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Milliardaire incognito

de Grace GREEN
Encore ! Avec un soupir d’exaspération, Capri Jones jeta
un coup d’œil courroucé au contenu de l’enveloppe livrée
par porteur spécial. Son père ne comprendrait donc jamais
?
Rejetant les trois brochures sur son bureau, la jeune femme
fit pivoter son fauteuil de cuir et contempla l’horizon. Tout
de verre et en acier, le gratte-ciel de la Jones Oil Company
dominait les nombreuses tours de Houston. Et dans son
bureau de directeur adjoint, Capri avait une vue
imprenable.
Songeuse, elle passa les doigts dans la masse soyeuse
de sa chevelure châtain. Cette situation avait trop duré !
Son père n’allait pas lui dicter sa conduite toute sa vie !
La sonnerie familière de l’Interphone interrompit ses
réflexions.
— Oui, Gabby ? demanda-t-elle.
— Vous avez un appel du Venezuela, mademoiselle. Votre
père, sur la ligne un.
— Merci.
Otant ses somptueuses chaussures de chez Bruno Magli,
Capri s’enfonça davantage dans son fauteuil. Autant se
mettre à son aise, car la conversation risquait de se
prolonger.
— Allô ?
— Bonjour, Jake !
Depuis sa plus tendre enfance, Capri appelait ses parents
par leur prénom. Une habitude qui facilitait souvent les
choses maintenant qu’elle secondait son père à la tête de
la compagnie pétrolière.
— Comment ça se passe, là-bas ? questionna-t-elle.
— Dieu merci, les trois puits sont éteints. Garson a fait du
bon travail. Il a réussi à fermer les valves des huit puits
assurant la production. Un exploit, si tu considères qu’il a
dû entrer lui-même dans le feu, sous la protection de
lances à incendie.
— En effet !
Anxieuse, Capri se hâta de changer de sujet. Chaque fois
qu’on mentionnait l’incendie d’un puits de pétrole, son
cœur battait la chamade. Et Dieu sait que cela se
produisait souvent !
A son entrée dans la compagnie, peu après l’obtention de
son diplôme à l’université, Capri avait tout juste vingt et un
ans. Et depuis cette date, chaque puits en feu ramenait à
sa mémoire le souvenir insoutenable d’un autre incendie.
— Quand pars-tu en Australie ? demanda-t-elle.
— Demain... Dis-moi, ma chérie, as-tu reçu la
documentation du Club Stars Vacances ?
— Oui, j’allais t’en parler.
S’efforçant de ne pas perdre son calme, Capri enveloppa
du regard les trois brochures de luxe, vantant les mérites
de trois séjours différents : dans un château en Ecosse,
dans une somptueuse hacienda espagnole, ou dans un
ranch de rêve en Californie.
— Parfait ! Alors choisis l’endroit qui te plaît, et pars te
reposer une quinzaine de jours.
— Merci, Jake, mais...
— Non, non, ne me remercie pas !
Un froissement caractéristique à l’autre bout du fil avertit
Capri que son père allumait un cigare. Ainsi, pour lui, le
sujet était clos ? Au fil des ans, la jeune femme avait en
effet appris à déchiffrer les gestes de Jake Jones.
Et le rituel du cigare ne variait jamais : quelle que soit
l’importance du débat, Jake concluait sans appel en
allumant son havane.
— Je vais te laisser, maintenant, ma Caprinette. Nous nous
verrons à mon retour, le 3 septembre, juste à temps pour la
réunion du conseil d’administration. Je t’embrasse fort. Tu
ne pourras pas me joindre pendant mon trekking dans la
brousse.
— Attends !
N’y tenant plus, Capri se mit debout, comme si cette
position allait rendre plus facile la confrontation avec son
père.
— Ces brochures ne m’intéressent pas, Jake. Jusqu’ici, je
t’ai toujours laissé choisir le lieu de mes vacances, mais
maintenant, c’est terminé. Cette année, je déciderai toute
seule. Tu sais, j’ai très bien compris pourquoi tu faisais ça
et...
Un cliquetis, suivi d’un bip lancinant, lui signalèrent que la
ligne était coupée. Incrédule, Capri regarda l’appareil avant
de se rendre à
l’évidence. « Oh ! Non ! s’exclama-t-elle. Il a raccroché ! »
S’emparant des brochures, elle les lança à toute volée à
travers la pièce. Son père oubliait-il qu’elle avait vingt-cinq
ans, à présent ?
Pourquoi continuait-il à la traiter comme une gamine ?
Furieuse, elle se mit à arpenter la pièce de long en large.
Décidément, Jake abusait de son influence ! Sachant que
sa fille ferait tout pour lui faire plaisir, il n’hésitait pas à lui
imposer sa volonté. Enfin, du moins en ce qui concernait
ses lieux de villégiature. Chaque année, il la poussait à se
rendre dans des clubs très sélects, fréquentés par de
richissimes et jeunes célibataires, tout comme Capri. Dans
l’espoir, évidemment, que la jeune femme trouve un époux !
Eh bien, elle, elle ne voulait pas se marier ! C’était leur seul
sujet de discorde, et cependant, Capri tenait bon. Se
marier, après ce qu’elle avait vécu ? Non, elle ne voulait
même pas en parler ! Le souvenir de sa mère et de Jamie,
son frère jumeau, réveillait des souffrances bien trop
insupportables.
Pourtant, Jake ne cessait de la harceler. Il aurait tant aimé
être grand-père ! Et plus les années passaient, moins
Capri avait le courage de lui expliquer les raisons de son
refus. A quoi bon rouvrir de vieilles blessures ? N’avait-il
pas assez souffert, lui aussi ?
Soudain, la jeune femme s’immobilisa, attirée par une
tache insolite sur la moquette. Que faisait cette photo en
noir et blanc dans ces brochures en couleur ? Intriguée, elle
détacha la photo, accrochée à l’une des pages par un
simple trombone.
Un bungalow en rondins ? Et d’une modestie confinant à la
pauvreté... Il ne pouvait s’agir que d’une erreur. Ce n’était
pas du tout le style du Club Stars Vacances ! Au dos,
quelqu’un avait griffonné un mot à la hâte :
« Je doute qu’un tel endroit intéresse nos clients (une.
petite île sur la côte canadienne, au large de la Colombie-
Britannique). Merci de téléphoner à Bill à Vacances Pour
Tous : inutile envoyer autre documentation. » Suivait un
numéro de téléphone et une brève signature : Anton.
Serait-ce un signe de la providence ? Cet Anton avait
raison. Aucun des milliardaires fréquentant le Club Stars
Vacances ne voudrait s’isoler dans un endroit aussi
sauvage. Au contraire, ils recherchaient des lieux très
animés, où l’on veillait à satisfaire le moindre de leurs
caprices.
Lentement, un plan se formait dans l’esprit de la jeune
femme. Jake, sans le vouloir, venait de régler la question
des vacances de sa fille. Quelle aubaine ! Elle n’aurait plus
à fuir ces ennuyeux prétendants qui la courtisaient lors de
dîners raffinés, l’escortaient au théâtre, à l’opéra, au
casino...
En outre, elle respectait en tout point les souhaits de son
père. Ne lui avait-il pas dit de choisir le lieu qui lui plairait ?
Pour une fois, elle le prenait au mot !
S’emparant de son téléphone, Capri composa le numéro
indiqué
au dos de la photo.
— Bonjour, ici Vacances Pour Tous, répondit une aimable
voix fémimine. Lynette à l’appareil, que puis-je pour vous ?
— Bonjour, Lynette. Pourrais-je parler à Bill, s’il vous plaît ?
De la part de Capri Jones...
— Vous voilà arrivée au port de Blueberry Island,
mademoiselle !
Médusée, Capri contempla la crique où trois petits bateaux
se balançaient au mouvement des vagues. Enfin, elle
s’était montrée plus maligne que son père ! Ici, tout était
calme et sauvage, sans le moindre célibataire en smoking
pour troubler sa quiétude. Et toutefois, elle respectait les
instructions de Jake à la lettre !
N’était-ce pas merveilleux ? Pendant deux longues
semaines, elle pourrait se consacrer totalement à son
projet. Capri enveloppa d’un regard enthousiaste
l’ordinateur portable posé près de sa valise. Si elle
travaillait comme elle le souhaitait, elle ferait une belle
surprise à son père lors du prochain conseil
d’administration. En effet, Jake s’était montré préoccupé
par le haut taux d’absentéisme dans ses bureaux de
Houston. Et Capri, vigilante, avait demandé un rapport
complet au service du personnel, dans la plus grande
discrétion :
Ce rapport, il était là, dans sa valise, attendant que la jeune
femme l’étudie. A la fin de son séjour à Blueberry Island,
elle espérait bien que les statistiques auraient livré leur
secret.
— ... et là, c’est le bungalow de la gardienne. Vous êtes
dans le bungalow numéro un, face à la plage.
La voix du jeune garçon assurant la navette avec le
continent la tira de ses pensées.
— Oh ! Pardon ! Vous disiez ? Où dois-je m’adresser...
— Là, derrière les arbres. Vous ne pouvez pas le manquer.
S’il n’y a personne, installez-vous et faites comme chez
vous. Quelques minutes plus tard, Capri se débarrassait
de son gilet de sauvetage et débarquait sur la jetée de
bois. Le jeune matelot lui adressa un bref signe d’adieu,
puis remit son moteur en marche. Quel paysage admirable
! Depuis le ponton ? Capri admira la longue plage de sable
fin, délimitée au loin par une prairie. Par-delà
le bungalow de rondins qu’elle allait occuper s’étendait une
colline boisée, d’un vert dense. Çà et là, une tache plus
claire signalait l’emplacement des autres bungalows.
Eh bien ! C’était parfait ! Son ordinateur portable en
bandoulière, Capri souleva sa valise et marcha jusqu’à sa
nouvelle demeure. Le clapotis des vagues, la brise
agréable venant du large, tout concourait à donner l’image
du paradis... Un geai aux splendides plumes bleues vint
même jacasser près de sa porte, lorsqu’elle monta les trois
marches du seuil.
Ravie, Capri fit tourner la clé dans la vieille serrure de
cuivre, et pénétra dans une minuscule cuisine. Une table de
bois, deux chaises paillées, une antique cuisinière et un
non moins vieux réfrigérateur constituaient le seul mobilier.
De là, on passait dans un charmant living, meublé dans le
style colonial.
L’unique fenêtre donnait sur l’océan, tout comme celle de la
chambre. Une fois son ordinateur installé sur la table de la
cuisine, Capri posa sa valise dans la chambre.
La pièce sentait le pin et l’océan, et son extrême simplicité
enchanta la jeune femme. Bien sûr, cela n’avait rien du luxe
auquel elle était accoutumée. Le couvre-lit était en imprimé
de coton, la commode semblait bancale, et il y avait des
marques de brûlures de cigarettes sur le bord de la table
de nuit !
Cependant, sa tranquillité valait bien de petits sacrifices.
Deux semaines sans rien ni personne pour la déranger,
c’était inestimable !
Jetant sa valise sur le lit, Capri ouvrit la fermeture Eclair, et,
brusquement, sentit son cœur se serrer.
Sur sa chemise de nuit de soie blanche, soigneusement
pliée, la photo de Jamie lui souriait dans son cadre
d’argent poli. Cher Jamie, avec ses cheveux blonds
ébouriffés, ses yeux bleus pleins de joie de vivre et cet air
décidé et volontaire qui lui faisait défier le danger !
Les yeux pleins de larmes, Capri caressa du doigt
l’inscription tracée sur la photo : « A la moitié de moi-
même ». Ces mots tendres, son frère jumeau les avait
écrits pour elle la veille de son départ pour l’Europe. La
veille de la course automobile qui lui avait coûté la vie.
Pourquoi, depuis quatre ans, emportait-elle cette photo
partout où elle allait ? Dès qu’elle la regardait, le chagrin la
submergeait comme une lame de fond. Cependant, c’était
le seul moyen de ne pas oublier son terrible vœu.
En voyant son frère mourir, d’une mort atroce, Capri s’était
en effet juré de ne plus jamais aimer. Afin de ne plus
revivre pareille souffrance... Une souffrance qui demeurait
toujours aussi vive, quatre ans plus tard.
Posant le cadre sur la table de nuit, elle renouvela son
serment et, un peu rassérénée, entreprit de ranger ses
affaires.
— Bonté divine, pourrai-je avoir de l’eau, oui ou non ?
Autant espérer un miracle ! Capri s’acharna une nouvelle
fois sur les deux robinets de l’évier. En vain ! Malgré tous
ses efforts, pas une seule goutte d’eau ne daignait
apparaître.
Jetant un coup d’œil à sa montre, elle prit une rapide
décision. A quoi bon perdre son temps ? Après tout, les
problèmes de plomberie étaient du domaine du gardien. Et
il aurait au moins pu s’assurer du bon état du bungalow !
Furieuse, Capri referma le couvercle du bocal de café en
poudre, et marcha au pas de course vers la porte. Dehors
le soleil tomba sur elle comme une chape de plomb, brûlant
ses épaules nues. Cependant, elle n’y prit pas garde.
Derrière le rideau de pins, le bungalow du gardien
paraissait désert, avec sa porte entrouverte. S’arrêtant un
instant sur le seuil, Capri frappa puis attendit. Aucune
réponse. Poussant le linteau de bois, elle entendit une
sorte de bourdonnement.
— Il y a quelqu’un ? lança-t-elle.
Le bourdonnement continua, ininterrompu, et Capri frappa
de nouveau, avec plus de force. L’air était comme
immobile, à peine troublé par un petit vent salé venant du
large. Intriguée, Capri pénétra dans la cuisine.
Elle était vide, tout comme le living. Instinctivement la jeune
femme s’avança jusqu’à la chambre, poussa la porte... et
chancela, victime d’une hallucination. Etait-ce Jamie, cet
homme blond et athlétique couché en travers du lit ?
Il lui fallut quelques secondes pour dissiper l’illusion.
L’homme avait enfoui son visage dans l’oreiller, et il
ronflait, profondément endormi. Mais il était beaucoup plus
grand que son frère jumeau, et plus musclé aussi. Quel âge
pouvait-il avoir ? Trente ans ? Trente-cinq
?
Troublée, Capri contempla le corps de l’inconnu, portant
pour tout vêtement un short de toile kaki. Ses cheveux d’un
blond clair contrastaient avec sa peau bronzée, et son
attitude abandonnée accentuait la sensualité se dégageant
de tout son être. Suivant du regard la ligne puissante de
ses épaules, Capri eut soudain une expression horrifiée.
Non content de dormir en plein après-midi, le gardien
tenait une canette de bière à la main, comme si le sommeil
l’avait saisi en pleine ivresse.
— Hé ! Monsieur ! Ça ne vous dérangerait pas de vous
réveiller ?
s’écria-t-elle, scandalisée.
L’homme ne bougea pas. Etait-il sourd, ou bien trop
imbibé
d’alcool pour réagir ?
— Ecoutez ! Si vous ne répondez pas immédiatement, je...
je... De quoi pouvait-elle bien le menacer, au juste ? Il n’y
avait aucun objet à fracasser dans la pièce. D’ailleurs,
hormis une paire de baskets et une chemise kaki, gisant
au pied du lit, la chambre était entièrement vide.
Les poings sur les hanches, Capri se retourna vers le
gardien endormi. Ou du moins l’était-il quelques secondes
auparavant... Maintenant, il fixait sur la jeune femme un
regard d’un bleu lumineux, englobant la silhouette fine,
moulée dans un bustier de soie bleue, et les longues
jambes révélées par un short de coton blanc.
— Dieu soit loué, murmura-t-il. Je suis arrivé au paradis.
Impossible de se méprendre sur ce commentaire... Le
gardien de Blueberry Island avait l’air d’apprécier le
physique de sa visiteuse. Et celle-ci, hypnotisée, s’efforçait
de lutter contre l’incroyable attrait qu’elle ressentait.
Car l’homme étendu devant elle était d’une beauté à
couper le souffle ! Ses traits réguliers, sa bouche charnue
aux lèvres sensuelles, l’expression intelligente et
moqueuse de ses yeux clairs en faisaient un véritable
Adonis.
Paniquée, Capri prit une attitude digne.
— Eh bien ? On a décidé de passer la journée au lit ?
persifla-telle. Réalisant l’ambiguïté de ses paroles, Capri
se mordit la lèvre. Trop tard ! Le gardien souriait déjà aux
anges.
— A vos ordres, ma beauté ! J’avais l’intention de me
lever, mais si vous préférez...
Capri sentit la moutarde lui monter au nez. Ce paresseux
allait-il continuer à se moquer d’elle en toute impunité ? Elle
le toisa avec tout le mépris dont elle était capable.
— Auriez-vous l’obligeance, monsieur, de répondre à cette
simple question : comment peut-on faire du café sans eau
?
La canette de bière roula sur le parquet et alla cogner la
plinthe de bois, tandis que l’homme prenait une expression
faussement déconfite.
— Là, vous m’avez eu ! s’exclama-t-il. Remarquez, je n’ai
jamais été très brillant au Trivial Pursuit.
Au bord de la crise de nerfs, Capri se retint d’aller donner
une bonne gifle à cet insolent. Une gifle ? Ou une caresse ?
La pose lascive du gardien à demi nu avait de quoi troubler
n’importe quelle femme normalement constituée.
— Je n’ai pas d’eau dans mon bungalow ! lança-t-elle
d’une voix un peu aiguë. Si vous n’êtes pas dans ma
cuisine dans les cinq minutes qui suivent, je vous fais
renvoyer ! Et je vous jure que vous ne serez plus jamais
gardien nulle part, sur toute l’étendue du continent
américain !
Triomphante, Capri quitta la pièce sans se retourner. Il y
avait une limite à tout, et on verrait bien si cet irresponsable
prendrait le risque de perdre son emploi !
Cependant, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de
son bungalow, la colère de Capri décroissait. Et une
étrange langueur l’envahissait, mêlée de frissons..., un fait
surprenant par cette chaleur.
Jamais au cours de ses vingt-cinq années de vie elle
n’avait rencontré un homme aussi attirant. Et jamais elle
n’avait été aussi près de céder à une impulsion totalement
irraisonnée. Que se seraitil passé si elle avait laissé
paraître son trouble ?
L’aurait-il entraînée dans son lit ? L’aurait-il serrée dans
ses bras puissants, contre son torse doré, magnifique,
avant de poser les lèvres sur les siennes... Stop !
Capri s’arrêta net devant l’entrée de son bungalow.
Perdait-elle la tête ? Il fallait tout de suite arrêter de rêver.
Elle avait affaire à un bon à rien. Séduisant, certes, mais
bon à rien. Alors, si dans cinq minutes il n’était pas au
rendez-vous, il pouvait dire adieu à son île et à la dolce vita
!
Déterminée, Capri s’adossa à l’ombre du linteau de bois
et détacha sa montre de son poignet. Il lui restait
exactement quatre minutes et trente-trois secondes...
Sept, six, cinq... Le compte à rebours allait se terminer
quand un bruit de pas sur le sentier lui fit lever la tête. Il était
temps ! Rentrant précipitamment dans sa cuisine, Capri
jeta un coup d’œil par la fenêtre.
Quelle démarche assurée ! Il ne manquait pas d’aisance,
pour un homme traînant au lit en plein après-midi ! On
aurait dit qu’il était le maître et seigneur de ces lieux.
Serrant les lèvres, Capri regarda l’élégante silhouette
s’avancer dans sa direction. S’il croyait l’impressionner
avec son allure de prince, il se trompait ! Une femme
comme elle avait dû s’imposer plus d’une fois dans sa
profession, et face à des hommes autrement intimidants !
Lorsqu’elle se retourna, il avait déjà pénétré dans la cuisine
et la fixait d’un regard insolent, adossé au chambranle de
la porte.
— A vos ordres, madame, lança-t-il d’une voix
exagérément traînante. Que puis-je faire pour vous ?
— Comment vous appelez-vous ?
— Smith. Tiggart Smith.
Les mains dans les poches de son jean, il la dévisageait
d’un air énigmatique et, malgré elle, Capri recula. Pourquoi
était-il aussi séduisant habillé qu’à demi nu ? A moins
qu’elle ait mal évalué sa grande taille, tout à l’heure, et la
puissance de sa carrure... En tout cas, il était en train de se
moquer d’elle. Pourquoi cette attitude servile, tout à coup ?
Cherchait-il à la décourager, afin qu’elle ne vienne plus le
déranger par la suite ?
— Et vous ? demanda-t-il.
Interloquée, Capri cacha mal son irritation. Quelle
familiarité !
Décidément, ce gardien avait besoin qu’on lui apprenne
les bonnes manières.
— Jones ! répliqua-t-elle.
— Jones ? Vous voulez-dire Joans peut-être ? Ou bien
serait-ce un diminutif pour Justine ?
— Non, Mlle Jones !
— Oh...
Les paupières mi-closes, Tiggart Smith parut méditer cette
information, puis, au bout de quelques secondes, secoua
la tête d’un air désapprobateur.
— Je préfère Jones tout court, ça a un certain charme. Il
s’avança vers elle et, l’espace d’un instant, Capri crut qu’il
allait la prendre dans ses bras. Tremblante, et un peu
déçue, elle ne souffla mot alors qu’il la frôlait pour accéder
à l’évier.
Quel parfum grisant ! Il sentait l’océan, le sable, les mille
parfums des herbes sauvages... Attirée comme par un
aimant, Capri fit un suprême effort pour se contrôler. A
aucun prix Tiggart Smith ne devait se rendre compte de
son pouvoir sur elle !
Dieu merci, pour l’instant, il était absorbé dans la
manipulation d’un appareil de métal, installé sous la
fenêtre. Et peu à peu, l’eau commença à jaillir du robinet,
jusqu’à ce qu’elle atteigne un débit régulier.
Mortifiée, Capri regarda Tiggart fermer le robinet. Pourquoi
n’avait-elle pas regardé autour d’elle, avant d’aller chercher
de l’aide
? N’importe qui doué de bon sens aurait compris que l’eau
était acheminée par la pompe.
— Désolé, Jones. Normalement, il y a une note au-dessus
de l’évier. Je me demande qui l’a enlevée. Je la ferai... Je
veux dire, je la remettrai dès que possible.
— Merci.
Malgré ses mauvaises manières, Tiggart n’était pas
rancunier !
Soulagée, Capri lui adressa un sourire poli. Pourquoi ne
paratait-il pas, à présent ? Le gardien allait et venait dans
la cuisine, ouvrait les placards, cognait son poing contre le
mur.
— Les termites, murmura-t-il, l’air préoccupé. Les termites
du Pacifique... L’agence n’aurait pas dû louer ce bungalow
tout de suite. Je suis désolé, Jones, il va falloir que je fasse
des petits travaux ici.
— Oh ! Non ! protesta Capri. Je... je ne voudrais pas être
dérangée. J’ai un travail à faire.
— Vraiment ? Et quelle sorte de travail ?
— Eh bien...
Que répondre ? Qu’elle était la directrice adjointe d’une
des plus grandes compagnies pétrolières du pays ?
Tiggart risquait de ne pas apprécier. Sans doute la
traiterait-il en enfant gâtée, parvenue à son poste grâce à
la situation de son père. Et pourtant, Capri avait travaillé
dur pour justifier ses responsabilités.
En outre, elle n’avait rien emporté qui puisse trahir sa
fabuleuse richesse. Ses vêtements — essentiellement des
shorts, des jeans et des T-shirts de coton — n’avaient rien
d’ostentatoire, et ses bijoux étaient tous enfermés dans le
coffre de sa villa.
Seul son ordinateur portable, bien visible au milieu de la
table de la cuisine, témoignait d’une certaine aisance.
Désemparée, Capri le désigna en silence, incapable de
donner une explication à son gardien.
— Vous êtes écrivain ? demanda Tiggart Smith.
— Oui ! Oui, c’est cela, répliqua-t-elle, soulagée.
— Et quelle sorte de livres écrivez-vous ?
Vite, une inspiration, n’importe laquelle... Plus Tiggart
scrutait son visage, attentif à toutes ses paroles, plus elle
sentait fondre sa résistance. Elle aurait dû éprouver de
l’indifférence, du mépris à
l’égard d’un homme qui exerçait si mal son métier.
Cependant, à sa grande honte, elle ne ressentait rien de
tout cela. Elle, l’héritière de l’empire Jones, attirée par un
simple gardien de bungalow, bronzé comme un champion
de surf californien... Cela ferait la manchette de tous les
journaux à sensation. Ou encore le sujet d’un roman ! La
voilà enfin, son inspiration !
Radieuse, Capri plongea son regard dans celui de Tiggart
Smith.
— J’écris des romans d’amour, lança-t-elle avec aplomb.
Si elle avait voulu l’étonner, elle n’aurait pas mieux réussi !
Parfait
! Le stratagème la protégerait des assiduités de cet
Apollon. Sans le moindre remords d’avoir si bien menti,
Capri lui décocha son plus beau sourire, et lui claqua
aussitôt la porte au nez.
Ouf ! Avec un peu de chance, elle ne reverrait plus cet
énergumène avant le lendemain, songea Capri en
remplissant d’eau la bouilloire de métal.
Il était un peu tard dans l’après-midi pour se mettre à
chasser les termites. Et sûrement trop tard pour un
paresseux comme Tiggart Smith. Il devait s’être recouché,
épuisé par la perspective des travaux à faire...
Ayant allumé le gaz sous la bouilloire, Capri s’installa sur la
table de bois brut. Qu’aurait dit Jake s’il avait pu la voir en
ce moment, perchée sur une table dans la cuisine d’un
bungalow de rondins ?
Qu’elle jouait à Robinson Crusoé ?
Capri contempla le linoléum bleu et rose aux motifs fanés,
les placards de bois brut — rongés, au dire de Tiggart, par
les termites du Pacifique –, la vieille cuisinière de fonte...
Tiens, pourquoi avait-on placé un poêle entre la cuisine et
la chambre ?
Faisait-il si froid, la nuit, dans le bungalow ? Inutile de
s’inquiéter, cependant. La pile de bûches entassées dans
le recoin du mur devait suffire pour toute la saison.
Soudain, un petit grattement contre la porte d’entrée attira
son attention. Oh ! Non ! Le gardien n’allait pas
l’importuner, maintenant
! Furieuse, Capri ouvrit la porte d’un coup sec.
Avait-elle rêvé ? Il n’y avait personne... Enfin, du moins, il
n’y avait qu’une toute petite personne, une petite fille
encore vacillante sur ses jambes. Surprise, Capri
contempla sa minuscule visiteuse, vêtue d’un Bikini bleu
clair.
Qui était cette ravissante petite rousse au visage couvert
de taches de rousseur ? S’accroupissant à sa hauteur,
Capri lui décocha un sourire aimable.
— Bonjour ! lança-t-elle. Comment tu t’appelles ?
— Appelles.
Amusée, Capri caressa les longues boucles rousses qui
entouraient le visage de l’enfant.
— Où est ta maman ? demanda-t-elle.
— Miranda ! Chérie, je t’ai déjà dit que ce n’est pas notre
bungalow... Oh ! Pardon !
Une jeune femme apparut sur le sentier, et sa chevelure
flamboyante indiquait clairement sa parenté avec l’enfant.
Se redressant, Capri s’aperçut également que la mère de
Miranda n’allait pas tarder à lui donner un petit frère, ou une
petite sœur.
— J’espère que ma fille ne vous a pas dérangée, lança la
visiteuse. Tous les bungalows de l’île se ressemblent, et
elle se croit chez elle partout... Nous allions à la plage.
D’un geste comique, elle agita un grand cabas d’où
débordaient une pelle de plastique jaune, un râteau, des
serviettes et divers objets non identifiables.
— Je m’appelle Ellen Walter, dit-elle. Nous logeons dans le
bungalow au sommet de la colline. Nous, c’est-à-dire Sam,
mon mari, Miranda et moi.
— Ravie de faire votre connaissance. Mon nom est Capri
Jones. Je viens d’arriver.
— Et... vous n’êtes pas seule, je présume ?
— Si.
— Voulez-vous venir vous baigner avec nous ? Je serai
heureuse d’avoir une compagnie féminine. Nous sommes
là depuis une semaine, et la conversation de Miranda est
plutôt limitée !
Capri regarda l’océan scintillant sous le soleil, et les
vagues fraîches déferlant sur la plage. Pourquoi pas ? Un
bon bain lui ferait du bien avant de se mettre au travail.
— Je..., commença-t-elle.
— Tigre !
L’exclamation émerveillée de Miranda l’interrompit, au
moment même où elle allait accepter l’invitation d’Ellen. La
fillette descendit les marches à quatre pattes, et se mit à
trottiner sur le sentier. Tournant la tête, Capri aperçut alors
la haute silhouette de Tiggart Smith, plus bronzé que
jamais dans un maillot de bain d’un blanc éclatant.
Manifestement, lui aussi allait à la plage.
— Euh, non merci, Ellen, balbutia Capri. Je n’ai pas le
temps, ce soir.
Reculant en toute hâte, elle entra chez elle. Pas assez vite,
cependant, pour ne pas remarquer l’expression peinée
d’Ellen Walter. Seigneur ! Elle n’avait pas voulu offenser la
jeune femme. Néanmoins, elle n’avait pas d’autre solution.
Se montrer en Bikini devant Tiggart Smith ? Jamais ! Elle
sentait déjà peser sur elle son regard moqueur, ardent, un
peu comme celui d’un chat jouant avec une souris.
Quel charme exerçait-il sur elle pour la rendre ainsi
vulnérable ?
Elle avait pourtant l’habitude de fréquenter des collègues
masculins, dans son métier. Souvent comblée
d’hommages, Capri n’avait cependant jamais frémi à ce
point sous un regard masculin. Etait-ce parce que Tiggart
n’avait rien d’un homme d’affaires sophistiqué ? A vrai
dire, ils finissaient par tous se ressembler, avec leurs
costumes élégants, leurs bonnes manières, et leurs eaux
de toilette discrètes et de bon goût.
Aucun d’entre eux ne sentait ce mélange inouï de terre et
d’océan. Aucun ne marchait avec l’élégance féline du
gardien de Blueberry Island... Malgré elle, Capri écarta les
rideaux décorant la fenêtre de la cuisine. Elle éprouvait un
besoin impérieux de le regarder de nouveau, encore une
fois.
A quelques pas de là, Tiggart avait rejoint Ellen, et tous
deux s’amusaient à balancer Miranda au-dessus de l’eau.
L’enfant riait à
gorge déployée, témoignant d’une gaieté qui résonnait
comme un glas dans le cœur de Capri.
Comme elle se sentait seule, tout à coup ! Aurait-elle fait
une erreur en venant dans cette île merveilleuse et sauvage
? Seul le sifflement aigu de la bouilloire lui répondit, et
Capri se précipita pour éteindre le brûleur. Pour un peu, on
aurait dit un signal d’alarme... Le soleil se coucha
brusquement vers 9 heures. Levant les yeux de l’écran de
son ordinateur, Capri s’étonna de voir l’horizon, rose et
brillant quelques minutes auparavant, devenu d’un bleu
sombre, presque noir.
