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Gentlemen Séducteur

s
Tout séducteur ne
-t-ilcache
pas un gentleman ?en lui

EMMA DARCY

Une passion inoubliable


Lorsque le photographe Ric Donato détruit volontairement un
cliché susceptible de lui rapporter une grosse somme s’il était
publié, ses collaborateurs ne sont pas vraiment étonnés. Ric n’a
jamais eu l’âme d’un paparazzo : pas question pour lui de
gagner de l’argent grâce au malheur des autres – surtout s’il
s’agit d’une femme. Or, le cliché en question représente la
ravissante épouse de l’homme d’affaires Gary Chappel en bien
mauvaise posture. Avec ses lunettes de soleil, sa lèvre
tuméfiée, son expression traquée, Lara Chappel a tout l’air de
traverser une grave crise conjugale…
Mais ce que son équipe ignore, c’est que Lara n’a rien d’une
inconnue pour Ric. Quinze ans plus tôt, tous deux adolescents,
ils se sont follement aimés… Et aujourd’hui, Ric est prêt à
voler au secours de son amour de jeunesse. A n’importe quel
prix.

Collection Azur
La force d’une rencontre, la magie de l’amour.

1er janvier 2005


éditions Harlequin
Gentlemen Séducteur
s
Tout séducteur ne
-t-ilcache
pas
un gentleman en? lui

Ric, Mitch et Johnny, trois amis


inséparables depuis l’adolescence, sont des
hommes de pouvoir qui volent de succès
en succès. Mais s’ils se trouvent à présent
au sommet de l’échelle sociale, ces
hommes exceptionnels sont encore à la
recherche de la seule chose qui manque à
leur bonheur : l’amour… Un défi que ces
gentlemen séducteurs vont s’empresser de
relever !

Gentlemen Séducteur
s
Une passionnante trilogie
Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa
couverture, nous vous signalons qu’ il est en vente
irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et
l’éditeur comme l’ auteur n’ont reçu aucun paiement
pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise


sous le titre :
THE OUTBACK MARRIAGE RANSOM

Traduction française de
FRÉDÉRIQUE PIERETTI

HARLEQUIN ®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Azur® est une marque déposée d’Harlequin S. A.

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,


constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du
Code pénal.
© 2004, Emma Darcy. © 2005, Traduction française : Harlequin S. A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS – Tél. : 01 42 16 63 63
Service Lectrices – Tél. : 01 45 82 47 47
ISBN 2-280-20365-0 – ISSN 0993-4448
EMMA DARCY

Une passion inoubliable

COLLECTION AZUR

éditions Harlequi n
Prologue

Gundamurra, premier jour.

L’avion se dirigeait vers une piste d’atterrissage rouge


de poussière. Hormis le groupe de bâtiments qui
composaient l’élevage, on ne voyait aucune habitation,
rien que le ciel et le désert à perte de vue : Gundamurra
était un paysage vide, égayé par de rares bouquets
d’arbres secs. Ric regretta l’appareil photo qu’il avait
volé et avait dû restituer. Il y avait d’incroyables clichés à
prendre, ici.
— Quel trou perdu, grommela Mitch Tyler. Je
commence à me demander si j’ai fait le bon choix…
— T’inquiète pas, fit Johnny Ellis de sa voix
traînante. Ça vaut mieux que de se retrouver en taule : au
moins, ici, on pourra respirer !
— Respirer quoi ? se moqua Mitch. De la poussière ?
L’avion se posa, soulevant un nuage de terre rouge.
— Bienvenue dans l’Outback australien, claironna
ironiquement le gardien qui les escortait. Règle de survie
numéro un pour les raclures de bitume que vous êtes :
faudra jouer réglo. Parce qu’ici, impossible de se
planquer…
Les trois garçons ne prirent même pas la peine de
répondre. Survivre ? C’était leur activité de prédilection.
Quoi que la vie leur réserve, ils s’en sortiraient. Johnny
avait bien résumé la situation, pensa Ric. Six mois à
travailler sur un ranch à moutons, ça valait mieux qu’un
an en maison de correction. Ric n’aurait pas supporté
l’autoritarisme des éducateurs. Il espérait que le patron du
ranch n’était pas du genre tyran, ravi de se voir livrer
trois esclaves obligés de faire ses quatre volontés.
De quoi avait parlé le juge, déjà, lors du verdict ? De
valeurs salutaires. D’une expérience qui modifierait leur
façon de voir les choses. En clair, il s’agissait de
travailler pour gagner sa vie, plutôt que de se servir dans
les poches des autres. C’était facile à dire pour un juge
confortablement installé dans un bon fauteuil, avec des
appointements en or qui tombaient tous les mois. Il savait
ce qu’était la sécurité…
Dans le monde de Ric, la sécurité n’existait pas.
Acquérir légalement ce qu’on désirait ? C’était
impossible.
Voler était le seul moyen de l’obtenir. Et Ric voyait
grand, il aurait voulu le monde à ses pieds…
Evidemment, voler une Porsche pour impressionner Lara
avait été une erreur. La jeune fille était perdue pour lui, à
présent, c’était sûr. Dans le milieu où elle était née,
privilégié entre tous, un délinquant notoire n’avait pas sa
place.
Cahotant le long de la piste, l’avion s’approcha d’un
4x4 Cherokee près duquel un homme attendait, debout.
Une montagne d’homme, large d’épaules, le torse massif
et le visage buriné sous un casque de cheveux gris. Il
devait avoir passé la cinquantaine, pourtant, il
impressionnait par son physique et son allure déterminée.
Pas le genre de type qu’on se risquait à malmener, nota
mentalement Ric, bien qu’il n’eût pas pour habitude de
plier devant plus fort que lui. Si jamais l’homme
cherchait à le molester, ce dernier s’en repentirait.
— Regardez-moi ça, fit Mitch, toujours prêt à railler.
Ils nous ont envoyé John Wayne pour nous accueillir !
Sa perpétuelle ironie cachait mal une profonde
amertume. Pour Mitch, le monde entier était une pilule
trop rude à avaler. Il n’avait pas son pareil pour vous
casser le moral. Et leur vie commune allait durer six
mois…
— Tant qu’il n’est pas armé…, commenta Johnny en
souriant.
Avec lui, se dit Ric, il serait plus facile de s’entendre.
Johnny Ellis était d’un caractère naturellement
aimable mais il avait développé ce trait pour s’en faire
une carapace protectrice. Pourtant, il était assez costaud
pour affronter aux poings n’importe qui. Sous la tignasse
brune à reflets dorés qui retombait sur son front, il avait
un visage souriant aux yeux noisette. On l’avait coincé
pour vente de marijuana. Lui jurait que ce n’était pas un
trafic, qu’il avait juste fait ça pour dépanner des
musiciens qui s’en seraient procuré de toute façon.
Mitch Tyler était d’une étoffe bien différente. Il était
tombé pour agression, après avoir sévèrement rossé un
type. Le motif ? L’homme avait violé sa sœur après une
soirée en amoureux. Enfin, c’était ce que prétendait
Mitch en privé. Il ne s’était pas servi de cette ligne de
défense devant la cour, afin de ne pas mêler sa sœur à
toute cette histoire. Mince au point d’être maigre, il
arborait en permanence un air hostile renforcé par des
yeux bleus d’acier sous une frange de cheveux noirs. Ric
sentait que la violence couvait en lui et qu’il suffirait
d’un rien pour la faire jaillir.
Ric était lui aussi très brun, plus mat de peau, trait
hérité de ses ancêtres indiens. Cheveux noirs bouclés,
yeux sombres et profonds, il avait cette allure
méditerranéenne qui plaît aux filles. Il ne s’était pas privé
d’en jouer et avait connu bien des succès féminins. Lara
avait succombé, elle aussi, à ce cocktail de charme et de
virilité. Mais à plus long terme, l’allure ne suffisait pas,
sans le style de vie que seul l’argent achète. C’était
l’unique façon de combler les différences sociales.
L’avion venait d’arrêter sa course. Le gardien
enjoignit aux garçons de récupérer leurs sacs à dos et leur
ouvrit le chemin de cette vie nouvelle qui les attendait, à
des années-lumière de tout ce qu’ils avaient connu.
Le gardien fit les présentations d’une manière qui
hérissa instantanément Ric.
— Voici vos gars, monsieur Maguire. Tout droit sortis
du caniveau. Il y faudra au moins le fouet pour les
dresser.
Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, l’homme,
encore plus impressionnant vu de près, décocha au
gardien un regard impassible.
— Ce n’est pas ainsi que nous procédons, à
Gundamurra.
La voix était douce mais dégageait une autorité de fer,
suffisante pour éviter tout recours aux contraintes
physiques. L’homme salua les garçons d’un signe de tête.
Il semblait vouloir respecter les convenances, même
envers eux.
— Je suis Patrick Maguire. Bienvenue à Gundamurra.
En langue aborigène, ce mot signifie « Bonne journée ».
J’espère qu’en fin de parcours, vous considérerez
comme bonne la journée qui vous a menés ici.
Une telle entrée en matière disposa favorablement
Ric. Après tout, que risquait-il à laisser une chance à ce
Maguire ? On ne pouvait pas se battre envers et contre
tout.
— Et vous êtes… ? continuait Maguire en tendant à
Mitch une paume si large que celui-ci la considéra avec
méfiance, comme si elle allait lui broyer les doigts.
— Mitch Tyler, fit-il au bout d’un instant, tendant sa
propre main en un geste de défi.
— Content de te rencontrer, Mitch.
La poignée qu’offrait Maguire était honnête, sans
aucun sous-entendu de domination. Johnny s’avança
spontanément.
— Johnny Ellis. Heureux de faire votre connaissance,
monsieur Maguire.
Johnny souriait déjà de toutes ses dents, cherchant à se
concilier les bonnes grâces de l’homme.
Il eut droit à un regard évaluateur, puis une lueur
amusée dansa dans les yeux gris de son interlocuteur. Ce
Maguire savait lire dans les consciences, songea Ric alors
que les yeux scrutateurs se posaient sur lui. Celui qui le
mènerait en bateau n’était pas encore né.
— Ric Donato, fit-il en prenant la main tendue.
L’étreinte était ferme mais dégageait aussi une chaleur
qui dissipa, au moins en partie, la méfiance instinctive de
Ric.
— Parés pour le voyage ? demanda l’homme.
— Ouais. Prêt, répondit Ric.
Prêt à tout, songea-t-il en son for intérieur. Un jour, il
aurait le monde à sa botte.
Peut-être même regagnerait-il Lara…
Il ne parvenait pas à l’oublier. Sans doute ne le
pourrait-il jamais. Lara l’avait impressionné par sa classe,
ses bonnes manières, son glamour. Lui n’avait rien. Mais
il obtiendrait tout cela. D’une façon ou d’une autre, il y
parviendrait.
1.

Dix-huit ans plus tard.

Le glamour, il n’y avait décidément que cela…


Ric Donato, un sourire ironique aux lèvres, passait en
revue les clichés qui venaient de lui parvenir. La plupart
représentaient la jet-set, célébrités et stars de cinéma
photographiés au Festival du film australien, une
manifestation annuelle qui créait l’événement et pour
laquelle l’intérêt du public ne se démentait pas. Les
photographes indépendants qui la couvraient envoyaient
leur production à l’agence de Ric, à Sydney, par le biais
d’Internet, et son personnel effectuait un premier tri. Puis,
en compagnie de Kathryn Ledger, son assistante de
direction, il choisissait ce que publieraient les magazines
du monde entier.
Seulement les photos les plus glamour, bien entendu.
Ric était depuis longtemps parvenu à cette constatation :
ce que son réseau d’agences vendait le mieux, ici en
Australie tout comme à Londres, New York ou Los
Angeles, c’était le chic, la classe. Depuis qu’il avait
compris cela, tout ce qu’il touchait se transformait en or.
A ses débuts, il était reporter photographe et sillonnait
les zones de guerre de la planète. Les tristes réalités que
montraient ses clichés lui avaient valu de nombreux prix,
et le respect de la profession. Mais ses images n’attiraient
pas les médias. Il avait appris à ses dépens que seules les
photos séduisantes trouvaient un débouché : celles-là
s’arrachaient. Les gens voulaient du rêve. Ils en
redemandaient, vivant par procuration la vie luxueuse des
stars – la souffrance, elle, leur faisait détourner les yeux.
Ric avait su mener sa barque : aux deux bouts de la
chaîne, son flair et son professionnalisme payaient. D’un
côté, la jet-set lui faisait confiance, certaine que rien de
compromettant ne serait publié par ses soins. On
sollicitait même son agence pour des séances photo
lorsqu’une opportunité de publicité se présentait. Quant
aux magazines, ils étaient à l’affût de ce que Ric
proposait, prêts à se battre à coups de dollars pour une
exclusivité.
Tout le monde était donc heureux.
Ric avait trouvé la formule magique.
Le glamour… C’était le sésame qui ouvrait toutes les
portes, jusque dans les milieux les plus fermés de la
société. Une vraie poule aux œufs d’or… La richesse, il
l’avait su tout jeune et d’instinct, dirigeait le monde. Aux
alentours de vingt ans, poursuivant d’autres quêtes, il
avait momentanément oublié cette réalité. Puis elle s’était
imposée de nouveau, et il avait bâti un empire.
Désormais, il brassait des millions.
Sur l’écran de l’ordinateur s’affichait une nouvelle
photographie, une de plus, prise à l’aéroport lors d’un
départ de stars pour Hollywood. Kathryn faisait défiler la
série et Ric, plongé dans ses réflexions, la visionnait d’un
œil indifférent. Soudain, un visage accrocha son regard.
Lara ?
Elle baissait la tête, les yeux dissimulés derrière de
larges lunettes sombres. Sa pommette semblait enflée, ses
lèvres tuméfiées. Comme si on l’avait… frappée ?
L’attention de Ric se concentra sur l’homme qui
accompagnait Lara. C’était bien Gary Chappel, l’homme
qu’elle avait épousé, héritier et manager en chef d’une
chaîne de maisons de retraite fondée par son père. Gary
Chappel disposait de tous les atouts depuis la naissance :
la richesse, et une prestance physique qui aurait pu faire
de lui le mannequin vedette de n’importe quel grand
couturier, si la fantaisie lui en avait pris.
Mais sur ce cliché la distinction du mari de Lara
s’effaçait : lèvres serrées, paupières lourdes voilant un
regard menaçant, il donnait une image de lui bien
différente du play-boy des affaires qu’aimaient à traquer
les paparazzi. Il tenait Lara serrée contre lui… la retenait,
plutôt. D’une poigne de fer, il agrippait son bras. Il était
impossible qu’il ne lui fasse pas mal.
— Eh bien… voilà qui devrait déchaîner les
magazines à scandale, fit remarquer Kathryn en voyant
Ric fixer la photo.
Lara et Gary Chappel : un des couples les plus en vue
de la haute société australienne, certainement l’un des
mieux assortis physiquement et des plus photographiés.
Ric avait vu passer des dizaines de clichés d’eux… mais
jamais aucun comme celui-ci.
— Poubelle ?
Kathryn avait déjà le doigt sur la touche mais, par
principe, elle attendit l’autorisation de Ric.
— Surtout pas !
Il s’était exprimé avec force. Son assistante lui jeta un
regard étonné.
— Cette photo donne une curieuse image du
bonheur…
— Imprime-la et achète-moi les droits d’auteur.
— Enfin, Ric, est-ce que tu crois…
— Si nous ne l’achetons pas, quelqu’un d’autre va le
faire. Comme tu l’as noté, c’est pain bénit pour la presse
à scandale et je ne veux pas qu’on publie ce cliché.
La décision s’était imposée d’elle-même, répondant à
un instinct trop fort pour que Ric n’en tienne pas compte.
Kathryn le dévisagea, cherchant au fond de ses yeux
la raison d’une telle impulsion.
— Ce n’est pas à nous de protéger l’élite, Ric…
Il faisait confiance à Kathryn, d’habitude : formée par
ses soins, elle tenait les rênes quand il était au loin. Rien
de ce qui concernait le bureau de Sydney ne lui était
étranger, elle faisait preuve d’un jugement sûr. Pourtant,
en l’occurrence, il maintiendrait sa décision. Cette affaire
était personnelle. Bien trop intime pour qu’il laisse filer
ce cliché.
C’était étrange, après toutes ces années… Lara
Seymour… Il ne l’avait pas revue depuis qu’il était parti
pour Gundamurra. Et cette image d’elle, vulnérable,
visiblement malmenée par son mari, le bouleversait de
façon incroyable.
Kathryn le regardait comme s’il avait perdu l’esprit.
Son assistante était vive et ses yeux verts, sous la frange
auburn d’une coiffure courte et stylée, reflétaient son
intelligence. Joli visage, silhouette fine impeccable en
tailleur chic, elle plaisait à Ric par sa personnalité et ses
compétences. Il lui souhaitait tout le bonheur possible
pour son prochain mariage avec un cadre important d’une
grande banque d’affaires. Ce n’était peut-être pas
l’homme qu’il lui fallait, mais tout en aimant beaucoup
son assistante, Ric n’avait jamais voulu Kathryn pour lui-
même. A la différence de Lara Seymour…
Lara avait incarné la perfection féminine à ses yeux.
Mince, douce et sensuelle, elle était idéalement
proportionnée. Une cascade de cheveux blonds, un visage
aux traits empreints de distinction et l’éclat magique de
ses prunelles bleues comme un ciel d’été composaient un
tableau d’une parfaite pureté. Son élégant port de tête
avait fait comprendre à Ric le sens de l’expression « col
de cygne ». Sa démarche, légère et dansante, personnifiait
la grâce. Et puis il y avait son sourire, à la fois timide et
envoûtant, sa peau de pêche qu’il avait tant rêvé de
caresser…
Tout en elle le fascinait et, en même temps, elle
incarnait à ses yeux le mystère, celui d’une déesse qu’on
ne peut adorer que de loin. Pour elle, pour pouvoir enfin
l’atteindre, il aurait été capable de… Mais cela était loin,
à présent.
— Entre Lara et moi, c’est une vieille histoire,
expliqua-t-il à son assistante. Elle détesterait que l’on
publie cette photo.
— Toi et… Lara Chappel ?
— Lara Seymour, à l’époque.
— Est-ce à cause d’elle que tu…
Kathryn s’interrompit en rougissant et reporta
vivement son regard sur l’écran.
— Je t’imprime le cliché tout de suite, reprit-elle.
— Termine ta première phrase.
Son assistante lui jeta un regard contrit. Elle savait ne
pas empiéter sur la vie privée.
— Ça ne me regarde pas, Ric.
— Dis quand même…
Kathryn céda, avec un sourire qui disait assez que rien
de cela ne l’affectait personnellement.
— Les gens parlent, Ric… Tu es l’un des célibataires
les plus en vue. Tu pourrais choisir parmi les plus jolies
femmes et pourtant…
— Pourtant ?
— Tu ne semblés pas vouloir t’impliquer dans une
relation. En tout cas, celles que tu as ne durent jamais
longtemps.
Il eut un sourire bref.
— Je mène une vie bien remplie, Kathryn.
— Bien sûr.
Elle eut un hochement de tête et se concentra sur la
photo dont le tirage brillant sortait sur l’imprimante.
Ric savait bien qu’il n’avait pas répondu à la question
de Kathryn. Pas plus pour lui-même que pour elle…
Son potentiel de séduction n’était pas en cause.
Autour de lui, les femmes ne manquaient pas, et celles
qu’il sollicitait étaient gagnées d’avance. Mais l’attirance
d’un moment s’évanouissait vite. Ric finissait toujours
par se sentir malhonnête, trop conscient, en tout cas, de
ce qui plaisait chez lui à ses conquêtes. Le pouvoir,
l’argent, le plaisir… Elles ne cherchaient pas à le
connaître. Juste à profiter de ce qu’il avait à offrir.
Et il pouvait offrir beaucoup. Le monde était à lui.
Des appartements à Londres et New York, en plein
centre-ville, attendaient qu’il veuille bien y insérer sa clé.
Ici, à Sydney, sa résidence donnait sur la baie : une vue
magnifique, mer et ciel à perte de vue. Dans chaque ville,
il disposait de sa voiture : Jaguar à Londres, Lamborghini
à New York. C’était une Ferrari qu’il conduisait ici.
Il se souvint de la Porsche qu’il avait volée pour
impressionner Lara. Il aurait pu s’en acheter dix à
présent. Il ne l’avait jamais fait. Pourquoi raviver
d’anciennes blessures ? Une époque de frustration,
d’échecs… Bien sûr, il n’était plus le même qu’à seize
ans. Mais avait-il tellement changé ?
Echappait-on jamais à son passé ?
Kathryn lui tendit l’épreuve et il détailla le tirage sur
papier glacé, prisonnier des souvenirs que sa mémoire
ressuscitait. Quand Lara lui paraissait plus importante
que tout. Lorsqu’elle incarnait tout ce qu’il désirait au
monde.
— Donne-moi une enveloppe, déclara-t-il d’un ton
décidé.
Ric savait ce qu’il lui restait à faire. Kathryn ouvrit le
tiroir de son bureau et lui tendit ce qu’il demandait.
— Tire cinq autres copies et enferme-les dans le
coffre.
D’instinct, il sentait que ces précautions ne seraient
pas superflues.
— Ensuite, supprime le fichier.
Kathryn acquiesça, non sans un froncement de
sourcils. L’ordre était inhabituel de la part de Ric.
— Que devrai-je payer pour les droits ?
— Peu importe.
Il glissa la photo dans l’enveloppe qu’il scella.
— Négocie le meilleur prix…
Se dirigeant vers la porte, il se retourna au dernier
moment. Son regard fut bref, direct.
— Rectification : n’importe quel prix. Paie ce qu’il
faut. Je veux ces droits.
— Parfait.
Kathryn accepta sans ciller, en dépit des questions qui
se pressaient à ses lèvres.
Ric s’en doutait, pourtant il s’en moquait. Il pouvait
bien s’accorder une fantaisie, quel qu’en soit le coût. Et
cette photo l’avait bouleversé. Lara semblait en mauvaise
posture. En tenant compte du fait que la photo avait été
prise à l’aéroport, on pouvait se demander si la jeune
femme n’avait pas tenté de fuir son mari, le tout-puissant
Gary Chappel.
La maltraitance pouvait survenir dans n’importe quel
foyer et, trop souvent, les abus restaient cachés, car les
victimes étaient freinées par la honte. Par la peur, aussi…
Crainte de nouveaux sévices, de représailles. La mère de
Ric avait vécu cet enfer. Elle avait payé de sa vie, alors
que Ric n’était qu’un enfant. Il était trop jeune pour la
protéger alors, et se trouvait battu chaque fois qu’il
essayait. Suite au décès, son père avait enfin été mis en
prison mais Ric n’avait pas oublié ces moments
douloureux. Ni la peur qui l’avait saisi au moment de
témoigner contre son propre père…
Si Lara vivait une telle situation, si la crainte
paralysait chacun de ses mouvements, il en deviendrait
fou.
Instinctivement, Ric serra les poings alors qu’il
attendait l’ascenseur qui devait le mener au parking. Le
combat de Lara n’était pas le sien : il n’avait rien à y voir,
aucun droit de s’en mêler. Et pourtant, il ne pouvait rester
impassible. Son sang bouillonnait à la simple idée de la
savoir malheureuse et il brûlait d’agir.
Le gamin des rues avait laissé place à un homme
riche. Il avait fait son chemin dans le monde ; il disposait
d’une vraie fortune, à dilapider comme il l’entendrait.
L’évocation de sa propre puissance lui fit plaisir, pour la
première fois depuis longtemps. Car elle allait servir à
quelque chose ; financièrement parlant, il était largement
à la hauteur de Gary Chappel.
Considérant l’endroit où il se rendait, il fut content
d’avoir revêtu l’un de ses costumes Armani préférés. Il
l’avait choisi ce matin en pensant déjeuner avec Mitch.
Mitch Tyler était l’un des avocats les plus en vue de la
ville, et les avocats adoptaient en général le costume pour
traiter leurs affaires. Mitch aussi avait fait son chemin
dans la vie – de même que Johnny Ellis, dans un autre
domaine. Ses interprétations de chansons folk et country
lui avaient valu un disque de platine. Et malgré les
longues années qui les séparaient de leur séjour commun
à Gundamurra, ils restaient tous trois liés par une
indéfectible amitié.
Aucun d’entre eux ne s’était marié.
Ric se demanda si ses amis éprouvaient les mêmes
difficultés que lui à nouer une relation durable. Peut-être
qu’eux aussi se sentaient différents, comme incapables de
s’impliquer réellement dans une histoire d’amour. Ils
comprendraient sans doute ses sentiments, car tous trois
se connaissaient mieux qu’aucune femme ne pourrait
jamais les connaître. Mitch pourrait lui être utile,
d’ailleurs, à écarter Gary Chappel si c’était ce que Lara
désirait.
Ric prit sa Ferrari et quitta le parking. Il longea
Circular Quay et obliqua en direction des quartiers est. A
côté de lui, sur le siège passager, reposait l’enveloppe
avec son précieux contenu : une arme de choc, dans la
guerre qu’il s’apprêtait à mener pour Lara, à condition
qu’elle veuille se libérer de ses entraves.
Il savait où elle habitait. Non pas qu’il se soit
renseigné sur elle mais la jeune femme avait fait la une
des journaux de mode lorsque Gary avait acheté pour
quinze millions de dollars une propriété superbe sur le
front de mer, à Vaucluse. Les photos de Lara, supervisant
les aménagements, fleurissaient à l’époque dans tous les
magazines.
L’emblème radieux de sa position sociale, avait pensé
Ric. Qui aurait pu imaginer que sa vie privée puisse être
un enfer ? La jeune femme semblait bénie des dieux. Et
pour Ric, toujours hors d’atteinte. Il n’aurait servi à rien
de chercher à la rencontrer. Le passé était le passé, avait-
il raisonné sagement. A le remuer, il ne pourrait qu’être
déçu.
Dans ce cas, pourquoi changer d’avis aujourd’hui ?
Parce qu’il avait cru Lara heureuse et que cette image
venait de voler en éclats.
Qu’espérait-il en s’immisçant dans sa vie ? Quel
superhéros croyait-il être ?
On verrait bien. Peut-être cela tournerait-il en amère
plaisanterie mais, pour l’instant, il lui fallait découvrir la
vérité que recelait cette photographie. Il ne saurait vivre
sans savoir.
La force de cette certitude le conduisit jusqu’à
Vaucluse. Jusqu’à l’imposante demeure, au perron
flanqué de colonnades.
Il sonna. La réponse se fit attendre mais, toujours fort
de sa détermination, Ric patienta. La porte s’ouvrit enfin.
Pas sur Lara. Une femme d’un certain âge, aux cheveux
soigneusement permanentes et à la robe bleu roi
boutonnée jusqu’au col, le regardait d’un air
interrogateur. Au vu de sa mise sévère, Ric reconnut
immédiatement un membre du personnel. L’intendante,
peut-être.
— Je suis Ric Donato. Je viens voir Mme Chappel.
— Navrée, monsieur Donato. Madame ne reçoit pas.
La réponse était peu engageante mais révélait au
moins la présence de Lara.
— Elle me recevra, déclara-t-il sèchement en tendant
l’enveloppe. Veuillez donner ceci à Mme Chappel et la
prévenir que Ric Donato aimerait en discuter avec elle.
J’attends une réponse.
— Très bien, monsieur.
L’intendante prit l’enveloppe et referma le lourd
vantail au visage de Ric. Il attendrait.
En un sens, c’était du chantage… Lara devinerait que
la photo n’était pas l’unique tirage. Elle craindrait l’usage
qu’il risquait d’en faire. La peur la pousserait à lui ouvrir
sa porte. Et il entrerait de nouveau dans sa vie.
Pour combien de temps, il n’en savait rien.
Mais c’était une démarche à laquelle il ne pouvait se
soustraire.
2.

