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L'ouragan Zachary

Helen Bianchin

HARLEQUIN S.A. 48, avenue Victor-Hugo, Paris XVIe


Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre
BEWILDERED HAVEN
© Helen Bianchin 1976
© Harlequin 1979. Traduction Française
ISBN 2-86259-083-5 ISSN 0182-3531
1

De minute en minute, le ciel déjà menaçant ne cessait de


s'assombrir. A Auckland, c'était l'heure de pointe. Au volant de
sa voiture, Jenny avait réussi à sortir des embouteillages du
centre. Elle venait de se garer dans le parking municipal proche
du port et se dépêchait de remonter à l'air libre, espérant avoir le
temps de traverser la rue avant que le ciel ne se déchirât. Mais
l'ordinateur chargé des feux de croisement ne tenait
apparemment pas compte des éléments. D'énormes gouttes de
pluie se mirent à tomber, de plus en plus drues.
C'est bien ma chance ! grommela intérieurement Jenny en
regardant l'asphalte luisant.
– Simple ondée ! murmura une voix dans la foule, au moment
où le feu passait au vert.
Tête baissée, elle traversa en courant. Ce fut un sauve-qui-peut
général de malheureux piétons se hâtant vers un abri. Arrivée
dans le hall de l'immeuble de bureaux où elle travaillait, elle
s'arrêta un instant devant la glace pour se tamponner
discrètement le visage avec un mouchoir extrait des profondeurs
de son sac à bandoulière. Elle fit la grimace en voyant le bas de
sa jupe tout humide et même taché de boue. Quant à ses
cheveux, c'était une catastrophe. De longues mèches
dégoulinaient dans son cou et sur sa jolie blouse de mousseline
brodée. Avec un soupir, elle entreprit de s'essuyer les bras.
C'était franchement désagréable, cette histoire, surtout un lundi !
Ça promettait pour le reste de la semaine ! Pour la troisième
fois, elle appuya rageusement sur le bouton de l'ascenseur. Que
faisait ce maudit engin ? comme il y en avait quatre, il n'était pas
normal qu'aucun ne répondît.
Soudain Jenny eut l'impression d'être observée. Elle tourna
légèrement la tête et rencontra d'étincelants yeux noirs,
imperceptiblement moqueurs. Quel air machiavélique ! se dit-
elle aussitôt, devant la haute et large silhouette vêtue d'un
costume impeccablement coupé, le visage très brun aux méplats
accusés, les cheveux noirs soigneusement coiffés. Délibérément,
elle regarda ailleurs, vaguement agacée d'avoir été troublée par
cet inconnu.
Un chuintement signala enfin l'arrivée d'un ascenseur. Jenny y
pénétra, consciente de la présence de cet individu qui ne cessait
de la dévisager. Heureusement pour elle l'ascenseur fut vite
arrivé au sixième. La tête haute et l'air aussi désinvolte que
possible, elle en sortit pour se diriger vers une immense porte
vitrée portant en lettres d'or le nom du cabinet : « Roderick,
Shaw, Cantrel et Ogilvie. »
– Bonjour ! lui dit Suzy, la réceptionniste-standardiste, les yeux
brillants d'excitation. Devine qui est là ?...
Elle fit la grimace car le téléphone sonnait. Elle s'interrompit.
Jenny lui adressa un sourire, traversa le confortable hall de
réception, longea le couloir couvert d'une épaisse moquette et
entra dans la petite pièce réservée au personnel féminin.
Rapidement, elle acheva de se sécher les cheveux et de rectifier
son maquillage avant de prendre place à son bureau.
Ce ne fut pas avant la pause-café du milieu de la matinée que
Suzy eut le loisir d'achever sa phrase. En voyant la tête que
faisaient ses trois collègues, Jenny ne put s'empêcher de
demander :
– Mais qu'a-t-il de spécial ce... comment l'appelles-tu déjà ?...
Benedict ?
Lise, la secrétaire privée de M. Roderick, principal associé du
cabinet, eut un léger haut-le-corps en regardant Jenny.
– Mais ce Benedict, ma chère, c'est le tout-puissant président de
la Société Benedict & C° qui occupe tout le dernier étage de
l'immeuble !
Elle s'arrêta un instant pour lisser ses cheveux à peine teintés
d'argent et coiffés en un élégant chignon. Le regard pensif, elle
reprit :
– Non seulement il dirige un des plus brillants cabinets
juridiques d'Auckland, celui qui draine la clientèle la plus
huppée, mais il se trouve à la tête d'une fortune colossale. Et de
surcroît, il est célibataire. A trente-cinq ans, il a réussi à
échapper aux chaînes conjugales. Crois-moi, la devise de ce
libertin pourrait être « Séduire et abandonner », acheva-t-elle en
pinçant les lèvres avec une certaine amertume.
Jenny haussa légèrement les sourcils en portant sa tasse de café
à ses lèvres.
– Il m'intimide effroyablement, ajouta Suzy avec un petit rire
nerveux. Je n'aimerais pas me trouver seule avec lui. Il a une
façon de vous regarder qui vous désarçonne.
– D'après le téléphone arabe, il est revenu ce matin à son bureau,
intervint Judy. Je me demande bien quels ravages il a pu causer
pendant ce séjour à l'étranger. Il y a sûrement une aventure là-
dessous ! Il a le don de fasciner la plupart des femmes de seize à
soixante ans qui gravitent autour de lui !... Je me demande s'il
est toujours avec cette Scandinave, vous savez... Ilse quelque
chose... Avant son départ, il s'était beaucoup affiché avec elle ;
on les avait vus ensemble à de nombreuses réceptions en ville...
Suzy fronça pensivement son petit nez.
– Il paraît qu'il a une maison fantastique au bord de la Baie de «
Half-Moon ». Elle est construite sur le modèle d'une hacienda
espagnole. Il a même une gouvernante à demeure et reçoit
beaucoup. Tu te rends compte !
Jenny regardait ses collègues d'un air un peu ébahi.
– A vous entendre, il a tout de l'acteur de cinéma à succès. Avec
tout ce qu'il a pour lui, on se demande pourquoi il n'est pas
marié ?
– Il est bien trop méfiant et cynique pour cela, grimaça Judy. Il
lève le petit doigt, et les femmes lui tombent dans les bras !
Alors, pourquoi voudrais-tu qu'il se marie ?
– Eh bien, j'espère de tout mon cœur ne jamais rencontrer ce
vilain monsieur ! déclara Jenny avec conviction.
– Si cela t'arrive, tu comprendras tout de suite, insinua Lise, l'air
sombre.

Cette rencontre se produisit beaucoup plus vite que Jenny


n'aurait pu l'imaginer. En effet, cet après-midi-là, Grant Ogilvie
lui demanda de rester plus tard pour finir de taper une déposition
qu'il tenait absolument à soumettre à un de ses clients dès le
lendemain matin. Dans ces cas-là, la société accordait à ses
employés une heure pour dîner. A six heures, Grant remit son
veston, et Jenny partit faire quelques raccords à son maquillage
et se donner un coup de peigne.
Le restaurant était caché dans une petite rue toute proche de leur
immeuble. Il était faiblement éclairé, et avait l'air plein. Pendant
qu'un serveur leur cherchait une table libre, une belle voix grave
interpella Grant, l'invitant à partager une table. Le jeune avocat
s'immobilisa et répondit d'une manière très déférente :
– C'est très aimable à vous, Maître Benedict. Êtes-vous certain
que nous ne vous dérangerons pas ?
Jenny jeta un coup d'œil sur le fameux M e Benedict dont on lui
rebattait les oreilles depuis le matin. Elle eut un léger sursaut en
reconnaissant l'homme de l'ascenseur et la lueur décidément
diabolique de ses yeux noirs. Avec une désinvolture qu'elle était
loin de ressentir, elle s'efforça de soutenir son regard moqueur.
– Mais absolument pas, murmura-t-il avec courtoisie en
continuant à la dévisager avec insistance.
Quand ils furent assis, il reprit d'un ton vaguement ironique :
– Je ne crois pas avoir encore rencontré votre secrétaire, Grant...
– Oh bien sûr, Maître, excusez-moi ! s'exclama Grant, assez
gêné. Jenny, je vous présente Maître Benedict. Jenny Meredith.
Grant surveillait Jenny du coin de l'œil, certain qu'elle avait
entendu parler du séduisant avocat ; elle ne devait rien ignorer
de sa réputation de Don Juan et de maître du barreau.
– Bienvenue dans notre communauté de juristes, Mademoiselle,
fit Me Benedict d'une voix traînante en la scrutant du regard.
Agacée par cette insistance qu'elle trouvait de mauvais aloi,
Jenny ne répondit pas et se contenta d'incliner poliment la tête.
– Je vous conseille le « filet mignon », suggéra M e Benedict
d'une voix autoritaire. C'est la spécialité de l'endroit.
– Alors, Jenny ? interrogea Grant.
Son ton indiquait clairement que, puisque le grand homme en
avait décidé ainsi, ils n'avaient plus qu'à s'incliner.
– Je préférerais du gigot avec une sauce à la menthe et des
légumes, répondit-elle avec fermeté en adressant un sourire
angélique à son chef.
– Pas de filet mignon ? insista celui-ci.
– Je n'y tiens absolument pas.
Jenny aurait juré avoir discerné une étincelle de gaieté dans le
regard de ce Benedict pendant que le serveur prenait la
commande de Grant. Elle fut complètement abasourdie,
quelques instants plus tard, lorsqu'il se pencha vers elle et,
posant l'index sur le large anneau en argent martelé qu'elle
portait à l'annulaire de la main gauche, il demanda :
– Votre mari... ça lui est égal que vous travailliez si tard ?
Avec un regard hostile, Jenny retira brutalement sa main. Pour
qui se prenait il donc, ce type ? Quelle indiscrétion !
– Je ne suis pas mariée, Monsieur, dit-elle d'un ton glacial pour
lui faire comprendre que sa vie privée ne le regardait en rien.
Absolument pas ému pour autant, il reprit sans la quitter des
yeux :
– Et vous n'en avez pas envie ?
Un étrange petit sourire flottait sur ses lèvres sensuelles. Jenny
rougit violemment et son indignation fit place à la colère.
– Je ne suis pas encore convaincue qu'un seul homme le mérite !
s'entendit-elle déclarer avec une amertume qui ne passa pas
inaperçue.
– Je serais curieux de savoir à quoi vous mesurez le mérite d'un
homme, Mademoiselle, poursuivit Me Benedict avec une
insistance franchement désagréable.
Carré dans son siège, il avait tout l'air de vouloir continuer sur le
sujet. Si le serveur n'arrive pas bientôt avec les plats, je sens que
je vais faire un éclat, pensait Jenny, exaspérée. Avec un regard
de marbre, elle reprit de sa voix la plus posée :
– J'ai du mal à croire que mon opinion puisse vous intéresser en
quoi que ce soit, Maître, et je vous serais reconnaissante de ne
pas faire de l'esprit à mes dépens !
L'avocat la regarda songeusement. Avec une admiration non
dissimulée, il détaillait les jolis seins hauts sous la légère blouse
de mousseline, les beaux cheveux blonds mi-longs aux
merveilleux reflets dorés, le teint clair sans défaut, l'ovale très
pur du visage éclairé par des yeux noisette pailletés d'or, la belle
bouche aux lèvres pleines. Chaque fois qu'elle souriait, une
irrésistible petite fossette se creusait dans sa joue gauche.
– Détrompez-vous, Mademoiselle, reprit-il enfin. Je meurs
d'envie de connaître votre opinion.
Jenny soutint son regard avec calme, s'efforçant de masquer
l'hostilité qu'elle ressentait à l'égard de ce prétentieux individu.
Pourquoi aurait-elle expliqué à cet inconnu qu'elle camouflait
sous cet anneau d'argent la trace blanche laissée par une bague
de fiançailles qu'elle portait encore il y a quatre semaines ? En
songeant à la façon dont Max s'était défilé à la dernière minute,
elle fut soulevée par une vague de tristesse et de dégoût. Trois
jours seulement avant leur mariage, il lui avait posté de
l'aéroport une brève lettre de rupture avant de s'envoler pour
Sydney.
Elle frissonnait encore en pensant aux coups de téléphone
affreusement embarrassants qu'il avait fallu envoyer à droite et à
gauche, aux cadeaux de mariage qu'elle avait dû retourner, aux
regards de pitié qu'on ne manquait pas de jeter sur elle. Elle
avait vite compris qu'il fallait s'arracher à son cadre de vie
habituel, s'éloigner pour un temps des amis de toujours, des
connaissances, bref de tous ceux qui étaient « au courant ».
Avec une gaieté forcée, elle avait emballé tout son trousseau
dans les belles valises de cuir havane achetées pour son voyage
de noces, avait fait virer son compte bancaire à Auckland où elle
avait décidé de repartir à zéro. A près de deux cents kilomètres
au nord de sa ville natale de Tauranga, Auckland, principale
ville de l'Ile du Nord, semblait l'endroit idéal pour disparaître
provisoirement et se ressaisir, avant peut-être de s'expatrier
carrément un peu plus tard.
Sa mère avait poussé les hauts cris quand Jenny avait purement
et simplement refusé d'habiter chez une lointaine parente dans la
grande banlieue nord. Déterminée à vivre seule, Jenny avait pris
une chambre dans un motel dès son arrivée à Auckland. En deux
jours, elle avait réussi à se trouver un charmant petit
appartement au centre du quartier résidentiel de Bucklands
Beach, dans la banlieue est, et un poste de secrétaire. Elle avait
d'abord pensé ne pas continuer dans la branche juridique. Mais
l'agence de placement lui avait fait miroiter une place
extrêmement bien payée dans un cabinet d'avocats. Apprenant
de plus que les bureaux en étaient situés dans un immeuble
ultra-moderne près du port de Waitemata, Jenny n'avait plus
hésité.
Se rendant compte que l'avocat semblait attendre sa réponse, elle
rétorqua d'une voix glaciale :
– Vraiment, Monsieur ! Eh bien, je regrette. Je garde mes
opinions pour moi. Ne trouvez-vous pas d'ailleurs cette
conversation absurde ?
Devant son regard irrité, Jenny se dit qu'elle aurait sans doute
mieux fait d'ignorer les remarques provocantes de son vis-à-vis.
A son grand soulagement et à celui de Grant, le garçon apparut
enfin et posa devant eux deux assiettes appétissantes.
– Vous voilà sauvée, Mademoiselle... provisoirement ! émit Me
Benedict avec un sourire narquois tout en signant la facture
présentée par le serveur. Voulez-vous m'excuser ? poursuivit-il
avec un petit salut moqueur avant de s'éloigner.
– J'ai bien l'impression, dit Grant avec un air franchement
amusé, que vous n'en serez pas quitte à si bon compte...
– Écoutez, dit Jenny, exaspérée, en dépliant sa serviette, n'en
parlons plus ! Ce type est vraiment insupportable. Je crois que si
j'entends prononcer son nom une fois de plus aujourd'hui, je...
– Miséricorde, coupa Grant, ne vous mettez pas dans un état
pareil !
Consciente d'avoir été trop loin, Jenny ne répondit pas et se
concentra sur le contenu de son assiette.
Il était un peu plus de neuf heures lorsqu'elle arriva chez elle. A
peine avait-elle refermé la porte de l'appartement que le
téléphone se mit à sonner. Elle traversa rapidement le vestibule
pour répondre. C'était sa cousine Diane qui lui demandait de
faire la huitième à un dîner en ville le lendemain.
Zut ! se dit Jenny. C'était bien gentil, tous ces cousins animés de
bonnes intentions ! Mais elle avait horreur de ce genre de
rendez-vous avec des gens qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni
d'Adam, avec lesquels elle n'aurait probablement rien de
commun, et qui masqueraient leur ennui derrière une
conversation stupide. Elle essaya bien de se défiler : elle était
épuisée, elle travaillait horriblement tard au bureau... Diane ne
voulut rien entendre, lui faisant remarquer que c'était au moins
la troisième invitation qu'elle refusait. La mort dans l'âme, Jenny
dut s'incliner.
Le lendemain, à la fin d'une exténuante journée de travail, Jenny
se dirigeait vers le parking. Elle avait passé son temps à taper
d'interminables mémoires généreusement assaisonnés de termes
juridiques et d'innombrables « attendu que, ci-après, nonobstant,
en vertu de ». Un violent mal de tête la tenaillait. Elle aurait
donné n'importe quoi pour ne pas sortir ce soir-là.
Elle monta dans sa voiture garée entre une luxueuse Jaguar et
une Vauxhall quelque peu délabrée. Elle recula lentement,
l'esprit occupé par ce qu'elle allait mettre pour le dîner : ou sa
jupe longue fleurie avec un chemisier noir transparent, ou sa
robe en crêpe de soie vert amande...
Il y eut soudain une secousse et un bruit inquiétant de métal et
de verre brisé. Le cœur battant, Jenny coupa le contact et sortit
de la voiture pour se trouver nez à nez avec... Me Benedict lui-
même en train d'évaluer les dégâts causés à sa somptueuse
Mercedes beige métallisé.
Lorsque Jenny avait commencé sa marche arrière, il n'y avait
aucun véhicule en vue. Elle en était absolument certaine et le dit
nettement.
– J'avais remarqué votre hésitation en sortant votre voiture et
avais conclu que, m'ayant vu dans votre rétroviseur, vous alliez
me laisser passer, dit-il avec une grimace sardonique. Si vous
faites vos marches arrière en regardant alternativement à droite
et à gauche, il y a forcément un court moment pendant lequel
vous ne pouvez rien voir.
D'un air las, Jenny regarda la haute silhouette vaguement
menaçante.
– Oh, lança-t-elle avec exaspération, je vous en prie !
Reconnaissez plutôt que, pour avoir surgi aussi brusquement
derrière moi, vous dépassiez certainement la vitesse autorisée !
– Ma chère demoiselle, commença-t-il d'une voix douce qui
cachait mal une certaine sécheresse, vous êtes de toute évidence
dans votre...
– D'abord, je ne suis pas votre chère demoiselle ! coupa-t-elle
avec colère en le foudroyant du regard.
– Vous ne risquez pas en effet d'être chère à qui que ce soit si
vous êtes toujours aussi hargneuse, laissa-t-il tomber sans
ménagements.
Inexplicablement blessée par cette ironie, Jenny se sentit
soudain sans voix. Sa migraine lui martelait les tempes, et des
larmes lui montèrent aux yeux.
– Les dégâts sont vraiment minimes, reprit-elle d'une voix
entrecoupée, après avoir constaté que ses feux arrière gauches
étaient brisés.
Sa voiture à lui n'avait guère plus qu'une petite éraflure.
– Je crois que nous n'avons plus qu'à échanger nos cartes...
En hâte, elle griffonna son nom, son adresse et le numéro de sa
voiture sur un bout de papier, soudain consciente de la file de
véhicules immobilisés derrière la Mercedes.
Sans mot dire, Me Benedict empocha le papier et lui tendit à son
tour une carte sur laquelle il avait noté les renseignements
voulus.
– Au revoir, Mademoiselle, dit-il avec un petit salut moqueur en
la regardant se mettre au volant. Je vous laisse passer. C'est plus
prudent.
Il la suivit jusqu'à la sortie. Avant de se lancer dans le flot de la
circulation, elle ne put résister à l'envie de jeter un coup d'œil
dans son rétroviseur. Elle fulmina intérieurement en devinant
son sourire ironique et le petit geste de sa main levée. C'est lui
qui était dans son tort, cela, elle l'aurait juré. Et il avait quand
même eu le toupet de la traiter comme une gamine imprudente.
La circulation était encore plus difficile que d'habitude. Elle mit
un temps fou à regagner son appartement. A peine arrivée, elle
jeta son sac sur la console de l'entrée, se débarrassa vivement de
ses chaussures et parcourut rapidement le courrier qu'elle avait
retiré de la boîte au passage : une facture d'électricité, un
prospectus et une volumineuse lettre de sa mère.
Une demi-heure plus tard, après avoir pris une douche et s'être
lavé les cheveux, elle s'installa confortablement sous son
séchoir, avec une bonne tasse de café noir et se mit à lire la
lettre. Apparemment, sa sœur Jane, sa cadette de cinq ans, avait
une fois de plus fait des siennes. Elle avait décidé de partir pour
l'Australie avec deux amies aussi irresponsables qu'elle. Leurs
billets étaient pris. Il fallait absolument que Jenny vienne passer
le week-end à Tauranga pour essayer de ramener sa sœur à la
raison.
Jenny eut un petit sourire. A dix-neuf ans, Jane savait
parfaitement ce qu'elle voulait. Jamais on ne pouvait la faire
dévier d'un pouce de ses projets. Tout en se mettant sur les
ongles un joli vernis nacré naturel, Jenny se dit qu'après tout, un
week-end en famille serait le bienvenu. Il ne serait pas
désagréable de se faire dorloter. Et puis, elle devait faire
comprendre à sa mère que Jane était majeure et parfaitement
capable de se débrouiller seule dans la vie, que ce soit à
Melbourne, à Londres ou à Tokyo.
A sept heures et demie pile, Diane était là avec Georges, son
mari, et l'ami qui devait servir de cavalier à Jenny pour la soirée.
Le docteur Jim Bickerton était un homme d'une taille moyenne
aux cheveux châtain clair bouclés. Ses yeux bleus pleins
d'humour se posèrent avec une admiration non déguisée sur la
jolie fille qu'on lui présentait. Ils devaient retrouver les deux
autres couples au restaurant. Évidemment, c'était gentil de la
part de Diane de l'inviter si souvent. Mais comment lui faire
admettre qu'après une aventure sentimentale aussi pénible, elle
n'avait guère envie de sortir et encore moins de se voir présenter
d'autres partis.
Au restaurant, Jenny choisit un filet mignon en souriant
intérieurement à l'idée de la tête que ferait M e Benedict s'il la
voyait. Elle se morigéna : pourquoi donc évoquer ce détestable
individu ? Au même moment, elle leva instinctivement les yeux
vers un coin de la grande salle faiblement éclairée et rencontra le
regard intense de... Me Benedict en personne. Il était avec une
blonde absolument ravissante. Ravissante et sexy en diable, se
dit-elle en les voyant danser un peu plus tard. Vêtue d'une robe
superbe, certainement signée d'un grand couturier, et qui ne
laissait rien ignorer de son anatomie parfaite, la jeune femme
faisait sensation. Était-ce la Scandinave dont Judy avait parlé
hier au bureau ? Pourquoi repensa-t-elle soudain à la carte sur
laquelle l'avocat avait signé tout à l'heure d'une main énergique :
Z. Benedict ? Z ? Pour commencer par une lettre pareille, ce ne
devait pas être un prénom ordinaire ! Demain, elle poserait la
question à une de ses collègues.
Jim Bikerton se révéla un charmant compagnon. Il avait une
conversation fort agréable. Jenny se sentait tellement à l'aise
avec lui qu'elle accepta machinalement de l'accompagner le
lendemain soir à une réception. Elle s'en voulut aussitôt.
Pourquoi encourager inutilement un garçon si sympathique ?
Le mercredi matin, elle eut une surprise de taille. Grant Ogilvie
était absent pour la journée et ne lui avait pas laissé de travail.
Brice Shaw, lui, était au tribunal et ne devait pas revenir avant la
fin de l'après-midi. Ses collègues n'étaient pas surchargées.
Seule, Suzy était un peu débordée par du classement en retard.
Heureuse d'avoir quelque chose à faire pour s'occuper, Jenny
s'empara de l'énorme corbeille pleine à ras bord de dossiers et se
mit à ranger ceux-ci dans la pièce réservée à cet effet. Elle était
tellement absorbée qu'elle n'entendit pas la porte s'ouvrir. Un
léger grincement du parquet lui fit penser que Suzy venait la
chercher pour la pause café. Sans prendre la peine de se
retourner, elle grimpa sur la dernière marche de l'escabeau pour
glisser un dossier sur l'étagère du haut.
– J'en ai pour une seconde, Suzy. Sois gentille, prépare ma
tasse... A propos de cet insupportable Benedict, continua-t-elle
négligemment, sais-tu ce que signifie le Z de son nom ?
Il y eut quelques secondes de silence. Et Jenny sursauta en
reconnaissant la voix sèche de Benedict lui-même qui
prononçait distinctement :
– Zachary, Mademoiselle. Zachary Lucien Benedict.
Mon Dieu ! Si seulement elle avait pu rentrer sous terre !
– Oh, vous vouliez me voir ? balbutia-t-elle, complètement
décontenancée par cette intrusion inattendue dans la salle des
archives.
– Aussi séduisante que soit la partie postérieure de votre petite
personne, reprit Me Benedict d'un ton persifleur, je préférerais
de beaucoup vous faire face pour poursuivre cette conversation.
– Oh, vous êtes l'homme le plus... commença Jenny.
Dans sa colère, elle s'était retournée si brutalement qu'elle perdit
l'équilibre. Il la rattrapa au vol et elle se retrouva serrée dans ses
bras musclés. Ecarlate, les yeux étincelant de rage contenue, elle
se débattit énergique-ment pour se libérer.
– Eh là, doucement, mon petit moineau, dit-il d'une voix
traînante.
– Je vous interdis de m'appeler ainsi, siffla-t-elle entre ses dents
serrées.
Elle fit un effort désespéré pour se ressaisir et contrôler sa
respiration précipitée. En hâte, elle lissa sa jupe et tira sur son
mince petit pull ajusté. Ses mains tremblantes jointes derrière
son dos, elle reprit d'une voix aussi calme que possible :
– Vous désiriez me voir, Monsieur ?
– Vous avez deviné juste, Mademoiselle, dit-il avec une certaine
raideur. Hier, vous avez omis de me donner le nom de votre
compagnie d'assurances.
C'était une façon de la remettre à sa place, pensa Jenny.
– Oh, je suis désolée, réussit-elle à articuler. C'est la Lloyd.
Avez-vous besoin du numéro de la police ?
Avec un flegme imperturbable, il la dévisagea pendant
d'interminables secondes avant de répondre sur un ton neutre :
– Non, ce n'est pas la peine. Je ne vous retiens pas plus
longtemps.
Jenny survit pensivement des yeux la haute silhouette qui
disparut derrière la porte. Pourquoi donc était-il venu lui-même
chercher ce renseignement au lieu de téléphoner ? Et pourquoi le
souvenir de cette brève étreinte la troublait-elle, plus qu'elle ne
voulait se l'avouer ? L'avocat était évidemment très séduisant.
Mais il n'était pas question de perdre la tête, de se laisser
entortiller par qui que ce soit, et surtout pas par un homme
comme ce Zachary Benedict ! Il était facile de deviner ce que
pouvaient donner des relations avec un type comme lui. Il devait
sortir une jeune fille, la traiter royalement, la couvrir de
compliments, de cadeaux, la séduire en moins de deux... et puis
l'abandonner aussitôt pour une autre proie. Ah non, merci bien,
elle n'allait pas tomber dans ce piège ! D'ailleurs,
vraisemblablement elle ne le reverrait pas très souvent. Peut-être
le rencontrerait-elle de temps à autre dans le hall ou dans
l'ascenseur. Mais ce serait tout. Ils ne naviguaient certainement
pas dans les mêmes sphères.
2

