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SÉRIE CLUB

L'AINE DES
WILDER

Kate O'Hara
Cet ouvrage a été publié en langue
anglaise sous le titre :

SOMETHING BEAUTIFUL

Résumé

Lorsque Rebecca arrive chez les Wilder,


sur une petite île perdue de Nouvelle-
Zélande, elle est au fond du gouffre.
L’enfant qu’elle porte, et qui n'a pas de
père, lui rappelle l'horrible cauchemar
auquel elle tente à tout prix d’échapper.

Mais au lieu d’un refuge, elle trouve une


famille déchirée, angoissée par un drame
secret. Pourquoi le petit Philip, dont elle
sera la gouvernante, refuse-t-il de parler?
Et pourquoi Gabriel, l’aîné des Wilder,
méprise-t-il à ce point Rebecca ?

@ 1 9 85, Kate O’Hara 1 9 86 , traduction française :


Edim ail S.A.
1

Queenstown était réputée pour être


une très jolie ville, mais cet après-
midi-là, elle était sinistre. Le ciel
était chargé d’épais nuages gris, et
l’on apercevait à peine les
montagnes qui surplombaient le
lac. Sur un banc, à l’arrêt d’autobus,
Rebecca Tabor regardait tomber la
pluie violente qui noyait la rue
déserte. Le soir venait et, peu à peu,
des lumières s’allumaient aux
fenêtres des maisons et des hôtels.

Prise de malaise, Rebecca ferma les


yeux et essaya de lutter contre la
nausée qui l’envahissait. Enfin,
malgré une sensation de sécheresse
persistante dans la bouche, elle se
sentit mieux. Elle se leva
nerveusement et regarda sa montre.
I l était quatre heures, Gerard
Wilder avait déjà une demi-heure de
retard.

A cet instant, une voiture déboucha


dans la rue et vint s’arrêter devant
elle. Un homme en sortit. Rebecca
le regarda s’avancer sans bouger.
— Miss Taylor ? demanda-t-il d’une
voix rauque. Je suis Gerard Wilder.
Désolé d’être en retard, mais je vous
attendais à la gare routière.

— J’ai dû me tromper. Tout le


monde descendait à cet arrêt, j’ai
cru que c’était le terminus.

— C’est sans importance. Vous


n’avez pas d’autres bagages ?
demanda-t-il en prenant sa valise.

— Non, c’est tout, répondit-elle en


prenant son sac de voyage.
— La portière est ouverte. Courez
si vous ne voulez pas trop vous
mouiller.

Rebecca suivit son conseil et gagna


rapidement la voiture.

— Wilderness est sur l’autre rive


du lac. Nous aurons probablement
très froid sur le bateau.

Il ne se trompait pas, la traversée


fut glaciale. Fort heureusement, il y
avait une bâche pour les protéger de
la pluie, pensa-t-elle en essayant de
prendre les choses du bon côté.
Le ronronnement du moteur et le
bruit de la pluie rendaient toute
conversation impossible. Au grand
soulagement de Rebecca, ni Gérard
Wilder ni le capitaine du bateau ne
lui prêtaient la moindre attention.
Si seulement les autres habitants de
Wildemess pouvaient en faire
autant pendant toute la durée de
son séjour, si elle pouvait leur
paraître invisible ! Si, si, toujours
des si ! Mais, Dieu... si seulement
elle pouvait être morte !

Au bout de ce qui lui parut une


éternité, le bruit du moteur
s’interrompit brusquement et le
capitaine vint l’aider à descendre à
terre. Elle tremblait tellement
qu’elle n’aurait pu tenir debout
toute seule. Elle s’agrippa
désespérém e n t à lui pendant que
Gérard déchargeait ses bagages.

— La jetée est inondée, expliqua le


capitaine. Accrochez-vous !

Ils atteignirent le bout du quai en


quelques secondes. Le capitaine la
lâcha et la regarda en souriant.

— Vous vous sentez mieux ?

Rebecca se força à acquiescer.


— Oui, merci.

Une minute plus tard, il était parti,


et elle entendit le bruit du bateau
qui s’éloignait.

Chargé de ses bagages, Gérard


Wilder avançait péniblement devant
elle ; bientôt, ils arrivèr e n t à un
large chemin dallé qui montait vers
une maison de style colonial.

Les jambes faibles, elle le suivit


jusqu’à une véranda qui faisait tout
le tour de la maison. La porte vitrée,
entrouverte, laissait voir un vaste
hall lambrissé. Rebecca n’avait
jamais vu une pièce aussi grande et,
autrefois, les boiseries lui auraient
arraché un cri d’admiration. Mais
désormais, elle doutait que quoi que
ce soit puisse l'intéresser ou la
toucher.

Elle repoussa le capuchon de son


imperméable et s’essuya
soigneusement les pieds sur le
paillasson avant de pénétrer dans le
hall, où Gérard Wilder avait posé ses
bagages. Il avait disparu et, indécise,
elle examina ce qui l’entourait : le
plafond lui aussi lambrissé, le tapis
usé, la lourde table en chêne,
l’horloge ancienne, le large escalier
en colimaçon qui menait à l’étage.
Tout dans cette pièce donnait une
impression d’abandon. Pourtant,
jadis, cette maison avait dû être
magnifique...

Soudain, son attention fut attirée


par un mouvement en haut des
escaliers. Regardant attentivement,
elle aperçut la tête, puis les épaules
d’un jeune garçon qui se leva
lentement et la fixa en silence.

Elle attendit, mais de toute


évidence, l’enfant n’avait aucune
intention de lui parler ou de
descendre l’accueillir.

— Bonjour. Tu es Philip ?

Le regard grave, il la fixa sans ciller.

Elle fit une deuxième tentative.

— Je m’appelle Rebecca, ton père


a dû te parler de moi ?

Toujours pas de réponse.

A cet instant, elle entendit un bruit


de voiture, et une puissante Land-
Rover s’arrêta devant la maison.
Deux hommes vêtus de cirés en
descendirent et se mirent aussitôt à
décharger des caisses du coffre. Ce
fut sans doute le regard figé de
Rebecca qui attira l’attention de
l’un deux. Il lui jeta un rapide coup
d’œil avant de retourner vers le
coffre. Chargé de caisses, il revint
vers la maison, entra dans le hall,
ôta son chapeau en toile cirée.

Rebecca fut décontenancée par


l’éclat et la couleur de ses yeux.
D’un vert profond, ils possédaient
une vivacité pénétrante. En voyant
ses cheveux coupés très court, son
visage mince et bronzé, son nez
droit et ses lèvres pleines, Rebecca
pensa que c’était probablement
l’homme le plus séduisant qu’elle
eût jamais vu. Et aussitôt, le fait
qu’elle ait pu penser une chose
pareille la remplit d’effroi.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Désarçonnée par l’agressivité de sa


voix, Rebecca le fixa sans répondre.

— Eh bien ? lança-t-il.

— Rebecca Ta... Rebecca Taylor,


dit-elle d’une voix qui lui parut
celle d’une étrangère.
— Qui ?

Rebecca s’éclaircit la gorge et répéta


son nom.

L’homme examina attentivement


son jean boueux, son imperméable
humide, son visage blême, ses
cheveux bruns retenus en une natte
épaisse.

— Etes-vous enceinte ?

Sa voix était tellement menaçante


qu'elle se sentit défaillir. Cet
homme lui inspirait une étrange
terreur. Désespérée, elle tourna les
yeux vers l’autre homme qui se
tenait à quelques pas derrière lui.
Lui aussi avait ôté son chapeau et il
apparut qu’i l était plus âgé. Il avait
au moins cinquante ans. Les
cheveux blancs, le visage hâlé, il
fixait sur elle des yeux bleu clair
pleins de sympathie.

— Etes-vous enceinte ? répéta le


plus jeune d’une voix rauque.

Rebecca devint livide et regarda


désespérément autour d’elle. Où
était-il ? Où était Gérard Wilder ?

L’homme laissa échapper un juron.


— Où est mon père ? gronda-t-il.

Elle le fixa, les yeux agrandis par la


peur, incapable de lui répondre. II
jeta son chapeau sur l’une des
caisses et commença à dégrafer son
ciré.

— Le voilà, Gabriel, dit l’aîné.


Essaie de garder ton calme.

Il inclina respectueusement la tête


en direction de Rebecca, retourna
vers la Land-Rover et partit.

Rebecca était tellement soulagée de


voir arriver Gérard Wilder qu’elle
faillit se jeter à son cou. Quoique
austère et taciturne, il était
beaucoup moins impressionnant
que son fils.

— Que diable se passe-t-il ici,


papa ? Je ne peux pas m’absenter
une semaine sans que tu fasses des
bêtises ?

— Il ne s’agit pas de cela, répliqua


doucement Gérard. Et ne m’accuse
surtout pas d’avoir agi derrière ton
dos. Je t’ai expliqué il y a déjà
longtemps que j’avais l’intention
de...
— Et je t’ai dit non ! coupa
Gabriel.

Le regard de Gérard devint glacial.

— Et moi je te dis, rétorqua-t-il


froidement, que ce n’est pas encore
toi qui commandes ici.

Les deux hommes se mesurèrent du


regard. De toute évidence, Gabriel
n’était nullement impressionné par
son père. Aucun d’eux ne parlait,
mais leur silence était lourd de
menaces. Rebecca le sentit et se mit
à trembler.
Gabriel céda le premier. Il se passa
nerveusement la main dans les
cheveux.

— Est-ce que cette... cette


pathétique créature est enceinte ?
demanda-t-il en jetant à Rebecca un
coup d’œil méprisant.

— Rebecca est enceinte, c’est


exact.

— Mais tu as perdu la tête ! Il faut


qu’elle s’en aille. Dès demain, elle
retournera là d’où elle vient !
— Rebecca est mon employée, et
elle restera ici.

Considérant apparemment qu’il


n’avait rien à ajouter, Gérard tourna
le dos à son fils et cria en direction
des escaliers :

— Philip !

L’enfant descendit aussitôt ; son


père lui demanda de conduire
Rebecca à sa chambre et de lui
préparer un bain. Elle sursauta
presque quand Gérard la poussa
doucement du coude.
— Allez défaire vos valises et
prenez un bain pour vous
réchauffer. D’ici là, le dîner sera
prêt.

En silence, elle suivit l’enfant


chargé de ses bagages. Ils n’étaient
pas bien lourds, mais elle le sentit
contrarié d’a v o i r à les porter. A
l’étage, il la précéda dans une
chambre très propre, simplement
meublée. Un lit, une coiffeuse et
une armoire en chêne, une petite
table avec une lampe de chevet,
c’était là tout le mobilier. La
tapisserie et les rideaux avaient dû
être beaux autrefois mais
aujourd’hui, ils montraient des
signes d’usure.

Rebecca se tourna vers Philip qui la


regardait en silence, le visage
impassible. Jamais elle n’avait vu
un enfant de douze ans avec une
expression aussi absente et, dans
d’autres circonstances, elle s’en
serait certainement inquiétée. Mais
il n’y avait plus place en elle pour
les problèmes d’une autre
personne. Le seul sentiment qu’elle
pouvait encore éprouver pour
autrui, c’était l’indifférence.

Elle essayait de se forcer à lui


sourire quand l’enfant tourna les
talons et la laissa seule. Quelques
secondes plus tard, elle l’entendit
entrer dans la salle de bains et
ouvrir les robinets.

Elle vida sa valise en soupirant. Très


vite elle s’interrompit, resta un long
moment immobile, les yeux tournés
vers la fenêtre. Sans résister, elle se
laissa envahir par la souffrance
intense, torturante, qui allait
croissant ; blessée, révoltée par
l’injustice de ce qui lui était arrivé,
elle se mit à sangloter. Si seulement
ce pouvait être un cauchemar...
mais non, c’était une horrible
réalité. Un événement atroce s’était
produit dans sa vie, et elle devait
apprendre sinon à l’accepter, du
moins à s’en accommoder.

Elle se dirigea nerveusement vers la


fenêtre et contempla le paysage qui
semblait encore plus sinistre au
crépuscule. Agités par le vent
violent, les arbres oscillaient en un
étrange ballet fantomatique.

Sans s’en apercevoir, elle se laissa


glisser sur le sol et cacha son visage
dans ses mains.

— Mon Dieu, que m’arrive-t-il ?


demanda-t-elle pour la centième
fois. Pourquoi ne m’as-tu pas
protégée quand j’avais besoin de toi
?

Ses sanglots redoublèrent de


violence.

— Oh, mon Dieu, laisse-moi


mourir. Je t’en prie, laisse-moi
mourir !

Elle sursauta en entendant un bruit


sourd derrière elle. Elle se leva
rapidement et se tourna,
s’attendant à voir Gérard Wilder.
Mais c’était Gabriel. Choquée, elle
blêmit.

— Je vous ai apporté votre sac,


dit-il d’une voix traînante.

— Merci.

En cet instant, les yeux de Gabriel


rappelaient ceux d’un félin. Durs et
froids, ils la détaillaient tandis
qu’elle enfonçait nerveusement les
mains dans les poches de son jean.

— Je croyais que l'avortement


était légal maintenant ? dit-il d’une
voix tranchante.
Rebecca pâlit encore un peu plus,
mais, incapable de se défendre, elle
ne répondit pas.

Après un long regard méprisant, il


détourna la tête et examina la
chambre. Soudain, ses yeux
s’arrêtèrent sur un objet et il se
dirigea vers le lit.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-


t-il d’une voix ironique en
soulevant sa vieille Bible. Un
souvenir de famille ? Vous la gardez
pour des raisons sentimentales,
peut-être ?
Désemparée, Rebecca garda le
silence. Elle avait l’impression que
ses lèvres étaient scellées.

— « Pour Rebecca, lut-il, notre


fille bien-aimée, le jour de son
baptême. »

Il leva les yeux.

— Rebecca, murmura-t-il. Bien


sûr, la femme d’Isaac.

Il la regarda avec indifférence et eut


un sourire méprisant.

— Mais Rebecca était belle, n’est-


ce pas ? Et c’était une vierge.

S’il l’avait frappée, Rebecca n’aurait


pas souffert davantage. Elle se
dirigea vers lui comme une
somnambule, lui prit la Bible des
mains. Il ne protesta pas et, en
rencontrant ses yeux gris dans
lesquels brillait une émotion
indéfinissable, il eut un sourire
cynique.

— Le seul conseil que je puisse


vous donner, dit-il d’une voix basse
mais terrifiante, c’est d’aller là où
vous pourrez trouver un Isaac.
C’est-à-dire très loin d’ici.
Brusquement, il posa le bout du
doigt sur sa mâchoire et remonta
jusqu’à sa joue avant qu’elle n’ait
eu le temps de détourner la tête.

— Si vous ne suivez pas mon


conseil, alors soyez sûre que je vous
donnerai de bonnes raisons de me
haïr. De très bonnes raisons. Vous
me comprenez, Rebecca ?

Les yeux fixés dans le vide, elle


resta silencieuse.

— Vous me comprenez ? répéta-t-


il.
— Oui, balbutia-t-elle,

— Je l’espère. Votre bain est prêt.

Là-dessus, il tourna les talons et


disparut.

Tremblant de la tête aux pieds,


Rebecca se laissa tomber sur le lit,
les mains crispées sur sa Bible, les
yeux noyés de larmes. Avait-elle
bien compris ce qu’il avait voulu
dire ?

Autrefois, seulement quelques mois


plutôt, elle avait été comme la
Rebecca de la Bible, aimée et
protégée par sa famille, rés ol u e à
rester pure jusqu’à la nuit de ses
noces. Mais, au contraire de la
femme d’Isaac, elle vivait au
vingtième siècle, une époque où les
jeunes filles n’hésitent plus à
quitter leur foyer pour voir le
monde.

A vingt et un ans, après trois ans


d’études, elle avait décidé de partir
travailler comme bergère pendant
les vacances avant de s’installer
dans la routine d’un emploi sérieux.
Elle s’en était allée, le cœur léger et
l’esprit aventureux, sans se douter
de la catastrophe qui l’attendait.

Et maintenant il semblait qu’elle


allait au-devant d’un nouveau
désastre. Gabriel Wilder abuserait-il
d’elle si elle s’obstinait à rester à
Wilderness ? Est-ce là ce qu’il sous-
entendait en lui disant qu’il lui
donnerait de bonnes raisons de le
haïr ? Les hommes étaient-ils tous
les mêmes ?

Elle se leva péniblement, gagna la


salle de bains et se plongea dans
l’énorme baignoire désuète. Elle
resta un long moment dans l’eau
bienfaisante, puis se rhabilla, se
coiffa et descendit.

Au pied de l’escalier, elle hésita, ne


sachant où se trouvait la salle à
manger. Elle décida de jeter un coup
d’œil au salon. En entrant dans la
pièce, elle vit au premier regard
qu’aucune femme n’avait dû y
pénétrer depuis très longtemps. La
pièc e était grande, pleine de
meubles de bonne qualité mais
dépareillés. Tout y était conçu en
vue du confort de ses occupants. Il y
avait une multitude de fenêtres,
toutes pourvues de rideaux vert
foncé. La pièce aurait pu faire un
merveilleux salon, mais en l’état
actuel elle était surtout
profondément triste et déprimante.
Dans un coin, à droite de la
cheminée, un piano à queue croulait
sous les livres, les journaux et les
vieilles partitions...

Gérard Wilder surgit brusquement


derrière elle.

— Vous vous familiarisez avec la


maison ? C’est très bien. Vous
sentez-vous un peu mieux ?

Rebecca se força à sourire.

— Oui, merci. Le bain m’a fait du


bien.

— J’espère que vous avez faim ?


Chris a préparé le dîner et cela
semble meilleur que d’habitude.

— Chris ?

— Mon deuxième fils.

— Oh, je vois, dit-elle en


rougissant. Je pensais que Philip
était votre seul enfant.

— Non, mais je n’ai pas jugé utile


de vous informer que j’avais deux
autres fils, dans la mesure où votre
présence ici n’a pas grand-chose à
voir avec eux.

— Votre fils aîné ne semble pas


d’accord avec vous sur ce point.

— Oh, Gabriel !... Ne vous occupez


pas de lui, dit-il avec un léger
sourire. Tout comme moi, il aboie
plus qu’il ne mord.

Rebecca le dévisagea, essayant de


deviner s’il pensait vraiment ce
qu’il disait, mais son expression
était absolument impénétrable.

— Je... J’ai peur que...


— Nous parlerons de tout cela
plus tard, coupa-t-il. Venez me voir
dans la bibliothèque demain matin,
après le petit déjeuner. C’est la
pièce voisine de celle-ci. Nous
pourrons discuter, et je vous dirai
tout ce que vous avez besoin de
savoir.

Rebecca renonça à lui avouer ses


inquiétudes et le suivit à la cuisine.
Il y flottait une odeur d’agneau rôti
et de légumes qui la mit en appétit.
Elle s’aperçut bientôt qu’ils
dîneraient là. Le couvert était déjà
dressé sur une table vétuste dont le
vernis avait disparu depuis
longtemps.

— Chris, je voudrais te présenter


Rebecca Taylor. Elle va vivre avec
nous pendant quelque temps, dit
Gérard en prenant place à table.

Rebecca leva les yeux avec


appréhension vers le jeune homme
qui semblait à peu près du même
âge qu’elle. Il était aussi grand que
Gabriel, mais moins athlétique. Et
s’i l était beau, ses cheveux bouclés
et son visage rougissant
trahissaient une innocence que l’on
aurait eu du mal à déceler sur les
traits de son frère aîné. Il lui fit un
signe de tête et détourna
rapidement les yeux.

Ce fut seulement quand Gérard fit


signe à Philip de ne pas s’asseoir
qu’elle s’aperçut qu’e l l e était
encore debout. Gênée, elle rougit et
se glissa rapidement vers une
chaise.

Quelle étrange famille ! pensa-t-elle


tandis qu’ils mangeaient en silence.
Il y avait chez eux quelque chose de
primitif, presque de barbare dans le
cas de Gabriel, et pourtant, ils
étaient tous extraordinairement
beaux. Elle admira tout
particulièrement l’éclat des cheveux
auburn de Philip et son visage mat
aux traits réguliers. Visiblement, on
avait dû leur apprendre les bonnes
manières, pourtant ils vivaient dans
cette immense maison jadis
luxueuse comme les bergers dans
leurs cabanes.

Elle ne voulait pas regarder Gabriel,


mais, involontairement, elle leva la
tête de son assiette pleine et lui jeta
un coup d’œil furtif. Les yeux
baissés, il semblait perdu dans ses
pensées, et cela ne faisait rien pour
adoucir le caractère indomptable de
son expression. La lampe au-dessus
d’eux ravivait l’éclat de son teint et,
en remarquant à nouveau la
sensualité de son visage dur,
Rebecca ne put s’empêcher de
frissonner. Elle détourna les yeux et
se mit à manger. Dès le lendemain
elle avertirait Gérard de son départ.
2

Le battement monotone de la pluie


contre les carreaux la réveilla. Elle
resta quelques instants immobile,
se demandant la raison de
l’angoisse qui l’étreignait. Alors elle
se souvint, et enfouit son visage
dans l’oreiller. Elle allait devoir
quitter Wilderness ce jour-là,
recommencer à chercher un autre
endroit où se réfugier.
Quand elle avait vu l’annonce de
Gérard Wilder, elle se trouvait à
Wellington. Seule, dans une
situation désespérée, sans argent
pour vivre les huit ou neuf mois
suivants, elle passait des heures
plongée dans les journaux à la
bibliothèque municipale.

Recherche jeune femme pour


s'occuper garçon de douze ans. De
préférence diplômée susceptible de
l’aider dans ses études. Quelques
travaux ménagers demandés.
Logement et nourriture.
Cette annonce du Otago Daily
Times lui avait sauté aux yeux. Elle
a v a i t écrit immédiatement,
expliquant sa situation et donnant
des détails sur son expérience des
enfants. C’était sa première lueur
d’espoir depuis que le médecin lui
avait confirmé qu’e l l e était
enceinte. Peu après cette
dramatique visite au dispensaire de
Wellington, elle avait commencé à
se sentir mieux. Mais si son état
physique s’était amélioré, il n’en
était pas de même de son état
moral. Son insouciance d’autrefois
a v a i t été cruellement et
définitivement détruite quelques
semaines plus tôt, par une nuit
d’orage, et la jeune fille qu’elle
avait été était morte à tout jamais.

