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Un prince pas comme les autres

De Liz Fielding
1.
— Licenciée ? Comment ça, licenciée ?
Devant l'incrédulité de sa grand-tante, Laura leva les yeux au ciel.
— Jetée dehors, à la porte, virée !
Une fois de plus, songea-t-elle en soupirant.
— Je connais le sens des mots, ma chérie. J'aimerais juste que tu
m'expliques le motif de ton licenciement.
— Comme d'habitude, Joy. Mon incapacité à me concentrer sur
ma tâche, ma distraction congénitale ! Selon mon patron, je fais
plutôt partie des pertes que des profits de son entreprise...
Elle leva son verre avec un geste théâtral.
— Je porte un toast à l'enterrement de ma carrière de journaliste !
Et elle en avala d'un trait le contenu.
Elle aurait voulu jeter le verre au feu pour symboliser la fin de tous
ses vieux rêves, mais comme le salon de sa grand-tante ne
comportait pas de cheminée, elle dut modérer son élan. Le briser
contre un radiateur n'aurait pas eu le même panache. Elle se
contenta de le tendre à Joy pour qu'elle le remplisse, ce que celle-ci
fit aussitôt, avant de poser devant elle un bol de pistaches en guise
de réconfort.
— Raconte-moi tout. Qu'as-tu encore inventé cette fois-ci pour
t'attirer les foudres de ton patron ?
Le ton de Joy indiquait clairement qu'après avoir fait jouer toutes
ses relations pour trouver un travail à sa petite-nièce, elle
n'appréciait pas particulièrement sa désinvolture.
— Rien ! protesta Laura.
C'était justement ce que lui reprochait son boss... n'avoir rien fait.
— Bon, d'accord, j'ai fait quelque chose.
— Le contraire de ce qu'on t'avait demandé, je parie.
— Mais je me suis conduite comme n'importe quelle personne
douée d'un peu d'humanité l'aurait fait !
— D'accord, opina Joy en remplissant encore son verre et en
l'incitant à continuer.
— J'avais été désignée pour couvrir une manifestation de personnes
âgées. Mon directeur...
— Trevor Mc Carthy, pourquoi ne pas le nommer ? Je l'ai connu à
un âge où il ne pouvait même pas épeler le mot « journaliste ».
L'image de son redoutable directeur en culottes courtes égaya un
instant Laura.
— Oui, Trevor. Donc, il m'avait dit que je n'aurais aucun problème
avec un événement de ce genre.
— Mais il ignorait que tu attires les problèmes. D'ailleurs, cela
pourra peut-être te donner l'occasion de faire un jour le reportage le
plus croustillant de la planète !
— Si je parviens à rester journaliste... En l'occurrence, il s'agissait
d'une mission vraiment facile. Si facile, disait Trevor, qu'un enfant de
dix ans aurait pu l'assurer.
« Mais sans doute ne suis-je même pas de ce niveau-là », songea
Laura en soupirant...
— Je devais juste faire quelques interviews et prendre des photos
du défilé des papys et mamies, selon l'expression de Trevor.
A ces mots, Joy lui lança un drôle de regard. Embarrassée, Laura
reprit précipitamment :
— Vraiment, je ne cherchais pas à compliquer les choses. J'ai
seulement demandé à un couple adorable pourquoi ils se trouvaient
là en train de crier des slogans au lieu de rester bien au chaud
devant leur télé avec une tasse de thé et des tartines.
— Mon Dieu ! Et ils t'ont tapé dessus avec leurs pancartes, non ?
— Pas du tout. Ils m'ont répondu que les gens avaient un tas de
préjugés sur le troisième âge. J'ai pensé à toi qui refuses
d'abandonner toute activité physique et qui pars encore de temps à
autre en expédition dans la jungle. Mais...
— Mais ?
— Tout à coup, le vieux monsieur qui me parlait est tombé évanoui
devant moi ! Je ne pouvais tout de même pas rester sans réagir !
— Evanoui ?
— Oui, et sa femme a pensé qu'il avait une crise cardiaque. Plus
tard, on a su qu'il avait eu seulement un petit malaise dû à l'émotion,
mais sur le moment, j'ai cru moi aussi que c'était grave.
— Alors, tu as appelé une ambulance et tu as poursuivi ton
reportage...
— Non, je les ai accompagnés aux urgences. Il y avait un monde
fou parce qu'une explosion venait de se produire dans un quartier
voisin. On avait cherché à me joindre d'ailleurs, pour que je quitte la
manifestation et que je me dépêche d'aller couvrir l'accident en
question. Mais évidemment, on m'avait demandé d'éteindre mon
portable à l'hôpital et je n'ai pas eu le message.
— Mais, Laura, tu aurais dû appeler ton journal pour leur signaler
ce qui se passait !
— Je ne pouvais pas laisser la vieille dame seule en pleine détresse.
Je suis sûre que tu comprends ça, Joy.
— Oh oui, je comprends..., acquiesça l'intéressée sur un ton qui
laissait deviner à quel point elle prenait sa nièce pour une gentille
idiote.
— Quand le médecin a eu fini de l'examiner, je suis retournée à la
manif, mais j'avais manqué une petite émeute après laquelle trente-
deux personnes âgées avaient été arrêtées pour détérioration de
matériel municipal.
— Mais tu avais un sujet magnifique sur un pauvre vieil homme trop
excité qui s'était évanoui.
— Euh... non, pas vraiment.
— Comment ? Tu pouvais au moins tirer une petite histoire
attendrissante de l'incident !
— Leur fils occupe un poste important à la mairie et ils m'ont
demandé de ne pas les citer.
— Mon Dieu ! Alors, que vas-tu faire maintenant ?
— Trevor pense que je devrais tirer une croix sur ma carrière de
journaliste... Il m'a suggéré de mettre à profit mon bon cœur en
exerçant une profession qui s'y prête — bonne d'enfants, par
exemple !
Joy laissa échapper un profond soupir.
— Tu es peut-être encore un peu jeune, en effet, Laura, un peu
trop sensible.
— Trevor n'a pas choisi des qualificatifs aussi bienveillants. Il m'a
chassée de son bureau en me priant de ne jamais y remettre les
pieds, sauf si j'avais un reportage digne de ce nom à lui proposer.
— Eh bien, il te laisse donc une dernière chance !
— Je ne le crois pas. J'ai bien compris que s'il n'osait pas carrément
m'insulter, c'était seulement à cause de ton amitié avec le
propriétaire de son journal.
Joy s'approcha de sa petite-nièce et la prit par le menton.
— Laura ! Tu ne vas pas t'avouer vaincue, tout de même ! Qu'as-tu
fait de ton ambition de devenir une grande journaliste ?
— C'était ton exemple qui me poussait, Joy. Mais toi, tu aurais su
tirer parti de la situation. Si seulement j'avais été capable de faire un
papier sur la détresse des personnes âgées et leur malaise de ne pas
être écoutées, puisque je compatissais sincèrement avec elles !
— Voyons, Laura, au lieu de t'accabler de reproches, essaie de
voir le côté positif de cette petite aventure. Tu n'as pas perdu ton
temps aujourd'hui, tu as appris quelque chose.
— Oui, mais...
— Ecoute, ce que tu devrais tenter, c'est un bon vieux sujet qui plaît
toujours, comme la vie privée d'une célébrité, par exemple.
— Oh, excellente idée... Tu te fiches de moi ?
— Je ne prétends pas que ce soit facile. Rappelle-toi, je ne t'ai
jamais caché les difficultés du métier.
— Mon père était alpiniste, ma mère écrivait des récits de voyage,
et toi, tu as passé la moitié de ta vie en réalisant des reportages sur
les pires conflits de la planète... C'est à croire que je n'ai pas hérité
des gènes de la famille !
Joy se contenta de poser une main sur son bras sans prononcer un
mot de commentaire. Laura secoua la tête d'un air désolé.
— Non, je ne me sens pas capable de dénicher un scoop sur des
gens célèbres. D'ailleurs, excuse-moi, mais ce n'est pas ma tasse de
thé.
— Tu n'as pas vraiment le choix, ma chérie. A moins que tu ne
décides de tout abandonner.
— Tu sais bien que je désapprouve ce que font les journalistes
auxquels tu fais allusion. Moi, je n'arriverais jamais à fouiner dans la
vie des gens, ou alors... il faudrait qu'ils me soient vraiment
antipathiques, au point que j'en oublie ma mauvaise conscience.
— Ce que tu dois trouver, c'est quelqu'un de très mystérieux, qui ne
donne jamais d'interviews. Tiens, quelqu'un comme ça !
Joy posa l'index sur la première page d'un magazine qui se trouvait
devant elles. Laura se pencha pour voir la photo. Il s'agissait d'un
homme en tenue de soirée, qui portait un nombre impressionnant de
décorations.
— Qui est-ce ?
— Son Altesse Serenissime Alexander Michael George Orsino,
prince de Montorino.
Le personnage en question semblait avoir une trentaine d'années. Il
possédait une chevelure noire et des sourcils épais qui lui donnaient
un air horriblement sévère malgré la beauté de ses traits. Sa haute
stature et sa mine arrogante complétaient cette impression de
froideur. D'emblée, Laura ne se sentit aucune sympathie pour lui.
— Montorino ? C'est une de ces petites principautés d'Europe
célèbres pour leurs montagnes, leurs lacs et leurs châteaux du
Moyen Age ?
— On peut dire ça. Et voilà le souverain à la mine avenante de l'une
d'entre elles !
Sur la photo, ledit souverain s'avançait dignement sur un tapis rouge
avec l'assurance d'un potentat de haute lignée. Laura avait la
sensation que ces yeux noirs fixaient les siens avec un air de défi.
Elle en frémit un peu et reposa brusquement le magazine.
— Tu rêves, Joy. Jamais je ne serai capable d'obtenir une interview
de ce type-là.
Dieu soit loué, faillit-elle ajouter... Sa grand-tante secoua la tête.
— Vraiment, ma chérie ? Dans ce cas, je crois que Trevor a raison.
Tu sais, une bonne nounou gagne très bien sa vie, après tout.
Pendant ce temps-là, dans une somptueuse résidence londonienne,
un majordome zélé frappait à la porte du maître des lieux.
— Excellence...
— Que se passe-t-il, Karl ?
— Loin de moi l'idée de vous alarmer, Excellence, mais Son
Altesse Mademoiselle Katerina est introuvable.
— Ne vous inquiétez pas, Karl, elle a dû se cacher pour nous faire
peur. Elle était furieuse parce que je lui ai interdit d'aller retrouver
ses camarades en boîte de nuit.
Sans plus de commentaire, le souverain se replongea calmement
dans l'étude d'un dossier posé devant lui. Pourtant, au bout de
quelques minutes, il releva la tête. Il ne se sentait pas inquiet, non,
mais légèrement contrarié. Certes, Katerina n'avait que dix-sept
ans, elle était trop jeune pour aller en discothèque, mais elle n'avait
plus l'âge d'aller au lit après une remontrance. En réalité, elle avait
juste l'âge où on rend infernale la vie de ses proches.
Evidemment, il avait eu dix-sept ans, lui aussi, et il était enclin à
l'indulgence. Mais dans la mesure où il avait la responsabilité de
veiller temporairement sur sa nièce, il ne devait pas se montrer trop
laxiste. S'il le fallait, il pourrait même prendre la décision de
l'éloigner des tentations de la grande ville pour la renvoyer au
Montorino jusqu'à ce qu'elle apprenne à se conduire en princesse.
Si sa propre sœur avait échoué jusque-là dans l'éducation de sa
fille, il gardait tout de même l'espoir que Katerina devienne un jour
raisonnable.
Un discret toussotement de Karl vint interrompre ses pensées.
— Nous avons cherché partout, Excellence, et même dans le
grenier.
— Les adolescents sont rusés, Karl. Je suis sûr qu'elle est bien
camouflée quelque part. Elle n'aurait pas pris le risque de sortir sans
l'officier de sécurité qui l'accompagne toujours. Et de toute façon,
elle n'aurait pas pu franchir la porte sans être vue !
— Non, sans doute, Excellence, admit le majordome avec un
soupçon d'hésitation dans la voix.
Il ne pouvait évidemment pas affirmer à son souverain qu'il était
persuadé du contraire...

