vie centrée sur les commérages
interminables, les bavardages et les spéculations sans fin. Sadie,
celui de l’intellectuelle, totalement absorbée par son boulot — à
savoir, être la fille la plus intelligente du lycée ou, plus tard, une
biologiste hors pair. En fait, elle était là pour écouter les
confidences de Meg, admirer ses tenues et ses petits copains et,
à de rares occasions, l’accompagner sur son terrain pour lui servir
de faire-valoir.
— Sadie, j’ai vu que Trey et toi flirtiez ensemble. Y aurait-il
quelque chose de sérieux entre vous ?
Elle n’avait toujours pas digéré que son amie ait omis de lui
parler de Wes Burns, et surtout, d’avoir appris son existence de la
bouche de Trey. C’était le bouquet ! Mais, si Sadie avait fait une
croix sur elle en tant qu’amie, peut-être avait-elle décidé de ne
plus rien lui confier d’important ?
— Pas du tout ! se récria cette dernière, sans pouvoir
s’empêcher de rougir.
Il y avait donc anguille sous roche. Or, son amie ne voulait rien
lui dire. Alors qu’on pouvait gager qu’elle s’était confiée à Lexie,
avec qui elle avait forgé une alliance aussi subite qu’inattendue.
Bouleversée, Meg cligna des paupières. Soudain, un bruit
reconnaissable entre tous — celui de la camionnette de Trey qui
freinait dans l’allée — la fit sursauter. Elle tapota hâtivement ses
lèvres sèches. Avait-elle le temps de se remettre du gloss ? Déjà
les portières claquaient et, tout de suite après, des pas pesants
martelèrent la véranda.
C’était trop tôt. Elle n’était pas prête. Elle avait tellement pensé
à Sadie qu’elle avait négligé de répéter ce qu’elle voulait dire à
Daniel. Ouf ! En un éclair, elle entrevoyait une solution. Le moyen
d’arranger les choses avec lui, tout en fuyant la terrible tension qui
régnait entre son amie et elle.
Daniel passa la porte et elle ne put détacher les yeux du visage
qu’elle aimait tant, remarquant à peine que son frère était posté
derrière lui. Sadie l’avait prévenue que son fiancé serait
probablement dans un sale état, mais il était aussi impeccable
qu’à l’accoutumée dans cette chemise à rayures immaculée et son
pantalon parfaitement repassé.
— Bonjour, dit doucement Daniel.
— Allons voir ta mère, tout de suite, lança-t-elle sans
préambule.
— Meg, tu en es sûre ? demanda Sadie, soucieuse.
— Tu ne crois pas qu’on devrait discuter ? hésita Daniel. Mettre
les choses au point d’abord ?
— Non, on discutera en chemin. Je veux aller voir ta mère. Je
t’en prie, Daniel.
Emmène-moi, avant que je flanche.
Il fit volte-face vers la porte, avant de s’arrêter net.
— Prends ma camionnette, dit Trey en lui jetant ses clés qu’il
rattrapa à la volée.

***
Soucieuse, Sadie n’arrivait pas à se concentrer sur son e-mail.
Comment les choses se passaient-elle pour son amie ? Pourvu
que Meg n’ait pas mis la charrue avant les bœufs en se ruant à
l’hôpital ! Si elle était arrivée à convaincre Daniel que son effort
était sincère, il aurait dû lui permettre d’y aller tout doucement.
Ayant du mal à décrypter ses sentiments, elle lâcha le clavier et
se recula dans son siège.
Au fond, si Meg et Daniel se remettaient ensemble… le
problème serait réglé. Elle n’aurait plus qu’à se secouer, chasser
ses dernières illusions et se consacrer sans restriction à son rôle
de demoiselle d’honneur.
Elle se crispa pour mieux résister au choc inévitable. Voilà
qu’elle ressentait du regret…, de l’impatience…, de la jalousie, à
l’idée que son amie ait trouvé le grand amour.
Aucun accès de désespoir. Etrange…
— Je me disais que c’était l’occasion de semer le gazon, lança
soudain Trey en passant la tête par l’embrasure de la porte.
Saisie, Sadie sursauta et se retourna en portant la main à son
cœur qui battait la chamade. Geste que Trey suivit avec le plus vif
intérêt.
— Qu’est-ce que… ? balbutia-t-elle. Dis donc, tu vas arrêter de
m’espionner !
— Parce que tu croyais que j’étais où ? riposta-t-il, médusé.
Daniel a pris mon camion, je te rappelle.
— Excuse-moi, j’avais oublié.
— A quoi réfléchissais-tu avec tant de concentration ? A la
famine en Afrique ?
— Euh… pas vraiment, répondit-elle en refermant sa boîte mail.
Qu’est-ce que tu disais avant de me faire sauter au plafond ?
— Je proposais d’ensemencer la pelouse. Puisque je n’ai rien
d’autre à faire avant le retour de Meg, autant en profiter pour
semer.
— Bonne idée.
Vingt minutes plus tard, la camionnette de Trey vint se garer
contre le trottoir. Sadie jeta un œil par la fenêtre. Meg en sortit
toute seule. Personne d’autre. Inquiète, elle se rua dehors et
descendit les marches quatre à quatre.
— Que s’est-il passé ?
Meg commençait à s’expliquer quand Trey, qui avait ôté sa
chemise, surgit au coin de la maison. Aussitôt, tout ce que qu’elle
racontait se perdit dans un brouillard et Sadie n’eut plus que
vaguement conscience que son amie continuait à parler.
Elle n’avait pas vu Trey torse nu depuis… en réalité, jamais. Et
le fait d’avoir récemment glissé les mains sous sa chemise ne
l’avait pas du tout préparée à la perfection de ces épaules larges,
de cette poitrine sculpturale, de ces tablettes de chocolat au-
dessus des hanches étroites. Avec cette fine pellicule de sueur sur
sa peau, il avait l’air d’un mannequin de pub pour soda. Publicité
particulièrement efficace car, soudain, sa gorge était toute sèche,
comme du carton, et elle avait un besoin urgent de… de se
désaltérer.
— Si je comprends bien, tu as tout fichu en l’air, vociféra-il à
l’attention de sa sœur.
Son agressivité fit sortir Sadie de sa transe.
— Ne lui parle pas sur ce ton !
Quelque chose avait dû lui échapper, mais quoi ? Sûrement une
mauvaise nouvelle à en juger par l’expression de Meg.
— Oublie-le, ma chérie, et raconte-moi tout, dit-elle en enlaçant
son amie.
— Il n’y a pas grand-chose d’autre à dire.
Super ! Meg avait dû lui raconter son fiasco, mais elle était si
occupée à se rincer l’œil qu’elle n’avait rien entendu. Ne sachant
quoi dire, Sadie bredouilla :
— Eh bien, je trouve que…
— Tu penses que Daniel à raison, c’est ça ? gémit Meg,
accablée. Tu me trouves monstrueusement égoïste ?
— D’accord, tout ne s’est pas passé au mieux, hasarda Sadie,
mais…
— J’ai vomi au milieu du hall d’entrée !
— Ah ?
— « Pas passé au mieux » semble un doux euphémisme !
— Je suis désolée, souffla Sadie.
— Comme je viens de te le dire, j’ai pris mes jambes à mon cou,
hoqueta Meg en s’essuyant les joues. J’étais incapable de rester
une seconde de plus.
— Daniel a sûrement compris que tu ne jouais pas la comédie.
— La dernière chose qu’il m’a dite c’est : « Si tu sors d’ici, c’en
est fini entre nous », répliqua Meg en se passant la main sur le
visage. Bon, je vais dans ma chambre.
— Tu paraissais dans les nuages tout à l’heure, observa Trey,
dès que sa sœur eut tourné les talons.
Maudits soient ses fichus dons d’observation !
— Il se trouve qu’à cause de ton idée géniale de traîner Daniel
dans un bar j’ai passé une nuit blanche, alors lâche-moi un peu !
— Ta distraction n’avait rien à voir avec la fatigue.
Elle rougit à l’idée qu’il ait remarqué qu’elle restait bouche bée
devant son torse nu, et encore plus quand il ajouta :
— C’est la chance de ta vie.
De quoi faire ? De lui sauter dessus avant qu’il renfile sa
chemise ? L’idée avait de quoi séduire.
— Tu prétendais vouloir être assurée que leur rupture soit
consommée, expliqua Trey. Or, vu comme les choses ont tourné,
c’est presque une certitude.
— Parce que tu parlais de… Daniel ?
— Oui, on dirait qu’il est tout à toi.
Ainsi, Trey n’éprouvait pas la moindre jalousie. C’était plutôt
rageant, quand on songeait à la violente animosité qu’elle avait
ressentie envers Lexie. La croyait-il capable d’échanger avec lui
un baiser aussi fort, puis de passer sans transition à Daniel ?
D’accord, l’idée l’avait effleurée, mais elle avait vite compris que
ce n’était pas si simple.
Eh bien pour Trey, cela ne semblait pas poser de problème.
Piquée, elle lui tourna les talons et s’en alla.
— Où vas-tu ? s’écria-t-il.
— Me faire faire une couleur et une manucure.
— Tes cheveux ne sont pas si moches.
Pas si moches. Quelle finesse !
— Et m’acheter de la lingerie.
Cette fois, elle lui avait cloué le bec.
Chapitre 17
Après que Sadie fut repartie en marche arrière, Trey se mit à
travailler comme un forçat sous le soleil de plomb. Il bina, sema,
arrosa, le corps dégoulinant de sueur comme s’il marinait en enfer.
Son petit enfer personnel.
Il avait perdu l’esprit. A force de fréquenter Sadie, sa folie avait
fini par le contaminer et il se conduisait comme un dingue.
Comment expliquer autrement le tumulte de ses pensées ? Il
était obsédé par l’image de Sadie en train d’acheter de la lingerie
et de se faire belle — alors que Dieu sait qu’elle pouvait s’en
passer ! Et si le docteur Daniel pensait le contraire, c’est qu’il était
encore plus fou que lui.
Quand on pense que, lui, il n’avait même pas eu l’occasion de
voir sa vieille lingerie — et ce n’était pas faute d’en avoir eu envie.
Bon sang ! Il aurait tout donné pour jeter un coup d’œil à ses
dessous les plus moches, les plus usés, rien que pour le plaisir de
les lui arracher.
C’était vrai, après tout. A quoi bon se ruiner en fanfreluches si
c’était pour les porter moins de quinze secondes ?
Sauf que… ce n’était pas demain la veille qu’il verrait ses
dessous, pas plus les neufs que les anciens.
Il allait se la sortir de la tête, oui ou non ? Trey planta si
violemment sa pelle dans le sol qu’il manqua s’estropier. Furieux,
il hurla un chapelet de jurons.
Cela ne lui ressemblait pas de jurer comme un charretier et
Meg, qui l’avait entendu de sa chambre, se rua dans le jardin.
— Trey ? Tu vas bien ?
— Ouais, très bien, grogna-t-il.
Sa sœur cligna des yeux, éblouie par le soleil. Après avoir
passé les deux dernières heures le visage enfoui dans un oreiller,
elle était surprise par l’éclat du jour.
— Le jardin avance ? demanda-t-elle, avant de se récrier : non,
ne m’explique pas — dans l’état où je suis, je ne peux pas me
concentrer.
— Comme si tu étais capable de t’intéresser à autre chose qu’à
ta petite personne, marmonna-t-il.
— Quel salaud ! Je te rappelle que mon avenir entier vient
d’exploser en vol, alors excuse-moi si je me fiche de tes plantes
débiles.
— Même si ce sont ces plantes, et quelques autres, qui t’ont
payé tes études ?
— Arrête de chercher à me culpabiliser.
— Parce que tu te crois la seule dont la vie ne suit pas le
scénario prévu ! Si tu espères que je vais te tenir la main pendant
que tu pleurniches sur toi-même, tu te fourres le doigt dans l’œil.
— Oublie-moi, tu veux. Je vais téléphoner à maman : elle, elle
tient à moi.
— Dis plutôt qu’elle n’ose pas t’avouer que tu n’es qu’une
épouvantable enfant gâtée, égoïste et irresponsable.
— Je croyais que tu étais pressé de quitter la ville, alors, qu’est-
ce que tu attends ? riposta-t-elle, rouge comme une pivoine.
— Je ne demande pas mieux ! gronda-t-il. C’est maman qui m’a
supplié de rester jusqu’à ton mariage, et maintenant, je me
décarcasse pour te ramener ton fiancé. Tout ça pourquoi ? Parce
que tu n’es pas capable d’aller voir une femme mourante à
l’hôpital.
— Non, Angela n’est pas mourante ! s’exclama Meg, affolée.
Qu’est-ce qu’on t’a dit ?
Pauvre Daniel, il fallait qu’elle parte sur-le-champ à sa
recherche. Elle devait…
— J’en sais rien moi, si elle est mourante ou non, répliqua-t-il.
Mais toi non plus.
— Je veux rendre visite à Angela, je t’assure, gémit Meg. Je
n’arrive pas à t’expliquer mon problème, ce truc bizarre qui
m’arrive, parce que je n’y comprends rien moi-même. Tout ce que
je sais c’est que les hôpitaux me déclenchent des réactions
violentes et incontrôlables.
— Je le savais, maugréa amèrement Trey. Je savais que tu
ficherais en l’air ton mariage par ta puérilité et que ce serait à moi
de passer la serpillière derrière toi. Sadie avait tort de se faire du
souci.
— Je ne t’ai jamais demandé de nettoyer à ma place, répliqua
Meg, ne comprenant pas ce que Sadie venait faire dans la
conversation.
— Parce que tu te crois capable de t’en sortir toute seule, railla
son frère. Tu n’as pas su gérer un seul de tes problèmes depuis
ce jour, en sixième, où tu m’as demandé de rosser Jamie Garner.
Encore une chose que Trey avait faite pour elle. Quand Jamie
avait dit qu’elle était moche, Logan s’était fichu de son chagrin, il
l’avait envoyé paître, mais Trey était allé sur-le-champ cogner ce
débile. A la suite de quoi, leur père l’avait puni. Soudain, Meg
réalisait ce qu’il y avait d’absurde à corriger un gamin à coups de
ceinturon parce qu’il avait battu un autre enfant. Quant à elle, son
rôle n’avait rien eu d’héroïque. Mal à l’aise d’avoir fourré Trey dans
ce guêpier, elle avait été incapable de le regarder en face et était
restée collée à Logan tout l’après-midi en le laissant à l’écart.
— Tu sais, Meg, pour toi tout a été facile, tu te l’es toujours
coulée douce. Je sais que tu as perdu papa et Logan…
Elle fit mine d’ouvrir la bouche, mais il leva aussitôt la main pour
lui couper la parole — geste qui l’avait toujours irritée au plus haut
point, car il semblait sous-entendre qu’elle n’était qu’une évaporée
dénuée de raison tandis que, lui, il était le grand frère raisonnable.
— Mais moi aussi, reprit-il. Et, à l’inverse de toi, j’ai dû assumer
de lourdes responsabilités sans y avoir été du tout préparé, telles
que reprendre l’entreprise familiale ou faire vivre ma mère et ma
sœur. Tout ce que je demande, c’est que tu t’assumes enfin toute
seule, au lieu de toujours attendre qu’on te sorte du pétrin ou
qu’on se montre indulgent avec toi.
Pourquoi avait-elle cherché à lui expliquer ce qui lui arrivait ?
C’était totalement inutile.
— Oublie ce que je t’ai dit, lança-t-elle en lui tournant le dos
pour rentrer à la maison, mais elle s’immobilisa à mi-chemin. Tu
sais, Trey, il fut une époque où tu étais un frère super cool. Bien
sûr, tu étais exaspérant et tu voulais toujours commander mais,
depuis qu’on était tout petits, chaque fois que j’avais besoin qu’on
donne une leçon à une brute, qu’on mette les choses au point ou
que quelqu’un soit à mes côtés… je savais que je pouvais faire
appel à toi.
— Parce qu’on est presque du même âge, dit-il en laissant
tomber sa pelle.
— Non, ça n’explique pas tout. Logan était plus calme, plus
réfléchi. A sa façon, c’était aussi un costaud. Le genre de grand
frère dont rêve une gamine, mais pour la bagarre on ne pouvait
pas compter sur lui.
Le menton dressé, elle fixait Trey qui lui retourna son regard de
défi, avant de récupérer sa pelle.
— Je croyais que tu avais un coup de fil à passer ? lança-t-il,
histoire de lui faire comprendre : la conversation est terminée.
De retour dans la maison, Meg saisit le téléphone sans fil sur le
comptoir de la cuisine et, avec un manque évident
d’enthousiasme, composa le numéro de sa mère. Celle-ci ignorait
encore tout de sa rupture définitive avec Daniel.
— Maman, c’est moi. J’ai une mauvaise nouvelle.
La réaction alarmée et immédiate de sa mère fit naître en elle
une nouvelle vague de chagrin.
— Le mariage est annulé, lança-t-elle, avant de raconter toute
l’histoire en s’interrompant à intervalles réguliers pour se moucher.
Je me disais que… peut-être… je pourrais venir habiter quelque
temps chez toi, hoqueta-t-elle. Crois-tu que tu pourrais donner
quelques coups de fil ? Téléphoner aux fournisseurs pour les
avertir de l’annulation du mariage… Peut-être qu’ainsi il y aurait
moyen de récupérer nos arrhes.
Ce qui était hautement improbable, elle en était consciente.
Il y eu un long silence à l’autre bout du fil.
— Maman ? Tu es toujours là ?
— Oui, répondit doucement sa mère. Meg, bien sûr que tu peux
venir à la maison. Tu es ici chez toi.
Ouf ! Quel soulagement. Les trajets à l’aéroport prendraient plus
de temps, d’accord, mais ce n’était pas grave. La suite était déjà
toute tracée. Elle partagerait la vie de sa mère pendant des
années, jusqu’à la mort de celle-ci — une mort paisible, dans son
sommeil, sans mettre les pieds à hôpital. Après quoi, elle vieillirait
toute seule dans la maison familiale en se livrant à sa passion
pour le crochet environnée d’une multitude de chats.
— En revanche, pour ce qui est d’appeler les fournisseurs, ce
sera à toi de t’en charger, continua sa mère.
— Maman, non ! souffla Meg, saisie. Ces gens vont être furieux.
Ce sera affreux. Et puis j’ai des vols à assurer.
— Tu as un portable, Meg. Après ce que tu viens de me dire, tu
t’es apparemment toujours servi de ton métier comme d’une
excuse. Je ne peux pas te laisser t’esquiver une fois de plus.
— C’est mon travail !
— Franchement, je commence à me demander si, quand j’ai eu
mon attaque, tu étais vraiment obligée de travailler autant. Nous
avons tous pensé que tes supérieurs étaient odieux de te refuser
un congé, mais tu n’en as même pas demandé, je me trompe ?
— Maman, c’était il y a des années, balbutia-t-elle.
— Margaret Alexandra Kincaid, tu me fais honte.
Impossible de se tromper, c’était de la douleur qui vibrait dans la
voix de sa mère. Meg ouvrit la bouche pour protester, mais elle
continua à la cingler impitoyablement.
— Pire encore, ton père aurait honte de toi, asséna-t-elle, avant
de lui raccrocher au nez.

