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ANNE DAUTUN

© 2009, Catherine Spencer Books


Limited.
© 2011, Traduction française :
Harlequin S.A.
978-2-280-22338-6
Azur
1.
Emily le repéra aussitôt.
Non parce que Pavlos, son employeur, lui avait décrit
son fils avec précision. Mais parce qu’il dominait de
toute sa stature la foule qui attendait le groupe de
passagers venant de débarquer à l’aéroport d’Athènes.
On ne voyait que lui : un mètre quatre-vingt-dix de virilité
et un beau visage d’ange déchu. Au premier regard, elle
sut qu’il était de ces hommes que tous envient et dont les
femmes se disputent les faveurs.
Sans doute guidé par un instinct mystérieux, il vrilla
son regard au sien, et elle en fut aussitôt perturbée.
D’emblée, elle pressentit qu’il était dangereux, et qu’elle
finirait par maudire le jour où elle l’avait rencontré. Il
inclina la tête comme s’il savait quelle impression il
produisait, puis, fendant la foule, il se dirigea vers Pavlos
et elle.
Quand elle put le voir de plus près, Emily fut frappée
par l’étroitesse de ses hanches, par la longueur de ses
jambes, gainées d’un jean, par l’élégance désinvolte
avec laquelle son blouson de cuir noir enveloppait ses
larges épaules, par le contraste entre sa chemise
blanche et son teint hâlé. Elle remarqua aussi le dessin
ferme de sa bouche et de sa mâchoire ombrée d’une
barbe naissante – tout cela trahissait le tempérament
obstiné dont Pavlos lui avait parlé.
Parvenu près d’eux, il s’adressa à son père d’une voix
grave, aussi sensuelle et séduisante que le reste de sa
personne.
– Contre toute attente, te voilà rentré sain et sauf. Le
voyage s’est bien passé ?
– Il a été long, lui répondit Pavlos avec lassitude.
Ni les sédatifs ni le confort de la première classe ne lui
avaient procuré de véritable bien-être, Emily le savait.
– Très long, ajouta-t–il. Mais, tu le constates, mon
ange gardien veillait sur moi.
Pavlos saisit la main d’Emily, et la serra avec
affection.
– Ma chère enfant, j’ai le plaisir de vous présenter
Nikolaos, mon fils. Niko, voici mon infirmière, Emily Tyler.
Sans elle, je ne sais pas ce que je serais devenu.
De nouveau, Nikolaos Leonidas posa sur Emily un
regard évaluateur et insolent. Sa beauté et son allure
n’étaient pas exemptes d’arrogance. Il ne devait pas être
le genre d’homme auquel on s’opposait impunément,
pensa-t–elle.
Bien qu’elle fût décemment vêtue d’un pull en coton et
d’un pantalon, elle eut soudain l’impression d’être nue.
C’était à cause de ses yeux, se rendit-elle compte avec
un léger vertige. Il n’avait pas les yeux bruns de son père,
mais des pupilles d’un vert jade intense, qui ajoutaient
encore à la beauté sombre et puissante de son visage.
Articulant avec peine, elle réussit à dire :
– Yiasu.
– Vous parlez grec ?
– A peine. En fait, je viens d’épuiser tout mon
vocabulaire, répondit-elle.
– Je l’aurais juré.
Le commentaire l’aurait peut-être piquée, s’il n’avait
été accompagné d’un sourire follement charmeur. Emily
se sentit rougir. Qu’est-ce qui lui prenait ? se demanda-
t–elle. A vingt-sept ans, elle n’était pas particulièrement
expérimentée, mais elle n’était pas non plus une vierge
naïve et savait que les apparences étaient trompeuses.
Ce qui était appréciable chez un être humain était sa
beauté intérieure. Et, à en croire ce qu’elle avait entendu
dire, Niko Leonidas n’était pas un modèle !
Son attitude envers Pavlos n’était pas faite pour
démentir les rumeurs. Il n’avait pas embrassé son père,
ne tentait pas de le rassurer d’un geste bourru et
affectueux qui aurait pu indiquer au vieil homme que son
fils le soutiendrait pendant sa convalescence… Niko
héla un porteur pour qu’il se charge des bagages, et
lâcha d’un ton presque sec :
– Eh bien, puisque les présentations sont faites,
allons-nous-en.
Il se dirigea vers la sortie de l’aéroport. Poussant la
chaise roulante de Pavlos, Emily lui emboîta le pas.
Cependant, parvenu devant la Mercedes, il laissa
transparaître un peu de compassion – enfin !
– Attendez, fit-il alors qu’elle s’apprêtait à aider son
patient.
Avec une surprenante tendresse, il souleva son père
entre ses bras, l’installa avec soin sur le confortable
siège arrière, et lui enveloppa les jambes d’une
couverture.
– Tu n’étais pas obligé de faire ça, grommela Pavlos
sans pouvoir réprimer une grimace de douleur.
– Apparemment, si, répondit Niko, auquel cette
réaction n’avait pas échappé. Que voulais-tu ? Que je te
regarde t’étaler par terre sans lever le petit doigt ?
– J’aimerais mieux tenir debout sans l’aide de
personne !
– Dans ce cas, tu aurais dû prendre soin de toi. Ou
avoir le bon sens de rester à la maison, au lieu de t’en
aller en croisière en Alaska !
Emily lui aurait volontiers donné une gifle ! Elle se
contenta d’un regard noir.
– Un accident peut toujours arriver, monsieur
Leonidas, fit-elle observer.
Il rétorqua aussitôt.
– Surtout à un globe-trotter de quatre-vingt-six ans.
– Ce n’est pas sa faute si le navire s’est échoué, et s’il
a été le seul passager blessé. Tout bien considéré, et
compte tenu de son âge, votre père a très bien
réagi.Avec le temps, et une rééducation appropriée, il
devrait se remettre plutôt bien.
– Et si ce n’est pas le cas ?
– Il faudra alors vous comporter en véritable fils.
Il lui décocha un coup d’œil sarcastique.
– Infirmière et conseillère familiale, ironisa-t–il. En
voilà une chance !
Il donna un pourboire au porteur, lui laissant le soin de
rapporter la chaise roulante à l’endroit adéquat. Puis,
refermant le coffre, il ouvrit la portière avant, du côté du
passager, et invita Emily à monter avec une prévenance
exagérée.
– Installez-vous, je vous en prie. Nous continuerons
cette conversation plus tard.
Il conduisait avec virtuosité, constata-t–elle. Moins
d’une demi-heure après avoir quitté l’aéroport, ils
traversaient les rues ombragées de Vouliagmeni, la
banlieue chic d’Athènes, surplombant le golfe de
Salamine, que Pavlos lui avait décrite avec tant de
passion. Bientôt, à l’extrémité d’une paisible route
côtière, Niko engagea la voiture au-delà d’une double
grille en fer forgé, après l’avoir ouverte grâce à la
commande encastrée dans le tableau de bord.
Emily avait compris que Pavlos était très riche. Elle
n’était pourtant pas préparée à la vision d’opulence qui
s’offrit à elle lorsqu’elle aperçut, au bout de la longue
allée en courbe, la… le… Comment appelait-on cela ?
Une gentilhommière ? Un manoir ?
Sertie dans un sublime domaine, protégée du
grondement de la circulation par un bosquet de pins, la
demeure défiait toute description avec ses murs en stuc
d’un blanc lumineux, ses élégantes proportions et son
toit de tuiles aussi bleues que le ciel athénien des cartes
postales – même si l’azur, en cette fin d’après-midi de
septembre, semblait avoir déserté les nues gris fer où
menaçait un orage. D’immenses fenêtres s’ouvraient sur
de vastes terrasses, ombragéespar des vérandas
croulant sous la vigne vierge. Il y avait une grande
fontaine dans l’avant-cour, des paons sur les pelouses
et, quelque part du côté de la mer, retentissaient les
aboiements d’un chien.
Emily n’eut guère le temps de s’extasier, cependant.
Dès que la voiture fut à l’arrêt devant un portail à double
vantail, celui-ci s’ouvrit, et un homme d’âge mûr apparut.
Il pilotait une chaise roulante aux antipodes du modèle
spartiate gracieusement fourni par l’aéroport. Giorgios,
le majordome dévoué, supposa-t–elle.
Pavlos lui avait souvent parlé de lui avec beaucoup
d’affection. Il était suivi par un tout jeune homme qui sortit
les bagages du coffre tandis que Niko et le majordome
installaient le convalescent sur la chaise. Pavlos,
accusant la fatigue, avait le visage cendreux, les traits
tirés. Niko lui-même parut s’en inquiéter.
– Pouvez-vous faire quelque chose ? demanda-t–il à
Emily, la retenant en arrière alors que Giorgios poussait
la voiture de son maître dans le vestibule.
– Lui donner un sédatif, et lui laisser prendre du repos,
dit-elle. Le voyage a été très éprouvant pour lui.
– Je n’ai pas l’impression qu’il était en état de se
déplacer.
– Ce n’était effectivement pas le cas. Etant donné son
âge et la sévérité de son ostéoporose, il aurait dû rester
à l’hôpital une semaine de plus. Mais il a voulu rentrer. Il
n’y a pas eu moyen de le faire changer d’avis.
– Un entêtement surprenant de sa part, ironisa Niko en
se débarrassant de sa veste en cuir. Dois-je convoquer
son médecin ?
– Demain matin, oui. Il faut renouveler son
ordonnance. Je n’ai pu emporter que le strict minimum. Il
y a juste assez de médicaments pour lui permettre de
passer la nuit.
Elle s’efforça de garder contenance, bien que Niko fût
si près d’elle qu’elle percevait presque la chaleur de
soncorps. Le dépassant, elle saisit son sac de voyage
au milieu des bagages entassés dans l’entrée.
– Si vous voulez me conduire à sa chambre… Je dois
m’occuper de lui.
Il la mena à l’arrière de la maison, dans un ensemble
de pièces du rez-de-chaussée comptant un salon et une
chambre. Les doubles-fenêtres ouvraient sur un patio
clos de murets, donnant sur les jardins et la mer. Pavlos,
penché en avant, se repaissait du spectacle en dépit de
la brume qui envahissait le ciel à l’approche de l’orage.
– Voici quelques années, il a fait convertir en
appartements privés cette partie de la maison, expliqua
Niko. Il n’était plus assez en forme pour grimper
l’escalier.
– Et le lit médicalisé ? s’enquit Emily en jetant un coup
d’œil vers la chambre.
– Il a été installé hier. Pavlos fera la moue, mais c’est
plus commode que son lit habituel, pour le moment.
– Vous avez bien fait, il sera plus à l’aise. Au
demeurant, à l’exception des nuits, il y passera le moins
de temps possible.
– Pourquoi ?
– Plus il se donnera d’activité, plus il aura de chances
de remarcher, même si…
– Même si… ? insista Niko, percevant sa réserve.
Tout à l’heure, vous affirmiez qu’il se remettrait.
Elle hésita, retenue par le secret professionnel. Mais
Niko, en tant que membre de la famille, devait être mis
au courant. D’ailleurs, si elle taisait certaines
informations, cela pourrait avoir des conséquences
néfastes sur la convalescence de Pavlos.
– Que savez-vous de l’état de santé de votre père ?
demanda-t–elle.
– Uniquement ce qu’il consent à m’apprendre.
Autrement dit, pas grand-chose.
Elle aurait dû s’en douter !
« Inutile d’avertir mon fils, avait décrété Pavlos
lorsqu’onavait voulu prévenir Niko. Il s’occupe de ses
affaires, moi des miennes. »
Niko la cloua sur place avec son regard vert si
déstabilisant.
– Me cachez-vous quelque chose, Emily ? Est-il
mourant ?
– Nous allons tous mourir un jour ou l’autre, non ?
– Ne jouez pas au plus fin avec moi. Je vous ai posé
une question simple. Répondez-y simplement.
Pavlos épargna à Emily l’obligation d’obtempérer en
lançant d’un ton irascible :
– Dites donc, vous deux ! Qu’est-ce que c’est que ces
messes basses ?
Adressant un regard d’excuse à Niko, elle expliqua :
– Votre fils suppose que vous n’apprécierez peut-être
pas le nouveau lit. Vous allez penser qu’il se mêle de ce
qui ne le regarde pas.
– Exact ! C’est ma hanche qui flanche, pas mon
cerveau ! C’est moi qui décide de ce dont j’ai besoin !
– Tant que vous serez sous ma responsabilité,
sûrement pas.
– Ne cherchez pas à me régenter, petite. Je ne le
tolérerai pas.
– Mais si, dit-elle tranquillement. C’est pour ça que
vous m’avez engagée.
– Je peux vous congédier, et vous mettre dès demain
dans un avion pour Vancouver.
Elle dissimula un sourire. C’était une vaine menace,
bien sûr. Pavlos était fatigué, il souffrait. Mais après une
nuit de repos, il serait dans une meilleure disposition
d’esprit.
– C’est juste, monsieur Leonidas, répondit-elle en
poussant la chaise roulante en direction de la chambre.
D’ici là, laissez-moi faire mon travail.
Niko avait profité de l’occasion pour s’éclipser, nota-t–
elle, mortifiée par sa déception, qu’elle s’efforça en vain
de réprimer. Cependant, le fidèle Giorgios resta, prêt
àapporter son aide en cas de besoin. Lorsque Pavlos se
fut restauré un peu et fut installé pour la nuit, il faisait déjà
noir.
Damaris, la gouvernante, mena Emily à la suite qu’on
lui avait préparée à l’étage. Décorée dans des nuances
subtiles d’ivoire et de bleu ardoise, elle évoquait sa
propre chambre, même si le mobilier somptueux n’était
certes pas dans ses moyens ! Le sol carrelé de marbre,
le tapis précieux et les meubles anciens au poli doux
exprimaient la richesse, le bon goût et le confort.
Le plus tentant était le vaste lit à baldaquin, paré de
draps en lin. Après dix mille kilomètres et seize heures
de voyage, sans parler du stress occasionné par l’état
de son patient, Emily se sentait lasse, et aspirait à se
blottir sous la couverture pour s’endormir.
Elle constata que ses affaires avaient été rangées
dans le dressing et la salle de bains. A son grand dam,
on avait disposé bien en vue des sous-vêtements de
rechange et une robe en coton fraîchement repassée. Le
coucher précoce auquel elle aspirait n’aurait pas lieu, de
toute évidence ! Ce que lui confirma la réplique ultime de
Damaris.
– J’ai préparé un bain pour vous, madame Tyler. Le
dîner sera servi dans la serre à 21 heures.
Apparemment, l’organisation journalière de la
résidence Leonidas était aussi élégante et
cérémonieuse que les lieux eux-mêmes. Si elle avait
espéré souper d’un sandwich, elle devrait y renoncer !
Quand elle descendit au rez-de-chaussée, quelques
minutes avant 21 heures, les lieux étaient déserts. Un air
de musique classique en sourdine et un halo de lumière
dorée se répandant dans le hall principal à partir d’une
porte ouverte lui permirent de localiser la serre.
Elle ne s’attendait pas à découvrir, une fois le seuil
franchi, qu’elle ne dînerait pas seule !
Une table ronde, où le couvert était mis pour deux
avec goût, était dressée au milieu de la pièce. Un seau à
champagne en argent et deux flûtes en cristal reflétaient
l’éclat des lumignons entrelacés dans les plantes qui
ornaient les lieux à profusion.
La touche finale à tout cela ? Niko Leonidas, d’une
beauté presque exaspérante dans son pantalon et sa
chemise gris pâle, qui devaient valoir à eux seuls une
fortune. Il était négligemment appuyé contre une
crédence.
Elle n’était vraiment pas dans son élément ! Sa
modeste toilette le révélait sans doute. Peut-être son
hôte avait-il évité de mettre un habit de soirée, et devait-
elle lui en être reconnaissante…
Envahie par un émoi intérieur qu’elle croyait avoir
dompté, elle lança :
– Je ne pensais pas que vous dîneriez avec moi.
Il prit la bouteille de champagne, remplit les flûtes en
cristal, et lui en tendit une en rétorquant :
– Je ne croyais pas avoir besoin d’une invitation pour
m’asseoir à la table de mon père.
– Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire, monsieur
Leonidas ! Vous avez le droit de…
– Vous êtes trop bonne de le reconnaître, coupa-t–il.
Il était décidément maître dans l’art de décocher des
amabilités ambiguës ! Quant au sourire dont il avait
accompagné sa réplique, à mi-chemin entre dérision et
dédain, il lui donnait l’impression d’être une empotée.
– Je ne voulais pas vous offenser, dit-elle, perdant
pied face à son assurance doucereuse. Je suis surprise,
voilà tout. Je vous croyais parti. J’ai cru comprendre que
vous habitiez à Athènes même.
– C’est le cas. Par ailleurs, nous ne sommes pas
particulièrement attachés aux formalités, nous autres
Grecs. Appelez-moi Niko, comme tout le monde.
Elle se moquait de ce que faisaient les autres ! Elle se
sentait déjà incapable d’aligner deux mots sans
commettre un impair. Si elle l’appelait Niko, elle ne
tarderait pas à multiplier les bévues !
– Vous avez avalé votre langue au chat, Emily ?
demanda-t–il avec un regard rieur. La perspective d’un
tête-à-tête vous dérange ?
Elle n’allait certainement pas lui avouer qu’il la
troublait, et qu’elle aurait aimé se passer de cette
perturbation !
– Pas du tout, répondit-elle. Je suis seulement
surprise que vous soyez resté. J’ai cru comprendre que
vous ne passiez guère de temps avec Pavlos.
– Etant son fils, je ne crois pas agir en intrus en
passant une nuit sous son toit. Vu les circonstances, je
me dois d’être un peu plus disponible pour lui. Cela vous
pose un problème ?
– Bien sûr que non. Du moment que cela n’interfère
pas avec les raisons de ma présence.
– Et quelles sont-elles, exactement ?
Elle le dévisagea. Son regard vert avait cessé d’être
rieur. Il la toisait d’un air froid et dur.
– A quoi rime cette question ? Vous savez
pertinemment pourquoi je suis ici.
– Mon père est très dépendant de vous. C’est un vieil
homme vulnérable… et fortuné.
Ce sous-entendu la scandalisa.
– Insinuez-vous que j’en ai après son argent ?
– Est-ce le cas ?
– Certainement pas ! C’est pour cela que vous traînez
ici, n’est-ce pas ? Non par inquiétude pour lui, mais pour
garder l’œil sur moi et vous assurer que je ne mette pas
le grappin sur son compte en banque.
– Si je « traîne », comme vous dites, c’est pour veiller
sur mon père. Il n’est pas en état de veiller sur lui-même.
Si mon inquiétude vous semble injurieuse…
– En effet !
– Eh bien, tant pis, répondit-il sans la moindre
contrition. Essayez donc de voir les choses de mon point
de vue… Voici que mon père rentre chez lui avec une
très belle femme, une parfaite étrangère à laquelle il se
fie aupoint de remettre sa santé entre ses mains. De
plus, elle a effectué des milliers de kilomètres pour
suivre sa convalescence, qui s’annonce longue et
difficile, alors qu’Athènes ne manque pourtant pas
d’infirmières qualifiées prêtes à assumer ce travail.
Soyez franche : si la situation était inversée, n’auriez-
vous pas quelques soupçons ?
– Non ! s’écria-t–elle avec vivacité. Avant de tirer des
conclusions hâtives, ou de mettre en doute son intégrité
professionnelle, je demanderais à voir les références de
cette étrangère. Et, si cela ne me satisfaisait pas, je
prendrais contact avec ses précédents employeurs pour
m’assurer qu’elle correspond à ce qu’elle prétend être.
– Inutile de monter sur vos grands chevaux, ma jolie !
Vous avez fait valoir votre point de vue. Soit ! Je suis
prêt à remiser mes soupçons et à vous proposer une
trêve : savourons cet excellent champagne des caves de
mon père. Il serait dommage de le gaspiller.
Indignée, elle posa violemment sa flûte sur la table,
faisant se répandre une partie de son contenu.
– Si vous croyez que je vais trinquer avec vous et
partager votre repas, vous vous trompez ! Je préfère
rester sur ma faim.
Tournant les talons, elle s’éloigna d’un pas rapide.
Mais elle n’avait pas fait trois enjambées qu’il lui bloqua
le passage.
– Désolé de vous avoir offensée parce que je me
soucie des intérêts de mon père, dit-il avec calme et
aisance. Soyez sûre que je n’y ai pris aucun plaisir.
Elle le foudroya du regard.
– J’aurais juré tout le contraire ! Je n’ai pas l’habitude
d’être traitée en criminelle.
– Si je vous ai blessée, vous m’en voyez navré. Je
préfère me fourvoyer que d’oublier la plus élémentaire
prudence.
– C’est-à-dire ?
– Mon père a déjà été pris pour cible par des gens qui
ne songeaient qu’à profiter de lui.
– Il serait moins vulnérable aux manœuvres s’il était
plus sûr de sa relation avec vous.
– Peut-être, mais nous n’avons jamais eu de relation
père-fils au sens traditionnel.
– C’est ce que j’ai cru comprendre. Je vous suggère
d’oublier vos différences, et de cesser de vous affronter.
Il a besoin de savoir que vous vous souciez de lui.
– Je ne serais pas ici, si ce n’était pas le cas.
– Et ça vous étoufferait de le lui dire ?
Il eut un ricanement assourdi.
– Non. C’est lui qui pourrait avoir un choc fatal en
m’entendant !
Pourquoi y avait-il tant d’éloignement entre eux ? se
demanda-t–elle. Que s’était-il passé ?
– Etes-vous conscients, l’un et l’autre, qu’on
s’occasionne bien des souffrances parce qu’on a trop
attendu pour se dire : « Je t’aime » ? J’ai été souvent
témoin du chagrin qui ravage les familles lorsque les
mots qu’il aurait fallu dire n’ont pas été prononcés à
temps.
Niko s’approcha des baies vitrées.
– Nous ne sommes pas comme les autres gens, dit-il.
– Vous n’êtes cependant pas immortels, fit-elle
observer.
Garder le silence aurait été criminel, décida-t–elle. Il
fallait qu’elle révèle maintenant ce qu’elle savait.
– Ecoutez, votre père ne souffre pas seulement d’une
fracture de la hanche, Niko. Son cœur n’est pas en bon
état.
– Je n’en suis pas surpris, après toutes ces années de
tabagisme et de surmenage. Son médecin a eu beau lui
faire la leçon, il n’a rien voulu changer à ses habitudes.
C’est un vieil entêté.
Emily savait que cette description était juste. Pavlos
avait signé une décharge pour sortir de l’hôpital général
de Vancouver contre l’avis des chirurgiens, et s’était
obstiné à vouloir rentrer en Grèce. Il ne supportait pas
lecontrôle incessant des infirmières. « Elles ne vous
laissent pas respirer, avait-il protesté quand Emily l’avait
poussé à retarder son départ en avion. Si je reste ici
plus longtemps, j’en sortirai les pieds devant. »
– Tel père tel fils, lança-t–elle. Vous êtes aussi têtus
l’un que l’autre.
Niko fit volte-face et l’examina d’un regard si
scrutateur qu’elle en eut le frisson. Il semblait lire en elle
des choses qu’elle n’avait pas très envie de s’avouer…
– Avant de tirer des conclusions hâtives, dit–il en
s’avançant vers elle de sa démarche racée et féline,
vous devriez entendre ma version de l’histoire.
– Vous n’êtes pas mon patient. Votre père, si,
répondit-elle
Ce disant, elle avair reculé mais pas assez pour
l’empêcher de lui saisir le poignet.
– La médecine moderne ne prône-t–elle pas une
approche globale ? Soigner l’esprit afin de guérir le
corps, etc. N’est-ce pas ce dont vous vous êtes faite
l’apôtre depuis que vous êtes arrivée ici ?
– Je suppose, oui.
– Et comment comptez-vous y parvenir si vous ne
connaissez qu’une moitié de l’équation à résoudre ?
Qu’est-ce qui vous empêche de me laisser combler les
lacunes ? Qu’avez-vous à y perdre ?
Son âme, et tout ce qu’elle était, pensa-t–elle, saisie
par un effrayant pressentiment. Si elle cédait à la force
d’attraction de Nikolaos Leonidas, il prendrait le pouvoir
sur sa vie et ne lui en rendrait jamais la maîtrise ! Mais,
comme elle n’était pas du genre à s’enfuir à la première
alerte, elle campa sur ses positions, refoulant de son
esprit ses inquiétudes irrationnelles.
– A perdre ? fit-elle en jouant la surprise. Mais rien,
bien sûr.
– Vraiment ? fit-il en se penchant vers elle. Pourquoi
avez-vous si peur, alors ?
– Je n’ai pas peur ! Pas du tout !
2.
« Elle ment ! » pensa Niko. Son regard traqué, son
pouls précipité, le révélaient sans doute possible. Il avait
la ferme intention de découvrir pourquoi ! En se rendant
à l’aéroport, il avait voulu se convaincre qu’il resterait
insensible à ce qui l’attendait. Pourtant, la vue du vieil
homme fragile et diminué lui avait causé un choc brutal.
Pavlos et lui se fréquentaient peu, ayant admis depuis
longtemps qu’ils n’étaient d’accord sur rien et ne
possédaient rien en commun. Néanmoins, Pavlos restait
son père, et il n’allait certes pas permettre qu’une petite
aventurière sexy le dépouille jusqu’au dernier sou !
Comme de bien entendu, elle s’était vertueusement
indignée lorsqu’il avait insinué qu’elle était loin d’être un
ange de miséricorde désintéressé. Or, il constatait
qu’elle s’était rendue indispensable et s’était frayé un
chemin dans le cœur du vieil homme. La façon dont il
s’était cramponné à elle à l’aéroport était révélatrice.
Mais il n’aurait aucun mal à détourner Emily de son
but. Après tout, un milliardaire en pleine force de l’âge
était préférable à un milliardaire gâteux. S’il se trompait
sur elle… eh bien, un flirt anodin n’avait jamais nui à
personne. Pavlos serait mécontent quand il
comprendrait sa manœuvre. Mais son père avait-il
jamais approuvé ses faits et gestes ? Certes pas.
– Vous êtes bien silencieux, dit Emily, interrompant sa
méditation.
– Je pensais que j’avais porté sur vous un jugement
hâtif, répondit-il, jouant de son mieux la contrition. Je ne
suis pas entièrement dénué de conscience, vous savez.
Puisque l’un d’entre nous doit s’en aller, ce sera moi,
bien sûr.
Ignorant son cri de protestation, il libéra son poignet
qu’il retenait toujours entre ses doigts, et ouvrit la porte.
Au même instant, Damaris surgit sur le seuil. Il n’aurait
pu mieux orchestrer sa sortie !
Il s’écarta pour permettre à Damaris d’entrer avec son
plateau, où étaient disposés des olives, des petits
poulpes, des feuilles de vigne farcies, du tsatsiki et des
pains pitas.
– Kali oreksi, Emily, dit-il en commençant à s’éloigner.
Bon appétit !
– Ne soyez pas ridicule ! s’exclama-t–elle.
Réprimant un sourire, il pivota sur lui-même.
– Quel est le problème ?
– Il y a de quoi nourrir un régiment !
– Ma foi, les Grecs ont un bon coup de fourchette.
– Je ne pourrai jamais avaler tout ça, et la gouvernante
de votre père s’est donné bien du mal pour le préparer,
alors, je…
– Oui ?
– Eh bien, autant que vous m’aidiez à faire un sort à
toute cette nourriture, lâcha-t–elle à contrecœur.
Il se caressa la mâchoire, faisant mine de réfléchir.
– Il vaudrait mieux éviter le gâchis, en effet. D’autant
que ce sont juste les hors-d’œuvre. Ensuite, viendront les
plats.
Lui jetant un regard qui aurait pétrifié les dieux de
l’Olympe en personne, elle attendit que Damaris ait
épongé le vin qu’elle avait répandu. Puis elle s’assit en
disant :
– Inutile de jubiler comme ça ! C’est très déplaisant.
Il n’était pas habitué à de telles critiques. Les femmes
qu’il fréquentait se seraient coupé la langue plutôt que
d’émettre un jugement peu flatteur sur sa manière d’être.
La hardiesse d’Emily le séduisait et le stimulait
infinimentplus qu’elle ne l’aurait cru ! Il avait l’habitude de
prendre des paris risqués. Et tirait une véritable
jouissance de ses victoires…
Il la rejoignit et fit tinter sa flûte contre la sienne. Rien
de tel qu’une lumière tamisée et des bulles de
champagne pour camper un cadre propice à la
séduction.
Levant son verre, il lança :
– Au nouveau départ de nos relations !
Elle réagit par un léger frémissement des épaules,
avala délicatement une gorgée, puis prit un peu de pain
et de tsatsiki et picora une olive.
– Vous n’aimez pas la cuisine grecque ?
– Je la connais mal, répondit-elle.
– Il n’y a pas de restaurants grecs à Vancouver ?
– Si, il y en a plusieurs, et excellents, paraît-il. Mais je
n’ai pas souvent l’occasion de sortir.
– Les prétendants doivent pourtant se bousculer à
votre porte pour avoir le privilège de dîner avec vous.
– Je crains que non. Les tours de garde ne sont pas
très favorables à la vie sociale.
« Bien sûr ! pensa-t–il avec ironie. Et tu es si acharnée
au travail que tu n’as jamais une nuit de repos ! »
Il hocha la tête d’un air faussement mystifié, il
commenta :
– Et comment se fait-il que les Canadiens soient si
aisément rebutés ? Ce sont donc tous des eunuques ?
Elle faillit s’étrangler avec l’olive qu’elle croquait.
– Et vos collègues ? continua-t–il. Il paraît que l’hôpital
est un lieu propice aux idylles…
– L’idée que toutes les infirmières finissent par
épouser un chirurgien est une légende, l’informa-t–elle
avec raideur. D’ailleurs, la moitié des médecins sont des
femmes. De plus, trouver un mari est le cadet de mes
soucis.
– Pourquoi ? La plupart des femmes veulent se marier
et avoir des enfants.
– J’adorerais fonder une famille. Mais uniquement si je
rencontre l’homme idéal. Je ne cherche pas à me caser.
– Définissez l’homme idéal.
– Pardon ? fit-elle en le dévisageant avec
étonnement.
– Quels sont vos critères pour juger qu’un homme est
digne d’être épousé ?
Elle avala une gorgée de champagne, réfléchissant.
Pour finir, elle déclara :
– Il doit être honorable.
– Grand, brun et beau ?
Pas forcément, répondit-elle en haussant les épaules.
Dans ce mouvement, sa robe se tendit sur ses seins
et Niko se dit qu’il aurait préféré ne pas les trouver aussi
délectables.
– Riche et qui a réussi, alors ?
– Bien rémunéré, certainement. Si nous avions des
enfants, j’aimerais les élever moi-même.
– Si vous deviez élire une seule qualité pour cet
homme idéal, quelle serait-elle ?
– La capacité d’aimer, révéla-t–elle d’un air rêveur.
Tandis que, au-dehors, le vent agitait les palmiers
avec une violence peu coutumière pour un mois de
septembre, elle continua.
– C’est l’amour que je désire plus que tout. Un
mariage qui en est dépourvu n’est pas un vrai mariage.
Contrarié de constater que ses pensées dérivaient
loin de la route qu’il s’était tracée, Niko déclara presque
sèchement :
– Je ne suis pas d’accord. Je ne permettrai jamais
que mon cœur prenne le pas sur ma raison.
– Pourquoi ? Ne croyez-vous pas à l’amour ?
– J’y ai peut-être cru il y a longtemps. Mais elle est
morte d’une rupture d’anévrisme lorsque j’avais trois
mois.
– Votre mère, c’est ça ? lâcha-t–elle, les yeux soudain
humides, l’air horrifié. Oh, Niko, comme c’est triste !
Il ne voulait ni de sa sympathie ni de sa pitié, et les
étouffa dans l’œuf.
– Inutile de vous désoler ainsi. Je ne l’ai pas connue,
je n’ai pas lieu de la regretter.
La voyant frémir, il eut honte de sa réponse.
– Elle vous a donné la vie, souligna-t–elle.
– Et perdu la sienne, un fait que je n’ai pas encore fini
d’expier.
– Pourquoi ? Vous n’êtes pas la cause de sa mort.
– A en croire mon père, si.
Si elle n’avait presque pas touché au contenu de son
verre, il avait vidé le sien. Il le remplit de nouveau, ne
sachant comment juguler la souffrance qu’il laissait
rarement affluer dans son cœur.
– Elle avait quarante et un ans. A son âge, la
naissance d’un enfant l’a menée à la tombe.
