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Résumé

Priant silencieusement pour que personne ne la


remarque, Abigail se faisait discrète dans les rayons du
supermarché. Pourtant, songea-t-elle avec un sourire,
après plus de dix ans d'absence, il y avait peu de
chance qu’on la reconnaisse à Cooper…
- Dis-moi, tu es splendide ! s’écria soudain une voix
masculine derrière elle. Cette voix… Soudain, une
foule de souvenirs ressurgirent dans l’esprit d’Abigail.
Jack Conroy, l’ancien petit ami de sa sœur jumelle
Natalie, qu’elle avait aimé en secret durant toutes ses
années de lycée, était là devant elle ! Il n’avait rien
perdu, semblait-il, de son pouvoir de séduction… Sans
lui laisser le temps de protester, il la prit par le bras et
lança :
- Natalie Worth ! Ca alors, quelle surprise ! Allez,
viens, allons fêter nos retrouvailles !
1

Abigail Worth se faufila chez Woody et fut


soulagée de trouver le supermarché aussi calme que
d'habitude. Avec un peu de chance, personne ne
remarquerait sa nouvelle coupe de cheveux ! Celle que
lui avait faite ce coiffeur hors de prix de Sioux Falls le
matin même...
Incapable de résister à la tentation, la jeune femme
s'arrêta au rayon cosmétique et examina son reflet dans
un miroir. Incroyable! Comment un simple coup de
ciseaux avait pu accomplir cela? Abbie avait demandé
quelque chose de nouveau et de facile à coiffer. Le
coiffeur avait alors taillé dans la masse, lui dégageant
la nuque et les épaules, ne lui laissant sur la tête que
des petites mèches folles de pâtre grec. Son père en
aurait fait autant avec son vieux sécateur !
Jetant un coup d'œil furtif aux alentours, elle
remonta un peu son col pour cacher son cou d'un blanc
d'albâtre, puis prit un air dégagé et quitta le rayon en
espérant que personne ne la remarquerait.
Elle s'arrêta devant le présentoir des paniers-
cadeaux. Prenant le plus petit, qui contenait un flacon
de bain moussant, un shampooing et un savon parfumé,
elle examina l'étiquette portant son nom et compta
ceux qui restaient en rayon. Sa jolie bouche fit une
moue déçue. Il était plus facile de changer de tête que
de se lancer dans les affaires !
Le parfum de vanille qui s'échappait du petit panier
lui fit pousser un soupir de plaisir. Quelle odeur
réconfortante!
Et à cet instant, par le plus grand des hasards, ses
yeux le virent par-dessus l'anse du panier!
Lui ! Lui et son mètre quatre-vingt-dix, ses
cheveux d'un noir d'ébène, sa mâchoire carrée et ses
larges épaules! Lui, avec les mêmes taches de rousseur
et les mêmes yeux bleus absolument irrésistibles !
Jack Conroy, l'homme le plus beau, le plus
séduisant qui avait jamais croisé sa route !
Jack Conroy! Ici? A Cooper? songea-t-elle, prise
de panique.
S'il lui avait été possible de faire demi-tour et de
s'enfuir, elle n'aurait pas hésité une seconde. Pour rien
au monde, elle ne voulait qu'il la découvre ainsi, avec
cette nouvelle coupe trop audacieuse! Car elle le
connaissait assez pour savoir que s'il la voyait, il
n'hésiterait pas à lancer quelques plaisanteries à ce
sujet. Et Abbie n'avait pus du tout envie qu'il la
compare à un caniche, l'image qui venait le plus
naturellement à l'esprit quand on la regardait !
Mais comme d'habitude quand elle voyait Jack, ses
jambes se pétrifièrent et son esprit se vida ! Depuis le
premier jour où ils s'étaient rencontrés, Abbie l'avait
toujours regardé avec adoration, incapable de parler ou
d'agir de manière cohérente en sa présence. Comme si
cet homme avait le pouvoir de débrancher son cerveau!
Mais cela n'arriverait pas aujourd'hui ! se dit-elle
fermement. Elle n'était plus une adolescente empotée et
maladroite, mais une femme de tête qui venait de créer
sa propre entreprise !
C'est alors que leurs regards se croisèrent.
Abbie oublia instantanément la promesse qu'elle
venait de se faire. Elle oublia ses cheveux, oublia ses
vêtements, et oublia même combien sa vie devait
sembler morne, comparée à celle de sa sœur Natalie...
Au lycée. Jack avait succombé au charme de Nat,
et Abbie avait stoïquement supporté leur histoire agitée
et tumultueuse en feignant l'indifférence...
Le sourire renversant dont elle se souvenait si bien
apparut alors sur les lèvres de Jack, prouvant qu'il
l'avait vue et reconnue.
Jack Conroy ne l'avait pas oubliée! Jack Conroy. le
garçon aux yeux de braise et à la virilité torride !
Sans la quitter des yeux, il se dirigea dans sa
direction. Clouée sur place par la stupeur et le trac, la
jeune femme le vit avancer sans pouvoir bouger le petit
doigt. Quand il fut à deux pas, il s'arrêta, la contempla
attentivement et se mit à rire.
Parce qu'il trouvait sa nouvelle coupe ridicule, ou
parce qu'il était réellement content de la revoir? se
demanda Abbie nerveusement.
— Tu es splendide ! s'exclama-t-il.
— Je... Merci, répondit-elle en passant une main
tremblante dans ses mèches.
Abbie avait beau lutter contre sa timidité, la
surprise de se retrouver face à face avec Jack au bout
de tant d'années la laissa un instant sans voix. Ils se
dévisagèrent fixement un moment, et la jeune femme
fut submergée par un étrange sentiment d'irréalité.
Comment son rêve avait-il pu se matérialiser au milieu
des rayons familiers de Woody ?
Jack n'avait plus l'allure des garçons de Cooper.
Médecin désormais, il portait maintenant un après-
rasage raffiné et des vêtements élégants qui indiquaient
sa réussite. Il n'avait pas beaucoup changé
physiquement. Certes, les années l'avaient mûri. Il
avait quelques petites rides au coin des yeux, et des fils
d'argent se mêlaient à sa chevelure sur les tempes, mais
ces détails ajoutaient à son charme et lui donnaient l'air
plus sûr de lui.
Lui-même se livrait au même examen sur la
personne d'Abbie, et cette dernière sentit la brûlure de
ses yeux d'un bleu de porcelaine qui détaillaient sa
coiffure, son visage, et qui glissaient jusque dans
l'échancrure de son chemisier!
Elle se raidit imperceptiblement, à la fois gênée et
flattée par ce regard si masculin qui lui mettait le feu à
la peau !
— Tu es plus que splendide! reprit-il.
— Jack...
— Quoi? Tu ne me donnes même pas un baiser de
bienvenue ?
Cette question la laissa sans voix. Profitant de sa
stupéfaction, Jack lui adressa un nouveau sourire
ravageur et la prit par la taille!
Abbie poussa une exclamation et lâcha son panier.
Et quand Jack se mit à la faire tourner dans ses bras,
elle laissa échapper un nouveau cri suraigu en lui
enlaçant le cou pour ne pas tomber.
— Jack ! Jack, arrête !
Mais la bonne humeur de ce dernier avait quelque
chose de contagieux qui la fit rire malgré elle.
— Dieu du ciel, s'exclama-t-il, mais que tu es jolie!
Dix ans ont passé, et tu n'as pas pris un gramme ! Et
ton sourire affolant est toujours le même !
Il la serra davantage contre lui et continua de la
faire tournoyer. Malgré l'émotion qui lui nouait la
gorge, Abbie retrouva tout de même son bon sens et
jeta un regard autour d'eux.
— Jack, fais attention! Nous allons casser quelque
chose !
— Et alors? rétorqua-t-il en riant. Pour te tenir dans
mes bras, je suis prêt à acheter la boutique tout entière !
Il en avait peut-être les moyens, mais pas elle !
Reprenant ses esprits en dépit de son coeur qui battait à
tout rompre, elle tenta de se dégager de son étreinte.
Jack s'en rendit compte et la reposa sur le sol aussi
aisément qu'il l'aurait fait d'un fétu de paille. Sans la
lâcher pour autant : au contraire, il en profita même
pour la serrer encore plus contre son torse musclé.
— C'est mieux comme ça? lui murmura-t-il d'une
voix terriblement sexy.
Abbie ne pouvait plus respirer, plus répondre. Des
sensations fantastiques la submergeaient : le parfum
musqué de Jack, la texture de sa chemise de lainage
sous ses doigts, et même la manière intime dont il
penchait la tête vers elle... Et surtout, il y avait son
regard malicieux qui ne la quittait pas.
Il rit doucement, comme s'il savait exactement quel
effet il lui faisait, et comme s'il obtenait la réponse qu'il
souhaitait! Il examina avec plus d'attention son visage,
passant de ses cils à ses yeux, des mèches courtes qui
lui couvraient les tempes à ses oreilles qu'il contempla
un instant en fronçant légèrement les sourcils.
— Je... je les ai fait percer il y a quelques années...
— Je vois ça, murmura-t-il.
Et quand ses yeux tombèrent finalement sur ses
lèvres, le cœur d'Abbie bondit dans sa poitrine.
Deux secondes infinies s'écoulèrent, puis une
troisième. Abbie songea qu'elle allait mourir s'il ne
disait rien !
— Mon anniversaire, reprit-elle, totalement
paniquée. Je les ai fait percer pour mon anniversaire...
— Chut, ma chérie !
Sa voix grave était celle du désir. Son sourire
s'effaça lentement de son visage alors qu'il posait les
mains au creux des reins d'Abbie. Et qu'il l'attirait
sournoisement vers lui !
— Jack, qu'est-ce que tu...
— Chut, répéta-t-il. Ne parle plus. Cela fait dix ans
que j'attends cet instant!
Et, sur ces mots, il l'embrassa sur la bouche!
Son baiser fut assez fougueux, comme s'il avait du
mal à se contenir. Comme s'il avait véritablement
attendu dix ans !
Ce fut la dernière chose rationnelle qu'Abbie put
penser avant de perdre complètement la tête et de
s'abandonner à la vague de plaisir qui l'emportait.
Glissant les mains autour du cou de Jack, elle lui
caressa les joues et ferma les yeux, savourant ce baiser
qu'elle avait attendu si longtemps.
Bien sûr, une petite voix au fond de son esprit
essaya de la ramener à la raison, de lui rappeler qu'elle
s'exhibait en plein jour au beau milieu de chez Woody!
Mais elle y resta sourde. Jack Conroy la serrait contre
lui à l'étouffer. Le reste du monde pouvait bien
s'écrouler, cela lui était égal !
Un murmure dans le lointain vint lui chatouiller les
oreilles, mais elle n'y prêta pas attention. Ils
éprouvaient tous deux une émotion qui rendait ce
baiser unique.
Quand des rires éclatèrent autour d'eux, Abbie en
fut à peine consciente. Ce fut Jack qui, à contrecœur,
mit un terme à leur étreinte. Il redressa légèrement la
tête et poussa un soupir de plaisir.
— Je crois que nous venons d'offrir à Cooper le
spectacle de la semaine! lui murmura-t-il à l'oreille.
Toujours dans ses bras, Abbie tourna la tête et
découvrit un véritable demi-cercle de spectateurs qui
riaient, se donnaient des coups de coude et
échangeaient des commentaires à voix basse!
Mme Wilcow la contemplait d'un air horrifié par-
dessus ses lunettes demi-lune. M. Bitterman avait fait
tomber un paquet de farine et ne se souciait nullement
de le ramasser. Les jumelles Osten pouffaient de rire et
roulaient des yeux étonnés, pendant que M. Cheney
chuchotait à son épouse quelque chose qui ressemblait
à : « Bon sang, si j'avais dix ans de moins! »
Abbie aurait voulu disparaître dans un trou de
souris !
— Je... Excusez-moi, balbutia-t-elle. C'est juste
que... cela fait si longtemps, et...
Le pharmacien éclata de rire.
Abbie devint rouge comme une pivoine.
Et pour ne rien arranger, Jack étouffa lui aussi un
petit rire!
— Allez, viens, lui dit-il en lui prenant la main.
Partons d'ici : aujourd'hui, tu es toute à moi et je ne
veux pas partager !
La caissière fit semblant de ne rien avoir vu quand
ils se dirigèrent vers elle, mais échoua lamentablement
à dissimuler la curiosité qui brillait dans ses yeux.
Abbie était mortifiée !
— Juste ça, déclara Jack en posant le panier qu'il
avait ramassé par terre. Pour une femme qui exige et
qui mérite ce qu'il y a de mieux dans la vie.
— Ça? s'exclama la caissière, interloquée.
Elle tourna la tête vers Abbie pour avoir une
confirmation, et celle-ci prit le bras de Jack alors qu'il
fouillait dans sa poche pour en sortir son portefeuille.
— Non, Jack, s'il te plaît, lui dit-elle. Ce n'est pas
la peine, je ne faisais que regarder. Tu vois, je...
— Je veux te l'offrir! l'interrompit-il fermement.
Nous le prenons, ajouta-t-il à l'attention de la caissière.
Et passant le bras autour des épaules de la jeune
femme, il l'attira contre lui et déposa un baiser sur sa
tempe. Abbie n'avait jamais pensé qu'un simple baiser
pouvait être aussi délicieux, et cela ne fit rien pour
l'aider à reprendre ses esprits !
— Non, Jack, tu ne comprends pas, reprit-elle. Je,
je...
— Votre monnaie, monsieur.
— Merci, répondit Jack.
Il glissa l'argent dans sa poche sans même vérifier,
n'ayant pas quitté Abbie des yeux. La manière dont il la
regardait la troublait infiniment. Cela lui rappelait tant
le passé! Et Abbie était partagée entre l'envie de
continuer à rêver et celle de mettre fin à tout cela.
Mais ces yeux ! Ces prunelles si bleues !
Abbie ne pouvait y résister. Elle ne termina pas sa
phrase.
Jack lui tendit le paquet que venait de faire la
caissière et la serra contre lui. La jeune femme
contempla le panier de produits de toilette sans savoir
qu'en faire.
— Merci, murmura-t-elle.
— Il n'y a pas de quoi. C'est mon cadeau de
bienvenue !
Sur ces mots, il la poussa doucement vers la sortie.
Ils franchirent les portes vitrées de Woody et se
retrouvèrent dans la rue. Abbie se rendit compte alors
que pratiquement rien n'avait changé depuis leurs
années d'adolescence. La même chaleur, la même
poussière, les mêmes maisons de bois aux façades
ornées de moulures, le même petit jardin public avec
en son centre le même petit kiosque à musique, et ses
bancs de bois où pour la postérité les adolescents
gravaient leurs initiales à la pointe d'un canif...
Rien n'avait changé. Sauf qu'elle se tenait
désormais à côté de Jack, et que plus rien n'avait l'air
pareil !
— J'ai une surprise pour toi, ma chérie! s'exclama-
t-il.
Il lui adressa un autre dé ses sourires, et Abbie,
avisant le banc du jardin public, éprouva soudain le
besoin instinctif d'aller s'y asseoir. Quelque chose lui
disait qu'elle allait en avoir besoin...
— Je t'écoute...
— Je suis de retour ! lui dit-il. En tout cas
momentanément. J'ai accepté de travailler pour le Dr
Winston jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un pour lui
racheter sa clientèle. Je ne devrais penser qu'à mon
travail, et pourtant, depuis mon arrivée à Cooper, je ne
pense qu'à toi ! C'est avec toi, Natalie, que je veux
célébrer mon retour dans ma ville natale !
2

Abbie le contempla sans répondre. Natalie ? Il la


prenait pour sa sœur Natalie?
— Mais... mais je...
— Je sais, c'est un choc, l'interrompit-il. Tout le
monde croyait que j'étais parti pour toujours à Omaha,
mais quand le Dr Winston m'a dit qu'il avait besoin de
quelqu'un pour le remplacer, j'ai sauté sur l'occasion.
Abbie, terriblement mal à l'aise, répondit
mécaniquement à ce qu'il venait de dire.
— Avais-tu envie de revenir à Cooper?
— Bien sûr! Ma ville m'a manqué...
Il lui fit un clin d'œil, et la jeune femme se rappela
ce geste qui la faisait toujours craquer autrefois.
Comment allait-elle lui annoncer qu'il se trompait
de sœur?
Cela allait être terrible ! Après cette bouffée
d'émotion, après ce baiser... Cela allait surtout être
terriblement embarrassant! Pour tous les deux! Ils ne
pourraient plus jamais se regarder en face...
— Hé ! fil Jack, allons déjeuner, toi et moi. Qu'en
dis-tu? Tu n'as pas envie d'une pizza triple fromage et
de glace à la pomme verte ?
Abbie sentit un frisson lui secouer les épaules. Lui
et Nat faisaient des orgies de pizza triple fromage
autrefois...
— Heu... Non, pas vraiment.
— Oh, allez! En souvenir du bon vieux temps!
« Il faudrait que j'arrive à me tirer de ce guêpier
sans éveiller ses soupçons, songea-t-elle en tripotant
nerveusement son sac en papier. Cela nous éviterait
une scène, embarrassante pour lui et humiliante pour
moi ! »
— Jack, j'aimerais bien, mais je ne peux vraiment
pas.
— Tu ne peux pas me faire ça ! Cela fait trop
longtemps que j'en ai envie !
— Jack, écoute... Je... je ne suis plus la même
désormais.
— Tant mieux, rétorqua-t-il. Parce que moi non
plus. Tiens, d'ailleurs, je vais te montrer quelque chose
que tu vas adorer.
Il passa le bras autour de sa taille et l'entraîna vers
le coin de la rue.
— Quoi donc? demanda Abbie, inquiète.
— Je veux te montrer le chemin que j'ai parcouru
dans la vie.
Il s'arrêta devant une superbe voiture de sport
décapotable beige et la lui désigna de la main.
— J'ai finalement renoncé à mon ennuyeuse berline
pour m'offrir cette folie! Qu'en penses-tu? Tu trouvais
toujours que j'étais trop classique, non?
— Une décapotable? Oh, Jack, elle est magnifique!
— Pas très pratique, peut-être, mais tellement
agréable! Très différente en tout cas de ma vieille Ford.
Tu t'en souviens?
— Très bien, oui! Et si quelqu'un méritait cette
superbe voiture, c'est bien toi !
— Je crois que le seul avantage que présentait mon
ancienne voiture était ses sièges complètement
inclinables, reprit-il en riant. Tu te souviens comme on
était bien installés à l'horizontale, à Miller Pond, et...
La jeune femme détourna la tête pour ne pas
entendre la fin. Miller Pond était l'endroit où les
amoureux se retrouvaient tous à la nuit tombée.
Personne ne l'y avait jamais emmenée...
Elle se dégagea de son bras pour s'approcher de
l'auto en feignant de s'intéresser aux sièges de cuir noir.
« Comment vais-je me tirer de cette situation
complètement folle ? »
— Le Dakota-du-Sud n'aura aucune pitié pour une
voiture aussi raffinée, déclara-t-elle. Tu devras
sûrement la vendre pour en acheter une plus robuste.
— Vendre mon bébé? Tu n'y penses pas!
Sortant les clés de sa poche, il lui ouvrit la portière
du passager.
— Allez, viens. Aujourd'hui, nous fêtons mon
retour. Nous allons faire une bombe à tout casser !
— Jack, non, écoute...
— Pas de discussion ! l'interrompit-il. Après le
déjeuner, tu pourras me réciter toutes les raisons qui
t'empêchent de venir manger avec moi. Mais attends la
fin du repas, d'accord? Tu me dois bien ça, non?
Tout en parlant, il lui indiqua le siège du passager.
La tentation était grande... et Abbie, ignorant sa
conscience qui lui ordonnait de tourner les talons au
plus vite, se laissa convaincre.
— Entendu, dit-elle brusquement. Pour une fois, je
vais agir de manière impulsive, sans penser aux regrets
qui m'accableront ensuite !
— Bon sang, j'aime t'entendre parler ainsi !
s'exclama Jack en prenant place au volant. Maintenant,
j'ai l'impression de faire quelque chose de dangereux,
et surtout de relever un défi. Et tu sais combien j'aime
les défis!
Il lui adressa un regard plein de sous-entendus, et
Abbie se demanda comment ces simples paroles
avaient pu prendre une signification aussi... érotique?
Pourtant, des deux sœurs, c'est Natalie qui avait l'art de
donner aux propos les plus innocents un parfum
sulfureux! Alors qu'elle...
Comment se faisait-il que Jack ne perçût pas la
différence? se demanda-t-elle en s'asseyant.
— Tu es plus belle que jamais, Nat ! lui dit-il avec
ferveur. Je n'en crois pas mes yeux ! Et tu as toujours le
pouvoir de faire perdre la tête aux hommes d'un simple
coup d'œil !
Cette histoire était totalement démente, songea la
jeune femme, affolée. Il n'avait pas le moindre
soupçon, pas le moindre petit doute !
Jack se cala contre la banquette et repoussa sa
pizza.
— C'était décevant, dit-il. Pas du tout comme dans
mon souvenir. C'est bizarre de voir comme l'âge peut
nous changer.
— Cela fait dix ans, Jack. Tu ne crois pas qu'on
peut se passer de glace? Je pense que nous serions
déçus également.
Il lui sourit, charmé par la manière dont elle
inclinait la tête en parlant, et par son timbre chaud et
sensuel.
Elle était époustouflante, tout simplement !
Les dix années écoulées avaient accentué sa
féminité, adouci sa manière de parler et de bouger. En
termes médicaux, il aurait pu dire qu'elle avait enfin
réussi à contrôler le tempérament hyperactif qui la
guidait pendant son adolescence. L'université l'avait
probablement aidée à canaliser cette énergie
débordante qui la poussait à être toujours au cœur de
l'action, au centre de l'attention.
On pouvait le voir aussi à sa tenue. Son maquillage
était désormais moins vif, ses tenues moins voyantes.
Ses yeux brillaient beaucoup plus mystérieusement que
dans son souvenir, et cela le rendait songeur. Quant à
ses lèvres, plus pleines, elles étaient toujours aussi
sensuelles : le baiser qu'elle avait partagé avec lui chez
Woody était mémorable ! Sans véritable changement
physique, la jeune fille bouillonnante d'autrefois s'était
métamorphosée en une femme épanouie et splendide!
Il n'y avait aucun doute possible : Natalie s'était
améliorée avec l'âge!
— J'ai envie de te montrer les rénovations que je
suis en train d'effectuer dans la maison de mon grand-
père, déclara-t-il tout à trac. Personne dans la famille
ne savait si on devait la garder ou la vendre, aussi cela
fait six mois qu'elle est vide. Mais comme tout le
monde s'accordait à dire qu'un bon coup de neuf ne lui
ferait pas de mal, je me suis porté volontaire.
J'envisage d'installer une cuisine ultramoderne...
Il surveilla sa réaction, s'attendant à la voir bondir
sur sa banquette et à lui faire une foule de suggestions.
Mais elle se contenta de froncer légèrement les
sourcils.
— Ultramoderne? Jack! Cette maison date du
siècle dernier! Il faut une décoration beaucoup plus
classique, avec des placards en chêne et une table
ancienne avec des pieds tournés.
— Eh bien ! s'exclama-t-il. Toi qui ne jurais que
par l'avant-garde!
Cette remarque parut la surprendre, et elle resta un
instant sans savoir que répondre.
— Cela ne signifie pas que je n'apprécie pas une
décoration intérieure en harmonie avec le cadre lui-
même, protesta-t-elle. Un décor de chrome et de verre
ne conviendra tout simplement jamais à la maison de
grand-père Conroy.
— Nat, cela ne te ressemble pas du tout. Tu as
toujours eu une idée très précise sur ce que tu aimais, et
le style ancien n'en a jamais fait partie! Mais après tout,
tes goûts d'autrefois n'ont pas d'importance, ajouta-t-il
en la voyant chercher une réponse. Viens visiter la
maison.
— Je ne devrais pas, vraiment...
Elle regarda l'heure à sa montre et parut
embarrassée. L'après-midi était déjà très avancé. Il n'y
avait d'ailleurs plus personne dans la pizzeria, et la
serveuse leur jetait des regards noirs en nettoyant les
tables les entourant.
— Mais je sais que tu en as envie ! insista-t-il.
— C'est vrai. J'ai toujours eu envie de visiter cette
vieille maison. Elle a une allure follement élégante,
perchée sur sa colline, et m'a toujours fait penser à un
décor de cinéma! Depuis que je suis toute petite, je me
demande quel effet cela ferait d'y habiter...
— Tu ne m'avais jamais dit ça, fit-il observer.
— Je... Vraiment? répondit-elle l'air surpris.
Probablement parce que j'avais peur de m'imposer.
— Allons, Nat ! Tu n'as jamais eu peur de t'inviter
où que ce soit ! Quand nous étions au lycée, tu
extorquais une invitation pour chaque fête, et ensuite tu
me forçais à t'accompagner !
— Je ne t'ai jamais forcé à quoi que ce soit !
protesta la jeune femme.
— Je te demande pardon?
Elle détourna les yeux et avala distraitement une
gorgée de Coca.
— Hum... En tout cas, je ne sais pas si c'est une
bonne idée d'aller la visiter maintenant, reprit-elle. Il
est déjà tard et...
— Saisis la chance quand elle se présente.
l'interrompit Jack. Une visite privée de la maison de
grand-père Conroy, cela ne se refuse pas !
Il l'observa attentivement, et fut surpris de voir le
reflet de son indécision passer dans ses yeux. Il n'avait
jamais perçu cette vulnérabilité chez Nat autrefois, et
cela la rendit encore plus attachante.
— Oh, et puis d'accord ! s'exclama-t-elle soudain.
Je ne veux pas gâcher ton retour, même si j'ai beaucoup
à faire...
Le merveilleux sourire qui avait éveillé la passion
de son adolescence apparut sur les lèvres sensuelles de
son invitée. Sauf qu'à présent, il possédait quelque
chose de tendre qui le fit fondre intérieurement...
Le temps avait apporté à Natalie une douceur et
une gentillesse nouvelles, sans pour autant lui faire
perdre sa stupéfiante beauté. Ce qui la rendait encore
plus séduisante ! Jack n'en revenait pas de voir
combien les années lui avaient été bénéfiques : la
nouvelle Natalie était vraiment une autre femme !
— C'est vraiment gentil à toi, déclara-t-il à mi-
voix. Tu n'étais pas aussi indulgente autrefois!
— Je ne suis pas indulgente, Jack! protesta-t-elle.
Juste curieuse, c'est tout !
— Super. Alors, allons vite satisfaire ta curiosité.
Elle se laissa conduire jusqu'à sa voiture, ce qui le
surprit également. Autrefois. Natalie marchait toujours
en tête C'était toujours elle qui prenait les décisions.
Il la retrouva cependant lors du trajet jusqu'à la
maison de son grand-père. Ce fut elle qui mena la
conversation, lui faisant remarquer les changements
intervenus dans le paysage, lui apprenant qui habitait
dans les maisons récemment construites dans la
banlieue de Cooper, et qui avait déménagé. Elle lui
raconta que la grange des Owen avait brûlé et que le
fils des McClintock avait imité la signature de son père
sur une douzaine de chèques, ce qui l'avait conduit en
prison.
Cependant, elle ne lui dit rien à son sujet, ni sur sa
famille.
Jack s'en étonna, et il se demandait la raison de
cette discrétion, mais il était si euphorique de la
retrouver qu'il ne prit pas la peine de l'interroger. Il
désirait attirer l'attention de Natalie Worth depuis l'âge
de seize ans, lorsqu'elle avait relevé ce pari stupide de
traverser toute nue la rivière à la nage. Et pour la
première fois depuis ce jour, il avait l'impression d'y
parvenir! La défiance que la jeune fille cachait sous
son tempérament de feu avait enfin disparu !
Et après ce qu'il avait vécu ces derniers mois, la
nouvelle Natalie représentait un véritable bain de
jouvence.
Ils s'engagèrent sur la route poudreuse menant à la
demeure familiale, dotée d'une toiture compliquée
ornée d'une petite coupole et d'un faîtage de plomb
ajouré.
— Regarde, lui dit-il; je vais peindre la façade en
blanc, puis les moulures en vert pâle et les
encadrements des fenêtres en noir. Qu'en penses-tu?
— Je crois que ton grand-père aurait trouvé cela
beaucoup trop sophistiqué pour une ferme ! Mais si tu
veux mon avis, ajouta-t-elle, je pense que cela pourrait
être très joli.
— Attends de voir ce que j'ai prévu pour l'intérieur,
déclara-t-il en arrêtant la voiture devant le porche.
Comme tout le monde dans le comté de Sanborn, il
avait laissé la porte ouverte. Il la poussa et fit entrer
son invitée. Des bâches recouvraient les meubles de
l'entrée et la balustrade de l'escalier.
— Excuse-moi, reprit-il, j'ai prévu de décoller les
tapisseries ce soir.
Elle se faufila entre les pots de peinture et les
pinceaux, les yeux fixés sur le papier peint imprimé de
pampres aux couleurs passées qui donnait à l'entrée
l'allure d'une forêt vierge.
— Un peu chargé, comme décor, non? lui dit-il.
La jeune femme leva la tête pour examiner le lourd
lustre qui pendait du second étage par une chaîne de
bronze.
— Oui, admit-elle. C'est un peu écrasant.
— Un peu écrasant? Nat, j'attendais de ta part
quelques remarques au vitriol à propos du goût de mes
grands-parents !
Elle se contenta de hausser les épaules, puis passa
dans la salle à manger adjacente.
— Mon Dieu ! Tu as vraiment pris des repas dans
cette pièce ?
— Oui, tous les dimanches...
— Je me demande comment tu as pu venir chez
nous. A côté de d'ici, notre maison devait te paraître
bien ordinaire.
— Justement, c'est cela qui me plaisait. C'était un
foyer vivant et chaleureux, répondit-il.
La jeune femme examina le lourd buffet de chêne
sculpté et ses chandeliers d'argent noirci, les boiseries
sombres et la table de noyer aux pieds artistiquement
travaillés. Quand ses yeux tombèrent sur le bow-
window et sa banquette tapissée d'un velours grenat
fané, un sourire passa sur ses lèvres.
— C'est merveilleux ! Ce simple petit recoin suffit
à mettre mon imagination en ébullition !
— Et que vois-tu? lui demanda-t-il en souriant.
— Des coussins... Des plantes vertes sur la tablette
qui sépare le sofa de la fenêtre. Des magazines. Un
coin lecture protégé par de fins rideaux de mousseline.
Quelque chose de confortable et de chaleureux...
Elle s'arrêta, comme si elle en avait trop dit, et
s'agenouilla sur la banquette pour regarder à l'extérieur.
Un petit massif à l'abandon se trouvait juste sous la
baie arrondie, et on y voyait quelques rosiers qui
avaient dû être magnifiques autrefois. Il y eu un
moment de silence.
— Je devrais peut-être t'engager comme conseillère
en décoration, suggéra-t-il enfin.
— Désolée, répondit-elle, mais j'ai déjà un travail.
— Lequel? Tu ne m'en as pas parlé.
— Tu me connais, déclara-t-elle rapidement. J'ai
toujours été intéressée par le commerce...
Lui adressant un grand sourire, la jeune femme se
releva et marcha vers lui.
— Je suis prête pour la suite de la visite !
s'exclama-t-elle. Et je veux connaître tous les détails de
cette maison et de son histoire. On m'a raconté qu'un
jour, ta tante Aggie a chassé un prêtre avec un fusil.
C'est vrai?
Jack sourit et se dirigea vers le premier étage. Ils
bavardèrent tout en visitant les cinq chambres à
coucher, puis il lui montra l'escalier de service qui
redescendait au rez-de-chaussée. La cuisine, admit-elle,
était un vrai cauchemar.
— Je me demande comment grand-mère a jamais
pu préparer un repas dans cette pièce, lança-t-il
soudain. Je crois que je n'ai jamais vu un endroit aussi
déprimant et aussi sale.
— Pourtant, il y a quelque chose de spécial dans
l'atmosphère quand on rentre ici, répondit-elle. Je crois
qu'une fois bien nettoyée, cette cuisine aurait quelque
chose de chaleureux...
— Ne me parle pas de la vie de famille, ni de tartes
aux pommes et de dinde de Thanksgiving, Nat ! Pas
toi!
— J'ai changé, Jack, je te l'ai déjà dit, répliqua-t-
elle après lui avoir jeté un regard aigu.
— Je l'ai remarqué. Après tout, nous avons tous
changé, mais il y a des limites !
Il haussa les épaules et d'un geste, désigna les murs
crasseux, les placards dépareillés, l'évier usé, le
réfrigérateur hors d'âge et la cuisinière en fonte
rouillée.
— Tu dis cela parce que tu es habitué à vivre dans
une grande ville et à utiliser un matériel médical
d'avant-garde. Mais ici, les choses sont différentes.
— Je le sais bien...
— Je te préviens, Jack, l'interrompit-elle, tu vas
éprouver un véritable choc culturel ici. Tu seras si
content de rentrer à Omaha que tu te demanderas
pourquoi tu es revenu à Cooper !
— N'y pense pas. Le plaisir de mon retour est tout
ce dont je me souviendrai.
— Rien n'est jamais comme dans les souvenirs, lui
dit-elle d'un air énigmatique.
Il examina un instant ses cheveux courts et sa
blouse de coton.
— C'est vrai, admit-il. Parfois, c'est encore
meilleur...
L'air se chargea soudain d'électricité. Ils se
dévisagèrent un instant, puis la jeune femme fit demi-
tour et marcha jusqu'à la porte de service qui
communiquait avec le jardin.
— Comment vas-tu accomplir tout ce travail? lui
demanda-t-elle. Il n'y a pas que la maison... Le toit de
la grange a perdu des tuiles et il faut la repeindre. Le
jardin est une vraie jungle, et les prés ont grand besoin
d'être fauchés. Remplacer le Dr Winston va te prendre
beaucoup de temps : il est le seul médecin des environs
qui accepte de se déplacer même en pleine nuit, et cela
se sait!
— Je suis au courant.
— Jack, pourquoi es-tu revenu ici? reprit-elle en se
tournant vers lui. Tu aurais mieux réussi à Omaha. Tu
aurais eu un travail plus intéressant et tu aurais gagné
plus d'argent. Alors qu'ici...
Elle ne termina pas sa phrase, et ils restèrent
silencieux un moment.
— Tu trouves toujours que je n'ai pas assez
d'ambition, c'est cela?
— Moi? Je n'ai jamais dit cela!
— Tu n'en as pas besoin. Il n'y a que Natalie Worth
qui puisse dire clairement à un homme qui s'apprête à
devenir médecin de campagne qu'il gâche son talent.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, le corrigea-t-
elle. J'ai simplement peur que Cooper te déçoive.
Elle avait l'air mal à l'aise, et Jack se demanda à
quoi elle faisait allusion.
— Je ne suis pas revenu dans l'espoir de trouver
quelque chose de particulier, Nat. Je suis juste fatigué
de travailler dans un service d'urgences.
Il n'ajouta rien, se demandant si la jeune femme
serait déçue d'apprendre les raisons qui l'avaient poussé
à revenir à Cooper. Cela risquait-il de le dévaloriser à
ses yeux ? Il la connaissait assez pour se souvenir de
ses jugements tranchants et sans appel...
— J'avais le choix entre y laisser ma peau ou
m'enfuir, reprit-il avec un rire qui sonnait faux. J'ai
préféré prendre mes jambes à mon cou.
— Chaque travail a des côtés difficiles, mais cela
ne veut pas dire que...
— Non, l'interrompit-il, c'était différent. Ce travail
m'a changé, Nat. J'ai commencé à me demander ce que
je faisais là, pourquoi j'essayais de sauver des gens qui
au fond s'en moquaient. Les chauffeurs ivres. Les
drogués qui faisaient une overdose. Les femmes
battues. Parfois, j'avais vraiment l'impression de ne
servir à rien!
La jeune femme tressaillit, et Jack se reprocha sa
candeur. Il était trop tôt pour se livrer à ces
confidences, il le devinait instinctivement, Nat n'était
pas prête à partager ses angoisses existentielles...
— Jack, je comprends tes frustrations, mais... mais
peut-être ne t'adresses-tu pas à la bonne personne.
— Je ne le crois pas. Nous avons toujours été
honnêtes, l'un avec l'autre, rétorqua-t-il.
Elle pâlit et prit une expression tourmentée qu'il ne
lui connaissait pas, avant de se diriger vers la porte.
— Jack, je ne crois pas que ce soit le bon moment
pour parler de ça. Il est tard et je dois rentrer chez
moi...
Jack la contempla d'un air étonné. Les bons
moments qu'ils venaient de passer ne comptaient-ils
donc pour rien? Pouvait-elle se refermer comme une
huître juste parce qu'il lui avait confié ses
interrogations?
Finalement, Natalie n'avait pas changé, et ne
changerait probablement jamais !
Elle n'avait jamais vraiment voulu nouer des liens
intimes avec lui. Elle se protégeait toujours, comme
autrefois au lycée, quand elle lui rappelait sans cesse
qu'ils ne devaient partager que les bons moments
ensemble.
Le premier instant de déception passé. Jack se dit
que finalement, c'était tout ce dont il avait besoin.
— Bien sûr. répondit-il. Je vais te raccompagner...
Ils marchèrent jusqu'à la voiture sans un mot. Jack
fit un effort pour ne pas détailler la manière sensuelle
dont elle roulait les hanches, ni les courbes
voluptueuses de son corps. Au lieu de cela, il s'efforça
de penser au travail qui l'attendait dans cette maison.
Natalie Worth ne faisait pas partie de son avenir...
Alors pourquoi diable son image le hantait-elle
avec tant d'insistance? Pourquoi avait-il l'impression
que tout était possible, et qu'il lui suffisait juste de
trouver le chemin de son cœur?
Ils montèrent dans la décapotable, et Jack remarqua
qu'elle prenait un air songeur, comme si elle hésitait à
lui dire quelque chose...
— Oui? dit-il.
— Jack, je veux être honnête avec toi...
— D'accord.
— Tu n'avais pas besoin de m'acheter ce panier
chez Woody, déclara-t-elle brusquement.
Le changement de conversation l'étonna. Quelle
importance avait ce petit achat effectué des heures plus
tôt?
Elle attrapa le paquet et sortit la corbeille de son
papier kraft. Puis, la retournant, elle lui montra
l'étiquette collée sur la feuille de Cellophane.
— C'est moi qui les fais. C'est mon travail : je
compose des paniers-cadeaux sur commande. J'avais
besoin de travailler et...
Jack n'entendit pas le reste. Il lut l'étiquette et sentit
une chaleur désagréable lui nouer l'estomac.