Laura s'éveilla tôt ce jour-là. Son sommeil avait été troublé de rêves
stupides, hantés par l'image du prince Alexander. Son regard noir la
poursuivait et semblait lui dire en ricanant : « Attrape-moi si tu peux
! » Elle résolut de l'oublier. Et comme elle n'avait pas à se rendre à
son travail, elle décida d'aller courir un peu.
En revenant de ce petit exercice matinal, elle prit une douche et se
prépara un café bien fort. Enfin, après un petit déjeuner roboratif,
elle entreprit de consulter Internet pour tenter de trouver du travail.
Hélas, il n'y en avait aucun pour elle.
Joy avait peut-être raison. Si elle essayait d'apporter à Trevor un
papier bien croustillant sur un personnage célèbre, elle aurait une
chance d'être réintégrée au sein de la rédaction. Elle jeta un coup
d'œil de loin au magazine que son aïeule l'avait forcée à emporter...
bien inutilement d'ailleurs : l'image de Son Excellence le prince
Alexander était imprimée dans sa tête. Elle se resservit une tasse de
café en examinant la photo pour la centième fois. Curieusement, elle
sentait monter en elle l'envie de forcer ce visage trop impavide à
s'animer un peu. Mais comment ? Les informations qu'elle avait
glanées à son sujet sur le net étaient bien maigres. Sur le site
concernant le Montorino, le prince était décrit comme un souverain
moderne, actif dans la promotion de son pays, apprécié dans le
monde des affaires. Assommant, traduisit-elle aussitôt.
Elle imprima les informations concernant l'histoire du petit Etat et de
la famille princière, et aussi quelques photos. L'une d'entre elles la
touchait particulièrement : celle d'Alexander enfant assistant aux
funérailles de ses parents, morts dans le naufrage de leur yacht alors
qu'il n'avait que six ans. C'est alors qu'il avait hérité du titre de
prince puisque la couronne ne pouvait revenir à ses sœurs selon la
loi de son pays.
Cette seule information suffisait à révolter Laura. Décidément, ce
n'était pas seulement l'architecture qui était médiévale dans la
principauté ! Joy avait raison quand elle disait qu'avec cet homme-
là, au moins, elle ne courrait pas le risque de laisser son bon cœur
prendre le pas sur son métier de journaliste. Jamais il ne gagnerait
sa sympathie !
Mais comment allait-elle s'y prendre pour l'approcher, elle qui
n'avait jamais eu accès par son travail à aucune tête couronnée ?
Comble de malchance, le prince Alexander était réputé pour ne
jamais accorder d'interview !
Aucun scandale, aucun ragot n'étaient venus ternir le nom de la
famille Orsino durant les dernières décennies. Le prince était
célibataire, mais pas play-boy. Il ne fréquentait ni actrice ni
mannequin vedette. Un vrai cauchemar pour les paparazzi. Et
pourtant, avec ce regard-là, c'était bien un homme, un vrai ! Il
devait bien avoir une vie privée ! On pouvait sûrement trouver
quelque chose à raconter sur lui !
Cette pensée la plongea soudain dans un trouble étrange. Oui, ce
regard-là était un défi, et elle allait le relever sans attendre. Elle allait
débusquer ses secrets, la place que tenait l'amour dans sa vie, par
exemple... Pourquoi n'épousait-il pas comme ses semblables une
belle aristocrate qui lui ferait de nombreux enfants ? Sa mine sévère
cachait probablement des secrets passionnants !
Sans doute était-elle bien présomptueuse de se croire assez forte
pour élucider ce mystère et réussir là où tous ses confrères avaient
échoué. Pourtant, quelques heures plus tard, la nuit venue, elle
trouva l'audace d'aller se poster sous les fenêtres de la résidence
londonienne du prince Alexander, les yeux rivés sur les hautes baies
vitrées du premier étage dans l'espoir de le voir apparaître.
Etait-il en train de travailler ? De regarder un match à la télévision ?
Ou encore de recevoir discrètement quelque charmante jeune
femme ? Si seulement elle pouvait lui découvrir une idylle ! C'était
ce qui plaisait le plus aux lecteurs ! Elle décida d'attendre et de
guetter à tout hasard.
Mais une fiancée secrète ne se serait pas glissée dans la demeure
par la porte principale. Non, plutôt par une entrée dérobée située
dans la ruelle qui longeait le parc...
Laura tourna le coin de l'avenue et s'engagea dans le passage mal
éclairé. Si les gardes la surprenaient, elle pourrait toujours justifier
sa présence en racontant qu'elle avait perdu son chat. Mais à peine
avait-elle fait quelques pas dans l'obscurité qu'elle distingua une
silhouette contre le mur. Quelqu'un cherchait à l'escalader pour
s'introduire dans la résidence ! Et ce n'était certainement pas la
tendre amie du prince ! C'était un cambrioleur !
Sans réfléchir et n'écoutant que son courage, Laura se précipita
pour l'arrêter en s'agrippant à ses pieds jusqu'à ce qu'il lâche prise,
le faisant tomber sur le sol. Mais en écarquillant les yeux dans
l'obscurité, elle dut retenir un cri. A sa grande stupéfaction, le voleur
était une femme, une toute jeune fille même, qui se mit à hurler si
fort qu'elle allait sûrement alerter les gardes !
Tout à coup, Laura découvrit à la faveur d'un rayon de lune qu'il ne
s'agissait pas de n'importe quelle jeune fille. Elle avait vu ce visage
sur les photos de la famille Orsino. C'était celui de Katerina, la
nièce d'Alexander !
— Oh, pardon..., murmura Laura d'un air stupide.
— Je suppose que vous faites partie des nouveaux chiens de garde
payés par Xander pour me suivre ? lui lança la jeune fille avec
morgue.
— Xander ? Ah oui, vous voulez dire Son Altesse...
— Eh bien, soyez satisfaite, il vous donnera une augmentation pour
m'avoir cassé la cheville !
— Vous... vous vous êtes cassé la cheville ?
— Non, pas moi. C'est vous qui me l'avez cassée !
— Oh, mon Dieu, je suis vraiment désolée... Je vous ai prise pour
un voleur... Laissez-moi voir votre pied...
Elle s'accroupit pour tenter d'examiner la cheville de la princesse,
mais les hautes cuissardes lacées de la jeune fille rendaient
l'entreprise plus que difficile.
— Essayez de vous relever, je vous tiens.
— Mais je ne peux pas, voyons ! Allez plutôt chercher du secours !
s'écria Katerina sur un ton sans appel.
Laura songea un instant qu'elle tenait le scoop de sa carrière.
— Ne bougez pas, je vais appeler une ambulance.
— Non, surtout pas ! Allez chercher Karl, le majordome ! Dites-lui
que c'est Katie qui vous envoie !
Laura ôta sa veste pour la jeter sur les épaules nues de la jeune fille
avant de la laisser dans sa triste posture.
— Ne parlez à personne d'autre que Karl ! cria encore Katerina
tandis que Laura courait pour rejoindre l'entrée de la résidence.
Elle se rua sur la grille monumentale pour tirer la sonnette. Un
domestique apparut sur le perron, descendit l'escalier sans hâte et
vint jusqu'à elle.
— Que voulez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il d'un air
soupçonneux.
— Pourrais-je parler à Karl, s'il vous plaît ?
— Qui dois-je annoncer ? répondit l'homme sans perdre son
flegme.
— Mon nom ne lui dirait rien, mais c'est très important. C'est Katie
qui m'envoie.
Le valet ouvrit la porte aussitôt. Il la guida jusqu'au perron et la pria
d'attendre devant la porte. Elle réalisa tout à coup qu'elle avait
réussi à s'introduire dans la résidence londonienne du prince
Alexander ! Mais elle était trop contrariée d'avoir blessé la
princesse pour se féliciter de cet exploit.
Au bout de trente secondes à peine, la porte s'ouvrit de nouveau et
contre toute attente, Laura vit surgir devant elle le diable en
personne, celui dont l'image la poursuivait sans relâche depuis vingt-
quatre heures : le prince Alexander !
Bien qu'il ne soit pas vêtu en grand apparat comme sur la photo du
magazine, on sentait tout de suite qu'il s'agissait d'un personnage
investi de hautes fonctions. Il portait un pantalon de lin et une
chemise ouverte sous un cardigan de cachemire beige, ce qui devait
être pour lui le comble de la décontraction. Mais c'est d'un air
hautain et sur un ton plutôt autoritaire qu'il s'adressa à Laura.
— Où est la princesse Katerina ?
N'importe quel autre oncle aurait demandé simplement où se
trouvait sa nièce ou encore Katie. Mais le prince n'oubliait jamais
qui il était et ne laissait sans doute jamais tomber le masque. Laura
regretta brusquement de ne pas avoir suivi sa première impulsion
qui était d'appeler une ambulance.
Alexander n'avait pas élevé la voix ; ce n'était aucunement
nécessaire compte tenu de l'autorité naturelle qui émanait de sa
personne. Cependant, Laura hésitait à répondre car en cet instant,
toute sa sympathie allait à la princesse. Elle comprenait soudain
pourquoi la jeune fille avait voulu cacher son escapade à son oncle.
Mais maintenant, il était trop tard pour lui mentir : la princesse avait
besoin de soins médicaux et Laura se résolut donc à parler.
— Elle est... dehors. Je crois qu'elle souffre d'une fracture de la
cheville.
— Je vois.
Ce fut le seul commentaire du prince et sa voix était glaciale.
Comment pouvait-il rester de marbre alors qu'elle venait de lui
apprendre que sa nièce était blessée et gisait dans la rue ? Laura en
eut un frisson.
— Amenez-moi auprès d'elle, dit-il sur le même ton indifférent.
Le domestique leur ouvrit la porte et indiqua d'un geste à Laura
qu'elle devait passer devant pour conduire Son Excellence auprès
de la jeune fille. Elle se mit en route, sachant qu'elle ne pouvait plus
rien faire d'autre qu'adresser des excuses muettes à la princesse.
— Elle est tombée dans la ruelle qui longe votre résidence, dit-elle
en indiquant la direction alors qu'ils sortaient dans la rue.
Hélas, une mauvaise surprise l'attendait. Katerina ne se trouvait plus
à l'endroit où elle l'avait laissée ! constata-t-elle avec horreur en
tournant le coin du mur. La princesse avait disparu, de même que sa
veste favorite !
2.
Laura resta un instant figée par la surprise.
— Mais... elle était là, je vous jure !
Elle promenait des regards incrédules autour d'elle, cherchant à
scruter l'obscurité de la ruelle.
— Elle a dû se mettre à l'abri quelque part...
— Avec une fracture de la cheville ?
— Je ne sais pas... je l'avais laissée là sur le trottoir, avec ma veste
sur les épaules...
Le prince parut peu convaincu.
— Tout ce que je vois, c'est qu'elle n'y est pas. Laura se frappa le
front brusquement.
— Oh, mon Dieu ! Et si on l'avait kidnappée ?
— Je ne le pense pas.
Le ton serein d'Alexander ne la rassurait pas le moins du monde.
— C'est affreux, tout est ma faute ! Quand je l'ai vue escalader le
mur en se tenant à la gouttière, je me suis ruée sur elle en la prenant
pour un voleur ! Si je ne l'avais pas fait tomber stupidement, elle ne
se serait pas blessée !
Devant la mine fâchée du prince, elle lui lança un regard désespéré.
— Je sais qu'elle a désobéi à vos ordres en sortant sans permission,
mais maintenant, je vous en supplie, faites quelque chose pour la
retrouver!
— Ecoutez, mademoiselle... euh...
— Varnell. Laura Varnell.
Décidément, cet homme ne songeait qu'aux convenances ! Sa nièce
se trouvait en danger et tout ce qui lui importait était de s'adresser à
elle selon les bonnes manières !
— Alexander Orsino, répondit-il en lui tendant la main, ce qui la
stupéfia encore plus.
— Je sais qui vous êtes, souffla-t-elle en haussant les épaules,
incapable de contenir plus longtemps son indignation.
— Venez, rentrons, dit-il sur le même ton impassible. Incroyable !
C'était donc bien vrai, cet homme n'avait pas de sentiments !
— Non !
A peine avait-elle parlé qu'elle se mordit la langue. Comment non ?
Alors que tout ce qu'elle souhaitait une heure plus tôt était
précisément d'entrer dans la demeure du prince !
— Appelons d'abord la police sur mon portable.
— J'ai aussi un téléphone chez moi ! Venez, mademoiselle Varnell,
vous m'avez l'air très perturbée. Je vous propose de vous reposer
un moment.
L'attitude d'Alexander lui semblait totalement irresponsable, mais
elle aurait été folle de refuser son offre. Elle le suivit donc sans autre
commentaire. Elle tenait son scoop ! Le kidnapping d'une princesse
! Trevor allait en être épaté. Quel meilleur reportage pouvait-elle lui
fournir ?
Le prince venait de la saisir fermement par le bras et l'entraînait vers
la grille de sa résidence. Sans doute ne tenait-il pas à la laisser
courir les rues en racontant à tout le monde ce qu'elle venait de
voir... Parfait. Elle n'allait pas le contrarier pour le moment !
Il s'arrêta sur le seuil du grand hall d'entrée et la dévisagea d'un oeil
sévère, ses sourcils noirs légèrement froncés. Laura eut la terrifiante
impression qu'il avait le pouvoir de lire ses pensées.
— Vous avez une éraflure sur la joue, mademoiselle Varnell, et sur
la main aussi, remarqua-t-il tandis qu'elle levait le bras pour vérifier.
— Oh, ce n'est rien.
— Je vais appeler quelqu'un pour désinfecter cette petite blessure,
conclut-il, toujours grand seigneur.
Il fit signe au portier et lui dit quelques mots dans une langue qu'elle
ne connaissait pas, et qui rappelait à la fois le français et l'italien.
Puis il lui reprit le bras et l'entraîna vers un grand escalier aux
courbes harmonieuses.
Elle essayait de capter au passage tous les détails qu'elle pourrait
ensuite faire figurer dans son article pour le rendre plus vivant.
C'était difficile car elle avait déjà assez de mal à contenir son
émotion. N'était-elle pas en train de rêver, au moins ? Ce décor
d'opérette, ces marches de marbre et ce domestique en tenue qui
marchait devant eux, tout lui semblait trop délicieusement désuet
pour exister vraiment.
Si elle ajoutait à ces ingrédients la présence d'un prince au flegme
inébranlable et la disparition d'une princesse, il ne pouvait s'agir que
d'un conte de fées... Mais vêtue comme elle l'était de son plus vieux
jean et d'un sweat-shirt sans âge, elle devait détonner quelque peu
dans ce tableau harmonieux.
Le prince venait d'ouvrir une haute porte de chêne. Ils entrèrent
dans une sorte de bibliothèque ou de salle d'étude au décor très
moderne, avec des ordinateurs, deux longs canapés, et un bureau
des plus fonctionnels couvert d'énormes piles de dossiers. Elle
éprouva une soudaine compassion pour cet homme qui devait
accomplir un travail sans doute harassant afin d'assumer les tâches
que requérait sa fonction. Trouvaitil parfois le temps de se prélasser
devant la télévision ou de recevoir une douce amie ?
— Cognac ?
Laura sursauta. Alexander semblait avoir totalement oublié le sort
de sa nièce !
— Non merci. Je crois que nous devrions nous occuper de la
princesse Katerina.
Peut-être son langage n'était-il pas exactement celui qui convient
pour s'adresser à un prince, mais elle ignorait tout du protocole.
— Ne vous inquiétez pas, je crois savoir où elle se trouve. Je vous
en prie, détendez-vous, mademoiselle Varnell.
— Vraiment ? Vous savez où elle est en ce moment ?
— Elle a dû retourner dans ce club, enfin cette boîte de nuit où elle
retrouve ses amis malgré mon interdiction.
— C'est impossible ! Je vous ai dit qu'elle ne pouvait pas marcher !
— En êtes-vous vraiment certaine ?
Il lui souriait d'un air imperturbable en lui tendant un verre de cristal
plein d'un breuvage doré. Elle remarqua pour la première fois
l'élégance de ses longues mains hâlées, dont la droite arborait une
bague en or frappée à ses armoiries.
— Vous l'avez vue ?
— Quoi ? bredouilla Laura en relevant brusquement les yeux.
— Sa cheville. Etait-enflée ?
— Eh bien... non, c'était difficile avec ses bottes, mais... elle me l'a
dit !
— Oh, je vois.
— Vous voulez dire qu'elle faisait semblant ? Qu'elle voulait juste se
débarrasser de moi ? Mais pourquoi m'aurait-elle priée d'aller
chercher Karl ?
— Peut-être a-t-elle changé d'avis entre-temps. Elle en est bien
capable.
Laura prit une gorgée de cognac et laissa la chaleur de l'alcool la
pénétrer avant de répondre.
— Comment pouvez-vous être aussi sûr qu'il ne lui est rien arrivé
de fâcheux ?
— Je la connais bien, elle est le portrait de sa mère, ma sœur aînée.
Aussi fantaisiste et anticonformiste. Je suis sincèrement désolé
qu'elle vous ait causé autant de souci, mademoiselle Varnell.
Veuillez accepter mes excuses, en attendant qu'elle vous adresse les
siennes, bien sûr.
En temps normal, si quelqu'un la nommait plus de deux fois
mademoiselle Varnell, Laura se hâtait de lui suggérer de l'appeler
par son prénom. Mais étant donné les circonstances, une telle
requête aurait sans doute été un peu déplacée.
— Et pour vous rassurer tout à fait, je peux vous dire qu'un de mes
agents de sécurité la suit dans ses moindres déplacements.
— Ah, bon, j'avoue que cette nouvelle me soulage un peu... même
si je trouve choquant qu'elle n'ait pas la moindre liberté. Mais cela
ne me regarde pas, bien entendu.
— Non, c'est vrai, dit le prince avec un sourire malicieux.
Il était mille fois plus séduisant ainsi... Possédait-il donc un soupçon
d'humanité ?
— Si cela vous intéresse, malgré tout, je peux vous confier qu'il ne
s'agit pas d'un gorille en uniforme et qu'il ne se charge pas de la
ramener de force à la maison.
Comme il souriait de plus belle. Laura se sentit rougir.
— Mademoiselle Varnell, peut-être me prenez-vous pour un
monstre, tout comme ma nièce, mais je peux vous dire que j'ai
éprouvé moi-même dans ma jeunesse ce genre de problème face à
l'autorité et au protocole.
— Et pourtant aujourd'hui, c'est vous qui les perpétuez. Le sourire
du prince s'éteignit brusquement.
— Exactement. Vous avez une objection ?
— Je ne me le permettrais pas. Mais je plains cette pauvre jeune
fille qui ne peut sortir qu'accompagnée d'un chaperon !
— En un mot, vous me traitez de tyran.
— Non, je n'oserais pas être aussi impertinente.
— Je pense que vous en seriez capable.
Il décrocha le téléphone et se retourna pour prononcer quelques
mots dans sa langue, avant de lui faire face de nouveau. Laura
s'attendait à ce qu'un garde vienne la prendre par le bras pour la
jeter dehors, mais rien de tel ne se produisit. Du moins pas encore.
— Revenons à ce que vous disiez, mademoiselle Varnell.
Expliquez-moi le fond de votre pensée.
Laura hésita. Devait-elle le pousser dans ses retranchements pour
tirer de leur entretien un article qui épaterait Trevor ? C'était risqué,
mais en même temps, elle permettrait peut-être au prince, par ses
conseils, de mieux comprendre sa nièce et de saisir la manière dont
il devait s'en occuper.
— Alors ? Je vous écoute, dit-il en penchant la tête.
— Eh bien... Vous savez, les jeunes ont besoin de faire des
expériences, c'est ainsi qu'ils apprennent la vie, à travers leurs
erreurs...
— Vous parlez en connaissance de cause, j'imagine. Vous êtes à
peine plus âgée que Katie. Mais je dois vous dire que je ne tiens
pas à voir ma nièce commettre des erreurs, comme vous dites,
quand elle se trouve sous ma responsabilité.
— Et à la moindre incartade, vous la renverrez au Montorino ?
— Je n'attendrai pas une telle éventualité. Pour tout vous dire, je ne
tiens pas à voir la photo de ma nièce en première page d'un
magazine anglais.
Laura sentit sa gorge se dessécher subitement.
— Je ne veux pas insinuer que la presse de ce pays est pire qu'une
autre, mais je sais bien comment les journalistes s'emparent de
certains événements.
— La petite escapade de votre nièce ce soir ne risque pas de
figurer dans la presse. Il faudrait qu'un photographe se soit juste
trouvé sur son chemin et l'ait reconnue...
— Vous l'avez bien reconnue vous-même ! Mon Dieu ! Que
répondre à cette remarque ?
— C'est parce qu'elle escaladait le mur de votre résidence... Je...
j'avais vu votre drapeau à l'entrée...
— Quoi qu'il en soit, Katerina est à un âge où une jeune fille se
trouve exposée à bien des dangers. C'est pourquoi je vais sans
doute la renvoyer chez ma sœur.
— Pensez-vous qu'elle coure moins de danger dans votre pays ?
Les garçons du Montorino sont-ils moins... euh... moins intéressés
par les jeunes filles ?
Elle se mordit la lèvre. Elle n'aurait pas dû pousser son
argumentation jusque-là... Le prince la scrutait des yeux sans
répondre. Enfin, il reprit la parole.
— Non, rassurez-vous. Mais je sais que dans mon pays, on lui
manifestera un certain respect.
— A dix-sept ans, ce n'est pas de respect qu'on a besoin ! On a
envie de s'amuser, et personne ne peut prétendre vous enfermer à
double tour ! Je ne suis vraiment pas étonnée qu'elle fasse le mur !
Elle n'avait pas pu se contenir. Le regard du prince était devenu de
glace, mais deux coups discrets frappés à la porte vinrent fort
heureusement faire diversion. Laura laissa échapper un soupir de
soulagement. Elle avait encore parlé trop vite !
Une jeune femme de chambre apparut avec une trousse à
pharmacie d'urgence, qu'elle posa sur la table devant le prince après
avoir esquissé une légère révérence. Puis elle quitta la pièce d'un air
gêné en baissant la tête.
— Je me demande pourquoi cette fille se comporte de manière
aussi effarouchée. On dirait que je vais lui faire donner cent coups
de bâton ! lança le prince sur un ton courroucé.
— Peut-être devriez-vous la renvoyer au Montorino avec la
princesse Katerina ? persifla Laura sans pouvoir se retenir.
Alexander se contenta de lui décocher un regard noir.
— Assez sur ce sujet !
Aussitôt après, il fit un geste de la main en signe de regret.
— Excusez-moi, je préférerais que nous parlions d'autre chose.
En réalité, sous son apparente tranquillité, le prince devait se sentir
très inquiet pour sa nièce. Tout à coup, Laura sentit son bon cœur
se réveiller et fut prise d'une irrésistible sympathie pour lui. Mais elle
se rappela que Joy lui avait conseillé de le prendre pour cible
justement pour éviter ce genre de tentation.
— C'est moi qui m'excuse. Je suis sûre que tout va s'arranger, en ce
qui concerne la princesse.
Alexander avait ouvert la trousse à pharmacie et pris entre ses
doigts un flacon d'antiseptique et un sachet de pansements.
— Je sais que ce n'est pas facile d'avoir son âge et d'occuper une
position en vue comme la sienne..., dit-il en regardant ses propres
mains d'un air hésitant.
Laura se leva et s'approcha de lui.
— Vous permettez ? dit-elle en tendant la main pour prendre ce
qu'il tenait.
Il la considéra d'un air autoritaire.
— Asseyez-vous. Je m'en occupe.
Il lui prit la main et remonta un peu sa manche, tandis qu'elle suivait
chacun de ses gestes d'un air stupéfait. Il désinfecta sa plaie avec
soin.
— Dites-moi, mademoiselle Varnell, cela vous arrive-t-il souvent de
vous jeter sur les cambrioleurs pour les arrêter ?
— Non, c'est la première fois. En réalité, je n'ai pas pris le temps
de réfléchir.
— Eh bien, en l'occurrence, vous avez sans doute eu raison et j'en
suis heureux. Mais pourriez-vous me jurer qu'à l'avenir, si vous
surprenez un malfaiteur en pleine action, vous vous sauverez et vous
appellerez la police ?
— Je n'en suis pas sûre. En tout cas, aujourd'hui, cela vous a été
utile d'apprendre que votre nièce trompait votre surveillance, n'est-
ce pas ?
— Oui, je viens de vous le dire. Mais promettez-moi de réfléchir
dans d'autres circonstances !
— J'essaierai.
Elle se mit à rouler entre ses doigts une de ses mèches blondes,
découvrant une ravissante oreille ornée d'une petite étoile d'or.
— Vous... vous pouvez m'appeler par mon prénom. Personne ne
s'adresse à moi en me nommant mademoiselle Varnell, et ça me fait
un drôle d'effet. C'est trop cérémonieux.
A ces mots, le prince Alexander sursauta légèrement. Pour sa part,
il préférait toujours adopter un ton cérémonieux, car cela lui
permettait de conserver ses distances avec les gens qui
l'approchaient. Mais l'attitude ingénue de cette Mlle Varnell n'avait-
elle pas déjà aboli sans qu'il y prenne garde un certain nombre de
barrières entre eux ? Elle avait considérablement réduit ses
défenses, ce qui n'arrivait pas souvent à ses interlocuteurs, quels
qu'ils soient.
Il ne répondit rien, se contentant de prendre un pansement pour
l'appliquer sur sa main, lentement, avec précaution. Puis, il la
regarda au fond des yeux et lui saisit le menton. Elle avait vraiment
de très beaux yeux, d'un azur pâle et lumineux, que soulignait
encore sa peau de porcelaine.
Elle penchait le visage, sa chevelure dorée descendant en boucles
légères le long de son cou. Alexander imagina un instant sur sa
gorge un certain collier de pierres précieuses qui avait appartenu à
sa mère... Mais il se ressaisit aussitôt et prit un autre coton pour lui
désinfecter la joue.
— Ce n'est rien, cette petite blessure guérira très vite, assura-t-il en
toussotant.
Il essuya son visage d'un air attendri.
— Vous aviez une petite trace de terre sur la figure... sans doute
tombée des chaussures de ma nièce lorsque vous avez tenté de
l'attraper ! Mais je pense que vous ne lui en voulez pas, puisque
vous comprenez si bien les jeunes filles de sa génération !
Laura laissa fuser un rire cristallin.
— Racontez-moi un peu à quel genre de sottises vous vous êtes
livrée à son âge, poursuivit-il en souriant.
— Certainement pas. Je ne tiens pas à vous donner des
renseignements qui pourraient vous servir contre votre nièce ! Je me
sens solidaire de la princesse Katerina.
— Donc vous ne niez pas avoir fait vous aussi les quatre cents
coups ! Vous êtes-vous sauvée comme elle en escaladant un mur le
long d'une gouttière ?
Comme elle ne répondait pas, il insista en prenant un air faussement
sévère.
— Je parie que vous aussi, vous rendiez dans des boîtes de nuit et à
des soirées chez vos amis sans l'autorisation de vos parents !
Le sourire de Laura s'éteignit brusquement.
— Je n'avais pas de parents pour me l'interdire. Ils sont morts
quand j'étais petite.
Les yeux d'Alexander exprimèrent une sincère compassion.
— Oh, je suis désolé, Laura.
Il avait prononcé son prénom. Tout à coup, il eut envie de lui dire
qu'il la comprenait, et qu'il aimerait la consoler, mais les mots lui
manquèrent pour exprimer ses sentiments.
— C'est arrivé il y a très longtemps. Je les ai à peine connus, dit-
elle très vite pour cacher son émotion.
Alexander reconnaissait parfaitement le chagrin qui l'avait saisie tout
à coup. Et il comprenait aussi pourquoi elle tentait de le masquer,
comme il le faisait lui-même bien souvent. Les yeux de Laura
croisèrent fugitivement les siens.
— Ils allaient toujours en voyage à l'étranger, alors ils m'avaient
mise en pension. Mais j'étais souvent livrée à moi-même et j'étais
une enfant assez téméraire. Pourtant, je n'ai jamais escaladé un mur
par la gouttière !
Alexander nota le ton volontairement léger adopté par Laura pour
détendre l'atmosphère.
— Mais vous avez peut-être fait pire ? dit-il en souriant à son tour.
— Non, je ne crois pas. Désolée de vous décevoir !
— Alors, vous n'étiez pas aussi téméraire que ça.
— Non, en effet. D'ailleurs en ce moment, par exemple, je ne me
sens pas très rassurée.
— Vraiment ? Pourquoi ?
Il l'observait depuis quelques minutes, surpris de voir ses mains
trembler légèrement alors que toute son apparence laissait croire au
plus grand calme.
— Eh bien... je crois que vous allez vous mettre en colère contre
moi.
Il ouvrit de grands yeux.
— Pourquoi serais-je en colère contre vous, Laura ?
— Parce que j'ai une faveur à vous demander. Celle de donner une
autre chance à la princesse Katerina. Elle vous a désobéi, c'est vrai,
mais elle est comme les autres jeunes filles de son âge. Elle a envie
d'un peu de liberté, et peut-être... de se croire parfois une jeune fille
ordinaire.
— Ordinaire ? Que voulez-vous dire ?
— A-t-elle déjà pris le métro ou l'autobus ?
— Non, évidemment.
— Et vous-même ?
— Je n'ai jamais jugé cela nécessaire, dit-il avec un sourire amusé.
— Je suppose que votre chauffeur est disponible vingt-quatre
heures sur vingt-quatre ?
— Pas le même, heureusement ! Mais vous savez, moi aussi, je
dois être disponible jour et nuit. Sept jours sur sept et toute l'année.
— Vous ne prenez donc jamais de vacances ?
— Oh, il m'arrive tout de même de m'échapper un peu. Laura le
considéra d'un air désolé.
— Comme je vous plains.
— Ne me prenez pas en pitié, je n'en souffre pas le moins du
monde, vous savez ! Je ne crois pas être trop à plaindre.
— Il est vrai que ce doit être agréable d'éviter la foule des
transports en commun aux heures de pointe ! Et pourtant, je crois
que vous perdez tout de même quelque chose en ne vous mêlant
pas aux passants dans la rue. C'est ça, la vraie vie.
— C'est votre point de vue.
— Je parie que Katerina n'a même pas sur elle une carte de
téléphone.
— Pour quoi faire ? Elle a un portable et je peux vous dire qu'elle
s'en sert, à voir le montant de ses factures !
— Et si elle le perdait, ou qu'on le lui vole ? Alexander fronça les
sourcils.
— Si je comprends bien, Laura, vous êtes en train de me persuader
de laisser Katerina courir les rues !
— Je vous suggère seulement de lui accorder un peu plus de liberté.
— C'est difficile, vous vous en doutez.
— Si vous ne la lui accordez pas, elle la prendra d'office, comme ce
soir, par exemple.
— En somme, vous lui donnez raison d'être sortie sans autorisation
?
— Votre nièce serait plus en sécurité si elle avait l'habitude de
sortir. Elle apprendrait à se méfier des dangers, alors qu'en sortant
occasionnellement sans votre permission, elle est bien plus exposée.
Elle serait incapable de faire face à une situation inconnue.
— C'est au Montorino qu'elle se trouve le plus en sécurité, conclut
brutalement le prince en se levant.
Il était furieux. Comment avait-il pu se laisser entraîner dans une
telle discussion avec une jeune femme charmante, certes, mais qui
ne connaissait strictement rien à la vie d'une famille princière ? Et
qui, de plus, ignorait tout du caractère de sa nièce ?
Il s'était montré plus que patient avec Laura Varnell. Certes, il lui
devait bien un peu de sollicitude puisqu'elle lui avait signalé la fugue
de sa nièce, mais il ne fallait rien exagérer. Il découvrait soudain qu'il
venait de partager avec une parfaite inconnue un moment d'intimité
comme il n'en avait jamais connu avec qui que ce soit.
— Je vous remercie beaucoup, mademoiselle Varnell. A présent, je
sais à quoi m'en tenir sur la conduite de Katerina, et j'ai passé un
excellent moment à converser avec vous.
Il avait retrouvé d'un seul coup le ton officiel d'un souverain
s'adressant à n'importe quel interlocuteur. Il lui adressa un sourire
aimable.
— Je ne veux pas vous retenir davantage, vous devez avoir mieux à
faire que perdre votre temps ici.
Laura faillit protester en lui jurant qu'elle était au contraire ravie de
se trouver en sa compagnie, mais elle s'abstint.
— Malgré votre goût prononcé pour les transports en commun,
j'espère que vous accepterez d'être raccompagnée chez vous par
mon chauffeur personnel.
Elle dut se faire violence pour ne pas lui répondre vertement. Il se
moquait d'elle ! Croyait-il tellement l'honorer en lui faisant cette
proposition ? Refusant néanmoins de s'emporter, elle se leva à son
tour d'un air digne.
— Je vous remercie beaucoup, Excellence, mais ce ne sera pas
nécessaire. J'ai une voiture.
Elle mentait effrontément, mais elle préférait encore compter sur ses
jambes et prendre le bus pour rentrer chez elle. Elle ne tenait pas à
ce que Son Altesse Sérénissime connaisse son adresse !
Elle se dirigea vers la porte et juste avant de l'ouvrir, se retourna
vers lui.
— M'autorisez-vous à appeler votre standard demain matin pour
savoir si la princesse Katerina est rentrée saine et sauve ?
— Laissez plutôt votre numéro à... euh, mon majordome. Il vous
appellera pour vous rassurer.
Il avait failli la prier de le lui donner sans intermédiaire, mais cela
n'entrait pas dans le protocole.
Laura eut un ton aussi cérémonieux que lui lorsqu'elle reprit la
parole.
— Alors, en ce cas, puis-je encore vous demander une faveur,
Excellence ?
— Bien sûr.
— Si votre majordome pouvait m'appeler dès le retour de la
princesse, même si c'est en pleine nuit, j'en serais vraiment très
heureuse. Je suis tout de même assez inquiète pour elle, je dois
l'avouer.
— C'est entendu, je vais lui donner des consignes en ce sens.
Il sonna aussitôt le majordome pour le mettre au courant, et lui
ordonna d'accompagner Mlle Varnell jusqu'à la grille. Laura
s'empressa de protester.
— C'est inutile, Votre Altesse. Je ne suis pas princesse. Je suis
capable de me débrouiller seule...
3.
Une heure plus tard, Laura était assise à son bureau, en train de
rédiger un message électronique à l'intention de Trevor. Elle lui
demandait s'il serait éventuellement intéressé par un papier sur une
jeune princesse dont les frasques avaient jusque-là échappé aux
journalistes. Sans omettre sa rencontre avec un prince Pas-
Charmant-Du-Tout chez qui elle venait de passer une partie de la
soirée.
Le plus dur pour elle était de faire taire la petite voix qui lui répétait
de façon lancinante les propos dudit prince lui affirmant qu'il ne
voulait pas qu'on parle de sa nièce. Oh, après tout, elle pourrait
peut-être s'abstenir de la nommer. A sa seule description, tout le
monde la reconnaîtrait, et ainsi, sa conscience serait sauve.
Oui, mais Katerina se retrouverait dès le lendemain poursuivie par
une horde de paparazzi... Ce qui donnerait à Son Altesse
Sérénissime un bon prétexte pour la renvoyer dans son pays.
Finalement, elle lui faisait une faveur, il devrait plutôt lui en être
reconnaissant. Certes, elle n'en attendrait pas le moindre
remerciement, puisqu'elle s'en moquait comme de l'an quarante.
Mais autre chose la tracassait. Elle n'avait reçu aucun coup de fil de
la résidence princière pour la rassurer sur le sort de
Katerina. Elle ne pouvait pas songer à envoyer son courrier à
Trevor avant d'avoir des nouvelles de la jeune fille.
Pendant ce temps, Alexander avait donné des ordres à ses agents
de sécurité pour qu'ils surveillent Katie à la sortie du club où elle
était allée danser. Car elle s'y trouvait bien, en effet, et il ne voulait
pas qu'elle aille faire quelque scandale ailleurs avec ses amis. S'il
était obligé de la renvoyer au Montorino, ce serait dommage pour
elle.
Etait-ce le plaidoyer de Laura Varnell en sa faveur qui le rendait
aussi bienveillant à l'égard de sa nièce ? En tout cas, il avait un mal
fou à se concentrer sur ses dossiers depuis le départ de la jeune
femme. Le doux visage aux yeux clairs ne cessait de hanter son
esprit.
Vers le milieu de la nuit, enfin, Katie fit son apparition.
— Je suis désolée, Xander ! murmura-t-elle d'un air contrit en
posant ses lèvres sur son front.
— Moi aussi, Katerina, répondit son oncle sur un ton glacial.
— Oh, j'ai droit à « Katerina » ! C'est mauvais signe. Vais-je être
rapatriée sur-le-champ en guise de punition ?
— Oui, dès que tu auras téléphoné à Mlle Varnell pour la rassurer,
car elle s'est fait un sang d'encre pour toi.
— Mademoiselle qui ?
— Laura Varnell, la jeune femme qui t'a prise pour un cambrioleur
quand tu escaladais le mur d'enceinte !
— Elle s'est fait un sang d'encre pour moi ? C'est une plaisanterie !
Elle a failli m'envoyer à l'hôpital ! Et tu vas probablement lui
décerner une médaille pour avoir tenté de m'arrêter aussi
brutalement !
— J'aurais préféré qu'elle te retienne pour de bon.
Brusquement, Katie retrouva le sourire et embrassa son oncle sur
les deux joues.
— Voyons, Xander, tu ne vas pas me renvoyer à la maison pour si
peu... ?
Ses câlineries forcèrent le prince à se détendre.
— Va te coucher, nous verrons demain.
Elle se dirigea vers la porte en lui envoyant un baiser du bout des
doigts, apparemment ravie d'être venue à bout de sa sévérité.
— Bonne nuit, Votre Altesse !
Et elle quitta la pièce sur une révérence. Comment pouvait-elle être
aussi gracieuse malgré les horribles bottes qu'elle portait ?
Alexander ne se donna pas la peine de chercher la réponse. Quand
elle eut refermé la porte, il décrocha le téléphone.

Laura avait posé devant elle le magazine Célébrités où la photo


d'Alexander faisait la couverture. Il possédait vraiment des yeux
assez exceptionnels. Aussi sombres et profonds qu'un lac de
montagne, comme on devait en trouver au Montorino. Et aussi
froids. Sauf à l'instant où il s'était penché sur elle pour nettoyer sa
joue... On aurait pu croire alors qu'il était un être humain comme les
autres.
En réalité, elle avait l'intuition qu'il possédait bel et bien un cœur
sensible sous ses dehors austères. Mais elle préférait l'oublier parce
qu'elle se serait trop facilement attendrie sur lui. Et son avenir
professionnel dépendait de sa capacité à ne pas le trouver trop
sympathique !
Elle retourna le magazine et se mit à fixer le téléphone.
— Sonne ! Je t'en supplie, sonne !
A peine avait-elle prononcé ces mots magiques que la sonnerie
retentit ! Elle se rua dessus et décrocha d'une main tremblante.
— Laura Varnell...
— Mademoiselle Varnell ? Son Altesse Sérénissime le prince
Alexander m'a prié de vous informer que la princesse Katerina est
bien rentrée.
Elle resta interdite durant quelques secondes. Il l'avait bel et bien fait
appeler par son majordome ! Quelle déception... Elle avait un peu
espéré qu'il téléphonerait lui-même ! Mais que s'imaginait-elle donc
? Un prince ne téléphonait pas à une inconnue.
— Veuillez avoir l'amabilité de remercier Son Altesse de sa
courtoisie, dit-elle d'une traite en grinçant des dents.
Elle se hâta de raccrocher et tapa sur le clavier de son ordinateur
pour envoyer son message électronique à Trevor.

