Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Helen Bianchin
Impossible d'oublier les heures qui avaient suivi leur retour dans
la superbe maison au bord de l'eau. Jenny avait senti un certain
nombre de regards posés sur eux. Elle n'avait pas pu ignorer le
petit sourire en coin de Jane. Elle avait passé le reste de la soirée
dans une sorte d'état second, osant à peine regarder Zachary, ne
sachant ce qu'il fallait lire sur son visage impénétrable. Malgré
tout, elle s'était laissé convaincre de reculer son retour à
Auckland prévu pour le lendemain après-midi, afin de pouvoir
passer la journée sur le bateau de pêche des Sanderson. Un
barbecue sur la plage devait clore le week-end. Jenny n'osait
s'avouer qu'elle avait accepté uniquement parce que Zachary
devait aussi s'y trouver.
Après s'être tournée et retournée dans son lit pendant des heures,
elle se réveilla peu avant le petit déjeuner avec un affreux mal
de tête. Plus elle pensait à Zachary Benedict, plus elle se disait
que la seule chose raisonnable était de faire l'impossible pour ne
plus le revoir. Continuer à se laisser prendre à son charme,
c'était jouer avec le feu. Elle venait de traverser des moments
pénibles. Ce n'était pas pour se jeter tête baissée dans une
aventure sans issue. En entassant ses vêtements n'importe
comment dans sa valise, elle se remémorait avec colère la phrase
de l'avocat : « Ce serait pourtant assez excitant de dompter une
lionne en furie ! ». Cet individu était d'une suffisance
exaspérante ! Eh bien, elle allait lui faire comprendre qu'elle
était indomptable, elle, et qu'il pouvait bien aller exercer son
charme ailleurs !
– Miséricorde ! fit Jane, stupéfaite, en apparaissant sur le seuil
de la chambre. Que fais-tu ?
Jenny enfila rapidement une tenue d'intérieur, avant de répondre
à sa sœur d'un ton courroucé :
– Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai accepté de vous
accompagner aujourd'hui ! La pêche ne m'amuse absolument
pas, et l'idée de passer une journée avec ce... ce Benedict me
rend positivement malade ! lança-t-elle avec véhémence.
D'abord, c'est pour maman que je suis venue à Tauranga, et je ne
l'ai pratiquement pas encore vue ! Tu m'entraînes dans un
tourbillon de mondanités, alors que je n'ai qu'une idée : passer
un week-end tranquille en famille. C'en est trop à la fin ! Je veux
qu'on me laisse en paix !
– Mais que se passe-t-il, Jenny ? Calme-toi !
Le regard furieux, Jane s'était assise au pied du lit de sa sœur.
Jenny se laissa tomber à côté d'elle avec un profond soupir.
– Je ne t'en veux pas, Jane. Tout est de ma faute, dit-elle d'un ton
lugubre. Je n'en peux plus de voir tous ces amis et ces cousins
pleins de bonnes intentions passer leur temps à me ménager des
entrevues plus ou moins déguisées qui ne trompent personne !
Jane ne répondit pas. Mais elle ne pouvait oublier la fuite
éperdue de Jenny la veille, ni son visage visiblement bouleversé
par un violent choc émotif lorsqu'elle était revenue en
compagnie de ce séduisant Zachary. Après tout, pourquoi
vouloir brusquer les choses ?
– Tu devrais proposer à maman de l'emmener passer la journée
chez tante Elsie. Elle n'a pas souvent l'occasion d'y aller. Elle
serait sûrement ravie de retrouver les Peupliers. De là, tu
pourrais repartir directement sur Auckland. Quant à maman, elle
reviendrait en car. Il y en a sûrement un le dimanche soir. Jane
paraissait ravie de son idée.
– Et puis, ajouta-t-elle, tu adores les animaux, et, à cette époque-
ci de l'année, il y a plein de petits qui folâtrent partout. C'est
adorable !
Jenny eut un léger sourire. Elle se sentait des remords d'avoir
rabroué sa sœur. Mais comment lui faire comprendre qu'après
s'être bien juré de ne plus jamais se laisser entortiller par qui que
ce soit, elle venait de tomber sur l'homme le plus fascinant de la
terre qui avait réduit à néant ses plans de défense ? Si elle ne
voulait pas perdre définitivement la tête, il fallait à tout prix
renoncer à cette promenade.
– D'accord, petite sœur, dit-elle en se levant d'un bond. Explique
tout ça à maman et téléphone à tante Elsie pendant que je prends
ma douche. Mais de toute façon, je tiens à partir le plus vite
possible.
– Compte sur moi, déclara Jane d'un ton résolu. Je m'occupe de
tout.
Un peu ébahie, Mme Meredith dut déjeuner avec un lance-
pierres et s'engouffrer en hâte dans la voiture de Jenny.
Sagement, elle se garda bien de poser trop de questions. Après
tout, ses filles devaient bien avoir leurs raisons...
Jenny poussa un soupir de soulagement en prenant enfin la route
sans avoir revu ni Bob ni Zachary. Arrivée en rase campagne,
elle se détendit enfin et put admirer à loisir les collines
verdoyantes coupées de barrières d'un blanc éclatant qui
délimitaient les enclos. L'air était délicieusement frais. Comme
il aurait fait bon grimper au sommet d'une colline et s'allonger
dans l'herbe grasse en regardant paître le bétail, dans ce paysage
plein de douceur et de sérénité.
Elle eut soudain l'impression que la main de sa mère se crispait
sur la poignée de son sac. Elle réalisa aussitôt que la voiture
dévorait la route comme si elle eût été poursuivie par une horde
de démons. Elle leva le pied de l'accélérateur et entendit sa mère
pousser un petit soupir discret.
Tante Elsie leur réserva un accueil enthousiaste. Après quelques
échanges affectueux, Jenny réussit à s'éclipser, heureuse de
laisser les deux sœurs bavarder ensemble.
Lentement, elle se dirigea vers les palissades de bois peintes en
blanc qui séparaient la ferme des innombrables hectares de terre
arable s'étendant presque à perte de vue. Depuis des années,
oncle Dan portait tous ses soins à l'entretien de cette ferme
modèle dont il était fier à juste titre. Jenny se souvenait de
vacances merveilleuses passées dans ce havre de tranquillité.
C'était l'époque bénie où il n'y avait pas encore de nuages à
l'horizon...
Non loin de la ferme, des rangées de peupliers au feuillage irisé
par les rayons du soleil tendaient vers le ciel leurs hautes
ramures élancées. Jenny resta un long moment à les contempler.
Malgré cette paix qui l'enveloppait, elle ne pouvait effacer de sa
mémoire l'étreinte passionnée de Zachary, ses caresses
troublantes, ses baisers ardents qui avaient éveillé en elle un
monde de sensations infiniment bouleversantes.
Allons, il faut oublier tout cela, se dit-elle avec détermination en
retournant vers la maison dans l'idée bien arrêtée d'aider sa tante
à la cuisine.
Ce fut un plantureux repas campagnard. Un gigot d'agneau,
entouré de pommes dauphine et de délicieux petits légumes du
jardin, fut suivi d'un incomparable pain de pommes aux raisins
servi avec une énorme jatte de crème fouettée.
