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UN PALAIS EN TOSCANE

Christina HOLLIS
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :
THE ITALIAN BILLIONAIRE'S VIRGIN

Traduction française de
MARIE-PIERRE MALFA IT

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin et Azur est une marque
déposée d'Harlequin S.A.

© 2006, Christina Hollis. © 2008, Traduction française : Harlequin S.A.


83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS — Tél. : 01 42 1663 63
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47
ISBN 978-2-2808-3932-7 - ISSN 0993-4448
1.

En Toscane, les chauds après -midi chargés de


senteurs fleuries invitaient au farniente ou aux flâneries
dans les ruelles ombragées. Mais, contrainte de suivre le
rythme soutenu que lui imposait le signor Mazzini, Rissa
ravalait sa curiosité et pressait le pas.
— Je suppose que feu le comte vous aura initiée aux
douceurs des passeggiate, contessa. C'est l'heure à
laquelle nous aimons sortir prendre l'air, voyez -vous,
lorsque le soleil se fait moins ardent
.
Le visage empourpré et le front moite, Mazzini
entraînait sa cliente à travers la foule de badauds qui
déambulaient sur la place du village.
— Mon mari ne m'a jamais emmenée en Italie,
signor. En fait, nous n'avons quasiment pas quitté les
Etats-Unis après notre mariage, confessa Rissa en
s'efforçant de dissimuler la déception que trahissaient ses
propos.
Elle avait tant de choses à découvrir, ici ! Du vivant de
Luigi, ils ne s'étaient rendus qu'une seule fois chez elle, en
Angleterre, et le souvenir deette c visite restait teinté
d'amertume. Et à présent qu'elle avait recouvré sa liberté,
les dettes de son époux disparu pesaient lourdement sur
ses épaules. En effet, le train de vie fastueux de Luigi avait
rapidement englouti la fortune des Tiziano, auntpoi que le
patrimoine familial ne comptaitplus que lepalazzo de la
famille, vieille demeure laissée à l'abandon depuis des
décennies. Elle l'avait aperçue de loin à son arrivée,
quelques jours plus tôt, mais Rissa s'apprêtait à pénétrer
pour la première ois f dans l'enceinte de la propriété. Et
elle avait la ferme intention de visiter minutieusement
l'ultime bien de la famille Alfere-Tiziano.
A la suite dusignor Mazzini, elle se dirigea vers les
grilles imposantes qui protégeaient la demeure du reste
du village. Tandis que l'agent immobilier cherchait la
bonne clé dans le volumineux trousseau qu'il tenait à la
main, Rissa eut soudain l'étrange impression d'être
observée. Elle s'était préparée à la curiosité des habitants
du village mais il s'agissait là utre
d'a chose...
Elle pivota sur ses talons, arborant un sourire affable
qui s'évanouit instantanément. Attablé à l'une des
nombreuses terrasses de café qui occupaient la place, un
homme l'observait fixement.
— Buongiorno..., dit-elle.
Bien qu'assis à quelque s mètres, l'inconnu ne
répondit pas à son salut. Brun et mat de peau, vêtu avec
une élégance décontractée, il incarnait le charme et la
virilité du ténébreux Italien. Mais pourquoi son regard
noir, incroyablement perçant, exprimait -il tant d'hostilité
tandis qu'il la détaillait sans vergogne ? Rissa retint son
souffle. Elle comprenait mieux à présent cette sensation
de brûlure sur sa nuque, quelques instants plus tôt...
Jamais encore elle n'avait croisé de regard aussi intense,
aussi pénétrant. Un regard iqufaisait froid dans le dos,
alors même qu'une onde de chaleur parcourait ses
veines...
Réprimant un frisso n, elle suivit avec soulagement e l
signor Mazzini dans le sanctuaire de la propriété ; œ
dernier referma derrière eux les lourdes grilles. Son
soulagement, hélas, fut de courte durée. Luxuriante et
anarchique,la végétation avaitenvahi le parc, recouvrant
presque entièrement ce qui jadis avait dû ressembler à des
pelouses soigneusement entretenues. Balayés par les
vents ou frappés par la foudre, quelq ues arbres étaient
tombés, endommageant à plusieurs endroits le mur
d'enceinte. Devant l'ampleur des dégâts, Rissa sentit son
cœur se serrer. Plus importants seraient les travaux, plus
lourdes seraient les factures...
Lorsqu'elle avait accepté la demande n mariage
e de
Luigi, elle était follement amoureuse de lui. Mais l'amour
passion du début de leur idylle s'était transformé au fil du
temps, même si la personnalité exubérante de son époux
maintenait malgré tout Rissa sous l'emprise de celui -ci.
Cette fascination avait pris fin brutalement, le jour où la
voiture de sport de Luigi, lancée à plus de deux cent vingt
kilomètres/heure, avait quitté la route...
Le décès accidentel de Luigi avait arraché Rissa à
l'aveuglement béat dans lequel elle se complaisait
jusqu'alors. Ce premier choc, d'une violence inouïe, avait
été suivi de deux autres découvertes stupéfiantes : il ne
restait pratiquement plus rien de l'immense fortune de
Luigi et elle était la dernière personne à porter le nom
d'Alfere-Tiziano. Quelle lourde responsabilité pesait sur
ses épaules, tout à coup !
En mémoire de Luigi, elle s'était sentie obligée de
faire bonne figure— et c'était aussi en mémoire de son
défunt époux qu'elle avait insisté pour visiter ce
mystérieuxpalazzo. Elle avait quasiment vidé son compte
en banque pour payer son aller simple pour l'Italie. Dieu
merci, elle n'avait pas eu à regretter sa décision : empreint
d'un fascinant mélange de magie et de romantisme,
l'endroit l'avait séduite sur
-le-champ. Quelle tristesse que
la demeure en décrépitude ne puisse être transmise à un
héritier digne de ce nom !
Pendant les semaines qui avaient suivi le décès de
Luigi, Rissa avait éprouvé encore plus douloureusement
cette cruelle absence d'enfant. Malgré sa situation
financière précaire, elle avait opposé un refus catégorique
à l'AMI Holdings, puissante société immobilière de
renommée internationale, lorsque celle -ci lui avait
proposé une somme mirobolante en échange palazzo du
Tiziano. Avec cet argent, elle aurait pu aisément s'installer
à Londres et prendre le temps de chercher un emploi...
Pourtant, sans qu'elle puisse s'expliquer pourquoi, elle se
sentait liée à vie à sa belle -famille. C'était une question
d'honneur, ni plus ni moins.
Luigi était un homme fier, orgueilleux, et il s'agissai
t là
de son héritage. La simple idée que l'ancestrale demeure
puisse être entièrement abattue puis remplacée par un
vaste complexe touristique l'emplissait d'une sourde
colère. En même temps, le fait de posséder une propriété
à son nom lui apportait un min imum de sécurité, et Rissa
comptait bien s'accrocher jusqu'au bout à cette lueur
d'espoir, si faible fût
-elle.
Comment aurait-elle pu oublier les inquiétudes
constantes du couple de retraités qui l'avait élevée, eux
qui n'avaient pas eu la chance d'êtreopriétaires
pr de leur
logement ? Voici tout ce que Rissa possédait, à présent :
l'amour de ses parents adoptifs et ce palais délabré perdu
en pleine Toscane. Si elle trouvait le moyen de conserver
cette demeure et d'y faire venir ses parents, cela suffirait
à
son bonheur.
Rissa se donnait un an. Si elle ne réussissait pas d'ici là
à concrétiser son projet, elle vendrait le palazzo et
essaierait d'acheter une maison en Angleterre, un endroit
plus modeste où elle pourrait vivre avec tante Jane el
oncle George,comme elle continuait à appeler le couple
qui l'avait recueillie alors qu'elle était encore bébé.
Pour le moment, cette demeure délabrée mais
romantique à souhait, plantée dans son décor de conte de
fées au beau milieu des collines verdoyantes de Toscane,
représentait à sesyeux une chance inouïe. Le destin lui
tendait la main, et elle avait bien l'intention de s'y
accrocher.

Sourcils froncés, Antonio Michaeli -Isola baissa les


yeux sur lecaffè freddo qu'il n'avait pas touché. Autour de
lui, des jeunes gen s bavardaient avec animation, pleins
d'espoir et de rêveries romantiques. Leurs seuls soucis
étaient d'ordre matériel— oui, c'était là, visiblement, le
seul obstacle à leurs rêves d'amour éternel. Antonio, lui,
n'avait pas ce genre de problème. A la tête d'une immense
fortune, il lui aurait suffi de claquer des doigts pour
qu'accourent les plus belles femmes du pays. Pourtant, ce
n'était pas ce qu'il désirait. Non, il convoitait autre chose
— quelque chose de beaucoup plus important à ses yeux.
Cette « autre chose » se trouvait précisément à
quelques pas de lui : lepalazzo Tiziano. Incapable de
résister à la tentation, il leva de nouveau les yeux en
direction du grand mur qui, de l'autre côté de la place du
village, dissimulait l'objet de sa convoitise.
parviendrait
Il à
ses fins, coûte que coûte. Après tout, il ne subsistait plus
qu'un seul obstacle entre lui et la maison de ses rêves, et
cet obstacle avait un nom : contessa
la Alfere-Tiziano.
Sans même la connaître, Antonio savait exactement à
quel genrede femme il avait affaire. Elles se ressemblaient
toutes, ces créatures qui ne reculaient devant rien pour
pénétrer le cercle très fermé de la -set.jet Futiles, vénales,
égocentriques, avides et méprisantes, elles séduisaient
tous les hommes qui croisaient leur chemin et jetaient leur
dévolu sur les plus fortunés d'entre eux. Le sexe et
l'argent, voilà tout ce qui les motivait. A la mort de Luigi
Alfere-Tiziano, Antonio n'avait pas douté un instant que sa
« veuve éplorée » s'empresserait de vendrepalazzo le en
ruine pour s'offrir un confortablerefuge quelque part dans
les Hamptons. Aussi était -il tombé de haut en apprenant
qu'elle n'avait aucune intention de se défaire de la vieille
demeure.
Pourquoi diable une telle obstination ? Pour Antonio
qui se targuait de bien connaître la psychologie féminine,
c'était une attitude tout à fait inexplicable. De toute
évidence, il lui faudrait user d'autres armes que celle de
l'argent pour obtenir ce qu'il désirait.
Un homme en costume sombre escorté d'une jeune
femme longèrent la rue en direction des grilles palazzo.
du
Antonio se raidit. Puis une bouffée de soulagement
l'envahit. Sans doute s'agissait-il de lacontessa, qui venait
visiter la propriété en compagnie d'un de ses nombreux
chargés d'affaires. Pour une rais on obscure, Antonio s'était
attendu à une femme élégante mais austère, au visage
sévère et volontaire— sensuelle, certes, mais autoritaire
et arrogante. Au lieu de quoi cette jolie jeune femme à la
silhouette gracile promenait autour d'elle un regard mal
assuré tandis que son compagnon ouvrait les grilles
imposantes dupalazzo.
Lorsqu'ils eurent disparu, Antonio eut du mal à
contenir un sourire. Les choses prenaient plutôt bonne
tournure, en fin de compte.
Tout bien considéré, sa mission s'avérait plusple
sim
et beaucoup plus agréable que ce qu'il avait craint.

De retour à l'hôtel Excelsior de Florence, Antonio


s'empara de l'exemplaire du Financial Times que la femme
de chambre avait posé sur la able
t de sa suite. Avant de
vérifier son courrier électroniqu e sur son ordinateur
portable, il s'installa dans le canapé et feuilleta
distraitement le journal.
Tout à coup, son regard fut accroché par son propre
nom qui figurait en lettres capitales en tête d'un article
intitulé :
« Le multimilliardaire italien s'ap prête à financer
l'extension d'un centre hospitalier. » Il poursuivit sa
lecture, fronçant les sourcils en relevant les nombreuses
inexactitudes qui émaillaient l'article. La somme qu'il
débloquait pour le projet était nettement sous -évaluée
tandis que sonâge, lui, était revu à la hausse— des détails
sans importance à ses yeux mais qui montraient à quel
point les faits pouvaient être déformés. S'ensuivait la
bonne vieille rengaine que les journalistes se plaisaient
tant à ressasser : les drames vécus sa parfamille lors de la
trouble période de la Seconde Guerre mondiale, la forte
personnalité de sa mère qui avait réussi à partir de rien.
C'était d'ailleurs en hommage à cette femme d'un
extraordinaire courage qu'Antonio Michaeli -Isola portait
son nom de je une fille accolé à celui de son père,- lui
même modeste pêcheur napolitain.
Contrairement à la presse people, Financial
le Times
ne s'attardait ni sur son physique de ténébreux séducteur
ni sur son tempérament de feu. Comme les autres
journaux, en revanche, il s'intéressait de près à la taille de
son compte en banque— et Antonio détestait ça. Issu
d'une famille plus que modeste, il avait travaillé d'arrache -
pied et sans l'aide de quiconque, gravissant un à un les
échelons de la réussite sociale jusqu'à se isserh à la tête
d'un véritable empire. Depuis qu'il était à l'abri du besoin,
il s'impliquait régulièrement dans des projets caritatifs et
humanitaires, et l'obsession des médias quant à sa
manière de dépenser son argent l'irritait profondément.
Il avait toujours préféré le respect à l'admiration
béate. Grandir dans les rues de Naples avait façonné sa
conception de la vie. La colère brillait plus souvent que la
joie dans ses yeux noirs, et les sourires qu'il affichait
parfois les éclairaient rarement. Très jeune, il avait appris à
ne compter que surlui-même, et cette philosophie l'avait
propulsé dans les plus hautes sphères du monde des
affaires.
Réprimant un soupir, il referma le Financial Times et
s'empara de l'autre journal qu'il feuilleta rapidement,laà
recherche des pages « Economie ». Soudain, un visage
attira son attention dans la rubrique « Société ». C'était
elle, la femme qui avait par deux fois repoussé les
propositions d'achat que lui avait adressées son
secrétariat. Les traits d'Antonio se dur cirent. Il n'avait pas
l'habitude de lire les pages mondaines des journaux. A
quoi bon ? Il connaissait parfaitement les principaux
acteurs du monde des affaires et préférait la vérité aux
vaines spéculations. Ce jour -là, pourtant, il lut l'article avec
la plus grande attention.
« Le carrosse se transformera-t-il en citrouille ? »
La confessa Alfere-Tiziano serait-elle en train de
dilapider la fortune de son défunt époux ?
Il semblerait en effet que Larissa Alfere-Tiziano ait
dépensé son héritage à la vitesse de l'éclair. Terrassée par
le chagrin, la veuve du comte Luigi, décédé dans un
tragique accident de voiture, aurait à présent besoin de
liquidités, ce qui expliquerait les rumeurs sur son intention
de vendre au prix fort le palais ancestral de feu son époux
— demeure jadis majestueuse... aujourd'hui en ruine.

L'article était agrémenté d'une photo de la créature


gracile et délicate qu ’Antoni» avait aperçue un moment
plus tôt, alors qu'elle franchissait les grilles de la demeure
qui aurait dû être la sienne.
Un pli creusa le front du jeune homme Comme les
apparences étaient trompeuses ! Un peu plus tôt, la jeune
femme lui avait semblé douce comme un agneau et il se
réjouissait déjà de la persuader d'accepter sa proposition
dans un tête-à-tête rondement mené. A présent, il
découvrait qu'elle était aussi cupide et superficielle que les
autres...
Perdu dans ses pensées, il replia lernal jou et le posa
sur la table. Ilrisquait à la fois d'éveiller ses soupçons et de
la conforter dans sa position en enchérissan t encore sur
les sommes qu'il avait déjà proposées. Non, il procéderait
subtilement, en douceur. Certes, il userait de son charme
pour tenter de la séduire— pourquoi laisser passer une si
belle occasion ?—, mais il découvrirait au passage les
raisons quil'avaient poussée à refuser ses offres plus que
généreuses alors qu'elle avait manifestement l'intention
de se défaire dupalazzo. Et lorsqu'il aurait percé à jour ses
motivations secrètes, il mettrait au point un plan d'attaque
— redoutable, celui-là.
Antonio s'enfonça confortablement dans le canapé
tandis qu'un sourire de prédateur étirait ses lèvres.

— Je suis ravie de faire votre connaissance, contessa,


déclara la vieille gouvernante en s'inclinant
respectueusement devant Rissa.
— Oh non, je vous en rie, p ne faites pas tant de
manières avec moi... Livia, c'est bien ça, n'est
-ce pas ?
Elle glissa un regard en direction de l'agent immobilier
qui acquiesça d'un signe de tête.
— Livia s'occupe dupalazzo depuis des lustres,
expliqua-t-il avant de se dirige
r vers l'escalier, visiblement
impatient d'entamer la visite des lieux.
Mais Rissa reporta son attention sur leur
interlocutrice.
— Merci infiniment, Livia. La famille Alfere -Tiziano
vous était sans aucun doute très reconnaissante.
— Oh...
La vieille femmeau visage ridé comme une pomme
marmonnaquelques paroles pour elle -même. Malgré ses
connaissances limitées en italien, Rissa en déduisit que la
mère de Luigi, issue d'une grande famille d'aristocrates,
s'était montrée aussi méprisante envers Livia qu'enve rs
elle. Toutes deux n'étaient que de simples roturières aux
yeux de l'acariâtre comtesse. D'ailleurs, elle n'avait jamais
accepté que son fils, dernier héritier de la lignée Alfere -
Tiziano, épousât une fille aussi ordinaire qu'elle.
Désemparée par le méco ntentement manifeste de la
gouvernante, Rissa ne sut que répondre. A son grand
soulagement, Mazzini vint à son secours.
— Venez, comtesse. J'aimerais vous faire visiter votre
nouvelle maison avant la tombée de la nuit.
Gratifiant Livia d'un sourire chaleur
eux, Rissa quitta le
hall d'entrée plutôt lugubre pour pénétrer dans une
cuisine accueillante, inondée de lumière. Un vieux
fourneau aux chromes rutilants occupait tout un pan de
mur, et le feu qui pétillait faisait étinceler la batterie de
casseroles et ed poêles en cuivre suspendues à la poutre,
au-dessus de l'immense table en chêne. En apercevant
une assiette garnie de tranches de jambon sec et de
fromage de chèvre, Rissa pivota sur ses talons. Comme elle
s'y attendait, la gouvernante les avait suivis.
— Je suis désolée d'avoir interrompu votre repas,
Livia, dit-elle. Retournez à table, je vous en prie.signor
Le
Mazzini commencera sa visite par une autre pièce.
— Non. Cette assiette est pour vous, contessa. C'est
votre dîner, annonça Livia.
Rissa dégluti t péniblement. Si seulement elle n'avait
pas refusé— par fierté, à quoi bon le nier — ? l'invitation
de Mazzini qui voulait l'emmener manger à la petite
trattoria du village...
— C'est très aimable de votre part, Livia. Pouvons -
nous poursuivre la visite uo préférez-vous que je dîne tout
de suite, signor ? demanda-t-elle à l'adresse de son
compagnon, espérant qu'il la tirerait de ce mauvais pas.
Hélas, Livia lui coupa l'herbe sous le pied.
— Si vous prenez votre repas maintenant, je pourrai
faire la vaisselle et regagner le village avant la tombée de
la nuit.
Tout en parlant, la vieille femme s'empara d'un pichet
et versa un peu de lait dans une tasse ébréchée qu'elle
posa d'un coup sec à côté du repas de fortune. Prise au
piège, Rissa jeta un coupœil d' aux portraits accrochés
dans le vaste hall d'entrée. Il y en avait toute une galerie,
représentant les générations d'aristocrates qui avaient
habité le palais. Tous possédaient le même regard noir,
perçant, et tous arboraient la même expression sévère. «Si
eux se contentaient de ce genre de nourriture, alors je
m'en contenterai aussi », songea -t-elle en se dirigeant vers
la table avec un sourire contraint.
Et elle se mit en devoir, consciencieusement, de
manger tout ce que Livia lui avait préparé — y compris el
pain rassis et le lait caillé.
— Merci beaucoup, Livia, dit -elle finalement en
tendant son assiette et sa tasse vides à la vieille
gouvernante.
Par chance, son téléphone portable sonna avant
qu'elle ait le temps de la complimenter pour ses talents de
cuisinière...
— Tante Jane ! s'exclama -t-elle en entendant la voix à
l'autre bout du fil.
La tension qu'elle avait accumulée au cours des
semaines passées se dissipa instantanément et elle laissa
échapper un rire joyeux.
— J'allais t'appeler en fin de journée ... Oui, c'est ça,
j'emménage à Tiziano aujourd'hui et vous viendrez me
rejoindre tous les deux dès que j'aurai aménagé une pièce
correcte pour vous !
A ces mots, Mazzini esquissa une moue dubitative qui
lui fit regretter sa spontanéité. Couvrant d'une mai n le
combiné, la jeune femme l'interrogea du regard.
— Un expert doit venir vérifier l'état des planchers
dans les étages et, pour le moment, seules deux pièces,
dont la cuisine, sont habitables au -de-chaussée,
rez
expliqua-t-il à mi-voix.
L'enthousiasme ed Rissa retomba brutalement.
— J'espère que vous aimez le camping, reprit -elle à
l'adresse de sa mère adoptive. La maison en estpiteux
état, tu comprends, mais le signor Mazzini m'a déjà dit que
la propriété s'étendait sur dix hectares...
— Dix hectares ed friche et de désolation, précisa ce
dernier en secouant tristement la tête.
— Il suffit de prévoir quelques travaux et la maison
retrouvera toute sa splendeur ! conclut Rissa avec un
entrain forcé.
Lorsqu'elle eut mis un terme à sa conversation, elle se
tourna vers lesignor Mazzini.
— Mes parents adoptifs n'ont pas pris de vacances
depuis plus de dix ans. Ce sont eux qui m'ont poussée à
faire des études, je leur dois tout. Je suis tellement
impatiente de les retrouver, confia -t-elle avec un sourire
empreint de nostalgie. Cela fait une éternité que nous ne
nous sommes pas vus.
— Vous avez fait des études, contessa ? s'étonna
Mazzini tandis que Livia la considérait soudain d'un œil
intrigué.
— Oui. Des études de communication. Après avoir
décroché mon diplô me, je suis partie à la découverte du
monde avec quelques amies : nous avions décidé de
prendre une année sabbatique avant de nous lancer dans
la vie active. Hélas, le voyage s'est terminé plus tôt que
prévu pour moi... Contrairement à mes amies issues de
milieux aisés, j'ai dû trouver des petits boulots pour
continuer à financer mon périple. Elles m'ont vite
abandonnée à mon so rt, préférant mettre le cap su r Los
Angeles et Las Vegas. Jusqu'au jour où le comte -Alfere
Tiziano a poussé la porte du restaurant où je travaillais
comme serveuse. Son bolide venait de crever alors qu'il
circulait sur la route 66. La suite, tout le monde la connaît,
conclut-elle en riant.
Sous les regards circonspects de ses interlocuteurs,
Rissa se redressa puis toussota avec gêne. S'il avait été là,
Luigi n'aurait pas manqué de lui reprocher cet accès de
familiarité.
— Quoi qu'il en soit, c'est du passé. Tante Jane et
oncle George sont les seules personnes qui comptent pour
moi, désormais. En plus du palazzo Tiziano, naturellement,
ajouta-t-elle avec un léger froncement de sourcils. A
propos, signor Mazzini, si nous commencions la visite des
lieux ?

Trois heures plus tard, Rissa se retrouva enfin seule.


Au volant de son Alfa Romeo, Mazzini était reparti pour
Florence dans un nuagee dpoussière tandis que Livia
redescendait au village en boitillant.
Le tonnerre grondait au loin, et Rissa préféra se
retirer dans la petite chambre que la vieille gouvernante
lui avait préparée— probablement l'ancienne buanderie,
à en juger par l'étroitefenêtre ornée de barreaux et
l'humidité qui régnait encore dans la pièce. Trop courte de
plusieurs centimètres, la porte qui ouvrait sur le jardin
laissait passer un véritable courant d'air.
Dans un coin de la pièce, un vieux radiateur
électrique dispensa it un peu de chaleur. Rissa se glissa
dans le lit avec plaisir. Les couvertures étaient douces et
moelleuses, les draps sentaient bon la lavande. Dans un
soupir, elle se laissa aller contre la pile d'oreillers qui ornait
la tête du lit.
Malgré sa grande tigue, fa la jeune femme fut
incapable de trouver le sommeil. Elle resta éveillée
pendant plusieurs heures, attentive au moindre bruit. La
vieille maison craquait et grinçait dans le silence pesant de
la nuit. De la cuisine lui parvenaient des petits bruitsed
grignotage— une souris, sans doute... ou quelque chose
de plus gros... De toute façon, elle n'avait aucune intention
d'aller vérifier.
Lorsque son réveil afficha 2 heures du matin, Rissa se
leva en soupirant. Elle alluma la lumière et se dirigea vers
sa valise qui reposait sur un vieux fauteuil élimé. Pourvu
que les habitants à quatre pattes de l'ancestrale demeure
aient la bonne idée de fuir avant qu'elle -même ne les
aperçoive ! se dit-elle.
Elle fouilla dans ses affaires à la recherche du
transistor qui la suivait dans tous ses voyages. Elle se
sentirait moins seule si elle parvenait à capter une station
de radio anglaise. Dans quelques heures, la nuit céderait la
place aux premières lueurs de l'aube et l'avenir lui
paraîtrait moins sombre.
Elle s'apprêtait à allumer la petite radio lorsqu'une
plainte rauque s'éleva au -dehors. Le vent soufflait de plus
en plus fort. Un portail grinçait sur ses gonds tandis qu'un
volet claquait avec insistance. Luttant contre la peur
qu'elle sentait monter en elle, Rissa
tendit l'oreille. Un chat
miaulait quelque part, dans l'obscurité. Elle se figea. La
pauvre bête semblait aussi seule, aussi apeurée qu'elle.
Elle attendit quelques instants. Les miaulements se
rapprochèrent, de plus en plus plaintifs.
Dans un élan de comp assion, Rissa alla ouvrir la porte
qui donnait sur l'extérieur. A. la lueur du rectangle de
lumière, elle découvrit un fouillis végétal qui s'accrochait
de toutes parts aux murs de la maison. Elle vit aussi un
gros chat roux assis à quelques pas, la patte avant gauche
précautionneusement levée, qui la fixait de ses grands
yeux craintifs.
— Minou... Viens, n'aie pas peur !
Le vent balaya ses mots comme un tas de feuilles
mortes. Forçant son courage, Rissa fit quelques pas dans la
nuit. En la voyant approcher , le chat se recroquevilla
peureusement, mais Rissa eut le temps de voir que sa
patte saignait.
— Pauvre chat... Attends, fais
-moi voir ça, murmura -
t-elle en tendant doucement la main vers l'animal.
Mais celui-ci prit la fuite, rapide comme l'éclair
malgrésa patte blessée. A son tour, Rissa s'enfonça dans la
nuit. Ce fut une erreur. Les ronces qui masquaient un fossé
abrupt lui griffèrent sauvagement les bras et les jambes.
Elle tenta de rebrousser chemin mais d'autres lianes
l'agrippèrent, ses jambes seérobèrent
d et elle tomba dans
les broussailles.
A bout de souffle, couverte d'écorchures, Rissa voulut
se relever mais une vive douleur lui transperça la cheville.
Un éclair illumina fugitivement le fatras d'épineux et de
lianes qui la retenait prisonnière puis la nuit retomba, plus
noire encore, tandis que des gouttes de pluie glacée se
frayaient un chemin entre les feuilles enchevêtrées.
S'obligeant à garder son sang -froid, Rissa s'assit sur le
sol humide. Autour d'elle flottait une odeur de pin et de
menthe sauvage qui l'aida à recouvrer ses esprits. Il fallait
absolument qu'elle trouve le moyen de regagner la
maison. La porte était restée grande ouverte ! Et où était
passé le chat ? Peut -être était-il déjà à l'abri, lui... Peut
-
être même s'était-il mis endevoir de chasser la souris qui
furetait bruyamment dans la cuisine...
A dire vrai, elle n'y croyait pas trop. Un soupir las
s'échappa de ses lèvres. Quelle drôle de soirée pour
quelqu'un qui venait de prendre possession des lieux ! Un
dîner insipide, unevisite dupalazzo plutôt déprimante et,
pour couronner le tout, cette chute spectaculaire dans les
ronces... Au lieu de la décourager pourtant, ce triste bilan
lui insuffla un nouvel élan de détermination. Elle parvint
enfin à se redresser et sortit tant bien que mal du fossé
glissant, tapissé d'orties et d'épineux. Les yeux rivés au sol,
elle veillait à éviter les trous et les bosses.
Elle était presque au bout de ses peines lorsqu'elle
releva la tête pour se donner duourage. c Là, elle se figea.
Eclairéepar la lumière de sa chambre dont la porte
était restée ouverte, la haute silhouette d'un homme la
dominait.
2.

