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De Liz Fielding
1.
— Licenciée ? Comment ça, licenciée ?
Devant l'incrédulité de sa grand-tante, Laura leva les yeux au ciel.
— Jetée dehors, à la porte, virée !
Une fois de plus, songea-t-elle en soupirant.
— Je connais le sens des mots, ma chérie. J'aimerais juste que tu
m'expliques le motif de ton licenciement.
— Comme d'habitude, Joy. Mon incapacité à me concentrer sur
ma tâche, ma distraction congénitale ! Selon mon patron, je fais
plutôt partie des pertes que des profits de son entreprise...
Elle leva son verre avec un geste théâtral.
— Je porte un toast à l'enterrement de ma carrière de journaliste !
Et elle en avala d'un trait le contenu.
Elle aurait voulu jeter le verre au feu pour symboliser la fin de tous
ses vieux rêves, mais comme le salon de sa grand-tante ne
comportait pas de cheminée, elle dut modérer son élan. Le briser
contre un radiateur n'aurait pas eu le même panache. Elle se
contenta de le tendre à Joy pour qu'elle le remplisse, ce que celle-ci
fit aussitôt, avant de poser devant elle un bol de pistaches en guise
de réconfort.
— Raconte-moi tout. Qu'as-tu encore inventé cette fois-ci pour
t'attirer les foudres de ton patron ?
Le ton de Joy indiquait clairement qu'après avoir fait jouer toutes
ses relations pour trouver un travail à sa petite-nièce, elle
n'appréciait pas particulièrement sa désinvolture.
— Rien ! protesta Laura.
C'était justement ce que lui reprochait son boss... n'avoir rien fait.
— Bon, d'accord, j'ai fait quelque chose.
— Le contraire de ce qu'on t'avait demandé, je parie.
— Mais je me suis conduite comme n'importe quelle personne
douée d'un peu d'humanité l'aurait fait !
— D'accord, opina Joy en remplissant encore son verre et en
l'incitant à continuer.
— J'avais été désignée pour couvrir une manifestation de personnes
âgées. Mon directeur...
— Trevor Mc Carthy, pourquoi ne pas le nommer ? Je l'ai connu à
un âge où il ne pouvait même pas épeler le mot « journaliste ».
L'image de son redoutable directeur en culottes courtes égaya un
instant Laura.
— Oui, Trevor. Donc, il m'avait dit que je n'aurais aucun problème
avec un événement de ce genre.
— Mais il ignorait que tu attires les problèmes. D'ailleurs, cela
pourra peut-être te donner l'occasion de faire un jour le reportage le
plus croustillant de la planète !
— Si je parviens à rester journaliste... En l'occurrence, il s'agissait
d'une mission vraiment facile. Si facile, disait Trevor, qu'un enfant de
dix ans aurait pu l'assurer.
« Mais sans doute ne suis-je même pas de ce niveau-là », songea
Laura en soupirant...
— Je devais juste faire quelques interviews et prendre des photos
du défilé des papys et mamies, selon l'expression de Trevor.
A ces mots, Joy lui lança un drôle de regard. Embarrassée, Laura
reprit précipitamment :
— Vraiment, je ne cherchais pas à compliquer les choses. J'ai
seulement demandé à un couple adorable pourquoi ils se trouvaient
là en train de crier des slogans au lieu de rester bien au chaud
devant leur télé avec une tasse de thé et des tartines.
— Mon Dieu ! Et ils t'ont tapé dessus avec leurs pancartes, non ?
— Pas du tout. Ils m'ont répondu que les gens avaient un tas de
préjugés sur le troisième âge. J'ai pensé à toi qui refuses
d'abandonner toute activité physique et qui pars encore de temps à
autre en expédition dans la jungle. Mais...
— Mais ?
— Tout à coup, le vieux monsieur qui me parlait est tombé évanoui
devant moi ! Je ne pouvais tout de même pas rester sans réagir !
— Evanoui ?
— Oui, et sa femme a pensé qu'il avait une crise cardiaque. Plus
tard, on a su qu'il avait eu seulement un petit malaise dû à l'émotion,
mais sur le moment, j'ai cru moi aussi que c'était grave.
— Alors, tu as appelé une ambulance et tu as poursuivi ton
reportage...
— Non, je les ai accompagnés aux urgences. Il y avait un monde
fou parce qu'une explosion venait de se produire dans un quartier
voisin. On avait cherché à me joindre d'ailleurs, pour que je quitte la
manifestation et que je me dépêche d'aller couvrir l'accident en
question. Mais évidemment, on m'avait demandé d'éteindre mon
portable à l'hôpital et je n'ai pas eu le message.
— Mais, Laura, tu aurais dû appeler ton journal pour leur signaler
ce qui se passait !
— Je ne pouvais pas laisser la vieille dame seule en pleine détresse.
Je suis sûre que tu comprends ça, Joy.
— Oh oui, je comprends..., acquiesça l'intéressée sur un ton qui
laissait deviner à quel point elle prenait sa nièce pour une gentille
idiote.
— Quand le médecin a eu fini de l'examiner, je suis retournée à la
manif, mais j'avais manqué une petite émeute après laquelle trente-
deux personnes âgées avaient été arrêtées pour détérioration de
matériel municipal.
— Mais tu avais un sujet magnifique sur un pauvre vieil homme trop
excité qui s'était évanoui.
— Euh... non, pas vraiment.
— Comment ? Tu pouvais au moins tirer une petite histoire
attendrissante de l'incident !
— Leur fils occupe un poste important à la mairie et ils m'ont
demandé de ne pas les citer.
— Mon Dieu ! Alors, que vas-tu faire maintenant ?
— Trevor pense que je devrais tirer une croix sur ma carrière de
journaliste... Il m'a suggéré de mettre à profit mon bon cœur en
exerçant une profession qui s'y prête — bonne d'enfants, par
exemple !
Joy laissa échapper un profond soupir.
— Tu es peut-être encore un peu jeune, en effet, Laura, un peu
trop sensible.
— Trevor n'a pas choisi des qualificatifs aussi bienveillants. Il m'a
chassée de son bureau en me priant de ne jamais y remettre les
pieds, sauf si j'avais un reportage digne de ce nom à lui proposer.
— Eh bien, il te laisse donc une dernière chance !
— Je ne le crois pas. J'ai bien compris que s'il n'osait pas carrément
m'insulter, c'était seulement à cause de ton amitié avec le
propriétaire de son journal.