Soyez original : offrez vos cadeaux dans une


corbeille !
Présentation et emballage d'Abigail Worth.

— Je ne savais pas comment te le dire, poursuivit-


elle. J'étais si heureuse de te revoir, vraiment ! Mais
jamais je n'ai imaginé que tu me prenais pour...
— ... Natalie, termina-t-il à sa place.
— Oui... Je suis désolée.
— Tu m'as laissé croire... intentionnellement...
Il fut incapable de finir sa phrase tant l'indignation
l'étouffait.
— Non, pas intentionnellement, le corrigea-t-elle.
Jack, cela fait si longtemps... Et nous ne nous
ressemblons plus tant que ça, désormais. Je ne me suis
pas rendu compte tout de suite de ta méprise, en tout
cas pas avant que tu ne m'appelles Nat. Et alors... Eh
bien, pour tout t'avouer, je ne savais pas comment
corriger ton erreur.
Jack sentit une colère noire se réveiller en lui, et sa
bouche prit une expression dure et hostile. Pourquoi
diable Abbie avait-elle agi ainsi ? Cela ne lui
ressemblait pas. Pas du tout. Des trois sœurs Worth,
Abbie était la plus sensible, la plus généreuse...
— Amusant..., déclara-il sèchement. J'imagine que
Nat va bien rire en entendant cette histoire !
— Oh, non, elle n'est plus comme ça maintenant!
Et moi non plus. Tu le sais, d'ailleurs. Je ne le lui dirai
jamais, si tu le désires.
Il fourra la main dans sa poche pour chercher ses
clés. Il n'avait plus qu'une envie à présent : mettre au
plus vite un terme à cette situation déplaisante.
— Jack, je suis désolée, reprit Abbie en posant la
main sur son bras.
Il contempla cette main d'un air hostile, et la jeune
femme la retira lentement, comme à contrecœur. Jack
se demanda alors d'où sortaient ces hormones qui
affolaient ses sens.
Abbie, innocente et inconsciente de l'effet qu'elle
lui faisait, se raidit dans son siège.
— Chaque fois que j'ai essayé de te dire la vérité,
ajouta-t-elle, tu m'as coupé la parole. Je suis navrée de
te l'apprendre, Jack, mais Natalie n'habite plus ici, mais
à Rapid City, avec un petit ami dont elle est follement
amoureuse et...
Ayant enfin attrapé ses clés, Jack mit le contact.
— Tu as toutes les raisons du monde d'être furieux
contre moi, murmura-t-elle. Je suis sincèrement
désolée. Tout est arrivé si vite ! Tu me prenais pour ma
sœur, et quand je m'en suis aperçue, j'ai vraiment
cherché un moyen de te le dire. Mais je n'ai pas trouvé.
Alors j'ai joué le jeu. Je sais que c'est stupide et que je
n'aurais pas dû... Si cela peut te consoler, sache que ces
paniers-cadeaux sont une idée de Natalie. Elle m'a fait
remarquer un jour que personne ne pouvait s'empêcher
d'acheter quelque chose dès lors que c'était joliment
présenté dans une corbeille. Je me suis contentée
d'appliquer son idée. D'une certaine manière, il était
normal que tu sois attiré par ça : c'est comme un lien
entre vous deux. Inconsciemment, tu as dû le
comprendre.
— Mon inconscient n'a rien à voir la-dedans!
rétorqua-t-il brusquement.
Mais en fait, il s'agissait d'un mensonge. Depuis le
début, Jack avait perçu une différence. Il avait été
profondément touché par la manière dont Abbie parlait,
par son rire charmant. Il avait décelé dans ses propos
une compréhension profonde des petits tracas
quotidiens qu'il n'avait jamais perçue chez Natalie.
Et pourtant, il avait négligé ces indices. Il avait
préféré croire que la réaction physique intense qu'il
avait eue chez Woody était une simple réminiscence de
ses sentiments d'adolescent...
Et maintenant, il ne savait plus du tout que croire !
— J'ai beaucoup apprécié notre déjeuner et le
temps que nous avons passé ensemble, Jack, reprit
Abbie, toute contrite. Je suis seulement contrariée de
ne pas être celle que tu croyais.
— Tu n'as aucune raison d'être contrariée,
répondit-il en démarrant. Oublions tout cela. Je me suis
trompé, c'est ma faute...
Mais alors qu'il prenait la voie rapide, il fut
souduin frappé par la pensée effrayante qu'il avait
passé sa jeunesse à courir derrière la mauvaise sœur!
3

Abbie contempla les prairies des Schmidt avec


l'impression que le peu de temps qu'il lui restait à
passer avec Jack filait aussi vite que la voiture sur la
route. Elle se sentait stupide ! Parfaitement stupide !
Jack écrasait l'accélérateur, comme s'il avait hâte
de se débarrasser d'elle, et cela ne faisait qu'accroître sa
culpabilité. Elle aurait tant voulu le convaincre de son
innocence ! Si seulement elle avait eu le cran de lui
confier ses pensées ! De lui expliquer ses sentiments,
de lui dévoiler le fond de son coeur !
Mais a quoi bon? Jack la détestait !
Pendant un long moment, il n'y eu que le bruit du
vent et celui des pneus sur le bitume. Le malaise ne
cessait de croître entre eux, et Abbie se sentait de plus
en plus gênée. Ses yeux errèrent sur le tableau de bord,
sur les mains de Jack crispées sur le volant, sur le
téléphone cellulaire relié à l'allume-cigares...
Ses yeux tombèrent finalement sur la corbeille
d'articles de bain posée sur ses genoux. Stupide,
stupide, stupide ! Ce panier lui semblait soudain
dérisoire, avec sa paille, ses flacons, son papier
Cellophane et ce ridicule petit nœud de satin... Abbie
avait l'impression d'être la créature la plus idiote du
monde !
Pourtant, elle ne cessait de s'étonner que Jack ait pu
si facilement la confondre avec Nat. Certes, les trois
sœurs étaient des triplées et se ressemblaient
indéniablement. Mais depuis l'enfance, Nat s'était
toujours distinguée par un tempérament vif et
bouillonnant, par un sens de l'humour acide et la
faculté d'être toujours au centre de l'attention générale.
Tout l'inverse d'Abbie...
Après le départ de leur mère, quand elles avaient
huit ans, Abbie avait rapidement assumé le rôle
dominant dans la vie familiale. Bien que toutes du
même âge, c'est elle qui faisait la morale à Nat durant
leurs années de lycée, la harcelant pour qu'elle étudie
plus assidûment et se disperse moins. Nat l'avait
envoyée promener et avait construit sa vie à sa guise.
Mais Abbie entendait toujours les échos de leurs
disputes, et se voyait encore la menacer d'un index
sévère.
Le plus étrange, c'est que les deux sœurs
s'adoraient. Elles avaient simplement une vision
complètement différente de la vie. Les confondre
toutes les deux était comme confondre le feu et la
glace!
Maintenant que Jack connaissait la vérité, il devait
s'en rendre compte lui aussi. Et s'en mordre les doigts !
Abbie poussa un profond soupir. Sa nouvelle coupe
de cheveux n'avait rien changé à sa nature profonde.
Elle resterait toujours telle que la voyaient les autres :
la sœur sage, celle qui habitait avec son père, qui allait
à l'église tous les dimanches et n'avait jamais lancé une
blague osée de sa vie.
Celle que personne n'avait jamais embrassée...
Jusqu'à quatre heures plus tôt, dans le rayon
cosmétiques de chez Woody, par erreur!
Ses lèvres la brûlaient à ce souvenir. Elle posa la
main sur sa bouche dans l'espoir vain de garder intactes
les sensations fabuleuses que Jack avait éveillées dans
son corps. Jamais elle n'avait imaginé qu'un homme
pouvait faire autant d'effet a une femme! Et soudain, la
pensée que plus jamais il ne l'embrasserait, que plus
jamais il ne la serrerait dans ses bras lui vint à l'esprit.
Ses yeux se mirent à la picoter. Abbie ferma les
paupières avec détermination. Non, elle ne voulait pas
pleurer! Il allait encore la prendre pour une idiote!
— Jack?
— Mmh...
— Je... je suis désolée. Tu dois vraiment me
prendre pour la dernière des cruches !
— Mais non, voyons...
Elle refusa de le croire. Il essayait simplement de
ne pas se montrer trop méchant à son égard. Ses yeux
la piquaient de plus en plus.
— En revanche, je suis fâché contre toi.
— Tu en as le droit. J'aurais dû tout te dire dès le
début au lieu d'attendre... Mais si je ne l'ai pas fait, c'est
parce que... parce que...
Elle s'arrêta brusquement et détourna la tête,
incapable de soutenir son regard sévère. Non, elle ne
pouvait le lui dire!
La voiture ralentit soudain son allure. Jack avait un
peu levé le pied. Malgré cela, il leur restait si peu de
temps!
— Cela ne peut pas être si difficile, insista Jack.
Dis-moi simplement pourquoi tu as agi ainsi. Après
tout, nous aurions pu passer le même après-midi si tu
avais dissipé tout de suite le malentendu. Nous aurions
pu déjeuner ensemble, aller visiter ma maison...
Non, cela n'aurait pas été pareil, songea-t-elle
tristement. Pas avec les idées préconçues qu'il se faisait
à son sujet! Jamais il ne l'aurait embrassée avec une
telle passion, jamais ils n'auraient partagé ces
fantastiques moments d'intimité.
Ils se regardèrent droit dans les yeux, et Jack
ralentit encore davantage l'allure. La voiture roulait
désormais presque au pas !
Pendant un instant, la jeune femme le contempla
sans rien dire, essayant de graver dans sa mémoire tous
les détails de la scène. Le vent chaud qui soufflait dans
leurs cheveux, la manière dont Jack fronçait les
sourcils pour se protéger du soleil, et la lueur perplexe
qui brillait dans ses prunelles.
Abbie ne lui aurait pas avoué la vérité même sous
la torture. Car la vérité, c'est qu'elle était folle de lui
depuis le lycée. Depuis le jour précis où il lui avait
adressé un clin d'œil complice et l'avait inclue d'emblée
dans le groupe d'élèves qui préparaient une blague au
professeur de biologie.
Depuis ce jour-là, Abbie avait rêvé de conquérir
son affection ! Mais Jack l'avait classée dans la
catégorie des filles sans fantaisie et trop ennuyeuses
pour être vraiment intéressantes...
— Tu ne sais pas qui je suis réellement, reprit-elle
d'une voix douce. Tu ne me connais pas, et c'est la
raison pour laquelle cet après-midi n'aurait pas été le
même si tu avais connu ma véritable identité dès le
départ.
— Et pourquoi pas?
— Parce que si tu avais su que j'étais Abbie, tu
m'aurais posé quelques questions polies, comme on le
fait avec quelqu'un à qui l'on n'a rien à dire. Tu
m'aurais demandé des nouvelles de mon père, de mes
sœurs, et nous aurions parlé de la pluie et du beau
temps...
— C'est faux! protesta-t-il. Complètement faux!
Nous aurions pu parler de... de politique, d'économie,
de cinéma ! Tu m'aurais donné des nouvelles des
anciens copains de classe. Qui est resté, qui est parti,
qui s'est marié, combien d'enfants ils ont aujourd'hui...
Je dois continuer, ou cela te suffit?
— Non, ça ne me suffit pas, dit-elle doucement. Tu
oublies quelque chose.
— Quoi donc?
— Moi. Tu aurais pu me poser des questions sur
moi.
Jack parut soudain médusé.
— Cela t'étonne? poursuivit la jeune femme. La
vérité, Jack, c'est que toi et moi n'avons jamais été très
liés, et que nos retrouvailles n'auraient jamais été si...
spontanées si tu avais su qui j'étais. Et je ne voulais pas
gâcher ces moments. Car maintenant, tu vas t'estimer
obligé de me parler différemment. Alors que ce n'est
pas du tout nécessaire.
Jack prit un air sombre qui la déprima totalement.
Il aurait été tellement plus agréable qu'ils se quittent
avec le sentiment rassérénant d'être meilleurs amis
qu'avant!
Comme ils arrivaient devant chez Woody. Jack
gara sa voiture sur le parking, près de celle d'Abbie. A
peine furent-ils à l'arrêt que cette dernière ouvrit sa
portière.
— Tiens, c'est à toi, lui dit-elle en lui tendant le
panier. Je dirai à Nat que je t'ai croisé, et nous n'aurons
pas besoin d'ajouter quoi que ce soit.
— Abbie, attends !
La jeune femme, qui venait de descendre de
voiture, s'arrêta une seconde
— Oui?
— Voudrais-tu au moins me regarder dans les
yeux, déclara-t-il. S'il te plaît?
— Oui? dit-elle en faisant un effort pour lui obéir.
— Passons un marché, reprit-il. Nous avons tous
les deux commis une erreur. Je n'en parlerai à personne
si tu gardes le secret, d'accord?
— Tu veux que personne ne l'apprenne?
— Non. Gardons ce petit incident pour nous deux.
Sans s'en rendre compte, il venait de lui enfoncer
un nouveau poignard dans le coeur. Abbie sentit ses
dernières illusions s'éteindre douloureusement.
— Bien sûr, répondit-elle. Pas de problème...
— Pour les autres, précisa-t-il.
— Comme tu voudras. Bon, maintenant je dois
partir.
La jeune femme marcha jusqu'à sa voiture en
essayant d'ignorer l'humiliation qui lui déchirait le
cœur. Elle se sentait mal, physiquement mal !
Mettant le contact d'une main tremblante, Abbie
appuya sur l'embrayage sans la moindre pitié pour le
vieux moteur de sa voiture. Elle aurait voulu pouvoir
écraser de la même manière le souvenir de cet après-
midi, son chagrin qui paraissait croître d'instant en
instant, et toutes les images que sa mémoire gardait de
Jack Conroy !
Comme cela lui était impossible, elle se contenta
de passer la marche arrière et de sortir du parking pour
rentrer chez elle.
Jack ne souhaitait pas qu'on sache qu'il avait passé
l'après-midi avec Abigail Worth!
Etait-ce donc une si grande honte à ses yeux?
Son humiliation se transforma lentement en colère.
Elle n'était plus celle dont il se souvenait ! Et son
intuition lui disait qu'elle aurait bientôt l'occasion de le
lui prouver.

Après le fiasco de ses retrouvailles avec Abbie,


Jack n'avait qu'une destination en tête : le Redd
Rooster, le bar le plus mal famé de Cooper. Il n'y avait
pas mis les pieds depuis ses années de lycée, mais le
moment lui paraissait très bien choisi pour s'envoyer
quelques verres!
Dans son esprit, il imaginait déjà les pintes de bière
alignées devant lui comme des petits soldats. Et il se
sentait d'humeur batailleuse!
Il avait embrassé Abigail Woflh !
Incroyable !
Il s'était jeté sur elle sans crier gare et l'avait
embrassée sur la bouche, en plein supermarché, comme
un véritable sauvage. Sa conscience le tourmentait : un
homme respectable ne se conduisait pas ainsi avec une
chic fille comme Abbie !
Mais s'il s'en voulait énormément, une part de lui-
même le tarabustait encore davantage. Car enfin, Abbie
avait répondu à son baiser ! Devant tout le monde, sans
hésiter et sans paraître embarrassée ! Son visage n'avait
pas viré au cramoisi et elle ne l'avait pas giflé...
Jack ferma les paupières. Nul doute qu'avec les
spectateurs qui avaient assisté à la scène, toute la ville
serait au courant en moins de vingt-quatre heures... Il
ne savait pas trop s'il devait craindre pour sa réputation
ou pour celle d'Abbie. En tout cas, il savait que tout le
monde aurait l'œil sur eux désormais.
« Bon sang, songea-t-il, mais quelle mouche m'a
donc piqué? »
Finalement, revenir à Cooper n'était peut-être pas
une si bonne idée... Pour commencer, il ne buvait
jamais rien de plus fort qu'une tasse de café. Il ne
prenait une bière que par quarante degrés à l'ombre. Et
ensuite, il se comportait toujours correctement avec les
femmes. Il aimait à croire qu'il avait des principes...
Or il avait embrassé Abigail Worth !
Tout le monde a Cooper la prenait pour la fille la
plus gentille et la plus innocente de la ville. Et tous les
garçons qu'il avait connus croyaient dur comme fer que
Dame Nature ne lui avait pas fait don d'une once de
sensualité. Ils la croyaient trop pure et trop naïve pour
que des idées sensuelles aient jamais pu lui traverser
l'esprit.
Et jamais Dame Nature ne leur avait donné l'idée
de la courtiser!
Jack n'en revenait toujours pas. Tout le monde
avait toujours su que des triplées, Nat était la plus
sensuelle et la plus dénuée de principes moraux. Et il
venait de s'apercevoir accidentellement qu'elle
n'arrivait pas à la cheville de sa sœur dans ce domaine!
Il avait l'impression d'avoir découvert un secret
jalousement gardé, et ne savait trop qu'en faire.
Non, décidément, il avait bien besoin d'une bière !
Pour l'aider à y voir plus clair. Pour remettre ses idées
en ordre...
*
**

Jack arrêta sa voiture devant le Redd Rooster dans


un crissement de pneus. Un nuage de poussière monta
autour de lui, et une pellicule blanchâtre se déposa sur
les sièges de cuir noir. Les paroles d'Abbie lui
revinrent à l'esprit.
« Le Dakota-du-Sud va être fatal à ta voiture... »
Une bière, pensa t-il en sortant de la décapotable.
Une bière avec un petit verre de whisky pour l'aider à
passer!
L'intérieur sombre du Redd Rooster contrastait
agréablement avec la lumière aveuglante de l'extérieur.
Jack scruta la pénombre en marchant vers le bar. Il ne
cherchait aucun visage familier, juste de vieux
souvenirs. Les guirlandes lumineuses suspendues au-
dessus du grand miroir derrière le bar. Les tables de
bois usées par des générations de coudes...
Il s'assit au comptoir et ignora les adolescents
jouant au billard, les piliers de bar qui disputaient une
partie de cartes et le couple qui dansait devant le juke-
box.
— Un demi, lança-t-il au barman.
Soudain, quelqu'un lui donna une grande claque
amicale dans le dos.
— Jack Conroy ! Ça alors, quelle surprise ! La
rumeur qui dit que tu travailles avec Doc Winston est
donc vraie !
Jack se retourna et se trouva nez à nez avec un
visage jovial.
— Will ? Quel plaisir de te revoir!
Les deux hommes échangèrent une poignée de
main avant que Will ne prenne place sur le tabouret
voisin. Will était un ancien camarade de lycée, et Jack
se sentit obligé de lui parler d'Abbie.
— J'ai croisé une des sœurs Worlh aujourd'hui,
déclara-t-il. Nous avons passé un moment ensemble.
Will haussa les sourcils d'un air surpris.
— Comment? Nat est de retour? Ma foi, tu ne
perds pas ton temps ! Tu es venu au Redd Rooster pour
le vanter de ta bonne fortune ?
Jack ouvrit la bouche pour dissiper le malentendu.
Mais Will lui donna une nouvelle bourrade amicale
juste au moment où il se rappelait son accord avec
Abbie.
— Toujours le chéri de ces dames! s'exclama Will.
Tu n'as pas changé!
Jack referma la bouche et contempla la bière que
venait de lui servir le barman. Puis, un peu honteux, il
changea de sujet.
— Alors, mon vieux Will, parle-moi de toi. Que
deviens-tu?
— Je travaille comme cantonnier pour le comté.
Un bon boulot ! J'ai eu la chance de trouver cette place
il y a trois ans
Jack acquiesça pendant que son copain continuait à
bavarder.
— ... et après ça, je me suis marié il y a cinq ans
avec une fille de Madison.
— Vraiment ? répondit Jack poliment.
— Eh oui ! Nous avons déjà quatre enfants, et un
autre en route ! L'année prochaine, je vais devoir
acheter un minivan !
Jack commanda une seconde bière.
— Et toi, Jack? demanda enfin Will. Qu'as-tu fait
depuis la fac de médecine?
— J'étais à Omaha. J'ai travaillé trois ans aux
urgences de l'hôpital. J'ai appris à soigner les blessés
graves, et remplacer le Dr Winston pendant quelques
mois va vraiment être reposant, conclut-il.
— J'imagine qu'avec Mindy enceinte, sans compter
les rhumes et grippes de l'automne, nous aurons
souvent l'occasion de nous revoir.
— Si tu as assez confiance en moi pour me confier
la santé de ta famille...
— Tout le monde te connaît, Jack ! rétorqua Will.
On sait que tu fais toujours ce qu'il faut faire.
La culpabilité de Jack se réveilla alors que le
visage d'Abbie passait dans son esprit. Il noya ses
pensées dans une rasade de bière, et continua de
discuter avec Will des hausses d'impôts et du mauvais
hiver qu'annonçait L'Almanach du fermier.
— Cela m'a fait plaisir de te revoir, Will, déclara-t-
il quand il en eut assez de ce bavardage, mais je dois
partir maintenant. A très bientôt.
Il lui serra la main et fit deux pas vers la porte du
bar avant de se retourner.
— Au fait, reprit-il, je ne t'ai pas corrigé tout à
l'heure, mais ce n'est pas Nat que j'ai rencontrée cet
après-midi, mais Abbie. C'est une fille vraiment bien,
n'est-ce pas?
— Abbie?
— Oui. J'ai passé l'après-midi à essayer de
comprendre ce mystère. Comment une femme aussi
désirable peut-elle encore habiter chez son père?
— Je.... fit Will en fronçant les sourcils. Abbie?
— Oui, Abbie Worth. Tu sais quoi? J'ai bien
l'intention d'éclaircir cette affaire pendant que je suis
là!
Il sortit sur ces mots, sans voir l'expression
stupéfaite de son vieux copain, ni la manière comique
dont il secouait la tête...
4