Avait-elle perdu la notion du temps en travaillant ? Il lui
fallait trouver une lampe, et préparer à dîner. Une brève
manipulation lui permit de sauvegarder ses notes, puis la
jeune femme éteignit l’ordinateur.
Assez pour aujourd’hui... Frissonnant, Capri s’empara
d’une boîte d’allumettes et ouvrit le poêle. Grâce à Dieu, il
était déjà plein de petit bois et de papier journal ! La
flamme embrasa tout de suite la gueule de fonte et, au bout
de cinq minutes, une douce chaleur envahit le bungalow.
Restait à résoudre le problème de l’éclairage. Se dirigeant
à
tâtons dans la demi-pénombre, Capri ouvrit un à un les
placards de la cuisine. Il devait bien y avoir une lampe
quelque part ! L’électricité
n’était pas installée dans l’île, et l’agence l’avait bien
avertie des conditions de vie proches du camping. C’était
d’ailleurs pour cela que la jeune femme avait emporté son
petit ordinateur qui fonctionnait avec des piles assez
puissantes.
— Hé ! Jones !
Un coup sur la porte, une exclamation impérieuse. Inutile
de se demander qui était là ! Avant qu’elle ait eu le temps
de répondre, Capri vit la poignée de cuivre tourner dans le
vide. Heureusement, elle avait eu la bonne idée de fermer
à clé !
— Jones ! insista Tiggart.
— Oui, monsieur Smith. Que voulez-vous ?
— J’ai remarqué que vous n’aviez pas de lumière. Alors
j’en ai déduit que vous n’aviez pas trouvé la lampe...
— C’est exact !
— Elle doit être près du tas de bois, par terre. Capri se
guida à l’aide de la table pour rebrousser chemin. Puis elle
agita les bras dans l’ombre, tâtant le sol du bout du pied :
Soudain, elle sentit un objet métallique contre sa jambe.
— Merci ! s’écria-t-elle avec froideur. Je l’ai trouvée.
— Vous savez la faire marcher ?
Que faire ? Mentir, et passer la nuit à tâtonner dans
l’obscurité ?
Elle n’avait guère le choix !
— Non, balbutia-t-elle. Je ne sais pas.
— Comment ?
Et par-dessus le marché, il se moquait d’elle !
— Non ! s’écria-t-elle. Je n’ai jamais allumé ce genre
d’engin !
Elle tourna la clé dans la serrure et recula pour le laisser
passer.
— Entrez, je vous en prie ! lança-t-elle d’un ton renfrogné.
— Merci, Jones. Ah, vous avez quand même réussi à
allumer le poêle. N’oubliez pas de le remplir de bûches
avant d’aller vous coucher. Il fait parfois froid, à l’aube, en
cette saison. Il craqua une allumette et, quelques secondes
plus tard, la flamme haute de la lampe à pétrole éclaira la
cuisine. Comme Tiggart était séduisant dans cette lumière
dorée ! L’éclairage indirect accentuait les volumes
harmonieux de son visage, jetait des lueurs chaudes sur
ses cheveux soyeux.
— Voilà, murmura-t-il. Vous avez vu comment j’ai fait ? Et
quand vous voudrez aller vous coucher...
Il se retourna si vivement que Capri n’eut pas le temps de
s’éloigner. Prise de court, elle l’interrogea du regard,
incapable de bouger. Comment résister à ces yeux d’un
bleu si clair, si pur ?
— Quand vous voudrez vous coucher, reprit-il d’une voix
rauque, vous tournerez cette valve. Vous voyez ?
Se penchant en avant pour masquer son trouble, Capri
laissa sa longue chevelure glisser vers la lampe. Un rideau
de mèches brunes dangereusement proches de la
flamme... En une fraction de seconde, Tiggart avait réagi.
— Attention ! s’écria-t-il tout en repoussant ses cheveux en
arrière.
Capri, à son contact, recula vivement. Comment avait-elle
pu se montrer si inconsciente du danger ? Elle qui craignait
le feu comme le pire des fléaux ? Cet homme l’avait-il
ensorcelée ?
— Merci, balbutia-t-elle d’une voix tremblante. Pendant
quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face, dans un
silence que seuls venaient troubler les craquements du feu
dans le poêle, et le grondement assourdi des vagues
déferlant sur la plage. Quelle étrange intimité partageait-
elle avec ce gardien presque inconnu, dans cette
atmosphère romantique ? Tiggart portait un jean délavé
moulant ses cuisses musclées, et une chemise en flanelle
bleu marine, largement ouverte sur son torse hâlé. Un torse
où bien des femmes auraient aimé se blottir...
— Alors ? Suis-je à votre goût ?
Le mufle ! Il n’y allait pas par quatre chemins ! En outre, il
paraissait s’amuser, à en croire son expression railleuse,
comme s’il connaissait d’avance la réponse à sa question.
— Vous ne manquez pas d’audace ! s’exclama-t-elle.
Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
— Vous le savez bien.
— Non. Pourriez-vous m’expliquer ?
Son ton moqueur la piquait au vif. Et puis, pourquoi la
regardait-il avec un sourire si sensuel, comme si chacun de
ses mots était une caresse sur ses sens exacerbés ?
— Vous n’êtes peut-être pas encore prête à admettre la
vérité, Jones... Aucune importance, nous avons deux
longues semaines pour faire connaissance.
Prise de vertige, Capri concentra toute son attention sur le
mur derrière Tiggart. De quelle vérité parlait-il ? Et
pourquoi persistait-il à
la fixer avec autant d’intensité ?
— Et votre histoire, ça avance ? demanda-t-il. De plus en
plus déconcertée, Capri tentait de retrouver ses esprits.
Son histoire ? Par chance, elle saisit l’imperceptible
mouvement de Tiggart, enveloppant du regard l’ordinateur
posé sur la table. Bien sûr, il la prenait pour un écrivain !
— Comme ci, comme ça, répondit-elle, laconique.
— Que se passe-t-il ? Vous avez l’angoisse de la page
blanche ?
Tiggart s’assit nonchalamment sur la table, comme s’il
avait l’intention d’entamer une longue conversation.
— Ça vous aiderait d’en parler, reprit-il. Quelquefois, les
personnages ont besoin d’un autre éclairage...
— Vous semblez bien connaître la question ! Vous avez
des amis écrivains ?
— Oui, un ou deux. Allons, Jones, racontez-moi un peu le
sujet.
— Eh bien, il s’agit d’une femme d’affaires, qui décide de
passer ses vacances dans un bungalow isolé, pour
terminer un travail qui lui tient à cœur. Mais là, les ennuis
commencent.
— Aaah... Intéressant. Dites-moi, Jones, ces ennuis, quel
nom leur donnez-vous ?
Tiggart avait du mal à retenir son rire. Prise au jeu, Capri
décida de lui livrer le fond de sa pensée.
— Je ne sais pas encore, déclara-t-elle. J’avais pensé à
Mike, ou Chris, ou bien Andrew, mais ce sont des noms
charmants, alors que mon héros n’a rien de sympathique. Il
est cynique, agressif, paresseux et plein de suffisance. Un
vrai raseur, en somme. Je cherche un nom qui puisse
donner toutes ces informations aux lecteurs...
— Je vous en prie, prenez le mien. Croyez-vous que
Tiggart fasse assez diabolique ?
Cette fois, sa gaieté éclata franchement, et son rire emplit
le bungalow. Qu’il rie ! Rira bien qui rira le dernier ! songea
Capri.
— Diabolique me paraît encore trop flatteur, répliqua-t-elle.
Disons que ce nom convient parfaitement à un anti-héros.
En deux enjambées, elle était à la porte, prête à l’ouvrir
toute grande pour ce prétentieux. A son grand étonnement,
il ne bougea pas d’un pouce.
— Je parie, dit-il, que l’héroïne est jeune — disons vingt-
cinq, vingt-six ans — très jolie, dotée de longs cheveux
bruns aux reflets auburn, et d’un regard vert inoubliable.
Elle a aussi un corps parfait, le corps auquel devait rêver
l’inventeur du Bikini... Voyons, comment s’appelle-t-elle...
Prudence— ? Non. Violette ? Encore moins. Agnès ?
Trop innocent.
— Elle s’appelle Capri !
Capri tourna la poignée, et laissa l’air marin s’engouffrer
aussitôt dans la pièce.
— Et son physique n’a rien qui puisse vous intéresser,
lança-t-elle d’un ton glacial.
— Bon ! Maintenant que vous les avez baptisés, vous
devriez mieux cerner les personnages. Je les trouve
intéressants, chacun dans leur genre. A mon avis, il va y
avoir des étincelles... Je crois que vous en faites trop,
Jones. Vous devriez laisser les événements décider pour
vous. Le résultat devrait être étonnant.
Agrippée au montant de la porte, Capri regarda Tiggart
s’avancer vers elle, partagée entre le désir de fuir et celui
de s’abandonner. Que ne donnerait-elle pas pour céder à
la caresse veloutée de ces prunelles ! Jamais encore elle
n’avait rencontré un homme l’invitant à faire l’amour d’un
seul regard...
— Bonne nuit, monsieur Smith, murmura-t-elle.
— Voulez-vous venir avec moi sur la plage ? Regarder les
étoiles, écouter les vagues...
— Non, merci.
Les sourcils froncés, Tiggart dévisagea la jeune femme
d’un air préoccupé.
— Vous n’êtes pas sortie de la journée, n’est-ce pas ? Le
travail, c’est bien gentil, mais il n’y a pas que ça dans la
vie. Impossible de tergiverser. Tiggart avait tout à fait
raison. Pourquoi être venue dans un lieu où la nature était
si splendide, si c’était pour s’enfermer comme dans son
bureau de Houston ?
Cependant, marcher sous les étoiles en compagnie de
Tiggart Smith, c’était se comporter comme l’héroïne d’un
roman d’amour.
— Bonne nuit, monsieur Smith, répéta-t-elle.
— Vous ne savez pas ce que vous perdez.
Capri sentit une vague de chaleur monter du plus profond
de son être. Heureusement, l’obscurité empêchait Tiggart
de remarquer son trouble.
Avec un sourire malicieux, il joua un instant avec la poignée
de la porte. Fascinée, Capri contempla ses longues mains
aux ongles soignés, aux doigts puissants. Tiggart n’avait
rien d’un manuel. Pourquoi avait-il pris cet emploi qu’il
exerçait si mal ? N’avait-il aucune fierté ?
— Nous nous verrons demain, reprit Tiggart. Il faut que je
m’occupe de vos termites... 10 heures, ce n’est pas trop tôt
?
Pour qui se prenait-il ? Croyait-il par hasard qu’elle
resterait assise à sa table de cuisine, à le regarder
travailler ? A 10 heures, elle serait le plus loin possible du
bungalow. Inutile, donc, de le contredire.
— Entendu ! répliqua-t-elle avec un sourire figé. Un sourire
qui s’effaça peu à peu de son visage, au fur et à
mesure que les pas de Tiggart s’éloignaient dans la nuit. Il
fallait absolument qu’elle se reprenne ! Que possédait cet
homme pour la mettre dans des états pareils ?
Tiggart Smith ne correspondait à rien de ce qu’elle aimait :
arrogant, paresseux, dénué d’ambition, il n’aurait jamais dû
retenir son attention plus d’une seconde. Et pourtant, sa
présence l’obsédait.
Par quel étrange phénomène parvenait-il à lui faire oublier
ses principes les plus chers ? Près de lui, elle devenait
nerveuse, frémissante. Elle en arrivait même à mentir !
Elle, si assurée, et habituée à diriger une multinationale !
Jamais Capri ne se serait crue capable d’une telle
faiblesse. Car malgré son charme ravageur, Tiggart n’était
qu’un être indolent et négligent. Oh ! Il ferait fureur à son
côté dans n’importe quelle réception huppée de Houston.
A voir son élégance innée en simple maillot de bain, il était
aisé d’imaginer la classe qu’il aurait en smoking !
Cependant, il avait choisi de paresser dans cette île isolée
du monde. Parfait ! Il n’avait qu’à y rester pour le restant de
ses jours ! Quant à
elle, elle avait, Dieu merci, bien mieux à faire !
Quelle merveilleuse matinée ! Debout sur le seuil de son
bungalow, Capri regardait l’océan déferler comme un
ruban d’argent sur le sable fin. 9 h 30... Il était temps
d’ajuster son sac à dos et de prendre la poudre
d’escampette.
Un rapide coup d’œil vers le sentier désert lui assura que
la voix était libre. Tant mieux ! La dernière personne qu’elle
voulait voir aujourd’hui était bien ce bon à rien de Tiggart
Smith. Quand il viendrait, elle serait loin depuis longtemps.
Laissant la porte entrouverte, Capri se mit joyeusement en
marche. Pour commencer, elle devait une petite visite de
politesse à Ellen Walter. Pourvu que la jeune femme
accepte son offre de bon voisinage !
Les doutes de Capri s’envolèrent une fois devant la porte
du bungalow. L’ayant vue arriver, Ellen l’attendait, radieuse.
— Bonjour ! lança-t-elle, tandis que Miranda venait se
blottir contre sa robe.
— Bonjour... Je passais par ici, et je me demandais... Une
voix d’homme interrompit Capri dans ses explications.
— Qui est là, chérie ?
— C’est la dame du bungalow de la plage, Sam.
— Eh bien, fais-la entrer, voyons ! Elle prendra bien une
tasse de café ?
Le visage d’Ellen s’assombrit de façon imperceptible,
tandis qu’elle interrogeait Capri du regard. Bien sûr, après
la rebuffade de la veille, elle redoutait de voir la nouvelle
arrivante refuser cette offre.
— Ça me ferait vraiment plaisir, déclara Capri. Tant pis
pour son travail ! Cela attendrait bien quelques minutes de
plus. Et puis, refuser maintenant serait grossier.
— A nous aussi ! répliqua Ellen. Entrez, je vous en prie.
Nous avons une autre visite, ce matin.
Saisie d’un sombre pressentiment, Capri tourna la tête
vers le living. Quelle malchance ! Installé avec nonchalance
dans le vieux canapé près de la fenêtre, se trouvait
justement la personne qu’elle souhaitait éviter. Un
dénommé Tiggart Smith...
Les deux hommes se levèrent en même temps pour
l’accueillir. Comme le mari d’Ellen semblait petit à côté de
Tiggart ! Mais sa poignée de main était aussi franche que
vigoureuse.
— Ravi de vous connaître, lança-t-il. Je suis Sam Walters,
mademoiselle...
— ... Jones, interrompit Tiggart, sans le moindre respect
des convenances. Jones tout court. Comment ça va, ce
matin ?
Furieuse, Capri ignora sa question.
— Capri Jones, lança-t-elle à l’attention de son hôte.
— Oh ! Vous connaissez Tiggart ?
Ellen venait de faire son entrée dans le living. D’un geste,
elle invita Capri à s’asseoir sur le canapé, près de Tiggart,
et lui tendit une tasse de café fumant. Impossible de refuser
de s’asseoir... Et puis, il n’y avait pas d’autre place.
— J’ai rencontré M. Smith hier après-midi, marmonna
Capri. Tiggart se rassit aussitôt, manifestement ravi d’être
si proche d’elle. Pourvu que ses hôtes ne se rendent pas
compte de son embarras ! Malgré elle, le regard de Capri
se porta sur les chevilles bronzées de son voisin. Il se
promenait pieds nus dans des Reebok ?
Décidément, Tiggart Smith était un vrai sauvage !
— Capri... C’est un prénom étrange, murmura-t-il. Vos
parents vous ont-ils conçue lors d’un séjour dans cette île ?
— Pas exactement, non. Mes parents avaient en effet
prévu de se rendre à Capri, mais lorsque ma mère s’est
rendu compte qu’elle était enceinte, ils ont changé d’avis,
pour des raisons financières. Et en fin de compte, en guise
de vacances ils ont eu...
— ... un bébé ! s’exclama Ellen.
Capri avait hésité au moment de parler de son frère
jumeau. N’allaient-ils pas la questionner sur Jamie ? Il
faudrait alors leur révéler la triste vérité, et elle ne s’en
sentait pas le courage. Par chance, Ellen avait résolu son
dilemme. Installée sur le bras du fauteuil où son mari était
assis, la jeune femme posa une main sur son ventre
arrondi.
— Je crois qu’un bébé vaut tous les voyages du monde,
n’est-ce pas, Sam ?
Emu, Sam passa un bras autour de la taille de son épouse.
— Absolument, ma chérie ! Il n’y a rien de plus merveilleux
qu’un petit bébé.
— Bébé ! Bébé ! s’écria Miranda en abandonnant ses
cubes de couleur.
Elle s’avança vers Tiggart et lui décocha un adorable
sourire, qui creusait des fossettes dans ses petites joues.
— Tigre ? Bébé ? questionna-t-elle.
— Non, petite curieuse ! Je n’ai pas de bébé. Tiggart se
pencha et passa la main dans les boucles rousses de la
fillette. Cependant, Capri eut le temps de remarquer la
pâleur subite de son visage. Pourquoi cette réaction ?
— Tiens ? Vous n’êtes pas marié ? demanda-t-elle. Le
trouble de Tiggart s’accentua, et Capri crut un instant qu’il
allait briser la tasse qu’il serrait si fort entre ses doigts.
Miranda avait donc touché une corde sensible ?
— Non, répondit-il enfin. Et vous ?
Quelle idiote ! Elle aurait mieux fait de se taire, au lieu de
s’abandonner à sa curiosité. A quoi lui servait de savoir s’il
y avait une femme dans la vie de Tiggart ? Maintenant, il lui
faudrait parler de sa vie personnelle.
— Moi non plus, répliqua-t-elle. Et j’ai l’intention de rester
célibataire. Mon métier me passionne.
Ellen lui jeta un regard étonné.
— Je n’arrive pas à comprendre les femmes qui ne veulent
pas se marier ! s’exclama-t-elle. Sans doute suis-je très
démodée, mais la vie sans Sam ni Miranda me paraîtrait
un désert sans fin... Sam déposa un baiser sur la joue de
sa femme.
— Chérie, quand les gens décident de ne pas se marier,
ils ont sûrement une bonne raison.
— Oh ! Capri, je suis navrée, déclara Ellen en rougissant.
Je devrais réfléchir avant de parler. Quelle sotte je fais !
A son tour, Tiggart se leva et enfonça les poings dans les
poches de son jean.
— Pas du tout, Ellen ! Vous êtes généreuse, vous voulez
que tout le monde soit aussi heureux que Sam et vous...
Seulement, la vie est parfois compliquée pour certains
d’entre nous
Souriant, il adressa un geste d’adieu à la cantonade. Mais
Capri ne fut pas dupe de son attitude insouciante.
Pourquoi cette douleur persistait-elle dans ses yeux bleus
? Tiggart aurait-il un secret ?
— Il faut que je m’en aille, déclara-t-il. Merci pour le café...
A plus tard, Jones !
Capri garda le regard rivé sur sa tasse.
— Au revoir, balbutia-t-elle.
— Chérie, j’emmène Miranda faire un tour à la plage. Sam
avait emboîté le pas à Tiggart, et quelques secondes plus
tard, il ne restait plus dans la pièce qu’Ellen et Capri. Dans
le silence paisible, la jeune femme s’efforça d’oublier les
sentiments contradictoires qui l’agitaient.
— Quel est le métier de Sam ? demanda-t-elle.
— Sammy ? C’est un ouvrier métallurgiste. Il travaille pour
une grande société à l’échelon national, et il voyage très
souvent. J’espère qu’il finira par trouver un poste stable à
Vancouver.
— Vous devez vous sentir seule quand il s’en va. Ellen
éclata de rire, et s’installa confortablement dans le fauteuil
laissé libre par son mari.
— Je n’ai guère le temps de m’ennuyer, vous savez ! Je
travaille comme secrétaire, et, je me lève tous les matins à
5 h 30. Ma journée ne finit souvent pas avant 10 heures du
soir, entre les courses, le ménage, Miranda... Ce bébé va
me permettre de souffler un peu. Je vais être en congé
jusqu’en novembre.
— Qui s’occupe de Miranda ? Votre famille ?
— Non, il y a une crèche dans mon entreprise, à la
disposition des employées. C’est très pratique. Sans cela,
je ne sais pas comment je ferais ! Nous avons acheté une
maison, et il nous faut deux salaires pour boucler nos fins
de mois.
Un peu honteuse, Capri évita le regard de son hôtesse.
Que dirait Ellen si elle savait qu’elle s’adressait à une fille
de milliardaire ?
Mieux valait changer de sujet.
— Votre bébé va naître bientôt ? questionna-t-elle.
— Dans un mois, à peu près.
— Cela ne vous effraie pas d’être si loin de tout centre
hospitalier
? Je veux dire, en cas de problème.
— Il n’y a pas de danger, vous savez. J’ai accouché de
Miranda avec treize jours de retard... et quarante-huit
heures de contractions
! Ce sera sûrement pareil, cette fois. De toute façon, nous
rentrons à
la maison la semaine prochaine.
— Vous vivez à Vancouver ?
— Oui, dans la banlieue nord. Et vous ?
— Dans le Texas, à Houston.
Ellen la dévisagea avec curiosité.
— Vous avez traversé toute l’Amérique pour venir en
vacances à
Blueberry Island ? Est-ce que...
La jeune femme s’interrompit abruptement, et arbora une
expression contrite.
— Oui, Ellen ? Que vouliez-vous me demander ?
— Si Sam était ici, il me reprocherait mon indiscrétion.
Pardonnez-moi, Capri, mais tout à l’heure j’ai senti une
forte attirance entre vous et Tiggart. Vous... Vous le
connaissiez avant de venir ici ?
— Lui ? Oh, non ! Il n’est pas du tout...
Capri s’arrêta à temps. « ... le genre d’hommes que je
fréquente
», voulait-elle dire. Ne passerait-elle pas pour une
abominable snob aux yeux d’Ellen ?
— ... le genre d’hommes que vous avez l’habitude de
rencontrer. Ça se voit tout de suite, conclut Ellen.
— Je ne comprends pas très bien.
Gênée, Capri s’agita sur son siège. La jeune femme avait-
elle deviné l’écart social qui existait entre elle et Tiggart ?
— Vous êtes très élégante, Capri, tandis que Tiggart est...
comment dire ? plutôt nature. Et puis, vous êtes aussi
réservée et sérieuse qu’il est décontracté. Il aime être
entouré d’amis. A propos, vous a-t-il invitée à son
barbecue, demain soir ?
— Son barbecue ?
— Ne vous inquiétez pas, il va le faire. Il a invité tout le
monde sur l’île, et ça promet d’être amusant.
« Sûrement pas pour moi », songea Capri. Et elle n’avait
que faire des invitations de Tiggart Smith ! En tout cas, tant
qu’il serait occupé
à festoyer, il ne viendrait pas la déranger.
Après quelques instants, elle prit congé d’Ellen et grimpa le
sentier en direction de la forêt. Là, personne ne la
dérangerait ! Alors, pourquoi ne parvenait-elle pas à se
débarrasser de ce sentiment de mélancolie ? Elle avait
exactement ce qu’elle souhaitait : la solitude, l’air pur, la
liberté... Avant de débarquer sur l’île, cela aurait suffi à
son bonheur.
Que s’était-il donc passé, depuis ? Inutile de chercher bien
loin. Dès qu’elle avait posé les yeux sur Tiggart Smith, ses
ennuis avaient commencé. Au lieu de profiter de son
séjour, elle passait son temps à
le fuir.
S’installant à l’ombre d’un drôle d’arbre à l’écorce pourpre,
Capri déballa ses affaires et regarda sans les voir les
statistiques qu’elle voulait étudier.
Seigneur ! Elle avait oublié d’inviter les Walter à prendre un
verre chez elle, ce soir. C’était pourtant la raison de sa
visite chez eux ! La présence de Tiggart l’avait troublée
plus que de raison. Même Ellen l’avait remarqué. Si cette
attirance était si visible, il n’y avait plus qu’une chose à
faire : éviter tout contact avec le gardien de Blueberry
Island. Car aucun homme ne devait jamais pénétrer dans
sa vie, qu’il soit millionnaire ou pauvre !
A 16 heures, Capri jugea raisonnable de regagner son
bungalow. Tiggart devait avoir fini de travailler depuis
longtemps. Avec un peu de chance, ce paresseux faisait la
sieste et elle pourrait circuler en paix.
Dans la cuisine, une surprise l’attendait. Les linteaux des
placards avaient été remplacés avec soin et, au centre de
la table, quelqu’un avait placé un gros bouquet de fleurs
sauvages.
Sidérée, Capri effleura les pétales bleutés. D’où sortaient
ce vase et ces fleurs disposées avec tant de goût ?
Soudain, son attention fut attirée par une feuille de papier
pliée en quatre sous le socle de verre.
Déposant son sac sur une chaise, Capri s’empara de la
feuille et la lut avec avidité.
« Vous attends chez moi demain 6 heures pour barbecue.
Grande fête locale avec musique très forte... Impossible de
dormir avec pareil tapage. Vous feriez mieux de venir,
Jones.
Suis parti chercher des provisions. Serai de retour demain
aprèsmidi. »
Le style était aussi laconique que son auteur ! Et la
signature —
de simples initiales : T.S. — témoignait du même flegme.
Depuis quand les gardiens invitaient-ils les clients ? Et
avec tant d’aisance, en plus ! Le patron de Tiggart était-il
au courant des pratiques de son employé ?
Et d’ailleurs, qui allait payer pour cette fête ? Pas elle, en
tout cas
! Car elle ne s’y rendrait pas, quel que soit le vacarme qu’il
ait décidé
de créer pour gâcher le calme de l’île.
Furieuse, Capri ne put réprimer un geste vers le bouquet
foisonnant de fleurs délicates, à demi ouvertes. Comme
elles sentaient bon ! Prenant une tige pâle entre ses doigts,
Capri appliqua les pétales contre sa joue.
Ils étaient aussi doux qu’une caresse, et aussi parfumés
qu’une peau de bébé... Elle avait déjà reçu des fleurs dans
sa vie, mais jamais un bouquet aussi étonnant que celui-ci.
Une telle attention faisait fondre en elle une résistance
qu’elle croyait inébranlable. Allons ! Une fois de plus, elle
se laissait aller au romantisme. C’était encore une fois de
trop. Les lèvres pincées, Capri s’empara de la note de
Tiggart et la déchira en mille morceaux.
Capri cligna des yeux dans le soleil matinal. L’eau était
délicieuse. Après une bonne demi-heure de crawl dans la
crique crénelée d’écume, la jeune femme se laissa dériver
vers la jetée. Quel plaisir de faire la planche, de sentir sa
chevelure flotter autour d’elle... En l’absence de Tiggart
Smith, elle pouvait enfin se détendre complètement. Capri
ferma les paupières, indifférente au grondement lointain
qu’elle prit pour des vagues se fracassant contre les
rochers.
Une mouette cria, puis, de nouveau, ce fut le silence de la
mer.
— Bonjour, Jones ! L’eau est bonne ?
De surprise, Capri faillit couler à pic. Se tournant sur le
côté d’un vigoureux coup de reins, elle fut tout d’abord
aveuglée par le scintillement du soleil. Puis elle distingua,
au bout de la jetée, la haute silhouette de Tiggart, en train
d’amarrer une vedette blanche. Capri sentit son cœur
bondir de joie. Que lui arrivait-il ? Elle aurait dû, au
contraire, être furieuse de voir sa tranquillité menacée.
Comme sa vue s’adaptait à la lumière éclatante, elle surprit
l’expression captivée de Tiggart. Pourquoi la fixait-il ainsi ?
Seigneur !
Elle avait mis son Bikini noir, le plus succinct de tous ses
maillots de bain.
Inutile, dans ces conditions, de le provoquer par quelque
remarque acerbe.
— Bonjour, monsieur Smith, répondit-elle en s’éloignant
insensiblement de la jetée.
Entre ses cils baissés, Capri vit le gardien se débarrasser
de son gilet de sauvetage. Puis il déchargea à quai une
immense glacière rouge, ainsi que deux gros cartons.
Parfait... Dans quelques secondes, il allait s’éloigner,
emportant ses provisions vers son bungalow. A sa grande
stupéfaction, Tiggart descendit de bateau, ôta son Tshirt,
ses tennis, et plongea dans l’eau bleue. En jean ? Rêvait-
elle ?
Non, apparemment ! Tiggart s’avançait vers elle en
barbotant comme un jeune chiot...
Savait-il à quel point il était ridicule ? Capri pouffa,
incapable de retenir le rire qui lui montait aux lèvres.
Cependant, Tiggart s’approchait à une vitesse surprenante
!
Lorsqu’il fut devant elle, ruisselant, splendide, sa gaieté la
quitta comme par enchantement.
— Donnez-moi la main, ordonna-t-il.
Sans attendre, il l’attira à lui, et Capri perdit un instant
l’équilibre. Le temps de reprendre pied, de rejeter en
arrière sa chevelure trempée, et le bras de Tiggart avait
glissé autour de sa taille. Combien de fois avait-elle porté
ce Bikini, à Houston, sans y attacher la moindre
importance ? Loin des luxueuses piscines texanes, et sous
le regard brûlant de Tiggart, son maillot de Lycra noir lui
parut soudain d’une indécence outrageante.
Jamais un homme ne l’avait observée avec tant de
sensualité. Bouleversée, Capri chercha en vain ce qui
pourrait bien rompre le charme. Son cœur battait, battait...
Comment parvenir à contrôler les émotions qui la
submergeaient ?
Involontairement, Tiggart lui donna la solution à son
problème. L’air grave, il la serra un peu plus contre lui.
— Vous vous êtes moquée de moi, lança-t-il.
— Comment ?
— Oui, tout à l’heure, vous vous moquiez de ma façon de
nager.
— Mais non, pas du tout...
— Ça ne fait rien.
De sa main libre, Tiggart enleva un minuscule débris
d’algue sur la gorge de la jeune femme. Capri frissonna,
tendue vers lui de tout son être.
— Vous n’êtes pas la première à me trouver ridicule parce
que je ne sais pas nager, reprit Tiggart.
— Vous ? Je n’arrive pas à le croire... Vos parents ne vous
avaient pas inscrit à des cours de natation, quand vous
étiez enfant ?
— Mes parents m’ont mis à la porte quand j’avais onze
ans. Avait-elle bien entendu ? Aucun parent ne pouvait
renvoyer un enfant aussi jeune ! Pourtant, que connaissait-
elle de la vie, elle qui avait toujours vécu dans un univers
protégé ? Et n’y avait-il pas dans le regard de Tiggart la
trace d’une ancienne blessure ?
— Oh ! Tiggart ! murmura-t-elle.
— Mon histoire vous émeut, Jones ?
La gorge serrée, Capri ne put répondre. A onze ans, elle
menait l’existence dorée des millionnaires du Texas,
entourée de l’amour de sa famille. Comment aurait-elle
protesté, lorsque Tiggart la serra plus fort contre lui ?