Tante Elsie parut ravie en voyant ses hôtes crier grâce ! Avec un
sourire plein de tendresse, oncle Dan félicita sa femme. Dans
son visage tanné et sillonné de rides brillaient des yeux bleus
pleins de vie et de bonté.
Jenny avait toujours eu une passion pour cet oncle qui était un
vraie force de la nature. Il la regarda affectueusement :
– Alors, Jenny, comment ça va à Auckland ?
– Mais très bien, oncle Dan. Je m'y suis vite habituée.
– Nous y serons à la fin de la semaine, sans doute pour deux
jours. Ta tante exige que je la « lâche » dans toutes les boutiques
de luxe... tu vois ça d'ici ! dit-il en lançant à sa femme un regard
malicieux. Si tu es libre, nous t'emmènerons dîner vendredi.
N'oublie pas de nous laisser ton numéro de téléphone avant de
partir.
– Eh bien, je vois que les affaires marchent ! dit Jenny avec
bonne humeur. Mais pourquoi ne descen-driez-vous pas chez
moi ? Il y a de la place, vous savez. Et puis, ça me ferait
tellement plaisir !
Mais ils déclinèrent l'invitation, expliquant qu'ils préféraient
descendre dans un hôtel du centre. Comme tous les
campagnards, oncle Dan détestait conduire en ville et tourner
désespérément à la recherche d'une hypothétique place pour se
garer.
Peu après trois heures, Jenny repartit pour Auckland. Au début,
la route était dégagée, et elle appuyait avec allégresse sur le
champignon. Mais dès la grande banlieue, avant même d'arriver
à l'autoroute, la circulation se ralentit considérablement. Il était
presque six heures lorsqu'elle tourna enfin la clef de son
appartement. Après une bonne douche, une tasse de café et un
sandwich, elle se laissa tomber sur son lit sans même regarder
les nouvelles à la télévision et s'endormit d'un sommeil sans
rêves.
La journée du lundi se déroula sans incidents. Jenny s'était
pourtant préparée à entendre parler de Zachary Benedict à un
moment ou à un autre. Ce fut avec un soulagement mitigé que ce
soir là elle rentra chez elle sans l'avoir même aperçu. Mitigé, car
au fond elle était étrangement déçue...
Elle était en train d'avaler des œufs brouillés lorsque le
téléphone sonna.
– Qu'y a-t-il donc, Jane ? demanda-t-elle, surprise et inquiète
d'entendre sa sœur.
– Mais rien de grave, Jenny ! Je voulais simplement te dire que
Bob doit aller demain à Auckland pour affaires. Il a sa soirée,
libre. Je lui ai suggéré de t'appeler. Vous pourriez sortir
ensemble.
Jenny resta silencieuse.
– Ça t'ennuie ?
– Non, non, bien sûr. Je serai ravie, dit-elle gentiment. Qu'il
appelle au bureau dans la journée. Donne-lui mon numéro.
– Il prend l'avion du matin. Il pourra t'appeler dès son arrivée à
l'aéroport. A propos, je n'ai même pas eu l'occasion de te dire
que j'avais un billet pour l'Australie. Nous nous envolons pour
Sydney dans un peu plus de trois semaines. Je serai à Auckland
quelques jours avant pour faire mes dernières emplettes. J'ai
bien l'intention de descendre chez toi. Bob amènera Maman la
veille du départ. Crois-tu que tu pourrais héberger également
Emma et Gladys ? Elles pensaient aller dans un motel, mais ce
serait plus commode si nous étions toutes ensemble... Qu'en
penses-tu ?
Jenny sourit intérieurement. On pouvait faire confiance à Jane
pour tout décider et tout organiser !
– Entièrement d'accord, petite sœur. Tu me préciseras la date en
temps voulu, répondit-elle avec bonne humeur avant de poser la
question qu'elle avait depuis un bon moment sur le bout de la
langue :
– As-tu passé une bonne journée hier ?
– J'attendais ta question ! fit Jane avec un petit rire plein de
malice. Eh bien oui, c'était très sympathique. Zachary Benedict
m'a soumise à un feu roulant de questions. J'avais l'impression
d'être une accusée sur la sellette ! On dirait vraiment que tu lui
plais, tu sais. Il a réussi à me faire parler de la famille, de toi en
particulier bien sûr... J'avoue que je lui ai vaguement raconté ton
histoire avec Max... ajouta-t-elle d'une voix hésitante.
– Tu n'as pas fait ça, Jane ! s'écria Jenny avec colère.
– Ecoute, Jenny, il l'aurait aussi bien appris en questionnant Bob
ou quelqu'un de sa famille, dit Jane pour se justifier. Il n'y a pas
de quoi te mettre en colère, je t'assure !
Jenny poussa un profond soupir.
– Bon, n'en parlons plus !
– Il faut que je te quitte, Jenny. Emma et Gladys m'attendent
pour aller au cinéma. Maman me charge de t'embrasser. Amuse-
toi bien demain avec Bob. Bonsoir !
Et Jane raccrocha avant que sa sœur ait pu soulever la moindre
objection.
Bob appela peu avant midi et laissa un message à Suzy : on lui
avait donné des places pour la première d'un film et il viendrait
chercher Jenny le soir à sept heures.
Ce jour-là, c'était l'affolement au bureau. Lise était malade. Son
patron venait de dicter un tas de lettres à Jenny qui en avait mal
au poignet. Elle avait deux bandes de dictaphone à retranscrire,
son courrier et deux interminables dépositions à taper.
Elle prit à peine le temps d'avaler un sandwich et de boire une
tasse de café. Malgré cela, il était largement six heures
lorsqu'elle put enfin quitter le bureau, affamée et épuisée. Elle
n'était pas encore tout à fait prête à l'arrivée de Bob et dut le
faire patienter dix bonnes minutes.
Rapidement, elle enfila une jupe longue en crêpe vert d'eau et un
petit pull moulant à manches courtes au décolleté arrondi, dont
les boutons étaient du même vert que celui de la jupe. Elle
n'avait guère le temps de se coiffer et se contenta de se brosser
vigoureusement les cheveux avant de les relever en un petit
chignon. Quant au maquillage, ce fut vite fait. Un trait d'eye-
liner, un soupçon d'ombre à paupières assortie à sa jupe, un peu
de mascara sur les cils, du rouge à lèvres et une touche rose pour
se donner bonne mine.
Elle était déjà énervée de s'être ainsi dépêchée et le fut plus
encore en découvrant que Bob était venu la chercher en taxi... et
que celui-ci attendait devant la maison.
Elle jeta en hâte un châle blanc sur ses épaules, puis ils
s'engouffrèrent dans la voiture et, grâce à Dieu, arrivèrent au
cinéma quelques minutes avant le début du film. Tout était déjà
pratiquement plein, sauf le siège voisin de Jenny. Juste avant le
début, une haute silhouette vêtue de sombre se glissa
discrètement à la place vacante.
– Je m'excuse d'être en retard, murmura une voix grave à son
oreille.
