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Chapitre 1

Cerné par le chintz et les broderies au petit point du salon de sa grand-mère, David
McKay se sentait nerveux. Comment allait-il s’y prendre pour ramener la vieille dame à la
raison ?
— Pour la dernière fois, je t’en supplie : ne fais pas ça !
Geneva McKay émit un léger soupir, tout en rangeant un chemisier supplémentaire dans
son sac de voyage posé sur le sofa.
— Je suis désolée, David, cela fait presque une heure que je t’écoute, et cette discussion
commence à me fatiguer… Il était inutile que tu viennes.
Haute comme trois pommes, sa grand-mère aurait dû être impressionnée par la
désapprobation qu’il lui opposait… et par sa haute taille. Mais David savait fort bien qu’il n’en
était rien. Il avait beau, comme elle aimait le souligner, « être devenu un grand manitou de
Hollywood, vêtu comme un prince », pour elle, il restait le petit garçon d’autrefois, qui jouait
accroupi dans la cour, et partageait ses casse-croûte et des baisers mouillés avec son chien.
Quelle tête de mule ! Depuis son arrivée à Broken Yoke, le matin même, il n’avait pas
cessé d’argumenter. En vain, car, d’après la vieille dame — elle avait probablement pris sa
décision le jour même où son cher Herbert, le grand-père de David, avait poussé son dernier
soupir —, la date du départ n’avait été retardée qu’à cause du « stupide » problème cardiaque
dont elle avait souffert, l’année passée. Mais à présent, disait-elle, elle allait bien, et il était grand
temps qu’elle exécute les dernières volontés de son époux.
— C’est dément ! reprit David.
— Ne sois pas grossier avec moi, lança-t-elle, sans daigner lui adresser un regard. Je n’ai
rien d’une démente, que je sache. Mon amie Shirley dit très justement que ce que je fais est
karmique.
— Karmique ? N’importe quoi ! Si je ne m’abuse, c’est bien cette même Shirley qui est
persuadée que les extraterrestres cherchent à la contacter à travers son grille-pain ?
— Ce n’est plus le cas depuis qu’elle l’a vendu dans un vide-grenier.
David serra les lèvres, en priant pour recouvrer un peu de patience.
— Grand-mère, si tu es vraiment résolue, laisse-moi, au moins, t’affréter un avion… On
survolera Devil’s Smile, et tu pourras ainsi disperser les cendres de grand-père sur toute l’étendue
du Colorado, comme tu le souhaites.
— Comme cette idée te ressemble, David… C’est si logique… et si peu sentimental,
répondit la vieille dame, d’un ton navré. Mais c’est hors de question, et j’ai déjà bien trop
attendu.
Elle se dirigea vers la cheminée, où les cendres de son époux trônaient, à la place
d’honneur, dans une boîte aux motifs surannés dont elle caressa amoureusement le couvercle
scellé.
— Cela fait deux ans que mon pauvre Herbert repose ici, et, chaque fois que je le regarde,
je me sens coupable de n’avoir toujours pas accompli ses dernières volontés. Pas toi ?
Elle soupira, mélancoliquement, son pâle regard pervenche se brouillant à mesure qu’elle
s’abîmait dans ses souvenirs.
— « Gennie, m’a-t-il dit, nos deux semaines de voyage de noces ont été pour moi les plus
précieuses de toute ma vie. Ne dépose pas mon urne dans un caveau, comme un vieux livre
oublié dans une bibliothèque. Ramène-moi plutôt à Devil’s Smile. » Voilà pourquoi je retournerai
coûte que coûte dans ce canyon, David, affirma-t-elle en redressant ses frêles épaules. Ne le
prends pas mal, mais tu ne pourras pas m’en empêcher.
Exaspéré, David prit fermement sa grand-mère par les épaules. Il n’avait pas le temps de
jouer à ce petit jeu. Il était surchargé de rendez-vous. Comment une femme si âgée pouvait-elle
se montrer aussi obstinée ?
— Ecoute, dit-il d’un ton péremptoire, tu n’es pas en état d’entreprendre un tel voyage…
— Je ne suis pas encore décrépite, tout de même ! Miranda Colloway vient de faire une
excursion en rafting avec sa famille, et elle a soixante-seize ans. Trois ans de plus que moi.
— Miranda Colloway n’a pas été opérée du cœur, que je sache.
— Certes, mais qu’est-ce que ça prouve ? Seulement que je suis mieux entretenue qu’elle.
Dis, crois-tu qu’il y aura assez de place sur ma mule pour un carnet de croquis ?
— Une semaine à cheval pour arriver au canyon, une semaine pour en revenir, dormir à
même le sol dans une tente… Ça n’a rien d’une partie de plaisir, tu en as conscience ?
— Je m’en tirerai très bien, va. Avant de nous installer ici, Herbert et moi, nous
voyagions tout le temps. Nous étions de vrais pionniers. Imagine-toi que lorsque nous vivions en
Arizona, certaines tribus indiennes étaient encore hostiles, et que c’était dangereux.
— Des pionniers ! laissa échapper David avec un rire incrédule. Vous viviez dans un
mobile home de trois pièces en pleine banlieue, et si tu as jamais croisé des Indiens hostiles, c’est
probablement parce que tu trichais quand tu jouais au bingo dans la réserve.
— Tu te montres bien impertinent, jeune homme, répliqua sa grand-mère.
Les mains sur les hanches, elle lui jeta un regard sévère qui raviva, chez David, quelques
cuisants souvenirs d’enfance.
— Je reconnais bien là l’influence pernicieuse de Hollywood. Jamais tu ne te serais
permis de me manquer de respect, quand tu vivais ici.
David était plutôt du genre coriace. Et pourtant, par un étrange phénomène, la frêle vieille
dame réussissait toujours à avoir le dessus, sans déranger un seul de ses cheveux blancs.
— Excuse-moi…, murmura-t-il. C’est juste que je me fais du souci pour toi. Je t’aime,
grand-mère.
Avec un regard plein de tendresse, Geneva posa sa main ridée sur la joue de son petit-fils.
— Tu es vraiment un bon garçon. Tu l’as toujours été, d’ailleurs. Je me souviens quand…
— Ne change pas de sujet. Tu t’es renseignée, au moins, sur le tour-operateur qui prend
en charge ton voyage jusqu’à Devil’s Smile ?
— Inutile, répondit-elle, balayant la question d’un geste indifférent, pour retourner au sofa
où elle se saisit d’un pantalon rouge qu’elle pressa contre son corps fragile. Tu ne trouves pas ça
trop voyant ? Je ne voudrais pas avoir l’air d’une touriste.
— Ce n’est pas possible ! Tu ne sais rien de ces gens, s’ils sont recommandables ou pas !
Quelle tête est-ce que tu vas faire, si un cow-boy crasseux t’entraîne au milieu de nulle part pour
te voler ton bagage, et qu’il disparaît dans la nature ?
— Ne sois pas ridicule, répliqua sa grand-mère d’un air blasé. Comme si j’allais emmener
quoi que ce soit de précieux en randonnée !
— Enfin ! Que sais-tu de ces gens ? insista David, qui n’en pouvait plus de serrer les
dents.
— J’en sais suffisamment pour être sûre d’être dans de bonnes mains.
Avant que son petit-fils ait pu répliquer, la sonnette de l’entrée tinta, interrompant leur
discussion.
La fébrilité s’empara de Geneva.
— Mon Dieu ! Juste à l’heure… Et moi qui ne suis pas encore prête !
Tandis qu’elle se hâtait d’aller ouvrir, David grommela et, jetant un coup d’œil dans la
rue, y aperçut l’arrière d’un van de couleur blanche, garé devant la maison, qui ne portait aucun
logo. Cela ne présageait rien de bon.
Comme sa grand-mère avait ouvert la porte, David jeta un regard par-dessus son épaule
pour apercevoir le visiteur qu’il s’apprêtait déjà à détester. Surprise ! Ce n’était pas un visiteur,
mais une visiteuse. Vêtue d’un jean étroit qui gainait ses jambes interminables, elle avait un corps
de danseuse. Quand elle ôta son Stetson, une cascade de cheveux noirs, qui attrapèrent aussitôt la
lumière, dégringola sur ses épaules.
— Bonjour, lança-t-elle d’une voix douce et claire. C’est un jour idéal pour partir à
l’aventure, vous ne trouvez pas ?
David resta bouche bée. Ce n’était pas une inconnue qui s’apprêtait à accompagner son
aïeule de soixante-treize ans à travers les vastes étendues sauvages du Colorado. Dix ans
auparavant, il avait connu cette femme…
Et intimement.
Car la personne qui bavardait dans l’entrée avec sa grand-mère n’était autre qu’Adriana
d’Angelo.
Addy… Son amour de jeunesse, la femme qu’il aurait dû épouser…
Jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils avaient tous deux des objectifs de vie inconciliables et,
surtout, qu’elle l’accuse d’être prêt à tout pour grimper les marches qui menaient au sommet.
David sentit soudain un frémissement d’intérêt lui parcourir l’échine. Il n’avait pas revu la
jeune femme depuis leur dernière dispute, au Lightning River, l’hôtel des d’Angelo. Depuis,
même s’il était venu, de temps à autre, rendre visite à ses grands-parents et soutenir sa
grand-mère au moment du décès de son mari, il s’était soigneusement arrangé pour éviter la jeune
femme.
Mais aujourd’hui, voilà qu’il la retrouvait, sur le point d’éprouver le même choc que lui.
Pour quelle raison sa grand-mère lui avait-elle caché qu’Addy était partie prenante dans cette
histoire ? Pourquoi avait-elle tenu cette information secrète ? Etait-ce intentionnel ? Sa
grand-mère savait pourtant combien leur rupture avait été douloureuse…
Avant qu’il ait pu trouver une réponse, Addy pénétra dans le salon, sur les talons de
Geneva. Décidé à faire bonne figure, David sortit de l’ombre et s’avança au centre de la pièce. La
jeune femme était en train de sourire aux propos de sa grand-mère.
Quand, soudain, elle l’aperçut.
Son sourire se figea instantanément en une expression de surprise, qui n’était de toute
évidence que le reflet de la sienne.
— David ?
Pétrifiée, elle le fixait si intensément que, lorsqu’il croisa son regard, il en fut ébranlé.
— Bonjour, Addy…, bredouilla-t-il.
Quelque chose avait dû se coincer dans sa gorge. Etait-ce parce que toutes les horreurs
qu’ils s’étaient dites, dix ans auparavant, étaient aussi fraîches dans sa mémoire que si elles
dataient du matin même ?
Sans parler du souvenir de ce qu’il ressentait alors, quand il la tenait dans ses bras, du
goût enivrant de ses lèvres et du grain de sa peau nue illuminée par le reflet dansant des
flammes…
Bizarre, comme on pouvait parfois s’abuser soi-même. On avait beau s’être échiné à
grimper les marches glissantes du succès, à gagner de l’argent à poignées, à prendre tous les
risques en bousculant la vie des autres, finalement, un seul regard de femme vous ramenait à
l’évidence : tout ça n’était que vanité.
Consciente du silence gênant qui s’était installé, Addy se ressaisit.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.
Le ton de sa voix trahissait-il du déplaisir ? Ce n’était pas sûr. Néanmoins, irrité, David
répondit tout à trac :
— Pourquoi ? Est-ce que je n’ai plus le droit de rendre visite à ma grand-mère ?
— C’est que ça ne t’arrive pas souvent…
Se reprochant immédiatement la vivacité de sa réponse, Addy piqua un fard.
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-elle. C’est juste que je me demande ce
qui t’amène aujourd’hui, alors que Geneva et moi partons demain pour une randonnée de quinze
jours…
— Si j’ai mon mot à dire, il n’en est pas question.
— Ne l’écoute pas, Addy, intervint Geneva. David, mon chéri…
— N’essaye pas de m’amadouer, répliqua celui-ci, excédé. C’était déjà un monde de
t’imaginer dans la nature accompagnée d’un vieux cow-boy sur le retour, mais là, avec Addy,
c’est tout simplement hors de question. Oui, hors de question que vous vous amusiez à traverser
le désert toutes seules. Je vous l’interdis.
— David ! s’exclama sa grand-mère, suffoquée. Tu deviens affreusement grossier.
D’abord, tu n’as aucun droit de m’interdire quoi que ce soit. Ensuite, Addy et moi sommes
parfaitement capables de…
— Excusez-moi, est-ce que je peux dire quelque chose ? coupa la jeune femme sur un ton
conciliant, manifestement désireuse de désarmer la méfiance de David.
Celui-ci la scrutait de l’œil acéré d’un faucon en cage. Il était loin d’avoir oublié à quel
point elle était persuasive.
— David, je ne sais pas si nous sommes encore capables de communiquer sans… nous
dire des choses désagréables. Cependant, cette affaire n’a rien à voir avec nous. Cela ne concerne
que ta grand-mère et ce qu’elle désire accomplir.
— Ce qu’elle désire accomplir est irréalisable pour une femme de son âge.
— Je comprends ton inquiétude. Au début, j’avais également des réserves, mais Geneva
est parfaitement au fait des difficultés d’un tel voyage.
— Bien sûr ! affirma la vieille dame. David, j’adore camper à la belle étoile. Souviens-toi
du safari que nous avons fait en Afrique, ton grand-père et moi, peu de temps avant sa mort. En
comparaison, cette randonnée sera une promenade de santé.
— D’après son médecin, reprit Addy, ta grand-mère est en parfaite santé. Et de toute
façon, elle est bien décidée à partir. Est-ce que tu insinues qu’il y aurait un autre type
d’empêchement… Une déficience mentale, par exemple ?
— Evidemment que non ! s’exclama la vieille dame, dressée sur ses ergots.
La patience n’avait jamais été le point fort de David et, en ce moment, elle lui faisait
singulièrement défaut. Il lança un regard noir à Addy, remarquant au passage qu’elle possédait
toujours ces yeux limpides et sereins qui lui faisaient penser à un portrait de Vermeer. Même si, à
cet instant précis, ils exprimaient un léger sentiment de supériorité et d’amusement. Il devait
reconnaître qu’elle l’avait bien possédé. Il lui était impossible de blesser sa grand-mère en
suggérant, devant elle, qu’elle n’était pas totalement capable de prendre une telle décision.
— Tu sais très bien que non, concéda-t-il, d’un ton maussade.
Satisfaite, Geneva retourna à son sac de voyage, qu’elle s’employa à refermer. Sans un
mot, David la repoussa gentiment pour le faire à sa place. Il lança un regard à Addy par-dessus
son épaule.
— Et tu as déjà fait ce voyage combien de fois ?
— Aucune. Pourtant, rassure-toi, je monte à cheval depuis toujours. Et comme les
randonnées équestres sont maintenant au nombre des activités de l’hôtel, j’ai l’expérience de ce
genre d’expédition. Ce mois-ci, j’en ai accompagné trois. Evidemment, je ne me suis jamais
rendue aussi loin que Devil’s Smile, mais je devrais être capable d’y aller et d’en revenir sans
trébucher dans un terrier de chien de prairie. Ça te va ?
— Evidemment que ça va, répondit Geneva à sa place. Bon, je crois que je suis parée.
Nous pouvons y aller. Allez, mon chéri, embrasse-moi et retourne vite à Hollywood. Je te
promets de t’appeler dès mon retour, ajouta-t-elle en tapotant la main de son petit-fils.
— Grand-mère…
— Mon Dieu ! J’allais oublier Herbert ! s’exclama soudain la vieille dame en se couvrant
le visage des mains. Ça aurait été le bouquet.
Elle se rua vers le manteau de la cheminée et revint en serrant sur son cœur la précieuse
boîte, qu’elle enfouit vivement dans un des compartiments à fermeture Eclair de son sac de
voyage, en compagnie de sa trousse de toilette et de son carnet de croquis.
Même si elle attendait tranquillement à quelque distance, David ressentait l’emprise du
charme d’Addy et de l’aura envoûtante de sa silhouette nimbée de soleil.
Quand sa grand-mère saisit les poignées de son sac en tapisserie, il posa sa grande main
sur la sienne.
— Grand-mère…
Elle se redressa, à la fois résolue et irritée. C’était une femme à la volonté d’airain, et il
commençait de toute évidence à la pousser à bout.
— David, je ne plaisante plus. Il n’y a plus rien à ajouter.
Comme s’ils fourbissaient leurs armes, les deux belligérants marquèrent une courte pause,
qui permit à David de mesurer la faiblesse de ses arguments.
— Si, il y a quelque chose à ajouter : je viens de prendre une décision, lança-t-il.
— Quoi donc, mon chéri ? demanda Geneva en poussant un gros soupir.
— Je pars avec vous.
— Quoi ? s’exclamèrent en chœur les deux femmes.
— J’ai décidé de faire cette excursion avec vous.
— C’est impossible, rétorqua sa grand-mère en secouant la tête.
— Et pourquoi donc ? Vous ne partez que demain matin. Si je comprends bien, vous allez
passer la nuit au Lightning River. Je cours rassembler quelques affaires et je vous y retrouve.
— Désolée, l’hôtel est complet, déclara vivement Addy.
La réplique avait fusé un peu trop vite, ce qui était suspect…
Si elle croyait le faire renoncer à sa décision en employant ce genre de manœuvres, elle se
trompait.
— Alors, je dormirai ici cette nuit et je vous rejoindrai demain, répliqua-t-il avec un
haussement d’épaules.
— Et ton travail ? s’enquit sa grand-mère. Je ne sais pas, moi… Mais est-ce que tu n’as
pas une équipe à diriger, des projets à organiser, le monde à conquérir ?
— La conquête du monde est repoussée au mois prochain. D’ici là, il y a assez de gens
expérimentés dans mon équipe pour faire tourner la boutique sans moi. Tu peux me procurer un
cheval, ou il faut que j’apporte le mien ? demanda-t-il en se tournant vers Addy.
Son regard fuyant trahissait son mécontentement, mais c’est d’une voix claire et
indifférente qu’elle répondit :
— Je peux te trouver une monture et une mule de bât. Est-ce que tu sais encore faire la
différence entre la tête et la croupe d’un cheval ?
— Je crois en être capable. Ces bêtes se montent par la gauche, à ma connaissance.
Qu’est-ce qu’il y a besoin de savoir de plus ?
— Je ne tiens pas à ce qu’une de mes montures soit abîmée, simplement parce que tu n’as
pas pu convaincre ta grand-mère.
Maintenant que sa décision était prise, David se sentait de plus en plus séduit par la
perspective de cette randonnée.
— C’est comme la bicyclette, non ? demanda-t-il. Ça ne s’oublie pas. Tu as oublié qu’on
montait tout le temps ensemble, quand je vivais ici.
Il se rendit immédiatement compte de son erreur. Evoquer leur passé commun les
engageait sur un terrain bien trop glissant. Brisant le silence pesant qui s’était installé, Geneva
intervint.
— Mon enfant, je serais absolument ravie de faire cette excursion en ta compagnie, mais
tu sais comme tu es…
— Comment ça ?
— Eh bien, tu aimes ton petit confort. Tu te plains toujours de la piètre qualité du service
des hôtels, des saunas qui ne marchent pas… Bref, tu n’es jamais satisfait. Et puis, souviens-toi
de ton horrible accident avec le serpent jarretière.
— Pour l’amour du ciel, grand-mère ! s’exclama David, sur un ton de fierté blessée. Je
n’étais qu’un gamin ! Je suis tout à fait capable de m’accommoder de quelques désagréments.
Tiens, tu te souviens du tournage de Crépuscule sur le Sahara, l’année dernière ? Eh bien, on a
tourné trois mois dans le désert, et je m’en suis très bien trouvé.
— Quoi ? Tu es resté sur le tournage pendant trois mois d’affilée ? demanda Addy,
soupçonneuse, en croisant les bras sur la poitrine.
Elle savait très bien que c’était faux. Les producteurs ne supervisaient jamais
personnellement l’ensemble de leurs films. David n’avait été que trop heureux d’organiser
celui-ci à distance. En y repensant, c’était peut-être une des raisons de son échec au box-office.
Mais c’était une autre histoire.
— En tout cas, je sais parfaitement comment me débrouiller, affirma-t-il en toisant la
jeune femme. Est-ce que tu as une objection légitime à ce que je vous accompagne ?
— Tu veux dire une raison supplémentaire, car il y en a déjà une d’évidente… C’est notre
mésentente.
— Oui, et à part ça ? rétorqua-t-il.
— C’est tout… à condition que tu sois capable de t’accrocher, car je n’ai pas l’intention
d’être ta baby-sitter.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
— Bon. Ça pourra toujours être utile, d’avoir quelqu’un pour dresser les tentes et aller
chercher de l’eau.
Il avait oublié le malin plaisir qu’elle prenait toujours à lui retourner ses moqueries et ses
sarcasmes. Addy était aussi douée pour en recevoir que pour en envoyer. Les deux prochaines
semaines en sa compagnie risquaient d’être aussi irritantes que stimulantes.
Elle fouilla dans la pile de papiers qui débordaient du carnet qu’elle tenait à la main et lui
tendit une brochure et une liste de fournitures.
— Tu crois que tu vas pouvoir te procurer tout ça en si peu de temps et retrouver le
chemin de l’hôtel ? Je voudrais partir à l’aube.
— Sans problème.
Apparemment résignée, Addy embarqua une des valises de sa grand-mère, lui laissant le
soin de se charger du reste. Pendant que Geneva fermait la maison, ils déposèrent les bagages
dans le coffre du van.
— Au fait ! s’exclama-t-elle, comme si elle avait oublié quelque chose.
Après avoir claqué la porte arrière du véhicule, elle s’approcha assez près de David pour
n’être pas entendue de la vieille dame.
— Il y a deux choses que nous devons clarifier tout de suite.
David attendait la suite. Il retrouvait dans l’expression de ses yeux noirs le même air
d’audace et de défi qu’il lui avait toujours connu. Elle n’avait pas changé.
— Tout ça peut te paraître un jeu, mais ce genre d’expédition n’a rien d’un pique-nique ;
c’est une entreprise sérieuse. Ce qui implique que tu devras m’obéir au doigt et à l’œil.
— Si je comprends bien, c’est toi le boss.
— Exactement, acquiesça-t-elle. Si tu n’arrives pas à te débrouiller, ou si tu me traites
avec condescendance, tu te retrouveras à faire du stop sur le bord de la route avant d’avoir pu dire
ouf. Je ne suis pas un de tes subordonnés. Compris ?
— Je crois que oui.
— Parfait.
Après cette mise au point, elle s’éloigna, l’abandonnant près du van. Son attitude aurait dû
le crisper mais, bizarrement, ce n’était pas le cas. Au contraire, il éprouvait une certaine
excitation, comme si la lumière incandescente que prodiguait le soleil lui était montée à la tête.
— Addy ! lança-t-il.
Elle se retourna.
— Tu parlais de deux choses. Quelle est la seconde ?
Le sourire de la jeune femme était, cette fois, beaucoup moins menaçant.
Elle répondit d’une voix douce :
— Ce voyage est très important pour ta grand-mère. J’ai déjà sur le dos deux mules à faire
marcher droit, et je n’ai pas besoin d’un âne supplémentaire.
Chapitre 2
Quinze jours en compagnie de David McKay…
Deux semaines entières.
Mon Dieu ! Comment faire ? La question tournoyait dans l’esprit d’Addy tandis qu’elle
gravissait le chemin escarpé qui menait au Lightning River.
Dix ans qu’elle n’avait pas revu cet homme. Dix ans depuis qu’ils s’étaient disputés si
violemment qu’ils en avaient perdu tout sens commun. Et voilà qu’il était de retour à Broken
Yoke, un endroit qu’il était censé détester, et qu’il s’apprêtait à marcher sur les traces d’un passé
qu’il avait allègrement renié. Voilà qu’il semblait déterminé à partager les quinze prochains jours
avec une femme qu’il avait accusée, à l’époque, de lui couper les ailes en bridant sa créativité.
Pas de doute, ces deux semaines risquaient d’être interminables.
— Je suis désolée de la tournure des événements, Addy, dit Geneva avec sympathie, pour
rompre l’interminable silence qui régnait dans le van. Que vous soyez sortis ensemble, David et
toi, cela ne va pas faciliter les choses…
— Non, ça ira, s’empressa de répondre celle-ci, espérant de tout son cœur ne pas se
tromper. Nous sommes tous deux adultes, à présent. Bien sûr, ça m’a fait un choc de le revoir,
mais je m’en remettrai.
— Je n’arrive pas à croire qu’il ait pris la décision de nous accompagner. Mais tu le
connais, quand il s’est mis une idée en tête… rien ne peut l’arrêter.
— Oh, oui… Je m’en souviens.
Et comment ! David et elle se connaissaient depuis le lycée, depuis qu’il était venu vivre
chez ses grands-parents. Ses souvenirs les plus vifs restaient liés à l’été qui avait suivi la fin du
lycée, quand David lui avait annoncé son recrutement comme stagiaire sur le tournage de
Tonnerre sur la piste, un western à petit budget, qui se déroulait à proximité de Broken Yoke,
dans la forêt nationale des Arapahoes. Cette occasion de participer à un tournage lui avait permis
de réaliser un rêve de gosse, qu’il nourrissait depuis le jour où son père lui avait offert une
caméra : il voulait devenir réalisateur. Ça avait été sa grande chance, et elle aurait dû
immédiatement se douter que cet événement allait tout bouleverser entre eux.
Du coin de l’œil, Addy vit Geneva hocher tristement la tête.
— J’ignorais qu’il allait venir, dit-elle. C’est si rare…
— Quand vous a-t-il rendu visite pour la dernière fois ?
— Il y a deux ans, quand il est venu m’aider à régler la succession d’Herbert. Depuis, je
suis allée le voir en Californie, bien sûr, mais je n’aime pas beaucoup l’endroit. Le soleil
perpétuel, tous ces gens qui ont recours à la chirurgie esthétique… Ça n’a rien de naturel.
— Ça a l’air de lui plaire, pourtant.
— Il faut croire, déclara Geneva, dubitative. Je ne m’attendais pas à le découvrir sur le
pas de ma porte. Sinon, je t’aurais prévenue. Il m’a prise de court… Es-tu sûre de pouvoir
affronter la situation ? demanda-t-elle en se penchant pour poser la main sur celle de la jeune
femme.
Addy aurait préféré que la vieille dame n’aborde pas ce sujet, d’autant qu’elle ignorait la
réponse. Elle préféra détourner la conversation :
— Il va falloir qu’il mérite sa place et qu’il mette la main à la pâte, comme tout le monde.
— Il le fera, j’en suis sûre. Tu as raison, tout va bien se passer. Vous vous entendiez
parfaitement, autrefois, avant qu’il ne décide de partir à Hollywood en suivant l’équipe de ce film
minable. Ce serait merveilleux que vous redeveniez amis…
Addy quitta la route des yeux une seconde pour regarder Geneva : est-ce qu’elle n’était
pas en train de bâtir des châteaux en Espagne ? Sûrement pas, mais autant tuer cet espoir dans
l’œuf.
— Aucune chance, répliqua-t-elle. Nous sommes devenus trop différents, à présent.
Est-ce que vous avez vu son costume ? Je suis certaine qu’il a oublié ce que c’est que de frayer
avec nous, le menu peuple.
— Attendons de voir ce qui adviendra dans les quinze prochains jours, répondit la vieille
dame avec un grand sourire.
Le van parcourut rapidement les derniers kilomètres de la route familière qui menait au
Lightning River. Les ombres et les lumières du crépuscule se mêlaient harmonieusement,
conférant une puissante beauté à l’architecture de verre et de bois de l’hôtel, situé au milieu des
pins immenses. Au loin, la surface du lac scintillait dans les derniers rayons du soleil, comme si
elle était constellée de sequins dorés. Addy n’était jamais lassée de ce panorama unique, que
dominaient les montagnes lointaines, comme de muettes sentinelles.
— C’est si paisible, ici…, soupira Geneva. Je me réjouis de passer cette soirée avec ta
famille, avant notre départ.
L’hôtel, qui possédait seize chambres et deux suites, avait été édifié des années
auparavant par les parents d’Addy, Rose et Sam d’Angelo. Ils y avaient élevé trois garçons et une
fille, dans les appartements privés qui jouxtaient le hall d’entrée, et Addy n’avait jamais connu
d’autre foyer.
— Vous n’êtes pas revenue ici depuis l’anniversaire de maman, si je ne me trompe ?
— Non, et je suis intriguée de savoir où a échoué mon tableau.
Quelque temps auparavant, le père d’Addy lui avait, en effet, commandé un portrait de sa
femme. Maintenant, l’œuvre de Geneva, artiste talentueuse, trônait à la place d’honneur dans le
salon familial.
— On a eu des discussions interminables pour savoir où le placer, mais c’est papa qui a
eu le dessus… Mes parents vont être ravis de vous voir et, franchement, j’espère que votre
présence va un peu relâcher la pression qu’ils exercent sur moi. Mes relations avec papa ont été
un peu… épineuses, ces derniers temps.
— Je sais, j’en ai entendu parler, déclara la vieille dame d’un air entendu.
— Par qui ?
— Par ta mère. Elle est d’accord, à l’avance, avec ce que tu décideras, et elle dit qu’elle
résiste difficilement à l’envie d’étrangler ton père.
Addy, qui ressentait le même désir, ne put s’empêcher de rire. Quelques semaines plus
tôt, elle avait pris une décision qui engageait sa vie entière. Quand elle en avait fait part à sa
famille, elle avait cru se retrouver en plein débat électoral, car, chez les d’Angelo, on ne ratait
jamais l’occasion d’une bonne discussion enflammée, et personne ne savait garder son opinion
pour soi. Elle aurait pourtant pu espérer qu’un sujet aussi sensible que l’insémination artificielle
les laisserait muets pour au moins un jour ou deux. Or, il n’en avait rien été. Même si, malgré leur
stupéfaction, la plupart des membres de sa famille s’étaient montrés compréhensifs, c’était
compter sans son père, qui était monté sur ses grands chevaux quand Addy avait annoncé qu’elle
allait se renseigner sur la procédure. Qu’est-ce qu’elle avait contre la façon normale d’avoir des
enfants ? Qu’est-ce qu’il y avait de mal à commencer par se marier ? s’était-il exclamé. Quand
elle avait tenté de lui expliquer que l’homme de ses rêves avait dû perdre son adresse, et qu’elle
ne pouvait plus se permettre d’attendre, un tir de barrage s’était déclenché. En vérité, ce voyage à
Devil’s Smile serait un agréable dérivatif aux tensions qui régnaient à la maison.
Se garant sous le porche, elle signala à George, le portier, qu’elle avait besoin de son aide
pour porter les bagages. Tandis qu’il s’empressait d’obéir, Addy expliqua à Geneva :
— Je vous ai donné une chambre au rez-de-chaussée. Comme ça, vous n’aurez pas à
grimper les escaliers. Papa s’obstine à refuser d’installer un ascenseur.
Sam d’Angelo, victime d’une attaque deux ans auparavant, n’acceptait
qu’occasionnellement d’utiliser des béquilles, et repoussait toute autre concession à son état.
Même Nick avait renoncé à lui faire entendre raison.
— Le parking est bondé, constata la vieille dame.
— Nous sommes débordés en ce moment. D’ailleurs, si vous n’y prenez pas garde, mes
parents vont vous réquisitionner.
— De quoi t’occupes-tu, en ce moment, ma chérie ?
— Un peu de tout.
A sa sortie du lycée, Addy avait cédé aux instances de ses parents et rejoint l’équipe de
l’hôtel, géré en famille : son père tenait le rôle d’administrateur et de comptable ; sa mère
régentait les cuisines comme un maréchal d’empire ; tante Renata s’occupait de la salle de
restaurant ; tandis que tante Sofia dirigeait les femmes de chambre. Son frère Nick, autrefois
pilote dans la marine, conduisait les vols d’hélicoptère qu’organisait l’hôtel et, même si Matt et
Rafe vivaient dans la vallée, à Broken Yoke, ils venaient souvent avec leurs épouses donner un
coup de main, quand les circonstances l’exigeaient.
Seule Addy n’avait pas encore trouvé sa place. Elle possédait son brevet de pilote et
pouvait épauler son frère, mais cela ne l’enthousiasmait pas. Elle détestait cuisiner. Et, bien que
son père l’eût chargée, dernièrement, de la tenue des comptes, d’après Nick, toujours plein de
tact, elle était incapable de faire une addition.
En tout cas, elle adorait les enfants et s’occupait très bien de ses nièces et de son neveu.
C’était peut-être ce qui l’avait amenée à renoncer à attendre le prince charmant et à résoudre la
question à sa façon…
Elle aida Geneva à s’installer dans sa chambre et se hâta d’aller donner un coup de main à
sa mère, en cuisine. Ce soir-là, trois dîners très particuliers étaient prévus : la commémoration du
mariage d’un couple qui s’était connu à l’hôtel vingt-cinq ans auparavant et deux anniversaires.
Cela exigeait une préparation intensive, et tous les renforts possibles étaient mobilisés.
En arrivant dans la cuisine, la première personne qu’elle aperçut fut sa belle-sœur, Dani,
qui venait d’épouser son frère Rafe, deux mois plus tôt. La soirée allait être dure, et on avait
recruté tous les bras disponibles.
Courageusement, Dani s’était assise devant l’immense étal de boucher et tentait,
apparemment sans grand succès, de sculpter des radis en forme de boutons de rose. Dès qu’elle
aperçut Addy, elle lui fit signe en lui tendant un couteau. Celle-ci se saisit d’un tablier et
s’approcha de l’étal, comme un chirurgien d’une table d’opération.
— Sauve-moi la vie ! pria Dani, à voix basse. Ta mère et ta tante Ren ont eu beau me
montrer comment faire avec ces satanés trucs, je n’arrive à rien ! gémit-elle en contemplant
piteusement le radis qu’elle tenait en main.
— Va voir si tante Ren n’a pas besoin de renfort, je m’en occupe, dit Addy en lui ôtant
son couteau.
Dani était la dernière recrue du clan d’Angelo et, même si elle avait été journaliste, elle ne
semblait pas se formaliser de la faculté de la famille à engloutir, en un clin d’œil, tous ses
membres dans l’entreprise. Addy l’aimait beaucoup. En grandissant, elle était devenue très
proche de son frère Rafe, et elle se réjouissait que ce garçon, autrefois incontrôlable, soit parvenu
à se stabiliser et qu’il ait trouvé celle qui lui procurerait une raison de rentrer tous les soirs à la
maison.
Elle pêcha un radis et commença à le ciseler pour le métamorphoser en fleur. Des carottes
en forme de boucles, des tomates en étoiles et même des cygnes en courgette… Elle savait tout
faire, et ne se sentait bonne à rien.
* * *

Dès que la salle à manger referma ses portes, tout le monde s’empressa de ranger. La
plupart des hôtes se levaient de bonne heure, attirés par la multitude d’activités proposées par la
région, et la journée du lendemain promettait d’être, en particulier, idéale pour les sports de plein
air.
Profitant de la présence du veilleur de nuit, les d’Angelo se réunissaient souvent dans leur
salon personnel pour boire du café ou partager une bouteille de vin en échangeant leurs
impressions de la journée. Ce soir-là, Geneva McKay avait été invitée à se joindre à eux. Bien
qu’elle fût notablement plus âgée que Sam et Rose, ils se connaissaient, tous trois, depuis des
années.
N’écoutant la conversation que d’une oreille, Addy s’installa à l’écart. Elle se sentait
fatiguée et nerveuse. C’était sûrement à cause de la perspective du voyage et de l’excitation qui
avait régné pendant toute la soirée, mais peut-être aussi parce que, régulièrement, quelqu’un
mentionnait le nom de David. Même si ce n’était pas intentionnel, cela la mettait mal à l’aise. Il
était naturel que son père ou sa mère s’enquièrent du petit-fils de Geneva, mais avaient-ils
vraiment besoin d’évoquer à tout bout de champ son ex-petit ami ?
Même si elle éprouvait un réel soulagement à ne plus être harcelée sur ses projets de
maternité, elle n’avait aucune envie d’être confrontée à la réussite spectaculaire de David : son
loft immense à New York, son appartement de Londres, sa maison sur la plage de Malibu… Et
qui l’accompagnait à la cérémonie des Oscars, l’année dernière… Et sa réception par la reine,
quand il était allé tourner son dernier film à succès en Grande-Bretagne… De toute façon, elle
était déjà au courant, car elle n’avait pu s’empêcher, au fil des ans, de suivre sa carrière avec
intérêt. Et puis, la vie d’un homme beau, riche et puissant comme David McKay, le prodige de
Hollywood, offrait matière à de nombreux articles.
Alors qu’à l’invitation de son père, Geneva racontait comment David, qui s’était
récemment mis au vol à voile, avait fait l’admiration de son instructeur qui le jugeait
particulièrement doué, Addy se frotta les tempes pour calmer une migraine naissante.
— Il n’y a rien que ce garçon ne soit capable d’accomplir, déclara la vieille dame en se
rengorgeant.
— Tiens donc ! lança-t-elle, alors. Je ne savais pas qu’il marchait aussi sur l’eau.
C’était étrange, comme le silence pouvait s’installer brusquement. Elle eut l’impression
que tout le monde se retournait pour la dévisager, même Rafe, occupé à embrasser sa femme sur
le canapé.
Geneva semblait interloquée, mais c’est son père qui intervint :
— Quelque chose te dérange, Adriana ?
Le café prit un goût âcre dans sa gorge, et elle se repentit instantanément. Cette aigreur ne
lui ressemblait pas.
— Excusez-moi, Geneva, cette réflexion était tout à fait déplacée…
— Ce n’est rien, ma chérie. J’ai tendance à me laisser aller, quand je parle de David
devant un auditoire captivé.
— J’ai la migraine et je crains que cela ne me rende pas très fréquentable, déclara Addy
en se levant. Je vais me retirer. J’ai encore pas mal de choses à vérifier avant notre départ. Bonne
nuit, conclut-elle en quittant la pièce avant que quelqu’un ait eu le temps de faire le moindre
commentaire.
Consciente de sa précipitation, elle traversa l’hôtel et se dirigea vers les écuries. La lune
jetait sur les ondulations du lac un reflet argenté et la brise bruissait dans les arbres, mais cette
nuit, la beauté du site la laissa indifférente.
Je n’en peux plus de cet endroit…
Le lac lui rappelait trop de souvenirs de David et, par-dessus tout, l’amertume des
dernières paroles échangées. Elle désirait se retrouver seule pour trouver le moyen de s’arracher
enfin à ces pensées.
Les écuries, situées dans une clairière environnée de trembles, n’étaient pas très
spacieuses : juste huit stalles et un corral attenant. C’était pourtant l’endroit qui lui procurait
toujours le réconfort dont elle avait besoin. Quand elle tira le loquet et alluma la lumière, sa
respiration commença aussitôt à s’apaiser.
Elle aimait participer à l’entreprise familiale, mais ce qui la passionnait, plus que tout,
c’étaient les chevaux et elle avait fini par convaincre son père de rouvrir la vieille grange. C’est
ainsi que les randonnées et le camping à la belle étoile avaient été rajoutés aux activités de
l’hôtel, ce qui ravissait Addy, qui en avait la charge. Elle était contente de faire de nouvelles
connaissances et s’occupait de ses bêtes comme si elles étaient ses enfants.
Ses enfants…
Serait-elle capable de concilier ses activités avec les charges d’une mère célibataire ?
Evidemment ! Les femmes jonglaient toutes entre carrière et foyer, de nos jours. Et puis, si elle
avait besoin d’aide pendant ou après sa grossesse, elle disposait d’un plan B : Brandon O’Dell, le
chef réceptionniste de l’hôtel, un ami de longue date de Nick. Elle était sortie brièvement avec lui
et, la semaine dernière, il l’avait estomaquée en lui proposant, à brûle-pourpoint, de devenir sa
partenaire sur les plans professionnel et personnel.
Si elle n’était pas amoureuse de Brandon, elle pourrait sûrement apprendre à l’aimer.
Mais elle n’avait pas encore pris la décision de l’épouser ou d’élever seule son enfant. Est-ce que
le jour où elle aurait pris sa décision, elle cesserait d’envier ses frères qui, eux, avaient su se
construire une existence ? Ils avaient une épouse, des enfants, un foyer, et menaient la vie
harmonieuse et pleine d’amour à laquelle elle aspirait, et qui lui avait échappé.
Qu’est-ce qu’elle avait raté ? Pourquoi n’avait-elle jamais pu rencontrer un homme qui
puisse la séduire, après sa rupture avec David McKay ?
Allons bon ! Voilà qu’elle s’apitoyait sur son sort… Cela faisait bien longtemps qu’elle
ne s’était pas laissée aller ainsi, à remâcher son statut de femme solitaire. La cause devait en être
le retour temporaire de David. Il fallait qu’elle se méfie, et qu’il n’aille pas s’imaginer qu’elle
s’était morfondue à l’attendre, durant toutes ces années…
Mais elle aurait l’occasion de réfléchir à tout cela pendant le voyage. En attendant, elle
avait du travail.
Dans la stalle la plus proche, Sheba, l’alezane, sa meilleure jument, poussa un
hennissement de bienvenue, tandis que Joe tendait la tête dans l’espoir d’une friandise. La
délicieuse odeur de cuir et de fourrage évoquait une foule de bons souvenirs : les dimanches
après-midi, quand les quatre rejetons de Sam d’Angelo se prenaient pour des courriers du Pony
Express ; le jour de pluie où Rafe avait tenté de lui faire croire qu’un des poneys était capable de
lire dans ses pensées ; et, plus tard, à l’époque où David était entré dans sa vie, leurs escapades
autour du lac ; et, tandis que leurs montures paissaient paisiblement à côté d’eux, les baisers
échangés sur la corniche du Chat sauvage.
Non. Ce n’était pas le moment de remuer tout ça.
A l’autre extrémité de la grange se trouvaient la sellerie et les mangeoires. Désireux de se
former au métier, Brandon l’avait aidée à empaqueter les fournitures nécessaires mais, avec
David déterminé à les accompagner, il valait mieux s’assurer d’en avoir la quantité suffisante.
Elle remit tout à plat, une fois de plus, et entreprit de dresser, sur un carnet qu’elle gardait
sur place, la liste des éléments manquants. Même si c’était l’été, il lui faudrait rapporter une
couverture de l’hôtel. Ils auraient aussi besoin d’eau, d’assiettes et d’ustensiles supplémentaires,
ainsi que de rations pour un cheval, et une mule supplémentaire.
Est-ce que Son Altesse Royale de Hollywood se contenterait de café américain banal ? Il
était sûrement habitué à beaucoup plus raffiné… Tant pis ! Si ça ne lui plaisait pas, c’était le
même prix. Et s’il ne trouvait pas ses menus à son goût, il n’aurait qu’à faire demi-tour. Elle
annota sa liste en se demandant si elle parviendrait à lui faire avaler la nourriture de base du camp
pendant quinze jours.
— Est-ce que votre seigneurie apprécie le porc aux haricots ? demanda-t-elle à voix haute,
soulignant le dernier mot d’un trait rageur qui brisa net la mine de son crayon.
Elle resta abasourdie et jura si fort que Sheba releva les oreilles. Puis elle arpenta la
sellerie en quête d’un stylo, ou de quoi que ce soit qui lui permette d’écrire. Peine perdue. On ne
trouvait jamais rien, ici. Elle aurait dû ranger ses tiroirs, se dit-elle en jurant de plus belle.
Qu’est-ce qu’elle pouvait être désorganisée !
Découragée, le souffle court, elle se laissa tomber sur une botte de paille et enfouit la tête
dans ses mains. Malgré son refus de se laisser aller, elle ne put résister au flot de larmes qui
n’attendait que cette occasion pour la submerger. C’était idiot, mais elle ne pouvait plus s’arrêter
de pleurer. En fait, la présence de David chez Geneva McKay avait ravivé des émotions
déchirantes qui l’ébranlaient nerveusement et qu’elle ne pouvait plus faire semblant d’ignorer.
Elle était terrifiée, comme si une menace planait au-dessus de sa tête. Seuls son orgueil et son
tempérament obstiné l’empêchaient d’annuler ce voyage. Et puis, au fond, à quoi bon ? Après
tout, c’était sûrement la meilleure chose à faire, et elle se moquait bien de ce qu’il en penserait.
— Addy…, appela une voix douce.
Elle releva brusquement la tête et vit que Dani était entrée dans la grange et la regardait,
manifestement gênée, tiraillée entre le désir de rebrousser chemin et l’envie de s’approcher. Si
Addy n’avait pas été si malheureuse, elle s’en serait amusée. Elle s’essuya les yeux avec le bord
de son T-shirt et essaya de faire bonne figure.
— Salut, dit-elle en reniflant. Tu t’es perdue ?
— Non. Je te cherchais. Je voulais voir si tu allais bien.
Addy était gênée, mais dans son embarras, elle préférait encore que ce soit Dani, plutôt
qu’une autre, qui l’ait surprise en train de sangloter comme un bébé.
— Est-ce que j’ai l’air d’aller bien ?
— Pas vraiment. Je peux faire quelque chose pour toi ?
— Non. A moins que tu n’aies un tour dans ta manche pour faire disparaître quelqu’un.
— C’est la participation du petit-fils de Geneva à votre voyage qui te met dans un état
pareil ?
— C’est visible, non ?
Dani vint s’asseoir sur la botte de paille et lui envoya une petite bourrade amicale.
— Rafe m’a raconté qu’il t’avait brisé le cœur, autrefois.
— Rafe ferait mieux de tenir sa langue.
— Tu veux qu’on en parle ?
— Je n’ai pas grand-chose à dire.
— Je suis douée pour écouter.
— Tu sais, ça n’a rien de palpitant.
— Essaye toujours, dit Dani avec un sourire encourageant.
Addy haussa les épaules. Au fond, il n’y avait pas de mal à tout raconter à sa belle-sœur.
Pièce rapportée de fraîche date dans la famille, celle-ci, au moins, n’avait pas d’idées préconçues
sur la question.
— Quand son père et sa mère ont trouvé la mort dans un accident de voiture, David
McKay est venu vivre ici, avec ses grands-parents. J’étais en cinquième, quand il a débarqué à
mon cours d’anglais. Et dès la quatrième, je m’exerçais déjà à signer : Mme Adriana McKay.
— C’était un vrai coup de foudre, alors ! s’exclama Dani avec un petit rire.
— Pour moi, indéniablement, acquiesça Addy, mais pas pour David, qui était la
coqueluche de toutes les filles. Alors qu’il était surdoué en maths, son seul désir était de réaliser
des documentaires. C’était un passionné, dans tous les domaines. C’est ce qui le rendait si
différent des autres, et ce qui lui donnait tant de valeur à mes yeux…
— Tout à l’heure, après ton départ, Geneva nous a parlé du film qui s’était tourné ici, et
de la vitesse à laquelle il s’était fait un nom dès qu’il est arrivé à Hollywood.
— Ce film a vraiment brisé notre amour, soupira Adriana. Dès qu’il s’est retrouvé
embarqué là-dedans, il en a été… transformé.
— Comment ça ? demanda Dani, compatissante. Geneva raconte qu’il est devenu très
proche du producteur et de l’équipe du film et qu’il les a suivis là-bas, parce qu’il comptait sur
eux pour l’aider à pénétrer dans le milieu du cinéma.
— C’est ce qu’il a fait. Tout ce dont il rêvait lui a été procuré sur un plateau, à cause de ce
film débile.
— C’est normal qu’il ait sauté sur l’occasion.
— Bien sûr, admit Addy. Mais c’est justement le cœur du problème, tu comprends ? Il
s’est enfui à Hollywood avec ces gens alors que nous vivions une relation durable. Je n’avais
jamais envisagé qu’il puisse sérieusement désirer quitter Broken Yoke, me quitter, moi, mais il a
déclaré que c’était une chance qu’il ne pouvait pas laisser passer et qu’il reviendrait un jour.
J’étais effondrée.
— Vous vous êtes disputés ?
— Oui, acquiesça Addy. Nous nous sommes dit des choses affreuses, ici, près du lac, la
nuit précédant son départ. Il m’a accusée d’être jalouse, de ne pas lui faire confiance, d’essayer
de l’empêcher de réaliser son rêve. J’ai rétorqué qu’il était évident qu’il ne cherchait qu’à utiliser
les gens pour servir ses ambitions, et qu’il me larguait parce que je ne pouvais plus lui être de la
moindre utilité.
— Ce n’était pas la meilleure façon de rompre…
— En tout cas, c’est la dernière fois que nous nous sommes parlé, expliqua Addy en
passant nerveusement la main dans sa chevelure. Et maintenant, voilà qu’il réapparaît.
— Est-ce que tu l’aimes encore ? demanda Dani en lui serrant la main.
Le cœur d’Addy bondit dans sa poitrine. C’était parfaitement stupide. Elle savait très bien
que leur amour n’avait été qu’un feu de paille.
— Non, répondit-elle, mais ça ne signifie pas que sa présence m’est indifférente. C’est
toujours l’homme avec qui j’imaginais partager le reste de mon existence, celui avec lequel
j’espérais vivre ici, à proximité de nos deux familles. Quand il est parti, je…
— Quoi ? demanda Dani, curieuse.
— Je crois que j’ai tiré un trait sur tout ça.
Dani se leva et, s’accroupissant devant Addy, lui prit les deux mains dans le siennes.
— Ça ne veut pas dire que tu ne pourras jamais réaliser ta vie avec quelqu’un d’autre,
affirma-t-elle. Tu as tant à donner à un homme. Un jour…
— Un jour, un jour…, se moqua Addy, déprimée par l’abîme de solitude dans lequel
s’était engluée sa vie. Je refuse d’attendre plus longtemps pour avoir ce que Rafe et les autres
possèdent. Si je ne peux pas l’obtenir…
Elles se turent pendant un moment, puis ce fut Dani qui brisa le silence :
— Donc, tu penses que faire un bébé et l’élever toute seule va compenser l’absence
d’homme dans ta vie ?
— Ce qui est sûr, c’est que c’est ce que je désire, et que j’en ai absolument besoin… De
toute façon, mon problème, aujourd’hui, c’est de survivre à deux semaines entières en compagnie
de David McKay, soupira-t-elle en changeant de sujet. Et j’ignore comment y parvenir.
— Adriana d’Angelo ! s’exclama Dani, l’obligeant à relever la tête. Arrête de te
comporter comme si tu n’étais qu’une mauviette ! Tu es issue de la famille de durs-à-cuire les
plus sensés que j’ai jamais rencontrés, tu pilotes un hélicoptère, tu diriges une écurie, tu
envisages d’être mère célibataire… Est-ce que tu te rends compte qu’une faible femme crierait
grâce devant toutes ces responsabilités ?
— Je sais. Je peux sculpter des radis en forme de boutons de rose et pas toi. Je ne vois pas
en quoi ça me rend exceptionnelle, répliqua Adriana avec un sourire triste.
— Eh bien si, tu l’es, affirma Dani. Bon, cet imbécile est revenu ici. La belle affaire ! Il
ne mérite même pas que tu réagisses. Et, crois-moi, tu es tout à fait capable de gérer la situation.
Ce n’est pas parce qu’il te tournait la tête, il y a dix ans, que tu vas succomber et lui tomber dans
les bras. Et si c’est ce qu’il s’imagine, il se fourre le doigt dans l’œil. Tu es trop intelligente pour
ça. Dis-toi qu’il n’a plus aucun pouvoir sur toi. Ce n’est qu’un type comme les autres.
— Non, il est bien plus que ça.
— Ce n’est pas vrai. Ton père dirait que McKay ne représente pas un problème, mais
seulement un défi que tu n’as pas encore trouvé le moyen de relever.
Préférant se montrer franche, Addy hocha la tête.
— Mon père ignore que David a été mon premier amant, l’homme dont j’ai attendu un
enfant.
— Quoi ? s’exclama Dani, éberluée.
— Personne ne le sait, mais j’ai perdu un petit garçon, trois jours après le départ de
David.
Chapitre 3
Assise au bord de son lit, tard ce soir-là, Geneva contemplait la boîte renfermant les
cendres de son époux. Ce n’était pas une urne classique, mais — cela, personne ne le savait, pas
même David — la boîte à ouvrage qu’Herbert lui avait sculptée, au début de leur mariage. Elle
avait beau savoir qu’il n’était pas là et qu’il veillait sur elle du haut du ciel, quand elle s’adressait
à lui, comme elle le faisait régulièrement, elle aimait avoir cette relique auprès d’elle. Elle
devenait vraiment d’une sentimentalité ridicule, avec l’âge.
— Ne t’inquiète pas, Herbert. Ce n’est qu’un petit mensonge sans gravité, et pour David,
c’est si important ! Quand je pense que le pauvre n’a connu dans son enfance que mes douleurs,
mes migraines, mes rhumatismes… au point de devenir un véritable dictionnaire médical
ambulant.
Elle caressa le couvercle de la boîte en soupirant.
— Tu me manques tellement…, murmura-t-elle, avant de se reprendre pour retrouver le
cours de ses pensées. Son succès ne l’a pas épanoui, tu sais, il est insatisfait. Je sais que tu
détestes que j’interfère dans sa vie, mais je ne pouvais pas laisser les choses aller à vau-l’eau sans
tenter quelque chose. J’ai le pressentiment que ce voyage va bien se passer.
Un coup discret, frappé à la porte, interrompit sa rêverie. C’était le signal attendu. Elle se
hâta d’aller ouvrir en serrant contre elle les pans de sa robe de chambre.
— Entre, chuchota-t-elle. Personne ne t’a vu ? demanda-t-elle en inspectant le couloir.
— Personne, répondit Sam d’Angelo avec un sourire de conspirateur.
Il s’installa sur une chaise près de la fenêtre et sourit à la vieille dame de l’air d’un gamin
qui s’apprête à commettre une sottise. C’était un comploteur-né. Son existence ayant été, ces
derniers temps, terriblement privée d’intrigues, il se sentait tout excité et revigoré à l’idée de la
machination que Geneva et lui étaient en train de mettre sur pied.
— Tout le monde dort, assura-t-il, tandis qu’elle s’asseyait en face de lui.
— Et Rose ?
— Rose sait bien que j’effectue toujours une dernière tournée d’inspection avant de me
coucher, expliqua-t-il pour balayer son objection. Elle ne se doute de rien.
C’était un point primordial, car si quelqu’un pouvait leur mettre des bâtons dans les roues
et faire échouer leur projet, c’était bien son épouse. Sam adorait Rose, mais elle n’avait aucun
sens de l’aventure et prétendait, en outre, que chacun devait s’occuper de ses propres affaires.
Quelques mois auparavant, Sam s’était rendu chez Geneva, dans son jeune temps artiste à
la solide renommée, pour lui commander, en cachette, un portrait de Rose. C’était, lui semblait-il,
le cadeau parfait pour son prochain anniversaire. Au fil de la conversation, ils en étaient arrivés à
évoquer les amours de sa fille Adriana et de David, le petit-fils de son amie. Ils savaient, bien
entendu, que les jeunes tourtereaux avaient rompu, dix ans auparavant, au cours d’une querelle
mémorable où ils avaient échangé des paroles terribles. Mais n’était-il pas déplorable, tout de
même, que leurs deux familles aient raté l’occasion d’être unies par les liens du mariage ? Petit à
petit, ils en étaient arrivés à penser que la situation n’était peut-être pas désespérée, et qu’il devait
exister un moyen d’y remédier. Beaucoup d’eau était passée sous les ponts depuis, et leurs
enfants étaient toujours célibataires. Cela ne signifiait-il pas qu’ils tenaient encore l’un à l’autre ?
Ne serait-ce pas magnifique de réussir à ranimer la braise qui couvait ?
Cette idée était demeurée en l’air, cependant, jusqu’à ce qu’Addy révèle son intention de
recourir à l’insémination artificielle. Cette annonce avait eu l’effet d’une bombe et avait décidé
Sam à passer à l’action.
Au fond, cela s’était révélé beaucoup plus facile qu’ils ne l’avaient imaginé. Il avait suffi
d’un prétexte valable pour engager Addy et d’un coup de fil à David pour arriver au résultat
escompté. Et maintenant… il ne restait plus qu’à agir.
— Comment ça s’est passé, chez toi ? demanda Sam.
— C’était très tendu et j’avais l’impression de jouer les arbitres, concéda Geneva. David
était furieux contre nous deux, alors qu’Addy faisait semblant de ne pas être ébranlée par sa
présence. Tu as remarqué comme elle était troublée, ce soir, quand on évoquait le nom de
David ? Tu ne vas pas me dire qu’ils ne tiennent plus l’un à l’autre !
— J’espère que les sentiments qu’ils éprouvent suffiront à les rapprocher, déclara Sam,
dubitatif.
En bon Italien, il croyait au grand amour et à son pouvoir, mais sa « bourrique de fille »,
comme il disait, était parfois si butée qu’il redoutait qu’elle n’aille jusqu’au bout de son projet de
fécondation. Et qu’elle ne rende vains, du même coup, tous leurs efforts.
Il était impossible qu’il admette une chose pareille !
— Et moi, j’espère que David est prêt à repartir du bon pied avec elle, soupira Geneva,
qui comprenait son souci. Je ne voudrais pas que ces deux-là en arrivent à se taper tellement sur
les nerfs qu’ils soient incapables de comprendre qu’ils s’aiment encore. Il faudrait que je
demande à Herbert d’user de son influence pour faire avancer les choses.
— Dio ! Comme j’aimerais partir avec vous…, soupira Sam, qui enviait le rôle qu’allait
jouer son amie.
— Moi aussi, je préférerais que tu viennes. Je ne suis pas sûre qu’on puisse parler de
complot, si je suis seule sur place pour tout organiser.
— Je compte sur toi, dit Sam avec un clin d’œil complice. Au cours du voyage Addy a
prévu des étapes pour se réapprovisionner. Tu pourrais en profiter pour t’éclipser de temps en
temps et m’informer de ce qui se passe.
— Je te promets d’essayer. Mais dis-moi, es-tu sûr que ce que nous faisons est bien ?
— Evidemment ! explosa Sam. Je refuse de voir ma fille se dessécher sur une étagère
comme une grenouille de bénitier, ou utiliser une éprouvette pour me donner un petit-fils. On ne
fabrique pas les d’Angelo dans un laboratoire !
— C’est facile à dire, mais que faire si sa décision est prise ?
— Tout n’est pas perdu ! Elle est désorientée, en ce moment. Elle est en pleine crise
existentielle. Mais, je compte sur la fréquentation de ton petit-fils pour ranimer les souvenirs du
passé…, affirma-t-il en saisissant ses béquilles. Bon, je vais me coucher, à présent. Je te souhaite
bonne chance, Gen. Tu as toute ma confiance pour agir comme un autre moi-même.
— C’est que je te crois capable du pire.
— Et tu as raison ! Bon, allez, il faut que j’aille retrouver Rose… Et vite, sinon elle est
capable de partir à ma recherche !
— Je ne crois pas qu’elle apprécierait de te trouver dans ma chambre, dit Geneva en riant.
— Oh ! Rose sait bien que sa seule rivale est Sophia Loren. Surtout, sois prudente
pendant le voyage, ajouta-t-il en se penchant pour l’embrasser.
Son épouse avait déjà éteint la lumière, mais cela ne le dérangeait pas, car il savait se
diriger sans peine dans le noir. Après tant d’années de vie commune, il connaissait les moindres
recoins de la chambre et tous les obstacles sur son chemin. Quand il se glissa dans le lit, Rose se
tourna vers lui.
— Pourquoi es-tu resté parti si longtemps ? demanda-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Je faisais mon petit tour d’inspection.
— Je croyais que tu l’avais fait pendant que je prenais ma douche, répondit-elle, étonnée.
C’était agréable d’avoir Geneva parmi nous… On devrait l’inviter plus souvent, ajouta-t-elle en
caressant le torse de son mari.
— C’est bien mon avis.
— Ce n’était pas très gentil de votre part de tant parler de David, ce soir. C’était sûrement
involontaire, mais vous avez blessé Addy. C’était dur, pour elle, de vous entendre vous étaler sur
sa vie.
— On avait peut-être de bonnes raisons de le faire, si tu veux savoir. Je trouve qu’elle
devrait accorder une seconde chance à ce garçon.
— Toi, tu me caches quelque chose, s’inquiéta Rose, soudain sur le qui-vive.
— Et toi, tu ferais mieux de dormir au lieu de te mettre martel en tête, rétorqua-t-il en se
pelotonnant contre la femme de sa vie.
C’était de ce genre d’amour dont sa fille avait besoin. Et si elle désirait tant un enfant,
pourquoi ne pas le concevoir avec un mari amoureux ?
— Ce soir, au moins, tu as arrêté de la persécuter avec cette histoire de bébé. J’espère que
tu as compris que ça ne te concernait pas, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Quand un enfant s’apprête à tomber au fond d’un précipice, c’est le devoir
des parents de le rattraper par la peau du cou.
Il en avait trop dit, et il s’écarta de sa femme pour couper court à cette conversation. Il
fallait qu’il se méfie. Rose avait une fâcheuse tendance à lire en lui comme dans un livre ouvert.
— N’en parlons plus. Je suis fatigué. Bonne nuit, Rose.
* * *