– Beaucoup de femmes attendent la quarantaine pour
avoir des enfants, de nos jours.
– Cela ne les tue pas.
– Exact. J’ai du mal à croire que Pavlos vous rende
responsable de cette tragédie. Après tout, elle lui a
donné un fils. C’est un héritage qu’aucun homme ne
prend à la légère.
– Mon père se moquait d’avoir un fils. Il ne tenait qu’à
ma mère. A ses yeux, c’est moi qui la lui ai enlevée.
– Il aurait dû veiller à ce qu’elle ne tombe pas enceinte,
en ce cas. Ou vous juge-t–il responsable de ça aussi ?
– Après vingt et un ans de vie conjugale stérile, il a dû
penser que les précautions n’étaient pas nécessaires…
Si vous finissiez votre verre de vin ? Ce n’est pas très
agréable de boire seul.
Ayant consenti à avaler une gorgée, Emily observa :
– Une fois son chagrin surmonté, Pavlos a dû trouver
du réconfort dans le fait d’avoir un fils !
– Mon père et moi ne nous sommes jamais aimés. Il
m’en a toujours voulu. Parce que j’avais causé la perte
de son unique amour, et que je ne me suis jamais laissé
impressionner par sa fortune et son rang social.
– Il aurait dû trouver ça louable.
– Ne laissez pas votre pitié pour le pauvre petit
orphelin entacher votre jugement, ironisa Niko. Enfant, je
me suis constamment rebellé. Pendant mon
adolescence, j’ai pris le plus grand plaisir à lui causer de
l’embarras, et lorsque je suis enfin devenu adulte, j’ai
refusé de me laisser acheter. Je n’avais rien d’un
« gentil garçon », et je ne suis pas un homme « gentil ».
– Là-dessus, je vous crois, répliqua-t–elle. Le seul
point que je mette en doute, c’est que vous soyez devenu
adulte. Vous me faites plutôt l’effet d’un adolescent
attardé.
Les événements ne se déroulaient pas du tout comme
il l’avait prémédité ! songea-t–il. A ce stade, elle était
censée lui tomber toute chaude dans les bras, femme-
femme et consentante. Alors qu’elle était en train de le
battre à son propre jeu. En plus, son verre était de
nouveau vide !
Caustique, il rétorqua :
– Vous pourrez vous sentir libre de critiquer quand
vous aurez vécu la même expérience que moi !
– Oh, je l’ai vécue ! riposta-t–elle. Et dans mon cas,
c’était plus violent. J’ai perdu mes deux parents dans un
accident de voiture lorsque j’avais neuf ans.
Contrairement à vous, j’en ai beaucoup de souvenirs, et
ils me manquent. Ils me portaient un amour
inconditionnel que j’ai perdu du soir au lendemain. Je
sais ce qu’on ressent quand on est à peine tolérée par
de proches parents qui vous considèrent comme un
boulet.
Empourprée, animée, elle lâcha un soupir courroucé,
puis continua sans désemparer.
– J’ai aussi appris à gagner ma vie, et à y réfléchir à
deux fois avant de dépenser un dollar. Alors que vous
n’avez visiblement manqué de rien. De plus, je ne crois
pas une seconde que votre père vous ait rejeté. Bref, je
remporte haut la main ce concours
d’autocommisération !
Il laissa s’écouler un silence lourd de sens avant de
répondre :
– On a rarement exprimé de façon aussi lapidaire mes
nombreuses défaillances. Bravo ! Y a-t–il autre chose
que vous désiriez m’apprendre à mon sujet ? Ou n’ai-je
plus qu’à disparaître sous terre ?
– Je vous suggère de manger. Vous avez bu et vous
n’êtes pas en état de conduire. Vous feriez mieux de
passer la nuit ici.
– Juste ciel, Emily, est-ce une invitation ?
– C’est un ordre. Si vous êtes assez fou pour
désobéir, je vous décocherai un coup de pied bien
placé !
Il ne doutait pas, étant donné sa connaissance de
l’anatomie masculine, qu’elle était tout à fait capable de
lui infliger de sévères dommages ! Cela aurait dû
refroidir ses ardeurs. Pourtant, à l’idée de lutter avec
elle, il se sentait excité. Pour la première fois, il se
demanda s’il avait opté pour la bonne tactique. C’était
elle qui était censée se trouver à sa merci, et non
l’inverse ! Or, elle demeurait imperméable à son charme.
Alors qu’il était loin de rester insensible au sien…
Damaris revint servir des blancs de poulet farcis aux
herbes accompagnés de macaronis – diversion
bienvenue qui lui permit de réduire sa libido au silence.
Une fois qu’ils furent de nouveau seuls, il demanda
avec une décontraction voulue :
– Pourquoi avez-vous cédé à mon père, et lui avez-
vous permis de voyager alors qu’il n’était pas en état ?
– J’ai tenté de l’en dissuader, dit-elle. Nous nous y
sommes tous efforcés. Mais il voulait rentrer chez lui. Il
n’y a pas eu moyen de le convaincre. Je pense qu’il avait
peur.
– De mourir ?
– De mourir ailleurs qu’en Grèce.
Cela, Niko le croyait sans peine. Son père avait
toujours eu un attachement extrême pour sa terre natale.
– Vous vous êtes donc portée volontaire pour le
rapatrier ?
– C’est lui qui m’a choisie, en fait. Nous avions appris
à bien nous connaître, durant son séjour à l’hôpital.
Une heure plus tôt, cette information lui aurait paru une
indication supplémentaire des motivations cachées
d’Emily. Mais elle se révélait beaucoup plus intéressante
qu’une simple croqueuse de diamants… Cherchant à
réajuster son angle d’attaque, il s’efforça de gagner du
temps.
– Qu’êtes-vous devenue, après la mort de vos
parents ?
– J’ai été envoyée chez la sœur de mon père. Tante
Alicia et oncle Warren n’avaient pas d’enfant. Ils étaient
mes seuls parents ; donc, ils ont été obligés de prendre
soin de moi. Ils n’en ont pas été heureux, et moi non
plus.
– Ils vous maltraitaient ?
– Pas dans le sens où vous l’entendez. Mais ils me
rappelaient sans cesse qu’ils avaient « bien agi » en me
recueillant. S’ils n’avaient pas craint le qu’en-dira-t–on,
ils auraient refusé de me prendre en charge. Bien sûr,
l’indemnisation de l’assurance qui me venait de mes
parents leur a permis d’avaler la pilule : elle a couvert
mes frais d’entretien et de scolarité pendant neuf ans.
– Et ensuite ?
– Après le bac, je me suis inscrite à l’école
d’infirmières. Fin août, je me suis installée dans un foyer
du campus. Je ne suis plus jamais retournée chez eux.
– Du moins, grâce à l’assurance, vous avez eu assez
d’argent pour payer vos études et les à-côtés.
– Ne croyez pas ça. Je me suis débrouillée avec les
bourses et les prêts étudiants.
Indigné, il la dévisagea d’un air interdit. Quels que
fussent les péchés de Pavlos, il ne l’aurait jamais
dépossédé de son héritage maternel !
– Ils ont dépensé l’argent à leur profit au lieu de le
placer en fidéicommis pour votre éducation ?
– Pas du tout, rectifia-t–elle. Ils ont fait preuve d’une
honnêteté scrupuleuse.
Elle allait développer, sans doute, mais sembla se
raviser.
– L’indemnisation n’était pas assez élevée, c’est tout.
Quelque chose clochait dans cette réponse, pensa
Niko. Quand des parents souscrivaient une assurance
sur la vie au profit de leurs enfants, surtout mineurs,
c’était bien pour qu’ils perçoivent une indemnisation
conséquente en cas de malheur ? Cette question
suscitait une investigation approfondie, mais il la reporta
à un moment mieux choisi.
– Avez-vous encore des relations avec votre oncle et
votre tante ? préféra-t–il demander.
– Elles se limitent à une carte pour Noël ou le nouvel
an.
– Donc, ils ignorent l’endroit où vous êtes ?
– Tout le monde l’ignore. Mon arrangement avec
Pavlos est strictement privé. Si mon employeur venait à
l’apprendre, il me renverrait.
Ce qui n’aurait rien de catastrophique, si elle avait des
ambitions lucratives, pensa-t–il. Son salaire d’infirmière
n’était que roupie de sansonnet par comparaison avec
ce qu’elle « raflerait » si elle épousait son père…
– Pourquoi avez-vous pris un tel risque ? s’enquit-il.
– Parce que Pavlos était seul dans un pays étranger,
sans famille ni amis pour veiller sur lui à sa sortie de
l’hôpital.
– Il avait un fils. Si vous étiez entrée en contact avec
moi, j’aurais pu être à son chevet en moins de vingt-
quatre heures.
Elle suggéra avec douceur :
– Peut-être n’a-t–il pas voulu vous déranger ?
– Il a donc préféré importuner une parfaite étrangère.
Fût-ce au risque de lui faire perdre son travail. Dites-moi,
Emily, comment comptez-vous expliquer votre absence à
vos employeurs ?
– Ce ne sera pas nécessaire. J’ai trois mois de
congé. Je me suis arrangée pour qu’ils coïncident avec
la sortie de votre père.
– Quel noble geste de votre part ! Sacrifier vos
vacances à son bien-être !
– Pourquoi pas ? Je n’avais rien de prévu.
« En dehors de polir ton auréole ! » pensa-t–il,
caustique, et luttant pour dissimuler son scepticisme.
– Le travail, rien que le travail… Ce n’est pas très
équilibré. Nous tâcherons d’arranger ça, fit-il.
Une bourrasque soudaine secoua les hautes
persiennes, et Emily tressaillit.
– Le simple fait d’être en Grèce est déjà un
changement, dit-elle. Si le temps s’éclaircit, Pavlos ne
me refusera sûrement pas un jour de congé par-ci par-là,
pour que je puisse faire quelques visites.
– Soyez-en sûre, affirma-t–il, saisissant l’opportunité
qui se présentait. Et je saurai me rendre disponible pour
vous servir de guide.
– C’est gentil de votre part, Niko.
« Pas du tout ! » aurait-il pu répondre. Quelles que
fussent les motivations auxquelles elle obéissait, les
siennes étaient loin d’être pures !
Ils bavardèrent à bâtons rompus pendant le reste du
repas, à peine interrompus de temps à autre par le
crépitement de la pluie contre les vitres. Cependant, au
moment du café, Emily accusait la fatigue. Bien qu’il fût
du genre coriace, il la prit en pitié. Le long vol en avion
était éreintant et, de plus, elle avait dû s’occuper de son
père – source considérable de tension. Quand elle voulut
se retirer, il ne tenta pas de la retenir. Il l’escorta même
jusqu’au pied de l’escalier.
– Bonne nuit, murmura-t–elle.
– Kali nikhta, répondit-il. Dormez bien.
Alors qu’elle avait presque atteint le palier
intermédiaire, un éclair aveuglant troua la nuit. Les
lumières s’éteignirent d’un seul coup et la maison fut
plongée dans le noir.
Il entendit l’exclamation d’Emily, le claquement sec de
ses talons alors qu’elle s’immobilisait, le pied ayant failli
lui manquer.
– Restez où vous êtes ! lança-t–il, sachant que
l’escalier était traître pour ceux qui n’en avaient pas
l’habitude.
Pour sa part, il avait grandi dans cette maison, et
aurait pu s’y diriger les yeux fermés. En un rien de
temps, il eut rejoint Emily. Un deuxième éclair zébra les
ténèbres, révélant le visage d’Emily : la lumière
fulgurante nimba ses cheveux d’argent, et ses yeux
dilatés parurent immenses.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t–elle,
cramponnée à la rampe, en équilibre instable au bord
d’une marche.
Instinctivement, il l’attira contre lui, entourant de son
bras ses épaules frêles comme celles d’une enfant. Mais
le reste de son corps tiède et doux, pressé contre lui,
était femme en diable.
Cherchant à détourner son attention – car son corps
réagissait à son contact avec une vigueur primitive plutôt
inopportune, il déclara :
– C’est une coupure de courant.
– Ça, je l’avais compris ! dit–elle avec un rire étouffé.
Il précisa :
– La foudre a dû frapper un pylône électrique.
– Oh, fit-elle d’une petite voix.
Etant donné leur étroite proximité, elle était consciente
de son excitation virile, de l’effet qu’elle avait sur lui.
– Ça arrive souvent ? s’enquit-elle.
– Non, surtout à cette époque de l’année.
– Je devrais aller voir votre père.
– Inutile, dit-il en entendant des pas et en voyant
vaciller les flammes d’un chandelier au fond du vestibule.
Giorgios s’en charge. Si cela peut vous tranquilliser, je
m’assurerai que tout va bien quand je vous aurai
conduite à votre chambre. Où vous a-t–on installée ?
– Dans une suite bleu et crème avec de beaux
meubles anciens. Il y a un lit à baldaquin.
Il acquiesça, identifiant aussitôt les lieux. Puis, la
tenant enlacée, il l’emmena sur le palier. Il gagna la suite
à tâtons, et guida Emily à l’intérieur.
Dans l’âtre, les bûches étaient presque consumées.
Les braises répandaient dans la pièce une lumière
orangée diffuse. Quand elle leva les yeux, leurs regards
se croisèrent et se retinrent, captifs de l’attirance
sensuelle qui les avait saisis l’un et l’autre dès l’instant
où ils s’étaient vus.
Dans la partie qu’il avait engagée, Niko n’avait pas
prévu de l’embrasser aussi précocement. Il avait
prémédité des manœuvres plus subtiles. Pourtant, il
trouva naturel de resserrer son étreinte. Et tout aussi
naturel d’incliner la tête et de prendre sa bouche.
3.
Emily avait déjà été embrassée. Mais, à chaque
occasion, une part de son esprit était restée détachée,
capable d’évaluer l’expérience, chaque fois rebutée par
le détail rédhibitoire : agressivité, maladresse, absence
de tendresse ou de passion… Elle avait fini par conclure
que le baiser, ce délice tant vanté, était un prélude à la
romance largement surfait. Jusqu’à ce que Niko
Leonidas vienne bouleverser cette conviction…
« Bouleverser » était, à dire vrai, bien faible, et le mot
« baiser » échouait à décrire la situation. Cet homme
réalisait un prodige avec sa bouche ! pensa-t–elle. Son
baiser, à la fois appuyé et retenu, la transperçait par son
ardeur fiévreuse. Sans rien exiger, il la dépouillait de
tout : son indépendance, sa lucidité, ses repères, et
même son instinct de survie.
A l’exception d’une expérience inconsidérée, et qui
n’avait rien eu d’inoubliable, Emily rejetait l’amour
physique. Elle avait choisi de rester célibataire parce
que la sensualité n’avait pas d’attrait pour elle, et qu’elle
n’avait jamais éprouvé de sentiment amoureux. Pourtant,
si Niko avait voulu la prendre, elle se serait donnée à lui
tout de suite. Elle lui aurait permis de retrousser sa jupe
et de la toucher comme aucun homme ne l’avait fait.
Pendant tout le temps que dura son baiser, et
l’envoûtement qu’il faisait naître, elle lui aurait accordé
toutes les privautés qu’il aurait voulues.
De toute évidence, il ne désirait nullement obtenir ce
qu’elle était prête à donner, songea-t–elle. Car, se
détachant d’elle, il recula et dit d’une voix rauque :
– Je vais voir mon père, et m’assurer qu’on vous
apporte de la lumière.
Ses jambes se dérobant sous elle, elle acquiesça en
silence. Sa vie en eût-elle dépendu qu’elle n’aurait pu
émettre un son. Niko avait repris ses distances.
Pourtant, elle demeurait envoûtée, prisonnière de son
magnétisme. Un feu liquide embrasait le cœur de sa
féminité.
Quand il s’éloigna, elle voulut crier qu’elle n’avait
besoin que de lui ! Mais les mots restèrent prisonniers
dans sa gorge. Assommée, elle se laissa tomber dans
un fauteuil, et attendit son retour.
Sur la cheminée, une antique horloge en cuivre
égrenait les secondes. Son tic-tac régulier l’apaisa, et
ramena un peu d’ordre dans ses idées. Quelle folie
l’avait saisie ? Comment avait-elle pu vouloir se livrer à
un étranger qu’elle connaissait à peine ? Niko était
dangereux !
Quand il reviendrait, elle ne lui permettrait pas d’entrer,
résolut-elle. Elle n’était pas de taille contre un homme tel
que lui. Une liaison lui vaudrait forcément des peines de
cœur.
Cependant, quand un coup discret frappé à la porte
signala son retour, une onde de chaleur se diffusa en
elle, faisant naître des pulsations sensuelles délicieuses,
électrisantes. Elle avait hâte d’être dans ses bras !
Ouvrant toute grande la porte, elle commença :
– Je commençais à croire que vous m’aviez aband…
Elle se tut, mortifiée, en découvrant devant elle
Giorgios. D’une main, il tenait un candélabre en argent
illuminé, et de l’autre, une torche électrique.
– Niko m’a chargé de vous apporter ceci, thespinis,
dit-il, et de vous assurer que kyrie Pavlos dort sur ses
deux oreilles.
Elle s’écarta pour le laisser entrer, en marmonnant :
– Merci.
– Parakalo, fit-il en posant le chandelier sur la
commode et en lui remettant la torche en main propre.
Je dois aussi vous prévenir qu’il a été appelé ailleurs.
– A cette heure-ci ? fit-elle avec incrédulité.
– Oui, thespinis. Il a reçu un appel urgent, et sera sans
doute absent plusieurs jours.
« Quelle crapule ! » pensa-t–elle. C’était vraiment un
lâche ! Refoulant avec peine sa colère et son humiliation,
elle dit :
– Urgent ! Au point de partir en pleine tempête ? Il
devait avoir un motif impérieux !
Giorgios, qui regagnait le seuil, s’immobilisa un bref
instant, haussant les épaules.
– Je ne saurais dire. Il n’a pas donné d’explications.
– Peu importe, murmura-t–elle, se ressaisissant.
Niko Leonidas ne comptait pas. Elle était ici pour
veiller sur Pavlos, pas pour courir après son fils !
– Merci pour le chandelier et la torche, Giorgios.
Bonne nuit.
– Kalispera, thespinis. Dormez bien.
A son grand étonnement, elle passa une bonne nuit.
Quand elle s’éveilla, le lendemain, le ciel était dégagé et
ensoleillé. La tempête nocturne n’était plus qu’un
souvenir, comme le baiser de la veille.
Pavlos était levé et habillé lorsqu’elle descendit au rez-
de-chaussée. Installé sous la véranda de sa chambre, il
contemplait le jardin. A côté de lui, sur une table,
traînaient une tasse de café vide et un téléphone
portable. Une paire de jumelles était posée sur ses
genoux.
Apercevant Emily, il porta un doigt à ses lèvres, et lui
fit signe de le rejoindre.
– Regardez, lui chuchota-t–il en désignant deux gros
oiseaux qui picoraient le sol à quelque distance.
Ils avaient des têtes bleu-gris, une gorge rose perle et
des ailes brunes tachetées de noir.
– Ils sont jolis, n’est-ce pas ? Savez-vous ce que
c’est ?
– Des pigeons ?
– Pas du tout, ma petite ! Ce sont des tourterelles.
Elles sont timides et se montrent rarement. Elles
s’aventurent dans mon jardin parce qu’elles s’y sentent à
l’abri. Et ces autres oiseaux, là-bas, près de la
mangeoire, sont des loriots. Vous ne saviez pas que
j’aimais les oiseaux, n’est-ce pas ?
– Non, dit-elle en remarquant que ses yeux bruns
pétillaient et qu’il avait meilleure mine. Je constate que
vous avez l’air mieux.
– Rien de tel qu’un contact avec le pays natal pour
revigorer un homme. Mon fils ne partage certainement
pas mon avis, évidemment. Où est-il ? Je croyais qu’il
resterait au moins cette nuit.
– On l’a appelé pour une urgence.
– Il a déjà filé, hein ?
Pavlos redressa les épaules et le menton, en vieux
guerrier qui refuse d’admettre une faiblesse.
– Il est encore parti pour une de ses fredaines, je
parie. Ça ne me surprend pas. Eh bien, bon débarras !
Avez-vous déjeuné, mon petit ?
– Non, répondit-elle, dissimulant la pitié qu’il lui
inspirait. Je voulais d’abord savoir comment vous alliez.
Il avait beau jouer l’indifférence, elle n’était pas dupe :
il se sentait seul, abandonné.
– J’ai faim. Nous allons prendre le petit déjeuner
ensemble, décida-t–il.
Il s’entretint brièvement au téléphone avec un membre
de son personnel. Quelques instants plus tard, Giorgios
faisait rouler sous la véranda une table à abattants
équipée de tous les ustensiles requis pour le rituel du
café – ainsi qu’elle s’en rendit bientôt compte. Le
breuvage fut préparé avec un soin cérémonieux, sur un
brûleur, dans une petite cafetière baptisée briki, et
aussitôt servi dans des tasses blanches épaisses,
accompagné d’un verre d’eau.
– Aucun Grec digne de ce nom ne songerait à
entamer sa journée sans un flitzani de bon café, déclara
Pavlos.
Emily dut reconnaître que la boisson sentait
divinement bon. Mais elle mettrait sans doute quelque
temps à s’habituer à ce breuvage fort, nappé de
mousse, avec des résidus de grains moulus. Elle
dégusta avec plaisir, en revanche, la salade au yaourt et
aux fruits saupoudré d’amandes, agrémentée de miel et
de cannelle.
Pendant les jours suivants, elle constata que Pavlos
n’avait pas grande confiance dans les médecins, jugeait
les kinésithérapeutes inutiles et ne se gênait pas pour le
leur dire. Aussi indiscipliné qu’un enfant quand il était
contraint d’exécuter la série d’exercices prescrits pour
renforcer sa hanche, il faisait pourtant preuve d’une
gentillesse exquise envers Emily quand il lui semblait
qu’elle travaillait trop.
L’après-midi, pendant qu’il faisait sa sieste, elle
nageait dans la piscine, se promenait au bord de la
plage ou bien explorait les environs, ravie de visiter les
échoppes. Le soir, elle jouait avec Pavlos au poker ou
au gin-rami, et tant pis s’il trichait un peu !
Un matin, alors qu’elle poussait son fauteuil roulant sur
la terrasse après sa séance de rééducation, il lui
demanda :
– Est-ce que vous avez le mal du pays ?
Elle regarda les fleurs écloses, les paons paradant sur
la pelouse, le ciel bleu et la mer turquoise. A Vancouver,
la saison des pluies était proche. Bientôt, des tempêtes
venues du sud-est dépouilleraient les arbres de leurs
feuilles. Les gens se hâteraient sous leurs parapluies
alors que, quelques semaines plus tôt, ils auraient
paressé sur les plages, savourant les derniers jours
d’été.
– Non, répondit-elle. Je suis contente d’être ici.
– Tant mieux. Comme ça, vous n’aurez aucune excuse
pour désirer partir plus tôt.
Elle partagea cet avis jusqu’au début de la deuxième
semaine – lorsque, sans crier gare, Niko reparut aussi
soudainement qu’il était parti.
– C’est donc ici que vous vous cachez ! lança-t–il, lui
tombant dessus comme une tornade alors qu’elle lisait
dans le patio, sur une causeuse. Je vous ai cherchée
partout.
Malgré sa surprise, elle réussit à garder contenance.
– Pourquoi ? Que voulez-vous ?
Il s’assit près d’elle sans y être invité, s’adossant aux
coussins tiédis par le soleil.
– Vous demander de dîner ce soir avec moi.
Il ne manquait pas de culot ! Elle s’efforça de prendre
un air amusé et détaché.
– Non, merci ! Vous risqueriez de disparaître à la
dernière minute en me laissant payer la note.
– Vous faites allusion au soir de mon départ ? fit-il
d’un air vaguement contrit. Ecoutez, je suis désolé,
mais…
– J’ai déjà oublié ça, alors, faites-en autant.
– Vous vous en souvenez parfaitement, au contraire.
Acceptez de dîner avec moi, et je m’expliquerai.
– Qu’est-ce qui vous laisse penser que je
m’intéresserais à vos propos ?
– Le fait que vous soyez fâchée contre moi ! Emily,
voyons, fit-il d’un ton enjôleur en se penchant vers elle,
acceptez au moins de m’écouter avant de conclure que
je ne vaux pas la peine d’être connu.
– Le soir, je joue aux cartes avec Pavlos.
– Dans ce cas, nous souperons tard. A propos,
comment va mon père ? Je suis passé le voir dans sa
suite, mais il dormait.
– Il se fatigue vite. Cependant, il se porte mieux depuis
qu’il a commencé sa rééducation.
– Je suis content que son état s’améliore.
Il la regarda par-dessous ses paupières frangées de
longs cils épais, à demi baissées, et fit courir son doigt
le long de son bras.
– Alors, qu’en dites-vous, ma douce ? Est-ce un
« oui » ?
Impossible de lui résister ! pensa Emily, alors que des
picotements délicieux parcouraient sa chair.
– Eh bien, c’est d’accord. Néanmoins, je ne serai pas
libre avant que votre père soit installé pour la nuit. Vers
22 heures.
Il la serra de plus près encore et elle frissonna devant
ce magnifique spécimen de grâce masculine, beau
comme le péché, dangereux comme un fauve.
– Je peux attendre, dit-il en déposant un baiser sur sa
joue. Mais ce ne sera pas facile.
***
Un bon choix, décida Emily en jaugeant le restaurant
du bord de mer où il l’avait emmenée. Contrairement aux
auberges à pergolas envahies de bougainvillées qu’elle
avait vues dans les environs – avec des napperons en
papier et un mobilier parfois un peu fruste –, l’endroit où
elle se trouvait avait du style. Des nappes en lin
drapaient les tables ornées d’un unique gardénia. Les
fauteuils confortables en cuir, la musique douce ainsi
que la petite piste de danse créaient une atmosphère
élégante et romantique.
Ils furent conduits à une table donnant sur la marina.
De hauts mâts sombres se découpaient sur le ciel
nocturne et, au-delà du brise-lames, le clair de lune
dessinait un chemin argenté sur la mer, jusqu’à l’horizon.
Dans la salle, des chandelles projetaient une lumière
chaude et douce.
Lorsqu’on eut servi leurs boissons et qu’ils eurent
choisi leurs mets, Niko se carra sur son siège.
– Vous êtes ravissante, ce soir, Emily. On dirait un top
model et non une infirmière.
Elle avait noué ses cheveux en chignon et portait une
robe noire, assortie de sandales à talons. Simple mais
de coupe élégante, la robe à pans drapés était étroite,
avec un bustier sans manches. Elle l’avait complétée
avec un châle brodé d’argent et avait, pour tout bijou,
des pendants d’oreilles anciens en argent, cloutés de
cristal.
– Merci. Vous n’êtes pas mal non plus !
Et même infiniment mieux que ça, pensa-t–elle
enjetant un regard sur son costume anthracite de coupe
superbe. Sans parler du magnifique corps masculin qu’il
enveloppait…
– J’aime vos pendants d’oreilles, continua Niko avec
un sourire.
– Ils ont appartenu à ma mère. Elle adorait les bijoux
et les jolies toilettes.
Elle effleura l’un des pendants en argent, et une vision
de sa mère, parée pour une sortie d’un soir, surgit dans
son esprit, aussi nette que si elle était réelle…
– Je possède toujours ses robes de soirée, ses
chaussures et ses sacs, ajouta-t–elle.
– Vous les portez ?
– Pas souvent. Je n’en ai guère l’occasion.
Il la contempla, laissant errer son regard sur son
visage, son cou gracieux, ses épaules… Elle eut envie
de draper son châle autour d’elle, et s’en empêcha à
grand-peine.
– Quel gâchis ! murmura-t–il. Une femme aussi belle
que vous devrait toujours porter de jolies choses.
– Ma mère était belle, pas moi, affirma-t–elle en
remerciant d’un signe le serveur, qui leur présentait un
plateau de mises en bouche. Et mon père était d’une
beauté incroyable. Ils formaient un couple si séduisant !
– Parlez-moi d’eux. Comment étaient-ils ? En dehors
de leur apparence physique, je veux dire.
– Ils s’adoraient. Ils étaient heureux.
– Ils appartenaient à la haute société ?
– Je suppose, oui, reconnut-elle, se remémorant les
nombreuses fois où elle avait assisté, avec fascination,
aux préparatifs de sa mère en vue d’un gala.
– Et quoi d’autre ?
– Ils savaient profiter de la vie. Ils allaient danser à
English Bay à minuit, se déguisaient avec des costumes
fabuleux pour Halloween et, à Noël, ils décoraient le
sapin le plus immense qu’ils avaient pu trouver. Tout le
mondeles invitait et voulait être reçu chez eux. Ils sont
morts si prématurément…
Percevant la tristesse qui venait entacher ses
souvenirs, il demanda avec une empathie discrète :
– C’est arrivé comment ?
– Ils rentraient à la maison après une soirée, et
roulaient sur une route connue pour ses virages en
épingle à cheveux. Il pleuvait dru, la visibilité était très
réduite. Ils ont embouti une autre voiture de plein fouet, et
sont morts sur le coup.
– Je le regrette pour vous, Emily, dit-il avec un regain
de sympathie.
Sentant que ses émotions affleuraient
dangereusement à la surface, la jeune femme tenta de
se reprendre. Se redressant dans son fauteuil, elle
changea de sujet.
– Merci, mais cela s’est passé il y a longtemps. Et
nous devions parler de vous, non de moi. Qu’est-ce qui a
provoqué votre départ après ce baiser impulsif, l’autre
soir ? Aviez-vous oublié un rendez-vous antérieur ? Ou
aviez-vous hâte de me fuir parce que vous me trouviez
maladroite ?
– Ni l’un ni l’autre. J’ai été appelé par mon travail.
– Vous travaillez ?
– Eh bien, oui ! fit-il en riant. N’est-ce pas le cas de la
plupart des hommes de mon âge ?
– Vous n’avez pas l’air d’un cadre d’entreprise.
– Je ne le suis pas.
– De plus, c’était en pleine nuit.
– Exact.
– Alors ?
– Alors, il fallait que je me prépare à quitter Athènes
aux aurores.
– Pour aller où ?
– Au-delà des mers.
– C’est bien vague. Que de prudence ! Vous allez
sansdoute m’avouer que vous êtes impliqué dans un
trafic de contrebande.
– En un certain sens, oui. Parfois.
Une réponse aussi inattendue qu’indésirable !
Excédée par son attitude évasive, elle repoussa son
siège et se leva.
– C’est là ce que vous appelez vous expliquer ? Vous
vous moquez de moi !
Il la retint par la main avant qu’elle puisse s’élancer
vers la porte.
– J’ai fait une livraison urgente dans un avant-poste
médical, en Afrique.
Elle se rassit, oubliant son exaspération, frappée par
les implications de sa réponse.
– Faites-vous allusion à Médecins sans Frontières ?
– Oui.
Le serveur reparut pour débarrasser le plat de hors-
d’œuvre. Il servit ensuite avec un soin cérémonieux des
fruits de mer et des calamars grillés disposés sur un lit
de riz pilaf.
– Comment êtes-vous allé là-bas ? s’enquit-elle dès
qu’ils furent de nouveau en tête à tête.
– Par avion.
– Ça, je m’en serais doutée ! Vous n’y êtes sûrement
pas allé à pied !
Il eut un demi-sourire, à ce commentaire, et précisa :
– Je possède une petite flotte aérienne. C’est pratique
à l’occasion.
– Vous pilotez votre propre avion ?
– Précisément.
– Il peut se révéler dangereux d’aller dans des endroits
pareils, Niko.
– Il faut bien que quelqu’un s’en charge, lâcha-t–il en
haussant les épaules.
Elle le dévisagea. Toutes ses idées préconçues à son
sujet étaient en train de s’effriter.
– Où avez-vous appris à piloter ? s’enquit-elle.
– Après avoir terminé mon service militaire, j’ai passé
cinq ans dans l’armée de l’air, en tant qu’officier. J’ai
commencé à m’impliquer dans des missions de
sauvetage. Bien entendu, mon père était furieux que
j’embrasse la carrière militaire au lieu d’envisager de lui
succéder.
– C’est pour vous opposer à lui que vous avez fait ce
choix ?
– Pas vraiment. J’adorais la sensation de liberté que
procure le fait de voler. Et puis, je trouvais plus
convenable d’apporter une aide humanitaire à ceux qui
en ont besoin que d’augmenter une fortune déjà
immense. A propos, comment trouvez-vous les
calamars ?
– Délicieux, affirma Emily, bien qu’elle y eût à peine
goûté, beaucoup plus intéressée par ce qu’elle apprenait
au sujet de Niko.