Jenny passa l'heure du déjeuner à faire des courses et revint au


bureau fort satisfaite de ses acquisitions. Soigneusement
couchée dans un immense carton, entre des monceaux de papier
de soie, se trouvait une petite merveille : une robe longue en
mousseline de coton aérienne avec des incrustations de dentelle
autour du décolleté assez profond et au bas de la jupe, à une
vingtaine de centimètres au-dessus de l'ourlet. Le même motif se
retrouvait autour des poignets. Cette robe seyait à ravir à son
teint chaud légèrement hâlé et à ses cheveux aux reflets dorés.
Jim ne viendrait pas la chercher avant huit heures et demie. Elle
avait donc tout le temps de se doucher et de se faire une mise en
plis. Il s'agissait d'être à la hauteur de cette jolie toilette. Tout en
se maquillant avec soin, elle se sentait vaguement mal à l'aise.
C'était la première fois qu'elle sortait seule avec un homme
depuis que Max l'avait abandonnée. On aurait dit que cela
remontait à la nuit des temps... et pourtant, il y avait seulement
cinq semaines. Grâce à Dieu, la blessure se cicatrisait plus vite
qu'elle ne l'aurait cru.
Jim arriva avec quelques minutes d'avance et tomba en
admiration devant sa jolie compagne.
– Vous êtes absolument ravissante, s'exclama-t-il.
Tous les hommes dignes de ce nom vont rêver de vous tenir
dans leurs bras !
Jenny eut un petit rire allègre en refermant la porte derrière eux.
– Merci du compliment, cher ami. Mais je préfère vous dire tout
de suite que je suis du genre fidèle... Je ne compte pas vous
lâcher d'une semelle de la soirée.
Jim eut l'air ravi.
– Croyez-moi, tout le plaisir sera pour moi.
La réception avait lieu à Howick, à quelques kilomètres
seulement de Bucklands Beach. La veille, Jim lui avait dit qu'il
s'agissait d'une pendaison de crémaillère chez un de ses amis
médecins.
Jenny fut éblouie en entrant dans cette maison imposante
comme un petit château. L'immense salon aux lumières tamisées
était luxueusement meublé. Les haut-parleurs diffusaient une
musique agréable et pas trop bruyante. La pièce était pleine de
monde. Jim réussit malgré tout à retrouver leurs hôtes et à faire
les présentations.
Malgré deux verres d'un cocktail assez fort dont elle aurait bien
été en peine de nommer les ingrédients, Jenny eut besoin d'un
certain temps avant de se sentir à l'aise au milieu de cette foule
d'inconnus.
Peu à peu ses yeux s'accoutumaient à la semi-obscurité régnant
dans la pièce. Elle sursauta soudain en apercevant à quelques
mètres d'elle une silhouette vaguement familière.
Dieu du ciel ! pensa-t-elle, la gorge subitement nouée, en
reconnaissant Zachary Benedict au moment où celui-ci tournait
légèrement la tête. Et après ?... Elle essaya de se ressaisir. Il ne
devait pas être seul, et elle était bien décidée à ne plus avoir rien
à faire avec lui ! Il était bien trop séduisant pour le repos de son
esprit. Elle résolut de ne plus y penser !
Pour cacher son trouble, elle se mit à bavarder à bâtons rompus
avec son cavalier. Mais Jim ne fut pas dupe.
– Que se passe-t-il, Jenny ? On dirait que vous avez vu un
fantôme ! fit-il en remarquant ses yeux brillants et ses mains
tremblantes.
Jenny eut un petit rire désinvolte et dit gaiement :
– Qu'est-ce qui vous fait penser une chose pareille ? Euh... je
crains que ce cocktail ne me soit monté un peu vite à la tête.
– En ce cas, ne finissez pas le second verre ; grignotez plutôt des
chips et des olives, suggéra Jim en lui tendant une coupe de
chaque.
Jenny se servit avec un petit air moqueur.
– On voit que vous avez fait des études de médecine, cher
Docteur, le taquina-t-elle.
– Cela vous ennuie ? lança-t-il sur un ton sarcastique.
Jenny secoua la tête.
– Non, pas du tout, dit-elle avec le plus grand sérieux cette fois-
ci. Vous êtes très gentil, Jim...
– ... et je suis comme un frère pour vous, c'est ce que vous alliez
dire, n'est-ce pas ? fit-il observer avec une grimace bon enfant.
– Un frère ne pourrait pas être plus adorable que vous, assura
Jenny avec conviction en reprenant quelques olives.
A ce moment-là, leur hôte les rejoignit et proposa à Jim de
visiter au premier étage une des chambres transformée en
laboratoire.
– Ça ne vous contrarie pas, Jenny, si je vous abandonne
quelques instants ? demanda Jim. Je n'en ai pas pour longtemps.
– Comment pourrais-je vous refuser cela, dit Jenny d'un ton
dégagé.
En réalité, elle le vit disparaître avec un déplaisir certain... Elle
se sentait plutôt perdue dans cette grande salle pleine
d'inconnus, ou presque... Et la présence toute proche de
l'irrésistible Zachary Benedict la troublait plus qu'elle ne l'aurait
souhaité. C'était stupide de sa part, se disait-elle. Il n'avait même
pas dû la remarquer. D'ailleurs, on ne pouvait pas dire qu'elle
l'avait encouragé jusqu'ici. Avec dépit, elle se remémorait les
moindres détails de la scène du parking. Et puis, quelle idée
d'avoir accepté de sortir ! Une soirée devant, la télévision aurait
été infiniment plus agréable ! Tout en sirotant son cocktail, elle
laissait son regard errer tranquillement sur la foule. Sans qu'elle
le voulût vraiment, ses yeux se posèrent une fois de plus sur
Zachary Benedict au moment où celui-ci se détachait du groupe
avec lequel il bavardait. Il se dirigea vers elle. Quelle
humiliation pour la jeune fille de s'apercevoir qu'elle rougissait
comme une écolière et que son cœur battait à coups redoublés !
Trop tard maintenant pour s'éloigner. D'ailleurs, où aurait-elle
été ? Autant lui faire face en affectant le plus grand calme.
– Alors, Miss, on s'amuse ? fit la voix sarcastique de l'avocat.
Jenny prit un air compassé.
– Dois-je en déduire que ce n'est pas le cas pour vous ? fit-elle
du tac au tac.
– Qu'est-ce qui peut bien vous faire croire ça ? riposta Zachary
Benedict en la dévisageant posément.
Avec une aisance consommée, il sortit de sa poche un étui en or,
l'ouvrit d'un geste et le lui tendit. Elle hésita une seconde, avant
de prendre une cigarette et de la glisser entre ses lèvres.
– Vous n'avez pas répondu à ma question... reprit-il d'un air
imperturbable après la lui avoir allumée.
Jenny tirait sur sa cigarette à petite bouffées nerveuses,
exaspérée d'avoir été réduite à en accepter une pour se donner
une contenance. Elle ne fumait pratiquement jamais... et cela se
voyait comme le nez au milieu du visage ! Comme si ç'eût été la
chose la plus naturelle du monde, Zachary Benedict lui ôta la
cigarette des doigts et l'écrasa péniblement dans le cendrier le
plus proche. Jenny le regardait faire, complètement démontée et
sans réaction.
– A cette heure-ci, les petites filles devraient raisonnablement
être chez elles et bordées dans leur lit, dit-il en la regardant
ironiquement à travers ses yeux mi-clos.
Le regard étincelant de colère contenue, Jenny lança :
– Bien sûr, et à l'abri des grands méchants loups qui ont envie de
les manger pour leur petit déjeuner !
Sous son regard diabolique, elle se hérissait comme un porc-
épic.
– Ou pour leur dîner ! ajouta Zachary Benedict avec un air
provocant.
Avec un frisson d'angoisse involontaire, Jenny s'absorba dans la
contemplation de la superbe cravate de soie de son interlocuteur,
assortie à sa chemise et à son costume impeccablement coupé
sorti certainement des mains d'un très bon faiseur.
– Vous ne trouvez pas, Maître, que cette conversation n'a ni
queue ni tête ? reprit-elle enfin au bout d'un instant.
– Entièrement d'accord avec vous. Miss, dit-il gentiment. Et si
vous laissiez tomber le « Maître » en dehors des heures de
bureau ? C'est bien protocolaire, je trouve...
Jenny détourna les yeux en tripotant nerveusement sa robe.
– Nous nous connaissons à peine, et rien ne justifie cette
familiarité. D'ailleurs, je ne pense pas que nous aurons beaucoup
l'occasion de nous rencontrer dans le monde...
Il y eut une étincelle de colère dans les yeux sombres. Après
l'avoir dévisagée longuement, Zachary répliqua :
– Eh bien, pourquoi ne pas faire un peu mieux connaissance ?
Permettez-moi de vous inviter à dîner demain soir.
Incrédule, Jenny répondit en rougissant :
– Je regrette, mais je ne crois pas...
– Et pourquoi pas ? coupa-t-il.
Prise dans un tourbillon d'émotions contradictoires, la jeune fille
hésita un instant avant d'articuler :
– Je n'ai pas l'habitude de jouer avec le feu...
– Mais je vous ai invitée à dîner, affirma sèchement l'avocat, pas
à partager mon lit. L'un ne suit pas forcément l'autre,
contrairement à ce que vous paraissez penser.
Jenny rougit violemment. Par un immense effort de volonté, elle
le regarda sans ciller et rétorqua :
– Je regrette, Maître, mais je ne peux pas. Vous n'aurez pas de
mal à me remplacer... Je suis certaine qu'il y a un bataillon entier
de jolies femmes prêtes à accepter la moindre de vos invitations,
acheva-t-elle d'un ton doucereux.
– Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ? dit-il en la
scrutant du regard. Dites-moi, Jenny, êtes-vous toujours ainsi sur
la défensive avec vos amis ? Je ne vois pas comment ce
charmant garçon qui vous accompagne ici ce soir peut arriver à
manier sans danger un pareil tonneau de dynamite...
– Comment osez-vous ?
Hors d'elle, Jenny l'aurait volontiers giflé. A cet instant, elle
aperçut Jim qui se frayait un chemin vers eux.
– Allons, du calme, Jenny ! dit l'avocat avec un sourire
sardonique. Je vous appellerai demain au bureau.
– Vous perdrez votre temps, déclara la jeune fille avec
conviction.
– C'est mon affaire, pas la vôtre.
Jenny réussit heureusement à reprendre son calme avant que Jim
ne les rejoignît. Elle avait pensé que Zachary Benedict
s'éclipserait à son arrivée. Pas du tout. Il resta encore un bon
moment avec eux, bavardant de tout et de rien avec le plus grand
naturel.
Lorsqu'il les eut quittés, Jim ne put s'empêcher de demander à
Jenny s'il n'y avait pas plus que de l'amitié entre eux.
– Oh, ce genre d'individu me laisse parfaitement froide ! s'écria-
t-elle avec véhémence. Il est d'une fatuité inimaginable et je
préférerais ne plus jamais le revoir.
Jim lui tendit un autre verre tout en la regardant pensivement :
– Vous avez beau protester, mon intuition me dit que...
commença-t-il.
– Ça suffit, Jim, lança-t-elle rageusement. Je vous préviens que,
si vous me parlez encore de ce... ce type, je demande un taxi et
je rentre !
– Bon, bon, fit Jim en riant. Je ne dis plus rien !
Jenny s'en voulut soudain de s'être ainsi emportée.
– Je... je vous demande pardon, Jim. Je ne sais pas ce qui m'a
pris. Ce Benedict a le don de me crisper.
– Allez, venez faire un tour et n'y pensons plus. Je voudrais vous
présenter quelques amis. Et puis, si vous voulez danser, nous
pourrions...
– Eh bien, coupa Jenny avec un sourire malicieux en posant son
verre, je me demandais si vous finiriez par me le proposer !
Jim secoua la tête avec un désespoir feint.
– Ah, j'ai eu la langue trop longue, dit-il en la conduisant vers la
piste de danse. Le travail de bureau vous laisse sans doute un
surplus d'énergie à dépenser, chère amie. Mais n'oubliez pas que
je suis médecin débutant surchargé de travail et que je dois être
demain à sept heures à l'hôpital.
– En ce cas, je ferai ma petite Cendrillon ! Je vous le promets,
nous serons rentrés avant minuit. Cela vous convient-il ?
– Parfait, dit-il tout en l'entraînant sur la piste. Je suis touché de
cette attention !
Jenny se mit à rire d'un rire contagieux qui creusa sa fossette et
illumina ses yeux noisette.
– C'est à vos malades que je pense, Jim ! Je croyais bien établi
que les médecins étaient des gens pleins de dévouement.
– Oui, bien sûr, fit-il gaiement. Mais pas au point de se refuser
toutes les joies de la vie !
– Je crains de deviner ce que vous voulez dire... commença la
jeune fille.
– Ne vous faites pas de souci, Jenny. Je ne fais jamais un pas en
avant à moins d'être sûr d'avance de la victoire.
– J'en conclus que ce n'est pas le cas avec moi, dit-elle
doucement.
Les haut-parleurs diffusaient maintenant un slow romantique.
Jim serra la jeune fille contre lui.
– Exact, ma chère. Vous n'êtes pas une fille facile, c'est évident.
Allons, dites-moi plutôt ce que vous pensez d'Auckland...
– Vous avez l'art de détourner la conversation, fit remarquer
Jenny. Bon, je vais m'efforcer de faire un peu de lyrisme sur
votre grande ville. Que peut-on en dire ? On y est toujours sous
pression... les gens passent leur temps à courir comme des
dératés... les embouteillages y sont démentiels... En revanche,
j'aime vos plages, vos banlieues ravissantes avec leurs jolies
propriétés nichées dans la verdure, qu'elles soient de style ancien
comme celle-ci, ou au contraire très modernes. Et l'arrivée sur la
ville par ce pont de dix kilomètres au-dessus du port de
Waitemata, c'est splendide ! Mais je suis encore loin d'avoir tout
vu.
– Mon père possède une assez grande vedette à moteur avec
laquelle nous nous promenons volontiers les week-ends quand le
temps le permet. Je peux vous emmener dimanche prochain, si
vous voulez. Je vous rappellerai demain pour vous dire à quelle
heure nous pourrions partir.
– Oh Jim, j'aurais bien voulu, mais c'est impossible ce
dimanche-ci ! J'ai promis d'aller à la maison. Je serais ravie que
cela s'arrange une autre fois.
– Eh bien, ce n'est que partie remise, dit Jim avec un chaud
sourire.
La soirée fut finalement fort agréable, en dépit de la présence du
puissant Zachary Benedict dont Jenny surprenait de temps à
autre le regard plus ou moins ironique fixé sur elle. Il semblait
toujours se trouver au milieu d'un essaim de jolies filles.
Lorsqu'elle partit avec Jim un peu avant minuit, la réunion
semblait devoir s'éterniser. Comment donc tous ces gens
peuvent-ils concilier leur vie professionnelle avec une vie
mondaine aussi agitée ? se demandait la jeune fille.

Tout en écoutant le bavardage intarissable de ses collègues de


bureau, Jenny, l'esprit ailleurs, buvait son café à petites gorgées.
– Il semblerait, annonçait Judy, toute fière de pouvoir divulguer
une nouvelle aussi sensationnelle, qu'Ilse ne soit plus la favorite
en titre de l'illustre Benedict. Je l'ai vue hier soir au restaurant où
j'étais allée avec Bill. Elle était en compagnie d'un grand blond
de type nordique.
Comment les filles réagiraient-elles si Jenny leur avouait qu'elle
avait rencontré hier à une réception Zachary Benedict et que, de
plus, il s'était occupé d'elle ?
La sonnerie assourdie du téléphone interrompit sa rêverie. Suzy
se précipita dans l'entrée et en revint une minute plus tard, une
expression extasiée sur le visage.
– C'est pour toi, Jenny. Une voix mâle extrêmement séduisante.
Assez étonnée, Jenny leva les yeux sur la jeune standardiste en
reposant sa tasse sur la table.
– Je l'ai passé sur ton poste, dit Suzy avec un gentil sourire.
– Merci, dit Jenny en disparaissant vers son bureau. Ce devait
être Jim qui voulait fixer le rendez-vous
pour la semaine prochaine...
– Allô, dit-elle doucement en s'emparant du récepteur. Jenny
Meredith à l'appareil.
– Bonjour Jenny. Je vous appelle comme prévu.
C'était la voix de Zachary Benedict. D'émotion, elle faillit laisser
tomber le téléphone. Il n'y avait pas de doute, il avait une voix
séduisante et enjôleuse qui lui faisait courir le long du dos des
petits frissons infiniment agréables.
– Bonjour, répondit-elle d'une voix aussi unie que possible.
– Oh, oh ! dit-il d'une voix traînante. On ne peut pas dire que
votre accueil soit enthousiaste ! Dois-je en conclure que vous
refusez de dîner avec moi ?
– Mais pourquoi moi, Maître ? demanda Jenny d'un ton réservé.
– Ceci me regarde, Jenny. Allons, vous n'allez pas me dire tout
de même que vous avez peur d'un repas avec moi ?
– Pas du tout. Mais vous perdez votre temps, dit-elle avec
détermination.
– Je viendrai vous chercher vers sept heures...
– Non, je... commença-t-elle.
Il y eut un déclic. Il avait raccroché. Avec exaspération, Jenny
secoua la tête. Ce type était vraiment arrogant en diable ! Eh
bien, oui, elle sortirait avec lui, elle pouvait difficilement faire
autrement, mais elle allait lui montrer à qui il avait affaire, après
quoi il se déciderait sans doute à la laisser tranquille.
– Alors ? fit Suzanne avec une curiosité non déguisée. Tu as un
rendez-vous ?
– Oui, dit Jenny avec un sourire amical, à dîner ce soir.
– Fantastique ! dit Suzy. Que vas-tu mettre ?
– Je n'en ai pas encore la moindre idée. Laisse-moi le temps ! Je
viens à peine de raccrocher !
– D'accord. N'oublie pas de tout me raconter demain.
Jenny lui fit une petite grimace affectueuse.
– Je croirais entendre ma sœur Jane ! Vous êtes impossibles
toutes les deux !
Naturellement, elle passa le reste de la journée à se demander ce
qu'elle porterait : ou son fourreau de jersey noir brillant, ou sa
jupe mi-longue rouge vif avec un chemisier blanc bordé du
même rouge et orné de petits boutons assortis. La noire était
nettement plus attrayante. Après de nombreuses tergiversations,
elle finit par se décider pour l'ensemble rouge. Si elle voulait
arriver à convaincre Zachary Benedict qu'il faisait fausse route,
mieux valait ne pas porter de robe tant soit peu osée.
C'est tout à fait ce qu'il faut, se dit Jenny en se regardant dans
son miroir. Ses épais cheveux brillants tombaient en vagues
souples et dorées sur ses épaules. Elle prit son sac du soir et
passa au salon. Il était sept heures moins une. A cet instant
précis, une voiture freina dans l'allée. Elle ne put s'empêcher de
sursauter. Le cœur battant, elle entendit des pas se rapprocher...
un coup de sonnette... Elle ouvrit la porte.
– Bonsoir, dit-elle cérémonieusement.
– Vous êtes charmante, Jenny, dit Zachary en la détaillant
paisiblement. Absolument délicieuse.
– On y va ? suggéra Jenny d'un ton neutre.
Une fois dans la voiture, il lui jeta un coup d'œil oblique tout en
mettant le contact.
– Je ne vais pas vous avaler toute crue pour mon dîner, vous
savez !
Jenny eut un regard presque hostile :
– Il n'en a jamais été question, que je sache 1
– Vous avez marqué un point, Jenny, dit-il avec un sourire qui
releva les coins de ses lèvres.
Jenny ne répondit pas. Le silence régna dans la voiture jusqu'à
l'arrivée au restaurant. Lorsqu'ils furent assis à une table un peu
à l'écart, Zachary suggéra d'un air un peu narquois :
– Peut-être voulez-vous prendre connaissance du menu et me
dire ce qui vous ferait plaisir ?
– Merci, fit posément Jenny avec un bref regard dans sa
direction.
De son côté, il consultait la carte des vins et discutait avec le
sommelier.
– Je suppose, reprit-il d'un ton sarcastique, que si je vous
conseillais la fricassée de poulet, vous porteriez instantanément
votre choix sur une langouste, ou du moins sur quelque chose
qui n'aurait aucun rapport lointain avec du poulet...
– Mais pas du tout, fit Jenny d'un ton doucereux, je n'oserais
mettre en doute la compétence d'un aussi fin connaisseur...
– Tiens, tiens, dit Zachary en levant les sourcils avec
amusement, s'agirait-il enfin d'une trêve ?
– Je crois que je vais prendre une fricassée de poulet, dit Jenny
sans relever sa phrase, et... voyons... euh... une pêche Melba.
Entre-temps, le sommelier avait apporté une bouteille de blanc
d'un excellent cru local.
– Je me souviens d'avoir commencé l'autre jour avec vous une
conversation passionnante... dit Zachary en portant son verre à
ses lèvres.
Perplexe, Jenny le regardait sans mot dire.
– Vous alliez m'expliquer à quoi vous mesuriez le mérite d'un
homme...
– Vous ne pensez tout de même pas que je vais répondre à une
question pareille ?
– Pourquoi pas, Jenny ? Je meurs d'envie de savoir ce que vous
en pensez.
– Mais non, ça ne saurait vous intéresser !
– Allons, pria-t-il doucement, ne me faites pas languir plus
longtemps...
Jenny prit un air excédé.
– Puisque vous voulez le savoir, je place au-dessus de tout
l'honnêteté, la patience et la compréhension...
– Tout ceci me paraît parfait, Miss. Mais... que faites-vous de
l'amour tout court, et même... de la passion dévorante ? Un tel
sentiment ne vous semblerait-il pas indispensable entre un
homme et une femme décidés à unir leurs vies ?
Devant cette insistance, Jenny se sentit rougir jusqu'aux oreilles.
– Je trouve vos remarques d'un goût plus que douteux ! répliqua-
t-elle vertement. Ne vous imaginez pas que je vais mordre à
l'hameçon. Je ne fais pas partie du troupeau de vos admiratrices
inconditionnelles et je ne vois aucune raison d'écouter plus
longtemps ce genre de propos !
Ce disant, elle avait posé son verre et s'était levée. Peu lui
importait de faire un éclat. La seule chose essentielle était de
s'éloigner au plus vite de cet individu moqueur et sans pitié.
– Je vous demande pardon, Jenny, je me suis conduit comme un
sauvage. Allons, asseyez-vous... je vous en prie...
Indécise et méfiante, Jenny le regardait. A cet instant, parut le
garçon avec les plats.
– Je vous promets de ne plus ouvrir la bouche jusqu'à la fin du
dîner, affirma-t-il en soutenant calmement son regard.
Elle capitula et se concentra sur le poulet qui fleurait bon le
thym et l'estragon. Ils dînèrent en silence, mais un silence qui,
chose curieuse, n'avait rien de pénible ni de contraint. De temps
à autre, Jenny jetait à son compagnon un coup d'œil furtif entre
ses longs cils recourbés. Chaque fois, elle rencontrait, posé sur
elle, le regard pensif et énigmatique de l'avocat.
– Voulez-vous danser, Jenny ? demanda Zachary, une fois que
le garçon eût débarrassé.
Après une seconde d'hésitation, Jenny accepta d'un petit signe de
tête et le suivit.
C'était bien sa chance ! Les haut-parleurs se mirent à diffuser un
slow langoureux. Elle eut un mouvement de recul. Mais c'était
trop tard. Zachary avait refermé ses bras sur elle. Ils se mirent à
danser lentement au milieu des autres couples. Elle aurait dû
détester cela, se disait-elle avec sévérité. Pourquoi donc au
contraire se sentait-elle aussi étrangement en paix avec elle-
même et avec son cavalier ? On eût dit qu'ils se connaissaient de
toute éternité, que sa place était là, sans conteste, dans les bras
de Zachary... Elle se laissa faire lorsqu'il la serra plus
étroitement contre lui. D'un geste tout naturel, elle joignit ses
mains derrière sa nuque. Le temps parut s'arrêter... Ils se
séparèrent seulement lorsque la musique changea de rythme.
– Voulez-vous dîner avec moi demain soir ? demanda Zachary,
de retour à leur table.
– Je suis désolée, répondit-elle en posant son verre, mais c'est
impossible. Je passe le week-end à la maison et je partirai
directement du bureau demain après-midi.
Pourquoi regrettait-elle tellement de ne pouvoir accepter
l'invitation de l'avocat ? Était-ce dû à ce vin blanc un peu traître,
ou à l'atmosphère intime de ce restaurant aux lumières
tamisées ?
– Eh bien, dit Zachary, ce sera pour la semaine prochaine.
– Nous verrons, murmura Jenny, certaine qu'il valait beaucoup
mieux pour elle ne plus le revoir.
La Mercedes fit crisser ses pneus dans l'allée et s'immobilisa.
Hypnotisée, incapable de trouver quelque chose d'intelligent à
dire, Jenny sortit silencieusement de la voiture, tandis que
Zachary lui tenait la portière ouverte.
– Au revoir, Jenny, dit il doucement en posant un baiser léger
sur sa tempe.
– Bonsoir, fit-elle d'une voix frémissante avant de s'enfuir vers
la porte de son appartement, le cœur battant la chamade.
Elle fut longue, cette nuit là, à trouver le sommeil...
3

Dès sa sortie du bureau, Jenny prit la route de Tauranga. Une


fois qu'elle eut quitté l'autoroute du Sud, elle se sentit détendue
et l'esprit libre. Que la campagne était donc belle et sereine après
le bruit et l'agitation de la ville. Autour des fermes, dans les
enclos, le bétail ruminait paisiblement l'herbe verte, haute et
drue, pleine de sève.
Elle respirait avec délices l'air vif et parfumé qui pénétrait par
les fenêtres ouvertes. A sept heures et demie au plus tard, la nuit
tomberait. Elle aurait encore une demi-heure de conduite dans
l'obscurité... Jenny avait honte de se l'avouer, mais elle mourait
de peur lorsqu'elle conduisait la nuit en rase campagne. Ça et là
surgissaient des ombres terrifiantes, menaçant de l'engloutir
corps et biens avec sa petite voiture. Que ferait-elle en cas de
panne, perdue dans cette immensité ?
Les plaines de la Hauraki s'étendaient à perte de vue, couvertes
de gras pâturages humides. A certains endroits carrément
inondés, de profonds fossés longeaient la route pour drainer
l'eau du sol.
Après Peroa, on roulait entre deux rangées de sombres collines
couvertes de conifères. Il était presque sept heures quand elle
aborda les lacets du défilé de Karangahake. Encastré entre de
hautes falaises vertigineuses, une rivière y coulait paisiblement.
A mi-chemin, se dressait un vieux monument délabré en tôle
ondulée destiné à commémorer la ruée vers l'or du temps jadis.
Dans le crépuscule, tout paraissait fantastique, et la jeune fille
n'avait pas de mal à imaginer l'activité fébrile des chercheurs
d'or, leurs cris, leurs bagarres. Que de fortunes faites et défaites
en un clin d'œil !
L'obscurité s'épaississait quand Jenny traversa l'agglomération
rurale de Katikati. Machinalement, elle appuya sur le
champignon. En voyant briller au loin les lumières de Tauranga
et du Mont Maunganui, elle poussa un profond soupir de
soulagement. Encore quelques instants, et elle serait arrivée.
Comme c'était bon de penser à la maison, de revoir en
imagination les années d'enfance passées dans cette paisible
petite ville, ces jours heureux où les amis et les jeux semblaient
être les seules choses importantes de l'existence. Bien sûr, il
fallait aller en classe, mais le temps y passait vite. De caractère
facile, Jenny avait toujours abordé avec le sourire les petits
problèmes de la vie quotidienne. Elle pratiquait plusieurs sports
avec un égal bonheur : tennis, basket, squash. Sa gentillesse et
sa simplicité la rendaient extrêmement populaire.
Oui, sa jeunesse avait été facile et douce. Trop peut-être. En se
penchant sur les événements de ces derniers mois, Jenny se
demandait si ce n'était pas la mort subite de son père qui l'avait
poussée à s'accrocher ainsi à Max Enfield, qui jusque-là n'avait
été qu'un ami comme les autres. Leurs sentiments réciproques
avaient mûri lentement, jour après jour. Ils avaient même adopté
des habitudes de vieux couple : le mardi, ils prenaient le café
ensemble à la sortie du bureau, toujours dans le même petit bar ;
le samedi, ils allaient au cinéma ou au bal ; et le vendredi soir,
jour où les magasins fermaient plus tard que d'habitude, ils
faisaient des courses. Bientôt, Max avait été invité tous les
dimanches chez les Meredith... et très vite on avait estimé
comme allant de soi qu'ils allaient se fiancer.
A croire, pensait maintenant Jenny, qu'il s'était produit chez eux
comme un phénomène d'autosuggestion. Ils avaient agi sous la
pression de leurs parents et de leurs amis, sans se rendre compte
du peu de profondeur de leurs sentiments. Peut-être fallait-il une
erreur de ce genre dans une vie pour prendre conscience de la
nécessité absolue pour chacun de conduire son existence en
adulte responsable...
Pour être tout à fait honnête avec elle, Jenny devait reconnaître
qu'elle avait surtout souffert dans son orgueil. Mais cette histoire
ne lui avait pas vraiment brisé le cœur. Au contraire, elle était
plutôt soulagée d'avoir échappé à ce qui n'était sans doute qu'une
illusion.
Lorsque Jenny freina devant la maison, elle se sentit accueillie
par la lumière du porche qui éclairait la pelouse. Elle coupa les
gaz et donna deux brefs coups de klaxon. Presque aussitôt, la
porte s'ouvrit pour laisser passer une petite femme rondelette,
entre deux âges, qui se mit à descendre en courant les marches
du perron. Une seconde plus tard, elle serrait Jenny à l'étouffer
contre sa généreuse poitrine et la couvrait de baisers.
– Quel bonheur de te revoir, ma chérie ! fit-elle d'un air extasié.
– Oh maman, à t'entendre, on dirait que je suis partie depuis cent
ans !
En riant, Jenny se dégagea des bras maternels pour prendre sa
valise et quelques paquets sur le siège arrière.
– Tiens, maman, prends ça, c'est pour toi. Mais interdiction de
l'ouvrir avant d'être dans la maison !
Une fois dans la cuisine, elle huma avec délices la bonne odeur
de ragoût de mouton.
– Je t'ai fait un flan meringué au citron avec de la crème à la
vanille. Allez, mets-toi à table. Tu dois mourir de faim. Je suis
certaine que toute seule tu te nourris en dépit du bon sens...
Un petit rire affectueux illumina le visage de Jenny.
– Je vois que tu as l'intention de me renvoyer à Auckland avec
deux kilos de plus !
– Tu pourrais le supporter, ma chérie !
– Jane rentre-t-elle bientôt ? demanda Jenny en se servant
généreusement de flan.
– Oui, du moins je. le pense. Bob Sanderson est venu la chercher
vers sept heures. Ils ont dit qu'ils reviendraient voir le film à la
télévision.
Les coudes sur la table, le visage légèrement crispé, Mme
Meredith se pencha soudain vers sa fille.
– Oh, Jenny, ta sœur est beaucoup trop jeune pour aller là-bas.
Je n'arrive pas à la faire changer d'avis. C'est décourageant. Dieu
sait ce qui peut arriver dans ce pays, dans ces grandes villes
pleines d'étrangers. Il est affreusement dangereux de sortir seule
le soir, il paraît.
– Mais maman, dit Jenny avec un léger sourire, tu es en train de
décrire les bas-fonds de Sydney ! N'exagérons rien. Et puis, je te
trouve bien raciste !
– Et un pays où il y a des serpents, en plus ! ajouta M me
Meredith d'un air accablé.
Jenny repoussa son assiette vide et posa une main affectueuse
sur celle de sa mère.
– Ma petite maman, Jane a les pieds sur terre, elle est même très
mûre pour son âge et elle sait ce qu'elle veut. Tu ne vas pas le lui
reprocher ! Pourquoi l'empêcher d'aller là-bas si c'est son idée ?
Elle est sérieuse tu le sais bien, et elle ne fera pas de bêtises sous
prétexte qu'elle est loin de la maison. Ne t'inquiète pas, va, elle
te ramènera un jour un garçon épatant !
Elle regardait gentiment le visage soucieux de sa mère.
– Si c'était un garçon poursuivit-elle, tu trouverais tout naturel
de le voir partir au bout du monde ! Dis-toi bien qu'aujourd'hui
les filles réclament la même indépendance. Je ne prends pas son
parti contre toi. Je veux seulement que tu le comprennes : elle
n'est plus un bébé. Elle a presque vingt ans. Elle travaille depuis
quatre ans déjà.
Mme Meredith eut une petite moue tremblante et fouilla
hâtivement dans là poche de son tablier à la recherche d'un
mouchoir.
– Tu trouves sans doute que c'est de l'égoïsme de ma part de
vouloir la garder ici encore un an ?
– Mais non, ma petite maman chérie. Jamais personne ne
pourrait te reprocher cela. Seulement, il t'est difficile d'admettre
que tes poussins puissent quitter un jour ou l'autre le nid familial
!
Meredith se moucha bruyamment sans répondre. A cet instant,
un bruit de freins et des claquements de portière annoncèrent
l'arrivée de Jane et de Bob, son ami inséparable. Ils sortaient
ensemble depuis des mois. Bob aurait bien voulu voir leurs
relations évoluer vers quelque chose de plus positif. Mais Jane
avait toujours refusé tout net, et on en était toujours là...
– Je te trouve très en beauté, Jenny, dit Jane en sautant au cou de
sa sœur. A croire qu'un type sensationnel a découvert tes vertus
cachées et t'a fait perdre la tête !
Jenny grimaça un sourire tout en faisant un petit signe à Bob qui
arrivait sur les talons de la jeune fille.
– Merci bien ! Il n'est pas encore né, celui qui me fera perdre la
tête !
– Oh, n'essaie pas de me faire avaler une pareille énormité !
Qu'en penses-tu, Bob ?
– Si j'avais quelques années de plus, dit le jeune homme avec
conviction, je m'en chargerais avec plaisir, je vous l'assure !
– Une telle galanterie mérite bien une tasse de café et au moins
deux tranches de gâteau au chocolat ! dit Jenny avec un clin
d'œil amical. Installez-vous tous, je vous apporte cela dans un
instant.
Elle partit s'affairer dans la cuisine. Lorsqu'elle revint au salon,
le film commençait. Sans mot dire, elle tendit à chacun une tasse
de café fumant et leur fit signe de se servir de gâteau. Peu après
la fin du film, Bob se leva pour prendre congé.
– Nous allons passer la journée aux courses demain, dit Jane. Tu
viens avec nous, n'est-ce pas ?
– Non merci, dit Jenny en secouant la tête. Tu sais, cela ne me
passionne guère...
– Tu ne vas quand même pas rester à la maison tout le week-end
! Sors au moins avec nous demain soir. Il y aura le frère de Bob
et sa fiancée. Bob m'a dit tout à l'heure que son père attend pour
le week-end un ami d'Auckland. Il paraît que c'est un célibataire
irrésistible. Je pense que Bob n'aura pas de mal à le persuader de
te servir de cavalier. Nous avons retenu une table au « Navy
Club » et nous finirons la soirée à Omanu où des amis donnent
une grande réception dans leur résidence au bord de l'eau.
– Du calme, petite sœur ! s'écria Jenny. Je ne veux pas
m'imposer, et de toute façon, je ne tiens pas à ce qu'on me
ménage d'autres entrevues...
– Oh, Jenny, tu ne vas pas me dire que Diane et Georges ont
encore...
– Mais si ! dit Jenny en fronçant son petit nez. Ils n'arrêtent pas
de me présenter des garçons !
– Allons, Jenny, dit Bob en regardant les deux sœurs avec
affection, dites oui, je vous en prie, ou ça va faire des histoires
sans fin avec Jane !
– Mais oui, vas-y, ma chérie, renchérit Mme Meredith. J'ai
promis à Élvira Hamilton d'aller avec elle au cinéma comme
d'habitude, pensant que tu te laisserais convaincre par Jane.
Jenny lança à Jane un regard noir qui la fit éclater de rire.
– Eh bien, je vois que nous sommes tous d'accord, fit celle-ci
avec gaieté en entraînant Bob dans le hall.
Jenny était perplexe. Pour la première fois, elle sortirait à
Tauranga sans Max. Elle rencontrerait forcément à cette
réception des tas de gens au courant de ses fiançailles rompues.
Charmante perspective... On pouvait espérer que ce fameux
célibataire aurait d'autres projets et refuserait de l'accompagner à
cette soirée. Et puis, il y avait toujours la ressource de prétexter
un solide mal de tête après une journée passée au soleil sur la
plage !
Lorsque Jane revint à la cuisine quelques instants plus tard,
Jenny finissait d'essuyer la vaisselle.
– Maman est déjà couchée ? demanda Jane.
– Oui, dit Jenny avant d'ajouter : Sais-tu qui est cet ami des
Sanderson ?
– Aucune idée, dit Jane d'un air désinvolte. Je ne sais même pas
son nom. Je crois seulement qu'il est vaguement cousin de Mme
Sanderson.
Avec perplexité, elle regardait l'anneau d'argent à l'annulaire de
Jenny.
– C'est très joli, mais pourquoi portes-tu cela ? Pour camoufler
la trace de ta bague de fiançailles ? Il suffirait de quelques
heures au soleil sur la plage pour la faire disparaître, tu sais !
– C'est bien ce que je comptais faire demain pendant que maman
serait à son club et toi aux courses, dit Jenny avec un éclair de
colère dans le regard.
– Ne te hérisse pas comme cela, mon chou ! Laisse-moi te dire
qu'à mon avis cette rupture a été une bonne chose. Max n'aurait
pas été le mari qu'il te fallait.
Elle s'étira avec un énorme bâillement.
– Je tombe de sommeil. Tu viens ?
Le samedi matin, le temps était idéal. Le soleil brillait dans un
ciel sans nuages. Quand Bob arriva pour chercher Jane, M me
Meredith était déjà partie à son club pour sa partie de quilles
habituelle, et Jenny était en train de remplir un thermos de café à
emporter sur la plage avec des sandwiches. En apprenant que
Bob avait réussi à convaincre l'ami de son père de servir de
cavalier à Jenny, Jane eut une exclamation ravie.
– Génial ! s'écria-t-elle en sautant au cou de son ami.
Ne voulant pas faire trop de route, Jenny se contenta de
s'installer à la sortie de Tauranga sur une plage relativement
calme. Le soleil était délicieusement chaud sur sa peau. A
quelques mètres, une brise légère faisait frissonner les feuilles
d'un immense pohutawaka. Dans une sorte de léthargie
bienheureuse, elle entendait des cris lointains d'enfants, le bruit
assourdi d'un transistor, le friselis des vagues. Les yeux fermés,
elle se demandait ce qu'elle porterait pour cette soirée. Pourquoi
pas cette robe assez osée en jersey de soie or ? Elle était
extrêmement moulante, avec le dos complètement nu et le
devant assez échancré. C'avait été un coup de folie de sa part.
Jamais elle n'avait osé la montrer à Max. Mais après tout, Max
était de l'histoire ancienne. Elle pouvait bien mettre ce qui lui
faisait plaisir ! Eh bien oui, ce serait cette robe !
Jane eut un sifflement admiratif en la voyant apparaître dans
cette robe fantastique qui mettait en valeur sa silhouette sans
défaut. Mais Jenny ne se sentait pas tout à fait elle-même dans
cette tenue de vamp. Au moment où elle était presque décidée à
en changer, on entendit une voiture freiner dans l'allée. Trop
tard. Elle suivit Jane vers la porte. Bob entra. Après les avoir
saluées amicalement, il se recula pour présenter son compagnon,
resté dans l'ombre, qui n'était autre que... Zachary Benedict.
Jenny sursauta en le reconnaissant. Pendant quelques secondes,
elle resta pétrifiée, incapable de prononcer un mot.
– Mais nous nous sommes déjà rencontrés, dit Zachary avec un
éclair de malice dans le regard, n'est-ce pas, Jenny ?
– Oui... à Auckland... articula péniblement la jeune fille.
Jane et Bob les regardaient, un peu ébahis.
– Il se trouve que nos bureaux sont dans le même immeuble,
précisa l'avocat.
– C'est une coïncidence étonnante, fit Jane d'un air ravi en les
entraînant au salon. Quelle chance que vous vous connaissiez !
Nous avions eu un mal fou à décider Jenny à venir ce soir ! Elle
a horreur des inconnus.
– Voulez-vous boire quelque chose avant de partir ? demanda
Jenny en regardant alternativement les deux hommes. Sherry,
gin, vermouth, whisky ?
– Bob prend du vermouth, je vais lui verser sa ration habituelle.
Jenny va s'occuper de satisfaire vos désirs, ajouta-t-elle pour
Zachary.
Jenny fixa un regard gêné sur le plateau de verres tout en se
demandant si Benedict aurait l'audace de relever la phrase
malencontreuse de Jane.
– Un whisky léger, avec beaucoup d'eau et de glace, demanda-t-
il.
Mais il y avait dans sa voix comme une ironie imperceptible.
C'était visible, il avait lu dans les pensées de Jenny !
Quelques secondes plus tard, elle lui tendit son verre en
s'efforçant de paraître désinvolte. En réalité, elle se sentait
terriblement nerveuse, muette et intimidée comme une écolière à
sa première surprise-partie.
– Bob vous a sans doute dit qu'après dîner nous nous rendrions à
une réception à Omanu, expliquait Jane à Zachary. Elle a lieu
chez la sœur et le beau-frère d'Eloïse que vous verrez tout à
l'heure au restaurant. Ils ont une maison magnifique qui donne
directement sur la plage.
Avec concentration, Jenny buvait son sherry à petites gorgées,
se demandant désespérément pourquoi elle se conduisait de
façon aussi stupide.
Un peu plus tard, ils s'engouffrèrent tous dans la Mercedes de
Zachary. Lorsqu'ils eurent retrouvé les autres au Navy Club,
Jenny se sentit enfin un peu plus détendue. La conversation
allait bon train. Pendant tout le dîner, Zachary se montra plein
de prévenances à son égard. Il levait parfois un sourcil étonné
quand elle refusait du vin. Jenny voulait garder l'esprit clair. Pas
question de perdre la tête...
Peu après dix heures, Os partirent pour Omanu où la réception
battait déjà son plein, à en juger par le nombre de voitures
garées dans les allées et sur les pelouses. Le salon, la salle à
manger, le vestibule, étaient pleins à craquer. Il en était de
même pour l'immense terrasse qui surplombait l'océan. De
nombreux buffets regorgeaient de victuailles. Des haut-parleurs
habilement répartis diffusaient une musique assourdissante.
Leurs voisins étant tous invités, leur expliqua en riant la
maîtresse de maison, le bruit n'avait aucune importance.
Après un moment passé ensemble à boire et essayer de se faire
entendre au milieu de ce tohu-bohu, les trois autres couples
s'éclipsèrent.
Zachary semblait comme hypnotisé par le contenu du verre de
Jenny. Lorsqu'elle l'eût vidé lentement jusqu'à la dernière goutte,
il le lui prit des mains sans mot dire, le posa sur une table et
l'attira dans ses bras. Ils se mirent à danser un slow dans la salle
bondée et enfumée où les lumières tamisées jouaient avec
discrétion sur les silhouettes presque fantomatiques des couples
enlacés. Serrée tout contre la poitrine musclée de Zachary, Jenny
se disait avec un petit sourire intérieur qu'elle devait susciter
bien des jalousies.
– On dirait que quelque chose vous amuse ? fit Zachary.
– Je garde mes pensées pour moi, si vous permettez ! rétorqua-t-
elle avec une certaine coquetterie.
Il la dévisagea longuement avant de déclarer en faisant une
curieuse petite grimace :
– Je préfère de beaucoup la vraie Jenny...
– Comment avez vous l'audace de prétendre connaître ma réelle
personnalité ? s'exclama-t-elle avec indignation.
– Vous n'êtes absolument pas naturelle ce soir, ma chère Jenny.
– D'abord, je ne suis pas votre chère Jenny, lança-t-elle
rageusement avec un mouvement de recul.
– Vous m'avez déjà dit ça l'autre jour... fit-il posément en
resserrant son étreinte.
Jenny se débattit comme un beau diable pour échapper à sa
poigne de fer. En vain.
– Lâchez-moi, siffla-t-elle entre ses dents serrées.
– Du calme, mon petit moineau, murmura-t-il en appuyant ses
lèvres sur son front.
– Je vous déteste ! dit-elle à mi-voix en essayant d'esquiver cette
caresse.
– Vous n'avez aucune raison de me détester, du moins pas
encore... dit-il sur un ton de menace.
Hors d'elle, Jenny lança :
– Si vous ne me lâchez pas sur-le-champ, je... je vais...
– Allons, petite fille, il est grand temps que quelqu'un vous
prenne en main, dit-il avec un air sévère sans toutefois faire
mine de la lâcher.
– En tout cas, ce ne sera pas vous, je vous jure ! laissa tomber
Jenny sans ménagement.
Il resta imperturbable.
– Dommage, taquina-t-il. Ce serait pourtant assez excitant de
dompter une lionne en furie !
Les yeux brillants de larmes contenues, Jenny lui jeta un regard
de colère.
– Je ne sais pas où vous voulez en venir... commença-t-elle.
– Allons, Jenny, coupa-t-il avec un sourire enjôleur, ne vous
posez pas trop de questions, et faisons la paix, au moins pour ce
soir.
– De toute façon, ce genre de soirée ratée ne risque pas de se
reproduire, c'est moi qui vous le dis ! s'exclama-t-elle en le
regardant droit dans les yeux.
Pendant d'interminables secondes, il la dévisagea sans mot dire,
continuant à la faire évoluer en cadence sur la mélodie
langoureuse. Soudain Jenny eut l'impression qu'ils étaient seuls
au monde. Sans la quitter des yeux, Zachary la serra plus
étroitement encore contre lui, glissa une main derrière sa nuque
et pencha la tête. Elle ouvrit les lèvres pour protester, mais il ne
lui laissa pas le temps de prononcer un mot. D'un baiser brutal et
intense, il lui ferma là bouche comme pour la punir.
Lorsqu'il desserra enfin son étreinte, elle chancela, en proie à
une émotion paralysante. Puis elle se ressaisit et n'eut plus qu'un
désir : fuir, fuir cette salie bruyante et sombre, cette musique
assourdissante, fuir cet homme qui venait de l'humilier...
Sans un regard en arrière, elle sortit en courant sur la terrasse,
dégringola les marches qui conduisaient à la plage et se mit à
courir vers la mer dans ses petites sandales dorées qui se
remplirent rapidement de sable, la faisant trébucher. Elle s'arrêta
une seconde pour les ôter et continua plus lentement, les jambes
encore tremblantes d'émotion.
Peu à peu, l'air frais de la nuit la calma. Tout en contemplant
l'horizon et les reflets de la lune sur la houle, elle posa ses doigts
frémissants sur ses lèvres meurtries. Elle ne pouvait penser sans
honte à ce qui venait de se passer. Que lui avait-il pris ?
Pourquoi, Seigneur, avait-elle fait preuve d'une pareille
agressivité à l'égard de Zachary ? Quelle était donc cette force
invisible qui semblait les jeter dans les bras l'un de l'autre ? Des
larmes de regret se mirent à couler lentement le long de ses
joues. Que faisait-elle ici ? Quelle folie d'avoir accepté de venir
à cette réception !
– Avez-vous l'intention de passer là le reste de la soirée ? fit la
voix calme de Zachary derrière elle.
Surprise, Jenny faillit se retourner. Mais, voulant dissimuler les
larmes qui inondaient son visage, elle se mit à marcher
lentement le long du rivage, la tête baissée, soulevant
légèrement sa robe d'une main. Les vaguelettes ourlées d'écume
venaient lécher ses pieds nus. A quelques pas derrière elle,
Zachary avançait sans mot dire. On n'entendait que le bruit
assourdi de la musique et celui de la mer qui venaient mourir sur
le sable.
– Pourquoi m'avez-vous suivie ? demanda Jenny après un long
silence.
– Si ce n'avait pas été moi, ç'aurait pu être quelqu'un d'autre...
par exemple un garçon un peu éméché attiré par votre tenue
terriblement osée... répondit l'avocat.
Avec un soupir, Jenny retourna sur le sable sec et posa son
regard sur l'immensité si paisible qui les entourait. Elle se sentit
soudain envahie d'une sorte de sérénité, comme si la marée
montante avait eu le pouvoir de noyer soucis et angoisses.
Avec une douceur infinie, Zachary posa les mains sur ses
épaules et la fit pivoter vers lui. Muette d'appréhension, elle leva
les yeux sur le beau visage aux traits aigus. Il lui souleva le
menton et la regarda attentivement.
– Vous êtes un vrai petit hérisson, Jenny ! Je me demande
pourquoi...
Il pencha le visage et effleura doucement ses lèvres tremblantes
en la serrant étroitement dans ses bras. Cette fois-ci, la jeune
fille ne put s'empêcher de répondre avec ardeur à ses caresses. Il
eut une exclamation étranglée et lui donna un long baiser intense
qui la fit fondre comme une cire molle. Jamais on n'avait
embrassé Jenny avec cette force, cette sensualité, qui la
bouleversaient, corps et âme. Qu'il était bon de se laisser aller
dans ces solides bras si rassurants. Elle avait l'étrange
impression d'atteindre enfin le port au terme de dures semaines
passées sur une mer déchaînée... Après ces grisantes minutes
d'abandon, elle revint enfin sur terre. Le visage soudain rouge de
honte, elle se débattit pour échapper à l'étreinte de Zachary. Sans
la quitter du regard, il la lâcha doucement. Tout en essayant de
reprendre son souffle, Jenny cherchait désespérément quelque
chose à dire.
– Pourquoi lutter, mon petit moineau ? dit l'avocat d'une voix
grave et chaude en prenant entre ses mains le visage auréolé de
cheveux dorés. C'est reculer pour mieux sauter...
Complètement abasourdie, Jenny murmura :
– Je... je suis...
Avec douceur, il posa un doigt sur les lèvres tremblantes et
douces de la jeune fille.
– Ne dites rien, Jenny. Je sais.
4

