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Imprimé et savoirs

En février 1632, Galilée fait publier à Florence son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, dans
lequel, sous couvert d’un dialogue entre Salviati, porte-parole de Copernic et Simplicio, partisan du
géocentrisme, il défend l’héliocentrisme. Cette position fait scandale dans les milieux curiaux, si bien que le
tribunal du Saint-Office conduit un procès qui condamne en 1633 Galilée, qui a perdu le soutien du pape
Urbain VIII, comme le montre Mario Biagioli dans Galileo Courtier, 1993.
Ce fameux épisode semble attester le lien entre imprimé et révolution scientifique, tel que le postulait
Elizabeth Eisenstein dans La révolution de l’imprimé à l’aube de l’Europe moderne, 1983. Pourtant,
l’historiographie du monde de l’imprimé comme celle des sciences, avec des auteurs comme Bruno Latour
(techniques) et Steven Shapin (sciences), a conduit à réviser ce lien mécanique. Si l’imprimé participe à la
diffusion des nouveaux savoirs, les anciennes connaissances scientifiques et représentations du monde ne
disparaissent que peu à peu. De même, s’il se massifie, l’imprimé ne remplace pas immédiatement le
manuscrit. Plus largement, les publications d’imprimés scientifiques et techniques répondent à des
stratégies éditoriales qui visent à satisfaire un public dans le cadre d’un marché du livre. Ce faisant,
l’imprimé s’inscrit dans le mouvement de renouvellement des savoirs caractéristique de la construction
d’une modernité occidentale.
Pbque : Dans quelle mesure l’imprimé participe-t-il à la « révolution » des savoirs et s’adapte-t-il en retour à
cette évolution en Europe entre les années 1470 et 1640 ?

I. Imprimé vecteur de savoirs

A. L’imprimé vecteur d’une hiérarchie des savoirs


1. Les savoirs universitaires
Les publications imprimées reprennent la hiérarchie des savoirs héritée de la période médiévale (trivium
quadrivium). En particulier, les ouvrages de théologie, droit, médecine et astronomie dominent, moins les
arts mécaniques. A la fin du XVe s. il s’agit en grande partie de rééditions des savoirs antiques, avec par
exemple la publication de l’Almageste (1496) de Ptolémée par Georg Peuerbach et Johannes Müller.
2. Les savoirs populaires et domestiques
L’imprimé permet la diffusion de savoirs populaires. C’est le cas des ouvrages de médecine populaire,
souvent cependant en in-folio car destinés à la consultation par les apothicaires, mais aussi en plus petits
formats, comme Le gouvernement de la santé de William Caxton, en in quarto, publié en 1480. Dans
cette même veine, les livres de recette connaissent un large succès pendant l’ensemble de la période.
Ainsi, le Küchemaistrey, livre de recette célèbre en Allemagne, connait 56 rééditions pendant l’ensemble
de la période, dont 13 éditions incunables.
3. Les savoirs pratiques

