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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise

sous le titre :
A LYON'S SHARE

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux ternies des alinéas 2 et 3 de


l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées
à l'usage privé du copiste et non destinées A une utilisation collective, et,
d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple
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faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite (alinéa Ia de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 42S et
suivants du code pénal.

© 1976, Janet Dailey


© 1984, Traduction française : Edimail S.A.
53, avenue Victor-Hugo, Paris XVIe - Tél. 500.65.00
ISBN 2-280-00210-8
ISSN 0182-3531
1

— Allons, Joan, cesse de trouver des excuses!


Mieux vaut remettre à demain ce qui ne peut pas être
fait le jour-même !
La plaisanterie de Kay ne fit pas sourire Joan
Somers. Celle-ci déposa sur son plateau l'enveloppe
déchirée de son sandwich et le carton de lait vide.
— Tu sais bien que j'ai en horreur les rendez-vous
avec des inconnus.
— Mais Ed est le frère de John !
Le fiancé de Kay était gentil, mais ennuyeux et
sans intérêt ; son unique qualité était qu'il l'aimait
d'un amour romantique qui se manifestait de mille et
une façons. A priori, rien n'indiquait que la compa-
gnie de son frère serait plus amusante que la sienne !
Et puis, John n'était pas son genre, encore qu'à
vingt-trois ans, Joan se demandait si elle découvrirait
un jour quel type d'homme elle préférait !
— Invite plutôt Suzan, suggéra-t-elle.
Kay écarquilla les yeux.
— Si tu crois que Suzan dispose d'une seule heure
de liberté pendant les week-ends !
— Tu as raison.
Le cœur de Joan se serra : il n'y avait qu'elle pour
passer tous ses week-ends enfermée chez elle !
— Il faut absolument que tu viennes ce soir,
implora Kay. John a appris l'arrivée d'Ed ce matin,
et je ne vois vraiment personne d'autre pour...
— C'est vous qu'il vient voir, coupa Joan. Pour-
quoi n'iriez-vous pas tout simplement dîner à trois?
— Ed est le frère de John, pas un vieil oncle !
déclara Kay en se levant pour suivre son amie qui
avait décidé de quitter la table.
Joan consulta sa montre.
— Si nous reparlions de cela ce soir? Je dois
retourner à mon bureau.
— Mais je ne peux pas attendre jusqu'à cinq
heures !
Laissant derrière elle le couloir qui conduisait au
service informatique où elle travaillait, Kay suivit son
amie jusqu'aux bureaux, directoriaux de la Société de
Travaux Publics Lyon.
— John vient me chercher ce soir; nous irons
directement accueillir Ed à sa descente d'avion. J'ai
besoin d'une réponse tout de suite.
Joan se trouvait acculée. Pourquoi tergiverser?
Elle savait parfaitement qu'elle finirait par céder,
puisqu'elle n'avait aucune excuse valable pour refu-
ser. Elle mettait un point d'honneur à passer pour
une personne logique et raisonnable : ce qui rendait
d'autant plus absurde sa crainte presque supersti-
tieuse des rendez-vous arrangés.
Quatre ans auparavant, elle était tombée sous le
charme de Rick Manville après l'avoir rencontré en
de semblables circonstances. Mais elle n'avait aucune
raison de se laisser prendre au même piège. En
constatant qu'il cherchait seulement à l'inscrire sur la
liste déjà longue de ses conquêtes, la jeune fille
avait surtout souffert dans son orgueil. Et Rick était
un homme bien superficiel...

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— Dis oui, implora Kay une fois dé plus. Nous
comptons vraiment sur toi.
Joan s'arrêta sur le seuil de la porte et considéra le
regard d'épagneul de sa camarade : comme elles
étaient différentes l'une de l'autre! Petite, la tête
auréolée de boucles brunes, Kay pétillait de bonne
humeur. Elle s'extériorisait facilement et se lançait
sans réfléchir dans les projets les plus fantaisistes. De
son côté, Joan s'obstinait à porter un chignon sévère.
Peut-être trop consciente de sa taille et de ses formes
sculpturales, elle observait une certaine réserve, avec
les hommes en particulier. Et quand elle décidait
quelque chose, c'était toujours après mûre réflexion.
La jeune femme soupira : décidément, elle ne
pouvait se résoudre à accepter. Depuis plusieurs
semaines, elle avait pourtant passé seule chaque
week-end : cette occasion de sortir était inespérée !
En cherchant encore une nouvelle excuse, elle
poussa la porte de son bureau et entra, suivie de Kay.
— Tu ne peux pas nous laisser tomber! Nous...
Elle s'interrompit en apercevant l'homme qui se
tenait devant l'armoire de classement dont il avait
ouvert un tiroir. Aussitôt, son visage s'éclaira d'un
sourire.
— Bonjour, monsieur Lyon.
Celui-ci se contenta de hocher la tête en sa
direction avant de poser son regard bleu sur Joan.
L'énergie, la compétence, et l'autorité qui émanaient
de lui produisaient un effet infiniment troublant et
pourtant rassurant.
— Miss Somers, auriez-vous l'obligeance de m'in-
diquer où, dans ce désordre, je puis trouver le dossier
Statler ?
Joan reçut cette critique, parfaitement injuste,
comme un défi. D'un pas décidé, elle s'approcha de
l'armoire métallique.

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— Monsieur, ces dossiers resteraient en ordre si
vous évitiez d'y toucher. Pour commencer, celui que
vous demandez ne peut se trouver dans ce tiroir
parce que Statler n'est qu'un fournisseur.
Refermant le tiroir, elle fit coulisser le comparti-
ment inférieur, repéra la lettre S, et explora les
chemises dont elle distinguait les petites étiquettes
avec peine.
— Eh bien, Miss Somers ? Vous ne le trouvez
pas?
— Je vais le trouver, rétorqua Joan en se dirigeant
vers table.
Ses lunettes cerclées d'écaille brune reposaient
près du téléphone. Combien de fois s'était-elle amu-
sée de pouvoir voir à des kilomètres, alors qu'elle
était incapable de lire ce qu'elle avait sous le nez !
Mais, à cet instant précis son infirmité ne la divertis-
sait pas.
— Je ne peux pas déchiffrer les étiquettes sans
mes lunettes.
Quelques secondes plus tard, avec un sourire
triomphant, elle tendait à son patron le dossier
réclamé.
— Un jour, fit négligemment Brandt Lyon en
s'éloignant vers son bureau, vous me ferez le plan de
votre monstre métallique. Peut-être alors serai-je
capable d'y retrouver quelque chose !
Comme la porte se refermait derrière lui, la jeune
femme pinça les lèvres : bien qu'exprimée sous l'effet
de l'exaspération, la raillerie avait touché une corde
sensible.
— Joan! Tu es vraiment incroyable! fit Kay en
secouant la tête.
— Pourquoi ?
Elle s'approcha de son bureau et glissa son sac
dans un tiroir.

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— Répondre ainsi à M. Lyon ! pouffa son amie. Je
ne m'étonne plus que vous ne vous entendez pas !
— M. Lyon et moi nous entendons très bien!
— Sur le plan professionnel, oui. Mais il te
regarde comme si tu étais une grand-mère. Quant à
toi tu agis avec lui comme avec un vieillard !
— Je suis sa secrétaire, pas sa maîtresse.
Kay soupira.
— Si tu veux mon avis, ce n'est pas en continuant
à l'appeler « monsieur » que tu le deviendras !
— Tu en fais autant ! observa Joan.
— Oui, mais je le vois rarement. Crois-moi, si
j'étais sa secrétaire, il ne tarderait pas à remarquer
que je suis une femme !
— Et tu perdrais une bonne situation.
Joan ôta ses lunettes et eut un sourire malicieux.
— Que dirait John s'il savait que tu t'intéresses à
notre président ?
— Il serait terriblement jaloux! avoua Kay. A
propos, pour ce soir ?
Brusquement la bouche de Joan prit un pli amer.
— C'est d'accord, céda-t-elle avec un hochement
de tête résigné. Mais ne compte pas sur moi pour
passer tout le week-end avec lui ! Un soir seulement !
— Oh, merci ! s'écria Kay. Nous viendrons direc-
tement de l'aéroport. Sois prête vers sept heures et
demie !
— Promis.
L'interphone sonna.
— Oui ? répondit Joan.
C'était Brandt Lyon.
— Pouvez-vous venir dans mon bureau, Miss
Somers?
Déjà à mi-chemin vers la porte, Kay se retourna
pour ajouter :
— Mets quelque chose de sexy ce soir!
Une fraction de seconde, Joan fixa sans mot dire le
bouton qu'elle venait de pousser. Pourvu que son
patron n'ait pas entendu !
— J'arrive tout de suite, monsieur, murmura-
t-elle.
Coupant alors la communication, elle remit ses
lunettes, s'empara de son bloc et d'un crayon. Avant
d'entrer, elle lissa soigneusement la jupe de son
tailleur.
Pivotant aussitôt sur son fauteuil de cuir, Brandt
Lyon la détailla des pieds à la tête. Joan se soumit de
mauvais gré à cet examen : ni les lunettes d'écaille et
la coiffure sévère ne l'abusaient guère ; il semblait au
contraire deviner à quel point elle pouvait se rendre
désirable.
Mais soudain, il baissa un rideau invisible, et la
lueur fugace qu'elle avait cru déceler dans son regard
disparut, cédant la place à une attitude purement
professionnelle. Avec une efficacité égale à celle de
Joan, il passa en revue ses rendez-vous de l'après-
midi, puis lui remit la cassette sur laquelle il avait
dicté son courrier ainsi que la liste des appels
téléphoniques qu'elle devait effectuer.
Leurs rapports étaient redevenus ceux d'un patron
et de sa secrétaire : aucun signe n'indiquait qu'il avait
entendu la petite phrase de Kay, ou qu'il avait vu en
sa collaboratrice, fût-ce brièvement, une femme.
Pourtant, à cinq heures, quand Joan pénétra dans
son bureau pour s'assurer qu'il ne désirait rien
d'autre avant son départ, Brandt effaça les derniers
doutes qui lui restaient.
— Vous sortez ce soir, Miss Somers ? interrogea-
t-il.
— C'est vendredi, répliqua la jeune femme
comme s'il n'y avait rien là d'exceptionnel.
— Dans ce cas, amusez-vous bien !

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Aucune trace de raillerie ne s'était glissée dans sa
voix, mais elle s'irrita de son ton poli et indifférent.
— Je vous remercie. Bonsoir, monsieur.

Joan attendait l'autobus, frissonnante sous les


rafales du vent du nord. Une épaisse couche de
nuages masquait le ciel. Décidément, l'hiver s'annon-
çait rigoureux !
D'ordinaire, les week-ends représentaient de cal-
mes parenthèses, ponctuées de soirées avec des
camarades ou, plus rarement, d'un rendez-vous. Ce
soir, dans la fièvre qui s'emparait des rues de Chicago
à cette heure de pointe, Joan se sentait seule et triste.
A cause de la petite phrase de Brandt Lyon...
Après avoir obtenu son diplôme de secrétaire, la
jeune femme avait travaillé dans le pool dactylogra-
phique d'une grosse compagnie d'assurances. Au
bout de neuf mois, elle était tombée sur une
annonce : on demandait une secrétaire de direction.
Ce jour-là, elle s'était rendue à la Société Lyon pour y
remplir sa fiche de candidature. Elle y avait rencon-
tré Kay Moreland, également venue répondre à une
offre d'emploi émanant du service informatique.
Deux jours plus tard, on l'avait convoquée pour un
entretien. A son arrivée, Brandt Lyon cherchait
justement un dossier. Sans perdre de temps en
présentations, il lui avait dit ce qu'il voulait et lui
avait demandé de le trouver. En quelques minutes, la
jeune femme avait réussi à comprendre le système de
classement et à lui présenter le document.
Brandt Lyon était alors en communication avec
l'étranger. Il avait cependant prié son interlocuteur
de patienter, tandis qu'il la félicitait comme elle le
méritait et lui demandait de préparer un café.
Cela fait, Joan avait attendu à l'extérieur, ner-
veuse, un peu étonnée de la jeunesse de son patron

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éventuel. Agé d'une trentaine d'années, celui-ci
laissait pourtant deviner une personnalité forte et
positive, à laquelle rien ne devait résister. Et Joan
avait souri en se rappelant son air exaspéré parce
qu'il ne trouvait pas le dossier.
Au même instant, Brandt était revenu la chercher.
Pendant l'examen auquel la soumettait son regard
bleu et profond elle s'était demandé s'il était le genre
d'homme à lui faire la cour... et elle s'était sentie
particulièrement troublée.
— J'aurais préféré quelqu'un de plus âgé et de
plus expérimenté, avait-il alors déclaré.
Le cœur de Joan s'était mis à battre plus vite : il
parlait d'une voix calme et assurée, de celles qui
forcent malgré eux, l'attention des auditeurs.
— Je me sens pourtant parfaitement qualifiée
pour ce poste.
— C'est ce que nous verrons.
Le jeune homme s'était alors détourné avec un
léger hochement de tête.
— Je suis engagée ?
— Vous avez demandé le poste, non? Eh bien,
vous l'avez. Vous commencez tout de suite.
Au début, Joan avait expliqué la rapidité de sa
décision par l'urgence : celle qu'elle remplaçait avait
été victime d'un grave accident de voiture. Mais elle
apprit très vite que Brandt Lyon s'était soigneuse-
ment renseigné sur elle avant de la convoquer.
Pourtant, la jeune femme demeurait secrètement
persuadée qu'il l'avait engagée parce qu'elle avait su
deviner instantanément le système de classement.
Kay avait signé son contrat le jour précédent et,
malgré leurs différences, les deux jeunes femmes
avaient tout naturellement été attirées l'une vers
l'autre. Au bout de deux mois, elles partageaient le
même appartement.

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Joan ne niait pas que, dès les premiers mois, elle
était tombée amoureuse de son patron. Rien ne
résistait jamais à Brandt : quel que fût l'obstacle qui
se dressait devant lui, il l'écartait de son chemin,
calmement. Son nom même évoquait l'image du roi
de la jungle, avec sa force et sa puissance latentes,
prêt à bondir au moment voulu, mais jamais sous
l'effet de la colère. Ses traits volontaires achevaient
la comparaison.
Pendant quelque temps, elle avait nourri l'espoir
secret qu'il verrait en elle une femme, et pas seule-
ment une assistante comme il semblait décidé à le
faire. Pourtant, n'avait-elle pas, dès le début, jeté les
bases de leurs relations? Considérant sa jeunesse
comme un handicap, elle s'était efforcée de se
vieillir. Les tailleurs stricts, élégants mais peu atti-
rants, avaient rapidement remplacé les pull-overs et
les jupes. Ses longs cheveux mordorés, étaient main-
tenant ramassés en un chignon sévère qui parvenait
même à ternir leur couleur. Enfin, ses lunettes
d'écaille, pourtant indispensables, achevaient de
composer 1 image d'une secrétaire efficace, froide et
réservée.
A cause du trouble que son patron lui inspirait,
Joan surveillait étroitement la façon dont elle s'adres-
sait à lui. Dans les autres services, presque tous les
employés appelaient leurs patrons respectifs par leurs
prénoms. Mais, en se montrant trop familière avec
Brandt Lyon, elle craignait de trahir ses sentiments.
Pourtant, aussi fort soit-il, un amour impossible ne
survit pas longtemps : l'indifférence absolue que
témoignait Brandt Lyon à tout ce qui était extérieur
au bureau accéléra le processus d'extinction. Heu-
reusement, grâce à sa nature plutôt secrète, Joan ne
s'était jamais confiée à personne. Même son amie
ignorait à quel point sa remarque de tout à l'heure

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était juste. Mais si Joan refusait dorénavant d'éprou-
ver pour son patron autre chose que de l'admiration
et du respect, ce manque d'intérêt la blessait encore.
L'autobus s'arrêta enfin devant la jeune femme qui
se fraya un chemin parmi les voyageurs vers la porte
latérale. Quand elle descendit, le vent glacé la poussa
jusqu'à son immeuble.
Son amie qualifiait la décoration de leur apparte-
ment, situé au deuxième étage, de « brocante
moderne ». En effet, leurs parents leur avaient
généreusement offert tous les meubles dont ils ne
voulaient plus. Une kitchenette occupait un coin de
la première pièce, avec une cuisinière blanche et un
réfrigérateur rouge. L'autre pièce servait de chambre
à coucher, avec deux lits jumeaux et une petite salle
de bains contiguë.
Joan ôta son lourd manteau d'hiver. Elle lui trouva
une place dans le placard, puis jeta sa veste sur le lit
recouvert de velours rosé. De retour à la cuisine, elle
prépara du café.
La perspective de cette soirée ne l'enchantait
guère. Elle n'était plus amoureuse de Brandt Lyon,
mais elle savait déjà qu'Ed Thomas ne soutiendrait
pas la comparaison. En l'espace de trois ans, elle
n'avait pas rencontré un seul homme qui pût rivaliser
avec son patron !
Certes, Joan possédait une expérience limitée.
Déjà, au lycée, elle était une jeune fille timide, trop
grande pour les garçons de son âge. Maintenant, il
devenait de plus en plus difficile de rencontrer des
hommes célibataires. Elle n'aimait pas sortir dans les
boîtes de nuit avec d'autres filles ; au bureau, la
plupart de ses collègues étaient mariés, les autres ne
l'intéressaient pas.
Et puis elle avait remarqué que son poste de
secrétaire de direction représentait un handicap : ou

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bien on la harcelait, ou bien on la fuyait comme la
peste.
Joan jeta un coup d'œil au roman à moitié lu qui
gisait sur la table, près du canapé. Si elle commettait
l'imprudence de le prendre, elle ne serait jamais
prête au retour de Kay ! Comme elle avait envie de le
finir...
« Voilà que la lecture d'un roman devient plus
importante que ma vie mondaine ! » songea-t-elle en
riant doucement.
D'un pas résolu, elle se dirigea vers la salle d'eau,
versa une généreuse dose de bain moussant sous les
robinets de la baignoire, puis alla extraire de son
placard son ensemble pantalon de soie tabac et sa
ceinture de métal doré. « Quelque chose de sexy »
avait dit Kay! Joan était décidée à obéir de son
mieux.
Quand elle sortit de la salle de bains, le percolateur
sifflait. Elle se servit une tasse de café, la transporta
jusqu'à la table et commença à retirer les épingles de
son chignon. Ses cheveux retombèrent sur ses épau-
les en une cascade chatoyante qu'elle brossa vigou-
reusement.
Lorsque Kay, John et son frère firent leur entrée,
Joan se félicita d'avoir accordé autant d'attention à sa
toilette. John, habitué à la voir en jean et en pull,
s'attarda à la regarder : la soie brune rehaussait les
reflets dorés de ses cheveux et le velouté de ses yeux
bruns. Sous le tissu léger, on devinait ses formes
pleines et ses longues jambes minces.
— Kay ! Tu ne m'avais pas dit que ton amie était
blonde !
Ed ne se lassait pas d'admirer Joan. Il ressemblait
à son frère. Un peu plus grand, il avait les mêmes
cheveux bruns et la même structure osseuse. Mais
tandis que le visage de John respirait la douceur,

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celui d'Ed évoquait la voracité du loup. D'inctinct,
Joan éprouva une certaine méfiance à son égard. Puis
elle se morigéna intérieurement. Elle avait pourtant
des excuses : depuis sa mésaventure avec Rick Man-
ville, ce genre d'homme la mettait aussitôt sur ses
gardes : le plus souvent, leurs compliments visaient
d'abord à briser les défenses des jeunes filles.
Joan s'efforça de sourire et libéra sa main qu'il
avait gardée dans la sienne.
— Comment s'est passé votre voyage... Ed ? inter-
rogea-t-elle en prenant sa veste blanche.
— L'avion est arrivé à l'heure, ce n'est déjà pas si
mal ! plaisanta le jeune homme.
Il l'aida à enfiler son vêtement et lui pressa
légèrement les épaules.
— J'ai demandé à John de réserver une table dans
le meilleur restaurant de Chicago. Qui sait? Nous
aurons peut-être un autre événement à fêter que
leurs fiançailles !
— Nous ferions bien de partir, suggéra alors son
frère.
Naturellement, ce fut lui qui prit le volant, puis-
qu'il connaissait mieux la ville. Kay prit place à son
côté, laissant Joan à l'arrière avec Ed.
La jeune femme n'eut aucun effort de conversation
à faire. Son compagnon s'en chargea volontiers, avec
une aisance parfaite. Comme Rick ! soupira-t-elle.
Mais elle était bien décidée à ne pas se laisser abuser
par l'attention flatteuse qu'il lui témoignait !
Quand le petit groupe fut installé autour de la
table, Ed réussit même à faire parler son frère
d'ordinaire peu loquace. Kay et Joan les écoutèrent
avec plaisir raconter leurs souvenirs d'enfance. Après
le dîner, les deux couples passèrent dans un salon où
régnait une atmosphère intime et feutrée.
Vers minuit, John voulut rentrer. Le sourire aux

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lèvres, Joan songeait qu'elle n'avait pas passé une
aussi bonne soirée depuis longtemps. Sa méfiance à
l'égard de son compagnon ne s'était pas tout à fait
dissipée, mais elle se sentait ravie d'être l'objet de
son intérêt.
Ce fut seulement au moment de quitter son
fauteuil qu'elle remarqua le couple qui évoluait sur la
petite piste de danse. La jeune femme blonde et
fragile, vêtue d'un nuage rose, attira d'abord son
attention : elle était la grâce et la délicatesse mêmes,
tout ce que Joan ne serait jamais... Ensuite, elle vit
l'homme qui la tenait dans ses bras. C'était Brandt
Lyon !
Brusquement, Joan sentit son estomac chavirer.
Elle se doutait bien qu'il y avait des femmes dans sa
vie : les messages qu'elle lui transmettait parfois le
confirmait assez. Mais elle ne l'avait jamais vu avec
l'une d'entre elles !
Comme sa compagne appuyait la tête sur son
épaule, le jeune homme murmura quelque chose à
son oreille en jetant un regard circulaire autour de la
salle. Une fraction de seconde, il posa les yeux sur
Joan. Le cœur battant, elle attendit un signe de
reconnaissance... Mais il tourna la tête.
Son patron ne l'avait pas reconnue! Avec un
sourire triste, elle se demanda comment il réagirait si
elle lui manifestait sa présence.
Mais Ed lui entoura les épaules et la guida vers la
porte. Son contact la ramena brusquement à la
réalité. Sa passion pour Brandt Lyon était bel et bien
terminée! Il fallait qu'elle cesse de se poser des
questions ! De toute façon, elle n'arriverait jamais à
la cheville de la blonde qui dansait dans ses bras.
Repoussant ses dernières illusions, elle fit appel à
son sens aigu du réalisme : décidément, Ed était
charmant. A quoi bon comparer tous les hommes

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qu'elle rencontrait à Brandt Lyon, ou leur coller des
étiquettes, au lieu de les considérer comme des
individus dotés d'une personnalité propre ?
Jeune fille, Joan pouvait se permettre de rêver à un
amour impossible. Mais elle était maintenant adulte
et, croyait-elle, plus mûre !

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2

Impitoyable, Kay ne cessa de taquiner Joan et de


lui rappeler son serment de ne pas sortir avec Ed plus
d'un soir. Finalement, Joan l'avait elle-même rac-
compagné à l'aéroport le dimanche. Il lui avait suffi
d'apercevoir Brandt Lyon avec une autre femme
pour abandonner tout espoir, et Ed avait pris tout
naturellement la place laissée vide.
Joan le considérait toujours comme un play-boy,
mais elle ne s'était pas laissé intimider. Le lendemain
de son départ, le jeune homme lui envoya des fleurs
et, le mercredi, il appela de Cleveland, promettant
même de revenir à, Chicago très bientôt... De toute
évidence, Joan lui plaisait, et celle-ci en tirait une
vive satisfaction.
Derrière les fenêtres du bureau, quelques flocons
blancs virevoltaient au vent léger. Le week-end
s'annonçait neigeux et Joan se mit à rêver au
lendemain : Kay et elle avaient décidé de faire
ensemble leurs derniers achats de Noël. Devait-elle
offrir un cadeau à Ed ? Oui, mais rien de coûteux ni
de trop personnel.
L'interphone interrompit brusquement le cours de
ses pensées.

19
— Miss Somers? Apportez-moi les chiffres que
vous a laissés Jenson pour l'hôpital de Danville.
— Oui, monsieur.
Joan s'approchait de l'armoire de classement
lorsque la sonnerie retentit à nouveau.
— Appelez aussi Lyle Baines. Il doit y avoir une
erreur sur son devis. Je voudrais le revoir avec lui
avant de le soumettre au client.
La matinée s'acheva dans la fièvre. A midi, Kay
entrebâilla la porte et demanda à Joan si elle allait
déjeuner. De la tête, celle-ci indiqua la porte fermée.
— Je crois qu'ils ont oublié l'heure. Apporte-moi
plutôt un sandwich.
Kay lui adressa un sourire.
— Tu as vu ce qui se passe dehors ? Une véritable
tempête ! Il ferait bien de nous laisser partir un peu
plus tôt.
Elle referma la porte avec un geste d'adieu. Joan
regarda par la fenêtre : la neige formait maintenant
un épais rideau opaque, mais la nature réaliste de la
jeune fille refusait de tirer des conclusions hâtives.
Elle décrocha le téléphone et composa le numéro des
services météorologiques. On annonçait du blizzard.
Un deuxième appel confirma que certaines routes
devenaient rapidement impraticables et on conseillait
aux bureaux qui le pouvaient de fermer de bonne
heure.
Joan frappa doucement à la porte de son patron.
Celui-ci, la cravate dénouée, le col défait et les
manches retroussées, était plongé dans son travail.
Ses doigts couraient sur les touches de sa calculatrice
et, de l'autre main, il notait les résultats.
— Qu'y a-t-il, Miss Somers? interrogea-t-il sans
lever la tête.
— On annonce une tempête, monsieur. Il est
conseillé aux bureaux de fermer tôt.

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Lyle Baines était installé à l'autre table, devant la
fenêtre.
— Pour une tempête, c'est une tempête! s'ex-
clama-t-il en regardant au-dehors.
Il se tourna aussitôt vers Joan.
— J'espère que cela n'annonce pas un hiver trop
rigoureux, soupira-t-il.
Brandt Lyon pivota sur son fauteuil, comme pour
vérifier leurs déclarations, le front barré d'un pli
soucieux.
— Certaines routes sont déjà impraticables,
ajouta Joan.
Brandt se tourna vers la jeune femme en se
frottant le menton. La force et l'autorité qui éma-
naient de ses traits l'atteignirent de plein fouet.
— Dites à tous qu'ils peuvent partir.
Puis il s'adressa à son collaborateur.
— Nous en aurons fini dans une heure, Lyle.
— Rien ne presse, répondit celui-ci. Ma femme
est à Péoria auprès de notre fille.
Il eut un sourire plein d'orgueil.
— Nous avons un petit-fils ! Je devais la rejoindre
après le bureau, mais c'est hors de question, mainte-
nant.
Brandt le félicita avant d'ajouter :
— Pourriez-vous prévenir le personnel, Miss
Somers ?
— Tout de suite.
Elle tourna les talons.
— Miss Somers ?
— Oui?
— Je crains fort que vous ne soyez obligée de
rester. Quand il sera prêt, il faudra retaper ce devis
et, d'ici là, me sortir d'autres dossiers de votre
armoire à malices.
21
Joan regarda par la fenêtre. Combien de temps les
autobus fonctionneraient-ils encore ?
— Très bien.
Il n'était pas question de refuser.
— Soyez sans crainte, fit Brandt qui avait deviné
ses pensées. Je vous déposerai chez vous quand nous
aurons fini.
Joan hocha la tête en guise de remerciement.
Derrière l'offre de son patron, il y avait uniquement
de la courtoisie. Inutile d'échafauder toutes sortes
d'espoirs à Fidée de rentrer en voiture avec lui !
Les bureaux se vidèrent rapidement. A une heure
et demie, Brandt renvoya Lyle Baines chez lui, et il
était près de trois heures lorsque Joan eut fini de
taper le devis corrigé. Tandis qu'elle couvrait sa
machine à écrire et achevait de mettre de l'ordre sur
son bureau, Brandt signa le document et le glissa
dans une enveloppe.
— C'est pire que tout à l'heure, murmura Joan en
suivant le regard inquiet de son patron en direction
de la fenêtre.
Sans répondre, il attendit qu'elle ait enfilé son
manteau.
D'un pas rapide, ils gagnèrent la sortie. A l'instant
où ils posèrent le pied dehors, une rafale de vent
faillit renverser Joan. Le jeune homme lui entoura la
taille et la guida vers le parking avoisinant. Avec une
visibilité réduite à quelques dizaines de centimètres,
il ne pouvait retrouver sa voiture qu'en se fiant à son
instinct. Mais soudain, il s'immobilisa.
— Tout ceci est parfaitement ridicule !
Pivotant alors sur ses talons, il l'entraîna de
nouveau vers les bureaux. Lorsque la porte se
referma derrière eux, il claquait des dents.
— Mieux vaut rester ici, déclara-t-il au bout d'un
moment. Je préfère ne pas courir le risque d'être

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bloqué dans la voiture. Ici au moins, nous aurons de
la nourriture, du chauffage et de l'électricité.
Leurs regards se croisèrent. Profondément trou-
blée, Joan détourna vivement la tête. La météo
annonçait que la tempête ne cesserait pas avant le
samedi, ce qui, en toute logique, signifiait que
Brandt et elle devraient rester ensemble au cours des
prochaines vingt-quatre heures, peut-être plus long-
temps.
— Oui, vous avez raison, dit-elle en jouant avec
les franges de son écharpe. Mais ne comptez pas trop
sur la cantine : ce qu'on y sert mérite à peine le nom
de nourriture !
— Rien ne vous fera perdre votre sang-froid, Miss
Somers. Pas même l'idée de vous retrouver prison-
nière tout un week-end en compagnie de votre
patron !
Brandt Lyon lui souriait rarement. Une vive exci-
tation monta en elle, mais elle se calma aussitôt au
souvenir de la jeune femme blonde. Sans vouloir nier
son trouble à la perspective de passer quelques jours
seule avec lui, elle était bien décidée à préserver sa
tranquillité d'esprit !
— Nous ne sommes pas responsables de la tem-
pête, fit la jeune femme, craignant de trahir son
émotion. A quoi bon se plaindre, puisqu'il n'y a
aucun remède ?
— Voilà qui m'évite de vous présenter mes excu-
ses pour vous avoir retenue, observa Brandt les yeux
brillants de malice.
— Et voilà qui me dispense de vous le reprocher,
répondit-elle du même ton amusé.
Regrettant aussitôt cette légèreté, elle s'éloigna de
quelques pas.
— Si vous le permettez, je vais appeler mon amie.
Je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète.