Lara se reposait dans la chambre d’enfant, assise sur


un rocking-chair. Le rythme de balancelle aurait dû la
bercer mais rien ne parvenait endormir sa peine. Elle était
prisonnière de Gary, à vie. Et si elle voulait échapper à
l’horreur, il fallait d’abord s’évader d’ici. Mais
comment ?
Autour d’elle, elle ne voyait que morosité. Son regard
balaya la chambre : le berceau vide, le landau vide, tous
ces accessoires achetés pour le bébé qu’elle n’aurait pas
la déprimaient terriblement. L’enfant avait grandi en elle,
il était mort à la naissance. Lara aurait voulu disparaître
avec lui. C’était l’ultime moyen d’échapper à Gary, peut-
être le seul. Son mari la surveillait de bien trop près pour
qu’elle puisse jamais s’enfuir.
Et pourtant il le fallait, avant d’être enceinte de
nouveau ! La veille, Gary lui avait imposé la brutalité de
son désir. Lara espérait de toutes ses forces qu’il n’y
aurait aucune conséquence. Cela lui serait insupportable.
Elle avait réussi à obtenir des contraceptifs dans une
pharmacie éloignée, mentant au sujet de l’ordonnance
prétendument oubliée chez elle. Mais elle ne prenait la
pilule que depuis quinze jours : était-ce efficace au bout
d’une si courte période ?
Une maternité la clouerait aux côtés de Gary pour
l’éternité. Impossible de fuir, il mettrait la police à ses
trousses et obtiendrait la garde de l’enfant. Tout en Lara
refusait cette idée : Gary était incapable de se conduire en
père. La seule solution, c’était de ne plus tomber
enceinte.
Marian Keith apparut sur le seuil, une grande
enveloppe blanche à la main. C’était elle que Gary avait
choisie comme gouvernante de la maison. Veuve, ses
enfants poursuivant de coûteuses études à l’université,
elle n’était que trop contente de recevoir un généreux
chèque en fin de mois.
De même que tous les autres domestiques, elle n’avait
de comptes à rendre qu’à Gary, Lara étant considérée
comme quantité négligeable. Pourtant, de temps à autre,
celle-ci surprenait une lueur de sympathie dans le regard
de la vieille dame. Marian Keith était idéalement placée
pour comprendre ce que son patron cachait si bien au
monde extérieur : Gary avait un caractère tyrannique,
dont il n’usait qu’en privé.
— Excusez-moi, madame, il y a quelqu’un à la porte.
— Vous savez bien que je ne reçois pas, madame
Keith, fit Lara avec indifférence, se balançant sur le
rocking-chair.
Ses yeux las se posèrent sur le motif au pochoir qui
ornait le mur. Blanche-Neige… Comme la princesse,
Lara avait croqué la pomme empoisonnée, le jour où elle
avait épousé Gary Chappel. Mais elle, personne ne la
secourrait.
— Il insiste, madame. Un certain Ric Donato…
Lara tressaillit sous le choc. Elle se tourna aussitôt
vers la gouvernante.
— Qui ?
Comment y croire sans confirmation ?
— Il dit s’appeler Ric Donato.
Après toutes ces années ? Comment était-ce possible ?
Instantanément, l’esprit de Lara ressuscita le passé. Elle
avait attendu si longtemps, espérant que Ric viendrait la
chercher, brûlant de le revoir ! Comme elle se moquait de
son milieu et de ses ennuis avec la justice ! Avec ou sans
argent, il était Ric Donato. Son Ricardo…
Un beau rêve, très vite mis à mal par la dure réalité.
Il existait toujours, pourtant. Elle l’avait enfoui au
plus profond de sa mémoire au fur et à mesure que les
années s’écoulaient sans nouvelles de Ric, sans contact.
A présent, il était trop tard. Elle ne pouvait se montrer à
lui dans cet état.
— Il m’a demandé de vous remettre ce pli, fit Marian
Keith en s’avançant pour lui tendre l’enveloppe. Il attend
à la porte. Il semble persuadé que vous accepterez de le
recevoir.
Lara secoua la tête en signe de dénégation mais elle
ouvrit d’un doigt l’enveloppe, curieuse de voir son
contenu. Elle n’eut pas même besoin d’en extraire
entièrement le tirage sur papier brillant. A la vue des
visages sur la photo, elle reçut un deuxième choc,
empreint de terreur cette fois.
Instinctivement, elle repoussa le cliché dans son
enveloppe, de peur que la gouvernante n’en aperçoive
une partie. Si seulement la presse apprenait l’existence
d’une telle photo, elle n’osait imaginer les conséquences.
Paralysée par la peur, elle restait muette.
— Que dois-je faire au sujet de ce monsieur, madame
Chappel ?
L’insistance de la gouvernante la ramena à la réalité.
Lui… Ric Donato… A la porte. Prêt à discuter !
Avait-elle le choix ?
C’était le recevoir ou bien… prendre le risque de voir
la photo publiée.
Le cœur de Lara se contracta. Il lui semblait que sa
poitrine rétrécissait. Avidement, elle inspira une bouffée
d’air et prit la seule décision qui lui éviterait les foudres
de Gary.
— Faites-le entrer. Je rejoindrai M. Donato sur le
patio dans un instant.
Inquiète, la gouvernante marqua un temps
d’hésitation.
— Vous êtes sûre, madame Chappel ?
Gary saurait qu’elle avait reçu quelqu’un. Lara ne
pouvait esquiver cette réalité. Il lui faudrait avouer
pourquoi. Seigneur ! Il n’y avait aucune échappatoire…
Mais laisser publier la photo serait encore pire que les
représailles de Gary. De toute façon, il la tiendrait pour
responsable : n’avait-elle pas causé la scène surprise par
le paparazzo ?
— Tout à fait sûre, madame Keith, fit-elle d’une voix
qui feignait l’assurance. Faites-le entrer.
La gouvernante s’inclina et fit demi-tour d’un pas vif.
Lara resta immobile. L’enveloppe lui brûlait les
mains. C’était une bombe à retardement et rien ne
pourrait en éviter l’explosion. Même si elle parvenait à
empêcher la publication de la photo, Gary ne supporterait
pas que quelqu’un sache… Et Ric savait, dorénavant.
Elle allait devoir affronter son regard, le regard de celui
qui a compris… Lara se rappela ses yeux, caressants
comme du velours, si bruns, si doux, qui lui avaient fait
croire au bonheur…
Elle frissonna. Mieux valait repousser le passé au
tréfonds de sa mémoire. L’eau avait coulé sous les ponts
depuis. Elle n’avait que quinze ans à l’époque, Ric seize.
Ils avaient vécu une merveilleuse histoire, une idylle
romantique et passionnée. Mais ce n’était rien d’autre
qu’un rêve d’adolescents – lui en Roméo, elle en Juliette.
Quelle chance avaient-ils de voir leurs espoirs se
réaliser ? Les rêves n’avaient pas droit de cité dans le
monde réel. Un univers de lutte, où survivre devenait le
seul but.
Et justement, sa survie à elle se jouait en cet instant.
Elle se força à quitter le rocking-chair.
Se préparant mentalement à l’inévitable, elle fit un
passage éclair devant sa coiffeuse. Le maquillage
dissimulait assez habilement l’impact violacé sous son
œil. Le rouge à lèvres soigneusement appliqué diminuait
le renflement de sa bouche. Ses longs cheveux blonds,
comme toujours, retombaient en vagues douces sur ses
épaules. Même dans la maison, Gary exigeait d’elle une
mise impeccable.
Elle portait un jean bleu et un chemisier blanc
immaculé. Ses longues manches cachaient les marques
sur ses poignets. Aucun de ses stigmates n’était visible,
mais par précaution, elle prit ses lunettes de soleil. Il était
parfaitement normal de les porter sur le patio, avec la
réverbération du soleil sur l’eau de la piscine.
Cette tentative pour sauver la face n’était sans doute
qu’une forme de fierté parfaitement stupide. Ric ne se
laisserait pas abuser. Il ne se laisserait pas non plus
éconduire avec de belles paroles. Alors, pourquoi une
telle démarche ? Troublée plus qu’elle n’aurait voulu
l’admettre, Lara prit une profonde inspiration. Il fallait
bien affronter Ric puisqu’il était là, quel que soit le motif
de sa venue.
Tâchant d’étouffer sa peur, tenant d’une main
frémissante l’enveloppe et son terrible contenu, elle sortit
sur le patio. Ric s’y trouvait, debout sous le vélum qui
abritait le salon de jardin. Il regardait les eaux
étincelantes du port de Sydney.
Lara fut surprise de le voir vêtu élégamment. Le tissu
comme la coupe de son costume lui rappelèrent l’homme
que Ric Donato était devenu. Quelqu’un qui pouvait
s’offrir tout ce qu’il lui plaisait de posséder et qui, si cela
l’amusait, pourrait jeter sa vie privée en pâture à un
monde affamé de scandales. Ces dernières années, elle
avait lu plusieurs articles le concernant : il avait d’abord
été reporter célèbre, puis homme d’affaires créant son
réseau d’agences photo dans le monde entier.
Pourtant, il restait encore en lui des traces du passé,
comme ces cheveux bouclés qu’elle ne pouvait
s’empêcher de regarder, portés assez longs pour rappeler
à Lara qu’elle adorait y entremêler ses doigts.
Un baiser.
C’était tout ce qu’il y avait eu entre eux.
Un simple baiser…
Ric se tourna abruptement vers elle, comme s’il venait
juste de sentir sa présence. Lara ne put se contraindre à le
regarder dans les yeux, des yeux qui savaient, qui ne
pouvaient que savoir. La honte s’enroula tel un serpent
autour de son cœur, resserrant sans pitié son étreinte.
Comment avait-elle pu laisser sa vie dériver, comment,
gouvernée par la peur, acceptait-elle de demeurer dans
cette prison sans espoir ? Elle avait mis le doigt dans un
engrenage fatal : une fois engagé, il n’y avait qu’à se
laisser broyer.
— Bonjour, Lara.
La voix profonde et douce fit battre la chamade à son
pouls. Pourtant, elle ne pouvait encore lever les yeux
jusqu’à ceux de Rick. Son regard s’était arrêté à sa
bouche, détaillant la lèvre inférieure pleine, l’autre
dessinée à la perfection pour former un ensemble sexy et
terriblement sensuel, contrepoint fascinant au nez romain
et au menton fortement découpé de Ric.
Elle se rappela alors la façon dont il l’avait
embrassée… lentement, jouant sur la séduction,
courtisant l’âme romantique qui était la sienne à
l’époque. Si seulement elle avait pu revenir en arrière,
emprunter d’autres chemins…
— Ric…, s’obligea-t-elle à articuler en guise de bref
salut.
Il désigna d’emblée l’enveloppe qu’elle tenait
toujours.
— La photo a été prise à l’aéroport et envoyée
directement à mon agence de Sydney ce matin. A vendre
à quiconque suffisamment intéressé pour payer le prix
fort.
— Tu ne l’as pas encore revendue, au moins ? fit
précipitamment Lara, incapable de contrôler la vague de
panique qui l’envahissait.
— Non, Lara. Et je ne le ferai pas. En fait, ajouta-t-il
pour la rassurer, je viens d’appeler mon assistante
personnelle. Elle a acquis les droits de reproduction.
— Je paierai ce qu’il faudra.
— Le prix ne compte pas pour moi.
Lara eut un geste d’incompréhension.
— Pourquoi es-tu venu dans ce cas, sinon pour…
— Rentabiliser mon investissement ?
La bouche de Ric prit un pli ironique.
— Assez curieusement, je suis venu pour toi.
— Moi ?
Ce mot était à peine sorti de sa gorge, étranglé par un
chaos d’émotions. Non sans difficulté, Lara leva les yeux
vers lui. Etait-ce bien une tendresse soucieuse qu’elle
lisait dans son regard ? En tout cas, elle y voyait une
sombre détermination et, en réaction, se sentit
étrangement fébrile.
— Enlève tes lunettes, Lara. Tu n’as pas à te cacher
de moi.
— Tu te trompes, je n’essaie pas de…
Elle recula devant le mensonge mais de là à se
montrer à nu… ôter ses lunettes serait trop humiliant.
— Ne peux-tu me laisser un peu de fierté, Ric ?
— La fierté n’a rien à voir là-dedans. Il est question
de vérité entre nous, Lara. Nous sommes juste toi et moi,
maintenant.
Il avait parlé d’une tranquille assurance, formulant
une promesse implicite qu’elle eut terriblement envie de
croire.
Après tout, il avait retiré cette photo du circuit de
publication, gage de la confiance qu’on pouvait lui
accorder.
Avec un petit haussement d’épaules résigné, Lara ôta
ses lunettes, révélant l’hématome qui gonflait sa
paupière.
— La voilà, la vérité. Un peu boursouflée, comme tu
le vois…, fit-elle avec une ironie amère, retenant à grand-
peine les larmes qui lui brûlaient les yeux.
Il hocha la tête.
— Je ne t’avais jamais dit que ma mère était battue…
Lara sentit ses jambes se dérober sous elle. Le mot
tout simple dont il caractérisait sa situation était presque
plus difficile à supporter que la réalité. C’était pourtant ce
qu’elle était, elle aussi : une femme battue.
— Elle est morte des brutalités que lui a fait subir
mon père, continuait impitoyablement Ric pour la
convaincre du danger, morte lorsque j’avais huit ans.
Pourtant, j’essayais toujours de la protéger, de détourner
les coups sur moi. Mais je n’ai pas pu la sauver.
— Je suis désolée, je…
Lara avala difficilement sa salive, retenant les sanglots
qui menaçaient. Il lui fallait garder le peu de dignité
qu’elle pouvait encore préserver.
— Non, reprit-elle, tu ne me l’avais pas dit.
— Mais toi, je peux te sauver, Lara. Si tu l’acceptes.
— Oh, Seigneur !
Ses forces l’abandonnaient. Elle avança jusqu’à la
chaise la plus proche, accolée à la table de jardin, et s’y
effondra. Le plateau de la table offrit un soutien à ses
bras tandis qu’elle pleurait, le visage entre les mains, sur
l’impossible espoir d’être arrachée à un mari violent.
Ric attendait, le regard fixé sur elle. Au moins, il ne
tentait pas de la réconforter par de vains mots ou de
bonnes paroles. Il restait près d’elle, immobile, sans rien
faire ou dire, lui laissant simplement le temps de se
reprendre. Elle y parvint enfin ; sa fierté était en miettes
mais, comme Ric venait de le dire, il n’était pas question
de fierté entre eux.
— Merci, Ric. Mais tu ne peux rien pour moi.
Elle releva la tête, pour qu’il puisse lire en elle la
désolante vérité.
— Rien d’autre que ce que tu as déjà fait. Je te suis
très reconnaissante d’avoir… bloqué la parution de cette
photo.
Elle revit la flamme sombre danser au fond de son
regard.
— A l’aéroport… tu cherchais à le fuir ?
— C’était voué à l’échec, admit-elle piteusement.
Tout le monde doit quelque chose à Gary. Je ne peux pas
faire un pas sans qu’il le sache.
— Ta famille ne peut pas te venir en aide ? demanda
Ric, malheureux de la voir aussi démunie.
— Mon père a eu une attaque. Il se rétablit dans l’une
des maisons de repos de la chaîne Gary Chappel, déclara
amèrement Lara tandis que ses yeux brillaient d’un triste
éclat à l’ironie de la situation. Quant à ma mère, elle ne
veut rien savoir qui pourrait ternir son image de Gary.
C’est trop… dérangeant.
Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. Ric la savait fille
unique, elle n’avait aucun proche parent vers qui se
tourner. Quant aux amis, c’était bien évidemment Gary
qui les choisissait. Et Lara avait sûrement perdu contact
avec ses amies de jeunesse, celles qu’elle fréquentait
quand elle était mannequin.
— Veux-tu vraiment quitter cet homme ? insista-t-il.
— De toute mon âme…
Elle lança à Ric un regard d’autodérision.
— Je ne suis pas masochiste, tu sais.
— Tu veux vraiment partir, Lara ? Jusqu’où serais-tu
prête à aller pour rayer Gary Chappel de ta vie ?
Lara secoua la tête d’un air défait.
— Hypothèse d’école. Ça n’arrivera jamais.
— Bien sûr que si.
Ric avait répliqué avec une telle confiance que cela
frisait l’arrogance.
— Ne crois-tu pas que j’ai déjà essayé l’impossible ?
rétorqua Lara.
— Serais-tu prête à passer un an dans l’Outback ?
Dans un ranch à moutons, loin de tout, sans le confort des
habitudes ?
L’Outback ? Elle n’y avait jamais pensé. N’y était
jamais allée. N’avait aucune idée de l’existence qu’on
menait là-bas. Mais des gens y vivaient. Mieux qu’elle,
en tout cas. Peut-être s’y sentirait-elle libérée de la peur,
de l’angoisse qui composait son quotidien. Ric doutait-il
de son aptitude à s’adapter ?
— Oui, répondit-elle bravement, presque par défi. A
situation désespérée, mesures désespérées…
— Es-tu prête à partir avec moi à l’instant ? Sans
bagage. Tu sors d’ici et tu laisses tout derrière toi.
— Avec… Avec toi ?
La tête lui tourna soudain. Ric n’était pas en train
d’élaborer un plan d’évasion virtuel ou théorique. Il lui
proposait de… partir avec lui. Mais que savait-elle du Ric
d’aujourd’hui ? Comment pouvait-elle accepter alors que
la seule expérience qu’elle avait de lui était une passion
adolescente, un souvenir qui remontait à dix-huit ans !
— Je suis ton passeport pour la liberté, dit-il en
plantant son regard droit dans le sien. Je peux t’emmener
à Gundamurra, où tu seras à l’abri. Tu pourras t’y
réfugier en toute sécurité le temps nécessaire à obtenir
ton divorce.
Gundamurra… Le son était primitif, comme sorti des
entrailles de la terre.
— Il vaut mieux te décider vite, conseilla Ric
calmement. Si ce que tu dis est vrai et que ton mari a des
espions partout, il pourrait déjà être au courant de ma
visite et se méfier.
— Mais comment puis-je me fier à toi ? dit
impulsivement Lara.
A nouveau la panique la paralysait, l’empêchant de
trancher. Les conséquences étaient si lourdes !
— Je suis là, non ? Je te fais une proposition. Qu’as-tu
à perdre en acceptant ?
— Si tu échoues, ce sera pire pour moi !
— Je n’échouerai pas.
— Gary dit qu’un homme à lui est posté à l’extérieur
en permanence, à tout observer. Il me suivra.
— Ma voiture est garée juste devant la maison. Je
peux échapper à n’importe quel poursuivant.
Ric parlait si calmement, de façon si catégorique que
Lara sentit régresser la panique qui rugissait dans ses
veines. A la place naissait un fol espoir. Ric était-il
vraiment capable de l’emmener hors d’atteinte de Gary ?
Un ranch perdu de l’Outback… pourquoi pas ?
Rien ne pouvait être plus violent que la vie auprès de
Gary.
— La décision t’appartient, Lara. Ce sera une vie
différente mais, au moins, tu pourras respirer à ton aise.
Elle prit une profonde inspiration.
— Ce lieu… Gundamurra… il t’appartient ?
— Non, mais j’y ai vécu. Et tu y seras la bienvenue.
C’est le bon endroit pour se ressourcer, si c’est bien là
ton désir.
Pour l’instant, Lara ne pouvait songer qu’à la liberté
promise mais celle-ci risquait de lui coûter très cher.
— Si nous faisons ce que tu dis… et si ça réussit…
j’aurai une immense dette envers toi, Ric.
Un sourire presque gamin éclaira le visage de son
interlocuteur, adoucissant ses traits.
— Je te l’ai dit, ce n’est pas une affaire d’argent pour
moi.
Lara ne pensait pas à l’argent. Ric était devenu un
homme de pouvoir, assez puissant pour défier Gary, pour
qu’elle le sente tisser autour d’elle un cocon protecteur…
Mais si ce n’était pas de l’argent, qu’attendait-il en
retour ?
Etait-ce seulement par compassion qu’il agissait
ainsi ? Et s’il s’avérait aussi impitoyable que Gary, qui la
détruisait à petits feux, abusant d’elle sans relâche ? Non,
c’était impossible, Lara le savait d’instinct. Si Ric avait
été ce genre d’homme, il n’aurait jamais parlé ainsi de sa
mère.
— Tu pourras toujours me donner ce que tu estimes
me devoir une fois que tu auras obtenu ton divorce, dit-il
pour rompre le silence inquiet où elle s’enfermait.
— Comment pourrais-je m’occuper de mon divorce à
des lieues de toute ville ?
— J’ai l’homme qu’il te faut. Il s’en chargera pour toi,
Lara, ne te fais aucun souci. Mitch clouera ton mari au
pilori de telle façon qu’il n’aura plus aucune chance de te
nuire.
Lara secouait la tête, incrédule. Cet espoir arrivait si
vite et elle voulait si désespérément y croire…
— Tu es sûr ?
— Absolument sûr.
Les yeux sombres de Ric luirent d’un éclat décidé et il
s’empara de l’enveloppe qu’elle avait laissée sur la table.
— Cette photo servira à obtenir la juste compensation
de ce que Gary Chappel t’a fait subir.
Elle le dévisagea, stupéfaite devant une telle
détermination. Lui revenait le même sentiment qu’elle
éprouvait, jeune fille, en le regardant : l’impression d’une
énergie indomptable, d’une force qu’on ne pouvait
arrêter. Mais il avait trouvé plus fort que lui à l’époque.
La police l’avait arrêté pour vol de voiture…
Cela faisait beau temps qu’il n’avait plus besoin de
voler. Des moyens comme les siens permettaient de
mener à bien n’importe quelle entreprise, sans que
personne puisse se mettre en travers de son chemin. Cette
pensée redonna espoir à Lara. A tort ou à raison, elle lui
faisait confiance. Ce qu’il proposait valait d’être accepté,
quel que soit le risque. Au moins, elle se devait d’essayer.
Sa chaise racla le dallage quand elle se leva, mue par
une énergie nouvelle. L’adrénaline coulait dans ses
veines.
— Je vais me préparer.
Sa décision était prise.
Il hocha la tête en signe d’approbation.
— Ne prends rien d’autre que ton sac à main habituel,
Lara. Ton portefeuille, ton permis, d’accord ?
Elle comprit exactement ce qu’il voulait. Rien ne
devait suggérer un départ définitif.
— Je n’en ai que pour une minute, Ric. Tu m’attends
ici ?
— Oui. Tu peux remettre tes lunettes, à présent.
Ce qu’elle fit. Et à sa surprise, elle s’aperçut qu’elle
souriait. Elle tourna vers Ric un visage radieux. La
promesse d’une liberté nouvelle l’enivrait, son cœur
s’envolait.
— Merci, Ric.
Il lui rendit son sourire.
— J’ai toujours voulu jouer les chevaliers servants,
voler au secours d’une damoiselle en détresse. C’est bon
d’être à ton service, Lara. Je t’assure que cela me suffit
comme remerciement.
Elle était donc en sécurité. Il n’exigerait rien d’elle.
Peut-être que les contes de fées se réalisaient, après
tout. Le cœur vibrant d’espoir à cette pensée, Lara courut
prendre son sac.
S’il réussissait à défaire Gary, Ric serait plus qu’un
chevalier servant. Il serait un prince. Le Prince Noir, le
plus vaillant de tous.
3.

Les minutes s’écoulaient, et chaque seconde était pour


Ric un calvaire. Il arpentait le patio tandis que toutes ses
pensées se concentraient sur Lara. Pourvu qu’elle aille
jusqu’au bout ! Un soudain accès de panique pourrait la
paralyser. Pour la dixième fois, il consulta sa montre. Le
temps jouait contre eux. Si Gary Chappel était déjà au
courant, s’il survenait prématurément… Une
confrontation risquait de tout faire échouer.
Des pas résonnèrent.
Tendu, le corps en alerte, Ric s’avança.
C’était Lara, grâce au ciel. Elle ne portait qu’un sac
bleu en bandoulière et son chapeau.
— Prête, fit-elle d’un ton déterminé qui dénotait une
légère excitation.
— Allons-y.
Elle n’eut pas la moindre d’hésitation, au grand
soulagement de Ric.
La gouvernante se tenait dans l’entrée, bloquant le
passage.
— Madame Chappel ?
— Je vais faire une petite promenade, madame Keith.
Nous n’en avons pas pour longtemps.
— Madame Chappel…
La gouvernante s’interrompit, dévisageant le couple
d’un air soucieux. Ric vit qu’elle avait compris. Et cela
l’inquiéta. Le regard de Mme Keith suppliait Lara de
réfléchir.
Il posa la main sur l’épaule de la gouvernante.
— Ne vous tourmentez pas, je prendrai bien soin
d’elle.
Mme Keith eut un petit signe de protestation mais
finalement elle s’écarta, leur laissant la voie libre.