Jenny sursauta en reconnaissant le regard suffisant de Zachary
Benedict et se sentit rougir violemment. On ne pouvait
heureusement le remarquer dans l'obscurité.
– Je ne savais pas que vous deviez venir, parvint-elle à articuler
d'une voix presque calme, malgré son émotion.
– A en juger par votre ton, c'était peut-être aussi bien, répliqua-t-
il à mi-voix.
Jenny jugea préférable de ne pas répondre et tourna la tête avec
raideur vers l'écran. Mais elle était incapable de se concentrer et
de suivre ce qui s'y passait. Cette soirée était un véritable guet-
apens. Elle bouillonnait intérieurement de colère.
A l'entracte, elle suivit au foyer les deux hommes qui voulaient
fumer une cigarette. Le public s'y pressait et l'air devint assez
vite irrespirable. Soudain Jenny se sentit prise d'un léger vertige
et respira profondément, essayant désespérément de lutter contre
ce malaise. Au même moment, quelqu'un la bouscula et lui fit
perdre l'équilibre. Dans une sorte de brouillard, elle entendit
l'exclamation angoissée de Zachary qui la rattrapa de justesse. Il
la remit sur ses pieds en scrutant avec une visible inquiétude son
visage livide.
– Allons, dit-il en la maintenant solidement contre lui, venez
vous asseoir et vous reposer un instant, ou autrement vous allez
vraiment vous évanouir, ordonna-t-il en l'observant intensément.
Je jurerais que vous n'avez pas dîné. Pourquoi ?
Encore chancelante, elle secoua la tête.
– Je n'ai pas eu le temps, murmura-t-elle.
– Et le déjeuner ? insista-t-il en la forçant à s'asseoir dans un
coin de la pièce. Vous l'avez sauté aussi, probablement ?
– Lise était absente. J'ai été débordée de travail toute la journée
et n'ai eu le temps d'avaler qu'un sandwich.
– Les petites filles comme vous ont besoin d'être protégées
contre elles-mêmes...
Jenny eut un faible sourire.
– Je croyais que vous alliez dire : les petites filles comme vous
devraient être depuis longtemps bordées dans leur lit...
– Je le pensais, Jenny...
Il la regardait avec un air gentiment moqueur et elle se sentit
rougir jusqu'aux oreilles.
– Le foyer va se vider dans une minute, reprit-il avec
détermination. Je vous emmène au restaurant le plus proche, et
si vous faites des difficultés, je vous y porterai moi-même. C'est
compris ?
Il en serait bien capable, se dit Jenny. Il n'en faisait qu'à sa tête.
Il était impossible de résister à un homme pareil.
– Vous venez avec nous, Bob ? demanda Zachary en jetant un
coup d'œil interrogateur au jeune homme planté devant eux avec
une expression assez gênée.
– Je... oui... bien sûr, dit Bob en regardant Jenny. Je me sens
affreusement confus de ne pas vous avoir demandé si vous aviez
eu le temps de dîner ou non. J'avais supposé...
– A l'avenir, coupa sèchement Zachary, n'ayez jamais d'idées
préconçues sur les femmes. Ce sont des créatures bien trop
imprévisibles...
Dehors, il faisait délicieusement frais, et Jenny apprécia le court
trajet jusqu'au restaurant. Zachary ne l'avait pas lâchée ; il la
tenait solidement par la taille.
Dans l'établissement, il continua à prendre les choses en main.
Quelques instants plus tard, on leur apportait un filet mignon
tendre comme la rosée, garni de pommes noisettes, ainsi qu'une
bouteille d'un délicieux vin rouge. Au grand soulagement de
Jenny, les deux hommes se mirent à discuter, la laissant
reprendre tout doucement ses esprits. Il y avait de la musique
douce et une petite piste de danse sur laquelle évoluaient
quelques couples. Mais ses compagnons ne paraissaient pas
avoir envie de danser. Jenny se sentit un peu déçue, se
demandant bien pourquoi elle avait tellement envie de se
retrouver dans les bras de Zachary. Avait-elle trop bu ?
Son visage était sans doute expressif, car elle rencontra soudain
le regard intense de l'avocat posé sur elle. Pendant une seconde
interminable, elle le fixa, comme hypnotisée, n'arrivant pas à
définir ce qu'elle y Usait : chaleur, tendresse, suffisance,
triomphe ? Comment savoir ? Elle se sentait affreusement
vulnérable et s'imaginait avec désespoir qu'il devait se féliciter
de voir une femme de plus succomber à son charme.
Quelques instants plus tard, elle crut toucher le fond en voyant
s'approcher de leur table une jeune femme qui se jeta au cou de
l'avocat avec tous les signes de l'amour le plus débordant.
Immobile et silencieuse, Jenny se recroquevilla dans son coin,
en proie pour la première fois de sa vie aux affres de la jalousie.
Quelle folie de s'imaginer que ce Zachary éprouvait pour elle le
moindre sentiment ! Pour lui, elle n'était rien d'autre qu'une
conquête de plus. Voilà tout !
Peu avant minuit, ils quittèrent le restaurant. A la grande
consternation de Jenny, Zachary décida de reconduire Bob en
premier.
Quand les pneus de la voiture firent crisser le gravier de l'allée,
Jenny se retourna vers Zachary, ses clefs à la main, prête à le
remercier poliment et à s'éclipser.
– Et maintenant ? fit Zachary sans lui laisser le temps de placer
un mot.
Il avait parlé d'un ton sec tout en coupant le contact. Sans oser le
regarder, Jenny répondit :
– Je ne vois absolument pas ce que vous voulez dire.
– Vous m'étonnez !
– Je ne vois pas quel plaisir vous pouvez ressentir à me harceler
ainsi ! C'est du pur sadisme ! lança Jenny, hors d'elle. Et tout
cela sans doute parce que je refuse de faire partie du troupeau de
vos adoratrices !
Il y eut dans la voiture un silence épais. Consciente d'avoir peut-
être été trop loin, Jenny retenait son souffle en serrant
violemment sa clef dans sa paume.
– A vous entendre, je serais une sorte de cheik nanti d'un
harem ? dit-il avec une étincelle d'ironie dans le regard.
– C'est en tout cas la réputation que vous avez, répliqua-t-elle
froidement.
Zachary grimaça un sourire.
– Ah, je me doutais bien que le téléphone arabe avait fonctionné
ces temps derniers ! fit-il avec cynisme. Votre récente
mésaventure vous a rendue plus que méfiante et rien ne saurait
plus vous faire sortir de votre coquille.
Jenny serra les poings avec colère.
– Vous êtes dur de me dire ça, balbutia-t-elle d'une toute petite
voix.
– La vérité est toujours cruelle à entendre, dit il doucement.
– Dites-vous bien, Maître, s'écria-t-elle rageusement, que je suis
insensible à votre charme dont on me rebat les oreilles. Je n'ai
pas la moindre intention d'être un trophée de plus à votre tableau
de chasse !