23
Brandt Lyon la suivit du regard. Oh! Pourquoi
n'était-il pas un quinquagénaire chauve et ventripo-
tent!
Après avoir accroché son manteau, elle prit le
téléphone et composa le numéro de son apparte-
ment. Kay répondit dès la deuxième sonnerie.
— Joan! s'écria-t-elle. Où es-tu?
— Au bureau.
— Je t'imaginais déjà bloquée par une congère
Comme la moitié de Chicago! Le patron ne te
raccompagne pas ?
— Par cette tempête, c'est impossible !
— Je ne comprends pas...
Kay marqua une pause, puis reprit :
— Vous êtes bloqués au bureau ? Tout seuls !
— Oh, Kay ! soupira Joan en se passant la main
sur le front. Ne dramatise pas la situation !
Elle avait bien assez de sa propre imagination sans
devoir se soucier de celle de Kay !
— J'ai deviné !
Son rire fusa à l'autre bout du fil
— Jetés dans les bras l'un de l'autre par la violence
des éléments !
— M. Lyon est mon patron ! soupira Joan exas-
pérée
— Je parie que tu ne l'appelleras plus M. Lyon
demain matin ! s'esclaffa Kay.
— Pour l'amour du Ciel ! Il ne sait même pas que
je suis une femme ! Il m'apprécie pour mes qualités
de secrétaire, et ce n'est pas parce que ma présence
lui aura été imposée par la force un jour durant qu'il
va découvrir en moi une séductrice ! Maintenant, j'ai
du courrier à taper. Je rentrerai dès que les routes
seront dégagées.
Joan raccrocha sans laisser à Kay le temps de
répondre et pivota sur sa chaise, les yeux baissés. Au

24
même instant, elle aperçut le bas d'un pantalon brun
et devint cramoisie. Brandt Lyon avait tout entendu !
Elle leva la tête : un muscle palpitait à la mâchoire
du jeune homme, comme s'il retenait un fou rire.
— Vous êtes donc un être humain! déclara-t-il
avant de regagner son bureau.
Comme l'heure n'avait plus d'importance, elle se
mit à taper le courrier resté en attente. Que faisait
Brandt ? Comme elle, sans doute, il devait travailler.
Sa conversation malheureuse ne cessait de la hanter ;
la seule perspective de le revoir la fit brusquement
frissonner...
Un peu plus tard, le casque fixé sur les oreilles,
occupée uniquement par la dictée de Brandt, Joan
n'entendit pas la porte s'ouvrir. Une main effleura
soudain son épaule. La jeune femme sursauta vio-
lemment, écrasant les touches qui bloquèrent le
ruban.
— Je ne voulais pas vous effrayer, Miss Somers.
La tête penchée sur le côté, le jeune homme la
dévisageait avec un sourire ironique.
— Ce... ce n'est rien, bredouilla-t-elle.
— Je commence à avoir faim. Puis-je vous deman-
der votre aide pour choisir mon menu à la cafétéria ?
J'espère que vous me ferez l'honneur de m'y accom-
pagner.
Joan consulta nerveusement sa montre : sept heu-
res et demie! Pourvu que le reste du temps passe
aussi vite !

Brandt attendit qu'elle eût rangé ses papiers, puis


il la précéda dans le couloir. Elle marcha, la tête
raide, comme pour lui signifier qu'elle ne souhaitait
pas vraiment son attention et avala distraitement un

25
sandwich et un paquet de chips, le tout arrosé de lait.
La conversation à laquelle elle participait sans
enthousiasme finit par retomber. Comme elle levait
la tête, elle vit que Brandt l'observait. Elle baissa
aussitôt les yeux.
— C'est votre faute, vous savez !
— De quoi parlez-vous ? interrogea-t-elle d'un ton
faussement ingénu.
— Si je vous remarque à peine.
Brandt se carra confortablement dans son siège.
— On ne peut pas dire que vous cherchiez à attirer
l'attention sur vous !
Embarrassée, Joan joua avec sa serviette en
papier.
— Je me contente d'exécuter les tâches pour
lesquelles je suis payée !
Elle s'agita nerveusement.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt-trois ans.
La dernière bouchée de son sandwich ne passait
pas.
— Depuis combien de temps travaillez-vous ici?
— Trois ans.
— Déjà ! Vous vous fondez dans le paysage.
— Comme toute bonne secrétaire, il me semble.
— Il est toujours dommage de n'apprécier les
qualités d'une personne que lorsque celle-ci n'est
plus là. C'est pourquoi j'hésite à tirer parti de la
situation.
— Comment cela ? interrogea-t-elle en rougissant.
Le sourire de Brandt s'élargit.
— J'allais vous demander de prendre quelques
lettres ce soir. Nous n'avons rien d'autre pour passer
le temps. Et c'est l'occasion où jamais de rattraper le
courrier en retard.
— Naturellement. J'allais finir la dernière bande
26
quand vous êtes venu me chercher, et si je n'avais pas
eu de travail, j'en aurais trouvé.
Joan profita de l'occasion pour mettre fin à leur
conversation et se leva.

Brandt Lyon s'interrompit au milieu de sa phrase,


mais le crayon de Joan continua à courir sur le papier
quelques secondes. Il était déjà dix heures.
— Vous devez être épuisée ! observa-t-il en pivo-
tant sur son fauteuil. Pourquoi ne m'avez-vous pas
arrêté?
— Je n'en voyais pas l'utilité, répondit Joan en
décontractant ses doigts crispés.
— Si j'en juge par le hurlement du vent, nous
aurons toute la journée de demain pour finir. Si nous
allions dormir ?
Le moment tant redouté était maintenant arrivé.
Bien entendu, il n'y avait qu'un seul canapé dans tout
l'immeuble : celui que Brandt possédait dans son
bureau. Elle savait que sa courtoisie naturelle com-
manderait au jeune homme de le lui céder pour la
nuit. Devrait-elle refuser et insister pour qu'il le
prenne? Quoi qu'il en soit, elle serait incapable de
trouver le sommeil !
— Commençons-nous tout de suite ?
— De quoi parlez-vous ?
— A nous disputer le seul canapé de la maison,
répondit-il avec un sérieux imperturbable. Oh, nous
pouvons régler la question en dormant chacun dans
un fauteuil, mais ma mère ne me le pardonnerait
jamais !
— Vraiment, je... commença Joan, les mains
levées en signe de protestation.
— Vous dormirez sur le canapé, déclara-t-il alors
d'un ton sans réplique. C'est un ordre ! Une bonne
secrétaire ne doit jamais désobéir.
27
Il n'y avait aucun humour dans sa voix. Joan ôta
ses lunettes cerclées d'écaillé et scruta ses yeux bleus
insondables comme pour y déceler un signe d'amuse-
ment. Mais, troublée par son regard pénétrant, elle
dut baisser les paupières avant d'avoir trouvé la
réponse qu'elle cherchait.
— Puisque vous insistez, monsieur.
— Oui, j'insiste, Miss Somers.
Il quitta son fauteuil en prenant appui sur les
accoudoirs, comme s'il sentait aussi peser sur ses
épaules le poids de cette longue journée. Du coin de
l'œil, Joan admira son corps d'athlète, son torse
puissant. En été, il passait peu de temps au bureau,
et les longs mois d'hiver ne parvenaient jamais à
effacer tout à fait le hâle prononcé que lui valaient les
journées passées dehors, sur les chantiers. Ses traits
ciselés, ses mâchoires anguleuses évoquaient l'or-
gueil et l'autorité d'un aigle.
Se sentant observé, il leva la tête : le cœur de Joan
se mit à battre plus vite, et, pour dissimuler sa
nervosité, elle tourna les pages de son bloc.
— Que faites-vous, Miss Somers ?
La jeune femme avala sa salive.
— Je préfère transcrire les lettres tant que je les ai
en mémoire.
— Laissez cela jusqu'à demain. En cas de problè-
mes, vous viendrez me voir. D'ailleurs, vous êtes
incapable de lire sans vos lunettes.
Ecarlate, Joan referma le bloc d'un coup sec. Son
mouvement brusque fit voler le crayon à l'autre bout
de la pièce, aux pieds de Brandt. Il se baissa pour le
ramasser. Comme une écolière timide, elle alla le lui
prendre des mains, puis se précipita vers la porte
mais à l'instant où elle poussait le battant, le télé-
phone sonna.

28
— Je vais répondre, fit-il d'un ton à la fois amusé
et indulgent.
La porte resta entrouverte. Comme il régnait un
profond silence, la voix de Brandt portait jusque
dans l'autre pièce. Après les salutations d'usage, son
timbre changea subtilement, se fit plus tendre, plus
caressant.
— Il me semblait évident que notre rendez-vous
était annulé! Mais je vous assure, Angela, que
j'aurais préféré me retrouver bloqué par la neige
chez vous.
L'image de la jeune femme blonde s'imprima
aussitôt dans l'esprit de Joan, et son cœur se serra :
comme ce nom lui allait bien ! Au téléphone, Brandt
riait doucement.
Incapable d'en entendre davantage, elle alla fer-
mer la porte. Pour s'occuper, elle vida les cendriers
et rangea une fois de plus sa table. Enfin, le bouton
qui s'était allumé sur son poste s'éteignit. Il avait
raccroché ! Presque aussitôt, il apparut sur le seuil.
— Mon bureau est à vous, Miss Somers, annonça-
t-il en s'inclinant. Votre manteau vous servira d'oreil-
ler, car il n'y en a pas sur le canapé.
Avec un petit hochement de tête, Joan alla décro-
cher son vêtement, le plia en quatre et le garda
contre elle comme un bouclier. Arrivée à la porte,
elle regarda en arrière : le jeune homme s'installait
déjà sur son fauteuil.
— Bonne nuit, Miss Somers.
— Bonne nuit.
Après avoir refermé derrière elle, Joan alla jus-
qu'au canapé, à l'extrémité duquel elle posa son
manteau, puis elle se déchaussa. Elle ôta sa veste, la
posa soigneusement sur le dossier d'une chaise.
Enfin, en bâillant longuement, elle entreprit de
dénouer son chignon.

29
Si seulement elle pouvait s'endormir tout de suite !
Elle éteignit la lampe, regagna le canapé et s'étendit
dans l'obscurité.
Le noir et le silence amplifiaient le mugissement du
vent qui faisait trembler les vitres. Dans l'autre pièce,
le fauteuil grinça : Brandt cherchait une position
confortable pour dormir...
Le sommeil fut long à venir. Elle eut un cauche-
mar : accrochée à Ed Thomas, elle le suppliait de ne
pas la renvoyer, tandis que derrière elle un lion
rugissait férocement. Mais Ed lui répétait que l'ani-
mal avait droit à sa part et ne cessait de la repousser
en direction du monstre invisible. Comme elle
essayait de s'échapper, une patte énorme s'abattit sur
elle. Joan se mit à trembler comme une feuille. Tant
qu'elle restait prisonnière de ses griffes, le lion
l'ignorait, mais dès qu'elle voulait s'enfuir, il te
ramenait, impitoyablement.
Une terreur glacée s'empara d'elle : jamais elle
n'échapperait à ce fauve ! Elle avait beau se répéter
que ce n'était qu'un reve, ce froid épouvantable ne la
quittait pas. Lorsqu'enfin ses paupières s'ouvrirent,
elle scruta l'obscurité dans l'espoir de distinguer un
objet familier, rassurant. Mais elle ne vit que le
cadran fluorescent de sa montre. Elle frissonna
encore et se pelotonna étroitement contre le divan.
L'air était glacé!
Jetant alors son manteau autour de ses épaules,
elle se leva et alla vers la porte. Elle appuya sur
l'interrupteur : pas d'électricité !
Elle tourna la poignée.
— Monsieur Lyon? murmura-t-elle doucement.
Un bras tendu, elle avança à tâtons jusqu'au
bureau, puis s'approcha du fauteuil. Vide !
— Monsieur Lyon ?
La porte qui donnait sur le couloir était entrou-
30
verte. Elle se précipita dehors et fit quelques pas
dans l'obscurité.
— Monsieur Lyon ?
Mais seuls l'écho de sa voix et le mugissement du
vent lui répondirent. En luttant contre une panique
grandissante, elle s'aventura alors plus avant dans le
noir.
— Monsieur Lyon ! cria-t-elle.
Où pouvait-il être ? Elle appela plus fort.
— Monsieur Brandt ! Où êtes-vous, Brandt?
Un faisceau de lumière la plaqua brutalement
contre le mur, aussi aveuglant que l'obscurité.
— Ne vous effrayez pas, Miss Somers ; je suis en
bas, répondit la voix calme de Brandt Lyon.
Joan exhala un soupir trémblant
— Je n'ai pas peur. Je... je ne savais pas où vous
étiez. Je vous ai appelé...
— Je suppose que vous vous promenez souvent
pieds nus par zéro degré !
— Je... je n'ai pas retrouvé mes chaussures.
Pourquoi n'avez-vous pas répondu ?
L'avait-il entendue l'appeler par son prénom ?
— J'étais descendu vérifier si un plomb n'avait pas
sauté. La tempête a dû couper des lignes électriques.
Il la reconduisit par le bras jusqu'aux bureaux.
Joan resserra frileusement son manteau autour
d'elle.
— La chaudière fonctionne pourtant au gaz !
— Oui, malheureusement, le thermostat et la
soufflerie marchent à l'électricité. Il va faire de plus
en plus froid. Attendez-moi ici.
Il disparut aussitôt avec la lampe, laissant Joan
dans le noir, les pieds glacés. Au bout d'un moment,
le faisceau l'éclaira à nouveau.
— Où étiez-vous ?

31
— J'ai ouvert les robinets des lavabos. Avec un
peu de chance, les canalisations ne gèleront pas.
De retour dans les bureaux, Joan trouva un vague
réconfort dans la chaleur de la moquette. Brandt ne
lui lâcha pas le bras avant d'arriver au canapé.
— Quelle heure est-il? interrogea-t-elle en
repliant ses jambes sous elle pour se réchauffer les
pieds.
— Presque une heure et demie.
— Seulement! Si le chauffage ne se rétablit pas
nous allons mourir de froid !
Un lourd silence accueillit sa déclaration. Puis,
Brandt s'approcha et considéra gravement le visage
levé vers lui.
— Il ne nous reste plus qu'à nous tenir chaud, dit-
il, l'un contre l'autre.
La gorge nouée, elle essaya de lire l'expression
insondable de ses yeux bleus. Une panique sans nom
s'empara d'elle à l'idée de passer la nuit dans ses
bras. Comme elle aurait voulu répondre à sa sugges-
tion avec le même naturel, la même indifférence...
Mais en Brandt Lyon, elle ne voyait déjà plus son
patron : ce personnage important avait maintenant
cédé la place à l'homme. A un homme irrésistible-
ment séduisant.
— Nous profiterons ainsi de nos deux manteaux !
— Je savais pouvoir compter sur votre sens prati-
que, approuva Brandt.
Son sourire faillit avoir raison de la jeune femme.
Mais celle-ci s'allongea sur le canapé en se serrant le
plus près possible du fond, pendant que Brandt allait
éteindre la lampe de poche. Il étendit ensuite son
manteau sur ses jambes puis se coucha à son tour,
tourné vers elle. N'osant pas bouger, elle se laissa
peu à peu pénétrer par sa chaleur.
Quelques minutes s'écoulèrent. Le jeune homme
32
lui glissa un bras autour de la taille et la serra plus
étroitement contre lui. Son souffle tiède lui caressa la
joue. Joan sentit son cœur s'affoler.
— Vos pieds sont de véritables glaçons, murmura-
t-il à son oreille.
Elle les écarta aussitôt, plus troublée par sa
remarque intime que par le contact de ses bras.
— Remettez-les où ils étaient, commanda-t-il. Ils
vont se réchauffer.
Comme elle ne pouvait éviter de le toucher, Joan
reprit sa position initiale en se demandant par quel
miracle elle parviendrait à trouver le sommeil.

33
3

Joan s'éveilla blottie contre Brandt Lyon, les bras


autour de sa taille ; pour la maintenir bien au chaud,
il l'enlaçait étroitement, la tête enfouie dans sa
chevelure dorée.
Comme elle esquissait un mouvement pour s'écar-
ter, elle sentit son étreinte se resserrer autour d'elle.
Sa jupe était remontée sur ses jambes et le contact du
jeune homme la troublait infiniment.
Enfin, Brandt bougea à son tour :
— On dit qu'il n'y a rien de pire au monde que de
quitter un lit chaud et douillet par un matin glacé !
— Mais... nous ne pouvons pas rester ainsi toute
la journée, bredouilla Joan.
— Pourquoi ?
Il exhala un profond soupir.
— Vous avez raison, dit-il en roulant sur le côté:
Comme Joan se reculait pour lui laisser la place de
se lever, un air glacé pénétra la chaleur que leurs
deux corps avaient réussi à engendrer. Elle dut faire
un effort sur elle-même pour ne pas se glisser à
nouveau sous leurs manteaux.
— Ne bougez pas, commanda-t-il en la repoussant
doucement. Restez au chaud aussi longtemps que
possible.

35
— Qu'allez-vous faire ?
Le froid semblait miraculeusement épargner
Brandt qui, malgré son complet froissé, débordait
d'énergie.
— Si mes souvenirs sont exacts, il doit y avoir un
radiateur à pétrole dans le dépôt.
Joan regarda par la fenêtre : le givre recouvrait les
carreaux; il ne neigeait plus, mais le vent hurlait
toujours et soulevait des tourbillons de neige, empê-
chant toute visibilité.
— Allez-vous sortir ?
Le jeune homme esquissa un sourire amusé.
— Soyez sans crainte, je ne me perdrai pas.
« Non, songea Joan en tremblant. Il ne se perdra
pas. » Il était capable de sortir vainqueur d'un
combat contre les éléments. Mais la jeune femme
avait grandi dans ce pays ; elle connaissait les dangers
que représentaient les blizzards. Au bout de quel-
ques mètres à peine, on risquait d'être rapidement
enseveli...
La voix de Brandt vint mettre un terme à ses
réflexions inquiètes.
— Ne vous laissez pas emporter par votre imagi-
nation ; donnez-moi plutôt mon manteau et restez
bien couverte jusqu'à mon retour.
Avant qu'elle ait eu le temps de bouger, Brandt
saisit son vêtement, révélant ses jambes nues. Elle
tressaillit.
— Allons, railla-t-il, elles sont ravissantes !
— Prenez mon écharpe, fit la jeune femme en
écartant machinalement une mèche de ses cheveux.
Si seulement il n'avait pas ce pouvoir de la
désarçonner aussi facilement !
L'écharpe dépassait de la poche du manteau.
Brandt la prit puis glissa les doigts sous le menton de
Joan.

36
— Ne vous inquiétez pas ; je serai de retour dans
quelques minutes.
Rien n'était moins sûr : à l'instant où la porte se
referma derrière lui, Joan se sentit seule, perdue,
abandonnée. Pour échapper à ce déchirement, elle
remonta la couverture de fortune sur sa tête.
Le temps passait avec une lenteur effroyable.
Immobile, elle tendait l'oreille vers le moindre bruit
qui signalerait son retour.
Au bout d'un moment, elle fut presque tentée
d'aller l'attendre devant la porte d'entrée, mais elle
se ravisa : déjà privé de la chaleur de Brandt, son
corps se refroidissait rapidement.
Vingt minutes s'écoulèrent. Enfin, elle entendit un
bruit de pas dans le couloir. Soulagée, elle ferma
brièvement les yeux. Quand elle les rouvrit, un
bonhomme de neige vivant pénétrait dans la pièce.
La glace avait figé le tissu de son pantalon, et son
manteau disparaissait sous une épaisse couche de
givre. Les cheveux, les sourcils et les cils saisis par le
gel, Brandt emplissait l'air de son souffle blanc et
tourbillonnant. Le regard bleu pétillant de triomphe,
il déposa le petit radiateur à ses pieds.
— Vous l'avez trouvé ! murmura Joan, incapable
d'exprimer sa joie de le voir revenu sain et sauf.
Brandt s'agenouilla près de l'appareil. Au bout de
quelques minutes, Joan sentit les premières émana-
tions de chaleur. La neige qui tapissait les vêtements
de son compagnon se mit à fondre, formant de
petites flaques sur la moquette.
— Vous risquez d'attraper une pneumonie avec
ces vêtements mouillés.
Brandt émergea de son manteau de mouton, tel un
ours qui s'éveille d'une longue hibernation.
— Ne dites pas de sottises. Il m'en faudrait plus !

37
D'ailleurs, mon manteau et mon pantalon ne tarde-
r o n t pas à sécher.
Après avoir ainsi sermonné la jeune femme, il
s'approcha du canapé, prit ses chaussures et les
déposa sur le sol, près du radiateur.
— Vous les mettrez quand elles seront chaudes.
La sollicitude de Brandt envahit Joan d'une pro-
fonde reconnaissance : un tel mélange de force
indomptable et de gentillesse était vraiment rare.
Mais peut-être, à cause de son assurance, pouvait-il
se montrer tendre sans crainte de perdre son auto-
rité.
Elle le regarda se frotter les cheveux avec son
écharpe et débarrasser son pantalon de la neige qui
n'avait pas fondu. Tandis qu'elle l'examinait en
silence, il tourna la tête vers elle.
— Le radiateur ne suffira pas à chauffer nos deux
bureaux. Lequel utiliserons-nous ?
Joan hésita : la perspective de ne rien faire de la
journée, alors que Brandt dominait tout de sa
présence, souleva un vent de panique dans son esprit.
— Puisqu'il n'y a pas d'électricité, je ne pourrai
pas taper votre courrier. Mais j'ai bien envie de
m'occuper des dossiers restés en attente.
— Entendu. Nous mettrons le radiateur dans
votre bureau.
Il lui tendit alors ses chaussures.
— Je vais ouvrir une fenêtre.
— Pardon?
— Le radiateur brûle l'oxygène de l'air. Si nous ne
voulons pas mourir intoxiqués, il faut absolument
aérer.
Une heure plus tard, grâce à la chaleur qui régnait
dans la pièce, Joan put se débarrasser de son
manteau. Après avoir installé une table supplémen-
taire dans le bureau de sa secrétaire, Brandt avait de
38
nouveau disparu. Les mains tendues vers le radia-
teur, Joan attendait son retour en se demandant
comment elle s'en serait tirée seule, livrée à elle-
même et à ses propres ressources.
Au même instant, la porte s'ouvrit et se referma en
laissant s'engouffrer un courant d'air glacé. La jeune
femme se retourna : Brandt revenait, les bras char-
gés d'un plateau.
Impossible de faire du café sans électricité,
déclara-t-il, mais j'ai trouvé du jus de fruits et des
petits pains:
Joan s'écarta du radiateur sur lequel il déposait
leur petit déjeuner et chercha son peigne dans un
tiroir.
— Je ne suis pas moi-même tant que je n'ai pas bu
une tasse de café, soupira-t-elle.
— Vous-même ? Voulez-vous parler du modèle de
calme et d'efficacité qui fait régner l'ordre ici ?
Joan se figea, le peigne planté dans ses longs
cheveux aux boucles emmêlées.
— Je ne fais pas régner l'ordre ! protesta-t-elle en
rougissant.
Dans sa confusion elle évoquait plutôt une collé-
gienne timide qu'une parfaite secrétaire.
—Vous rougissez facilement !
—C'est parce que j'ai la peau claire.
Gênée par son regard insistant, la jeune femme
commença à rouler ses cheveux en chignon.
— Pourquoi ne les laissezrvous pas libres ? interro-
gea-t-il d'une voix un peu voilée.
En deux pas, il fut près d'elle et se mit à tirer la
poignée de cheveux qu'elle serrait convulsivement
dans sa main. Joan ne trouva pas la force de
protester.
— Ainsi, vous n'aurez pas froid aux oreilles,
expliqua-t-il. Et puis, votre chevelure est trop belle :

39
c'est un crime de la dissimuler par une coiffure si
sévère. Les pointes sont presque blondes.
— C'est leur couleur naturelle, commença-t-elle,
comme s'il l'avait accusée de se teindre.
— Je n'ai jamais prétendu le contraire ! sourit-il.
Joan devait lutter contre un trouble grandissant.
— Mes cheveux sont trop longs. Ils me gênent
pour travailler.
— Comment le savez-vous, puisque vous les rele-
vez toujours ?
— Vous verrez, déclara-t-elle en rejetant la tête
en arrière avec irritation.
Elle déposa ses épingles sur la table. Pourtant, en
cédant à la volonté de Brandt, elle savait qu'elle
commettait une erreur irréparable : ainsi répandue
autour de ses épaules, sa chevelure lui rappelait sa
féminité, sa fragilité. Et c'était précisément ce qu'elle
devait à toutes forces oublier pour ne pas succomber
au magnétisme de Brandt. Déjà, cette nuit passée
dans ses bras avait porté un sérieux coup à la barrière
invisible qui séparait le patron de sa secrétaire...
Toute la matinée, Joan se mit donc en devoir de
reconstituer ses défenses. Avec une froideur délibé-
rée, elle ignora son compagnon et se concentra
exclusivement sur son travail. En surface, elle réussit
à paraître indifférente; mais un radar intérieur
continuait à la maintenir informée du moindre geste
de Brandt.
— J'ai faim, déclara-t-il soudain, si brusquement
que Joan pivota sur ses talons. Qu'avons-nous pour
le déjeuner ?
Le fragile édifice qu'elle avait élevé s'écroula alors
comme un château de cartes. Son regard bleu l'en-
traînait dans un tourbillon d'émotions contradictoi-
res : une petite voix intérieure s'évertuait à la mettre
en garde contre l'irrésistible attirance que Brandt

40
exerçait sur elle, mais ses forces l'abandonnaient
lentement. Prisonnière de l'étrange huis clos qui les
réunissait, Joan était désormais incapable de réagir
normalement.
— Je ne sais pas, lui répondit-elle en se retournant
vers l'armoire de classement.
— Je vais voir ce que la cantine peut nous offrir.

Un peu plus tard, tout en mordant dans un


sandwich froid, Joan s'efforçait de raisonner objecti-
vement. Maintenant, contre toute attente, Brandt
semblait s'intéresser à elle, car ce revirement soudain
pouvait fort bien s'expliquer par une simple curiosité.
Il venait de découvrir qu'un être humain se dissimu-
lait derrière le masque de secrétaire modèle et il avait
peut-être envie de mieux le connaître.
Dans ce cas quel danger y avait-il à laisser une
amitié se développer entre eux ? Que craignait-elle ?
Si elle était enfin devenue une femme aux yeux de
Brandt Lyon, rien n'indiquait qu'il allait succomber à
ses charmes plutôt ordinaires, comparés à l'éblouis-
sante beauté d'Angela...
— Je donnerais une fortune pour connaître vos
pensées, fit-il soudain, interrompant ainsi le cours de
ses réflexions.
— Elles n'en valent pas tant !
— Tout ce qui peut réduire une femme au silence
plus d'un quart d'heure vaut bien cela.
— Si vous tenez absolument à le savoir, je me
demandais jusqu'à quand durerait la tempête.
— Vous vous ennuyez déjà avec moi?
— Pas vous ?
— Au contraire. Je m'étonnais justement qu'une
femme aussi jolie que vous ait réussi à échapper au
mariage.
— C'est plutôt le mariage qui me fuit !
41
— Ainsi, vous ne cherchez pas à faire carrière ?
L'ombre d'un regret passa sur son front.
— Un jour, il faudra donc que je vous trouve une
remplaçante. Dommage... je commençais à m'habi-
tuer à vous.
— Je ne suis pas encore partie, monsieur.
— Cette nuit, vous m'appeliez Brandt, lui rap-
pela-t-il avec un regard malicieux.
Joan détourna la tête.
— Il doit pourtant bien y avoir un homme dans
votre vie, reprit-il.
Joan ravala les larmes qui lui montaient aux yeux.
Pour rien au monde, elle n'avouerait qu'elle passait
seule tous ses week-ends... et toutes ses nuits. Elle se
rappela la petite phrase négligente qu'elle avait
lancée la semaine dernière pour lui laisser croire que
ses soupirants se pressaient à sa porte. Un mensonge
en entraînait toujours un autre...
— J'ignore si...
Joan hésita puis, en espérant ne pas s'embourber
dans une série d'inventions, demanda silencieuse-
ment pardon à Ed de se servir de lui.
— ... si Ed est l'homme de ma vie. Mais je l'aime
bien.
Là, au moins, elle disait vrai.
— Depuis combien de temps le connaissez-vous ?
— Depuis peu. Il est le frère du fiancé de la jeune
fille qui habite avec moi.
— Kay Moreland ? Celle qui travaille au service
informatique ?
— Oui, Kay Moreland, répondit Joan d'une voix
qui trahissait sa surprise.
Comment savait-il qu'elles partageaient le même
appartement ?
— Et l'avez-vous invité pour Noël?
— Eh bien... il vit à Cleveland.