***
Trois jours plus tard, Daniel prit Sadie au dépourvu en l’invitant
à dîner.
Elle accepta — bien sûr qu’elle n’allait pas refuser ! Il vint la
chercher chez elle — Meg étant retournée vivre chez sa mère, il
n’y avait aucun risque de se retrouver dans une situation
gênante — et l’emmena à La Maison Jaune, restaurant situé,
comme son nom l’indiquait, dans une maison jaune sur les rives
du Mississippi.
Etait-ce ou non un rendez-vous galant ? Sadie n’arrivait pas à
en avoir le cœur net. En tout cas, ce n’était pas un rendez-vous de
rêve. Bien sûr, comme toujours, Daniel était très élégant dans sa
chemise rayée et son pantalon sombre. Rasé de près, il avait
même mis une cravate — un indice de plus en faveur du côté
galant de la soirée. Mais alors pourquoi ce regard sombre et cette
bouche pincée ?
Durant le dîner, il se conduisit en parfait gentleman : poli,
s’intéressant à son travail, plein de respect pour ses succès. Alors
pourquoi regrettait-elle la présence insolente de Trey ?
— Tes travaux sur les protéines du blé ont un potentiel énorme,
déclara Daniel, alors qu’ils entamaient leurs entrées. Tu risques
d’en tirer de multiples profits.
— C’est possible, acquiesça-t-elle en découpant son magret de
canard. Mais il y a autre chose qui me tient beaucoup plus à cœur,
ajouta-t-elle, sous le coup d’une impulsion subite.
Mais pourquoi ne l’avait-elle pas fait plus tôt, à l’époque où elle
était tombée amoureuse de lui ? Cinq minutes plus tard, elle lui
avait tout dit de son projet sur les antioxydants.
— Ouah ! s’exclama-t-il, savourant en même temps le concept
et une bouchée de poisson d’eau douce. Sadie, si tu as raison…
— Je sais.
— Mais si tu te plantes…
— Je sais aussi.
— Peut-être devrais-tu faire étudier ton idée par un comité
d’experts ?
— Peut-être, répliqua-t-elle nerveusement.
C’était logique. D’ailleurs, elle y avait déjà pensé. Mais elle se
fichait pas mal de l’approbation d’un comité. Ce qu’elle voulait,
c’était l’avis de quelqu’un qui la connaisse et ait en elle une
confiance aveugle.
Trey, lui, n’avait jamais mis en doute ses possibilités de succès.
Oui, mais Trey ne comprend pas grand-chose à la science. Et
alors ? Il savait être à son écoute, il trouvait les mots pour la
pousser à aller de l’avant — peut-être mieux que quiconque.
— As-tu parlé à Meg, récemment ? demanda-t-elle.
— Non, c’est terminé, affirma-t-il en secouant la tête.
— Et tes sentiments pour elle ?
En amour, un homme pouvait-il baisser les bras aussi
facilement ?
— Bien sûr que je l’aimais… je l’aime… enfin, je l’ai aimée.
Sadie le dévisagea. Il allait se décider oui ou non ? Ses
hésitations lui tapaient sur les nerfs. Mais qu’est-ce qu’elle avait ce
soir ?
Daniel se décida enfin à expliquer :
— Du moins, j’aimais la personne que je croyais qu’elle était :
amusante, douce et attentionnée.
— Mais Meg est vraiment tout ça. Franchement, je ne peux
imaginer que tu aies tiré une croix sur elle aussi vite.
— Elle est incapable de respecter tous les vœux du mariage,
répliqua-t-il. « Dans la santé comme dans la maladie. » C’est plus
qu’un détail mineur.
Daniel marquait un point. Tout comme Trey quand il affirmait
que sa sœur devait grandir. Meg n’était pas parfaite, mais Daniel
ne l’était pas non plus — à l’inverse de ce que Sadie s’était
imaginé de prime abord.
— Avant toi, Meg n’était jamais tombée amoureuse, dit-elle.
Pour toi, je pense qu’elle aurait pu changer. Elle pourrait encore…
— Mais tu n’en es pas sûre.
— Tu sais, Daniel, c’est vrai que Meg a des difficultés avec :
« Dans la santé comme dans la maladie. » Mais toi, c’est : « Pour
le meilleur et pour le pire » qui te pose de sacrés problèmes.
— Que veux-tu dire ? répliqua-t-il, surpris, en reposant son
verre de vin.
— Tu mets la barre très haut, que ce soit pour toi ou pour les
autres, et c’est une qualité que j’admire. Mais j’ai l’impression que
tu as tourné le dos à Meg à la seconde où elle a déçu tes
espérances.
Daniel blêmit. Une vibration retentit soudain dans la poche de
son costume.
— Je crois que c’est ton téléphone, dit Sadie, voyant qu’il était
trop abasourdi pour réagir.
Il prit son portable et regarda l’écran.
— C’est Trey.
— Hum… peut-être vaut-il mieux s’abstenir de lui dire que
nous…
— Tiens ! Salut, Trey, je dînais justement avec Sadie.
Cette dernière émit un soupir accablé.
— Heu, d’accord, reprit Daniel, après avoir écouté son
interlocuteur. Trey arrive dans cinq minutes, annonça-t-il en
raccrochant. Il a quelque chose à me dire.
Certainement du genre : « Méfie-toi mon vieux, Sadie est prête
à tout pour te mettre la main dessus. »

***
Un quart d’heure plus tard, Trey débarquait, encore plus sublime
que dans son souvenir — même si, à côté de l’angélique Daniel, il
avait l’air un peu voyou dans sa chemise et son pantalon noirs.
Elle n’aurait pas dû le trouver si craquant.
— Tu n’abandonnes jamais, toi ? lança-t-il en s’asseyant à ses
côtés dans le box.
Et si elle le provoquait en s’emparant de la main de Daniel ? Ça
pourrait être amusant… Mais non, elle avait assez de problèmes
comme cela.
— Jamais, répliqua-t-elle. Toi non plus, d’ailleurs.
Il la toisa avec un regard appréciateur, tandis que Daniel se
retournait pour chercher le serveur des yeux.
— Tu veux manger quelque chose, Trey ?
— Non merci. Je suis simplement venu transmettre une
information. Si ce n’est pas trop tard, ajouta-t-il en examinant
Sadie dans sa robe bleu nuit.
— Ce n’est pas trop tard, affirma-t-elle avec conviction pour lui
signifier qu’elle n’était pas là pour draguer Daniel.
Mais Trey sembla totalement imperméable à son message.
— Je n’aurais qu’un mot : « nosocomephobie », lança-t-il.
— Noso quoi ?… De quelle phobie parles-tu ? De celle des
escaliers ? demanda Daniel en se grattant la tête.
— Je crois que j’ai compris, dit Sadie, excitée.
Trey, exaspéré, leva les yeux au ciel.
— Tu ne vas pas me dire que tu sais ce que ça veut dire !
s’exclama-t-il avec une moue résignée.
— Ben quoi, j’ai suffisamment de notions de grec pour deviner.
— Mlle Einstein, répliqua-t-il, admiratif.
— Je te dis bravo, reprit-elle. Qu’est-ce qui t’y a fait penser ?
— Ce ne serait pas les ascenseurs ? marmonna Daniel,
complètement perdu. J’ai pourtant fait grec à la fac…
— Meg m’a rappelé que j’étais le meilleur frère qu’une fille
puisse avoir — celui qu’on veut à ses côtés dans la bagarre. Enfin,
plus précisément, elle a dit que « j’avais été » ce frère. Alors, je
me suis dit que j’étais obligé de relever le défi. Avec l’internet,
d’accord, mais ce n’est pas moi le superscientifique.
— As-tu parlé à Meg de ce nosotrucchouette ? s’enquit Sadie.
— Oui. A présent, la balle est dans son camp. Si elle désire s’en
sortir, c’est à elle de se prendre en main.
— C’est bien ce que tu as fait, observa-t-elle dans un souffle,
tout en posant la main sur la sienne.
Trey lui décocha un regard perçant. Il libéra sa main et se leva.
— Bon, les amis, je vous laisse, lança-t-il en se dirigeant à
grands pas vers la sortie.
Sadie l’observa tandis qu’il s’éloignait. Tous les regards des
femmes de l’assistance étaient polarisés sur lui. Mais qu’est-ce
qu’elle attendait pour le retenir ?
— La peur des animaux domestiques ? suggéra Daniel, les
sourcils froncés.
Sadie le coupa net.
— Daniel, pour l’amour du ciel ! Tu vas me faire le plaisir de
clarifier tes sentiments pour Meg et, ensuite, de te bouger les
fesses pour agir en conséquence.
Chapitre 18
Meg paya sa note, prit le reçu que lui tendait la réceptionniste et
sortit du bâtiment. Aucun taxi en vue. Heureusement, au cours
des trois derniers jours, elle avait découvert que l’aéroport était si
proche qu’il ne lui faudrait pas longtemps pour obtenir une voiture.
Elle sortit son portable, indiqua à la standardiste de la
compagnie de taxi le lieu où elle se trouvait, sa destination, puis
patienta.
Le monde semblait totalement identique à ce qu’il était la
première fois qu’elle était venue ici, trois jours auparavant. Se
pourrait-il que le traitement ait marché ? Si vite ? On lui avait
assuré que l’envie de guérir était un facteur déterminant de
réussite, et à son arrivée au centre elle atteignait sans doute un tel
degré de désespoir qu’elle avait dû jouer son va-tout… Tout ce
temps perdu ! Elle aurait pu résoudre son problème bien plus tôt. Il
n’y avait vraiment pas de quoi être fière.
Le taxi arriva au bout de dix minutes. Durant le trajet, elle
n’ouvrit pas la bouche, alors qu’en temps normal elle aurait
engagé la conversation avec le chauffeur. Son conseiller l’avait
jugée apte désormais à mettre en pratique ce qu’elle avait appris,
mais de toute façon elle se sentait trop nerveuse pour deviser de
la pluie et du beau temps.
Elle se concentra sur son souffle, sa ligne de conduite intérieure
et, ignorant la sueur qui envahissait ses aisselles, ses paumes et
son dos, elle se polarisa sur sa gratitude pour Trey. Il lui avait
envoyé le texto qui, elle l’espérait, allait littéralement changer sa
vie. Un seul mo « nosocomephobie », un truc imprononçable mais
qui lui avait prouvé que, même si c’était à elle de mener ce
combat, son frère serait toujours à ses côtés.
Il était plus de midi quand elle arriva devant l’hôpital Saint-
Ignace de Memphis.
Jusque-là, tout se passait bien. Elle avait chaud, mais ne
ressentait pas de vertige. Son esprit était détendu. Enfin,
relativement. Et son souffle presque régulier.
Elle paya le chauffeur et se dirigea vers l’entrée principale.
Soudain, elle pila et l’homme qui la suivait la heurta, avant de la
contourner en proférant un juron.
Ne t’arrête pas maintenant.
Elle posa un pied devant l’autre, recommença, une fois, deux
fois… et, brusquement, elle se retrouva de l’autre côté des portes
automatiques.
Beurk, cette odeur ! Ce mélange écœurant de désinfectant,
d’effluves de malades, de cire pour lino et de latex.
Elle respira par la bouche pour ne plus la sentir.
Derrière son comptoir, une hôtesse d’accueil leva la tête et lui
sourit. Meg lui rendit son sourire.
— Je viens voir Angela Wilson.
Elle rejoignit les ascenseurs, monta jusqu’au quinzième étage
où, dès que les portes s’ouvrirent, elle se rua aux toilettes pour
vomir.
Elle n’avait pas appliqué son scénario à la lettre.
Les hôpitaux sont pleins de médecins et d’infirmières qui se
dévouent pour que les malades aillent mieux. Les gens viennent à
l’hôpital pour guérir, se répéta-t-elle.
L’effet ne tarda pas à se faire sentir. Sa nausée diminua et elle
put sortir du box.
Et si Daniel était là ? Cela pourrait l’irriter de découvrir qu’elle
rendait visite à sa mère, alors que leurs fiançailles étaient
rompues.
Non, aucun risque, puisqu’elle avait justement choisi une heure
où lui et son père étaient au travail. Cette visite n’était pas
destinée à impressionner Daniel. Elle avait enfin compris que, face
aux exigences des Wilson, elle ne ferait jamais le poids.
A l’entrée des soins intensifs se trouvait un petit bureau, le
même que douze ans auparavant. Elle s’approcha de l’infirmière
qui introduisait au compte-gouttes les visiteurs dans le service.
— Je suis venue voir Logan Kincaid… Euh… Angela Wilson,
rectifia-t-elle, embarrassée. En fait, c’est Angela Wilson que je
viens voir.
Non mais qu’elle idiote ! Elle n’avait vraiment plus les idées au
clair.
L’infirmière lui jeta un regard bizarre.
— Vous êtes de la famille ?
— Je suis sa belle-fille, répliqua Meg en dissimulant sa main
gauche dans la poche de sa veste.
Elle avait restitué sa bague de fiançailles en même temps
qu’elle avait annulé l’hôtel, les fleurs, l’église, et sa magnifique
robe.
— Chambre 4, sur votre gauche, dit l’infirmière avant d’appuyer
sur un bouton pour la faire entrer dans le service.
Une fois à l’intérieur, Meg prit une profonde inspiration et, par
précaution, avança en effleurant le mur du bout des doigts, avant
de découvrir que c’était inutile. Elle n’éprouvait aucune sensation
de vertige.
Avec un peu de chance, Mme Wilson serait endormie. L’image
de Logan, plongé dans son sommeil sans retour, jaillit de sa
mémoire. Au lieu de la chasser, elle contempla son visage encore
poupin, mais au nez et au menton déjà bien affirmés, comme elle
l’avait fait sous hypnose avec son thérapeute. Pauvre Logan chéri.
Chambre 4. Elle était arrivée.
Elle se glissa par la porte entrebâillée.
La mère de Daniel était allongée sur son lit à moitié redressé.
Les gens n’étaient-ils pas supposés paraître plus rabougris, moins
impressionnants, quand ils étaient malades ? Eh bien, Angela
Wilson semblait encore plus féroce que lorsqu’elle était éclatante
de santé. Dieu merci, elle dormait…
Meg s’assit avec précaution sur l’unique chaise, puis se figea en
retenant son souffle. Au bout d’un moment, comme la malade ne
bougeait pas, elle se risqua à poser son sac à main par terre.
Angela ouvrit brusquement les yeux et souffla d’une voix lasse :
— Tiens ! La serveuse volante.
Cela faisait un bout de temps que Meg avait compris que les
parents de Daniel méprisaient tous les métiers ne requérant pas
au moins une thèse universitaire avec mention.
— Bonjour, Angela, lança-t-elle, heureuse de constater que sa
voix ne tremblait pas. Comment vous sentez-vous ?
Cette femme était-elle au courant des derniers développements
de sa relation avec son fils ? Devait-elle faire comme s’ils étaient
toujours fiancés ?
— Non, ne me dites pas que vous avez renoué avec mon fils !
s’exclama Mme Wilson, à bout de souffle.
Meg tenait sa réponse. Consciente qu’elle n’avait rien à perdre,
elle répliqua :
— Je vais considérer que votre muflerie est due aux
médicaments. Rassurez-vous, nos fiançailles sont bien tombées à
l’eau et il n’y a aucun risque que ça s’arrange.
— Si c’est le cas, alors pourquoi… ? souffla Angela en clôturant
sa question d’un vague geste de la main.
— Oh ! Pas pour vous. Si je suis venue, c’est pour ma mère, et
mon frère.
— Ils sont hospitalisés ? s’enquit Mme Wilson avec
stupéfaction.
— Dieu merci, non ! répliqua Meg en rapprochant sa chaise du
lit. Daniel vous a certainement raconté que j’étais une petite
nature. Que je ne supportais pas les hôpitaux.
Son interlocutrice émit un reniflement méprisant.
— En réalité, c’est un peu plus grave que ça, reprit Meg. Au
point qu’il y a quelques années, quand ma mère a eu une attaque
cérébrale, je n’ai pas pu aller la voir. J’ai laissé mon frère tout
assumer.
Elle frissonna de honte. Comment avait-elle pu imaginer qu’il lui
serait possible d’esquiver à ce point ses responsabilités ?
— Trey, mon frère, a découvert que je souffrais de
nosocomephobie. Un mot que je ne suis même pas sûre de
prononcer correctement.
— Si, à la perfection, répliqua Angela, à sa grande surprise.
— Vous en avez entendu parler ?
— Je suis psychiatre, rappela sèchement Mme Wilson. Je vois
que vous avez trouvé une bonne excuse pour justifier votre
comportement immature.
— Je suis ravie de ne pas faire partie de vos patientes !
— Vous paraissez avoir surmonté votre petit problème puisque
vous êtes là aujourd’hui, rétorqua Angela, sceptique.
— Parce que je viens de passer trois matinées d’affilée au
Centre de traitement des troubles compulsifs.
— Chez ces charlatans !
— J’étais sûre que vous prendriez cet air pincé. Il n’empêche
que je suis au beau milieu d’un hôpital et que je réussis à contrôler
mes symptômes.
Comme Angela pressait les deux mains sur sa couverture pour
tenter de se redresser, Meg se porta instinctivement à son secours
et, après une série de manœuvres délicates, parvint à hisser la
vieille dame sur ses oreillers.
— Merci, grogna celle-ci. Décrivez-moi un peu vos prétendus
symptômes ?
— Ils sont tout ce qu’il y a de plus réel : nausées, vertige,
champ de vision rétréci, palpitations…
— Et comment les gens du centre vous ont-ils traitée ? Par
l’hypnose ?
— Oui, additionnée d’une thérapie comportementale. Je dois
encore y retourner pendant quelques jours, le matin. Je me suis
arrangée pour n’assurer cette semaine que de courtes rotations
l’après-midi et en soirée. Après chaque session, je dois mettre en
pratique ce que j’ai appris en me rendant à l’hôpital. Si ma mère
retombe malade un jour, je veux être sûre de me montrer à la
hauteur.
— Un sentiment qui vous honore, répliqua froidement Angela.
— Mieux vaut tard que jamais, soupira Meg, avant de jeter un
regard à sa montre. Il faut que j’y aille, lança-t-elle en récupérant
son sac. L’infirmière m’a accordé quinze minutes maximum.
Angela tapotait nerveusement sur sa couverture bleue d’hôpital.
— Repassez donc demain pour votre visite d’exercice, proposa-
t-elle à brûle-pourpoint.
— Oh !
Meg n’était pas sûre d’en avoir très envie. Rendre visite à la
mère de Daniel avait été un geste d’une grande portée
symbolique, mais cette femme n’était plus rien pour elle. Le
lendemain, elle avait projeté de se rendre en pédiatrie pour tenir
compagnie à un enfant solitaire.
— C’est d’un ennui mortel ici, souffla Angela en fixant un point
par-dessus son épaule.
— D’accord, céda Meg sans trop savoir pourquoi. Je viens vous
voir demain.
— En supposant que vos palpitations cardiaques n’aient pas eu
raison de votre détermination.