– Allons, allons, dit Zachary avec une nonchalance affectée,
vous êtes une drôle de petite bonne femme, Jenny ! Est-ce que...
comment s'appelait-il donc ? Ah oui, Max... Ce garçon ne vous a
jamais dit que vous embrassiez divinement ? Etait il trop jeune
et inexpérimenté pour apprécier pleinement une vraie femme
pleine de tempérament, et féminine jusqu'au bout des ongles ?
Stupéfaite, Jenny se demandait s'il pensait vraiment ce qu'il
disait ou s'il s'agissait d'un piège.
– Ce qui a pu se passer entre Max et moi ne vous regarde en
rien, reprit-elle après un long silence.
– Oh, Jenny, vous n'avez tout de même pas la prétention de m'en
faire accroire. Je ne suis plus un petit garçon !
– En tout cas, lança-t-elle d'un ton cinglant, je veux que vous me
laissiez tranquille, une fois pour toutes. Je... je trouve votre
insistance du plus mauvais goût et j... je peux vous assurer...
La gorge serrée, elle fut incapable de finir sa phrase. Les larmes
aux yeux, elle tâtonna pour trouver la poignée de la portière.
Une fois descendue de la voiture, elle courut vers son
appartement. Mais où était sa clef ? Qu'en avait-elle fait ? C'était
le comble ! Les larmes ruisselaient maintenant sur ses joues.
Elle les balaya rageusement d'un revers de la main.
– C'est ça que vous cherchez ? demanda calmement Zachary qui
arrivait sur ses talons, la clef à la main.
Il ouvrit posément la porte et, avant de la refermer, entra avec
Jenny. La jeune fille alluma d'une main tremblante et s'enfuit
vers le salon. Mais il la rattrapa rapidement et la fit pivoter vers
lui. Sans oser le regarder, elle fixait son nœud de cravate, priant
le ciel de faire cesser ces maudites larmes. Elle se rendait
complètement ridicule. Pourquoi, Seigneur, pleurait-elle ainsi
sans pouvoir se retenir ? Et pourquoi restait-elle plantée là sans
pouvoir articuler un mot ?
Avec une exclamation, Zachary l'attira dans ses bras et lui
appuya la tête contre sa poitrine. Il la laissa pleurer tout son
saoul, se contentant de lui caresser doucement les cheveux.
Combien de temps demeura-t-elle ainsi dans ses bras ? Elle
n'aurait su le dire. Ce qu'elle savait, c'est qu'aucune force au
monde n'aurait pu l'arracher à cette chaleur paisible et
rassurante. Peu à peu, elle se calma, ses sanglots s'espacèrent.
– Je vous demande pardon, dit-elle enfin.
Il ne répondit pas. Avec une infinie douceur, il lui souleva le
menton et la força à le regarder en face. Dans les yeux sombres
et brillants, Jenny lut une très grande bonté et quelque chose
d'autre qu'elle n'arrivait pas à définir.
Il pencha la tête et couvrit son visage de petits baisers tendres.
Le cœur de la jeune fille battait à coups redoublés. Lorsque
enfin, il s'empara de ses lèvres, Jenny eut un long frémissement
de tout son être et s'abandonna. Leur baiser s'éternisa.
– Alors, Jenny ? dit-il enfin en relevant la tête, vous ne pouvez
pas continuer à vous mentir à vous-même...
La jeune fille secoua lentement la tête.
– Êtes-vous toujours convaincue que mon seul but est d'ajouter
un trophée à mon prétendu tableau de chasse ? demanda-t-il
avec une certaine sévérité.
– Je ne sais plus... répondit-elle, complètement désarçonnée.
– Je donne une réception chez moi vendredi soir. Voulez-vous
venir ?
– Je suis désolée, mais c'est impossible.
– Est-ce une façon polie de dire que vous avez peur d'accepter ?
demanda-t-il en la prenant par la taille d'un air de propriétaire.
Jenny fut parcourue d'un frisson dévastateur en se sentant à
nouveau serrée contre lui et couverte de doux baisers.
– J'ai accepté une invitation à dîner, dit-elle d'une voix mal
assurée.
– Décommandez-vous, murmura-t-il.
– Non, ce n'est pas possible, dit-elle en se dégageant. Je suis
désolée. Mon oncle et ma tante Farrell seront à Auckland pour
deux jours. Ils m'ont invitée. Je ne veux pas les décevoir.
– Ils couchent chez vous ?
– Non, dit Jenny.
– Eh bien, téléphonez-moi dès votre retour. Je viendrai vous
chercher.
– A onze heures ou minuit ?
– Pourquoi pas ? La plupart des réceptions se terminent
beaucoup plus tard que ça.
– Je... je ne sais pas. C'est...
– Si vous ne m'avez pas téléphoné à minuit, coupa-t-il, je vous
promets que je viendrai vous tirer du lit par votre blonde
chevelure. N'oubliez pas d'apporter une tenue de bain. J'ai une
piscine.
– Comment ? fit Jenny, interloquée.
– Ne prenez pas cet air paniqué. Chez moi, on se baigne en
maillot de bain ! Que croyez-vous ?
Jenny détourna les yeux en rougissant violemment.
– Mon Dieu, que vous a-t-on encore raconté sur moi ? Allons,
avouez !
– Je... je n'ai rien dit, bégaya-t-elle, affreusement embarrassée.
– Ma petite Jenny, vous ne pouvez rien me cacher. Je lis tout sur
votre visage.
– Je... je crois que vous feriez mieux de vous en aller, dit-elle en
rassemblant toute sa dignité.
– Vous avez certainement raison, dit l'avocat d'une voix
menaçante. Si je ne pars pas, Dieu seul sait ce dont je suis
capable !
Jenny se mit à trembler sans pouvoir s'arrêter, et de nouveau ses
larmes ruisselèrent. Avec un sanglot étranglé, elle s'enfuit dans
sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle avant de s'y
appuyer pour reprendre son souffle.
– Jenny ? dit-il d'une voix suppliante.
– Allez-vous-en, je vous en conjure, allez-vous-en ! Il y eut
quelques secondes d'un silence insoutenable.
Puis, elle entendit enfin le déclic de la porte d'entrée et, quelques
instants plus tard, le bruit d'une voiture qui s'éloignait dans
l'allée.
Épuisée par les émotions de cette soirée, elle resta encore de
longues minutes appuyée à la porte, sans même avoir le courage
d'éteindre et de se mettre au lit.
5
Dès que Jenny eut retrouvé son oncle au bar du restaurant, ils se
mirent à table.
– Alors, ma petite fille, attaqua oncle Dan sans préambule, une
fois le repas commandé, il me semble que nous devrions avoir
une petite conversation tous les deux...
Jenny s'attendait quelque peu à cette entrée en matière. Elle prit
les devants :
– C'est bien mon avis ! dit-elle avec un éclair de malice dans le
regard.
Il s'apprêtait à lui verser du vin, mais elle arrêta son geste :
– Non, non, je prendrai de la bière. Je travaille, ne l'oublie pas !
On leur apporta des escalopes viennoises entourées de légumes
variés. Oncle Dan en goûta une bouchée et reprit en regardant sa
nièce d'un air pénétrant :
– Tu le connais depuis longtemps, Jenny ?
