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Imprimé et pouvoirs

Accroche : Guy Patin, libraire parisien de contrebande, tente de se débarrasser de l’Histoire des Amours
des Gaules, en 1666 dans les latrines de la douane, au Bourget.

Pbque : Dans quel mesure l’imprimé participe-t-il à renforcer les pouvoirs, ou bien s’en émancipe-t-il ?

I. L’imprimé au service de la représentation du pouvoir

A. Mettre en texte et mettre en image le pouvoir


1. L’imprimé comme source de légitimation du pouvoir

Par l’imprimé, les princes légitiment leur pouvoir. C’est le cas de Charles Quint, après son élection
impériale en 1519, d’autant plus que dans ce cas le pouvoir n’a pas été transmis héréditairement. La
continuité dynastique et héréditaire peut être mise en avant, avec la pratique des éloges funèbres. Le
prince met en scène ses décisions politiques, comme Maximilien Ier qui publie les décisions des diètes
impériales et lettres patentes. Comme d’autres souverains, il met par écrit son histoire en faisant imprimer
une autobiographie, Der Weisskunig (le roi blanc). Il s’agit pour le prince de se représenter en train d’agir.
C’est dans cette perspective qu’Etienne Dolet publie ses Gestes de François de Valois, roi de France en
1540. C’est à la même époque qu’apparaît le terme d’historiographe.
2. La figure du prince protecteur des lettres et bibliophile
Rendus familiers de l’écrit par leur éducation, les souverains européens affichent pendant l’ensemble de la
période un intérêt pour les lettres et les livres, se présentant volontiers comme bibliophile. C’est le cas
notamment d’Auguste le Jeune, duc de Brunswick-Wolfenbüttel, qui fonde la Bibliotheca Augusta en 1644,
année de son avènement. Influencé par le piétisme, il s’intéresse beaucoup à la théologie. Il réforme les
institutions scolaires et laisse à sa mort une bibliothèque de 135 000 œuvres réunies dans 31 000 volumes.
Le livre devient un même un butin de guerre, ce qui explique que Gustave-Adolphe pille la bibliothèque de
Breitenfeld après sa victoire en 1631.
3. L’idéal curial
Une culture curiale se développe, dont Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, publié en 1528 à
Venise, se fait l’écho. Le livre connait un tel succès qu’il est traduit en espagnol, français, allemand, anglais
et latin entre les années 1530 et 1570. Il décrit les pratiques de la société de cour. Doté en 1541 d’une
table des matières et en 1562 d’un index, l’ouvrage est un recueil d’exemples, de modèles et d’histoires qui
s’adresse à des groupes sociaux qui ne sont plus uniquement ceux à l’origine de sa rédaction. Il vise la
bourgeoisie urbaine autant que la petite noblesse. Cet ouvrage institue la mode d’une littérature de cour.
B. Pensée et théorisation du pouvoir par l’imprimé
1. Le roi idéal
Miroirs et institutions aux princes visent à conseiller les princes grâce aux exemples du passé. C’est dans
cette perspective qu’Erasme publie son Institution du prince chrétien à Bâle en 1516 et Claude de Seyssel
La Grande monarchie de France à Paris en 1519. Le Prince de Machiavel connait un succès important en
Europe entre la mort de son auteur en 1532 et sa mise à l’index en 1559.
2. Roi de guerre, roi de paix
La période est marquée par le passage de la figure d’un roi chevaleresque à un roi de raison et de guerre.