Le lendemain matin, à l’aube, un taxi déposa David et ses bagages devant l’hôtel, et il put
constater que rien n’avait changé. Le bâtiment s’était bien sûr patiné au cours des années, mais
cela accentuait son élégance rustique, et il se fondait encore mieux dans le paysage alentour.
Est-ce qu’il devait entrer saluer les d’Angelo ? Sam et Rose étaient des gens sympathiques et
chaleureux qui lui rappelaient se propres parents, mais il préféra s’abstenir, car un coup d’œil à sa
montre lui confirma qu’il n’avait pas le temps. S’il arrivait en retard, cela risquait de hérisser le
« boss » !
Il se sentait assez fier de lui, car il avait réussi un véritable tour de force en réunissant tous
les accessoires de la liste. Pour une fois, dépourvu de son habituel troupeau de laquais surpayés, il
avait dû tout faire lui-même. Au fond, ce n’était qu’un défi de plus, et il risquait d’en avoir bien
d’autres à relever, au cours du voyage.
Vu le nombre et la qualité des boutiques de Broken Yoke, il n’avait pu se permettre d’être
trop regardant sur ses choix vestimentaires, et il ressemblait à une caricature de touriste : un jean
de marque, des bottes hors de prix et un Stetson flambant neuf.
Quant à son travail… A vrai dire, il n’avait pas encore résolu le problème. Comme il
n’avait pas pris de vacances depuis des années, son adjoint, Rob, était resté sans voix quand il
l’avait informé de ses projets pour les deux prochaines semaines. Evidemment, verrouiller et
boucler ses dossiers à distance n’était pas une sinécure, mais il y arriverait. Il y arrivait toujours.
Récupérant son barda, David se dirigea rapidement vers les écuries. Ainsi, chargé comme
une mule, il devait avoir l’air parfaitement ridicule.
Addy d’Angelo se renfrogna en le voyant approcher du corral. Pas besoin d’être devin
pour comprendre que, jusqu’au dernier moment, elle avait espéré qu’il ne se présenterait pas.
Elle était vêtue quasiment comme la veille, d’un jean et d’une chemisette, et elle avait
ramené ses cheveux en queue-de-cheval. Dommage, car sa chevelure avait toujours été son plus
bel atout. Puisqu’il s’était engagé dans cette expédition insensée, autant bénéficier d’un joli
spectacle.
— Tu es en retard, remarqua-t-elle avant de se replonger dans la liste qu’elle tenait en
main.
— Hé ! Lâche-moi un peu, tu veux ! protesta David en laissant tomber son sac sur le sol.
Je suis debout depuis 2 heures du matin, à tout préparer.
Sa grand-mère sortait de l’écurie en compagnie d’un homme séduisant qu’il ne
connaissait pas. Il se pencha pour l’embrasser.
— Bonjour, grand-mère. Est-ce que, par miracle, tu aurais changé d’avis ? Ce serait trop
beau.
— Oh, que non ! J’ai hâte, au contraire, de « décaniller » d’ici. C’est Brandon qui
m’apprend à parler comme un cow-boy, expliqua-t-elle d’un ton espiègle en tapotant la manche
de son compagnon. Je te présente Brandon O’Dell. Il s’occupe de la réception, mais depuis
quelque temps, il donne aussi un coup de main aux écuries. Brandon, voici mon petit-fils
surprotecteur, David.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main virile. Ce type ressemblait tout à fait
au cow-boy Marlboro, solide et taciturne. Les salutations terminées, il prit rapidement congé sous
prétexte de vérifier la selle d’un des chevaux.
— De quoi ai-je l’air ? demanda la vieille dame en se redressant pour l’inspection.
David abaissa ses lunettes de soleil. Elle portait un pantalon en polyester rose, une blouse
de couleur vive, au col et aux manchettes ornés de dentelles, et un immense chapeau lié par un
ruban lavande.
— On dirait Calamity Jane, fit-il remarquer avec un sourire approbateur.
Ravie, Geneva se dirigea vers la barrière du corral pour offrir des carottes à son cheval, au
grand dépit de la jument au front étoilé qui, attachée à côté, se mit à taper du pied impatiemment.
Pendant ce temps, Addy s’employait à harnacher sa mule, qui considérait tous ces préparatifs
d’un œil noir.
— Calme-toi, Bounder, ordonna-t-elle en pressant son genou dans les flancs de la bête,
qui se mit aussitôt à grogner.
— Tu veux un coup de main ? lui demanda David, jugeant plus prudent d’offrir son aide,
même s’il était sûr d’essuyer un refus.
— Non, répliqua-t-elle en louchant sur la pile de bagages qu’il avait apportée. Qu’est-ce
que c’est que ça ? Tu as pris bien trop de choses.
— C’est le strict minimum.
— Est-ce que tu t’en es tenu à ma liste ?
— Dans les grandes lignes.
Elle désigna du menton le fourre-tout noir posé sur son sac de voyage.
— C’est quoi, ça ?
— Mon portable.
— Un ordinateur ! Pas question !
— J’ai des obligations, répondit David, qui avait prévu ses objections et s’y était préparé.
Je pourrais travailler, le soir au campement, et communiquer avec mon bureau par modem. Cela
n’interférera en rien dans ton organisation.
Elle resserra d’un cran la sous-ventrière de la mule et se tourna vers lui, furibonde.
— Ma mule n’est pas ta nouvelle secrétaire et elle ne portera pas ton matériel de bureau !
— Très bien. Alors, donne-moi une sacoche pour que je le porte moi-même.
— Ton portable restera ici.
— Pas question !
— Ce n’est pas un caprice, David. C’est par nécessité que nous emportons un minimum
de bagages.
— Tu as bien autorisé ma grand-mère à garder son herbier et son carnet de croquis.
Les hostilités étaient donc ouvertes ! Elle rougit, puis lui répliqua avec fiel :
— Si tu veux emporter ton herbier, ne te gêne pas.
David soupira, désabusé, et prit dans sa poche la brochure qu’elle lui avait donnée la
veille. Il la lui brandit sous le nez.
— C’est bien écrit là : les participants aux excursions de plusieurs jours peuvent emporter
des effets personnels, tels que livres, baladeurs et jeux, tant qu’ils ne perturbent pas les autres
campeurs et que leur poids n’excède pas trois kilos par personne.
— Oui, mais…
— Même avec les batteries supplémentaires, mon matériel ne pèse que deux kilos et
demi, j’ai bien vérifié, déclara-t-il après avoir rangé la brochure dans sa poche et soupesé le sac
de l’ordinateur du bout des doigts.
— Là, il t’a bien eue, Addy, gloussa O’Dell, qui s’approchait pour dénouer la longe d’une
des mules.
— Tu es de quel côté, toi ? demanda la jeune femme, furieuse.
— Le client a toujours raison.
« Ce type est sympa, songea David. Dommage que ce ne soit pas lui qui emmène
grand-mère… »
Le visage fermé, Addy tira d’un coup sec sur les rênes de son cheval.
— Allons-y. La journée est déjà bien avancée.
Ils montèrent en selle et, tandis qu’ils ajustaient leurs rênes et leurs étriers, il se passa
quelque chose de totalement inattendu.
— Sois prudente, dit O’Dell en posant la main sur la cuisse d’Addy pour attirer son
attention.
Comme elle acquiesçait, il se hissa vivement à sa hauteur et l’embrassa.
Le mouvement n’avait duré qu’un éclair, mais il n’avait pas échappé à David. Sous le
choc, celui-ci n’avait plus qu’une pensée en tête quand ils prirent la route, quelques minutes plus
tard : Comment ce bouseux a-t-il fait pour avoir le droit d’embrasser la patronne ?
Addy ouvrait la marche sur Sheba, tirant Bounder au bout d’une longe fixée à sa selle.
Geneva, très bonne cavalière, la suivait sur Clover, tandis que David, monté sur Injun Joe,
fermait la marche en traînant Little Legs, la seconde mule. Il portait son ordinateur dans une
sacoche, sur son épaule.
« Tu vas voir, mon vieux…, songeait-elle. Elle te paraît légère, à présent, mais après
quelques jours, tu auras l’impression de porter un sac de briques. »
Quelle idée de se lancer dans cette expédition ! Elle aurait dû insister pour que Brandon
les accompagne, mais l’hôtel affichait complet, et on avait besoin de toute l’équipe.
Depuis qu’on avait rajouté les excursions équestres au panel d’activités, elle avait eu
affaire à toutes sortes de gens : des randonneurs du dimanche, des excités qui voulaient jouer les
cow-boys, des « je-sais-tout » qui exaspéraient tout le monde, des machos qui refusaient d’obéir à
une femme et s’arrangeaient pour lui pincer les fesses quand elle était en train de seller les
chevaux, mais jamais à un ex-amant. Comment partager d’innocentes conversations autour du feu
de camp, quand on avait en commun de tels souvenirs ?
La veille au soir, Dani l’avait convaincue qu’elle se débrouillerait quoi qu’il arrive,
qu’elle était dure et résistante, et qu’elle n’avait pas à s’inquiéter de la présence de McKay,
puisqu’elle se souciait comme d’une guigne de tout ce qu’il pourrait dire. Et grâce à elle, Addy,
qui lui avait demandé de garder le secret sur sa fausse couche, avait réussi à reprendre le dessus.
C’est du moins ce qu’elle avait cru la veille, mais ce matin elle ne se sentait plus aussi sûre d’elle.
Sous prétexte de vérifier la longe de Bounder, elle se retourna sur sa selle. Geneva,
radieuse, cheminait, attentive à tout ce qui se passait autour d’elle, et David réussissait à faire
marcher Joe d’un bon train. Il fallait reconnaître qu’il avait gardé une bonne assiette. Il se tenait
droit, il avait ses rênes bien en main. Son large torse viril, dont quelques boucles noires
surgissaient par l’encolure de sa chemise, restait parfaitement d’aplomb, tandis que ses hanches
se balançaient légèrement pour épouser le rythme de sa monture.
Il avait beau se dissimuler derrière des lunettes de soleil, on sentait pourtant qu’il
s’ennuyait ferme. Prenant conscience qu’elle l’examinait, il lui adressa un petit signe de main
accompagné d’un sourire trop large pour être honnête. Un léger bruit retentit alors, qui
ressemblait à un chant d’oiseau. Sidérée, Addy le vit tirer un téléphone de sa poche et engager la
conversation avec un certain Rob.
Geneva, qui s’était elle aussi retournée sur sa selle, s’écria à la vue du téléphone :
— Oh, David ! J’aurais dû m’en douter…
Préférant réfréner son exaspération, Addy reprit sa position. Elle avait tort de s’inquiéter.
S’il y avait un homme à qui elle résisterait, c’était bien au parfait étranger qu’était devenu David
McKay.
Tout allait se passer au mieux, cela ne faisait aucun doute.
Chapitre 4
Posté sur les premiers contreforts des montagnes, l’hôtel Lightning River dominait la ville
de Broken Yoke, à moins de deux kilomètres des dernières habitations. C’était d’autant plus
surprenant de constater à quel point, dès qu’on s’en éloignait, toute trace de civilisation
disparaissait en un clin d’œil. Même s’ils avaient cheminé sur des routes de terre et des sentiers
de randonnée tout le long du parc des Arapahoes, les trois voyageurs ne croisèrent que quatre
autres cavaliers au cours de la matinée.
Addy avait promis à Geneva qu’elles se rendraient à Devil’s Smile en suivant, autant que
possible, le trajet exact de son voyage de noces. Dans ces conditions, il était possible qu’ils
arrivent à destination sans avoir rencontré âme qui vive, à part dans certaines zones rattrapées par
le progrès, et au cours des haltes nécessaires pour renouveler leurs provisions.
Vers midi, Addy entraîna Sheba et Bounder sur le bord de la piste, en indiquant à Geneva
de prendre la tête.
— Comment ça va ? lui demanda-t-elle quand elle fut à son niveau.
— Parfaitement bien, ma chérie.
— Qu’est-ce que vous diriez de déjeuner ? Nous pouvons nous arrêter dans une jolie
clairière qui se trouve un peu plus loin.
Comme le cheval de David se rapprochait du sien, Addy se retourna. Il avait enfin fini par
ôter l’écouteur rivé à son oreille depuis leur départ ! Elle ne supportait plus ces coups de fil à
répétition. Voilà qu’il s’activait maintenant sur son assistant numérique, et son stylet courait si
vite sur l’écran qu’on aurait pu croire qu’il jouait à un jeu vidéo. Il y avait de quoi enrager !
— Tu es prêt à faire une pause ? lui demanda-t-elle, essayant de cacher son irritation.
Mieux valait ne pas laisser libre cours à son énervement, si elle voulait que la randonnée
se déroule paisiblement.
— C’est toi qui diriges les opérations, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules.
— Tout près d’ici, il y a un endroit idéal pour pique-niquer. A moins que tu ne préfères te
faire livrer une pizza ? ajouta-t-elle, comme le téléphone sonnait de nouveau et que David
replaçait son oreillette.
— Rob, je te rappelle. En ce moment, je suis occupé, dit-il après avoir écouté son
interlocuteur pendant quelques secondes.
— Ne te gêne surtout pas pour moi ! lança-t-elle négligemment, tandis qu’il raccrochait
en ôtant ses lunettes de soleil.
— Qu’est-ce qui se passe ? Je t’énerve ?
— Je ne suis pas énervée, simplement déçue.
— Déçue ?
— Oui. On dirait que tu as oublié où nous sommes. Nous allons traverser les paysages les
plus beaux et les plus sauvages du Colorado, et toi, tu n’en verras rien parce que tu passes ton
temps à discuter au téléphone, à faire tes comptes sur ton ordinateur ou à envoyer des fax…
— Je n’ai pas emporté de fax, coupa-t-il, avec un sourire ironique.
— Quel sacrifice !
— C’est aussi mon avis.
— Qu’est-ce que ça te fait, d’incarner le parfait cliché de l’homme d’affaires riche et
puissant ? riposta-t-elle, presque méprisante.
A le voir se raidir, le visage fermé, il était évident que le coup avait porté.
— Ecoute, commença-t-il, faisant des efforts visibles pour garder son sang-froid. J’aime
le Colorado et je sais parfaitement que c’est une région magnifique. Alors pas besoin de me faire
l’article. Ce sont mes vacances, c’est vrai, mais tu ne dois pas te sentir responsable de l’éventuel
plaisir que j’y prends.
— Comme si je m’en souciais !
— Tu te crois en position de force ? reprit-il d’un ton moqueur. Mais je n’ai pas dit mon
dernier mot. Dans un jour ou deux, ma grand-mère comprendra qu’il y a des moyens beaucoup
plus faciles et rapides pour accomplir sa mission, et on rebroussera chemin.
— Il se trouve qu’elle considère ce voyage comme la chose la plus importante de sa vie.
Tu ferais mieux d’avouer que tu te moques de ce qu’elle ressent et que tu ne te préoccupes que de
toi-même, répliqua Addy, avec une rage froide qu’elle ne cherchait plus à dissimuler.
Bizarrement, au lieu de répondre, David la scrutait sans rien dire, et elle se sentit tout à
coup mal à l’aise.
— Je n’ai aucune envie de me battre avec toi, Addy déclara-t-il enfin, profitant de
l’éloignement de Geneva. Je sais que tu ne veux que son bien, mais, moi, je refuse de jouer avec
sa santé.
— Moi non plus, qu’est-ce que tu crois ! Je connais ses limites physiques, sûrement
mieux que toi. Où étais-tu quand on l’a opérée du cœur, l’an dernier ? Oh, j’oubliais, ajouta-t-elle
en claquant des doigts, tu dirigeais ton empire…
C’était peut-être pousser le bouchon un peu loin, mais de quel droit cet homme
prétendait-il se soucier le moins du monde de la santé de sa grand-mère ?
David conservait une fois de plus son mutisme, et Addy commença à ressentir un affreux
sentiment de gêne à mesure que le silence s’éternisait. Geneva ne lui avait-elle pas expliqué que
c’était elle qui avait ordonné à son médecin de ne pas prévenir son petit-fils ? Zut ! Elle ne
réussissait plus à s’en souvenir. Mais s’il n’en avait effectivement rien su, pourquoi garder le
silence, au lieu de se justifier ? Pourquoi ne pas lui dire qu’elle se trompait sur son compte ? Et
surtout, pourquoi la regardait-il ainsi, comme s’il la voyait pour la première fois ?
Aussi furieuse contre elle-même que contre lui, elle redressa les épaules et l’affronta droit
dans les yeux. Elle ne pouvait pas le laisser prendre l’avantage maintenant, si elle ne voulait pas
que les quinze prochains jours tournent au cauchemar.
Dani, où es-tu ? J’aurais bien besoin de tes encouragements pour m’en sortir avec cet
homme…
— Ecoute…, soupira-t-elle. Clover est le cheval le plus doux de l’écurie, il est très docile.
Il suffit d’une légère pression pour qu’il réponde au doigt et à l’œil, et je me suis arrangée pour
que nous bivouaquions tous les soirs de bonne heure. Toi et moi, il nous faudrait moins d’une
semaine pour atteindre le canyon, mais j’ai prévu le double de temps pour lui épargner toute
fatigue. En plus, j’ai prévu des matelas supplémentaires pour lui assurer un sommeil confortable
et j’ai d’autres surprises dans mon sac, destinées à lui faciliter la vie.
— Visiblement, tu as pensé à tout, dit-il d’un ton qui, cette fois, ne trahissait aucune
ironie.
— J’ai fait mon possible, parce qu’en dépit de ce qui s’est passé… entre nous, j’ai
toujours été très attachée à ta grand-mère, avoua-t-elle en poussant son cheval.
Il couvrit rapidement la distance qui les séparait et prit sa main pour la retenir.
— Addy…
Elle s’était préparée à ce qu’il lui lance une remarque blessante, mais elle ne s’attendait
pas à être bouleversée par le contact de sa main.
— J’apprécie tout ce que tu fais pour elle, tu sais…
— J’accomplirai ma part du travail, promit-elle d’une voix altérée par la surprise, et par
un sentiment diffus qui ressemblait à de la peur. Toi, tâche de faire la tienne.
— Et en quoi est-ce que ça consiste ? demanda-t-il, lâchant sa main pour se redresser sur
sa selle.
— Sois gentil pour ta grand-mère. Fais comme si tu passais du bon temps.
— Ce serait plus facile si tu m’avais fourni une bête qui ne pique pas du nez toutes les
cinq minutes pour brouter ! s’esclaffa-t-il.
— Ne laisse pas faire Injun Joe. C’est toi qui commandes.
— Ah bon ? Je croyais que c’était toi… Tu sais que je te suis entièrement soumis,
répliqua David avec un sourire enjôleur.
Prise de court, Addy se mordit la lèvre et baissa les yeux, malgré elle.
— Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ? lança Geneva.
— David me disait qu’il commence à avoir le derrière en compote, répondit la jeune
femme, soulagée, par cette intervention qui tombait à pic. On devrait faire une halte, ça lui
permettrait de se dérouiller un peu.
* * *

Quand ils firent halte pour dresser le camp, au crépuscule, David n’avait pas seulement le
postérieur endolori : c’est tout son corps qui le mettait au supplice. Il avait les épaules et la nuque
en feu, une douleur lancinante lui déchirait les côtes et son arrière-train le faisait tellement
souffrir qu’on aurait dit qu’un boxeur s’en était servi de punching-ball. S’il n’avait pas perdu ses
qualités de cavalier, il avait complètement oublié les dégâts que pouvait infliger au squelette la
masse énorme d’un cheval qu’on serrait entre les jambes.
Comme de bien entendu, Addy, elle, n’avait pas l’air le moins du monde incommodée ; il
l’observa, mortifié, qui sautait de cheval avec agilité et se mettait aussitôt à attacher les bêtes,
tandis que sa grand-mère, qui ne semblait pas davantage éprouvée, descendait de Clover sans
demander l’aide de personne.
David mit pied à terre à son tour en serrant les dents. Il était fourbu. Il en avait par-dessus
la tête d’avaler la poussière soulevée par les chevaux, du rythme monotone de sa monture et de
toutes les questions dont l’assaillait son bureau. Et surtout, il n’en pouvait plus du spectacle offert
par le joli petit derrière d’Addy tressautant d’avant en arrière sur sa selle.
Il avait bien essayé de se persuader que c’était par ennui qu’il ne pouvait en détacher les
yeux — autrement, il n’y aurait eu aucune raison pour que la sensualité de ce petit déhanchement
lui fasse autant d’effet —, mais ce n’était pas la seule chose qui le dérangeait. Pourquoi était-il si
curieux d’en apprendre plus sur la relation que la jeune femme entretenait avec Brandon O’Dell ?
Etaient-ils des amis intimes, des amants ? Mystère. Et on ne pouvait pas dire que Geneva l’avait
beaucoup éclairé quand il s’était arrangé pour l’interroger, à l’abri des oreilles d’Addy. Lorsque
sa grand-mère le voulait, c’était un vrai sphinx. Elle avait éludé sa question négligemment en lui
conseillant de s’adresser à la principale intéressée.
Il ôta son Stetson et se gratta la nuque. Et voilà ! En plus, il avait attrapé un coup de
soleil !
— Je m’occupe des chevaux à condition que tu montes les tentes, déclara Addy.
Comme il acquiesçait, elle retroussa la bâche imperméable qui recouvrait le chargement
de Sheba, dont elle tira un petit marteau et le sac en Nylon contenant le matériel de camping.
— Est-ce que je peux faire quelque chose ? intervint Geneva. Et ne me dites surtout pas
de me reposer !
— Vous pourriez aller chercher du petit bois et des brindilles pour allumer un feu. J’ai
apporté du poulet rôti et des boulettes qu’on pourrait réchauffer ; et on aura besoin d’eau chaude
pour se laver.
Tandis que Geneva partait accomplir sa mission et qu’Addy commençait à desseller les
bêtes, David examina le lieu qu’elle avait choisi pour le campement. Elle connaissait bien son
métier. C’était un emplacement plein de charme, qui joignait l’utile à l’agréable. Environnée de
rochers et de grands pins, cette jolie clairière, couverte d’un épais tapis herbeux, était idéale pour
dresser la tente. Un ruisseau serpentait paresseusement tout à côté. Son onde était si calme que le
reflet des peupliers qui s’y miraient ressemblait à de l’émail. Il était encore tôt, et le soleil
scintillant au-dessus de leurs têtes ne se coucherait pas avant une bonne heure.
Il secoua le sac pour en extraire la tente, un de ces nouveaux modèles futuristes en forme
de dôme, qui se montait avec un minimum d’efforts, une fois qu’on avait le coup de main.
Au premier coup de marteau, l’outil ricocha sur le piquet et faillit lui crever un œil. Sans
se décourager, David se mit à creuser le sol en se servant du marteau comme d’une pioche. Il y
avait certainement une meilleure technique, mais il se refusait à demander conseil à Addy.
Une demi-heure plus tard, la petite clairière s’était métamorphosée en un campement
propre et bien organisé : des couvertures indiennes étaient disposées sur le sol, les chevaux et les
mules, entravés dans un coin, mâchaient leur avoine avec satisfaction et, près du feu, Geneva
faisait rissoler des boulettes dans une poêle, tandis qu’Addy, après avoir arrangé les matelas et les
sacs de couchage dans la tente, y installait une lanterne électrique.
Embrassant du regard tout ce qu’ils avaient réussi à accomplir en si peu de temps, David
estima qu’il y avait une chance pour que le voyage échappe au désastre.
Le vent s’était calmé, l’air était doux et embaumait les senteurs du soir. Les vêtements
supplémentaires qu’ils avaient sortis de leurs bagages étaient inutiles. Ils dégustèrent leurs
boulettes, accompagnées de café et de pain de maïs tiède, en devisant agréablement de sujets
anodins : les traces furtives de vie sauvage qu’ils avaient aperçues, les risques de pluie pour le
lendemain, et les aléas de la nuit sur ces couchages inconfortables.
De temps en temps, la grand-mère de David essayait d’orienter la conversation vers le
passé mais, aussitôt, Addy changeait de sujet. Elle avait bien raison. Si elle ne l’avait pas fait,
c’est lui qui s’en serait chargé. Pourquoi revenir sur ces vieilles histoires ?
Après le dîner, Geneva se retira dans la tente. Addy mit à chauffer une grosse gamelle
d’eau sur le feu pour la vaisselle et leurs ablutions et rejoignit sa grand-mère dans la tente.
Quelques instants plus tard, elles en ressortaient toutes deux, leurs trousses de toilette à la main.
— Ce soir, je dormirai dehors, déclara la jeune femme.
— Pourquoi ? On peut tenir à trois sous la tente, répondit David.
— En expédition, j’aime dormir à la belle étoile. J’adore sentir la brise sur mon visage.
— Et s’il pleut ?
— Je rentrerai. Ecoute, ne commence pas à jouer les machos, ajouta-t-elle tandis qu’il
fronçait les sourcils. Tu n’as pas besoin de sacrifier ton confort pour moi.
— J’ai l’habitude de dormir dehors, protesta-t-il.
— Ça t’est arrivé, récemment ?
— Non.
— Moi, si. Non seulement j’en ai l’habitude, mais il se trouve que j’aime ça.
— Bon, d’accord, répondit David, conciliant. Mais alors, ce sera chacun son tour.
— Marché conclu, soupira-t-elle. Une nuit sur deux.
— Et ce soir, c’est moi qui commence.
L’affaire étant réglée, Addy se dirigea vers le feu de camp qu’elle attisa, projetant vers le
ciel une pluie d’étincelles. Elle avait défait sa queue-de-cheval, et les ondulations de sa chevelure
chatoyaient dans le reflet des flammes qui auréolaient sa silhouette et donnaient à ses joues un
éclat satiné, nimbant les courbes de sa gorge d’une lumière dorée.
Le cœur battant, David plongea le nez dans sa tasse pour échapper à cette vision. Il avait
toujours apprécié les jolies femmes et, à cet égard, Addy n’était pas la dernière de sa catégorie.
Elle semblait n’avoir pas changé depuis son départ. Lui vivait depuis un bon moment comme un
moine, se contentant de travailler dur et de tirer une certaine fierté de sa réussite. C’était tout ce
dont il croyait avoir besoin et, à vrai dire, il ne connaissait rien d’autre. Mais il fallait reconnaître
que, depuis quelque temps, il avait l’impression que sa vie était dans une impasse. Il
collectionnait les piscines où il ne nageait jamais, faute de temps, et les voitures s’alignaient dans
son garage comme des animaux dans un zoo. Même s’il était naturel de se sentir déprimé,
l’insatisfaction, chez lui, était devenue chronique. Alors, quand il ressentait le besoin d’échapper
à lui-même, il n’avait qu’à se pencher pour ramasser une femme parmi les aventurières qui lui
tournaient autour comme des mouches. On ne pouvait nier que la gent féminine de Hollywood
avait les dents longues. Et en tout cas, une chose était sûre, Adriana d’Angelo n’était pas du tout
son genre.
Arrête de chercher les problèmes, mon vieux… Pense à autre chose.
— Le feu est trop ardent pour que je m’en approche, répondit-il à la question muette
qu’Addy lui adressait, priant le ciel de ne rien laisser paraître de son trouble. J’ai du travail.
Et, s’étant muni de son ordinateur portable et d’une lanterne, il s’éloigna pour s’installer à
l’écart de la présence envoûtante d’Addy. En dix minutes, histoire de tuer le temps avant de se
coucher, il allait régler le contrat Peterson, un traiteur qui ravitaillait ses équipes sur les
tournages.
Sa grand-mère ronflait déjà légèrement quand Addy, après avoir fourragé dans les
bagages, s’engouffra dans la tente où, aussitôt, sa silhouette se découpa en ombres chinoises.
« Ouf ! Le premier jour s’achève enfin. » David alluma son ordinateur et se pencha sur
son dossier, soulagé de n’avoir plus à faire d’efforts pour se montrer serviable ou bien élevé.
« Encore treize jours. Tu es loin du compte, David McKay. »
La caresse de l’air nocturne était douce sur sa peau. Plus bas, près du ruisseau, un chœur
de grenouilles avait commencé sa sérénade, et les rayons de la lune perçaient à travers les nuages.
C’était parfait. Confortablement installé, David entreprit de taper les modifications qu’il désirait
apporter à l’accord élaboré par ses avocats, comptant bien les proposer dès le lendemain matin à
Peterson.
« Etant entendu que la partie contractante, McKay Worldwide Inc., reconnaît par la
présente que la partie… »
Le son étouffé d’un soupir de bien-être lui fit lever les yeux et il comprit, grâce au jeu
d’ombres dans la tente, qu’Addy était en train de se masser les bras et les épaules.
« … que la partie, Peterson Catering, a accepté le règlement d’un montant de… »
Un nouveau soupir évocateur l’incita à lever de nouveau les yeux vers la tente.
Visiblement, Addy n’avait pas terminé son massage.
« … cent quatre-vingt-sept mille dollars, à régler sur une période n’excédant pas trois
mois, dont le premier versement sera dû et exigible au 20 août… »
C’est alors qu’un bref éclat lumineux attira son attention une fois de plus vers la tente. Il
devina, à l’allongement de son ombre sur la paroi, que la jeune femme s’était redressée et qu’elle
s’étirait en soulevant la masse sombre de ses cheveux pour se dégager la nuque. Perturbé par le
spectacle de la courbe très nette de ses seins, il se força à se détourner pour fixer l’écran dont le
curseur clignotait furieusement. Il cliqua pour revenir en arrière, essayant de s’isoler dans sa
bulle, et sélectionna le montant que les avocats avaient négocié, pour inscrire à la place celui
qu’il comptait offrir : « Cent cinquante-cinq mille dollars… »
Mais son cœur se mit soudainement à battre la chamade et, abasourdi, il se figea, oubliant
ce qu’il avait eu l’intention d’ajouter.
« Cent cinquante-cinq mille dollars… »
« Cent cinquante-cinq… »
Furieux, il tapa du poing, dégoûté de sa faiblesse, puis referma le dossier et éteignit
l’ordinateur. Comment se concentrer dans des conditions pareilles ? Il rangea le portable dans son
sac et se leva, le souffle court. S’il n’était pas capable de se contrôler suffisamment pour
réfléchir, il valait mieux s’éloigner de l’enceinte étouffante de ce camp.
— Je vais faire un tour, lança-t-il à la cantonade.
Guidé par un instinct de fuite aveugle, les muscles tendus comme les cordes d’un violon,
il se mit en marche, suivant le cours du ruisseau. La lune brillait de tous ses feux. Heureusement,
d’ailleurs ! Cela aurait été le comble qu’il se perde, et qu’Addy soit obligée de venir à sa
rescousse…
Au bout de quelques minutes, il fit halte et s’assit sur un énorme rocher, à l’écoute des
animaux qui se cachaient dans l’ombre, afin d’apaiser le feu qui bouillonnait dans ses veines. Il
avait bien assez de soucis comme ça, sans s’offrir ce genre d’excitation… Quelle mouche l’avait
piqué de fantasmer ainsi sur la silhouette d’Addy, nue dans la lumière des lampes ! Il aurait eu
besoin du réconfort d’un verre de scotch. Ou, mieux, d’une séance de gymnastique bien
éreintante, suivie d’une bonne douche froide. Cela lui aurait procuré la bienfaisante sensation
d’engourdissement qu’il recherchait.
Saisi d’une brusque impulsion, David envoya valser bottes et chaussettes, ôta son jean et
sa chemisette, et s’enfonça nu dans le courant, sans se laisser le temps de changer d’avis. L’eau
glacée lui coupa le souffle, instantanément. Il avait la chair de poule et claquait des dents.
C’était… parfait.
Chapitre 5
David s’était imaginé qu’il passerait une nuit agitée à se retourner sur sa couche, et qu’il
se réveillerait fourbu le matin. Or, après son plongeon dans le ruisseau glacial, il dormit comme
un bébé, et quand Addy se mit à cogner sur une casserole pour exhorter sa petite troupe au réveil,
il émergea du sommeil frais et dispos.
— Debout, tout le monde ! Le petit déjeuner est servi dans quinze minutes.
Geneva surgit toute pimpante de la tente, les saluant d’un « bonjour ! » cordial, et se
dirigea aussitôt vers la salle de bains improvisée qu’ils avaient installée la veille : une bassine en
plastique en guise de lavabo, surmontée d’un petit miroir fixé à un tronc d’arbre, dont une des
branches servait de porte-serviette.
David se retourna dans son sac de couchage, surpris de constater que, pendant qu’il
dormait comme un sonneur, Addy avait allumé un feu, préparé du café, ainsi que tout ce qu’il
fallait pour le petit déjeuner. Elle était déjà habillée de pied en cap, avec des vêtements propres,
et avait même eu le temps de brosser ses longs cheveux qui rayonnaient dans la lumière de
l’aube. A l’évidence, face à cette époustouflante efficacité, il ne faisait pas le poids. Un véritable
pied-tendre !
Comme il n’avait sur lui que ses sous-vêtements, il profita de ce que la jeune femme
servait le café pour se glisser dans la tente où il fouilla dans son sac, relégué dans un coin, afin
d’y prendre une tenue de rechange.
— Tu veux une tasse de café ? demanda Addy en soulevant sans façon la porte de la tente.
Oh, pardon ! Je croyais que tu avais dormi tout habillé…, s’excusa-t-elle en le découvrant
presque nu.
Il n’allait pas se mettre à jouer les vierges effarouchées. Après tout, il y avait eu un temps,
pas si lointain, où son anatomie n’avait guère de secret pour elle. S’approchant nonchalamment, il
lui prit la tasse des mains.
— Ce n’est pas parce qu’on a quitté la civilisation qu’il faut se conduire comme des
sauvages, fit-il remarquer. D’habitude, on frappe avant d’entrer dans la chambre d’un monsieur.
— Oui, mais il se trouve que jusqu’à ce soir, c’est ma chambre, si tu te souviens bien,
répliqua-t-elle en le toisant.
S’il n’avait plus un corps d’éphèbe, il se défendait encore assez bien. D’ailleurs, si tel
n’avait été le cas, il se serait empressé d’engager un coach pour y remédier. Malheureusement, à
cause de la pénombre qui régnait dans la tente, il n’arrivait pas à discerner ce qu’elle pensait de
son examen.
— Je vois que tu portes toujours des boxer-shorts. J’aurais parié que maintenant tu
préférais les slips, conclut-elle avec un regard malicieux.
— De toute façon, ce qui compte, c’est ce que ça cache, rétorqua-t-il en se rengorgeant.
Le premier moment de stupéfaction passé, Addy éclata de rire et disparut par l’ouverture
de la tente.
Quand David eut fini de s’habiller, sa grand-mère, ayant terminé avec sa toilette, lui laissa
la place. Il s’installa donc devant la bassine avec sa brosse à dents, son dentifrice et son rasoir. Il
se surprit à orienter le miroir de façon à ne pas perdre de vue la jeune femme assise auprès du feu.
Irrité par ce réflexe, il fronça les sourcils, sans pour autant modifier l’angle du miroir.
Pourquoi Addy ne s’était-elle pas transformée en matrone, au fil des années ? Cela lui
aurait bien simplifié la vie, de la retrouver usée et pleine de rides.
* * *

En deux jours, ils traversèrent le parc national des Arapahoes par des sentiers balisés, et
atteignirent les forêts sauvages et embrumées au pied des Rocheuses. Une légère brise,
annonciatrice de pluie, faisait bruisser les branches des pins démesurés et transportait d’entêtantes
senteurs estivales.
Ils avaient laissé loin derrière eux toute trace de civilisation et, sans la sonnerie du
téléphone pour leur rappeler, occasionnellement, l’existence du monde extérieur, ils auraient pu
se croire seuls au monde. Ils n’étaient plus forcés de cheminer en file indienne, car le sentier
s’était élargi, et ils avançaient désormais côte à côte. Les jeunes gens encadraient Geneva comme
des anges gardiens, ce qui convenait mieux à David que de passer la journée à avaler la poussière
en queue de peloton. En revanche, nouveau désagrément, les deux femmes s’étaient lancées, à
tue-tête, dans un florilège des meilleurs succès de Broadway, rendant impraticable toute
conversation avec Los Angeles. Comme elles avaient, de plus, quelque difficulté à s’accorder, le
résultat était légèrement cacophonique.
Ayant compris que, tant qu’elles n’auraient pas épuisé le répertoire des comédies
musicales des cinquante dernières années, il serait vain d’essayer de travailler, David se résigna à
rempocher son téléphone. De toute façon, sa dernière batterie était en train de s’épuiser, et il
valait mieux l’économiser.
— Parfait ! s’exclama sa grand-mère, enchantée de constater qu’il leur accordait enfin
toute son attention. Allez, David, fais-moi plaisir, chante donc le rôle du capitaine, pendant que
j’interpréterai Maria. J’adore La Mélodie du bonheur.
— Je ne me souviens plus des paroles. Savais-tu que grand-mère avait été la vedette d’une
troupe d’amateurs, en Arizona ? demanda-t-il à Addy, espérant détourner sa grand-mère de son
idée. Quand j’étais gosse, j’étais persuadé qu’elle nous abandonnerait un beau jour, grand-père et
moi, pour s’enfuir à Broadway.
— Oh ! Comme si j’avais eu assez de talent ! déclara la vieille dame, rougissant de plaisir
à ce souvenir.
— C’est moi qui vais chanter le capitaine von Trapp, proposa Addy, en tirant sur la longe
de Bounder qui traînassait derrière.
Geneva, qui s’était mise à entonner les premières paroles d’« Edelweiss », s’interrompit
soudain :
— Tu te souviens, David, du jour où le gamin qui jouait Kurt a attrapé la grippe ? On était
désespérés, tu sais, Addy. Alors, comme, à force de m’entendre répéter, David connaissait le rôle
par cœur, à la dernière minute, je l’ai traîné au théâtre, je lui ai passé le costume en quatrième
vitesse et je l’ai poussé sur scène.
— Comment s’en est-il tiré ? demanda la jeune femme, tandis que la grand-mère et son
petit-fils échangeaient un regard complice.
— Il n’a pas pu sortir une note. Le pauvre petit est resté tétanisé, comme un lièvre pris
dans la lumière des phares, et il a fallu que les autres enfants l’éjectent du plateau.
— Je parie qu’il était à croquer, en costume tyrolien ! s’esclaffa Addy.
— Heureusement, la fille qui jouait Liesl a improvisé brillamment en racontant au public
que son petit frère souffrait d’une forme mystérieuse de paralysie, ajouta Geneva.
— Les sales petits monstres ! dit David, amusé. Chaque fois que j’entends « Edelweiss »,
j’en ai encore des sueurs froides.
Tous trois éclatèrent d’un rire qui retentit avec une force singulière dans l’immensité. Puis
la vieille dame se remit à chanter d’une voix douce et claire, bientôt rejointe par Addy.
Finalement, David se joignit à elles, étonné du plaisir que lui procurait sa voix. Elle était bien un
peu enrouée et assombrie par le manque de pratique, mais elle n’était pas si déplaisante, après
tout.
* * *

— Chanter ! A quoi ça peut bien servir de chanter ensemble, je te le demande ? grogna


Sam. Ils feraient mieux de s’embrasser.
Dès qu’Addy et David s’étaient éloignés, Geneva en avait profité pour téléphoner à Sam,
qui s’était lui-même caché dans l’office pour pouvoir s’entretenir discrètement avec elle.
— Tu es trop impatient…, soupira sa vieille amie. Il ne faut pas mettre la charrue avant
les bœufs. Ils ne sont pas encore prêts.
— On n’a pas beaucoup de temps.
— Je le sais bien, mais il faut laisser les choses évoluer petit à petit. Et puis, c’est difficile
de leur trouver des occasions de tête-à-tête.
— Pour le moment, ils le sont bien, en tête à tête, non ? éclata Sam, qui baissa aussitôt
d’un ton, en songeant qu’on pouvait l’entendre. Tu as bien réussi à t’esquiver, cette fois. Tu n’as
qu’à trouver d’autres prétextes, ajouta-t-il en se tournant vers le mur pour étouffer sa voix.
— Je fais de mon mieux, mais j’ai peur que s’ils percent à jour mon petit jeu, ils fuient
comme des chats échaudés.
— Ça, je dois reconnaître que mon Adriana est entêtée comme une mule ! Elle tient de sa
mère.
— David m’a demandé ce qu’il y avait entre ta fille et Brandon.
— C’est bon signe, ça !
— Je suis d’accord. Il a prétendu que ce n’était que par pure curiosité, mais j’ai des
doutes… Cela dit, si tu savais comme ils sont pénibles ! Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
Addy passe son temps à feindre d’ignorer David, à tel point qu’on dirait qu’il est transparent… Et
lui, il est rivé toute la journée à son portable et à son ordinateur.
— Tu n’as qu’à te débarrasser de ces trucs en les envoyant valser dans la prochaine
rivière.
— Il les couve comme un trésor. Je n’oserais jamais.
— Il faudra que tu te débrouilles quand même.
— Et comment ça ?
— Ma pauvre, tu baisses, ça doit être l’âge…
— Pardon ? demanda Geneva, offusquée.
— Eh bien, tu n’as qu’à lui emprunter son téléphone et lui dire que tu ne sais plus où tu
l’as posé, expliqua Sam, frustré de ne pouvoir mener les choses à sa guise. Je ne sais pas, moi…
Tu prends son ordinateur et tu le laisses tomber accidentellement dans le feu… Ce sont des
choses qui arrivent, non ?
C’était trop agaçant de ne pas pouvoir prendre les choses en main ! Avec lui, Adriana et
David seraient tombés dans les bras l’un de l’autre, bien avant d’arriver à Devil’s Smile. Ça
n’aurait pas traîné.
— Je crois que tu as raison, mon pauvre cerveau est rouillé, lui dit-elle.
— Allons donc ! répondit Sam en souriant. J’ai confiance en toi. Je sais que tu ne me
laisseras pas tomber.
— Je dois y aller, coupa soudainement Geneva. Je te rappelle bientôt.
Elle avait raccroché, et Sam fit de même. Rien de concret ne s’était encore passé, mais
Geneva était aussi déterminée que lui à réunir les deux jeunes gens. Et elle y parviendrait, sans
aucun doute. Ces deux-là n’échapperaient pas au piège. Satisfait, le père d’Adriana quitta l’office,
tombant nez à nez sur Rose qui l’attendait de pied ferme devant la porte.
— On peut savoir qui « ne va pas te laisser tomber » ?
Son épouse ne semblait pas vraiment méfiante. Juste un peu intriguée. Mieux valait éviter,
pourtant, qu’elle se doute de quelque chose, car elle pouvait se révéler terriblement coriace.
— On ne peut donc jamais parler tranquillement au téléphone, dans cette maison ? Il faut
toujours que quelqu’un se mêle d’écouter ! attaqua-t-il, bille en tête, pour détourner la question.
Etonnée, Rose le dévisagea avant de déclarer :
— Tu as un bureau pour ça, je crois.
Il n’y avait aucune chance de jouer au plus fin avec elle.
— Oui… mais il y fait beaucoup trop chaud.
— Tu ne t’en es jamais plaint, jusqu’ici.
— Parce que je n’aime pas faire des histoires.
— Ah bon ! Ça, c’est nouveau ! s’exclama-t-elle, incrédule.
— Très bien. Si tu veux savoir, je parlais avec John, de chez Mountain Produce. Je me
suis trompé dans la commande de cette semaine, et je préférais que tu l’ignores.
A l’expression sévère de son épouse, Sam comprit, immédiatement, qu’il avait commis
une grave erreur de stratégie. Il n’aurait jamais dû inventer un mensonge en rapport avec la
cuisine, car c’était un domaine qu’elle gérait à la perfection et où rien ne lui échappait.
— C’est bizarre…, fit-elle remarquer. Mountain Produce vient de nous livrer, il y a une
heure, et il ne manquait absolument rien.
— Justement ! s’exclama Sam, ayant la sensation de s’enfoncer de plus en plus. C’est
bien parce que je les ai prévenus à temps. Je téléphonais à John pour le remercier de son
efficacité. Bon, je vais aller faire un petit somme. J’ai mal au crâne.
Se frottant les tempes pour échapper au regard inquisiteur de son épouse, il passa
dignement devant elle, se dirigeant vers leurs appartements privés, bien conscient qu’elle ne le
quittait pas des yeux.
* * *