Dans sa réponse, Gérard Wilder


s’était montré très laconique. Philip
était un enfant tranquille, écrivait-il,
et solitaire, par choix plus que par
incapacité à se faire des amis. Il
avait besoin d’une compagne
patiente, et compréhensive. Il lui
faudrait faire la cuisine et un peu de
ménage, mais sa tâche essentielle
serait de s’occuper de l’enfant. Si
cet emploi lui convenait, elle devait
lui envoyer un télégramme
l’informant de la date à laquelle elle
pourrait entrer en fonction.

C’était tout. Pas un mot sur le fait


qu’il lui faudrait cuisiner pour deux
hommes de plus et qu’il y aurait
une immense maison à entretenir.
Pas un mot non plus sur l’hostilité
probable de Gabriel.

La tête lourde ; elle se dirigea vers


la salle de bains. Tout était
silencieux et, fort heureusement,
elle ne rencontra personne. Quand
elle vit son visage livide dans le
miroir, elle se demanda pourquoi
ses malaises matinaux avaient
brusquement disparu. Si elle n’avait
pas été anormalement fatiguée, elle
aurait pu croire qu’elle n’était pas
enceinte.

Elle retourna dans sa chambre, fit


son lit, natta ses cheveux. Ils étaient
un peu ternes, et elle se rappela
tout à coup qu’elle ne les avait pas
lavés depuis plusieurs jours.
Auparavant, jamais elle ne se
laissait aller ainsi. Mais
aujourd’hui, cela n’avait plus
d’importance...

I l était sept heures et demie quand


elle descendit. La cuisine était vide
et la table n’était même pas dressée
pour le petit déjeuner. Etait-elle
supposée s’en charger ?... Non, bien
sûr que non, puisqu’elle allait
partir. Néanmoins, elle remplit la
bouilloire et la mit sur le feu. Puis
elle examina attentivement la
cuisine, et un léger dégoût se peignit
sur son visage. La lumière grisâtre
du petit matin ne faisait rien pour
améliorer l’aspect de la pièce. Les
murs, qui avaient dû être crème,
étaient maintenant d’un jaune sale,
tout donnait un sentiment d’usure
et d’abandon.

La porte s’ouvrit brusquement.


Voyant que c’était Gérard, Rebecca
se détendit un peu.

— Bonjour. Vous vous êtes levée


tôt. Avez-vous bien dormi ?

— Très bien, merci.

— Parfait. Après le petit déjeuner,


je vous ferai visiter la maison.

Rebecca s’éclaircit discrètement la


gorge.

— Monsieur Wilder, pourrions-


nous d’abord avoir un entretien ?

Brusquement, les yeux de Gérard se


firent plus froids.

— Comme vous voudrez. Allons


dans la bibliothèque.

Tendue, Rebecca le suivit dans une


pièce aussi tristement meublée que
les autres. Néanmoins, il y flottait
une odeur agréable de vieux livres
et de tabac. Gérard lui fit signe de
s’asseoir dans l’un des fauteuils en
cuir. Les murs étaient entièrement
recouverts de livres, et deux
doubles fenêtres aux rideaux grenat
ouvraient sur la véranda qui
surplombait le jardin. Assez petit,
celui-ci regorgeait de toutes sortes
de plantes, et il était clos par une
haie bien taillée. Mais, sous la pluie
violente, il offrait un spectacle
d’une infinie mélancolie.

Gérard s’assit près de la cheminée.

— Triste temps, n’est-ce pas ? Je


commence à oublier à quoi
ressemble ce jardin sous le soleil.

— Pleut-il depuis longtemps ?

— Environ deux semaines. Et


selon la météo, il n’y a pas
d’amélioration en vue. C’est
pourquoi Gabriel s’était envolé pour
la chasse.

— Envolé ? Il s’y est rendu en


avion ?

— Oui, il a une licence de pilote.

— Oh... En fait, c’est lui dont je


voulais vous parler.

Les mains crispées sur ses genoux,


elle essaya de soutenir le regard
perçant de Gérard. Il n’était pas très
différent de Gabriel, pensa-t-elle.
Leurs visages étaient tout aussi
durs. Néanmoins, si celui de Gabriel
avait en permanence une
expression menaçante, celui de son
pèr e était absolument impassible.
De temps à autre, on pouvait
seulement déceler dans ses yeux
une lueur de tristesse.

— Vous avez jugé inutile de


m’avertir que vous aviez deux
autres fils. Néanmoins, sachant que
Gabriel désapprouverait vivement
ma prés e n c e à Wilderness, vous
auriez dû m’en informer avant que
j’accepte votre proposition.

Gérard l’écoutait attentivement,


impénétrable.
— Je pense qu’il vaut mieux
mettre les choses au point tout de
suite, répondit-il. Gabriel ne dirige
pas Wilderness. II me succédera
dans quelques années, mais d’ici là,
c’est encore moi qui commande, et
je ne le lui laisserai pas oublier. Il
essaye de me supplanter, comme il
l’a toujours fait, cependant le jour
où il serait le maître ici n’est pas
encore venu.

Rebecca était abasourdie. Dans tout


ce qu’il disait, rien ne laissait
entendre qu’il aimait son fils, ou
qu’il en était fier. La veille au soir,
elle n’avait pas davantage décelé ce
genre de sentiments chez Gabriel.
S’étaient-ils donc toujours
considérés comme des rivaux ?

— Philip a besoin de quelque


chose, reprit-il, mais j’ignore quoi.
Tout ce que je sais, c’est que
personne ici ne peut le lui donner.
Même le spécialiste que nous avons
consulté à Dunedin a été incapable
de nous suggérer un remède, en
dehors du temps, de l’affection... et
peut-être d’un psychiatre. J’aime
Philip, nous l’aimons tous, mais il
n’est pas question que l’un de mes
enfants aille consulter un
psychiatre ! Alors, quelle alternative
nous reste-t-il ? Gabriel semble
croire que tout s’arrangera de soi-
même. Malheureusement,
l’expérience m’a appris qu’il ne faut
pas trop compter sur ce genre de
solution.

— Est-il... muet de naissance ?


demanda-t-elle.

— Philip n’est pas muet.


Simplement, il ne veut pas parler.

Rebecca prit son courage à deux


mains et tenta une suggestion.

— Ne pensez-vous pas que


j’aurais besoin d’en savoir un peu
plus sur lui, sur son passé, pour
pouvoir l’aider ?

— Ce que je veux, c’est une


compagne pour mon fils, rétorqua-
t-il sèchement. Une personne qui
s’intér e s s e r a à lui, saura le
distraire,., et sans expérimenter sur
lui de vagues connaissances en
psychologie !

Etrangement, Rebecca n'était pas


effrayée par l’expression menaçante
de Gérard. Si Gabriel l’avait
regardée comme son père le faisait
en cet instant, elle en aurait été
terrifiée, sans aucun doute.

— Je ne crois pas me montrer


trop exigeante, insista-t-elle.

Gérard baissa les yeux et se mordit


pensivement les lèvres.

— Peut-être pas, admit-il


finalement en relevant la tête.
Philip a reçu un choc, il y a
quelques années, et depuis il refuse
de parler. Mais, dans la mesure où
les spécialistes qui connaissent la
raison de son traumatisme n’ont
rien pu faire pour lui, je ne vois pas
en quoi cela pourrait vous aider,
vous. Cela vous suffit-il ?

— Je... je crois que oui, répondit-


elle sans conviction.

— En ce cas, quelle est votre


décision ? Allez-vous rester ?

Rebecca soupira.

— J’aimerais le pouvoir.

Elle n’avait guère le choix, elle en


était consciente, mais surtout, elle
ressentait le désir d’aider cet enfant
qui en avait si manifestement
besoin.
— Mais... eh bien, je crains de ne
pouvoir supporter l’hostilité de
Gabriel. Il me fait peur, avoua-t-
elle.

Gérard laissa échapper un soupir de


soulagement.

— Je me charge de Gabriel, dit-il


en se levant. Comme je le lui ai dit,
v o u s êtes mon employée. Vous
n’avez rien à voir avec lui.

Il s’assit à son bureau et sortit un


cahier d’un tiroir.
— Gabriel n’a aucun respect pour
moi, insista-t-elle. Je le sais, et cela
me laisse indifférente. Il peut même
m’insulter, si cela lui plaît, mais...
s’il essaye de me toucher, je ne le
supporterai pas.

Sa voix brisée était pleine d’un


désespoir que Gérard sentit.

— Gabriel a certes un caractère


difficile, mais je peux garantir qu'il
n’a jamais abusé d’une femme. Je
lui parlerai. Je vous promets qu’il
ne vous fera plus de difficultés.
Pensez-vous lui tenir tête ?
— Je crois que oui, bien qu’il soit
probablement l’homme le plus
agressif que j’aie jamais rencontré.
Je me demande ce qui l’a rendu
comme cela.

A ces mots, Gérard leva vivement la


tête.

— Ne soyez pas trop curieuse, dit-


il sèchement. Tenez-vous-en à votre
travail et tout ira bien. Maintenant
j’aimerais que vous me donniez
quelques renseignements, l’adresse
de vos parents en particulier. Nous
vous mettrons en rapport avec
notre médecin de Queenstown, à
moins que vous n’ayez fait d’autres
arrangements ?

— Non, votre docteur me


conviendra très bien. Mais je
préférerais ne pas vous donner les
renseignements que vous me
demandez, si cela ne vous ennuie
pas.

— Est-ce bien raisonnable ? Que


ferons-nous en cas d’urgence ?

— Je comprends votre point de


vue, cependant mes parents ne
savent pas que... ne connaissent pas
ma situation. Je vous noterai leur
adresse sur un papier que je
rangerai dans ma Bible. Ainsi, vous
saurez où chercher en cas de besoin.

Il acquiesça d’un signe de tête et


repoussa son cahier.

— Très bien ; mais n’oubliez pas,


je vous en prie. Maintenant, parlons
un peu de votre travail. Vous vous
chargerez du petit déjeuner de
Philip. Gabriel, Chris et moi, nous
mangeons dehors. Par contre, vous
ferez le dîner pour nous tous et
vous entretiendrez la maison.

— Et la lessive ?
— Jusqu’ici, nous nous en
sommes toujours occupés nous-
mêmes, je pense que nous pouvons
continuer. Je vous demanderai
seulement de vous charger des
draps de Philip et, bien sûr, de ses
vêtements. Mais laissez-le faire son
lit et entretenir lui-même sa
chambre.

— Et les courses ?

— Chaque semaine, vous


dresserez une liste de ce dont vous
avez besoin. On nous livre tout de
Queenstown. En ce qui concerne
vos jours de congé...

— Je n’y tiens pas, coupa-t-elle.

Elle ne voulait surtout pas avoir de


temps libre. A quoi cela lui
servirait-il, sinon à pleurer et à
broyer du noir ?

— Je ne saurais qu’en faire,


expliqua-t-elle. D’ailleurs, mon
travail ici ne sera pas si dur.

— En ce cas, vous pourrez vous


reposer un peu le week-end. Ou
passer plus de temps avec Philip,
l’emmener au ciném aà
Queenstown, mêm e à l’église si
vous voulez.

— A l’église ?

— Vous avez dit que vous aviez


une Bible. Je suppose que vous êtes
pratiquante.

— Non, pas vraiment. De toute


façon, je ne tiens pas à être
remarquée, et je suis dans un état
qu’il me sera bientôt impossible de
dissimuler. J’espère que vous êtes
d’accord ?

— Oui, ce sont vos affaires. Il y a


un canot à moteur et une voiture
tout terrain à notre disposition, il
faudra que vous appreniez à les
conduire. On ne sait jamais, ça
po u rra i t être utile. Maintenant,
allons prendre le petit déjeuner.
Philip doit partir à l’école.

Rebecca se leva.

— Y a-t-il une école dans les


environs ?

Gérard émit un son qu’elle supposa


être un rire.

— Rien d’aussi civilisé par ici.


Philip va à l’école à Queenstown. Le
bateau le prend à huit heures et
demie et le ramène vers quatre
heures. Il se rend à l’école le matin
et suit des cours particuliers
l’après-midi. Peut-être aimeriez-
vous l’accompagner jusqu’à la jetée
tout à l’heure ? Mais vous ne verrez
rien de plus qu’hier, avec ce
brouillard.

Rebecca n’accompagna pas l’enfant


à la jetée ce matin-là, pour la bonne
raison qu’il avait déjà disparu. Il
avait pris les sandwichs que Chris
lui avait préparés et était parti.
En regardant la cuisine où flottait
une odeur de toasts et de bacon,
Rebecca se sentit brusquement
accablée. Sans aucun doute, la pièce
avait besoin d’un sérieux nettoyage
!

Quand elle ouvrit les placards, elle


f u t épouvantée du désordre qui y
régnait. Elle referma les portes en
frissonnant et cacha son visage
dans ses mains, s’enfonçant les
ongles dans le front comme si elle
voulait se punir. Elle ne pourrait
pas le supporter, elle deviendrait
folle dans cette maison ! Sept ou
huit mois ! Huit mois ici ! C’était
impossible ! Elle releva la tête, et
ses yeux tombèrent sur la vaisselle
du petit déjeuner. D’un geste, elle la
balaya dans l’évier puis resta à
regarder les débris des tasses
qu’elle venait de casser, tout à la
fois effrayée et honteuse. Jamais
elle n’avait fait une chose de ce
genre auparavant. Oui, mais jamais
elle ne s’était sentie aussi
complètement désespérée qu’en cet
instant. La cruauté de la situation,
sa profonde injustice la
submergèrent de nouveau. Elle
éclata en sanglots.

— Je vous ai dit que vous étiez


libre de partir. Je pense qu’il n’est
pas trop tard pour le faire.

En entendant cette voix coupante


derrière elle, Rebecca écarquilla les
yeux et tout son corps se raidit. Elle
resta immobile, osant à peine
respirer. Puis elle s’écarta
lentement du mur, s’essuyant les
joues avec sa manche et, sans
regarder Gabriel, elle se dirigea vers
la porte.

— Si vous voulez un billet de


retour pour Aussie, faites-le-moi
savoir.
Terrifiée, elle tourna
involontairement la tête. Gabriel ne
la regardait pas. Debout devant le
réfrigérateur, il était en train
d’ouvrir une bouteille de lait. Le
dos tourné, il la porta à ses lèvres et
y but à longs traits.

Elle s’enfuit sans un mot vers sa


chambre et, arrivée là, se laissa
tomber en tremblant sur son lit.
Elle n’était pas plutôt assise qu’elle
se releva brusquement et se
précipita à la salle de bains.

Quand elle revint dans sa chambre,


elle était plus calme. Elle s’allongea
sur son lit et ferma les yeux.

Elle s’était conduite comme une


idiote ! Jamais elle n’avait eu un tel
accès de colère auparavant, et elle se
retrouvait maintenant dans une
situation encore plus difficile parce
que Gabriel Wilder en avait été
témoin. Depuis combien de temps
était-il là ? se demanda-t-elle avec
un gémissement de désespoir. Si
elle voulait rester à Wilderness, elle
devrait faire en sorte que Gabriel
Wilder oublie jusqu’à son existence.
Il faudrait qu’elle se fonde dans le
paysage, qu’elle devienne une
ombre, un robot, un fantôme,
n’importe quoi pour détourner
d’elle son attention. Si elle refusait
d’être vaincue, elle ne se laisserait
plus jamais aller de la sorte.

La pluie persista les deux jours


suivants avec de rares accalmies.
Rebecca accomplissait
mécaniquement sa tâche, incapable
d’y apporter le moindre
enthousiasme. Seule la cuisine
l’intéressait... du moins jusqu’à
l’esclandre de Gabriel.

Excellente cuisinière, inventive, elle


ne s’était guère rendu compte que
les Wilder n’étaient pas très
sensibles à ses efforts, jusqu’au
deuxième soir quand Gabriel se leva
de table avec une exclamation de
dégoût. Il se pencha sur la gamelle
du chien et y versa le steak à
l’ananas qu’elle s’était donné tant
de mal à préparer.

— Si vous pouviez éviter de


mélanger le plat principal avec le
dessert... gronda-t-il.

Sur ces mots, il tourna les talons et


on ne le revit pas de la soirée.

Ce fut alors que Rebecca, rouge de


confusion, s’aperçut du peu
d’appétit des autres convives, à
l’exception de Philip qui semblait
vouloir compenser le manque
d’enthousiasme des autres
membres de la famille.

— Je suis désolée, balbutia-t-elle.

— Oubliez cela, dit Gérard.

Il finit son steak, mais ne toucha


pas à l’ananas.

— Vo u s êtes certainement un
cordon bleu, reprit-il, mais nous ne
sommes pas habitués à ce genre de
nourriture. Après dîner, peut-être
Chris pourra-t-il vous donner
quelques conseils.

Rebecca regarda Chris. Il était


tellement timide que, depuis son
arrivée, ils avaient à peine échangé
quelques mots.

— Bien sûr, acquiesça-t-il de bon


cœur. J’en serai ravi.

Et il lui lança un regard plein de


sympathie avant de se remettre à
manger avec un enthousiasme un
peu forcé.
De cet instant jusqu’à l’heure où
elle put enfin regagner sa chambre,
Rebecca dut lutter pour contenir ses
larmes. Comme son père le lui avait
demandé, Chris lui expliqua le
genre de cuisine auquel ils étaient
habitués et qui consistait
essentiellement en viandes rôties,
steaks grillés et ragoûts.

I l était doux, réservé, presque


maladroit à force de gentillesse. Et,
au grand désespoir de Rebecca, il
d e v e n a i t écarlate chaque fois
qu’elle lui adressait la parole.

Elle ne se reconnaissait plus, pensa-


t-elle en s’asseyant sur son lit. Ce
soir-là, elle était en proie à des
émotions qu’elle n’avait encore
jamais ressenties. Et la cruauté de
Gabriel n’était pas seule
responsable de son malaise. Après
tout, peut-être en était-il ainsi de
toutes les femmes enceintes.

Elle rencontra ses yeux dans le


miroir de la coiffeuse. Dieu, elle
était affreuse ! Il fallait absolument
qu’elle se lave les cheveux... Mais
cela ne changerait rien. Ses yeux,
autrefois brillants et profonds,
étaient maintenant d’un gris terne.
Elle examina son nez droit, son cou
long et délicat, son menton fier...
Elle avait toujours trouvé sa peau
trop blanche, mais aujourd’hui, elle
avait une transparence presque
inquiétante. Et ses lèvres n’étaient
plus qu’une ligne exsangue.

Elle resta un long moment à se


regarder tristement avant de se
lever et de s’apprêter pour la nuit.
Elle se coucha rapidement mais,
bien qu’elle soit épuisée, elle
n’arriva pas à trouver le sommeil.
Les heures passaient, elle ne
dormait toujours pas.

Brusquement, elle entendit des


gémissements de l’autre côté de la
cloison. Philip ! Elle s’assit en
fronçant les sourcils. Peut-être
Philip avait-il un chat... Non, cela ne
lui ressemblait pas, il montrait si
peu d’intérêt pour quoi que ce soit.
Depuis qu’e l l e ét ai t à Wilderness,
elle ne l’avait même jamais vu
s’amuser. Il passait son temps à lire
ou à regarder la télévision, le visage
totalement dénué d’expression. Elle
repoussa ses couvertures et, sans
prendre le temps d’enfiler une robe
de chambre, se dirigea
silencieusement vers la chambre de
l’enfant.
Elle découvrit que c'était bien lui
qui gémissait comme un petit
animal en détresse. Elle s’avança
dans la pièce et alluma. Philip se
mit alors à pousser des cris qui la
firent tressaillir.

— Non, je ne l’ai pas fait ! disait-il


d’une voix implorante. Ce n’est pas
moi ! Ce n’est pas moi !

Pétrifiée, Rebecca se répétait en


silence : « Il peut parler, il peut
parler... »

Brusquement, elle retrouva ses


esprits. Elle se dirigeait vers lui
quand une main se posa sur son
bras et la tira violemment en
arrière, lui arrachant un cri tout à la
fois de souffrance et de peur.

— Que faites-vous ici ? gronda


Gabriel.

Les cheveux ébouriffés, les yeux


encore gonflés de sommeil, il
arrivait pourtant à avoir un
expression menaçante. Terrifiée,
Rebecca parcourut des yeux son
torse musclé, ses épaules et son cou
avant de pouvoir répondre.

— Je... je l’ai entendu... je l’ai


entendu crier.

Gabriel la repoussa sans


ménagements hors de la pièce.

— A l’avenir, ne vous mêlez pas


de ça !

Il referma la porte, et elle l’entendit


parler à Philip d’une voix si douce,
si affectueuse qu’elle n’en crut pas
ses oreilles.

Dans sa stupeur, elle ne put


s’empêcher d’écouter à la porte. Le
cœur battant à tout rompre, elle
entendit Gabriel prononcer des
paroles de réconfort et... oui,
d’amour, sur un ton dont elle ne
l’aurait jamais cru capable. Philip,
lui, restait totalement silencieux.

Quand elle entendit un craquement


indiquant que Gabriel s’était levé,
elle s’écarta vivement de la porte,
mais n’eut pas la présence d’esprit
de se glisser dans sa chambre. Et
quand il sortit de la pièce, il la
trouva là où il l’avait laissée, transie
et effrayée. En la voyant, ses yeux se
glacèrent ; toute trace de douceur et
de compassion disparut
instantanément de son visage.
— Comment... comment va-t-il ?

Gabriel referma doucement la porte


et la regarda d’une manière qui
aurait terrorisé n’importe qui.