Cette mutation se lit dans la production imprimée lors des guerres d’Italie. C’est ce que montre Florence
Alazard, Agnadel, la bataille oubliée, 1509, Louis XII contre les Vénitiens. Les listes auxquelles ont recours
les deux armées pour leurs ordres de bataille mettent en avant les valeurs chevaleresques des capitaines
de compagnie. Le souci de dépeindre un idéal chevaleresque le dispute avec la volonté de restituer un
récit réaliste dans les sources. En témoigne le fait que soit mentionné que Louis XII avait ordonné de ne
pas faire de quartier, mais que le commandant vénitien est laissé vivant, dans la tradition chevaleresque.
L’époque, marquée par les troubles de la guerre, relance la réflexion sur la guerre Juste Lipse, philologue
et humaniste nourri de néostoïcisme, défend dans son traité sur la Politique la conception d’un
gouvernement guidé par la raison et la prudence et d’un peuple éduqué à la raison, prêt à se battre pour la
Cité. De la guerre juste (1625) publié par le juriste néerlandais Grotius nourrit les conceptions politiques.
En France, Henri IV, comme l’a bien montré D. Crouzet s’efforce de faire émerger la figure d’un roi de
raison pour apaiser la violence des guerriers de Dieu. Louis XIII quant à lui, construit l’image d’un roi de
guerre, à travers notamment la production de libelles publiés lors de ses entrées à Saumur et Thouars en
1621 pour faire cesser les tensions avec les protestants, comme le montre Y. Rodier (2019).

3. La République et l’utopie
Même si elle y ressemble, l’Utopie de Thomas More, publiée en 1516, s’en différencie par le réformisme
social et politique qu’elle propose. Sous couvert d’un récit de voyage incarné par un dialogue entre Morus
et Raphaël Hythloday – présenté comme un prodige portugais, le texte est à la fois un avertissement aux
princes, une dénonciation des lois injustes en Angleterre – avec les enclosures et un plaidoyer en faveur
d’une société égalitaire. L’auteur décrit cette ile en forme de croissant et ses habitants, au statut égalitaire.
Pétris des savoirs des Grecs, les Utopiens maîtrisent l’agriculture, la production textile, la monnaie papier,
mais Hythloday leur apprend l’imprimerie. Ils sont adeptes d’une religion naturelle qui repose sur
l’immortalité de l’âme.
Penser autrement le politique, c’est aussi le projet du cardinal Gaspar Contarini, dans son De magistratibus
et republica Venetorum, 1543. L’auteur propose un gouvernement mixte, avec pour modèle la république
de Venise, caractérisé par un mélange des principes monarchique (doge), aristocratique (Sénat) et
démocratique (Grand Conseil). L’ouvrage connait un succès immédiat, qui lui vaut d’être réédité l’année
suivante à Paris, Venise Bâle puis traduit en italien et français dans les deux décennies suivantes, et en
latin dans un format prestigieux « monumental, à Venise en 1578 et 1589.

II. Protéger et contrôler l’imprimé

A. Le privilège comme instrument de régulation


1. Une protection recherchée
Au Moyen-Age, la propriété auctoriale est inconnue. Le privilège commercial et auctorial apparait à partir
de la fin des années 1480 en Italie (Venise 1476) et dans l’Empire avant de se diffuser (Paris, 1498,
Angleterre 1518). Ils sont délivrés par les autorités : en France la grande chancellerie, le parlement de
Paris, le conseil du roi, aux Pays-Bas espagnols le conseil privé de Bruxelles ou les Etats provinciaux,
dans les Provinces-Unies les Etats généraux et de plus en plus les Etats provinciaux. Ces privilèges sont
limités dans l’espace et le temps : quelques jours ou mois pour les occasionnels jusqu’à plusieurs
années. La situation évolue selon les périodes et les époques : en France au XVIe s. 90% des privilèges
sont commerciaux, c’est-à-dire accordés aux imprimeurs et 10% auctoriaux, puis au XVIIe s. cette
proportion tombe à 60/40%. En revanche à Rome dès le XVIe s. plus de 50% des privilèges sont accordés
à des auteurs. Parfois l’octroi de privilège se fait contre l’avis d’autres institutions, comme c’est le cas de
Rabelais qui obtient en 1545 un privilège de dix ans de François Ier pour imprimer Gargantua et
Pantagruel alors même que ces livres sont inscrits sur l’index établi par la faculté de théologie de Paris.
L’édit de Moulins (1566) fait du privilège une obligation en France.
2. L’obtention de monopoles
S’ils essaient de l’éviter, les souverains sont confrontés aux intérêts corporatifs et doivent concéder des
monopoles. Ainsi Elizabeth Ier concède des monopoles en 1557 par charte royale à la Stationers Company
qui regroupe les artisans du livre londoniens. Cette compagnie concède des licences à son tour. En
France, Henri II concède le monopole de l’édition des livres d’usage romain post-tridentins à la Compagnie
des usages en 1583, et même si ce monopole est retiré sous Henri IV, il est rétabli par Richelieu. Parfois le
roi accorde un monopole à un libraire-imprimeur, comme Sébastien Cramoisy, qui obtient en 1629 le
monopole d’impression des décisions de la Cour des aides, du fait de sa proximité avec le chancelier
Séguier.
3. La contrefaçon et la contrebande