Tout en jouant nerveusement avec son couteau et sa fourchette,
Jenny contempla un instant d'un air songeur l'annulaire de sa
main gauche. Avant de partir, elle avait remis la bague de
Zachary dans son écrin satiné et l'avait soigneusement enfermée
dans un tiroir. La veille, elle s'était endormie la bague au doigt.
Elle était certaine d'avoir le lendemain le courage de la porter et
de déclarer à tous que Zachary Benedict en personne l'avait
demandée en mariage. Mais, épouvantée soudain à l'idée de faire
face aux regards incrédules de Suzy, de Judy et surtout de Lise,
elle y avait renoncé au dernier moment. A la vitesse à laquelle
fonctionnait habituellement le téléphone arabe, l'étonnante
nouvelle aurait sûrement fait le tour de l'immeuble en moins de
deux. « Ce soir » s'était-elle dit avec fermeté, « je la mettrai de
nouveau et peut-être qu'à la fin du week-end je serai un peu
mieux habituée à cette idée ».
– Presque deux semaines, répondit-elle.
– J'ai passé une bague au doigt de ta tante au bout de la première
semaine et l'ai traînée à l'église à la fin de la seconde, émit oncle
Dan d'une manière énigmatique.
– Ce qui veut dire ? demanda Jenny en le regardant droit dans
les yeux.
– Ne crée pas d'obstacle là où il n'en existe pas, ma chérie. Et
n'écoute que ton cœur.
– Tu as certainement raison, oncle Dan, mais n'oublie pas ce que
dit le proverbe : « mariage hâté, mariage bâclé ».
– Quand on est de bonne race comme toi, ma petite Jenny, on ne
flanche pas dans la dernière ligne droite.
– Ma parole, dit-elle avec une grimace, tu me prends pour un
cheval de course !
– Disons plutôt pour une belle petite pouliche, sourit oncle Dan,
que n'importe quel homme de goût serait heureux d'avoir à lui.
– Tu es très chic de me dire ça, oncle Dan, mais tu sais, je suis
majeure et vaccinée... fit Jenny d'un air taquin.
Elle préférait garder pour elle ses craintes et ses doutes...
Zachary avait promis de lui laisser le temps. Mais elle se doutait
bien qu'il ne supporterait pas une longue attente ; ce n'était pas
son genre. Elle avait connu Max six ans, et cela s'était terminé
par un échec !
Alors ? Mais il ne rimait à rien de vouloir comparer les deux
hommes.
– J'en prends bonne note, dit oncle Dan en la regardant d'un air
gentiment moqueur. De toute façon, je tiens à te dire qu'il me
plaît beaucoup.
Jenny se sentit touchée de l'affection qu'il lui témoignait.
– Il m'a demandé de l'épouser, finit-elle par avouer. Oncle Dan
prit le temps d'avaler une nouvelle bouchée avant de demander :
– Et... tu as accepté ?
Jenny fit un signe de tête affirmatif et ajouta :
– Le Roi est mort, vive le Roi ! C'est ce qu'on dit dans mon cas,
non ?
– J'ai idée que le mariage aura lieu bientôt, affirma posément
son oncle. Il n'est pas homme à te laisser réfléchir très
longtemps, j'imagine ?
– En effet, dit Jenny avec une sorte de panique dans ses yeux
noisette.
Son oncle la regarda d'un air rassurant.
– Tu me fais beaucoup penser à ta tante. Elle n'était pas non plus
très sûre d'elle et avait une peur horrible qu'un mariage précipité
ne fasse jaser. Ne commets pas cette erreur, ma chérie, et ne fais
surtout pas attention aux mauvaises langues... Je suis content, tu
sais. Ce garçon est sûrement beaucoup mieux pour toi que
l'autre. Allons, assez bavardé. Ton escalope refroidit, et tu
n'auras pas le temps de la finir si tu veux être à l'heure au
bureau.
– Ne t'inquiète pas, mon oncle chéri.
– Ta tante va être enchantée quand je lui annoncerai la nouvelle,
poursuivit oncle Dan. J'ai bien vu hier qu'elle était sous le
charme...
En silence, Jenny se hâta de finir son assiette et de boire son
café, avant d'embrasser son oncle et de reprendre le chemin du
bureau.
Ce soir-là, elle s'habilla avec le plus grand soin, choisissant
quelque chose de facile à enlever pour un bain éventuel dans la
piscine. C'était une jupe longue en coton fleuri avec un petit
corsage bain de soleil en jersey assorti et maintenu par des
bretelles croisées dans le dos. Ne sachant si c'était une très
grande réception, elle était un peu inquiète. Il s'agissait d'être à
la hauteur...
En entendant le bruit d'une voiture, elle se précipita vers la
coiffeuse pour y prendre sa bague de fiançailles. Malheur, le
tiroir était bloqué. Elle tira dessus avec rage jusqu'à ce qu'il cède
bruyamment. En hâte, elle retira la bague de son écrin et la passa
à son doigt.
Dès qu'il la vit, Zachary remarqua ses yeux brillants, ses joues
empourprées et son air un peu contraint.
– Tu n'as pas l'air d'avoir la conscience très tranquille, ma
chérie, dit-il en refermant la porte derrière lui. Tu n'as rien à
m'avouer ?
– Pourquoi veux-tu que j'aie quelque chose à me reprocher ?
lança-t-elle sur la défensive en essayant de dissimuler sa gêne.
Après l'avoir embrassée avec fougue, il lui releva le menton
pour la regarder dans les yeux.
– J'ai pris un pot avec Grant Ogilvie avant le déjeuner. Il n'a fait
aucune allusion aux fiançailles récentes de sa jolie secrétaire...
Elle rougit violemment.
– Je l'ai dit à oncle Dan, fit-elle en regardant le beau visage aux
pommettes hautes et à la mâchoire énergique.
– Ce sera difficile de le cacher très longtemps, ma chérie, dit-il
en lui caressant du doigt le bout du nez. Nous devrions aller
demain à Tauranga pour annoncer la nouvelle à ta mère et à Jane
avant qu'elles ne l'apprennent par la rumeur publique. Nous
pourrions y passer la nuit et les emmener toutes les deux dîner
au restaurant.
Sous le regard brûlant de passion de Zachary, Jenny baissa les
yeux. Elle eut un soupir involontaire. Elle aurait bien voulu être
plus vieille de quelques semaines...
– Des regrets, déjà ? demanda Zachary. Si je t'entends encore
soupirer ainsi, je vais fort mal me conduire... attention...
Il l'attira brusquement contre son corps tout en muscles. Jenny
avait du mal à dissimuler le plaisir que lui procuraient ses
caresses expertes et tendres.
– Zachary... murmura-t-elle d'une voix indistincte.
Mais il lui ferma la bouche d'un baiser avide et interminable.
Oui, se disait-elle en tremblant de désir dans ses bras, oncle Dan
a raison, Zachary n'est pas homme à laisser traîner les choses...
– Que disais-tu, mon amour ? demanda-t-il avec une
imperceptible ironie.
– Tu... tu...