***
Sadie était en train de se concocter un bon café — une
opération compliquée et délicate — quand son téléphone portable
se mit à sonner. C’était la mère de Meg.
— Désolée d’interrompre ton travail, s’excusa Nancy,
conditionnée par Mary-Beth à penser que le travail de Sadie
arrivait en second juste après la direction des Etats-Unis
d’Amérique.
— Pas de problème. J’étais en train de me préparer du café.
— Ça fait trois jours que ma fille ne répond pas au téléphone,
déclara Nancy sur un ton exaspéré. J’ai pensé que tu pourrais me
dire si Meg a un vrai problème ou si elle pique seulement une
petite crise.
Sadie, qui remuait son café, s’arrêta net.
— Je croyais qu’elle habitait chez vous ?
Silence.
— Elle a dit qu’elle viendrait, mais on s’est disputées au
téléphone, avoua Nancy. Comme je n’avais plus de nouvelles, j’ai
pensé qu’elle avait changé d’avis.
Une tension subite s’était abattue sur la ligne. Oppressée, Sadie
dut lutter pour reprendre son souffle.
— Ses affaires ne sont plus dans sa chambre.
Oh, oh ! ce n’était certainement pas la chose à dire à la mère de
Meg.
— Je veux dire qu’il en manque une partie, s’empressa-t-elle de
corriger, tout en réfléchissant en vitesse. Peut-être qu’elle a
débarqué dans un endroit sympa et qu’elle a décidé d’y rester
quelques jours en vacances.
Sans en parler à personne ?
— Son emploi du temps est à la maison sur le frigidaire, reprit-
elle. Je vais rentrer tout de suite pour vérifier. Mais je suis certaine
qu’elle est en train de se dorer sur une plage au bout du monde.
— Tu dois avoir raison, dit Nancy avec une gaieté affectée.
Sadie, ma chérie, tu me rappelles tout de suite, je compte sur toi.

***
A son arrivée chez elle, la première personne que Sadie appela
fut Trey.
— D’après son emploi du temps, ce soir, Meg devait faire un
aller-retour à Miami, mais je suis sûre qu’elle n’est pas passée à la
maison dans l’intervalle, dit-elle. J’ignore même si elle s’est
présentée à son travail.
— Si elle leur avait fait faux bond, la compagnie aurait appelé
son domicile, c’est-à-dire chez toi ou chez ma mère, la rassura
Trey.
— Le tableau se termine aujourd’hui et c’est son jour de congé,
expliqua Sadie tout en ordonnant machinalement la collection
d’aimants de sa colocataire sur la porte du frigo. J’ai appelé la
compagnie, mais ils ont refusé de me donner ses nouveaux
horaires.
— Je peux téléphoner à Lexie pour voir si elle a eu de ses
nouvelles, proposa Trey.
Lexie ? Sadie dut se forcer un peu pour le remercier de son
initiative, avant de suggérer :
— De mon côté, je devrais peut-être appeler Daniel.
Et toc.
— Oui. Au fait, comment ça se passe entre toi et le docteur ?
s’enquit-il, après une seconde de pause.
Sadie resta un instant la bouche ouverte. Il n’avait tout de même
pas le culot de revenir à la charge pour lui demander encore des
comptes ?
— Trey, je ne sors pas avec Daniel, rétorqua-t-elle.
— On peut savoir pourquoi ? répliqua-t-il sur un ton si dur que,
surprise, elle laissa tomber deux aimants sur le sol.
— C’est compliqué.
Le mot était faible. C’est vrai qu’elle avait passé des mois à
soupirer après lui, mais… Non seulement elle se sentait coupable
envers Meg, mais elle en voulait à Daniel, vraiment, d’avoir blessé
sa copine… De plus, dès qu’elle pensait à Trey, elle était toute
tourneboulée et… heureuse ?
Cette réponse eut pour effet de tuer la conversation dans l’œuf
et, quelques secondes plus tard, il raccrocha. Par acquit de
conscience, Sadie appela le portable de Meg et tomba
directement sur sa boîte vocale, sur laquelle elle laissa un
message, avant de téléphoner à Daniel.
— Aurais-tu eu des nouvelles de Meg dernièrement ? demanda-
t-elle de but en blanc.
— Non, répondit-il en affectant un air détaché. Parce que
j’aurais dû ?
— Daniel, je m’inquiète un peu. Elle… euh, en fait, elle a
déménagé de chez moi et je ne sais pas trop où elle est passée.
— Elle a quoi ?
Il y eut un fracas à l’autre bout de la ligne. Daniel avait dû
tomber à la renverse. Littéralement.
— Elle a prétendu qu’elle retournait vivre chez sa mère, mais
Nancy affirme qu’elle ne l’a pas vue, expliqua Sadie.
— Tu veux dire qu’elle a disparu ?
La voix de Daniel avait déraillé dans les aigus comme celle d’un
adolescent en pleine mue.
— Pas au sens policier du terme. On ignore simplement où elle
réside en ce moment. Trey a téléphoné à Lexie et… Allô ?
Daniel lui avait raccroché au nez.
Dans la foulée, Sadie rappela Trey sur son portable. Non, Lexie
n’avait pas vu sa sœur, mais elle avait appelé une autre hôtesse
de l’air qui lui avait confirmé l’embarquement de Meg sur le vol de
Miami. Elle n’avait donc pas disparu.
— J’ai l’impression qu’elle évite les gens qui l’aiment, observa
Sadie. D’après ta mère, elles se sont disputées. Quant à moi,
après sa rupture avec Daniel… Meg avait besoin de se confier, et
je ne lui ai pas prêté l’attention que j’aurais dû.
Tous deux connaissaient très bien les raisons qui l’avaient
empêchée de compatir aux malheurs de son amie, mais Trey eut
la décence de ne pas y faire allusion.
— Je n’ai pas fait mieux, renchérit-il. La dernière fois que nous
nous sommes parlés, je lui ai hurlé après.
— En fait, c’est notre faute à tous si elle s’est enfuie. Nous
savions qu’elle souffrait et nous n’avons rien fait.
— Non, ce n’est pas notre faute, répliqua-t-il, sur un ton un peu
moins catégorique qu’à l’ordinaire.
Sadie s’assit à la table de la cuisine.
— Où es-tu ? demanda-t-elle.
— Sur le lac.
— Ta sœur a disparu et toi tu pêches !
— Quand tu m’as appelé tout à l’heure, il y a moins de dix
minutes, j’étais déjà au bord de l’eau.
— Et ça mord ?
— Oh ! je médite plus que je ne pêche.
— Et tu médites sur quoi ?
— Rien d’aussi important que tes recherches.
— Boucle-la un peu ! ordonna-t-elle affectueusement.
Trey lui obéit. Un long silence s’installa, qu’il finit par briser au
bout d’une bonne minute.
— Sadie, rejoins-moi à Cordova. On va organiser un QG de
campagne pour lancer une grande opération de recherche.
Chapitre 19
Au bout du quatrième jour de visite à Saint-Ignace, Meg avait
fait quelques progrès dans l’estime d’Angela Wilson. De
« serveuse volante », elle avait été promue hôtesse de l’air.
— Un jour ou l’autre, vous finirez par me gratifier du titre
d’assistante de cabine, observa-t-elle, amusée, en tapotant les
oreillers de la mère de Daniel.
— Ce terme politiquement correct est le comble du ridicule,
asséna Angela, penchée en avant pour lui faciliter la tâche. Vous
n’auriez pas pu être pilote ?
— Pourquoi, donc, grand Dieu ? répliqua Meg en retournant
s’asseoir. Qui peut envier ces pauvres pilotes enfermés dans leur
cabine avec un copilote comme seul interlocuteur ? Oh ! je
comprends ! Afin d’impressionner ma future belle-mère.
— Vous n’avez aucune ambition et c’est ce que je vous
reproche.
— Vous ne m’aimez pas à cause de mon métier ?
Elle avait beau s’en douter depuis longtemps, l’aveu de son
interlocutrice la stupéfiait tout de même.
— Qui a dit que je ne vous aimais pas ? répliqua Angela.
Seulement mon fils a toujours fréquenté des femmes d’une
intelligence supérieure.
— Oh ! Vous n’allez pas me bassiner avec ces histoires de
diplômes, grommela Meg.
— L’intelligence est primordiale et les diplômes universitaires
prouvent qu’on n’en est pas dénué, rétorqua Angela en grattant
son pansement qui semblait la gêner. J’aimais bien cette Sadie.
Au premier coup d’œil, on voit qu’elle est brillante. Mon mari
l’appréciait aussi beaucoup.
— Parce que le docteur Wilson a assisté à l’essayage ?
— Non, il a rencontré Sadie au cours d’un week-end où Daniel
l’avait amenée à la maison. J’avais espéré que ce serait les
prémices de quelque chose, mais vous êtes entrée en scène.
Ainsi Sadie avait rencontré les parents de Daniel avant Meg, et
elle avait négligé de lui en parler ?
— Ils étaient simplement de bons amis, répliqua celle-ci en
s’efforçant de digérer la nouvelle.
— Détrompez-vous. A l’époque, cette fille était folle de mon fils
qui, de son côté, ne cachait pas son intérêt pour elle.
Non, c’était impossible ! Meg se leva d’un bond et marcha
vivement vers la fenêtre. Tout en bas, sur le parking, les véhicules
se déplaçaient comme des jouets téléguidés.
— Vous l’ignoriez ? lança la mère de Daniel en la scrutant avec
intérêt.
— J’étais à l’étranger. A Paris.
— C’est le problème avec votre travail : on ne voit pas ce qui se
passe sous son nez.
Meg ne l’écoutait plus. Ce doute, dès cette fameuse soirée…
Sadie et Daniel ? Sadie avait donc aimé Daniel. Mais de quelle
façon ? Sûrement une amourette sans importance pour se
consoler de la rupture avec son vétérinaire. Daniel ne pouvait pas
l’intéresser. C’était impossible.
— Sadie est bien plus le genre de mon fils que vous, reprit
Angela sur un ton presque vindicatif. Elle est beaucoup plus…
sympathique.
La nausée que Meg avait réussi à refouler jusque-là lui souleva
l’estomac. Sa vue se brouilla, tandis que son champ de vision se
réduisait à une tête d’épingle.
— Asseyez-vous ! cria Angela.
Meg se laissa lourdement tomber sur sa chaise.
— Maintenant, la tête entre les jambes et respirez à fond,
ordonna la psychiatre. Gare à vous si vous m’obligez à sortir de
mon lit !
Malgré la sensation d’étouffement, Meg se força à sourire.
Surtout, faire comme on lui avait appris au Centre. Graduellement,
sa vision s’éclaircit et le linoléum apparut dans l’écartement de ses
genoux. Au bout de quelques secondes, elle se redressa.
— C’est malin, je vous jure ! grommela Angela avec une
tendresse surprenante.
Encore incapable de parler, Meg se contenta de hocher la tête.
Elle visualisa l’image de son frère et se fixa dessus un moment,
avant de l’écarter de son esprit.
— A la seconde où il vous a rencontrée, mon fils n’a plus eu
d’yeux ou de pensée que pour vous, observa Angela sur un ton
neutre.
— N’empêche que vous avez raison, Sadie est beaucoup plus
son genre.
Oh mon Dieu ! Qu’allait-il se passer si Sadie et Daniel sortaient
ensemble, si elle devait être témoin de…
— Est-ce que cette Sadie est aussi courageuse que vous ?
demanda Angela.
— Que voulez-vous dire ?
Angela désigna la pièce d’un geste las.
— Je parle de vos visites… Il vous a fallu un sacré cran pour
venir ici. Je parie qu’en ce moment, votre cœur bat à tout rompre.
— Merci de me le rappeler, répliqua Meg, renfrognée, ce qui
amusa son interlocutrice.
— Quand on n’a pas de problème, c’est facile de se montrer
courageux, observa Mme Wilson. Je doute que votre amie Sadie
soit sujette aux phobies. Elle est bien trop rationnelle pour ça.
— C’est une fille extraordinaire. Elle est capable de tout
surmonter. Je ne l’ai jamais appréciée à sa juste valeur.
— Je dirais que de ce côté-là, vous n’avez rien à lui envier,
répliqua sèchement Angela. Mon opinion, c’est que Sadie s’est
réfugiée dans sa zone de confort — comme vous, jusqu’à présent.
Mais s’en extraire pour venir dans cet hôpital affronter vos pires
angoisses… ça, c’est quelque chose.
Angela avait raison. Une vague de sérénité déferla sur Meg,
balayant le souvenir de ces jours traumatisants où elle avait
assisté, impuissante, à l’agonie de son frère.
— Merci, Angela, dit-elle, prenant brusquement conscience que
c’était sa dernière visite.
— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda la mère de Daniel,
comme si elle pressentait sa décision. Vous envisagez de revoir
mon fils ?
Voulait-elle lui signifier qu’elle n’y voyait pas — ou
plus — d’inconvénient ?
— J’aime Daniel et je suis désolée de l’avoir laissé tomber, mais
lui aussi m’a trahie, répondit Meg.
Comme Angela montait déjà sur ses grands chevaux pour
défendre son fils, elle expliqua :
— Je ne peux pas vivre auprès d’un homme susceptible de me
rejeter à la première erreur. J’ai besoin de quelqu’un qui m’aime et
m’accepte telle que je suis.
— Très New Age tout ça, ironisa Angela, mais sans y mettre
aucune condescendance.
— Je suis consciente que j’ai encore pas mal de changements à
effectuer dans ma vie. Je dois acquérir mon indépendance. C’est
décidé, je ne retournerai pas chez Sadie.
Toutes les deux avaient besoin d’espace. Surtout si son amie et
Daniel…
— Bref, il faut que je réfléchisse, conclut-elle en se perchant au
bord du lit. Angela, à présent, je dois vous dire adieu.
Meg fit alors la chose la plus courageuse qu’elle ait jamais faite
de sa vie. Elle ouvrit grand les bras pour la serrer sur son cœur.