Anne Béroujon, « Les réseaux de contrefaçon du livre à Lyon dans la seconde moitié du XVIIe s. »,
Histoire et civilisation du livre, 2006, explique cette pratique illégale par la volonté d’échapper aux
contraintes du système des privilèges, à partir des années 1650. L’auteure montre qu’il s’agit d’un
phénomène massif, puisqu’en comparant les procédures judiciaires et la liste des libraires-imprimeurs
établie en 1682, la moitié d’entre eux ont trempé dans la contrefaçon : hommes et femmes, avec les
veuves qui peuvent prétexter que le délit était du fait de feu leur mari pour se défendre. Toutefois, si vers
1650 tous les types d’ateliers sont concernés, vers 1680, ce sont surtout les petits ateliers. Les
contrefacteurs sont souvent des récidivistes, qui espèrent se refaire financièrement après une
condamnation, mais souvent sans réussir. Les contrefacteurs entretiennent une solidarité soit en
s’employant à dissimuler leurs activités frauduleuses lors des visites du syndic ou de la sénéchaussée, soit
grâce en soutenant les imprimeurs condamnés en prison et en taisant le nom des complices. Libraires et
imprimeurs lyonnais font de la résistance face au régime des privilèges en intentant des actions en
justice devant le Parlement de Paris et le Conseil d’Etat qui les pénalise et proposent dès les années 1660
à leurs confrères rouennais de s’associer avec eux à leurs actions en justice. Ce système de contrefaçon
est rendu possible par des réseaux de soutiens : la complaisance du syndic lors des contrôles, la
sympathie du consulat de Lyon.

