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19/12/2021 12:37 Quand l’Ancien Régime savourait le surpoids

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Quand l’Ancien Régime savourait le


surpoids
Dans une société où seuls les plus aisés avaient accès à une
nourriture riche et variée, avoir de l’embonpoint fut
longtemps un symbole de statut social. Parfois non sans
excès…

Antonio Fernández Luzón, historien


Publié le 05/11/2020 à 12h06 I Mis à jour le 11/01/2021 à 08h39

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Le Glouton de Georg Emanuel Opiz (1804) • WIKIMEDIA COMMONS

Le surpoids, dont la perception a évolué au fil des


changements socioculturels, est aujourd’hui stigmatisé
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dans les sociétés occidentales, qui le voient comme une


pathologie morbide doublée d’un inconvénient
esthétique. Or, si l’obésité est devenue un problème de
santé publique mondial, touchant
disproportionnellement les pauvres des pays riches et
les riches des pays pauvres, elle n’a pas toujours eu
mauvaise presse : certaines époques y voyaient même
un motif de fierté.

Une image d’opulence et de sensualité

Au Moyen Âge, où le spectre de la faim planait sur


l’écrasante majorité de la population, un corps bien en
chair renvoyait une image d’opulence et de sensualité,
tandis qu’un corps décharné dénotait la maladie et
inspirait l’aversion. Destinés à satisfaire la gourmandise
des convives, les fastueux banquets fréquentés par les
princes et les chevaliers offraient l’occasion d’étaler sa
puissance. « Celui qui mange en abondance domine les
autres », résumait un médiéviste, d’où la longue liste de
monarques célèbres pour leur corpulence : le roi
d’Angleterre Guillaume le Conquérant, le roi de León
Sanche Ier le Gros, le roi de France Louis VI le Gros, ou
encore le roi d’Angleterre Henri VIII, dont l’obésité fut
transfigurée en une majesté grandiose sur le portrait
que fit de lui Hans Holbein.

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Dans de nombreuses œuvres littéraires, on pouvait lire


que le bonheur consistait à se repaître et à exhiber un
ventre proéminent, à l’image des clercs : « Cuius implet
latera moles et pinguedo / […] qui somnum desiderat et
cibum et potum » (« Celui dont un lourd embonpoint
garnit les côtes […] désire dormir, manger et boire »),
trouve-t-on dans les Carmina Burana, un recueil de
poèmes du XIIIe siècle.

“ William Shakespeare mit en scène


Falstaff, un antihéros bouffon,
ventru et ivrogne, incarnant une
conception profondément hédoniste
de la vie.

Plus tard, François Rabelais ranima avec humour la


fascination pour les gloutons, à l’image de son
Gargantua (1534), érigeant l’abdomen en pierre
angulaire de la création littéraire, tandis que William
Shakespeare mit en scène le personnage de Falstaff, un
antihéros bouffon, ventru et ivrogne, incarnant une
conception profondément hédoniste de la vie.

Même les modestes paysans aspiraient à une silhouette


dodue. Dans une histoire de 1553, Giovanni Francesco
Straparola imagine un protagoniste « si gras que sa
chair a l’air d’un petit lard ». Envié par un voisin curieux
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de connaître son secret, celui-ci lui fait croire qu’il s’est


fait castrer…

Haro sur les maigrelettes

Chez les femmes aussi, les rondeurs étaient appréciées.


Célèbre poème français du XIIIe siècle, le Roman de la
Rose associe la beauté féminine à des formes
plantureuses. La maigreur caractérise au contraire les
allégories de l’avarice et de la tristesse, représentées
sous les traits d’une femme « affreuse et sale, [qui] se
voûtait. / Cette image maigre et chétive / Était verte
comme une cive, / Et ce visage sans couleur / Semblait
s’épuiser de langueur. / D’un mort elle avait
l’apparence / Qui ne vécut que d’abstinence / Et de pain
fait d’aigre levain. »

Sorte de traité populaire sur la vie domestique du


XIVe siècle, le Ménagier de Paris louait quant à lui avec
une misogynie certaine les « beaulx rains et grosses
fesses » des chevaux et des femmes.