42
— Comme il doit être amoureux! Venir jusqu'ici
pour vous !
— Et pour voir son frère, précisa Joan en se
levant.
Son mouvement brusque mit fin à la conversation ;
comme pour protester, son fauteuil grinça.
— Il a besoin d'être huilé, observa Brandt en le
faisant pivoter de droite à gauche.
Pour une raison mystérieuse, Joan s'emporta.
— J'ai peut-être la taille d'une Amazone, mais je
n'ai pas la force de retourner ce fauteuil pour le
graisser !
Le jeune homme leva alors sur elle un regard aigu.
Joan leva le menton et, la bouche sèche, soutint cet
examen sans ciller.
— Votre taille vous a-t-elle toujours complexée ?
— Disons qu'elle ne passe pas inaperçue, répon-
dit-elle d'un ton glacial.
Brandt pencha la tête sur le côté.
— Comme le monde est mal fait! Les petites
femmes envient toujours les grandes, et inverse-
ment !
Joan haussa les épaules.
— C'est tout naturel ! Mais je m'accepte très bien
telle que je suis.
— Dans ce cas, cessez de vous excuser d'être
grande, belle et blonde !
L'accusait-il de fausse modestie ! C'était trop fort !
— Monsieur ! explosa-t-elle. En trois ans, vous
n'avez jamais vu en moi qu'une secrétaire !
— A qui la faute ? Vous êtes hérissée de piquants.
Comment aurais-je deviné que vous aviez envie
qu'on s'intéresse à vous? Et puis...
Il marqua un temps d'arrêt, comme pour donner
de l'importance à ce qui suivrait.

43
— J'ai une règle d'or : ne jamais mélanger le
travail et le plaisir.
Voilà : on ne pouvait être plus clair. Brandt
avouait qu'il la trouvait séduisante, mais cela ne
changerait rien ; elle resterait sa secrétaire. Et elle
aurait tout intérêt à observer la même sagesse. Si une
idylle s'établissait entre eux, pour s'éteindre ensuite,
leur position à tous deux deviendrait rapidement
inconfortable.
— Sachez que je suis parfaitement de votre avis,
dit-elle en baissant la tête.
Un soupir exaspéré accueillit sa repartie.
— Vraiment?
Lorsqu'elle releva les yeux, Joan ne vit que le dos
de Brandt. Celui-ci avait maintenant fait basculer le
fauteuil.
— Avez-vous de l'huile ici ?
— Dans le tiroir du milieu.
Tandis que Brandt graissait les fixations mobiles
du siège, Joan commença à sélectionner quelques
dossiers et à les déposer au fur et à mesure sur une
chaise. Mais une partie seulement de son esprit se
concentrait sur ce travail. L'autre essayait de se
réjouir à l'idée qu'il la trouvait jolie.
Distraite par le cours de ses pensées, la jeune
femme ne remarqua pas que le premier tiroir ne
s'était pas bien refermé quand elle avait ouvert le
deuxième. Avec un sourire amusé, elle découvrit un
dossier mal rangé, celui qu'elle avait remis à Brandt
l'autre jour. Pour le reclasser correctement, elle tira
le troisième tiroir. Au même instant, le casier supé-
rieur se mit à glisser en grinçant. Ayant perçu le
signal, Joan se précipita vers l'armoire pour le
retenir. Mais c'était trop tard : emportée par le poids
des trois tiroirs ouverts, l'armoire menaçait mainte-
nent de basculer d'un seul bloc.

44
Brandt vola aussitôt à son secours : il réussit à
rétablir l'équilibre du meuble puis remit les casiers en
position sûre.
Tremblante, Joan sentit le sol se dérober sous ses
pieds. Les mêmes bras qui l'avaient sauvée de la
catastrophe lui saisirent les épaules.
— Joan ? Vous n'avez rien ?
Sa vue se troubla et d'instinct, elle vacilla vers lui.
— C'est arrivé si vite...
— Mais pourquoi avez-vous essayé de la retenir ?
Vous auriez pu vous blesser !
— Je n'ai pas eu le temps de réfléchir, répondit
Joan en réprimant un sanglot.
Doucement, le jeune homme l'attira contre lui.
— Petite folle ! Je savais bien qu'un jour ce
monstre se retournerait contre vous !
Joan esquissa un faible sourire et glissa les doigts
sur les revers de sa veste. Au contact de ses bras, sa
frayeur cédait lentement la place à un trouble déli-
cieux. Leur étreinte n'était plus un incident dû aux
hasards du sommeil; électrisée, elle sentit sous sa
paume le sourd battement de son cœur. Une onde de
chaleur lui envahit les membres, tandis que le visage
du jeune homme errait dans la soie de ses cheveux et
que sa bouche s'arrêtait près de son oreille.
Elle lutta pourtant pour ne pas céder à cette
euphorie, à cette griserie qui lui ôtaient toute
volonté. Un goût de miel sauvage lui montait à la
bouche, doux-amer, comme si elle avait osé boire un
nectar exclusivement réservé aux dieux !
— Le ciel soit loué ! Vous n'êtes pas blessée.
La jeune femme regretta aussitôt d'avoir été
épargnée. Mais elle secoua la tête et voulut s'écarter ;
l'étreinte de Brandt se fit plus insistante.
— Je vous assure...
Sans lunettes, elle distinguait ses traits rudes à

45
travers une sorte de brouillard ; mais l'haleine tiède
du jeune homme enflammait ses sens. Que ressenti-
rait-elle s'il l'embrassait? Brandt devait être un
amant merveilleux... De crainte de trahir son émo-
tion, elle baissa les paupières. Au même instant, il
écarta une longue mèche de cheveux qui lui barrait la
joue.
— J'aime votre parfum, fit-il distraitement. Il vous
va bien.
— Je... je ne porte pas de parfum, souffla Joan.
— Non?
Il inclina la tête vers son cou et respira profondé-
ment.
— Ce sont vos cheveux, alors. Ils sentent le
shampooing.
Puis en haussant les épaules, il la relâcha.
— Oui... c'est cela, acquiesça la jeune femme en
se détournant pour qu'il ne voie pas le tourment
qu'elle endurait. Je les ai lavés avant-hier.
Dans la bouche d'un autre homme, la même
remarque l'aurait fait rire. Mais Brandt l'avait frois-
sée, et elle regretta subitement de ne pas porter un
parfum provocant et sensuel. L'odeur de shampooing
évoquait dans son esprit l'image d'un bébé fraîche-
ment sorti du bain, et l'idée que Brandt pût la
considérer comme une petite fille lui déplaisait
souverainement.
— La prochaine fois, dit-il en revenant au fau-
teuil, ouvrez un seul tiroir à la fois !
— Vous ne croyez tout de même pas que je l'ai fait
exprès ! explosa Joan.
Le jeune homme se tourna lentement et la dévisa-
gea de son œil calme.
— Ai-je dit une pareille chose, Joan ?
Il l'appelait par son prénom à présent ! Sa fureur
redoubla :

46
— Je... je voulais dire... bredouilla-t-elle.
— Je sais parfaitement ce que vous vouliez dire. Je
suis capable de reconnaître le moment où une femme
essaie de se jeter à mon cou !
Que répondre à cela ? De toute façon, elle n'aurait
jamais le dernier mot. Joan se fit donc toute petite et
reprit son travail.

47
4

Dans le fond d'un placard, Brandt avait trouvé des


bougies. A présent, quatre petites flammes luttaient
vaillamment contre l'obscurité qui régnait dans le
bureau de Joan. Si leur faible lumière ne suffisait pas
pour travailler, elle avait au moins donné un petit air
de fête à leurs immuables sandwiches.
Derrière la table de la jeune femme, Brandt se
carra dans le fauteuil maintenant silencieux, tandis
qu'elle fumait maladroitement une cigarette, espé-
rant ainsi occuper ses mains tremblantes.
— Pariez-moi de vos parents, Joan, demandait-il
soudain. Vivent-ils à Chicago ?
Brandt s'efforçait sans doute de vaincre le mutisme
dans lequel elle s'était réfugiée. Qui sait ? En répon-
dant à ses questions, elle parviendrait peut-être à
oublier l'étrange douceur que la lueur des bougies
répandait sur ses traits anguleux, dont elle soulignait
encore la sensualité.
— Non, mes parents habitent une petite ville à
cent cinquante kilomètres d'ici. Mon frère aîné
effectue son service militaire en Allemagne, et mon
frère cadet termine ses études secondaires. J'ai
encore une petite sœur, âgée de onze ans.
— Que fait votre père ?

49
— Avec l'aide de ma mère, il dirige un petit
supermarché. C'est une affaire de famille.
— Voilà une existence tranquille...
Brandt écrasa sa cigarette puis leva les yeux.
— Qu'est-ce qui vous a amenée à Chicago ?
— L'école de secrétariat. Quand j'ai obtenu mon
diplôme, il n'y avait pas de travail chez nous, alors je
suis restée ici.
— Vous devez vous sentir seule, sans famille et
sans amis.
Il ignorait à quel point il disait vrai ! Mais Joan
était sur la défensive.
Je me suis fait des amis, ici, et je retourne dans
ma famille une fois par mois.
Brandt se redressa.
— Mes parents vivent à Chicago, commença-t-il
pensivement. Vous connaissez ma mère, n'est-ce
pas?
— Oui.
Joan avait gardé le souvenir d'une grande femme
svelte, réplique féminine de son fils, pas vraiment
belle, mais très attirante.
— Mon père est médecin, poursuivit Brandt. Il a
maintenant réduit ses activités. Mais je crois qu'il ne
prendra jamais vraiment sa retraite : son travail le
passionne toujours,
— Je croyais que la firme Lyon avait été créée par
votre père.
— Non, c'est mon oncle qui l'a fondée. Il est mort
il y a quelques années. Quand j'étais étudiant, je
travaillais pour lui pendant les vacances. Ensuite, j'ai
continué.
— Avez-vous des frères et sœurs ? interrogea Joan
dont la curiosité s'était éveillée.
— J'ai une sœur. Venetia a suivi l'exemple pater-
nel. Elle est médecin, en Arizona.

50
— Elle est mariée ?
— Non. C'est une solitaire, comme moi.
A ces mots, il marqua une pause et plongea son
regard dans le sien.
— N'allez-vous pas faire une remarque sur la
solitude du célibataire ?
— Je suis mal placée pour vous jeter la pierre.
— N'avez-vous pas envie de fonder un foyer ?
— Si, je crois, mais pour cela, il faut d'abord
trouver un partenaire.
— Vous parliez d'un certain Ed tout à l'heure.
D'un signe de tête, Joan indiqua qu'elle n'avait pas
envie de répondre à cette question.
— Suis-je indiscret? Moi-meme j'hésiterais à
aborder un sujet aussi intime. Vous... vous n'avez
pas l'air d'une femme amoureuse. Il vous manque cet
éclat particulier qui accompagne les symptômes habi-
tuels.
— Vous en parlez comme d'une maladie !
— Parce que le diagnostic est toujours le même :
perte d'appétit, nervosité, un mal étrange, les affres
du doute.
— Avez-vous connu cela?
La fragile image de la blonde Angela s'imprima
alors dans l'esprit de Joan qui ressentit brusquement
ce mal étrange que Brandt venait d'évoquer.
— De loin, répondit-il, laconique.
Puis il se leva pour se diriger vers la fenêtre.
— On dirait que le vent se calme. La tempête
cessera peut-être cette nuit.
Joan fixa pensivement ses larges épaules. Que se
passerait-il, après la tempête ? Redeviendrait-elle
Miss Somers ?Ou bien étaient-ils parvenus à un point
de non-retour ? Elle craignait d'avoir perdu le
contrôle de ses émotions : il avait percé sa réserve,

51
cette fragile barrière qui la maintenait à une distance
respectueuse...
— Au moins, nous aurons chaud, cette nuit, fit-
elle d'un ton faussement léger.
— Certainement pas grâce à ce radiateur.
La réaction de Brandt avait été si vive que la jeune
fille se demanda si elle avait bien entendu.
— Comment?
Il se tourna à demi. A la lueur des bougies, son
regard paraissait plus sombre.
— Nous ne pourrons pas le laisser allumé toute la
nuit.
— Pourquoi ? La fenêtre restera ouverte.
— Ce n'est pas cela, répondit Brandt en s'appro-
chant d'elle. Nous n'aurons pas assez de pétrole pour
la nuit et pour demain. Rien ne dit que l'électricité
sera rétablie d'ici là.
Joan fixa ses mains en faisant un immense effort
pour ne pas les tordre. C'était pourtant logique !
Mais il lui suffisait de fermer les yeux pour que son
corps s'embrase à la pensée de passer une seconde
nuit dans ses bras. Elle s'humecta les lèvres.
— Je ne savais pas...
— Je ne vous ai rien dit pour ne pas vous inquiéter
inutilement.
— Je ne me serais pas inquiétée...
Les mains enfoncées dans ses poches, Brandt la
contempla un moment, comme fasciné par la flamme
dansante qui jouait sur ses lèvres humides.
— Je vais chercher nos manteaux pour les réchauf-
fer avant que nous nous couchions, déclara-t-il en
ouvrant brusquement la porte du bureau voisin.
Le courant d'air glacé qui s'engouffra dans la pièce
fit frissonner Joan. A quoi bon protester ? Elle avait
déjà accepté de dormir ainsi la nuit précédente. Mon
Dieu ! Il lui semblait qu'ils vivaient dans cet espace

52
confiné depuis une semaine entière! Vingt-quatre
heures auparavant, sa vie morne lui appartenait
totalement, et maintenant, elle se sentait impuis-
sante, entraînée dans un courant qui se transformait
rapidement en un torrent impétueux...
Brandt revint avec les manteaux. Si seulement il
pouvait lui communiquer un peu de son calme!
Certes, Brandt n'était pas affecté par elle comme elle
l'était par lui ! Jamais, de sa vie entière, un homme
n'avait éveillé en elle de telles émotions !
Joan sentit qu'il fallait dire quelque chose. Elle
allait ouvrir la bouche lorsqu'il leva la tête et lui
adressa un sourire complice. Ses mots s'étranglèrent
dans sa gorge et, pour se rendre utile, elle l'aida à
placer les vêtements devant le radiateur. Après quoi,
elle tendit les mains vers la source de chaleur et resta
ainsi quelques instants.
— Quel dommage que nous ne puissions dormir
dans cette pièce ! Elle est déjà chaude.
— Si le canapé n'était pas aussi lourd ni aussi
énorme, je l'aurais bien transporté ici! Mais je
mettrai le chauffage à côté un petit moment.
La nuit précédente, tout s'était déroulé sans pré-
méditation. Mais maintenant, à la perspective de
dormir encore aux côtés de Brandt, alors que sa
volonté était dangereusement émoussée, Joan crai-
gnait le pire : ne risquait-elle pas, cette fois, de trahir
le trouble qu'il lui inspirait ?
Quand Brandt reprit les manteaux, elle sursauta
violemment. Sans mot dire, il les plia pour les garder
bien chauds. Du coin de l'œil, elle le regarda
emporter le radiateur dans l'autre pièce. Au bout
d'un moment, comme il ne revenait pas, elle comprit
qu'il était inutile d'attendre plus longtemps. Les nerfs
tendus à craquer, elle souffla trois bougies et prit la
quatrième avec elle.

53
Brandt était penché sur l'appareil, sans doute pour
l'éteindre.
— Laissez la porte ouverte, dit-il sans se
retourner.
Elle posa la bougie sur la table près du canapé en
s'efforçant de résister à la force magnétique qui
l'attirait vers lui.
— Je vais fermer la fenêtre de votre bureau, lança-
t-il.
— D'accord.
Reprenant sa place au fond du canapé, elle couvrit
ses jambes. Brandt revint sans bruit. Comme avant
un orage, l'atmosphère se tendit aussitôt.
La flamme de la bougie s'éteignit, plongeant la
pièce dans une totale obscurité. Puis les coussins
s'écrasèrent sous le poids de Brandt. Instinctivement,
la jeune femme retint sa respiration, comme pour se
préparer au contact de son corps musclé.
Il s'allongea près d'elle, sans hésiter, comme s'il
faisait cela tous les jours de sa vie. Oppressée, Joan
exhala un soupir étouffé. Bientôt sa poitrine se
souleva en un spasme de joie et de souffrance
mêlées : être si près de lui et devoir lui cacher le flot
de sensations qui la submergeait !...
Le jeune homme avait posé son bras droit sur sa
taille. Elle se demanda quelle serait sa réaction s'il la
caressait... Un délicieux frisson lui parcourut le dos.
— Vous avez froid ?
Comme tirée par un fil invisible, la tête de Joan se
tourna en direction de sa voix et s'immobilisa bruta-
lement au contact de sa bouche.
— Un peu, mentit-elle.
Brandt se serra plus étroitement contre elle. Aussi-
tôt, le corps de Joan s'embrasa comme sous l'effet
d'une flamme vive. Son cœur cessa de battre puis
repartit à grands coups précipités.

54
— Etes-vous mieux ainsi ?
Le mouvement de ses lèvres contre sa joue, si près
de sa bouche la paralysait. Un « oui » étranglé
s'échappa de sa gorge sèche.
— Que se passe-t-il ?
Au comble de la confusion, Joan ouvrit les yeux et
essaya de distinguer le visage de son compagnon.
— Rien...
Désespérée, elle recula la tête jusqu'au fond du
canapé. Maintenant, il n'y avait plus d'issue... Au
même instant la main de Brandt vint écarter une
épaisse mèche de cheveux qui lui barrait la joue.
— Vous tremblez !
— Ce n'est rien, je vous assure, murmura-t-elle,
les yeux mouillés de larmes.
— Vous mentez, Joan...
— Je vous en supplie, essayons de dormir, insista-
t-elle en réprimant un sanglot.
— Pas avant que vous ne m'ayez parlé.
Mais elle n'oserait jamais lui avouer qu'elle le
désirait, qu'elle avait envie de sombrer dans la
douceur de ses mains, dans la tiédeur de ses lèvres...
— Brandt ! gémit-elle, au bord de la crise de nerfs.
Son cri fut à lui seul un message éloquent. Elle
sentit soudain les muscles de Brandt se tendre. Dans
l'obscurité qui l'engloutissait, elle devina que sa tête
se rapprochait et la bouche du jeune homme se posa
sur ses lèvres, aussi légère qu'une plume.
Lorsqu'il s'écarta, elle sut qu'il lui laissait une
chance de le repousser. Mais elle avait trop lutté, et
ses dernières résistances venaient de tomber. Glis-
sant la main derrière sa nuque, dans l'épaisseur de
ses cheveux, il lui souleva la tête. Son baiser pas-
sionné la noya alors dans un flot de sensations
étourdissantes.
Entrouvant les lèvres sous sa bouche brûlante,

55
Joan referma les bras autour de sa taille. Esclave
consentante, elle se laissa emporter vers des horizons
insoupçonnés. Mais Brandt n'exigeait pas seulement
qu'elle lui rende ses baisers : ses mains vagabondes
allumaient de petits incendies; déjà, une passion
égale à la sienne agitait son corps de femme, balayant
toutes ses craintes.
Le dernier bouton de sa blouse céda. Ecartant la
fine étoffe de soie, Brandt referma les doigts sur son
sein. Une joie sans mélange inonda la jeune femme :
le monde entier pouvait bien s'écrouler autour d'elle,
plus rien n'avait d'importance, tant qu'il la garderait
dans ses bras...
La bouche du jeune homme déposait de petites
pointes de feu dans le creux de sa gorge et traçait un
lent sillon jusqu'à la naissance de sa poitrine...
Brusquement une lumière aveuglante se répandit
dans la pièce. Un court instant, Joan se demanda si
l'éclat soudain qui l'éblouissait à travers ses paupiè-
res closes n'était pas un pur produit de son imagina-
tion. Mais, comme Brandt interrompait ses caresses,
elle ouvrit les yeux : les lampes du plafond s'étaient
allumées !
La tête du jeune homme resta nichée dans son cou.
Au bout d'un moment, il jura entre ses dents et
s'écarta avec un mouvement d'humeur. Immobile,
elle le regarda s'asseoir au bord du canapé. Le souffle
saccadé, il se passa les mains dans l'épaisseur brune
de ses cheveux.
— Voilà qui est aussi efficace qu'un seau d'eau
froide !
Joan se figea, glacée de honte. N'éprouvait-il donc
rien que du dépit? Comme elle avait été sotte de
croire que sa passion allait au-delà de la simple
convoitise !
Les joues inondées de larmes, elle referma en

56
tremblant les boutons de sa blouse. Sa peau frisson-
nait encore du souvenir de ses caresses...
— Pardonnez-moi, Joan, gronda la voix de
Brandt. Vous devez croire que je...
— Ne vous excusez pas, coupa-t-elle sèchement.
C'est parfaitement inutile.
Ayant retrouvé un semblant de dignité, elle se leva
et faillit céder à une brusque envie de s'enfuir à
toutes jambes avant d'éclater en sanglots devant lui.
Mais il la fit rasseoir et lui saisit les épaules.
— Vous ne sortirez pas d'ici.
Son regard étincelant se posa un court instant sur
ses lèvres encore tièdes et gonflées.
— Pas avant que nous ayons mis certaines choses
au point.
Sa bouche tendue trahissait l'effort qu'il déployait
pour maîtriser ses émotions. Joan se sentit prête à
fondre à nouveau, mais, dans un sursaut d'orgueil,
elle lui offrit une expression fière et glacée.
— J'ignore de quoi vous parlez !
— Vous le savez parfaitement, au contraire,
répondit Brandt d'une voix dangereusement calme.
— Je vous en prie, vous accordez beaucoup trop
d'importance à ce qui est arrivé.
— A ce qui a failli arriver, cingla Brandt.
Joan rougit et tourna vivement la tête, dissimulant
son visage derrière une cascade de boucles.
— Mais rien n'est arrivé. Nous sommes deux êtres
humains, parfaitement normaux. Disons que la situa-
tion nous a échappé et qu'en d'autres circonstances,
nous n'aurions pas agi ainsi.
— C'est ce que vous croyez? interrogea-t-il, les
yeux réduits à une fente menaçante.
— Naturellement.
C'était en partie vrai, sinon pour elle, du moins
pour Brandt.

57
— Je n'ai jamais rencontré de femme capable
d'analyser aussi froidement les choses.
Il secoua la tête d'un air sombre et se leva.
— Vous exercez un contrôle absolu sur vos émo-
tions, n'est-ce pas ?
Seul son amour-propre empêchait Joan de fondre
en larmes.
— Et vous, monsieur?
Avec le rétablissement du courant, la chaudière
s'était remise en route. La pièce se réchauffait
rapidement.
— Vous m'avez engagée parce que j'étais efficace
et que je savais garder la tête froide en toutes
circonstances. Allez-vous me renvoyer pour les
mêmes raisons ?
Elle se surprit alors à souhaiter qu'il le fît. Ainsi
elle n'aurait pas à l'affronter jour après jour, hantée
par le souvenir de ces moments où elle s'était
abandonnée à ses caresses.
— Non, Miss Somers.
D'un pas rapide, il gagna la porte. Joan comprit
qu'il désirait mettre un terme à cette conversation et
reprendre sa place dans le fauteuil du bureau voisin.
— Pourriez-vous éteindre la lumière ? Je voudrais
dormir.
C'était presque un ordre. Brandt s'immobilisa sur
le seuil, puis éteignit d'un coup sec. Après quoi, il
sortit en claquant furieusement la porte derrière lui.
L'obscurité reprit possession des lieux. Joan aurait
voulu sombrer dans ce gouffre noir : elle se blottit
sous son manteau et laissa enfin libre cours à ses
larmes, à sa honte et à son désespoir.
Mais rien, jamais, ne pourrait soulager sa douleur.
Oh ! ils n'étaient pas plus à blâmer l'un que l'autre !
Pourtant, en franchissant la frontière qui séparait sa

58
vie privée de son travail, il avait désobéi à l'un de ses
commandements. Il ne l'oublierait pas.
Joan non plus, parce qu'elle l'aimait. C'était ridi-
cule, insensé, absurde, mais elle l'aimait.

59
5

Le ciel avait perdu sa teinte plombée annonciatrice


de neige. Il ne restait plus qu'une épaisse couche de
nuages grisâtres. Maintenant réduit à un souffle
léger, le vent soulevait quelques flocons qui tour-
noyaient au-dessus des énormes congères amassées
par la tempête.
Les cheveux relevés en chignon, Joan avait glissé
ses lunettes sur son nez, dissimulant ainsi ses yeux
rougis et cernés.
Après une rapide toilette, elle retrouva un peu de
courage. Pas assez cependant pour regagner son
bureau sans appréhension. Fort heureusement,
Brandt lui accorda à peine un regard.
— Les chasse-neige sont en train de déblayer les
routes, annonça-t-il en enfilant son manteau. Je vais
essayer de dégager la voiture.
En guise d'acquiescement, Joan se contenta de
hocher la tête. Lorsqu'elle s'avança vers son bureau,
le jeune homme se leva et sortit.
La veille, Brandt lui avait servi le petit déjeuner en
la persuadant de laisser ses cheveux en liberté sur ses
épaules. Sa courtoisie, sa douceur avaient mainte-
nant cédé la place à une sorte d'indifférence polie qui
lui serrait le cœur. Mais à quoi bon pleurer encore ?

61
Tout était sa faute : comment avait-elle pu oublier
toute prudence ? Elle connaissait bien ses sentiments
à l'égard de Brandt, pourquoi ne s'était-elle pas
mieux protégée ?
Devant sa gentillesse et sa sollicitude, ses défenses
avaient fondu comme neige au soleil. Il n'avait pas,
disait-il, l'intention de la renvoyer. Mais ne valait-il
pas mieux pour elle donner sa démission ? Ou bien
son geste risquait-il de souligner l'importance qu'elle
accordait à cet incident?
Si seulement elle avait assez de force pour endurer
la routine quotidienne du bureau sans qu'il devine ses
véritables sentiments ! Au bout de quelques mois,
elle pourrait partir sans perdre la face, en pretextant
un poste plus intéressant, purement fictif. Continuer
à travailler pour Brandt équivaudrait à une mort
lente, un véritable suicide !
— Oh... ! gémit-elle en frappant de son poing sur
la table.
Pour que son orgueil soit sauf, il lui faudrait encore
survivre à ces interminables semaines... Mais elle se
ressaisit lentement. A quoi bon pleurnicher ? A quoi
bon ressasser des souvenirs douloureux ?
Brandt ne tarderait pas à revenir, mais elle décida
de s'occuper pour ne pas penser à lui. Otant l'enve-
loppe de plastique qui protégeait sa machine à écrire,
elle se mit à taper le courrier qu'il lui avait dicté le
premier soir. A l'instant où elle achevait la troisième
lettre, il ouvrit la porte.
—Etes-vous prête ?
La jeune femme sursauta imperceptiblement, mais
ses doigts continuèrent à courir sur le clavier.
— Un moment, répondit-elle, les yeux fixés sur
son bloc.
Une fois la lettre finie, elle la déposa avec les
doubles sur les autres. Brandt lui tendait déjà son

62
manteau. Etait-il donc si pressé de se débarrasser
d'elle? Un bref regard en direction de son visage
anguleux ne révéla aucun signe d'impatience. Silen-
cieux, les mains dans les poches, il attendait, sans
trahir la moindre émotion.
La voiture ronronnait au pied des marches. Joan
s'installa à côté du conducteur.
— Où habitez-vous ? demanda Brandt en sortant
le véhicule du parking.
Joan lui donna les indications nécessaires puis se
carra confortablement sur son siège. Du coin de l'œil,
elle devinait son profil d'aigle, mais elle gardait
Obstinément le regard fixe. En d'autres circonstan-
ces, elle se serait enthousiasmée devant la blancheur
immaculée des rues familières transformées en pay-
sage de contes de fées. Aujourd'hui, elle préférait se
réfugier dans le mutisme.
Malgré le passage des chasse-neige, les routes
demeuraient glissantes. Cependant, Brant et sa pas-
sagere arrivèrent à bon port. Devant l'immeuble où
habitait Joan, on n'avait pas encore déblayé.
L'épaisse couche de neige, vierge de pas, indiquait
que personne n'avait osé s'aventurer dehors.
En ouvrant la portière, Joan regretta de ne pas
avoir emporté ses bottes. A l'instant où les semelles
de ses élégants escarpins s'enfonçaient dans la neige,
Brandt se matérialisa devant elle. Quelle surprise !
Elle n'avait pas songé un seul instant qu'il prendrait
la peine de l'accompagner jusqu'au seuil. Mais d'un
mouvement souple, sans effort apparent, il la souleva
dans ses bras.
— Lâchez-moi ! s'écria-t-elle.
Le jeune homme se contenta de sourire. Il mar-
chait déjà à grands pas vers l'entrée.
— Ce serait trop bête de vous geler les pieds.
— Mais je suis trop lourde ! protesta Joan.
63
Ayant atteint son but, Brandt la déposa sur le sol
et tourna la poignée.
— Vous êtes grande, mais pas lourde, corrigea-t-il
en la fixant intensément.
Joan perdait de nouveau contenance. Solennel, le
jeune homme restait immobile, le regard insondable.
Confuse, elle détourna la tête.
— Demain, commença-t-il, je vous permets de
faire la grasse matinée.
Une porte claqua à l'étage au-dessus. Joan se raidit
et rejeta la tête en arrière.
— Je ne demande aucune faveur particulière,
monsieur. Je serai au bureau à huit heures, comme
tous les matins.
Brandt haussa un sourcil.
— A votre aise, Miss Somers! Bon dimanche!
Quand la porte d'entrée se referma, Joan réalisa
qu'elle ne l'avait pas même remercié. Trop tard!
— Seigneur ! Ce que tu peux être glaciale ! s'écria
la voix surexcitée de Kay, depuis le palier du second.
Et dire qu'il t'a portée jusqu'ici dans ses bras !
Joan lui lança un regard interrogateur.
— Je vous ai vus par la fenêtre. Un vrai Prince
Charmant !
— C'est parce que je ne portais pas de bottes,
expliqua Joan d'un ton sévère. Et le trottoir n'était
pas dégagé.
La jeune femme se hâta vers l'escalier, mais ses
explications n'avaient pas réussi à effacer le sourire
malicieux qu'affichait son amie. D'un moment à
l'autre, elle allait être assaillie d'un déluge de ques-
tions.
— Y a-t-il du café? demanda-t-elle en pénétrant
dans leur appartement. Je n'en ai pas bu depuis la
panne d'électricité vendredi soir.
— La panne d'électricité ! répéta Kay en se préci-
64
pitant vers le coin-cuisine. Je savais que certains
quartiers de la ville avaient été privés de courant,
mais j'ignorais que vous aviez été coupés au bureau.
Dis donc, les soirées ont dû te sembler longues?
Tout en lui versant une tasse de café, Kay lança à
Joan un regard pétillant d'excitation et de curiosité :
— Comment avez-vous fait ? Le thermostat de la
chaudière ne fonctionne qu'à l'électricité. Est-ce que
vous vous êtes serrés dans les bras l'un de 1'autre?
Oh ! Quelle aventure !
Elle s'interrompit le temps de lui donner sa tasse.
— C'est pour cela que tu t'es montrée si froide
avec lui? T'a-t-il fait des avances?
Joan ne put s'empêcher de rougir.
— Oh, Kay ! Je t'en prie ! Pour commencer, nous
avions nos manteaux et ensuite B... M. Lyon a
trouvé un radiateur dans le dépôt.
Kay fit la grimace.
— C'est peut-être pratique, mais guère propice au
romantisme, soupira-t-elle. J'espérais au moins qu'a-
près un week-end ensemble vous vous appelleriez par
vos prénoms !
Joan serra la tasse entre ses doigts puis la déposa
vivement sur la table.
— Je vais prendre un bain.
Elle se leva aussitôt. Elle n'avait aucune envie de
se confier à son amie et se sentait incapable de
répondre à une question de plus.