S’armant de tout son courage, elle


leva fièrement le menton, chose
qu’il remarqua immédiatement. Il
fixa longuement son cou avant de
déclarer d’un ton de défi méprisant :

— Je pensais vous avoir dit


clairement que cela ne vous
regardait pas, répondit-il enfin.

— Je crois au contraire que cela


me regarde, monsieur Wilder. Que
cela vous plaise ou non, je suis ici
pour m’occuper de Philip.

Il la parcourut d’un regard qui ne fit


qu’accroître sa peur et lorsqu’elle
recula, effrayée, il eut un rire sans
joie.

— Pourquoi vous conduire


comme une vierge effarouchée ?
railla-t-il. Vous avez déjà dû vous
trouver devant un homme dans
cette tenue, et peut-être moins
vêtue encore, sinon vous ne seriez
pas enceinte.
Tout son courage l'abandonna. Le
visage blême et les traits tirés sous
le choc que lui avait causé ce rappel
cruel de son état, elle se détourna et
regagna sa chambre sans un mot.

Elle ne dormit que quelques heures


cette nuit-là, et s’éveilla à l’aube,
torturée par le souvenir de ce qui
s’était passé la veille.

En descendant vers six heures, elle


fut arrêtée par des éclats de voix en
provenance de la bibliothèque.

— Son bâtard ne va pas occuper


une de nos chambres !
En proie à une brusque nausée,
Rebecca s’agrippa à la rampe. En un
éclair, ses mains glacées furent
humides de sueur.

— Tu ne sais pas ce que tu dis !


gronda Gérard.

— Tu n'as pas qu’un seul fils,


peut-être l’as-tu remarqué ?

Rebecca se força à descendre le


reste des marches aussi vite que ses
jambes tremblantes le lui
permettaient. De toute évidence elle
était au centre de la dispute entre
les deux hommes. Jamais elle
n’avait entendu des voix aussi
hostiles, qui plus est entre un père
et son fils. Désespérée d’e n être le
témoin, elle sentit qu’elle ne
pourrait en supporter davantage.

— Je te préviens, papa, si elle


reste ici, tu ne feras qu’aider l’un de
tes fils aux dépens d’un autre.
Demande-lui de partir, ou tu vas au-
devant de graves ennuis, et je ne
plaisante pas !

— Je ne dis pas que tu aies


entièrement tort, Gabriel. Je ne suis
pas fou au point d’avoir oublié mes
erreurs passées. Mais tu te trompes,
à propos de Rebecca. Philip a besoin
d’aide et...

Gabriel éclata d’un rire amer. :

— Tu crois vraiment que cette


fille qui erre dans la maison comme
un fantôme est à même de l’aider.
Pour l’amour de Dieu, papa, c’est
elle qui a besoin d'aide !

— J’ai l’intention de lui donner


une chance. Et je ne veux pas que tu
la tourmentes !

Il y eut un silence tendu avant que


la voix de Gabriel s’élève à nouveau,
plus coupante que jamais.

— Change-la de chambre.

— Et où veux-tu qu’elle dorme,


dans la grange ?

— Il y a la chambre de Mellie.

— Un chien n’en voudrait pas !


explosa Gérard.

Rebecca franchit l’espace qui la


séparait de la bibliothèque et resta
là, le cœur battant, en proie à une
angoisse insoutenable. Les deux
hommes se regardaient comme des
ennemis prêt s à se battre. Les yeux
du plus âgé étaient froids et
implacables, ceux du jeune
étincelants de rage impuissante.
Rebecca se sentait au bord de
l’évanouissement.

— Arrêtez, je vous en prie !

Les deux hommes se tournèrent


vers elle, et elle entra dans la pièce
en se tordant les mains.

— Je vous en prie, balbutia-t-elle,


des sanglots dans la voix, arrêtez de
vous quereller. Je dormirai
n’importe où, cela m’e s t égal, je
vous assure. Montrez-moi où et...

— Qu e l âge avez-vous ? coupa


Gabriel, apparemment peu ému par
sa détresse.

A regret, elle se tourna vers lui. En


la circonstance, cette question lui
semblait un peu incongrue,
néanmoins, elle répondit.

— Vingt et un ans.

Le regard que Gabriel lança à son


père parut lourd de sous-entendus
qu’elle ne comprenait pas.
Troublée, elle se tourna vers Gérard
et vit dans ses yeux une étrange
lueur de défaite.

— La chambre de Mellie, répéta


Gabriel d’une voix où perçait une
certaine satisfaction.

Il lança un coup d’œil à Rebecca.

— Allez rassembler vos affaires.


3

C’était presque l’heure du déjeuner


quand Rebecca eut fini de remettre
e n état la petite chambre près de la
cuisine. Gabriel avait transporté
ailleurs les cartons, matelas hors
d’usage et boît e s à outils qui
l’encombraient. Quand elle eut
lessivé la pièce, il apporta un
sommier et un matelas ; elle fut
réconfortée de constater qu’i l était
propre, presque neuf.

Pendant qu’il montait le lit, elle


examina tout à loisir la chambre qui
serait désormais la sienne et sourit
tristement. En seulement quelques
jours, Gabriel avait réussi à lui faire
quitter une chambre confortable
pour cette pauvre cellule pleine de
courants d’air, dont les fenêtres
grinçaient de façon inquiétante.
Combien de temps lui faudrait-il
pour réu s s i r à la chasser
définitivement de la maison ?

A la pensée des tourments qui


l’attendaient, elle se sentit défaillir.
Elle s’appuya à la commode et fixa
la nuque puissante de l’homme qui
lui tournait le dos. Son regard
descendit sur les larges épaules
moulées dans une chemise élimée
dont il avait retroussé les manches
sur ses bras musclés. Oui, c’était là
un ennemi redoutable. Que
pouvait-elle espérer s’il persistait à
vouloir se débarrasser d’elle ?

Elle devrait essayer de lui parler, de


le raisonner, de le convaincre
qu’elle n’était pas ce qu’il croyait et
qu’elle ne constituait pas une
menace pour Philip, pour lui ou
pour qui que ce soit.
— Mon Dieu, murmura-t-elle, la
gorge serrée.

Il se leva, sa tâche achevée, et, sans


lui jeter un regard, il se dirigea vers
la porte. « Laisse-le partir », se dit-
elle. Mais où irait-elle s’il
réussissait à la chasser ?

En désespoir de cause, elle se


contraignit à murmurer son nom
d’une voix éteinte, mais assez fort
pour qu’il l’entende.

Il se tourna vers elle et il lui fut


impossible de soutenir le regard
qu’il lui lança, un regard glacial qui
n’avait rien d’encourageant.

— Pourrions-nous... pourrions-
nous bavarder un peu ? demanda-t-
elle, tremblante.

— Nous n’avons rien à nous dire.

— Mais si ! cria-t-elle d’une voix


implorante. Je veux savoir ce qui ne
va pas.

Comme il ne répondait pas, elle


insista.
— Que vous ai-je fait ?

— Ecoutez, la seule chose qui


m’intéresse, c’est d’éviter que vous
commettiez trop de dégâts si l'on
vous autorise à rester ici.

Rebecca le fixa, plus désorientée


que jamais.

— Je ne comprends pas.

— Vos tentatives pour nous


convaincre que vous êtes une
ingénue, quand il est visible à l’œil
nu que vous ne l’êtes pas, ne font
que renforcer ma conviction : non
seulement il ne faut pas se fier à
vous, mais encore vous n’êtes pas la
compagne dont Philip a besoin.

— C’est faux ! Comment pouvez-


vous parler ainsi ? Comment
pouvez-vous me juger ? Vous ne me
connaissez même pas...

— Oh, je vous connais très bien.


Et Philip n’est pas le seul être
vulnérable, il faut aussi penser à
Chris. De manière différente, tous
deux sont impressionnables et vous
n'êtes pas le genre de femme que
j’aime voir traîner par ici.
Elle devint livide en comprenant ce
que sous-entendait son allusion à
Chris.

— Je ne suis pas ce que vous


croyez, dit-elle. Je ne suis pas une...

— Vraiment ? coupa-t-il.

Elle le fixa sans répondre. A cet


instant, les événements de la nuit
lui revinrent en mémoire et elle se
souvint de la tendresse de sa voix
tandis qu’il parlait à Philip.

— Je ne pense pas que vous soyez


aussi cruel et aussi dur que vous
essayez de me le faire croire.

— Alors vous allez être déçue !


rétorqua-t-il.

Il franchit l’espace qui les séparait.


Elle ne bougea pas.

— Soit vous jouez la comédie, soit


v o u s êtes incroyablement stupide,
reprit-il. Quoi qu’il en soit, je vous
conseille de réfléchir. Vous seriez
bien avisée de croire que je ne
prononce jamais de menaces en
l’air !

Elle leva légèrement le menton dans


l’intention pathétique de paraître
courageuse. Il le remarqua aussitôt.

— C’est une manie chez vous, dit-


il sur un ton méprisant. Vous la
cultivez sans doute pour attirer
l’attention des hommes sur votre
cou de cygne ?

— Non, murmura-t-elle.

— Sur votre bouche alors ? Ou


peut-être, plus bas, sur ces courbes
provocantes ?

— Non !
Elle lutta pour surmonter la
panique qui la submergeait et ne
pas le laisser triompher.

— Vous êtes absurde ! s’exclama-


t-elle.

Les yeux de Gabriel s’assombrirent.

— Vraiment ?

— Vous ne me laissez pas une


chance ! cria-t-elle.

— Comme vous avez raison ! Et je


n’en ai aucune intention, ne
l’oubliez pas !
Sur ce, il tourna les talons.

— Il y a un mystère dans cette


maison ! cria-t-elle avec une rage
teintée de désespoir. C’est pour cela
que vous ne voulez personne ici.
Pas seulement moi, personne !
Vous avez quelque chose à cacher !

Quand elle le vit s’arrêter


brusquement, elle ressentit une
étrange satisfaction. Mais très vite,
en voyant son expression, elle se
glaça et s’excusa.

— Je suis désolée, je ne désirais


pas...

Elle s’interrompit, se mordit les


lèvres. Elle ne savait pas elle-même
ce qu’elle avait voulu dire.

— J’ai une grande expérience des


enfants, reprit-elle. Laissez-moi
rester et je vous prouverai que je
peux aider Philip.

— Vous ignorez de quoi vous


parlez.

— S’il y a la moindre chance que


je puisse l’aider, cela ne vaudrait-il
pas la peine d’essayer ?
Gabriel considéra son visage
implorant d’un air moqueur.

— Je ne suis pas idiot. Je sais


parfaitement que dans votre état,
cela vous arrangerait bien de rester
ici. Mais n’espérez pas me faire
croire que vous vous souciez le
moins du monde de Philip.

Soudain, il parut furieux et son


expression s’assombrit.

— Si les souvenirs de mon père se


sont estompés avec le temps, ce
n’est pas le cas des miens.
Wildemess peut se passer d’une
autre créature de votre genre !

— Une autre... ? De mon genre ?

Il fit comme s’il n’avait pas


entendu et parcourut la pièce des
yeux.

— Je vous laisse vous installer.


Mais ne vous habituez pas trop à
cette pièce.

Il fallut un moment pour que


Rebecca retrouve son calme.
Prenant sur elle, elle se mit à ranger
ses affaires et, submergée par une
impression de défaite et
d’épuisement, elle essaya de se
concentrer sur sa tâche. Il n’y avait
qu’une commode, mais elle avait si
peu de vêtements que cela suffisait
amplement.

« Une autre créature de votre genre


» : ces paroles de Gabriel la
hantaient encore quand elle quitta
sa chambre pour se diriger vers la
cuisine. « Une autre. » Cela ne
pouvait signifier qu’une chose :
quelqu’un d’autre, Mellie peut-être,
avait été employée ici avant elle et
pour le même travail. Une femme
qui avait dévasté la vie des
occupants de cette maison et
convaincu irrémédiablement
Gabriel Wilder que toutes les
f e m m e s étaient comme elle.
Maintenant, elle était certaine qu’il
y avait un mystère dans le passé des
Wilder.

Comme d’habitude, ce soir-là, elle


se retira peu après Philip qui était
monté se coucher sur un signe de
son père. Personne n’avait parlé du
cauchemar de l’enfant la nuit
précédente ; Philip lui-même s’était
comporté exactement comme
d’habitude. Rebecca soupçonnait
qu’il devait être coutumier de ce
genre de rêve, et que sa famille y
était habituée. Gérard lui avait dit
que Philip « refusait » de parler.
Voulait-il sincèrement aider son fils
? En ce cas, pourquoi ne lui avait-il
pas donné plus de détails ? Elle
enfila sa chemise de nuit en
soupirant. Non seulement il y avait
un mystère dans cette maison, mais
les Wilder étaient la plus étrange
famille qu’elle ait jamais
rencontrée.

Longtemps après avoir éteint la


lumière, elle était encore éveillée à
écouter le vent qui faisait trembler
les vitres. Bientôt, la pluie reprit et,
une fois de plus, Rebecca pensa que
c’était là un endroit sinistre.
Pendant toute la nuit, elle ne
dormit que par intermittence, gênée
par les bruits étranges qu’elle
entendait dans la pièce.

Peut-être y avait-il des souris, se


dit-elle le lendemain matin. A cette
pensée, elle eut un haut-le-cœur.

En accompagnant Philip au bateau


vers huit heures et demie, elle
ressentit un pincement d’irritation,
contre l'enfant mais aussi contre
elle-même. Comme de coutume, il
marchait à quelques pas devant elle,
vêtu d’un vieil imperméable, son
cartable au bout du bras. Comme il
était habile à toujours maintenir
une légère distance entre lui et les
autres, pensa-t-elle rageusement.
Chaque fois qu’elle se trouvait
seule avec lui, elle se souvenait à
regret que son travail était
précisément de s’en faire un ami.
Elle aurait dû tirer avantage de ces
instants de solitude pour lui parler
un peu, même s’il ne devait pas
répondre. Mais elle pressentait
l’inutilité de ses efforts. D'ailleurs,
c’était exactement ce qu’il voulait :
qu’elle renonce. Il désirait vivre
dans son monde à lui, à l’écart des
autres.

Résignée, elle regarda le bateau


s’éloigner et disparaître dans la
brume.

Naguère, son père lui disait souvent


que la liberté dépendait de la vérité.
Elle se souvint des accusations de
Gabriel selon lesquelles elle ne se
souciait guère de Philip, et elle dut
reconnaître qu’il y avait là une part
de vérité. Elle ne tenait pas à se
mêler des problèmes de ce garçon,
ni de ceux de sa famille. Elle voulait
seulement... Elle ferma les yeux,
stupéfaite... Elle voulait seulement
faire comme Philip, se retirer du
monde, oublier la réalité et ne vivre
que pour elle.

Maintenant qu’elle s’était avoué ces


vérités, elle ne pouvait continuer à
vivre comme si elle les ignorait. Qui
sauverait Philip ? Certainement pas
son père, ni ses frères. Et un temps
viendrait, elle le sentait, où il serait
perdu si personne ne l’aidait.

Elle soupira, baissa les yeux sur un


papier qu’elle avait froissé sans s’en
rendre compte. C'était un
télégramme adressé à l’un des
employés des Wilder que le
capitaine du bateau lui avait confié.
Elle ignorait à quelle distance il
habitait mais une longue marche ne
pourrait lui faire que du bien. Elle
se mit donc en route en priant pour
trouver la force dont elle aurait
certainement besoin dans les mois à
venir.

Il apparut que le bâtiment où


logeaient les employés des Wilder
n’était pas très éloigné. Un homme
grand et mince, dont elle devina à
son tablier qu’i l était le cuisinier,
lui ouvrit la porte. Il la fit entrer
dans la cuisine et insista pour lui
offrir une tasse de thé et une part de
gâteau. Les yeux brillants de malice,
il lui apprit qu’il se nommait
George Langley et se mit
rapidement à lui raconter sa vie
mouvementée, prenant visiblement
plaisir à la choquer.

Quand il partit remettre le


télégramme, elle le regarda
s’éloigner à regret. Le vieil homme
lui plaisait, même si elle n’était pas
très convaincue de la véracité de son
récit sur sa vie d’ancien marin.

Elle venait de finir son thé quand


elle entendit la porte de la cuisine
s’ouvrir. Elle se retourna en
souriant, s’attendant à voir George,
mais ce n’était pas le cuisinier qui
était entré. L’homme, grand et
mince, lui lança un regard qui la mit
aussitôt mal à l’aise.

— Eh bien, eh bien ! dit-il d’une


voix traînante.

Elle chercha des yeux son


imperméable. George l’avait
accroché derrière la porte. Dès qu’il
la vit se lever, l’homme s’avança et
lui coupa la route. Le cœur battant,
elle considéra avec répugnance son
sourire arrogant.
— Nous étions tous impatients de
v o i r à quoi ressemblait la seule
femme de Wilderness, dit-il
lentement. Maintenant sue je l’ai
vue, je peux dire qu’elle n’est pas
mal du tout.

Son instinct avertit Rebecca qu'elle


ne devait surtout pas lui montrer sa
frayeur. Mais en le voyant
s’approcher, elle se raidit et ne put
s’empêcher de reculer.
Malheureusement, elle se trouva
aussitôt acculée contre une table.
L’homme la détailla longuement
avant de lever les yeux sur son
visage inquiet.

— Pourquoi ne pas rester


déjeuner ? demanda-t-il. Nous
pourrions faire plus ample
connaissance.

I l était si près d’elle qu’elle sentait


son souffle sur sa joue. Il émanait
de lui une forte odeur d’alcool, et
elle détourna la tête, tout à la fois
dégoûtée et terrifiée.

Il tendit sa main calleuse, lui


caressa la joue. Elle rejeta
violemment la tête en arrièr e . «
Allez-vous-en ! » aurait-elle voulu
crier... mais la peur l’empêchait
même de parler.

Avant qu’elle ait pu l’en empêcher,


il lui saisit les poignets et l’attira
contre lui.

— Peut-être un petit baiser vous


fera-t-il changer d’avis ? A ce que
j’ai entendu dire, vous n’avez pas
toujours été si prude !

— Ça suffit, Bob !

En entendant cette voix calme et


autoritaire, il s’interrompit une
seconde avant de resserrer son
étreinte.

— Va-t’en, Chas. Cette dame et


moi, nous nous amusons un peu,
n’est-ce pas ?

— Lâche-la !

Bob eut un sourire pervers qui la fit


frémir.

— Quelle importance, Chas ? De


toute façon, ce n’est qu’une...

— Je ne te le répéterai pas ! coupa


Chas. Si tu ne la lâches pas tout de
suite, je te garantis que tu seras
renvoyé.

A cette menace, Bob grommela un


juron mais obéit.

Bouleversée, sans même regarder


Chas, l’homme qu’elle avait vu avec
Gabriel le jour de son arrivée à
Wilderness, elle saisit son
imperméable et se précipita dehors.
Chas la rejoignit rapidement.

— Tout va bien ?

Ses yeux bleus étaient pleins de


sollicitude.
Elle se força à acquiescer. Elle
sentait qu’il était un homme bon et
ne lui voulait que du bien.

— Vous avez l’air un peu choquée.


Voulez-vous que je vous reconduise
?

Elle hocha la tête.

— Non, merci, c'est inutile. La


marche me fera du bien.

— Alors, laissez-moi vous donner


un conseil. Pour ne pas avoir
d’ennuis, évitez de venir par ici. Et
si vous avez un message à
transmettre, ne vous attardez pas
dans le coin, sinon les hommes
pourraient se faire des idées. Vous
me comprenez ?

Rebecca baissa les yeux pour cacher


ses larmes.

— Oui, je m’en souviendrai.

Là-dessus, elle s'éloigna


rapidement.

Convaincue que Chas ne parlerait


pas aux Wilder de ce qui s’était
passé, elle essaya de chasser
l’incident de son esprit. Mais,
considérant ses expériences passées,
ce n’était pas chose facile, et elle en
tremblait encore quand elle se mit
au lit.

Sa chambre était parfaitement


silencieuse. Elle ét a i t épuisée,
pourtant le sommeil la fuyait.
Brusquement un bruit étrange se fit
entendre. Elle se dressa dans son lit
le cœur battant.

Elle se leva et resta immobile au


centre de la pièce, tremblante, ne
sachant que faire. Finalement, elle
rassembla assez de courage pour
aller allumer la lumière. Le bruit
cessa brusquement. Loin de la
calmer, cela ne fit que l'effrayer
davantage. Ce silence soudain ne
pouvait signifier qu’une chose :
l’animal, quel qu’il son, était
conscient de sa présence. Elle
s’o bl i ge a à regagner son lit, y
monta, tendit la main et ouvrit l’un
des placards.

A première vue, il semblait vide.


Mais soudain, quelque chose qui
re s s e m bl ait à un rat énorme
s’encadra dans l’ouverture de la
porte, lui arrachant un cri horrifié.
Elle prit la fuite sans hésiter et se
précipita dans le hall faiblement
éclairé.

Elle s’arrêta brusquement quand


elle vit Gabriel sur le seuil du salon.
Lorsqu’il l’aperçut, son expression
s’assombrit.

— Que diable se passe-t-il ? Est-ce


vous que j’ai entendue crier ?

Elle opina en silence.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? lança-t-il


d’un ton impatienté.

Il désigna sa chemise de nuit.


— Je crois vous avoir dit de perdre
l’habitude de vous promener à
moitié nue dans la maison. Je ne le
tolérerai pas !

— Il y a... il y a quelque chose


dans ma chambre, balbutia-t-elle.

Il fronça les sourcils.

— Quoi donc ?

— Je... je ne sais pas exactement.


Cela ressemble... cela ressemble à
u n énorme rat. J’ai ouvert l’un des
placards et...
Le visage de Gabriel s’éclaira.

— Un opossum ?

— Peut-être. Je... Je n’en ai jamais


vu.

Gabriel posa son livre sur la table


du hall et se dirigea vers l’escalier.

— Attendez ici, lança-t-il sans se


retourner.