– Vous parliez d’une flotte, continua-t–elle. J’en déduis
que vous possédez plus d’un avion.
– Une dizaine. J’ai quinze hommes d’équipage. Nous
sommes une entreprise privée prête à intervenir vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Le
mois dernier, nous nous sommes associés à la Croix-
Rouge après qu’un tremblement de terre en Turquie a
fait des milliers de sans-abri. Le mois précédent, nous
avions été appelés à la rescousse par Oxfam
International.
– S’il vous indiffère de gagner de l’argent, comment
payez-vous tout cela ? Est-ce que Pavlos vous finance ?
– Même s’il l’avait proposé, j’aurais préféré mourir de
faim que d’accepter un centime de lui. Que les choses
soient claires : je ne me moque pas de l’argent. Il est très
utile. Mais je me fiche de celui de mon père.
– Je ne comprends pas…
– Ma mère m’a légué une importante fortune
que – soit dit à son crédit – Pavlos a investie pour mon
compte. Lorsque j’ai pu en disposer, à vingt et un ans,
j’avais déjà acquis les moyens d’agir à ma guise sans
recourir à des sponsors. J’ai choisi d’utiliser cet héritage
au profit desplus déshérités et… Pourquoi me
dévisagez-vous avec cet air surpris ?
– Parce que je vous ai cru quand vous m’avez affirmé
que vous n’étiez pas un « homme gentil ». Et je me rends
compte maintenant que rien n’est plus éloigné de la
vérité.
– Ne vous emballez pas. Si je ne reste pas insensible
à la souffrance humaine, je ne suis pas pour autant un
saint !
– Mais vous êtes un homme bon.
Il repoussa avec irritation son assiette, encore intacte
ou presque.
– Le vin vous monte à la tête, ma parole ! Allons
danser, avant que vous ne teniez des propos que vous
regretterez par la suite.
Elle aurait refusé, s’il avait été d’humeur à
l’accepter – et si la perspective de se retrouver dans ses
bras n’avait pas été follement tentante…
Se frayant un passage parmi les danseurs qui
évoluaient déjà sur la piste, il attendit qu’elle le rejoigne,
ouvrant les bras d’un air d’invite.
– Viens donc, ma douce, dit-il.
Elle obéit. Sa rancœur à son égard s’était entièrement
dissipée, et elle était de nouveau vulnérable à son
charme. Qui aurait pu l’en blâmer, pensa-t–elle, alors
que d’un regard, d’un effleurement, il aurait fait oublier à
n’importe quelle femme ce que lui dictait son instinct de
conservation ? Au demeurant, ses principes moraux et
son altruisme ajoutaient à sa séduction et le rendaient
totalement irrésistible.
4.
C’était bon de tenir dans ses bras une femme dont les
formes n’étaient pas amenuisées par la malnutrition ;
dont l’ossature, bien qu’elle fût fine et délicate, n’était
pas fragile au point de se briser ; dont les seins n’étaient
pas flétris parce qu’elle avait dû allaiter de nombreux
enfants sans parvenir pour autant à les nourrir
convenablement ; qui ne se recroquevillait pas de terreur
quand un homme la touchait ; qui sentait le printemps et
non la pauvreté, si différente de celles qu’il avait
soutenues pour ne pas qu’elles s’effondrent lors de ses
missions humanitaires.
– Arrêtez de trop réfléchir, murmura-t–il en humant le
doux parfum de sa chevelure. J’ai l’impression de vous
entendre penser !
– Je m’interroge malgré moi…
Il la serra plus étroitement, aspirant à se sentir de
nouveau vivant et intact. Chaque fois qu’il rentrait d’une
mission éprouvante, la voix apaisante d’une femme et
son corps généreux plein de vitalité l’aidaient à oblitérer
la misère dont il avait été témoin – ces vies gâchées,
cette terreur, cette inhumanité des hommes envers leurs
semblables.
– Cessez de vous poser des questions, dit-il, ravi par
la douceur veloutée de sa peau d’ivoire, au-dessus du
bustier de sa robe. Savourez cet instant.
– Ce n’est pas facile, Niko. Vous n’êtes pas du tout tel
que je le croyais.
Il était pire ! pensa-t–il, glissant une main sur sa
hanchepour la plaquer contre lui. Il n’était pas le héros
épris d’idéal qu’elle décrivait. En ce qui la concernait, il
poursuivait un but qui n’avait rien de louable ! Il l’induisait
en erreur sur le motif qui le poussait à la courtiser, et, en
même temps, se servait d’elle pour soulager son
tourment personnel.
Remuant entre ses bras, elle releva la tête et leurs
joues se touchèrent. Le bruissement de la soie de sa
robe, évoquant les parties de sa chair féminine qu’il ne
pouvait voir, lui enflamma les sens de plus belle.
– Pardon de vous avoir jugé trop vite, dit-elle. Je
m’étais fait des idées fausses.
– Vous ne vous êtes pas trompée, marmonna-t–il,
luttant avec effort contre son excitation virile. Je mérite la
mauvaise opinion que vous aviez de moi.
– Je ne vous crois pas.
Ils avaient cessé de danser véritablement depuis un
moment déjà. Alors que les autres couples évoluaient
autour d’eux en un lent fox-trot, ils étaient presque
immobiles, si étroitement enlacés qu’elle ne pouvait
ignorer son excitation.
– En revanche, continua-t–elle, tout au cheminement
de ses pensées, je ne comprends pas que vous
manifestiez tant de compassion envers des étrangers et
si peu pour votre père.
– Je ne vous ai pas amenée ici pour parler de lui.
– Sans lui, je ne serais pas en Grèce.
– Merci pour ce rappel, ironisa-t–il d’un ton acide, la
ramenant à leur table d’un mouvement lent qui apaisa sa
chair enflammée. Je ferais mieux de vous
raccompagner, si vous tenez à commencer votre tâche à
l’heure, demain matin.
– Je ne commence pas avant 9 heures. Pavlos préfère
que Giorgios l’aide à se baigner et s’habiller. Je le
rejoins après, pour le petit déjeuner.
– Quoi qu’il en soit, il se fait tard, observa Niko, la
drapant dans son châle.
Moins il voyait de chair dénudée, mieux il se portait !
– De plus, vous êtes fatigué, ajouta-t–elle, hochant la
tête avec sympathie tandis qu’il hélait le serveur afin de
régler la note.
Un moment plus tard, alors qu’ils filaient sur la route
côtière, en direction de la villa, elle suggéra :
– Pourquoi ne resteriez-vous pas dormir chez votre
père ?
– Pas ce soir, se surprit-il à répondre.
Au début de la soirée, il avait prémédité de la séduire,
de profiter de sa beauté et de sa douceur pour oublier
les souvenirs crève-cœur qu’il rapportait d’Afrique ; et
pour prouver qu’elle était prête à se vendre au plus
offrant. Après tout, elle savait maintenant qu’il était riche.
Mais, bien qu’il la désirât toujours, il répugnait à se
servir d’elle. Et, si elle était pleine de duplicité comme il
en avait d’abord eu le soupçon, il n’était plus très sûr de
vouloir être fixé à ce sujet.

***
A 1 heure passée, la maisonnée était plongée dans un
profond sommeil… sauf Emily, encore tout à fait réveillée
au lieu d’être terrassée par la fatigue. Elle était si déçue,
en réalité, qu’elle en aurait pleuré !
Elle sortit sur la terrasse de sa suite, et le regretta
aussitôt. Dans le jardin, une statue dont le marbre luisait
sous la lune lui rappela Niko. Quant au souffle de l’air sur
sa peau, il évoquait trop l’effleurement de ses lèvres sur
sa joue lorsqu’il lui avait souhaité bonne nuit.
Comment se faisait-il que cette soirée, si romantique
et prometteuse au départ, s’était révélée si décevante ?
Pendant qu’ils dansaient, au diapason l’un de l’autre, ils
avaient été proches. Elle avait parfaitement senti
l’excitation de Niko, et avait éprouvé du désir pour lui.
La manière dont il l’avait enlacée lui avait laissé croire
qu’il terminerait au moins la soirée par un baiser aussi
étourdissant que le premier. Il s’était si bien amendé
àses yeux qu’elle avait envie de stimuler leur attirance,
de passer à un stade supérieur. Mais, au lieu d’accepter
son invite muette, il s’était contenté de la raccompagner
sur le pas de la porte.
« Merci pour cette agréable soirée, avait-elle dit,
dissimulant sa déception avec peine.
– Tout le plaisir était pour moi, avait-il répondu. Je suis
content que ça vous ait plu. »
Il lui avait chichement octroyé un semblant de baiser
sur la joue en murmurant un expéditif « bonne nuit ». Puis
il avait vite regagné sa voiture comme s’il avait craint
qu’elle ne l’entraînât dans les buissons en le sommant de
la prendre !
Il avait décidément un comportement contradictoire et
déroutant, conclut-elle. Soupçonneux et froid, mais jouant
de son charme et exprimant même de la passion quand
cela lui convenait – telle était la première facette de sa
personnalité. Quant à la deuxième… Héros discret, il
savait agir aussi en compagnon attentionné soucieux de
préserver son temps de sommeil au lieu de satisfaire
ses besoins primitifs. A moins que… Peut-être prenait-il
un plaisir masochiste à déstabiliser les femmes avec
lesquelles il sortait ? Si tel était le cas, elle préférait ne
pas le revoir ! Elle avait déjà affaire à un Leonidas
lunatique, elle se passerait aisément d’un deuxième !
– Vous avez traîné jusqu’au bout de la nuit avec mon
bon à rien de fils ? lui lança Pavlos en la foudroyant du
regard, lorsqu’elle se joignit à lui pour le petit déjeuner, le
lendemain. Et si j’avais eu un malaise, hein ?
– Giorgios savait comment me joindre en cas de
besoin, souligna Emily. Me serait-il interdit de quitter ce
domaine sans votre permission ? Serais-je aux arrêts ?
Ignorant ce sarcasme, il déclara sans ménagement :
– Vous allez au-devant des ennuis, si vous vous
impliquez avec Niko. A ses yeux, les femmes n’existent
que pour son plaisir. Il jouera avec vous aussi
longtempsque ça l’amusera et puis il vous laissera
tomber. Il vous brisera le cœur sans même y prendre
garde, et vous n’aurez plus qu’à recoller les morceaux.
Comme toutes celles qui vous ont précédée.
Refusant d’admettre qu’elle n’était pas loin de
partager son avis, elle souligna :
– Je suis adulte. Je peux veiller sur moi-même.
– Avec un homme dans son genre, sûrement pas !
Niko ne vous vaudra rien de bon, soyez-en sûre. Suivez
mon conseil, ma petite : gardez vos distances !
– C’est de moi que tu parles ? lança une voix.
Niko venait de franchir les portes-fenêtres ouvrant sur
la terrasse. Emily remarqua qu’il portait un jean et une
chemisette bleue qui révélait ses bras hâlés et musclés.
Mais la tenue ne comptait guère, en réalité. Ce qui
faisait battre son cœur, c’était l’homme lui-même, et sa
voix chaude tellement sexy…
Contrariée de tomber sous son charme en un clin
d’œil, elle détourna les yeux.
– Tu vois quelqu’un d’autre qui corresponde à cette
description ? lança Pavlos à son fils.
– Pas le moins du monde, répondit tranquillement
Niko.
– La question est donc réglée. Qu’es-tu venu faire
ici ?
– Je voulais dire un mot à Emily, et savoir comment tu
te portes.
– Il était inutile de te donner cette peine.
– C’est clair. Tu es toujours aussi acariâtre, ce qui
tend à indiquer que tu te rétablis fort bien.
– Emily ne veut pas te voir.
– Si tu la laissais répondre ? Tu t’arroges le droit de
parler à sa place parce que tu la paies ?
– Arrêtez, à la fin ! s’insurgea Emily. Pavlos, finissez
vos toasts et cessez de vous comporter en mufle. Niko,
le kiné ne va pas tarder. Je serai libre de m’entretenir
avec vous à ce moment-là.
– Je crains de ne pouvoir attendre, objecta Niko. J’ai
rendez-vous en ville.
– Nous ne te retenons pas ! grommela son père en
dépliant le journal et en faisant mine de s’intéresser à
son contenu. Et ne t’empresse pas de revenir !
Le visage de Niko se ferma. Tournant les talons, il
s’engouffra dans le vestibule. Cependant, Emily avait eu
le temps d’apercevoir dans son regard l’éclair de
souffrance qu’il n’avait pu dompter.
– C’était un propos cruel que rien ne justifiait ! lança-t–
elle à Pavlos.
– Eh bien, courez-lui après et embrassez-le pour lui
remonter le moral, ironisa-t–il.
– Excellente suggestion. Merci d’y avoir pensé,
répliqua-t–elle, le prenant au mot.
Niko avait déjà rejoint sa voiture quand elle ouvrit tout
grand le portail de la villa. Elle traversa l’avant-cour au
pas de course.
– Attendez ! cria-t–elle.
Il se retourna, mais ne fit pas un pas dans sa
direction.
– Si vous êtes venue présenter des excuses au nom
de mon père, épargnez-vous cette peine, dit-il d’un ton
bref. Je suis habitué à son comportement.
– Eh bien, pas moi ! Ecoutez, j’ignore la raison de sa
mauvaise humeur. Quoi qu’il en soit, personne ne me
dicte ma conduite ni mes fréquentations.
– Si vous l’écoutiez, vous vous en porteriez peut-être
mieux, déclara-t–il en pivotant vers sa voiture. Il sait à
quoi s’en tenir sur mon compte ! Il me connaît depuis
toujours.
Elle s’approcha et posa une main sur son bras. Sa
chair virile et tiède ne réagit pas du tout à son contact,
mais elle ne s’en laissa pas pour autant démonter.
– Hier, je vous aurais peut-être cru. Mais je suis mieux
avisée, maintenant, et les propos de votre père ne
suffisent pas à me convaincre. Donc, si vous voulez
utiliser cetincident pour mettre fin à toute relation entre
nous, vous n’y parviendrez pas ! De quoi désiriez-vous
me parler ?
Un instant, il la dévisagea d’un air maussade.
– De vos disponibilités, finit-il par avouer. J’ai envie de
vous voir plus souvent, Emily.
Elle sentit son cœur s’emballer, et prit conscience une
fois de plus qu’elle était trop sensible au charme de cet
homme…
– Alors, pourquoi m’avez-vous adressé des messages
contradictoires, hier soir ? demanda-t–elle, résolue à en
avoir le cœur net. Soufflez-vous le chaud et le froid avec
toutes les femmes, ou bien seulement avec moi ?
Il ne chercha pas à feindre. Il fut même d’une franchise
abrupte.
– Pour le cas où vous ne l’auriez pas remarqué, hier,
quand nous dansions, j’avais une érection qui aurait fait
la fierté d’un étalon. Cela devrait vous indiquer quelque
chose, tout de même.
Aussi directe que lui, elle avoua :
– Sur le moment, j’ai cru que cela signifiait quelque
chose, en effet. Mais vous avez finalement décidé que je
n’étais pas votre genre. A moins que ça n’ait été une
lâcheté de votre part.
– Je ne suis pas du genre à détaler !
– Pourquoi m’avez-vous quittée si précipitamment,
dans ce cas ?
– Culbuter une femme sur la banquette arrière, ce
n’est pas mon style, Emily. Cela ne signifie pas que je ne
désirais pas coucher avec vous. Mais vous ne m’aviez
pas laissé entrevoir que j’aurais été bien reçu si je vous
avais fait des avances. Au contraire !
– Si vous m’aviez interrogée, vous auriez su que nous
étions sur la même longueur d’onde. Je le cache mieux
que vous, voilà tout.
– Etes-vous sûre de ce que vous ressentez ?
– Certaine. J’ai su d’emblée que notre attirance
pourrait devenir explosive.
– Vous me laissez à court de mots, lâcha-t–il.
– Attention, je ne dis pas que je suis prête à sauter
dans votre lit. Mais…
– … vous ne m’opposerez pas de rebuffade si je vous
invite à sortir avec moi. C’est ça ?
– Je serai déçue si vous ne le faites pas.
Glissant un bras autour de sa taille, il l’attira à lui.
– Quelles sont vos prochaines heures de liberté,
alors ?
– Cet après-midi de 15 à 19 heures.
– Je passe vous prendre à 15 h 30. Mettez une tenue
décontractée. Et emportez un appareil photo si vous en
avez un. Nous jouerons les touristes.
Là-dessus, il l’embrassa à pleine bouche, avec
douceur et intensité. Il prolongea si bien la caresse que,
lorsqu’il se détacha enfin d’elle, elle dut se cramponner à
la voiture pour éviter de chanceler.

***
Niko vint la chercher avec une Vespa rouge vif, à deux
places. Il l’aida à s’installer sur le siège du passager, la
coiffa d’un casque rouge, et enfourcha le scooter.
– Cramponne-toi, dit-il.
Ils filèrent à travers les faubourgs de la ville, louvoyant
entre les voitures, grimpant à l’assaut des collines,
longeant des rues étroites, traversant de petites places.
Assise derrière Niko, les bras noués autour de sa taille,
Emily n’avait pas peur.
Elle adorait le souffle du vent sur son visage, les
parfums qui lui chatouillaient les narines, l’énergie qui se
dégageait de la ville. Elle adorait sentir les muscles de
Niko, sous la fine chemise qu’il portait, et l’odeur de sa
peau dorée par le soleil.
Finalement, il gara le scooter, et l’emmena dans une
rue piétonne bordée de restaurants et de cafés, puis le
longd’une allée, jusqu’au sommet de l’Acropole. De
près, le Parthénon en imposait par sa taille et sa
majesté.
– J’ai peine à croire que je vois ça de mes yeux,
souffla Emily. C’est magnifique, Niko ! Et quel
panorama !
Athènes s’étendait à ses pieds – composite de pierre
et de béton infiltré par les collines vertes couvertes de
pins.
– D’ici, on a une bonne idée de la configuration de la
ville, reconnut Niko. Si mon père peut se passer de toi
tout un après-midi, nous reviendrons ici pour contempler
le soleil couchant en sirotant un verre de vin. C’est tout
aussi fascinant.
– Il y a moins de monde que je ne l’aurais cru.
– Les touristes sont presque tous rentrés. Octobre est
un des meilleurs mois pour visiter Athènes.
Ils passèrent quelques heures idylliques à errer parmi
les vestiges, s’arrêtant à mi-hauteur de la colline pour
savourer un café dans un passage retiré, et visitant une
jolie petite église blottie sur une place paisible. Emily
était impressionnée et émerveillée par ce qu’elle
découvrait. Mais c’était la présence de Niko qui conférait
à ces instants leur caractère inoubliable.
Son sourire caressant se posait nonchalamment sur
elle, évocateur de plaisirs à venir. Tandis qu’il jouait les
guides, elle était sous le charme de sa voix. Un bonheur
secret l’envahissait lorsqu’il saisissait la moindre
occasion de la toucher – prenant sa main pour la guider
sur le sol inégal comme si elle était fragile et précieuse ;
enveloppant ses épaules de son bras tandis qu’il lui
désignait tel ou tel élément dans le lointain.
D’un regard, d’un geste décontracté et charmeur, il
attisait en elle une passion insoupçonnée, un désir
presque lancinant. Elle ne s’était jamais sentie aussi
pleine de vie, ni aussi troublée.
La fin de l’après-midi n’arriva que trop vite, et il fut
bientôt 18 heures : l’heure de rentrer à Vouliagmeni.
Lesoleil couchant baignait la pelouse, et le portail était
grand ouvert quand ils arrivèrent.
– Entres-tu ? demanda-t–elle à Niko alors qu’il calait le
scooter sur sa fourche puis l’aidait à mettre pied à terre.
– Non, karthula. Pourquoi gâcher cet après-midi
idéal ?
– J’aimerais que tu aies d’autres relations avec ton
père, soupira-t–elle en enlevant son casque.
Il le prit et le suspendit au guidon. Puis il emprisonna
son visage entre ses mains, et lui donna un baiser
prolongé.
Elle ne pensa plus à rien, s’oubliant dans les délices
de ce baiser. Quand il s’écarta, elle exhala un soupir. Un
instant, le regard de Niko se porta au loin. Puis il l’attira
de nouveau à lui, l’embrassant plus longuement encore.
Une exclamation – ou plutôt une
imprécation – pulvérisa la magie de l’instant. Se
retournant vivement, Emily aperçut Pavlos. Appuyé sur
son déambulateur, il s’encadrait dans l’entrée.
Libérant Emily, Niko lâcha gaiement :
– Tiens, tiens… Pris en flagrant délit par mon patero
désapprobateur ! J’ai intérêt à décamper avant de me
retrouver sous la menace d’un fusil ! Je t’appelle très
bientôt, Emily.
Un instant plus tard, il s’était éclipsé sur son scooter,
disparaissant au bout de l’allée, emportant avec lui toute
la joie qu’il lui avait apportée. Car elle savait, sans
l’ombre d’un doute, qu’il lui avait octroyé un deuxième
baiser pour le seul plaisir de mettre son père en colère.
Sans crier gare, l’avertissement glaçant de Pavlos
s’immisça dans ses pensées : A ses yeux, les femmes
n’existent que pour son plaisir. Il jouera avec vous
aussi longtemps que ça l’amusera et puis il vous
laissera tomber. Il vous brisera le cœur sans même y
prendre garde, et vous n’aurez plus qu’à recoller les
morceaux. Comme toutes celles qui vous ont
précédée.
5.
« Je vous l’avais bien dit ! » semblait signifier Pavlos.
A la vue de sa mine expressive, Emily se sentit très
abattue. Trottinant à sa suite alors qu’elle entrait dans la
maison, il lui lança :
– Je vous avais prévenue !
Dans un accès de fierté, elle répliqua :
– J’ai passé un après-midi de rêve.
– Et pendant ce temps, moi, j’ai couru le marathon !
riposta-t–il. Allons, avouez, Emily. Il vous a déçue.
– En fait, vous m’avez déçue l’un et l’autre ! Votre
manie de vous décocher des flèches empoisonnées est
infantile, et pas drôle du tout. Avez-vous dîné ?
– Non. J’ai attendu votre retour.
– Je n’ai pas faim.
– Voyons, ma petite. Ne vous laissez pas abattre.
Niko n’en vaut pas la peine.
La compassion qui perçait dans l’intonation du vieil
homme la déstabilisa quelque peu.
– Votre fils n’a rien fait, soutint-elle pourtant.
Si ce n’était jouer avec son cœur et ses
émotions – mais Pavlos pouvait toujours espérer qu’elle
l’admette !
Ce soir-là, peu avant son coucher, Pavlos glissa sur le
carrelage de la salle de bains, et tomba. Il s’ouvrit le front
en se cognant la tête contre le lavabo. Affolé, Giorgios
crut que son maître bien-aimé allait mourir. Il se rendit
responsable de l’accident. Emily l’envoya appeler
uneambulance, et s’occupa du vieil homme gisant à
terre. Pavlos était quelque peu désorienté mais lâchait
des imprécations, et il la repoussa lorsqu’elle voulut
l’empêcher de se redresser.
S’agrippant au rebord de la baignoire, il grommela :
– Je ne suis pas encore mort ! Il en faut plus que ça
pour m’achever !
– Ce n’est pas votre crâne qui m’inquiète, c’est votre
hanche, précisa-t–elle en appliquant une compresse sur
la coupure superficielle qui marquait son front.
En fait, le lavabo avait amorti sa chute. Emily fut
quelque peu rassurée. S’il était capable de tenir assis
sans douleur, c’était bon signe. Les secouristes
arrivèrent peu de temps après, et emmenèrent Pavlos à
l’hôpital pour une radio. Heureusement, sa hanche
n’avait subi aucun traumatisme supplémentaire. Il fallut
juste lui poser un ou deux points de suture. Il s’opposa
avec vigueur à ce qu’on le garde en observation, et
déclara rondement à Emily :
– Je ne vous ai pas amenée en Grèce pour que vous
refiliez vos responsabilités à quelqu’un d’autre !
Le lendemain, exception faite d’un œil au beurre noir,
il était tel qu’en lui-même. Lorsqu’elle suggéra qu’il
avertisse son fils, il s’y opposa sèchement.
– Je n’en vois pas la nécessité.
Elle pensait que Niko devait être prévenu, aussi
laissa-t–elle un message sur son répondeur.
Niko en prit acte trois jours plus tard, surgissant sans
s’annoncer à la fin du repas de midi.
– Très bariolé, commenta-t–il en inspectant le coquard
de son père. Tu comptes continuer à te martyriser ?
– Un accident peut toujours arriver. Tu en es la
preuve.
Emily fut atterrée par la cruauté de cette remarque.
Mais elle avait conscience que Pavlos – qui serait mort
plutôt que de l’admettre – était blessé parce que son fils
ne s’était pas manifesté plus tôt.
– Chacun porte sa croix, patero, riposta Niko. La
mienne n’est pas moins lourde que la tienne.
Après leur précédente confrontation, Emily s’était juré
de ne plus intervenir dans leurs disputes. Pourtant, elle
ne put souffrir de les entendre se lancer des insultes.
– Comment faites-vous pour vous supporter ? leur
demanda-t–elle âprement.
– Nous nous voyons aussi peu que possible, répondit
Niko, s’adressant à elle pour la première fois depuis son
arrivée. Yiasu, Emily. Comment vas-tu ?
– Très bien, merci. On ne peut pas en dire autant de
ton père. Mais je suppose que tu t’en moques, puisque
tu as attendu trois jours pour lui rendre visite.
– Inutile de faire appel à son sens de la décence,
glissa Pavlos. Il n’en a aucun.
Niko le toisa avec un mélange de lassitude et de
dédain.
– Contrairement à toi, mon travail ne consiste pas à
rester assis derrière un bureau pendant que mes valets
effectuent le boulot ! J’étais en mission, et ne suis rentré
à Athènes que ce matin.
– Encore une de tes bonnes œuvres pour sauver le
monde ? ironisa Pavlos.
– Oh, bon sang, thiallo yarro !
– Vous l’entendez, Emily ? s’insurgea Pavlos, blessé.
Il m’envoie au diable !
Le regard d’Emily alla de l’un à l’autre. D’un côté, le
père, avec des cheveux poivre et sel toujours épais et un
regard perçant et vif, mais un corps défaillant. De l’autre,
le fils, moderne Adonis, grand, fort et indomptable. Trop
orgueilleux pour admettre leur affection mutuelle.
– Je ne vois pas pourquoi il s’en donne la peine, dit-
elle d’un ton cinglant. Vous y êtes déjà ! Tous les deux !
Là-dessus, elle les planta là. Ils voulaient s’étriper ? Eh
bien, qu’ils le fassent ! Elle ne resterait pas pour recoller
les morceaux !
Franchissant la porte-fenêtre, elle longea la terrasseet
contourna la villa pour gagner le pavillon où Théo, le
jardinier veuf, vivait avec son fils, Mihalis. Leur chien
Zephyr somnolait sur le porche de derrière. C’était un
grand bâtard affectueux, qui remua la queue à son
approche et posa la tête sur ses genoux lorsqu’elle fut
assise près de lui.
Ce fut là que Niko la trouva un instant plus tard.
– Il y a une petite place pour moi ? s’enquit-il.
– Non. Je préfère les gens civilisés, et tu n’en fais pas
partie.
– Contrairement au chien ?
– Certes ! Je le préférerais à toi en n’importe quelle
circonstance.
Il fourra ses mains dans les poches de son jean, et la
considéra d’un air morose.
– Tu sais, Emily, je n’ai aucun plaisir à être à couteaux
tirés avec mon père.
– Qu’attends-tu pour mettre fin au duel, alors ?
– Que voudrais-tu que je fasse ? Que je l’autorise à
me traiter comme un punching-ball sans réagir ?
– Si c’est ce qu’il faut…
– Désolé, karthula, mais je ne suis pas son laquais !
Et je n’ai pas envie de continuer avec toi ce que je viens
d’arrêter avec lui.
– Pourquoi es-tu venu, alors ?
– Pour te demander si tu acceptes de dîner avec moi.
– Dans quel but ? Me jeter ensuite à la figure de ton
père, comme l’autre soir ?
Ignorant le grondement de Zephyr, Niko s’assit près
d’Emily sur la marche tiédie par le soleil, occupant
d’autorité les quelques centimètres carrés encore libres.
– Si je te disais que je n’arrive pas à rester loin de toi,
me croirais-tu ? Et pourtant, ce n’est pas faute de
souhaiter le contraire !
– Pourquoi ? Me rends-tu responsable de l’accident
de ton père ?
– Bien sûr que non ! Ne dis pas de stupidités.
– Tu ferais peut-être mieux de m’en vouloir. Je suis
censée le ramener à la santé, et non l’exposer à d’autres
fractures. C’est un miracle qu’il n’ait rien eu de grave.
– Justement, il n’a rien eu, ce que j’ai su quelques
heures après son accident.
– Comment serait-ce possible ? Puisque, selon ton
propre aveu, tu n’es rentré que ce matin ?
– Je ne suis pas entièrement dénué de cœur, figure-
toi. Je reconnais être plus souvent parti qu’il ne faudrait.
Cependant, je reste en contact permanent avec Giorgios
et Damaris, et, dès qu’il y a un problème, j’en suis averti.
A en croire leurs rapports élogieux, non seulement tu es
une excellente professionnelle, très consciencieuse et
qui prend bien soin de Pavlos, mais tu iras au paradis
lorsque tu mourras – le plus tard possible, j’espère.
– Si tu te soucies suffisamment de lui pour prendre de
ses nouvelles, que t’en coûterait-il de le lui laisser
savoir ?
– Pour quelle raison me donnerais-je ce mal ? Il est
évident que c’est la dernière chose qu’il ait envie
d’entendre !
– Il pourrait te surprendre sur ce point.
– La seule qui me surprenne, ici, Emily, c’est toi. Et
j’avoue ne pas goûter l’expérience. J’ai déjà bien assez
de préoccupations comme ça.
Frappée par son intonation mélancolique, elle risqua
un regard vers lui. Elle remarqua qu’il avait les traits tirés,
l’air sombre, et, malgré elle, éprouva un élan de
compassion pour lui.
– Tu as rencontré des problèmes au cours de ta
mission ?
– Comme d’habitude, fit-il avec un haussement
d’épaules. Mon travail consiste à les résoudre.
Cependant, je sais depuis longtemps que le meilleur
moyen de les traiter est d’établir une nette séparation
entre vie professionnelle et vie privée. A titre personnel,
j’essaie d’éviter les complications…
Il marqua une pause, dessinant avec son pied un
traitdans la poussière, comme s’il voulait souligner son
propos. Puis, entremêlant ses doigts aux siens, il
continua.
– Malheureusement, tu es devenue une complication,
Emily. Que je ne peux ignorer.
– Je ne vois pas en quoi.
– Je sais. Et c’est une partie du problème.
– Essaie de me l’expliquer, alors.
– Je ne peux pas. C’est l’autre partie du problème.
Exaspérée, elle lâcha un soupir et dégagea sa main.
– Je ne suis pas très douée pour résoudre les
devinettes. Et comme tu n’as pas précisément l’air
heureux de te lier avec moi, je vais nous tirer l’un et
l’autre de notre tourment. La réponse est non. Je ne veux
pas dîner avec toi.
L’enveloppant de son regard vert intense, il se
rapprocha encore d’elle et glissa une main derrière sa
nuque.
– Menteuse, murmura-t–il en lui donnant un coup de
langue dans le creux de son oreille.
La dernière fois qu’un homme s’était risqué à une telle
audace, elle avait trouvé ça répugnant et l’avait repoussé
avec vigueur. En quoi, alors, Niko Leonidas était-il si
différent des autres ? Pourquoi la moindre de ses
caresses, le moindre de ses regards éveillait-il en elle le
désir d’aller plus loin ? se demanda-t–elle.
Elle était presque paralysée par la tension sensuelle
qui envahissait tout son corps.
– Ce n’est pas parce que je refuse d’entrer dans ton
jeu que je suis une menteuse, déclara-t-elle.
– Il n’est pas plus facile de te résister pour autant.
– Alors, nous sommes dans une impasse.
Pendant un long moment, il la dévisagea, comme s’il
tentait de trouver la solution d’un dilemme qu’il était seul
capable de résoudre. Puis, haussant les épaules, il se
leva avec une grâce indolente, et lâcha :
– Apparemment.
Là-dessus, il s’éclipsa.