Impossible d'oublier les heures qui avaient suivi leur retour dans
la superbe maison au bord de l'eau. Jenny avait senti un certain
nombre de regards posés sur eux. Elle n'avait pas pu ignorer le
petit sourire en coin de Jane. Elle avait passé le reste de la soirée
dans une sorte d'état second, osant à peine regarder Zachary, ne
sachant ce qu'il fallait lire sur son visage impénétrable. Malgré
tout, elle s'était laissé convaincre de reculer son retour à
Auckland prévu pour le lendemain après-midi, afin de pouvoir
passer la journée sur le bateau de pêche des Sanderson. Un
barbecue sur la plage devait clore le week-end. Jenny n'osait
s'avouer qu'elle avait accepté uniquement parce que Zachary
devait aussi s'y trouver.
Après s'être tournée et retournée dans son lit pendant des heures,
elle se réveilla peu avant le petit déjeuner avec un affreux mal
de tête. Plus elle pensait à Zachary Benedict, plus elle se disait
que la seule chose raisonnable était de faire l'impossible pour ne
plus le revoir. Continuer à se laisser prendre à son charme,
c'était jouer avec le feu. Elle venait de traverser des moments
pénibles. Ce n'était pas pour se jeter tête baissée dans une
aventure sans issue. En entassant ses vêtements n'importe
comment dans sa valise, elle se remémorait avec colère la phrase
de l'avocat : « Ce serait pourtant assez excitant de dompter une
lionne en furie ! ». Cet individu était d'une suffisance
exaspérante ! Eh bien, elle allait lui faire comprendre qu'elle
était indomptable, elle, et qu'il pouvait bien aller exercer son
charme ailleurs !
– Miséricorde ! fit Jane, stupéfaite, en apparaissant sur le seuil
de la chambre. Que fais-tu ?
Jenny enfila rapidement une tenue d'intérieur, avant de répondre
à sa sœur d'un ton courroucé :
– Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai accepté de vous
accompagner aujourd'hui ! La pêche ne m'amuse absolument
pas, et l'idée de passer une journée avec ce... ce Benedict me
rend positivement malade ! lança-t-elle avec véhémence.
D'abord, c'est pour maman que je suis venue à Tauranga, et je ne
l'ai pratiquement pas encore vue ! Tu m'entraînes dans un
tourbillon de mondanités, alors que je n'ai qu'une idée : passer
un week-end tranquille en famille. C'en est trop à la fin ! Je veux
qu'on me laisse en paix !
– Mais que se passe-t-il, Jenny ? Calme-toi !
Le regard furieux, Jane s'était assise au pied du lit de sa sœur.
Jenny se laissa tomber à côté d'elle avec un profond soupir.
– Je ne t'en veux pas, Jane. Tout est de ma faute, dit-elle d'un ton
lugubre. Je n'en peux plus de voir tous ces amis et ces cousins
pleins de bonnes intentions passer leur temps à me ménager des
entrevues plus ou moins déguisées qui ne trompent personne !
Jane ne répondit pas. Mais elle ne pouvait oublier la fuite
éperdue de Jenny la veille, ni son visage visiblement bouleversé
par un violent choc émotif lorsqu'elle était revenue en
compagnie de ce séduisant Zachary. Après tout, pourquoi
vouloir brusquer les choses ?
– Tu devrais proposer à maman de l'emmener passer la journée
chez tante Elsie. Elle n'a pas souvent l'occasion d'y aller. Elle
serait sûrement ravie de retrouver les Peupliers. De là, tu
pourrais repartir directement sur Auckland. Quant à maman, elle
reviendrait en car. Il y en a sûrement un le dimanche soir. Jane
paraissait ravie de son idée.
– Et puis, ajouta-t-elle, tu adores les animaux, et, à cette époque-
ci de l'année, il y a plein de petits qui folâtrent partout. C'est
adorable !
Jenny eut un léger sourire. Elle se sentait des remords d'avoir
rabroué sa sœur. Mais comment lui faire comprendre qu'après
s'être bien juré de ne plus jamais se laisser entortiller par qui que
ce soit, elle venait de tomber sur l'homme le plus fascinant de la
terre qui avait réduit à néant ses plans de défense ? Si elle ne
voulait pas perdre définitivement la tête, il fallait à tout prix
renoncer à cette promenade.
– D'accord, petite sœur, dit-elle en se levant d'un bond. Explique
tout ça à maman et téléphone à tante Elsie pendant que je prends
ma douche. Mais de toute façon, je tiens à partir le plus vite
possible.
– Compte sur moi, déclara Jane d'un ton résolu. Je m'occupe de
tout.
Un peu ébahie, Mme Meredith dut déjeuner avec un lance-
pierres et s'engouffrer en hâte dans la voiture de Jenny.
Sagement, elle se garda bien de poser trop de questions. Après
tout, ses filles devaient bien avoir leurs raisons...
Jenny poussa un soupir de soulagement en prenant enfin la route
sans avoir revu ni Bob ni Zachary. Arrivée en rase campagne,
elle se détendit enfin et put admirer à loisir les collines
verdoyantes coupées de barrières d'un blanc éclatant qui
délimitaient les enclos. L'air était délicieusement frais. Comme
il aurait fait bon grimper au sommet d'une colline et s'allonger
dans l'herbe grasse en regardant paître le bétail, dans ce paysage
plein de douceur et de sérénité.
Elle eut soudain l'impression que la main de sa mère se crispait
sur la poignée de son sac. Elle réalisa aussitôt que la voiture
dévorait la route comme si elle eût été poursuivie par une horde
de démons. Elle leva le pied de l'accélérateur et entendit sa mère
pousser un petit soupir discret.
Tante Elsie leur réserva un accueil enthousiaste. Après quelques
échanges affectueux, Jenny réussit à s'éclipser, heureuse de
laisser les deux sœurs bavarder ensemble.
Lentement, elle se dirigea vers les palissades de bois peintes en
blanc qui séparaient la ferme des innombrables hectares de terre
arable s'étendant presque à perte de vue. Depuis des années,
oncle Dan portait tous ses soins à l'entretien de cette ferme
modèle dont il était fier à juste titre. Jenny se souvenait de
vacances merveilleuses passées dans ce havre de tranquillité.
C'était l'époque bénie où il n'y avait pas encore de nuages à
l'horizon...
Non loin de la ferme, des rangées de peupliers au feuillage irisé
par les rayons du soleil tendaient vers le ciel leurs hautes
ramures élancées. Jenny resta un long moment à les contempler.
Malgré cette paix qui l'enveloppait, elle ne pouvait effacer de sa
mémoire l'étreinte passionnée de Zachary, ses caresses
troublantes, ses baisers ardents qui avaient éveillé en elle un
monde de sensations infiniment bouleversantes.
Allons, il faut oublier tout cela, se dit-elle avec détermination en
retournant vers la maison dans l'idée bien arrêtée d'aider sa tante
à la cuisine.
Ce fut un plantureux repas campagnard. Un gigot d'agneau,
entouré de pommes dauphine et de délicieux petits légumes du
jardin, fut suivi d'un incomparable pain de pommes aux raisins
servi avec une énorme jatte de crème fouettée.
Tante Elsie parut ravie en voyant ses hôtes crier grâce ! Avec un
sourire plein de tendresse, oncle Dan félicita sa femme. Dans
son visage tanné et sillonné de rides brillaient des yeux bleus
pleins de vie et de bonté.
Jenny avait toujours eu une passion pour cet oncle qui était un
vraie force de la nature. Il la regarda affectueusement :
– Alors, Jenny, comment ça va à Auckland ?
– Mais très bien, oncle Dan. Je m'y suis vite habituée.
– Nous y serons à la fin de la semaine, sans doute pour deux
jours. Ta tante exige que je la « lâche » dans toutes les boutiques
de luxe... tu vois ça d'ici ! dit-il en lançant à sa femme un regard
malicieux. Si tu es libre, nous t'emmènerons dîner vendredi.
N'oublie pas de nous laisser ton numéro de téléphone avant de
partir.
– Eh bien, je vois que les affaires marchent ! dit Jenny avec
bonne humeur. Mais pourquoi ne descen-driez-vous pas chez
moi ? Il y a de la place, vous savez. Et puis, ça me ferait
tellement plaisir !
Mais ils déclinèrent l'invitation, expliquant qu'ils préféraient
descendre dans un hôtel du centre. Comme tous les
campagnards, oncle Dan détestait conduire en ville et tourner
désespérément à la recherche d'une hypothétique place pour se
garer.
Peu après trois heures, Jenny repartit pour Auckland. Au début,
la route était dégagée, et elle appuyait avec allégresse sur le
champignon. Mais dès la grande banlieue, avant même d'arriver
à l'autoroute, la circulation se ralentit considérablement. Il était
presque six heures lorsqu'elle tourna enfin la clef de son
appartement. Après une bonne douche, une tasse de café et un
sandwich, elle se laissa tomber sur son lit sans même regarder
les nouvelles à la télévision et s'endormit d'un sommeil sans
rêves.
La journée du lundi se déroula sans incidents. Jenny s'était
pourtant préparée à entendre parler de Zachary Benedict à un
moment ou à un autre. Ce fut avec un soulagement mitigé que ce
soir là elle rentra chez elle sans l'avoir même aperçu. Mitigé, car
au fond elle était étrangement déçue...
Elle était en train d'avaler des œufs brouillés lorsque le
téléphone sonna.
– Qu'y a-t-il donc, Jane ? demanda-t-elle, surprise et inquiète
d'entendre sa sœur.
– Mais rien de grave, Jenny ! Je voulais simplement te dire que
Bob doit aller demain à Auckland pour affaires. Il a sa soirée,
libre. Je lui ai suggéré de t'appeler. Vous pourriez sortir
ensemble.
Jenny resta silencieuse.
– Ça t'ennuie ?
– Non, non, bien sûr. Je serai ravie, dit-elle gentiment. Qu'il
appelle au bureau dans la journée. Donne-lui mon numéro.
– Il prend l'avion du matin. Il pourra t'appeler dès son arrivée à
l'aéroport. A propos, je n'ai même pas eu l'occasion de te dire
que j'avais un billet pour l'Australie. Nous nous envolons pour
Sydney dans un peu plus de trois semaines. Je serai à Auckland
quelques jours avant pour faire mes dernières emplettes. J'ai
bien l'intention de descendre chez toi. Bob amènera Maman la
veille du départ. Crois-tu que tu pourrais héberger également
Emma et Gladys ? Elles pensaient aller dans un motel, mais ce
serait plus commode si nous étions toutes ensemble... Qu'en
penses-tu ?
Jenny sourit intérieurement. On pouvait faire confiance à Jane
pour tout décider et tout organiser !
– Entièrement d'accord, petite sœur. Tu me préciseras la date en
temps voulu, répondit-elle avec bonne humeur avant de poser la
question qu'elle avait depuis un bon moment sur le bout de la
langue :
– As-tu passé une bonne journée hier ?
– J'attendais ta question ! fit Jane avec un petit rire plein de
malice. Eh bien oui, c'était très sympathique. Zachary Benedict
m'a soumise à un feu roulant de questions. J'avais l'impression
d'être une accusée sur la sellette ! On dirait vraiment que tu lui
plais, tu sais. Il a réussi à me faire parler de la famille, de toi en
particulier bien sûr... J'avoue que je lui ai vaguement raconté ton
histoire avec Max... ajouta-t-elle d'une voix hésitante.
– Tu n'as pas fait ça, Jane ! s'écria Jenny avec colère.
– Ecoute, Jenny, il l'aurait aussi bien appris en questionnant Bob
ou quelqu'un de sa famille, dit Jane pour se justifier. Il n'y a pas
de quoi te mettre en colère, je t'assure !
Jenny poussa un profond soupir.
– Bon, n'en parlons plus !
– Il faut que je te quitte, Jenny. Emma et Gladys m'attendent
pour aller au cinéma. Maman me charge de t'embrasser. Amuse-
toi bien demain avec Bob. Bonsoir !
Et Jane raccrocha avant que sa sœur ait pu soulever la moindre
objection.
Bob appela peu avant midi et laissa un message à Suzy : on lui
avait donné des places pour la première d'un film et il viendrait
chercher Jenny le soir à sept heures.
Ce jour-là, c'était l'affolement au bureau. Lise était malade. Son
patron venait de dicter un tas de lettres à Jenny qui en avait mal
au poignet. Elle avait deux bandes de dictaphone à retranscrire,
son courrier et deux interminables dépositions à taper.
Elle prit à peine le temps d'avaler un sandwich et de boire une
tasse de café. Malgré cela, il était largement six heures
lorsqu'elle put enfin quitter le bureau, affamée et épuisée. Elle
n'était pas encore tout à fait prête à l'arrivée de Bob et dut le
faire patienter dix bonnes minutes.
Rapidement, elle enfila une jupe longue en crêpe vert d'eau et un
petit pull moulant à manches courtes au décolleté arrondi, dont
les boutons étaient du même vert que celui de la jupe. Elle
n'avait guère le temps de se coiffer et se contenta de se brosser
vigoureusement les cheveux avant de les relever en un petit
chignon. Quant au maquillage, ce fut vite fait. Un trait d'eye-
liner, un soupçon d'ombre à paupières assortie à sa jupe, un peu
de mascara sur les cils, du rouge à lèvres et une touche rose pour
se donner bonne mine.
Elle était déjà énervée de s'être ainsi dépêchée et le fut plus
encore en découvrant que Bob était venu la chercher en taxi... et
que celui-ci attendait devant la maison.
Elle jeta en hâte un châle blanc sur ses épaules, puis ils
s'engouffrèrent dans la voiture et, grâce à Dieu, arrivèrent au
cinéma quelques minutes avant le début du film. Tout était déjà
pratiquement plein, sauf le siège voisin de Jenny. Juste avant le
début, une haute silhouette vêtue de sombre se glissa
discrètement à la place vacante.
– Je m'excuse d'être en retard, murmura une voix grave à son
oreille.
Jenny sursauta en reconnaissant le regard suffisant de Zachary
Benedict et se sentit rougir violemment. On ne pouvait
heureusement le remarquer dans l'obscurité.
– Je ne savais pas que vous deviez venir, parvint-elle à articuler
d'une voix presque calme, malgré son émotion.
– A en juger par votre ton, c'était peut-être aussi bien, répliqua-t-
il à mi-voix.
Jenny jugea préférable de ne pas répondre et tourna la tête avec
raideur vers l'écran. Mais elle était incapable de se concentrer et
de suivre ce qui s'y passait. Cette soirée était un véritable guet-
apens. Elle bouillonnait intérieurement de colère.
A l'entracte, elle suivit au foyer les deux hommes qui voulaient
fumer une cigarette. Le public s'y pressait et l'air devint assez
vite irrespirable. Soudain Jenny se sentit prise d'un léger vertige
et respira profondément, essayant désespérément de lutter contre
ce malaise. Au même moment, quelqu'un la bouscula et lui fit
perdre l'équilibre. Dans une sorte de brouillard, elle entendit
l'exclamation angoissée de Zachary qui la rattrapa de justesse. Il
la remit sur ses pieds en scrutant avec une visible inquiétude son
visage livide.
– Allons, dit-il en la maintenant solidement contre lui, venez
vous asseoir et vous reposer un instant, ou autrement vous allez
vraiment vous évanouir, ordonna-t-il en l'observant intensément.
Je jurerais que vous n'avez pas dîné. Pourquoi ?
Encore chancelante, elle secoua la tête.
– Je n'ai pas eu le temps, murmura-t-elle.
– Et le déjeuner ? insista-t-il en la forçant à s'asseoir dans un
coin de la pièce. Vous l'avez sauté aussi, probablement ?
– Lise était absente. J'ai été débordée de travail toute la journée
et n'ai eu le temps d'avaler qu'un sandwich.
– Les petites filles comme vous ont besoin d'être protégées
contre elles-mêmes...
Jenny eut un faible sourire.
– Je croyais que vous alliez dire : les petites filles comme vous
devraient être depuis longtemps bordées dans leur lit...
– Je le pensais, Jenny...
Il la regardait avec un air gentiment moqueur et elle se sentit
rougir jusqu'aux oreilles.
– Le foyer va se vider dans une minute, reprit-il avec
détermination. Je vous emmène au restaurant le plus proche, et
si vous faites des difficultés, je vous y porterai moi-même. C'est
compris ?
Il en serait bien capable, se dit Jenny. Il n'en faisait qu'à sa tête.
Il était impossible de résister à un homme pareil.
– Vous venez avec nous, Bob ? demanda Zachary en jetant un
coup d'œil interrogateur au jeune homme planté devant eux avec
une expression assez gênée.
– Je... oui... bien sûr, dit Bob en regardant Jenny. Je me sens
affreusement confus de ne pas vous avoir demandé si vous aviez
eu le temps de dîner ou non. J'avais supposé...
– A l'avenir, coupa sèchement Zachary, n'ayez jamais d'idées
préconçues sur les femmes. Ce sont des créatures bien trop
imprévisibles...
Dehors, il faisait délicieusement frais, et Jenny apprécia le court
trajet jusqu'au restaurant. Zachary ne l'avait pas lâchée ; il la
tenait solidement par la taille.
Dans l'établissement, il continua à prendre les choses en main.
Quelques instants plus tard, on leur apportait un filet mignon
tendre comme la rosée, garni de pommes noisettes, ainsi qu'une
bouteille d'un délicieux vin rouge. Au grand soulagement de
Jenny, les deux hommes se mirent à discuter, la laissant
reprendre tout doucement ses esprits. Il y avait de la musique
douce et une petite piste de danse sur laquelle évoluaient
quelques couples. Mais ses compagnons ne paraissaient pas
avoir envie de danser. Jenny se sentit un peu déçue, se
demandant bien pourquoi elle avait tellement envie de se
retrouver dans les bras de Zachary. Avait-elle trop bu ?
Son visage était sans doute expressif, car elle rencontra soudain
le regard intense de l'avocat posé sur elle. Pendant une seconde
interminable, elle le fixa, comme hypnotisée, n'arrivant pas à
définir ce qu'elle y Usait : chaleur, tendresse, suffisance,
triomphe ? Comment savoir ? Elle se sentait affreusement
vulnérable et s'imaginait avec désespoir qu'il devait se féliciter
de voir une femme de plus succomber à son charme.
Quelques instants plus tard, elle crut toucher le fond en voyant
s'approcher de leur table une jeune femme qui se jeta au cou de
l'avocat avec tous les signes de l'amour le plus débordant.
Immobile et silencieuse, Jenny se recroquevilla dans son coin,
en proie pour la première fois de sa vie aux affres de la jalousie.
Quelle folie de s'imaginer que ce Zachary éprouvait pour elle le
moindre sentiment ! Pour lui, elle n'était rien d'autre qu'une
conquête de plus. Voilà tout !
Peu avant minuit, ils quittèrent le restaurant. A la grande
consternation de Jenny, Zachary décida de reconduire Bob en
premier.
Quand les pneus de la voiture firent crisser le gravier de l'allée,
Jenny se retourna vers Zachary, ses clefs à la main, prête à le
remercier poliment et à s'éclipser.
– Et maintenant ? fit Zachary sans lui laisser le temps de placer
un mot.
Il avait parlé d'un ton sec tout en coupant le contact. Sans oser le
regarder, Jenny répondit :
– Je ne vois absolument pas ce que vous voulez dire.
– Vous m'étonnez !
– Je ne vois pas quel plaisir vous pouvez ressentir à me harceler
ainsi ! C'est du pur sadisme ! lança Jenny, hors d'elle. Et tout
cela sans doute parce que je refuse de faire partie du troupeau de
vos adoratrices !
Il y eut dans la voiture un silence épais. Consciente d'avoir peut-
être été trop loin, Jenny retenait son souffle en serrant
violemment sa clef dans sa paume.
– A vous entendre, je serais une sorte de cheik nanti d'un
harem ? dit-il avec une étincelle d'ironie dans le regard.
– C'est en tout cas la réputation que vous avez, répliqua-t-elle
froidement.
Zachary grimaça un sourire.
– Ah, je me doutais bien que le téléphone arabe avait fonctionné
ces temps derniers ! fit-il avec cynisme. Votre récente
mésaventure vous a rendue plus que méfiante et rien ne saurait
plus vous faire sortir de votre coquille.
Jenny serra les poings avec colère.
– Vous êtes dur de me dire ça, balbutia-t-elle d'une toute petite
voix.
– La vérité est toujours cruelle à entendre, dit il doucement.
– Dites-vous bien, Maître, s'écria-t-elle rageusement, que je suis
insensible à votre charme dont on me rebat les oreilles. Je n'ai
pas la moindre intention d'être un trophée de plus à votre tableau
de chasse !
– Allons, allons, dit Zachary avec une nonchalance affectée,
vous êtes une drôle de petite bonne femme, Jenny ! Est-ce que...
comment s'appelait-il donc ? Ah oui, Max... Ce garçon ne vous a
jamais dit que vous embrassiez divinement ? Etait il trop jeune
et inexpérimenté pour apprécier pleinement une vraie femme
pleine de tempérament, et féminine jusqu'au bout des ongles ?
Stupéfaite, Jenny se demandait s'il pensait vraiment ce qu'il
disait ou s'il s'agissait d'un piège.
– Ce qui a pu se passer entre Max et moi ne vous regarde en
rien, reprit-elle après un long silence.
– Oh, Jenny, vous n'avez tout de même pas la prétention de m'en
faire accroire. Je ne suis plus un petit garçon !
– En tout cas, lança-t-elle d'un ton cinglant, je veux que vous me
laissiez tranquille, une fois pour toutes. Je... je trouve votre
insistance du plus mauvais goût et j... je peux vous assurer...
La gorge serrée, elle fut incapable de finir sa phrase. Les larmes
aux yeux, elle tâtonna pour trouver la poignée de la portière.
Une fois descendue de la voiture, elle courut vers son
appartement. Mais où était sa clef ? Qu'en avait-elle fait ? C'était
le comble ! Les larmes ruisselaient maintenant sur ses joues.
Elle les balaya rageusement d'un revers de la main.
– C'est ça que vous cherchez ? demanda calmement Zachary qui
arrivait sur ses talons, la clef à la main.
Il ouvrit posément la porte et, avant de la refermer, entra avec
Jenny. La jeune fille alluma d'une main tremblante et s'enfuit
vers le salon. Mais il la rattrapa rapidement et la fit pivoter vers
lui. Sans oser le regarder, elle fixait son nœud de cravate, priant
le ciel de faire cesser ces maudites larmes. Elle se rendait
complètement ridicule. Pourquoi, Seigneur, pleurait-elle ainsi
sans pouvoir se retenir ? Et pourquoi restait-elle plantée là sans
pouvoir articuler un mot ?
Avec une exclamation, Zachary l'attira dans ses bras et lui
appuya la tête contre sa poitrine. Il la laissa pleurer tout son
saoul, se contentant de lui caresser doucement les cheveux.
Combien de temps demeura-t-elle ainsi dans ses bras ? Elle
n'aurait su le dire. Ce qu'elle savait, c'est qu'aucune force au
monde n'aurait pu l'arracher à cette chaleur paisible et
rassurante. Peu à peu, elle se calma, ses sanglots s'espacèrent.
– Je vous demande pardon, dit-elle enfin.
Il ne répondit pas. Avec une infinie douceur, il lui souleva le
menton et la força à le regarder en face. Dans les yeux sombres
et brillants, Jenny lut une très grande bonté et quelque chose
d'autre qu'elle n'arrivait pas à définir.
Il pencha la tête et couvrit son visage de petits baisers tendres.
Le cœur de la jeune fille battait à coups redoublés. Lorsque
enfin, il s'empara de ses lèvres, Jenny eut un long frémissement
de tout son être et s'abandonna. Leur baiser s'éternisa.
– Alors, Jenny ? dit-il enfin en relevant la tête, vous ne pouvez
pas continuer à vous mentir à vous-même...
La jeune fille secoua lentement la tête.
– Êtes-vous toujours convaincue que mon seul but est d'ajouter
un trophée à mon prétendu tableau de chasse ? demanda-t-il
avec une certaine sévérité.
– Je ne sais plus... répondit-elle, complètement désarçonnée.
– Je donne une réception chez moi vendredi soir. Voulez-vous
venir ?
– Je suis désolée, mais c'est impossible.
– Est-ce une façon polie de dire que vous avez peur d'accepter ?
demanda-t-il en la prenant par la taille d'un air de propriétaire.
Jenny fut parcourue d'un frisson dévastateur en se sentant à
nouveau serrée contre lui et couverte de doux baisers.
– J'ai accepté une invitation à dîner, dit-elle d'une voix mal
assurée.
– Décommandez-vous, murmura-t-il.
– Non, ce n'est pas possible, dit-elle en se dégageant. Je suis
désolée. Mon oncle et ma tante Farrell seront à Auckland pour
deux jours. Ils m'ont invitée. Je ne veux pas les décevoir.
– Ils couchent chez vous ?
– Non, dit Jenny.
– Eh bien, téléphonez-moi dès votre retour. Je viendrai vous
chercher.
– A onze heures ou minuit ?
– Pourquoi pas ? La plupart des réceptions se terminent
beaucoup plus tard que ça.
– Je... je ne sais pas. C'est...
– Si vous ne m'avez pas téléphoné à minuit, coupa-t-il, je vous
promets que je viendrai vous tirer du lit par votre blonde
chevelure. N'oubliez pas d'apporter une tenue de bain. J'ai une
piscine.
– Comment ? fit Jenny, interloquée.
– Ne prenez pas cet air paniqué. Chez moi, on se baigne en
maillot de bain ! Que croyez-vous ?
Jenny détourna les yeux en rougissant violemment.
– Mon Dieu, que vous a-t-on encore raconté sur moi ? Allons,
avouez !
– Je... je n'ai rien dit, bégaya-t-elle, affreusement embarrassée.
– Ma petite Jenny, vous ne pouvez rien me cacher. Je lis tout sur
votre visage.
– Je... je crois que vous feriez mieux de vous en aller, dit-elle en
rassemblant toute sa dignité.
– Vous avez certainement raison, dit l'avocat d'une voix
menaçante. Si je ne pars pas, Dieu seul sait ce dont je suis
capable !
Jenny se mit à trembler sans pouvoir s'arrêter, et de nouveau ses
larmes ruisselèrent. Avec un sanglot étranglé, elle s'enfuit dans
sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle avant de s'y
appuyer pour reprendre son souffle.
– Jenny ? dit-il d'une voix suppliante.
– Allez-vous-en, je vous en conjure, allez-vous-en ! Il y eut
quelques secondes d'un silence insoutenable.
Puis, elle entendit enfin le déclic de la porte d'entrée et, quelques
instants plus tard, le bruit d'une voiture qui s'éloignait dans
l'allée.
Épuisée par les émotions de cette soirée, elle resta encore de
longues minutes appuyée à la porte, sans même avoir le courage
d'éteindre et de se mettre au lit.
5