Addy les conduisit dans une vaste prairie que surmontaient de hautes falaises recouvertes
d’un entrelacs d’arbres et de rochers. L’herbe était constellée de fleurs sauvages : lupins, trèfles
rouges, géraniums sauvages, ainsi qu’une multitude de rudbeckias, qui donnaient l’impression
que le trésor d’un pirate avait été dispersé sur le sol.
Sans paraître souffrir de la moindre courbature, Geneva glissa à bas de son cheval et
tendit les rênes à David.
— Je me souviens de cette prairie, dit-elle, toute excitée. On y a passé la nuit, Herbert et
moi. Dans mon herbier, à la maison, j’ai encore des fleurs que j’y ai ramassées. Elle est restée
exactement comme nous l’avions laissée. Après tant d’années, c’est incroyable !
— On peut s’arrêter un moment ici pour déjeuner, proposa Addy.
— Oh oui ! J’aimerais tant rapporter d’autres spécimens… Et il faut absolument que je
filme cet endroit.
On desserra donc les sangles des chevaux pour qu’ils puissent boire tout leur soûl, David
se chargea des provisions et de la glacière, et Addy étendit une couverture à l’ombre, tandis que
Geneva se munissait d’un livre de botanique, de son herbier et de sa caméra. A la boutique, Addy
s’était procuré un maximum de plats préparés et, en un clin d’œil, elle avait préparé un
pique-nique de sandwichs au jambon, de salade de pommes de terre et de fruits frais.
— Elle est tiède, on n’a presque plus de glace…, s’excusa-t-elle en tendant des verres de
limonade à la ronde.
— Ma machine à glaçons me manque ! protesta David.
— Ah bon ? Elle s’appelle comment ? répliqua Addy, qui ne résistait jamais à la moindre
occasion de le titiller. Rassure-toi, demain, on pourra se réapprovisionner en glace. Il y a un
comptoir, là-bas, au nord du canyon. En attendant, j’espère que nos provisions tiendront le coup.
A la fin du repas, Geneva, caméra en main, se mit à arpenter la prairie, suivie de David
qui lui prodiguait des conseils sur l’angle, la lumière et le cadrage, sans lui proposer néanmoins
de filmer à sa place. C’était étonnant, car Addy se souvenait de l’époque où il avait pratiquement
une caméra greffée dans la main. Alors que, depuis son plus jeune âge, c’était son jouet préféré, il
semblait aujourd’hui en avoir perdu le goût. Mais après tout, ce n’était pas son affaire.
Addy s’assit sur le sol tiède, heureuse de paresser au soleil dans un océan de fleurs pastel.
Elle vit que David s’approchait de cette démarche élastique qui n’appartenait qu’à lui.
— Ma grand-mère est aux anges, dit-il, en s’agenouillant auprès d’elle, manipulant d’un
air absent un bouquet d’asters fuchsia qu’il venait de cueillir.
— On dirait, répondit-elle.
Ils s’installèrent côte à côte, presque invisibles dans les hautes herbes, tandis que Geneva
s’éloignait dans la prairie d’un pas alerte. Addy redressa la tête et respira profondément, comme
si elle voulait se gorger de lumière.
— Ah… Comme ça fait du bien, le soleil ! Tu ne trouves pas ? dit-elle en soupirant
d’aise.
— Si on n’y prend pas garde, on va être brûlés au second degré, répliqua David.
— Est-ce qu’il t’arrive encore parfois de t’amuser, David ? demanda Addy, qui était
restée silencieuse en mâchonnant un brin d’herbe. Je sais que tu as souvent l’occasion de voyager
dans des endroits sublimes. Est-ce que ce ne sont que des décors pour tes voyages d’affaires, ou
est-ce que tu prends le temps d’en profiter un peu ?
— Je m’éclate dans mon travail.
— J’en doute. Quand je tombe sur des photos de toi, dans la presse, tu as l’air sinistre.
Avant, tu souriais tout le temps.
— Parce que tu recherches les photos de moi ? demanda-t-il, étonné.
— Pas du tout. Et ne détourne pas la conversation !
— A mon âge, on n’a plus tellement l’occasion de rire, grommela-t-il. A dix-huit ans, on
n’imagine pas les coups tordus que la vie vous réserve, surtout à Hollywood. Là-bas, on perd vite
ses illusions.
— Je croyais que c’était la ville des rêveurs.
— Il faut avoir des rêves, mais si tu n’es pas capable de les concrétiser, tu te fais balayer
sans pitié.
Qu’avait-il donc subi à Hollywood, pour être devenu aussi cynique et désabusé ? Addy
avait toujours résisté à la tentation de questionner Geneva à son sujet, mais à présent elle
regrettait de n’avoir pas ravalé sa fierté pour en savoir un peu plus. Elle n’allait pourtant pas le
plaindre. Il avait fait son choix. Que disait-il, déjà, à l’époque ? Ah oui ! Une « opportunité en
or »…
Voilà que sa vieille rancœur se réveillait. Comme il était surprenant que, après tant
d’années, elle n’ait pas encore trouvé le moyen de s’en libérer…
— Tu n’es pas du genre à te faire balayer, fit-elle remarquer.
— J’apprends vite et je suis coriace Tout ce que je possède aujourd’hui, je l’ai durement
gagné.
— Il faut reconnaître que l’ambition ne t’a jamais fait défaut, asséna Addy, sans intention
critique.
— J’ai commis de grossières erreurs, au début, soupira David, qui n’avait pas l’air touché
par sa remarque. Si on pouvait revenir en arrière, il y a beaucoup de choses que j’aimerais
réparer, mais rien ne sert de pleurer sur le lait répandu…
Tout était calme. Seuls leur parvenaient les bruissements des insectes et les chants des
oiseaux. A l’intérieur de leur cachette, Addy avait l’impression de s’être réfugiée dans un nid qui
leur était destiné de toute éternité. Quel luxe ! Est-ce que David en avait conscience, au moins ?
Par quel mystère pouvait-elle se sentir à la fois si détendue et si excitée ?
La sonnerie du téléphone brisa cet instant magique, qui s’évanouit aussitôt. C’était un
appel du bureau, et David décrocha en pestant. Pour une fois, Addy n’en fut pas mécontente. Au
contraire, elle se sentait même soulagée. Ce coup de fil lui fournissait un prétexte idéal pour
s’éloigner et tenter de remettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées. Or, elle s’aperçut,
étonnée, qu’elle ne bougeait pas et restait là, à fredonner les paroles d’Oklahoma, qu’elle avait
entonnées à tue-tête en chemin, en tirant rêveusement sur des brins d’herbe.
— Alors, il s’est rendu à nos raisons ? Très bien. Dis au service juridique de réexaminer le
contrat sous toutes les coutures, déclara David à Rob. Tu veux savoir ce que je suis en train de
faire ? Eh bien, je suis vautré dans l’herbe en compagnie d’une jolie femme. A moins que tu
n’aies quelque chose d’essentiel à m’annoncer, cette conversation est terminée.
A ces mots, Addy manqua de suffoquer, et elle inspira un grand coup pour se calmer.
C’était bien le genre de David d’aller raconter des choses pareilles ! Il avait toujours eu le chic
pour la faire sortir de ses gonds. Et le pire, c’est que cela marchait encore.
Il raccrocha, posa son téléphone dans l’herbe et se tourna vers elle.
— Excuse-moi. Ou en étions-nous ?
— En selle !
— Pas encore, répondit-il en la retenant par le poignet. Accordons encore un peu de temps
à Geneva.
Furieuse de sa faiblesse, Addy céda pourtant à ses instances. Ils auraient dû être partis
depuis longtemps et risquaient de se faire surprendre par la tombée de la nuit, mais elle ne
parvenait pas à quitter ce petit morceau de paradis tiède et parfumé.
Comme David jouait avec le bouquet d’asters qu’il avait rapporté, elle découvrit,
stupéfaite, qu’il était en train de tresser une guirlande de fleurs. Où donc avait-il appris ce genre
de chose ?
— Tu n’as pas l’air d’apprécier beaucoup l’existence que je mène, lui lança-t-il.
— Mon opinion importe peu. C’est ta vie, après tout, déclara-t-elle sèchement.
Elle ne voulait pas mentir et avait éludé la question. Il eut un petit rire acerbe qui prouvait
qu’il s’en était rendu compte.
— Tu es devenue très diplomate, avec le temps. Au détriment de ta franchise passée.
J’attendais mieux. Avant, tu n’aurais jamais hésité à donner ton opinion.
— Le passé est mort.
— Tu as raison, acquiesça-t-il avec un sourire attristé. Mais fais-moi plaisir, sois sincère.
— Quand je t’ai connu, tu voulais faire des films engagés, porteurs de sens, avoua-t-elle,
irritée. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Les films que je produis servent à quelque chose.
— Ah bon ? Où est le sens, dis-moi, dans La Malédiction de Ransom Heights ?
répliqua-t-elle, faisant allusion à une fumeuse histoire de policiers possédés par des démons, qu’il
avait produite l’année précédente.
— Eh bien, ce film prouve que les gens sont friands d’histoires qui leur font dresser les
cheveux sur la tête, et qu’ils feraient n’importe quoi pour oublier leurs petites vies banales
pendant deux heures.
Comme Addy, sidérée, le considérait sans rien dire, il ajouta :
— Ne fais pas cette tête-là. Tu préférerais que je tourne des documentaires sur la parade
nuptiale des ibis mâles ? Ou des films éducatifs pour les enfants défavorisés ? Tout le monde s’en
moque ! Evidemment, les gentils manchots de La Marche de l’empereur ont fait un carton…
Mais ça n’empêche pas qu’il y a des dizaines de documentaristes qui crèvent de faim parce que
personne ne va voir leurs œuvres. On n’arrive à rien en tournant ce genre de films.
— Parce que c’est ça l’essentiel, pour toi ? Jusqu’où veux-tu arriver, encore ? J’aurais cru
qu’avec ta réussite, tu n’avais plus besoin de courir après quoi que ce soit.
David fronça les sourcils, comme s’il cherchait des arguments. Il avait transformé la
guirlande de fleurs en couronne et la contemplait en silence.
— Tu n’as pas changé, dit-il enfin. Tu as toujours été très douée pour poser les questions
qui fâchent.
— Avant, tu savais y répondre.
— J’ai perdu l’habitude qu’on discute avec moi, avoua-t-il. C’est rare que quelqu’un s’y
risque.
— Ta grand-mère pense que tu travailles trop.
— Quand on veut réussir, c’est indispensable.
— Je ne crois pas que ce soit vraiment ça. On dirait que tu cherches à être le mort le plus
riche et le plus puissant du cimetière. Tu as passé trop de temps là-bas, et ça ne t’a pas épanoui…
Alors que tu aurais mieux fait de te consacrer à quelque chose qui t’aurait rendu heureux. C’est la
conviction de Geneva.
— C’est une vision simpliste des choses.
— Ce n’est pas parce que c’est simple que ce n’est pas vrai, rétorqua-t-elle doucement. Je
crois que tu es trop déformé pour le comprendre. Tu vois des arrière-pensées partout. Pour toi, les
gens ont toujours des motivations égoïstes.
— Alors, tu penses que je devrais tout laisser tomber pour m’installer ici ? répliqua-t-il en
la toisant avec un sourire sarcastique. Et pour quoi faire ? Vendre au bord des routes les paniers
que j’aurai fabriqués ?
— J’ai parlé de choses simples, pas impossibles. Je me souviens de tes poteries, à l’école.
Elles finissaient toutes à la poubelle.
— Si tu crois que j’ai oublié les tiennes ! protesta-t-il, hilare, avant de replonger dans ses
pensées. Maintenant, c’est à mon tour, déclara-t-il après un long silence.
— Quel tour ?
— Mon tour de poser des questions. Et pour commencer, qu’est-ce que tu fricotes avec
Brian O’Dell ?
Il y a longtemps qu’Addy s’attendait à cela. Elle aurait pu lui rétorquer que cela ne le
regardait en rien, mais cette curiosité n’était pas pour lui déplaire.
— Brandon souhaite s’associer pour gérer l’écurie avec moi.
— C’est tout ? L’autre jour, vous aviez l’air beaucoup plus intimes que des associés.
— Il désire aussi m’épouser.
— Vous allez vous marier ? demanda-t-il, sur le qui-vive.
— Je ne sais pas. J’y pense.
— Ouah ! Ça, c’est une réponse passionnée !
— La passion, c’est pour les ados, déclara Addy, qui se rappela l’enivrement qui les
saisissait tous deux, quand ils s’embrassaient, autrefois.
Elle s’empressa d’ajouter :
— Brandon est merveilleux. Il est gentil, patient. Il fera un bon mari et, surtout, un bon
père.
David l’étudia un bon moment, comme s’il cherchait à s’imprégner de chaque fibre de son
être.
— Tu es enceinte ?
— Pas encore, répondit-elle, car elle ne voyait pas pourquoi elle lui cacherait la vérité.
Mais j’espère l’être bientôt. Que je me marie avec Brandon ou pas, je pense à me faire inséminer.
— Tu veux donc si désespérément un enfant ! s’exclama David, incapable de cacher sa
surprise.
— A t’entendre, on dirait que je m’apprête à voler un nourrisson dans une maternité !
répliqua-t-elle, piquée. De nos jours, ce n’est pas rare que des femmes seules en arrivent là. J’ai
vingt-huit ans. Si je veux un enfant, j’ai intérêt à ne pas perdre de temps. Bon, je sais que c’est
peine perdue de te parler de ça…, soupira-t-elle, devant sa réaction choquée. Tu n’y comprends
rien. Tu détestes les gosses.
— Qui a dit que je détestais les gosses ? demanda-t-il, offusqué.
— C’est toi. Tu as oublié ? Quand on sortait ensemble, tu m’as déclaré que les enfants ne
procuraient que des soucis et des désillusions.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Si, je te jure.
— Admettons, c’est peut-être vrai… Mais j’avais dix-huit ans. A cet âge, on dit des tas de
bêtises. Si je me souviens bien, à l’époque je détestais les brocolis et le jazz, deux choses que j’ai
appris à apprécier.
— Alors maintenant, tu aimes les enfants ?
— Je n’ai pas dit ça. Pourquoi embrouilles-tu toujours tout ?
— Excuse-moi, dit-elle, comprenant qu’il avait raison. Comme tu l’imagines, ma famille
ne saute pas de joie à la perspective de me voir mère célibataire, et je suis un peu à cran quand on
aborde le sujet.
Ce n’était pas la seule raison, mais elle n’avait pas l’intention de lui révéler l’état de
panique qui s’était emparé d’elle quand elle avait découvert qu’elle était enceinte, dix ans
auparavant. Comme ils prenaient leurs précautions, elle avait été terrorisée à l’idée qu’il puisse
penser qu’elle l’avait fait exprès. Ensuite, vu la façon dont ils avaient rompu, il avait été hors de
question d’évoquer la question.
Gênée parce que David ne la quittait pas des yeux, elle contempla le ciel, la main en
visière, comme si elle observait quelque chose.
— Il faut y aller, déclara-t-elle.
— Attends une seconde, dit-il, lui tendant son œuvre. Voyons à quoi tu ressembles avec
ça…
Elle baissa la tête et il lui posa délicatement la couronne sur les cheveux. Elle sentait
monter jusqu’à ses narines un doux parfum, et les tiges des fleurs lui chatouillaient le front.
David captura du bout des doigts une mèche de cheveux pour la repousser derrière son oreille,
avec une expression de ferveur qui lui fit tourner la tête.
— Tu n’as rien d’une mère. Tu es une princesse de conte de fées, déclara-t-il, d’une voix
rauque.
Addy se sentit submergée par un désir qui risquait de l’engloutir si elle n’y prenait pas
garde et, durant quelques secondes, elle eut l’impression que la prairie s’était métamorphosée en
une île déserte, perdue dans le temps et l’espace.
Chapitre 6
Après cet intermède particulièrement frustrant en compagnie d’Addy, la journée de David
ne fit qu’aller de mal en pis. Surtout quand il réalisa, après deux heures de route, qu’il avait
oublié son téléphone dans la prairie. A l’heure qu’il était, Rob, fou furieux, devait s’évertuer à le
joindre et faire sonner frénétiquement son portable au milieu des fleurs sauvages en terrorisant les
lapins. Et le pire, c’était qu’Addy et sa grand-mère, au lieu de compatir, semblaient se réjouir de
cette perte cruelle. Comble de malchance, la boutique qu’ils atteignirent était fermée, pour cause
de maladie, à en croire l’affichette sur la porte. En conséquence, pas de glace pour rafraîchir leurs
boissons et conserver leurs denrées périssables avant le prochain comptoir. Et, naturellement,
aucune chance de téléphoner au bureau pour expliquer les raisons de son silence.
Après avoir passé l’après-midi à se ronger les sangs, David finit par détourner ses pensées
vers Addy, en essayant de se la figurer enceinte. Impossible ! Comment imaginer cette silhouette
racée déformée par la grossesse ? C’était peine perdue. Autant que de l’imaginer mariée sans
amour à un homme comme Brandon O’Dell, pour de simples raisons de convenances
personnelles. S’il y avait bien une femme destinée à vivre une passion, c’était l’Addy qu’il avait
connue, dix ans auparavant. Est-ce qu’elle aurait tant changé ? Déprimé, il choisit de ne plus y
penser et de se contenter d’empêcher Injun Joe de brouter toutes les touffes d’herbe à sa portée.
Plus tard, vers le coucher du soleil, Addy, constatant que le ciel se couvrait de nuages
menaçants, accéléra l’allure pour les conduire au pied d’un éboulis que surplombait une falaise.
A peine eut-elle le temps de sauter de cheval, et d’extraire les cirés et les toiles goudronnées du
chargement de sa mule, que déjà la pluie se mettait à tomber à verse.
— Aide ta grand-mère à grimper jusqu’à cette saillie rocheuse, là-haut. Derrière, il y a
une grotte où on doit pouvoir tenir à trois. Elle nous servira d’abri pour la nuit, ordonna-t-elle à
David en désignant un affleurement dans la paroi déchiquetée de la montagne.
— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? demanda David en aidant sa grand-mère à mettre
pied à terre.
— Je dois protéger nos provisions. Il ne faut pas qu’elles prennent l’eau. Vas-y ! Je ne
tiens pas non plus à ce que Geneva soit mouillée. Ce n’est pas une petite pluie qui va me faire
fondre, ajouta-t-elle, au moment où Bonder, effrayé par le tonnerre, faisait un écart.
Aussitôt, David jeta un ciré sur les épaules de sa grand-mère et lui prit fermement la main
pour la hisser jusqu’à la plateforme, que Geneva, hors d’haleine, atteignit sans dommage.
— Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il d’une voix qui résonnait étrangement dans
l’obscurité.
— Je ne me suis jamais sentie aussi bien, affirma-t-elle avant de se pencher, inquiète, sur
le bord de la falaise en entendant tonner une nouvelle fois. Pauvre Addy… Elle va être trempée
jusqu’aux os !
David inspecta rapidement leur refuge. Bien que poussiéreuse, la grotte était spacieuse et
tout à fait habitable, comme le prouvaient les vestiges carbonisés d’un feu de camp. De plus, on
ne distinguait aucune faille dans les parois, ni dans le fond de la caverne, qui aurait pu dissimuler
une bête sauvage.
— Assieds-toi et reprends ton souffle, dit-il à sa grand-mère. Je suppose que ce ne serait
pas digne d’un gentleman de rester ici au chaud, pendant que notre « boss » fait ce pour quoi elle
est payée.
— Certainement pas, mon chéri. Surtout qu’Addy ne touche pas un sou pour le voyage.
C’est elle qui s’est portée volontaire pour m’accompagner.
Sans prendre le temps de réfléchir à cette nouvelle surprenante, David enfila prestement
un imperméable et dévala la pente glissante, afin de prêter main-forte à Addy qui luttait contre les
rafales de vent déchaînées qui l’empêchaient de fixer une protection sur la selle d’Injun Joe. Sans
un mot, il se rua de l’autre côté du hongre, attrapa fermement la toile et la coinça dans la
sous-ventrière. Toutes les bêtes avaient été mises à l’abri, attachées au tronc d’un arbre mort, et,
malgré leurs mouvements d’oreilles qui trahissaient une certaine nervosité, elles étaient
remarquablement calmes.
— Tout est au sec. Partons d’ici ! cria-t-il à Addy, à travers le fracas de l’orage.
Il lui prit la main pour l’entraîner sur le sentier escarpé, qui ruisselait comme un torrent, le
sol étant trop compact pour absorber le déluge qui était en train de s’abattre.
Trempés et hors d’haleine, ils atteignirent enfin la caverne glacée où Geneva s’employait
déjà à trouver du bois sec pour le feu.
La chemise plaquée au corps comme une seconde peau, mal à l’aise dans son jean alourdi
par l’eau, David se dépêcha d’ôter son ciré en secouant la tête comme un chien mouillé. Addy,
elle aussi, s’était débarrassée de son imperméable. Elle avait les joues écarlates et des mèches de
cheveux collés pendaient autour de son visage. Agréablement surpris, il remarqua, avec un petit
frisson de plaisir, qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Oui, indéniablement, cet article ne
faisait pas partie de sa garde-robe, aujourd’hui.
Mais ce n’était pas le genre de pensée qui s’imposait en cet instant…
Après quatre tentatives infructueuses, ils réussirent à allumer un feu, ce qui les revigora
aussitôt. Bientôt l’atmosphère se réchauffa, et les deux jeunes gens commencèrent à sentir la
vapeur s’échapper de leurs vêtements humides. Malgré la pluie qui s’éclaircissait au-dehors, il
était évident qu’il fallait se résigner à passer la nuit dans cette grotte.
Geneva se mit à examiner soigneusement les parois, qui étaient entaillées de stries et de
strates colorées, résultant de milliers d’années de sédimentation.
— Comment as-tu connu cet endroit ? demanda-t-elle à Addy.
— J’y suis venue il y a des années, en compagnie d’un… d’un ami.
Pas avec lui, songea David. Il s’en serait souvenu. Alors avec qui ? O’Dell ? Au fond,
qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? se dit-il en observant la jeune femme qui écartait les pans de
sa chemise pour réchauffer sa peau à la flamme. La lueur du feu faisait ressortir les aréoles de
ses…
Il dut se sermonner et se retourna pudiquement, faisant mine d’être passionné par le décor
environnant.
— Est-ce que vous croyez que d’anciennes tribus indiennes ont pu trouver refuge ici,
autrefois ? demanda sa grand-mère.
— C’est possible, répondit Addy, qui tordait ses cheveux en projetant des gouttes d’eau
sur les pierres brûlantes. Cette région est truffée de grottes où on trouve des vestiges de la tribu
des Sinaguans. En cherchant bien, ici, on doit pouvoir découvrir des inscriptions ou des
symboles.
— Tu crois vraiment ? David, tu entends ça ? Comme c’est excitant ! s’enthousiasma
aussitôt Geneva.
— Oui… D’ailleurs, je crois que je viens d’en découvrir une : « Curtis aime Mitzi pour
toujours. Et allez tous au diable ! » Ces Sinaguans étaient de vrais petits rigolos, conclut-il en leur
décochant un sourire ironique.
Mais les deux femmes semblaient avoir perdu leur sens de l’humour et elles lui jetèrent un
regard de reproche.
Quand la pluie s’arrêta, ils avaient réussi à établir un campement confortable, bien que
rudimentaire. Comme il était impossible de planter les piquets dans la roche, ils avaient dû
installer leurs sacs de couchage et leurs couvertures autour du feu, que Geneva, la vestale du
foyer, entretenait à grand renfort de bûchettes. Toute la caverne en était illuminée et, à chacun de
leurs déplacements, des ombres déformées bondissaient et dansaient sur les parois de la grotte,
comme si des créatures préhistoriques, peintes sur les murs, s’étaient animées pour les rejoindre.
Pour dîner, ils mangèrent des sandwichs et les restes de la salade de pommes de terre.
Ensuite, Addy prépara du café dans un vieux pot cabossé, qui ressemblait à un accessoire de
cinéma, et, pour le dessert, elle leur fit la surprise d’une tarte aux pêches, qu’elle réchauffa dans
une poêle. La grotte se mit à fleurer bon la cannelle et la vanille.
Repus et heureux, ils retournèrent à leurs diverses occupations. Armée de sa boîte de
pastels multicolores, classés en bon ordre, Geneva s’installa, son carnet de croquis sur les
genoux, tandis que David tuait le temps à tenter de détecter des marques plus anciennes au milieu
des graffitis. Ce n’était pas une tâche facile. Le nez sur la pierre, grattant la poussière et les
dépôts accumulés au cours des siècles, il ne réussissait à distinguer que des gribouillis sans queue
ni tête.
— Alors, tu découvres des trésors ? demanda Addy qui s’était approchée de lui sans qu’il
s’en aperçoive.
— Pas vraiment, à moins qu’un des premiers indigènes à occuper cette falaise se soit
appelé Malibu Jack.
Elle soupira en passant le doigt le long d’une inscription récente : les prénoms de deux
amoureux reliés par un cœur.
— C’est une honte. Les Sinaguans ont résidé là pendant des siècles, et en quelques
années, on a réussi à détruire jusqu’à la moindre trace de leur présence.
— J’espère de tout mon cœur que Devil’s Smile n’aura pas changé, déclara la grand-mère
de David.
— Au train où ça va, il y a des chances pour qu’on ait planté un lotissement en plein
milieu, rétorqua celui-ci.
— David, ne dis pas des choses pareilles, je t’en prie ! s’exclama Geneva en reposant son
carnet. Tu ferais mieux de travailler sur ton ordinateur, ajouta-t-elle en lui lançant un regard
réprobateur.
— Il n’y a pas assez de lumière. Ça ne vaut pas le coup que je le sorte, répondit-il, pour ne
pas avouer le plaisir qu’il tirait de sa quête d’indices sur les premiers habitants de la caverne.
Cet endroit offrait une bonne protection, mais il avait cependant quelque chose d’un peu
sinistre. Il lui rappelait Black Canyon ou Mesa Verde, des lieux qu’il avait visités avec ses
grands-parents, dans son enfance. Il retrouvait la sensation de panique qui lui tordait l’estomac, à
l’époque, quand ils visitaient une antique sépulture, et le frisson d’excitation qu’il avait ressenti
quand il était tombé sur le crâne d’un minuscule cheval préhistorique en fouillant dans le sable.
Ce n’était sûrement que le squelette d’une petite souris, mais il avait soutenu que c’était
l’eohippus de son livre d’archéologie, qui lui ressemblait trait pour trait.
A Los Angeles, il était rare d’éprouver ce genre de sensations fortes. Sauf quand on
réussissait à harponner un taxi un soir de pluie, ou que le maître d’hôtel d’un restaurant branché
vous conduisait à la meilleure table sans que vous ayez besoin de lui offrir un pot-de-vin
faramineux. Les plaisirs de la vie étaient tout à fait relatifs, si l’on y réfléchissait bien.
Sa grand-mère se décida, alors, à sortir son camescope pour les filmer. Il y avait des
années que David n’avait pas manié une caméra, mais vu que le tournage de nuit était très
compliqué, il ne put s’empêcher de lui donner des conseils pour améliorer le résultat, et finit par
filmer lui-même quelques plans. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas tenu une caméra dans
les mains qu’il en eut une drôle d’impression. Son père, qui avait toujours été le photographe de
la famille, l’avait initié très tôt au maniement de toutes sortes d’appareils. Chez eux, des
centaines de films et de photos, recélant tous les souvenirs de la famille McKay, s’entassaient
dans un placard. A la mort de ses parents, cette mémoire familiale avait été mise en boîtes et
transportée dans le sous-sol de la maison de ses grands-parents. Il lui avait fallu des années avant
d’être capable de s’y plonger. C’était trop douloureux.
Alors, à l’adolescence, il était reparti de zéro et s’était mis à filmer ses propres souvenirs.
C’est à cette époque, en assistant à un festival de cinéma où l’avait emmené son grand-père, qu’il
avait décidé de devenir documentariste. Tenaillé par sa vocation, il n’avait plus voulu rien faire
d’autre, et, quand l’équipe du film avait débarqué à Broken Yoke, il avait fait des pieds et des
mains pour s’y faire admettre. Et ça avait marché. Pourtant, quelque part en chemin, il s’était
laissé détourner de son but et était tombé dans les pièges de Hollywood.
La soirée tirait à sa fin. Le feu, qui baissait, dégageait encore une chaleur confortable, et
les flammes dansaient toujours sur le plafond couvert de suie.
— Jette un coup d’œil à ça, lui lança Addy, accroupie au fond de la grotte, en désignant
un point sur la paroi.
A moins d’un mètre de hauteur, on distinguait des figurines grossières, gravées dans la
roche : un serpent, un homme et des cercles de plus en plus resserrés, qui auraient pu figurer un
soleil.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle. Tu crois qu’ils sont authentiques ?
La possibilité de découvrir des gravures rupestres intactes, dans cette région, était
infinitésimale, mais étrangement on ne voyait aucun graffiti moderne à proximité.
— Je n’en sais rien, répondit-il, sceptique. Ils peuvent très bien avoir été tracés la semaine
dernière par un gamin boutonneux en vadrouille.
— Oui, et ils peuvent aussi avoir été gravés par un Sinaguan qui voulait laisser une trace
de sa tribu pour les générations futures, objecta-t-elle en donnant un coup de pied dans un tas de
cailloux proche. Ces pierres sont tombées depuis peu. Peut-être qu’auparavant elles dissimulaient
les dessins… C’est possible, non ?
— Addy, je…
Comme elle s’accrochait à sa chimère ! Peut-être que comme lui, jadis, elle avait aspiré à
échapper à une réalité banale et décevante en la transfigurant, et qu’elle s’en souvenait. Après
tout, qui était-il pour décréter ce qui était possible ou pas ?
— Peut-être bien. Pour moi, il aurait mieux valu qu’elles restent cachées. Ça aurait évité
qu’elles soient saccagées.
— Tu as raison, acquiesça-t-elle. C’est sûrement pour ça que je ne les avais jamais vues.
— Alors, qu’est-ce que tu veux faire de ta découverte ? Je ne pense pas que ce soit la
trouvaille du siècle.
— Sans doute, répondit-elle, avec une expression dubitative, qui rappela soudain à David
qu’elle avait la plus jolie moue qu’il ait jamais vue chez une femme. On pourrait remonter la pile
de cailloux contre le mur, pour que personne ne les trouve. Ce serait bien qu’elles soient là,
tranquillement cachées, à l’abri de tous. Ce serait notre petit secret, ajouta-t-elle en lui lançant un
regard espiègle. Tu crois que c’est égoïste ?
— Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas envie de retrouver le nom de la dernière conquête de
Malibu Jack gribouillé par-dessus quand on reviendra ici ?
— Ah bon ? Parce que tu comptes revenir ?
— Je m’exprimais par métaphore, répliqua-t-il en commençant à ramasser des pierres.
Addy se joignit à lui, sans autre commentaire, et ils amoncelèrent un tas de cailloux contre
le mur, en s’arrangeant pour qu’il ait l’air naturel. Puis ils se reculèrent pour contempler leur
œuvre.
— J’ai l’impression que je viens d’enterrer le trésor de la Sierra Madre, déclara Addy en
frottant ses mains pour en ôter la poussière.
— Si un trésor se trouvait là-dessous, je serais en train de creuser, pas d’empiler des
cailloux.
— Toi, tu gardes toujours la tête froide.
— Presque toujours…, corrigea-t-il en se demandant si elle s’était rendu compte à quel
point il avait pu manquer de sang-froid, ces derniers temps.
Quelques minutes plus tard, tandis qu’Addy se reposait près du feu et que Geneva se
promenait sur la plateforme en observant les étoiles, David, dissimulé dans l’ombre, mains
nouées derrière la tête et confortablement installé sur son sac de couchage, commença à méditer
sur les nombreuses péripéties qui avaient émaillé cette étrange journée. C’était déjà assez
déplaisant d’être trempé comme une soupe, sans parler de perdre son téléphone — ce qui était
encore plus pénible — , mais dormir dans un jean neuf, ça, c’était un cauchemar. Il méritait d’être
canonisé pour avoir subi stoïquement un pareil martyre, non ?
Discrètement, il tourna la tête pour observer Addy. Elle avait lâché ses cheveux d’ébène
et s’était absorbée dans la contemplation du feu. Elle était si radieuse, tout à l’heure, quand elle
lui exposait sa théorie. Et quand ils avaient eu fini de sauver les gravures, comme elle rayonnait !
Et surtout, comme il avait été difficile de résister à l’envie de l’embrasser ! Il l’entendit soupirer
et se renfrogna. Il aurait bien voulu lui demander à quoi elle pensait, mais il n’était pas sûr
d’apprécier la réponse… Aussi se mit-il à contempler d’un œil morne le plafond de la grotte. Il
n’allait tout de même pas se laisser submerger par le désir qu’il ressentait pour cette femme, qui
lui avait jadis envoyé à la tête toutes sortes d’accusations grotesques. Pas question de mettre en
péril l’équilibre de sa vie, qu’il avait toujours su parfaitement contrôler. Encore une semaine et
demie à tenir, et il abandonnerait jusqu’au souvenir de cette expédition insensée pour retourner à
Los Angeles et reprendre une existence normale. Même si la sienne ressemblait de plus en plus à
la course d’un rat dans un labyrinthe.
* * *

Addy adorait les feux de camp : l’odeur du bois qui brûle, le crépitement des flammes, les
gerbes d’étincelles qui s’échappaient vers le ciel. Mais, attirée comme par un aimant par la
silhouette massive de David, elle ne remarquait même pas qu’elle n’avait plus devant elle qu’un
amas de bûches rougeoyantes. Elle admirait ses cuisses solides, ses hanches étroites, son ventre
plat et, malgré la pénombre, elle discernait parfaitement chaque ligne de ses muscles puissants. A
sa grande honte, l’ensemble dégageait une telle impression de force qu’une chaleur incontrôlable
la submergeait, comme chaque fois qu’elle jetait un regard sur lui, d’ailleurs.
Perdu dans ses pensées, il était allongé sur son sac de couchage, les mains nouées derrière
la tête, les yeux au ciel. On aurait dit qu’il prenait le soleil sur la Riviera. A quoi pouvait-il bien
penser ?
Pourquoi se poser cette question, alors qu’elle connaissait parfaitement la réponse ? Il
rageait d’être là et n’aspirait qu’à une chose : retourner à Los Angeles, dans un monde qu’il
croyait être le sien. Est-ce qu’il lui était si pénible de la côtoyer ? Pourtant, elle avait parfois
l’impression d’être transportée dix ans en arrière, comme s’ils se retrouvaient exactement tels
qu’ils s’étaient quittés, et que le temps s’était arrêté. De merveilleux souvenirs resurgissaient
alors irrésistiblement : comment David lui avait appris à jouer au poker, les nuits d’été passées au
bord du lac, à faire semblant de s’intéresser aux étoiles, alors qu’en réalité ils profitaient du
moindre prétexte pour s’étreindre. Personne ne pouvait balayer le passé. C’était impossible.
Pourtant, même si elle avait érigé une muraille pour se protéger de cet homme et refoulé ses
souvenirs, il y avait des fois où…
Elle ne lui avait jamais parlé du bébé. Qu’est-ce qu’il aurait dit, ou fait, si elle lui avait
asséné la nouvelle avant son départ ? Est-ce que les choses se seraient déroulées différemment ?
A l’époque, David ne supportait déjà pas de vivre dans un trou comme Broken Yoke, et il
serait sans doute parti bien avant la naissance de l’enfant. En fin de compte, pour elle, cela
n’aurait pas changé grand-chose de le mettre au courant. D’autant plus qu’elle se serait refusée à
lui courir après. Ensuite, la vie de son amant avait bifurqué, et il avait brillamment réussi, même
si ce n’était pas exactement la carrière qu’il envisageait au départ.
De toute façon, la question de le rejoindre ou non à Los Angeles était devenue sans objet,
puisqu’elle avait fait une fausse couche quelques jours après son départ, et que, du jour au
lendemain, il n’y avait plus eu de bébé. Or, malgré les circonstances de sa grossesse, la perte de
cet enfant l’avait dévastée, et elle en avait voulu d’autant plus à David qu’elle ne pouvait rien lui
dire. Pour un homme, ce n’était peut-être pas pareil, mais il était hors de question d’infliger à qui
que ce soit une blessure aussi terrible. Même à l’homme qui lui avait brisé le cœur.
Après son départ, elle était parfois tombée sur des photos de lui, en compagnie des
« people » qui faisaient régulièrement la une des journaux. Elle savait qu’il avait été engagé dans
une compagnie de production, où il avait rapidement fait ses preuves et gravi les échelons. Est-ce
qu’il lui arrivait parfois de repenser à elle ? Est-ce qu’il avait des regrets ?
— David…, appela-t-elle à voix basse.
— Mmm…?
— Je peux te poser une question ?
Il acquiesça sans la regarder, gardant les yeux au ciel.
— Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de regretter d’avoir quitté Broken Yoke ? demanda-t-elle
en se redressant.
— J’avais dix-huit ans. J’étais ébloui, fou de joie que des professionnels du cinéma
puissent penser que j’avais une chance de réussir à Hollywood. Que des gens comme ça puissent
croire en moi, c’était formidable, répondit-il en tournant la tête pour croiser son regard dans la
lueur des braises.
— Parce que, moi, je ne croyais pas en toi ?
— Eux pouvaient m’apprendre tant de choses sur le cinéma, et c’est ce qu’ils ont fait. En
réalité, je n’avais pas vraiment envie de partir de Broken Yoke…, reprit-il en jetant un coup d’œil
pour vérifier que Geneva n’était pas à portée de voix. Je n’avais pas envie de quitter mes
grands-parents… et toi… mais à ce moment-là, franchement, ça ne m’a pas paru trop coûteux. Je
ne pensais pas que c’était pour toujours. Je pensais que tu…
Il n’alla pas au bout de ses pensées, et tous deux restèrent un long moment sans rien dire.
Il valait peut-être mieux quitter ce terrain miné et aborder des sujets plus paisibles. S’il en
existait.
Quand elle avait trouvé les pictogrammes, tout à l’heure, il avait été vraiment adorable de
se prêter à son jeu. Il avait fouillé dans sa mémoire pour y retrouver des informations sur
l’archéologie, qu’il lui avait livrées sans pédanterie ni suffisance, mais au contraire avec humour
et inventivité. C’était un homme doté d’un esprit brillant.
Pourtant, ces pierres étaient lourdes et le travail salissant. Pourquoi s’y était-il plié d’aussi
bonne grâce ? Addy avait beau réfléchir, elle ne trouvait pas le fin mot de l’énigme.
Incapable de retenir sa curiosité plus longtemps, elle chuchota :
— David ?
— Quoi encore ? lança-t-il sans lui adresser un regard.
— Ces gravures sur le mur n’étaient pas vraiment préhistoriques, tu sais.
Il se tourna vers elle et, dans la lueur mourante du feu, elle vit qu’il cherchait son regard.
— Je sais, répondit-il avec un léger sourire.
— Je… C’était gentil de rentrer dans mon jeu.
Le long silence qui s’installa eut un effet inattendu. Malgré la distance, on aurait dit qu’un
courant de désir circulait entre eux dans le cocon obscur de la grotte. La présence de David lui
était devenue presque palpable. Elle respirait son odeur envoûtante, sentait ses doigts caressant
ses cheveux, et il lui semblait que l’air autour d’eux vibrait intensément.
Le contact pouvait donc se rétablir aussi facilement ? C’était incroyable et effrayant, car
ils menaient des vies diamétralement opposées. Il n’était pas question qu’elle se laisse aller à cet
élan de désir désespéré, qui ne la conduirait nulle part.
Elle eut un sursaut de défense.
— David…
— Je vais chercher ma grand-mère. Il est temps de se coucher, déclara-t-il en se levant.
Addy ravala, aussitôt, toutes les paroles inutiles qui se pressaient sur ses lèvres.
Il avait sûrement deviné son trouble et s’éloignait pour lui permettre de se reprendre. Elle
ne pouvait que le féliciter de lui faciliter ainsi les choses. Mieux valait ignorer cet accès de désir
et continuer à agir comme si de rien n’était.
Chapitre 7
— Cesse de crier, je fais ce que je peux ! protesta Geneva.
— Excuse-moi, dit Sam, confus, en baissant d’un ton. Mais bon sang, il faut faire quelque
chose !
— Si tu as une idée, ne te gêne pas ! Ces deux-là sont comme chien et chat. Si l’un
déclare qu’il va pleuvoir, l’autre affirme qu’il fait un temps superbe. Quand l’une voudrait faire
halte pour déjeuner, l’autre a envie de continuer une demi-heure de plus. Quelquefois, j’ai du mal
à me retenir d’en prendre un pour taper sur l’autre.
— Pour quelle raison est-ce qu’ils se disputent ainsi ?
— En fait, ils ne se disputent pas vraiment, ils sont seulement à cran.
— Tu as réussi à neutraliser l’ordinateur et le téléphone, au moins ?
— Quand je t’écoute, j’ai l’impression d’être dans Mission impossible ! s’esclaffa
Geneva.
— Est-ce que tu as pu le faire, oui ou non ? insista Sam, qui ne se sentait pas le cœur à
rire.
— Je n’en ai pas eu besoin. David a égaré son téléphone et, quant à son ordinateur, il n’a
pas l’air très pressé de l’utiliser, ces derniers temps.
— Ça, c’est plutôt bon signe. Ça pourrait vouloir dire qu’il s’intéresse davantage à Addy.
— C’est possible, acquiesça Geneva. Moi, ce que je sais, c’est que ce voyage ne se
déroule pas du tout comme nous l’avions prévu.
— Attends un peu, j’ai besoin de réfléchir…
Geneva resta près du taxiphone à guetter l’arrivée éventuelle d’Addy ou de David. La
petite bourgade où ils venaient de parvenir comportait un camping, un bar-restaurant, une
station-service et une épicerie. C’était un endroit perdu au milieu de nulle part, qui luttait bec et
ongles pour continuer d’exister sur la carte, et qui aurait pu disparaître, corps et biens, sans que
personne ne s’en aperçoive. Néanmoins, le restaurant, Chez Clémentine, paraissait des plus
accueillants.
A la seconde où ils avaient atteint le camping, David s’était rué vers la rangée de cabines
téléphoniques, sous le regard réprobateur d’Addy qui, de son côté, avait aussitôt sorti sa liste de
courses pour faire des emplettes. Quand son petit-fils s’était enfin éloigné à la recherche d’une
hypothétique connexion à Internet, Geneva en avait profité pour téléphoner à Sam, sous prétexte
de joindre Polly, l’amie qui veillait sur ses plantes.
Comme celui-ci ne sortait pas de son mutisme, Geneva sentit la moutarde lui monter au
nez. Qu’est-ce qu’il attendait pour proposer une idée géniale ? Il ne comprenait donc pas que ça
n’avait rien d’une sinécure, de rapprocher ces deux têtes de mule ?
Elle s’était figuré, à un moment, que les choses allaient fonctionner comme sur des
roulettes. David et Addy plaisantaient et discutaient beaucoup, et elle avait pu décrypter une foule
de petits signes qui trahissaient leur attirance mutuelle. Mais le lendemain de leur séjour dans la
caverne, la situation avait changé brusquement et, depuis, n’avait cessé d’empirer. Même si les
deux jeunes gens restaient polis l’un envers l’autre, l’ancienne réticence de David vis-à-vis
d’Addy était réapparue, et il affichait perpétuellement en sa présence un air d’indifférence glacée.
Quant à elle, elle était si calme et réservée qu’elle semblait absente, presque transparente.
Il avait dû se passer quelque chose, cette nuit-là, qui avait détruit leur camaraderie.
— Il faut que je raccroche, voilà Nick qui arrive, déclara Sam précipitamment.
— Alors, qu’est-ce que…
— Improvise !
— Ça, on peut dire que tu m’aides beaucoup ! protesta Geneva.
Mais il était trop tard, la communication était coupée.
Préoccupée, elle replaça l’écouteur sur son support et se dirigea vers l’aire de pique-nique,
où elle s’assit à une table. Ayant extrait les cendres de son mari de son sac en tapisserie, elle
déposa la boîte sur ses genoux et se mit à caresser nostalgiquement, de ses doigts usés, les motifs
délicats gravés sur le couvercle. Si seulement Herbert avait pu être auprès d’elle… Lui aurait su
comment les raccommoder.
— Si tu m’entends, dis-moi ce que je dois faire, mon chéri, murmura-t-elle, tandis qu’elle
sentait une brise légère lui caresser les joues, comme pour la consoler. Sam et moi, nous aurions
bien besoin que tu nous inspires un peu… Nous ne savons plus à quel saint nous vouer.
Elle émit un soupir, le moral au plus bas. Autour d’elle, les feuilles mortes voletaient en
dansant dans la poussière, et on n’entendait que le grincement régulier de l’enseigne rouillée du
restaurant qui se balançait.
Soudain, elle se dressa d’un bond.
Elle venait de remarquer, derrière les bureaux du camping, un groupe de petits chalets de
bois rouge, plantés en demi-cercle. Elle se tourna ensuite vers le restaurant en plissant les
paupières pour déchiffrer les calicots défraîchis collés sur la porte : « Nourriture de premier
choix », « Animations fantastiques », « Meilleur chili de l’Ouest ». « Venez goûter ! »
— C’est ça, allons goûter. Merci, Herbert.
Alors que David la rejoignait, et qu’Addy, de retour des courses, commençait à charger
les mules, sa grand-mère lui demanda :
— Tu as réussi à contacter ton bureau, mon chéri ?
— Oui. Par miracle, tout va bien. Quand il s’est rendu compte que j’étais injoignable,
Rob, mon assistant, a pris les choses en main, et il semble s’en tirer à merveille. Il va falloir que
je lui accorde une augmentation, à mon retour, ajouta-t-il en chassant la poussière de son jean, à
grands coups de Stetson.
— Ah bon ? Ton absence n’a pas semé la panique dans tout Hollywood ? lança Addy,
par-dessus la selle de Sheba.
— Tu es prête pour le déjeuner, grand-mère ? demanda David en feignant d’ignorer la
provocation.
Mais son calme n’était qu’apparent. Proche de lui, Geneva pouvait remarquer qu’il serrait
les mâchoires de rage, ce qui ne présageait rien de bon. Oh, ces deux-là ! Ils n’étaient vraiment
pas à prendre avec des pincettes… Il fallait rapidement qu’elle trouve un moyen de désamorcer la
tension, avant que leur mauvaise humeur ne dégénère en hostilité.
— Oui, répondit-elle en se forçant à sourire. Mais je n’ai pas très faim.
— Vu le petit déjeuner de famine qu’on nous a servi, tu devrais être affamée ! rétorqua
David en lançant à Addy un regard de défi.
Addy écarta Sheba d’une petite tape sur la croupe et s’approcha, piquée.
— Je viens de faire le plein de provisions, dit-elle en se forçant à ravaler les mots qu’elle
brûlait de lui envoyer à la figure. Il faut déjeuner, nous repartons dans une heure.
Geneva, certaine à présent qu’elle avait pris la bonne décision, s’exclama en feignant
l’épuisement :
— Dans une heure !… Oui, bien sûr… Il faut se remettre en route…
— Grand-mère, tu es sûre que ça va ? demanda aussitôt David, en regardant anxieusement
sa grand-mère.
— Mais oui, mon chéri…
— Geneva, qu’est-ce qui se passe ? s’enquit, à son tour, Addy, alarmée, tout en venant
s’asseoir auprès d’elle.
Elle semblait si inquiète que la vieille dame commença à se sentir coupable. Elle prit un
air hésitant.
— Eh bien, je dois reconnaître que je suis un peu fatiguée. Je ne rajeunis pas, vous savez.
J’ai peut-être présumé de mes forces. Mais ça va aller. On pique-nique ici, alors ? demanda-t-elle
en affichant un sourire forcé.
— Grand-mère, écoute… Si tu te sens trop épuisée pour continuer, on peut…, commença
David, qui avait fait le tour de la table pour s’asseoir, lui aussi, à ses côtés.
— Oh, non ! Ça n’a rien à voir ! s’exclama Geneva, luttant pour ne pas se laisser attendrir
par la sollicitude de ses deux anges gardiens. C’est tout simplement que je suis une vieille dame
capricieuse et trop gâtée, qui rêve d’un bon bain et d’un vrai repas. Ne le prends pas comme un
reproche, Addy. Depuis le début, tu as tout assumé de main de maître, ma chérie.
Elle se tut pour leur laisser le temps de réfléchir, et ils restèrent tous trois muets un
moment. Au fur et à mesure, Geneva se sentit de plus en plus mal à l’aise, car Addy la
dévisageait d’un air bizarre, comme si elle flairait la supercherie. Et l’inquiétude de David, qui la
soupçonnait de cacher la gravité de son état, contribuait à la rendre nerveuse.
— On pourrait déjeuner au restaurant, finit par suggérer Addy.
— Je pensais… qu’on pourrait plutôt y dîner, lança Geneva, embarrassée. J’ai tellement
envie d’un bon steack saignant !
— Vous savez bien que la viande rouge vous est déconseillée, lui rappela Addy.
— Fais donc à ta guise, grand-mère, intervint David, plus conciliant.
— Vous croyez qu’on pourrait louer un de ces chalets ? Ce serait tellement agréable de
prendre un bon bain chaud et de dormir dans un lit confortable…, ajouta la vieille dame en
souriant.
Elle savait qu’elle pouvait compter sur l’efficacité de David. Il se leva aussitôt pour
accéder à sa demande.
— On a tous besoin d’une petite pause. J’en fais mon affaire. Tu n’y vois pas d’objection,
Addy ?
— Aucune.
— Bon, alors, repose-toi, grand-mère. Je reviens tout de suite, dit-il en se hâtant vers les
bureaux du camping.
Le problème, maintenant, pour Geneva, c’était Addy, dont le regard ne la lâchait pas. Cela
lui procurait un tel sentiment de gêne qu’elle avait l’impression que la culpabilité se lisait sur son
visage et qu’elle était devenue écarlate.
— Qu’est-ce que vous avez derrière la tête, Geneva ? demanda-t-elle gravement.
— Je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire, ma chérie, se défendit la vieille dame,
affolée, en détournant les yeux pour faire mine de s’intéresser aux initiales grossières gravées
dans le bois de la table. J’ai seulement pensé qu’un peu de changement nous ferait du bien à
tous… Il faut que j’aille aux toilettes, ajouta-t-elle en se levant pour couper court à la
conversation.
— Vous y êtes déjà allée, répliqua Addy, de plus en plus soupçonneuse.
— Tu comprendras, quand tu auras mon âge, répondit allusivement Geneva en
s’esquivant.
A son retour, David lui annonça qu’il avait réservé deux chambres pour la nuit.
— J’espère que ça ne vous gêne pas d’en partager une, mesdames. Le directeur affirme
qu’il ne dispose que de deux chambres « louables ». J’ai préféré ne pas élucider ce qu’il entendait
par là.
Cette affaire réglée, il insista pour que sa grand-mère se repose tout l’après-midi.
Profondément ennuyée à l’idée de rester enfermée, celle-ci affecta, néanmoins, de paraître
soulagée.
— Et vous, quel est votre programme ? demanda-t-elle, avec l’air de ne pas y toucher.
— J’ai des dizaines de coups de fil à donner, et je me suis arrangé avec le gérant pour
utiliser sa connexion Internet, répondit David.
— Je vais en profiter pour faire la lessive et étriller les chevaux. Ce camping accueille
souvent des cow-boys qui voyagent avec leurs bêtes pour participer à des rodéos. Je trouverai
tout ce qu’il me faut, déclara Addy en s’emparant de son sac à dos. Ensuite, je crois que je vais
suivre votre suggestion et mariner dans un bon bain chaud. Pour une fois qu’on dispose d’une
vraie baignoire, profitons-en.
Voilà que les deux jeunes gens partaient dans deux directions opposées ! Cela ne faisait
pas du tout l’affaire de Geneva. Certes, c’était tout de même un début, et elle avait l’après-midi
pour trouver l’idée brillante qui les réunirait dans la soirée. Mais laquelle ? Elle n’en savait
strictement rien. Il allait lui falloir, de nouveau, invoquer les mânes d’Herbert. Il était de bien
meilleur conseil que Sam d’Angelo.
* * *