Quelques minutes plus tard, il était


de retour avec une torche et un
autre objet, lourd et brillant. Un
revolver ! Il passa devant elle sans
s’arrêter et gagna sa chambre à
grands pas.

Elle le suivit et se retint juste à


temps de s’agripper à son bras.

— Vous n’allez pas... vous n’allez


pas le tuer ? dit-elle d’une voix
implorante.

— Les opossums ne font pas de


très bons animaux de compagnie,
rétorqua-t-il en ouvrant la porte.

Il dirigea le faisceau puissant de sa


torche tout autour de la pièce et
l’arrêta sur un gros animal à
fourrure assis sur la commode.

— C'est une femelle, elle est


grosse, murmura-t-il en pointant
son arme.

— Ne la tuez pas...

Mais le coup partit et l’animal


s’écroula. Gabriel baissa son arme
et alla le ramasser. En revenant vers
la porte, il s’arrêta près d’elle, le
visage dur.

— Il y a un peu de sang, vous


pourrez nettoyer demain.
Livide, Rebecca considéra son
regard ironique et sa bouche
sensuelle où flottait un sourire
triomphant. Brusquement, elle
comprit qu’il aimerait lui faire subir
le même sort qu’au pauvre
opossum. Glacée, elle garda les yeux
baissés jusqu'à ce qu’il ait quitté la
pièce.

Elle resta étendue sur son lit


jusqu’à ce que son vertige se
dissipe. Puis elle se leva et se mit à
essuyer le sang sur la commode.
Quand elle eut fini, elle se remit au
lit, remonta les couvertures jusqu’à
son menton et sombra dans un
profond sommeil.
4

En s’éveillant le lendemain, elle


sentit aussitôt que ce matin-là était
différent des précédents, mais elle
n'aurait su dire en quoi. Elle prit sa
montre et sursauta. Voilà ce qui
était différent : il était dix heures !
Elle se leva aussitôt. Pourquoi ne
l’avait-on pas réveillée ? Et qui avait
préparé le petit déjeuner de Philip ?
Après sa toilette, elle se précipita
dans la cuisine. Elle était vide, de
même que le salon. Toute la maison
baignait dans un profond silence,
un silence étrange... Mais oui ! La
pluie avait enfin cessé ! On
entendait même les oiseaux
chanter. Se pourrait-il qu’il fasse
beau ?

Elle traversa le salon, ouvrit les


rideaux. Rien, rien n’aurait pu la
préparer au spectacle enchanteur
qui s’offrit à ses yeux. Elle devait
rêver ! Elle gagna l’autre fenêtre,
puis la porte vitrée : partout le
même spectacle. Non, elle ne rêvait
pas !

N’osant encore y croire, elle sortit


dans le jardin pour s’assurer de la
réalité de ces couleurs chatoyantes
qu’elle n’avait jamais vues depuis
son arrivée, dont elle n’avait même
pas soupçonné l’existence.

Les arbres n’étaient plus ni


grotesques ni inquiétants, et elle
avait du mal à croire qu’ils aient pu
lui paraître tels. Ils étaient
splendides ! Un camélia, un orme et
un frêne ombrageaient le devant de
la maison. Plus loin, un chêne, un
noyer, un sycomore et, au bord du
lac, de majestueux peupliers. Le lac,
d’un bleu aussi pur que celui du
ciel, scintillait comme un diamant.
Des pins émaillaient les pentes des
montagnes dont les sommets
étaient couverts de neige. Jamais
elle n’aurait deviné que derrière le
rideau grisâtre de la pluie se cachait
un paysage aussi splendide !

Elle respira profondément le


parfum puissant de la terre encore
humide, s’émerveilla de la chaleur
surprenante du soleil sur sa peau et
écouta les oiseaux chanter à tue-tête
un chant merveilleux, un chant tel
qu’elle n’en avait encore jamais
entendu. Si la nature pouvait opérer
un tel miracle, serait-il possible
qu’elle aussi... Oui, serait-il possible
qu’après les événements horribles
qu’elle avait vécus, elle puisse
renaître à la vie ? A cette pensée, un
long frisson la parcourut. Non,
c’était impossible... Et pourtant !
Elle se sentait brusquement plus
joyeuse, et son intérêt pour la vie,
qu’elle avait cru perdu à jamais
après cette terrible nuit d’orage
quelque deux mois plus tôt,
commença i t à se réveiller
timidement.

Sans se soucier de l’heure tardive,


elle admira longuement ce qui
l’entourait avant de remonter vers
la maison.

Là, elle s’appuya contre la haie


parfumée et examina la grande
maison vétuste.

— Pauvre maison, murmura-t-


elle. Autrefois si élégante, si
majestueuse ! Maintenant, qui
s’inquiète encore de toi ? Personne.
Aussi longtemps que ton toit ne
s’écroulera pas et que tes
fondations ne céderont pas, tu
resteras comme tu es. Quel
dommage ! Quel gâchis !
— Quelle étrange habitude ! dit
une voix moqueuse.

Rebecca se retourna brusquement


et, ce faisant, s’érafla le menton sur
la haie. Plongée dans sa
contemplation, elle n’avait pas
entendu arriver la ravissante jeune
femme qui lui faisait face.

— Je vous demande pardon ?


balbutia-t-elle. .

— Quelle étrange habitude de


parler toute seule !.
La jeune femme, qui devait avoir
sept ou huit ans de plus qu’elle, la
regardait en souriant, sans cesser de
tapoter sa cravache sur sa culotte de
cheval.

— Oh, vraiment ? répondit


Rebecca en essayant de se remettre
de sa surprise.

Décidément, la beauté triomphait ce


matin ! pensait-elle en observant le
jeu du soleil dans les cheveux
blonds de la jeune femme, des
cheveux superbes, souples et
abondants qui lui tombaient
jusqu’a u x épaules. Sous la lourde
frange, ses yeux bleus brillaient
d’amusement et d’un autre
sentiment que Rebecca ne pouvait
définir. Elle ressemblait à un
mannequin, décida-t-elle, fascinée
par ses pommettes hautes, sa peau
sans défaut, son teint délicatement
rosé et son petit nez droit.

Brusquement, elle s’aperçut que la


jeune femme l’étudiait elle aussi
avec attention et, sentant qu’elle ne
soutenait pas la comparaison, elle
détourna les yeux.

— Je rêvassais, dit-elle
rapidement. Je me disais qu’i l était
triste de voir une aussi belle maison
laissée à l’abandon.

Elle tourna la tête et intercepta le


regard dédaigneux que la jeune
femme lança à la maison.

— Gérard aurait dû la faire


démolir pour en rebâtir une autre.

— Oh, elle est superbe ! protesta


Rebecca. Ou du moins, elle pourrait
l’être. Elle a un tel cachet !

— Oui, elle a du caractère, je vous


l’accorde.
Les deux jeunes femmes se
regardèrent en souriant.

— Vous êtes Rebecca, n’est-ce pas


? Je m’appelle Victoria Tristram. Je
suis de Willow Bay, la bourgade la
plus proche.

— Etes-vous venue à cheval ?


C’est un long trajet.

— Oh, je le fais souvent. J’adore


monter. En fait, c’est la seule chose
qui me permette de supporter la vie
ici.

— Vous habitez pourtant une


région très agréable, du moins
quand il ne pleut pas. Le paysage
est magnifique !

— Vous devriez voir Willow Bay !


C’est encore plus beau, du moins à
mon goût.

— Avez-vous des arbres comme


ceux-ci ?

Victoria secoua la tête.

— Pas aussi vieux. Mais il faut


que vous veniez en juger par vous-
même. J’ai invité les Wilder à dîner
samedi en quinze, vous pourriez les
accompagner.

Rebecca sourit mais ne s’engagea


pas plus avant.

— D’où venez-vous, Rebecca ?

— Auckland.

Victoria écarquilla les yeux.

. — Vraiment ? En ce cas, pourquoi


d i a b l e êtes-vous venue vous
enterrer ici ?

— Je n’avais pas le choix,


répondit-elle d’un ton neutre.
— Pas le choix ?

Brusquement, le visage de Victoria


s’éclaira, comme si elle venait de se
souvenir de quelque chose. Mais
Rebecca n’était pas dupe. Elle
sentait que cette femme n’avait pas
oublié une seconde qu’e l l e était
enceinte.

— Ah oui, j’ai entendu parler de


votre situation. N’y a-t-il pas des
endroits plus proches de chez vous
où vous auriez pu attendre votre
accouchement ? Des maisons
d’accueil pour les mères
célibataires, quelque chose de ce
genre ?

— Je le suppose.

— Je ne comprends pas comment


l’on peut quitter une grande ville
comme Auckland, poursuivit
Victoria, parfaitement consciente de
l’embarras de Rebecca. Ma mère
était de Sydney et nous y allions
souvent quand elle était encore en
vie. Sa famille est très riche et
fréquente les milieux les plus
élégants. Quand j’avais vingt ans,
j’y ai passé quatre années
merveilleuses. Si vous avez de
l'argent et des relations, la vie à
Sydney est vraiment passionnante.

R e b e c c a écouta calmement la
description de ce que Victoria tenait
pour une vie « passionnante ».

— Si vous aimez tant Sydney,


pourquoi êtes-vous revenue ici ?

Bien que Victoria ait éclaté de rire


en entendant cette question, son
regard prit une dureté soudaine qui
n’échappa pas à Rebecca.

— Qui le sait ? répondit-elle. Je


dois être folle... Gabriel est là ?
— Non, je ne crois pas. En tout
cas. je ne l'ai pas vu ce matin.

— Il n’a pas l’air de vous


manquer ?

Rebecca haussa les épaules et ne


répondit pas.

— Bien, dit gaiement Victoria, s’il


n’est pas là, je vais essayer de le
trouver ailleurs.

Elle s’éloigna rapidement.

— N’oubliez pas de venir samedi


si c'est possible ! cria-t-elle.

Rebecca la regarda monter en selle


et reprendre la route par où elle
était venue.

Comme il serait agréable d'avoir


une amie, pensa Rebecca en
soupirant, quelqu’u n à qui elle
pourrait se fier. Mais elle chassa
aussitôt cette pensée. Elle ne voulait
pas se lier avec qui que ce soit. La
seule chose qui comptait, c’était
que d’ici quelques mois, elle puisse
quitter Wilderness pour n’y plus
jamais revenir. Alors elle essayerait
d’effacer cette affreuse période de
sa vie. Et les habitants de
Wilderness oublieraient rapidement
jusqu’à son existence. C’était là ce
qu’elle voulait vraiment, même au
prix de la solitude la plus totale.
D’ailleurs, Victoria Tristram ferait-
elle une amie sincère ? Elle fronça
les sourcils. Elle serait une agréable
compagnie, sans aucun doute, mais
il y avait en elle quelque chose
d’inquiétant, de faux, de
calculateur. En outre, elle était
étrangement nerveuse. Elle s’agitait
sans arrêt à vous donner le vertige.

Peut-êt r e était-elle amoureuse de


Gabriel ? Elle était sans doute
venue s’assurer que Rebecca ne
représentait pas un danger pour
elle. Dans ce cas, elle devait être
maintenant tout à fait tranquille. A
cette pensée, Rebecca se mit à rire.
Elle en fut stupéfaite. Cela faisait si
longtemps qu’elle n’avait pas ri !
Sans doute le temps expliquait-il
son humeur joyeuse... ou était-ce
u n e étrange prémonition, la
certitude qu’elle finirait par
découvrir le bonheur ?

Elle resta dans ces heureuses


dispositions toute la journée. Il lui
fallut des heures pour nettoyer la
cuisine de fond en comble mais elle
ne vit pas le temps passer. Quand
elle eut fini, elle était épuisée, en
sueur, mais contente d’elle comme
elle ne l’avait pas été depuis
longtemps. Un coup d’œi l à la
pendule lui indiqua qu’elle avait
tout juste le temps de prendre une
douche et de se laver les cheveux
avant le retour de Philip. A l’avenir,
elle ferait en sorte d’avoir terminé
son travail à trois heures et demie
pour pouvoir passer plus de temps
avec l’enfant.

En sortant de la douche, elle se


sentait une autre. Il y avait
longtemps qu’elle n’avait pris tant
de plaisir à se laver. Elle mît une
jupe bleu marine à petites fleurs et
un tee-shirt jaune, enfila des
sandales et gagna le jardin
resplendissant sous le soleil. Tandis
qu’elle attendait Philip sur la jetée,
elle glissait de temps à temps les
doigts dans ses longs cheveux
humides auxquels le soleil donnait
des reflets rouges et or.

Elle aida Philip à débarquer et


sourit du long sifflement admiratif
du capitaine. L’enfant restait à la
regarder comme s’il ne la
reconnaissait pas.
— Me trouves-tu changée ?
demanda-t-elle. Je dois avouer que,
d’une certaine manière, je me sens
différente.

Philip détourna la tête et prit le


chemin de la maison. Sans se
décourager, Rebecca poursuivit.

— Je suppose que le temps a


quelque chose à y voir. J’espère que
ta journée s’est bien passée ? Moi,
je n’ai pas arrêté une minute !
continua-t-elle sans savoir s’il
l’écoutait. J’ai même préparé un
pudding pour le dîner. J’espère que
tu aimes ça !
Elle savait par Chris que c’était son
dessert préféré. Elle lui jeta un coup
d’œil à la dérobée.

— Un pudding au chocolat, des


masses de chocolat !

Elle fut ravie de voir tressaillir un


muscle de sa joue. Ils avaient
atteint les marches de la véranda, et
Rebecca s’arrêta :

— Quand tu te seras changé,


reviens ici. J’ai quelque chose à te
montrer.
Elle avait usé délibérément de ce
ton autoritaire. Il disparut en
silence et elle attendit, inquiète. S’il
ne redescendait pas, que ferait-elle
?

M a i s à sa grande surprise, il
réapparut quelques minutes plus
tard, vêtu du jean et de la chemise
propres qu’elle lui avait préparés.

— Je suis allée me promener,


aujourd’hui, dit-elle en essayant
d’aligner son pas sur le sien, et j'ai
trouvé des jonquilles près des pins.
Si tu m’a i d e s à les cueillir, je
t’aiderai à ramasser des pommes de
pin samedi. J’ai remarqué que nous
n’en avions presque plus.

Philip obtempéra, le visage toujours


impassible, et quand il eut fait deux
bouquets, elle lui indiqua qu’ils en
avaient assez et ils reprirent le
chemin de la maison.

— Ecoute ces oiseaux, murmura-


t-elle, émerveillée par la pureté de
leur chant, je n’ai jamais rien
entendu d’aussi délicieux.

Philip marchait devant, et Rebecca


s’arrêta pour ôter ses sandales. Elle
traversa lentement la pelouse, pieds
nus, le visage plongé dans le
bouquet de jonquilles qui exhalait
un délicieux parfum. Elle releva la
tête et brusquement, s’immobilisa.
Philip s’était enfui derrière la haie
en jetant son bouquet, et Gabriel se
tenait sur la véranda.

Aucun d’eux ne bougeait. Rebecca


ne se rendait pas compte que la
brise qui caressait ses cheveux avait
aussi pour effet de plaquer le mince
tissu de sa jupe contre ses jambes.
Son seul souci était d’arrive r à
deviner l’humeur de Gabriel à
l'expression de son visage. Mais il
était plus impénétrable que jamais.
Elle remit ses sandales, s’agenouilla
pour ramasser le bouquet puis se
dirigea vers la maison, vaguement
mal à l’aise.

Sa bonne humeur s’était envolée,


mais elle savait que si elle montrait
le moindre signe de faiblesse, il en
tirerait aussitôt avantage. Le cœur
battant, elle essaya de ne pas se
trahir. Il ne fallait surtout pas qu’il
devine à quel point il lui faisait
peur.

Elle monta rapidement les marches


en repoussant les mèches qui lui
venaient dans la figure.
— Philip aurait-il peur de vous ?
dit-elle en se demandant comment
elle arrivait à paraître si calme.

Il la parcourut des yeux d’une


manière qui lui sembla inquiétante.
Et quand elle rencontra son regard,
l’insolence y avait laissé place au
dédain.

— Peut-être la cueillette des fleurs


ne l’amuse-t-elle pas, tout
simplement.

Elle se maudit intérieurement de


n’avoir pas pensé à prendre le
b o u q u e t à Philip avant qu’ils
n’atteignent la maison. Elle monta
les dernières marches en silence
mais dut s’arrêter, Gabriel n’ayant
visiblement aucune intention de lui
céder le passage. Elle lui jeta un
coup d’œil furtif, le contourna et
entra dans la maison.

Comme il serait facile de haïr cet


homme, pensa-t-elle en dressant la
table pour le dîner. Mais elle
haïssait déjà un autre homme de
toutes ses forces, et c’était bien
suffisant, d’autant que cette haine
ne faisait que la détruire. Non, elle
ne haïrait pas Gabriel, elle y était
résolue.

Tandis qu’ils dînaient en silence,


Rebecca regarda subrepticement
autour d’elle. De toute évidence, ils
appréciaient le dîner qu’elle avait
préparé et n’avaient pas l’intention
d’en laisser une miette. Ils avaient
faim, cette pensée la frappa
brusquement, et pas seulement de
nourriture, mais aussi d’amour.
Son cœur bondit dans sa poitrine.
Oui, elle les aimerait car ils avaient
besoin d’amour plus que personne
au monde. Et elle aimerait Gabriel
malgré lui, même si cela devait la
tuer !
Le jour suivant promettait d’être
aussi beau et chaud ; en prévision
du travail qui l’attendait — le
lessivage des murs de la cuisine —
Rebecca s’habilla légèrement et
noua ses cheveux en chignon.

Comme son père le lui avait


demandé, Chris était resté à la
maison pour l’aider, et Rebecca se
réjouissait de sa compagnie. Elle
avait découvert que lorsqu’il
oubliait sa timidité, il avait un
merveilleux sens de l’humour. A
une ou deux reprises, elle remarqua
qu’il s’attardait à la regarder, mais
elle n’y attacha pas d’importance.
Quand leurs yeux se rencontraient,
il rougissait et détournait aussitôt la
tête.

— Papa veut que je vous apprenne à


conduire la tout terrain, dit-il après
le déjeuner.

— Est-ce difficile ?

— Pas du tout.

— Quand pouvons-nous
commencer ?
Son impatience le fit rire.

— Eh bien pourquoi pas tout de


suite ? Nous avons fini ici, non ?

— Oh oui ! Je n’ai aucune


intention de lessiver le plafond.

— Je suis soulagé de l’apprendre !


Eh bien, qu’attendons-nous ?

Ils gagnèrent le garage en riant.


Rebecca était presque obligée de
courir pour rester à hauteur de
Chris mais cela lui était égal. Elle se
sentait plus heureuse qu’elle ne
l’avait été depuis une éternité. Il
n’était pas difficile d’aimer
quelqu’un d’aussi jeune et innocent
que Chris, pensa-t-elle, et il avait
visiblement beaucoup d’affection
pour elle.

— Vous devez adorer cet endroit ?


dit-elle en désignant le lac et les
montagnes qui se découpaient sur
le ciel sans nuages.

Au grand étonnement de Rebecca,


Chris haussa les épaules avec
indifférence.

— Vous oubliez que je suis né ici.


Je n’ai jamais rien connu d’autre.
— Mais on ne se lasse sûrement
pas de tant de beauté ?

— Restez ici quelque temps et


vous verrez, dit-il en souriant.

Il ouvrit la porte du garage d’un


rouge flamboyant.

— C’est curieux, le garage semble


en meilleur état que la maison,
observa-t-elle.

— Papa avait l’intention de faire


bâtir une nouvelle maison. Alors, il
a négligé celle-ci.
— Je suis contente qu’il y ait
renoncé. Je trouve que c’est une
demeure merveilleuse. Mais
peut-être pense-t-il mener
prochainement ce projet à bien ?

Chris haussa les épaules.

— Tout dépend si Gabriel se


décide à épouser Victoria. En ce cas,
il ira vivre à Willow Bay et nous
n’aurons pas besoin de construire
une autre maison.

— Mais vous, votre père et Philip


resterez ici ?
— Qui sait ? dit-il en souriant.
Peut-être partirai-je voir le monde
comme l’a fait Gabriel. .

— Cela vous plairait-il ?

— Je ne sais pas. Ce que


j’aimerais vraiment... mais il est
inutile d’en parler. Montez.

Il grimpa dans le véhicule et l’invita


d’un geste à le rejoindre.

Après une heure de pratique, elle


s’était tout à fait familiarisée avec
l’engin. Pour autant, elle ne
s’imaginait pas traversant des
rivières ou conduisant sur un
terrain accidenté, toutes choses
dont le véhicule était parfaitement
capable selon Chris.

— Dites-moi, Chris, que voudriez-


vous vraiment faire ?

Il se mit à rire.

— Rien de répréhensible, croyez-


moi ! Tout ce que je souhaiterais,
c’est aller à l’université.

— Et c’est impossible ?
— Non, Gabriel y est allé. Il a suivi
des cours d’agronomie, et papa
voudrait que je fasse la même
chose.

— En ce cas, quel est le problème


?

— Je n’en vois pas l’utilité. Je n’ai


plus rien à apprendre dans ce
domaine. Ce que je voudrais
étudier, c’est la mécanique. Quand
j’ai dit cela à papa, il a sauté au
plafond. Il prétend que ce serait une
perte de temps et d’argent.
Peut-être l’année prochaine...
— Continuez, le pressa Rebecca.
Irez-vous l’année prochaine ?

— Je vais essayer. Mais je


n’aurais pas dû vous en parler,
personne n’est au courant et...

Il se tourna vers elle, le regard


anxieux.

— N’ayez crainte, le rassura-t-elle,


je n’en parlerai à personne.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le promets. J’aimerais


que nous soyons amis, Chris.
— Je n’ai rien contre vous, dit-il
en rougissant. Vous savez, Gabriel
et papa sont de vieux ennemis...
Enfin, aucune importance. Tenez-
vous bien, je vais vous montrer de
quoi cet engin est vraiment capable.