— C’est une voiture qui ne passe pas inaperçue, Ric,


dit craintivement Lara alors qu’il refermait la porte de la
Ferrari.
— Nous n’y resterons pas longtemps.
Il démarra. C’était bon de se retrouver derrière le
volant, d’entendre tourner le puissant moteur. Il était en
charge du destin de Lara et, quels que soient les
obstacles, il la conduirait jusqu’à Gundamurra.
A peine eurent-ils quitté la propriété des Chappel
qu’une limousine noire, garée juste à l’extérieur, démarra
et se colla à leur suite. Un homme la conduisait, portant
des lunettes noires et une casquette de base-ball.
Ric n’avait aucunement l’intention de le semer. Mieux
valait tromper la vigilance du conducteur. Au premier feu
rouge, il prit son portable pour appeler le bureau de
Circular Quay. La seconde d’après, Kathryn était en
ligne.
— Kathryn, je serai au bureau dans quelques minutes.
Lara Chappel m’accompagne et j’ai besoin de ton aide.
Débrouille-toi pour dégager deux heures dans ton emploi
du temps, prends tes clés de voiture et attends-moi dans
le parking souterrain du bureau. OK ?
— Compris, Ric. J’y serai.
— Préviens ta secrétaire que tu sors pour un déjeuner
d’affaires. Tu ne seras de retour que dans l’après-midi.
— Bien.
— Merci, Kathryn.
— Qui est-ce ? s’enquit Lara dès qu’il eut coupé.
— Kathryn Ledger, mon assistante. Elle s’occupe de
tout à mon bureau de Sydney. Je lui fais entièrement
confiance.
— C’est elle qui a acheté les droits de la photo ?
— Exactement.
Lara prit une profonde inspiration.
— Si je comprends bien, nous allons changer de
voiture ?
— Il le faut. Ne te retourne surtout pas, mais nous
sommes suivis par une limousine noire.
Les mains de Lara se crispèrent l’une contre l’autre,
jusqu’à faire blanchir ses jointures. Ric s’interrogea :
combien de fois avait-elle tenté de fuir… et quelles
représailles s’en étaient suivies ? La question n’avait plus
lieu d’être. C’était à lui, maintenant, qu’il incombait
d’assurer la sauvetage de Lara. Le reste appartenait au
passé.
Le feu rouge suivant permit à Ric de composer le
numéro de l’aéroport de Bankstown. Une fois en ligne, il
prit contact avec l’homme en charge du Cessna de
Johnny.
— Ric Donato. Je pars pour Bourke dans l’avion de
Johnny. Pouvez-vous l’amener sur la piste avec le plan de
vol à bord ? Je devrais être là d’ici à une heure.
— A votre service, monsieur Donato.
De nouveau, Ric avait raccroché.
— Avion privé ? fit Lara d’une voix hésitante.
Il hocha la tête.
— Celui d’un ami. Je peux l’emprunter quand je veux.
Johnny est aux Etats-Unis. Il n’en aura pas besoin ces
temps-ci.
— Tu sais piloter ?
Sa voix dénotait plus que de l’étonnement. Ric lui
adressa un sourire confiant.
— Pas de panique. Non seulement je possède une
licence de pilote en bonne et due forme mais j’ai aussi
des milliers d’heures de vol à mon actif.
— Et Bourke ?
— C’est notre première étape. On t’y achètera
quelques vêtements de brousse avant de poursuivre.
— Je n’ai pas beaucoup de liquide sur moi mais il me
reste les cartes de crédit, si Gary ne les fait pas bloquer…
— Il est hors de question de les utiliser. On peut
retrouver ta trace grâce à elles. Je paierai. Considère que
c’est un prêt.
Lara n’émit aucune protestation.
Ric fut satisfait qu’elle comprenne sans qu’on ait
besoin de lui mettre les points sur les « i ». Car il avait
besoin de tranquillité pour régler mentalement les détails
de son plan d’action. Ce qui lui rappelait ses années sur
les fronts de guerre. A cette époque aussi, il fallait
réfléchir et décider vite. D’un plan bien mené
dépendaient vos chances de survie. L’adrénaline coulait à
flots… Comme aujourd’hui. Il menait une vraie guerre.
D’un style différent mais potentiellement aussi létale.
Cette fois, c’était la vie de Lara qui était en jeu.
Il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Ric à ce
sujet : si la jeune femme restait auprès de cet époux
violent, ses jours étaient menacés. L’œil tuméfié, les
pleurs à fendre l’âme, son expression désespérée… tout
cela lui était plus que suffisant pour partir en guerre.
L’homme qui les suivait en limousine constituait la
preuve que Lara n’affabulait pas. La maison de Vaucluse
était pour elle une prison et Gary méritait de la perdre.
Ce qu’il lui avait fait subir était-il irréversible ? Lara
resterait-elle marquée à jamais ? Seul l’avenir le dirait.
Ric voulait lui offrir du temps, tout le temps dont elle
aurait besoin pour se remettre. Curieux comme, après
toutes ces années, il se sentait encore lié à elle. Son
premier amour… Le seul, en fait. Mais pouvait-il
réellement parler d’amour ? N’était-ce pas plutôt l’image
d’un amour impossible, un rêve confronté à la réalité du
mariage de Lara ? L’horrible vérité découverte par Ric lui
avait fait l’effet d’un électrochoc. Comme la réalité était
loin de l’union parfaite qu’il imaginait ! Ric se sentit pris
d’une rage froide, d’une hostilité sans limite envers
l’homme qui avait mené Lara au comble du désespoir.
Il regarda ses mains nouées et s’aperçut qu’elle avait
ôté ses bagues. Un acte courageux, qui témoignait de sa
confiance en lui, en sa capacité à tenir ses promesses.
Peut-être le souvenir de ce qu’ils avaient vécu la
disposait-elle favorablement à son égard ? Sans doute
parce qu’elle se rappelait l’innocence de leur relation…
Quelle qu’en soit la raison, elle avait accepté de le
suivre. Et jamais il ne trahirait la confiance de Lara. En
tout premier lieu, elle avait besoin de sécurité. Puis il
faudrait mettre fin à ce désastreux mariage et le plus vite
serait le mieux. Evoquer la procédure de divorce rappela
à Ric son rendez-vous manqué.
Il appela le bureau de Mitch au tribunal et laissa un
message à son secrétaire, annulant le déjeuner prévu et
demandant à Mitch de le contacter dans la soirée.
— Il s’agit de l’avocat dont je t’ai parlé, expliqua-t-il
à Lara. Il saura s’occuper de ton divorce.
— Un avocat… Tu as des amis précieux, Ric, dit-elle
avec un regard surpris.
Des amis, il n’en manquait pas. Mais rares étaient
ceux à qui il pouvait demander de l’aide dans une telle
situation.
— Johnny et Mitch ont purgé la même peine que moi
à Gundamurra, fit-il en guise d’explication. Patrick
Maguire, l’homme chez qui nous nous rendons, s’est
montré comme un père pour nous à un tournant critique
de notre vie. Chacun de ces trois hommes mettra tout ce
qu’il a au service de ta protection, Lara.
— Parce que tu le leur demandes ?
— Pas seulement. Parce qu’ils détestent qu’on
persécute les innocents et qu’aucun d’eux ne se laissera
intimider par d’éventuelles représailles de la part de ton
mari.
Lara poussa un soupir déchirant.
— Tu les confrontes à forte partie.
— Ce sont des hommes forts, commenta-t-il avec un
air de défi.
Elle eut un vrai sourire en guise de réponse.
— Toi aussi, on dirait…
Mais une expression soucieuse chassa vite cet instant
de détente.
— Gary est habitué à dominer, Ric. M’aider peut…
vous créer des ennuis.
Comment pouvait-elle se faire du souci pour lui et ses
amis alors que sa propre vie était en jeu ?
— Il y a des moments dans la vie où il faut savoir
prendre position, Lara. Nous serions diminués à nos
propres yeux si nous n’en étions pas capables.
Tant d’injustices demeuraient impunies dans le
monde ! Il les avait rendues publiques par ses reportages,
sans que personne ne s’en émeuve pour autant. Ses
photos restaient un simple catalogue des souffrances que
l’homme infligeait à l’homme. Peut-être l’indifférence
générale était-elle ce qui poussait Ric à agir aujourd’hui.
Il voulait pour une fois servir à quelque chose. Faire la
différence. Ne serait-ce que dans la vie de Lara.
Il pénétra dans le parking souterrain, utilisant son
passe pour lever la barrière qui se referma derrière lui.
— Le sbire de Gary ne peut pas nous suivre ici, nous
avons le temps de changer de véhicule. Il faudra nous
accroupir à l’arrière de la voiture de Kathryn, de façon à
ce qu’il ne nous voie pas sortir. Ça ira pour toi ?
— Bien sûr.
Kathryn les attendait, fidèle à sa parole. Il ne restait
qu’à mettre la première partie du plan à exécution.
Tout se passa ainsi que Ric l’avait prévu et, sans le
moindre heurt, ils atteignirent Bourke en fin d’après-
midi. Ric ouvrit un compte à la banque locale, en désigna
Lara comme titulaire, lui fit retirer quelques milliers de
dollars et montra à la jeune femme où se trouvaient les
magasins. Il lui donna en sus les clés de la voiture qui les
attendait dans la rue principale. Ainsi, elle pourrait y
déposer ses achats quand elle le voudrait.
— Mais de quoi vais-je avoir besoin, Ric ? demanda-
t-elle anxieusement. L’Outback est territoire inconnu
pour moi. Je veux faire au mieux.
C’était un bon début, une attitude positive. Ric était
content qu’elle accepte l’aventure sans rechigner, sans
trace de ces comportements d’enfants gâtés qui étaient
trop souvent le lot des privilégiés. Quant à savoir
comment elle s’adapterait aux grands espaces, seul le
temps le dirait.
— Prends des shorts, des jeans, des chemises, de
bonnes chaussures de marche, des sandales. Une veste
bien chaude. Il peut faire diablement froid la nuit. Ce sont
des vêtements pratiques qu’il te faudra en règle générale,
rien de sophistiqué. Regarde autour de toi, compléta-t-il
en souriant. Vois ce que portent les gens. D’ailleurs, si tu
aimes la foule, profites-en maintenant. Car là où nous
allons, il n’y a vraiment personne. Et tu ne verras pas
d’autres ranchers avant deux bons mois, à la fin de la
saison des pluies.
Personne en effet ne pouvait se rendre à Gundamurra,
sauf en avion. En ce mois de février, la seule route
possible était inondée, impraticable. Même si Gary
Chappel découvrait le refuge de Lara, il lui serait
impossible d’y accéder. Patrick Maguire y veillerait.
— Il faudra te presser, Lara. Si nous voulons atteindre
Gundamurra avant la nuit, nous devons décoller à 5
heures.
— Ne t’inquiète pas, promit-elle avec un sourire
gamin. Personne ne se souciera de mon look, là-bas,
n’est-ce pas ?
C’était sa première réflexion vraiment détendue et,
devant cette marque de bonne humeur, Ric sentit son
cœur se soulever de joie.
— Tout le monde se fiche bien de l’allure des gens.
Tu n’es pas jugée sur ton apparence dans l’Outback.
C’est le fond qui compte.
Elle eut une grimace amère.
— Ce que je suis vraiment ? Je n’en sais plus rien. La
jeune fille que tu connaissais a disparu, Ric.
Il hocha la tête. On ne retournait pas en arrière. Tous
deux avaient évolué depuis leur adolescence.
— Tu tiens aujourd’hui la chance de te redécouvrir,
Lara. Et maintenant, file acheter tes vêtements.
Il la quitta sur un petit signe de la main, la regardant
s’éloigner d’une démarche alerte, grisée par ses
premières heures de liberté. C’était bon de se dire qu’il
avait chassé sa peur, qu’enfin il avait agi concrètement
pour le bien de quelqu’un… Cette récompense suffisait
amplement.
La prochaine étape consistait à avertir Patrick de leur
arrivée imminente. Il préféra utiliser le téléphone public,
de peur d’être repérable s’il utilisait son portable.
Heureusement, Patrick était à son bureau, pas dans les
corrals.
— C’est Ric, annonça-t-il sans ambages. Je suis à
Bourke. Je compte atterrir à Gundamurra avant le
coucher du soleil.
— Super ! Je t’attends sur la piste !
La voix de l’homme âgé révélait un plaisir sans
partage.
— Patrick… J’amène quelqu’un. Je lui ai promis
qu’elle pourrait résider chez toi pendant un an.
— Un an ?
La durée semblait surprenante à l’ancien mentor de
Ric.
Ce dernier s’expliqua rapidement. Patrick écoutait
sans l’interrompre, attendant que tout soit clair. Puis il
reprit la parole :
— Est-ce qu’il s’agit de ta Lara, Ric ? De celle pour
qui tu avais volé cette voiture ?
Sa Lara ? Elle n’avait jamais été sienne… Et ne l’était
pas plus aujourd’hui. Pourtant, elle s’était fiée à lui…
— Je devais lui venir en aide, Patrick. Peux-tu assurer
sa sécurité ? Elle a besoin de temps pour rompre son
mariage.
— La conclusion de cette histoire pourrait bien être
différente de ce que tu espères, fils.
Ce terme affectueux de « fils », Patrick le réservait
aux avertissements sérieux.
— Tout cela peut très mal tourner si elle juge que
Gundamurra est une prison égale à la précédente,
poursuivit-il. Mais elle est la bienvenue tant qu’elle
désirera rester.
— Je n’en demande pas plus.
Lara serait toujours maîtresse de ses décisions. Ric ne
pouvait ni ne voulait agir contre sa volonté.
— Dans ce cas, ça me paraît jouable.
— Merci, Patrick.
— J’ai hâte de la rencontrer.
« La conclusion de cette histoire pourrait bien être
différente de ce que tu espères »… Ric réfléchissait aux
paroles de Patrick en descendant la rue pour rejoindre
Lara.
Mais qu’espérait-il en fait ?
Il savait au moins ce qu’il ne voulait pour rien au
monde : que Lara soit une femme battue.
Mais une fois qu’il l’aurait libérée de Gary Chappel ?
Il voulait… voir la joie dans ses yeux… retrouver une
parcelle de cette innocence qui l’avait conquis à seize
ans, cette magie qui était sienne et rendait chaque instant
inoubliable.
Il secoua la tête. N’était-il pas en train de poursuivre
un rêve d’enfant, ne cherchait-il pas à décrocher la lune ?
Il lui fallait accepter l’avertissement de Patrick.
Mais cela ne tuait pas l’espoir tapi au fond de son
cœur.
4.

Ric attendait patiemment, appuyé au capot de la


voiture, les bras croisés, détendu. Il avait laissé la veste
de son costume sur le siège arrière, ainsi que sa cravate.
Sa chemise était ouverte et ses manches roulées jusqu’au
coude.
Lara se pressait pour rejoindre le lieu de rendez-vous
mais quand elle aperçut Ric au loin, elle marqua une
pause. A cette distance, elle s’apercevait qu’il était plus
solidement bâti que Gary. Sa musculature transparaissait,
et lorsqu’on avait des épaules aussi larges que les
siennes, on n’avait besoin d’aucun rembourrage de
costume pour avoir de l’allure. Ric rappelait assez celui
dont elle avait gardé le souvenir.
Elle n’avait jamais pensé que la profession de reporter
photographe puisse avoir un côté physique mais, bien sûr,
Ric avait beaucoup exercé en zone de guerre… Entre
cette expérience et son travail au ranch, il avait dû vivre à
la dure.
Pourquoi était-il venu dans l’Outback ? Lara ne
s’expliquait pas un choix aussi curieux pour un
adolescent.
A présent, il disposait d’une fortune mais il ne
ressemblait en rien aux hommes qu’elle connaissait. Il
restait le Ric Donato de sa jeunesse. Sa différence ne
l’avait jamais effrayée. Elle était attirante au contraire,
assez excitante. Et instinctivement, Lara savait que
jamais Ric ne la blesserait.
Etait-ce parce qu’il avait vu souffrir sa mère ?
Même pendant le bref bonheur de leur adolescence, il
la traitait comme un être infiniment précieux, quelqu’un à
qui on devait toutes les marques d’attention et de
courtoisie. Comme si elle était une princesse.
Eh bien, elle était encore moins qu’une bergère à
présent, et en sus, refusait à jamais les oripeaux de
princesse. Elle en avait assez porté !
Lara se remit en route, heureuse des achats qu’elle
venait de faire. Rien de sophistiqué, aucune grande
marque. Maintenant qu’elle s’était libérée de l’emprise de
Gary, elle voulait être elle-même, non plus un mannequin
destiné à parader en tenue luxueuse pour flatter son mari.
Ric l’aperçut et se redressa d’un bond, prêt à partir.
Un vrai baroudeur, pensa Lara avec un sursaut de plaisir,
encore époustouflée de la maîtrise avec laquelle il
orchestrait sa fuite. Il irait jusqu’à la piloter
personnellement en plein désert… Ce lieu inconnu ne lui
faisait pas peur. Si Ric le pensait sûr pour elle, elle
n’avait aucune raison de s’inquiéter.

Sa confiance s’accrut lorsque l’avion approcha la piste


de Gundamurra. C’était vraiment désert… une plaine
interminable et plate, loin de toute civilisation.
— Sur quelle surface s’étend Gundamurra ?
— Cent soixante mille acres. Patrick y élève quarante
mille moutons.
Lara fit un rapide calcul.
— Tu veux dire que chaque mouton dispose de quatre
acres pour lui tout seul ?
Il hocha la tête.
— La nourriture est plutôt rare, tu sais.
— Et comment Patrick se déplace-t-il sur une étendue
aussi vaste ?
— Cela dépend de ce qu’il doit faire. Il peut utiliser
l’avion, la camionnette, la moto, le cheval…
— Regarde les bâtiments ! On dirait un petit village !
— Au premier plan, il y a d’abord la demeure, puis la
maison du contremaître, les quartiers des hommes, le
mess et la baraque du cuisinier. Plus loin, tu peux voir le
hangar réservé à la tonte, les hangars pour le matériel, les
bureaux et enfin l’école. On compte généralement une
équipe de douze hommes, avec leurs familles, ce qui
donne une trentaine de personnes vivant en permanence
sur le ranch. Tu ne manqueras pas de compagnie mais ce
ne sera pas celle dont tu as l’habitude ! Et tu ne verras
personne de l’extérieur. Le courrier arrive une fois par
semaine. Par avion.
Ce lieu était comme une île, songea Lara. Une île
entourée de terre au lieu d’eau.
— Qu’est-ce qui t’a amené dans un lieu aussi étrange,
Ric ?
Il eut un petit haussement d’épaules.
— Lorsque j’ai été condamné pour le vol de la
Porsche, le juge m’a donné le choix : le centre de
redressement ou plusieurs mois de travail dans ce ranch
perdu dans l’Outback.
C’était donc pour cela qu’il avait coupé les ponts…
— Patrick avait créé ce programme de réhabilitation
pour les gosses volontaires, ceux qui étaient prêts à jouer
le jeu, poursuivait Ric. Le jour de notre arrivée, il nous a
expliqué que Gundamurra voulait dire « bonne journée »
en aborigène et il a formulé le souhait que cette journée
reste toujours bonne dans notre souvenir.
— Cela a été le cas pour toi ?
— Oui, plus que je ne l’aurais cru possible à l’époque.
Lara soupira, se remémorant la journée où on les avait
arrêtés dans la Porsche volée. Ric l’avait totalement
innocentée… même si elle avait été punie d’une autre
façon.
— De mon côté, mes parents m’ont expédiée en
pension et, ensuite, ils m’ont surveillée comme la pire des
délinquantes.
— Pour éviter d’autres mauvaises fréquentations ? fit
Ric avec un sourire ironique.
— Ils se sont arrangés pour que tout contact me soit
impossible en dehors de notre milieu. Lorsque les
vacances arrivaient, j’étais promptement emmenée dans
un lieu de séjour luxueux, exclusivement fréquenté par
ceux de notre monde. Je n’avais ainsi plus aucune chance
de croiser ton chemin…
— Je t’ai écrit de Gundamurra. Plusieurs lettres.
La voix de Ric était restée neutre. Il ne la jugeait pas.
Mais Lara comprit sa désillusion, celle que lui avaient
procuré toutes ces lettres sans réponse.
— Je ne les ai pas reçues, Ric.
— Non, je présume que non.
— Je suis désolée… Mes parents ont dû les garder.
Ou les détruire.
— Tu n’avais que quinze ans, Lara, reprit Ric presque
tristement. Je ne représentais rien de bon pour toi.
— Comment peux-tu dire ça ?
Les mots avaient jailli avec une telle force que Ric
dévisagea Lara, stupéfait.
— J’appréciais ta compagnie, Ric, reprit-elle très vite,
rougissant presque de sa spontanéité. J’aimais vraiment
être avec toi.
Elle vit s’adoucir la bouche de l’homme assis à ses
côtés. Ses yeux devinrent du sombre velours.
— Il en était de même pour moi, Lara, murmura-t-il
avant de reporter toute son attention sur l’atterrissage.
Bouleversée, Lara tomba dans un profond silence. Un
sentiment poignant s’emparait d’elle. Comment pouvait-
elle ressentir une telle émotion pour un homme après
l’expérience vécue avec Gary ? C’était pure folie. Ric
représentait son passeport pour la sécurité, il le lui avait
dit. Grâce à lui, elle échapperait à un mariage destructeur.
Il était normal qu’elle éprouve de la gratitude pour sa
générosité, de l’admiration devant son efficacité et
l’ampleur des moyens qu’il mettait en œuvre. Mais de là
à… le désirer ?
Impossible. Elle se trouvait émotionnellement
épuisée, déséquilibrée par un tel revirement dans sa vie.
En réfléchissant, elle comprendrait qu’elle avait envie,
non pas de Ric, mais de sa force, du cocon protecteur
qu’il tissait autour d’elle. Ce besoin de sécurité, elle le
reliait instinctivement à lui. Il fallait qu’elle se raisonne à
présent. Ils arrivaient à Gundamurra, et son refuge était
ici, pas dans les bras de son amour de jeunesse. Elle
devait parvenir à se retrouver, à se reconstruire avant
d’envisager une quelconque relation.
Le charme superficiel de Gary avait su la séduire et
l’approbation appuyée de ses parents avait joué un rôle
prépondérant dans son mariage. La sécurité et tous les
plaisirs liés à une immense richesse étaient dans la
corbeille… Tout le bonheur qu’elle se promettait s’était
révélé clinquant et faux. De quelle étoffe était-elle faite
pour avoir cru à un mirage ?
Il était temps de faire le point, sur elle-même tout
d’abord. Gundamurra était l’endroit idéal pour cela.
A partir de maintenant, l’homme important se
nommait Patrick Maguire. Il allait devenir l’ancre de sa
nouvelle vie. Pour Ric, il avait joué le rôle d’un père.
Pour elle aussi, peut-être, se montrerait-il paternel et
bienveillant. Un peu de bienveillance serait un baume
bienvenu sur ses plaies…
Elle vit l’homme en bord de piste alors que Ric posait
l’avion. Une sorte de géant, imposant, et qui, debout près
d’un 4x4, semblait les attendre.
— Sait-il que je vais venir ? Tu l’as prévenu ?
demanda Lara d’une voix tendue.
Le contact avec le sol la ramenait au sens des réalités
et soudain elle se trouvait anxieuse.
— Bien sûr, pendant que tu faisais les courses.
Ric lui décocha un sourire rassurant.
— Détends-toi, Lara, tu es la bienvenue.
La jeune femme respira profondément pour se calmer.
Depuis son départ de Vaucluse, elle évoluait dans une
sorte de brouillard irréel, sans totalement croire à ce qui
lui arrivait, se laissant porter par le courant, prête à tout
pour s’éloigner de Gary. Ric avait veillé à tout, même à
son accueil à Gundamurra.
Elle devait reprendre les rênes, à présent, et penser par
elle-même pour faire bonne impression à l’homme qui lui
ouvrait sa maison, qui lui accordait la pause nécessaire
pour se libérer légalement d’un mariage odieux. Ric
l’avait dit, elle pouvait compter sur sa protection. Et tout
ceci, Patrick Maguire l’offrait à une femme qu’il ne
connaissait pas ! Qu’avait-elle fait pour mériter un tel
présent ? Si seulement elle pouvait se rendre utile sur le
ranch pour le dédommager !
Elle sortit de l’avion en compagnie de Ric et à
nouveau se sentit sous pression : quelle idée avait-elle eu
de garder ses vêtements chic ! Elle aurait pu se changer
au magasin…
Patrick Maguire leur ouvrit l’arrière de la Land-Rover
pour y déposer les volumineux bagages.
— Lara est partie très vite, sans rien emporter,
expliqua Ric. Nous avons refait sa garde-robe à Bourke.
Le vieil homme se contenta de hocher la tête. Il devait
approcher les soixante-dix ans mais portait bien son âge.
Des cheveux blancs, toujours drus, retombaient sur un
front creusé de rides profondes mais son visage
n’évoquait en rien le vieillard. Pas plus que son corps,
solide et bien musclé. Un homme de la terre, sans une
once de faiblesse – un vrai roc. Lara se sentit vaciller
sous le regard d’acier qui la dévisageait tranquillement.
Ric referma le hayon de la Land-Rover et procéda aux
présentations :
— Lara, voici Patrick Maguire. Patrick, je te présente
Lara Chappel.
— Vous êtes la bienvenue, Lara, fit-il d’une voix
calme au timbre profond, tendant la main à la nouvelle
arrivante.
— Merci de… de bien vouloir m’accueillir.
Patrick Maguire eut un léger froncement de sourcils et
Lara prit conscience de ce qui pouvait sembler impoli :
elle avait gardé ses lunettes de soleil et celles-ci
dissimulaient ses yeux. Prestement, elle les retira.
— Désolée, je…
Patrick avait immédiatement débusqué ce que
cachaient les lunettes. Lara se sentit rougir, terriblement
embarrassée.
— Il m’est arrivé… quelques ennuis, ces derniers
temps, j’espère que vous m’excuserez de porter ces
lunettes, fit-elle précipitamment, protégeant à nouveau
l’hématome derrière les verres fumés.
Patrick pressa gentiment sa main et son geste
réconforta Lara.
— Vous aurez tout le temps de vous remettre, Lara.
— Merci, mais je ne veux pas être une charge pour
vous. Je ferai tout mon possible pour vous aider.
Il inclina la tête en signe d’approbation et répondit
tranquillement :
— Nous aurons le temps d’en reparler lorsque vous
serez remise. Ne vous souciez de rien.
— C’est que… il me semble qu’il serait bon que je
m’occupe.
— Installez-vous d’abord, nous verrons par la suite.
D’accord ?
— Bien sûr.
Elle avait acquiescé avec empressement, ne tenant pas
à paraître d’emblée trop exigeante. En territoire aussi
inconnu que celui-ci, il était difficile d’établir ses repères.
Patrick considéra ses vis-à-vis d’un air sérieux et
lança sans préambule :
— Il faut que vous le sachiez, des démarches ont déjà
été entreprises pour vous retrouver.
Lara se sentit défaillir, saisie de frayeur. Tout son
sang se retirait de son visage… Une sueur froide perla à
son front.
— Comment le sais-tu ? demanda immédiatement
Ric.
— Mitch a appelé cet après-midi, en me demandant si
j’avais eu de tes nouvelles, Ric. Comme tu ne m’avais
pas encore contacté, je lui ai répondu que non.
— Mitch ?
Lara s’accrocha à ce nom comme à une bouée de
sauvetage.
— L’avocat que connaît Ric ?
Patrick acquiesça.
— Pourquoi a-t-il pensé à appeler ici ? demanda Ric
d’un ton bref.
— Il avait besoin de te joindre et pensait te trouver ici.
Il ne m’en a pas dit plus sur l’instant. Quand tu m’as
appelé de Bourke, j’ai compris que la situation était
périlleuse, donc j’ai rappelé Mitch pour en savoir plus.
Effectivement, il y a danger. Pour commencer, à ton
bureau de Sydney…
— Mon Dieu ! gémit Lara, tournant un regard affolé
vers celui qui courait tant de risques pour elle. Je te
l’avais dit, Ric, Gary ne me lâchera pas ! Il est…
— Je sais qui est ton mari, rétorqua brièvement Ric,
reprenant à l’adresse de Patrick : De quel danger parles-
tu ?
— Tu crois savoir !
Lara les avait coupés, cédant à la panique,
s’accrochant frénétiquement au bras de Ric.
— Mais tu n’as pas vécu avec lui. Rien ne l’arrêtera,
Ric ! S’il ne peut m’atteindre, il s’attaquera à toi. Je
n’aurais jamais dû t’entraîner dans cette histoire.
Toute à son désir de fuite, elle avait minimisé les
conséquences possibles pour Ric. Il fallait le mettre à
l’abri.
— Je vais repartir.
— Certainement pas !
La réponse avait fusé, violente. Pourtant, il était
injuste de se réfugier derrière Ric.
— Je ne veux pas te voir payer pour moi ! rétorqua
Lara avec une véhémence égale. Tout est ma faute. Je me
suis montrée tellement stupide en l’épousant…
Les pupilles de Ric brillèrent du même éclat sombre et
déterminé qu’elle leur avait vu le matin.
— Je ne te laisserai pas retomber entre ses mains,
Lara.
— Mais tu ne sais pas ce dont il est capable ! Il te
démolira, ainsi que ton équipe de l’agence ! S’il est déjà
passé à ton bureau…
— C’est sans doute Kathryn qui a fait appel à Mitch.
déduisit Ric en reportant son attention sur Patrick. Tu as
des détails ?
— Ton assistante a réussi à gagner du temps, à
repousser la menace jusqu’à demain. Mais si tu veux
protéger Lara, il faut que tu partes d’ici, Ric. Tu dois
servir d’appât pour détourner votre poursuivant.
— Non…, supplia Lara, à la torture.
Patrick, imperturbable, esquissait les grandes lignes
du plan :
— Ton retour annoncé donnera un répit à Kathryn et
lui évitera tout harcèlement au bureau. Mitch appellera ce
soir, il veut s’entretenir avec vous deux. Si je vous parle
de tout cela, c’est pour vous laisser le temps de vous
préparer. La suite risque d’être rude.
— Ce n’est pas juste ! plaida Lara, cette fois dans
l’espoir de convaincre Patrick. C’est moi seule qui me
suis mise dans une telle situation.
— Lara…
Le regard gris acier de son hôte se posa sur elle et,
sous la compassion évidente, Lara lut la même
détermination inflexible que dans les yeux de Ric.
— Toute marche arrière est exclue, déclara-t-il avec
fermeté. Ric a choisi sa ligne de conduite et je l’approuve
entièrement.
— Mais je ne voulais pas l’obliger à…
Patrick lui sourit avec chaleur et Lara se sentit
pleinement admise au sein de son monde.
— Vous avez le souci des autres, Lara. C’est tout à
votre honneur. Mais il vous faut comprendre qu’un
homme doit parfois choisir. Ric a décidé d’agir selon ses
principes. Ce choix, vous devez le respecter. Car au bout
du compte, chacun doit mériter sa propre estime.
Malgré l’affolement qui lui brouillait l’esprit, Lara
perçut la justesse de ce propos.
La décision avait été prise.
Quoi qu’il advienne, il fallait s’y tenir.
5.