Devait-elle lui refuser ce réconfort, après la confidence qu’il
venait de lui témoigner ? Une vague de compassion la
submergea pour le petit garçon mal aimé que cet homme
avait été. Une compassion qui se changea bientôt, sous
les caresses de Tiggart, en un désir fulgurant.
— Savez-vous que c’est dangereux de rester dans l’eau
pendant un coup de foudre ? murmura-t-il à son oreille.
— Nous ferions mieux de sortir, dans ce cas... Avec
l’énergie du désespoir, Capri tenta de se dégager de ses
bras. Mal lui en prit ! Tiggart l’étreignit avec une ardeur
renouvelée.
— Il n’y a rien à craindre tant que nous restons en contact,
répliqua-t-il.
Les lèvres de Tiggart s’emparèrent des siennes sans que
Capri ait eu le courage de résister. S’abandonnant aux
sensations vertigineuses que ce baiser suscitait en elle,
elle ferma les paupières. Un frisson délicieux la parcourut.
Jamais auparavant, elle n’avait été embrassée de la sorte.
La barbe naissante de Tiggart la chatouillait agréablement,
soulignant la puissance virile de son baiser. Vibrant de tout
son corps, Capri se mit à caresser la nuque de Tiggart,
ses épaules.
Voilà pourquoi il avait paru tellement triste lorsqu’on
évoquait le sujet des enfants devant lui. Pauvre Tiggart ! Il
avait eu si peu d’amour... Capri aurait voulu l’embrasser
jusqu’à la nuit des temps, pour compenser cette enfance
malheureuse.
D’instinct, elle s’abandonnait aux mains expertes qui
caressaient son dos, la plaquaient contre ce corps viril
jusqu’à ne former qu’un seul être.
Soudain, il fut loin d’elle. Chancelante, Capri le regarda
sans comprendre. Pourquoi l’avait-il repoussée ? Et en
plus, avec cet air moqueur totalement hors de propos avec
l’ardeur de leur baiser ?
— Ça marche à tous les coups, déclara-t-il avec un sourire
étincelant.
A tous les coups ? Et qu’est-ce qui marchait ? Interdite,
Capri chercha une réponse dans les yeux bleus de Tiggart.
En vain... On aurait dit que sa stupéfaction finissait de
l’amuser. En riant, il se laissa tomber en arrière et ressortit
quelques mètres plus loin, pour rejoindre la jetée dans un
crawl digne d’un champion olympique.
Médusée, Capri suivit sa silhouette ruisselante. La glacière
dans une main, le carton sur l’épaule, Tiggart s’avançait
vers le sentier menant à son bungalow, comme si rien ne
s’était passé. Des larmes de rage emplirent les yeux de la
jeune femme, toujours debout au milieu des vagues
déferlant sur la plage. Juste avant d’atteindre les arbres
délimitant le chemin, Tiggart se retourna.
— Ah ! Jones ! J’oubliais... On se voit ce soir, au barbecue
! Je vous promets un festin. Et un beau concert. La
première cassette que je mettrai sera pour vous.
Capri ne répondit pas. Immobile, glacée, elle ne repoussait
même pas les mèches de cheveux trempées qui lui
tombaient sur les yeux. Jamais elle n’avait été aussi
humiliée. Et pour la première fois de sa vie, elle avait envie
de tuer !
Elle passa la journée enfermée dans son bungalow, n’en
sortant que pour utiliser les toilettes, situées à l’extérieur.
C’est ainsi que, à
11 heures, elle s’immobilisa sur le seuil de la porte en
apercevant la haute silhouette de Tiggart sur le sentier.
Dieu merci, il lui tournait le dos. Il se dirigeait donc vers le
bungalow des Walter ? Sans doute pour leur raconter à
quel point elle s’était ridiculisée ce matin. Comment avait-
elle pu s’offrir ainsi, sans aucune pudeur ?
Eh bien, elle ne commettrait pas deux fois la même erreur !
Pour commencer, elle ne se rendrait pas à son invitation.
Noyant son malaise dans le travail, Capri se replongea
dans le report de ses statistiques. A 18 heures, harassée,
elle éteignit l’ordinateur. Elle n’était pas parvenue à grand-
chose, à part la saisie de ses informations. Dès qu’elle
essayait de réfléchir, le souvenir de Tiggart l’envahissait,
ramenant avec lui les sensations vertigineuses de leur
baiser.
Mieux valait s’absorber dans des tâches concrètes. Avec
des gestes brusques, Capri sortit du réfrigérateur les
ingrédients nécessaires à la préparation d’une salade.
Puis elle ouvrit un des placards, et sélectionna une boîte de
thon.
A ce moment précis, un délicieux fumet lui parvint par la
fenêtre. Non loin de là, Tiggart commençait à griller des
steaks pour son barbecue... Le parfum succulent lui mit
l’eau à la bouche. Consternée, Capri se sentit soudain un
féroce appétit.
« Non, murmura-t-elle, je n’irai pas. » Posant la boîte de
thon sur la table, la jeune femme s’avança vers la fenêtre
pour la fermer. Aussitôt, un flot de musique se déversa,
emplissant l’air des premières mesures d’une chanson.
Eberluée, Capri reconnut Brenda Lee, une de ses
chanteuses favorites. La voix basse et sensuelle murmurait
le premier couplet de
« Pardonne-moi », une de ses compositions les plus
bouleversantes. Capri ne put retenir un sourire. Ainsi,
c’était la manière que choisissait Tiggart pour se faire
pardonner ? Il témoignait d’un certain sens de l’humour...
Pourquoi avait-elle accordé tant d’importance à
sa petite farce de ce matin ?
Après tout, il lui avait tendu un piège, et elle était tombée
dedans sans réfléchir. N’avait-elle pas eu ce qu’elle
méritait, en se servant de la compassion pour assouvir son
désir de l’embrasser ?
Plus elle écoutait la chanson, plus Capri sentait sa colère la
quitter. Elle avait déjà gâché sa journée. Allait-elle aussi
perdre une belle soirée ? Fredonnant les paroles qu’elle
connaissait si bien, la jeune femme remit la boîte de thon
dans le placard. Les légumes reprirent quant à eux le
chemin du réfrigérateur.
Pourquoi ne pas se joindre à la fête qui se déroulait sous
ses fenêtres ? Avec un peu de bonne volonté, elle
parviendrait peut-être à s’amuser.
Il fallait reconnaître, en effet, que le gardien de Blueberry
Island était d’un naturel enjoué. Et puisqu’elle avait décidé
de ne plus subir son charme, que risquait-elle ? Il lui
suffisait de ne pas oublier le gouffre qui les séparait.
Que devait-elle porter ? Songeuse, Capri passa sa garde-
robe en revue. Finalement, elle opta pour un jean d’un bleu
très clair et un chemisier mauve où ses initiales étaient
brodées en lettres d’argent. Après quelques hésitations,
elle jeta sur ses épaules une veste de laine d’un délicat
jaune pâle. Il faisait froid la nuit, et Tiggart n’avait-il pas dit
que la fête durerait jusqu’à l’aube ?
Un coup de peigne, une touche de rouge à lèvres, et elle
était prête. Prête ? Ou transformée ? Incrédule, Capri fixa
son reflet dans le miroir. Jamais ses yeux verts n’avaient
brillé avec autant d’éclat. Pourtant, elle avait assisté à bon
nombre de fêtes, et autrement prestigieuses.
Serait-ce à cause de Tiggart ? De la façon dont il l’avait
tenue dans ses bras, ce matin, sur la plage ? Ce souvenir
lui fit monter le rouge aux joues. Jusqu’où serait-elle allée,
si Tiggart ne l’avait pas repoussée ?
Cette seule pensée la pétrifia. Elle devait s’interdire d’y
songer plus longtemps. Elle avait eu un moment
d’égarement, soit. Quant à
tomber amoureuse du séduisant gardien de Blueberry
Island, il n’en était tout simplement pas question !
Capri s’avança dans la clairière où Tiggart avait installé le
barbecue. A la cassette de Brenda Lee succédaient «
L’amour jusqu’à
la fin des temps », chanté en duo par Placido Domingo et
Maureen McGovern.
Combien de fois avait-elle écouté ce célèbre air d’opéra à
Houston ? Elle le savait presque par cœur, fascinée par la
beauté
éphémère du chant, qui la laissait ensuite étrangement
hantée par un sentiment de perfection.
Ce soir, la perfection semblait absolue. Les voix
s’élevaient entre les pins, vers le ciel chatoyant du
crépuscule, et semblaient mourir avec les vagues de
l’océan. Cette île était-elle ensorcelée ?
Capri s’arrêta un instant pour écouter la fin du morceau. A
l’ombre des arbres, elle distinguait la table de cèdre et les
chaises où
se pressaient les premiers invités. Tiggart avait vraiment
bien fait les choses !
Verres et bouteilles étaient disposés le long de la table,
entre des plats de hors-d’œuvres et de charcuterie. Non
loin de là, derrière le gril fumant, Ellen tendait à Tiggart un
plat pour qu’il y dispose les steaks déjà cuits.
Pourquoi demeurait-il aussi élégant et séduisant, malgré la
toque de cuisinier dont il s’était affublé ? Tout de jean vêtu,
il était aussi à
l’aise derrière son barbecue que ce matin sur la jetée.
Cependant, quelque chose avait changé dans son visage.
Le cœur battant, Capri scruta les traits virils. Serait-ce la
lumière du crépuscule ? Ou bien... Mais oui, il s’était rasé !
Et ses joues lisses mettaient en valeur la courbe sensuelle
de ses lèvres.
— Bonsoir, Jones !
Capri sursauta. Il l’avait donc aperçue ?
— Merci d’être venue, reprit Tiggart en l’enveloppant d’un
regard éloquent.
— Bonsoir...
Emergeant du rideau d’arbres, Capri marcha
nonchalamment vers la table chargée de victuailles.
— Quelle bonne odeur ! lança-t-elle. Ellen, qu’avez-vous fait
de Miranda ? Ne me dites pas que vous avez trouvé une
baby-sitter sur l’île !
— Un baby-sitter, corrigea Ellen en désignant Tiggart. Et il
a été
très bien... Grâce à lui, Miranda s’est endormie dans le lit
de camp du salon en un clin d’œil. Il sait s’y prendre, avec,
les enfants !
Et avec les femmes aussi ! songea Capri. Rougissante,
elle se remémora la facilité avec laquelle elle avait
succombé à son charme, ce matin.
— Ellen ! Viens ici une minute, ma chérie ! s’exclama Sam,
installé
au milieu d’un groupe de jeunes gens.
Avec un sourire, Ellen s’éloigna, et Capri faillit lui emboîter
le pas. Allait-elle rester seule avec Tiggart ? Son regard
sensuel ne la quittait pas, et, manifestement, il pensait lui
aussi à leur baiser du matin. Paniquée, Capri dit la
première chose qui lui vint à l’esprit :
— Quel dommage que vous n’ayez pas d’enfant, monsieur
Smith
! Vous auriez été un père parfait.
Pourquoi le provoquait-elle ? Capri n’avait pas terminé sa
tirade qu’elle la regrettait déjà. Cherchait-elle à se venger
du tour que Tiggart lui avait joué sur la plage ? Il s’agisssait
pourtant d’une plaisanterie bien innocente, dont elle était la
première à rire, maintenant.
— En effet, répondit Tiggart en retournant un steak avec
une grande fourchette. C’est fort dommage.
— Vous voulez en avoir ? demanda-t-elle.
— Disons que... j’y ai déjà pensé.
— Je suppose que ce n’est pas évident, avec votre genre
de vie. Tiggart plongea un pinceau dans un pot, et étala
une sauce aux herbes sur le steak.
— Mon genre de vie ? répéta-t-il, étonné.
— Oui. Je ne veux pas vous vexer, mais Blueberry Island
n’est pas l’endroit idéal pour élever un enfant. Il n’y a pas
d’école, pas de magasin, pas le moindre hôpital.
— Ah ! Je vois ! Alors, si, par exemple, nous devions nous
marier, vous et moi, vous voudriez que tout cela change.
Vous voudriez aussi me faire changer..., ironisa-t-il.
— Dieu merci, nous n’aurons jamais à envisager cette
éventualité
! riposta Capri. Et, de toute façon, l’amour ne peut-il pas
changer les gens ? J’ai une amie à qui c’est arrivé,
récemment. Elle ne jurait que par sa carrière, et puis, un
beau jour, elle s’est mariée. Et elle a tout abandonné pour
s’occuper de son bébé.
— Oui, je sais, répondit Tiggart sans sourire. Moi aussi, je
pourrais changer par amour. Mais il faudrait d’abord que je
rencontre une femme qui justifie un tel sacrifice.
D’un haussement d’épaules, il signifia clairement qu’une
telle chose était impossible. Pourquoi avait-il une intonation
si amère ? Et surtout, pourquoi ressentait-elle un tel
malaise ?
Tiggart avait l’air d’englober Capri dans l’ensemble des
femmes qu’il connaissait. Et ce n’était guère flatteur ! Mais
après tout, que lui importait l’opinion de cette sorte de
hippie, ce paresseux vivotant de quelques dollars au fin
fond du Canada ?
— Vous semblez avoir une haute opinion de vous-même,
monsieur Smith.
— On arrête, Jones.
Interloquée, Capri ne trouva plus de réplique. Comment la
conversation avait-elle pris ce tour sarcastique, et pourquoi
l’interrompait-il si brusquement ?
— Si vous voulez bien surveiller ce steak, je vous apporte
un verre de vin. A moins que vous ne préfériez de la bière ?
— Non, du vin, c’est très bien, balbutia-t-elle. En lui donnant
sa fourchette, Tiggart avait frôlé sa main, et Capri ne put
retenir un long et délicieux frisson. Pourquoi perdait-elle le
contrôle d’elle-même, malgré ses bonnes résolutions ?
Soudain, une imperceptible caresse sur son front lui fit
lever les yeux.
— Hé ! Jones ! C’est une fête, pas un enterrement !
Avait-il deviné sa confusion ? Rougissante, Jones prit le
verre qu’il lui tendait.
— Pardon, je rêvais, murmura-t-elle.
— Je suppose que c’est normal, pour un écrivain, de rêver
les yeux ouverts... L’inspiration, sans doute. A propos, où
en êtes-vous ?
Du moins, comment l’héroïne se tire-t-elle de ses ennuis ?
— Eh bien, on dirait qu’elle s’habitue à la situation. Au fait,
merci pour les fleurs.
— De rien... Je trouvais qu’elles vous ressemblaient. Une
idée, sans doute, car vous devez être habituée à recevoir
des bouquets plus élaborés.
— Elles sont très belles. Evidemment, en ville, les hommes
offrent plutôt des roses rouges, ou bien...
— Bon sang de bon sang !
Abasourdie, Capri regarda Tiggart se précipiter pour
retourner les steaks, dont la surface commençait à brûler.
— Vous me distrayez de ma tâche, Jones. Si on parlait de
tout cela plus tard ? D’accord ?
Son clin d’œil complice acheva de désarçonner la jeune
femme. Où voulait-il en venir ? Tantôt arrogant, tantôt
tendre, Tiggart la prenait toujours au dépourvu. Et
maintenant, comme s’il avait oublié
jusqu’à sa présence, Tiggart s’adressait joyeusement à la
cantonade.
— A table, tout le monde ! Servez-vous... Ellen, voulez-vous
sortir les sauces du réfrigérateur ? Jones, sans vous
commander, il y a des petits pains dans le four...
N’y avait-il pas une nuance ironique dans sa voix ? Tiggart
avait sans doute trouvé prétentieuse sa remarque sur les
roses. Cependant, pourquoi l’avoir empêchée de terminer
sa phrase ? Elle était sur le point de lui dire à quel point
elle préférait ces fleurs sauvages.
Posant son verre sur le coin de la table, Capri suivit Ellen
dans la cuisine, et plaça les pains tout chauds dans une
corbeille. A quoi bon lui expliquer, à présent ? Le moment
était passé. Pleine de regrets, elle jeta un coup d’œil par la
fenêtre ouverte.
Comme s’il la guettait, Tiggart lui adressa aussitôt un signe
de la main. Il n’était donc pas vexé ? Interdite, Capri hésita
à quitter la pièce. Où était passé le gardien cynique et
paresseux qui l’avait accueillie sur l’île ? Tiggart se révélait
un être sensible et compréhensif. Il lui offrait des fleurs, ne
lui gardait pas rancune pour ses piques ironiques.
Jamais elle n’aurait dû venir ! Tant qu’elle éprouvait du
mépris pour Tiggart, elle demeurait à l’abri de son charme.
Mais qu’adviendrait-il si elle se mettait à l’aimer ?
Capri se raidit et empoigna la corbeille de pain comme s’il
s’agissait d’un bouclier. Elle ne devait pas s’attacher à cet
homme, quelles que soient ses qualités. Elle ne devait
s’attacher à personne, un point c’est tout...
Son assiette abondamment garnie, Capri s’avança au côté
d’Ellen vers la longue table de cèdre. Quels mets
appétissants ! Les steaks paraissaient juteux à point, près
de leur garniture de hors-d’œuvre et des succulentes
pommes de terre cuites dans les cendres brûlantes du
barbecue.
La jeune femme mordait dans un petit pain tendre à
souhait lorsque les autres convives s’installèrent à leur tour.
Seul Tiggart était encore debout, faisant griller les
dernières brochettes.
— Connaissez-vous les autres occupants de l’île ? lui
demanda Sam.
— Pas encore...
— Dans ce cas, permettez-moi de vous présenter Gordon,
Mike, Graham, et Judd. Ils habitent dans le bungalow à la
pointe de l’île, et font partie de la même équipe de rugby.
Et voici Joanna et son mari, Paul...
— Elle m’a dit que vous veniez de Houston, lança Joanna
avec un sourire qui éclaira son visage un peu ridé.
Comment vous sentezvous, sous nos climats ?
— Très bien !
— Paul et moi venons ici chaque année.
Très animée, Joanna se mit à raconter des anecdotes sur
leurs vacances précédentes. Bientôt, oubliant les rires des
convives, Capri laissa son regard errer du côté du
barbecue.
Tiggart avait terminé la cuisson et garnissait son assiette
d’un air distrait. Fascinée, Capri suivait le moindre de ses
gestes. D’où tenait-il une beauté si élégante ? Vibrante
d’émotion, Capri se délectait de pouvoir l’observer à loisir.
Plus tard, elle se souviendrait de ces instants.
— Bonsoir, tout le monde !
La voix d’une nouvelle arrivante arracha Capri à son
émerveillement. Qui était cette femme ? Très jeune, ses
longs cheveux blonds tressés en un longue natte tombant
sur son épaule, elle apparut avec un air de conquérante.
Et quelle tenue ! Son caleçon de Lycra blanc moulait sa
silhouette élancée, et son T-shirt de coton noir exposait sa
gorge dans un vertigineux décolleté en V.
S’avançant vers Tiggart, la nouvelle venue ignora le groupe
des invités. En fait, elle n’avait d’yeux que pour le gardien...
D’un geste mutin, elle lui ôta sa toque et s’en coiffa en riant.
— Sers-moi une bière, Tiggart ! ordonna-t-elle en enlaçant
son hôte.
Pétrifiée, Capri la regarda déposer ensuite un baiser sur la
joue de Tiggart. Si elle avait voulu prouver ainsi leur degré
d’intimité, elle avait réussi ! Où vivait-elle ? Dans le
bungalow de Tiggart ?
— Qui est-ce ? demanda-t-elle à Ellen.
— Mais c’est Zoé ! Vous ne la connaissez pas ? Oh... Bien
sûr. Elle était absente quand vous êtes arrivée. Vous
verrez, elle est charmante ! Et très efficace, malgré son
jeune âge.
— Efficace ? Que voulez-vous dire ?
— Zoé est la gardienne. Et elle s’occupe très bien de
Blueberry Island.
Très pâle, Capri serra son verre entre ses doigts crispés.
— La gardienne ? répéta-t-elle. Vous voulez dire qu’elle vit
avec Tiggart ?
— Bien sûr que non, voyons ! répondit Ellen en riant. Quelle
idée...
— Pour l’amour du ciel, Ellen, qui est Tiggart Smith ? Et
que fait-il sur cette île ?
Le rire joyeux d’Ellen fusa dans l’air du soir. Sortant un
mouchoir en papier pour essuyer les larmes qui perlaient à
ses jolis yeux verts, la jeune femme se décida enfin à
répondre.
— Vous l’ignorez vraiment, Capri ? Mais c’est son île...
Tiggart Smith est le propriétaire de Blueberry Island.
Tiggart, le propriétaire ? Capri était en état de choc.
Comment était-ce possible ? Cela paraissait tellement
incongru... Pourtant, un souvenir revint à sa mémoire. Le
jour de son arrivée, n’avait-elle pas remarqué à quel point
Tiggart était sûr de lui, comme s’il possédait l’île entière ?
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle. Le jeune homme
qui m’a amenée jusqu’ici m’avait pourtant montré son
bungalow comme celui du gardien.
— Oui, c’est ainsi qu’on le désigne, expliqua Ellen. Tiggart
y garde toutes ses affaires et il aime y séjourner quand il
vient sur l’île. Cependant, en son absence, c’est là que Zoé
habite.
— Et où vit-elle en ce moment ?
— Dans un autre bungalow, près de la forêt.
Les joues en feu, Capri tentait de remettre de l’ordre dans
ses pensées. Ah ! Il s’était bien moqué d’elle ! Quelle idiote
! Elle le haïssait, de toutes les fibres de son corps.
Soudain, une main se posa sur son épaule, et Capri se
retourna comme si on l’avait frappée. Lui ! Ce traître ! Cet
imposteur !
— On parlait de moi, j’ai l’impression, lança-t-il. A son
sourire amusé, Capri comprit qu’il avait tout entendu.
Evidemment, il y avait de quoi se réjouir ! Il avait joué au
plus malin avec elle !
Si au moins il avait eu un geste d’excuse, ou même de
regret, elle lui aurait pardonné. Mais non ! Il la narguait
encore, penché sur elle comme s’il attendait son
approbation. Le monstre !
Se dégageant vivement, Capri se leva et se planta devant
lui.
— Je m’en vais, monsieur Smith. De toute façon, je
n’aurais pas dû venir !
Malgré sa colère, ses mots n’étaient pas aussi violents
qu’elle l’aurait voulu. Pourquoi cette étrange sensation de
chagrin ? Elle aurait dû être délivrée, au contraire. Tiggart
ne venait-il pas de révéler sa vraie nature ?
Capri avait vaguement conscience du silence qui s’était
installé
autour de la table. Ellen et Sam la dévisageaient,
stupéfaits, et les autres convives se regardaient d’un air
interrogateur. Même la musique avait cessé.
On aurait dit un mauvais rêve... Fuyant cette vision, Capri
s’élança sur le sentier. Les mots qu’elle venait d’entendre
l’avaient blessée au plus profond d’elle-même, et elle
marcha, marcha, jusqu’à ce qu’elle atteignît le bout de la
jetée.
Là, elle regarda longtemps l’écume courir sur les crêtes
argentées. Que s’était-il passé ? Ses vacancesile rêve
s’étaient transformées en cauchemar. Et tout cela par la
faute d’un homme !
Les tempes bourdonnantes, Capri tenta de remettre de
l’ordre dans ses pensées.
— Comment a-t-il pu me faire ça... ? balbutia-t-elle. C’est
impardonnable.
— Impardonnable, en effet, Jones.
Avait-elle confondu le murmure des vagues avec la voix de
Tiggart ? Ou bien, absorbée dans ses pensées, n’avait-elle
pas entendu son pas sur les planches de la jetée ? La main
qui se posa sur son épaule répondit à ses questions.
C’était bien lui !
Cependant, la jeune femme ne se retourna pas. Que lui
voulait-il
? Ne lui avait-il pas fait assez de mal ? Des larmes
d’impuissance perlèrent à ses paupières.
— Regardez-moi, Jones, ordonna-t-il.
— Laissez-moi tranquille !
Posant les deux mains sur ses épaules, il la força à faire
volteface.
— Cela compte vraiment, pour vous ?
— Quoi donc ?
— Jones, il y a quelque chose de magique entre nous.
Vous le niez depuis le début... Etait-ce parce que vous me
croyiez simple gardien ?
Il s’était emparé de sa main, et la caressait avec une
bouleversante délicatesse. Pendant plusieurs secondes
descendit sur la jeune femme une sensation de paix,
qu’elle chassa, frissonnante.
— Non ! protesta-t-elle. Votre métier n’a rien à voir avec le
fait que vous...
— Continuez, Jones.
« Que vous me plaisez », voulait-elle dire. Mais n’était-ce
pas avouer sa faiblesse ? Fascinée, elle regarda Tiggart
poser les lèvres à
la naissance de son poignet.
— Pourquoi me posez-vous cette question ? lança-t-elle
d’une voix rauque.
— Parce que les gens comme vous ne fréquentent pas de
gardiens.
— Des gens comme moi ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, c’est difficile à expliquer, mais vous avez une
façon de parler, de vous mouvoir de vous habiller... Vous
possédez une distinction innée, en quelque sorte, qui
révèle un milieu social plus qu’aisé. Vous êtes née riche,
Jones.
Capri baissa les yeux. Cela se voyait donc tant ? Ses
parents venaient en effet des plus grandes familles de
Boston, et Jake Jones avait bâti un empire grâce à ses
puits de pétrole.
— Je ne porte pourtant que des vêtements très simples,
remarqua-t-elle. Ce soir, par exemple, je suis en jean et
mon chemisier de coton...
–... qui coûte probablement ce que Ellen gagne en une
semaine de travail ! Que faites-vous ici, Jones ? Pourquoi
avoir choisi Blueberry Island quand vous pouvez vous offrir
un séjour dans un palace à la Jamaïque ?
— Vous avez la mémoire courte ! Je vous ai pourtant
expliqué
que je venais ici pour travailler. Que m’importe si vous êtes
simple gardien ?
Il la prit contre lui si fort qu’elle en eut le souffle coupé.
— S’il en est ainsi, pourquoi me fuyez-vous ? demanda-t-il.
Affolée, elle voulut se dérober, mais il la tenait fermement.
— C’est mon droit le plus strict ! s’exclama-t-elle. Comment
pouvez-vous être aussi vaniteux ? Vous ne supportez donc
pas qu’une femme ne veuille pas de vous ?
Dans un sourire, les lèvres de Tiggart frôlèrent ses tempes,
et Capri sentit une immense faiblesse lui couper les
jambes.
— On peut toujours rêver, non ? questionna-t-il. Surtout
lorsque deux êtres ressentent une aussi forte attirance l’un
pour l’autre. Nous ne pouvons le nier, Jones. Regardez les
choses en face.
— Justement ! Vous n’êtes qu’un inconnu pour moi. Et je
n’ai rien à faire ici, en train de, de...
Elle bafouillait, incapable de résister au vertige que
provoquaient en elle les caresses de Tiggart. Il avait
maintenant glissé une main sur sa nuque, et la massait
avec une douceur affolante.
— Nous pouvons apprendre à nous connaître, chuchota-t-il.
Et j’ai l’impression que les discussions ne nous réussissent
pas. Pourquoi ne pas trouver un autre moyen ?
Penchant la tête, il posa sur ses lèvres un baiser impatient
tandis qu’il l’attirait plus encore contre ses hanches. Son
baiser était passionné, d’une sensualité qui la faisait vibrer
de plaisir, provoquant en elle un élan voluptueux.
Avec un gémissement, elle pressa ses lèvres contre celles
de Tiggart. Incapable de résister, la tête vide de toute
pensée, Capri s’abandonnait au désir qui montait en elle.
S’abandonner ? Dans un effort surhumain, elle réagit.
— Lâchez-moi, Tiggart ! Et je vous promets de vous dire la
vérité.
— Promis ?
Curieusement immobile, Tiggart fit glisser ses mains le
long de la taille de la jeune femme. Tremblante, Capri
s’efforça de ne pas succomber à la passion qui l’assaillait.
— Promis, déclara-t-elle.
Il la tenait à bout de bras, mais son regard brûlant
l’enchaînait plus encore que l’étau de ses bras.
— Je ne vous évitais pas parce que vous étiez un simple
gardien, mais parce que, en tant que tel, vous étiez
paresseux et négligent. Si j’avais dû vous noter entre un et
dix, vous auriez eu un zéro. A peine avait-elle prononcé ces
mots que Tiggart l’avait de nouveau attirée contre lui et lui
mordillait l’oreille.
— Et si vous deviez me noter comme propriétaire jouant au
gardien ? interrogea-t-il.
— Là, vous auriez probablement la moyenne, répondit-elle,
ensorcelée par ses baisers.
Les lèvres de Tiggart descendaient vers sa gorge,
s’aventuraient dans son cou, tandis que ses mains se
glissaient sous son chemisier pour prendre possession de
ses seins. La moyenne ? Il aurait battu tous les records, oui
!
— Vous aviez promis, protesta-t-elle avec une parfaite
mauvaise foi.
— Dites-moi d’abord que je vous plais aussi.
Pourquoi le nier ? Cela ne ferait que renforcer la volonté de
Tiggart de la séduire...
— En effet, reconnut-elle. Mais...
— Mais ?
— Cela n’a rien à voir avec l’amour. Il s’agit simplement de
désir, monsieur Smith.
— Et alors ? Il n’y a rien de mal à se désirer, Jones. Nous
sommes des adultes.
— Justement ! Pourquoi devrions-nous céder à nos
instincts ? Je refuse de me comporter comme...
— Ohé ! Tiggart !
La voix claire de Zoé fit tressaillir Capri comme si elle avait
été
brûlée. Elle s’arracha des bras de Tiggart et chercha des
yeux la silhouette de la jeune femme.
Elle était là, en haut du sentier. Depuis combien de temps
les observait-elle ? Déconcertée, Capri scruta les traits de
Tiggart. Qu’y avait-il exactement entre lui et la belle
gardienne de Blueberry Island
?
— Tu viens, Tiggart ? s’écria Zoé. J’ai besoin de toi !
— Oui, oui, j’arrive !
Il accourait donc dès qu’elle l’appelait ? Qu’il retourne près
d’elle
! Furieuse, Capri considéra tour à tour Tiggart et cette
femme qui surgissait comme une... comme une voleuse.
D’où lui venait cette idée ? Après tout, elle n’avait que faire
de la vie privée de Tiggart !
— Venez, Jones !
Capri recula d’un pas, au risque de tomber à l’eau.
— Vous m’en voulez encore ? s’enquit Tiggart. Lui en
vouloir ! Oh ! Non ! Il se trompait lourdement : en fait, il lui
était totalement indifférent. Inutile cependant de lui avouer
la vérité. Il prendrait cela pour un défi.
— Oui, je n’aime pas les imposteurs.
— Dans ce cas, pourquoi vous faire passer pour un
écrivain ?
Capri en resta bouche bée. Comment avait-il deviné la
vérité ?
Tiggart l’observait, narquois.