... Ce qu’il fit pendant les quinze


minutes suivantes. Ils parcoururent
la petite forêt de pins, zigzaguant
autour des arbres, puis les collines
couvertes de genêts au parfum
puissant. Rebecca riait et hurlait,
fermait les yeux puis les rouvrait
pour voir quel nouveau péril
l’attendait. Chris longea le lac avant
de revenir sur la pelouse dans une
gerbe d’eau et enfin rentra au
garage.

— J’espère que je ne serai pas


malade, dit Rebecca en riant.

— Mon Dieu, j’avais


complètement oublié votre état !
Quel idiot je suis ! Etes-vous sûre
que vous allez bien ? Voulez-vous
que j’appelle un docteur ?

Rebecca hocha la tête.

— Je me porte à merveille.
Laissez-moi seulement reprendre
mon souffle. Je vous ai fait peur,
n’est-ce pas ? Vous l’avez bien
mérité ! Vous auriez au moins pu
m’avertir !

Chris sourit d’un air penaud.

— Mais je vous avais dit de bien


vous tenir, protesta-t-il.

Ne pouvant ouvrir la portière de son


côté, elle se glissa sur l’autre siège.
Quand elle sortit de la voiture, ses
jambes tremblaient. Avant même
qu’elle ait compris qu’elle allait
tomber, Chris l’avait saisie dans ses
bras puissants, II était solide
comme un roc, pensa-t-elle
stupéfaite. Et il était brûlant !

Brusquement, elle se raidit,


submergée par une vague de
terreur. Aveuglément, sans bien
savoir ce qu’elle faisait, elle
commença à lutter pour lui
échapper, échapper à l’emprise de
ce corps musclé, à cette bouche qui
cherchait désespérément la sienne.
Elle entendit le souffle de Chris
s’accélérer, et il murmura son nom
d’une voix rauque.

— Non ! hurla-t-elle quand sa


bouche se posa sur la sienne.
Son corps tout entier se révoltait. Le
cœur battant follement, elle se
débattit de toutes ses forces, bien
qu’elle sache par expérience que la
lutte était inutile.

Puis, brusquement, quelqu’un lui


vint en aide et, une seconde plus
tard, elle était libre. Elle n’avait
aucune idée de la personne à qui
elle le devait. Elle sentit seulement
qu’on la saisissait par derrière et
qu’on la repoussait loin de Chris.
Elle tournoya et heurta violemment
le mur du garage. Quand elle reprit
ses esprits, elle vit Gabriel, blanc de
rage, qui empoignait Chris et le
menaçait en l’accablant d’injures.
Ses oreilles bourdonnaient trop
pour qu’elle puisse comprendre ce
qu’il disait exactement. Finalement,
il poussa violemment son frère
dehors puis se tourna vers elle et
avança lentement dans sa direction.

Elle aurait voulu s’enfuir, mais


c’était impossible. Elle était acculée
contre le mur. Elle aurait voulu
lever les bras, comme pour se
protéger d’un assaillant, pourtant
e l l e était paralysée par la peur.
Comme un animal pris au piège,
elle le regarda fixement et attendit.
— Ainsi, je ne m’étais pas trompé
sur vous !

Si sa voix était basse et calme, ses


yeux étincelaient de colère.

Elle ouvrit la bouche pour se


défendre ; aucun son n’en sortit.

Il respira profondément avant de


gronder entre ses dents :

— M a i n t e n a n t , écoutez
attentivement ce que je vais vous
dire. Je ne le répéterai pas. Vu ?
La gorge serrée, elle opina en
silence, comme hypnotisée par son
regard vert. Il était en sueur, et un
rayon de soleil éclairait son visage
mat.

— Si je vous revois embrasser


mon frère, je vous chasserai si vite
que vous n’aurez même pas le
temps de faire vos valises ! Et ce
n’est pas seulement valable pour
Chris mais aussi pour tous les
hommes du coin. Si vous ne pouvez
pas vous passer d’un homme, allez
donc en chercher un à Queenstown
! Mais n’approchez pas de mon
frère !
Profondément bouleversée, Rebecca
tenta de réprimer le tremblement
de ses lèvres. Elle aurait voulu
disparaître sous terre mais elle
soutint bravement son regard
furieux. Elle ne s’évanouirait pas
devant cet homme... non, elle ne
s’évanouirait pas ! Il ajouta
quelques mots qu’elle n’entendit
pas et, à son grand soulagement, il
disparut brusquement.

Les joues baignées de larmes, elle


se laissa glisser à terre et appuya
son front sur ses genoux. Tout à
coup, elle sut ce qu’il avait crié à
Chris, comme si elle avait enregistré
ses paroles sans s’en rendre
compte. Jamais elle n’avait entendu
une voix aussi vibrante de colère
que celle de Gabriel tandis qu’il
s’a d r e s s a i t à son frère. Et
maintenant, elle se souvenait
parfaitement de ce qu’il avait dit.

— Si c’est une femme que tu


veux, alors trouves-en une qui soit
respectable, quelqu’un de propre, et
épouse-la ! Tu devrais savoir ce qui
arrive à un homme qui s’entiche de
ce genre de fille. L’expérience ne t’a
donc rien appris ? Aucun autre
Wilder ne s’amourachera d’une
traînée si je peux l’empêcher !

Un frisson incoercible la parcourut.


Et même quand Chris s’excusa
humblement quelques heures plus
tard, le tremblement ne s’apaisa
pas.

— J’ai expliqué à Gabriel ce qui


s’était réellement passé, dit-il, l’air
navré, mais il n’a pas voulu
m’écouter. Il a tendance à croire
que toutes les femmes sont
comme...

Il s’interrompit brusquement,
réitéra ses excuses et quitta la pièce.
Gabriel croyait que toutes les
f e m m e s étaient comme qui ?
Rebecca haussa les épaules. Que lui
importait ce que pensait Gabriel
Wilder ?

Elle fit sa toilette et se coucha, en


proie à un vertige tenace. Peut-être
allait-elle faire une fausse couche ?
Elle se raidit, tout à la fois effrayée
et pleine d’espoir. Oui, elle allait
certainement perdre l’enfant après
tout ce qu’elle avait enduré...

Elle ferma les yeux et se mit à prier.


5

La semaine suivante, Rebecca n’eut


guère le temps de penser à ses
problèmes personnels. Philip avait
pris froid et elle dut le soigner. Elle
dépensait des trésors d’éloquence
pour le convaincre d’avaler des jus
de citrons chauds et lui lisait un
volume de Tom Sawyer qu’elle avait
trouvé dans la bibliothèques de
Gérard. Souvent, elle s’asseyait au
pied de son lit pour lui
confectionner des masques, des
marionnettes et des petits animaux
avec les cure-pipes de Gérard. Elle
était tellement habile de ses mains
que Philip, même s’il ne montrait
aucun désir d’apprendre à les faire
lui-même, ne pouvait s’empêcher
de manifester de l’intérêt.

Son affection pour l’enfant allait


croissant, et elle désirait
profondément arriver à
communiquer avec lui. Elle
observait longuement son visage
quand il dormait, rassurée à l’idée
qu’ils étaient seuls, que Gabriel ne
risquait pas d’e n t r e r à tout
moment.

Si seulement elle savait ce qui avait


causé l’état de l’enfant... Si elle en
connaissait davantage, elle serait
p l u s à même de l’aider. Même
pendant qu’il dormait, elle essayait
de briser les barrières qu’il avait
élevées entre lui et les autres, en lui
pariant, en chantonnant des
berceuses ou en lui caressant la
joue du bout des doigts. Un jour, il
lui répondrait, elle se le promit. En
attendant, il lui fallait se montrer
patiente, l’entourer d’amour et de
tendresse.
Le mardi, elle eut un visiteur
inattendu. Même si elle ne
connaissait guère Chas, elle lui était
reconnaissante de la gentillesse
qu’il lui avait témoignée à chacune
de leurs rencontres, et elle était
ravie de le revoir.

Sa joie s’évanouit quand elle


comprit qu’il n’était pas venu lui
rendre visite, mais l’informer qu’il
devait réparer des clôtures dans le
voisinage. Elle ne devrait donc pas
s’étonner de l’apercevoir de temps à
autre.
— Oh... eh bien, j’espère que vous
viendrez déjeuner ici à l’occasion.
Philip est à la maison en ce
moment, mais il a la grippe et je
suis assez seule dans la journée.
J’aimerais beaucoup avoir
quelqu’un à qui parler...

Elle s’interrompit en voyant le


regard soupçonneux qu’il lui lança,
et ses joues s’empourprèrent. Elle
n’avait guèr e été habituée à ce que
les gens voient des sous-entendus
dans tout ce qu’elle disait, mais il
semblait que pour les hommes de
Wildemess, elle avait une
réputation bien établie. A leurs
yeux, elle était sans doute le genre
de femmes dont il vaut mieux se
méfier.

Chas remarqua sa détresse mais


n’en laissa rien paraître.

— J’ai apporté mon déjeuner,


cependant si vous m’offrez une
tasse de thé, vers midi et demi, je ne
dis pas non.

Rebecca eut un sourire timide.

— Le thé sera prêt à l’heure dite,


balbutia-t-elle.
I l était déjà parti, sans attendre sa
réponse. Il se contenta d’agiter la
main dans sa direction en signe
d’acquiescement.

Le déjeuner qu’il avait apporté ne


devait pas être bien . consistant,
aussi Rebecca prépara-t-elle une
belle salade composée. Elle avait
mis la table, pourtant Chas refusa
d’y prendre place. Il alla s’asseoir
sur la véranda avec sa tasse de thé.

Blessée, Rebecca considéra


tristement le repas qu’elle avait
préparé. Son appétit s’était envolé.
Eh bien, se dit-elle rageusement, ce
n’était qu’une personne de plus à
Wilderness qui n’avait aucune
envie de la fréquenter ! Ou
peut-être ne voulaient-ils
fréquenter personne ? Ils
semblaient tous se suffire à eux-
mêmes. Des hommes rudes,
taciturnes, renfermés qui n’avaient
aucun goût pour la conversation ni
besoin de compagnie, surtout pas
de la sienne.

Néanmoins, elle aurait voulu


comprendre. Chas s’était montré
bon pour elle ; elle doutait qu’il ait
sur elle un opinion préconçue. Ce
n’était pas parce que Gabriel était
son ami qu’il devait nécessairement
partager ses préjugés... Soudain, elle
soupçonna la raison de son attitude.

Oui, c’était sûrement cela ! Les


Wilder étaient ses meilleurs amis,
et il devait tout savoir sur eux. Or, il
n’était pas difficile de se rendre
compte qu’il y avait un secret à
Wilderness. Sans doute Chas
craignait-il qu’elle ne lui pose à lui
les questions qu’elle n’osait poser
aux Wilder.

Songeuse, elle se prépara un


sandwich et du thé avant de le
rejoindre sur la véranda. Il s’était
installé au soleil, son chien à ses
pieds.

« Eh bien, pensa-t-elle, il n’a rien à


craindre. Je n’ai aucune intention
de lui poser des questions
indiscrètes sur les Wilder.
L’espionnage, voilà au moins une
chose dont Gabriel ne pourra pas
m’accuser. »

Vers la fin de la semaine, comme


s’il avait enfin admis que Rebecca
ne voyait en lui qu'une source de
compagnie agréable et non une
source d’informations, Chas se
détendit un peu. II continuait à
prendre ses repas sur la véranda,
mais elle savait que c’était
uniquement parce que cela lui était
plus agréable, et non parce qu’il
voulait l’éviter.

Elle s’aperçut rapidement qu’il


n’était pas très bavard. Cela venait
sûrement de ce qu’il avait passé la
plus grande partie de sa vie dans
des endroits aussi sauvages que
Wilderness. Pourtant, quand il se
décidait à parler, il était l’un des
hommes les plus intéressants
qu’elle ait jamais rencontrés. Chas
lui révélait un monde nouveau, un
monde dont elle n’avait eu aucune
idée jusqu’alors.

I l était encore séduisant, pensa-t-


elle, et il devait l’avoir été encore
davantage quand il était plus jeune.
Pourquoi ne s’était-il donc jamais
marié ?

Le vendredi, Philip était assez bien


pour pouvoir se lever. Quand elle
s’aperçut qu’il avait l’intention de
rester dans sa chambre, Rebecca lui
déclara fermement que le déjeuner
serait servi sur la véranda à midi et
demi et qu’il devait descendre.
A cette injonction, il se contenta de
détourner la tête, et elle se demanda
ce qu’il allait faire : lui obéir ou
choisir de se passer de déjeuner.
Dans l’espoir qu’il choisirait la
première solution, elle regagna sa
chambre et, chose qu’elle n’avait
plus faite depuis des mois, sortit de
sa valise son carton à dessin et ses
fusains.

Philip apparut sur la véranda à une


heure moins le quart. Elle
l’accueillit en souriant comme si
elle n’avait jamais douté qu’il
viendrait, se leva et alla lui préparer
un énorme sandwich aux crudités et
au fromage.

Chas regarda l’enfant s’installer sur


le banc, son sandwich à la main.

— Eh bien, mon garçon, comment


vas-tu faire pour avaler tout ça ?

— La seule manière de lui faire


manger du fromage, déclara
tranquillement Rebecca en prenant
son papier et un fusain. Je dois sans
cesse éveiller son intérêt.

— Apparemment, vous y
réussissez à merveille ! répondit
Chas.
Elle le regarda avec étonnement.

— Comment le savez-vous ?

— Hier, j’ai entendu Gérard se


plaindre de ce que vous aviez
transformé tous ses cure-pipes en
jouets pour Philip. Et je vous ai
aussi entendue chanter pour lui.

— Vraiment ?

— Vous oubliez que les sons


portent très loin par ici, dit-il en
prenant sa tasse de thé. Mais je ne
m’en plains pas, vous chantez
plutôt bien.

— Oh non, je ne suis pas très


douée ! Mais j’ai fait des études
artistiques et j’aime tout ce qui est
créatif.

— Qu’allez-vous dessiner ?

— Votre fidèle compagnon, dit-


elle en désignant Podge, le chien. Je
voulais le faire depuis déjà plusieurs
jours. Croyez-vous que cela plaira à
Philip ?

— Ça vaut la peine d’essayer.


Elle se mit à dessiner très
lentement, espérant attirer ainsi
l’attention de l’enfant.

Elle sentit qu’i l était intéressé mais


elle finit son dessin sans qu’il se
soit approché. Dans une bulle au-
dessus de la tête du chien, elle
écrivit : « Ils pourraient tout de
même me donner un os ! » et,
ignorant Philip, elle tendit le dessin
à Chas. Ils éclatèrent de rire et en
discutèrent longuement,
s’arrangeant adroitement pour que
Philip ne puisse le voir.

Puis elle le posa négligemment sur


la table, regarda Chas et haussa les
épaules.

— Seriez-vous d’accord pour que


je vous caricature ?

— Allez-y.

— Vous ne vous vexerez pas ?

— Aucun risque.

— Très bien. Mais d’abord, je vais


faire quelqu’un d’autre et vous
devrez deviner de qui il s’agit.

Et elle fit une caricature de Philip


en clown triste mais adorable avec
un nez rond, une bouche désolée et
une larme le long de sa joue
couverte de taches de rousseur.

— Mon Dieu ! s’exclama Chas en


exagér a n t à dessein. Quel triste
spectacle !

— Oui, n’est-ce pas ? renchérit


Rebecca. Que pouvons-nous faire
de plus gai ? Ah, je sais !

Elle se remit au travail et, quelques


minutes plus tard, ils riaient aux
éclats de la caricature de Chas. Vêtu
d’une veste de chasseur et d’un
short, il sortait, épuisé et en sueur,
de la brousse, son chien sur les
talons, pour arriver devant un pub
fermé et s’exclamait : « J’ai soif ! ».

Rebecca pleurait de rire, et une joie


profonde l’envahit en voyant Philip
se lever, vaincu par la curiosité, et
s’approcher lentement des dessins.

Tout en le regardant
subrepticement, Rebecca et Chas
continuère nt à plaisanter, feignant
de ne lui prêter aucune attention.
Mais leur joie s’évanouit
rapidement. En regardant la
caricature qu’elle avait faite de lui,
Philip s’assombrit. Il repoussa le
dessin, tourna les talons et disparut
dans la maison.

Rebecca se tourna vers Chas


mortifiée.

— C’était une erreur, dit-elle


d’une voix rauque.

— Je n’en suis pas si sûr, répondit


Chas. Il a réagi, c’est déjà une bonne
chose. Et si sa réaction montre qu’il
n’a pas aimé ce qu’il a vu, elle
montre aussi qu’il est encore
capable d’avoir des sentiments.
Non, je crois que c’est bon signe.
Cela prouve que vous commencez à
communiquer avec lui.

Rebecca n’osa croire que Chas


pouvait avoir raison. Dans l’après-
midi, elle déchira le dessin et fit une
autre caricature de l’enfant. Cette
fois, elle le représenta en Tom
Sawyer aux joues roses,
agréablement surpris du baiser
d’une ravissante petite Becky.
Avant le dîner, elle épingla tous les
dessins au mur de la cuisine.

Philip ne montra pas s’i l était


satisfait du nouveau portrait et prit
place à table avec un visage encore
plus impénétrable que de coutume.

Gabriel ne jeta qu’un bref coup


d’œil aux caricatures qui, par
contre, amusèrent beaucoup Gérard
et Chris.

Après avoir fini la vaisselle, Rebecca


se lança dans la confection d’un
gâteau. Pendant qu’il cuisait, elle
mit Philip au lit et, plus tard, lui
monta un jus de fruit. Gabriel, assis
sur son lit, lui faisait la lecture. Elle
posa le verre sur la table de chevet
et quitta la pièce.

A dix heures et demie, le gâteau


était cuit. Elle le nappa d’une sauce
chocolat et était en train de le
décorer de cerneaux de noix quand
la porte de la cuisine s’ouvrit. Au
frisson qui la parcourut, elle sut
immédiatement qui était entré.

— Pourquoi ce gâteau ? demanda


Gabriel.

— C’est pour Chas, répondit-elle


sans le regarder. C’est son
anniversaire demain.

— Comment le savez-vous ?

— Il y a quelques jours, il m’a dit


qu’il aurait cinquante ans le quinze.
Nous sommes le quatorze.

— Vous déjeunez avec lui tous les


jours ?

— Oui.

— Vous lui faites du thé et des


sandwichs ?

— Seulement du thé, il apporte


son déjeuner.

Rebecca leva la tête et elle tressaillit


en voyant le regard de Gabriel
s’attarder sur son cou puis
descendre sur ses épaules moulées
dans un tee-shirt jaune.

— Vous perdez votre temps, vous


savez ? reprit-il, le visage dur.

— Je ne comprends pas ce que


vous voulez dire, répondit-elle, la
gorge serrée.

— Vraiment ? En ce cas, laissez-


moi vous expliquer. Vous aurez
beau faire, Chas ne vous dira jamais
rien.

Elle se força à soutenir son regard.


— La seule personne ici sur qui je
serais désireuse d’en savoir
davantage, c’est Philip, et
uniquement parce que je serais
ainsi plus à même de l’aider. Mais
puisque la personne qui m’a
engagée, c’est-à-dire votre père, n’a
pas jugé utile de m’en dire plus, je
m’en contente volontiers. Je sais
que Chas est un ami de votre
famille, cependant fort
heureusement pour moi, cela ne
signifie pas qu’il doive partager vos
préjugés et me refuser son amitié.

Voyant qu’il ne répondait rien, elle


poursuivit, les yeux étincelants.
— J’ai beaucoup d’estime pour
Chas et je ne m’abaisserais pas à
essayer de le faire parler pour...

— Epargnez-moi vos protestations


d’innocence, coupa-t-il. Cela ne
m’intéresse pas. Mais je vous aurai
prévenue !

Sur ce, il vida son verre de lait et


quitta la pièce.

Quelques minutes après son départ,


Rebecca s’aperçut que, sans s’en
rendre compte, elle ne s’était pas
montrée tout à fait sincère. Ce
n’était pas seulement le mystère
entourant Philip qui l’intéressait.
Une curiosité bien naturelle la
poussait aussi à découvrir qui était «
l’autre femme » et ce qu’elle avait
bien pu faire pour justifier
l’attitude actuelle de Gabriel. Car
plus elle y pensait, plus elle était
convaincue que la violente aversion
que lui témoignait Gabriel était due
à une expérience douloureuse avec
une autre femme enceinte... et
célibataire.

Le lendemain était un samedi.


C’était ce jour-là que les Wilder
devaient dîner à Willow Bay. Aucun
d’eux ne lui en ayant parlé, elle
conclut qu’elle n’était pas invitée.

Vers midi, Philip s’approcha d’elle


et lui tendit un papier et un crayon
en désignant Gabriel. Il voulait
qu’elle fasse une caricature de son
frère, se dit-elle, tout à la fois ravie
et effrayée. C’était la première fois
que l’enfant lui demandait quelque
chose !

Il prit place à table et se mit


tranquillement à manger, certain,
de toute évidence, qu’elle
exaucerait son désir. Mais comment
pourrait-elle faire une caricature de
Gabriel Wilder ? Elle leva
furtivement la tête et croisa ses
yeux verts posés sur elle.

Elle n’avait jamais vu un homme


aussi satisfait de lui-même ! pensa-
t-elle. Brusquement l’inspiration lui
vint. Elle se retint d’éclater de rire
et, au lieu de cela, lui décocha son
sourire le plus charmeur.

Aussitôt après le déjeuner, elle se


mit à l’ouvrage. Assis à côté d’elle,
Philip attendait, avec une
impatience visible, qu’elle ait
terminé. Au bout d’un moment, elle
poussa le dessin vers lui et observa
sa réaction.