– Vas-tu continuer longtemps à retarder sans raison notre
mariage ?
Les yeux remplis de larmes contenues, Jenny se dégagea et
s'éloigna de quelques pas. Elle ne comprenait plus ce qui lui
arrivait. Etait-ce bien de l'amour, ce sentiment si nouveau qui la
bouleversait corps et âme ? C'était tour à tour le paradis et l'enfer
! Et cela n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait éprouvé dans les
bras de Max.
Elle frissonna légèrement en se sentant à nouveau saisie par
Zachary.
– Je t'aime, Jenny, dit-il d'une voix lente. Rien ne pourra plus
nous séparer, tu en es consciente comme moi, n'est-ce pas ? Il y
aura des moments, je le crains, où je n'arriverai pas à te protéger
des commérages qui te blesseront. Je suis loin d'avoir mené une
vie rangée et j'ai pas mal d'aventures à me reprocher. Je sais que
cela t'inquiète, mon petit. Je le comprends.
Il s'interrompit une seconde et reprit d'une voix ferme et
solennelle :
– Tu as déjà mon amour. Maintenant, je te jure fidélité.
La gorge serrée par l'émotion, Jenny se retourna lentement et
attira le visage de Zachary vers le sien. Leurs lèvres se joignirent
en un long baiser infiniment tendre qui scellait cet engagement.
– Mon petit moineau, il faut nous en aller, murmura-t-il au bout
d'un instant, notre dîner nous attend. N'oublions pas que nos
invités commenceront à arriver vers neuf heures.
A regret, Jenny se dégagea pour prendre son sac du soir. Comme
elle revenait vers lui, il s'empara de sa main pour la porter à ses
lèvres.
– Je suis absolument obligé de me rendre mardi prochain à
Wellington à un congrès de Juristes, dit-il d'une voix teintée de
regret.
– Oh, fit Jenny, l'estomac soudain noué. Combien de temps
seras-tu absent ?
– Une semaine... peut-être un peu plus, dit-il lentement sans la
quitter des yeux.
Mon Dieu, pensa Jenny en avalant sa salive avec difficulté, une
semaine... une longue semaine sans le voir... mais c'était
impensable ! Quelle folie de ne pas avoir accepté de l'épouser
lundi prochain comme il le souhaitait ! Et quelle folie d'avoir
espéré le convaincre d'attendre jusqu'à Noël, pour pouvoir
donner à son bureau un préavis de quinze jours ! Quel mauvais
prétexte ! Son trousseau était prêt. Elle possédait un solide
compte en banque. De son côté, Zachary, avocat renommé, avait
un toit à lui offrir. Alors ? Il n'y avait aucune raison d'attendre.
Les mauvaises langues iraient bon train, c'était sûr et certain.
Mais quelle importance ? Oncle Dan n'avait pas tort ; elle
s'attachait à des futilités et se cabrait au fond d'elle-même à
l'idée de céder à Zachary.
– Je vois que tu continues à te tracasser pour des broutilles, dit
Zachary comme s'il eût deviné ses pensées. Dès ce soir, nos
fiançailles et notre prochain mariage seront officiels. Nous
téléphonerons chez toi avant le dîner. Peut-être pourrions-nous
décider ta mère et Jane à nous accompagner dimanche aux
Peupliers ? Nous pouvons ne rentrer ici que lundi matin.
Un peu anxieuse à l'idée de la soirée qui l'attendait, de la
surprise sinon de l'inquiétude possible de sa mère, Jenny eut un
petit sourire hésitant... Allons, se dit-elle, autant se laisser
emporter par l'Ouragan-Zachary. De toute façon, avec lui elle
n'aurait jamais le dernier mot, elle le savait.
Comment ne pas admirer l'adresse et la diplomatie dont il sut
faire preuve, une fois arrivé chez lui, pour prévenir Mme
Meredith et la rassurer sur le sort de sa fille ? Lorsqu'il passa
l'écouteur à Jenny qu'il serrait d'un bras tout contre lui, celle-ci
fut émerveillée. Tout semblait s'être arrangé comme par
miracle : sa mère n'avait fait aucune difficulté pour accepter de
sortir avec eux le lendemain soir, elle était également d'accord
pour aller voir les Farell le dimanche, et comptait bien que
Zachary logerait chez eux et non pas chez ses amis Sanderson
comme la semaine précédente.
Les yeux pétillants de malice, Jenny lança après avoir
raccroché :
– Tu as une façon d'aplanir tous les obstacles ! Je t'imagine
volontiers au tribunal... Avec ta perruque et ta toge, tu dois être
absolument diabolique !
– J'espère qu'il s'agit d'un compliment ? Autrement, gare à toi,
car ça pourrait bien se terminer par un plongeon dans la piscine
ce soir...
– Je voudrais bien voir ça ! s'écria Jenny avec indignation. Tu ne
l'emporterais pas au paradis !
– Que ferais-tu, mon moineau, dis ? demanda Zachary avec un
petit rire.
– Je... Je...
Mais l'avocat ne lui laissa pas achever sa phrase. Les yeux
flambants de désir, il l'embrassait avec toute l'ardeur de sa
passion.
– Allons vite dîner, reprit-il un peu plus tard d'une voix
légèrement enrouée en la repoussant doucement.
Mme Lowry était une cuisinière hors pair. Le dîner fut exquis.
Après un second verre de vin, Jenny se sentit tout à fait
d'attaque.
Dès le dessert avalé, ils se rendirent au jardin derrière la maison.
Des projecteurs illuminaient la piscine au pourtour dallé de
marbre. Un serveur était en train de préparer un immense
barbecue pendant qu'un autre installait un bar portatif. Zachary,
lui, brancha le magnétophone et accrocha les haut-parleurs dans
les arbres.
– Combien serons-nous ? demanda Jenny qui suivait tous ces
préparatifs d'un œil intéressé.
– Une trentaine environ... Tiens, voilà les premiers, dit-il en
voyant sortir plusieurs couples de la maison.
Avec la plus grande aisance, il présenta Jenny comme sa
fiancée. Impossible d'ignorer les regards incrédules ou envieux
qu'on lui jetait, les sourires trop appuyés... Que de questions
malveillantes on devait se poser à son sujet ! Elle sentait bien
que certaines des femmes présentes lui auraient volontiers
arraché les yeux.
En voyant les invités disparaître dans les cabines à l'autre bout
de la piscine, Jenny suivit le mouvement général. Elle retrouva
là une dizaine d'autres jeunes femmes et passa rapidement sur
son corps hâlé un bikini aux ravissantes impressions mauves et
roses. Quelle bonne idée elle avait eue la semaine précédente de
se dorer au soleil !
Elle rougit en entendant une superbe fille rousse extrêmement
séduisante, déclarer sans vergogne qu'elle comptait bien laisser
au fond de l'eau le haut de son maillot négligemment noué.
Jenny se tint à quatre pour ne pas lui conseiller de le faire tout
simplement dans la cabine et de se baigner en monokini !