Joy s'approcha de sa petite-nièce et la prit par le menton.
— Laura ! Tu ne vas pas t'avouer vaincue, tout de même ! Qu'as-tu
fait de ton ambition de devenir une grande journaliste ?
— C'était ton exemple qui me poussait, Joy. Mais toi, tu aurais su
tirer parti de la situation. Si seulement j'avais été capable de faire un
papier sur la détresse des personnes âgées et leur malaise de ne pas
être écoutées, puisque je compatissais sincèrement avec elles !
— Voyons, Laura, au lieu de t'accabler de reproches, essaie de
voir le côté positif de cette petite aventure. Tu n'as pas perdu ton
temps aujourd'hui, tu as appris quelque chose.
— Oui, mais...
— Ecoute, ce que tu devrais tenter, c'est un bon vieux sujet qui plaît
toujours, comme la vie privée d'une célébrité, par exemple.
— Oh, excellente idée... Tu te fiches de moi ?
— Je ne prétends pas que ce soit facile. Rappelle-toi, je ne t'ai
jamais caché les difficultés du métier.
— Mon père était alpiniste, ma mère écrivait des récits de voyage,
et toi, tu as passé la moitié de ta vie en réalisant des reportages sur
les pires conflits de la planète... C'est à croire que je n'ai pas hérité
des gènes de la famille !
Joy se contenta de poser une main sur son bras sans prononcer un
mot de commentaire. Laura secoua la tête d'un air désolé.
— Non, je ne me sens pas capable de dénicher un scoop sur des
gens célèbres. D'ailleurs, excuse-moi, mais ce n'est pas ma tasse de
thé.
— Tu n'as pas vraiment le choix, ma chérie. A moins que tu ne
décides de tout abandonner.
— Tu sais bien que je désapprouve ce que font les journalistes
auxquels tu fais allusion. Moi, je n'arriverais jamais à fouiner dans la
vie des gens, ou alors... il faudrait qu'ils me soient vraiment
antipathiques, au point que j'en oublie ma mauvaise conscience.
— Ce que tu dois trouver, c'est quelqu'un de très mystérieux, qui ne
donne jamais d'interviews. Tiens, quelqu'un comme ça !
Joy posa l'index sur la première page d'un magazine qui se trouvait
devant elles. Laura se pencha pour voir la photo. Il s'agissait d'un
homme en tenue de soirée, qui portait un nombre impressionnant de
décorations.
— Qui est-ce ?
— Son Altesse Serenissime Alexander Michael George Orsino,
prince de Montorino.
Le personnage en question semblait avoir une trentaine d'années. Il
possédait une chevelure noire et des sourcils épais qui lui donnaient
un air horriblement sévère malgré la beauté de ses traits. Sa haute
stature et sa mine arrogante complétaient cette impression de
froideur. D'emblée, Laura ne se sentit aucune sympathie pour lui.
— Montorino ? C'est une de ces petites principautés d'Europe
célèbres pour leurs montagnes, leurs lacs et leurs châteaux du
Moyen Age ?
— On peut dire ça. Et voilà le souverain à la mine avenante de l'une
d'entre elles !
Sur la photo, ledit souverain s'avançait dignement sur un tapis rouge
avec l'assurance d'un potentat de haute lignée. Laura avait la
sensation que ces yeux noirs fixaient les siens avec un air de défi.
Elle en frémit un peu et reposa brusquement le magazine.
— Tu rêves, Joy. Jamais je ne serai capable d'obtenir une interview
de ce type-là.
Dieu soit loué, faillit-elle ajouter... Sa grand-tante secoua la tête.
— Vraiment, ma chérie ? Dans ce cas, je crois que Trevor a raison.
Tu sais, une bonne nounou gagne très bien sa vie, après tout.
Pendant ce temps-là, dans une somptueuse résidence londonienne,
un majordome zélé frappait à la porte du maître des lieux.
— Excellence...
— Que se passe-t-il, Karl ?
— Loin de moi l'idée de vous alarmer, Excellence, mais Son
Altesse Mademoiselle Katerina est introuvable.
— Ne vous inquiétez pas, Karl, elle a dû se cacher pour nous faire
peur. Elle était furieuse parce que je lui ai interdit d'aller retrouver
ses camarades en boîte de nuit.
Sans plus de commentaire, le souverain se replongea calmement
dans l'étude d'un dossier posé devant lui. Pourtant, au bout de
quelques minutes, il releva la tête. Il ne se sentait pas inquiet, non,
mais légèrement contrarié. Certes, Katerina n'avait que dix-sept
ans, elle était trop jeune pour aller en discothèque, mais elle n'avait
plus l'âge d'aller au lit après une remontrance. En réalité, elle avait
juste l'âge où on rend infernale la vie de ses proches.
Evidemment, il avait eu dix-sept ans, lui aussi, et il était enclin à
l'indulgence. Mais dans la mesure où il avait la responsabilité de
veiller temporairement sur sa nièce, il ne devait pas se montrer trop
laxiste. S'il le fallait, il pourrait même prendre la décision de
l'éloigner des tentations de la grande ville pour la renvoyer au
Montorino jusqu'à ce qu'elle apprenne à se conduire en princesse.
Si sa propre sœur avait échoué jusque-là dans l'éducation de sa
fille, il gardait tout de même l'espoir que Katerina devienne un jour
raisonnable.
Un discret toussotement de Karl vint interrompre ses pensées.
— Nous avons cherché partout, Excellence, et même dans le
grenier.
— Les adolescents sont rusés, Karl. Je suis sûr qu'elle est bien
camouflée quelque part. Elle n'aurait pas pris le risque de sortir sans
l'officier de sécurité qui l'accompagne toujours. Et de toute façon,
elle n'aurait pas pu franchir la porte sans être vue !
— Non, sans doute, Excellence, admit le majordome avec un
soupçon d'hésitation dans la voix.
Il ne pouvait évidemment pas affirmer à son souverain qu'il était
persuadé du contraire...
Laura s'éveilla tôt ce jour-là. Son sommeil avait été troublé de rêves
stupides, hantés par l'image du prince Alexander. Son regard noir la
poursuivait et semblait lui dire en ricanant : « Attrape-moi si tu peux
! » Elle résolut de l'oublier. Et comme elle n'avait pas à se rendre à
son travail, elle décida d'aller courir un peu.
En revenant de ce petit exercice matinal, elle prit une douche et se
prépara un café bien fort. Enfin, après un petit déjeuner roboratif,
elle entreprit de consulter Internet pour tenter de trouver du travail.