La demeure de Patrick Maguire était vaste et conçue


pour l’hospitalité. Elle comptait quatre suites destinées
aux invités. Ayant conduit Lara à la plus confortable
d’entre elles, Ric la laissa se rafraîchir avant le dîner.
Patrick avait suggéré à Lara de disposer de la garde-
robe de ses filles. Celles-ci n’habitaient pas en
permanence le domaine, car elles menaient toutes trois
leur carrière en ville. Elles venaient cependant
régulièrement rendre visite à leur père, veuf depuis des
années, leur mère étant morte d’un cancer.
Tous ces renseignements, ainsi qu’une brève histoire
de Gundamurra, lui avaient été fournis dans l’espoir de
familiariser Lara avec son nouvel environnement. Mais
Ric avait d’autres sujets d’inquiétude, auxquels il
s’attaqua dos qu’il eut rejoint Patrick au salon.
— Tu l’as testée, en lui révélant les menaces.
C’était une affirmation, pas une question.
— Je voulais me faire une opinion sur elle, Ric. Tes
souvenirs de jeunesse auraient pu fausser ton jugement. Il
me fallait savoir si elle vaut ce qu’il te faudra payer pour
l’aider.
— Ce n’est pas une affaire de coût.
— Je m’en doute. Mais tu n’es plus le seul impliqué
dans cette histoire. Je devais vérifier d’abord que Lara ne
se servait pas de toi pour son unique bénéfice. Je n’ai pas
oublié qu’elle n’a jamais répondu à tes lettres…
— Elle ne les a jamais reçues. Ses parents…
— Peu importe. Lara a du cœur. Je suis avec toi.
Ric le remercia d’un sourire. A eux deux, ils
pourraient infléchir l’avenir de Lara.
— Donne-moi les détails que t’a fournis Mitch, reprit-
il.
— Il semblerait que Gary Chappel ait fait irruption
dans ton bureau en demandant où tu étais. Personne
n’ayant pu le renseigner, il a attendu que Kathryn
revienne de son rendez-vous. Elle l’a prévenu que tu
déjeunais à l’extérieur et qu’on ne savait pas quand tu
rentrerais. Gary a contre-attaque en affirmant avoir vu ta
voiture au parking. Elle a répondu que tu t’étais rendu au
restaurant à pied et lui a donné un nom au hasard afin de
se débarrasser de lui et appeler Mitch.
— C’était ce que je lui avais conseillé de faire en cas
de problème avec Chappel, expliqua Ric.
— Mitch a eu le message pendant une suspension
d’audience. Il a immédiatement rappelé Kathryn et s’est
fait mettre au courant. Dès qu’il a su que Gary Chappel
était passé à ton bureau, il a envoyé deux hommes pour
escorter Kathryn jusqu’au tribunal pendant la fin de sa
plaidoirie. Elle est à présent en sécurité dans le bureau de
ton ami.
— Il vaut mieux que je parle à Mitch sans plus tarder.
Patrick approuva.
— Utilise mon bureau à ta convenance.
Ric était soucieux. Son absence à lui n’avait rien
d’étonnant : il n’était pas toujours basé à Sydney, allait et
venait, passant généralement plus de temps à Londres
qu’en Australie. L’absence de Kathryn, par contre,
paraîtrait suspecte. Gary la croirait détentrice d’un secret.
Ric refusait qu’elle devienne sa cible.
Il s’en ouvrit à Mitch dès qu’il l’eut joint.
— Pourquoi as-tu fait venir Kathryn au tribunal ? Tu
ne crains pas d’attirer l’attention de Gary Chappel sur
elle ?
Il y eut une pause à l’autre bout du fil et Ric sentit ses
nerfs se nouer.
— Si tu veux mon sentiment, Gary Chappel la
menacera de toute façon, déclara enfin Mitch d’une voix
mesurée. Nous ne traitons pas avec un homme sensé, Ric.
J’ai vu la photo. Tu as bien fait d’emmener Lara. Je te
soutiens à cent pour cent.
— Je suis heureux de le savoir mais je voudrais
maintenir Kathryn hors de danger. Ce n’est pas son
combat.
— Quelle que soit la façon dont on prenne le
problème, elle constitue un lien évident avec toi, Ric.
— Tu peux garantir sa sécurité ? demanda ce dernier,
l’estomac serré.
— C’est précisément ce que je m’emploie à faire.
Mais j’ai besoin de ta coopération. Et de celle de Lara. Si
j’ai bien compris, elle veut divorcer.
— C’est cela.
— Je dois lui parler, afin de démarrer la procédure
légale aussi vite que possible. Mais il faut aussi que tu
quittes Gundamurra, Ric.
— Patrick me l’a déjà conseillé.
— Parfait. Prends l’avion pour Brisbane ou Cairns dès
demain, et surtout, ne reviens pas à Sydney avant
longtemps.
Ce qui voulait dire confier l’avion de Johnny pour le
faire reconduire à Bankstown. Patrick s’en chargerait
sans problème.
— Pars par le premier vol, poursuivait Mitch, et au
dernier moment, préviens le bureau de ta destination. Ton
personnel pourra répercuter l’information. Cela
détournera l’attention de Kathryn, qui, demain, se
trouvera en arrêt maladie.
— Mais quand on saura que j’ai voyagé seul…
— Cela me laissera le répit nécessaire pour lancer la
procédure. Fais-moi confiance. Je me charge du côté
légal de l’affaire.
— Je doute que des papiers puissent arrêter Gary
Chappel.
— Une demande officielle de divorce bloquera toute
accusation d’enlèvement de ta part. Gary n’aura plus la
loi de son côté.
— Cela n’enlève rien à la menace.
— Je compte envoyer au père de Gary une copie de la
photo prise à l’aéroport.
Ric ne comprenait plus.
— Du chantage ?
— Une manœuvre, corrigea Mitch. Le père de Gary
viendra me voir avec son avocat. Nous pourrons parler.
C’est Victor Chappel qui tient les rênes dans cette
famille. Si quelqu’un peut brider son fils, c’est lui.
— Menace pour menace, en quelque sorte…
Si seulement le stratagème fonctionnait ! Ric se prit à
l’espérer.
— Exact. A mon avis, Victor préférera étouffer
l’affaire.
— Cela freinera-t-il son fils ?
— Dans une certaine mesure. Mais il en sera furieux :
n’oublie pas que tu lui as enlevé sa femme. Un fou ne
lâche pas prise, Ric. Il agira clandestinement. Tu devras
surveiller tes arrières.
Cette histoire prendrait-elle jamais fin ? En tout cas,
Ric acceptait de courir le risque pour Lara. Même s’il
devait s’exiler et se séparer d’elle.
— Et Kathryn ? demanda-t-il, revenant à sa
préoccupation première.
— Je soulignerai devant Victor Chappel que tout
harcèlement sur ton personnel aura des conséquences
officielles et publiques.
Ric sentit qu’il respirait mieux.
— Demain à cette heure-ci, la contre-attaque sera en
place, l’assura Mitch.
— Merci. J’apprécie ton aide… plus que de simples
mots ne peuvent le dire.
Encore une fois, le silence lui répondit. Et quand
Mitch reprit la parole, sa voix était étrangement bourrue :
— Patrick disait… qu’il s’agissait de ta Lara…
d’avant.
Ric ferma les yeux, se rappelant avec quelle ferveur il
parlait d’elle le soir, alors que tous trois reposaient sur
leurs couchettes. Lara était son idéal, il ne cessait de ne la
représenter en rêve. Jusqu’à ce que ses lettres sans
réponse ne le ramènent à la dure réalité : jamais il ne
serait acceptable pour une jeune fille comme elle.
Et maintenant ? Pourrait-elle l’accepter autrement que
comme un chevalier servant venu la secourir ?
Il se secoua. Le moment n’était pas venu d’explorer
cette voie.
— Il s’agit bien d’elle. Mais ce temps est loin, Mitch.
Il entendit un long soupir à l’autre bout du fil.
— Si j’avais su, je t’aurais prévenu avant qu’elle
n’épouse Gary Chappel.
— Prévenu de quoi ?
— Un type comme lui ne change pas de
comportement vis-à-vis des femmes. Il avait déjà été
inculpé pour maltraitance mais l’affaire n’avait pas fait
tellement de bruit.
Etouffée, sans aucun doute.
Ric serra les dents. Le pouvoir de l’argent servait à
cacher bien des abus. Mais aucune force au monde ne lui
ferait abandonner Lara. Jamais elle ne retomberait dans
les griffes de Gary Chappel. Il aurait fallu lui passer sur
le corps !
— Tu peux compter sur moi pour contenir Gary par la
voie légale, continuait Mitch. Je suis désolé que ta Lara
soit au cœur d’une pareille tourmente.
Ric parvint à desserrer les dents suffisamment pour
répondre :
— Au moins, elle est en sécurité ici.
— Oui. Et Kathryn avec moi. Je la garde pour la nuit.
— Son fiancé n’est pas sur place ?
— Non, il est à Melbourne en déplacement.
— Passe-moi Kathryn un instant s’il te plaît.
Il y eut une pause pendant que Mitch s’exécutait.
— Ric, fit la voix féminine à l’autre bout du fil, ne te
fais pas de souci pour moi. Je comprends parfaitement la
décision de Lara. Son mari est un type effrayant.
— Promets-moi de suivre les avis de Mitch. Sois
toujours sur tes gardes, Kathryn, rien n’est gagné.
— Promis.
— Bien. Merci encore de ton aide. Je te tiendrai au
Courant.
— Fais attention…
— Toi aussi.
Kathryn rendit le récepteur à Mitch qui demanda
aussitôt :
— Je peux parler à Lara, à présent ?
— Donne-moi un quart d’heure. Je te rappelle pour te
la passer.
Lara était-elle assez calme pour donner à Mitch les
renseignements dont celui-ci avait besoin ? Chaque
minute comptait. Souhaitant qu’elle puisse aider au
maximum ton ami, Ric longea la véranda pour se rendre
dans l’aile réservée aux invités. Il détestait infliger une
pareille épreuve à Lara, mais comment s’en dispenser ?
Elle avait déjà subi tant de choses… Sa peur reposait
sur une expérience traumatisante dont Ric ne pouvait
qu’imaginer les contours. « Inculpé pour
maltraitance »… Dieu seul savait à quelles horreurs Gary
s’était livré.
Il frappa à la porte de sa chambre : comment
convaincre Lara de parler à Mitch sans la bousculer ? Il
aurait passionnément souhaité la délivrer seul, sans
devoir faire appel à une aide extérieure. Ric et Lara, seuls
face à l’adversité… Mais c’était un rêve fou ; le monde
ne fonctionnait pas ainsi. Autant en prendre son parti.
Elle ouvrit et Ric demeura sur le seuil, cloué par le
torrent d’émotions qui l’assaillait. Sa Lara…
Elle portait un jean tout simple avec un petit polo bleu
qui gardait les pliures du vêtement neuf. En dépit de son
œil tuméfié et des années écoulées, elle semblait avoir
quinze ans. Jeune, si affreusement vulnérable : il aurait
voulu la serrer dans ses bras, lui promettre une vie douce
à jamais. Avec lui, elle ne craignait rien. Il l’aimerait
pour elle-même. Elle n’aurait plus rien à redouter.
Mais elle n’avait plus quinze ans. Le passé pesait
lourd. Et il ne pouvait le rayer d’un trait de plume, pas
encore. Peut-être jamais.
Une étape à la fois, se dit-il silencieusement.
— Mitch doit te parler, déclara-t-il de but en blanc,
incapable de trouver les mots pour adoucir cette première
étape.
Il était troublé. Se concentrer sur l’action était encore
le meilleur moyen de repousser des sentiments trop
précoces.
Lara s’était raidie.
— Je suis prête, répondit-elle courageusement, prête à
tout pour préserver ceux qui se mettaient en danger pour
elle.
Ric lui indiqua le chemin, soulagé qu’elle ait
abandonné l’idée de retourner chez son mari.
— Tu as parlé à Mitch ? fit-elle en obliquant vers le
bureau.
Sa voix trahissait la tension qu’elle ressentait.
— Oui.
— Et Kathryn ? Elle est en sécurité ?
— Oui, elle se trouve avec lui.
La gorge serrée, Lara parvint à afficher un semblant
de sourire.
— Je l’ai trouvée sympathique. Est-ce qu’elle…
représente quelque chose pour toi ?
— En tant qu’associée, en tant que personne, je lui
suis très attaché. C’est quelqu’un d’extrêmement capable.
Mais nos relations se situent sur le plan professionnel.
Elle est fiancée et va bientôt se marier.
Il lui sembla soudain crucial d’ajouter :
— De mon côté, je ne suis engagé envers personne.
Pas d’attachement.
A ces mots, Lara baissa la tête, dissimulant sa rougeur
derrière un voile de cheveux longs.
— Tu semblais avoir un rapport privilégié avec elle…
— C’est moi qui l’ai formée. Nous nous entendons
très bien, elle sait comment je fonctionne.
D’un signe de tête, Lara montra qu’elle comprenait.
— Mitch saura la protéger ?
En deux mots, pour alléger la pression que faisait
peser Gary, Ric la mit au courant de ce que Mitch
comptait faire.
— Victor est sourd à toute accusation concernant son
fils, fit-elle amèrement. Gary est son seul enfant.
— Crois-moi, Lara, Mitch ne lui laissera aucune
échappatoire.
— J’ai fait appel à Victor, je l’ai supplié de m’écouter.
Il a toujours refusé de m’entendre, disant que tout cela ne
le concernait pas : de simples différences de vues entre
son fils et moi, disait-il, qu’il nous incombait de résoudre
en privé.
Une douloureuse désillusion résonnait dans ses
paroles. Une terrible frustration aussi, due à
l’impuissance à laquelle on l’avait condamnée.
— Raconte cela à Mitch, dit doucement Ric. Ton récit
pourra devenir une arme, dans le cadre légal.
Les mains de Lara se serrèrent convulsivement l’une
contre l’autre.
— Je le lui dirai mais…
Elle lui jeta un regard d’angoisse.
— Je préférerais lui parler seule, si cela ne t’ennuie
pas.
— J’attendrai derrière la porte. Tu n’auras qu’à
m’appeler.
Lara poussa un soupir de soulagement, presque
tremblante.
— Merci.
La honte expliquait sa pudeur. Ric la reconnaissait,
composante inévitable de ce que Lara avait vécu. Rien de
ce qu’il pourrait dire n’y changerait quoi que ce soit. Pour
l’instant, elle ne pouvait admettre devant lui ce qu’elle
avait subi. Ric aurait beau dire que cela ne changeait rien
pour lui, elle ne le croirait pas. Il était trop tôt. Un jour,
elle comprendrait la nécessité d’une totale franchise entre
eux.

Ils entrèrent dans le bureau de Patrick, et Ric installa


Lara devant le téléphone. Avant de décrocher, il prit le
temps de souligner la gravité de la situation :
— Lara, je sais combien tout cela t’est pénible, mais
tu dois donner à Mitch les munitions dont il aura besoin.
On a déjà la photo comme première salve mais si tu peux
trouver autre chose… La bataille sera sans merci.
Elle acquiesça sans le regarder, les joues encore
marquées du rouge de l’humiliation.
— Je ne dissimulerai rien, Ric. Je vous le dois… à
tous.
— Non, Lara. Tu te le dois en premier lieu. La vérité
te rendra libre. C’est la meilleure arme que tu puisses
fournir à Mitch. Il en usera pour ton bénéfice.
Lara lui jeta alors un regard déterminé.
— Je ne m’épargnerai pas alors que tant de risques
sont encourus pour m’aider. Appelle Mitch. Je suis prête.
Après lui avoir passé la communication, Ric sortit.
En attendant Lara, il fit les cent pas sur la véranda.
Ses poings se crispaient à l’idée des épreuves qu’elle
avait traversées. Cela le mettait dans une fureur
indescriptible. Mieux valait que ce soit Mitch qui
s’occupe de la procédure à Sydney car lui-même ne
répondrait pas de ses actes si Gary Chappel passait à sa
portée.
C’était peut-être aussi bien qu’il doive jouer les
leurres et s’éloigner.
D’ailleurs, Lara avait besoin de respirer un peu sans
lui.
Patrick serait de meilleure compagnie pour elle. Une
figure paternelle, quelqu’un qui n’attendait rien d’elle.
Face à cet homme qui ne voulait que son bien, Lara
pourrait se permettre d’être elle-même, elle reprendrait
confiance, oublierait ses peurs. Rien ne lui rappellerait la
jeune fille qu’elle avait été avant de rencontrer Gary
Chappel. Elle ne craindrait pas en permanence de le
décevoir.
Oui, il comprenait la nécessité de partir et, pourtant,
s’éloigner d’elle, c’était comme plonger vers l’enfer. Lara
n’avait pas besoin de lui à cette étape. Pire, sa présence
pourrait compromettre le processus de guérison. Il n’avait
aucune autre option, sinon partir.
La porte du bureau s’ouvrit. Ric n’avait aucune idée
du temps qui avait pu s’écouler. Lara était pâle et défaite
mais elle ne semblait pas avoir pleuré.
— Mitch veut te dire un mot.
D’une enjambée, il entra et saisit le téléphone.
— As-tu obtenu tout ce qu’il te faut ? demanda-t-il
presque sèchement, tant il avait hâte de voir Lara libérée
de cette épreuve supplémentaire.
— Tout, à l’exception de la signature de Lara. Elle
m’est nécessaire pour agir en son nom.
— Je m’en occupe. Merci pour tout ce que tu fais.
— Ne te soucie de rien, c’est mon travail. Prends soin
de toi.
— Toi aussi.
Ric démarra l’ordinateur dès qu’il eut raccroché.
— J’en ai pour une minute, Lara. Le temps de taper le
formulaire autorisant Mitch à agir à ta place… Tu le
signes et je le lui faxe, ça te va ?
Lara approuva d’un signe de tête. Et sa main ne
tremblait pas quand, quelques instants plus tard, elle
inscrivit son nom au bas de la feuille. Elle resta aux côtés
de Ric lorsque le formulaire disparut à l’intérieur du fax.
Avant même d’avoir réfléchi, Ric glissa son bras autour
des épaules de Lara, en une étreinte pleine de réconfort.
Lara ne s’écarta pas. Au contraire, elle s’appuya contre
lui. Ric ne put réprimer un tressaillement de plaisir.
— Les ennuis sont finis pour toi, à présent.
Avec un soupir tremblant, elle posa la tête sur son
épaule.
— Une autre épreuve commence, Ric. Je m’inquiète
pour toi et pour tous ceux que cette affaire concerne, dit-
elle tristement.
Il frotta sa joue contre ses cheveux, incapable de
résister au désir de se rapprocher d’elle, l’envie d’aller
plus loin noyée par une irrésistible vague de tendresse.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Je me suis tiré de
situations autrement plus difficiles.
Avant que la tentation ne revienne narguer sa raison,
Ric ajouta :
— Nous ferions mieux de rejoindre Patrick, il a
sûrement retardé le dîner pour nous.
— Oui, acquiesça Lara avec un faible sourire. Ric
Donato, tu es vraiment quelqu’un à part. On te l’a déjà
dit ?
Ric s’interdit d’interpréter sa déclaration. Il l’avait
sauvée des griffes de son mari, cela suffisait à lui donner
un statut spécial. Il s’obligea à lui retourner un sourire
rassurant.
— Tu découvriras que Patrick est un homme à part lui
aussi. Il saura t’aider. Très vite, tu seras à l’aise avec lui.
La bouche de Lara s’incurva en une grimace
amèrement ironique.
— Quel dommage qu’on ne m’ait pas envoyée ici
avec toi, il y a dix-huit ans… C’aurait été une nouvelle
chance. Une autre vie.
— Ne regarde pas en arrière, Lara. Concentre-toi sur
ce qui vient. D’accord ?
— Je vais essayer, promit-elle.
Il l’accompagna à la porte, retirant doucement le bras
de ses épaules pour la faire passer devant lui. Réconforter
était une chose. Pousser l’avantage, une autre. Et
pourtant, alors qu’ils longeaient la véranda pour regagner
le bâtiment principal, il ne put s’empêcher de prendre la
main de Lara et de la serrer dans la sienne, comme il le
faisait avant. Dans une autre vie…
La main de Lara sembla hésiter un instant, puis se
nicha au creux de la sienne. La chaleur de ce contact la
rendait heureuse. Elle s’était trouvée seule trop
longtemps, se dit Ric en guise d’explication. Elle avait
besoin qu’on tienne à elle.
6.

Lara ne trouvait pas le sommeil. Son esprit ressassait


sans relâche les événements de la journée. Elle savait que
dorénavant, les choses se jouaient sans elle, hors de son
contrôle. Non pas qu’elle ait pu contrôler quoi que ce soit
ces dernières années, mais cette fois, cela la perturbait
vraiment. Car elle se faisait du souci pour Ric. Gary
n’était pas homme à l’épargner, ni lui ni sa société.
Une richesse sans bornes donnait à la famille Chappel
un pouvoir d’autant plus insidieux qu’il s’exerçait la
plupart du temps à couvert. Ils savaient corrompre. Et
Lara ne pensait pas que Victor puisse freiner son fils dans
l’utilisation abusive de ce pouvoir. Elle connaissait assez
Gary pour savoir que si celui-ci acceptait ouvertement les
conseils modérateurs de son père, il en ferait à sa tête par
derrière.
Si Lara se trouvait hors de son atteinte, il s’en
prendrait à Ric. Ric, qui s’était dépensé sans compter
pour l’aider. Qui avait tenu sa main dans la sienne et qui,
demain, serait parti pour détourner l’attention sur lui,
pour servir de cible mouvante. S’il lui arrivait quoi que ce
soit – et l’esprit de Lara se refusait à envisager les détails,
comment pourrait-elle le supporter ?
Ric s’était montré si bon…
Il y avait plus : Lara comprenait que si Ric disparais
sait encore une fois de sa vie, il s’ensuivrait pour elle un
vide que rien ne parviendrait à combler. Un lien réel
existait entre eux. Elle l’avait senti palpiter tout au long
de la journée, reprendre ses droits sur son âme. Et l’aide
que Ric lui apportait n’était pas seule en cause. C’était dû
à Ric lui-même. D’instinct il savait répondre à ses
besoins. Il lui procurait un soutien tel qu’elle n’en avait
trouvé chez personne depuis longtemps. Elle semblait
réellement compter pour lui.
Son mariage n’était qu’un désert sans tendresse, une
désolation traversée d’épisodes cauchemardesques. Grâce
à Ric, elle voyait le bout du tunnel… Comment pouvait-
elle retrouver sa sérénité alors qu’elle l’envoyait vers le
danger ?
Assise en face de lui lors du dîner, elle l’avait observé
et écouté tandis qu’il parlait avec Patrick.
Continuellement, elle revoyait le jeune homme qu’elle
avait aimé dans l’homme qu’elle découvrait et
s’émerveillait qu’il ait pu changer autant tout en restant le
même : elle retrouvait les expressions de son visage, sa
façon de bouger, la cadence de sa voix et le respect qu’il
lui avait toujours témoigné. Ric Donato…
Il ne la décevait pas, au contraire, il se montrait
extraordinairement à la hauteur du souvenir qu’elle
gardait de lui. Si seulement elle avait su dix-huit ans plus
tôt…
Non. Il était stupide et vain de s’autoriser les « si
seulement ». Elle se trouvait à Gundamurra, le lieu même
où Ric avait découvert un sens à sa vie. Et c’était un
endroit extraordinaire. Chacun y avait sa place, son rôle.

Le domaine de Gundamurra était gigantesque :


plusieurs corps de bâtiments enfermaient un patio où l’on
était toujours surpris de découvrir une fontaine et une
pelouse verdoyante. Sans parler des tapis de fleurs et des
poivriers qui apportaient une ombre fraîche. En plein
désert… Une véritable oasis.
Une véranda fermée courait tout autour des bâtiments
dont chaque pièce était arrangée avec goût. Rien de
sauvage ou de primitif… De vieux meubles ornaient le
salon et la salle à manger, les commodes étaient de
superbes pièces de cèdre poli. La courtepointe en
patchwork qui recouvrait le grand lit de Lara était un
travail d’une remarquable complexité.
Le tout dégageait un solide sens des valeurs qui aurait
pu se mesurer sans pâlir à toutes les modes sophistiquées
adoptées par la ville en matière d’ameublement. Lara
n’en voulait pour exemple que la maison de Vaucluse où
tous les talents s’étaient conjugués pour créer une image
du dernier chic mais où rien n’évoquait une atmosphère
familiale.
Cette demeure n’était qu’un ensemble de pièces
parfaites et froides, comme un laboratoire de luxe, sans
rien d’intime ou de personnel. Comment pouvait-il en
être autrement quand elles étaient l’œuvre de décorateurs
qui n’y vivraient jamais ? Bien sûr, c’était Gary qu’ils
consultaient. Lara avait très rapidement appris à
acquiescer, sans discussion. Il lui fallait approuver en
souriant, jamais innover.
Mais tout ceci était derrière elle à présent.
« Regarde devant toi, pas derrière », avait
recommandé Ric.
Mais l’avenir immédiat signifiait le départ de Ric-
Lara s’effrayait de cela. Si elle se trouvait en sécurité ici,
pourquoi Ric ne pouvait-il y demeurer aussi ? Etait-ce par
pur égoïsme qu’elle voulait le garder ?
Sa vie à elle pouvait bien être mise entre parenthèses
pendant son séjour à Gundamurra, il n’en allait pas de
même pour Ric. Il avait une entreprise internationale à
diriger, du personnel dépendait de lui. Il était injuste de
lui demander de rester. N’avait-il pas déjà assez fait pour
elle ? Et pourtant, si elle le perdait à nouveau…
Des pas se firent entendre sur la véranda. Ric… Ce ne
pouvait être que lui. Il logeait certainement dans l’aile
des invités, lui aussi.
Après le dîner, Patrick avait remarqué la fatigue de la
jeune femme et lui avait proposé de se retirer. Lara avait
besoin de repos, sans doute, mais elle ne tenait pas tant
que cela à rester seule… Pourtant, les deux hommes
avaient sûrement envie de discuter en privé et elle les
avait laissés sans tarder.
D’ailleurs elle était épuisée, physiquement et
émotionnellement. Malheureusement, son esprit se
refusait à faire le vide. Peut-être parviendrait-elle à
s’assoupir au petit matin… Mais si elle manquait le
départ de Ric…
Ric… C’était lui qui venait de passer ! Il partait…
D’un bond, Lara fut hors du lit et se précipita sur la
véranda. Son cœur battait à tout rompre. Les pas
diminuaient et tout ce qu’elle discerna dans la pénombre
fut une silhouette qui s’éloignait.
— Ric !
La silhouette stoppa. Il sembla à Lara qu’un siècle
s’écoulait avant que l’homme ne se retourne. Etait-ce
bien Ric ? Ne s’était-elle pas trompée ? Elle recula vers le
seuil de sa chambre, soudain embarrassée du simple
pyjama qu’elle portait. Elle était sortie si précipitamment
qu’elle n’avait pas pris le temps d’enfiler sa robe de
chambre : ce n’était pas une tenue pour parler à un
homme au beau milieu de la nuit.
Lara poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle
aperçut le profil de l’homme : c’était bien Ric. Il la
cherchait des yeux, gardant ses distances, mais au moins,
il avait répondu.
— Tu as besoin de quelque chose, Lara ? fit-il
doucement.
« Toi. C’est toi dont j’ai besoin. »
Les mots avaient fusé dans son esprit.
Elle ne pouvait les prononcer.
C’était trop demander à Ric.
Alors Lara se contenta de l’appeler des yeux, à peine
capable de contenir les sentiments qui bouillonnaient en
elle. Elle aurait voulu courir vers lui, l’enlacer, le garder
contre elle pour toujours. Peut-être la force de ce qu’elle
ressentait atteignit-elle Ric d’une façon ou d’une autre.
Après un interminable et turbulent silence, tout empli de
la muette supplique de Lara, Ric revint vers elle. Il
s’arrêta à quelques pas et la regarda avec une
concentration intense.
— Tu as du mal à dormir ? Veux-tu que j’aille te…
— Non. C’est vrai, je n’arrive pas à dormir mais…
— Cela m’étonnerait que Patrick ait des somnifères
dans la pharmacie. Peut-être qu’un verre de lait chaud ?
— Ce n’est pas la peine, je… En fait…
Elle prit une profonde inspiration, cherchant à
recouvrer ses esprits.
— Lara, as-tu peur de quelque chose ?
Les mots lui échappèrent soudain, comme un torrent.
— Ric, prends-moi dans tes bras ! Pour un instant,
juste une fois !
C’était une prière, un cri de peur – peur de ne rien
partager d’autre avec lui que cet instant, peur que Gary
puisse lui arracher Ric comme il avait tout pris d’elle, que
son avenir ne soit qu’un long regret de ce moment.
Elle vit la poitrine de Ric se soulever. Il lui sembla
qu’il cherchait à se fortifier mais elle ne put discerner,
émue comme elle l’était, si c’était pour la rejeter ou
l’accueillir. Chaque nerf à vif sous sa peau l’appelait,
implorait la tendresse qu’il avait su lui donner.
— Lara…
Etait-ce la pression du désir qui rendait sa voix
rauque ? Il n’avait pas bougé, cependant. Il ne venait pas
à elle.
— S’il te plaît, Ric…
Elle le suppliait, au désespoir, combattant
frénétiquement la résistance qu’elle percevait en lui, les
mains tendues en un irrésistible appel.
— C’est peut-être une folie mais tu seras parti demain
et qui sait alors ce qu’il adviendra…
Ric ne put résister. Avant d’avoir réfléchi, il l’avait
rejointe. Le corps de Lara épousa le sien, ses mains
enlacèrent sa nuque, l’emprisonnant.
Elle avait besoin de réconfort, d’être rassurée, se dit-
il. La solitude, l’étrange environnement où elle se
trouvait brutalement plongée, la crainte de l’avenir, tout
cela expliquait l’abandon de Lara. Pour elle, il était le
seul visage familier auquel se raccrocher. Il ne fallait
surtout pas l’effaroucher. Le violent désir de possession
qui s’emparait de lui, bousculant le peu de raison qui lui
restait encore, ne servirait qu’à la faire fuir. Il n’avait
aucun droit de considérer Lara comme sienne, aucun…
Lara nicha son visage tout contre sa gorge. Ric frémit.
Pourvu qu’elle ne sente pas les pulsations déchaînées de
son pouls ! Il se retint de la serrer encore plus fort, de la
plaquer à lui. Il avait tant rêvé de sa féminité ! Depuis
toujours, elle représentait pour lui l’essence même du
désir.
Ric sentit son corps réagir aux seins fermes qui
s’écrasaient contre sa poitrine. Il se mit à parler,
hâtivement, pour s’arracher à une pulsion qu’elle ne
pouvait vouloir.
— Tu seras en sécurité ici, Lara, je te le promets.
— Je voudrais tant que tu puisses rester !
Ces simples mots, murmurés de façon intime,
résonnèrent profondément en lui. La maîtrise qu’il
maintenait difficilement sur lui-même vacilla. Les lèvres
de Lara bougeaient tout contre sa peau, lui infligeant une
délicieuse excitation.
— Je reviendrai, fit-il d’une voix tendue par l’effort
qu’il s’imposait. C’est une simple question de patience…
— La patience…
Lara poussa un soupir qui lui fendit l’âme.
— J’en ai tant déployé, au cours de ces années… Des
années perdues à te regretter, Ric…
Elle avait terminé en un chuchotement presque
inaudible. Ric s’obligea à prendre une bouffée d’air pour
dissiper la sauvage exultation où le plongeaient les
paroles de Lara, et qui lui brouillait l’esprit. Elle ne
réalisait pas ce qu’elle disait. Mannequin fêté et admiré,
elle avait forcément mené une vie agréable avant son
mariage…
— Je ne veux pas te perdre de nouveau, compléta
Lara d’une voix étranglée de passion.
Ric se mordit les lèvres pour contenir le désir qu’elle
aiguillonnait inconsciemment. Rompant exprès le
contact, il la reconduisit à sa chambre.
— Ne t’inquiète pas. Tout se déroulera au mieux. Et
demain, quand tu t’éveilleras, tu seras une femme libre.
Il avait prévu de la recoucher, de rester auprès d’elle
le temps qu’elle se calme, mais Lara s’arrêta à quelques
pas du lit et se tourna vers lui.
— Mais s’il t’arrache à moi ? lança-t-elle
précipitamment. Il m’a déjà tant pris ! S’il parvient à
t’atteindre, crois-tu que je me sentirai jamais libre ?
Avait-elle à ce point peur pour lui ? Elle semblait
affolée. Il posa les mains sur les épaules de Lara, la
massant doucement pour apaiser sa tension.
— Lara… Il vaut mieux que je parte.
Il vit les larmes lui monter aux yeux.
— Je ne le supporterai pas ! s’écria-t-elle en se jetant
contre lui.
Elle l’enserra de ses bras. Ric était si près qu’il sentait
leurs deux cœurs battre à l’unisson. Il ne parvenait plus à
réfléchir, ne voulait plus penser. Ses mains descendirent
en effleurant le dos de Lara, se posèrent au creux de ses
reins, touchant tout ce qu’il s’autorisait à toucher d’elle.
Il enfouit son visage dans la soie de ses cheveux,
respirant leur douceur, les couvrant de baisers.
Lara… Elle était là, bien réelle dans ses bras et non
plus recréée par son imagination, de chair et de sang,
vibrante et mettant le feu à tout son être. Il semblait lui
avoir tant manqué ! Ses sens buvaient chaque instant
d’elle, pour en garder le souvenir précieux. Il brûlait
d’aller plus loin et pourtant n’osait pas, de peur de tout
gâcher.
Mais comment cacher l’érection qui trahissait
abruptement la force de son désir ? Il craignit de la voir
l’écarter, elle allait rougir d’embarras et il ne saurait quoi
faire, ni comment atténuer ce qui allait forcément la
choquer. Il devait trouver une parade, vite, avant qu’elle
soit gênée.
Mais elle se plaquait à son corps avec une
détermination si farouche ! A croire qu’elle voulait se
fondre en lui, comme si la force de Ric, sa chaleur étaient
pour elle un élixir vital. Elle ne pouvait ignorer sa
réaction, pourtant, il ce n’était pas celle d’un
chevaleresque gentilhomme. Il était homme et brûlait de
la faire sienne.
Lara leva la tête vers lui. Il ne voulut pas la regarder
dans les yeux, de peur de dévoiler ce qu’il ne parvenait à
cacher.
— Embrasse-moi, Ric.
Le regard de Ric glissa vers elle, partagé entre
étonnement et incompréhension. Avait-il bien entendu le
murmure qui faisait écho à son désir ?
— S’il te plaît… Embrasse-moi comme la première
fois, quand nous ne savions rien de la vie. Efface tout le
reste. Je t’en prie…
Elle avait entrouvert les lèvres et le souvenir de leur
premier baiser revint à Ric aussi clairement que s’il datait
de la veille. Cela suffit à balayer toute résistance. Il se
pencha vers elle, cherchant par la douceur de son baiser à
recréer ce qui avait été perdu. Il effleura ses lèvres,
goûtant sa bouche avec lenteur, éprouvant un sentiment
doux-amer à la savoir si vulnérable, si abîmée par ce
qu’elle avait dû subir.
L’innocence était perdue à jamais. Il ne pourrait la
faire revivre et, pourtant, devant la réponse hésitante
presque tremblante de Lara, et l’accueil qu’elle faisait à
ses lèvres, il sentit s’évanouir dix-huit années. Tout
l’amour qu’il ressentait pour elle à seize ans se coula
dans son baiser.
Il ne voulait pas la brusquer, ni considérer la suite
comme acquise. Etait-ce elle qui l’éperonnait de son
désir ? Ou était-ce lui qui l’entraînait, poussé par des
années d’expérience de la sexualité ? Un baiser ne
suffisait pas. Il n’était qu’un tremplin vers d’autres
plaisirs, vers un pays où la passion gouvernait les sens.
Lara voyageait avec lui sur cette pente virevoltante et
sensuelle, tout son corps acceptant l’invite, criant que le
désir était sien aussi, sa bouche quittant à peine celle de
Ric pour une brève inspiration, se donnant entièrement.
Lara se plaquait contre son érection, inconsciemment
impudique. Ses mains affamées volaient sur son corps.
Elle savourait son emprise sur lui, exultant à le sentir
basculer.
Une impression de triomphe insensé traversa l’esprit
de Ric. Lara était sienne ! Elle se donnait à lui. Comment
en aurait-il été autrement, avec cette soif inextinguible
qui les jetait dans les bras l’un de l’autre ? Rien n’était
plus naturel et le corps de Ric réclamait de toutes ses
forces le lien intime qui devait les unir. Il porta Lara
jusqu’au lit, glissa la main sous la ceinture de son
pyjama…
Un éclair de conscience l’arrêta au bord du gouffre où
il la précipitait.
— Ric ! Ne t’arrête pas !
La fiévreuse supplication lui fit perdre pied un instant
mais il s’était juré de ne jamais mettre Lara en péril et
Continuer ainsi, sans… Non, il ne le pouvait pas.
— Lara, fit-il d’une voix blanche. Je n’ai aucune
protection sur moi. Il faut arrêter.
7.