Jack retourna le panier dans ses mains, et se rendit


compte que chaque détail lui évoquait irrésistiblement
Abbie. Cela lui ressemblait tellement de transformer
une simple corbeille en une chose aussi adorable! Il
avait posé l'objet sur sa table de nuit avant de
s'endormir et se réveilla en le regardant.
Il avait hésité à téléphoner à la jeune femme la
veille, et avait passé un long moment à contempler le
numéro de téléphone inscrit sur sa carte de visite
professionnelle. La nostalgie lui avait serré le cœur
lorsqu'il avait compris qu'il connaissait encore ce
numéro par coeur. Il avait dû le composer des milliers
de fois!
La première fois qu'il avait appelé chez les Worth,
il avait lamentablement bafouillé. Ensuite, il s'était
montré assez rusé pour feindre un intérêt débordant
pour les devoirs de classe et les horaires de bus, dont il
parlait indifféremment avec celle des trois sœurs qui lui
répondait. Puis, quand il avait découvert le don de Nat
pour la géométrie, il lui avait proposé de faire leurs
devoirs ensemble. Et elle avait accepté.
Les conversations téléphoniques suivantes avaient
été plus drôles. Il buvait littéralement les paroles de
Nat, et riait comme un fou aux remarques d'un humour
acéré qui étaient la spécialité de la jeune fille. Il avait
complètement succombé à son charme piquant.
Les appels ayant succédé à cette période de grâce
avaient été des conversations d'amoureux, avec leurs
inévitables ruptures et réconciliations. La dernière fois
qu'il avait appelé chez les Worth, c'était le matin de sa
remise de diplôme. Il avait testé sa maturité en ravalant
sa fierté et en souhaitant à Nat une bonne chance pour
ses études universitaires. Il ne lui avait plus jamais
parlé depuis.
Etrange. Dix ans plus tard, il revenait à Cooper
avec l'espoir de revoir Nat, et il confondait son ancien
flirt avec Abbie !
Il avait pensé à cette dernière en se couchant, et il y
pensait encore en se levant. Il devait la revoir, ne
serait-ce que pour vérifier si elle était bien comme il
l'avait vue. Car il était impossible qu'il soit attiré par
quelqu'un comme Abbie...
Jusqu'au jour précédent, il avait la certitude de
n'aimer que les femmes sophistiquées. Des femmes qui
connaissaient les règles du jeu de l'amour, portaient des
vêtements de luxe et lisaient Cosmopolitan et Glamour
pendant les longues heures qu'elles passaient chez le
coiffeur. Des femmes qui préféraient l'acier poli et le
verre aux placards vieillots et dépareillés d'une vieille
maison a moitié en ruine.
Non, il n'y avait pas d'autre solution pour chasser
ses doutes que d'affronter une nouvelle fois Abigail
Worth!
A 10 heures du matin, le soleil avait presque atteint
le zénith et promettait une magnifique journée. Jack
engagea sa voiture dans l'allée des Worth, avec la
satisfaction d'avoir bien planifié sa visite. Le père
d'Abbie serait sans aucun doute déjà aux champs...
Il allait parler à la jeune femme en tête à tête, la
rassurer en lui affirmant qu'ils étaient encore amis et
qu'il ne lui en voulait pas pour l'incident de la veille. Il
lui pardonnerait de lui avoir caché la vérité, et elle lui
pardonnerait de s'être faché...
Il frappa à la porte de devant pour éviter les
souvenirs qui se rattachaient à cette de derrière. Il avait
passé trop d'heures sur le seuil de la cuisine, par de
chaudes nuits d'été, attendant pour partir que Bob
Worth cogne à sa fenêtre pour rappeler à sa fille qu'il
était minuit passé.
Une fois sous le porche, il prit une profonde
inspiration et gratta la moustiquaire de la porte.
— Une minute !
Il y eut un bruit à l'intérieur, et Abbie ouvrit enfin
la porte.
— Ab...?
Malgré l'écran de fin grillage qui les séparait, Jack
ne put qu'ouvrir des yeux ronds de surprise en la
découvrant vêtue uniquement d'une petite chose de
satin rose!
— Jack? Mon Dieu..., s'exclama-t-elle. Mais que
fais-tu ici?
— Eh bien, je...
Il ne pouvait détacher ses yeux de sa combinaison
qui cachait mal une poitrine parfaite.
— Est-ce que je peux entrer? reprit-il. Je suis passé
pour te dire quelque chose.
— Oui, bien sûr, répondit-elle en poussant la
moustiquaire, Excuse-moi, je suis si surprise de te voir
que j'en oublie mes bonnes manières.
Le geste qu'elle fit pour ouvrir la moustiquaire
tendit le tissu qui se colla sur sa poitrine, décidément
parfaite ! Et Jack découvrit qu'Abbie ne portait pas de
soutien-gorge! Il savait qu'il aurait du regarder ailleurs,
mais il n'y arrivait pas!
Il entra dans la maison, et son regard se posa
aussitôt sur deux shorts de satin posés sur un dossier de
chaise. Noir et rose saumon ! Le noir était orné d'un
petit ruban rouge, et l'autre de dentelle arachnéenne...
Pour éviter de regarder Abbie, il fit le tour de la
pièce des yeux, et sentit le peu de sang-froid qui lui
restait l'abandonner. On aurait dit une boutique de
sous-vêtements féminins! Il y avait un bustier de lamé
doré posé sur un des coussins du canapé, et sur un
fauteuil s'entassaient porte-jarretelles, nuisettes,
soutiens-gorge...
— Excuse-moi, dit-il. Je te dérange pendant ta
lessive...
— Lessive? Oh, non ! répondit-elle en riant. Tout
cela ne m'appartient pas!
Il ne put s'empêcher de regarder d'un air
interrogateur son caraco rose.
— Oh, ça ? dit-elle en riant. Je ne faisais que
vérifier la taille.
— Humm.... fit-il, embarrassé. Je vois...
— Pour un panier-cadeau. Une jeune femme qui
enterre sa vie de célibataire. Ses amies m'ont demandé
de sélectionner un ensemble de lingerie. Pour s'amuser.
— S'amuser?
— Oui, à leur soirée. Et... après, je suppose.
Jack se mit à rire doucement.
— C'est toi le médecin, poursuivit-elle. Tu dois en
savoir plus long que moi au sujet des hormones!
Jack rit de plus belle. La scène ne manquait pas de
piquant : Abbie, habillé d'un caraco et d'un short de
satin roses, lui parlant d'hormones!
— Cela n'a jamais été ma spécialité, répliqua-t-il,
mais continue : j'ai hâte d'entendre ce que tu auras à me
dire à ce sujet !
— Pas ta spécialité? Mon œil ! rétorqua-t-elle en
riant à son tour. Oh. Jack, tu es affreux ! Tu fais tout
pour m'embarrasser, et le pire, c'est que je risque même
de m'excuser alors que tu es le seul responsable !
— C'est probable !
— Jack !
— Désolé, s'excusa-t-il en riant de plus belle. Je
suis venu pour te parler sérieusement, mais je n'y arrive
pas. Pas avec tous ces trucs autour de moi !
— D'accord, allons dans la cuisine. Tu pourras
prendre un café si tu veux.
— Impossible, j'ai un rendez-vous à 11 heures. Je
me suis juste arrêté pour te rapporter ceci.
Il lui tendit alors le panier rempli d'articles de bain
qu'elle avait laissé dans sa voilure, et fut troublé par la
manière dont son visage perdait soudain sa bonne
humeur.
— J'ai pensé que...
— Bien sûr, l'interrompit-elle, très professionnelle.
Je peux te rembourser l'argent ou l'envoyer à Nat,
comme tu préfères.
— Je ne veux pas d'argent, Abbie.
— Alors je ferai en sorte que Nat...
— Oublie Nat. Elle ne comprendra jamais combien
cette corbeille est spéciale.
— Je suis sûre que si elle sait que cela vient de
toi...
— Je ne pense pas. De toute façon, cela fait bien
longtemps que nous ne nous faisons plus de cadeaux.
— Mais hier...
— Hier, j'ai agi d'une manière impulsive, rétorqua-
t-il. Je t'ai rapporté ce panier parce qu'il est pour toi.
J'ai vu ton sourire quand tu sentais le parfum du savon.
Je veux que tu le gardes...
— Jack..., dit-elle, l'air indécis.
— S'il te plaît! insista-t-il. Je crois te connaître
assez pour savoir que tu n'as pas des douzaines de
flacons de sels de bain autour de ta baignoire.
— Non, c'est vrai... J'attends pour cela que...
— Tu vois, c'est ça, ton problème, déclara-t-il
gentiment. Tu attends toujours. Un jour, il faut prendre
ce qu'on veut sans plus attendre.
Il la vit changer imperceptiblement d'expression.
— Un autre geste impulsif? lui demanda-t-elle.
— Non, pas du tout. J'ai acheté cette corbeille pour
une femme qui m'a ébloui hier au supermarché. Et
cette femme, c'est toi.
Abbie baissa les yeux et examina un instant ses
pieds avant de redresser la tête.
— Jack, merci, mais ce n'est pas la peine de faire
tout ça. assura-t-elle, embarrassée. Je comprends que tu
sois toujours en colère contre moi et...
— Je ne suis pas en colère, protesta-t-il. Mais toi?
Tu ne m'as jamais dit que tu me pardonnais pour la
manière dont je me suis comporté quand je me suis
rendu compte que tu n'étais pas Nat.
— Je... je n'ai jamais rien pensé à ce sujet.
— Si, bien sûr. Tu y as même beaucoup pensé.
— Bon, c'est vrai, j'y ai pensé. Cela ne m'a pas
empêchée de dormir, mais...
— Toi aussi? l'interrompit-il.
Abbie en resta bouche bée.
— Je crois que nous étions deux à nous retourner
dans notre lit cette nuit sans trouver le sommeil ! reprit-
Il.
Il la vit croiser les bras sur sa poitrine et une
seconde, il eut le sentiment de deviner exactement ce
qu'elle pensait. Que dire, que taire...?
— Je suis désolée, déclara-t-elle enfin en
détournant le regard. J'ai l'impression d'avoir tout
gâché. J'avais la chance de le retrouver, d'apprendre à
le connaître de nouveau, et j'ai joué le rôle de ma sœur
au lieu d'être tout simplement moi-même. Je
comprends que tu aies été déçu. .
— Surpris, oui, mais pas déçu, la corrigea-t-il. Tu
es une femme étonnante, Abbie.
— Etonnante, moi? répliqua-t-elle amèrement. Ne
me fais pas rire! Qu'y a-t-il d'étonnant à vieillir à
Cooper? C'est toi qui es parti et à qui il est arrivé plein
de choses.
— Je trouve que tu as une image de toi-même très
négative, lui fit-il observer.
— Oh, je ne pleure pas sur mon triste sort, si c'est
ce que tu crois !
— Non, je ne le crois pas...
— J'avais des obligations ici, et j'ai choisi de les
remplir.
Il acquiesça de la tête. Jack comprenait très bien
ses allusions, même si elle n'en parlait pas ouvertement
et ne cherchait pas à s'en glorifier. En réalité, la famille
Worth n'aurait jamais survécu sans l'énergie d'Abbie.
Quand leur mère était partie, abandonnant son mari et
ses trois petites filles, c'est elle qui avait pris soin de
tout le monde et assumé les responsabilités de la vie
quotidienne. Bob Worth était un homme courageux et
un excellent fermier, mais c'était sa fille Abbie qui
s'était sacrifiée pour que leur famille ne se disloque
pas.
Pourtant, même s'il savait tout cela, ce ne fut qu'à
cet instant que Jack comprit le prix qu'elle avait payé
pour y parvenir. Il se rappela son adolescence et ses
plaisirs, les expériences qu'il avait pu réaliser... Abbie
n'avait rien vécu que tout ça.
Pendant un bref instant, il la vit comme elle-même
se voyait : une femme qui vieillissait doucement,
pendant que la vie s'écoulait en la laissant de côté.
— Abbie, regrettes-tu toutes les choses que tu n'as
jamais pu faire? lui demanda-t-il soudain.
La jeune femme ne répondit pas, et se contenta de
le regarder de ses grands yeux si doux.
— Moi, j'ai beaucoup de regrets, reprit-il. Je
regrette de ne pas t'avoir mieux connue au lycée. Mais
maintenant que je suis de retour à Cooper, serais-tu
d'accord pour que nous nous voyions plus souvent ?
Elle le contempla avec des yeux si pleins d'espoir
qu'il sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Il aurait
voulu la prendre dans ses bras et lui dire qu'il la
comprenait. Mais il n'osa pas. Cette femme avait un
étrange pouvoir sur lui, qu'il ne parvenait pas à définir
et qui l'effrayait un peu.
— Pourquoi ne pas oublier la journée d'hier et
sortir ensemble pour dîner samedi soir? lui proposa-t-il.
— Pour dîner?
— A moins que tu ne sois déjà prise samedi...
— Non, je n'ai rien de prévu.
— Alors, je t'invite!
Abbie lui fit un petit sourire.
— Quelqu'un m'a dit qu'au Badland, on servait
d'excellents travers de porc, reprit-il, et que l'orchestre
n'était pas mauvais. A moins que tu ne connaisses un
meilleur endroit?
— Non...
— Tu ne veux pas sortir?
— Jack, tu n'as pas besoin de te donner cette peine.
Si tu essayes d'arranger les choses, tu dois te rappeler
que c'est à cause de moi que tout est arrivé.
Elle lui offrait la possibilité de faire marche
arrière... Un homme sage aurait sauté sur l'occasion et
se serait tiré de cette situation sans hésiter. Après tout,
Jack n'avait pas besoin de se compliquer la vie une
seconde fois. Et pourtant son instinct lui disait que si
quelqu'un pouvait comprendre ce qu'il y avait de brisé
en lui, cela ne pouvait être qu'Abbie.
Il lui adressa un sourire enjôleur et fit un pas en
avant.
— Bon, je t'avoue, dit-il, il y a une autre raison
pour que je t'invite à dîner.
— Ah? Et laquelle?
— Je déteste manger tout seul! Allez, accepte! Tu
verras, on s'amusera bien.
— Si tu es sûr de ne pas faire cela pour te
rattraper...
Jack lui adressa un sourire et lui tendit sa corbeille.
Quand Abbie la saisit, leurs doigts s'effleurèrent et un
délicieux frisson le parcourut.
— Même si c'est le cas, reprit-il, nous nous devons
bien cela l'un a l'autre, non?
Abbie répondit à son sourire mais resta silencieuse,
serrant la corbeille contre sa poitrine. Jack, soudain mal
à l'aise, rebroussa chemin vers la porte.
— Alors d'accord pour samedi soir? lui demanda-t-
il.
— Oui.
— Je passe te chercher à 8 heures?
— Entendu.
Il lui fit un petit signe de la main et sortit de la
maison. Il fut heureux de la voir sortir a son tour sous
le porche pour lui dire au revoir. Et quand il monta
dans sa voiture, il fredonnait le dernier tube de l'été.
Il démarra sur les chapeaux de roues et alluma la
radio. Il avait l'impression d'être de nouveau un gamin
! Jamais il ne s'était senti aussi bien depuis des mois.
Des années, même !
Et tout cela grâce à Abbie Worth !
5

Après le départ de Jack, Abbie se repassa


mentalement le film de sa visite. Elle se rappela la
manière dont il avait contemplé toute cette lingerie. Ses
yeux avaient failli sortir de leurs orbites quand il avait
vu le caraco de satin qu'elle portait en lui ouvrant! Rien
que d'y penser, des frissons lui couraient sur la peau !
Incroyable! Jack Conroy avait perdu son assurance
devant un panier de lingerie fine! En y pensant, Abbie
éclata de rire. Elle souriait encore en étalant la
meringue sur sa tarte au citron.
Son père, qui se lavait les mains dans l'évier de la
cuisine, jeta un regard curieux vers la tarte et lui
demanda ce qui la mettait de si belle humeur.
— Eh bien, j'ai eu une visite aujourd'hui, lui
répondit-elle. Tu ne devineras jamais qui, Jack Conroy!
— L'ancien petit ami de Nat?
— Oui. Evidemment, ils ne se sont pas vus depuis
des années. Pas depuis le lycée, je crois.
— Que faisait Jack ici ? demanda Bob Worth en
prenant place à table.
— Il remplace le Dr Winston jusqu'à ce que ce
dernier ait trouvé quelqu'un pour racheter sa clientèle.
— Il est donc passé pour prendre des nouvelles de
Nat, j'imagine...
— En fait, non. Nous nous sommes croisés hier, et
il est passé me voir.
Abbie déposa le plat de viande sur la table et
éteignit le gaz. Son père, qui se servait des pommes de
terre, s'arrêta brusquement.
— Tu ne m'en avais pas parlé, fit-il remarquer.
— Je n'y ai pas pensé, répondit-elle, évasive. Jack
est en train de restaurer la maison de son grand-père, et
il m'a emmenée la visiter.
Son père demeura interloqué et laissa glisser la
cuillère dans la saucière. Abbie s'assit à son tour, sans
prêter attention à sa surprise.
— Jack prévoit de remettre la maison en état pour
la vendre pendant qu'il est ici, expliqua-t-elle. En
revenant, j'ai oublié une corbeille dans sa voiture et il
est venu me la rapporter. Il m'a invitée à dîner samedi
soir.
Abbie jeta subrepticement un regard à son père. Il
tartinait méticuleusement une tranche de pain avec une
mine qui n'annonçait rien de bon.
— A dîner..., répéta-t-il.
— Oui. Pour rattraper le temps perdu et se raconter
nos vies. Tu ne trouves pas ça gentil de suggérer qu'on
apprenne à se connaître?
— Abigail...
— Il n'a pas changé, poursuivit-elle, assez
nerveuse. Il a un peu vieilli, bien sûr, mais je l'ai
reconnu sur-le-champ.
Bob posa sa tartine sur le bord de son assiette et lui
jeta un regard sévère.
— Crois-tu que ce soit très sage? lui demanda t-il.
— Comment? répondit-elle en feignant
l'innocence.
— Ne me regarde pas avec ces yeux, tu m'as très
bien compris! Il est sorti avec ta sœur!
— Et alors? C'était il y a une éternité !
Bob fronça les sourcils avant de prendre sa
fourchette et d'attaquer son rôti d'un air revêche.
— Tu ferais mieux d'y réfléchir, Abbie. Parfois, les
sentiments ne changent pas, malgré les années
écoulées.
— Mais papa, c'est moi qu'il a invitée ! Et j'ai dit
oui. Que voulais-tu que je réponde? Que je lui
demande s'il éprouvait toujours des tendres sentiments
pour Natalie? Même si c'est le cas, cela n'a pas
d'importance. Nous ne faisons que sortir dîner !
Son père lui jeta un coup d'œil sceptique.
— Papa, nous sommes juste amis ! protesta-t-elle.
— Mais tu n'avais pas de petit ami au lycée,
rétorqua-t-il
— Et alors?
— Alors je ne suis pas sûr que tu comprennes les
sentiments qui peuvent survivre à un amour
d'adolescence. Ta maman et moi...
— Oui, je sais, vous sortiez ensemble au lycée,
l'interrompit-elle.
— Des situations comme celle-là peuvent vite se
compliquer.
— Tu voudrais peut-être que je demande sa
permission à Natalie?
— Telle que je la connais, elle ne se rappelle peut-
être même plus de lui! insinua-t-il, amusé.
Abbie ne put s'empêcher de sourire à son tour Nat
collectionnait les amoureux, au lycée... Pourtant,
quelque chose lui disait qu'en dehors de Jack, son père
avait d'autres raisons d'être soucieux. Il avait souvent
l'air contrarié ces derniers temps. Mais c'était l'époque
de la moisson. Il devait s'inquiéter pour les récoltes ou
le bétail... L'expérience lui conseilla de ne pas insister
là-dessus.
Pourtant, les propos de son père eurent un effet
curieux sur elle : Abbie ne parvenait plus à chasser de
son esprit le visage de Jack, associé à celui de Nat.
Les doutes et l'anxiété perturbèrent quelque peu
l'enthousiasme que son premier, et certainement
dernier, dîner avec Jack avait suscité en Abbie. Elle fit
un effort pour chasser ces pensées désagréables, et
lorsque la tentation de lui téléphoner pour tout annuler
devint trop forte, elle sortit faire les magasins.
Son premier achat fut une robe neuve. D'un bleu
électrique, avec une rangée de boutons partant du col
jusqu'à l'ourlet. Elle jeta l'étiquette dès la porte de la
boutique franchie, pour être sûre de ne pas avoir de
remords. Une fois rentrée, elle la suspendu à la porte de
sa penderie pour se rappeler que quoi qu'il arrive, elle
sortirait dîner avec Jack. Et peut-être même danser!
Trois soirs de suite, elle essaya sa robe neuve
devant le miroir de sa penderie, et prit la décision de
faire de cette sortie la plus belle soirée de sa vie. Elle
appliqua pour cela la recette que sa sœur Meredith
utilisait chaque fois qu'on la convoquait pour un
emploi. Cela l'avait fait beaucoup rire, mais à présent,
la jeune femme croisait les doigts pour que ce soit
efficace !
Je le mérite.
Je mérite d'avoir une relation avec Jack.
Je suis responsable de mon bonheur et de mon
destin.
J'ai confiance en moi, je suis compétente et
efficace...
Abbie répéta chacune de ces affirmations dix fois
de suite devant sa glace, en se regardant droit dans les
yeux. Certes, cela lui paraissait un peu ridicule, mais
elle refusa de laisser le doute s'insinuer dans son esprit.
Puis, le vendredi soir, elle contempla son reflet une
nouvelle fois dans la glace et eut une soudaine
révélation. La robe, sans accessoires, paraissait fade.
Abbie faillit céder à l'hystérie.
Qu'y avait-il qui n'allait pas chez elle? La nature
l'avait-elle privée du gène de la classe naturelle?
Ordinaire et sans saveur, voilà ce qu'allait penser
Jack en la voyant !
La jeune femme le voyait déjà endurer patiemment
le dîner, puis la raccompagner chez son père et lui
serrer la main sous le porche en la remerciant pour
cette agréable soirée... Cette idée la révolta!
Après s'être couchée, Abbie fut incapable de
trouver le sommeil. Elle passa des heures à serrer son
vieil ours en peluche, se reprochant d'être si craintive et
si peu sûre d'elle-même.
Si seulement elle avait eu quelqu'un à qui parler! Si
seulement quelqu'un avait pu lui dire qu'on pouvait très
bien avoir vingt-neuf ans et se sentir terriblement
désarmée et solitaire !

Abbie, sans rien dire à son père, se leva à l'aube le


samedi matin et se rendit dans le centre commercial le
plus proche, déterminée à trouver un accessoire
susceptible de donner du piquant à sa toilette. Comme
une amazone sur le pied de guerre, elle fourragea à
travers or et argent, grandes marques et démarques,
pour finir par acheter trois colliers, quatre paires de
boucles d'oreilles, deux bracelets, une paire de
chaussures et un sac à main assorti. Elle rentra à la
ferme épuisée mais heureuse...
Le soir venu, elle fut prête avec une demi-heure
d'avance. Quand elle descendit l'escalier, elle avait
l'impression de flotter dans l'air...
En l'entendant entrer dans le salon, son père leva le
nez de son journal et inspecta le résultat.
— Eh bien ! dit-il en souriant. Tu es superbe, ce
soir !
— Merci, répondit Abbie. Tu ne trouves pas que
j'en ai trop fait?
— Non, pas du tout. J'espère simplement que Jack
aura conscience de la chance qu'il a. J'ai toujours pensé
que tu étais la meilleure de mes trois filles. Tes sœurs
le savent également. C'est pour ça qu'elles t'aiment
tant...
— Oh, papa, tu es trop gentil !
Abbie faillit s'étrangler en comprenant
brusquement que son père essayait de la réconforter au
cas où la soirée tournerait au fiasco. Il n'approuvait pas
du tout ce rendez-vous et s'attendait au pire, elle le
savait.
Elle jeta un regard par la fenêtre, espérant que Jack
arriverait tôt. Il n'y avait plus rien à faire dans la
maison, absolument impeccable et qui fleurait bon le
gâteau au chocolat. La radio, branchée sur une station
de musique douce, ronronnait doucement. Son père alla
se servir une orangeade, puis revint s'installer dans son
fauteuil et passa les dix minutes suivantes à bavarder
nonchalamment. Cette conversation décousue faillit
rendre Abbie folle!
Vingt minutes passèrent. Jack était en retard...
— Ils disent que le tribunal de Grand Forks retient
les charges portées contre cette compagnie de
producteurs de viande.
— Vraiment?
Abbie n'en avait absolument rien à faire : une seule
chose occupait son esprit. Jack Conroy !
Où était-il? Comment pouvait-il lui faire ça?
— Ils disent que l'affaire pourrait ruiner la
compagnie. Cela va encore laisser de nombreuses
personnes au chômage...
— Je suppose...
Abbie avait envie de hurler, mais pas de discuter
des problèmes du commerce de la viande! Si Jack lui
posait un lapin, son amour-propre serait tellement
blessé que plus jamais elle ne pourrait faire face à son
père ! Jamais elle ne pourrait survivre à la ruine de ses
rêves romantiques ! Elle jetterait son miroir, témoin de
son humiliation.
Sa seule consolation était que personne ne serait au
courant de cette défection, hormis son père. Au moins,
elle pourrait pleurer sans témoin sur ses dernières
illusions perdues.
« Si Jack ne vient pas, songea-t-elle, je lui enverrai
la facture de ma robe, des bijoux, de ces chaussures qui
me font mal aux pieds, ainsi que de ce ridicule sac à
main ! Je jure qu'il me remboursera jusqu'au dernier
sou le prix de ma fierté bafouée ! »
Son père baissa soudain son journal et regarda vers
la fenêtre.
— N'est-ce pas le bruit d'un moteur qu'on entend?
demanda-t-il.
La jeune femme bondit du canapé et se précipita
sous le porche. Cela devait certainement être un voisin
venant les avertir qu'il lui manquait une vache, ou bien
Gus, un employé du ranch des Tyler, qui venait leur
emprunter les outils dont il avait parlé un peu plus tôt
au téléphone...
Abbie resta pétrifiée lorsque Jack apparut devant
ses yeux.
— Excuse-moi, lui dit-il en sortant de sa voiture de
sport. Je suis très en retard, j'aurais dû t'appeler...
— Ce n'est pas grave.
Le simple fait de le voir avait réduit à néant sa
colère, et Abbie fut surprise de s'entendre parler d'une
voix si douce. Jack gravit les marches du porche et lui
tendit un long paquet enveloppé de papier.
— C'est pour toi.
— Une offrande de paix ? lui demanda-t-elle
— Non, pas du tout. C'est simplement la raison de
mon retard. La fleuriste, Mme Dolan, ferme sa
boutique très tôt, et j'ai dû lui promettre une injection
gratuite contre le rhume des foins pour la faire céder...
— Eh bien ! Être médecin présente certains
avantages !
Abbie défit le papier et découvrit une rose rouge
magnifique. Ses espoirs meurtris et sa fierté blessée
guérirent dès qu'elle posa le doigt sur la longue tige.
Jack lui fit un clin d'œil.
— C'est une rose American Beauty ! déclara-t-il
d'un air sexy en diable.
— Je... je...
Abbie était si surprise qu'elle ne pouvait détacher
les yeux de la rose parfaite aux pétales de velours
encore parsemés de gouttes de rosée.
— Je ferais mieux de la mettre tout de suite dans
un vase, reprit-elle. Jamais je n'aurais pensé que tu
m'offrirais une telle fleur...
Confuse et rougissante, la jeune femme entra dans
la maison avec lui et se précipita vers la cuisine pour
cacher son trouble. Jack se dirigea droit vers Bob, la
main tendue.
— Bonjour, monsieur Worth ! Je suis heureux de
vous revoir. Non, ne vous levez pas, je vous en prie.
Nous ne restons pas. J'espère que mon retard n'aura pas
compromis ma réservation au restaurant...
— On trouve une table sans trop de difficulté au
Badland, répondit Bob. J'ai entendu dire que tu vas
rester à Cooper quelque temps?
— Oui, quelques mois. Le temps que le Dr
Winston trouve quelqu'un pour racheter sa clientèle.
— Cela fait des années qu'il dit qu'il veut vendre
son cabinet et aller à la pêche. Evidemment, personne
ne l'a jamais cru.
— Je crois que cette fois, il est sérieux. D'ailleurs,
il ne travaille plus qu'occasionnellement
— Bien..., déclara Bob en le regardant droit dans
les yeux. A propos de cette soirée... Je pense que je n'ai
pas besoin de te rappeler les règles du jeu, Jack.
— Non, sauf si je dois ramener votre fille avant
minuit, répondit-il en riant.
— Ce n'est pas nécessaire, Abbie est assez grande
maintenant pour rentrer à l'heure qu'elle veut.
Bob avait un air sérieux qui intimida un peu Jack.
Celui-ci eut brusquement l'impression de revenir des
années en arrière, à l'époque de son adolescence.
Abbie revint à ce moment dans le salon et déposa
sur la table un soliflore en cristal qui mettait en valeur
la longue tige de la superbe rose.
— Tu ferais mieux de te couvrir, lui dit son père en
ramassant son journal. La météo annonce que la
température va baisser.
Abbie ouvrit la penderie pour prendre son manteau,
songeant que jamais son père n'avait été aussi
passionné par la lecture de la presse...
De la cuisine, elle avait entendu ses
recommandations à son sujet. La prenait-il donc encore
pour une enfant ?
Jack lui prit son manteau des mains et insista pour
qu'elle le passe.
— J'ai laissé la capote de la voiture baissée, lui
expliqua-t-il. Ainsi nous pourrons voir les étoiles sur le
chemin du restaurant.
Je les vois déjà ! pensa la jeune femme, troublée
par le contact des mains de Jack sur ses épaules.
Ils dirent au revoir à Bob. qui se contenta de leur
adresser un signe de tête.
Quand Jack lui ouvrit la portière de sa voiture de
sport. Abbie avait l'impression d'être une reine.
Pendant un instant, elle se dit que toutes les conditions
étaient réunies pour une expérience inoubliable. Jamais
son corps ne lui avait paru aussi léger!
La vie avait enfin inversé les rôles ! Combien de
fois avait-elle regardé Nat monter dans la vieille Ford
de Jack? Combien de fois son cœur avait-il fait en
secret le vœu qu'un jour elle prendrait sa place?
Et son rêve se réalisait enfin ! Maintenant, à cet
instant très précis!
Il se glissa au volant, et Abbie lui adressa un
sourire radieux.
— Je crois que j'ai gaffé avec ton père, lui dit-il en
mettant le contact. Il va penser que je me suis montré
radin en ne t'offrant qu'une seule rose. Mon geste ne lui
a pas plu...
— Non, je ne pense pas.
— Si, j'en suis sûr !
— N'y pense plus ! rétorqua Abbie qui refusait de
penser à son père. De toute façon, tu n'avais pas à
m'apporter quoi que ce soit
— Si, j'aurais même dû t'offrir une brassée de
roses! répondit-il en posant nonchalamment le bras sur
le dossier de sa passagère.
— Une brassée? s'enquit-elle en riant. Et pourquoi
ça?
— Pour te remercier de sortir avec moi ce soir. Car
j'imagine que tu as dû hésiter après avoir accepté mon
invitation ! Mais j'y ai réfléchi et j'ai pensé qu'une seule
rose était bien plus sexy. Et dans ton cas, c'était tout à
fait ce qui convenait !
6