Hélas, il n'y en avait aucun pour elle.
Joy avait peut-être raison. Si elle essayait d'apporter à Trevor un
papier bien croustillant sur un personnage célèbre, elle aurait une
chance d'être réintégrée au sein de la rédaction. Elle jeta un coup
d'œil de loin au magazine que son aïeule l'avait forcée à emporter...
bien inutilement d'ailleurs : l'image de Son Excellence le prince
Alexander était imprimée dans sa tête. Elle se resservit une tasse de
café en examinant la photo pour la centième fois. Curieusement, elle
sentait monter en elle l'envie de forcer ce visage trop impavide à
s'animer un peu. Mais comment ? Les informations qu'elle avait
glanées à son sujet sur le net étaient bien maigres. Sur le site
concernant le Montorino, le prince était décrit comme un souverain
moderne, actif dans la promotion de son pays, apprécié dans le
monde des affaires. Assommant, traduisit-elle aussitôt.
Elle imprima les informations concernant l'histoire du petit Etat et de
la famille princière, et aussi quelques photos. L'une d'entre elles la
touchait particulièrement : celle d'Alexander enfant assistant aux
funérailles de ses parents, morts dans le naufrage de leur yacht alors
qu'il n'avait que six ans. C'est alors qu'il avait hérité du titre de
prince puisque la couronne ne pouvait revenir à ses sœurs selon la
loi de son pays.
Cette seule information suffisait à révolter Laura. Décidément, ce
n'était pas seulement l'architecture qui était médiévale dans la
principauté ! Joy avait raison quand elle disait qu'avec cet homme-
là, au moins, elle ne courrait pas le risque de laisser son bon cœur
prendre le pas sur son métier de journaliste. Jamais il ne gagnerait
sa sympathie !
Mais comment allait-elle s'y prendre pour l'approcher, elle qui
n'avait jamais eu accès par son travail à aucune tête couronnée ?
Comble de malchance, le prince Alexander était réputé pour ne
jamais accorder d'interview !
Aucun scandale, aucun ragot n'étaient venus ternir le nom de la
famille Orsino durant les dernières décennies. Le prince était
célibataire, mais pas play-boy. Il ne fréquentait ni actrice ni
mannequin vedette. Un vrai cauchemar pour les paparazzi. Et
pourtant, avec ce regard-là, c'était bien un homme, un vrai ! Il
devait bien avoir une vie privée ! On pouvait sûrement trouver
quelque chose à raconter sur lui !
Cette pensée la plongea soudain dans un trouble étrange. Oui, ce
regard-là était un défi, et elle allait le relever sans attendre. Elle allait
débusquer ses secrets, la place que tenait l'amour dans sa vie, par
exemple... Pourquoi n'épousait-il pas comme ses semblables une
belle aristocrate qui lui ferait de nombreux enfants ? Sa mine sévère
cachait probablement des secrets passionnants !
Sans doute était-elle bien présomptueuse de se croire assez forte
pour élucider ce mystère et réussir là où tous ses confrères avaient
échoué. Pourtant, quelques heures plus tard, la nuit venue, elle
trouva l'audace d'aller se poster sous les fenêtres de la résidence
londonienne du prince Alexander, les yeux rivés sur les hautes baies
vitrées du premier étage dans l'espoir de le voir apparaître.
Etait-il en train de travailler ? De regarder un match à la télévision ?
Ou encore de recevoir discrètement quelque charmante jeune
femme ? Si seulement elle pouvait lui découvrir une idylle ! C'était
ce qui plaisait le plus aux lecteurs ! Elle décida d'attendre et de
guetter à tout hasard.
Mais une fiancée secrète ne se serait pas glissée dans la demeure
par la porte principale. Non, plutôt par une entrée dérobée située
dans la ruelle qui longeait le parc...
Laura tourna le coin de l'avenue et s'engagea dans le passage mal
éclairé. Si les gardes la surprenaient, elle pourrait toujours justifier
sa présence en racontant qu'elle avait perdu son chat. Mais à peine
avait-elle fait quelques pas dans l'obscurité qu'elle distingua une
silhouette contre le mur. Quelqu'un cherchait à l'escalader pour
s'introduire dans la résidence ! Et ce n'était certainement pas la
tendre amie du prince ! C'était un cambrioleur !
Sans réfléchir et n'écoutant que son courage, Laura se précipita
pour l'arrêter en s'agrippant à ses pieds jusqu'à ce qu'il lâche prise,
le faisant tomber sur le sol. Mais en écarquillant les yeux dans
l'obscurité, elle dut retenir un cri. A sa grande stupéfaction, le voleur
était une femme, une toute jeune fille même, qui se mit à hurler si
fort qu'elle allait sûrement alerter les gardes !
Tout à coup, Laura découvrit à la faveur d'un rayon de lune qu'il ne
s'agissait pas de n'importe quelle jeune fille. Elle avait vu ce visage
sur les photos de la famille Orsino. C'était celui de Katerina, la
nièce d'Alexander !
— Oh, pardon..., murmura Laura d'un air stupide.
— Je suppose que vous faites partie des nouveaux chiens de garde
payés par Xander pour me suivre ? lui lança la jeune fille avec
morgue.
— Xander ? Ah oui, vous voulez dire Son Altesse...
— Eh bien, soyez satisfaite, il vous donnera une augmentation pour
m'avoir cassé la cheville !
— Vous... vous vous êtes cassé la cheville ?
— Non, pas moi. C'est vous qui me l'avez cassée !
— Oh, mon Dieu, je suis vraiment désolée... Je vous ai prise pour
un voleur... Laissez-moi voir votre pied...
Elle s'accroupit pour tenter d'examiner la cheville de la princesse,
mais les hautes cuissardes lacées de la jeune fille rendaient
l'entreprise plus que difficile.
— Essayez de vous relever, je vous tiens.
— Mais je ne peux pas, voyons ! Allez plutôt chercher du secours !
s'écria Katerina sur un ton sans appel.
Laura songea un instant qu'elle tenait le scoop de sa carrière.
— Ne bougez pas, je vais appeler une ambulance.
— Non, surtout pas ! Allez chercher Karl, le majordome ! Dites-lui
que c'est Katie qui vous envoie !
Laura ôta sa veste pour la jeter sur les épaules nues de la jeune fille
avant de la laisser dans sa triste posture.
— Ne parlez à personne d'autre que Karl ! cria encore Katerina
tandis que Laura courait pour rejoindre l'entrée de la résidence.