Pas de protection ?
Une bulle d’hystérie se forma dans l’esprit de Lara
Elle n’avait jamais été protégée contre les exigences
haineuses de Gary, et Ric s’arrachait à elle parce qu’il
n’avait pas de quoi la protéger d’une grossesse ? Si elle
devait tomber enceinte, pourquoi plutôt ce soir que la
veille ? Quelle différence cela faisait-il ?
Toute la différence du monde. Car avec Ric, elle
désirait ce qui leur arrivait, du plus profond de son être.
C’était ainsi que les choses devaient être et si jamais un
enfant devait survenir… Elle ne voulait pas qu’il arrête.
— Je prends la pilule, dit-elle en un souffle, se
moquant éperdument de savoir si la protection serait
effective ou non.
Pourquoi laisser Ric s’en soucier alors que Gary, lui…
Non, elle ne s’autorisait pas à évoquer ce qui s’était
passé la veille.
Aujourd’hui était un autre jour.
Elle voulait s’imprégner de Ric, boire jusqu’à la
dernière goutte la coupe qu’il lui offrait, pleine du senti
ment merveilleux d’être aimée enfin, plutôt qu’utilisée,
brutalisée. Elle voulait ses lèvres passionnées, ses mains
sur elle – des mains tendres, suggestives, qui savaient
caresser sans blesser. Elle exultait dans l’aura de son
baiser : ce qu’ils partageaient était prodigieux.
— Je ne veux pas te heurter, dit-il d’une voix tendue.
Je suis désolé, je n’avais pas prévu de…
— Je sais que je n’ai rien à craindre de toi.
Elle parlait sincèrement. Ric n’avait pas en lui cette
volonté de briser qu’elle avait appris à reconnaître.
Il fronça les sourcils, sourd à ses protestations,
redoutant de la brusquer.
— Si tu as d’autres hématomes, Lara, des blessures
Internes…
— Non. J’avais depuis longtemps arrêté de lui
résister. Cela valait mieux. Oh, mon Dieu…
Lara leva vers lui un regard enfiévré.
— Ne me le rappelle pas, ne le laisse pas s’insinuer
entre nous. Il pourrait bien gagner… Il gagne toujours.
Toujours mais pas cette fois. Avec l’énergie du
désespoir, Lara décida de garder Ric auprès d’elle. Gary
ne l’emporterait pas. Pas ce soir.
Ses mains tremblaient en s’accrochant à la chemise de
Ric, défaisant les boutons un à un. Lara œuvrait vite,
maladroite mais concentrée : elle voulait regagner Ric,
aller jusqu’à l’ultime conclusion. La poitrine musclée de
Ric se soulevait à un rythme saccadé. Elle écarta les pans
de la chemise, regarda ce qu’elle venait de dévoiler,
encore étonnée de sa propre audace.
Ric n’était pas lisse et glabre comme Gary. Un
triangle de boucles sombres entre ses pectoraux
s’amenuisait et disparaissait sous la ceinture de son
pantalon. Cela le rendait plus… primitivement mâle,
différent, à des lieux de toute sophistication. Un homme
véritable. Prêt à se battre pour celle qu’il avait choisie. A
la protéger.
Pourtant, elle ne voulait pas être protégée de lui Avait-
il compris ? Etourdie d’avoir pris l’initiative, Lara
s’accrochait toujours aux pans de sa chemise,
étrangement paralysée. Elle soupira de soulagement
quand Ric prit ses mains dans les siennes. Mais était-ce
pour l’écarter ?
La quitter ?
Elle leva les yeux vers lui, à l’agonie. Son visage était
dur, tendu, et son regard brillait d’un intense feu
intérieur.
— Es-tu sûre de vouloir ceci, Lara ?
Sa voix était posée, sous l’emprise d’un contrôle
d’acier.
Il insistait pour que la décision soit sienne. Quelle
différence avec Gary…
Le cœur de Lara se libéra de la chape de plomb qui
l’étouffait. Sa poitrine respira librement : Ric ne la
rejetait pas ; au contraire, il lui faisait le plus beau des
cadeaux, il la laissait choisir. Elle avait eu si peur qu’il
voie en elle quelque chose de laid… quelque chose qui
l’aurait rendue indigne de lui.
— J’en suis sûre.
Elle n’avait pas besoin d’y réfléchir.
— J’ai envie de toi. Besoin de toi, Ric.

Ric n’était pas pleinement convaincu mais refuser ce


qu’elle offrait était impossible. Le besoin d’elle, ce
sauvage instinct qui l’étreignait était trop fort pour être
nié. Il ne lui restait qu’à prier pour que ce soit aussi son
désir à elle ; et qu’ils n’aient ni amertume ni regret par la
suite.
Il posa les mains de Lara sur son cœur, qui battait au
rythme violent de son désir. Il fallait qu’il se maîtrise,
qu’il pense à Lara avant de songer à sa propre
satisfaction. Il voulait lui donner tant de plaisir qu’elle en
oublierait toutes les souffrances infligées par son mari.
Il devait lui laisser le meilleur des souvenirs, afin de
lui redonner espoir en l’avenir, lui prouver que tous les
hommes n’étaient pas de la même trempe que son odieux
époux. Et c’était ce soir que Lara lui demandait cette
preuve. Il était possible qu’il s’agisse pour elle d’une
simple étape dans sa guérison, Ric ne pouvait écarter
complètement cette hypothèse, mais si jamais elle
accordait à ces instants une autre importance… si
vraiment il lui avait manqué…
Alors ce moment serait authentique. Ce qu’il fallait
qu’il soit. Ric ne pouvait le concevoir autrement.
Sans aucune hâte, il défit les boutons du pyjama de
Lara et fit glisser la veste le long de ses épaules. Elle se
laissa faire, frémissante.
Ric se débarrassa de sa propre chemise. Il se voulait
égal à elle, partageant la même nudité, la même
vulnérabilité. Mais sa force physique était si évidente
qu’il se devait de la rassurer, la réconforter. Il reprit la
main de Lara, entremêla ses doigts aux siens et la sentit
se étendre.
Tout allait bien.
Elle n’avait pas peur de lui.
Il laissa ses doigts courir sur elle, légèrement,
délicatement, savourant la texture soyeuse de sa peau.
Aux premières lueurs de l’aube qui se glissaient dans la
chambre, le corps de Lara luisait d’un doux éclat de perle
et Ric contempla la courbe féminine de ses épaules, son
cou gracile. Ses mains descendirent jusqu’à ses seins
fièrement dressés, il en goûta la plénitude, mémorisant
leur dessin, heureux que Lara lui offre cette liberté. Ils
étaient si doux sous sa caresse ! Ses pouces en
effleurèrent tendrement les pointes et il eut le plaisir de
les sentir durcir.
La respiration de Lara devint saccadée mais elle ne
chercha pas à l’arrêter. Au contraire, elle posa les mains
sur lui et demanda d’un timbre voilé :
— Je veux te voir aussi, Ric. Entièrement.
Surpris et ravi, Ric s’exécuta, puis, après avoir ôté ses
derniers vêtements, il débarrassa Lara du bas de son
pyjama. Elle frissonna, sans pourtant reculer. Alors les
mains de Ric épousèrent le galbe de ses fesses et il attira
Lara contre lui pour le plus voluptueux des contacts
Corps à corps, ils se découvraient, sans obstacle…
Lara se prêtait à ses volontés et, l’enlaçant, elle tourna
son visage vers lui. Il fit pleuvoir sur elle une averse de
doux baisers et Lara ondula de plaisir. Son mouvement,
timide et inexpérimenté, était si sensuel qu’il décupla le
désir de Ric.
Il brûlait de la prendre et, pourtant, il lui fallait se
dominer, s’assurer qu’elle était prête aussi. Il allongea
Lara sur le lit et s’obligea à rester à son côté pour éviter
une proximité trop tentatrice. Car c’était son plaisir à elle
qu’il recherchait.
Il embrassa les seins de Lara et sa main se coula entre
ses cuisses. Allait-elle s’ouvrir à lui ? Il ne sentit pas
l’ombre d’une réticence de sa part ; au contraire, elle
accueillit sa caresse avec une moiteur qui l’enflamma.
Les mains de Lara se perdaient dans ses cheveux, elle
le poussait à aller plus loin ; suivant le rythme qu’elle
impulsait, il prit entre ses lèvres les pointes dressées de
ses seins, léchant, suçant alors qu’elle se cambrait, la
respiration rauque.
Ric voyagea vers le centre de son corps, laissant tout
au long du chemin la trace humide de ses baisers. Il se
plaça entre ses jambes, déterminé à la mener au
paroxysme, à lui révéler l’intensité de la jouissance qu’il
savait donner grâce à des années d’expérience. Ric avait
besoin d’être celui qui lui apprendrait le plaisir dans la
douceur voluptueuse de ses caresses. Pour lui autant que
pour elle.
Elle gémit, convulsée sous la sensation magique des
lèvres de Ric au cœur de sa féminité. Il savait que sa
langue l’entraînerait vers l’extase et il la maintint captive
jusqu’à ce que les ondes de plaisir déferlent en elle,
balayant toute conscience de ce qui n’était pas elle et lui.
— S’il te plaît, Ric…, balbutia-t-elle, c’est toi que je
veux…
Ses mains le relevaient, l’attiraient, le voulaient en
elle. Il n’avait plus besoin de se contrôler, juste à la
pénétrer. D’un mouvement vif et profond, il fut en elle.
Lara poussa un soupir de contentement et s’arqua contre
son ventre. Le besoin torturant qu’elle avait de lui était
enfin comblé.
Alors il prit sa bouche, l’embrassant de toute son âme
en une question muette à laquelle elle devait répondre car
il avait passé le point de non-retour. La langue de Lara
s’enroula autour de la sienne en une danse lente et
merveilleuse qui révélait leur accord parfait.
C’était tout ce que demandait Ric.
Plus que ce qu’il aurait osé espérer.
Et c’était une sensation exaltante de sentir Lara
bouger, se calquant sur le rythme qu’il insufflait à son
corps. Elle noua les jambes autour de lui, se donnant
entièrement Ric comprit que cet instant était le plus
émouvant de son existence. Lara, sa Lara s’abandonnait
en désirant leur union autant que lui, du plus profond de
son être.
Conscient qu’elle venait de basculer, Ric retarda son
plaisir aussi longtemps qu’il put pour prolonger
l’exaltation de sentir Lara tout à lui, donnant chair à tous
les rêves qu’il avait pu faire d’elle. Quand il explosa à
son tour, il lui sembla que jamais jouissance n’avait été
aussi intense. Et lorsqu’il prit Lara dans ses bras pour la
serrer contre son cœur, il sut ce qu’était le bonheur.
Avoir la femme qu’il avait choisie.
La tenir contre lui.
L’aimer.
Et sentir toute la force de son amour pour lui.
8

Le vrombissement d’un moteur pénétra le cerveau


assoupi de Lara. Elle s’éveilla d’un bond. L’avion !
Ric était parti… Il s’éloignait d’elle à chaque
seconde !
Elle sauta du lit, se rendit compte qu’elle était nue et
saisit au vol sa robe de chambre, qu’elle enfila tout en se
ruant sur la véranda.
Trop tard pour les adieux. L’avion avait décollé à
présent. Mais elle voulait le voir s’élever, s’assurer que
tout allait bien. Si elle parvenait à entrevoir Ric… Mais
l’appareil passait déjà au-dessus du toit. Bientôt, il n’y
eut plus que le bruit qui déclinait.
— Bon voyage, Ric, murmura-t-elle.
Pourvu qu’il reste hors d’atteinte de Gary !
Une vague de tristesse l’envahit alors qu’elle
regagnait son lit. Combien de temps durerait leur
séparation ? Reverrait-elle jamais Ric ? Son cœur se
serra. Bien sûr, il avait promis de revenir. Lara devait lui
faire confiance sur ce point comme sur les autres, car tout
ce qui touchait à Gary était dorénavant hors de contrôle.
Ceux qui géraient la situation étaient plus forts et plus
capables qu’elle, ce qui n’empêchait pas Lara de craindre
pour Ric. Il s’était montré si bon ! Elle éprouvait un
bonheur farouche à se remémorer leur nuit : grâce à lui,
grâce à l’amour de cet homme qui savait aimer, elle
s’était sentie précieuse et belle, intensément chérie et
protégée.
L’oreiller gardait l’empreinte du visage de Ric et elle
y enfouit le sien, cherchant son odeur. Elle ferma les
yeux, se concentrant sur ses souvenirs. Il lui avait donné
tant de plaisir, de la plus simple caresse électrisant sa
peau jusqu’à l’incroyable crescendo de sensations qui
l’avait plongée dans un océan d’extase.
Combien de temps avait-elle ainsi dérivé sans plus
penser à rien, se laissant bercer par le doux bonheur
d’être serrée contre lui ? Le temps semblait figé autour du
monde qu’elle avait créé avec Ric, un monde si parfait
que rien n’aurait pu mieux les combler. Elle se rappela
les battements de son cœur qu’elle écoutait, collée contre
sa poitrine, les caresses qu’elle avait prodiguées à son
corps. En y songeant, elle se trouva abasourdie de sa
propre audace. Mais n’était-elle pas prête à tout pour lui
rendre ce qu’il lui avait donné, lui montrer qu’il était
unique pour elle ? Car il l’était.
Elle aurait dû le lui dire.
Mais la veille, les mots semblaient insuffisants à
exprimer le sentiment qu’elle avait éprouvé de vivre un
moment aussi exceptionnel. Comment rendre compte de
l’indescriptible ? Le simple fait d’être ensemble, la
communication silencieuse de leurs corps lui avait paru
plus appropriés.
Ric avait-il compris ?
N’aurait-elle pas dû parler ?
« Merci » était le seul mot qu’elle avait prononcé.
Les yeux de Ric, sa bouche avaient souri. Aucune
autre réponse n’était nécessaire. Il lui avait donné ce
qu’elle demandait et il était heureux de la voir comblée.
Quant à elle, elle savait que le plaisir avait été partagé.
Donc, tout était pour le mieux.
Ni regrets ni remords.
Lara soupira et roula sur le côté. Il allait lui falloir
affronter cette journée – sans Ric. Une nouvelle vie
commençait, dont elle serait cette fois entièrement
responsable.
« Je ne te décevrai pas, Ric. Je deviendrai plus forte et
meilleure, grâce à l’aide que tu m’as apportée. »
Ayant pris cette résolution, elle se dirigea vers la salle
de bains attenante. Un nouveau départ commençait par
une bonne douche. Effacer les traces du passé, avait dit
Ric, ne plus regarder en arrière.
Une demi-heure plus tard, les draps de son lit étaient
tirés, la chambre impeccablement rangée. Elle était prête,
habillée et coiffée. Une touche de fond de teint
dissimulait les dernières traces de son hématome. Son œil
était bien moins enflé ce matin…
Elle longea la véranda jusqu’au bâtiment principal et
se repéra sans difficulté pour trouver la cuisine.
C’était une pièce vaste et claire où trois femmes
s’affairaient déjà. Ensemble, elles étalaient une pâte sur
des plaques de marbre. Une bonne odeur de pain
fraîchement cuit flottait dans l’air. Lara se sentit soudain
en appétit.
Les trois cuisinières – des métisses aborigènes –
s’arrêtèrent de bavarder en la voyant sur le seuil. Lara
leur sourit. Elle avait rencontré la veille la plus âgée,
Evelyn, intendante de la maison qui se chargea des
présentations.
— Vous semblez en bien meilleure forme, ce matin,
mademoiselle Lara. Voici mes aides, Brenda et Gail.
Brenda, jeune femme d’une vingtaine d’années aux
cheveux crépus et aux yeux rieurs, déclara :
— Nous préparons le repas des hommes.
— Des tourtes d’agneau aux pommes de terre, ajouta
Gail.
Plus brune de peau, les cheveux teints en rouge, elle
avait à peu près le même âge que sa compagne. Son
visage respirait la gaieté.
— J’ai dit à monsieur Ric qu’il allait manquer un bon
repas en partant si tôt !
— Mais il a pris un solide petit déjeuner, commenta
Evelyn comme si Lara avait besoin d’être rassurée sur le
sujet.
L’intendante était une forte femme aux cheveux
poivre et sel, qui portait bien sa maturité grâce à un
visage rond et enjoué.
— Et vous, mademoiselle Lara, que prendrez-vous ? Il
reste de la pâte à crêpes mais, si vous préférez, je peux
vous préparer des œufs. Tout droit sortis du poulailler !
Les trois femmes affichaient à son égard une réelle
gentillesse. Elles cherchaient si visiblement à lui faire
plaisir que Lara se détendit. La cuisine était tiède,
conviviale.
— Eh bien…, ce dont j’ai vraiment envie, ce sont
deux tranches de ce pain tout frais qui sent si bon.
En riant, elles l’invitèrent à s’asseoir à la grande table
et lui offrirent une tasse de thé fumant. Bientôt, deux
larges tranches étaient posées près d’elle, ainsi qu’une
jarre de miel et deux pots de confiture maison.
Lara dégusta le tout avec plaisir, et la conversation
roula sur Gundamurra. Les trois femmes répondaient
volontiers à ses questions, sans pour autant chercher à
pénétrer son intimité. Sa présence semblait acceptée
d’emblée.
Lara apprit que les maris travaillaient à l’élevage ou à
la maintenance du domaine. Les enfants étaient instruits
sur place, avec l’aide de l’Ecole des ondes, un
enseignement dispensé par radio. L’activité tournait
principalement autour de la laine et des bêtes
reproductrices. Mais il y avait aussi quelques vaches sur
la propriété, dans le but pourvoir aux besoins de la
communauté.
— Où se trouve M. Maguire ce matin ? s’enquit Lara.
— Dans son bureau. Je dois vous y conduire après
vous avoir fait visiter la maison, précisa Evelyn. Pour
éviter que vous vous perdiez !
— Merci, répondit Lara, et pour complimenter
l’intendante, elle ajouta : La demeure est parfaitement
tenue, à ce que j’ai pu en voir.
L’intendante afficha un sourire ravi.
— C’est Mme Maguire qui m’a formée. Et maintenant,
j’apprends aux filles, exactement comme elle m’a appris.
— Eh bien, vous faites un excellent travail, Evelyn.

La visite donna à Lara une meilleure idée de


l’organisation des lieux. Près de la buanderie, une large
pièce servait à déposer les bottes, imperméables et
chapeaux de toile huilée. Au retour du travail, une douche
permettait à chacun de se débarrasser de toute trace de
boue.
— Vous avez eu beaucoup de pluie ?
— De nombreux orages. C’est la période et,
d’ailleurs, on en a besoin. C’est dur pour tous en période
de sècheresse.
Lara avait vu des reportages évoquant les dures
conditions de vie dues à la sécheresse de l’Outback
australien. Mais le sentiment de compassion suscité
s’évanouissait vite. C’était si loin d’elle à l’époque ! Elle
verrait les choses sous un autre jour dorénavant.
Eloigné de tout, Gundamurra n’était pas pour autant
sans confort : la salle de billard faisait office de
bibliothèque et de salle de musique, ouverte à tous ceux
qui travaillaient ici. Les rayonnages contenaient par
centaines livres et cassettes vidéo, CD… L’électricité
venait d’un générateur, rendant accessible l’utilisation
d’Internet, et une antenne satellite réceptionnait de
multiples chaînes de télévision.
— C’est M. Johnny qui nous a offert le système hi-fi,
expliqua Evelyn avec un large sourire, pour que nous
puissions écouter ses chansons…
— Johnny ? Celui qui a prêté son avion à Ric ?
Evelyn parut surprise.
— Johnny Ellis, le célèbre chanteur de country
music !
Elle s’interrompit le temps d’un rire :
— Tout le monde l’appelle Johnny le Charmeur. Et
c’est vrai qu’il l’est !
— Je ne savais pas qu’il s’agissait de lui…
Johnny Ellis était connu jusqu’en Amérique et Lara
l’avait vu plusieurs fois à la télévision. Beau garçon,
enjôleur et d’aspect robuste, il captivait le public par des
chansons rappelant à chacun son coin de terre natale.
— Il y a bien longtemps, il a débarqué sur le domaine
avec monsieur Ric pour s’occuper des bêtes, continuait
Evelyn. Maintenant, ils sont tous deux célèbres.
Monsieur Johnny revient souvent ici. Il dit que nous
sommes sa principale source d’inspiration.
D’où la nécessité de l’avion, déduisit Lara. Johnny
Ellis avait dû être condamné pour un délit dans le genre
de celui de Ric. Combien y en avait-il eu comme eux,
accueillis par Patrick Maguire ? Et combien s’en étaient
sortis ?
« Je m’en sortirai », se promit-elle.
La pièce qui fascina le plus Lara fut la salle de
couture.
— Mme Maguire faisait tout elle-même, expliqua
Evelyn. Les rideaux, les housses de coussins, les
courtepointes en patchwork, les nappes, les serviettes,
jusqu’aux robes des filles. Elle adorait créer des patrons.
Des rouleaux de tissu s’empilaient contre les murs,
ainsi que des boîtes pleines d’échantillons. Toute la pièce
était organisée très rationnellement : au milieu le trouvait
une grande table de coupe, bien éclairée, et sur les côtés,
des étagères à casiers offraient toutes les bobines de fil
dans une multitude de teintes.
— Est-ce que les filles de Mme Maguire cousent, elles
aussi ?
— Très peu. Juste pour de petites réparations. La plus
âgée, mademoiselle Jessie, exerce la médecine. Elle va
entrer au service des Médecins volants, qui fournissent
des soins par avion aux parties les plus reculées du
territoire. Mademoiselle Emily est devenue pilote
d’hélicoptère. Elle a toujours adoré voler. Quant à la
petite dernière, mademoiselle Megan, elle fait ses études
à l’université agricole et compte reprendre l’exploitation
après M. Patrick.
Une femme à la tête d’un élevage de moutons ?
Et pourquoi pas ?
Lara se morigéna : elle avait l’esprit trop étroit
Manifestement, les trois filles de Patrick Maguire étaient
des femmes énergiques, prêtes à prendre leurs
responsabilités. Leur père les avait élevées dans ce sens,
alors qu’elle-même avait été maintenue par ses parents en
état de soumission, au point de n’avoir aucune ambition
personnelle. Sa profession de mannequin avait été le fruit
du hasard. Remarquée à un concert par un membre d’une
agence de top models, elle avait accepté cette carrière car
sa mère se montrait enthousiaste. Mais celle-ci
n’exprimait que la volonté de son mari qui de tout temps
avait régi sa conduite. Même à présent qu’il était
paralysé, tout ce que la mère de Lara trouvait à dire était :
« Ton père n’aurait pas voulu… »
Et elle ? Qui s’était jamais soucié de ce qu’elle
voulait ?
En fille obéissante, elle avait donc embrassé la
carrière de mannequin. Très vite, sa beauté l’avait
propulsée sur la scène internationale mais, lorsqu’elle
avait rencontré Gary, Lara était déjà lasse des voyages
incessants, des interminables séances de pose et de
l’aspect superficiel du métier.
Se marier, avoir des enfants lui avait paru enviable.
L’usine à rêve qu’était la mode avait peut-être altéré son
jugement : elle avait accepté Gary. Mais les illusions de
Lara s’étaient rapidement évanouies. Ne pas obéir à ce
mari soi-disant idéal, c’était risquer les coups. Quant à
son rêve de fonder une famille, il s’était vite dissipé
aussi : au sein de la terrifiante famille Chappel, avoir des
enfants n’était la solution à aucun problème.
Il fallait à présent qu’elle fasse quelque chose de sa
vie, au lieu de la passer à contenter les autres.
Lorsqu’Evelyn la conduisit au bureau de Patrick
Maguire, Lara était fermement décidée à regagner sa
propre estime.
Le maître des lieux l’accueillit avec un sourire
bienveillant. Lara voyait de la bonté dans ses yeux mais
elle sentait qu’il y avait plus en lui : il avait élevé trois
filles capables de faire leur chemin dans la vie, et servi de
père à de nombreux garçons délinquants qu’il avait remis
sur pieds, leur offrant la chance d’un avenir. Cet homme
devait avoir un sens de la psychologie hors du commun.
— Vous avez l’air plus en forme ce matin, déclara-t-il
en guise d’introduction.
— Je me suis promis de faire honneur à Ric.
Patrick fronça les sourcils.
— Je comprends que vous lui soyez reconnaissante
mais il ne doit pas conditionner votre conduite. Ric serait
le premier à ne pas vouloir que vous mesuriez vos actes à
l’aune de ses attentes. Le temps que vous passerez ici est
le vôtre, Lara. Faites en sorte qu’il vous appartienne. Et
employez-le à ce que vous déciderez, pour vous-même.
Patrick Maguire avait parlé posément, sérieusement et
dans son intérêt. Lara comprit à quel point il était
différent des hommes qu’elle avait connus, de son père
surtout.
— Préconisiez-vous la même chose aux garçons que
vous accueilliez ? Vous leur disiez de se débarrasser des
influences qui leur avaient valu leurs ennuis ?
— Plus ou moins, répondit Patrick en souriant, se
rejetant sur le dossier de son fauteuil de cuir.
Lara songea à quel point il était impressionnant…
justement parce qu’il ne se souciait aucunement
d’impressionner.
— Ric a dû vous parler de cette époque.
— Brièvement, fit Lara. Il m’a surtout laissée
comprendre le respect et l’affection qu’il vous porte.
Patrick hocha la tête et son œil pétilla un instant.
— Certains garçons réagissaient mieux que d’autres
aux conditions de vie à Gundamurra. Quand Ric est
arrivé avec Mitch et Johnny, ils étaient comme les trois
mousquetaires. Solidaires et prêts à tout pour s’en sortir.
— Mitch ? s’étonna Lara. Je ne savais pas qu’on
pouvait devenir homme de loi avec un casier judiciaire.
— Mitch a vu son procès révisé. Il a bénéficié de
circonstances atténuantes qu’il avait dissimulées à la cour
lors de son premier jugement.
— C’est vous qui avez obtenu la révision ?
— Grâce à mon programme de réhabilitation, on m’a
écouté. Mais l’issue dépendait uniquement des
révélations de Mitch.
Pas de trafic d’influence. Lara soupira, soulagée.
Patrick n’était pas comme Gary ou son beau-père,
toujours prêts à user illégalement de leurs relations pour
obtenir gain de cause. En ce qui concernait Mitch, elle
avait besoin, pour lui faire confiance, de le savoir
honnête.
— Ne vous tracassez pas au sujet de Mitch, dit Patrick
se bat pour la justice depuis que je le connais. D’une
façon ou d’une autre, il trouvera le moyen de juguler
Gary.
— Merci de me rassurer. Avez-vous… des nouvelles,
depuis ce matin ? fit-elle sans oser préciser de qui elle en
attendait.
— Non, d’aucun côté. Ce soir peut-être.
Patrick se pencha vers Lara avec curiosité, s’appuyant
sur le bureau.
— Chaque fois qu’un garçon arrivait à Gundamurra,
j’avais pour habitude de lui demander de choisir un objet
qui lui ferait vraiment plaisir et qui pourrait l’aider à
profiter de son temps de réhabilitation.
Il s’arrêta une seconde, puis reprit d’une voix douce :
— Y a-t-il quelque chose qui vous ferait plaisir,
Lara ?
Elle n’avait pas pensé à son propre plaisir depuis si
longtemps…
— Qu’est-ce que Ric avait choisi ?
— Un appareil photo.
— Johnny et Mitch ?
— Une guitare et un jeu d’échecs.
Ils avaient su quoi demander. Elle ne savait même pas
ce qu’elle désirait… N’était-elle qu’une poupée de cire,
modelable à volonté mais incapable d’un désir
personnel ?
— Rien ne vous oblige à répondre maintenant, précisa
gentiment Patrick. Pensez-y…
— Il y a bien quelque chose, dit-elle soudainement.
Une idée venait de lui traverser l’esprit.
— Evelyn m’a montré la salle de couture. Elle dit que
personne ne l’utilise plus. Il reste tant de tissu… Je
pourrais peut-être essayer de… fabriquer des modèles.
Elle rougit en comprenant qu’elle empiétait sur un
terrain privé. Les souvenirs que Patrick gardait de sa
femme ne le disposeraient peut-être pas à accepter.
— Mon épouse aurait été ravie que vous partagiez sa
passion, approuva-t-il avec un sourire chaleureux
dissipant les craintes de Lara. Utilisez cette salle comme
vous l’entendrez.
— Merci.
— C’est un plaisir, Lara. A présent, laissez-moi vous
montrer l’exploitation. Après cela, vous pourrez
réellement prendre vos marques.
Prendre ses marques, autant dans son nouvel
environnement que dans sa vie. C’était à elle de saisir
cette nouvelle chance.
9.