Tous trois se retrouvèrent à 18 h 30 sonnantes pour se rendre Chez Clémentine, dont le


parking ne contenait que quelques véhicules, garés n’importe comment, en majorité des
camionnettes. Le contraste entre la clarté du soleil et l’éclairage tamisé du restaurant était si
violent qu’il leur fallut plusieurs secondes pour accommoder leur vision.
— Comme cet endroit est charmant ! Tu ne trouves pas, David ? J’adore cette ambiance !
s’exclama Geneva, séduite.
— Depuis quand le mot ambiance est-il synonyme de foutoir ? répliqua son petit-fils,
après avoir jeté un coup d’œil autour de lui.
Pour Addy, l’endroit correspondait parfaitement au cliché local : des cornes de buffle et
des ramures d’élan suspendues partout, une impressionnante collection de reliques d’Elvis
Presley sur les murs, de vieux bibelots incongrus, dont deux trains électriques qui circulaient
au-dessus des têtes et se croisaient au milieu de la salle, sans parler du juke-box, hors d’âge, qui
beuglait de la musique country.
Tout le chic western… sans le moindre chic.
« Je parie qu’à l’heure qu’il est, se dit-elle, David prie pour être téléporté
miraculeusement à Los Angeles ! »
— Ça n’a rien d’un bar branché sur Rodéo Drive, pas vrai ? lança-t-elle en lui adressant
un regard amusé.
— Non. Mais ma grand-mère a raison : c’est mieux que de mâcher de la cendre et de
boire tiède, faute de glace, rétorqua-t-il du tac au tac.
Exaspérée, Addy s’apprêtait à tourner les talons, quand Geneva l’interpella.
— Ne fais pas attention à lui. Tu sais comment il est quand il a faim. Un vrai ours !
Une femme en jean et débardeur vint à leur rencontre. Elle leur fit traverser la piste de
danse déserte et les installa à une table ronde, bien trop exiguë pour trois personnes, avant de leur
placer des menus sous le nez et de s’esquiver en leur annonçant qu’elle revenait dans une minute.
— Très amusant, déclara Geneva en levant la tête vers le petit train qui passait
bruyamment au plafond. Le propriétaire doit en faire la collection, tu ne crois pas, David ?
— Hein ? Oui, oui…, répondit son petit-fils, qui, méfiant, se servait du peu de lumière
ambiante pour inspecter sa fourchette.
Hilare, Addy se cacha derrière son menu. Si elle ne savait pas ce que Geneva mijotait, une
chose était sûre, c’est que David s’était fourré dans le pétrin jusqu’au cou.
Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi sexy ? Surtout ce soir…
Elle observa qu’une boucle de cheveux indisciplinée, tombée sur son front, reflétait le
moindre éclat de lumière, et qu’on distinguait la naissance d’une toison fournie du même brun
sombre par l’échancrure de sa chemise indigo, qu’il n’avait pas boutonnée jusqu’en haut. Ouf !
Heureusement qu’elle avait pris la ferme résolution de ne plus réagir à ce genre de stimulation.
Entre-temps, la serveuse était revenue et s’était plantée devant leur table, un crayon à la
main. Addy et Geneva commandèrent deux thés glacés et David, un gin de marque étrangère. A
son air effaré, la femme donnait l’impression d’être confrontée à un extraterrestre.
— Y a de la bière, répondit-elle d’un ton définitif, et du bourbon.
— De la bière, c’est parfait. Vous avez quoi, comme bière ?
— De la froide.
Après un long silence, David leva la tête pour toiser la serveuse.
— Bon… J’en prendrai une, alors.
— Bonne idée.
Comme elle allait repartir, il l’arrêta :
— Serait-il possible d’avoir de l’eau fraîche ?
— Pour vous trois ?
— J’en ai bien peur, répondit-il à la serveuse qui acquiesça, renfrognée, avant de repartir
vers le bar.
Après cet échange, un silence pesant s’abattit sur la table. David se mit à fixer le plafond
des yeux, comme s’il s’attendait à ce qu’un des trains lui délivre une cargaison de patience, tandis
que Geneva tuait le temps en pliant et dépliant sa serviette. Dans son coin, Addy se mordait les
lèvres pour ne pas rire.
Ses efforts furent réduits à néant quand la vieille dame, le regard coquin, se pencha vers
elle.
— J’espère qu’il y aura beaucoup de glace dans les verres, sinon ce pauvre David va être
très déçu.
— Quoi de plus normal ? Il aime que les choses soient très froides ou très chaudes, lança
Addy, en affectant de la réprimander.
N’y tenant plus, David fit claquer son menu sur la table.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de critiquable à exprimer certaines exigences légitimes,
déclara-t-il en les foudroyant d’un regard noir. Et si cette femme croit qu’elle peut impunément
nous traiter comme des chameaux rescapés d’un trek au Sahara, elle se trompe. Qu’elle n’aille
pas imaginer qu’elle obtiendra un sou de pourboire, celle-là ! Dans ce pays, le service est devenu
absolument dépl… Où est-ce que tu vas ? s’interrompit-il interloqué, en voyant sa grand-mère se
lever.
— Aux toilettes.
— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Addy.
— Oh non ! Certainement pas ! J’ai un rein un peu paresseux, soupira-t-elle avec un air de
martyre, avant de se diriger vers les toilettes en traversant la piste de danse.
Après son départ, l’ambiance s’alourdit encore. Addy se rassit en face de David, qui
s’était absorbé dans le menu et, pour s’occuper, entreprit de compter les wagonnets que tractait la
locomotive. Mais, bientôt, n’y tenant plus, elle se pencha par-dessus la table.
— David, tu ne trouves pas qu’il se passe des trucs bizarres, ici ?
— Des trucs bizarres ? Ce qui serait bizarre, c’est si les choses se passaient normalement
dans cette gargote, jeta-t-il sans quitter son menu des yeux.
— Je ne parle pas du restaurant. Tu ne trouves pas ça étrange que Geneva nous ait
pratiquement mis le couteau sous la gorge pour nous forcer à passer la nuit ici ?
— Elle dit qu’elle est fatiguée.
— D’après toi, elle a l’air fatiguée ?
— Pas vraiment. Mais peut-être qu’elle se domine pour faire bonne figure. Elle sait
cacher son jeu.
— Ça, c’est bien vrai ! Tu sais quoi ? A mon avis, elle essaye de nous rouler dans la
farine.
— Pourquoi donc ? demanda David, intrigué, en reposant le menu.
— Je suis sûre qu’elle tenait à ce qu’on s’arrête ici pour la nuit, et qu’elle a fait semblant
d’être fatiguée. C’était le moyen le plus sûr d’arriver à ses fins.
— Je réitère ma question : pourquoi ?
Maintenant qu’Addy avait réussi à attirer son attention, il n’était plus question de
s’embarrasser de faux-fuyants, même si ce qu’elle avait à dire était un peu gênant.
— Tu aurais vu Geneva, quand on était en train de se préparer, tout à l’heure. On aurait
dit une ado qui attend sa première boum. Elle était excitée comme une puce et elle n’a pas arrêté
de me demander si je n’avais pas quelque chose de plus élégant à me mettre que ça, expliqua
Addy en désignant sa chemise à carreaux rouge et bleu. En plus, elle a insisté pour que je lâche
mes cheveux. Je peux me tromper, mais je crois que ta grand-mère veut jouer les entremetteuses.
— Entre nous deux ? Ce n’est pas possible ! Quelle idée stupide ! s’exclama David, irrité.
— Je te remercie du compliment, dit Addy, vexée en se reculant sur son siège.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-il, avec une certaine condescendance. Elle
nous connaît par cœur. Elle sait que nos modes de vie sont complètement incompatibles. Et puis
si elle voulait jouer les Cupidon, pourquoi choisir un tel endroit ?
— Même si j’ai du mal à le reconnaître, l’atmosphère, ici, est quand même plus propice à
l’amour que les grands chemins. Tu comprends, on n’a aucune obligation, on peut se détendre…,
expliqua-t-elle, embarrassée. Je crois qu’elle espère qu’il va se passer… quelque chose entre
nous, ou au moins que nous signerons… une trêve, conclut-elle dans un souffle, en se forçant à
affronter son regard.
— J’ignorais que nous étions en guerre, déclara-t-il en la regardant attentivement.
Comme la serveuse déposait, sans un mot, leurs boissons et leurs verres d’eau sur la table,
David déclara qu’ils n’étaient pas prêts à passer commande pour le dîner. Elle hocha la tête
sèchement, avant de disparaître. Addy avala une grande gorgée de thé glacé pour se donner du
courage. Il était trop tard pour reculer.
— Eh bien, il faut avouer que l’atmosphère était un peu… tendue entre nous, ces derniers
temps.
— Vu ce qui s’est passé autrefois, c’était inévitable, répondit-il en se reculant sur son
siège avec une expression indéchiffrable.
— Pourquoi ne pourrions-nous pas être amis, au moins, pendant quelques jours ?
demanda Addy, sans conviction. Il reste à peine plus d’une semaine.
Il fallut un long moment à David, qui, tête penchée, jouait avec son couteau, pour décider
s’il avait vraiment envie de répondre à cette question.
— Je ne pense pas que ce soit très sage.
— Bon, mais pour que la mauvaise ambiance qui règne entre nous ne gâche pas le voyage
de ta grand-mère, nous pourrions faire comme si nous étions amis. Pour son bien, tu comprends ?
— Oui, peut-être. Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse ?
— Premièrement, que tu cesses de faire la tête, comme si on t’obligeait à nettoyer la soue
des cochons, déclara-t-elle, avec un regard sévère, en dépliant sa serviette d’un geste énergique. Il
se trouve que Brandon, ainsi que quelques autres, estime que je suis une compagne fascinante,
très douée dans l’art de la conversation. Même si ça peut te paraître étonnant, certains hommes
apprécient beaucoup ma compagnie.
— Combien d’hommes ? Donne un chiffre, lança David, avec une curiosité nonchalante.
— Bon, si tu refuses de prendre ce que je dis au sérieux, il vaut mieux…
— D’accord, « le boss », tu as gagné, concéda-t-il, rieur, en lui prenant la main. A partir
de maintenant, nous sommes des amis de cœur, ajouta-t-il en trinquant dans sa direction avec sa
bouteille de bière.
— Euh… au sens figuré, j’espère, corrigea Addy d’un ton guindé.
— Bien sûr, répondit David avec un sourire carnassier qui la cueillit par surprise et lui
coupa le souffle.
Chapitre 8
Que Geneva se soit mis ou non en tête de les marier, ce fut un soulagement de la voir
revenir. Addy n’en pouvait plus de ce pénible tête-à-tête.
La serveuse vint prendre leur commande : des steacks, accompagnés de pommes de terre
au four. De nouveaux clients étaient arrivés. Ce n’était pas la foule des grands soirs, mais cela
créait un peu d’animation et couvrait un peu le teuf-teuf incessant des trains.
Dans le juke-box Patsy Cline agonisait d’amour, tandis qu’au bar deux cow-boys se
défiaient bruyamment : c’était à qui réussirait le premier à projeter une pièce de son nez au fond
d’un verre vide.
Dieu merci, le bœuf était excellent, et ils n’eurent pas à user de représailles pour que la
serveuse les ravitaille en eau fraîche et en thé. Même David semblait apprécier la bière qu’on lui
avait servie. Pourtant, Addy se sentait embarrassée, car, au fil du dîner, il devenait de plus en plus
évident que Geneva jouait bien les entremetteuses.
En effet, à la moindre occasion, la vieille dame affectait de découvrir des points communs
entre ceux qu’elle appelait ses « deux petits préférés », et s’ingéniait à raconter des anecdotes
amusantes pour stimuler l’intérêt qu’ils se portaient l’un à l’autre. Elle en rajoutait tellement
qu’Addy avait l’impression qu’elle faisait son panégyrique. Et, à voir l’air attendri de David, il
devait avoir le même sentiment. Il fallait reconnaître que Geneva ne manquait pas d’habileté pour
retenir leur attention. La bière semblait avoir émoussé les défenses de David, qui avait retrouvé sa
bonne humeur et se moquait volontiers de lui-même en riant sans façon. Cela lui redonnait tout
son charme. Quelquefois, quand sa grand-mère dépassait les bornes et exagérait ses louanges, il
lançait à Addy un regard de connivence, lui procurant une sensation d’harmonie éphémère.
Grisée par le plaisir que lui donnait cette complicité muette, elle en arrivait à imaginer qu’ils
étaient seuls au monde.
Quand la serveuse débarrassa leurs assiettes et leur proposa un café, David commanda
une autre bière.
— Comme cette chanson est jolie, vous ne trouvez pas ? déclara Geneva, alors que le
juke-box repassait sempiternellement le même air de Patsy Cline.
— En tout cas, il y a sûrement un fan dans la salle, constata David en inspectant les lieux
pour chercher à savoir qui avait déclenché l’appareil. C’est au moins la sixième fois qu’on y a
droit.
— Je crois que c’est la serveuse, déclara Addy. Tout à l’heure, je l’ai vue enfourner une
pile de pièces dans le juke-box.
Ils écoutèrent la musique sans rien dire, pendant plusieurs minutes. Quelques couples
s’étaient mis à danser sur la piste, et les deux cow-boys, qui avaient abandonné leur compétition,
observaient nonchalamment autour d’eux, leurs bières à la main.
— J’adore regarder les jeunes gens danser des slows…, soupira Geneva. C’est tellement
rare, de nos jours !
— Grand-mère, me feras-tu le plaisir de danser avec moi ? demanda aussitôt David en se
levant.
— Oh mon Dieu, non ! s’exclama vivement la vieille dame. Mais ce serait bête de ne pas
en profiter. Pourquoi n’invites-tu pas Addy ?
— Le boss ? demanda-t-il alors, en se tournant vers Addy avec un air interrogateur.
Etonnée de voir avec quelle facilité David avait répondu au désir de sa grand-mère, Addy
ne put qu’acquiescer. Il lui prit la main, l’entraîna sur la piste, lui enlaça aussitôt la taille et pressa
leurs deux mains enlacées sur son torse. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas été aussi
proche de lui, et son cœur se mit à battre la chamade. Même si ce n’était que temporaire et pour
le plaisir de Geneva, il était évident qu’elle avait commis une grossière erreur en cherchant à
combler le fossé qui les séparait. Elle se sermonna et tâcha de rassembler le peu de volonté qui lui
restait.
« Garde la tête froide. Danser avec toi n’a pas l’air de lui poser de problème… Ça ne
devrait pas t’affecter non plus. »
Comme il ne la quittait pas des yeux, elle détourna la tête vers Geneva, qui les couvait
d’un œil si radieux que cela confinait au ridicule.
— Tu es tombé droit dans son piège, murmura-t-elle.
— Je sais, répondit-il en haussant les épaules. Et alors ? Comment est-ce que je m’en
tire ?
— Si tu en rajoutes encore dans le sirop, je crois que je vais vomir.
— Je ne fais que suivre tes instructions à la lettre.
— C’est si difficile de faire semblant de trouver du plaisir à ma compagnie ?
répliqua-t-elle, vexée.
— Au contraire, c’est presque trop facile, répondit-il, le sourire en coin, d’un ton à la fois
léger et tendre. Souris, on nous regarde, ordonna-t-il, tandis qu’elle se raidissait entre ses bras.
Elle tourna une nouvelle fois son regard vers Geneva qui, sans les lâcher des yeux, faisait
signe à la serveuse qu’elle désirait un café.
— Elle est redoutable.
— A côté de ma grand-mère, les gangsters de la mafia font figure d’enfants de chœur.
— J’ai l’impression d’être une pouliche à l’encan.
— Alors moi, je suis un étalon, c’est ça ?
— Est-ce que tu es soûl ? demanda Addy, méfiante.
— Pas du tout. Tu parles pour toi ?
— Moi ? C’est la meilleure ! Je n’ai bu que du thé glacé.
— Tu aurais mieux fait de goûter la bière locale. Ça t’aurait fait du bien. Elle a un effet
radical. On voit tout de suite la vie en rose.
— Avec une bonne gueule de bois en prime, je parie.
— Quelquefois, ça vaut le coup de souffrir, déclara-t-il avant de la faire soudainement
virevolter. Détends-toi, Addy… Je sais où je vais, ajouta-t-il en remarquant qu’elle regardait
par-dessus son épaule pour vérifier qu’ils ne heurtaient personne.
« Mais pas moi », faillit-elle répondre. Il la plaqua contre lui pour lui faire sentir sa force,
comme s’il voulait qu’elle comprenne que c’était lui qui menait la barque. Il était bon danseur et
ils évoluèrent, joue contre joue, dans la pénombre. Troublée par son haleine chaude qui lui
caressait la peau, elle avait du mal à résister à la tentation de nicher sa tête dans son cou pour se
laisser emporter.
— Ma grand-mère a raison, lui chuchota-t-il à l’oreille, la faisant frissonner.
Pourquoi Patsy Cline s’étendait-elle aussi longtemps sur ses malheurs ? Ces chanteurs de
country avaient le chic pour transformer la moindre ritournelle en litanie. C’était insupportable !
— Pourquoi a-t-elle raison ? demanda-t-elle afin de cacher son émoi.
— Tu devrais toujours garder tes cheveux dénoués.
Comment garder la tête froide dans de telles conditions ?
« Reprends-toi, ma fille, se dit-elle. Tu es au bord du précipice. »
— David ?
— Mmm…?
— Quand tu as produit Jet-Setter, en Italie, est-ce que c’est vrai que Rex Hollister et toi
avez couché avec quatre filles à la fois ?
— Non, répondit-il sans se démonter. Seulement trois.
Comme elle s’écartait, choquée, il éclata de rire.
— Je plaisante. La seule chose qu’on ait jamais partagée, Rex et moi, c’était l’envie de
réussir un bon film, et celui-là a très bien marché.
— Je ne l’ai pas vu.
— Il n’était vraiment pas mal. En plus, j’en ai profité pour améliorer mon italien.
— Tu parles italien ? s’étonna-t-elle.
— Je parle quatre langues. Mais grâce à tes parents, c’est l’italien que je préfère. J’adorais
les écouter, autrefois, quand ils discutaient entre eux. Ti amo. Mi vuoi sposare ? Qu’est-ce que tu
dis de ça ?
A ces mots, Addy ne put s’empêcher de rougir jusqu’aux oreilles. « Je t’aime. Veux-tu
m’épouser ? » Même si elle n’avait guère de notions d’italien, le regard brûlant qui les
accompagnait était sans équivoque. Il ne fallait pas s’emballer… David était sûrement sous
l’influence de l’alcool. Il parlait pour ne rien dire.
— Mai in vita mia. Jamais de la vie, s’empressa-t-elle de répondre.
— Je n’en attendais pas moins de toi, répondit-il en s’esclaffant. Tu veux connaître la
suite de mon répertoire ?
— Non.
— Pourtant je suis très doué, cara mia. Tu sais, tout est dans la manière de rouler la
langue.
Le souffle coupé, Addy sentit une vague brûlante la submerger et des papillons voleter
dans son estomac. Ce petit jeu allait trop loin.
— Arrête ça tout de suite ! ordonna-t-elle en reculant violemment la tête.
— Il ne faut pas te raidir comme ça… Je fais juste semblant. Tu n’as pas oublié, j’espère ?
protesta-t-il en lui adressant un sourire dévastateur, à faire se damner une sainte.
Pourquoi jouait-il ainsi avec elle ? Il n’avait pas le droit de s’amuser à la perturber ainsi.
Au fond, elle était surtout honteuse de ses propres réactions. Pourquoi était-elle incapable de
repousser cet homme ? Son impuissance devenait presque pathétique.
— Contente-toi de faire semblant, et garde ta langue dans ta bouche, pas dans mon oreille.
— Tu n’as aucune imagination, rétorqua-t-il, imperturbable.
— Et toi, tu en as trop.
— C’est mon problème. A Los Angeles, je nous imaginais souvent, tous les deux, au bord
du lac. Je te revoyais, si belle dans ton maillot jaune, celui qui n’arrêtait pas de glisser parce qu’il
était trop grand. Tu crois que…
Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Un des cow-boys s’était
approché et tentait de s’immiscer dans leur tête-à-tête.
— Désolé, mon vieux. La dame n’est pas libre, son carnet de bal est plein, déclara David,
d’un ton affable, avant de retourner à sa cavalière.
Furieux, l’homme lui lança un regard torve et s’éloigna vers le bar, où son copain
compatissant lui tendit une bière. La façon dont ces individus les considéraient ne présageait rien
de bon.
— Où en étions-nous ? reprit-il.
Soucieuse d’éviter les problèmes, Addy préféra éluder. Elle se méfiait autant de David
que des deux hommes. Qu’est-ce qui lui passait par la tête d’évoquer ainsi le passé ?
— Je crois qu’on a assez dansé pour ce soir.
— Quoi ? Tu serais prête à rater mon numéro de tango ! s’exclama-t-il en lui décochant
une œillade incendiaire. Tu n’es pas curieuse de voir de quoi je suis capable, une rose à la
bouche ?
— Pas vraiment.
Résigné, il la reconduisit à leur table. Alors qu’ils s’installaient, Geneva se leva d’un
bond.
— Je vais retourner dans ma chambre. Je me sens un peu fatiguée, mais ne vous sentez
pas obligés d’aller vous coucher tôt, s’empressa-t-elle d’ajouter, quand elle vit que David faisait
signe à la serveuse. Amusez-vous, je vous en prie. De toute façon, les desserts que j’ai
commandés vont arriver.
— Grand-mère, nous avons du sommeil à rattraper, nous aussi, expliqua David en se
levant.
— Mais…, tenta d’insister Geneva, dépitée.
— Une petite douceur ne serait pas pour me déplaire, intervint Addy avec un clin d’œil.
C’était certainement la dernière chose à faire, mais la vieille dame s’était tellement
démenée pour mettre en place son stratagème qu’elle ne se sentait pas d’humeur, sans doute, à la
voir échouer dans la dernière ligne droite. De toute façon, maintenant qu’Addy n’était plus dans
les bras de David et qu’il n’était plus question qu’ils dansent ensemble, elle n’avait plus rien à
craindre.
Comme s’il se résignait, une fois de plus, à se laisser manœuvrer, David haussa les
épaules.
— D’accord, on va manger ton dessert. En attendant, je te raccompagne au chalet,
déclara-t-il en lui prenant le bras.
— Je suis parfaitement capable de…
— De tout faire, je sais. Mais je te raccompagne quand même. Reste ici, dit-il à Addy, et
commande-moi un café. Je t’interdis de toucher à mon dessert.
Les deux femmes se souhaitèrent bonne nuit et David guida sa grand-mère jusqu’à la
sortie. Peu après, la serveuse arriva avec les desserts, deux parts de tarte au chocolat. Addy
commanda un café pour David et attendit pensivement son retour en picorant dans son assiette.
Malgré les manigances de Geneva, elle avait passé une bonne soirée. C’était agréable de renouer
avec le bon vieux temps, l’époque où leurs relations n’étaient pas gâchées irrémédiablement. Oui,
tout était bien fini entre eux, à moins que…
Qu’est-ce qui lui passait par la tête, ce soir ? Cet homme l’avait laissée tomber sans
l’ombre d’un regret pour partir à Hollywood. Il lui avait brisé le cœur. Et son avenir était à
présent tout tracé. Ce n’était pas le moment de le compromettre. Mais alors, comment David
parvenait-il à la manipuler aussi facilement ?
« C’est une catastrophe ! Chaque fois qu’il te fait les yeux doux, tu perds tous tes
moyens. »
Consciente d’une présence, Addy leva les yeux, honteuse qu’il la surprenne au beau
milieu de sa rêverie.
Mais elle se trompait, ce n’était pas David : le cow-boy de tout à l’heure avait traversé la
piste de danse pour s’installer, sans complexe, à sa place.
* * *

La pleine lune baignait le paysage d’une lueur argentée, donnant à la petite bourgade une
séduction qu’elle n’aurait jamais eue à la lumière du soleil. Pourtant, sa grand-mère qui trottait
vers le chalet ne semblait pas le remarquer. David dut hâter le pas pour la rejoindre.
— Ralentis un peu, dit-il en lui touchant le bras gentiment. On ne court pas un marathon.
— Il faut que tu retournes Chez Clémentine.
— Pourquoi ? Tu as peur que je rate le cent soixante-troisième tour de circuit du fourgon
rouge ?
— Je pensais que tu serais pressé de retrouver Addy, lança-t-elle d’un ton si revêche que,
même dans la pâle lueur du clair de lune, il était impossible de ne pas remarquer qu’elle était de
mauvaise humeur.
— Et pourquoi donc ? Je l’ai mise en garde : elle n’osera pas toucher à mon assiette,
répondit-il, blasé.
Après tout ce qu’elle lui avait fait endurer ce soir, il avait bien le droit de la taquiner un
peu. Elle s’immobilisa aussitôt et le foudroya du regard.
— Est-ce que tu fais exprès de jouer les imbéciles ?
— Tu as raté ton coup, grand-mère.
— Qu’est-ce que tu insinues par là ?
— Tu te souviens, dans Cléopâtre, quand la reine s’offre à César enroulée dans un tapis,
de tout le cinéma que font ses esclaves avant de la faire surgir d’un seul coup aux pieds de
l’empereur ? demanda-t-il d’un ton réprobateur.
— Oui…
— Eh bien, à côté de tes manigances pour me jeter Addy à la tête, c’était un spectacle de
patronage.
— Je n’ai jamais fait une chose pareille ! s’exclama Geneva, offusquée, en détalant
devant lui.
Il n’aurait jamais pensé qu’elle était capable de cavaler aussi vite. Mais elle n’allait pas
s’en tirer ainsi. C’était trop facile.
— Oh que si ! Tu ne t’es pas gênée ! lui lança-t-il en la poursuivant à grands pas.
D’ailleurs, à mon retour à Los Angeles, il va falloir que je prenne rendez-vous chez mon dentiste.
Avec toutes les fadaises sirupeuses que tu m’as forcé à avaler ce soir, je dois avoir des caries
partout, déclara-t-il en commençant à compter sur ses doigts. Addy, la providence des enfants
malades qu’elle emmène gratuitement séjourner à l’hôtel… Addy capable de réparer un
hélicoptère les yeux fermés… Addy membre éminent du comité de lutte pour la réintroduction du
bouquetin dans le massif d’Alpine Glen… Ouille ! J’arrête ! J’ai déjà mal aux dents.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de répréhensible à mettre en valeur les immenses qualités de
cette femme ! protesta Geneva, qui s’était arrêtée net.
— Qui t’a dit que je ne les avais pas remarquées ?
— Ah ! Alors, ton cas n’est pas complètement désespéré.
— Je voudrais que tu arrêtes de t’obstiner à vouloir faire revivre ce qui est mort depuis
longtemps. Et puis, sache que je n’ai pas besoin de ton aide pour séduire une femme.
— Je n’en doute pas, mais je préfère m’assurer que tu séduis la bonne. Tu ne vas pas me
soutenir qu’Addy ne vaut pas mille fois les femmes que tu fréquentes dans cette mégapole
décadente où tu as choisi de vivre ?
— Et si tu me laissais décider seul de ce qui est bon pour moi ? rétorqua-t-il en éclatant de
rire et en lui saisissant le bras.
— Tout ce que je voudrais, c’est que…
— Je sais ce que tu voudrais, dit-il en la soutenant d’une main ferme pour lui éviter de
trébucher. Mais arrête, veux-tu ?
— Addy est la femme de ta vie.
— Est-ce qu’il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’elle pourrait ne pas partager cette idée ?
Jusqu’à présent, je n’ai rien décelé chez elle qui justifie tes espoirs. D’ailleurs, il y a ce type,
O’Dell, qui lui tourne autour… Sans parler de cette histoire de bébé qu’elle souhaite mettre en
route le plus vite possible.
— Il arrive qu’on change d’avis. Moi, je soutiens qu’elle…
— Rengaine ton arc, Cupidon ! s’exclama-t-il pour couper court à la discussion. A partir
de maintenant, je ne veux plus entendre parler de cette chimère. Tiens-toi-le pour dit, ordonna-t-il
alors qu’ils atteignaient les premières marches du chalet qu’elle partageait avec Addy.
— Mais…
— Il est temps de vous mettre au lit, toi et ton rein paresseux. Bonne nuit, dit-il en
plaquant un gros baiser sur la joue de la vieille dame déçue, qui rentra dans sa chambre.
Il n’avait plus qu’à retourner au restaurant, avaler son dessert, boire un ou deux cafés et
reconduire Addy à sa porte. Pas question de prolonger davantage cette soirée. Ils devaient repartir
à l’aube, et il était pressé de dormir dans un vrai lit. D’ailleurs, la bière commençait à faire son
effet. Il se sentait un peu confus et ne possédait plus tout son self-control. C’est sans doute
pourquoi, au lieu de suivre la voix de la raison qui lui ordonnait d’aller se coucher, il se dirigea
droit vers Chez Clémentine.
Sa grand-mère n’avait peut-être pas tout à fait tort, après tout. S’il n’y avait aucune
chance pour qu’Addy et lui puissent repartir du bon pied, il avait, pourtant, du mal à s’y résoudre.
Elle était trop belle et désirable, et chaque moment passé auprès d’elle était trop délicieux. Son
esprit avait beau lui crier que tout ça n’avait aucun sens, son corps lui envoyait des messages
radicalement différents. Depuis plusieurs jours, il était tenaillé par un désir si puissant qu’il ne
réussissait pas à dormir, et qu’il se sentait parfois obligé de fuir sa présence pour ne pas s’exposer
à un embarras public. On pouvait dire qu’il était maître de lui !
Dans l’état actuel des choses, il était évident que s’il la raccompagnait ce soir, il ne
réussirait jamais à la planter là avec un simple bonsoir. C’était hors de question.
Il entra dans le restaurant et traversa la piste de danse. Constatant que la jeune femme
avait de la compagnie, il ralentit le pas. Le cow-boy qui les avait importunés quelques instants
plus tôt s’était invité à leur table. Jurant dans sa barbe, David se planta devant eux. Addy s’était
absorbée dans la contemplation de son assiette pour échapper aux avances de l’intrus. Elle sembla
soulagée de le voir arriver.
— Désolé, l’ami, mais tu es assis sur ma chaise, déclara-t-il au cow-boy avec un grand
sourire.
— Je croyais que tu étais rentré te coucher avec ta vieille, répondit l’homme en lui
adressant un regard de défi qu’il ne releva pas.
— J’expliquais à ce monsieur que tu allais revenir, déclara Addy, gênée.
— Et me voilà ! répondit-il en écartant les bras.
— Il ne faut jamais laisser une jolie femme toute seule, lança alors une voix dans son dos.
Le second cow-boy les avait rejoints pour prêter main-forte à son camarade.
— Vous avez tout à fait raison, et d’ailleurs, je propose de discuter de ça devant un verre,
répondit-il.
— David…, murmura Addy.
— N’aie crainte, Addy, répondit-il en posant une main ferme sur son épaule pour la
retenir de se lever. Ces messieurs et moi, on va juste discuter un moment au bar.
Très décontracté, il adressa alors un sourire affable aux deux hommes qui, décontenancés,
échangèrent un regard, avant de le suivre docilement à l’autre bout de la salle.
Chapitre 9
Addy les regarda s’éloigner, envahie d’un pressentiment funeste. Les deux hommes
sentaient l’alcool à plein nez, et ils ne devaient pas être les seules brutes avinées dans ce repaire
d’ivrognes.
Les trois compères se mirent à discuter au bar, lançant force regards dans sa direction.
Chaque fois que l’un d’eux faisait un geste brusque, elle sursautait, s’attendant, à tout moment, à
voir éclater une rixe. David était grand et costaud, mais, en cas de bagarre, il se retrouverait seul
en face de deux durs-à-cuire, efflanqués comme des chiens errants, qui ne rataient sûrement
jamais une occasion de jouer des poings. Autant prendre les devants et aller prévenir le directeur
du restaurant. Elle s’apprêtait à se lever quand elle vit David revenir dans sa direction, couvé des
yeux par les gaillards qui s’étaient réinstallés sur leurs tabourets et avaient commandé d’autres
bières. Sans un mot d’explication, il reprit sa place auprès d’elle, entama sa tarte à grands coups
de fourchette et l’arrosa d’une gorgée de café, avant de faire la grimace.
— Il est froid.
— Alors ? demanda Addy, sur des charbons ardents.
— Alors, quoi ?
— Tu n’as pas eu de problème ?
— Pourquoi y aurait-il eu un problème ?
— Je redoutais que cette histoire ne finisse en pugilat. Dans un tel endroit… ça doit
arriver souvent.
— Je n’ai pas l’habitude de faire le coup de poing dans les bars, répondit David, d’un ton
choqué.
— Toi, peut-être pas. Mais ces deux-là, je peux t’assurer que si, répondit-elle, en
surveillant du coin de l’œil les cow-boys qui ne les lâchaient pas des yeux.
— Alors, comme ça, tu t’inquiétais pour moi ? constata-t-il, avec un air réjoui. Tu croyais
que j’allais me battre à deux contre un ?
— Deux contre un ? Tu ne penses tout de même pas que je serais restée les bras croisés à
te regarder te faire réduire en bouillie !
Il enfourna une grosse bouchée de tarte qu’il mâcha consciencieusement, puis il se
redressa en bombant le torse.
— Qui te dit que j’aurais été battu ?
L’attitude de David ne paraissait pas naturelle. Il lui cachait sûrement quelque chose, mais
elle ne réussissait pas à mettre le doigt dessus.
— Ecoute, je meurs de curiosité… Tu ne veux pas me dire comment tu t’es débrouillé
pour te sortir de ce guêpier ?
— Je suis un très bon négociateur : ça fait partie de mon travail. Et puis, bizarrement, il se
trouve que ces types sont plutôt fleur bleue.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il repoussa son assiette et, avec un air de conspirateur, approcha son visage près du sien.
— Je leur ai raconté, murmura-t-il en lui décochant un clin d’œil, que tu étais ma petite
amie et que, ce soir, j’espérais enfin trouver le courage de faire ma demande en mariage.
Addy s’attendait à tout, sauf à ça.
— Quoi ?
— Pour ce genre de types, le premier devoir d’un mâle est de soutenir ses congénères
quand ils s’apprêtent à sauter le pas. Alors, ils m’ont abreuvé de conseils — je doute que tu les
apprécies à leur juste valeur — et ils m’ont renvoyé vers toi avec tous leurs vœux de bonheur.
— Ça, c’est la meilleure ! s’exclama-t-elle, stupéfaite, sans se rendre compte qu’il lui
avait pris la main.
— Ne fais pas cette tête-là, mon cœur, sinon Peter et Fred vont croire que tu refuses ma
demande en mariage, reprit-il, attirant son bras pour déposer un petit baiser dans le creux de son
poignet. Alors, tu vas me faire un grand sourire, comme si je venais de te poser la question
cruciale, et hocher la tête pour montrer ton assentiment.
Trop choquée pour réagir, elle obéit machinalement, tandis qu’il la regardait s’exécuter
avec un petit sourire malicieux.
— Tu vois ? Ce n’était pas si difficile. Maintenant, ma promise chérie, c’est le moment de
sceller notre engagement d’un baiser…, ajouta-t-il dans un souffle.
Avant qu’elle ait pu réagir, il lui avait pris la nuque et l’attirait vers lui. Au contact de ses
lèvres, l’idée la traversa qu’il était tout à fait déplacé de s’embrasser ainsi en public — même
dans un endroit pareil — et qu’elle aurait dû rougir de confusion, mais la caresse de sa bouche
audacieuse et sensuelle était si délicieuse qu’elle n’aspirait plus qu’à une chose : qu’il aille plus
loin. Quand il accéda enfin à son désir, et qu’elle goûta sur sa langue sa saveur, riche et profonde,
de chocolat et de café, ce fut comme si un démon s’emparait de son âme et qu’elle ne pouvait
plus échapper à son emprise.
Il détacha pourtant ses lèvres, sans toutefois relâcher son étreinte sur sa nuque, et se mit à
dessiner de son pouce des cercles brûlants sur son visage en la caressant des yeux. Perdue dans
une sorte de brouillard, elle s’aperçut soudain qu’il avait repris son air moqueur.
— Pas si mal, conclut-il. En tout cas, c’est bien assez convaincant pour ces deux primates.
Et largement suffisant pour me donner envie de me fiancer avec toi, le plus vite possible. Je suis
à tes ordres, « boss » : tu n’as plus qu’à choisir une date, ajouta-t-il, avant d’adresser, tout sourire,
un signe de triomphe aux cow-boys qui se mirent à émettre des cris d’oiseaux pour saluer
dignement sa victoire.
Ils trinquèrent au bar en levant leurs bières dans sa direction, tandis que quelques clients
curieux se retournaient vers les pseudo-fiancés, qui continuèrent consciencieusement à jouer leurs
rôles pendant cinq bonnes minutes.
Une fois la comédie jouée, David régla l’addition, offrit une tournée aux deux hommes et,
sans perdre de temps à discuter, saisit la main d’Addy qu’il ne relâcha que lorsqu’ils furent à
l’extérieur. Dans la limpide clarté de la lune, les fiancés d’un soir se mirent à marcher, côte à
côte, en direction des bungalows. Caressée par la douceur veloutée de l’air, Addy ressentait, en
dépit de tout ce qui venait de se passer, une incroyable sensation de paix et de protection. Elle dut
laisser échapper un soupir d’aise, car David la regarda avec curiosité.
— Tu hésites encore entre un grand mariage à l’église et un enlèvement impromptu ?
Addy frissonna, sur le qui-vive. La situation devenait périlleuse. Elle ne pouvait tout de
même pas lui avouer que son cœur battait la chamade, que la soirée qu’ils venaient de vivre
pétillait dans son esprit comme du champagne, et qu’elle aurait voulu que cet instant ne finisse
jamais.
Mieux valait mentir, c’était plus prudent.
— Je me disais que tu t’en étais tiré comme un chef. Non seulement tu as tenu tête à ta
grand-mère, mais encore à ces deux babouins, et avec maestria.
— Quel fair-play ! Moi qui m’attendais à être agoni d’injures, dès qu’on aurait passé le
pas de la porte.
— Pourquoi ? C’est plutôt flatteur d’être ta fiancée. Geneva proclame partout que tu es le
parti du siècle.
— Oui, c’est ça…, acquiesça-t-il, railleur. Bon sang ! Elle a toujours eu le chic pour me
faire honte ! La dernière fois, c’est quand elle m’a débarbouillé en crachant dans son mouchoir
devant tous mes copains.
Ils éclatèrent d’un rire joyeux, et le silence qui s’ensuivit leur parut presque intime.
— Geneva et moi avons eu une petite explication tout à l’heure, et j’ai mis les points sur
les i, reprit-il. Je pense qu’elle va nous lâcher un peu.
Ils étaient arrivés au chalet des deux femmes. Quand ils eurent gravi les trois marches,
Addy se retourna vers lui. Il était si désirable, dans l’éclairage du porche, qu’il lui sembla que son
cœur dilaté allait exploser dans sa poitrine.
— Eh bien…, hésita-t-elle, incapable de continuer, tant elle était déconcertée par la
chaleur tendre qu’elle lisait dans son regard.
— Raccompagner ma petite amie jusqu’à son porche après un rendez-vous galant, ça ne
m’était plus arrivé depuis que j’ai quitté Broken Yoke, fit-il remarquer avec nostalgie.
Un rendez-vous galant avec sa petite amie ? C’était donc ainsi qu’il voyait leur soirée ?
— Il n’y a plus beaucoup de porches dans les grandes villes, dit-elle, la gorge serrée.
— C’est vrai. Il n’y a plus que des portiers et des liftiers qui piaffent d’impatience pour
t’inciter à écourter tes adieux.
— J’ai passé une bonne soirée, ajouta-t-elle, en s’adossant à la porte, à la fois gênée de ne
rien trouver d’autre à dire et mortifiée que sa voix étranglée trahisse autant de trouble.
— Malgré les manœuvres de ma grand-mère ?
— Peut-être justement à cause d’elles, osa-t-elle répondre avec aplomb.
Posant un bras au-dessus de la tête d’Addy, David se pencha si près qu’elle recula et sentit
la poignée de la porte lui meurtrir la hanche. Fascinée, elle fixait les étincelles qui pétillaient dans
ses pupilles sombres.
— A cause de ta grand-mère et de ces deux débiles, nous avons passé la soirée à jouer la
comédie, reprit-elle à voix basse.
— Ah bon ? Quelquefois, ça paraissait tellement vrai qu’on aurait pu y croire, répondit-il,
avec un regard éloquent, qui prouvait qu’ils étaient sur la même longueur d’onde.
Il avait glissé les doigts dans sa chevelure et elle le laissait jouer avec ses mèches, se
sentant à la fois incapable de rentrer dans son jeu et désireuse qu’il ne finisse jamais.
— Tu as raison… Moi aussi, j’avais l’impression qu’on ne faisait plus semblant,
murmura-t-elle.
Et il se pencha pour reprendre ses lèvres, provoquant une déflagration brûlante dans ses
veines.
Il était humiliant de constater avec quelle rapidité son corps s’embrasait au contact de cet
homme. Tiraillée entre abandon et remords, Addy décida de chasser le remords et de
s’abandonner au désir, car l’ardeur qui s’était emparée d’elle était trop enivrante pour qu’elle y
résiste. Ce n’était plus un baiser rapide et taquin comme au restaurant. Cette fois, il avait sorti le
grand jeu, et elle n’aspirait plus qu’à se laisser emporter, du moins provisoirement, par
l’envoûtement qui la submergeait. Quand il détacha ses lèvres, elle leva vers lui un regard éperdu.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? interrogea-t-il, avec une tendresse amusée, en
effleurant son visage du bout des doigts.
— Très bien. C’est tout à fait crédible, s’entendit-elle répondre maladroitement.
— C’est parce que c’était sincère, avoua-t-il en continuant à la caresser d’un air absent.
Addy, ma chérie, qu’est-ce que tu cherches ? Je suis sûr que tu n’as pas cet air-là quand c’est
O’Dell qui t’embrasse… Tu as été créée pour rendre un homme heureux. Pourquoi tout sacrifier
pour un bébé ?
— Mes rapports avec Brandon ne sont pas tes affaires, et je refuse d’en discuter avec toi,
répliqua-t-elle en sentant instantanément refluer son désir. Même si tu es incapable de le
comprendre, les épreuves que je pourrais être amenée à traverser pour avoir un enfant n’ont rien
d’un sacrifice. C’est tout le contraire, ajouta-t-elle froidement, en posant la main sur la poignée
de la porte pour le planter là.
Avant même qu’elle ait pu ouvrir ou que David ait pu répliquer quoi que ce soit, le battant
s’entrebâilla et Geneva apparut, pâle comme un linge.
— Je suis navrée de vous déranger. Mais il vient de m’arriver une chose idiote. Je crois
qu’il faudrait appeler un médecin.
* * *