De toute évidence, il était satisfait


du résultat. Chose rare, il alla même
jusqu’à sourire. Rebecca fut
profondément bouleversée de le
voir heureux. Pourtant, elle savait
qu’i l était trop jeune pour
comprendre l’allusion qu’elle avait
glissée dans son dessin. Elle avait
représenté Gabriel en ange assis sur
un nuage, une auréole brillante au-
dessus de la tête. Près de lui, sur un
autre nuage, un autre ange qui
jouait de la harpe dans l’espoir
d’obtenir de lui des ustensiles de
ménage.

Philip s’éloigna avec le dessin, et


elle n’osa pas lui demander ce qu’il
comptait en faire. Brusquement
mélancolique, elle décida d’aller
faire une longue promenade pour se
changer les idées.

Elle marcha le long du lac, les joues


baignées de larmes, puis elle s’assit
au bord de l’eau. Elle avait besoin
de se remettre avant de rebrousser
chemin.

Elle se sentait triste, découragée, en


proie à un désir violent de rentrer
chez elle, de retrouver les siens. Ils
sauraient la comprendre, la
consoler, ils l’aideraient à affronter
un problème qui serait bientôt trop
lourd pour qu’elle puisse l’assumer
seule. Malgré elle, elle ne pouvait
s’empêcher de penser à sa vie
passée, au temps où elle était
heureuse. Elle cacha son visage
dans ses mains et ses sanglots
redoublèrent de violence. Elle aurait
tellement voulu rentrer chez elle,
mais elle savait avec une absolue
certitude que c’était impossible. Si
elle le faisait, trop de gens
sauraient... Il y aurait des
chuchotements sur son passage, on
la montrerait du doigt. Non, elle ne
le supportera» pas.

Elle se leva à regret et revint sur ses


pas, respirant à pleins poumons le
parfum puissant de la terre chauffée
par le soleil. Si seulement
l'atmosphère de Wilderness était
moins tendue ! Si seulement il y
avait de l’amour et des rires au lieu
des sourires furtifs de Chris, de
l’animosité de Gabriel et du silence
de Gérard...

En travaillant le jardin, elle entendit


de la musique. Pour la première fois
depuis son arrivée à Wilderness,
quelqu’un jouait du piano, et qui
plus est, son morceau favori ! Des
années plus tôt, sa mère avait écrit
un poème sur cette musique.

Elle gagna le salon en silence et


resta timidement sur le seuil. Elle
ne s’était certes pas attendue à
trouver Gérard au piano ! Il leva les
yeux et s’arrêta de jouer en
l’apercevant.

— Continuez, je vous en prie.


Vous jouez merveilleusement !

Il eut un rire sans joie.


— Vous voulez dire que je
massacre cette musique !

Il allait refermer le piano, Rebecca


s’avança dans la pièce et l’arrêta
d’un geste.

— Je vous en prie, jouez encore !


Ma mère a écrit des paroles sur
cette musique. Si vous jouez, je
chanterai, à condition que vous
promettiez de ne pas vous moquer
de moi.

Il céda avec un haussement


d’épaules.
Il se remit à jouer lentement, et
Rebecca chanta. Quand les
dernières notes moururent, il y
avait des larmes dans ses yeux.

— Je ne sais pas ce qui m’arrive


aujourd’hui, je pleure pour un rien.
Pourquoi ne pas interpréter quelque
chose de plus gai ?

— Je ne connais que de vieilles


chansons, beaucoup trop vieilles
pour vous.

— Oh, je pourrais bien vous


surprendre !
Gérard sourit légèrement, réfléchit
un instant, puis se remit à jouer.

— Mais je la connais ! s’exclama-


t-elle. Croyez-le ou non, j’ai chanté
dans une pièce de théâtre que nous
avions montée à l’école. Je crois me
souvenir des paroles...

A cet instant, un léger mouvement


près de la porte attira son attention,
et elle aperçut les cheveux roux de
Philip.

Elle s’éloigna nonchalamment du


piano, s’approcha de la porte.
Quand il la vit, Philip tressaillit
mais il ne s’enfuit pas comme elle
l’avait redouté. Elle lui tendit la
main.

— Viens, dit-elle, aide-moi à


pousser les meubles, et je
t’apprendrai à danser.

Tendu, le visage fermé, il ne bougea


pas.

— Allez, viens, ce sera très drôle,


insista-t-elle en souriant. Je ne
peux pas déplacer les meubles toute
seule et je peux encore moins
danser seule.
— Encore un à qui vous forcez la
main ? demanda ironiquement
Gérard.

Mais dans ses yeux, l’ironie laissa


pl ace à l’étonnement et à la joie
quand il vit Philip entrer dans la
pièce et se préparer à aider Rebecca.

— Vous pouvez vous remettre à


jouer, dit-elle en souriant.

Gérard s'exécuta et Philip et


Rebecca se mirent à danser, d’abord
lentement, puis de plus en plus vite
à mesure que Philip, les yeux
brillants d’excitation, se sentait
plus assuré.

— Bravo ! applaudit Rebecca avec


un sincère enthousiasme.

Elle lâcha l’enfant et ne put résister


à l’envie de lui poser un baiser sur
le bout du nez. Puis, brusquement,
elle se raidit. Gabriel était dans le
hall et, quand leurs yeux se
rencontrèrent, elle se sentit mal à
l’aise. Il semblait fatigué ; son
visage, chaque jour plus bronzé,
était humide de sueur. Il ne dit pas
un mot et, sans laisser voir ce qu’il
pensait de la scèn e à laquelle il
venait d’assister, il tourna
brusquement les talons.

— Philip, je crois que tu devrais


monter te changer, dit Gérard en
refermant le piano. N’oublie pas
que nous dînons chez les Tristram.

L’enfant obtempéra aussitôt, et


Gérard se tourna vers Rebecca.

— Venez-vous avec nous ?

— Non, je ne pense pas, dit-elle en


soupirant. De toute façon, je n’ai
rien à me mettre. Aucune de mes
deux jupes ne convient pour
l’occasion.
Gérard réfléchit un instant.

— Je peux peut-être vous aider.


Allez m’attendre dans la
bibliothèque, je reviens tout de
suite.

Quand il redescendit, il avait les


bras chargés de vêtements.

— Ils appartenaient à ma femme,


expliqua-t-il. Choisissez ce qui vous
plaira.

Stupéfaite, Rebecca resta bouche


bée.
— Eh bien, insista-t-il, les voulez-
vous ou pas ?

— Mais... mais que diront vos fils


s’ils me voient porter les vêtements
de leur mère ?

— Mara était ma seconde femme,


la mère de Philip. Je doute que
Chris et Gabriel s’aperçoivent que
ces vêtements ne sont pas les
vôtres. Mara était de votre taille,
peut-être un peu plus grande.
Emportez-les dans votre chambre et
choisissez ceux qui vous plaisent.
En dépit d’une légère odeur de
camphre, les vêtements étaient en
très bon état, et de surcroît très
élégants. Rebecca se décida
finalement pour une blouse en soie
bl e u e à manches courtes et une
jupe crème. Elle noua ses cheveux
en chignon, mit une touche de
rouge à lèvres et descendit.

En la voyant, Gérard esquissa un


sourire approbateur, mais personne
ne fit de commentaire sur sa tenue.

Victoria n’avait pas menti, Willow


Bay était magnifique. Très moderne,
la maison de briques comportait
même une piscine et un court de
tennis.

Quoique impressionnée, Rebecca


sut aussitôt qu’elle préférait la
maison des Wilder. D’autant que
celle-ci était bien grande pour Mark
Tristram et sa fille.

Chris l’entraîna dans le jardin, et


elle lui fit part de ses réflexions. Il
lui expliqua que la mère de Victoria
et son frère Rory s’étaient tués dans
un accident d’avion en revenant de
Dunedin. Cela avait été un coup
terrible pour Mark, d’autant que
Rory était son seul fils. Maintenant,
il vivait avec un seul espoir : que sa
f il l e épouserait Gabriel et que le
couple s'installerait à Willow Bay. Il
pourrait alors se retirer tranquille
en sachant que sa propriété était
dans de bonnes mains.

G abrie l épouserait-il vraiment la


belle et riche Victoria ? se demanda
Rebecca. Il avait incontestablement
soigné son apparence ce soir-là et il
émanait de lui une séduction
irrésistible. Elégamment vêtu, les
cheveux propres, rasé de frais, il
semblait un autre homme.
Victoria portait une robe courte en
soie bleu saphir. Elle avait vraiment
tout ce qu’il fallait pour séduire un
homme. Belle, féminine, elle était
une hôtesse irréprochable. Elle
dirigeait adroitement la
conversation, y faisant participer
Rebecca chaque fois que c’était
possible. Et ce n’était pas une tâche
facile tant Rebecca était tendue, mal
à l’aise. Elle sentait que Victoria
avait l’intention bien arrêtée de
charmer Gabriel. C’était évident aux
regards appuyés qu’elle lui lançait
de temps à autre et à la façon dont
elle lui effleurait sans cesse la main
du bout des doigts.
Rebecca ne regarda pas une seule
fois Gabriel, mais elle était certaine
qu’il se rendait compte du jeu de
Victoria. Dès qu’elle le put, elle
s’esquiva, soulagée que son départ
passe inaperçu.

Elle se promena un long moment


avant de revenir vers la maison où
elle se mit aussitôt à la recherche de
Philip. Elle le trouva finalement
dans la bibliothèque attenante au
salon. La pièc e était plongée dans
l’obscurité, et l’enfant était étendu
par terre, profondément endormi,
un livre ouvert près de lui.
Rebecca le couvrit d’un plaid en
mohair et s’assit sur une chaise
tendue de velours près de la fenêtre
ouverte. La tête appuyée au dossier,
grisée par les senteurs parfumées
qui montaient du jardin, elle allait
s’assoupir quand elle entendit
distinctement la voix de Victoria.

— Pourquoi diable as-tu fait une


chose aussi stupide ? disait-elle.

Rebecca frissonna. De toute


évidence, elle écoutait une
conversation qui ne lui était pas
destinée.
— Comme je te l’ai déjà dit,
répondit Gabriel, je n’y suis pour
rien.

Rebecca allait se lever en silence


quand elle entendit à nouveau la
voix de Gabriel.

— Je suis rentré à la maison après


dix jours passés à la chasse, et elle
était là.

« Elle » ? Ils parlaient d’elle ?

— Ton père ? reprit Victoria.


— Bien entendu.

— Tu n’as rien pu faire pour l’en


empêcher ?

— A ton avis ?

Victoria resta un instant silencieuse


avant de reprendre.

— Il semble que l’histoire a


malheureusement tendance à se
répéter.

— Ne sois pas ridicule ! s'exclama-


t-il d’une voix soudain plus froide.
Mon père...
— Je ne parle pas de ton père,
Gabriel, et tu le sais parfaitement.
Sans compter qu’il y a Chris...

— J’ai déjà ôté à Chris toutes ses


illusions sur elle.

— Chris n’est plus un enfant,


Gabriel, et apparemment, il est
amoureux d’elle. Je doute qu’il
tienne compte de tes mises en
garde.

Il y eut un long silence,


Bouleversée, Rebecca ne pouvait
s’empêcher d’écouter.
— Je crois que tu devrais te
débarrasser d’elle, reprit Victoria.

— N’aie crainte, je m’y emploie.

A ces mots, Rebecca frissonna et,


brusquement, elle eut envie de voir
les deux personnes qui forgeaient
des plans pour la chasser de
Wilderness. Elle se leva tout
doucement et s’approcha de la
fenêtre. Dans l’obscurité, elle
distinguait leurs silhouettes mais
ne pouvait discerner leurs visages.

— En ce cas, tu n’as pas dû te


donner assez de mal ! s’exclama
Victoria.

Rebecca recula d’un pas et chercha


de la main une chaise qu’elle venait
de quitter. Cette fois, Victoria était
allée trop loin, elle s’en aperçut à la
façon dont les doigts de Gabriel se
crispèrent sur sa cigarette. Elle
s’agrippa à la chaise et entendit
Victoria protester faiblement tandis
que Gabriel la prenait dans ses bras.
Il la pressa contre lui et se mit à
parler d’une voix douce mais aussi
inquiétante que le sifflement d’un
serpent.
— Qu’est-ce qui te rend si
impatiente d’être débarrassée d’elle
? Ne me dis surtout pas que tu
t’inquiètes pour Chris ! Quelle
menace Rebecca représente-t-elle
donc pour toi ? Comparée à toi, on
dirait une mauvaise herbe à côté
d’un lis !

— Il n’empêche qu’elle a un cou


de cygne, rétorqua sèchement
Victoria.

— Vraiment ? Je n’ai pas


remarqué.

— Oh si, tu l’as remarqué ! Me


crois-tu donc aveugle ? Je t’ai
observé pendant le dîner, tu ne l’as
pas quittée des yeux !

G a bri e l éclata de rire. Rebecca


tressaillit et se sentit glacée
d’horreur. L’autre, celui qui était
responsable de sa tragique
situation, avait eu exactement le
même rire avant...

— Tu as trop d’imagination,
murmura Gabriel d’une voix
rauque.

Alors Victoria cessa de lutter et se


serra contre lui.
Comment pouvait-elle faire cela ?
pensa Rebecca en pressant sa main
sur sa bouche. Dans la même
situation, elle avait lutté, crié,
supplié pendant qu’ il riait,
s’amusant de sa terreur. Comment
Victoria pouvait-elle s’offrir ainsi à
un homme ?

Gabriel murmura quelques mots


que Rebecca ne distingua pas.

— Tu perds ton temps, répondit


Victoria en riant.

— Sans doute veux-tu garder ta


virginité jusqu’au soir de tes noces,
dit-il d’une voix ironique.

— Je t’ai déjà déclaré que je ne veux


pas d’une simple aventure, surtout
quand une autre femme vit sous
ton toit ! Alors débarrasse-t’en !

— Si tu crois pouvoir me poser ce


genre d’ultimatum, tu rêves,
rétorqua-t-il d’une voix glaciale. Je
ne t’appartiens pas ! J’apprécie ta
compagnie, mais je suis bien décidé
à ne jamais t’appartenir !

En le voyant se lever, Rebecca


quitta rapidement la pièce,
tremblant de la tête aux pieds. Elle
se glissa au salon et se laissa
tomber dans le premier fauteuil
venu.

Au retour, Chris prit le volant, et


Rebecca fut tout à la fois surprise et
effrayée de voir Gabriel s’asseoir à
l’arrière avec elle. A son grand
soulagement, Philip était assis entre
eux et dormait, la tête posée sur son
épaule.

Quand elle aperçut enfin les


lumières de Wilderness, Rebecca
poussa un léger soupir et, sans y
penser, tourna la tête vers Gabriel.
Depuis combien de temps il la
regardait, elle n’aurait su le dire.
Tout ce qu’elle savait, c’est que ses
y e u x étaient fixés sur son cou.
Terrifiée, elle sentit son cœur se
crisper et ses lèvres se desséchèrent
instantanément. Elle ne pouvait
détacher ses yeux de lui, comme
hypnotisée.

Dieu du Ciel ! A cause des


réflexions de Victoria, il venait de
s’apercevoir qu’e l l e était une
femme ! Et une femme qu’il
méprisait, une femme qu’il pourrait
obliger à lui donner ce que Victoria
lui refusait, une femme seule,
vulnérable, qui vivait sous son toit !

Brusquement Philip bougea, brisant


le charme qui la maintenait
immobile. Rebecca aida l’enfant à
sortir de la voiture tout en pensant
qu’il lui faudrait se procurer un
bâton au plus tôt, un bâton qu’elle
garderait près de son lit au cas où il
lui faudrait se défendre...

Le lendemain soir, un violent orage


éclata. Rebecca eut du mal à quitter
le salon où Gérard et Chris
regardaient la télévision et à
regagner sa chambre en tremblant.
Elle s’apprêtait lentement pour la
nuit en essayant de se calmer.
Longtemps, elle resta étendue sur
son lit, tendue à se rompre. Elle
avait laissé la lumière allumée et
fixait le plafond en tentant
d’oublier le grondement du
tonnerre, les éclairs qui zébraient le
ciel.

Finalement, elle s’assit et prit une


pile de vieux magazines trouvés au
salon. Elle s’obligea à les parcourir
tous. En reposant la pile à terre, elle
remarqua quelques livres. Il y avait
plusieurs romans policiers et Les
Raisins de la Colère, de Steinbeck.

Une heure plus tard, elle était


encore profondément absorbée dans
sa lecture quand une enveloppe
tomba du livre, une enveloppe
jaunie par le temps sur laquelle
était écrit : « Que celui qui trouve
cette lettre la lise ».

Elle se redressa lentement et ouvrit


l’enveloppe. A l’intérieur, il y avait
un simple feuillet couvert d’une
écriture malhabile.

« Ivre ou pas, j’ai vu ce que j’ai vu.


Ce n’est pas l’enfant qui a tué la
duchesse, mais son amie. Elles se
ressemblaient, belles et
malfaisantes. Si je devais mourir, la
vérité éclaterait, j’aurais fait mon
devoir. »

Perplexe, Rebecca relut la lettre


sans arriver à lui trouver un sens.
Elle allait essayer de nouveau
quand, brusquement, la lumière
s’éteignit, la laissant dans une
profonde obscurité. Aussitôt, elle
fut parcourue d’une onde glacée et
son cœur se mit à battre à tout
rompre. Les doigts tremblants, elle
réussit à remettre l’enveloppe dans
le livre et le posa au pied de son lit.
Puis elle s’assit, terrifiée, haletante,
certaine qu’elle allait mourir sur
l’heure et se mit à sangloter.

— Rebecca !

Elle sursauta violemment, puis


s’immobilisa, les yeux élargis par la
terreur, fixant cette porte qu’elle ne
pouvait voir.

On tambourina à la porte et, de


nouveau, Gabriel cria son nom. Elle
bondit, se mit à chercher
frénétiquement le bâton qu'elle
avait caché sous son lit. Quand elle
le trouva, elle crut défaillir de
soulagement. En se redressant, elle
se cogna contre une étagère mais
elle avait trop peur pour même
sentir la douleur. Entendant qu’on
ouvrait la porte, elle brandit son
bâton.

Le faisceau puissant de la torche de


Gabriel balaya la pièce avant de
s’arrêter sur elle. Elle se raidit,
prête à se défendre.

— Que diable se...

— Sortez ! cria-t-elle d’une voix


rauque. Sortez ou je jure que je
vous assomme !
— Mais pourquoi... Pour l’amour
de Dieu, qu’avez-vous ? Les plombs
ont sauté, je vous apporte des
bougies.

Tout en parlant, il en lança deux sur


le lit.

— Vous en aurez besoin si vous


devez aller à la salle de bains, il fait
noir comme dans un four !

— Très bien, dit-elle sans baisser


son bâton. Maintenant allez-vous-
en. Et ne remettez plus les pieds
dans ma chambre, ou je vous jure
que je n’hésiterai pas à me servir de
ce bâton, même si je dois vous tuer !

Elle parlait d’une voix vibrante et, à


son grand soulagement, elle vit la
porte se refermer derrière lui.
Quand elle s’éveilla le lendemain,
elle sut tout de suite qu’i l était très
tard. Sur sa table de chevet, une
tasse de thé refroidi indiquait que
Philip lui avait rendu visite.

Elle fit son travail mécaniquement.


Elle se sentait tout à la fois épuisée
et désemparée. Cela n’avait rien
d’étonnant après l’épreuve qu’elle
avait endurée la nuit précédente.
D’ailleurs, ils semblaient tous
fatigués, y compris

Gabriel. Cela expliquait sans doute


pourquoi il ét a i t étrangement
calme, s’abstenant même de la
critiquer comme à l’ordinaire.

Après dîn e r , à plusieurs reprises,


elle le surprit à l’observer d’un air
songeur. A quoi pensait-il ?
Peut-être se demandait-il si elle
l’aurait frappé comme elle l’en avait
menacé ? Eh bien, qu’il essaye
d’entrer encore une fois dans sa
chambre et il s’apercevrait
rapidement qu’elle n’avait pas parlé
en l’air !

D’ici une semaine, elle irait voir le


méd e c i n à Queenstown. Et la
première chose qu’elle ferait là-bas
serait d’acheter un verrou pour la
porte de sa chambre !
6

Les jours suivants passèrent


agréablement. Philip était de plus
en plus à l’aise avec Rebecca. Bien
sûr, il ne lui parlait toujours pas,
mais il marchait maintenant à ses
côtés, acceptait même qu’elle lui
pose de temps à autre le bras sur
l’épaule. Et il lui arrivait souvent de
venir la chercher après le dîner pour
qu’elle joue avec lui.
A son grand soulagement, Gabriel
et Chris se rendirent à Queenstown,
ce samedi-là. Ils seraient
probablement absents tout le week-
end et elle pourrait ainsi se reposer
un peu.

La nuit tomba lentement sur


Wilderness comme un manteau de
velours et, après une promenade au
bord du lac, Rebecca décida de
prendre une douche et de se mettre
au lit avec un livre.

A dix heures et demie, elle était


encore parfaitement éveillée. Toutes
les fenêtres étaient ouvertes, mais il
faisait une telle chaleur dans la
chambre qu’on se serait cru en
p l e i n été. Repoussant ses
couvertures, elle prit son oreiller et
gagna le hall. Tout était silencieux.
Elle s’assit sur le banc de la
véranda, détendue, apaisée. Les
parfums qui montaient du jardin
étaient presque étouffants et les
branches des arbres oscillaient
doucement dans la brise nocturne.

Au bout d’un moment, elle


s’allongea sur le banc en soupirant,
son oreiller sous la tête. Elle
attendrait d’avoir sommeil pour
retourner dans sa chambre.
Quand elle s’éveilla brusquement,
glacée et courbaturée, Gabriel se
tenait devant elle.

— Eh bien, un comité d’accueil


juste pour moi, quelle délicieuse
surprise !

Au son de cette voix traînante,


Rebecca se raidit, terrifiée. Tout son
calme avait disparu comme par
enchantement. Elle était plus agitée
que jamais.