– Bon débarras, marmonna-t–elle, cherchant en vainà
surmonter la déception qui la submergeait. « Les autres
femmes sont peut-être prêtes à satisfaire tes caprices,
mais je ne suis pas coulée dans le même moule ! »
Elle se répéta ce petit mantra personnel au cours de
l’après-midi, ne sachant à quoi se raccrocher pour
s’empêcher de lui téléphoner et déclarer qu’elle avait
changé d’avis au sujet du dîner. Afin de ne pas faiblir à la
dernière minute, elle fit une longue balade sur la plage et
prit son repas dans une auberge. Une fois de retour, elle
joua aux échecs avec Pavlos pendant une grande heure.
Puis, prétextant une migraine, elle se réfugia dans ses
appartements.
La nuit était tombée. En refermant la porte derrière
elle, elle observa son repaire avec plaisir. Damaris avait
allumé un feu dans la cheminée pour lutter contre la
fraîcheur de la mi-octobre. Les flammes dansant dans
l’âtre projetaient des reflets d’or bruni sur les meubles
anciens bien cirés. L’odeur agréable du bois d’olivier en
train de brûler parfumait l’air.
Oui, elle avait pris la bonne décision, pensa-t–elle en
envoyant valser ses chaussures. Même si elle ne pouvait
pas nier la puissante attirance qui la reliait à Niko, elle ne
parvenait pas à ignorer l’avertissement de son intuition.
Dès le départ, elle avait senti qu’elle irait au-devant des
ennuis si elle cédait à son magnétisme. Si elle ne battait
pas en retraite, elle se retrouverait prisonnière d’un
homme qui n’était pas de son milieu, auprès duquel elle
ne ferait pas le poids. Cela promettait bien du malheur !
N’avait-il pas signifié qu’il ne s’intéressait à elle que sur
un plan sexuel ? Et que pouvait-elle espérer de mieux ? Il
n’y avait pas de place pour une relation sérieuse dans la
vie de Niko. D’ailleurs, les chemins qu’ils s’étaient
respectivement choisis n’étaient pas faits pour se
croiser.
Refoulant cette vérité déprimante, elle entra dans la
salle de bains et remplit la baignoire. Pendant que l’eau
coulait, elle se déshabilla, releva ses cheveux en chignon
et alluma une bougie parfumée. La solitude était
préférable à une désillusion sentimentale, se redit-elle en
se glissant dans l’eau pour savourer le bain bouillonnant
et se vider l’esprit.
Lorsque la bougie eut presque entièrement brûlé, elle
se sécha, étala du lait hydratant sur son corps, puis enfila
sa chemise de nuit. Tout à fait détendue et prête à
s’abandonner au sommeil, elle regagna lentement sa
chambre.
Curieusement, le feu flambait joyeusement, comme s’il
venait juste d’être alimenté. Ses chaussures étaient
maintenant rangées près du fauteuil. Et celui-ci, se
rendit-elle compte avec incrédulité et effarement, était
occupé. Par Niko !
– Je commençais à croire que tu t’étais noyée dans la
baignoire, lâcha-t–il sur le ton de la conversation.
Gênée au-delà de toute expression parce qu’elle ne
portait qu’une très courte nuisette, elle tira
machinalement sur l’ourlet. Une redoutable manœuvre
car, quand elle relâcha le tissu, celui-ci se souleva,
comme mu par un ressort, et révéla plus encore son
anatomie.
– Ne regarde pas ! s’écria-t–elle d’une voix aiguë, trop
choquée pour livrer une réplique plus incisive.
– Puisque tu insistes, fit-il en tournant poliment la tête.
– Comment es-tu entré ?
– Par la porte, pardi. C’est le chemin le plus logique,
non ?
Si elle avait pu faire preuve de répondant, elle aurait
répliqué du tac au tac qu’il n’avait plus qu’à repartir de
même. Mais sa curiosité prit le dessus.
– Pourquoi es-tu venu ?
– Parce que je te dois une explication, une fois
encore !
Troublée, désespérée d’éprouver à sa vue un désir
ardent, elle affirma :
– Tu ne me dois rien. De plus, tu n’as rien à faire dans
ma chambre.
– Pourtant, j’y suis, et j’y resterai tant que je n’aurai
pas dit ce que j’ai à dire.
– Il me semble que nous sommes déjà passés par là,
et que cela ne nous a menés nulle part !
– Emily, je t’en prie…
– Soit, concéda-t–elle en poussant un long soupir.
Fais vite, alors. Je suis fatiguée, j’ai envie de me
coucher.
Il coula un regard hardi sur ses jambes nues.
– Ne pourrais-tu pas passer quelque chose de moins
révélateur ? Je ne suis qu’un homme, et la contemplation
du feu n’a rien d’affriolant, comparée à toi.
Contrariée par le plaisir que lui causaient ces propos,
elle retourna en trombe dans la salle de bains, attrapa
son peignoir suspendu derrière la porte et l’enfila.
– C’est mieux, dit-il en libérant le fauteuil, lorsqu’elle fut
de retour. Si tu t’installais confortablement ?
– Non, merci, refusa-t–elle avec raideur. Tu n’en as
pas pour longtemps, je pense !
Niko s’était convaincu que les choses seraient faciles.
Il lui suffirait, avait-il pensé, de rappeler ses réticences
initiales, d’expliquer qu’il les avait levées et n’avait plus
aucun motif inavoué pour la séduire. Cependant, lorsqu’il
l’avait vue sortir de la salle de bains, il n’avait plus songé
qu’à la caresser partout, à soulever cette satanée
nuisette pour poser sa bouche sur le triangle blond
tentateur qu’elle avait involontairement révélé…
– J’attends, Niko ! lui rappela-t–elle, telle une
institutrice.
– Je voudrais que nous prenions un nouveau départ,
tous les deux.
– Je ne suis pas très sûre de ce que tu entends par là.
Il déglutit, cherchant ses mots – qui s’obstinaient à
fuir.
– Nous sommes partis du mauvais pied, Emily. Tu es
l’infirmière de mon père, et je suis son fils…
– Pour autant que je sache, ça reste valable. Je suis
l’infirmière de Pavlos. Tu restes son fils.
Bon sang, comment allait-il s’y prendre ? Pouvait-il lui
déclarer hardiment : « Bien que j’aie prétendu
avoirchangé d’avis, je restais convaincu que tu voulais
plumer mon père, et j’en ai conclu que je n’avais pas
d’autre recours que de te séduire. Mais j’ai compris que
j’avais tort » ? Pouvait-il attendre ensuite qu’elle le
comprenne ? Dans la situation inverse, il ne l’aurait
certes ni crue ni comprise !
– Mais quelque chose d’autre a changé, choisit-il de
dire.
– Quoi ?
– Ne pourrait-on dire que je suis fatigué des petits jeux
et en rester là ? Je n’ai pas envie de t’utiliser pour
marquer des points contre mon père, ni pour aucune
autre raison. Si je veux être avec toi, c’est que je
m’intéresse à toi. Alors, les seules questions qui se
posent sont les suivantes : Désires-tu la même chose
que moi ? Ou ai-je mal interprété tes signaux, et notre
attirance mutuelle n’est-elle qu’un produit de mon
imagination ?
– Ce n’est pas un produit de ton imagination,
reconnut-elle. En revanche, je ne comprends pas que tu
reviennes là-dessus. Tu as toi-même déclaré que j’étais
une complication dont tu te passerais volontiers.
– Chez moi, l’excès de réflexion est une seconde
nature. Cela m’a préservé en de nombreuses occasions.
Mais cette fois, je crois avoir exagéré.
– Peut-être pas, dit-elle. Peut-être as-tu pris
conscience qu’il n’y avait rien à espérer d’une relation
entre nous.
– Ne jamais tabler sur l’avenir est une des leçons que
j’ai tirées de mon travail. L’instant présent est la seule
certitude.
Il fit un pas vers elle, puis un autre, jusqu’à ce qu’il soit
assez près pour humer son odeur. Elle avait ramassé
ses cheveux en chignon, mais des mèches humides s’en
échappaient, collant à sa nuque. Son peignoir bâillait à
l’échancrure, attirant son regard sur la naissance de ses
seins révélée par le décolleté de la nuisette.
Presque obnubilé par l’envie de la presser contre lui,
de l’embrasser, il demanda d’une voix rauque :
– Qu’en dis-tu, Emily ? Acceptes-tu de faire une
tentative avec moi ?
6.
La voix de la prudence lui souffla de ne pas tomber
dans le piège de son raisonnement. Que lui offrait-il, en
réalité ? Juste le plaisir d’un moment et voilà tout,
songea-t–elle.
D’un autre côté, qu’avait-elle gagné jusqu’ici en
portant ses espoirs sur un avenir meilleur ? Un diplôme
d’infirmière, une maison à crédit, une voiture d’occasion
et une relation aussi brève que décevante avec un
étudiant en médecine. Même son cercle d’amis n’avait
cessé de se rétrécir – les uns et les autres quittant le
célibat pour se marier et faire des bébés. Les tours de
garde et les dossiers des patients étaient le pivot de son
existence. La leur tournait autour du couple et des
biberons des enfants.
– Emily ?
La voix de Niko l’enveloppa, semblant se glisser
jusque sous son peignoir, faisant vibrer sa chair comme
sous l’effet d’une caresse.
Pourquoi se réservait-elle pour des lendemains qui ne
chanteraient peut-être jamais alors que l’homme qui
incarnait ses rêves les plus beaux lui offrait l’occasion de
les concrétiser ? Cédant à son cœur, elle murmura :
– Si tu m’embrassais, au lieu de parler ?
Avec un gémissement rauque, il prit son visage entre
ses mains. Ses lèvres errèrent sur ses paupières, sa
joue… Enfin, alors qu’elle frémissait d’attente et de
désir, il plaqua sa bouche sur la sienne – non avec la
subtilité calculéequ’il avait démontrée auparavant, mais
avec une avidité brûlante, presque désespérée.
Pour la première fois de sa vie, elle oublia sa
prudence, envahie d’un désir ardent qu’elle brûlait
d’assouvir quel qu’en fût le prix. Elle avait à peine
conscience d’avoir posé ses mains sur ses hanches, et
de se presser contre son membre dressé et dur qui lui
prouvait l’ascendant sensuel qu’elle exerçait sur lui.
Sans qu’elle sache comment, son peignoir se retrouva
à terre, à ses pieds, et les doigts habiles de Niko
décrivirent un parcours le long de son cou, de son
épaule, pour se glisser sous le tissu de la nuisette et se
replier sur un de ses seins. Dominée par son désir, elle
remua légèrement, l’incitant à préciser la caresse.
Il s’arrêta pourtant, et dit d’une voix rauque :
– Pas ici… Pas dans la maison de mon père.
– Mais je ne peux pas m’en aller, gémit-elle. S’il a
besoin de moi, et que je ne suis pas là…
– Emily, je te veux. Tout de suite. J’en ai besoin.
Sans honte, elle souleva sa nuisette et guida sa main
vers le cœur de sa féminité.
– Et moi ? Tu crois que j’en ai moins envie que toi ?
Avec une inspiration saccadée, il accentua les
attouchements qu’elle l’avait amené à esquisser. Au
contact de ses doigts virils, elle éprouva une secousse
voluptueuse qui l’amena à ployer les genoux, à s’abattre
contre lui.
L’entraînant avec lui, il la renversa sur le lit et continua
à l’exciter, titillant le sensible bourgeon de chair, la
faisant basculer dans un monde de sensations aiguës
proches de l’extase. Elle ne tarda pas à lâcher un cri
révélateur qu’il assourdit en collant sa bouche à la
sienne, sans cesser de la caresser, jusqu’au terme de
sa jouissance.
Combien de minutes s’écoula-t–il avant qu’il se
redresse et la recouvre pudiquement avec le peignoir ?
Elle n’aurait su le dire, et elle était loin d’être rassasiée.
– Reste, implora-t–elle, se cramponnant à lui.
Il secoua la tête :
– Je ne peux pas…
– Tu ne veux donc pas de moi ?
– Bien sûr que si, à en avoir mal. Mais pas ici, avec
l’ombre de mon père suspendue au-dessus de nous.
– Comment, alors ? Quand ?…
– Dis-lui que tu prends ton week-end. Nous irons dans
un endroit où nous serons tout à fait seuls.
– Et s’il refuse ?
– Tu n’es pas une de ses possessions, karthula,
déclara-t–il en scrutant son visage. Ou bien… si ?
– Evidemment pas ! Mais il me paie pour veiller sur lui.
Sa convalescence est loin d’être aussi avancée qu’il
cherche à te le faire croire. Il serait négligent de ma part
de m’en remettre à Giorgios pour qu’il assume mes
responsabilités. Ce ne serait pas professionnel.
– Pour résoudre ce problème, il te suffit de téléphoner
à un cabinet d’infirmières qui enverra une remplaçante.
Nous ne prendrons pas plus de trois jours. Pour une
période aussi courte, Pavlos peut très bien se
débrouiller sans toi.
– Je suppose, murmura-t–elle d’un ton dubitatif.
Si elle était certaine de vouloir passer avec Niko ce
long week-end, elle était tout aussi certaine qu’elle
devrait ferrailler avec Pavlos pour obtenir ce droit.
– Ecoute, Emily, si c’est trop demander…, lâcha Niko,
la mâchoire crispée.
– Pas du tout !
– En es-tu sûre ?
Elle serra les lèvres, et acquiesça. Bon sang, depuis
quand était-elle devenue aussi timorée ? Il y avait plus de
trois semaines qu’elle était en Grèce et, pendant tout ce
temps, Pavlos l’avait pratiquement tenue en laisse. Il n’y
avait rien de déraisonnable dans le fait de demander un
petit congé !
– Je trouverai le moyen de m’arranger, c’est promis,
affirma-t–elle.
Niko se pencha pour lui donner un dernier baiser.
Quand ce sera fait, préviens-moi.

***
Pendant les deux jours particulièrement mouvementés
qui suivirent, elle passa sans cesse de l’euphorie à
l’effarement, se demandant comment elle avait pu s’offrir
à Niko avec aussi peu de pudeur. Oserait-elle se
retrouver face à lui ?
Son désir fut plus fort que sa honte, et, surmontant les
objections de Pavlos, elle obtint le week-end réclamé.
– Emporte un Bikini et du gel solaire, dit Niko quand
elle téléphona pour lui annoncer qu’elle serait prête à
partir le vendredi soir à 18 heures. Il devrait faire beau en
principe. Glisse quelques effets dans un sac de voyage,
voilà tout.
– Bref, bagage léger et tenues décontractées ?
– C’est ça.
Elle était bien avancée, pensa-t–elle le jeudi après-
midi, alors qu’elle se hâtait d’écumer les boutiques
pendant la sieste de Pavlos. Elle n’avait apporté en
Grèce que des vêtements simples et pratiques en vue du
travail : pantalons en coton, T-shirts et tuniques faciles à
repasser, chaussures à semelle souple. Elle n’avait rien
d’approprié pour un week-end romantique avec l’homme
le plus sexy de la planète !
Après le dîner, ce soir-là, elle déballa ses achats. Elle
mit de côté pour le voyage le jogging en velours rouge
sombre et les tennis qu’elle avait acquis. Puis elle logea
dans un sac en toile une trousse de toilette, de nouveaux
sous-vêtements sexy, une chemise de nuit en voile, des
sandales et un caftan de soie. Elle voulait que Niko la
voie sous son meilleur jour !
Pavlos avait accepté qu’une infirmière recrutée par
une agence spécialisée la remplace. Mais il avait
souligné qu’il concédait ce congé sous la contrainte.
Pour bien enfoncerle clou, il bouda pendant toute la
matinée du vendredi, et, dans l’après-midi, ignora
complètement Emily.
Il n’avait omis qu’une chose : lui demander où elle se
rendait et avec qui. Cependant, à en juger par ses
marmonnements, il était convaincu que Niko avait
quelque chose à voir dans tout cela. Puisque sa
remplaçante était déjà en poste, Emily, qui n’avait pas
envie de terminer sa semaine de travail sur une note
aigre, évita une ultime confrontation. Elle se faufila hors
de la villa, quelques minutes avant 18 heures, pour
attendre Niko à l’extrémité de l’allée.
Il arriva à l’heure dite, dans sa BMW, et l’accueillit d’un
« Tu as réussi, alors », avant de glisser un bras autour
de ses épaules pour l’étreindre brièvement.
– Etais-tu convaincu du contraire ?
– Eh bien… je n’aurais pas été surpris que mon père
trépigne et se roule par terre au dernier moment.
Constatant que tu es venue jusqu’ici, où personne ne
peut nous voir, j’en déduis que tu nourrissais les mêmes
craintes.
– Si je reconnais que ta déduction est juste,
promettras-tu que nous ne parlerons pas de Pavlos
pendant ce week-end ?
– Avec le plus grand plaisir ! déclara-t–il en lui ôtant
des mains son sac de voyage pour le flanquer sur le
siège arrière. Allons, monte ! Je tiens à me mettre en
route avant que la nuit soit tout à fait tombée.
« Se mettre en route », découvrit-elle, ne signifiait pas
prendre l’avion, comme elle l’avait anticipé, mais voguer
à bord d’un sloop de cinquante-deux pieds, ancré dans
un yacht-club privé de Glyfada, à vingt-cinq minutes en
voiture de Vouliagmeni. Elégant et racé, le voilier à
coque bleu foncé, dont le nom, Alcyon, était peint en
lettres d’or sur une traverse de la poupe, était conçu pour
la vitesse, précisa Niko. Mais, en l’absence de vent, et le
soleil étant déjà couché, il dut s’en remettre au moteur
Diesel pour gagner la petite île de Fleves, au large de la
côte est de la péninsule.
Ce fut un trajet bref, mais Emily le trouva magique. La
lune s’élevant dans le ciel dessinait une route argentée
dans leur sillage. Les gouttelettes des vagues
semblaient autant de petits diamants disséminés sur les
flots. En jean et fin pull crème, Niko était lui aussi un
délectable plaisir pour les yeux…
Après avoir jeté l’ancre, il alluma une lanterne au-
dessus de l’escalier de descente du cockpit principal, et
disparut en bas. Il revint avec une bouteille de vin blanc
frais, des verres en cristal et un plateau d’apéritifs.
– J’aurais volontiers porté un toast au champagne, dit-
il en s’asseyant face à elle et en servant le vin. Mais en
bateau… Ce vin supporte très mal d’être secoué.
– Je n’ai pas besoin de champagne. Etre avec toi me
suffit.
– Alors, à nous deux, karthula ! dit-il en faisant tinter
son verre contre le sien.
La boisson fraîche et alcoolisée flatta le palais d’Emily
et dopa son courage. Aussi se risqua-t–elle à
demander :
– Karthula… Ce n’est pas la première fois que tu
m’appelles ainsi. Qu’est-ce que cela signifie ?
– « Chérie ». Ça te dérange ?
– Non, dit-elle très vite, frissonnant de plaisir dans son
jogging en velours cramoisi.
Niko remarqua son frisson.
– Le dîner sera bientôt prêt. Si tu préfères, nous
pouvons le prendre en cabine, il y fait plus chaud.
– J’aime autant rester ici, affirma-t–elle, se dérobant à
l’idée de se retrouver avec lui dans un lieu clos, intime.
C’est si paisible, sur le pont.
Après l’excitation du départ, leur tête-à-tête la
perturbait. Elle était presque paralysée par la timidité.
– Pourtant, tu es tendue. Qu’est-ce qu’il y a, Emily ?
Regrettes-tu d’avoir accepté ce week-end avec moi ?
– Non. Je suis juste… un peu nerveuse.
Il l’observa en silence, saisissant sur son visage
diverses émotions contradictoires.
– Qu’est-ce qui te met mal à l’aise ? Le fait que nous
soyons ensemble dans un lieu écarté ? Ou ce qui s’est
passé l’autre nuit ?
– Sommes-nous vraiment obligés de parler de ça ?
rétorqua-t–elle en rougissant violemment.
– A en juger par ta réaction, oui.
Elle fit tourner son verre, captant la lumière irisée de la
lanterne. Elle avait refoulé sa conduite à l’arrière-fond de
son esprit, se persuadant qu’elle avait eu un égarement
passager, une sorte de coup de folie suscité par Niko.
Mais à présent, soumise à l’examen de son regard, elle
trouvait qu’elle avait agi de façon éhontée. Et
pathétique.
Qu’est-ce qui lui avait pris ? se demanda-t–elle.
Comment avait-elle pu se comporter d’une manière si
contraire à son caractère ? Sur le plan professionnel, elle
était toujours maîtresse d’elle-même. Dans ses relations
avec ses amis, elle se montrait agréable, fiable, fidèle,
mais, là non plus, elle ne perdait jamais son sang-froid.
Elle n’était pas de celles qui cèdent à un coup de tête
sensuel, ni ne supplient un homme de leur faire l’amour.
Et elle n’était pas du genre à l’inviter à explorer
intimement la partie la plus secrète d’elle-même !
Pourtant, avec Niko, elle avait commis ces trois écarts.
Rien que d’y penser, elle avait envie de disparaître sous
terre ! Cependant elle était venue, car elle était
incapable de garder ses distances vis-à-vis de lui. Alors,
il lui fallait affronter les faits !
– Tu dois te douter que j’ai eu beaucoup de mal à te
quitter ce soir-là, lui dit-il avec douceur. Et je ne
prétendrai pas que je n’ai pas envie de reprendre le
« dialogue » où nous l’avons laissé. Mais uniquement si
tu en as envie. Nous irons à ton rythme, Emily.
Elle regarda autour d’elle, embrassant du regard le
ciel nocturne et la silhouette obscure de l’île qui se
dessinait à sa gauche. Elle écouta le murmure des flots
léchantla coque, seul bruit dans le silence profond. Enfin,
elle osa lever les yeux vers l’homme qui l’observait avec
tant d’intensité.
– Je désire aller plus loin, avoua-t–elle. Mais je me
sens un peu en dehors de mon élément. Tout cela est
très nouveau pour moi, tu sais.
L’indolence de Niko céda soudain la place à une
attention vigilante.
– Cherches-tu à me dire que tu es vierge ?
– Non ! fit-elle, manquant s’étrangler avec une gorgée
de vin.
– Non, ce n’est pas ce que tu veux dire ? Ou bien :
non, tu n’es pas vierge ?
– Je ne parlais pas de ça ! Je faisais référence à ce
bateau, à tout ce luxe, à cette île exotique… Quant à ma
virginité, cela a-t–il vraiment de l’importance ?
– Oui. Je n’ai aucune intention de te juger bien sûr !
Mais si je dois être ton premier amant, je préfère le
savoir avant plutôt qu’après.
Il se pencha, lui touchant légèrement la main.
– Alors ?
Elle rougit jusqu’aux oreilles, espérant qu’il ne s’en
rendrait pas compte dans l’obscurité.
– Non, je ne suis pas vierge, finit-elle par répondre
avec un embarras patent.
Il discerna sa gêne et éclata de rire.
– Ne sois pas si mortifiée ! Je ne le suis pas non
plus !
– Mais… je ne l’ai fait qu’une fois, et ce n’était pas…
un succès étourdissant, balbutia-t–elle. Contrairement à
l’impression que j’ai pu te donner, je ne suis pas très
douée… pour… pour ça.
– Je vois. Eh bien, maintenant que tu t’es soulagée de
ce lourd secret, ironisa-t–il gentiment en réprimant un
nouveau rire, si nous dînions ?
– Avant, j’aimerais me rafraîchir un peu, murmura-t–
elle.
En réalité, elle avait envie de disparaître dans un trou !
De sauter par-dessus bord et de ne plus jamais refaire
surface.
– Pas de problème, répondit-il avec aisance. Pendant
ce temps, j’achèverai les préparatifs. Nos bagages sont
dans la cabine arrière. Elle a une salle de bains privée.
La cabine arrière comportait aussi un grand lit double,
constata Emily. Paré de draps en lin bleu marine, doté
d’un large bord et proche d’un hublot, éclairé par des
appliques en cuivre, ce vaste lit plantait le décor – celui
de la séduction. Un frisson d’attente et de peur la
parcourut.
Allait-elle décevoir Niko ? se demanda-t–elle en
déballant ses affaires. Allait-elle se ridiculiser plus
encore qu’elle ne l’avait déjà fait ? Se montrait-elle
téméraire et trop naïve, en s’aventurant hors des sentiers
qu’elle connaissait ? Ou avait-elle enfin trouvé l’homme
unique, exceptionnel, qui valait la peine qu’elle s’exposât
au risque de tomber amoureuse ?
A son retour dans la cabine principale, elle fut
accueillie par des lumières douces et de la musique.
L’air embaumait du parfum de l’origan et du romarin. Sur
la table étaient joliment disposés sets et serviettes,
couverts en acier brossé et porcelaine blanche. Une
corbeille remplie de pain et une salade composée
d’olives, de tomates en quartiers, de tranches de
concombre et de dés de feta assaisonnés à l’huile
d’olive attendaient sur le plan de travail.
Solidement campé sur ses longues jambes devant le
four, épousant le léger balancement du yacht, Niko
disposait sur un lit de riz un baron d’agneau
accompagné d’aubergines et de poivrons.
– Ce n’est pas précisément un repas gastronomique,
observa-t–il en apportant le plat sur la table. Juste une
collation toute simple.
Pensant aux couverts en plastique et aux assiettes en
carton auxquels elle avait recours pour les parties de
campagne avec ses amis, Emily s’exclama :
– Si c’est ce que tu appelles « simple » ! Tu
m’intrigues,tu sais, continua-t–elle. Au risque de me
répéter, tu n’as rien du play-boy pour lequel je t’avais
pris.
– Et tu t’y connais en play-boys, pas vrai ? répliqua
Niko, son regard vert pétillant d’amusement.
– Non, mais je suis prête à parier qu’ils ne sont pas du
genre à risquer leur vie pour aider des gens en
détresse… et qu’ils ne cuisinent pas !
– Ne te laisse pas impressionner par ce que tu vois !
Ce repas a été apprêté dans une auberge locale. Je n’ai
eu qu’à mettre au four le plat principal. Mes talents
culinaires ne vont pas au-delà.
Il disposa le pain et le vin, remplit leurs verres, et
choqua le sien contre celui d’Emily.
– A nous, une fois de plus, karthula ! Allons, sers-toi
avant que ça refroidisse.
La nourriture était délicieuse. Ils eurent une
conversation agréable et aisée, se découvrant l’un l’autre
un peu plus. Ils aimaient tous deux la lecture, et, avec une
bibliothèque bien remplie à leur disposition, oubliaient
aisément la télévision. Niko avait une préférence pour
les essais, alors qu’Emily était une dévoreuse de
romans. Et ils ne pouvaient se passer ni l’un ni l’autre de
la lecture quotidienne d’un journal.
Amateur de plongée sous-marine, Niko avait exploré
nombre d’épaves au large des côtes égyptiennes. Emily,
en revanche, était juste capable de nager sous l’eau
avec un tuba, et elle avoua ne pas être à l’aise lorsqu’elle
s’éloignait un peu trop de la côte.
Il connaissait des parties du monde où ne se rendaient
jamais les touristes ; elle s’en était tenue à des
classiques du voyage sans danger : Canada, Hawaii, les
îles Vierges britanniques.
Quand ils eurent fini de dîner, elle l’aida à débarrasser,
puis essuya la vaisselle qu’il se chargeait de laver. Elle
rangea les verres dans le charmant casier qui les
protégeaitdes chocs. Cette intimité domestique lui plut
infiniment. Un homme, une femme et un refuge…
Comme 23 heures approchaient, il suggéra qu’ils
finissent la bouteille de vin sur le pont. La lune, à présent
haut dans le ciel, répandait sur le voilier sa lumière
argentée. Niko sortit une couverture et les en enveloppa
tous deux.
– Je rêve d’endroits comme celui-ci quand je suis en
mission, soupira-t–il en attirant Emily contre lui. Ça
m’aide à préserver ma santé mentale.
– Pourquoi as-tu choisi ce métier ? Par attrait pour le
risque, le danger ?
– En partie. Je ne trouverai jamais mon bonheur dans
le rôle du nabab milliardaire assis à compter son argent
derrière un bureau – bien que mon père ait tenté de
m’acheter avec plus de millions que je n’en pourrais
jamais dépenser, fût-ce en menant l’existence la plus
prodigue. Pour lui, l’argent est l’arme absolue pour
asservir quelqu’un et le plier à sa volonté. Il était furieux
que ma mère l’ait dépossédé de ce pouvoir sur moi en
me léguant une fortune. Il ne le lui a jamais pardonné.
– Mais, si j’ai bien compris, il y a une autre raison à
ton choix de carrière si peu conventionnel ?
Niko remua légèrement, comme si le luxueux siège
capitonné du cockpit lui semblait soudain inconfortable.
– Oui, admit-il. Ce n’est pas une chose que je
confierais à n’importe qui… En fait, en consacrant
l’argent de ma mère à ceux qui souffrent, je soulage ma
conscience. Ça m’aide à accepter de l’avoir tuée.
Atterrée de découvrir qu’il portait ce lourd fardeau de
culpabilité, Emily laissa éclater ses sentiments.
– Sa mort était une tragédie imprévisible, Niko ! Tu es
trop intelligent pour te reprocher un fait dont tu es
strictement innocent ! Que Pavlos t’ait laissé grandir
dans cette fausse conviction…
– Je nous croyais d’accord pour laisser mon père hors
de tout ceci, coupa Niko.
– Certes. Mais c’est toi qui l’as mentionné le premier.
– Eh bien, maintenant, je désire l’oublier. Alors,
parlons plutôt de tes parents. J’aimerais que tu
satisfasses ma curiosité sur un point qui m’intrigue
depuis que tu m’en as parlé. Tu as dit qu’ils avaient péri
dans un accident de voiture. Comment se fait-il, dans ce
cas, que tu n’aies aucune sécurité financière ?
D’habitude, à la suite d’un tel drame, les compagnies
d’assurances versent une indemnisation substantielle.
Surtout à un enfant mineur qui se retrouve orphelin.
Emily l’avait contraint à affronter ses démons un
instant plus tôt. C’était maintenant lui qui, par cette
question directe, la forçait à affronter les siens.
– Il n’y a pas eu d’indemnisation après l’accident, dit-
elle. Du moins, pas en ma faveur.
– Mais pourquoi, bon sang ?
Elle ferma les yeux comme si cela pouvait rendre les
faits plus supportables. C’était pourtant inopérant ! Et
elle le savait fort bien.
– Mon père était en tort, révéla-t–elle. Il roulait trop vite
et il avait bu. Malheureusement, ma mère et lui n’ont pas
été les seules victimes. Quatre personnes sont mortes à
cause de lui ; deux autres sont restées infirmes. Après
les procès qui en ont résulté, je n’ai eu droit qu’aux effets
personnels de ma mère et à la petite police d’assurance
qu’elle avait contractée à ma naissance. Tu sais déjà à
quoi elle a servi.
– Tes parents n’avaient pas de portefeuille d’actions ?
Pas de biens immobiliers ?
Elle secoua la tête.
– Nous n’avons jamais eu de maison, ni même
d’appartement. Notre demeure était une suite de grand
luxe, au dernier étage d’un hôtel de Vancouver qui
surplombait English Bay. Un lieu où ils pouvaient
recevoir leurs amis du grand monde et donner des
réceptions chic et prestigieuses.
Niko marmonna, et, bien qu’elle ne comprît pas le
grec, elle sut qu’il venait de lâcher un juron.
– Ils s’autorisaient ce genre de chose mais n’ont
jamais pris soin d’assurer l’avenir de leur fille ? fit-il.
– Ils vivaient dans l’instant présent. A leurs yeux,
chaque jour était une nouvelle aventure et l’argent était
fait pour être dépensé. Pourquoi pas ? Puisque mon
père avait bâti une fortune en Bourse.
– Dommage qu’il n’ait pas songé à économiser pour
toi au lieu de tout dépenser pour son plaisir.
– Mon père et ma mère m’adoraient ! rétorqua Emily.
Près d’eux, je me sentais choyée et ma vie était un
enchantement. J’avais une existence pleine de chaleur,
de rires et d’amour. Ça n’a pas de prix !
– C’étaient des enfants gâtés qui voulaient se donner
des airs d’adultes ! répliqua rudement Niko. Même s’ils
t’avaient laissé des millions, ça n’aurait jamais
compensé les conséquences de leur insouciance, et ce
que ça t’a coûté !
– Arrête ! cria-t–elle, ne sachant trop ce qui la mettait
le plus en rage : ses critiques contre ses parents ou le
fait qu’il avait raison. Tais-toi !
Rabattant la couverture, elle gagna la proue, mettant le
maximum de distance possible entre elle et lui.
Il la rejoignit, et l’enlaça.
– Hé, fit-il. Ecoute-moi.
– Non. Tu en as dit assez !
– Pas encore. Je tiens à te demander pardon.