Un médecin dînait providentiellement Chez Clémentine, ce soir-là. Il se fit un peu prier


pour se rendre au chevet de la vieille dame, et se plaignit ensuite qu’on lui gâchait son repas pour
ce qui n’était, somme toute, qu’un bras cassé. Il était agacé, car Geneva, loin d’être une patiente
commode, refusait de coopérer. Mais il ne semblait pas inquiet, ce qui était rassurant. Entassés
dans le bungalow exigu, tous trois attendaient fébrilement son diagnostic.
— Je ne vois pas ce que j’irais faire à l’hôpital, protesta impérieusement la vieille dame
quand il conseilla de l’hospitaliser. Puisque c’est une simple fracture, posez-moi une attelle. J’irai
me faire soigner à mon retour.
— Madame McKay, répliqua le médecin, j’ai dit que ça semblait n’être qu’une simple
fracture, mais ça pourrait être plus grave. Vous devez passer des radios. Sans compter qu’une
chute à votre âge n’est jamais…
— Je vous ai déjà expliqué que ce n’était pas une chute, s’emporta Geneva, butée. J’ai
trébuché sur une serviette en sortant de la salle de bains et j’ai heurté le lavabo. Je ne suis même
pas tombée par terre.
— Peu importe, intervint David. Il faut de toute façon t’hospitaliser. Tu peux remercier le
ciel que cet accident ne te soit pas arrivé en plein désert. Où se trouve l’hôpital le plus proche ?
demanda-t-il au médecin.
— On pourrait l’emmener voir son propre praticien. Nick pourrait venir la chercher d’un
coup d’hélicoptère, proposa alors Addy.
— Pas question que je rentre ! s’exclama la vieille dame, outrée. J’ai une mission à
accomplir. Herbert m’a fait promettre…
— Oui, appelle-le, ordonna David à Addy, sans tenir compte des protestations de sa
grand-mère. Est-ce que tu crois qu’il y aurait de la place pour moi dans l’appareil ?
— Oui, je vais m’en occuper, répondit la jeune femme en sautant sur ses pieds pour aller
téléphoner à son frère.
Par chance, Nick était encore à l’hôtel. Il promit de les rejoindre dans l’heure.
L’organisation du sauvetage étant réglée, Addy s’empressa de retourner au chalet, où Geneva,
installée dans son lit, continuait à fulminer. Bien sûr, il était naturel qu’elle soit affreusement
déçue de devoir abandonner un projet qui lui tenait autant à cœur, mais il fallait qu’elle se
résigne. Ils ne pouvaient la laisser jouer avec sa santé. Addy se mit sans attendre à empaqueter les
affaires de son amie dans un fourre-tout.
— Comme je ne sais pas de quoi vous aurez besoin, ou ce que vous désirez emporter,
dit-elle en remplissant la trousse de toilette, je prends le maximum de choses.
— Fais à ta guise ! répliqua Geneva, avec aigreur. De toute façon, vous ne tenez aucun
compte de ce que je dis, tous autant que vous êtes, alors…
David était sorti de la pièce avec le médecin et Addy ignorait combien de temps il lui
faudrait endurer ce pénible tête-à-tête avec la vieille dame. Elle se sentait affreusement coupable
d’outrepasser ainsi les volontés de son amie, qui avait l’air si pitoyable et dépitée. Elle lui tendit
un verre d’eau et alla s’asseoir sur le bord du lit.
— Au fait, commença-t-elle sur un ton enjoué, pour essayer de la dérider, la serveuse de
Chez Clémentine m’a demandé de vous remercier pour votre généreux pourboire. A votre
prochain passage, elle est prête à jouer Patsy Cline sur le juke-box autant de fois que vous le
désirerez… et gratuitement, encore !
— C’est une jeune fille absolument charmante, répondit Geneva en rougissant.
— C’est ça, oui ! Je me demande combien ça vous a coûté pour qu’elle enfourne toutes
ces pièces dans la machine à votre place ? Dites un chiffre ?
— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler ! se récria Geneva hypocritement, en se
détournant pour feindre de lisser la couverture qui lui recouvrait les jambes.
— Vous aurez beau nier, David et moi, nous ne sommes pas dupes.
— Alors, tu pourrais au moins avoir la décence de me raconter ce qui s’est passé lorsque
j’ai quitté le restaurant, déclara Geneva avec un air de bravade.
— Eh bien, en fait, nous nous sommes… fiancés.
— Bonté divine !
— Calmez-vous. C’était une plaisanterie. Votre petit-fils se fera un plaisir de vous
raconter toute l’affaire.
— Est-ce qu’il t’a embrassée, au moins ?
— Oui, deux fois.
— Quelle bonne nouvelle ! C’est exactement ce que j’espérais.
— Geneva, ne commencez pas à battre la campagne. On s’amusait, c’est tout. Ça ne veut
rien dire.
— Bien sûr que si ! Ça veut dire quelque chose, au contraire. Et ne fais pas comme si tu
ne le savais pas. Pas à moi, protesta-t-elle, avec une rudesse qui camouflait toujours sa profonde
gentillesse.
— Depuis que David est à Hollywood, il a dû embrasser tant de femmes…, soupira Addy.
— Des dizaines, probablement.
— Plutôt des centaines !
— Bien sûr que David a eu de nombreuses aventures, je ne le nie pas. Mais, ces dernières
années, j’ai senti qu’il évitait, exprès, toutes les relations qui pouvaient le conduire à un
engagement sérieux. Comme s’il était déçu par l’amour et qu’il avait décidé de faire une croix
dessus. Un vrai gamin ! Or, pendant notre randonnée, il m’a semblé… Je suis peut-être une
vieille folle qui prend ses désirs pour des réalités, mais j’ai cru sentir une transformation s’opérer,
qu’un nœud enfoui, terriblement serré, se dénouait en lui.
— Vraiment ! s’exclama Addy. Ça ne m’a pas sauté aux yeux.
— Laisse-moi te dire une chose : je sais qu’il n’a jamais réussi à t’oublier, Addy, ni tout
ce que tu représentais pour lui, autrefois. Ah ! Si seulement je n’avais pas tout gâché avec mes
bêtises…, se lamenta Geneva, furieuse, en désignant son bras blessé.
L’arrivée de David interrompit la discussion, au grand soulagement de la jeune femme,
qui se sentait désorientée.
Elle sortit attendre Nick sous l’auvent du bureau, en compagnie du propriétaire du
camping, qui s’était mis en quatre pour les aider, depuis qu’il avait été averti de l’accident.
L’hélicoptère ne tarda pas à atterrir et elle courut à sa rencontre, pliée en deux, en hurlant ses
instructions à son frère pour se faire entendre par-dessus le bruit étourdissant des pales du rotor.
Ayant été pilote durant la guerre du Golfe, Nick gardait toujours son sang-froid, et il avait déjà
contacté le médecin de Geneva pour qu’il les attende à l’hôpital d’Idaho Springs.
— Geneva, je vous en prie, ne nous en veuillez pas comme ça, dit Addy en voyant que la
vieille dame, dans les bras de David, avait caché son visage dans sa manche comme une enfant
contrariée. Nous agissons pour votre bien.
— C’est terrible, terrible ! Etre expédiée à l’hôpital de cette façon, comme un vulgaire sac
à patates, et t’abandonner en arrière. Ce n’est pas juste. Pas juste du tout !
— Il faut bien que quelqu’un s’occupe des bêtes, tâcha de la raisonner Addy. Demain, je
vais les regrouper et reprendre le chemin de l’hôtel. Je vous retrouverai bientôt.
— Il est hors de question que tu fasses seule le voyage de retour ! s’exclama Geneva,
horrifiée. Ce n’est pas raisonnable. Oh, c’est entièrement de ma faute… C’est moi qui ai
provoqué ce gâchis…
— Et si tu l’accompagnais à l’hôpital ? proposa Nick à sa sœur. Je peux rapatrier les
chevaux à ta place.
C’était tentant. Comme elle savait piloter l’appareil, elle pourrait soutenir sa vieille amie
jusqu’au bout de cette épreuve. Mais d’un autre côté, Nick n’était guère compétent en matière de
chevaux et, de plus, elle n’aimait pas beaucoup le voir jouer au grand frère en sous-entendant
qu’elle était incapable de mener à bien sa mission.
— Non merci. Je préfère faire comme prévu. Je m’en sortirai très bien.
Attentif à ne pas remuer le bras cassé de sa grand-mère, David était en train de l’installer
en douceur sur le siège situé derrière celui du pilote, puis il se glissa au côté de Nick, tandis
qu’Addy déposait un dernier baiser sur la joue de la vieille dame.
— Occupe-toi bien de Geneva, dit-elle en lui remettant la précieuse urne qui contenait les
cendres de son grand-père.
— Je te transmettrai le diagnostic du médecin dès que je l’aurai. En attendant, va te
reposer, répondit-il.
Comme elle s’apprêtait à sauter de l’hélicoptère, il l’attira contre lui avec autorité, lui
déposa un rapide baiser sur la bouche et lui chuchota à l’oreille :
— Tu te doutes que ce n’est pas comme ça que je voulais prendre congé de toi, Addy. Tu
le sais, j’espère.
Troublée, elle sauta de l’appareil et s’en éloigna, flageolant sur ses jambes qui refusaient
de la porter. L’hélicoptère s’éleva aussitôt dans les airs en soulevant un nuage de poussière qui la
força à plisser les paupières. Quand elle les rouvrit, il était presque hors de vue. Pourtant, en dépit
de l’obscurité, il lui sembla voir David à la fenêtre qui ne la quittait pas des yeux, et elle
s’imagina qu’il lui adressait un dernier adieu.
Chapitre 10
David dut patienter longtemps dans la salle d’attente de l’hôpital en compagnie de Nick
d’Angelo. Il était mort d’inquiétude, car sa grand-mère avait eu un malaise pendant le vol.
Comme elle s’était mise à haleter et à se couvrir de sueur, il avait discrètement alerté le pilote,
qui s’était empressé d’en informer par radio l’équipe hospitalière.
Geneva avait-elle fait un infarctus ? Si tel était le cas et que son vieux cœur refuse de
fonctionner, la valve qu’on lui avait implantée, l’année précédente, ne lui serait plus d’aucun
secours. David était tellement tiraillé entre la rage et le découragement qu’il en avait des spasmes
à l’estomac. Que pouvait bien fabriquer ce satané médecin ? Pourquoi tardait-il tant à leur donner
des nouvelles ?
Malgré l’heure tardive, la salle d’attente était bondée et, chaque fois que quelqu’un passait
la porte battante, David se penchait pour tenter d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté.
Quand le médecin apparut enfin, Nick et lui se hâtèrent à sa rencontre.
— On va la garder, déclara, sans préambule, le Dr Nolan. Son bras est bel et bien cassé,
mais c’est une fracture nette, sans aucune gravité. C’est autre chose qui me préoccupe.
— Son cœur ? demanda David avec un pincement d’appréhension.
— Elle n’a pas eu d’attaque cardiaque, rassurez-vous. Je pense que c’est une simple crise
d’angoisse, même si je préfère la garder en observation quelques jours pour m’en assurer,
expliqua le Dr Nolan, au grand soulagement de David. Le problème est ailleurs : Geneva insiste
pour signer une décharge. Elle veut sortir tout de suite et nous ne pouvons pas l’hospitaliser
contre sa volonté.
— Elle n’ira nulle part, protesta David.
— Bien que nous ayons fait notre possible pour la calmer, elle est encore très agitée. J’ai
l’impression qu’elle se ronge les sangs d’avoir dû abandonner votre guide.
— Je vais lui parler.
— J’espère que vous trouverez les mots pour la rassurer. Geneva est une de mes patientes
préférées et j’aimerais qu’elle recouvre sa sérénité, répondit le Dr Nolan en souriant.
Les calmants qu’on avait donnés à la vieille dame ne firent effet qu’au petit matin et, dans
l’intervalle, David dut batailler ferme contre cette idée de décharge. Heureusement, elle finit par
s’assoupir, ce qui régla provisoirement le problème. David passa le reste de la nuit à son chevet,
bercé par le bruit régulier des appareils de contrôle.
Au petit matin, il perçut soudain un mouvement inattendu et tourna la tête vers le lit pour
découvrir Geneva, alerte, qui le fixait de son regard bleu. La douceur du sourire qu’elle lui
adressa fut un véritable réconfort.
— Mon cœur va très bien, déclara-t-elle, renfrognée, en le voyant jeter un coup d’œil au
monitoring. Je suis quand même la mieux placée pour juger si j’ai un pied dans la tombe, enfin !
Allons-nous-en d’ici tout de suite ! ordonna-t-elle en se redressant dans son lit.
— Grand-mère, calme-toi, je t’en prie, répliqua David en la repoussant avec douceur.
— Certainement pas ! s’insurgea la vieille dame. Nous avons tout laissé en plan là-bas. Il
faut y retourner le plus vite possible.
Comme on pouvait le vérifier sur l’écran, le rythme cardiaque de Geneva s’accélérait
rapidement. David se pencha sur le lit et tenta de la raisonner en caressant sa joue ridée.
— C’est inutile.
Au regard furibond qu’elle lui lança, il comprit qu’elle était fâchée contre lui comme
jamais.
— Au contraire, c’est indispensable, et cela pour deux très bonnes raisons, répliqua-t-elle
avec véhémence. La première, c’est que je n’ai pas accompli mes devoirs envers Herbert, et la
seconde qu’Addy est restée là-bas toute seule.
— Nous rendrons nos devoirs à grand-père une autre fois. Quant à Addy, elle se
débrouillera très bien toute seule, rassure-toi.
— Il est hors de question qu’elle fasse seule le trajet de retour à travers le désert, du moins
pas sans toi.
— Depuis le temps que tu me serines qu’Addy est une femme exceptionnelle, je suis
persuadé qu’elle est parfaitement capable de revenir par ses propres moyens…
— Quoi ? Tu la laisserais le faire ?! s’indigna la vieille dame.
David, irrité, préféra s’éloigner un peu pour garder son sang-froid. Perdu dans ses
pensées, il s’approcha de la fenêtre, souleva le store et jeta un vague coup d’œil sur le parking. Il
revoyait la silhouette d’Addy s’amenuisant à mesure que l’hélicoptère s’élevait dans les airs. Il
n’avait pas eu d’autre choix que de la laisser…
— Ainsi, tu ne te soucies pas du tout d’elle ? insista sa grand-mère en revenant à la
charge.
Il préféra ne pas répondre. En réalité, il regrettait de n’avoir pas eu plus de temps pour
discuter avec la jeune femme, car il savait que, lorsqu’ils se reverraient, elle aurait retrouvé son
contrôle et ne se laisserait plus approcher. La suite des événements était facile à imaginer : ils se
diraient adieu aimablement, puis elle retournerait à sa vie ordinaire. Elle mènerait sans doute à
bien son projet de maternité et épouserait peut-être Brandon O’Dell. Quant à lui, dès que Geneva
irait mieux, il prendrait le premier avion pour Los Angeles, se replongerait dans ses activités,
multiplierait les rendez-vous, les repas d’affaires et les projections de films stupides… Bref, tout
ce qui lui éviterait de se retrouver seul avec lui-même.
— David ?
— Bien sûr que je m’inquiète pour elle, avoua-t-il en se tournant vers sa grand-mère.
Mais je n’ai que deux options : retourner là-bas ou rester avec toi. Et je ne t’abandonnerai pas,
c’est inenvisageable.
— Je t’ai dit que je ne…
— On peut entrer ? lança une voix dans le couloir.
Sam et Rose d’Angelo apparurent à la porte.
— Oh, Sam, je si suis heureuse de te voir ! s’exclama Geneva, radieuse, en leur faisant
signe de s’approcher. Tu vas m’aider à mettre un peu de plomb dans la cervelle de ce grand
dadais.
— Ne t’inquiète pas, tout est arrangé, déclara son ami en lui prenant la main.
Rose semblait visiblement aussi intriguée que David par le ton de cet échange sibyllin.
— Est-ce que tu crois que Nick pourrait ramener David auprès d’Addy, le plus vite
possible ? Comme ça, ils pourraient se rendre ensemble à Devil’s Smile et y disperser les cendres
de mon cher Herbert. S’il te plaît, fais-le pour moi, mon chéri, supplia-t-elle en se tournant vers
son petit-fils.
— Grand-mère…
— Je ne te demande pas grand-chose. J’aurais tellement voulu le faire moi-même ! Mais
en même temps, je crois que j’ai du mal à me résoudre à me séparer de ton grand-père. D’où cette
crise d’angoisse dont parle le médecin. Toi, tu en es capable, David. Et je sais que tu accompliras
cette mission dans les règles. Je t’en prie, accepte.
— Mais alors, tu t’engages à rester à l’hôpital et à subir docilement tous les examens que
t’ordonnera le médecin ?
— Oui, je le jure.
— Bon. Dans ces conditions, c’est d’accord.
— Parfait, soupira Geneva, satisfaite. Et je compte sur toi pour raccompagner Addy
jusqu’au Lightning River. Je n’aime pas l’imaginer toute seule en plein désert.
— Ne vous faites pas de souci, intervint Rose. Addy sait parfaitement se débrouiller seule.
— Rose a raison, Addy est capable d’affronter tous les périls qui se dresseront sur sa
route, renchérit Sam en tapotant la main de Geneva pour la rassurer.
— Quels genres de périls ? demanda vivement David, alarmé.
* * *

Au matin, Addy trouva un message punaisé sur sa porte.


« Grand-mère va bien. Reste où tu es. Je t’appelle. »
Elle éprouva un tel soulagement qu’elle se sentit au bord des larmes. Elle avait passé une
nuit terrible, à se ronger les sangs. A peine l’hélicoptère avait-il décollé qu’elle s’était sentie
étreinte par un affreux sentiment de solitude et d’abandon. Désespérée, elle avait découvert à quel
point il était dur de n’avoir personne à qui parler, alors que jusqu’à présent, elle avait toujours cru
se suffire parfaitement à elle-même. Cela avait été vraiment terrible, de rester ainsi sans
nouvelles.
Elle n’aurait aucune difficulté à rentrer par ses propres moyens, même si ce n’était pas
une partie de plaisir de faire marcher droit ces satanées mules. En brûlant les étapes, elle pourrait
même revenir à l’hôtel en moitié moins de temps qu’il ne leur en avait fallu pour le trajet aller.
Elle était impatiente de vérifier par elle-même que Geneva avait bien recouvré la santé. Ce qui
était manifestement le cas, sans quoi David l’aurait prévenue. Sa vieille amie avait bien de la
chance de l’avoir à ses côtés… Même s’il ne venait pas volontiers la voir, son adoration pour elle
crevait les yeux.
Qu’est-ce qui lui arrivait ? Voilà qu’elle était encore au bord des larmes. Ce n’était pas
parce qu’elle se sentait soulagée qu’elle devait ainsi lâcher la bonde à ses émotions.
Comme le restaurant du camping était fermé, Addy alla prendre un café à la boutique et
s’installa à une table de pique-nique pour un petit déjeuner en plein air, afin de jouir de la tiédeur
matinale. Elle allait tout empaqueter — étant seule pour le retour, elle n’aurait besoin que d’un
minimum de provisions — et partir le plus vite possible. Une seule chose comptait à présent :
rentrer à la maison.
Enlaçant ses genoux, elle laissa son esprit vagabonder. David serait-il toujours là à son
retour ? Si Geneva allait mieux, il y avait fort à parier qu’il serait déjà reparti. Au fond, qu’est-ce
que cela pouvait bien lui faire ? Elle souhaitait qu’il disparaisse de sa vie une bonne fois pour
toutes, oui ou non ? La réponse n’était plus si évidente, tout à coup…
Un bruit de pales d’hélicoptère la tira de sa rêverie et lui fit lever la tête. Son frère était en
train de se poser sur le gazon du terrain de camping. Un peu surprise par cette arrivée inopinée,
elle fut encore plus stupéfaite de découvrir David sur le siège du passager. Celui-ci sauta de
l’appareil et, dès qu’il s’en fut suffisamment éloigné, Nick leur fit un signe d’adieu avant de
redécoller sur-le-champ.
Addy, indécise, observa David qui s’approchait. Il était vêtu de linge propre et paraissait
fatigué, ce qui ne l’empêchait pas d’arborer un grand sourire.
— Ton café me manquait trop, il fallait que je revienne, déclara-t-il en posant son sac sur
le sol.
— Comment va Geneva ?
— Tout va très bien. Elle va rester quelques jours en observation à l’hôpital.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu devrais être auprès d’elle.
— J’ai dû promettre d’aller disperser les cendres de grand-père et de te raccompagner à
l’hôtel saine et sauve pour qu’elle accepte de garder le lit.
— Je n’ai pas besoin de ton aide. Je peux très bien m’en sortir toute seule.
— C’est ce que tout le monde lui a dit, mais elle s’est montrée catégorique. D’autant plus
que ton père nous a fait frémir en parlant des couguars affamés et des ours mal léchés qui hantent
ces montagnes.
— Des couguars et des ours ? Je n’ai jamais entendu parler d’attaques dans le coin !
— C’est aussi ce que m’a dit Nick, mais maintenant, c’est trop tard. J’y suis, j’y reste.
Alors, en selle.
— Je suis désolée que tu aies été obligé de revenir. C’est certainement le dernier endroit
où tu voudrais être.
— N’en sois pas si sûre. Il se trouve que bizarrement, je commence à goûter les charmes
du camping. Et puis, je dois finir ce que grand-mère a commencé. Alors, « boss », quand est-ce
qu’on reprend la route ? lança-t-il en se frottant les mains.
* * *

Aussitôt les provisions arrimées sur les mules, ils partirent, laissant derrière eux le cheval
de Geneva qu’ils récupéreraient au retour et, à marche forcée, parvinrent à Devil’s Smile en fin
de journée.
Au premier abord, l’endroit n’avait rien de remarquable. C’était une gorge isolée, aux
murailles rocailleuses parsemées de pins rachitiques, comme tous les canyons qu’ils avaient
traversés. Mais, brusquement, alors qu’ils commençaient à longer la rivière qui l’avait creusée,
les rayons du soleil couchant pénétrèrent au fond du ravin. Aussitôt, les falaises s’illuminèrent de
tous les tons de rouge, d’orange et d’or, enrichis de nuances pourpre et rose, et les pierres se
mirent à chatoyer. Si on retrouvait, partout dans la région, le même assemblage de couches
géologiques, les effets particuliers de l’érosion avaient modelé les parois de Devil’s Smile d’une
façon exceptionnelle. Le canyon avait la forme d’un amphithéâtre naturel, où les amas rocheux
s’enchevêtraient en un fouillis prodigieux d’aiguilles, de stalactites et de cheminées… On aurait
dit qu’un artiste inspiré s’était amusé à sculpter des milliers d’effigies baroques : châteaux en
ruine, soldats en armure, belles dames enturbannées dans leurs robes flottantes… Le spectacle
était si saisissant que David, ébloui, comprenait soudain pourquoi ses grands-parents étaient
tombés pour toujours amoureux de cet endroit.
Sans se concerter, ils firent halte en même temps, préférant monter le campement dans
l’obscurité que de perdre une seule seconde du déploiement féerique que leur offrait la nature.
— C’est si beau…, murmura Addy, transportée.
— Oui. C’est tout à fait comme le racontait mon grand-père. Je comprends maintenant
pourquoi il aimait tant Devil’s Smile, dit David en sautant de cheval pour fouiller dans le
chargement de sa mule. Il faut absolument que je filme ça pour grand-mère.
A la nuit tombée, ils installèrent le camp près de la rivière et dînèrent sans un mot, chacun
isolé dans ses propres pensées. Addy semblait avoir perdu tout appétit. A peine eut-elle picoré
dans son assiette qu’elle s’éloigna du campement. David, soucieux de respecter son intimité,
attendit un moment avant de se diriger vers le corral naturel de roches rouges et de sapins où ils
avaient attaché leurs montures. Mais elle n’y était pas. Il poussa plus loin, longeant le courant
tumultueux de la rivière, qui grondait et bouillonnait en projetant des perles d’argent, et là, il
l’aperçut, étendue sur un gros rocher.
Depuis le départ du camping, leurs rapports, réduits au strict minimum, avaient été polis,
sans plus. Comme si, au moment précis où ils étaient montés en selle, leur familiarité récente
s’était évanouie. Est-ce qu’il fallait s’en réjouir ou le déplorer ? Difficile à dire.
Pourtant, elle avait répondu à son baiser. Il n’avait pas rêvé. Et qu’elle ne se mette pas en
tête de lui faire croire le contraire !
Il s’approcha à pas de loup de la jeune femme qui contemplait les étoiles, allongée sur le
dos, une paire de jumelles pointée vers le ciel. Au crissement d’une botte sur le gravier, elle se
redressa, les sens aux aguets.
— Alors, quelles nouvelles de là-haut ? dit-il, pour engager la conversation.
— J’ai trouvé la constellation du Lion, répondit-elle en lui tendant les jumelles, avant de
s’écarter pour lui faire de la place.
Il fallait obéir à la main du destin. Intrigué, David s’assit auprès d’elle. Etait-ce par
bravade, ou pour lui démontrer qu’il ne l’intimidait pas, qu’elle demeurait ainsi offerte sur ce
rocher ? Qu’importe, il se réjouissait qu’elle ne le fuie pas.
— Où est-ce que je dois regarder ? demanda-t-il en levant l’instrument.
— Allonge-toi bien à plat, sinon tu n’auras pas une amplitude de vision suffisante.
— Et après ? demanda-t-il en ajustant les lunettes.
Au fur et à mesure qu’elle lui expliquait comment se familiariser avec ce qu’elle appelait
« la voûte céleste », David, le dos collé à la pierre compacte et froide, retrouvait de vieilles
notions d’astronomie glanées à l’école. Bientôt, il fut capable de repérer les constellations les
plus simples. Mais, au bout d’une dizaine de minutes d’observation, il se redressa brusquement
sur les coudes et abaissa les jumelles, à l’écoute des sourds martèlements de son cœur, qu’affolait
la présence délicieusement tentatrice d’Addy.
La jeune femme, les yeux au ciel, semblait fixer un point du cosmos. Pouvait-elle à ce
point ignorer le désir qui l’étouffait ? Elle tressaillit subitement et tourna la tête vers lui, comme
si elle avait été brûlée par l’intensité de son regard. A la vue de sa beauté, transfigurée par le clair
de lune, David se sentit possédé d’une envie désespérée de l’étreindre.
— Elles ne sont jamais aussi brillantes, chez nous, dit-il dans un souffle, la gorge nouée.
— C’est parce qu’il y a trop de lumières parasites, expliqua Addy.
Et le silence retomba pesamment.
— Au collège, comme je n’ai suivi, en tout et pour tout, qu’un seul trimestre
d’astronomie, je n’en ai que de vagues notions, reprit David pour briser la glace. Moi, mon option
principale, c’était l’éducation sexuelle.
Elle eut un petit sourire irrésistible et il fut à deux doigts de l’embrasser. Pourquoi
hésitait-il, d’ailleurs ? Un simple glissement de hanche et elle se retrouverait dans ses bras.
Encore fallait-il qu’elle soit d’accord.
Pour faire taire sa libido, il décida de se replonger dans l’observation du cosmos.
— Tu sais où se trouve Arcturus ? Je me souviens de cette étoile parce que, avec mes
copains, on s’amusait toujours à chercher la Pucelle, lança-t-il avec un regard coquin. La Pucelle,
tu vois de quelle constellation je parle ?
— Tu veux dire la Vierge, je suppose. Regarde à gauche, au bout de la queue du Lion.
— Ah oui ! Je l’ai repérée. Et où est Andromède ?
— Ce n’est pas la bonne période de l’année pour observer Andromède.
— Oh zut ! J’adore la légende de la belle princesse enchaînée à son rocher.
— A cause du côté sado-maso, je parie ! répliqua Addy en lui arrachant les jumelles.
— Pas du tout ! protesta David, offusqué. Moi, c’est Persée qui m’inspire, le preux
chevalier qui terrasse un dragon pour délivrer sa belle.
Peu convaincue, Addy fit une moue dubitative, puis se détendit de nouveau en se laissant
aller à la caresse soyeuse de la bise qui soufflait à travers les branches des pins. Allongés côte à
côte, ils savourèrent un moment d’intimité muette, dans la pure clarté de la lune.
— Quand je serai de retour à l’hôtel, reprit Addy, j’organiserai des excursions,
spécialement pour observer les étoiles. Par une nuit sublime comme celle-ci, il n’y a pas de plus
beau spectacle. Mais je suppose que, pour toi, se gorger de sérénité et de beauté en traquant les
étoiles filantes, ça doit paraître bien insipide…
— Insipide, peut-être, mais pas sans charme.
— Alors, pourquoi n’es-tu pas revenu plus souvent à Broken Yoke ? demanda-t-elle à
brûle-pourpoint. Tu détestes tant cet endroit ?
— Je ne l’ai jamais détesté.
— Est-ce que c’est… à cause de moi ?
— Oui. Je n’ai jamais pu oublier les mots atroces que nous avons échangés cette nuit-là.
Alors, j’ai pensé que pour nous deux, il était préférable que je reste à l’écart.
— Je suis désolée que tu aies cru ça. Je n’aurais jamais…
— Ne t’excuse pas. Aujourd’hui, je réalise que j’ai gâché une bonne partie de ma vie. Tu
m’as tant manqué, Addy, avoua-t-il en se tournant vers elle.
Il ne pouvait plus résister, et savait que seul un baiser de cette femme pourrait combler la
sensation de vide qui l’oppressait.
La brise avait ébouriffé une de ses boucles, et il s’en saisit pour caresser la courbe de sa
joue. Elle ne réagissait pas, et levait vers lui des yeux qui trahissaient une attente éperdue. Alors,
il se pencha avec lenteur et déposa, en guise de prémices, un petit baiser sur ses lèvres closes.
Comme elle tentait de le repousser en plaquant les mains sur son torse, il lui saisit les poignets et
les cloua au rocher au-dessus de sa tête.
— Comme ça, tu ressembles à la belle Andromède, murmura-t-il en taquinant son oreille.
Pauvre petite captive, as-tu besoin que je vienne à ta rescousse ?
— Certainement pas, rétorqua-t-elle sans pouvoir s’empêcher de trembler. Si j’avais
besoin d’être secourue, je pense que ce ne serait pas par toi, mais contre toi.
— Ce serait par moi, perfide princesse ! s’exclama David. D’ailleurs, je vais te montrer
comment Persée a fait mourir Andromède de plaisir.
Cette alléchante proposition ne lui attira que le regard caustique d’une femme à qui on ne
la faisait plus. Quand il voulut recommencer à l’embrasser, elle libéra son bras et le repoussa
fermement.
— Je n’ai que faire d’un sauveur, je suis une femme parfaitement autonome.
— Parfaitement autonome, c’est indéniable. Et aussi parfaitement femme, précisa-t-il,
admiratif, en déboutonnant le premier bouton de son corsage.
— Nous ferions mieux de parler, dit-elle en balayant sa main.
— Eh bien, parle. Ne te gêne pas. Je suis tout à fait capable de pratiquer plusieurs
activités à la fois, déclara-t-il en accentuant son emprise, car elle se débattait pour lui échapper.
Soudain, à l’éclair de panique qu’il vit dans ses yeux, il comprit qu’elle se sentait acculée
et risquait de s’affoler s’il ne lui laissait pas d’issue. Il reprit à grand-peine le contrôle de
lui-même et la rassura d’un sourire.
— D’accord. De quoi veux-tu qu’on parle ?
— Pourquoi ne t’es-tu jamais marié ?
— Je n’ai jamais trouvé la femme qui me donnerait envie de partager son existence,
répondit-il, en triturant le bouton de son chemisier.
— Pourtant, ce ne sont pas les beautés qui manquent, à Hollywood.
— Oui. Eh bien justement, c’est l’endroit au monde le moins favorable au mariage.
Là-bas, il est impossible de nouer des relations durables.
— Ça vient sûrement de toi…
— Comment ça ?
— C’est facile d’accuser Hollywood. Peut-être n’es-tu qu’un tombeur, qui prend les
femmes et qui les jette. Vu la façon dont tu m’as quittée, il y a dix ans…
Décidément, l’atmosphère tournait à l’orage. Effleurant du dos de la main les petits
cheveux qui frisaient sur ses tempes, il caressa nonchalamment son oreille délicate.
— Tu tiens vraiment à gâcher une nuit si belle en évoquant le passé ? soupira-t-il, écartant
du doigt son col de chemise pour exposer la naissance de ses seins au clair de lune.
— C’est le passé qui nous a faits tels que nous sommes, murmura-t-elle dans un souffle en
s’abandonnant, paupières closes, à l’effleurement de sa main qui coulait le long de sa gorge.
— Seulement si nous avons su tirer la leçon de nos échecs.
— Et tu penses que c’est ce que tu as fait ?
— Oui. Et pas qu’un peu !
— Alors, cela ne devrait pas trop te perturber d’en parler.
— Ça ne me perturbe pas du tout. Je pense seulement qu’il y a d’autres sujets plus
passionnants. Comme « nous », par exemple, déclara-t-il en glissant les doigts sous le tissu pour
s’emparer d’un téton, aussi tendre et doux que du satin, lui arrachant un sourd gémissement.
— Il n’y a pas de « nous »…
— Bien sûr que si, Adriana d’Angelo. Quoi que tu en penses, il y a toi, moi… et « nous ».
C’est aussi simple que ça.
— Pour moi, ce « nous » n’existe pas, protesta-t-elle sans conviction.
Mais son visage trahissait une telle extase qu’il accentua sa caresse jusqu’à ce que le
bouton durcisse dans sa main.
— C’est parce que tu adores toujours compliquer les choses en cherchant la petite bête.
Tu n’as pas encore réalisé que nous sommes adultes, et qu’après toutes ces années, nous sommes
toujours autant attirés l’un par l’autre ? Qu’est-ce qu’il y aurait de mal à voir où ça peut nous
mener ? insista-t-il en saisissant sa poitrine à pleines mains.
— Je vois très bien où ça va nous mener, dit-elle en frémissant, car il accentuait son
emprise, et elle ne pouvait se retenir de trembler et de se cambrer vers lui. Quelque part où ni toi
ni moi ne devrions nous aventurer, conclut-elle d’une voix mourante.
Ce n’était pas honnête de profiter ainsi, sans aucun scrupule, de sa faiblesse. Il aurait dû la
libérer et la laisser partir. Mais comment résister au spasme de désir tyrannique qui embrasait tout
son être ? D’ailleurs, Addy était en train de succomber elle aussi, et il la sentait fondre sous son
emprise, consumée du même feu.
— Je ne demande pas que tu abandonnes le contrôle de ta vie. J’exige seulement que tu
m’abandonnes ton corps, précisa-t-il en plongeant le visage dans ses seins.
— Laisse-moi…, supplia-t-elle en le prenant par les cheveux pour lui faire lâcher prise.
— Est-ce vraiment ce que tu veux ? Pourquoi te refuses-tu ainsi au plaisir ? Et ne viens
pas me dire que ça ne te plaît pas… Je sens ton cœur qui s’affole sous ma bouche, dit-il en
effleurant sa peau de sa langue pour la faire frissonner davantage. Tu n’apprécies pas ça ?
chuchota-t-il, enfoui contre sa chair. Ni ça ? C’est étrange, parce que ce n’est pas ce que ton corps
raconte…
— Ne va pas plus loin, implora-t-elle en agitant désespérément la tête.
— C’est trop tard…
— Arrête…
— Si tu m’embrasses, je te promets d’arrêter dans une minute, promit-il en haletant.
Et sans attendre sa réponse, il prit sa bouche en vainqueur. Si elle avait vraiment voulu
qu’il cesse, il aurait fallu que son corps lui envoie d’autres messages, mais elle avait baissé sa
garde et ne luttait plus. En tout cas, provisoirement. Au contraire, elle lui répondait avec fougue
et se révélait incroyablement experte pour épouser les plus secrets de ses fantasmes. Cela faisait
grimper son excitation à un tel paroxysme qu’il en avait le souffle coupé.
Il aurait dû savoir qu’un tel miracle ne pouvait durer. Sans préavis, Addy se tordit sur
elle-même et s’arracha violemment à lui. Agitée de tremblements spasmodiques, elle haletait et
cherchait son souffle. Soudain, elle lui lança un regard horrifié en réalisant qu’une part
d’elle-même avait voulu ce qui venait de se passer. Aussitôt, elle se ferma. Il frémit au spectacle
de son visage dur, aux traits tendus par la rancœur. Il était évident qu’elle s’éloignait de lui, de
plus en plus, à chaque seconde. Mais il n’était pas question de laisser la magie de ce moment
s’évanouir aussi vite.
— Tu sais, princesse, si tu continues à m’embrasser comme ça, c’est moi qui vais avoir
besoin qu’on vienne à mon secours, plaisanta-t-il en posant un doigt léger sur l’arc bien dessiné
de sa lèvre charnue.
— Laisse-moi me relever, ordonna-t-elle, d’un ton tranchant comme l’acier, en le fixant
froidement dans les yeux, tandis qu’elle reboutonnait son chemisier.
— Oui, si tu me donnes une seule bonne raison de le faire, répondit-il, trop frustré pour
accéder à sa demande sans combattre.
— Parce que dans une semaine tu seras rentré à Los Angeles et que tout ça n’aura été
pour toi qu’un divertissement agréable, un simple moyen de passer le temps. Je n’ai pas
l’intention de devenir un sujet de clabaudages dans les cocktails, ni de te fournir matière à
plaisanter avec les membres de ton club.
Cette sortie était si brutale et inattendue qu’elle lui fit l’effet d’une douche froide et
qu’elle balaya, en un éclair, toute trace de désir. Au bord du lac, dix ans auparavant, elle lui avait
déjà jeté ce genre d’horreurs à la figure. Rien n’avait donc changé ? Elle le voyait toujours
comme un monstre ?
Dans un silence lourd de menaces, David s’écarta pour lui permettre de s’asseoir. Alors
qu’elle s’apprêtait à sauter du rocher, il la saisit brutalement par le poignet et la força à le
regarder en face.
— Je ne te jette pas la pierre, Addy, je comprends que tu sois un peu déroutée.
Sincèrement, je dois avouer que je me suis laissé surprendre, moi aussi. Mais je n’ai rien du
macho obsédé et suffisant que tu t’obstines à voir en moi.
— Pardonne-moi si je t’ai accusé à tort, marmonna-t-elle, si blême qu’il avait
l’impression de voir un fantôme se dresser devant lui. C’est que, chaque fois que je baisse ma
garde, tu détruis mes défenses et tu me fais perdre la tête. Ça m’enivre comme du champagne et
ça me fait peur… Tu es beaucoup trop dangereux pour une pauvre fille comme moi. Tu l’as
toujours été.
— Tâche un peu d’oublier ce qui a été.
— C’est impossible. Je t’aimais et tu m’as fait trop de mal, dit-elle en détournant les yeux.
Aujourd’hui, je sais que si je te laisse faire, tu me blesseras plus profondément encore. Je suis sur
le point de prendre la décision la plus importante de ma vie, et je refuse que quoi que ce soit m’en
détourne. Surtout pas quelqu’un comme toi, qui n’agit que par caprice.
— Quelqu’un comme moi ? Pourtant, à une époque, c’est moi que tu voulais, non ?
— C’est vrai, mais c’était il y a bien longtemps. D’ailleurs, connaissant ton ambition et
sachant que tu ne désirais qu’une chose, quitter Broken Yoke, je n’aurais jamais dû te laisser aller
aussi loin.
— Je voulais vraiment que tu m’accompagnes à Los Angeles, avoua-t-il en caressant sa
joue, froide comme le marbre. Pourquoi as-tu toujours refusé de me rejoindre, puisque tu
m’aimais ?
— Parce que ça me terrorisait. J’avais peur de quitter ma famille, tout ce que j’aimais
pour suivre, au bout du monde, un homme qui ne voulait pas s’engager. C’était inenvisageable.
— On aurait pu y arriver.
— Peut-être, répondit-elle dans un souffle, au bord des larmes. Mais je n’avais pas le droit
de prendre un tel risque. Pas avec un bébé dans mon ventre.
Chapitre 11
Malgré l’obscurité, Addy pouvait voir à l’expression d’incrédulité qui s’était peinte sur le
visage de David qu’il était sous le choc.
— Un bébé ? murmura-t-il enfin, comme s’il découvrait le sens de ce mot. Tu étais
enceinte ? Quand ? Comment ?
— Comment ? Je pense que tu as ta petite idée là-dessus, ironisa-t-elle. Quand ?… Je
crois que c’était le soir du bal d’Halloween, au Wildcat Ridge. Tu te souviens de cette soirée ?
— Parfaitement. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Elle le défia du regard, puis ferma tristement les yeux. Ce n’était pas ainsi qu’elle aurait
voulu qu’il l’apprenne. D’ailleurs, elle n’avait jamais voulu le lui dire.
— Et quand aurais-je pu t’annoncer la bonne nouvelle ? Avant, ou après que nous nous
soyons insultés comme des chiffonniers ?
— D’accord, ce n’était peut-être pas le moment idéal, concéda-t-il. Mais pourquoi n’as-tu
rien dit, plus tard ? Une fois que la pression était retombée ?
— Plus tard ? Le lendemain, tu t’envolais pour Hollywood. Je ne vois pas comment tes
responsabilités de père auraient pu faire le poids en face de tous tes grands projets. Nous n’avions
jamais abordé la question des enfants, toi et moi.
— Bon sang, Addy ! Tu aurais dû savoir que…
— Je ne savais rien du tout ! coupa-t-elle brusquement.
Mais sa colère reflua aussi soudainement qu’elle était venue.
— De toute façon, ajouta-t-elle, ça n’a plus aucune importance.
— Tu as donc perdu le bébé, reprit David, après un interminable silence, comme elle ne
semblait pas vouloir lui en dire plus.
— Quelques jours après ton départ, j’ai fait une fausse couche, confirma-t-elle, avec un
hochement de tête imperceptible. Il paraît que ça arrive, parfois, dans les premiers mois. Sur le
coup, j’ai eu l’impression que le monde s’écroulait. J’ai voulu te prévenir, mais à quoi bon ? Il
valait mieux panser mes blessures, aller de l’avant et oublier le passé. Je n’ai jamais parlé de tout
ça à mes parents. Seule Leslie était au courant. Comme elle était infirmière, elle pouvait me
conseiller.
Emu, David l’enveloppa de ses bras et, cette fois, elle ne résista pas et vint se blottir
d’elle-même contre son cœur. N’était-ce pas insensé, après tant d’années, d’espérer toujours ?
— Je me sens coupable de t’avoir laissée traverser cette terrible épreuve toute seule,
murmura-t-il à son oreille. Il fallait me prévenir… En plus, j’avais le droit de savoir.
— Eh bien ! Maintenant, tu sais, conclut-elle, avant de s’écarter pour le regarder droit
dans les yeux. J’aimerais qu’on évite ce sujet, à l’avenir, et aussi, que tu me lâches.
* * *

Le lendemain matin, malgré un terrible sentiment de déprime, Addy s’attela à la routine


du départ. La veille, David lui avait complètement tourné la tête. Si elle avait été une femme
habile, elle aurait su jouer le jeu et suivre les lois du badinage. Elle se serait laissé embrasser, y
aurait pris du plaisir, et aurait peut-être même su profiter de l’attention qu’il lui portait pour en
tirer bénéfice.
Mais jamais une femme habile ne serait retombée amoureuse de l’homme qui lui avait
brisé le cœur.
L’évidence la frappa comme la foudre. Elle était encore désespérément éprise de David
McKay. Exactement ce qu’elle redoutait depuis qu’elle l’avait retrouvé chez Geneva.
Quelques instants plus tard, David émergea de la tente. Malgré son amabilité, il paraissait
distant, et elle ne savait que penser de son attitude. Qu’est-ce qu’il avait derrière la tête ? Ce
n’était pas évident à deviner. Surtout qu’elle se sentait abattue et ne pouvait poser le regard sur
lui. Pendant le petit déjeuner, néanmoins, elle fit des efforts considérables pour entretenir la
conversation de façon aussi naturelle et cohérente que possible ; au bout de quelque temps,
étreinte par une intolérable sensation de perte et incapable de supporter plus longtemps
l’ambiance lourde qui régnait autour du feu de camp, elle sauta sur ses pieds et jeta son reste de
café sur les braises.
— Je vais m’occuper des chevaux, annonça-t-elle. Je suppose que tu souhaites remplir la
mission de ta grand-mère, au plus vite.
— Oui, dès ce matin.
La gorge serrée, Addy acquiesça d’un hochement de tête et se hâta de rejoindre les
chevaux, qu’elle avait entravés pour la nuit. Le café lui donnait des brûlures d’estomac et ses
yeux la piquaient, mais il n’était pas question qu’elle craque. Le fait d’aimer David ne changerait
rien. Cet homme s’était forcé un chemin jusqu’à son cœur, mais déjà, il s’esquivait. La Californie
l’attendait. Que pesaient les couchers de soleil inoubliables, les nuits sublimes, et même une
écervelée comme elle, face aux sollicitations, aux distractions et aux perspectives de succès que
lui promettait Hollywood ? Il avait eu beau flirter avec elle, la caresser, la désirer ardemment,
rien ne l’empêcherait de prendre le premier vol pour Los Angeles, à la minute où cette randonnée
serait terminée.
Quant à elle, qu’est-ce qu’elle allait devenir ? Elle désirait, plus que tout, mettre au monde
un enfant, et l’insémination lui paraissait toujours la meilleure solution. Mais elle savait
maintenant qu’elle n’épouserait pas Brandon. Elle ne l’aimait pas, et il aurait été profondément
injuste de l’épouser simplement pour se faciliter la vie. Cet homme méritait autre chose que de la
gratitude.
Oui, comme il y a dix ans, elle allait se reprendre et surmonter sa douleur — l’être humain
pouvait supporter tant de choses, n’est-ce pas ? — et elle allait tout faire pour réussir sa vie et être
heureuse.
Même sans David.
A présent, il lui fallait mener à bien cette excursion, comme toutes celles qui l’attendaient
dans le futur. Elle avait des devoirs envers sa famille, qui comptait sur elle. Et, en priorité, elle
allait s’occuper de concevoir un bébé.
Ragaillardie, Addy se mit à étriller les chevaux. Ce genre d’activité physique aidait à
relativiser les choses. C’était tout à fait ce qui lui convenait, car elle ne voulait plus gaspiller son
temps, ni son énergie, à se lamenter sur elle-même et à entretenir de faux espoirs.
* * *

David s’enfonça dans le canyon, le réceptacle contenant les cendres de son grand-père
sous le bras. Geneva avait eu beau lui décrire, au mieux, l’emplacement du campement de leur
lune de miel, il n’était pas certain de le retrouver. En longeant la rivière, il trouva une foule de
sites, plus charmants les uns que les autres et tous parfaits pour planter une tente… mais chaque
fois quelque chose clochait. Il chemina encore et arriva à un endroit où le courant s’élargissait en
grondant entre des amas d’énormes rochers. En voyant les peupliers de Virginie qui
ombrageaient les rives, il comprit qu’il était arrivé. Ce lieu correspondait tout à fait à la
description de sa grand-mère.
Il escalada les pierres jusqu’à un rocher imposant qui surmontait la rivière. Il était facile
d’imaginer ses grands-parents, riant de plaisir en délassant leurs pieds fatigués dans l’eau fraîche,
car, même s’il avait du mal à se les figurer jeunes et alertes, ils avaient toujours gardé une vitalité
qui le laissait admiratif.
Il considéra attentivement la drôle de boîte, aux motifs maladroits, qu’il tenait entre ses
mains. Ce n’était pas du tout ce qu’il aurait cru que sa grand-mère choisirait pour conserver les
cendres de son bien-aimé. Décidément, avec elle, il fallait s’attendre à tout.
— Nous y sommes, grand-père, déclara-t-il à voix haute, la gorge serrée par l’émotion.
Ton endroit favori, comme te l’avait promis grand-mère…
Il était encore tôt et les rayons du soleil, qui venait juste d’apparaître au sommet des
hautes falaises, commençaient à chasser l’obscurité des crevasses. Le canyon s’éclairait de rose et
d’or, et la luminosité était si forte qu’elle se réfléchissait dans l’eau.
Une fois qu’il eut ouvert le loquet, le couvercle s’ouvrit facilement. Les yeux fixés sur les
parois du canyon, David tendit les bras et inclina l’urne.
— Au revoir, grand-père, murmura-t-il. Grand-mère dit que tu lui manques et qu’elle
t’aimera toujours. Moi aussi, et bien plus que je n’ai su te le dire.
Capturées par la brise, les cendres virevoltèrent un instant, et retombèrent dans le courant,
mais il vit qu’une partie d’entre elles s’envolaient en dansant dans le soleil pour aller se déposer
sur la rive opposée, saupoudrant les plantes comme du pollen avant de se mêler à la terre.
Cette brève cérémonie terminée, David s’assit un long moment sur le rocher. Il s’apprêtait
à refermer la boîte quand il aperçut une inscription à l’intérieur du couvercle.
« A Gennie, avec mon amour éternel. Ton Herbert. »
David sourit en pensant au temps et à l’affection que représentait la fabrication de cet
objet. Est-ce qu’il y avait jamais eu au monde couple plus amoureux ? Il avait eu de la chance de
les avoir, et les années passées avec ses grands-parents avaient été formidables. Meilleures encore
que celles qu’il avait vécues avec ses parents.
Son père, qui avait toujours eu la bougeotte, était assoiffé d’aventures, comme l’avaient
été ses propres parents, et David, qui aimait pourtant son père et sa mère, se retrouvait souvent
confié aux soins d’une gouvernante, parce que ses parents partaient vivre leur vie de leur côté. Il
s’était promis de ne jamais suivre leur exemple. Addy croyait qu’il n’aimait pas les enfants, mais
elle se trompait. Il pensait seulement que si l’on n’était pas capable de passer du temps avec eux,
il ne servait à rien d’en avoir.
Cette réflexion lui remémora l’épreuve qu’elle avait connue après son départ. Comme
cela avait dû être douloureux de traverser seule ce cauchemar, sans s’appuyer sur personne
d’autre que sur une amie de la famille… Pourquoi ne l’avait-elle pas appelé, lui ?
Mais qui aurait pu obliger Addy d’Angelo à agir contre son gré ? Elle était aussi butée que
son père, ce qui n’était pas peu dire. En fait, il n’avait jamais réussi à lui dicter sa conduite, et
cette intransigeance était ce qu’il avait aimé en elle.
Est-ce qu’elle allait s’obstiner dans ce projet insensé d’insémination ? Et épouser Brandon
O’Dell, par-dessus le marché ? C’était sans doute un gentil garçon, toujours aux petits soins, sans
doute prêt à donner le biberon au milieu de la nuit sans rechigner, mais il paraissait sinistre
comme un bonnet de nuit. Comment Addy pouvait-elle renoncer ainsi à l’amour ?
Il leva les yeux vers le ciel d’un bleu éclatant, parcouru de nuages d’une blancheur
aveuglante, et cligna des yeux, ébloui.
— Ce qu’il lui faudrait, c’est être aimée comme tu as aimé grand-mère, conclut-il à haute
voix. Est-ce que tu aurais une idée pour y parvenir, grand-père ?
Mais aucune réponse ne vint briser le silence.
* * *

— Tout va bien ? demanda Addy, penchée sur un sabot de Sheba, quand elle le vit
revenir. Je faisais quelques vérifications, dit-elle en s’époussetant les mains après avoir laissé
tomber la jambe du cheval. Alors ? Comment ça s’est passé ? ajouta-t-elle en désignant la boîte
sous son bras.
— Très bien. Je crois que grand-père est content.
— Parfait. Alors, si tu veux bien, on peut partir dans quelques minutes. Tu dois avoir
autant envie que moi de rentrer.
— Ah bon ? Je pensais qu’après la soirée d’hier…
— Ne parlons plus d’hier, c’est inutile, trancha-t-elle, avec un geste définitif.
— Peut-être pour toi, mais pas pour moi, répliqua-t-il avec détermination. J’ai réfléchi à
ce qui s’était passé et je crois que nous pourrions essayer de repartir sur de nouvelles bases…
Addy, saisie d’étonnement, ne se laissa pourtant pas bercer d’illusions. Elle réagit avec
froideur.
— David, ne recommence pas.
— Pourquoi ? Je veux te revoir. La Californie n’est pas le bout du monde, que je sache.
On pourrait se rendre visite de temps en temps, se réserver un peu de temps l’un pour l’autre.
— C’est impossible.
— Je te demande encore une fois : pourquoi ? A cause d’O’Dell ? Je suis sûr que tu ne
l’épouseras pas.
— Peut-être que non, mais ce qui est sûr, c’est que je vais prochainement avoir un bébé et
qu’il va falloir que je prenne soin de lui. Je n’aurai pas le temps de faire des allers et retours à
Hollywood.
— En avion, je vois tout le temps des mères avec leurs bébés. C’est peut-être un peu
fastidieux, mais c’est tout à fait faisable.
— Ce n’est pas la façon dont j’ai l’intention d’élever mon enfant.
— Ça pourrait marcher, Addy, insista David qui s’impatientait.
— Non. Ça ne marchera pas.
Frustré, il s’apprêtait à ajouter quelque chose, quand elle le planta là pour retourner au
campement.
Cette femme n’avait donc aucune idée du bouleversement qui s’était opéré en lui ! Quelle
sottise, aussi, de lui proposer une chose pareille ? « Repartir sur de nouvelles bases » ? Comme si
c’était encore possible… De toute façon, ça n’aurait rimé à rien.
* * *