— Vous êtes beaucoup trop raisonnable, Capri Jones,
pour écrire des romans d’amour. Comment pourriez-vous
dépeindre un monde plein d’émotions, vous qui faites
preuve de tant de sens pratique ?
C’est là où le bât blesse, Jones. Vous vous contrôlez trop...
Quoique... J’admets que ce matin, dans l’eau, vous m’avez
témoigné une certaine compassion. Mais dès que l’on
vous met face à la réalité, vous battez en retraite. Quel
dommage ! Vous êtes d’une beauté
extraordinaire, et on ne peut vous approcher... Faites
attention, la Vénus de Milo est splendide, elle aussi, mais
on l’admire de loin.
— Je n’ai rien d’une statue !
— Alors, prouvez-le...
La gifle de Capri l’atteignit alors qu’il souriait encore. Elle
allait lui apprendre, à ce goujat, à la traiter de statue !
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai des bras,
moi !
s’exclama-t-elle.
A son grand étonnement, Tiggart ne se montra pas humilié
le moins du monde. Ni même furieux.
— Tiens, tiens ! On dirait qu’on se dégèle, Jones ! Vous
savez vous exprimer, quand vous êtes en colère... Si
seulement vous étiez aussi franche avec vos autres
émotions.
— Je vous déteste, Tiggart Smith ! Pour qui vous prenez-
vous à la fin ? Si une femme vous résiste, vous la traitez
toujours d’iceberg ?
Vous n’avez jamais pensé que vous ne m’intéressiez pas ?
Je ne veux pas faire l’amour avec vous.
— Ce serait pourtant plus qu’amusant.
Tiggart l’enveloppa d’un regard qui en disait long sur ses
intentions.
— Amusant ? répéta Capri. De mieux en mieux ! Et après
vous être amusé, que comptez-vous faire ?
A l’expression méfiante de Tiggart, Capri sut qu’elle ne
s’était pas trompée.
— Désolée ! Je n’ai aucune envie de souffrir pour un petit
moment d’amusement, déclara-t-elle.
— Vous ne prenez jamais aucun risque ?
— Jamais !
— C’est bien ce que je pensais... Quelqu’un vous a
blessée, n’estce pas, Jones, et vous avez peur de l’amour,
à présent. Tremblante, Capri le laissa caresser sa joue.
Jamais il n’avait été si proche de la vérité.
— Si vous changez d’avis, vous savez où se trouve mon
bungalow, poursuivit-il. Vous pouvez passer quand vous
voulez, même pour parler. A toute heure du jour ou de la
nuit... D’accord ?
Sans rien ajouter, il lui tourna le dos. Capri fit un geste pour
le retenir, puis se ravisa. Où était passée sa colère ?
Tiggart l’avait percée à jour avec une perspicacité
confondante. Et au lieu de lui en vouloir, elle aurait
tellement aimé être encore dans ses bras !
Capri referma la porte des toilettes et s’avança sur le
sentier baigné par le clair de lune. Les plis de sa chemise
de nuit de soie blanche voltigeaient dans la brise nocturne,
et la jeune femme veillait à les protéger des épines des
buissons bordant le sentier. A 1 heure, elle s’était enfin
décidée à se coucher, peu après que la fête de Tiggart fut
terminée. Cependant, le silence de la nuit lui avait paru pire
que la musique ou les rires des invités... Deux heures plus
tard, elle ne dormait toujours pas. Et son estomac criait
famine. Rejetant draps et couvertures, Capri alluma la
lampe et se rendit dans la cuisine. Un sandwich serait le
bienvenu... Bientôt l’odeur du bacon emplit le petit
bungalow, et Capri termina avec appétit son repas
improvisé.
Puis, au moment de regagner son lit, la jeune femme
résolut d’utiliser les toilettes à l’ombre de la maison.
Comme la nuit était belle, avec sa myriade d’étoiles
perçant la voûte céleste ! L’air était tout imprégné du
parfum des fleurs sauvages, de l’océan, des pins... et du
bacon ! reconnut-elle en revenant vers le bungalow. Là, elle
s’immobilisa, pétrifiée. Rêvait-elle ? Ce pouvait être une
ombre, une illusion d’optique. Son cœur bondit dans sa
poitrine. Non, c’était bel et bien... un ours !
Il se tenait debout sur ses pattes postérieures, et se
balançait, ses petits yeux scintillant dans la pénombre
comme des braises. Le cri de Capri mourut sur ses lèvres.
La gorge sèche, terrorisée, elle regarda l’animal. Il l’avait
vue, elle en était certaine !
Qu’attendait-il ?
Soudain, retrouvant ses esprits, elle détala à toute allure
sur le sentier. Vite ! Il n’y avait pas un instant à perdre !
Suivant la tache claire du sentier entre les arbres, Capri
courait, courait, se tordait les pieds sur les cailloux ou les
racines d’arbres sans même s’en apercevoir. Au bout de
quelques instants, elle se débarrassa même de ses
sandales. Elle atteignit enfin le bungalow de Tiggart,
haletante.
— Tiggart ! hurla-t-elle. Ouvrez-moi, vite !
Martelant la porte de ses poings, Capri cédait à la
panique. Et s’il n’était pas là ? S’il se trouvait à l’autre bout
de l’île, chez Zoé ? L’ours l’avait peut-être suivie.
Aucun bruit ne parvint du bungalow silencieux.
Désespérée, Capri jeta un coup d’œil derrière elle. L’ours
s’était-il rapproché ?
Enfin, elle perçut un craquement, un bruit de pas sur le
plancher, et la lumière d’une lampe électrique inonda le
seuil.
— Vous ? s’exclama Tiggart. Que se passe-t-il ? On dirait
que vous avez le diable à vos trousses !
Il balaya le sentier du faisceau de sa torche, puis le braqua
de nouveau sur la jeune femme. Inconsciente de la
transparence de sa chemise de nuit, Capri se tordait les
mains d’appréhension.
— Je suis... désolée, parvint-elle à articuler. Il y a un ours...
— Un ours ? Seigneur !
Il l’attira à lui, et la prit dans ses bras comme une enfant,
verrouillant la porte derrière eux. Puis il l’entraîna dans la
cuisine, et la déposa sur une chaise.
La torche inutile gisait, éteinte, tandis qu’il allumait la lampe
à
kérosène. Dans le silence paisible, Capri se sentit soudain
très lasse et très faible.
— J’ignorais qu’il y avait des ours sur l’île, balbutia-t-elle.
— Ils ne sortent pratiquement jamais de la forêt. Racontez-
moi ce qui s’est passé, Jones.
Tirant une chaise, il vint s’asseoir près d’elle. Capri
s’aperçut qu’il était pieds nus. Qu’il était beau ainsi
dépeigné, torse nu dans la pénombre ! Elle mourait d’envie
de se pelotonner contre sa peau dorée, d’oublier le
cauchemar qu’elle venait de vivre.
— Je... je n’arrivais pas à dormir, bredouilla-t-elle entre
deux frissons. J’avais faim, alors je me suis préparé un en-
cas ; avant d’aller dormir, je suis sortie un instant pour aller
aux toilettes. Et quand... Capri ferma les yeux, essayant de
chasser l’image de sa mémoire. Malgré la tiédeur de la
pièce, elle grelottait.
— Et quand je suis revenue, continua-t-elle, il était là,
devant la porte !
— Calmez-vous, Jones. Qu’aviez-vous cuisiné ?
Interloquée, Capri le dévisagea avec stupeur. Pourquoi
cette question ?
— Du bacon, répondit-elle.
— Tout s’explique, Jones ! Les ours adorent le bacon. Je
suppose que l’odeur l’aura attiré hors des bois.
Il souriait ! Se rendait-il compte du danger qu’elle avait
couru ?
Cela n’avait pas dû lui arriver souvent, de voir un ours
devant sa porte !
— Je vous préviens, je n’y retourne pas ! déclara-t-elle.
— Il est sûrement parti, Jones. Je vais vous raccompagner.
— Non !
Au bord de la crise de nerfs, Capri se recroquevilla sur sa
chaise. Ses dents claquaient de terreur, mais elle eut
encore la force de protester.
— Je ne veux pas y retourner ! lança-t-elle d’une voix
brisée. Pas avant demain matin.
Tiggart l’obligea à le regarder, lui soulevant le menton du
doigt. Aussitôt, il se leva, et tira une bouteille de Chivas du
placard. Çapri regarda le liquide ambré couler dans un
verre. Il n’avait pas l’intention de lui faire avaler ça ? Le
geste de Tiggart la confirma pourtant dans ses soupçons.
— Je n’aime pas le scotch, balbutia-t-elle.
— Aucune importance, buvez ! Vous êtes en état de choc.
Etait-ce pour cela qu’elle tremblait comme une feuille ?
Tiggart avait peut-être raison : l’acool l’aiderait à se
détendre un peu. S’emparant du verre, elle le but d’un trait,
comme un médicament, en renversant la tête.
— Pouah ! dit-elle, les larmes aux yeux. Comment peut-on
aimer un pareil breuvage ? J’ai l’impression d’avoir avalé
la flamme Olympique !
— On s’y fait, Jones. On s’y fait...
— Sans doute.
— Vous savez, reprit-il, si vous étiez revenue au barbecue,
vous auriez mangé votre steak et vous n’auriez pas eu faim
en pleine nuit, et...
— Et je ne serais pas venue vous déranger. Excusez-moi.
Capri baissa les paupières, tortillant l’ourlet de sa chemise
de nuit entre ses doigts.
— Je n’aurais pas dû partir comme ça, murmura-t-elle. Je
suppose que tout le monde s’est bien amusé.
— En effet.
— Et... Personne n’a demandé où j’étais passée ?
— Si, Ellen. Je lui ai dit la vérité.
— Quoi ? Elle sait que je vous ai giflé ?
Evidemment, avec sa curiosité naturelle, Ellen n’avait pas
dû être dupe de la situation. Et puis, qu’importait, après
tout... Ses paupières lui pesaient tellement, à présent.
Capri réprima un bâillement. Etaitce l’alcool qui lui faisait
pareil effet ?
— Si vous ne vouliez pas que je le dise, il ne fallait pas me
gifler, répliqua Tiggart.
Sa voix lui parvenait à travers un épais brouillard. Capri
tenta de se redresser.
— Et vous, il ne fallait pas m’em... m’embrasser,
bredouilla-t-elle.
— Allons donc, ce n’était pas un vrai baiser ! Vous m’aviez
donné
à peine la moyenne.
Capri éclata de rire, et rejeta la masse de ses cheveux en
arrière. Etait-elle un peu ivre ? En tout cas, elle se sentait
merveilleusement bien tout à coup. Et le souvenir de leur
baiser n’y était pas étranger.
— J’ai menti, monsieur Smith, susurra-t-elle. Vous valez un
dix sur dix...
— Vous vous sentez bien, Jones ?
Oh ! Oui ! Très, très bien... Ses paupières étaient
seulement un peu lourdes, et sa tête tournait un peu. Elle
allait l’appuyer un instant contre ses bras repliés, là, sur la
table.
— Désolée... J’ai tellement... sommeil, chuchota-t-elle. Elle
glissait, glissait, incapable de se retenir, et ce fut Tiggart
qui la recueillit dans ses bras. Capri se sentit soulevée
dans les airs, et respira l’odeur de terre et d’océan
émanant de l’épaule de Tiggart. Que disait-il ? Elle
entendait confusément des paroles apaisantes, puis sentit
le froissement de draps qui se refermaient sur elle avec
douceur. Hmm... Là aussi, il y avait l’odeur de Tiggart... Et
cette caresse sur son front, n’était-ce pas un baiser ? Avec
un sourire d’extase, Capri sombra dans un sommeil si
profond qu’elle n’entendit pas la porte de la chambre se
refermer dans l’obscurité.
— Voici votre café, mademoiselle Jones !
Capri s’étira, bâilla et rabattit le drap sur son visage.
— Merci, Mary-Lou, murmura-t-elle. Je mettrai mon
ensemble bleu clair, aujourd’hui... Il n’est pas au pressing,
au moins ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, je suis allée chercher
votre robe de chambre, uniquement par respect de la
décence.
Eberluée, Capri rejeta d’un seul coup draps et couvertures.
Qui pouvait bien lui parler ainsi ? Et où était-elle ? Les yeux
encore ensommeillés, elle regarda avec stupeur la
gardienne de Blueberry Island.
Pourquoi avait-elle cru, un instant, qu’elle était à Houston ?
Le contraste était saisissant entre la silhouette fluette de la
gouvernante de son père, Mary-Lou, et les formes
généreuses de Zoé. La jeune femme tenait à la main une
tasse de café fumant, et elle la posa sur la table de nuit
d’un air maussade. Manifestement, elle n’agissait pas par
pure bonté d’âme ! Où était Tiggart ? Et pourquoi ne lui
avait-il pas apporté ce café lui-même ?
— Merci, balbutia Capri.
Zoé ne bougeait pas, les bras croisés sur la poitrine.
Qu’attendaitelle ? Et comment une femme pouvait-elle être
aussi séduisante dans une salopette en jean ? Avec un
mouvement de jalousie, Capri détourna son regard.
— Et merci pour mon peignoir, ajouta-t-elle.
— Je l’ai fait parce que Tiggart me l’a demandé.
— Tiggart ? Où est-il ?
Que s’était-il passé, hier soir ? Capri se souvenait de la
sensation brûlante de l’alcool dans ses veines, et du plaisir
qu’elle avait eu à
sentir les bras de Tiggart se refermer sur elle. Ne l’avait-il
pas embrassée, juste avant qu’elle dorme ?
Bouleversée, elle tenta de calmer les battements de son
cœur. S’il faisait preuve de tendresse envers elle,
parviendrait-elle à garder ses distances ? Au fond d’elle-
même, elle en doutait. D’ailleurs, le voulait-elle vraiment ?
— Il est parti pêcher avec Sam, jusqu’à ce soir. Au sourire
triomphant de Zoé, Capri n’eut pas de mal à
comprendre que la gardienne trouvait cet éloignement fort
à propos
! Cachant mal sa déception, la jeune femme se pencha
pour boire une gorgée de café.
— Je croyais... Je ne l’ai pas entendu partir, ce matin,
balbutia-telle.
— Naturellement ! Il n’a pas dormi ici, répliqua Zoé avec un
sourire qui s’agrandissait.
Capri reposa sa tasse, les doigts tremblants. Ainsi, Tiggart
n’avait pas dormi à côté, dans le lit de camp du living ? Et
Zoé cherchait-elle à lui faire comprendre... qu’ils avaient
passé la nuit ensemble ?
Dévorée de jalousie, elle imagina la jolie blonde dans les
bras de Tiggart. Pourquoi en ressentait-elle une telle
douleur ? Après tout, Tiggart n’était rien pour elle.
Incapable de réagir, Capri suivit les mouvements de Zoé,
qui, les bras chargés de linge fraîchement repassé, ouvrait
les tiroirs de la commode.
Lentement, la jeune femme repliait les chemises et les
sousvêtements de Tiggart, et les plaçait dans les tiroirs.
Que cherchait-elle à lui prouver ? Que ses relations avec
son employeur étaient des plus intimes ?
— Vous savez, mademoiselle Jones, vous feriez mieux de
garder vos distances avec Tiggart. Je dis ça dans votre
intérêt... Il n’aime que les aventures, brèves de préférence.
Capri soutint le regard éloquent de Zoé. Décidément, elle
ne prenait même plus la peine de masquer son hostilité !
— Cela ne vous regarde pas, protesta Capri. Au cas où
vous l’auriez oublié, je suis en vacances, ici, et j’agis
comme bon me semble. J’ai payé pour cela.
— Oui ! Elles disent toutes ça ! Tous les étés, je vois
débarquer des femmes comme vous, hautaines et
frustrées. Tiggart est bien trop poli pour les envoyer
promener, alors c’est moi qui m’en charge. Le sang de
Capri ne fit qu’un tour. Repoussant violemment sa tasse de
café, elle s’assit dans le lit.
— Sortez ! ordonna-t-elle.
Zoé se contenta de hausser les épaules d’un air méprisant.
Refermant le dernier tiroir, elle se tourna vers Capri.
— A votre guise, lança-t-elle. Seulement, à force de jouer
avec le feu, on se brûle ! Je vous ai vus sur la jetée, hier
soir. Si vous croyez que Tiggart peut s’attacher à une
femme, surtout une femme comme vous, vous vous faites
des illusions.
— C’est peut-être vous qui en avez, des illusions !
— Pas en face de celle qui doit lui rappeler son ex-
femme... Susan était plus sensationnelle : on aurait dit le
sosie d’Elizabeth Taylor avec ses yeux violets et ses longs
cheveux noirs.
— Son ex-femme ? répéta Capri, stupéfaite. Je...
J’ignorais qu’il avait été marié.
— Rassurez-vous, il ne l’est pas resté longtemps. Je
n’avais que quinze ans, à l’époque, mais j’avais assez de
jugeote pour me rendre compte de ce qui se passait. La
famille de Tiggart et la mienne sont très liées, et j’ai vu
Susan changer du jour au lendemain après son mariage.
Une fois la bague au doigt, elle a décidé de faire de
Tiggart un autre homme...
Zoé éclata de rire, rejetant sa somptueuse chevelure en
arrière.
— Autant vouloir décrocher la lune ! s’exclama-t-elle.
Tiggart ne changera jamais, il est bien trop indépendant.
Susan peut en témoigner, ils ont divorcé au bout de deux
ans.
Sur ce coup de théâtre, Zoé tourna les talons, et claqua la
porte derrière elle. Capri demeura assise sur le lit,
pétrifiée. Pourquoi Zoé
lui avait-elle révélé tout cela ?
Inutile de chercher bien loin... Elle avait utilisé l’arme de la
vérité, sûre de son effet sur Capri. En effet, un divorce
laissait toujours des traces. Si Tiggart avait été blessé une
fois, il devait être difficile de trouver le chemin de son cœur
!
Etait-ce pour cela qu’il l’avait questionnée, durant le
barbecue ? Il n’était guère prêt à faire des sacrifices, se
rappela-t-elle. Et il avait une piètre opinion des femmes...
Mais qui au juste était Tiggart Smith ? Capri ignorait tout
de lui. Tant qu’elle l’avait cru gardien de l’île, elle s’était
souvent demandé
pourquoi il manquait à ce point d’ambition. Cependant, à
présent qu’elle le savait propriétaire, sa présence ici
prenait une autre signification.
D’où tenait-il sa fortune ? Et pourquoi sa femme avait-elle
voulu le faire changer ? Avait-il une façon de vivre
particulière ? Mille questions lui venaient à l’esprit... L’une
d’entre elles, et non des moindres, la hantait. Qui était Zoé
pour lui ? Et quel rôle jouait-elle dans sa vie ?
A 15 heures, Capri éteignit son ordinateur. Il était temps
d’aller prendre un bain de soleil ! Puisque Tiggart pêchait
au large, la voie était libre.
La jeune femme étala sa serviette de bain sur la plage
déserte, et s’enduisit soigneusement le corps de crème
solaire. Quel plaisir de s’offrir ainsi aux rayons du soleil !
De l’océan, venait une brise rafraîchissante, et le bruit
régulier des vagues la berçait comme par magie.
Pourvu qu’elle ne s’endorme pas ! Il fallait absolument
qu’elle guette la vedette de Tiggart. Lentement, pourtant,
Capri céda à une bienfaisante torpeur.
Quelque chose lui chatouillait le dos... Serait-ce un papillon,
un insecte ? Clignant des paupières, la jeune femme se
redressa brusquement, pour se retrouver face à face avec
Tiggart Smith. Ainsi, elle s’était endormie malgré ses
résolutions ? Le cœur battant la chamade, Capri
contempla le corps hâlé de Tiggart, vêtu seulement d’un
short kaki. Sans mot dire, il s’agenouilla près d’elle, et
s’empara du tube de crème solaire.
— Vous ne prenez pas de risque, à ce que je vois !
s’exclama-t-il. Troublée, Capri se recoucha, et enfouit le
visage dans ses bras.
— Tout le monde sait que les rayons du soleil sont
dangereux, dit-elle.
— Et personne n’est sûr que cette crème vous protège à
cent pour cent, murmura-t-il en suivant du doigt la courbe
de ses épaules. Capri tenta en vain d’ignorer ce contact
bien plus dangereux que tous les soleils de la galaxie !
Mais elle avait beau s’aplatir dans le sable et se raidir, la
main de Tiggart errait toujours sur son dos.
— Je... J’aime assez le soleil pour prendre ce risque,
balbutia-telle.
— Ah ! L’amour, l’amour, ironisa-t-il. Que ne risquerait-on
pas au nom de l’amour !
— Vous n’y croyez pas, vous ?
Avant de répondre, Tiggart ôta le bouchon du tube de
crème et mit du gel dans sa paume.
— Mais si, j’y crois, Jones !
— Vraiment ?
— Cela vous étonne ?
Ce qui l’étonna, ce fut sa propre absence de réaction
lorsque Tiggart commença à lui masser le dos. Pourquoi
ne se révoltait-elle pas ? Fermant les yeux, Capri essaya
d’utiliser ce qui lui restait de raison.
— Oui, dit-elle. Zoé m’a dit que...
Elle s’interrompit, parcourue de délicieux frissons de
volupté. Quelle merveilleuse torture ! Incapable du moindre
mouvement, Capri le laissa défaire l’agrafe de son Bikini.
— Oui ?
— ... que vous aviez été marié, reprit-elle dans un souffle.
Je pensais...
Les mains expertes de Tiggart remontèrent le long de son
dos, et refermèrent l’agrafe. Combien de temps
parviendrait-elle à retenir le gémissement de plaisir qui lui
montait aux lèvres ?
— Que j’avais renoncé à l’amour ? Non, Jones. Je suis
devenu très prudent, c’est vrai. Cependant, cela m’attire
toujours, comme une flamme à laquelle on peut se brûler,
mais aussi se réchauffer. A présent, il s’attardait sur sa
taille, ses hanches, en des mouvements si lancinants
qu’elle crut s’évanouir.
— Vous comparez l’amour à... un feu ? demanda-t-elle.
— Oui, c’est ainsi. A mon tour de poser des questions,
Jones !
Pourquoi refusez-vous le mariage ? Avez-vous divorcé,
vous aussi ?
Capri secoua la tête en signe de dénégation. Ce n’était
guère le moment de lui expliquer ses raisons. Elles lui
paraissaient soudain si dérisoires. Dérisoires ? Dans un
éclair de lucidité, Capri sortit de sa torpeur. Tiggart avait-il
le pouvoir de lui ôter la mémoire ?
— Non ? remarqua-t-il. En tout cas, quelqu’un vous a
blessée dans le passé, et vous en gardez les séquelles,
malheureusement.
— Non, c’était la vie qui l’avait blessée, et une fois avait
suffi !
Capri, d’un souple mouvement de reins, roula sur le côté, et
s’assit au bout de la serviette, ramenant ses jambes contre
sa poitrine.
— Ça ira comme ça, merci, balbutia-t-elle.
— Je n’ai pas fait l’autre côté !
— Non ! C’est inutile.
Capri laissa son regard errer sur l’océan. Comment Tiggart
pouvait-il l’amener à oublier les principes mêmes de sa vie
? Il lui fallait absolument remettre de l’ordre dans ses
pensées...
— Comment s’appelle l’homme qui vous a blessée, Jones
? Qui vous a détournée de la flamme de l’amour ?
Une mouette au loin poussa un cri perçant, et Capri suivit
son envol vers les nuages.
— Je n’ai pas envie d’en parler, murmura-t-elle.
— Vous avez dû l’aimer beaucoup.
Pourquoi lui parlait-il avec tant de douceur ? Il y avait une
invite dans sa voix, une tendresse qui lui donnait envie de
briser le silence de son cœur. Pourtant, jamais elle n’avait
parlé de Jamie depuis sa mort, pas même avec son père.
Et aujourd’hui, un parfait inconnu lui demandait de lui
confier son secret ?
— Il était la moitié de moi-même...
Avait-elle vraiment prononcé ces mots ? Capri n’en
revenait pas. Comment Tiggart était-il parvenu à rompre sa
réserve ? A présent, elle mourait d’envie de tout lui dire, de
lui expliquer qui était Jamie.
Et si Tiggart pensait qu’il s’agissait de son amant ?
Comme elle aurait aimé lui faire part de l’amour qu’elle
avait toujours porté à son frère, fauché en pleine jeunesse
par une mort absurde !
Capri avait voulu mourir aussi, à l’époque. Seule la pensée
d’abandonner son père à un chagrin atroce l’en avait
empêchée.
— Pardon, murmura Tiggart. Je ne voulais pas vous faire
pleurer. La jeune femme essuya ses paupières d’un revers
de la main. Elle pleurait ? Elle ne s’en était pas aperçue...
— Vous et moi, nous remplissons toutes les conditions
pour rentrer au Club des cœurs brisés, reprit-il d’un ton qui
se voulait léger.
— Un club ?
— Oui. Créé spécialement pour les personnes ayant reçu
une blessure mortelle en amour...
— Cela fait-il de nous des membres à perpétuité ?
Malgré la volonté de Tiggart d’alléger son chagrin, Capri ne
parvenait pas à plaisanter. Comment s’arracher à la
douleur que provoquait en elle l’évocation de la mort de
Jamie ?
— Quelle idée morbide ! s’exclama Tiggart. Vous
souhaitez vivre dans le passé toute votre vie ?
Comment savoir ce qu’elle souhaitait ? Capri ne pensait
jamais à
l’avenir. Aujourd’hui seulement, elle eut l’intuition de ce
qu’elle serait dans une trentaine d’années : seule, solitaire,
sans amour...
— On dirait une condamnation à mort, remarqua-t-elle.
— Exactement !
— Depuis combien de temps êtes-vous divorcé, Tiggart ?
— Six ans.
— Zoé dit que votre femme était très belle.
Il prit une poignée de sable et la fit glisser entre ses doigts,
comme si par ce geste il évoquait le temps écoulé.
Pourquoi lui avait-elle posé cette question ? Après tout,
peu lui importait de se comparer à l’ex-Mme Tiggart Smith.
— Oui, Susan était très belle, en effet.
Comment pouvait-elle être jalouse d’une femme qu’elle ne
connaissait pas ? Tentant de calmer les battements de son
cœur, Capri revint à un sujet plus immédiat.
— Merci de m’avoir fait porter mon peignoir et du café, ce
matin, murmura-t-elle.
— Il n’y a pas de quoi. Je suis allé à votre bungalow, hier
soir, après vous avoir mise au lit.
— L’ours y était-il encore ?
— Non. Il a dû avoir plus peur que vous !
— Seigneur ! Plus jamais je ne ferai cuire du bacon en
pleine nuit
!
Tiggart éclata de rire, et la contempla entre ses paupières
micloses. Sous se regard ardent, Capri rougit et se pencha
pour arranger la serviette autour d’elle.
— Avez-vous bien dormi ? demanda-t-il.
— Oui, merci... Je... Enfin, j’aimerais savoir... Pourquoi
n’êtesvous pas resté chez vous, cette nuit ?
— Parce que vous étiez dans mon lit.
— Mais...
— Vous auriez voulu que je vous y rejoigne ?
— Bien sûr que non ! Cependant, il y a un lit de camp dans
votre living.
— Ce n’était pas sans risque.
Pourquoi ce ton laconique ? Et que voulait-il dire par là ?
Que la présence de Capri le compromettait ? Vexée, elle
détourna les yeux. Comme s’il avait deviné ses pensées,
Tiggart éclata de rire.
— Pas pour moi, petite sotte ! Pour vous ! Votre chemise
de nuit ne vous couvrait guère, hier soir, et si j’étais resté
trop près de vous, je n’aurais juré de rien. C’est pour cela
que j’ai envoyé Zoé vous porter votre peignoir. Et que je
suis parti à la pêche... J’avais trop envie de revenir.
Revenir dans les bras de Zoé ? La gardienne avait-elle
passé la nuit avec lui ? La question lui brûlait les lèvres,
cependant Capri n’eut pas le loisir de la poser. Tiggart
l’avait attirée contre lui, et sa bouche effleurait son visage
de baisers qui l’embrasèrent tout entière.
— J’espérais vous oublier en mer, murmura-t-il à son
oreille.
— Y êtes-vous parvenu ?
— Non, petite sorcière...
Délicieuse, merveilleuse sensation... Capri se sentit
chavirer lorsque les lèvres de Tiggart s’emparèrent des
siennes, sensuelles, possessives. Etait-ce le soleil de cette
splendide journée d’été qui lui ôtait ainsi toute résistance ?
Pourquoi Tiggart avait-il habilement esquivé sa question
tout à
l’heure ? D’après Zoé, pourtant, il n’y avait aucun doute. Si
seulement la gardienne lui avait menti !
Capri s’accrochait désespérement à cette idée. Les lèvres
de Tiggart avaient une chaleur si passionnée ! Un frisson
violent la parcourut et, dans un geste dont elle n’eut pas
conscience, elle commença à caresser la nuque de
Tiggart, puis glissa le long de ses épaules et de son dos
musclé.
Soudain, un petit avion de tourisme traversa l’espace au-
dessus de la plage. Capri n’en eut cure, enveloppée dans
un cercle magique. Mais Tiggart recula.
— Vous savez, Jones, ce n’est pas l’endroit idéal, ni le bon
moment, pour... la perfection qui nous attend.
— Hmmm...
Impossible de prononcer un mot, tant son regard continuait
d’être attiré comme par un aimant vers la peau brune de
son torse. Comment briser ce sortilège ?
— Que faites-vous ce soir, Jones ?
— Je dois travailler. J’ai un rapport à terminer.
— Remettez ça à une autre fois. Sam a pêché un énorme
bar, ce matin, et Ellen nous invite à le déguster ensemble.
J’ai été chargé de vous transmettre l’invitation.
— Non, remerciez-les pour moi. Je ne peux vraiment pas.
— Vous vous arrêtez bien pour dîner, non ?
— Oui, mais...
— Alors vous n’aurez rien à cuisiner ! Si vous voulez, vous
retournerez auprès de votre cher ordinateur après le repas.
D’accord
? Oh, à propos, j’aimerais que vous portiez le chemisier
que vous aviez hier soir.
— Mon chemisier mauve ? Pourquoi ?
Trop tard ! En répondant ainsi, elle acceptait indirectement
l’invitation de Tiggart. Où avait-elle la tête ? Elle n’était pas
venue à
Blueberry Island pour baguenauder tous les soirs avec
Tiggart Smith !
— Vous le saurez plus tard, Jones ! Je passe vous prendre
à6
heures. Ça va ?
— Très bien.
Chavirée, Capri regarda Tiggart s’éloigner d’une foulée
élastique. Pourquoi cédait-elle toujours ? Plus le temps
passait, et plus elle s’attachait à lui, oubliant ses
résolutions, son travail, sa vie à
Houston. N’était-il pas tendre, et fort, et attentionné, et...