– Je t’ai prié de te taire. Ce n’est pas assez clair,
peut-être ? Tes excuses, je m’en moque.
– Et moi, je ne suis pas doué pour obéir. De plus, je
suis mal placé pour faire des commentaires sur les
imperfections humaines.
Sa mâchoire virile effleura la ligne de son cou, frottant
érotiquement contre sa joue.
– Tu me pardonnes ?
Emily eut envie de lui opposer un refus, d’en finir
pendant qu’elle en était encore capable, et de
s’épargner les souffrances sentimentales que leur
relation ne manquerait pas de lui valoir. La voix de la
prudence murmurait de nouveau à son oreille, soufflant
que la liste de leurs différences venait encore de
s’allonger. Ils étaient en désaccord sur trop de points
pour s’entendre de manière durable ! Pour lui, la famille
ne comptait pas. Il ne croyait pas à l’amour. Ni le
mariage ni l’engagement ne l’intéressaient !
Pourtant, elle sentait mollir sa résistance. Son corps
acceptait docilement sa caresse, et son cœur était
sensible à sa séduction. Tant d’hommes proclamaient
les mêmes choses que lui – avant de rencontrer la
femme de leur vie et de changer d’avis ! Pourquoi
n’aurait-elle pas pu être celle qui modifierait la donne ?
– Emily, dis quelque chose ! insista Niko, remontant à
l’assaut. Je sais que je t’ai mise en colère, et que je t’ai
blessée. Mais ne te ferme pas comme ça, je t’en prie.
– Je suis furieuse, je l’admets, murmura-t–elle
tristement. Tu n’avais pas le droit de m’enlever mes
illusions. Et je souffre parce que tu y es parvenu.
Elle pivota face à lui, les yeux brillants de larmes.
– Pendant dix-huit ans, j’ai refusé la vérité au sujet de
mes parents. Je voulais qu’ils restent parfaits dans mon
souvenir. A cause de toi, c’est devenu impossible.
De nouveau, il lâcha une imprécation – cette fois si
atténuée qu’elle sonnait presque comme un mot doux –,
et il attira son mince visage au creux de son épaule. Elle
se mit à sangloter pour de bon, pleurant ses rêves
détruits, blessée par la cruauté du destin indifférent à la
souffrance des hommes.
– Permets-moi d’adoucir les choses, mon ange,
murmura Niko, déversant une pluie de baisers sur ses
cheveux. Laisse-moi t’aimer comme tu mérites de l’être.
Emily avait conscience qu’elle le désirait bien plus
qu’elle ne désirait se préserver elle-même. Relevant son
visage sillonné de larmes, elle céda.
– Oui, murmura-t–elle.
7.
La grande scène romantique du héros soulevant
l’héroïne dans ses bras pour la porter jusqu’au lit était
irréalisable sur un voilier. Si svelte que fût Emily,
l’escalier de descente était trop étroit pour être franchi à
deux. Niko dut se contenter de devancer sa compagne,
puis de la guider alors qu’elle franchissait les dernières
marches menant à la cabine.
Ce n’était guère une épreuve, pensa-t–il, pendant
qu’elle achevait sa descente. Lorsque ses jambes
fuselées entrèrent dans son champ de vision, il fut
violemment troublé à l’idée de les dénuder.
Hélas, quand il l’eut menée dans la chambre, il
s’aperçut qu’elle tremblait. Elle s’était montrée
consentante quand il lui avait demandé de faire l’amour ;
mais, parvenue au pied du mur, elle avait peur. Pour lui,
cela signifiait qu’il devait mater sa libido. Il n’avait jamais
pris son plaisir aux dépens d’une femme…
Il choisit donc d’éteindre les appliques, et glissa un
CD dans la chaîne intégrée. Les notes apaisantes d’un
nocturne de Chopin s’élevèrent tandis qu’il amenait
Emily à s’asseoir avec lui au bord du lit et essuyait ses
dernières larmes.
– Tu es si belle, murmura-t–il.
Elle laissa échapper un petit rire tremblé.
– Ça m’étonnerait. Je n’ai jamais su pleurer avec
grâce. Mais je te remercie du compliment. La plupart
des hommes ont horreur que les femmes pleurent.
– Je ne suis pas comme eux.
Il passa la main dans ses cheveux blond pâle, dont le
contact lui évoquait la plus douce des soies.
– Et tu ne ressembles pas aux autres femmes, ajouta-
t–il.
Il effleura sa bouche, caressant ses lèvres jusqu’à ce
qu’elles s’entrouvrent sans réticence. Il y déposa alors un
baiser. Elle ferma les paupières et émit un soupir. Sa
tension se dissipant, elle ployait contre lui, flexible
comme un roseau. Cependant, il ne tenta pas de
précipiter les choses. Il l’embrassa de nouveau, donnant
plus de passion à la caresse lorsqu’il devina en elle la
montée du désir.
Elle s’enhardit. Par-dessous son chandail, ses mains
se glissèrent sur son torse viril avec des gestes rapides
et sûrs. Elle poussa de petits gémissements implorants
qui révélaient que sa peur l’avait quittée. Elle se montrait
aussi fiévreuse que lui…
Jugulant pourtant son impatience, il la dévêtit avec
lenteur. Elle portait d’arachnéens sous-vêtements de
dentelle couleur pêche, laissant deviner la pointe
dressée de ses seins.
Ils étaient si ouvertement conçus pour exciter les
passions d’un homme qu’il se détourna, redoutant de ne
pas savoir se maîtriser. Et il se hâta de se débarrasser
de ses propres vêtements, libérant son corps et sa
virilité soudain trop confinée.
Déroutée par la façon dont il envoyait valser les
vêtements à travers la pièce, elle chuchota timidement :
– Tu es en colère ? J’ai fait quelque chose de mal ?
Il pivota sur lui-même, s’exhibant sans honte.
– Ce que tu vois te donne-t–il l’impression d’être en
faute ?
Elle rougit. S’il n’avait pas été troublé au-delà de toute
raison, il lui aurait sans doute dit qu’il était charmé par sa
pudeur. Mais, dominé par un sentiment d’urgence
charnelle, il se glissa près d’elle sur les draps froissés et
acheva de la dévêtir. Ebloui par sa blondeur, par la
délicatesse de ses formes et, plus encore peut-être, par
le feu sensuel deson regard, il posa sur son corps ses
mains et sa bouche, entamant un voyage sur sa chair.
Elle s’offrit sans réserve, frémissant convulsivement
alors qu’il touchait les parties les plus sensibles de son
corps et la conduisait au bord de la jouissance. Il était à
la fois flatté et enflammé de la voir si réactive, et ne
pouvait plus longtemps se refuser le plaisir qu’il lui
procurait.
Elle le sentit. Allongeant le bras, elle gaina de ses
doigts son membre viril, le flattant avec une joie
empreinte de révérence qui, étrangement, l’atteignit en
des régions qu’il fermait aux autres d’habitude : son âme
et son cœur.
Cet afflux brûlant, aussi puissant qu’il était unique, le
rendit aveugle au danger. Il était habité par le besoin
lancinant de posséder et d’être possédé.
Elle le devina sans doute car, d’un mouvement souple,
elle l’accueillit entre ses jambes. Sa hardiesse
délicieuse lui fit oublier toute prudence. Le sang battait
au cœur de sa virilité. Il se sentait au bord de la
capitulation. Dans un dernier éclair de lucidité, il eut le
réflexe de se gainer d’un préservatif avant de s’enfoncer
profondément en elle.
Elle souleva ses hanches pour mieux l’accueillir,
absorbant chaque assaut. Il avait l’impression d’être
l’otage de son intimité humide, brûlante et convulsive.
Elle se contracta autour de lui, emportée à son instar
dans ce maelström qui balayait tout ce qui n’était pas
leurs corps mêlés. Il perçut confusément ses cris
étouffés, puis la vague l’emporta, le faisant basculer
dans la reddition absolue. Un dernier râle lui échappa
alors qu’il se sentait exploser dans un monde parallèle.
Comme anéanti, il tenta de reprendre son souffle. Puis
il roula sur lui-même, entraînant Emily avec lui. Elle le
contempla, le regard adouci et noyé, le visage rosi. Elle
était à des années-lumière de la femme tremblante qu’il
avait amenée ici une demi-heure auparavant, pensa-t–il.
Curieux de savoir ce qui l’avait troublée, il demanda :
– Quand nous sommes descendus, tu étais nerveuse,
n’est-ce pas ?
– Je le suis toujours.
Ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Se
remémorant ce qu’elle lui avait confié d’une première
expérience, il crut deviner la cause de sa gêne.
– Si tu penses m’avoir déçu, karthula, sois bien
assurée que je n’aurais pu rêver meilleure partenaire.
– Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Avant de partager ton
lit, j’avais peur de finir par t’aimer un peu trop.
Maintenant, j’ai peur car j’avais vu juste.
Son aveu lui remua le cœur. Il n’était pas habitué à tant
de franchise de la part de ses partenaires.
– Est-ce une si mauvaise chose ? demanda-t–il.
– Pas forcément. Je savais que je courais un risque
en faisant l’amour avec toi. J’ignorais qu’il serait si
grand, en revanche.
« Alors, n’emploie pas les mots “faire l’amour”, voulut-il
lui dire. Comporte-toi comme ces autres femmes avec
lesquelles je couche, et qui n’y voient qu’un agréable
moment de sexe. » Mais elle était si rayonnante qu’il
n’eut pas le cœur de la priver de ses illusions, ce qui lui
fit prendre conscience qu’une deuxième fois il la laissait
atteindre son cœur, jusqu’alors inviolable. Elle faisait
éclore en lui une tendresse protectrice dont il avait peur
et qu’il refusait.
Lisant en lui avec une perspicacité perturbante, elle
déclara :
– Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas la naïveté de croire
que ce week-end est un prélude à une relation durable.
Je n’attends pas de le voir déboucher sur un mariage.
« Pourquoi pas ? »
Cette question faillit bel et bien lui échapper !
– Mon métier m’interdit ce genre d’engagement, dit-il
lorsqu’il se fut ressaisi. Peu de femmes voudraient d’un
mari absent de la maison les trois quarts du temps.
– Exactement. Nous ne sommes disponibles que pour
une liaison de passage. Même si cela n’est pas mon
fort.
– Il n’y a aucun mal à avoir de la sympathie pour la
personne avec laquelle on couche, Emily. Si je n’ai pas
été assez clair jusqu’ici, eh bien, sache que je t’apprécie
beaucoup. Je ne t’aurais pas invitée, sinon.
– Tant mieux, dit-elle alors que son sourire se muait en
bâillement. Je dormirai mieux après cette déclaration.
Mais d’abord, je vais me laver les dents.
– Entendu. J’utiliserai la salle de bains de la cabine
avant.
Elle se glissa hors du lit et s’éclipsa, livrant dans le
halo de la lampe une vision fugitive de sa nudité qui
ranima l’excitation virile de Niko. Cependant, il devait
veiller à son propre rituel – en particulier, s’assurer qu’il
avait bien mis le voilier à l’ancre !
Quand il la rejoignit un quart d’heure plus tard, elle
dormait à poings fermés. Et c’était presque tant mieux.
Avec elle, il n’oubliait que trop aisément les règles qu’il
avait établies pour sa sauvegarde. Il se donnait
totalement aux malheureux qu’il secourait parce qu’ils
n’empiétaient pas sur sa vie personnelle. Quant aux
êtres qui faisaient partie de sa vie, il avait appris à les
tenir à distance.

***
Niko ne la touchait pas, mais il était si près qu’Emily
était enveloppée par la tiédeur de son corps. Si elle
esquissait la moindre approche, il la prendrait dans ses
bras et ils feraient de nouveau l’amour. Elle ne pouvait
pas accepter cela ! Elle avait trop peur du pouvoir qu’il
possédait sur elle, et trop peur de lâcher, dans l’excès du
plaisir, les trois mots qui mettraient forcément un terme à
leur rencontre. Même s’il l’« appréciait beaucoup », Niko
était à des années-lumière de vouloir l’entendre dire :
« Je t’aime. »
Oh, ce n’était pas qu’elle l’aimait, en réalité. Elle ne
pouvait pas s’offrir ce luxe, songea-t–elle. Et elle
n’avaitpas la stupidité de prendre pour de l’amour ces
échanges sensuels merveilleux.
Elle avait entendu une fois les propos amers d’une
collègue : « Les hommes n’ont qu’une idée : te mettre
dans leur lit. Et ils y parviennent en te faisant croire qu’ils
rêvent d’être avec toi – le temps de passer à une autre
conquête. Le seul moyen de garder l’avantage, c’est de
leur laisser croire que tu te moques de les revoir ou de
renoncer au sexe. »
Exception faite de sa désastreuse expérience avec un
interne, dont l’ego démesuré était ce qu’il avait de mieux
à offrir, Emily avait opté pour la dernière solution. Elle ne
voulait pas s’abaisser à une sordide aventure. Avec
naïveté, elle avait décidé que le mieux était de
n’accepter une relation intime avec un homme qu’en cas
d’engagement total. Mais cette prudente ligne de
conduite était antérieure à l’irruption dans sa vie de Niko
Leonidas – qui avait balayé ses idées préconçues !
A présent, allongée près de lui, électrisée par sa
présence, elle se forçait à rester immobile, guettant le
moment où sa respiration régulière lui indiquerait qu’il
s’était endormi.
Avec prudence, elle bougea un pied, puis glissa sa
main sous son oreiller. Niko ne remua pas. Convaincue
qu’elle pouvait cesser de faire semblant, elle ouvrit les
yeux et s’avoua la redoutable vérité.
Elle était amoureuse de Niko. Depuis des jours et des
jours ! Elle avait commis la pire des folies, mettant en jeu
tout son être pour n’avoir en échange qu’une brève
liaison !
Submergée par l’énormité de sa folie, elle se mit à
pleurer. Elle redevenait tout à coup la fillette orpheline,
avec un cœur débordant d’amour et personne à qui le
donner. Elle souhaitait que Niko la regarde ainsi que son
père avait regardé sa mère : comme si elle était la plus
belle et la plus fascinante créature de la terre. Elle
aspirait à connaître la magie, la passion amoureuse
qu’ils avaient connue.
Bref, elle désirait ce que Niko ne pouvait donner !
– Emily ? dit–il avec douceur, dans les ténèbres. Tu
dors ?
– Non, murmura-t–elle. Mais je croyais que toi, tu
dormais.
– Pas du tout. Je pense à toi… et j’ai encore envie de
toi, continua-t–il d’une voix déjà plus rauque.
Sa main, tiède et possessive, s’aventura entre ses
cuisses.
– Emily ?
Si elle avait été de ces femmes qui savent se
préserver, elle l’aurait repoussé. Mais, hélas, elle se
sentit fondre. Roulant sur le dos, elle entrouvrit les
jambes, prête à l’accueillir. Elle n’avait plus grand-chose
à perdre. Le mieux n’était-il pas d’engranger une
moisson de souvenirs ? De graver en elle chaque instant
de cet interlude idyllique ?
Il déposa un baiser dans son cou, lui murmura au
creux de l’oreille les mots que murmurent les hommes à
celle qu’ils désirent séduire. Il finit par s’allonger sur elle
et, relevant ses jambes sur ses reins, il se coula en elle.
Comme si le destin les avait conçus l’un pour l’autre,
pensa Emily.
Cette fois, il démultiplia sans hâte son plaisir sensuel
jusqu’à ce qu’elle n’y puisse plus tenir, et la regarda
atteindre le sommet de la félicité. Lorsque ce fut son
tour, elle lui rendit la pareille. Elle vit la crispation de ses
traits qui semblaient refuser la reddition ultime. Elle vit se
clore ses paupières et enregistra son gémissement
rauque alors que son corps frémissait et vibrait. Cet
abandon simple et intègre la remua jusqu’aux larmes.
– Mais qu’y a-t–il ? lui demanda-t–il, atterré. T’ai-je fait
mal ? Parle, mana mou.
Elle ne pouvait lui avouer que chacune de ses paroles,
de ses caresses décuplait l’amour qu’elle lui portait !
– Non, assura-t–elle. C’est juste que… c’était si beau
de faire encore l’amour avec toi.
– C’était magnifique, dit-il en la serrant étroitement
contre lui. Et ça le sera la prochaine fois aussi.
Sur cette promesse, elle trouva le
sommeil – réconfortéepar les battements de son cœur
contre le sien, bercée par l’oscillation apaisante du
voilier qui dansait sur les flots.

***
Ils ne s’éveillèrent pas avant 9 heures et savourèrent
leur café sur le pont. Bien que l’intense chaleur estivale
ne fût plus qu’un souvenir, la saison permettait encore
d’être légèrement vêtu.
– Tout à l’heure, dit Niko en enlaçant Emily, tu seras en
maillot de bain allongée sur le pont.
– Mmm, murmura-t–elle. Somnoler en Bikini en plein
mois d’octobre… ça n’a rien d’une épreuve, je dois
l’admettre.
– Tu es contente d’avoir accepté de venir ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ? C’est ravissant, ici.
Réponse appropriée, pensa-t–il, et pourtant, elle ne
sonnait pas juste. Quelque chose la tracassait, il l’aurait
juré.
– Tu en es sûre ? insista-t–il.
– Evidemment. Est-ce que l’eau est trop froide pour se
baigner, à ton avis ? fit-elle, s’empressant de changer de
sujet.
– Nous le découvrirons tout à l’heure. Pour le moment,
il est un peu tôt. Emily, est-ce que quelque ch…
– Tôt ? Il est 10 heures passées ! Dors-tu toujours
aussi tard ?
– Uniquement lorsque je suis en mer. C’est mon
échappatoire à la routine quotidienne.
Il n’ajouta pas que le danger permanent, les risques
inhérents à son travail finissaient par peser lourd.
– Tu veux parler de la lassitude professionnelle ? Je
connais ça. C’est une des raisons qui m’ont poussée à
venir en Grèce. J’avais besoin de changement.
– Et l’autre raison ?
– Je m’étais beaucoup attachée à Pavlos. Je ne me
sentais pas le droit de l’abandonner. D’une certaine
façon,nous avions développé une relation père-fille,
plutôt que de patient à infirmière.
– Tes parents te manquent encore, après tout ce
temps, n’est-ce pas ?
– Oui, énormément.
– Et je n’ai rien arrangé avec mes commentaires. J’ai
terni les souvenirs que tu gardais d’eux.
– Pas réellement. J’ai toujours idéalisé mes parents,
c’est vrai. Mais j’ai parfois pensé qu’il valait mieux pour
eux qu’ils soient morts jeunes et ensemble. Ils n’auraient
supporté ni le vieillissement ni la solitude. Si l’un d’eux
avait survécu, je n’aurais jamais pu combler le vide de sa
vie.
Niko fut fasciné par son honnêteté foncière – ce qui ne
manquait pas d’être ironique pour lui qui avait d’abord
cru à sa duplicité.
– Ils n’étaient sans doute pas parfaits, Emily, mais ils
étaient tout près de l’être lorsqu’ils t’ont conçue ! Je suis
sûre qu’ils t’aimaient beaucoup.
– Oh ! ils m’aimaient, oui, dit-elle en portant vers
l’horizon un regard embué. En revanche, ils n’avaient pas
réellement besoin de moi. C’est pour ça que j’ai choisi
de devenir infirmière. Je voulais qu’on ait besoin de moi.
Ce n’est pas ton cas, n’est-ce pas ?
– Pour quelle raison t’imagines-tu que j’ai choisi de
consacrer ma vie aux autres ? répondit-il, désarçonné
par sa question.
– Parce que ces étrangers accaparent ton existence
pendant une période limitée. Mais ta vie personnelle, en
revanche, reste un domaine interdit. Il suffit de voir ta
relation avec ton père pour le comprendre.
Elle était beaucoup trop perspicace ! Il ne
s’abaisserait pourtant pas à nier la vérité.
– Inclure Pavlos dans notre week-end ne correspond
guère à l’idée que je me fais d’une parenthèse agréable,
Emily, observa-t–il seulement.
Le visage d’Emily s’allongea.
– Excuse-moi, c’est ma faute. Je n’aurais pas dû
parler de lui.
– Alors, je suggère que nous unissions nos efforts
pour l’oublier. Si nous allions faire une balade sur l’île ?
– Volontiers ! dit-elle avec empressement. Je vais
chercher mon appareil photo.
Le soulagement d’Emily était perceptible, constata
Niko. Elle n’avait pas plus envie que lui d’invoquer le
fantôme de son père. Ou désirait-elle instaurer entre elle
et lui une distance ?
La réponse n’aurait dû l’intéresser en rien. De façon
dérangeante, il s’en souciait pourtant.
8.
C’était une idée géniale, pensa Emily alors que Niko
sortait de l’eau le dinghy et que la coque raclait l’étroite
plage caillouteuse bordant l’île. Si luxueux et confortable
que fût le yacht, il n’offrait aucune échappatoire lorsque
la conversation dérapait. Et elle avait frôlé la catastrophe
lorsqu’elle lui avait inconsidérément confié son besoin
d’être nécessaire à quelqu’un. Pour peu, elle aurait
laissé échapper la nature de ses sentiments envers lui !
En se retranchant derrière son appareil, elle avait la
possibilité de se ressaisir. Elle photographia les
dernières fleurs encore écloses avant l’hiver : géraniums
sauvages, coquelicots aux couleurs flamboyantes,
marguerites et succulentes aux tons mauves et blancs.
Elle prit un cliché du yacht ancré dans la baie paisible.
Et, au moment où il s’y attendait le moins, des portraits
de Niko qui exaltaient son sourire éclatant, son profil si
bien sculpté, son regard voilé de longs cils.
Sur l’île, se rendit-elle compte, l’ambiance était plus
libre. Ici, elle pouvait respirer, cesser d’être sur ses
gardes. Car, en cas de besoin, il lui était possible de
prendre ses distances avec Niko…
Percevant ce changement d’humeur, il se mit au
diapason, se montrant léger et taquin.
– C’est une chance pour toi que je ne veuille pas
abîmer cet appareil, sinon, tu saurais de quel bois je
mechauffe ! gronda-t–il avec une colère feinte alors
qu’elle venait de l’asperger par surprise.
– J’aimerais te dire que je regrette, mais je mentirais,
répliqua-t–elle en l’aspergeant de nouveau.
Soudain, il cessa de rire et, serrant ses mains fines
entre les siennes, il posa sur elle un regard scrutateur.
– J’aimerais t’emmener pour un mois et non juste un
week-end, dit-il. Ça me fait du bien d’être avec toi, Emily.
Tu me rappelles que la vie ne se résume pas au travail.
Avec toi, je suis un homme heureux.
Cette déclaration fit bondir le cœur de la jeune femme.
Etait-il possible qu’il fût en train de tomber amoureux
d’elle ?
Pourquoi pas, après tout ? N’était-elle pas la première
à répéter à ses patients et à leurs familles qu’il ne fallait
jamais perdre espoir ? N’avait-elle pas constaté à
plusieurs reprises que des miracles pouvaient avoir
lieu ? Pourquoi n’en serait-elle pas la bénéficiaire, pour
une fois ?
– Si tu continues à me regarder comme ça, reprit Niko
d’une voix basse et câline, je ne réponds pas de ce que
je ferai. Ce serait une erreur, d’ailleurs : cette plage n’est
pas confortable et, en plus, je n’ai pas emporté de
protection.
Flirtant de façon éhontée, elle murmura :
– Si nous retournions sur le yacht ?
– Au premier qui arrive au canot, mon ange ! répliqua-
t–il d’une voix rauque.
L’amour l’après-midi n’avait pas la même couleur,
découvrit-elle. Le soleil se déversait par le hublot qui
surplombait le lit, renvoyait sur le plafond les reflets
dansants de l’eau mouvante et apportait à leur intimité un
dévoilement qui, d’abord, la perturba.
Niko mit vite le holà à cette absurdité. Il la contempla
sous toutes les coutures, découvrant même la petite
cicatrice qu’elle s’était faite à la fesse en tombant sur un
éclat de verre, à la plage. Il y déposa un baiser comme si
c’était une blessure toute fraîche qui la faisait encore
souffrir.
Il la découvrit pouce par pouce avec les mains, la
bouche et la langue, s’interrompant parfois pour
murmurer :
– Tu aimes ça ?
En réalité, jamais elle ne s’était sentie si intensément
femme. Niko électrisait sa chair, attisait un désir
lancinant et presque douloureux, lui arrachait des
murmures rauques de plaisir et des supplications.
Avant lui, elle n’avait jamais connu la jouissance. Avec
lui, elle l’éprouvait avec une rapidité et une violence
fulgurantes.
Quand il la touchait, elle était transportée vers des
sommets vertigineux, paradisiaques. Et elle savait qu’il
en avait conscience, il savait à quel instant elle atteignait
le point de non-retour puis se dissolvait dans une
explosion qui semblait vouée à n’avoir pas de fin.
Lorsqu’elle était gorgée de plaisir, épuisée, sûre de
ne pouvoir même lever un doigt, il se noyait en elle et lui
prouvait tout le contraire. Emportée dans
l’incandescence de sa fougue, elle connaissait de
nouveau une flamboyante extase.
Aux alentours de 2 heures de l’après-midi, ils prirent
une petite collation de fruits et de fromage. Ils
dégustèrent un peu de vin et parlèrent, essentiellement
de Niko – ce qui amena inévitablement le retour de
Pavlos dans leurs échanges.
Niko ayant évoqué son enfance malheureuse, Emily
demanda :
– Etait-il cruel avec toi ?
– Pas au sens où tu l’imagines, lui dit-il. Loin de là. Je
n’ai jamais manqué de rien. Vêtements, jouets,
précepteurs… Il pourvoyait à tout. Quand j’ai atteint le
stade des études secondaires, il n’y a pas eu de limites
à ce dont il était capable pour m’assurer ce qu’il y avait
de meilleur. Il m’a envoyé dans le collège privé le plus
prestigieux d’Europe. Dans plusieurs internats, en fait,
étant donnéque j’ai réussi à me faire expulser d’un
certain nombre d’entre eux.
– Pourquoi alors cette rupture entre vous ?
– Il ne comprenait pas qu’il ne suffisait pas de
dépenser de l’argent pour être un vrai père.
– Ou alors, il ne comprenait pas que tu avais besoin
de son amour.
– Il ne s’agissait jamais d’amour, avec lui. Il n’était
question que de pouvoir. Et, de son point de vue, l’argent
et le pouvoir se confondent. C’est une des pommes de
discorde entre nous, car pour moi l’argent n’est qu’un
moyen pour atteindre un but. Si jamais je me retrouvais
sans le sou, je saurais tout recommencer. Mais je ne
permettrai jamais que l’argent régisse ma vie comme il
régit la sienne.
– Pourquoi y attache-t–il tant d’importance, à ton
avis ?
– Sans doute parce qu’il a grandi sans le sou. Il était le
fruit d’une liaison entre une femme de chambre et son
employeur milliardaire, qui l’a abandonnée lorsqu’il a su
qu’elle était enceinte. Si on lui demandait quelle était sa
plus grande ambition lorsqu’il était petit, il répondrait
sûrement : « Devenir un des hommes les plus riches de
Grèce et pouvoir choisir mes amis, mes associés et
même ma femme. »
– Il semble y être parvenu.
Niko acquiesça.
– Oui. Mais cela lui a pris des années. Il a épousé ma
mère alors qu’il avait déjà trente et un ans, ce qui, à
l’époque, était considéré comme plutôt vieux. Elle n’avait
que vingt ans et était la fille unique d’un de ses
principaux rivaux d’affaires.
– Est-ce pour ça qu’il l’a épousée ? Pour marquer des
points contre cet homme ?
– Non. Il l’aimait réellement. Je dois lui rendre cette
justice.
– Quel dommage qu’il n’ait pu te considérer comme la
plus belle part de ce qu’elle lui avait laissé en souvenir.
– J’étais trop rebelle. Je refusais de m’inféoder à lui.
J’étais résolu à suivre ma propre route et prêt à envoyer
au diable quiconque aurait tenté de m’en empêcher.
Niko ne s’était jamais montré aussi ouvert, pensa
Emily. Etait-ce la langueur de l’après-midi ou leur intimité
sensuelle qui lui permettait de se livrer si facilement ?
– Voulait-il que tu ailles à l’université ?
– Pour le pire ! Et il était tout à fait convaincu de
parvenir à ses fins puisque je ne disposerais d’aucun
argent avant vingt et un ans. Pour lui, des études
supérieures de commerce et management étaient
l’étape logique avant que je rejoigne son empire
financier. Mais j’ai échappé à son contrôle en entrant
dans l’armée de l’air. Après l’armée, j’ai passé un an en
Angleterre auprès d’un ex-pilote de l’ONU qui m’a appris
les raffinements de l’anglais et tout ce qu’il savait sur les
missions de sauvetage. Ensuite, je suis rentré en Grèce,
j’ai hérité et j’ai lancé ma propre affaire.
Il se leva et s’étira.
– Si on allait nager ? proposa-t–il.
Il n’était plus disposé à s’épancher, comprit-elle. Du
moins, pour le moment. Et elle ne gagnerait rien à vouloir
le contraindre.
– Volontiers ! Si tu es sûr que l’eau est assez
chaude ?
– Il n’y a qu’un moyen de le savoir, ma belle ! lança-t–il
en lui prenant la main pour la faire se lever. Tu plonges
de bon gré, ou faut-il que je te pousse à l’eau ?
– Donne-moi au moins le temps de passer mon
Bikini !
– A quoi bon ?
Otant en un clin d’œil son short, son slip et son T-shirt,
il monta sur le plongeoir, exhibant sa nudité superbe.
– Rien de tel que le naturel. D’autant que nous n’avons
plus rien à nous cacher.
– Rebelle un jour, rebelle toujours, murmura-t–elle en
se dépouillant de ses vêtements avec gêne.
– Je ne m’attendais guère à ce qu’une infirmière se
montre aussi prude. Même ton derrière rougit !
plaisanta-t–il.
Il n’y avait qu’une bonne réplique à cette espièglerie,
et elle passa à l’action aussitôt : posant ses mains sur
son torse, elle le poussa à la mer. Il plongea dans une
grande gerbe d’eau. Elle le suivit avant qu’il ait le temps
de remonter à bord pour exercer des représailles.
Passé le premier contact glaçant, l’eau de mer était
délicieusement rafraîchissante. Faisant la planche, les
yeux rivés sur la vaste étendue du ciel bleu, Emily pensa
qu’elle n’avait jamais été aussi près du paradis.
Niko, qui s’était éloigné d’un crawl puissant vers
l’embouchure de la baie, surgit soudain près d’elle à la
surface des eaux.
– On dirait une sirène, lui dit-il. Une sirène
particulièrement délectable.
Et lui, un dieu marin, pensa-t–elle, troublée à la vue de
ses épaules hâlées, de son sourire éblouissant, de ses
étonnants yeux verts. Il n’était guère étonnant qu’elle fût
tombée amoureuse de lui ! Quelle femme aurait eu le
pouvoir de lui résister ?

***
Remontés à bord, ils s’allongèrent sur le pont pour se
sécher à la tiédeur du soleil. Niko avait nagé plus loin
qu’il ne l’aurait voulu, et cette dépense physique le
plongeait dans une bienheureuse fatigue. Il était heureux
d’être allongé à côté d’Emily, l’effleurant de ses
membres, sans bouger ni parler. Il plongeait son regard
dans ses yeux bleus, et se laissait submerger par une
satisfaction suprême.
Etait-il en train de tomber amoureux ? se demanda-t–il
dans un sursaut d’étonnement.
Il ne pouvait pas se le permettre. C’était tout à fait hors
de question ! Il était sûrement la proie d’un fantasme
romantique provoqué par la fatigue ou par quelque
aberration de son esprit ! Car il se refusait à envisager
que son cœur fût impliqué dans l’affaire. Pourtant… Si
c’était uneimpossibilité, pourquoi détestait-il soudain
l’homme qui avait pris la virginité d’Emily ? Elle
n’appartenait qu’à lui !
– Quelles obscures pensées agitent ton esprit ?
demanda-t–elle en le regardant à travers ses paupières
mi-closes.
La dérangeante vérité lui monta aux lèvres.
– J’ai une confession à te faire. Et même plus d’une.
– Ah ? fit-elle, une ombre passant sur son visage.
Laquelle ?
– Pour commencer, je suis jaloux de mon
prédécesseur. Jaloux du premier homme avec lequel tu
as couché avant de me rencontrer.
– Je vois, murmura-t–elle en se redressant sur un
coude et en l’observant d’un air songeur. Dois-je me
sentir flattée ?
– Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais retrouvé
dans cette situation.