La journée du mercredi parut interminable à Jenny. Chaque fois


que le téléphone sonnait, elle sursautait, si bien que ses
collègues finirent par s'inquiéter sérieusement de son état.
Lorsque vers la fin de l'après-midi, elle eût fait répéter une fois
de plus la même phrase à Grant Ogilvie qui lui dictait du
courrier, celui-ci lui dit gentiment :
– Ça ne va pas du tout, on dirait, Jenny. Écoutez, laissez ça pour
l'instant. Et si demain vous ne vous sentez pas mieux, il faudra
prendre votre journée.
– J'ai la migraine. Deux cachets d'aspirine et une bonne nuit en
viendront à bout. Merci beaucoup.
Quelques minutes plus tard, elle recouvrait sa machine à écrire.
Lise lui jeta au passage un regard perplexe. Quand s'ouvrit la
porte de l'ascenseur, elle crut une seconde apercevoir dans un
coin la silhouette de l'avocat. Mais ce n'était pas lui. Elle poussa
un soupir de soulagement.
La circulation en ville était affolante, comme d'habitude. Il était
éprouvant pour les nerfs de conduire dans ces conditions. Une
fois chez elle, Jenny se laissa tomber sur son canapé pour ouvrir
son courrier. Elle était si fatiguée que la seule idée de la
nourriture lui soulevait le cœur. Après une bonne douche, se
disait-elle, elle se préparerait un plateau avec une grande tasse
de lait chaud chocolaté, quelques biscuits, et elle ferait la dînette
dans son lit.
Elle était en train de lire une lettre quand la sonnerie du
téléphone la fit tressaillir. Elle hésita une seconde avant d'aller
répondre. Ce n'était que Diane. Pour une fois, elle fut si contente
de l'entendre qu'elle se lança dans le récit détaillé de son week-
end à Tauranga, en évitant bien sûr toute allusion à Zachary.
Sous la douche, elle se tourna et se retourna longuement avec
délices, puis se lava les cheveux.
On sonna à la porte au moment où elle venait d'enrouler une
serviette en turban autour de sa tête. Elle passa rapidement un
peignoir et courut dans l'entrée.
– Qui est là ?
– Zachary Benedict.
Voyons, ce n'était pas possible !
– Jenny ! insista-t-il sur un ton irrésistible en tournant la
poignée.
– Je... c'est fermé. J'étais en train de prendre une douche...
Attendez, je m'habille.
– J'attendrai.
En hâte, elle retourna dans sa chambre, passa du linge propre,
enfila un jean et un petit pull à manches courtes. Deux minutes
plus tard, pleine d'appréhension, elle ouvrait la porte.
Il apparut sur le seuil, imposant, l'air d'un forban avec son polo
bleu marine ouvert sur sa poitrine hâlée, et ses manches
retroussées jusqu'aux coudes.
– Avez-vous dîné ? demanda-t-il tout à trac.
Jenny tripotait nerveusement son turban, consciente d'être pâle
comme un linge sans un atome de maquillage.
– Que... que voulez-vous ? demanda-t-elle sans répondre à sa
question.
– Ce que je veux, dit-il avec un rire un peu sec, mais, ma pauvre
Jenny, si je vous le disais, je vous ferais fuir comme une vierge
effarouchée qui craint pour sa vertu !
Les joues rouges de confusion et d'émotion, elle recula de
quelques pas. Dans ce geste, le turban se défit, et avec une
exclamation agacée elle essaya de le remettre en place.
– Laissez, dit Zachary en lui arrachant avec autorité la serviette
des mains et en se mettant à lui frotter énergiquement la tête.
C'était troublant d'être si près de lui, de respirer son odeur
masculine... Jamais elle n'avait rencontré un homme de sa force,
et sa seule présence faisait naître en elle un monde de sensations
inconnues. Elle avait l'impression de se réveiller d'un long
sommeil sans rêves. Ce n'était pas de lui qu'elle avait peur
finalement, mais plutôt d'elle ; avec stupéfaction, elle sentait
vaciller les principes moraux auxquels jusque-là, elle était
toujours restée fidèle. Pourrait-elle longtemps encore résister à
Zachary ?
– Là ! fit-il enfin en jetant négligemment la serviette sur une
chaise.
Avec un sourire malicieux, il lui releva le visage :
– Pour l'instant, vous avez tout de la méchante sorcière qu'on
voit dans les programmes de télévision pour enfants.
Un peu agacée, Jenny se dégagea en passant la main dans ses
cheveux.
– Je vais avoir un mal fou à les démêler maintenant ! dit-elle
d'un ton accusateur.
– Allons, petit hérisson, rentrez vos piquants, dit sèchement
Zachary. Je croyais que nous avions décidé hier de ne plus nous
jouer la comédie...
Jenny lui fit face, les yeux étincelants de colère.
– Et où cela nous mènera-t-il, Zachary ? Que voulez-vous
prouver par là ? Que vous êtes irrésistible ? Êtes-vous vexé de
ne pas encore avoir réussi à me séduire ? Est-ce pour cela que
vous continuez à me harceler ?
Sous l'insulte, le visage de Zachary se durcit. Il parut faire un
immense effort sur lui-même pour ne pas se jeter sur elle et la
secouer comme un prunier. Jenny se rendit compte aussitôt
qu'une fois de plus elle avait été trop loin. S'il s'en allait
maintenant et décidait de ne plus jamais la revoir ?
– Ah, vous mériteriez une punition exemplaire ! lança-t-il avec
un air menaçant. Croyez-moi, je vous ferais crier grâce !
Son visage aux traits aigus était dur et implacable. Soudain
Jenny sentit qu'il ne servirait à rien de lui résister plus
longtemps. Que lui avait-il donc dit à Omanu, ce fameux soir sur
la plage ? Ah oui... « ne vous défendez pas, ce serait reculer
pour mieux sauter ». Qui, il avait eu raison, pensait-elle en le
regardant avec perplexité. Mais elle n'arrivait plus à trouver ses
mots. Comment lui faire comprendre les raisons de sa résistance
héroïque ?
– Je ne vois pas pourquoi vous continuez à vous occuper de moi,
parvint-elle à articuler d'une voix entrecoupée. Vous voyez bien
que je ne peux m'empêcher d'être agressive à chaque rencontre...
– Je reconnais que ces disputes ne sont pas le moyen de
communication idéal entre nous, reprit Zachary, radouci, en
regardant avec insistance la jolie bouche aux lèvres pleines.
Jenny rougit légèrement et son cœur se mit à battre la chamade.
– Je dois absolument aller me coiffer, dit-elle d'une petite voix
en disparaissant dans sa chambre.
Avec l'énergie du désespoir, elle brossa longuement ses cheveux
emmêlés. S'il est encore là quand j'ai fini, se disait-elle en
touchant du bois, c'est le signe que les choses s'arrangeront d'une
manière ou d'une autre. Elle se força à se coiffer lentement et à
appliquer sur son pâle visage un léger maquillage qui lui
redonna bonne mine.
Lorsqu'elle revint au salon, son cœur s'arrêta une seconde de
battre à l'idée qu'il était sans doute parti. Mais non, il était là et,
de l'autre bout de la pièce, la regardait avancer. Affreusement
émue, elle hésita et s'immobilisa au milieu du salon.
Avec une lenteur calculée, il s'approcha d'elle en sortant un
trousseau de clefs de sa poche.
– J'ai demandé à ma femme de charge de préparer un dîner pour
sept heures, dit-il posément en jouant avec ses clefs. Il est
presque l'heure.
De son mieux, Jenny dissimula sa déception de le voir s'en aller.
– Si vous n'avez pas encore dîné, poursuivit-il, peut-être
accepteriez-vous de me tenir compagnie ?
Surprise, elle le regarda. Apparemment, il lui laissait le choix.
Mais elle devina qu'il s'agissait en fait d'un ultimatum déguisé...
Là, elle allait s'avancer sur des sables mouvants... Tant pis...
– Mais... très volontiers, merci.
Pendant le court trajet, ils restèrent silencieux. Jenny se sentait
étrangement calme. La voiture pénétra dans une magnifique
allée goudronnée bordée d'arbres exotiques. Au milieu de l'une
d'elles, se dressait un superbe pin du Norfolk aux branches
largement étalées. Les massifs ruisselaient de fleurs.
Zachary s'arrêta devant une élégante demeure au crépi ocre et au
toit de tuiles d'un brun chaud, construite sur le modèle d'une
hacienda. Jenny ne put s'empêcher de pousser un cri
d'enthousiasme.
– Que c'est joli ! s'exclama-t-elle en descendant de voiture.
Dans le vestibule, elle put admirer un splendide tapis aux sobres
couleurs à dominante tabac blonde Par des baies entièrement
vitrées, le salon donnait sur un patio dallé de marbre. C'était une
immense pièce meublée de tables basses, de canapés et de
fauteuils confortables recouverts d'un velours chaud à l'œil. Aux
murs, de jolies gravures anciennes et quelques tableaux
modernes. Un poste de télévision et une chaîne stéréo de luxe
complétaient l'ameublement.
Une petite femme replète aux cheveux gris les rejoignit. Zachary
l'accueillit avec un sourire.
– Venez que je vous présente Jenny, dit-il avec courtoisie.
Madame Lowry, Miss Meredith.
– Enchantée de faire votre connaissance, Mademoiselle, fit la
gouvernante avec un aimable signe de tête.
– Oh, appelez-moi Jenny, je vous en prie, dit la jeune fille
conquise par la gentillesse spontanée de la brave femme.
– Entendu, Jenny. Merci. Tout est prêt. Le plateau du café est
dans la cuisine. Il n'y aura plus qu'à brancher la cafetière.
Lorsque Mme Lowry se fut éloignée, Zachary prit le bras de
Jenny pour la conduire à la salle à manger.
Le couvert était dressé de façon très soignée : nappe d'un blanc
immaculé, tout comme le service de porcelaine simplement
relevé par un liseré argent, verres et carafes de cristal, argenterie
étincelante, fleurs arrangées avec goût. Dans un seau à glace en
argent attendait une bouteille de Cabernet-Sauvignon. Zachary
souleva le couvercle d'un plat. Lorsqu'elle huma la bonne odeur
de canard à l'orange, Jenny s'aperçut qu'après tout elle mourait
de faim. Tout en faisant honneur au plat, elle essayait
désespérément de trouver des sujets de conversation qui ne
fussent pas « brûlants ». Zachary dit avec gentillesse :
– Détendez-vous, Jenny ! Ne vous croyez pas obligée de parler.
Nous bavarderons après, en prenant le café.
Elle rougit imperceptiblement. Après tout, il avait peut-être
raison. De toute façon, autant obtempérer. Elle ne se sentait pas
de force à lui faire front...
Après avoir savouré un flanc aux fruits généreusement recouvert
de crème fouettée, ils allaient se lever de table lorsque le
téléphone sonna. Zachary partit dans son bureau pour répondre.
Pendant ce temps-là, Jenny débarrassa la table et porta la
vaisselle dans la cuisine où elle la rangea dans la machine. Ceci
fait, elle revint tranquillement au salon et s'agenouilla sur l'épais
tapis devant la chaîne stéréo.
Sur le tourne-disque, elle plaça avec soin les disques à succès du
moment. Confortablement enfouie dans un fauteuil, elle écoutait
s'élever la musique lancinante lorsqu'elle pensa soudain au café.
Elle courut à la cuisine pour brancher l'appareil. Trois minutes
plus tard, elle allait verser le café dans les tasses quand la voix
de Zachary la fit sursauter.
– Je m'excuse de vous avoir abandonnée si longtemps... Oh
mais, Mme Lowry ne sera pas contente de voir que mon invitée a
tout rangé ! ajouta-t-il avec un petit sourire contrit. Je vais me
faire sévèrement rappeler à l'ordre demain matin... Bon,
maintenant, si vous voulez bien, emportons ce plateau au salon.
J'ai besoin d'une bonne tasse de café. Une de mes affaires en
cours est en train de prendre une mauvaise tournure. Je dois y
réfléchir sérieusement, dans le silence. Votre présence m'y
aidera sûrement.
Bien que touchée de cette preuve d'estime, Jenny se crut obligée
de répondre :
– Ne feriez-vous pas mieux de me ramener à la maison ? Vous
seriez plus tranquille pour travailler.
– Ne pourriez-vous pas plutôt rester ici, à écouter de la musique,
à me servir du café... et à contribuer par votre douce présence à
chasser les soucis d'une journée harassante ? acheva-t-il en la
prenant par les épaules.
– Je... il vaut mieux que je rentre, je crois, murmura-t-elle d'une
voix étranglée.
– Vous êtes comme un petit animal effarouché, Jenny. Je suis
prêt à parier que votre ex-fiancé ne vous a jamais témoigné
beaucoup de passion.
Jenny ne répondit pas. Les yeux fixés sur la chemise de Zachary,
elle luttait contre une envie irrésistible de pleurer. Non, elle
n'allait pas une fois de plus se rendre ridicule ! Hélas, une larme
glissa sur sa joue, suivie d'une autre...
– Regardez-moi, intima-t-il avec fermeté en la serrant aux
épaules à lui faire mal. Dieu du ciel, je vais...
Il la secouait doucement. Incapable d'arrêter le tremblement de
ses lèvres, elle leva les yeux sur lui.
– J'en ai assez de ces disputes, commença-t-il sur un ton presque
irrité. Cela ne nous mène à rien. Écoutez-moi, Jenny ! Jusqu'à
notre rencontre, j'étais un individu cynique, incapable de croire
qu'il pouvait exister au monde une seule femme à même de me
bouleverser corps et âme comme vous le faites. Je vous veux,
Jenny, ici, chez moi, non pas en conquête passagère, mais
comme ma femme.
Prise soudain de vertige, Jenny pâlit. Non... elle rêvait... ce
n'était pas possible...
– Vous ne le pensez pas vraiment ? chuchota-t-elle enfin avec
incrédulité.
– Mais si, Jenny. J'ai connu beaucoup de femmes, certaines très
belles, parfois absolument dénuées de scrupules. Je n'ai éprouvé
de sentiment durable pour aucune. Il y en a peut-être qui se sont
imaginé avoir une chance de m'épouser. Mais jamais cette
pensée n'a traversé mon esprit une seule minute.
Il s'interrompit un instant et regarda avec douceur le visage
blanc d'émotion.
– Vous au contraire, je l'ai immédiatement su : vous êtes celle
que j'espérais, sans vouloir me l'avouer, celle qui saurait
m'attendre paisiblement à la maison en s'occupant de nos
enfants, celle qui saurait partager avec moi les joies et les soucis
de l'existence... Vous êtes ma raison de vivre, Jenny, et je veux
que vous deveniez ma femme.
Dans une sorte de brouillard, Jenny le regardait. Comment, lui,
Zachary, voulait l'épouser et non pas seulement avoir avec elle
une aventure passagère ? C'était incroyable.
– Je... je n'arrive pas à y croire, bégaya-t-elle.
– Je n'ai jamais de ma vie demandé personne en mariage, dit
calmement Zachary, et je n'ai pas l'habitude de prononcer des
paroles en l'air. Voulez-vous que je vous le prouve ? Demain,
j'irai solliciter une dispense de bans et je prendrai le premier
rendez-vous possible au bureau de l'état civil... A moins que
vous ne préfériez vous marier à l'église ? Si vous tenez à la robe
blanche et à la pièce montée, je m'incline.
Sans qu'elle s'en soit rendu compte, Jenny s'était agrippée à sa
chemise, regardant comme hypnotisée la mâchoire volontaire de
Zachary, sa bouche sensuelle, ses yeux remplis d'une passion
dévorante. Soudain, elle fut parcourue d'un long frisson. Elle eut
l'impression de tomber dans un gouffre. Tout devint noir.
Lorsqu'elle revint à elle, il était penché sur elle avec une
expression angoissée et lui faisait boire du cognac. L'alcool la fit
tousser. Elle essaya de repousser le verre, mais il insista pour le
lui voir avaler jusqu'à la dernière goutte. Une agréable chaleur
l'envahit et un peu de rose reparut sur ses joues.
– Je croyais que de nos jours on ne s'évanouissait plus
d'émotion, dit-il avec une légère ironie dans la voix. Mais vous,
mon petit pigeon, vous battez des records ! En quarante-huit
heures, vous tombez deux fois dans les pommes !
Allongée sur les coussins d'un canapé, elle le regardait avec un
curieux petit sourire.
– Je me demande si je rêve, fit-elle d'un air songeur.
– Je suis bien réel, mon petit, soyez-en convaincue. Mais ne me
demandez pas de vous le prouver. Dans votre état, ce ne serait
pas honnête de ma part.
Était-ce l'alcool qui lui déliait la langue et lui faisait perdre ses
inhibitions ?
– Quel dommage, chuchota-t-elle, envahie d'un vague regret.
Dans ce cadre idéal... avec ces lumières douces, et cette musique
tendre...
Les yeux de Zachary étincelèrent.
– Comment voulez-vous que je résiste à pareille invitation, ma
chérie ?
Avec douceur, il effleura de ses lèvres sa joue, le coin de sa
bouche.
– S'il suffit d'une aussi petite quantité de cognac pour vous
mettre dans cet état, je m'arrangerai désormais pour en avoir
toujours une provision sur moi !
Soulevée par une vague de désir, Jenny ferma les yeux. Avec
une lenteur pleine de sensualité, elle noua ses bras autour de la
nuque de Zachary. C'était divin de se laisser caresser par ces
mains tendres et expertes. Comme elle était bien dans ses bras !
Elle aurait voulu que cet instant durât une éternité et poussa une
exclamation de regret lorsqu'il se dégagea doucement mais avec
fermeté.
– Zachary ? balbutia-t-elle en lui caressant la joue.
– Vous êtes une petite sorcière, Jenny, dit-il en se levant et en la
mettant sur ses pieds. Il vaut vraiment mieux que je vous ramène
chez vous. Vous ne savez plus ce que vous faites.
Jenny eut un sourire ensorcelant, et ses yeux brillèrent de
malice.
– Êtes-vous toujours aussi galant avec vos petites amies ?
– Ne me poussez pas à bout. Si vous n'êtes pas dans la voiture
dans trente secondes, je ne réponds plus de moi.
A entendre sa voix rauque et à lire le désir qui flambait dans ses
noires prunelles, Jenny sentit que ce n'était pas une menace en
l'air. Elle jugea plus prudent de ne pas discuter.
Une fois en sécurité dans la voiture, elle regarda Zachary la
rejoindre et se mettre au volant. Elle lui envia son calme
imperturbable, elle dont la tête était prête à éclater après les
émotions de cette soirée.
En quelques minutes, ils eurent franchi la courte distance qui
séparait la propriété de Zachary de l'appartement de Jenny.
Lorsqu'il eut arrêté la voiture, la jeune fille fit un effort
surhumain pour rompre le silence qui s'était installé entre eux.
– Merci pour le dîner, fit-elle d'une petite voix presque
inaudible.
– Venez ici, intima Zachary.
Jenny hésita. Avec une douceur infinie, il lui caressa la nuque.
– Il faut me faire confiance, mon petit, c'est tout ce que je
demande.
Ce contact fit de nouveau flamber Jenny qui eut un mal fou à
s'empêcher de se jeter dans ses bras.
– Je m'en vais, cela vaut mieux, dit-elle en essayant de cacher
son trouble. Vous avez à travailler.
Sans le regarder, elle descendit de voiture, claqua la portière et
se dirigea d'un pas rapide vers la porte de son appartement.
Dans un état d'agitation indescriptible, elle erra de pièce en pièce
avant de se décider à allumer la télévision. Mais elle était
incapable de se concentrer sur ce qui se passait sur l'écran et
l'éteignit au bout de quelques minutes. Elle se sentait encore le
cerveau un peu embrumé, sans doute à cause du cognac. Elle
avait beau se dire qu'il fallait aller se coucher, elle n'arrivait pas
à s'y résoudre, persuadée que toutes ses pensées contradictoires
l'empêcheraient de dormir. Voulant réfléchir posément au
tourbillon des sensations multiples dans lequel Zachary l'avait
jetée, elle posa un coussin sur le bras du canapé sur lequel elle
se pelotonna. Elle s'endormit presque aussitôt sans s'en rendre
compte et ne se réveilla que longtemps après, grelottante et la
nuque raide. Tout en bâillant à se décrocher la mâchoire, elle
frictionna vigoureusement ses membres engourdis avant de se
glisser enfin dans son lit.