La contrebande se développe. Pierre Marteau, Cologne, la marque à la Sphère sont des labels du livre
clandestin. Une centaine de Hollandais s’emparent de cette marque à la Sphère au XVIIe s. Cela conduit la
police de Louvois à élaborer des stratégies complexes pour remonter les réseaux. Le jésuite sécularisé,
publié en 1683 et la Venus dans le cloitre ou la religieuse en chemise, sont deux livres qui circulent. La
police remonte à Amsterdam. L’auteur serait un moine défroqué, Chavigny de la Bretonnière. Attiré en
dehors de la Hollande, il est emprisonné à la Bastille et au mont Saint Michel où il finit sa vie.
B. Censure et répression
1. Une pratique religieuse….
Le principe de la censure préventive est élaboré par les milieux ecclésiastiques et universitaire allemand
avant d’être confirmé et généralisé par les papes. En Allemagne, l’université de Cologne obtient en 1478
du pape le droit de censure pour contrôler la publication de textes sacrés. L’Espagne dispose dès 1478 de
l’Inquisition. La bulle Inter sollicitudines (1515) de Léon X, au concile de Latran V, établit l’imprimatur :
puisque l’imprimerie est un cadeau de Dieu, tout écrit pourra être examiné avant publication.
La censure répressive, postérieure se développe sous l’effet de la Réforme :
- Après l’affaire des Placards (1534), la faculté de théologie de Paris publie en 1544 un premier index
des livres interdits, suivi en 1546 par l’université de Louvain, dont l’index influence les inquisitions
espagnole et portugaise.
- La création en 1542 par le pape du Saint-Office conduit à un premier index des livres interdits en 1559,
adouci par un second en 1564, révisé ensuite par la Congrégation de l’Index à partir de 1571.
Cependant elle ne s’applique guère que dans la péninsule italienne et non sans difficultés.
- L’Inquisition espagnole établit trois index en 1551, 1554 et 1559 et contrôle les librairies qu’elle peut
faire fermer et dont elle peut consulter les livres. Toutefois les conflits entre le Saint-Office espagnol et
la papauté conduisent au déclin de l’Inquisition espagnole au XVIIe s.
- En Angleterre, un tribunal ecclésiastique est établi en 1559 par lettres patentes par Elizabeth Ier, la
High Commission, présidée par l’archevêque de Canterbury. Ce dernier, ainsi que l’évêque de
Londres, joue un rôle croissant dans la censure de l’imprimé religieux.
-
2. Captée par les autorités séculières
Autorités urbaines et étatiques s’emparent de la censure, suivant des trajectoires différenciées :
- Dans l’Empire, Maximilien Ier installe un superintendant général pour le livre dans toute l’Allemagne.
Le Conseil aulique (Reichshofrat) est l’organe principal de contrôle à partir de 1559. La Diète de
Nuremberg (1524) précise que les autorités territoriales doivent surveiller la production des ateliers, il
s’agit de censure préventive. De fait, une commission impériale est établie de façon temporaire (1567)
puis permanente à la foire de Francfort (1596).
- En Espagne, en 1502 les rois catholiques imposent une autorisation préalable pour toute impression et
importation de livres. A partir de 1554 le conseil de Castille s’en charge. La censure touche
efficacement textes luthériens, juifs et morisques et connaît un durcissement à partir de Philippe II.
- En France, la censure s’exerce conjointement par la faculté de théologie de Paris, le parlement de
Paris et le roi. En 1537 François Ier établit le dépôt légal. L’édit de Chateaubriant de 1551 oblige les
imprimeurs à donner leur nom, domicile, et la date et le lieu des impressions, ce qui n’est pas
applicable du fait des imprimeurs itinérants en province. Après une politique de tolérance de Catherine
de Médicis à l’égard des protestants, l’édit de Nantes de 1598 autorise l’édition protestante dans les
villes où l’exercice de la prétendue religion réformée est autorisé. En 1629 le code Michau permet au
chancelier de nommer des docteurs de la Sorbonne pour examiner les livres religieux. Richelieu puis
Mazarin prennent des mesures pour contrôler la publication de libelles. Le 24 octobre 1652 un arrêt du
conseil du roi ferme les ateliers imprimant des libelles.
- En Angleterre, si la censure préalable est instituée dès 1538, elle reste peu importante par rapport à la
censure répressive. Celle-ci augmente sous Jacques Ier (r. 1567-1625). Elle s’accroit encore Charles
Ier (1625-1640) particulier avec le recours à une haute cour de justice établie depuis 1487, la Star
Chamber. La chambre étoilée est abolie en 1641 mais le Parlement s’y substitue pour censurer les
impressions licencieuses. Le contrôle royal est rétabli par Charles II avec en particulier en 1662 le
Licensing Act qui lutte contre les libelles et l’office de Surveyor of the Imprimery, confié au
pamphlétaire royaliste Robert L’Estrange qui surveille auteurs, éditeurs et imprimeurs grâce à son
réseau d’espions au sein de la Stationers Company. En 1679, la suppression du Licensing Act
provoque ensuite une explosion de la presse, en particulier au moment de la crise de l’Exclusion Bill. Si
en 1685 Jacques II institue un Printing Act répressif, il perd la bataille de l’opinion.
- L’Italie est soit sous influence de l’Inquisition romaine ou espagnole. Cependant certaines villes comme
développent la censure. Elle est établie contre les « œuvres malhonnêtes et de mauvaise nature » en
1527, se relâche avant d’être raffermie à partir de 1542.