— C'est un endroit dangereux, contessa.


Comme le chat l'avait fait un peu plus tôt, Rissa se
recroquevilla peureusement tandis que l'incon nu
s'accroupissait à côté d'elle, si près qu'elle sentit la chaleur
de son corps.
Le tonnerre gronda de nouveau par -delà les collines
et, de nouveau, une vague de peur la submergea. Que
craignait-elle le plus, d'ailleurs ? Cet homme sorti de nulle
part, les intempéries ou sa nouvelle demeure ? Le mélange
des trois, peut-être ?
— Comment savez -vous qui je suis ? murmura -t-elle.
— Monte Piccolo est un petit village, répondit
l'inconnu d'une voix grave et mélodieuse. Tout le monde
vous a vue arriver et tous pèrent
es qu'en emménageant
au palazzo vous donnerez du travail à la main -d'œuvre
locale. Personnellement, je suis moins optimiste.
L'espace de quelques instants, un éclair illumina le
visage aux traits durs et volontaires. Rissa le reconnut
aussitôt.
— Je vous ai vu cet après -midi... Vous étiez sur la
place du village, un peu à l'écart des autres tables, et vous
me regardiez fixement...
A la lueur d'un nouvel éclair, elle vit les lèvres de
l'inconnu esquisser un sourire, dévoilant une rangée de
dents blanches , étincelantes.
— C'est exact. Je suis de retour au village après... une
longue absence.
— Puis-je savoir ceque vous faites dans mon jardin ?
demanda Rissa d'un ton sec, alors qu'une sourde angoisse
lui nouait l'estomac.
L'homme inclina la tête sur le té cô et captura son
regard.
— J'avais envie de voir si la propriété ressemblait
encore aux souvenirs que ma grand -mère en gardait.
— Vous n'allez pas voir grand -chose dans le noir,
signor, fit observer Rissa en se relevant, troublée malgré
elle par sa proxim ité.
Un petit cri s'échappa de ses lèvres lorsqu'elle fit un
pas en avant. Au moment où elle perdait l'équilibre,
l'inconnu la retint par le bras.
— Lâchez -moi ! protesta Rissa, luttant contre la
panique. Elle tenta de se libérer mais la grande main se
resserra comme un étau autour de son bras. Un coup de
tonnerre déchira la nuit et, l'instant d'après, le ciel s'ouvrit
pour déverser des trombes d'eau.
— Vous êtes blessée, contessa. Mieux vaut éviter de
marcher avant de savoir de quoi il retourne. Je vais usvo
ramener à l'abri.
Avant qu'elle ait le temps de réagir, il la souleva dans
ses bras puissants et se dirigea à grandes enjambées vers
la porte béante.
— Non, attendez ! Il y a un chat blessé quelque part
dans les fourrés... on ne peut pas le laisser seul
tout !
Sourd à ses arguments, l'homme continua d'avancer
sous la pluie battante. A quoi bon lutter ? songea Rissa en
cessant de se débattre. Il possédait une force
herculéenne! Et puis le vent emportait ses vaines
protestations... Au bo ut de ce qui lui se
mbla une éternité,
ils furent enfin à l'abri.
— J'irai chercher le chat dès que vous serez...
Il s'interrompit et laissa échapper un rire amusé. Des
gouttes d'eau ruisselaient encore dans ses cheveux noirs,
glissaient sur son visage mat.
Interloquée, Rissasuivit son regard. Tranquillement
allongé sur le tapis devant le radiateur électrique, le gros
chat roux léchait avec soin sa patte blessée.
— Vous voyez, vous n'aviez aucune raison de vous
inquiéter pour lui,contessa. A présent, j'aimerais examiner
votre cheville blessée.
Il la maintenait tout contre lui, si près qu'elle
percevait les battements de son cœur à travers leurs
vêtements détrempés. Feignant d'ignorer le trouble qui
l'habitait, Rissa prit la parole d'un ton guindé, les yeux rivés
sur le chat.
— Comme vous le voyez, ceci est ma chambre à
coucher, signor. Emmenez -moi dans la cuisine, je vous
prie, par cette porte là -bas, vous voyez ?
Cela faisait une éternité qu'elle ne s'était pas
retrouvée dans les bras d'un homme — qui plus est dans
une chambre — et cette situation la mettait extrêmement
mal à l'aise.
— A vos ordres,contessa, railla l'inconnu. Mais
d'abord, je crois qu'il est temps pour moi de me présenter:
je m'appelle Antonio Isola.
Après avoir fermé du pied la porte qui donnait sur le
jardin, il traversa la pièce et pénétra dans la cuisine.
Profitant d'un éclair, il installa la jeune femme sur une
chaise avant d'allumer la lumière.
Rissa cligna des yeux. L'homme qui se tenait sur le
seuil de la pièce était grand et très imposant. Gorgés
d'eau, son jean et sa chemise moulaient les contours de
son corps athlétique. Le cœur battant, elle contempla le
triangle foncé qui se dessinait sur son torse vigoureux...
Mais le charme se rompit lorsqu'elle aperçut le sourire
insolent sur ses lèvres. Elle issa ba les yeuxet rougit
violemment en découvrant ses tétons qui pointaient sous
la fine étoffe de sa nuisette détrempée.
— Pourriez-vous m'apporter mon peignoir, s'il vous
plaît ? demanda -t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.
Vous le trouverez au ed pi de mon lit.
Il revint quelques instants plus tard avec le peignoir
de soie incrusté de dentelle que Luigi lui avait offert le
premier soir de leur voyage de noces.
A cette époque, sa vie ressemblait encore à un
incroyable tourbillon d'espoirs et de rêve s. Si seulement
tous s'étaient concrétisés... Le palazzo aurait eu un
véritable héritier, pensa Rissa, en proie à une bouffée de
tristesse.
— Comment va le chat ? demanda -t-elle pour chasser
ses sombres pensées.
— Il est en train de surveiller un trou deouris, s
contessa. Je crois qu'il est sorti d'affaire.
Il s'exprimait dans un anglais parfait mais son accent
italien, très prononcé, accentuait encore son charme latin.
Agacée par la façon dont elle réagissait, Rissa concentra
son attention sur son pied ble ssé. D'une main hésitante,
elle palpa sa cheville. Antonio s'accroupit devant elle.
— Essayez de remuer vos orteils.
Rissa s'exécuta. Saisissant d'une main sa cheville, il
maintint son talon en place et, avec un mélange de
douceur et de fermeté, l'invita àplier son pied en avant
puis en arrière. La douleur avait presque disparu et,
pourtant, Rissa tressaillit violemment.
— Il n'y a rien de cassé,contessa, mais vous aurez de
jolis bleus à la cheville, déclara
-t-il en l'examinant d'un œil
averti.
Soudain, l i y eut du bruit dehors et Rissa se redressa.
Vif comme l'éclair, Antonio se précipita vers la porte. A
peine une minute plus tard, elle reconnut la voix de Livia
qui parlait avec animation. Intriguée, Rissa se leva avec
précaution et se dirigea à son tour vers la pièce voisine.
La vieille gouvernante tenait le gros chat roux dans
ses bras et le caressait affectueusement. Lorsqu'elle
aperçut Rissa, elle se mit à parler tellement vite que -celle
ci eut du mal à suivre. Devant son air perplexe, Antonio lui
traduisit les propos de Livia.
— Fabio s'est échappé de son nouveau logement —
Livia s'est installée chez sa sœur, au village. Elle a bien
essayé de le retenir mais le chat n'a rien voulu savoir, et
elle s'est fait un sang d'encre pour lui. N'y tenant plus, lle e
a décidé de venir travailler tôt ce matin dans l'espoir de le
trouver ici. Les animaux retournent souvent dans leur
ancienne maison, c'est une question d'instinct.
Rissa jeta un coup d'œil effaré à son réveil.
— Il est déjà 5 heures du matin et je n'ai pas fermé
l'œil de la nuit !
— Une jolie femme comme vous ne devrait pas se
soucier de ce genre de détail, contessa, fit observer
Antonio d'un ton suave. Vous n'aurez qu'à passer la
journée au lit et il n'y paraîtra plus. Après tout, l'oisiveté
est un trait commun de toutes les femmes fortunées,
n'est-ce pas ?
— Je dois être l'exception qui confirme la règle,
répliqua sèchement Rissa. J'ai une journée chargée,
figurez-vous. J'ai notamment l'intention de m'aménager
une autre chambre : il semblerait en effet que Livia m'ait
cédé la sienne et je ne tolérerai pas cela.
Elle se tourna vers la vieille femme qui l'écoutait avec
intérêt.
— Revenez habiter ici, Livia. Vous êtes chez vous.
A ces mots, le visage de la gouvernante s'éclaira et
elle serra contre elle le
chat qui émit un petit miaulement
de protestation.
— En attendant, pourriez -vous préparer un petit
déjeuner pour monsieur, s'il vous plaît ? reprit Rissa. Il m'a
été d'une aide précieuse... je tiens à le remercier.
— Je ne sais pas, contessa, répondit la gouvernante
en étudiant Antonio d'un air méfiant.
Rissa comprenait ses réticences, mais elle se sentait
néanmoins obligée de témoigner sa reconnaissance à
Antonio Isola.
— Préparez-lui la même chose que pour moi, insista -
t-elle. Je suis sûre que ça lui très
ira bien. Maintenant, si
vous voulez bien m'excuser tous les deux, j'aimerais
m'habiller puis me mettre en quête d'une nouvelle
chambre.
Avant de leur indiquer la
porte, la jeune femme tendit
à Antonio une serviette de toilette. Visiblement surpris par
cette attention, ce dernier accepta avant de recouvrer son
expression d'indifférence amusée.
Lorsque Rissa regagna la cuisine un moment plus
tard, douchée, vêtue d'un jean et d'un simple -shirt,
T le
petit déjeuner était prêt. Il y avait des brioches, destits pe
pains, un assortiment de charcuterie ainsi que deux grands
verres d'orange pressée. C'était en tout cas bien plus
appétissant que le dîner de la veille.
Rissa chercha la gouvernante du regard. A sa grande
surprise, celle -ci arborait un large sourire— c'était la
première fois depuis son arrivée que Livia souriait
franchement. Elle comprit vite ce qui l'amusait tant.
Antonio se tenait à côté de l'antique cuisinière, occupé à
servir desespressos. Et il s'était déshabillé... Une serviette
de toilette blanche ceignait ses hanches étroites. Il était
magnifique.
Avec une nonchalance qu'elle était loin d'éprouver,
Rissa alla s'asseoir à la grande table en chêne. Elle prit
dans la corbeille un petit pain qu'elle beurra distraitement.
Comme attiré par un aimant , son regard se posa de
nouveau sur Antonio. Sa peau était uniformément dorée,
et Rissa devina sans peine que le bronzage se prolongeait
sous l'épaisse serviette. La jeune femme retint de justesse
un soupir. Visiblement, sa libido était en pleine ébullitio
n...
Sans même s'en apercevoir, elle se passa la langue
sur les lèvres. Comme électrisés, ses tétons durcirent dans
leur prison de dentelle et pointèrent de manière
provocante sous son -shirt T moulant. Un flot de sang
envahit son visage. Comment diable son corps pouvait-il la
trahir de la sorte, alors même que Luigi s'était détourné
d'elle bien avant sa disparition tragique ? Elle croyait éteint
à jamais le feu brûlant de la passion — ce feu qui l'avait
consumée lors de sa rencontre avec Luigi mais qui, as,hél
s'était vite étouffé faute d'être entretenu.
Antonio posa devant elle une tasse de café noir puis il
en tendit une à Livia qui recula d'un pas, visiblement
surprise.
— Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que Livia
prenne un café avec nous, n'est -ce pas, contessa ?
demanda Antonio en prenant place en face d'elle, une
tasse fumante à la main.
Leurs regards se rencontrèrent. Dieu merci, il ne
semblait pas conscient de l'effet qu'il produisait sur elle.
— Bien sûr que non. Venez vous asseoir, Livia. Nous
en profiterons pour parler du programme de la journée.
— Votre entrain me rassure, déclara Antonio. Plus
vite nous mettrons le chantier en route, plus tôt la
restauration dupalazzo sera terminée.
Rissa le dévisagea d'un air interloqué.
— Nous ?
Réprimant un sourire, Antonio feignit de se
concentrer sur l'assiette de charcuterie. Si tout se déroulait
comme prévu, le palais Tiziano retrouverait bientôt, outre
son faste passé, son propriétaire légitime. Mais, bien sûr,
la jolie contessa n'en saurait rien carelle serait déjà loin
d'ici le jour où il prendrait possession des lieux.
— Vous parlez plutôt bien italien,contessa.
— Merci...
— Mais vos connaissances linguistiques ne seront pas
suffisantes lorsqu'il vous faudra négocier avec les artisans
et les fournisseurs. Livia m'a dit que la demeure et son
parc nécessitent d'importants travaux. A ce propos, je
préférerais choisir avec vous votre future chambre :
j'aimerais m'assurer de la solidité des sols et des plafonds.
C'est une chance que nous nous soyonscontrés, ren vous
savez. Ce qu'il vous faut, c'est un expert en travaux de
restauration, conclut-il avec une assurance déconcertante.
Rissa soutint son regard sans ciller.
— Pensez -vous à quelqu'un en particulier, Antonio ?
— Disons que je suis parfaitement alifié qu dans ce
domaine.
Il marqua une pause, le temps pour Rissa de digérer la
nouvelle.
— Je pourrais devenir votre chef de chantier,
contessa. A ce titre, je déterminerais la nature des travaux
et je planifierais les interventions des différents artisans
...
tout cela dans les plus brefs délais, évidemment. Et je
commencerais par inspecter minutieusement toutes les
pièces de la maison.
— Attendez un instant ! Qui me dit que vous êtes
celui qu'il me faut pour mener ces travaux ? Et puis je
n'aurai peut-être même pas les moyens de m'offrir vos
services !
— Lepalazzo Tiziano ne peut se passer de moi, assura
Antonio avant de prendre une gorgée de café. Cette
maison a besoin de moi... vous avez besoin de moi,
contessa.
— J'appellerai lesignor Mazzini afin de rpendre son
avis, répondit Rissa, tiraillée entre des impressions
contradictoires.
Surgi de nulle part, cet homme lui inspirait un
troublant mélange de respect, de confiance et de
circonspection. Et puis, elle avait hâte de commencer les
travaux afin d'accu eillir au plus vite ses parents adoptifs.
Dès qu'elle avait eu l'âge d'apprécier pleinement les
sacrifices qu'ils avaient faits pour elle, Rissa s'était efforcée
de se prendre en charge seule. Et lorsqu'elle avait obtenu
une place à l'université, il lui ait
av semblé tout naturel de
participer aux dépenses occasionnées par ses études. Elle
s'était donc débrouillée pour travailler comme vendeuse
ou serveuse, jusqu'au jour où...
Jusqu'au jour où sa vie avait pris des allures de conte
de fées. Ce jour -là, Luigi Alfere-Tiziano avait poussé la
porte du restaurant où elle travaillait et c'avait été le coup
de foudre. Pour elle, en tout cas. De son côté, Luigi avait
cédé au désir qu'elle lui inspirait sans se faire prier, trop
heureux d'entrer en rébellion contre sa mère. L'amour
était venu plus tard— du moins l'avait-elle longtemps cru.
Il l'avait courtisée comme on courtise une princesse,
dans une valse de cadeaux, de Champagne et de nuits
étoilées. Avec une facilité déconcertante, Rissa avait eu
l'impression de e dvenir Cendrillon dans les bras de son
prince charmant. Et le piège s'était refermé sur elle le jour
où Luigi lui avait offert un magnifique diamant — sa bague
de fiançailles.
Antonio observait Rissa avec attention. Elle était
perdue dans ses pensées, rema rqua-t-il en voyant son
regard se voiler. Mais, très vite, la jeune femme cligna des
yeux et se ressaisit.
— Je suis l'homme de la situation, décréta -t-il alors
sans détour.
Chassant les souvenirs qui affluaient à son esprit,
Rissa fit l'effort de reprendr e contact avec l'instant
présent.
— C'est vous qui le dites. Personnellement, je n'ai
aucune garantie. Tout ce que je sais, c'est qu'il faudra
beaucoup d'argent, de temps et d'expertise pour restaurer
le palazzo dans les règles de l'art. Comment puis -je être
sûre que vous êtes qualifié pour cela ? conclut -elle,
sourcils froncés.
En outre, son budget n'était pas extensible. En
partant, Luigi avait laissé derrière lui de nombreuses
dettes qu'elle s'était empressée de régler, mais, à présent,
l'heure était auxrestrictions et à l'économie— même si
elle n'avait aucune intention de confier ses préoccupations
à Antonio.
— Vous faites bien de souligner qu'il faut du temps
pour s'atteler à ce genre de projet,contessa. Nous
sommes tous les deux entièrement disponib les, déclara
Antonio avec un léger haussement d'épaules. Le travail ne
nous fait pas peur, n'est -ce pas ? Vous pourriez
commencer par définir les grandes étapes de la
restauration puis établir un budget prévisionnel pour
chaque poste— avec mon aide, bienentendu. Quant à
moi, je me chargerais de constituer une équipe d'artisans
et, ensemble, nous rendrions au palazzo Tiziano sa
splendeur ancienne, c'est certain. Et pour vous convaincre
d'accepter ma proposition, je suis prêt à travailler
bénévolement.
Il réprima à grand -peine un sourire tandis qu'une
formule cocasse lui venait à l'esprit : « Multimillionnaire
recherche poste non rémunéré. » En fait, ce serait un vrai
plaisir d'aider la contessa à restaurer cette demeure
sachant qu'il en serait bientôt propr
iétaire.
Gagné par une bouffée d'euphorie, il termina son
petit déjeuner et se leva.
Rissa retenait son souffle. L'espace d'un fol instant,
elle imagina qu'Antonio Isola se penchait vers elle...
l'enlaçait de ses mains puissantes et capturait ses lèvres
prêts à se lancer dans l'aventure, tant elle s'avérait
plaisante...
Il étouffa un rire tout en contemplant issa R depuis le
sommet du campanile délabré qui se dressait au milieu du
parc en friche. Elle ne songerait pas à lever les yeux vers le
clocher, aussi pouvait -il l'observer à loisir comme elle se
frayait vaillamment un chemin entre les broussailles et les
éboulis de pierres. Au fond, elle n'était pas si différente de
toutes les ravissantes créatures qui s'évertuaient à attirer
son attention. Elle était jeune, resplendissante et
complètement superficielle, songea -t-il avec ironie en la
regardant avancer. Qui d'autre aurait revêtu un jean blanc
ultramoulant et un minuscule débardeur vert d'eau pour
partir à la découverted'un parc qui ressemblait davantage
à la jungle amazonienne qu'aux jardins de Versailles ?
Quel genre d'amante était -elle ? Surgie de nulle rt,
pa
cette idée l'amusa en même temps qu'elle l'irrita. Au fil
des années, il avait connu des femmes de tous horizons,
de tous milieux sociaux, mais toutes sans exception ne
convoitaient qu'une seule chose : sa fortune. Et toutes
l'auraient volontiers épous é dans le simple but de
s'assurer un train de vie confortable. Fort de ces
expériences décevantes, Antonio ne se faisait plus
d'illusions sur la nature vénale des femmes. L'idée de
renverser les rôles en se faisant passer pour un simple
maître d'œuvre convoitant les faveurs d'une veuve
fortunée l'amusait beaucoup.
Il savourerait donc les charmes decontessala tout en
semant quelques inquiétudes dans son esprit au sujet du
palazzo. Puisqu'il n'avait pas réussi à récupérer la demeure
en échange d'une sommeourtant p généreuse, il ne lui
restait plus qu'à se rabattre sur ses talents de psychologue.
Une jeune veuve seule dans un pays étranger
rechercherait tout naturellement le soutien d'une
personne de confiance— surtout lorsqu'elle aurait
entendu parler de lamalédiction des Tiziano... Son sourire
s'élargit. Si la dame était superstitieuse, elle fuirait le
palazzo sans demander son reste. Sinon, elle frémirait tout
de même inconsciemment et se tournerait vers lui, il n'en
doutait pas un seul instant. La façon dont elle l'avait
dévoré du regard, la veille, en disait long sur son état
d'esprit...

Des hirondelles volaient en cercle -dessus


au des
oliveraies abandonnées. En entendant leurs cris perçants,
Rissa leva les yeux. Partiraient -elles vers le sud à
l'approche de l'hiver, comme leurs congénères anglaises ?
Elle était en train d'observer leur ronde incessante
lorsqu'un léger mouvement attira son attention. En haut
du campanile, une silhouette se découpait sur le ciel bleu
vif.
— Antonio ! s'écriaRissa. Que ites-vous
fa là-haut ?
C'est peut-être dangereux !
— Ne vous inquiétez pas,contessa, je sais où je mets
les pieds.
Il disparut quelques instants pour réapparaître à la
porte de la vieille tour.
— Je vous déconseille toutefois de vous y aventurer
tant que quelques réparations n'auront pas été faites.
— Vous êtes monté faire l'état des lieux ? demanda
Rissa en avançant prudemment vers le monument
délabré.
Vêtu d'un T-shirt blanc'qui mettait en valeur son teint
cuivré, Antonio lui sembla encore plus séduisante qu la
veille. Il portait un vieux jean maculé de taches de
peinture. Mains sur les hanches, il l'observait en silence.
Sous son regard perçant, Rissa sentit sa bouche s'assécher
— J'ai rencontré Mazzini ce matin, contessa. Sachez
qu'il ne voit pas d'un trè
s bon œil votre présence ici.
— Balivernes ! Qu'est -ce qui vous fait dire cela ?
— Peut-être convoite-t-il le palazzo...
— Pour votre gouverne, Antonio, c'est lui qui m'a
dissuadée d'accepter la proposition de l'AMI Holdings. S'il
avait voulu se débarrasse r de moi, il aurait insisté lorsque
je lui ai confirmé que je n'avais pas l'intention de vendre.
Antonio réfléchit un court instant. Qu elle corde
devait-il jouer pour semer le doute dans son esprit tout en
restant crédible ?
— Sans doute songeait -il à la vieille légende de Monte
Piccolo !
— Quelle vieille légende ?
— Celle qui dit que le village disparaîtra le jour où le
palazzo Tiziano sortira de la famille.
— C'est ridicule ! Vous ne trouvez pas ? s'empressa -t-
elle d'ajouter comme le rire rauque d'Antonio résonnait à
ses oreilles. C'est tout à fait le genre d'histoire qu'on
invente de toutes pièces pour effrayer les villageois naïfs
— un peu comme la vieille légende qui prétend que la
Tour de Londres ne doit pas être débarrassée de ses
corbeaux si la monar chie anglaise veut perdurer.
— Il semblerait que vous nous ayez percés à jour,
contessa, répliqua Antonio d'une voix teintée
d'amusement. Je dois tout de même vous dire que la
vieille légende en question a pris tout son sens dans les
années 40, lorsqu'unremblement
t de terre a secoué le
village alors que les propriétaires dupalazzo n'étaient plus
des Tiziano. Une pure coïncidence, me direz -vous...
Les yeux de Rissa s'arrondirent de surprise.
— Un tremblement de terre ? Il y a des tremblements
de terre dansla région ?
— Ça arrive, oui. Rarement, Dieu merci. Il y eut entre
autres ce jour funeste où le comte Angelo, vieil original de
la famille, était parti à Rome à pied, en pèlerinage.
Pendant son absence, le village subit une violente
secousse au point quetoutes les habitations furent
détruites, à l'exception de l'église et du
palazzo.
Rissa retint son souffle tandis qu'Antonio haussait les
épaules.
— Heureusement, les maisons de bois se font aussi
vite qu'elles se défont. Depuis cette mésaventure
toutefois, on peut comprendre la réticence qu'ont certains
superstitieux à voir lepalazzo déserté par les Tiziano.
— Oh, mon Dieu, c'est affreux ! s'écria Rissa, en proie
à une bouffée d'angoisse. Je ne suis qu'une Tiziano par
alliance... Est
-ce que ça compte, àotrev avis ?
— Je ne saurais vous le dire. Quoi qu'il en soit, la
légende desépouses n'est probablement pas plus fondée
que la malédiction des Tiziano..., ajouta -t-il d'un air
faussement détaché.
C'en était trop pour Rissa. Même s'il ne s'agissait que
d'affabulations, elle voulait savoir.
— Le signor Mazzini ne m'a jamais parlé d'une
quelconque malédiction...
— Ça ne m'étonne pas. Il attend probablement que
vous vous installiez définitivement au palazzo avant de
réaliser son plan machiavélique — car je ne e srais pas
surpris qu'il vous demande en mariage, contessa. Il y aurait
ainsi une Tiziano dans la demeure et Mazzini régnerait en
maître sur le village, comme à l'époqueodale.fé Et c'est là
qu'entre en jeu la prétendue malédiction selon laquelle
toute femme infidèle habitant le palazzo attirerait le
malheur.
Rissa hésita, un instant décontenancée.
— Attendez un peu...,dit -elle enfin. Le hall d'entrée
du palazzo est orné de toute une série de portraits de
guerriers redoutables et de femmes aux airs plutôt
revêches. Apparemment, ils ont tous survécu à ces
prétendues malédictions, la plupart d'entre eux sont
même morts à un âge avancé, si l'on en croit les dates qui
figurent sur les tableaux. A l'exception peut -être de
quelques jeunes gens à l'air belliqueux, jouta-t-elle
a d'un
ton songeur.
Antonio fronça les sourcils. Mais avant qu'il ait le
temps d'argumenter, Rissa reprit la parole.
— Si tous ceux -là ont réussi à conjurer la malédiction
de la famille Tiziano, eh bien j'y arriverai aussi ! Et puis si
vous êtessi soucieux de mon bien -être, Antonio, pourquoi
ne vous installez-vous pas aupalazzo pendant les travaux ?
Il y a de la place dans l'aile réservée aux bureaux, vous
savez. Et comme ça, vous serez surplace sept jours sur
sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Antonio leva les mains au ciel, l'air faussement outré.
— Ai-je bien entendu,contessa ? Vous seriez prête à
héberger un inconnu simplement parce que je vous ai dit
que j'étais l'homme de la situation ? Et dire qu'il y a encore
quelques instants vous trouviez les gens du village
terriblement naïfs !
Rissa fit la moue.
— J'avais l'intention de vérifier vos dires avant de...
— Inutile, coupa Antonio. J'ai déjà tout arrangé avec
le signor Mazzini. Mon CV lui parviendra dans les plus
brefs délais. Pou r être franc, je pense lui avoir fait forte
impression. Cela dit,contessa, il n'est guère prudent de
juger quelqu'un sur sa simple apparence. Dites -moi un
peu, ma chère, Luigi Alfere ne vous laissait -il donc jamais
seule ?
— Si vous voulez tout savoir on. :n
— Tiens, tiens... Ce brave homme aurait -il eu un
minimum de bon sens, après tout ?
Rissa baissa les yeux sur ses sandales couvertes de
poussière.
— Si nous nous mettions au travail ? suggéra -t-elle
finalement en risquant un regard dans sa direction.
— Parce que vous êtes prête à travailler tout de
suite? fit Antonio d'un ton ironique. Où sont votre mètre,
votre carnet et vos crayons ?
D'un geste théâtral, elle sortit les outils cités des
poches de son jean. Ses joues brûlaient d'indignation.
Comment cet homme osait-il féliciter Luigi de l'avoir
enfermée dans une prison virtuelle — une prison en or
massif, certes, mais solidement cadenassée ?
— Cessez de me prendre pour une dilettante,
Antonio, déclara -t-elle froidement. Et mettons -nous au
travail avant que l'une de ces malédictions ne s'abatte sur
nous !
Pivotant sur ses talon s, elle s'éloigna d'un pas vif.
Soufflé, Antonio ne put qu'admirer sa démarche
chaloupée... jusqu'à ce qu'elle lui adresse -dessus
par
l'épaule un sourire malicieux.
— Allez, venez !
Une bouffée de désir le submergea soudain. C'était
absurde, complètement ridicule. Si attirante -elle,
fût cette
femme n'était pas différente des autres, autant se faire
une raison. Il se ressaisit donc et emboîta le pas à la
comtesse, s'efforçant de se ncentrer
co sur les travaux à
venir. Aucune femme ne valait la peine qu'on se languisse
pour elle... En l'occurrence, seuls comptaient pour lui le
palazzo et les terres qui l'entouraient— son héritage
familial.