Peu avant midi le lendemain, tante Elsie l'appela au bureau pour


lui dire que son mari et elle avaient avancé leur séjour à
Auckland de vingt-quatre heures. Avec un petit rire enchanté,
elle ajouta qu'elle aurait ainsi deux fois plus de temps pour faire
des achats extravagants. Mais ils étaient obligés de changer le
jour du dîner. Jenny était-elle encore libre ce soir-là ?
– Oui, répondit la jeune fille qui, ravie, proposa d'aller les
retrouver à l'hôtel dès sa sortie du bureau.
Mais comme sa tante mourait d'envie de visiter son appartement,
elle décida de les y emmener avant le dîner ; elle en profiterait
pour se changer.
Lorsque Jenny rentra au bureau avec cinq bonnes minutes de
retard, après avoir passé l'heure du déjeuner à courir les
boutiques pour acheter une nouvelle paire de chaussures, elle
trouva sur sa table un message griffonné par Suzy lui demandant
de rappeler Mme Lowry à un certain numéro qu'elle composa en
hâte. A cet instant, entra Grant Ogilvie, le dictaphone sous le
bras. Elle lui fit signe de poser l'appareil. Mais il resta devant
elle en lui faisant comprendre par gestes qu'il avait du courrier à
lui dicter.
– Madame Lowry ? C'est Jenny Meredith. On vient de me
transmettre votre message.
– Oui, Jenny, fit la gouvernante, M. Benedict m'a prié de vous
dire qu'il viendrait vous chercher ce soir à sept heures pour
dîner.
Le visage de la jeune fille se rembrunit.
– Oh, je suis désolée, c'est impossible pour ce soir ! dit-elle avec
regret. Mon oncle et ma tante sont arrivés à Auckland vingt-
quatre heures plus tôt que prévu et je dois dîner avec eux.
– Ah mon Dieu, comment vais-je faire pour le prévenir ? dit
Mme Lowry d'une voix préoccupée. Il passe toute la journée au
tribunal et ne veut pas qu'on l'y dérange. Écoutez, je vais laisser
un message à son bureau en espérant qu'il y repassera et un autre
ici, à tout hasard, sur la console de l'entrée. C'est mon jour de
congé. Je sors dans un instant.
– Je regrette de vous donner tout ce mal...
– Ça ne fait rien, Jenny. Au revoir.
Dès qu'elle eût raccroché, Jenny s'empara vivement d'un crayon
et de son bloc-sténo avec un petit sourire confus à l'adresse de
Grant.
Il était presque six heures quand elle réussit à sortir des
embouteillages du centre avec tante Elsie et oncle Dan à bord de
sa Mini-Cooper. Oncle Dan rendait grâce au ciel de ne pas avoir
à faire tous les jours ces trajets épuisants entre la banlieue et le
cœur de la ville et grognait parce qu'il se sentait à l'étroit dans
cette petite voiture. Tante Elsie le traita d'ours mal léché. Il
riposta que plus tôt ils retourneraient dans leur paisible cadre
familier, mieux ce serait. Sur quoi sa femme répliqua en riant
qu'elle saurait bien le récompenser de sa patience et de sa
générosité. Oncle Dan eut une grimace malicieuse et satisfaite...
il y comptait bien !
Arrivée chez elle, Jenny pria son oncle de leur servir à chacun
un verre de sherry pendant qu'elle se changerait. Dans sa
chambre, elle choisit une jupe longue en velours frappé marron
et un chemisier ajusté de soie grège. Elle décida de laisser ses
cheveux flotter sur ses épaules et se maquilla soigneusement.
Puis, après avoir pris un sac un peu plus habillé, elle retourna au
salon où son apparition suscita regards et exclamations
admiratifs.
– Vous me remontez le moral avec tous ces compliments ! dit-
elle en acceptant avec un sourire le verre que son oncle lui
tendait.
– J'adore ton appartement, Jenny ! dit tante Elsie avec
enthousiasme. Ta cuisine est merveilleusement bien conçue. Il y
a tout ce qu'il faut, et on ne s'y sent pas à l'étroit. Et puis, c'est
pratique d'avoir des voisins. Tu peux toujours taper sur le mur
en cas de besoin.
– Détrompe-toi, tante Elsie. On ne s'entend absolument pas d'un
appartement à l'autre. L'insonorisation a été très bien étudiée.
Avec un regard en coulisse, elle ajouta :
– Par prudence, j'ai fait installer des verrous et des chaînes de
sécurité aux deux portes. Et puis, il y a toujours le téléphone...
Devant l'air visiblement soulagé de sa tante, Jenny ne put
s'empêcher d'éclater de rire.
– Vraiment, ma petite tante, tu es presque pire que maman,
taquina-t-elle gentiment. Et dire que je te croyais émancipée !
– Allons, allons, un peu de respect ! dit tante Elsie avec une
grimace de bonne humeur.
– Nous devrions peut-être partir, suggéra Jenny.
– Et dire qu'il va me falloir vous endurer toutes les deux pendant
une soirée entière ! dit oncle Dan en feignant la consternation.
– Espèce de mauvais sujet, on se demande bien qui est le plus à
plaindre ! répliqua mielleusement tante Elsie.
La sonnerie de la porte d'entrée interrompit cet échange
d'amabilités. Surprise, Jenny alla ouvrir.
La haute silhouette de Zachary parut dans l'encadrement de la
porte. Avant que la jeune fille ait eu le temps de prononcer une
parole, il la souleva dans ses bras comme une plume et
l'embrassa longuement et avec fougue.
– Zachary ! parvint-elle à articuler, hors d'haleine lorsqu'il l'eut
reposée à terre.
Rouge de confusion à l'idée que son oncle et sa tante n'avaient
rien perdu de cette petite scène, elle fit les présentations.
La même malice brillait dans les yeux bleus d'oncle Dan et dans
les yeux noirs de Zachary ; ils se serrèrent la main avec le plus
grand naturel, comme s'ils s'étaient « reconnus ». Jenny n'avait
pas encore eu le temps de donner des explications que déjà son
oncle, conquis par ce visiteur inattendu, invitait Zachary à se
joindre à eux pour dîner. L'avocat accepta sans façons et oncle
Dan téléphona aussitôt au restaurant pour retenir un couvert de
plus.
– Voilà qui est fait, sourit-il, visiblement satisfait. J'avais bien
besoin d'un autre homme pour m'aider à manier ces deux-là !
Elles ont du sang irlandais dans les veines et cela ressort de
temps à autre. Quand elles sont en rogne, elles sont terribles !
D'ailleurs, sans doute, l'avez-vous déjà remarqué ? ajouta-t-il à
l'adresse de Zachary.
– Oh oui ! répliqua Zachary avec un sourire narquois en ignorant
les exclamations indignées de Jenny et de sa tante. Mais... ça ne
me fait pas peur !
– Tant mieux ! J'avais bien eu cette impression en vous voyant
entrer.
Tante Elsie commençait à voir rouge.
– Tu dépasses les bornes, Daniel, tu es le plus...
– Peut-être ferions-nous mieux de leur donner à manger, coupa
oncle Dan. Qu'en pensez-vous, Monsieur ? Ça les calmerait un
peu !
Avec un plaisir évident, Zachary fit chorus :
– Et n'oublions pas le vin dont l'effet n'est pas négligeable en
certains cas !
– J'espère que votre auto est plus vaste que celle de Jenny, dit
oncle Dan en se dirigeant vers la porte.
– Ne craignez rien, assura l'avocat avec un léger sourire. Nous y
tiendrons tous les quatre parfaitement à l'aise.
– Ça, c'est une voiture ! murmura oncle Dan une minute plus
tard en voyant la luxueuse Mercedes garée dans l'allée.
– Je suis heureux qu'elle vous plaise, répliqua Zachary.
– Voyez-vous une objection à ce que je monte devant ?
demanda-t-il. Je vous laisserai Jenny pour le retour.
– Mais bien sûr, dit. Zachary en faisant monter les deux femmes
à l'arrière.
Ils passèrent ensemble un moment très agréable. Le dîner était
délicieux, et la conversation allait bon train. Les deux hommes
s'étaient immédiatement pris de sympathie l'un pour l'autre. Ce
ne fut que beaucoup plus tard, lorsque Zachary invita Jenny à
danser, que la jeune fille eut l'occasion de lui parler du coup de
téléphone de Mme Lowry, du changement de programme des
Farrell et de son après-midi affreusement bousculé.
Avec une certaine hésitation, elle leva les yeux sur lui.
– Et vous, avez-vous travaillé très tard hier soir ? demanda-t-elle
poliment en battant des paupières, soudain intimidée par cet
homme si imposant et si sûr de lui.
– Je vous trouve bien attentionnée tout à coup...
Les yeux fixés sur sa cravate à pois, Jenny avala sa salive avant
d'articuler à voix basse :
– Je pensais que vous seriez peut-être fatigué, c'est tout. Votre
gouvernante m'avait dit que vous deviez passer toute la journée
au tribunal.
– Oh, j'en ai l'habitude, dit l'avocat en la serrant étroitement
contre lui.
– Oui, bien sûr, murmura Jenny d'une voix indistincte,
bouleversée de sentir les lèvres de Zachary frôler le lobe de son
oreille avant de se poser sur sa tempe.
– Je commence à croire que vous êtes vraiment timide, ma petite
Jenny, dit-il doucement.
– Pourquoi me taquinez-vous ? dit-elle d'une voix étouffée en
essayant en vain de se dégager.
– Moi, vous taquiner ? Pas du tout !
– Il faut toujours que vous ayez raison, c'est exaspérant à la fin !
– Ah ça, mon pigeon, vous me paierez ce genre de remarque...
plus tard...
Son ton était menaçant, mais ses yeux riaient.
– Pour l'instant, je vous propose une tasse de café. Après quoi,
nous reconduirons votre oncle et votre tante à leur hôtel.
Il la prit par la taille pour la raccompagner jusqu'à leur table.
Oncle Dan et tante Elsie arrivèrent sur leurs talons. Ils
paraissaient tous deux follement heureux de cette soirée. Ils
étaient ravis, disaient-ils, d'avoir fait la connaissance de
Zachary, et se promettaient de recommencer plus souvent ce
genre de petit voyage à Auckland.
Tout en buvant son café, oncle Dan interrogea sa nièce :
– Ta tante compte passer des heures demain dans un institut de
beauté. Tu n'aurais pas pitié par hasard d'un malheureux époux
abandonné ? Veux-tu déjeuner avec moi ?
– Très volontiers, oncle Dan.
– Parfait. Choisis l'endroit.
Jenny réfléchit un instant avant de proposer le petit restaurant
proche de son bureau. Ils s'y donnèrent rendez-vous pour une
heure.
– J'aime bien ton Zachary, murmura tante Elsie à son oreille en
descendant l'escalier du restaurant quelques pas devant les deux
hommes. Il y a longtemps que tu le connais ?
– Dix jours seulement, ma petite tante, dit-elle en fronçant le nez
d'un air mutin, et d'abord, ce n'est pas « mon » Zachary !
Tante Elsie eut l'air un peu déçue.
– Oh, ma chérie, j'avais espéré...
Jenny l'interrompit :
– N'oublie pas que je sors à peine de fiançailles rompues. Ce
n'est pas pour me jeter la tête la première dans une autre
aventure !
Sa tante lui jeta un coup d'œil pénétrant.
– Je voulais attendre six mois avant d'épouser ton oncle. Mais
avec sa fougue, il n'a jamais voulu entendre parler d'une chose
pareille.
– Combien de temps as-tu attendu ? demanda Jenny avec
curiosité.
– Ah, il a mené tout ça rondement, je te jure ! fit tante Elsie avec
un regard rêveur.
– Combien de temps ? répéta Jenny.
– Treize jours, avoua tante Elsie, et ce furent les jours les plus
longs et les plus orageux de ma vie !
– Je vois ce que tu veux dire, laissa tomber Jenny après quelques
secondes d'un silence songeur.
– Ça ne m'étonne pas, fit observer sa tante.
A cet instant, les deux hommes les rejoignirent. Zachary
s'empara avec autorité de la main de Jenny dont le cœur se mit à
battre à se rompre. C'était si bon, si rassurant, si émouvant cette
chaude main d'homme broyant la sienne...
Après avoir déposé les Farrell devant leur hôtel, la Mercedes
reprit le chemin de Bucklands Beach. Jenny essaya de faire un
effort pour soutenir la conversation. Mais elle se sentait
incapable d'énoncer une phrase sensée. Recroquevillée dans son
coin, elle resta muette pendant presque tout le trajet.
– Allons, mon petit moineau, intima Zachary en coupant le
contact. Nous avons à parler.
Avec autorité, il lui prit la clef des mains, ouvrit la porte de
l'appartement et la suivit au salon.
– Votre oncle et votre tante sont absolument charmants, reprit-il
en observant Jenny qui jouait nerveusement avec la bandoulière
de son sac.
– Je... je les aime beaucoup, dit-elle d'une voix mal assurée.
Tante Elsie est la sœur de maman... elles sont jumelles.
– J'ai cru comprendre qu'ils repartaient demain aux Peupliers.
Vous pourrez donc arriver à l'heure chez moi...
Jenny tenta de se ressaisir.
– Je... je le pense, oui... murmura-t-elle d'une toute petite voix.
– Regardez-moi, ordonna Zachary en la prenant aux épaules.
Complètement démontée par la passion dévorante qui flambait
dans les yeux noirs, elle osait à peine lever la tête. Elle mordilla
sa lèvre inférieure.
– Je n'ai jamais rencontré de femme aussi déroutante que vous,
dit-il, exaspéré.
Stupéfaite, Jenny chuchota :
– Je... je ne vois pas ce que vous voulez dire...
– Écoute, Jenny, dit-il en l'attirant dans ses bras avec un soupir,
il suffit que je te quitte quelques heures, je retrouve un petit être
affolé et plein de doutes. Que se passe-t-il ?
La jeune fille ne répondit pas.
– Est-ce l'idée de m'épouser qui t'épouvante ? reprit-il en la
regardant droit dans les yeux.
– Un peu, avoua-t-elle d'une voix tremblante. Comprends-moi,
Zachary. Tout ceci est arrivé si brutalement. Il y a quelques
semaines seulement, je croyais être amoureuse de Max et j'allais
l'épouser. J'ai besoin de temps, ne le vois-tu pas ?
– Le temps, Jenny chérie ? Il faut être innocente comme toi pour
avoir le cœur de suggérer une chose aussi cruelle...
De grosses larmes se mirent à couler sur les joues de Jenny.
– Ne m'en demande pas trop, dit-elle d'une voix enrouée, je ne
sais plus du tout où j'en suis...
Il lui ferma la bouche d'un baiser tendre auquel elle répondit
avec ardeur, s'accrochant à lui comme une noyée. Au bout d'un
très long instant, il se dégagea doucement.
– Je reste convaincu qu'il aurait été aussi bien de t'emmener au
bureau de l'état civil lundi à trois heures comme je l'avais
projeté, dit-il en regardant tendrement ses lèvres tremblantes et
ses yeux embués. Enfin, je veux bien te laisser le temps, ma
chérie, c'est promis. Mais ne me fais pas attendre trop
longtemps. Sinon, je t'emmènerai de force au bureau des
mariages ! Compris ? ajouta-t-il en la serrant à l'étouffer dans
ses bras.
Leurs lèvres se joignirent en un long baiser passionné qui les
laissa sans forces.
– Je crains que tu ne sois un mari abominablement tyrannique,
dit-elle en essayant de reprendre son souffle.
– Et toi une irrésistible petite sorcière ! Je me demande même si
tu mérites cela.
De la poche intérieure de son veston, il sortit un petit écrin et le
lui tendit.
– Ouvre.
Elle poussa un cri devant l'énorme rubis entouré de diamants.
C'était un bijou magnifique.
– La bague de maman... Si tu préfères, on changera la monture.
– Elle est superbe ainsi, dit-elle, un peu haletante. Mais c'est
beaucoup trop beau pour moi.
Sans mot dire, il sortit la bague de l'écrin et la lui passa
délicatement à l'annulaire. Elle semblait avoir été faite
spécialement pour elle.
– Oh merci, merci beaucoup ! chuchota Jenny. Mais il vaut
mieux que tu la gardes. Je la porterai seulement dans les grandes
occasions.
– Pas du tout. Je tiens à te la voir tout le temps, mon amour. Et
maintenant, va dormir. Je passerai te prendre demain vers sept
heures. Mme Lowry nous préparera un petit dîner. Et sur un
dernier baiser léger, il la quitta.
6

Dès que Jenny eut retrouvé son oncle au bar du restaurant, ils se
mirent à table.
– Alors, ma petite fille, attaqua oncle Dan sans préambule, une
fois le repas commandé, il me semble que nous devrions avoir
une petite conversation tous les deux...
Jenny s'attendait quelque peu à cette entrée en matière. Elle prit
les devants :
– C'est bien mon avis ! dit-elle avec un éclair de malice dans le
regard.
Il s'apprêtait à lui verser du vin, mais elle arrêta son geste :
– Non, non, je prendrai de la bière. Je travaille, ne l'oublie pas !
On leur apporta des escalopes viennoises entourées de légumes
variés. Oncle Dan en goûta une bouchée et reprit en regardant sa
nièce d'un air pénétrant :
– Tu le connais depuis longtemps, Jenny ?
Tout en jouant nerveusement avec son couteau et sa fourchette,
Jenny contempla un instant d'un air songeur l'annulaire de sa
main gauche. Avant de partir, elle avait remis la bague de
Zachary dans son écrin satiné et l'avait soigneusement enfermée
dans un tiroir. La veille, elle s'était endormie la bague au doigt.
Elle était certaine d'avoir le lendemain le courage de la porter et
de déclarer à tous que Zachary Benedict en personne l'avait
demandée en mariage. Mais, épouvantée soudain à l'idée de faire
face aux regards incrédules de Suzy, de Judy et surtout de Lise,
elle y avait renoncé au dernier moment. A la vitesse à laquelle
fonctionnait habituellement le téléphone arabe, l'étonnante
nouvelle aurait sûrement fait le tour de l'immeuble en moins de
deux. « Ce soir » s'était-elle dit avec fermeté, « je la mettrai de
nouveau et peut-être qu'à la fin du week-end je serai un peu
mieux habituée à cette idée ».
– Presque deux semaines, répondit-elle.
– J'ai passé une bague au doigt de ta tante au bout de la première
semaine et l'ai traînée à l'église à la fin de la seconde, émit oncle
Dan d'une manière énigmatique.
– Ce qui veut dire ? demanda Jenny en le regardant droit dans
les yeux.
– Ne crée pas d'obstacle là où il n'en existe pas, ma chérie. Et
n'écoute que ton cœur.
– Tu as certainement raison, oncle Dan, mais n'oublie pas ce que
dit le proverbe : « mariage hâté, mariage bâclé ».
– Quand on est de bonne race comme toi, ma petite Jenny, on ne
flanche pas dans la dernière ligne droite.
– Ma parole, dit-elle avec une grimace, tu me prends pour un
cheval de course !
– Disons plutôt pour une belle petite pouliche, sourit oncle Dan,
que n'importe quel homme de goût serait heureux d'avoir à lui.
– Tu es très chic de me dire ça, oncle Dan, mais tu sais, je suis
majeure et vaccinée... fit Jenny d'un air taquin.
Elle préférait garder pour elle ses craintes et ses doutes...
Zachary avait promis de lui laisser le temps. Mais elle se doutait
bien qu'il ne supporterait pas une longue attente ; ce n'était pas
son genre. Elle avait connu Max six ans, et cela s'était terminé
par un échec !
Alors ? Mais il ne rimait à rien de vouloir comparer les deux
hommes.
– J'en prends bonne note, dit oncle Dan en la regardant d'un air
gentiment moqueur. De toute façon, je tiens à te dire qu'il me
plaît beaucoup.
Jenny se sentit touchée de l'affection qu'il lui témoignait.
– Il m'a demandé de l'épouser, finit-elle par avouer. Oncle Dan
prit le temps d'avaler une nouvelle bouchée avant de demander :
– Et... tu as accepté ?
Jenny fit un signe de tête affirmatif et ajouta :
– Le Roi est mort, vive le Roi ! C'est ce qu'on dit dans mon cas,
non ?
– J'ai idée que le mariage aura lieu bientôt, affirma posément
son oncle. Il n'est pas homme à te laisser réfléchir très
longtemps, j'imagine ?
– En effet, dit Jenny avec une sorte de panique dans ses yeux
noisette.
Son oncle la regarda d'un air rassurant.
– Tu me fais beaucoup penser à ta tante. Elle n'était pas non plus
très sûre d'elle et avait une peur horrible qu'un mariage précipité
ne fasse jaser. Ne commets pas cette erreur, ma chérie, et ne fais
surtout pas attention aux mauvaises langues... Je suis content, tu
sais. Ce garçon est sûrement beaucoup mieux pour toi que
l'autre. Allons, assez bavardé. Ton escalope refroidit, et tu
n'auras pas le temps de la finir si tu veux être à l'heure au
bureau.
– Ne t'inquiète pas, mon oncle chéri.
– Ta tante va être enchantée quand je lui annoncerai la nouvelle,
poursuivit oncle Dan. J'ai bien vu hier qu'elle était sous le
charme...
En silence, Jenny se hâta de finir son assiette et de boire son
café, avant d'embrasser son oncle et de reprendre le chemin du
bureau.
Ce soir-là, elle s'habilla avec le plus grand soin, choisissant
quelque chose de facile à enlever pour un bain éventuel dans la
piscine. C'était une jupe longue en coton fleuri avec un petit
corsage bain de soleil en jersey assorti et maintenu par des
bretelles croisées dans le dos. Ne sachant si c'était une très
grande réception, elle était un peu inquiète. Il s'agissait d'être à
la hauteur...
En entendant le bruit d'une voiture, elle se précipita vers la
coiffeuse pour y prendre sa bague de fiançailles. Malheur, le
tiroir était bloqué. Elle tira dessus avec rage jusqu'à ce qu'il cède
bruyamment. En hâte, elle retira la bague de son écrin et la passa
à son doigt.
Dès qu'il la vit, Zachary remarqua ses yeux brillants, ses joues
empourprées et son air un peu contraint.
– Tu n'as pas l'air d'avoir la conscience très tranquille, ma
chérie, dit-il en refermant la porte derrière lui. Tu n'as rien à
m'avouer ?
– Pourquoi veux-tu que j'aie quelque chose à me reprocher ?
lança-t-elle sur la défensive en essayant de dissimuler sa gêne.
Après l'avoir embrassée avec fougue, il lui releva le menton
pour la regarder dans les yeux.
– J'ai pris un pot avec Grant Ogilvie avant le déjeuner. Il n'a fait
aucune allusion aux fiançailles récentes de sa jolie secrétaire...
Elle rougit violemment.
– Je l'ai dit à oncle Dan, fit-elle en regardant le beau visage aux
pommettes hautes et à la mâchoire énergique.
– Ce sera difficile de le cacher très longtemps, ma chérie, dit-il
en lui caressant du doigt le bout du nez. Nous devrions aller
demain à Tauranga pour annoncer la nouvelle à ta mère et à Jane
avant qu'elles ne l'apprennent par la rumeur publique. Nous
pourrions y passer la nuit et les emmener toutes les deux dîner
au restaurant.
Sous le regard brûlant de passion de Zachary, Jenny baissa les
yeux. Elle eut un soupir involontaire. Elle aurait bien voulu être
plus vieille de quelques semaines...
– Des regrets, déjà ? demanda Zachary. Si je t'entends encore
soupirer ainsi, je vais fort mal me conduire... attention...
Il l'attira brusquement contre son corps tout en muscles. Jenny
avait du mal à dissimuler le plaisir que lui procuraient ses
caresses expertes et tendres.
– Zachary... murmura-t-elle d'une voix indistincte.
Mais il lui ferma la bouche d'un baiser avide et interminable.
Oui, se disait-elle en tremblant de désir dans ses bras, oncle Dan
a raison, Zachary n'est pas homme à laisser traîner les choses...
– Que disais-tu, mon amour ? demanda-t-il avec une
imperceptible ironie.
– Tu... tu...
– Vas-tu continuer longtemps à retarder sans raison notre
mariage ?
Les yeux remplis de larmes contenues, Jenny se dégagea et
s'éloigna de quelques pas. Elle ne comprenait plus ce qui lui
arrivait. Etait-ce bien de l'amour, ce sentiment si nouveau qui la
bouleversait corps et âme ? C'était tour à tour le paradis et l'enfer
! Et cela n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait éprouvé dans les
bras de Max.
Elle frissonna légèrement en se sentant à nouveau saisie par
Zachary.
– Je t'aime, Jenny, dit-il d'une voix lente. Rien ne pourra plus
nous séparer, tu en es consciente comme moi, n'est-ce pas ? Il y
aura des moments, je le crains, où je n'arriverai pas à te protéger
des commérages qui te blesseront. Je suis loin d'avoir mené une
vie rangée et j'ai pas mal d'aventures à me reprocher. Je sais que
cela t'inquiète, mon petit. Je le comprends.
Il s'interrompit une seconde et reprit d'une voix ferme et
solennelle :
– Tu as déjà mon amour. Maintenant, je te jure fidélité.
La gorge serrée par l'émotion, Jenny se retourna lentement et
attira le visage de Zachary vers le sien. Leurs lèvres se joignirent
en un long baiser infiniment tendre qui scellait cet engagement.
– Mon petit moineau, il faut nous en aller, murmura-t-il au bout
d'un instant, notre dîner nous attend. N'oublions pas que nos
invités commenceront à arriver vers neuf heures.
A regret, Jenny se dégagea pour prendre son sac du soir. Comme
elle revenait vers lui, il s'empara de sa main pour la porter à ses
lèvres.
– Je suis absolument obligé de me rendre mardi prochain à
Wellington à un congrès de Juristes, dit-il d'une voix teintée de
regret.
– Oh, fit Jenny, l'estomac soudain noué. Combien de temps
seras-tu absent ?
– Une semaine... peut-être un peu plus, dit-il lentement sans la
quitter des yeux.
Mon Dieu, pensa Jenny en avalant sa salive avec difficulté, une
semaine... une longue semaine sans le voir... mais c'était
impensable ! Quelle folie de ne pas avoir accepté de l'épouser
lundi prochain comme il le souhaitait ! Et quelle folie d'avoir
espéré le convaincre d'attendre jusqu'à Noël, pour pouvoir
donner à son bureau un préavis de quinze jours ! Quel mauvais
prétexte ! Son trousseau était prêt. Elle possédait un solide
compte en banque. De son côté, Zachary, avocat renommé, avait
un toit à lui offrir. Alors ? Il n'y avait aucune raison d'attendre.
Les mauvaises langues iraient bon train, c'était sûr et certain.
Mais quelle importance ? Oncle Dan n'avait pas tort ; elle
s'attachait à des futilités et se cabrait au fond d'elle-même à
l'idée de céder à Zachary.
– Je vois que tu continues à te tracasser pour des broutilles, dit
Zachary comme s'il eût deviné ses pensées. Dès ce soir, nos
fiançailles et notre prochain mariage seront officiels. Nous
téléphonerons chez toi avant le dîner. Peut-être pourrions-nous
décider ta mère et Jane à nous accompagner dimanche aux
Peupliers ? Nous pouvons ne rentrer ici que lundi matin.
Un peu anxieuse à l'idée de la soirée qui l'attendait, de la
surprise sinon de l'inquiétude possible de sa mère, Jenny eut un
petit sourire hésitant... Allons, se dit-elle, autant se laisser
emporter par l'Ouragan-Zachary. De toute façon, avec lui elle
n'aurait jamais le dernier mot, elle le savait.
Comment ne pas admirer l'adresse et la diplomatie dont il sut
faire preuve, une fois arrivé chez lui, pour prévenir Mme
Meredith et la rassurer sur le sort de sa fille ? Lorsqu'il passa
l'écouteur à Jenny qu'il serrait d'un bras tout contre lui, celle-ci
fut émerveillée. Tout semblait s'être arrangé comme par
miracle : sa mère n'avait fait aucune difficulté pour accepter de
sortir avec eux le lendemain soir, elle était également d'accord
pour aller voir les Farell le dimanche, et comptait bien que
Zachary logerait chez eux et non pas chez ses amis Sanderson
comme la semaine précédente.
Les yeux pétillants de malice, Jenny lança après avoir
raccroché :
– Tu as une façon d'aplanir tous les obstacles ! Je t'imagine
volontiers au tribunal... Avec ta perruque et ta toge, tu dois être
absolument diabolique !
– J'espère qu'il s'agit d'un compliment ? Autrement, gare à toi,
car ça pourrait bien se terminer par un plongeon dans la piscine
ce soir...
– Je voudrais bien voir ça ! s'écria Jenny avec indignation. Tu ne
l'emporterais pas au paradis !
– Que ferais-tu, mon moineau, dis ? demanda Zachary avec un
petit rire.
– Je... Je...
Mais l'avocat ne lui laissa pas achever sa phrase. Les yeux
flambants de désir, il l'embrassait avec toute l'ardeur de sa
passion.
– Allons vite dîner, reprit-il un peu plus tard d'une voix
légèrement enrouée en la repoussant doucement.
Mme Lowry était une cuisinière hors pair. Le dîner fut exquis.
Après un second verre de vin, Jenny se sentit tout à fait
d'attaque.
Dès le dessert avalé, ils se rendirent au jardin derrière la maison.
Des projecteurs illuminaient la piscine au pourtour dallé de
marbre. Un serveur était en train de préparer un immense
barbecue pendant qu'un autre installait un bar portatif. Zachary,
lui, brancha le magnétophone et accrocha les haut-parleurs dans
les arbres.
– Combien serons-nous ? demanda Jenny qui suivait tous ces
préparatifs d'un œil intéressé.
– Une trentaine environ... Tiens, voilà les premiers, dit-il en
voyant sortir plusieurs couples de la maison.
Avec la plus grande aisance, il présenta Jenny comme sa
fiancée. Impossible d'ignorer les regards incrédules ou envieux
qu'on lui jetait, les sourires trop appuyés... Que de questions
malveillantes on devait se poser à son sujet ! Elle sentait bien
que certaines des femmes présentes lui auraient volontiers
arraché les yeux.
En voyant les invités disparaître dans les cabines à l'autre bout
de la piscine, Jenny suivit le mouvement général. Elle retrouva
là une dizaine d'autres jeunes femmes et passa rapidement sur
son corps hâlé un bikini aux ravissantes impressions mauves et
roses. Quelle bonne idée elle avait eue la semaine précédente de
se dorer au soleil !
Elle rougit en entendant une superbe fille rousse extrêmement
séduisante, déclarer sans vergogne qu'elle comptait bien laisser
au fond de l'eau le haut de son maillot négligemment noué.
Jenny se tint à quatre pour ne pas lui conseiller de le faire tout
simplement dans la cabine et de se baigner en monokini !
Après avoir mis son bonnet de bain, elle se dirigea vers la
piscine. Elle hésitait en regardant les autres sauter ou plonger
dans l'eau d'un vert de jade miroitant sous la lumière des
projecteurs, quand elle se sentit soulevée par deux bras musclés.
A quelques centimètres de son visage brillaient les yeux noirs de
Zachary.
– Je t'interdis de me jeter à l'eau ! chuchota-t-elle rageusement
en essayant de lui échapper.
– Moi ? Mais je n'en ai absolument pas l'intention, dit-il, une
seconde avant de sauter dans la piscine sans la lâcher.
Instinctivement elle noua ses bras autour de son cou. A peine
avaient-ils disparu sous l'eau que leurs lèvres se joignirent. Il la
serrait à l'étouffer. Elle frissonna longuement sous cette caresse
voluptueuse.
– Dommage que nous ne soyons pas seuls ! murmura-t-il, une
fois remonté à la surface, tu n'en aurais pas été quitte à si bon
compte !
Haletante et bouleversée, Jenny se hissa au bord de la piscine où
il la rejoignit tranquillement.
Pendant quelques minutes, ils suivirent du regard les ébats de la
rouquine en train d'aguicher deux garçons. Le haut de son deux-
pièces se défit comme prévu, et naturellement elle poussa des
exclamations faussement horrifiées qui attirèrent sur elle
l'attention générale.
Assez gênée par ce laisser-aller, Jenny marmonna qu'elle allait
se changer. Le visage impassible, mais une lueur
imperceptiblement méprisante dans le regard, Zachary avait
suivi la scène. Il se leva d'un bond et aida Jenny à en faire
autant. Dans l'air qui fraîchissait, la jeune fille eut un léger
frisson et disparut vers la cabine.
Lorsqu'elle en sortit, une dizaine de minutes plus tard, des steaks
grésillaient sur le barbecue. Une odeur appétissante de viande
grillée et de café flottait dans l'air. La voyant approcher, Zachary
la regarda avec un sourire plein de tendresse qui accéléra les
battements de son cœur. Elle contemplait avec adoration le beau
visage aux lèvres sensuelles, sillonné de petites rides de gaieté
qui partaient du coin des yeux en éventail, encore abasourdie à
l'idée que c'était elle, Jenny, qu'il voulait épouser, et non pas une
de ses innombrables admiratrices.
– Redescends sur terre, mon petit moineau, lui murmura
Zachary à l'oreille en lui tendant un gobelet de café noir
bouillant. Tu as l'air de tomber d'une autre planète.
– Exact, répondit Jenny avec un sourire espiègle, et je te défie
bien de deviner mes pensées.
– Détrompe-toi, mon amour, dit-il en la dévisageant
longuement. Je lis en toi à livre ouvert.
Jenny eut du mal à ne pas lui éclater de rire au nez.
– Eh bien, explique-moi alors pourquoi tu ne m'offres pas un de
ces appétissants hamburgers ?
– Je pensais les garder jusqu'à notre mariage, répliqua-t-il du tac
au tac. N'oublie pas que ce sera dans quinze jours.
Jenny en resta pantoise et le regarda en silence, les yeux
écarquillés.
Avec un sourire diabolique, il lui tendit un steak en précisant :
– Mais oui, dans un peu moins de deux semaines, tu deviendras
Madame Zachary Benedict. Et cette fois-ci, plus de comédies !
J'ai obtenu la dispense de bans et nous avons rendez-vous à
quatre heures au bureau de l'état civil. Je serai rentré de
Wellington au plus tard mercredi en huit. Il me suffira de trente-
six heures pour régler divers problèmes. Malheureusement, je ne
pourrai prolonger le week-end que d'un ou deux jours. Mais
nous prendrons une quinzaine de jours à Noël, et nous partirons
où tu voudras. La Nouvelle Calédonie, Acapulco, Hawaï, peut-
être ?
– Tu plaisantes ! s'écria Jenny d'une voix mal assurée.
– En ce qui concerne notre mariage, la réponse est non, en tous
cas ! fit-il d'un ton sans réplique.
Les yeux soudain remplis d'angoisse, Jenny faillit s'étrangler en
avalant une bouchée.
– Où... où irons-nous après la cérémonie ? bégaya-t-elle.
Zachary eut un sourire moqueur et répondit :
– Loin d'ici... et dans un endroit tranquille où tu n'auras que moi
pour toute compagnie... Quand tu auras fini ça, dit-il en
indiquant le hamburger, nous tâcherons de trouver un coin pour
danser.
Toujours un peu éberluée, Jenny allait mordre à nouveau dans
son hamburger lorsqu'elle poussa un cri étouffé. Par mégarde,
quelqu'un venait de la bousculer, renversant sur son avant-bras
son gobelet de café bouillant. Sous la douleur intense, elle serra
les dents pour ne pas hurler.
– Ce n'est pas grave, assura-t-elle cependant avec le plus grand
sang-froid à la jeune fille qui l'avait heurtée et qui se confondait
en excuses.
La voyant blanche comme un linge, Zachary l'entraîna vers la
maison malgré ses protestations et la conduisit dans une
luxueuse salle de bains au rez-de-chaussée. En moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, il avait rempli le lavabo et l'avait forcée
à s'asseoir sur un tabouret pour tremper son bras dans l'eau
froide jusqu'au coude. D'une armoire de toilette, il sortit une
bande de gaze, des compresses stériles, du sparadrap et des
ciseaux.
– Reste ainsi quelques minutes, ordonna-t-il en regardant d'un
air inquiet le visage toujours affreusement pâle de la jeune fille.
Attends-moi. Je reviens tout de suite.
Sans mot dire, Jenny inclina la tête. La brûlure était très étendue
et la faisait horriblement souffrir. Elle était au bord des larmes
quand il revint quelques instants plus tard, un verre à la main.
– Bois ça, dit-il en le portant à ses lèvres. C'était fort.
Jenny faillit s'étrangler. Il la laissa reprendre son souffle et la
contraignit à l'avaler jusqu'à la dernière goutte.
– C'est encore du... du cognac ? railla Jenny en sentant une
douce chaleur l'envahir.
Zachary la regarda en coin.
– Je ne sais pas s'il est plus facile de s'occuper de toi quand tu as
bu, ou quand tu t'évanouis... Quant au résultat... il est toujours le
même...
– On ne peut pas dire que tu aies sur moi une influence
calmante, Zachary. C'est même plutôt le contraire !
– Tiens, tiens, tu m'intéresses... Continue donc, ordonna-Cil en
s'appuyant au mur, les bras croisés.
– Pas question, répliqua Jenny avec véhémence. Tu es déjà bien
assez arrogant, après avoir été adulé par d'innombrables femmes
incapables de résister à ton charme fatal ! Je n'ai pas l'intention
d'en rajouter !
Il la regarda d'un air taquin.
– Tu peux dire tout ce que tu veux, Jenny, le sort en est jeté, tu
ne m'échapperas pas et tu le sais.
– Tu t'avances beaucoup, chéri ! ne put-elle s'empêcher de
murmurer avec un regard ensorceleur.
– Nous en reparlerons dans quinze jours, dit-il d'un ton
faussement menaçant tout en vidant le lavabo.
Il lui essuya doucement le bras, y appliqua une compresse et
enroula par-dessus une bande de gaze qu'il fixa par du
sparadrap. Après quoi, il la remit tout à fait d'aplomb en la
gratifiant d'un long et tendre baiser.
Le reste de la soirée demeura un peu flou dans l'esprit de Jenny.
Sans doute était-ce dû au cognac ! Elle se rappela vaguement
avoir dansé la plupart du temps dans les bras protecteurs de
Zachary.
Il était près de trois heures du matin lorsque les derniers invités
prirent congé. Pendant que Zachary débranchait le
magnétophone et les haut-parleurs,
Jenny s'effondra, épuisée, sur un des canapés du salon. Sa
brûlure la picotait toujours, mais ce n'était plus vraiment
douloureux. Qu'elle était bien, appuyée à ces moelleux coussins,
se disait-elle rêveusement ! Qu'il faisait bon fermer un instant
ses yeux lourds de sommeil en attendant que Zachary la
reconduisît chez elle...
7