Le lundi matin, au bureau, l'atmosphère de travail


était strictement rétablie. L'attitude de Brandt ne
trahissait ni mépris, ni mauvaise humeur, ni colère. Il
s'adressait à Joan avec sa courtoisie ordinaire, ce qui
permit aisément à la jeune fille de se couler dans le
moule habituel.
Dans les différents services on ne parlait que de la

65
tempête. Tous racontaient à leur manière comment
ils avaient été bloqués par le blizzard et quelles
difficultés ils avaient dû surmonter avant de rentrer
chez eux. Fort heureusement, Joan travaillait dans
un bureau isolé : ainsi, elle ne fut pas même obligée
d'inventer une histoire. De son côté, Kay avait juré
de garder le silence : elle connaissait trop bien la
rapidité avec laquelle se répandaient les rumeurs les
plus fantaisistes.
Aux environs de midi, Brandt vint demander à
Joan de lui sortir un certain nombre de dossiers.
Celle-ci les lui remettait lorsque Lyle Baines pénétra
dans son bureau.
— Désolé d'arriver si tard, Brandt. Mais les
chasse-neige ne sont passés chez moi qu'à dix heures.
Quelle tempête ! J'espère que vous êtes rentrés sans
encombre.
Sans l'interrompre, Brandt avait hoché la tête en
guise de bonjour, puis entrouvert le premier dossier
pour en examiner le contenu. Lorsque Lyle se tut, il
lui adressa un bref regard avant de diriger ses pas
vers son bureau.
— Justement, Miss Somers et moi sommes restés
bloqués ici jusqu'à dimanche matin, dit-il d'un ton
désinvolte.
— Vous plaisantez !
Les yeux écarquillés Lyle se tourna vers Joan,
comme pour lui demander confirmation de ce qu'il
venait d'entendre. Celle-ci ne pouvait dissimuler son
embarras : certes, Lyle n'était pas homme à colpor-
ter des ragots, néanmoins maintenant, le secret
qu'elle s'était donné tant de mal à cacher ne tarderait
pas à être connu de tous.
Brandt passa la tête par la porte.
— Venez dans mon bureau, Lyle. J'ai eu tout le
loisir d'étudier les plans du centre commercial de

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Parkwood au cours du week-end et j'aimerais tout
vérifier avec vous avant que vous ne commenciez à le
chiffrer.
Joan reprit sa place derrière sa table en évitant le
regard de l'autre homme qui disparut dans la pièce
voisine. Lorsque enfin la porte communicante se
referma, elle respira plus librement.

Brandt avait commis une imprudence dont les


conséquences ne furent pas longues à se manifester :
dès le lendemain, quand Joan pénétra dans la cantine
en compagnie de Kay, un brusque silence vint
rompre le brouhaha qui régnait dans la salle, et
toutes les têtes se tournèrent vers elle. Puis il y eut
des rires et des murmures étouffés. Joan décida de
rester de glace : en réagissant d'une manière ou
d'une autre, elle risquait seulement de fournir un
aliment aux conversations.
Naturellement, Kay mit toute son énergie à défen-
dre son amie. Dieu merci, Joan savait que les
rumeurs ne parviendraient jamais aux oreilles de
Brandt : personne, y compris elle-même n'oserait les
rapporter au « lion ». Ce qu'elle désirait, avant tout,
c'était se préserver d'une nouvelle humiliation.
Quand certains collègues se risquaient à lui poser
ouvertement la question et demandaient comment
Brandt et elle avaient passé le temps, elle répondait
invariablement qu'ils avaient travaillé. C'était d'ail-
leurs la vérité, accréditée encore par son sens aigu de
l'efficacité.
Et, faute d'être entretenus, les ragots finirent par
s'éteindre d'eux-mêmes, au grand soulagement de
Joan qui se félicitait de leur avoir opposé une
indifférence totale.

67
Ce fut pourtant avec joie que la jeune femme vit
arriver le vendredi soir.
La semaine n'avait guère été facile : que de fois
avait-elle tressailli parce que Brandt lui frôlait les
doigts en prenant un dossier de ses mains! Et
combien de fois, en lui présentant des lettres à signer,
s'était-elle surprise à contempler son épaisse cheve-
lure brune, son cou hâlé et son visage aux traits rudes
dont la bouche si experte avait réussi à éveiller ses
désirs endormis !
Peu après quatre heures, ce vendredi-là, Joan
commença à classer ses dossiers et à mettre de l'ordre
sur son bureau. A lui seul, le tri du panier « sorties »
représentait une lourde tâche et elle n'accorda qu'un
sourire distrait à l'employé qui venait chaque
semaine lui déposer son chèque hebdomadaire.
L'esprit occupé par ce qui lui restait à faire, Joan
sortit le petit rectangle de son enveloppe. Elle allait
le glisser dans son portefeuille lorsque le montant lui
sauta aux yeux. Comment était-ce possible? La
somme indiquée dépassait d'au moins cinquante pour
cent celle qui aurait dû figurer sur le chèque !
Elle fixa d'abord la formule sans comprendre.
Puis, lentement, l'étonnement céda la place à la
colère. Ainsi donc, Brandt espérait apaiser sa
conscience avec quelques dollars supplémentaires!
Les doigts crispés sur le papier, Joan se leva
aussitôt, marcha droit vers la porte communicante et
frappa un coup sec.
— Entrez!
Brandt leva un instant la tête en direction de la
visiteuse et reprit l'examen de ses documents.
— Qu'y a-t-il, Miss Somers?
Etranglée par la fureur que redoublait encore son
calme imperturbable, elle déposa violemment le

68
chèque sur son bureau. Le jeune homme le regarda
brièvement puis le repoussa vers elle.
— C'est votre salaire.
— Je le sais. Mais la somme est erronée. Pourriez-
vous appeler la comptabilité et demander qu'on
libelle un autre chèque avec le montant habituel?
Miracle ! Il parut enfin s'apercevoir vraiment de sa
présence.
— Le montant est correct. Toute heure supplé-
mentaire mérite salaire.
— Inventez ce que vous voudrez pour vous justi-
fier, je n'accepterai pas un sou !
— Je n'invente rien ! corrigea Brandt froidement.
Vendredi soir et samedi matin, vous avez passé un
certain nombre d'heures à travailler pour nous. Si
vous n'aviez rien fait, je ne vous aurais pas payée.
— Je refuse d'accepter de l'argent parce que vous
regrettez...
— Je crois que nous en resterons là, coupa vive-
ment Brandt. Si mes explications ne vous suffisent
pas, c'est votre affaire. Mais le chèque vous appar-
tient, avec la somme indiquée. Faites-en ce que vous
voudrez !
— Eh bien, voilà ce que j'en fais ! explosa Joan.
Saisissant le chèque elle le réduisit en une pluie de
confettis ; après quoi, elle pivota sur ses talons et se
précipita vers la porte. Mais Brandt ne lui laissa pas
le temps de l'atteindre. Il la rattrappa par le poignet
et l'obligea à se tourner vers lui. La jeune femme
tenta en vain de se dégager.
— Joan! gronda-t-il. J'ai bien envie de vous
obliger à le recoller morceau après morceau !
Elle rejeta la tête en arrière, le regard traversé
d'un éclair fulgurant. Mais au contact de sa main, une
violente décharge d'électricité lui parcourut le corps.
69
Terrassée, la jeune femme se raccrocha désespéré-
ment à son orgueil.
— Je le déchirerai encore !
— Je sais parfaitement ce que vous pensez : vous
croyez que je cherche à me déculpabiliser.
La voyant rougir, il marqua une légère pause.
— Mais je n'ai rien à me faire pardonner, reprit-il.
Je vous ai trouvée désirable et j'ai agi en consé-
quence. Vous étiez aussi consentante que moi.
Joan évita son regard.
— Dans ce cas, ne m'humiliez pas avec cet argent,
implora-t-elle d'une voix étranglée.
— Je vous ai déjà dit que c'est un salaire pour
services rendus après les heures normales de bureau.
Je n'ai pas l'habitude de payer mes plaisirs.
Pour ne pas gémir de honte, la jeune femme serra
les dents. Mais une pâleur indescriptible se répandit
sur son visage.
— Pardon, Joan, dit-il alors. Je retire ce que je
viens de dire.
— S'il vous plaît, supplia-t-elle, pressée d'en finir
avec cette conversation, appelez la comptabilité et
demandez qu'on me donne mon chèque habituel.
Le jeune homme desserra son étreinte autour de
son poignet. Mais au lieu de la relâcher, il l'entraîna
avec lui jusqu'à son bureau.
— C'est bon, je vous obéis, dit-il en lui indiquant
un fauteuil.
Quand il lui lâcha le poignet, elle se retrouva sans
force. Ses jambes la portaient à peine. Surprise par
ce retournement soudain, elle s'effondra dans le
siège. Brandt Lyon n'était pourtant pas homme à
capituler si vite !
Le cœur battant à tout rompre, elle le regarda
composer le numéro du poste.
— Connelly? Ici Brandt Lyon. Miss Somers a

70
déchiré accidentellement son chèque. Pourriez-vous
en libeller un autre et me l'apporter ?
Il y eut un bref silence au cours duquel Joan retint
son souffle sous le regard pénétrant de Brandt.
— Exactement du même montant, ajouta-t-il d'un
ton sans réplique.
Hors d'elle, Joan bondit sur ses pieds. Elle avait
donc été assez sotte pour croire qu'il céderait ! Elle
quitta la pièce en courant, sourde à l'ordre de Brandt
qui lui commandait de revenir.
Sans perdre de temps à ranger ses affaires, elle
saisit son sac et décrocha son manteau. A l'instant où
elle ouvrait la porte, Brandt apparut sur le seuil de
son bureau.
— Joan ! Revenez immédiatement !
Elle lui lança un regard flamboyant.
— Aujourd'hui, je pars plus tôt ! N'oubliez pas de
diminuer mon salaire la semaine prochaine !
Là-dessus, elle claqua la porte derrière elle. Sûre
que Brandt ne la pourchasserait pas dans les couloirs,
elle se hâta vers l'escalier et gagna la sôrtie. Elle jeta
un dernier coup d'œil en arrière : excepté l'hôtesse, il
n'y avait personne.
L'autobus fit halte au moment où Joan parvenait à
son arrêt. Prestement, elle grimpa à son bord.

Kay rentra une heure et demie après son amie.


Elle s'était arrêtée en chemin pour encaisser son
chèque et prendre un tailleur pour lequel elle avait
versé des arrhes. Elle ne fut donc pas étonnée de
trouver Joan à la maison.
— D.M.C. V. Dieu merci, c'est vendredi ! tradui-
sit-elle en se laissant tomber sur le canapé. Mais je
me demande bien pourquoi je suis si contente : John
vient me chercher dans une heure pour m'emmener
au cinéma et demain matin, je dois me lever aux

71
aurores pour aller chercher Ed à l'aéroport avec lui !
Tu nous accompagnes ?
— Oui... acquiesça Joan, sans grand enthou-
siasme.
Et dire qu'avant ce maudit week-end elle attendait
le retour d'Ed avec impatience ! Elle détourna vive-
ment la tête et continua à mettre le couvert pour le
dîner.
— Le goulash est prêt. Nous pourrons passer à
table quand tu voudras.
— Le goulash ! gémit Kay. Je ne rêve que de
steaks! Enfin! même John ne peut encore m'en
offrir.
Malgré les lamentations, Kay fit honneur au dîner
que Joan avait préparé, après quoi elle aida à
débarrasser la table. Comme Joan insistait, elle lui
laissa la vaisselle.
Pendant que leurs couverts trempaient dans l'eau
savonneuse, la jeune fille mit un peu d'ordre dans le
salon. Aussitôt sortie de la douche, Kay s'habilla
tandis que son amie retournait à l'évier.
Soudain, on frappa un coup sec à la porte.
— John est déjà là! s'écria Kay en sortant en
trombe de la chambre. Je ne suis même pas coiffée !
— Il attendra bien deux minutes ! répondit Joan en
rinçant une assiette.
Elle l'entendit ouvrir, et son cri de surprise la fit
pivoter sur ses talons. De toute évidence, il ne
s'agissait pas de John, mais le battant lui dissimulait
le visiteur.
— Oh! Bonsoir!
— Miss Somers est-elle ici ?
Brandt Lyon! L'estomac de Joan chavira. Une
brusque chaleur envahit tout son corps, menaçant de
l'étouffer. Pour se ressaisir, elle reprit sa besogne

72
avec des gestes d'automate, feignant n'avoir pas
entendu la voix qui parvenait du hall.
— Mais oui, répondait Kay.
La porte tourna sur ses gonds.
— Joan?
Cette fois, la jeune femme ne pouvait plus faire la
sourde oreille. Elle accrocha un sourire à ses lèvres et
se retourna. Pleine de la présence de Brandt la pièce
sembla brusquement rétrécir.
— Monsieur Lyon ! Que faites-vous ici ?
Le jeune homme s'avança mais elle ne put soutenir
son regard ironique.
— Vous ne le devinez pas? murmura-t-il, pour
elle toute seule.
Joan rougit et lança un bref regard en direction de
Kay. Celle-ci les considéra un moment, puis, croyant
comprendre, courut s'enfermer dans la chambre.
Pour dissimuler le tremblement qui agitait ses
mains, Joan les plongea dans l'eau savonneuse.
Brandt s'appuya sur le plan de travail, les yeux fixés
sur son cou à l'endroit où une veine palpitante
trahissait son émotion. Il bougea le bras. La jeune
femme sursauta, mais rougit aussitôt en le voyant
glisser la main dans la poche de sa veste.
— Vous avez oublié quelque chose, railla-t-il en
déposant une enveloppe près de l'évier.
Joan avala sa salive.
— La somme est-elle correcte ?
— Oui, répondit Brandt avec un calme impertur-
bable. La somme est correcte.
— Vous comprenez parfaitement ce que je veux
dire, commença Joan.
Elle se tut, troublée par son regard insistant.
— Après trois ans, vous devriez savoir que je
gagne toujours.
— Pas cette fois.
73
Mais Brandt commençait à perdre patience.
— Pourquoi n'acceptez-vous pas ce chèque au lieu
de tout compliquer ?
On frappa à nouveau à la porte. Joan s'éloigna
aussitôt en s'essuyant les mains sur son jean. Kay
s'était déjà précipitée pour ouvrir, mais elle avait
besoin d'un moment de répit, aussi bref fût-il, pour
retrouver ses esprits.
Du regard, elle supplia Kay de ne pas se presser.
Mais John insista pour partir immédiatement, afin de
ne pas manquer le début du film. Et Joan eut toutes
les peines du monde à dissimuler son agitation
lorsque, Kay et son fiancé partis, elle se retrouva
seule avec Brandt.
Celui-ci avait ôté son manteau, sous lequel il
portait une élégante veste de soirée. Devant ce
raffinement, Joan regretta de ne porter qu'un vieux
jean et un sweat-shirt.
— Vous ne sortez pas, ce soir ?
— La question me paraît superflue. Ai-je l'air
d'aller à un rendez vous ?
— Oh! Aujourd'hui on ne s'habille plus pour
sortir !
Son sourire moqueur indiquait qu'il ne désapprou-
vait pas sa manière de se vêtir dans l'intimité.
Néanmoins, le trait avait piqué Joan.
— Je suis sûre qu'on ne vous voit qu'en compagnie
de femmes aussi élégantes que vous ! répliqua-t-elle
en passant devant lui pour se remettre à la vaisselle.
Qui est l'heureuse élue, cette fois, la poupée de
porcelaine qui dansait dans vos bras l'autre soir?
— Angela ? Je ne connais pas d'autre femme qui
réponde à cette description. Je ne vous ai pas vue,
malheureusement.
— Malheureusement? Allons, monsieur, vous

74
savez bien que vous ne mêlez jamais le plaisir et le
travail !
Le visage du jeune homme s'assombrit. Joan se
mordit la lèvre, mais ne put s'empêcher de rester sur
la défensive.
— J'ai parlé sans réfléchir... Mais je ne voudrais
pas vous retenir, on doit vous attendre.
— Oui, en effet. Avant de partir je voudrais
pourtant m'assurer que je ne suis pas venu pour rien.
Qu'allez-vous faire du chèque ?
— Je suis bien obligée de l'accepter, concéda-t-elle.
Le voyant s'approcher, elle voulut s'écarter. Mais,
comme un papillon prisonnier d'une épingle, elle ne
put s'arracher à son regard hypnotique.
— Ai-je votre parole ?
Un court instant, Joan hésita à la donner : elle
devinait qu'il ne partirait pas avant de lui avoir
extorqué cette promesse, et si sa présence lui infli-
geait une véritable torture, elle avait envie de la
prolonger, encore un tout petit peu...
— Je vous promets de ne pas le déchirer, dit-elle
enfin.
— Vous ne l'oublierez pas dans un coin ?
— Me croyez-vous donc si riche? Je puis vous
assurer que je le dépenserai jusqu'au dernier sou !
— A la bonne heure ! sourit Brandt.
— Vous ne m'avez guère laissé le choix, répondit-
elle en luttant contre la tempête que ce sourire
magique avait soulevée en elle. C'était le seul moyen
de me débarrasser de vous.
— Etes-vous donc si pressée de me voir partir?
— Et vous ? N'êtes-vous pas pressé de quitter ces
lieux?
Le jeune homme jeta un regard circulaire autour
de la pièce, puis considéra le visage tendu de Joan.
— Et si j'avais envie de rester ?
— Je me demanderais pourquoi. A moins que
vous ne préfériez ma mine renfrognée à l'adoration
d'Angela !
Comme elle s'éloignait, il lui saisit le poignet. Elle
voulut se dégager, mais il serra plus fort et l'attira
vers lui. Avec quelle facilité il savait la réduire à sa
merci ! Une inertie soudaine s'empara d'elle.
— Je ne parviens pas à oublier que derrière les
lunettes et le chignon ridicule de ma secrétaire se
cache une femme sensible et fragile...
Comme elle aurait voulu se jeter dans ses bras, y
trouver la protection et la consolation auxquelles elle
aspirait ! Mais elle osait à peine respirer, de peur qu'il
ne devine son émotion, et fixait obstinément son
regard tourmenté sur la cravate de Brandt.
Alors, brusquement, il la repoussa et s'éloigna vers
le fauteuil où il avait laissé son manteau. Sous le
choc, Joan se sentit prise de vertige.
— Je vais être en retard, déclara-t-il sèchement.
— Angela vous attendra, répliqua Joan espérant
par son sarcasme dissimuler sa douleur.
— Je ne vous le fais pas dire, rétorqua Brandt.
Contrairement à vous, ma compagnie l'enchante.
En quelques pas rapides, il atteignit la porte. La
main sur la poignée, il parut hésiter et se retourna.
Dans un effort surhumain, Joan réussit à le regarder
droit dans les yeux.
— Vous ne craignez pas de rester seule, ici ?
Clouée sur place, Joan se laissa gagner par une
brusque exaspération.
— Ed arrive demain matin et j'ai tant à faire d'ici
là que je n'aurai pas le temps de me sentir seule !
Brandt la regarda intensément.
— Quand je serai sorti, fermez la porte à clef
derrière moi, ordonna-t-il enfin.
Joan obéit.
76
6

A l'instant où Joan pénétra dans son bureau,


l'armoire de classement se referma d'un coup sec.
Elle eut juste le temps de voir Brandt consulter sa
montre.
— J'ai cinq minutes d'avance, annonça-t-elle d'un
ton glacial en accrochant son manteau.
Elle se retourna : appuyé à l'armoire, les bras
croisés, il la regardait avec un sourire ironique.
— Je connais votre ponctualité, Miss Somers.
Mais ce matin, après un week-end aussi chargé, vous
auriez pu faillir à la tradition !
Pour être honnête, le week-end avait été épouvan-
table : trop de rires forcés, trop d'efforts destinés à
convaincre Ed qu'elle appréciait sa présence ou ses
compliments...
— Comme vous, monsieur, je refuse de laisser ma
vie privée empiéter sur ma vie professionnelle.
Elle se dirigea vers le bureau et glissa ses lunettes
sur son nez.
— Quel dossier cherchiez-vous ?
Mais Brandt ne paraissait pas décidé à changer vite
de sujet de conversation.
— Je vois que vous avez remis votre uniforme de
secrétaire. Ce que je disais n'engageait à rien.
77
J'espérais seulement que ces deux jours avaient
concrétisé tous vos espoirs.
— Vous ne vous intéressez pas plus à mes week-
ends que moi à vos aventures avec Angela !
Sa réplique acerbe trahissait la jalousie qui, qua-
rante-huit heures durant, l'avait tenaillée sans répit.
Pas un instant, elle n'avait cessé de les imaginer dans
les bras l'un de l'autre...
Le jeune homme se durcit.
— Je cherchais le plan d'achèvement des travaux
du chantier Blackwood. Apportez-le moi dans mon
bureau.
Brandt s'éloigna à grands pas vers la porte commu-
nicante.
— Et dites-moi quand la guerre sera finie !
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler,
riposta Joan.
Plissant les yeux, il s'immobilisa sur le seuil.
— Je n'ai pas l'habitude de recevoir une volée de
bois vert dès que je pose une question innocente !
— Jusqu'ici nous n'avons jamais échangé de confi-
dences. Je ne vois pas pourquoi nous devrions
commencer.
— Quel formalisme ! ricana-t-il. Qui vous parle de
confidences? Si vous étiez moins sur vos gardes,
notre conversation se serait déroulée ainsi : à ma
question « Avez-vous passé un bon week-end? »
vous auriez répondu : « Excellent » ; j'aurai alors
clos la conversation en disant : « A présent, fini de
s'amuser ; une grande journée de travail nous
attend ! » Vous voyez, mes intentions étaient parfai-
tement louables.
Désarçonnée, Joan s'empourpra violemment.
— J'ignorais... je n'avais pas compris, bredouilla-
t-elle. Je vous demande pardon.

78
— Comme toujours, vous faites une montagne
d'un détail sans importance.
Cette fois, il n'y avait aucune trace de sarcasme
dans sa voix. Joan lui lança un rapide coup d'oeil puis
détourna la tête.
— Paix ? s'enquit doucement Brandt.
La jeune femme esquissa un sourire.
— Paix, accepta-t-elle d'une voix faible.
— A la bonne heure !
De curieuses petites flammes bleues dansaient
dans ses yeux.
— Maintenant, au travail! Je voudrais voir ce
plan.

L'armistice fut respecté de part et d'autre. Peu à


peu, la tension invisible qui les opposait à tout
moment s'estompa. Pour Joan, cette paix armée
avait un goût douceâtre ; mais, au moins, elle put
retrouver un semblant de sérénité. Et puis, en cette
semaine toute imprégnée de l'esprit de Noël, la paix
et l'amour étaient d'actualité.
Dans un mois, elle pourrait enfin présenter sa
démission et disparaître à jamais de la vie de Brandt.
Ne valait-il pas mieux laisser le souvenir d'une amie
plutôt que celui d'une instigatrice de guerre froide ?
Ainsi, au moment de quitter la firme Lyon, elle
n'éveillerait aucun soupçon.
Ses doigts s'immobilisèrent sur le clavier. Oh,
pourquoi pensait-elle maintenant à son départ immi-
nent, alors qu'il y a un instant, elle se réjouissait à la
perspective de Noël? Pas question de se laisser
emporter au fond du désespoir : ce soir, elle pren-
drait le car pour passer les fêtes avec sa famille. A
quoi bon ternir cette heureuse parenthèse par des
regrets inutiles ?
La porte s'ouvrit, et Kay se glissa dans la pièce.
79
Avec ses boucles brunes et sa robe rouge vif, elle
ressemblait à un petit lutin... à un petit lutin exas-
péré!
— Joan ! Tout le monde est déjà en bas. On
n'attend plus que toi et M. Lyon !
Kay ne manquait jamais une occasion de s'amuser.
Tous les ans, la fête de Noël lui offrait une chance
supplémentaire de laisser éclater son tempérament
extraverti et joyeux.
— Je termine cette lettre.
— Tu es trop sérieuse, soupira Kay. Quelle impor-
tance si elle part aujourd'hui ou non? De toute
façon, c'est Noël, demain, le facteur ne passera pas !
Mais la nature raisonnable de Joan restait la plus
forte.
— Accorde-moi deux minutes. Je préfère ne pas la
retrouver à mon retour.
— Je n'ai aucune envie de moisir ici! La fête
commence à treize heures trente et il est déjà treize
heures trente-cinq !
— Je ne serai pas longue, promit Joan.
Une fois la lettre achevée, elle la déposa avec
celles qui attendaient la signature de Brandt et mit de
l'ordre sur son bureau. La bonne humeur de Kay
devenait-elle contagieuse ? Le sourire aux lèvres, elle
prit le courrier et frappa un coup léger à la porte de
son patron.
Quand elle entra, le jeune homme se carra confor-
tablement dans son grand fauteuil de cuir et la
regarda approcher avec un sourire amusé.
Embarrassée, la jeune femme déposa les lettres sur
le bureau vide.
— Si vous voulez bien les signer, elles pourront
partir dès aujourd'hui.
Brandt saisit son stylo et commença à s'exécuter.
— Avez-vous fini, après cela ?