Alexander ne parvenait pas à trouver le sommeil et il était revenu


s'asseoir à son bureau. Pourquoi n'avait-il pas appelé lui-même
Laura Varnell pour la rassurer ? Sans doute le fait qu'il en ait eu
envie était-il une raison suffisante pour s'en abstenir. Cette jeune
femme avait eu une manière si directe de s'adresser à lui qu'elle
avait réussi à l'intriguer.
En réalité, il en avait plus qu'assez de tous ces gens qui gravitaient
autour de lui en faisant des courbettes et en disant amen à tout ce
qu'il décrétait. De son côté, Laura ne s'était montrée aucunement
intimidée en sa présence. Elle s'était même permis de le critiquer et
il avait trouvé cela amusant, même s'il ne partageait pas du tout ses
idées concernant l'éducation de Katie.
Il massa du bout des doigts ses vertèbres cervicales qui le faisaient
souffrir. Non, il n'était pas question de laisser la princesse courir les
rues comme une autre jeune fille ! Katerina ne pouvait pas se
permettre de faire du scandale, car une certaine presse s'emparerait
aussitôt de son moindre écart de conduite. Laura n'avait aucune
idée de ce qu'était la vie d'une famille princière. Il n'avait pas à se
justifier de sa conduite devant elle.
Pourtant, la voix fraîche et joyeuse de la jeune femme résonnait
encore à ses oreilles, et il se souvenait de l'envie qu'il avait eue tout
à coup de la prendre dans ses bras...
C'était ridicule. Il prit le dossier suivant et tenta de se concentrer sur
son contenu. Mais malgré lui, ses pensées revinrent très vite sur
Laura. Il faudrait que Katie l'appelle pour s'excuser. Et même
qu'elle lui offre un cadeau en remerciement. Par exemple un de ces
petits bijoux gravés aux armoiries du Montorino, une broche ou
quelque breloque en or.
Il se replongea dans son dossier qui portait sur les quotas laitiers...
Pourquoi bâillait-il ainsi toutes les cinq secondes ? Il aurait bien
besoin d'un peu de vacances. Mais c'était impossible. Il était à
Londres pour travailler au rayonnement de son pays ; il lui fallait
développer les échanges commerciaux et le tourisme, de même que
remplir tous les devoirs diplomatiques et mondains liés à sa charge.
Décidément, il n'arrivait pas à se concentrer. Il se leva pour aller
finir son verre de cognac encore à moitié plein qu'il avait laissé sur la
table basse. Laura avait à peine touché au sien. Il le prit pour le
poser sur le plateau.
Non, peut-être pas une broche... Les jeunes femmes ne portaient
plus de broches. Il voulait trouver autre chose, un bijou qu'elle
puisse mettre souvent et non oublier au fond d'un tiroir...
Mais pourquoi songeait-il à ce genre de détails ? Mieux valait aller
dormir.
— Laura ?
La voix de Trevor Mc Carthy la tirait d'un sommeil lourd, dans
lequel elle avait fini par sombrer au petit matin après une nuit
d'insomnie. Elle cala le téléphone entre son oreille et son épaule tout
en se frottant les yeux pour voir l'heure.
— Je vous réveille ?
— Non, non, pas du tout..., marmonna-t-elle en s'efforçant de ne
pas trop bâiller.
— J'ai eu votre mail.
— Ah, bon.
Pourquoi ne se sentait-elle pas particulièrement contente à cette
nouvelle ?
— Alors ? Qu'avez-vous à me proposer ?
— Eh bien, il s'agit de la princesse Katerina de Montorino...
— Vraiment ? Je suis désolé de vous décevoir, mais vous avez raté
votre scoop. Le Courrier a fait sa une de ce matin sur une photo de
ladite princesse à la sortie d'une boîte de nuit ! Vous avez autre
chose en vue ?
— Oui, bien sûr !
— Je vous écoute.
— Le prince Alexander.
— Bon, et alors ?
Elle n'allait pas se laisser impressionner par son air las ! Elle tenait
une histoire peu banale ! Quel rédacteur en chef se permettrait de la
dédaigner ?
— J'ai passé la soirée avec lui dans sa résidence privée.
— Parfait. Vous avez des photos ?
— Mais, Trevor... je n'ai pas d'appareil...
— Pas de problème, je vous en fais envoyer un. Vous allez le
revoir, je présume. Quand pensez-vous me remettre les clichés ?
— Mais...
- Oui?
— Oh. excusez-moi, Trevor, on sonne à ma porte... Je vous
rappelle.
— Quand vous aurez les photos.
— Mais...
Il avait déjà raccroché. Un second coup de sonnette retentit. Laura
bondit hors de son lit en passant la main dans ses cheveux en
bataille. Son apparence lui importait peu, en réalité, car il s'agissait
sûrement de Sean, son locataire, qui venait lui emprunter un peu de
café, comme d'habitude. Elle ouvrit la porte en bâillant.
Ce n'était pas Sean. Devant elle se trouvait Son Altesse la princesse
Katerina Victoria Elisabeth de Montorino !
Alors que la veille elle était vêtue en demi-punk, en noir des pieds à
la tête avec de grandes bottes, une coiffure et un maquillage à faire
peur, elle avait tout à coup l'air d'une vraie princesse ! Le teint clair,
les cheveux sagement noués en catogan, Katerina portait une robe à
fleurs, des ballerines à talon plat et un sac Kelly ! Et elle avait entre
les bras un énorme bouquet de roses qu'elle lui tendit en souriant.
— Je vous en prie, veuillez entrer, Altesse, dit Laura en songeant
que dans cette tenue, la jeune fille était le portrait craché d'Audrey
Hepburn.
— Mademoiselle Varnell... je vous dois des excuses pour ce qui
s'est passé hier soir, répondit la jeune fille en faisant quelques pas
dans la pièce.
— Ce n'est rien. Cet incident m'a donné l'occasion de rencontrer
votre oncle. Euh... puis-je vous offrir une tasse de café ?
— Eh bien... pourquoi pas ? C'est mon oncle Xander qui m'a
recommandé de venir vous voir en personne pour me faire
pardonner. Je crois que... euh, il vous a trouvée sympathique.
Laura n'en croyait pas ses oreilles. Et elle ne pouvait s'empêcher de
songer à l'avantage incroyable qu'elle pourrait tirer de cette
situation... si seulement elle osait !
— Asseyez-vous, Altesse, je vous en prie, dit-elle en désignant son
canapé.
Au lieu d'obéir à son invitation. Katerina la suivit dans la cuisine et
se percha sur un tabouret tandis que Laura préparait le café.
--- Je trouve un peu étrange de vous entendre m'appeler Altesse !
Nous avons si peu de différence d'âge... Je serais ravie si vous
acceptiez de m'appeler Katie. Quel est votre prénom déjà ?
— Laura...
— Alors, Laura, je dois vous dire que la petite aventure d'hier soir
m'a beaucoup amusée et qu'elle a bien fait rire mes amis aussi.
Laura était abasourdie. Et bien ennuyée... Il ne fallait surtout pas
qu'elle trouve la princesse trop sympathique ! Comment pourrait-
elle ensuite écrire l'article que lui demandait Trevor ? Cette occasion
était trop belle, elle ne devait pas la manquer à cause de son bon
cœur !
Pendant que le café passait, elle prit un vase dans un placard pour y
disposer les fleurs.
— Votre oncle s'est-il montré très sévère avec vous à votre retour
?
Katie se mit à rire.
— Xander ? Il a grogné un peu pour la forme. Mais il ne m'a pas
encore ordonné de faire mes bagages ! D'ailleurs, il ne le fera pas.
— Vous croyez ?
— Je suis ici en représentation. Xander ne peut pas se permettre un
scandale en renvoyant une étudiante faisant partie d'un échange
universitaire entre l'Angleterre et le Montorino !
— Mais il vous a fait la leçon, n'est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Je n'ai plus droit à la moindre escapade nocturne,
et je serai escortée chaque jour à mes cours par sa garde
personnelle. C'est un peu dur !
La jeune fille se mordilla la lèvre inférieure d'un air agacé.
— La semaine prochaine, il doit m'emmener avec lui à la fameuse
course hippique royale du Derby Ascot. Je porterai la toilette
classique réservée à cette cérémonie, une robe de soie rose pâle, et
un chapeau assorti... comme ça !
Elle montra la dimension dudit chapeau en écartant les bras au-
dessus de sa tête.
— Je vais avoir l'air d'un champignon !
— Vous ? Je ne le crois pas ! répondit Laura en riant.
— Si Xander me privait de ce genre de sortie, je ne considérerais
pas cela comme une punition, je vous assure ! J'ai bien cru qu'il
allait le faire en découvrant ma photo sur un magazine ce matin...
— Quelle photo ?
— Un type m'a prise dans le club où j'étais, en train d'embrasser
Michael, mon petit ami !
Laura songea qu'elle aurait dû être l'auteur de cette photo. Trevor
avait raison de la prendre pour une incapable. Si elle n'avait pas
écouté son bon cœur, elle aurait guetté le manège de Katie au lieu
d'aller chercher du secours. Elle l'aurait suivie dans cette boîte de
nuit et c'est son journal qui aurait bénéficié du scoop, grâce à elle !
— Votre oncle a dû être furieux...
— Non, pas trop. Il m'a juste donné le magazine en guise de leçon
et m'a annoncé calmement que je serais désormais privée de sortie
et surveillée de près tant que je ne deviendrais pas plus raisonnable.
Elle haussa les épaules.
— Autant dire toute ma vie, sans doute !
— Oh, c'est dur pour vous, je comprends.
— D'autant plus que je ne suis pas la plus visée par les paparazzi.
C'est Xander qu'ils rêvent de surprendre au bras d'une jolie fille.
Seulement voilà, il n'est pas du tout du genre play-boy, alors ils se
rabattent sur moi !
— En effet, il est un peu étrange qu'on ne voie jamais le prince
accompagné... Il n'a donc pas de petite amie, lui ?
— Il est bien trop occupé à traiter les affaires de la principauté ! Il
n'a pas de temps à consacrer aux frivolités !
— C'est triste.
— D'un autre côté, c'est moi qui ai la chance de l'accompagner
dans ses sorties officielles, et elles ne sont pas toutes aussi
ennuyeuses qu'Ascot ! Par exemple, j'adore aller à Wimbledon !
Les champions de tennis sont de si beaux garçons ! Vous ne
trouvez pas ?
— Si ! Je suis bien de votre avis ! Mais peut-être devriez-vous
vous abstenir de faire cette remarque devant votre oncle...
Katie pouffa de rire.
— Ah, je vois que vous avez cerné le personnage ! Alexander était
beaucoup plus beau qu'un champion de tennis... Mais Laura préféra
garder cette pensée pour elle. Elle posa deux tasses sur un plateau
et se retourna pour surveiller le café en train de passer.
— Alors, vous n'étiez pas blessée du tout, hier soir ? dit-elle avec
malice pour changer de conversation, car l'image du prince
commençait à la hanter de nouveau.
— Non, pas le moins du monde. Mais j'ai admiré votre courage.
Vous imaginez ce qui aurait pu vous arriver si j'avais vraiment été un
cambrioleur ?
— Oh non, ce n'est pas du courage, mais de l'inconscience ! Cela
dit, si j'avais su que vous vouliez juste échapper à la surveillance de
votre oncle, je vous aurais laissée tranquille !
— Merci, c'est gentil à vous de prendre mon parti. Elle parut
réfléchir un instant.
— Savez-vous ce qui me rendrait vraiment service ? Ce serait que
vous vous affichiez avec Xander dans un lieu public pour que les
journalistes s'occupent de lui et non de moi ! Vous et lui en train de
vous embrasser, voilà ce qui serait génial !
Laura sursauta. Embrasser Alexander ? Etrange perspective... qui
était loin de lui déplaire ! Fort heureusement, en constatant son
silence, Katie pensa qu'elle l'avait un peu vexée.
— Je suis stupide ! Vous êtes trop jeune, je comprends que
Xander ne représente pas le type d'homme dont vous pourriez
rêver. Excusez-moi.
Laura ne tenait pas à s'appesantir sur la question. Il était grand
temps de passer à un autre sujet. Elle remplit la tasse de la jeune
fille et la lui tendit.
— Je ne m'attendais pas du tout à votre visite, Katie. Comment
avez-vous eu mon adresse ?
— C'est Xander qui me l'a donnée. Il vous a fait raccompagner hier
soir, non ?
— Non, je n'y tenais pas.
— Alors, il s'est adressé à ses services secrets. Vous savez, avec
un numéro de téléphone...
Un coup de sonnette intempestif vint interrompre la conversation.
Laura jeta un coup d'œil interrogateur à Katie.
— C'est peut-être votre garde du corps qui s'inquiète de ne pas
vous voir redescendre...
— Non, je lui ai donné son jour de congé. Et il s'agit d'une garde,
soit dit en passant.
— Vous êtes donc venue seule ?
— Non, c'est Karl qui m'a conduite jusqu'ici. Mais il s'intéresse
beaucoup plus à la voiture qu'à moi, il n'a qu'une terreur, c'est de se
la faire voler. D'ailleurs, je lui ai promis de ne commettre aucune
sottise.
Laura ne put se retenir de rire.
— Et il vous a crue sur parole ?
— Je n'en sais rien et je m'en fiche ! assura la princesse en
partageant son amusement.
Laura se leva pour aller ouvrir.
— Alors, si ce n'est pas Karl, je pense que c'est mon voisin qui
veut se faire offrir un café !
Quand Laura ouvrit sa porte d'entrée, elle crut qu'elle était en train
de rêver. En effet, qui se trouvait à l'instant même sur le seuil de son
appartement ? Le prince Alexander en personne !
Il s'avança en souriant et lui tendit un grand sac.
— Ma nièce est décidément une écervelée. Elle vous rend visite
mais elle oublie de vous rapporter ce vêtement, que vous lui avez si
aimablement prêté hier soir !
Laura avait le souffle coupé. Elle faillit lui répondre qu'elle n'espérait
pas revoir sa veste et que Katie avait déjà été bien bonne de la
prendre avec elle plutôt que de l'abandonner dans l'impasse qui
longeait sa résidence. Machinalement, elle ouvrit le sac. Sa vieille
nippe avait été soigneusement nettoyée et repassée.
Elle comprit du même coup comment le prince avait eu
connaissance de son adresse : elle avait oublié une lettre dans sa
poche.
— Je... je suis confuse. Vous n'auriez pas dû vous donner autant de
mal.
Alexander parut amusé.
— Ce n'est pas moi qui l'ai remise en état, rassurez-vous.
— Mais... vous êtes venu jusqu'ici...
— Ce n'est pas un grand dérangement.
Non, sans doute, songea-t-elle. Pour lui. tout était simple, il lui
suffisait d'appeler son chauffeur et en moins de dix minutes, il
arrivait à destination, sans seulement avoir le souci de garer sa
voiture. Mais tout de même...
— Je veux dire que vous êtes venu... en personne. Alexander lui
adressa un charmant sourire.
— Je tenais à vous remercier encore et à m'assurer que vous alliez
bien.
— Oh, c'est trop aimable, merci beaucoup. Vous voyez, tout va
bien.
Il la scruta longuement avant de répondre :
— Oui.
Seulement oui ? C'était un peu laconique. Devait-elle lui proposer
d'entrer ?
— Votre chauffeur vous attend, je suppose...
— Non, je suis venu seul.
— En... en conduisant vous-même ?
— J'ai mon permis, vous savez, affirma le prince avec un sourire
malicieux.
Laura sentit que son taux d'adrénaline venait de s'élever
dangereusement.
— Oui, bien sûr, je m'en doute !
— Et mon chauffeur était occupé.
La voix ingénue de Katie vint interrompre leur dialogue.
— Puis-je reprendre du café ?
— Oh, Xander ! Mais que fais-tu ici ? ajouta-t-elle aussitôt en
découvrant la présence de son oncle.
Le prince ne se donna pas la peine de répondre tout de suite à sa
nièce. Il garda durant plusieurs secondes les yeux fixés sur ceux de
Laura. Enfin, il se retourna vers la jeune fille.
— Tu avais oublié de rapporter sa veste à Mlle Varnell, Katie. J'ai
pensé qu'elle pouvait en avoir besoin.
— Ah oui, c'est vrai..., dit simplement Katie en les observant tous
les deux d'un air songeur.
— D'ailleurs, ce n'est pas la seule chose que tu as oubliée, ajouta-t-
il sur un ton sévère.
Katie leva les yeux au ciel.
— Oh, si tu veux parler de cet affreux machin... Alexander venait
de tirer de sa poche un petit écrin de
velours rouge. La princesse fit une moue éloquente.
— Cette broche est hideuse ! J'espérais que tu prendrais le temps
de réfléchir afin de trouver un autre cadeau pour Laura ! Par
exemple le médaillon de Grand-Mère, avec les petits saphirs. Ils
iraient parfaitement avec ses yeux.
— En effet, c'est un plus joli bijou, Katie, approuva Alexander.
Un peu gênée, Laura prit sa veste des mains du prince et l'invita
poliment à entrer. Katie les précéda et fila directement dans la
cuisine.
— Viens prendre le café ici, Xander, la cuisine de Laura est
ravissante.
Laura faillit s'évanouir. Le prince de Montorino dans sa cuisine ! Y
recevoir une princesse était déjà un sacrilège, mais le jeune âge de
Katie excusait les manquements au protocole. Quant à Alexander...
c'était une autre affaire ! Sans doute n'avait-il jamais mis les pieds
dans ses propres cuisines !
Pour le moment, ce dernier faisait tourner entre ses doigts le petit
écrin de velours et la regardait d'un air hésitant.
— Laura, prenez tout de même cette broche. Je vous ferai parvenir
le médaillon plus tard.
— Mais... je ne peux pas accepter...
A cet instant, il lui prit la main pour la refermer sur l'écrin. Laura
ouvrit la petite boîte en tremblant et découvrit une broche de faible
dimension mais qui lui parut lourde. C'était un ovale d'or fin incrusté
de pierreries représentant les armes du Montorino.
— Elle est très belle ! Katie, pardonnez-moi, mais je ne suis pas du
tout de votre avis en ce qui concerne ce bijou..., dit-elle
sincèrement.
Elle leva sur Alexander des yeux pleins de gratitude.
— Je la porterai avec joie, Excellence.
Les yeux noirs redoutables se posèrent sur les siens avec un peu
plus d'intensité et Laura se sentit chanceler.
— Je vous en prie, venez vous asseoir dans le salon...
— Pourquoi dans le salon ? Katie semble préférer la cuisine, je lui
fais confiance !
Laura resta bouche bée. Il était déjà plus qu'incongru pour elle de
recevoir dans son modeste intérieur un prince et une princesse,
surtout dans la tenue matinale où elle se trouvait. Mais dans sa
cuisine !
— Bon, comme vous voudrez... Permettez-moi juste de... euh,
revêtir une tenue plus correcte ! Je ne me doutais pas de votre
visite...
— Je vous en prie, Laura, prenez tout votre temps. Ma nièce adore
jouer les maîtresses de maison, elle va se faire un plaisir de me
servir une tasse de café.
— Merci..., murmura encore Laura avant de disparaître. Il était
temps pour elle de s'éclipser, car elle commençait à trembler
comme une feuille. Contrairement à Alexander, qui semblait très
accoutumé à masquer ses émotions, elle ne pouvait plus du tout
contenir les siennes !
4.
Katie invita son oncle à prendre place sur un haut tabouret dans la
cuisine. Avant de saisir la cafetière, elle tira de sa poche son
téléphone portable et le posa sur la table. Alexander hocha la tête
d'un air narquois.
— Je me demande ce que tu peux bien raconter durant des heures
dans ce petit appareil !
— Je l'ai éteint, Xander ! Je regarde juste si j'ai un message de
Michael.
— Michael ? Le garçon qui t'embrasse sur la photo ?
— Oui ! Oh ! là, là, à t'entendre, on dirait que j'ai commis un crime
!
— En effet, contre le respect dû à ton rang.
— Vraiment ? Tu devrais me jeter en prison alors ! pouffa la jeune
fille.
— Le Montorino est un Etat démocratique, on n'y emprisonne pas
les gens pour si peu. Mais tu devais relire notre constitution plus
souvent.
— Tu plaisantes !
— Oui, admit-il en souriant.
— Ah bon, je préfère ça. Tiens, voilà ton café, sans sucre ni lait, et
sans mousse, comme d'habitude ! Aucune fioriture ! Juste comme tu
l'aimes !
Les taquineries de sa nièce ramenèrent curieusement Alexander à
l'instant où Laura lui avait ouvert la porte. Il ne dédaignait pas
certaines fioritures, au contraire ! Il avait été assez fasciné par le
petit liseré de dentelle qui bordait le peignoir de soie de la jeune
femme, dont l'échancrure laissait deviner une peau de pêche...
— Alors, Xander ? Tu ne me félicites pas ? insista Katie.
— Si, si..., répondit-il distraitement.
Il ne parvenait pas à détourner ses pensées de Laura. Son peignoir
avait légèrement glissé quand elle avait tendu les bras pour prendre
sa veste, découvrant un peu son épaule... Mais il s'efforça de ne pas
trop s'appesantir sur cette brève image.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre, intervint Laura qui
venait d'apparaître sur le seuil de la cuisine. D'habitude à cette
heure-ci, je suis prête depuis longtemps, mais je me suis levée plus
tard ce matin...
Elle portait un jean impeccable et une longue chemise de coton
blanc. Elle avait attaché sur sa nuque ses cheveux encore humides
de la douche.
— Vous savez pourquoi j'ai peu dormi cette nuit, ajouta-t-elle avec
un sourire complice.
Katie lui adressa un clin d'œil malicieux.
— Laura, je viens d'avoir une idée de génie, et Xander est d'accord
avec moi !
Son oncle se tourna vers elle d'un air pour le moins surpris mais ne
fit aucun commentaire. Katie prit soin d'éviter son regard.
— Voilà, j'ai besoin d'une diversion, reprit la jeune fille.
— Une... diversion ? répéta Laura en hochant la tête.
— Oui, quelque chose qui détourne l'attention des journalistes.
Vous êtes au courant de cette malheureuse photo, vous savez, dans
ce stupide journal.
— Tu ferais mieux de ne plus en parler, déclara Alexander en
fronçant les sourcils.
— J'aimerais bien, mais il y avait des paparazzi devant la résidence
ce matin quand je suis sortie.
— Vraiment ? Moi, je n'en ai vu aucun sur mon chemin.
— Evidemment ! C'est moi qui les intéresse, pas toi ! Tu ne les a
pas vus en arrivant ici ? Ils sont tous embusqués devant la porte de
l'immeuble.
--- Ici?
Il se leva aussitôt pour aller jeter un coup d'œil à la fenêtre, qui
donnait sur la rue. Mais comme la cuisine se trouvait en contrebas,
seules les jambes des passants étaient visibles. Katie lança un
regard de connivence à Laura. A la différence de son oncle, elle ne
paraissait pas le moins du monde gênée. Le sang des Orsino coulait
dans ses veines : il en fallait plus que cela pour la désarçonner.
— Je pense qu'ils ont dû te prendre en photo, toi aussi, dit-elle d'un
air désinvolte.
Puis elle saisit la cafetière pour servir Katie.
— Combien de sucres, Laura ? Un peu de lait ?
— Euh... un seul, merci... et nature.
— Il n'y avait aucun photographe quand je suis arrivé, affirma
Alexander, comme pour se rassurer lui-même.
Katie s'approcha à son tour de la fenêtre.
— On ne voit rien d'ici. Mais peut-être qu'ils se sont contentés de
quelques clichés et qu'ils sont repartis. Ou alors...
Elle s'adressa à son oncle en soupirant.
— ... ils sont peut-être en train de sonner chez tous les voisins pour
découvrir l'endroit où je me trouve. Et toi aussi, par la même
occasion.
Puis, regardant Laura d'un air ennuyé, elle ajouta :
— Je suis désolée, Laura, tout est ma faute. J'ai peur de vous attirer
bien des embêtements. Mais... qui est ce type qui sort de sa voiture,
là, sur le trottoir d'en face ? Vous le connaissez ?
Laura faillit s'évanouir en reconnaissant un photographe de son
propre journal.
— Euh... je ne vois pas bien..., bredouilla-t-elle en tendant le cou.
Katie la força à se lever.
— Mais si, regardez ! Il a un appareil photo !
— Ah oui... vous avez raison... Mon Dieu, pourvu qu'il ne reste pas
là jusqu'à ce que vous partiez !
— Eh bien, vous allez être malgré vous la diversion que j'attendais,
Laura ! déclara Katie d'un air plutôt satisfait.
— Comment cela ?
— Quand on apprendra que Xander est venu vous rendre visite,
ma petite escapade passera au second plan !
— Mais... je leur expliquerai...
— Non, c'est inutile, il ne faut jamais s'expliquer ni s'excuser, cela
ne fait qu'empirer les choses, déclara Alexander sur un ton un peu
agacé.
— Vous auriez dû envoyer un domestique au lieu de venir en
personne..., murmura Laura d'un air navré.
— Est-ce un reproche ? s'enquit le prince.
— Non, bien sûr !
— Mais ce n'est pas grave ! renchérit Katie. Elle lança à son oncle
un coup d'oeil ingénu.
— Puisque vous allez devenir de toute façon la proie des
journalistes, pourquoi n'iriez-vous pas ensemble à Ascot ? Cela
détournerait définitivement les paparazzi de ma petite personne et je
pourrais enfin vivre tranquillement comme n'importe quelle étudiante
de mon âge.
Alexander la foudroya du regard.
— Ne t'imagine pas que tu vas pouvoir t'en sortir de cette manière,
Katie !
C'était évidemment une idée grotesque, songea Laura. Une telle
solution était inenvisageable ! Quoique...
— Je ne me sens pas le droit d'engager Mlle Varnell dans ce genre
d'aventure juste pour que tu puisses aller au cinéma incognito avec
ton petit ami.
Laura faillit s'étouffer avec sa gorgée de café. C'était donc là, le seul
problème ? Le prince tenait à se montrer galant ! Elle n'en croyait
pas un seul mot et elle faillit lui répondre que pour sa part, elle n'y
voyait aucun inconvénient. Mais elle n'irait pas jusqu'à lui révéler
que c'était tout à fait le genre de miracle qu'elle attendait pour
épater son patron !
Certes, sa propre vie privée en pâtirait, mais pour lancer sa carrière
de journaliste, elle était prête à tous les sacrifices !
— Je... je suis prête à vous venir en aide si nécessaire, dit-elle en
hésitant.
Deux paires d'yeux intrigués se posèrent sur elle. Il y eut quelques
secondes de silence avant qu'Alexander ne reprenne la parole.
— Mais cela viendrait perturber votre intimité.
— Mon intimité ? En fait... je n'en ai pas vraiment.
— Cela pourrait nuire à votre vie professionnelle.
— Eh bien..., commença-t-elle en toussotant.
— Ecoute, Xander, ne tourne pas autour du pot ! Demande
franchement à Laura si elle accepterait de t'accompagner à Ascot !
Si cela l'ennuie, elle te dira non, tout simplement
Laura déglutit péniblement. Comment pouvait-elle dire non ? Et
pourtant, c'était ce qu'elle allait faire. Il fallait qu'elle se montre
raisonnable : elle n'était pas le genre déjeune femme qu'un prince
affiche à son bras. Elle n'était ni aristocrate, ni célèbre, ni assez
belle... Elle n'était rien du tout, pas même une vraie journaliste !
— Je crois que votre oncle a raison, cette solution n'est pas
envisageable, énonça-t-elle d'une voix sourde en ignorant le regard
furieux de Katie.
Elle sourit à cette dernière d'un air désolé.
— J'aimerais beaucoup vous rendre service, Katie, mais je crois
que votre idée est irréaliste. Je ne corresponds pas au type de
personne susceptible d'accompagner votre oncle lors d'un
événement officiel.
Alexander leva sur elle des yeux étonnés.
— Vous avez tort, Laura. Je pense qu'au contraire, vous rempliriez
parfaitement ce rôle. Je serais honoré si vous acceptiez de
m'accompagner à Ascot.
Honoré ? Etait-ce bien le mot qu'il avait employé ?
— En réalité, j'en serais enchanté, ajouta-t-il en souriant. La voix du
prince était toujours aussi calme et distante,
mais Laura crut surprendre dans ses yeux une lueur... chaleureuse.
— Acceptez, je vous en prie.
Laura n'en croyait pas ses oreilles. Voilà que Son Altesse
Sérénissime lui proposait un rendez-vous ! Et même si, en
l'occurrence, le prince se laissait manipuler par sa nièce, ce n'était
pas son problème à elle...
Bon sang, Trevor aurait intérêt à lui offrir un pont d'or pour qu'elle
lui donne l'exclusivité de cette histoire incroyable !
— Eh bien, si vous êtes sûr de le vouloir vraiment..., dit-elle en
hésitant.
En réalité, c'était un rire de joie qu'elle sentait monter en elle. Joy
avait donc eu une idée de génie en lui conseillant de s'intéresser à
Alexander ! Elle avait envie de l'appeler tout de suite pour la
remercier !
Cela dit, elle pouvait déjà entendre sa grand-tante lui prodiguer les
conseils habituels : « Ne gâche pas cette occasion unique, Laura !
Tu tiens la chance de ta vie, alors profites-en et sache mener les
choses à bien. Tu réponds à la demande du prince, et tu peux
même te permettre de lui demander quelque chose en échange... »
Pardon ? Lui demander... quoi ? Non, c'était impossible. Elle
respira un grand coup.
— Je... je serais moi aussi enchantée d'accepter votre invitation.
Elle dut encore reprendre son souffle avant d'oser poursuivre.
— Mais... puis-je me permettre de poser une condition ?
— Seulement une ?
La voix du souverain était redevenue glaciale. Il était clair que
personne avant elle n'avait jamais osé lui tenir un tel langage. Elle
faillit battre en retraite en s'excusant. Lui crier qu'elle était prête à
tous les sacrifices pour passer un moment avec lui, tout simplement
!
Tandis qu'il la regardait fixement, elle sentit sa bouche se dessécher.
— Oh, rassurez-vous, il ne s'agit pas d'une exigence démesurée,
reprit-elle. Je pensais juste que son idée permettra en effet à Katie
de vivre comme une jeune fille ordinaire, ou presque. Et que... vous
pourriez vous aussi tenter l'expérience de vivre comme tout le
monde.
Alexander parut médusé et la bouche de Katie s'ouvrit de stupeur.
Laura songea brusquement qu'elle était en train de ruiner sa
carrière... Elle était folle ! On lui offrait un cadeau inespéré et elle
demandait plus, toujours plus ! A quoi pensait-elle ? A rien, comme
d'habitude, lui aurait rétorqué sa grand-tante ! Chaque fois, c'était le
même scénario : à un moment donné, elle oubliait de réfléchir et
suivait son stupide instinct qui ne la poussait qu'à faire des sottises !
D'ailleurs, le seul fait d'accepter l'invitation du prince était une
absurdité, totalement en contradiction avec son travail de journaliste
! Parce que si elle s'affichait avec lui dans des circonstances aussi
officielles que le Derby d'Ascot, elle serait dans le reportage, et pas
en train de le faire ! C'était elle qui devrait donner quelque chose en
échange : son renoncement à faire son travail... c'est-à-dire à saisir
la chance de sa carrière !
Alexander avait accepté la proposition de sa nièce en connaissance
de cause. Il se savait manipulé mais n'y prêtait pas attention, sans
doute parce qu'il trouvait son compte dans ce stratagème. Elle-
même ne s'était pas méfiée du piège !

Mais Laura ne savait pas tout...


