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«L'enfer devient une cuisine de feu où les damnés sont apprêtés pour les banquets des

diables (...). Les repas sont des réalités bien concrètes pour le commun des mortels, ce qui
permettait de penser que le supplice des damnés en enfer relevait tout autant du réel. C'est
bien là la force de l'image et de son pouvoir de suggestion», estime Patrick Rambourg.
Plus prosaïques, les scènes de marché et de cuisine mettent en lumière des pratiques
encore utilisées aujourd'hui. Les peintures restituant les fêtes princières font ressortir le faste
et la magnificence d'une époque, faisant glisser l'idée d'un simple repas vers ce qu'on
nommera l'art culinaire et de la table. Certaines images permettront même la datation
approximative de l'introduction de la fourchette ou du prestigieux verre de Murano.
En un parcours thématique et chronologique, Rambourg offre une synthèse savante et
richement illustrée de ces traditions. Il commente pour ​Le Figaro​, dix de ces représentations
alimentaires qui en disent beaucoup sur notre rapport à la nourriture à travers les âges.
● ​Offrande à Osiris,​ livre des Morts de Djedkhonsouiouefankh, papyrus peint vers
1069-664av J.C

«Les Égyptiens croyaient en une vie dans l'au-delà et mettaient de la nourriture dans les
tombeaux pour accompagner leurs morts. Il leur fallait de la nourriture pour ne pas mourir
une seconde fois. Au fil du temps, le transfert des offrandes s'est fait au travers de l'image.
Outre les fresques que l'on peignait sur les tombeaux, pour que le défunt puisse entrer dans
le monde de l'au-delà, ils avaient aussi ce qu'on appelait ce Livre des Morts. Une sorte de
passeport, un petit rouleau personnalisé avec un texte écrit et des images que l'on mettait
sur la personne décédée. Lorsque celle-ci arrivait dans l'au-delà, elle devait se présenter
devant Osiris, le dieu du monde des morts avec ses offrandes. Ici on voit toute la nourriture
superposée sur la table, symbole de réussite sociale. Plus l'offrande était abondante, plus on
avait de chance d'avoir une belle vie dans le nouveau monde. Pour les Égyptiens de
l'époque, ces images étaient avant tout un moyen de communiquer avec les dieux.»
●​ ​La Cène​, mosaïque murale, Ravenne, Basilica di Sant'Apollinare Nuovo, VIe siècle
après J.C
«La Christianisation de la société européenne se rencontre aussi à travers les aliments, tels
que le pain, le vin et l'huile qui font partie de l'eucharistie. La christianisation va contribuer à
imposer ces trois aliments. ​La Cène​ de Ravenne, est l'une des premières représentations de
Jésus et de ses apôtres. Ici, il est représenté à la mode romaine, semi-allongé, ce qui est
rare. La mise en avant des poissons, qui renvoient au Christ ont leur importance, confirmant
la christianisation européenne. L'image de la Cène va évoluer. Jésus adoptera la position
assise, liée à l'église, cathedra signifiant chaise. La position semi-couchée devient alors
celle des êtres inférieurs, faisant penser au lit et à la luxure.»
● ​Les Noces de Cana,​ Véronèse, huile sur toile, 1563
«La représentation du repas religieux est très régulière, pendant des siècles la plupart des
artistes avaient pour mécènes les hommes d'église. Les monuments religieux étaient peints
au moment de la construction des cathédrales. Des fresques réalistes avaient pour but de
raconter et d'apprendre l'histoire sainte aux fidèles qui ne savaient pas lire. Ici, l'image nous
montre la manière dont on pensait cette histoire. Au début l'évocation d​es Noces de Cana,​
qui est le premier miracle de Jésus, se focalisait uniquement sur son acte. Les tables étaient
vides, sans nappe, vaisselle ou même nourriture. Progressivement cette scène religieuse va
devenir de plus en plus festive et gastronomique comme le montre ce tableau de Véronèse.
Cela correspond aux scènes de repas et de convivialité décrits dans ​Le Nouveau Testament
où la nourriture est très présente. Il y est fait référence d'au moins douze repas. La
nourriture est de plus en plus valorisée. Plus on avance vers le 16e siècle et plus on va
représenter ​Les Noces de Cana​ illustrant le plaisir de la table. Ici, la fourchette apparaît et
montre les mutations de la manière de manger. Au Moyen Âge, on mangeait avec les doigts.
L'évolution de la vaisselle montre que l'art de la table est aussi celui de la vaisselle et les
peintures servent parfois à dater l'intégration de certaines pièces.»
● ​Jérôme Bosch, ​La gourmandise,​ détail de ​La table des Péchés Capitaux,​ peinture
sur bois de peuplier, début XVIe siècle
«Jérôme Bosch​ est le paradoxe du discours de l'église. On ne s'interdit pas les plaisirs de la
table mais quand il y a excès cela pose problème. Le péché de gourmandise est puni
sévèrement dans l'enfer, où on force ou empêche les gourmands de manger. La peur de la
gourmandise est liée aussi à la viande. Carne du latin signifie chair qui a un double sens,
signifiant à la fois la viande et plaisir sexuel. La viande est alors considérée comme une
nourriture dangereuse qui peut mener à la concupiscence. Rouge comme le sang, elle
échauffe le corps. On nous fait comprendre au 16e siècle, que le plaisir de la table emmène
au plaisir du lit. Le mot Gula qui figure au bas du tableau, signifie gosier.»
●​ Pieter Aertsen, ​Scène de marché,​ fragment d'un E ​ cce Homo​, huile sur bois, vers
1550
Pieter Aertsen a joué un rôle essentiel dans la représentation de l'aliment. Ici, on est dans
les anciens Pays-Bas. Cette scène fabuleuse, montre un marché comme un cheminement,
où des paysannes qui installent leur marché à même le sol pratiquement sont en premier
plan. Quand on va vers le haut du marché, on voit des installations sur des tréteaux avec
des dames d'un certain standing, devant des fruits rouges. L'artiste met en valeur les
différentes catégories sociales, avec un marché plus populaire à la base, et plus élitiste avec
des fruits qui, à l'époque, se retrouvaient sur la table des nantis. Tout cela montre la
prospérité alimentaire: les Pays-Bas sont, à cette époque, en passe de devenir l'un des pays
les plus riches d'Europe. Le marché, lieu de tous les échanges, est alors une manière
d'illustrer la vie économique du lieu, avec une nourriture régulière pour sa population.»
● ​Johannes Vermeer​ La Laitière​, huile sur toile, vers 1658
«Au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, les scènes de cuisine prennent de
l'importance dans la peinture. À partir du 16e siècle, l'art culinaire est valorisé. Il devient peu
à peu l'émanation d'une identité et de la culture d'un pays. Ici, on n'a pas affaire vraiment à
une laitière, mais à une domestique. On voit une femme très attentionnée à ses gestes,
délicate. Elle a une forme de sensualité liée à la générosité de la mère nourricière. En
voyant cette scène, on suppute qu'à l'époque on ne jetait rien, les morceaux de pain qui sont
sur la table vont aller dans le lait, en une sorte de pain perdu ou de soupe au lait. On ne
gaspille surtout pas le pain, aliment fondamental.»
● ​Annibal Carrache,​ Le Mangeur de haricots​, huile sur toile, 1584