Ce furent des petits coups insistants frappés à la porte qui


réveillèrent Jenny le lendemain. Encore à moitié endormie, elle
se demandait où elle pouvait bien être. Elle ne reconnaissait ni
sa chambre, ni son lit ! Se rendant compte qu'elle était encore à
moitié habillée, elle comprit tout à coup qu'elle était chez
Zachary. Quelqu'un voulait entrer.
– Qui... qui est-ce ? demanda-t-elle d'une voix angoissée.
A son grand soulagement, elle reconnut la voix de Mme Lowry
derrière la porte.
– Entrez, dit-elle en cherchant des yeux ce qu'elle pourrait bien
passer sur son slip et son soutien-gorge.
La gouvernante posa le café sur sa table de nuit et sourit
gentiment en voyant l'air gêné de la jeune fille.
– Bonjour, Jenny. Je suis désolée d'avoir dû vous réveiller, mais
M. Benedict voudrait partir tout de suite après déjeuner. Comme
il est déjà onze heures et demie, j'ai pensé que vous préféreriez
peut-être avoir le temps de prendre une douche. J'ai donné un
coup de fer à votre jupe et à votre corsage et je vous ai apporté
un peignoir. Vous trouverez dans la salle de bains tout ce qu'il
vous faut.
– Merci beaucoup, Madame, dit Jenny, toujours affreusement
embarrassée.
– De rien, Jenny, Quand M. Benedict vous a vue dormir si
profondément, expliqua la gouvernante avec bonté, il n'a pas eu
le courage de vous réveiller.
– Est-ce que Zac... je veux dire M. Benedict... dort toujours ?
demanda Jenny avec hésitation.
A ce moment-là parut dans l'embrasure de la porte la haute
silhouette familière. Jenny ne put s'empêcher de sursauter.
– Bonjour, paresseuse ! fit-il d'un air parfaitement dégagé en
s'asseyant au bord du lit. Je commençais à croire que tu allais
dormir toute la journée.
Jenny se pelotonna dans son lit en remontant vivement son drap
jusqu'au menton. Mme Lowry venait de quitter la pièce. Avec
son pantalon en daim noir et sa chemise assortie largement
ouverte sur sa poitrine brune, Zachary avait l'air d'un véritable
forban.
– Tu aurais dû me réveiller et me ramener à la maison, fit-elle
d'une toute petite voix.
– J'ai bien essayé, ma chérie, je t'assure, dit-il en regardant avec
tendresse le tableau adorable qu'elle offrait avec ses beaux
cheveux dorés épars sur l'oreiller. Tu t'es contentée de balbutier
je ne sais quoi en enfonçant encore un peu plus la tête dans les
coussins... Comment va ton bras maintenant ? poursuivit-il en
changeant habilement de sujet au moment où Mme Lowry
revenait dans la chambre avec la jupe et le corsage de Jenny.
– Bien, merci, répondit-elle poliment.
Sous son regard ironique, elle se mit à rougir. On aurait dit que
rien ne pouvait jamais altérer le calme imperturbable de l'avocat.
Ne voyait-il donc pas qu'elle était horriblement gênée à l'idée
d'avoir passé la nuit sous son toit sans chaperon ? Dieu seul sait
ce qu'avait pu imaginer la brave gouvernante !
– Tu crains que nous n'ayons bravé les convenances ? dit-il avec
un léger sourire. Mais si j'avais voulu te séduire, mon amour,
c'eût été dans mon propre lit. Il est plus grand d'abord ! Et ce
matin, tu aurais su tout de suite où tu étais... et avec qui...
Allons, chasse ces inquiétudes de ta jolie petite tête...
– Je... tu es l'homme le plus insupportable que je connaisse !
lança-t-elle, indignée et le rouge au front.
– J'en suis parfaitement conscient, mais il faut me prendre
comme je suis ! affirma-t-il avec la plus grande désinvolture en
se levant pour sortir. Je referai ton pansement quand tu seras
prête.
Bouleversée comme toujours par les sensations qui montaient en
elle dès qu'il était dans les parages, Jenny le regardait s'éloigner.
Comme s'il eût deviné ses pensées, il se retourna au moment de
franchir la porte et lui lança un regard diabolique avant de
disparaître. Elle attendit quelques secondes. Avec un profond
soupir, elle rejeta ses couvertures et se leva, enfonçant avec
délices ses pieds nus dans l'épaisse moquette couleur cannelle.
Quelle drôle d'impression cela faisait d'être assise en face de
Zachary à la table du petit déjeuner, savourant une délicieuse
omelette au lard et aux champignons accompagnée de café et de
toasts...
– Notre premier petit déjeuner ensemble, murmura Zachary, et
pas le dernier, j'espère...
– Tu en es bien sûr, mon chéri ? Et si je préférais le prendre au
lit ?
– Eh bien, on pourra peut-être arranger cela de temps à autre,
dit-il en la regardant droit dans les yeux avec un petit sourire
machiavélique.
Sous ce regard appuyé, elle rougit et faillit s'étrangler.
– Dès que tu auras fini ton café, nous partirons et passerons chez
toi prendre tes affaires avant de mettre le cap sur Tauranga.
Peut-être après tout valait-il mieux qu'il s'en allât quelques jours,
se disait Jenny en pensant à la façon dont il la troublait en
permanence. A ce régime-là, elle aurait rapidement les nerfs à
vif !
Une fois dans son appartement, elle remplit rapidement une
valise de vêtements, de chaussures et de linge, sans oublier une
tenue habillée pour le dîner au restaurant. Son choix se porta sur
sa jolie robe en mousseline indienne avec des incrustations de
dentelle. Les manches longues dissimuleraient le pansement de
son bras. Pendant ce temps-là, Zachary vérifiait que la porte de
service et les fenêtres étaient bien fermées. Jenny boucla sa
valise et prit son vanity-case.
– Prête ? demanda Zachary du seuil de la porte.
Jenny fit un signe de tête affirmatif et lui tendit sa valise.
La Mercedes prit la direction de l'autoroute du sud. Ils furent
bientôt dans la campagne verdoyante où d'énormes troupeaux de
bœufs à l'embouche broutaient l'herbe grasse.
Peu avant la traversée de Paeroa, il se mit à bruiner, puis à
pleuvoir sans arrêt. La pluie ne s'atténua qu'avant Katikati.
Quelques kilomètres plus loin, le ciel redevint bleu et le soleil
réapparut.
Puis ce furent les faubourgs de Tauranga. A mesure qu'elle se
rapprochait de chez elle, Jenny se sentait étrangement intimidée.
Presque en même temps, sa mère et Jane surgirent de la maison
et dégringolèrent les marches du perron. Des larmes d'émotion
dans les yeux, sa mère la serra tendrement dans ses bras.
Puis Jenny lui présenta cérémonieusement Zachary. Elle sentit
qu'une correspondance mystérieuse s'établissait immédiatement
entre eux deux. Zachary avait lu dans les yeux de Mme Meredith
une légère inquiétude qu'il avait su apaiser d'un seul regard. Et
tout avait été dit.
Une fois dans la maison, on monta les valises dans leurs
chambres respectives. Jane avait laissé la sienne à Zachary et
devait occuper le deuxième lit de celle de Jenny.
On redescendit. Tout le monde s'extasia sur la splendeur de la
bague de fiançailles. Mme Meredith avait sorti ses plus beaux
verres en cristal taillé, et on fit sauter le bouchon d'une bouteille
de Champagne.
– Je vous souhaite tout le bonheur du monde, dit Mme Meredith
avec un sourire ému en levant son verre aux fiancés tendrement
enlacés.
– Je te souhaite un garçon, dit Jane en souriant à sa sœur, et une
fille pour vous, Zachary...
Jenny rougit légèrement et serra plus fort la main de Zachary,
terriblement émue à l'idée de le voir un jour s'occuper de leurs
enfants. Il se pencha et l'embrassa doucement sur les lèvres.
– Que pourrais-je souhaiter de plus ? Deux adorables bambins
blonds qui auraient le sourire et l'irrésistible fossette de leur
mère... dit-il en lui caressant lentement la joue.
– Ou deux terreurs aux cheveux noirs aussi résolues que leur
père ! lança Jenny tout à trac. Je suis sûre que tu as été un petit
garçon infernal.
– Je n'en suis pas mort, répliqua-t-il avec un petit rire.
– A propos, Jane, dit Mme Meredith, si tu allais chercher l'album
de photos ?
– Oh non ! dit Jenny avec un haut-le-corps.
– Tout de suite, Maman ! répondit Jane en disparaissant avec un
sourire enchanté.
Un instant plus tard, elle était de retour avec un gros album de
cuir rouge. Et tous d'en commenter le contenu, y compris
l'inévitable photo d'un bébé de six mois, tout nu, à plat ventre
sur une peau de mouton.
– Tiens, tiens, dit Zachary à mi-voix... mais je vois que tu as
d'autres fossettes...
– Ton tour viendra, Zachary, et je saurai prendre ma revanche !
menaça Jenny, rouge comme une pivoine, pour masquer son
embarras.
Puis ce furent les photos de l'écolière, de l'adolescente, de la
jeune fille. Et Jenny s'aperçut qu'elle pouvait regarder avec la
plus grande indifférence celles où apparaissait Max. Elle ne
ressentait plus rien, ni orgueil blessé, ni regrets, seulement le
soulagement indicible qu'il eût pris l'initiative de rompre leurs
fiançailles.
– J'ai demandé mon vendredi, dit Jane à sa sœur un peu plus tard
dans leur chambre pendant qu'elles se changeaient. Si tu veux
bien, je passerai le week-end chez toi, et reprendrai l'avion lundi
matin. J'ai pas mal d'achat » à faire.
– Parfait, dit Jenny qui était en train de se maquiller
soigneusement devant la glace. J'avoue que je serai ravie de
t'avoir. Zachary part mardi à Wellington pour une semaine. Le
temps va me paraître bien long sans lui.
– Je suis très contente en tous cas que tu te maries avant mon
départ, dit Jane en se passant du mascara sur les cils. Maman
m'a dit que ce serait un mariage civil. As-tu pensé à ce que tu
allais mettre ?
– Non, pas encore.
– Ça ne m'étonne pas de toi. Tu planes pour l'instant ! Si tu
veux, nous irons faire des courses ensemble vendredi. Tu
pourrais faire la journée continue et demander à sortir une heure
plus tôt.
– C'est une idée, fit pensivement Jenny en enfilant sa robe...
Veux-tu remonter ma fermeture-éclair, s'il te plaît ?
– Zachary a proposé de faire signe à Elvira Hamilton et à Bob ce
soir. C'est vraiment gentil de sa part, dit Jane en agrafant le haut
de la robe de sa sœur.
– Merci, dit Jenny qui relevait ses cheveux en un chignon assez
compliqué.
– Là, fit Jane quelques minutes plus tard en se regardant dans la
glace avec une certaine satisfaction. Il me semble que nous
sommes à la hauteur...
– Tu es ravissante ce soir, Jane. Ce ton de vert sied à merveille à
ton teint et à la couleur de tes cheveux.
Jane donna à sa sœur une petite bourrade affectueuse.
– Il n'y en a pas deux comme toi, Jenny ! Tu mérites d'être
heureuse, je t'assure !
– Si on nous entendait, on nous prendrait pour une société
d'admiration mutuelle, dit Jenny en riant.
– Allons, viens. Il vaut mieux soustraire Elvira au charme fatal
de Zachary. Elle adore les beaux garçons ! A l'heure qu'il est,
elle doit en être muette d'émotion.
– Voyons, Jane ! protesta Jenny.
– C'est vrai, je t'assure. Elle est d'un sentimentalisme incurable.
Si Zachary n'y prend pas garde, il apparaîtra dans son prochain
roman, comme un irrésistible don Juan.
– Il en serait plutôt flatté, tu sais, sourit Jenny.
La soirée fut un succès. Jenny s'aperçut avec une joie immense
que, si sa mère avait pu avoir des préjugés à l'égard de Zachary
avant de le rencontrer, ceux-ci avaient fondu comme neige au
soleil. Détendue et parfaitement à l'aise avec lui, elle semblait le
regarder comme le fils qu'elle eût aimé avoir. Jenny n'arrivait
pas à se rappeler que sa mère ait jamais regardé Max avec cet air
d'estime et de confiance absolue. On ne pouvait attribuer cette
attitude à la situation enviable ou à la fortune de l'avocat. Jenny
savait que sa mère n'avait aucun snobisme. Le premier ministre
lui-même aurait pu lui rendre visite avec sa femme, elle leur
aurait demandé avec son plus charmant sourire s'ils voulaient
une tasse de thé... exactement comme elle l'aurait fait pour
n'importe qui d'autre.
– Puis-je interrompre votre méditation ? fit la voix taquine de
Bob à son oreille.
– Oh, pardon, Bob ! Je pensais à la façon dont maman semble
avoir pris mes fiançailles, répondit-elle en suivant des yeux
l'élégante silhouette de Zachary qui faisait danser sa mère.
– Je le trouve épatant, affirma Bob avec chaleur. La plupart des
gens le prennent pour un abominable noceur, mais je crois que
ça l'arrange de jouer cette comédie... il est tellement sollicité...
– Je suis contente de savoir que vous l'appréciez, répondit Jenny
sans relever le reste de la phrase.
Mais un peu plus tard, en dansant avec Zachary, elle regarda ce
dernier avec une telle malice dans le regard qu'il ne put
s'empêcher de lui demander :
– Qu'est-ce qui t'amuse tant ?
– Bob s'est cru obligé de mettre tous tes écarts de conduite
passés sur le compte de je ne sais quel comportement
d'autodéfense, fit-elle avec un petit sourire qui creusa sa fossette.
Il m'a garanti que le mariage te transformerait et que tu
deviendrais un mari modèle.
– Tu dépasses les bornes, ma petite Jenny, dit Zachary qui
n'avait pas du tout apprécié la plaisanterie, et tu mérites une
bonne fessée.
Consciente d'en avoir trop dit, Jenny baissa la tête. Quel démon
l'avait poussée à lui répondre ainsi ? Et comment rattraper une
pareille stupidité ?
– Je te demande pardon, réussit-elle à articuler dans un souffle,
la gorge soudain affreusement serrée.
– Tu peux ! lança-t-il. sèchement.
– Je comprendrais très bien que... que... tu... commença Jenny
d'une voix hésitante, affolée à l'idée de lui avoir déplu.
– Que comprendrais-tu ?
– Que tu veuilles me battre... acheva-t-elle d'une voix
indistincte.
– Et tu m'en crois capable ?
Jenny leva sur lui des yeux pleins de larmes.
– Oui, je crois que tu pourrais être cruel si tu le voulais,
balbutia-t-elle d'une voix tremblante d'émotion.
– Allons, Jenny, ne fais pas l'enfant ! Que vas-tu imaginer là ?
Ah, tu n'as pas fini de m'étonner !
Pour la rassurer, il la serra étroitement contre lui et effleura
quelques secondes ses lèvres tremblantes.
– Dommage que nous ne soyons pas seuls, murmura-t-il d'un ton
songeur.
Le reste de la soirée passa comme un rêve. Un rêve où seul le
visage de l'avocat surnageait au milieu d'autres figures
indistinctes. A cause du vin, ou de la musique langoureuse ? En
tous cas, c'était divin de danser avec Zachary, de se sentir aimée,
désirée avec une telle intensité. Jenny en oubliait tout le reste.
Il était tard lorsqu'ils quittèrent le restaurant pour aller
raccompagner Elvira. Celle-ci les persuada de prendre avec elle
une dernière tasse de café, et finalement ils passèrent chez elle
un moment très agréable à l'écouter raconter avec humour son
récent voyage en Grèce.
Il était presque trois heures du matin quand ils rentrèrent chez
eux après avoir déposé au passage Bob chez ses parents. Mme
Meredith bâillait à se décrocher la mâchoire. Jane lança aux
fiancés un clin d'œil plein de sous-entendus avant de disparaître
sur les talons de sa mère.
– Je crois que je vais les suivre, il est très...
Sans lui laisser terminer sa phrase, Zachary l'attira contre lui et
l'embrassa longuement dans le cou... Le temps s'arrêta...
– Mais oui, tu as tout à fait raison... dit-il enfin en la laissant
aller. Fais de beaux rêves, ajouta-t-il avec une tendresse infinie
en regardant les joues empourprées et les cheveux en désordre
de Jenny.
La jeune fille murmura un « bonsoir » étranglé et s'enfuit. Grâce
au ciel, Jane dormait déjà à poings fermés. Jenny n'aurait pas à
répondre aux questions indiscrètes de sa cadette...
8

Les quelques heures passées le lendemain aux Peupliers furent


un enchantement pour tous. Le repas terminé, oncle Dan invita
Zachary à faire le tour de la propriété.
– Il faudra te passer de lui pendant un bon moment, tu sais,
lança-t-il avec un clin d'œil à l'adresse de Jenny qui empilait les
assiettes sales.
– Ils ont une sorte de génie pour échapper aux corvées, ces
hommes, tu ne trouves pas, tante Elsie ? dit Jenny avec un air
faussement désespéré.
– Je comprends ! appuya tante Elsie. Ils n'ont probablement
jamais entendu parler de la libération de la femme ! Il faut nous
résigner à cet esclavage, ma pauvre chérie !
– Ah, ces femmes de malheur ! s'écria oncle Dan. Je veux bien
en supporter une à la fois ; deux, c'est déjà plus difficile ; trois,
c'est franchement dur... Mais quatre, alors, c'est au-dessus de
mes forces !
Il eut un geste large qui englobait les quatre femmes présentes.
Un sourire affectueux démentait ses paroles.
– Ce malheureux Zachary ne sait pas ce qui l'attend dans une
famille pareille ! C'est bien dans l'intérêt de Jenny que je le
soustrais pendant une heure à vos bavardages intarissables.
– Dehors, Daniel ! s'écria tante Elsie en riant sous cape. Sors de
ma cuisine !
– Vous voyez, c'est sans espoir ! dit oncle Dan à Zachary d'un
air accablé. Il n'y a pas de créatures plus incompréhensibles et
plus illogiques que les femmes !
Au milieu de cet échange d'aménités, Zachary avait du mal à
garder son sérieux. L'on entendit longtemps le rire des deux
hommes qui s'éloignaient.
Ne voulant pas se trouver au centre des préoccupations, Jenny
mit la conversation sur Jane et son prochain séjour en Australie.
Ayant elle-même passé deux ans là-bas avant son mariage,
Tante Elsie n'avait rien contre l'expédition de sa nièce, bien au
contraire. Elle sut même trouver des arguments si forts que sa
sœur jumelle finit par se laisser convaincre : l'Australie n'était
pas le bout du monde et Jane n'y courrait aucun danger.
Lorsque Zachary revint avec oncle Dan, une bonne heure plus
tard, il insista avec chaleur pour avoir les Farrell au mariage. Il
ne voulut pas entendre parler d'hôtel. Il était bien entendu qu'ils
passeraient le week-end chez lui, de même que Mme Meredith et
Jane. Zachary décidait tout. Jenny n'avait même pas son mot à
dire ! Et tout le monde semblait trouver cela tout naturel ! On
n'avait plus d'yeux que pour son fiancé...
Après un dîner léger, Zachary les ramena à Tauranga. Ils
devaient partir tôt le lendemain pour arriver avant neuf heures à
Auckland. On but une dernière tasse de café, et personne ne se
fit prier pour aller se coucher.
Ce week-end agité et ces nuits trop courtes avaient épuisé Jenny
qui trouva le trajet vers Auckland, dans le petit matin,
extraordinairement reposant. Leur silence était plein d'harmonie.
Sous leurs yeux émerveillés, la campagne endormie se réveillait
peu à peu comme par enchantement. Ce n'était plus l'ivresse
juvénile du printemps. La nature épanouie était dans tout l'éclat
de sa beauté.
En passant près d'une ferme, Jenny entendit le piaulement de
petits poussins en réponse au gloussement protecteur d'une mère
poule. Un peu plus loin, dans un enclos, de jeunes veaux
gambadaient sur leurs maigres pattes encore mal assurées. Le
long des pentes douces couvertes d'une herbe grasse s'ébattaient
gaiement des troupeaux neigeux de moutons mérinos. Il n'était
pas difficile de comprendre pourquoi le navigateur hollandais
Abel Tasman, en découvrant ce pays couvert de verdoyants
pâturages, l'avait aussitôt baptisé « Nouvelle-Zélande », par
analogie avec une des provinces des Pays-Bas. Aujourd'hui
encore, on avait l'impression de s'aventurer sur des terres
vierges.
Loin de la jungle d'acier et de béton des villes, on respirait là un
air merveilleusement pur, une atmosphère paisible qui se
reflétait dans le lent parler des gens de la campagne. Chacun
prenait le temps de vivre. Certes, la solitude était une denrée de
plus en plus rare. Cependant, même au cœur de l'été, il y avait
ici, à moins d'une heure de toutes les grandes villes, des plages
relativement calmes.
Les kilomètres défilaient. Ce fut avec regret que Jenny vit
apparaître la grande banlieue d'Auckland, et l'autoroute du sud,
surchargée comme d'habitude. En traversant les zones
industrielles de Penrose et d'Ota-huhu, on se sentait vraiment
approcher de la fourmillante et tentaculaire cité. Le centre de la
ville semblait n'être qu'un magma de voitures avançant au pas, à
la recherche d'une place de parking. Il fallait vraiment en
connaître le plan par cœur et savoir où on allait pour oser s'y
aventurer. Encore devait-on s'armer d'une bonne dose de
patience !
Il était à peine neuf heures moins le quart quand Zachary gara sa
voiture dans le parking municipal proche de leurs bureaux. En
ressortant au jour, il s'empara de la main de Jenny.
– J'ai une journée chargée devant moi, ma chérie. Nous ne
pourrons pas déjeuner ensemble, et je ne suis même pas sûr
d'avoir le temps de te téléphoner. Veux-tu me rejoindre à mon
bureau ce soir ? Nous dînerons quelque part en ville.
Le feu passa au rouge et les piétons s'engagèrent sur la chaussée.
Impossible de continuer la conversation dans la bousculade de la
foule pressée. Dans le hall d'entrée du building où elle attendait
l'ascenseur aux côtés de Zachary, Jenny surprit bon nombre de
regards posés sur eux. Pas difficile d'imaginer ce que les gens se
demandaient : « Qui est donc cette fille avec Zachary
Benedict ? »
En sortant de l'ascenseur, elle ne put jeter à l'avocat qu'un vague
« au revoir » et un regard plein d'angoisse. Elle se sentait
étonnamment vulnérable tout à coup. Ridicule, se morigénait-
elle intérieurement, c'est absolument ridicule !
Mais elle avait l'estomac noué comme une écolière sur le point
d'entrer dans le cabinet du dentiste... Que d'épreuves
l'attendaient au bureau ce matin ! Il allait falloir annoncer ses
brusques fiançailles, donner à Grant Ogilvie sa démission pour
la semaine prochaine, et surtout – elle sentait bien que ce ne
serait pas facile – expliquer à ses collègues « qui » elle allait
épouser dans moins de quinze jours.
En pénétrant dans le bureau, elle se raidit inconsciemment et
plaqua sur ses lèvres un sourire de commande. Heureusement,
Suzy était occupée à planter ses fiches dans le standard, et au
secrétariat, Judy était en train de s'installer devant sa machine.
Pas trace encore de Lise. Jenny se sentit inexplicablement
soulagée.
Dès l'arrivée de Grant Ogilvie, Jenny lui expliqua les raisons
pour lesquelles elle comptait quitter la société la semaine
suivante. Il parut sincèrement ravi et la félicita chaudement, lui
proposant même de prendre un peu de temps libre si elle en
avait besoin. Il l'assura gentiment qu'il connaissait un bureau de
placement très sérieux qui leur fournirait certainement une
intérimaire dans les meilleurs délais.
Il ne fallut pas longtemps à Judy pour remarquer la fabuleuse
bague de fiançailles de Jenny. Et ce furent des félicitations sans
fin de la part de ses trois collègues. Mais les choses se gâtèrent
quand, pressée de questions sur son fiancée, Jenny dut avouer
que l'homme de sa vie n'était autre que Zachary Benedict. Après
un instant de stupeur, les yeux bleu gris de Lise eurent une lueur
meurtrière, et elle pinça les lèvres avec une expression si cruelle
que Jenny lui tourna le dos prétextant un travail urgent. Judy
suggéra à ses collègues de déjeuner ensemble pour fêter
l'événement. Suzy accepta d'enthousiasme, mais comme Jenny
s'y était attendue, Lise refusa avec animosité.
Toute la journée, Jenny tenta de se persuader que l'hostilité de la
secrétaire était pure invention de sa part. Mais il fallut bien se
rendre à l'évidence. Lise ne cessa de lui lancer des regards
mauvais ou des remarques acides. Jenny commençait à sentir la
moutarde lui monter au nez. Décidée à leur cacher la date de son
départ, pour ne pas envenimer les choses, elle réussit à rester
dans le vague un certain temps. Mais elle avait compté sans la
ténacité de Lise. A l'heure du thé, elles avaient réussi à lui
extorquer la date de son mariage.
Il était un peu plus de cinq heures quand elle recouvrit la
machine de sa housse de plastique, infiniment soulagée de
pouvoir enfin échapper à l'ambiance pénible du bureau. Une
minute de plus dans cette atmosphère franchement désagréable,
et elle aurait été capable d'exploser. Ouf, la journée est terminée,
songeait-elle en se dirigeant vers le cabinet de toilette. Elle avait
le temps de se refaire une beauté et de se recoiffer avant de
rejoindre Zachary à son bureau. Que c'était bon de défaire son
chignon et de se brosser longuement les cheveux ! Petit à petit,
sa tension nerveuse se relâchait.
– Ah, je pensais bien que je te trouverais encore ici !
C'était Lise qui venait d'entrer et posait son sac sur la tablette au-
dessus des lavabos. L'air glacial, elle étudiait le reflet du visage
de Jenny dans le vaste miroir qui faisait toute la largeur de la
pièce.
– Je ne peux vraiment pas comprendre comment tu as réussi à
séduire ce type, fit-elle observer de façon extrêmement
désobligeante.
Pensant tout bonnement à une crise de jalousie, Jenny fit un
effort pour se maîtriser.
– Ecoute, Lise... commença-t-elle sur un ton apaisant.
Mais l'autre l'interrompit brutalement :
– Je t'en prie, pas de fadaises sentimentales ! siffla-t-elle entre
ses dents en dardant ses prunelles exorbitées sur le visage de
Jenny. Il se lassera vite de toi comme il s'est toujours lassé de
ses innombrables conquêtes. Ce n'est pas parce qu'il t'a passé la
bague au doigt que les choses dureront plus longtemps. De nos
jours, le divorce est monnaie courante. Je ne te donne pas six
mois, et encore tu auras de la chance !
Jenny l'aurait giflée avec plaisir, mais elle réussit à se dominer et
lui demanda avec un calme apparent :
– Tu penses te mettre sur les rangs à ce moment-là ? Je préfère
t'avertir ; tu risques d'attendre un certain temps... ta vie entière
même, affirma-t-elle avec une évidente conviction.
– Je crois voir pourquoi il a jeté son dévolu sur toi, reprit Lise,
folle de rage. Tu es le type de la femme d'intérieur, telle qu'on se
l'imagine, avec des tas de mioches dans ses jupes, en train de
faire chauffer les pantoufles de son mari devant la cheminée.
Mais il se dégoûtera vite de cette petite vie tranquille. Avant
peu, tu resteras des soirées entières à l'attendre en rongeant ton
frein et en te demandant le nom de sa dernière maîtresse !
– Tu sors d'ici, ou c'est moi ? interrogea froidement Jenny.
D'un geste brusque, Lise s'empara de son sac, entraînant en
même temps celui de Jenny qui rebondit sur le carrelage et s'y
ouvrit, laissant échapper tout son contenu. Sans un mot d'excuse,
l'autre fille continua son chemin vers la porte, repoussant du
pied les objets qu'elle rencontrait au passage, et sortit comme
une furie.
Quelle haine ! Quelle cruauté ! Quel besoin ignoble de démolir à
tout prix le bonheur d'une autre !
Il fallut à Jenny de longues minutes pour se ressaisir, calmer les
battements désordonnés de son cœur. Encore terriblement
secouée, elle se baissa pour ramasser le contenu de son sac. Par
bonheur, rien n'était cassé, à part son étui de rouge à lèvres. Ses
mains tremblaient encore si fort qu'elle mit un temps fou à
rafraîchir son maquillage et à finir de se coiffer. Il était presque
six heures moins le quart lorsqu'elle appela un des ascenseurs
pour monter au bureau de Zachary qui occupait le dernier étage
de l'immeuble.
La porte vitrée était fermée. Mais à son coup de sonnette, une
jeune femme très élégante vint ouvrir.
– Mademoiselle Meredith ?
Jenny inclina la tête. La jeune femme s'effaça pour la laisser
passer.
– Je suis Sarah Armitage, la comptable de la maison. Monsieur
Benedict vous attend. Mais il a encore un client dans son bureau.
En attendant, puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Du café
? Ou peut-être un verre de sherry ?
La tension nerveuse de Jenny se relâchait peu à peu devant la
gentillesse de la jeune femme qui l'introduisit dans un
somptueux salon couvert d'une épaisse moquette et meublé de
façon ultra-confortable.
– Mais oui, du sherry, très volontiers, merci.
Pendant que Sarah se dirigeait vers un magnifique bar en acajou,
Jenny admirait, par une des larges baies vitrées, la vue que l'on
avait du port de Waitemata. Sur l'immense pont, les voitures
paraissaient grosses comme des têtes d'épingle. Deux
transatlantiques étaient amarrés au quai des Princes. Dans la
rade croisaient des vedettes et des ferry-boats.
– C'est un spectacle dont on ne se lasse pas, dit Sarah Armitage
en tendant à Jenny un verre de cristal plein d'un sherry à la
chaude couleur ambrée. Mettez-vous à l'aise, Mademoiselle, je
vous en prie. Si vous voulez bien m'excuser, je vais aller
prévenir Monsieur Benedict que vous êtes là. Je ne pense pas
qu'il vous fasse attendre très longtemps, sourit-elle avant de
quitter la pièce.
Sur une table basse, il y avait quelques revues soigneusement
rangées. Jenny en prit une, s'enfonça dans un fauteuil moelleux
près d'une des fenêtres et se mit à la feuilleter, l'esprit ailleurs. Il
n'y avait guère que de la publicité. Elle sirotait son sherry à
petites gorgées, se sentant quelque peu rassérénée. Si elle devait
souvent faire face à des réactions comme celle de Lise, songeait-
elle, il lui faudrait une patience d'ange.
Et dire que Zachary allait s'absenter huit jours ! Fallait-il
considérer cela comme une bénédiction ou comme une épreuve
insurmontable ? Quelques secondes, elle se demanda follement
si elle ne l'accompagnerait pas à Wellington, quitte à partir de
son bureau sans préavis. Et puis, la raison l'emporta. Ce n'était
pas son genre de s'en aller ainsi, sans crier gare. Jane devait
arriver vendredi à Auckland ; elle pourrait en outre se faire
inviter un soir par Diane et Georges. Le temps passerait
sûrement très vite...
– A quoi penses-tu ? demanda la voix de Zachary depuis le seuil
de la porte.
Il scrutait du regard le joli visage expressif.
– Rude journée ? demanda-t-il négligemment tout en se versant
à boire.
Jenny sourit et haussa les épaules d'un air désinvolte.
– Comme-ci, comme-ça... dit-elle sans s'avancer.
En deux enjambées, Zachary la rejoignit et s'assit sur le bras de
son fauteuil. Il se pencha et lui baisa longuement la nuque.
– Que veut dire ce « comme-ci, comme-ça » ? demanda-t-il en
lui soulevant le menton et en la regardant droit dans les yeux.
Quant tu es sortie de l'ascenseur ce matin, tu m'as fait penser à
l'agneau que l'on va jeter aux lions. Et ce soir, il y a dans tes
yeux comme une sorte d'appréhension... Il s'agit de Lise, n'est-ce
pas ? insista-t-il.
Elle eut un petit rire étranglé.
– Exact !
Zachary étouffa une exclamation en voyant trembler sa lèvre
inférieure.
– Si déplaisant que ça ? dit-il sans la quitter des yeux.
Jenny avala sa salive avec peine et s'efforça de prendre un ton
léger pour répondre :
– On ne peut pas dire que tu offres actuellement l'image d'un
mari et d'un père modèle... A mon avis, tu n'y arriveras que
lorsque tu seras un vieillard chauve et ventripotent, faisant
sauter ses petits-enfants sur ses genoux, déclara-t-elle avec
vivacité.
– Chauve et ventripotent ? Et puis quoi encore ? répliqua-t-il
d'un air indigné. Et pendant que je serai... tout ça... ou en seras-
tu, toi, dis-moi ?
– Moi ? Je serai une vieille femme à cheveux blancs tout usée et
ratatinée courant derrière ces insupportables gamins !
– Je vois que l'agneau a de la défense ! dit Zachary en se
penchant à nouveau sur elle.
Il s'empara de ses lèvres en un long baiser plein d'ardeur qui les
laissa tous deux hors d'haleine et les yeux brillants.
– Finis ton verre, ordonna-t-il quelques instants plus tard. Nous
allons aller dîner dans un petit bistrot tranquille, et puis je
t'emmène voir mon adorable grand-mère.
Jenny le regarda d'un air surpris.
– Ça te paraît extraordinaire que j'aie une grand-mère ?
demanda-t-il d'un air taquin.
– Tu ne m'as jamais parlé de ta famille, et je croyais...
j'imaginais...
– Quoi donc, mon petit moineau ? Que je venais tout droit de
enfers, uniquement pour me faire l'avocat du diable ?
– Tu fais exprès de te moquer de moi, dit-elle d'un ton
accusateur.
– Tu mords si bien à l'hameçon... je n'ai pas toujours le courage
de résister à la tentation ! murmura-t-il d'une voix apaisante en
posant ses lèvres sur les cheveux dorés. Allons, ma chérie. J'ai
reçu des instructions très strictes de ma grand-mère. Elle
m'attend à neuf heures précises, avec toi à un bras, et une
bouteille de son Champagne français préféré sous l'autre.
– Elle doit être tout à fait... commença Jenny en redressant la
cravate de Zachary.
– C'est une vieille dame affreusement gâtée et qui a son franc-
parler, coupa-t-il en repoussant une mèche qui s'était échappée
de son chignon. Mais c'est quand même une délicieuse vieille
dame !
– Bref, tout le portrait de son petit-fils ! dit Jenny avec un
désespoir feint. Je ne pensais pas avoir affaire à si forte partie !
Tu me suffisais !
– Cet affront appelle vengeance ! murmura Zachary en lui
mordillant un peu brutalement le lobe de l'oreille.
– Aïe ! fit Jenny, indignée.
– Et ce n'est pas tout, mon amour. J'ai encore une sœur aux
Etats-Unis qui brûle d'impatience d'avoir des neveux. Et une
autre en Suisse qui est mariée depuis quelques semaines...
A neuf heures moins trois, l'étincelante Mercedes aborda une
longue allée serpentant au flanc de la colline qui dominait la
baie de Saint-Hélier. Les puissants phares de la voiture
balayèrent la façade d'une imposante maison de style colonial.
Ils avaient à peine eu le temps de mettre pied à terre que déjà la
porte d'entrée s'ouvrait sur une femme entre deux âges. C'était
Hattie Carmichael, une cousine éloignée qui faisait office
d'infirmière et de dame de compagnie.
– Elle est dans tous ses états, Zachary ! dit-elle aussitôt d'un air
soucieux. Il y a plus d'une heure qu'elle a les yeux rivés sur la
pendule !
Sans s'émouvoir, Zachary fit entrer Jenny dans le vaste hall dallé
de marbre qui donnait sur un immense salon luxueusement
meublé.
Assise d'un air souverain dans une bergère à oreilles capitonnée
de velours, une vieille dame toute menue et vêtue avec beaucoup
de recherche les regardait s'approcher. Ses cheveux blanc-argent
étaient admirablement coiffés et ses yeux bleu vif paraissaient
étonnamment jeunes. Le visage ridé était encore d'une très
grande beauté. Elle leur tendit une main chargée de bagues.
– Vous voilà enfin ! Venez plus près, mon enfant, que je puisse
mieux vous voir, dit-elle à Jenny d'un ton assez autoritaire.
– Grand-mère, je te présente Jenny Meredith. Jenny, ma grand-
mère paternelle, fit Zachary cérémonieusement.
– Je suis très heureuse de faire votre connaissance, Madame, dit
Jenny à voix basse en tendant ses deux mains à la vieille dame.
– Pourquoi donc chuchotez-vous ? Je vous fais peur ? demanda
Nina Benedict. Puisque vous ferez bientôt partie de la famille,
autant m'appeler tout de suite grand-mère.
Elle leva sur Zachary ses yeux bleus perçants et lui fit signe
d'approcher.
– J'espère que tu n'as pas oublié le Champagne. Je refuse de
boire autre chose que du Dom Pérignon à votre santé et à celle
de mes futurs arrière-petits-enfants.
– Oh, grand-mère, jamais je n'aurais osé me présenter devant toi
sans cette précieuse bouteille ! dit-il, les yeux pétillants de
malice.
– Allons, Hattie, va chercher les flûtes... Dire que je n'ai qu'un
petit-fils, et qu'après avoir passé douze ans à attendre
impatiemment de le voir prendre femme, le voilà qui se marie en
huit jours !
Elle leva les mains en un geste désapprobateur :
– Et j'espère bien, ma petite fille, que vous n'avez pas ces
théories absurdes sur le mariage ! Je tiens absolument à tenir
dans mes bras mon premier arrière-petit-fils avant un an d'ici !
Cette petite bonne femme enfouie dans son fauteuil capitonné
n'était pas seulement affreusement gâtée comme l'en avait
avertie Zachary, pensait Jenny, mais elle avait tout du tyran
domestique 1
– Dans ma famille, rétorqua-t-elle de sa voix la plus suave, il y a
régulièrement des jumeaux toutes les deux générations. Il n'est
donc pas impossible que j'aie la joie de vous présenter d'un seul
coup deux arrière-petits-enfants...
Les yeux bleus eurent une lueur espiègle.
– Oh, ça serait merveilleux. Croyez-vous que vous pourriez vous
arranger pour avoir une fille et un garçon ?
– Je sais bien que je ne suis que le père, mais j'espère tout de
même avoir mon mot à dire... laissa tomber Zachary en
débouchant la bouteille.
Jenny le regarda d'un air railleur, prête à lui répondre par une
autre plaisanterie. Mais sous son regard appuyé, plein de
promesses et de choses inexprimées, les paroles moururent sur
ses lèvres. La seule pensée de Zachary comme amant lui faisait
battre le cœur à coups précipités. Elle se sentit devenir rouge
comme une pivoine.
– Tu vois, grand-mère ? A nous deux, nous avons réussi à
intimider la malheureuse ! murmura Zachary sur un ton
faussement contrit en leur tendant à chacune une flûte pleine de
liquide pétillant.
– Il n'y a pourtant plus beaucoup de jeunes filles qui se laissent
démonter pour si peu, dit Nina Benedict dont le regard allait de
Jenny à Zachary. Je suis sûre, Jenny, que vous êtes la femme
rêvée pour mon petit-fils. Si je crois la moitié de ce que dit la
rumeur publique, il est grand temps que Zachary se range.
Elle leva son verre et dit d'une voix étonnamment claire :
– Je vous souhaite un amour éternel et tout le bonheur possible.
Ils entrechoquèrent leurs verres.
– Amen, répondit Zachary le plus sérieusement du monde en
posant sur les lèvres de Jenny un baiser d'une infinie tendresse et
qui menaçait de s'éterniser...
– J'ai décidé, reprit Nina Benedict en les rappelant à l'ordre,
d'organiser une réception ici après le mariage. Seulement la
famille, bien sûr, et quelques amis très proches. Je verrai cela
demain avec Hattie et nous commencerons les préparatifs.
Jenny, il faudra nous donner votre numéro de téléphone... Non,
dit-elle avec un mouvement vif de la tête sans laisser à Zachary
le temps d'émettre plus qu'un murmure de protestation, tu ne vas
pas te mettre en travers de mes projets et me refuser ce petit
plaisir. Une vieille femme comme moi n'en a plus tellement !
Elle avait levé le menton avec un air de défi. Zachary poussa un
soupir d'impatience.
– Mais grand-mère, une telle réception serait beaucoup trop
fatigante pour toi, dit-il d'une voix apaisante en caressant
doucement sa joue ridée, et je sais que ton médecin serait de
mon avis. Si cela te fait plaisir, nous viendrons prendre une
coupe ici après la cérémonie avec les membres les plus proches
de la famille de Jenny. Hattie pourrait prévoir quelques petits
fours. Mais je ne veux rien de plus, ni buffet somptueux, ni
d'autres invités... c'est bien compris ?
Les yeux bruns de l'avocat affrontèrent le regard bleu de la
vieille dame. Un ange passa. Jenny retint son souffle. Qui allait
céder le premier ?
– Oh bon, accorda Nina Benedict, ce sera comme tu veux ! Tu
es aussi tyrannique et insupportable que l'ont été ton père et ton
grand-père avant toi. J'espère seulement que Jenny ne se laissera
pas mener par le bout du nez et qu'elle saura faire preuve
d'autorité.
– N'aies aucune crainte de ce côté-là, grand-mère, dit-il en
serrant tendrement la main de Jenny, ta future petite-fille ne se
laisse pas faire... J'ai eu un mal fou à la convaincre que mes
intentions à son égard étaient pures. Elle me prenait pour un
suppôt de Satan ! Elle m'en a fait voir de toutes les couleurs !
Nina Benedict posa son verre et se mit à rire de bon cœur.
– Cela a dû te changer, n'est-ce pas, mon chéri ? Tu as enfin
trouvé à qui parler ! J'en suis bien contente ! Et maintenant, mes
enfants, ajouta-t-elle, puis-je vous demander quels sont vos
projets ? Je suppose que tu vas laisser ton cabinet pour quelques
jours ? dit-elle à l'adresse de Zachary d'une voix soudain
essoufflée.
Celui-ci lui prit la main avec une légère inquiétude.
– Tu sauras tout en temps voulu, grand-mère, je te le promets,
mais il ne faut pas trop te fatiguer... Pense à tes arrière-petits-
enfants... Nous allons partir, maintenant, acheva-t-il en posant
sur son front un baiser affectueux.
Jenny en élan spontané fit de même. Nina Benedict la remercia
avec des yeux humides d'émotion. Hattie les raccompagna
jusqu'à la porte et après de grands adieux revint s'occuper de
mettre au lit la précieuse vieille dame qui lui était confiée.
La grosse voiture prit rapidement la direction de Bucklands
Beach. Dans son coin, Jenny était muette. Et pourtant, elle aurait
eu encore tant de questions à poser à Zachary. Elle ne savait
comment les formuler. Maintenant qu'elle avait le temps d'y
réfléchir, elle se demandait comment Zachary avait pu deviner
aussi vite que Lise avait essayé de lui faire du mal. C'était
troublant. Elle se sentait soudain la gorge nouée. Sans nul doute,
leurs relations n'avaient pas été entièrement platoniques... Ah
mon Dieu, pour leur dernière soirée ensemble, ou presque, avant
leur mariage, elle avait bêtement envie de pleurer, comme une
gosse.
La voiture s'immobilisa devant son appartement. Zachary lui
demanda une tasse de café. Elle répondit laconiquement en
descendant de voiture. Une fois dans la cuisine, elle brancha la
bouilloire électrique et s'affaira en silence à préparer un plateau,
tout en essayant de donner le change.
Mais on ne pouvait rien cacher à Zachary. Avec autorité, il
débrancha la bouilloire et attira Jenny contre lui.
– Je m'y attendais, dit-il en la regardant au fond des yeux.
Allons, ma chérie, dis-moi la vérité. Si c'est Lise qui te
tourmente, je téléphone à Grant Ogilvie et je lui dis que tu
donnes immédiatement ta démission. Bien plus, je te mets dans
le premier avion pour Tauranga et tu y restes jusqu'à ce que je
vienne te rechercher.
– C'est impossible ! s'écria Jenny en fermant à demi les yeux.
Qu'est-ce qu'on en penserait ?
– Ça, je m'en fiche pas mal ! Je ne veux pas qu'on démolisse
mon petit moineau, ni Lise ni une autre. J'ai même bien envie de
t'embarquer avec moi pour Wellington. Au moins là, j'aurais un
œil sur toi !
– A t'entendre, on me prendrait pour un enfant fugueur, dit-elle
avec une grimace.
– Un enfant, c'est bien le mot qui convient, fit cyniquement
Zachary. Je n'arrive pas à savoir si j'ai envie de t'embrasser ou
de te donner une bonne fessée... ou peut-être les deux ? Qu'en
penses-tu ?
– Essaie un peu ! murmura Jenny d'une voix étranglée,
bouleversée par la passion dévorante qu'elle lisait dans les yeux
sombres.
– Écoute-moi maintenant, Jenny. Je te parle sérieusement. Je
peux te l'affirmer, Lise n'a été pour moi qu'un flirt passager,
même si elle essaye de te faire croire le contraire. Nous avons
dîné ensemble, trois ou quatre fois peut-être. Mais ça n'a jamais
été plus loin. Alors, que décides-tu maintenant ? Je t'envoie chez
ta mère ou tu m'accompagnes à Wellington ?
– Ni l'un ni l'autre, dit-elle en secouant lentement la tête. Je reste
ici. Jane doit venir à Auckland pour le week-end, et je compte
aller voir des cousins lointains que j'ai délaissés depuis mon
arrivée ici. Non, Zachary, je ne veux pas avoir l'air de m'enfuir,
ajouta-t-elle avec une imperceptible tristesse dans le regard. Je
suis de taille à faire front.
Zachary s'empara alors de ses lèvres, avec douceur d'abord, puis
avec une intensité qui leur fit oublier le monde extérieur pendant
de longues minutes et les laissa au bord du vertige.
– Je ferais mieux de m'en aller, murmura enfin Zachary d'une
voix haletante, ou cela risque de mal se terminer...
Après un dernier baiser, il s'éloigna et lui jeta du seuil de la
porte :
– N'oublie pas, ma chérie, je t'appellerai mercredi soir.
9