Plus sexy? Abbie en resta bouche bée. Comment


pouvait-il dire une chose pareille? La trouvait-il
vraiment sexy?
Le souvenir de ses séances d'autopersuasion face à
son miroir lui revint. La recette fonctionnait !
Mentalement, elle remercia Meredith pour le conseil, et
le dîner se déroula comme dans un rêve...
— Je n'en reviens pas! déclara Jack en avalant une
bouchée de la tarte aux noix de pécan qu'ils
partageaient pour le dessert. Jamais je n'aurais pensé
que tu avais menti pour cacher à ton père la manière
dont Meredith s'était cassé le bras en seconde !
— Je n'avais pas le choix, expliqua Abbie. C'était
la saison de la moisson. Si papa avait découvert que
Meredith avait sauté du porche pour gagner un pari
avec Nat et que je ne l'en avais pas empêchée, il nous
aurait consignées toutes les trois dans nos chambres !
La jeune femme se tut, consciente d'avoir ouvert la
voie à Jack. S'il voulait poser des questions sur Nat, le
moment était idéal. Elle se raidit, prête à lui répondre.
Mais Jack n'aborda pas le sujet. Il se contenta de
poser sa serviette, la dernière bouchée de tarte avalée.
— Le dîner était délicieux...
— Tout à fait, répondit-elle. Merci, Jack.
— Mais ta compagnie était encore meilleure!
— Merci...
Rougissante de plaisir, Abbie posa à son tour sa
serviette en se demandant si la soirée allait se terminer
ainsi.
— J'aime bien cette idée d'apprendre à se connaître
autour d'un bon dîner!
— Moi aussi. En fait, c'est la première fois qu'on
parle vraiment, en tête à tête.
— Nous avons parlé en tête à tête l'autre jour, la
corrigea-t-il avec une mimique adorable. Mais
évidemment, le caraco que tu portais a fait diversion.
J'ai probablement dit beaucoup de bêtises...
— Comme si, dans ta profession, tu ne voyais
jamais personne en sous-vêtements !
— Tu sais, reprit-il avec un sourire séduisant, ce
qui compte avec les caracos, c'est ce que l'on devine!
— Ce n'était que moi ! protesta-t-elle en rougissant.
— Je sais. Et un petit caraco peut changer
considérablement l'image que l'on a d'une femme.
Abbie le regarda bien en face, se demandant avec
excitation s'il flirtait vraiment.
— Tu veux danser?
La nouvelle Abbie, si sexy, ne pouvait lui refuser
une danse.
— Avec plaisir! répondit-elle en se levant.
Il l'accompagna sur la petite piste de danse et la prit
dans ses bras. Il posa la main gauche au creux de ses
reins pour la guider d'une manière instinctivement
protectrice, qui la fit frissonner de plaisir.
Soudain, la jeune femme sentît l'anxiété s'emparer
d'elle. Il ne s'agissait plus d'un simple marivaudage...
Ils n'eurent le temps de faire que quelques pas
quand un autre couple de danseurs les bouscula. Abbie
se retrouva projetée contre le torse de Jack, la tête
nichée contre son épaule. Ses jambes se liquéfièrent
aussitôt, et un frisson électrique courut dans tout son
corps.
Mais Jack ne parut rien remarquer. Au contraire, il
la serra contre lui et posa la joue contre sa tempe.
Abbie crut défaillir de plaisir.
— Je ne crois pas que nous ayons jamais dansé
comme cela auparavant, lui murmura-t-il à l'oreille.
— Non, c'est vrai.
— Nous... nous pourrions donner l'impression
d'accomplir cela sans effort, mais il n'en est rien, n'est-
ce pas?
— Que veux-tu dire? demanda t-elle, embarrassée.
— Nous essayons tous les deux de toutes nos
forces d'avoir l'air à l'aise, mais nous ne pouvons pas
oublier que nous nous connaissons depuis des années et
que nous n'avons aucun souvenir en commun. D'une
certaine manière, c'est comme un nouveau départ.
— Cela présente des avantages, fit-elle observer,
touchée par sa lucidité.
— Oui, c'est vrai, admit-il en lui caressant le dos.
Bien sûr, j'aime bien me rappeler ces petites histoires
que nous avons vécues ensemble. Notre rencontre chez
Woody, ton caraco...
La jeune femme sourit, la tête posée contre son
torse. Comment pouvait-il deviner ses pensées les plus
secrètes? Et plus merveilleux encore, les partager?
— Abbie?
— Oui?
— J'aimerais bien t'inviter le week-end prochain,
mais je ne peux pas. Je suis en retard dans mon
programme de restauration pour la maison, et j'ai déjà
donné rendez-vous à des charpentiers pour réparer le
porche. Ils resteront jusqu'à ce que leur travail soit
terminé.
Elle sentit son cceur se serrer brusquement. Il
essayait, avec beaucoup de tact, de lui faire
comprendre l'ordre de ses priorités. Sa maison en
premier, elle en second...
— Je comprends très bien. Jack.
— Je compte faire de la peinture tous les soirs de la
semaine prochaine, poursuivit-il. Si tu n'as rien de
mieux à faire, tu pourrais passer chez moi pour me
donner ton avis sur les couleurs que j'ai choisies.
Un profond soulagement la fit sourire.
— Ne préférerais-tu pas que j'apporte ma salopette
de travail?
— Tu en as vraiment envie ? demanda-t-il, surpris.
— Pourquoi pas? Cela nous donnerait de nouveaux
souvenirs communs.
Jack éclata de rire. La musique changea alors, pour
prendre un rythme plus rapide.
— Je suis sûr que tu es aussi jolie avec ta salopette
qu'en robe du soir! déclara-t-il en l'entraînant dans un
rock endiablé.
Ils dansèrent ensemble jusqu'à perdre haleine, et
quittèrent le restaurant peu après 2 heures du matin.
Abbie se sentait d'humeur plus joyeuse que jamais. Ils
roulèrent vers le ranch Worth la capote baissée, les
cheveux dans le vent et la radio à plein volume. Prise
par la musique, Abbie se mit à se déhancher sur son
siège en chantant à tue-tête les paroles d'une chanson
de Tina Turner. Jack l'imita aussitôt.
Il ralentit finalement l'allure et gara la voiture sur le
bas-côté de la route.
— Tu as froid? lui demanda-t-il. Tu veux que je
relève la capote ?
— Dis plutôt que tu as honte de moi et que tu veux
me cacher! protesta-t-elle en riant.
— Pas du tout ! Je ne veux pas que tu sois gelée,
c'est tout !
— Tu plaisantes? J'adore sentir le vent sur mon
visage et dans mes cheveux...
Le sourire de Jack s'évanouit et il planta ses yeux
dans les siens, l'air soudain grave.
L'atmosphère passa aussitôt de la franche bonne
humeur à une tension presque palpable.
Jack serra le frein à main et doucement, passa la
main dans les cheveux ébouriffés de sa voisine.
— Je n'ai pas envie de t'embrasser sur le seuil de la
porte, Abbie, lui murmura-t-il.
Il se pencha doucement dans sa direction, et pas un
seul instant la jeune femme ne songea à l'arrêter. Elle
aussi avait trop envie d'un baiser!
— Approche..., chuchota-t-il.
Abbie se laissa lentement glisser contre lui pendant
qu'il lui caressait le visage.
— Tu es glacée, lui dit-il à l'oreille.
— Toi aussi...
Il ne lui laissa pas le temps d'ajouter un mot et
l'embrassa, la faisant aussitôt frémir de plaisir.
Ils se blottirent l'un contre l'autre pendant que leur
baiser devenait de plus en plus passionné. Abbie sentit
son cœur s'affoler dans sa poitrine alors que son sang
se mettait à bouillonner dans ses veines, et perdit
complètement la tête. Fermant les paupières, elle
s'abandonna entre les bras de Jack et répondit avec
fougue à son étreinte enflammée.
— Mon Dieu, Abbie! s'exclama-t-il soudain en
s'écartant pour la regarder. Comment arrives-tu à me
mettre dans cet état ? Tu me rends fou !
Il baissa de nouveau la tête pour la dévorer de
baisers, tout en glissant les mains dans l'échancrure de
son manteau pour la caresser. Abbie él=touffa un
gémissement de plaisir et se cambra contre son torse
dur et solide comme un roc. Jamais elle n'avait éprouvé
un désir aussi intense de toute sa vie, et son corps,
tendu comme les cordes d'un violon, vibrait de volupté
sous les mains expertes de Jack. Elle avait tellement
envie de lui !
— Bon sang, Abbie! s'écria-t-il soudain.
Sans crier gare, il la laissa brusquement pour se
caler contre sa portière. Sortant de sa délicieuse
torpeur, la jeune femme le contempla un instant sans
comprendre. Que se passait-il?
— Je pensais que.... balbutia-t-elle. Je suis
désolée...
— Tu t'excuses? Voyons! répondit-il en éclatant de
rire.
— Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle, inquiète. Dis-le-
moi, s'il te plaît.
— Ce qu'il y a? Oh, c'est simple! répondit-il. Tu
m'as conduit jusqu'aux limites de ma résistance, et si
nous continuons une minute de plus, je ne pourrai plus
m'empêcher de te faire l'amour!
Abbie examina le désordre qui envahissait salon et
salle à manger. Corbeilles, papier de toutes les
couleurs, rouleaux de ruban et de Cellophane, cartes et
étiquettes autocollantes s'étendaient sur la table. Un
imposant tas d'ornements de Noël occupait un coin de
la salle à manger, et sur les chaises, les fauteuils et le
canapé s'entassaient vêtements de bébé, boîtes de
chocolats et tout un assortiment d'articles prêts à être
emballés.
Son nouveau travail envahissait chaque jour un peu
plus son espace vital, mais cela n'avait pas
d'importance à ses yeux. Abbie débordait de bonne
humeur et d'enthousiasme, et ce joyeux chaos
représentait une preuve tangible que sa petite entreprise
démarrait bien.
Un an plus tôt, un tel désordre l'aurait fait paniquer.
Un an plus tôt, l'état de son compte en banque l'aurait
rendue folle d'inquiétude, tout comme la fatalité qui
semblait la destiner à devenir une vieille fille solitaire.
Un an plus tôt, elle aurait tenté de se consoler avec un
bol de céréales devant une vidéo...
Mais plus maintenant ! Tout avait changé !
Son entreprise réalisait désormais de substantiels
bénéfices qui la mettaient, du moins momentanément,
à l'abri du besoin, et sa vie amoureuse était une réussite
complète !
Elle attrapa le sac contenant des fleurs artificielles
dans un coin du salon et sourit, se rappelant comment
elle avait persuadé Jack d'adopter la tapisserie à fleurs
dans sa salle à manger plutôt que de peindre les murs
couleur sable.
— Que diable...
La voix de son père la fit se retourner. Bob Worth
venait d'entrer dans la pièce, qu'il contemplait avec des
yeux horrifiés.
— Regarde ! lui lança la jeune femme. Ce sont les
corbeilles que la librairie m'a commandées. Jolies,
n'est-ce pas? Je dois faire un petit paquet avec tout ce
dont un élève a besoin pour travailler.
— Abbie, j'ai rendez-vous avec un type de la
coopérative agricole!
— Comment ?
— Je croyais te l'avoir dit. Tu n'as donc pas
consulté le calendrier?
— Mais il passe toujours le premier lundi du mois!
— Nous avons changé son jour de rendez-vous.
Seras-tu capable de débarrasser tout ça et de nous
préparer un petit gâteau pour le café?
— Oh, papa...
La jeune femme examina tout son matériel en
soupirant. Comment diable voulait-il qu'elle range ses
fournitures en si peu de temps ?
— Tu n'as qu'à mettre tes affaires dans la chambre
de Meredith, lui suggéra-t-il.
— Impossible, je l'ai déjà utilisée. Tu te souviens
que M. Lohman, le producteur de miel, m'a demandé
de préparer des paniers-cadeaux pour ses clients ? J'ai
stocké les paniers et les canons d'expédition chez
Meredith.
— Alors prends la chambre de Nat. Elle est plus
petite mais...
— Je ne peux pas. Le miel, papa. Le miel...
— Mais enfin...
— Papa, j'ai besoin du miel pour préparer les
paniers ! Il a fait faire ces petits pots spécialement pour
l'occasion, et ceux-ci sont emballés dans des cartons
qui prennent beaucoup de place...
— D'accord, d'accord! rétorqua Bob en levant les
yeux au ciel. Fais comme tu veux, Abbie, mais trouve
un endroit pour ranger ce bazar! Si cela continue, nous
n'aurons plus de place pour nous dans cette maison !
La jeune femme examina une nouvelle fois ses
fournitures, en essayant d'évaluer le volume nécessaire
pour les ranger. Certaines pouvaient tenir dans la
penderie de l'entrée, le reste irait dans sa chambre et
sur le palier du premier étage. Le problème, c'est qu'il
lui faudrait ensuite passer une matinée entière pour s'y
retrouver... et avec Noël qui approchait, chaque minute
était précieuse.
— Abigail, la situation échappe à tout contrôle !
reprit son père en fronçant les sourcils. Traite-moi de
grand-père si tu veux, mais j'aimerais bien pouvoir
m'installer dans mon fauteuil de temps en temps.
Elle jeta un regard au siège préféré de son père,
maintenant enfoui sous cinq couleurs différentes de
papier crépon.
— Je suis désolée...
— Ma chérie, je suis ravi que ton affaire marche
bien, continua-t-il en regardant le répondeur-fax que sa
fille avait installé, mais je ne peux même plus utiliser
mon téléphone parce que tu es toujours en ligne ! Le
calendrier de la cuisine est surchargé de dates, et il y a
des notes dans tous les coins. Ce n'est plus une maison,
c'est un bureau !
— L'avantage, lui fit-elle observer, c'est qu'ainsi
mon entreprise commence à gagner de l'argent.
— Abbie, argent ou pas, j'ai d'autres choses en tête.
J'ai envie de me reposer un peu. Je me fais vieux, tu
sais, et si je ne peux même plus me détendre chez
moi...
— D'accord, répondit-elle, je vais voir ce que je
peux faire.
— Tu as besoin d'un espace réservé à ton travail.
Nous pourrions aménager l'atelier si tu veux, et y
installer le chauffage.
Abbie frissonna en pensant aux rongeurs qui
rôdaient sans cesse dans l'atelier, à la recherche d'un
épi de mais ou d'un endroit tranquille pour faire leur
nid. Ils adoreraient ses fournitures, sans le moindre
doute !
Une idée lui traversa soudain l'esprit.
— Accorde-moi quelques jours, reprit-elle, je vais
essayer de trouver une solution pour déménager tout ce
bazar ailleurs. Tu as raison, j'avoue que ce n'est plus
tenable ainsi !
7

— J'ai un bail de six mois!


Abbie agita fièrement ses clés sous le nez de Jack
interloqué.
— Eh bien, quelle femme d'affaires tu es devenue!
s'exclama-t-il.
Elle lui adressa un grand sourire et contempla la
vieille maison de bois qui se dressait dans la Grand-rue
de Cooper. Ni la peinture écaillée de la façade ni les
carreaux cassés au premier étage ne parvenaient à
cacher à ses yeux le potentiel que recelait le bâtiment.
— C'est absolument parfait, déclara-t-elle. Il y a de
grandes fenêtres, une entrée de service à l'arrière, une
grande salle d'exposition et un bureau. Et au premier,
un loft avec une cuisine et une salle de bains!
— Je suis surtout impressionné par sa situation,
répondit Jack. Juste en face du cabinet du Dr Winston,
en plein centre-ville...
Le nouveau local d'Abbie, un ancien cabinet
d'avocats, était resté vacant pendant des années. Il y
avait encore les mots « Lenkowski & fils, avocats
établis depuis 1947 » gravés en grandes lettres
tarabiscotées sur la vitrine.
La jeune femme était ravie. Elle allait désormais
posséder un atelier, une réserve pour son matériel, une
boutique d'exposition et avoir des horaires de travail
réguliers!
— Nous allons être débordés de travail, fit
remarquer Jack. Entre ton local commercial et la
maison de mon grand-père...
— Veux-tu dire que nous ne nous verrons plus
qu'occasionnellement? s'enquit Abbie avec un sourire
enjôleur.
— Pas du tout ! protesta-t-il.
— Tant mieux, parce que si tu crois que...
Il ne la laissa pas terminer et la serra contre lui en
riant.
— J'espérais juste que tu viendrais demain soir
m'aider à peindre la salle de bains, reprit-il. Je sais que
cela n'a rien à voir avec un dîner au restaurant, mais
après tout, nous avons une relation de travail, non ?
— La salle de bains? répéta-t-elle en plissant le
nez.
— Très intime, n'est-ce pas?
— Si je me rappelle bien les dimensions de la
pièce, nous risquons de nous bousculer...
— Nous…bousculer?...Ciel…quel…programme!
s'exclama-t-il.
— C'est si petit que nous risquons de faire du body-
painting, renchérit-elle.
— Abigail Worth, tu me surprends! dit-il en
feignant d'être choqué.
— Oh, Jack, arrête de jouer au puritain ! Je sais que
tu adores ça !
— Et d'où te vient cette idée de « body-painting »?
La jeune femme ne put s'empêcher de rire. Elle lui
aurait bien dit qu'il s'agissait uniquement d'un produit
de son imagination, mais la vérité était encore plus
croustillante !
— Tu te souviens du jour où tu m'as rendu visite et
où tu m'as trouvée en caraco?
— Si je m'en souviens! s'écria-t-il en écarquillant
les yeux.
— Je t'avais dit que je préparais un cadeau pour
une jeune femme qui enterrait sa vie de célibataire. Eh
bien, ses amies m'avaient demandé d'y inclure d'autres
articles en plus de la lingerie. Des huiles de massage,
du parfum... et de la peinture pour le corps.
— Dieu du ciel ! J'aurais aimé te voir commander
tout cela au magasin ! De la peinture pour le corps!
— De la peinture comestible, précisa-t-elle.
— Comestible?
— Oui... C'est ce qui est inscrit sur l'étiquette. Et
parfumée. J'ai choisi les goûts orange, fraise et vanille.
— Vanille? Ah! J'adore ça!
— La fiancée aussi...
— C'est amusant que tu me racontes cela, Abbie,
fit-il remarquer. La couleur vanille existe dans le
nuancier de peinture, et je l'avais sélectionnée en
second choix pour la salle de bains. Mais après ce que
tu m'as raconté, je trouve cette couleur beaucoup plus
intéressante!
— Très drôle !
— Je ne plaisante pas, murmura-t-il en l'attirant
contre lui.
Elle s'efforça de l'ignorer, fixant le porche de son
nouvel atelier où, au printemps prochain, elle comptait
installer des jardinières de bégonias et un banc.
— Alors, lui susurra-t-il à l'oreille. Tu veux
m'aider?
Abbie fut incapable de résister à son chuchotement
sensuel et sourit en les imaginant tous les deux
folâtrant dans de vieux vêtements tachés de vanille et
s'amusant comme des fous.
— Vêtements de travail, repril-il. La fête
commence à 6 heures !
Avec sa nouvelle vie si remplie, Abbie devait
jongler avec son emploi du temps pour réussir à tout
faire, et était assez fière d'y parvenir. Mais sans cesser
de s'étonner de voir son existence, autrefois si
routinière, passer à la vitesse supérieure, avec son
affaire, sa vie de famille... et Jack!
Elle faisait un effort pour que son père reste au
centre de ses préoccupations et tentait de garder
inchangées ses habitudes domestiques pour lui. Même
si elle devait s'absenter du ranch, elle prenait soin qu'il
ait toujours son repas prêt, que la maison soit propre et
qu'il ait des vêtements repassés d'avance, Mais mener
de front son ancienne vie et la nouvelle commençait à
tenir de l'exploit !
Le lendemain soir, elle rédigea une petite note pour
informer son père que son dîner avait besoin d'être
réchauffé quatre minutes au micro-ondes, et lui dire de
ne pas l'attendre.
Elle ne lui expliqua pas la raison de son retour
tardif, car il l'aurait trouvée idiote d'aller peindre la
salle de bains de quelqu'un d'autre. Surtout celle de
Jack!
Quittant la cuisine, elle se précipita dans sa
chambre pour enfiler un vieux T-shirt, un jean usé et
une paire de tennis. Puis, sautant dans sa voiture, elle
fit en dix minutes la route qui la séparait de la vieille
demeure des Conroy.
La décapotable de Jack était déjà garée devant le
porche arrière de la maison.
— Hé ! Tu es en avance ! s'écria-t-il en la voyant
arriver.
Il sortit par la porte de la cuisine, ne portant qu'un
pantalon de survêtement. Ses épaules nues étaient
bronzées, et il portait une casquette de peintre. Un
sourire radieux éclairait son beau visage.
— J'ai quelque chose pour toi ! lui annonça-t-il en
fouillant dans sa poche d'où il sortit une seconde
casquette. C'était gratuit pour l'achat d'un gros bidon de
peinture !
Abbie éclata de rire en descendant de son véhicule,
fascinée par le jeu souple des muscles de Jack.
— Merci ! Personne ne m'avait jamais offert une
casquette de peintre jusqu'à présent ! Je la chérirai
toute ma vie !
La prenant comme s'il s'agissait d'une précieuse
création de la meilleure styliste de Paris, elle la posa
sur son crâne. Quand Jack la prit dans ses bras pour
l'embrasser, Abbie sentit son coeur se dilater dans sa
poitrine et battit coquettement des sourcils.
— Alors, nous peignons toujours en vanille? lui
demanda-t-elle.
— Absolument. Je viens juste de terminer les
encadrements des fenêtres,
— Comment ? Tu as commencé sans m'attendre?
s'exclama-t-elle en feignant l'indignation.
— Oui : si nous terminons assez tôt, nous aurons le
temps de déguster la tarte aux pommes que je suis
passé chercher à la pâtisserie. Tu m'as dit que c'était ta
préférée.
— Tu t'en es souvenu?
— Comment aurais-je pu oublier le péché mignon
de la mignonne Abbie Worth? plaisanta-t-il avec un
clin d'œil.
La jeune femme se sentit fondre intérieurement.
Jack lui donnait l'impression d'être une personne
unique, digne d'intérêt, au point qu'il se souvenait de
ses petits défauts! Personne ne l'avait jamais habituée à
cela...
« Ne t'emballe pas, lui conseilla la voix de la
raison. Il n'y a pensé que pour te remercier de venir
l'aider et rien d'autre... »
— Tu n'avais pas besoin de faire ce détour. J'aurais
pu apporter le dessert.
— Mon vrai dessert, c'est toi ! déclara-t-il en riant.
Abbie lui donna un léger coup de coude dans les
côtes, avant de l'entraîner à l'intérieur de la maison. Ils
grimpèrent directement dans la salle de bains et se
mirent au travail sans attendre. L'atmosphère ne cessa
de se détendre entre eux, et ils furent plusieurs fois pris
d'un fou rire communicatif.
Ils avaient commencé à peindre chacun dans un
coin de la pièce, mais quand ils se retrouvèrent au
milieu, autour de la baignoire, leur bonne humeur
disparut brusquement pour se transformer en une
tension presque électrique
— Oh, pardon! s'exclama Jack en bousculant
Abbie.
— Ce n'est rien. Je vais me pousser.
— Non, ça va pour moi. Tu as assez de place?
— Oui, oui.... répondit-elle en mentant.
Ils peignirent cote à côte pendant un moment dans
un silence embarrassé. Abbie fut la première à saisir le
comique de leur situation, et elle se mit à rire
doucement.
— Quoi? lui demanda Jack, étonné.
— Je viens juste de me rendre compte que c'est la
première fois que je me trouve dans une baignoire avec
un homme !
Jack la contempla en souriant. En effet, ils étaient
tous les deux assis sur le rebord de la baignoire, leur
rouleau à la main ! Sortant un mouchoir de sa poche, il
lui essuya doucement la joue pour ôter une goutte de
peinture.
— Tu es pleine de taches ! déclara-t-il. Je croyais
que tu savais peindre?
Abbie resta paralysée pendant qu'il lui frottait la
joue, et une force étrange parut les pousser l'un vers
l'autre. Son rouleau faillit lui échapper des mains et
rata de peu le torse de Jack.
— Laisse-moi prendre ça, reprit-il en le lui ôtant
des mains. Maintenant, où en étions-nous?
Les yeux de la jeune femme glissèrent sur sa
mâchoire carrée, son cou puissant et ses épaules nues et
musclées. Il était tellement parfait ! Et ils se trouvaient
tous les deux dans la même baignoire...
— Jack...
— Chut, l'interrompit-il. Je n'ai pas terminé.
Abbie retint son souffle pendant qu'il continuait de
lui essuyer le visage. Le mélange de térébenthine, du
savon et de son après-rasage lui donnait l'impression
d'un puissant aphrodisiaque qui envoyait de délicieuses
vagues de chaleur le long de sa colonne vertébrale et
jusqu'au bout de ses membres !
— Voilà, j'ai terminé, déclara-t-il enfin avec un
sourire diaboliquement séduisant. Approche un peu...
Sans réfléchir, elle passa les bras autour de son cou
et se laissa aller contre lui, pendant que leurs bouches
se rencontraient en un baiser d'une sensualité torride.
Finalement. Jack releva la tête en étouffant un
gémissement de plaisir.
— Abbie, comment fais-tu pour être aussi sexy
avec un rouleau de peintre entre les mains?
Sans attendre de réponse, il l'embrassa de nouveau.
Hélas, la sonnerie du téléphone les interrompit au bout
de quelques secondes !
— Zut ! dit-il.
Abbie avait sursauté et s'écarta de lui.
— Ce n'est que le téléphone, lui fit-il observer.
— Je sais. Va donc répondre.
Jack sortit de la baignoire et marcha jusqu'au
couloir où il décrocha le combiné.
— Oui? s'écria-t-il d'une voix impatiente.
Quelques secondes passèrent.
— Que veux-tu?
Abbie resta immobile dans la baignoire sans
pouvoir s'empêcher d'écouter. Se reprochant son
indiscrétion, elle continua de peindre mollement,
l'esprit ailleurs.
— Et comment as tu trouvé mon numéro de
téléphone? demanda-t-il d'une voix peu aimable... Non,
cela ne te regarde pas!... Fiche-moi la paix, Rob. Ne
m'appelle plus !
Il n'avait pas l'air très content, et sa mauvaise
humeur la mit mal à l'aise. Sortant à son tour de la
baignoire, elle se faufila dans le couloir et descendit
aussi discrètement que possible dans la cuisine. Là, elle
explora les placards pour trouver des assiettes et de
quoi faire du café.
L'atmosphère avait changé, elle le percevait
parfaitement. Soudain, sa mémoire la ramena des
années en arrière, à l'époque où sa mère vivait encore
chez eux. Parfois, celle-ci était prise d'étranges crises
de mélancolie et s'enfermait dans sa chambre pendant
des journées entières. La petite Abbie traversait alors la
maison sur la pointe des pieds pour déposer un plateau
avec du thé et des biscuits devant sa porte. Elle se
rappela sa joie lorsque son offrande était acceptée, et
son chagrin lorsque sa mère la refusait...
La jeune femme coupa pensivement la tarte que
Jack avait achetée et tendit l'oreille pour saisir des
bribes de conversation. La maison était silencieuse.
Une petite collation devrait le calmer, se dit-elle en
arrangeant les serviettes en papier dans les assiettes. Il
avait un travail stressant, et personne ne le laissait
jamais en paix. La dure vie des médecins de
campagne...
Un bruit attira soudain son attention. Jack avait
raccroché avec tant d'énergie que le combiné avait dû
traverser le mur! En le voyant entrer dans la cuisine
une minute plus tard, le visage figé, elle comprit que sa
bonne humeur avait vraiment disparu.
— Tout va bien ?
— Oui, répondit-il avec une tête qui disait le
contraire.
— Tu veux du café? Ou quelque chose de plus
fort?
Il la regarda d'un air inexpressif.
— Je suis désolée, reprit-elle. Tu n'avais peut-être
pas encore envie de tarte. Je n'aurais pas dû...
— Pour l'amour du ciel, cesse de t'excuser!
l'interrompit-il. Et si je veux du café, je suis
parfaitement capable de me servir moi-même!
Sa remarque la frappa comme une gifle.
— Je suis désolée, je ne voulais pas me montrer
indiscrète. Je...
— Tu recommences encore !
— Quoi donc?
— A t'excuser! Ne vas-tu pas cesser?
Voyant soudain la mine confuse de la jeune
femme. Jack secoua la tête et se rembrunit encore
davantage.
— C'est moi qui devrais m'excuser, ajouta-t-il.
— Pour quoi?
— Pour mon mauvais caractère et mes critiques.
Tu es faite ainsi, et je devrais le savoir... Mais s'il te
plaît, reprit-il en soupirant, arrête de le sentir toujours
coupable de quelque chose. Tu n'as rien à voir dans
tout cela. Ce n'est qu'une vieille histoire qui me
poursuit jusqu'ici, et je veux m'en débarrasser tout seul.
— D'accord...
— Mais je suis désolé d'avoir gâché cette soirée.
— Ce n'est pas grave, Jack, vraiment.
— Si, c'est grave ! répondit-il, contrarié.
— Si tu veux que je parte...
— Non!
Abbie le contempla sans savoir que répondre. Il
avait élevé la voix comme pour lui ordonner de rester!
— Ecoute, Abbie, reprit-il plus doucement, il faut
que je te parle. Je n'ai pas grand-chose à t'offrir, juste
l'instant présent. Je ne peux rien te promettre pour
l'avenir, et je refuse de t'impliquer dans mon passé. Je
préfère te le dire dès maintenant.
— Si c'est à propos de ton travail...
— Non, cela n'a rien à voir, même si tu dois
comprendre que mon métier passera toujours en
premier.
Ignorant délibérément ce qu'il venait de dire, Abbie
laissa libre cours à sa curiosité.
— Jack, qu'est-il arrivé dans ton service des
urgences à Omaha?
— Rien du tout ! Juste des journées de dix-huit
heures passées à recoudre les gens ! Et la vie privée
lamentable qui va avec. Je suis rentré à Cooper pour
échapper à cette existence, pas pour en parler.
— Mais c'est toi qui...
— Je sais, je sais... Mais chaque fois que je me
rappelle la manière dont Rob a transformé ma vie en
cauchemar, je ne peux pas m'empêcher de m'énerver!
— Qui était Rob?
— La personne qui a contrôlé toute ma vie pendant
trop longtemps! déclara Jack en tombant lourdement
sur une chaise. Mais maintenant, c'est terminé ! Dieu
merci, c'est terminé à tout jamais !
8

Il n'y avait qu'une seule explication au


comportement de Jack, conclut Abbie quatre jour plus
tard en aménageant son nouvel atelier. Il était exténué !
Il avait travaillé de longues heures à Omaha dans des
conditions épouvantables, il avait vécu des scènes
horribles, des morts tragiques. Rob devait être un
employé de ce service des urgences, sûrement un
supérieur, peut-être un autre médecin, auquel il ne
voulait plus penser.
Cela devait être l'explication.
Jack avait besoin de retrouver une vie calme et
réglée, et si Abbie pouvait offrir quelque chose à
quelqu'un, c'était bien ça.
C'est ce qu'elle avait fait vingt ans plus tôt, lorsque
sa mère les avait abandonnés. Cette période avait été
pénible et leur avait laissé à tous des cicatrices
indélébiles, mettant à mal leur vision idéalisée de
l'amour, de la confiance et du couple. Pendant les
premiers mois, son père ne souriait plus jamais et
passait de longues heures à ruminer dans son coin ou a
travailler dans les champs longtemps après la tombée
de la nuit. Ses sœurs, esseulées, se chamaillaient entre
elles.
C'est Abbie qui avait pris en charge la cuisine, la
maison et les courses, et qui avait insisté pour que tous
continuent à vivre comme avant. A neuf ans, elle savait
s'occuper d'un foyer aussi bien qu'une femme adulte.
Ce qui ne l'empêchait pas d'être tourmentée par des
questions sans réponses...
Finalement, ne pouvant plus attendre, elle avait
rejoint son père un midi de juillet, alors qu'il fauchait
un champ, pour lui apporter son déjeuner. Elle le
revoyait encore, avalant tristement ses sandwichs, les
yeux dans le vague...
Pour la première fois, elle lui avait parlé à cœur
ouvert du départ de leur mère.
« Papa, est-ce que maman est partie parce qu'elle
ne nous aimait plus? »
« Tu sais très bien que votre mère vous adore, ma
chérie. »
« Mais... elle va revenir?»
« Je n'en sais rien ! Ne me pose plus cette question,
je ne peux pas y répondre. Cela ne dépend pas de moi.
Je suis comme tout le monde, je ne peux rien faire... »
Abbie avait alors appris une leçon importante : les
gens ne parlaient pas de leurs chagrins intimes quand
ils n'étaient pas prêts à cela.
Les triplées avaient reçu régulièrement des
nouvelles de leur mère, mais jamais la moindre visite.
A l'adolescence, lassées et exaspérées pur ses prétextes
pour esquiver chaque occasion de les revoir, elles
avaient peu à peu cessé de répondre à ses lettres. Après
tout, même si leur mère avait décidé de refaire sa vie
ailleurs, se disaient les trois filles, cela ne l'empêchait
pas de venir les voir de temps en temps! Avec le temps,
elles avaient fini par conclure que Sylvie Worth ne les
avait jamais vraiment aimées, et avaient tenté de ne
plus penser à elle, Même si au fond de leurs cœurs
subsistait une blessure secrète, que la pudeur les
empêchait d'avouer.
Abbie chassa ses tristes pensées et se concentra sur
Jack. Lorsqu'il serait prêt a partager ses soucis, il la
trouverait prête à l'écouter. En attendant, elle ne
pouvait rien pour lui, et devait accepter son silence.
C'était un prix bien modique à payer, comparé au
bonheur qu'il lui offrait!