Addy leur imposa un train d’enfer et, dans l’après-midi, ils avaient déjà rejoint le camping
où Geneva s’était cassé le bras. Ils téléphonèrent d’abord à l’hôpital, où on leur confirma que la
grand-mère de David avait tenu promesse et subissait stoïquement tous les examens que lui
imposaient les médecins, puis ils récupérèrent Bounder dans sa stalle et refirent le plein de
provisions, avant de repartir aussitôt.
Ils avaient très peu parlé en chemin, évitant les sujets trop intimes, et Addy était bien
déterminée à ce que cela dure.
Au coucher du soleil, ils avaient déjà parcouru la moitié du trajet, et cheminaient côte à
côte sur un sentier escarpé qui dominait d’une quinzaine de mètres le lit d’une rivière asséchée.
Le sol était meuble et instable, et les sabots des chevaux soulevaient plus de poussière qu’à
l’ordinaire. Le temps d’arriver au bout de la corniche, ils risquaient fort d’être noirs comme des
charbonniers.
« On va devoir faire chauffer un maximum d’eau, ce soir… », se dit Addy, qui sentit
brusquement se tendre la longe de Bounder, attachée à sa selle.
— Calme-toi, Bounder, ordonna-t-elle, irritée.
Elle se retourna pour agripper la corde de cuir et forcer l’entêtée à obéir.
La mule refusait obstinément d’avancer : un taon agressif lui tournait autour ; les pattes
rivées au sol, elle balançait la queue dans tous les sens pour chasser l’importun. Soudain,
l’insecte se posa sur sa croupe et la piqua cruellement. Bounder se mit à braire à tue-tête, rua des
quatre fers et heurta violemment Sheba.
Après, tout se passa très vite.
Peu importait que Sheba et Bounder aient partagé la même écurie pendant des années : la
jument n’appréciait pas du tout que la mule la heurte de cette façon. Elle se cabra, lui envoya un
bon coup de sabot et se mit à piaffer nerveusement.
— Du calme, ma belle, lui dit Addy en accentuant la pression sur les rênes.
Elle n’avait pas peur, car elle connaissait sa jument et anticipait toutes ses réactions.
— Tout va bien ? demanda David, inquiet, en arrêtant son cheval.
— Oui, pas de problème, cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus les braiements
outragés de Bounder. Rassure-toi, c’est juste une petite querelle de territoire.
Mais à cet instant, les sabots arrière de la jument, qui s’était écartée du sentier, patinèrent
sur le sable, et elle perdit l’équilibre. Aussitôt, Addy se jeta à la tête de l’animal pour l’aider à
retrouver sa stabilité. Malheureusement, Bounder était toujours attachée à la selle. Comme la
distance entre les deux bêtes augmentait, la mule, effrayée, recula d’un bond. La longe, prise dans
la jambe arrière de Sheba, se tendit et la fit trébucher avant de se rompre. Instantanément, la
jument et sa cavalière furent projetées en arrière et commencèrent à glisser sur la pente. Pour
obliger Sheba à relever la tête, sa cavalière tirait désespérément sur les rênes, mais c’était trop
tard. Il n’était plus possible d’arrêter la chute de l’animal. Elle entendit le cri de David. Sheba
allait bientôt tomber et, avant que le pire n’advienne, il fallait absolument qu’elle saute de selle.
Elle déchaussa les étriers et s’élança.
Le sol sablonneux amortit sa chute, mais le choc avait été assez violent pour lui couper le
souffle. Au cours de son vol plané, elle avait vu trente-six chandelles en se cognant contre un
objet non identifié, et elle s’était écorchée sur les cailloux et égratignée aux ronces qui avaient
déchiré ses vêtements.
Etendue par terre, hors d’haleine et à peine consciente de ce qui l’entourait, Addy
discerna le son des graviers qui dévalaient jusqu’au lit de la rivière, puis des cris et les
gémissements apeurés de sa jument.
Sheba ! Pourvu qu’elle ne soit pas blessée…
Après un éclair fulgurant, toute ces clameurs se mélangèrent en une longue plainte et
disparurent. Elle s’était évanouie.
Chapitre 12
— Addy ! Addy !
Emergeant de son évanouissement, elle entrouvrit les yeux. Elle avait atrocement mal à la
tête. Eblouie par le soleil, elle plissa les paupières et, découvrant David penché sur elle, elle
essaya péniblement de se relever du lit de cailloux sur lequel elle était étendue.
— Ne bouge pas, lui ordonna-t-il, d’un ton bourru où perçait l’inquiétude.
— Cette mule va me le payer. Je l’avais prévenue qu’elle finirait à la boucherie…,
déclara-t-elle d’une voix pâteuse.
Après avoir dégagé son visage de quelques mèches éparses, David entreprit de palper
délicatement ses membres.
— Est-ce que tu as l’impression d’avoir quelque chose de cassé ?
— Tu ferais mieux de me demander si j’ai encore quelque chose d’intact, répliqua-t-elle
en tendant le cou pour tenter d’apercevoir sa jument. Et Sheba ?
— Elle s’est relevée toute seule et semble indemne. On s’occupera d’elle plus tard. Il faut
d’abord remonter jusqu’au sentier. Je sais que, normalement, on ne doit pas transporter les
blessés, mais je ne peux pas te laisser ici… Je vais te porter dans mes bras. Est-ce que tu te sens
en état de t’accrocher à mon cou ?
— Tu ne pourras jamais me porter jusque là-haut.
— J’apprécie ton inébranlable confiance en moi.
— Je peux marcher, protesta-t-elle.
— Maintenant, tu te calmes et tu ne discutes plus, décréta-t-il en la soulevant doucement.
Malgré ses précautions, elle ne put retenir un gémissement de douleur.
Addy dans les bras, il se mit à gravir péniblement la pente sablonneuse, en prenant garde
à lui épargner le moindre choc. Gênée et émue jusqu’aux larmes par cette sollicitude, elle enfouit
son visage contre son torse et, ainsi plaquée contre lui, elle éprouva, malgré son hébétude, une
sensation délicieuse en respirant les mâles effluves qui s’exhalaient de son corps.
— Accroche-toi, l’encouragea David. On est presque arrivés.
— Tu saignes ? s’inquiéta Addy en remarquant des traces de sang sur ses vêtements.
— Mais non, c’est toi, petite idiote ! Pas moi.
— Ouf, tant mieux ! Il ne faut pas t’inquiéter, assura-t-elle. Les blessures à la tête, ça
saigne toujours beaucoup.
— Tu n’as qu’une bosse sur le crâne. Ailleurs, tes coupures sont assez profondes, mais je
ne pense pas qu’il y ait besoin de suture. Tu as une trousse de secours ?
Elle n’aurait pas dû hocher la tête pour lui répondre, car cela provoqua un raz-de-marée
sous son crâne.
— On aurait dû emporter quelque chose à boire pour se remonter, dit-il.
— Il ne manquerait plus que je sois soûle, ce serait le bouquet.
— Pas pour toi, pour moi. Tu m’as fait vieillir de dix ans, avec tes exploits.
— Une fois que j’aurai repris mon souffle, ça ira… comme sur des roulettes,
affirma-t-elle en fermant les yeux pour lutter contre les vagues de nausée qui l’envahissaient.
— Si tu as envie de t’évanouir, ne te retiens pas pour moi.
— Je ne m’évanouirai pas ! protesta-t-elle, outrée. Je ne m’évanouis jamais, ce n’est pas
mon genre.
Et comme le destin semblait, comme toujours, prendre un malin plaisir à lui donner tort,
elle perdit aussitôt connaissance.
* * *
En visite chez ses grands-parents, alors qu’il était enfant, David avait déniché dans la cour
un vieux bocal abandonné, idéal pour une tirelire. Malheureusement, le petit serpent qui y avait
élu domicile n’avait pas apprécié d’être dérangé, et il lui avait planté ses crocs dans la main.
Sur le chemin des urgences, tandis que sa grand-mère s’efforçait de calmer son
grand-père, qui conduisait comme un fou, le garçonnet s’était persuadé qu’il allait mourir. Bien
que sa main fût à peine gonflée et la trace de morsure minuscule, David était sûr que sa dernière
heure était arrivée. En effet, après une morsure de serpent, dans tous les westerns qu’il avait vus à
la télé, les cow-boys agonisaient en hurlant dans d’atroces souffrances.
Lui n’avait pas crié, ni pleuré, mais il se souvenait comme si c’était hier de la sensation
d’engourdissement et du froid glacial qui avait saisi ses membres et surtout son cœur, qui
semblait flotter sans entraves dans sa poitrine, prêt à le lâcher.
Bien sûr, il n’était pas mort. Le perfide reptile n’avait rien d’un cobra ou d’un serpent à
sonnette ; c’était un banal serpent-jarretière totalement inoffensif, mais cette aventure lui avait
tout de même valu une solide réputation de courage auprès de ses copains, qui pensaient, comme
lui, qu’on ne pouvait survivre à une telle morsure. Lui n’avait jamais oublié à quel point la terreur
pouvait vous assécher la gorge et vous nouer les tripes. Une terreur qu’il n’avait, Dieu merci,
jamais plus éprouvée… Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce que Sheba ne dévale la pente en
emportant Addy…
Il ne se souvenait que très vaguement d’avoir sauté à bas d’Injun Joe, s’être jeté dans la
pente sablonneuse et avoir aperçu Sheba frissonnante, quelques mètres plus bas, tant il était
obnubilé par la vision du corps disloqué d’Addy, gisant inerte contre un gros rocher. Les jambes
flageolantes, terrassé par un terrible pressentiment, il l’avait rejointe tant bien que mal, persuadé
qu’il ne trouverait qu’un cadavre. Et, de nouveau, les crocs du serpent s’étaient plantés dans son
âme. Hors de lui, il s’était retenu pour ne pas hurler et frapper aveuglément tout ce qui se trouvait
à sa portée. Ce n’est qu’en découvrant qu’Addy respirait encore, que l’épouvante qui lui glaçait le
cœur avait desserré son étreinte et qu’il s’était mis à trembler de soulagement.
Que signifiait une réaction aussi extrême ? Il s’en doutait un peu, mais ce n’était pas le
moment de s’y attarder. Il aurait bien le temps d’y réfléchir, une fois la crise passée. Quand
Addy, hagarde, avait levé les yeux sur lui, la terreur l’avait déjà abandonné et il avait recouvré
son sang-froid.
Maintenant, assis au chevet de la jeune femme, il attendait qu’elle se réveille. Comme elle
s’agitait dans son sommeil, il repoussa une boucle soyeuse sur son front et en profita pour vérifier
si elle avait de la fièvre. Grâce au ciel, ce n’était pas le cas.
Il l’avait déshabillée, ne lui laissant que ses sous-vêtements, et l’avait revêtue de
l’immense T-shirt qu’elle portait pour dormir. Une des ses jambes nues émergeait du sac de
couchage où il l’avait glissée, et, malgré un bleu au genou, cette jambe longue et racée, à la peau
crémeuse, était splendide. Sans doute, demain, Addy souffrirait-elle de raideurs et de courbatures,
mais il avait nettoyé ses plaies, et, hormis une grosse bosse derrière la tête, ses blessures
semblaient sans gravité. Il saisit une de ses mains pour en inspecter les écorchures et, rassuré, la
porta à ses lèvres avant d’enfouir son visage dans la paume.
C’était une erreur de la toucher, il le savait. Il aurait dû maîtriser ses émotions. C’est alors
qu’il sentit qu’elle refermait les doigts sur sa joue et, se libérant avec délicatesse, découvrit
qu’elle s’était réveillée et le regardait avec l’air concentré de quelqu’un qui cherche à reconstituer
le puzzle de souvenirs épars.
— Je ne me suis pas évanouie, assura-t-elle, avec conviction.
— Bien sûr que non, concéda-t-il en souriant. Tu ne t’es pas évanouie.
— Je dormais, c’est tout.
— Mais oui, et tu en avais bien besoin. Alors, est-ce que ça gronde toujours autant dans ta
tête ?
— Non, ça s’est calmé. Comment va Sheba ?
— Bien mieux que toi.
— Tant mieux… N’aie pas peur, je survivrai. Donne-moi quelques minutes pour me
changer et on repart, ajouta-t-elle en se redressant sur son coude.
— Hé ! Où tu vas comme ça ? dit David en posant la main sur son épaule. On passe la
nuit ici, et demain, on verra comment tu te sens.
— Mais…
— Ecoute, tu as une bosse grosse comme un œuf de poule derrière la tête. Nous ne
sommes pas pressés. Et d’ailleurs, j’ai déjà dressé le camp, avec un savoir-faire remarquable. Tu
dois te reposer le plus possible. Alors tu vas être conciliante et te conduire comme une bonne
fille.
— Je croyais qu’on s’était mis d’accord et que c’était moi qui commandais,
rétorqua-t-elle, la mine déconfite.
— Désolé, boss, mais il y a eu une mutinerie. Il faut t’y résigner, déclara David d’un ton
théâtral.
— Sale brute…
— Ton cerveau a dû être salement amoché, si tu ne trouves que ça comme insulte. Allez,
lève la tête et avale ça, ordonna-t-il en lui tendant deux cachets et un verre d’eau.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, méfiante.
— Tu ne reconnais plus l’aspirine ?
— On t’a déjà dit que comme compagnon de chambre, tu manquais singulièrement de
manières ? protesta-t-elle en avalant à regret ses cachets, sous le regard vigilant de son infirmier.
— De manières ? Ce n’est pas du tout ce qu’attendent de moi mes compagnes de
chambre.
— Alors, elles doivent être comblées.
David se renfrogna, puis caressa doucement du dos de la main la joue de la jeune femme.
— Vas-y, fais-moi mal, Addy. Ça me rassure. Ça signifie que tu n’as rien de grave.
— David, c’est ridicule de…
— Demain matin, si tu te sens mieux, je te promets que tu reprendras les rênes, mais en
attendant, tu dois te soumettre à ma loi.
— Ce n’est pas une perspective très rassurante.
Cédant à la prière obstinée d’Addy, David lui accorda la permission de se lever pour
vérifier par elle-même que, comme il lui avait dit, Sheba ne souffrait que de légères coupures au
garrot. Durant son inspection, il se tint à ses côtés pour la soutenir au cas où elle trébucherait ou
aurait un nouvel étourdissement. Comme il voulait lui faire réintégrer la tente, elle renâcla.
— Je veux rester à l’extérieur pour regarder les étoiles.
Conciliant, il lui installa son sac de couchage près du feu, mais en revanche, au dîner, il
exigea qu’elle avale deux bols de soupe et s’opposa fermement à son désir de finir le reste de
spaghettis.
— C’est trop lourd à digérer pour un estomac retourné.
— Je n’ai pas l’estomac retourné.
— Eh bien, comme ça, tu ne prends aucun risque.
— Il faut que j’aille m’occuper des chevaux.
— C’est fait. J’ai même profité de ce que tu dormais pour les bouchonner. Comment va ta
migraine ?
— Envolée.
— Tu n’as jamais su mentir.
— Arrête de jouer les baby-sitters, répliqua-t-elle aigrement.
— D’accord. Alors avale ça et dort, rétorqua-t-il en déposant d’autres cachets d’aspirine
dans sa paume.
Addy était visiblement trop fatiguée pour regimber et, à la raideur de ses mouvements, on
voyait que son corps s’ankylosait de plus en plus.
— Mets-toi à plat ventre. Je vais te masser le dos, ça évitera que tu ne sois trop courbatue
demain matin.
Elle s’apprêtait à protester, mais dut y réfléchir à deux fois, car elle céda et enfouit la tête
dans ses bras sans plus discuter. Allongée sur le ventre, elle se mit à contempler la danse
hypnotique des flammes du feu de camp, tandis qu’il lui pétrissait les mollets.
Bientôt, David sentit que les tensions qui tétanisaient ses muscles commençaient à se
dénouer.
— Alors, tu ne trouves pas ça bon ?
— Pas bon… merveilleux.
Il glissa les mains dans son dos et, sans protester, elle remonta elle-même son T-shirt
informe pour qu’il puisse étaler délicatement la lotion de massage en longs mouvements
circulaires.
— Tu mériterais que je t’embrasse. Je te revaudrai ça, demain, promit-elle en ronronnant
de contentement.
— Ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
— David ? demanda-t-elle, hésitante, en se retournant pour tenter de l’apercevoir.
— Oui.
— Tu peux arrêter, maintenant, si tu veux.
C’était la dernière chose qu’il souhaitait. Dans la lumière du feu de camp, la peau du dos
ferme et élancé d’Addy rayonnait comme de l’or sous ses doigts. C’était un spectacle éblouissant.
Il reconnaissait le semis de taches de rousseur sur ses épaules, la douceur de son épiderme qui
appelait le baiser, et il avait de plus en plus de mal à se concentrer sur l’aspect altruiste de sa
tâche. En fait, cela devenait une véritable torture de la toucher sans se permettre d’aller plus loin.
Il avait l’impression de se trouver devant un trésor proche et inaccessible à la fois.
— Je n’ai pas terminé…
— Ça va très bien comme ça.
— Non, pas du tout, affirma-t-il en glissant la main le long de ses omoplates. Tes muscles
sont encore tendus comme des cordes de violon. Tâche de te détendre un peu. Je ne vais pas te
mordre.
Elle mit du temps à lâcher prise. Avec précaution, elle finit, pourtant, par exhaler un
profond soupir, comme si elle craignait de souffrir en relâchant la tension qui la tétanisait.
— C’est mieux, reprit David. Maintenant, laisse-toi faire. Ça fait au moins un mois que je
n’ai pas eu de jeune femme en détresse à ma merci.
Addy marmonna quelque chose d’incompréhensible et commença à sombrer dans le
sommeil.
« C’est aussi bien comme ça… », se dit David, qui sentit sa poitrine se serrer. Il valait
mieux qu’elle ne réalise pas à quel point ses intentions désintéressées avaient été près de se
transformer en pure concupiscence. Il entreprit d’user du peu de raison qui lui restait pour
repousser sa convoitise. Il y avait trop de bonnes raisons qui lui interdisaient de donner libre
cours à son désir, et la meilleure était l’état de vulnérabilité de la jeune femme. Mieux valait
qu’elle perde conscience pour de bon, il aurait moins de mal à lui résister.
— Rendors-toi, Addy.
— Tu sais, je suis désolée de ce qui s’est passé, dit-elle en se redressant, alertée par le
trouble qu’elle sentait dans sa voix. C’est la première fois que je suis victime d’une telle
malchance.
— Ça n’est rien. On va s’en tirer. Mais il va falloir qu’à notre retour tu chantes mes
louanges et proclames partout que je me suis comporté en aventurier émérite.
— Promis, acquiesça-t-elle en bâillant. David ?
— Mmm…?
— Je suis vraiment heureuse que tu aies été là.
— Moi aussi, et maintenant, dors, répondit-il en lui serrant doucement la main.
Addy hocha la tête en fermant les yeux, et il entendit bientôt sa respiration s’apaiser, mais
il ne relâcha sa main que beaucoup plus tard.
* * *

Quand Addy émergea du sommeil, il faisait encore nuit et elle ne distingua d’abord que le
rougeoiement des braises du feu de camp. Le froid était arrivé avec la nuit, et elle se lova dans le
merveilleux nid douillet que David lui avait confectionné avec plusieurs sacs de couchage.
Comme il avait su parfaitement prendre soin d’elle, devançant tous ses besoins avec
gentillesse et dévouement… Le genre de qualités qui étaient tellement appréciables chez un
homme !
Sa migraine s’était bien envolée, cette fois, et elle ne se sentait pas aussi moulue qu’elle
l’avait craint, mais elle mourait de soif. Elle essaya donc de s’asseoir pour chercher la gourde que
David avait posée, la veille, à sa portée. Ne parvenant pas à la discerner à la clarté du feu de
camp, elle tâtonna autour d’elle et toucha, soudain, une masse de couvertures et de sac de
couchage qui se révéla être David qui dormait à ses côtés. A peine eut-elle effleuré sa poitrine
qu’il sursauta et se redressa sur son coude.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il vivement. Tu ne vas pas bien ?
— Je cherche la gourde.
Il tendit la main derrière lui, prit la gourde et la lui tendit.
Après avoir bu plusieurs gorgées, elle la lui rendit, puis se rallongea et contempla la
Grande Ourse au-dessus de sa tête, en soupirant devant tant de splendeur.
— Comment va ta tête ? demanda-t-il.
— Parfaitement bien.
— Tu peux te rendormir.
— Je pourrais, mais je n’en ai pas envie, répliqua-t-elle en tournant vers lui ses yeux qui
s’étaient habitués à l’obscurité.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Non, répondit-elle en plissant les yeux, comme si elle se concentrait pour retrouver le
souvenir enfui des heures précédentes. Tu ne m’aurais pas fait un massage, par hasard ?
— Si. Tu en veux un autre ?
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Je serai sage, promit-il avec un sourire en coin. Je vérifierai seulement l’état de tes
écorchures.
— Je te connais, tu serais capable de m’en infliger d’autres.
— Zut ! Moi qui croyais que j’avais réussi à endormir ta méfiance et à te donner l’illusion
que tu étais en sécurité avec moi, dit-il en prenant un air dépité.
Elle rit et retourna à la contemplation du ciel. Comme c’était agréable d’être étendus, si
près l’un de l’autre, dans l’obscurité… Cela donnait une impression de douceur et d’intimité qui
balayait tout ce qui pouvait les séparer.
— Regarde comme l’étoile polaire brille ce soir, dit-elle.
— Quelles autres étoiles discernes-tu ?
— La Petite Ourse… et le Scorpion.
— Toujours pas d’Andromède ?
— Je crains que non. Pauvre Persée… Cette nuit, il n’aura pas de belle princesse à
secourir.
— Elle doit être descendue sur terre pour une petite visite, répondit David en tendant la
main pour entremêler ses doigts aux siens et les porter à ses lèvres, sans cesser de la regarder
dans les yeux. Tu crois qu’elle pourrait tomber amoureuse d’un simple mortel ?
— Je ne sais pas. Ces princesses de la mythologie sont tellement collet monté…
— Oui, mais les mortels savent se montrer tenaces.
— Avec ces prétentieuses, il faut toujours se décarcasser. Elles veulent de la poudre
magique, des métamorphoses… et de l’amour, par-dessus le marché. Bref, tout le tralala…,
ajouta Addy, d’un ton blasé. Alors, ne perds pas ton temps à t’échiner sur la porte du château si tu
n’es pas capable de leur apporter tout ça sur un plateau, avec un happy end en supplément.
— Le problème, chère princesse, c’est que je ne suis pas sûr de croire encore au happy
end, avoua-t-il sans cesser de presser ses doigts sur ses lèvres.
— Moi non plus, pas du tout, renchérit Addy, alors qu’elle était certaine d’aimer David
McKay du fond du cœur, de l’avoir toujours aimé et de l’aimer toujours.
Partager de tels moments avec lui, c’était comme vivre une perpétuelle tornade
émotionnelle. Et, même si elle s’était promis de ne plus jamais succomber à ce genre
d’impulsion, elle sentit qu’elle ne pouvait plus résister.
Elle voulait cet homme.
Chapitre 13
Sam et Rose n’avaient pas eu le temps de dîner en cuisine avant le service, selon leur
habitude. Ils avaient été bien trop accaparés par la célébration simultanée de deux anniversaires
au restaurant, ce soir-là. Ce n’est que le coup de feu passé et les cuisines fermées qu’ils avaient
pu reprendre leur souffle et s’attabler, en tête à tête, à l’une des grandes tables de bois, après que
les serveurs furent rentrés chez eux. Le calme était revenu.
Rose semblait préoccupée et n’avait pas ouvert la bouche de toute la soirée. Elle n’avait
même pas réagi quand Sam l’avait complimentée pour son poulet Marengo. C’était bizarre…
— Tiens, sers-toi, dit-elle en faisant glisser un plat vers son mari.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sam en examinant, suspicieux, la masse de gelée
artificielle qu’elle lui présentait.
— Ton dessert, répondit-elle, laconique, en se dirigeant vers le comptoir du fond de la
pièce où elle rangeait ses meilleurs couteaux.
— Ça ? Un dessert ? demanda-t-il en sursautant.
C’était une plaisanterie. Personne ne mangeait ce genre d’horreur. En tout cas pas lui. Il
chercha des yeux le chariot des desserts.
— Où sont les profiteroles ?
— Il n’y en a plus. J’ai fait servir les dernières à la table quatre.
— Mais tu m’en gardes toujours une part !
— Pas aujourd’hui, alors mange ta gelée, répliqua-t-elle, désignant le dessert du couteau.
— Je ne mange pas de ce genre de truc, répondit-il, offusqué. Surtout quand c’est
verdâtre.
— Je croyais que tu aimais ça.
— Tu sais très bien que non, protesta Sam, qui se demandait si sa femme était devenue
folle.
Rose laissa tomber les couteaux dans le tiroir avec fracas, ce qui fut pour Sam un signal
d’alarme : il devait y avoir un sérieux problème, car son épouse était d’une méticulosité
maniaque avec sa collection de couteaux.
— Pourtant, hier, tu avais l’air de beaucoup apprécier la gelée, attaqua-t-elle, campée
devant son mari, les yeux étincelants.
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Hier, à l’hôpital, quand tu faisais ton numéro de charme devant Geneva McKay…
Pour qu’elle en mange, tu lui as dit que tu adorais ça.
— J’ai un peu menti pour la convaincre de s’alimenter, c’est tout.
— Ah bon ! Et combien d’autres mensonges as-tu sortis ? demanda-t-elle en haussant
brusquement le menton.
D’habitude, il adorait chez elle ce petit geste de défi, mais les mots qui l’accompagnaient
lui glaçaient les sangs.
— Veux-tu arrêter de parler par énigmes ! s’exclama-t-il, furieux.
Cette comédie commençait sérieusement à l’impatienter. Comment Rose, la femme la
plus rationnelle de la terre, pouvait-elle faire un tel cinéma ? Ça ne lui ressemblait guère.
Après lui avoir lancé un regard méprisant, elle tourna les talons et se dirigea vers leur
appartement. Perturbé, Sam se leva lentement et la suivit. Quelle mouche la piquait donc ? Au
cours de leurs longues années de vie commune, il ne l’avait jamais vue se conduire de la sorte.
Ne la trouvant pas dans le salon, il se rendit droit dans leur chambre à coucher. Installée
devant sa coiffeuse, Rose se brossait rageusement la chevelure, comme si elle voulait se
l’arracher.
— Mais qu’est-ce qui se passe, Rose ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il en
cherchant à capter son regard dans la glace.
— Il me semble que c’est à toi de m’expliquer pourquoi tu fais les yeux doux à une autre
femme ! s’exclama-t-elle, d’une voix brisée, en repoussant Sam qui avait posé les mains sur ses
épaules.
Incapable d’en croire ses oreilles, il la fixait, bouche bée. D’où lui venaient des idées
pareilles ?
— Une autre femme ?
— N’essaye pas de me mentir, Sam d’Angelo, répliqua Rose en le menaçant de sa brosse
à cheveux. Comme si j’ignorais ce qui se passe entre toi et Geneva McKay.
— Tu plaisantes !
— Je plaisante ? Alors, dis-moi : comment se fait-il que j’aie respiré son parfum sur toi
quand tu m’as rejointe au lit, le soir où elle a dormi ici ? Et pourquoi te caches-tu à l’office pour
téléphoner ? Tu croyais peut-être ça m’échapperait ? s’emporta-t-elle en jetant violemment sa
brosse sur le plateau de la coiffeuse. Penses-tu que je n’ai pas remarqué vos regards complices à
l’hôpital ? J’ai peut-être la poitrine qui tombe et les jambes comme des poteaux, mais je ne suis
pas assez bête pour ignorer ce qui se trame sous mon nez.
Rose, dont la voix tremblait, était au bord des larmes. Sam, qui ne l’avait jamais vue aussi
désespérée, contemplait, ébahi, cette femme qu’il ne reconnaissait plus.
— Moi, j’aurais une liaison avec Geneva McKay ? C’est complètement absurde !
parvint-il enfin à articuler
— Tu le nies ?
— Evidemment. Cette femme a dix ans de plus que moi !
— Ça ne prouve rien. Elle, elle a su garder la ligne et c’est toujours une belle femme. Et
puis, quand il s’agit de trahir leurs épouses, les hommes trouvent toujours de bonnes raisons.
— Les autres hommes, peut-être, mais pas moi, soupira Sam, excédé.
— Alors je délire, c’est ça ? J’ai tout imaginé ? Il n’y a rien entre Geneva et toi ?
— Eh bien…
Il s’interrompit, écartelé entre l’envie de se disculper et le danger de lui révéler la vérité.
Il ne pouvait l’abandonner à ses soupçons jaloux. En revanche, comment lui présenter les choses
pour éviter qu’elle ne se fâche en apprenant leur petit complot ?
Interprétant son hésitation comme un aveu de culpabilité, Rose fit un mouvement pour
s’en aller. Il la retint par le bras et la força à se rasseoir.
— Attends, Rose… Laisse-moi t’expliquer.
— Un traître n’a pas besoin de s’expliquer.
— Oh que si ! répliqua Sam. Enfin, non ! Qu’est-ce que tu me fais dire ? Bon sang ! Tu as
vraiment l’art de m’embrouiller… Tais-toi et écoute-moi cinq minutes.
— Très bien, je veux bien te laisser une chance de t’expliquer. Mais tu as intérêt à te
montrer convaincant, sinon…
Sam avait presque envie de sourire. Cette jalousie envers une autre femme ressemblait si
peu à sa Rose ! C’était plutôt flatteur, au fond, de découvrir que son épouse cachait une tigresse,
prête à se battre bec et ongles pour garder son homme.
— Sinon quoi ? Tu empoisonneras ma gelée ? répliqua-t-il en partant d’un rire léger.
La boutade ne la dérida pas, et Sam comprit, en croisant son regard glacial, qu’il avait en
effet tout intérêt à se montrer persuasif.
* * *
C’était le début de l’après-midi quand ils parvinrent au Lightning River. Addy attacha
Sheba devant l’écurie et David, après s’être laissé glisser d’Injun Joe, se dirigea sans mot dire
vers la rambarde, traînant une mule derrière lui.
Même si Addy se ressentait toujours de sa chute, même s’ils étaient tous deux épuisés,
elle leur avait imposé un train d’enfer tout au long du chemin du retour, ne leur accordant que de
courtes pauses, et attendant chaque soir les derniers rayons du soleil couchant pour monter le
camp où elle préparait des dîners frugaux et insipides. Elle trouvait alors une excellente raison de
s’éclipser le plus vite possible, après un rapide « bonsoir ». Même si, inévitablement, la tension
entre eux était remontée d’un cran, Addy avait pensé agir au mieux : ils n’avaient plus rien à faire
ensemble. David allait sauter dans le premier avion pour Los Angeles dès qu’il serait rassuré sur
l’état de santé de sa grand-mère, et tout serait définitivement réglé.
— Tu es pressé d’aller voir ta grand-mère, alors, vas-y. Laisse tomber, je m’occupe de
tout, dit-elle en désanglant la monture de Geneva.
— Non, je te donne un coup de main. A deux, ça ira plus vite.
— J’ai l’habitude de faire ça toute seule. Va retrouver Geneva, et dis-lui que je viendrai
moi aussi lui rendre visite dès que possible.
— C’est toujours toi le « boss », déclara-t-il, mi-figue, mi-raisin, renonçant à discuter.
— Tu as parfaitement raison, lança Addy en saisissant la selle de Sheba qu’elle emporta
vers la sellerie, sans lui laisser le temps de répliquer.
Elle regretta aussitôt son geste : cela ne pouvait se terminer ainsi. Cet homme avait passé
la nuit à la veiller après sa chute. Elle devait trouver les mots pour le remercier. Aussi, arrivée à
la porte de la grange, elle se retourna et rappela David qui s’éloignait en direction de l’hôtel :
— David…
Il se retourna vivement et elle se dirigea vers lui, la selle sur la hanche.
— Je voulais te dire… merci. Si tu n’avais pas été là quand Sheba m’a entraînée dans sa
chute, je ne m’en serais jamais sortie.
— Tout le plaisir était pour moi. J’adore secourir les damoiselles en détresse.
— Cet accident m’a fait perdre la tête, j’étais comme possédée. Alors si j’ai dit ou fait
quelque… si j’ai dit ou fait quelque chose que je n’aurais pas dû…
— Mais non, pas du tout, je t’assure.
— Bien, tant mieux, acquiesça-t-elle soulagée.
— Ces deux derniers jours, tu as manœuvré de main de maître pour m’éviter, déclara-t-il
en la fixant droit dans les yeux. A présent, il faut que j’aille voir ma grand-mère, mais tu ne perds
rien pour attendre. Tôt ou tard, il va falloir que nous discutions sérieusement, tous les deux.
Pourquoi fallait-il qu’il dise des choses pareilles, qui lui tournaient invariablement la
tête ?
— Je vois que tu n’as pas l’intention de me faciliter les choses.
— Quoi qu’il arrive, je pense que ça ne sera facile ni pour toi, ni pour moi, répondit
David. Ah ! On dirait que les secours arrivent, alors je te laisse, dit-il en apercevant Brandon qui
venait à leur rencontre. A tout à l’heure.
David trouva sa grand-mère assise au bord de son lit, en train de se disputer avec sa vieille
amie, Polly Swinburne. Elle avait retrouvé sa bonne mine et était vêtue de pied en cap.
— Ah ! Te voilà ! Tu arrives juste à temps, dit-elle, le visage illuminé à la vue de son
petit-fils.
— A temps pour quoi ? demanda-t-il en s’approchant du lit, après avoir salué Polly.
— Les médecins me relâchent. Je peux sortir.
— Formidable. Qu’a dit Nolan ?
— Que j’étais dans une forme olympique. Hou ! Tu sens l’écurie, mon chéri…,
ajouta-t-elle en fronçant le nez, après l’avoir embrassé.
— Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, s’esclaffa David, content de retrouver sa
grand-mère égale à elle-même. Je suis venu directement te voir.
— Alors, tout s’est bien passé ? demanda-t-elle d’un ton inquisiteur. Tu t’es chargé de…
tout ?
— Tout s’est parfaitement bien passé. Je te raconterai.
— Et entre toi et Addy ?
— Tu nous as manqué.
Ce n’était pas la réponse que Geneva brûlait d’entendre, aussi fronça-t-elle de nouveau le
nez.
— Essayez de lui faire entendre raison, David, intervint Polly. Comme le médecin dit
qu’elle doit se ménager, je lui ai proposé de rester chez moi quelque temps, mais elle s’obstine à
vouloir séjourner au Lightning River.
— Les d’Angelo m’ont offert l’hospitalité, rétorqua Geneva en foudroyant son amie du
regard. Je ne vois pas pourquoi je refuserais d’aller chez eux, pour m’imposer chez toi.
— C’est de la folie ! gémit Polly. Comment vas-tu te reposer, avec l’agitation qui règne
là-bas ? Surtout ce week-end : ils reçoivent la réunion annuelle d’un club d’hommes… Non mais,
tu te rends compte ? Avec cette bande de voyous déchaînés, tout va être sens dessus dessous. Je
m’attends au pire…
— Tu exagères toujours, rétorqua Geneva, de mauvaise humeur. Ils se dénomment le
« Pack de six ». Sam m’a expliqué que c’était un club fondé par six amis d’université. En plus,
c’est leur vingtième réunion. Je doute fort qu’ils aient quoi que ce soit d’une bande de voyous
déchaînés ! En tout cas, j’espère qu’ils vont mettre une bonne ambiance.
— Tout ça ne me dit rien qui vaille, répliqua Polly, dépitée. Encore un groupe de mâles en
rut… et avinés, par-dessus le marché. Comment Rose peut-elle laisser Sam recevoir ces gens-là ?
Ça me dépasse. En tout cas, ce n’est pas un endroit pour toi.
— Arrête de jouer les Cassandre, tout se passera très bien. De toute façon, je refuse de
rentrer chez moi pour passer le temps à me tâter le pouls. En ce moment, j’ai besoin de
compagnie.
— Alors installe-toi chez moi, je suis une compagnie, rétorqua Polly.
Au regard suppliant que lui jeta sa grand-mère, David comprit immédiatement où Geneva
voulait en venir. Elle aimait beaucoup Polly, mais la perspective de passer vingt-quatre heures sur
vingt-quatre en sa compagnie ne lui souriait pas du tout.
— Je suis sûr que quelques jours à l’hôtel te feront beaucoup de bien, grand-mère. Je vais
d’ailleurs y réserver une chambre, moi aussi. On pourra faire des balades autour du lac, s’asseoir
au soleil et parler du passé, dit-il pour la tirer des griffes de son amie.
— Et quand va-t-elle se reposer ? demanda Polly d’un ton aigre.
— Quand elle en aura envie, répliqua Geneva, avant de se tourner vers David, un peu
confuse. Mais j’y pense, tu devais rentrer à Los Angeles dès ton retour de Devil’s Smile. Tu n’as
pas des affaires qui t’attendent là-bas ?
— Si. En fait, je ne vais pouvoir rester ici que quelques jours, mais je serai ravi de les
passer avec toi, grand-mère.
Sa grand-mère se redressa de toute sa hauteur et le toisa d’un œil critique.
— Est-ce que ça signifie que…
David lui posa la main sur l’épaule pour couper court à ses investigations. Il savait très
bien ce qu’elle désirait entendre, mais ne pouvait lui faire ce plaisir. Non, Addy et lui n’avaient
pas renoué. Au contraire, il avait l’impression que le fossé entre eux n’avait fait que se creuser.
— Cela signifie que je désire passer le maximum de temps avec toi avant de repartir. Un
point, c’est tout.
— Ecoute bien ce que je te dis, prophétisa Polly en agitant son doigt sous le nez de
Geneva. Tu commets une grosse erreur. Le Lightning River est le dernier lieu où trouver calme et
sérénité, ce week-end.
— J’aurai bien le temps de profiter du calme et de la sérénité quand je serai dans la
tombe, répliqua froidement Geneva.
* * *

Cet après-midi-là, David et sa grand-mère prirent des chambres contiguës au second étage
de l’hôtel, et Geneva, excitée comme une petite fille, se hâta d’aller ouvrir en grand sa
porte-fenêtre qui donnait sur un balcon, pendant que David déposait sa valise sur son lit.
— Oh David ! Viens admirer la vue.
— Je la connais, répondit-il sans jeter un coup d’œil.
— Ça ne fait rien. Viens la regarder de nouveau. C’est magnifique…
— Très joli, lança-t-il machinalement en la rejoignant sur le balcon.
Mais il s’interrompit aussitôt devant le panorama à couper le souffle. Le lac d’argent
s’étalait sous leurs yeux en miroitant, avec, en toile de fond, les chaînes de montagnes
majestueuses qui se succédaient à perte de vue.
— Ne me dis pas que tu respires un air aussi pur à Hollywood, déclara Geneva.
— Tu as raison, répondit-il en inspirant profondément une goulée d’air glacé, si pure
qu’elle lui brûla les narines. Mais, malheureusement, je ne peux pas gagner ma vie ici.
— Tu le pourrais tout à fait, il te suffirait de décider de faire autre chose.
David lui lança un regard d’avertissement. Il n’était pas d’humeur à l’entendre, une fois
de plus, remettre en question sa façon de vivre et sa carrière. C’était bien inutile, d’ailleurs, car
lui-même, depuis un moment, s’interrogeait tellement sur ses choix passés qu’il en arrivait à les
remettre complètement en cause.
— Evidemment, je me doute qu’on ne peut pas diriger une grande maison de production
depuis ces montagnes, reprit sa grand-mère. Mais depuis combien de temps n’as-tu pas pris de
vacances ?
— Je viens de rentrer des dernières il y a exactement trois heures et trente-sept minutes,
répliqua David, après un coup d’œil à sa montre.
— Ça n’avait rien à voir avec des vacances. C’était un devoir que tu exécutais parce que
tu t’y sentais obligé. Et avant ça ?
Il dut y réfléchir à deux fois avant de lui répondre. Il avait fait plusieurs fois le tour du
monde, mais n’aurait pu, même la tête sur le billot, se rappeler la dernière fois où il l’avait fait
pour son propre plaisir. Cela ne lui arrivait plus jamais de s’occuper de ses propres réservations,
ni d’aller visiter les curiosités locales. Depuis un certain nombre d’années, il ne voyageait plus
que pour ses affaires. C’étaient ses employés qui prenaient des vacances.
— Je ne me souviens pas, répondit-il en haussant les épaules.
— Tu vois bien ! Tu es un drogué du travail. Tu as oublié qu’il fallait se détendre et jouir
de la vie.
C’était probablement la vérité. Pourtant, tandis qu’il cheminait en compagnie d’Addy et
de sa grand-mère, il avait eu l’impression de goûter de nouveau cette sensation merveilleuse que
le monde pouvait continuer à tourner sans lui. Mais cela ne pouvait être que provisoire. Il était
toujours à la tête d’une compagnie importante, dont il fallait tenir les rênes, et il n’avait déjà que
trop perdu de temps. Même si son assistant avait prouvé sa valeur en révélant un vrai talent
d’organisateur, même s’il était de nouveau en liaison avec son bureau pour aplanir les difficultés,
il lui fallait néanmoins retourner au plus vite à Los Angeles. Il le fallait, c’était comme ça.
A moins que…
— Puisque tu refuses de m’informer, je viens aux nouvelles. Où est-ce que vous en êtes,
toi et Addy ? s’enquit Geneva, prenant son courage à deux mains.
— Exactement au même point : à des années-lumière l’un de l’autre, répondit David en
ouvrant largement les bras.
— Et c’est ce que tu souhaites ?
— Il faut accepter la réalité.
— Pas forcément. Tu pourrais…
— Grand-mère, ne recommence pas, ordonna-t-il en la foudroyant du regard. J’ai jonglé
avec mon emploi du temps pour nous accorder quelques jours ensemble, et j’espère que tu n’as
pas l’intention de passer tout ce temps à me faire la leçon sur ma façon de vivre.
— Bien sûr que si ! Et je me fiche des conséquences.
— Ça ne servira à rien, lança-t-il en rentrant dans la chambre.
— Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal, marmonna la vieille dame entre
ses dents, s’éloignant sur le balcon.
* * *

Ce soir-là, comme l’hôtel offrait une dégustation de vins et de fromages à ses hôtes,
David y accompagna sa grand-mère. Quand ils pénétrèrent dans la bibliothèque où se trouvait le
buffet, l’ambiance était à la fête : le bon vin coulait à flots au milieu des rires, et les participants
s’éparpillaient jusque dans le hall. David eut à peine le temps de tendre un verre de limonade à
Geneva que la famille d’Addy venait déjà le saluer.
Il constata que le clan d’Angelo s’était considérablement élargi depuis qu’il avait quitté
Broken Yoke. Il découvrait des tantes inconnues, des petits-enfants, de nouvelles brus. Chacun
semblait s’attacher à faire de cette soirée de promotion une réussite.
Cherchant Addy des yeux, il la découvrit dans un coin de la pièce, entourée d’un groupe
d’admirateurs qu’il soupçonna fort d’être le fameux « Pack de six », tant redouté par Polly
Swinburne. Les préjugés de la brave Polly paraissaient bien infondés : les « voyous déchaînés »
lui avaient tout l’air de respectables et sympathiques quadragénaires.
— Addy s’est fait de nouveaux amis, remarqua sa grand-mère, qui épiait comme lui ce
coin de la salle.
— Grand bien lui fasse, répliqua David en sirotant une gorgée de vin.
Il n’y avait rien de surprenant à ce qu’Addy soit le point de mire des attentions
masculines. C’était une jolie femme qui, même vêtue d’un simple jean et d’une veste en daim
miel, se mouvait avec grâce et élégance. A cet instant, la masse de sa chevelure soyeuse, qui
cascadait librement dans son dos, inspirait une folle envie de la saisir à pleines mains pour s’y
plonger. Cela ne semblait pas échapper au groupe d’amis qui avaient l’air d’être tous tombés sous
son charme, en particulier un homme grand et athlétique, au visage buriné et aux cheveux
grisonnants. Sans être beau, il avait le profil typique du séducteur.
Que faisait donc O’Dell ? Est-ce que sa place n’était pas là, à protéger son territoire ? Or,
il n’y avait pas la moindre trace de sa présence.
Répondant au besoin soudain d’inspecter certains volumes de la bibliothèque des
d’Angelo, qui se trouvaient précisément dans ce coin-là, David traversa la pièce, laissant sa
grand-mère en grande conversation avec Kira, la femme de Nick. D’abord surprise à son
approche, Addy afficha vite une attitude de défiance, relevant le menton comme si elle se
préparait à l’affronter.
— Salut, Addy, dit-il. Ça ne t’ennuie pas que je me joigne à vous ?
Même si c’était le cas, comme il le soupçonnait, elle ne pouvait décemment pas le lui dire.
Ils échangèrent des sourires polis, tandis que les hommes qui entouraient la jeune femme se
présentaient. Contrairement à son attente, le nom du « Pack de six » n’était pas né d’un goût
immodéré pour la bière et les fêtes. Il provenait, comme l’un d’eux le lui expliqua, des initiales
de leurs six prénoms : Steven, Ian, Alex, Paul, Anthony et Kyle.
— Je comprends bien, mais qui représente le X ? demanda David.
Le sportif aux cheveux gris qui répondait au nom d’Alex leva la main.
— C’est moi. On avait déjà un A : Anthony, ici présent. Alors on m’a flanqué du X, à
cause d’Alexander. A l’époque, ça paraissait une bonne idée, mais vingt ans plus tard, c’est un
peu embarrassant que ces attardés continuent à parler de moi comme du X-Man, plaisanta-t-il.
— En ce temps-là, on se prenait pour des durs et des petits malins, grommela Paul, en
tapotant un ventre qui trahissait son goût pour les pizzas et les hamburgers. Maintenant, une
semaine par an, on fait toujours semblant d’avoir vingt ans, alors que le reste de l’année on se
résigne à n’être que des types vieillissants qui ont de moins en moins de cheveux sur le crâne et
de l’arthrose aux genoux.
Tous rirent de bon cœur à cette description peu flatteuse.
— J’espère que vous allez vous montrer indulgente avec nous, mademoiselle d’Angelo,
ajouta-t-il.
— Après-demain, j’emmène le « Pack de six » en excursion, expliqua Addy, en réponse
au regard interrogateur que lui lançait David.
Cette fois, ce fut lui qui ne put camoufler sa surprise. Prisonnier d’un entrelacs de
sentiments contradictoires, il eut aussitôt l’impression de se retrouver isolé du groupe. Il
ressentait un étrange mélange de crainte, de désapprobation et… de jalousie Or, cette surprenante
jalousie était aussi inattendue que sans objet. A quel titre pouvait-il se montrer jaloux d’Addy ?
Aucun. Ce sentiment primitif n’était pas son genre, et puis il était trop vieux pour ça, trop
évolué… Et pourtant, voilà qu’il l’éprouvait tout de même.
— Vous serez dans de bonnes mains, dit-il, se ressaisissant avec un grand sourire. Addy
est la meilleure guide que vous puissiez trouver. Mais vous avez intérêt à ne pas rechigner à la
besogne, sinon vous rentrerez chez vous à pied.
Les six amis éclatèrent de rire et promirent de bien se conduire. Il observait leur parade de
séduction et les regardait se disputer les faveurs d’Addy, s’irritant de constater que celle-ci ne
semblait pas s’en plaindre.
Il ignorait combien d’entre eux étaient mariés, mais une chose était certaine : Alex,
l’homme aux cheveux gris, ne portait pas d’alliance. C’était d’ailleurs le plus empressé à pousser
son avantage. Au moindre prétexte, il se penchait vers Addy, lui touchait l’épaule ou riait à gorge
déployée pour révéler des dents d’une éblouissante blancheur.
David, qui trouvait ce spectacle très pénible, ne comprenait pas d’où provenait son
malaise. Certainement ni de son bon sens, ni de sa raison. Il se força pourtant à faire bonne figure
et à se composer une physionomie calme et sereine, avant de prendre congé pour se mettre en
quête d’une compagnie plus agréable.
Chapitre 14
La soirée battait son plein quand Addy quitta l’hôtel pour se réfugier dans l’écurie, sa
retraite favorite.
Elle enrageait contre le monde entier, et en particulier contre elle-même. Elle s’était
forcée à rester à la fête plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu, bavardant, riant et faisant mine
de s’intéresser à toutes ces conversations insipides, car elle s’était dit que rencontrer des têtes
nouvelles l’aiderait à reprendre pied dans la vie et à balayer ses illusions. Or, bien que ce soir elle
eût rencontré des gens charmants, et qu’elle eût même flirté avec un des membres du « Pack de
six », l’atroce sentiment de solitude qui pesait sur elle comme un couvercle et obscurcissait tout
le reste ne l’avait pas quitté. Seul existait David.
Pourquoi celui-ci s’attardait-il à Broken Yoke, au moment même où elle se donnait les
moyens d’entamer une nouvelle vie ? En effet, cet après-midi, ne voyant plus aucune raison de
reculer, elle avait pris rendez-vous à la banque du sperme de Denver pour la semaine suivante. Et
elle avait également clarifié ses rapports avec Brandon : si elle tenait beaucoup à lui, elle sentait
bien que cela ne dépasserait jamais le stade de l’amitié. Elle lui avait pourtant offert de s’associer
avec elle, s’il acceptait la situation. Elle serait heureuse qu’il travaille avec elle et l’aide, surtout
si elle devait être enceinte. Il s’était montré particulièrement compréhensif, mais cela n’avait en
rien allégé sa déprime…
Addy se dirigea vers la sellerie, déterminée à chasser ses idées noires en utilisant le seul
remède qu’elle connaissait : un travail acharné. Elle ôta sa veste et s’absorba dans la réparation
d’une bride en cuir dont elle reprit inlassablement la couture, jusqu’à obtention d’un résultat
parfait. L’excursion du surlendemain lui procurait un bon prétexte pour s’absorber dans sa tâche,
car la préparation était essentielle à la réussite de ce genre d’expédition.
Elle achevait de réparer une pièce du harnais de Sheba quand, au bruit de la porte
s’ouvrant dans son dos, elle se retourna. Elle pria pour que ce ne fût pas un client en quête de
compagnie, car elle ne se sentait vraiment pas d’humeur à assumer les relations publiques…
C’était bien un client, mais pas n’importe lequel : Alex Hutchinson, le membre du « Pack
de six » au regard vif, dont les cheveux grisonnants contrastaient avec le rire joyeux et la voix
profonde de disc-jockey, qui lui avait plu dès qu’il lui avait été présenté
— Vous faites une petite promenade ? lança-t-elle.
— Pas vraiment. Je vous cherchais. Un de vos frères m’a dit que je vous trouverais ici.
Vous vous êtes éclipsée bien tôt, ce soir. Dois-je en déduire que vous préférez la compagnie des
chevaux à celle des hommes ?
— Ça dépend des hommes.
— Cela veut-il dire que je dois m’en aller ?
— Non, je crois que vous pouvez rester, répondit Addy, qui se sentait fondre sous la
fausse candeur de son regard d’azur. Asseyez-vous, ajouta-t-elle en tapotant un ballot de paille, et
tenez-moi donc compagnie pendant que je travaille.
Dès qu’il se fut assis auprès d’elle, Alex se mit à observer ses mains qui tressaient le cuir
avec tant d’intensité qu’elle en fut rapidement mal à l’aise. Pourquoi cet homme l’avait-il
poursuivie jusqu’ici ? Par désœuvrement ? Parce qu’elle lui plaisait ?
Addy, qui sentait son estomac se crisper à cette seule idée, se détendit pourtant
progressivement, car elle prenait plaisir à la présence d’Alex Hutchinson. Ils bavardèrent
agréablement pendant plus d’une heure. Malgré son air juvénile, Alex avait une quarantaine
d’années. Il était photographe animalier et vivait dans le Maine, avec sa fille, issue d’un premier
mariage. Il lui posa beaucoup de questions, et sembla s’intéresser vraiment à ses réponses. Quand
il se leva pour prendre congé, Addy se sentit presque déçue.
Qui prétendait qu’elle ne pouvait apprécier la compagnie d’un autre homme que David ?
— Si j’ai bien compris, en plus de vos multiples activités, vous avez une licence de pilote
d’hélicoptère ? demanda-t-il en ôtant un brin de paille de sa manche.
— Oui, en cas de besoin, il m’arrive de seconder mon frère Nick, qui est à la tête d’Angel
Air.
— Pensez-vous qu’il soit trop tard pour réserver un vol pour demain matin ?
— Vous voulez faire du tourisme ?
— Non. J’ai appris que le parc national avait réintroduit des élans dans Wilderness
Valley, et je voudrais les photographier.
— J’en parlerai à Nick en rentrant à l’hôtel. Je suis certaine qu’il pourra vous arranger ça.
— J’aurais voulu vous convaincre, vous, de m’emmener là-bas, répliqua Alex avec un
sourire charmeur.
— Pourquoi moi ?
— Parce que j’apprécie votre compagnie, que je vous trouve séduisante et que j’aime
bavarder avec vous. Vous faut-il d’autres raisons ?
— Sans doute pas, répondit finalement Addy, après un long silence gêné.
— Excusez-moi, j’aurais dû commencer par vous poser la question. Est-ce que… vous
fréquentez déjà quelqu’un ?
Comme elle aurait voulu pouvoir répondre oui ! Comme elle aurait voulu pouvoir
répondre à cet homme séduisant et gentil qu’il perdait son temps…
— Non, avoua-t-elle. Mais…
— Mais quoi ?
Fallait-il l’informer de ses projets de bébé ? Mais non, c’était ridicule. Cet homme n’était
pas en train de lui proposer le mariage. Juste de sortir avec elle.
— Rien… En fait, je n’ai personne dans ma vie en ce moment.
— Très bien. Alors, est-ce qu’on peut s’en aller tôt, demain matin ? J’ai promis à mes
amis de les retrouver à midi.
— 7 heures, ça vous convient ?
— Parfait. Je vous attendrai dans le hall. On va bien s’amuser, vous ne croyez pas ?
— Oui, sûrement…
* * *