Elle se rua sur la grille monumentale pour tirer la sonnette. Un
domestique apparut sur le perron, descendit l'escalier sans hâte et
vint jusqu'à elle.
— Que voulez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il d'un air
soupçonneux.
— Pourrais-je parler à Karl, s'il vous plaît ?
— Qui dois-je annoncer ? répondit l'homme sans perdre son
flegme.
— Mon nom ne lui dirait rien, mais c'est très important. C'est Katie
qui m'envoie.
Le valet ouvrit la porte aussitôt. Il la guida jusqu'au perron et la pria
d'attendre devant la porte. Elle réalisa tout à coup qu'elle avait
réussi à s'introduire dans la résidence londonienne du prince
Alexander ! Mais elle était trop contrariée d'avoir blessé la
princesse pour se féliciter de cet exploit.
Au bout de trente secondes à peine, la porte s'ouvrit de nouveau et
contre toute attente, Laura vit surgir devant elle le diable en
personne, celui dont l'image la poursuivait sans relâche depuis vingt-
quatre heures : le prince Alexander !
Bien qu'il ne soit pas vêtu en grand apparat comme sur la photo du
magazine, on sentait tout de suite qu'il s'agissait d'un personnage
investi de hautes fonctions. Il portait un pantalon de lin et une
chemise ouverte sous un cardigan de cachemire beige, ce qui devait
être pour lui le comble de la décontraction. Mais c'est d'un air
hautain et sur un ton plutôt autoritaire qu'il s'adressa à Laura.
— Où est la princesse Katerina ?
N'importe quel autre oncle aurait demandé simplement où se
trouvait sa nièce ou encore Katie. Mais le prince n'oubliait jamais
qui il était et ne laissait sans doute jamais tomber le masque. Laura
regretta brusquement de ne pas avoir suivi sa première impulsion
qui était d'appeler une ambulance.
Alexander n'avait pas élevé la voix ; ce n'était aucunement
nécessaire compte tenu de l'autorité naturelle qui émanait de sa
personne. Cependant, Laura hésitait à répondre car en cet instant,
toute sa sympathie allait à la princesse. Elle comprenait soudain
pourquoi la jeune fille avait voulu cacher son escapade à son oncle.
Mais maintenant, il était trop tard pour lui mentir : la princesse avait
besoin de soins médicaux et Laura se résolut donc à parler.
— Elle est... dehors. Je crois qu'elle souffre d'une fracture de la
cheville.
— Je vois.
Ce fut le seul commentaire du prince et sa voix était glaciale.
Comment pouvait-il rester de marbre alors qu'elle venait de lui
apprendre que sa nièce était blessée et gisait dans la rue ? Laura en
eut un frisson.
— Amenez-moi auprès d'elle, dit-il sur le même ton indifférent.
Le domestique leur ouvrit la porte et indiqua d'un geste à Laura
qu'elle devait passer devant pour conduire Son Excellence auprès
de la jeune fille. Elle se mit en route, sachant qu'elle ne pouvait plus
rien faire d'autre qu'adresser des excuses muettes à la princesse.
— Elle est tombée dans la ruelle qui longe votre résidence, dit-elle
en indiquant la direction alors qu'ils sortaient dans la rue.
Hélas, une mauvaise surprise l'attendait. Katerina ne se trouvait plus
à l'endroit où elle l'avait laissée ! constata-t-elle avec horreur en
tournant le coin du mur. La princesse avait disparu, de même que sa
veste favorite !
2.
Laura resta un instant figée par la surprise.
— Mais... elle était là, je vous jure !
Elle promenait des regards incrédules autour d'elle, cherchant à
scruter l'obscurité de la ruelle.
— Elle a dû se mettre à l'abri quelque part...
— Avec une fracture de la cheville ?
— Je ne sais pas... je l'avais laissée là sur le trottoir, avec ma veste
sur les épaules...
Le prince parut peu convaincu.
— Tout ce que je vois, c'est qu'elle n'y est pas. Laura se frappa le
front brusquement.
— Oh, mon Dieu ! Et si on l'avait kidnappée ?
— Je ne le pense pas.
Le ton serein d'Alexander ne la rassurait pas le moins du monde.
— C'est affreux, tout est ma faute ! Quand je l'ai vue escalader le
mur en se tenant à la gouttière, je me suis ruée sur elle en la prenant
pour un voleur ! Si je ne l'avais pas fait tomber stupidement, elle ne
se serait pas blessée !
Devant la mine fâchée du prince, elle lui lança un regard désespéré.
— Je sais qu'elle a désobéi à vos ordres en sortant sans permission,
mais maintenant, je vous en supplie, faites quelque chose pour la
retrouver!
— Ecoutez, mademoiselle... euh...
— Varnell. Laura Varnell.
Décidément, cet homme ne songeait qu'aux convenances ! Sa nièce
se trouvait en danger et tout ce qui lui importait était de s'adresser à
elle selon les bonnes manières !
— Alexander Orsino, répondit-il en lui tendant la main, ce qui la
stupéfia encore plus.
— Je sais qui vous êtes, souffla-t-elle en haussant les épaules,
incapable de contenir plus longtemps son indignation.
— Venez, rentrons, dit-il sur le même ton impassible. Incroyable !
C'était donc bien vrai, cet homme n'avait pas de sentiments !
— Non !
A peine avait-elle parlé qu'elle se mordit la langue. Comment non ?
Alors que tout ce qu'elle souhaitait une heure plus tôt était
précisément d'entrer dans la demeure du prince !
— Appelons d'abord la police sur mon portable.
— J'ai aussi un téléphone chez moi ! Venez, mademoiselle Varnell,
vous m'avez l'air très perturbée. Je vous propose de vous reposer
un moment.
L'attitude d'Alexander lui semblait totalement irresponsable, mais
elle aurait été folle de refuser son offre. Elle le suivit donc sans autre
commentaire. Elle tenait son scoop ! Le kidnapping d'une princesse
! Trevor allait en être épaté. Quel meilleur reportage pouvait-elle lui
fournir ?
Le prince venait de la saisir fermement par le bras et l'entraînait vers
la grille de sa résidence. Sans doute ne tenait-il pas à la laisser
courir les rues en racontant à tout le monde ce qu'elle venait de
voir... Parfait. Elle n'allait pas le contrarier pour le moment !