***
— Tu réalises que c’est l’histoire du bal du millénaire qui se
reproduit ? lança Sadie.
On était samedi après-midi et elle était assise en compagnie de
Trey à la table de la salle à manger de Nancy, sur laquelle s’étalait
l’album de terminale de Meg au lycée Andrew Johnson.
Il inclina sa chaise en arrière et étira ses bras derrière la tête,
avant de répliquer :
— J’ignorais que le but de l’opération était de te trouver un
cavalier.
Dans la cuisine, Nancy s’était attaquée à la liste de numéros
des Filles de la Révolution, ainsi qu’à une sélection des membres
de son club de bridge qu’elle tentait de joindre au téléphone. Dans
la maison d’à côté, la mère de Sadie rameutait les membres de
son club d’horticulture. Quant à son père, après s’être longtemps
fait prier, il avait accepté de contacter ses copains de golf.
— Si tu veux que, juste après avoir lancé aux Wilson « Auriez-
vous vu Meg, par hasard ? », je leur demande « Est-ce que Sadie
peut sortir avec votre fils ? », ça peut s’arranger, continua Trey,
taquin.
— Je disais simplement que je doute que Meg nous soit
reconnaissante, la prochaine fois qu’elle rentrera ici, si à chaque
pas elle tombe sur un voisin qui lui demandera si elle a résolu son
« petit problème ».
— Eh bien, il ne fallait pas disparaître ! En plus, elle ne devrait
pas connaître autant de gens — c’est du délire !
Et encore ! A l’inverse de ce qui s’était passé pour le fiasco
retentissant du bal du millénaire, tous deux n’appelaient que des
gens revendiquant titre d’« amis de Meg » — plusieurs milliers,
d’après ce qu’on pouvait en juger. Il s’avérait que son amie était
dotée d’un don phénoménal pour les relations publiques.
S’ils n’avaient pas le numéro personnel d’une personne en
particulier, ils tentaient de l’obtenir par l’entremise de ses parents.
— Les prochains sur la liste sont les Morgan, dit Trey en
composant un numéro. Tu te souviens de Skip Morgan ? Tu veux
que je me renseigne pour savoir s’il est libre ?
— Bien sûr !
— J’espère que c’est une blague, bougonna-t-il en raccrochant
brusquement.
— C’est toi qui juges que je suis désespérée, je te rappelle.
Tiens, tiens, ses yeux s’égaraient sur son débardeur vert olive et
son short noir. Depuis son arrivée à Cordova, la veille au soir, Trey
se conduisait pourtant de manière exclusivement naturelle et
amicale. Rien dans ses mots ou ses façons ne laissait soupçonner
la moindre attirance pour elle.
Cependant, ses yeux lui chantaient une autre chanson. Ce
n’était pas la première fois qu’elle surprenait ce regard avide et
interrogateur posé sur elle. Or, chaque fois qu’elle le mettait
silencieusement au défi d’aller plus loin, son visage se fermait.
Pour résumer, il la rendait folle.
Excédée, elle ramassa un exemplaire du magazine Paysages
américains pour s’éventer. Mais ? Qu’est ce que c’était que ce
petit rire ? Elle redressa aussitôt la tête. Trey, en train de
composer le numéro des Morgan, affichait une expression
d’innocence affable.
D’après les bribes de conversation qui lui parvinrent, ses
interlocuteurs n’avaient pas vu Meg — ce qui était prévisible. Tout
ce remue-ménage était une pure perte de temps, puisque, ce
matin à la première heure, Meg avait envoyé simultanément un
texto à sa mère, à Trey et à Sadie pour leur annoncer qu’elle allait
bien et reprendrait bientôt contact. Ensuite elle avait éteint son
portable. Cependant, pour Nancy, un texto était insuffisant pour
prouver que sa fille était saine et sauve. La compagnie d’aviation,
tout en refusant de leur livrer plus d’informations, avait confirmé
que Meg travaillait, mais c’était un peu flou. D’après Sadie, son
amie avait dû aller s’installer pour quelques jours dans un hôtel
proche de l’aéroport afin de pleurer tout son soûl sur sa rupture
avec Daniel.
Elle se mit à feuilleter le magazine, rapidement captivée par les
photos sublimes de paysages. Ce matin, lorsque son père lui avait
demandé quand sa mère et lui pourraient venir admirer son jardin
anglais, elle avait été tentée de repousser l’échéance de vingt-cinq
ans — au moins. En fin de compte, comme d’habitude, elle avait
détourné la conversation sur son boulot.
Voilà comment Trey tenait sa promesse de lui créer un jardin
fabuleux ! Depuis le départ de Meg, il n’avait pas levé le petit
doigt. En fait, depuis le jour où elle lui avait annoncé qu’elle allait
acheter de la lingerie pour séduire Daniel.
Cette pensée la figea. Etait-ce pour cette raison que Trey
résistait à l’attraction indéniable qui régnait entre eux ? Parce qu’il
croyait qu’elle fréquentait Daniel ? La veille, elle lui avait pourtant
affirmé qu’il faisait fausse route. Mais, s’il y avait bien une chose
qu’elle savait sur lui, c’était qu’il était particulièrement méfiant dès
qu’il s’agissait de Daniel.
Il fallait au plus vite éclaircir ce malentendu. Tout en continuant
à feuilleter le magazine d’un œil distrait, elle se mit donc à réfléchir
au problème. Il devait bien exister un moyen subtil de lui faire
passer le message, sans se couvrir de ridicule s’il s’avérait qu’il se
fichait d’elle comme d’une guigne…
— Ce journal te passionne ? lança soudain Trey. Parce qu’au
cas où tu l’aurais oublié, tout le monde recherche ma sœur.
— Oui, il est fascinant, répliqua-t-elle en fixant son attention sur
un article. Tiens ! Un très ancien jardin botanique des environs de
Boston a ouvert une résidence où sont formés les plus grands
paysagistes du pays.
— Fascinant en effet. Maintenant, si tu prenais le téléphone ?
— Je n’ai pas acheté de lingerie, lâcha Sadie à brûle-pourpoint.
Comme entrée en matière subtile, c’était gratiné ! Voilà la raison
pour laquelle elle en était réduite à travailler entre les quatre murs
d’un labo avec d’autres têtes d’œufs dans son genre : elle était
incapable de fonctionner en société.
— Pardon ? releva Trey avec une politesse affectée.
— L’autre jour, je t’ai dit que j’allais acheter de la lingerie,
chuchota-t-elle, pour éviter — risque fort improbable — d’être
entendue par Nancy.
— De la lingerie pour Daniel, précisa-t-il, avec une indifférence
crispante.
— Eh bien, c’était une blague. Comment aurais-je pu faire une
chose aussi cruelle, alors que Meg et lui venaient juste de
rompre ?
— Et depuis, où en es-tu ?
— Pourquoi serait-ce toujours à moi de répondre aux questions
embarrassantes ? Et toi alors, quand as-tu couché avec Lexie
pour la dernière fois ?
Le téléphone sonna dans la cuisine.
— Il y a trois ans, répondit Trey. Une fois en passant.
Il aurait pu s’abstenir de lui donner les détails, tout de même !
— Alors, depuis l’autre jour, tu l’as achetée cette lingerie ?
insista-t-il.
Cette fois, elle lui devait une réponse.
— Non.
Leurs regards se croisèrent et fusionnèrent.
— C’était Lexie Peterson, annonça Nancy en entrant dans la
salle à manger. Elle dit qu’elle veut nous aider à rechercher Meg.
Elle arrive demain.
Son entrée rompit le charme. Sadie battit des paupières et se
détourna de Trey.
— Désirez-vous encore du café ou quelque chose de plus
corsé ? demanda Nancy en s’emparant de leurs tasses vides.
— Quelque chose de plus corsé, répondirent-ils en chœur.