Rissa oublia l'arrogance d'Antonio lorsqu'elle le vit


s'enfoncer dans l'enchevêtrement broussailleux d'oliviers
et de vignes. A plusieurs reprises, déjà, elle avait dû
chasser les images troublantes qui lui traversaient l'esprit
de manière tout à fait incongrue— leurs deux corps
enlacés dans les herb es hautes... ou bien appuyés contre
le tronc d'un vieux chêne et les mains chaudes et
puissantes d'Antonio qui se glissaient fébrilement sous son
débardeur pour...
Elle porta une main à son front, en proie à un léger
vertige.
— Il y à trop de soleil pourous,
v contessa ?
— Non... non, pas du tout. Merci, Antonio. J'ai juste
un peu de mal à synthétiser toutes les données et les
chiffres que vous m'énumérez, improvisa -t-elle en
s'éventant avec son carnet.
— Venez vous asseoir à l'ombre pendant que je
vérifie l'état de ce mur, suggéra Antonio.
En fin de compte, songea -t-il, son plan fonctionnait
mieux que ce qu'il avait imaginé. Il n'avait peut -être pas
réussi à l'effrayer avec les légendes et les superstitions
locales, maisune autre voie se présentait à lui. S'il
parvenait à la convaincre que la restauration palazzodu
s'avérait un projet colossal, peut-être se découragerait-elle
avant même d'entreprendre les travaux. Comme toutes
les femmes, elle serait sans nul doute plus intéressée par
la décoration intérieure que par le gros œuvre...
Soulagée de voir qu'Antonio s'investissait pleinement
dans le projet, Rissa se concentra sur ses propres
prévisions. Si Luigi l'avait empêchée de travailler dans le
domaine qui la passionnait tant, celui du marketing et des
relations publiques, il n'en demeurait pas moins que ses
connaissances étaient toujours intactes et qu'elle avait
bien l'intention de les mettre en pratique ici, pour le
palazzo. Ses professeurs et ses camarades d'université
avaient toujours salué son talentpour identifier et
optimiser les créneaux porteurs — il était temps de passer
à l'action « pour de vrai ». Le plus dur resterait sans doute
de convaincre Antonio et le signor Mazzini de la viabilité
de son projet. Mais elle se sentait prête à déplacer des
montagnes !
Antonio ne tarda pas à la rejoindre, un sourire
énigmatique aux lèvres. Il avait transpiré et son -shirt
T
soulignait la puissante musculature de son torse ainsi que
son ventre plat, comme la fameuse nuit de leur rencontre.
Sentant le rouge luimonter aux joues, Rissa se mit à
tourner fébrilement les pages de son carnet. Dans sa
nervosité, elle le laissa tomber tandis que son stylo — le
Mont Blanc que Luigi lui avait offert lors de leur premier
rendez-vous— roulait sur la terrasse en pierre.
Rissa se baissa pour le rattraper au moment où
Antonio se penchait à son tour. Ils se heurtèrent, et le stylo
disparut dans une fissure entre deux pavés. Déséquilibrée,
Rissa s'accrocha au bras d'Antonio. Son cœur battait à
coups redoublés dans sa poitrinemme co elle inhalait son
parfum épicé, infiniment viril. Ils étaient tout proches et
elle sentait sous ses doigts sa peau douce, ses muscles
fermes.
— Eh bien,contessa, c'était moins une, murmura -t-il
d'une voix caressante.
— Que voulez -vous dire ? Je... ij'aperdu mon stylo,
c'était un cadeau de mon époux...
— Ce n'était pas ce que je voulais dire... je parlais
plutôt de ça, coupa -t-il en baissant les yeux sur les doigts
de Rissa agrippés à son bras.
Rissa relâcha son étreinte et recula vivement, comme
sousl'effet d'une brûlure.
— Laissez -vous aller, contessa, sentez-vous libre
d'écouter vos envies.
Elle se releva, les joues en feu.
— Excusez -moi mais je... je ne sais pas de quoi vous
parlez..., balbutia-t-elle tandis que de folles images
germaient dans son esprit confus.
— Permettez-moi d'en douter.
D'un mouvement preste, il ôta son-shirtT et le coinça
dans sa ceinture. Ses yeux pétillaient d'amusement
comme il faisait un pas dans sa direction.
— Vous avez perdu un précieux souvenir de votre
époux. Après un e telle épreuve, personne ne vous en
voudra de perdre votre sang -froid aussi facilement.
Antonio avait choisi à dessein des propos ambigus : si
Rissa avait aimé sincèrement son époux, elle aurait
manifesté son chagrin d'une manière ou d'une autre,
c'était évident. Au lieu de quoi, elle semblait confuse,
presque honteuse.
Le visage d'Antonio se durcit. Au lieu de penser à son
défunt mari, c'était à lui qu'elle pensait. Lui qui, de son
côté, s'était surpris à imaginer leurs corps enlacés dans
une étreinte enfiévrée...
Au prix d'un effort surhumain, il tourna les talons et
alla chercher une barre métallique posée sur un tas de
piquets abandonnés . S'il voulait em pêcher son esprit de
s'égarer surdes chemins dangereux, mieux valait qu'il se
concentre sur son trav ail.
Cette femme était beaucoup trop désirable, chose
qu'il n'avait pas prévue dans le plan initial conçu pour lui
prendre sa propriété— en toute légalité, nat urellement.
C'était une missionprofessionnelle parmi d'autres, se
raisonna-t-il en revenant ver s elle, et aucune femme, si
attirante fût-elle, ne le distrairait de son objectif.
Antonio extirpa le stylo de la fissure et le tendit à
Rissa, qui le remercia avant de suggérer qu'ils retournent
dans la cuisine pour commencer à dessiner les plans.
Livia avait informé la jeune femme qu'elle y
travaillerait toute la journée, et Rissa se réjouissait de sa
présence— avec la vieille gouvernante dans les parages, il
n'y avait aucun risque qu'elle cédât à l'attraction
qu'Antonio exerçait sur elle.

Rissa avait spéré


e retrouver un sommeil à peu près
normal à présent qu'elle était installée dans une chambre
digne de ce nom. Hélas, il n'en fut rien. Des heures durant,
elle repensa à ce que lui avait dit Antonio au sujet e lad
malédiction des Tiziano...
Elle n'était plus toute seule dans la vaste demeure,
c'était déjà ça. Livia et son chat Fabio avaient réintégré la
petite pièce attenante à la cuisine. Puis les livraisons
avaient commencé le matin même, et les pièces
habitables étaient devenues presque agréables. nio Anto
avait fait appel à quelques villageois pour l'aider à monter
le nouveau lit de Rissa dans sa chambre. Puis un camion
était arrivé avec du mobilier de bureau et du matériel
informatique, ainsi que des radiateurs et des climatiseurs,
et ce déballage avai t définitivement rassuré Livia, réticente
à l'idée que Rissa logeât seule dans une des pièces
délabrées de l'étage.
Visiblement, Antonio s'était attendu à ce que Rissa
insiste pour remettre d'abord en état le parc et les abords
du palazzo, mais elle lui av ait demandé de concentrer tous
ses efforts sur l'intérieur de la demeure. Impassible, il avait
écouté ses souhaits : elle désirait aménager au plus vite
deux chambres avec des salles de bains attenantes. Il avait
eu plus de mal à cacher son étonnement qu'elle lors lui
avait confié les raisons de ses priorités— même s'il s'était
ressaisi rapidement. Elle destinait en effet la première
chambre à ses parents adoptifs et la seconde à Livia.
— Pour ma part, je resterai où je suis le temps qu'il
faudra, avait-elle déclaré alors qu'ils se tenaient dans le
petit salon austère mais propre qui jouxtait sa nouvelle
chambre à coucher. L'essentiel, c'est que la plomberie et
l'électricité aient été refaites à neuf avant l'arrivée de ma
famille.
La surprise qu'elle avaituel fugitivement dans le
regard d'Antonio lui avait arraché un rire amusé. Mais
alors qu'elle cherchait désespérément le sommeil, seule
dans son grand lit, le souvenir de ses yeux noirs, d'une
profondeur troublante, continuait à la hanter...
Elle bondit hors de son lit. C'était ridicule !
Elle alluma la lumière, enfila son déshabillé et serra
fermement la ceinture autour de sa taille. Comment
chasser les folles pensées qui peuplaient son esprit ? Une
boisson chaude, voilà la seule solution... Elle descendit
l'escalier sur la pointe des pieds et traversa le hall d'entrée
sous le regard lugubre des ancêtres de la famille Tiziano.
Rissa avait été une jeune fille timide et réservée
jusqu'à ce que ses parents adoptifs la poussent à s'inscrire
à l'université. Sestudes
é puis son voyage aux Etats -Unis lui
avaient ouvert les yeux sur un monde finalement moins
effrayant que ce qu'elle avait imaginé. Les apparences
étaient souvent trompeuses, et les personnes les plus
hautaines pouvaient s'avérer très avenantes.
Luigi Alfere-Tiziano appartenait précisément à cette
catégorie, songea -t-elle en pénétrant dans la cuisine.
Sans faire de bruit, Rissa se mit à la recherche de ses
précieux sachets de thé.
Elle avait succombé au charme et à la beauté
ténébreuse de Luigi bien avan t de savoir qu'il était issude
l'aristocratie italienne. Enplus du reste, la fortune des
Alfere-Tiziano s'était dressée entre eux. Le caractère
outrageusement dispendieux de Luigi avait toujours mis la
jeune femme mal à l'aise, et il s'était avéré qu'ell e avait eu
raison de s'inquiéter.
Rissa s'assit sur le banc de chêne qui flanquait
l'énorme cheminée. Le foyer était vide et froid mais le
petit bois ne manquait sûrement pas dans le parc. A cette
pensée, son visage s'éclaira. Elle avait hâte de voirule fe
pétiller dans l'âtre ! En attendant ce moment, elle n'avait
plus qu'à faire preuve d'un peu d'imagination... Avec un
petit soupir, elle but une gorgée de thé brûlant et leva les
yeux vers la galerie de portraits qui lui faisait face.
Bizarrement, ils sem blaient moins sévères lorsqu'ils
étaient éclairés par la lumière artificielle : la lumière du
jour, elle, accentuait leurs traits anguleux et leurs
expressions taciturnes. Une impression indéfinissable
l'avait déjà envahie en contemplant ces tableaux. Bien que
tous ces visages se ressemblent indéniablement — tous
possédaient les mêmes traits nobles et volontaires, le
même regard sombre, perçant —, aucun d'eux ne lui
rappelait Luigi. Alors qu'elle contemplait à loisir la vaste
pièce, un autre détail la surpr it : il s'agissait de l'immense
blason qui recouvrait presque entièrement la cheminée. Si
elle n'arrivait pas à déchiffrer la devise, elle lisait
cependant distinctement le nom de « Michaeli » entre
deux mots indéchiffrables. Or, ni Luigi ni sa mère n'avai ent
jamais prononcé ce nom -là. De qui s'agissait -il ?
Probablement d'une femme, une simple roturière qui
avait eu la chance de donner un fils au clan Alfere -Tiziano.
Rissa sentit sa gorgee snouer. Elle n'avait pas eu cette
chance-là, elle. Un enfant aurai t peut-être apporté un
nouvel élan à leur couple à l'agonie ? Elle s'était sentie
tellement coupable... Un frisson la parcourut. Au fond,
mieux valait que ce bébé n'ait pas vu le jour : que serait -il
devenu entre deux parents aussi mal assortis ?
Rattrapée par la fatigue, la jeune femme sentit ses
paupières s'alourdir. Elle se leva et lava rapidement sa
tasse. Avant d'éteindre les lumières de la cuisine et du hall
d'entrée, elle jeta un dernier regard aux visages graves qui
l'entouraient.
Tous lui semblaien t étrangement familiers. Pourtant,
elle n'aurait su dire en quoi...

Le soleil inondait sa chambre lorsque Rissa se réveilla


le lendemain matin. Elle s'assit dans son lit, un instant
désorientée. Quelle heure était -il ? Il y avait duremue-
ménage en bas, dans la cuisine, et lle e descendit sans
tarder, piquée dans sa curiosité. Elle trouva Livia en train
de passer la serpillière sous l'œil intrigué du chat Fabio,
blotti au pied de la cheminée.
— Scusi, signora. Je m'apprêtais à vous apporter une
tasse de caf é lorsque Fabio a déboulé comme une furie
entre mes jambes. Je me suis rattrapée de justesse, mais le
plateau est tombé par terre, et la tasse a volé en éclats.
— Ne vous inquiétez pas, fit Rissa en balayant l'air
d'un geste aérien. L'important, c'est que vous ne vous
soyez pas blessée. Je n'ai pas l'habitude de dormir aussi
tard, vous savez, Livia.
La gouvernante secoua la tête, l'air soidain gêné.
— En fait, j'ai une mauvaise nouvel le à vous
annoncer, contessa. Je vais être obligée de vous laisser
seule un moment pour aller chercher du pain au village. Il
y a eu une coupure d'électricité très tôt ce matin et la
boulangerie n'était pas encore ouverte lorsque j'y suis
descendue tout à l'heure.
— Le courant est rétabli, n'est -ce pas ? fit observer
Rissa en dé signant l'ampoule suspendue -dessus
au de la
table de cuisine.
— Oui, signora. J'avais l'intention de partir après vous
avoir monté votre café.
— Non, Liyia, j'ai une meilleure idée : c'est moi qui
vais y aller. Un peu d'exercice me fera le plus grand!bien
Elle avait aussi très envie de découvrir le village, de
faire connaissance avec ses voisins. Après une douche
rapide, elle enfila un dos nu à rayures, un jean et une paire
de sandales.
Le cœur du village se trouvait à une dizaine de
minutes à pied dupalazzo. Rissa descendit le chemin
poussiéreux, vestige de la grande allée qui conduisait
jusqu'à l'imposante demeure. Au fil des ans, la végétation
avait grignoté ses abords, la nature reprenait ses droits,
libre et indomptée. Les hirondelles volaient très auth dans
le ciel limpide.
Elle hésita un instant avant d'ouvrir la lourde grille qui
donnait sur la place du village. Avec des gestes nerveux,
elle lissa son -shirt,
T repoussa ses cheveux et s'éclaircit la
gorge, comme si elle s'apprêtait à entrer en scène.
Puis elle entrebâilla la porte et risqua un coup œild'
au-dehors. Au même instant lui revinrent à l'esprit les
reproches blessants de Luigi, le mépris qu'il vouait à sa
timidité. « Ton attitude n'est pas digne d'une Alfere -
Tiziano », répétait -il lorsqu'elle manifestait son manque
d'assurance.
Piquée dans son amour -propre, Rissa inspira
profondément avant de se jeter à l'eau.
Sur la place de Monte Piccolo, tout le monde parlait
avec animation de la coupure d'électricité du matin. Il
s'agissait de faire desprovisions, au cas où cela se
reproduirait. Et tous étaienttellement concentrés sur leurs
conversations que Rissa put se glisser dans la foule sans se
faire remarquer. Seuls quelques villageois la saluèrent d'un
hochement de tête. Le sourire aux lèvres, Rissa se faufila
entre les étals du marché.
Elle acheta une demi -douzaine de gros œufs de
ferme, une miche de pain dorée et une focaccia, une
fougasse aux olives. Elle se dirigeait vers le stand de fruits
et légumes lorsqu'elle aperçut Antonio, en pleine
conversation avec une ravissante jeune femme.
D'instinct, elle recula vivement et se réfugia derrière
le paravent de l'étal voisin, à quelques mètres d'eux. Elle
entendait les intonations mélodieuses de la voix de la
jeune femme ainsi que le timbre grave et apaisant
d'Antonio. Et lorsqu'elle trouva le courage de lever les
yeux sur eux, son cœur tressauta. Un sourire enjôleur aux
lèvres, Antonio caressait tendrement le bras de sa
compagne. Rissa détourna les yeux, les joues en feu. Nul
doute que ces deux -là ne parlaient pas simplement de la
pluie et du beau temps !
Avec des gestes mécaniques, elle choi sit quelques
tomates et plusieurs variétés de salades, puis risqua un
coup d'œil vers l'endroit où se tenaient Antonio et son
« amie ». Il n'y avait plus personne. Où étaient-ils allés ?
Rissa tenta de se persuader qu'elle s'en moquait
éperdument. Ce que faisait Antonio en dehorspalazzo du
ne la regardait pas, après tout ! Mais alors, pourquoi son
cœur se serrait-il à l'idée qu'il avait une liaison avec cette
superbe créature ?
Maudissant sa propre faiblesse, elle souleva son
panier. Elle s'apprêtait à quitter le marché lorsque le rire
rauque d'Antonio retentit derrière elle. Intriguée, elle se
retourna. Il était là, seul : penché sur l'étal de primeurs
qu'elle venait de quitter, il chatou illait le menton d'un
bébé qui riait aux éclats, assis sur les genou x de la
vendeuse.
Il ne l'avait pas vue. Rissa hésita, tentée d'aller lui dire
bonjour. Mais il parlait à un villageois à présent et elle
renonça à interrompre le ur conversation. Et puis l'image
de cette femme qui était peut -être sa maîtresse continuait
à la hanter.
Tournant brusquement les talons, elle agrippa l'anse
de son panier et se fondit dans la foule avant qu'Antonio
ne la remarque.
4.