80
— Oui, répondit Joan en admirant son écriture au
graphisme concis.
— Vous êtes en retard pour la fête ! observa-t-il
sans lever la tête.
— Vous aussi !
Quelle révolution ! Avant leur trêve, elle aurait été
incapable d'adopter un ton aussi léger et naturel.
Brandt apposa une dernière signature, mais au lieu
de lui remettre les lettres, il les plia et glissa chacune
d'elles dans leurs enveloppes respectives, fixées par
un trombonne.
— Exact. Mais, s'il ne veut pas gêner ses
employés, le patron arrive toujours le dernier et
repart toujours le premier, dans ces cas-là.
Levant la tête, il adressa alors à Joan un sourire qui
lui chavira le cœur. Elle s'obligea aussitôt à baisser
les yeux et fixa les enveloppes.
— Il est vrai que nous ne sommes pas vraiment
très naturels quand vous êtes présent. Mais c'est bien
normal.
Comme secrétaire du patron, Joan avait
conscience d'occuper une place privilégiée à l'inté-
rieur de la firme Lyon. Mais elle voulait à toute force,
au moins aux yeux de Brandt, se fondre dans la
masse des autres employés.
— Je vous intimide ?
Les enveloppes étaient maintenant cachetées,
pourtant il les gardait à la main.
— Pas autant que ceux qui vous voient de temps à
autre, de loin.
Brandt dévisagea un moment la jeune femme : il
devinait bien qu'elle restait sur ses gardes.
— Dans ce cas, je ne représente pas pour vous un
dieu omnipotent qui brandit au-dessus de votre tête
l'épée du licenciement ?
81
— Vous êtes mon patron, répondit-elle, laco-
nique.
Elle tendit la main pour reprendre les lettres.
Certes, il exerçait sur son cœur et sur son corps un
pouvoir énorme, mais elle ne le considérait pas
comme un dieu... Presqu'à regret, il lui rendit les
enveloppes.
— Je vais rejoindre les autres, déclara-t-elle alors,
troublée par la chaleur que le papier avait conservée.
Mais Brandt l'arrêta.
— Un moment.
Une expression énigmatique se dessina sur ses
traits. Il se leva et, sans la quitter des yeux,
contourna son bureau.
— J'ai quelque chose à vous donner.
— A me donner ? répéta Joan d'une voix à peine
audible.
Incrédule, elle le vit sortir de sa poche un petit
écrin plat. Derrière la lueur amusée qui animait son
regard, le jeune homme paraissait lui envoyer un
mystérieux message.
Le cœur battant à tout rompre, elle prit la boîte et
hésita : gravé sur le couvercle, il y avait le nom de
l'un des plus grands bijoutiers de la ville.
— Ouvrez!
Joan s'exécuta avec des gestes rendus maladroits
par l'émotion... Couché sur un lit de velours sombre,
brillait un bracelet d'or blanc dont un maillon rete-
nait un petit objet rectangulaire façonné dans le
même métal. C'était une armoire de classement
miniature ! Et de petits éclats de diamant figuraient
les poignées des tiroirs !
— J'espère qu'il vous plaît, fit alors Brandt, la tête
penchée sur le côté pour mieux examiner son visage.
Joan pinçait les lèvres. C'était absurde ! Elle n'al-
lait pas pleurer ! Ce cadeau la touchait plus qu'elle ne

82
voulait l'admettre. Depuis le premier jour, ce meuble
représentait un symbole : sujet de discorde quand
Brandt, en son absence, classait mal un dossier, ou
source de mécontentement quand il se découvrait
une fois de plus incapable d'en comprendre le code
magique ; il avait toujours occupé une place particu-
lière dans leurs relations.
— Il est... magnifique ! murmura-t-elle d'une voix
tremblante.
En s'efforçant de contenir son émotion, elle lui
adressa un sourire.
— Merci...
Mais une petite larme roula sur sa joue. Brandt
l'essuya délicatement du bout des doigts et lui glissa
la main sous le menton.
— N'allez pas vous méprendre, railla-t-il douce-
ment. Vous recevrez votre prime de fin d'année,
comme tous ceux qui travaillent ici. Joan Somers, ce
cadeau vous est offert par Brandt Lyon, personnelle-
ment, dans l'esprit de Noël.
Voulait-il insinuer que ses sentiments n'allaient pas
au-delà ? Elle céda un bref instant à la panique, puis
se reprit au souvenir de la tempête qu'elle avait
soulevée à cause du chèque.
— Je comprends, murmura-t-elle, la voix encore
un peu rauque. C'est un gage de votre amitié.
Du bout du doigt, elle effleura le bracelet. Le
sourire du jeune homme s'élargit, mais ses yeux ne
riaient pas.
— Je vais vous aider à le mettre.
Sans protester, Joan lui tendit son poignet. Brandt
y fixa le bijou, avec des gestes précis. La jeune
femme se demanda vaguement à quoi ressemblait un
bracelet d'esclave, car il venait de s'emparer d'une
autre part de son cœur et de son âme. Bientôt, il

83
serait le maître de son être tout entier et elle ne
pourrait qu'abdiquer...
Brandt avait gardé sa main dans la sienne. Ce ne
devait pas être difficile de devenir un jouet entre ses
doigts... Mais elle rougit violemment : il la dévorait
du regard et le silence s'étirait...
— Nous... il est temps de descendre, suggéra-
t-elle, s'apercevant trop tard qu'elle les avait incons-
ciemment liés l'un à l'autre.
— Joan, dit-il alors, vous oubliez que Noël est un
jour de fête !
Comme elle le regardait sans comprendre, il ajouta
avec un sourire :
— C'est le moment d'enlever ce chignon! La
présence du patron gâche tout le plaisir ; je n'ai pas
envie d'aggraver les choses en arrivant au bras d'une
institutrice austère !
Joan porta instinctivement la main à ses cheveux.
Soudain, avec une rapidité qui lui interdit toute
réaction, Brandt la fit pivoter et lui ôta prestement sa
veste de tweed.
— Que faites-vous ? souffla-t-elle.
Sans répondre, il l'obligea à lui faire face à
nouveau puis l'examina des pieds à la tête.
— Rappelez-vous : vous allez à une fête ! dit-il
enfin.
Là-dessus, il dégrafa les deux boutons supérieurs
de sa blouse.
— On attend une femme, pas une secrétaire
modèle ! Allez-vous détacher vos cheveux... Ou dois-
je le faire moi-même ?
Il paraissait bien décidé à mettre sa menace à
exécution ! La jeune femme recula aussitôt de quel-
ques pas et commença à ôter ses épingles. Pourquoi
se pliait-elle aussi vite à ses exigences ? Etait-ce parce
qu'au fond d'elle-même, elle savait que seule l'amitié

84
les lui dictait ? Quoi qu'il en soit, elle n'avait aucune
envie de se quereller avec lui !
— Voilà qui est mieux ! dit-il à l'instant où une
cascade dorée retombait sur ses épaules.
Le regard de Brandt n'exprimait pourtant que son
approbation. Mais qu'attendait-elle? De l'admira-
tion ? Un discours enflammé ? Etrangement déçue,
elle se détourna.
— Je vais chercher ma brosse.
Ses jambes tremblantes ne se déplaçaient pas assez
vite. A l'instant où elle ouvrait le tiroir de son
bureau, Brandt la rejoignit. Il dirigea ses pas vers la
fenêtre et demeura là, silencieux, le regard perdu au-
dehors. Enfin, le tiroir se referma.
— Prête ? lança-t-il par-dessus son épaule
— Oui... non! corrigea-t-elle aussitôt.
Ouvrant un autre casier, elle produisit un petit
paquet.
— Un cadeau ? Pour moi ?
Intrigué, le jeune homme pencha la tête sur le
côté.
— Vient-il de vous ?
— De nous tous, rectifia-t-elle en rougissant. Je ne
vous ai pas personnellement acheté de cadeau.
— Je ne suis pas surpris. Dans le cas contraire, je
me serais posé des questions.
Du regard il indiqua la boîte.
— L'avez-vous choisi vous-même ?
Le papier rouge qui enveloppait le paquet lui
brûlait les mains. Maintenant que cet élégant brace-
let brillait à son poignet, elle regrettait de ne pas
avoir opté pour un cadeau moins impersonnel que
cette parure composée d'un stylo plume et d'un stylo
bille assortis.
— Oui, dut-elle admettre.
— Je suis persuadé que ce sera l'objet le plus

85
approprié à l'occasion. Venez, acheva-t-il en sou-
riant. Le moment est venu de faire mon entrée.
A l'instant où elle pénétra avec Brandt dans la salle
sommairement décorée pour la circonstance, Joan
sentit toutes les têtes se tourner vers eux. Pour
mettre un comble à son embarras, le jeune homme la
tenait par la taille.
Kay et d'autres filles connaissaient Joan dans
l'intimité. Celles-ci s'étaient d'ailleurs souvent inter-
rogées sur les raisons qui la poussaient à s'enlaidir
pour venir au bureau. Mais la plupart de ses collè-
gues masculins l'avaient toujours vue dans son uni-
forme de secrétaire. Cette métamorphose soudaine
les frappait de stupeur, davantage encore que son
arrivée au bras du patron.
Le premier malaise passé, tout le monde se mit à
graviter autour d'eux. Brandt ne s'écartait que pour
échanger une poignée de main. La nervosité de Joan
grandissait, incapable de trouver les petites phrases
anodines de circonstance, elle se contentait de répé-
ter « Joyeux Noël »et de hocher la tête en souriant.
Dans son trouble, elle avait complètement oublié
le cadeau. Ce fut une collègue qui dut le lui rappeler.
Mais au lieu de prononcer le petit discours attendu,
elle remit le paquet à Brandt en murmurant d'une
voix inaudible :
— De la part de tous les employés de la firme
Lyon. Joyeux Noël.
— Je commençais à me demander combien de
temps encore il me faudrait patienter, plaisanta le
jeune homme pour le bénéfice du petit groupe qui se
pressait autour de lui.
Profitant de ce qu'il était occupé, Joan s'écarta et
se plaça à l'arrière. Brandt parut ne pas s'apercevoir
de sa disparition. Peut-être n'avait-il jamais eu l'in-
tention de la garder auprès de lui...

86
En ouvrant le petit coffret, il exprima un plaisir
sincère. Mais, malgré le léger tintement du bracelet à
son poignet, Joan contempla sa nuque avec une
certaine tristesse melée de nostalgie.
Brusquement, comme s'il avait toujours su où elle
se trouvait, il lui lança un regard par-dessus son
épaule.
— C'est vous qui l'avez choisi, Miss Somers?
Les autres s'écartèrent.
— Vous avez bon goût.
— Je... j'espère qu'il vous plaît, fut tout ce qu'elle
trouva à dire.
— Rappelez-moi de ne les prêter à personne!
Il devait sans doute trouver drôle de faire de Joan
le point de mire de toute la salle !
— Naturellement...
Soudain,il leva la tête vers le plafond et une lueur
espiègle passa dans son regard.
— Voilà qui est on ne peut plus direct ! Ce serait
un crime de refuser.
Joan écarquilla les yeux, puis leva la tête à son
tour : ils se trouvaient juste au-dessous d'un énorme
bouquet de gui !
Ses joues s'empourprèrent. En un éclair, Brandt
fut à ses côtés, un frémissement parcourut l'assem-
blée. Désespérée Joan souffla timidement :
— Brandt...
Mais un sourire railleur flottait sur ses lèvres.
— Miss Somers! Que faites-vous de l'esprit de
Noël?
Quand il lui prit le menton, le cœur lui manqua.
Elle baissa les yeux, impuissante. Aussitôt, la bouche
tiède du jeune homme se posa fermement sur la
sienne. On était loin d'un baiser innocent volé sous le
gui ! Il se prolongeait... pour la plus grande joie des
spectateurs!

87
Quand il s'écarta, Joan vacilla imperceptiblement
vers Brandt. Avant de lui lâcher les épaules, il
attendit qu'elle ait retrouvé ses esprits. En ouvrant
les yeux, elle croisa son regard intense.
— Miss Somers ! railla-t-il. Vous brûlez d'envie de
me gifler ! Pour un petit baiser de Noël !
Les désirs qui l'agitaient étaient d'une toute autre
nature ! Mais elle ne l'avouerait pour rien au monde.
Alors elle opta pour le plus facile
— Joyeux Noël, monsieur.
Finalement, Brandt se tourna vers l'un de ses
employés, ce qui eut pour effet de détourner l'atten-
tion de tous. Kay se matérialisa aussitôt au côté de
son amie et, pour lui donner le temps de se ressaisir,
se lança dans un long bavardage sans queue ni tête.
Brandt évoluait d'un groupe à l'autre. Emporté
par le flot, il se retrouva bientôt à l'autre extrémité
de la salle, pas assez loin cependant pour rompre le
cercle magique dans lequel il avait enfermé Joan.
Lorsqu'au bout d'une heure et demie, il prit congé
de la petite fête, elle put enfin respirer plus libre-
ment. Elle aurait voulu l'imiter, mais la situation lui
dictait la plus grande prudence : on aurait tôt fait de
recommencer à murmurer qu'il se passait quelque
chose entre Brandt et sa secrétaire...
Le patron étant parti, les célibataires commencè-
rent à l'entourer comme une bête curieuse. Joan ne
savait trop si c'était sa beauté ou sa soudaine
célébrité qui les attirait. Quoi qu'il en soit, aucun
d'entre eux ne lui plaisait, et leurs regards appuyés
n'amélioraient guère son opinion.
Parmi eux, Thomas Evers se montra le plus assidu.
Il donnait de surcroît l'impression que Joan devait se
féliciter d'être l'objet exclusif de son admiration. Au
bout d'une heure, il n'avait toujours pas abandonné
la partie. Finalement, la jeune femme adressa à Kay

88
un signe muet. Celle-ci comprit aussitôt et vola à son
secours. Détournant l'attention du gêneur, elle le
noya sous un flot de paroles pendant que Joan
s'éclipsait.
L'autocar partait une heure et demie plus tard.
Joan n'avait que le temps de passer chez elle prendre
un léger bagage et ses cadeaux avant de sauter dans
un taxi pour se rendre à la gare routière. Elle n'avait
aucune envie de se retrouver dans la voiture de
Thomas Evers, et celui-ci ne s'inclinerait que si elle
se montrait franchement brutale, mais ce n'était pas
le moment de se faire un ennemi au sein des
employés...
Elle avait laissé sa veste sur le dossier d'une chaise.
Une fois habillée, elle sortit son sac du tiroir où il
était enfermé et perdit quelques secondes précieuses
à rassembler la monnaie nécessaire pour l'autobus.
Elle allait sortir lorsque Thomas apparut sur le seuil,
lui barrant le chemin de toute la largeur de son torse.
— C'est donc ici que vous vous cachiez ! sourit-il
d'un air plein de sous-entendus. Vous auriez dû me
dire que vous préfériez les coins tranquilles. J'en
connais de plus confortables...
Joan hésita une fraction de seconde puis alla
décrocher son manteau. Dehors, le couloir était
désert...
— Je dois partir. Je passe Noël chez mes parents
et j'ai un autocar à prendre.
Le jeune homme s'avança dans la pièce.
— Je vous dépose chez vous.
— Non, merci, répondit sèchement Joan.
— Allons, ricana-t-il, je ne marche pas à ce petit
jeu.
Joan bouillait intérieurement ; elle réussit pourtant
à se contenir et essaya de passer. Mais Thomas l'en
empêcha.
89
— Et moi ? Je n'ai pas droit à un petit baiser de
Noël?
— Ecartez-vous ! ordonna-t-elle avec toute la froi-
deur dont elle pouvait se montrer capable.
— Vous n'aimez pas céder tout desuite, hein ? Eh
bien, moi j'aime qu'on me résiste !
Avant qu'elle n'ait pu prévoir son geste, il la saisit
aux épaules. Il n'était pas beaucoup plus grand
qu'elle, mais sa force la terrassait. Quand il l'attira
contre lui, elle lutta violemment pour se libérer de
cette horrible étreinte et de son souffle chargé
d'alcool.
— Lâchez-moi ! hurla-t-elle.
La porte communicante s'ouvrit avec fracas. Joan
n'eut pas même le temps d'apercevoir Brandt. Elle
vit seulement qu'on soulevait Thomas Evers de terre.
Celui-ci recula en chancelant et heurta le mur der-
rière lui. En retrouvant son équilibre, il n'avait rien
perdu de son arrogance.
— J'ignorais qu'elle était chasse gardée, mon-
sieur!
— Sortez, Evers ! commanda Brandt d'une voix
dangereusement rauque. Sortez avant que je ne
m'aperçoive que vous n'êtes pas indispensable !
Le jeune homme carra les épaules.
— Je voulais seulement m'amuser un peu ! lança-
t-il en s'éloignant dans le couloir.
De longs frissons parcouraient Joan. Elle se frotta
les bras pour lutter contre le froid qui l'envahissait.
Le souvenir de son haleine pestilentielle lui retour-
nait l'estomac, elle se sentait sale, souillée, accablée
de honte.
Brandt lui frôla la joue : elle sursauta furieuse-
ment, avant de se rendre compte que c'était lui. Son
torse puissant semblait lui offrir un refuge... Sponta-
nément, elle se laissa aller contre lui.

90
— Vous n'avez rien, Joan? interrogea-t-il en
refermant les bras dans son dos.
— Non, souffla-t-elle tandis qu'un bien-être déli-
cieux s'emparait de son corps.
Il lui caressait doucement les cheveux.
— J'aurais dû deviner que notre cendrillon ferait
sortir les loups de leur tanière.
Mais elle ne pouvait pas s'abandonner trop long-
temps au dangereux plaisir d'être dans ses bras.
Comme elle faisait mine de s'écarter, il la relâcha, et
elle lui adressa un regard reconnaissant.
— Je vais mieux maintenant, merci.
Le jeune homme lui sourit à son tour, mais son
expression demeurait soucieuse.
— J'étais dans mon bureau. J'ai tout entendu.
— C'était une chance ! murmura Joan en ramas-
sant son manteau et son sac qu'elle avait laissés
tomber en luttant contre son agresseur.
— Est-il vrai que vous devez prendre un autocar
ou bièn avez-vous inventé cette excuse pour vous
débarrasser d'Evers?
— Non, je passe les fêtes de Noël chez mes
parents
Elle consulta sa montre.
— Mais j'ai tout le temps de prendre mes bagages.
J'appellerai un taxi.
— Vous aurez du mal à en trouver un! J'allais
justement partir. Puis-je vous déposer à la gare!
— Je...
Joan faillit refuser. Mais, pour une raison mysté-
rieuse, elle finit par accepter.
— Oui...

Brandt déposa Joan à la gare routière, dix minutes


avant le départ de l'autocar. Il l'accompagna jusqu'à

91
la grille et confia à un porteur le soin de s'occuper de
ses bagages.
— Joyeux Noël, Joan, lui souhaita-t-il quand on
invita les passagers à monter en voiture.
La jeune femme prit la main qu'il lui tendait.
— Joyeux Noël, Brandt.
Comme elle aurait aimé prolonger cet instant!
Mais c'était impossible. A regret, elle lâcha sa main
et, les larmes aux yeux, se perdit dans la foule des
voyageurs.

92
7

Les fêtes de Noël apportèrent à Joan toute la joie


et tout le bonheur qu'elle en attendait : on avait
reculé jusqu'à son arrivée le moment d'accrocher
l'étoile traditionnelle au sommet du sapin, après quoi
sa mère avait gâté son petit monde en n'oubliant
aucune des friandises d'usage. La réunion de famille,
ponctuée d'anecdotes, de souvenirs et de rires s'était
achevée bien après minuit.
Le matin de Noël, tous les enfants, même les plus
agés trouvaient un petit jouet amusant dans leur
chaussette. Le père de Joan disait qu'une part de soi-
même ne se dégage jamais tout à fait de l'enfance et
perpétuait, pour la plus grande joie de tous, la
mystérieuse visite nocturne du père Noël.
Mais, en les appelant depuis l'Allemagne, Keith
leur offrit leur plus beau cadeau. Là-bas, l'après-midi
était déjà bien avancée...
Une fois seulement, Joan s'était surprise à penser à
Brandt. Comment passait-il les fêtes ? De la même
façon qu'elle, sans doute, chez ses parents.

Le lendemain tombait un jeudi, et Joan dut


aussitôt reprendre le travail.
Après lui avoir lancé le rituel « Avez-vous passé
93
un bon Noël? », Brandt se montra aussi préoccupé
de ses affaires que d'ordinaire. Peut-être plus, songea
Joan. Elle avait nettement l'impression qu'il voulait
rattraper le temps perdu.
Le vendredi soir, la jeune femme se sentit aussi
lasse qu'après une longue semaine de labeur. Mais,
curieusement la perspective du week-end ne soule-
vait pas son enthousiasme. L'oisiveté lui donnerait
encore l'occasion de penser. Elle aurait préféré
sombrer dans un travail harassant, sans avoir le
temps de pleurer un amour impossible...
L'attention de Joan n'avait baissé qu'un très court
instant, assez cependant pour lui faire taper un signe
incorrect sur le contrat qu'elle était en train de
dactylographier. En soupirant, elle entreprit la cor-
rection de l'original et des trois copies.
Elle s'apprêtait à effacer sa faute de frappe sur la
troisième copie, lorsque le téléphone sonna.
— Puis-je parler à Brandt Lyon, s'il vous plaît?
demanda une voix féminine, très mélodieuse.
Joan plaça le récepteur entre son menton et son
épaule. Ainsi, elle gardait les mains libres pour
achever ce qu'elle avait commencé.
— Je regrette, M. Lyon est en conférence. Peut-il
vous rappeler ?
— Etes-vous sa secrétaire ?
— Oui, confirma Joan.
— Vous serez peut-être en mesure de m'aider. Je
suis Angela Farr...
Joan se figea, la gomme entre les doigts.
— Brandt a réservé des billets pour un concert
demain soir. Savez-vous à quelle heure ? Mes parents
voudraient l'inviter à dîner et j'aimerais savoir si cela
est possible avant ou après le concert.
La question, et ses implications, parvinrent lente-
ment jusqu'au cerveau de Joan. Même alors, elle fut

94
incapable de répondre. Comme l'image fragile de la
jeune femme blonde aperçue un soir et la voix
délicate qui résonnait à son oreille allaient bien
ensemble !...
— Je suis désolée, Miss Farr, répondit-elle enfin
d'une voix tremblante où se glissait une pointe de
jalousie et d'irritation. M. Lyon s'occupe lui-même
de ses rendez-vous privés. Je ne peux pas vous
donner les renseignements que vous demandez.
A l'autre bout du fil, il y eut un soupir résigné.
— Pourriez-vous lui dire que j'ai appelé et lui
demander de me joindre dès qu'il sera libre ?
— Entendu, acquiesça sèchement Joan.
— Il a mon numéro. Merci beaucoup.
— De rien.
Joan dut déployer un immense effort de volonté
pour ne pas raccrocher au nez de sa « rivale ». Si
Brandt était attendu pour dîner chez les parents
d'Angela, cela signifiait que leurs relations commen-
çaient à prendre un tour sérieux. Il ne s'agissait plus
d'une simple aventure...
Ivre de rage impuissante, elle s'attaqua furieuse-
ment au contrat resté dans sa machine à écrire. Le
carbone se déchira ; il fallut tout recommencer. Elle
allait finir lorsque Brandt sortit de la conférence qui
réunissait chaque semaine ses directeurs techniques.
— Le contrat Hardley est-il prêt? demanda-t-il
aussitôt.
Joan répondit d'une petite voix pincée.
— Presque.
— Il devrait être fini! s'écria-t-il avec un geste
d'impatience.
— Le téléphone n'a pas cessé de sonner, répliqua
la jeune femme.
De la tête, elle lui indiqua les messages posés sur la
table. Brandt les prit et feuilleta les petits carrés de
95
papier multicolores. Arrivé au message d'Angela, il
hésita brièvement.
— Miss Farr a appelé ? interrogea-t-il.
Joan s'efforça de garder un ton indifférent.
— Il y a vingt minutes. Elle voulait savoir pour
quelle heure vous aviez réservé les billets de concert.
Brandt la regarda intensément, puis revint brus-
quement au message qu'il tenait à la main.
— Dès qu'il sera prêt, apportez-moi ce contrat,
commanda-t-il en s'éloignant vers son bureau.
Il ne restait qu'un tiers de page à dactylographier.
Une fois ce travail achevé, Joan sépara l'original des
copies qui furent agrafées en un clin d'œil. Après
quoi, elle se dirigea vers la porte communicante.
Dans sa hâte, elle tourna la poignée une seconde
avant de frapper. A l'instant où elle allait corriger
son geste, la voix de Brandt lui parvint aux oreilles.
— Angela, disait-il avec autorité, il me faut abso-
lument aller à Peoria. J'ai rendez-vous avec Jake
Lassiter, l'ingénieur de Springfield, pour passer en
revue les modifications que notre client désire effec-
tuer sur le plan initial... Si je pouvais envoyer
quelqu'un d'autre à ma place je le ferais !
Il y eut une petite pause. Joan savait que la
discrétion lui commandait de refermer la porte et
d'attendre que Brandt ait terminé sa conversation.
Mais une force mystérieuse la poussait à écouter.
— Si j'étais sûr de pouvoir rentrer à temps, je
n'aurais pas tout annulé, reprit Brandt avec une
exaspération non dissimulée.
Nouveau silence.
— Votre père est un homme d'affaires, il com-
prendra... Angela, je n'ai pas envie de me quereller
avec vous. J'ai plusieurs appels urgents. Nous en
reparlerons ce soir.
Joan entendit alors le déclic qui indiquait qu'il

96
avait raccroché. Elle frappa doucement à la porte
puis entra. Le jeune homme avait repris l'appareil et
composait un nouveau numéro.
Quand elle posa le contrat sur son bureau, il ne lui
accorda qu'un bref coup d'oeil et se contenta de
hocher la tête.
— Craig Stevens, s'il vous plaît, de la part de
Brandt Lyon.
Joan referma la porte derrière elle. Il ne dînerait-
donc pas chez les parents d'Angela demain... Curieu-
sement, elle n'en éprouvait aucune joie particulière :
il la verrait tout de même ce soir.

Le week-end fut teinté d'un gris mélancolique.


Rien, pas même le soleil éclatant qui illumina la
journée du lundi ne parvint à en effacer le pénible
souvenir. Brandt passa les trois premiers jours de la
semaine avec Dwayne Reed afin de fixer les coûts
qu'entraînaient les modifications du chantier de Péo-
ria. Joan eut donc rarement l'occasion de le croiser.
Devait-elle s'en réjouir ou le regretter? Ses senti-
ments étaient si partagés qu'elle souffrait autant de sa
présence que de son absence...
Joan se plongeait ce soir-là avec délices dans la
mousse luxuriante d'un bain parfumé lorsque John et
Kay lui crièrent qu'ils s'en allaient. Elle leur souhaita
de passer une bonne soirée puis le silence reprit
possession de l'appartement. Elle exhala un profond
soupir : une fois de plus, elle finissait l'année toute
seule... Cela commençait à devenir une habitude.
Kay avait naturellement suggéré de lui arranger un
rendez-vous avec un collègue de John, mais elle avait
refusé catégoriquement. Son amie n'avait pas
insisté : depuis la réception de Noël, elle avait deviné
le drame secret qui la tourmentait. Mais Joan ne
voulait pas d'une épaule pour pleurer. Des centaines

97
de femmes avaient souffert les affres d'un amour
impossible et avaient guéri. Elle en ferait autant. Il
suffisait d'un peu de temps...
Le silence devenait oppressant. Joan se rinça sous
la douche et sortit de la baignoire. Après s'être
séchée, elle enfila une longue robe d'intérieur verte,
cadeau de Noël de ses parents. Dans la pièce qui
servait à la fois de cuisine, de salon et de salle à
manger, elle alluma la télévision, prêtée par son frère
ainé. Lorsque l'écran lui renvoya les images d'un
match de football, elle ne prit pas la peine de changer
de chaîne : elle désirait avant tout un bruit pour
couvrir le silence.
En se préparant un énorme bol de pop-corn au
beurre, elle se demanda distraitement comment
Brandt et Angela célébraient le Nouvel An.
Dînaient-ils en tête à tête ? Avec des amis ?
Dans la ferme intention d'effacer de son esprit les
deux images aussi insoutenables l'une que l'autre,
elle claqua la porte du réfrigérateur. Un verre de
Coca-Cola à la main, le bol de pop-corn dans l'autre,
elle regagna le canapé et s'installa devant le récep-
teur.
Une fois calée contre les coussins, elle entendit des
bruits de pas dans l'escalier. Encore une âme solitaire
qui passerait le réveillon devant la télévision! Elle
consulta sa montre : déjà neuf heures ! Les soirées
commençaient tard, c'était peut-être un invité qui...
Il lui fallut une bonne seconde pour comprendre
que les pas s'étaient arrêtés devant sa porte et qu'on
frappait chez elle !
Intriguée, elle alla pieds nus jusqu'à l'entrée.
Laissant la chaîne de sécurité en position attachée,
elle entrouvrit de quelques centimètres, assez pour
identifier le mystérieux visiteur. Alors comme pris

98
d'une brusque folie, le monde se mit à tourbillonner
autour d'elle.
— Brandt!
— Puis-je entrer ?
C'était bien sa voix... ! L'apparition ne s'étant pas
volatilisée, Joan ôta la chaîne, ouvrit la porte et lui
laissa le passage.
Quelle métamorphose ! Elle l'avait déjà vu en
smoking ou en complet de bureau, mais jamais
habillé comme ce soir : il avait jeté son pardessus sur
son épaule et portait un pull en cachemire bleu azur,
exactement du même ton que ses yeux, accompagné
d'un pantalon de velours sombre qui soulignait sa
musculature d'athlète.
— D'en bas, j'ai vu de la lumière et je me suis
demandé si vous étiez chez vous, expliqua-t-il en
refermant la porte.
Joan était en proie à une telle confusion qu'elle ne
sut que répondre.
— Oui, je suis là, dit-elle enfin.
C'était vraiment incroyable : Brandt Lyon ? Chez
elle ? Mais pourquoi ?
— Avez-vous un problème... au bureau?
Le jeune homme la considéra d'un air étrangement
grave.
— Non...
Sans plus d'explication, il passa devant elle et se
planta devant la télévision.
— Comment est le match ?
— Je... je ne sais pas.
Elle rêvait ! Dans une seconde, elle allait s'éveiller,
le songe prendrait fin...
— Je viens de l'allumer, acheva-t-elle.
Brandt lui lança un bref regard puis posa son
manteau sur le dossier du canapé.

99
— Me permettez-vous de le regarder en votre
compagnie ?
Joan fut prise d'une violente envie de rire.
— Oui... oui, bien sûr.
Il était déjà assis. Elle reprit sa place à l'autre bout
du sofa, l'esprit agité de mille questions chaotiques...
Mais oui ! Il s'était cuerellé avec Angela! Sinon,
pourquoi serait-il venu la voir? Du coin de l'œil, elle
étudia son profil tourné vers les images. Absorbé par
le déroulement de la partie, il semblait l'ignorer
totalement.
— Voulez-vous des pop-corn et un Coca ? offrit-
elle au bout d'un moment.
— Oui, volontiers...
Brandt revenait sur terre. Il daigna même tourner
la tête vers son hôtesse. Joan songea soudain qu'il
devait être habitué à boire de l'alcool.
— Je regrette, je n'ai rien d'autre à vous proposer,
dit-elle en s'éloignant vers la kitchenette.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, répondit-il
d'une voix forte destinée à couvrir celle du reporter.
Du réfrigérateur, Joan sortit de la glace et la
bouteille de Coca-Cola promise. En regardant le
canapé, elle trouva Brandt en train de se servir dans
le bol de pop-corn. Il accepta le Coca et la remercia
gentiment.
Comme elle n'avait rien d'autre à faire, la jeune
femme reprit sa place sur le canapé. Son compagnon
paraissait peu enclin à bavarder. Ce match était-il si
important qu'il ne pouvait en perdre une seule
image, ou bien son mutisme s'expliquait-il par un
événement qui avait pu se produire avant son arri-
vée ? Comment savoir ? Joan penchait plutôt vers la
deuxième solution... Elle fit semblant de s'intéresser
au jeu.

100
— Comment s'est passé le soir de Noël chez vos
parents ? interrogea-t-il soudain.
Complètement désorientée par sa question, elle
mit un moment à se ressaisir et dut lutter contre sa
nervosité croissante.
— Oh, très bien, répondit-elle en jouant distraite-
ment avec les pages d'un livre posé près d'elle. Mon
frère a appelé d'Allemagne le matin ; c'est le plus
beau cadeau qu'il pouvait offrir à ma mère.
— C'est la première fois que la famille n'est pas au
complet pour Noël ?
— Oui...
Elle lui lança un regard interrogateur.
— Comment avez-vous deviné ?
— A votre ton fervent. Vous étiez sans doute aussi
heureuse qu'elle d'entendre sa voix. Avez-vous tou-
jours été très proche de votre frère ?
— Toujours, avoua la jeune femme. Sauf à l'épo-
que où Keith, adolescent, ne tolérait plus la présence
des filles, fussent-elles ses sœurs ! Mais cela n'a pas
duré longtemps...
Elle hésita un moment : maintenant qu'elle était
lancée, elle ne voulait pas laisser retomber la conver-
sation.
— Je... je suppose que vous avez passé Noël en
famille ?
— Oui, ma sœur Venetia n'a pas pu venir. Elle
aussi a appelé ; malheureusement, elle l'a fait avant
mon arrivée, pour les agapes traditionnelles.
Joan saisit la balle au bond :
— Ma mère avait préparé les fondants, les bis-
cuits, tout !
Elle se lova contre le canapé.
— J'ai dû prendre deux kilos en une seule soirée !
— Ed n'a pas pu venir pour le Nouvel An ?
— Non.