Grâce au ciel, Lise ne parut pas au bureau le lendemain.


– Une migraine, paraît-il, confia Suzy à Jenny au moment de la
pause-café.
– Ouais ! Plutôt du dépit ! fit Judy avec un ricanement incrédule.
Quoi qu'il en soit, ce fut un soulagement pour Jenny de ne pas
avoir à affronter sa collègue.
Vers midi, sa cousine Diane téléphona pour l'inviter à dîner le
soir même. Jenny accepta volontiers tout en craignant que
l'annonce de ses fiançailles ne surprenne et ne fasse jaser.
Georges et Diane connaissaient Zachary Benedict de réputation.
Pendant toute la soirée, Jenny dut écouter sa cousine porter aux
nues le milieu huppé dans lequel son mariage allait la faire
entrer et s'extasier sur la chance incroyable que Jenny avait eue
de tomber sur un homme de cette envergure. La jeune fille
affichait le plus grand calme, mais elle bouillait intérieurement
et, peu après dix heures, elle prétexta un mal de tête pour se
retirer.
Le mercredi, Lise était là. Mais elle fit comme si Jenny n'existait
pas. Cela ne rendait pas l'ambiance de travail particulièrement
détendue, pourtant tout valait mieux que ses commentaires
empoisonnés.
Zachary lui téléphona en fin de journée, juste avant sept heures.
En entendant la voix chérie, son cœur fit un bond dans sa
poitrine.
– Jenny ?
La voix grave paraissait étonnamment proche.
– Oui. C'est toi, Zachary ?
– Tu ne reconnais pas ma voix, mon petit moineau ? dit-il avec
une ironie légère.
– Nous... nous n'avons pas encore eu souvent l'occasion de nous
téléphoner, bégaya-t-elle.
– C'est vrai, mais ça viendra...
– Comment s'est passé ton voyage ?
– Sans histoires. Et au bureau ? Pas de prises de bec avec Lise ?
– Non. Elle n'est pas venue hier. Et aujourd'hui, elle a préféré
m'ignorer.
– Elle sera bien inspirée de s'en tenir à cette ligne de conduite,
déclara sèchement l'avocat... Je te manque, ma chérie ? ajouta-t-
il avec douceur,
– Oui, répondit-elle sans fard.
– Il faut peut-être mieux que nous soyons séparés par des
centaines de kilomètres, dit-il d'un ton lourd de sous-entendus.
Mon Dieu, ce que je souffre de ne pouvoir te toucher...
Jenny sourit dans le récepteur et ne put résister au plaisir de le
taquiner :
– Un peu d'abstinence, Zachary... ça ne peut pas te...
– Tu ne perds rien pour attendre ! coupa-t-il avec une fougue qui
la fit rougir jusqu'aux yeux.
– Je crois qu'il vaut mieux arrêter là, dit Jenny d'une voix
légèrement étranglée.
– Je sens que tu rougis, ma chérie. Ce n'est pas vrai ?
– Tu ne le sauras pas !
– Allons, Jenny, calme-toi ! murmura-t-il d'une voix apaisante.
Hattie a-t-elle pris contact avec toi ?
– Non, pas encore. Mais je suis allée hier soir chez Georges et
Diane en sortant du bureau. Il est possible qu'elle ait appelé
pendant ce temps-là.
– Sans doute t'invitera-t-elle à dîner un soir pendant mon
absence. Grand-mère a un coffret rempli de souvenirs variés
qu'elle adore montrer aux gens de la famille. Tu es la dernière
venue. Tu n'y couperas pas. Et puis... il y a chez nous aussi le
fameux album de photos... tu pourras me suivre de A à Z... et
t'extasier comme il se doit... !
Jenny se mit à rire de bon cœur.
– En ce cas, j'accepterai volontiers leur invitation, tu peux me
croire !
– Je n'en attendais pas moins de toi !... Bon, je vais te quitter. Je
te rappelle d'ici quelques jours. Dors bien, mon amour, et fais de
beaux rêves.
Jenny poussa un profond soupir en raccrochant. Seulement deux
jours de passés sur les huit ! Et elle avait encore devant elle six
interminables journées sans Zachary !
Le lendemain, se succédèrent les coups de téléphone. D'abord,
celui de Hattie, l'invitant, pour le soir même. Puis celui de sa
mère, dans l'après-midi. Elle lui annonçait que le père de Max
avait eu une crise cardiaque et qu'il était décédé la veille.
L'enterrement devait avoir lieu le samedi après-midi. Mme
Meredith estimait que ses deux filles devaient y assister. Le
premier mouvement de Jenny fut de refuser. Étant donné son
prochain mariage, cela ne lui paraissait pas spécialement
opportun. Mais sa mère insista, soulignant que le faire-part
portait « Madame Meredith et ses filles ». Jane irait à Auckland
le vendredi comme prévu et passerait la nuit chez Jenny. Elles
repartiraient toutes les deux samedi pour Tauranga. Malgré
l'impression désagréable d'avoir été piégée, Jenny dut s'incliner,
la mort dans l'âme.
– Des ennuis ? demanda Grant Ogilvie en la voyant contempler
d'un air absorbé la feuille de papier qu'elle venait de glisser dans
sa machine.
– Oh excusez-moi, fit-elle, je ne vous avais pas vu entrer. Vous
avez du courrier à me dicter ?
– Non, je l'ai enregistré sur le dictaphone. Je ne serai pas là
demain, Jenny, et j'ai beaucoup à faire ce soir. Ne serait-ce pas
trop vous demander que de rester un peu plus tard aujourd'hui ?
Je ne veux pas abuser de votre temps, mais je sais que Zachary
Benedict est à Wellington. Si cela vous était possible, je vous en
serais très reconnaissant.
– Je suis invitée ce soir, répondit Jenny avec un bon sourire,
mais je peux très bien rester jusqu'à sept heures, si cela vous
arrange.
Une idée se fit soudain jour dans son esprit et elle ajouta :
– En revanche, pourrais-je prendre mon après-midi de demain ?
Ma sœur vient de Tauranga pour la journée et j'aimerais pouvoir
faire des courses avec elle.
– Bien entendu, dit Grant. Je ne vais pas vous refuser cela.
– Merci beaucoup.
Le jeune avocat eut un soupir éloquent.
– Je ne trouverai jamais de secrétaire aussi dévouée que vous.
Dire que je me félicitais d'avoir enfin trouvé la perle ! Il a fallu
que le plus beau parti de toute la profession me l'enlève en
moins de deux !
– Si vous continuez sur ce ton-là, dit Jenny en fronçant le nez
avec humour, je vais croire que Zachary a été plus attiré par mes
compétences en matière de secrétariat juridique que par mes
aptitudes ménagères !
Nina Benedict et Hattie Carmichael accueillirent Jenny avec une
affection touchante. Le repas fut extrêmement soigné, servi par
un maître d'hôtel en gants blancs. Après un délicieux café
additionné de crème, Jenny s'assit à côté de la vieille dame, toute
menue, fragile comme un souffle, et se plongea avec délices
dans l'album de photos familial.
Que c'était amusant et attendrissant de suivre l'évolution de
Zachary : le nouveau-né dans les bras de sa mère, le tout-petit
uniquement vêtu de couches, debout sur ses jambes mal
assurées, l'adorable petit garçon de trois ans aux boucles brunes.
Vers sept ans, l'air angélique avait nettement disparu ! Les
photos de lycée le montraient comme un garçon aux traits aigus
et décidés, rompu à tous les sports. Et sur celles de l'adolescent,
Jenny retrouvait avec émotion dans les prunelles sombres la
lueur un peu diabolique qu'elle connaissait si bien...
Nina Benedict se mit ensuite à égrener ses souvenirs en ouvrant
le fameux coffret sous les yeux éblouis de Jenny. La jeune fille
n'avait pas de mal à imaginer ce qu'avait dû être la jeunesse de
sa future grand-mère dans sa Pologne natale, la vie luxueuse et
facile, les bals grandioses... Il y avait un collier d'émeraudes qui
lui avait été offert par un prince russe, un bracelet de rubis
donné par un baron prussien pour ses dix-huit ans, des éventails,
des dentelles, des camées, de nombreuses bagues aux pierres
splendides dont chacune avait son histoire.
Et puis la Première Guerre mondiale avait éclaté. La famille
avait fui en Angleterre. C'était là que Nina avait rencontré et
épousé Lucien Benedict. Leur fils unique, Edward, était né en
Nouvelle-Zélande, quelques mois après que ses parents y
eussent émigré. C'était Edward, brillant avocat, qui avait fondé
la firme qui portait son nom et que Zachary dirigeait aujourd'hui.
Malheureusement, les parents de Zachary avaient trouvé la mort
dix ans plus tôt dans une catastrophe aérienne au cours d'un
voyage en Europe.
– Vous n'avez jamais eu envie de revoir votre pays ? demanda la
jeune fille.
Les yeux bleu vif de Nina eurent une expression un peu triste.
– J'y suis retournée avec mon mari, il y a presque vingt ans. Je
lui en avais tant parlé qu'il brûlait de le connaître. Mais quelle
déception, Jenny ! J'avais pensé tout retrouver comme je l'avais
quitté. Hélas, les maisons n'étaient plus là, les amis et les parents
étaient morts. Tout avait disparu, jusqu'au souvenir de leurs
noms. Rien n'était plus pareil !
Elle soupira et poursuivit :
– Après cela, mon cher Lucien, pour me consoler, m'emmena
visiter la France, l'Italie, l'Espagne, la Grèce. Nous fûmes
absents pendant une année. De retour ici, j'ai mis longtemps à
me faire à l'idée qu'il ne restait seulement de mes souvenirs que
ce coffret dérisoire. Et puis, petit à petit, je me suis rendu
compte que tout ceci était secondaire. Ma vraie richesse, mon
vrai bonheur étaient ici, en Nouvelle-Zélande. J'avais un mari
que j'adorais, un fils et des petits-enfants dont j'étais fière. Que
demander de plus au Seigneur ?... Qui, continua Nina Benedict
d'un air songeur en prenant dans la sienne la main de Jenny, j'ai
eu la chance de connaître un homme merveilleux. Notre amour
n'a jamais cessé de s'épanouir au fil des années. Éprouver un tel
sentiment, Jenny, c'est une bénédiction du ciel ! Je sais que vous
avez rencontré cet amour, Zachary et vous. Traitez-le avec
délicatesse, comme une fleur fragile qui a besoin de soins
constants. Il n'y a rien de plus beau sur terre.
Jenny sentit des larmes d'émotion lui monter aux yeux. Et
spontanément, elle se pencha sur la main diaphane pour y poser
un baiser plein de respect.
– Dieu vous bénisse, mon petit, dit doucement la vieille dame,
en ajoutant à l'attention d'Hattie qui venait d'entrer dans la
pièce : je sais, je sais, c'est l'heure de me coucher !
Jenny se leva.
– Vous reviendrez me voir avant votre mariage, c'est promis ?
Bonsoir, ma chérie. J'ai été très heureuse de passer ce moment
avec vous.
– Bonsoir, grand-mère, dit Jenny en déposant un baiser
affectueux sur la joue ridée.
En arrivant devant la porte de son appartement, elle aperçut, sur
le paillasson, une immense gerbe de roses. Les mains
légèrement tremblantes, elle entra chez elle et défit l'emballage.
Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les deux douzaines
de splendides baccarat rouge foncé, et en lisant la carte sur
laquelle était griffonnés ces deux mots : Tendresses, Zachary.
Lorsque le lendemain soir, elle rentra avec Jane d'une épuisante
après-midi de courses, celle-ci ne put s'empêcher de s'extasier en
voyant sur la table basse les fleurs magnifiques encore à peine
écloses.
– C'est Zachary ?
Jenny fit un signe de tête affirmatif.
– Oh, comme elles sont belles !
Après avoir jeté sur le canapé leurs innombrables paquets, les
deux sœurs s'effondrèrent chacune dans un fauteuil avec un
ensemble touchant et, d'un même geste, se débarrassèrent de
leurs chaussures.
– Ouf, dit Jane, je suis morte ! Mais j'ai réussi à faire tout ce que
je voulais. Et nous sommes même tombées d'accord sur la tenue
idéale pour toi vendredi prochain. C'est une chance, non ?...
Crois-tu que nous pourrions retrouver cette bouteille de vin du
Rhin au milieu de tous nos paquets ? reprit-elle au bout d'un
instant. Il me semble qu'un petit verre me remettrait d'aplomb.
Avec lenteur, Jenny se leva et s'étira.
– Bon, tâche donc de la trouver pendant que je vais chercher des
verres et un tire-bouchons.
Quand elle revint, Jane était en train de bouleverser tous les
paquets. Jenny la regardait faire avec une inquiétude subite dans
ses yeux noisette.
– Jane, est-il possible à ton avis que la mère de Max n'ait pas
appris mes fiançailles ?
Jane mit enfin la main sur la bouteille et se mit en devoir d'en
arracher l'emballage.
– Oh non ! Elle fait partie du même club que Maman. Même si
celle-ci ne lui en a pas parlé, elle l'a forcément su par quelqu'un
d'autre. Tiens, ajouta-t-elle, débouche-la... Et puis, tu n'a pas à te
sentir coupable ni gênée. C'est Max qui t'a abandonnée, et non le
contraire. De toute façon, c'est par respect pour son père que tu
assistes à cet enterrement. A ta place, je n'y penserais plus.

Le lendemain, Jenny ne pouvait s'empêcher de se remémorer les


paroles de sa sœur, en se mêlant, après l'enterrement, à la foule
des amis et des parents de son ex-fiancé.
Il était normal, évidemment, que Max fût revenu chez lui en de
telles circonstances. Jenny se sentait néanmoins dans une
position très désagréable. A la façon dont Max l'avait accueillie,
comme une amie très chère depuis longtemps perdue de vue,
elle se douta qu'il n'était pas au courant de ses récentes
fiançailles. Mais il ne saurait tarder à l'apprendre. Et sa mère et
Jane faisaient l'impossible pour ne pas la lâcher d'une semelle.
– Ne regarde pas derrière toi, murmura soudain Jane. Max a l'air
de vouloir te rejoindre. Tu veux que je reste ?
Jenny eut un geste fataliste.
– D'après son expression, peux-tu deviner s'il sait ?
– Difficile à dire...
A peine Jane avait-elle chuchoté ces derniers mots que Jenny se
sentit agrippée par le bras.
C'était Max. Elle se dégagea gentiment, mais avec fermeté.
– Il y a une demi-heure que je cherche à te joindre. J'ai à te
parler, Jenny.
La jeune fille le regarda dans les yeux avec un calme qui la
surprit elle-même.
– Je n'en vois absolument pas la raison.
Et c'était vrai, au fond. Elle éprouvait seulement à sa vue un
immense soulagement en pensant que le destin avait bien voulu
annuler ce mariage. Max était devenu pour elle un étranger.
– Mais si, Jenny, insista Max avec une évidente sincérité. Je me
rends compte que j'ai été fou. Tu ne peux savoir combien je
regrette mon geste. C'est impossible de parler ici. Mais ce soir,
je tâcherai de m'échapper un moment. Je dois te voir, répéta-t-il
sur un ton presque désespéré.
– Mais Max, tout est fini entre nous, dit Jenny en secouant la
tête. Je suis fiancée à quelqu'un d'autre. Et je me marie à la fin
de la semaine prochaine.
Là, c'était dit. Max la regarda d'abord d'un air stupéfait. Puis, à
mesure que les mots de Jenny faisaient leur chemin dans son
esprit, une expression de désespoir et de colère se dessina sur
son visage.
– Seigneur, tu n'as pas perdu de temps ! Mais je ne renoncerai
pas si facilement à toi, Jenny ! Je viendrai ce soir et nous en
parlerons, dit-il en la prenant à nouveau par le bras.
– Je t'interdis de venir, Max ! dit Jenny en se dégageant avec
violence. D'abord, parce que ça ne servirait à rien, et ensuite
parce que tu ferais mieux de rester ce soir auprès de ta mère. De
toute façon, je ne serai pas à la maison.
Ce n'était pas vrai. Mais il ne serait pas difficile de convaincre sa
mère et Jane d'aller passer la soirée chez Elvira Hamilton, par
exemple.
– Demain, alors. Je viendrai te chercher après déjeuner, et nous
irons à la plage, insista Max d'un air buté.
Par bonheur, Jane arriva à cet instant, sa mère sur les talons.
– Tu es prête, ma chérie ? demanda posément Mme Meredith en
jetant à Max un regard quelque peu irrité. Nous partons.
Elle faillit dire quelque chose, se retint, et se contenta de lui dire
au revoir.
– A demain, Jenny.
– Je crains que ce ne soit impossible, Max, répondit M me
Meredith avec beaucoup de sang-froid. Nous avons devant nous
une journée très chargée, avec les derniers préparatifs du
mariage de Jenny, et ceux du départ de Jane qui aura lieu
quelques jours après. Je suis vraiment heureuse pour votre mère
que vous soyez là, près d'elle. On a tant besoin de ses enfants
dans de si pénibles circonstances.
Tout en prononçant ces derniers mots, elle entraîna avec
décision ses deux filles vers la porte.
– Ça alors ! s'écria Mme Meredith une fois la voiture en marche.
J'ai essayé de me contenir par égard pour son père. Mais s'il ose
venir à la maison, je lui dirai deux mots !
– Il m'entendra aussi, je te garantis ! lança Jane. Non mais, pour
qui se prend-il ? Il te laisse tomber d'une façon écœurante et il
s'imagine qu'il peut effacer cela en un clin d'œil, et renouer avec
toi comme si rien ne s'était passé ! Quel toupet !
– Je me rappelle parfaitement avoir parlé à sa mère des
fiançailles de Jenny, lundi dernier au club. Mais ça lui est sorti
de l'esprit, avec la mort soudaine de son mari, et elle n'a pas
pensé à en avertir Max. Oh, ma chérie, je m'en veux
affreusement d'avoir insisté pour que tu viennes !
– Ne te fais pas de souci, ma petite maman, dit Jenny en posant
affectueusement sa main sur l'épaule de sa mère. Tu ne pouvais
pas savoir. En un sens, je ne le regrette pas. Après l'avoir revu,
je suis d'autant plus convaincue que ce mariage aurait été une
erreur, même si je n'avais pas rencontré Zachary.
– C'est bien dommage qu'il n'ait pas été là, émit Jane avec
conviction. Il l'aurait toisé de son regard glacial et Max n'aurait
jamais osé venir t'importuner.
Elles se mirent à rire toutes les trois, d'un rire d'autant plus
libérateur qu'elles venaient de vivre des instants de pénible
tension.
Un peu plus tard, autour d'une réconfortante tasse de thé, elles
mirent au point leur plan de bataille pour le reste du week-end. Il
s'agissait d'être absent de la maison autant que possible. Elvira
Hamilton parut enchantée d'avoir leur visite après dîner. Comme
toujours avec la romancière, le temps passa si vite qu'il était plus
de minuit lorsqu'elles revinrent chez elles, épuisées et ne pensant
plus du tout à Max.
Le lendemain, elles partirent avec leur pique-nique pour le Mont
Maunganui. Mme Meredith et Jane avaient réussi à persuader
Jenny de ne repartir que le lundi matin. Un peu ennuyée à l'idée
que Zachary risquait de l'appeler le soir chez elle, elle avait
hésité un instant. Oh, et puis, il savait bien que Jane était là pour
le week-end. Il se dirait sûrement qu'elles étaient sorties pour se
promener ou aller au cinéma.
Il faisait un temps magnifique, et elles décidèrent de chercher
une plage tranquille pour s'y dorer au soleil. Le Mont
Maunganui, ou le « Mont » tout court, comme on l'appelait
couramment, s'élevait à l'extrémité d'une presqu'île proche de
Tauranga. D'un des versants, on avait vue sur le port de
Tauranga et sur l'île de Matakana couverte de plantations de
pins. De l'autre, c'était l'océan Pacifique. Ce coin était bien
connu des vacanciers en raison des conditions idéales pour faire
du surf.
Elles ne furent pas longues à trouver, du côté de l'océan, une
petite baie pratiquement déserte, d'où il était possible
d'apercevoir la ville d'Omanu.
Mme Meredith s'installa dans un transat sous un parasol et se
plongea dans un roman policier, tandis que les deux sœurs,
allongées sur leurs serviettes de bain et enduites de crème
solaire de la tête aux pieds, s'exposaient avec délices aux rayons
d'un soleil déjà brûlant. Le ciel et la mer étaient du même bleu
profond. De temps à autre, un léger souffle d'air rabattait sur
elles des gouttelettes d'écume qui jaillissaient des rouleaux
s'écrasant sur le rivage.
Dans un état d'engourdissement bienheureux, Jenny se laissait
bercer par le bruit des vagues et le cri nostalgique des mouettes
volant au ras des lames. Dès qu'elle eût fermé les yeux sous la
caresse du soleil, l'image de Zachary l'envahit tout entière avec
une précision hallucinante. Elle voyait le visage chéri, avec sa
belle bouche sensuelle, son petit sourire tendre et ironique ; elle
entendait la voix grave demander à sa façon inimitable «Alors,
mon petit moineau ? » ; elle sentait ses caresses avec une
intensité presque douloureuse... Que faisait-il, lui, pendant ce
temps-là ? De la voile avec des amis ? Jouait-il au golf ? Ou se
dorait-il comme elle au soleil ? « Reviens vite, mon amour »,
murmura-t-elle intérieurement, « j'ai tant besoin de toi. »
– Crois-tu qu'il nous soit possible à Maman et à moi de rester
quelques jours dans ton appartement après ton mariage ?
Dérangée dans ses pensées, Jenny s'assit brusquement pour
écouter sa sœur qui poursuivait :
– Nous prendrons l'avion de vendredi matin. Nous pensions
coucher chez toi. Tu sais que je pars le mardi suivant avec
Gladys et Emma. Alors, plutôt que de repartir pour Tauranga
samedi et de revenir le lundi ou le mardi, pourquoi ne pas rester
là-bas tout simplement ? Qu'en penses-tu ?
– Je n'y vois aucun inconvénient. Le loyer est payé d'avance
jusqu'à la fin de cette semaine-là. Je préviendrai seulement
l'agence que l'appartement sera libre dès mercredi.
Après avoir refait soigneusement son chignon, Jenny passa sa
robe de plage et se leva. Il commençait à faire un peu moins
chaud.
– Ça ne t'ennuierait pas de partir maintenant, maman ?
J'aimerais bien me laver les cheveux avant le thé, et je tiens à me
coucher tôt.
Avec un grognement, Jane suivit le mouvement, et tout le
monde plia bagage. Ç’avait été une merveilleuse journée en
famille. Elle ne se renouvellerait sans doute pas de sitôt.
Après un dîner léger à base d'œufs brouillés sur toast, elles
s'installèrent devant la télévision pour boire leur café. Le bruit
d'une voiture freinant devant la maison les fit sursauter. Mme
Meredith se leva pour aller ouvrir.
– Qui cela peut-il bien être ? fit Jane avec un geste impatient.
Bob est absent pour le week-end. Quant à Gladys et Emma, elles
ne viendraient pas sans s'être d'abord assurées que nous sommes
là.
Quand Jenny reconnut la voix de Max dans le hall, le cœur lui
manqua, et elle se raidit pour faire face. Mme Meredith avait l'air
très mécontente en introduisant le jeune homme au salon. Il était
clair qu'on lui avait forcé la main.
– Je tiens à te dire un certain nombre de choses, attaqua aussitôt
Max.
– Mais je croyais bien t'avoir fait comprendre hier que...
commença Jenny.
– Je voudrais tout de même te parler, coupa-t-il, et seul à seule.
Jenny secoua la tête et le regarda droit dans les yeux.
– Non, Max. Ce que tu as à dire, dis-le ici. Je me marie dans
cinq jours, et tu n'y changeras rien !
– Je... je vais préparer mes affaires pour demain, dit vivement
Jane en sortant de la pièce, suivie de Mme Meredith qui
prétextait une lettre urgente à écrire.
– Jenny, reprit Max d'une voix suppliante, une fois qu'ils furent
seuls. Je t'aime...
Jenny haussa les épaules avec ironie.
– Je t'en prie, écoute-moi ! Je sais que je t'ai abandonnée
honteusement. J'ai vite découvert mon erreur. Et j'allais revenir
ici, lorsque j'ai appris la mort de papa.
Il s'approcha d'elle et essaya de l'attirer dans ses bras. D'une
secousse, elle se dégagea en disant :
– Tu n'aurais pas dû venir, Max. Je ne veux pas te faire de la
peine. Mais je ne t'aime pas, et je ne t'ai probablement jamais
aimé. Nous nous sommes aveuglés sur nos sentiments
réciproques. Je réalise maintenant qu'il ne s'agissait pas d'un
amour véritable. Nous n'aurions pas été heureux ensemble... Ne
regrette pas ce qui est arrivé. Pense plutôt à l'avenir. Tu en
trouveras une autre, va.
Il la regarda d'un air incrédule :
– Tu le penses vraiment ? Tu ne dis pas ça seulement pour te
venger, parce que je t'ai laissée ?
Le visage dans les mains, il s'effondra dans un fauteuil.
– Jenny, murmura-t-il d'un ton déchirant, je t'aime et je ne veux
pas te perdre !
Un long silence tomba. Jenny se décida enfin à reprendre la
parole :
– Moi, je ne t'aime pas, Max. C'est clair ?
Il leva sur elle des yeux pathétiques.
– Et si tu étais honnête avec toi-même et avec moi, tu
reconnaîtrais que tu as eu des doutes sur le bien-fondé de notre
mariage. Autrement, tu ne te serais pas enfui au dernier moment
comme un voleur, sans avoir le courage de me le dire en face !
Elle hésita un instant avant de continuer :
– Dis-toi bien que lorsque je suis arrivée à Auckland, une
nouvelle idylle était bien la dernière chose à laquelle je pensais.
Cette histoire déplaisante m'avait rendue franchement méfiante.
Zachary pourrait te dire à quel point j'ai lutté contre ce sentiment
qui m'envahissait... Le silence s'éternisa.
– Je suis désolée pour toi, Max, fit enfin Jenny avec un petit
geste navré, mais c'est comme ça...
Les yeux de Max tombèrent alors sur le magnifique joyau
qu'elle portait à l'annulaire.
– Tu as une bague fabuleuse, dis-moi ! Il doit être plutôt à l'aise,
ton fiancé !
– Je me moque de son argent, lança Jenny, rouge de colère. Ce
n'est pas pour cela que je l'aime ! Car je l'aime, tu entends ?
– Oh, tu ne me le feras pas croire ! dit Max en franchissant d'un
bond la distance qui le séparait de Jenny.
Il la serra avec violence dans ses bras et écrasa brutalement sa
bouche sur la sienne. Sans même prendre la peine de se débattre,
Jenny resta dans ses bras comme un bloc de glace.
– Bon, j'ai compris, fit-il un instant plus tard en la repoussant
avec hargne.
Et sans un mot d'adieu, il quitta la maison comme un fou.
– Cela devait arriver, fit Jenny d'un air las, dès qu'elle vit entrer
dans le salon sa mère et sa sœur, visiblement inquiètes. J'avais
bien deviné hier que son orgueil avait été blessé et qu'il tenterait
de me revoir, ajouta-t-elle d'une voix blanche en se laissant
tomber dans le fauteuil le plus proche. Ah, j'aurais bien dû
repartir à Auckland cet après-midi ! Enfin... Si nous prenions un
peu de sherry pour nous remettre ?
– Ouf, te voilà débarrassée de lui ! fit Jane en allant chercher la
bouteille.
Elle remplit généreusement les verres que sa mère lui tendait.
Dès les premières gorgées, Jenny se sentit nettement mieux.
Assez rapidement, les effets combinés du soleil, de l'alcool et
des émotions la rendirent plus que somnolente.
– Je vais me coucher, dit-elle en se levant et en bâillant à se
décrocher la mâchoire. Inutile de vous lever demain pour me
dire au revoir. Je tâcherai de ne pas faire de bruit. J'irai vous
chercher à l'aéroport vendredi matin. Quant à tante Elsie et à
oncle Dan, ils arriveront en voiture chez moi en fin de matinée.
Je suis bien contente qu'ils puissent venir.
Elle leur envoya un baiser du bout des doigts en quittant la
pièce, heureuse à l'idée d'être le lendemain à Auckland, et par-là
même un peu plus près du jour tant attendu.
10