A 7 heures, Sam était sur le pont depuis un bon moment. Il aimait le charme du petit
matin, il aimait passer en revue les clients qui partaient à l’aurore, comme le réclamaient la
plupart des activités sportives que proposait l’hôtel. Il en profitait pour vérifier les comptes de la
veille, tout en saluant les hôtes qui se rendaient à la salle à manger pour le petit déjeuner,
écoutant, au-dessus de sa tête, les craquements du plancher et les claquements de portes qui
signalaient que tout le bâtiment s’éveillait à un jour nouveau.
Il vit Rose apparaître, chargée d’un plateau de tartes aux myrtilles, qu’elle déposa près du
café mis à la disposition des hôtes sur une table du hall. Admiratif devant son efficacité, il la
regarda s’affairer. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, que sa femme ait les hanches un peu trop
généreuses ? Ainsi nimbée par le soleil qui traversait les grandes baies de l’entrée, elle avait l’air
d’un ange. Il était heureux que le malentendu entre eux se soit éclairci, même s’il lui avait fallu
suer sang et eau pour la convaincre de son innocence. Enfin, Rose avait fini par le croire, et
c’était l’essentiel.
Malheureusement, il avait eu beau se défendre comme un beau diable, elle s’était montrée
intraitable et avait réussi à lui arracher la promesse de ne plus chercher à s’entremettre entre
Addy et David. Et elle lui avait non seulement ordonné de se mêler de ses affaires, mais aussi
d’enjoindre à Geneva d’en faire autant. Résigné, Sam avait promis tout ce qu’elle avait voulu. Et
maintenant, à cause d’elle, le quotidien avait perdu tout son sel.
— Est-ce que j’ai droit à un gâteau ? lança-t-il, implorant.
— Non, répliqua Rose, sans même lui accorder un regard.
— Je suis bloqué à ce comptoir jusqu’au retour de George, à midi. Je vais mourir de
faim !
— Ça m’étonnerait.
— C’est agréable de se sentir soutenu…, grommela Sam dans sa barbe.
Comme Rose, qui n’avait pas l’air d’être à prendre avec des pincettes, continuait son
travail en l’ignorant complètement, son mari soupira à grand bruit pour être sûr qu’elle
l’entendait. Puis, résigné, il reprit la vérification des reçus de la veille.
Quelques minutes plus tard, sa belle-sœur Renata surgit de la salle à manger, chargée d’un
plateau protégé d’un couvercle et, au lieu de monter dans les étages, elle se dirigea droit vers la
réception où elle déposa son chargement. Elle en souleva le couvercle et Sam eut la surprise de
découvrir son petit déjeuner favori : des crêpes baignant dans du sirop d’érable et un œuf
légèrement brouillé, recouvert de fromage.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à Renata qui avait l’air aimable comme une
porte de prison.
— Rose prétend que si on ne te nourrit pas, tu seras exécrable toute la journée. Moi,
j’aimerais bien qu’on m’explique en quoi ça changera des autres jours…, lança-t-elle à sa sœur
par-dessus son épaule, avant de tourner les talons et de réintégrer la salle à manger.
Sa belle-sœur avait beau avoir une langue de vipère, Sam savait qu’elle aimait travailler à
l’hôtel, dont elle dirigeait la cuisine d’une main de fer. Il regarda sa femme, qui le sentit
instinctivement et se retourna avec un sourire.
Oui, Rose et lui étaient bien faits l’un pour l’autre, et ils le savaient tous deux depuis le
premier jour. Elle était son âme sœur, et Sam était soulagé et heureux qu’elle lui ait pardonné et
soit revenue vers lui.
Le cœur léger, il s’apprêtait à découper une grosse part de crêpe pour la proposer à sa
femme, quand il aperçut Alex Hutchinson qui descendait l’escalier. La veille au soir, les membres
du « Pack de six » avaient veillé tard, à boire et à discuter dans la bibliothèque, et Sam ne
s’attendait certainement pas à voir l’un d’eux debout de si bon matin. Vêtu d’un jean et d’un
polo, une énorme sacoche à l’épaule, l’homme semblait pourtant sur le pied de guerre.
— C’est tôt pour partir en balade, dites-moi ! Où est-ce que vous vous rendez avec vos
copains ? demanda-t-il.
— Les autres dorment encore. Nous partons en excursion, cet après-midi, pour le mont
Evans. Mais avant, je veux aller prendre quelques photos, expliqua Hutchinson en montrant son
équipement.
— C’est le matin idéal pour ça, déclara Sam en posant sa fourchette pour reprendre avec
aisance son rôle d’hôtelier. Vous avez besoin d’une carte ?
— Non, j’ai réservé un de vos hélicoptères pour me rendre à Wilderness Valley. Je
voudrais voir les élans.
Depuis que les services du parc avaient réintroduit cet animal, l’intérêt des touristes
n’avait cessé de grandir, et Sam pensa qu’il serait peut-être temps d’en faire mention dans les
brochures de l’hôtel, et de voir avec Nick s’il était possible d’organiser des excursions sur ce
thème.
Il était en train de bavarder avec le photographe qui avait sorti son appareil et pianotait sur
les boutons de réglage, quand il se rendit compte que David McKay, les cheveux en bataille et
pas rasé, était lui aussi descendu dans le hall. Dommage qu’Adriana ne soit pas là pour le voir
dans cet état, ne put-il s’empêcher de penser… Car à son grand regret, sa fille avait toujours
préféré les types débraillés aux hommes élégants.
Sam et Hutchinson saluèrent David, qui les avait rejoints à la réception.
— Est-ce que vous auriez des piles, par hasard ? demanda David en tendant son rasoir
électrique, après leur avoir retourné leur salut.
— Bien sûr, répondit l’hôtelier. Je vais vous en chercher tout de suite. Amusez-vous bien,
lança-t-il en se tournant vers le photographe, et ne vous en faites pas, Nick va vous les trouver,
vos élans.
— Je ne pars pas à Wilderness Valley avec votre fils, mais avec votre fille, répliqua le
photographe.
— Adriana ? s’étonna Sam.
— Vous en avez une autre ?
— Non, non… Alors, comme ça, c’est Adriana qui vous emmène ? répéta Sam, comme
s’il n’était pas certain d’avoir bien compris.
— Oui. Nous en sommes convenus, hier soir.
Comment cela s’était-il passé ? Sa fille n’était pas supposée faire de nouvelles conquêtes
masculines, mais se contenter des anciennes.
Au moment où il allait répliquer, la porte extérieure s’ouvrit toute grande et Addy
s’engouffra dans le hall, les cheveux brillants et les joues roses d’excitation, toute pimpante dans
la lumière du matin.
— Bonjour tout le monde ! Désolée d’être en retard, dit-elle en souriant à Hutchinson.
J’étais au hangar. Vous êtes fin prêt ?
— Oui, et je brûle d’impatience.
C’est alors que son père tiqua en remarquant qu’Adriana s’était maquillé les yeux et
qu’elle avait pris le temps de choisir une tenue soignée, et non les vêtements commodes qu’elle
enfilait d’ordinaire pour accompagner les touristes. Ce matin, en effet, elle portait un pantalon
tout neuf et s’était affublée d’une blouse rouge qui, à son goût, épousait beaucoup trop ses
formes.
Il la vit badiner avec Hutchinson et frémit en reconnaissant l’expression désinvolte qu’il
lisait dans ses yeux. Aucun doute… Il connaissait bien ce sourire enjôleur. Comment allait réagir
David McKay ? Quand il se retourna et découvrit que celui-ci s’était absorbé dans la lecture des
gros titres du journal, Sam faillit en rugir d’impatience. Ce garçon était bouché ou quoi ?
« Réveille-toi donc, imbécile ! Tu ne vois donc pas ce qui est en train de se tramer devant
ton nez ? »
Si David n’avait pas assez de jugeote pour intervenir, lui n’allait pas se gêner. Alors
qu’Addy et le photographe s’apprêtaient à prendre la poudre d’escampette, il interpella sa fille
d’un ton sévère :
— Adriana, est-ce que tu as informé Nick de ce voyage ?
— C’est inutile, il n’y avait pas d’autre réservation. Il sait très bien que je connais la
marche à suivre, répondit Addy, surprise.
Il fallait trouver rapidement un autre prétexte.
— Je croyais que tu voulais que je vienne t’aider à réparer la porte de la stalle qui est
cassée.
— Ça peut attendre cet après-midi, répondit cavalièrement sa fille, qui se tourna vers
Hutchinson et effleura du bout des doigts la sacoche du photographe. Votre matériel est d’une
taille impressionnante…
— Si vous réussissez à me trouver des élans, je vous promets de vous montrer comment
vous en servir, répliqua le photographe d’une voix rauque.
— J’en serais ravie, répondit suavement Addy. On y va ?
— Attends ! lança Sam, désespéré, en se tournant vers son client. Monsieur Hutchinson, il
vaudrait beaucoup mieux que ce soit Nick qui vous accompagne… Il a beaucoup plus
d’expérience. Vous savez, il a été pilote dans l’armée et il a même combattu au Koweït.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama sa fille, qui s’étranglait de rage. Bien sûr, mon
frère a plus d’expérience que moi, expliqua-t-elle à Hutchinson, mais j’ai à mon actif de
nombreuses heures de vol. Et comme il me semble improbable qu’on nous tire dessus…
— Est-ce qu’elle vous a raconté qu’elle s’était déjà crashée avec l’un de nos
hélicoptères ? lança Sam, complètement à bout d’arguments. Je vous assure qu’Adriana l’a
complètement bousillé et que son passager et elle ont dû être conduits à l’hôpital.
— Papa ! s’indigna Addy, en lui jetant un regard meurtrier.
Comme Rose, qui n’avait pas perdu une miette de la conversation, se retournait vers lui,
Sam comprit qu’il avait poussé le bouchon un peu loin et que son épouse n’appréciait pas du tout.
Pourtant, ce fut David McKay qui, le premier, mit son grain de sel.
Ce n’était pas trop tôt.
— Addy est la personne la plus capable que je connaisse. Loin de moi l’idée d’offenser
votre fils, monsieur d’Angelo, mais M. Hutchinson ne peut être en de meilleures mains que dans
celles de votre fille. C’est un excellent guide, et avec elle, vous profiterez au maximum de votre
excursion, ajouta-t-il en souriant au photographe.
— Parfait, répondit celui-ci en adressant à Addy un regard charmeur. Après notre
conversation d’hier soir, je suis déjà amoureux de Wilderness Valley.
Sam, complètement dépassé, ne décolérait pas. Quelle mouche avait donc piqué ce
McKay ? Voilà qu’il favorisait leur escapade, à présent !
Laisser Addy et Hutchinson seuls dans la nature, au cœur d’un paysage splendide, avec ce
soleil brûlant qui ferait bouillonner leur sang, décuplerait leur ardeur et les pousserait
irrésistiblement l’un vers l’autre ? Cet homme était-il aveugle pour ne pas voir ce qui se mijotait ?
— Oui, mais…, hésita Sam, qui, sous le regard menaçant que lui jetait sa femme, préféra
tourner casaque.
Rose n’était pas du genre à lui pardonner de rompre si tôt son serment, et il pourrait dire
adieu aux crêpes et aux petits soins s’il s’obstinait. De plus, il savait que son épouse en
connaissait beaucoup plus long que lui sur les affaires de cœur. Rose avait confiance en leur
enfant, et aussi confiance en l’amour. Si Addy et David étaient destinés l’un à l’autre, ils
trouveraient sûrement le moyen d’être réunis. Sam comprit soudain qu’il fallait qu’il cesse
d’essayer de les influencer.
— Pardonne-moi, ma chérie, s’excusa-t-il en touchant le bras de sa fille, qu’il sentit se
raidir. Tu es un excellent pilote et je suis sûr que M. Hutchinson va passer un moment très
agréable…
Un peu rancunière, Adriana lui adressa un sourire contrit et prit le bras du photographe.
Sam les regarda s’éloigner, puis se mit en quête de piles pour le rasoir de David, tout en
grommelant dans sa barbe. Vraiment, l’amour était trop compliqué !
Sans compter que ses crêpes allaient être froides, à présent.
* * *

Juste avant midi, Addy redéposa le photographe devant l’hôtel. Comme ses amis
l’attendaient déjà sous le porche, dès qu’elle eut arrêté la jeep, Alex ramassa ses affaires et se
pencha pour déposer un baiser sur la joue de la jeune femme.
— Votre père avait raison, dit-il. J’ai passé une matinée formidable et je suis ravi qu’on
ne se soit pas crashés.
— Je me demande parfois ce qui lui passe par la tête, répondit-elle en riant.
— Je le comprends un peu. Je pense que je réagirai comme lui quand ma fille aura grandi.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Un sifflement aigu leur déchira les tympans.
— Dépêche-toi, X-Man ! Vous bloquez le passage, s’écria Paul.
— Il faut que j’y aille, déclara Addy en démarrant.
Il rejoignit ses amis et elle les regarda se diriger tous ensemble vers le parking. Le plus
grand des six, Alex, était facile à repérer, au milieu du groupe, avec ses cheveux argentés qui
étincelaient au soleil. C’était vraiment un bel homme et, de plus, absolument charmant, ce qui ne
gâtait rien. Quelle femme pourrait résister à un tel homme s’il se mettait en tête de lui faire la
cour ?
« Moi. »
Addy gara la jeep à la place habituelle, jeta son sac à dos sur son épaule et rentra à l’hôtel.
Sans adresser la parole à quiconque, elle traversa le hall, la salle à manger et la cuisine, et poussa
les portes battantes qui menaient aux appartements privés. Là, elle découvrit Rafe et Dani qui,
enlacés, s’embrassaient sur le canapé. Son frère remarqua à peine son passage, mais Dani se
redressa pour demander :
— Comment c’était ?
— Super, répondit-elle en continuant son chemin.
Une fois dans sa chambre, après avoir jeté son sac dans un coin et envoyé valser ses
chaussures, elle s’écroula sur son lit et, les mains derrière la tête, se mit à fixer le plafond. Elle se
sentait misérable, lessivée, comme si toute son énergie avait été aspirée par un trou noir. Et le
pire, c’est qu’elle était totalement responsable de son désespoir.
Cette matinée en compagnie d’Hutchinson avait si bien commencé ! Dans le cadre de son
métier, le photographe avait souvent emprunté des hélicoptères, et elle n’avait pas eu besoin de
lui répéter les instructions. Ils volaient depuis un bon moment, et elle ruminait encore sur
l’attitude de son père qui avait délibérément essayé de la saborder, quand Alex lui avait touché le
bras avec un grand sourire.
— Ne laissons pas votre père nous gâcher cette journée, lui avait-il déclaré dans le micro
de son casque. Au contraire, éclatons-nous.
Addy s’était alors détendue. Alex était un compagnon plein d’humour, il aimait son
travail et était prêt à répondre à ses questions, tant qu’elle répondait sans réserve aux siennes. Il
ne cherchait pas, non plus, à camoufler l’attirance qu’il ressentait pour elle, ce qui était flatteur.
Elle s’était sentie troublée, car le genre d’attentions dont il l’entourait pouvait facilement vous
monter à la tête.
Ils avaient fini par débusquer un petit troupeau d’élans, composé de quelques femelles et
d’un énorme mâle dominant. Quand Alex avait eu fini de prendre toutes les photos qu’il désirait,
il était revenu, satisfait, vers le rocher où elle l’attendait, s’était installé à ses côtés, et là, sûr de
lui et plein de douceur, il l’avait embrassée. Ses lèvres étaient chaudes et attirantes, et pourtant, le
miracle qu’Addy attendait ne s’était pas produit. Elle n’avait pas senti son sang s’embraser,
aucune irruption volcanique n’avait soulagé la pression de son cœur… et cela n’avait pas échappé
à Alex Hutchinson.
— Vous m’avez menti, hier soir, avait-il déclaré en souriant mélancoliquement, après
s’être écarté d’elle.
— Je ne comprends pas.
— Je vous ai demandé si vous fréquentiez quelqu’un et vous m’avez répondu que non…
— C’est la vérité, répondit Addy, terriblement mal à l’aise devant cet homme qui semblait
lire dans son âme comme dans un livre ouvert. Je suis totalement disponible. Regardez dans mon
agenda, si vous ne me croyez pas. Les pages en sont vierges, immaculées.
— Mais pas votre esprit, ni votre cœur, affirma-t-il en effleurant son corsage au niveau de
la poitrine. En tout cas, cet homme a de la chance.
— Alex…
— Ce ne fait rien, Addy, restons bons amis, répondit-il en sautant du rocher pour
récupérer son appareil. Qu’est-ce que vous diriez de me conduire à la chute d’eau dont vous
m’avez parlé ?
Pensive, Addy l’avait regardé s’éloigner d’un pas résolu en direction de l’hélicoptère, et
tout avait été dit.
Elle donna un coup de poing dans son oreiller pour le redresser et ferma les yeux, pour se
repasser les détails de cette matinée avec Alex. Il s’était montré d’une compagnie agréable, il
l’avait fait rire, mais à aucun moment elle n’avait ressenti le moindre frisson dans ses veines.
Pas le moindre.
Chapitre 15
En entendant frapper doucement à la porte de sa chambre, Addy bondit intérieurement.
On ne pouvait donc jamais avoir la paix, dans cette maison ! Elle ne se sentait vraiment pas
d’humeur à converser.
Si jusqu’alors le manque d’intimité qui régnait chez les d’Angelo ne l’avait jamais gênée,
elle commençait à se demander comment elle allait s’en accommoder, avec un bébé sur les bras.
Il était temps de reconsidérer la proposition que Rafe lui avait faite de lui vendre un des
appartements qu’il possédait dans le centre de Broken Yoke.
Dani passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— On peut entrer ?
— Peut-être… Je ne sais pas. Je ne suis pas très causante, aujourd’hui.
Dani éclata de rire et ouvrit grand la porte, découvrant Kari et Leslie. Addy se sentait très
proche de ses belles-sœurs depuis leurs mariages, mais elle eut un choc de les voir toutes trois
réunies sur le seuil de sa chambre. C’était tout à fait inhabituel.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’écria-t-elle, en se dressant sur son lit.
— Mais rien, assura Leslie. On avait juste envie de s’aérer un peu… Alors, on s’est dit
qu’on allait te rendre une petite visite.
Comme Addy ne semblait pas se laisser prendre à son histoire, Dani s’exclama :
— Oh, et puis, zut ! Je savais bien que tu ne nous croirais pas… Voilà, on est venues
parce qu’il fallait qu’on te parle.
— De quoi ?
— Ton père nous a raconté que tu avais emmené le plus séduisant membre du « Pack de
six » en excursion, ce matin, dit Dani en s’adossant au bureau d’Addy, tandis que les deux autres
prenaient place dans des fauteuils. Alors ? Raconte. Comment ça s’est passé ?
— Très bien, je te l’ai déjà dit. Alex a pris un tas de photos.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Rafe m’a dit que ce type ne t’avait pas lâchée d’une
semelle, hier soir, et qu’il avait l’air très accroché. Alors je voudrais savoir comment ça s’était
passé entre vous ? Vous vous êtes bien entendu ?
— Très bien, répondit Addy, qui avait choisi de jouer les idiotes. Nous sommes devenus
très bons amis.
— J’ignorais que tu avais besoin d’un ami de plus, répliqua aigrement Dani, agacée par
tant de mauvaise volonté.
— Est-ce que c’est toi qui emmènes le « Pack de six » en excursion, demain ? demanda
soudain Kari.
— Oui, mais Rafe nous accompagne pour me donner un coup de main. On les emmène
aux chutes de l’Arc-en-Ciel. Où est-ce que vous voulez en venir avec toutes ces questions, à la
fin ? demanda-t-elle en se redressant sur son coude.
— Eh bien, on pourrait appeler ça une brigade d’intervention… On est venues te sauver,
répondit Dani après un long silence embarrassé.
— Me sauver de quoi ? De l’alcool ? Je sais que je me suis un peu laissée aller, hier soir,
et que j’ai forcé sur le vin, mais de là à croire que je suis devenue alcoolique…, lança Addy, sur
le ton de la plaisanterie, sans pour autant dérider les trois femmes, qui semblaient préoccupées.
Est-ce à cause de mes projets d’insémination que vous faites cette tête-là ? Si c’est ça, vous
perdez votre temps, je ne changerai pas d’avis.
— Non, ce n’est pas ce qui nous préoccupe, répondit Dani. En fait, en discutant de ton
problème, nous en sommes arrivées à la conclusion qu’il était temps que tu affrontes la réalité en
face.
— Quel problème ? Quelle réalité ? De quoi parlez-vous, à la fin ?
— Nous sommes convaincues que tant que David McKay résidera à l’hôtel, tu ne dois pas
t’en éloigner. Laisse donc Rafe s’occuper seul du « Pack de six ». Il est tout à fait capable de se
passer de toi.
— Et pourquoi diable ferais-je ça ? s’écria Addy, que la seule mention du nom de David
faisait monter sur ses grands chevaux.
— Parce que vous êtes amoureux l’un de l’autre, répondit Dani, après un long silence, en
prenant son courage à deux mains.
— Vous allez arrêter ça tout de suite ! s’exclama Addy en se dressant sur ses ergots. Je
vous adore toutes les trois, mais là, vous vous mêlez de choses qui ne vous regardent pas. Je n’ai
rien à faire de votre avis. Ma vie sentimentale ne concerne que moi.
— Première nouvelle ! Comme si tu t’étais jamais gênée pour nous prodiguer tes conseils
en la matière ! s’exclama Kari, moqueuse. Eh bien, maintenant, c’est notre tour. Mais on
n’arrivera à rien si tu le fuis comme tu fais.
— Je ne le fuis pas, je fais mon travail.
— Non, tu saisis le premier prétexte pour l’éviter, rétorqua Kari. Je connais par cœur cette
attitude, car j’ai agi de la même façon avec Nick. Nous pensons toutes les trois que si tu
continues à dissimuler tes sentiments et que tu le laisses partir, tu n’aboutiras qu’à une chose : te
rendre encore plus folle de lui. Quand on aime quelqu’un au point de ne pouvoir se passer de lui,
il vous devient essentiel, comme l’oxygène qu’on respire. Et toi, tu ne peux pas te passer de
David.
Addy fixait les trois femmes avec tant de ressentiment que Leslie s’approcha d’elle et lui
prit doucement le bras.
— Addy, écoute-nous… La grand-mère de David dit qu’il s’en va à la fin du week-end.
Tu n’as pas le droit de laisser passer ta chance. Tu te souviens comment j’ai failli perdre Matt,
parce que je n’osais jamais saisir les occasions qui se présentaient à moi ? A cause de ma bêtise,
nous avons perdu un temps précieux.
Refusant de l’écouter, Addy se frottait les tempes, comme une enfant grondée qui ne
comprend pas le sens des réprimandes. Elle se sentait traquée et avait l’impression qu’elle allait
se briser en mille morceaux. Malgré toute leur bonne volonté, ces femmes ne comprenaient donc
rien ?
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je me jette aux pieds de David et que je le
supplie d’agir avec moi selon son bon plaisir ?
— Et pourquoi pas ? rétorqua Kari. Qu’est-ce que tu risques ? Qui peut dire jusqu’où ça
vous mènera ?
— Moi, je peux te dire jusqu’où ça nous mènera : droit au désastre, affirma Addy avec
aplomb.
— Ce n’est pas certain. Vous pourriez aussi établir un nouveau type de relation, et qui
fonctionne, cette fois. Tu ne le sauras que si tu essayes.
— Est-ce que vous avez oublié que je veux à tout prix avoir un bébé ? s’exclama la jeune
femme avec véhémence. S’il y a une chose que je peux vous assurer, c’est que David n’est pas
prêt à figurer dans un tel scénario. Il refuse de se compliquer la vie.
— Est-ce que tu lui as posé la question, au moins ? lança Leslie, abruptement.
— Non, mais…, hésita Addy qui, à court d’arguments, préféra changer d’angle
d’approche. Vous ne voulez pas comprendre. Si je laisse David revenir dans ma vie, même
provisoirement, je ne pourrai plus jamais…
Elle s’interrompit et considéra, à tour de rôle, les trois jeunes femmes qui étaient
devenues ses plus proches amies, qui l’aimaient tendrement, et à qui elle pouvait en toute
confiance ouvrir son cœur et révéler ses espoirs comme ses craintes.
— J’aime David, c’est vrai, reprit-elle, mais j’ai peur. Peur qu’une fois encore il ne
saccage cet amour. Je refuse de souffrir.
Les larmes aux yeux, elle sentait l’émotion lui bloquer la gorge, et elle leur tourna le dos
pour enfouir son visage dans ses mains, tandis qu’un silence pesant retombait dans la chambre.
Soudain, elle sentit qu’on lui enveloppait les épaules et que Leslie, celle qui en savait le plus
long, celle qui l’avait aidée quand elle avait perdu le bébé de David, la pressait contre son cœur.
— Ma chérie, je sais bien que tu crains d’être blessée, dit celle-ci de sa voix douce et
rassurante d’infirmière. Pourtant, tu as eu beau refouler ton amour pendant toutes ces années,
est-ce que ça t’a empêchée de souffrir ? C’est normal d’avoir peur, mais il y a des moments où il
faut se jeter à l’eau, à la grâce de Dieu, et voir ce qu’il en adviendra.
— Leslie…
— Allez les filles, on s’en va ! s’exclama sa belle-sœur avant de la planter là et de se
diriger droit vers la porte. On a fait tout ce qui était en notre pouvoir pour la convaincre. Inutile
d’insister, sinon elle va finir par nous traiter de casse-pieds, et elle aura raison. Maintenant, c’est
à toi de décider, Addy. Et tu sais très bien que quelle que soit ta décision, nous te soutiendrons,
ajouta-t-elle.
* * *

Une heure plus tard, Addy sortit de sa chambre et se rendit dans le hall, où elle surprit des
rires et des gloussements étouffés qui provenaient d’une encoignure où s’était réfugié un couple
en voyage de noces. Il était encore tôt dans l’après-midi. Elle avait beaucoup de travail en
perspective, avec l’expédition du lendemain qu’il lui fallait préparer, mais elle ne prit pas le
chemin des écuries, et se mit à grimper lentement le grand escalier jusqu’au deuxième étage.
L’esprit agité, elle montait les marches une par une en soupesant la décision effrayante qu’elle
venait de prendre. Cette fois c’était décidé, elle allait balayer, une bonne fois pour toutes, les
appréhensions et les doutes qui la paralysaient depuis si longtemps. Ce matin, elle était
déterminée à aller jusqu’au bout.
Mue par une force irrésistible, elle s’approcha de la chambre de David et frappa
immédiatement à la porte pour s’ôter toute possibilité de reculade.
Pas de réponse.
Quelle ironie ! Pour une fois qu’elle se forçait à faire le premier pas, voilà que David
jouait les filles de l’air.
Indécise, la jeune femme resta plantée devant la porte une bonne minute, se demandant ce
qu’elle allait bien faire de toute cette détermination maintenant sans objet. Et si elle se rendait
chez Geneva pour voir si David s’y trouvait ? Non, ce n’était pas une bonne idée…
Ah, mais comment pouvait-il perdre son temps avec sa grand-mère, au lieu d’être là pour
écouter ce qu’elle avait à lui dire ? C’était insensé !
Elle s’avança jusqu’à la porte de Geneva et colla son oreille au battant, sans discerner le
moindre son. Quelle idée, aussi, d’utiliser les meilleurs protections acoustiques quand on
construisait un hôtel !
Et maintenant ? Valait-il mieux s’en retourner piteusement et tirer un trait sur cette
histoire, ou continuer à faire le pied de grue jusqu’au retour de David ? Et s’il était parti pour la
journée ? Et s’il était allé s’amuser à Denver ? Et s’il s’y était fait de nouveaux amis ? Des amis
de sexe féminin ?
— Vous cherchez quelqu’un, mademoiselle ?
A ces mots, Addy sursauta et, se retournant, découvrit David qui arrivait sur le palier. Elle
lui sourit maladroitement.
— Je voulais juste voir… je voulais voir où vous étiez passés.
— Geneva est au bord du lac avec Polly Swinburne.
— Ah bon ? Alors, tout va bien. Et toi ? Comment se passe ton séjour ? Tu n’as pas trop
hâte de nous quitter ?
— Qu’est-ce que tu cherches, Addy ? demanda-t-il en s’approchant, intrigué. Le voyage
de ma grand-mère est terminé. Tu m’as prouvé que tu étais un guide hors pair. Je t’ai remerciée.
Tu m’as remercié aussi. Dans quelques heures, nos existences vont se séparer et retrouver leur
cours normal. Qu’est-ce que tu veux de plus ?
— En fait… peu de chose. S’il te plaît, accepterais-tu de m’embrasser ? répliqua-t-elle en
fixant David droit dans les yeux.
Addy vit les muscles puissants de ses avant-bras qui se contractaient, alors qu’il croisait
les bras sur son torse, sans répondre.
— C’est très sérieux. Embrasse-moi, tout de suite, insista-t-elle.
— Addy, arrête ces bêtises…
— Ce ne sont pas des bêtises.
— Où se trouve O’Dell ? Et ton soupirant aux cheveux gris ? Si tu cherches à te distraire,
je suis sûr qu’ils ne demandent qu’à te satisfaire.
— J’ai déjà expliqué à Brandon que ça ne pourrait jamais marcher entre nous. Quant à
Alex, il est en balade avec ses copains et, de toute façon, je n’ai aucune envie de me distraire en
sa compagnie. Si je suis venue vers toi aujourd’hui, c’est que je crois que c’est la seule occasion
qui nous reste, avant ton départ. Alors, même si c’est l’unique chose que j’obtiens jamais de toi,
je veux que tu m’embrasses et que tu me fasses l’amour. Je le désire par-dessus tout. Je t’en
supplie, avoue que tu le désires aussi.
Les traits durcis par les ombres projetées du plafonnier, David s’était figé. Pourtant, Addy
pouvait lire dans ses yeux une attente éperdue. Il tendit la main pour lui relever le menton afin de
croiser son regard, et ils restèrent ainsi un long moment à se contempler en silence.
— Addy, si tu savais… ce que j’ai souffert sur cette route. Les tortures que j’ai endurées,
chaque nuit. Ma hantise à chaque lever du soleil, alors que tu t’habillais sous ta tente, et que
j’aurais tout donné pour te voir nue dans la lumière de l’aurore. Je connais par cœur ton odeur, le
bruit de ton pas. Je sais la manière qu’ont tes cheveux de glisser dans ton dos quand tu les libères,
au crépuscule. Je connais tant de choses sur toi et, pourtant, tu demeures une énigme. Oui, c’est
toi que je veux… C’est toi que je désire. Et je ne pourrai jamais cesser de te désirer. Si tu savais
comme j’aurais voulu écrabouiller ce salaud d’Hutchinson, tout à l’heure !
— Pourtant, tu n’avais pas l’air troublé le moins du monde.
— Il fallait bien que quelqu’un contrecarre les manœuvres de ton père, répondit-il en
caressant doucement son visage. J’ai souffert comme un damné à t’imaginer toute seule avec ce
type, en pleine nature. Comme avec n’importe quel autre, d’ailleurs. Ce que je veux, c’est que tu
restes ici avec moi.
— Alors, donne-moi une bonne raison de le faire : embrasse-moi !
Se laissant guider par son instinct, elle posa les paumes de ses mains sur le torse de David,
dont elle sentit aussitôt le cœur s’accélérer, puis, levant la tête, elle le fixa d’un air résolu.
— Allez, embrasse-moi, et fais comme si tu le désirais vraiment…
A ces mots, David eut un hoquet de surprise et sembla soudain lâcher prise. On aurait dit
qu’au fond de lui une terrible tension se relâchait.
— J’ai toujours désiré t’embrasser, Addy, avoua-t-il d’une voix rauque en l’attirant à lui.
Toujours.
Il pressa d’abord la bouche contre sa tempe, puis, incapable de trouver ses mots, ni de
résister plus longtemps à la force inexorable du destin, il se pencha pour poser un baiser sur ses
lèvres avec une infinie délicatesse.
Ce n’était qu’un effleurement, mais Addy eut l’impression qu’une décharge électrique la
foudroyait et, quand il coula sa langue dans sa bouche, elle ne put retenir un gémissement.
Bientôt, tout se confondit dans un brouillard. Plus rien n’existait pour elle que les caresses de
David, qui lui révélaient des recoins de son corps depuis longtemps oubliés.
Conscient que quelqu’un pouvait monter l’escalier et les découvrir, David glissa
nerveusement sa clé dans la serrure et ouvrit la porte de sa chambre. Puis, sans même refermer
derrière eux, et sans laisser à Addy le temps de s’effaroucher, il lui arracha sa blouse, la
déshabilla en hâte et l’étendit en douceur sur le lit. Déjà, il s’était emparé de ses seins qu’il
léchait en jouant de sa langue comme d’un pinceau brûlant, qui parcourait sa peau d’un trait doux
et chaud.
Addy sentait qu’il voulait qu’elle s’amollisse et s’ouvre tout entière à son emprise.
Derrière l’écran de ses paupières mi-closes, elle voyait qu’il réprimait son impatience. Quand elle
eut acquis la certitude qu’il la désirait vraiment, elle se cambra pour venir à la rencontre de ses
caresses, et il glissa les doigts entre ses cuisses.
Elle sut, alors, qu’elle allait se donner à lui sans regret, sans la moindre réserve, et émit un
sourd gémissement d’impatience.
— Addy ? s’inquiéta-t-il, fouillant de son regard ardent jusqu’au tréfonds de son âme.
Est-ce que tu es sûre de toi ? J’ai peur que nous ne commettions une folie…
— David…, s’affola-t-elle, en le saisissant par les cheveux pour le retenir. Je m’en
fiche… N’arrête pas, je t’en supplie, surtout n’arrête pas, bredouilla-t-elle, éperdue, horrifiée à
l’idée qu’il puisse renoncer à l’aimer.
Que se passait-il ? Pourquoi ne tenait-il aucun compte d’elle ? Pas question de reculer,
c’était trop tard. Rien ne comptait plus que cet assouvissement dont ils avaient, l’un autant que
l’autre, désespérément besoin.
Découvrant le sourire amusé qui se dessinait sur son visage, elle baissa les yeux et lui
sourit à son tour. Elle voyait bien qu’il admirait son corps, qu’il la convoitait et, maintenant, elle
se sentait prête à répondre à son désir, car la respiration haletante de David exaltait sa propre
passion et l’électrisait. Par quel mystère ses mains pouvaient-elles aussi facilement enchanter son
corps et le faire vibrer ? Les années de leur séparation semblaient n’avoir jamais existé.
Quand il plongea ses doigts plus loin en elle, Addy, les yeux rivés aux siens, sentit tout
contrôle de soi lui échapper.
La tension montait de plus en plus. Quand donc avait-il trouvé le moyen de se
déshabiller ? Elle se désintéressa très vite de la question, car il s’immisçait en elle et commençait
un doux mouvement de va-et-vient entre ses jambes. Bientôt, il accéléra son rythme et, hoquetant
sous ses coups de boutoir, elle enfonça ses ongles dans les muscles de son dos en tremblant
comme une feuille. Son corps, d’abord envahi par une moiteur agréable qui s’était rapidement
transformée en touffeur, était devenu un brasier dévorant que David attisait jusqu’à un degré
insoutenable. Prête à demander merci, Addy se tordait sous lui, se débattait, suppliant qu’on lui
accorde une grâce dont elle ignorait tout et qu’elle ne pouvait nommer. Leur étreinte semblait
perdue en un moment d’éternité qui propulsait sa vie passée dans les limbes.
Soudain, submergée par une tension irrépressible, elle poussa un cri et frissonna en
sentant qu’une vague bouillonnante déferlait au plus profond d’elle-même, en balayant toutes les
digues qui l’emprisonnaient.
* * *

Ils restèrent au lit bien après la tombée du jour. David s’esquiva de la chambre, le temps
d’aller glisser un mot sous la porte de sa grand-mère, et se rua de nouveau sous les draps. Ils
durent effectuer ensuite un petit somme, car le réveil marquait plus de 19 heures quand Addy se
réveilla. Elle tourna la tête et rougit en constatant que David l’observait dans la pénombre. Il
alluma la lampe de chevet et, éblouie par la clarté, elle cligna des yeux. Elle tira sur le drap pour
dissimuler sa poitrine, tandis qu’il se penchait sur elle pour replacer une boucle de cheveux
derrière son oreille. Il la regardait, le sourire aux lèvres, et elle comprit instantanément ce qu’il
avait derrière la tête.
— Ma parole ! s’exclama-t-il. Une femme qui rougit comme une pivoine quand il lui
vient à l’esprit des pensées polissonnes… De nos jours, c’est miraculeux !
Elle feignit de n’être pas embarrassée, alors que cette remarque désinvolte avait encore
accentué sa rougeur.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai des pensées polissonnes ? demanda-t-elle en
piquant des petits baisers sur la peau nue de son torse.
— Parce que je suppose que tu penses comme moi, répondit-il en la serrant contre son
cœur. Tu te sens bien ?
— Très bien. Je dirais même mieux : parfaitement bien.
— Comme j’aimerais que nous puissions nous blottir dans ce lit pour l’éternité,
soupira-t-il. Mais bien sûr, c’est irréalisable, car le monde réel nous réclame à grands cris. Si
seulement il pouvait nous oublier, celui-là !
— Pour quelqu’un d’aussi prosaïque que toi, ça fait beaucoup de souhaits irréalistes, tu ne
trouves pas ?
— Tu veux que je te dise ce que je souhaiterais vraiment ? demanda David en retrouvant
soudain son sérieux. Je voudrais que ces dix années ne se soient jamais écoulées. Je voudrais
pouvoir revenir en arrière, et tout reprendre à zéro.
— Tu sais bien que c’est impossible, soupira-t-elle, alors qu’elle aussi aurait tout donné
pour que ce vœu soit exaucé. La seule chose que nous puissions faire, c’est regarder l’avenir,
conclut-elle en se levant.
Mais il prit son bras pour la retenir.
— Comment se fait-il que nous ayons laissé filer tant d’années ? Ça me dépasse ! Je sais
que nous nous sommes jeté des horreurs à la figure, mais nous aurions dû être capables de passer
outre.
— A cette époque, nous étions très jeunes et nous en étions incapables. Et puis, dix
années se sont écoulées et…
— Nous n’aurions jamais dû attendre aussi longtemps. Regarde ce que ça nous a coûté !
s’exclama-t-il avec véhémence, en pressant son bras pour l’obliger à se retourner.
— Je sais, je regrette de ne pas t’avoir parlé de ma grossesse… J’aurais dû le faire.
Dans le silence tendu qui suivit cet aveu, Addy se mit à pianoter sur les draps, jusqu’à ce
que David emprisonne sa main dans la sienne. Comme elle détournait les yeux, il se redressa
pour saisir son menton du bout des doigts et la forcer à tourner son visage vers lui.
— Tant pis, Addy… Ce qui est fait est fait. Mais maintenant, nous ne devons plus
gaspiller le temps précieux que nous avons à vivre. Accompagne-moi à Los Angeles.
Chapitre 16
Addy se recula pour mieux l’observer. David avait l’air calme et, indéniablement, sûr de
son fait.
— Il faut que j’y aille, déclara-t-elle en se relevant.
— Addy, attends une minute. Tu ne peux pas partir en faisant comme si je n’avais rien
dit. Après ce qui vient de se passer entre nous, c’est impossible.
— Ecoute, David, répondit-elle en s’agenouillant devant lui. C’est vrai, nous venons de
partager un moment exceptionnel, mais c’est tout ce qu’il y a entre nous, et c’est tout ce qu’il y
aura jamais. Ta vie est à Los Angeles et la mienne ici. Rien n’a changé.
— Au contraire, tout a changé ! s’exclama-t-il avec une rage froide qui faisait étinceler
ses yeux. Cette fois, je ne gaspillerai pas dix ans de plus.
— Pourquoi t’évertuer à compliquer les choses ? Tu connais mes projets.
— Avoir un enfant sans père ? C’est ça ? Qu’est-ce qui a pu t’amener à prendre une
décision aussi absurde ?
— Rien ne m’a amenée à prendre cette décision, elle m’a été imposée. J’ai attendu dix ans
l’homme qui partagerait mes rêves, un homme qui m’aimerait et se réjouirait que je sois la mère
de ses enfants. Or, ça n’est jamais arrivé. Et je considère que ce n’est pas parce que je n’ai pas
trouvé de mari que je ne peux pas jouir du bonheur d’élever un enfant.
— Tu seras une mère merveilleuse, Addy, j’en suis persuadé, mais je considère que tu
mérites mieux que ça.
— Peut-être. Néanmoins, si j’ai un enfant et un travail qui m’épanouit, je suis certaine que
je me construirai une vie équilibrée. J’ai donc décidé de ne plus attendre que ça me tombe tout
cuit dans le bec.
— Tu as raison, c’est idiot d’attendre. Viens donc vivre avec moi à Los Angeles : tu
pourras réaliser ta vie là-bas.
Elle aurait dû le voir venir : David venait de lui proposer de partager son existence, mais
pour combien de temps ? Elle aspirait à un engagement pour la vie, pas à une liaison ; à avoir un
mari, pas un amant ; à fonder une famille, pas à vivre en concubinage… Ce genre d’arrangement
à la petite semaine n’était pas pour elle.
— Comme tout paraît simple, pour toi ! rétorqua-t-elle, le cœur lourd, en déplorant qu’il
ne la laisse pas s’en aller en paix.
— C’est tout simple, crois-moi, insista-t-il. Je sais que Hollywood n’est pas ta tasse de
thé, mais nous pourrions nous installer dans les environs, si tu préfères. Je suis disposé à faire le
trajet tous les jours, s’il le faut.
C’était une concession indéniable de sa part, mais cela ne changeait rien. Elle savait qu’ils
couraient à l’échec.
— David…
— Accorde-toi un peu de temps pour réfléchir à tout ça, coupa-t-il en lui prenant le bras.
Qu’est-ce que tu dirais de six mois ? Au bout de ce délai, si tu n’as pas changé d’avis, rien ne
t’empêchera de faire un bébé toute seule. D’ailleurs, qu’est-ce qui t’oblige à travailler dans cet
hôtel et à trimballer en excursion ces cow-boys d’opérette ? Tu es une femme particulièrement
brillante qui a bien d’autres cordes à son arc.
Sentant la moutarde lui monter au nez, Addy se débattit pour se libérer et se leva, toujours
enveloppée dans son drap. David et elle vivaient vraiment à des années-lumière l’un de l’autre. Il
fallait qu’elle le fasse taire, sinon les choses allaient rapidement dégénérer.
— Tu ne comprends donc rien à rien ? Bien sûr que je ne suis pas obligée de faire ce que
je fais, mais il se trouve que j’adore ça ! J’adore respirer au grand air, j’adore vivre auprès des
miens et participer à la réussite de leur entreprise. C’est ici que j’ai toujours rêvé de fonder une
famille. Pour moi, Los Angeles n’a aucun intérêt.
— Je vis à Los Angeles. Ça devrait représenter un attrait suffisant pour toi, du moins pour
commencer.
Les ombres de la lampe accentuaient la lassitude des traits de David. Addy pouvait y lire
de l’amertume, du regret, ainsi que l’amorce d’une terrible résignation.
— Je suis prêt à tout pour que ça marche pour toi et j’y arriverai, quel qu’en soit le prix,
reprit-il. Nous ne nous sommes pas fait confiance, il y a dix ans. Pourquoi ne me fais-tu pas
confiance, aujourd’hui ?
Il paraissait si convaincu qu’elle était presque tentée d’y croire. Si quelqu’un pouvait
réussir l’impossible, c’était bien David.
Et pourtant…
— Je sais que tu es capable de déplacer des montagnes pour obtenir ce que tu veux, et
que, pour quelque temps, ça pourrait suffire, dit-elle en caressant son visage. Mais tu es un accro
du travail, et tu l’avoues toi-même, ajouta-t-elle en s’écartant de lui. A ton avis, il te faudra
combien de temps — un mois, peut-être deux — avant de commencer à m’en vouloir de toutes
les concessions que tu te seras senti obligé de faire pour moi ?
— Si je suis un accro du travail, comme tu dis, c’est que jusqu’à présent je n’ai jamais
rien eu qui me retienne loin du bureau. Alors que si tu étais là, je maudirais chaque seconde
passée loin de toi.
— Peut-être… au début. David, tu sais que je ne suis pas une pin-up décorative prête à
attendre en tuant le temps que son seigneur et maître rentre à la maison. J’ai besoin d’autre chose,
parce que sinon, tôt ou tard, moi aussi je commencerai à t’en vouloir. Et ce sera le début du
désastre. Nous ne pouvons…
— On y arrivera. On trouvera un fonctionnement harmonieux.
— Il faut que j’y aille, coupa Addy en traversant la pièce pour ramasser ses vêtements. Il
faut que je prépare le campement de demain et je dois…
Apercevant David, assis, l’air anéanti, les bras ballants sur le lit, sa voix s’étrangla dans sa
gorge. Il semblait blessé au cœur.
— Addy…, déclara-t-il d’une voix rauque. Si tu t’en vas maintenant, tu ne me verras
jamais plus. Je serai parti quand tu rentreras.
Elle se figea en entendant cet ultimatum et retourna vers le lit pour déposer un baiser léger
sur sa bouche. Totalement glacé, il ne réagit pas et ne chercha pas à la prendre dans ses bras.
— Je sais. Adieu, David.
* * *

Quinze jours plus tard, David se trouvait à San Francisco. Ce n’était pas la première fois
qu’il s’y rendait, loin de là. Il y avait déjà effectué deux tournages, ainsi que plusieurs réunions
pour lancer des projets qui n’avaient jamais abouti. D’après ce qu’il en savait, sans l’avoir jamais
vérifié personnellement, c’était une ville animée, passionnante, pleine de vie et de couleurs.
Aujourd’hui, Rob et lui étaient invités à la fête du fameux Lee Carthage, l’acteur le plus puissant
du box-office, qui célébrait la signature du rôle principal de la prochaine production de David :
L’Homme derrière le masque. Il avait fallu des mois de tractation avant de conclure ce contrat, et,
maintenant que c’était chose faite, Carthage avait décidé de donner une soirée dans sa maison au
bord de l’océan pour fêter ça. Quelque chose d’« intime », avait-il précisé… David s’attendait au
pire, car il savait que cela signifiait qu’au moins deux cents personnes allaient se presser autour
du buffet.
Il détestait ces fêtes avec leurs grandes congratulations qui se terminaient en coups de
poignard dans le dos, sur fond de champagne hors de prix et de luxe ostentatoire ; ces hommes et
ces femmes décervelés, aux manières déplaisantes, qui se défonçaient parce qu’ils étaient
incapables de résister à leurs vices ; ces hôtes qui jetaient l’argent par les fenêtres pour leurs
invités en se permettant de les traiter avec le plus grand mépris. Tout ce beau monde toujours à
l’affût de la moindre occasion de profit… L’ensemble lui donnait des boutons. Et pourtant, il était
obligé de s’y rendre. L’Homme derrière le masque était un film au budget monumental, dont il
avait enfin réussi à réunir tous les protagonistes. Franchement, il aurait été insensé de snober la
soirée et de fragiliser ainsi le projet en se mettant à dos l’un des acteurs les plus puissants de
Hollywood, si ce n’est le plus puissant. Il s’y rendrait donc, ferait des sourires et des salamalecs,
et bavarderait un peu en priant le ciel pour que tout ça ne finisse pas trop tard.
Au moins, il avait réussi à éviter de loger chez Lee Carthage, en évoquant des
rendez-vous professionnels. C’est donc sa secrétaire qui s’était occupée des « arrangements
habituels ». Que recouvrait ce vocable ? Mystère, mais il se retrouvait dans un duplex
ultramoderne, aux lignes sobres, sur Powell Street, d’où il apercevait, à travers l’immense baie
vitrée, les boulevards du centre-ville, dominés par la tour Coit. Dans le lointain, la baie qui
scintillait au soleil comme un diamant lui remémora les derniers jours passés au bord du lac, à
Broken Yoke. Et malgré lui, une foule de souvenirs précis lui revinrent à l’esprit : la randonnée à
cheval avec Addy, le soir où il l’avait tenue dans ses bras pour danser chez Clémentine, son
spasme à l’estomac quand il l’avait vue dégringoler la pente, les rayons de lune qui nimbaient son
corps nu quand elle reposait contre son flanc…
Addy, Addy, Addy…
Comme si souvent depuis ces quinze derniers jours, une pensée submergea soudain toutes
ces images obsédantes : il l’avait perdue.
Cela lui causa un choc douloureux, mais il devait s’en défendre. Addy et lui avaient
clairement posé le problème et il en connaissait tous les tenants et les aboutissants. Maintenant
qu’il avait la certitude que tout était terminé entre eux, qu’il avait l’intime conviction que c’était
définitif et que jamais ils ne pourraient revenir en arrière, la colère, en lui, avait cédé la place au
regret.
— Nous avons quelques heures de liberté avant la fête, annonça Rob en l’arrachant à sa
contemplation. Veux-tu que nous en profitions pour examiner le contrat Blankenship ?
Il aurait dû, évidemment, accepter cette proposition. Dans un mois sortait sa dernière
production : Casse-Cou, un film d’action sans aucune prétention intellectuelle, qui allait sûrement
faire un tabac auprès du public masculin. Du fait de son escapade dans le Colorado, la promotion
et la distribution du film avaient pris du retard, et il aurait dû s’atteler à peaufiner les détails de la
campagne publicitaire.
Il se souvenait d’une époque où il aurait été excité à l’idée de relever le défi que
représentait ce travail absorbant, acharné, répétitif et minutieux, qui était à la base de sa fortune.
Mais aujourd’hui, il n’avait pas le courage de s’y plonger.
Il tourna le dos à la baie vitré et regarda Rob. C’était un assistant parfait, un homme plein
d’initiative, pour qui le métier n’aurait plus aucun secret dans quelques années.
— Dis-moi, Rob, où te vois-tu, d’ici cinq ans ? lui demanda-t-il de but en blanc.
Désarçonné par cette question, le jeune homme fronça les sourcils.
Ils avaient beau être devenus amis, David ne l’avait pas habitué à solliciter ses
confidences.
— Tu veux dire, sur le plan professionnel ? demanda le jeune homme.
Il ajouta aussitôt, sans attendre de réponse :
— Eh bien, je pense que j’en serai exactement où tu en es maintenant.
— Et tu crois que ça te rendra heureux ?
— Bien sûr. Pourquoi est-ce que ça ne me rendrait pas heureux ? Toi, tu as tout ce qu’on
peut désirer, non ? L’argent, la séduction et l’amour. Avoir du pouvoir dans ce métier, c’est
comme posséder une baguette magique, et je pense que si je fais ce qu’il faut, d’ici quelques
années, un peu de cette magie m’aura touché, moi aussi.
— Ça n’a rien d’une baguette magique et tu vas vite te rendre compte que tu poursuis un
mirage, répondit David, désabusé.
— Laisse-moi le poursuivre, alors, car j’ai la ferme intention de devenir riche et puissant !
répliqua Rob en s’esclaffant.
— Ça ne t’apportera pas le bonheur. Tu seras seulement malheureux comme les pierres,
mais dans un quartier plus chic. Rien ne vaut…
Furieux contre lui-même, David préféra se taire. Pour qui se prenait-il donc, pour se
permettre de faire ainsi la morale ? Terriblement abattu, il n’avait plus qu’une envie : quitter la
pièce.
Il saisit une clé sur la table basse et se dirigea vers la porte.
— Je sors quelques minutes.
— Tu veux que je fasse venir la voiture ? proposa Rob, ahuri par l’attitude de son patron.
— Non. J’ai besoin de prendre l’air.
— David, est-ce que j’ai dit quelque chose…?
— Mais non. C’est juste que j’ai besoin de faire un tour, répondit-il en s’éclipsant avant
que son assistant puisse ajouter un mot.
David passa le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à se promener dans la ville
comme un touriste. Il alla voir les baleines au quai 39, erra dans Chinatown, poussa jusqu’à
Fischerman’s Wharf et visita même Alcatraz. San Francisco était un puzzle multiculturel, une cité
pleine d’énergie et de charme, avec un parfum si puissant qu’on avait l’impression de pouvoir y
goûter. Au cours de ses pérégrinations, comme il passait devant un magasin d’électronique qui
vendait des gadgets dernier cri, il lui vint à l’esprit d’y acheter un nouveau Caméscope pour sa
grand-mère. Il jeta son dévolu sur un modèle compact et léger qui possédait plus de touches et de
voyants qu’un cockpit de 747, et, aussitôt sorti de la boutique, il se rendit compte que l’engin
était beaucoup trop compliqué pour Geneva. Mais au lieu d’aller le rendre, il décida qu’il allait le
tester lui-même.
Cinq minutes plus tard, il filmait déjà les cabines du téléférique, tout en enregistrant un
commentaire pour sa grand-mère. Caméra en main, il sentait sa déprime lui glisser des épaules
comme une peau morte. Il était si agréable de tourner, et il retrouvait tout un ensemble de gestes
techniques qu’il croyait avoir oubliés… Geneva allait sûrement apprécier cette petite vidéo
anodine. Pourquoi ne pas lui proposer de venir le retrouver ici, un de ces jours, pour qu’ils
s’amusent à jouer les touristes ? Ce serait une bonne idée…
Le temps passait vite, et le soleil était en train d’amorcer sa descente vers l’océan. Il jeta
un coup d’œil à sa montre et sursauta en découvrant qu’il était presque 18 heures. La journée
avait filé à toute allure. Il allait être en retard à la fête.
Il téléphona à Rob pour lui ordonner d’aller chez Carthage sans l’attendre, l’assurant qu’il
l’y rejoindrait au plus vite. David savait que son assistant était horrifié à l’idée que son patron
puisse être en retard quelque part, même à une simple réception, mais Rob parut prendre la
nouvelle avec philosophie. Il fallait bien un début à tout, n’est-ce pas ?
* * *
David finit par arriver avec une heure de retard, sans se sentir coupable le moins du
monde. La résidence de Lee Carthage, énorme verrue prétentieuse, perchée au sommet d’une
falaise dominant le Pacifique, était bondée, exactement comme il l’avait redouté.
Examinant la foule, il reconnut les participants habituels à ce genre de festivités : un
aréopage de beautés des deux sexes, des puissants, des corrompus, des arrivistes aux dents
longues, des minables qui essayaient de se faire une petite place… Vingt minutes ne s’étaient pas
écoulées qu’il n’en pouvait déjà plus et que, regardant sa montre, il n’aspirait qu’à retrouver le
calme de son loft.
— David ! s’exclama quelqu’un qui lui saisit le bras avec une poigne de fer.
C’était Lee Carthage, accompagné de son assistant.
— Rob m’assurait que tu étais en route, mais je commençais à désespérer de te voir.
Sers-toi un verre, mon vieux. Au fait, je dois te parler de quelque chose…
David se raidit. Il était clair que Carthage était à moitié ivre, et la mine déconfite de Rob
lui confirmait ce qu’il pressentait : « La star nous prépare un de ses tours de cochon. »
Malgré son extraordinaire charisme, qui lui attirait la sympathie de tous les hommes et la
domination sur toutes les femmes, Carthage était notoirement connu pour ses crises d’autorité
quand il avait bu un verre de trop. Ainsi, malgré le fracas de la musique et des rires qui rendaient
toute conversation impossible, il semblait tenir à discuter coûte que coûte. Saisissant au vol une
flûte de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait à sa portée, il la tendit à David qu’il
attira ensuite dans l’alcôve la plus proche, tandis que Rob, qui ne voulait pas laisser tomber son
patron, les suivait d’un air résigné.
— Je suis raide dingue de ce film, mon vieux ! déclara la star avec véhémence. C’est un
rôle génial. On va se faire un max de blé. Non mais, j’espère que tu t’en rends compte ?
— C’est ce que j’espère, oui, répondit David, qui sirotait tranquillement son champagne
et s’aperçut, soudain, que cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas soucié des recettes
éventuelles que pourrait générer le film.
— J’ai lu et relu le script et j’ai pensé…
« Nous y voilà. » Carthage était un atout important pour L’Homme derrière le masque,
mais s’il se mettait à penser, on frisait la catastrophe. Ce type n’était pas équipé pour cela.
— Je pense que mon rôle aurait besoin de quelques… modifications, commença l’acteur
en mordillant ses lèvres épaisses.
— Des modifications ?
— Eh bien… Mon personnage, il est censé avoir une sacrée dent contre les Français,
non ? Ils ont massacré sa famille, quand même ! Ils lui ont volé ses terres. Il aurait de quoi avoir
envie de leur botter les fesses, non ? Alors que lui, quand on l’enferme à la Bastille… il se
conduit comme une femmelette. Mes fans n’ont pas envie de voir Lee Carthage pleurer.
Qu’est-ce qu’ils vont dire, si je joue le rôle comme ça ?
— Que tu es un bon acteur.
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.
— Alors qu’est-ce que tu veux ? demanda tout de go David.
— Je veux me sentir en accord avec l’homme qui est véritablement caché derrière ce
masque. Je veux porter ce masque comme une seconde peau.
« Oh non ! Pas ce soir. Je n’aurai pas la patience de supporter ce genre d’insanité… »
David avala d’un trait son champagne et reposa la flûte sur la table la plus proche.
— Alors, tu n’as qu’à continuer à potasser le scénario. Tu as encore deux mois devant toi.
Ça devrait te suffire pour faire le tour de toutes les facettes de ton personnage.
— Bon, je vois qu’il faut te mettre les points sur les i…, s’emporta l’acteur, quand il
comprit que David ne plaisantait pas. J’exige de réécrire toutes ces scènes. Ainsi que quelques
autres…
David tenta de garder son sang-froid. Il y a peu, ce genre d’exigence l’aurait laissé de
marbre, car c’était un aspect qu’il connaissait bien du métier de producteur : la moitié des acteurs
de Hollywood se piquaient d’être des génies torturés par leur créativité. Mais ce soir, il n’était
absolument pas en état de supporter ce genre de choses.
— Non. C’est impossible.
— Bien sûr que si, c’est possible, répliqua Carthage. J’ai bien réécrit la moitié de Combat
sanglant pour Nederland. Je connais mon public, je sais ce qu’il attend de moi. Grâce à ma
prestation, ce film sera un grand succès, mais ça ne peut se faire qu’à ma manière. Je veux un
droit de regard sur le scénario.
— C’est trop tard. Je te rappelle que tu as signé un contrat, Lee, et que nulle part il n’y est
fait la moindre allusion à un droit de regard sur le scénario.
Tandis que Rob, qui se tenait derrière David, semblait de plus en plus effondré, Lee
Carthage, habitué à toujours obtenir gain de cause, n’avait pas l’air inquiet le moins du monde.
— Les producteurs et les réalisateurs qui m’emploient savent que j’ai besoin d’être dans
de bonnes dispositions pour tourner. Et ça, ça me mettra dans de bonnes dispositions, insista-t-il
en soufflant bruyamment. Allez, mec, ce scénario a été pondu par un écrivaillon de seconde zone
qui était encore serveur, il n’y a pas six mois. Il s’écrasera.
— Oui, mais pas moi.
— Ce n’est pas comme ça qu’on commence un bon film, McKay, répliqua Carthage, qui
perdait son charme légendaire à mesure qu’il perdait son calme. Est-ce que tu sais qui je suis ?
Est-ce que tu réalises ce que je t’apporte sur un plateau ? Tu tiens vraiment à me casser les
pieds ?
— Relis ton contrat, mon petit coco, rétorqua tranquillement David, en toisant Carthage
avec un léger sourire. Tu es à mes ordres pendant toute la durée du tournage. Alors tu as intérêt à
respecter le contrat qui nous lie, et qui te lie au public qui a aimé ce livre et qui ne veut pas qu’il
soit trahi. Tu vas prendre tes marques et réciter ton texte comme l’exigera le réalisateur. Sinon, tu
vas te retrouver coincé au tribunal pendant si longtemps que quand on te laissera ressortir,
personne ne voudra plus de toi, même pour tourner une pub de bouffe pour chien. C’est clair ?
Carthage en resta bouche bée et les deux hommes s’affrontèrent silencieusement pendant
un long moment, tandis que Rob les regardait alternativement, ne sachant plus quoi dire, pour une
fois.
— Lee chéri ! s’exclama une sublime blonde en se jetant dans les bras de la star. Arrête de
parler boutique et fais-moi danser !
Carthage ne réagit pas tout de suite, mais il était visible que sa détermination commençait
à faiblir face à une bataille perdue d’avance : ce n’était ni le bon moment, ni le bon motif, ni le
bon adversaire… Devant ses hôtes qui commençaient à se poser des questions, il se détourna et
disparut rapidement dans la foule, après avoir lancé un regard furieux et vexé à David.
Comme un serveur passait avec un plateau, David saisit deux énormes brochettes de
gambas et en tendit une à Rob qui était resté pétrifié.
— Autant manger, tu ne crois pas ? lui dit-il. Regarde, voici le fruit de quatre milliards
d’années d’évolution, ajouta-t-il en désignant les invités qui s’enivraient avec zèle.
— Ah bon…, bafouilla Rob. Mais qu’est-ce qui s’est passé, au juste ?
— Tu veux dire avec Carthage ? Est-ce que tu penses que j’y suis allé un peu fort ?
répondit David d’un ton frivole.
— Tu es un des plus grands producteurs de Hollywood. Un magicien qui sait toujours
quand il faut lâcher du lest ou serrer la bride. Tu gardes toujours le cap malgré les pressions, tu
sais faire régner une ambiance idyllique sur un plateau, mais ce que tu viens de faire là…
— Oui, je sais, avoua David avec un petit sourire penaud. Je crois que je ne suis plus
moi-même, en ce moment.
— Ah ça, tu peux le dire ! s’exclama Rob nerveusement. Alors ? Qu’est-ce qu’on fait
maintenant ? Je commence les grandes manœuvres pour tenter d’arranger les choses ?
— Fais ça, et je t’assure que tu pourras commencer à rédiger ton C.V., répliqua David
d’un ton glacial.
Il engloutit le reste de sa crevette et se débarrassa de la brochette. Il se sentait calme et
étrangement détaché, comme s’il se réveillait seulement d’un profond sommeil.
— Reste aussi longtemps que tu en auras envie, reprit-il. Moi, j’y vais.
* * *