— Où habitez-vous ? demanda Rissa à Antonio un


peu plus tard, alors qu'ils parlaient travaux autour d'une
salade de tomates au basilic que Livia leur avait préparée.
— Pas très loin d'ici. Par -bas, là ajouta-t-il en
esquissant un geste vague en direction de l'Arno.
— Avez-vous renoncé à vous installer dans les
bureaux ? Il secoua la tête.
— J'y pense toujours mais il y a beaucoup d'allées et
venues pour le moment, et je tiens à mon intimité. Dès
que les travaux seront sérieusement engagés, les choses
se calmeront un peu et j'aviserai à ce moment-là.
— Je comprends, fit Rissa en coupant une part de
focaccia. Au fait, j'aimerais trouver une boutique de
vêtements de marque le plus rapidement possible. Il doit y
en avoir à Florence, non ?
Antonio la gratifia du même sourire ind ulgent qu'il
avait utilisé avec la jeune femme du marché, n peu
u plus
tôt dans la matinée.
— Ne vous mettez pas en frais pour me plaire, belle
comtesse, murmura -t-il d'un ton espiègle. Votre charme
irrésistible a déjà opéré.
A peine eut-il prononcé ces par oles qu'Antonio les
regretta. Il était presque sûr que Rissa l'avait vu en
compagnie de Donnaau marché : s'il ne se tenait pas
mieux, elle aurait tôt fait de le prendre pour un simple
gigolo alors qu'il avait besoin d'être crédible, s'il voulait
que son plan fonctionne.
De son côté, Rissa s'efforça de ne pas accorder trop
d'importance aux flatteries d'Antonio— celles-ci ne
faisaient que confirmer ce qu'elle pressentait déjà : il était
un séducteur invétéré.
La voix de la raison lui commandait de garder s se
distances, de ne surtout pas céder aux pulsions charnelles
qu'Antonio éveillait en elle. Elle connaissait ce genre
d'homme, prêt à collectionner les aventures sans
lendemain, fuyant tout engagement durable, toute
relation sérieuse— sauf si, à l'instar ed Luigi, ils se
trouvaient dans l'obligation d'assurer leur descendance au
plus vite. Il était donc plus prudent de rester sur ses
gardes. Et pourtant... pourtant, l'attirance qu'elle
éprouvait pour lui était quasi irrésistible !
— Tant mieux si je vous ais, pl dit-elle à mi-voix.
Choquée par ces quelques mots qu'elle n'avait su retenir,
Rissa baissa précipitamment les yeux sur son assiette
tandis qu'un flot de sang envahissait son visage.
Antonio la fixa sans ciller. Ainsi, malgré les
apparences, la comtess e Alfere-Tiziano n'était pas
différente des autres femmes de son rang : sensuelle,
aguicheuse, elle cédait facilement aux avances et ses
pommettes joliment empourprées n'étaient qu'un leu rre.
Elle le désirait, c'était évident
— autant qu'il avait envie
d'elle...
Au bout de quelques instants, Rissa reprit :
— Pour en revenir aux boutiques de vêtements,
Antonio, ce n'est pas pour faire du shopping que j'aimerais
me rendre à Florence, mais plutôt pour vendre une partie
de ma garde -robe. Je n'ai pas envie d'êtr
e bloquée par des
problèmes de trésorerie lorsque les travaux seront
entamés.
Cet aveu lui coûtait. Comme c'était humiliant de
dévoiler, fût-ce à demi-mot, l'état précaire de son compte
en banque ! Elle espérait seulement qu'Antonio
continuerait d'ignorersa véritable situation financière.
Il prit son stylo pour griffonner quelques chiffres sur
le bloc posé à côté de lui.
— Il serait malhonnête de ma part de prétendre que
les travaux ne coûteront pas grand -chose, déclara-t-il
quelques instants plus tard en s'adossant à sa chaise. Il
faudra beaucoup d'argent pour remettre le palazzo en
état, contessa. En plus des matériaux et de la main -
d'œuvre, vous devrez payer les services du signor Mazzini.
Je le soupçonne d'être gourmand... surtout s'il veut
continuer à satisfaire les caprices de son amie... la
ravissante Donna. Vous savez, j'étais avec elle au marché,
ce matin ajouta-t-il d'un ton laconique.
Rissa fit mine d'ignorer sa dernière remarque.
— C'est précisément pour cette raison que je dois
rassembler un max imum de liquidités.
— Pour ma part, je ne vous demanderai rien en
échange du travail que je fournirai.
— Je ne l'ai pas oublié et je vous en suis
reconnaissante. Mais je ne voudrais surtout pas que cela
vous mette dans une situation financière embarrassant e.
Il la fixa quelques instants sans mot dire. Puis un
sourire énigmatique étira ses lèvres.
— Me vous inquiétez pas,contessa. Je ne réjouis
sincèrement de participer à la restauration d'une demeure
aussi prestigieuse que palazzo
le Tiziano.
En devenant l'épouse de Luigi, Rissa s'était vite
habituée au train de vie luxueux de ce dernier C'était un
paradis trompeur et superficiel, certes, mais un paradis
confortable tout de même. Elle habitait un superbe
duplex, en plein cœur de Manhattan, et ne sortait av ec
Luigi que pour les grandes occasions : une escapade dans
les Hamptons ou une croisière sur le yacht familial. Elle
n'avait aucun souci matériel, sa vie s'écoulait au rythme
des sorties et des mondanités que lui imposait son mari.
Ici, aupalazzo Tiziano, une nouvelle vie s'offrait à elle,
songea-t-elle en sortant sur la terrasse le lendemain matin.
Ce serait une vie plus rude, plus austère, mais elle jouirait
d'une liberté totale, et cette idée l'emplissait d'allégresse...
Antonio était parti en ville af
in d'organiser le planning
des artisans. Prenant appui sur la balustrade de la terrasse
inondée de soleil, Rissa songea à la conversation qu'ils
avaient eue la veille, lorsqu'elle s'était étonnée de la
saveur des fruits et des légumes qu'elle avait achetés au
marché.
Antonio lui avait appris que le vieux maraîcher du
village était sur le point de prendre sa retraite. Son fils
unique travaillait à Florence, il n'y aurait donc personne
pour lui succéder, donc plus d'étal de primeurs au marché,
et les villageois, friands de produits frais, déploraient déjà
le départ du vieil homme. Une idée avait alors germé dans
l'esprit de Rissa. La propriété était grande : en parcourant
le domaine avec Antonio, elle avait vu des noyers, des
amandiers, des figuiers, de la ne vig et des abricotiers.
C'était hélas un triste spectacle : tombés à terre au milieu
des herbes hautes, les fruits ne faisaient que le régal des
guêpes et des frelons.
Perdue dans ses pensées, Rissa descendit les marches
et continua à flâner dans les allées rongées par les
mauvaises herbes. Entre les pavés poussaient çà et là des
bouquets de fraisiers des bois. Nul doute qu'ils n'auraient
aucun mal à prospérer sur un sol entretenu et amendé...
Nul doute que ces fraises se vendraient comme des petits
pains aumarché du village. Ses pas la conduisirent tout au
fond de la propriété, là où le vieux clocher se dressait
fièrement. C'était un très bel édifice , songea-t-elle en
admirant la tour tapissée de vigne vierge. Bien qu'elle fût
passablement délabrée, Antonioy était monté sans
problème. Tous les endr oits dangereux du domaine
étaient désormais signalés à l'aide de cônes et de
banderoles jaune fluo. Il n'y en avaitasp autour du
campanile... Rissa n'hésita qu'un instant avant de se diriger
vers la porte de bois .
A croire qu'elle n'avait plus peur de rien, depuis
qu'elle avait fait la connaissance d'Antonio... Elle grimpa
les marches de pierre en souriant. Le campanile serait
l'endroit idéal pour abriter un café, avec sa vue
panoramique sur le parc et, -delà, au e
l s collines
verdoyantes piquetées de cyprès qui s'élevaient vers le ciel
bleu vif, semblables à des totems.
Elle s'immobilisa devant la porte et regarda autour
d'elle. Personne. Elle souleva l'anse en fer qui servait de
poignée, et la porte s'ouvrit sansrincer,
g tandis qu'une
odeur d'huile l'assaillait. Gagnée par une bouffée
d'excitation, Rissa risqua un coupœild' à l'intérieur.
Elle s'était attendue à trouver des gravats, des feuilles
mortes et des plumes de pigeons, mais, à sa grande
surprise, la pièceétait spacieuse et propre. Elle aperçut un
carnet, un stylo ainsi qu'un mètre ruban sur le rebord de la
fenêtre, de l'autre côté de la pièce. Visiblement, quelqu'un
était déjà à pied d'
œuvre ici.
— Antonio ? appela -t-elle en se dirigeant vers
l'escalier qui conduisait au clocher.
Personne ne répondit. Elle gravit quelques marches
puis s'agrippa à la rampe qui craqua lugubrement. Elle se
sentit en danger, tout à coup, et s'apprêtait à rebrousser
chemin lorsqu'un bruit assourdissant la fit sursauter.
Instinctivement, elle voulut s'accrocher à la rampe mais
celle-ci se désintégra sous ses doigts, et elle perdit
l'équilibre. Avec un cri d'effroi, Rissa tomba à la renverse.
Des mains fermes et assurées couraient le long de
son corps. Rissa essaya de se redresser mais ses tempes
battaient douloureusement et sa gorge était sèche. Elle se
sentait sans forces. Elle ne pouvait rien faire d'autre que
rester allongée dans la pénombre tandis que les mains
continuaient à la palper avec expertise.
— Antonio..., articula-t-elle d'une voix éraillée.
— Chut. Vous avez fait une mauvaise chute, contesta,
Ne bougez pas avant que je me sois assuré que vous ne
vous êtes rien cassé. Serait -ce une habitude de vous jeter
aux pieds de tous les hommes que vous rencontrez ?
Il y avait dela moquerie dans sa voix, mais c’étaient
surtout ses mains qui préoccupaient Rissa. Ses mains qui
exploraient chaque partie de son corps, qui glissaient sur
sa peau frémissante. Etouffant de justesse un soupir, elle
ferma les yeux. Et lorsque les doigts 'Antonio
d survolèrent
sa poitrine, elle retint son souffle.
— Je vous ai fait mal ?
Il se pencha vers elle, si près que son parfum épicé et
viril lui coupa de nouveau de souffle.
— Non... aïe ! lâcha-t-elle en portant une main à sa
tête. J'ai juste mal ici.
..
Elle grimaça de douleur.
— Faites-moi voir ça.
Glissant une main sous ses épaules, Antonio l'aida à
s'asseoir. Son visage n'était plus qu'à quelques centimètres
du sien.
— Regardez -moi dans les yeux,contessa.
C'était de l'hypnose pure et simple ! songe a Rissa,
happée par les reflets d'encre de ses yeux sombres. Sans
qu'elle s'en rende compte, ses lèvres s'entrouvrirent, et
elle s'agrippa à lui comme une naufragée à une bouée de
sauvetage. Seigneur, elle devait à tout prix se reprendre...
Elle se releva en rougissant.
Antonio se redressa à son tour.
— Apparemment, tout va bien, fit -il en s'efforçant de
contenir le désir qui s'était emparé de lui.
Bon sang, il n'avait pas prévu ça dans le plan bien
huilé qu'il avait échafaudé pour récupérer son bien !
Sans mot dire, Rissa sortit d'un pas mal assuré.
Antonio la rejoignit sur les marches baignées d'un soleil
radieux.
— Si cet endroit n'est pas sûr, pourquoi n'y -t-ila pas
de panneau interdisant son accès ? marmonna la jeune
femme en frottant la bosse qui poin tait à présent sous ses
cheveux.
— Cet endroit n'est pas vraiment dangereux,
contessa, objecta Antonio. J'envisage d'ailleurs
d'entreposer le surplusde matériaux au rez -de-chaussée .
Cela dit, il convient d'observer quelques précautions
quand on y pénètre.Maintenant, si vous voulez bien tenir
l'échelle que je viens d'installer, j'aimerais monter
inspecter l'état de la façade.
— C'est le bruit infernal que vous avez fait en dépliant
cet engin qui m'a fait perdre l'équilibre, fit observer Rissa
tandis qu'il grimpait en direction du ciel azuréen. Quel
gâchis d'avoir laissé cet endroit à l'abandon, vous ne
trouvez pas ? A terme, il faudrait songer à l'aménager...
— J'espère que vous ne songez pas à ouvrir un autre
de ces complexes hôteliers qui sont une véritab le plaie
pour la région ? A cause d'eux, les prix de l'immobilier ont
flambé au village, occasionnant par là même le départ
massif des jeunes vers la ville. Bientôt, tous les jolis villages
typiques de Toscane n'appartiendront plus qu'aux
touristes !
— Figurez-vous que j'ai une idée pour inverser la
tendance, riposta Rissa. Pour commencer, j'aimerais que
vous recrutiez le maximum de main -d'œuvre au village :
de cette manière, les jeunes ne seront pas obligés de
quitter Monte Piccolo pour trouver du travail. J'ai aussi
l'intention d'en parler à M. Mazzini, puisque c'est lui qui se
chargera de rédiger les contrats.
En haut de l'échelle, Antonio haussa les épaules.
— Si vous voulez mon avis, votre idée ne lui plaira
guère. Il préférera faire travailler ses amis
entrepreneurs
de Florence. Seriez -vous prête à contrarier votre cher
agent immobilier,contessa ?
— M. Mazzini n'est pas mon « cher agent
immobilier». Nos rapports sont strictement
professionnels. Vous êtes bien placé pour le savoir, me
semble-t-il... Nem'avez-vous pas dit que la jeune femme à
qui vous parliez sur le marché n'est autre que sa petite
amie ?
— Leur couple semble assez libre, contessa. Seriez-
vous jalouse, par hasard ? ajouta -t-il d'un ton railleur en
descendant de l'échelle.
Il reprit un air sérieux.
— J'ai bien peur qu'il faille refaire entièrement la
toiture du palazzo Tiziano. Inutile de préciser que de tels
travaux seront coûteux.
Rissa secoua la tête.
— Refaire entièrement ? Mais... M. Mazzini ne m'a
rien dit !
Un sourire indulgent jouasur les lèvres de son
compagnon.
— Pourquoi l'aurait-il fait ? Il s'agissait d'un héritage,
contessa, pas d'une acquisition.
— A votre avis, à combien se chiffreront les travaux ?
insista Rissa sans chercher à dissimuler son angoisse.
Antonio haussa lesourcils,
s sincèrement surpris par
l'inquiétude qui assombrissait les traits de la jeune femme.
Voilà que s'ouvrait une brèche qu'il n'avait jusqu'alors pas
pensé à explorer : le coût des travaux de rénovation
qu'elle s'apprêtait à entreprendre... D'un airxagérément
e
concentré, il examina la façade principalepalazzo.du
— Mmm... Le travail devra être réalisé dans le respect
des traditions, par des artisans spécialisés dans la
restauration desvieilles bâtisses, murmura -t-il en hochant
lentement la tête. Jene peux encore chiffrer chaque poste
avec précision, mais il s'agit en tout cas d'une somme
considérable.
Rissa exhala un long soupir. Antonio détacha alors
son regard du palais pour la considérer avec attention.
— Ecoutez... puis-je vous parler en toute incérité,
s
contessa ?
— Allez-y. Au point où j'en suis, je ne crains plus rien.
— Si vous voulez mon avis, cette demeure ne vaut
pas la peine que vous vous donniez tout ce mal. Imaginez
un peu les dépenses que vous allez devoir engager, le
stress que vousubirez
s au quotidien. Pourquoi ne vendez -
vous pas, tout simplement ? Vous auriez largement de
quoi refaire votre vie en Angleterre, auprès de vos parents
adoptifs...
Rissa serra les bras autour d'elle, horrifiée par la
perspective du gouffre financier qu'An tonio lui dépeignait.
— Vous savez très bien pourquoi, répondit -elle. Vous
l'avez souligné vous -même tout à l'heure. Si je me
résignais à vendre, nul doute qu'un promoteur sans
scrupule raflerait le domaine pour une bouchée de pain,
sans tenir compte un stant
in de sa valeur historique. Il y en
avait déjà un qui rôdait dans les parages après le décès de
mon mari. Ce sont de vrais requins, vous le savez aussi
bien que moi ! Ils n'hésiteraient pas à raser complètement
le palais ou même à le diviser en appartem ents de luxe
que seule une élite pourrait s'offrir ! Quant au parc... il
disparaîtrait vite au profit d'immenses parkings... à moins
qu'il ne se couvre de ces maisons d'architecte que -vous
même fustigez !
Sans faire de commentaire, Antonio regagna le spalai
en compagnie de Rissa. Vu sous cet angle, évidemment,
elle n'avait pas tout à fait tort.L’AMI Holdings, sa société,
avait fait une offre d'achat tellement alléchante que
personne ne s'était attendu à un refus... Mazzini en
personne avait repoussé la proposition initiale. Puis la
comtesse avait refusé la deuxième. Et elle n'avait
vraisemblablement aucune intention de revenir sur sa
décision.
Un pli barra le front d'Antonio. Et si Rissa mentait en
prétendant que ses rapports avec Mazzini étaient
uniquementd'ordre professionnel ? Pour en avoir le cœur
net, il ne lui restait qu'une solution, si triviale -elle
fût : la
séduire.
Ils approchaient de l'aile sud du palais lorsque la voix
de la jeune femme le tira de ses réflexions.
— C'est l'endroit idéal pour pre ndre un bain de soleil,
dit-elle en s'avançant vers un rectangle d'herbe attenant à
la bâtisse et protégé par trois murets de pierre.
Antonio sauta sur l'occasion.
— Et le temps s'y prête tout à fait aujourd'hui,
renchérit-il en lui emboîtant le pas. Vous devriez en
profiter, confessa !
Rissa rit de bon cœur.
— Il faudrait d'abord que j'aille chercher ma crème
solaire... et je trouverais alors mille et une choses à faire
en chemin !
— Laissez -moi y aller à votre place. Et ne vous
inquiétez pas, l'endroit est à l'abri des regards indiscrets :
tous les ouvriers travaillent de l'autre côté de la maison.
Vous pouvez vous déshabiller et vous installer en toute
tranquillité.
Il la regardait d'un air tellement innocent que Rissa
céda à l'envie de se détendre un peu .
— Très bien, je me laisse tenter ! Vous trouverez un
tube de crème solaire au -dessus de l'armoire de la cuisine,
dit-elle en glissant un doigt sous la bretelle de sa robe.
Mais elle suspendit son geste en voyant qu'il
l'observait encore. Réprimant un sou rire, Antonio tourna
les talons. « Tout vient à point à qui sait attendre »,
songea-t-il en montant quatre à quatre les marches du
perron. Il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver
la crème solaire et revenir auprès de Rissa. Elle était
allongée dans l'herbe, tout habillée. Antonio s'approcha
d'elle d'un pas souple, sans bruit, en prenant soin de ne
pas l'alerter. Mais sans doute sentit-elle sa présence car
elle se hissa sur uncoude alors qu'il débouchait le tube de
crème solaire.
— Allongez-vous,ordonna-t-il d'un ton sans réplique.
Elle s'exécuta mais se raidit légèrement.
— Je vous en prie,contessa, détendez-vous. Ne
pensez à rien d'autre qu'au soleil.
— C'est que je... je ne suis pas très sûre que ce soit
une bonne idée...
Les mains d'Antonioqui glissaient sur ses épaules la
réduisirent au silence.
— Enfin, contessa, expliquez-moi un peu comment
vous comptez vous en sortir seule !
Il continua à appliquer consciencieusement la crème
dans le haut de son dos et sur ses bras, mais ses
mouvements àla fois fermes et délicats étaient comme
des caresses pour Rissa qui ferma les yeux, parcourue de
mille frissons. Tout à coup, Antonio suspendit son geste et
entreprit de déboutonner sa robe avant de faire glisser les
bretelles le long de ses bras, dénuda nt entièrement son
dos. Prise de court, elle émit un petit cri de protestation.
— Vous la retirerez dès que j'aurai le dos tourné,
murmura-t-il d'un ton amusé, alors laissez -moi faire...
Rissa ferma de nouveau les yeux, se délectant malgré
elle des sensati ons qu'il éveillait en elle— depuis quand
un homme ne l'avait -il pas touchée ainsi ? Elle aurait dû le
repousser sur -le-champ, mais quelque chose en elle
désirait qu'il continue, au risque de perdre le contrôle de la
situation...
Dans un semi -brouillard, elle l'entendit rouvrir le tube
de crème. L'instant d'après, ses grandes mains
entourèrent ses mollets, et, lorsqu'il remonta lentement
vers l'ourlet de sa robe, elle laissa échapper u n soupir
béat.
— C'est bon, n'est -ce pas ? fit Antonio.
— Mmm...
Il posa alors ses mains à plat sur ses cuisses et dessina
des cercles de plus en plus grands, jusqu'à ce que le bout
de ses doigts experts effleure sa culotte en dentelle. Ne
rencontrant aucune résistance, Antonio poursuivit sa lente
et sensuelle exploration. En fin, ses mains glissèrent sur ses
fesses et il ne résista pas à l'envie de les emprisonn er dans
ses paumes audacieuses.
— Non ! s'écria-t-elle alors même qu'un gémissement
de plaisir venait de s'échapper de ses lèvres.
— Pourquoi ? Vous ne trouvez pas ça gréable
a ?
Si, c'était mêmeextrêmement agréable, et c'était bien
là le problème ! Jamais Luigi n'avait attisé en elle de telles
sensations, c'était tout simplement incroyable... Combien
de fois lui avait -il reproché sa froideur au cours de leur
mariage ? rToublée, Rissa secoua la tête.
— Ce n'est pas ça.
— Que se passe -t-il, alors ? insista Antonio en se
penchant vers elle— et son souffle lui caressa l'épaule.
Craignez -vous qu'on nous surprenne ? Il n'y a personne au
palais et les ouvriers n'ont pas l'autorisation de venir de ce
côté-ci.
Il déposa un baiser aérien derrière son oreille.
Au contact de ses lèvres, Rissa fut parcourue d'un
long frisson. Ses pensées s'emmêlèrent, la réalité se
brouilla, et elle se sentit fondre sous les mains qui
couraient le long de son corps. Et puis, tout à coup, un
éclair de lucidité déchira son esprit embrumé. « Non, je ne
peux pas faire ça... Si je le laisse faire, Antonio découvrira
mon secret. Il connaîtra l'humiliante vérité... non, je ne
veux pas ! »
— Arrêtez ! s'écria -t-elle en le repoussant avec une
violence dont elle ne se serait pas crue capable.
Elle agrippa sa robe et se redressa, en proie à un
tourbillon d'émotions. Antonio l'observait d'un air sombre,
visiblement surpris par ce brusque revirement d'humeur.
— Je... je ne voulais pas aller aussi loin, Antonio,
balbutia-t-elle, incapable de soutenir son regard.
Un mélange de fureur et d'incrédulité se lisait sur son
visage. Lorsqu'il prit la parole, ce fut d'une voix rauque,
menaçante.
— C'est faux,contessa, nous avions tous deux très
envie d'aller plus loin mais vous avez pris peur, tout à
coup... Comme si vous redoutiez que Mazzini ne se
désintéresse de vous s'il apprenait que vous batifolez avec
le personnel, conclut-il d'un ton tranchant.
Oui, elle avait pris pe ur, c'était la vérité. Le reste
n'était que pure extrapolation ! Mais comment pourrait -
elle expliquer les raisons de son revirement à Antonio ?
Comment lui avouer qu'en dépit de son union avec Luigi
elle n'avait aucune expérience dans le domaine sexuel l ?I
ne la croirait pas un seul instant... ou bien il s'empresserait
de tirer profit de la situation !
— Il n'y a absolument rien entre Mazzini et moi,
déclara-t-elle avec toute la fermeté dont elle se sentait
capable en cet instant précis. Quant au reste... vous vous
trompez, Antonio.
Elle se tut en voyant son sourire empreint de
cynisme. A l'évidence, il ne croyait pas un traître mot de ce
qu'elle avançait, et le mépris qu'elle lisait dans ses yeux
était bien pire que tous les reproches qu'avait pu lui
adresser Luigi au cours de leur mariage. L'humiliation
empourprait son visage tandis qu'une boule lui nouait la
gorge. Quelques minutes plus tôt, elle s'était abandonnée
dans ses bras comme elle ne l'avait encore jamais fait avec
aucun homme...
Le rire d'Antonio résonna durement à ses oreilles.
— Ainsi, j'aurais tout imaginé Je ? n'aurais pas senti
votre corps vibrer sous mes caresses... J'aurais rêvé vos
réactions pourtant très... réelles ? C'est bien ça ? Désolé,
contessa, je n'y crois pas un instant. Et puis
je connais bien
les femmes de votre espèce, je sais exactement comment
vous fonctionnez. Ces mots la heurtèrent comme une gifle.
— Puis-je savoir à quelle espèce j'appartiens, selon
vous ?
Antonio planta son regard dans le sien.
— Vous faites partie de ces femmes prêtes à tout
pour vivre dans le luxe, répondit -il durement. Vous pensiez
avoir décroché le gros lot en épousant Luigi Alfere...
Malheureusement, le sort en a décidé autrement, et il
vous a fallu trouver au plus vite une autre proie. Mazzini
est arrivé à point nommé, n'est -ce pas ? Je dois avouer
que votre choix est judicieux : l'homme n'est plus tout
jeune, sa santé bat de l'aile, vous n'aurez pas à le
supporter très longtemps avant de toucher l'héritage.
Ensuite, il ne vous restera plus qu'à...
— Je refuse d'écouter ces horreurs ! coupa Rissa,
horrifiée par la piètre opinion qu'Antonio avait d'elle.
Avec des gestes fébriles, elle reboutonna sa robe et
ramassa le tube de crème qui gisait dans l'herbe.
— Vous ne connaissez rien de ma vie, reprit -elle
tandis que l'humiliation cédait la place à la fureur. Qui
êtes-vous pour me juger ainsi ? Sous mon propre toit, qui
plus est ! Je n'ai pas besoin qu'un macho de votre espèce
vienne me donner des leçons, que ceci soit clair !
Antonio avait déjà tourné lestalons et s'éloignait à
grands pas en direction du palazzo.

Tendue, Rissa regagna à son tour la maison, à l'affût


du moindre bruit qui aurait pu signaler la présence
d'Antonio. Mais elle ne vit ni n'entendit rien. Une fois seule
dans sa chambre, elle se aissa
l tomber sur son lit et enfouit
son visage entre ses mains. Une question la tourmentait
sans relâche pour
: quelle raison Antonio la jugeait-il aussi
durement, aussi injustement ? Elle s'était toujours sentie
différente de ces femmes fortunées et oisiv es qui
orchestraient la vie mondaine de Manhattan — à sa
décharge, Antonio avait raison sur ce point : ces femmes
existaient bel et bien... mais elle n'était pas comme elles !
Non...
Ces femmes, en tout cas, l'auraient mis à la porte sur
-
le-champ si ellesavaient dû essuyer ses insultes et son
mépris... et Rissa aurait volontiers agi de la même
manière. Hélas, trois « détails » l'en empêchaient primo,
:
l'entrain, l'expertise et l'assurance d'Antonio galvanisaient
tous les artisans et les ouvriers qui s'éta ient lancés dans
cette entreprise à la fois passionnante et ambitieuse que
constituait la restauration de la vieille demeure. Le
chantier n'était ouvert que depuis quelques jours mais,
déjà, les choses avançaient à grand train. Secundo, il
travaillait bénévolement... c'était en tout cas l'arrangement
qu'ils avaient conclu jusqu'à leur altercation. Enfin — et
c'était sans doute l'élément le plus important aux yeux de
Rissa—, il lui avait révélé une chose aussi incroyable
qu'essentielle : malgré tout ce que Luigi lui avait donné à
croire pendant leur mariage, son corps n'était pas
insensible et sans vie.
Dès qu'elle posait les yeux sur Antonio, un désir
incontrôlable la submergeait, éveillant des sensations
exquises, vertigineuses, attisant des pulsions érotiques
tout à fait troublantes, presque primitives.
Dieu merci, Antonio lui avait rendun uimmense
service en brisant es l rêves et les fantasmes qu'elle
nourrissait à son égard. Au souvenir de ses accusations
cruelles, de son regard empli de mépris, des es larm
embuèrent S2s yeux et elle les essuya d'un geste rageur.
Elle avait cru qu
e l'armure qu'elle s'était forgée au fil
du temps résisterait à toutes les attaques, que personne
— et surtout aucun homme — ne réussirait à la
transpercer.
Aujourd'hui, Antonio vaait bien failli venir à bout de
sa volonté d'acier. Mais c'était terminé, le danger était
passé. Plus jamais elle ne le laisserait approcher aussi près
de son douloureux secret.
5.