— Ah, dit-il en s’appuyant à la


balustrade, je vois que vous êtes
déçue. Malheureusement Chris ne
rentrera pas ce soir. Mais comme il
serait dommage que vous ayez
attendu jusqu’à cette heure tardive
pour rien, je vais le remplacer.

Rebecca se leva, le cœur battant à


tout rompre, essaya de franchir la
courte distance qui la séparait de la
porte. Mais avant qu’elle ait pu
faire un pas, il lui avait coupé la
route.

Elle s’arrêta et attendit, les yeux


baissés. Elle n’avait pas besoin de le
regarder pour savoir que sa frayeur
lui causait un plaisir intense.
Voyant qu’il n’essayait pas de la
toucher, elle fit un pas de côté. Il fit
de même. Maintenant il était tout
près d’elle, aussi puissant qu’un
roc.

Prise d’un désespoir soudain, elle


bondit sur sa droite espérant arriver
à la porte de la cuisine avant qu’il
n’ait eu le temps de l’en empêcher.
Mais même si sa longue chemise de
nuit ne l’avait pas gênée, elle savait
qu’elle aurait échoué. Il la saisit par
le bras sans effort et l’attira contre
lui.

Terrorisée, elle ne bougeait pas,


tremblant de tous ses membres.
Elle s'était trouvée exactement dans
la même situation des mois plus tôt.
Alors elle avait lutté, lutté de toutes
ses forces, espérant jusqu’au
dernier moment qu’elle
parviendrait à se libérer. Mais
aujourd’hui, son instinct lui disait
qu’i l était inutile d’espérer. Elle
savait avec certitude que Gabriel
n’aurait pas pitié d’elle. Elle ne
voyait pas son visage mais, de toute
évidence, il pouvait voir le sien.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-il avec


dédain.
La tenant fermement d’une main, il
glissa l’autre dans ses cheveux et
lui rejeta la tête en arrière.

— Quelle peureuse vous êtes ! Et


timide avec ça !

Son mépris ne le cédait qu’à son


irritation.

— Qu’un homme ait jamais réussi


à vous approcher d’assez près pour
vous faire un enfant, voilà qui me
sidère !

Rebecca ne prêtait aucune attention


à ses paroles. Elle était consciente
d’une seule chose, une chose qui lui
enlevait tout espoir de lui échapper
: il était ivre.

Il pencha la tête et elle sentit ses


lèvres sur son cou. Il se mit à la
caresser doucement. Brusquement,
elle leva la main et le frappa de
toutes ses forces.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle.
Lâchez-moi, lâchez-moi !

Il lui immobilisa les poignets et


tout à coup, comme s’il avait perdu
patience, il abandonna les
préliminaires.
Lui maintenant les poignets d’une
main, de l’autre il lui saisit le
menton et immobilisa son visage.
Elle gémit, le fixa d’un air
implorant. Sa bouche tremblait
comme celle d’une enfant dans
l’attente d’une punition.

De nouveau, il pencha lentement la


tête. Son baiser fut plus délicat mais
insistant. Il resserra son étreinte et,
patiemment, essaya de la
contraindre à entrouvrir les lèvres.
Brusquement, la pression de sa
bouche augmenta et, terrifiée,
parcourue de frissons violents, elle
sentit que son cœur battait à un
rythme inquiétant.

Puis, tout à coup, ce ne fut plus


contre lui qu’elle eut à lutter mais
contre la nausée qui l’envahissait.
Pourquoi se battre quand elle ne
voulait que mourir ? Un nuage noir
passa devant ses yeux et elle
s’effondra contre Gabriel, évanouie.

Quand elle revint à elle, son corps


semblait en feu. Elle s’aperçut
qu’elle était étendue sur le divan du
salon. Elle s’assit et regarda, ébahie,
autour d’elle. Gabriel était
agenouillé près du divan. La peur la
submergea de nouveau ; elle essaya
de se lever, mais il l’en empêcha.

Il la prit par le bras. Dans ses yeux,


il n’y avait plus ni mépris ni ironie,
mais de l’embarras.

— Restez tranquille ! Et buvez


ceci.

Les yeux de Rebecca, élargis par la


peur, se posèrent sur le verre plein
d’un liquide ambré qu’il lui tendait.
Elle secoua la tête.

— Allons, buvez !
Il n’avait pas élevé la voix, mais il
valait mieux lui obéir. Elle prit le
verre d’une main tremblante et,
involontairement, leva les yeux sur
lui. Debout, à présent, il la regardait
avec une expression indéchiffrable.
Ses yeux étaient tellement
pénétrants, tellement brûlants
qu’elle se sentit défaillir. Elle finit
rapidement son verre et se leva. La
tête lui tournait, elle dut
s’immobiliser, attendant que son
vertige se dissipe. Puis, bien qu’elle
ne se sente guère le courage de
soutenir son regard, elle tourna les
yeux vers Gabriel.
— Puis-je aller me coucher
maintenant ?

Ses yeux étincelèrent et, pendant un


bref instant, elle ressentit de
nouveau une frayeur intolérable. Il
ouvrit la bouche, comme s'il allait
l’insulter, mais n’en fit rien. Au lieu
de cela, il se composa un visage
impassible,

— Allez-y, dit-il d’un ton las.

Sur ce, il lui tourna le dos, En fixant


ses larges épaules, elle sentit qu’il
avait failli s’excuser. Mais c’était un
homme fier, et il ne devait pas lui
arriver souvent d’être dans son tort.
Elle savait qu’elle aurait pu lui
faciliter les choses, pourtant elle y
renonça au souvenir de l’hostilité
qu’il lui avait manifestée depuis le
premier jour. Et puis cela ne
voudrait pas dire qu’il avait changé
d’opinion sur elle. D’ailleurs,
peut-être se trompait-elle ?
Peut-être n’avait-il aucune envie de
s’excuser ?

Elle quitta la pièce en silence.

Quand plusieurs jours se furent


écoulés sans qu’il ait fait la moindre
tentative pour s’excuser, elle fut
contente de n’avoir pas obéi à son
impulsion cette nuit-là. Pourtant,
elle ne pouvait s’empêcher de sentir
que son attitude envers elle avait
changé. Certes, il évitait de lui
adresser la parole, mais il avait
cessé de la tourmenter, et elle le
surprenait souvent en train de la
regarder avec curiosité comme s’il y
avait quelque chose en elle qu’il ne
comprenait pas. Ce changement
dans son attitude l’inquiétait. Elle
ne voulait surtout pas qu’il
s’intér e s s e à elle. Le fait qu’il
semble maintenant soupçonner
qu’elle avait un secret n’était pas
pour la rassurer.

Le vendredi, elle se rendit chez le


méd e c i n à Queenstown pour
apprendre que son état était tout à
fait satisfaisant. Ensuite, elle passa
à la poste prendre son courrier.

Elle fît quelques achats avant de se


rendre dans le superbe parc au bord
du lac. Là, elle s’assit sur la pelouse
et, avant même d’avoir déjeuné, se
m i t à lire son courrier. Il y avait
deux lettres, l’une de ses parents,
l’autre de sa sœur cadette.

En voyant l’écriture de son père sur


l’enveloppe adressée à Miss
Rebecca Tabor, poste restante,
Queenstown, elle essaya de
s’imaginer quelle serait sa réaction
si elle retournait chez elle et lui
racontait ce qui lui était arrivé. Et,
comme d’habitude, elle n’y parvint
pas.

Elle savait que ses parents lui


viendraient en aide, qu’ils
l’entoureraient d'amour et de
tendresse, mais ils auraient le cœur
brisé. Et elle ne pourrait jamais se
pardonner de leur avoir fait de la
peine alors qu’i l était en son
pouvoir de l’éviter. Ils savaient
qu’elle travaillait dans la région,
mais elle ne leur avait pas dit où
exactement et, surtout, elle avait
omis de les informer qu’elle était la
seule femme au milieu de quatre
hommes.

Comme toujours, leur lettre était


pleine de tendresse. Ils
l’encourageaient à bien profiter de
son séjour au loin tout en
l’exhortant à la prudence. La lettre
de sa sœur Léa, par contre, était
pleine de plaisanteries sur la vie
excitante qu’elle devait mener. Si
elle savait ! pensa Rebecca en
rangeant les lettres dans son sac, en
proie à une tristesse telle qu’elle
n’en souhaitait à personne.

Elle s’allongea, les mains croisées


sous la nuque, et observa les nuages
blancs qui glissaient dans le ciel.
Plus tard, elle retournerait à son
ancienne vie. Que faire d’autre ?
Mais serait-elle toujours la même ?
Plongée dans des réflexions sur ce
que l’avenir lui réservait, elle
s’endormit sans même s'en rendre
compte.

Elle se réveilla brusquement, en


proie à une sensation de malaise.
— Vous attendez quelqu’un,
Miss... Tabor ?

Livide, elle ne tourna pas la tête,


mais se redressa comme si elle
venait de s’entendre condamner à
mort.

Elle entendit des pas sur le gazon


et, une seconde plus tard, Gabriel
Wilder s’asseyait auprès d’elle.

Devinant qu’il devait l’observer


avec une expression de cruauté
triomphale, elle garda les yeux
obstinément fixés sur la pelouse, le
corps raidi par la colère.
— C’est bien votre vrai nom,
n’est-ce pas, Rebecca Tabor ?

Cette fois, elle darda sur lui un


regard étincelant de rage.

— Vous êtes un être méprisable,


murmura-t-elle d’une voix rauque.

— La fille d’un célèbre pasteur,


dit-il d’une voix songeuse.

Mon Dieu, non ! En proie à une


souffrance intolérable, elle se retint
de crier, mais se mit à rassembler
nerveusement ses affaires.
— Vous partez déjà ? Sans même
essayer de me persuader de garder
cette découverte pour moi ?

— Cela vous plairait, n'est-ce pas ?


dit-elle en jetant ses affaires dans
son sac.

— Qu’est-ce qui me plairait ?

Elle s’agenouilla et fixa sur lui ses


grands yeux gris.

— De me voir vous supplier ?

Il resta impassible, le regard aussi


pénétrant que de coutume.

— Eh bien, ne comptez pas sur


moi pour vous offrir cette
satisfaction, reprit-elle. Vous avez
gagné, je quitterai Wilderness. Je
vais rentrer tout de suite faire mes
valises.

— Ne soyez pas stupide, dit-il


calmement. Vous savez
parfaitement que vous n’avez nulle
part où aller. Oubliez donc votre
orgueil pour le moment.

— Oh si, je pars ! Maintenant,


levez-vous, vous êtes assis sur mon
gilet.

Devant son ton péremptoire,


Gabriel eut un sourire froid qui la
fit tressaillir. Elle aurait eu
amplement le temps de lui échapper
mais quand il se pencha vers elle,
elle ne bougea pas. Saisissant ses
bras dans une étreinte qui ne
tolérait aucune résistance, il l’attira
contre lui et la serra contre sa
poitrine. Elle ferma les yeux et ne le
vit pas couver d’un regard brûlant
son corps inerte et son visage pâle
comme la mort.

— Ainsi votre évanouissement de


samedi n’était pas une comédie, dit-
il finalement. J’ai besoin de m’en
assurer.

Elle ne répondit pas.

— Chaque fois que je vous touche,


vous êtes terrorisée, dit-il d’un ton
sans réplique. Mais ce n’est pas
seulement de moi que vous avez
peur, n’est-ce pas ?

Elle restait muette.

— Je vous ai suivie à dessein pour


m’excuser de ma conduite de
samedi.
Envahie par la colère, Rebecca leva
brusquement les yeux sur lui.

— Pour m’espionner, vous voulez


dire !

— Oui, admit-il sans se troubler.


Pourquoi pas ? Mon père vous a
confié la responsabilité d’un enfant
de douze ans. Or, Dieu sait qu’il a
toujours été trop confiant !

— Peut-être est-il plus


psychologue que vous.

Il eut un sourire cynique et posa sur


elle un regard moqueur.

— Quel homme est assez


psychologue pour juger une femme
? Certainement pas mon père en
tout cas ! Vous en êtes la preuve,
puisque vous lui avez menti.

Rebecca rougit mais se contraignit à


soutenir son regard.

— Dans ma situation, je n’avais


guère le choix. Mon père est très
connu, j’avais le devoir de le
protéger de toute publicité.

— Et vous voilà démasquée !


— Comment avez-vous découvert
la vérité ? Qui d’autre est au
courant ?

— Personne. J’ai fait une enquête


discrèt e à la poste. Tabor n’est pas
un nom très répandu, aussi ne m’a-
t-il pas fallu longtemps pour tout
découvrir.

La colère de Rebecca s’évanouit,


laissant place à un profond désarroi.
Qu’allait-elle faire maintenant ? Où
irait-elle ?

— Je suis désolé pour samedi. J’ai


eu une conduite inexcusable.

— Mais compréhensive, coupa-t-


elle. Vous étiez ivre.

il éclata de rire.

— Ivre ? Loin de là !

— Vous sentiez l’alcool.

— Deux ou trois bières et un


whisky, pas assez pour saouler un
homme !

— De toute façon, c’est sans


importance. Vous me détestez. Vous
m’avez détestée dès la première
minute. Et vous n’aviez qu’un seul
but : me forcer à partir. Vous seriez-
vous excusé si je ne m’étais pas
évanouie ?

— Je m’excuse parce que je pense


que je me suis peut-être trompé sur
vous...

— Non, vous ne vous êtes pas


trompé, coupa-t-elle. La Rebecca
Taylor que vous côt o y e z à
Wilderness n’est pas différente de
la Rebecca Tabor que vous voyez en
ce moment et ne l’a jamais été.
— Oui, mais je crois m’être
mépris sur vous depuis le début. Ce
n’est pas votre vrai nom ou la
profession de votre père qui m’ont
fait changer d’avis, mais la peur
anormale que je vous inspire
uniquement parce que je suis un
homme.

Rebecca essaya de dissimuler sa


frayeur.

— Oh non, vous ne me faites pas


peur, vous me répugnez !

Elle se leva et il l’imita aussitôt.


— Que vous est-il donc arrivé ?

— Rien ! cria-t-elle, haletante.


Rien du tout ! Philip... je dois aller
chercher Philip. Il va m’attendre.

— Oubliez Philip. J’ai appelé


Mme Rawlings pour la prévenir que
vous ne viendriez pas aujourd’hui.

Il ramassa le plaid et le plia


tranquillement. Rebecca avait
l’impression de rêver toute cette
scène. « Où vais-je aller maintenant
? » se répétait-elle. Brusquement,
elle s’aperçut qu’elle avait parlé à
voix haute.
— Vous n’avez pas besoin de
quitter Wilderness, déclara Gabriel.

Elle le regarda d’un air


soupçonneux, n’osant croire qu’il
parlait sérieusement.

— Vous n’avez pas confiance en


moi ? demanda-t-il.

— Le devrais-je ?

— Non, peut-être pas, dit-il avec


un sourire étrange.

— Pendant des semaines vous


avez essayé de me forcer à partir et
maintenant vous me dites que je
peux rester. Comment aurais-je la
certitude que vous n’allez pas
prévenir mes parents ?

Son regard se fit pensif. Un rayon


de soleil éclairait ses yeux verts, et
Rebecca y lut quelque chose de
calculateur.

— Je vais y réfléchir, murmura-t-


il. En attendant, je pense que nous
devrions apprendre à mieux nous
connaître.

— Je n’en vois pas l’utilité.


— Nous pouvons toujours
essayer.

— Vraiment, je...

— Je vais vous montrer la ville,


coupa-t-il. Il y a quelques coins
magnifiques. Ensuite, nous irons
dîner quelque part... Vous n’êtes
pas en position de refuser, Rebecca.

Réprimant un cri de protestation,


elle garda le silence. Il avait raison,
e l l e ét ai t à sa merci ; il allait en
profiter. Elle ne pouvait qu’attendre
sa décision, et il est probable qu’il
exigerait un prix exorbitant en
échange de son silence. De plus, il
était rusé et perspicace, et si elle ne
lui disait pas ce qu'il voulait savoir,
il le devinerait.

Elle s’assit près de lui dans la


voiture. S’i l était conscient de son
anxiété grandissante, il n’en laissa
rien paraître. Il l’emmena dans tous
les endroits intéressants que seul
quelqu’un du pays pouvait
connaître et, tout en conduisant, lui
parla de cette région où il était né. Il
semblait totalement détendu,
comme s’i l s étaient de vieux amis
habitués à ce genre d’excursion.
Brusquement, il s’arrêta et coupa le
contact.

— D’ici la vue est splendide,


déclara-t-il en s’installant
confortablement. Etiez-vous déjà
venue ?

— Non.

— Regardez les couleurs de ces


montagnes ! Et le lac ! Un jour je
vous montrerai tout cela d’avion, au
coucher du soleil.

— J’aimerais que vous ne parliez


pas comme si je devais rester à
Wildemess.

Il tourna les yeux vers elle, l’air


pensif. Il y avait dans son regard
une expression qu’elle n’arrivait
p a s à définir, autre chose qu’une
simple curiosité.

Il détourna enfin la tête vers les


montagnes et observa en silence
leur teinte bleutée qui virait
lentement au rose, puis au mauve
dans le flamboiement du soleil
couchant. Brusquement, il démarra.

— Rentrons-nous à Wilderness ?
demanda-t-elle, pleine d’espoir.

— Non, nous allons dîner.

— Mais je dois être rentrée à


temps pour préparer le repas !

Il eut un sourire un peu moqueur.

— Ils se débrouilleront sans vous.


Nous ne mourions pas de faim
avant votre arrivée, vous savez.

— Tout de même, je préférerais


rentrer.

Il ne répondit pas et, au lieu de


prendre la route de l’embarcadère,
se dirigea vers Arrowtown.

Le restaurant où il l’emmena était


petit et pittoresque, comme
beaucoup de bâtiments qui
l’entouraient. L’intérieur, éclairé à
la bougie, avait gardé le cachet de
l’ancien temps. Un bon feu brûlait
dans une grande cheminée. En dépit
de ses sombres pressentiments,
Rebecca ne put réprimer une
exclamation de plaisir à la vue de la
salle confortable et accueillante.

Elle s’assit face à lui et garda les


yeux baissés, incapable de soutenir
son regard scrutateur. Il avait sur le
visage une expression qu’elle ne lui
avait encore jamais vue. Douceur ?
Sollicitude ? On aurait dit qu’ils se
voyaient réellement tous deux pour
la première fois. C’ét a i t étrange,
incompréhensible et... effrayant.

— Vous êtes vraiment belle.

II avait prononcé ces mots à voix


basse, avec une sorte d’étonnement,
comme s’ils lui avaient échappé.

Elle ne put s’empêcher de rougir


violemment. Puis, se raidissant, elle
lui lança un regard dur.
— Je ne suis pas belle, répliqua-t-
elle, les mains crispées sur les
genoux.

— Non, vous n’avez pas une


beauté classique, mais un charme...
Peut-être est-ce dû à votre état. J’ai
entendu dire que cela embellissait
les femmes.

Sans le vouloir, Rebecca s’agita


nerveusement. Fort heureusement,
une jeune fille sévèrement vêtue de
noir s’approchait de leur table avec
le menu. Rebecca le parcourut sans
enthousiasme. Elle n’avait pas
faim. Quand Gabriel lui
recommanda d’essayer le gibier,
une spécialité locale, elle acquiesça
distraitement, mais refusa les hors-
d’œuvre et le vin. Sans insister, il
lui commanda un jus de fruit.

Elle feignit de s’intéresser aux


autres dîneurs, mais elle sentait le
regard de Gabriel posé sur elle.

— Parlez-moi de vous, dit-il.

— Non !

Il parut abasourdi de sa véhémence.


— Je ne vous demande pas de me
confier vos secrets les plus intimes !

— Je ne désire pas parler de moi.

— Vous ne me rendez pas la tâche


facile, reprit-il après un long
silence.

— Pardon ?

— Si votre père est pasteur, il a dû


vous apprendre que lorsqu’un
homme reconnaît qu’il a commis
une erreur et s’excuse, il faut lui
pardonner.
A la mention de son père, le cœur de
Rebecca se serra.

— Pourquoi êtes-vous si certain


de vous être trompé à mon sujet ?

L’une des bougies s’éteignit. Elle le


regretta aussitôt, car l’atmosphère
en devint plus intime.

— L’évidence, dit-il. Une évidence


que j’aurais dû accepter depuis le
début.

— Qu’est-ce qui vous en a


empêché ?
Elle leva bravement la tête et
remarqua que l’éclairage tamisé
mettait en valeur la sensualité de
ses traits.

— Je ne voulais pas, en raison de


certaines expériences passées.

Il s’interrompit pendant qu’on lui


servait son entrée.

— Je suppose que vous me tenez


pour un homme cruel ? reprit-il.

— Vou s êtes un homme cruel,


cruel et impitoyable !
I l éclata d’un rire où perçait une
certaine tristesse.

Rebecca se rendit compte que


c’était la première fois qu’elle le
voyait rire franchement. Quand il
riait, son visage était plus séduisant
encore, presque désarmant, et elle
comprit en un éclair ce qui le
rendait si attirant aux yeux de
Victoria.

— Quelquefois, je me sens cruel


et impitoyable, c’est vrai. Et
j’admets que je l’a i été avec vous.
J’aurais pu tordre sans hésiter votre
joli cou ! Parviendrez-vous à me
pardonner ma conduite ignoble ?

Elle le fixa, tout à la fois méfiante et


désorientée.

— Ce n’est pas que je ne puisse


vous pardonner. Seulement, ce
changement d’attitude est trop...
soudain. Je ne peux pas vous faire
brusquement confiance et me
comporter envers vous comme si
rien ne s’était passé.

Il soupira.

— Peut-être vous serait-il plus


facile de me comprendre et même,
qui sait, de me faire confiance, si je
vous racontais les expériences
malheureuses auxquelles j’ai fait
allusion.

Rebecca l’arrêta d’un geste.

— Non, je vous en prie. Quoi que


vous me disiez, je suis sûre que plus
tard vous le regretteriez. De toute
façon, c’est sans importance.