Au XVIe et au XVIIe siècle, on considérait encore


l’embonpoint comme un symbole de statut social. Le
moraliste français Jean de La Bruyère insère par
exemple dans ses Caractères le portrait de deux
personnages diamétralement opposés : le premier,
Giton, « a le teint frais, le visage plein et les joues
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pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges,


l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée », tandis
que le second, Phédon, « a les yeux creux, le teint
échauffé, le corps sec et le visage maigre. » L’un est
riche, l’autre est pauvre.

“ À la viande s’ajoutèrent des


condiments à haute teneur
énergétique, comme le sucre, dont la
diffusion fit peu à peu disparaître les
épices, qui avaient dominé au Moyen
Âge.

Ces idées reçues découlaient en partie de l’alimentation


des classes supérieures, qui consommaient beaucoup
de viande. Dans son Discours de la préférence de la
noblesse, publié en 1606, Florentin Thierriat écrit :
« Nous mangeons plus de perdrix et de viandes
délicates qu[e les roturiers] et cela nous donne une
intelligence et une sensibilité plus souple. » À la viande
s’ajoutèrent des condiments à haute teneur
énergétique, comme le sucre, dont la diffusion fit peu à
peu disparaître les épices, qui avaient dominé au Moyen
Âge.

Comme l’a observé l’historien de la gastronomie Jean-


Louis Flandrin, les hommes « des XVIe, XVIIe, XVIIIe et
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XIXe siècles ont plutôt vanté des femmes aux chairs


“succulentes”, aux hanches larges et aux seins
plantureux. Il serait étonnant que cela n’ait eu aucun
rapport avec le fait qu’à partir du XVIe siècle le sucre, le
beurre et les sauces grasses ont remplacé, dans le
régime des élites sociales, les assaisonnements acides et
épicés. »

Symbole de bonne santé, de bien-être et d’attraction


sexuelle, l’embonpoint féminin fut glorifié par de
nombreux peintres, comme le célèbre artiste flamand
Rubens (1577-1640). Dans sa pièce intitulée Secret Love,
or the Maiden Queen, l’écrivain britannique John
Dryden (1631-1700) fait pour sa part dire à une dame :
« Je suis résolue à prendre de l’embonpoint pour avoir
l’air jeune jusqu’à mes 40 ans, puis à quitter ce monde
dès la première ride. »

Un péché capital pour l’Église

Mais tous ne voyaient pas l’embonpoint d’un si bon œil.


L’Église considérait la gourmandise comme un péché
capital, et elle exerçait un contrôle sur le régime
alimentaire de la population. Au carnaval, qui opposait
le gras au maigre dans une lutte entre la joie de vivre et
la tristesse de la pénitence, succédait le carême, soit
40 jours de jeûne et d’abstinence sexuelle, pendant
lesquels s’exerçait plus sensiblement ce contrôle.
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Perçus dans l’imaginaire collectif comme une source de


vitalité et de plaisir, les excès alimentaires, notamment
en viande, étaient aussi un péché. À cet égard, les
accusations de voracité échangées entre catholiques et
protestants au XVIe siècle sont révélatrices. À titre
d’exemple, après avoir représenté Martin Luther sous
les traits d’un homme jeune et svelte, les catholiques en
vinrent à le dépeindre comme un homme corpulent et
bouffi. En retour, le réformateur allemand adressait ce
genre de reproches aux moines catholiques : « Ô
moines, vous n’êtes que des fainéants, de gros pansus,
de vrais tonneaux de Bacchus ; Dieu m’est témoin, vous
êtes la plus épouvantable des pestes. »

La médecine de l’époque mettait aussi en garde contre


les risques d’une prise de poids immodérée, que les
médecins attribuaient à un excès d’eau, de flegme ou de
gaz. Pour y remédier, ils proposaient d’expulser ces
« mauvaises humeurs » en pratiquant des saignées et en
administrant des substances purgatives ou
astringentes, comme le vinaigre. Un médecin français
du XVIIe siècle, Gui Patin, observait que les Parisiens
« [faisaient] ordinairement peu d’exercice, [buvaient] et
[mangeaient] beaucoup et [devenaient] fort
pléthoriques », s’exposant ainsi au risque de mourir
d’une foudroyante apoplexie. Comme la plupart des
médecins de son époque, Gui Patin se figurait qu’en
montant au cerveau, le sang réchauffé par l’excès de
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graisse pouvait provoquer une crise ou une maladie


mortelle.