Agenouillée devant les lourdes portes du palazzo,


protégée du soleil par un chapeau de paille, Rissa
désherbait consciencieusement les interstices entre les
pavés de la cour.
Durant les jours qui avaient suivi son altercation avec
Antonio, elle ne s'était pas accordé le moindre moment de
répit, s'affairant du matin au soirpour s'interdire de
songer aux accusations injustes que ce goujat avait
proférées à son encontre— elle s'était aussi arrangée
pour le croiser le moins souvent possible.
Il était presque midi à présent. Sur les marches du
perron, son fidèle transistor diff usait de la musique
classique. Rissa était debout depuis 5 heures du matin, et
elle avait perdu le compte des brouettes qu'elle avait
poussées jusqu'au tas de mauvaises herbes qui se dressait
à l'entrée de l'ancien potager. Elle était fourbue mais
n'avait aucune intention de suspendre son ouvrage. Ainsi,
aux yeux d'Antonio, elle faisait partie de ces femmes
oisives qui vivaient aux crochets d'hommes riches et
crédules... S'il savait !
Elle s'accroupit sur ses talons et leva leseux
y vers la
façade laiteusede la demeure. Les nombreuses fenêtres
regardaient les ondulations verdoyantes de cette belle
région d'Italie. Rissa se mordit pensivement la lèvre. Des
rideaux auraient aussitôt égayé l'ensemble mais elle
n'avait certainement pasde quoi se lancer dans ce genre
de dépenses. Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit.
Elle avait admiré plusieurs rosiers couverts de fleurs en se
promenant dans le parc délaissé. Pourquoi ne pas utiliser
les moyens du bord pour redonner vie au vieux palais ?
Esquissant une imace,
gr Rissa se leva et frotta ses
mains maculées de terre. Elle pouvait être fière du travail
qu'elle avait accompli : plus de la moitié de la cour était à
présent débarrassée de la mousse, du liseron et des
mauvaises herbes qui l'envahissaient. Elle tavai bien
mérité une petite pause, décida -t-elle en allant chercher
une paire de ciseaux dans la cuisine. Un quart d'heure plus
tard, elle était de retour, tenant sous le bras un panier
empli de roses qui répandaient autour d'elles leur parfum
délicat.
Elle s'apprêtait à tourner à l'angle dupalazzo
lorsqu'elle se heurta à Antonio. Même en bleu de travail et
casque de chantier, son sex -appeal était intact, songea-t-
elle en rougissant.
Il jeta un coup d'œil au panier avant de lever les yeux
vers elle.
— Où étiez-vous passée ? Livia aimerait servir le
repas. Au passage, laissez -moi vous dire qu'il y a mille et
une choses plus importantes à faire ici que de s'amuser à
cueillir des fleurs.
— J'ai passé ma matinée à désherber la grande cour !
s'indigna Rissa.
— Je sais. Mais si vous voulez vous rendre vraiment
utile, je vous indiquerai volontiers quelques tâches
beaucoup plus urgentes.
— Excusez -moi, mais l'allure générale de la maison
me semble importante. Et vous êtes le premier à savoir
que je suis incompétente da ns pas mal de domaines, non ?
conclut Rissa en plantant un poing sur sa hanche, mettant
son compagnon au défi de la contredire.
— C'est vrai, concéda -t-il. Pourtant, j'ai songé à une
mission qui devrait être dans vos cordes, contessa. Il
faudrait poncer les fenêtres du rez -de-chaussée : vous
commencerez après le déjeuner, si vous êtes d'accord.
Avez-vous déjà utilisé une ponceuse électrique ?
— Non. Mais je devrais pouvoir me débrouiller si vous
daignez me montrer comment on se sert de cet engin.
— Vous veillerez surtout à ne pas abîmer les vitres,
confessa. Chaque carreau coûte environ douze euros, cela
devrait vous motiver.
Rissa se contenta de hocher la tête. Antonio ne savait
pas à quel point ses instructions la tétanisaient.
Elle prit tout son temps pou r déjeuner puis composa
plusieurs bouquets qu'elle plaça devant quelques -unes des
fenêtres du rez -de-chaussée. Enfin, elle alla rejoindre son «
maître d'apprentissage ».
— Mes ouvriers ne seront pas très contents de voir
que vous vous servez de leur matéri el pour y mettre des
fleurs, contessa, fit Antonio en posant une ponceuse et
des racloirs dans une brouette.
— Je n'ai pris que deux seaux. Pour le reste, j'ai
trouvé de vieux vases dans une armoire, rectifia -t-elle
froidement. Et je suis fin prête pour ma leçon de ponçage.
Antonio lui montra ce qu'il attendait d'elle. Après lui
avoir expliqué patiemment le fonctionnement de la
ponceuse, il la regarda œuvrer à son tour.
— Vous apprenez vite, admit -il au bout de quelques
minutes.
— On dirait que ça vous écor che la bouche de le
reconnaître.
— Je n'ai pas de temps à perdre en bavar dages
inutiles, contessa.
— Alors ne gâchez pas davantage votre précieux
temps, répliqua Rissa en ôtant délicatement un long ruban
de peinture écaillée avec la satisfaction de celui ui qvient
de décrocher une récompense.
Antonio n'avait pas obéi aux ordres d'une femme
depuis l'âge de quinze ans... Ravalant son amour -propre, il
s'éloigna d'un pas nonchalant, convaincu qu'elle
l'appellerait à l'aide dans les secondes à venir. Mais nil n'e
fut rien... Il gagna son bureau, tiraillé par des sentiments
contradictoires.
Une fois seul, il ôta sa combinaison de travail,
redressa le col de sa chemise et épousseta son jean. Puis i
prit place à son bureau et alluma son ordinateur portable,
impatient de vérifier les cours de la Bourse. Le marché
actuel s'avérait favorable à l'activité de son entreprise,
l'AMI Holdings. C'était une bonne chose — ses salariés
méritaient une prime de fin d'année généreuse. Antonio
répondit ensuite aux courriels de ses filières et de ses
sous-traitants disséminés aux quatre coins de l'Europe et
des Etats -Unis. A la tête d'un véritable empire, il aimait
s'impliquer le plus possible dans le quotidien de ses
entreprises et se tenait à la disposition de tous ses salariés,
sans distinction hiérarchique.
Lorsqu'il eut terminé de traiter son courrier, Antonio
se prépara unmacchiato, ce délicieux mélange d'espresso
et de lait crémeux. Sa tasse à la main, il se posta devant la
fenêtre ouverte et contempla la cour d'un air songeur .
Rissa avait fait du bon travail. Et ils avaient enfin réussi à
renouer le dialogue, après l'épisode houleux du bain de
soleil...
Il porta à ses lèvres la tasse fumante.
Des employés qui ne le connaissaient pas encore
auraient peut-être trouvé étrange queleur grand patron
passe ses vacances à travailler d'arrache -pied à la
restauration d'un palais délabré perdu en pleine Toscane.
Mais ceux-là ignoraient alors que leur patron n'était pas un
homme ordinaire. Les mots « repos » et « inactivité » ne
faisaientpas partie du vocabulaire d'Antonio.
Au collège, un seul professeur avait cherché à
élucider le mystère de ses absences répétées. Le vieil
homme avait alors découvert qu'au lieu d'aller en cours
comme ses camarades, Antonio travaillait pour aider sa
mère — son père était décédé peu de temps après sa
naissance— et sa grand -mère impotente. Habile de ses
mains, le jeune homme était sollicité par tous les gens du
quartier pour des réparations et des travaux en tout genre.
Lorsqu'il eut percé à jour le secretd'Antonio, le vieux
professeur avait alors persuadé ses collègues d'orienter le
jeune homme vers une filière adaptée à ses compétences.
Antonio n'avait pas déçu les espoirs que l'enseignant
avait placés en lui, bien au contraire. A-neuf
dix ans, il avait
gagné assez d'argent pour acheter une première propriété
en ruine. Après s'être chargé -mêmelui des travaux de
rénovation, Antonio l'avait revendue à un jeune couple
pour un prix abordable mais qui lui avait permis de réaliser
un bénéfice intéressant. Sesébuts d difficiles avaient
marqué à jamais sa conception de la vie. Aujourd'hui, il
prenait doublement plaisir à restaurer palazzo
le Tiziano :
non seulement il tirait beaucoup de fierté à superviser
l'avancement des travaux, mais il savait en outre que le
palais finirait par lui appartenir— tôt ou tard.
Par respect pour ses ancêtres, il devait prendre soin
de cette demeure. C'était ici qu'ils avaient vécu leurs
drames et leurs bonheurs depuis la Rome ancienne, et
peut-être même depuis l'ère étrusque. Dans e même
l
temps, il ne se sentait aucunement redevable à cette
famille de parvenus qu'était à ses yeux le clan Alfere. Ils
avaient eu de la chance, voilà tout. N'avaient -ils pas
récupéré ce qu'on appelait communément un « trésor de
guerre » ? Mais la roue éta it en train de tourner, et, cette
fois, Antonio avait bien l'intention ce se tenir du bon côté
de la barrière.
Quant à lacontessa... Il fixa un point invisible à travers
ses paupières mi -closes. La séduire serait une douce
revanchesur la famille de traît res qu'elle avait ralliée. Et
puis il avait très envie de donner une leçon à cette femme
qui se plaisait à tout diriger.
Elle était comme une voleuse, à ses yeux : cette
maison, elle l'avait obtenue en épousant un membre de la
famille Alfere, et elle sembl ait à présent fermement
décidée à s'y accrocher.
Il sirota son café en fronçant les sourcils.
Mais elle lui inspirait également un mélange
d'émotions aussi intenses que perturbantes. Nombreuses
étaient les femmes qui parvenaient à éveiller son désir,
mais les choses étaient différentes avec la comtesse
Alfere-Tiziano : contrairement aux autres, elle réussissait
l'exploit de le faire sortir de ses gonds et de le séduire tout
à la fois.
C'était la première fois qu'une femme le troublait à ce
point, et cette m
i pression qu'il perdait le contrôle ne lui
déplaisait pas tant que ça...

Rissa fut saisie d'une bouffée d'appréhension comme


elle approchait du bureau d'Antonio. Certes, ils avaient
renoué le dialogue, mais l'ambiance restait toutefois
tendue. Par chance, la satisfaction du travail bien fait lui
donnait des ailes. Emportée dans son élan, elle frappa à la
porte. En entendant Antonio lui ordonner d'entrer d'un
ton sec, son courage fondit comme neige au soleil, et elle
retint son souffle, soudain hésitante.vant
A qu'elle ait eu le
temps de se ressaisir, la porte s'ouvrit à toute volée et elle
se retrouva face au maître d'œuvre infiniment séduisant
dans son jean délavé et sa chemise en lin d'une blancheur
immaculée.
En la voyant, il haussa les sourcils d'unmoqueur.
air
— Quel bon vent vous amène, contessa ?
— J'ai terminé mon travail, j'ai pensé que vous
souhaiteriez vérifier ce que j'ai fait.
— Nous ne sommes pas au lycée technique, ma
chère, rétorqua Antonio d'un ton railleur sans la quitter
des yeux. A l'éco le, les professeurs vous donnent dix sur
dix quand vous effectuez correctement une tâche, mais ici,
dans la vraie vie, c'est à vous d'assumer vos
responsabilités. Si vous êtes satisfaite de votre travail, je le
suis aussi. C'est votre maison, n'est -ce pas? Je ne suis là
que pour organiser les travaux et veiller à leur bon
déroulement — à condition que l'on ne vienne pas me
déranger à tout bout de champ, naturellement...
Sur le point de répliquer, Rissa se tut en voyant le
regard d'Antonio se détourner légè rement. Intriguée, elle
fit volte-face et vit arriver Donna, la jolie brune qu'elle
avait aperçue au marché l'autre jour.
Resplendissante, la jeune femme traversait la cour
d'un pas léger. Une brassière en broderie anglaise
découvrait une partie de son ven tre plat et bronzé ; du
même blanc éclatant, son corsaire mettait en valeur le
galbe de ses longues jambes. Relevées sur le sommet de
son crâne, d'épaisses lunettes de soleil retenaient la
cascade de boucles brunes qui dégringolait sur ses
épaules.
A cet ni stant, Rissa croisa le regard d'Antonio fixé sur
la poitrine ronde et haut perchée, étrangement immobile,
de la jeune femme.
— Antonio... je suis si heureuse de te trouver ici !
s'exclama Donna en esquissant une moue enfantine. Je
crois que j'aurais fonduen larmes si je m'étais heurtée à
une porte close après avoir fait tout ce chemin...
Elle marqua une pause avant de reprend -e la parole,
sans accorder le moindre regard à Rissa.
— Enrico organise un petit dîner ce soir. Veux -tu te
joindre à nous ?
Un sourire effleura brièvement les lèvres d'Antonio.
— Je suppose que l'invitation vaut aussi pour la
comtesse, Donna ?
Imperturbable, la jeune femme posa sur Rissa un
regard bleu très pâle, presque translucide, comme si elle la
mettait au défi d'accepter l'invit
ation.
— J'ai déjà quelque chose de prévu, merci, mentit
Rissa en se forçant à sourire.
A la vérité, elle préférait mille fois passer la soirée à
gratter la peinture, des fenêtres plutôt que regarder
Donna faire les yeux doux à Antonio !
— Dans ce cas, ccepte
j'a l'invitation avec grand plaisir,
fit ce dernier en gratifiant leur visiteuse d'un regard
tellement lourd de sous -entendus que Rissa sentit ses
joues s'enflammer.
Loin de s'émouvoir, Donna lui adressa un clin d'œil
avant de tourner les talons.
— Noust'attendons vers 21 heures, Antonio. Ciao !
— Ciao, répéta ce dernier en agitant la main tandis
que Donna s'éloignait d'une démarche ondulante.
— Votre amie aurait pu épargner ses talons aiguilles
en se servant du téléphone, tout simplement, ironisa
Rissa.
— C'est vrai... mais cette solution eût été beaucoup
moins plaisante, conclut Antonio en esquissant un de ses
sourires entendus.
Exaspérée par son arrogance, Rissa retourna sans mot
dire à ses fenêtres écaillées. Antonio s'avérait le
stéréotype du machopour qui les femmes n'étaient que
des objets destinés à assouvir leurs pulsions viriles ! « Si
c'est le genre d'homme qui plaît à Donna, eh bien, qu'elle
se le garde ! décréta -t-elle in petto. Ma vie est déjà
suffisamment compliquée comme ça... »
Mais alors, d'où venait ce petit pincement qui lui
serrait le cœur lorsqu'elle surprenait les regards
langoureux qu'ils échangeaient tous les deux ?
*
* *
Antonio n'était pas un gros dormeur : quelques
heures de sommeil lui suffisaient pour recharger ses
batteries. Le soleil irisait à peine le contour des lointaines
collines lorsqu'il se leva le lendemain matin. Dans le- clair
obscur, les cyprès dressaient leurs silhouettes longilignes
vers le ciel rougeoyant.
Les battements de son cœur s'accélérèrent comme il
se rapprochait de la façade de son palais — absolument
majestueuse. Il s'immobilisa à quelques mètres pour
mieux admirer sa nouvelle allure. La luminosité
grandissante n'accrochait plus les lambeaux de peinture
écaillée. Fraîchement poncés, les cadres desêtres fen du
rez-de-chaussée n'attendaient plus qu'une nouvelle
couche de peinture.
Antonio ne put s'empêcher d'aller examiner de plus
près l'ouvrage de Rissa. Il n'y avait absolument rien à
redire, elle avait fait de l'excellent travail, reconnut
-il
presque malgré lui en passant son doigt sur les moulures
de la double porte d'entrée.
C'était une demeure somptueuse, nichée dans un
paysage idyllique, songea -t-il en promenant un regard
critique sur la grande cour pavée. Là aussi, la comtesse
avait bien travaillé. La petite Anglaise effarouchée avait
décidément plus d'une corde à son arc !
Il se dirigea vers une porte-fenêtre et, se penchant
légèrement en avant, mit une main en visière afin
d'apercevoir l'intérieur. Un vase Lalique rempli de roses
blanches trônaitsur une table basse de style Louis XVI.
Dans son désir de redonner au plus vite fière allure au
palazzo, Rissa avait nettoyé la pièce de fond en comble, et
le résultat était spectaculaire.
Débarrassés de la poussière qui s'était accumulée au
fil des ans, es l murs et le plafond orné de moulures
délicatement sculptées brillaient dans la pénombre. La
pièce semblait plusspacieuse, plus accueillante... Et le
bouquet apportait une touche de gaieté tout à fait
appréciable, à quoi bon le nier ?
Etouffant un soupir , Antonio gagna son bureau et
alluma son ordinateur. Mais si une partie de son esprit
parvenait à se concentrer sur les dernières nouvelles du
monde de la finance, une autre s'efforçait d'analyser
objectivement la situation qui le préoccupait. Imprégné
des rumeurs que la presse véhiculait sur Larissa Alfere -
Tiziano, il avait spontanément considéré celle -ci comme
une jeune opportuniste sans cervelle. C'était la raison pour
laquelle il avait aussitôt fait une proposition pour l'achat
du palazzo par l'intermédiaire de sa société. Le refus
catégorique de la confessa l'avait pour le moins étonné.
Par la suite, il avait tenté de la décourager avec ces
histoires de légendes et de superstitions absurdes puis,
plus concrètement, en évoquant le coût colossal des
travaux. Devant la détermination farouche de la jeune
femme, il ne lui restait plus qu'une solution, Antonio le
savait pertinemment... Hélas, l'épisode écourté du bain de
soleil avait considérablement mis à mal cet ultime espoir.
Que s'était-il passé ce jour
-là ? Pourquoi, alors qu'elle
frissonnait sous ses caresses audacieuses, l'avait -elle
repoussé si brutalement ? Il revoyait encore son regard
assombri par le désir et ses lèvres pleines qui
quémandaient en silence un baiser... Et, tout à coup, le
charme s'était rompu pour une raison qu'il ignorait.
Son regard se durcit comme il se remémorait le dîner
qu'Enrico Mazzini avait donné la veille. Donna aurait peut-
être dû s'inspirer de la retenue de la comtesse : sous la
grande nappe blanche, les pieds agiles desulfureusela
Italienne avaient titillé Antonio dès que les hors-d’œuvre
avaient été servis, jusqu'au digestif...
A plus d'un titre, ce dîner s'était avéré un véritable
test pour lui. Pour commencer, Mazzini n'avait pas caché
son mécontentement à la vue d'Ant onio. A l'adresse des
autres convives, l'agent immobilier avait cavalièrement
expliqué que Donna avait commis unereur er en invitant
Antonio à la place de la comtesse Alfere -Tiziano. Puis, tout
au long de la soirée, Mazzini l'avait appelé « notre ami le
contremaître » d'un ton délibérément condescendant.
Mais il en fallait davantage pour déstabiliser Antonio. Nul
doute que lacontessa aurait été à son aise au milieu de
tous ces prétentieux qui n'avaient jamais eu à travailler
pour gagner leur vie !
D'un geste agacé, il éteignit l'ordinateur et se leva
pour se préparer le premier café de la journée. En chemin,
son regard fut attiré par une grande enveloppe qui gisait
sur les carreaux de terre cuite. Quelqu'un avait dû la glisser
sous la porte alors que le bureau était fermé... Perdu dans
ses pensées, il ne l'avait pas vue en entrant. Sourcils
froncés, il la ramassa, l'ouvrit et sortit une feuille de papier
sur laquelle figurait une longue liste de suggestions
destinées à améliorer le cadre et les prestations u d
palazzo. Ronde et déliée, l'écriture était celle de la
contessa.
Les propositions qu'elle formulait déclenchèrent à la
fois l'étonnement et la colère d'Antonio. A.nsi, la comtesse
dévoilait enfin ses véritables intentions : son premier
objectif était d'ouvrir le palazzo au public... Il imagina
aussitôt des hordes de touristes mal éduqués déferlant
dans les allées de sa propriété... Quelle vision
cauchemardesque ! D'un autre côté, il ne pouvait nier
qu'elle possédait nue bonne dose d'imagination, et sa
volonté d'impliquer les villageois dans le projet reflétait
des intentions louables.
Selon ses plans, les nombreuses dépendances du
palazzo hébergeraient des boutiques d'artisanat loca l ou
encore les bureaux de petites entreprises. Elle envisageait
même la création d'un cybercafé. ntonioA secoua latête...
Situé dansune région très touristique, Monte Piccolo
attirait cependant peu de visiteurs, même en pleine
saison.
La troisième suggestion de Rissa le fit rire de bon
cœur. Elle projetait d'ouvrir un salon de thé et une
pépinière dans le parc de la demeure... Antonio avait eu
l'occasion de séjourner plusieurs fois en Angleterre, et la
cuisine là-bas lui avait toujours paru fade et insipide —
lequel de ses concitoyens renoncerait aux saveurs de la
gastronomie talienne
i pour la cuisine anglaise ? Quant à la
pépinière, tout le monde se débrouillait par ses propres
moyens ici. Les amis, les voisins, les familles, tous
échangeaient joyeusement boutures et graines pour
embellir leurs jardins et leurs potagers. Person ne ne
songerait jamais à venir jusqu'ici acheter des plantes ou
des fleurs !
Son sourire s'évanouit lorsqu'il lut la dernière
suggestion de Rissa. La biodiversité de la vallée Piccolo
n'avait pas échappé à la jeune femme qui envisageait de
transformer le domaine Tiziano en véritable réserve
naturelle. Les citadins quitteraient leurs rues
embouteillées pour se plonger en pleine nature, loin du
bruit et de la pollution. Il y aurait des postes d'observation,
des nichoirs et de la nourriture pour les oiseaux, insiaque
de nombreuses autres initiatives écologiques.
Cette idée se rapprochait dangereusement du rêve
d'Antonio : posséder un refuge en pleine nature où il
pourrait oublier pour quelque temps sa vie trépidante de
chef d'entreprise. La magie des lieux itava déjà opéré sur
lui, pourquoi en serait -il autrement pour les autres ?
«Peut-être, mais c'est ma maison, songea -t-il avec force, et
je n'ai aucune intention d'autoriser des inconnus à
déambuler sur le domaine comme s'ils étaient chez eux ! »
C'était déjà suffisamment pénible de devoir supporter
cette comtesse fantasque... D'ailleurs, pourquoi venait -elle
lui demander son avis sur les projets qu'elle nourrissait ?
Antonio relut toutes ses suggestions avec attention
puis il glissa la feuille dans l'enveloppe et se tapota le
menton d'un airsongeur. Un sourire joua sur ses lèvres.
Cette lettre trahissait une grande vulnérabilité, comment
ne l'avait-il pas remarqué plus tôt ? Rissa ne lui it-elle
ava
pas fait comprendre à mots couverts qu'elle désirait
vendre une partie de sa garde -robe ? Et voici qu'à présent,
elle échafaudait toutes sortes de plans pour transformer le
palazzo Tiziano en affaire rentable. Le doute n'était plus
permis, la comtesse avait besoin d'argent... Et comme elle
ne connaissait personnei,icelle avait dû se résoudre à lui
demander son avis à lui, Antonio, l'homme qu'elle prenait
pour un simple chef de chantier.
Son sourire s'épanouit. Vu les circonstances, il finirait
bien par obtenir ce qu'il désirait plus que tout au monde...
Cela prendr ait du temps mais il saurait se montrer patient.
Peut-être même serait-il obligé de l'épouser pour parvenir
à ses fins mais il était prêt à tous les sacrifices... Et une fois
qu'elle serait sienne, il n'aurait plus qu'à la pousser à bout
jusqu'à ce qu'elledemande le divorce. Antonio exhala un
petit soupir. A partir de là, la bataille serait gagnée : il
s'était entouré des meilleurs avocats, il n'aurait aucun mal
à conserver ce qui lui revenait de droit.
Antonio brûlait d'assister à la chute de l'héritière
des
Alfere... Son plan fonctionnerait à merveille, il n'en doutait
pas un instant.
6.

Malgré la fatigue, Rissa avait eu beaucoup de mal à


trouver le sommeil. Elle s'était finalement endormie peu
avant l'aube et s'était réveillée en sursaut un moment lusp
tard. Dans son rêve, des pas résonnaient sur son balcon...
Inquiète, elle tendit l'oreille dans la pénombre. Un
silence cotonneux enveloppait la maison. Inutile d'essayer
de se rendormir, elle était à présent tout à fait réveillée.
D'un bond, elle quit ta son lit, prit une douche et s'habilla
rapidement. Puis elle descendit dans la cuisine, bien
décidée à optimiser le temps dont elle disposait avant
l'arrivée des ouvriers... et d'Antonio.
Deux heures plus tard, d'alléchants effluves
embaumaient la cuisin e tandis que de grands plateaux
garnis de petits gâteaux sucrés et salés, tous typiquement
anglais, encombraient la grande table. En entendant la
porte s'ouvrir derrière elle, Rissa lança d'un ton joyeux :
— Oh... Désolée, Livia, j'avais l'intention derefaila
vaisselle avant votre arrivée.
— Ce n'est pas Livia. C'est moi.
La voix grave et mélodieuse d'Antonio la fit
frissonner. Aussitôt sur ses gardes, Rissa fit -face.volte
Mais l'attention de son comp agnon était déjà fixée
ailleurs: d'un air concentré,il étudiait la multitude de
canapés et de mignardises qui garnissaient la table et les
plans de travail.
— J'avais envie de faire une petite expérience,
expliqua-t-elle d'un ton embarrassé... mais vous n'étiez
pas censé arriver si tôt.
— J'étais là alors qu
e vous dormiez encore, contessa,
répliqua Antonio. Et je sais parfaitement ce que vous
complotez. Laissez -moi simplement vous mettre en garde :
les Italiens aiment la bonne cuisine et les saveurs
authentiques. Cela dit, m'autorisez -vous à goûter l'un de
ces petits gâteaux ? enchaîna -t-il en pointant le doigt sur
une meringue fourrée à la crème pâtissière.
A peine eut-elle hoché la tête qu'il la porta à sa
bouche.
— Ce n'est pas exactement la cuisine anglaise dont je
me souviens,contessa, déclara-t-il quelques instants plus
tard en hochant la tête d'un air approbateur. A croire que
la frustration vous réussit plutôt...
— Pardon ? demanda Rissa, abasourdie.
— Vous savez parfaitement de quoi je parle.
Antonio termina la meringue puis, tendant la main
vers lesplateaux, hésita entre un scone au fromage et un
muffin aux cerises.
— Vous avez pris peur au dernier moment l'autre
jour, pour une raison qui m'échappe, je l'avoue. Et
maintenant, vous débordez d'une énergie que vous
cherchez à évacuer par tous les moyens : désherbage,
ponçage, cuisine...tout est bon pour vous détendre.
Rissa leva les yeux au ciel.
— Vous êtes d'une prétention sans bornes, signor
Isola. Qui vous dit ueq je n'aime pas travailler d'arrache-
pied, tout simplement ?
Un sourire narquois joua surles lèvres de son
compagnon.
— Je connais les femmes, figurez -vous.
— Pas toutes, malheureusement pour vous.
— Je devine pourtant que vous avez confectionné
tous ces gâteaux dans l'intention de les proposer à mes
ouvriers : eux qui vous admirent déjà vous apprécieront
encore plus après avoir goûté à tous ces délices.
Antonio avait porté son choix sur un muffin aux
cerises, mais lorsqu'il en eut avalé la dernière bouchée, il
se pencha de nouveau sur les plateaux et piocha un scone
au fromage.
— Je n'ai pasbesoin qu'on m'admire ni qu'on
m'apprécie, répliqua Rissa. Je suis comme je suis, je ne vis
pas pour plaire aux autres. A présent, si vous voulez bien
m'excuser, j'aimerais ranger la cuisine avant l'arrivée de
Livia.
Jetant le torchon sur son épaule, elle
lui tourna le dos
pour s'attaquer à la vaisselle. Elle ne l'entendit pas quitter
la pièce mais devina l'instant précis où il referma sans bruit
la porte derrière lui.