Il s'arrêta sur le seuil du grand hall d'entrée et la dévisagea d'un oeil
sévère, ses sourcils noirs légèrement froncés. Laura eut la terrifiante
impression qu'il avait le pouvoir de lire ses pensées.
— Vous avez une éraflure sur la joue, mademoiselle Varnell, et sur
la main aussi, remarqua-t-il tandis qu'elle levait le bras pour vérifier.
— Oh, ce n'est rien.
— Je vais appeler quelqu'un pour désinfecter cette petite blessure,
conclut-il, toujours grand seigneur.
Il fit signe au portier et lui dit quelques mots dans une langue qu'elle
ne connaissait pas, et qui rappelait à la fois le français et l'italien.
Puis il lui reprit le bras et l'entraîna vers un grand escalier aux
courbes harmonieuses.
Elle essayait de capter au passage tous les détails qu'elle pourrait
ensuite faire figurer dans son article pour le rendre plus vivant.
C'était difficile car elle avait déjà assez de mal à contenir son
émotion. N'était-elle pas en train de rêver, au moins ? Ce décor
d'opérette, ces marches de marbre et ce domestique en tenue qui
marchait devant eux, tout lui semblait trop délicieusement désuet
pour exister vraiment.
Si elle ajoutait à ces ingrédients la présence d'un prince au flegme
inébranlable et la disparition d'une princesse, il ne pouvait s'agir que
d'un conte de fées... Mais vêtue comme elle l'était de son plus vieux
jean et d'un sweat-shirt sans âge, elle devait détonner quelque peu
dans ce tableau harmonieux.
Le prince venait d'ouvrir une haute porte de chêne. Ils entrèrent
dans une sorte de bibliothèque ou de salle d'étude au décor très
moderne, avec des ordinateurs, deux longs canapés, et un bureau
des plus fonctionnels couvert d'énormes piles de dossiers. Elle
éprouva une soudaine compassion pour cet homme qui devait
accomplir un travail sans doute harassant afin d'assumer les tâches
que requérait sa fonction. Trouvaitil parfois le temps de se prélasser
devant la télévision ou de recevoir une douce amie ?
— Cognac ?
Laura sursauta. Alexander semblait avoir totalement oublié le sort
de sa nièce !
— Non merci. Je crois que nous devrions nous occuper de la
princesse Katerina.
Peut-être son langage n'était-il pas exactement celui qui convient
pour s'adresser à un prince, mais elle ignorait tout du protocole.
— Ne vous inquiétez pas, je crois savoir où elle se trouve. Je vous
en prie, détendez-vous, mademoiselle Varnell.
— Vraiment ? Vous savez où elle est en ce moment ?
— Elle a dû retourner dans ce club, enfin cette boîte de nuit où elle
retrouve ses amis malgré mon interdiction.
— C'est impossible ! Je vous ai dit qu'elle ne pouvait pas marcher !
— En êtes-vous vraiment certaine ?
Il lui souriait d'un air imperturbable en lui tendant un verre de cristal
plein d'un breuvage doré. Elle remarqua pour la première fois
l'élégance de ses longues mains hâlées, dont la droite arborait une
bague en or frappée à ses armoiries.
— Vous l'avez vue ?
— Quoi ? bredouilla Laura en relevant brusquement les yeux.
— Sa cheville. Etait-enflée ?
— Eh bien... non, c'était difficile avec ses bottes, mais... elle me l'a
dit !
— Oh, je vois.
— Vous voulez dire qu'elle faisait semblant ? Qu'elle voulait juste se
débarrasser de moi ? Mais pourquoi m'aurait-elle priée d'aller
chercher Karl ?
— Peut-être a-t-elle changé d'avis entre-temps. Elle en est bien
capable.
Laura prit une gorgée de cognac et laissa la chaleur de l'alcool la
pénétrer avant de répondre.
— Comment pouvez-vous être aussi sûr qu'il ne lui est rien arrivé
de fâcheux ?
— Je la connais bien, elle est le portrait de sa mère, ma sœur aînée.
Aussi fantaisiste et anticonformiste. Je suis sincèrement désolé
qu'elle vous ait causé autant de souci, mademoiselle Varnell.
Veuillez accepter mes excuses, en attendant qu'elle vous adresse les
siennes, bien sûr.
En temps normal, si quelqu'un la nommait plus de deux fois
mademoiselle Varnell, Laura se hâtait de lui suggérer de l'appeler
par son prénom. Mais étant donné les circonstances, une telle
requête aurait sans doute été un peu déplacée.
— Et pour vous rassurer tout à fait, je peux vous dire qu'un de mes
agents de sécurité la suit dans ses moindres déplacements.
— Ah, bon, j'avoue que cette nouvelle me soulage un peu... même
si je trouve choquant qu'elle n'ait pas la moindre liberté. Mais cela
ne me regarde pas, bien entendu.
— Non, c'est vrai, dit le prince avec un sourire malicieux.
Il était mille fois plus séduisant ainsi... Possédait-il donc un soupçon
d'humanité ?
— Si cela vous intéresse, malgré tout, je peux vous confier qu'il ne
s'agit pas d'un gorille en uniforme et qu'il ne se charge pas de la
ramener de force à la maison.
Comme il souriait de plus belle. Laura se sentit rougir.
— Mademoiselle Varnell, peut-être me prenez-vous pour un
monstre, tout comme ma nièce, mais je peux vous dire que j'ai
éprouvé moi-même dans ma jeunesse ce genre de problème face à
l'autorité et au protocole.
— Et pourtant aujourd'hui, c'est vous qui les perpétuez. Le sourire
du prince s'éteignit brusquement.
— Exactement. Vous avez une objection ?
— Je ne me le permettrais pas. Mais je plains cette pauvre jeune
fille qui ne peut sortir qu'accompagnée d'un chaperon !
— En un mot, vous me traitez de tyran.
— Non, je n'oserais pas être aussi impertinente.
— Je pense que vous en seriez capable.
Il décrocha le téléphone et se retourna pour prononcer quelques
mots dans sa langue, avant de lui faire face de nouveau. Laura
s'attendait à ce qu'un garde vienne la prendre par le bras pour la
jeter dehors, mais rien de tel ne se produisit. Du moins pas encore.
— Revenons à ce que vous disiez, mademoiselle Varnell.
Expliquez-moi le fond de votre pensée.
Laura hésita. Devait-elle le pousser dans ses retranchements pour
tirer de leur entretien un article qui épaterait Trevor ? C'était risqué,
mais en même temps, elle permettrait peut-être au prince, par ses
conseils, de mieux comprendre sa nièce et de saisir la manière dont
il devait s'en occuper.