Capri se mit debout, en proie à un trouble puissant. Les
événements prenaient un tour vraiment inattendu. Ce soir,
plus que jamais, elle devait être sur ses gardes. Sinon,
dans quel abîme tomberait-elle ?
*
**
— C’est le meilleur poisson que j’aie jamais mangé ! Seule
dans la cuisine avec Ellen, Capri essuya l’assiette que la
jeune femme lui tendait.
— Merci, Capri, répondit Ellen. Tiggart aussi est bon
cuisinier, non
? Les steaks qu’il nous a préparés hier soir étaient
délicieux... Oh !
Pardon ! J’oubliais !
Confuse, Ellen retira les mains de l’évier et les essuya
rapidement sur son tablier.
— Vous avez dû vous demander pourquoi j’étais partie si
brusquement, hier soir, répliqua Capri. En fait, j’étais
furieuse de découvrir la supercherie de Tiggart. Il m’avait
toujours laissé croire qu’il était le gardien. Plus tard, à tête
reposée, j’ai regretté d’avoir eu une telle réaction. Après
tout, il a voulu me jouer un petit tour, c’est tout. J’avais été
assez odieuse et hautaine, le jour de mon arrivée.
— Capri, il vous a suivie, hier soir...
Les yeux brillants de curiosité, Ellen rangea les assiettes
dans le placard, et se tourna vers son amie.
— Et ensuite, Zoé l’a suivi, continua-t-elle. Sous le prétexte
qu’elle ne trouvait pas la deuxième caisse de bières, mais
moi, je savais bien qu’elle était près du réfrigérateur.
Quand Zoé est revenue, elle semblait en rage.
— Evidemment... Elle nous a vus sur la jetée. Tiggart me...
enfin, il...
— Il vous embrassait ? lança Ellen, l’air joyeux.
— Oui, avoua-t-elle.
— Oh ! C’est merveilleux, Capri !
— Qu’y a-t-il de si merveilleux ? demanda Tiggart, depuis
l’embrasure de la porte.
Les deux jeunes femmes se retournèrent, surprises. Capri
frémit, comme si elle le voyait pour la première fois.
Pourquoi Tiggart avait-il l’air de plus en plus séduisant ?
Dans la lumière dorée de la cuisine, le contraste entre ses
cheveux blonds et sa peau hâlée le rendait plus attirant que
jamais.
— Le poisson, répondit Capri. Je venais de complimenter
Ellen sur sa façon de le préparer, et elle... elle prétend
que... Bref, c’est merveilleux.
Au sourire sardonique de Tiggart, elle comprit qu’il ne
croyait pas une seconde à son petit mensonge.
— En effet, il était très bon, répliqua-t-il. Pourquoi
regardait-il sa montre ? Voulait-il partir ? Déjà ? Le cœur
serré, Capri consulta la sienne. Il n’était que 9 heures...
Durant tout le dîner, elle n’avait pu s’empêcher de penser
aux paroles de Tiggart, sur la plage. L’endroit idéal, le bon
moment... étaient-ce simplement des mots ? Ou bien
voulait-il lui faire des avances en la raccompagnant à son
bungalow ?
— Ellen, Sam m’a dit que vous étiez fatiguée aujourd’hui,
lança-til. Vous devriez aller vous coucher. Comment
n’avait-elle pas remarqué plus tôt les cernes de fatigue qui
ombraient les paupières de son amie ? Capri maudit son
inattention. Quelle égoïste elle faisait ! Toute à ses
pensées, elle ignorait les autres...
— Vous auriez dû me le dire, Ellen ! s’écria Capri.
— Mais non, je vais bien ! Le bébé est un peu gros, c’est
tout...
— Taratata ! Ne vous en faites pas pour vos invités, nous
allions partir, de toute façon. Capri et moi désirons nous
promener sur la plage, lança Tiggart.
Avant que Capri puisse protester, Ellen lui jeta un regard
complice.
— Quelle bonne idée ! lança-t-elle. Dans ce cas, je ne vous
retiens pas... Sammy ! Nos invités s’en vont !
Comme son mari arrivait dans la cuisine, Ellen sortit une
bouteille de vin blanc du réfrigérateur. Elle était à demi
pleine, car aucun des convives n’avait bu plus d’un verre au
dîner.
— Tenez, Tiggart, vous finirez cette bouteille sur la plage.
Moi je ne bois pas, et Sam préfère la bière. Je vais même
vous fournir les gobelets en plastique...
Du vin, la présence enivrante de Tiggart sur la plage au
clair de lune... Parviendrait-elle à conserver son sang-froid
? Tremblante, Capri drapa sa veste sur ses épaules, et
s’efforça de rester calme. Tant pis si elle disait des
banalités !
— Il fait encore chaud, murmura-t-elle.
— Oui... La nuit est parfaite.
Comment pouvait-il rester aussi détendu ? C’était un de
ses traits de caractère les plus marqués... et peut-être le
plus agréable. Pourquoi y était-elle si sensible ? A cause
de l’attirance des contraires
?
En tout cas, elle y était trop sensible. Mieux valait mettre fin
à
cette escapade nocturne, avant que son instinct la trahisse
de nouveau. Si elle ne pouvait pas résister à ses baisers
en plein jour, qu’en serait-il au clair de lune ?
Parvenus à hauteur de son bungalow, Capri s’arrêta et
feignit de bâiller.
— Les Walter sont vraiment très gentils, et j’ai passé une
excellente soirée. Finalement, je vais me coucher au lieu
de travailler...
— Eh ! Pas si vite ! Oubliez-vous le vin que nous a offert
Ellen ?
Son regard lourd de sous-entendus l’enveloppa, et Capri
se figea, hypnotisée. Elle n’avait qu’un mot à dire, et
Tiggart la laisserait partir. Pourtant, ce mot, elle n’arrivait
pas à le prononcer... Comme s’il devinait son incertitude,
Tiggart posa les lèvres sur sa chevelure soyeuse. Capri
frémit, conquise, et ses doutes s’envolèrent comme par
magie. Sans un mot, Tiggart lui prit la main, et la guida le
long du sentier plein d’ombres.
Jamais elle ne s’était sentie aussi en sécurité avec un
homme. Et pourtant, qui au monde était plus dangereux
pour elle que Tiggart Smith ?
Quelle ironie ! Pour une fois qu’elle contrecarrait les projets
de son père, elle se trouvait piégée ! Tout en foulant le
sable encore tiède, Capri réfléchissait. Parviendrait-elle à
fuir cet homme comme elle avait fui tous les autres jusqu’ici
?
— A quoi pensez-vous ? questionna Tiggart.
— Oh ! fit Capri en tressaillant. Je pensais à mon père...
— Vous avez encore vos deux parents ?
— Non, maman est morte quand j’avais quatorze ans.
Tiggart eut un mouvement imperceptible, comme pour lui
reprendre la main. Au lieu de cela, il continua à marcher
près d’elle.
— C’est un âge bien délicat pour une jeune fille ! Perdre sa
mère au moment où l’on devient une femme, où l’on a
justement besoin d’une confidente... Etait-elle malade ?
— Non, maman n’était jamais malade !
Depuis combien de temps n’avait-elle pas évoqué le
souvenir de sa mère ? Du manque terrible qu’elle avait
ressenti à son décès ? Ni Jamie ni son père n’avaient su à
quel point elle en avait été affectée. Aurait-elle dû partager
son chagrin avec eux ? Capri refoula un vif sentiment de
culpabilité. N’était-il pas trop tard, à présent, pour se poser
la question ?
— Elle travaillait ? demanda Tiggart.
— En quelque sorte... Personne n’aurait pu enfermer
Madeline Jones toute une journée ! Autant essayer de
mettre un aigle dans une cage. Ma mère était comme ça,
forte, indépendante, audacieuse. Elle aimait tellement la
vie ! Et elle était très active dans les organisations de
charité, et dans tous les comités, pour rassembler des
fonds. A elle seule, elle aurait fait bâtir un hôpital.
— Et que faisait cette femme extraordinaire quand elle ne
participait pas à ces comités ?
— Vous ne devinez pas ? Elle pilotait un avion ! Elle avait
son propre appareil... La première fois que je l’ai vue
piloter, elle dessinait des spirales dans le ciel. Comme
j’avais peur qu’elle s’écrase
! Je n’avais que quatre ans, et bien sûr je ne comprenais
pas comment elle pouvait manier cet engin. J’étais
terrifiée, hystérique... Emily, notre nurse, a eu beaucoup de
mal à me calmer avant le retour de maman. Je ne lui ai
jamais avoué à quel point j’avais eu peur pour elle, de
crainte de la décevoir. Elle était si courageuse !
— Elle ne s’en est pas aperçue ?
— Non, pour elle, c’était une telle joie. Pourtant, j’avais eu
raison d’avoir peur. Madeline s’est tuée en vol dix ans plus
tard.
— Vous avez assisté à l’accident ?
— Non, j’étais au lycée. Enfin, une école privée. Mon père
est venu me chercher.
Capri se tut, absorbée par les souvenirs. On l’avait
appelée, en plein cours, ainsi que Jamie, et ensemble ils
avaient cherché leur père dans la cafétéria. Il n’y était déjà
plus... Enfin, ils l’avaient trouvé dans le parking, errant
parmi une dizaine de motos en stationnement. Comme ils
avaient pleuré, tous les trois ! Jake Jones était alors un
homme brisé, dévasté par la douleur.
— Attention, Jones !
Les yeux pleins de larmes, Capri ne regardait plus où elle
marchait. Et elle avait bien failli trébucher sur un petit tas
d’algues. Heureusement, Tiggart l’avait enlacée. Et, tout en
s’appuyant contre lui, la jeune femme oubliait un peu son
chagrin.
— Assez parlé de moi ! lança-t-elle. Et vous ? Vos parents
sont-il... Oh ! J’oubliais ! Ils vous ont mis dehors à onze ans,
alors vous n’avez aucune idée de ce qu’ils sont devenus !
Tiggart sourit à sa raillerie. Cependant, à la façon dont il la
regarda, Capri comprit qu’il aurait aimé en savoir plus à
son sujet. Dieu merci, il respecta sa réserve.
— Vous n’êtes pas très loin de la vérité, déclara-t-il. Mon
père a pris sa retraite l’année dernière, et il a acheté un
camping-car. Depuis, ils n’arrêtent pas de voyager. Aux
dernières nouvelles, ils sont en Californie, ou bien en
Oregon.
— Un instant ! dit Capri en se dégageant de son étreinte.
J’enlève mes sandales..., le sable est si doux.
« Et vous êtes trop attirant », faillit-elle ajouter. Si, par
chance, il ne la prenait plus par la taille, elle aurait peut-être
la force de combattre son désir.
Cependant, Tiggart ne l’entendait pas ainsi. A peine fut-elle
pieds nus qu’il l’attira de nouveau contre lui. La gorge
sèche, elle posa la première question qui lui vint à l’esprit.
— Quel était le métier de votre père ?
— Expert-comptable, à Calgary.
— Et vous avez des frères et sœurs ?
— Une sœur seulement : Tracy. C’est l’aînée... Elle
enseigne l’anglais avec son mari dans un lycée de Calgary
et ils ont un fils de onze ans. Tracy a déjà écrit plusieurs
romans d’amour sur des thèmes historiques. Elle aimerait
se consacrer à l’écriture à plein temps.
— Voilà pourquoi vous vouliez m’aider à écrire mon roman
! Et... puisque vous n’êtes pas gardien, me direz-vous votre
véritable métier
?
— J’ai monté une société à Calgary avec un associé.
J’aime bien être mon propre patron, et venir ici quand j’en
ai envie. Et vous, Jones ? Que faites-vous en réalité ?
Capri regarda des lumières scintiller au loin sur le
Pacifique. Etaitce un bateau croisant au large, ou bien le
reflet d’un phare sur les vagues ?... Si elle questionnait
Tiggart plus avant à propos de son métier, serait-il aussi
peu communicatif ? Il avait peut-être une raison, comme
elle, de lui taire ses véritables activités. Inutile dans ces
conditions de lui expliquer sa condition de riche héritière.
— Je travaille dans une grande entreprise à Houston,
réponditelle. Dans un service administratif. Tiggart parut
satisfait de cette explication. A moins qu’il ne soit lui aussi
fasciné par le paysage ? Parvenus au bout de la plage, ils
virent la baie qui s’offrait à eux dans toute sa splendeur.
L’océan miroitait sous la pleine lune, masse argentée
venant mourir sur la grève dans un doux bruit d’écume.
Etait-ce le paradis ? Ou bien un rêve ?
Lentement, Tiggart fit glisser la veste de Capri sur ses
reins, et la déposa sur l’herbe bordant la plage. Le cœur
battant, elle le regarda s’installer.
— Venez vous asseoir près de moi, Jones.
Il lui tendait la main, confiant dans son pouvoir sur elle...
Que faire ? Comment résister à l’ardeur de son regard, à la
chaleur des doigts qui se refermaient sur les siens ?
Troublée, la jeune femme se laissa choir près de lui.
— Nous allons porter un toast, reprit Tiggart. Aux Walter,
pour vous avoir détournée de votre ordinateur !
Capri prit le verre de vin qu’il lui offrait, et le porta à ses
lèvres. Comment retrouver le contrôle de ses émotions ?
Tiggart ne la touchait pas, mais sa seule présence près
d’elle l’affolait, l’attirait comme un aimant.
Se rappelait-il de sa promesse de l’après-midi ? Etait-ce
maintenant, l’heure idéale ? Elle commettrait une grande
erreur en s’abandonnant, en renonçant aux promesses
qu’elle s’était faites. Feignant d’arranger la veste sous ses
jambes, Capri se pencha et, discrètement, renversa son
verre dans l’herbe.
L’alcool lui avait déjà joué un tour la veille. Et, ce soir,
mieux valait garder les idées claires. Elle était à deux
doigts d’un abîme aussi vertigineux que délicieux...
— Tiggart, pourquoi vouliez-vous que je porte ce chemisier
ce soir ? demanda-t-elle.
Etendu sur le côté, il l’observait avec intensité, comme s’il
cherchait à lire sur ses traits.
— A cause des initiales brodées sur la poche, répondit-il.
— C.J ? Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire.
— Elles me rappellent de bons souvenirs. De très vieux
souvenirs de l’école maternelle.
— Pourquoi ? Votre institutrice portait-elle un chemisier
semblable ?
— Mme Sparrow ? Grand Dieu, non ! Elle était toujours
vêtue d’incroyables blouses en synthétique de couleur
moutarde ou bordeaux.
— Alors, dans ce cas...
— C’est elle qui m’a appris à écrire. Elle nous faisait
d’abord tracer des lettres bâton sur des cartons, avant de
faire des lignes sur notre cahier. Vous voyez, comme
cela...
Délaissant son verre à motié plein, Tiggart étendit la main
et suivit du doigt les lettres brodées sur la poitrine de
Capri. Celle-ci frissonna. Avait-il décidé de lui faire perdre
l’esprit ?
— Vous n’êtes plus un petit garçon, balbutia-t-elle. A votre
âge, on ne joue plus.
— Qui de nous deux est en train de jouer, Jones ?
Se renversant sur le dos, Tiggart ferma les yeux, laissant la
jeune femme totalement déconcertée. Elle n’aurait jamais
dû accepter son invitation ! Dans quel piège l’avait-il
entraînée ?
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
— Il y a cinq minutes, vous hésitiez à m’accompagner.
Cependant, vous êtes venue. Et vous saviez que j’allais
flirter avec vous, non ?
— Pas sous la forme d’une leçon d’écriture !
— Ne changez pas la conversation, Jones... Répondez-moi
franchement.
A quoi bon mentir ? De toute façon, elle n’aurait pas le
dernier mot avec Tiggart Smith. Et il y avait un peu de
nervosité dans sa voix. Serait-il moins sûr de lui qu’il ne
paraissait ?
— C’est vrai, avoua-t-elle. Je ne savais pas quelle décision
prendre tout à l’heure. J’ai agi par impulsion.
— Pourquoi cette impulsion vous éloigne-t-elle de moi, à
présent
? Vous acceptez que je vous fasse la cour, mais vous vous
méfiez... Dois-je en conclure que vous ne savez pas ce que
vous voulez ?
— Je ne vois pas...
— Chut ! dit-il en posant un doigt sur les lèvres de la jeune
femme. Je ne veux pas vous forcer, Jones. Si vous n’êtes
pas prête, j’attendrai. Seulement, je jouerai franc jeu : vous
êtes la femme la plus désirable que j’aie jamais
rencontrée.
— Vraiment ?
Malgré son ton glacial, Capri sentait un feu inconnu envahir
ses veines. Ainsi donc, il était arrivé, ce moment idéal dont
Tiggart avait parlé ce matin ! Rassemblant tout son
courage, elle affronta son regard.
— J’ai mon mot à dire, il me semble ! lança-t-elle.
— Tout à fait.
— Merci beaucoup ! Vous êtes très aimable.
— Ne vous méprenez pas, Jones, nous ferons l’amour,
vous et moi. Tôt ou tard, c’est inévitable... La balle est dans
votre camp.
« Vous avez utilisé la même technique pour attirer Zoé
dans vos filets ? Eh bien, continuez comme cela ! Si elle se
pâme devant vous, pas moi ! »
La réplique de Capri résonnait encore à ses oreilles, le
lendemain matin. Impossible dans ces conditions de se
concentrer sur son travail. Jetant un regard désespéré aux
chiffres qui défilaient devant ses yeux, elle tenta une
dernière fois de chasser ces souvenirs. L’analyse des
statistiques qu’elle venait de réaliser semblait mettre en
évidence un fait : l’absentéisme, au siège des bureaux de
la Jones Oil Company, concernait surtout le personnel
féminin. Les femmes ayant des enfants en dessous de
l’âge de six ans battaient tous les records. Certaines
d’entre elles manquaient parfois jusqu’à cent jours par an !
Et pour quelles raisons ? Capri poussa un long soupir de
résignation : quatre-vingts pour cent des absences
provenaient de problèmes de garde d’enfants.
Pourquoi la puissante compagnie pétrolière n’avait-elle
jamais envisagé une solution pour les jeunes mères de
famille qu’elle employait ? La bonne marche de l’entreprise
se trouvait menacée par ces absence répétées. Quant à
former de nouveaux employés, cela coûterait cher, et ne
résoudrait en rien le problème. Ellen n’avait-elle pas
évoqué une solution intéressante ? Une crèche sur le lieu
même du travail... voilà qui pourrait arranger bien des
choses !
Qu’en penserait le conseil d’administration de la Jones Oil
Company ? La plupart de ses membres étant des
hommes, se rendraient-ils compte de l’urgence de cette
situation ?
Capri reprit confiance. Les chiffres seraient très éloquents !
Et puis, si elle n’avait pas traversé tant d’épreuves, ne se
serait-elle pas mariée, elle aussi ? Elle aurait pu avoir des
enfants, sans pour cela vouloir abandonner son métier.
Dans ce cas, elle aurait été ravie de cette facilité. Soudain,
Capri s’imagina sur les marches de l’immeuble de
Houston, un bébé dans les bras... Un bébé blond aux yeux
clairs, comme ceux de Tiggart. Attristée, Capri se leva et
se versa un verre de thé glacé. Pourquoi ses pensées la
ramenaient-elles constamment à Tiggart Smith ? La scène
de la veille la hantait. Jamais elle n’aurait dû parler de Zoé
de la sorte !
Pourquoi s’était-elle montrée si vindicative ? En vain avait-
elle cherché le sommeil après son retour de la plage. Sa
colère avait laissé
place à un grand désarroi. Tiggart avait renoncé si vite à la
séduire !
Sa proposition avait de quoi décontenancer. La balle était
dans son camp, disait-il ? Il n’aurait pas trouvé de meilleurs
mots pour la faire fuir ! Qu’attendait-il ? Qu’elle endosse
toute la responsabilité de leur relation ? Ah ! Non ! C’était
trop facile !
Après l’avoir couverte de caresses et de baisers, il
prétendait que c’était à elle d’agir ? Capri avait regagné
son bungalow comme une furie, sans se retourner.
Et Tiggart n’avait rien fait pour la rattraper. Après tout,
n’était-ce pas mieux ainsi ? Elle voulait quitter l’île aussi
libre et indépendante qu’elle y était arrivée, non ?
Un coup frappé à la porte la tira de ses réflexions. Qui cela
pouvait-il être ? Tiggart ? Sûrement pas. Il attendait qu’elle
vienne d’elle-même se jeter dans la gueule du loup !
Malgré tout, la jeune femme alla vérifier sa coiffure devant
le miroir au-dessus de l’évier. Sur son visage dépourvu de
maquillage, il n’y avait aucune trace de sa nuit sans
sommeil... Au contraire, ses yeux brillaient, plus verts que
jamais, contrastant avec son teint de pêche bruni au soleil.
Un autre coup à la porte la ramena à la réalité. Mue par un
fol espoir, Capri lissa ses cheveux en arrière et respira
profondément. Si jamais c’était Tiggart, elle ne devait pas
exprimer la moindre émotion.
— Bonjour, Capri !
Ellen, s’éventant avec une petite branche d’arbre, se tenait
sur le seuil. Ne sachant si elle devait être déçue ou
soulagée, Capri la contempla sans répondre.
— Miranda dort, et Sammy est resté près d’elle, expliqua la
future mère. Je suis venue aux nouvelles... Comment s’est
passée votre promenade, hier soir ?
— Bonjour, Ellen. Voulez-vous un grand verre de thé glacé
? Vous avez l’air de souffrir de la chaleur.
— Ne m’en parlez pas ! J’ai même du mal à respirer, il n’y
a pas un souffle d’air.
Si Capri croyait échapper à la curiosité de son amie, elle
se trompait lourdement ! Une fois installée sur une chaise
de la cuisine, Ellen lui jeta un regard inquisiteur.
— Alors ? questionna-t-elle. Vous ne vous seriez pas
disputés hier soir, par hasard ?
— Comment avez-vous deviné ?
— Eh bien, j’ai croisé Tiggart ce matin sur le sentier.
Lorsque je l’ai questionné sur votre promenade, il a paru
plutôt... contrarié. Lui, toujours de si bonne humeur ! J’en ai
donc tiré mes propres conclusions.
— Vous le connaissez bien, n’est-ce pas ?
Capri s’assit à son tour. Inutile de nier, Ellen était bien trop
subtile pour ne pas comprendre la nature de leur problème.
— Sammy et moi venons ici depuis sept ans, répondit
Ellen. Bien sûr, Tiggart n’est pas toujours sur l’île en même
temps que nous, mais nous avons appris à nous connaître.
Cependant, il reste très mystérieux sur ses activités.
— Vous ne connaissez pas son métier ?
— Non. Je sais qu’il voyage dans le monde entier, c’est
tout. Quand il arrive ici, il est toujours épuisé. Quelquefois, il
dort même pendant deux jours d’affilée !
Pourquoi cette expression mystérieuse ? Intriguée, Capri
se pencha vers son amie.
— On dirait que vous savez quelque chose, Ellen.
— Eh bien, j’ai découvert une chose étrange, il y a deux
ans. J’étais venue lui apporter un pot de confiture de
mûres, que j’avais confectionnée. Il n’était pas là, mais la
porte était ouverte. Alors je suis entrée pour déposer le pot
sur la table de la cuisine. Au moment de partir, j’entends
une voix d’homme dans le living... Croyant trouver Tiggart,
je m’approche. Personne. Imaginez ma surprise ! Eh bien,
j’entends des voix, me dis-je. J’allais partir, lorsque la voix
appela de nouveau. Cette fois, je n’avais pas rêvé ! Cela
provenait d’un placard et, sans même réfléchir, j’ai ouvert la
porte. Devinez ce que j’ai trouvé ?... Une radio VHF !
Quelqu’un appelait Tiggart, et cela avait l’air très urgent.
Sur le sentier, j’ai croisé Tiggart et je lui ai fait part de ma
découverte. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? « Merci ! »
Tout simplement ! Une heure plus tard, il était parti.
— Comment cela, parti ?
— Il a quitté l’île, et on ne l’a pas revu avant l’année
suivante. Naturellement, j’ai essayé de le questionner. Mais
il a éludé toutes mes questions le plus gentiment du monde
!
— Bizarre, murmura Capri.
Qui était réellement Tiggart Smith ? Et pourquoi
s’entourait-il de tant de mystère ? A elle aussi, il avait
refusé d’expliquer en quoi consistait son métier.
Décidément, cet homme demeurait une énigme.
— Il faut que je m’en aille, déclara Ellen. J’ai promis à
Sammy de ne pas m’absenter longtemps.
Comme elle se levait, la jeune femme s’agrippa un instant
à la table. Jamais Capri n’avait vu son amie aussi pâle. Et
puis, on aurait dit qu’elle portait son enfant plus bas,
aujourd’hui.
— Ellen ? Qu’avez-vous ? s’inquiéta Capri.
— Ce n’est rien, rassurez-vous. Il fait si chaud... Je vais
rentrer et m’allonger un peu.
S’éventant de nouveau, la jeune femme reprit quelques
couleurs, et se dirigea vers la porte.
— Quel dommage que cela n’ait pas marché, hier soir, dit-
elle. Vous allez tellement bien ensemble, Tiggart et vous !
Et la façon dont il vous a invitée à cette promenade au clair
de lune... Vous lui plaisez, j’en suis certaine !
— Vous perdez votre temps, Ellen ! Tiggart ne m’intéresse
pas, ni personnne d’autre d’ailleurs. Je vous l’ai dit, je ne
veux pas me marier.
— Qui vous parle de mariage ?
— Seigneur ! Vous m’imaginez avoir une aventure avec lui
? Il n’en est pas question !
Si Ellen savait ! Hier soir, Capri avait été à deux doigts de
céder à
son instinct. Par quel miracle Tiggart n’avait-il pas profité
de leur solitude pour embraser son désir ? A l’heure
actuelle, elle aurait peut-être été sa maîtresse.
— Ma chère, vous devez être unique en votre genre pour
refuser un homme aussi exceptionnel !
Sur cette remarque, Ellen s’éloigna en s’éventant.
Songeuse, Capri la suivit des yeux jusqu’au rideau
d’arbres. Evidemment, Tiggart était beau, intelligent, riche
sans doute, et des plus charmants. Parfait en somme...
Trop parfait.
Capri referma la porte sur le ciel bleu. Tiggart Smith avait
le pouvoir de lui faire oublier son vœu de célibat. La seule
solution était de le fuir, et le plus rapidement possible.
Quelle cruauté ! Ecoutant le rire strident de Zoé sur la
plage, Capri fulminait. Tiggart la narguait, ni plus ni moins !
Depuis une demi-heure, il courait avec Zoé sur la plage, la
poursuivait, entrait en riant dans les vagues avec elle, la
main dans la main. Aussitôt après le départ d’Ellen, Capri
avait lavé ses sousvêtements dans l’évier de la cuisine. Et
de son poste d’observation, elle avait eu tout le loisir
d’observer la gardienne de Blueberry Island. Vêtue d’un
Bikini argent, Zoé avait laissé ses longs cheveux blonds
dénoués. Et il fallait bien l’avouer, elle avait l’air d’une
sirène. Ou plutôt d’une poupée Barbie, nota perfidement
Capri. Quant à
Tiggart, il adoptait une attitude nonchalante, déambulant,
dans un maillot bleu marine. La plage n’était donc pas
assez grande, pour qu’ils viennent s’ébattre sous ses
fenêtres ?
Rinçant ses affaires avec fureur, Capri maugréait, tout en
continuant à les observer. Evidemment, ils formaient un
couple magnifique, tous les deux. Blonds, athlétiques,
bronzés... Soudain, Zoé se baissa et lança une poignée de
sable en direction de Tiggart. Comme s’il n’attendait que
cela, celui-ci saisit la jeune femme dans ses bras et alla la
jeter dans les vagues. Zoé hurlait de joie...
Trempés, ils émergèrent bientôt des flots, et s’allongèrent
sur leur serviette de bain. La mort dans l’âme, Capri vit Zoé
s’agenouiller et masser le dos de Tiggart avec une crème
à bronzer. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
Abandonnant sa lessive, Capri courut dans sa chambre et
se jeta sur son lit. Pourquoi pleurait-elle ? Tiggart Smith ne
méritait pas la moindre larme !
Cependant, malgré ses efforts, elle n’arrivait pas à tarir le
flot qui coulait sur ses joues et, au bout de quelques
minutes, l’indifférente Capri Jones sanglotait
désespérément sur son oreiller.
Quels drôles de nuages, au large... Mettant sa main en
visière, Capri regarda l’horizon s’assombrir, tandis que l’air
prenait une qualité étrange, comme chargée d’électricité.
Un orage se préparait, aucun doute n’était permis.
Pas un oiseau ne chantait et le soleil dardait des rayons
brûlants sur le Pacifique dangereusement calme. Capri
sortit de l’eau et regagna en hâte l’ombre de son bungalow.
Elle n’avait pas mis le nez dehors de toute la journée, pour
éviter de rencontrer Tiggart. En fin d’après-midi, la chaleur
l’avait forcée à
sortir. Autant se sécher les cheveux au soleil, songea-t-elle,
en s’installant sur le pas de sa porte. Toujours revêtue d’un
simple Bikini, Capri entreprit de démêler ses lourdes
boucles trempées.
— L’orage ne va pas tarder à éclater. Vous aurez peut-être
besoin de ça...
Tiggart ! Comment ne l’avait-elle pas entendu arriver ?
Surprise, Capri fit volte-face et contempla son visiteur.
Dans son short et son Tshirt d’un brun doré, il ressemblait à
une statue de bronze, un Apollon aux yeux bleus...
La gorge sèche, Capri s’empara de la veste de lainage
jaune qu’il lui tendait. Bien sûr, elle était partie si vite, la
veille, qu’elle avait oublié la veste sur laquelle ils s’étaient
assis.
— Merci, balbutia-t-elle.
Le regard de Tiggart était aussi ardent que les rayons du
soleil. Gênée, Capri serra sa veste contre sa poitrine,
comme pour cacher sa quasi-nudité.
— Vous avez raison, poursuivit-elle. C’est le seul vêtement
chaud que j’ai apporté...
Sans un mot, Tiggart tourna les talons. Lui en voulait-il
encore ?
Brusquement, quelque chose se brisa en elle.
— Tiggart !
— Oui, Capri ?
Il s’était retourné lentement, avec — elle l’aurait juré — une
certaine gravité. Et il l’avait appelée Capri. C’était la
première fois qu’il utilisait son prénom. Que voulait-il
exprimer par là ? Qu’il la prenait enfin au sérieux ? Ou bien
qu’il n’y avait plus entre eux de complicité, après l’incident
de la nuit dernière ?
— Non, rien..., murmura-t-elle. Je... Merci encore pour ma
veste.
— Je vous en prie. Autre chose ?
Devait-elle s’excuser pour son accès de colère contre Zoé
? Capri hésita un instant. Non, il était trop tard, à présent.
Son geste était irrémédiable.
— Cet orage sera-t-il violent ? questionna-t-elle.
— Vous n’avez donc pas écouté la météo à la radio ?