Benjamin Ravier, Voir et concevoir, les théâtres de machines, 2013, étudie dans sa thèse ce type de
production littéraire. Il restitue l’importance de ce genre dans la conception des machines tout en en
dessinant l’évolution. Ce genre apparait en Italie et en France dans les années 1580, avant de connaitre un
premier tournant vers une forme d’encyclopédisme dans les années 1630, notamment en Allemagne. Si le
genre est introduit en 1569 par un manuscrit du mathématicien calviniste dauphinois Jacques Besson, l’un
des premiers théâtres de machines imprimés est celui de Ramelli. Agostino Ramelli publie Le diverse et
artificiose machine en 1588. Ramelli, ingénieur à la retraite qui a été au service du marquis de Marignan
puis d’Henri III, fait publier à ses frais un ouvrage imposant, en in folio, et luxueux, comme en témoignent
les lettrines ornées, les 195 gravures et la reliure en cuir. D’après B. Ravier, la position sociale dont jouit
Ramelli doit inciter à penser que l’auteur n’est pas dans une démarche courtisane, mais qu’il montre par
cette publication l’autorité professionnelle acquise, à travers une démarche avant tout pédagogique.
Ramelli veut faire comprendre le fonctionnement des machines, tout en cultivant une certaine imprécision
afin de ne pas en dévoiler les secrets de fabrication.
B. La révolution des images au service des savoirs
1. Mettre les progrès de la médecine anatomique en images
Vésale publie le De humanis corporis fabrica, 1543, doté de gravures en bois, principalement de Jean
Calcar. Cet ouvrage contribue à la fois à critiquer et à confirmer la médecine de Galien, tout en légitimant
et en donnant à voir la pratique de la dissection. La fabrica de Vésale connait un vif succès dans la
médecine européenne.
2. Inventorier le règne animal et végétal
La mise en image du règne animal et végétal est attestée dès les débuts de l’imprimé. A Bâle, le
botaniste Leonart Fuchs publie le De historia stirpium en 1542 en latin, dotée de gravures. Toutefois,
l’ouvrage de zoologie qui devient le plus célèbre est les Historiae animalium de Konrad Gesner,
publiées à Zurich entre 1551 et 1558, avec 1500 gravures, surtout de Peter Schan, ou reprises de
l’ouvrage de Fuchs.
3. Représenter le monde par les cartes
Les nouveaux savoirs sont compilés. La Cosmographia universalis (1544) de Sébastien Münster,
compte 35 éditions au XVIe s. Protestant, professeur de théologie et d’hébreu à l’université de Bâle,
Münster travaille vingt ans avant de publier son atlas. 520 gravures sur bois sont en partie les raisons du
succès de l’ouvrage, dont certaines d’Hans Holbein le Jeune ou d’Urs Graf. Les gravures augmentent : 725
dans la 2eme édition. Matthew Mac Lean, The Cosmographia of Sebastien Münster, 2007, estime à
50 000 imprimés en allemand et 10 000 en latin au XVIe s les réimpressions des gravures de la
cosmographie de Münster. François de Belleforest donne une traduction en français de l’atlas de Münster,
c’est une édition augmentée des recherches de Belleforest, des érudits, des administrations locales qui
font réaliser des vues de leurs villes. Belleforest ajoute 59 planches sur la France, alors qu’il n’y en n’avait
que 3 dans l’édition de Münster. L’édition est imprimée à Paris, rue St Jacques.

II. Imprimé et appropriation des savoirs

A. Se repérer, lire et mémoriser les savoirs


1. Mémoriser
Ann Blair, Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, 2020. Le
sentiment de submersion face à la masse des savoirs traverse les époques et les espaces, comme le
souligne l’auteure : Antiquité gréco-romaine, monde musulman, Chine. Pour cela, plusieurs moyens sont
envisagés : garder le texte en mémoire, prendre des notes au fil de la lecture, conserver les livres dans une
bibliothèque :
- Francis Yates, L’art de la mémoire, 1996, montre que l’ars memoriae remonte à la période
médiévale. Toutefois, cette pratique perdure à l’époque moderne.
- Le savant Francis Bacon rappelle que la prise de notes est nécessaire pour ceux qui n’ont pas une
grande mémoire. Ainsi, le poète britannique Gabriel Harvey (1545-1630) avait l’habitude de
prendre des notes pour le compte de son patron, le comte de Leicester, sur les Histoires de Tite-
Live.
- La conservation de livres dans une bibliothèque constitue un art, comme le montre L’avis pour
dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé, 1627. Naudé donne des conseils pratiques et
intellectuels pour sélectionner les livres : il faut les protéger du soleil, de la poussière et de
l’humidité, mais aussi les classer par type de savoir, tout en répudiant les romans modernes,
comme Don Quichotte, œuvres selon lui de basse qualité.