101
La jeune femme ne le lui avait pas demandé et, de
son côté, Ed ne s'était guère avancé. Il n'avait pas
même précisé quel jour il reviendrait.
— Et vous avez préféré rester à la maison plutôt
que de passer le réveillon avec quelqu'un d'autre.
C'était une constatation, pas une question.
— C'est un peu différent : personne ne m'a invi-
tée, déclara-t-elle, sincère. Mais vous? N'aviez-vous
pas de projets avec Miss Farr pour ce soir ?
Brandt prit une poignée de pop-corn et lui lança un
regard énigmatique. Elle attendit sa réponse en
regrettant déjà d'avoir posé cette question. Mais elle
avait besoin de savoir.
— J'aimerais mieux ne pas parler d'Angela ce
soir.
Ils s'étaient donc querellés ! conclut Joan en exha-
lant un profond soupir.
— Je n'avais pas particulièrement envie de parler
d'elle. Mais je me demandais pourquoi vous étiez ici.
— J'avais envie de passer la soirée en votre
compagnie.
Il plongea dans le sien son regard bleu, hypnoti-
que. Stupéfaite, Joan le considérait avec des yeux
ronds.
— Ne prenez pas cet air effaré !
— Oh, je... je n'y peux rien; je suis vraiment
étonnée.
Au prix d'un immense effort, elle réussit à tourner
la tête.
— Je suis venu pour vous voir. Quelle autre
explication allez-vous imaginer ?
En effet, quelle autre raison pouvait-elle avoir?
De toute évidence, il ne venait pas lui parler affaires.
Elle ne répondit pas, mais son silence fut assez
éloquent.
Pourtant Joan ne pouvait se défaire de l'impression

102
qu'il s'était disputé avec Angela et que là se trouvait
la clef du mystère. Le cœur serré, elle songea que ce
soir, il l'avait choisie comme lot de consolation,
comme outil de vengeance, ou Dieu sait quoi
encore...
Le silence retomba. Il s'étira péniblement, inter-
rompu de temps à autre par un commentaire de
Brandt ou une remarque de Joan au sujet du match
qui se déroulait sur l'écran. Au moment des informa-
tions, elle écouta les nouvelles nationales, puis les
actualités internationales et le bulletin météorologi-
que, mais se leva quand on passa aux nouvelles
sportives.
Son mouvement lui valut un regard interrogateur
de son compagnon.
— Je vais laver la casserole, expliqua-t-elle aus-
sitôt.
Puis, voyant son verre vide, elle ajouta :
— Encore un Coca ?
— Oui, merci.
Il lui tendit son verre.
Tandis que l'eau coulait dans l'évier, elle lui porta
sa boisson puis revint fermer le robinet.
Elle allait saisir la casserole lorsque Brandt, avec la
souplesse silencieuse d'un félin, se matérialisa à ses
côtés et la lui tendit. Ce fut un tel choc qu'elle faillit
lui échapper des mains.
— Je... je vous croyais sur le canapé.
— Avez-vous besoin d'aide ?
— Non... j'ai fini.
La jeune femme sentait grandir son trouble. Au
lieu de regagner le canapé, Brandt resta près de
l'évier et la regarda faire d'un œil attentif.
— Depuis quand habitez-vous ici ?
— Depuis environ trois ans. Kay et moi nous
sommes installées dans cet appartement peu après
103
avoir été engagées par la firme Lyon. Auparavant,
nous vivions dans des meublés, toujours trop chers
ou trop éloignés du bureau...
Joan avait conscience de parler pour masquer sa
nervosité. Après une courte pause, elle reprit avec un
calme qu'elle était loin d'éprouver.
— Quand nous avons trouvé ce deux-pièces, nos
parents nous ont offerts tous les meubles dont ils ne
voulaient plus.
— Quand votre amie se marie-t-elle ?
— En juin, je crois.
— Que ferez-vous quand elle sera partie ?
— Il me faudra sans doute lui trouver une rempla-
çante.
Elle rinçait maintenant l'évier.
— Mais Kay est une perle rare. J'aurai du mal à
dénicher une personne aussi facile à vivre !
— Pas même Ed ?
Voyant la surprise et l'indignation qui se lisaient
sur son visage, il sourit, moqueur.
— Vous n'envisagiez pas de l'épouser ?
Joan bouillait de colère contenue. Mais son irrita-
tion était dirigée contre elle-même : une fois de plus,
elle avait mal interprété la question de Brandt.
— C'est tout à fait improbable.
— Vous n'avez donc pas trouvé l'homme de votre
vie !
Elle tourna vers lui un regard étincelant.
— Je préfère ne pas parler d'Ed, déclara-t-elle en
imitant sa phraséologie.
Brandt comprit aussitôt, et son visage s'assombrit.
Une fois la vaisselle achevée et l'évier nettoyé, Joan
voulut regagner le canapé : la main du jeune homme
frôla doucement la manche de sa robe. Elle se figea
comme sous l'effet d'une décharge électrique. Il
s'écarta aussitôt. Pour s'occuper, Joan changea de

104
chaîne : au lieu des festivités du Nouvel An, on
donnait un vieux film avec Humphrey Bogart. En se
détournant, elle se trouva face à Brandt qui lui
barrait le chemin et la considérait gravement.
— Joan, préférez-vous que je parte?
Qu'il parte? Elle n'avait aucune envie de le voir
partir ! Pourquoi fallait-il qu'il pose cette question ?
Ne sachant que répondre, elle s'efforça de trouver
une phrase désinvolte.
— Vous pouvez rester aussi longtemps qu'il vous
plaira.
Mais il ne paraissait pas décidé à se contenter de
cette formule vaguement polie.
— Je n'ai pas bien compris, Joan, déclara-t-il
sèchement.
Joan sentit son cœur s'affoler et une vague de
chaleur lui monta aux joues. Pour échapper à l'inten-
sité de son regard, elle baissa les yeux.
— Je voulais dire que j'aimerais que vous restiez
un peu si vous le désirez. Mais rien ne vous y oblige,
naturellement.
— Quel enthousiasme ! railla-t-il.
— Comment dois-je le dire ! lança-t-elle avec
irritation.
— Tout dépend à qui vous vous adressez.
— Je ne comprends pas...
Comme scellé au sol, Brandt restait immobile, les
yeux fixés sur elle. Mais Joan s'obtinait à regarder
ailleurs.
— Si c'est au patron de la firme Lyon, il faut lui
dire de quitter cette pièce immédiatement. Mais
Brandt Lyon souhaiterait rester... aussi longtemps
que vous le permettrez. Comprenez-vous à présent ?
— Non, je ne comprends pas! explosa-t-elle.
Vous ne cessez de me poser des devinettes et moi, je
ne suis pas douée pour ce jeu !
105
En réalité, elle craignait trop de laisser à ses
émotions confuses le soin d'interpréter ce rébus.
Comme elle passait devant lui, Brandt lui saisit le
poignet et l'attira vers lui.
— Dans ce cas, je vais vous expliquer.
Glissant alors sa main libre derrière la nuque de la
jeune femme, il l'obligea à relever la tête pour
recevoir son baiser.
Joan aurait dû protester, tenter de se dégager ;
mais, désarmée par sa propre passion, elle répondit à
la caresse avide de sa bouche avec une ardeur égale.
Le feu qui courait dans ses veines la consumait tout
entière et lui ôtait toute volonté. Incapable même de
penser, elle se laissa guider vers le canapé où il la fit
asseoir sur ses genoux, tout contre lui.
Hypnotisée par la lueur qui brûlait dans son
regard, Joan le fixa, muette, le cœur battant à tout
rompre dans l'attente de son baiser...
Il prit enfin possession de ses lèvres. Lentement,
elle sentait son orgueil s'effriter. Surgi du fond d'elle-
même, son désir n'avait pas réussi à détruire toutes
ses défenses ; mais l'amour et sa flamme dévorante y
parvenaient plus sûrement.
Le cours du temps semblait suspendu. Lovée dans
ses bras, dans un total abandon, elle ne luttait plus
contre les caresses auxquelles se livrait Brandt pour
faire céder ses dernières réticences. Son cœur battait
la chamade...
Bientôt le désir de succomber à l'exigence muette
du jeune homme faillit prendre le dessus. Son souhait
le plus cher n'était-il pas de lui appartenir, sans
réserves? Un jour, pourtant, il l'avait rejetée... Et
soudain, ce souvenir douloureux devint plus fort que
tout.
Joan bondit sur le sol. Brandt, le cerveau embrumé
par la fièvre qu'elle avait déclenchée en s'abandon-

106
nant à ses baisers, fut incapable de comprendre sa
réaction. Privée du soutien de ses bras, la jeune
femme sentit le sol se dérober sous ses pieds ; elle dut
faire un immense effort pour se détourner et s'éloi-
gner. Les larmes aux yeux, elle n'eut que la force de
balbutier :
— Je... je vais préparer du café.
Mais elle n'atteignit jamais la petite cuisine. Der-
rière elle, Brandt glissa les mains autour de sa taille.
A nouveau, il la retenait prisonnière. Quand il
inclina la tête pour la nicher dans son cou, elle saisit
ses poignets, mais n'eut pas le courage de lui
échapper encore.
— Je ne veux pas de café, murmura-t-il d'une voix
enrouée, tout en traçant un sentier palpitant le long
de son cou. Ni thé, ni Coca, ni rien de tout cela. J'ai
envie de vous. Allez-vous me le reprocher ?
— Brandt...
Sa réponse n'était ni une protestation, ni un
consentement. Elle trahissait seulement une incerti-
tude confuse et obscure, qui signifiait autant « oui »
que « non ».
Il la fit pivoter dans ses bras et la plaqua étroite-
ment contre son corps qui clamait violemment son
désir. Alors, les doigts de la jeune femme se refermè-
rent autour de son cou. Un chant puissant lui montait
au cœur ; sourde à toute autre voix, elle céda enfin à
la lame de fond qui l'emportait.
Soudain, une clef tourna dans la serrure et la porte
s'ouvrit. Mille fois amplifié, le petit « oh ! » surpris
qui accompagna le mouvement du battant pénétra
jusqu'à la conscience obscurcie de Joan, quelques
secondes après avoir atteint celle de Brandt.
Elle lâcha aussitôt le cou du jeune homme et,
comme ses doigts glissaient sur sa poitrine, elle sentit
sous ses paumes le battement saccadé de son cœur.

107
Elle n'avait toujours pas associé le bruit avec une
autre présence dans la pièce et leva vers lui un visage
vibrant de bonheur. Mais il regardait vers la porte,
avec une expression glacée. Stupéfaite, Joan tourna
la tête.
Rouges de confusion, Kay et John la dévisageaient
depuis le seuil. Inexplicablement, telle une enfant
surprise en train de jouer avec les allumettes, Joan se
sentit coupable. Les mains derrière le dos, comme
pour dissimuler une pièce à conviction, elle se libéra
de l'étreinte de Brandt et s'éloigna.
— Pardon, murmura Kay, sincèrement désolée.
Je ne savais pas que... qu'il y avait quelqu'un.
Surtout pas Brandt Lyon, ajouta Joan en son for
intérieur. Elle devint écarlate et soupira profondé-
ment.
— Ce n'est rien...
A cet instant Brandt lui lança un regard aigu.
— Oui, renchérit-il. J'allais justement partir.
En deux pas, il atteignit le canapé et, comme pour
donner foi à sa déclaration, saisit son manteau.
Impuissants, Kay et John entrèrent tout à fait en
adressant à Joan des excuses muettes.
— Accompagnez-moi jusqu'à la porte, suggéra
Brandt en se tournant vers la jeune femme.
Joan hésita un quart de seconde.
— Oui, naturellement, souffla-t-elle en s'avançant
vers lui.
Il franchit le seuil, sortit dans le couloir, et referma
le battant derrière elle. Pour ne pas soutenir son
regard, elle fixait un point imaginaire, sur le tapis,
entre ses pieds. Le silence devint rapidement intolé-
rable. Malgré la distance qui la séparait de Brandt,
elle sentait ses yeux perçants fixés sur elle.
— Venez avec moi.
L'autorité avec laquelle il avait formulé sa
108
demande lui coupa le souffle. Elle savait qu'elle
devait refuser tout de suite, mais la question lui
échappa :
— Où?
Brandt ne répondit pas. Il attendit d'abord que
Joan lève la tête.
— Chez moi, précisa-t-il avec un calme impertur-
bable.
— Non.
En ajoutant un seul mot, elle risquait de trahir son
émotion et de perdre toute sa détermination. Brandt
soupira profondément. Ce fut comme s'il enfonçait
un couteau dans la plaie vive de son cœur.
— Pourquoi ?
— Pour commencer, dit-elle en se tournant à
demi, vous n'auriez pas dû venir ici ce soir.
Elle n'avait pas répondu à sa question ; mais
comment l'aurait-elle pu? Comment lui expliquer
qu'elle ne voulait pas être un baume destiné à guérir
les blessures que lui avait infligées Angela ? N'était-
ce pas là ce qu'il venait lui demander ?
— Pourquoi ne m'avez-vous pas renvoyé tout de
suite ? répliqua Brandt avec irritation.
Les yeux brûlés de larmes amères, Joan n'eut que
la ressource de riposter par un sarcasme :
— Je ne peux tout de même pas donner à mon
patron l'ordre de partir !
— Et moi qui vous croyais différente ! soupira-t-il,
sans colère cette fois. Je m'étais imaginé que vous
possédiez une étincelle d'humanité ; mais vous êtes
aussi égoïste et avide que les autres !
— Pourquoi ? Parce que je ne tiens pas à perdre
mon travail ?
— Aviez-vous peur de le perdre ou bien acceptiez-
vous mes baisers pour pouvoir le garder ? railla-t-il.
— Ne vous croyez pas supérieur, murmura Joan.
109
Vous êtes tout aussi à blâmer que moi. Vous ne
m'avez embrassée que pour atteindre Angela à
travers moi, pour vous venger d'elle.
— Et qu'étais-je à vos yeux, sinon un substitut de
votre ami Ed?
Joan ne répondit pas. Son cœur venait de voler en
éclats. Elle aurait pu supporter son indifférence, mais
pas le mépris dont il l'accablait ce soir parce qu'il se
croyait floué.
Il lui saisit brusquement les épaules et l'obligea à sé
tourner vers lui. Glissant ses doigts sous son menton,
il s'empara de ses lèvres en un baiser brutal. Le sang
de Joan se mit à bouillir. Mais il la relâcha aussitôt
avec un sourire cynique.
— Bonne et heureuse année, Joan! lança-t-il
avant de disparaître dans l'escalier.

110
8

Après le Nouvel An, l'atmosphère qui régna au


bureau fut d'une tension insupportable. En surface
Brandt avait gardé sa courtoisie habituelle. Pourtant,
il lui suffisait de poser les yeux sur Joan pour
qu'aussitôt son regard se charge de tout le mépris
dont il était capable. Et chaque fois c'était comme un
coup de fouet qui imprimait une brûlure vive dans la
chair de la jeune femme.
A la fin du prèmier jour, la situation était devenue
absolument intolérable. Jean commençait à se
demander si elle ne devait pas remettre sa démission
sans attendre. A quoi bon prolonger cette torture?
D'ailleurs Brandt serait probablement ravi de la voir
partir!
Quand Joan lui fit connaître sa décision, Kay se
montra extrêmement coopérante. Au lendemain de
l'incident du Nouvel An, les deux amies avaient
beaucoup parlé ; Kay s'était vivement opposée à ce
que Joan retourne au bureau, en affirmant que
Brandt ne pouvait exiger un préavis après la conduite
ignoble dont il avait fait preuve à son égard, en
essayant de se servir d'elle comme d'une poupée
pour satisfaire ses instincts et son désir de vengeance.
Avec les qualifications qu'elle pouvait produire, Joan

111
n'aurait aucun mal à trouver un autre travail ! Et dans
le cas contraire, Kay lui donnait l'assurance qu'en
surveillant étroitement leur budget, un seul salaire
subviendrait à leurs besoins pendant quelque temps.
Sur la question du préavis, Joan n'avait pas voulu
céder. Elle était bien décidée à avertir Brandt deux
semaines à l'avance et à lui trouver une remplaçante
d'ici là. Finalement, Kay se rendit à ses arguments,
bien qu'elle n'en reconnût pas le bien-fondé.
Joan s'était promis de taper sa lettre dès son
arrivée le lendemain. Mais ce matin-là, Brandt eut
mille choses à faire et exigea qu'elles soiént exécutées
sur-le-champ. Jusqu'à l'heure du déjeuner elle ne
put disposer d'une seule minute.
Une fois la lettre enfin tapée et signée, la jeune
femme attendit la première occasion de la remettre,
mais c'était compter sans la conférence hebdoma-
daire qui réunissait le patron et ses directeurs techni-
ques. A la fin de l'après-midi, alors que les bureaux
allaient fermer, il n'était toujours pas sorti. La
journée du vendredi se déroula selon le même
schéma : dès que Joan croyait le moment venu de
remettre sa lettre, un nouvel obstacle se dressait et
rendait sa démarche impossible.
Pendant tout le week-end, l'enveloppe demeura
dans son sac.
Le lundi matin, ce fut avec une détermination
absolue qu'elle arriva au bureau. Cette fois, elle était
bien décidée à ne rien entreprendre avant d'avoir
résolu son problème. Elle prit donc le courrier, le
carnet de rendez-vous et, sans oublier l'enveloppe,
frappa à la porte de Brandt. Elle le trouva au
téléphone. Il lui fit signe de s'asseoir. Elle s'exécuta
aussitôt et mit son enveloppe au-dessus des autres.
Intérieurement, elle répéta une dernière fois toutes

112
les explications qu'elle allait lui fournir et ne prêta
aucune attention à la conversation téléphonique.
Dès que Brandt eut raccroché, la jeune femme
inspira profondément et ouvrit la bouche pour
parler. Mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Y a-t-il quelque chose d'important dans le
courrier qui ne puisse absolument pas attendre?
interrogea-t-il en se levant déjà.
La jeune femme prit son enveloppe.
— Non, mais... commença-t-elle.
— Dans ce cas, annulez tous mes rendez-vous
pour aujourd'hui, coupa-t-il en allant décrocher son
manteau. Si vous avez besoin de moi, je suis sur le
chantier Chalmers.
— Comment? murmura Joan sans comprendre.
— Je viens de parler à Lang, répondit-il.
Joan serra convulsivement le petit rectangle blanc.
Elle n'avait pas besoin d'explications : Bob Lang
était l'ingénieur responsable du chantier Chalmers.
— Il y a eu un accident d'ascenseur : la cabine est
tombée du troisième étage, et deux ouvriers sont
bloqués à l'intérieur.
Elle bondit sur ses pieds pour suivre Brandt. Sa
lettre était maintenant reléguée au second plan de ses
préoccupations.
— Sont-ils gravement blessés ?
— L'un est inconscient, et l'autre s'est cassé la
jambe.
Il enfila son manteau, ouvrit la porte du couloir.
— Je ne pense pas avoir le temps de revenir ici
aujourd'hui. Quand nous aurons dégagé les hommes,
Bob et moi devrons rencontrer les inspecteurs char-
gés de la sécurité. Bob essaie de les joindre en ce
moment.
Après le départ de Brandt, Joan s'installa au
téléphone pour annuler ses rendez-vous.Alors seule-
113
ment elle réalisa qu'elle n'avait toujours pas donné sa
lettre. Décidément les forces du destin semblaient se
liguer contre elle !
Elle se mordit la lèvre : à repousser ainsi le
moment fatidique, elle risquait d'assister, impuis-
sante, au rapide effritement de sa volonté... Mais elle
se ressaisit : quelles que fussent les circonstances, la
lettre parviendrait à Brandt. Il fallait que ce supplice
prenne fin, le plus vite possible.
Le mardi, Joan apprit que l'un des deux ouvriers
souffrait d'un traumatisme crânien. Comme on
l'avait craint la veille, son camarade s'était cassé la
jambe. Brandt passa au bureau en coup de vent avant
de retourner sur le chantier. La lettre de Joan était
toujours dans son tiroir...
Le mercredi, en arrivant, Joan ne trouva pas
Brandt dans son bureau. Cet atermoiement constant
commençait à mettre ses nerfs à rude épreuve. Une
fois de plus, elle plaça la lettre au-dessus de la pile de
courrier et attendit son arrivée.
Elle répondait au téléphone lorsqu'il entra. Le
cœur serré, elle remarqua les plis profonds que la
fatigue avait creusés dans ses traits rudes. Il s'arrêta
devant son bureau et patienta.
— Bob Lang sera ici dans dix minutes environ,
déclara-t-il dès qu'elle fut libre. Demandez à Lyle
Baines de venir dans mon bureau pour prendre
connaissance avec moi du rapport des inspecteurs.
Faites en sorte qu'il se libère.
— M. Connelly devait venir ce matin vérifier les
comptes avec vous, lui rappela Joan.
— J'ai déjà reporté notre rendez-vous à cet après-
midi.
L'ombre d'une irritation passa sur son front.
— Appelez Baines.
Joan reprit le téléphone et composa le numéro du
114
poste de Lyle Baines. Brandt ne partit pas tout de
suite. Du coin de l'œil, elle le vit prendre le courrier
et le carnet de rendez-vous. Placée entre les deux, il y
avait sa lettre de démission !
— Je vois cela avec vous tout de suite... proposa-
t-elle.
Mais la sonnerie retentissait déjà à l'autre bout du
fil.
— C'est inutile.
Il se dirigea vers la porte communicante. Au même
instant, Lyle Baines décrocha, et Joan fut dans
l'impossibilité d'arrêter Brandt. Ce n'était pas ainsi
qu'elle avait imaginé le déroulement des choses : elle
voulait lui donner la lettre de ses propres mains ! Et
voilà qu'il allait la trouver glissée au milieu du
courrier !...
A peine libérée du téléphone, elle se leva et courut
vers lui dans l'espoir d'intercepter la lettre. Mais le
sort en avait décidé autrement : la sonnerie retentit à
nouveau. Exaspérée, elle griffonnait le long message
de son interlocuteur, lorsque l'interphone se mit à
grésiller furieusement.
Au même instant, la porte s'ouvrit sur Bob Lang,
puis, quelques secondes plus tard, sur Lyle Baines. A
contrecœur, Joan appuya sur le bouton de l'inter-
phone.
— M. Baines et M. Lang sont arrivés.
— Dites-leur de revenir dans une demi-heure et
venez ici immédiatement !
La voix de Brandt vibrait de colère. Même le micro
ne parvenait pas à en amortir la violence. Les deux
hommes avaient parfaitement entendu. Joan n'eut
pas à leur répéter l'ordre du patron et répondit à leur
hochement de tête par un sourire embarrassé.
L'estomac noué, elle les regarda partir puis dut se
115
rendre à l'appel de Brandt. Celui-ci lui laissa à peine
le temps de refermer derrière elle.
— J'attends une explication, commença-t-il sèche-
ment.
Elle s'humecta les lèvres tandis qu'il brandissait sa
lettre de démission.
— Je suis désolée... J'avais l'intention de vous la
remettre en main propre, ce matin.
— Elle est datée de jeudi dernier. Si je comprends
bien, vous n'aviez pas encore trouvé le courage de
me la donner ?
La jeune femme releva le menton.
— J'étais fermement décidée à le faire dès jeudi
matin. Mais vous m'avez accablée de travail et
ensuite vous êtes resté en conférence tout l'après-
midi. Je ne voulais pas que vous la trouviez après
mon départ. Depuis lors, vous êtes toujours occupé
ou bien absent, tout simplement.
Comme s'il n'avait rien entendu, il tapota la lettre
du bout du doigt.
— J'attends toujours une explication.
Joan détourna la tête. Elle se sentait déjà rougir et
regrettait d'avoir oublié ses lunettes.
— Elle me paraît évidente.
— Je n'en dirai pas autant, répliqua Brandt.
— Comment puis-je continuer à travailler pour
vous après... après...
Mais sa phrase courageuse mourut dans un chu-
chotement confus et inaudible. Les poings serrés, elle
s'écarta du bureau.
— Après quoi ?
— Après l'autre soir, acheva Joan d'une petite
voix tendue.
— A quel soir faites-vous allusion ?
— Vous savez parfaitement que je veux parler du

116
soir du Nouvel An, explosa-t-elle, irritée par le ton
délibérément innocent qu'il avait choisi d'adopter.
— Si mes souvenirs sont bons, fit alors Brandt en
se carrant confortablement dans son fauteuil, ce soir-
là vous étiez inquiète pour votre travail. Maintenant
vous voulez démissionner, alors que vous étiez prête
à tout pour garder votre place. Permettez-moi de
m'interroger.
— Souvent femme varie...
— Avez-vous un autre poste en vue ?
— En toute conscience, je ne pouvais pas en
chercher un autre avant de vous avoir remis ma
démission, déclara-t-elle.
Brandt haussa un sourcil interrogateur.
— Je suppose que vous aurez besoin de réfé-
rences?
— Il me semble que mon travail vous a toujours
donné satisfaction.
— Au-delà de tout ce que j'aurais pu exiger,
répondit le jeune homme en esquissant un sourire
railleur.
— Voudriez-vous cesser de parler par sous-enten-
dus? s'écria Joan qui savait lire entre les lignes.
— Quand je vous ai embrassée, vous n'avez pas
protesté. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois : je
ne suis pas aveugle, Joan, ni insensible.
Il la dévisagea alors avec ce sourire et ce regard
intense qui savaient si bien la désarmer.
— Je... je crois que vous vous êtes trompé,
répondit-elle sans grande conviction.
— Vraiment? Je possède une expérience plus
vaste que la vôtre : je sais parfaitement reconnaître
quand une femme subit un baiser et quand elle en
prend l'initiative.
Il se pencha pour prendre la lettre. Mais il n'en
avait pas fini avec elle.
117
— Vous vous êtes laissé emporter par votre imagi-
nation. Je n'ai pas envie de me priver d'une excel-
lente secrétaire pour la simple raison qu'il lui arrive
de perdre la tête !
— Je vous ai donné un préavis de quinze jours.
— Ah oui ?
Avec une lenteur calculée, Brandt déchira la lettre
en quatre et la jeta dans la corbeille à papier.
— Je n'en ai pas la trace.
— Il me suffira d'en taper une autre.
— Je connais votre obstination, confia-t-il. Je vous
demande pourtant de reconsidérer votre décision. Si
vous n'avez pas changé d'avis la semaine prochaine,
nous en repàrlerons.
— Je ne changerai pas d'avis.
— Les facettes de votre personnalité sont décidé-
ment multiples. Je me demande si je parviendrai un
jour à vous comprendre.
En soupirant, il se pencha vers les documents
étalés sur son bureau.
— Allez chercher Lang et Baines.