— Je n’ai pas apporté de poste ici. Comme je vous l’ai dit,
je suis venue pour être tranquille.
Tiggart ne releva pas sa remarque. L’air soucieux, il
semblait même ne pas l’avoir entendue.
— Il y a une radio à piles dans tous les bungalows, lança-t-
il.
— S’il y en a une dans le mien, je ne l’ai jamais vue.
— Elle doit bien se trouver quelque part.
Au lieu de rebrousser chemin, Tiggart fonça vers le
bungalow de la jeune femme. Eberluée, Capri lui emboîta
le pas.
— On prévoit des vents allant jusqu’à cent vingt
kilomètresheure. L’ouragan devrait s’abattre sur l’île vers
minuit, poursuivit-il. Une fois dans la cuisine, Capri posa sa
veste sur une chaise, et ouvrit un à un les placards.
— Cela m’étonne de n’avoir rien trouvé, commença-t-elle.
— Elle est probablement dans votre chambre.
Sans attendre, Tiggart devança la jeune femme jusqu’à la
penderie de sa chambre. Là, sur les étagères du haut, se
trouvaient des couvertures, une pile de romans policiers,
et... une petite radio blanche que la jeune femme avait
jusque-là prise pour un livre.
— Oh ! murmura-t-elle. Je n’avais pas bien regardé. Levant
le bras, elle allait se saisir de la radio lorsque Tiggart eut la
même idée. Leurs épaules se frôlèrent, et Capri recula
comme si on l’avait brûlée.
— Pardon, bredouilla-t-elle, écarlate.
— Il n’y a pas de quoi.
Avec le plus grand calme, Tiggart s’empara de la radio et
la mit en marche. Aussitôt, une musique tonitruante envahit
la pièce.
— Les piles sont bonnes, constata Tiggart tout en baissant
le volume.
Soudain, son regard se porta sur la table de nuit et Tiggart
se figea, pétrifié. Capri contempla à son tour la photo de
Jamie dans son cadre d’argent. Evidemment, Tiggart
venait de lire l’inscription « A la moitié de moi-même »...
Sans doute se rappelait-il la confidence de Capri. Et, se
méprenant sur ses paroles, il devait penser qu’elle aimait
toujours ce jeune homme blond et rieur.
Eh bien, il n’avait pas tort, songea Capri. Rien ni personne
ne lui ferait oublier son frère jumeau... Sur la défensive, elle
attendit la réaction de Tiggart. Allait-il la questionner ? Ou
se livrer à l’un de ses commentaires ironiques ?
— Il y a une station consacrée à la météo, lança-t-il enfin.
Je vais vous la chercher avant de partir.
Pourquoi cette indifférence ? Ne ressentait-il plus rien pour
elle ?
Déconcertée, Capri tenta de masquer son trouble en
renouant sa serviette sur sa tête. Elle aurait tant aimé qu’il
l’embrasse, qu’il lui décoche un de ses sourires enjôleurs...
Au lieu de cela, il continuait d’explorer les stations de la
radio, le regard dans le vague. Jamais Capri n’avait été si
consciente du charme qui émanait de lui. Avait-elle eu tort,
de fermer son cœur à
Tiggart ?
Un regret poignant s’empara de la jeune femme. Comment
avaitelle pu ne pas voir à quel point il était beau ? Et il avait
une personnalité si attachante... Ne lui avait-il pas prouvé
sa patience ? Sa générosité ?
Soudain, elle eut envie de se jeter dans ses bras et de tout
lui avouer. Comme dans un rêve, Capri voyait un cœur
dessiné à la façon des amoureux, et percé d’une flèche. Au
centre, il y aurait leurs initiales entremêlées : C.J. et T.S.
Capri Jones aime Tiggart Smith...
Elle l’aimait ! Grand Dieu... S’adossant au placard, Capri
devint tout à coup d’une pâleur de cire.
— Voilà, c’est réglé, déclara Tiggart. Je m’en vais, à
présent. Incapable d’articuler un seul mot, Capri s’agrippa
au montant du placard. Voilà, c’était fini... Il n’éprouvait plus
rien pour elle et, dans quelques instants, elle serait seule.
Ne l’avait-elle pas toujours souhaité ?
— Que se passe-t-il ? demanda Tiggart. On dirait que vous
venez de voir un fantôme.
Le fantôme de Jamie, oui ! Car, quels que soient ses
sentiments pour Tiggart Smith, le souvenir de son jumeau
hantait Capri. Son frère jeune et magnifique, disparu trop
tôt. N’avait-elle pas assez souffert, depuis ?
Déjà, elle ressentait une douleur intense à voir Tiggart
s’éloigner. Que serait-ce si elle se permettait de l’aimer ?
— C’est... c’est la chaleur, murmura-t-elle. Cela me donne
la migraine. Je vais prendre de l’aspirine.
— Parfait. Rappelez-vous : si vous avez besoin de quoi
que ce soit...
Les nerfs tendus à se rompre, Capri attendit la fin de sa
phrase. Allait-il l’inviter à se rendre chez lui, à n’importe
quelle heure, comme la dernière fois ? Jamais elle n’aurait
la force de décliner une telle offre ! Mieux valait le
décourager, le plus tôt possible.
— Oui ? dit-elle de son air le plus froid.
— ... Zoé fera son possible...
Quelques secondes plus tard, il était parti. Vacillante, Capri
se précipita à la fenêtre et suivit la haute silhouette
descendant vers la plage. Comme le jour de son arrivée,
elle admira son élégance et son assurance.
Tiggart semblait faire partie des éléments au même titre
que les arbres, l’océan, le ciel... Les yeux pleins de larmes,
elle le regarda s’attarder au bout de la jetée, semblable à
la proue d’un magnifique navire.
Puis il plongea. Le cœur brisé, Capri se pelotonna dans un
fauteuil. Serait-ce le dernier souvenir qu’elle conserverait
de Tiggart ?
Oui, il le fallait. Car plus elle resterait, plus elle souffrirait.
Elle devait se protéger à tout prix, et s’éloigner au plus vite
de cette île enchanteresse. Sa décision était prise : une
fois l’orage passé, elle demanderait à Zoé de la
raccompagner sur le continent.
*
**
« Il est exactement 18 heures. Un ouragan se dirige
actuellement vers l’île Vancouver et la côte ouest de la
Colombie-Britannique. On prévoit des rafales de vent allant
jusqu’à cent vingt kilomètres-heure aux environs de minuit...
»
Capri éteignit le poste de radio et ferma les yeux. Même
ici, sous la véranda, étendue sur une chaise longue dans
l’ombre du bungalow, la chaleur était insupportable.
Elle but une gorgée de limonade, mais le liquide glacé ne
parvint pas à la désaltérer tout à fait. Où était Tiggart, à
l’heure qu’il était ? Et pourquoi occupait-il toutes ses
pensées ?
Etait-elle vraiment amoureuse de lui ? En une semaine, cet
homme avait trouvé le moyen de gagner son cœur. N’était-
ce pas incroyable ? Elle qui pensait avoir érigé des
défenses infranchissables...
Perdue dans ses souvenirs, Capri se remémorait chaque
instant de ce merveilleux séjour. Tiggart, sur la jetée,
nageant vers elle comme un jeune chiot avant de lui donner
son premier baiser. Tiggart avec Miranda, protecteur et
tendre. Avec Ellen, attentif, galant...
Ne possédait-il pas toutes les qualités ? Tour à tour
responsable et plein de fantaisie, grave et drôle, complice
et... extraordinairement séduisant.
Un bruit de pas sur le sentier la tira de sa rêverie. Qui
pouvait bien courir ainsi ? Inquiète, Capri se leva et vit Sam
Walter, les traits crispés, se diriger vers elle. Mue par un
sombre pressentiment, elle se précipita à sa rencontre.
— Que se passe-t-il, Sam ? Vous avez l’air malade...
— Seigneur, non ! Ce n’est pas moi, Capri, c’est Miranda.
Elle s’est ouvert la lèvre sur une souche. Il lui faut des points
de suture... Nous avons eu si peur, Ellen et moi ! Vous ne
nous avez pas entendus crier ?
— J’étais en train d’écouter la radio. Que puis-je faire pour
vous aider, Sam ?
— Savez-vous où est Tiggart ? J’espérais le trouver ici.
Son bungalow est vide, et il faut emmener Miranda à
l’hôpital le plus vite possible.
— Je ne l’ai pas vu depuis le début de l’après-midi. Il est
parti se baigner et...
Une tache dans le paysage, au loin, attira l’attention de la
jeune femme. Le voilà ! songea-t-elle. Son cœur bondit de
joie. Mais son euphorie fut de courte durée.
Suspendue au bras de Tiggart, Zoé jouait avec sa longue
chevelure, comme pour attirer son compagnon dans une
toile soyeuse... Bouleversée, Capri s’efforça de chasser
son mouvement de jalousie. Pour l’instant, seul comptait le
sort de Miranda.
— Regardez, Sam ! s’écria-t-elle. Il arrive.
— Oh ! Merci, mon Dieu ! Capri, voulez-vous le prévenir,
pendant que je vais chercher Miranda ? Je le retrouverai
sur la jetée.
— Comment Ellen a-t-elle supporté le choc ?
— Pas très bien, j’en ai peur. Il faudrait qu’elle s’allonge.
D’un commun accord, ils arrêtèrent là la discussion, tandis
que Capri s’élançait sur la plage à la rencontre de Tiggart.
Pauvre petite Miranda !
— Hé ! Tiggart !
Agitant les bras, Capri faisait de son mieux pour signaler
l’urgence de son appel. Alertés, Tiggart et Zoé
s’aperçurent enfin de sa présence. En quelques secondes,
ils la rejoignirent.
— Miranda a eu un accident !
Capri haletait, tentant de s’exprimer le plus clairement
possible.
— Elle est tombée, et il lui faut des points de suture,
enchaîna-telle. Sam...
— Je vais les conduire à l’hôpital, interrompit Zoé. Les
sourcils froncés, Tiggart scruta le ciel parcouru d’étranges
nuages bas.
— Pauvre petit poussin, murmura-t-il. Il faut faire vite, et je
n’aime pas l’allure de ces nuages. Prends mon bateau,
Zoé, c’est plus sûr. Tu conduiras ensuite nos hôtes à l’hôtel
pour la nuit. Vous n’aurez pas le temps de revenir avant
l’orage...
Ils atteignaient le bungalow de Capri lorsque Sam apparut,
tenant sa petite fille dans ses bras. Tous les deux portaient
déjà le gilet de sauvetage, et l’enfant semblait endormie.
— Comment va-t-elle ? demanda Tiggart.
— Elle dort. Nous avons réussi à arrêter l’hémorragie.
Tiggart, j’ai emporté des affaires pour la nuit.
— Vous avez bien fait. Zoé va vous conduire, et elle vous
accompagnera ensuite à l’hôtel.
— Merci, mon vieux. Nous avons eu si peur...
— Dépêchez-vous, à présent. Zoé, as-tu besoin de passer
à ton bungalow ?
Pourquoi avait-il coupé court aux effusions de Sam ?
Intriguée, Capri dévisagea Tiggart. Serait-il plus sensible
qu’il ne voulait bien l’avouer ?
— Non, répondit Zoé. J’ai mon portefeuille dans mon sac
de plage, et j’appellerai ma cousine à Vancouver dès notre
arrivée. Tandis qu’elle parlait, Capri jeta un coup d’œil à la
petite fille endormie. Comme elle était pâle ! Sa bouche
était masquée par un pansement de gaze, et une mince
coulée de sang séché tachait encore sa joue satinée.
Il n’y avait pas une minute à perdre. Et Zoé, il fallait bien le
reconnaître, se montrait très efficace. Entraînant tout le
monde à sa suite, elle parvint la première à la jetée, revêtit
son gilet de sauvetage et largua les amarres, tandis que
Sam grimpait à bord de la vedette. Le cœur serré, Capri
regarda le père et l’enfant s’installer dans la cabine. Tiggart
se pencha une dernière fois vers eux. Que se disaientils ?
Capri crut entendre le nom d’Ellen. Sam devait la
recommander à
son ami, pendant sa courte absence.
Puis Zoé mit le moteur en marche et, quelques minutes
plus tard, la vedette disparaissait au large de la baie. Capri
demeura immobile, debout près de Tiggart devant l’océan
couleur de plomb. Il était si près qu’elle sentait son parfum
si masculin, ce mélange de terre et d’océan qui l’enivrait,
lui donnait envie de caresser ce corps puissant et demi-
nu...
Perdait-elle la tête ? Tiggart ne ressentait rien pour elle. Et
puis, elle s’était juré de ne plus prendre de risques. Les
yeux embués, Capri s’éloigna en silence.
Elle avait parcouru la moitié de la jetée lorsque Tiggart la
rappela.
— Votre radio marche bien ? demanda-t-il.
— Oui, merci... J’ai écouté la météo de 18 heures.
Pourquoi paraissait-il si las, tout à coup ? Se faisait-il du
souci pour Miranda ? Il avait eu l’air si ému, tout à l’heure,
avec Sam... Oubliant sa propre tristesse, Capri ne put
retenir un élan de tendresse.
— Ne vous inquiétez pas, Tiggart. Ils vont arriver avant
l’orage et Miranda sera très bien soignée.
— Oui, oui, Zoé est un bon pilote, et le vent ne s’est pas
encore levé. Je ne les aurais pas laissés partir, si j’avais
eu le moindre doute.
— Que se passe-t-il, alors ? Vous avez l’air inquiet.
L’espace d’un instant, Capri crut qu’il allait se confier à elle.
Mais, se ravisant, Tiggart secoua la tête en signe de
dénégation.
— Non, ce n’est rien. En tout cas, il n’y a pas de quoi
tourmenter une jolie femme comme vous.
Capri se raidit comme s’il l’avait giflée. De quel droit la
traitait-il ainsi ? Certes, elle ne s’était guère montrée
aimable, la veille ; cela ne l’autorisait pourtant pas à la
mépriser !
— Parfait ! lança-t-elle. Dans ce cas, je rentre chez moi !
Et elle tourna les talons, outrée. Quel mufle ! Dire qu’elle
avait eu envie de l’aider ! Une fois dans son bungalow,
Capri claqua la porte et s’assit à sa table de cuisine, le
menton dans les mains. Une nouvelle question se faisait
jour dans son esprit. Comment pouvait-on aimer un homme
et en même temps ressentir une furieuse envie de le haïr ?
Voilà. Son rapport était terminé... Capri contempla son
ordinateur d’un air satisfait. Après huit jours de travail, elle
avait enfin trouvé les raisons de l’absentéisme de la Jones
Oil Company et les moyens d’y remédier.
Le conseil d’administration devrait voter l’une ou l’autre de
ses propositions. Soit il adopterait l’idée de la crèche en
entreprise, sur place ou en liaison avec d’autres sociétés
voisines, soit il verserait des subventions aux mères en
difficulté. A elles ensuite de trouver des nourrices prenant
leur enfant en charge.
Si aucune de ces solutions ne convenait, il y avait
également la possibilité de former une commission
d’études, afin de choisir la meilleure garderie du quartier.
Ensuite, la compagnie pourrait réserver un nombre de
places fixes pour ses employées. Les arguments de Capri
étaient devenus très percutants au fur et à mesure qu’elle
alignait les chiffres et les statistiques. Car, une fois
l’absentéisme aboli, l’atmosphère changerait et il y aurait
de la compétition dans l’air... Les femmes auraient enfin la
même liberté
d’action que leurs collègues du sexe opposé.
Eh bien, il était temps de ranger son matériel et de se
préparer à
dîner ! Capri éteignit l’écran, referma le clavier dans son
boîtier et alla un instant à la fenêtre.
Quel étrange coucher de soleil ! Le ciel était d’un rose vif,
et le Pacifique si paisible qu’on aurait pu le prendre pour
un lac. Etait-ce le calme avant la tempête ?
Capri soupira. Comme il lui tardait que les éléments se
déchaînent ! Car, dès que la tempête serait terminée, elle
partirait...
Le coup de tonnerre déchira la nuit dans un fracas
épouvantable. Effrayée, Capri se réveilla en sursaut, et se
mit aussitôt à trembler de froid.
Un vent glacé s’engouffrait dans la pièce, faisant voltiger
les rideaux jusqu’au plafond. Comme elle avait eu tort de
s’endormir avec la fenêtre ouverte ! Elle aurait dû prévoir
que l’orage chasserait la chaleur...
Tâtonnant dans l’obscurité, la jeune femme s’empara de
son peignoir de soie, le revêtit, et se dirigea vers la fenêtre.
A peine l’avait-elle atteinte qu’un nouvel éclair zébra le ciel,
illuminant le paysage comme dans un fantastique incendie.
L’océan violacé partait à l’assaut d’une plage d’un blanc
d’ivoire, et les arbres se courbaient, se tordaient contre le
ciel embrasé. Soudain, quelque chose de froid et de
mouillé cingla sa joue. La pluie
?
Vite ! Il fallait fermer la fenêtre avant d’être totalement
trempée
! Luttant contre les rafales de vent, Capri réussit à rabattre
le montant au moment où un autre éclair zébrait la nuit. Elle
en profita pour jeter un coup d’œil à sa montre. 3 heures !
La tempête arrivait plus tard que prévu... Sam, Miranda et
Zoé avaient eu largement le temps de s’installer pour la nuit
à Vancouver. Et Ellen ? Dans son état et par une nuit
pareille, parvenait-elle à
dormir ? Au lieu de se recoucher, Capri écouta la pluie
tambouriner sur le toit du bungalow.
A 8 heures, lorsqu’elle était allée rendre visite à son amie,
celle-ci frottait le sol de la cuisine.
— Pour l’amour du ciel ! s’était exclamée Capri, allongez-
vous, Ellen ! Vous ne devriez pas faire du ménage ce soir.
— Je me sens très bien ! Et puis, je veux que tout soit
propre pour le retour de Sam et de Miranda.
— Bon, alors laissez-moi le faire à votre place !
Pas question ! Malgré son insistance, Ellen ne voulut pas
s’arrêter avant d’avoir fini. Puis les deux jeunes femmes
avaient bavardé, et Capri s’était retirée vers 10 heures.
Et si Ellen avait eu un malaise plus tard dans la soirée ?
Les émotions de la journée, la chaleur et l’énervement de
l’orage n’étaient certes pas indiqués pour une femme à la
grossesse si avancée.
Elle ferait mieux d’aller s’assurer que tout allait bien. Sinon,
elle ne parviendrait pas à dormir. Dix minutes plus tard,
vêtue d’un jean, d’un sweat-shirt et d’un K Way, Capri
ouvrait sa porte d’entrée. Le capuchon de Nylon la
protégerait bien peu du déluge... La jeune femme en
resserra les liens, tira de toutes ses forces pour refermer la
porte, et s’élança dans la nuit.
Lorsqu’elle arriva chez les Walter, pantelante, courbée en
deux par le vent, ses cheveux ruisselant de pluie, une
lumière brillait à la fenêtre de la cuisine. Dieu merci ! Elle
avait bien fait de venir ! Ellen ne dormait pas...
Dans ce cas, pourquoi ne venait-elle pas lui ouvrir la porte
? Capri avait beau frapper, ses coups se perdaient dans le
fracas du tonnerre. Sans plus hésiter, elle tourna la poignée
de la porte. Quelques secondes plus tard, elle reprenait
son souffle, enfin abritée de l’ouragan qui grondait au-
dehors. La cuisine était vide. Et quel était ce son, venant
de la chambre ? On aurait dit une plainte... Sans prendre le
temps de retirer son K Way dégouttant de pluie, Capri se
précipita vers la porte de la chambre. Ellen ! Pourvu qu’il
ne lui soit rien arrivé ! Redoutant le pire, Capri poussa la
porte entrebâillée, et s’arrêta net, horrifiée.
Là, sur le grand lit, Ellen était allongée sur le côté, le visage
tordu de douleur. Seule une lanterne éclairait la pièce,
projetant des ombres fantastiques sur les murs.
— Que se passe-t-il ? murmura Capri.
Au son de sa voix, Ellen ouvrit les yeux et une expression
de soulagement détendit ses traits crispés.
— Capri ! Je suis si heureuse de vous voir. C’est Tiggart
qui vous envoie ?
— Non. Je ne l’ai pas vu. Je suis venue parce que je me
faisais du souci... Vous avez des contractions, Ellen ?
Rejetant sa veste trempée sur le sol, Capri s’avança pour
prendre la main que lui tendait son amie.
— Je crois bien que oui..., balbutia Ellen. Ce matin, déjà,
j’ai eu une petite alerte. Mais Sam s’est montré plus inquiet
que moi... Il a demandé à Tiggart de me surveiller, et il a
bien fait.
— Où est Tiggart, Ellen ?
— Il essaie de joindre un de ses amis pour qu’on vienne
me chercher en hélicoptère. Et il m’a promis d’appeler mon
médecin, aussi, pour qu’il lui donne des directives.
— Des... directives ? répéta Capri.
— On ne sait jamais. Il se peut que j’accouche avant
l’arrivée de l’hélicoptère.
Ellen s’interrompit, le visage ravagé par la douleur. De
nouveau un cri lui échappa, tandis qu’elle serrait son
ventre. Frappée de stupeur, Capri tenta de reprendre ses
esprits.
Les contractions d’Ellen paraissaient très rapprochées.
Depuis quand le travail avait-il commencé ? Et surtout,
combien de temps durerait-il ? Si seulement elle avait un
moyen de la soulager !
Comme Ellen laissait échapper une nouvelle plainte, Capri
s’agenouilla près d’elle et s’empara de ses mains. La
poigne d’Ellen était d’une puissance incroyable... Qui aurait
cru qu’une si frêle jeune femme eût tant de force ? Enfin,
lorsque ses gémissements s’atténuèrent, Ellen se
dégagea et tendit la main vers une cuvette de faïence,
posée sur la table de nuit.
Dedans, un gant de toilette flottait sur de l’eau fraîche.
— Capri, je suis en sueur. Voudriez-vous me passer le
gant sur le front ? balbutia Ellen.
Capri s’exécuta. Il fallait absolument s’organiser pour aider
Ellen à
mettre son bébé au monde. Elle-même n’avait aucune
expérience en la matière, mais avec des indications, et
l’aide de Tiggart...
— Ellen, depuis quand souffrez-vous ainsi ? questionna-t-
elle.
— Ça a commencé vers minuit. Au début, c’étaient de
simples élancements, et j’ai cru que cela allait passer.
Vous comprenez, j’ai tant attendu lors de l’accouchement
de Miranda... Je pensais que ce serait pareil, cette fois. Il
était donc inutile que je dérange Tiggart avant le matin.
— A ce moment-là, la porte d’entrée s’ouvrit, laissant entrer
le mugissement du vent. Puis aussitôt, Capri entendit le
claquement du verrou, et les pas de Tiggart dans le couloir.
— Ellen ? Comment ça va ?
S’efforçant de calmer les battements de son cœur, Capri
continua d’appliquer le gant de toilette sur les tempes
d’Ellen. Elle croyait ne jamais revoir Tiggart, et voilà que le
destin les plaçait une nouvelle fois l’un en face de l’autre.
— Jones ? s’écria-t-il. Que faites-vous ici ?
— La même chose que vous, répliqua Capri sans se
retourner.
— Tiggart ? Avez-vous réussi à joindre votre ami ?
Toujours immobile, Capri observa Tiggart du coin de l’œil.
Vêtu d’un ciré bleu marine, ses cheveux blonds trempés
par la pluie, il était plus séduisant que jamais. Ne pouvait-
elle pas oublier son attirance pour lui, dans des
circonstances aussi dramatiques ?
— Oui, je lui ai parlé, répondit Tiggart. Il n’a pas voulu
envoyer un de ses pilotes par ce temps. Il viendra lui-
même... Il faut seulement attendre que le vent se calme un
peu.
Otant son ciré, il se pencha vers Ellen et lui décocha un
sourire qu’il voulait rassurant. Capri, elle, n’était pas dupe.
Tiggart devait être aussi bouleversé qu’elle.
— Ne vous inquiétez pas, lança-t-il. Tout va très bien se
passer. J’ai pu parler au Dr Haffey et il m’a indiqué la
procédure à suivre... au cas où l’hélicoptère n’arriverait pas
à temps.
Un grondement assourdissant empêcha toute conversation
pendant quelques secondes. Puis, comme si elle prenait le
relais des éléments déchaînés, Ellen poussa un
gémissement aigu.
— Seigneur ! s’écria-t-elle. Ça recommence !
En un éclair, Capri lui prit les mains, murmurant des
paroles apaisantes. Le visage en sueur, Ellen se raidissait,
s’armant de courage contre les violentes contractions qui la
parcouraient.
— Avez-vous de l’expérience en matière d’obstétrique ?
demanda Tiggart.
Pour la première fois de la soirée, Capri leva les yeux vers
lui.
— Non, répondit-elle. Qu’a dit le médecin ?
— La grossesse d’Ellen s’est déroulée normalement. Il ne
devrait donc pas y avoir de problèmes. Le Dr Haffey pense
que le choc de l’accident de Miranda a déclenché les
contractions... Quand il a vu l’enfant cet après-midi, il y a
tout de suite pensé.
— Comment va-t-elle ?
— Haffey dit qu’elle n’aura pas de cicatrice. En somme, il y
a eu plus de peur que de mal.
Capri se tut un instant, admirant son compagnon à la lueur
de la lanterne. Lui aussi était complètement trempé, et son
jean moulait ses cuisses athlétiques. Comme toujours, il
était pieds nus dans ses Reebok.
— Puis-je vous emprunter la lampe ? demanda-t-il. Je
voudrais rallumer le poêle.
— Bien sûr...
Restée seule dans la chambre obscure, Capri tenta de
secourir Ellen du mieux qu’elle put. Elle lui épongeait le
front, murmurait des paroles d’encouragement, tout en
écoutant les bruits que faisait Tiggart dans la pièce voisine.
Peu à peu, une douce chaleur envahit le bungalow glacé.
Pendant qu’Ellen se reposait entre deux contractions,
Capri écouta le bruit de la pompe dans la cuisine. Tiggart
se lavait les mains... Dans quelques instants, il serait de
nouveau près d’elle.
Effectivement, il arriva, précédé d’un flot de lumière, et
posa sur le lit un amoncellement de linge : un drap, une pile
de serviettes de toilette, la petite couverture de Miranda, et
une boîte de mouchoirs en papier.
— Tiggart..., murmura Ellen. Il faudra une couche pour le
bébé. Regardez dans le tiroir du bas... parmi les affaires
de Miranda. Il y a plusieurs couches en coton. Elles sont
beaucoup trop grandes, bien sûr, mais si vous pouviez les
couper avec des ciseaux... La jeune femme eut une
nouvelle contraction qui l’empêcha de continuer. Tiggart
sortit les couches du tiroir avec le plus grand calme, et vint
poser la main sur l’épaule de Capri. Celle-ci frémît,
bouleversée.
— Avez-vous noté la fréquence des contractions ?
questionna-t-il.
— Oui, elles sont de plus en plus rapprochées. Elle a à
peine le temps de reprendre son souffle...
Soudain, Ellen poussa un cri perçant et tout son corps se
cambra sous une formidable poussée.
— Il descend ! cria-t-elle. Oh, mon Dieu !
— Capri, vite, allez vous laver les mains ! lança Tiggart.
Brossezvous les ongles, surtout, et ne perdez pas une
seconde. Je vais avoir besoin de vous.
— De... de moi ? Mais pourquoi ?
— Pour mettre un enfant au monde.
Abasourdie, Capri n’arrivait pas à faire le moindre
mouvement. Mettre un enfant au monde, sans la moindre
expérience en la matière ? Impossible ! Pourtant, cela allait
se produire d’un instant à
l’autre.
Ellen gémissait sans discontinuer, haletante. Dieu merci,
Tiggart avait au moins une idée de la manière de procéder
!
— Il faut qu’elle se couche sur le dos, décréta-t-il. Capri,
aidezmoi à l’installer. Regardez dans la penderie, il doit y
avoir un autre oreiller.
Cette fois, elle obtempéra, et revint avec deux gros
oreillers de plume.
— Placez-les sous sa tête, ordonna-t-il. Maintenant,
enlevez le couvre-lit, et aidez-moi à la recouvrir de ce drap
propre.
En quelques secondes, Ellen était en position adéquate.
Déjà, on voyait apparaître la tête de l’enfant.
— Ne poussez pas trop vite, Ellen ! commanda Tiggart.
Vous risqueriez une déchirure...
A chaque poussée, Capri encourageait Ellen, l’exhortait à
reprendre son souffle tout en lui serrant la main pour lui
communiquer sa force.
Enfin, la tête sortit et Tiggart dégagea une épaule, puis
l’autre.
— Bravo, Ellen, continuez comme ça, poussez encore...
Oui, doucement... Tout va bien, murmurait Tiggart.
Une dernière poussée, triomphante, et l’enfant émergea
tout entier, glissant sur la serviette blanche que Tiggart
avait installée pour lui.
— C’est un garçon, Ellen ! Oh ! Il est magnifique ! s’écria
Tiggart en poussant un cri de joie.
Que de fierté dans sa voix ! Pour un peu, on aurait dit que
Tiggart venait de mettre au monde son propre fils. Ellen
leva la tête, le visage encore crispé de souffrance et
ruisselant de sueur.
— Il est normal ? chuchota-t-elle.
— Il est parfait, oui !
Pourquoi cette soudaine brusquerie ? Tiggart tentait-il de
dissimuler son émotion ? Capri n’eut guère le temps de
s’interroger. Obéissant aux directives de Tiggart, elle ôta le
mucus du nez et de la bouche du bébé, ravie d’entendre
soudain l’explosion de son premier cri.
Avec des gestes précis, Tiggart coupa le cordon, fit une
ligature, puis enveloppa l’enfant dans une serviette avant
de le donner à sa mère.
— Oh ! Tiggart ! Comme il est beau... Il ressemble à Sam.
Il y avait des larmes dans les yeux d’Ellen, des larmes de
joie. Bouleversée, Capri baissa les yeux. En voyant le bébé
dans les bras de Tiggart, elle avait oublié ses principes, se
laissant envahir par un amour infini pour cet homme si
beau et si généreux.
Et maintenant, l’expression d’Ellen lui brisait le cœur.
Comme elle semblait heureuse ! Elle regardait son fils
avec adoration, lui caressait le visage, les mains. Tout son
visage rayonnait, malgré l’épreuve qu’elle venait de subir.
Jamais encore à ce jour Capri ne s’était rendu compte de
l’ampleur de son renoncement. En refusant de se marier et
d’avoir des enfants, elle ne connaîtrait donc jamais ce
genre de bonheur ?
— Nous l’appellerons Samuel, lança Ellen. Comme son
père... Très émue, Capri contempla la jeune mère qui,
déjà, faisait téter son enfant en lui murmurant des paroles
tendres. On aurait dit que plus rien n’existait pour elle que
la présence de ce petit nouveau-né.
— Capri ?