Is trouvèrent vite leur rythme de croisière. Abbie


restaurait son local et organisait son travail, pendant
que Jack recevait ses patients. Chaque fois qu'ils
avaient une minute de libre, ils la passaient ensemble.
— Que penses-tu de cette frise? lui demanda-t-il.
La jeune femme l'avait rejoint chez lui, et il lui
montrait un étroit rouleau de papier orné d'un motif
floral.
— C'est magnifique! s'exclama-t-elle, admirative.
— Tu ne trouves pas que c'est trop chargé pour la
salle à manger?
— Pas du tout! Evidemment, ton grand-père aurait
désapprouvé un tel luxe! Tu sais ce qu'il aurait dit,
n'est-ce pas?
— Très bien : « Passe simplement une couche de
ce truc que Gordon vend pour deux dollars le bidon, ça
suffira! »
Son imitation de l'accent rocailleux de grand-père
Conroy était hilarante. En effet, celui-ci appartenait à
une génération qui n'attachait pas beaucoup
d'importance au superflu !
Abbie laissa ses yeux errer sur la table de la salle à
manger, couverte d'échantillons de papier peint, de
carrelage, de bouteilles de dissolvant et de pinceaux.
C'est alors que les lettres attirèrent son regard...
Elles portaient toutes une étiquette de changement
d'adresse, et un nom dans le coin gauche.
Rob Stearling…
Une sensation désagréable lui serra l'estomac. Jack
ne les avait même pas ouvertes !
Elle lut discrètement les dates marquées sur le
tampon de la poste. Les 12, 14, 19 et 22 septembre.
Plusieurs autres, envoyées en octobre, étaient à moitié
cachées par le journal...
— Hé! Tu m'écoutes?
La voix de Jack la rappela à la realité et la fit
sursauter. Pourvu qu'il ne l'ait pas vue espionnant son
courrier!
— Oui. bien sûr.... répondit-elle.
— Alors, qu'en penses-tu?
— Eh bien, la pièce est grande. Je crois que cela
devrait aller.
— Je savais que tu allais répondre ça. Je l'ai déjà
commandé.
— Alors pourquoi me poses-tu la question ?
— Pour me rassurer, affirma-t-il en souriant.
— Comme si tu avais besoin de te rassurer!
Il la contempla longuement et l'attira dans ses bras.
— Peux-tu rester? lui demanda-t-il à voix basse.
Abbie hésita. Dieu seul savait combien elle en avait
envie ! Chaque minute passée avec Jack était plus
précieuse que tout!
— Je ferais mieux de rentrer, dit-elle à contrecœur.
Papa m'attend.
— Oh... fit-il, déçu.
— Je le trouve étrange ces derniers temps, lui
expliqua-t-elle. Il a des sautes d'humeur, il passe de
longs moments perdu dans ses pensées... Cela ne lui
ressemble pas. Peut-être est-ce à cause du temps que je
passe loin de lui, dans mon nouveau local ou ici.
— Ou peut-être est-ce à cause de moi ?
— Oh, non, je ne pense pas! Il sait que nous
sommes juste amis...
Jack haussa un sourcil étonné.
— De vieux amis, se corrigea-t-elle.
— C'est ce que tu lui racontes?
— Que devrais-je lui dire? Tu retournes à Omaha
dans quelques mois.
— Je sais, mais pourtant...
Il se détourna et déposa le rouleau de frise sur la
table.
— Il ne se plaint pas de problèmes physiques,
n'est-ce pas ? Peut-être devrait-il me rendre visite.
— Papa? Non! Tu le connais, solide comme un
chêne. Il a toujours travaillé comme quatre !
— Justement, il pourrait être fatigué.
— C'est possible, mais en tout cas je ne pense pas
qu'il soit malade.
Pensif, Jack lui prit la main, dans un geste qui
n'avait rien de sensuel, mais révélait au contraire une
grande tendresse. Le coeur d'Abbie se figea un instant
de bonheur, et elle n'osa pas bouger, de peur de rompre
le charme.
— C'est peut-être parce qu'il sent qu'il perd sa
petite fille, reprit-il. Tu es en train de te détacher de lui,
à cause de ton nouvel atelier et de ton travail. Il n'est
peut-être pas prêt à te perdre.
— Jack! Cela fait trente ans qu'il me supporte! Je
pense au contraire qu'il est heureux d'être enfin
débarrassé de moi !
— Je ne crois pas, répondit-il en souriant.
Pour la première fois, sans y être invitée, Abbie se
blottit spontanément dans les bras de Jack en
frissonnant.
— Tu l'as trop gâté, reprit celui-ci.
— Je sais, mais il le méritait. Il a toujours été là
pour moi.
— Humm... Tel père, telle fille! Toi aussi tu as
toujours été là pour moi.
— Merci de me dire ça, dit-elle avec un sourire
ravi.
— C'est la vérité !
La jeune femme nicha sa tête dans le creux du cou
de Jack et ferma les yeux.
— Tu sais, déclara-t-elle à voix basse, c'est gentil à
toi de me dire que quelqu'un m'aime au point de ne pas
vouloir me laisser partir. Après le départ de ma mère,
je croyais que personne ne pourrait m'aimer autant que
cela...
Abbie ne le vit pas, mais la bouche de Jack prit
alors une expression tendue, et lui aussi ferma les
paupières.

*
**
Le premier jour qu'Abbie passa entièrement dans sa
boutique, elle invita Jack à venir déjeuner. Aussi,
plutôt que de mettre de l'ordre dans la salle d'exposition
comme le réclamait son emploi du temps, elle passa
toute la matinée à préparer ce déjeuner, qu'elle voulait
parfait.
Cinq minutes après midi, la clochette de bronze
qu'elle avait installée sur la porte de la rue se mit à
tinter. Elle passa la tête par la porte séparant l'atelier de
la salle d'exposition.
— On déjeune toujours ensemble? demanda Jack
en entrant.
Il portait sa blouse blanche, et les extrémités de son
stétoscope dépassaient de sa poche. Abbie lui adressa
un sourire enjôleur.
— Bien sûr ! Entre donc, j'ai préparé du bar en
papillote avec du riz et des légumes de saison.
— Tu plaisantes? s'exclama-t-il. Moi qui croyais
déjeuner de sandwichs !
— Nous devons célébrer notre premier déjeuner
d'affaires! rétorqua-t-elle, amusée.
D'un geste de la tête, elle lui indiqua la table placée
devant la vitrine. Des assiettes en porcelaine tenaient
compagnie à des iris bleu pâle et rose pastel, sur une
nappe fuchsia. Des serviettes assorties étaient pliées
dans les verres à pied.
— Abbie ! Cela ressemble plus à un repas en
amoureux qu'au pique-nique auquel je m'attendais !
— Je voulais que ce premier déjeuner dans mes
nouveaux locaux soit... spécial, répondit-elle.
— En tout cas, déclara-t-il en riant, je ne pensais
pas déjeuner dans la vitrine !
— Où voulais tu que je dresse la table? Le premier
étage est encore dans un état épouvantable : il y a des
trous dans les plafonds et le plancher est en ruine, tu ne
trouves pas que c'est mieux de manger ici?
Tout en parlant, elle avait déposé deux légumiers
assortis aux assiettes sur la table. Jack en souleva le
couvercle et huma le fumet savoureux qui s'en
échappait.
— C'est incroyable !
— J'ai préparé du cheese-cake pour le dessert et il
y a aussi des fruits frais, annonça-t-elle en s'asseyant.
— Tu as passé la matinée à cuisiner ! En acceptant
ton invitation, je pensais à un repas sur le pouce, avec
des assiettes en carton...
— Jack...
La clochette retentit de nouveau, et ils tournèrent
tous les deux la tête vers la porte sans se lâcher la
main.
Un grand homme blond entra dans la boutique et fit
le tour de la pièce des yeux.
— Hé! Jack! s'exclama-t-il. Comment vas-tu?
Ainsi c'est ici que tu te cachais? Je comprends
pourquoi désormais ! ajouta-t-il en découvrant soudain
leurs mains enlacées sur la nappe.
— Eklund ! s'écria Jack. Que fais-tu ici ?
— Je vais retrouver un groupe de copains pour une
partie de pêche au Canada. C'est la dernière chance
avant la neige ! Et comme j'étais dans les parages, je
suis passé te voir.
— Quelle bonne idée! s'écria Jack en se levant. Je
voudrais te présenter quelqu'un...
Leur visiteur ne lui laissa pas le temps de
s'expliquer et adressa un sourire complice à Abbie.
— Ainsi, tu as fini par la retrouver? déclara-t-il.
C'est super! J'ai vu les photos que Jack conservait de
vous, mademoiselle, et je dois dire que vous n'avez pas
changé !
Abbie resta pétrifiée sur place. Il la prenait pour
Natalie !
La jalousie lui déchira brusquement le cœur et elle
dégagea sa main de celle de Jack. Mais Eklund, qui ne
pouvait pas comprendre, continuait de sourire de toutes
ses dents.
— Je suis Abigail Worth, déclara-t-elle en lui
tendant la main. Ni Natalie, ni Meredith. Je suis
désolée de la confusion, mais nous sommes triplées et
nous nous ressemblons énormément.
Eklund perdit aussitôt son sourire.
— Oh, je... je pensais que vous étiez... Je suis
désolé...
— Tu vois, mon vieux, intervint Jack, en
vieillissant, je deviens raisonnable. Et mes goûts ont
considérablement changé. Abbie, ajouta-t-il avec un
calme apparent, je voudrais te présenter Anders
Eklund. Nous nous sommes connus à l'université...
— Ravie de faire votre connaissance, répondit la
jeune femme. Laissez-moi une seconde, je vais
chercher une autre assiette.
— Oh, non, merci ! protesta Eklund, je ne peux pas
rester.
Abbie, déçue, fit celle qui n'entendait pas. Elle
allait s'éloigner vers la seconde pièce lorsque Jack la
retint et l'attira contre lui.
— Les photos dont tu te souviens sont celles du
lycée, expliqua-t-il à son ami. Moi aussi je me suis
trompé en arrivant ici, et j'ai pris Abbie pour sa sœur.
Mais crois-moi, elles sont aussi différentes que le jour
et la nuit. Jamais je ne pourrai plus me tromper
désormais.
Anders comprit le double sens de ces paroles et les
contempla tous les deux d'un air gêné.
La jeune femme finit par se dégager de l'étreinte de
Jack.
— Je vous en prie, restez déjeuner avec nous.
Croyez-moi, il y en a bien assez pour trois !
Sans attendre de réponse, elle poussa une troisième
chaise contre la table, et ils se serrèrent pour laisser
place à la carrure imposante d'Eklund. Les deux
hommes mangèrent avec appétit, ne se lassant pas de
lui adresser des compliments. Abbie, après avoir
ruminé son dépit un instant, finit par se rappeler ses
bonnes manières et se comporter en maîtresse de
maison digne de ce nom. D'ailleurs, leur invité surprise
était sympathique et elle n'eut pas à faire d'effort pour
passer un bon moment.
Après le café, Jack reposa sa serviette à contrecœur
et annonça qu'il avait des patients à voir.
— En tout cas, c'était chouette de te revoir! affirma
Eklund. La vie à la campagne te réussit : tu as l'air en
pleine forme.
Abbie commençait à débarrasser la table, mais Jack
lui prit les assiettes des mains.
— Laisse ça, je ferai la vaisselle ce soir.
Accompagne-nous plutôt dehors...
Ils sortirent donc tous les trois et marchèrent
jusqu'au 4x4 d'Eklund, garé juste devant le cabinet
médical.
— Merci de ta visite, mon vieux, déclara Jack à
son ami. Cela m'a fait drôlement plaisir de te revoir !
C'était une bonne surprise.
— J'espère qu'elle n'était pas trop mauvaise pour
vous, Abbie, reprit Eklund. Je suis désolé pour ma
gaffe... Et en fait de surprise, ajouta-t-il, j'en ai une
autre pour toi, Jack. J'ai été forcé par quelqu'un que tu
connais de t'apporter ceci.
Il ouvrit sa portière et tira un magnum de
champagne de derrière son siège. Un énorme ruban
avait été noué sur le col de la bouteille, avec une petite
carte.
— C'est une offre de paix de la part de Rob.
expliqua-t-il.
Le visage de Jack se ferma et il passa
ostensiblement le bras autour des épaules d'Abbie.
— Merci, mais je n'en veux pas.
— Hé ! Prends-le ! Cette fois, elle dit qu'elle
t'adresse ses excuses.
Elle? Abbie sentit ses genoux se transformer en
coton, et Jack dut resserrer son étreinte pour la garder
contre lui.
— Garde-le, reprit-il. Donne-le aux poissons, ou
buvez-le autour d'un feu de camp, mais dis-lui que je
n'en veux pas. Ni maintenant ni jamais.
— Comme tu veux, répondit Eklund en rangeant le
magnum dans sa voiture. Tu me connais, je suis
toujours prêt à vider les bouteilles des autres!
Après être monté dans sa voiture, Eklund mit le
moteur en marche et s'éloigna dans la Grand-rue. Jack
et Abbie répondirent à ses signes d'adieu jusqu'à ce
qu'il ail disparu.
— Jack...
— Je ne veux pas en parler, Abbie, l'interrompit-il.
Pas maintenant. J'ai des patients qui m'attendent et j'ai
gâché ton déjeuner. Nous parlerons de tout ça plus
tard...
Mais une multitude de questions tournoyaient dans
l'esprit d'Abbie.
— Jack, je veux savoir qui est cette Rob Stearling!
— Rob Stearling ? C'était ma fiancée à Omaha !
9

Jack la laissa au milieu de la rue, médusée. Le


temps qu'elle se ressaisisse et entre de nouveau dans la
maison, les restes de nourriture avaient eu le temps de
figer dans les assiettes. Négligeant l'offre de Jack, elle
débarrassa la table et fit la vaisselle. Plonger les mains
dans l'eau chaude et savonneuse lui donnait l'impulsion
de laver son âme... Et ranger table et chaises lui permit
de dépenser son trop-plein d'énergie.
Il était temps de réfléchir !
Elle n'attendait qu'une chose de Jack : des réponses
honnêtes. Il avait fait preuve d'une négligence
incroyable en oubliant de mentionner certains petits
détails concernant ses dix années à Omaha. Une
fiancée! Et il n'en avait jamais parlé?
Et cette histoire à propos de Natalie... Que diable
s'imaginait-il? Qu'il allait revenir à Cooper, la
retrouver, et tout recommencer ?
Quand Jack ferma la porte de son cabinet, à 5 h 35.
Abbie l'attendait de pied ferme sur le seuil de sa
boutique. Elle tenta de graver chaque détail dans sa
mémoire, se disant qu'il s'agissait probablement de leur
dernière rencontre.
Cela avait été une aventure formidable, et elle lui
en était profondément reconnaissante. Il avait ajouté
une nouvelle dimension à sa vie, qui l'avait changée et
enrichie. Et en le voyant si beau, ses jambes se mirent à
trembler.
— Tu m'as pardonné? lui demanda-t-il d'un air
piteux.
— Apprendre cette nouvelle de cette manière a été
un choc, dit-elle sans répondre à sa question.
— Je sais.
— J'aurais préféré l'apprendre autrement ! Tu
aurais pu me parler. De Rob, de tes sentiments pour
Natalie.
— Je n'ai pas de sentiments pour Nat, Abbie.
Quand j'ai quitté Omaha, j'avais envie de croire le
contraire, mais j'avais tort. Au fond, j'imagine que
j'avais envie de savoir si nous avions encore des points
communs, s'il restait quelque chose entre nous qui nous
permettrait de ranimer notre ancienne relation.
— C'est à elle que tu dois le demander, pas à moi,
rétorqua Abbie.
— Je n'ai plus besoin de cette réponse affirma-t-il.
J'ai rencontré quelqu'un que je préfère mille fois à Nat,
quelqu'un d'infiniment plus fascinant que la jeune fille
flirteuse et superficielle que j'ai connue au lycée. Je t'ai
rencontrée. Abbie.
Cet aveu la remplit de joie et éteignit sa colère,
mais elle refusa de le montrer.
— Je n'ai pensé qu'à ça tout l'après-midi,
poursuivit-il. Deux fois j'ai failli te téléphoner. Il y
avait des gamins qui hurlaient dans la salle d'attente, et
Mme Dillon grelottait dans la salle d'examen, et
pourtant j'ai failli tout laisser en plan pour t'appeler.
— Et que voulais-tu me dire ?
— Que j'étais désolé. Que j'avais de toute façon
l'intention de t'en parler.
— J'ai l'impression désagréable d'avoir été menée
en bateau!
— Cest normal que tu éprouves cela...
— Et pourquoi ne m'as-tu jamais posé de questions
au sujet de Natalte ?
— Comment pouvais-je t'interroger sans te blesser?
De toute façon, cela n'avait plus aucune importance des
notre deuxième rencontre. Natalie ne m'intéressait déjà
plus.
— Oh, Jack...
La jeune femme ouvrit la porte de la boutique et lui
fit signe d'entrer.
— Viens, je crois que nous devons parler.
— Cela signifie-t-il que j'ai calmé ta colère?
— C'est possible.
Il entra, et Abbie dut faire un effort pour ne pas se
jeter dans ses bras quand ils furent seuls.
— Acceptes-tu mes excuses, lui demanda-t-il
humblement une fois à l'intérieur.
— Ce serait plus simple du dire oui, n'est-ce pas?
— Non, parce que je veux que tu répondes
sincèrement.
La jeune femme hésita un instant, puis finit par
céder à son cœur.
— D'accord, Jack, je te pardonne.
— Merci, Abbie! déclara-t-il tendrement en la
prenant dans ses bras.
— Mais je dois te prévenir que Natalie a beaucoup
changé, reprit-elle. Elle a un nouveau travail à Rapid
City et un petit-ami dont elle est très amoureuse...
— Tant mieux pour elle ! rétorqua Jack.
La jeune femme resta silencieuse un instant,
méditant intérieurement sur la conduite à suivre.
Finalement, la curiosité l'emporta
— Je vais préparer du thé glacé, annonça-t-elle en
s'écartant de lui. Nous irons le boire la haut et... tu
pourras me parler de ton ex-fiancée.
— Je crois qu'il est temps en effet, répondit-il
soudain très sérieux.
Ils grimpèrent au premier étage et s'installèrent sur
deux cartons que Jack poussa contre la fenêtre donnant
sur la Grand-rue. Le loft était impressionnant, avec ses
hauts plafonds et ses vastes volumes, mais ils n'y
prêtèrent guère d'attention. Abbie tourna vers Jack un
regard attentif et celui-ci commença à raconter son
histoire.
— J'ai rencontré Robine Stearling lors de ma
première année de médecine, déclara-t-il sans
préambule. Elle était une journaliste en vogue que tout
le monde reconnaissait quand nous sortions ensemble.
— Cela te plaisait ?
— Parfois, admit-il. Nous sommes sortis ensemble
pendant toutes mes études, et pour être juste à son
égard, je dois reconnaître qu'elle m'a aidé à y survivre.
Ces six années n'avaient rien de facile... Au début, nous
avions prévu de nous marier, mais rapidement, nous
avons trouvé des douzaines d'excuses pour remettre le
mariage. Mon internat, son travail... Jusqu'à ce que
j'admette que la situation me plaisait assez ainsi Rob
disait qu'il en allait de même pour elle.
— Et ensuite?
— J'ai rompu. Le soir, j'avais envie de rentrer dans
une maison, pas dans un appartement. Je voulais des
hot dogs grillés sur le barbecue, mais Rob préférait les
dîners au restaurant, les places d'opéra et les sorties
dans les endroits à la mode. Tout cela était bon pour sa
carrière, mais représentait l'enfer à mes yeux. Une nuit,
j'ai été appelé pour une urgence, et cela l'a rendue
furieuse. Nous avons eu une de ces disputes éclairs, tu
sais, celles qui te font monter le sang à la tête?
Abbie acquiesça sans dire un mot
— Rob m'a alors déclaré que la seule chose qui
pourrait la décider à m'épouser, c'était que je devienne
un spécialiste connu. Ça l'aurait aidée à se promouvoir
dans le monde, à asseoir sa réputation. Je n'ai pas
hésité une seconde devant cet ultimatum : j'ai fait mes
bagages et j'ai déménagé. Cela date d'il y a environ
deux ans. Regrettant sa franchise, Rob a ensuite essayé
de renouer, mais je savais que cela ne nous mènerait
nulle part et j'ai refusé de revenir en arrière.
Visiblement, elle n'a toujours pas digéré notre rupture.
Tu m'as entendu lui parler au téléphone, et ne me dis
pas que tu n'as pas vu ses lettres...
Abbie baissa les yeux, se sentant soudain coupable
d'indiscrétion.
— Rob m'a mis sous pression pendant des années,
reprit-il, et maintenant je suis fatigué de me montrer
gentil. Je veux que cela cesse !
— Peut-être devrais-tu lui dire une bonne fois pour
toutes que c'est fini, suggéra-t-elle.
— J'ai déjà essayé! Mais parler à Rob ne sert à
rien, elle ne veut pas comprendre ! Elle a fait de ma vie
un enfer, m'engloutissant sous les messages
téléphoniques, les cartes et les lettres, venant
m'attendre à l'hôpital pour me suivre jusque chez moi.
Elle me poursuivait jusque dans mes restaurants
préférés, et a même affirmé qu'elle était prête à
m'épouser et à me donner des enfants !
— Elle a dit ça?
— Oui, mais pour Rob, le mariage et les enfants
sont l'inévitable prix à payer pour mener la vie qu'elle
désire. Je m'en suis rendu compte en prenant mes
distances. Je ne suis pas amoureux d'elle, et ne l'ai
jamais été...
Abbie resta pensive un instant
— Et comment comptes-tu te débarrasser d'elle?
— Je n'en sais rien, avoua-t-il. Visiblement, même
la distance ne l'arrête pas.
— On dit que l'absence attise l'amour...
Jack fronça les sourcils d'un air contrarié.
— Rob ne m'aime pas, protesta-t-il. La seule chose
qui compte à ses yeux, c'est d'être femme de médecin.
Elle m'a harcelé pour que je l'épouse et désormais, je
ne veux plus jamais entendre parler de mariage ! La
seule chose que je veux, c'est profiter de la vie !
En entendant ces paroles, quelque chose au fond du
coeur d'Abbie s'abîma dans un gouffre infini avant de
se transformer en une douleur indicible.

Elle commença dès lors à planifier son emploi du


temps pour éviter Jack au lieu de le rencontrer. Ce fut
facile, puisqu'en octobre, il fut submergé de travail. La
jeune femme se consacra corps et âme aux préparatifs
des fêtes de fin d'année pour ne pas trop penser à lui.
Elle fit des corbeilles pour Halloween et
Thanksgiving, et bien sûr pour Noël. Elle fit imprimer
des cartes professionnelles avec sa nouvelle adresse,
des brochures commerciales, des dépliants...
Mais cela n'empêchait pas les pensées pénibles de
la harceler. Jack était rentré à Cooper pour Natalie. Il
lui cachait ses secrets. Son ancienne fiancée, Rob
Stearling, était déterminée à le reconquérir...
Son enthousiasme pour sa boutique faiblissait jour
après jour, et son travail restait impuissant à la distraire
complètement. Même son père commençait à
l'ennuyer. Alors qu'elle travaillait pour remettre son
local en état, il se mit à avoir des idées de rénovations
pour le ranch.
Comme si elle avait du temps pour cela! Comme si
ça l'intéressait!
La seule chose qui occupait son esprit, c'était son
histoire avec Jack. Abbie comprenait qu'elle avait failli
s'engager dans une relation vouée à l'échec, qui
ressemblait de manière troublante à celle qu'elle avait
eue avec sa mère. Aimer quelqu'un qui ne l'aimait pas
en retour...
L'enfant abandonnée qui avait survécu au fond de
son âme se réveillait. Ses angoisses remontaient à la
surface, avec le souvenir de tout ce qu'elle avait fait
pour cacher sa peur de ne pas être à la hauteur. Ses
efforts pour assurer à sa famille une vie décente, pour
ne pas se plaindre... Les autres y avaient peut-être cru,
mais au fond Abbie était restée fragile et vulnérable,
rongée par le doute et l'anxiété.
Son cœur avait beau lui lancer des appels
lancinants la jeune femme faisait des efforts désespérés
pour ne pas y céder. Un échec sentimental avec Jack
l'aurait détruite et aurait achevé de réduire à néant le
peu d'estime qu'elle gardait pour elle-même.
Elle devait prendre ses distances, se séparer de lui
en douceur, et surtout changer de vie. Sans attendre. Et
utiliser enfin la sagesse que les épreuves lui avaient
permis d'acquérir!
10