— Alors ? Je vous écoute, dit-il en penchant la tête.
— Eh bien... Vous savez, les jeunes ont besoin de faire des
expériences, c'est ainsi qu'ils apprennent la vie, à travers leurs
erreurs...
— Vous parlez en connaissance de cause, j'imagine. Vous êtes à
peine plus âgée que Katie. Mais je dois vous dire que je ne tiens
pas à voir ma nièce commettre des erreurs, comme vous dites,
quand elle se trouve sous ma responsabilité.
— Et à la moindre incartade, vous la renverrez au Montorino ?
— Je n'attendrai pas une telle éventualité. Pour tout vous dire, je ne
tiens pas à voir la photo de ma nièce en première page d'un
magazine anglais.
Laura sentit sa gorge se dessécher subitement.
— Je ne veux pas insinuer que la presse de ce pays est pire qu'une
autre, mais je sais bien comment les journalistes s'emparent de
certains événements.
— La petite escapade de votre nièce ce soir ne risque pas de
figurer dans la presse. Il faudrait qu'un photographe se soit juste
trouvé sur son chemin et l'ait reconnue...
— Vous l'avez bien reconnue vous-même ! Mon Dieu ! Que
répondre à cette remarque ?
— C'est parce qu'elle escaladait le mur de votre résidence... Je...
j'avais vu votre drapeau à l'entrée...
— Quoi qu'il en soit, Katerina est à un âge où une jeune fille se
trouve exposée à bien des dangers. C'est pourquoi je vais sans
doute la renvoyer chez ma sœur.
— Pensez-vous qu'elle coure moins de danger dans votre pays ?
Les garçons du Montorino sont-ils moins... euh... moins intéressés
par les jeunes filles ?
Elle se mordit la lèvre. Elle n'aurait pas dû pousser son
argumentation jusque-là... Le prince la scrutait des yeux sans
répondre. Enfin, il reprit la parole.
— Non, rassurez-vous. Mais je sais que dans mon pays, on lui
manifestera un certain respect.
— A dix-sept ans, ce n'est pas de respect qu'on a besoin ! On a
envie de s'amuser, et personne ne peut prétendre vous enfermer à
double tour ! Je ne suis vraiment pas étonnée qu'elle fasse le mur !
Elle n'avait pas pu se contenir. Le regard du prince était devenu de
glace, mais deux coups discrets frappés à la porte vinrent fort
heureusement faire diversion. Laura laissa échapper un soupir de
soulagement. Elle avait encore parlé trop vite !
Une jeune femme de chambre apparut avec une trousse à
pharmacie d'urgence, qu'elle posa sur la table devant le prince après
avoir esquissé une légère révérence. Puis elle quitta la pièce d'un air
gêné en baissant la tête.
— Je me demande pourquoi cette fille se comporte de manière
aussi effarouchée. On dirait que je vais lui faire donner cent coups
de bâton ! lança le prince sur un ton courroucé.
— Peut-être devriez-vous la renvoyer au Montorino avec la
princesse Katerina ? persifla Laura sans pouvoir se retenir.
Alexander se contenta de lui décocher un regard noir.
— Assez sur ce sujet !
Aussitôt après, il fit un geste de la main en signe de regret.
— Excusez-moi, je préférerais que nous parlions d'autre chose.
En réalité, sous son apparente tranquillité, le prince devait se sentir
très inquiet pour sa nièce. Tout à coup, Laura sentit son bon cœur
se réveiller et fut prise d'une irrésistible sympathie pour lui. Mais elle
se rappela que Joy lui avait conseillé de le prendre pour cible
justement pour éviter ce genre de tentation.
— C'est moi qui m'excuse. Je suis sûre que tout va s'arranger, en ce
qui concerne la princesse.
Alexander avait ouvert la trousse à pharmacie et pris entre ses
doigts un flacon d'antiseptique et un sachet de pansements.
— Je sais que ce n'est pas facile d'avoir son âge et d'occuper une
position en vue comme la sienne..., dit-il en regardant ses propres
mains d'un air hésitant.
Laura se leva et s'approcha de lui.
— Vous permettez ? dit-elle en tendant la main pour prendre ce
qu'il tenait.
Il la considéra d'un air autoritaire.
— Asseyez-vous. Je m'en occupe.
Il lui prit la main et remonta un peu sa manche, tandis qu'elle suivait
chacun de ses gestes d'un air stupéfait. Il désinfecta sa plaie avec
soin.
— Dites-moi, mademoiselle Varnell, cela vous arrive-t-il souvent de
vous jeter sur les cambrioleurs pour les arrêter ?
— Non, c'est la première fois. En réalité, je n'ai pas pris le temps
de réfléchir.
— Eh bien, en l'occurrence, vous avez sans doute eu raison et j'en
suis heureux. Mais pourriez-vous me jurer qu'à l'avenir, si vous
surprenez un malfaiteur en pleine action, vous vous sauverez et vous
appellerez la police ?
— Je n'en suis pas sûre. En tout cas, aujourd'hui, cela vous a été
utile d'apprendre que votre nièce trompait votre surveillance, n'est-
ce pas ?
— Oui, je viens de vous le dire. Mais promettez-moi de réfléchir
dans d'autres circonstances !
— J'essaierai.
Elle se mit à rouler entre ses doigts une de ses mèches blondes,
découvrant une ravissante oreille ornée d'une petite étoile d'or.
— Vous... vous pouvez m'appeler par mon prénom. Personne ne
s'adresse à moi en me nommant mademoiselle Varnell, et ça me fait
un drôle d'effet. C'est trop cérémonieux.
A ces mots, le prince Alexander sursauta légèrement. Pour sa part,
il préférait toujours adopter un ton cérémonieux, car cela lui
permettait de conserver ses distances avec les gens qui
l'approchaient. Mais l'attitude ingénue de cette Mlle Varnell n'avait-
elle pas déjà aboli sans qu'il y prenne garde un certain nombre de
barrières entre eux ? Elle avait considérablement réduit ses
défenses, ce qui n'arrivait pas souvent à ses interlocuteurs, quels
qu'ils soient.
Il ne répondit rien, se contentant de prendre un pansement pour
l'appliquer sur sa main, lentement, avec précaution. Puis, il la
regarda au fond des yeux et lui saisit le menton. Elle avait vraiment
de très beaux yeux, d'un azur pâle et lumineux, que soulignait
encore sa peau de porcelaine.