Filipo de Vivo, Information and Communication in Venice. Rethinking Early Modern Politics, 2007. L’auteur
montre comment la censure a joué un rôle majeur dans la querelle entre Venise et Rome en 1606. Bien
plus que la propagande, le secret fonde l’autorité. Venise mène une politique de réduction des
prérogatives religieuses. En 1606, l’arrestation de deux religieux vénitiens accusés de crime de droit public
et la prétention des institutions séculières à les juger provoque une réaction du pape, qui demande à ce
qu’ils soient jugés par un tribunal ecclésiastique. L’échec des négociations conduit le pape à excommunier
le doge et les sénateurs vénitiens et à promulguer l’interdit sur la population vénitienne. Cet interdit doit
être publié par le clergé, d’après un monitoire du pape. De plus le pape appelle le clergé à cesser son
service religieux et la population à se révolter contre le doge. Cependant la censure vénitienne empêche la
publication de l’interdit, ce qui le rend caduque pour les autorités de la Sérénissime. Toutefois la
publication d’une protestation par le Vénitien Paolo Sarpi en juillet, destiné à être imprimé, publié et affiché
en public, signé du doge, et la réédition des textes sur le conciliarisme de Jean Gerson, provoque une
querelle. Des avvisi manuscrits annoncent l’interdit puis des libelles sont imprimés par des cardinaux. Une
guerre de libelles oppose Venise et le Saint-Siège. Le pape obtient le soutien de 59 auteurs italiens, et
Venise 33. Seuls les petits éditeurs, pour qui c’est une affaire rentable, publient des libelles pro-vénitiens,
mais jamais avec une licence du doge, parfois de son entourage. Les grands éditeurs italiens préfèrent
soutenir le pape pour garantir leur réputation et préserver un client important. Finalement, grâce à la
médiation d’Henri IV, l’interdit est levé en mars 1607, ce qui constitue une victoire pour la Sérénissime.

3. Une censure réclamée : le biblioclasme de la Corzana

F. Bouza, Hétérographies. Formes de l’écrit au Siècle d’Or Espagnol, 2010.


La troisième partie de l’ouvrage atteste l’existence d’un biblioclasme. Diego Hurtado de Mendoza,
vicomte de la Corzana et corregidor (adjoint) de la ville de Séville dans les années 1630 est représentatif
des inquiétudes que l’on retrouve chez les hommes de culture entre les années 1575 et 1635, à la période
où l’imprimerie atteint un degré de maturité en Europe. Pour l’agriculture, publié en 1633 sans nom
d’auteur mais attribuable à la Corzana est un ouvrage qui témoigne de la réflexion d’un homme de
gouvernement sur la culture imprimée. La Corzana estime qu’il faut réduire la production livresque, parce
qu’elle stimule un état contemplatif qui dirige les gens vers des métiers lettrés, au détriment de l’agriculture,
la pêche et de l’artisanat. Il faudrait même réduire le nombre d’écoles d’écritures et de grammaire.
Dénonçant les auteurs qui ne font que collectionner des autorités et obscurcir leur discours par le recours
au latin, il suggère que Philippe IV autorise à la publication un nombre restreint d’ouvrages, en langue
vulgaire, abrégés et sans nom d’auteur. Cette réduction de la production livresque réduira le travail de
contrôle du Saint-Office. Les livres porteront le nom du maître à qui a été concédé la licence royale par le
Conseil royal de Castille. La Corzana vise les avocats et les médecins qui ont abandonné selon lui « le
toucher de l’expérience », seuls livres vivants, à « la théorie des études », des livres morts. Même si la
monarchie réduit le nombre d’écoles de grammaires et que le Conseil royal de Castille est attentif à ne pas
délivrer de licences aux livres inutiles et impertinents, la proposition de la Corzana reste sans écho. Le
doute qu’elle exprime face à la profusion d’imprimés témoigne paradoxalement de la conversion de
l’Espagne à une nouvelle forme de culture écrite.