— Oui.
Stupéfaite, elle regarda le visage hagard de son
compagnon. Comme il était pâle et défait ! On aurait dit
que toute couleur s’était retirée de ses joues.
— Je m’occupe du reste, balbutia-t-il. Vous voulez bien
nous faire une bonne tasse de thé ?
— Je vous l’apporte tout de suite...
Qu’avait-il, soudain ? Un instant auparavant, il était
transporté
d’enthousiasme devant l’enfant qu’il venait de mettre au
monde. Et à
présent, il détournait le regard, les sourcils froncés, comme
s’il contenait sa colère.
Troublée, Capri se leva et quitta la pièce. Pourquoi
tremblait-elle ainsi ? Etait-ce la réaction à l’extraordinaire
moment qu’elle venait de vivre ? Elle prit appui contre
l’évier pendant qu’elle pompait de quoi emplir la bouilloire.
Et comment expliquer l’attitude de Tiggart ? En quelques
instants, il était devenu radicalement différent. A qui en
voulait-il ? A elle ? Il n’avait aucune raison... Au bébé ? A
Ellen ? Cela paraissait peu vraisemblable. Dans ce cas,
avait-il un secret ?
Dire qu’elle l’avait tout d’abord pris pour un homme simple
et sans histoires ! Une semaine plus tard, elle découvrait
un être à la personnalité complexe et mystérieuse. Un être
à qui elle avait donné
son cœur...
L’aube se levait. Le vent soufflait toujours, mais sans
violence. Debout sur la plage, frissonnante dans ses
vêtements humides, Capri adressa un dernier signe à
Ellen.
Tiggart et le pilote de l’hélicoptère la transportaient,
couchée sur une civière, dans la cabine étroite de
l’appareil. Dans quelques minutes, Ellen et son jeune fils
seraient à l’hôpital de Vancouver, où
l’attendaient Sam et Miranda.
Comme elle aurait aimé assister à leurs retrouvailles ! Ne
formaient-ils pas une famille heureuse ? Elle aussi, dans le
passé, avait connu la douceur d’un foyer... En regardant
l’hélicoptère monter dans le ciel, le cœur de la jeune
femme se serra. Pourquoi penser au passé ? Elle devait
partir, tourner la page. La vie ne tenait pas ses promesses.
Comment pouvait-elle croire au bonheur quand deux êtres
aussi chers lui avaient été ravis ? Sa mère d’abord, Jamie
ensuite...
Abattue, Capri reprit le chemin menant à son bungalow. Le
vent avait jonché le sol de branches cassées, et ses pas
heurtaient parfois un morceau de bois. Se retournant, elle
aperçut la haute silhouette de Tiggart, sur la plage.
Lui aussi faisait demi-tour, ses cheveux blonds rabattus par
la brise. Comme on devait être en sécurité auprès de lui !
C’était un homme fort, responsable...
Cependant, Capri ne l’intéressait plus. Après sa tirade
contre Zoé, n’était-elle pas apparue sous un jour mesquin
et égoïste ? Et puis, elle l’avait rejeté, et il ne devait pas lui
pardonner. Tremblant de froid, Capri gravit les marches
menant à son bungalow. Elle ferait un bon feu dans le
poêle, et préparerait sa valise. Comme cela, dès le retour
de Zoé, elle pourrait quitter l’île. Triste mais résolue, Capri
se mit à la tâche. Bientôt, les bûches craquaient dans le
poêle, et, reposée par un bon bain chaud, la jeune femme
se sentit mieux.
Revêtue de son peignoir de soie blanche, de fines
socquettes de laine aux pieds, elle installa une pile de
coussins devant le poêle. Comme ça, il ne lui restait plus
qu’à se sécher les cheveux en dégustant une grande tasse
de café brûlant.
Soudain, on frappa à la porte. De saisissement, Capri faillit
renverser son café. Ce ne pouvait être que Tiggart... Mais
pourquoi venait-il la voir ?
Elle ouvrit, incrédule.
— Puis-je entrer ?
C’était bien lui, rasé de frais, confortablement habillé d’un
pantalon de velours et d’un grand pull gris. Comme
d’habitude, il était pieds nus dans ses Reebok.
La gorge serrée, Capri s’effaça pour le laisser entrer.
Jamais il ne lui avait paru si séduisant, si vulnérable.
Comme elle l’aimait... Et cependant, elle devait se taire.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec nervosité.
— Je suis venu vous remercier. Vous avez été formidable
avec Ellen.
A quoi s’attendait-elle ? A une déclaration d’amour ?
Quelle sotte
! Comment avait-elle pu oublier que, pour Tiggart Smith,
elle n’était qu’une cliente de plus ?
— J’ai été heureuse de pouvoir l’aider, murmura-t-elle en
détournant les yeux. Vous aider, plutôt. Grâce à votre
présence d’esprit, tout s’est bien passé.
— Votre café sent bien bon.
— En voulez-vous une tasse ?
— Oui, merci.
L’air toujours préoccupé, Tiggart se dirigea vers la cuisine
et s’assit sur une des chaises. Interloquée, Capri le suivit,
s’affairant autour de la cafetière avec un calme feint.
— Voilà... Vous prenez du sucre, n’est-ce pas ?
questionna-t-elle. Pour toute réponse, elle entendit un son
étouffé. On aurait dit... Mais oui, on aurait dit un sanglot !
Se retournant d’un bloc, Capri regarda Tiggart. Les coudes
appuyés sur la table, il avait enfoui le visage dans ses
mains.
Laissant échapper le sucrier, qui roula sur le plan de travail,
la jeune femme se précipita vers lui.
— Tiggart ? Qu’avez-vous ?
Comme il ne répondait toujours pas, elle s’agenouilla sur le
sol et tenta de s’emparer de ses mains.
— Pour l’amour du ciel, Tiggart, dites-moi ce qui ne va pas
!
— Je... Je suis désolé, murmura-t-il enfin. Je n’aurais pas
dû venir. Mais j’avais tellement besoin de parler à
quelqu’un !
Lentement, comme si elle craignait de voir se rompre le
lien fragile qui venait de se tisser entre eux, Capri le lâcha
et alla s’asseoir en face de lui.
— Vous pouvez parler en toute confiance, Tiggart,
murmura-telle. Je vous écoute
Lorsque Tiggart ôta enfin les mains de son visage, Capri
vit des larmes briller dans ses grands yeux clairs. Qui avait
pu infliger une telle peine à l’homme gai et enjoué qu’elle
aimait de tout son cœur ?
Atterrée, Capri se pencha vers lui.
— Est-ce à cause de ce qui s’est passé cette nuit ?
demanda-telle. A cause du bébé ?
— Oui, d’une certaine façon.
— Mon Dieu, Tiggart, le bébé est vraiment normal, n’est-ce
pas ?
Vous n’avez rien caché à Ellen ?
Tiggart ferma les yeux, une expression d’infinie souffrance
crispant ses traits.
— Non, non, murmura-t-il. Le petit Samuel est en très
bonne santé.
— Alors je ne comprends pas.
— Je m’explique plutôt mal, en effet, balbutia-t-il. Puis-je
me servir un café, tout d’abord ? J’en ai vraiment besoin.
Capri le laissa faire. Tiggart avait surtout besoin de
reprendre ses esprits, de contrôler son émotion. Il ramassa
les sucres, les replaça dans le sucrier, et versa le liquide
brûlant dans la tasse préparée par Capri. Puis, il remplit
celle de la jeune femme.
— Veuillez excuser ce moment de faiblesse, dit-il. Dieu
sait pourtant si cela ne m’arrive pas souvent. On m’a appris
dès ma petite enfance à ne jamais montrer mes
sentiments.
— D’autant plus si on est un petit garçon, murmura Capri.
— Vous rappelez-vous la discussion que nous avons eue
chez les Walter ? demanda-t-il.
— Bien sûr.
— Nous avons parlé du mariage, des enfants...
— Vous aviez l’air bouleversé par la question de Miranda.
— En effet.
Tiggart posa sa tasse et, tournant le dos à Capri, il
s’appuya contre le rebord de la fenêtre.
— A une époque, j’ai voulu fonder un foyer, expliqua-t-il.
J’avais vingt-sept ans, et j’ai épousé une jeune femme de
un an ma cadette, Susan Black-Mellis, l’héritière du cabinet
immobilier Black-Mellis, une des grandes fortunes de
Calgary. Vous savez déjà que Susan était très belle, mais
vous ignorez qu’elle était aussi très active dans les
différents cercles de la ville. Elle avait reçu la meilleure
éducation, fréquenté les milieux les plus huppés...
Comment rêver d’une épouse plus parfaite ? D’une mère
plus idéale ?
La voix de Tiggart se perdit dans un souffle. Patiente,
Capri attendit qu’il reprenne contenance.
— Je voulais avoir des enfants, et Susan prétendait la
même chose. Je désirais plus que tout fonder un foyer uni.
Quelle chance cette femme avait eue ! Tentant de réprimer
un élan de jalousie, Capri posa la question qui lui brûlait les
lèvres :
— Vous l’aimiez ? demanda-t-elle.
— Je le croyais, oui. Au début, surtout... Et puis, petit à
petit, elle est devenue différente. Je ne reconnaissais plus
en Susan la femme que j’avais épousée.
— Que s’est-il passé ?
Tiggart haussa les épaules, le dos toujours tourné vers
l’horizon grisâtre qui s’étendait sur la plage dévastée.
— Je voyageais beaucoup pour mon métier. Susan ne s’en
est jamais plainte durant nos fiançailles. Comment aurais-
je pu me douter que cela ne lui convenait pas ? Nous
revenions à peine de notre voyage de noces, qu’elle m’a
demandé de changer de travail. De prendre un emploi
dans l’administration de la ville...
— N’est-ce pas naturel, pour une jeune mariée, de vouloir
que son mari reste près d’elle ?
— Susan n’agissait pas par amour. Au contraire. Elle
voulait me dompter, me dominer. Elle me voulait près d’elle
pour lui tenir compagnie, pour la suivre dans les brillantes
réceptions qui faisaient l’essentiel de sa vie, sans
s’occuper de ce que moi j’aimais. A entendre la colère qui
faisait encore vibrer la voix de Tiggart, Capri se rappela les
paroles de Zoé. N’avait-elle pas parlé de la stratégie de
Susan pour soumettre son mari à sa volonté ?
— Comment aurais-je pu accepter une chose pareille ?
Susan connaissait ma passion pour mon métier, mon
besoin
d’indépendance. Mais elle ne voulait rien savoir... Nous
nous disputions sans cesse, et notre ménage n’avait plus
de sens. Quand elle a demandé le divorce, un an et demi
plus tard, j’ai accepté sur-lechamp.
— Cependant, cela n’a rien résolu, n’est-ce pas ?
Tiggart se retourna, le visage dur.
— Susan a tout fait pour me discréditer auprès de ses
amis et du tribunal. Elle était très humiliée par son échec,
son incapacité à faire de moi ce qu’elle voulait. Je pouvais
encore lui pardonner ce trait d’orgueil, mais ce que j’ai
refusé d’accepter, c’est... Sa voix se brisa. Pourtant,
quelques instants plus tard, il reprit la parole, le regard
perdu dans le vague :
— Quelques mois après notre divorce, Susan est venue
me voir. Et ce qu’elle m’a révélé m’a rendu fou de douleur.
— Qu’est-ce donc, Tiggart ?
— Elle était tombée enceinte, au bout d’un an de mariage.
Juste au moment où elle avait décidé, à mon insu, de
prendre la pilule. C’était une façon pour elle de se venger
de mon indépendance, de me priver d’enfant. Et malgré
tout, elle a réussi.
— Que voulez-vous dire ?
— Susan a avorté. Jamais elle ne m’a fait part de sa
grossesse. Elle est allée avorter dans une clinique de
Calgary. C’était... C’était un garçon. Il aurait eu sept ans
cette année. Chaque fois que je me promène sur la plage
de l’île, je l’imagine à mon côté. Comme il avait dû souffrir !
Capri frissonna, incapable de proférer un mot. Voilà donc
son terrible secret... Elle aurait tant aimé
s’approcher de lui, l’embrasser, le consoler. Au lieu de
cela, elle resta immobile, horrifiée.
— En voyant Ellen aujourd’hui, si heureuse avec son enfant,
je me suis demandé comment j’avais pu épouser Susan.
Pourquoi n’aije pas vu qu’elle voulait me manipuler ? Elle
n’a pas hésité à se débarrasser de notre fils pour cela... Oh
! Mon Dieu ! J’ai cru que mon cœur se brisait, cette nuit,
quand j’ai vu cet enfant naître.
— Tiggart...
Impulsivement, Capri s’était levée, essuyant du revers de la
main les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle ne pouvait
supporter de le voir aussi malheureux, aussi tourmenté.
— Je ne sais pas quoi dire, chuchota-t-elle. Je suis
tellement désolée.
— Chérie, je ne voulais pas vous faire pleurer !
En deux enjambées, il fut près d’elle, et Capri se retrouva
enfin dans ses bras. Secouée de sanglots, elle
s’abandonna à son étreinte. Puis, se calmant peu à peu,
elle se sentit la proie d’une autre sensation. Une intense
sensation de plaisir...
Tiggart déposait sur sa tempe une pluie de baisers tendres
et passionnés, tandis qu’il passait les doigts dans la
chevelure soyeuse de la jeune femme.
— Vous êtes magique, murmura-t-il. Quand je vous tiens
dans mes bras, j’oublie tout le reste. Et je suis heureux. Elle
avait donc un tel pouvoir sur lui ? Tremblant d’émoi, Capri
se mit à caresser le dos puissant de Tiggart.
— Dans ce cas, je vous serrerai dans mes bras autant que
vous le voudrez... Toujours, toute la vie...
Que lui arrivait-il ? Pourquoi ce serment d’amour
franchissait-il ses lèvres ? Avait-elle oublié ses résolutions,
sa souffrance passée ?
Tiggart recula un peu, et plongea le regard dans le sien.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous dites, Capri ?
— Oui, répondit-elle, le visage rayonnant de tendresse.
— Oh ! Capri... Dites-moi que je ne rêve pas ! J’ai cru
devenir fou à cause de vous. Vous êtes si belle...
Leurs lèvres s’effleurèrent, puis se joignirent en un baiser
exalté.
— Je vous désire, Jones, balbutia-t-il.
Le cœur de Capri battait à se rompre. Il l’appelait Jones,
comme au premier jour ! Seulement, à présent, Tiggart ne
se moquait plus d’elle. Il redevenait enfin son complice,
l’entraînant dans un tourbillon de sensations voluptueuses.
— Comment pouvez-vous me désirer, après ce que je vous
ai dit l’autre nuit ? demanda-t-elle. Vous étiez si en colère.
— Non... Pas en colère. Du moins, cela n’a pas duré.
Quand je vous ai vue courir sur la plage comme une
nymphe au clair de lune, j’ai soudain compris votre
réaction. Vous étiez jalouse, tout simplement.
— Je ne sais comment m’excuser.
— Moi, je connais un moyen, chuchota-t-il en déposant un
baiser sur ses paupières baissées. De toute façon, vous
n’aviez pas de raison d’être jalouse. Il n’y a jamais rien eu
entre Zoé et moi.
— Vous n’étiez pas avec elle, la nuit où j’ai dormi dans
votre lit ?
— Moi ? Bien sûr que non ! J’ai pris un duvet, et je suis allé
dormir à la belle étoile.
Capri poussa un soupir de soulagement. Et elle qui avait
cru, durant toute cette semaine, aux sous-entendus de Zoé
!
— Vous paraissiez si intimes, murmura-t-elle.
— Nos familles sont très liées, et le père de Zoé est mon
associé. Tom est veuf depuis longtemps, et sa
gouvernante avait coutume d’amener Zoé jouer chez nous,
car nos villas sont voisines à Calgary. Elle a pratiquement
grandi près de moi, et je la considère un peu comme ma
petite sœur. Depuis qu’elle a commencé ses études pour
devenir garde-forestier, je lui confie Blueberry Island
chaque été. Cela fait trois ans, et elle s’occupe très bien de
l’île.
— De vous aussi, non ?
— Zoé a toujours cherché à me protéger depuis mon
divorce. Je crois qu’elle a compris la trahison de Susan, et
elle ne voudrait pas me voir souffrir une seconde fois. Dès
qu’elle voit une femme rôder autour de moi, elle intervient.
J’en suis conscient, je dois l’avouer, et quelquefois, cela
m’a été d’un grand secours ! Je l’ai même utilisée pour
vous tenir à distance...
— Quoi ?
— Eh, oui ! Quand je vous ai embrassée, le soir du
barbecue, et que vous vous êtes enfuie, j’ai compris que je
tombais amoureux de vous. Le lendemain matin, j’ai
batifolé avec Zoé sous vos fenêtres, pour que vous vous
éloigniez de moi.
— Je n’arrive pas à le croire !
— Et j’ai feint d’être en colère contre vous, pour placer une
barrière supplémentaire entre mon désir et vous... Oh !
Jones ! Quel imbécile j’ai été ! Je ne pensais qu’à vous,
tout le temps... Voulezvous faire l’amour avec moi, ma
chérie ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Pas ici, en tout cas... Accrochez-vous à mon cou. Et
tenez-vous bien !
— Où m’emmenez-vous ?
— Nous allons chez moi. Loin de l’homme blond qui veille
sur votre chambre.
En un éclair, Tiggart avait saisi la jeune femme dans ses
bras, et poussait la porte du bungalow. Il voulait l’éloigner
de la photo de Jamie ? Il se méprenait totalement !
Oubliant sa joie, Capri tenta de s’expliquer.
— Attendez, Tiggart, ce n’est pas ce que vous croyez.
Jamie était mon...
— Chut ! Mon trésor... Nous verrons cela plus tard.
— Mais il faut que...
Il lui scella la bouche d’un baiser. Aussitôt, Capri se calma.
N’avait-il pas raison ? Ce n’était pas le moment de parler,
ou de se justifier. Bientôt, ils auraient tout le temps de se
confier leurs secrets. Bientôt... Prise de vertige, Capri
s’abandonna contre le torse puissant de Tiggart, tandis
que sur leur passage les branches encore chargées de
pluie les arrosaient de mille gouttelettes nacrées.
— Vous avez l’air d’une mariée, murmura Tiggart, dans ce
peignoir de soie blanche avec des perles de rosée dans
les cheveux. Capri sentait son cœur battre à tout rompre
dans sa poitrine. Par quel sortilège l’orage avait-il
empêché sa fuite, pour lui permettre de vivre cet instant
merveilleux ? Dans les bras de Tiggart, elle avait
l’impression d’être une princesse de conte de fées. Sur le
point de succomber au charme de son prince...
Lorsqu’il la déposa sur le lit, elle ferma les yeux, afin de ne
pas perdre la moindre sensation de ce moment de volupté.
— Je vais mettre des bûches dans le poêle, déclara-t-il
d’une voix rauque. Je veux que cette chambre soit un vrai
petit nid... Languissante, Capri l’écouta emplir le poêle de
fonte, pomper de l’eau pour se laver les mains. Dans
quelques instants, il serait près d’elle, et elle connaîtrait
enfin la joie de l’aimer.
— Ça par exemple !
La voix de Tiggart la tira de sa rêverie. A qui parlait-il ?
Quel visiteur pouvait bien venir troubler leur intimité ?
— Oui, reprenait Tiggart. Elle s’est endormie. Evidemment,
après les événements de cette nuit, elle tombait de
sommeil. Dans ce cas... Oui, pourquoi n’irais-je pas
marcher avec vous ? Une bonne promenade me ferait du
bien. Et puis, quand je reviendrai, elle se sera peut-être
réveillée.
Comment ? Il voulait partir ? La laisser ? Incrédule, Capri
se redressa dans le lit ; elle entendit alors un bruit de pas,
puis le claquement de la porte d’entrée. C’était impossible
! Repoussant les couvertures, elle se précipita hors de la
chambre.
— Tiggart ! Attendez !
Capri s’arrêta, bouche bée, sur le seuil de la chambre.
Devant elle, nonchalamment appuyé au mur, Tiggart Smith
la dévisageait de son regard railleur. Il venait encore de lui
jouer un tour !
— Espèce de...
Prise de fou rire, Capri ne put terminer sa phrase.
— J’ai vraiment cru que vous étiez parti, parvint-elle à
articuler.
— Parti ? Moi ?
Tiggart s’avança vers elle tout en ôtant son pull, sous lequel
il était torse nu. Puis il envoya ses baskets dans un coin du
couloir. Naturellement, songea Capri, il était encore pieds
nus. Comme s’il avait deviné ses pensées, Tiggart lui
décocha un sourire malicieux.
— Je ne mets jamais de chaussettes, Jones. De cette
façon, je fais ce que je veux de mes orteils...
La jeune femme recula, et se rallongea sur le lit. Comme il
était beau... Dire que, dans quelques instants, elle pourrait
le caresser, se donner à lui sans retenue. Frémissante de
désir, Capri suivit chaque mouvement de Tiggart, et ferma
les yeux lorsqu’il s’allongea près d’elle.
Malgré son inexpérience, Capri trouva d’instinct les gestes
du plaisir. Il régnait entre eux une telle harmonie, une telle
complicité... Tour à tour rieurs et graves, ils ne se lassaient
pas des caresses voluptueuses, des baisers ardents qui
les conduisaient peu à peu vers le sommet de l’extase.
Capri n’éprouvait plus aucune gêne à lui laisser admirer les
courbes de son corps, mais plutôt un délicieux plaisir, un
vertige sans fin qui l’entraînait vers une passion absolue.
Ses pensées basculèrent. N’avait-elle pas attendu ce
moment toute sa vie ? Bientôt, le volcan de l’amour
l’embrasa tout entière, et elle cria, bouleversée, le nom de
celui qu’elle aimait plus que tout au monde.
— Qui est-il pour toi ?
Tiggart, à califourchon sur une chaise, surveillait les petits
pains en train de griller sur les braises du poêle. Sortant
d’une douce torpeur, Capri lui sourit. De quoi parlait-il au
juste ?
Blottie dans le rocking-chair en face de lui, vêtue d’un
grand sweat-shirt de Tiggart, la jeune femme se sentait
tellement différente de la veille !
Sous les caresses de Tiggart, elle était devenue une autre.
La vie pouvait donc réserver d’aussi merveilleuses
révélations ?
— Je veux tout savoir sur toi, reprit Tiggart. Et j’ai besoin
que tu me parles de lui...
— Pardon, je rêvais, murmura Capri en lui caressant le
bras.
— De moi, j’espère ?
— De nous. Je me sens si bien avec toi...
Tiggart tourna les petits pains sur la grille. Ils sentaient un
délicieux arôme de cannelle et de brioche.
— Tu n’as peut-être pas envie de réveiller des souvenirs
douloureux ? Pourtant, il faut que je sache qui était l’homme
qui t’a tant fait souffrir.
— Oh ! Tiggart ! Jamais il n’aurait fait souffrir personne. Il
était bon, généreux, tout le monde l’aimait...
Le regard de Tiggart s’assombrit, et Capri fut soudain
prise de remords. Etait-il jaloux ? Qu’allait-il s’imaginer ? Il
fallait éclaircir le malentendu au plus vite.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur ma mère ? reprit-
elle. Jamie était comme elle : téméraire, audacieux,
foncièrement indépendant.
— Capri...
— Non, Tiggart, ce n’était pas mon amant, mais mon frère.
Mon jumeau... Je l’adorais. Je ne pouvais pas imaginer la
vie sans lui. Pourtant, il est mort, peu après notre vingt et
unième anniversaire. Tiggart la contempla pendant un long
moment, stupéfait. Puis il lui prit les mains, comme pour lui
communiquer sa force.
— Je suis désolé, ma chérie. A aucun moment, je ne me
suis douté d’une pareille tragédie. Même en voyant sa
photo, dans ta chambre. Il te ressemble si peu !
— Nous étions différents comme le jour et la nuit.
Physiquement, et de caractère, aussi. Jamie ressemblait à
ma mère, et moi, à mon père.
— Est-il aussi sérieux et raisonnable que toi ?
— Oui, nous n’aimons pas prendre de risques.
— Pourtant, tu en as pris un en venant ici. Après tout, tu ne
connaissais rien de cette île.
Il se pencha, et effleura les lèvres de Capri en un baiser qui
raviva la flamme de leur amour.
— Dans ce cas précis, il s’agissait d’un moindre risque,
réponditelle. Mon père cherche à me marier depuis des
années, et il m’envoie régulièrement passer mes vacances
dans des lieux où se rencontrent les célibataires riches et
désœuvrés... Cette année, j’ai réussi à
déjouer ses plans ! Du moins le croyais-je... Comment
aurais-je pu imaginer tout ceci ?
— Ceci ? Que veux-tu dire, exactement ?
Capri rougit jusqu’à la racine des cheveux. Impossible de
lui avouer la profondeur de ses sentiments. Après tout,
Tiggart ne lui avait jamais parlé d’amour...
— Eh bien, j’étais venue ici pour travailler. Je ne
m’attendais pas à vivre une aventure.
— Je ne suis donc qu’une aventure, pour toi ?
— Oui... C’est-à-dire...
— Et pas un nouveau prétendant ?
— Que dois-je comprendre ? balbutia-t-elle.
— Ce que tu entends... Suis-je assez bien pour ton père ?
Elle avait dû mal entendre. Tiggart lui parlait-il de mariage
?
C’était si soudain, si inattendu ! Stupéfaite, Capri le
dévisageait. Pourquoi cette lueur grave et amusée dans
son regard ?
— C’est une demande en mariage, Capri, déclara-t-il. Tu
ne t’es pas trompée.
Sans attendre sa réaction, il se leva et attira la jeune
femme dans ses bras. Serrée tout contre lui, Capri laissa
la miraculeuse réalité
s’imposer à son esprit.
— Oh ! Tiggart ! J’ai l’impression de vivre un rêve, balbutia-
t-elle.
— Je sais, tout est arrivé si vite ! Mais, pour être franc, j’ai
su que je t’aimais dès que je t’ai vue. Nous sommes faits
l’un pour l’autre, Jones... Je t’aime. Je veux vivre avec toi,
avoir des enfants de toi. Le regard plein de lumière, Capri
noua les bras autour de son cou.
— Tiggart ! Tu es vraiment imprévisible ! Et je t’aime à la
folie... Un grésillement aigu interrompit la jeune femme, qui
se figea de stupeur.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en s’agrippant au
bras de Tiggart. Il y a quelqu’un, dehors ?
Tiggart ferma les yeux, les traits crispés. Pourquoi
semblait-il si contrarié ?
— Oh ! Non ! s’exclama-t-il. Pas maintenant !
— Tiggart, pour l’amour du ciel, dis-moi ce qui se passe !
— Ce n’est rien... Ou plutôt, c’est un appel de mon bureau
de Calgary. Je reviens tout de suite, ajouta-t-il en déposant
un baiser sur les cheveux de Capri.
Retrouvant son calme, la jeune femme se rassit dans le
rockingchair. Tiggart l’aimait... et ils allaient vivre
ensemble, fonder un foyer. Comment avait-elle pu refuser
l’idée d’un tel bonheur ?
Jake serait enchanté. N’aurait-il pas enfin le gendre dont il
rêvait
? Responsable, dynamique, doté de toutes les qualités
pour faire un bon mari, et un bon père...
Tendant l’oreille, Capri n’entendait que le murmure de la
voix de Tiggart. Dans quelques minutes, elle saurait enfin
quel était son métier. Et elle devrait elle aussi avouer son
secret. Pourvu que Tiggart ne voie pas d’objections à
épouser une riche héritière !
— Que tu es belle, mon amour !
Revenu dans la pièce, Tiggart lui souriait. Depuis combien
de temps l’observait-il ? Devinait-il aussi les pensées qui
l’agitaient ? En tout cas, le moment était venu de lui révéler
la vérité.
— Chéri, tu te souviens du premier jour de notre rencontre,
lorsque j’ai prétendu être écrivain de romans d’amour ?
— Oui. Pourquoi diable as-tu inventé une histoire pareille ?
— Eh bien, je te trouvais si attirant, si sexy ! Jamais un
homme ne m’avait troublée de la sorte. Apparemment,
nous n’avions rien en commun, et j’ai tout de suite pensé
aux rencontres des princes et des bergères...
— Ah ! Oui ? Et quel est le titre que tu avais trouvé ? La
Belle et la Bête, peut-être ?
— Non... Plutôt La Milliardaire et le Sauvage, ou quelque
chose comme ça...
Tiggart, agenouillé près d’elle, cessa de lui caresser les
cheveux. Incrédule, il plongea son regard dans le sien.
— Qu’essayes-tu de me dire ? questionna-t-il. Que tu es
vraiment milliardaire ?
Capri se contenta de hocher la tête en signe
d’assentiment.
— Jones Oil Company, tu connais ? murmura-t-elle.
— Jake Jones ? Tu es la fille de Jake Jones ? répéta-t-il.
Seigneur !
Dire que je n’ai jamais fait le rapprochement !
— Tu connais mon père ?
C’était à son tour d’être étonnée !
— Oui, je l’ai déjà rencontré.
— C’est curieux, il ne m’a jamais parlé de toi.
— Chérie, tu ne sais pas qui je suis, n’est-ce pas ?
Où voulait-il en venir ? Un peu inquiète, Capri se redressa
dans son fauteuil.
— Tiggart, personne ne sait rien de toi, sur l’île. Ellen me l’a
dit... Vas-tu te décider à éclaircir ce mystère ?
Tiggart s’empara de la main de la jeune femme, et la porta
à ses lèvres.
— C’est vrai, je ne parle jamais de mon métier sur l’île,
puisque j’y viens pour l’oublier... Seule Zoé est au courant.
Tu dois connaître l’entreprise Smith et Garson, les
spécialistes de l’extinction des puits de pétrole ?
— Oui, bien sûr. Leur réputation est internationale. Garson
a d’ailleurs récemment éteint un incendie pour mon père au
Venezuela. Quant à Smith...
Capri s’interrompit, figée d’horreur.
— Smith et Garson ? répéta-t-elle. Oh ! Non ! Tu n’es pas...
Tu n’es pas l’associé de Garson, n’est-ce pas ?
— Capri, calme-toi. Qu’est-ce qui te prend ?
— Non ! Oh ! Non ! Je ne veux pas ! s’écria-t-elle, livide.
Dis-moi que ce n’est pas vrai !
Au bord de l’hystérie, Capri tambourina de ses poings le
torse de Tiggart. D’une main ferme, il lui emprisonna alors
les poignets.
— Vas-tu m’expliquer ? s’exclama-t-il. Qu’ai-je dit ? Que se
passet-il ?
Quelle idiote elle avait été ! Depuis quelques heures, elle
croyait avoir chassé les fantômes du passé, bien à l’abri
dans les bras de Tiggart. Comment avait-elle pu
s’illusionner ainsi ?
A peine découvrait-elle l’amour, que déjà la vie menaçait
de le lui reprendre, de le lui arracher comme elle avait déjà
pris sa mère et Jamie !