Si le remède le plus drastique consistait à faire baisser


la pression en pratiquant de fréquentes et abondantes
saignées, il était également recommandé de perdre du
poids en suivant des régimes ou en pratiquant une
activité physique. On disait par exemple de la reine
Catherine de Médicis qu’elle « [mangeait] beaucoup ;
mais après cela elle [cherchait] des remèdes dans les
grands exercices corporels ». On considérait par
ailleurs qu’un climat plus chaud pouvait faciliter
l’expulsion des humeurs, tandis que l’humidité pouvait
pénétrer dans l’organisme et entraîner une prise de
poids, comme l’illustre une lettre de la marquise de
Sévigné : « Pour l’air d’ici, il n’y a qu’à respirer pour être
grasse. »

“ « À vrai dire, l’obésité, en


comparaison, est plus séante à la
beauté que la maigreur. »
– Jean Liébault, médecin

S’ils proscrivaient la maigreur, les canons de beauté de


l’époque n’en exaltaient pas moins les silhouettes sveltes
et élégantes. La mode était aux coupes près du corps, en

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particulier chez les femmes, avec la diffusion des


ceintures, des corsets et des bustiers cintrés. On
cherchait instinctivement un juste milieu pour n’être ni
trop gros, ni trop maigre. Mais entre ces extrêmes, la
corpulence l’emportait. C’était aussi l’avis du médecin
Jean Liébault, exprimé dans un passage sur les recettes
pour « amaigrir le corps trop gras », issu de son traité
de 1572 : « Il ne faut point juger ceux-là être beaux, qui
sont maigres ou gras par trop […]. Si donc la Damoiselle
est grasse de tout le corps, […] il sera bon de chercher
tous les moyens de l’amaigrir […]. J’entends par
l’amaigrir la réduire en une corpulence modérée, qui ne
soit ni trop grasse ni trop maigre : car, à vrai dire,
l’obésité, en comparaison, est plus séante à la beauté
que la maigreur. »

Pour en savoir plus


Les Métamorphoses du gras. Histoire de
l’obésité, de Georges Vigarello, Points, 2017.

Tout bien pesé


Le plus ancien précédent de l’actuelle habitude de
se peser peut être attribué à Santorio
Santorio, dont la méthode a toutefois de quoi
surprendre : en plus de se peser lui-même au
quotidien, ce médecin italien du début du
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XVIIe siècle pesait également la nourriture qu’il


absorbait et ses excréments. L’intention de
Santorio n’était pas tant de surveiller son poids que
d’équilibrer ce qu’il ingérait et ce qu’il évacuait. En
1725, les autorités rejetèrent toutefois l’idée
d’installer un pèse-personne à Paris : « Nous ne
connaissons aucune nécessité ni utilité d’établir des
balances pour peser les personnes. »

La graisse et la grâce
Pour peindre ses Trois Grâces, Rubens a fait poser
sa seconde épouse, Hélène Fourment, et ses sœurs,
dont il a reproduit les courbes charnues avec un tel
réalisme qu’une récente étude a permis à un
médecin spécialisé en endocrinologie et en diabète
de calculer un indice de masse corporelle en
surpoids, situé entre 26 et 30 – soit au-dessus de
l’intervalle de 18 à 25 correspondant à un poids
normal. L’œuvre contient par ailleurs des indices
d’autres affections, comme l’hyperlordose (la
cambrure exagérée du bas de la colonne
vertébrale).

Antonio Fernández Luzón, historien

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