Avant leur rencontre, le sexe se résumait pour lui à un
échange fait de plaisir mutuel et de liberté réciproque. Il
ne mentait jamais à ses partenaires, ne leur faisait
jamais de promesses qu’il ne pouvait tenir, n’était jamais
délibérément cruel. Parfois, pourtant, il les faisait souffrir
malgré lui car elles désiraient plus qu’il ne pouvait
donner.
Jusqu’à Emily. Son plan initial avait pris un tour
entièrement imprévu, et il se retrouvait tenté de donner
bien plus qu’il ne pouvait se le permettre…
– Ce n’est pas très en accord avec ton caractère,
n’est-ce pas ? fit-elle observer.
– C’est juste. Je préfère m’en tenir aux règles.
– Lesquelles ?
– Celles que je me suis fixées.
– Et tu les bafoues avec moi ?
– Oui, reconnut-il, assombri.
Et il n’aurait su dire si c’était un instinct de
préservation ou d’autodestruction qui le poussait à
dénuder son âme aussi brutalement.
– Quand j’ai commencé à sortir avec toi, j’avais
uniquement l’intention d’être ton appât.
– Un appât ?
Il perçut, dans son intonation, une défiance voisine du
désarroi, et regretta d’avoir parlé. Mais il se serait senti
sali et indigne d’elle s’il l’avait leurrée avec une demi-
vérité.
– Oui, dit-il. Pour t’éloigner de mon père. J’ai décidé
de le protéger contre lui-même et contre toi en
détournant ton attention d’un homme déclinant pour la
reporter sur un homme plus apte à te donner du plaisir.
Assommée, elle détourna les yeux.
– Alors, ce week-end, c’était juste pour ça…
– Non, et c’est bien le problème. Il s’agit de toi et moi,
maintenant, et de sentiments dont je ne voulais pas au
départ. J’ai essayé de te le dire, l’autre nuit, mais je n’en
ai pas eu le courage.
Emily ne l’écoutait plus. Elle s’était levée et secouait la
tête, profondément blessée. Se levant d’un bond, il la
saisit dans ses bras. Elle se débattit, lui portant un coup
oblique à la mâchoire.
– Lâche-moi ! jeta-t–elle. Ne me touche plus !
– Emily, insista-t–il d’une voix pressante, tout a changé
maintenant.
– Certes, dit-elle en éclatant en sanglots. Tu montres
enfin tes vraies couleurs.
Emu plus que de raison, il soutint :
– Non, Emily. J’ai juste commis une stupide erreur.
– Et tu as décidé de compenser ça en m’offrant un
week-end inoubliable ? Qu’est-ce que tu as dû t’ennuyer
à faire semblant d’avoir envie de moi !
– Je ne faisais pas semblant, bon sang ! Tu sais bien
qu’un homme ne peut pas faire semblant !
– Comment t’en es-tu tiré, alors ? Tu as fermé les yeux
en t’imaginant que j’étais une autre femme ?
Choqué, il la serra violemment contre lui.
– Jamais de la vie ! Il n’y avait que toi, seulementtoi !
Depuis le début. Je ne l’ai pas compris tout de suite,
c’est tout.
– Et moi qui croyais en avoir fini avec cette idée
grotesque que j’étais une aventurière résolue à plumer
ton pauvre père…
Elle ne pleurait plus, à présent. Elle s’était muée en
bloc de glace.
– C’est terminé ! protesta-t–il. Tu es telle que tu as
toujours été : aussi belle physiquement
qu’’intérieurement.
– Je ne me sens pas belle, soupira-t–elle d’une voix
atone. Je me sens idiote et pathétique parce que je suis
tombée amoureuse de toi.
– Alors, nous sommes tous les deux « pathétiques »,
parce que, moi aussi, je suis en train de tomber
amoureux de toi. Le problème, c’est que je ne sais pas
quoi faire de ce sentiment.
– Eh bien, je vais te le dire, déclara-t–elle. Oublions-le
tous les deux.
Son expression lui fit comprendre que ce n’était pas la
réponse qu’il désirait entendre.
– Pourquoi devrions-nous oublier ? murmura-t–il
contre sa bouche.
– Parce que ce serait une relation sans avenir. N’est-
ce pas ?
– Si tu me demandes de prédire le futur, j’en suis
incapable, Emily. Nous ne pouvons compter que sur le
présent. Ne peux-tu donc t’en contenter ?
Un bonheur fugitif en échange d’une douleur durable ?
Non, merci ! Elle souffrait déjà bien assez comme ça !
En repoussant la séparation inévitable, elle ne ferait
qu’accentuer son affliction.
– Non, dit-elle, je ne peux pas m’en contenter. J’ai
décidé depuis longtemps que les relations qui ne
menaient nulle part n’en valaient pas la peine.
– Je pourrais te faire changer d’avis.
Elle avait terriblement peur qu’il y parvienne, en effet.Il
déposait des baisers sur ses yeux, ses cheveux, sa
gorge. Il caressait son dos avec une tendresse
bouleversante. Il sapait sa résolution avec de la douceur
charnelle en voyant que les mots restaient
inefficaces – et déjà elle sentait mollir sa résistance.
– Je ne veux plus rester avec toi, soutint-elle, se
cramponnant à sa résolution vacillante avec le désespoir
d’un naufragé en train de sombrer. Ramène-moi sur le
continent.
– Je le ferai, murmura-t–il. Demain.
– Ce soir.
– Non…
Il la souleva de terre et l’allongea sur un matelas de
plage, posa ses lèvres sur sa bouche et l’embrassa avec
douceur.
– Je t’en prie, l’implora-t–elle.
– Accorde-moi une dernière nuit, mon Emily.
– Je ne peux pas.
Il l’effleura fugitivement entre les jambes.
– Dis-moi pourquoi tu ne peux pas, puisque tu me
veux autant que je te veux.
Elle frissonna, happée dans les filets inextricables de
la passion.
– Dis-moi pourquoi je suis attirée par un homme qui
n’est pas du tout mon genre, lui rétorqua-t–elle.
– Et quel est ton genre ?
– Un homme qui n’a pas peur de l’amour. Qui sait se
contenter d’un travail routinier, dit-elle, prenant enfin
conscience de la vérité à laquelle elle n’avait cessé de
se dérober. Un homme sans histoires qui n’éprouve pas
le besoin de se mettre en danger pour être comblé.
– Alors, tu as raison, je ne suis pas du tout ton genre.
Sur ces mots, il l’attira plus près, et le frémissement de
son corps, accueillant la supplique de son membre érigé
qui se pressait contre elle, démentit ce qu’elle avait
proclamé. Elle avait la sensation d’avoir enfin trouvé ce
qu’elle quêtait depuis toujours : l’homme idéal.
Transportée par ce contact, elle oubliait déjà qu’il
l’avaittrompée et s’était servi d’elle. Plus rien ne comptait
que le plaisir qu’il était seul à lui procurer. Si, le
lendemain ou les jours d’après, il reniait sa déclaration
d’amour, elle pourrait du moins chérir le souvenir de ce
week-end.
Renonçant à toute dignité, elle se renversa sur les
coussins. Aussitôt, il fut sur elle, en elle. Puissant, brûlant
et exigeant.
En total accord l’un avec l’autre, ils entreprirent une
danse lascive, s’interrompant fugitivement au moment le
mieux choisi pour se noyer dans le regard de l’autre. Ils
étaient ensemble parce qu’ils ne pouvaient rester
séparés. Tout simplement.
9.
Longtemps après, Emily s’étira et déclara vouloir se
rafraîchir un peu. Niko passa la main sur sa mâchoire
légèrement rugueuse d’un air songeur et acquiesça. Il
avait lui-même besoin de se doucher et de se raser.
– Inutile de te presser, dit-il. Nous avons tout le temps
devant nous. Nous dégusterons des mezedes et du vin
en regardant le lever de la lune, et nous dînerons quand
nous en aurons envie.
Emily paressa dans la baignoire, shampouinant ses
cheveux pour les débarrasser du sel de mer. Après
s’être séchée, elle se massa avec un lait hydratant, se
parfuma à peine et passa le caftan de soie. Niko lui avait
dit être amoureux d’elle, mais c’était un aveu concédé à
contrecœur, semblait-il. Elle craignait qu’il ne reniât ces
sentiments le lendemain. Et si cette nuit à venir était la
dernière, elle était résolue à ce qu’elle soit inoubliable
pour tous les deux.
Elle le fut, en effet. Pour d’autres raisons que celles
qu’elle avait anticipées. Dès qu’elle le rejoignit dans la
cabine principale, elle sut que leurs plans étaient
changés.
Niko était douché mais pas encore rasé. Il n’y avait ni
amuse-gueule, ni odeur alléchante sortant du four, ni vin
au frais. Le seul objet sur la table était son téléphone
mobile, et elle comprit qu’il avait été le vecteur de
mauvaises nouvelles.
– Il s’est produit quelque chose, énonça-t–elle avec un
coup au cœur.
– Oui. Je crains qu’il ne faille rentrer tout de suite.
– Pavlos ?
Il secoua la tête.
– Je viens d’apprendre par mon directeur d’opérations
que nous avons perdu le contact avec un de nos pilotes,
en Afrique du Nord. Il devait récupérer un membre de la
Croix-Rouge blessé, dans un camp de réfugiés. Il ne
s’est pas présenté au rendez-vous.
– Que peux-tu faire ?
Il la dévisagea comme si elle avait perdu la tête.
– Aller le chercher, pardi. T’imagines-tu que je vais
rester planté là et l’abandonner à son sort en plein
désert ?
– Non, bien sûr que non, murmura-t–elle, blessée par
sa brusquerie. Puis-je t’aider d’une façon ou d’une
autre ?
– Mets quelque chose de plus chaud, pour
commencer. Ce que tu portes ne convient pas au
voyage. Le vent s’est levé, et le retour sera glacial.
Sans doute trahit-elle sa désolation sans le vouloir, car
il ajouta d’une voix radoucie :
– Je sais que tu es déçue. Je le suis aussi, Emily. Ce
n’est pas ainsi que je comptais passer la soirée. Mais,
dans des situations de ce genre, tout le reste devient
secondaire. La vie d’un homme est en jeu.
– Je comprends, dit-elle.
Et, certes, elle comprenait. Entièrement. Mais… Niko
serait-il à l’abri ? Sa vie à lui, que vaudrait-elle dans
cette aventure où il s’engageait sans savoir quel danger
il affronterait ?
– Est-ce que ce sera risqué ? voulut-elle savoir.
– Sans doute, mais qu’y faire ? Le risque est inhérent
à ce métier. On s’y habitue.
Lui, peut-être. Mais pas elle, pensa-t–elle, soudain
confrontée à la rude réalité de sa vocation humanitaire.
Elle en prenait la mesure pour la première fois, et cela la
remplissait d’appréhension.
– Comment sauras-tu par où commencer tes
recherches ?
– S’il a déclenché sa balise électronique de
localisation, le signal me mènera à lui. Sinon, je connais
la région, je sais où il allait, et j’ai les dernières
coordonnées qui nous sont parvenues avant qu’il perde
le contact.
– Et si tu ne le retrouves pas ?
– C’est une hypothèse inenvisageable, déclara-t–il.
Ce n’est qu’un gosse de vingt-quatre ans. L’aîné de
quatre enfants, et le seul fils, d’une veuve. Mon travail
consiste à le localiser et à le ramener sain et sauf. Sa
famille a besoin de lui.
– Mais si…
Il la fit taire d’un baiser bref et appuyé.
– Pas de « si », fit-il. Ce n’est pas la première fois que
je remplis une telle mission, et ce ne sera pas la
dernière. Je serai revenu demain soir au plus tard. Mais
nous devons absolument nous mettre en route, si je veux
pouvoir décoller à l’aube, demain matin.
Pour quelle destination ? se demanda-t–elle. Une
vaste région désertique éloignée de toute civilisation ?
Une place-forte rebelle où la vie humaine ne comptait
pour rien ?
Se détournant très vite pour qu’il ne voie pas son
désespoir, elle soupira :
– Je vais réunir mes affaires.
– Mon père sera content de te revoir plus tôt que
prévu, en tout cas.
– J’imagine.
Se coulant derrière elle, Niko l’enlaça en murmurant :
– T’ai-je dit que tu es ravissante ?
En apparence, peut-être l’était-elle. Mais, à l’intérieur,
elle se sentait en miettes.
***
L’infirmière remplaçante fut si soulagée d’être délivrée
de sa tâche qu’elle quitta la villa à l’instant où Emily mit
les pieds dans le vestibule.
– Il est impossible ! s’écria-t–elle dans un anglais
quela colère rendait presque incompréhensible. Si je
devais rester un jour de plus, je l’étranglerais ! Adio. Et
surtout, ne refaites pas appel à moi. Apokliete !
– Bonne soirée, dit Emily avec lassitude, alors que sa
collègue lui rabattait la porte au nez.
En la voyant au petit déjeuner, le lendemain, Pavlos ne
chercha même pas à cacher sa jubilation.
– Il ne vous a pas fallu longtemps pour revenir à la
raison, hein, ma petite ?
– Tâchez de vous conduire comme il faut, pour une
fois ! lui rétorqua-t–elle. Je ne suis pas d’humeur à
supporter vos espiègleries.
– Ça s’est donc si mal passé ? ricana-t–il par-dessus
sa tasse de café.
– Pour votre information, j’ai passé des moments
merveilleux. Je suis rentrée plus tôt parce que votre fils a
dû partir à la recherche d’un jeune pilote perdu dans le
Sahara.
L’air railleur de Pavlos se mua brusquement en une
expression d’inquiétude – qu’il se hâta de masquer.
– L’imbécile ! S’il se fait tuer, ce sera bien fait pour
lui !
– Je ferai comme si je n’avais rien entendu.
– Pourquoi ? Ignorer les faits ne les modifiera pas
pour autant. Dès qu’il y a un foyer de troubles quelque
part, vous pouvez être sûre qu’il y va. Un de ces jours, il
jouera d’un peu trop près avec le feu.
Si mal à propos qu’elle pût tomber, sa réponse était
trop véridique pour être ignorée. Emily ne sut guère
comment elle supporta cette journée. Les heures
s’écoulèrent sans apporter de nouvelles,
interminablement. La nuit, en revanche, ne tomba que
trop vite. Dès que le téléphone sonnait, elle avait un coup
au cœur, et son moral chutait un peu plus chaque fois
qu’elle apprenait que l’appel ne provenait pas de Niko.
– Vous feriez mieux de vous habituer, lui conseilla
Pavlos alors que le dîner s’achevait.
– Comme vous ? riposta-t–elle. Vous êtes très fort en
paroles, Pavlos, mais vous vous inquiétez pour lui autant
que moi.
– Sûrement pas, prétendit Pavlos.
Pourtant, il n’y avait pas de véritable conviction dans
son intonation, et son regard se portait aussi souvent
que celui d’Emily sur la grande horloge du mur.
– Où est-il allé, m’avez-vous dit ?
– En Afrique du Nord, dans le désert… je ne sais pas
exactement où.
– Mmm… Ça en fait, du terrain à couvrir.
Elle ferma les yeux, luttant vainement contre la peur.
– Allez vous coucher, lui dit le vieil homme avec une
gentillesse peu coutumière. J’attendrai, et je vous
avertirai dès qu’il y aura du nouveau.
Comme si elle pouvait dormir ! pensa-t–elle.
– Je n’ai pas sommeil. Mais vous devriez vous
reposer.
Ils ne firent pas un mouvement, ni l’un ni l’autre.
L’angoisse les pétrifiait.
Juste après 23 heures, la sonnerie du téléphone creva
le silence. Emily décrocha d’une main tremblante.
– Niko ?
– Qui cela pourrait-il être à une heure pareille ? dit-il
au bout du fil avec un sourire dans la voix.
– Personne, mais… mais il se fait tard et… tu n’avais
pas encore appelé…
– Il va falloir que tu apprennes à me croire lorsque
j’affirme quelque chose, Emily. J’ai promis que je
reviendrais aujourd’hui, et c’est ce que je fais.
Ivre de soulagement, elle prit la main de Pavlos et la
serra.
– Où es-tu ?
– Au bureau. Je rentrerai à la maison dès que j’aurai
établi mon rapport.
– Et l’homme que tu es allé chercher ?
– Le feu avait pris au tableau de bord, ça a coupé son
système de communication. Il a effectué un atterrissage
en catastrophe sur une piste abandonnée datant de la
Seconde Guerre mondiale. Il y en a des centaines, au
Sahara. Celle qu’il a choisie était à près de deux cents
kilomètres de son point de ralliement, mais son système
de balise électronique était encore opérationnel, et le
signal m’a mené directement à lui.
– Il va bien ?
– Oui. Et l’autre bonne nouvelle, c’est que nous avons
pu ramener l’homme qu’il était allé chercher, et le
transporter dans un hôpital avec juste une journée de
retard.
– Tu dois être épuisé.
– Une bonne nuit de sommeil et il n’y paraîtra plus. Je
te vois demain ?
– J’ai hâte de te retrouver. Tu m’as manqué, tu sais.
– A moi aussi, karthula. Je viendrais bien maintenant
mais…
– N’y pense même pas ! Rentre et repose-toi.
– C’est ce que je compte faire. Kali nikhta, ma douce.
Kali nikhta, répondit-elle. Bonne nuit.

***
Pendant la période qui suivit, Emily n’eut que des
raisons d’être heureuse. Pavlos était en bonne voie
d’être rétabli et avait moins besoin d’elle. Ayant admis
qu’elle formait un duo avec son fils, il avait consenti à la
laisser libre le week-end.
Elle ne vivait que pour ces deux jours et ces deux nuits
de félicité. Elle et Niko se réfugiaient dans le spacieux
penthouse qu’il possédait à Kolonaki. Le salon, la salle à
manger et la suite pour les invités ouvraient sur une vaste
terrasse. Il y avait aussi une cuisine moderne et une
bibliothèque. L’étage supérieur était composé d’une
superbe suite, au décor élégant et épuré. Si on n’y
trouvait pas de photos aux murs ni d’autres touches
personnelles, la vaste collection de livres et de CD
révélait les goûts du maître des lieux.
Niko s’efforçait de faire plaisir à Emily, d’agir
commes’ils n’étaient pas différents des autres couples
d’amoureux. Tirant au mieux parti de son emploi du
temps imprévisible, ils explorèrent la région.
Ils pique-niquaient dans les pinèdes des collines ou
faisaient du cabotage le long de la côte. Parfois, ils
s’aventuraient dans des villages reculés où ils
savouraient de merveilleux petits plats dans des
auberges pittoresques. Il leur arrivait aussi de dîner dans
les restaurants les plus sélects d’Athènes. Ils dansaient
joue contre joue dans la salle de l’hôtel Grande-
Bretagne, et faisaient passionnément l’amour dans
l’immense lit de la suite princière.
Lorsque Niko se voyait obligé d’annuler un rendez-
vous – ce qui se produisait souvent –, il envoyait à Emily
des fleurs ou des messages nocturnes qu’elle trouvait à
son réveil. De son côté, elle s’efforçait de ne pas
manifester son inquiétude quand il était en mission.
Mais, tant qu’il n’était pas rentré, elle ne connaissait pas
de paix. Elle arpentait sa chambre pendant la nuit. Elle
manquait d’appétit. Et Pavlos ne ratait jamais une
occasion de lui marteler qu’elle était en train de
commettre la pire erreur de son existence.
Mais elle consentait à vivre avec cette angoisse, car
elle ne supportait pas de mettre fin à sa liaison avec
Niko.
Un jour, Niko dut retourner au bureau, où il avait oublié
son portable. Il emmena Emily avec lui et lui fit visiter
l’aéroport privé qui était sa base d’opérations. Le
bâtiment bas était doté d’équipements électroniques
très haut de gamme. Et sans doute les appareils alignés
sur le tarmac l’étaient-ils aussi. Cependant, quand Emily
les vit pour la première fois, elle fut frappée par leur
apparente fragilité.
– C’est avec ça que tu voles ? demanda-t–elle en
essayant de dissimuler sa consternation.
Il la perçut tout de même et lui lança en riant :
– A quoi t’attendais-tu, chérie ? A des dirigeables ?
– Non, mais… ces trucs sont si petits et si…
démodés.
– « Démodés » ? fit-il, feignant d’être scandalisé.
– Eh bien, oui. Ces drôles de propulseurs à l’avant
ressemblent à des pattes d’araignée.
– Pas possible ? lui répondit-il, pince-sans-rire. C’est
ce qui leur permet de décoller et de se maintenir dans
les airs.
– Mais pourquoi n’utilises-tu pas des jets ? Ils sont
sûrement plus rapides !
– Certes, mais pas aussi maniables ni économes en
carburant. Des bimoteurs à pistons tels que ceux-ci ne
nécessitent pas une piste d’atterrissage aussi longue,
peuvent se poser pratiquement n’importe où et voler à
bien plus basse altitude, expliqua Niko.
Il ajouta malicieusement :
– Veux-tu que je t’emmène sur un de mes « coucous »
pour te montrer de quoi ils sont capables ?
– Non, merci, répondit-elle précipitamment. Je te crois
sur parole !
En partant, ils tombèrent sur Dinos Melettis, le
commandant en second de Niko. Une fois les
présentations faites, ce dernier proposa :
– Venez donc dîner à la maison. Il n’y a rien de prévu
au planning avant la fin de la semaine, et Toula aimerait
faire la connaissance de ta chère et tendre !
Il précisa à l’adresse d’Emily :
– Toula est ma femme.
Ils acceptèrent la proposition et passèrent une soirée
délicieuse. Toula confia à Emily dans son anglais
légèrement hésitant :
– C’est la première fois que Niko amène ici une de
ses maîtresses. Je pense qu’il est très amoureux de toi.
En se remémorant la façon dont il avait pressé sa
jambe sous la table, Emily en était également
convaincue. Pourtant, bien que leur passion ne cessât
de croître, pas une fois au cours de ces semaines ils ne
parlèrent d’avenir. Cela aurait remis en cause le présent,
que les exigences de la profession de Niko rendaient
déjà si fragile.
Emily s’efforçait de s’accommoder de la
situation.Cependant, elle était terrifiée par le travail de
Niko et le fait qu’il s’adjugeait souvent les missions les
plus dangereuses. Lorsqu’elle se risqua à lui demander
pourquoi, il répondit :
– Parce que je suis le plus expérimenté et celui qui a
le moins à perdre.
– Et Vassili ? s’enquit-elle, faisant allusion à un
membre de l’équipe qu’ils avaient croisé une fois. Tu
m’as dit que c’était un pilote virtuose.
– Il a une femme et un fils en bas âge, souligna-t–il.
Cette réponse et ses implications la glacèrent jusqu’à
l’âme.
Un dimanche soir de la mi-novembre, ils buvaient un
petit cognac sur la terrasse de Niko et admiraient la vue
nocturne d’Athènes, scintillant en contrebas. Niko était
en apparence détendu. Mais une tension diffuse émanait
de lui. Emily, qui l’avait parfaitement saisie, se préparait
de son mieux à ce qu’il lui annoncerait.
Il ne prolongea guère le suspense.
– Je repars demain, lui dit-il avec une décontraction
trompeuse. Il se pourrait que je sois absent plus
longtemps que d’ordinaire.
Elle en déduisit aussitôt que cette mission était plus
dangereuse que les autres.
– Combien de temps ? voulut-elle savoir.
– Trois jours, peut-être quatre. Mais sois sûre que je
serai rentré pour le week-end.
– Où vas-tu, cette fois ?
– Encore en Afrique.
Cette réponse évasive était caractéristique ! Jamais il
ne donnait de détails sur son itinéraire, restait toujours
vague sur les motifs de son départ. « Livrer de la
nourriture et des vêtements à un orphelinat… apporter
des kits de survie dans un village isolé par un glissement
de terrain… réaliser une évacuation… remettre des
fournitures à un hôpital de campagne… », lâchait-il du
bout des lèvres lorsqu’elle le questionnait, avant de
s’empresser de changer de sujet.
Mais elle savait que ce n’était pas aussi simple.
Sinon, il n’aurait pas été las et tendu quand il rentrait ; il
ne se serait pas réveillé en sueur à la suite de
cauchemars dont il refusait de parler. Il ne l’aurait pas
serrée dans ses bras, parfois, comme si elle était son
seul rempart contre un infini désespoir.
Cette fois, elle insista :
– Où ça, en Afrique ?
– Quelle importance ?
– Je veux savoir.
Il hésita, tandis qu’elle guettait sa réponse. Quand
enfin il se décida à la livrer, son explication fut tellement
plus effroyable que ce qu’elle aurait pu imaginer, si
grosse de violence, de dévastation et de danger qu’elle
en fut vraiment bouleversée.
Elle savait qu’elle était censée réagir avec calme,
accepter les faits, mais cela lui fut impossible. Elle se mit
à pleurer.
– Emily, murmura-t–il en la serrant contre lui, pas ça.
Nous avons encore toute la nuit à nous.
Mais la nuit ne lui suffisait pas. Elle voulait un
lendemain – ce qui était une sorte de péché capital.
Les larmes d’Emily le prirent par surprise. Furieux
contre lui-même parce qu’il l’avait plongée dans la
détresse, et contre elle parce qu’elle avait toujours su
quel métier périlleux il avait embrassé, il lui dit :
– Voici pourquoi j’ai évité jusqu’ici tout engagement
sérieux avec une femme. Quand je pars en mission, je
dois me concentrer sur ceux dont les vies sont
menacées. Je ne peux pas me laisser distraire de mon
but, me payer le luxe de m’inquiéter pour toi.
– Je sais, murmura-t–elle en s’efforçant de sourire. Je
suis égoïste et déraisonnable. Pardonne-moi, je ne sais
pas ce qui m’a pris. Je ne suis pas aussi émotive,
d’habitude.
Elle ne l’avait pas été aux premiers jours de leur
liaison, il devait le reconnaître. Cependant, ces derniers
temps, le moindre rien semblait la perturber. La semaine
dernière,en allant la chercher à la villa, il l’avait trouvée
en larmes devant le cadavre d’un oiseau qui s’était brisé
le cou en se heurtant à une vitre. Il avait pitié lui aussi du
pauvre petit animal. Mais ne savait-elle pas aussi bien
que lui que la mort faisait partie de la vie, et qu’elle
n’établissait aucune différence entre les jeunes et les
vieux, les coupables et les innocents ?
– Si c’est plus dur pour toi que tu ne l’aurais pensé, et
que tu veux reprendre ta liberté, je comprendrai, lui dit-il.
Elle secoua la tête, refoulant un nouvel afflux de
larmes.
– C’est toi que je veux.
– Malgré tout ce que ça suppose ?
– Oui.
Lui aussi, il la voulait. Au point d’avoir transgressé
avec joie les limites qu’il avait assignées à sa vie
personnelle avant de la rencontrer. Et, en cet instant,
alors qu’elle levait vers lui son beau visage bouleversé, il
la désirait et la voulait plus que jamais.
– Viens avec moi, alors. Ne gâchons pas les heures
qui nous restent avant mon départ, murmura-t–il.
Cette nuit-là, il l’aima avec raffinement, en prenant son
temps. Il ne se soucia que de son plaisir, et de chasser
en elle les démons de la peur. Lorsque, enfin, il la
pénétra sans hâte, aspirant à être pris dans les
convulsions de sa tiédeur moite et à y rester prisonnier à
jamais, il murmura :
– S’agapo, khrisi mou khardia. Je t’aime, Emily…
Il s’éveilla juste avant l’aube, se faufila doucement hors
du lit pour ne pas la réveiller, et alla se préparer dans la
salle de bains. Lorsqu’il fut prêt, il revint un instant dans
la chambre et la regarda dormir.
Il avait envie de la toucher, de poser sa bouche sur la
sienne, de murmurer son prénom. Mais, s’il cédait à
cette tentation, il ne parviendrait pas à la quitter.
Se détournant, il prit son bagage et quitta
l’appartement sans faire de bruit.
10.
L’inquiétude s’était emparée d’Emily et ne lui laissait
plus de répit. Elle la rongeait, jour et nuit. Niko était parti
dans une région où les règles du monde civilisé avaient
cessé d’avoir cours. Chaque jour, on annonçait dans les
journaux des atrocités épouvantables. Le meurtre, la
rapine et la torture étaient là-bas monnaie courante. La
famine et la maladie s’y développaient dans des
proportions effroyables.
Emily était la première à reconnaître que les hommes,
les femmes et les enfants que Niko s’acharnait, comme
bien d’autres, à aider avaient désespérément besoin de
secours. Mais, pour ceux qui commettaient tant de
crimes atroces comme pour ceux qui subissaient leur loi
infernale, la Convention de Genève ne pesait pas lourd !
Nombre d’êtres humains avaient perdu la vie en
défendant les principes auxquels ils croyaient.
Et si Niko allait grossir leurs rangs ?
Epuisée d’anticiper le pire, elle se rabattit sur la colère
pour tenter d’orienter ses pensées sur un terrain moins
destructeur. Pourquoi Niko était-il parti sans lui dire au
revoir ? Pour leur épargner la douleur de l’adieu, ou
parce qu’il accordait plus d’importance à des étrangers
qu’à elle-même ?
Elle eut aussitôt honte de ces interrogations, bien sûr.
Aucune personne digne de ce nom ne pouvait se
montreraussi égoïste ! Si elle aimait profondément Niko,
c’était aussi à cause de sa compassion pour les autres,
justement.
Ensuite, elle tenta d’être optimiste. Jamais il n’avait
perdu un pilote ! « Chez nous, l’urgence n’est pas
l’exception mais la règle. Nous y sommes préparés en
permanence », lui avait-il toujours affirmé.
Alors, comment pouvait-elle désapprouver son
attitude ? Lui reprocher de la quitter quelques jours
lorsque cette brève absence avait une si grande
importance pour des malheureux infiniment moins bien
lotis qu’elle ? Samedi, elle serait de nouveau dans ses
bras, et ce cauchemar serait terminé.
Mais le week-end arriva, puis s’écoula, sans qu’elle ait
de nouvelles de Niko. Le lundi matin, n’y tenant plus, elle
s’effondra devant Pavlos.
– Je suis morte d’inquiétude, lui avoua-t–elle.
– Voilà ce qui arrive quand on s’engage avec un
homme tel que lui.
– Vous parlez comme si j’avais eu le choix. Comme si
j’avais pu décider de tomber amoureuse ou non. Mais
c’est arrivé malgré moi !
– Que pourrais-je répondre ? J’ai essayé de vous
avertir, ma petite. Vous n’avez pas voulu m’écouter.
Maintenant, vous êtes dans un piège sans issue.
– Vous ne m’aidez guère !
Il la contempla d’un air triste.
– Parce que je ne le peux pas. J’ai appris depuis
longtemps qu’en ce qui concerne mon fils l’inquiétude
est vaine. Il fait ce qu’il veut, et tant pis pour ceux qui se
trouvent sur sa route.
– Comment pouvez-vous vous retourner contre votre
fils, et vous moquer de savoir s’il est vivant ou mort,
Pavlos ? s’écria-t–elle avec amertume.
– J’ai des années d’entraînement dans l’art de me
montrer désagréable, ma petite. Selon moi, si je nourris
comme il faut son antipathie à mon égard, il survivrarien
que pour se gausser de moi. Quant au conseil que je
peux vous donner, il n’a pas varié : oubliez que vous
l’avez connu. Vous vous porterez mieux si vous ignorez
ce qu’il mijote.
Mais Emily était bien au-delà de ça, depuis des
semaines. L’incertitude la dévorait. Si elle passait
encore une nuit à s’angoisser, elle deviendrait folle.
Aussi, pendant que Pavlos faisait sa sieste, cet après-
midi-là, elle se rendit en taxi à l’aéroport privé. Mieux
valait affronter le pire que d’être la proie des
cauchemars alimentés par son imagination.
Le grand hangar était vide. Il n’y avait que cinq
appareils sur le tarmac. En revanche, plusieurs voitures
étaient garées devant le bâtiment administratif. Sans se
donner la peine de frapper, elle poussa la porte.
Réunis autour d’une carte étalée sur le bureau de la
réception, trois hommes et une femme étaient en
conciliabule. Parmi eux, Dinos et Toula. En l’entendant
entrer, ils se retournèrent tous. Un silence de mauvais
augure s’abattit sur le groupe.
– Emily, fit enfin Dinos, s’avançant avec un sourire
contraint qui s’effaça vite.
Toutes les peurs qui l’avaient hantée se muèrent
soudain en certitude.
– Tu sais quelque chose, s’exclama-t–elle. Parle.
Il n’eut pas recours à des faux-semblants.