Un soleil radieux brillait le mutin de l'ouverture


officielle de la boutique d'Abbie, et celle-ci enfila sa
vieille veste pour affronter le vent frais en sortant du
ranch Worth.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis le
désastreux déjeuner avec Jack. Leur conversation à
cœur ouvert avait visiblement poussé ce dernier a faire
marche arrière, car ils ne s'étaient pas revus depuis.
Peut-être avait-il compris qu'il valait mieux que leur
relation reste purement amicale...
Sur la route qui la conduisait à sa boutique, la jeune
femme se rappela certains détails touchants le
concernant. La manière dont il tapotait sa veste pour
s'assurer qu'il avait bien son portefeuille, l'extrémité de
son stéthoscope qui dépassait de sa poche de jean, sa
blouse blanche, suspendue dans son cabinet, et son
odeur de linge propre...
Il devait savoir que l'inauguration de la boutique
avait lieu le jour même car la veille, Abbie avait laissé
un message sur son répondeur pour le prévenir. Il ne
lui avait pas répondu. Peut-être avait-il trop de travail
pour passer la voir...
Cela n'avait pas d'importance, songea-t-elle en se
garant derrière la maison, dans la Grand-rue. Leur
amitié ne pourrait survivre que si elle parvenait à
construire sa vie de son côté.
Sortant de sa voiture, Abbie décida de ne plus y
penser et de se consacrer à son travail.
Son père affirmait qu'elle avait accompli un
miracle dans la salle d'exposition du rez-de-chaussée.
Utilisant les antiquités chinées au ranch, la jeune
femme avait donné à la pièce un petit air rétro tout à
fait charmant. Dans un coin, le vieil écaleur à maïs
servait de support à des paniers de confitures, de miel
et de sirops de fruits. En face, des corbeilles de
produits de toilette étaient posées sur une luge
récupérée dans la grange du ranch. Au fond, son père
l'avait aidée à suspendre des étagères sur lesquelles
Abbie avait disposé un assortiment de paniers vides.
De vieux outils de fer forgé soigneusement nettoyés
décoraient les murs, en compagnie de tresses de maïs,
de bouquets de fleurs séchées et de gerbes de blé.
Tout était parfaitement en place. Les chaises, bien
rangées contre les murs, semblaient attendre les
visiteurs, tout comme les cartes de visite discrètement
posées sur les tables, avec les dépliants publicitaires.
Abbie avait préparé le buffet dans l'atelier, de manière
que ses visiteurs traversent la boutique et voient ses
produits avant d'aller boire un verre.
Les premiers visiteurs furent en majorité les
commères de la ville, venues inspecter ce nouveau
magasin pour donner leur avis et échanger quelques
ragots entre elles. Mais à mesure que la matinée
avançait, le public se fit plus varié. Les ballons gonflés
à l'hélium eurent beaucoup de succès auprès des
enfants, et les mamans furent séduites par la formule
des paniers-cadeaux. Les hommes s'arrêtaient surtout
dans l'espoir de parler a Bob. Mais celui-ci avait
décliné l'invitation de sa fille, prétextant un vague
rendez-vous. Abbie, déçue de l'absence de son père, le
soupçonnait de vouloir en réalité éviter la foule.
Ce fut vers midi que se produisit le grand choc.
Jack entra dans la boutique, un grand sac dans les
bras, et marcha droit dans sa direction.
Abbie se sentit rougir jusqu'aux oreilles alors que
les bavardages se taisaient et que toutes les têtes se
tournaient vers eux. A Cooper, il était difficile de
garder secrète une relation comme la leur !
— Bonjour, lui dit-elle, un peu nerveuse. Que puis-
je te servir? Un verre de punch?
— Je préférerais un panier-cadeau ! dit-il avec un
grand sourire.
— Bien sûr...
La jeune femme fit le tour de l'établi de son grand-
père, converti en comptoir.
— J'ai plusieurs articles là-dedans, reprit Jack en
montrant son sac, et je voudrais qu'ils soient emballés
et livrés dans la journée.
— Très bien, acquiesça-t-elle en sortant son bloc-
notes. Montre-moi ce que tu as...
Il sortit d'abord une énorme boîte de chocolats,
dont la délicieuse odeur la fit saliver. Une bouteille de
champagne suivit. Abbie contempla l'étiquette et ne put
retenir une petite exclamation admirative devant la
marque prestigieuse. Jack continua de vider son sac et
lui tendit deux flûtes.
Cela la laissa un instant muette de stupéfaction. Les
verres appartenaient au même service que ceux de leur
tête-à-tête raté !
— J'ai bien aimé ce style, déclara-t-il sans la quitter
des yeux. J'en ai quatre autres, mais emballe juste
ceux-là. Je trouve qu'une paire a un côté plus intime.
D'une main tremblante, elle posa les verres sur le
comptoir, pendant que son cœur battait à tout rompre et
que son esprit cherchait désespérément à deviner ce
qu'il avait en tête.
Suivirent une terrine de foie gras, une boîte de
caviar, six variétés de fromages différents, plusieurs
paquets de crackers aromatisés, un salami et une petite
planche de bois avec son couteau.
— Tout ça? s'exclama-t-elle.
— Non, il y a bien plus...
— Mais Jack, il va me falloir une lessiveuse pour
faire ton paquet !
Jack éclata de rire et jeta un regard à la foule
fascinée.
— Regardez bien ! dit-il au public. C'est un test
pour mettre à l'épreuve l'ingéniosité d'Abbie!
Et, comme par magie, un vase de cristal scintillant
atterrit sur le comptoir. Abbie ouvrit des yeux ronds
comme des soucoupes. Il pesait visiblement très lourd
et devait coûter une fortune!
— Il faudra deux paniers, déclara-t-elle.
Jack sourit de nouveau, puis lui tendit une boîte.
— Tiens... C'est mon cadeau pour te souhaiter
bonne chance en affaires. Je voulais t'offrir quelque
chose de spécial.
Abasourdie, elle prit la boîte pendant qu'un
murmure parcourait l'assemblée,
— Jack... Merci. J'espérais que tu aurais le temps
de passer, mais... tout ça...
Mme Jurgensen bouscula alors le groupe des
invités pour passer dans la seconde pièce. On entendit
la louche tinter contre le bol à punch.
— Quelqu'un veut encore un verre? cria-t-elle à la
cantonade.
Comprenant le message, les clients se précipitèrent
vers l'atelier, laissant Abbie et Jack tout seuls.
— Ouvre-la, murmura-t-il.
Abbie tira sur le ruban, souleva le couvercle de la
boîte et découvrit un bouquet de longues roses rouges.
Son cœur bondit dans sa poitrine.
— Une rose pour chaque jour passé sans nous voir,
lui expliqua-t-il.
— Jack, tu n'aurais pas dû! murmura-t-elle, la
gorge nouée par l'émotion. Nous avons eu tous les
deux beaucoup de travail, c'est tout...
— Ne me raconte pas d'histoires, protestat-il. Tu
m'as évité !
— Non, je t'assure! J'avais trop à faire.
— Menteuse!
Honteuse, la jeune femme fit mine de respirer le
parfum des fleurs pour cacher son trouble.
— C'est vrai, admit-elle enfin. Tu m'as donné
beaucoup à réfléchir l'autre jour. Une ex-fiancée, la
vérité à propos de Natalie...
— Tu ne me reproches pas d'avoir été franc, n'est-
ce pas?
— Comment le pourrais-je?
— Tant mieux. Parce que j'ai une autre vérité à
t'annoncer, si tu es capable de l'affronter.
La main d'Abbie se crispa sur les tiges des roses.
Qu'allait-il donc lui dire?
— Tu m'as manqué, murmura-t-il. Je veux que
nous continuions à nous voir, sans Nat ou Rob entre
nous.
— Tu veux que nous soyons amis?
— Hum... Je ne pense pas que cela pourrait
marcher entre nous. Non, Abbie, je ne veux pas d'une
amitié.
La jeune femme, qui disposait les roses dans le
vase, releva la tête pour tenter de deviner ce qu'il
voulait dire.
— Je veux plus qu'une amitié, précisa-t-il. Si tu es
d'accord.
— Si je suis d'accord..., répéta-t-elle en feignant
l'indifférence.
— Veux-tu partager quelques crackers et un peu de
caviar avec moi ce soir? Quand tu auras fermé la
boutique?
Hésitante. Abbie termina son bouquet sans
répondre.
— Je sais que tu en as envie, insista-t-il. Dis oui,
s'il te plaît!
— Je serai fatiguée...
— Je connais une technique de massage suédois
qui fait merveille, répliqua-t-il avec un sourire
irrésistible. Et cela fait partie de mon cadeau ! ajouta-t-
il en désignant les articles répandus sur le comptoir.

*
**

La semaine qui suivit l'ouverture de sa boutique fut


harassante. Abbie était débordée de travail, et passait le
peu de temps libre qui lui restait avec Jack.
Huit jours après l'inauguration, elle débarrassait la
table du dîner, secrètement soulagée que son père ait
refusé une autre part de dessert. Il ne lui restait que
quinze minutes pour accomplir un miracle avec ses
cheveux et sa tenue avant l'arrivée de Jack !
— Tu es en train de t'épuiser avec ton magasin,
déclara son père qui essuyait la vaisselle.
— Monter une affaire demande toujours beaucoup
d'énergie, répondit-elle. Cela finira par se calmer.
— On devrait monter quelques murs dans l'espace
du premier étage de ton local, pour l'aménager en
appartement. Installer des placards pour que tu puisses
ranger tes affaires. Ainsi tu pourrais y emménager.
— Y emménager? répéta Abbie. D'où te vient cette
idée?
— Cela le ferait gagner du temps. Et cela éviterait
à Jack de parcourir tous ces kilomètres. Il vient le
chercher ce soir, n'est-ce pas?
— Oui, mais cela ne le dérange pas. Ni moi,
d'ailleurs. Je sais que tu n'aimes pas manger tout seul.
— Quand même, c'est fatigant..., déclara Bob. Tu
le fréquentes beaucoup dernièrement...
— Il a un peu moins de travail en ce moment.
— Il a l'air d'être très gentil avec toi.
— Oui, c'est vrai, approuva sa fille qui se
demandait où il voulait en venir.
— Jack est un type bien, fit observer son père. Je
ne connais pas de célibataire qui soit un si bon parti
que lui dans les environs, et tu devrais y réfléchir.
Abbie le contempla avec surprise. Bob la poussait-
il à épouser Jack ?
— Je te rappelle qu'il n'est à Cooper que pour
quelques mois, lui fit-elle observer. Il retournera
bientôt à Omaha.
— Et alors ? Rien ne te retient ici, rétorqua son
père. Tu devrais réfléchir à ça aussi.
— Papa ! A t'entendre, on dirait que tu veux te
débarrasser de moi !
— Le temps passe, ma chérie, et des choses nous
arrivent, n'est-ce pas?
— Humm.... fit Abbie vaguement. Oui, peut-être.
Ecoute, je dois aller me préparer. J'ouvre tôt demain
matin, alors ne m'en veux pas si on ne se voit pas avant
le dîner.
— Jack dînera avec nous?
— Demain soir ? Je n'en sais rien, avoua-t-elle. Il
est de garde, cela dépendra de ses appels.
— Oui..., répondit Bob pensif. Abbie, il y a
quelque chose dont je voudrais le parler avant ton
départ...
La jeune femme, qui se dirigeait vers l'escalier,
s'arrêta et lui adressa un sourire.
— Tu veux me donner ta bénédiction? lui
demanda-t-elle, amusée.
— Non, ce n'est pas exactement ça.
— Je redescends tout de suite...
Impatiente de se préparer, elle monta dans sa
chambre quatre à quatre et enfila les vêtements qu'elle
avait sélectionnés mentalement durant le dîner. Jack
arriva pendant ce temps, et Abbie trouva les deux
hommes en train de bavarder affablement à son retour
dans le salon.
— C'est vraiment idiot que tu sois obligé de faire
toute cette route, disait son père à leur visiteur, alors
que vous travaillez en face l'un de l'autre. Cela
m'ennuie de vous voir vous fatiguer avec ces trajets
inutiles, et je n'arrête pas de répéter à Abbie que je
peux préparer mon dîner tout seul...
— Ce n'est pas un problème, assura Jack. La route
m'aide a me détendre.
Bob Worth jeta alors un regard à sa fille qui venait
d'entrer et eut un sourire approbateur
— Tu es drôlement élégante pour quelqu'un qui n'a
eu que quelques minutes pour se préparer...
— Je n'en crois pas mes oreilles, rétorqua Abbie en
regardant Jack. Il a été comme ça toute la soirée, me
faisant des compliments et me donnant des conseils
inattendus... Je crois qu'il a une idée derrière la tête. Ou
alors il veut me demander quelque chose !
— Il est difficile de trouver un moment pour te
parler ces derniers temps, déclara Bob, soudain très
sérieux, et tu ne m'as pas facilité la tâche. Je voulais le
dire que j'ai observé tous les changements intervenus
dans ta vie, et que j'ai décidé de changer moi aussi ma
manière de vivre.
Abbie s'immobilisa et contempla son père avec des
yeux ronds.
— Ah...?
— Tu n'auras plus besoin de me faire à dîner,
Abbie. Finalement, après toutes ces années, je vais
avoir quelqu'un avec qui préparer mes repas. Quelqu'un
avec qui les partager...
Sa lille en resta médusée. Avait-il finalement
trouvé une compagne? Cela expliquait son attitude
récente! songea-t-elle soudain. Son air absent, les soirs
où il se retirait tôt dans sa chambre pour écrire des
lettres ou téléphoner...
Un sentiment de joie la saisit aussitôt. Enfin, après
toutes ces années, son père avait rencontré l'âme sœur !
Rien n'aurait pu la satisfaire davantage ! Il l'avait bien
mérité, et cela l'encouragerait à demander enfin le
divorce!
— Tu as trouvé quelqu'un, papa ?
— Oui, on peut dire ça comme ça... Mais pour être
plus précis, je devrais dire que j'ai retrouvé une femme
merveilleuse.
— Et de qui s'agit-il?
— De ta mère. Elle revient à la maison, Abbie.
Après toutes ces années, elle revient enfin!
11

Abbie en resta sidérée. Non, c'était impossible !


Elle ne pouvait pas avoir bien compris !
— Comment?
— Ta mère rentre à la maison, répéta-t-il en
confirmant ses pires craintes.
— Et tu la laisses revenir? lui demanda-t-elle,
incrédule.
— La laisser? Mais ma chérie, c'est moi qui le lui
ai suggéré.
— Je n'en crois pas mes oreilles ! s'écria-t-elle,
soudain furieuse. Après tout ce qu'elle t'a fait? Après
t'avoir abandonné, toi et ses enfants ? Après toutes ces
années sans une seule visite?
— Abbie, attends... Tu ne comprends pas. Elle a
toujours voulu rentrer à la maison.
— Oui, bien sur ! Et elle n'a jamais trouvé le temps
de le faire!
— Abbie, assieds-toi, ordonna son père avec
autorité. Il est temps que je te parle de ta mère. Et je
pense qu'il est bon que Jack m'entende, lui aussi.
— Non! hurla Abbie, folle de colère. Je n'écouterai
rien ! J'en sais assez sur ma mère pour avoir ma propre
opinion à son sujet !
Mal à l'aise, Jack se mit à gigoter sur sa chaise.
— Jack, reprit Bob, je pense que tes connaissances
médicales pourraient aider ma fille à comprendre ce
que j'ai à lui dire.
— Comment? s'exclama Abbie en se tournant vers
lui. Tu es déjà au courant? Vous en avez déjà discuté
dans mon dos?
— Non ! protesta Jack avec véhémence. Je te jure
que je n'ai jamais entendu parler de ce retour!
La jeune femme resta un moment silencieuse, à
essayer de se calmer, la situation était dramatique, et
son attitude emportée n'arrangeait rien. « Reprends-toi!
lui conseilla sa conscience, laisse au moins à ton père
le temps de s'expliquer. »
— D'accord, je t'écoute, dit-elle finalement en
s'asseyant.
Son père se cala dans son fauteuil et parut chercher
ses mots pendant un moment qui leur parut durer des
heures.
— Ta mère n'est pas partie de la maison parce
qu'elle le voulait, déclara-t-il enfin.
— Ce n'est pas ce dont je me souviens, rétorqua-t-
elle.
— C'est normal, parce que la mère le souhaitait
ainsi.
Abbie contempla son père d'un regard vide.
Comment une femme pouvait-elle vouloir faire croire
qu'elle avait abandonné sa famille?
— C'est difficile pour moi de t'expliquer tout ça,
poursuivit Bob.
— Alors n'en fais rien.
— Elle était malade, Abbie... Avant de partir, ta
mère m'a fait promettre de ne jamais rien dire à
personne. Et j'ai gardé son secret. Je n'aimais pas cela,
mais je l'ai fait parce que je le lui avais promis. Ta
mère était malade mentale, Abbie.
Malade mentale ?
Ces mots s'enfoncèrent dans son cœur comme un
couteau. Quelle maladie mentale? Pourquoi?
Comment? Instinctivement, elle sentit que ce fait
nouveau pouvait bouleverser sa vie à tout jamais, et
refusa de l'admettre.
— Je ne te crois pas.
— C'est pourtant vrai. Sylvie a essayé de le cacher
pendant des années. Aujourd'hui, les médecins
appellent ça une dépression chronique, mais à
l'époque...
— Non, non et non! l'interrompit-elle en criant. Je
n'en crois rien ! Maman était parfaitement saine d'esprit
et savait très bien ce qu'elle faisait. Même quand elle
avait ses colères, qu'elle hurlait et claquait les portes
et...
— Elle ne pouvait pas contrôler ses sautes
d'humeur.
— Et quand elle dormait jusqu'à midi, malgré notre
bruit, sans se lever pour préparer les repas ou...
— La dépression. Associée à un déséquilibre
chimique dans son cerveau.
Abbie en resta à court de parole. Tout cela semblait
logique, mais contredisait trop ce qu'elle avait toujours
pensé pour pouvoir être accepté aussi facilement.
— Maman t'a raconté des histoires! protesta-t-elle.
Elle a toujours été égoïste et gâtée, mais jamais
malade. Jamais!
— Elle était si malade que nous avons eu peur
qu'elle ne puisse jamais revenir à la maison.
— C'est stupide ! Je n'arrive pas à croire que tu
puisses envisager de reprendre la vie commune ! Cela
fait vingt ans qu'elle est partie et elle veut revenir
aujourd'hui avec une histoire à donnir debout? Je crois
plutôt que sa chance à tourné et que...
— Abbie, quand ta mère est partie, il y a vingt ans,
c'était pour entrer dans une institution...
La jeune femme se tut, alors que d'horribles images
passaient dans son esprit. Des camisoles de force, des
murs nus peints en gris, des couloirs sans fin, des
fenêtres équipées de barreaux. Des gens vêtus de
pyjamas jouant inlassablement aux cartes sans jamais
manifester la moindre émotion, avec à l'arrière-plan
une vieille télévision toujours allumée...
Elle se tourna vers Jack, qui gardait un visage
fermé.
— Je suis désolé, ma chérie, reprit son père. J'ai eu
tort de te cacher la vérité. Jamais je n'aurais dû accepter
de vous laisser croire que votre mère vous avait
abandonnées. Mais je ne pensais pas alors qu'elle
pourrait revenir un jour. Et à l'époque, quand quelqu'un
était malade comme ça...
— Tais-toi ! s'exclama-t-elle, je ne veux plus rien
entendre !
— Abbie!
Tremblante comme une feuille et d'une pâleur de
mort, Abbie était incapable de se contrôler davantage.
Elle attrapa son sac à main et enfila son manteau avec
des gestes saccadés.
— Non ! répondit-elle. Je refuse de t'écouter plus
longtemps ! Ma mère nous a quittés il y a vingt ans et
ne compte pas sur moi pour l'accueillir à bras ouverts
aujourd'hui !
Sur ces mots, elle sortit de la pièce, laissant les
deux hommes silencieux. Bob avait les yeux remplis de
tristesse et de remords, et ceux de Jack exprimaient la
compassion et la pitié.
— Laissez-rnoi lui parler, déclara ce dernier en se
levant à son tour.
— C'est la seule fois où j'ai menti à ma fille...
Il fixait le tapis en se frottant les genoux d'un geste
machinal. Jack devina qu'il n'attendait pas de réponse,
et se contenta de lui serrer l'épaule de la main pour le
réconforter avant de sortir à son tour.
A l'extérieur, Abbie était cramponnée à la portière
de sa voiture comme à une bouée de sauvetage, le
regard perdu dans le vide, le dos raide comme un
piquet.
— Ça va? lui demanda-t-il.
— Non !
— Je crois que ton père éprouve la même chose
que toi...
— Il a besoin de reprendre ses esprits. Elle le
manipule. Sûrement depuis le début.
— Peut-être pas. Tu te souviens de ce qu'il a dit?
Ce sont les symptômes classiques d'un trouble
important de la personnalité.
— Je ne peux pas y croire! Elle nous a
abandonnées. Elle a un travail et un appartement près
de Minneapolis depuis des années. Quelqu'un de fou ne
pourrait pas faire ça, voyons!
— Trouble de la personnalité et dépression
chronique ne signifient pas folie, la corrigea-t-il. Et
cela n'empêche pas de travailler. Les personnes qui
souffrent de ces maux peuvent avoir une vie en
apparence normale. Quitte à se faire hospitaliser
pendant les périodes de crise...
Abbie parut accepter ses explications, mais une
lueur de panique se mit aussitôt à luire dans ses yeux.
— Mais... Cela pourrait m'arriver, à moi aussi?
— Non, l'interrompit-il. Il peut y avoir des facteurs
génétiques, mais si tu n'as jamais développé la moindre
tendance à la dépression... Ne t'inquiète pas pour cela.
Et d'autre part, on voit aujourd'hui des patients qui ont
passé de nombreuses années à l'hôpital psychiatrique et
qui, grâce aux antidépresseurs, peuvent enfin vivre
normalement. Je pense que ta mère doit être dans ce
cas. Les choses ont beaucoup changé en vingt ans.
Ces paroles la calmèrent. Mais en elle, une foule
d'émotions contradictoires qu'il lui était impossible de
maîtriser continuait d'affluer. Une part d'elle-même
voulait croire à cette histoire, une autre s'y refusait..
— Si c'est vrai, reprit-elle, alors mon père nous a
menti pendant toutes ces années? Comment a-t-il pu
faire cela? Et pourquoi nous avoir laissé croire que
notre mère ne nous aimait pas assez pour rester avec
nous? Qu'elle nous avait abandonnées ? Pourquoi nous
imposer les ragots ? Pourquoi nous avoir donné
l'impression que personne ne pouvait nous aimer...
— Parce qu'il y a vingt ans, encore plus
qu'aujourd'hui, il était pire de souffrir de maladie
mentale que de quitter sa famille, lui expliqua
doucement Jack. C'était un tabou qui existe encore de
nos jours, quelque chose dont personne ne parlait
jamais, un secret obscur... Je sais que tu es blessée,
Abbie, ajouta-t-il en passant le bras autour de ses
épaules, et tu en as le droit. Mais peut-être ta mère
éprouve-t-elle, elle aussi, l'impression que la bêtise des
hommes lui a volé quelque chose d'irremplaçable : ses
filles...
— Mais pourquoi n'être jamais venue nous voir
lorsque son état le lui permettait?
— Ce que tu dois comprendre, c'est qu'un malade
qui souffre de ce genre de troubles ne contrôle pas son
comportement, et qu'un choc émotif peut déclencher
une crise. Ta mère savait que vous souffriez de votre
séparation, et je suppose qu'elle avait peur de vous
traumatiser davantage en venant vous rendre visite.
Il l'attira doucement contre lui, et Abbie se blottit
dans ses bras en tentant de ravaler ses larmes.
— J'ai passé toute ma vie à la détester ! murmura-t-
elle, la gorge nouée. Ma propre mère ! J'ai tout sacrifié
pour tenter de combler le vide atroce qu'elle avait laissé
dans notre famille, et maintenant, je me rends compte
que je ne connaissais même pas les vraies raisons de
son départ !
— Crois-tu que cela aurait fait une différence?
répondit-il en lui caressant le dos.
— Je n'en sais rien. Mais je ne peux pas oublier ma
haine. Jack! Je n'y arrive pas! C'est trop profond en
moi... Jamais je ne pourrai l'affronter...
— Abbie, tu es une femme d'une grande force de
caractère, et je suis sûr que le premier choc passé, tu
sauras comment réagir.
— Je comprends maintenant le comportement de
mon père ces derniers temps, reprit-elle après un
instant de silence. Son air préoccupé, son insistance
pour que je trouve un atelier, pour que j'emménage en
ville. Il veut se débarrasser de moi !
— Non, Abbie, je suis certain que tu te trompes !
protesta Jack. Il pense peut-être simplement que ta
mère s'adaptera mieux s'ils sont tous les deux. Mais
jamais il n'a souhaité se débarrasser de toi ! Il tient à toi
comme à la prunelle de ses yeux !
La jeune femme ne répondit rien et contempla le
ciel immense parsemé d'étoiles. Elle se sentait soudain
si seule, si petite dans l'univers... Elle pleura un peu, et
Jack l'embrassa dans le cou.
— Tu as remarqué que nous étions en retard pour
la séance de cinéma? reprit-il.
— Qui a envie de voir un film? rétorqua-t-elle. Je
n'en vois pas un seul susceptible de rivaliser avec le
coup de théâtre de ce soir !
Jack se mit à rire doucement à cette réflexion et
admit qu'elle avait raison.
— Alors allons dîner, ajouta-t-il gaiement. Je fais
partie de la vieille école, de ceux qui affirment qu'on ne
peut pas réfléchir l'estomac vide!

Rentrer chez elle ce soir-là fut l'action la plus


difficile qu'Abbie eût jamais accomplie. Jamais jusque-
là elle n'avait claqué la porte après une dispute avec
son père...
Il était toujours assis dans le même fauteuil, les
doigts crispés sur les accoudoirs et le regard perdu dans
le vide. Malgré son trouble encore très vif, sa fille eut
le cœur serré en le voyant si malheureux.
— Dans combien de temps maman doit-elle
revenir? lui demanda-t-elle.
— Dans dix jours.
— Tu sais, papa si elle pouvait d'abord venir juste
en visite... puis ensuite...
— Abigail, ta mère et moi n'avons perdu que trop
de temps, l'interrompit-il. Elle a besoin de se sentir
chez elle. Et j'ai besoin de retrouver mon épouse.
— Je vois...
— Tu ne t'en souviens peut-être pas, mais ta mère
était excellente cuisinière. Et je voudrais qu'elle cuisine
de nouveau. Qu'elle apporte sa touche personnelle à la
maison. Elle a toujours eu un don de décoratrice, et su
comment arranger trois coussins et un bouquet de
fleurs pour donner un air de fête à n'importe quelle
pièce. Je tiens à la laisser aménager la maison à sa
convenance, pour lui donner l'impression d'être rentrée
définitivement.
— Et... Sera-t-elle capable de tout faire toute seule?
— Bien sûr. Ne t'inquète pas pour cela. Le nouveau
traitement que lui ont donné ses médecins récemment
fait des miracles, et c'est pour cela que nous avons
décidé de son retour ici. Ta mère est parfaitement
capable de mener une vie normale.
— Bien. Alors tu n'auras plus besoin de moi
désormais. Je veux dire, pour les tâches ménagères...
— Ma chérie, tu es libre de faire comme tu
l'entends. Tu peux te consacrer à ton travail ou à Jack.
Fais comme tu le désires. Amuse-toi un peu. Je sais
bien que tu n'as pas eu une enfance et une adolescence
très drôles, et cela fait partie des choses qui pèsent sur
ma conscience. Tout ce que je désire à présent, c'est
que tu rattrapes le temps perdu et que tu fasses ce dont
tu as réellement envie.
Une terrible sensation de vertige la fit tressaillir. Le
moment était venu de poser la question qui l'effrayait le
plus !
— Pendant le dîner. Jack et moi avons discuté, et
j'ai fini par penser que je devrais peut-être emménager
en ville.
— Si c'est ce que tu souhaites, fais-le, répondit son
père très calmement, je le comprendrai très bien.
Le monde familier qui l'avait vue grandir, le refuge
inébranlable qu'elle croyait avoir construit s'effondra
soudain à ses pieds. Elle avait presque trente ans et se
sentait soudain inutile. Personne ne se souciait de
l'endroit ou elle vivrait, personne ne le remarquerait,
même. Vingt ans de sacrifices réduits à néant...
— Dans ce cas, déclara-t-elle avec une conviction
feinte, je crois que ce serait mieux ainsi. Il est temps
que je quitte la maison.
12

Abbie emballa ses affaires avec calme. Elle déclara


à son père qu'il n'avait pas besoin de monter de
cloisons au premier étage de son magasin, qu'elle
préférait en loft. Mais chaque fois qu'elle montait
l'escalier, l'immense espace soulignait sa solitude et
son désarroi.
Les murs étaient nus. Deux grandes fenêtres se
faisaient face, surplombant la rue et la cour. Le
plancher, défoncé par endroits, était taché, terne et
incrusté de poussière. Il y avait des fissures dans les
plâtres et des trous dans le plafond.
Lors de son premier voyage de déménagement,
quand elle y apporta ses vêtements, Abbie fut saisie par
l'aspect sinistre des lieux. Il n'y avait même pas de
penderie, et elle dut déposer ses vêtements en tas, à
même le sol. Succombant au désespoir, elle s'assit par
terre et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.
— Mon Dieu! murmura-t-elle. Comment vais-je
survivre à ça? Comment?
Sa vie lui semblait horrible. Elle n'osait plus
regarder son père dans les yeux, et ne pensait pas
pouvoir jamais affronter sa mère. Depuis qu'il lui avait
appris la vérité, ses émotions oscillaient entre colère,
chagrin, admiration, rancœur et remords, sans jamais se
fixer. Tout avait pris une dimension différente. Tout la
touchait de manière plus sensible, y compris sa relation
avec Jack.
Elle lui avait parlé le matin même, mais la
conversation avait été ponctuée de silences
embarrassés. Abbie avait fini par raccrocher en
songeant qu'il n'attendrait pas longtemps avant de se
détacher d'elle et de ses problèmes...
Après tout, qui aurait pu l'en blâmer ? Il avait eu lui
aussi son lot d'ennuis et ne voulait pas, maintenant qu'il
en était débarrassé, endosser ceux des autres! Il était
médecin, pas bon Samaritain !
Jack regarda par la fenêtre de son cabinet pour voir
si la lumière était allumée chez Abbie. Pas encore... 6
heures et aucun de signe de vie. Elle travaillait
probablement dans son atelier, de l'autre côté.
La savoir seule dans cette vieille maison décrépite
le perturbait un peu, et il aurait bien traversé la rue
pour lui rendre visite s'il n'avait eu à étudier les
dossiers des patients qu'il visitait le lendemain. « Je
l'appellerai ce soir, une fois rentré chez moi ». se
promit-il.
Il prit la première fiche et la lut rapidement. Mais
son esprit refusa d'enregistrer la moindre information.
Pivotant sur son siège, il glissa de nouveau un
doigt dans son store pour regarder chez Abbie.
Toujours pas de lumière.
Décidé à travailler, il retourna à sa fiche et la lut
une seconde fois plus attentivement. Mais son esprit ne
parvint pas se concentrer au-delà de la première ligne!
Un seul mot rebondissait dans sa tête comme une
balle de tennis devenue folle. Abigail!
Cette femme le rendait fou !
Il ne cessait de penser à elle jour et nuit. Son
sourire timide le hantait, tout comme ses baisers de
braise, son rire cristallin, et son coeur qui battait dans
sa jolie poitrine comme une délicate pendule.
Oui, il avait succombé au charme indéfinissable et
puissant de cette jeune femme !
Comme d'habitude, il se récita tous les arguments
que sa raison lui donnait pour résister à cette forte
attirance. Il se rappela Rob, et la manière sournoise
dont elle avait su le manipuler pendant des années.
Mais Abbie était l'exact opposé de son ancienne
fiancée. Il n'y avait pas une once de perversion dans
son âme, pas le moindre désir de domination. Il n'avait
jamais rencontré une créature aussi douce et bonne
qu'elle...
Justement ! Il devait la protéger contre lui-même.
Abbie méritait mieux que lui, et davantage que ce qu'il
était prêt à lui donner
D'ailleurs, il n'avait jamais souhaité une histoire
aussi intense ! En fait, il aurait bien aimé avoir une
petite amourette sans complication, mais c'était
impossible avec elle. Certes, Abbie n'aurait sûrement
pas refusé une véritable liaison avec lui, mais la
conscience de Jack lui interdisait de profiter de la
situation et d'abuser de son innocence.
« Arrête de penser à Abbie! se dit-il fermement. Tu
dois prendre tes distances et l'oublier! »
Mais l'abandonner juste a cette période si difficile
de sa vie lui semblait la pire des lâchetés. Rejetant
brusquement sa liasse de dossiers. Jack se leva et sortit
de son bureau.
Une fois dans la rue. il marcha jusqu'à la porte
d'Abbie et regarda à travers la vitre en espérant
l'apercevoir dans la pièce du fond. En vain. Il aurait dû
appeler... Il frappa une première fois, sans obtenir de
réponse, puis une seconde fois avec plus d'insistance.
Une lumière s'alluma dans l'atelier, et une
silhouette se découpa dans le carré de lumière. Jack fit
un pas en arrière et s'efforça de ne pas paraître trop
anxieux.
Abbie, vêtue d'un jean et d'un vieux pull, ouvrit la
porte de la boutique.
— Bonsoir, lui dit-elle en s'appuyant contre le
chambranle. Que fais-tu ici?
— Oh, je... je viens juste de terminer de travailler
et j'avais envie de manger un morceau.
— Ah...
Elle passa la main dans ses cheveux courts et sur sa
nuque. Ce geste rappela aussitôt à Jack le massage qu'il
lui avait fait, le soir de l'inauguration de sa boutique.
Elle était si douce, si ferme, si souple sous ses paumes!
Elle paraissait différente désormais. Distraite et
distante...
— Il est déjà tard, je suppose, déclara-t-elle. Veux-
tu que je te prépare un sandwich? Mon réfrigérateur est
plein.
— Non, je ne passais pas pour ça. Je voulais juste
savoir si tu allais bien.
— Moi? Oh, oui! répondit-elle d'un ton ironique.
Aussi bien que les circonstances le permettent.
Demain, c'est le grand jour. Ma mère rentre au foyer.
J'ai nettoyé la maison de fond en comble, préparé des
lasagnes pour son premier dîner et rempli le réservoir
de l'auto que mon père lui a achetée. Après cela, papa
m'a demandé de les laisser quelques jours seuls. S'il
m'apporte leur linge sale, je continuerai de jouer la
petite fille modèle et dévouée !
Jamais Jack n'avait entendu quelqu'un manifester
autant d'amertume et de peine en si peu de phrases. Son
cœur se serra et il ne put s'empêcher de lui prendre la
main.
— Tu verras, une fois qu'elle sera installée, ce sera
plus... facile.
— Tu es plus optimiste que moi, rétorqua-t-elle
sèchement.
— Comment tes sœurs le prennent-elles?
— Natalie est furieuse, et Meredith veut lui
accorder une chance. Quant à moi, je le prends du
mieux que je le peux. Quand tu as frappé à la porte,
j'étais dans la cour avec un cutter...
Soudain inquiet. Jack la regarda sans répondre.
Abbie se mit à sourire.
— Pas de panique, docteur, reprit-elle. Je
n'envisage rien de grave, je réduis simplement les
cartons de mon déménagement en confettis pour me
défouler.
— Oh, Abbie! s'exclama-t-il, désolé. Ecoute, j'ai
une bien meilleure idée...
— Laisse-moi deviner. Une psychothérapie
intense, suivie d'une cure de sédatifs?
— Mais non, voyons, ce n'est pas ce à quoi je
pensais.
— Ne me dis pas que je dois serrer ma mère dans
mes bras et que tout ira mieux ensuite!
— Non, je sais que tu feras ce qu'il faut faire sans
avoir besoin de mes conseils.
— Je me demande ce que nous allons trouver à
nous dire, s'interrogea-t-elle, soudain pensive. Allons-
nous nous serrer la main ou nous embrasser? Les
enfants embrassent leur mère, non?
— En général, oui...
La jeune femme fit une grimace comique, et Jack
se rendit soudain compte qu'il admirait sa verve. Elle
avait le cran de plaisanter, alors qu'il savait bien qu'au
fond la situation la crucifiait.
— Je veux que tu fermes ta boutique demain,
Abbie, déclara-t-il impulsivement. Prends ta journée et
passe-la avec moi !
— Demain, c'est vendredi, lui rappela-t-elle. C'est
impossible.
— Allons, Abbie, tu me dois bien ça! Je vais visiter
mes patients et je voudrais que tu m'accompagnes.
— Pourquoi?
— Parce qu'il y a quelques boutiques de
brocanteurs dans lesquelles je voudrais m'arrêter au
passage. Allez, dis oui ! Oublie ta mère et viens avec
moi à la recherche de trésors à exposer dans ce loft...
Nous pourrions même passer la nuit dans l'hôtel du
parc naturel.
— Celui avec les sources d'eau chaude?
— Exactement ! Nous pouvons même y rester tout
le week-end : je ne suis pas de garde.
— Jack, ce n'est pas raisonnable! Et si quelqu'un
l'apprenait?
— Je te promets d'être un partait gentleman : nous
aurons chacun notre chambre !
A sa grande surprise, cette phrase emporta la
décision de la jeune femme Ce qui ne manqua pas de le
décevoir !
— Oh, après tout, pourquoi pas! rétorqua Abbie en
haussant les épaules. Qu'ai-je à perdre, sinon ma
réputation?
13