— Je me moque de ce qu'on raconte, signora. Vous


faites du bon travail ici, déclara Livi
a en goûtant aux
pâtisseries de Rissa un moment plus tard.
— Dois-je comprendre que mes projets pour le
palazzo ne plaisent pas à tout le monde ?
sécurité dans son appartenance — fût-elle paralliance— à
une longue lignée de personnages valeureux.
L'après-midi était bien avancé lorsqu'elle se posta au
milieu du hall pour admirer le fruit de ses efforts. Les toiles
auraient eu besoin d'être restaurées par un professionnel,
mais, en attendant,les cadres dépoussiérés et lessivés
sauvaient les apparences. Son cœur fit un bond dans sa
poitrine lorsque le bruit de pas décidés s'éleva dans la
cour. Elle n'eut pas besoin de regarder par la fenêtre pour
savoir qu'Antonio approchait.
Ainsi, il n'étaitpas parti en compagnie de Donna, tout
à l'heure...
Avant même qu'il fasse son apparition, son cœur
s'emballa et sa bouche s'assécha. Pourquoi cet homme la
troublait-il autant ? C'était tout à fait inexplicable...
Incontrôlable aussi.
La plupart du temps, lle e parvenait à se convaincre
qu'elle avait besoin de lui en raison de ses compétences
professionnelles, que l'attraction physique qu'il exerçait
sur elle n'était qu'un détail... mais elle n'en était plus tout à
fait aussi sûre lorsqu'il pénétra dans lell.ha
— Contessa, j'ai besoin de vous pour valider les plans
de restauration des dépendances, déclara -t-il sans
préambule.
— Je suis à vous, répondit Rissa.
A ces mots, Antonio haussa les sourcils d'un air
moqueur, et Rissa s'empourpra violemment. Leurs
relations allaient vite devenir impossibles s'il continuait à
déformer toutes ses paroles !
Tous deux sortirent dans la cour. Ils approchaient de
l'angle de la demeure lorsque Rissa s'arrêta net. Une
Ferrari Scaglietti d'un rouge étincelant était garée deva nt
la porte du bureau.
— Dieu du ciel ! Vos ouvriers ont les moyens de
s'offrir ce genre de bolide ?
Antonio laissa échapper un rire amusé.
— Rassurez -vous,contessa. Ce n'est pas votre argent
qui a financé ce petit bijou. Cette voiture m'appartient,- dit
il en caressant du bout des doigts le capot rutilant.
— Eh bien... le bâtiment rapporte, à ce que je vois !
— On peut dire ça, répondit -il d'un ton évasif sans
quitter des yeux la Ferrari.
Rissa contourna le véhicule et se dirigea vers le
bureau.
— Je vouslaisse en tête à tête, j'ai quelques plans à
étudier, dit-elle d'un ton ironique en poussant la porte.
— Je vous rejoins dans un instant. Au fait Je dois me
rendre à Florence toutà l'heure : voulez -vous venir avec
moi ? J'ai cru comprendre que vous étiez en mal de
boutiques de luxe...
— Uniquement parce que j'ai des tas de choses à
vendre, répliqua-t-elle du tac au tac avant de disparaître à
l'intérieur.
Antonio la rejoignit au moment où elle s'i remobilisait
devant le bureau où s'étalaient plusieurs croqu is.
— Il faut bien que je trouve le moyen de payer tout
ça, murmura-t-elle en esquissant un geste en direction des
plans.
Antonio lui indiqua l'endroit où elle devait apposer sa
signature.
— Vous êtes sérieuse ? demanda -t-il comme ils
quittaient le bureau quelques minutes plus tard. Vous avez
vraiment l'intention de vendre vos vêtements ?
— Je n'ai jamais été aussi sérieuse. Restaurer cette
maison représente le grand projet de ma vie, et il faut
beaucoup d'argent pour le mener à terme. Mais... je doute
en avoir suffisamment. Cependant, je possède quelques
atouts que j'ai bien l'intention d'exploiter.
Elle jeta un regard à la voiture.
— Votre bolide ne contiendra pas un dixième de mes
affaires, décréta -t-elle finalement avec une moue
dédaigneuse.
Antonio soupira.
— Préparez tout ce que vous souhaitez emporter, je
m'arrangerai pour trouver un moyen de transport plus
adapté. Mais je dois d'abord m'occuper de ma voiture.
— Vous pouvez la laisser ici, si vous voulez. Antonio la
fixa d'un air interdit.
— Vous plaisantez, j'espère ? Je vais la mettre à l'abri
sans tarder.
— Où la garez -vous ?
— Dans l'ancien pressoir à huile.
— Je ne savais pas qu'il y avait un... Ah, si, c'est le seul
bâtiment équipé d'une serrure en état de marche, c'est
ça? Je n'ai jamais pupénétrer...
y
— Parce que c'est moi qui en possède l'unique clé,
expliqua Antonio en tapotant la poche de son jean.
— Si je comprends bien, je vis dans une maison
ouverte à tout vent tandis que votre Ferrari, elle, dort bien
à l'abri dans un bâtiment fermé à double tour.
Il la fixa de son regard perçant.
— Le palazzo Tiziano a accueilli entre ses murs des
dizaines de générations, mais jamais encore il n'avait
abrité une authentique Ferrari, répliqua -t-il d'un ton
espiègle.
Rissa réprima un sourire avante ds'éloigner vers la
maison.
Un quart d'heure plus tard, Antonio reparut à la
grande porte dupalazzo, cette fois au volant d'une simple
camionnette blanche. Rissa haussa les sourcils en lui
tendant le premier carton de vêtements.
— Vous conduisez un fourg on d'artisan, maintenant ?
— Pourquoi pas ? Je ne suis rien d'autre qu'un
artisan, non ?
Rissa continua à lui passer d'autres cartons bien
remplis qu'il rangeait aufur et à mesureà l'arrière du
véhicule. Lorsque tout fut chargé, il lui ouvrit la portière
côté passager.
— Je peux conduire, si vous préférez, proposa -t-elle
très sérieusement.
— L'heure n'est pas à la conduite anglaise... Et nous
parlerons italien jusqu'à Florence, confessa, autant vous
prévenir tout de suite. Je ne vous laisserai pas négocie r
seule dans les magasins si vous ne m'apportez pas la
preuve que vous parlez couramment notre langue.
Rissa monta en voiture sans protester. Elle s'était de
nouveau changée en prévision de son excursion en illev et
la jupe en lin blanc qu'elle avait chois ie dévoilait ses
jambes finement galbées. En oie pr à une bouffée de
frustration intense, Antonio embraya bru squement et
s'engagea dans l'all
ée cahoteuse qui descendait au village.
Puis il la bombarda de questions en ital ien, tandis
qu'il se glissait dansa lcirculation de plus en plus dense.
Rissa réprima à grand -peine un soupir de soulagement
lorsqu'ils atteignirent la zone piétonnière du centre -v lie.
En quelques manœuvres adroites, Antonio gara la
fourgonnette puis se tourna vers elle, un léger sourire ux a
lèvres
— Que se passe -t-il, contessa ? Vous êtes bien pâle,
tout à coup. Si la perspective de devoir marchander vous
inquiète, rassurez-vous, j'ai décidé de m'en charger à votre
place.
— Dois-je en conclure que je n'ai pas été à la
hauteur? Livia prétend pourtant que j'ai fait de gros
progrès depuis mon arrivée au palazzo.
— Votre italien est très correct, c'est vrai, mais je ne
vous sens pas très féroce en affaires. Laissez -moi me
charger des négociations, vous ne le regretterez pas.
Rissa leva sur
lui un regard interrogateur.
— Vous en êtes sûr ? Antonio se pencha vers elle.
— Vous croyez que j'ai payé ma voiture au prix fort ?
Eh bien vous vous trompez, déclara -t-il en ouvrant sa
portière. Faites-moi confiance, confessa, je m'occupe de
tout.

Deux heures plus tard, Antonio prit Rissa par le coude


et l'entraîna vers la porte de la dernière boutique qu'ils
avaient visitée.
— Cinquante mille euros ! s'écria -t-elle dès qu'ils
furent sur le trottoir.
Antonio posa son index sur ses lèvres.
— Un peu de disc rétion, confessa.
— Ça fait à peu près...
Elle s'efforça de convertir la somme en livres sterling
mais y renonça vite, trop excitée pour se concentrer.
— Quoi qu'il en soit, je vais pouvoir financer une
partie des travaux et donner un peu d'argent à mes
parents.
Antonio haussa les sourcils d'un air surpris.
— Vous leur devez de l'argent ?
Rissa éluda la question d'un geste de la main.
— Disons que c'est une dette d'honneur. En tant
qu'Italien, vous comprenez sûrement ce que c'est.
Antonio la dévisagea av ec attention. Qui aurait cru
que l'épouse d'un Alfere possédât le sens de l'honneur ?
Décidément, cette femme lui réservait bien des surprises !
Il l'entraîna dans la rue qui descendait vers le Duomo.
— Laissez -moi vous offrir un verre pour fêter cette
fructueuse équipée en ville, contessa.
— Non ! C'est moi qui vous l'offre... en guise de
remerciement.
Antonio émit un petit rire.
— Savez -vous ce qui me ferait réellement envie ? Un
sandwich au bacon dégoulinant de ketchup. Ça, ce serait
une récompense dignede ce nom après une journée
d'efforts.
Ce fut au tour de Rissa de rire de bon cœur.
— Pour être franche, ça me ferait du bien aussi. Quel
dommage qu'on ne trouve pas ce genre de nourriture à
Florence, conclut -elle avec une grimace résignée.
— Détrompez-vous, contessa : Ricardo, un de mes
amis d'enfance, travaille à L'Excelsior, et il a toujours sous
la main de quoi préparer des sandwichs et des burgers
pour les touristes anglo -saxons en manque.
— Formidable ! s'écria Rissa. Allons -y !
Vingt minutes plus ta rd, ils entraient dans une suite
superbement décorée où des brassées de urs fle
diffusaient un parfum exquis.
— On ne peut pas faire ça ! protesta Rissa après
qu'Antonio eut refermé la porte sur Ricardo, le prétendu
qui avait reçu un généreux pourboire enhange éc de sa
discrétion.
— Pourquoi ? Je connais bien l'occupant de cette
suite : il ne verra auc un inconvénient à notre brève
intrusion. Et puis, avouez tout de même que c'est plus chic
qu'in pique-nique !
Tout en parlant, il souleva un couvercle en argent,
découvrant deux piles de sandwichs de pain de mie
moelleux légèrement toasté, copieusement garnis
d'épaisses tranches de bacon. Deux ramequins en
porcelaine fine contenaient le ketchup.
— Il n'y a pas de café pour vous, fit observer Rissa
d'un ton enjoué.
— J'avais envie de goûter pleinement aux joies du thé
à l'anglaise, répliqua ce dernier en soulevant la théière
pour remplir les deux tasses de porcelaine.
— Je dois' avouer que c'est une belle surprise, reprit
la jeune femme un moment plus tard, alors qu'ils
savouraient ensemble leur collation. Avez -vous d'autres
amis bien placés, Antonio ?
Il balaya l'air d'un geste vague.
— J'en ai quelques -uns, oui. Dites-vous bien que je
suis plus influent que lesignor Mazzini.
— Vous n'appréciez vraiment pas cet homme, je me
trompe ?
— Il n'a pas à cœur les intérêts du palazzo Tiziano.
— Contrairement à vous, c'est ça ?
— C'est une question tout à fait superflue, contessa,
vous devriez le savoir.
— Je le sais, figurez -vous, murmura Rissa, perdue
dans ses réflexion s. Il m'arrive même de penser que vous
accordez plus d'importance à la demeure en -même elle
qu'à moi... enfin, je veux dire... à mes projets.
Antonio la contempla quelques instants avant de
prendre la parole d'une voix empreinte de gravité.
— Le palazzo Tiziano fait partie de mon héritage
familial. Quant à vous... vous êtes une femme
extrêmement séduisante, contessa. Je n'ai eu de cesse de
vous imaginer dans toutes les robes que la vendeuse
passait en revue, tout à l'heure. Laquelle était votre
préférée ?
— Le long fourreau de velours noir, répondit -elle sans
hésiter.
— Fendu sur les côtés ?
Rissa hocha la tête. Au même instant, une goutte de
ketchup coula de son sandwich et glissa lentement sur ses
doigts. Avant qu'elle ait eu le temps d'attraper sa serviette,
Antonio lui saisit le poignet et porta sa main à ses lèvres.
Puis, avec une sensualité infinie, il effaça la traînée de
ketchup du bout de la langue.
Infiniment troublée, Rissa retira sa main.
— Arrêtez, Antonio, je vous en prie. Je n'aime pas ça.
— Menteuse... Vous êtes une femme très sensuelle,
contessa. Je l'ai bien vu l'autre jour. L'idée de faire l'amour
au grand air, en plein jour, vous a peut -être effrayée—
c'eût pourtant été une expérience unique, j'en suis
persuadé—, mais vous n'avez aucun e excuse aujourd'hui.
A l'exception de mon ami Ricardo, personne ne sait que
nous sommes ici.
Il reprit sa main et posa un baiser sur chacun de ses
doigts, le regard soudé au sien.
— Je ne peux pas, je suis désolée, gémit Rissa, en
proie à un trouble grand issant.
Un sourire joua sur les lèvres d'Antonio.
— Pourquoi refusez -vous d'écouter votre corps ? -il
fit
d'une voix caressante qui la fit frissonner.
— C'est-à-dire que... je... mon mari est le seul homme
que... enfin, vous comprenez...
Antonio délaissa samain tremblante l'espace de
quelques instants.
— Que dois-je comprendre, Rissa ?
— Luigi a été mon premier... mon premier amant,
débita-t-elle d'un trait.
— Mais tout de même pas le seul et l'unique... si ?
Devant la mine déconfite de sa compagne, onio Ant
étouffa un juron.
— Je vous présente mes excuses. Je vous ai jugée
sans vous connaître. D'un autre côté, à quoi bon nier
l'attirance que nous éprouvons l'un pour l'autre ?
Au prix d'un effort surhumain, Rissa parvint à
recouvrer son sang -froid.
— Vous vous trompez, Antonio. Je n'éprouve
absolument rien pour vous.
— Regardez -moi dans les yeux et redites
-moi ça.
Rissa ouvrit la bouche mais il fut plus rapide qu'elle.
En un éclair, il se pencha vers elle et captura ses lèvres
dans un baiser fougueux et igeant. ex Un baiser qui
détruisit ses dernières velléités de résistance et embrasa le
désir qui couvait en elle. En une poignée de secondes, elle
s'abandonna entièrement à lui et lorsqu'il la libéra, elle vit
se refléter dans son regard sombre l'intensité son de
propre désir. Une plainte rauque s'échappa alors de ses
lèvres et elle s'agrippa avec force à ses larges épaules
comme il se penchait pour reprendre ses lèvres. Chaudes
et audacieuses, ses mains glissèrent sous son chemisier et
remontèrent le long deson dos. Grisée par les exquises
sensations qu'il faisait naître en elle, Rissa se plaqua contre
lui et soupira en sentant contre sa cuisse la preuve de son
désir.
Comme mues par une volonté propre, ses mains
effleurèrent la braguette de son jean, et ellerejeta la tête
en arrière, plongeant avec délices dans le tourbillon de
volupté qui la submergeait. Aussitôt, les lèvres d'Antonio
tracèrent un sillon brûlant le long de sa gorge tandis qu'il
déboutonnait habilement son corsage. Son pouce titilla
son téton droit jusqu'à ce qu'il se transforme en bouton
turgescent. Il libéra alors sa poitrine de son carcan de soie
et de dentelle et captura le téton entre ses lèvres avides,
l'aspirant goulûment, comme un...
Rissa se rejeta en arrière.
— Non. Non, je ne pe ux pas !
— Ce n'est pourtant aps ce que dit votre corps,
objecta Antonio, hors d'haleine.
Comment en étaient -ils arrivés là ? Lui
-même ne
comprenait pas. Après le malheureux épisode du bain de
soleil, Antonio avait pourtant décidé de rester sur ses
gardes.Hélas, c'était sans compter sur l'effet dévastateur
que cette femme produisait, sur lui... Il suffisait d'un
simple effleurement, d'un contact furtif, pour qu'il perdît
tout son sang -froid, tel un adolescent incapable de
dominer ses pulsions.
— Ce n'est p as une bonne idée, Antonio, t diRissa
d'une voix tremblante.
— Pourquoi ? Nous nous désirons, pourquoi vous
obstiner à nier la réalité ? Pourquoi ne pas profiter de
cette parenthèse sensuelle ?
Elle secoua la tête.
— Non... je n'aurais jamais dû vous vre sui jusqu'ici.
Confus, terriblement frustré, Antonio relâcha son étreinte.
Ils s'étaient enflammés tellement vite... Que s'était
-il
passé pour que tout retombe aussi brutalement ?
Cette question le tourmenta tout au long du trajet de
retour — trajet qu'ils effectuèrent dans un silence pesant.
Antonio n'avait encore jamais essuyé d'échec et il n'avait
aucune intention de baisser les bras. Tôt ou tard,
l'insaisissablecontessa Larissa Alfere serait sienne, il en
avait la certitude.
En attendant, il prendraitson mal en patience...
7.

Rissa tenta vainement d'éviter Antonio après ce


nouvel incident, mais dès le lendemain, alors qu'elle
travaillait au jardin, ce dernier vint lui apporter un verre de
citronnade de la part de Livia.
— Hier, vous m'avez laisséntendree que vous deviez
de l'argent à vos parents, n'est -ce pas, Rissa ?
La jeune femme posa ses outils et s'essuya les mains
sur son jean. Elle avait entrepris de brosser les pierres de la
façade dupalazzo afin de faciliter la tâche aux ouvriers qui
s'apprêtaient à reprendre tous les joints. C'était un travail
salissant, ennuyeux comme la pluie mais qu'il fallait bien
accomplir...
Elle se mordit la lèvre inférieure, le regard perdu sur
la campagne environnante.
— Disons plutôt que je leur dois énormément,
rectifia-t-elle d'un ton évasif.
Elle se pencha pour frotter son jean poussiéreux,
signifiant ainsi qu'elle désirait mettre un terme à cette
conversation. Mais lorsqu'elle se redressa, Antonio était
tout près d'elle. Impossible de se dérober dans ces
conditions...
— Vous leur avez emprunté beaucoup d'argent ?
insista-t-il.
— N-non... ce n'est pas tout à fait ça. D'abord, ce sont
mes parents adoptifs. Et ils se sont montrés extrêmement
généreuxavec moi, sans doute parce que j'étais tout pour
eux. A présent, j'estime qu'il est temps pour moi de leur
rendre la pareille.
Elle prit une grande gorgée de citronnade pour se
donner une contenance. Pourquoi diable la questionnait-il
avec tant d'insistance ?
— Est-ce pour cette raison que vous avez épousé un
homme fortuné ? Pour pouvoir offrir à vos parents
adoptifs le confort matériel qu'ils méritaient après toutes
ces années de sacrifice ?
— Non, ce n'est pas ça du tout ! s'écria Rissa avec
véhémence. De toute façon, Luigi ne se souciait guère de
mes parents. Et , de mon côté, je n'ai jamais osé le
déranger avec leurs problèmes.
Antonio continua à la fixer de son regard pénétrant,
comme s'il essayait de percer à jour le moindre de ses
secrets.
— Aviez-vous honte de vos origines modestes,
contessa ? Cette fois, Ris
sa perdit patience.
— Comment osez -vous dire ça ?
Antonio leva les mains en signe d'apaisement.
— C'est quelque chose que je suis tout à fait en
mesure de comprendre. Croyez -moi, Rissa, je ne voulais
surtout pas vous offenser.
— Puisque vous semblez tellem ent désireux de
connaître la vérité, Antonio, sachez que mon mari était un
homme très orgueilleux qui méprisait les faiblesses des
autres. Sa vision du monde était simple, je dirais même
simpliste : chacun devait se battre bec et ongles pour
réussir. C'estprécisément pour cette raison qu'il a eu
beaucoup de mal à essuyer quelques... revers dans sa vie
privée. Ses échecs le préoccupaient tellement que je me
suis gardée de l'ennuyer avec mes problèmes, préférant
aider mes parents par mes propres moyens.
Ellemarqua une pause et son visage s'assombrit.
— Je désirais tellement leur venir en aide que j'ai mis
au point des méthodes pas très honnêtes, confessa -t-elle
en esquissant une moue penaude. Je n'ai eu aucun mal à
convaincre Luigi de me donner de l'arge nt liquide pour
régler mes dépenses courantes — vous savez aussi bien
que moi que les gens préfèrent souvent être payés en
liquide. Les coiffeurs, les fleuristes, les profs de gym...
— Et même certains artisans, renchérit Antonio,
visiblement captivé pares s explications.
Rissa hocha la tête.
— Evidemment, je n'avais pas besoin de cet argent
mais j'avais entendu d'autres femmes parler des sommes
exorbitantes qu'elles dépensaient chez l'esthéticienne,
dans les clubs de remise en forme, chez les fleuristes... et
tout ce petit monde avait l'air de trouver ça normal. L'idée
a donc germé dans mon esprit : c'était un excellent moyen
d'économiser un peu d'argent que j'enverrais ensuite à
mes parents. Je ne laissais aucune trace derrière moi, Luigi
ne savait pas ce que je faisais avec son... je veux dire, avec
mon argent.
Antonio siffla entre ses dents.
— Combien de temps a duré votre petit manège ?
— Luigi n'a jamais rien su, avoua Rissa en secouant
lentement la tête, de nouveau assaillie par la culpabilité.
Cela nele dérangeait pas de me donner de l'argent liquide,
au contraire : il aimait l'idée de frauder à sa manière
l'administration fiscale.
Antonio ne cacha pas son étonnement.
— Il ne s'est jamais aperçu de rien ? Rissa laissa
échapper un rire sans joie.
— A-t-on vraiment besoin d'aller chez le coiffeur tous
les jours ? Est -il réellement nécessaire de changer les
bouquets d’un appartement tous les deux jours ? Quant à
ma forme physique, j'utilisais régulièrement la piscine de
notre résidence,et je parcourais des kilomètres à pied au
lieu de prendre des taxis !
Cette fois, Antonio fron
ça les sourcils.
— Vous êtes la première femme de ma connaissance
à renoncer de son plein gré à tous les avantages matériels
que peut lui procurer son époux.
— C'est parce quevous fréquentez des femmes peu
fréquentables, ironisa Rissa en songeant à Donna. En tout
cas, je me suis plutôt bien débrouillée... mais si j'avais su
que Luigi croulait sous les dettes, je lui aurais soutiré plus
d'argent pour pouvoir les rembourser, ajo uta-t-elle en
recouvrant sa gravité.
— Est-ce que toutes les riches épouses de Manhattan
pratiquent ce genre de racket ? fit Antonio, -figue,
mi mi-
raisin.
— Je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais cherché à
intégrer leur petit groupe très fermé, expliqua -t-elle en
haussant les épaules. Nos relations étaient cordiales, sans
plus.
— Dois-je comprendre qu'elles vous snobaient ? Rissa
baissa les yeux.
— Ça ne me dérangeait pas. J'ai toujours été d'une
nature solitaire.
A sa grande surprise, Antonio éprouva souda in un
élan de compassion pour la jeune femme. Sa vie n'avait
pas dû être rose tous les jours au milieu de ces harpies
liftées et siliconées qui ne supportaient pas qu'on puisse
être différente ! Elle qui paraissait si douce, si vulnérable...
— Est-ce pourcette raison que vous êtes heureuse de
vous réfugier aupalazzo ?
La jeune femme termina son verre de citronnade puis
le lui tendit en le remerciant. Elle n'en dirait pas
davantage, comprit Antonio en la regardant se remettre
au travail.
Rissa ravala la mé lancolie qui menaçait de la
submerger et reprit ses outils. Sans le savoir, Antonio
venait de remuer de douloureux souvenirs. Elle était
tombée en adoration pour Luigi dès leur première
rencontre sans même savoir à qui elle avait affaire. Certes,
il était séduisant et cultivé, il possédait une classe naturelle
indéniable mais elle était à mille lieues d'imaginer que cet
homme était à la tête d'une véritable fortune. Ce n'avait
été que bien plus tard que le spectre de l'argent était venu
perturber leur relation.
Les choses avaient commencé à se compliquer le jour
où Luigi l'avait accompagnée chez ses parents adoptifs qui
habitaient un modeste pavillon de la banlieue
londonienne. Visiblement mal à l'aise dans cet univers
tellement éloigné du sien, il avait observé une distance
polie tout au long de leur visite. Et le dédain que Rissa
avait décelé dans son regard lorsque sa mère adoptive
avait proposé de feuilleter les albums photos qui
retraçaient son enfance l'avait profondément blessée.
Puis un autre nuage était venu assombrir leur couple.
L'héritier que tout le clan Alfere -Tiziano attendait avec
impatience n'avait finalement pas vu le jour... Leur relation
était restée platonique, Luigi étant incapable de lui faire
l'amour. Il prétendait qu'elle ne savait pas éveiller le désir
d'un homme, qu'elle était trop prude, trop innocente... Si
ce constat fut presque un soulagement pour Rissa qui
commençait à entrevoir la vraie nature de son époux, ce
dernier ne se remit pas de ce qu'il considérait comme un
coup porté à son amour -propre. La pression exercée par sa
mère était un poids supplémentaire sur ses épaules, et
Rissa, impuissante, regarda l'homme qu'elle aimait
sombrer lentement dans une dépression nourrie par
l'alcool et un train de vie de plus en plus décousu . Enlisé
dans son mal -être, Luigi avait refusé l'aide qu'elle tentait
de lui apporter. Il la rabrouait sans ménagement
lorsqu'elle lui suggérait d'aller consulter un psy.
Malgré leurs épreuves, Rissa n'avait jamais cessé de
l'aimer. Un sentiment de culpabi lité la tenaillait sans
relâche : et si c'était sa faute ? Si c'était elle, la responsable
de ce formidablegâchis ? Etait -elle trop inexpérimentée
au goût de Luigi ? Peut -être même frigide, comme il le lui
avait laissé entendre ? Mais alors, pourquoi réagissait-elle
avec tant d'ardeur aux caresses d'Antonio ? En même
temps, les accusations de Luigi la hantaient encore, au
point de la pétrifier lorsqu'elle se retrouvait dans les bras
d'Antonio. Et si son défunt époux avait raison ? Si
effectivement, elle était incapable de satisfaire un
homme? Malgré l'intensité de son désir pour Antonio, elle
ne pouvait s'exposer à une nouvelle désillusion.
Tout en continuant à gratter les pierres de la façade,
Rissa dirigea ses pensées vers un autre sujet de
préoccupation : Mazzini, son agent immobilier, était -il
aussi digne de confiance que ce qu'elle avait cru
jusqu'alors ? La veille, elle avait eu la désagréable surprise
de recevoir le courrier d'un fournisseur sollicité par
Antonio qui réclamait le règlement d'une facture de dix
mille euros— facture qui, selon lui, aurait été rejetée par
Enrico Mazzini. Rissa avait aussitôt cherché à joindre
l'agent immobilier mais sa secrétaire lui avait répondu qu'il
s'était absenté pour la journée, qu'il ne reviendrait que le
lendemain. Très contrariée, elle s'était arrangée pour
régler sur-le-champ la facture en attente. Un peu plus tard,
Antonio avait confirmé que le fournisseur avait rempli sa
part du contrat et qu'il était en droit de réclamer le
règlement de la facture.
Le doute s'était alors immiscé dans l'esprit de la jeune
femme... Mazzini ne cachait pas le peu d'estime qu'il
portait à Antonio. Pourtant, les devis de main -d'œuvre et
de matériaux qu'il avait présentés à Rissa étaient tous
beaucoup plus chers que ceux qu'ava it obtenus Antonio.
Intriguée par de tels écarts de prix, la jeune femme avait
découvert que Mazzini s'était uniquement adressé à des
amis et des connaissances à lui. Amis qui n'avaient pas
hésité à afficher le prix fort... Un petit bruit l'arracha
soudainà ses sombres réflexions.
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle
découvrit Antonio qui l'observait sans mot dire.
— Je n'arriverai jamais à me concentrer si vous restez
là, derrière moi ! protesta -t-elle. Puisque c'est comme ça,
je rentre :je vais essayer de joindre Mazzini.
— Rissa !
Son ton vibrant de gravité lui fit lâcher le grattoir
qu'elle tenait à la main. Clignant des yeux, elle rencontra
son regard.
— Je sais que ce qui s'est passé à l'hôtel vous a
affectée autant que moi.
Un flot de sang envahit aussitôt son visage.
— Je n'ai pas envie de revenir-dessus,
là Antonio. Je
n'aurais jamais dû accepter de vous suivre dans cette
suite. Ce fut un... simple moment d'égarement, conclut -
elle en fuyant son regard.
— Un moment d'égarement très gréable, a vous ne
pouvez pas le nier,contessa. Quel mal y -at-il à ça ?
poursuivit-il d'une voix suave. Nous sommes deux adultes
consentants, libres comme l'air...
A ces mots, Rissa sentit son cœur s'emballer. A la
mort de Luigi, elle s'était juré de neus pl jamais tomber
amoureuse... comme si les sentiments se commandaient !
Consciente du danger qu'elle encourait, elle secoua
vigoureusement la tête.
— Je n'ai pas besoin de me compliquer davantage la
vie avec une histoire d'amour, déclara
-t-elle d'un ton se
c.
Antonio haussa les épaules.
— Qui parle d'amour ? Je vous propose une aventure
purement charnelle, confessa. Oh, je sais, c'est moins
romantique mais tellement plus simple ! Ce n'est pas vous
qui me contredirez, n'est-ce pas ?
Il marqua une pause puis, plongeant son regard
ardent dans le sien, reprit dans un murmure :
— Vous me désirez, Rissa. Avouez -le.
Elle déglutit péniblement.
— Peut-être.
Un rire rauque accueillisa réponse.
— Je savais bien que vous finiriez par le reconnaître.
— Je suppose qu' un homme aguerri comme vous est
prompt à détecter les signes qui ne trompent pas...
— C'est vous qui le dites,contessa. Ce qui ne
m'empêche pas de choisir mes maîtresses avec le plus
grand soin... Etes
-vous aussi exigeante, Rissa ?
Piquée au vif par sesous-entendus,
s elle releva le
menton d'un air de défi.
— Nous perdons notre temps en bavardages inutiles,
Antonio. Il faut absolument que je téléphone au signor
Mazzini pour convenir d'un rendez -vous.
Le regard d'Antonio se voila dangereusement.
— Pourquoi? J'ai la situation bien en main, ne vous
inquiétez pas.
— Peut-être, mais j'aimerais m'assurerque les
travaux vont continuer à se dérouler aussi bien que jusqu'à
présent.
— Ne serait-ce pas plutôt une excuse pour fuir ? Que
craignez-vous ? Que je vous fas se l'amour ici, tout de
suite?
Le souffle court, elle secoua la tête. Antonio avait
parlé d'un ton rieur mais son regard était comme une
caresse sur son corps frémissant.
— J'aimerais prendre tout mon temps, contessa...
J'aimerais vous...
Antonio s'interrompit comme des pas martelaient les
pavés de la cour. Un charpentier se dirigeait vers eux, au
grand soulagement de Rissa qui en profita pour se
ressaisir. Ses jambes tremblaient, sa peau était comme
électrisée... Et Antonio s'était contenté de la bercer e d
belles paroles...
La voix de ce dernier l'arracha à ses pensées.
— Les ouvriers finissent leur journée dans une demi -
heure. Vous devriez en profiter pour aller téléphoner à
Mazzini.
Incapable d'émettre le moindre son, Rissa hocha la
tête et s'éloignaen direction de la maison.
Antonio la suivit des yeux, de plus en plus intrigué par
cette femme qui attisait son désir comme aucune autre ne
l'avait jamais fait. Cette femme qui s'embrasait à la
moindre de ses caresses... Comme il aimait plonger les
doigts dans son opulente chevelure auburn, emprisonner
dans ses bras son corps souple et frissonnant, capturer ses
lèvres pleines au goût sucré...
Le regard d'Antonio était comme une brûlure sur la
nuque de Rissa, qui dut faire un effort pour ne pas presser
le pas. Ils étaient attirés l'un par l'autre, c'était un fait.
Mais jusqu'où les mènerait ce désir intense, irrésistible ?