En réalité, le prince s'était laissé distraire par cette jeune femme
pleine de charme qui osait lui tenir un langage audacieux. S'il était
venu en personne lui rapporter sa veste, c'était bien pour le seul
plaisir de la revoir.
— Katie, je crois que nous avons assez retardé Mlle Varnell. Il est
temps de prendre congé. D'ailleurs, tu dois te dépêcher. Il ne te
reste que trois heures pour préparer tes bagages.
La jeune fille ouvrit des yeux horrifiés.
— Mes bagages ? Que veux-tu dire ?
— Finalement, je crois qu'un petit séjour au Montorino te ferait du
bien. Après la parution de cette photo dans la presse ici, il serait
bon que tu te fasses oublier quelque temps.
Katie se tourna vers Laura d'un air scandalisé.
— Vous vous rendez compte ? Pour un baiser en public, me voilà
bannie de ce pays ! Je n'ai plus qu'à me faire nonne !
Elle hocha la tête d'un air furieux avant de se calmer pour retrouver
ses bonnes manières.
— Merci de votre accueil, Laura. Et surtout, d'avoir essayé de
m'aider.
— Je suis vraiment désolée, Katie..., murmura Laura, atterrée de la
tournure que prenaient soudain les événements.
Alexander l'observait avec attention. Laura avait l'air sincèrement
navrée pour Katie. La jeune fille parut s'en rendre compte.
— Ce n'est pas votre faute, Laura. Mais vous savez, je vous envie :
vous, au moins, vous avez la chance de pouvoir disposer de votre
vie...
Elle se leva et saisit son sac en dardant sur son oncle un regard
furieux. Laura crut même que la jeune fille allait éclater en sanglots,
mais sans doute avait-elle trop de dignité pour laisser paraître à ce
point son émotion. Sans attendre qu'on la raccompagne, elle se
dirigea à grandes enjambées vers la porte qu'elle claqua
bruyamment.
Laura se tourna vers Alexander d'un air outré.
— Aviez-vous vraiment besoin de vous montrer aussi cruel ? lança-
t-elle en oubliant tout à fait à qui elle était en train de s'adresser.
Elle prit conscience sur-le-champ de son impolitesse.
— Votre Altesse ! ajouta-t-elle sur un ton ironique, comme pour lui
signifier le peu de cas qu'elle faisait de son titre, en l'occurrence.
Il se leva pour faire quelques pas jusqu'à la fenêtre, jetant un coup
d'ceil sur sa nièce qui sortait de l'immeuble sous les flashes des
photographes.
— Je ne suis pas cruel. Venez donc voir.
Il l'invita d'un geste à le rejoindre à la fenêtre.
— Demain, les journaux diront que j'ai renvoyé ma nièce au
Montorino après l'incident du night-club, et ces photos prouveront à
quel point elle en était bouleversée.
— Et alors ?
— Alors, pour l'instant, j'espère seulement que les paparazzi vont la
suivre, ce qui me permettra de sortir incognito.
— Comment ? Vous voulez dire que vous agissez ainsi uniquement
dans le but d'avoir la paix ?
— Je pense aussi à votre tranquillité, Laura. Tenez-vous vraiment à
être assaillie par ces gens quand vous sortirez de chez vous ?
La jeune femme baissa la tête. Elle n'avait pas envisagé les choses
sous cet angle.
— Ce « bannissement », comme le dit ma nièce, ne sera pas de
longue durée. Dès que cette presse trop curieuse l'aura oubliée, elle
pourra revenir à Londres en choisissant de voyager comme une
princesse ou comme une étudiante ordinaire si elle le souhaite.
Laura ne dit mot, pas encore tout à fait convaincue.
— Après un petit séjour auprès de sa mère, elle pourra reprendre
ses activités de manière anonyme. Et même... prendre le bus si cela
lui chante !
— Et embrasser Michael ?
— Oui, sans être obligée de partager ces doux moments avec le
monde entier !
Brusquement, il cessa de parler, absorbé par un détail qu'il venait
d'apercevoir en regardant Laura. Un tout petit ours doré ornait la
barrette qui retenait ses cheveux. D sourit malgré lui en découvrant
ce choix enfantin... et dut se retenir de poser ses lèvres sur celles de
la jeune femme, dont la moue rêveuse complétait si bien le tableau
candide.
— Vous voyez, c'est justement ce que vous souhaitiez pour elle,
ajouta-t-il en se ressaisissant.
— Oui, sans doute, mais vous auriez pu lui présenter votre décision
avec ces arguments plutôt que comme une punition.
— Ne vous inquiétez pas pour elle. Elle n'est pas aussi bouleversée
qu'elle en a l'air.
— Il est vrai que Katie est une remarquable comédienne..., dut
convenir Laura.
— Oui, mais parfois, savoir jouer la comédie ne suffit pas. Il faut
aussi apprendre à souffrir un peu. Et ce n'est pas une grande
douleur que je lui inflige en la renvoyant quelque temps au pays !
— C'est tout de même dur de la séparer de son petit ami.
— Peut-être, mais il faut qu'elle retienne la leçon et s'engage à ne
plus se comporter de manière irresponsable si elle ne veut pas voir
sa vie privée étalée à la une des magazines.
— Pourtant c'est vous qui risquez de prendre le relais dans la
presse à sensation...
— Oui, si vous êtes toujours d'accord pour m'accompagner à
Ascot. A moins que cela ne vous chagrine...
— Non, non ! Si cela peut aider Katie, j'en serai très contente. En
réalité, je trouve que la princesse a beaucoup de chance d'avoir un
oncle qui veille ainsi sur elle.
— Dites-moi, Laura... Qu'entendiez-vous tout à l'heure quand vous
me proposiez une expérience de vie « ordinaire » ? Des vacances
loin de mes obligations de chef d'Etat et de toutes ces abominables
réceptions ?
— Je n'ai pas utilisé cet adjectif !
— Vous auriez pu. C'est celui qui convient.
Il songea un instant que les partager avec elle aurait rendu lesdites
réceptions bien moins horripilantes. Peut-être deviendraient-elles
même un plaisir ?
Il la regarda avec insistance.
— Eh bien, Laura, à quoi songiez-vous en me proposant cela ? Je
suis prêt à vous suivre dans vos suggestions, vous savez. Mais peut-
être vous demandez-vous si je suis capable de m'y soumettre ?
Peut-être pensez-vous que mon cas est désespéré ?
Les yeux de Laura exprimaient soudain une telle stupéfaction qu'il
dut se faire violence pour réprimer un fou rire.
— Eh bien... c'est-à-dire..., commença-t-elle en toussotant.
Il crut bon de venir à son secours.
— Etes-vous libre cet après-midi ?
— Cet après-midi ? répéta-t-elle d'un air de plus en plus ébahi.
— Oui.
— Vous voulez dire... aujourd'hui ?
— Il ne faut pas perdre de temps. Vous savez, après Ascot, vous
n'aurez plus de « vie ordinaire » ! Vous ferez partie du cirque de la
célébrité.
Laura resta perplexe. Elle n'avait pas envisagé les choses sous cet
angle. Et elle se demanda soudain si le désir exprimé par Alexander
de sauver Katie des paparazzi n'était pas un pur prétexte. Le prince
agissait tout simplement pour lui-même ! Dans quel but ?
— Mais... pouvez-vous vous échapper là, maintenant ? Je croyais
que vous aviez une foule de dossiers urgents à traiter...
— Eh bien, j'aurai pour une fois une maladie diplomatique ! J'ai bien
le droit d'être épuisé et de prendre un peu de repos.
— Personne dans votre entourage ne sera dupe.
— Sans doute, mais personne n'osera me le dire en face.
— Ah oui, bien sûr...
— On ne se permet pas de me critiquer ni de me faire la moindre
remarque. Je ne connais pour l'instant qu'une seule personne
capable d'une telle audace, c'est vous ! Or, vous n'allez pas
raconter ce que vous savez de moi à un journaliste, n'est-ce pas ?
Alors, qu'est-ce que je risque ?
Comme elle restait muette, il eut un léger sourire.
— Bon, quand commençons-nous ?
Laura tentait de rassembler ses esprits. Tâche difficile. Enfin, elle
esquissa un sourire à son tour.
— D'accord. Si votre pays peut se passer de vous quelques heures,
je suis à vous. Je peux prendre moi aussi un après-midi de liberté.
— Vraiment ? Vous pouvez vous échapper aussi facilement ? C'est
magnifique. A propos, quel est votre travail ?
Laura se sentit devenir cramoisie.
— Mon... euh... travail ?
— Oui, vous avez bien une profession, comme tout le monde ?
— Oui, bien sûr ! Je... travaille pour... euh, une société. Mais
aujourd'hui, je n'ai aucun rendez-vous prévu.
— Quelle chance ! Ecoutez, je vais repasser à mon bureau, et je
reviendrai vous chercher à 3 heures. Puis-je utiliser votre téléphone
?
— Oui, je vous en prie.
Tandis qu'il appelait son secrétaire, Laura s'approcha de la fenêtre
pour s'assurer que les photographes avaient bien disparu.
— La grande limousine noire qui est garée en face est bien votre
voiture, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle quand il eut raccroché.
— En effet. Est-ce un problème ?
— Oh non, c'est plutôt le genre de problème que tout le monde
rêve d'avoir.
Comme elle se retournait pour le regarder, un rayon de soleil se
posa sur l'une de ses mèches blondes, qui s'était échappée et
dansait légèrement le long de sa joue.
— Ce n'est pas une voiture « ordinaire », conclut-elle
tranquillement.
— Non, c'est vrai.
— Vous n'auriez pas dû la garer ici, elle attire trop l'attention. Si ça
se trouve, les paparazzi connaissent déjà le numéro
d'immatriculation et peuvent la repérer facilement.
— Cela m'étonnerait.
— Il vaudrait mieux que nous prenions le bus. Le numéro 42
s'arrête juste au coin de la rue.
En voyant la tête d'Alexander, elle dut se mordre la lèvre pour ne
pas rire. Quant à lui, la vue de ses petites dents sur sa chair tendre
et rose fit passer un frisson le long de sa nuque. Qu'avait-elle dit ? Il
ne s'en souvenait plus tout à coup !
— Cela vous ennuie, peut-être ?
— Pardon ? Qu'est-ce qui m'ennuie ? articula-t-il d'une voix
assurée.
— De prendre le bus ?
Prendre le bus ! Quelle idée saugrenue, alors qu'il rêvait soudain de
l'emmener dans sa limousine au fin fond de la campagne anglaise,
dans l'endroit le plus perdu qui soit, loin de la foule ! De l'enlever et
de se cacher avec elle durant une semaine au moins, jusqu'au Derby
d'Ascot où il la montrerait fièrement à tous !
— Essayez, ce sera une expérience nouvelle pour vous ! Il la
considéra un instant d'un air amusé.
— Oh, vraiment ? Alors, je me dépêche ! A tout à l'heure, Laura !
A ces mots, il se leva et se dirigea rapidement vers la porte sur un
dernier sourire. Laura la referma sur lui le cœur battant.
Elle s'appuya contre le mur comme si elle avait peur de s'évanouir.
Quelle folie était-elle encore en train de commettre ?
L'aventure qui lui arrivait n'était certes pas banale, mais elle risquait
bel et bien de lui coûter sa carrière ! Sauf si elle savait mener les
choses dans la bonne direction... Si elle gardait la tête froide, tout
pourrait tourner à son avantage. Et alors, elle fournirait à Trevor un
article à lui couper le souffle !
Mais que penserait Alexander si elle se servait de lui de cette
manière ? Voilà que la voix de sa conscience venait la tarauder,
maintenant, juste au mauvais moment ! Elle allait essayer de la faire
taire, pour une fois...
Après tout, le prince était l'un des hommes les plus riches de la
planète. Toute sa vie, il avait toujours obtenu ce qu'il désirait. Il
possédait tout ce dont un être humain pouvait rêver.
De son côté, tout ce qu'elle souhaitait, c'était avoir un travail qui lui
permette de gagner sa vie, sa vie « ordinaire » ! Elle avait décidé de
devenir journaliste à l'âge où elle avait été capable de lire les articles
de sa mère et les reportages de Joy. Après tout, ce rêve-là ne
devait pas lui être interdit ! Elle s'était promis de travailler dur
maintenant pour y parvenir. Elle ne demandait pas à être célèbre, ni
riche, non, elle voulait seulement pouvoir exercer sa profession !
Le prince était le souverain d'une principauté où se trouvait son
palais, un véritable château de conte de fées. Il possédait en outre
une résidence très élégante à Londres, plusieurs voitures, un yacht,
etc.
Avait-il besoin, en plus de tout cela, de la sympathie d'une petite
jeune femme sans intérêt ? Et d'ailleurs, la méritait-il ?
Laura alla chercher le magazine que lui avait donné Joy et se mit à
observer la photo d'Alexander. La stature imposante, les yeux
arrogants, la bouche sévère... Devait-elle se sacrifier pour cet
homme-là ?
Non. Elle allait l'accompagner à Ascot — ainsi, il aurait sa petite
distraction, comme prévu — mais elle se chargerait d'utiliser cette
histoire à son avantage.
5.
Alexander savait qu'il n'aurait pas dû agir ainsi. Il allait prendre un
après-midi de loisir alors qu'une énorme pile de dossiers
l'attendaient sur son bureau ! Mais il n'avait qu'une parole. Laura
prenait le risque de compromettre sa vie privée pour aider Katie.
alors, il lui devait bien une petite concession en échange.
Elle avait décidé de lui faire connaître la vie « ordinaire » — une
expérience qui, selon la jeune femme, lui manquait ! Il souriait en
songeant à la manière dont elle apprécierait l'autre vie, celle d'un
prince, quand elle découvrirait le confort de sa Rolls, par exemple !
Il eut du mal à trouver dans sa garde-robe des vêtements lui
permettant de passer inaperçu dans les rues de la ville. Le problème
se poserait certainement à Laura dans l'autre sens lorsqu'elle
l'accompagnerait à Ascot. Toutes les femmes y porteraient des
toilettes de haute couture. Pourrait-il sans la vexer lui proposer de
lui en offrir une ?
Vu son caractère simple et direct, sans doute prendrait-elle assez
mal cette idée... Pourtant, il mourait d'envie de la vêtir de beaux
atours qui mettraient en valeur sa beauté naturelle. Mais comment
lui présenter la chose ?
— Aller faire des courses ? Vous plaisantez ?
— Non, car je parie que vous n'en avez jamais eu l'occasion de
votre vie.
Laura regardait le prince d'un air malicieux. Mais s'il avait pu lire
dans ses pensées, il aurait été bien surpris. En réalité, elle tentait
désespérément de garder son sang-froid, car Alexander portait un
jean plutôt moulant qui dévoilait sa superbe musculature. Même
habillé avec la plus grande simplicité, il avait encore l'air d'un prince
— un prince athlétique et sexy qui faisait battre son cœur et chavirer
ses sens.
Laura fit un rude effort pour aiguiller sa pensée sur un autre sujet.
— Et puis, nous ferons la cuisine. Parce que, vous savez, nous
autres les gens ordinaires avons coutume de nous nourrir trois fois
par jour.
— Pas de problème. Mais où allons-nous faire les... euh, courses ?
— Rassurez-vous, pas aux abords de Knightsbridge, où on
risquerait de vous reconnaître. Simplement au marché près de chez
moi. J'espère que là, vous pourrez passer incognito.
Mais en prononçant ces mots, elle se rappela brusquement que le
magazine avec sa photo en couverture devait être en vente juste à
côté... Si les passants étaient observateurs, ils feraient peut-être le
rapprochement.
— Combien de temps avons-nous ? demanda-t-elle en essayant de
lui cacher sa nervosité.
— Tout le reste de la journée.
— Ah bon ? Alors, peut-être que... vous accepterez de revenir
chez moi après nos achats et de... euh, goûter ma cuisine ?
Alexander hésita un instant. Ce programme lui semblait sans doute
très insolite compte tenu de son rang.
— Eh bien... tout cela me paraît assez...
— Ordinaire, non ?
— Pour vous, sans doute, mais pas pour moi !
— Si vous avez envie de passer l'après-midi à d'autres occupations,
dites-le-moi. Vous avez tout de même le droit de choisir !
— A part la rédaction d'une conférence sur le thème « La
monarchie et le social », que je dois donner demain soir, je ne vois
pas. J'ai l'intention de me faire porter pâle, d'ailleurs.
— Vraiment ? Vous le pouvez ?
Laura se demandait souvent s'il plaisantait et si elle devait rire ou
non de ses remarques. Certes, ce profil aristocratique sévère
n'évoquait pas l'humour. Pourtant, elle avait déjà senti à maintes
reprises que le prince excellait dans ce domaine aussi.
— Oui, et je vous remercie de m'en offrir l'opportunité.
— Oh, je vous en prie... euh..., bredouilla-t-elle en hésitant à le
nommer Altesse ou Monseigneur.
— Xander, coupa-t-il d'un air amusé.
— Oh... quelle familiarité !
— Je la préfère au ton mauvais avec lequel vous prononcez parfois
les titres ! J'ai l'impression que vous m'insultez ! Allez, essayez...
Xander !
— Xander..., murmura-t-elle, comme si elle avait la bouche pleine
de coton.
— Il faut vous exercer.
— J'ai un peu de mal à vous parler d'une manière aussi peu
protocolaire. J'ai l'impression que je vais me retrouver au fond d'un
cachot !
— Vous n'aviez pas de tels scrupules hier soir quand vous me
faisiez la leçon au sujet de Katie !
— Oh, oui, je sais, quelquefois, ma bouche est plus rapide que mon
cerveau...
— Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas prendre le risque de
m'appeler Votre Altesse Sérénissime au marché.
— C'est vrai, on nous remarquerait !
— Allons-y.
Elle prit son cabas comme chaque jour pour faire ses courses, mais
n'oublia pas de jeter sur son épaule son sac de cuir où elle avait
caché l'appareil photo que lui avait fait envoyer Trevor. Elle
tremblait à l'idée qu'Alexander lui demande de l'ouvrir. Mais il était
trop bien élevé pour se le permettre, et d'ailleurs, comment aurait-il
pu imaginer ce qu'il contenait ? S'il avait eu le moindre soupçon
quant à ses intentions, il ne se serait pas trouvé là.
Quand ils sortirent de la maison, Alexander se retourna pour
regarder la façade.
— Vous habitez ici depuis longtemps ?
Elle sursauta comme s'il lui avait posé une question très
embarrassante.
— Ici ? Oh, depuis toujours. Mes parents avaient acheté cette
maison quand j'étais petite. Ils voyageaient beaucoup, ils étaient
souvent absents.
— C'était sans doute assez dur pour vous, non ?
— J'avais l'habitude. J'ai eu d'abord une nourrice, puis on m'a mise
en pension. Et ensuite, c'est Joy, la tante de mon père, qui s'est
occupée de moi. Après le décès de mes parents, elle a sacrifié sa
carrière pour me garder.
Elle se retourna à son tour d'un air las.
— La maison a été divisée en plusieurs appartements, pour que je
puisse percevoir un revenu tout en continuant à y vivre. C'était la
meilleure solution.
— Et vous avez conservé le rez-de-chaussée sur jardin, c'était une
bonne idée. Vous aimez jardiner ?
— Oh, c'est un bout de terrain minuscule, mais j'adore y planter des
rieurs. Et un jour peut-être, si je gagne mieux ma vie, j'achèterai une
maison avec un grand jardin.
Elle soupira, mais se ressaisit très vite et sourit.
— Mais je suis bien, ici, j'ai des voisins très sympathiques. Deux
jeunes femmes — des sœurs — qui occupent le second étage, et
Sean, au premier.
— Sean ?
— Oui, un acteur, mais qui travaille le plus souvent comme serveur
ou laveur de vitres. J'ai cru que c'était lui qui sonnait quand vous
êtes venu ce matin.
Elle jeta un discret coup d'œil sur le visage d'Alexander, mais n'y
décela aucune expression. Comme il n'émettait pas le moindre
commentaire, elle garda elle aussi le silence durant quelques
secondes.
— Il vient souvent prendre le café avec moi. Silence.
Laura se sentait de plus en plus nerveuse. Elle n'allait tout de même
pas lui raconter sa vie pour faire du remplissage ?
— Nous nous confions nos échecs... Lui aussi rêve de réussite.
— Vraiment ?
Le ton n'était pas bienveillant. Mon Dieu, qu'avait-elle dit encore ?
— Et vous-même, de quelle manière pensez-vous réussir ? reprit
Alexander.
— Eh bien...
— Pourquoi rougissez-vous ?
— Mais... en fait...
— Inutile de me le dire.
— Vous ne voulez pas le savoir ?
— Je m'en doute.
— Oh...
Elle faillit s'effondrer.
— Vous êtes vous aussi une comédienne ratée et vous essayez sans
doute de vous faire une place dans ce milieu ? suggéra le prince.
— Moi ? Mais non ! Pas du tout ! Ce n'est pas mon métier !
Ouf... Elle s'était crue un instant démasquée ! Quel soulagement
qu'Alexander se soit fourvoyé, mais... de quel droit s'était-il adressé
à elle avec un tel mépris ?
— Alors, quel est-il ? reprit Alexander, un peu décontenancé.
Que pouvait-elle répondre ?
— C'est que... euh... je cherche encore ma voie... Un métier qui
concilierait mon ambition et mes compétences.
— Comme tout le monde, je suppose. Mais vous avez la chance
d'avoir assez d'argent pour prendre le temps d'y réfléchir, n'est-ce
pas ?
— Oh, mes revenus sont très modestes... et je n'ai pas comme vous
un destin et une carrière tout tracés.
— Laura !
— Pardon de ma franchise, mais moi, je suis obligée de me battre
pour m'en sortir.
— Je n'avais pas l'intention de vous juger, Laura. Si je vous ai
blessée, je m'en excuse. Je cherche juste à vous connaître un peu
mieux.
— Oh, ma vie n'est pas très intéressante.
Peut-être le prince commençait-il à se demander pourquoi elle
tenait à rester aussi mystérieuse.
— Avez-vous fait des études ?
— Oui, j'ai un diplôme de littérature d'Oxford.
Cette information ne rendait que plus suspect le fait qu'elle n'ait pas
de travail précis.
— Vous n'avez pas trouvé de travail qui corresponde à vos
qualifications ?
— Je n'aime pas enseigner et je déteste être enfermée huit heures
par jour dans un bureau.
Là, elle ne mentait pas. C'était pour ces raisons qu'elle avait décidé
un jour d'embrasser la même profession que sa grand-tante.
L'activité de journaliste lui permettait de bouger et de gérer son
temps avec une plus grande liberté.
— Evidemment, cela limite vos choix, je suppose.
— Oui... évidemment.
— Mais peut-être songez-vous à une carrière précise ? Que vous
conseille-t-on autour de vous ?
— Eh bien... En fait, mon dernier employeur m'a recommandé de
devenir nounou ou puéricultrice.
Alexander haussa les sourcils d'un air stupéfait.
— Oh, c'est une longue histoire, ajouta-t-elle, énigmatique.
— En tout cas, c'est à vous de savoir si c'est cela qui vous convient
! conclut-il d'un air amusé.
— Vous-même semblez regretter de ne pas avoir eu ce pouvoir de
décision... je me trompe ? Si vous n'aviez pas été prince héritier,
auriez-vous aimé exercer une autre... euh, profession, si je puis dire
?
Au lieu de répondre directement à sa question, Alexander laissa
errer son regard au loin.
— Laura, vous avez la chance de ne subir aucune obligation ; vous
devriez en profiter, croyez-moi.
Elle faillit lui rétorquer qu'il pouvait toujours renoncer à son titre,
abdiquer et se tourner lui aussi vers une autre carrière. Mais de quel
droit se serait-elle permis ce genre de remarque ? Lorsqu'il lui
conseillait de choisir avec soin son métier, c'était différent. Elle était
entièrement libre de le faire, et elle l'avait déjà fait. Elle voulait être
journaliste, voilà tout.
Et il était grand temps pour elle de prendre cette vocation un peu
plus au sérieux.
— Vous ne voulez pas me dire quelle profession aurait pu vous
tenter ? reprit-elle avec insistance.
— Je n'y ai jamais songé. Je n'ai pas le temps d'inventer ce genre
d'histoires, vous savez.
C'était l'habile diplomate qui s'exprimait ainsi, rompu à l'art d'éviter
les confidences. Mais les lecteurs raffolaient des confidences ! Il
fallait qu'il réponde !
— Voulez-vous me faire croire que cette idée ne vous a jamais
effleuré ? Que vous n'avez jamais rêvé d'être champion de golf ou
coureur automobile, par exemple ?
Comme il s'obstinait à garder le silence, elle prit le parti de rire.
— Tous les enfants s'imaginent ce genre de choses. Les grands de
ce monde ne sont pas différents des autres, je suppose.
— Je crains que vous ne soyez tombée sur un pragmatique pur et
dur, ma chère. Je suis une cause perdue. Je ne rêve jamais, je ne
sais pas jouer, je n'ai aucune fantaisie.
Vraiment ? Mais alors, que faisait-il donc en ce moment en sa
compagnie ? S'il avait accepté déjouer à l'homme ordinaire, c'était
visiblement un rôle qu'il acceptait par plaisir, non par obligation ! S'il
avait pris son après-midi pour des activités aussi futiles que faire des
courses au marché et la cuisine, il ne manquait pas totalement de
fantaisie !
Mais elle ne se risqua pas à le pousser dans ses retranchements en
le lui faisant remarquer.
— Nous sommes presque arrivés. Le marché est au coin de cette
rue. D'habitude, je fais mes courses le matin, j'espère qu'il y aura
encore assez de choix sur les étals.
— Venir en fin de marché permet de faire des affaires, non ?
Elle se tourna vers lui d'un air stupéfait.
— Comment savez-vous cela ?
— L'économie est ma spécialité, ne l'oubliez pas ! Je sais qu'un
vendeur a intérêt à brader une marchandise qu'il ne pourra plus
proposer le lendemain à sa clientèle.
— Vous avez raison, d'ailleurs, regardez, ils ont tous changé leurs
prix !
Il eut un fin sourire qu'elle prit pour une satisfaction un peu candide.
— Savez-vous vraiment cuisiner, Laura ? dit-il en la scrutant d'un
air malicieux.
— Pardon ?
— Je crois vous avoir entendue suggérer de préparer le repas...
Etait-ce une menace ?
— Ah, vous vous demandez si vous devez prendre un tel risque,
n'est-ce pas ? Merci de m'accorder autant de confiance !
— Ne vous vexez pas. J'avais juste envie de manger une pizza.
Cela vous éviterait la peine de vous mettre aux fourneaux, comme
on dit !
Le sourire malicieux persistait sur les lèvres du prince, à peine
contredit par une lueur affectueuse dans son regard. Laura en avait
le souffle coupé. C'était comme si son masque protocolaire avait
tout d'un coup complètement disparu. Il pencha la tête vers elle.
— Eh bien ? Qu'en dites-vous ?
Elle choisit de s'en tirer par l'humour.
— Je me demande si vous n'êtes pas en train de chercher à vous
esquiver par tous les moyens ! dit-elle en riant.
— Comment cela ?
— En réalité, vous n'avez pas la moindre envie de faire le marché,
n'est-ce pas ?
— Mais si !
— Rassurez-vous, je ne comptais pas sur vous pour remplir le
panier, mais plutôt pour le porter jusqu'à la maison ! Je sais que
vous êtes assez gentleman pour cela !
Elle imaginait aussi quelle magnifique photo elle pourrait faire de lui,
un gros panier d'osier à la main, un ou deux poireaux dépassant sur
le côté !
— Je suis d'accord pour faire le marché, mais je préférerais vous
inviter ensuite au restaurant plutôt que vous regarder travailler pour
moi dans votre cuisine.
— Vous ne serez pas obligé de me regarder sans rien faire. Vous
pourrez mettre la main à la pâte.
Mais l'invitation d'Alexander lui paraissait tout de même bien
alléchante.
— J'avais l'intention de préparer un curry thaï selon la recette de ma
tante Joy.
— Votre grand-tante, non ?
— Oui. Elle a beaucoup voyagé et connaît toutes les cuisines
exotiques.
— Et vous avez l'intention de m'apprendre à concocter ce fameux
curry ?
Son ton dubitatif laissait entendre qu'elle n'y parviendrait sûrement
pas.
— Absolument. Je vais faire de vous un autre homme, Xander.
Elle s'étonna elle-même de son audace. Comment se permettait-elle
de lui parler de la sorte ? Mais Son Altesse ne paraissait pas
choquée du tout, plutôt amusée au contraire.
— Eh bien, nous essaierons.
— Il faut prendre tout cela comme un jeu.
— J'ai l'impression que je n'ai pas le choix.
Laura ne prit pas la peine d'épiloguer. Ils venaient d'arriver devant
son étal de primeurs favori.
— Bonjour, Charlie ! Qu'est-ce que vous avez de bon à nous
proposer, aujourd'hui ?
— Salut, marquise ! Vous tombez à pic pour faire des affaires ! Les
bananes sont à moitié prix, et vous avez six pêches pour le prix de
quatre ! Je me ruine pour mes clientes !
— Oh oui, j'en suis sûre ! Donnez-moi donc six pêches, pas trop
mûres, s'il vous plaît.
Elle lui tendit son panier en riant.
— Je n'aime pas les fruits qui se désintègrent quand on essaie de les
peler.
— Ce n'est pas chez moi que vous trouverez ce genre d'horreur,
vous le savez bien !
— Oui, je le sais, Charlie, mais on ne prend jamais assez de
précautions !
Elle saisit sur l'étal un gros oignon qu'elle tendit à Alexander. Il le
prit et la regarda d'un air étonné.
— C'est un oignon, et alors ? Charlie lui lança un clin d'œil
complice.
— Un beau spécimen, non ?
— Oui, sans doute. Dois-je risquer un autre commentaire ? s'enquit
Alexander en faisant pivoter l'oignon entre ses doigts d'un air de
plus en plus amusé.
Laura en profita pour actionner discrètement le déclic de son
appareil photo, qu'elle avait sorti de son sac quelques instants plus
tôt.
— Vous pouvez prendre aussi de l'ail et quelques piments, suggéra-
t-elle ingénument.
— « Quelques » piments ? Mais combien ce mot signifie-t-il au
juste ? S'agit-il de vos fameuses mesures spécifiquement
britanniques ?
Elle eut un léger rire.
— Charlie va vous conseiller, et je vous recommande aussi de lui
demander « quelques » haricots verts.
— Vraiment ? Etes-vous sûre de savoir faire bon usage de tous ces
ingrédients ?
— Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Allez, faites votre marché,
Xander !
Le prince se tourna docilement vers le marchand.
— Eh bien, euh... Charlie, je vais prendre une poignée de piments
et quatre de haricots verts. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Des grosses poignées ou des petites, monsieur ?
Devant la perplexité d'Alexander, Laura vint à son secours.
— Des petites, Charlie.
— Et... je voudrais aussi « quelques » fraises ! poursuivit
Alexander.
Décidément, il prenait des risques en osant même improviser ! Le
marchand avait apparemment compris qu'il s'agissait d'un acheteur
néophyte car il ne put se retenir de le taquiner un peu.
— Je suis désolé, monsieur, mais ce sont seulement les piments et
les oignons que nous vendons par « quelques » unités.
Alexander lui adressa un clin d'œil malicieux.
— Alors, faites-moi une offre, Charlie !
Ils se lancèrent durant plusieurs minutes dans un marchandage
acharné, ponctué de sourires complices. Enfin, Charlie s'adressa à
Laura d'un air faussement suppliant.
— Je vous en prie, mademoiselle, emmenez votre ami avant qu'il ne
me ruine !
— C'est que vous avez affaire à un grand économiste ! répondit-
elle avec le plus grand sérieux.
— Vraiment ?
Le marchand paraissait tout à coup réellement impressionné. Il prit
le billet que lui tendait le prince, puis lui rendit la monnaie d'un air
plein de respect.
— Eh bien, monsieur, on devrait vous engager au gouvernement
pour sauver les finances de ce pays !
Tandis qu'il se tournait vers un autre client, Alexander lança une
œillade amusée à Laura comme pour lui demander s'il s'était bien
tiré de la situation.
— Je ne voulais pas vous faire payer ces courses ! dit-elle, un peu
gênée.
Elle avait été prise de court, car elle ne s'attendait pas à le voir agir
avec autant de naturel.
— Je croyais que les souverains n'avaient jamais d'argent sur eux !
— Eh bien, vous avez raison, d'habitude, je n'en ai pas. Partout où
je me rends, on paie toujours à ma place. Mais j'ai tout de même le
sens des réalités et je me suis muni d'un peu de monnaie, car je
n'ignore pas que les vendeurs et autres chauffeurs de taxi attendent
ordinairement d'être rémunérés.
Laura l'écoutait bouche bée, pleine d'admiration. Décidément, le
prince était un personnage bien surprenant !
— Et quel effet cela vous fait-il d'expérimenter toutes ces situations
inconnues ?
— Oh, ça va. Je dois avouer que je ne me sens pas mal du tout
dans la vie « ordinaire » ! En tout cas, jusqu'à présent.
— Après, il vous faudra tester un parcours en autobus.
— C'est sans doute le genre de réjouissance que vous avez
programmée pour demain ?
Laura était sidérée. Ainsi, Alexander avait prévu de poursuivre
l'expérience ? Quand il avait parlé d'une semaine, elle ne s'était pas
imaginé qu'il l'envisageait à temps plein !
— Je n'ai pas encore vraiment réfléchi au programme de demain. Je
m'étais dit que nous pourrions peut-être aller nous promener dans
Londres — si, du moins, cela ne pose pas de problème vis-à-vis de
vos agents de sécurité ?
— Il est vrai qu'ils sont pris de panique dès qu'ils ne me voient plus
pendant deux heures. Figurez-vous que j'ai dû leur raconter un
mensonge pour qu'ils me laissent en paix cet après-midi, par
exemple.
— Ah bon ? Que leur avez-vous raconté ?
— Que j'avais de la fièvre et que je me retirais dans mes
appartements. Ensuite, j'ai dû ruser pour échapper à leur
surveillance !
— Eh bien, cela doit rendre un peu difficile...
Elle faillit ajouter « une vie amoureuse », mais elle préféra s'abstenir,
de peur de passer pour indiscrète. Mais après tout, ne se
conduisait-elle pas de manière tout à fait indiscrète en prenant des
photos sans l'avertir ? C'était son métier que de poser de telles
questions. Elle prit donc son souffle et se lança.
— Je veux dire... ce doit être dur d'avoir des rendez-vous galants
quand on est prince...
Il la considéra avec un fin sourire.
— Vous croyez ?
— Comment s'y prend-on, dans votre situation ?
— Comme je viens de vous le dire, répondit-il en réprimant
visiblement une envie de rire.
Laura se sentit rougir. Elle cherchait comment lui expliquer que,
dans son esprit, leur rendez-vous n'avait rien à voir avec la
bagatelle. Mais elle eut peur de s'embrouiller et préféra se taire. De
toute façon, Alexander avait déjà repris le panier et s'avançait vers
les autres étals.
— Qu'allons-nous acheter maintenant ?
Elle reprit son souffle et sortit une liste de sa poche.
— J'ai noté un poulet, du basilic et des aubergines, que nous
trouverons chez un autre vendeur au bout du marché. Il est
spécialisé en légumes méditerranéens.
— Vous me mettez l'eau à la bouche, Laura.
— Et ce n'est pas tout. Il nous faudra aussi des épices et du lait de
coco.
— Et de la crème fraîche pour les fraises !
— J'avais prévu un autre dessert ! Je voulais faire des pêches au vin
!
— Les pêches se garderont jusqu'à demain, les fraises non.
Le prince avait l'habitude de commander, mais elle n'avait pas celle
d'obéir !
— A la place de crème, je suggère plutôt de la glace à la vanille.
J'en ai au congélateur. C'est délicieux après le curry de poulet.
Alexander lui adressa un regard malicieux.
— Vivons dangereusement, Laura ! Offrons-nous les deux !
Mais aussitôt, il porta la main à ses lèvres, un peu comme un enfant
pris en faute.
— Mais, dites-moi : en avons-nous le droit, dans une vie « ordinaire
»?
Laura se mit à rire de bon cœur. Comment avait-elle pu imaginer
qu'Alexander était un homme austère et inaccessible ? Il avait
beaucoup d'humour, sa conversation était simple et amicale. Non,
ce n'était pas du tout le souverain arrogant des couvertures de
magazine. Elle prit à son tour un air contrit.
— C'est interdit, en effet, surtout quand la glace à la vanille contient
des pralines !
— Alors nous allons transgresser cette loi non écrite !
— Mais... je me demande si nous ne serons pas malades en
mangeant tout cela d'une seule traite.
A ces mots, il se pencha pour murmurer à son oreille :
— Non, parce que nous allons respecter une règle qui vaut pour
toutes les bonnes choses : prendre notre temps...
La douceur de sa voix grave fit naître un frisson dans tout le corps
de Laura. Mais elle se ressaisit en songeant qu'elle lui accordait
certainement des arrière-pensées qu'il n'avait pas. C'était seulement
son imagination qui s'emballait ! Il fallait qu'elle y prenne garde.
Mais quand Alexander posa la main sur sa taille pour traverser la
rue, la brûlure qu'elle ressentit était bien réelle.
6.
Alexander se sentait soudain comme un esclave libéré de ses
chaînes. Sa vie était habituellement régie par le protocole et tous les
codes qui en découlaient. Il vivait sous le regard des autres, et
depuis toujours, il avait appris à cacher ses sentiments. Voilà
pourquoi il ne souriait jamais, et surtout pas en présence d'une
charmante jeune femme, car le moindre de ses regards aurait donné
lieu à toutes sortes d'interprétations.
Dans ce quartier populaire de Londres, personne ne le connaissait.
Les gens ne prêtaient aucune attention à la manière dont il se
conduisait avec Laura, par exemple. Il pouvait aussi s'adresser aux
vendeurs du marché comme un simple client et porter un panier
plein de légumes, ce qu'il n'avait jamais fait de sa vie.
Ici, il n'était personne. Il pouvait ôter son masque. Se fondre dans la
foule avec Laura, partager la chaleur de ces brefs échanges
quotidiens et lui prendre la taille pour traverser la rue sans que tout
le monde en parle.
Ils allaient même faire la cuisine ensemble ! « Ensemble »... ce
simple mot, qui n'avait jamais eu beaucoup de sens pour lui jusque-
là, lui paraissait magique.
— Je vais acheter une bouteille, dit-il en s'arrêtant devant un
caviste.
— J'en ai déjà une pour cuire les pêches.
— C'est du bon vin que j'ai l'intention de prendre, pour
accompagner votre délicieuse cuisine.
Il lui prit fermement le bras pour l'entraîner dans la boutique, mais
Laura, qui ne s'y attendait pas, buta sur la marche et faillit perdre
l'équilibre. Elle se rattrapa comme elle put en venant s'affaler contre
son torse, et il la serra instinctivement contre lui.
Elle leva les yeux, toute prête à protester, mais réalisa en même
temps qu'elle ne pouvait pas s'adresser à lui comme à son voisin
comédien ou n'importe lequel autre de ses amis. Elle resta ainsi
bouche bée, et Alexander songea soudain à sa nièce Katie, qu'il
avait tant sermonnée pour son fameux baiser échangé en public.
Car à cet instant, c'était exactement le genre d'indélicatesse à
laquelle il avait envie de se livrer avec Laura !
— Oh, pardon, dit-elle seulement, un peu haletante.
— Non, Laura, ne vous excusez pas, c'est ma faute !
Elle s'écarta de lui en tâchant de respirer un peu, car son cœur
battait à une vitesse folle.
— Je dois vous dire merci, Laura, ajouta-t-il en la regardant au
fond des yeux.
— Merci ?
— Oui, pour ces moments de liberté que vous me permettez de
vivre. Je me sens si loin de ma vie habituelle !
— Vous êtes dans la vraie vie, Xander.
Il prit sa main et lui baisa délicatement le bout des doigts.
— Pour moi, c'est une vie de rêve. Je me comporte comme je n'ai
jamais pu le faire auparavant.
Laura se sentit rougir comme une petite fille. Ce baiser était
pourtant bien chaste, mais il éveillait en elle un trouble inconnu.
— Bon, je vais choisir le vin, dit-il un peu trop brusquement,
comme pour faire diversion.
— Vous êtes bien un homme ! répondit-elle avec ironie, pour tenter
de reprendre ses distances.
— Pardon ?
— Oui, c'est une attitude très macho ! Les femmes s'occupent de la
nourriture, et les hommes du vin !
— Je songeais juste à rétablir un certain équilibre... une égalité entre
nous, en quelque sorte !
— Comment pouvez-vous parler d'égalité entre nous ? dit-elle en
souriant.
— Je ne comprends pas, Laura.
— Ce n'est rien, excusez-moi. J'ai parlé trop vite.
Il lui prit le menton et la força à le regarder dans les yeux. Laura se
mordit la lèvre inférieure, dévoilant ses petites dents blanches.
Alexander fut soudain repris par la même envie de l'embrasser, de
sentir sous sa bouche la douceur de sa chair.
— Ecoutez-moi, vous vous trompez. Je ne cherche pas à jouer les
machos. Mais il se trouve que je n'y connais rien en légumes, alors
que j'ai une cave pleine de grands crus chez moi !
Et pour ponctuer ses paroles, il posa furtivement ses lèvres sur sa
joue. Laura s'écarta aussitôt.
— Je ne doute pas de vos compétences en matière de bon vin,
Xander, mais... avec un curry de poulet, on peut aussi boire de la
bière, et j'en ai au frais à la maison.
Pourquoi la regardait-il de cette façon ? Elle se sentait de plus en
plus mal à l'aise... Il fallait qu'elle trouve autre chose à dire ! Quant à
lui, il songeait qu'après tout, il valait mieux s'embrasser en public,
parce que, ainsi, on était obligé de garder un minimum de sang-froid
à cause du regard des passants !
— D'ailleurs, le piment tue l'arôme du vin, et ce serait dommage de
gâcher une bonne bouteille, ajouta-t-elle en retenant son souffle.
— Vous êtes vraiment têtue, n'est-ce pas ? Bon, d'accord pour la
bière : ce sera une autre expérience pour moi, car je n'ai pas
l'habitude d'en boire. Mais... pour le dessert, j'exige du Champagne
!
— Ce n'est pas la peine.
— C'est une tradition très « ordinaire », pourtant.
— Ah, je vois que vous ne céderez pas ! Eh bien, d'accord, juste
pour aujourd'hui. Mais demain...
Elle s'arrêta net, en prenant conscience tout à coup de ce qu'elle
disait. Il ne fallait pas aller trop loin tout de même. Il perçut ses
scrupules et se sentit gêné à son tour. Pourquoi n'osait-elle plus dire
tout ce qu'elle pensait ?
— Oui ? Demain ? A propos, où irons-nous demain ? Elle hésita un
instant.
— Où vous voudrez, Xander.
Il lui sourit d'un air heureux. Passer encore une journée avec elle ! A
ne rien faire de précis, à vivre, tout simplement...
— Non, non ! Vous êtes mon guide, rappelez-vous ! Je suis entre
vos mains ! C'est vous qui décidez !
Il lui lança un clin d'œil malicieux et posa la main sur la poignée de la
porte pour entrer dans la boutique du caviste.
— Sauf pour le Champagne, bien entendu.
Laura le suivit des yeux tandis qu'il faisait le tour de la boutique afin
de choisir le meilleur millésime. Pour elle, vu la modestie de ses
revenus, ce genre de luxe n'entrait pas du tout dans la rubrique vie «
ordinaire » !
Elle ne se contentait pas d'observer comment il s'y prenait, détaillant
chaque étiquette et reposant les bouteilles une à une jusqu'à ce qu'il
tombe enfin sur la meilleure. Non, elle devait s'avouer qu'elle aimait
le regarder, tout simplement. Elle en oubliait même de le prendre en
photo.
Etait-ce le trouble qu'elle avait ressenti à son contact qui la rendait
de nouveau si distraite ? Si elle continuait ainsi, sa carrière n'était
pas près d'évoluer dans le bon sens ! Mais qu'aurait signifié son
acharnement à faire un scoop, face au bonheur qu'elle éprouvait en
compagnie du prince ? Car elle sentait bien qu'elle vivait là des
moments particulièrement intenses.
Un peu plus tard, alors qu'ils venaient de rentrer chez elle, Laura vit
sur son répondeur téléphonique le signal d'un message. Il s'agissait
sans doute de Trevor. Elle ne l'avait pas rappelé depuis qu'il lui avait
fait envoyer l'appareil photo. Sans doute avait-il déjà entre les mains
la photo de Katie sortant de chez elle. Il tenait à avoir des
explications.
Elle décida de lui dire la vérité à ce sujet, mais sans parler
d'Alexander. Car si Trevor apprenait la visite du prince chez elle, il
se hâterait d'envoyer un autre reporter pour être sûr de ne pas le
manquer ! Et c'était ce qu'elle voulait éviter à tout prix.
— Je vais déposer tout cela dans la cuisine pendant que vous
écoutez vos messages.
Elle était tellement prise dans ses pensées que la voix de Xander la
fit sursauter. Sa discrétion ne la surprit pas, cependant.
— Oh, je pense qu'il s'agit seulement d'un démarcheur par
téléphone, comme d'habitude.
Si seulement cela pouvait être vrai ! Elle était morte de peur à l'idée
que son compagnon puisse entendre de la cuisine la voix tonitruante
de Trevor.
— Mais c'est peut-être un message important, déclara Alexander
d'un ton légèrement ambigu.
Comme elle ne répondait pas, il disparut dans l'autre pièce.
— Je mets le Champagne au frais, lança-t-il en s'éloignant.
Puis il entra dans la cuisine et referma la porte derrière lui.
Décidément, son éducation était parfaite. Avait-il lu sur son visage à
quel point elle redoutait qu'il les entende ? Elle ne parvenait jamais à
cacher ses sentiments ! Voilà pourquoi les gens prenaient toujours
l'avantage sur elle !
Si elle voulait réussir dans sa profession, il faudrait qu'elle se livre à
un énorme travail pour apprendre à dissimuler ses pensées. Elle
respira un grand coup et appuya sur le bouton.
Le signal lui annonça qu'elle avait un seul message. Elle croisa les
doigts et mit le répondeur en marche. C'était Joy ! Et le contenu
était assez sibyllin pour ne pas trop la compromettre :
« Chérie, la personne pour qui tu as travaillé récemment m'a
appelée pour savoir si tu penses lui proposer quelque chose dans un
futur proche... »
Elle sourit en songeant à la légendaire discrétion de Joy au
téléphone. « On n'est jamais assez prudent avec les répondeurs »,
tel était son conseil habituel. Comme sa chère tante avait raison !
Elle la rappela aussitôt en prenant garde à ne lui tenir que des
propos très laconiques. De cette manière, si le prince l'entendait,
rien dans ses paroles ne pourrait la trahir !