Le dimanche matin, alors que Jack et Abbie


prenaient la route qui les ramenait à Cooper, la jeune
femme se mit à somnoler dans le confortable siège de
cuir. Jack posa la main sur son genou pour la secouer
doucement.
— Tu es fatiguée?
— Merveilleusement fatiguée, admit-elle en
soupirant d'aise. Tu as eu une idée géniale, Jack.
Quand je serai riche, je m'achèterai un Jacuzzi !
— Je suis désolé que les brocanteurs aient été si
décevants.
— J'aimais bien ce bar Arts déco, protesta la jeune
femme.
— Son prix dépassait largement mon budget !
rétorqua Jack, contrarié.
La tête appuyée contre son dossier, Abbie se tourna
vers lui et lui adressa un grand sourire.
— Merci d'avoir insisté pour que je t'accompagne.
Depuis que nous avons quitté Cooper, je n'ai presque
pas pensé à mes problèmes.
— Très bien !
— Et je trouve déprimante l'idée de rentrer!
— Nous pouvons retarder ton retour chez toi.
Pourquoi ne passes-tu pas la journée à la maison? lui
suggéra-t-il.
— Avec plaisir !
Quelques instants plus tard, ils s'arrêtaient devant
la maison de Jack. Le téléphone sonnait quand celui-ci
ouvrit la porte de la cuisine.
— Tu veux bien répondre pendant que je décharge
la voiture? lui demanda-t-il. Cela doit être le plombier:
il devait appeler pour me donner son devis.
Abbie se dirigea vers le téléphone pendant qu'il
ressortait.
— Allô? dit-elle. Résidence Conroy...
— Qui est à l'appareil? demanda une voix féminine
à l'autre bout de la ligne.
— Je... je suis une amie de Jack. Puis-je vous
aider?
— Passez-le-moi !
Soudain suspicieuse, la jeune femme jeta un regard
par la fenêtre pour regarder Jack qui sortait son sac de
voyage de la voiture.
— Il est occupé pour l'instant. Puis-je prendre un
message?
— Ainsi vous êtes une amie de Jack? reprit la voix
après une seconde d'hésitation. Pourriez-vous me dire
ce que vous faites chez lui au beau milieu de la
matinée?
Abbie resta indécise un instant. Il s'agissait de Rob,
il n'y avait aucun doute là-dessus!
— Je ne vois pas pourquoi je vous le dirais, surtout
ne sachant pas à qui je parle, répliqua-t-elle.
— Je suis Rob Stearling, la fiancée de Jack !
— Oh, je vois... Jack est en train de vider le coffre
de la voiture. Nous rentrons d'un petit week-end en tête
à tête...
Le week-end avait été parfaitement innocent, mais
Rob n'avait pas besoin de le savoir !
— Que diable...?
— Oh, Rob ! l'interrompit Abbie, je suis désolée,
mais Jack ne parle pas de vous comme de sa fiancée...
— Pardon?
— Il m'a tout raconté à votre sujet. Votre relation,
votre rupture...
— Je ne sais pas qui vous êtes, déclara Rob,
furieuse, mais je veux parler à Jack.
— Il ne veut plus vous parler, et il ne veut plus
vous voir non plus. Vous savez, j'étais là il y a
quelques semaines quand vous l'avez appelé. Je ne
voudrais pas être désagréable mais...
— Passez-le-moi ! s'exclama Rob.
— Désolée...
— Qu'essayez-vous de faire? De vous interposer
entre nous ? Si vous croyez un instant que vous allez
réussir à nous séparer...
— Je ne vois pas comment je pourrais séparer deux
personnes qui ne sont plus ensemble !
— Vous ne savez rien du tout ! Vous ignorez ce
qu'il y a entre nous...
— Je l'imagine, rétorqua Abbie, sarcastique.
— Il était à moi d'abord ! Avant que vous...
— Rob, quoi que vous ayez vécu avec Jack, c'était
terminé avant même qu'il ne rentre à Cooper. Alors ne
me faites pas le coup de la priorité ! Inclinez-vous
simplement, de bonne grâce ! Oubliez-le et fichez-lui
la paix !
— Cela ne durera pas entre vous ! affirma Rob
d'une voix mauvaise. Je lui donne encore un mois
avant qu'il me revienne en courant !
— On verra. Mais en attendant, sachez bien qu'il ne
veut plus de vous dans sa vie. Et que pour l'instant,
c'est avec moi qu'il a envie de passer son temps.
Rob Stearling n'ajouta pas un mot et lui raccrocha
au nez.
Abbie poussa un profond soupir et reposa le
combiné sur son socle. Elle était vraiment allée trop
loin! Se retournant, elle se retrouva face à face avec
Jack, qui la contemplait avec une tête indiquant qu'il
avait entendu les dernières phrases de la conversation
— C'était Rob, lui dit-elle simplement. Soit j'ai
réglé ton problème, soit je l'ai aggravé !
*
**

Trois jours avaient passé depuis l'appel de Rob. Et


pendant ce temps. Jack n'avait cessé de penser à Abbie
! Il était sidéré par la brutale franchise dont elle avait
fait preuve au téléphone : elle avait défendu son
territoire comme une louve ses petits!
A la fois flatté et inquiet, Jack restait convaincu
qu'il devait mettre un terme à leur relation. En douceur,
bien sûr...
Certes, sa conscience lui rappelait régulièrement
que pour quelqu'un qui souhaitait prendre ses
distances, il passait beaucoup de temps en sa
compagnie. Mais il se disait alors qu'il essayait
simplement de lui prouver qu'ils pouvaient se voir en
amis, sans démonstrations d'affection...
Mais au fond, cela le contrariait !
Des démonstrations d'affection? Il ne rêvait que de
cela, et devait tout le temps se retenir pour ne pas
l'embrasser !
« Mon Dieu ! se dit-il. Mais qui croira à mes
histoires? La vérité, c'est que je suis en plein déni ! »
Peut-être aurait-il mieux fait d'avoir une vraie
liaison avec elle, pour la chasser plus vite encore de
son esprit. Pour se prouver qu'ils étaient aussi
compatibles que l'eau et le feu. Une seule longue nuit
avec elle, et il saurait alors avec certitude qu'ils
n'avaient rien a faire ensemble. Il en était certain : il lui
suffisait d'oublier ses scrupules et la situation serait
enfin claire !
« Alors fais-le ! » lui dicta sa conscience.
Il referma son carnet de rendez-vous d'un geste
brusque. La journée avait été longue et pénible, il avait
besoin de se détendre... Et après tout, songea-t-il,
soudain plus calme, Abbie était une adulte libre de ses
choix...

*
**

Au lieu de frapper à la porte de la boutique, il


contourna la maison pour passer par la porte de la
cuisine. Après avoir frappé, il entra directement.
Abbie était dans son atelier, entourée d'une
véritable jungle d'animaux en peluche. Il y en avait de
toutes les tailles et de toutes les couleurs!
— Que se passe-t-il? lui demanda-t-il, interloqué.
— Un groupe d'assistantes sociales m'a demandé
de préparer des paniers pour l'association des femmes
sans abri, répondit-elle d'un air morne, la plupart de ces
femmes et leurs enfants ne possèdent rien d'autre que
les vêtements qu'ils portent...
— C'est un travail déprimant?
— Oui et non.
Tout en parlant, elle disposa une girafe en peluche
dans une corbeille, avec quelques articles de toilette et
un flacon de parfum.
— Oui, parce qu'un enfant démuni sera peut-être
heureux de pouvoir jouer avec cette demoiselle,
expliqua-t-elle en montrant la girafe. Non, parce que
pendant que je travaille, j'imagine ces femmes seules,
sans rien dans la vie, privées parfois de leur enfant et
de leur compagnon...
Cette réflexion perturba Jack plus qu'il ne l'aurait
voulu. Il la contempla un instant pendant qu'elle
arrangeait les articles dans le panier, l'enveloppait de
Cellophane et le décorait d'un ruban de satin.
— As-tu parlé à ta mère? reprit-il.
— Non, pas encore. Papa m'a appelée pour me dire
que tout se passait aussi bien que possible. Il a suggéré
que je passe à la maison, mais je... je lui ai dit que
j'avais beaucoup de travail avec cette commande.
— C'est un prétexte, n'est-ce pas?
— Oui, admit-elle.
— As-tu peur? Ou es-tu toujours en colère?
— Les deux. Ma première réaction a été plutôt
impulsive, je l'admets. Avec le temps, j'ai compris que
je me trompais. Mais c'est difficile d'oublier en
quelques jours les sentiments qu'on a éprouvés a
l'égard de sa mère pendant vingt ans ! Je me suis rendu
compte qu'elle était ma mère, mais que je ne la
connaissais pas. Je ne suis même pas comment lui
parler! C'est une étrangère pour moi, tu comprends...
— Oui, je crois que je comprends. Mais je pense
que plus tu attendras, et plus la perspective de cette
rencontre te rendra nerveuse. Peut-être faut-il tout
simplement aller au ranch sans trop le poser de
questions?
— Peut-être... Je sais que je devrais faire quelque
chose, mais je ne sais pas quoi, avoua la jeune femme,
penaude. Jack, voudrais-tu m'accompagner?
— Moi? s'exclama-t-il.
— Oui. Juste pour la première fois...
Jack fut brusquement bouleversé par sa soudaine
vulnérabilité. Décidément, rien ne se passait comme il
l'avait prévu! Il était venu pour se sortir d'une situation
trop compliquée, pas pour s'y enfoncer davantage! Et
pourtant, un seul regard d'Abbie suffit à lui faire
oublier toutes ses résolutions.
— Bien sûr. répondit-il. Quand tu voudras...
— Maintenant ? Je crois que je suis prête.
— D'accord!
14

Le père et la mère d'Abbie étaient assis face à face,


à la table de la cuisine.
— Hé ! Les enfants ! s'exclama Bob en se levant.
Entrez donc!
Abbie lui fit un signe de la tête, sans parvenir à le
regarder dans les yeux. En revanche, elle ne put
s'empêcher de dévisager sa mère.
Sylvie Worth avait désormais des cheveux poivre
et sel, et ses yeux, derrière ses lunettes, avaient
toujours la même teinte noisette.
— Nous aurions dû frapper, déclara Abbie,
embarrassée. Je... je ne savais pas...
— Abbie ? déclara sa mère. Ne sois pas bête ! Tu
es chez toi ici.
Celle-ci n'avait plus la voix stridente dont se
souvenait sa fille, mais un timbre plutôt grave et
séduisant.
Elles se firent face toutes les deux, mal à l'aise, et
se dévisagèrent mutuellement.
Abbie découvrit une femme entre deux âges, mince
dans son pantalon vert olive et son chemisier blanc. Ses
traits étaient toujours aussi délicats qu'autrefois, même
si désormais des rides soulignaient ses yeux et sa
bouche tremblante.
Son visage avait de belles couleurs, et non la pâleur
qu'imaginait sa fille. Elle s'attendait à découvrir une
créature épuisée et usée par la vie, et découvrait une
femme d'une élégance discrète, visiblement émue.
« Elle n'a rien d'une malade mentale... », songea-t-
elle.
— Avance un peu que je te voie, déclara Sylvie
Worth d'une voix nouée.
Abbie traversa la cuisine, la gorge serrée par
l'émotion. Une tempête de sentiments contradictoires
agitait son coeur et la troublait au point qu'elle ne
savait quelle attitude adopter. Sa mère, devinant son
malaise, se contenta de poser les mains sur ses épaules
sans chercher à l'embrasser.
— Mon Dieu, que tu es grande ! s'exclama-t-elle.
— Vous avez la même taille, constata Bob.
— Et elle a les cheveux de ta mère, répondit
Sylvie. Elle tient beaucoup plus de toi que de moi.
— Non ! protesta Bob. Elle a tes yeux et ton nez !
La jeune femme eut l'impression d'être un
nouveau-né dans son berceau ! Elle jeta un regard
suppliant à Jack, qui avait discrètement battu en retraite
dans un coin de la cuisine mais il resta impassible.
Elle eut soudain l'impression de revenir plus de
vingt ans en arrière, lorsque petite fille, elle affrontait
sa mère, pleine d'appréhension et d'impuissance,
submergée par l'angoisse de lui déplaire et de se rendre
indigne d'amour.
C'était insupportable ! Elle ne voulait plus éprouver
ces sensations horribles et se sentir coupable d'un
crime qu'elle n'avait jamais commis !
— Humm..., fit-elle. Te souviens-tu de Jack?
— Non, je ne m'en souviens pas, répondit Sylvie,
mais ton père m'a dit qu'il était devenu un jeune
homme charmant.
Ils se serrèrent tous les deux la main.
— Vous êtes allé à l'école avec mes filles, je crois,
déclara Sylvie.
— C'est exact, répondit Jack. Mais mes parents ont
déménagé à Saint Louis quand j'ai eu mon bac, et seul
mon grand-père est resté à Cooper.
Ils échangèrent quelques propos courtois, mais
Abbie ne les écoutait pas. L'esprit bourdonnant de
questions sans réponses, elle ne pouvait manquer de
remarquer l'atmosphère tendue qui régnait dans la
cuisine. Trop de politesses et de légèreté... Un bonheur
forcé. Pourquoi était-elle venue?
Et ces émotions contradictoires qui la déchiraient
intérieurement! Cette absurde envie d'embrasser sa
mère et de se serrer dans ses bras, comme autrefois...
Ou, tout aussi absurde, ce désir de lui jeter à la figure
toutes les frustrations de son enfance !
Mais tout le monde continuait de bavarder comme
si les vingt dernières années n'avaient pas existé !
C'est alors qu'Abbie remarqua que la photo des
trois sœurs avait quitté sa place habituelle, sur le
réfrigérateur.
Ainsi, sa mère n'avait pas attendu pour balayer tous
les souvenirs de ses filles! Les pires craintes d'Abbie se
révélaient exactes ! Toute cette histoire de dépression
chronique n'était qu'une invention destinée à masquer
la véritable nature de sa mère !
— Tu as enlevé notre photo ! s'exclama-t-elle,
pétrifiée de peine et de rage.
Un silence de plomb tomba dans la pièce et tous
tournèrent la tête pour suivre son regard.
— Je l'ai posée là-bas. répondit sa mère
calmement. Devant la fenêtre, pour pouvoir vous
regarder quand je cuisine...
Le cadre de céramique se trouvait en effet posé sur
le rebord de la fenêtre, au-dessus de l'évier. La photo
prise le jour de leur seize ans...
Abbie pâlit, alors que sa confusion grandissait de
plus belle.
— J'ai toujours adoré cette photo, reprit Sylvie.
— Toujours? répéta sa fille, interloquée. Mais
comment...
— Ton père me l'avait envoyée à l'époque. Si tu y
tiens, je peux t'en faire une copie.
Totalement confuse, Abbie ne savait plus que dire.
Bob s'éclaircit soudain la gorge.
— Jack, donnes-tu des conseils médicaux en
dehors de tes horaires de travail? demanda-t-il.
— Pourquoi? s'exclama sa fille. Tu ne vas pas
bien?
— Moi ? Je n'ai jamais été plus en forme ! Non,
c'est pour ce veau qui s'est pris les pattes dans un fil de
fer barbelé. Je me demandais si je devais le soigner
tout seul ou appeler le vétérinaire.
— On peut aller y jeter un coup d'œil maintenant,
si vous voulez, déclara Jack.
Le lâche sautait sur l'occasion pour l'abandonner!
songea la jeune femme agacée. Une minute plus tard,
les deux hommes avaient quitté la pièce, la laissant
seule avec sa mère.
Les deux femmes se dévisagèrent un instant sans
parler.
— Cela ne t'ennuie pas si je finis de ranger cette
vaisselle? lui demanda soudain Sylvie.
— Non, pas du tout...
Embarrassée, Abbie resta au milieu de la cuisine à
se dandiner d'un pied sur l'autre.
— Je pensais avoir un batteur électrique autrefois,
reprit sa mère, mais je...
— Le moteur a grillé il y a longtemps et je ne l'ai
jamais fait réparer, l'interrompit sa fille.
— Ah... Heureusement que ton père a de la
patience, car je n'arrive plus a rien retrouver ici.
— Je suppose que j'ai réorganisé les rangements à
ma convenance.
— Bien sûr...
Il y eu un nouveau silence.
— N'avons-nous pas de couteaux a steak?
— Premier tiroir de gauche, tout au fond. Je les ai
rangés là pour que Sophie, la fille de Meredith, ne
puisse pas les trouver.
— Très bonne idée. J'ai découvert un fouet
mécanique, mais...
— L'électrique est dans un placard de la cave,
répondit Abbie. Je n'ai jamais aimé m'en servir.
— ... mais je préfère utiliser un fouet manuel,
termina doucement sa mère. Y en a-t-il un ici?
— Je ne sais pas. Si tu n'en trouves pas, j'imagine
que papa sera ravi de t'emmener en ville pour en
acheter un.
— Je suis parfaitement capable de conduire toute
seule !
— Ah bon? rétorqua Abbie. Pourtant tu ne t'es pas
beaucoup servi de ton permis de conduire, récemment,
en tout cas pas pour venir nous voir!
Sa mère ne répondit pas. Ayant terminé de ranger
la vaisselle, elle plia les torchons et les suspendit,
— Tu ne me facilites pas la tâche, fit-elle enfin
observer.
— Ecoute, maman, je suis la plus douce de nous
trois. As-tu déjà parlé avec Nat ou Meredith ?
— Pas encore,
— Alors considère notre conversation comme un
entraînement
— Je vois, déclara Sylvie en fronçant les sourcils.
Dans ce cas, je crois que nous devrions commencer
par...
— ... la vérité?
— Entendu, Abbie, je n'ai jamais imaginé que je
pourrais rentrer un jour à la maison. Je pensais que...
— ... que quoi? Que nous faire croire à ta fuite
avec un autre homme allait nous rendre la vie plus
facile?
— Non, que...
— ... que nous écrire sans jamais nous rendre visite
nous traumatiserait moins?
— Assez! s'exclama Sylvie en levant la main. Si tu
veux la vérité, tu dois au moins me laisser la chance de
terminer mes phrases, parce que...
— Terminer? Je ne crois pas que...
— Ça suffit. Abigail ! J'ai passé des années en
psychothérapie, et cela m'a appris au moins que j'avais
le droit de m'expliquer sans être interrompue! Tu
parleras quand ce sera ton tour!
Abbie hésita. Sa conduite discourtoise la
remplissait de honte, mais comment juguler vingt
années de frustrations?
— Entendu, dit-elle à voix basse.
— Très bien, reprit Sylvie d'une voix douce.
Assieds-toi et bavardons comme les deux adultes que
nous sommes aujourd'hui. Ce que je veux, Abbie, c'est
que tu me laisses te dire ce que j'ai à te dire. Ensuite, tu
pourras y réfléchir tranquillement. Je répondrai à toutes
tes questions lorsque tu auras eu le temps d'y voir plus
clair en toi-même.
La jeune femme fronça les sourcils, mais devant la
mine tendue de sa mère, elle finit par acquiescer sans
un mot.
— Ton père et moi avions toujours souhaité avoir
trois enfants, commença Sylvie. Mais nous n'avions
jamais imaginé les avoir d'un seul coup ! Pendant votre
petite enfance, je n'ai pas cessé de m'occuper de vous,
et cela a été merveilleux. Je n'avais jamais été aussi
heureuse de ma vie, et pourtant, mon intuition me
rappelait toujours que cela ne durerait pas. Et en effet,
cela n'a pas duré plus de quelques années...
— Insinues-tu que c'est notre faute? s'exclama
Abbie, incapable de se contenir.
— Non, bien sûr! protesta sa mère. Mes problèmes
avaient commencé bien avant votre naissance. Quand
j'étais au lycée, j'étais déjà sujette à d'horribles
dépressions nerveuses, mais je devais le cacher parce
que mes parents m'accusaient de m'apitoyer sur moi-
même. Ils m'humiliaient, et répétaient à tout le monde
que j'étais égoïste et trop gâtée.
— Grand-papa et grand-maman ?
— Oui. Ils disaient que je devais être folle pour
agir ainsi. Et dans leur bouche, c'était une accusation.
J'ai résisté pendant toute mon enfance, mais j'avais
l'impression de mourir à petit feu. Quand j'ai grandi,
c'est devenu insupportable. Je ne pouvais plus me lever
le matin. Je n'arrivais plus à accomplir les tâches
quotidiennes les plus simples. Rien ne me semblait
avoir de sens. Il y a eu un répit lorsque vous êtes nées,
et puis les symptômes sont revenus, encore plus
terribles. Ton père a fini par me convaincre que j'avais
besoin d'aide... Mais j'allais si mal alors...
L'hospitalisation était la seule solution. Le problème,
c'est qu'une fois qu'on était entrée dans un hôpital
psychiatrique, il devenait difficile d'en sortir. Il y avait
toujours un médecin qui voulait essayer un autre
traitement, des rechutes, des accès de mélancolie...
Accoudée à la table, Sylvie contemplait ses mains
entrelacées, le regard dans le vide, comme perdue dans
ses souvenirs. Malgré tout son ressentiment, Abbie eut
le cœur serré de pitié en la découvrant si vulnérable. La
mère lunatique d'autrefois, dont les sautes d'humeur la
pétrifiaient d'angoisse, avait disparu pour laisser la
place à une femme triste, accablée par le malheur et
pourtant digne.
— Les dernières années, reprit-elle, j'avais un
logement dans un foyer à Minneapolis, et je travaillais
dans un bureau, tout en restant sous contrôle médical.
J'étais dévorée par la culpabilité quand je pensais à
vous. Je n'ai jamais cessé de vous écrire et de vous
envoyer cartes et cadeaux pour votre anniversaire ou à
Noël, mais vous ne me répondiez plus. J'ai compris
alors que vous m'en vouliez de vous avoir abandonnées
et que mes courriers devaient vous rappeler inutilement
mon existence. Aussi j'ai arrêté d'écrire... Mais vous
avez toujours été là, près de moi, enfouies au fond de
mon cœur. Certes, j'ai essayé de me défendre contre
cette culpabilité en inventant des histoires sur mon
horrible mari et mes affreuses filles. Je pouvais
tromper mes médecins, mais pas moi-même...
Un soupir lui échappa et elle leva les mains dans
un geste d'impuissance.
— Mais pourquoi ne pas nous avoir dit la vérité?
lui demanda Abbie.
— Je voulais vous éviter la honte d'avoir une mère
internée dans un asile ! rétorqua brutalement Sylvie. Je
croyais que laisser croire à tout le monde que j'avais
quitté mon mari pour un autre homme était un moindre
mal.
— Mais maman, comment as-tu pu croire cela !
s'écria Abbie, la gorge nouée. Personne ne t'a donc
jamais dit combien les enfants avaient besoin de toi ?
Combien tu leur manquais?
— Tout le temps.
— Alors?
— Tu ne comprends pas. Quand j'étais jeune, les
gens ne raisonnaient pas comme aujourd'hui. On parlait
à voix basse des fous de l'asile. J'ai grandi en pensant
que je faisais partie de ces déments. Avoir un malade
mental dans la famille était la pire des tares ! Je ne
voulais pus vous imposer ce poids. J'ai peut-être eu
tort. Je croyais ne jamais revenir vivre ici, et je pensais
qu'il valait mieux inventer cette histoire pour vous
éviter les moqueries, les commérages... Ton père a obéi
à ce vœu, mais j'en suis la seule responsable.
— Maman, je ne sais pas... je ne sais pas quoi te
dire, déclara Abbie, les yeux embués de larmes.
— Alors ne dis rien, ma chérie, répondit Sylvie en
lui caressant furtivement la main.
La porte de la cuisine s'ouvrit à cet instant, et des
bruits de pas résonnèrent sur le seuil. Les deux femmes
échangèrent un sourire complice, devinant que les
hommes annonçaient leur arrivée.
Bob Worth entra le premier.
— Jack me dit que c'est une éraflure sans gravité,
annonça-t-il.
Abbie se doutait bien que son père l'avait toujours
su, mais elle lui fut reconnaissante d'avoir utilisé cette
ruse. Il lui avait permis de retrouver sa mère !
15