Pendant trois longs mois, Ric s’était constamment


déplacé, visitant l’une après l’autre ses agences de New
York, Los Angeles et Londres, guettant le moindre signe
suspect. A sa connaissance, il n’y avait eu aucune alerte,
pas même à son bureau de Sydney que Kathryn gérait
comme à l’habitude, sans problème particulier. Les
efforts de Mitch pour museler Gary Chappel étaient
couronnés de succès.
Donc, il pouvait rentrer.
Pas à Sydney : à Gundamurra. Il était sûr de pouvoir
le faire sans mettre Lara en danger. Le désir – le besoin –
qu’il avait de la revoir, de s’assurer que rien n’avait
changé entre eux était devenu si poignant qu’il parvenait
difficilement à se concentrer sur autre chose.
Son impatience s’aggravait d’une inquiétude : depuis
quelques semaines, il percevait un changement…
Lorsqu’il avait établi un site Internet privé pour
correspondre avec Lara en toute sécurité, les messages
qu’il recevait étaient comme un journal de bord
quotidien, sans rien d’intime mais débordant
d’enthousiasme. Lara décrivait par le menu toutes ses
activités. Ric en était heureux. Il trouvait rassurant
qu’elle communique avec lui de façon ouverte et
naturelle.
Plus récemment, les messages s’étaient étiolés, se
réduisant pour finir à quelques lignes. Lara avait peut-être
épuisé la nouveauté de cette vie si différente, n’y trouvait
sans doute plus l’excitation des premiers temps…
Cependant, Ric craignait une forme de dépression : il
devait agir.
Gundamurra n’était peut-être pas la solution pour
Lara. Pourquoi ne pas la faire venir à Londres puisqu’il
s’y trouvait en ce moment ? Il était prêt à tout. Mais pour
commencer, il fallait la revoir, lui parler face à face. Et
cela voulait dire reprendre l’avion pour l’Australie. Il
avait donc envoyé un message à Lara la veille et il
attendait toujours la réponse. Il ne quitterait pas son
appartement de Knightsbridge avant d’avoir reçu son
aval.
Rongé d’inquiétude, Ric s’obligea à prendre un petit
déjeuner avant de revérifier son courrier sur l’ordinateur.
Cette fois, il y avait une réponse.
Ric sentit son cœur se serrer : c’était hélas très clair,
aucune interprétation optimiste n’était possible.
« Il vaut mieux pour moi que tu ne viennes pas, Ric. »
Pas d’explication. Rien d’autre.
Elle préférait ne plus le voir. La gorge nouée, Ric
interprétait ce refus comme un rejet. Parce qu’il lui avait
fait l’amour, elle ne voulait pas qu’il considère leur
relation comme acquise. Lara préférait s’épargner
l’embarras d’une nouvelle confrontation.
Il avait commis une erreur. Gravissime. Et il ne
pouvait plus revenir en arrière.
Dans ces conditions, que restait-il à faire ?
Ric se rejeta en arrière, loin de l’écran et de son
message désespérant. Il ne pouvait croire qu’il n’ait
aucun avenir avec Lara. Le lien entre eux avait été trop
réel, trop fort. Il devait y avoir moyen de franchir cet
obstacle.
Mais comment ? Il se mit à arpenter son appartement,
cherchant à évacuer sa tension. L’énergie négative
s’accumulait en lui, il sentait revenir le vieux fond de
défaitisme qui l’avait tenu éloigné de Lara par le passé.
Leur intimité avait été si parfaite, si fusionnelle… Il
ne pouvait se tromper sur ce point.
Mais peut-être avait-elle honte de son propre désir.
Après avoir goûté à quelques mois de liberté, avait-elle
envie de rompre toute attache envers les hommes ? Elle
voulait sans doute mener une vie plus insouciante, sans
engagement qui l’obligerait à donner trop d’elle-même.
Ses messages de plus en plus brefs signifiaient qu’elle
volait à présent de ses propres ailes. Ce lien dont elle
avait eu besoin, elle cherchait à le couper en douceur.
Indépendante, de lui et des autres.
Une phase de détachement n’était pas inconcevable.
Pour Ric, cela signifiait une attente plus longue, et encore
beaucoup de patience. Elle devait savoir, pourtant, qu’il
ne ferait rien pour la blesser ! Alors, pourquoi le bannir ?
« Il vaut mieux pour moi que tu ne viennes pas, Ric. »
Se sentait-elle plus en sécurité loin de lui ? La peur de
Gary agissait-elle encore sur elle ? S’était-il passé
quelque chose qu’il ignorait ?
A ce stade de sa réflexion, Ric se précipita sur le
téléphone et appela Mitch. Il était déjà tard en Australie
et son ami décrocha aussitôt, au grand soulagement de
Ric.
— Y a-t-il une raison qui m’empêche de rentrer ?
demanda Ric tout à trac.
Mitch pesa soigneusement sa réponse.
— Pas que je sache. Victor Chappel accepte le
principe du divorce. Mais Gary fera tout pour bloquer le
processus. Il ne faudrait pas que tu le conduises à Lara…
— Je peux emprunter à nouveau l’avion de Johnny.
— Ce serait la meilleure solution, s’il faut vraiment
que tu te rendes à Gundamurra.
— D’après toi, je ferais mieux de m’abstenir ?
Il y eut une autre pause, assez longue cette fois.
— Je ne suis pas qualifié pour juger. Je ne vous ai
jamais vus ensemble…
— Mais ? le poussa Ric.
— Lara est passée par de lourdes épreuves. Plus que
tu n’imagines, Ric, et je n’ai pas la liberté de t’en parler.
— Tu cherches à me dire que ma présence serait
inopportune, que Lara pourrait la ressentir comme une
pression ?
— Je n’en sais rien. Tout ce que je peux te dire, c’est
que, pour d’autres femmes dans la même situation, il a
fallu plus de trois mois pour cicatriser les blessures. C’est
une vraie bataille à mener, Ric. Longue, surtout.
Du temps… Il fallait du temps à Lara. Quel que soit
son désir de la revoir, Ric ne pouvait ignorer sa demande,
ni écarter les avertissements de Mitch. Il raccrocha et,
résigné, retourna à son ordinateur. Sur l’écran s’inscrivit
le message suivant :
« Comme tu voudras, Lara. »

Comme tu voudras…
Les pleurs montèrent aux yeux de Lara quand elle
découvrit le message de Ric. Si généreux, comme
toujours prêt à tout pour elle…
Il respectait son besoin de solitude et cela ne faisait
qu’ajouter aux tourments de la jeune femme. Elle lui
avait trop demandé. Maintenant, elle payait pour son
exigence.
Enceinte de trois mois…
Lara enfouit son visage dans ses mains et sanglota.
Dehors, les lourds nuages tonnaient de nouveau,
noyant le paysage sous une pluie torrentielle. L’eau
tambourinait sans relâche sur les toits de tôle et, dans ce
déchaînement du ciel, le bruit des sanglots de Lara se
perdait. Personne ne l’aurait entendue, d’ailleurs, car
Patrick veillait toujours à la laisser seule quand elle
écrivait à Ric.
Ce serait sûrement la dernière fois. Car comment
continuer de correspondre avec lui ?
Si l’enfant qu’elle attendait était de Gary, elle ne
pourrait plus échapper à la famille Chappel. Pourtant,
ayant perdu un premier enfant, elle ne pouvait envisager
d’avorter. Ce serait son bébé, malgré tout, et sa vie lui
serait précieuse.
Mais si l’enfant était celui de Ric… Cette éventualité
la sauvait et la perdait à la fois : bien sûr, cela romprait
tout lien avec la famille Chappel mais ce serait
horriblement injuste envers Ric. Il se retrouverait pieds et
poings lies par cette paternité qu’il n’aurait pas choisie.
Lara était au désespoir, rongée de culpabilité.
Comment Ric pourrait-il lui faire confiance, dorénavant ?
Elle lui avait laissé croire qu’elle prenait ses précautions,
l’avait poussé à lui faire l’amour. Il n’aurait pas continué
s’il avait soupçonné le moindre risque. Elle s’était servie
de lui, impudiquement, pour chasser tout souvenir de
Gary. Et devant l’urgence égoïste de son désir, elle avait
négligé tout le reste.
C’était tellement malhonnête qu’elle en était écœurée.
Ric allait la mépriser. Jamais elle ne pourrait lui annoncer
que cet enfant pouvait être le sien. La honte la tuerait.
Non, il lui fallait croire qu’il était de Gary et assumer
les conséquences. Trancher le lien avec Ric. C’était
l’unique attitude possible, si elle voulait l’épargner.
Il ne servait à rien de continuer cette correspondance
insouciante avec Ric. Cela aussi serait malhonnête. Elle
résoudrait ce problème seule, puisque c’était le sien.
Lara rassembla son courage et éteignit l’ordinateur,
regardant les mots de Ric disparaître de l’écran.
Comme tu voudras.
Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu. Mais on ne
pouvait retourner en arrière.
Lara quitta le bureau et, de la véranda, regarda les
rideaux de pluie qui masquaient le paysage. Depuis
quelques jours les orages se succédaient sans
discontinuer, gonflant les eaux du fleuve qui menaçait de
déborder. Les hommes travaillaient d’arrache-pied pour
ramener les bêtes et les abriter dans des enclos plus sûrs.
Ils devaient se déplacer à cheval car la terre était trop
détrempée pour les véhicules.
Personne ne se plaignait. Lara avait appris à connaître
ces hommes et leur vie. Ils menaient une existence
difficile mais en harmonie avec la nature. Ici, on ne
pouvait faire semblant. Il n’y avait ni double langage, ni
façade trompeuse. Les gens affichaient franchement ce
qu’ils étaient.
Elle était la seule à cacher quelque chose…
Jusqu’à présent, sa grossesse ne se voyait pas et les
chemises larges qu’elle portait couvraient
l’arrondissement de sa taille. Elle ne souffrait d’aucune
nausée matinale et, si la sensation la prenait pendant la
journée, il lui suffisait de grignoter un biscuit pour que
cela passe. Par contre, elle avait tendance à s’assoupir
dans l’après-midi, mais son travail solitaire dans la salle
de couture lui permettait de garder secrètes ces petites
siestes réparatrices.
Il s’écoulerait bien encore un mois avant que sa
grossesse ne devienne évidente. Que se passerait-il
alors ? Il faudrait qu’elle en parle à Patrick. Que
déciderait-il ? La laisserait-il accoucher ici ? Lui faudrait-
il partir ?
Et Mitch ? Devait-elle aussi le mettre au courant ?
On ne pouvait tenir longtemps une grossesse secrète.
Ric l’apprendrait, inévitablement. Il se sentirait trahi.
Décidément, elle ne lui valait rien. Pas plus
maintenant que dans leur jeunesse.
Et toute chance de rédemption lui était refusée, à
présent.
Il n’y aurait pas de beau temps après la pluie. Lara
retourna à sa chambre, s’assit sur le lit puis s’allongea.
Les gouttes d’eau se pressaient sur le toit, battant une
mesure serrée qui résonnait dans sa tête. Si seulement
cela pouvait l’empêcher de penser…
Comme tu voudras… comme tu voudras… comme tu
voudras…
Rien ne pouvait assourdir le bruit de ces mots-là.

De retour à Sydney, Gary Chappel se délectait : ce


qu’il avait espéré arrivait enfin… l’erreur de Ric Donato
qui lui permettrait de retrouver Lara. Ses recherches lui
avaient coûté une fortune mais son détective privé avait
réussi à mettre le téléphone de Mitch Tyler sur écoute. Et
la bonne nouvelle venait de tomber.
Elle s’appelait Gundamurra.
10.

Lara tressaillit. Le bruit d’un avion venait de la tirer


du somme qu’elle s’autorisait l’après-midi. Ric, se dit-
elle aussitôt, en proie à une soudaine appréhension.
Avait-il changé d’avis ? Même s’il avait décidé de venir,
il n’aurait pu faire si vite !
Il se trouvait encore à Londres trois jours plus tôt.
Comme tu voudras », avait-il répondu…
Désespérément, la raison de Lara combattait la peur
panique qui l’envahissait. Personne ne pouvait atterrir,
dans les conditions d’humidité qui régnaient depuis
quelque temps. La pluie rendait la piste impraticable, seul
un hélicoptère aurait pu s’y risquer et le bruit qu’elle
entendait était bien celui d’un avion volant à basse
altitude. Beaucoup trop bas.
Le pilote avait-il un problème ?
En un instant, Lara fut debout et se précipita dehors.
A l’extérieur, tous accouraient, comprenant que leur
aide serait bientôt nécessaire.
Quelqu’un cria :
— Il pique du nez !
Ils virent l’accident, impuissants à l’empêcher.
L’appareil toucha le sol trop vite, perdit contrôle et son
avant s’enfonça dans le terrain détrempé.
Ecrasé… Le bruit terrible figea Lara dans sa course.
Des vagues de nausée lui montèrent aux lèvres. Craignant
de s’évanouir, elle trébucha jusqu’à un banc sous les
poivriers. Pliée en deux, la tête entre les genoux, elle
tenta de combattre le vertige. Ce fut ainsi qu’Evelyn la
trouva, plus morte que vive.
Elle l’aida à regagner la cuisine et lui prépara du thé.
— Ce n’était pas le Cessna de Johnny ? demanda Lara
dès qu’elle put parler.
— Non, ni celui d’un voisin. On aurait dit un appareil
de club, répondit très vite Evelyn. Un touriste qui s’est
perdu, sans doute, et qui n’a pas eu la présence d’esprit
de demander de l’aide par radio.
— Peut-être lui restait-il trop peu d’essence pour
atterrir ailleurs ?
— Ce n’est pas à vous de vous en inquiéter. Les
hommes s’occupent de tout, fit Evelyn avec un regard
perçant. Vous devez vous préserver à présent,
mademoiselle Lara.
Lara ressentit un second choc.
— J’ai vu trop de femmes enceintes, reprenait Evelyn,
pour ne pas reconnaître votre état. Si vous voulez garder
le secret, ça vous regarde, mais je ne suis pas dupe…
Maintenant, buvez votre thé et allez vous allonger. Cet
accident n’est pas votre affaire.
Lara s’inclina, trop faible pour discuter. Elle retrouva
son lit avec bonheur, soulagée de ne pas être requise pour
les secours. Ce devait être horrible à voir…
Pourtant, contrairement à ce qu’elle croyait, Lara n’en
avait pas fini avec l’avion accidenté.

Patrick vint la trouver quelque temps plus tard et tira


une chaise jusqu’à son chevet. Son air grave alerta
aussitôt Lara. Evelyn avait-elle révélé sa grossesse ?
Patrick apportait-il une mauvaise nouvelle ?
Il ne s’agissait pas de Ric, au moins ? C’était
impossible… Pourquoi utiliserait-il un avion de tourisme
alors que celui de Johnny se trouvait à disposition ? Les
idées les plus folles se bousculèrent dans sa tête à la
vitesse de la lumière. Patrick se décida enfin à parler.
— Lara… Votre mari se trouvait dans l’avion.
Gary ?
Le saisissement fut tel que Lara se trouva incapable de
réagir. Puis la peur prit le relais du choc, se muant en
panique. Gary l’avait retrouvée ! Il avait loué un avion…
Plus moyen de lui échapper à présent !
— Il n’était pas attaché, continuait Patrick. Nous
n’avons rien pu faire pour lui.
Elle le dévisagea sans comprendre. Gary était trop
puissant pour avoir besoin d’aide !
— Il est mort, Lara.
Mort ?
Gary ?
Privé du pouvoir de nuire, à jamais ?
— Il est mort avant même que nous puissions
atteindre l’avion. L’impact du choc lui a été fatal.
Ainsi, Gary n’était plus…
Il ne pourrait plus l’atteindre. Plus jamais la toucher,
plus jamais diriger sa vie, ni celle de son enfant…
« Je jure d’être une bonne mère », promit-elle en
silence, posant instinctivement sa main sur le ventre qui
abritait une nouvelle vie. Cette seconde chance qu’elle se
voyait offrir, elle l’utiliserait au bénéfice de son enfant. Il
ne connaîtrait d’elle que l’amour, quel que soit son père.
— Le pilote et le second passager sont blessés,
poursuivit Patrick.
Gary avait donc amené des renforts…
Si le temps avait été meilleur, ils l’auraient emmenée
de force à Sydney, enfermée dans une des cliniques de la
famille Chappel, l’auraient placée sous tutelle en
prétextant une dépression, et lorsqu’on aurait découvert
sa grossesse elle aurait été ligotée à jamais…
Heureusement, la menace venait de s’évanouir.
— Un hélicoptère de secours va emmener les blessés.
Le corps de Gary sera rapatrié aussi. Je dois vous
demander…
Patrick s’interrompit le temps d’un soupir, puis reprit
posément :
— Voulez-vous le voir avant, Lara ?
Elle secoua la tête en signe de dénégation.
— Pas même pour vous assurer de son identité ?
— Y a-t-il un doute ? demanda-t-elle, le souffle court.
— Aucun. Il avait ses papiers et son nom a été
confirmé par le détective privé qui l’accompagnait. La
police de Bourke va contacter son père.
— Alors je n’ai pas besoin de le voir…
— Sauf si vous y tenez.
— Non ! répondit-elle instantanément.
Elle ne tenait pas à avoir à l’esprit une image funèbre
de lui.
Patrick se leva.
— Très bien. Je vais demander à Evelyn de vous tenir
compagnie. Si vous avez besoin de quoi que ce soit,
n’hésitez pas à la solliciter.
— Merci.
Lara ferma les yeux. La chasse avait pris fin.
Ric n’était plus en danger. Libre.
Il fallait à présent qu’elle le libère d’elle aussi.
La responsabilité de l’enfant lui incombait à elle. Ce
serait tellement injuste de lui infliger un fardeau parental,
un engagement qu’il n’avait pas choisi. Ric avait au
contraire voulu la protéger. Elle ne pouvait lui retirer sa
liberté.
Ce bébé se trouvait peut-être là parce qu’elle avait
menti à Ric… Mieux valait qu’il n’en sache rien.
Un mensonge était la pire des fondations pour
construire une vie ensemble.
Et elle voulait que son bébé ne connaisse que l’amour.
11.

Ric était venu travailler à son bureau de Sydney dans


l’unique but d’éviter un tête-à-tête avec lui-même. Il ne
se supportait plus. Cela faisait quatre longs mois qu’il
était sans nouvelles de Lara. Les médias s’étaient
avidement emparés du décès de Gary Chappel : ses
funérailles et l’enquête sur l’accident avaient fait les gros
titres.
Lara se tenait à l’écart du scandale, et tenait Ric à
l’écart de sa vie : mieux valait le préserver de possibles
ragots.
Elle avait été légalement séparée de son mari,
séparation à laquelle le décès avait donné un caractère
définitif. La cause avancée était une incompatibilité
d’humeurs insurmontable. Personne n’avait évoqué un
autre homme.
Ric se sentait en trop. Lara devenue veuve avait à
présent un statut respectable, elle se débrouillait seule. La
soutenir était désormais superflu. Mitch avait envoyé à
Lara un conseiller financier qui avait trouvé un
arrangement avec Victor Chappel ; la succession se
déroulerait sans contestation. Ric soupçonnait un
arrangement à l’amiable. Victor avait sans doute obtenu
le silence de Lara en contrepartie de confortables
revenus. Gary demeurerait blanc comme neige dans
l’esprit de tous. Lara vivrait de ses rentes.
Et Ric n’arrivait pas à maîtriser sa rage en pensant à
l’hypocrisie de toute l’affaire. Pour solde de tout compte,
il se voyait écarté de la vie de Lara…
Bien sûr, elle ne lui devait rien. Il le lui avait répété.
Pourtant, ils avaient partagé une telle intimité… C’était
ce moment privilégié qu’il ne supportait pas de voir
balayé comme un simple incident de parcours.
Lui ne pouvait oublier leur nuit d’amour, ni le doux
murmure de Lara lui disant combien il lui avait manqué
toutes ces années. Leur union semblait si évidente, si
juste…
Exaspéré, miné de désespoir, Ric en venait à se
demander si Lara ne lui avait pas menti pour obtenir ce
qu’elle voulait : qu’il lui fasse l’amour et efface toute
marque de Gary sur elle. Et pourtant… même si c’était
vrai, leur intimité avait débouché sur autre chose, un
partage si profond que Ric ne pouvait continuer à vivre
comme avant.
Pour lui, tout avait changé cette nuit-là.
— Ric…
Le ton insistant de son assistante le tira de sa
mélancolie.
Il lui décocha un regard noir, tout au ressentiment qui
l’oppressait. A la réaction surprise de Kathryn, assise de
l’autre côté du bureau, il reprit une contenance.
— Désolé. Tu disais ?
Kathryn fit la grimace.
— As-tu seulement écouté un mot, Ric ?
Il eut un haussement d’épaules fataliste.
— Sans doute pas. Il vaut mieux que tu me laisses ton
rapport à lire plus tard. Pour l’instant, je ne suis pas
d’humeur à parler affaires.
— Comme tu voudras.
Elle lui tendit la liasse de feuilles agrafées.
— Si tu as des questions, je suis à côté.
Des questions, il s’en posait par milliers mais aucune
ne concernait son travail.
— Est-ce que Lara Chappel t’a contactée ? s’enquit-il
soudain.
Il vit Kathryn se raidir, comme embarrassée.
— Pas personnellement. Mais lorsqu’elle est revenue
à Sydney, j’ai reçu de sa part une superbe composition
florale avec un mot me remerciant de mon aide.
Des fleurs pour Kathryn.
Au moins, le rôle que cette dernière avait joué était
reconnu…
Ric en était heureux pour elle mais, en même temps,
c’était comme recevoir une claque. Car lui n’avait rien eu
de Lara. Pas même un remerciement.
Kathryn semblait vraiment crispée. Elle pressa ses
mains l’une contre l’autre et Ric remarqua soudain un
détail.
— Tu ne portes plus ta bague de fiançailles…
— Je l’ai rendue à Jérémy.
La nouvelle chassa un instant Lara de ses pensées.
— Ta décision ou la sienne, Kathryn ?
— La mienne.
Son assistante esquissa un faible sourire.
— Jérémy n’était pas l’homme que je croyais.
— Je suis navré pour toi, déclara Ric avec sincérité.
— J’allais faire une erreur. Je préfère m’en être
aperçue à temps, dit Kathryn avec fatalisme.
— Très juste. Les erreurs commises se paient au prix
fort.
Comme par exemple avoir fait l’amour avec Lara…
— Je vois Mitch ces derniers temps, lâcha
brusquement Kathryn.
Elle avait rougi et Ric comprit pourquoi elle le
dévisageait avec cette lueur de sympathie dans les yeux.
Elle avait sûrement parlé de sa situation avec Mitch. Cela
lui fut insupportable.
— Bonne chance, fit-il d’un ton rogue pour clore la
discussion.
Kathryn avait à peine quitté la pièce que Ric se levait
d’un bond, incapable de contenir la rageuse énergie qui
courait dans ses veines. Il lui fallait agir. Au diable la
patience ! Le silence de Lara le tuait. Il obtiendrait
réponse à ses interrogations. D’une main furieuse, il
s’empara du téléphone et composa le numéro de
Vaucluse.
Lara s’y trouvait sûrement. Trois jours après la mort
de Gary, un hélicoptère affrété par Victor Chappel était
venu la prendre à Gundamurra. Elle n’avait pas mis
longtemps à retrouver son ancien mode de vie ! Comme
si elle avait hâte de tourner la page de l’Outback… Ce
n’était plus lui qu’elle appelait au secours ; ni son argent
ni son amour n’étaient les bienvenus. Surtout pas son
amour.
— Résidence Chappel…
Ce n’était pas sa voix au bout du fil. S’agissait-il de la
gouvernante engagée par Gary ? Lara avait-elle gardé
tous ses anciens geôliers ? Ric n’y comprenait plus rien.
— Ric Donato à l’appareil, annonça-t-il d’un ton
comminatoire. J’aimerais parler à Lara Chappel.
Il y eut une pause. Puis on lui répondit :
— Un moment, monsieur Donato, s’il vous plaît.
On le faisait patienter. Dans quel but ? Donner à Lara
le plaisir de refuser l’appel ?
Au moins, Ric saurait à quoi s’en tenir… Amère
satisfaction.
Il patienta donc.
Encore et encore.
Au point de sentir sa main engourdie sur le combiné.
— Bonjour, Ric.
Sa voix, enfin… Ric s’était préparé au pire. Sa bouche
était si sèche qu’il dut déglutir pour parvenir à parler.
— Lara…
Rien d’autre ne lui venait à l’esprit. Il ne savait que
dire.
Ce fut elle qui rompit le silence.
— Je suis contente d’avoir de tes nouvelles.
— Vraiment ? Il aurait suffi d’en demander…
Le sarcasme avait jailli avant qu’il ait eu le temps de
réfléchir. Ric le regretta aussitôt. Peut-être avait-elle eu
d’excellentes raisons de ne pas l’appeler. Peut-être avait-
elle de bonnes raisons pour tout ce qu’il ne comprenait
pas. Au moins, elle acceptait de lui parler…
— Cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, ajouta-
t-il très vite en se raclant la gorge.
— C’est vrai.
Elle n’offrait aucune excuse à son silence. Pas de
bonne raison.
— Je me demandais si on pourrait se voir quelque
part, lança Ric pour tâter le terrain. Dîner ensemble.
Un long silence fit écho à sa demande. Puis, avec une
jovialité factice, Lara reprit :
— Pourquoi ne pas déjeuner, plutôt ? Demain, si ça te
convient.
Elle ne voulait prendre aucun risque, surtout pas celui
de finir la soirée avec lui…
— Demain midi, répéta Ric, poussé par le besoin d’en
finir, de savoir ce qu’il en était. Où veux-tu aller ?
— C’est moi qui t’emmène cette fois, répondit la voix
décidée de Lara. Je réserverai une table à l’Osiris, le
restaurant de l’hôtel Radisson. C’est à deux pas de
Circular Quay. Comme ça, tu ne seras pas loin de ton
bureau. Donnons-nous rendez-vous à midi et demi.
— Très bien.
Elle s’y entendait pour limiter ses initiatives ! Le cœur
serré, Ric ajouta comme malgré lui :
— Je me fais une joie de te revoir.
Quel masochiste était-il donc, à aimer son tourment au
point d’en redemander ?
— A demain alors, conclut Lara d’un ton bref.
Le bruit du téléphone qu’on raccrochait résonna
indéfiniment dans l’oreille de Ric. Comme si Lara lui
perçait le cœur.
Mais il serait à l’heure le lendemain.
S’il devait lui dire au revoir, au moins le lui dirait-il
en face !