Elle penchait le visage, sa chevelure dorée descendant en boucles
légères le long de son cou. Alexander imagina un instant sur sa
gorge un certain collier de pierres précieuses qui avait appartenu à
sa mère... Mais il se ressaisit aussitôt et prit un autre coton pour lui
désinfecter la joue.
— Ce n'est rien, cette petite blessure guérira très vite, assura-t-il en
toussotant.
Il essuya son visage d'un air attendri.
— Vous aviez une petite trace de terre sur la figure... sans doute
tombée des chaussures de ma nièce lorsque vous avez tenté de
l'attraper ! Mais je pense que vous ne lui en voulez pas, puisque
vous comprenez si bien les jeunes filles de sa génération !
Laura laissa fuser un rire cristallin.
— Racontez-moi un peu à quel genre de sottises vous vous êtes
livrée à son âge, poursuivit-il en souriant.
— Certainement pas. Je ne tiens pas à vous donner des
renseignements qui pourraient vous servir contre votre nièce ! Je me
sens solidaire de la princesse Katerina.
— Donc vous ne niez pas avoir fait vous aussi les quatre cents
coups ! Vous êtes-vous sauvée comme elle en escaladant un mur le
long d'une gouttière ?
Comme elle ne répondait pas, il insista en prenant un air faussement
sévère.
— Je parie que vous aussi, vous rendiez dans des boîtes de nuit et à
des soirées chez vos amis sans l'autorisation de vos parents !
Le sourire de Laura s'éteignit brusquement.
— Je n'avais pas de parents pour me l'interdire. Ils sont morts
quand j'étais petite.
Les yeux d'Alexander exprimèrent une sincère compassion.
— Oh, je suis désolé, Laura.
Il avait prononcé son prénom. Tout à coup, il eut envie de lui dire
qu'il la comprenait, et qu'il aimerait la consoler, mais les mots lui
manquèrent pour exprimer ses sentiments.
— C'est arrivé il y a très longtemps. Je les ai à peine connus, dit-
elle très vite pour cacher son émotion.
Alexander reconnaissait parfaitement le chagrin qui l'avait saisie tout
à coup. Et il comprenait aussi pourquoi elle tentait de le masquer,
comme il le faisait lui-même bien souvent. Les yeux de Laura
croisèrent fugitivement les siens.
— Ils allaient toujours en voyage à l'étranger, alors ils m'avaient
mise en pension. Mais j'étais souvent livrée à moi-même et j'étais
une enfant assez téméraire. Pourtant, je n'ai jamais escaladé un mur
par la gouttière !
Alexander nota le ton volontairement léger adopté par Laura pour
détendre l'atmosphère.
— Mais vous avez peut-être fait pire ? dit-il en souriant à son tour.
— Non, je ne crois pas. Désolée de vous décevoir !
— Alors, vous n'étiez pas aussi téméraire que ça.
— Non, en effet. D'ailleurs en ce moment, par exemple, je ne me
sens pas très rassurée.
— Vraiment ? Pourquoi ?
Il l'observait depuis quelques minutes, surpris de voir ses mains
trembler légèrement alors que toute son apparence laissait croire au
plus grand calme.
— Eh bien... je crois que vous allez vous mettre en colère contre
moi.
Il ouvrit de grands yeux.
— Pourquoi serais-je en colère contre vous, Laura ?
— Parce que j'ai une faveur à vous demander. Celle de donner une
autre chance à la princesse Katerina. Elle vous a désobéi, c'est vrai,
mais elle est comme les autres jeunes filles de son âge. Elle a envie
d'un peu de liberté, et peut-être... de se croire parfois une jeune fille
ordinaire.
— Ordinaire ? Que voulez-vous dire ?
— A-t-elle déjà pris le métro ou l'autobus ?
— Non, évidemment.
— Et vous-même ?
— Je n'ai jamais jugé cela nécessaire, dit-il avec un sourire amusé.
— Je suppose que votre chauffeur est disponible vingt-quatre
heures sur vingt-quatre ?
— Pas le même, heureusement ! Mais vous savez, moi aussi, je
dois être disponible jour et nuit. Sept jours sur sept et toute l'année.
— Vous ne prenez donc jamais de vacances ?
— Oh, il m'arrive tout de même de m'échapper un peu. Laura le
considéra d'un air désolé.
— Comme je vous plains.
— Ne me prenez pas en pitié, je n'en souffre pas le moins du
monde, vous savez ! Je ne crois pas être trop à plaindre.
— Il est vrai que ce doit être agréable d'éviter la foule des
transports en commun aux heures de pointe ! Et pourtant, je crois
que vous perdez tout de même quelque chose en ne vous mêlant
pas aux passants dans la rue. C'est ça, la vraie vie.
— C'est votre point de vue.
— Je parie que Katerina n'a même pas sur elle une carte de
téléphone.
— Pour quoi faire ? Elle a un portable et je peux vous dire qu'elle
s'en sert, à voir le montant de ses factures !
— Et si elle le perdait, ou qu'on le lui vole ? Alexander fronça les
sourcils.
— Si je comprends bien, Laura, vous êtes en train de me persuader
de laisser Katerina courir les rues !
— Je vous suggère seulement de lui accorder un peu plus de liberté.
— C'est difficile, vous vous en doutez.
— Si vous ne la lui accordez pas, elle la prendra d'office, comme ce
soir, par exemple.
— En somme, vous lui donnez raison d'être sortie sans autorisation
?
— Votre nièce serait plus en sécurité si elle avait l'habitude de
sortir. Elle apprendrait à se méfier des dangers, alors qu'en sortant
occasionnellement sans votre permission, elle est bien plus exposée.
Elle serait incapable de faire face à une situation inconnue.
— C'est au Montorino qu'elle se trouve le plus en sécurité, conclut
brutalement le prince en se levant.
Il était furieux. Comment avait-il pu se laisser entraîner dans une
telle discussion avec une jeune femme charmante, certes, mais qui
ne connaissait strictement rien à la vie d'une famille princière ? Et
qui, de plus, ignorait tout du caractère de sa nièce ?
Il s'était montré plus que patient avec Laura Varnell. Certes, il lui
devait bien un peu de sollicitude puisqu'elle lui avait signalé la fugue
de sa nièce, mais il ne fallait rien exagérer. Il découvrait soudain qu'il
venait de partager avec une parfaite inconnue un moment d'intimité
comme il n'en avait jamais connu avec qui que ce soit.