***
C’était la première fois que Meg manquait à ce point
d’enthousiasme à l’idée d’enfiler son uniforme pour se rendre à
l’aéroport. D’ordinaire, son envie de voler était presque
compulsive, un besoin irrésistible.
Ce n’était pas sa destination qui posait problème, puisqu’elle
adorait Las Vegas.
Elle referma la porte du studio emprunté à une amie hôtesse de
l’air. Une collègue partie vivre avec son petit ami — à titre
expérimental — et qui ne voulait pas lâcher son appartement
avant d’être sûre que cela marcherait entre eux. Quelle que soit
l’issue de l’expérience, Meg disposait d’un mois de répit pour
trouver où elle allait emménager.
Un mois !
Et dire qu’elle aurait dû être mariée à Daniel — si elle n’avait
pas été aussi nulle, et lui aussi intransigeant.
La navette de l’équipage se gara devant l’immeuble au moment
même où elle en sortait. L’aéroport n’était qu’à un quart d’heure,
sur une route qui passait devant l’hôpital Saint-Ignace. D’après la
standardiste qui lui avait répondu tout à l’heure, Angela était enfin
sortie des soins intensifs. Daniel devait être soulagé.
Arrivée à destination, Meg assista au briefing précédant le vol,
puis se dirigea vers la zone d’embarquement. L’annonce par les
haut-parleurs d’une longue liste de destinations exotiques ne
déclencha pas son excitation habituelle — comme si la magie
n’avait plus d’effet sur elle. Elle traîna son sac à roulettes jusqu’à
la porte 25. Elle aurait vraiment dû prendre un café au passage…
Et en plus, une foule s’était déjà agglutinée devant la porte ! Le vol
était surbooké. Elle n’enviait pas les membres de l’équipe au sol
qui allaient se faire incendier quand ils annonceraient à certains
passagers qu’ils ne pourraient pas embarquer.
Alors qu’elle échangeait un regard plein de compassion avec
son collègue derrière le comptoir, elle faillit trébucher sur les
jambes étendues d’un passager endormi.
— Excusez-moi, monsieur, je ne vous… Daniel ?
C’était bien lui. Son Daniel. Qui s’était réveillé en sursaut quand
elle l’avait heurté et sautait déjà sur ses pieds.
— Tu es venue ! s’exclama-t-il.
— Je travaille ici.
Elle considéra ses joues mal rasées, sa chemise froissée, ses
chaussures délacées qui lui donnaient l’air d’un rescapé de
l’explosion d’un magasin Calvin Klein.
— Tu pars pour Las Vegas ? s’enquit-elle, étonnée.
— Non, je suis ici en tant que médecin, répondit-il en lui agitant
un badge temporaire sous le nez.
— Les autorités n’accordent ces permis qu’en cas d’urgence,
quand elles convoquent un médecin pour examiner un patient,
observa-elle en étudiant le document. Celui-ci est valable trois
heures, or il est daté d’hier.
— C’est bien pour ça que je n’ai pas pu sortir, répliqua-t-il en se
passant la main dans les cheveux. Tu n’as pas idée comme c’est
pénible de dormir dans un aéroport. J’ai dû passer la moitié de la
nuit à somnoler dans les toilettes publiques pour échapper à
l’équipe de sécurité.
Si quelqu’un n’était pas du genre à dormir dans un endroit aussi
crasseux, c’était bien Daniel ! Si elle l’apprenait, Angela en ferait
une jaunisse. Cette pensée manqua de faire rire Meg, mais sa
confusion reprit le dessus.
— Qui est ton patient ?
— Toi, répliqua-t-il en posant une main sur le front de Meg, ce
qui faillit la faire vaciller sur ses talons. Comment tu te sens ?
— Euh… un peu étourdie.
— C’est bien ce que je pensais. Ecartons-nous de la foule.
Il pressa son épaule, balança sa mallette de médecin sur son
sac à roulettes et l’entraîna vers la porte adjacente qui desservait
un vol moins bondé pour Denver. Tous deux prirent place sur une
rangée de sièges vides.
— Hier, quand Sadie m’a appris que tu avais disparu, j’ai
téléphoné à Astrid, expliqua Daniel.
Il avait rencontré sa collègue à une fête où ils s’étaient rendus
ensemble.
— Je lui ai dit qu’il fallait absolument que je te voie. Elle m’a
procuré ce badge, par l’entremise d’un de ses amis qui travaille à
la sécurité. Coup de bol que cette fille soit romantique dans l’âme !
— Tu l’as dit ! renchérit Meg, qui savait que pour cette entorse
aux règles Astrid pouvait être renvoyée.
— Nous avons fini par découvrir que tu prenais le vol de ce
matin. Malheureusement, son ami ne travaillait pas aujourd’hui.
C’est pour cela que j’ai dû camper toute la nuit ici.
— Daniel, là il faut que tu m’expliques, parce que pour l’instant
tout ça me parait complètement dingue, observa-t-elle, perplexe.
— Meg, tu avais disparu ! protesta Daniel.
Il était tellement bouleversé que sa voix se brisa — une perte de
contrôle si étonnante chez lui qu’elle en fut choquée.
— Je n’avais pas disparu, j’étais chez une amie, rétorqua-t-elle,
ce qui lui arracha un long soupir exaspéré.
— Tu es allée rendre visite à ma mère.
— Tu es au courant ?
— En fait, je ne t’ai pas raconté toute l’histoire, pour ne pas
avoir l’air trop pathétique, avoua-t-il en lui prenant la main.
— Justement, j’aimerais bien l’entendre en détails.
Il lui décocha ce sourire en coin qui l’avait fait craquer dès le
premier jour, mais teinté d’un zeste de timidité.
— Quand Sadie m’a annoncé que tu étais partie, je suis devenu
fou. J’ai appelé la police, qui a refusé d’enquêter parce que j’avais
fait l’erreur de leur dire que j’étais ton ex-fiancé. D’ailleurs, comme
tu t’es présentée à ton travail, il était exclu qu’ils lancent une
recherche, fiancé ou pas — un titre que, entre nous soit dit, je suis
pressé de récupérer, glissa-t-il à la dérobée.
Un essaim de papillons en folie se mit à tourbillonner dans
l’estomac de Meg. Ne lâche pas trop vite la bride à tes espoirs,
s’enjoignit-elle.
— Hum, marmonna-t-elle, cherchant à prendre un air
énigmatique.
Daniel éclata de rire et l’embrassa sur la bouche, réaction
semblant suggérer que, pour le côté mystérieux, elle pouvait
repasser.
— Je me suis rué à l’aéroport pour te trouver, reprit-il. Mais …
euh… je me suis fait éjecter manu militari par la sécurité.
— Pauvre chéri ! s’exclama Meg, aux anges.
— C’est pour ça que je suis allé interroger ma mère.
— Tu avais deviné que j’étais venue la voir ?
— Pas du tout, mais je pensais qu’en tant que psychiatre elle
pouvait avoir l’intuition de l’endroit où tu te cachais. Je ne l’ai pas
lâchée jusqu’à ce qu’elle m’ait exposé toutes les pistes possibles.
— Tu n’as pas honte ? Une pauvre femme en soins intensifs !
— Pour moi, c’était une question de vie ou de mort ! répliqua-t-il,
avec une férocité qui les laissa tous deux pétrifiés.
Gêné, Daniel avala sa salive pour reprendre son récit.
— Je lui ai dit que je t’aimais, que j’avais fait une grosse erreur
en te laissant partir et que, si je pouvais te convaincre de
m’accorder une seconde chance, je changerais totalement
d’attitude. Mes parents n’apprécieront sûrement pas, mais il
faudra bien qu’ils s’y fassent.
— Comment a réagi Angela ? demanda Meg, bouche bée.
— Par un exposé sur la nosocomephobie. Trey avait mentionné
ce terme devant moi, mais il m’était aussitôt sorti de la tête.
Maman m’a expliqué ce que tu avais fait : ta thérapie au centre de
traitement des phobies, tes visites journalières à l’hôpital. C’est la
chose la plus courageuse dont j’ai jamais entendu parler, affirma-t-
il en portant sa main à son cœur.
— Daniel, tous les jours des pompiers tirent des gens de
voitures en feu et des soldats courent sous les bombes, répliqua-t-
elle avec un rire tremblotant.
— Tu es courageuse. D’ailleurs, c’est l’avis de ma mère
— même si son opinion ne m’importe guère. On dirait qu’elle
commence à devenir fan de toi.
— Elle commence ? s’indigna Meg.
— Maman évolue lentement, mais elle y arrivera, affirma-t-il en
la prenant dans ses bras. Meg, si je suis venu c’est parce que je
t’aime. Je me suis conduit comme un salaud sans cœur.
— Continue, ronronna-t-elle, comme il plongeait son regard
dans le sien.
— Je suis désolé, souffla-t-il en la serrant fougueusement
contre lui, attirant l’attention d’un couple en partance. Si je te
promets de m’améliorer, accepteras-tu de revenir ?
— Embrasse-moi, répondit-elle en inclinant la tête sur le côté.
Avant même qu’elle ait terminé sa phrase, il avait pressé ses
lèvres contre les siennes. Aussitôt, toute l’exaltation qu’elle aurait
dû ressentir à l’idée de prendre son vol surgit enfin en elle. Cette
allégresse qui ne la lâcherait plus tant qu’elle serait avec Daniel.
Après une minute ou deux des plus agréables, il s’arracha de sa
bouche… sous une salve d’applaudissements des passagers du
vol pour Denver.
— Reste avec moi, supplia-t-il, comme Meg saluait la foule d’un
geste de la main.
— Je travaille.
A l’idée de passer la nuit loin de lui, elle éprouvait une soudaine
envie de pleurer, ce qui était de mauvais augure, si elle comptait
continuer à voler.
— Tu es trop malade pour travailler, décréta-t-il en ouvrant sa
mallette pour en tirer un stéthoscope. Mademoiselle Kincaid,
auriez-vous l’obligeance de respirer normalement… ?
Il écarta les pans de sa veste et glissa son instrument entre
deux boutons de sa blouse pour trouver sa chair.
— Daniel ! sursauta-t-elle quand le métal froid entra en contact
avec son sein gauche.
— Hum, marmonna-t-il sur un ton doctoral, avant de déplacer le
stéthoscope, ce qui la fit glousser nerveusement.
Ensuite, il sortit un thermomètre qu’il brandit vaguement en
direction de son oreille, avant de s’exclamer.
— Ça alors !
— Qu’y a-t-il ? demanda Meg, soupçonneuse.
Elle n’avait même pas entendu biper le thermomètre.
— Ta température est trop élevée, répondit-il en rangeant
l’instrument dans sa mallette. Quel est le seuil interdisant de
voler ?
— 38.
— Justement, tu as 39.
— Je ne peux pas rater mon vol ! protesta-t-elle en riant.
— Je vais te délivrer un arrêt de travail. Si tu as un vol prévu
demain, mieux vaudrait l’annuler et prendre deux jours de congé.
Parce que je préfère te prévenir que tu n’auras pas le droit de
quitter le lit de toute la journée, conclut-il en baissant la voix.
Meg crut fondre en larmes en plein terminal. Après avoir
embrassé Daniel suffisamment longtemps pour reprendre ses
esprits, elle lança :
— J’ai une meilleure idée.
Chapitre 20
Le dimanche à midi, une Mustang rouge flamboyant se gara
devant la maison des Kincaid.
— C’est Lexie, annonça Sadie après avoir jeté un coup d’œil
par la fenêtre du salon.
— Pas la Lexie qui était si imbuvable avec toi quand vous étiez
gamine tout de même ? protesta sa mère en se hâtant vers la
fenêtre. Je n’ai jamais aimé cette fille trop sûre d’elle et…
— Au fond, Lexie n’est pas si odieuse. Elle est même sympa.
Dévergondée, peut-être, mais sympa, assura Sadie qui faisait de
son mieux pour oublier sa passade avec Trey.
Alléché par le mot « dévergondée », son frère Kyle fonça à la
fenêtre. Egal à lui-même. A cette heure, il n’était pas censé
disputer sa partie de golf hebdomadaire avec leur père ?
— Ta copine a sûrement besoin de quelqu’un pour porter sa
valise, lança-t-il en se ruant comme une flèche vers la porte.
— Sa valise ?
En effet, Lexie était en train de tirer une valise de son coffre. A
la minute où elle aperçut Kyle, elle se recula pour attendre qu’il le
fasse à sa place. Puis, après avoir hésité un moment sur le trottoir
entre les deux maisons, elle se dirigea d’un pas décidé vers celle
des Beecham.
Sadie se sentit absurdement touchée — même si Lexie avait
certainement choisi sa maison pour pouvoir plus facilement flirter
avec Kyle. Pourtant, si elle-même avait eu le choix entre son frère
et Trey, elle n’aurait pas hésité un seul instant à se rendre chez le
second — même si Kyle n’avait pas été son frère. Euh, mieux
valait en rester là, parce que ces considérations devenaient
malsaines.
Elle sortit pour accueillir Lexie qui, dès qu’elle l’aperçut,
annonça sur un ton de triomphe :
— J’ai des nouvelles !
Dix minutes plus tard, ils étaient tous réunis autour de la table
de la cuisine de Nancy — y compris Kyle, qui jusqu’à présent
n’avait pas montré le moindre intérêt pour la disparition de Meg.
Sadie se retrouva en face de Trey.
Ils ne s’étaient pas dit grand-chose depuis qu’il lui avait avoué
avoir fricoté avec Lexie et qu’elle lui avait assuré qu’il ne s’était
rien passé avec Daniel — nouvelle qui l’avait laissé de marbre. Ce
qui rendait d’autant plus rageant le fait d’être aussi affectée par
l’idée que Lexie et lui aient pu être amants. Si seulement elle avait
pu s’abstenir de les épier pour déceler entre eux des reliquats de
désir…
Surtout qu’elle sentait les yeux de Trey braqués sur elle. C’était
tout à fait son genre de jouir de sa jalousie. Eh bien oui ! Elle était
forcée de l’admettre. Elle était jalouse. Ce n’était tout de même
pas de sa faute si elle n’était pas assez libertine pour embrasser
un homme comme elle avait embrassé Trey et se ficher ensuite de
ses conquêtes antérieures !
— Il y a deux jours, j’ai laissé un message à Carrie, une hôtesse
qui travaille avec Meg, expliqua Lexie. Mais elle était au Japon où
son portable ne fonctionnait pas. Elle n’a trouvé mon message
qu’à son retour, ce matin, et elle m’a rappelée tout de suite,
conclut-elle sur un ton théâtral.
— Continue ! ordonna Sadie en lui donnant une petite tape sur
la main.
Le pied de Trey l’effleura sous la table et elle eut un mouvement
de recul.
— Aïe ! protesta Lexie en feignant d’avoir mal. D’après Carrie,
Meg et elle auraient dû se retrouver ce week-end à Las Vegas,
mais Meg lui a laissé un message pour annoncer qu’elle n’y serait
pas. Qu’elle prenait des vacances.
— Où ça ? demanda Trey.
— Trey, je ne suis pas au courant de tout, répondit Lexie en
écarquillant ses yeux bleu lavande.
— En fait, ce que tu dis là ou rien, c’est pareil, maugréa-t-il,
dégoûté.
— Si Meg est en vacances, peut-être devrions-nous respecter
son intimité, intervint Sadie. En tout cas, elle va bien.
— Excusez-moi, mais j’ai de sérieux doutes là-dessus !
s’exclama Nancy. Ça ne ressemble pas à ma fille de partir à
l’improviste sans prévenir personne. Je suis inquiète.
— Quelles sont les destinations que Meg privilégierait si elle
allait mal ? demanda Trey.
— Reelfoot Lake, répondit sa mère. L’été qui a suivi la mort de
Brian et Logan, nous y avons loué un chalet. Si ta sœur veut se
replonger dans ses souvenirs…
— Et Hot Springs ? suggéra Trey.
— Moi j’opterais plutôt pour Hot Springs, dit Sadie qui venait de
se rappeler que les Kincaid avaient séjourné plusieurs fois dans
l’Arkansas, dans l’ancienne ville d’eau des montagnes Ouachita.
Meg adore cet endroit.
— Alors, c’est là qu’on doit la chercher, suggéra Lexie, qui reçut
l’approbation de tous.
— Sadie et moi allons nous en charger, annonça Trey.
— Je vous accompagne, rebondit Lexie du tac au tac.
Comment refuser, alors qu’elle avait fait l’effort de venir jusqu’ici
et qu’elle était la seule à avoir fourni une information fiable à
propos de Meg ?
— Pourquoi n’irais-tu pas vérifier si ma sœur ne se cache pas à
Reelfoot Lake ? demanda Trey. Kyle, tu serais d’accord pour
l’accompagner ?
— Avec plaisir ! s’exclama ce dernier.
Il fourra hâtivement sa main dans sa poche pour réprimer un
geste de triomphe, alors que leur mère affichait un visage
consterné.
Lexie émit un soupir résigné, avant de décocher à Sadie un clin
d’œil complice.
***
Trey appuya à fond sur l’accélérateur. Sa camionnette accéléra
docilement pour dépasser un convoi de camions qui se dirigeait
vers l’ouest, sur l’autoroute I-30. Cela faisait trois heures qu’ils
roulaient et ils devaient atteindre Hot Springs dans une demi-
heure. Reelfoot Lake n’étant qu’à cent trente kilomètres de
Cordova, Kyle et Lexie les avaient déjà appelés, une heure
auparavant, pour les avertir qu’ils étaient arrivés à bon port et se
renseignaient sur Meg.
— Tu crois vraiment que ma sœur va bien, ou tu disais ça
comme ça ? demanda Trey.
— Evidemment qu’elle va bien, répliqua Sadie en levant les
yeux au ciel. Pourquoi refuses-tu obstinément de croire ce que je
dis ?
— Parce que tes motivations sont si complexes que je te
soupçonne toujours de tramer un plan tordu.
— Laisse tomber, Trey. De toute façon, c’est bien toi qui as dit
que j’étais imprévisible, non ? Tu ne trouves pas ça attirant ?
— Nous les mecs, on apprécie les femmes pas compliquées qui
nous font passer du bon temps.
— Et moi qui cherchais à t’impressionner ! soupira-t-elle,
amusée. Plus que cinquante kilomètres, annonça-t-elle comme ils
dépassaient un panneau de signalisation.
Trey jeta un œil sur l’horloge du tableau de bord. Il était
16 heures.
— Qu’est-ce que tu dirais de passer d’abord une heure ou deux
à rechercher Meg puis, si on ne la trouve pas, de s’arrêter quelque
part pour dîner afin de décider de la marche à suivre ?
Avant de répondre, Sadie se frotta le visage. Comme ça, elle
avait un peu l’air d’une adolescente.
— Programme alléchant, répondit-elle.
— Autrefois, avec mes parents, on séjournait au Freeman Hotel,
à un pâté de maisons d’ici, déclara Trey en se garant dans la rue
principale du centre historique.
Ils entreprirent la tournée des bars, des restaurants, des hôtels,
sans résultat. Aucune trace de Meg, comme Trey le soupçonnait
depuis le début. Ce qui leur laissait le champ libre pour d’autres
occupations.
— Allons dîner, lança-t-il quand ils arrivèrent devant La Taverne,
un hôtel de style victorien qui prétendait que son menu avait été
élaboré par un grand chef étoilé de New York.
Comme on était dimanche soir, la plupart des touristes avaient
quitté la ville. Les gens du coin avaient dîné tôt et seules deux
tablées s’attardaient encore devant leurs desserts.
Quand le serveur arriva, Trey commanda une bière et Sadie du
vin rouge.
— A notre premier rendez-vous, lança-t-il en trinquant avec elle.
Elle parut surprise et s’adossa à la banquette.
— Je ne me souvenais pas avoir été invitée à un rendez-vous
galant.
— Et pourtant, tu es là, répliqua-t-il avec un sourire plein
d’assurance. Ça prouve à quel point je suis doué.
— Stupéfiant, répliqua-t-elle sèchement.
— Sadie, tu as beau être une scientifique névrosée, tu as le chic
pour attirer l’attention d’un homme, dit-il en lui prenant la main.
Elle frissonna à son contact et elle laissa échapper dans un
souffle :
— J’avoue : il m’arrive aussi de penser à toi. Cependant, sans
vouloir critiquer, je doute que me qualifier de « scientifique
névrosée » soit le meilleur moyen de me draguer.
Il lui taquina la paume avec son pouce et instinctivement elle
referma sa main.
— Et si je t’avouais que j’ai toujours eu un faible pour les
scientifiques névrosées ?
— Ça aiderait la pilule à passer, admit-elle.
— Et si j’ajoutais que je te trouve adorable, jolie comme un
cœur, drôle et volontaire ? reprit-il pour lui arracher un sourire.
— Tu oublies « Mam’zelle Je-Sais-Tout ».
— Ce n’est pas ce que je préfère chez toi… même si ça peut
avoir son charme, s’esclaffa-t-il, comme elle lui pinçait le poignet.
Puisqu’on baigne en plein romantisme, à ton tour : tu n’aurais pas
quelque chose de gentil à dire sur moi ?
Elle libéra sa main pour boire une gorgée de vin, puis le
dévisagea avec de petites étincelles dans les yeux, avant de
répliquer :
— Tu connais très bien tes atouts. Je ne vais pas t’ennuyer
avec ça. Mais si tu y tiens, je peux détailler tes défauts.
— Sadie chérie, ça fait longtemps que tu m’en as dressé la liste.
— Oui, mais elle n’était pas exhaustive ! J’en ai sûrement
oublié.
— Tu la compléteras plus tard. Bon, on arrête de parler. Je suis
trop frustré par tous ces vêtements que tu portes.
— Non mais quel mufle ! s’exclama-t-elle dans un grand éclat
de rire
— Oh ! Ne joue pas les saintes-nitouches ! Comme si ça ne
t’avait pas traversé l’esprit. Tout ce que je te demande, c’est un
oui.
— Trey… tu es sûr que c’est ce que tu désires vraiment ?
souffla-t-elle, éperdue.
— Encore plus que tu ne l’imagines.
Il était tendu vers elle dans l’attente de sa réponse. Elle émit un
profond rire de gorge — très excitant.
— C’est pareil pour moi, avoua-t-elle. Bon, maintenant, qu’est-
ce qu’on fait ?
Excellente question.
— Tout à l’heure, dans la rue principale, tu te souviens qu’on est
passés devant plusieurs bed and breakfasts…
Sadie hésita — un suspense qui faillit l’achever — avant de
hocher la tête.
— J’ai perdu l’appétit, du moins en ce qui concerne la
nourriture, lança Trey. Allons-nous-en. Au passage, j’annulerai le
repas et je payerai la note.
— Tu imagines ce que nos mères vont dire quand elles seront
au courant ? dit Sadie en récupérant son sac et son cardigan.
Trey s’immobilisa, pétrifié. Oui, il imaginait très bien et cette
perspective le laissait perplexe.
— Je n’avais pas prévu de le leur dire, répliqua-t-il prudemment.
Peut-être que c’était un truc de filles d’échanger des détails
croustillants, mais sa mère et la sienne étant bonnes amies, mieux
valait s’en abstenir.
— J’ai peur qu’elles le remarquent d’elles-mêmes, observa
Sadie en se glissant hors du box. Quand je me rendrai à Berkeley
pour le week-end, ou quand tu reviendras ici pour me voir. L’indice
qui tue, ce sera de partir en vacances ensemble.
Trey eut soudain l’impression d’être pris dans un ouragan où les
mots que débitait Sadie : Berkeley, week-ends, vacances…
tourbillonnaient autour de lui et venaient le percuter de plein fouet.
Bon sang ! Dans quel guêpier s’était-il fourré ? Voilà qu’elle
s’imaginait qu’ils étaient ensemble, tout cela parce qu’il venait de
lui proposer de passer la nuit dans le même lit — sans
conséquences. Elle était pourtant au courant qu’il partait !
Le bed and breakfast qui, une minute plus tôt, lui apparaissait
comme une source de plaisirs inépuisables, s’était transformé en
piège mortel. Et c’était lui le gibier qui s’apprêtait à tomber dans le
collet.
— Je dois me rendre aux toilettes, annonça-t-il.
Il fallait qu’il comprenne où cela avait dérapé et réfléchisse au
moyen de lui faire revoir ses espérances à la baisse. Et tout de
suite.
— Je vais t’attendre sur la terrasse, dit-elle. La soirée est
splendide.
Il n’avait pas remarqué les baies ouvertes sur l’extérieur à
l’arrière de la salle ni le saule pleureur derrière la rambarde.
— Parfait, murmura-t-il en se retenant de prendre ses jambes à
son cou.