La journée du lundi parut interminable à Jenny. A peine arrivée,


elle se trouva écrasée sous un monceau de travail. Pour comble
de malheur, Judy, fort mal en point à cause d'un rhume
épouvantable, repartit en taxi chez elle en fin de matinée. Jenny
n'eut donc guère le loisir de s'appesantir sur les événements du
week-end. Seul, la soutenait l'espoir d'entendre ce soir-là la voix
de Zachary. Vers six heures, elle redressa enfin son dos
endolori. Ouf, c'en était fini pour aujourd'hui ! Plus que trois
jours...
Elle rêvait tout éveillée en reprenant le chemin du parking, puis
en cherchant à se faufiler avec sa petite voiture à travers les
embouteillages habituels. Où donc Zachary avait-il l'intention de
l'emmener après leur mariage ? Il avait parlé d'un endroit
éloigné et tranquille... Mon Dieu... Trois jours seulement avant
de se retrouver enfin seule avec lui...
Vingt minutes plus tard, elle était chez elle. A midi, elle avait
avalé en vitesse un sandwich et une tasse de café. A présent, elle
mourait de faim. Il n'y avait pratiquement rien de tentant ni dans
son réfrigérateur ni dans son placard à provisions. Aussi décida-
t-elle d'aller à l'épicerie la plus proche. Elle reprit sa voiture.
Mais elle n'était pas seule à avoir eu cette idée. Elle dut faire la
queue un bon quart d'heure avant de pouvoir se faire servir.
Le téléphone sonna au moment où elle ouvrait le sac contenant
ses courses. Le cœur battant d'émotion, elle se précipita pour
répondre. C'était bien Zachary, comme elle l'avait espéré. La
voix de Jenny vibrait d'une telle allégresse que l'avocat ne put
s'empêcher de dire :
– Eh bien, mon moineau, ça me fait plaisir d'être accueilli
comme ça !... Maintenant, raconte-moi ton week-end...
Jenny hésita. Que fallait-il dire et ne pas dire ?
Jane est venue vendredi comme prévu faire des courses. Grant
Ogilvie m'avait donné mon après-midi, parce que la veille j'avais
travaillé tard. Nous avons fait des tas d'achats...
Elle ajouta rapidement :
– Et puis, samedi matin, je suis repartie à Tauranga avec elle,
pour assister à l'enterrement de... d'un des amis de Maman. Elle
t... trouvait que nous devions y être... étant donné les
circonstances...
Oh malheur, elle avait eu la langue trop longue !
– Quelles circonstances, Jenny ?
Que faire maintenant, sinon répondre de sa voix la plus
naturelle ?
– Ce... c'était le père de Max.
Voilà, c'était dit. Zachary savait.
– Je sens bien à ta voix que tu ne me dis pas tout, ma chérie...
– Oh, ç'a été toute une histoire... dit-elle lentement avec un
profond soupir.
– Laisse-moi deviner... J'imagine que Max a découvert que son
ex-fiancée était à la veille de se marier, non ?
– Exact, répondit laconiquement Jenny.
– C'est tout ? Rien d'autre à m'avouer ? demanda-t-il d'un ton qui
laissait apparaître comme une imperceptible inquiétude.
Jenny sourit. Zachary serait-il jaloux ?
– Je sais me défendre quand on m'attaque !
– Je le sais, mon amour ! J'aurais bien voulu être là. J'adore te
voir en colère !
– Quand rentres-tu ? demanda-t-elle.
– Peut-être plus tôt que prévu.
– Oh, j'y pense, Zachary, merci pour les roses, fit-elle d'une voix
légèrement fêlée.
– Je compte bien être récompensé mieux que cela à mon retour,
dit-il d'une voix lente et sensuelle qui la fit frissonner.
– Mon hamburger va refroidir, mon chéri. C'est un énorme
sandwich avec des œufs, des champignons, du bacon, de la
viande, de la salade, je ne sais quoi encore...
– Oh là là, Jenny, cela suffit ! dit-il d'un ton faussement dépité.
Je vois que je ne fais pas le poids. Allons, je te laisse à ton
festin. Bonsoir.
Après avoir dîné et fait un peu de ménage, elle prit une douche.
Une bonne tasse de café là-dessus, un peu de télévision, et elle
irait se coucher. Zachary ne serait pas là avant mercredi, à moins
que... Il avait bien dit « peut-être plus tôt que prévu ». A l'idée
de le revoir le lendemain peut-être, Jenny sentit un long frisson
la parcourir.
Aucun des programmes n'était passionnant. Quelle importance
après tout ! Lovée dans un bon fauteuil, elle buvait son café à
petites gorgées et regardait l'écran en pensant à tout autre chose.
Il était un peu plus de dix heures quand elle s'étira et décida de
se mettre au lit. Elle allait éteindre la télévision lorsqu'elle
entendit frapper violemment à la porte. Pendant une seconde,
elle fut transformée en statue. On frappa à nouveau.
Elle se dirigea sur la pointe des pieds vers l'entrée.
Qui cela pouvait-il bien être ? Zachary ? Sûrement pas. Il se
serait déjà fait connaître. Alors ? Un maraudeur animé de
mauvaises intentions ?
– Qui est là ? demanda-t-elle d'une voix craintive.
– C'est Max, Jenny. Ouvre, dit-il d'une voix forte en bredouillant
un peu.
Max ! Que faisait-il donc à Auckland ? Et comment avait-il
découvert son adresse ?
– Il est tard, Max, fit Jenny avec exaspération, beaucoup trop
tard pour que je t'ouvre.
– Tu dois me laisser entrer, se mit-il à crier. Je suis venu de
Tauranga uniquement pour m'excuser. J'ai pris une chambre à
l'hôtel, et un taxi m'a amené directement ici.
Il frappait sur la porte à coups redoublés.
– D'ailleurs, j'ai renvoyé le taxi. Allons, décide-toi. Ouvre !
Il est complètement saoul, se dit Jenny en le maudissant
intérieurement. Mais s'il continuait à faire un pareil tapage, les
voisins ne tarderaient pas à se manifester.
– Si j'appelle un taxi, me promets-tu de te calmer ? demanda la
jeune fille.
– D'accord, d'accord, fit Max en baissant le ton. Jenny ouvrit la
porte.
Il entra en titubant. C'était bien ça : il avait bu plus que de
raison. D'ailleurs, il empestait la bière.
– Je suis venu te demander pardon pour hier soir, marmonna-t-il,
le regard fixe.
Il semblait avoir peine à garder les yeux ouverts. D'une
démarche mal assurée, il s'approcha du canapé et s'y laissa
tomber.
Furieuse, Jenny se rendit compte qu'il ne servirait à rien de le
raisonner. Autant appeler un taxi le plus vite possible et se
débarrasser de lui.
La compagnie de taxis promit d'envoyer une voiture dans les dix
minutes. Quand elle revint au salon pour l'annoncer à Max,
celui-ci avait la tête appuyée au dossier du canapé et les yeux
clos.
Mon Dieu, et s'il allait s'endormir ? Il ne manquerait plus que
ça !
– Je vais te faire une tasse de café. Un bon café bien fort.
Il fallait absolument lui parler pour l'empêcher de s'endormir.
Elle brancha rapidement la bouilloire.
– Où es-tu descendu, Max ? demanda-t-elle par la porte ouverte
en sortant tasse, soucoupe et sucrier du placard. Dans un motel
sans doute ? A cette heure-ci, c'est le seul endroit où l'on puisse
trouver de la place.
Pas de réponse... Jenny retourna au salon et s'aperçut avec
désespoir que Max s'était allongé de tout son long sur le canapé
et dormait à poings fermés.
– Max ! supplia-t-elle en le secouant violemment. Réveille-toi,
pour l'amour du ciel ! Tu ne vas pas dormir ici !
Mais seul un ronflement régulier et sonore lui répondit.
– Max ! hurla-t-elle à son oreille.
Pas de réaction. Aucun doute, elle n'arriverait jamais à le
réveiller. C'était sans espoir.
– Ah, c'est trop fort ! s'exclama-t-elle.
La bouilloire se mit à chanter. Elle partit la débrancher, fit le
café, l'emporta au salon et se mit une fois de plus en devoir de
réveiller Max. Mais sans plus de succès.
Elle était en train de se demander si elle n'allait pas lui verser
une casserole d'eau froide sur la figure quand elle entendit une
voiture s'arrêter sous ses fenêtres et se signaler par un léger coup
de klaxon. En hâte, elle sortit de l'appartement et dégringola les
marches.
– Je n'arrive pas à le réveiller ! dit-elle d'un ton désespéré au
chauffeur de taxi qui regardait cette jeune femme en déshabillé
avec la stupéfaction la plus intense... Écoutez, je vais vous
expliquer... C'est mon ex-fiancé qui est venu frapper chez moi, il
y a un quart d'heure. Il a fait un tel tapage que j'ai dû lui ouvrir.
Il était ivre-mort, et s'est endormi presque aussitôt comme une
masse. Pourriez-vous m'aider à le réveiller ? acheva-t-elle avec
un regard suppliant.
– Où habite-t-il ? demanda le chauffeur avec perplexité.
– Je n'ai pas eu le temps de le lui demander avant qu'il...
– Je suis désolé, ma petite dame, coupa l'homme. C'est la police
qu'il faut appeler dans un cas pareil, pas un taxi. Autrement,
laissez-le cuver son vin chez vous.
– Vous avez raison, soupira Jenny. C'est ce que je vais faire.
Non, elle ne pourrait jamais se résoudre à appeler la police.
– Parfait. Vous ne me devez rien, fit le chauffeur en passant sa
marche arrière.
De retour dans l'appartement, Jenny regarda avec une fureur
noire ce Max qui ronflait comme un sonneur. Que faire
maintenant ? Elle vida le café dans l'évier, jeta une couverture
sur le garçon et s'enferma à double tour dans sa chambre. Mais
elle fut longue à s'endormir tant elle était énervée.
Son réveil la tira d'un sommeil rempli de cauchemars. Sept
heures et demie, déjà. Allons, il fallait se lever. Aucun bruit ne
venait du salon. Elle se leva précautionneusement et glissa un
coup d'oeil par la porte. Dans la pénombre, elle vit que Max
n'avait pas bougé.
Bon... Elle allait faire sa toilette et se préparer. Elle le
réveillerait ensuite, lui ferait boire un litre de café, et le mettrait
dehors.
Après s'être douchée et inondée d'un délicieux talc parfumé, elle
se sentit revigorée. La seule idée de revoir bientôt Zachary la
mettait en transes. Peut-être appellerait-elle tout à l'heure
l'aéroport pour savoir les heures d'arrivée des vols en
provenance de Wellington...
Lorsqu'elle sortit de sa chambre, fin prête, ce fut pour trouver
Max traînant dans la cuisine, stupéfait et comme assommé.
– Salut ! marmonna-t-il d'un air penaud. Sa voix était encore
épaisse et bredouillante.
– Je suis désolé de ce qui est arrivé.
– Tu peux, je t'assure ! répliqua-t-elle d'un ton indigné en
branchant la bouilloire et le grille-pain.
– J'ai dû tomber comme une masse hier soir, fit-il en fronçant les
sourcils comme s'il cherchait à se rappeler ce qui avait bien pu
se passer.
– En effet, dit laconiquement Jenny.
– Merci de m'avoir gardé chez toi.
– Je n'avais pas le choix. Je n'allais quand même pas appeler la
police. Et le chauffeur de taxi n'a rien voulu savoir. Le transport
des ivrognes, ce n'était pas son rayon !
– Oh, j'ai une de ces migraines ! gémit Max.
– Bois ton café, ça te remettra.
Il s'assit devant la tasse que Jenny venait de poser sur la table.
– Écoute, Jenny, commença-t-il d'un ton las, je me suis conduit
comme le dernier des derniers à Tauranga. Mais ç'avait été pour
moi un tel choc d'apprendre tes fiançailles, et ceci juste après la
mort de papa qui m'avait déjà affreusement secoué, comme tu
peux t'en douter...
Il s'arrêta quelques instants pour grignoter un toast.
– J'ai réagi comme un imbécile. J'en suis parfaitement conscient.
Je voulais t'expliquer cela, m'excuser... Seulement, les choses
ont mal tourné...
Jenny jeta un coup d'œil sur sa montre. Dans quelques minutes,
il faudrait partir.
– L'incident est clos, Max... Maintenant, si tu veux, je peux te
déposer quelque part en allant en ville.
– J'ai laissé mes affaires dans un motel sur la route de
Pakuranga... A propos, poursuivit-il d'un air circonspect, ce type
que tu vas épouser, à quoi ressemble-t-il ?
Jenny lui jeta un regard étonné.
– Il est grand, très brun, avec des traits aigus. Mais pourquoi me
demandes-tu cela ?
– Ne me dis pas qu'il conduit une Mercedes beige métallisée, fit
Max d'une voix embarrassée.
– Mais si, dit Jenny, soudain folie d'inquiétude. Qu'est-ce que ça
veut dire, Max ?
– Un type a frappé à la porte pendant que tu étais dans la salle de
bains. Le bruit m'a réveillé, et comme personne ne venait, je suis
allé ouvrir.
Affreusement pâle, la bouche sèche, Jenny parvint à articuler :
– C'était sûrement Zachary. Est-ce qu'il a dit quelque chose ?
Oh, Max, qu'a-t-il dû penser en te trouvant ici ?
Max haussa les épaules d'un air assez gêné.
– Il m'a regardé d'un air soupçonneux avant de jeter un coup
d'œil dans le salon. Et puis, il est parti en disant « Je prendrai
contact avec Jenny plus tard. » Je te jure que c'est tout. Il n'est
pas resté plus de deux ou trois minutes.
Anéantie, au bord de la nausée, Jenny fixait Max d'un regard
sans expression, n'ayant plus qu'une idée : être au bureau le plus
tôt possible et appeler Zachary pour lui expliquer.
– Nous partons tout de suite, Max. Dépêche-toi, si tu veux que je
te raccompagne...
– Je suis désolé pour tout, Jenny, dit Max en lui serrant la main
quelques minutes plus tard, après que Jenny se soit arrêtée
devant le motel. J'espère de tout cœur que tu seras heureuse...
– Merci, Max.
Dans une sorte de brouillard, elle reprit le chemin du centre,
conduisant machinalement au milieu du flot des voitures.
Arrivée dans le parking, elle chercha des yeux la Mercedes
familière. Elle n'y était pas.
Pas trace de Zachary non plus dans le vestibule de l'immeuble.
Elle ne savait trop que faire. Monter directement au bureau de
l'avocat au dernier étage, ou lui téléphoner du sien ? Au dernier
moment, elle eut peur et s'arrêta au sixième.
A neuf heures et demie, elle se décida. Après avoir cherché son
numéro dans l'annuaire, elle le composa de ses doigts
tremblants.
– Bonjour, fit une gracieuse voix féminine.
– Pourrais-je parler à M. Benedict, s'il vous plaît ?
– Je regrette, fit la voix mélodieuse. M. Benedict est parti il y a
cinq minutes à peine. Il sera pratiquement toute la journée au
tribunal. Avez-vous un message à lui laisser ?
– Non merci, répondit Jenny, la gorge serrée. Je le rappellerai
plus tard.
Elle passa le reste de la matinée dans une sorte d'état second.
Grant Ogilvie lui dicta du courrier. Elle avait l'air manifestement
distraite et lui fit répéter si souvent ses phrases qu'il la regarda
d'un air inquiet, mais sans oser lui poser de questions.
Chaque fois que le téléphone sonnait, elle sursautait : c'était
peut-être Zachary qui essayait de la joindre entre deux
plaidoiries. Dans l'espoir qu'il l'appellerait à l'heure du déjeuner,
elle ne bougea pas de son bureau.
L'après-midi se traîna. Complètement déconcentrée, Jenny
faisait faute de frappe sur faute de frappe et dut recommencer un
nombre incalculable de pages. De temps à autre, Lise lui jetait
un coup d'oeil perplexe et vindicatif.
Comment parvint-elle à rentrer chez elle ce soir-là, dans l'état où
elle se trouvait ? Son ange gardien devait la protéger, car à
plusieurs reprises elle se trompa de file, et deux fois elle dut
freiner à mort devant un feu rouge qu'elle n'avait pas vu,
manquant de peu d'emboutir l'arrière de la voiture qui la
précédait. Il lui fallut une force de volonté peu commune pour
ne pas faire le léger détour qui l'aurait conduite chez Zachary.
En arrivant dans sa rue, elle eut l'espoir insensé d'apercevoir sa
voiture devant chez elle. Mais non, hélas !
Affreusement déçue, elle se traîna jusqu'à un fauteuil où elle
s'effondra. Les pensées qu'elle avait ruminées toute la journée
prirent des proportions démesurées. Il fallait bien se rendre à
l'évidence. Zachary avait pu supposer le pire en constatant que
Max avait passé la nuit chez elle. Les larmes lui montèrent aux
yeux. Et s'il allait rompre leurs fiançailles ? A la seule idée d'une
vie entière passée sans lui, elle se mit à pleurer à gros sanglots,
la tête enfouie dans un coussin. Elle fut longue à se calmer. Elle
se redressa enfin, essuya son visage inondé de larmes et tenta
désespérément de penser à autre chose. Peine perdue. L'image
de Zachary revint aussitôt la hanter, et de nouveau les larmes se
mirent à couler sur ses joues pâlies.
Il y eut soudain trois petits coups secs à la porte. Elle sursauta
violemment et, pendant quelques secondes, resta comme
pétrifiée dans son fauteuil. On frappa à nouveau, plus fort cette
fois. Elle se leva lentement et s'approcha de la porte, le cœur
battant à se rompre.
– Ouvre, Jenny.
C'était la voix autoritaire de Zachary. De ses doigts tremblants,
elle ouvrit et recula pour le laisser passer, incapable d'autre
chose que de le fixer d"un air hagard.
Les paupières mi-closes, Zachary contemplait le pâle visage
ruisselant de larmes et les yeux pleins d'une souffrance atroce.
Sans un mot, il entra et referma la porte derrière lui. Puis, lui
relevant le menton, il la dévisagea longuement.
– Dis-moi tout, Jenny, ordonna-t-il d'un ton posé sous lequel elle
crut distinguer une vague menace.
– Je... je croyais que tu ne reviendrais plus... après ce... ce matin,
bégaya-t-elle d'une voix entrecoupée. Max est arrivé hier soir...
tard. Il avait bu et n'arrêtait pas de donner des coups dans la
porte.
Elle avait peine à articuler les mots, Zachary ne la quittait pas
des yeux.
– Je... je l'ai fait entrer et j'ai appelé un taxi. Mais il s'est endormi
sur le canapé. Impossible de le réveiller. Et le chauffeur a refusé
de l'emmener. Il m'a dit d'appeler la police ou de lui laisser
cuver son vin ici. Qu'aurais-je pu faire ?... Quand Max m'a dit
que tu étais passé ici ce matin, alors je... j'ai...
Elle ne put continuer sa phrase, tant ses lèvres tremblaient
d'émotion et de frayeur.
Zachary essuya doucement ses larmes et lui sourit avec
tendresse.
– Mon petit moineau chéri, il ne m'a pas fallu longtemps pour
me rendre compte que ce garçon avait passé la nuit sur le canapé
et qu'il avait sûrement pris une bonne cuite.
Il se pencha pour poser un baiser léger sur chacune de ses
paupières avant de poursuivre :
– J'ai passé toute la journée au tribunal, ne prenant que le temps
d'avaler un sandwich pendant une suspension de séance. Je suis
repassé rapidement au bureau... et me voilà.
Le visage de Jenny s'éclairait peu à peu. Le cauchemar
s'éloignait. Elle poussa un immense soupir. Zachary s'empara
alors de ses lèvres en un baiser d'une violence presque
insoutenable.

– Prête, ma chérie ?
Jenny, qui bavardait avec Elsie, se retourna et jeta à Zachary un
regard si plein d'amour que sa tante en fut toute remuée.
– Oui, dit-elle en lui tendant la main avec un sourire rempli de
confiance et d'abandon.
C'était l'heure de partir pour leur courte lune de miel. Elle devait
avoir lieu quelque part au nord de Whanga-rei. Jenny n'en savait
pas plus.
Elle souriait intérieurement en pensant à la journée mémorable
qu'elle venait de vivre. Elle avait d'abord été chercher sa mère et
Jane à l'aéroport peu après neuf heures. Les Farrell les avaient
rejointes un peu plus tard à l'appartement. Ils avaient eu le temps
de déjeuner tranquillement. Mais ensuite, les choses s'étaient
follement accélérées, et le pauvre oncle Dan s'était senti
complètement débordé par le spectacle de ces quatre femmes
mettant leurs plus beaux atours et se livrant dans l'unique salle
de bains à une incroyable séance de coiffure et de maquillage.
Au dernier moment, panique : le fleuriste avait oublié de livrer
le bouquet de mariée. Jane et tante Elsie s'étaient ruées chez lui.
C'était vraiment à se demander par quel miracle ils étaient
arrivés à l'heure à la mairie.
Après la cérémonie, ils étaient sortis en riant sous une pluie de
confetti et avaient longuement posé pour les inévitables photos.
Ils avaient ensuite rejoint la magnifique demeure de Nina
Benedict, au-dessus de la Baie de Saint-Hélier. Malgré les
objurgations de Zachary, sa grand-mère avait tenu à leur offrir
un buffet somptueux. Ils y étaient restés un bon moment, puis
étaient repartis chez Zachary où les jeunes mariés s'étaient
changé rapidement avant de rejoindre au salon Mme Meredith,
Jane et les Farrell. Émue jusqu'aux larmes, la brave M me Lowry
leur avait apporté un plateau de café.
– Tu m'écriras dès ton retour ? demanda Mme Meredith en
serrant sa fille dans ses bras.
– Mieux que ça, ma petite maman chérie, sourit Jenny, je te
téléphonerai mercredi soir et tu me raconteras le départ de Jane.
– Dieu te bénisse ! souffla tante Elsie à l'oreille de Jenny.
Oncle Dan l'embrassa légèrement sur le front et serra
énergiquement la main de Zachary.
Il ne restait plus que Jane. Les deux sœurs s'étreignirent avec
chaleur, conscientes de ne pas se revoir avant longtemps.
Au moment où la Mercedes démarrait, Jenny sentit soudain les
larmes lui monter aux yeux. Mais cet instant d'émotion légitime
ne dura pas. La main posée sur la cuisse de Zachary, elle se
laissa aller avec béatitude contre le dossier de son siège. La
puissante voiture traversa l'immense pont de Waitemata et prit
l'autoroute du nord. Épuisée par l'agitation de la journée et
engourdie par l'excellent Champagne français qu'avait offert
Nina, Jenny somnola un peu sans s'en rendre compte. Elle ne se
réveilla que lorsque la voiture se fut arrêtée.
– Tu as fait de beaux rêves ? taquina Zachary en repoussant
derrière l'oreille de Jenny une mèche de cheveux échappée de
son chignon.
Encore à moitié endormie, Jenny le regardait en battant des
paupières.
– Nous sommes arrivés, mon amour, dit-il en montrant d'un
geste large l'immense baie scintillant sous le clair de lune
argenté. Voilà mon asile, loin du monde, au-dessus de la Baie de
l'Espérance, face à l'horizon sans limite.
Jenny jeta un coup d'œil autour d'elle. Ils étaient seuls entre mer
et campagne.
– Je comprends maintenant ce que tu voulais dire quand tu m'as
parlé d'un coin tranquille et loin de tout.
– « Une cruche de vin... une miche de pain... et toi... » récita
Zachary d'une voix émue en posant un rapide baiser sur les
douces lèvres pleines.
Jenny eut une grimace espiègle.
– J'espère bien que tu as une canne à pêche quelque part, dit-elle
en indiquant d'un geste la maison que l'on devinait dans l'ombre
à quelques mètres de là. Un peu de poisson frais n'irait pas mal
avec cette cruche de vin et cette miche de pain... et je te
laisserais même le plaisir de le faire cuire, acheva-t-elle dans un
éclat de rire en se glissant hors de la voiture.
– Voyez-vous ça ! Ça commence bien ! dit-il d'un ton railleur en
faisant de même.
Il prit les valises dans le coffre et les porta jusqu'au porche.
Ça, c'est une maison, pensa tout de suite Jenny en entrant.
Chaude, accueillante et confortable, c'était plus qu'un simple
pied-à-terre. A voir la propreté méticuleuse qui régnait, les
fleurs dans les vases et le réfrigérateur bien garni, on sentait
qu'une personne dévouée avait tout prévu pour un petit séjour.
– Alors, mon petit moineau ? fit la voix grave de Zachary. Il te
plaît, notre nid d'amoureux ?
– Je t'aime, dit-elle d'une voix tremblante en levant sur lui ses
beaux yeux noisette pleins de promesses...
Il la regarda avec une tendresse infinie et ouvrit les bras. Jenny
s'y précipita. Il la serra contre lui avec une ardeur qui ne laissait
aucun doute sur son désir.
– Pas de regrets, Jenny ? demanda-t-il en lui couvrant le visage
de baisers.
– Aucun, assura-t-elle, le cœur battant la chamade.
Zachary la souleva comme une plume et l'emporta dans
l'immense chambre à coucher dont les larges baies donnaient sur
l'océan.
Avec douceur, il la reposa à terre et lui prit le visage entre les
mains.
– Je ne peux pas imaginer la vie sans toi, mon moineau, dit-il
avec une évidente sincérité en la regardant au fond des yeux.
Puisse le destin être généreux avec nous et te garder toujours à
mes côtés.
– Oui, Zachary, toujours... murmura-t-elle en lui abandonnant
ses lèvres.

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