Rentré dans le loft de Power Street, il contempla depuis le balcon les lumières de la ville
qui disparaissaient graduellement, absorbées par la nuit, et, quand Rob réintégra l’appartement,
vers 1 heure du matin, il eut la bonne idée d’aller directement se coucher, sans déranger David
qui put ainsi continuer à profiter de l’air doux de la nuit.
C’est ainsi qu’il comprit que la porte qui s’était ouverte pour lui quelques semaines
auparavant, dans les montagnes du Colorado, n’était pas refermée.
Chapitre 17
Depuis le départ de David, le mois précédent, Addy avait abattu un travail colossal. Elle
avait exploité toutes les possibilités de l’hôtel, qui regorgeait de tâches à accomplir, pour
s’immerger avec ardeur dans les travaux les plus variés : agrandir le corral avec l’aide de ses
frères, apprendre à son père comment élaborer un échéancier financier sur son tableur — sans
s’énerver ! —, concevoir une nouvelle brochure publicitaire et la distribuer elle-même à tous les
commerçants des environs… Elle avait nettoyé, frotté, cuisiné, jusqu’à ce que ses mains soient
crevassées, acceptant avec gratitude toutes les besognes qu’on lui confiait, parce que ce labeur
ininterrompu, qui l’obligeait à se lever tôt et à se coucher tard, la mettait dans un état
d’épuisement qui lui procurait ce qu’elle recherchait par-dessus tout : un sommeil sans rêves.
Ce n’était peut-être pas la façon la plus intelligente de compenser la perte de l’homme
qu’elle aimait — de l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer, comme elle le comprenait à
présent —, mais il fallait bien commencer par le commencement, et cela apaisait un peu sa
douleur.
Elle savait bien que, tôt ou tard, cette souffrance s’évanouirait pour laisser place à un
sentiment taraudant de perte qui, lui, ne la quitterait jamais. Mais elle savait qu’elle s’en
accommoderait, n’ayant pas d’autre choix. Si seulement les choses avaient pu aller plus vite du
côté du bébé !
Elle s’était déjà rendue une fois à Denver, pour s’occuper des formalités administratives
et y subir toute une batterie de tests destinés à déterminer si l’insémination était une bonne
solution dans son cas. Elle avait parcouru des dizaines de catalogues de donneurs, posé les yeux
sur des centaines de photos de bébés, et un conseiller lui avait même été attribué pour l’orienter
dans le choix du donneur potentiel le plus compatible. Tout cela avait été organisé avec tact, de
façon très professionnelle, et elle se sentait fin prête. Or, bizarrement, si les choses traînaient,
c’était de sa faute. En effet, elle ne pouvait se déterminer à choisir un père pour son enfant, et
cette indécision irrationnelle la faisait enrager. Pourtant, elle savait qu’il était essentiel qu’elle
s’attelle au problème et prenne une décision rapide, car l’idée que son mal-être pourrait ne jamais
disparaître lui était insupportable.
Assise à croupetons, elle s’essuya le front du dos de la main, tout en humant les
fragrances de romarin, de thym et d’origan qui l’environnaient. Bientôt, le crépuscule allait
descendre sur le paysage environnant, qui se transformerait en un patchwork de vert et de jaune,
dû aux différentes essences de pins qui se mélangeaient dans la montagne. L’air était encore
doux, dans le jardin. Cela faisait des heures qu’elle s’échinait à rempoter les herbes aromatiques
de sa mère. Elle en avait mal à la nuque, et dut remuer la tête pour dénouer la tension de ses
épaules. Entendant la porte s’ouvrir dans son dos, elle se retourna et aperçut Rafe qu’elle salua
d’un sourire étincelant, complètement fabriqué, comme elle avait appris à le faire avec maestria
ces dernières semaines. S’installant à califourchon sur un banc de bois qu’il avait tiré vers lui,
celui-ci se mit à la regarder travailler.
— Ça ne fera aucune différence, tu sais, déclara-t-il, au bout de quelques minutes.
— Quoi donc ?
— Que tu t’échines au travail. Si tu crois que papa va te nommer sa légataire universelle
pour te récompenser, tu te fourres le doigt dans l’œil. Tu seras toujours obligée de partager avec
Nick, Matt et moi.
— Alors, si je comprends bien, il va falloir que je me contente de ce que j’aurai ? répliqua
Addy avec un franc sourire, qui n’avait plus rien d’artificiel, cette fois-ci.
— Comme si tu en avais jamais été capable ! s’exclama Rafe, ironique. Ça doit être pour
ça que tu es ma sœur préférée.
— Tu veux dire ton unique sœur… Bah ! C’était il y a bien longtemps, tout ça. Quand
j’étais jeune et que je croyais encore que tout était possible.
— Ah bon ! Parce que maintenant tu es vieille, usée, et tu penses que plus rien n’est
possible ?
— Non, maintenant je suis adulte. Et il se trouve que j’ai acquis une grande sagesse.
Rafe se mit à rire et se pencha pour donner une pichenette sur le nez de sa sœur.
— Tu as de la terre sur le bout du nez, femme pleine de sagesse !
Addy saisit un chiffon propre dans sa poche et se frotta le visage, en suivant les
indications de Rafe. Puis elle se remit au travail, tassant le terreau autour des pieds de persil
qu’elle venait de rempoter, toujours observée par son frère qui affectait de prendre un air fasciné.
— Alors, ça fait combien de temps ? lança-t-il, après un long silence.
— Combien de temps que quoi ?
— Que David est parti.
Addy en eut le souffle coupé. Cette question la prenait totalement au dépourvu. Elle avait
oublié les dons de psychologue de Rafe.
— Je ne sais pas très bien, dit-elle en se forçant à prendre un ton détaché. Un mois,
peut-être…
Et c’est alors qu’elle s’entendit ajouter, horrifiée :
— … et quatre jours…
C’était vraiment pathétique.
— Ne me regarde pas comme ça ! s’emporta-t-elle en lui jetant un regard de défi. J’en ai
fini avec cet homme.
— Que tu dis, répondit Rafe, sceptique. En tout cas, c’est ce que toute la famille s’efforce
de croire.
— Fiche-moi la paix ! Si tu n’as pas l’intention de me donner un coup de main, tu peux
t’en aller. Moi, j’ai du travail, déclara-t-elle, piquée au vif.
Sans se soucier de la rebuffade, Rafe lui posa la main sur l’épaule dans un geste de
compassion, qu’elle repoussa violemment. Il renonça à la consoler, sans pourtant s’empêcher
d’insister.
— Ecoute, Addy, tu peux t’épuiser comme ça jusqu’au tombeau, mais ça ne résoudra
rien… Si tu aimes vraiment ce type, pourquoi restes-tu ici, alors qu’il est à Los Angeles ?
Pourquoi ne tentes-tu rien pour le reconquérir ?
Addy foudroya son frère du regard. Bien sûr qu’elle s’était posé ces questions un nombre
incalculable de fois, mais chaque fois, elle en était parvenue à la même conclusion.
— J’ignorais que tu étais conseiller conjugal…
— Pardonne-moi, mais je suis comme un alcoolique repenti. Dès que je suis tombé
amoureux de Dani et que j’ai découvert à quel point la vie pouvait être extraordinaire auprès de
l’être idéal, j’ai eu envie que tout le monde partage mon enchantement. Tu ne peux pas imaginer
ce que c’est, Addy. L’amour, c’est comme un fruit enivrant : on peut presque sentir le goût du
bonheur sur sa langue.
Sa colère évanouie, Addy, médusée, dévisagea son frère. Comme le Rafe d’aujourd’hui
ressemblait peu à l’homme qui était rentré chez eux à Noël !
— Tu devrais te voir quand tu parles comme ça, lui dit-elle tendrement, ce qui
l’embarrassa et lui fit détourner les yeux.
— Je ne peux pas m’en empêcher, parce que, tu sais… Dani attend un bébé, avoua-t-il à
voix basse.
— C’est merveilleux ! s’exclama Addy en s’essuyant vivement les mains dans son
chiffon, avant de le serrer dans ses bras. Je suis tellement contente pour vous !
— Merci.
Ils s’étreignirent une nouvelle fois, puis s’écartèrent avec un petit rire gêné.
— Tout se passera très bien pour toi aussi, déclara Rafe d’un ton sérieux en lui prenant le
menton. J’en suis persuadé. Pour tes projets de bébé, et aussi pour David. Tu verras.
Addy aurait tant voulu le croire, même s’il ne disait cela que pour lui faire plaisir, mais
elle savait que c’était un espoir insensé. Il ne fallait plus penser à David. C’était trop dur.
— Mais oui…, répondit-elle, distraitement.
— Et si tu sortais avec nous ce soir ? lui demanda Rafe, à brûle-pourpoint. On va tous au
restaurant, après le cinéma. Même papa et maman. Ça fait une éternité qu’on n’a pas fait de sortie
en famille.
— Je ne sais pas… Il faut que je…
— Quoi ? Que tu ranges ton placard ? Que tu apprennes à lire aux chevaux ? Que tu poses
de nouveaux rideaux ? Arrête un peu, Addy. Tâche d’oublier « machin-chose » une seconde, et
consacre un peu plus de temps à ceux qui t’aiment. Ici, tu es chez toi, c’est ton foyer. Alors ne te
laisse pas hanter par le fantôme de quelqu’un qui est incapable de comprendre que ma petite sœur
est la seule femme qui soit faite pour lui.
Echapper pour quelques heures à l’angoisse obsessionnelle d’avoir perdu David, connaître
enfin un moment de répit… Oui, ce serait le paradis. Elle prit sa décision sur-le-champ, sans se
laisser la moindre chance de changer d’avis.
— D’accord, tu m’as convaincue. A quelle heure ?
— 18 h 30. On va d’abord au cinéma, puis manger chinois à la Pagode d’Or.
— Parfait. Quel film on va voir ?
— Casse-Cou, au Majestic.
— Oh…
— Je sais que tu n’aimes pas tellement les films d’action, mais on n’a pas le choix. A
moins d’aller jusqu’à Idaho Springs.
— Non, c’est pas ça. C’est que…
Casse-Cou était la dernière production de McKay Worldwilde, la compagnie de David et,
bêtement, elle n’avait pu s’empêcher de réagir.
— Oh, zut ! grommela Rafe. Je comprends. Tu fais cette tête-là parce que c’est le dernier
film du joli cœur, c’est ça ? Ecoute, ce n’est pas comme si c’était lui qui avait le premier rôle… Il
y aura seulement son nom au générique. Tu peux quand même supporter ça, non ?
— Bien sûr, répondit-elle avec vivacité. Je suis impatiente d’y aller.
* * *

Le Majestic était l’unique cinéma de Broken Yoke. Ne fonctionnant que cinq jours par
semaine, il programmait chaque soir deux séances avec les dernières productions de Hollywood.
Avec son petit écran, ses sièges défoncés, son manque d’équipement, il était démodé, et les
mordus de cinéma qui recherchaient un confort moderne et de bonnes conditions de projection
avaient tendance à le snober et à pousser jusqu’au multiplexe d’Idaho Springs.
Addy n’était plus allée au cinéma depuis une éternité, et elle aurait tout donné pour être
ailleurs. Il n’était pourtant pas question qu’elle s’en aille, au risque de passer pour complètement
paumée aux yeux de toute sa famille, car ce soir, le cinéma était essentiellement rempli de
membres du clan d’Angelo et de connaissances. Aussi suivait-elle, résignée, Rafe qui se dirigeait
vers le centre de la salle. Encadrée par Dani et lui d’un côté, par Matt et Leslie de l’autre, elle
avait le sentiment d’être la cinquième roue du carrosse. Sa mère et son père, eux, étaient allés
directement s’asseoir dans les premiers rangs en compagnie de Nick et de Kari. Ce soir, la fille de
Nick, Tessa, gardait son petit frère, ainsi que la fille de Rafe, Frannie.
Rafe avait raison, ils allaient passer une bonne soirée. Même si le film n’était qu’un navet,
ce serait agréable de se retrouver en famille, et elle devait arrêter de souhaiter être ailleurs.
C’est alors qu’elle vit Geneva et Polly Swinburne qui se glissaient quelques rangs devant
elle. Depuis le départ de son petit-fils, Addy n’avait aperçu la vieille dame qu’une ou deux fois
dans la rue, et l’avait croisée une fois à l’épicerie. D’ailleurs, quand elles s’étaient saluées,
Geneva avait semblé gênée et n’avait pas mentionné le nom de David. En voyant les d’Angelo, la
vieille dame leur adressa un petit signe de la main avant de s’asseoir vivement auprès de son
amie, car les lumières s’éteignaient. Casse-Cou n’était sûrement pas le genre de film
qu’appréciait Geneva, et elle ne devait s’y intéresser qu’à cause de son petit-fils.
Les bandes-annonces défilèrent, sans qu’Addy y trouve le moindre intérêt. Nerveuse, elle
avait du mal à tenir en place. Mais il était trop tard pour se lever et partir.
Alors que le film commençait enfin, le logo « Une production McKay Worldwide »
s’illumina sur l’écran et ne provoqua en elle qu’une petite sensation désagréable à l’estomac.
Ouf ! Bon début… Pourtant, quand le nom de David s’afficha ensuite en tant que producteur, elle
sentit son cœur s’emballer.
« Ce n’est qu’un nom ! Arrête ça tout de suite, Addy… »
— Tout va bien ? chuchota Rafe en cherchant sa main pour la réconforter.
— Oui, murmura-t-elle.
Et elle s’employa à chasser toute pensée et tout souvenir de son esprit pour s’absorber
dans le film.
Ce qui était sûr, c’est que le film n’avait aucune chance de remporter un oscar. Très
rudimentaire, son intrigue racontait l’histoire d’un homme accusé de meurtre qui cherchait à
prouver son innocence. Si la part masculine du public semblait fort apprécier les scènes d’action,
l’histoire d’amour n’avait pas été négligée pour autant, et toutes les femmes, elle comprise,
appréciaient le physique ravageur du héros. Tout le monde, autour d’elle, semblait satisfait. Ce
qui aurait pu être aussi son cas si, dans les dernières minutes du film, alors que les bons avaient
enfin obtenu justice, elle n’avait reçu un véritable choc.
Rebecca, l’héroïne, se ruait dans la chambre de Jackson, le héros couvert de bleus et de
contusions, qui reposait sur son lit d’hôpital, pour implorer son pardon. Elle portait à ses lèvres
gonflées de collagène la main de son amoureux et suppliait d’une voix rauque :
— Pourras-tu me pardonner ? J’aurais dû te faire confiance… Tu es ce qui m’est arrivé de
mieux, et j’ai failli te perdre. Dis-moi qu’il n’est pas trop tard ! déclarait la jeune actrice.
Celle-ci était loin d’être mauvaise, et exprimait habilement un mélange de regret et
d’espoir, même si son visage avait dû connaître une bonne dizaine de passages sous le bistouri
d’un chirurgien esthétique.
Addy avait eu une grimace de dégoût en regardant cette scène. Bien sûr qu’il n’était pas
trop tard, puisqu’on était au cinéma… Ça n’avait rien à voir avec la réalité. Sur l’écran, vous
aviez toujours une seconde chance. Vous pouviez vous évertuer à démolir votre vie et parvenir
tout de même à conquérir l’homme de vos rêves. Neuf fois sur dix, ça se terminait par un happy
end pour tout le monde.
Il fallait vraiment qu’elle arrête d’aller au cinéma. C’était une perte de temps, qui en plus
ne lui valait rien de bon. Cela manquait par trop de réalisme ! Elle était en train de se le répéter
quand elle eut l’impression d’être frappée par la foudre, car l’évidence venait de surgir du néant
sans le moindre signe avant-coureur, sans aucune réflexion préalable, et sans échappatoire
possible…
De qui était-ce la faute, si son rêve de partager la vie de David avait été anéanti ? Pas celle
de David, en tout cas, car il s’était battu pour leur donner une nouvelle chance et rattraper les
années perdues, ne lui demandant en échange que six mois de sa vie. Et elle, pauvre idiote, elle
n’avait même pas voulu prendre le risque ! Pourquoi ? Par peur, par obstination, par fierté
imbécile… Et voilà qu’elle comprenait trop tard que cet amour aurait valu la peine qu’elle se
batte pour lui.
Rebecca et Jackson enfin réunis, Addy, tétanisée, resta assise dans le noir à fixer sans le
voir le générique qui se déroulait sur l’écran. C’était terrible d’avoir perdu David, mais c’était
pire encore de réaliser qu’elle était la seule à blâmer.
Etait-il vraiment trop tard ? N’y avait-il pas un moyen de sauver ce qui pouvait encore
être sauvé ?
La lumière s’alluma brusquement et elle cligna des yeux, préférant attendre, pour se lever,
que le public s’en aille.
— Alors, comment tu as trouvé ça ? demanda Rafe en secouant l’épaule d’Addy, qui
affecta un visage imperturbable, presque blasé.
Elle ne voulait pas que sa famille découvre la frénésie qui s’était emparée de son esprit.
Ils auraient pensé qu’elle était bonne à enfermer.
— Pas trop mal, répondit-elle en haussant les épaules. Je suppose que ça aurait été trop
demander que d’attendre une intrigue qui tienne debout… A ton avis, à quoi pensait le
réalisateur ? « Puisque c’est impossible de leur faire gober cette histoire, autant leur en mettre
plein la vue » ?
— Je vois que tout le monde joue les critiques, de nos jours, s’esclaffa quelqu’un dans son
dos.
David !
Addy tourna brusquement la tête et, découvrant qu’il était assis juste derrière elle, elle
comprit qu’il était là depuis le début.
Plus tard, en y réfléchissant, elle devait se dire qu’elle aurait pu réagir avec plus de
subtilité, mais dans les circonstances présentes, cela lui fut impossible. Son bonheur était trop
délirant pour qu’elle puisse garder le moindre discernement et refouler son enthousiasme. Excitée
et morte de désir, elle sauta si vite sur ses pieds que son siège se referma avec un claquement
sonore. Le cœur battant, elle enjamba le dossier pour se jeter directement dans les bras de David.
— Tu es là…, bredouilla-t-elle en l’embrassant. Tu es vraiment là !
— En chair et en os, répondit-il en l’étreignant de toutes ses forces, légèrement gêné par
sa fougue. Est-ce que je dois comprendre que tu es contente de me voir ?
— Tu ne peux pas imaginer à quel point ! avoua-t-elle, éblouie de découvrir que, malgré
toutes ses erreurs, la vie lui accordait une seconde chance. Je suis désolée, David… Si tu savais !
confessa-t-elle en fixant timidement le premier bouton de sa chemise. Comment ai-je pu être
assez stupide pour penser que je pouvais me passer de toi ? C’était une erreur… Je ne peux pas.
Je voudrais te demander comme Rebecca : « Dis-moi qu’il n’est pas trop tard »…
Elle ajouta ces derniers mots d’une voix étranglée par l’émotion.
— Est-ce que tu te rends compte que je suis loin d’être aussi séduisant que Jackson ?
répliqua David avec un regard malicieux.
— Ce n’est pas Jackson que je désire, c’est toi. Parce que c’est toi que j’aime.
Quelqu’un toussa discrètement derrière eux et Addy, en se retournant, vit Rafe qui
affichait un air finaud au milieu de tous les d’Angelo, qui s’étaient amassés dans l’allée et lui
souriaient.
— Tu m’as bien eue ! lança-t-elle à son frère en faisant mine d’être fâchée.
— Eh oui ! acquiesça-t-il. On m’avait donné pour mission de t’amener ici, et je suis ravi
de voir que mes talents de persuasion n’ont pas disparu.
— En parlant de disparaître…, commença Rose d’Angelo. Il serait peut-être temps d’y
aller et de laisser ces deux-là tranquilles. Je crois qu’ils ont des tas de choses à se dire.
— Oh non ! Pas tout de suite ! protesta Sam.
— Si, tout de suite, répliqua Rose d’un ton posé, mais sans réplique.
Son mari se le tint pour dit et fila sans demander son reste. Geneva et Polly s’étaient
rapprochées également, et la grand-mère de David se glissa entre les sièges pour prendre les
jeunes gens dans ses bras.
— Maintenant, tu sais ce qu’il te reste à faire, mon chéri, déclara-t-elle en effleurant la
joue de son petit-fils.
— Et ne t’avise pas de rater l’affaire, grand manitou, renchérit Polly.
Quelques minutes plus tard, tout le monde était parti et le cinéma était complètement vide.
Comment David s’était-il débrouillé ? Mystère, mais personne ne vint les déranger, même pas le
portier pour faire le ménage.
— Qu’est-ce que Polly voulait dire par : « Ne t’avise pas de rater l’affaire » ? demanda
Addy, intriguée.
— Elle parlait de ce que je suis venu te dire.
— David…
— Non, répondit-il en posant un doigt sur ses lèvres. La dernière fois, c’est toi qui as
parlé tout le temps. Maintenant, c’est mon tour, car j’ai fait tout ce trajet pour régler les choses
entre nous et j’ai l’intention d’y arriver, affirma-t-il d’un ton sans réplique, qui la réduisit au
silence. Voilà qui est mieux, déclara-t-il, satisfait, avant de jeter un coup d’œil autour de lui.
Est-ce que je me fais des idées ou ce cinéma aurait vraiment besoin d’un coup de jeune ?
— David, arrête de me torturer, protesta-t-elle en lui envoyant une bourrade. Ça ne te
suffit pas que je t’aie avoué que je t’aimais devant toute ma famille, au risque de me ridiculiser ?
— Non. Répète-le un peu, pour voir.
— Je t’aime, je t’ai toujours aimé, je t’aimerai toujours, et je suis prête à tout sacrifier
pour que ça marche entre nous. J’irai à Los Angeles, et je trouverai un travail là-bas parce que
pour moi, la seule chose qui compte, c’est d’être avec toi.
— Ça ne marchera jamais. Je refuse que tu viennes à Los Angeles.
— Ah bon ! Pourquoi ? s’exclama-t-elle, déconfite.
— Parce que, moi, je serai ici, et que si tu vas là-bas, ça ne me simplifiera pas les choses.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Casse-Cou est mon dernier film en tant que producteur. Je vais vendre ma boîte et
abandonner la production de cinéma. J’espère que cette vente va me rapporter gros, parce que,
pendant un certain temps, il va bien falloir que l’argent provienne de quelque part. A ton avis,
quel est le prix d’une maison à Broken Yoke, en ce moment ?
— Tu veux dire que tu prends ta retraite ? demanda-t-elle, ébahie.
— Bien sûr que non. J’ai des tonnes de projets. Je crois que le moment est venu de
vérifier si j’ai toujours le feu sacré, comme documentariste.
— Tu es sérieux ? demanda-t-elle en s’écartant légèrement pour vérifier qu’il ne
plaisantait pas.
— Il vaudrait mieux. Je viens de passer un mois à réorganiser ma vie pour y arriver.
Alors, qu’est-ce que tu dis de ça ? Pour tourner mes documentaires, il me faudra d’abord faire des
voyages exploratoires. Tu pourrais m’accompagner et porter ma caméra, si ton travail à l’écurie
t’en laisse la possibilité, bien entendu. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Oui, répondit-elle, ravie.
Et ce petit mot était sorti si facilement qu’elle le répéta en pressant sa bouche contre la
sienne pour y déposer un baiser plein de sensualité. David caressa de ses lèvres la délicate
coquille de son oreille, et souffla son haleine chaude sur la peau de sa joue.
— Est-ce que tu réalises que, cette fois, c’est moi le boss, et qu’il va falloir m’obéir ?
— D’accord. A condition que je sois ton assistante.
— J’ai une meilleure idée. Qu’est-ce que tu dirais plutôt d’être ma femme ? Ça serait
beaucoup plus pratique. Je pense que tu devrais accepter qu’on se marie le plus rapidement
possible pour faciliter les choses.
Addy le considéra, effarée. Il avait les yeux brillants d’excitation, et un sourire timide qui
lui perçait le cœur.
— Dis quelque chose, implora-t-il enfin.
— Je ne peux pas. Je suis…
— Quoi ? C’est incroyable ! Pour une fois, Adriana d’Angelo n’a rien à répliquer. Ça,
c’est un spectacle qui vaut le coup d’œil. On a perdu dix ans, dit-il en reprenant son sérieux, alors
qu’elle ne répondait toujours pas. Pour moi, c’est un véritable crève-cœur. Je refuse qu’on perde
dix ans de plus. Je ne veux même pas perdre dix minutes. Je veux que tu m’épouses.
— Tu sais que je désire des enfants.
— Et alors ? Ça te gêne que ce soient les miens ?
— Pas le moins du monde.
— Alors, on n’a qu’à faire ça à l’ancienne et fabriquer un bébé tous les deux, déclara-t-il
en prenant son visage dans ses mains.
Et il s’empara de sa bouche, en un baiser passionné et plein de promesses.
A mesure que cette étreinte s’éternisait, Addy sentait l’allégresse gonfler son cœur. Elle
soupira de plaisir en s’abandonnant contre lui, car, pour elle, c’était un délice presque
insoutenable de se retrouver ainsi dans ses bras.
— Je suis si malheureuse, depuis que tu es parti…, avoua-t-elle.
— Je sais.
— Comment le sais-tu ? s’étonna-t-elle en relevant la tête.
— Ta famille m’a tenu au courant, ainsi que ma grand-mère. Il a bien fallu que je les
informe rapidement de mes projets pour éviter que tu ne te retrouves enceinte ou que tu tombes
amoureuse de quelqu’un d’autre dans l’intervalle…
— Amoureuse de quelqu’un d’autre ? Quelle idée saugrenue !
— C’est bien ce que j’espérais, l’entendit-elle murmurer à son oreille tandis qu’elle se
pressait contre sa poitrine.
— Tu étais bien sûr de toi !
— C’est maintenant que je le suis, répondit-il en lui prenant le menton pour la forcer à le
regarder dans les yeux. Addy, pendant des années, je suis resté étranger à ma propre vie, mais
quand je suis revenu ici, que je t’ai retrouvée, j’ai eu la sensation que le temps s’évanouissait
d’un seul coup. C’est une femme comme toi que je désire, une femme qui croit en moi… Et je
t’aime tant que je veux employer le reste de ma vie à te rendre heureuse d’être mon épouse.
Une onde de plaisir la traversa et elle se lova contre David. Les hanches rivées aux
siennes, les bras enserrant son torse avec tant d’énergie qu’elle pouvait sentir ses côtes contre sa
poitrine, ils restèrent ainsi, immobiles. A échanger des baisers tandis qu’il lui passait doucement
la main dans les cheveux et caressait sa peau de son souffle chaud, provoquant dans ses veines
une éruption de désir brûlant.
Malgré son trouble, un bruit dans l’allée la fit réagir et elle tourna la tête. Son père était
revenu.
— Dites donc, vous deux, ça suffit comme ça. Vous n’allez pas passer l’éternité à vous
faire des mamours. Tout le monde vous attend. On a faim, et on veut aller au restaurant chinois
pour célébrer ça, déclara-t-il avec un regard complice, avant de retourner sur ses pas.
— Nous ne sommes pas obligés d’y aller, protesta Addy.
— Bien sûr que si ! s’exclama David. Après tous les efforts qu’ils ont déployés pour nous
remettre ensemble, si tu crois que ton père et ma grand-mère vont nous laisser nous éclipser
comme ça…
— Tu as raison, il n’y a aucune chance.
— De plus, si je dois faire partie d’une famille italienne innombrable, autant que je m’y
habitue tout de suite, reprit David en lui prenant la main pour la conduire vers la sortie.
Et, fermement accrochée à son bras, le cœur plein d’amour, Addy partit rejoindre leurs
parents.
Épilogue
C’était déjà l’été. Pourtant, la vie n’avait pas encore repris son cours normal, et les mois
qui s’étaient écoulés depuis cette soirée au cinéma semblaient n’avoir duré que le temps d’un
battement de paupières. Il s’était passé tant de choses durant cette année déterminante, qui avait
apporté tant de changements décisifs dans leurs existences : le mariage, l’emménagement dans
leur maison à Broken Yoke… mais aussi son lot de concessions et de petits ajustements. Car tous
les deux avaient dû apprendre à se plier aux goûts et aux dégoûts de l’autre, comme le font
invariablement les amoureux de fraîche date. Ce qu’ils étaient, d’une certaine façon…
Quelquefois, cela représentait un vrai défi et, d’autres fois, ils avaient l’impression d’être au
paradis, quand ils faisaient, par exemple, l’amour sous les étoiles pendant des nuits entières.
En tout cas, ils avançaient et traçaient leur chemin jour après jour.
— Que tu me croies ou non, j’ai le trac, déclara David en se plaquant derrière Addy, qu’il
avait entraînée dans la bibliothèque de l’hôtel à l’insu des invités, en l’encerclant de ses bras.
— Tu ne devrais pas, répliqua-t-elle en se retournant pour lui faire face. Tu as fait un
travail formidable.
— Oui, mais ta famille a la réputation d’être coriace.
— Rassure-toi, si quelqu’un s’avise de te jeter des tomates, il aura affaire à moi.
David posa ses mains sur le ventre plat de son épouse, qui n’allait plus le rester
longtemps. En effet, le médecin venait de leur confirmer la bonne nouvelle, ce qui n’était pas
vraiment une surprise puisqu’ils s’employaient depuis des mois à concevoir un enfant.
— Qu’est-ce qu’on va dire de moi, si je me réfugie derrière une femme enceinte ?
— On dira que je t’adore et on aura bien raison, répliqua Addy qui se laissa aller contre
lui, ne résistant pas à la tentation d’explorer des territoires légèrement scabreux pour la
circonstance, vu que tout le monde les attendait dans la salle à manger.
Comme c’était dur, de résister au sex-appeal de David… Chaque fois qu’il s’approchait
d’elle, elle avait l’impression d’être une adolescente enamourée… Comme ce soir, d’ailleurs, où
elle n’aspirait qu’à s’échapper avec son mari vers le lac pour profiter de la caresse de la brise
estivale tout en se câlinant langoureusement. Mais, c’était impossible. Ou, en tout cas, pas tout de
suite… Ce soir, son père avait réservé la salle à manger pour une grande soirée familiale privée,
car, après avoir célébré des centaines d’anniversaires et de mariages, l’hôtel, pour la première
fois, fêtait la présentation d’un documentaire, celui de David : En leur mémoire, qui, après des
mois de tournage et de montage, était enfin prêt.
Il se trouvait que son mari, inspiré par la randonnée de sa grand-mère, avait décidé de
réaliser un film sur les différentes façons d’honorer les morts qu’on avait aimés et,
qu’accompagné d’Addy, il s’était mis en quête de familles qui gardaient vivace le souvenir de
leurs chers disparus.
Ils avaient pu rencontrer des cas vraiment originaux et avaient interviewé un homme qui
s’était fait tatouer le portrait de sa femme défunte sur tout le corps ; les membres d’une famille
qui avaient fondé de toutes pièces une bibliothèque en l’honneur de leur mère, amoureuse des
livres ; deux femmes de l’Alabama qui avaient perdu leurs pères à la guerre et fabriquaient des
ours en peluche, tous différents, réalisés à base de vieux uniformes recyclés, pour que les soldats
disparus ne soient jamais oubliés…
Il était difficile d’imaginer que des éléments aussi disparates puissent se combiner pour
construire une œuvre cohérente, et pourtant, le résultat était là. Quand Addy avait regardé le film
en cours de montage, elle l’avait trouvé non seulement impressionnant et triste, mais aussi
mystérieux, touchant et divertissant. Alors, maintenant qu’il était terminé, elle était persuadée que
le public ne pourrait résister à un thème aussi universel. David, lui, restait plus sceptique, car il
savait bien qu’il n’y avait aucune recette pour obtenir un succès au cinéma. Il était pourtant fier
de son film, et croyait assez en ses qualités pour le présenter en août à un festival de cinéma, où
Addy comptait bien l’accompagner.
Mais, avant toute chose, son mari tenait à montrer le film à leur famille et à leurs amis.
Aussi avait-il loué le Majestic et organisé une avant-première où il avait convoqué tous ceux
qu’ils connaissaient. Maintenant que tout le monde était de retour à l’hôtel pour boire un verre et
échanger ses impressions, Addy et lui ne pouvaient plus reculer : il était temps d’aller les
rejoindre. Elle serra fortement la main de David pour lui communiquer sa confiance. Le large
sourire qu’il affichait semblait démentir le trac qu’il lui avait confessé. Ils pénétrèrent dans la
salle à manger bondée et furent immédiatement accueillis par une chaleureuse salve
d’applaudissements, tandis qu’une foule de parents et d’amis, qui semblaient tous avoir apprécié
le film, se pressaient à leur rencontre.
C’était un grand moment pour David, et Addy souhaitait qu’il en profite au maximum.
Aussi s’écarta-elle un peu, comme lui-même l’avait fait, la semaine précédente, après l’annonce
de sa grossesse, quand elle avait reçu les congratulations de toute sa famille. Maintenant, c’était
son tour d’être félicité.
Fière de l’œuvre de son époux, Addy restait un peu en retrait, à écouter les compliments
et les encouragements que prodiguaient tous ceux qui s’empressaient autour de David. Et c’est
ainsi qu’elle entendit même Polly Swinburne, qui avait pourtant la dent dure, affirmer à son mari
qu’il avait l’œil d’un grand cinéaste.
Ses parents et la grand-mère de David arrivèrent à leur tour et Geneva, les yeux humides,
étreignit son petit-fils.
— Oh ! David, c’était magnifique, murmura-t-elle, bouleversée. Ton grand-père aurait été
fier de toi…
— Ça me fait plaisir que tu dises ça, grand-mère, parce que j’ai beaucoup pensé à lui en
travaillant sur ce film, répondit David qui se détendait à vue d’œil.
Même si c’était un homme sûr de lui, Addy savait que le succès de ce film était vital pour
lui.
— Fantastico ! s’exclama Sam, toujours aussi démonstratif, en faisant de grands gestes
comme s’il saluait la victoire de son équipe de football favorite. Tu es sûr que tu n’es pas italien ?
lança-t-il à son gendre d’un ton inquisiteur. On peut dire que tu sais parler des émotions
humaines, mon gaillard !
Tous ses admirateurs submergèrent David de questions sur le montage du film, les
festivals où il avait une chance d’être sélectionné, la stratégie publicitaire qui accompagnerait sa
sortie… Tandis que Sam entreprenait d’expliquer à Geneva le moment qu’il avait préféré, David
se pencha vers Addy.
— Je n’y serais jamais arrivé sans toi. Je sais comment produire un succès commercial,
mais c’est toi qui as injecté à ce film toute son humanité, murmura-t-il tendrement en effleurant
sa joue, tandis qu’Addy, qui regrettait de ne pouvoir s’éclipser avec lui, lui répondait par un petit
sourire.
— Tu vois, Rose, déclara Sam à qui rien n’échappait, Geneva et moi, on a bien eu raison
de s’échiner à réunir ces deux-là… On est très doués pour ce genre de choses.
— Je me demande bien en quoi vous pouvez être doués tous les deux, répliqua son
épouse.
— Si tu veux le savoir, je te ferai une petite démonstration, cette nuit, cara, répliqua Sam
en l’enveloppant de ses bras.
— Tiens-toi bien, Sam, rétorqua Rose, en affectant un ton choqué, tandis que Dani et
Rafe, bras dessus, bras dessous, venaient à leur rencontre.
Addy les complimenta avec enthousiasme, car elle n’avait pas eu souvent l’occasion de
les voir depuis la naissance de leur adorable petit garçon, Anthony, deux mois auparavant.
— Alors, est-ce que tu as un nouveau projet de film ? demanda Dani en se tournant vers
David.
— Pour le moment, j’ai trop de pain sur la planche. On a un sacré boulot, mon assistante
et moi, répondit-il en lançant un regard affectueux à sa femme. On doit peindre la chambre
d’enfant, il faut monter tout le mobilier… Je n’imaginais pas que la naissance d’un enfant
nécessitait autant de trucs.
— Moi non plus, s’esclaffa Rafe. Eh oui, avec un bébé, finie, la vie de bohème ! Mais tu
vas t’y habituer, tu vas voir…
— Je vous aurai prévenu, déclara Sam, qui ne ratait jamais une occasion de mettre son
grain de sel. Et attendez un peu d’avoir une famille nombreuse, vous aurez l’impression de vivre
dans un hall de gare !
Un peu inquiète, Addy ne pouvait s’empêcher d’épier la réaction de David. Longtemps,
elle s’était demandé avec angoisse comment il réagirait le jour où elle lui apprendrait qu’elle était
enceinte ; il avait eu beau se montrer enchanté, sembler aussi excité qu’elle et partager le moindre
épisode de sa grossesse… cela restait pour lui un changement considérable.
— On n’en est pas encore là, répliqua-t-elle. Avant que je ne prenne trop de poids,
j’aimerais bien qu’on retourne à notre endroit préféré et qu’on profite de notre solitude à deux
pour la dernière fois, avant l’arrivée du bébé. Ça doit être possible, non ?
Depuis que David était revenu à Broken Yoke, ils avaient pris grand plaisir à explorer les
coins les plus reculés des environs et, comme Geneva et Herbert avaient élu Devil’s Smile, David
et elle avaient gardé une grande tendresse pour la grotte où ils s’étaient réfugiés et avaient dérobé
les gravures rupestres à la vue des curieux.
— Si tu te sens d’attaque, pas de problème, répondit David. Si je comprends bien, c’est
moi qui serai le boss ?
— Le boss, l’infirmier, le masseur, l’homme à tout faire… tout ce que tu voudras,
répliqua-t-elle avec un clin d’œil. Tant qu’on y va ensemble, toi et moi.
— Cette fois, on se passera de mule. J’ai horreur des mules.
— Tu as raison, pas de mules.
— Et j’emporterai plein de glace.
— Ta grand-mère a raison, tu ne sais pas voyager léger.
— Pendant que j’y suis, je vais peut-être même emporter mon ordinateur, répliqua David,
qui ne voulait pas lui laisser le dernier mot. Il faut que je me mette d’arrache-pied à mon nouveau
projet.
Addy doutait fort qu’il ait le temps de travailler efficacement, une fois à la grotte, mais ce
n’était pas le moment idéal pour le lui faire remarquer, environnés comme ils l’étaient par tous
les membres de leurs familles. Elle sourit intérieurement en pensant que son père, sa mère et tous
les autres se doutaient bien que ce n’était pas seulement pour admirer le paysage qu’ils partaient
si souvent en excursion.
Elle abandonna David, qui discutait avec Matt, pour se rendre en compagnie de Leslie
jusqu’au buffet des desserts. En chemin, elles croisèrent Frannie, la fille de Rafe, qui portait une
assiette surchargée de gâteaux. L’air coupable, la fillette de huit ans s’apprêtait à s’esquiver,
quand Addy l’attrapa par sa blouse et la fit se retourner.
— Est-ce que ta mère est au courant que tu dévalises les desserts ? demanda-t-elle avec un
sourire.
— Oui, c’est elle qui m’a envoyée… Tous ces gâteaux sont pour elle, affirma Frannie.
Et, avant qu’Addy ait pu réagir, elle prit la poudre d’escampette et se dirigea vers Dani
qui discutait près de la porte avec le shérif Bendix.
— Tu crois que c’est vrai ? s’inquiéta Leslie.
— Ça se pourrait, répondit Addy en se servant à son tour. Dani a pris pas mal de poids
pendant sa grossesse et elle se plaint toujours de ne plus pouvoir manger comme deux. Il faut
avouer que les desserts de maman sont si bons que ça ne me fait pas peur de grossir, même si je
deviens tellement énorme que les éléphants me jetteront des cacahuètes quand je me promènerai
au zoo, dit-elle en engloutissant une bouchée de gâteau à la framboise et au chocolat blanc.
Les deux femmes éclatèrent de rire et se resservirent avant de se mettre à discuter de la
dernière visite d’Addy chez le gynécologue. C’était formidable que Leslie fasse partie de la
famille, car elle se rendait très utile par son métier d’infirmière, tout en étant une merveilleuse
amie.
Matt vint les rejoindre et plongea dans la crème pâtissière comme à son habitude. La
dernière fois qu’elle l’avait vu, il parlait avec son mari, mais elle eut beau faire le tour de la salle
des yeux, elle ne l’aperçut nulle part.
— Je croyais que tu étais avec David ? demanda-t-elle à son frère.
— Oui, mais maintenant il est à la bibliothèque et discute avec Polly-la-parano.
— Avec Polly ! s’exclama Addy en lui envoyant une bourrade. Tu l’as abandonné aux
mains de Polly ! Tu devrais avoir honte !
— Pourquoi ? C’était chacun pour soi. J’ai sauvé ma peau.
— Je me demande bien de quoi ils peuvent discuter.
Polly Swinburne était notoirement connue dans tout le pays pour son obsession des
complots. Elle professait les théories les plus variées : du lait contaminé par les Cubains en
Floride, jusqu’à la machine à contrôler le climat, inventée par les Hollandais, qui n’auraient eu
comme seul objectif que de rendre fous à lier leurs voisins européens.
— Elle voulait lui parler de son histoire, répondit Matt sans lever le nez de son assiette.
— Quelle histoire ?
— Tu sais bien. Ses arrière-arrière-grands-parents et toute leur famille qui ont été
assassinés par un groupe de perfides colons de Broken Yoke, parmi lesquels figureraient certains
de nos ancêtres, paraît-il. Elle pense que ça ferait un film du tonnerre, et je crois qu’elle a coincé
David pour lui raconter toute l’intrigue.
— Oh non, le pauvre ! protesta Addy. A ton avis, est-ce qu’il y a une chance que je puisse
aller à sa rescousse ?
— Pourquoi ? C’est un grand garçon. Il peut se débrouiller tout seul. D’ailleurs, il sait
comment est Polly. Il la connaissait avant de partir.
— Oui, mais elle ne s’est pas arrangée depuis, rétorqua Addy, ce qui provoqua l’hilarité
de Matt et de Leslie.
— Vous ne connaissez pas la meilleure, déclara sa belle-sœur. Le mois dernier, Polly est
arrivée ventre à terre à la clinique en nous mettant en garde contre une nouvelle maladie et en
affirmant que seul Matt était en mesure de la guérir. Non mais, tu imagines ?
— Il faudrait peut-être que je me rue dans la bibliothèque, en faisant comme si je ne
pouvais pas me passer de mon mari, suggéra Addy.
— En faisant comme si tu ne pouvais pas te passer de moi ? protesta une voix à son
oreille, tandis que des bras puissants l’enveloppaient par derrière. Pas de doute, notre lune de
miel est bien terminée !
Addy rit et se serra contre David pour l’embrasser avec tant de fougue qu’il ouvrit de
grands yeux.
— Alors ? Tu penses toujours que notre lune de miel est à l’eau ? demanda-t-elle en
s’écartant de lui un peu hors d’haleine.
— Je me suis peut-être un peu avancé, répliqua-t-il en lui caressant gentiment la joue. Tu
t’inquiétais pour moi ?
— J’étais complètement affolée, tu veux dire… Qu’est-ce que Polly te voulait ?
— Me raconter une vieille histoire. Je me demande pourquoi les fondateurs de Broken
Yoke auraient voulu assassiner sa famille…
— S’ils étaient tous comme elle, c’était une bonne raison, vous ne trouvez pas ? rétorqua
Matt.
Ils discutèrent encore de l’histoire des Swinburne, et David leur avoua qu’il avait accepté
de compulser les trois caisses de documents que Polly avait pieusement collectés, afin de prouver
que ses ancêtres avaient bien été victimes d’un meurtre prémédité.
— Je lui ai expliqué que ce n’était malheureusement pas le genre de sujet qui m’attirait,
mais que j’allais en parler à Rob. Il me doit une faveur. Comme ça, le texte de Polly sera lu. Et
qui sait ? Il y a peut-être un fond de vérité dans l’histoire qu’elle raconte…
— Et toi, sur quel sujet veux-tu travailler maintenant ? demanda Leslie.
— Je pense à un gros projet, qui ne demandera pas trop de déplacements, mais des heures
et des heures de recherche. Heureusement que j’ai sous la main tout le matériau dont je pourrais
avoir besoin.
Addy le regarda, interloquée. Il ne lui avait jamais encore parlé de ce fameux projet. L’air
amusé, David étendit les bras, comme s’il se voyait déjà devant la façade du cinéma.
— Je crois que je vais l’intituler, Exploration au cœur d’une famille italienne. Qu’est-ce
que vous en pensez ?
— Avec ça, tu vas encore faire un tabac, répliqua Matt, tandis que tous riaient de bon
cœur. Et cette fois, on pourra partager pas mal de choses avec toi.
— Vous avez déjà commencé, répliqua David qui lança à Addy un regard attendri et
fervent. Qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce que vous vous sentez prêts à m’aider à expliquer au
monde tout ce qu’on doit savoir pour faire partie d’une grande famille comme la vôtre ?
— Il n’y a qu’une seule chose à savoir, répondit Addy en se pressant contre lui pour
l’embrasser. Etre un d’Angelo, ça signifie être aimé.
Titre original : THE RETURN OF DAVID McKAY
Traduction française : FRANÇOISE RIGAL
HARLEQUIN®
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Paysage : © FOTOLIA / ROYALTY FREE
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© 2006, Ann Bair. © 2007, Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-6258-3
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