III. L’imprimé comme média de la fabrique de l’opinion publique

A. L’imprimé au service de la propagande


1. Informer et célébrer le roi

Théophraste Renaudot, médecin ordinaire du roi, crée un Bureau d’adresses (petites annonces d’emploi)
en 1629, pour encadrer la pauvreté. Il a l’idée de créer une gazette qui rassemble toutes les nouvelles de
France et d’Europe, sous une forme sobre, sans commentaires. Ce sont des gazettes de 8 pages en in
quarto. Renaudot demande un privilège puisqu’il cherche à inventer un périodique, la Gazette. Il obtient un
monopole perpétuel en 1631, acquis contre l’avis de la corporation des libraires. Pour Richelieu il faut
contrôler l’information politique et publique. La Gazette devient un instrument du pouvoir pour Louis XIII et
Richelieu. Gilles Feyel a montré que Louis XIII et Richelieu n’hésitent pas à réécrire des articles de la
Gazette quand il s’agit d’informations militaires, il s’agit d’« information et de célébration du pouvoir ».
2. Médiatiser les contestations et les révoltes 

Les libelles (« petits livres) désignent des brochures de quelques pages sommairement brochées ou
reliées à la corde, sans couverture. Genre éditorial méprisé par les érudits, il prolifère dans l’espace public
et fait la fortune des petits imprimeurs, tout particulièrement lors des périodes de contestations et de
révoltes. Une première vague pamphlétaire touche l’Europe dans les années 1520 avec la Réforme. En
France, le terme « libelle » émerge pendant les guerres de Religion (1562-1598) et explose sous les
presses parisiennes pendant l’épisode de la Ligue (1585-1594). Aux Provinces-Unies, la Guerre de Quatre-
Vingt Ans (1568-1648) est l’occasion d’une production pamphlétaire d’ampleur, tandis qu’elle ne touche
guère l’Angleterre avant la période de la révolution anglaise puis du Commonwealth (1640-1661).

3. « Fronde des mots » et « haine de papier » : imprimé et émotion publique

En France au XVIIe s., libelles et pamphlets connaissent un essor dans un contexte politique marqué par
les contestations. Y. Rodier, Les raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du XVIIe s.,
2019 étudie le rôle des libelles dans les principales crises politiques de 1610 à 1659. Il souligne un premier
moment de production de libelles entre 1614 et 1617, produits par les élites nobiliaires hostiles au
rapprochement avec l’Espagne puis au favori italien de la régente. L’importance acquise par les libelles
explique que Richelieu s’attache dès 1624 à exercer un contrôle sur leur rédaction pour les mettre au
service du pouvoir royal. Pendant la Fronde (1648-1653), révolte nobiliaire, parlementaire et bourgeoise
contre Mazarin, les libelles prennent le nom de « mazarinades », puisqu’Hubert Carrier en recense près de
6000. Le phénomène est bien étudié depuis l’ouvrage de C. Jouhaud, La Fronde des mots, 1985. La
plupart des mazarinades, comme une attribuée à Paul Scarron, sont en cahiers in quarto, sur un papier de
faible qualité presque transparent, avec un souci de faire rentrer le texte, une page de titre très dépouillée,
avec pour seul décor un bandeau, le tout témoignant du souci de produire en masse, vite et de façon
rentable. En réaction, Mazarin, à la reconquête de l’émotion publique active ses réseaux dans les couvents
et les monastères en 1652 pour susciter l’opposition à Condé, tandis que les royalistes produisent des
libelles contre Condé. Au fond, pour Y. Rodier, ces libelles témoignent d’une « haine de papier », c’est à
dire qu’ils ne permettent pas de faire véritablement l’anthropologie des passions : le discours ne permet
pas de connaitre les mentalités.

B. Imprimé, querelles et controverses

« Querelles et controverses, les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », Antoine Lilti,
Revue mille neuf cent, revue d’Histoire intellectuelle, 2007. L’auteur rappelle la diversité des approches, qui
se situent entre approche esthétique et approche polémique, sensible à la conflictualité. Elles révèlent
une évolution des espaces de la controverse, avec la relégation de la controverse orale savante au
profit d’une controverse érudite reposant sur une homogénéité des acteurs et des formes de l’échange,
puis avec l’imprimé, une controverse publique (Le Cid de Corneille). Des technologies littéraires, c’est-à-
dire des formes littéraires, sont transférées d’un genre à l’autre du fait des controverses. En intégrant à leur
réponse, les critiques, comme le fait un Descartes, la controverse participe à l’économie des savoirs.
Enfin, ces controverses se terminent en général par un consensus ou une décision des autorités.