Livia avait dressé la table dans la cuisine et le repas les


attendait. Rissa s'installa sans attendre Antonio. Elle venait
de se servirune part d'omelette aux courgettes lorsqu'il fit
son apparition.
— Ah, signor Antonio ! s'écria Livia en levant les yeux
de l'antique fourneau. Une certaine Marian a appelé de
Cardiff pour vous.
— Cardiff ? répéta Rissa en glissant un regard furtif en
direction d'Antonio.
— Oui, c'est bien ça, confirma Livia.
Elle fouilla dans la poche de son tablier et en sortit un
morceau de papier qu'elle déplia soigneusement avant de
lire à haute voix :
— Elle a dit qu'étant donné que vous vous étiez
chargé de la constr uction de la nouvelle aile de l'hôpital,
tout le monde comptait sur votre présence pour son
inauguration qui auralieu le 27 de ce mois. Elle aimerait
donc savoir si vous êtes libre ce jour -là. Elle a essayé
plusieurs fois de vous joindre sur votre table, por sans
succès.
Le visage d'Antonio s'était assombri. Il s'empara du
plat de poivrons marines avant de prendre la parole.
— Je crains que vous ne deviez vous passer de moi
pendant quelques jours, contessa.
— L'idée ne semble guère vous enchanter, fit
observer Rissa, intriguée. Ne pouvez -vous pas trouver une
excuse pour vous dérober ? Ce n'est pas le travail qui
manque, ici...
— Les désirs de Marian sont des ordres, répondit -il
succinctement en emplissant les verres d'eau glacée.
Ses paroles sibyllinesttisèrent
a la curiosité de Rissa.
Qui était cette Marian ? La question demeura en suspens.
Déjà, Livia changeait de sujet.
— Puis-je partir plus tôt aujourd'hui,contessa ? Je
dois emmener Fabio chez le vétérinaire.signor Le Antonio
m'a donné son accord ma is je préférais vous en parler
aussi.
— Bien sûr, Livia, fit Rissa sans lever les yeux de son
assiette. Je me charger ai de la vaisselle, ne vous inqu
iétez
pas.
Quelques minutes plus tard, Antonio repoussa son
assiette et se leva.
— Si vous êtes prête, Livi a, je vais descendre au
village avec vous, j'ai quelques courses à faire.
— Oh, je ne voudrais surtout pas vous déranger,
signor, s'écria la gouvernante en ôtant prestement son
tablier. Signora, êtes-vous sûre de ne plus avoir besoin de
moi ?
— Allez-y, Livia, je me débrouillerai, ne vous inquiétez
pas.
Déjà, Antonio se dirigeait vers la porte qu 'il tint
ouverte pour Livia. L'instant d'après, il avait disparu
—sans
le moindre regard pour Rissa.
L'appétit coupé, celle-ci se leva à son tour. Consumée
par le feu du désir, elle s'était réjouie inconsciemment de
l'absence de Livia : Antonio et elle se retrouveraient seuls
pendant quelques heures... enfin...
Mais voilà que l'objet de son désir se volatilisait. Ni
plus ni moins.
8.

Pour la première fois depui s qu'il s'était installé au


palazzo, Antonio évita délibérément Rissa, préférant se
consacrer entièrement à sa tâche.
De son côté, la jeune femme s'efforçait de se réjouir
de ce revirement inexpliqué. Entre les réunions de
chantier, les rendez -vous à l'extérieur et les coups de fil
interminables, elle ne voyait presque plus Antonio, et
c'était très bien ainsi.
Au fil des semaines, elle avait entendu quelques
bribes de conversations qui lui avaient permis de conclu re
qu'Antonio supervisait plusieurs chantiers à la fois, autant
en Grande-Bretagne qu'en Italie. Ainsi donc, elle avait
sous-estimé ses compétences :inlod'être un bricoleur du
dimanche, Antonio s'avérait un entrepreneur doublé d'un
homme d'affaires très sollicité. Il recevait d'innombrables
appels é t léphoniques, et sa vie privée intriguait de plus en
plus Rissa. Lorsqu'il était parti inaugurer le nouveau
bâtiment hospitalier au pays de Galles, elle n'avait pu
s'empêcher d'imaginer Donna à ses côtés. De fait, la jeune
Italienne était demeurée invisible jusqu'au retour
d'Antonio.
Profitant de l'absence de ce dernier, Mazzin i n'avait
eu de cesse d'inviter Rissa à déjeuner ou à dîner.
Multipliant les excuses imagin aires, elle avait poliment
décliné chacune de ses propositions. Depuis l'incident de
la facture impayée, lajeune femme surveillait les comptes
du palazzo avec la plus grande attention. Il était hors de
question qu'elle se laissât entraîner dans les manigances
de son agent immobilier.

Le bref séjour d'Antonio à Cardiff avait été très


apprécié par les élus locaux présents à la cérémonie
d'inauguration. Le personnel hospitalier s'était également
montré extrêmement reconnaissant— le nouveau
bâtiment de l'hôpital, flambant neuf, portait d'ailleurs son
nom. Antonio avait profité de son passage pour passer au
siège de l'AMl Holdings où il avait été accueilli comme un
prince. Il manquait à tout le monde-bas,
là mais les affaires
tournaient bien, comme d'habitude. Malgré toutes ces
bonnes nouvelles, Antonio continuait d'éprouver un
profond sentiment d'insatisfaction. Un sentiment aussi
dérangeant qu'indéfinissable.
Une fois sa mission terminée, il regagna l'Italie. En
gravissant la dernière colline qui dérobaitpalazzo
le à son
regard, il espéra ressentir enfin une bouffée d'allégresse.
Mais non, il n'enfut rien. Toujours dans l'expectative, il
poursuivit sa route, remonta lentement l'allée qui
conduisait à la demeure, gara sa voiture dans la cour et
coupa le moteur. Qu'attendait -il, au juste ? se demanda -t-
il en claquant la portière de sa Ferrari. A i vra
dire, il n'en
savait rien.
Tout à coup, un léger mouvement attira son regard, à
l'étage. Debout devant une fenêtre, Rissa lui adressait un
petit signe de bienvenue. Le cœur battant soudain d'une
étrange manière, Antonio lui rendit son salut et se hâta de
gravir les marches du perron.

La suite que Rissa destinait à ses invités était presque


terminée, pour son plus grand bonheur. Bientôt, ses
parents adoptifs viendraient s'installer aupalazzo. Ils
n'avaient quitté l'Angleterre qu'une seule fois poursister
as
à son mariage avec Luigi, et Rissa était bien décidée à
organiser leur voyage de bout en bout afin qu'ils en
gardent le plus merveilleux des souvenirs. Dans cette
intention, elle téléphona à un vieil ami de Luigi qui dirigeait
à Londres un luxueux agazine
m dedécoration. L'idée d'un
reportage photo exclusif lorsque le palazzo ouvrirait ses
portes au public s'avéra irrésistible : il accepta volontiers
d'accompagner les Silverdale jusqu'à Monte Piccolo afin de
veiller au bon déroulement de leur voyage .
Rissa raccrocha, heureuse d'avoir réglé ce détail. Elle
espérait simplement qu e FreddieTyler n'avait pas accepté
pour d'autres raisons— Luigi s'était toujours montré
extrêmement jaloux de cet homme riche et très influent
qui ne cachait pas l'intérêtu'il
q portait à Rissa.
Pour le moment, tout fonctionnait selon ses plans : le
potager et les vergers produisaient en quantité— une fois
par semaine, Livia allait vendre au marché du village des
kilos de citrons et de pamplemousses, des paniers de
salades tede légumes variés, ce qui constituait une source
de revenus non négligeable —, les travaux de rénovation
touchaient à leur fin. Mettant à profit ses connaissances
en marketing, Rissa avait créé un superbe site internet
consacré aupalazzo, à son histoireet à ses activités. Rien
ne serait laissé au hasard : n'était -ce pas la clé de la
réussite ?
Sous les yeux ravis de Rissa, les choses avaient pris
forme, le palazzo avait retrouvé sa splendeur d'autrefois
tandis que le parc, en partie nettoyé des broussai lles et
des herbes folles, débordait de parfums et de couleurs.
Fière du travail accompli, elle décida qu'il était temps
d'organiser une fête à l'intention des villageois. Après tout,
ces derniers constituaient une clientèle potentielle, et leur
soutien comptait énormément à ses propres yeux. Elle
savait aussi que tous brûlaient d'envie d'admirer la
métamorphose de la « grande maison »...
L'idée d'organiser une réception l'emplissait d'une
douce euphorie. Comme elle avait hâte d'enten( )19ai32
Italienne était suspendue aux lèvres d'Antonio, quand elle
n'était pas accrochée à son bras...
Rissa ruminait ces sombres pensées lorsque Enrico
Mazzini se matérialisa soudain à son côté. Dissimulant tant
bien que mal son agacement, elle parvint à afficher un
sourire de circonstan ce.
— Je viens de terminer la visite de votre propriété,
contessa, et je tenais à vous féliciter avant de prendre
congé. Vous avez accompli de grandes choses, et la
réception était très réussie.
Antonio observait la scène d'un air sombre. Chaque
fois qu'il avait glissé un regard dans la direction de Rissa, il
y avait un homme auprès d'elle et, cette fois-ci, il s'agissait
de son pire ennemi. Mazzini avait finalement réussi à se
retrouver seul avec elle ! D'un pas décidé, Antonio se
dirigea vers eux.
— Excusez-nous,signor Mazzini, nous devons discuter
d'une affaire urgente, lacontessa et moi.
Sans lui laisser le temps de réagir, il prit Rissa par le
coude et l'entraîna un peu à l'écart sous le regard contrarié
de Mazzini qui se renfrogna davantage encore rsque
lo
Donna vint se pendre à son bras.
Désireuse de détendre l'atmosphère, Rissa esquissa
un sourire.
— Ce fut une journée magnifique, n'est -ce pas,
Antonio ?
Ce dernier hocha brièvement la tête.
— Une journée qu'il est grand temps de clore, si vous
voulezmon avis.
Rissa exhala un soupir.
— Je sais... mais comment faire passer le message
aux derniers invités sans être impolie ?
— Allez vous poster sur le perron et prononcez un
petit discours.
Rissa hésita. Antonio se tenait si près d'elle que son
ombre l'enveloppait presque complètement. Ses yeux
noirs étincelaient dans la lumière déclinante. Si elle
donnait le signal du départ, il s'en irait aussi... et elle n'en
avait aucune envie !
— Que se passe -t-il ? Quel est le problème ? Vous
n'allez tout de mêm e pas me reprocher de vous avoir
sortie des griffes de Mazzini, j'espère.
Rissa baissa les yeux sur ses mains, cherchant
désespérément les mots justes. Finalement, elle se jeta à
l'eau.
— Non... c'est même tout le contraire, Antonio. Pour
être franche... o v ilà, je n'arrête pas de penser à vous
depuis que nous nous sommes rencontrés et...
Les mots moururent sur ses lèvres et elle leva
timidement les yeux, pleine d'appréhension.
Antonio plissa les yeux. Le moment qu'il avait tant
attendu était enfin arrivé !
— Montez sur ce fichu perron et débarrassez -vous de
tous ces gens, dit -il d'une voix sourde qui fit frissonner
Rissa.
Elle s'exécuta sur -le-champ. Son cœur battait à coups
redoublés tandis qu'une onde de chaleur l'envahissait.
Arrivée en haut des marches, elle tapa dans ses mains
pour attirer l'attention.
— Je tenais à vous remercier d'être venus
aujourd'hui, commença -t-elle en parcourant des yeux
l'assistance— mais en évitant soigneusement de croiser le
regard d'Antonio qu'elle sentait peser sur elle.spère J'e
que vous avez passé un agréable moment...
Le cerveau en ébullition, les sens en éveil, elle
continuamalgré tout son discours, félicitant les artisans et
les ouvriers, soulignant les multiples talents de Livia. Puis
elle souhaita à tous une bonnefin de soirée. D es
applaudissements fusèrent, et Antonio la rejoignit
aussitôt.
— Vous êtes une sorcière, murmura -t-il en esquissant
un sourire enjôleur. S'ils savaient pourquoi vous êtes si
pressée qu'ils s'en aillent...
Forçant son courage, Rissa plonge a son regard dans le
sien, profond, hypnotique.
— Avant que... avant qu'il se passe quoi que ce soit,
Antonio, je dois vous faire une confidence.
Elle marqua une pause. Derrière elle, les invités
s'éloignaient dans la nuit — comme ses bonnes
résolutions. Un couple de pipistrelles se mit à
tourbillonner dans la cour éclairée par des myriades
d'étoiles. Mais avant qu'elle trouve le courage de
reprendre la parole, Antonio secoua la tête.
— Non, murmura-t-il, je n'accepterai plus aucune
excuse, plus de dérobade . J'ai envie de vous et le moment
est arrivé.
Au loin, ils entendirent la voix de Livia qui disait au
revoir aux derniers invités avant de refermer la grille
derrière eux. Un moment plus tard, la gouvernante leur
souhaita bonne nuit et disparut à l'intérie ur, les laissant
seuls dans la cour. Un sourire triomphant se dessina sur les
lèvres d'Antonio.
— Ecoutez-moi, je vous en prie, insista Rissa d'une
voix qui ne tremblait pas, cette fois. J'ai peut -être été
mariée, Antonio, mais je suis encore vierge et... j'ignore si
je serai à la hauteur de vos attentes. Le soir de notre
rencontre — vous vous souvenez, j'étais tombée dans les
broussailles et vous êtes venu à mon secours —, eh bien,
ce soir-là, vous avez attisé mon désir comme jamais mon
mari ne l'avait fait en cinq ans de mariage. J'ai envie de
vous depuis ce moment -là... voilà la vérité.
Antonio la considéra un long moment, sous le choc.
Commeil eût été facile de la soulever dans ses bras en lui
murmurant à l'oreille des paroles apaisantes... Mais
l'angoisse qu'il lisait dans son regard lui dicta la prudence.
— Vous voulez vous donner à moi, vraiment ?
demanda-t-il gravement.
A ces mots, Rissa sentit son visage s'enflammer.
— Oui, souffla-t-elle en baissant la tête, mortifiée.
Oui, j'ai très envie de vous...
On n'entendit plus que le chant des cigales pendant
de longs instants puis, d'une voix légèrement enrouée qui
la fit tressaillir, Antonio murmura :
— Dans ce cas, il est grand temps d'écouter nos
envies...
9.

Lorsqu'il la prit dans ses bras, Rissapoussa un soupir.


Ses mains coururent le long de son dos, puis ses doigts
s'enfoncèrent dans l'épaisseur soyeuse de ses cheveux. Il
attira son visage près du sien et captura ses lèvres dans un
baiser qui lui procura un doux vertige.
— Antonio, gémit-elle en s'accrochant à ses épaules.
Pas ici... que faites -vous ?
— Ça ne se voit pas ?
Les yeux brillant de désir, il reprit ses lèvres et leurs
langues se mêlèrent bientôt dans une danse sensuelle.
Rissa eut l'impression de se liquéfier lorsque les mains
d'Antonio glissèrent sous son chemisier. D'un geste habile,
il dégrafa son soutien -gorge, libérant l'opulence satinée de
sa poitrine. L'espace d'un instant, il abandonna ses lèvres
pour capturer son téton entre le pouce et l'index. Avant de
fermer les yeux, sub mergée par une vague de plaisir, Rissa
lit l'intensité de son désir sur le visage d'Antonio. Quelques
secondes plus tard, sa bouche avide explorait son cou puis
il lui mordilla doucement le lobe de l'oreille et elle s'arqua
contre lui, ivre de volupté.
De l'autre main, Antonio caressait les rondeurs
féminines de sa han che. Tout à coup, ses doigtsissèrent
gl
le long de sa jupe qu'il fit remonter sur sa cuisse. Quand il
l'attira tout contre lui,elle se pressa avec délices contre la
preuve physique, tell ement érotique, de son désir puis,
mue par un élan d'audace, posa une main sur sa
braguette.
— Sorcière... Si vous n'arrêtez pas ça tout de suite, je
vais être obligé de vous faire l'amour là, tout de suite, à la
belle étoile... ce qui n'était pas dans mes intentions
initiales.
Sans attendre de réponse, il la souleva dans ses bras
et la porta jusqu'à sa chambre, faisant appel à tout son
sang-froid pour ne pas perdre son contrôle en chemin...
— Votre nouveau lit me semble tellement plus
confortable, reprit-il en la déposant délicatement sur
l'édredon satiné.
— Je vous en prie, Antonio... cessez de me torturer.
Faites-moi l'amour tout de suite, sans plus tarder.
Dans la pénombre qui baignait la chambre, elle vit sa
mâchoire se contracter.
— Si vous êtes vierge , comment pouvez -vous être
sûre que c'est vraiment ce que vous désirez ? demanda -t-il
d'une voix sourde qui la fit tressaillir.
A la vue de ce corps souple et délié qui se tendait vers
lui, Antonio esquissa un sourire. En quelques gestes
habiles, il la déb
arrassa de ses vêtements puis commença
par ôter sa chemise. Torse nu, il s'agenouilla sur le lit et se
pencha vers elle.
— Alors, comment vous sentez -vous ?
— Je... je ne sais pas... jamais encore je n'avais
éprouvé de telles sensations, confessa Rissa avait qui
réellement l'impression de vivre un rêve. Je n'ai jamais
vécu ça avec Luigi...
En entendant ce nom, un vent de colère souffla sur
Antonio. Etouffant un juron, il la força à s'allonger et
plaqua son grand corps sur le sien.
— Jamais plus vous ne pron oncerez ce prénom en ma
présence, vous m'entendez ? Je vais vous aider à l'effacer
complètement de votre mémoire, contessa...
Aucun autre homme ne compterait plus pour elle
désormais,songea-t-il, étonné par la violence de sa propre
réaction. Il voulai t la faire sienne complètement, sans
demi-mesure : envahir ses pensées, ses Sens, son corps, à
tel point qu'il resterait plus de place pour quiconque.
— Effacer qui ? chuchota Rissa d'une voix étranglée,
en proie à un exquis tourbillon de sensations.
Avide de plaisir, elle tendit la main pour caresser la
peau cuivrée d'Antonio.
Comme s'ils n'attendaient plus que ce signal, leurs
corps s'embrasèrent, se soudèrent, et se mirent à onduler
au rythme précipité des battements de leurs cœurs. Leurs
pensées s'emmêl èrent pour ne laisser la place qu'aux
sensations qui les submergeaient, irrésistibles. Rissa
plongea les doigts dans les cheveux d'Antonio, l'obligea à
se pencher sur sa poitrine gonflée, sensible au moindre
souffle. Une longue plainte rauque s'échappa ses de
lèvres... Cette fois, elle le savait, il n'y aurait pas de retour
en arrière.
Comme Antonio couvrait ses seins de baisers
passionnés, les ombres qui quadrillaient la pièce
s'épaissirent ; délicatement parfumée, une légère brise
gonflait les rideaux etcourait sur le corps électrisé de
Rissa. Les draps paraissaient plus frais, plus craquants que
jamais. Dans le silence qui régnait autour d'eux, leurs
respirations saccadées participaient à l'atmosphère
sensuelle et nfiniment
i excitante. Offerte, elle s'arqua
contre lui et gémit de nouveau.
— Non, fit Antonio en interceptant sa main qui
glissait sur son ventre. Non, j'aime rester maître de mes
actes... vous avez dû le remarquer, non ?
Il s'écarta légèrement d'elle et, glissant in doigt
prudent dans les plis de sa féminité, continua à exciter ses
sens déjà survoltés. C'en était trop pour Rissa qui s'ouvrit
comme les pétales d'unefleur, se cambrant contre lui
entre deux soupirs de volupté.
Le moment était venu, enfin. Antonio s'enfonça en
elle, d'abord doucement, avec une infinie délicatesse. Puis
il prit de l'assurance, ses mouvements devinrent plus
fermes, plus fluides aussi. Happés par un tourbillon, ils
atteignirent ensemble le paroxysme du plaisir, cette
frontière irréelle où les sens sont maîtres, plus
où rien ne
compte que cet abîme de volupté qu'on aimerait infini.

Le lendemain matin, Antonio se leva tôt. Les


premières lueurs de l'aube perçaient à peine l'obscurité de
la nuit lorsqu'il s'élança à petites foulées sur l'allée de
gravier qui menait auvillage. Courir l'aiderait peut
-être à
mettre de l'ordre dans ses pensées pour le moins
confuses. La nuit qu'il venait de passer dans les bras de
Rissa avait été exceptionnelle, absolument magique. Entre
ses bras, la jeune femme avait révélé sa vraie natur
e : à la
fois douce et passionnée, tendre et audacieuse, elle l'avait
entraîné dans un fabuleux voyage qui l'avait laissé
pantelant mais émerveillé, sous le charme.
Et c'était précisément ce tourbillon de sentiments
naissants qui l'avait poussé à se lever
avant que Rissa ne se
réveille. Antonio comptait sur les vertus de ce footing
matinal pour se ressaisir. Le souffle court, il s'arrêta au
sommet d'une colline. Qu'allait
-il se passer dans les jours à
venir ?
Les travaux de rénovation étaient terminés. Bien tôt,
Rissa n'aurait plus besoin de ses services. A cette pensée,
sa bouche prit un pli amer. Il était grand temps de passer à
l'action... Tout au fond de lui, une petite voix moqueuse lui
susurra qu'il serait incapable de mener à bien son plan
initial — un plan vengeur qui n'avait plus de raison d'être
s'il écoutait son cœur. Son cœur ? Un rire sans joie
s'échappa de ses lèvres. Depuis quand Antonio Michaeli -
Isola se sentait -il concerné par des affaires de cœur ?
Depuis qu'une jolie jeune femme à l'air mutin, à l'esprit vif
et au corps de déesse a fait irruption dans ta vie, rétorqua
la même voix espiègle.
Antonio soupira. Du haut de la colline, il jouissait
d'une vue imprenable sur la vallée qui se déroulait à ses
pieds. Un croissant de soleil émergea bientôt de la colline
voisine. Dans la pâle lumière du point du jour, il distingua
le toit tout neuf, du palazzo. Là-bas, les poutres et les
boiseries anciennes commençaient à craquer doucement.
Fidèle à ses habitudes, le chat Fabio miaulait à la porte de
la cuisine. L'odeur de café et de pain grillé embaumait la
grande pièce tandis que Livia entamait sa journée de
travail en chantonnant. Quant Rissa,
à elle ne tarderait pas
à se réveiller, tirée du sommeil par les trilles des
hirondelles qui aimaient se percher e long
l des gouttières.
Après avoir pris une grande bouffée d'air, Antonio
redescendit la colline en courant.

Il avait eu l'intention de prendre une douche rapide


dans la salle de bains du -de-chaussée
rez avant de
rejoindre Rissa avec le plateau du petitjeuner.
dé Mais la
jeune femme, de son côté, avait eu une autre idée...
Antonio était en train de se savonner vigoureusement
lorsque la porte de la salle de bains s'ouvrit.
— Antonio ?
Au simple son de sa voix, un frisson d'excitation le
parcourut, et il fut incapable de cacher son désir quand,
quelques instants plus tard, Rissa poussa la porte de la
douche et le rejoignit sous le jet d'eau chaude. Les yeux
baissés, aussi docile qu'une geisha, elle s'agenouilla et
l'agrippa par les hanches pour lui donner le luspérotique
des baisers. Le langoureux ballet de sa langue sur sa chair
électrisée lui arracha très vite un long gémissement.
Chancelant, il prit appui contre la paroi carrelée de la
cabine de douche, se délectant de l'eau qui coulait sur sa
peau frissonnante et de l'exquise pression des lèvres de
Rissa. Incapable de supporter davantage cette délicieuse
torture, il l'obligea à se relever et la serra dans ses bras.
Puis il versa un peu de gel douche dans le creux de sa main
et entreprit de la savonnerntégralement.
i Couvertes de
mousse parfumée, ses mains effleurèrent ses seins et son
ventre puis glissèrent sur ses fesses et ses cuisses fuselées
Le triangle de boucles sombres qui couronnaient son
entrejambe moussa sous ses doigts. Avec un petit
gémissement, Rissa se pressa contre lui comme il traçait
un sillon brûlant au cœur de sa féminité. Antonio gémit à
son tour. Il prenait un plaisir immense à la voir
s'abandonner tout entière à ses caresses.
— Tu es tellement belle quand tu te laisses aller,
chuchota-t-il dans ses cheveux ruisselants. La tentation
faite femme...
Grisée par sa voix rauque de désir, Rissa rejeta la tête
en arrière et se plaqua contre lui. Sans plus attendre, il la
souleva légèrement et prit possession d'elle comme elle
enroulait ses ongues
l jambes autour de ses reins pour
accepter son amour.
Non, il ne s'agissait pas d'amour... mais tout
simplement dedésir, se raisonna -t-elle un moment plus
tard, alors qu'ils avaient regagné le grand lit, enveloppés
de plusieurs serviettes de bain.homme
L' qui sommeillait à
côté d'elle ne faisait qu'assouvir ses pulsions charnelles.
Les choses étaient claires entre eux depuis le début.
Tournant la tête sur l'oreiller immaculé, Rissa ferma
les yeux et s'efforça de retenir ses larmes.
10.