Jamais elle n’aurait dû renoncer à ses principes ! Il fallait
réagir, et au plus vite, avant que la souffrance l’envahisse
tout à fait.
— Je suis désolée, Tiggart, balbutia-t-elle. Tu peux me
lâcher, maintenant, ça ira.
Et avant qu’il ait eu le temps de la rattraper, Capri s’élança
vers la fenêtre. Là, le visage dans la pénombre, elle
parvenait mieux à
masquer l’angoisse qui devait crisper ses traits.
— Tu as un métier très dangereux, fit-elle remarquer.
— Il l’est parfois, c’est vrai.
Cachant ses mains tremblantes derrière son dos, Capri
lutta pour ne pas éclater en sanglots. Non ! Elle devait aller
jusqu’au bout ! Et tout de suite !
— Personne ne peut vraiment dompter le feu, reprit-elle.
Comment peux-tu prendre des risques pareils ?
— J’en prends de moins en moins, Capri, car chaque jour,
on trouve de nouvelles techniques, et on met au point de
nouvelles machines.
— Jamie aussi prenait des risques, soi-disant calculés. En
fait, il aimait le danger, comme maman. T’ai-je dit qu’il était
pilote de course ?
— Non, je l’ignorais.
— Non seulement ils se ressemblaient, mais ils sont morts
de la même façon. L’avion de Madeline s’est écrasé sur le
sol, et a explosé
aussitôt. Et Jamie... Il aurait pu s’en sortir vivant, à
quelques secondes près. Seulement, il n’a pas réussi à se
dégager. Nous... Papa et moi nous regardions la course à
la télévision, et nous l’avons vu, Tiggart. Nous l’avons vu
devenir la proie des flammes sans pouvoir rien faire !
Un silence pesant s’installa, si intense que Capri en
éprouva une douleur physique.
— Capri, je ne suis pas comme eux, murmura Tiggart. Je
ne recherche pas le danger, je suis prudent...
— Prudent, en défiant le feu chaque jour ? Non, Tiggart, tu
cours de grands dangers et tu le sais... Cet appel, tout à
l’heure, c’était à
propos d’un puits en feu ? D’une explosion ?
— En effet, oui. Un incendie à Alberta... Brock vient me
chercher en hélicoptère dans une heure.
Jamais elle n’avait entendu tant de tension dans sa voix.
Tremblante, Capri tenta d’affronter la terrible vérité.
— Ecoute-moi, Capri. Tout le monde prend des risques,
tout le temps. Moi, toi, Zoé, les Walter. C’est la vie. Tu ne
peux pas fuir la vie, fuir les gens, à cause des risques !
Grand Dieu ! Tu pourrais tout aussi bien te rompre le cou
dans un escalier !
— Non ! Cela n’a rien à voir. Moi, je me protège du danger.
Je fais attention quand je descends un escalier, quand je
traverse la rue, quand je conduis... Je ne me mets pas
dans des conditions de danger, comme toi. Et je ne veux
pas épouser un homme dont le métier met sa vie en péril à
chaque instant. Je ne veux pas revivre le même cauchemar
toute ma vie !
Les larmes coulaient sur les joues de Capri, qui s’agrippait
au rebord de la fenêtre comme une noyée à une planche.
En face d’elle, Tiggart la regardait d’un air suppliant.
— Je t’en prie, ma chérie, j’ai besoin de toi ! Nous nous
sommes enfin trouvés, alors ne me laisse pas, Capri !
Si elle ne partait pas tout de suite, elle le regretterait sa vie
entière. Car elle n’avait qu’une envie : se jeter dans les
bras de l’homme qu’elle aimait. Mais ensuite ?
En cédant à son amour, elle le perdrait. Comme elle avait
perdu Jamie. Et cette fois, elle n’aurait pas la force de
s’accrocher à la vie...
— Je suis désolée, chuchota-t-elle.
— Capri...
Plus qu’un appel, c’était une prière. Le cœur brisé, Capri
s’enfuit en étouffant un cri. Voilà ! C’était fini ! Si elle se
retournait, elle n’aurait plus le courage de regarder Tiggart
sans fondre en larmes, sans accepter son amour.
Dehors, elle prit à peine garde aux aiguilles de pin et aux
cailloux qui heurtaient ses pieds nus. Seule importait la
distance qui la séparait de Tiggart, et de tous les feux du
monde !
Au loin, elle aperçut une petite vedette entrant dans la baie.
Zoé
était donc de retour ? Se demandait-elle pourquoi Capri
courait sur le sentier, avec pour seul vêtement un grand
sweat-shirt de Tiggart ?
Elle le saurait bien assez tôt ! S’effondrant en larmes sur
son lit, Capri laissa libre cours à son chagrin. Elle n’avait
que faire de l’opinion des autres ! Personne ne pouvait
comprendre à quel point elle souffrait.
*
**
Le vrombissement d’un hélicoptère la tira de son hébétude.
Désorientée, Capri jeta un regard par la fenêtre. Elle avait

s’assoupir...
Sur la plage, Tiggart courait vers l’appareil, vêtu d’un jean
et d’un blouson de cuir brun. Au moment de monter dans la
cabine, il leva la tête et regarda en direction du bungalow
de Capri.
Pouvait-il la voir ? Espérait-il un signe d’elle, lui montrant
qu’elle avait changé d’avis ? Si seulement il savait à quel
point elle en avait envie ! Elle aurait tout donné pour
pouvoir courir sur la plage, lui dire qu’elle l’attendrait...
Le pilote se pencha vers Tiggart, comme pour lui dire
quelque chose. Aussitôt, Tiggart s’engouffra dans
l’appareil, et les pales se mirent à tourner à toute vitesse.
Quelques secondes plus tard, l’hélicoptère n’était plus
qu’une tache sombre dans le ciel. Les yeux brouillés de
larmes, Capri le regarda jusqu’à ce qu’il disparaisse dans
les nuages. Puis elle se détourna de la fenêtre et s’assit au
bord du lit, la tête entre les mains.
Pour elle aussi, il était temps de partir.
— Comme d’habitude ?
Jake Jones retira une bouteille de vin blanc de la glacière,
et interrogea sa fille du regard. Comme elle répondait d’un
signe de tête, il emplit les deux verres posés sur la table.
— Alors, si tu me racontais un peu tes vacances ?
demanda-t-il en sortant un cigare de la poche de sa
chemise. Où es-tu allée, finalement ? En Espagne, en
Californie ? Tu es toute dorée...
— Papa, connais-tu Blueberry Island ?
Jake alluma son cigare, procédant à un rituel que Capri
connaissait bien. Inutile d’espérer une réponse avant qu’il
ait fini !
Laissant son regard errer dans la pièce, Capri contempla
longuement le portrait de sa mère, au-dessus de la
cheminée.
Malgré son maintien parfait et son sourire calme, Madeline
Jones conservait un regard malicieux, impatient. Un regard
aussi bleu que sa robe de soirée en satin, aussi bleu que
le ciel qui l’avait si impitoyablement trahie.
— Non, répondit enfin Jake. Cela t’a plu ?
— Disons que c’était un séjour très original ! J’ai eu la
visite d’un ours au beau milieu de la nuit, j’ai aidé une
femme à accoucher tandis que l’île était ravagée par un
ouragan, et... et je suis tombée amoureuse.
Jake Jones avait pour habitude d’aller toujours à
l’essentiel. Et cette fois, il ne dérogea en rien à sa façon de
faire.
— Tu es tombée amoureuse, toi ? Et dis-moi, ce jeune
homme partage-t-il tes sentiments ?
— Je... Euh... Oui, je le crois, répondit-elle, soudain
embarrassée. Ce matin, Capri avait cueilli une douzaine
de roses d’un jaune pâle dans le jardin. Elle les avait
ensuite disposées dans un grand vase d’argent, sur la
table de la bibliothèque. Et à présent, le parfum des fleurs
se mêlait à l’arôme du cigare.
Pourquoi ce bouquet si sophistiqué lui rappelait-il les fleurs
sauvages que Tiggart lui avait offertes ? Envahie par le
souvenir, Capri revit le bouquet champêtre dans le
bungalow au bord de l’océan, et des larmes perlèrent à ses
yeux.
— Capri ? Tu pleures ?
Stupéfait, Jake posa son cigare dans un cendrier, et vint
prendre les mains de sa fille.
— Ma chérie, je ne t’ai jamais vue pleurer depuis que tu
étais petite.
C’était vrai. Même à la mort de sa mère, Capri n’avait pas
versé
une larme, enfermant son chagrin dans son cœur. Et
aujourd’hui, toutes les digues qu’elle avait construites pour
retenir sa peine se rompaient.
Secouée de sanglots, Capri se jeta dans les bras de son
père.
— Je ne comprends pas, murmura Jake. Si tu l’aimes, et
que c’est réciproque, où est le problème ?
— Oh ! Papa ! Je n’ai jamais voulu me marier... à cause de
la façon dont maman et Jamie sont morts. Pardonne-moi,
je ne t’en ai pas parlé auparavant, parce que je ne le
pouvais pas. C’est tellement douloureux !
Les pleurs de Capri redoublèrent, tandis que son père lui
caressait les cheveux.
— Mon Dieu ! Je sais à quel point cela fait mal, ma chérie.
Et j’ai eu si souvent envie de te consoler. Mais tu étais
fermée, murée dans le silence.
— J’ai été si égoïste ! Toi aussi, tu avais besoin d’être
consolé.
— Oui, nous nous serions consolés mutuellement. Mais il
est inutile d’avoir des regrets, à présent. Il est trop tard. Par
contre, nous avons tout le temps d’en parler.
— Papa, quand Jamie est mort, j’ai voulu mourir aussi...
Bouleversé, Jake la berça contre lui comme une enfant.
— Chut, murmura-t-il. Ne dis pas cela.
— Et maintenant, je ressens la même chose. J’ai dit à
Tiggart que nous ne devrions plus nous revoir... Je... Je l’ai
blessé.
— Ce n’est rien, voyons, tu n’as qu’à aller lui parler.
— Non ! Tu ne comprends donc pas ?
Désespérée, Capri se dégagea de l’étreinte de son père,
et essuya ses joues d’un revers de la main.
— Je ne peux pas l’aimer, poursuivit-elle. Je ne peux pas
prendre ce risque ! Si je le perdais, lui aussi, je... je n’y
survivrais pas. Jake la reprit contre lui, et attendit que les
sanglots de Capri s’atténuent. Lorsque la jeune femme se
calma enfin, il lui tendit un mouchoir avec un tendre sourire.
— Lorsque ta mère est morte, déclara-t-il, mon premier
sentiment a été de la colère. Je lui en voulais. Pourquoi
m’avait-elle imposé cette épreuve ? Pourquoi aimait-elle
tant prendre des risques
? N’aurait-elle pas dû, comme les autres femmes de son
milieu, passer ses après-midi dans les magasins ou jouer
au bridge ? Tant que je n’ai pas eu la réponse à ces
questions, je n’ai pas pu accepter sa mort.
— Et tu as trouvé une réponse ? demanda Capri,
tremblante et incrédule.
— Oui. Ta mère n’était pas comme les autres femmes, et
je l’aimais pour cette raison précise. Combien de fois
n’avais-je pas admiré son courage, sa personnalité ? Nous
étions très différents, et, en quelque sorte, elle me
complétait. C’est le jour où j’ai compris tout cela que j’ai
cessé d’être en colère. Car pour rien au monde je n’aurais
renoncé aux années de bonheur que nous avons connues
ensemble. Cela, même la mort ne peut me l’enlever.
— Et pour Jamie ? Cela a été pareil ? demanda Capri.
Elle regretta aussitôt sa question en voyant la douleur dans
les yeux de son père.
— Oui, balbutia-t-il. Quoiqu’il n’y ait pas plus grande
souffrance que de perdre un enfant.
Pendant quelques secondes, Capri fut incapable de parler.
Aveuglée par les larmes, elle réfléchissait aux paroles de
son père. Et elle ? Aurait-elle préféré ne jamais connaître
sa mère et Jamie ?
La réponse vint, immédiate, du plus profond de son cœur.
« Bien sûr que non ! » Elle comprenait à présent que
l’amour ne consiste pas seulement à recevoir, mais à
donner. Dire qu’elle avait attendu toutes ces années avant
de pouvoir se confier à Jake, de partager son chagrin !
— On ne doit pas avoir peur de la vie, n’est-ce pas ?
murmura-telle en se remémorant les paroles de Tiggart. Et
encore moins de l’amour...
— Oui, ma chérie. Il faut savoir prendre des risques, et être
assez courageux pour en accepter les conséquences.
Quelle horrible odeur de gaz et d’essence ! Descendant du
taxi, Capri fronça le nez de dégoût. En dépit du vent qui
balayait la vallée, les émanations du puits de pétrole
flottaient dans l’air ambiant. Quant au bruit, c’était tout
bonnement insupportable ! Mettant sa main en porte-voix,
Capri s’adressa au chauffeur.
— J’en ai sans doute pour un bon moment ! cria-t-elle. Le
chauffeur hocha la tête d’un air satisfait, et, pour toute
réponse, lui adressa un signe de la main, pouce en l’air. A
l’évidence, il n’était guère habitué à ce genre de cliente ! Et
pour lui, la course s’annonçait très rentable. Il leur avait fallu
deux heures depuis Calgary pour arriver au chantier de
Blue Spruce.
Tout le monde dans la région connaissait l’endroit où le
puits de pétrole brûlait depuis deux semaines. L’incendie
n’avait été maîtrisé
que le matin même, et on était au milieu de l’après-midi. Le
cœur battant à se rompre, Capri se dirigea vers le portail
de l’imposante clôture entourant le puits en feu. Tiggart
n’était pas au courant de sa venue. Lui en voudrait-il
d’arriver ainsi sans prévenir ?
Peut-être aurait-elle dû appeler son bureau, et rester à
Calgary. Cependant, son instinct lui avait dit de venir
jusqu’ici... Se serait-elle trompée ? Et s’il ne voulait plus
d’elle ? Il avait eu le temps de réfléchir, en quinze jours.
Avait-elle raison d’espérer ?
Capri resserra les pans de sa veste de daim sur sa
poitrine. De toute façon, il était trop tard pour reculer.
Enfonçant ses bottes de chevreau beige dans la boue du
sentier, Capri passa à côté de camions chargés de
matériel et de tuyaux, dont les moteurs tournaient au ralenti.
« Danger — Interdit au personnel non autorisé », lut-elle sur
la pancarte du portail. Pressant les mains sur ses oreilles,
pour se protéger du fracas des engins et des projections
de gaz, Capri regarda autour d’elle.
Au milieu d’une immense clairière se dressait un derrick
carbonisé, aux éléments disloqués. Quelle vision
d’apocalypse !
D’impressionnants véhicules à chenilles étaient disposés
de part et d’autre, et à droite, trois bâtiments en
préfabriqué tenaient lieu de bureaux.
Une foule d’hommes en combinaisons phosphorescentes
se tenaient près des autos, munis de casques, de protège-
tympans et de bottes isolantes. Qu’attendaient-ils ? Se
passait-il en ce lieu quelque chose dont elle ignorait l’enjeu
?
Et où était le garde ? Capri allait franchir la grille lorsque
l’homme arriva vers elle à grandes enjambées. Parvenu à
une distance de quelques mètres, il lui adressa un signe du
bras.
— Vous cherchez quelqu’un, mademoiselle ? cria-t-il.
— Oui... Tiggart Smith !
L’homme balaya du regard l’élégante silhouette de Capri,
moulée dans un jean bleu clair.
— Tiggart Smith est très occupé, en ce moment !
— Je sais, oui. Pensez-vous qu’il en ait pour longtemps ?
Le garde se pencha vers Capri, le regard moqueur.
— Ça peut lui prendre une heure comme deux, semaines,
rétorqua-t-il.
— Eh bien, je vais attendre un peu.
Fouillant dans son sac, Capri en sortit une petite boîte en
or dans laquelle elle gardait ses cartes de visite. Elle en
tendit une au garde.
— Pouvez-vous lui donner ceci, dès que vous le verrez ?
demanda-t-elle.
L’homme, en voyant le logo de la Jones Oil Company, prit
un air soudain intéressé.
— Suivez-moi ! ordonna-t-il.
Capri lui emboîta le pas, et ils se rendirent au bâtiment le
plus proche. Là, plusieurs hommes étaient installés autour
d’une table, et la regardèrent entrer avec curiosité.
— Vous pouvez servir un café à la dame, Mac ? demanda
le garde.
Puis il tendit une paire de protège-tympans à la jeune
femme.
— Tenez ! Sinon, on devient sourd, là-dedans, hurla-t-il
avant de ressortir.
Le dénommé Mac remplit de café un gobelet de plastique
et le tendit à Capri.
— Du sucre ? cria-t-il.
— Non, non ! Merci !
Il revint s’asseoir à la table, couverte de cartes et de
documents, et plus personne ne s’occupa d’elle. Elle aurait
tout aussi bien pu ne pas être là ! Cependant, leur attitude
un peu cavalière s’expliquait : on les devinait rongés par
l’inquiétude.
— S’il n’y arrive pas avant la nuit, dit l’un d’eux, il faudra
faire un autre forage. Ces gaz sont beaucoup trop
dangereux.
— Entendu...
— On lui laisse jusqu’à... disons 18 h 30 ?
— 19 heures au plus tard. Après, on n’y verrait plus rien. Et
il faut aussi envisager de rallumer l’incendie. La
combustion est plus aisément contrôlable.
— Croisons les doigts ! J’espère qu’il y arrivera, murmura
un homme d’un air lugubre.
Dire que Tiggart risquait sa vie à la minute même ! Serrant
sa tasse dans ses doigts, Capri tenta de conserver son
calme. Il était l’un des experts les plus compétents du
globe, non ?
Et puis, ne lui avait-il pas dit qu’il se montrait toujours
prudent ?
Quoi qu’il en soit, elle serait près de lui. S’il voulait toujours
d’elle... Un silence étrange remplaça soudain le vacarme
étourdissant. Autour de la table, les hommes se figèrent de
stupeur. Interdite, Capri les regarda. Puis, comme si l’un
d’eux avait donné un signal, ils se levèrent tous en même
temps.
Rejetant leurs protège-tympans, ils empoignèrent des
masques et des bouteilles d’oxygène, et, toujours sans
parler, sortirent en toute hâte. Eberluée, Capri se retrouva
seule.
Sans doute ces hommes allaient-ils vérifier l’étanchéité du
puits, maintenant que les gaz ne s’en échappaient plus...
Tiggart avait donc réussi ? Immensément soulagée, Capri
s’assit sur l’une des chaises, et posa la tête entre ses
mains.
Dieu, qu’elle avait eu peur ! Au bout de quelques minutes,
elle réussit à se lever et alla jusqu’à la porte. Où était
Tiggart ? Clignant des yeux, elle l’aperçut enfin.
Il se dirigeait vers l’un des véhicules à chenilles, où
l’attendait un groupe d’hommes... Elle aurait reconnu sa
démarche entre mille !
Arrogant, sûr de lui, Tiggart cria quelque chose à l’un des
ouvriers, provoquant l’hilarité générale.
Comme elle était fière de lui ! Tiggart savait entretenir des
rapports d’amitié, tout en restant l’homme qui sauvait la
situation. Bien sûr, il n’ignorait pas qu’ils formaient tous une
équipe, avec la réussite comme seul objectif.
Tandis qu’il devisait avec un autre homme, le garde vint
vers lui et lui tendit quelque chose. Ce ne pouvait être que
sa carte de visite. Capri n’osait plus respirer.
Quelle allait être la réaction de Tiggart ? Inquiète, la jeune
femme écouta le murmure du vent dans les pins, le bruit
des moteurs qui démarraient sur le chemin... Tiggart leva
brusquement la tête, comme si elle l’avait appelé.
Les yeux pleins de larmes, Capri tenta en vain de
distinguer son expression. Allait-il refuser de la voir ? Il lui
suffisait de donner un message au garde, de tourner le
dos, et tout serait fini. Tout d’un coup, il se détacha du
groupe et se dirigea vers le bâtiment où elle l’attendait. Il
voulait donc bien la revoir ? Les jambes flageolantes, Capri
s’avança à sa rencontre.
— Bonjour, Jones ! lança-t-il.
— Bonjour...
— Tu as l’air en forme.
— Oui. Toi aussi.
Avec la boue qui lui maculait le visage, ses traits tirés par
la fatigue, Tiggart était quelque peu différent de l’homme
qu’elle avait connu à Blueberry Island. Pourtant, ni la fatigue
ni la boue ne parvenaient à lui ôter de son charme.
— Tu as réussi à fermer le puits ? demanda-t-elle.
— Oui, à l’instant.
— Eh bien... Félicitations. Est-ce que... Est-ce que c’est
toujours aussi difficile ?
— Quelquefois, oui, répondit-il en haussant les épaules.
— Tiggart, je suis contente de t’avoir trouvé. Jamais elle
n’avait été aussi troublée de sa vie ! Pourtant, elle devait
se montrer parfaitement franche. C’était le moment de se
montrer sincère, sinon, elle perdrait Tiggart pour toujours.
— Vraiment ? demanda-t-il.
— Tu te souviens de ce que tu m’as dit, à Blueberry Island
?
Impossible de déchiffrer son expression. Se méfiait-il d’elle
? Ou bien avait-il changé d’avis, et relégué leur rencontre à
une brève aventure de vacances ?
— Je t’ai dit beaucoup de choses ! s’exclama-t-il en riant.
— Notamment, que la balle était dans mon camp. Tiggart
souleva son casque, découvrant son front noirci par la
fumée.
— Je croyais que tu devais me tenir toujours dans tes bras,
murmura-t-il.
Comment avait-elle pu oublier ? Elle lui avait donné son
cœur, pour le reprendre aussitôt, mue par une angoisse
incontrôlable. Il avait raison de lui en vouloir, après tout.
— Veux-tu m’accorder une seconde chance, Tiggart ?
Pour toute réponse, Tiggart haussa les sourcils d’un air
interrogateur. Bien sûr, il ne serait pas facile de se
réconcilier avec lui après la maladresse de sa rupture.
Cependant, Capri gardait courage.
— Je suis descendue à l’hôtel Westin... et je t’y attendrai
ce soir, murmura-t-elle, le cœur battant.
— Tu seras seule ?
La brise souleva la veste de la jeune femme, découvrant
les courbes de son corps. Le regard de Tiggart prit
soudain une teinte plus sombre.
— J’espère que non, répondit Capri.
— Et demain ? Seras-tu seule demain ?
La main de Capri se crispa sur la lanière de son sac à
main.
— Non, balbutia-elle. Je ne le veux pas. Je... Je ne veux
plus jamais être seule.
L’espace d’un instant, Capri retrouva un fol espoir. Tiggart
avait compris son message, elle l’aurait juré ! Mais avant
qu’il puisse répliquer, quelqu’un l’appela.
Se retournant, Tiggart fit signe qu’il arrivait.
— Je suis désolé. Il faut que j’y aille, Jones. Très pâle,
Capri tenta de prononcer la question qui lui brûlait les
lèvres.
— Tiggart...
— J’ai pas mal de choses à faire, cet après-midi. Je dois
terminer le rapport sur l’incendie, voir des responsables
locaux... Et ensuite, j’ai un rendez-vous que je ne peux pas
décommander. Il sera tard lorsque j’arriverai à mon hôtel,
et le temps que je me change...
— Je comprends, balbutia Capri, qui n’en pouvait
supporter davantage.
— Non, pas du tout !
Contre toute attente, il étendit la main et lui caressa la joue
d’un geste très tendre.
— Le temps que je me change, reprit-il, il sera 10 ou 11
heures du soir. Tu pourras patienter jusque-là, Jones ? Il
faut que nous parlions. Il voulait lui parler ? Consternée,
Capri sentit tout espoir la quitter. Voulait-il lui expliquer que
tout était fini entre eux ?
Acceptait-il de la revoir pour lui épargner l’humiliation
d’être venue pour rien ?
— Oui, je t’attendrai, Tiggart.
Après un bref salut de la tête, il s’éloigna et rejoignit les
hommes devant l’un des autres bâtiments. Bouleversée,
Capri partit à son tour.
En s’installant dans le taxi, elle aperçut son image dans le
rétroviseur. Comme elle était pâle ! D’autant plus pâle que
les doigts de Tiggart avaient déposé une trace boueuse
sur sa joue, qui marquait comme un trait noir sur sa peau
satinée.
Sortant un mouchoir de dentelle de son sac, Capri essuya
la boue, puis contempla le morceau de batiste. Serait-ce le
dernier souvenir qu’elle garderait de Tiggart Smith ? Dans
le rétroviseur, elle vit ses grands yeux verts s’emplir de
larmes.
— Mademoiselle Jones ? M. Smith est à la réception pour
vous, annonça la voix polie de l’employée de l’hôtel.
— Pouvez-vous lui dire de monter ? Merci.
Capri jeta un coup d’œil à sa montre. 10 h 50 ! Elle
commençait à
désespérer... Raccrochant le récepteur du téléphone, la
jeune femme enfila ses escarpins de daim noir et se
dirigea vers la porte. En rentrant à l’hôtel, elle avait pris un
bain, puis enfilé une robe de cachemire noir qui mettait sa
silhouette en valeur. Un nuage de son parfum préféré, un
dernier coup de brosse à sa chevelure dénouée, et elle
avait attendu Tiggart.
A présent qu’il était là, Capri sentit une soudaine
appréhension l’envahir. Venait-il lui dire adieu ? ou bien
discuter avec elle de leur avenir ?
— Bonsoir, Capri.
Tiggart avait revêtu son blouson de cuir brun, et il était en
jean, comme lorsqu’il avait quitté Blueberry Island. Avait-il
vraiment changé, depuis ?
— Bonsoir, murmura-t-elle.
Souriante, elle le regarda ôter son blouson et se diriger
vers le bar du petit salon. Toujours silencieux, Tiggart
prépara deux verres de scotch. Puis il alla jusqu’au balcon,
et disparut dans l’obscurité. Cherchait-il à gagner du temps
avant de lui porter le coup fatal ?
Tremblante, Capri le rejoignit sur le balcon, d’où l’on voyait
scintiller les lumières de la ville.
Comme Blueberry Island paraissait loin ! Prise de
nostalgie, Capri éprouva une subite envie de pleurer. Ce
bonheur était-il perdu à
jamais ?
— Jolie vue, n’est-ce pas ? murmura Tiggart en lui tendant
son verre.
Leurs doigts se frôlèrent, et Capri frissonna de la tête aux
pieds.
— Oui. Je suis contente que tu aies pu venir.
— Je ne m’attendais pas à te voir, cet après-midi. La jeune
femme offrit son visage à la brise du soir, laissant ses
cheveux voleter sur ses épaules.
— Excuse-moi... J’aurais dû t’appeler à ton bureau, dit-elle.
— Dans ce cas, tu m’aurais manqué, parce que je devais
prendre l’avion ce soir à minuit.
Capri s’accrocha à la rampe du balcon. Avait-il l’intention
de partir tout de même ? Ainsi, il était venu lui dire au
revoir, comme elle le redoutait ?
— Je... Je te remercie d’être passé, chuchota-t-elle, la voix
tremblante. Je ne voudrais pas te garder plus longtemps...
— Vraiment ? J’espérais le contraire.
Devant le regard éberlué de la jeune femme, Tiggart posa
son verre sur le rebord de pierre et se tourna vers elle, les
yeux brillants.
— J’espérais que tu me garderais pour toujours, poursuivit-
il. Avait-elle bien entendu ? Incrédule, Capri le dévisagea.
— Mais... Ton vol ? Tu ne pars plus ?
— Viens ici.
Il lui tendait les bras, rayonnant de tendresse, et Capri
courut s’y blottir. Non, ce n’était pas un rêve ! Elle respirait
son odeur de forêt et d’océan, elle sentait contre elle son
corps chaud et puissant.
— Voudrais-tu que je m’en aille, Capri ? Ou préfères-tu
que nous restions ensemble pour toujours ?
— Oh ! Tiggart ! Comme si tu ne le savais pas...
— Alors je reste.
Il approcha son visage du sien, et leurs lèvres se
retrouvèrent en un baiser plein de fougue. Un frisson
délicieux parcourut le corps de Capri, et ils se regardèrent,
ivres de désir.
— Capri, je veux avoir des bébés, murmura-t-il en
caressant son dos.
— Moi aussi, mon chéri. J’en veux beaucoup... Tiggart la
prit par les hanches, s’attardant aux courbes splendides de
son corps.
— Je sais que ton métier est très important pour toi, ma
chérie. Et j’espère que tu n’y renonceras pas... Je voudrais
que tu aies tout ce que tu souhaites, mon amour. Une
famille, une carrière. Rêveuse, Capri s’imagina arrivant à
son travail, un bébé blond dans les bras... et un petit garçon
trottinant près d’elle. Elle connaîtrait donc le bonheur d’être
mère, sans reléguer ses ambitions au second plan ?
Eh bien, son rapport sur les gardes d’enfant serait
d’actualité !
Comment se serait-elle doutée, en l’écrivant, qu’un jour
cela la concernerait aussi ?
— Je vais fonder ma propre société à Houston, reprit
Tiggart. Et je construirai la maison de tes rêves... avec une
nursery et de très nombreuses chambres. Et que dis-tu de
passer nos vacances à
Blueberry Island ? Je pourrai enfin voir mes enfants jouer
sur la plage. Sauf lorsque nous les confierons à leurs
grands-parents, pour que nous y passions des week-ends
en amoureux.
Capri le regarda d’un air malicieux.
— Il va falloir du temps pour remplir toutes ces chambres,
murmura-t-elle. Quand penses-tu pouvoir commencer ?
— Tu es donc si pressée, Jones ? répliqua-t-il en se
piquant au jeu. Je viens de passer deux semaines à
éteindre un incendie, et maintenant tu veux que je me jette
dans le feu de la passion ! Bah !
Tant pis ! Après tout, quand il s’agit de faire plaisir à une
dame... Soulevant la jeune femme dans ses bras, Tiggart la
ramena dans la chambre. Capri riait aux éclats, tandis
qu’ils tourbillonnaient vers le grand lit recouvert de satin
bleu. Tout au fond de son cœur, elle savait que son
ancienne peur était partie.
Désormais, l’amour prendrait la plus grande part dans sa
vie. Et s’il y avait des risques, elle ne serait plus seule pour
les affronter.
— Oui, murmura-t-elle en lui offrant ses lèvres. Tu sais tout
à fait faire plaisir à une dame.
— Je ne vous le fais pas dire, madame Smith... Dans une
étreinte éperdue, ils apaisèrent enfin le désir immense
qu’ils avaient l’un de l’autre. Désir rendu plus aigu encore
par les jours de séparation. Très loin, à Blueberry Island,
les étoiles scintillaient comme des diamants. Capri les
gardait dans son cœur comme les plus précieux des
joyaux. N’avait-elle pas fait de ses vacances impromptues
une totale réussite ?

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