1. La controverse politique
H. Hermant, Guerres des plumes. Publicité et cultures politiques dans l’Espagne du XVIIe s., 2012.
L’auteure étudie le conflit qui oppose Don Juan d’Autriche, fils naturel du défunt Philippe IV d’Espagne, à la
régente, Marianne d’Autriche et à ses deux favoris (validos), Nithard et Valenzuela. Don Juan appuie ses
revendications politiques d’une production de satires et de libelles imprimés. Au terme d’une première crise
(1668-1669), Don Juan contraint la régente à renvoyer Nithard puis à le nommer vicaire général (vice-roi)
d’Aragon. Ces libelles provoquent également un mouvement d’opinion qui manifeste son mécontentement
à l’égard du régiment de la garde du roi, la Chamberga, que la régente doit renvoyer de Madrid. Une
deuxième crise (1676-1677) entre la noblesse, Don Juan et la régente, se conclut par le renvoi de
Valenzuela. Cependant la nomination de Don Juan premier ministre déclenche une nouvelle guerre des
plumes (1677-1679) qui s’éteint avec la mort de ce dernier.

2. La querelle littéraire
M. Bombart, Guez de Balzac et la querelle des Lettres. Ecriture, polémique et critique dans la France du
premier XVIIe s. 2007. L’auteure souligne les difficultés liées à l’étude de cette querelle : le statut
incertain de ces écrits, leur caractère répétitif, cumulatif et la production éditoriale qu’ils engendrent. Les
lettres de Guez de Balzac sont un recueil d’une soixantaine de lettres adressées à des destinataires variés,
publié chez Toussaint du Bay, éditeur notamment de l’Astrée. Le recueil est accompagné d’un avis au
lecteur, de poèmes liminaires, d’une préface et de lettres d’éloges reçues par Balzac, qui célèbre d’emblée
son talent. Sa prétention à la perfection s’accompagne d’une critique vive des antiques : l’auteur affirme
inventer et non pas imiter. Le maniérisme de son style lui vaut d’être critiqué pour son ridicule. Les
ferments de la polémique tiennent dans l’alternance entre provocations et adhésions aux normes
mondaines. En 1625-1626, circule une pièce manuscrite, La Conformité de l’éloquence de M. de Balzac
avec celle des antiques, auquel répond l’Apologie de M. de Balzac, dédié à Richelieu, qui défend la
singularité de l’auteur. Cependant l’ouvrage relance la polémique, en suscitant Les Lettres de Phyllarque à
Ariste (1627-1628) de Jean Goulu. Le traducteur érudit et général de la congrégation des feuillants critique
le style, la modernité de Balzac qu’il accuse de libertinage. Cet ouvrage annonce une vingtaine d’autres de
divers auteurs entre 1628 et 1630, dont certains tentent leur chance en s’invitant dans la querelle. La mort
de Balzac en 1629 clôt le débat.
3. La controverse religieuse
M. Gierl, Entre piétisme et Aufklärung, de la controverse religieuse au débat scientifique. L’auteur montre
que l’émergence du piétisme allemand (années 1670 années 1730), s’enracine dans la pratique de la
controverse théologique. Ce mouvement, initié par le pasteur Philip Jacob Spener, qui rassemble à
Francfort des paroissiens pour prier, discuter de la Bible et des sermons dans des collegia pietatis, prône
une spiritualité individuelle. La pratique universitaire de l’Elenchus (réfutation) repose sur des écrits qui
comportent pour chaque argument, une réfutation et un texte piétiste. Ainsi, l’Elenchus entend faire le
portrait de ceux qui sont nommés à partir des années 1680 « piétistes », pour mieux les exclure de la
communauté luthérienne.

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