– Nous ne savons rien, reconnut-il. Nous attendons…
– Quoi ? D’apprendre qu’il a été capturé ? Qu’il est
mort ?
– Il n’y a pas de raison de faire de telles suppositions.
Niko a du retard, voilà tout.
– « Du retard ? » s’écria-t–elle, au bord de la crise
d’hystérie. Il a disparu, Dinos !
Toula vint vers elle, alors, et lui saisit les mains.
– Emily, ne te désespère pas, je t’en prie ! Il rentrera. Il
rentre toujours.
– Comment peux-tu en être sûre ? De quand date
votre dernier contact avec lui ?
Il y eut un nouveau silence. Emily sentit sa gorge se
serrer. Elle avait déjà éprouvé cette affreuse sensation
d’étouffement : le jour où elle avait appris la mort de ses
parents.
– Jeudi, précisa enfin Dinos. Mais cela ne signifie
rien. Parfois, il vaut mieux faire le silence radio en
territoire hostile plutôt que de risquer de révéler sa
position.
Il mentait, et mal ! pensa-t–elle en répliquant :
– Vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où il se
trouve, n’est-ce pas ?
– Non, avoua-t–il misérablement, en détournant les
yeux.
– Comment fais-tu, Toula ? s’exclama Emily en luttant
contre un afflux de larmes. Si Dinos ne rentre pas au
moment prévu, comment préserves-tu ta santé
mentale ?
– J’ai la foi, lui répondit-elle avec un regard de pitié. Je
prie Dieu et j’attends. C’est ce que tu dois faire aussi. Il
ne faut pas perdre espoir.
– Toula a raison, Emily, ajouta Dinos. Quoi qu’il ait pu
se produire, Niko trouvera le moyen de te revenir, sois-
en sûre. Allons, il n’y a rien à faire ici. Rentre à la villa, et
attends-le là-bas. Je t’appelle dès qu’il y a du nouveau.
Où as-tu garé ta voiture ?
– Je suis venue en taxi.
– Alors, Toula va te raccompagner.

***
Dinos ne téléphona pas. Alors qu’elle traversait le
vestibule en fin d’après-midi, le mardi suivant, Emily
entendit un véhicule qui se garait dans le chemin
d’accès. Redoutant le pire, elle se précipita pour ouvrir
et se retrouva face à face avec Niko.
Dans la lumière orangée du soleil couchant, il
étaitadossé au chambranle de la porte, un bras ramené
contre son torse.
– Il paraît que tu as demandé de mes nouvelles, dit-il.
Elle avait espéré si fort ce miracle ! Elle avait même
préparé les paroles qu’elle prononcerait, les gestes
qu’elle ferait. Et maintenant qu’il avait lieu, elle demeurait
muette, juste capable de contempler Niko.
Elle avait presque l’impression de le voir comme au
jour lointain de leur première rencontre. Le jean, le polo
au col entrouvert, le blouson d’aviateur en cuir noir, la
haute taille, les cheveux noirs, le fascinant regard vert,
tout était semblable. Mais l’homme qu’elle avait vu alors
était dans une forme physique splendide. Il avait soulevé
son père dans ses bras comme s’il ne pesait pas plus
lourd qu’une plume.
Celui qu’elle voyait à présent paraissait malade.
Emacié, hagard, tout juste capable de se soutenir. Elle
en était presque pétrifiée.
– Eh bien, Emily ? reprit-il.
Se ressaisissant avec un effort surhumain, elle
murmura :
– Il y a longtemps que tu ne t’es pas rasé.
L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de Niko.
– J’attendais une réception plus chaleureuse ! Il faut
croire que j’aurais dû m’attarder plus longtemps.
– Tu aurais peut-être mieux fait de rester, oui ! s’écria-
t–elle, prise de colère sous l’effet du choc. Et même de
ne pas revenir du tout !
Il embrassa du regard son visage défait.
– Emily, karthula…, murmura-t–il d’un ton peiné.
Elle s’effondra, laissant libre cours à ses larmes. Le
flot salé qui coulait sur ses joues lui lava le cœur et
l’esprit, et il ne resta plus en elle que le désir brûlant de le
toucher, de le serrer dans ses bras, d’entendre battre
son cœur et de se prouver, une fois encore, qu’il était
bien vivant et non un fantôme.
– Je ne le pensais pas ! s’écria-t–elle, se jetant contre
lui.
Il grimaça de douleur, la repoussant involontairement.
Elle constata que ses yeux étaient anormalement
brillants et qu’il était en sueur.
– Que t’est-il arrivé ? murmura-t–elle en le scrutant.
– Juste un bobo à l’épaule. Pas de quoi en faire toute
une histoire.
– Ça, c’est à moi d’en juger, décréta-t–elle en
l’emmenant au-delà du seuil.
Il le franchit mais chancela et se cogna contre la table,
envoyant se briser à terre le vase de fleurs qui y était
posé. Au bruit, Giorgios et Damaris accoururent de la
cuisine.
– Donnez-moi un coup de main, leur dit Emily, qui
ployait sous le poids de Niko. Aidez-moi à le monter là-
haut et à l’allonger sur un lit.
Du fond du rez-de-chaussée, Pavlos éleva la voix :
– Ma chambre est plus près. Amenez-le ici.
A eux trois, ils parvinrent tant bien que mal à conduire
Niko dans la suite. Alors qu’ils l’étendaient sur le lit, le
haut de son blouson s’écarta, révélant une tache de sang
qui allait s’élargissant sur le haut du polo.
La gouvernante eut un léger haut-le-corps, mais Emily
adopta instantanément une attitude professionnelle.
– Apportez-moi mes ciseaux, Damaris, dit-elle avec
calme en ôtant sa veste. Je dois découper le tissu.
Giorgios, il me faut des serviettes propres, du
désinfectant et de l’eau chaude.
Elle découvrit, sous le tissu, un pansement trempé de
sang. Il recouvrait une perforation aux bords inégaux,
située à droite de la jointure de l’épaule, juste sous la
clavicule. Luttant pour ne pas trahir sa panique, elle
déclara :
– Une blessure par balle ne peut guère être
considérée comme un « bobo », Niko !
– Où vas-tu chercher qu’on m’a tiré dessus ?
– Je suis infirmière. Je sais reconnaître une blessure
par balle quand j’en vois une. Et celle-ci est infectée. Il
faut que tu voies un médecin.
– C’est déjà fait. De qui crois-tu que je tiens ce
pansement ?
– De quelqu’un qui a dû l’effectuer précipitamment, à
en juger par son aspect. Je t’emmène à l’hôpital.
Il ferma les yeux avec une expression de lassitude
extrême.
– Tu ne feras rien de tel. Si j’avais voulu passer une
autre nuit à l’hôpital, je n’aurais pas demandé à Dinos de
m’amener ici.
– Je ne suis pas Dinos, et il est hors de question que
je prenne le moindre risque avec ta santé.
– Et moi, je ne suis plus un nourrisson.
– Alors, cesse d’agir comme un enfant et fais ce que
je te dis.
– Pas question. Je n’ai pas échappé à un enfer pour
en retrouver un autre.
Emily quêta du regard le soutien de Pavlos,
impassible, dont les vieux doigts noueux étaient
cramponnés à la barre du lit.
– Bon sang, Pavlos, ne pouvez-vous raisonner un peu
votre fils ?
– Inutile, ma petite. Sa décision est prise.
– Très bien, soupira-t–elle à l’adresse de Niko. Il en
sera fait selon ta volonté. Mais que je ne sois pas tenue
pour responsable si tu sors d’ici les pieds devant.
– Oh, tu ne permettrais jamais une chose pareille,
khartula, répondit-il en rouvrant à demi les yeux. Tu es
mon ange de miséricorde.
– On verra si tu es toujours de cet avis quand j’en aurai
fini avec toi.
Elle enfila une paire de gants chirurgicaux et se mit à
la tâche. Pour autant qu’elle pût en juger, il n’avait pas
subi d’atteinte grave. Elle ne trouva aucun point de sortie
lorsqu’elle le tourna sur le côté. Donc, la balle était restée
logée dans sa chair et, avec un peu de chance, le
médecinqui l’avait soigné avait pu l’enlever. Niko
confirma cette hypothèse lorsqu’elle l’interrogea.
Il avait été chanceux, pensa-t–elle. En matière de
blessures par balle, elle avait vu pire : des os et des
organes internes endommagés à jamais. Cependant, la
perforation causée par la balle n’était pas belle à voir.
L’enflure de la chair autour des points de suture et les
lignes rouges qui en irradiaient avaient de quoi
l’alarmer !
– Quand as-tu été touché, Niko ?
– Il y a quelques jours.
Encore une réponse évasive ! pensa-t–elle,
exaspérée.
– Est-ce qu’on t’a hospitalisé ?
– Pendant vingt-quatre heures.
– Tu as été vacciné contre le tétanos ?
– Neh. A l’autre bras.
– En es-tu certain ?
– J’ai pris une balle dans l’épaule, Emily, pas dans la
cervelle. Oui, j’en suis sûr. J’ai encore mal à l’endroit où
ils m’ont piqué.
Enfin une bonne nouvelle !
– Ça aussi, tu vas le sentir passer, dit-elle, sachant
que ce qu’elle s’apprêtait à faire ne serait guère
agréable.
Elle devait nettoyer la blessure, car de menus débris,
provenant du pansement et de Dieu sait quoi d’autre,
s’accrochaient à la plaie encore suppurante.
– Fais ce qu’il faut, et qu’on en finisse, grommela-t–il.
Il avait du cran, ce qui n’étonnait guère Emily. Mais,
alors qu’elle tamponnait les bords à vif de la blessure à
l’aide de pinces chirurgicales, puis lavait la plaie à l’eau
chaude, les tendons de son cou se raidirent comme des
cordes. Enfin, ayant mis en place un pansement propre,
elle déclara :
– Voilà, c’est tout pour l’instant.
– Parfait. Donne-moi mon blouson, et je rentre.
Il tenta de se redresser, pâlit et s’effondra sur ses
oreillers.
– Ne te fais pas plus bête que tu n’es ! s’exclama-t–
elle.Tu n’iras nulle part ! Ta place est au lit, et pour ça,
ton blouson ne te sert de rien.
Il lui décocha un regard vaguement belliqueux.
– Ade apo tho re, Emily. Tu commences à me taper
sur les nerfs.
– Pas autant que toi sur les miens ! Giorgios, prenez-
le par le bras droit et aidez-moi à l’emmener à l’étage.
Nous le mettrons dans la chambre voisine de la mienne.
Elle continua doucereusement à l’adresse de Niko :
– Je te suggère de ne pas me contrarier là-dessus.
Bien qu’il continuât de la fusiller d’un regard noir, il
n’opposa pas de résistance, se contentant de
marmonner :
– Tu pourrais améliorer tes manières ! Echapper aux
rebelles, c’était une partie de plaisir, comparé à toi.
Mais, au moment où il fut installé dans le lit que
Damaris avait apprêté en hâte, il murmura avec un
soupir saccadé :
– Des draps frais. Je n’aurais jamais cru que ce serait
si bon !
Et il s’endormit aussitôt.
Emily alla le voir à de nombreuses reprises pendant la
nuit. Sa blessure et la montée de fièvre qu’elle
occasionnait l’alarmaient. A un moment donné, il ouvrit
les yeux et la fixa comme s’il ne la reconnaissait pas.
Elle constata qu’il était brûlant. Elle lui fit prendre du
paracétamol et lui épongea le front, mais la fièvre
persista.
Elle savait depuis la veille qu’elle ne pouvait que lui
offrir un palliatif, gagner du temps. Elle espérait qu’il se
montrerait moins intraitable le lendemain, et accepterait
les soins d’un médecin. Mais en constatant à l’aube qu’il
avait une dangereuse poussée de fièvre en dépit de ses
efforts, elle prit sur elle de téléphoner au médecin de
Pavlos.
Depuis son arrivée en Grèce, ils avaient acquis une
forte estime réciproque. Il balaya ses excuses d’un « tut,
tut, tut » décidé lorsqu’elle lui demanda pardon de le
déranger à une heure aussi peu convenable.
– J’arrive, dit-il après avoir écouté ses explications.
Il sonna à la villa au lever du soleil, fit subir à Niko un
examen en règle, traita et pansa la blessure, et prescrivit
des antibiotiques ciblés.
– Réjouissez-vous d’avoir une remarquable infirmière
professionnelle à demeure, dit-il à Niko. Sinon, je vous
ferais hospitaliser séance tenante, que cela vous plaise
ou non.
Il prit Emily à part avant de s’en aller.
– Changez son pansement régulièrement et assurez-
vous qu’il s’hydrate comme il convient, lui recommanda-
t–il. Si vous jugez qu’il ne boit pas assez, n’hésitez pas à
me téléphoner. Nous mettrons en place une perfusion.
Le repos et les antibiotiques devraient faire effet. Quoi
qu’il en soit, je repasserai le voir demain matin.
Deux jours durant, Emily se sentit follement heureuse.
L’homme de sa vie était là, près d’elle, en bonne voie de
se rétablir ! Même s’il dormait la plupart du temps,
lorsqu’elle était là, il sentait toujours sa présence.
– Oh, c’est toi, mon ange, murmurait-il d’une voix
pâteuse en lui pressant la main.
Et le cœur d’Emily se soulevait de bonheur.
Le répit fut de courte durée. Le jeudi venu, il se plaignit
d’être confiné au lit et prétendit qu’il avait besoin de se
donner du mouvement pour recouvrer ses forces. Le
lendemain, il descendit au rez-de-chaussée à l’heure du
petit déjeuner. Cela suffit à rouvrir les hostilités entre son
père et lui.
– Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Pavlos avec
humeur.
– J’ai mieux à faire que de paresser au lit toute la
journée, grommela Niko.
– Quoi par exemple ? glissa Emily.
– Du boulot à terminer.
– Si tu entends par là que tu vas retourner en Afrique
et te faire encore tirer dessus, oublie ça tout de suite.
– Ne me dicte pas mes faits et gestes, Emily. Tu n’es
pas ma gardienne.
– Non, je suis la femme qui t’aime.
– Pauvre de vous, ma fille, glissa Pavlos. Parce que
vous avez une rivale jalouse qui s’appelle la mort. Mon
fils flirte avec elle depuis des années.
– Pre sto diavolo ! Va-t’en au diable ! gronda une fois
de plus Niko d’un ton irascible. Tu ignores tout de ce qui
me motive, et plus encore de ce qui me lie à Emily.
– Je sais qu’elle mérite un homme qui sache lui
donner ce que tu ne pourras jamais lui apporter.
– Quelqu’un comme toi, peut-être ?
– En tout cas, elle ne passerait pas ses nuits à
s’angoisser en se demandant où je suis.
– Parce que tu n’es même pas capable de gagner le
seuil sur tes deux jambes.
– Oh, bon sang ! explosa Emily, exaspérée par ce
combat de coqs. Vous êtes tellement orgueilleux que
vous ne mesurez plus le mal que vous vous faites ! A
moins que ça vous soit égal !
– Tiens-toi en dehors de ça, Emily, l’avertit Niko. Ça
ne regarde que lui et moi.
– Pas question ! continua-t–elle, réellement furieuse.
Pavlos est ton père, et tu es son fils unique. Il serait
grand temps que vous enterriez la hache de guerre !
Moi, c’est ce que je ferais, à votre place.
– Tu n’es pas à notre place, lui jeta Niko, si glacial
qu’elle en frémit. Alors, restons-en là. Ce que nous
faisons dans une chambre est une chose. Ma vie en est
une tout autre. Je ne me mêle jamais de la tienne, le
reste du temps. J’apprécierais que tu me rendes la
pareille.
Elle n’aurait pas été plus choquée s’il l’avait giflée à
toute volée.
– Je croyais que notre relation allait au-delà de ça.
– C’est le cas, fit-il, passant rageusement la main
dans ses cheveux. Je t’aime. Tu le sais.
Emily avait cru autrefois que ces trois mots suffisaient
pour donner un sens à une relation entre un homme et
unefemme. Elle savait aujourd’hui qu’elle s’était trompée.
Ils ne signifiaient plus grand-chose s’ils étaient entachés
par le ressentiment.
– Il se peut que tu m’aimes, souffla-t–elle. Mais pas
assez, visiblement.
11.
Avant que Niko n’eût le temps de répondre, elle avait
quitté la pièce. Quelques secondes plus tard, la porte
d’entrée claquait et des pas précipités résonnaient dans
l’allée.
– Bravo, ricana Pavlos. Tu comptes bisser ce joli
numéro ?
– Mêle-toi de ce qui te regarde, gronda Niko en
s’élançant vers le seuil.
– Rends-lui service ! lui cria le vieil homme. Laisse-la
tranquille ! Elle se portera mieux sans toi !
Peut-être était-ce vrai, mais il n’était pas dans le
caractère de Niko de renoncer sans lutter. S’il était
toujours vivant, c’était grâce à son tempérament
combatif ! Emily et lui avaient trop investi dans leur
relation pour qu’elle s’achève sur des mots malheureux.
Ouvrant la porte avec son bras indemne, il la chercha
des yeux. Elle avait déjà franchi l’aire de stationnement
et courait à toutes jambes à travers la pelouse sud.
Résolu à la rejoindre, il s’élança.
Stupide manœuvre, il s’en aperçut rapidement. Au
bout de quelques dizaines de mètres, il était à bout de
souffle et sa blessure lui faisait horriblement mal. Il
n’avait aucune chance de rattraper qui que ce fût ! Pour
couronner le tout, son père était apparu sur le perron,
témoin de sa débâcle.
– Emily ! cria Niko, chancelant presque.
– Quoi ? lança-t–elle en faisant volte-face.
Il ne parvint pas à répondre. Il avait les poumons enfeu
et voyait danser devant ses yeux des papillons noirs.
Humilié, il se plia en deux, le souffle court.
Elle revint vers lui.
– Je ne te savais pas si stupide ! dit-elle. Tu as
sûrement rouvert la plaie et anéanti tous les progrès que
tu avais faits ! Continue comme ça, et tu échoueras à
l’hôpital.
– Je veux être avec toi, souffla-t–il.
– Pour quoi faire ? Puisque nous n’avons rien de
commun hors du lit, selon toi.
– Tu sais très bien que c’est faux.
– Pourquoi as-tu dit le contraire, alors ?
– Parce que je me sentais… frustré. Je ne supporte
pas de ne pas dominer mon existence, et je ne supporte
pas l’hospitalité réticente de mon père. Plus vite je serai
dans mon appartement, mieux ça vaudra pour tout le
monde.
– Tu n’es pas en état de retourner chez toi !
– Tant pis, parce que j’y vais quand même. Viens avec
moi, mon ange, implora Niko, lui prenant la main. Nous
aurons tout un long week-end devant nous. Rattrapons le
temps perdu.
– Je ne suis pas très enthousiaste. Etant donné ce qui
t’est arrivé, je ne crois pas que tu seras… en forme.
– J’ai une épaule hors service, mais le reste
fonctionne aussi bien qu’avant, répliqua-t–il. Rétabli ou
non, je te veux à en avoir mal. Et surtout, j’ai besoin de
toi.
– Tu ne dis ça que pour parvenir à tes fins.
– Tu devrais mieux me connaître ! Je n’ai jamais menti
pour amener une femme dans mon lit, et si c’est ce dont
tu me soupçonnes, tu serais plus avisée de t’en aller !
Il relâcha sa main et recula d’un pas.
– Vas-y, tu es libre.
Elle se mordit la lèvre. Une larme perla au bord de ses
cils.
– Je ne peux pas. Je t’aime.
– Alors, que fait-on là à se disputer ?
– Je n’en sais rien, murmura-t–elle.
Le rejoignant, elle enfouit son visage au creux de son
cou.
– Allez avec lui, décréta Pavlos lorsqu’elle lui annonça
que Niko était déterminé à rentrer au penthouse. Et ne
vous donnez pas la peine de revenir lundi, ajouta-t–il, à
sa grande surprise. Restez le temps qu’il faudra pour
qu’il soit remis sur pied. A en juger par ce que je viens
de voir, il est loin d’être un colosse invincible, comme je
l’avais imaginé complaisamment.
– Vous m’avez engagée pour veiller sur vous !
protesta-t–elle, même s’ils savaient l’un et l’autre que
Pavlos n’avait plus vraiment besoin d’elle depuis
plusieurs jours.
– Pour le moment, vous lui serez plus utile qu’à moi.
Alors, préparez votre bagage et accompagnez-le.
Giorgios vous emmènera dans la Mercedes, ce sera
plus confortable pour le superhéros.
Elle déposa un baiser sur la joue de son patient.
– Merci, Pavlos. Vous êtes un cœur tendre sous vos
airs bougons.
Il la chassa avec une affection bourrue.
– Attention à ce que vous dites, ma petite. Et ne soyez
pas si prompte à la reconnaissance. Mon fils est une
malédiction ambulante, ça m’étonnerait qu’il vous rende
la vie facile !
Emily s’en moquait. Du moment que Niko et elle
étaient ensemble !
Dès leur arrivée à l’appartement, la pluie se mit à
tomber à grosses gouttes, martelant la terrasse. Des
nuages obscurcissaient le ciel, faisant pénétrer dans
l’appartement un crépuscule prématuré. Cela leur était
égal. Ces quelques jours de solitude à deux les
comblaient.
Ce soir-là, ils dînèrent aux chandelles et rentrèrent tôt.
Emily n’anticipait pas une soirée amoureuse, et cela
ne la dérangeait en rien. Elle était heureuse d’être
allongée près de Niko, et de sentir sous sa paume les
battements de son cœur. Elle avait eu si peur de ne plus
jamais avoir ce bonheur !
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre et
s’éveillèrent le lendemain par une matinée noyée de
soleil.
Une semaine commença qui promettait d’être
inoubliable. Tantôt ils faisaient la grasse matinée, tantôt
ils allaient faire des courses à l’ouverture du marché puis
cuisinaient de savoureux plats grecs. Ils visitèrent la ville
dans ses moindres recoins, entrant dans chaque musée,
chaque petite église ; ils explorèrent les galeries d’art et
les antiquaires ; savourèrent de longues heures de
lecture et de musique…
Ils faisaient l’amour souvent, fougueusement, en fin
d’après-midi, près du feu de cheminée,
langoureusement, la nuit, éveillés par on ne savait quel
appel mystérieux.
Ils avaient plaisir à vivre ensemble. Tel un couple
marié. Le mariage était pourtant un sujet qu’ils
n’abordaient pas. Pour cela, il aurait fallu qu’ils
envisagent l’avenir, fassent de nouveau peser dans la
balance le monde qui menaçait d’emporter Niko, et
Emily ne voulait pas s’y risquer. Elle préférait leur
paradis artificiel.
L’univers extérieur reprenait pourtant ses droits. Cela
se sentait à l’impatience qui gagnait Niko à mesure qu’il
recouvrait ses forces. Il commença à retourner sur le
terrain d’aviation une ou deux heures par jour. Au milieu
de la deuxième semaine, il avait repris le travail à plein
temps.
Lorsque Emily se risqua à protester, il déclara :
– Je suis censé diriger, et non rester tranquillement
chez moi pendant que les autres abattent le boulot.
Le troisième dimanche, il fut nerveux pendant toute la
journée. En fin de soirée, alors qu’elle écoutait un CD de
chants de Noël, il leur servit un verre de vin blanc et vint
s’asseoir près d’elle sur le canapé.
– J’ai une chose à t’annoncer, karthula, commença-t–
il.
– Tu repars, dit-elle aussitôt.
– Oui.
– Quand ?
– Demain.
– Déjà ? Sans avoir été prévenu à l’avance ?
– Je suis au courant depuis un jour ou deux.
– Où vas-tu, cette fois ?
Il regarda le feu, les roses rouges qu’elle avait
disposées dans un vase, le livre abandonné sur la table.
Mais surtout pas elle. Saisie d’un pressentiment affreux,
elle murmura :
– Je t’en prie, ne me dis pas que tu retournes dans cet
horrible endroit !
– Il le faut.
– Pourquoi ? Pour te faire tuer pour de bon ?
– Les gens qui sont là-bas ont besoin d’aide. Et moi,
j’ai besoin que tu comprennes que je n’ai pas le droit de
les laisser tomber.
Un élan de colère la souleva.
– Et mes besoins à moi, Niko ? Est-ce que tu t’en
soucies ?
– Je me suis donné à toi entièrement.
– C’est faux. Tu m’accordes ce qui reste après t’être
consacré aux autres.
– Tu te trompes ! Tu préserves ma santé mentale dans
un monde devenu fou. Avant de te connaître, il m’était
égal de ne pas revenir. Maintenant, je ne vis plus que
pour le moment où nous serons de nouveau ensemble.
– Bien évidemment, dit-elle, la voix pleine de larmes.
Je suis le corps bien chaud qui t’aide à oublier les
horreurs que tu as laissées derrière toi. Mais ça ne
change rien au fait que tu accordes plus d’importance à
des étrangers.
– Je ne mérite pas ce jugement, Emily !
– Et moi, je ne mérite pas de rester seule à me
demander si je te reverrai sain et sauf ou sous forme de
cadavre !
– Rien ne t’y oblige, dit-il en posant son verre et en se
levant pour gagner la baie qui ouvrait sur la terrasse. Je
n’ai pas pris d’engagement à vie avec toi. J’ai toujours
su que je ne pouvais rien te promettre de tel.
Ainsi, leur liaison arrivait à son terme, pensa-t–elle. Ille
lui faisait savoir avec l’honnêteté foncière qui le
caractérisait. La parenthèse enchantée s’achevait.
Bourrelée de souffrance, elle lâcha :
– Ça n’aurait jamais pu marcher, nous deux, n’est-ce
pas ?
– Non, jamais, admit-il après un silence pénible et
tendu.
Mais sa voix était rauque, comme étranglée. Et, pour
sa part, elle n’était pas loin d’éclater en sanglots.
– Donc… c’est un adieu, dit-elle d’une voix syncopée.
– Je suppose, oui.
– C’est pour le mieux.
– Sans doute.
Serrant les poings à en avoir mal, elle énonça avec
effort :
– Je vais rassembler mes affaires et partir, alors. Tu
dois te préparer, tu n’as pas besoin que je t’encombre.
Il se contenta de redresser les épaules et de lui faire
face, impénétrable.
– Pas de problème. Je te raccompagne à la villa.
Pour leur rendre la séparation plus douloureuse
encore ?
– Non, dit-elle, je prendrai un taxi juste en bas de chez
toi.
Abandonnant son verre près du sien, elle monta dans
leur chambre et entassa ses vêtements au petit bonheur
dans sa valise. Elle s’efforçait d’être aussi rapide que
possible pour ne pas céder à la tentation de s’effondrer,
de supplier Niko de ne pas la quitter.
Une fois prête, elle aurait aimé emprunter une sortie
dérobée pour leur éviter le crève-cœur du dernier adieu.
Mais il n’y en avait aucune. Il lui fallut rejoindre Niko.
– Je crois que j’ai tout, dit-elle en évitant de le
regarder.
– Si jamais tu as oublié quelque chose, je le ferai
parvenir à la villa, dit-il.
– Merci. Prends bien soin de toi.
– Toi aussi.
Un instant, elle se débattit avec la porte dont le
loquetsemblait coincé. Enfin, elle entendit un déclic. La
porte ne s’ouvrit cependant pas, et elle prit conscience à
travers ses larmes que Niko la maintenait fermée.
– Emily, ne t’en va pas, l’implora-t–il. Ce n’est pas
forcé de se terminer comme ça.
Elle s’effondra, trop malheureuse pour faire preuve
d’orgueil ou de révolte. Pivotant sur elle-même, elle se
cramponna à lui.
– J’ai si peur pour toi, sanglota-t–elle.
– Je sais, chérie, je sais, répondit-il, déposant des
baisers sur ses paupières, ses joues.
Ils quêtèrent le seul réconfort qui leur restait, se
dévêtant à gestes emportés, se prenant avec une hâte
désespérée.
Ensuite, ni l’un ni l’autre n’eut le courage de reparler
de séparation. Ils passèrent la soirée tant bien que mal,
tentant de la faire ressembler à toutes celles qui avaient
précédé depuis deux semaines. Niko tria les vêtements
qu’il emporterait, et Emily les plia pour les mettre dans
son sac comme l’aurait fait une « bonne épouse ». Ils
s’efforcèrent de parler de tout autre chose que de son
départ.
Ils purent à peine toucher à leur dîner. Leur émotion
était tellememnt à fleur de peau qu’elle menaçait à
chaque instant de déborder.
– Assez, fit soudain Niko. Viens au lit, khriso mou.
Laisse-moi t’aimer une dernière fois.
Emily tenta d’oublier le temps, de fermer son esprit à
tout pour n’écouter que son corps. Mais le danger qui
guettait Niko, ce flirt tout proche avec la mort la hantait.
– Je t’en prie, ne pars pas ! l’implora-t–elle finalement.
Si tu m’aimes, reste et garde-moi avec toi, je t’en
supplie.
– Je ne peux pas.
Et de son côté, elle ne pouvait pas accepter ce qu’il
proposait. Niko était un aventurier, un rebelle. Le risque
était sa drogue, et elle ne pourrait jamais comprendre
cela. Elle ne pourrait jamais vivre indéfiniment dans
l’angoisse, en aspirant de surcroît à ce qui lui était
refusé.
Elle mit à profit les instants qu’il leur restait, gravant
dans sa mémoire ses traits saisissants et le grain de sa
peau.
Au-delà des fenêtres, le ciel pâlit, annonçant le lever
de leur dernier jour. Elle ferma les yeux, refusant de le
voir.

***
6 h 30. Il était temps de bouger.
Désactivant l’alarme du réveil avant qu’elle troue le
silence, Niko s’accorda le plaisir fugitif de savourer la
présence du corps tiède à côté de lui. Feignant de
dormir, il avait écouté les sanglots étouffés d’Emily. Il
avait failli la prendre dans ses bras et lui dire :
« J’enverrai quelqu’un d’autre à ma place, et je resterai
avec toi. Nous nous marierons, nous aurons un foyer et
des enfants. »
Mais l’épuisement avait eu raison d’elle et, enfin, elle
s’était endormie. Elle était belle dans son sommeil. Elle
semblait vulnérable, et immensément triste.
C’était lui qui causait cette souffrance. Le flirt sans
conséquence qu’il avait entamé pour dessiller les yeux
de Pavlos s’était mué en relation authentique et
passionnée. Il avait vu venir les choses mais n’avait rien
fait pour les arrêter. Emily l’avait captivé comme aucune
autre femme. Il avait commis la fatale erreur de tomber
amoureux d’elle…
Il y avait pire : égoïstement, il l’avait laissée tomber
amoureuse de lui. Et il était maintenant contraint de la
quitter car la fin de l’histoire ne pouvait pas être
heureuse. Il avait une dizaine de pilotes. Cinq d’entre eux
étaient déjà divorcés, victimes d’une carrière qui
n’autorisait aucune vie de famille.
Niko ne voulait pas de ça. Ni pour Emily ni pour lui. Il
préférait la perdre maintenant et garder de bons
souvenirs. Au lieu d’attendre que la passion se mue en
amertume.
Il se leva furtivement et descendit à l’étage inférieur
pour se doucher et se préparer. Il fut rapide. A 6 h 45, il
était sur la voie du départ.
Il prit un crayon et du papier dans la bibliothèque, et
écrivit :
« Je t’aime assez pour te rendre ta liberté et te
permettre de mener l’existence à laquelle tu aspires.
L’homme qui saura te l’apporter aura bien de la chance.
Sois heureuse, Emily. »
Puis il préleva une rose dans le bouquet qu’elle avait
composé. Et il se faufila de nouveau dans la chambre.
Emily dormait encore. Il avait désespérément envie de
murmurer son prénom, de goûter à sa bouche.
Mais, pour une fois, il agit comme il fallait. Il plaça la
rose et le petit mot sur l’oreiller qu’il avait déserté et s’en
fut.
12.
– Il est reparti, énonça Pavlos, devinant tout au
premier coup d’œil. Il vous a quittée.
Trop malheureuse pour donner le change, Emily se
laissa tomber sur la chaise proche de la sienne.
– Oui, dit-elle.
– Et maintenant ? demanda le vieil homme.
– Je dois m’en aller, Pavlos. Il n’y a plus rien pour moi
ici.
Exception faite d’une rose déjà fanée et d’un mot
d’adieu qui la laissait sans espoir.
– Je suis là.
– Je n’ai que trop abusé de votre générosité, répondit-
elle en secouant la tête.
– Fadaises ! Vous m’avez rendu la santé, vous avez
supporté mon mauvais caractère et…
– Et maintenant, vous êtes rétabli, coupa-t–elle.