Lara eut à peine le temps de raccrocher avant de


s’écrouler en pleurs. Elle monta en courant à sa chambre,
les poings serrés sur les joues, désespérée à l’idée de
rencontrer Ric le lendemain. Cela représentait pour elle
une épreuve insurmontable, mais comment se dérober ?
A entendre sa voix, elle l’avait senti blessé, amer…
Lara maudit la lâcheté qui lui avait fait retarder tout
contact avec Ric. Elle avait cherché à éviter la
confrontation et la douleur qui s’ensuivrait, inévitable.
L’enfant rendait leur séparation nécessaire mais elle ne
pouvait avouer à Ric la vérité. Alors que faire ? Mentir
encore ? Non, à aucun prix.
Elle s’enferma dans sa chambre et se jeta sur le lit. Le
simple fait de lui avoir parlé réveillait en elle une
poignante douleur. Comment survivre à ce rendez-vous ?
Confrontée à Ric, elle ne pourrait repousser les souvenirs
de leur nuit ensemble. Sa simple présence les
ressusciterait.
Il lui avait fait confiance.
De toute son âme.
Qu’adviendrait-il s’il apprenait la vérité ?
Même si le bébé n’était pas de lui…
Tout son corps frémit. Elle avait tant besoin de Ric, de
ses caresses ! Son cœur l’appelait. Mais n’était-ce pas
ainsi qu’elle avait scellé son destin, en se montrant
égoïste, aveugle à tout autre facteur que le désir qui la
tenaillait ?
Que dire le lendemain ?
« Oh, Ric, au fait, je voulais t’annoncer que je suis
enceinte. Je ne sais même pas si c’est de Gary ou de toi…
Désolée de t’avoir laissé croire que je prenais un
contraceptif. J’avais tellement envie de toi, tu comprends,
j’en étais devenue folle… Et maintenant que j’attends cet
enfant, que dirais-tu de passer toute ta vie avec moi ? De
m’aimer, d’aimer mon bébé, sans savoir si c’est le tien ou
pas ? »
Ric allait-il voir son inépuisable générosité
récompensée de cette façon ?
Elle avait mérité ce qui lui arrivait.
Flirter avec l’idée d’un aveu, demander à Ric de
partager la responsabilité de cet enfant était indécent.
Elle ne pouvait s’y résoudre. D’une façon ou d’une
autre, elle devrait s’arranger pour qu’il la croie désireuse
d’indépendance. Comment s’y prendre ? En faisant état
de projets qui ne l’incluaient pas, par exemple. Bien
entendu, il faudrait remercier Ric chaleureusement de lui
avoir permis de recouvrer sa liberté, ce qui sous-
entendrait la fin de leur relation.
Mais cette fin ne devait pas laisser à Ric un goût amer.
Elle était prête à payer le prix nécessaire pour le
préserver.
Lara resserra les bras autour de sa taille, comme pour
protéger la vie qu’elle portait. Les chocs successifs de
l’accident et de la mort de Gary l’avaient ébranlée au
point de lui faire quitter Gundamurra en catastrophe : elle
craignait pour l’enfant et voulait consulter un docteur.
Heureusement, tout allait bien, même si elle restait sous
contrôle médical. Elle avait passé une échographie la
veille, qui montrait un bébé en parfaite santé.
Il fallait que ce bébé vive.
Elle en avait besoin. Ce serait son but dans la vie. Et
demain, elle dirait adieu à Ric.
12.

Ric pénétra dans le hall de l’hôtel à midi quinze


précises. Au bout du couloir se trouvait l’entrée du
restaurant. Il s’installa dans un des fauteuils du hall.
Ainsi, il ne pourrait manquer Lara.
Les taxis se succédaient à la porte de l’hôtel, déposant
leurs clients, mais aucun signe de Lara. Chaque fois
qu’une limousine avec chauffeur s’arrêtait, Ric ressentait
un pincement au cœur. Hélas, il était toujours déçu. Le
temps s’écoulait… Midi trente… trente-cinq…
quarante…
Aucun chasseur ne le demandait au téléphone. Aucun
message ne lui parvenait pour expliquer ce retard. Après
quatre mois de silence, Lara pouvait au moins se montrer
ponctuelle ou se donner la peine d’appeler !
Tout le monde avait un portable, de nos jours. Elle
n’avait aucune excuse pour le laisser dans l’angoisse.
Etait-ce… voulu ?
Son absence signifiait-elle : « Tout cela n’a aucune
importance à mes yeux » ?
Une pensée encore plus déchirante vint à l’esprit de
Ric. Il allait vérifier les réservations. Si aucune table
n’était retenue, ce serait la plus méprisante fin de non-
recevoir dont Lara pouvait le gratifier.
— Une table au nom de Chappel ? s’enquit-il auprès
du maître d’hôtel.
— Monsieur Donato, je présume ?
Lara n’avait quand même pas osé retenir la table pour
lui seul ! Il enragea à cette simple idée.
— Oui, répondit-il d’un ton cassant.
— Par ici, s’il vous plaît.
Le maître d’hôtel se dirigea vers la salle à manger, ne
laissant à Ric d’autre choix que de le suivre. Au passage,
il scruta la salle du regard. Lara n’y était pas. La
mâchoire de Ric se serra quand il vit qu’on le conduisait
à un recoin, séparé du reste de la pièce par un demi-
cloisonnement et orienté vers une fenêtre panoramique
d’où on découvrait la ville. Il n’accepterait certainement
pas de déjeuner ici seul.
Mais la table n’était pas inoccupée.
Lara était assise dans le renfoncement, le regard
perdu. Ric eut à peine le temps d’assimiler le choc que lui
causait sa vue : déjà le maître d’hôtel l’annonçait.
Immédiatement, la jeune femme se retourna.
Il avait vu quelques photos de Lara dans les journaux
depuis son retour à Sydney mais rien ne l’avait préparé à
la saisissante beauté de ce visage nu,
dernier qui donna son approbation. Ce rituel terminé, le
sommelier voulut servir Lara mais elle posa la main sur
son verre.
— Pas pour moi, merci. Je m’en tiendrai à l’eau.
« Pour garder la tête froide, traduisit instantanément
Ric, tandis que je perdrai la mienne… »
Le sommelier se tourna vers Ric, emplit son verre et
s’éloigna.
Ric ne toucha pas au vin blanc. Il avait passé
commande machinalement, sélectionnant ce cru comme
le plus approprié avec le poisson choisi par Lara. S’il
avait pu imaginer qu’elle ne l’accompagnerait pas, il
n’aurait pas même regardé la carte des vins. Lara lui
semblait s’éloigner à chaque seconde : elle ne voulait
même pas prendre un verre en sa compagnie…
Il regarda Lara, vit son beau visage crispé par la
tension… N’était-il pas en train de tout interpréter de
travers ? Son amertume le poussait peut-être à noircir le
tableau. Que se passerait-il s’il tentait une approche plus
séductrice, au lieu de continuer dans le registre du défi ?
Après tout, Lara avait au moins fait l’effort de venir…
Ric s’obligea à mettre de côté sa frustration.
— Désolé, fit-il avec un sourire mi-figue mi-raisin. Je
ne rends pas les choses très faciles…
Elle soupira, avec une lassitude qui n’augurait rien de
bon.
— Rien n’a jamais été facile entre nous, Ric. Rien ne
le sera jamais.
C’était sans doute pour cela qu’elle l’avait si
soigneusement évité… Il ne perdrait rien à se montrer
direct, décida-t-il.
— Pourquoi, Lara ? A cause de notre nuit ?
Elle s’empourpra violemment et ne répondit rien.
— C’est un souvenir merveilleux pourtant, poursuivit
Ric.
Toujours muette, elle ferma les yeux.
La mémoire de Ric ressuscitait les images qu’il
évoquait si souvent : les réactions de Lara à chaque
caresse, sa façon douce et sensuelle de le pousser plus
loin. Il n’avait pas pris une seule initiative sans être sûr
qu’elle la voulait aussi. Et ensuite… la confiance
mutuelle, le sentiment d’aimer et d’être aimé… Lara
n’avait pas eu l’ombre d’un regret mais s’était endormie
tranquillement, blottie dans ses bras.
— Je pensais que pour toi aussi…
— J’ai eu tort, l’interrompit Lara. Je n’aurais pas dû…
Je n’aurais jamais dû te demander cela.
Une inflexion de détresse avait teinté sa voix, comme
si elle étouffait sous les regrets.
Honte, culpabilité, humiliation… Etaient-ce ces
sentiments que le nom de Ric suscitait en elle à présent ?
— Je ne crois pas que nous ayons eu tort, Lara, dit-il
doucement. Je ne te condamne pas pour avoir affirmé ton
désir. La sexualité est une impulsion naturelle, vitale.
— Je t’en prie…
Le visage de Lara était ravagé d’angoisse.
— Je préfère que tu n’en parles plus.
Elle le torturait par ses paroles, ne lui laissant aucune
issue. Ric était maintenant certain que cette nuit se
trouvait au cœur du problème.
— Tu imagines que je vais pouvoir rester
tranquillement assis en face de toi, comme si rien n’était
arrivé ?
— Non, je sais que je ne peux pas exiger cela de toi !
Les mots lui avaient échappé en un sanglot. La façade
qu’elle avait réussi à préserver volait en éclats.
— Je suis désolée, Ric… Tu t’es montré si bon pour
moi mais… il faut que je tourne la page.
Tout effacer.
Il lui avait fait l’amour parce qu’elle voulait effacer
Gary de son esprit.
Maintenant que Gary était mort, elle n’avait plus
besoin de ses services…
Mais lui était toujours là, bien vivant, luttant de toutes
ses forces pour ne pas se laisser effacer !
A quoi servirait de s’imposer ? se dit-il dans un éclair
de lucidité. Si Lara avait résolu de l’oublier, elle y
parviendrait. Mais il saurait au moins pourquoi !
— Tu vas devoir m’expliquer cela, Lara. Tu veux
tourner la page sur ce que nous avons vécu ensemble ou
bien sur ce que nous pourrions partager dans l’avenir ?
Elle ouvrit la bouche et finit par articuler :
— Il n’y a pas d’avenir pour nous, Ric.
C’était dit : Lara venait de refuser le plus clairement
du monde le lien qui l’attachait à elle depuis dix-huit ans,
et qui le hanterait sans doute jusqu’à la fin de ses jours…
— Es-tu bien sûre de ce que tu avances ?
— Certaine.
Lara n’avait pas eu la moindre hésitation…
Ric comprit qu’il aurait dû partir. Que faire d’autre
face à un tel rejet ? Mais son corps semblait soudain vide
de toute énergie et il ne pouvait pas même se lever.
— C’est terrible, murmura Lara. Je te dois tant, je ne
pourrai jamais te rendre le quart de…
— Ne te sens surtout pas en dette, rétorqua Ric avec
une amère dérision. Je n’ai agi comme ça que parce que
j’en avais envie.
Les joues de Lara la brûlaient.
— J’ai gardé les factures des vêtements que tu
m’avais achetés, Ric. J’ai préparé un chèque. Laisse-moi
au moins te rendre cela…
Elle se penchait déjà pour prendre son sac. Ric se leva
d’un bond.
— Certainement pas !
Lara se redressa vivement, traits tirés, regard trop
brillant.
— Je ne veux pas entendre parler d’argent entre nous,
reprit Ric, tentant vainement de contrôler l’émotion qui le
submergeait. Notre relation n’a jamais tourné autour de
cela ! J’ai eu la bêtise, parce que j’étais jeune, de croire
que je pourrais combler le fossé qui nous séparait en
volant une Porsche. Je pensais que je n’étais pas assez
bien pour toi… Je ne sais pas comment tu détermines qui
est à ta hauteur, Lara, mais je n’accepterai jamais d’être
congédié comme un domestique. Garde ton argent.
Il obtint la triste satisfaction de voir le visage de Lara
se décomposer.
— Profite bien de ta liberté, déclara-t-il en tournant
les talons.
13.

Ric ne reprit pas le chemin du bureau. Il n’aurait pu


affronter Kathryn ni quiconque… Au volant de sa Ferrari,
le cœur en berne, il se dirigea vers son appartement.
Personne ne viendrait l’y déranger.
Une fois chez lui, il put à loisir ressasser sa détresse. Il
avait débarqué à Vaucluse un beau matin, sans y être
invité, exigeant de Lara toute la vérité. Il savait l’étendue
de son calvaire.
Etait-ce pour cela qu’elle ne pouvait envisager de
vivre avec lui ?
En tout cas, elle l’avait déclaré catégoriquement. Ric
devait respecter sa décision, la laisser s’éloigner. Mais
pourquoi lui avait-elle infligé cette insulte finale du
remboursement ? Chercher à comprendre était sans doute
inutile. Lara ne se donnait pas tant de mal, elle !
Le lien qu’il croyait forgé entre eux n’existait
sûrement que dans son imagination…
Il était temps de prendre du champ. Quitter Sydney
serait une bonne chose. S’éloigner de Lara.
Il irait à New York. Dans cette ruche toujours en
activité qu’était Manhattan, tout pouvait arriver. Il
reprendrait goût à la vie. Peut-être même rencontrerait-il
celle qui le reconnecterait à la réalité, en lui faisant
oublier Lara.
Ric allait décrocher son téléphone pour réserver un
siège sur le premier avion mais la sonnerie le prit de
vitesse. Machinalement, il prit la communication,
oubliant qu’il s’était juré de ne parler à personne. La voix
de Johnny Ellis résonna joyeusement dans le combiné.
— Salut, mon vieux ! Je suis content d’arriver à te
joindre. Figure-toi que je suis à Sydney pour une brève
escale avant de rallier Gundamurra. Rien de tel qu’un
retour à la maison une fois de temps en temps ! Est-ce
que tu viendrais manger un morceau avec Mitch et moi
ce soir ?
Ric hésita. Parler de Lara – car le sujet serait
forcément abordé – lui paraissait inenvisageable. Mais
d’un autre côté, Johnny comme Mitch s’étaient toujours
montrés loyaux, il pouvait compter sur eux comme sur
lui-même. Et tous trois se voyaient trop rarement. Il
n’allait pas gâcher cette opportunité pour Lara qui voulait
disparaître de sa vie, alors que Johnny et Mitch seraient
toujours à ses côtés.
— Bien sûr, Johnny, fit-il d’une voix résolue. J’en
serai ravi. Tu as un restaurant en vue ?
— J’ai appelé cet italien que tu aimes bien, juste en
dessous de chez toi. A 8 heures ce soir ?
— J’y serai !
Les trois fidèles de Gundamurra allaient se
retrouver…
Pour Johnny, retourner là-bas, c’était rentrer à la
maison. Comme Ric, il n’avait plus de famille et
Gundamurra était le lieu de ralliement pour les fêtes de
Noël. Un lieu sacré.
Ric regrettait à présent d’y avoir conduit Lara, mais
où aurait-il pu l’emmener ? Au ranch, au moins, sa
sécurité était assurée. Même si Gary avait réussi à atterrir,
Patrick l’aurait empêché de nuire.
Il soupira. Cette histoire appartenait au passé.
Malheureusement, il ne pourrait plus voir Gundamurra
sans y associer le douloureux souvenir de Lara.
« Va de l’avant ! se morigéna-t-il violemment. Tu es
de la race de ceux qui s’en sortent, non ? »
Il avait bien agi en arrachant Lara à un mari abusif.
Pour la suite… eh bien, ça n’avait pas tourné comme il
l’espérait, voilà tout. Patrick l’avait prévenu, d’ailleurs,
depuis le début.

Quand il retrouva ses amis au restaurant, Ric avait


réussi à isoler Lara dans un compartiment fortifié de sa
mémoire. Il fut amené à parler d’elle, comme prévu, mais
l’émotion que son nom suscitait resta sous contrôle. Il
conclut rapidement en décrétant l’épisode clos. Lara allait
reprendre le cours de sa vie et lui la sienne. D’ailleurs, il
comptait se rendre à New York d’ici à la fin de la
semaine.
Mitch s’avéra un allié précieux en orientant la
conversation sur la dernière tournée de Johnny. Celui-ci
avait toujours mille anecdotes à raconter et il le faisait
plaisamment. Ric se surprit même à rire. L’excellent vin
et la compagnie choisie l’aidaient sans doute à se
détendre.

*
**

Le lendemain, il travailla comme un forcené avec


Kathryn, bouclant tous les dossiers en cours afin de partir
l’esprit tranquille. Son avion décollait vingt-quatre heures
plus tard. Kathryn saurait pendre le relais pour les mois
que durerait son absence. Ric se demanda où en était la
relation de son assistante avec Mitch mais c’était un sujet
bien trop intime pour l’aborder tout à trac. Le travail était
le travail, et la vie privée de ses collaborateurs ne le
regardait pas. Quoi qu’il en soit, il leur souhaitait bonne
chance. Mitch et elle étaient tous deux dignes d’estime.
Le téléphone surprit Ric sur le seuil de son
appartement. Qui pouvait bien appeler à 7 heures du
soir ? Il ferma la porte du pied et décrocha le combiné
mural.
— Ric Donato…
— C’est Johnny, Ric.
Il ne cacha pas sa surprise.
— Tu n’es pas parti pour Gundamurra ?
— J’y suis depuis le début de l’après-midi. Evelyn
m’a kidnappé pour me gaver de toutes les douceurs
qu’elle a préparées spécialement pour moi ! J’ai dû avaler
un énorme gâteau aux carottes et aux noix nappé de
crème fraîche…
— Je vois que tu profites de ton retour aux sources !
— A fond. Mais je ne t’ai pas appelé pour te faire
saliver sur les gâteaux d’Evelyn.
— Pas de problème, au moins ? s’enquit aussitôt Ric.
Patrick va bien ?
— Oui, rassure-toi… Ecoute, Ric, reprit Johnny après
une hésitation, je m’aventure peut-être en terrain miné,
puisque ni toi ni Mitch n’en avez parlé hier au restaurant
et que Patrick lui-même n’en savait rien…
— Patrick ne savait pas quoi ? coupa Ric
impatiemment, l’estomac contracté à l’idée que Lara
puisse être concernée.
— Je fais peut-être fausse route, j’en serais désolé
mais…
— Johnny, viens-en au fait !
Un grand soupir se fit entendre à l’autre bout du fil.
— Je n’ai pas oublié que, pour toi, Lara Seymour
représentait vraiment quelque chose. Ta façon de voler à
son secours, tout ce que tu as fait pour elle… Bref, je me
suis dit qu’il serait bon que tu saches. Ce n’est pas sans
raison qu’elle ne t’a pas attendu après la mort de son
mari.
— Attendu ? répéta Ric d’un ton neutre, luttant contre
les faux espoirs. Pourquoi l’aurait-elle fait ?
— Par reconnaissance, non ? En fait, elle t’a claqué la
porte au nez et je n’arrivais pas à me figurer pourquoi.
L’image utilisée par Johnny n’était que trop juste : Ric
sentit se rouvrir la plaie encore fraîche.
— Donc, je parlais de cela avec Evelyn, continuait
Johnny, sans percevoir le raidissement de son ami.
Les dents serrées, Ric s’imaginait la scène. Les
langues devaient aller bon train sur l’exploitation. Ce
n’était pas tous les jours qu’il survenait une distraction de
cette ampleur…
— Et tu sais que rien n’échappe à notre Evelyn,
poursuivait Johnny sur sa lancée. Elle a vu tout de suite
que Lara était enceinte.
Enceinte ?
— D’après Evelyn, la grossesse n’était pas très
avancée. Sans doute peu de temps avant que tu ne la tires
des pattes de son mari…
Trois mois… quatre maintenant… Ric totalisait les
indices, les reliait entre eux : Lara était restée assise au
restaurant. Et c’était sans doute pour qu’il ne la voie pas
debout qu’elle était arrivée si tôt. Il y avait aussi cette
veste flottante qu’elle portait, son refus de prendre du
vin…
— Suite à l’accident d’avion, continuait Johnny, le
choc a failli lui faire perdre connaissance. Evelyn a dû la
coucher et s’est fait un sacré souci pour le bébé. Lara
aussi, sûrement, puisqu’elle a déjà eu un enfant mort-né.
Ric eut comme un éblouissement. Lara avait eu un
enfant mort-né… Il n’en savait rien. Mais quand auraient-
ils pu en parler ? Durant leurs brefs moments ensemble,
Lara avait refusé d’évoquer son mariage. Ensuite, ses
mails étaient pleins du récit de ses activités mais rien de
personnel n’y figurait. Et puis un beau jour, les messages
s’étaient taris…
Quand ?
La vérité le frappa en plein visage. Quand elle avait
découvert qu’elle était enceinte, évidemment !
— Ric… Tu es toujours là ?
La voix de Johnny dénotait une certaine anxiété. Ric
s’aperçut qu’il avait arrêté de respirer.
— Je suis toujours là, Johnny.
— Apparemment, je t’ai appris quelque chose…
— Effectivement, je ne savais rien de cette grossesse.
— D’après Evelyn, si Lara est retournée si vite à
Sydney, c’est pour s’assurer de la bonne santé du bébé.
Ce qui est logique, de mon point de vue.
« Du mien aussi, se disait Ric amèrement. D’une
impitoyable logique. »
— Le père était une ordure mais Lara n’aura pas
voulu perdre l’enfant. Ce qui a dû lui créer un sacré
dilemme…
— Il y a de quoi, fit Ric d’une voix sombre.
L’enfant de Gary… Mais était-ce bien le sien ? Lara
s’en était-elle assurée ?
— J’espère ne pas avoir commis de bourde, s’excusait
Johnny. Mais si c’était moi… j’aimerais avoir tous les
éléments en main.
Ric ne pouvait en vouloir à son ami. Johnny se faisait
du souci pour lui. Lui qui croyait avoir bien caché son jeu
au restaurant…
— Tu as bien fait, Johnny. Je préfère être au courant.
— Tant mieux, fit la voix soulagée à l’autre bout du
fil. Je n’aimerais pas donner un coup de fil comme celui-
ci tous les jours ! Prends bien soin de toi, Ric.
— Ne t’inquiète pas, tout ira bien.
Le monde venait pourtant de basculer pour lui. Ric
savait, en reposant le combiné, qu’il ne partirait pas pour
New York le lendemain.
Lara était enceinte.
Cette nuit-là, à Gundamurra, il n’était pas protégé.
Elle avait pu mentir au sujet de sa contraception.
Si elle avait pu tomber enceinte de Gary à ce moment-
là, pourquoi pas de lui ?
Quelle que soit la réponse à cette question, Ric ne
comptait pas bouger d’un pouce avant de l’avoir résolue.
14.