Pendant ce temps, Alexander avait posé le panier à provisions sur


la table de la cuisine et rangé le champagne dans le réfrigérateur. Il
essayait de ne pas trop s'interroger, pourtant, il était perplexe...
Pourquoi Laura avait-elle rougi ainsi en découvrant qu'elle avait un
message sur son répondeur ? Y avait-il dans sa vie quelqu'un qui
soit capable de la troubler autant ?
Mais de quel droit se posait-il ce genre de questions ? La vie privée
de Laura ne le regardait pas. Il fallait qu'il fasse attention à ne pas se
laisser aller à des pensées aussi déplacées.
C'était bien difficile ! Il avait cessé de penser raisonnablement dès
qu'il l'avait vue. A l'instant où elle avait posé sur lui ses grands yeux
bleus, la veille dans le hall de sa résidence, une étrange réaction
s'était produite en lui. Pourquoi cette petite Laura Varnell
possédait-elle un tel pouvoir sur sa personne ?
Quand il l'avait sentie tout près de lui tandis qu'ils faisaient le marché
ensemble, il avait eu une envie folle de la prendre dans ses bras
pour l'embrasser. Sa peau était si douce, ses lèvres si tentantes...
Il sortait machinalement les courses du panier, en écoutant le son de
sa voix assourdi par l'épaisseur des murs. A qui parlait-elle ? Qui
pouvait bien la faire rire de la sorte ? Trois secondes plus tard, la
porte de la cuisine s'ouvrait. Il reprit aussitôt une attitude neutre en
se tournant vers elle.
— Eh bien, je vois que vous vous êtes rendu utile ! lança-t-elle d'un
air joyeux.
Il ne put s'empêcher de lui répondre sur un ton vaguement grognon.
— Pourtant, je n'ai pas l'habitude de l'être dans une cuisine !
Laura perçut le soupçon de mauvaise humeur dans sa voix, mais
décida de ne pas y prêter attention. Alexander vit qu'elle gardait le
sourire et se demanda si elle se forçait, ou si c'était sa conversation
au téléphone qui l'avait rendue aussi gaie.
— Voulez-vous une tasse de thé ?
Il sursauta comme si sa question avait été particulièrement insolite.
— Euh, oui, merci.
— Nous pourrions nous installer dans le jardin.
— Comme le fait tout Anglais digne de ce nom, je suppose ?
Sa question était celle d'un simple étranger, un touriste qui s'enquiert
des coutumes du pays. Cette sensation lui fut presque désagréable.
Il n'aimait pas l'idée d'être un étranger dans la vie de Laura Varnell.
— Et vous allez servir des « scones » avec le thé, je présume ?
— Parfaitement. Avec de la marmelade d'orange maison.
— Comme dans la vie ordinaire de tout Britannique, n'est-ce pas ?
— Sans doute, version Hollywood. Mais si vous préférez, j'ai aussi
du café et de simples biscuits au chocolat.
Il lui sourit d'un air nonchalant.
— Non, non, le thé fera l'affaire. Mais...
— Oui?
— Il ne faut pas perdre trop de temps. Je vous rappelle que nous
avons un curry à faire cuire. Est-ce qu'il ne faudrait pas déjà
éplucher les oignons et le reste ?
— Rassurez-vous, cela ira très vite.
Elle ouvrit le réfrigérateur pour en extraire une plaquette de beurre
et se tourna vers lui d'un air malicieux.
— Mais peut-être devez-vous rentrer avant le couvre-feu ? Il ne
faudrait pas que vos gardes déclenchent une alerte en ne vous
voyant pas réintégrer votre résidence à l'heure habituelle.
Il choisit de lui rendre son sourire moqueur.
— Seriez-vous en train d'insinuer que vous voulez vous débarrasser
de moi le plus tôt possible ?
Malgré l'humour, le ton était redevenu légèrement hautain.
D'ailleurs, Laura avait bien remarqué que depuis qu'elle avait écouté
son répondeur, l'attitude d'Alexander avait changé. On aurait dit
qu'il lui en voulait d'avoir accordé son attention à un interlocuteur
inconnu de lui. Etait-elle donc supposée se concentrer sur sa
personne à l'exclusion de toute autre ? Une bouffée de colère
l'envahit brusquement à cette pensée. Même s'il avait été le maître
du monde, il n'avait pas à se conduire ainsi. Il se trouvait
actuellement chez elle et de ce fait lui devait du respect !
— Eh bien, cela dépend de vous, répondit-elle d'un air sibyllin.
Alexander la dévisagea un instant avant de hausser les épaules.
— Oh, je comprends, pardonnez-moi. Vous n'aviez sans doute pas
prévu de subir ma présence toute la soirée... Peut-être aviez-vous
d'autres projets ? Une obligation ?
Le mot « obligation » la fit sourire malgré elle.
— Vous voulez dire un rendez-vous ? Non, pas du tout, Xander. Je
vous ai bel et bien invité pour la soirée.
Le prince retrouva à son tour le sourire.
— Je crois plutôt que c'est moi qui me suis invité ! Vous savez, il ne
faut pas prendre la moindre de mes propositions pour un ordre,
même si c'est généralement ce que font les gens de mon entourage.
Ici, je ne viens pas en souverain !
— Je le sais, ne craignez rien. Et je ne suis pas du genre à obéir ! Si
j'avais eu un rendez-vous, je vous l'aurais dit.
— Mais j'espère que vous n'avez pas décommandé quelqu'un pour
moi ?
Avait-il entendu sa conversation avec Joy ? En ce cas, il avait fort
bien pu imaginer qu'elle s'adressait à un amoureux transi ! Elle eut
tout à coup l'envie furieuse de le laisser dans le doute. Mais elle était
partagée entre le désir de l'intriguer et celui de le voir sourire
encore.
— Le message sur mon répondeur venait de ma tante. Quelqu'un
l'avait appelée pour me proposer du travail.
— Vraiment ? dit-il d'un air légèrement suspicieux.
— Vraiment. Je ne vois pas pourquoi je vous mentirais. Comme il
gardait une mine un peu renfrognée, elle prit un plateau et disposa
dessus les tasses et les assiettes.
— Allez vous détendre dans le jardin, je vais faire du thé.
— Et votre voisin Sean ?
— Eh bien ? Que voulez-vous savoir sur lui ?
— Il va peut-être venir sonner pour vous demander du café, non ?
Vous m'avez dit que c'était son habitude.
— Avez-vous encore beaucoup de questions à me poser, Xander ?
Il détourna la tête sans lui répondre. C'est alors qu'elle dut se rendre
à l'évidence. Ce n'était pas seulement son rôle de souverain qui le
poussait à questionner les gens avec cette arrogance. Il était...
jaloux ! Elle eut subitement envie de rire. Cet homme qui était à la
tête d'un pays et pouvait s'offrir toutes les plus belles femmes du
Montorino ou d'ailleurs, cet homme était jaloux de son voisin !
Elle dut faire un effort pour ne pas laisser paraître son amusement.
Mais bientôt, un autre sentiment la saisit. C'était une sorte
d'attendrissement pour ce prince finalement si humain, capable
d'éprouver des émotions... « ordinaires ». Elle lui adressa un gentil
sourire.
— Sean est à son club de sport à cette heure-ci, et pour toute la
soirée. Il ne risque pas de venir nous déranger.
Le visage d'Alexander parut se détendre un peu. Mais il restait sur
le qui-vive. Il n'était pas le seul d'ailleurs. Laura ne se sentait pas
parfaitement sereine, loin de là.
— Toute la soirée ? répéta le prince d'un air mal assuré. Cette fois,
elle laissa échapper un léger rire.
— Oui, mais quelle importance ? Vous savez, il ne m'a jamais
demandé autre chose que du café ou des pâtes !
— Vous n'avez jamais... ?
Elle fit semblant de ne pas comprendre et se contenta de hausser les
sourcils.
— Entre Sean et vous, il n'y a jamais eu... enfin... une complicité... ?
— Je n'ai jamais eu de relation amoureuse avec lui, si c'est ce que
vous désirez savoir. D'ailleurs, il est mon locataire et ce serait
source de problème ! Tenez, prenez le plateau et installez-vous
dehors au soleil.
Alexander parut se réveiller d'un songe.
— Je ne prendrai pas de thé. Plutôt une bière, finalement.

Laura le rejoignit quelques minutes plus tard dans le minuscule


jardin. Il s'était à moitié allongé sur une vieille chaise longue de rotin,
cadeau de Joy. Il avait les paupières closes et un fin sourire errait
sur ses lèvres. Tout son visage exprimait une profonde sérénité.
— Je crois que j'aime bien la vie « ordinaire », dit-il en ouvrant les
yeux et en accentuant son sourire.
— Si vos paysans se révoltent et vous répudient, je vous offre
l'hospitalité !
— Mes sujets ne sont pas des paysans.
— C'était une façon de parler.
— Vous savez, nous sommes un petit Etat, mais nous avons un haut
niveau de vie. La plupart de mes sujets sont éduqués et vivent bien.
— Vous n'êtes donc pas un tyran ? dit-elle en riant.
— Non. Les habitants de mon pays sont des montagnards et ils ont
du caractère, croyez-moi. Ils ne se laisseraient pas tyranniser. La
principauté est un bel exemple de démocratie.
— Pourtant vous avez des serviteurs...
— Vous pensez peut-être que je les bats ?
— Non, mais...
— Vous vous faites apparemment une idée très obsolète des
monarchies !
Il s'approcha d'elle comme pour lui faire une confidence.
— Je suis très bienveillant avec les gens qui sont à mon service... et
même les autres ! Mais ne le répétez à personne, car je perdrais
toute mon autorité !
— Pourtant, vous ne vous êtes pas montré très bienveillant avec
votre nièce.
— C'est différent. Quand on a des siècles de tradition à faire
évoluer, il est nécessaire de procéder pas à pas. Mon grand-père
ne supporterait pas de voir l'éducation se perdre dans la famille.
— Alors, pour décréter les changements nécessaires, vous devez
attendre que...
Elle s'arrêta net et se mordit la lèvre. Elle allait encore dire une
sottise ! On ne parlait pas avec autant de franchise de ce genre de
choses ! Mais Alexander avait deviné sa pensée et n'en paraissait
pas particulièrement choqué.
— Que le patriarche de la famille ne soit plus là, en effet. Je ne veux
pas aller contre ses convictions, je le respecte trop pour cela. Mais
nous nous arrangeons actuellement pour contourner en douceur ces
fameuses traditions trop pesantes.
— Parlez-moi encore du Montorino. J'ai vu des photos de vos
paysages de montagne : ils sont magnifiques.
Le prince eut un sourire attendri.
— Oui, c'est un très beau pays. Vous avez sans doute vu qu'il est
constitué de vignobles, de lacs, de petits villages paisibles qui ont
gardé tout leur caractère au cours des siècles.
— Sur les images, même la capitale a l'air d'une cité médiévale tout
droit sortie d'un conte de fées !
— C'est parce que le Montorino a été très préservé. Si nous nous
étions trouvés sur un point géographiquement stratégique, nous
aurions été envahis par les uns et les autres et nous aurions fini par
perdre notre âme.
— C'est réellement un paradis, n'est-ce pas ?
Il lui sourit et désigna d'un geste le petit jardin dans lequel ils se
trouvaient.
— Comme ici... Vous vivez dans un lieu privilégié, Laura.
La jeune femme laissa son regard errer autour d'elle, admirant les
buissons de roses qui les entouraient et parfumaient l'air de senteurs
délicieuses.
— C'est aussi l'avis des escargots et des scarabées qui s'y
promènent à leur aise et se croient chez eux ! s'exclama-t-elle avec
bonne humeur.
Mais ce bien léger inconvénient qu'elle ne soulignait que par
modestie n'en était pas vraiment un pour elle, au contraire. Elle
songea soudain qu'elle s'était peut-être trompée dans sa manière de
faire vivre au prince quelques heures d'une vie normale. En effet, au
lieu d'en découvrir la dureté, il se plongeait avec délices dans le
charme ambiant sans en percevoir d'autres aspects moins agréables.
Mais elle allait se rattraper et trouver le moyen de le faire souffrir un
peu !
Elle s'enfonça dans sa chaise longue et ferma les yeux. Après tout,
rien ne pressait. Elle se sentait si bien qu'elle n'avait même pas envie
de rentrer pour éplucher les oignons ! Le curry pouvait attendre...