2. Classer
Ann Blair (idid.) s’intéresse à deux figures de précepteurs jésuites qui prônent la prise de notes pour lire :
- Francesco Sacchini, auteur du De ratione libros cum profectu legendi libellus (De la raison de lire
avec profit en prenant des notes), publié en 1614
- Jeremias Drexel, auteur de l’Aurifodina artium et scientiarum omnium (Mine d’or de tous les arts et
les sciences), publié dès 1641. Les deux hommes considèrent qu’il faut recopier des extraits de
livres pour les mémoriser.
Le classement des notes se fait dans des meubles, dont les premiers apparaissent dans les années
1630-1640.
Comme le montre Paolo Rossi, Clavis universalis : Arts de la mémoire, logique combinatoire et langue
universelle de Lulle à Leibniz, 1993, le projet d’une méthode de classement universelle habite les
savants, puisqu’il constitue en fait l’idéal d’une clé universelle de la connaissance, entre logique et art
de la mémoire.

B. Les bibliothèques, des lieux de mise en ordre des savoirs


1. Bibliographies et bibliothèques imaginaires
L’inflation des ouvrages savants conduit à des répertoires bio-bibliograpiques : catalogues de la production
imprimée, souvent nourris des catalogues de libraires.
- Le plus fameux est Conrad Gessner, connu pour la Bibliotheca universalis ( au sens de
bibliographie de tous les champs du savoir). Il parle de tous les livres publiés en Europe et devient
un instrument de travail qu’on retrouve dans les bibliothèques. Un bibliothécaire peut voir avec
Gessner les lacunes.
- En France, François de Lacroix du Maine, en 1584, fait un répertoire de tous les ouvrages français.
Cela devient aussi un ouvrage de référence.

2. Des lieux ouverts : le cas des bibliothèques humanistes


A Rome la bibliothèque vaticane est créée sous Pie II qui veut reconstituer une capitale de la chrétienté,
par la reconstruction par la pierre. C’est l’époque ou Flavio Biondo écrit Roma Instaurata (1444-1448)
ouvrage phare de la Renaissance humaniste. Sixte IV (pape de 1471 à 1484), donne son premier essor à
la bibliothèque vaticane, sous son pontificat la bibliothèque compte 3500 volumes, surtout des manuscrits
antiques et elle est ouverte aux savants. Des textes anciens de référence sont réunis. On a un témoignage
de Montaigne de 1581, qui se rend à la bibliothèque vaticane, où il voit un grand nombre de livres attachés
sur plusieurs rangs de pupitres, et précise que la bibliothèque est ouverte.
3. La logique de collection : l’exemple des bibliothèques françaises
Les bibliothèques royales en France témoignent de la pérennité de la logique de collection. A l’origine la
librairie royale de Blois, fondée par Louis XII en 1501, abrite des ouvrages historiques et religieux. François
Ier investit un autre lieu dans les années 1530-1540, Fontainebleau, qu’il dote d’une bibliothèque royale
avec Guillaumé Budé comme maître de la librairie. Budé est chargé des politiques d’acquisition : grâce à
l’alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique, il coordonne des entreprises au Moyen-Orient pour
rapporter des manuscrits en grec, hébreu et syriaque. De surcroît François Ier crée en 1537 l’obligation
pour tous les imprimeurs du dépôt légal dans la bibliothèque royale de chaque ouvrage imprimé. En 1544,
la bibliothèque de Blois est transférée à Fontainebleau. A l’époque, les imprimés sont très minoritaires.
Henri IV, en choisissant Jacques Auguste de Thou comme maître de la librairie de 1593 à 1617, mène une
réforme de la bibliothèque royale. Le nombre d’imprimés augmente avec le legs post mortem par Pierre
Dupuy, garde de la librairie, de 9000 imprimés, en 1651. Sous Colbert, le nombre d’imprimés est multiplié
par cinq. Ce dernier, en qualité d’intendant des bâtiments dès 1664, administre la bibliothèque royale. Il
nomme Etienne Baluze maître de la librairie, ce dernier menant une politique d’acquisition grâce à ses
relations avec les membres des académies et les ecclésiastiques érudits, notamment mauristes. Colbert
développe la biblioéconomie. C’est ce qui conduit le bibliothécaire Nicolas Clément à établir le premier
grand catalogue méthodiste (1675-1684).