Après avoir mis son bonnet de bain, elle se dirigea vers la
piscine. Elle hésitait en regardant les autres sauter ou plonger
dans l'eau d'un vert de jade miroitant sous la lumière des
projecteurs, quand elle se sentit soulevée par deux bras musclés.
A quelques centimètres de son visage brillaient les yeux noirs de
Zachary.
– Je t'interdis de me jeter à l'eau ! chuchota-t-elle rageusement
en essayant de lui échapper.
– Moi ? Mais je n'en ai absolument pas l'intention, dit-il, une
seconde avant de sauter dans la piscine sans la lâcher.
Instinctivement elle noua ses bras autour de son cou. A peine
avaient-ils disparu sous l'eau que leurs lèvres se joignirent. Il la
serrait à l'étouffer. Elle frissonna longuement sous cette caresse
voluptueuse.
– Dommage que nous ne soyons pas seuls ! murmura-t-il, une
fois remonté à la surface, tu n'en aurais pas été quitte à si bon
compte !
Haletante et bouleversée, Jenny se hissa au bord de la piscine où
il la rejoignit tranquillement.
Pendant quelques minutes, ils suivirent du regard les ébats de la
rouquine en train d'aguicher deux garçons. Le haut de son deux-
pièces se défit comme prévu, et naturellement elle poussa des
exclamations faussement horrifiées qui attirèrent sur elle
l'attention générale.
Assez gênée par ce laisser-aller, Jenny marmonna qu'elle allait
se changer. Le visage impassible, mais une lueur
imperceptiblement méprisante dans le regard, Zachary avait
suivi la scène. Il se leva d'un bond et aida Jenny à en faire
autant. Dans l'air qui fraîchissait, la jeune fille eut un léger
frisson et disparut vers la cabine.
Lorsqu'elle en sortit, une dizaine de minutes plus tard, des steaks
grésillaient sur le barbecue. Une odeur appétissante de viande
grillée et de café flottait dans l'air. La voyant approcher, Zachary
la regarda avec un sourire plein de tendresse qui accéléra les
battements de son cœur. Elle contemplait avec adoration le beau
visage aux lèvres sensuelles, sillonné de petites rides de gaieté
qui partaient du coin des yeux en éventail, encore abasourdie à
l'idée que c'était elle, Jenny, qu'il voulait épouser, et non pas une
de ses innombrables admiratrices.
– Redescends sur terre, mon petit moineau, lui murmura
Zachary à l'oreille en lui tendant un gobelet de café noir
bouillant. Tu as l'air de tomber d'une autre planète.
– Exact, répondit Jenny avec un sourire espiègle, et je te défie
bien de deviner mes pensées.
– Détrompe-toi, mon amour, dit-il en la dévisageant
longuement. Je lis en toi à livre ouvert.
Jenny eut du mal à ne pas lui éclater de rire au nez.
– Eh bien, explique-moi alors pourquoi tu ne m'offres pas un de
ces appétissants hamburgers ?
– Je pensais les garder jusqu'à notre mariage, répliqua-t-il du tac
au tac. N'oublie pas que ce sera dans quinze jours.
Jenny en resta pantoise et le regarda en silence, les yeux
écarquillés.
Avec un sourire diabolique, il lui tendit un steak en précisant :
– Mais oui, dans un peu moins de deux semaines, tu deviendras
Madame Zachary Benedict. Et cette fois-ci, plus de comédies !
J'ai obtenu la dispense de bans et nous avons rendez-vous à
quatre heures au bureau de l'état civil. Je serai rentré de
Wellington au plus tard mercredi en huit. Il me suffira de trente-
six heures pour régler divers problèmes. Malheureusement, je ne
pourrai prolonger le week-end que d'un ou deux jours. Mais
nous prendrons une quinzaine de jours à Noël, et nous partirons
où tu voudras. La Nouvelle Calédonie, Acapulco, Hawaï, peut-
être ?
– Tu plaisantes ! s'écria Jenny d'une voix mal assurée.
– En ce qui concerne notre mariage, la réponse est non, en tous
cas ! fit-il d'un ton sans réplique.
Les yeux soudain remplis d'angoisse, Jenny faillit s'étrangler en
avalant une bouchée.
– Où... où irons-nous après la cérémonie ? bégaya-t-elle.
Zachary eut un sourire moqueur et répondit :
– Loin d'ici... et dans un endroit tranquille où tu n'auras que moi
pour toute compagnie... Quand tu auras fini ça, dit-il en
indiquant le hamburger, nous tâcherons de trouver un coin pour
danser.
Toujours un peu éberluée, Jenny allait mordre à nouveau dans
son hamburger lorsqu'elle poussa un cri étouffé. Par mégarde,
quelqu'un venait de la bousculer, renversant sur son avant-bras
son gobelet de café bouillant. Sous la douleur intense, elle serra
les dents pour ne pas hurler.
– Ce n'est pas grave, assura-t-elle cependant avec le plus grand
sang-froid à la jeune fille qui l'avait heurtée et qui se confondait
en excuses.
La voyant blanche comme un linge, Zachary l'entraîna vers la
maison malgré ses protestations et la conduisit dans une
luxueuse salle de bains au rez-de-chaussée. En moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, il avait rempli le lavabo et l'avait forcée
à s'asseoir sur un tabouret pour tremper son bras dans l'eau
froide jusqu'au coude. D'une armoire de toilette, il sortit une
bande de gaze, des compresses stériles, du sparadrap et des
ciseaux.
– Reste ainsi quelques minutes, ordonna-t-il en regardant d'un
air inquiet le visage toujours affreusement pâle de la jeune fille.
Attends-moi. Je reviens tout de suite.
Sans mot dire, Jenny inclina la tête. La brûlure était très étendue
et la faisait horriblement souffrir. Elle était au bord des larmes
quand il revint quelques instants plus tard, un verre à la main.
– Bois ça, dit-il en le portant à ses lèvres. C'était fort.
Jenny faillit s'étrangler. Il la laissa reprendre son souffle et la
contraignit à l'avaler jusqu'à la dernière goutte.
– C'est encore du... du cognac ? railla Jenny en sentant une
douce chaleur l'envahir.
Zachary la regarda en coin.
– Je ne sais pas s'il est plus facile de s'occuper de toi quand tu as
bu, ou quand tu t'évanouis... Quant au résultat... il est toujours le
même...
– On ne peut pas dire que tu aies sur moi une influence
calmante, Zachary. C'est même plutôt le contraire !
– Tiens, tiens, tu m'intéresses... Continue donc, ordonna-Cil en
s'appuyant au mur, les bras croisés.
– Pas question, répliqua Jenny avec véhémence. Tu es déjà bien
assez arrogant, après avoir été adulé par d'innombrables femmes
incapables de résister à ton charme fatal ! Je n'ai pas l'intention
d'en rajouter !
Il la regarda d'un air taquin.
– Tu peux dire tout ce que tu veux, Jenny, le sort en est jeté, tu
ne m'échapperas pas et tu le sais.
– Tu t'avances beaucoup, chéri ! ne put-elle s'empêcher de
murmurer avec un regard ensorceleur.
– Nous en reparlerons dans quinze jours, dit-il d'un ton
faussement menaçant tout en vidant le lavabo.