***
Sur la terrasse régnait une chaleur de four, ce qui expliquait
certainement pourquoi elle était déserte, et cependant une légère
brise électrisait les sens de Sadie.
Elle longea lentement la rambarde jusqu’au saule pleureur. Il
surplombait un filet d’eau étroit et peu profond. A quelques détails
près, on aurait même pu le qualifier de rigole, mais tel qu’il était
avec son eau limpide murmurant sur ses galets, elle estima qu’il
méritait le nom de ruisseau.
Si seulement elle avait pu saisir un instantané de ce moment !
Le saule, le ruisseau, la balustrade, Trey, elle-même… pour le
garder dans son cœur. Ce soir, il s’était passé quelque chose,
quelque chose d’étrange et de mystérieux, comme si… Comme si
elle était tombée amoureuse.
Etait-ce possible ?
Pouvait-elle aimer un homme qui passait son temps à la
taquiner, à bafouer son orgueil et ses angoisses, à se moquer de
son intelligence et — parce qu’il avait été frustré dans le passé
— clamait haut et fort ses idées absurdes sur l’avenir ?
Pouvait-elle aimer un homme qui avait soutenu sa famille contre
vents et marées, qui comprenait ses névroses et la désirait tout de
même, qui était fasciné par la grosseur de ses seins, qui lui
donnait l’impression d’être une bombe sexuelle, aiguillonnait son
esprit de repartie et la faisait rire ?
J’aime Trey, songea-t-elle en ignorant délibérément la vibration
dans son sac.
Pourtant… j’aime aussi Daniel ?
Non, en fait… Cela faisait même un moment qu’elle ne l’aimait
plus. Les sentiments qu’elle avait éprouvés pour Daniel
ressemblaient à la chaleur d’une bonne flambée à laquelle elle se
serait réchauffée. Alors qu’aimer Trey, c’était brûler au beau milieu
du brasier.
Bon, et maintenant ?
La suite risquait de ne pas être facile. Tomber amoureuse d’un
homme qui projetait de décamper d’un moment à l’autre était
aussi stupide que tomber amoureuse d’un certain médecin, juste
avant qu’il ne succombe aux charmes de sa meilleure amie. Eh
bien tant pis ! Sadie avait l’habitude de se mobiliser pour obtenir
ce qu’elle voulait. Et Trey aussi.
Tous deux feraient ce qu’il faudrait pour que cela marche.
Des pas sur la terrasse. C’était lui.
— Sadie, lança-t-il sur un ton bourru.
Elle se retourna. Sous la lumière de la lune, son visage était
marqué par une intense émotion. Il l’enveloppa de ses bras et la
pressa contre lui, comme si tout son épiderme éprouvait le besoin
d’entrer en contact avec elle.
— Trey, murmura-t-elle.
— Chut ! souffla-t-il à son oreille. Tout va bien.
Il effleura brièvement ses lèvres, puis sa bouche s’empara de la
sienne et il l’embrassa avec une passion dévorante.
Elle manqua laisser échapper un cri de surprise. Il en profita
pour investir sa bouche d’une langue avide et impérieuse.
Aussitôt, l’ardeur de Sadie grimpa au diapason de la sienne. Une
main puissante l’empoigna par les cheveux et pétrit son cuir
chevelu, lui déclenchant des frissons jusqu’à la plante des pieds.
Ce baiser n’avait rien à voir avec ceux qu’ils avaient échangés
auparavant. Entre eux, il n’y avait plus de place pour l’humour, la
distance, ou l’esprit de compétition. Seul demeurait un désir brut
et farouche qui la liquéfiait et électrisait ses nerfs. Un baiser qui
affirmait qu’ils seraient capables de tout surmonter.
— Tu es belle, Sadie, murmura-t-il en s’arrachant à sa bouche.
Une femme extraordinaire.
Ses mots lui offrirent l’assurance dont elle avait besoin.
Alors qu’il faisait courir sa bouche sur son cou, elle chuchota à
son oreille, de manière presque inaudible — peut-être parce
qu’elle n’avait pas réussi encore à rassembler tout son courage :
— Je t’aime.
Chapitre 21
Trey se raidit. Sa main retomba brusquement, la laissant
exposée, vulnérable.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ? demanda-t-il, les sourcils
froncés.
Et voilà, elle avait parlé trop vite et avait probablement commis
la pire des maladresses.
— Je suis consciente que c’est trop tôt pour toi, se récria-t-elle,
angoissée. Pourtant, c’est la vérité. Je t’aime. Je sais que je
n’aurais pas dû te le dire. Pas comme ça. Mais l’émotion m’a prise
et j’étais si excitée que…
— Comme c’est pratique…, ironisa-t-il.
Pratique ? Elle aimait Trey, et il trouvait ça « pratique » !
— Euh… Je me demande si toi et moi sommes sur la même
longueur d’onde, dit-elle en frissonnant sous la brise légère. Je ne
suis pas prête à revivre le jour où je t’ai invité au bal et où tu m’as
humiliée en me donnant l’impression d’être une idiote.
— Alors, il ne faut pas te conduire comme une idiote, répliqua-t-
il en riant. Tu imaginais vraiment que j’allais gober ça ?
— Hé ! Si je viens de t’offrir mon cœur sur un plateau ce n’est
pas pour que tu craches dessus. Et je n’ai pas non plus l’habitude
de mentir.
— Peut-être, mais tu ne manques pas de culot ! Bon sang,
Sadie ! Je m’attendais à ce que tu sois bouleversée — c’est pour
ça que je me suis rué hors des toilettes dès que j’ai reçu le texto
de Meg — mais jamais je n’aurais cru que tu avais si peu d’amour-
propre.
— Quel texto ? demanda-t-elle en fourrageant dans son sac
pour trouver son portable.
Une petite enveloppe était apparue sur l’écran. Elle avait un
nouveau message. Elle pressa le bouton.
« Daniel et moi venons de nous marier ! Lune de miel à Las Vegas. Retour
jeudi. Gros bisou, Mme Wilson. »

Mariés ? Meg et Daniel ?


Sadie fixait le téléphone, incapable de démêler les émotions qui
l’envahissaient par vagues successives.
— Je n’avais pas vu que j’avais un message, balbutia-t-elle.
Comme il reniflait avec mépris, elle insista :
— Trey, je t’assure.
Bizarrement, la tristesse ne figurait pas dans les émotions
diverses qui la submergeaient. Pas plus que la jalousie. Elle
enviait peut-être son amie d’avoir épousé l’homme qu’elle aimait,
mais cela n’avait rien à voir avec ce qu’elle éprouvait autrefois
pour Daniel.
— Trey, c’est toi que j’aime, affirma-t-elle en l’empoignant par le
bras.
— Tu sais depuis longtemps qu’il n’est pas question que je joue
les lots de consolation. Alors, oublie-moi.
Quelque chose ne collait pas, et pourtant son esprit rigoureux
de scientifique peinait à trouver la faille.
— Tu veux parler de ton refus de fréquenter une femme qui sort
d’une rupture ? finit-elle par demander.
— Je parle d’être choisi par défaut. Ça fait trop longtemps que
ça dure.
Ses paroles éveillèrent un écho dans la mémoire de Sadie.
— Je me souviens que tu as dit à Meg que, si on t’avait choisi
pour diriger l’entreprise, c’était contraint et forcé, parce que ton
père et Logan étaient morts.
— Exactement. Jamais Papa ne m’a demandé de rejoindre sa
boîte. Il avait toujours prévu que ce serait Logan son associé.
— Parce que tu voulais être footballeur professionnel ! Alors,
c’est de là que vient ton rejet de la jardinerie ?
Trey haussa les épaules.
— Je ne rejette pas…
— C’est pour ça que tu pètes un plomb chaque fois que ta mère
évoque Logan, le coupa-t-elle. Tu t’imagines qu’elle te compare à
lui ?
— Je ne pète pas un plomb, marmonna-t-il, les mâchoires
serrées.
Sadie s’écarta de quelques pas pour aller s’adosser à la
rambarde.
— Et maintenant, tu laisses tomber l’entreprise, une entreprise
prospère, que toi tu as développée, tu romps tes derniers liens
avec ton père, tu quittes une famille qui t’aime, et pourquoi ?
Parce que la jardinerie ne t’était pas destinée à la base ?
— Si ce boulot ne m’a pas choisi, je ne l’ai pas choisi non plus.
Il y avait un tas de choses qui m’attiraient. Des choses que j’ai dû
laisser tomber pour remplacer mon père et Logan.
— Comme tu me laisses tomber, parce que tu crois que tu n’es
que mon deuxième choix après Daniel, asséna-t-elle, outrée.
— Bien sûr que oui ! Si tu crois que je vais servir de doublure à
Daniel Wilson…
— Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi débile.
Sadie prit une profonde inspiration pour recouvrer son calme.
— Trey, je ne comprends pas. Qu’est-ce qui a changé entre
maintenant et tout à l’heure, quand tu m’as demandé de sortir
avec toi ? A ce moment-là, tu te fichais pas mal de Daniel.
— Je ne t’ai jamais demandé de sortir avec moi. Tout ce que je
voulais, c’était du sexe.
— Parce que tu m’as simplement proposé de coucher avec toi ?
— Exactement, asséna-t-il d’une voix mordante.
— Attends un peu, c’est bien toi qui parlais d’un rendez-vous
galant ?
— C’était façon de parler.
— Pour ma part, « rendez-vous » n’a jamais été un simple
synonyme de « sexe », désolée.
— Quelquefois si, répliqua-t-il, comme radouci.
— Alors quand tu dis à une femme : « Voulez-vous dîner avec
moi ? », en fait, tu lui demandes : « Voulez-vous coucher avec
moi ? »
— En quelque sorte.
— Mais c’est ignoble !
— Pas plus que de décider de m’aimer après avoir appris que
Daniel s’était marié.
— Je ne suis plus amoureuse de Daniel, et depuis un moment,
affirma-t-elle avec désespoir. Trey, je t’en prie, il faut me croire. Il
n’y a que toi qui comptes.
— Quand tu dis que tu m’aimes, je ne pense pas que tu mentes
délibérément. Je crois que je t’attire physiquement et que tu
t’abuses toi-même en imaginant que c’est moi que tu veux et non
plus Daniel.
Un voile rouge brouilla la vision de Sadie. Elle était folle de rage.
— Tu as raison, comment pourrais-je t’aimer ? répliqua-t-elle.
Pourquoi voudrais-je d’un homme tellement aveuglé par la
rancœur qu’il traverse la vie sans voir les bonnes choses qui
passent à sa portée ?
— Si par bonne chose, tu entends toi…
— J’entends une famille qui t’aime, un talent extraordinaire pour
l’aménagement paysager — tu refuses de le reconnaître, mais tu
adores créer des jardins — ainsi que tout ce qui fait l’essence
même de ta vie. Et, oui, moi y compris, espèce d’imbécile !
Trey serra les lèvres.
— Bon, si tu en as fini avec ces considérations fascinantes, il
est temps de retourner à Memphis.
— Eh bien, vas-y. Moi je rentre par mes propres moyens.
***
Une rapide enquête auprès d’une serveuse de café au visage
avenant apprit à Sadie que Hot Springs ne disposait ni d’un loueur
de voiture, ni d’une gare, ni même d’un service de bus.
Elle avait donc agi un peu précipitamment en décrétant qu’elle
rentrerait chez elle par ses propres moyens.
Il ne lui restait plus qu’une option. Elle alla se camper sur un
trottoir à l’est de la ville et dressa le pouce.
Vingt secondes plus tard, une camionnette s’arrêta devant elle.
— Monte, grogna Trey à travers la vitre baissée.
— Non, tu ne veux pas de mon amour, tu n’auras pas ma
compagnie, répliqua-t-elle en crispant les doigts sur la lanière de
son sac.
— Je me fiche de ta compagnie. Je n’ai pas envie de rappliquer
chez tes parents sans toi. D’ailleurs, ce que tu m’offrais n’était pas
un amour véritable.
— Tu n’en sais rien. Et tu n’as pas envie de le savoir.
Sadie longea la camionnette et s’écarta de quelques pas pour
relever le pouce.
— Tu es folle à lier, lança-t-il dans son dos. Tu prends le risque
de voyager avec un tueur en série.
— Je n’ai pas perdu la tête, rassure-toi. Je n’accepterai de
monter qu’avec une femme.
— Ne m’oblige pas à te traîner ici par la peau des fesses,
menaça Trey, juste au moment où une voiture s’arrêtait derrière la
camionnette.
Le conducteur donna un coup de Klaxon, avant de passer la
tête par la portière :
— Tout va bien, mademoiselle ?
— Ce n’est pas une demoiselle, c’est une cinglée, marmonna
Trey.
— Ça, pour tomber amoureuse de toi, c’est évident qu’il faut
l’être, répliqua Sadie, avant de lancer au conducteur : Je cherche
quelqu’un pour m’amener à Memphis. Si ça vous arrange, vous
pourrez me laisser sur la nationale.

***
En fait, l’homme se rendait bien à Memphis — du moins, c’est
ce qu’il prétendit.
Je n’accepterai de monter qu’avec une femme. Eh bien, c’était
réussi !
Impuissant, Trey regarda Sadie grimper dans la berline blanche.
Trop furieux pour le mémoriser, il nota hâtivement le numéro de la
plaque. Ainsi, il serait en mesure de livrer l’information, avec un
portrait détaillé du kidnappeur à la police, quand on retrouverait le
corps démembré de Mlle Je-Sais-Tout dans une décharge.
Cependant, noter tous ces détails n’apaisa pas son angoisse de
voir Sadie s’éloigner en compagnie d’un parfait inconnu — même
à l’air inoffensif. Il suivit donc la Dodge jusqu’à la bretelle de la I-70
pour vérifier que l’homme s’engageait bien vers l’est en direction
de Memphis. Puis, comme c’était sa destination, il resta dans son
sillage jusqu’à l’autoroute, fermement décidé à faire une queue de
poisson à Sadie, le moteur poussé à fond, afin de bien lui faire
comprendre son indignation.
Mais comme la Dodge ne dépassait pas 110 kilomètres à
l’heure — comportement suspect, tout à fait symptomatique d’un
tueur en série — il n’osa pas la doubler et continua à la suivre.
C’était assez ironique. Conduire en respectant scrupuleusement la
limite de vitesse était plutôt le style de Daniel que le sien.
Le genre d’attitude qu’une femme comme Sadie appréciait par-
dessus tout.
Une soudaine bouffée de jalousie le saisit. Elle n’allait tout de
même pas s’intéresser au type qui l’avait prise en stop simplement
parce qu’il respectait le code de la route ? Elle ne pouvait accorder
son affection aussi facilement !
Elle lui avait dit qu’elle l’aimait.
Il se souvenait du « je t’aime » qu’elle lui avait chuchoté,
spontanément. Elle n’avait pas bredouillé, et pourtant, on sentait
qu’elle était prise au dépourvu. Comme si, sans l’avoir prémédité,
elle partageait avec lui son secret le plus intime.
Et son corps avait réagi de manière stupéfiante. Ses poils
s’étaient hérissés, son cœur s’était mis à battre à tout rompre
dans sa poitrine et il avait dû résister à la folle envie de hurler de
joie en l’entraînant dans une danse endiablée autour de la
terrasse.
Puis, brusquement, il était retombé sur terre. C’était Daniel que
Sadie aimait. Elle le lui avait clairement laissé entendre depuis le
début. Prétendre d’un seul coup que son amour avait basculé en
sa faveur… Quel homme aurait avalé une histoire pareille ?
Même si une part de lui le désirait désespérément.
Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Il n’était pas désespéré. En tout
cas, pas à cause de Sadie Beecham, « la fille d’à côté ».
Tout ce qu’il avait à faire, c’était de retomber sur ses pieds, de
partir de Memphis et d’entamer une nouvelle vie.
Il fouilla à tâtons pour trouver son portable et, du pouce, rédigea
un texto à Sadie.

« Aire de repos 2 min. Descends. Te ramène à la maison. »

A travers la vitre arrière de la Dodge, il la vit interrompre sa


conversation animée avec le tueur en série et baisser les yeux,
certainement sur son téléphone.
Quelques secondes plus tard, son portable vibra.

« Non. »
Dépité, Trey donna un coup rageur sur le volant, avant de
coincer son portable dessus pour rédiger la réponse sans quitter
la route des yeux.

« Sois pas stupide. Dangereux. Stop. »

La repartie ne tarda pas.

« Pas plus que textos au volant. »

Trey jura tout bas et cessa de taper, jusqu’à ce que son


téléphone vibre de nouveau.

« Rentre chez toi ; quitte la ville ; fais ce que tu veux ; mais lâche-moi. »

Il fallait vraiment être une maniaque obsessionnelle pour mettre


des points-virgules dans un texto !

« Pas question de te laisser étrangler par psychopathe ! »

Eh bien bravo ! Voilà que Sadie se fichait de lui. Il la voyait de


profil, la tête tendue en arrière, comme si elle transmettait le
message à son nouveau copain, histoire de l’amuser. Trey,
furibond, pressa frénétiquement sur les touches de son clavier.