Jack, sur le chemin qui les menait à sa maison,


évita soigneusement de parler de Sylvie Worth. Abbie
lui sut gré de ne pas la bousculer.
— Viens, lui dit-il quand ils se garèrent devant la
vieille demeure. J'ai quelque chose à te montrer.
Elle le suivit et fut assaillie dès qu'elle franchit le
seuil par l'odeur de peinture et de vernis.
— Regarde! s'exclama-t-il en allumant le lustre de
la salle à manger. J'ai fait recouvrir le siège du bow-
window d'un tissu neuf!
— C'est ravissant! s'écria-t-elle.
Le siège incurvé, qui suivait la ligne de la baie
vitrée, lui avait paru accueillant dès sa première visite.
Désormais, il était irrésistible!
— Comment vas-tu pouvoir quitter cette maison
après tout le temps que tu y as consacré? reprit-elle.
Jack resta pensif un moment et contempla les murs
couverts d'un papier peint neuf.
— Je me le suis demandé moi aussi, répondit-il
Cela me chagrine de savoir qu'une autre famille
pourrait changer tout ce que nous avons fait ici.
— Je n'arrive pas à imaginer quelqu'un d'autre que
toi vivant ici. Mais tu ne resteras plus très longtemps
désormais. Seras-tu parti à Noël?
— Probablement.
— Je ne pourrai plus voir cette maison sans penser
à toi.
— Le problème avec tout ce travail, remarqua-t-il
pensivement, c'est qu'il m'a donné beaucoup trop de
temps pour réfléchir...
— Je sais. J'ai éprouvé la même chose en restaurant
mon loft. On finit par douter de toutes ses certitudes à
force d'y penser.
— Exactement ! Je me demande maintenant si j'ai
vraiment envie de retourner a Omaha!
Abbie sursauta, le cœur soudain gonflé d'espoir.
— Jack...
— C'est idiot! l'interrompit-il comme si elle n'avait
rien dit. Je n'ai pas le choix. Je savais depuis le début
que je devrais y retourner. Je n'ai jamais souhaité rester
ici.
— Les gens changent, Jack...
— Oui, c'est vrai... Mais je ne t'ai pas invitée ici
pour parler de cela. Regarde ça, ajouta-t-il en lui
montrant la pile de courrier posée sur la table. Que
vois-tu?
— Des factures...
Jack se mit à rire doucement.
— Viens voir autre chose, dit-il en l'entraînant dans
l'entrée, devant son téléphone. Que vois-tu maintenant?
— Ton répondeur?
— Et tu ne remarques rien? Il n'y a aucun message.
— Et alors?
— Pas de message, pas de lettre de Rob. Je crois
que tu as réussi l'impossible! Eklund m'a dit qu'elle
l'avait appelé pour lui dire que je la trompais !
— Quoi? Je n'ai jamais dit que...
— Cela n'a pas d'importance, Abbie! s'exclama-t-il
en riant. Je suis juste impressionné par la manière dont
tu as su gérer la situation avec Rob. Et avec moi,
ajouta-t-il en l'attirant contre lui.
— Oh, Jack, je n'ai rien fait de spécial, répondit-
elle, émue.
— Tu crois ça? lui chuchota-t-il tendrement.
Personnellement, je pense que chaque jour, tu
accomplis quelque chose de spécial...
La jeune femme ne savait que répondre. Il
l'embrassa doucement sur la tempe, faisant monter sa
tension de quelques points, puis s'écarta.
— La fête de Cooper aura lieu bientôt, reprit-il,
amusé. J'ai gardé ma soirée libre au cas où tu me
demanderais de t'emmener danser. Vas-tu le faire?
Cette question la mit mal à l'aise. Bien sûr, elle
avait pensé au bal annuel de la ville, mais n'avait pas
osé aborder le sujet avec lui.
— Eh bien, je pensais que... Avec tout le travail
que j'ai... et ton emploi du temps surchargé...
— Entendu. Alors c'est moi qui t'invite ! répliqua-t-
il en riant. Veux-tu sortir avec moi vendredi prochain?
Sa bonne humeur ne réussit pas à la dérider Ils
avançaient sur un terrain glissant, et avant d'aller plus
loin, elle voulait éclaircir certains points obscurs.
— Tu te plains de sortir à peine de ton histoire avec
Rob, et tu es prêt à recommencer avec moi ? lui
demanda-t-elle le plus sérieusement du monde.
— Peut-être, admit-il après une seconde
d'hésitation.
— Peut-être? Tu crois que ce genre de réponse me
suffit?
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
Sans la laisser parler, il l'attira de nouveau contre
lui et la serra dans ses bras.
— Fais attention, lui murmura-t-il à l'oreille. Tu
joues avec le feu. Et lorsque je suis concerné, ce n'est
pas sans danger ! Mais j'aime ce jeu, Abbie, et te voir
le jouer avec cette innocence me rend fou. Et je ne sais
pas si je m'en lasserai jamais.
Abbie sentit son cœur se gonfler d'espoir. Jack ne
venait-il pas d'admettre qu'il était prêt à laisser leur
relation se développer? D'une certaine manière, ne
venait-il pas de lui donner carte blanche ?
« Si tu le veux, se dit-elle mentalement, tu dois le
conquérir! Et puisque cela lui plaît, n'hésite pas à jouer
de tous tes atouts, y compris de ton innocence! »
Le bal de Cooper était l'événement le plus attendu
de l'automne. Il avait lieu dans une grange de la ville,
décorée pour la circonstance de guirlandes de Noël.
Les participants étaient vêtus de manière décontractée,
et il régnait une atmosphère bon enfant. Un buffet avait
été installé dans un coin, et de l'autre côté se trouvaient
l'orchestre et la piste de danse.
Dès que les musiciens commencèrent à jouer. Jack
ouvrit les bras et Abbie s'y précipita. Ils avaient a peine
fait quelques pas de danse que quelqu'un éteignit les
lampes, ne laissant que les guirlandes électriques. Les
couples se mirent donc à tournoyer sous un dais de
lumières multicolores particulièrement joyeux.
Jack et Abbie dansèrent ainsi pendant près d'une
heure, ne s'interrompant que pour aller prendre un
rafraîchissement au buffet. Abbie se sentait légère
comme une plume au bras de Jack. Jamais elle n'avait
eu l'impression d'être aussi féminine et séduisante. La
présence de Jack la rendait rayonnante !
Ivre de danse et de sa présence virile si grisante,
elle décida soudain de passer à l'offensive.
— Oh, au fait, s'exclama-t-elle sur un ton
insouciant, pourrons-nous partir tôt?
— Pourquoi? Tu t'ennuies? demanda-t-il, étonné.
— Non, je voulais juste te montrer mes derniers
aménagements. J'ai fini de décorer ma chambre,
expliqua-t-elle. J'ai un nouveau lit, des coussins et un
couvre-lit neufs. Et... je suppose que je ne devrais pas
le dire, mais j'ai aussi craqué pour des draps. En satin
noir! Je ne sais pas ce qui m'a pris de les acheter.
avoua-t-elle avec une moue adorable.
— Je ne sais pas non plus !
— Alors je pensais que comme j'ai passé les
dernières semaines à surveiller les changements de ta
maison, tu pourrais venir chez moi me dire ce que tu en
penses...
— Maintenant que tu en parles, déclara-t-il avec un
petit sourire, je suis un peu fatigué de danser. Si nous y
allions tout de suite?
Ils quittèrent le bal en se tenant la main et
coururent jusqu'à la maison d'Abbie en s'embrassant
dans chaque coin sombre comme des gamins. Ils
contournèrent le bâtiment pour entrer par la porte
arrière, et à peine étaient-ils dans la cuisine, que Jack
enlaça la jeune femme avec passion. Titubant l'un
contre l'autre, ils renversèrent une chaise et finirent par
se retrouver contre le mur, se dévorant de baisers
fougueux. Jack glissa les mains sous le chemisier
d'Abbie et se mit à lui caresser les seins, la faisant
gémir de plaisir.
Complètement affolée par le désir, la jeune femme
l'embrassait à perdre haleine en frémissant sous le
contact délicieux de ses mains. Lorsqu'il passa les
doigts sous les bretelles de son soutien-gorge, la raison
lui revint enfin.
— Attends! s'exclama-t-elle, radieuse. Je voulais te
faire voir le premier étage...
— C'est toi que j'ai envie de voir!
Il la serra de nouveau contre lui et déposa le long
de son cou des petits baisers qui la secouèrent de
frissons voluptueux.
— Jack.... murmura-t-elle en fermant les paupières.
Jack...
Jamais elle n'avait pensé qu'un homme pourrait la
mettre dans un tel état. Etait-il possible de mourir
d'extase? se demanda-t-elle vaguement, avant de
s'abandonner totalement à la volupté.
Ce fut lui qui mit un terme à leur étreinte en
s'écartant légèrement.
— Abbie, la prévint-il, si je reste... Je ne réponds
plus de mes actes! Es-tu sûre que c'est ce que tu veux?
— Ne pars pas ! implora-t-elle, soudain alarmée.
Reste avec moi !
Ils échangèrent un regard complice, et Jack la
souleva dans ses bras pour la porter jusqu'à l'escalier,
qu'il gravit avec légèreté.
La lumière des réverbères baignait le loft du
premier étage d'une clarté presque irréelle. Le grand lit,
accolé à un mur, paraissait remplir tout l'espace, et ses
draps de satin noir brillaient d'une lueur magique.
Quand il arriva sur le palier, Jack parut soudain se
rendre compte de ce qu'ils allaient faire et hésita une
seconde. Abbie fut saisie de panique. Il ne pouvait pas
faire demi-tour ! Pas maintenant ! Lui prenant la tête
dans les mains, il l'attira à lui et l'embrassa avec
passion.
— Oh, Abbie..., murmura-t-il. Tu me fais perdre la
raison!
Il traversa le loft en quelques pas et la déposa
délicatement sur le lit avant de s'étendre sur elle. La
jeune femme, sans cesser de l'embrasser, commença à
déboutonner sa chemise.
Et tout à coup, le téléphone sonna !
Ils sursautèrent en même temps.
— Oh ! grommela Abbie. Qui peut appeler aussi
tard?
— Ne réponds pas ! la supplia-t-il.
— Le répondeur est en marche. Nous saurons
bientôt qui c'est...
En effet, quelques secondes plus tard, la voix de
Bob Worth résonnait dans la pièce.
— Abbie, ma chérie, mais que fais-tu? J'essaye de
te joindre depuis des heures...
Il avait l'air si inquiet que sa fille bondit sur le
téléphone pour lui répondre.
— Papa ? que se passe-t-il ?
— Ah, enfin ! répondit-il, soulagé. Où étais-tu ? Je
n'ai pas arrêté de t'appeler!
— J'étais au bal et je viens juste de rentrer,
expliqua-t-elle. Je n'ai même pas eu le temps de
vérifier mes messages... Hum... Que se passe-t-il.
— Est-ce que ta mère est avec toi ?
— Maman? Non...
— Elle a disparu, Abbie! annonça-t-il, encore plus
inquiet.
— Disparu? Mais comment ça?
— Elle a pris la voiture pour aller chez le coiffeur,
mais c'était il y a huit heures ! J'ai appelé le salon, mais
personne ne l'a vue! Quelque chose lui est arrivé, j'en
suis sûr!
— Calme-toi, papa, déclara Abbie, soudain
dégrisée. Jack et moi arrivons tout de suite.
16

Abbie et Jack trouvèrent Bob Worth dans un état


de nervosité indescriptible. Il leur répéta son histoire, et
sa fille décida de prévenir le shérif, puis d'appeler ses
sœurs.
Meredith fut déçue par cette disparition, mais pas
surprise.
— J'avais peur depuis le début que cela ne marche
pas, expliqua-t-elle. Pas après toutes ces années.
Maman n'a pas tenu le coup et elle est repartie.
Mais Natalie eut une réponse qui surprit sa sœur.
— Ça suffit! s'exclama-t-elle. Je rentre à la maison!
Cette fois, on ne te laissera pas régler la situation toute
seule !
— Mais Natalie, ce n'est peut-être rien, protesta
Abbie. Maman va peut-être rentrer dans une heure avec
une explication tout à fait valable.
— A d'autres!
— Mais... et ton travail?
— Ils me doivent des jours de congé et nous
n'avons pas grand-chose à faire pour l'instant. Je viens!
Après avoir raccroché, Abbie resta interdite un
instant. Si Nat revenait, elle allait forcément revoir
Jack ! La peur qui dormait au fond de son cœur se
réveilla alors. Comment allaient-ils réagir? Leur
ancienne flamme ne risquait-elle pas de se raviver?

*
**

Lorsque l'aube lança ses premières lueurs dans la


cuisine des Worth, Abbie, Jack et Bob se trouvaient
assis autour de la table, une tasse de café à la main, les
yeux cernés par la fatigue. Ils n'avaient pas dormi une
minute de toute la nuit, surveillant le téléphone sans
relâche.
Le shérif était passé les voir. En apprenant la vérité
à propos de Sylvie, il avait froncé les sourcils.
— Elle est probablement partie de son plein gré,
déclara-t-il. Je vais quand même donner aux voitures
de patrouille son signalement et le numéro de sa
voiture. En toute discrétion, bien sûr, ajouta-t-il avec
un regard de compassion pour Bob.
Abbie sentit son cœur se serrer dans sa poitrine.
Combien cette réflexion pouvait être humiliante ! Bien
sûr, le shérif était un brave homme, mais à ses yeux, la
dépression restait une maladie honteuse! Soudain, elle
comprit avec plus d'acuité les raisons qui avaient
poussé ses parents à cacher la vérité si longtemps.
Suivant les suggestions du policier, ils avaient
fouillé les bâtiments du ranch, sans résultat. Abbie
avait inspecté les placards de sa mère avec son père,
mais tout semblait en place. Aucune valise et aucun
vêtement ne manquait. Sylvie était partie sans le
moindre bagage.
Ils téléphonèrent à l'hôpital qui la suivait à
Minneapolis. Personne n'avait eu de ses nouvelles.
Alors, ils attendirent. Que le téléphone sonne. Que
le shérif revienne. Que Natalie arrive...
Il était 7 heures lorsque Jack se leva brusquement.
— Nous devrions peut-être sortir et nous livrer à
nos propres recherches, proposa-t-il. Vous avez
prévenu tous ceux que vous connaissiez, Bob. Peut-être
que chercher nous-mêmes nous aidera à chasser notre
angoisse.
— Quelqu'un doit rester près du téléphone,
répondit celui-ci, accablé. Et il faut s'occuper du bétail.
Avec ou sans Sylvie, il y a du travail.
— C'est comme autrefois, n'est-ce pas? lui
demanda sa fille doucement
— Non, pas du tout. C'est plus facile de s'occuper
de quelques vaches que de trois fillettes.
— Tu t'en es très bien sorti, pourtant, assura-t-elle
en lui prenant la main.
— Je ne sais pas, avoua-t-il. J'ai fait tout ce que j'ai
pu... On dirait que cette fois, j'ai vraiment raté ma
chance avec ta mère, n'est-ce pas?
Une détresse affreuse se lisait dans ses yeux, et la
jeune femme sentit soudain son cœur se rebeller contre
cette pensée. Pourquoi avaient-ils tous déduit que
Sylvie avait fui sa famille? Quelque chose au fond du
cœur d'Abbie ne parvenait pas à y croire.
— Peut-être pas, déclara-t-elle, soudain pleine
d'énergie. Mais en tout cas, quoi qu'il arrive, tu sais que
nous serons toujours la pour toi, papa,
— C'est bizarre, les enfants, dit-il après quelques
secondes de réflexion. On les élève, ils sont toute notre
vie, et pourtant on sait qu'on devra les laisser partir un
beau jour. C'est la chose la plus difficile que j'aie
jamais faite, avoua-t-il avec les larmes aux yeux.
D'abord Meredith, avec son Rowe, ensuite Natalie... Et
tu es arrivé, Jack, pour me prendre ma dernière fille.
C'est peut-être pour ça que je souhaitais tant que Sylvie
revienne. J'avais besoin d'elle pour remplir ce vide dans
ma vie.
Abbie se mordit les joues pour ne pas pleurer et
serra plus fort la main de son père.
— Je t'ai vue avancer dans la vie, poursuivit celui-
ci. Fonder ton entreprise, t'éloigner de moi. J'ai fait un
effort pour imposer silence à mon cœur. Je ne voulais
pas te rendre la séparation trop difficile. Bientôt, tu
seras une épouse comblée, et tu me donneras des petits-
enfants. J'attends cela avec impatience, et j'y pense
quand j'ai trop de peine à te voir partir...
Pendant quelques secondes, un silence poignant
s'installa entre le père et sa fille. Lorsqu'ils se sourirent
à travers leurs larmes, Jack se leva et prit la parole.
— Allons nourrir votre bétail ensemble, Bob,
pendant qu'Abbie surveillera le téléphone. Et ne vous
faites pas de souci au sujet de votre fille, ajouta-t-il
alors qu'ils franchissaient la porte. Elle vous aime trop
pour vous quitter, et je suis trop gentil pour l'emmener
bien loin d'ici...

Pendant que les hommes s'occupaient des bêtes,


Abbie fit les cent pas dans la cuisine en se demanda ce
que pouvaient signifier les paroles énigmatiques de
Jack.
Elle y réfléchissait depuis quelques minutes
lorsqu'un véhicule s'arrêta devant la maison. Sans
même prendre de manteau, la jeune femme se précipita
sous le porche et vit Natalie descendre en trombe de sa
voiture.
Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l'une de
l'autre.
— Il y a du nouveau? s'enquit aussitôt la nouvelle
venue.
— Non, rien du tout. Mais pouvons-nous parler de
maman plus tard? reprit Abbie en l'entraînant à
l'intérieur. Il y a quelque chose dont je veux te parler
tout de suite.
— Quoi donc? demanda Natalie, inquiète. Tu
penses que notre horrible mère a trouvé un petit ami et
qu'elle a vidé le compte en banque de papa avant de
s'enfuir?
— Cette idée ne m'a même pas traversé l'esprit. Je
crois que nous avons très mal jugé maman.
— Comment? s'exclama Nat, stupéfaite.
— J'ai eu le temps de réfléchir depuis son retour,
lui expliqua Abbie, et je la crois vraiment sincère. Mais
ce n'est pas de ça dont je voulais te parler. Ce que je
vais le dire va peut-être représenter un choc pour toi,
mais il faut que tu sois au courant...
Stupéfaite, Natalie s'installa à la table de la cuisine
et attendit la suite.
— Jack est de retour, lui annonça sa sœur. Jack
Conroy. Il est ici, au ranch.
— Jack ? Tu plaisantes !
— Non. Cela fait plusieurs mois qu'il est revenu à
Cooper pour remplacer le Dr Winston.
— Ça alors ! Papa ne me l'a jamais dit !
— Parce que je lui avais demandé de garder le
silence, avoua Abbie.
— Toi ? Mais pourquoi ?
— Parce que je ne savais pas ce que tu en
penserais.
— Que veux-tu que j'en pense? s'exclama Natalie,
encore plus surprise.
— La vérité, c'est que nous nous fréquentons
beaucoup, reprit Abbie, embarrassée. Je ne savais pas
comment te l'annoncer car je ne voulais pas te blesser.
Mais Jack et moi devenons de plus en plus proches et...
nous nous entendons très bien.
— C'est parfait, mais où est le problème?
— Eh bien, comme vous êtes sortis ensemble au
lycée...
— C'était il y a dix ans ! rétorqua Natalie.
N'y tenant plus, elle éclata soudain de rire.
— Abbie ! Ne me dis pas que tu te fais du souci à
cause de moi ! Jack est un garçon merveilleux, et je
suis ravie que vous vous soyez retrouvés. Mais pour
l'amour du ciel, ne t'inquiète pas pour moi ! Vis ta vie,
ma chérie. Mets toute ton énergie dans cette relation et
dans ton travail, et cesse de penser à nous ! Il est grand
temps que tu t'occupes de toi !

Quand Jack et Bob rentrèrent dans la maison, ils


décidèrent d'un commun accord qu'ils ne pouvaient
plus attendre sans rien faire. Quand Jack proposa
d'accomplir en voiture le trajet qu'avait dû suivre
Sylvie pour aller chez le coiffeur. Abbie se porta
volontaire pour l'accompagner. Natalie décida de rester
avec leur père.
Ils roulèrent un moment en silence avant qu'Abbie
ne se décide à parler.
— C'est étrange, mais je n'arrive pas à croire que
ma mère se soit de nouveau enfuie, déclara-t-elle. Je
commençais à vraiment m'attacher à elle. Je n'ai pas
voulu m'étendre sur le sujet avec Natalie, mais...
— ... mais c'est ta mère, termina Jack à sa place.
— Tout à fait. Et je ne crois pas que ce soit une
méchante femme. Ces dernières semaines, à force de la
voir et de lui parler, j'ai commencé à éprouver de
l'affection pour elle. C'est difficile de voir les gens
entrer dans ma vie, de m'attacher à eux et de les
regarder partir sans raison. Je ne suis pas sûre de le
supporter une nouvelle fois...
— Abbie, à ce sujet, je voulais te dire quelque
chose... Ce n'est peut-être pas le meilleur moment,
mais le Dr Winston m'a proposé de me vendre sa
clientèle...
La jeune femme tourna un regard interrogateur vers
lui.
— C'est bien, dit-elle enfin.
— Je dois prendre ma décision rapidement,
poursuivit Jack. J'y ai beaucoup réfléchi. Je dois faire
un choix entre Cooper et Omaha, car il est impossible
de combiner les deux.
« Mon Dieu ! songea Abbie, désespérée. Il va
m'annoncer qu'il repart à Omaha! Qu'il m'abandonne
au pire moment de ma vie! Sois forte! Sois forte et fais
bonne figure... »
— Et qu'as-tu décidé? lui demanda-telle d'une voix
étranglée.
— J'espérais que tu m'aiderais à y voir plus clair.
— J'ai peur de ne pas être assez généreuse pour ne
pas laisser mes sentiments m'influencer.
— Je ne vois pas où est le problème, assura-t-il en
souriant.
Il lui prit alors la main, et Abbie fut submergée par
un flot d'espoir.
— Regarde ! s'exclama-t-il soudain.
Ils roulaient sur la route qui séparait le ranch Worth
de Cooper, et venaient d'arriver à un virage. La
chaussée était surélevée a cet endroit-là, et une haie la
séparait du talus en contrebas. Jack indiqua à sa
passagère un arbuste récemment écrasé, et il arrêta
aussitôt la voiture sur le bas-côté.
— Oh, mon Dieu ! s'écria Abbie en sortant en
trombe.
Il la suivit, et arriva en même temps qu'elle devant
la haie. Et là, quelques mètres plus bas, ils découvrirent
la voiture de Sylvie Worth, retournée sur le toit au
milieu des broussailles du talus!
— Mon Dieu! répéta Abbie pâle comme la mort!
Pourvu que...
— Reste ici! l'interrompit-il avec autorité.
Il dévala le talus et se dirigea vers la voiture pour
l'explorer. « Il ne veut pas que je voie ce qu'il pourrait
trouver à l'intérieur! » songea la jeune femme.
Ses craintes s'évanouirent d'un seul coup, et elle fut
soudain d'un calme impressionnant. Quoi qu'il y eût
dans cette auto, elle devait y aller ! N'écoutant que sa
volonté, elle descendit à son tour le talus pour le
rejoindre.
Jack, après avoir jeté un coup d'œil à l'intérieur,
examinait à présent les alentours. Il n'avait pas trouvé
le corps de Sylvie et pensait qu'elle avait pu être
éjectée lors de l'accident! se dit Abbie. Tout espoir
n'avait pas complètement disparu...
— Je t'avais dit de m'attendre là haut ! lui déclara-t-
il en la voyant arriver.
— Je ne veux pas ! C'est ma mère, Jack !
Il la contempla une seconde avant de passer le bras
autour de ses épaules.
— Que s'est-il passé? reprit Abbie.
— Visiblement la voilure a quitté la route et a fait
au moins un tonneau avant d'atterrir ici.
— Il faut prévenir le shérif! S'il n'avait pas été si
persuadé que ma mère s'était enfuie, il aurait fait
vérifier plus attentivement les bas-côtés! constata-t-
elle, soudain furieuse.
— Calme-toi, je t'en prie. Je vais continuer à
chercher dans les broussailles. Toi, pendant ce temps,
remonte dans la voiture et appelle le shérif avec mon
téléphone portable.
Son ton autoritaire et ferme l'aida à recouvrer son
sang-froid. Sans répondre, elle rebroussa chemin et
gravit le talus pour aller donner l'alerte. Puis, avançant
au bord du ravin, elle scruta les alentours de son poste
d'observation surélevé.
La brume du petit matin commençait à se lever.
Au-delà des broussailles s'étendait une prairie bordée
de clôtures, sur laquelle dansaient des lambeaux de
brouillard.
Un mouvement attira soudain son attention à l'autre
bout du pré. Abbie fronça les sourcils et tenta de percer
la brume. Quelques secondes passèrent, et elle allait
abandonner lorsqu'une forme bougea au loin, près des
clôtures. Un animal ? Son cœur se mit à battre la
chamade.
— Jack ! hurla-t-elle en dévalant le talus. Jack ! Il
y a quelque chose là-bas !
Sans attendre sa réponse, la jeune femme se mit à
courir à toutes jambes à travers la prairie. Jack la
rejoignit au moment où ils arrivaient près de la
barrière.
— C'est elle ! s'écria Abbie, à bout de souffle.
Maman ! Maman!
Le spectacle qu'ils découvrirent était horrible.
Sylvie Worth, ne portant qu'une seule chaussure et
couverte de terre, se traînait sur le sol détrempé. Du
sang coagulé lui couvrait la tempe gauche et les
cheveux.
— A l'aide! gémissait-elle. Aidez-moi!
Visiblement incapable de se redresser, elle s'arc-
boutait sur ses bras pour avancer, l'air hagard.
Sa fille et Jack se précipitèrent à sa rencontre.
— Sylvie? déclara Jack. Nous sommes là!
— Je dois rentrer à la maison, dit-elle d'une voix
faible.
— Mais... vous êtes blessée.
D'une main experte, il commença à l'ausculter,
examinant ses blessures, sa jambe gonflée et ses yeux
aux pupilles dilatées.
— Je dois rentrer chez moi ! répétait Sylvie. Mes
filles m'attendent.
— Tout va bien, ne vous inquiétez pas, dit-il pour
la rassurer.
— Mes filles ont besoin de moi !
Abbie éclata soudain en sanglots, laissant libre
cours à un chagrin accumulé depuis vingt ans.
— Maman ! s'écria-t-elle en la prenant dans ses
bras. Maman, tout va bien !
— Elles ne me pardonneront jamais, murmura
Sylvie.
— Je crois qu'elle délire, chuchota Jack. Pas de
fractures, probablement une entorse à la cheville, et
elle souffre de déshydratation.
— Mes filles...
— Maman, c'est moi, Abbie ! répondit la jeune
femme en caressant le visage de sa mère.
— Abbie?
— Oui, maman.
— Ma chérie, tu m'as tellement manqué !
— Je sais, maman, déclara sa fille, en larmes. Toi
aussi...

Bob Worth, qui ne lâchait pas la main de son


épouse, souriait à Jack par-dessus le lit d'hôpital.
— Que Dieu bénisse les téléphones portables!
déclara-t-il, les yeux humides.
— Abbie trouvait ce gadget inutile, répondit Jack.
Dans certains cas, ce n'est pas inutile!
— Sans vous deux, j'étais morte ! déclara Sylvie. Je
me souviens de tout ! C'est étrange, car après
l'accident, je ne savais plus où j'étais. Je n'avais qu'une
idée en tête : retrouver mes filles !
Abbie, qui se tenait avec Natalie de l'autre côté du
lit, se pencha pour embrasser sa mère.
— Vous étiez en état de choc, expliqua Jack. Cela
n'a rien d'étonnant après l'accident que vous avez eu.
En tout cas, vous vous en tirez bien. Quelques
ecchymoses, une entorse, aucune blessure interne...
Vous resterez ici un jour ou deux en observation, et
vous pourrez rentrer chez vous avec un joli plâtre.
Bob sourit et essuya discrètement une larme
d'émotion.
— Je n'aurais pas supporté de te perdre une
nouvelle fois ! déclara-t-il à son épouse.
Bouleversée, Abbie préféra quitter la chambre de
sa mère. Les dernières vingt-quatre heures avaient été
décidément trop riches en émotions à son goût, et elle
avait besoin de repos!
La police avait conclu que sa mère, désorientée
après l'accident, avait tenté sans succès de trouver du
secours en se traînant dans la prairie. Elle avait eu de la
chance, avait ajouté le shérif, que les nuits soient
inhabituellement douces pour la saison et que son
accident n'ait pas provoqué de blessures graves...
Une main se posa sur l'épaule d'Abbie alors qu'elle
buvait un verre d'eau dans la salle d'attente.
— Abbie? Ça va? lui demanda Jack.
— Oui, répondit-elle en s'écartant.
— Que se passe-t-il ?
La jeune femme ne put que sourire, malgré sa
grande fatigue et sa nervosité.
— Rien...
— Tu sais, un jour nous devrons terminer ce que
nous avions commencé après le bal...
— Je ne sais pas. La vie ne cesse de nous mettre
des bâtons dans les roues. Mais quand je vois mes
parents... Comment font-ils, Jack? Comment leur
amour a-t-il pu survivre à toutes ces épreuves? Des
décennies d'obstacles, de séparation et d'adversité. Et
pourtant, en ce moment, ils se regardent comme des
adolescents. Je les envie. Malgré le chagrin qu'ils ont
dû endurer, je les envie ! Et je veux une relation
comme la leur. Je ne crois pas que je pourrai me
satisfaire de moins...
— Tu peux l'avoir, suggéra Jack. Avec moi.
Stupéfaite, Abbie le contempla sans répondre.
— Je veux que tu sois mon épouse, reprit-il. J'ai dit
au Dr Winston que j'achetais sa clientèle parce que
j'avais besoin de rester à Cooper pour être près de toi.
Je veux que nous vivions dans la maison de mon
grand-père. Nous l'avons retapée ensemble, et c'est là
que nous devons fonder notre famille !
— Mais...
— Abigail Elizabeth Worth, l'interrompit-il, je n'ai
jamais rencontré de femme aussi courageuse, aussi
forte et aussi bonne que toi.
La jeune femme ouvrit la bouche pour parler, mais
il posa la main sur sa bouche pour la faire taire.
— Je sais, je sais, poursuivit-il. Tu vas me dire que
tu as besoin de ton indépendance. Je suis prêt à te
laisser tout le temps libre qu'il te faut, mais je jure que
je construirai ma vie avec toi. Si tu as besoin d'être
encouragée, je t'encouragerai...
— Non. Jack, dit-elle enfin. J'ai besoin d'être
aimée!
— Je t'aime, Abbie ! affirma-t-il avec un sourire
rayonnant de tendresse. Veux-tu m’épouser?
— Oui. Jack!
Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre et
échangèrent un baiser fougueux qui, mieux que les
mots, scellait leur engagement mutuel.
Soudain, quelqu'un s'éclaircit la gorge derrière eux.
— Docteur?
— Oui ? répondit Jack en redressant la tête.
— Je crois qu'on vous attend de l'autre côté du
couloir, expliqua une infirmière qui cachait mal son
sourire. Il y a une certaine agitation dans la chambre de
votre patiente.
Jack et Abbie tournèrent la tête et découvrirent
Bob, Natalie et Sylvie qui les observaient.
— Alors, Jack, tu l'as enfin fait? s'exclama Natalie.
— Fait quoi ?
— Eh bien, ta demande en mariage !
— Comment peut-elle le savoir? murmura Abbie.
— Je n'en sais rien, dit Jack en riant. C'est ta sœur,
pas la mienne !
Ils rejoignirent le groupe qui les attendait en
trépignant d'impatience.
— Quelle commère tu fais! déclara Abbie à sa
sœur. Pour ta gouverne, sache que j'ai répondu oui !
— Je ne suis pas une commère ! répliqua Natalie
en riant aux éclats.
— Les filles, du calme ! intervint Bob qui cachait
mal son émotion.
— Ma chérie, je suis tellement heureuse ! assura
Sylvie en lui prenant la main. Jack est un garçon
vraiment adorable, n'est-ce pas, Robert?
— Absolument, confirma son mari.
— Et maintenant, il fait partie de la famille.
J'espère que vous aurez bientôt des enfants! Nous irons
vous voir à Omaha. Ce n'est pas si loin d'ici, après
tout...
Abbie leva les yeux au ciel et décida d'intervenir
avant que ses parents n'aient programmé toute sa vie !
— Nous n'irons pas à Omaha, les corrigea-t-elle.
Jack vient d'accepter d'acheter le cabinet du Dr
Winston.
— Et nous allons nous installer dans la maison de
mon grand-père, ajouta Jack.
— Mon Dieu, mais c'est à cinq minutes de la
maison! s'exclama Sylvie, ravie.
— Jack est un garçon vraiment bien, affirma Bob
avec un signe approbateur de la tête.
— Mon cher Jack, je suis fière de toi, conclut alors
Natalie en riant. Tu ne pouvais pas mieux choisir que
ma sœur!

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