4. Les bibliothèques, outils de prestige socio-culturel

Pierre Séguier, (1635-1672), chancelier de France, a un rôle important car depuis 1566 il accorde les
privilèges de librairie. C’est une très grande bibliothèque : 30 000 livres imprimés en 1672, localisée dans
l’hôtel de Bellegarde près du Louvre. On rentre par un appartement de parade, et à gauche 4 pièces où
sont rangés les livres, puis une chambre et des galeries hautes pour ranger les livres imprimés selon un
classement (religion, histoire, philosophie, beaux-arts, sciences). Un bâtiment adjacent abrite droit,
médecine, belles lettres. Il y a une conjonction entre ambition universelle, et aménagement pour non
seulement le rangement mais la lecture.

III. Imprimé et reconfiguration des savoirs

A. Le rôle de l’imprimé dans l’évolution des savoirs


1. Dévoiler le réel
La diffusion de la gravure permet modifie le rapport du lecteur à la réalité (voir fiche Livre et non-livre).
C’est ce qui explique le succès du botaniste Fuchs, du naturaliste Gesner et du médecin Vésale, dont les
ouvrages sont rendus célèbres par les illustrations.
2. Observer, mesurer, calculer
L’imprimé rend compte des progrès techniques qui permettent de découvrir le macrocosme et le
microcosme. A cet égard, le Sidereus Nuncius, publié en 1610 à Venise, comporte des illustrations des
reliefs de la Lune, tirés très vraisemblablement des dessins réalisés par Galilée lors de ses observations à
la lunette astronomique. En complément, le Micrographia (1665) de Robert Hooke est un vaste recueil des
observations réalisées par le savant britannique à l’aide d’un microscope, illustré de nombreuses gravures
qui représentent notamment une puce.
B. L’imprimé et l’émergence d’une république des lettres
1. Vulgarisation et savoirs ludiques
Les éditeurs cherchent à vulgariser les connaissances scientifiques, notamment par les traductions. Ainsi
quand paraît en 1608 La Dîme, du mathématicien, ingénieur, physicien et mécanicien néerlandais Simon
Stevin, la même année son ouvrage est traduit en français et en anglais.
Certains auteurs n’hésitent pas à rendre ludiques les savoirs. C’est le projet du professeur de philosophie
et de mathématiques jésuite lorrain Henrik Van Etten, qui publie entre 1626 et 1629 à Pont à Mousson, sur
un front de la catholicité, des Récréations mathématiques, traduites et publiées en anglais à Londres en
1633. L’ouvrage associe savoirs et divertissement.

2. Echanges et république des lettres


L’essor des circulations savantes conduit à l’édition partielle des correspondantes partielles, comme le
Journal des voyages de Monsieur de Monconys, publié à Lyon en 1665-1666. Cette dynamique est
favorisée par l’efflorescence des académies savantes (Academia dei Lincei à Rome en 1603, Academia
del Cimento à Florence en 1657, Royal Society à Londres en 1660, Académie royale des sciences à Paris
en 1666). Ces académies se dotent de journaux : les Philosophical Transactions (Londres 1665) ou le
Journal des savants (Paris, 1665). Alors que le premier contient des extraits des livres scientifiques, le
second se concentre sur les mémoires.
Cette dynamique est le signe de l’émergence d’une République des lettres à la fin du XVIIe s. Le
philosophe, lexicographe et écrivain français Pierre Bayle nomme en 1685 le périodique savant qu’il a créé
un an auparavant aux Pays-Bas, Nouvelles de la République des lettres.

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