Joan ne put jamais se résoudre à avouer à Kay que


Brandt n'avait pas tout à fait accepté sa démission.
Avec la ferme intention de la renouveler le lundi
suivant, elle annonça à son amie que son préavis
débuterait à ce moment-là. Scandalisée, Kay déclara
que c'était une mesure parfaitement injuste.
Dès le vendredi, Kay acheta le journal et se mit à
cocher une série d'offres d'emplois. A l'entendre,
Joan devait commencer sans tarder à chercher un
autre travail et à envoyer des lettres de candidature.
Elle exigea même de son amie qu'elle rédigeât un
nouveau curriculum vitae.
La jeune fille n'avait aucune raison plausible de ne
pas suivre ses conseils. Mais elle avait beau se répéter

118
qu'un changement radical de décor représentait le
seul véritable remède à ses maux, la perspective de
répondre aux annonces ne l'enchantait guère. Pour-
tant, plus vite elle effectuerait la transition, plus vite
elle guérirait...
Le samedi matin, Kay rappela son amie à l'ordre.
Ce fut donc avec un immense soulagement que Joan
accueillit l'arrivée inopinée d'Ed Thomas. Celui-ci
débarqua en effet de Cleveland pour une visite éclair,
reléguant ainsi les projets de Kay au second plan.
Ce fut un week-end chargé : le petit groupe
consacra l'après-midi du samedi à discuter du choix
d'un restaurant et du spectacle qui couronnerait la
soirée. Pour finir, Ed et John eurent une brillante
idée : à eux deux, ils prépareraient un repas italien
qu'ils dégusteraient chez Kay et Joan.
Les deux frères offrirent un numéro de duettistes
absolument irrésistible : John, d'ordinaire si sérieux
et si flegmatique, portait un tablier de dentelle et Ed,
plus âgé et plus carré, s'était affublé du long tablier à
bavette que Mme Somers avait donné à sa fille. Le
spectacle conduisit bientôt les deux jeunes filles au
fou rire. La soirée s'annonçait fort peu romantique,
mais c'était mieux ainsi.
Kay effectuait le sauvetage de ce qui méritait à
peine le nom de spaghetti, après qu'Ed les eut
pratiquement réduits en bouillie, lorsqu'on frappa à
la porte.
— Oh, non ! gémit Joan. Ce doit être le concierge.
Il a senti l'odeur de brûlé et il a appelé les pom-
piers.
— Ou bien il s'est armé d'un extincteur pour voler
à notre secours ! s'esclaffa Kay.
— Ou pire encore, chuchota Joan en courant vers
la porte. C'est peut-être la vieille dame qui habite au
bout du couloir : elle est scandalisée parce que nous

119
recevons des hommes à la maison. Je suis sûre qu'elle
a appelé la police !
Les trois autres partirent d'un énorme éclat de rire.
Joan s'efforça de contenir le sien et se décida à
ouvrir. Mais la silhouette qui se dessina dans l'embra-
sure de la porte lui ôta jusqu'à l'envie de sourire.
— Bonsoir, Joan.
— Brandt! Je...
Elle ne put en dire davantage. Désespérée, elle
secoua la tête, tandis que le jeune homme la contem-
plait avec le plus grand calme.
— Chérie? Qui est-ce? appela la voix d'Ed qui
leur parvint clairement depuis la petite cuisine.
Aussitôt le visage de Brandt se durcit, et son
regard se chargea d'une expression froide et distante.
Joan ne répondit pas à la question d'Ed. Elle savait
bien que le battant lui dissimulait le visiteur.
— Que... que désirez-vous ? demanda-t-elle à voix
basse.
Brandt fronça les sourcils.
— Je voulais vous inviter à dîner avec moi ce soir.
Son regard perçant balaya la pièce derrière elle.
— Je n'ai pas réussi à vous joindre au téléphone.
J'aurais dû deviner que vous n'étiez pas libre.
Mais Joan se raidit.
— Pourquoi vouliez-vous m'inviter? Angela n'a-
t-elle pas l'exclusivité de votre compagnie?
Brandt pinça les lèvres.
— Je voulais vous parler d'un certain nombre de
choses. Mais c'est inutile maintenant.
— Quelles choses ?
Brusquement sa réponse était devenue vitale. Mais
Brandt demeurait silencieux : il détaillait lentement
son visage, s'attardant sur ses lèvres entrouvertes. A
ce contact presque physique, un long frisson parcou-
120
rut le corps de la jeune femme. Au bout d'un mo-
ment, Brandt se tourna à demi vers le couloir désert.
— Je n'allais pas vous inviter à venir chez moi, si
c'est ce que vous imaginiez, déclara-t-il enfin d'une
voix sombre.
— Vous êtes injuste, souffla Joan. Je n'y avais pas
songé !
— Non ? railla-t-il. N'étiez-vous pas déjà en train
de vous demander quelles étaient mes intentions?
— Brandt... implora-t-elle.
Comment lui expliquer qu'elle ne pouvait lui
accorder sa confiance ? Elle l'aimait profondément,
et il ne partageait pas ses sentiments. Ce gouffre
invisible lui interdisait le plus innocent tête-à-tête.
Un simple dîner serait pour elle source d'une joie
infinie... et de souffrances sans limites. Mais elle ne
pouvait pas lui avouer tout cela...
Interrompant ses réflexions, Ed vint lui entourer
les épaules d'un bras possessif.
— Excusez-nous pour le bruit, disait le jeune
homme. Joan a dû vous promettre que nous y
mettrons une sourdine.
Brandt marqua un étonnement amusé devant le
tablier volanté.
— Mon frère et moi sommes cuisiniers ce soir,
mais je crois que nous avons provoqué une catastro-
phe qui a soulevé l'hilarité générale.
— Ed...
Visiblement, Ed prenait Brandt pour un voisin
mécontent.
— Je vous présente mon patron, M. Lyon.
Un large sourire éclaira le visage du jeune homme.
Lâchant l'épaule de Joan, il tendit la main à l'autre
homme.
— Pardonnez-moi. Je me sentais si coupable... Je

121
m'appelle Ed Thomas. Joan m'a beaucoup parlé de
vous, monsieur Lyon.
L'examen étroit auquel Brandt avait soumis son
compagnon n'avait pas échappé à Joan. Quand Ed se
tut, son regard bleu cobalt se posa sur elle, profondé-
ment railleur.
— Vraiment? murmura-t-il en serrant la main
tendue. Elle n'a pas dû vous dire beaucoup de bien
de moi !
La jeune femme rougit violemment, mais Ed se
mit à rire.
— Au contraire ! Elle est beaucoup trop loyale !
Elle parle toujours de vous avec le plus grand respect
et la plus vive admiration.
Il s'interrompit et inclina la tête sur le côté en
regardant successivement Brandt et Joan.
— Mais vous aviez peut-être un problème urgent à
régler ?
— Je devais poser quelques questions à Miss
Somers avant lundi. Mais j'ai obtenu les réponses
que je cherchais. Excusez-moi d'avoir perturbé votre
petite soirée.
— Je vous en prie ! s'écria Ed magnanime. Si vous
n'avez pas de rendez-vous pressant, entrez donc
prendre un verre de chianti. Les spaghetti sont
immangeables de toute façon, et le dîner devra
attendre. Je suis sûr que Joan serait ravie que vous
restiez. N'est-ce pas, Joan ?
La jeune femme hocha la tête en guise d'acquiesce-
ment. Après une brève hésitation, Brandt haussa les
épaules.
— J'accepte, si Miss Somers n'y voit pas d'objec-
tion.
Lorsqu'ils refermèrent la porte, la voix de Kay leur
parvint depuis le coin-cuisine.
— Avez-vous réussi à calmer M. Grady ?

122
Quand elle se retourna, ses lèvres formèrent un
« Oh ! » muet. Ed lui annonça alors que le visiteur
restait un moment et sa bouche se referma.
— Joan et moi avons invité M. Lyon à boire un
verre de chianti avec nous.
Kay considéra son amie avec des yeux ronds : elle
devait penser qu'elle avait vraiment perdu la tête !
Jamais la jeune femme n'avait cru utile de cacher ses
sentiments : quand elle salua Brandt, sa voix et
l'expression de son visage trahissaient la plus totale
réprobation. L'accueil de John fut tout aussi mitigé.
Seul Ed semblait ne pas sentir la tension qui avait
brusquement pris possession de la pièce.
John servit le vin. Tandis qu'elle distribuait les
verres, Joan devinait le regard glacé qui suivait ses
moindres gestes.
Le coin salon manquait de sièges confortables.
Leur hôte s'était installé dans le fauteuil à bascule et
Kay sur le tabouret posé devant le canapé qu'Ed et
John occupaient. Il restait qu'une seule place libre,
entre les deux jeunes gens, à moins que Joan ne
s'assit à l'écart du groupe sur l'une des chaises
chromées qui entouraient la table... Mais ce serait
avouer à quel point la présence de Brandt la trou-
blait ; elle choisit donc le canapé.
Ed avait étendu un bras sur les coussins du dossier.
Gomme Brandt esquissait un sourire moqueur, Joan
comprit qu'aux yeux de son patron, ce bras posé au-
dessus de ses épaules pouvait indiquer une sorte
d'intimité. Elle avait vaguement l'impression qu'il
tirait une grande satisfaction à la voir aussi mal à
l'aise. Pourvu qu'il ne décide pas de prolonger sa
visite pour s'amuser un peu plus longtemps !
Finalement, il vida son verre avant les autres.
Après quoi, il adressa un sourire courtois à la petite
assemblée. Joan connaissait son véritable sourire,

123
sincère et chaleureux : le rictus de ce soir n'en était
qu'une pâle imitation. Après les avoir remerciés de
leur hospitalité, il se leva. Ed l'imita aussitôt, mais il
lui fit signe de se rasseoir. Un bref instant, la jeune
fille crut qu'il allait lui demander de l'accompagner
jusqu'à la porte.
— Bonsoir, Miss Somers. Je vous verrai lundi
matin!
Ce furent les derniers mots qu'il lui adressa. De
toute évidence, il lui signifiait qu'il n'avait plus
aucune raison de la voir en dehors du bureau.

Le jour où Brandt avait déchiré sa lettre de


démission, Joan s'était empressée d'en taper une
autre. Le lundi matin, elle se félicita de ne pas avoir
attendu car, en arrivant au bureau, elle n'avait plus
tellement envie de la remettre. S'il lui avait fallu
taper la lettre aujourd'hui, elle aurait sûrement
trouvé d'excellentes raisons pour retarder le moment
de le faire !
La jeune femme restait cependant convaincue
d'avoir pris la décision la plus sage. Mais après
l'étrange visite de Brandt, quelques étincelles d'es-
poir avaient jailli du fond d'elle-même. Allons, son
imagination galopait, une fois de plus ! Et pourtant,
comment rester sourde à cette petite voix qui lui
disait que si Ed ne s'était pas trouvé là... De quoi
voulait-il lui parler? Le saurait-elle jamais?
Brandt demeurait invisible, mais Joan savait qu'il
se trouvait dans son bureau : elle avait entendu des
bruits de pas, des froissements de papiers à l'inté-
rieur. Selon la coutume, elle prit le carnet de rendez-
vous, la pile de courrier et son bloc a la dernière
minute, elle ajouta l'enveloppe qui renfermait sa
lettre de démission.
— Quels sont mes occupations, ce matin ? interro-
124
gea Brandt dès qu'elle eut franchi le seuil de son
bureau.
Il n'avait pas même daigné la saluer et ne fit
aucune allusion au week-end ou à sa visite. En un
temps record, il lui dicta les réponses au courrier. Sa
brusquerie n'autorisait aucun commentaire, aucune
question. Joan voulait lui remettre sa lettre mais,
devant son obstination à rester froid et distant, elle
eut toutes les peines du monde à trouver une
occasion propice. A la fin, le cœur lui manqua;
quand il eut fini, elle se leva et s'éloigna sans la lui
avoir donnée. A l'instant où elle posait la main sur la
poignée, Brandt la rappela.
— Miss Somers ?
La jeune femme se retourna. I1 ne leva pas la tête.
— Je suis prêt à accepter votre démission dès que
vous me la présenterez. Prenez contact avec notre
agence habituelle et demandez qu'on m'envoie une
listes de candidates en y joignant leurs références.
— Oui, monsieur...
Joan se sentit paralysée sous le choc : secrètement,
elle avait espéré que Brandt tenterait par tous les
moyens de lui faire changer d'avis... Aveuglée par les
larmes, elle tourna la poignée.
— Encore une dernière chose, Miss Somers.
Cette fois, il plongea son regard perçant dans le
sien, la clouant contre la porte.
— Précisez bien que je désire une personne plus
âgée, au moins quarante ans, et mariée ; une per-
sonne sur qui je puisse me reposer en toute quiétude
et qui sache garder la tête froide !
— Ce sera tout? interrogea-t-elle sèchement, en
réprimant un sanglot.
— Dès que vous aurez effectué une sélection
intéressante, envoyez les convocations aux entre-
tiens, si possible pour jeudi.

125
— Oui, monsieur...
Sa voix n'était qu'un murmure. Brandt crut bon de
s'étonner.
— Vous aviez bien l'intention de me donner votre
démission aujourd'hui ?
En tremblant, elle extirpa sa lettre des papiers
qu'elle tenait à la main, puis redressa les épaules.
— Je n'avais pas changé d'avis. La voici.
Brandt n'accorda pas un seul regard à l'enveloppe
qu'elle posa sur le coin du bureau. Il scrutait attenti-
vement son visage.
— Je vous fais confiance, dit-il enfin. Vous saurez
trouver la remplaçante qu'il me faut.
Il la congediait... Elle murmura un faible merci et
s'enfuit en luttant contre la vague de désespoir qui
menaçait de l'engloutir. Un jour, elle s'était dit que
Brandt serait ravi de la voir partir, mais elle ne l'avait
jamais vraiment cru. Aujourd'hui, plus aucun doute
n'était permis.

Joan ignora toujours comment elle réussit à survi-


vre à cette journée. Après cela, elle sut qu'elle aurait
la force de traverser les pires épreuves, même celle
qui l'attendait le jour où il lui faudrait quitter ce
bureau pour la dernière fois. Ce triomphe au goût
amer lui donna pourtant le courage de revenir le
lendemain avec la ferme intention de s'acquitter de
ses tâches sans succomber à la dépression. Son
masque de secrétaire modèle bien en place, elle
n'avait pas même frémi lorsque l'agence avait appelé
pour obtenir des renseignements plus précis sur le
profil de la candidature recherchée.
Elle consulta sa montre : presque onze heures et
demie. Kay ne tarderait pas à venir la chercher pour
déjeuner... Elle s'étira dans l'espoir de détendre les
muscles de son dos et dégagea la feuille glissée dans

126
sa machine à écrire. Après quoi elle la relut rapide-
ment et corrigea les erreurs qui lui avaient échappé.
La porte de son bureau s'ouvrit. Elle leva machinale-
ment la tête... Une jeune personne, délicate comme
une rose, franchissait le seuil et pénétrait dans la
pièce...
— On m'a dit que je trouverais Brandt ici.
L'incroyable apparition était douée de parole !
Délicatement ciselés, ses traits s'éclairaient d'un
charmant sourire.
Une fois le premier choc passé, Joan retrouva
l'usage de sa langue.
— Vous êtes bien dans le bureau de M. Lyon. Je
suis sa secrétaire.
— Dans ce cas, reprit la ravissante jeune femme,
c'est vous qui m'avez répondu au téléphone, il y a
une semaine environ.
La gracieuse silhouette blonde flotta jusqu'à sa
table.
— Je suis Angela Farr. Brandt devait déjeuner
avec moi aujourd'hui.
Elle baissa ses yeux bleus de porcelaine sur la
montre incrustée de diamants qui étincelait à son
poignet.
— Je suis en avance, mais j'espérais le convaincre
de partir tout de suite. Nous pourrions ainsi rester
ensemble un peu plus longtemps.
— Il est occupé actuellement, marmonna Joan.
Avec un pincement au cœur, elle remarqua les
longs doigts aux ongles parfaits. Aucune dactylo ne
pourrait jamais en avoir de semblables.
— Mais je vais lui dire que vous l'attendez.
La visiteuse lui adressa un sourire complice qui
révéla de petites dents nacrées.
— Peut-être finiront-ils plus vite ?
La gorge serrée, Joan se contenta de hocher la tête
127
en guise d'acquiescement. Les mains moites, elle
poussa le bouton de l'interphone qui communiquait
avec le bureau de Brandt.
— Qu'y a-t-il, Miss Somers ? répondit celui-ci avec
une impatience non dissimulée.
Malgré elle, Joan adopta un ton glacé.
— Miss Farr vous attend, monsieur.
Il y eut un court silence, puis Brandt répondit
d'une voix nettement plus chaleureuse.
— Demandez-lui de patienter. Je ne serai pas
long.
Une fois la communication coupée, Joan leva la
tête vers Angela et lui indiqua un siège.
— Asseyez-vous, Miss Farr.
— Merci.
Angela se laissa doucement tomber sur une chaise,
près de son bureau.
— Vous êtes vraiment sympathique, Miss Somers.
Quand Brandt parle de vous, on imagine une femme
beaucoup plus âgée.
Etait-ce vraiment un compliment ? Joan se méfiait
de ses préjugés à l'égard de la visiteuse. Elle l'obser-
vait en cherchant la faille et se savait incapable de la
juger en toute impartialité : si seulement Angela
était une chipie ! Mais non, elle lui souriait avec une
grâce infinie.
— On a souvent une image stéréotypée des secré-
taires, déclara Joan, laconique.
— Il y a longtemps que vous travaillez pour lui ?
Sans cesser d'agiter nerveusement les papiers
posés sur sa table, Joan eut un sourire crispé. Elle
n'avait aucune envie de raconter à la maîtresse de
Brandt qu'elle venait de lui remettre sa démission.
— Depuis trois ans.
— Comme vous devez bien le connaître ! soupira
Angela.

128
Les narines de Joan captèrent un léger parfum à la
note florale.
— Pas vraiment, Miss Farr.
Elle s'apercevait soudain qu'elle détestait les
fleurs, les délicats boutons de roses en particulier.
Mais la jolie fleur en question la regardait avec des
yeux immenses, agrandis encore par de longs cils
recourbés.
— Ne l'accompagnez-vous pas dans tous ses
déplacements ?
— Pourquoi faire? interrogea Joan avec un rire
léger.
Angela haussa les épaules.
— Pour prendre des notes !
— Lorsque M. Lyon désire des notes, il les
enregistre sur une cassette et je les transcris à son
retour, expliqua Joan.
— Je vois.
Angela hocha la tête, puis son regard se posa
derrière son interlocutrice.
— Vous voilà, chéri! Je savais que vous ne me
laisseriez pas attendre longtemps.
Machinalement, Joan se retourna et rougit en
voyant Brandt, debout sur le seuil de la porte. Le
représentant qui l'accompagnait inclina poliment la
tête et quitta la pièce.
Comme pour comparer la beauté des deux fem-
mes, le regard de Brandt s'attarda successivement sur
Joan puis sur Angela. Inutile de se bercer d'illusions,
c'était Angela qui l'emportait, naturellement !
Joan essaya de se convaincre que cela n'avait
aucune importance. Mais lorsque le lion de la jungle
sortit avec le délicat bouton de rose, une larme
silencieuse roula sur sa joue.

Un étrange week-end. 5.
9

Bloqué entre sa gorge et son estomac, telle une


boule d'amertume et de désespoir, le sandwich que
Joan avait pris en guise de déjeuner refusait de
passer. Une chose était de souhaiter à Brandt tout le
bonheur possible; c'en était une autre de le voir
partir en compagnie de celle qui devait le lui appor-
ter. Il fallait être une sainte pour ne pas se laisser
dévorer par la jalousie...
Sa tête allait exploser... ! En s'obligeant à ne pas
regarder l'heure, Joan se remit à sa machine et se
concentra sur les mots que Brandt lui dictait par
l'intermédiaire du dictaphone. Mais elle l'écoutait
avec le cœur : ses oreilles ne discernaient que le
rythme autoritaire de sa voix et, naturellement, le
sens d'une phrase entière lui échappa.
Brusquement la jeune femme se mit en colère.
C'en était trop ! Jamais Brandt n'avait pris autant de
temps pour déjeuner! Elle fit revenir la bande en
arrière, mais, toujours distraite, elle laissa une fois de
plus passer toute la phrase sans la comprendre.
En exhalant un profond soupir, Joan arrêta l'appa-
reil et ôta son casque. Les yeux fermés, elle se passa
une main sur le front : peut-être en s'accordant un

131
petit moment de détente retrouverait-elle sa concen-
tration ?
A cet instant précis, on tourna la poignée. Aussi-
tôt, Joan se pencha sur sa machine à écrire, feignant
de chercher une erreur parmi les mots imprimés sur
la page. Depuis trois ans, presque tous les jours, elle
entendait ce bruit de pas ; elle l'aurait reconnu entre
tous. Machinalement, ses yeux se posèrent sur sa
montre : deux heures...
— Y a-t-il des messages pour moi, Miss Somers ?
Afin qu'il ne voie pas son visage, Joan ne se tourna
qu'à demi.
— Ils sont sur votre bureau, monsieur.
Les pas s'approchèrent de la table et s'arrêtèrent.
Joan retenait son souffle : sa nuque la brûlait comme
au contact d'une flamme vive. En silence, elle pria
pour que Brandt s'éloigne.
— Vous désirez autre chose, monsieur ?
Mentalement, elle imaginait avec horreur toutes
les raisons qui expliquaient son retard.
— Oui, Miss Somers, répondit Brandt sombre-
ment. A partir d'aujourd'hui, je vous interdis de
porter ce chignon ! Vous n'avez plus besoin de vous
déguiser en Cendrillon !
Joan sentit son cœur s'affoler : pour lui plaire, elle
aurait fait n'importe quoi. Il exerçait, à son insu, un
contrôle étroit sur son existence : ne lui avait-elle pas
déjà accordé plus qu'il ne pouvait exiger, plus que la
part du lion ?
Saisissant une gomme, elle commença à effacer un
mot pourtant bien orthographié.
— Ce n'est pas un déguisement ! Je me coiffe ainsi
parce que c'est plus pratique et je continuerai à le
faire !
A l'instant où elle achevait de proférer ces paroles,
son fauteuil pivota violemment, lui arrachant un cri

132
de frayeur. Les deux mains posées sur les accoudoirs,
Brandt la retenait prisonnière et plongeait son regard
menaçant dans le sien.
— C'est un ordre !
Ses épaisses lunettes donnaient à Joan une image
très précise du visage de Brandt; à sa grande
stupéfaction, elle réalisa qu'une véritable fureur
déformait ses traits. Jamais comme aujourd'hui, elle
ne l'avait vu possédé d'une telle rage !
— Non...!
Elle n'aurait pu dire si elle protestait ainsi contre
son ordre ou si c'était le spectacle d'une telle hargne
qui la laissait sans voix. Avant qu'elle ait pu prévoir
son geste, Brand lui arracha ses lunettes cerclées
d'écaille et les jeta sur le bureau. Elle voulut les
reprendre mais il la saisit par les épaules et faillit la
soulever de terre. « Qu'on le provoque, songeait
Joan, et le lion répond avec la violence primitive des
fauves... »
— Vous allez me défaire ce chignon immédiate-
ment! gronda Brandt. Sinon c'est moi qui m'en
chargerai !
Les mains tremblantes contre sa poitrine, prête à le
repousser s'il tentait de la serrer contre lui, la jeune
femme sentit une brusque folie s'emparer d'elle : elle
avait envie de le laisser toucher ses cheveux et de
subir ensuite le châtiment qu'il lui réservait... un de
ses baisers fiévreux et sauvages. Mais le risque était
trop grand : elle trahirait rapidement son désir de
répondre à sa caresse.
Hésitante, elle se mit à ôter une à une les épingles
qui retenaient son chignon net et austère. Au bout de
quelques secondes, sa chevelure retomba en cascades
sur les doigts de Brandt qui ne l'avaient pas lâchée.
Rassemblant alors tout son courage, elle leva la tête
et le regarda droit dans les yeux. De sa colère, il ne
restait qu'une lueur au fond de son regard.
— Etes-vous satisfait ? souffla-t-elle.
— Non!
La jeune femme sentit aussitôt que cet aveu lui
avait échappé. Glissant une main derrière sa nuque,
et l'autre autour de sa taille, il l'attira contre lui, puis
il s'empara de sa bouche avec une ardeur brutale.
Frémissante, Joan résista un moment, puis céda à
l'élan de passion qui l'emportait.
A cet instant précis, la porte s'ouvrit. Brandt
s'écarta brusquement. Debout sur le seuil, Lyle
Baines les fixait, bouche bée. Joan devint écarlate.
Elle détourna vivement la tête et presque aussitôt,
Lyle recula, referma la porte derrière lui, sans dire
un mot.
Lorsqu'ils furent seuls à nouveau, Brandt relâcha
son étreinte et glissa les doigts sous le menton de
Joan pour l'obliger à soutenir son regard.
— Je n'ai aucune excuse, Joan, sinon que j'avais
envie de vous faire mal. Je ne croyais pas si bien
réussir.
Les yeux de la jeune femme se voilèrent de larmes.
— Désormais, murmura-t-elle d'une voix étran-
glée, réservez vos manières d'homme des bois pour
Angela. Je suis sûre qu'elle les appréciera.
— Si je pensais que cela puisse servir à quelque
chose, je vous donnerais une bonne fessée ! déclara
Brandt.
Sur ces mots, il pivota sur ses talons et disparut
dans son bureau, comme s'il craignait, en restant, de
mettre son projet à exécution.

Dès le lundi suivant, tous les employés de la firme


Lyon savaient que la secrétaire du patron avait
démissionné et que sa remplaçante arrivait ce matin
134
même pour se mettre au courant, sous la férule de
Joan.
Naturellement, les rumeurs les plus fantaisistes
circulaient dans les couloirs et tout le monde s'inter-
rogeait sur les véritables raisons de son départ.
Mme Mason était une petite femme aux cheveux
gris, aimable et souriante. Joan eut l'impression que,
grâce à l'étendue de son expérience, elle se coulerait
rapidement dans son nouveau moule. Pourvu que ce
soit vrai ! Ainsi, elle pourrait partir avant la fin de la
semaine.
Pour commencer , Mme Mason suivit Joan dans le
bureau de Brandt. Une fois le courrier et les rendez-
vous passés en revue, celui-ci parut décidé à travailler
au plus vite avec sa nouvelle secrétaire. Ce fut à elle,
et non à Joan, qu'il adressa toutes ses questions et ses
notes. D'ailleurs, après un salut extrêmement bref , il
accorda à peine un regard à la jeune fille et l'ignora
presque totalement. Enfin, tout fut réglé. Soulagée,
Joan s'apprêta à quitter la pièce avec Mme Mason.
— Miss Somers, voudriez-vous rester un
moment ? demanda Brandt au moment où elle se
levait.
Elle lança un regard plein d'appréhension en
direction de sa remplaçante, mais elle n'avait guère le
choix !
— Naturellement, monsieur, répondit-elle en
reprenant sa place.
Mme Mason sortit et referma la porte. Brandt
regarda alors Joan sans rien dire. Le silence s'étirait,
de plus en plus lourd... Enfin, il repoussa sa chaise.
Les mains derrière le dos, il se dirigea vers la fenêtre.
— Je suppose que vous avez entendu les rumeurs
qui circulent à notre sujet ?
Il avait lancé sa question par-dessus son épaule.
Comment avait-il pu savoir ?

135
— Oui, souffla Joan.
Brandt se tourna à demi vers elle et haussa un
sourcil.
— Vous savez donc que tout le monde nous
soupçonne d'avoir une liaison ?
— C'est ce qu'on dit... acquiesçait-elle en baissant
les yeux sur ses mains.
— Avez-vous essayé de corriger cette impression?
— A quoi bon? Je serai partie à la fin de la
semaine, le bruit s'éteindra de lui-même !
Lentement, Brandt pivota sur ses talons et revint
vers son bureau. Il s'arrêta devant Joan et plongea
son regard dans le sien.
— Savez vous comment on explique votre démis-
sion ?
Joan rougit violemment.
— Oui... nous... nous serions querellés.
Le jeune homme eut un sourire cynique.
— Vous avez le don de simplifier les choses, fit-il
avec un soupir excédé.
— Mais pourquoi? s'écria Joan avec véhémence.
— Qui sait? Nous avons sans doute éveillé les
soupçons apres ce week-end où nous sommes restés
bloqués ici à cause du blizzard. Et je n'ai rien arrangé
en cédant à la colère l'autre jour. Je suis sincèrement
désolé, Joan.
— Je... je ne vous reproche rien, répondit-elle
doucement,
Elle s'était levée et allait à son tour vers la fenêtre.
Brandt la suivit. Arrivé près d'elle il regarda au
dehors.
— Restez... murmura-t-il.
— Comment?
Stupéfaite, elle tourna vivement la tête vers lui. Le
jeune homme lui lança un bref coup d'œil puis fixa à
nouveau le paysage extérieur.
136
— C'est la seule façon de mettre fin à tous ces
bruits. Au bout de quelques mois, ils verront bien
qu'ils étaient sans fondement. Tandis que si vous
partez, chacun verra là une confirmation de ses
soupçons.
Joan suffoquait! C'était logique, mais elle ne
voulait pas en entendre parler !
Elle secoua la tête.
— Je... c'est impossible. Je pars à la fin de la
semaine.
— Restez encore un mois...
— Mme Mason a déjà été engagée à ma place,
argua Joan. Nous savons parfaitement à quoi nous en
tenir sur ces inventions et je ne changerai pas d'avis à
cause de quelques bruits stupides.
— Ce n'est pas si simple, corrigea Brandt. Vous
savez aussi bien que moi qu'il existe une grande part
de vérité dans tout cela. Voilà pourquoi, aux yeux
des autres, le reste paraît si convaincant.
— Non!
— A votre aise, Joan...
Il s'éloigna avec un haussement d'épaules.
— J'ai cru de mon devoir de vous dire ce qu'il en
était. Visiblement, cela vous est égal.
— Vous vous trompez !
— Mais vous ne voulez rien faire pour que cela
cesse.
Joan se déroba à son regard bleu cobalt.
— Je ne peux plus travailler pour vous. C'est
devenu impossible.
— Vous n'avez pas toujours pensé ainsi !
— Mais c'était avant... avant...
... Avant qu'elle ne tombe véritablement amou-
reuse de lui !
— Avant quoi? railla-t-il. Avant que je ne vous
fasse des avances que vous étiez toute prête à
137
accepter ? Suis-je donc si blâmable de n'avoir pas
compris que vous vous sentiez obligée de subir mes
caresses pour garder votre emploi?
Joan crut recevoir un coup au cœur.
— Je n'étais là que pour remplacer Angela!
accusa-t-elle.
— Si c'était Angela que je voulais, je ne serais pas
venu vous voir.
Abasourdie, elle le dévisagea longuement comme
si elle cherchait à décrypter le message incompréhen-
sible enfoui au fond de son regard.
— Pourquoi êtes-vous venu chez moi, le soir du
Nouvel An?
— Joan, je n'ai aucune envie de me quereller avec
vous une fois de plus. Oublions le passé.
Il ne restait rien à ajouter. Joan devina à la
mâchoire contractée du jeune homme qu'il n'aborde-
rait plus ce sujet avec elle.
— Mme Mason doit certainement avoir quelques
questions à vous poser. Je vous suggère d'aller
l'aider.
— Oui, soupira-t-elle en s'éloignant vers la porte.
Mais elle s'immobilisa à mi-chemin.
— J'ai... rendez-vous pour un entretien profes-
sionnel demain à treize heures. Puis-je prendre mon
heure de repas à ce moment-là ? Mme Mason sera
parfaitement capable de s'occuper du bureau en mon
absence.
— Peu importe, lança Brandt en reprenant sa
place derrière son bureau. Réglez cette affaire avec
elle.