« Plaisante pas. Ne te lâcherai pas jusqu’à chez toi. »

Il y eu une longue pause. Il crut lui avoir cloué le bec. Il aurait dû


mieux la connaître.

« Pas besoin de toi. Peut-être je t’aime. Pas besoin de toi tout de même. Si
pour toi pas différence, tu n’es pas homme pour moi. »
Alors qu’il crispait nerveusement les doigts sur le volant, son
portable lui échappa et tomba sur le sol. Il le chercha à tâtons,
sans lâcher la Dodge des yeux. Il avait l’impression que, s’il
détournait son attention ne fut-ce qu’une seconde de la voiture
devant lui, le dingue s’en prendrait à Sadie.
Or il était exclu qu’il laisse quiconque lui faire du mal.
Il revoyait sa consternation quand elle avait compris que seul le
sexe l’intéressait. Et qu’il lui avait renvoyé son amour à la figure.
Dans la voiture, juste devant lui, Sadie éclata de rire de
nouveau. Il essuya sa paume moite sur son jean et se remit à
taper.

« Sembles vite consolée de moi. Pas surprenant ! Est-ce que chauffeur


prochain homme idéal de Mlle Sadie ? »

Au moment où il appuya sur « Envoi », un pincement de


culpabilité tirailla Trey, mais il le balaya d’un revers de la main.
Pourquoi cette hésitation ? Il se contentait de dire la vérité en
montrant à Sadie sa vraie nature.
Il attendit la réponse.
Qui ne vint pas.
Chapitre 22
Sadie fit rouler son fauteuil en arrière et pivota pour examiner le
tableau dans son dos. Le schéma de recherche qu’elle avait
élaboré pour l’étude des protéines du blé n’avait rien d’excitant.
Mais, au moins, ils arrivaient au bout de cette première phase du
projet. Et la suivante serait…
Mortellement ennuyeuse.
Elle lança un regard coupable autour d’elle, comme si ses
collègues pouvaient lire dans ses pensées. Elle adorait son travail.
C’était son terrain d’excellence. Celui où elle s’attirait le respect de
plusieurs génies reconnus. Tiens, pourquoi « génie » prenait-il un
« e », même quand il s’agissait d’hommes ?
Elle n’avait pas encore trouvé le moyen d’entamer les
recherches qui lui tenaient à cœur. Soudain, le visage de Trey
surgit à son esprit, mais elle le chassa. Encore un problème qui
n’était pas près de disparaître.
Après son fiasco avec Daniel, elle aurait dû savoir se dépêtrer
d’un chagrin d’amour. Mais perdre Trey — qui en fait n’avait
jamais été à elle — n’avait rien à voir avec perdre Daniel — avec
qui il ne s’était rien passé non plus, en fait.
Perdre Trey c’était comme saccager un jardin juste au moment
où il atteignait la perfection… Ou plutôt, non, le jardin impeccable,
c’était Daniel, et elle avait découvert que la perfection l’ennuyait à
mourir. Perdre Trey, c’était plutôt comme se jeter à corps perdu
dans une jungle luxuriante et s’en faire éjecter sans pitié.
La jungle. Le jardin. Encore un domaine qui ne tournait pas
rond. Du moins, où elle n’arrivait à rien.
Trey lui avait laissé le plan qu’il avait élaboré et sa liste de
plantes. Il lui avait même proposé par e-mail de lui envoyer un
membre de son personnel pour l’aider gratuitement à le
concrétiser. Mais, piquée au vif par un excès de fierté, Sadie avait
repoussé l’offre en affirmant qu’elle se débrouillerait toute seule.
Or, depuis le début, Trey soutenait qu’elle en était incapable et,
en son for intérieur, elle savait qu’il avait raison. A force de vouloir
dissimuler son inaptitude au jardinage à ses parents, elle allait se
retrouver complètement larguée, avec un terrain en jachère.
Elle était lâche, c’est tout.
Or elle n’avait pas envie de l’être.
Elle alla fermer la porte de son bureau, puis s’empara du
téléphone et composa un numéro.
— Maman, il faut que je vous parle à papa et à toi à propos de
mon jardin, lança-t-elle dès que sa mère décrocha.
— Sadie, c’est toi ? demanda cette dernière, inquiète.
Aïe. Dans sa précipitation, elle avait entamé la conversation
sans s’embarrasser d’aucune formule de politesse !
— Oui, maman, c’est moi. Tu pourrais appeler papa, s’il te plaît,
pour qu’on puisse discuter ensemble ?
Dès que celui-ci eut pris l’écouteur, Sadie débita d’un trait :
— Maman, papa, vous savez que ça fait un bon moment que je
travaille à mon jardin.
— Il est enfin fini ? demanda son père. Quand pouvons-nous le
voir ?
— Malheureusement, on est loin du compte. Je ne suis pas
comme vous. J’ai exterminé toutes les plantes que j’ai achetées.
Je n’arrive même pas à faire pousser un brin d’herbe. Je voudrais
en être capable, mais je…
Non, non et non ! Voilà qu’elle pleurnichait.
— Maman, c’est horrible, mon jardin ressemble à un champ de
mines. Et comme Trey a cessé d’y travailler, il va rester à jamais
dans cet état.
Et voilà, elle pleurait ! Elle bredouillait des mots sans suite, mais
que ses parents, à son grand étonnement, réussirent à décrypter.
— Sadie ma chérie, tu vas arrêter ça tout de suite, ordonna son
père. Ta mère et moi allons venir examiner ce jardin et réfléchir au
moyen d’en tirer quelque chose.
— Mais je ne…
— C’est nous qui allons nous en occuper, la coupa sa mère. Vu
ce que tu racontes, il paraît plus prudent que tu arrêtes de t’en
mêler.
— Mais le trajet est trop long depuis chez vous, argumenta
Sadie, qui ne savait plus si elle devait rire ou pleurer.
— Tu plaisantes ! renchérit son père.
N’était-ce pas ce même père qui répétait tout le temps qu’elle
habitait si loin qu’elle en avait oublié ses origines et s’était
détachée de ceux qui lui étaient le plus chers ?
— C’est un travail de titan, les avertit-elle. Peut-être feriez-vous
mieux d’engager quelqu’un pour les gros travaux.
— Sadie, franchement, comment en es-tu arrivée là ? s’exclama
sa mère, indignée, qui ajouta sur un ton radouci : mon cœur, est-
ce que tu réalises que depuis des années ton père et moi n’avons
pas eu l’occasion de faire quoi que ce soit pour toi ?
— La dernière fois, c’est quand on t’a trouvé un cavalier pour le
bal, rappela ce dernier.
— Je préférerais jeter un voile pudique sur cet épisode,
commenta Sadie en soupirant.
— Le fait est, Sadie Beecham, que tu as le chic pour donner
aux autres l’impression qu’ils sont inutiles, observa sa mère.
— Je ne…
— Tu es tellement douée pour tout que, nous autres, on n’a plus
qu’à rester les bras croisés. De temps en temps, je réussis à te
faire avaler une dose d’huile de foie de morue, mais je ne suis pas
dupe. Tu ne l’acceptes que par politesse.
— Maman…, balbutia Sadie.
Accablée, elle ferma les yeux. Mais par quel prodige Trey avait
pu se montrer plus clairvoyant qu’elle sur ses parents ?
— C’est que je vous ai seulement montré les domaines où
j’excelle en dissimulant soigneusement les autres, expliqua-t-elle.
Mais, croyez-moi, je cache une masse de lacunes dans mes
placards.
— Quels placards ? demanda son père, perplexe.
— Euh… c’est une façon de parler, papa. C’est-à-dire… Aucune
importance, soupira-t-elle de nouveau. Pour résumer : je suis une
jardinière déplorable et je serais ravie d’accepter votre aide.
— Rassure-toi, ma chérie, tu peux compter sur nous, articula
exagérément sa mère, comme si elle s’adressait à une enfant.

***
A leur retour au bercail, le jeudi, la première chose que firent
Meg et Daniel fut de sabler le champagne avec Sadie.
Si elle avait entendu parler de jeunes mariées radieuses — et
ça sautait aux yeux que Meg comptait parmi celles-ci — un jeune
marié radieux était une chose nouvelle pour elle. Or Daniel, au
comble du bonheur, semblait flotter sur un petit nuage.
Quand Meg lui avait raconté qu’il avait campé une nuit entière à
l’aéroport pour la retrouver, elle avait eu du mal à la croire. Son
amie semblait apaisée, plus sereine — peut-être simplement
parce que le contraste entre elle et Daniel s’était atténué.
Après avoir avoué la vérité à ses parents, Sadie s’était
longuement interrogée sur la nécessité d’éclairer Meg sur ses
sentiments passés pour Daniel. En prétendant agir pour le bien de
son amie, n’était-elle pas animée par des motivations plus
ambiguës, qu’elle mourrait de honte à l’idée d’avouer ?
Cette confession aurait sûrement allégé son esprit, mais après
mûres réflexions, elle décida de l’épargner aux jeunes mariés.
Inutile de les inquiéter inutilement à son sujet. Tout comme il valait
mieux leur épargner d’avoir à se méfier d’elle dans l’avenir. Même
si elle n’était plus du tout amoureuse de Daniel, tout portait à
croire que Meg aurait beaucoup de mal à s’en persuader.
— A ma réconciliation avec maman ! lança Meg en levant son
verre pour un cinquième toast. Je crois qu’elle m’a pardonné ma
disparition. Avec un peu de chance, dans dix ans, elle m’aura
aussi pardonné de ne pas l’avoir invitée à mon mariage.
Un peu plus tôt, elle avait expliqué à Sadie que d’un commun
accord ils avaient pris la décision de ne prévenir personne avant la
fin de la cérémonie. Ils étaient sûrs de ce qu’ils voulaient et,
comme avait dit Meg : « On en avait marre de tous ces gens qui
cherchaient à nous décourager ».
— Très juste, avait marmonné Sadie.
— A Lexie ! proclama Meg en guise de sixième toast. A Lexie…
et Kyle.
Elle croisa le regard de Sadie et toutes les deux éclatèrent de
rire. Son frère poursuivait Lexie avec acharnement, au grand
désespoir de leur mère. Mais, jusqu’à présent, l’ex-bimbo du lycée
s’en tenait strictement à sa politique de « réduction des
encoches ».
— Pour finir…, reprit Meg.
— Tu as déjà dit « pour finir », il y a trois toasts de ça, fit
remarquer son mari dévoué.
— Alors pour finir une nouvelle fois : à toi Sadie, la sœur que je
n’ai jamais eue.
— Ma chérie, tu es ivre, observa Daniel avec indulgence.
Mais Meg exprimait le fond de son cœur, vraiment. Emue, Sadie
cligna des yeux en relevant ses lunettes pour chasser la buée.