Alexander profita du fait que Laura ne pouvait pas le voir pour


l'observer à loisir. Elle semblait s'être endormie instantanément et il
ne craignait pas trop qu'elle ouvre les yeux et le surprenne. Qui était
donc cette jeune femme qui avait bouleversé sa vie du jour au
lendemain ?
Karl, la seule personne qui savait où il se trouvait actuellement,
s'était permis de le mettre en garde. Contre quoi, au juste ? Devait-
il se métier de cette jeune personne qui paraissait tellement
innocente ? Il ne le voulait pas. Il avait décidé pour une fois
d'oublier toutes les consignes de sécurité et de vivre, tout
simplement.
Et puis... quelque chose en Laura l'attendrissait. Il avait tout de suite
senti qu'elle souffrait, comme lui-même, d'une grande solitude. Il
avait toujours envie de la prendre contre lui pour la réconforter.
Mais n'était-ce pas un effet de son imagination ? Pourquoi une jeune
femme aussi délicieuse et intéressante serait-elle seule dans la vie ?
Laura avait exprimé par ailleurs quelques opinions qu'il partageait
volontiers. Elle était loin d'être sotte, et cela ne faisait qu'accroître
son pouvoir de séduction. Tous les hommes auraient dû tomber
amoureux d'elle !
Pourtant, une petite question insidieuse subsistait à son sujet et
venait discrètement l'inquiéter. Qu'était-elle venue faire la veille aux
abords de sa résidence ?
Il préférait croire qu'elle n'était qu'une simple passante qui se
trouvait là par hasard, même si Katie elle-même avait émis des
réserves quant à cette version des faits. Il finirait bien par découvrir
s'il pouvait ou non lui faire confiance.
Il décida de la laisser dormir tranquillement dans le jardin et se leva
pour aller dans le salon. C'était une pièce de dimension modeste
mais bien décorée et accueillante. Le sol couvert de dalles était
égayé de tapis artisanaux et les étagères étaient pleines d'objets
venant des quatre coins du monde. Un grand canapé de toile écrue
et deux fauteuils assortis complétaient l'ameublement simple mais de
bon goût. Il y avait aussi une grande bibliothèque qui occupait un
mur entier.
Il faudrait tout de même qu'il cherche à l'occasion quelques
informations sur elle. Varnell n'était pas un nom très courant, ce
devrait être facile.
Il avisa soudain sur une étagère une rangée de livres dont l'auteur
était un certain Bruce Varnell. En retournant l'un d'entre eux, il vit la
photo d'un homme au regard clair et sympathique. Si c'était le père
de Laura, il pouvait oublier définitivement tous ses doutes. La
famille était irréprochable sur le plan moral, c'était certain.
Le cœur plus léger tout à coup, il remit l'ouvrage en place après
l'avoir feuilleté puis reprit ses explorations. C'est alors qu'il tomba
sur un exemplaire du magazine Célébrités, celui-là même dont sa
propre photo ornait la couverture...
Désagréable impression. Un indice dont il aurait bien voulu se
passer. Car ce seul détail remettait en question la supposée
innocence de Laura !
Il le prit et le mit près du sac de la jeune femme, posé sur la table
basse. Une vieille sacoche, en réalité, dont le cuir était usé, mais qui
était sans doute une sorte d'objet fétiche comme en ont parfois les
femmes. Tout en sachant qu'il n'aurait pas dû se conduire ainsi, il ne
put s'empêcher de poser la main dessus avec l'intention de l'ouvrir.
Mais il se ressaisit et le laissa à sa place.
Il venait de remarquer que la prise du téléphone était débranchée...
Sans prendre le temps de réfléchir, il la rebrancha et appuya sur la
touche de rappel du dernier numéro. Au bout de quelques
sonneries, il entendit à l'autre bout du fil une voix de femme claire et
assurée décliner son identité.
— Joy Varnell.
Il replaça l'appareil sur son socle et débrancha de nouveau la prise.
Puis il sortit lentement pour aller rejoindre Laura dans le jardin. Elle
dormait toujours. Sa respiration tranquille et son visage candide
évoquaient le sommeil d'une enfant.
Alexander ne put réprimer un profond soupir. C'était bien sa tante
que Laura avait rappelée. Alors pourquoi la méfiance était-elle en
train de s'enraciner doucement dans son cœur ?
7.
Laura s'éveilla en frissonnant. Le soleil avait décliné et se trouvait
entièrement caché derrière le mur. L'ombre fraîche avait gagné tout
le petit jardin. Elle ouvrit les paupières en bâillant et faillit se
déboîter la mâchoire sous l'effet de la surprise quand elle découvrit
Alexander en train de l'observer.
— Oh, je suis désolée de m'être endormie ! J'espère que je n'ai pas
ronflé, au moins !
— Non, rassurez-vous, dit-il sur un ton assez ambigu pour lui
laisser croire le contraire.
Elle n'osa pas lui demander si elle avait parlé durant son sommeil, ce
qui lui arrivait assez souvent... surtout quand elle se sentait un peu
perturbée, ce qui était le cas.
— Vous n'avez pas à vous excuser ; vous étiez très fatiguée,
apparemment, ajouta-t-il d'un air bienveillant.
— Eh bien... je n'ai pas beaucoup dormi la nuit dernière.
— Vous auriez dû vous coucher au lieu d'attendre d'avoir des
nouvelles de Katie.
— Oui, c'est vrai. Elle n'est pas un bébé, après tout.
— Je n'irais pas jusqu'à l'affirmer, mais en tout cas, ce n'est pas
votre rôle de veiller sur elle.
Il avait raison. Même la plus avisée des journalistes n'aurait pas pris
cette peine. Mais Trevor lui aurait sans doute fait remarquer qu'elle
n'était ni avisée ni journaliste...
— Je crois que je m'en voulais de m'être laissé duper. Je suis
incroyablement naïve !
— Tant que ça ?
— Pire encore ! Un jour, je faisais la queue pour assister à un
concert de rock et une jeune femme m'a demandé de garder son
bébé un moment. Je ne l'ai pas revue de la soirée !
— Qu'avez-vous fait ?
— Elle avait laissé son sac avec des couches et un biberon tout
prêt. Alors, je me suis occupée de l'enfant jusqu'à ce qu'elle
revienne, vers 2 heures du matin. Evidemment, j'avais manqué tout
le concert !
— Si quelqu'un d'autre que vous m'avait raconté cette histoire, je ne
l'aurais jamais cru ! dit Alexander en éclatant de rire.
— Vous voyez vous-même à quel point je suis candide !
— Vous êtes généreuse, Laura, vous avez un grand cœur. Et je suis
sûre que face à la même situation, vous referiez la même chose.
— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ?
— Pas du tout, affirma-t-il en lui tendant la main pour l'aider à se
lever.
Elle la prit avec gratitude. A cet instant, Alexander, au lieu de
reculer pour lui laisser la place, l'attira contre lui et passa les bras
autour de sa taille. Laura se dressa sur la pointe des pieds pour
poser un chaste baiser sur sa joue de manière à trouver une
échappatoire et se dégager habilement. Puis elle s'empressa de
rentrer pour se réfugier dans la cuisine.
— Venez, Votre Altesse ! s'écria-t-elle, le cœur battant. Et comme
il se hâtait de la rejoindre, elle prit une voix faussement désinvolte
pour annoncer :
— Je vais vous montrer comment préparer le meilleur curry de
Londres !
Laura lança un regard plein de commisération à Alexander qui
pleurait en épluchant un oignon.
— Vous êtes en train de regretter de m'avoir proposé votre aide,
n'est-ce pas ?
— Non, c'est une expérience intéressante.
Il leva la main pour s'essuyer les yeux, mais Laura devina son geste
et la saisit juste à temps.
— Ne faites pas ça ! Vous allez pleurer encore plus ! Attendez, je
vais vous apporter un mouchoir en papier.
Elle alla en chercher un dans son sac et se mit à lui tamponner les
joues très doucement. Alexander en profita pour la pendre par la
taille, mais cette fois, elle attendit quelques secondes avant de
s'échapper. Il aurait donné cher pour n'être qu'un homme «
ordinaire » et pouvoir accomplir ce genre de geste tous les jours !
— Vous allez plutôt éplucher les haricots verts, ce sera moins
risqué, dit-elle dans un souffle tout en s'écartant.
Elle évita de croiser le regard du prince, car la tentation aurait été
trop forte de rester tout près de lui. Elle lui tendit les haricots en
retenant un soupir.
— Voilà. Ce sera mieux comme ça.
Il faillit rétorquer que non. Il n'avait qu'une envie, la prendre dans
ses bras et l'embrasser sans fin ! Et il sentait bien qu'elle-même
luttait contre son propre désir. La brusque rougeur de ses joues
révélait assez qu'elle partageait son trouble.
Comme il ne répondait pas, elle lui jeta un bref coup d'œil. Ce
qu'elle lut alors dans son regard suffit à faire passer dans ses veines
une onde électrique. Alexander s'en aperçut et se sentit soudain
coupable de la torturer ainsi.
— Ne vous inquiétez pas pour mes larmes, je suis tout de même
capable de continuer à m'occuper des oignons ! dit-il en espérant
faire diversion.
— Non, non ! Je ne tiens pas à ce que vous vous rendiez aveugle
en vous frottant les yeux ! Vous avez un pays à diriger !
Elle lui arracha les bulbes en prenant une mine sévère et les posa
devant elle.
— Tiens, vous vous inquiétez pour mon pays ! fit-il d'un air ébahi.
— Bien sûr ! Je ne voudrais pas que vos sujets puissent m'accuser
de vous avoir rendu inapte à gouverner. Ou pire encore.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, inapte à... vous marier, par exemple. Il la regardait d'un
air malicieux.
— C'est aimable à vous de songer à ce genre de problème, mais je
n'ai pas d'épouse en vue pour le moment.
— Ah bon ? Pourtant... les journaux ont parlé d'une éventuelle
prétendante, l'une de vos anciennes camarades d'université —
Juliette, je crois.
— Vous êtes très au courant de ma vie privée, dites-moi !
— On m'a donné le dernier numéro du magazine Célébrités, c'est là
que j'ai lu que cette jeune fille vous avait brisé le cœur... et que
depuis, vous ne vous êtes jamais intéressé à une autre femme.
— Vraiment ?
Laura se pencha brusquement sur les oignons pour cacher la
rougeur de ses joues. Elle avait encore parlé sans réfléchir !
— Excusez-moi, je dis des sottises, dit-elle en tremblant.
— Mais non. Ma vie est un roman accessible à tous, apparemment,
et ce n'est pas votre faute. Toutes les femmes qu'on voit en ma
compagnie deviennent pour les journalistes des fiancées potentielles.
J'espère que vous y êtes préparée !
— Moi?
— Après le Derby d'Ascot, on nous verra en photo ensemble dans
tous les magazines et les langues iront bon train.
— Oh...
— En ce qui concerne Juliette, elle a été la première agacée par le
phénomène, surtout qu'elle est fiancée à un garçon qu'elle adore.
— Elle aurait pu être tout de même l'amour de votre vie...
Comme il ne répondait pas, elle se mordit la lèvre encore une fois.
Pourquoi ne savait-elle pas réfréner son indiscrétion ? Déformation
professionnelle, sans aucun doute.
— Juliette était une amie, rien de plus. Je n'ai aucune envie de me
marier.
Laura essuya du revers de la main une larme qui perlait au coin de
son œil. Elle se força à sourire.
— Oh, ces maudits oignons...
— Vous aviez raison de vouloir du Champagne avec les fraises !
lança Laura en hochant la tête.
— N'est-ce pas ? Et vous, vous aviez raison pour la glace à la
vanille. Quant au curry, c'était un délice !
Il jeta un coup d'œil à la pile d'assiettes et de casseroles entassées
dans l'évier.
— Je suppose qu'il ne vous reste plus qu'à m'initier aux plaisirs de la
vaisselle.
— Non, rassurez-vous, j'ai un lave-vaisselle. Mais vous pouvez le
remplir vous-même si vous tenez tellement à travailler !
— J'insiste.
Il commença à s'exécuter tandis qu'elle l'observait avec un fin
sourire. Dire que la veille, il lui avait paru si imposant ! Il n'était pas
du tout le souverain froid et hautain dont parlaient les magazines. Ils
s'étaient découvert de nombreux goûts communs, notamment pour
l'art moderne et le jazz.
— Laissez-moi faire, ce n'est pas un travail pour un prince, dit-elle
en posant la main sur son bras.
— Je ne l'ai jamais fait auparavant, mais je m'en sortirai, ne vous
inquiétez pas.
Elle l'arrêta en riant.
— Attendez ! Ne mettez pas la machine en route, vous avez oublié
le détergent !
— Décidément, je ne suis pas encore au point. Mais je m'occupe
du café.
— Non, non ! Allez vous asseoir dans le salon, je le prépare moi-
même.
— Je préfère rester ici auprès de vous.
Il prit place sur un tabouret et se mit à l'observer.
— A quelle heure puis-je venir vous chercher demain matin ?
demanda-t-il brusquement.
Elle faillit lui dire qu'il pouvait passer la nuit chez elle, mais elle sut se
taire, pour une fois.
— 10 heures ? Cela vous convient ? Je ne voudrais pas abuser de
votre temps.
— Oh, oui, oui, bien sûr, cela me convient, dit-elle avec un peu trop
de hâte.
Alexander se pencha pour lui prendre délicatement le poignet avant
de porter sa main à ses lèvres. C'était un geste sans cérémonie et
pourtant, malgré sa simplicité, il éveilla dans le corps de Laura un
trouble très intense. Elle retira sa main et se força à prendre la
chose à la légère.
— Pourquoi faites-vous cela ?
Alexander la regarda au fond des yeux en caressant furtivement ses
lèvres du bout de l'index.
— Pour me retenir de vous embrasser d'une autre manière.
Comme elle rougissait sans trouver de mots pour lui répondre, il
s'écarta un peu d'elle.
— Vous me dites que notre rendez-vous à 10 heures demain matin
vous convient, mais j'ai l'impression que cela vous ennuie.
— Non, c'est seulement que je me demande... - Oui?
— Si le fait que vous veniez ici est une bonne idée. Le spectre de
Trevor revenait la hanter tout à coup.
— Ce photographe, vous savez... il pourrait revenir...
— Pourquoi le ferait-il ?
— Eh bien, il a vu Katie venir chez moi, et peut-être qu'il a
l'intention de tenter une nouvelle fois sa chance. Vous savez, ces
gens-là ne lâchent pas prise aussi facilement.
— J'en suis conscient, Laura, mais dans le cas présent, je ne crois
pas que le risque soit très grand. Je ne comprends pas pourquoi
cette idée vous tourmente à ce point.
Ce fut le moment que choisit la bouilloire pour se mettre à siffler. En
entrant dans la cuisine, Laura s'aperçut avec horreur qu'elle l'avait
sans doute trop remplie et que la vapeur s'échappait de tous côtés.
Elle se précipita pour dévisser le bouchon, croyant ainsi limiter les
dégâts. Mais ce fut un mauvais réflexe, car l'eau brûlante se mit
alors à jaillir en fines particules et à l'arroser entièrement.
Alerté par ses cris, Alexander se précipita à son secours et finit par
stopper le déluge en refermant le couvercle et en posant la bouilloire
au fond de l'évier.
— Cette bouilloire est vieille, je devrais en changer ! conclut Laura
en essuyant ses vêtements tachés.
— Vous n'êtes pas brûlée, j'espère ? dit Alexander, l'air inquiet.
— Non, pas du tout. Mais ma cuisine est dans un bel état.
— Non, le sol et les murs n'ont pas été trop atteints. Vous avez
servi de rempart !
— Votre chemise est mouillée aussi.
— Ah oui, en effet. Puis-je vous emprunter ce torchon ?
Le plus naturellement du monde, il se mit à déboutonner sa chemise,
découvrant un torse viril et bronzé. Laura ne pouvait plus détacher
les yeux du spectacle parfait des muscles jouant sous sa peau. Le
souffle coupé, elle crut bon d'émettre quelques mots pour rompre le
charme et ne pas avoir l'air trop stupide.
— Je... je vais vous chercher une serviette, ce sera plus... euh...
plus commode.
Elle fila jusqu'à sa chambre, trop heureuse d'échapper à une
situation aussi éprouvante pour sa sensibilité. Elle arracha presque la
porte du placard et faillit faire tomber toute la pile de serviettes-
éponge. Elle en choisit deux toutes neuves qui lui parurent dignes
d'essuyer un torse princier. Mais au moment où elle replaçait les
autres, plusieurs draps de bain s'écroulèrent sur la moquette. Elle les
ramassa en grommelant et dut encore prendre le temps de les
replier.
Elle allait le rejoindre dans la cuisine quand elle entendit son pas
derrière son dos.
— Excusez-moi, j'ai mis un peu longtemps... Alexander avait ôté sa
chemise et se trouvait maintenant
torse nu.
— Pas du tout, murmura-t-il en lui prenant une serviette des mains.
Mais au lieu de l'utiliser pour lui, il la noua autour des cheveux de
Laura avec un tendre sourire.
— Vos cheveux sont trempés. Il ne faut pas rester comme ça.
— Vous... vous allez prendre froid..., bredouilla-t-elle.
— Moi ? Non, il fait très doux ! J'ai suspendu ma chemise dans le
jardin, elle sera vite sèche. Vous devriez vous changer vous aussi.
— Vous croyez ? Vous savez, en Angleterre, nous avons l'habitude
de l'humidité ! lança-t-elle en se forçant à rire.
Alexander ne prit pas la peine de lui répondre, occupé à présent à
tout autre chose.
— Mais... que faites-vous ? lança-t-elle avec un brin de panique
dans la voix.
Question stupide. Alexander était tout simplement en train de
déboutonner son chemisier. Le vêtement de Laura comportait un
nombre incalculable de boutons... ce qui leur donnait somme toute
plus de temps pour apprécier la situation !
— Xander !
— Laissez-moi faire, voyons...
Lentement, il vint à bout de son entreprise et finit par ôter le
chemisier de Laura avant de le jeter sur le lit. Elle se retrouva
soudain en léger cache-cœur de soie. Heureusement, celui qu'elle
portait ce jour-là était noir, un blanc aurait été encore plus
embarrassant, se dit-elle dans sa panique. Mais la couleur ne
changeait rien au fait que ses seins se dressaient dessous avec
insolence ! Et ce phénomène n'avait rien à voir avec le froid, bien
entendu.
Elle retenait sa respiration. Alexander lui séchait doucement les
cheveux. Elle aurait pu lui signaler qu'elle était capable de le faire
elle-même, or, il lui sembla qu'elle était devenue muette.
Quand il eut terminé, il tamponna ses épaules avec délicatesse. Elle
demeura silencieuse, car en réalité, elle n'avait pas la moindre envie
qu'il s'arrête.
Les mains d'Alexander étaient divines, elles diffusaient dans son
corps une chaleur étrange, et quand il se mit à tamponner
tendrement sa gorge, elle crut qu'elle allait s'évanouir de plaisir. Il
l'attira alors contre lui pour placer ses mains le long de son dos.
Mais son dos n'était pas mouillé ! Laura renonça à le lui faire
remarquer. Au contraire, elle posa sa joue contre l'épaule du prince
avec un sourire béat.
Il avait un corps solide, rassurant, dont le contraste avec ses
propres membres si fins et fragiles était saisissant. Elle sentait ses
muscles tendus sous sa peau chaude et douce, tout contre la sienne.
Elle pouvait même percevoir les battements de son cœur. Ils étaient
lents, contrairement aux siens qui atteignaient un rythme inquiétant.
Il avait passé les mains sous son cache-cœur. Si seulement elle avait
porté un soutien-gorge ! Mais ce n'était pas dans ses habitudes.
— Levez les bras, dit-il fermement.
Un instant, elle imagina en tremblant qu'il voulait lui ôter son cache-
cœur, mais il cherchait seulement à le soulever pour mieux passer la
serviette le long de son dos. Ce qui était parfaitement inutile car
l'eau bouillante n'avait pas pu l'atteindre ! Elle s'exécuta pourtant
sans protester.
Il se contenta de toucher sa peau et constata en effet qu'elle n'était
pas humide. Alors, il remit en place la légère pellicule de soie et ses
mains revinrent caresser ses cheveux.
— Vous avez une chevelure magnifique, dit-il en y promenant ses
lèvres.
Il la respirait avec sensualité.
— Elle a le parfum de l'air frais au printemps, ajouta-t-il avec un
soupir d'aise.
Puis il prit son visage entre ses mains avant de plonger son regard
au fond du sien. Il voulait la forcer à le regarder aussi, à lui laisser
voir son désir, qu'il devinait aussi fort que le sien. Laura fut saisie de
panique, mais il était trop tard pour fuir. Elle était haletante et son
cœur battait la chamade.
— Laura... j'ai essayé de résister à la tentation..., dit-il d'un air
désolé.
— Non, Xander, non...
Ce furent les seuls mots qu'elle parvint à articuler dans un souffle.
Elle regardait sa bouche si proche de la sienne, une bouche
sensuelle, aux lèvres charnues et si bien dessinées qu'elle ne se
rappelait pas en avoir vu d'aussi belle. Comment ne s'en était-elle
pas rendu compte en étudiant sa photo dans Célébrités ?
Et comment avait-elle pu croire que cet homme était froid et distant
? Comment n'avait-elle lu que de l'arrogance dans ses yeux ? A cet
instant, ils luisaient d'un feu redoutable qui lui embrasait le corps tout
entier !
— N'ayez pas peur, Laura...
Ce furent les derniers mots qu'il prononça avant de capturer sa
bouche.

Jamais Alexander n'avait éprouvé un tel bonheur à embrasser une


femme. La bouche de Laura lui semblait la plus douce et la plus
délicieuse qu'il ait connue. A cet instant précis, il sut qu'il vivait une
expérience exceptionnelle, inoubliable.
— Laura ?
Il venait de s'écarter un peu d'elle et avait déjà envie de la serrer de
nouveau contre lui. Il savait bien que c'était pure folie. A sa grande
surprise, ce fut elle qui l'attira et lui mordilla la lèvre inférieure avec
un gémissement de plaisir. Puis elle le regarda d'un air langoureux.
— Je vous donne une semaine, Xander...
— Une semaine ? Pour quoi ?
— Pour devenir un homme ordinaire. Alors, profitez-en, vous avez
une semaine pour m'aimer.
Que signifiaient exactement ces paroles ? se demanda Alexander.
Bah, il ne voulait plus chercher à savoir. Il luttait depuis la veille
pour éloigner de sa conscience le désir que Laura lui inspirait. Mais
il n'en pouvait plus, et quand elle baissa les mains jusqu'à sa taille
pour détacher la ceinture de son jean, il la laissa agir en retenant son
souffle.
— Oh, Laura... je vous ai désirée dès la seconde où je vous ai vue,
murmura-t-il en faisant courir ses lèvres sur son visage.
Trop impatient pour la laisser prendre l'offensive, il la souleva dans
ses bras et la porta sur le grand lit qui trônait au milieu de sa
chambre. La jeune femme s'abandonna alors à ses caresses comme
si elles les avait attendues depuis toujours...

Laura dormait, et Alexander se perdait dans la contemplation de


son visage et de son corps gracieux. Son souffle était si léger qu'elle
ressemblait à une petite fille. La masse de ses cheveux blonds, sa
peau douce et pâle, ses lèvres si bien ourlées ajoutaient encore à
cette impression. Que lui arrivait-il ? Où était passée sa fameuse
maîtrise de lui-même ? Etait-il en train d'oublier la consigne qu'il
s'était fixée depuis sa prime jeunesse ?
Il s'était promis de rester célibataire, pour ne jamais risquer de faire
revivre à des enfants ce que lui-même avait subi. Et même en
compagnie des plus belles femmes d'Europe et du monde, il n'avait
pas enfreint cette règle qui lui dictait de ne surtout pas s'attacher à
l'une d'elles.
Bien sûr, il avait apprécié les quelques aventures plus ou moins
longues qu'il avait pu connaître, mais pas au point de faiblir et
songer au mariage. Et chaque fois, il se félicitait de sa force de
caractère, tout comme de son honnêteté d'ailleurs, car il n'avait
jamais laissé à aucune l'espoir de l'épouser.
Mais aujourd'hui, il se trouvait confronté à un tout autre cas de
figure... Et il découvrait que ses autres flirts n'avaient pas exigé de
lui un grand sens du sacrifice. Jusqu'à la veille, il n'avait jamais
réalisé dans quel tourment vous plongeait le véritable amour... Et
voilà que Laura Varnell avait fait irruption dans sa vie, remettant
tout en question !
Elle bougea doucement et se retourna sans ouvrir les yeux, avec une
esquisse de sourire. Elle paraissait heureuse dans son sommeil,
sereine, sans le moindre tourment. Fallait-il la réveiller pour lui dire
adieu, et la remercier de lui avoir procuré les merveilleuses
sensations réservées à un homme « ordinaire » ?
Elle avait dit qu'elle lui donnait une semaine... Comment devait-il
interpréter ses paroles ? Il comprenait soudain qu'il ne pouvait pas
passer une semaine de sa vie à l'aimer ! Car l'amour qu'il
éprouverait alors serait définitif, il le sentait bien. Seule Laura avait
su faire fondre la glace qui protégeait son cœur de ce genre de
catastrophe ! Il fallait qu'il prenne la fuite avant que ne vienne
s'installer la souffrance. C'était un trop grand danger à la fois pour
elle et pour lui.
Comme si, du fond de son sommeil, Laura avait capté les pensées
douloureuses qui l'oppressaient, ses sourcils se froncèrent
brusquement. Et tout à coup, elle ouvrit les yeux, le vit, lui sourit, et
se pendit à son cou pour l'embrasser.
— Merci..., murmura-t-elle simplement.
— Pourquoi ? dit-il, un peu interdit.
— Pour être resté près de moi... et pour être le prince
extraordinaire qui a su devenir un homme ordinaire...
— Laura...
Les mots étaient superflus. Il la prit dans ses bras pour se donner à
elle une dernière fois corps et âme, et lui transmettre par l'ardeur de
son désir ce qu'aucune parole n'aurait pu exprimer à cet instant.
8.
— Laura... je dois partir.
— Oui, bien sûr, je le sais, dit-elle en le serrant plus fort.
Elle espérait seulement qu'il accepterait de prendre le petit déjeuner
avec elle.
— Je suppose que ce sera un terrible scandale si ton majordome
s'aperçoit de ton absence, ajouta-t-elle avec une certaine malice.
Alexander posa un petit baiser sur ses lèvres.
— Tout de même pas !
— Ah bon ? Il en a l'habitude ?
— Je refuse de me soumettre au moindre interrogatoire ! dit-il avec
humour tout en sortant du lit.
Laura songea que cela valait mieux, en effet.
— Bon, je te donne une heure pour aller rassurer tes gardes du
corps, et ensuite, je passe te prendre.
Il la regarda d'un air désolé.
— Laura, je dois te dire quelque chose...
Elle n'aimait pas du tout le ton sérieux sur lequel il parlait tout à
coup.
— Je t'écoute. dit-elle en se drapant dans la couette.
— Où est ma chemise ? dit-il pour gagner du temps.
— Dans le jardin, tu l'avais mise à sécher.
— Ah oui, j'y vais.
Elle sauta hors du lit et enfila son peignoir pour le suivre dehors. Au
passage, Alexander prit son portable pour écouter ses messages.
La gorge nouée, elle gardait le silence. Quand il eut terminé, comme
il s'habillait à toute vitesse et s'apprêtait à partir, elle leva les yeux
vers lui.
— Xander ?
— Je n'ai pas le temps. Je suis désolé, nous parlerons plus tard.
— Fais attention aux photographes...
— Je commence à avoir l'habitude, répondit-il sèchement.
Laura sursauta. Pourquoi ce ton glacial brusquement ? A cause d'un
message sur son répondeur ? Ou bien alors...
— Un problème ? bredouilla-t-elle, décontenancée.
— Karl a cherché à me joindre.
— Tu ne le rappelles pas ?
— Non, je dois y aller.
Quand il se pencha pour l'embrasser, elle en profita pour prendre
son visage entre ses mains.
— Bon, mais n'oublie pas que tu m'as promis la priorité pendant
cette semaine ! Je t'attendrai à midi au rayon cuisine des grands
magasins Claibourne et Farraday. Sauf si tu as une crise
diplomatique à régler dans la journée, bien entendu !
— Pourquoi au rayon cuisine ?
— Comme ça. Parce que c'est très « ordinaire ». Ne sois pas en
retard !
Il se pencha pour effleurer ses lèvres et disparut aussitôt. Elle
referma la porte en soupirant et s'y adossa, les larmes aux yeux.
Comment une journée passée avec Alexander Orsino pouvait-elle
être « ordinaire » ? Elle ressentait déjà son absence comme un
tourment très extraordinaire.
Laura alla jusqu'à sa chambre pour se recoucher et se pelotonna au
creux des draps à la place encore tiède laissée par Alexander. Tout
le film des dernières vingt-quatre heures défilait dans sa mémoire.
Chaque regard, chaque parole échangée, chaque geste.
Il avait été jusqu'à lui faire ses confidences, comme sa décision de
ne jamais se marier, par exemple. N'importe quel journaliste se
serait aussitôt emparé de cette information. Elle avait de quoi écrire
sur le prince Alexander un article entier avec de grands titres dans
Célébrités. Elle s'était trouvée pour une fois au bon endroit au bon
moment, et pourtant, sa carrière était sur le point de sombrer !
Xander lui avait accordé sa confiance. Il s'était comporté avec elle
avec une touchante simplicité. Trevor avait raison, elle ne serait
jamais une vraie journaliste. Comment aurait-elle pu faire passer son
métier avant la relation humaine qui s'était établie entre le prince et
elle ?
Elle ne donnerait pas à Trevor les photos qui se trouvaient dans son
appareil. Elle entendait d'avance le discours qu'il allait lui tenir. Mais
elle s'en moquait éperdument. Elle savait bien qu'elle ne devait rien
espérer de plus que ces quelques baisers échangés avec Alexander.
Elle n'avait jamais été assez naïve pour croire que leur liaison puisse
durer. Mais ce n'était pas une raison pour le trahir.
Elle avait simplement décidé de partager avec lui une semaine de sa
vie. Et elle tenait à le rendre heureux durant ce bref laps de temps.
Elle voulait qu'il garde dans son cœur un tendre souvenir de leur
rencontre. C'est tout.
— Ma petite Joy, j'ai besoin de toi pour me conseiller i Je ne sais
pas comment m'habiller !
Joy suivit Laura dans sa chambre et écarquilla les yeux devant la
pile de vêtements que sa nièce avait éparpillés sur son lit.
— Où vas-tu, ma chérie ?
— Je sors.
— Peut-être pourrais-tu me fournir quelque autre indice ?
— Je n'ai pas encore décidé où nous irons. Peut-être visiter des
galeries d'art. Ou bien faire un tour à la campagne.
— Dans les deux cas, je pense que ce pantalon de lin beige ferait
l'affaire, avec cette chemise crème, par exemple... Mais, euh... tu as
bien dit « nous » ?
Laura se mordit la lèvre.
— J'ai dit « nous » ?
— Oui, c'est ce que j'ai entendu.
— Oh, il s'agit de quelqu'un que tu ne connais pas.
— Ah bon... Tiens, j'ai essayé de te rappeler hier soir, mais je n'ai
pas pu te joindre. Ton répondeur n'était pas branché.
— Non, en effet. Je ne voulais pas que Trevor risque de m'appeler
pendant que j'étais avec Xander.
— Xander ?
Laura se sentit furieuse contre elle-même. Le nom lui avait échappé
!
— Tu ne veux pas parler du prince Alexander...
— Si. Il a dîné ici hier soir, marmonna Laura.
— Oh... il y a du grabuge dans l'air.
— Comment ça, du grabuge ?
— Je ne sais pas, une impression... T'ai-je dit que mon téléphone a
sonné hier soir et qu'il n'y avait personne au bout du fil quand j'ai
décroché ?
— Et alors ?
— Alors, j'ai vu que cet appel venait de chez toi. Ton prince aurait-
il eu l'audace de vérifier dans ton dos l'identité de ton dernier
correspondant ?
De surprise, Laura se laissa tomber sur le lit. Ainsi, Alexander avait
éprouvé ce genre de curiosité à son égard ? Etait-ce le geste d'un
homme jaloux ? Ce serait très flatteur. Mais peut-être s'agissait-il
plutôt d'un réflexe de méfiance...
Alors... il pouvait tout aussi bien avoir fouillé dans son sac pendant
sa sieste dans le jardin ? L'appareil photo était caché entre le cuir et
la doublure. Cette astuce permettait de le soustraire aux regards
quand elle ouvrait son sac, mais si on y plongeait la main, on le
repérait à coup sûr.
Heureusement, sa carte de presse ne se trouvait pas dedans. Mais
Alexander ne s'était-il pas tout de même douté de quelque chose ?
Non, puisqu'il lui avait parlé comme à une amie et n'avait pas hésité
à passer la nuit dans son lit...