L'entretien du lendemain fut catastrophique : Joan


ne cessait de penser à tout ce qu'elle avait oublié de
dire à sa remplaçante avant de partir. A plusieurs
reprises, son interlocuteur fut obligé de répéter ses

138
questions. En quittant le siège de la société d'assu-
rances, Joan savait déjà que sa candidature ne serait
pas retenue.
Elle remontait lentement le couloir jusqu'à son
bureau lorsque des éclats de voix lui parvinrent.
C'était Brandt.
— Vous ne l'avez toujours pas trouvé ? s'écriait-il
d'un ton exaspéré. Mon client est au téléphone. Que
dois-je lui dire? que nous avons perdu ses réfé-
rences ?
Décidément, aujourd'hui tout allait de travers!
Joan se prépara au pire et poussa le battant. A sa
vue, le visage rouge de Mme Mason exprima le plus vif
soulagement.
— Il était temps ! soupira Brandt en lançant à la
jeune femme un regard courroucé. Voudriez-vous
indiquer à Mme Mason où se trouve le dossier
A. B. King ? Le client est au téléphone.
Joan sortit ses lunettes, les glissa sur son nez, puis
jeta son manteau sur une chaise. Après quoi elle
s'approcha de l'armoire de classement près de
laquelle Mme Mason subissait, impuissante, les
semonces de son futur patron.
— Je pense avoir trouvé le bon tiroir, hésita celle-
ci, le dossier n'est pas dans les autres.
Joan la rassura d'un sourire.
— En effet, il doit se trouver ici.
Elle parcourut rapidement les chemises rangées
derrière la lettre K. Rien. Elle leva alors un regard
aigu en direction de Brandt.
— Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Vendredi. Et je puis vous assurer qu'il n'est pas
resté sur mon bureau.
Mais Joan esquissait déjà un sourire railleur ; elle
venait de trouver le dossier, rangé à la lettre A.
— Monsieur Lyon, ayez l'amabilité de ne plus

139
toucher à ce meuble, murmura-t-elle. Un conseil,
madame Mason : M. Lyon a la mauvaise habitude de
ranger les dossiers n'importe comment. A l'avenir, si
vous voulez vous éviter ce genre de désagrément,
interdisez-lui l'accès de l'armoire.
— Merci, Joan, grimaça Brandt en prenant la
chemise qu'elle lui tendait.
Quand la porte se fut refermée, Roberta Mason se
tourna vers la jeune fille avec gratitude.
— Quelle chance que vous soyez revenue au bon
moment! Vous sachant si méticuleuse je n'ai pas
songé un instant que le dossier était mal rangé. J'ai
bien cru que M. Lyon allait me conseiller de chercher
un autre emploi !
— Ne vous inquiétez pas. L'armoire de classement
est sa bête noire. Maintenant, vous êtes avertie!
— Oh, je m'en souviendrai !
— Y a-t-il eu d'autres problèmes pendant mon
absence ?
Joan joua distraitement avec le bracelet qu'elle
portait toujours à son poignet, et une profonde
tristesse l'envahit : jamais plus Brandt ne lui deman-
derait de résoudre les énigmes de l'armoire...
— Non, tout s'est très bien passé.
Elle lança à Joan un regard hésitant.
— Puis-je vous poser une question personnelle ?
La jeune femme se raidit : les rumeurs étaient-
elles aussi parvenues jusqu'aux oreilles de sa rempla-
çante?
— Bien sûr !
— Je sais que vous cherchez un autre emploi.
Mais... pourquoi partez-vous?
— N'avez-vous pas entendu les bruits qui circu-
lent?
— Si, naturellement.
Roberta lui adressa un large sourire.
140
— Ceux qui les colportent espéraient me soutirer
des détails croustillants. J'ai eu envie de leur dire que
s'ils voulaient se mettre quelque chose sous la dent,
ils feraient bien de fouiller dans leurs propres tiroirs.
Etonnée, Joan pencha la tête sur le côté. Ses longs
cheveux dorés se répandirent sur son épaule.
— Vous ne croyez donc pas ce qu'ils disent ?
— Vous êtes très jolie, déclara l'autre femme. Si
M. Lyon ne l'avait pas remarqué, je me serai posé
des questions. Mais les racontars ne franchissent pas
le cercle de quelques employés. La majorité, moi y
compris, n'y prête aucune attention.
— Merci. Parfois, j'ai l'impression qu'on me
prend pour une fille facile.
— Je vous assure que c'est faux. Mais vous n'avez
pas répondu à ma question. Je fais ce métier depuis
près de vingt ans : je sais reconnaître une bonne
secrétaire.
— C'est très simple, expliqua alors Joan d'un ton
résolument léger : mon travail ici, me plaît beau-
coup, mais j'ai envie de changer de décor, d'essayer
quelque chose de différent.
Ce n'était qu'un demi-mensonge.
— Le changement ouvre des horizons nouveaux,
acquiesça Mme Mason. A exécuter trop longtemps les
mêmes tâches, on finit par s'enliser dans la routine.
Apparemment, elle se satisfaisait de la réponse de
Joan.

Le vendredi, Mme Mason n'avait plus rien à


apprendre. Quelques difficultés, imprévisibles, pou-
vaient encore se dresser devant elle, mais avec son
expérience, elle saurait les résoudre sans l'aide de
Joan. Celle-ci se sentait maintenant parfaitement
inutile.
La jeune fille avait consacré de longues heures à
141
collectionner des souvenirs, à se rappeler une époque
maintenant révolue. Comme ce dernier jour passait
vite ! Et malgré deux autres entretiens, elle n'avait
toujours pas trouvé de travail !
La veille, Kay lui avait suggéré d'essayer une de
ces agences qui offrent des missions temporaires
lorsqu'une secrétaire tombe malade ou part en
vacances. De toute façon, son avenir lui apparaissait
à travers un brouillard ; peut-être la variété l'aiderait-
elle à franchir plus facilement cette période de
transition? Tout en restant convaincue d'agir au
mieux, Joan n'éprouvait aucun désir de travailler à
titre permanent pour quiconque, sinon Brandt.
A l'heure du déjeuner, le personnel de la firme
Lyon avait organisé une petite fête d'adieu.
Mme Mason ne s'était pas trompée : la majorité des
employés regrettaient sincèrement de la voir partir.
Brandt arriva à l'instant où Kay, au nom de tous,
allait lui remettre un souvenir.
Le plus dur fut alors d'accepter ses regrets, de
l'entendre la remercier pour l'excellent travail qu'elle
avait toujours fourni. Joan n'ignorait pas que seul le
sens du devoir l'avait obligé à venir et que tout le
monde attendait ce petit discours. Ses compliments
avaient l'accent de la vérité, mais comment le croire
quand il affirmait que sa présence lui manquerait ?
Ce soir-là, en franchissant la porte pour la dernière
fois, Joan serra les dents et ravala ses larmes brûlan-
tes. Cependant elle ne put s'empêcher de s'apitoyer
sur son propre sort.
— Joan ! gronda Kay à voix basse. Si tu pleures, je
te gifle.
La jeune femme éclata de rire, puis réprima un
sanglot.
— C'est idiot, n'est-ce pas ? Je ne supportais pas

142
de rester et maintenant l'idée de partir m'est intolé-
rable.
— J'aurais moi-même donné ma démission si cela
ne me privait pas de mes congés payés pour mon
voyage de noces. Mais je ne crois pas que je resterai
très longtemps.
— Justement, observa Joan la gorge nouée,
Brandt m'a remis mes congés payés. J'ai deux
semaines devant moi avant de trouver du travail.
— J'espère bien ! S'il ne te les avait pas donnés, tu
aurais pu les exiger ! C'est ton droit le plus strict !
Kay rejeta la tête en arrière : le seul nom de
Brandt suffisait à lui faire sortir ses griffes. Malgré les
protestations de Joan, elle n'avait jamais voulu
comprendre qu'il n'était pas seul à blâmer : autant
que lui, elle partageait la responsabilité de cette
rupture définitive. Après trois ans d'étroite collabo-
ration, elle aurait dû savoir qu'il ne se serait jamais
permis de lui faire des avances à moins d'être sûr
qu'elle les accepterait... Mais les amis sont ainsi
faits : ils sont précieux parce qu'ils vous soutiennent
envers et contre tout, quelles que soient les circons-
tances.
— Nous allons fêter cela ! déclara Kay, décidée à
ne pas laisser son amie se réfugier dans un silence
morose. Pour commencer, nous achèterons des
steaks. Demain, nous irons faire des courses. J'ai
brusquement envie d'acheter des tenues extravagan-
tes. Que penses-tu de cette idée ?
— Je croyais que pour oublier, on achetait des
chapeaux, plaisanta Joan dans l'espoir de dissimuler
son peu d'enthousiasme.
— Qui porte encore des chapeaux aujourd'hui?
Leur autobus venait de s'arrêter à destination.
— Et puis, j'ai envie de fouiller dans ce dépôt-
143
vente que j'ai aperçu la semaine dernière. Il me
semble qu'ils ont des robes étonnantes !
Tant que Kay resterait avec elle, Joan ne trouve-
rait pas le temps de penser. Mais dans six mois, Kay
serait mariée... que deviendrait sa vie, alors?
Soudain, elle se demanda si elle se marierait un
jour. En vérité, elle en doutait : avant sa rencontre
avec Brandt, elle passait tous ses week-ends seule ou
en compagnie d'autres filles. Maintenant, marquée à
jamais par son amour pour lui, comment se satisfe-
rait-elle d'un autre homme ?
— Joan ?
Agitant la main devant ses yeux, Kay interrompit
le cours mélancolique de ses pensées.
— Pour la deuxième fois, que veux-tu pour
accompagner ton steak ?
— Excuse-moi, j'étais à mille lieues d'ici !
Elle secoua la tête, comme pour se débarrasser de
l'image obsédante de Brandt.
— Je sais, Joan. Allons oublie-le! Les individus
tels que lui ne méritent pas qu'on verse une seule
larme sur eux ! Si nous préparions des pommes de
terre farcies au roquefort? Ou bien...
Mais Joan ne l'écoutait déjà plus : elle se rappelait
le samedi au cours duquel Brandt et elle avait partagé
des repas nettement moins appétissants, tandis qu'au
dehors hurlait le vent du nord et que la terre
disparaissait sous la neige...

144
10

— Oui, tu vas la mettre ce soir !


Kay déchira le sachet et sortit une longue robe
d'hôtesse de soie orientale.
— Pourquoi l'as-tu achetée, sinon pour la porter à
la maison ?
— J'ai déjà celle que mes parents m'ont offerte à
Noël, s'écria Joan. Je me demande pourquoi je me
suis laissé convaincre d'en acheter une autre !
— Pour que je te laisse en paix, tu le sais
parfaitement, répondit Kay avec une grimace espiè-
gle. Mais tu avais l'air d'une princesse des Mille-et-
Une Nuits ! Et à ce prix, c'était vraiment une affaire !
— Elle est belle, concéda Joan en caressant des
doigts le tissu au toucher voluptueux.
Le mélange d'or, de rouge et de bleu scintillants
rehaussait la couleur de ses cheveux. Dans la cabine
d'essayage de la boutique où Kay l'avait entraînée,
elle s'était sentie aussi éblouissante qu'une fleur
exotique. Secrètement, elle avait souhaité pouvoir se
montrer à Brandt ainsi parée...
Mais maintenant, dans son appartement au mobi-
lier si modeste, la robe lui semblait totalement
déplacée.
— Mets-la ! ordonna Kay.

145
Elle poussa son amie vers la chambre.
— Pendant ce temps, je prépare le thé !
Kay dépensait tant d'énergie pour la remonter et la
soutenir que Joan n'avait pas le courage de refuser.
Elle se contempla dans le miroir : la robe avait
perdu un peu de sa magie... ou bien tout son plaisir
s'était-il évanoui dès qu'elle avait pensé à Brandt ?
Elle essaya d'adresser un sourire à son reflet, mais
elle ne réussit qu'à amener une grimace tremblante
sur ses lèvres. S'emparant alors résolument de sa
brosse, elle donna de grands coups dans sa chevelure
dorée, bien décidée à ne pas révéler à Kay toute la
profondeur de son désespoir.
— Quel dommage que nous n'ayons pas de petits
fours frais et crémeux ! disait la voix chantante de son
amie lorsque Joan franchit le seuil de la pièce.
Comme elle s'inclinait bien bas à son passage, la
jeune femme ne put s'empêcher de sourire.
— Il faudra nous contenter de gaufrettes à la
vanille !
La bouilloire se mit à siffler joyeusement.
— A ton tour de te déguiser, lança Joan.
— Attends un peu que John me voie, s'exclama
Kay en s'emparant de son paquet.
Elle s'éloigna vers la chambre et se retourna sur le
seuil.
— Puis-je t'emprunter ta chaîne dorée ?
— Naturellement ! Elle est dans ma boîte à bijoux.
Sers-toi !
Pendant que le thé infusait, Joan disposa les tasses
et les soucoupes sur un plateau. Elle allait le servir
lorsque Kay revint en virevoltant dans la pièce, pieds
nus sur la moquette. Arrivée au milieu, elle s'immo-
bilisa et sa jupe dansa encore quelques secondes
autour de ses chevilles.

146
— Il ne me manque qu'une longue perruque
brune, déclara la jeune femme.
— John s'évanouirait en te voyant ! s'écria Joan en
déposant le plateau sur la table basse, près du
canapé. Je me demande vraiment quand tu vas
pouvoir porter cette jupe !
— Aucune importance !
Kay se laissa tomber gracieusement sur le sol, en
vraie gitane, et lança un regard espiègle en direction
de son amie.
— Il a promis de passer cet après-midi. Tu crois
vraiment qu'il sera choqué ?
— Ce n'est pas sûr ! Il doit savoir à présent que tu
es capable de tout.
On frappa à la porte. Kay bondit sur ses pieds.
— Mon Dieu ! Le voilà déjà !
Elle défroissa sa jupe et ajusta plus audacieuse-
ment l'échancrure de son corsage. Puis, avec un clin
d'œil à Joan, elle courut à la porte et ouvrit large-
ment le battant. Mais au lieu de se précipiter dans les
bras de son fiancé, elle resta clouée sur le seuil.
— Que voulez-vous ? interrogea-t-elle sèchement.
Stupéfaite, Joan dressa l'oreille. A qui s'adressait-
elle d'un ton si glacial ?
— Joan est-elle là ?
Brandt! La voix familière lui donna soudain le
vertige. Mais elle se leva aussitôt... pour fuir, ou se
précipiter vers la porte ? Elle l'ignora toujours, car
elle demeura immobile, paralysée près du canapé.
— Elle n'a aucune envie de vous voir !
— Eh bien, moi je veux la voir. Pourriez-vous lui
dire que je suis ici ?
Sa voix vibrait d'impatience et d'irritation conte-
nue. Mais Kay continuait à lui interdire l'entrée de
l'appartement.

147
— Si vous avez un problème, Mme Mason est votre
secrétaire. Adressez-vous à elle !
— C'est Joan que je veux voir, pas Mme Mason !
La jeune fille reconnaissait bien là le ton sans
réplique de son ancien patron.
— Monsieur Lyon, n'avez-vous pas fait assez de
mal? Pourquoi ne la laissez-vous pas tranquille?
— Je comprends que vous vouliez protéger votre
amie, mais je ne partirai pas avant de lui avoir parlé !
— Eh bien, vous attendrez longtemps !
Kay allait lui claquer la porte au nez. Mais le
battant céda sous le poids d'une force supérieure.
Rien n'arrêterait Brandt.
Joan inspira profondément pour tenter de calmer
ses nerfs mis à rude épreuve. Après quoi, contour-
nant la table, elle s'avança courageusement.
— Laisse, Kay ; j'y vais.
Mais son amie ne bougea pas et lui lança un regard
flamboyant.
— Rien ne t'y oblige, Joan. Je peux appeler la
police. Tu ne lui dois rien, tu n'est pas forcée de lui
obéir!
— Kay ! Je t'en prie !
— Tu es vraiment masochiste !
Indignée, Kay s'écarta enfin et alla se planter près
de Joan, bras croisés, prête à bondir à la moindre
alerte.
Les mains enfoncées dans les poches de son
manteau, Brandt franchit le seuil et s'arrêta dans la
petite entrée, les yeux fixés sur les traits altérés de
Joan. Puis, comme s'il venait de remarquer la robe
de soie aux couleurs chatoyantes, il la détailla des
pieds à la tête.
Tremblante sous cet examen où ne passait aucune
émotion, elle doutait que ses jambes fussent capables
de la soutenir longtemps. Il y avait à peine vingt-

148
quatre heures qu'elle l'avait vu pour la dernière fois,
mais ce qu'elle ressentait à cet instant précis dépas-
sait en intensité tout ce qu'elle avait jamais connu
auparavant. Il est vrai qu'elle avait cru ne plus le
revoir... Une douleur lancinante lui serrait le cœur.
— Que voulez-vous ?
— Vous parler. Je croyais m'être bien fait com-
prendre.
— Nous n'avons plus rien à nous dire.
— Ce n'est pas mon avis.
— Si cela concerne le bureau, Mme Mason est
désormais votre secrétaire.
Un grondement exaspéré s'échappa de la gorge de
Brandt.
— Je sais parfaitement que vous ne travaillez plus
pour moi. Maintenant si vous aviez l'obligeance de
demander à votre garde du corps de quitter la pièce,
je pourrais vous expliquer pourquoi je suis là.
Joan lança un regard hésitant en direction de Kay
qui continuait à surveiller Brandt du coin de l'œil.
Elle se sentait si fragile et si vulnérable ! En ren-
voyant Kay, elle se privait de sa seule planche de
salut... Brandt voulait lui parler? Qu'il le fasse
devant son amie !
Mais son émotion prit le dessus.
— Kay... voudrais-tu attendre dans la chambre?
Furieuse, celle-ci trépigna sur la moquette. Un
bref instant, Joan crut qu'elle allait refuser. Mais elle
se contenta de fusiller l'intrus du regard, comme pour
affirmer qu'au premier bruit, telle une tigresse, elle
bondirait hors de la pièce. Enfin, elle pivota sur ses
talons en faisant tournoyer sa longue jupe.
Une fois seule avec Brandt, Joan se sentit incapa-
ble de le regarder sans trahir son émoi. Les poings
serrés, elle leva la tête lorsqu'il s'avança d'un pas.

149
Elle prit peur. Un mince sourire aux lèvres, il la
détailla de nouveau.
— Quelle robe magnifique !
Le compliment était lancé avec une totale indiffé-
rence mais Joan en frémissait de joie. Ce fut pourtant
de courte durée.
— Si cela était possible, elle vous rend encore plus
lointaine et inaccessible.
Elle lissa la soie du plat de la main, mais ses poings
se refermèrent presque d'eux-mêmes.
— Vous n'êtes pas venu me parler chiffons ! railla-
t-elle dans un soudain sursaut d'orgueil.
Brandt soupira.
— Pourquoi nous est-il devenu impossible de
bavarder innocemment ?
— Nous ne l'avons jamais fait.
— Mais si !
Sans la quitter des yeux, il déboutonna son
manteau.
— Puis-je me débarrasser ou bien allez-vous inter-
préter ce geste comme une menace contre votre
personne ?
Le sarcasme l'atteignit de plein fouet. Incapable de
répondre, elle indiqua d'un mouvement de la main
qu'elle n'y voyait pas d'inconvénient.
— Si vous ne vous êtes pas transformée en statue,
pourriez-vous m'offrir du thé ?
Il s'était avancé jusqu'au fauteuil à bascule. Après
y avoir jeté son vêtement, il se tourna vers Joan,
froid, sévère. Elle fixa sur lui un regard plein de
détresse et de douleur.
— Pourquoi ?
Partager la moindre chose avec lui risquait de
l'entraîner trop loin !
— Parce que l'atmosphère est glacée et irrespira-
ble aussi bien dehors que dans cet appartement. J'ai

150
besoin de me réchauffer. A moins que vous ne
préfériez vous charger vous-même de cette tâche?
acheva-t-il, sans la moindre trace d'humour.
Joan s'éloigna aussitôt vers la cuisine. Pendant
qu'elle remplissait la tasse qui cliquetait sur sa
soucoupe, Brandt s'installa sur le canapé. Il restait
une place, mais Joan déposa le thé sur la table et alla
s'asseoir plus loin. Son hésitation n'avait pas échappé
au regard perçant et moqueur du jeune homme.
— Avez-vous trouvé un emploi? s'enquit-il en
prenant sa tasse d'une main parfaitement assurée.
— Pas encore.
— Puis-je vous aider? Je connais quelques hom-
mes d'affaires et je leur donnerai volontiers les
meilleures références.
Tout en parlant, il se carra confortablement,
visiblement à l'aise et calme face à Joan dont les nerfs
étaient à vif.
— Non, merci, refusa-t-elle sèchement. Je préfère
ne rien vous devoir, monsieur.
Un muscle palpita à la mâchoire du jeune homme.
Il baissa les yeux sur les mains de Joan.
— Vous portez toujours le bracelet.
Machinalement, elle posa les doigts dessus, comme
pour le cacher, mais c'était trop tard...
— C'est un bijou ravissant...
Oh ! Pourquoi ne pouvait-elle le quitter ?
— Oui...
Brandt regarda sa tasse et parut se plonger dans de
profondes réflexions. Le silence retomba. A force de
rester assise immobile dans une rigidité parfaite,
Joan respirait de plus en plus difficilement. Au bout
d'un moment, sa tension accumulée finit par avoir
raison de sa patience.
— Brandt ! explosa-t-elle soudain. Pourquoi êtes-
vous ici ?
151
Son cœur battait follement. Un éclair de satisfac-
tion passa dans les yeux de Brandt; il la fixa d'abord
un moment, puis tourna la tête vers la porte de la
chambre où Kay attendait, vraisemblablement
l'oreille collée à la serrure.
— Je suis venu vous inviter à dîner.
Il demeurait toujours imperturbable. Le désarroi
de Joan le lui échappait cependant pas.
Brusquement, la jeune fille se leva.
— Non!
Comme pour souligner avec plus de force. Ce refus
net et véhément, elle secoua la tête : sa longue
chevelure dansa autour de ses épaules. Puis ses pas la
portèrent jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la rue en
contrebas : elle fit semblant de s'intéresser à la
circulation, mais son intuition l'avertit du moment où
Brandt se leva à son tour. La moquette étouffait le
bruit de ses pas, pourtant l'air semblait vibrer à son
approche. Et lorsque le profil du jeune homme se
dessina à ses côtés, elle l'observa à la dérobée.
Il portait une chemise marron, moulante, qui
soulignait ses épaules musclées. Il se pencha d'abord
vers la rue, puis leva les yeux en direction du ciel bleu
pâle.
— Je donnerais une fortune pour un blizzard!
En tournant la tête, il surprit son regard en coin.
Le cœur de Joan se serra : à l'idée que Brandt puisse
se trouver bloqué chez elle, son être tout entier
tremblait d'effroi et frissonnait de délices.
— Et pourquoi, je vous prie ?
— Pourquoi ? répéta Brandt d'un ton railleur. Au
moins, la dernière fois, vous réagissiez comme un
être humain, pas comme une créature sans âme!
Sans âme! C'en était trop! Voulait-il insinuer
qu'elle était insensible, alors que chaque cellule
nerveuse, que chaque fibre de son corps clamaient

152
son violent désir de lui appartenir, quitte à s'effacer,
couverte de honte lorsqu'il la repousserait pour
retrouver Angela !
Les yeux étincelants, elle pivota furieusement sur
ses talons et leva la main pour effacer d'une gifle son
sourire cynique. Mais son mouvement fut stoppé net
à quelques centimètres du visage de Brandt par un
étau d'acier qui se referma autour de son poignet.
Elle se mordit la lèvre. Dans un sursaut d'amour-
propre, elle rejeta la tête en arrière.
— Vous êtes ignoble! Comment osez-vous vous
servir des autres? Il faut que tout cède à votre
arrogance ! Vous jouez avec les sentiments des gens
et vous les torturez jusqu'à ce qu'ils tombent à
genoux et vous supplient d'avoir pitié! Pas moi,
entendez-vous ? Pas moi !
Il lui tordait le poignet. Pour ne pas hurler de
douleur, elle dut se plier au mouvement qu'il lui
imprimait. Lentement, il l'attira tout contre lui,
tandis que de son bras libre, il lui entourait la taille et
la maintenait prisonnière.
Mais, dès le premier contact, son corps s'était
embrasé. Un long frisson de désir la parcourut.
Prise de panique, sa révolte soudain vaincue, elle
l'implora du regard.
Une lueur de triomphe passa dans les yeux bleus. Il
paraissait se réjouir beaucoup de la voir ainsi, telle
une biche aux abois. Puis il contempla, fasciné, ses
lèvres entrouvertes.
Tremblante, la bouche de Joan forma le mot
« non », mais pas un son ne franchit sa gorge. Brandt
inclina la tête, irrémédiablement. Impuissante, elle
attendit son baiser.
Quand il s'empara de sa bouche, ce fut avec une
brutalité féroce : il l'écrasait contre lui, lui ôtant
jusqu'à son dernier souffle et lui interdisant toute

153
réaction. Seul un gémissement douloureux s'échappa
de ses lèvres lorsqu'il s'écarta et enfouit le visage
dans son cou.
Relâchant son poignet, il garda les mains de Joan
prisonnières contre sa poitrine. Sous ses paumes, elle
sentit le sourd battement de son cœur. Aveuglée par
cette passion sauvage, elle se laissa emporter dans un
tourbillon de sensations où plus rien n'existait que le
désir de Brandt.
Au bout d'un moment, il l'écarta d'elle et la tint à
bout de bras. Les lèvres meurtries, elle baissa la tête
pour dissimuler derrière le rideau de sa chevelure le
désir et la honte qui lui enflammaient le visage.
— Je ne suis plus votre patron, Joan, dit Brandt
d'une voix rauque. A présent, vous pouvez me
chasser ou me dire de rester !
— Je ne peux pas vous demander de rester...
— Pourquoi ? soupira-t-il avec irritation. Ne pré-
tendez pas que nous ne ressentons pas la même
chose. Je suis un homme, et vous êtes une femme :
rien ne nous sépare, rien ne vous oblige plus à
m'obéir ! Si vous désirez que je parte, dites-le !
— Brandt ! s'écria-t-elle. Laissez-moi au moins ma
fierté ! Je ne peux pas tourner le dos à mon éduca-
tion, aux valeurs que l'on m'a inculquées ! Je ne peux
pas devenir votre maîtresse et garder la tête haute!
Partez ! Allez retrouver Angela !
— Angela ! Qui vous parle d'Angela ? gronda-t-il.
Ceci ne concerne que vous et moi.
Dans l'espoir que la distance l'empêcherait de
fondre dans ses bras, Joan s'arracha à son étreinte.
— Il faudra bien finir par parler d'elle !
— Croyez-vous que j'aime Angela? Répondez-
moi !
Pourquoi la torturer ainsi? Pourquoi lui rappeler
ces images horribles !
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— Naturellement ! hurla la jeune femme. Elle est
parfaite, elle est celle dont tout homme doit rêver!
— Mais elle n'a pas une chevelure flamboyante,
elle né se promène pas pieds nus, elle ne fonce pas
tête baissée, sans voir ce qu'elle a devant elle !
Incrédule, Joan resta bouche bée. Les yeux bril-
lants qui la contemplaient lui envoyaient un message
étrange dont elle n'était pas sûre de comprendre le
sens. Elle secoua la tête
— Car si vous pouviez voir ce qui se passe sous
votre nez, reprit Brandt avec une lenteur calculée,
vous verriez que je vous aime.
— Mais... Angela? souffla la jeune femme.
— Vous l'avez dit vous-même : Angela est une
jolie poupée de porcelaine. Je la connais depuis
longtemps, et j'ai vite compris quelles étaient ses
limites. Je vous jure que je n'ai pas passé un instant
seul avec elle, excepté pour ce déjeuner, depuis le
week-end où nous sommes restés bloqués par le
blizzard.
Son regard s'assombrit.
— Je vous aime, Joan... Mais vous?
Sans lui donner le temps de répondre, il se hâta
d'ajouter :
— Si vous ne m'offrez que votre affection, je
saurai m'en satisfaire. Pour un moment. Accordez-
moi seulement une chance de me faire aimer de vous.
Joan se mit à rire, d'un rire irrépressible, jailli
d'une source vive, intarissable, née au fond d'elle-
même. Et puis, lentement, elle se passa une main sur
le front.
— Je vous aime. Depuis le premier jour où je suis
entrée dans votre bureau...
A peine avait-elle prononcé ces paroles, qu'elle se
retrouva contre Brandt dans le cercle de ses bras.
Cette fois, il n'avait plus envie de la punir il

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l'embrassa avec une tendresse infinie, avec toute la
douceur que peut exiger une fleur fragile.
Quand il s'écarta, Joan saisit la tête du jeune
homme entre ses mains.
— Brandt? Est-ce que je rêve? murmura-t-elle.
— Si c'est un rêve, je ne veux plus me réveiller...
sauf si je vous retrouve dans mes bras. Sans ce
blizzard, je me demande combien de temps il m'au-
rait fallu pour vous découvrir derrière la façade de
marbre de la parfaite secrétaire. Quand je vous ai
engagée, j'ai bien cru que vous ne feriez pas l'affaire.
Mais vous vous êtes montrée si distante, si profes-
sionnelle !
— Et vous donc ! soupira Joan en refermant les
bras autour de son cou.
— Et puis, il y eut cette panne d'électricité, sourit-
il, tout contre sa joue. Dormir avec vous me semblait
la chose la plus naturelle au monde ! Mais la lumière
s'est rallumée, et la merveilleuse jeune femme qui
m'était apparue s'est évanouie !
— Elle se cachait, de crainte que vous ne deviniez
qu'elle vous aimait.
Joan se blottit contre lui, contre ce torse puissant
qui la protégerait toujours et la ferait toujours
frissonner de plaisir.
— Elle ne s'inquiétait pas pour son emploi ? railla
Brandt d'un ton léger.
— Je vous rappelle que j'ai démissionné, chu-
chota-t-elle.
— Oui.
Il effleura ses lèvres d'un baiser puis détourna la
tête.
— Kay ! appela-t-il sans lâcher Joan qui rougissait.
Vous pouvez sortir.
La porte de la chambre s'ouvrit. Une petite
silhouette brune franchit le seuil d'un pas hésitant.

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Voyant Joan si radieuse dans les bras de Brandt, elle
lui lança un regard méfiant.
— Je crois que Joan aimerait que vous soyez notre
demoiselle d'honneur, annonça Brandt avec un sou-
rire satisfait.
A ces mots, celle-ci leva vivement la tête vers lui.
Le sourire du jeune homme s'élargit. Dans ses yeux
bleus brillait une lumière tendre.
— J'ai oublié de vous demander de m'épouser,
plaisanta-t-il, sans se soucier de l'expression stupé-
faite de Kay. C'est bien la tradition, lorsqu'un
homme et une femme s'aiment ?
— Oui...
D'abord presque inaudible, sa réponse devint
bientôt un cri de joie.
— Oui, oui !
— Ce soir, nous dînerons chez mes parents, et
demain, nous irons chez les vôtres. Trouvez-vous que
je vais trop vite ?
La tête penchée sur le côté, il scruta son visage
comme pour y déceler le moindre signe d'hésitation.
— Brandt... chéri ! s'écria Joan en riant à travers
ses larmes. Je dirais plutôt que vous n'allez pas assez
vite !
Un profond soupir accueillit ses paroles. Brandt
resserra follement son étreinte autour d'elle puis
posa sa bouche sur la sienne.
Ni lui ni Joan n'entendirent Kay regagner la
chambre sur la pointe des pieds et s'y enfermer
discrètement, en essuyant une larme de bonheur.

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