***
Trey laissa tomber le magazine qu’il était en train de feuilleter,
car la conversation allait nécessiter toute sa concentration.
— Désolé, Bob, lança-t-il. J’ai beaucoup réfléchi depuis la
dernière fois et, après avoir retourné la question dans tous les
sens, j’ai fini par conclure que ce n’était pas un boulot pour moi.
Quelques minutes plus tard, quand Bob Cotton raccrocha, ils
étaient tombés d’accord — tandis que Trey, au fond de lui, était
loin d’être sûr à cent pour cent. Assistant coach de l’équipe de
football de Berkeley, jamais il n’obtiendrait une meilleure
opportunité pour se lancer dans la profession.
Mais, alors qu’il avait aspiré des années durant à quitter la
jardinerie pour retourner sur un terrain de foot, au dernier moment,
il se révélait incapable de saisir à pleines mains le ballon qu’on lui
lançait pour courir vers la victoire.
Tout cela parce qu’il avait réalisé que certains éléments de sa
vie actuelle lui manqueraient trop. Pas ses responsabilités
professionnelles ou familiales, certes non, mais les plantes… la
terre, la poussière.
Résultat : il n’avait pas la plus petite idée de ce qu’il allait faire
dorénavant.
Un stade de foot contre de la terre, songea-t-il avec un
pincement de regret, avant de se souvenir que les terrains étaient
couverts d’un gazon impeccable, soigneusement roulé et arrosé
après chaque match. Mais il n’y avait rien là-dedans
d’imprévisible, de surprenant ou… de somptueux.
Somptueux. Que diable entendait-il par là ?
Si la terre et les plantes lui manquaient tant, rien ne l’empêchait
de s’acheter un jardin. Comme celui de Sadie par exemple. Sans
la capricieuse « Mam’zelle Je-Sais-Tout-Sans-Rien-Savoir » qui
allait avec.
Mais à qui allait-il faire croire ça ? Il fallait arrêter de se mentir !
Elle lui manquait. C’était évident. Il ne l’avait pas revue depuis que
le type à la Dodge l’avait déposée devant chez elle, ce dimanche
soir. Il avait patiemment attendu que l’homme reparte, tout ça pour
qu’elle le gratifie d’un geste obscène. Il n’y avait pas répondu,
pourtant. Il sourit. Pour une scientifique de haute volée, cette
Sadie manquait singulièrement de distinction.
Cela n’empêche qu’aujourd’hui, il aurait tant aimé lui parler,
écouter les diatribes enflammées que lui dictait sa jalousie pour
« Sexy Lexie », savoir si elle avait trouvé le moyen de faire
avancer son nouveau projet de recherche, et toutes ces autres
petites choses qu’ils avaient partagées.
Pour couronner le tout, Meg et Daniel étaient revenus de leur
lune de miel, roucoulant comme deux adolescents, ce qui n’avait
fait qu’augmenter sa sensation de manque.
Incapable de rester en place, Trey se dirigea vers la salle
d’emballage où sa mère effectuait sa journée hebdomadaire
d’expédition. La pièce avait une fenêtre intérieure qui permettait
de surveiller le magasin. L’offre de promotion du jour clamée par
les haut-parleurs lui parvint, étouffée.
— Tu savais que Meg allait faire un exposé sur la phobie des
hôpitaux à une convention médicale ? demanda sa mère.
— Oui, j’en ai entendu parler.
Il sourit. C’était bien sa sœur, toujours aussi immature ! Elle ne
pouvait pas s’empêcher de transformer sa vie en show à grand
spectacle dont elle serait la star.
— Tu sembles bien détendu, observa sa mère. J’imagine que tu
attends dimanche avec impatience ?
Dans trois jours, Trey quitterait officiellement la ville. Il avait
prévu d’abord de partir en vacances à New York.
— Je n’en peux plus d’attendre, répliqua-t-il.
— Tu vas me manquer, souffla-t-elle avec un sourire doux-amer.
— Eugène s’en tirera à merveille, dit-il pour la rassurer. Et s’il
tombe sur un problème qu’il ne sait pas régler, je reste joignable à
tout moment. Quoi ? demanda-t-il, étonné, comme sa mère, les
lèvres pincées, émettait un soupir exaspéré.
— Parfois, Trey, tu te conduis comme le roi des imbéciles.
— Maman !
Il s’était fait suffisamment descendre en flammes par Sadie. Et,
le plus pathétique, c’était que même cela finissait par lui manquer.
— Pourquoi ne peux-tu simplement te montrer obligeant et
accepter un compliment pour ce qu’il est ? s’enquit-elle. Quand je
dis que tu vas me manquer, tu n’imagines tout de même pas que
je parle sur le plan professionnel ?
— Euh… bien sûr que non, répliqua-t-il, alors que c’était
exactement ce qu’il avait cru. Mais tu as Mary-Beth, la porte à
côté, et Fred Thomas, au bout de la rue. Depuis des années, ce
type n’a d’yeux que pour toi. Tu devrais envisager de fréquenter
quelqu’un.
Sa mère restait penchée sur le carton d’engrais qu’elle était en
train de vider, cependant le mouvement spasmodique de ses
épaules alerta Trey.
— Maman, j’ai dit quelque chose qui t’a blessée ?
Quand elle releva la tête, ses joues étaient rouges mais pas de
larmes, Dieu merci !
— J’essaye de te faire comprendre que tu vas me manquer, toi,
Trey, mon fils, proféra-t-elle d’une voix suraiguë.
— D’accord, d’accord, se récria-t-il vivement. J’ai compris. Je
vais te manquer. Toi aussi tu vas me manquer, tu sais.
Depuis quand sa mère avait-elle sombré dans la névrose ?
En tout cas, sa réponse n’eut pas l’air de la satisfaire. Elle
paraissait même de plus en plus renfrognée.
— Parfois, j’en arrive à me demander si je suis transparente ou
si tu me considères comme un boulet accroché à ton cou.
— Tu n’as rien d’un boulet, répliqua-t-il, outré.
— Alors pourquoi me faire continuellement sentir que c’est ma
faute si tu n’as pas eu la vie que tu souhaitais ? A cause de ton
insistance à remplacer ton père et ton frère, tu…
— Mon insistance ? Maman, c’est toi qui m’as demandé de
quitter la fac pour t’aider !
— Pendant un ou deux ans ! Je t’ai demandé de mettre tes
études et le football entre parenthèses, pas de jouer les martyrs !
Quoi ! Il avait sacrifié sa vocation et voilà qu’on le lui renvoyait à
la figure ?
— Tu n’as cessé de me bassiner en répétant à quel point papa
et Logan te manquaient, protesta-t-il.
— Bien sûr qu’ils me manquaient !
— Tu disais que tout aurait été tellement mieux s’ils avaient été
là, que je n’avais rien à voir avec eux.
— Tu étais différent, tu es différent, mais jamais je n’ai prétendu
que les choses auraient été mieux s’ils avaient été là.
— Non, à peine toutes les cinq minutes, riposta-t-il. Par
exemple : « si ton père avait été là, on aurait remporté ce
contrat », ou « Logan, lui, aurait fixé ce treillage en un clin d’œil ».
— Oh ! Trey, souffla sa mère, horrifiée, en portant la main à sa
bouche. Je suis désolée. Je ne faisais qu’honorer leur mémoire,
tenter de les faire participer à notre quotidien. Jamais je n’ai voulu
te faire sentir que tu n’étais pas à la hauteur.
— Ce n’est pas grave, maman. Je sais que j’ai très bien
managé l’entreprise. Seulement, à présent, j’ai envie de passer à
autre chose.
— Tu l’as managée de main de maître ! répliqua farouchement
sa mère. Alors, ne sois pas injuste. Tu ne peux nier que j’ai passé
mon temps à te le répéter.
— Maman, si on oubliait tout ça.
— Pas question ! J’ai passé des années à te dire à quel point tu
étais différent, unique, et voilà que tu prétends que c’était pour te
rabaisser ?
— Plutôt… pour me comparer, répliqua-t-il prudemment.
— Je ne vois pas en quoi « tu as un don inné pour les chiffres »
peut être une insulte.
— Quand cette réflexion suit une série d’éloges sur les
incroyables capacités de Logan pour les travaux de force. Comme
si tu me jetais des miettes en compensation.
Assommée, sa mère restait coite. A présent qu’il avait vidé son
sac, Trey se sentait le dernier des salauds. Ses récriminations
ressemblaient à celles d’un gosse de cinq ans exigeant à cor et à
cri des compliments de sa maman. Alors que, si on y réfléchissait
bien, oui, c’était clair, elle avait été maladroite, mais lui avait peut-
être été aveugle depuis le début.
Si elle avait été là, Sadie l’aurait trouvé pathétique. Les
compliments de sa mère venaient du fond du cœur. Ils lui étaient
adressés directement. Où donc avait-il été chercher qu’elle le
comparait à son frère ?
Peut-être qu’il était réellement le roi des imbéciles.
— Excuse-moi, maman. Je suis désolé de t’avoir blessée.
— Non, c’est moi qui m’excuse, déclara-t-elle, avec son
indulgence coutumière, tout en le serrant très fort dans ses bras.
Jamais il ne m’est venu à l’esprit que tu te comparais à ton frère…
ou que tu puisses imaginer que je le faisais.
— Je suis peut-être légèrement paranoïaque, avoua Trey,
penaud.
— Trey, je t’aime. Parce que tu es toi et parce que tu es différent
de ton père et de ton frère — non en dépit de ça, affirma-t-elle en
l’embrassant à trois reprises sur le front.
— Je crois que je comprends où tu veux en venir.
C’était étrange. Les paroles de sa mère ne changeaient rien au
passé et pourtant celui-ci lui apparaissait soudain sous un jour
totalement différent.
— Bon, au moins, mon fils aura compris ça avant de quitter la
ville ! s’exclama sa mère, avec un rire tremblotant.
— J’ai été si pénible à vivre ?
— Pas plus que ta sœur, mais pour d’autres raisons, répliqua-t-
elle en retournant à son établi pour s’emparer du bon de
commande suivant. Au fond, ce n’est pas si désagréable que vous
finissiez enfin par vous passer de moi.
— Je n’ai…
Trey allait répliquer que cela faisait des années qu’il se passait
très bien d’elle, quand il réalisa soudain que c’était faux. Tout
comme Meg et sa mère, il avait perdu deux êtres chers, mais sans
s’autoriser à ressentir le vide que leurs disparitions avaient creusé
dans sa vie. Seuls les liens familiaux et l’entreprise avaient comblé
cette absence. C’étaient eux qui l’avaient aidé à se sentir aussi
entier qu’il pouvait l’être, privé d’une moitié de sa famille.
— Maintenant, tout ce que je souhaite, c’est que tu trouves une
fille gentille et que tu te fixes, dit-elle en scannant le bon
d’expédition qu’elle tenait à la main.
— Ce n’est pas demain la veille, répliqua sèchement Trey, dont
l’esprit chantait pourtant Sadie, Sadie.
— Oh ! regarde ! lança soudain sa mère en secouant le papier.
Ça vient de Sadie. Elle nous commande des fleurs pour son
jardin.
— Très subtil, maman, maugréa Trey en levant les yeux au ciel.
Sa mère, incorrigible, prit un air finaud.
— Oh ! Misère ! s’exclama-t-elle. Jette un coup d’œil là-dessus.
Comment cette fille espère-t-elle garder un jardin aussi
sophistiqué en vie ? Ça va être un carnage.
Meg avait dû lui glisser en confidence que Sadie était l’Attila des
jardins.
— En fait… ce sont ses parents qui vont s’occuper des
plantations, expliqua-t-il — Meg lui ayant fait part de la solution
trouvée au problème. Comme il faudra au moins deux mois pour
terminer le travail, je crois qu’ils vont s’installer provisoirement
chez leur fille. Quand ce sera fini, ils projettent de revenir en ville
une fois par semaine pour assurer la maintenance.
Trey était fier de Sadie. Parce qu’elle avait su admettre ses
insuffisances et appelé ses parents à la rescousse.
— Une solution parfaite, approuva sa mère.
— J’avais pensé lui donner un coup de main, mais elle n’a plus
besoin de moi.
— Pour son jardin, en tout cas… Mais je croyais que tu en avais
par-dessus la tête qu’on ait besoin de toi, observa sa mère, après
avoir tapoté pensivement sur son carton d’expédition.
— Je… Tu as raison.
Ce qu’il pouvait être bête ! Si Sadie avait refusé son aide pour le
jardinage, elle avait en revanche dit qu’elle l’aimait. Cela signifiait
donc que tout ce qu’elle désirait de lui, c’était son amour et rien
d’autre.
Et il l’avait rejetée. Parce qu’il refusait d’être considéré comme
un lot de consolation. Parce qu’elle avait aimé Daniel avant lui.
Elle avait pourtant affirmé qu’il était le seul à compter dans sa
vie. Et si c’était vrai ? Et si son amour pour lui était profond et
sincère ?
Il lui avait renvoyé ses sentiments à la figure, avait douté de sa
sincérité, alors qu’au fond il rêvait d’y croire. S’il avait résisté à
cette impulsion, c’était parce qu’il était persuadé qu’elle ne pouvait
le voir sans penser à Daniel. Et que la comparaison ne pouvait
que le désavantager.
Brusquement, Trey était accablé par sa propre bêtise.
Comment pouvait-il ne pas douter un seul instant qu’une cliente
comme Mme Jones avait privilégié son projet plutôt que celui d’un
designer ayant pignon sur rue parce qu’elle le considérait comme
meilleur, et refuser l’idée que Sadie puisse le trouver supérieur à
Daniel ? Qu’au bout du compte, il était l’homme qu’il lui fallait ?
S’il refusait d’être un deuxième choix… il se fichait bien en
revanche d’arriver en second.
Parce qu’il aimait Sadie.
Ça y est, c’était dit !
— Trey, tu m’entends ? Je disais que je vais expédier ces
plantes à Sadie par le camion de midi.
Il hocha la tête, sonné par la révélation qui venait de le frapper.
Il aimait Sadie à la folie.
— Je les lui apporterai moi-même, annonça-t-il.
Sa mère se détourna en riant sous cape. On ne pouvait donc
rien lui cacher ?
Chapitre 23
Assise sous le porche, Sadie attendait la livraison de la
Jardinerie Kincaid. Elle avait demandé aux livreurs d’être là à onze
heures, et avait pris sa demi-journée en conséquence. Or, voilà
qu’ils étaient en retard. Ses parents arrivaient le lendemain matin
— ils auraient besoin de choses à planter.
Un camion blanc portant le fameux logo blanc et vert tourna au
coin de la rue. Il était temps !
Tandis que le véhicule se garait, elle se leva en époussetant son
short et repoussa ses cheveux derrière les oreilles. A sa carrure,
elle reconnut le chauffeur bien avant de discerner son visage.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? s’écria-t-elle en le fusillant du
regard.
— Je livre ta commande, répondit Trey sur un ton affable, en
coupant le moteur.
Il descendit de la camionnette et se dressa devant elle, parfaite
image de la virilité dans son jean et sa chemise à carreaux.
— Une livraison spéciale, corrigea-t-il.
— Spéciale en quoi ? demanda-t-elle, soupçonneuse.
— J’y arrive, répliqua-t-il en lui décochant un sourire éblouissant
qui la laissa sans voix. D’abord, je dois reconnaître que je me suis
conduit comme un imbécile.
— Vraiment ?
— Ça n’a pas l’air de te surprendre.
— Tu as toujours été un gros débile. La seule chose
surprenante, c’est que tu l’admettes.
Il éclata d’un rire sonore, puis retrouvant son sérieux, il lui prit la
main.
— Sadie, excuse-moi de t’avoir blessée quand tu m’as avoué
tes sentiments à Hot Springs. J’étais obsédé par mon refus d’être
choisi par défaut.
Elle se raidit. Cela ressemblait aux prémices de quelque chose
d’étonnant. Qu’importe ! Ce n’était pas pour autant qu’elle devait
lui lâcher la bride.
— Idiot ! s’exclama-t-elle en lui tapant sur l’épaule. Tu avais
deviné depuis le début que Daniel n’était pas fait pour moi.
Comment aurais-je pu te choisir par défaut ?
— Tu as raison, je suis un idiot, acquiesça-t-il humblement,
même si son regard étincelant prouvait que son arrogance
coutumière était prête à resurgir à la première occasion. Que
veux-tu ? Si ça peut sembler évident à un cerveau en ébullition
comme le tien, moi, il m’a fallu du temps pour comprendre que,
même si j’arrivais après Daniel, ce n’était pas pour autant que
j’étais un choix par défaut.
Il lui raconta alors la discussion avec sa mère, les cris,
l’incompréhension, les griefs et, finalement, leur prise de
conscience à tous les deux. Non, dorénavant, ils ne souffriraient
plus du passé.
— C’est formidable, conclut Sadie qui, dans l’intervalle, s’était
retrouvée dans ses bras comme par magie, sur une des marches
de la véranda.
— Tu as raison, c’est formidable, parce que cela me permet de
te dire quelque chose d’important, renchérit-il en se reculant, pour
mieux la regarder. Sadie, je t’aime. J’aime ton humour, j’aime tes
baisers, j’aime ton entêtement à avoir toujours raison, tes idées
extravagantes. J’aime que tu sois le Terminator des jardins.
— Non, tu ne peux pas aimer ça, protesta-t-elle, juste avant
d’attaquer une série de baisers le long de sa mâchoire.
— Si, j’adore, affirma-t-il avec conviction. J’aime ton assurance
et ton insécurité. J’aime que tu sois la plus sexy des têtes d’œufs,
conclut-il d’une voix rauque.
— J’adore entendre ça. Continue.
— C’est le moment de t’expliquer en quoi consiste la livraison
spéciale.
Elle s’écarta de lui à regret pour mieux écouter.
— Sadie Beecham, votre livraison de la Jardinerie Kincaid
s’accompagne d’une promotion exceptionnelle : un mari en parfait
état de marche sans aucun frais supplémentaire.
Comme elle le fixait, bouche bée, il précisa :
— Bref, je veux t’épouser.
En dépit de l’allégresse qu’elle éprouvait, elle plissa les yeux,
méfiante.
— Ce ne serait pas encore une façon de parler, histoire de me
mettre dans ton lit ?
Trey eut l’élégance de paraître honteux de sa conduite passée.
Bon, Sadie n’y croyait pas plus que ça, mais elle ne put retenir un
sourire.
— En partie, oui, admit Trey avec un regard taquin, mais notre
offre recèle bien d’autres avantages.
— Tels que ?
— Passer toute notre vie ensemble, devenir la mère de mes
enfants, la propriétaire exclusive de mon cœur.
— Ai-je bien entendu « la propriétaire exclusive de ton cœur » ?
— En effet. Après mûres réflexions, ça me semble une bonne
idée.
— Je ne sais pas trop, minauda Sadie. En revanche, le reste
paraît terriblement alléchant.
— J’imagine le mariage avec toi comme une folle aventure, dit-il
en lui effleurant les hanches. Il n’empêche que je suis prêt à me
lancer. Dès que tu le voudras. Mais le plus tôt sera le mieux.
Cependant, il reste un petit problème. Je t’ai expliqué que je
voulais enfin profiter de la vie et partir à l’aventure. Or, je n’ai
vraiment pas envie d’abandonner ce projet.
— C’est compréhensible, admit-elle.
— Je me disais qu’on pourrait le faire ensemble.
— Est-ce que traîner une femme derrière toi n’est pas contraire
à cet objectif ? observa Sadie, le cœur battant.
— Pas si c’est la femme la plus sexy, la plus drôle et la plus
mignonne que je connaisse.
— Excellente remarque ! approuva-t-elle.
Trey l’embrassa avec fougue.
— Tu es conscient que mon travail représente tout pour moi ?
demanda-t-elle, dès qu’il la laissa respirer.
— Vraiment tout ? J’espère que non !
— En tout cas, beaucoup. Je ne peux pas abandonner mon
métier.
— Jamais je ne te demanderais une chose pareille, tu es bête
ou quoi ?
Il esquiva une gifle, avant de continuer :
— Daniel a mentionné devant moi que vous, les scientifiques,
pouviez obtenir des congés sabbatiques.
— Je n’en ai jamais pris.
— Envisagerais-tu de le faire ?
— Il faut que j’y réfléchisse, répondit lentement Sadie. C’est
oui ! reprit-elle aussitôt.
— J’aime les femmes à l’esprit vif, approuva-t-il en
l’embrassant.
— Non, tu aimes les femmes faciles. Nuance.
— Je t’aime toi.
Leur baiser fut si brûlant que Sadie résista à l’impulsion d’aller
plonger la tête dans un baquet d’eau froide.
— Bon, j’ai l’impression que sur le plan sexuel, ton projet
fonctionne à merveille, dit-elle en reprenant son souffle.
Maintenant, où as-tu prévu de partir à l’aventure ?
— Au jardin botanique historique du Massachusetts, pour neuf
mois de cours de design paysager — tu sais, la résidence dont tu
m’avais parlé. Tu l’avais vue dans un magazine.
— Moi qui envisageais Las Vegas, le sud de la France, Paris…
et toi, tu veux aller t’éclater dans le Massachusetts ?
— Pour s’éclater, ce qui compte vraiment c’est la personne qui
t’accompagne, répliqua-t-il avec un sourire penaud. J’ai compris
que tu avais raison à propos du design. Si je n’apprécie guère le
commerce, j’ai très envie de créer des jardins.
— Serais-tu en train de dire que tu avais tort et que j’avais
raison ?
Trey marmonna quelque chose qui ressemblait à « Mam’zelle
Je-Sais-Tout ».
— Mais tu veux devenir coach de foot, reprit-elle. Tu peux
encore y arriver.
— Ça n’a pas été facile d’abandonner le football, de me
« sacrifier ». Qui sait si je n’aurais pas terminé en ligue nationale ?
Mais la vie ne tourne pas toujours comme prévu. Rien ne sert de
s’épuiser en nageant à contre-courant.
— Un jardin botanique, dit Sadie, songeuse. Cela pourrait être
le lieu d’inspiration dont j’ai besoin pour entamer mes recherches
sur les antioxydants. Et si ça ne marche pas… M’en voudras-tu
beaucoup si je commets un suicide professionnel ?
— Sadie chérie, quoi que tu fasses, je serai avec toi.
Il l’embrassa. Un baiser langoureux, généreux et avide.
— Je perds peut-être les pédales, n’empêche que j’ai remarqué
que tu ne m’avais pas encore dit que tu m’aimais, reprocha-t-il.
— Tu exagères ! C’est moi qui l’ai dit la première, à Hot Springs.
— C’est vrai, reconnut-il en lui caressant le menton. Mais
j’espérais que tu le répéterais au moins un million de fois.
— Alors écoute-moi bien : Trey, mon amour, je t’aime et je
t’aimerai toujours.
— Pour un type qui avait prévu de s’éclater en parcourant le
monde, c’est un peu embarrassant d’avouer que la femme la plus
sexy à ses yeux, c’est le petit génie de la porte à côté, reprit Trey
en éclatant de rire.
— En effet, c’est embarrassant, répliqua Sadie avec un petit
sourire complice, et elle lui offrit de nouveau sa bouche.

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