Rissa seéveilla
r seule dans son grand lit défait. Il lui
avait suffi de deux nuits pour découvrir qu'Antonio n'était
pas un gros dormeur. Lorsqu'il fit son apparition un
moment plus tard, chargé d'un plateau où deux brioches
dorées côtoyaient un bol de café fumant, Rissa sentit son
cœur chavirer. Il avait l'air distant, préoccupé. Le beau
rêve était-il déjà fini ?
— Que se passe -t-il, Antonio ? Quelque chose ne va
pas ?
— Non... non, pas du tout, répondit -il d'un ton abrupt
qui ne fit qu'aviver son inquiétude. J'ai besoin de prendre
l'air, c'est tout.
Rissa ravala son anxiété. En aucun cas elle ne voulait
le priver de sa liberté.
— Pourquoi ne vas -tu pas faire un tour avec ton joli
bolide ? dit-elle en plaisantant.
— C'est une très bonne idée. Dans combien de temps
penses-tu être prête ? J'irai chercher la voiture en
attendant.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
Il la considéra d'un air énigmatique avant de
répondre simplement :
— Oui.
*
* *
Une heure plus tard, ils s'arrêtèrent pour prendre de
l'essence à la sort ie d'une petite bourgade perchée au
sommet d'une colline. Rissa profita de la halte pour se
dégourdir les jambes. La brise soulevait son fin chemisier
de coton, tandis qu'elle parcourait d'un œil distrait les gros
titres de la presse quotidienne. Attablés devant une tasse
de café à l'ombre d'un vieux figuier, quelques hommes la
contemplaient d'un air admiratif. Sous le regard possessif
d'Antonio, elle fit quelques pas et prit appui contre le
muret de pierre qui séparait la petite route de campagne
du versant ondulant.
— Viens. Rentrons à la maison.
Rissa remonta en voiture et jeta à Antonio un coup
d'œil intrigué comme il tournait la clé de contact. N'était-il
pas étrange qu'il parle dupalazzo comme s'il lui
appartenait aussi ? En même temps, il y habitait presque
jour et nuit et il s'était tellement investi dans les travaux
qu'elle ne pouvait lui en tenir rigueur...
Tous les artisans avaient quitté le domaine quelques
jours plus tôt. Après des semaines passées dans le bruit et
la poussière, le calme régnait de nouveau sur l'ancienne
demeure. Tout à coup, une bouffée de mélancolie envahit
la jeune femme. Antonio ne tarderait pas à partir à son
tour...
Au même instant, leurs regards se croisèrent
brièvement et Rissa sentit son cœur se serrer. Pourquoi
celui d'Antonio demeurait-il si impénétrable ?

— Attends-moi là, j'ai une surprise pour toi, déclara


-t-
il lorsqu'ils eurent franchi le seuil de la maison baignée
d'une agréable fraîcheur.
Et il disparut dans la cuisine avec des airs de
conspirateur.
— Du Champ agne millésimé servi dans des verres à
eau, déclara -t-il quelques minutes plus tard en la
rejoignant sur la terrasse.
Le bouchon sauta et le breuvage doré pétilla dans les
verres. Rissa ne put s'empêcher d'exprimer son
étonnement.
— Une Ferrari flambant ne uve, du Champagne
millésimé... ton employeur doit être pleinement satisfait
de tes services pour t'offrir tant de confort.
— On apprécie mon côté perfectionniste, répondit -il
d'un ton laconique en levant son verre vers elle.
Ils trinquèrent et Rissa ferma brièvement les yeux
pour mieux apprécier la première gorgée.
— Que dirais-tu d'une petite visite des lieux, histoire
d'admirer ton travail ? suggéra -t-elle finalement, gagnée
par une douce euphorie. Livia ne travaille pas aujourd'hui,
nous ne risquons pas d'être dérangés.
Ils passèrent ainsi de pièce en pièce dans un silence
quasi religieux. Si Rissa était enchantée du résultat,
Antonio trouvait sans cesse un détail à reprendre — un
encadrement de fenêtre à poncer, une poignée de porte à
lustrer...
— On dirait que tu aimes cet endroit autant que moi,
Antonio, fit-elle observer alors qu'il inspectait, sourcils
froncés, une moulure légèrement ébréchée.
Le regard de son compagnon se voila brièvement.
— Cette maison me plaît beaucoup, c'est vrai.
— Alors ne parspas tout de suite... reste encore un
peu, proposa-t-elle avec entrain.
Antonio ne répondit pas. Il se contenta de remplir
leurs verres de nouveau et la visite se poursuivit. Lorsqu'ils
regagnèrent le rez -de-chaussée, une bonne heure s'était
écoulée et labouteille de Champagne était vide.
— Et dire que c'est ma maison, s'émerveilla Rissa en
promenant un regard sur le vaste salon.
Antonio aurait dû rétablir la vérité. Non, c'est la
mienne... Mais pour une raison qui lui échappait — était-
ce le champagne , la douceur de l'été indien ou la fin des
travaux ?—, il ne releva pas. Au contraire, il lui prit son
verre des mains, le posa sur la table et l'attira dans ses
bras.
— Peut-être, mais c'est moi qui en ai orchestré la
rénovation,contessa. Un travail d'équipe qui mérite d'être
salué, non ?
Leurs regards se nouèrent tandis que l'étincelle du
désir les embrasait de nouveau. Leurs lèvres s'unirent dans
un baiser électrique. Sans cesser de l'embrasser, Antonio
la fit asseoir sur la grande table cirée. Emporté
e par un
tourbillon de plaisir, Rissa enroula les jambes autour des
hanches de son amant et ferma à demi les yeux. Ecartant
leurs vêtements en quelques gestes frénétiques, Antonio
la pénétra avec fougue sous l'oeil impassible du noble
cavalier que représen tait le plus grand tableau de la
collection.
— Voici un hommage digne de ce nom, qu'en penses -
tu ? fit Antonio d'une voix entrecoupée en l'aidant à
descendre de la table quelques minutes plus tard.
Incapable d'émettre le moindre mot, Rissa hocha la
tête. Si ses pieds touchaient terre de nouveau, son corps
et ses pensées flottaient encore dans une autre galaxie.

Le restaurateur de meubles anciens qui se présenta


en fin de matinée incarnait le bel Italien d'une quarantaine
d'années, sûr de son charme, regard langoureux et sourire
enjôleur.
Rissa était en train de lui expliquer ce qu'elle
attendait de lui dans la bibliothèque lorsque la porte
s'ouvrit. A la vue d'Antonio, un sourire éclaira le visage de
la jeune femme
— un sourire qui se figea dès qu'elle roisa
c la froideur
de son regard.
— J'aimerais vous présenter Antonio Isola, mon...
— J'ai besoin de vous, contessa, coupa ce dernier
d'un ton empreint d'une froide solennité. Nous avons
quelques affaires urgentes à régler.
Puis, se tournant vers l'artisanqui observait la scène
avec intérêt :
— Monsieur, si vous voulez bien nous excuser... Rissa
le gratifia à son tour d'un sourire contrit.
— Bon... eh bien, je crois que notre rendez -vous
s'arrête là pour aujourd'hui. Je compte sur us vo pour venir
me présenter un échantillonnage de tissus dans les plus
brefs délais, d'accord ? A très bientôt et merci encore,
conclut-elle précipitamment tandis qu'Antonio l'entraînait
vers la porte.
Dès qu'ils se furent éloignés, elle leva vers lui un
regard réprobateur.
— Ce ne sont pas des manières, Antonio !
— As-tu remarqué que ce type te déshabillait du
regard ? grommela ce dernier en resserrant son étreinte.
Ce ne sont pas des manières non plus, si tu veux mon avis.
Dieu merci, je suis arrivé à point nommé. Allons déjeuner ,
tu veux ? Livia nous a préparé un pique -nique
pantagruélique !

Ils n'eurent même pas le temps de terminer l'entrée...


Le plateau de pique -nique fut vite abandonné sur la
pelouse, à l'instar de leurs vêtements qui jonchaient à
présent le parquet de la cha mbre de Rissa, jusqu'au grand
lit garni de draps frais.
Un peu plus tard, Antonio prit plaisir à regarder la
jeune femme sommeiller. Le chaud soleil de l'après -midi
filtrait à travers les rideaux qu'agitait une brise aux
senteurs fleuries. Tout à coup, eellbougea légèrement.
Comme Antoniodemeurait immobile, allongé sur le dos,
elle se libéra de son bras protecteur, se redressa et se
dirigea vers la porte -fenêtre. Sa silhouette élancée, toute
en courbes féminines, se découpa dans la clarté
opalescente.Mais lorsqu'il la vit porter une main à sa
nuque, Antonio fronça les sourcils. En quelques pas, il fut
près d'elle.
— Que se passe -t-il, Rissa ? Tu as mal à la tête ? Elle
hocha la tête.
— Un peu, oui.
— C'est parce que tu n'as pas assez mangé. Attends,
laisse-moi faire, murmura-t-il en plaçant ses mains sur sa
nuque.
Il massa doucement les muscles tendus de son cou
tandis qu'elle contemplait d'un air absent le jardinet
privatif qu'elle avait aménagé sous son balcon. C'était là
qu'Antonio l'avait caressée pour la première fois, là aussi
qu'elle l'avait repoussé sans ménagement, terrorisée par
les émotions qu'elle sentait naître en elle à l'époque. Que
de temps perdu à jouer au chat et à la souris... à mentir et
à faire semblant ! Elle en avait assez det tou
ça !
— Antonio... malgré tout ce que j'ai pu te dire sur
mes intentions de repartir de zéro ici, seule et sans l'aide
de quiconque, je... j'ai l'impression que mes émotions sont
en train de me rattraper.
L'espace d'un instant, les doigts d'Antonio seèrentfig
sur sa nuque contractée. Puis il reprit son massage.
— Qu'essaies -tu de me dire, Rissa ?
— Quelque chose qui risque de te déplaire fortement.
— Vas-y, je suis prêt à tout entendre. J'ai une certaine
habitude en la matière, crois -moi.
— Je sais, fit-elle en laissant échapper un petit rire
nerveux. Il n'empêche que j'ai un mal fou à laisser parler
mon cœur...
Antonio rit à son tour.
— Qui parle de cœur ? Est-ce ainsi que tu t'adresses à
tes ouvriers ?
Rissa haussa les épaul es, piquée au vif par sonton
taquin.
— Tu es plus qu'un simple ouvrier pour moi, au cas où
tu ne l'aurais pas remarqué. Et le problème est là,
justement. J'ai appris à me reposer entièrement sur toi,
Antonio. Que se passera -t-il quand tu ne seras plus là et
que les soucis continu eront à pleuvoir ? Veux-tu que je te
dise la vérité ? La vérité, c'est que je n'ai plus un sou.
Voilà, c'était dit. S'il n'était intéressé que par sa
prétendue fortune, leur histoire prendraitfin sur-le-
champ. Comme le silence s'étirait, pesant, électrique, Rissa
trouva la force de reprendre la parole.
— Je vais être obligée d'hypothéquerpalazzole pour
régler les dernières factures jusqu'à l'ouverture officielle
de la propriété au public.
Encore un long silence. Finalement, la voix d'Antonio
résonna à se s oreilles, légère, infiniment rassurante.
— Il n'y a pas que l'argent dans la vie.
Et, sans lui laisser le temps de répliquer, il inclina son
visage vers elle et lui mordilla doucement le lobe de
l'oreille.
Rissa lui fit face, transportée par une vague
d'allégresse. En cet instant précis, elle se sentait en
symbiose parfaite avec lui, et c'était une expérience
unique, profondément jubilatoire : elle aimait cet homme
de tout son cœur, et plus aucun secret ne ternissait leur
relation.
La bouche d'Antonio cap tura la sienne, et elle lui
rendit son baiser avec une ardeur redoublée.
— J'aimerais tant te retenir plus longtemps,
chuchota-t-elle contre ses lèvres. Mais je n'ai rien t'offrir
à
en échange...
Du bout de la langue, Antonio traça le contour de ses
lèvres avant de murmurer d'un ton espiègle :
— Les plus grands plaisirs de la vie ne coûtent rien,
contessa... Faire l'amour, par exemple...
L'invitation était tentante, bien sûr. Il n'en demeurait
pas moins que ses problèmes financiers existaient
réellement. Et orsqu'elle
l lui fit part de la pression morale
qu'exerçait sur elle Mazzini — à plusieurs reprises, l'agent
immobilier s'était permis de régler en son nom des
factures pour des travaux non commandités, lui laissant
entendre à demi-mot qu'il était légalementle seul maître à
bord —, Antonio secoua la tête avec une telle
détermination qu'elle fut aussitôt soulagée.
— Ne l'écoute pas, Rissa, c'est du bluff. Cet homme
ne détient aucun pouvoir légal sur tes biens, la banque le
sait parfaitement. Tout ira bien, ne t'inquiète pas. Nous
allons nous en sortir, conclut -il tandis que ses mains se
faisaient plus langoureuses — plus audacieuses aussi.
Il effleura ses cheveux d'un doux baiser. Parcourue de
mille frissons, Rissa ferma les yeux et se blottit contre le
torse puissant de son compagnon. Antonio avait parlé à la
première personne du pluriel ! Quel bonheur de se sentir
soutenue, comprise, épaulée ! Enfin elle n'était plus
seule...
Et lorsqu'il la souleva dans ses bras pour la ramener
vers le lit, elle s'accrochalui,
à éperdue de bonheur.
— Pourquoi ai-je perdu tant de temps avant de
m'offrir à toi ? murmura-t-elle tandis qu'il écartait
délicatement ses jambes pour embrasser la palpitante
moiteur de sa féminité. Je n'aurais jamais cru qu'un tel
bonheur puisse exist er, Antonio... J'ai tant de chance de
t'avoir pour moi... rien que pour moi...
11.

Lorsque Rissa se réveilla le lendemain matin, Antonio


était déjà levé. Elle jeta un coupœil d' au réveil et sourit. Il
n'était pas encore 8 heures mais il était àdéjau travail,
probablement devant son écran d'ordinateur. Elle prit
appui sur un coude et passa la main dans ses cheveux
emmêlés. Avec un peu de chance, elle réussirait à le
convaincre de venir prendre un café avec elle, parmi les
brassées de fleurs qu'ell e avait semées dans son petit
jardin. Une petite pause l'empêcherait en tout cas de se
concentrer sur les prochains contrats qui l'attendaient
certainement.
S'efforçant de ne pas penser à l'éventualité de son
départ, Rissa prit une douche et se sécha vigou reusement.
Un sourire étira ses lèvres lorsqu'elle aperçut la légère
morsure qui marquait son épaule. Pleine d'audace et
d'imagination, comme transportée par les paroles
rassurantes de son amant, elle l'avait rendu fou de désir,
cette nuit, et leurs étrein tes les avaient laissés à bout de
souffle, repus de plaisir, épuisés mais comblés. Comment
Luigi avait-il réussi à lui faire croire qu'elle était frigide, que
c'était son manque d'entrain évident qui l'empêchait de lui
faire l'amour ? Cette question rester ait à jamais sans
réponse mais elle avait cessé de la hanter depuis
qu'Antonio lui avait prouvé le contraire.
Tout en brossant ses longs cheveux, Rissa sortit sur le
balcon. Qu'allaient -ils faire aujourd'hui ? Son expression
rêveuse se figea lorsqu'ell e aperçut une liasse de feuillets
sur la chaise longue. Antonio avait dû oublier un dossier,
elle allait le lui rapporter de ce pas, pensa -t-elle en se
penchant pour ramasser les papiers qu'elle feuilleta
machinalement. Et, soudain, son cœur tressauta. Imprimé
en relief en haut de chaque page, l'en -tête de l'AMI
Holdings s'étalait en grosses lettres capitales sur le luxueux
papier graine.
Rissa étouffa un cri de stupeur tandis que les pièces
du puzzle se mettaient en place à la vitesse de l'éclair. La
réalité était là, douloureuse, terriblement humiliante.
Antonio n'était qu'un traître, un imposteur qui
correspondait à son insu avec le promoteur immobilier qui
avait tant insisté pour racheter le palazzo. Atterrée par
cette incroyable découverte, Rissa parcou rut plus
attentivement les papiers qu'elle tenait entre ses mains
tremblantes. Les premières lettres ne lui apprirent rien ;
elles concernaient des œuvres de bienfaisance, des
propriétés et des terres situées un peu partout dans le
monde. Aucune ne mention nait le palazzo Tiziano. Et tout
à coup, elle tomba sur un courrier dactylographié
concernant la facture d'une suite à l'Excelsior — celle-là
même où Antonio et elle avaient déjeuné le jour de leur
escapade florentine. L'AMI Holdings avait réglé la note
dans son intégralité ! En bas de la lettre, Antonio avait
indiqué de son écriture décidée que ladite note avait été
entièrement remboursée par ses soins. Tous les détails y
figuraient : la date, l'heure, ce qu'ils avaient consommé...
Mais ce fut surtout la ignature
s qui lui coupa le souffle :
Antonio Michaeli-lsola.
Rissa la contempla un long moment, les yeux
écarquillés. Antonio Michaeli -lsola... AMI. L'homme dont
elle était tombée follement amoureuse n'était autre que le
dirigeant de l'AMI Holdings, l'entre
prise qu'elle considérait
comme son pire ennemi ! Ainsi, malgré tous ses efforts,
malgré toutes lesprécautions qu'elle croyait avoir prises, il
avait réussi à s'infiltrer chez elle... et jusque dans son
cœur! L'ultime trahison, à ses yeux. Dire qu'el le s'était
méfiée de Mazzini mais n'avait jamais conçu le moindre
soupçon quant à l'intégrité de l'homme qui partageait
désormais son lit !
Abasourdie, aveuglée par un mélange de colère, de
chagrin et d'amertume, Rissa ramassa les papiers qui lui
avaient glissé des mains. Puis, d'un pas résolu, elle alla
trouver le vil imposteur qui se cachait chez elle.

Rissa ouvrit la porte du bureau dans un claquement


sourd. Tremblante de fureur, elle s'avança vers Antonio et,
d'un geste méprisant, jeta les papiers dans sa direction.
— Tu me mens depuis le début. Tout ce qui
t'intéresse, c'est ma maison !
Elle eut au moins la satisfaction de voir son beau
visage se décomposer. Son regard noir glissa sur les
feuilles qui s'étalaient en éventail devant lui tandis qu'un
silence électrique s'installait entre eux.
Mais Antonio se ressaisit très vite ett fu
auprès d'elle
en deux enjambées.
— C'est vrai, Rissa, je le reconnaisse suis venu dans
l'intention de récupérer lepalazzo. Mais les choses ont
évolué depuis, conclut -il d'une voix assurée.
La jeune femme secoua la tête. Des larmes brillaient
dans ses yeux clairs.
— C'est faux ! Rien n'a changé. Tu as joué avec mes
émotions du début jusqu'à la fin. Tu as proposé de
superviser les travaux, persuadé que je finirais par me
décourager devant l'ampleur de la tâche... Tu te voyais
déjà en tain de récupérer le palazzo pour une bouchée de
pain ! Mais comme ton plan ne fonctionnait pas...
Sa voix se brisa, une larme roula sur sa joue. Antonio
dut faire un effort pour ne pas céder l'envie à de la
prendre dans ses bras.
— Rissa, tu sais très certainement que l'offre initiale
de l'AMI Holdings était beaucoup plus élevée que la valeur
officielle dupalazzo. Et ce n'est qu'après avoir essuyé deux
refus de ta part que j'ai décidé d'interve nir
personnellement.
Rissa pointa vers lui un menton tremblant.
— Et comme je ne manifestais aucune intention de
quitter les lieux, tu es passé au plan B, ironisa
-t-elle malgré
le chagrin qui lui tordait le cœur. Le plan séduction auquel
aucune femme ne ré siste... Toutes ces belles choses que
tu me soufflais pendant que nous... nous... tout ça n'était
qu'un tissu de mensonges !
— Non, Rissa, tu te trompes, objecta Antonio.
Il tendit la main vers elle, mais elle le repoussa sans
ménagement.
— Au début, c'estvrai, seule la maison comptait pour
moi, reprit-il. Je voulais m'assurer que les travaux seraient
faits correctement, à mon goût et selon mes propres
exigences. Puis, au fil du temps...
— Tu t'es rendu compte qu'il ne serait pas si facile de
me déloger ettu as donc décidé d'employer les grands
moyens, compléta Rissa avec un cynisme qu'elle était loin
d'éprouver. Ta conduite est impardonnable, Antonio. Ce
n'est pas moi que tu désires, tu ne t'es jamais réellement
intéressé à ce que je suis, à ce que j'épro uve. Tu n'avais
qu'une idée en tête : lepalazzo, coûte que coûte, martela -
t-elle en essuyant ses joues baignées de larmes. Pourquoi
es-tu à ce point obsédé par cet endroit ? Je veux dire...
j'aime cette maison, mais ce ne sont que des vieilles
pierres, rien d'autre. Les sentiments sont tellement plus
importants à mes yeux... je me moque des objets ! Tu ne
peux pas comprendre ça ?
Les yeux noirs d'Antonio lancèrent des éclairs.
— La vie n'es t pas aussi simple que tu semble s le
croire, Rissa. Certaineshoses
c nous échappent. Ce que tu
ignores, par exemple, c'est que cette demeure appartenait
à ma famille avant que le clan Alfere décide de se
l'approprier dans des circonstances plus que douteuses.
Devant l'air stupéfait de Rissa, il la prit par le poignet
et l'entraîna vers l'ordinateur. D'une main, il tapa les mots
« Michaeli-Tiziano » sur un moteur de recherche et
resserra son étreinte comme elle cherchait à se libérer.
— Regarde... Je préfère te prévenir, tu risques de
tomber des nues. Si je m'étais mont ré totalement honnête
avec toi dès le départ, Rissa, rien de tout ceci ne serait
arrivé. J'aurais pu m'adresser directement aux autorités
italiennes qui auraient réquisitionné le palazzo pour moi.
Le dossier que j'ai constitué au fil des ans est
irréprochable: ils m'auraient rendu mon bien sans discuter
et je n'aurais pas eu besoin de t'adresser une offre d'achat
en bonne et due forme. Mais tu ne connaissais pas la
situation et je préférais agir en douceur.
Rissa laissa échapper une petite exclamation
incrédule.
— Je... je ne comprends pas, vraiment. La famille de
Luigi faisait jadis partie de la noblesse italienne, ils
possédaient des terres et des propriétés aux quatre coins
du pays. S'il y a vraiment eu une querelle au sujet du
palazzo, elle doit dater de plusieurs siècles. Les pistes se
sont peut-être brouillées au fil du temps, -elle fit
remarquer d'un ton qui manquait de conviction.
Les allusions de Livia lui revinrent alors à la mémoire.
Et Antonio semblait si sûr de son fait... Elle l'observa du
coin de l'œil tandis qu'il cliquait à plusieurs reprises,
concentré sur l'écran d'ordinateur. Lentement, presque
contre son gré, elle suivit son regard.
Elle lut en silence pendant de longues minutes puis
examina la photo noir et blanc qui agrémentait le
document. Le cliché avait été pris sur le perronpalazzo.
du
Au centre, une femme solidement charpentée agrippait le
bras d'un petit homme replet coiffé d'un chapeau mou et
vêtu d'une veste de costume croisée. Une ribambelle
d'enfants entourait le couple. A l'arrière-plan se tenait un
groupe de soldats en uniforme. Rissa tapota l'écran du
bout des doigts.
— Cette femme est le portrait craché de ma belle -
mère ! Lacontessa Laura qui m'a mené une vie infernale
durant les trois premières années de mon mariage. Cette
photo doit dater de la Seconde Guerre mondiale, non ?
En lisant la légende qui figurait sous le cliché, elle prit
conscience que le tort causé à la famille d'Antonio était
plus récent que ce qu'elle imaginait.
— « Lesignor Alfere et son épouse accep tent les clés
du palazzo Tiziano en échange de loyaux services rendus à
la nation », lut-elle à mi-voix avant d'ajouter comme pour
elle-même : Ce sont sans doute les parents de Laura, les
grands-parents de Luigi.
A côté d'elle, Antonio acquiesça d'un signe de tête.
— Pour d'obscures raisons qui sont exposées dans le
dossier que j'ai constitué, ta belle
-famille a réussi à accuser
les miens d'avoir collaboré avec le régime fasciste alors
qu'ils participaient activement à la Résistance. Dieu merci,
ma grand-mère a pu s'enfuir de prison et elle s'est réfugiée
à Naples, sans autres biens que les vêtements qu'elle
portait sur elle au moment de son arrestation.
Evidemment, elle n'a jamais eu les moyens de porter
l'affaire devant les tribunaux, elle n'est même jamai s
retournée chez elle. Ironie du sort, ta bel-mèrele était la
seule héritière de cette famille de traîtres, expliqua-t-il en
pointant le menton vers la photo.
Immobile, Rissa digéra lentement les stupéfiantes
révélations que venait de lui faire Antonio.
— Et dire que j'étais prête à tout pour entretenir leur
mémoire, murmura-t-elle en secouant la tête d'un air
désolé.
— Tu ne pouvais pas deviner. Ma mère est née à
Naples, et elle détestait qu'on lui parle de la vie qui aurait
dû être la sienne si sonhemin
c n'avait pas croisé celui des
Alfere. Pour ma part, j'adorais écouter les anecdotes que
me racontait ma-grand-mère, tous ses souvenirs de Monte
Piccolo, sa vie au palazzo. Je n'étais encore qu'un gamin le
jour où j'ai décidé de récupérer la propriété familiale.
C'était un de ces rêves inaccessibles qui restent dans un
coin de l'esprit mais que la vie nous empêche de réaliser.
Pourtant, l'occasion de réaliser celui-ci s'est présentée le
jour où j'ai lu dans un journal que le dernier héritier de la

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