Pourtant, quand Trevor la pria au téléphone de lui préciser où elle


en était de son histoire avec le prince, Laura ne chercha pas à lui
cacher la nouvelle.
— Je suis invitée par Son Altesse à l'accompagner au Derby
d'Ascot !
Elle avait reçu le carton le matin même, stipulant que Son Altesse
Serenissime le prince Alexander Orsino la priait de lui faire le plaisir
de sa présence. Le plaisir... Un peu choquée par la solennité froide
de ces quelques mots, elle se mit à pester contre lui. Le plaisir ?
Mais il l'avait déjà obtenu ! Et son attitude soupçonneuse prouvait
assez qu'il n'avait fait que profiter d'elle ! Furieuse, elle décida qu'il
devait payer son audace. Elle n'avait plus envie de sacrifier sa
carrière au souvenir d'une seule nuit de folie !
— Parfait, je veux votre reportage le soir même ! exigea Trevor au
bout du fil.
Ah... elle le tenait enfin, ce fameux scoop qui allait donner un autre
tour à sa carrière !
Quelques heures plus tard, elle prenait le bus pour aller rejoindre
Alexander chez Claibourne et Farraday. Allait-il vraiment venir dans
ce grand magasin rempli de monde, et de surcroît au rayon cuisine !
En arrivant, elle se mit à fouiner parmi tous les articles en exposition,
sans s'apercevoir qu'il était déjà là et l'observait d'un air amusé.
Subitement, elle l'aperçut. Comme ils se trouvaient au rez-de-
chaussée, elle lui fit signe de la rejoindre vers l'entrée la plus proche.
— As-tu déjà fait tes achats ? dit-il en lui prenant la main.
Elle jeta un coup d'œil un peu anxieux autour d'eux.
— N'aie crainte, on ne m'a pas suivi, précisa-t-il en souriant.
— Ah... bon ! Eh bien, viens, nous allons prendre le métro.
— Vraiment ? Je croyais que nous devions faire une promenade à
pied dans les rues. Je me réjouissais à l'idée de déjeuner dans un
petit restaurant tout simple, comme les gens ordinaires.
— C'est de l'ordinaire de second niveau. Il te faut commencer par
le premier. Nous allons en métro à Regent's Park.
— Très bien, je vais prendre les tickets.
Elle l'observa malicieusement tandis qu'il se débrouillait tant bien
que mal au guichet.
— Tu aurais dû prendre une carte pour la journée, c'est moins cher.
— Trop tard. Mais je le saurai à l'avenir ! Que fait-on avec ce
ticket ?
Elle lui monta la machine où l'introduire, puis le précéda dans
l'escalier. Il la rattrapa et lui reprit la main fermement.
— Nous avons manqué l'heure d'affluence, c'est dommage,
remarqua-t-elle.
— Oh oui, c'est beaucoup plus drôle d'être bousculé par la foule, je
présume ? Et... qu'allons-nous voir à Regent's Park?
— Des arbres, des pelouses, des allées...
— « Ordinaires » ?
— Totalement.
— C'est merveilleux.
— Tu devrais abdiquer, Xander, et proclamer l'avènement de la
république au Montorino. Je te sens prêt.
— Tu es une dangereuse révolutionnaire, chère Laura ! Réfléchis un
peu : si j'abdique, que vais-je bien pouvoir faire de ma vie ?
Le bruit du métro qui arrivait permit à Laura d'éluder la question.
Alexander prit son bras avant de monter le wagon. Il ignora les
places assises et l'entraîna dans le fond du wagon pour pouvoir
rester debout tout contre elle. Comme Laura s'agrippait à la barre
d'appui, il lui prit la taille pour l'aider à conserver son équilibre à
chaque démarrage.
Les soubresauts dus à la vitesse la projetaient légèrement contre lui.
Elle était bien, en sécurité contre son torse puissant. Elle aurait voulu
que le trajet dure des heures. Mais cette sensation était très
inquiétante !
— Descendons ici ! lança-t-elle au bout de trois stations, incapable
de faire face plus longtemps à une telle torture.
— Déjà ? Nous sommes arrivés ?
— Non, mais je veux aussi te faire découvrir les charmes du bus.
Nous allons faire comme si nous étions un couple de touristes.
Nous prendrons aussi le bateau sur la Tamise. Ou alors...
— Une autre idée ?
— Nous pourrions descendre à Hyde Park et faire du canotage sur
la Serpentine. Et puis nous irons à St James's Park pour donner à
manger aux canards, mais il faudra faire attention aux gardes de
Buckingham Palace car c'est interdit !
Ils se retrouvèrent à l'air libre et s'approchèrent d'un arrêt de bus.
Au même instant, elle songea qu'elle aurait dû suggérer à Joy de les
suivre pour les prendre en photo... Jamais Alexander n'aurait pu
soupçonner une touriste en train de prendre des clichés souvenirs.
— Et ensuite, nous pourrons monter sur la tour panoramique d'où
on peut admirer toute la ville !
— Ne m'as-tu pas dit que tu avais le vertige ?
— Oui, mais... Oh, le bus est passé et j'ai oublié de lui faire signe !
s'écria-t-elle brusquement.
Elle se tapa sur le front.
— C'est rageant ! Je... j'étais distraite. Je ne suis vraiment pas dans
mon état normal, je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui.
Il se tourna vers elle et porta sa main à ses lèvres.
— Moi je le sais, Laura. Je suis comme toi.

— Eh bien, c'était un après-midi très amusant, conclut Alexander en


serrant toujours la main de Laura dans la sienne.
— Vraiment ? Même le métro ?
— Surtout le métro ! Très insolite !
— Je suis désolée pour la tour panoramique... Je pensais
sincèrement pouvoir surmonter mon vertige.
— Ce n'est pas grave, je comprends très bien.
— Oui, mais j'aurais dû y penser avant que nous fassions une heure
de queue...
Alexander ne fit pas d'autre commentaire. Laura se sentait un peu
gênée. Elle se demandait s'il avait senti à quel point elle était agacée
durant ces quelques heures et s'il avait deviné pourquoi elle s'était
montrée d'humeur aussi capricieuse au cours de leurs
pérégrinations. Pour finir, après l'avoir obligé à attendre au pied de
la tour pour prendre les billets, elle s'était à moitié évanouie en
montant l'escalier au milieu de la foule. Elle s'était agrippée à lui en
criant son prénom et il l'avait prise dans ses bras pour la soutenir.
— Je suis là, mon cœur, ne crains rien, avait-il murmuré tendrement.
— Oh, je t'en supplie, garde-moi avec toi..., avait-elle alors balbutié
dans une demi-conscience.
Et il s'était penché sur elle d'un air ému.
— Je te garderai toujours, je te le jure.
Mais les visiteurs commençaient à s'impatienter derrière eux.
— Peux-tu tenir sur tes jambes, Laura ? Nous devons laisser
passer tous ces gens, viens...
Malgré ses efforts, elle n'avait pas pu bouger et tout son corps
s'était mis soudain à trembler. Alexander n'avait pas hésité un
instant. Il l'avait soulevée dans ses bras et portée tant bien que mal
en bas de la tour.
Cinq minutes plus tard, elle avait recouvré ses esprits,
confortablement installée sur la banquette du pub voisin, la tête sur
l'épaule d'Alexander. Il n'avait pas cessé de la réconforter par des
paroles apaisantes et de douces caresses. Après avoir trempé ses
lèvres dans un verre de cognac, elle avait levé sur son compagnon
un regard reconnaissant.
Elle se souvint alors brusquement des mots qu'elle avait prononcés
au cours de son malaise. Lui avait-elle vraiment demandé de la
garder avec lui ? Et lui avait-il vraiment répondu qu'il la garderait
toujours ?
— Décidément, tu finiras par me rendre alcoolique, dit-elle pour
détendre l'atmosphère.
Alexander ne sourit pas à sa remarque. Elle lui avait rarement vu un
air aussi grave.
— Dis-moi, tu n'as jamais songé à soigner ce vertige qui te
handicape ?
— Non, j'ai ce problème depuis l'enfance, répondit-elle, un peu
surprise de l'intérêt qu'il manifestait pour son trouble.
— Depuis quand exactement ? Tu te souviens ?
— Oh, ce n'est rien, tu sais... Je ne sais plus comment c'est arrivé...
— Ton père était alpiniste, n'est-ce pas ? Laura baissa la tête. Il
venait de toucher juste.
— Laura, dis-moi, a-t-il disparu au cours d'une ascension ?
Elle dut prendre son courage à deux mains pour lui répondre.
— Si seulement il était mort en pratiquant sa passion... Alexander
attendait patiemment la suite de son récit.
— Je n'ai pas peur des montagnes, j'ai peur des constructions trop
hautes — les immeubles, les tours... tout ce qui se situe en l'air.
— Alors, je pourrai te faire visiter les magnifiques montagnes de
mon pays.
Elle parut légèrement calmée par cette perspective, mais elle avait
visiblement encore beaucoup de mal à s'exprimer. Alexander la
berça au creux de ses bras.
— Raconte-moi ce qui te tracasse, Laura, cela te fera du bien.
Elle n'avait jamais fait ce récit à personne, pas même à ses plus
proches amis. Comment pourrait-elle se confier à Alexander, qu'elle
connaissait à peine ? Paradoxalement, cela l'incita à poursuivre.
— Mon père se trouvait dans un téléphérique ; il était le seul
passager et... il est tombé par la fenêtre. On n'a jamais su pourquoi
ni comment.
— Mon Dieu, Laura...
— Il n'y avait aucun témoin. On a conclu à l'accident, on a dit qu'il
s'était peut-être trop penché pour admirer le paysage... mais jamais
mon père n'aurait commis une telle imprudence.
— Laura... je comprends maintenant.
Il parcourait du bout des lèvres son visage plein de larmes.
— Ma chérie... Si j'avais su, je n'aurais pas accepté de te laisser
approcher de la tour panoramique.
— J'ai eu des cauchemars durant de nombreuses années, et encore
maintenant parfois.
— Laura, que puis-je faire pour toi ? Elle se serra contre lui.
— Continue à m'embrasser, Xander... s'il te plaît...
— Tu veux dire... ici ? En public ?
— Oui, ici ! Maintenant !
Il n'attendit pas qu'elle le demande une seconde fois. Prenant son
visage entre ses mains, il fondit sur ses lèvres avec une gourmandise
mal contenue, sans se soucier du regard des passants.
Laura lui rendit son baiser avec la même ardeur, en oubliant tous les
griefs qu'elle avait pu nourrir contre lui le matin même. Quand leur
étreinte prit fin, elle leva sur lui des yeux encore pleins de larmes.
— Laura, ma chérie, ne pleure plus, oublie un peu ton chagrin, je
t'en supplie, murmura Alexander, tout contrit.
— Ce n'est plus le chagrin qui me fait pleurer, Xander. Je me sens
si bien.. .Oh, que j'ai été stupide...
— Laura... ma Laura...
A cet instant, Laura crut qu'elle allait fondre de bonheur. La nuance
de tendresse avec laquelle Alexander prononçait son prénom
électrisait tout à la fois son cœur et sa chair. Jamais personne ne lui
avait parlé de cette façon-là.
Mais sa félicité fut de courte durée. Soudain, elle se rappela ce qu'il
lui avait dit quelques heures plus tôt. Il avait à lui parler... et elle
pouvait imaginer ce qu'il allait lui dire, hélas. A regret, elle s'extirpa
de ses bras câlins.
— Xander... Tu voulais me parler, je crois. C'est le moment.
Elle déployait des efforts surhumains pour redevenir raisonnable.
Pour se rappeler que ces moments merveilleux ne pouvaient être
qu'un intermède dans sa vie.
— Non, pas maintenant, plutôt ce soir après le dîner. Laura
sursauta.
— Quel dîner ?
— Un repas autour d'une table avec des assiettes, des fourchettes,
des couteaux.
— Mais où ?
— Dans un bon restaurant que je connais.
— Alors, tu n'as pas apprécié notre grignotage dans cette petite
gargote, tout à l'heure ?
— Oh ! si, si... mais...
Décidément, il ne pouvait pas oublier longtemps ses goûts de
souverain ! songea Laura. Pourtant, il avait paru très heureux de
prendre le métro et le bus, et de pouvoir donner à manger aux
canards comme un gamin !
— J'ai envie moi aussi de te faire connaître autre chose, conclut-il
simplement.
— Devrai-je porter un diadème pour t'accompagner ?
— Non, ne t'inquiète pas. Alors ? C'est oui ?
— Je ne sais pas. Je me sens très fatiguée.
En réalité, elle n'avait qu'une envie, aller sous sa douche avant de
s'enfouir moelleusement dans ses draps. La journée avait été
épuisante. Le matin même, elle pensait qu'il lui serait très facile de
guider le prince à travers la ville pour lui faire goûter les charmes
d'une vie simple et normale. Mais elle avait vécu cette expérience
dans un état de tension extrême.
En le voyant émerger au rayon cuisine chez Claibourne, elle avait
soudain pris conscience de l'absurdité de la situation. Ensuite, alors
qu'ils étaient allongés l'un près de l'autre sur une pelouse de Hyde
Park en dégustant des glaces en cornets, elle s'était sentie d'un seul
coup assez mal à l'aise. Et le clou de la journée avait été son
évanouissement à la tour panoramique !
Alors, à la seule pensée d'aller dîner avec lui dans un grand
restaurant, elle tremblait d'avance. Et pourtant, elle ne voulait pas le
quitter !
Elle ne devait pas le quitter. C'était son travail qui le lui commandait,
après tout ! Elle se demanda soudain si Joy n'aurait pas pris
l'initiative d'envoyer un photographe pour les suivre dans leur balade
au cours de l'après-midi. Quel magnifique reportage ce serait ! Un
prince quittant son milieu habituel pour se métamorphoser en
passant ordinaire et vivre durant quelques heures la vie d'un simple
citoyen !
Non, Joy n'avait pas pu faire cela puisqu'elle ne lui avait pas confié
où elle devait rejoindre Alexander aujourd'hui ! Ouf ! Elle se sentait
tout de même soulagée à cette pensée. Quant au reportage sur
Ascot, il pourrait bien être une exclusivité de son journal, personne
ne se douterait qu'elle en était indirectement l'auteur.
D'ailleurs, elle n'avait pas à se sentir coupable. Alexander ne lui
avait-il pas dit ouvertement qu'il voulait s'y montrer avec elle pour
éloigner de sa nièce les paparazzi ? Il était évident qu'après cet
événement, il ne chercherait plus à la fréquenter. Il se servait d'elle
comme elle se servait de lui. Tout était en ordre.
— Bon, d'accord pour ce dîner au restaurant, Xander, dit-elle avec
un soupir.
— Parfait. Je te raccompagne en taxi, comme ça, tu pourras te
reposer un peu. Et je passerai te prendre à 20 heures.
— Mais...
— Non ! dit-il en posant son doigt sur ses lèvres.
— Xander, je...
— Laura, tu as dirigé nos pas tout l'après-midi, à moi de décider,
maintenant. A cette époque d'égalité des sexes, tu ne peux pas me
refuser la contrepartie !
A cet instant, le téléphone portable de Laura se mit à sonner. Elle
sursauta et préféra l'éteindre plutôt que de répondre. Alexander lui
décocha un regard malicieux.
— C'est peut-être l'homme qui veut te proposer du travail. ..
Elle secoua la tête d'un air agacé.
— Je m'en moque. Je crois que je me suis trompée.
Ses propos étaient volontairement sibyllins et Alexander les
accueillit d'un air songeur. Peut-être un jour comprendrait-il leur
sens caché ?
Laura lui décocha un sourire pour se rattraper.
— Allons-y, je crois qu'il y a une station de taxis au coin de la rue.
Un peu plus tard, alors qu'ils se quittaient devant sa porte, un
sanglot vint lui nouer la gorge. Elle dut se faire violence pour ne rien
laisser paraître de son trouble. Mais heureusement, elle allait le
revoir d'ici à moins de deux heures !
9.
Joy tendit à Laura un grand verre plein de bulles et de glaçons.
— Ma chérie, tu as l'air complètement sens dessus dessous.
— Vraiment ? Cela se voit autant ?
Elle trempa à peine les lèvres dans son gin-tonic et soupira en
laissant son regard errer sur les photos qui jonchaient la table.
Chacun des instants capturés par l'objectif de sa tante évoquait déjà
pour elle un souvenir inoubliable.
Les doigts de Xander entrecroisés avec les siens alors qu'ils
marchaient le long des rues. Ses sourcils froncés face à une situation
nouvelle. Son rire qui lui donnait une expression un peu enfantine.
Enfin, son regard anxieux quand il la portait évanouie dans ses bras.
Et elle se rappelait aussi de nombreux autres moments que l'appareil
n'avait pas fixés. La douceur de sa voix quand il l'avait réconfortée
dans le pub. Les mots qu'il avait su trouver pour la calmer quand
elle pleurait. Ses gestes si tendres...
Jamais elle ne pourrait effacer tout cela de sa mémoire.
L'une des photos lui semblait particulièrement émouvante. C'était
sans doute la première que Joy avait prise, quand Alexander se
trouvait au rayon cuisine du grand magasin, en train de l'observer
alors qu'elle-même n'avait pas encore repéré sa présence.
Il y avait dans ses yeux une lueur indéfinissable d'inquiétude et de
bonheur étrangement mêlés. Un air si vulnérable qu'il lui brisait le
cœur. Il avait l'air aussi troublé qu'elle à ce moment-là, peut-être
même plus.
Elle repoussa le tas de photos en détournant la tête. Elle croisa le
regard de Joy qui semblait guetter sa réaction.
— Ces clichés sont excellents, murmura-t-elle, la voix brisée.
Joy parut ignorer son malaise.
— N'est-ce pas ? Ta vieille tante n'a pas perdu la main !
— Non, pas du tout, bravo, Joy, et tu es un fin limier. Je ne me
doutais pas que tu m'avais suivie.
— J'aime bien celles où tu portes tes lunettes de soleil. Cela te
donne un air mystérieux. Il faudra les publier en couverture, les gens
se demanderont qui est cette femme qui cherche à protéger son
anonymat !
— On ne me reconnaît pas, en effet.
— Quand penses-tu les envoyer à Trevor ?
— Trevor ?
— Oui ! Il les attend avec impatience ! Mais tu veux peut-être le
tenir encore en haleine ?
A ces mots, Laura rassembla les photos d'un geste compulsif avant
de les serrer sur sa poitrine.
— C'est... impossible..., bredouilla-t-elle dans un souffle.
Elle se tourna vers sa grand-tante qui l'observait d'un air surpris.
— Je ne peux pas faire ça, Joy ! Non, je ne peux pas !
— Mais, ma petite fille, tu t'es engagée !
— Oui, oui, je sais, tu as été parfaite, Joy ! Je te comprends, et
Trevor aussi, mais...
Une larme tomba de sa joue sur la première photo d'Alexan-der,
qui se détachait du lot.
— Je ne peux pas, Joy...
La vieille dame resta un long moment à l'observer sans rien dire.
Puis elle se pencha pour caresser les cheveux de Laura.
— Je comprends mieux à quoi te servaient tes lunettes noires, ma
petite fille. Tu les as mises pour cacher tes sentiments à l'égard du
prince, n'est-ce pas ?
— Joy, pardonne-moi, je sais que pour toi, c'est très difficile à
admettre...
— Eh bien, je dois avouer que je suis surprise...
— Tu as tout fait pour encourager ma carrière. Tu m'as toujours
mise en relation avec tes amis haut placés dans la presse. C'est
grâce à toi si Trevor m'a accordé une dernière chance. Et je fais
tout échouer par...
Elle faillit dire « par amour »... mais la conscience que ce mot était
sans doute déplacé l'empêcha de le prononcer. Elle leva sur sa tante
un regard désolé.
— Ce sont tes clichés, Joy, je sais que je n'ai aucun droit sur eux,
mais...
A sa grande stupeur, son aïeule lui ouvrit les bras. — Tu ne peux
pas savoir comme je suis heureuse, ma chérie !
— Que veux-tu dire ?
— Je te retrouve enfin, ma petite fille ! Je retrouve ton innocence, ta
sincérité, ta candeur naturelle !
— Joy...
— J'ai eu peur que tu ne te fourvoies avec ton ambition de faire
carrière dans la presse. En réalité, tu ne cherchais qu'à nous
ressembler, ta mère et moi ! Tu voulais te prouver coûte que coûte
que tu pouvais nous égaler ! Et tu as failli te forcer au cynisme pour
y parvenir, est-ce que je me trompe ?
— C'est vrai, Joy... Mais je n'ai pas tenu bien longtemps.
— Ta nature a repris le dessus et c'est très bien ainsi. Tu n'as pas
voulu trahir le prince, je te félicite de ton honnêteté.
— Je croyais que tu allais être furieuse contre moi...
— Furieuse ? Rassurée, plutôt ! Je commençais à m'in-quiéter en te
voyant prête à obtenir ton scoop à n'importe quel prix !
— Mais tu ne m'as rien dit...
— Je voulais voir jusqu'où tu étais capable d'aller. Tu t'es retrouvée
embarquée dans une histoire incroyable avec un prince charmant
comme on n'en fait plus, et tu continuais à viser une victoire
momentanée dans la presse à sensation ! Cette attitude me semblait
trop contraire à l'image que j'avais de toi !
— Pourtant tu m'as encouragée.
— Je jouais le jeu. Je ne l'aurais plus joué si je t'avais vu sacrifier ta
vie privée à ton travail.
— Mais... Trevor ? Joy éclata de rire.
— Pauvre Trevor ! Il n'a pas gardé longtemps ses illusions sur toi !
Il a vite compris que tu n'avais pas le profil d'un vrai journaliste de la
presse à sensation.
— Il va me tuer quand il saura que je n'ai rien d'intéressant à lui
offrir.
— Quand penses-tu le mettre au courant ?
— Après le Derby d'Ascot.
Elle rassembla les photos et se tourna vers Joy.
— Alors, je peux les prendre ?
— Oui, elles sont à toi.
— Je t'adore !
Elle se jeta au cou de sa tante pour l'embrasser tendrement.
— Merci ! Merci pour tout, Joy ! Tu as toujours été une vraie mère
pour moi !
— C'est bien normal. Et, tu sais, je me suis beaucoup amusée à
vous suivre tous les deux !
— Je m'en doute ! soupira Laura en songeant aux merveilleuses
heures passées avec son prince.
— Est-ce que tu vois Alexander ce soir ?
— Oui, il m'emmène au restaurant. D'ailleurs, il faut que je me
dépêche si je veux être prête à l'heure ! J'espère que Trevor ne va
pas rappeler...
— Je m'en charge, ne t'inquiète pas. Je ne pense pas qu'il sera trop
surpris de ta défection.