— Je vous remercie beaucoup, mademoiselle Varnell. A présent, je
sais à quoi m'en tenir sur la conduite de Katerina, et j'ai passé un
excellent moment à converser avec vous.
Il avait retrouvé d'un seul coup le ton officiel d'un souverain
s'adressant à n'importe quel interlocuteur. Il lui adressa un sourire
aimable.
— Je ne veux pas vous retenir davantage, vous devez avoir mieux à
faire que perdre votre temps ici.
Laura faillit protester en lui jurant qu'elle était au contraire ravie de
se trouver en sa compagnie, mais elle s'abstint.
— Malgré votre goût prononcé pour les transports en commun,
j'espère que vous accepterez d'être raccompagnée chez vous par
mon chauffeur personnel.
Elle dut se faire violence pour ne pas lui répondre vertement. Il se
moquait d'elle ! Croyait-il tellement l'honorer en lui faisant cette
proposition ? Refusant néanmoins de s'emporter, elle se leva à son
tour d'un air digne.
— Je vous remercie beaucoup, Excellence, mais ce ne sera pas
nécessaire. J'ai une voiture.
Elle mentait effrontément, mais elle préférait encore compter sur ses
jambes et prendre le bus pour rentrer chez elle. Elle ne tenait pas à
ce que Son Altesse Sérénissime connaisse son adresse !
Elle se dirigea vers la porte et juste avant de l'ouvrir, se retourna
vers lui.
— M'autorisez-vous à appeler votre standard demain matin pour
savoir si la princesse Katerina est rentrée saine et sauve ?
— Laissez plutôt votre numéro à... euh, mon majordome. Il vous
appellera pour vous rassurer.
Il avait failli la prier de le lui donner sans intermédiaire, mais cela
n'entrait pas dans le protocole.
Laura eut un ton aussi cérémonieux que lui lorsqu'elle reprit la
parole.
— Alors, en ce cas, puis-je encore vous demander une faveur,
Excellence ?
— Bien sûr.
— Si votre majordome pouvait m'appeler dès le retour de la
princesse, même si c'est en pleine nuit, j'en serais vraiment très
heureuse. Je suis tout de même assez inquiète pour elle, je dois
l'avouer.
— C'est entendu, je vais lui donner des consignes en ce sens.
Il sonna aussitôt le majordome pour le mettre au courant, et lui
ordonna d'accompagner Mlle Varnell jusqu'à la grille. Laura
s'empressa de protester.
— C'est inutile, Votre Altesse. Je ne suis pas princesse. Je suis
capable de me débrouiller seule...
3.
Une heure plus tard, Laura était assise à son bureau, en train de
rédiger un message électronique à l'intention de Trevor. Elle lui
demandait s'il serait éventuellement intéressé par un papier sur une
jeune princesse dont les frasques avaient jusque-là échappé aux
journalistes. Sans omettre sa rencontre avec un prince Pas-
Charmant-Du-Tout chez qui elle venait de passer une partie de la
soirée.
Le plus dur pour elle était de faire taire la petite voix qui lui répétait
de façon lancinante les propos dudit prince lui affirmant qu'il ne
voulait pas qu'on parle de sa nièce. Oh, après tout, elle pourrait
peut-être s'abstenir de la nommer. A sa seule description, tout le
monde la reconnaîtrait, et ainsi, sa conscience serait sauve.
Oui, mais Katerina se retrouverait dès le lendemain poursuivie par
une horde de paparazzi... Ce qui donnerait à Son Altesse
Sérénissime un bon prétexte pour la renvoyer dans son pays.
Finalement, elle lui faisait une faveur, il devrait plutôt lui en être
reconnaissant. Certes, elle n'en attendrait pas le moindre
remerciement, puisqu'elle s'en moquait comme de l'an quarante.
Mais autre chose la tracassait. Elle n'avait reçu aucun coup de fil de
la résidence princière pour la rassurer sur le sort de
Katerina. Elle ne pouvait pas songer à envoyer son courrier à
Trevor avant d'avoir des nouvelles de la jeune fille.
Pendant ce temps, Alexander avait donné des ordres à ses agents
de sécurité pour qu'ils surveillent Katie à la sortie du club où elle
était allée danser. Car elle s'y trouvait bien, en effet, et il ne voulait
pas qu'elle aille faire quelque scandale ailleurs avec ses amis. S'il
était obligé de la renvoyer au Montorino, ce serait dommage pour
elle.
Etait-ce le plaidoyer de Laura Varnell en sa faveur qui le rendait
aussi bienveillant à l'égard de sa nièce ? En tout cas, il avait un mal
fou à se concentrer sur ses dossiers depuis le départ de la jeune
femme. Le doux visage aux yeux clairs ne cessait de hanter son
esprit.
Vers le milieu de la nuit, enfin, Katie fit son apparition.
— Je suis désolée, Xander ! murmura-t-elle d'un air contrit en
posant ses lèvres sur son front.
— Moi aussi, Katerina, répondit son oncle sur un ton glacial.
— Oh, j'ai droit à « Katerina » ! C'est mauvais signe. Vais-je être
rapatriée sur-le-champ en guise de punition ?
— Oui, dès que tu auras téléphoné à Mlle Varnell pour la rassurer,
car elle s'est fait un sang d'encre pour toi.
— Mademoiselle qui ?
— Laura Varnell, la jeune femme qui t'a prise pour un cambrioleur
quand tu escaladais le mur d'enceinte !
— Elle s'est fait un sang d'encre pour moi ? C'est une plaisanterie !
Elle a failli m'envoyer à l'hôpital ! Et tu vas probablement lui
décerner une médaille pour avoir tenté de m'arrêter aussi
brutalement !
— J'aurais préféré qu'elle te retienne pour de bon.
Brusquement, Katie retrouva le sourire et embrassa son oncle sur
les deux joues.
— Voyons, Xander, tu ne vas pas me renvoyer à la maison pour si
peu... ?
Ses câlineries forcèrent le prince à se détendre.
— Va te coucher, nous verrons demain.
Elle se dirigea vers la porte en lui envoyant un baiser du bout des
doigts, apparemment ravie d'être venue à bout de sa sévérité.
— Bonne nuit, Votre Altesse !
Et elle quitta la pièce sur une révérence. Comment pouvait-elle être
aussi gracieuse malgré les horribles bottes qu'elle portait ?
Alexander ne se donna pas la peine de chercher la réponse. Quand
elle eut refermé la porte, il décrocha le téléphone.