«Si les artistes ont représenté la table des plus riches, ils ont aussi reproduit celle des plus
modestes. Ici, on est devant un personnage qui travaille certainement la terre vu l'état de
ses ongles. On a des éléments très clairs qui nous indiquent qu'on est devant un homme
modeste, notamment une table essentiellement composée de végétaux. La tarte de blettes,
spécialité de Bologne et le bol de haricots secs sont en effet des denrées qui se gardent
longtemps. La viande y est absente. Et toujours cette grande importance du pain que le
personnage tient fermement. Le pain est une denrée totem, pendant très longtemps la
population paniquait face à une pénurie de cet aliment. Le simple fait d'avoir une miche de
pain sur la table rassurait les gens.»
● ​Jean Béraud, La Pâtisserie Gloppe, avenue des Champs-Élysées
«Nous sommes dans la grande période du Paris gastronomique. La pâtisserie au 19e siècle
est un phénomène de mode. La belle société déguste des sucreries. Les premiers pâtissiers
au Moyen Âge faisaient des produits salés. Avec l'arrivée du sucre aux 16e et 17e siècles,
on va plus en plus vers les douceurs sucrées. Petits choux, brioches, éclairs au chocolat,
tartes de fruits... La belle société parisienne s'empare de ce phénomène. On va avec plaisir
dans une pâtisserie pour discuter entre dames. La sucrerie favorise alors le lien social. Si ce
Paris de la Belle époque, celui des expositions universelles et des grands restaurants, attire
toutes les élites du monde, c'est aussi grâce à sa gastronomie.»
●​ Jean-Baptiste Siméon Chardin, ​Le Buffet,​ huile sur toile, 1728
«Cette belle pyramide de fruits, symbolise le luxe de la table. Elle montre la sophistication de
la table au 18e siècle. On est ici davantage dans la décoration, la créativité, le plaisir du
repas.»
● ​Chaïm Soutine,​ La Raie,​ huile sur toile, vers 1924

«Au début du 20e siècle, on a une rupture avec les avant-gardes dans la manière de
représenter la table, qui apportent l'abstraction. Le peintre cherche à représenter ce qu'il a
dans son esprit. Là, on reconnaît bien la raie, mais comme délivrée de la nécessité de
ressembler à quelque chose de réellement existant. L'animal paraît vivant et en pleine
action, s'avançant vers nous et affirmant sa volonté d'affrontement. Comme s'il sentait ce qui
allait lui arriver était prêt à se défendre avant d'être cuisiné. Il y a une forme d'angoisse dans
ce tableau plus personnel. On est dans les années 20, l'Europe vient de sortir de la guerre
traumatisée. On ne sait pas trop ce qui va se passer, c'est une période sombre et
angoissante.»

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