Après avoir examiné longuement sa modeste garde-robe, Laura se


décida à opter pour une tenue sobre et chic. Elle enfila donc une
petite robe noire plutôt sexy, sur laquelle elle se hâta d'accrocher la
broche ancienne que lui avait offerte Alexander. Elle se fit un
chignon, se maquilla légèrement, mit des boucles d'oreilles. Au final,
le miroir lui renvoyait une image plutôt charmante.
Elle sortit alors une grande feuille de papier et entreprit d'écrire à
Alexander. Elle avait décidé de tout lui raconter depuis le début, et
de joindre à sa lettre les photos prises par Joy. C'était son cadeau.
A 8 heures précises, on sonna à la porte. Sur un dernier coup d'œil
au miroir, elle alla ouvrir avec un sourire un peu inquiet, qui se
transforma vite en grimace involontaire. Ce n'était pas Alexander
qui se tenait sur le seuil, mais l'un de ses domestiques.
— Mademoiselle Varnell ? Son Altesse m'a prié de vous remettre
ceci.
Il lui tendit une grande enveloppe d'une matière aussi dure qu'un
parchemin. Elle le remercia et s'apprêtait à refermer la porte, le
cœur battant, quand l'homme lui précisa qu'il l'attendait. Elle ouvrit
alors la lettre et la lut en tremblant.
« Toutes mes excuses, Laura, mais je ne peux passer te prendre.
Philip va t'accompagner jusqu'ici. Je t'expliquerai. A tout à l'heure. »
Elle éprouva soudain un tel soulagement qu'elle aurait sauté au cou
dudit Philip pour le remercier. Elle se hâta de rassembler ses
affaires, le paquet où elle avait mis les photos avec sa lettre, son
sac, sa veste, puis suivit le domestique sans plus attendre jusqu'à
l'imposante Rolls garée devant la maison. Après lui avoir ouvert la
portière, Philip prit place près du chauffeur et ils se mirent en route.
Le trafic était intense et au milieu des embouteillages, Laura se mit à
rêver. Que serait la vie de tous les jours en un tel équipage ?
Aimerait-elle mener l'existence d'une princesse ? Elle en était encore
à se poser la question quand la Rolls s'arrêta devant la résidence de
la famille Orsino. Philip se précipita pour l'aider à descendre.
— Son Altesse vous attend dans son bureau, mademoiselle,
précisa-t-il en s'inclinant devant elle.
— Nous sommes arrivés très vite, dit-elle en guise de
remerciement.
— Nous avons une plaque diplomatique, les autres véhicules
doivent nous céder le passage.
— Vraiment ? Je l'ignorais. Je devrais en mettre une sur mon vélo !
Philip s'inclina encore, imperturbable.
— Je demanderai si nous en avons une disponible, mademoiselle.
Stupéfaite de sa réponse, et ne sachant s'il s'agissait d'humour ou
non, Laura se garda de tout autre commentaire.
Le portier l'accueillit et lui indiqua le chemin. Elle courut presque
jusqu'au bureau d'Alexander où elle fit irruption, toute haletante.
— Merci pour la Rolls, mais j'aurais pu venir en taxi, dit-elle en
souriant.
Le visage anxieux d'Alexander doucha son humeur joviale.
— Xander... Que se passe-t-il ?
— Katie a disparu.
— Mon Dieu ! Depuis quand ?
— Ce matin.
— On aurait pu t'avertir sur ton téléphone portable !
— Je ne l'avais pas sur moi. Je tenais à passer une journée
tranquille avec toi.
Laura sentit son sang se glacer. A cause d'elle, on avait dû chercher
le prince des heures durant sans le trouver ! Et pendant qu'ils se
promenaient, insouciants, il était peut-être arrivé malheur à Katie !
— Oh, Xander, je suis désolée...
— Ne dis pas cela. Tu n'es en rien responsable.
— Que s'est-il passé exactement ?
— Hier, comme tu le sais, elle a pris l'avion pour le Montorino.
— Tu m'as dit ce matin qu'elle était bien arrivée.
— En effet, mais aujourd'hui, sa femme de chambre a cru que Katie
faisait la grasse matinée, et c'est seulement en début d'après-midi
qu'elle s'est aperçue qu'elle n'était pas là. Elle avait mis son traversin
sous les couvertures pour faire croire à sa présence !
— Et depuis ce moment, plus de nouvelles ?
— Plus aucune.
— Elle a fait une fugue, mais cela ne veut pas dire qu'il lui soit arrivé
quelque chose.
— Elle est tellement fantasque. On ne sait jamais de quoi elle est
capable... Oh, c'est ma faute !
— Pourquoi ?
— Je me suis montré trop sévère avec elle. J'aurais dû la traiter en
adulte, lui faire plus confiance, la responsabiliser.
Alexander se prit la tête entre les mains et Laura crut qu'il allait
pleurer. Elle ne pouvait pas supporter de le voir dans cet état !
— Xander... Tu n'y es pour rien, je t'assure !
— Oh, Laura, j'ai peur pour elle !
— Je suis sûre qu'elle va très bien, Xander. Elle a voulu prouver
une fois de plus à tout le monde qu'on ne pouvait plus lui dicter sa
conduite, et qu'elle était libre de ses mouvements.
— Tu crois vraiment ?
Il la regardait avec un tel désarroi qu'elle faillit laisser libre cours à
son émotion en le couvrant de tendres baisers. La manière dont il se
confiait à elle était touchante. Parmi tous ses proches, c'était à elle,
une étrangère, qu'il avait eu envie d'exprimer sa détresse...
Comme il avait eu raison ! Personne mieux qu'elle ne pouvait le
comprendre et compatir à ses tourments.
— Elle a peut-être changé d'avis en découvrant que son petit ami lui
manquait trop ! Si ça se trouve, elle est déjà revenue à Londres.
— Non, hélas, j'ai fait vérifier la liste des passagers sur tout avion
en provenance du Montorino. Même ceux dont la destination n'est
pas Londres. Elle n'a pas quitté le pays.
— Peut-être a-t-elle passé la frontière italienne en voiture.
— C'est peu probable. Le plus inquiétant, c'est que son portable ne
répond pas. Je lui ai laissé plusieurs messages.
— Pour la sommer de rentrer, comme une bonne petite fille ? C'est
justement ce qu'elle ne veut pas ! Elle ne risque pas de te répondre.
Alexander parut songeur tout à coup.
— Et si tu l'appelais, toi ? J'ai l'impression que tu saurais mieux lui
parler que nous, sa famille...
— Pourquoi pas ? J'ai un bon contact avec elle.
— Bien sûr ! Elle sait que tu as pris sa défense contre moi.
— Ce n'était pas contre toi ; je voulais t'ouvrir les yeux et t'inciter à
être moins sévère.
— J'aurais dû t'écouter.
Il se leva d'un bond pour aller chercher le téléphone et composa un
numéro avant de le lui tendre.
— Laura, je t'en prie...
Elle prit l'appareil sans hésiter.
— C'est son répondeur...
— Laisse-lui un message !
Elle prit sa voix la plus douce, mais s'efforça de parler avec une
certaine fermeté tout de même.
— Katie, c'est Laura. Votre oncle se fait un sang d'encre, je vous
en supplie, donnez de vos nouvelles. Xander ne s'est peut-être pas
toujours adressé à vous comme vous l'auriez souhaité, mais il vous
aime, et il est tout prêt à changer d'attitude envers vous. Vous êtes
une adulte, maintenant, il en a pris conscience. Cependant, vous
devez le lui prouver en vous montrant responsable de vos actes. Il
faut que vous acceptiez de lui parler. Appelez vite ! Je compte sur
vous !
Elle coupa la communication et rendit l'appareil à Alexander avec
un sourire plein d'espoir.
— Merci, Laura, dit-il en lui baisant la main tendrement.
— Je n'ai rien fait d'exceptionnel, tu sais.
— Tu lui as parlé exactement comme il le fallait.
— Je l'espère. Il ne nous reste plus qu'à attendre.
— Pas trop longtemps, j'espère. Laura hocha la tête.
— Katie ne répondra peut-être pas tout de suite. Je suppose qu'elle
doit se sentir un peu coupable d'infliger une telle inquiétude à ses
proches.
— Et elle a peut-être d'autres préoccupations actuellement ! C'est
bien ce qui m'angoisse.
Le prince laissa échapper un profond soupir. Laura posa la main sur
son bras.
— Ne te mets pas martel en tête, Xander. Cela ne sert à rien.
Il prit sa main et la porta à ses lèvres.
— Tu ne peux pas savoir à quel point j'apprécie ton soutien, Laura.
— Ce n'est rien. Je connais bien les adolescents parce que je me
souviens de mes jeunes années.
— Tu es surtout une personne généreuse qui sait écouter les autres
et cherche toujours à les aider. Les gens comme toi sont rares,
Laura.
A ces mots, il se pencha pour l'embrasser tendrement. Elle se laissa
couler entre ses bras et ils échangèrent un long baiser. Le temps
s'était arrêté, ils en oubliaient presque leurs tourments. Ce fut la
sonnerie du téléphone qui les tira de ce bref instant de bonheur.
A peine Alexander eut-il décroché que son visage se détendit de
manière inattendue. Laura comprit que c'était sa sœur qui l'appelait.
La crise familiale semblait résolue. Il raccrocha avec un large
sourire.
— Katie a appelé sa mère. Elle va rentrer.
— Formidable ! Je suis vraiment heureuse !
— C'était juste une fugue, tu avais raison. Tout va bien.
— Je n'ai pas douté une seconde de l'issue de cette petite aventure.
Katie aime les escapades, tu le sauras maintenant !
— Bon, n'en parlons plus. Dépêchons-nous de partir !
— Mais... tu ne veux pas attendre son appel ? Elle va sûrement
répondre à mon message.
— Ah non ! J'ai gaspillé assez de temps pour cette petite péronnelle
! Et d'ailleurs, je vais même éteindre mon portable pour être plus
tranquille.
Il prit son appareil dans sa poche de veste et mit sa parole à
exécution. Puis il se tourna vers sa compagne et lui tendit les bras.
— Laura... je n'ai même pas eu une minute pour te dire à quel point
je te trouve belle !
Elle se jeta contre lui en gémissant de plaisir. Après l'avoir couverte
de baisers, Alexander se recula pour l'admirer encore.
— Tu portes la broche que je t'ai offerte. J'en suis très touché.
Il parut réfléchir un instant.
— Mais... ce cadeau est vraiment trop modeste. Tu mérites
beaucoup mieux. Attends...
Il composa un numéro sur le clavier du téléphone.
— Philip ? Voudriez-vous, s'il vous plaît, aller chercher le coffret
qui se trouve sur la cheminée de ma chambre ? Merci.
Il raccrocha d'un air malicieux et fort content de lui. Laura
commençait à se sentir un peu gênée. Quelle surprise lui préparait-il
encore ?
Quelques secondes plus tard, le domestique frappait à la porte.
— Entrez ! lança Alexander d'un air joyeux. Philip s'avança dans la
pièce et s'inclina devant eux.
— Veuillez poser cela sur la table. Merci, Philip.
Alexander attendit qu'il se soit retiré pour reprendre la parole.
— Laura... ma chère Laura... Voici ton cadeau.
— Xander, je ne peux pas accepter...
— Tu ignores ce qui se trouve dans ce coffret !
— Quel que soit son contenu, je sais que c'est une folie.
— Mon Dieu ! Oublie un peu tes principes républicains et sache
accepter un cadeau, même luxueux, lorsqu'il se présente !
— Il ne s'agit pas de principes, je...
Alexander fronça les sourcils d'un air faussement sévère.
— Tu ne voudrais pas blesser un pauvre prince héritier ?
— Xander..., souffla-t-elle en riant malgré elle.
Il ouvrit le coffret et le lui tendit pour qu'elle découvre le bijou posé
sur le velours. C'était une chaîne en or aux maillons épais, avec un
ravissant pendentif de rubis gravé aux armes de la principauté. Il le
prit et s'avança pour l'attacher autour de son cou. Malgré ses
protestations, Laura dut finir par se soumettre docilement à sa
volonté.
— Xander... Je ne peux pas, je t'assure...
— Chut ! Je te décore de la Médaille du Mérite de Première
Classe pour service rendu à l'Etat de Montorino !
— De Première Classe ? bredouilla Laura, entre le fou rire et les
larmes.
— C'est l'honneur qui te revient, précisa Alexander en lui donnant
une accolade solennelle, qui ne tarda pas à se muer en baiser
langoureux.
Laura toucha du bout des doigts le magnifique bijou et plongea avec
une soudaine gravité son regard bleu dans les yeux noirs
d'Alexander.
— Merci, Monseigneur. J'en prendrai grand soin, je vous le jure.
Puis elle retrouva un ton plus mutin tandis qu'elle allait chercher son
sac, posé sur un fauteuil.
— Moi aussi, j'ai quelque chose pour toi, Xander ! Elle sortit un
petit paquet et le lui tendit.
— Mais tu n'as pas le droit de l'ouvrir avant d'être seul ! Le prince
tournait et retournait le paquet entre ses mains
d'un air intrigué.
— J'espère seulement que ce n'est pas un cadeau d'adieu..., dit-il
sur un ton qui se situait entre la plaisanterie et une inquiétude réelle.
Laura le regarda d'un air un peu interdit.
— Nous savons tous les deux que ce... cette relation entre nous
doit rester éphémère, n'est-ce pas ? dit-elle en tâchant de lui cacher
son émotion.
Comme il restait silencieux, elle secoua la tête en se forçant à
sourire.
— D'ailleurs, je pense que c'est ce que tu avais à me dire, n'est-ce
pas ?
Il la regarda avec une soudaine mélancolie.
— Non, ce n'est pas ce que j'avais prévu de te dire.
— Vraiment ? Je t'écoute...
— Non, pas maintenant. Je te parlerai après le dîner.
Et pour rompre le climat trop tendu, il la prit par la taille pour
l'entraîner vers la porte avec un entrain un peu forcé.
— Je meurs de faim, pas toi ?
Il enfonça dans sa poche le petit paquet qu'elle lui avait donné et ils
dévalèrent le grand escalier pour aller rejoindre la Rolls qui les
attendait devant la porte.
10.
Le restaurant qu'Alexander avait choisi se trouvait au bord d'une
charmante rivière, dans un cadre particulièrement romantique. On
ne pouvait pas dire qu'il s'agissait d'un endroit « ordinaire » !
— Nous aurions dû aller dans une pizzeria de manière à poursuivre
ton expérimentation de la vie réelle ! dit Laura en riant.
— Je sais. Tu m'en veux beaucoup ?
— Non, mais ce n'est pas de jeu !
— Tant pis ! Ce soir, c'est moi qui décide !
Il se permit en effet de choisir dans la carte les plats les plus exquis
et les meilleurs vins, sans laisser à Laura le loisir de protester. Elle
ne le regrettait pas d'ailleurs, se dit-elle en savourant avec délices
tout ce qu'on leur avait servi.
Mais subitement, après le dessert, Alexander appela le serveur pour
demander l'addition sans attendre qu'on leur serve la liqueur qu'il
avait commandée.
— Que se passe-t-il ? s'enquit Laura, un peu désarçonnée.
— Je n'en peux plus. J'ai envie d'être seul avec toi !
Il l'entraîna bientôt au-dehors et ils se mirent à marcher le long de la
rive. Laura frissonnait, mais ce n'était pas de froid. Elle se sentait
soudain envahie par une inexplicable angoisse.
Alexander ôta sa veste pour la lui jeter sur les épaules, et la chaleur
de son corps viril qui imprégnait encore le tissu la réconforta un peu.
— Laura..., commença-t-il d'une voix trop sérieuse. Elle sentit sa
gorge se nouer. Qu'allait-il lui annoncer ?
— Laura, je dois te confesser que je me suis conduit d'une manière
ignoble hier avec toi.
— Ignoble ? bredouilla-t-elle en levant sur lui des yeux incrédules.
— Oui, hier après-midi, quand tu étais en train de dormir dans le
jardin.
Le sang de Laura ne fit qu'un tour. Il allait lui révéler qu'il avait
découvert sa profession ! Seigneur... ce dîner était certainement le
dernier qu'ils partageaient ! C'était son repas d'adieu, tout comme
l'était son cadeau, sans aucun doute ! C'était déjà la fin de leur
histoire... de leur brève rencontre...
— Tu... tu en as profité pour visiter mon appartement ? dit-elle
avec un rire forcé.
— Euh... oui.
— Tu voulais t'assurer que je n'étais pas une espionne, n'est-ce pas
? poursuivit-elle sur le même ton.
— Tu le savais ?
— Je m'en doutais.
— Et tu ne m'en veux pas ?
— J'aurais été un peu choquée si tu avais fouillé dans mon tiroir à
lingerie !
Il se tut et la regarda d'un air gêné.
— Et si j'avais fait pire encore ?
A cette question, le sourire de Laura se figea sur ses lèvres. Il
n'avait pas l'air de plaisanter du tout ! Il la fixait toujours d'un air
grave.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai été saisi d'un accès de
méfiance... Comme si je voulais me persuader que la délicieuse
jeune femme qui se trouvait avec moi pouvait représenter un
danger...
Elle écarquilla les yeux d'un air suppliant, sur le point de tout lui
avouer et de se jeter à ses pieds en implorant son pardon. Mais il
ne lui laissa pas le temps de le faire.
— Je suis si stupide, Laura. Je crois que je voulais tordre le cou à
l'envie que j'avais de... de passer le plus de temps possible avec toi
! De passer... le reste de ma vie, peut-être !
Le cœur de Laura fit soudain un bond violent dans sa poitrine. Elle
crut qu'il allait tout simplement s'arrêter de battre !
— C'était un réflexe de protection, tu comprends ? Je n'avais
jamais ressenti une telle fragilité en moi... Et puis...
Elle attendait la suite en tremblant. Tout lui semblait si irréel tout à
coup ! Quels mots allait-il encore prononcer ? Ceux qui allaient
l'achever, sans doute ?
— Laura... pardonne-moi ! En réalité, j'étais... jaloux !
— Toi?...
— Je t'avais entendue rire au téléphone. Je me demandais avec qui.
Alors... quand tu t'es endormie, j'ai rebranché la prise et j'ai appuyé
sur la touche qui permet de connaître le dernier appel...
Laura resta muette de stupeur. Non pas à cause de ce qu'il avait
fait, puisque Joy lui en avait déjà parlé, mais parce qu'il était jaloux,
vraiment jaloux ! Elle ne savait pas si elle devait en rire ou en
pleurer.
— Et... c'est tout?
Il leva sur elle des yeux stupéfaits.
— Enfin, Laura, j'ai trahi ta confiance ! Cela ne te suffit pas ?
Il secoua la tête d'un air désolé.
— Par ailleurs, j'ai mis la main sur ton sac et j'étais sur le point de
l'ouvrir.
— Et tu ne l'as pas fait ?
— Ah non ! Tout de même pas ! Mon cœur et mon sens de
l'honneur me l'ont interdit !
Laura ressentit aussitôt un immense soulagement. Il était honnête,
elle le croyait. Comment aurait-elle pu, elle, se montrer malhonnête
après de tels aveux ? Elle respira profondément et le regarda au
fond des yeux tout en frissonnant.
— Moi aussi, j'ai quelque chose à t'avouer, Xander. Il parut ébranlé
par ses paroles.
— C'est vrai ?
— Oui. L'instinct qui te poussait à te méfier de moi ne t'a pas
trompé, hélas.
— Que veux-tu dire ? murmura-t-il d'une voix soudain brisée.
— Je suis journaliste. Ou du moins... je l'étais. Je me suis fait mettre
à la porte de mon journal la veille du jour où je t'ai rencontré. Pour
incompétence.
— Et alors ?
— J'aurais donné n'importe quoi pour retrouver mon travail.
Elle sortit le paquet de photos qu'il avait rangé dans sa poche de
veste.
— Et je savais que tu avais contrôlé mon appel téléphonique. Ma
tante avait cherché à savoir qui avait appelé chez elle et raccroché
ensuite. Cet appel venant de chez moi, je me suis doutée que c'était
toi qui en étais l'auteur.
— Mais... et ça ? Qu'est-ce que c'est ? dit-il en désignant le
paquet.
— Je voulais me venger. Ces photos ont été prises hier par ma
tante, pendant que nous nous promenions ensemble, toi et moi.
Le regard qu'il lui lança la mortifia. Mais il fallait en finir, et surtout
lui expliquer la suite. Tandis qu'elle reprenait son souffle, il jeta un
bref coup d'œil sur les clichés.
— De quoi voulais-tu te venger, Laura ? Tu as imaginé que j'avais
passé la nuit avec toi pour m'amuser, ou simplement pour profiter
de la situation ? Et quand je t'ai dit que je t'aimais, tu m'as cru
complètement cynique ?
— Non, pas sur le moment. Mais je pensais que ces mots-là
t'avaient échappé et qu'ensuite, tu les avais forcément regrettés...
— Laura...
— Tout est dans ce paquet. Les photos et les négatifs. J'ai joint une
lettre pour t'expliquer... enfin, pour tenter de le faire.
Alexander s'approcha d'elle et effleura du bout des doigts la peau
veloutée de ses joues où des larmes commençaient à couler.
— Laura, je sais que je t'ai fait hier certaines confidences qui t'ont
laissé croire à une attitude cynique de ma part. Je t'ai dit que je ne
voulais pas me marier ni même m'attacher de quelque façon que ce
soit à une femme...
— J'ai apprécié ta franchise, Xander.
— Mais à ce moment-là, je parlais sans savoir ! Je n'avais pas
encore expérimenté ce qu'est le véritable amour...
Où voulait-il en venir ? Laura sentait ses oreilles bourdonner tout à
coup comme si elle allait s'évanouir.
— Le... véritable amour ?
Alexander avait perdu la tête !
— Oui, Laura, crois-moi !
— Voyons, Xander, c'est une illusion, nous avons vécu une sorte
de rêve... Une folie passagère... Tu vas t'en rendre compte... Et moi
aussi...
Elle n'était pas trop certaine de ce qu'elle avançait, en tout cas en ce
qui la concernait.
Alexander la regardait d'un air attendri.
— Une folie passagère pour laquelle tu renonces à ces photos qui
valent une fortune ?
— Euh, oui..., admit-elle en hochant la tête.
— Et ce sont de très bonnes photos, n'est-ce pas ?
Laura ouvrit le paquet et les lui tendit. Il les prit une à une et les
observa longuement.
— Ta tante a beaucoup de talent. Ces photos n'ont pas de prix.
Alexander n'avait pas touché à la lettre. Laura la lui remit. Mais il la
repoussa avec douceur.
— Je n'en veux pas, Laura. Je crois que tu m'as déjà tout dit.
— Tu pourrais la lire tout de même. La rédiger n'a pas été facile, tu
sais.
Et notamment d'avouer sa duplicité. Mais peut-être ne tenait-il pas
à en prendre connaissance ?
— Non, Laura, c'est moi qui suis coupable. Tu étais en droit de
m'en vouloir de ma conduite envers toi après ce que je t'avais dit.
Il hocha la tête tristement.
— Sans doute mon obstination à prétendre que je ne veux pas me
marier est-elle une réaction à un drame de mon enfance.
— Oui, je m'en doute.
— Ah, c'est vrai, en bonne journaliste, tu dois être au courant de
toute l'histoire de ma famille.
— Je sais que tes parents ont disparu de manière tragique, en effet.
— C'est la version officielle.
— Ils sont morts dans un accident de bateau, je crois. Ils s'étaient
retrouvés pour se réconcilier dans un cadre romantique après une
dispute, c'est bien cela ?
— Non, ce n'est pas la réalité, Laura.
— Vraiment ? C'est ce qui se trouve dans tous les dossiers de
presse concernant la famille Orsino, pourtant.
— Hélas, la vérité est plus triste encore. Mon père avait été surpris
par un photographe en compagnie d'une jeune femme avec qui il
semblait entretenir des relations extra-conjugales. Or, ce n'était pas
le cas, car il venait de la rencontrer et il a payé cher un moment de
faiblesse.
— Mais... quel rapport cet incident a-t-il avec le naufrage du
bateau ?
— Ma mère était une femme très fragile. Elle avait eu plusieurs
fausses couches qui l'avaient plongée dans un état dépressif, et leur
union n'était pas au beau fixe. La découverte des photos sur un
magazine a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Elle a
avalé des somnifères et ne s'est jamais réveillée.
— Mon Dieu ! Et ton père ?
— Quand il l'a appris, il s'est tiré une balle dans le cœur.
— C'est horrible...
— Mon grand-père a manigancé le scénario du bateau qu'il a fait
sombrer au large sans personne à bord.
— Il n'y a pas eu d'enquête ?
— Non, les services secrets se sont chargés de tout.
— Et c'est lui qui t'a appris cette terrible vérité, je suppose.
— Non, c'est ma grand-mère. Elle m'a tout avoué juste avant de
mourir.
— Elle a bien fait. Un tel secret pesait trop lourd sur ta vie.
— Elle avait surtout peur que je ne répète les mêmes erreurs que
mon père. A ses yeux, ce drame devait me servir d'exemple.
Alexander se tut et baissa la tête. Laura elle aussi garda le silence
durant de longues minutes, car elle ne trouvait plus de mots pour
tenter de le réconforter. Ainsi, c'était la presse à scandale qui était à
l'origine de la mort de ses parents !
Comme il devait haïr les journalistes dont le métier consistait à
fouiller dans la vie des gens célèbres pour étaler leurs secrets au
grand jour !
Elle comprenait mieux pourquoi il avait décidé de renoncer au
mariage. Il ne voulait pas exposer sa famille à ce genre de nuisance.
— Oh, Xander, je suis bouleversée..., parvint-elle enfin à balbutier
en posant sa main sur la sienne.
— Je ne t'ai pas raconté cette histoire pour te culpabiliser, Laura,
répondit-il avec un regard désolé.
— Je sais, Xander, je sais... mais tu peux imaginer ce que je
ressens.
— Je l'ai fait pour te prouver que j'ai confiance en toi. Parce que
d'une certaine façon, mon sort est entre tes mains.
— Ta confiance m'honore et m'émeut beaucoup, Xander. Derrière
le prince que tu es, je découvre un homme de cœur.
— Tu as fait plus que le découvrir, tu l'as métamorphosé, Laura. En
quelques heures, tu as changé mon âme. C'est pourquoi je t'offre
ma confiance.
— Je ne la trahirai jamais. Je garderai pour moi les secrets que tu
m'as confiés, je te le jure.
— Mais toi, Laura ? Penses-tu pouvoir me faire confiance ? Y
aurait-il une petite place dans ton cœur pour un aristocrate arrogant
et fragile à la fois ?
— Oh, Xander, oui ! Comment peux-tu en douter ? Je serai
toujours ton amie.
— Je te demande beaucoup plus que cela. Le cœur de Laura se mit
à battre plus fort.
— Demande-moi ce que tu veux, Xander...
— Une jeune républicaine acharnée comme toi serait-elle prête à
devenir... une princesse ?
Le choc était trop fort. Laura resta quelques secondes le souffle
coupé. Elle avait sans doute mal entendu. Devant son trouble,
Alexander insista.
— Laura, veux-tu devenir ma femme ?
— Mais... mais... et ta hantise du mariage ?
— J'avais vingt ans quand je me suis fait cette promesse idiote !
commenta Alexander en riant.
— Tout de même...
— J'étais jeune et je souffrais terriblement. Ma grand-mère m'avait
convaincu. Et depuis cette époque, je n'avais jamais rencontré une
femme qui soit capable de me faire changer d'avis.
— Oh, Xander...
— Je t'ai aimée dès l'instant où je t'ai vue, Laura. Mais je ne m'en
suis pas aperçu tout de suite. C'est au cours de la nuit que j'en ai eu
conscience. Crois-tu que j'aurais pris la peine d'aller moi-même
rapporter sa veste à n'importe quelle jeune fille croisée sur mon
chemin ?
— J'en ai été très étonnée. Je pensais que tu aurais envoyé un
domestique.
— Tu m'as forcé à t'aimer, Laura !
— Je ne l'ai pas cherché, je te le jure !
— Je sais très bien qu'il n'y avait aucun calcul dans ton
comportement. Tu t'adressais à moi d'une manière si cavalière
parfois !
— C'est vrai, j'ai même frisé l'impolitesse, non ?
— Le protocole en a un peu souffert ! Mais... au diable le
protocole ! Laura, tu n'as pas répondu à ma question.
— Je...
— Veux-tu m'épouser ?
— Xander, c'est impossible... je ne peux pas !
— Il le faut ! D'ailleurs, c'est le seul moyen pour moi d'être vraiment
sûr que tu garderas mes secrets de famille !
— Oh, tu viens de me dire que tu me faisais confiance !
— Oui, mais on ne sait jamais. Je préfère t'enfermer dans une tour !
C'est ce qu'on fait subir aux princesses dans les contes de fées, non
?
— Quelquefois, oui !
— Mais je viendrai te voir tous les jours !
— Xander... As-tu réfléchi au qu'en-dira-t-on ? Et es-tu sûr que les
lois de ton pays te permettent d'épouser une jeune fille aussi... «
ordinaire » que moi ?
— Dans ce cas, tu seras une princesse ordinaire, mon amour ! Une
princesse qui a un coeur ! Le monde en a bien besoin !
A ces mots, elle vint dans un élan enfantin se blottir tendrement dans
ses bras.
— Dis oui, Laura. Accepte de m'aider à conduire mon pays dans la
bonne voie en me prodiguant tes précieux conseils de bon sens et
de générosité.
— C'est toi qui es généreux, Xander. Il lui adressa un clin d'œil
malicieux.
— Euh, oui, si on considère que je t'offre l'opportunité d'une
nouvelle carrière alors que tu dois renoncer à celle de journaliste !
— Je ne considère pas le mariage comme une carrière !
— Ah, ne crois pas cela ! Tu vas te retrouver à la tête d'un Etat.
— En tout cas, je devrai t'assister dans ta tâche, j'en suis bien
consciente.
— Je sais que tu es assez responsable pour mener à bien cette
mission, mon amour.
— Tu devrais le dire à Trevor, mon ancien patron ! Je crois qu'il
n'est pas de cet avis !
Alexander fronça les sourcils, puis se mit à rire.
— C'est un ingrat, parce que grâce à toi, il va obtenir l'exclusivité
du reportage de notre mariage princier !

Les fiançailles d'Alexander et Laura furent annoncées officiellement


le jour du Derby d'Ascot. Le prince et sa future princesse défilèrent
devant les tribunes royales dans une calèche découverte en
compagnie du grand-père de Xander, venu spécialement pour
l'occasion, et de Katie, ravie d'être de retour à Londres. Elle avait
déclaré qu'elle se moquait finalement d'avoir l'air d'un champignon !
C'était la tradition de porter un chapeau très voyant ce jour-là, et
elle avait compris qu'elle ne pouvait s'y soustraire.
Le lendemain, évidemment, leur photo parut dans tous les journaux
d'Angleterre et d'ailleurs. Mais l'exclusivité du reportage complet fut
accordée à Trevor, comme Alexander l'avait promis.
Trevor reçut en outre une série de clichés montrant le prince de
Montorino et sa fiancée en train de se promener dans les rues de
Londres. On les voyait flânant main dans la main dans les allées de
Hyde Park et en train de donner à manger aux canards. Il y avait
même l'image de Son Altesse Sérénissime achetant des oignons sur
un petit marché de la ville !
Le monde entier tomba sous le charme de cette nouvelle princesse
qui n'était en réalité qu'une jeune fille ordinaire, et qui vivait un
véritable conte de fées. La petite journaliste reçut des milliers de
lettres de félicitations, et aussi... des propositions de grands
journaux pour qu'elle accepte de superviser leur rubrique mondaine
! Laura jubilait en y songeant. Mais c'était son mariage qui occupait
d'abord toutes ses pensées.

La cérémonie eut lieu en septembre, à l'époque où toutes les


prairies du Montorino sont jonchées de crocus tardifs alors que les
sommets sont déjà saupoudrés de neige.
Laura fit son apparition devant la cathédrale dans un carrosse tiré
par six chevaux blancs. Elle n'avait plus de père, hélas, pour la
conduire à l'autel, ni aucun parent de sexe masculin pour le
remplacer. Ce fut sa grand-tante Joy qui marcha à son côté dans la
grande nef jusqu'à ce qu'elle rejoigne son fiancé. Elles étaient suivies
d'une demi-douzaine de demoiselles d'honneur toutes plus
ravissantes les unes que les autres.
Mais si cet instant parut extraordinaire à Laura, ce n'était pas à
cause de la somptueuse robe de satin blanc qu'elle portait ou du
châle de vison qui couvrait ses épaules, ni même de la tiare de
diamants qui ceignait son front. Non, si tout soudain rayonnait pour
elle d'un éclat exceptionnel, c'était à cause du regard d'Alexander
fixé sur elle, plein d'admiration et de tendresse.
A la manière dont il s'avança à sa rencontre et lui tendit la main, elle
sut que c'était vraiment son cœur et sa vie qu'il lui offrait. Et durant
quelques secondes magiques, malgré la foule qui les entourait, tous
deux furent seuls au monde.
Quand ils prononcèrent à tour de rôle le « oui » qui les unissait pour
toujours, elle sut qu'elle vivait le plus beau jour de son existence.
Après ce mariage grandiose, ils disparurent durant six mois pour
savourer leur intimité. Ils avaient envie de se faire oublier des
curieux, bien cachés dans l'un des nombreux manoirs du souverain,
au cœur des belles montagnes du Montorino.
Un jour enfin, Xander prit en souriant la main de sa chère épouse.
— Demain, mon cœur, nous devons retourner au palais. Est-ce que
cette nouvelle vie ne sera pas trop dure pour toi ?
— J'ai moins d'entraînement que toi et ta famille, mais peut-être
serez-vous prêts à m'apprendre comment me comporter ?
— Ce ne sera pas nécessaire. Reste telle que tu es, mon amour. Tu
as déjà fait beaucoup pour le pays, tu as transformé son prince !
— J'espère que ce n'est pas terminé.
— Que veux-tu dire ?
— J'aimerais bien en faire un papa...
— Un papa ?
— Oui, bien sûr i Je ne peux pas croire que tu n'aies jamais songé à
donner des héritiers au Montorino !
— Eh bien, j'y songe... depuis très peu de temps, murmura-t-il d'un
air attendri.
— Le premier sera une fille.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Parce que je l'ai décidé ! Et j'exige qu'elle soit traitée comme le
serait un garçon ! Ainsi, sa cousine Katie ne se sera pas révoltée
pour rien contre les traditions familiales !
— Mais, Laura chérie, tu ne peux pas changer en un jour des
coutumes vieilles de plus de dix siècles !
— Comment ? N'est-ce pas toi qui fais les lois dans ce pays ? Tu
es le souverain, non ?
Il lui décocha un regard malicieux.
— En effet... je suis heureux que tu t'en souviennes ! Tout le monde
doit m'obéir !
— Tout le monde, sauf moi !
— Ah bon ? Quelle déception !
Laura fit mine de lui administrer une tape sur l'épaule et tous deux
éclatèrent de rire.
— Et pour cette question dont tu parlais tout à l'heure..., reprit-il
d'un air faussement naïf.
— Oui ? Laquelle ?
— Celle des enfants. Quand devons-nous commencer à mettre ce
projet à exécution, selon toi ?
— Que dirais-tu de nous y mettre sans tarder ?
— Tes désirs sont des ordres, ma chérie, dit Alexander avec un
sourire éblouissant.
Et ils roulèrent sur les draps en riant, passionnément enlacés comme
tous les amoureux du monde.

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