Il lui essuya doucement le bras, y appliqua une compresse et
enroula par-dessus une bande de gaze qu'il fixa par du
sparadrap. Après quoi, il la remit tout à fait d'aplomb en la
gratifiant d'un long et tendre baiser.
Le reste de la soirée demeura un peu flou dans l'esprit de Jenny.
Sans doute était-ce dû au cognac ! Elle se rappela vaguement
avoir dansé la plupart du temps dans les bras protecteurs de
Zachary.
Il était près de trois heures du matin lorsque les derniers invités
prirent congé. Pendant que Zachary débranchait le
magnétophone et les haut-parleurs,
Jenny s'effondra, épuisée, sur un des canapés du salon. Sa
brûlure la picotait toujours, mais ce n'était plus vraiment
douloureux. Qu'elle était bien, appuyée à ces moelleux coussins,
se disait-elle rêveusement ! Qu'il faisait bon fermer un instant
ses yeux lourds de sommeil en attendant que Zachary la
reconduisît chez elle...
7
– Prête, ma chérie ?
Jenny, qui bavardait avec Elsie, se retourna et jeta à Zachary un
regard si plein d'amour que sa tante en fut toute remuée.
– Oui, dit-elle en lui tendant la main avec un sourire rempli de
confiance et d'abandon.
C'était l'heure de partir pour leur courte lune de miel. Elle devait
avoir lieu quelque part au nord de Whanga-rei. Jenny n'en savait
pas plus.
Elle souriait intérieurement en pensant à la journée mémorable
qu'elle venait de vivre. Elle avait d'abord été chercher sa mère et
Jane à l'aéroport peu après neuf heures. Les Farrell les avaient
rejointes un peu plus tard à l'appartement. Ils avaient eu le temps
de déjeuner tranquillement. Mais ensuite, les choses s'étaient
follement accélérées, et le pauvre oncle Dan s'était senti
complètement débordé par le spectacle de ces quatre femmes
mettant leurs plus beaux atours et se livrant dans l'unique salle
de bains à une incroyable séance de coiffure et de maquillage.
Au dernier moment, panique : le fleuriste avait oublié de livrer
le bouquet de mariée. Jane et tante Elsie s'étaient ruées chez lui.
C'était vraiment à se demander par quel miracle ils étaient
arrivés à l'heure à la mairie.
Après la cérémonie, ils étaient sortis en riant sous une pluie de
confetti et avaient longuement posé pour les inévitables photos.
Ils avaient ensuite rejoint la magnifique demeure de Nina
Benedict, au-dessus de la Baie de Saint-Hélier. Malgré les
objurgations de Zachary, sa grand-mère avait tenu à leur offrir
un buffet somptueux. Ils y étaient restés un bon moment, puis
étaient repartis chez Zachary où les jeunes mariés s'étaient
changé rapidement avant de rejoindre au salon Mme Meredith,
Jane et les Farrell. Émue jusqu'aux larmes, la brave M me Lowry
leur avait apporté un plateau de café.
– Tu m'écriras dès ton retour ? demanda Mme Meredith en
serrant sa fille dans ses bras.
– Mieux que ça, ma petite maman chérie, sourit Jenny, je te
téléphonerai mercredi soir et tu me raconteras le départ de Jane.
– Dieu te bénisse ! souffla tante Elsie à l'oreille de Jenny.
Oncle Dan l'embrassa légèrement sur le front et serra
énergiquement la main de Zachary.
Il ne restait plus que Jane. Les deux sœurs s'étreignirent avec
chaleur, conscientes de ne pas se revoir avant longtemps.
Au moment où la Mercedes démarrait, Jenny sentit soudain les
larmes lui monter aux yeux. Mais cet instant d'émotion légitime
ne dura pas. La main posée sur la cuisse de Zachary, elle se
laissa aller avec béatitude contre le dossier de son siège. La
puissante voiture traversa l'immense pont de Waitemata et prit
l'autoroute du nord. Épuisée par l'agitation de la journée et
engourdie par l'excellent Champagne français qu'avait offert
Nina, Jenny somnola un peu sans s'en rendre compte. Elle ne se
réveilla que lorsque la voiture se fut arrêtée.
– Tu as fait de beaux rêves ? taquina Zachary en repoussant
derrière l'oreille de Jenny une mèche de cheveux échappée de
son chignon.
Encore à moitié endormie, Jenny le regardait en battant des
paupières.
– Nous sommes arrivés, mon amour, dit-il en montrant d'un
geste large l'immense baie scintillant sous le clair de lune
argenté. Voilà mon asile, loin du monde, au-dessus de la Baie de
l'Espérance, face à l'horizon sans limite.
Jenny jeta un coup d'œil autour d'elle. Ils étaient seuls entre mer
et campagne.
– Je comprends maintenant ce que tu voulais dire quand tu m'as
parlé d'un coin tranquille et loin de tout.
– « Une cruche de vin... une miche de pain... et toi... » récita
Zachary d'une voix émue en posant un rapide baiser sur les
douces lèvres pleines.
Jenny eut une grimace espiègle.
– J'espère bien que tu as une canne à pêche quelque part, dit-elle
en indiquant d'un geste la maison que l'on devinait dans l'ombre
à quelques mètres de là. Un peu de poisson frais n'irait pas mal
avec cette cruche de vin et cette miche de pain... et je te
laisserais même le plaisir de le faire cuire, acheva-t-elle dans un
éclat de rire en se glissant hors de la voiture.
– Voyez-vous ça ! Ça commence bien ! dit-il d'un ton railleur en
faisant de même.
Il prit les valises dans le coffre et les porta jusqu'au porche.
Ça, c'est une maison, pensa tout de suite Jenny en entrant.
Chaude, accueillante et confortable, c'était plus qu'un simple
pied-à-terre. A voir la propreté méticuleuse qui régnait, les
fleurs dans les vases et le réfrigérateur bien garni, on sentait
qu'une personne dévouée avait tout prévu pour un petit séjour.
– Alors, mon petit moineau ? fit la voix grave de Zachary. Il te
plaît, notre nid d'amoureux ?
– Je t'aime, dit-elle d'une voix tremblante en levant sur lui ses
beaux yeux noisette pleins de promesses...
Il la regarda avec une tendresse infinie et ouvrit les bras. Jenny
s'y précipita. Il la serra contre lui avec une ardeur qui ne laissait
aucun doute sur son désir.
– Pas de regrets, Jenny ? demanda-t-il en lui couvrant le visage
de baisers.
– Aucun, assura-t-elle, le cœur battant la chamade.
Zachary la souleva comme une plume et l'emporta dans
l'immense chambre à coucher dont les larges baies donnaient sur
l'océan.
Avec douceur, il la reposa à terre et lui prit le visage entre les
mains.
– Je ne peux pas imaginer la vie sans toi, mon moineau, dit-il
avec une évidente sincérité en la regardant au fond des yeux.
Puisse le destin être généreux avec nous et te garder toujours à
mes côtés.
– Oui, Zachary, toujours... murmura-t-elle en lui abandonnant
ses lèvres.