Pavlos allait aussi bien qu’il pouvait l’espérer à son
âge. Il avait quatre-vingt-six ans, et personne ne pouvait
rien contre ça.
– Tu m’as donné une raison de sortir de mon lit
chaque matin, insista le vieil homme. Je t’ai prise en
affection. Tu es comme ma fille, et tu auras toujours une
place chez moi.
Remuée par la douceur et la familiarité inattendues du
vieil entêté, Emily fut tentée d’accepter. Etre nécessaire
et utile à quelqu’un, faire partie d’une famille – fût-elle
réduite à deux êtres… N’avait-elle pas aspiré à ce
réconfortpaisible depuis son enfance ? Le bon sens lui
souffla pourtant qu’elle ne trouverait pas de paix dans
cette demeure. Jamais elle ne pourrait entendre tinter la
sonnette sans se demander si c’était Niko, s’il avait
changé d’avis…
Si Pavlos avait été seul, elle aurait peut-être envisagé
les choses différemment. Mais il avait Giorgios et
Damaris, et un médecin le visitait trois fois par semaine.
Elle le laisserait en de bonnes mains.
– Moi aussi, j’ai beaucoup d’affection pour vous, lui
dit-elle. Et je n’oublierai jamais votre bonté. Mais ma vie
est à Vancouver. J’ai une maison là-bas, des amis. Des
obligations professionnelles à honorer.
– Et je ne suis pas une motivation suffisante pour que
tu leur tournes le dos, soupira Pavlos, acceptant sa
décision. Garderas-tu le contact, au moins ?
– Bien sûr.
– Je n’ai pas besoin de te dire que mon fils est un
insensé.
– Pas plus que je ne l’ai été moi-même, Pavlos.
– J’ai essayé de t’avertir, petite.
Hélas, l’avertissement était arrivé trop tard. Elle s’était
livrée au bonheur d’être amoureuse sans penser au
reste. Elle n’avait pas anticipé que leur rupture serait
plus destructrice que leur liaison n’avait été heureuse.
Elle avait fréquenté Niko trois mois. Et, dans ce bref laps
de temps, il l’avait dépouillée de tout.

***
Du moins le crut-elle lorsqu’elle dit au revoir à Pavlos.
Si elle avait eu un autre métier, elle aurait peut-être
attribué ses sautes d’humeur et sa fatigue, une fois de
retour chez elle, au contrecoup d’une liaison qui avait mal
fini. Mais elle était infirmière et, à la fin du mois de
décembre, elle n’eut guère besoin de recourir à un test
de grossesse pour connaître la cause de ses nausées
quotidiennes.
Le futur, dont Niko avait souligné le caractère
imprévisible, s’affirmait par une éclatante certitude : elle
n’oublierait pas cet homme. Il resterait toujours avec elle
car il lui léguait un enfant.
La nouvelle la tira de la léthargie où elle avait sombré
depuis leur rupture. Elle avait vingt-sept ans, bon sang !
Et elle était infirmière ! Comment était-il possible qu’elle
n’ait pas su se protéger contre une grossesse
indésirable ?
Pourtant, ni elle ni Niko ne s’étaient montrés
négligents. Même dans les moments les plus spontanés,
ils avaient pris des précautions. Niko était allé jusqu’à
suggérer en riant qu’ils achètent des préservatifs en gros
pour éviter d’incessantes incursions à la pharmacie !
Cependant, au cours des deux dernières semaines, ils
s’étaient parfois laissé surprendre… La conception
datait sans doute de là !
Son médecin, qu’elle consulta fin janvier, démentit
cette théorie.
– Tu en es déjà à ton deuxième trimestre de
grossesse, Emily. Es-tu certaine d’avoir eu tes règles fin
octobre ?
– Tout à fait sûre, dit-elle, en se rappelant que ses
pertes de sang avaient été moins abondantes que de
coutume.
Elle ne s’en était guère souciée. Elle était tout à son
histoire d’amour.
– Et le père ? demanda le médecin. Vas-tu l’avertir ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que nous ne sommes plus ensemble. Et qu’il
ne veut pas d’enfant. Pas avec moi, en tout cas.
Cette nuit-là, allongée dans le noir, au cœur du
charmant logement qu’elle s’était aménagé, elle pensa
qu’elle installerait un rocking-chair dans l’alcôve proche
de la fenêtre pour bercer son bébé. Quand il serait assez
grand, elle transformerait l’autre chambre en nursery. Elle
peindrait des nuages au plafond et appliquerait des
décalcomanies au mur : des licornes et des lutins, et
puis un ange gardien aussi. Car tous les enfants
devaient en avoir un, même s’ils étaient privés de
père…
Un père… Des souvenirs affluèrent à sa mémoire :
Niko… son souffle tiède effleurant son cou juste avant le
baiser du matin, le murmure de sa voix contre son
oreille…
Et aussi son grand corps hâlé et musclé, son beau
visage au regard intense et chargé de passion…
Oh, qu’elle aurait aimé l’entendre rire de nouveau ! Le
revoir, le serrer dans ses bras !
Alors que l’hiver cédait la place au printemps, elle
s’efforça de son mieux de laisser le passé derrière elle.
Mais c’était deux fois plus difficile avec le bébé qui
grandissait dans son ventre.
Il suffisait d’un rien pour lui rappeler Niko. Un article de
journal traitant de l’aide humanitaire, un air de musique
qu’ils avaient écouté ensemble… Il était dans son cœur
et dans son âme.
Elle n’en était pas moins seule. Il avait préféré risquer
sa vie dans une partie tourmentée du monde plutôt que
de risquer son cœur avec elle. Eh bien, grand bien lui
fasse ! pensa-t–elle, se révoltant contre sa propre
faiblesse. S’il était incapable de s’engager totalement,
elle préférait se passer de lui !
La colère était plus facile à porter que le chagrin,
même si, au bout du compte, sa situation restait la
même.
Lorsqu’elles apprirent qu’elle allait devenir mère, ses
amies lui demandèrent si elle pourrait se débrouiller
financièrement, et elle répondit par l’affirmative.
Par une étrange ironie du sort, c’était grâce au grand-
père de son bébé qu’elle avait accumulé de
substantielles économies.
La nature elle-même lui causa un nouveau choc. En
mai, à trente-trois semaines de grossesse seulement, en
dépit de toute attente, elle donna le jour à une petite fille
de 1,7 kilo.
En tant qu’infirmière, elle savait qu’un prématuré né
peu avant terme avait d’excellentes chances de survivre
sans complications. En tant que mère, elle se rongea
d’inquiétude pour la délicate et minuscule créature
qu’elle avait mise au monde et qui avait aussitôt conquis
son cœur.
Elle l’avait appelée Helen. Pour Emily, c’était le plus
beau bébé du monde. Helen apportait de la lumière
dans sa vie. En la tenant contre son sein et en se
balançant dans le rocking-chair alors que les cornouillers
fleurissaient devant sa fenêtre, elle parvenait à trouver
une certaine paix.
Le printemps céda la place à l’été. Emily avait tenu la
promesse faite à Pavlos et, les premiers temps, ils
avaient échangé de nombreux mails. A mesure que les
mois avaient passé, cependant, leurs échanges étaient
devenus plus rares. Il ne mentionnait jamais Niko, n’était
pas très disert, et elle avait préféré ne pas lui annoncer
sa grossesse. A quoi bon le perturber ?
Après la naissance de sa fille, cependant, elle ne fut
plus aussi sûre d’avoir fait le bon choix. Pavlos serait-il
heureux d’apprendre qu’il était grand-père ? Ou bien la
naissance d’Helen élargirait-elle le fossé qui le séparait
de son fils ? Et surtout, pourrait-il cacher le fait à Niko ?
Elle était certaine que Niko se ferait un point d’honneur
de l’épouser s’il savait qu’elle avait un enfant de lui, et
cela ne ferait qu’occasionner des souffrances pour tout
le monde. Quel enfant s’accommoderait d’avoir un père
qui, comme l’avait une fois souligné Pavlos, flirtait avec
la mort en toute occasion !
A mesure que l’été avançait, Helen se développait
harmonieusement. Si elle restait petite pour son âge, elle
pesait maintenant plus de trois kilos et demi.
Un matin qu’Emily pliait du linge dans la cuisine
pendant que sa fille dormait, elle reçut un coup de fil
désespéré de Giorgios. L’état de Pavlos s’était dégradé
et il y avait peu d’espoir qu’il se remette. Il refusait
d’entrer à l’hôpital et réclamait Emily.
– Et son fils ? demanda-t–elle. A-t–il été prévenu ?
– Nous avons essayé, mais il est au loin.
« Typique ! » pensa-t–elle.
– Viendrez-vous, Emily ?
Comment aurait-elle pu refuser ? Pavlos avait besoin
d’elle !
– Bien sûr, mais j’ai d’abord des dispositions à
prendre.
– Je crains qu’il n’en ait plus pour longtemps, lui dit
Giorgios d’une voix brisée. Il n’a plus envie de vivre,
Emily. Il me demande souvent : « A quoi bon me réveiller
chaque jour dans une maison vide ? »
– Dites-lui de tenir bon, répondit-elle farouchement. Ne
lui permettez pas de mourir avant que je ne sois là.
Deux jours plus tard, elle arriva en taxi à la villa, avec
Helen. Il n’avait pas été évident d’obtenir un passeport
pour son bébé dans un délai si court, mais elle avait eu
la chance d’attendrir un fonctionnaire qui, mis au courant
de la situation, avait coupé court aux lenteurs
bureaucratiques.
Sous le ciel éclatant, le beau domaine était tel qu’en
son souvenir. Mais, dans la maison, l’atmosphère était
lugubre, oppressante. Cependant, la présence du bébé
provoqua un vif émoi.
– Oui, c’est ma fille, déclara Emily à Damaris,
stupéfaite.
Puis, se tournant vers Giorgios :
– Est-ce que j’arrive à temps ?
– Oui. Quand il a su que vous veniez, ça l’a revigoré. Il
est réveillé, et il a demandé à vous voir il n’y a pas une
minute.
– Alors, ne le faisons plus attendre, dit-elle en prenant
sa fille dans ses bras.
Son métier lui avait maintes fois fait côtoyer la mort, et
elle se croyait endurcie. Pourtant, elle éprouva un
véritable choc quand elle vit Pavlos. Frêle et comme
desséché, il avait les yeux clos, le teint cireux. S’il n’avait
respiré régulièrement, on aurait pu penser que la vie
l’avait abandonné.
– Tenez-la une minute, s’il vous plaît, chuchota-t–elle
en confiant Helen à Damaris et en s’approchant du lit.
– Bonjour, mon cher Pavlos, lança-t-elle doucement.
Il ouvrit les yeux.
– Tu es venue, fit-il d’une voix qui n’était plus que
l’ombre de son ancienne voix grognon et vigoureuse.
– Bien sûr.
– Tu es une bonne fille.
Ravalant son chagrin, elle reprit Helen dans ses bras.
– J’ai amené quelqu’un, annonça-t–elle. Dites bonjour
à votre petite-fille, Pavlos.
Il dévisagea le bébé, qui posait sur lui ses grands yeux
bleus, et chuchota d’une voix presque inaudible :
– C’est la fille de Niko ?
– Oui.
Des larmes roulèrent sur son visage ridé.
– J’ai cru que je ne verrais jamais ce jour. Yiasu, kali
egoni. Bonjour, ma toute petite.
– Elle s’appelle Helen.
– Un prénom bien grec, murmura péniblement Pavlos.
Un beau prénom pour une belle enfant.
– Je pensais que vous approuveriez.
– Bien sûr. Elle est de mon sang, et tu es sa mère.
Parle-moi d’elle, dis-moi tout.
– Demain, biaisa Emily, voyant sa fatigue. Pour
l’instant, essayez de dormir.
Il l’agrippa par la main.
– Le sommeil viendra bien assez vite, ma fille, et nous
savons tous les deux que je ne me réveillerai pas de
celui-là. Parle tant qu’il est encore temps.
– Restez avec lui, souffla Damaris en reprenant le
bébé. Je m’occuperai de la petite.
– Emmenez Giorgios avec vous, grommela Pavlos à
la gouvernante. Sa mine d’enterrement me fatigue.
– Le pauvre, soupira Emily lorsqu’elle fut seule avec le
vieil homme. Giorgios vous aime tant. Et puis…
Elle désigna le ballon d’oxygène et l’attirail médical qui
encombrait la chambre :
– … Tout ceci l’effraie sûrement.
– Je sais, et ça me peine de le voir dans cet état. Jelui
épargnerais ce spectacle si je pouvais. Il a été un fils
pour moi, plus que Niko ne l’a jamais été.
– Niko aussi vous aime.
– Allons, ma petite, épargne-moi ces platitudes ! Je
me meurs. Si je compte réellement pour lui, pourquoi
est-il le seul à ne pas être présent ?
Le bruit de pas qui venait de retentir dans la pièce
voisine s’arrêta brusquement.
– Mais je suis ici, dit Niko depuis le seuil. Je suis venu
dès que j’ai su.
13.
Emily se figea sur place, en proie à un accès de
panique, submergée par des émotions contradictoires.
Son instinct lui dictait de fuir le plus loin possible. Tout
était bon pour tenter de juguler l’élan de nostalgie qui
l’avait saisie au son de sa voix, et ce désir de le toucher
comme autrefois. Et, surtout, tout était bon pour
l’empêcher de découvrir la vérité au sujet d’Helen !
Que ferait-elle, s’il l’avait déjà vue et avait compris
qu’elle était sa fille ? Et si ce n’était pas le cas, sous quel
prétexte pouvait-elle quitter Pavlos alors qu’il se
cramponnait à elle si désespérément ?
Domptant ses émotions, elle fit appel à son sang-froid
d’infirmière. Affichant un calme trompeur, elle pivota sur
son fauteuil et regarda Niko.
Il offrait une image poignante. Ses yeux étaient
creusés par la fatigue, il n’était pas rasé, ses cheveux
trop longs étaient à peine coiffés. Il semblait avoir dormi
dans les vêtements qu’il portait pendant plusieurs jours
et le cadran de sa montre de vol était étoilé. Surtout, il
semblait incommensurablement triste.
– Je vous laisse seuls tous les deux, dit Emily en se
levant.
– Non, siffla Pavlos, cherchant son regard.
Niko traversa la pièce et la fit se rasseoir.
– Je t’en prie, reste, mon ange. Ce que j’ai à dire
s’adresse autant à toi qu’à lui.
– Ne t’avise pas de le bouleverser !
– Je n’en ferai rien, affirma Niko en tirant une chaise
de l’autre côté du lit de son père et en lui serrant les
doigts.
La vision de sa main forte et hâlée enfin liée avec la
main veinée et frêle du vieil homme était
douloureusement émouvante, et Emily préféra détourner
les yeux.
– Si tu es venu danser sur ma tombe, dit Pavlos, il
était inutile d’accourir. Je ne suis pas encore mort.
– Et j’en remercie le ciel, patero, car je tiens à te dire
que je regrette d’avoir été un si mauvais fils.
– Bonté divine, une révélation tardive ! lâcha Pavlos
avec un faible rire. A quoi est-elle due ?
– Je reviens d’un enfer où règnent la corruption
politique et le meurtre à grande échelle. J’ai assisté à
des massacres sans rien pouvoir faire pour les
empêcher. J’ai enterré un nourrisson et pleuré sur sa
tombe parce qu’il n’y avait personne d’autre pour porter
son deuil.
Submergé par l’émotion, Niko s’éclaircit la gorge et
caressa doucement la vieille main de son père.
– Toute cette dévastation a eu raison de moi. Que
faisais-je là à aider des familles en terre étrangère alors
que la mienne s’effondrait ? De quel droit t’ai-je tenu à
distance, patero, alors que ta seule faute était de vouloir
m’offrir une vie meilleure que celle que tu avais connue ?
– Tu es mon fils, murmura Pavlos. Têtu, orgueilleux et
résolu à tracer ton chemin dans le monde comme je
l’étais à ton âge. Et ce monde, tu as voulu le rendre
meilleur.
– Oui, mais ainsi je t’ai négligé. Est-il trop tard pour te
demander pardon ?
Avec effort, Pavlos posa une main sur la joue
rugueuse de son fils.
– Ah, mon garçon, fit-il d’une voix rauque. Ne sais-tu
pas qu’il n’est jamais trop tard pour un père, et qu’il est
toujours prêt à accueillir le retour de son enfant ?
Niko éclata alors en sanglots âpres, et Emily ne
lesupporta pas. Se levant de sa chaise, elle gagna les
portes-fenêtres du salon et s’enfuit sur la terrasse.
Une allée menait à un banc ombragé, isolé de la
maison par un bouquet de citronniers. Elle s’y réfugia et
se débattit avec ses propres démons.
Elle avait lutté dur pour oublier Niko. Elle s’était
efforcée, par tous les moyens, de trouver un équilibre
grâce à son bébé. Et tout ça pour quoi ? Pour retomber
sous son emprise en une fraction de seconde,
bouleversée par les larmes qu’elle n’aurait jamais cru lui
voir verser, par les mots qu’elle ne pensait jamais
entendre. Foulant aux pieds sa fierté, il avait ouvert son
cœur, et par la même occasion reconquis sa place dans
le sien.
Elle ne pouvait pas s’autoriser cette folie ! Revivre les
affres qu’elle avait connues ! Elle avait un bébé,
maintenant, et se devait de le protéger. Helen avait
besoin d’une mère toute dévouée, et non d’une mère
ravagée par des désirs impossibles à combler. Si elle
savait s’y prendre, elle parviendrait à quitter
discrètement et rapidement la villa. C’était la meilleure
solution. La seule.
Résolue, elle revint vers la maison et franchit le seuil
pour se retrouver face à Giorgios.
– Je vous cherchais, Emily. Votre petite fille a faim,
elle pleure et Damaris n’arrive pas à la calmer.
– Demandez-lui de me l’amener dans le salon, il y fait
plus frais.
– Si vous préférez aller à l’étage, nous avons préparé
votre suite.
– Merci, Giorgios. Mais Niko est là maintenant, alors
je ne resterai pas.
– Pavlos sera déçu.
– Je ne crois pas. Nous avons eu nos moments à
nous. Ceux qui restent reviennent à son fils.
***

***
Niko resta avec son père jusqu’à ce qu’il fût endormi,
puis il partit à la recherche d’Emily. Il avait enfin fait la
paix avec Pavlos. Il était temps de se réconcilier avec
elle. Il lui avait fait beaucoup de mal, pour des motifs qui,
avec le recul, lui semblaient d’un égoïsme
impardonnable. Eh bien, il en avait fini avec ça ! Tout
allait changer !
Il traversa la maison silencieuse et, aux abords du
salon, perçut un doux murmure qui capta son attention. Il
entra, s’apprêtant à délivrer quelque oiseau égaré venu
du jardin. Il découvrit alors Emily, près de la fenêtre
ouverte. Drapée à demi dans un châle, elle était
penchée sur le bébé pendu à son sein.
Cette vision lui causa un énorme choc. Il l’avait
engagée à trouver un homme qui lui conviendrait. Mais
jamais, au cours de leur séparation, il n’avait imaginé
qu’elle eût suivi le conseil au point d’avoir mis au monde
un enfant !
Comme si elle s’était sentie observée, elle se
retourna. En le voyant, elle rabattit très vite le châle sur le
bébé – un nourrisson de quelques mois, pour autant qu’il
ait pu en juger.
– Eh bien ! fit-il, feignant un amusement qu’il était loin
d’éprouver. Je ne m’attendais pas à ça !
Elle haussa légèrement les épaules.
– La vie nous surprend toujours…
Il lorgna le bébé, dont il ne voyait que les petits pieds
chaussés de rouge.
– Fille ou garçon ? s’enquit-il.
– Fille.
– Elle te ressemble ?
– Il paraît que oui.
– Elle a de la chance. Es-tu heureuse ?
– Follement. J’ai tout ce que je désirais.
– Vraiment ?
Il ne l’aurait jamais pensé ! Elle était nerveuse, tendue,
mal à l’aise. Elle n’osait pas le regarder. Elle tripotait
lechâle sans raison. Et puis… il y avait autre chose qui
ne collait pas.
Il regarda ses mains fébriles, et sut ce que son
inconscient avait remarqué avant lui.
– Pourquoi ne portes-tu pas d’alliance, alors ?
demanda-t–il.
Emily avait redouté et anticipé bien des questions.
Mais pas celle-là ! En un éclair, elle envisagea
d’improviser un mensonge puis se ravisa. Puisqu’il
supposait qu’elle avait trouvé un autre homme, pourquoi
ne pas le laisser persister dans sa propre méprise ? Elle
dirait la vérité – ou du moins, une version édulcorée des
faits, et s’il continuait à faire erreur, ce serait tant pis
pour lui…
– Parce que je ne suis pas mariée, répondit-elle.
– Pourquoi ?
– J’ai mal choisi l’homme avec qui j’ai eu une relation.
Nous nous sommes séparés et j’élève seule ma fille. Ne
prends pas cet air désapprobateur ! C’est monnaie
courante, aujourd’hui.
– Ce n’est pas ton genre, Emily. Tu aurais dû t’en tenir
au genre d’homme que tu as toujours recherché.
– Mais je ne l’ai pas fait. Et j’ai eu un bébé.
– Tu peux encore avoir les deux. Il n’est pas trop tard.
– Je crains que si. Il n’y a pas tellement de candidats
prêts à accepter l’enfant d’un autre.
– Il y a moi, déclara Niko. Si tu veux de moi, je
t’épouse.
Elle s’attendait si peu à une telle proposition qu’elle
faillit lâcher Helen.
– Ne sois pas ridicule ! Le Niko Leonidas que je
connais ne mise rien sur le mariage !
– Il n’existe plus. Il a mûri, et il sait ce qui compte dans
la vie.
– Il croyait qu’il était important d’aider les démunis.
– Il le croit toujours.
– Je n’ai besoin de rien, Niko. Je peux très bien me
débrouiller par moi-même.
– Tu ne me comprends pas. Je n’ai pas renoncé à
défendre les causes que j’ai soutenues tout au long de
ces années. Je continuerai à le faire. Mais je n’ai plus
besoin pour ça de jouer ma vie à la roulette russe. Il y a
d’autres moyens plus efficaces de changer les choses.
– M’épouser n’en fait pas partie, répliqua-t–elle.
Mais comme elle aurait voulu pouvoir proclamer le
contraire !
Il traversa la pièce en deux ou trois enjambées, et la
rejoignit.
– Ecoute-moi, plaida-t–il. Je t’aime. Laisse-moi une
chance de te le prouver. Permets-moi de t’offrir un foyer
pour toi et ton enfant. Peu importe que le sang d’un autre
coule dans ses veines. Il est de toi et ça me suffit pour
l’aimer comme s’il était le mien.
– Oh, Seigneur…, murmura-t–elle, au bord des
larmes. Je n’étais pas préparée à ça.
– Moi non plus. Si tu as besoin de temps pour
réfléchir…
– Nous en avons besoin tous les deux, Niko. Pour le
moment, tu te dois à ton père. Et tu es trop fragile
émotionnellement pour prendre des décisions
importantes.
– Pas au point d’ignorer où j’en suis. Par respect pour
mon père, je n’exige pas de réponse immédiate. Mais je
n’attendrai pas indéfiniment.
– Nous ne sommes pas seuls en cause, Niko. Ma
situation… n’est pas exactement ce que tu crois.
– Tu m’aimes ?
– Oui.
– Es-tu mariée ?
– Je t’ai dit que non.
– Alors, il n’y a rien d’insoluble. Ecoute… je suis dans
un état effroyable. Je rentre me doucher et me ressaisir
un peu. Mais si tu imagines que ma proposition est
improvisée…
– Est-ce le cas ? Après tout, tu es quelqu’un de
chevaleresque.
– C’est moi que je cherche à sauver, cette fois, Emily.
J’y ai mis le temps, mais je vois enfin clair. Seul un fou
rejette les choses précieuses qui embellissent sa vie.
J’étais en route pour le dire à mon père avant même de
savoir qu’il était mourant. Hélas, j’ai trop attendu pour lui
revaloir les années perdues. Je ne commettrai pas la
même erreur avec toi.
Il fit volte-face et quitta la pièce. Mais ses dernières
paroles avaient réchauffé le cœur d’Emily au-delà de
toute espérance.
Pendant l’absence de Niko, Giorgios vint la trouver :
Pavlos était réveillé. Elle se rendit aussitôt à son chevet.
Il s’éclaira en voyant Helen et voulut prendre la petite
dans ses bras. Mais l’effort était trop grand. Il s’effondra
sur les coussins, son vieux cœur battant de façon
erratique. Il ne tarda guère à somnoler.
Niko fut bientôt de retour et s’installa de l’autre côté du
lit pour le veiller avec Emily. Sentant sa présence, son
père murmura :
– Tu es là, fils ?
– Oui, babas, je suis là.
– Tu seras un homme riche quand je serai parti.
– Pas aussi riche que si tu restais parmi nous.
– Le temps manque pour ça, mon garçon. C’est à toi
et à Emily de prendre le relais.
– Je sais.
– Veille bien sur elle.
– Je le ferai.
– Et sur ma petite-fille. Sois meilleur père que je ne l’ai
été.
Interdit, Niko lança un coup d’œil acéré à Emily mais
ne manifesta aucune émotion.
– Je ne te ferai pas défaut, babas, se contenta-t–il de
dire.
– Tu ne m’as jamais déçu, mon fils, souffla
Pavlos,d’une voix presque inaudible. J’ai toujours été fier
de toi… j’aurais dû te le dire plus tôt.
Après cet effort, il se rendormit plus profondément, sa
respiration imperceptible soulevant à peine le drap qui le
recouvrait. Emily s’affaira à surveiller la perfusion et
l’alimentation en oxygène. Elle espérait différer la
question qu’amènerait inévitablement l’ultime requête de
Pavlos. Mais Niko resta concentré sur son père.
Au bout d’une heure ou deux, Emily s’éclipsa dans le
salon pour nourrir Helen sans déranger Pavlos. Puis
l’après-midi toucha à sa fin et le crépuscule tomba.
Giorgios apporta une collation. Damaris coucha Helen
dans un berceau improvisé – le tiroir d’une commode
douillettement garni de linges.
Le médecin vint voir son malade, croisa le regard
d’Emily et secoua la tête d’un air navré. Il annonça qu’il
reviendrait à l’aube.
La nuit durant, Emily et Niko veillèrent, sans presque
parler. Leurs pensées allaient vers le vieil homme qui
avait marqué leurs existences et s’éteignait sous leurs
yeux.
A 6 heures le lendemain, Pavlos rendit son dernier
soupir.
– Il est parti, Niko, murmura Emily. C’est fini.
Niko hocha la tête, et prit dans ses bras le frêle corps
de son père. Se retirant pudiquement pour lui laisser ce
dernier adieu, elle sortit sur la terrasse. Un nouveau jour
ensoleillé s’annonçait à peine. Le premier sans Pavlos.
Elle s’aperçut que Niko l’avait rejointe à l’instant
seulement où il prit la parole.
– Il délirait, n’est-ce pas, en affirmant que le bébé était
de moi ?
– Non, répondit–elle, consciente de ne pouvoir cacher
la vérité plus longtemps. Tu es bien son père biologique.
– C’est impossible ! Nous avons toujours pris des
précautions !
– Il faut croire que nous n’avons pas été aussi
efficaces que nous l’avions cru.
– Quel âge a-t–elle ? Elle paraît avoir quelques
semaines seulement !
– Elle a trois mois. Elle est très petite parce qu’elle est
née prématurée, avec sept semaines d’avance.
Il chancela presque.
– Pourquoi ne m’as-tu pas averti ? Il y a neuf ou dix
mois, je veux dire. Si j’avais su, je t’aurais épousée tout
de suite !
– Je sais, et c’est précisément de cette réaction que
je ne voulais pas. Et je persiste à ne pas vouloir.
– Je craignais bien que ce ne soit l’explication.
Apparemment, j’ai le don de gâcher tout ce qui compte
le plus pour moi.
Il rentra alors dans la maison, terrassé par un chagrin
si visible qu’elle n’osa même pas se retourner vers lui.
14.
Elle ne vit guère Niko au cours de la semaine suivante.
Il fut occupé par les dispositions à prendre, par
l’enterrement de son père, par les nombreux associés
d’affaires de Pavlos qui défilèrent à la villa pour lui
rendre un dernier hommage.
Elle aidait Damaris à servir des rafraîchissements à la
kyrielle de visiteurs, et passait avec Helen de
nombreuses heures dans le jardin, à se demander ce
que l’avenir lui réservait. Si Niko prenait le temps de
faire connaissance avec sa fille, il la traitait, pour sa part,
plutôt comme une sœur que comme une amante. Avait-
elle gâché leurs chances de devenir un couple en
cachant la naissance du bébé ?
Elle eut la réponse quand Niko vint la trouver un jour,
alors qu’elle était assise à l’ombre d’un olivier en
surplomb de la mer. Ils avaient de nouveau la villa pour
eux seuls, depuis deux jours. Mais il faisait trop beau
pour s’enfermer à l’intérieur.
– Nous avons laissé le passé en paix, Emily, dit-il en
s’asseyant près d’elle, sur la couverture qu’elle avait
étalée sur la pelouse. Maintenant, il faut songer à
l’avenir. J’ai promis de ne pas te bousculer pour avoir
une réponse à ma demande en mariage. Mais je suis à
bout de patience.
– Tu… tu veux toujours m’épouser ? s’étonna-t–elle.
– Plus que jamais. La question est de savoir si tu as
suffisamment confiance en moi pour accepter.
– Pourquoi me défierais-je de toi ?
– Voyons… J’ai prouvé que j’étais dénué de scrupules
en tentant de te confondre parce que je te prenais pour
une aventurière. Je t’ai séduite, et puis j’ai prétendu que
nous ne formions pas un couple susceptible de durer et
j’ai suggéré de mettre fin à notre liaison. Je t’ai quittée.
Puis tu as eu un enfant et tu n’as pas osé me l’annoncer
car tu considérais, à juste titre, que je ferais un mauvais
père. Faut-il que je continue ?
– Non ! Tu viens de dire toi-même que nous devions
envisager le futur. Faisons-le !
– Très bien. Voici ce que j’ai décidé : je continuerai à
soutenir les causes auxquelles je crois. Mais je cesserai
d’être pilote pour codiriger l’entreprise avec Dinos. Je
vais m’occuper de près des affaires de mon père,
comme il l’a toujours souhaité. Si nous nous marions, et
que tu es d’accord, j’aimerais vivre ici et garder Giorgios
et Damaris, qui ont toujours été fidèles à ma famille.
Ainsi que tout le personnel… Je m’en tire comment,
jusqu’ici ?
– A merveille ! Je ne pourrais souhaiter mieux.
– Tu acceptes de m’épouser, alors ?
– Je n’en suis pas sûre, biaisa-t–elle avec coquetterie.
Depuis une semaine que tu es ici, tu dors dans une
chambre à l’opposé de la mienne et de celle de ta fille.
Tu as l’intention de continuer ?
– Pas si tu m’acceptes dans la tienne.
– Alors, c’est oui.
Niko laissa échapper un long soupir.
– Merci, mon ange, dit-il. Je me sentais très triste et
très seul depuis la mort de mon père. Je n’étais pas fier
de moi et j’avais très peur d’avoir tout gâché avec toi,
irrémédiablement.
– Moi aussi, Niko, j’avais de la peine. Mais cela n’a
rien changé à mes sentiments pour toi. Je t’aime. Je
t’aimerai toujours.
– Et je t’aime aussi. Plus que je ne saurais
l’exprimer.J’aime notre fille, et je vous protégerai toutes
les deux, notre vie durant.
Ce soir-là, après avoir couché Helen dans son
berceau improvisé, ils la regardèrent dormir un long
moment, attendris.
Puis ils allèrent au lit, et se redécouvrirent l’un l’autre.
Avec des mots et des gestes d’amour, ils retrouvèrent la
magie qu’ils redoutaient d’avoir perdue. Et ce fut aussi
merveilleux qu’auparavant.
Blottie dans les bras de Niko, Emily murmura d’une
voix alanguie, en entendant Helen gémir dans son
sommeil :
– Il va falloir qu’on lui achète un vrai berceau, tu ne
crois pas ?
– Demain, ma chérie, dit Niko en l’embrassant sur la
bouche, longuement, pour lui souhaiter bonne nuit.
Ce baiser avait, pensa Emily, le goût du soleil et de
toutes ces choses délicieusement grecques : les
citronniers, la mer turquoise, les couchers de soleil
couleur de mangue, les aubes éthérées…
Il avait le goût de l’éternité.

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