Lara avait transformé en salle de couture la pièce


attenante à la nurserie. Sur la longue table destinée à la
coupe s’étalait un assortiment de tissus colorés, qu’elle
avait choisis pour créer une courtepointe en patchwork.
Poussée par le besoin désespéré de chasser Ric de son
esprit, elle avait travaillé sans relâche la veille, coupant,
préparant, arrangeant les carrés de tissu en une infinité de
motifs qu’elle renouvelait sans cesse, cherchant la
combinaison parfaite. La courtepointe était à la taille d’un
berceau, car ce travail était pour son bébé.
L’échographie avait confirmé que sa grossesse se
déroulait dans de bonnes conditions. C’était stupéfiant de
voir le bébé sur l’écran, et de pouvoir vérifier soi-même
qu’il était bien formé. Lara avait préféré ignorer le sexe
de l’enfant. Si par malheur un accident se produisait, elle
souffrirait moins si elle n’avait pas pu se l’imaginer trop
précisément. Il valait mieux que ce soit une surprise.
Si seulement Ric pouvait être le père de cet enfant !
Leur rencontre avait réveillé en elle ce désir douloureux.
Elle avait vécu une telle épreuve, assise en face de lui, à
ne rien pouvoir dire, à essuyer sa colère, à le voir souffrir
et finalement la quitter !
Lara ne parvenait pas à s’en remettre. Rongée par le
doute, elle craignait d’avoir pris une mauvaise décision.
Ric s’était senti trahi, hélas. Mais au moins pouvait-il
partir sans se retourner, libre d’une responsabilité qu’il
n’avait pas cherchée.
Secrètement, Lara espérait que le bébé lui
ressemblerait. Ainsi, elle saurait avec certitude qu’il était
le père. S’il ne l’était pas… cela ne changerait rien par
rapport à l’enfant mais elle devrait continuer à vivre sans
Ric.
Lara détailla le motif de la courtepointe et décida qu’il
convenait. La bordure rouge soulignant le contour était
juste ce qu’il fallait. Pour l’enfant, elle voulait que tout
soit gai et brillamment coloré.
Elle s’assit face à sa machine à coudre avec la
première rangée de carrés à assembler. L’achat de la
machine datait de son retour à Sydney. Elle avait pris un
tel plaisir à coudre et créer des modèles à Gundamurra
qu’elle tenait absolument à persévérer. Peut-être même
pourrait-elle créer sa propre boutique.
Le ronronnement de la machine masquait les autres
bruits de la maison, plongeant Lara dans une bulle de
sérénité qu’elle pourrait ressusciter partout où elle irait,
une fois la maison vendue. Ric l’avait méprisée d’avoir
gardé Vaucluse mais, si elle en avait décidé ainsi, c’était
pour l’enfant. Mieux valait avancer prudemment et ne pas
prendre de décision hasardeuse : cela lui éviterait d’avoir
des ennuis avec la famille Chappel.
Gary disparu, Lara n’avait plus rien à craindre et,
curieusement, elle éprouvait une certaine pitié pour
Victor Chappel. Le patriarche avait perdu son successeur.
Pour sauvegarder la réputation de son fils, il avait offert à
Lara un arrangement conséquent. Comme elle ne tenait
pas à un scandale public, cela lui convenait parfaitement.
Son conseiller financier la poussait à réclamer une plus
grande part de la fortune familiale qui lui revenait de
droit, disait-il.
Mais pour Lara, la fortune n’avait pas d’importance.
Seul comptait le fait d’avoir gagné sa liberté.
Elle avait assuré son indépendance pour le restant de
ses jours ; l’ironie de Ric ne l’atteignait pas car elle
n’avait agi de la sorte que pour garantir l’avenir de
l’enfant au cas où ses projets commerciaux échoueraient.
Ayant terminé de coudre la première rangée de carrés,
elle allait entreprendre la seconde quand la voix
contrariée de Mme Keith attira son attention : elle semblait
s’opposer à un interlocuteur dans le couloir.
— C’est une véritable intrusion ! protestait-elle avec
vigueur.
Lara fronça les sourcils. Qui se permettait de
bouleverser ainsi sa gouvernante ? Etait-ce l’agent
immobilier pour une autre visite des lieux ?
La voix sombre et déterminée qui répondait à
Mme Keith frappa Lara comme un coup de fouet. Il lui
sembla que son cœur s’arrêtait.
— Pas question de me faire attendre au salon pendant
que Lara s’échappe par derrière !
Ric…
Lara resta figée, comme paralysée.
— Mme Chappel ne ferait jamais une chose pareille !
s’indignait la vieille dame.
— Je ne fais pas confiance aux menteuses, répliqua la
voix furieuse. Et si jamais vous essayez de me mener en
bateau…
— Pas de menace, monsieur Donato ! Si vous vous en
prenez à Mme Chappel, j’appelle la police ! C’est
seulement parce que vous l’avez aidée que je ne suis pas
déjà au téléphone.
— Je ne pense pas que Lara tienne à rendre cette
histoire publique, rétorqua Ric ironiquement. En fait, je
suis même sûr du contraire.
— Nous verrons ce qu’en dira Mme Chappel, fit la
gouvernante en frappant à la porte.
Les coups secs tirèrent Lara de sa torpeur. Son cœur
se déchaîna violemment. Ric savait qu’elle lui avait
menti…
Mais de quel mensonge avait-il eu vent ?
Lara n’eut pas le temps de dire « entrez » que déjà le
battant s’ouvrait, poussé à la volée.
Dédaigneux de la protestation choquée de Mme Keith,
Ric entra. Son regard noir de colère cloua Lara sur place.
Son hostilité envahissait la pièce comme un raz de marée,
assaillant Lara, la faisant suffoquer. Ric dut s’en rendre
compte. Ses traits se crispèrent, pourtant il parvint à se
maîtriser. Lara sentit alors la vague reculer. Les yeux de
Ric brillaient comme deux éclats de granit mais il ne lui
ferait aucun mal.
Pas lui.
Lara voyait bien qu’il souffrait à cause d’elle. Elle ne
l’avait pas voulu, il fallait qu’elle trouve un moyen
d’atténuer sa douleur.
— Tout va bien, madame Keith, vous pouvez me
laisser en compagnie de M. Donato.
Elle avait parlé de sa voix la plus tranquille mais la
gouvernante ne désarmait pas.
— Il est entré de force, madame !
Lara hocha la tête.
— J’ai vu. Ne vous inquiétez pas et laissez-nous.
Avec un soupir désapprobateur, la gouvernante se
retira et referma la porte. Ric se posta devant, comme
pour en interdire l’accès. Son regard détaillait Lara,
remarquant le jean en tissu Stretch et la chemise de
flanelle qui flottait autour d’elle.
Lara sentait ses nerfs à vif, sous l’œil incisif qui la
scrutait. Assise comme elle était, avec des vêtements
larges et confortables, il ne pouvait voir qu’elle était
enceinte. Et il n’avait aucun moyen de le savoir.
Mais alors, comment avait-il compris qu’elle lui avait
menti ?
— As-tu dit à Victor Chappel que tu portais son petit-
fils ? lança Ric sans préambule.
Ses mots pénétrèrent Lara comme des poignards,
anéantissant ce qui lui restait de défenses. Muette,
incapable d’improviser une réponse, elle se contentait de
regarder Ric, tâchant d’assimiler le fait qu’il savait… Un
brouillard troubla sa vue. Il ne servait plus à rien de
dissimuler.
— C’est pour cela que tu restes dans cette maison à
jouer les veuves éplorées ? reprenait Ric, plein
d’amertume. Tu trouves de petits arrangements avec ton
beau-père, tu le soignes pour que ton enfant puisse hériter
de lui, c’est ça ?
— C’est faux !
Le cri avait échappé à Lara.
Comment pouvait-il la croire aussi mercenaire,
bassement calculatrice ?
— Dans ce cas, pourquoi m’avoir caché cette
grossesse ?
— Je n’ai rien dit à Victor non plus ! Ni à personne !
Il n’y a que mon médecin qui sache, et il est lié par le
secret médical.
— Ne crains-tu pas qu’il puisse me ressembler ? Cela
bouleverserait tes grands projets…
Lara se sentit vaciller sous le mépris dont il
l’accablait.
— Je ne comptais pas attribuer la paternité de ce bébé
à Gary, fit-elle d’une voix tremblante.
— Tu ne risques rien à essayer, tant qu’il n’est pas
mon portrait craché…
Lara leva vers lui un regard suppliant.
— Il n’est pas impossible que Gary en soit le père…
La nuit précédant ton arrivée, il a…
Elle ne put continuer, rouge de honte. Dans le regard
de Ric, elle avait vu ce qu’il déduisait : ce qu’elle avait
voulu effacer lorsqu’elle lui avait demandé de lui faire
l’amour, c’était la possibilité d’être enceinte de son mari.
— Tu ne voulais pas que Gary soit gagnant, comme il
l’avait toujours été, dit-il froidement.
Comme pour lui faire encore plus mal, Ric avait repris
l’expression même qu’elle avait utilisée ce soir-là.
— C’était donc ton but, Lara ? Tu cherchais à
brouiller les pistes, au cas où Gary t’aurait mise enceinte
avant que tu ne te donnes à moi ? Tu préférais dire que
l’enfant était de moi ?
Les mains de Ric s’abattirent violemment sur la table
de couture et il se pencha vers Lara d’un air de dégoût.
— Tu croyais vraiment pouvoir jouer à ça quand il
suffit d’un test ADN pour établir la vérité ?
— Je ne jouais à rien ! cria Lara d’un ton désespéré.
Je me suis juste… laissé porter par les événements.
— En me trompant au sujet de ta contraception ?
— Je voulais que tu me fasses l’amour…
— Et rien d’autre ne comptait, pas même moi ? Tu
t’es servie de moi, c’est tout !
— Tu te trompes !
— A présent que Gary ne peut plus utiliser l’enfant
pour te retenir, peu t’importe qui en est le père !
Ric s’emportait, nourrissant sa propre fureur. Il pointa
un doigt vers elle.
— Ose dire que ce n’est pas vrai ! Tu peux choisir la
vie que tu veux, avec l’enfant, sans plus d’interférence !
Lara ferma les yeux, incapable de supporter la peine
qu’elle lui infligeait par sa tromperie.
— Tout est ma faute, murmura-t-elle.
— Je ne te contrarierai pas sur ce point. Regarde-moi,
bon sang, Lara ! Ne crois pas que tu vas pouvoir te
débarrasser de moi maintenant !
Lara obéit, sentant bien l’inutilité de tous ses efforts.
Pour Ric, tout était offense à présent.
— Je ne sais pas comment réparer ce que j’ai fait, dit-
elle d’une voix éteinte.
— Il y a un moyen très simple, rétorqua Ric. Nous
nous rendons chez un docteur de mon choix – pas le tien,
Lara, car je ne te fais plus aucune confiance dorénavant.
La jeune femme fut suffoquée par l’intensité de son
mépris.
— Je te le jure, Ric, je ne t’ai pas séduit à dessein ! Si
au moins elle pouvait le convaincre de cela !
Il se redressa de toute sa stature, impressionnant de
fierté blessée.
— C’est pourtant toi qui m’as appelé sur la véranda.
J’avais déjà dépassé ta chambre.
— Je craignais que tu ne sois parti avant mon réveil.
Je voulais…
— Tu voulais que je couche avec toi.
— Je n’avais rien calculé. C’est venu de ce que je
ressentais pour toi, protesta Lara.
— Tes supposés sentiments pour moi n’ont pas été
suffisants à te faire envisager une vie avec moi.
Elle le défia, menton relevé.
— Je t’aurais piégé avec l’enfant, après t’avoir dit que
j’étais protégée ? Te serais-tu satisfait d’une telle
situation, Ric ?
— Depuis quand me demandes-tu mon avis ? contre-
attaqua Ric. Tu as pris toutes les décisions, comme si je
n’existais pas. Mais sois sans crainte, si l’enfant est celui
de Gary, tu ne me verras plus. Par contre, s’il est de
moi…
Les mâchoires de Ric se crispèrent. Une détermination
farouche animait son regard.
— Ne va pas t’imaginer que je m’effacerai. Personne
ne m’éloignera de mon enfant. Je ferai ce qu’il faut pour
obtenir mon droit de visite.
Un simple droit de visite ?
Bien sûr, après ce qui s’était passé, il ne voudrait plus
jamais d’elle… Elle avait encore de la chance qu’il ne
demande pas la garde de l’enfant.
Si l’enfant était sien.
— Prends rendez-vous pour le test ADN, déclara Lara
avec résignation. Je me rendrai où tu voudras.
— J’ai ta parole sur ce point ? demanda sombrement
Ric.
— Oui… Si ma parole vaut encore quelque chose
pour toi, commenta Lara, amère.
— De toute façon, je compte venir te chercher.
— Pas la peine de t’infliger ma compagnie plus que
nécessaire. Je serai là. Figure-toi que je veux savoir aussi.
Lara parvint à esquisser un faible sourire et continua.
— Je ne pouvais me contraindre à te demander un test
mais il ne sert plus à rien de t’épargner…
— Il ne sert plus à rien de dissimuler, effectivement,
commenta Ric d’un ton cassant.
Dire qu’elle s’était torturée pour imaginer la meilleure
solution ! Elle avait choisi celle qui lui valait la haine et
le mépris de Ric.
— Nous devrions tous deux souhaiter que l’enfant soit
de Gary. Ainsi, tu ne seras pas obligé de me revoir,
conclut-elle, le cœur brisé.
— Tu préférerais qu’il soit de ton mari ?
Seigneur ! Ne pouvait-il comprendre que si elle le
souhaitait, c’était pour préserver sa liberté à lui ? Ne pas
l’enfermer dans une paternité non désirée !
— Et toi, Ric, ne le préférerais-tu pas ?
Une émotion violente traversa son regard, une
amertume qu’elle retrouva dans sa réponse.
— Ce que je préfère n’a jamais compté pour toi.
C’était toujours toi qui prenais, toujours tes désirs qui
étaient satisfaits. Mais cela suffit. J’ai assez donné. Je
ferai dorénavant ce que j’estime bon pour moi.
Lara baissa la tête, mortellement honteuse. Ce qu’il
disait était hélas vrai, même si elle ne l’avait pas voulu et
avait tenté de se racheter. Elle avait voulu lui offrir sa
liberté en aliénant sa propre vie, en payant le prix de la
solitude.
Mais jamais Ric ne verrait les choses sous cet angle.
— Je t’appellerai pour l’heure du rendez-vous, dit-il
brusquement.
L’instant d’après, il était parti.

Lara fixait sans la voir la porte close. Si seulement


elle pouvait faire marche arrière ! Ric avait réapparu pour
changer le cours de son destin et elle, elle avait gâché à
jamais toute chance de vivre heureuse avec le seul
homme qui comptait réellement, avec qui elle pouvait
tout partager…
Le désir fou que l’enfant soit de Ric la submergea.
Ainsi, ils continueraient à se voir et peut-être, au fil du
temps, parviendrait-elle à infléchir la désastreuse opinion
qu’il avait d’elle.
Le test ADN apporterait la réponse.
Elle sursauta : on venait de frapper à la porte.
Ric ?
— Oui ?
Ce n’était que Mme Keith, venant aux nouvelles.
— Tout s’est bien passé ? Ce M. Donato est entré si
brusquement…
— Ne vous inquiétez pas, cela ne se reproduira plus,
répondit Lara en souriant pour rassurer la gouvernante.
Tout va bien.
Elle allait reprendre sa couture quand une pensée la
frappa : elle était encore en train de mentir. Vivre avec
Gary lui avait appris cette dissimulation permanente :
mieux valait prétendre que tout allait bien, sous peine de
le payer cher… Mais aujourd’hui, plus rien ne l’obligeait
à faire semblant.
— Je suis enceinte, lâcha-t-elle sans préambule.
— Grands dieux !
La surprise de la gouvernante témoignait assez des
précautions que Lara avait prises pour cacher son état.
— M. Donato était contrarié de ne pas l’avoir su. Il a
des raisons de croire… que l’enfant peut être le sien.
Le choc ressenti par Mme Keith se mua en expression
de sympathie.
— Pauvre madame Chappel ! Est-ce que l’enfant…
pourrait être de votre mari ?
La bouche de Lara se contracta.
— Hélas oui, madame Keith. J’ai accepté de passer un
test ADN pour trancher définitivement la question.
La gouvernante hocha la tête.
— Ce doit être très pénible pour vous. Puis-je vous
apporter du thé pour vous réconforter ? Avec une part de
gâteau…
— Oui, c’est très gentil.
Thé… et gâteau ? Cela lui rappelait… Evelyn !
Lara n’avait pas songé à questionner Ric sur la façon
dont il avait appris sa grossesse. Sur le moment, cela lui
avait paru secondaire. Mais Evelyn seule avait pu le
renseigner, puisqu’elle avait deviné sans que Lara ait
besoin de dire ou d’admettre quoi que ce soit.
Gundamurra…
Lara s’effondra sur la chaise. Son regard tomba sur la
rangée de carrés qui esquissaient le ravissant motif de la
courtepointe. Le motif qu’elle avait choisi. Voulu. Pour le
reste, il lui semblait qu’elle ne contrôlait plus rien. Mais
avait-elle jamais décidé de quoi que ce soit ?
A Gundamurra, elle s’était juré de reprendre les rênes
de sa vie. La nécessité de mentir à Ric avait tout
compromis.
Le mensonge n’était jamais bon, même s’il était
consenti dans une bonne intention. La prochaine fois
qu’elle verrait Ric… serait peut-être la dernière si
l’enfant n’était pas de lui. Les mains de Lara se joignirent
en une fervente prière.
Que ce soit le sien… Que ce soit le sien…
15.

Lorsque Ric arriva, il trouva Lara dans la salle


d’attente de l’obstétricien. Elle leva les yeux du magazine
qu’elle feuilletait et les planta directement dans les siens :
sa parole avait toujours une valeur. Non seulement elle
était là, mais en avance sur l’heure du rendez-vous.
Ric répondit d’une brève inclination de la tête. Voir
Lara à l’heure prévue le soulageait. Il se rendit à la
réception pour signaler leur arrivée et retourna s’asseoir
aux côtés de la jeune femme.
Non pas qu’il ait tenu à lui parler mais cela lui
paraissait plus courtois puisqu’ils avaient rendez-vous
ensemble…
Dès qu’il fut près d’elle, il se rendit compte qu’il
aurait mieux fait de garder ses distances. Elle portait un
parfum délicieusement fleuri dont les notes troublantes
lui rappelaient ce qu’il avait besoin d’oublier : la
sensualité tendre de son cou, l’odeur de ses cheveux dans
l’océan desquels il avait baigné son visage…
— Non, je préfère ne pas savoir. Si jamais il y a un
problème… La dernière fois, je savais que j’attendais une
fille, j’avais même choisi le prénom… La suite a été
d’autant plus difficile.
Ric avait perçu la détresse dans sa voix et ses mains
fermes se crispèrent sur le volant. Lara avait besoin de se
protéger, ses paroles en donnaient une nouvelle preuve.
Après toutes les épreuves qu’elle avait traversées… Il
aurait dû en tenir compte au lieu de la condamner quand
elle s’était éloignée de lui. Un animal blessé se replie sur
lui-même, fuit le contact de ses semblables, amis ou
ennemis. Le monde entier devient redoutable.
— Tu n’as rien à craindre, Lara. Si l’enfant est le
mien, je t’aiderai de mon mieux. Je ne veux pas de
conflit.
Il n’obtint pas de réponse. Un bref coup d’œil lui
révéla la tension de Lara, qui serrait ses mains l’une
contre l’autre.
— Lara ?
Il insistait, mû par le besoin de savoir qu’elle ne le
considérait pas comme un tyran, une brute prête à lui
gâcher la vie pour profiter de l’enfant. Ce n’était pas dans
sa nature. Il se montrerait raisonnable, chercherait
toujours l’arrangement qui servirait au mieux les intérêts
de Lara. Mais jamais il ne se laisserait séparer de son
enfant. Il voulait lui donner tout l’amour dont il avait été
privé dans sa propre enfance.
Un lourd soupir répondit à sa question.
— Si l’enfant est tien, reprit Lara d’une voix défaite.
Oui, je suis sûre que tu sauras m’aider, Ric. Et non, je ne
crains rien venant de toi.
Ric n’avait aucun mal à interpréter le non-dit : s’il
n’était pas le père, Lara s’attendait à le voir disparaître de
sa vie. Mais curieusement, il n’arrivait pas à s’y résoudre.
Etait-ce la faute de Lara si l’enfant avait Gary comme
géniteur ? Ce dernier avait forcé sa femme, c’était
évident, imposant sa volonté en ce domaine comme dans
les autres, sans jamais laisser à Lara la liberté du choix.
Et c’était vers Ric qu’elle s’était tournée pour oublier…
Comment interpréter cela ?
— Cela ne te dérangera pas que j’aie un droit de
visite, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec anxiété.
Un second soupir fit écho au premier.
— Bien sûr que non. Je suis sûre que tu seras un bon
père, Ric.
Trouverait-il la force d’être un bon père… pour
l’enfant d’un autre ? D’un homme aussi méprisable que
Gary ?
Le bébé restait celui de Lara. Et elle le désirait de
toute son âme. Absorbé par la circulation, Ric n’en
réfléchissait pas moins. Désirait-elle aussi la présence
d’un homme à ses côtés ? Sa présence ? L’éloignement
qu’elle avait maintenu à la mort de son mari n’était pas
de bon augure. Mais peut-être la situation était-elle si
difficile que Lara avait préféré la solitude. Comptait-il
assez pour qu’elle se batte ? Elle avait déjà tant lutté du
vivant de Gary, elle avait bien le droit d’être lasse…

Lorsque Ric pénétra sur le domaine de Vaucluse, le


tourment faisait toujours rage dans son esprit. Lara sortit
les clés de la porte qui se refermerait peut-être
définitivement sur lui dans quelques secondes. Ric sentit
tout son corps se révolter. Une décharge de stress le fit
freiner plus brutalement qu’il ne l’aurait voulu et le
gravier vola sous les roues de la Ferrari.
Lara attendit qu’il lui ouvre la portière de la voiture,
ce qu’il fit à contre-cœur, la gorge nouée. Le rideau
soyeux des cheveux de Lara l’effleura quand elle se leva
et il fut saisi du désir forcené de se battre pour l’amour de
cette femme. Un reste de raison l’arrêta : on n’obligeait
personne à aimer. L’amour ne se décrétait pas.
Il accompagna Lara jusqu’au porche à colonnades. Ni
l’un ni l’autre ne desserraient les dents. Elle introduisit sa
clé dans la serrure.
— Merci de m’avoir raccompagnée, fit-elle en un
souffle. Nos chemins se quittent ici… à moins que tu ne
sois le père.
Sa voix hésitante semblait indiquer le souhait que ce
soit le cas. Ric s’accrocha à cet espoir.
— Tu veux vraiment qu’il en soit ainsi, Lara ?
Lentement, très lentement, elle leva vers lui des yeux
si purs et si tristes qu’il ressentit comme un coup de
poignard au cœur.
— Je ne supporterais pas… que tu n’aimes pas le
bébé, Ric.
Elle l’avait dit.
S’arrachant au regard de Ric, elle tourna la clé,
s’engouffra à l’intérieur et referma le lourd battant. Ric
était prêt à tout s’il s’agissait de son enfant. Mais voilà :
cela ne suffisait plus.
16.

L’obstétricien avait dit cinq jours.


On en était à six.
Sous peu, le coursier allait donc apporter les tests.
Comme chaque matin, Lara s’obligea à travailler dans
la salle de couture. C’était ce qu’elle aurait fait si Ric
n’avait rien su de sa grossesse. Mais elle avait terminé le
patchwork et ne pouvait se résoudre à commencer un
nouvel ouvrage tant que le coursier ne serait pas arrivé.
Quelques pièces de tissu attendaient, prévues pour des
housses de coussins. Lara tenta de s’y intéresser… en
vain. Comment aurait-elle pu se concentrer sur autre
chose que les résultats attendus ? Ils allaient décider de
son sort, ramenant Ric Donato dans sa vie, ou l’en
chassant définitivement.
Ric avait pris soin d’elle, plus qu’aucun être au
monde, et sa tendresse manquait terriblement à Lara. Son
cœur saignait car c’était bien sa faute si ce bonheur lui
était refusé. Elle avait cru libérer Ric de ses obligations et
n’avait réussi qu’à lui faire croire qu’il ne comptait pour
rien. Quelle ironie !
Elle quitta la pièce pour se rendre dans la nouvelle
chambre d’enfant. La courtepointe en patchwork reposait
maintenant dans le berceau. Le désir que le bébé soit de
Ric
— Ce n’était pas juste pour toi.
Ric la fit taire d’un doigt posé sur ses lèvres.
— Rien n’est juste en amour, Lara. Il faut que nous
apprenions à passer les caps difficiles et à croire en nous-
mêmes.
Le geste de Ric se mua en caresse, dessinant le
contour de sa joue, replaçant ses cheveux derrière son
oreille. Lara ne bougeait plus, tétanisée par ce toucher qui
la faisait renaître à la vie. Il en était ainsi depuis le début
avec Ric, alors qu’adolescents, ils se tenaient
pudiquement par la main.
— Ma Lara… Je n’aurais pu souffrir de te perdre…
Sa Lara ? Elle était donc toujours unique à ses yeux ?
— Tu es restée si longtemps un rêve hors de portée
pour moi… Mais le jour où j’ai vu cette terrible photo,
j’ai su que nous pouvions nous rejoindre, dit-il d’un ton
voilé par l’émotion.
Le désir qu’elle lisait dans ses yeux vint décupler le
sien. Ric prit son visage entre ses mains, lentement il
approcha ses lèvres… Lara fut submergée du bonheur de
retrouver sa bouche, la douceur de son baiser qui se muait
peu à peu en étreinte plus exigeante. Elle y répondit de
toute son âme, éperdue de joie. Ric la désirait, toujours et
malgré tout…
Elle aimait cet homme. Pleinement, entièrement. Ses
mains se nouèrent à son cou pour l’attirer plus près, sa
bouche se mouvait contre la sienne, exprimant le feu de
sa passion, son corps se moulait à son corps. Pour la
première fois, elle savait que cette intimité ne lui serait
jamais retirée. Ric allait passer sa vie avec elle, l’aimer,
aimer son bébé…
Il la croyait, il lui faisait confiance, ce qui leur arrivait
était bien réel ! Les mains de Ric modelaient ses courbes,
possessives, passionnées, tendres… Leur chaleur chassait
à tout jamais l’hiver et la peur.
— Rentre avec moi, Lara. J’ai besoin que tu vives
avec moi. J’ai besoin de te toucher…
Pas ici, pas dans le cadre de son précédent mariage
mais dans un lieu qui serait bien à eux.
— Oui, fit Lara avec bonheur.
Ce qu’il voulait était aussi son vœu à elle. N’était-ce
pas merveilleux ?
Il lui sourit, reprit sa main dans la sienne. Ce simple
geste, lien magique qui les avait toujours réunis, suffisait
à définir leur univers. Quand ils joignaient leurs mains, le
monde leur appartenait.
— Nous avons souvent marché ainsi, main dans la
main, dit-elle en souriant.
— Je n’ai pas oublié. Accepteras-tu de porter notre
alliance à cette main, Lara ?
Le souffle de Lara se noua dans sa gorge. Une extase
incrédule flottait dans son esprit. Tant de bonheur… si
vite ?
Le regard doux et déterminé de Ric lui disait qu’elle
devait accepter.
— Ce sera un honneur pour moi d’être ta femme,
déclara-t-elle simplement.
— Alors je crois que nous devrions nous marier au
plus vite. Avant la naissance du bébé.
— Le bébé…
Lara chercha du regard les deux enveloppes, toujours
closes, qui attendaient sur la table.
— Ric, il faut que tu saches…
— Non. Laisse. Je te promets que cela ne fera aucune
différence.
— Mais si… Je n’ai rien dit encore à Victor Chappel,
mais si l’enfant ressemble à son fils, il le voudra à lui…
Et tu seras pris dans la tourmente.
— Ton combat est le mien, Lara. Je ne le laisserai pas
faire.
La calme assurance de sa voix fut comme un baume
sur les craintes de Lara. Avec Ric, aucun problème n’était
sans solution. Mais elle connaissait les Chappel mieux
que lui.
— Victor voudra un test ADN. Autant connaître le
résultat tout de suite. Je ne veux pas fuir cette
responsabilité. Et tu dois savoir comme moi sur quel
chemin nous nous engageons.
Ric pesa soigneusement le pour et le contre.
— Du moment que rien ne te dissuade de devenir ma
femme, Lara… Quel que soit l’avenir, difficile ou pas, je
veux que nous le vivions ensemble. Je suis à toi.
A elle… Oui, il était bien l’homme de sa vie. Il s’était
donné, avec tout son amour.
— Merci, Ric. Merci d’être revenu, de m’avoir
sauvée, de m’avoir donné le sentiment de ma valeur.
Merci de vouloir notre union. Je n’oublierai jamais cela,
je te le promets, quoi qu’il puisse advenir.
Il prit une profonde inspiration et désigna les
enveloppes.
— L’heure de vérité a sonné…
La vérité ne pouvait plus leur faire de mal, à présent.
Ils avaient dépassé ce stade. Déterminée à le prouver,
Lara saisit l’une des deux enveloppes, la déchira, en sortit
la feuille et lut le résultat.
Il lui sembla que le monde basculait.
Tout ce qu’elle redoutait… venait de s’effacer. Elle
leva les yeux vers Ric, force indomptable qui était à la
source de tout son bonheur. De celui-ci aussi. De celui-ci
surtout.
— C’est toi. Tu es le père de mon enfant.
— De notre enfant, corrigea-t-il doucement.
Elle se mit à rire. Mais elle pleurait en même temps.
De joie cette fois, et elle ne chercha pas à dissimuler ses
larmes. Ric les chassa d’un baiser et ils se sourirent.
— Nous rentrons chez nous, à présent ? demanda-t-il.
— Là où tu es, je suis chez moi, Ric.
17

Noël à Gundamurra…

Ric attendait ce moment avec impatience.


— Il est temps que je te montre à Patrick, dit-il en
regardant le bébé lové dans ses bras, et qui dormait, ses
petits poings serrés contre sa poitrine.
Si le bébé pleurait, il suffisait que Ric le prenne pour
qu’il se rendorme, rasséréné.
Ric déposa l’enfant dans son transat et, du pied,
impulsa un mouvement de va et vient pour le bercer. La
terrasse-ponton où il se trouvait avec son fils donnait sur
la baie, à Balmoral, et jouissait d’une vue superbe sur la
plage et les pins maritimes. C’était, de l’avis de Ric, le
caractère le plus intéressant de la propriété qu’il avait
achetée pour Lara. Grâce à son orientation, la maison
profitait du soleil toute la journée. Du salon prolongé par
le ponton, on voyait l’incessant mouvement des yachts de
la marina, ce qui rendait le séjour plaisant en toute saison.
Lara était tombée amoureuse de la maison et prenait
un plaisir tout particulier à la meubler, choisissant avec
un soin jaloux chaque élément nouveau, s’assurant que
c’était exactement ce qui conviendrait à leur foyer. La
voir heureuse suffisait à rendre Ric heureux à son tour.
Balmoral se trouvait juste en face de Circular Quay : il
était facile à Ric de traverser la baie pour se rendre au
bureau quand nécessaire. Mais il tenait à profiter
pleinement du congé de paternité qu’il s’était octroyé
pour être avec le bébé.
En cet instant, il était chargé de s’occuper de l’enfant
pendant que Lara et Mme Keith mettaient la dernière main
aux préparatifs. Car ils étaient en partance pour
Gundamurra.
— Je suis imbattable pour endormir les bébés, petit,
murmura-t-il au chérubin.
Celui-ci, les yeux clos et l’air béat, incarnait à la lettre
les paroles de son père.
En l’observant dans son sommeil, Ric repensa à sa
première berceuse. Composée par Johnny à Gundamurra
en l’honneur du nouveau-né, elle allait devenir un tube
dans la famille ! Ric sourit en se remémorant l’arrivée de
Johnny à l’hôpital, la guitare sous le bras. Bientôt, tout le
personnel s’était assemblé au seuil de la chambre,
entonnant en chœur le refrain qui parlait du « gars de
Gundamurra qui n’avait eu de repos qu’en retrouvant son
amour ». Terriblement embarrassant… Mais Lara avait
adoré ! Mitch avait poussé Johnny à enregistrer la
berceuse afin de leur offrir à tous le CD pour Noël. Nul
doute qu’Evelyn en serait folle et le passerait en boucle,
d’autant qu’on y parlait de Gundamurra !
Quant à Patrick, les paroles ne manqueraient pas de le
faire sourire…
Patrick, le seul vrai père que tous trois aient connu…
Toujours présent quand ils avaient eu besoin de lui.
— Je serai un bon père, promit Ric à l’enfant endormi,
comme Patrick l’a été pour moi. Tu peux compter sur
mon soutien : tu sauras faire tes choix et prendre le bon
chemin. Quoi qu’il arrive, je serai à tes côtés pour te
donner un coup de main.
Ric était profondément heureux que Lara aime
Gundamurra. Même si elle avait rétabli avec sa mère des
relations correctes, au point qu’Andréa Seymour
acceptait à présent Ric, la question ne s’était même pas
posée de savoir où l’on passerait Noël : l’exploitation de
l’Outback était si chère à leurs cœurs !
Ce serait une vraie fête : Mitch prévoyait d’amener
Kathryn Ledger, ce qui témoignait du sérieux de leur
relation. Mitch n’en parlait jamais, taciturne dès qu’on
abordait les questions personnelles. Peut-être voulait-il
tester Kathryn en la plongeant dans l’ambiance si
particulière de Gundamurra… Il avait toujours aimé
vérifier et contre-vérifier avant de prendre une décision :
il n’était pas avocat pour rien !
S’il s’agissait d’un test, Ric souhaitait de tout cœur
que Kathryn le passe avec les honneurs. Il avait beaucoup
d’affection pour son assistante et Lara aussi. Si Johnny et
Mitch devaient se marier un jour, ils méritaient la même
chance que lui. L’amour qu’il avait trouvé en Lara avait
profondément transformé sa vie.
— Mme Donato attend le bébé, annonça Mme Keith en
le rejoignant sur la terrasse.
— Nous arrivons, répondit Ric en soulevant le transat
si doucement que le bébé ne bougea pas.
La gouvernante lui tint ouverte la porte de la baie
vitrée et Ric la remercia d’un sourire. Il était satisfait
qu’elle ait accepté de rester au service de leur famille.
Lara avait raison, c’était une personne généreuse et
serviable. De par son expérience des enfants, elle leur
était chaque jour plus indispensable.
Ric rejoignit Lara dans la chambre du bébé, où elle se
préparait à nourrir leur fils. Quand il entra, elle disposait
une petite grenouillère propre sur la table à langer. Elle
l’accueillit d’un sourire, ouvrit son chemiser et dégrafa
rapidement son soutien-gorge d’allaitement.

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