— Je ne suis pas d’accord,


répliqua-t-il doucement. Je crois
qu’à l’avenir ce sera capital pour
chacun de nous.
« Nous » ? Que voulait-il dire par là
? se demanda-t-elle avec
inquiétude.

— Que pensez-vous de
Wilderness ?

Etonnée qu’il ait changé si


brusquement de sujet, elle hésita.

— Wilderness ?

— Oui, comme maison, comme


endroit où vivre.

— Je... eh bien, je trouve que c’est


une maison merveilleuse.
— Vous n’éprouvez pas le désir de
la remplacer par quelque
monstruosité moderne ?

— Oh non ! s’exclama-t-elle.
J’admets que je me suis souvent
imaginé à quoi ressemblerait la
maison si on la remettait un peu en
état, mais... Vous n’avez pas
l’intention de la faire démolir ?

— Non, répondit-il en souriant. Si


je vous pose la question, c’est que
toutes les femmes qui ont mis les
pieds à Wilderness ne souhaitaient
qu’une chose : abattre la maison.
Mara ! Elle se retint juste à temps
de laisser échapper ce nom. Toute
tremblante à l’idée qu’elle avait été
sur le point de commettre une
indiscrétion, elle garda le silence.

— Deux femmes ont compté à


Wilderness, reprit-il. D’abord ma
mère. Elle s’est enfuie avec un
touriste australien quand j’avais
quatorze ans. Chris n’avait alors
que deux ans mais cela ne l’a pas
arrêtée. Elle est peut-être encore en
Australie. Après le divorce, nous
n’avons plus jamais entendu parler
d’elle.
Il y eut un long silence. Rebecca
était contrariée qu’il juge utile de
lui raconter ce genre de choses. Elle
ne voulait pas qu’il essaye de
gagner sa confiance de cette façon.
Il y avait en lui trop de zones
d’ombre, trop d’ambiguïté, elle ne
pourrait jamais se fier à lui.

— Après toute une série de


gouvernantes, la mère de Philip est
arrivée à Wilderness, reprit-il.
J’avais vingt ans. Toutes les autres
nous quittaient l’une après l’autre
en se plaignant de l’isolement de la
maison, et, en désespoir de cause,
papa a engagé Mara. Elle avait
vingt-trois ans. Elle attendait un
enfant, mais elle n’était pas mariée.
Elle était très belle, mince et pâle
avec de longs cheveux roux et un air
ingénu. Ses grands yeux étaient
attendrissants, elle me faisait
souvent penser à un chaton
abandonné.

— Et vous... vous êtes tombé


amoureux d’elle.

Rebecca regretta immédiatement


ses paroles. Il prit une expression
cynique, tellement distante qu’elle
se crut revenue aux premiers temps
de son séj o u r à Wilderness.
Mortifiée et furieuse contre elle-
même, elle baissa, une fois de plus,
les yeux sur la nappe. Il y eut un
bref silence puis, abasourdie, elle
vit sa longue main se poser
doucement sur la sienne.

— Je ne vous raconte pas un


roman d’amour, dit-il d’une voix
moqueuse tandis qu’elle libérait sa
main. J’étais loin de l’aimer. Au
contraire, je la méprisais...

— Je ne veux pas en entendre


davantage, coupa-t-elle.
— Elle était de ces femmes qui
dissimulent leur perversité sous des
apparences de douceur, reprit-il
sans tenir compte de sa remarque.
J’étais très jeune mais je sentais
qu’elle essayait de me séduire. Si je
n’avais pas eu l’expérience de ce
qu’avait fait ma mère, j’aurais pu
m’y laisser prendre. Mais en fait,
c’est mon père qui est tombé dans
le piège. Quand il m’a annoncé qu’il
avait l’intention de l’épouser, j’en
suis resté bouche bée. Pourtant,
aujourd’hui je le comprends. A
quarante ans, il était encore jeune,
et Mara était extrêmement
enjôleuse. Pour autant que je sache,
il n’avait plus regardé une femme
depuis le départ de ma mère et je
crois qu’il fallait s’attendre à ce
qu’il tombe éperdument amoureux
un jour ou l’autre.

— Elle a... elle a épousé votre père


à défaut de vous épouser vous ?
demanda Rebecca indignée.

— Je n’en suis pas sûr, mais c’est


possible.

— Mon Dieu, il est terrible


d’épouser un homme quand on en
aime un autre !
— Aimer ! s’exclama-t-il en riant.
Vous êtes trop romantique, Rebecca
! Mara était incapable d’aimer. J’ai
quitté Wilderness deux ans après
leur mariage. J’étais le seul au
courant des infidélités de Mara. Elle
s’arrangeait pour que je les
apprenne parce qu’elle voulait me
faire souffrir. Je ne pouvais plus
supporter de voir mon père la
choyer pendant qu’elle le
ridiculisait derrière son dos avec ses
propres employés. J’ai dit à mon
père que je m’absentais pour un an.
Mais cinq ans se sont écoulés avant
que je ne me rés igne à regagner
Wilderness. Quand je suis rentré,
j’ai découvert qu’ils projetaient de
faire bâtir une nouvelle maison...

Il s’interrompit pendant qu’on les


servait.

— Papa se montrait très généreux


pour Mara, reprit-il, mais cela ne lui
suffisait pas. Elle voulait une autre
demeure. Elle était devenue encore
plus belle, mais elle se montrait
prudente : elle choisissait ses
amants parmi les hommes
d’affaires de Queenstown. Elle était
aussi plus sophistiquée, elle avait
acquis une subtilité telle que je n’ai
pas compris tout de suite que je
l’intéressais toujours. Quand je
m’en suis enfin aperçu, j’ai eu peur
de ne pas avoir le courage de lui
résister. Elle me dégoûtait et en
même temps elle me fascinait. La
seule chose qui m’ait sauvé c’est la
pensée de ce que je deviendrais si je
tombais sous sa coupe. Je la haïrais,
mais surtout je me haïrais moi-
même. Je voudrais la tuer mais je
ne pourrais m’empêcher de revenir
vers elle, exactement comme un
drogué qui se détruit malgré lui.

Tandis qu’il parlait de cette femme,


sa voix était devenue étrangement
monocorde, comme s’il réfléchissait
à haute voix ; Rebecca se demanda
s’i l était encore conscient de sa
présence.

— Maintenant, reprit-il, peut-être


comprenez-vous pourquoi j’a i été
épouvanté en découvrant que papa
vous avait engagée ? L’histoire
semblait se répéter.

— Oui, je crois que je comprends.

— Vous n’en avez pas l’air très


sûre !

— Je ne suis pas la belle,


l’ensorcelante Mara, observa-t-elle,
pas plus que je ne suis une
mangeuse d’hommes. En fait, ce
serait plutôt le contraire !

Elle s’interrompit. Ses paroles


risquaient de confirmer dans son
idée qu’elle avait peur des hommes.

— Vous n’avez pas fini votre


histoire, dit-elle nerveusement.

— Ah oui, vous voulez savoir si


j’ai réussi à résister ? La réponse est
oui. Seulement... mon père a cru le
contraire,

— M. Wilder ! Mais comment ?...


Pourquoi ?

— Il a vu Mara sortir de ma
chambre, une nuit, et il en a tiré de
fausses conclusions. Je crois qu’au
fond de lui, il savait depuis
longtemps ce que valait Mara, mais
il refusait de l’admettre. Et comme
il lui fallait trouver un bouc
émissaire pour éviter d’accabler sa
femme, il s’en est pris à moi.

— Mais si elle sortait de votre


chambre, c’est bien que...

— Lasse de patienter, elle avait


décidé de brusquer un peu les
choses. Je l’ai repoussée. Je ne sais
pas comment, mais je l’ai fait. Je
n’ai pas essayé de convaincre mon
père de mon innocence parce que,
tout au fond de moi, je me sentais
coupable. Une fois, je lui ai dit la
vérité, mais s’il l’avait crue, il lui
aurait fallu admettre que Mara était
encore pire que ma mère. Alors, j’ai
bouclé mes valises et je suis parti
vivre avec les employés. J’y suis
resté jusqu’à la mort de Mara.
Ensuite, papa m’a demandé de
revenir vivre à la maison, et j’ai
accepté. Je savais qu’à sa manière, il
essayait de me dire à quel point il
était désolé de ce qui s’était passé.
Mais depuis lors, nous n’avons plus
jamais été heureux à Wildemess. En
fait, nous n’avons jamais été
heureux, même avant Mara.

Ces derniers mots firent naître en


Rebecca une immense compassion
pour Gabriel et son père. Elle
comprit que la dureté, l’arrogance,
le mépris qu’affichait Gabriel
n’étaient qu’un masque. Le vrai
Gabriel Wilder, à quoi ressemblait-
il ?

— Ah, j’ai enfin éveillé votre


intérêt, dit-il d’une voix moqueuse.
Elle se raidit, mais soutint son
regard sans ciller.

— Pourquoi me raconter tout cela


? demanda-t-elle.

Il haussa les sourcils.

— Je vous ai dit pourquoi !

— Je ne crois pas que ce soit la


vraie raison.

— Vraiment ?

— Vous ne faites jamais rien sans


un but bien précis. Vous êtes trop...
trop avisé pour cela.

— Vous avez raison, il y a un autre


motif que celui que je vous ai
donné. Mais il peut attendre.
Maintenant j’aimerais savoir
pourquoi vous nous avez caché
votre véritable identité et pourquoi
vous vous êtes réfugiée à
Wilderness.

Rebecca ne répondit pas, le visage


fermé.

— J’aurais pensé que vos parents


vous auraient aidée ? insista-t-il.
Elle devint livide et lui décocha un
regard furieux.

Oui, ils m’auraient aidée. Mais je


préférerais parler d’autre chose.

Il poussa un soupir de regret.

— Je vais devoir me montrer très


persuasif !

— Quel droit avez-vous d’insister


?

— Avant de décider s’il serait bon


que je contacte vos parents, il
faudrait que j’en sache un peu plus
sur vous.

— Vous n’avez aucun droit


d’apprendre quoi que ce soit, vous
n’avez aucun droit sur moi ! Pas
plus que mes parents, d’ailleurs.
J’ai vingt et un ans, je suis majeure.

Elle eut un rire amer avant de


poursuivre.

— Et vous voudriez que je vous


fasse confiance ! Certes, je ne peux
pas vous empêcher d’avertir mes
parents, mais si vous le faites, je ne
vous le pardonnerai jamais. Jamais
!
— Très bien, calmez-vous. Je n’ai
pas dit que j’étais décidé. Je me
contente de suggérer qu’ils ont le
droit de savoir.

— J’ai vingt et un ans, répéta-t-


elle. C’est mon problème, pas celui
de mes parents. J’ai quitté la
maison pour un travail saisonnier
avec leur bénédiction. Je les ai
convaincus que j’étais assez grande
pour mener ma vie comme je
l’entendais. Et je le suis. Le
problème n’est pas de savoir s’ils
m’aideraient. Ils le feraient sans
aucun doute. Mais j’ai choisi, je
dois assumer les conséquences. De
plus...

— Continuez, la pressa-t-il, en
voyant qu’elle restait silencieuse.

— Rien, c’est sans importance.


Vous ne comprendriez pas.

Brusquement il tendit la main et lui


saisit le menton.

— Essayez toujours, insista-t-il.

La pression de ses doigts était si


douce, son regard si tendre que le
cœur de Rebecca bondit dans sa
poitrine. Quand il se conduisait
ainsi, elle se sentait presque prêt e à
s’abandonner, à se confier à lui...
Mais sept semaines de cruauté et
d’ironie mordante ne s’oublient pas
en un après-midi !

— Mon père voudrait me


convaincre de pardonner à
l’homme... je n’y suis pas prête. Je
hais celui... celui qui est
responsable de mon état, balbutia-t-
elle. Je ne veux pas lui pardonner !
Même si je sais que la haine et
l’amertume sont inutiles, je ne
peux pas les surmonter, pas encore.
Au grand soulagement de Rebecca,
il y eut un long silence. Cela lui
donna le temps de se reprendre, de
réfléchir et d’essayer de deviner ce
que Gabriel avait pu conclure de ses
paroles. Elle lui jeta un coup d’œil
inquiet mais, comme de coutume,
son visage était impénétrable.

Tandis qu’ils faisaient route vers


Queenstown, il tendit le bras et elle
tressaillit en sentant sa main sur la
sienne pour la deuxième fois.

— Détendez-vous, Rebecca. Je ne
sais pas ce que vous en pensez,
mais je crois que nous nous
connaissons un peu mieux
maintenant.

— Pourtant le problème le plus


crucial n’est toujours pas résolu, lui
rappela-t-elle.

Il garda le silence mais il savait


parfaitement à quoi elle faisait
allusion.

— Eh bien, insista-t-elle,
avertirez-vous mes parents ?

— Je ne sais pas encore, répondit-


il d’un ton neutre. Elle libéra
brutalement sa main.

— Quand vous déciderez-vous ?


Combien de temps pensez-vous
jouer au chat et à la souris ?

— Je ne joue pas, Rebecca, j’ai


besoin de réfléchir. Dès que j’aurai
pris une décision, je vous le ferai
savoir.
7

Les jours suivants s’écoulèrent


lentement. La tension s’était un peu
relâchée à Wilderness depuis le
changement d’attitude de Gabriel,
mais Rebecca était sur des charbons
ardents dans l’attente de sa
décision. Elle était d’autant plus
inquiète qu’elle restait persuadée
que Gabriel Wilder était un homme
cruel, incapable de ressentir de la
pitié pour qui que ce soit.

Elle venait de s’asseoir sur la


véranda, ce matin-là. Selon les
instructions qu’il lui avait données
la veille, elle avait préparé un panier
contenant un pique-nique pour
deux. Il avait prétendu vouloir
l’emmener en promenade, mais son
intuition l’avertissait qu’il avait pris
une décision la concernant et
souhaitait lui en faire part. Elle se
sentait anxieuse et pourtant,
étrangement, elle était convaincue
qu’il ne contacterait pas ses
parents. S’il avait dû les avertir, il
l’aurait déjà fait. Mais il n’avait pas
grand respect pour les femmes, et il
n’hésiterait pas à demander une
contrepartie à son silence. Et si elle
ne pouvait la lui accorder, elle se
retrouverait bientôt sans emploi et
sans abri.

La Land-Rover s’engagea dans


l’allée. Gabriel en descendit et se
dirigea vers elle.

— Vous avez une veste ? dit-il en


prenant le panier. Il risque de
pleuvoir.

Elle alla chercher son imperméable


et revint rapidement à la voiture. Il
démarra aussitôt sans qu’ils aient
échangé une autre parole. Bien
décidée à l’ignorer, Rebecca fit mine
de s’intéresser au paysage ; la
région qu’ils traversaient était
splendide. Le lac scintillait au soleil,
et les montagnes couvertes en leur
sommet d’un blanc manteau de
neige se découpaient sur un ciel
sans nuages.

— Mon Dieu, qu’il fait chaud !


s’exclama-t-elle quand elle sortit de
la voiture que Gabriel avait garée à
l’ombre d’un hêtre.

Le soleil était au zénith, et elle


regretta de n’avoir pas pris de
chapeau.

— Oui, la température est souvent


p l u s élevée à Wilderness qu’à
Queenstown, observa-t-il. Etalez le
plaid sous cet arbre, il y fait plus
frais.

Pendant qu’elle s’exécutait, il


disparut sans prévenir. Voyant qu’il
ne revenait pas, elle alla faire une
promenade dans le sous-bois. Seul
le murmure de la rivière rompait le
silence parfait qui y régnait.

A son retour, elle constata que


Gabriel avait fait du feu. Il était
allongé sur le plaid, les yeux clos.
En l’entendant approcher, il se
redressa.

— Alors, qu'en pensez-vous ?


demanda-t-il.

— C’est un très bel endroit, on se


croirait seuls au monde.

— Comme Adam et Eve ? railla-t-


il.

Ignorant sa remarque, elle


s’agenouilla sur le plaid et sortit
leur pique-nique du panier.
— Quand me direz-vous pourquoi
vous m’avez amenée jusqu’ici ?
demanda-t-elle froidement.

— Après le déjeuner. Vous


accepterez plus facilement ma
proposition.

— Vous m’inquiétez !

Il n’essaya pas de dissiper ses


craintes et resta silencieux jusqu’à
ce qu’ils aient terminé leur repas.
Puis il s’appuya sur le coude, une
tasse de thé à la main.
— Vous vous plaisez à Wilderness,
n’est-ce pas Rebecca ?

Elle sentit qu’il lui fallait être plus


prudente que jamais.

— Naturellement, c’est un endroit


charmant. Comme certains de ses
habitants d’ailleurs.

Il fit mine de n'avoir pas saisi


l’allusion.

— Vous aimeriez rester ?

— Jusqu’à... jusqu’à ce que je


puisse retourner chez moi, oui.
— Vous voulez dire jusqu’à la
naissance du bébé ?

— Oui, acquiesça-t-elle le regard


sombre.

— Pensez-vous que vous pourriez


vivre ici pour de bon ?

Elle haussa les épaules.

— Je n’en sais rien, je n’y ai pas


encore réfléchi. D’ailleurs, je ne
vois pas l’utilité d’en discuter.

— Le fait est que... je vous


demande de rester à Wilderness. Je
voudrais vous épouser.

Elle le fixa éberlué. Aurait-elle mal


entendu ?

— Pardon ?

— Je veux que vous restiez à


Wilderness. Je veux que vous soyez
ma femme.

E l l e éclata d’un rire hystérique.


Jamais, au grand jamais elle
n’aurait imaginé qu’il la
demanderait en mariage !
— Avez-vous... avez-vous perdu la
tête ?

— Je n’ai jamais été aussi sain


d’esprit, dit-il calmement.

— Vous... vous n’espérez pas


sérieusement que je vais vous
épouser ?

Livide, elle éclata de rire à nouveau.

— C’est une plaisanterie stupide !

— Je ne plaisante pas, Rebecca.


Pensez aux avantages. Vous aurez
un foyer, les pièces que j’occupe
sont pratiquement séparées du reste
de la maison, et vous ne manquerez
de rien, ni vous ni votre bébé...

— Cessez de me parler de cela !


cria-t-elle. Ce n’est pas mon bébé !

Elle sauta sur ses pieds, mais avant


qu’elle ait pu s’éloigner, Gabriel
l’avait attrapée par le bras et
l’obligeait à se rasseoir d’une main
douce et ferme.

— Si, c’est votre bébé !

Voyant qu’elle se débattait, il


resserra son étreinte et la secoua
brutalement.

— Pour le moment, vous pouvez


encore oublier que vous êtes
enceinte. Mais vous ne pourrez plus
vous mentir bien longtemps. D’ici
quelques semaines, Rebecca, vous
sentirez votre enfant bouger...

— Non, cria-t-elle en essayant de


se boucher les oreilles.

Il lui immobilisa résolument les


bras.

— Si ! Dans moins d’un mois,


vous devrez affronter la vérité...
— Je l’ai déjà affrontée ! coupa-t-
elle. Comment osez-vous prétendre
que je suis assez stupide pour
oublier mon état ! Comment
pourrais-je l’oublier ?Mais ce bébé
n’est pas à moi, je n’en veux pas, je
ne veux même pas le voir ! Je le
ferai adopter dès sa naissance, vous
comprenez ?

— Non seulement je ne vous


comprends pas, mais je ne vous
crois pas.

— Croyez ce que vous voudrez,


dit-elle en se libérant de son
étreinte. Peu m’importe !

— Savez-vous ce qu’est l’instinct


maternel ?

— Je n’en ai pas.

— Ne soyez pas si entêtée ! Quand


vous sentirez l’enfant bouger en
vous, vous commencerez à le
considérer comme un être vivant
et...

— Ecoutez, coupa-t-elle, vous êtes


probablement très compétent dans
ce domaine, mais vos théories ne
m’intéressent pas. Pourrions-nous
changer de sujet ?

— Pourquoi l’éviter ? Je crois au


contraire que vous avez besoin d’en
parler. Vous feriez mieux de me
raconter ce qui s’est passé avec cet
homme.

Submergée par la panique, elle se


contraignit à le regarder sans ciller.

— Est-ce bien utile ?

Au regard qu’il lui lança, elle sentit


qu’i l était décidé à obtenir la vérité
par n’importe quel moyen.
Pourtant, il n’insista pas et
poursuivit d’une voix douce :

— J’ai déjà demandé une licence


de mariage.

— Je n’épouserai personne, ni
vous ni un autre !

— Je crois que si, répliqua-t-il


calmement.

Il paraissait tellement sûr de lui


qu’un frisson de terreur la
parcourut.

— Vous n’oseriez pas, murmura-


t-elle d’une voix implorante. Vous
n’oseriez pas avertir mes parents.

— Ne m’y forcez pas.

— Le feriez-vous vraiment si je
refusais d’accepter votre... votre
monstrueuse proposition ?

II eut un sourire ironique.

— Certaines femmes que je


connais ne seraient pas horrifiées si
je les demandais en mariage !

— Alors... pourquoi ne pas plutôt


le proposer à l’une d’entre elles ?
— Parce que c’est vous que je
veux.

— Mais pourquoi ? Je ne
comprends pas ! Pourquoi
m’obliger à vous épouser alors que
vous êtes amoureux de Victoria ?

Il écarquilla les yeux.

— Amoureux ! Qui vous a dit que


j’aimais Victoria ?

— Je... je vous ai vus ensemble, le


soir où nous étions à Willow Bay.

— Vraiment ?
Il paraissait tout à la fois surpris et
amusé.

— Et Chris m’a confié qu’un jour


vous l’épouseriez. Si vous vous
aimez, pourquoi ne pas vous
marier, pour l’amour de Dieu !

— Vous tenez beaucoup à ce mot «


aimer », dit-il d’une voix traînante
qui la rendit furieuse. L’amour
existe-t-il vraiment ? Je n’ai jamais
rien éprouvé pour Victoria. Il serait
juste de parler de désir.

Toute la colère de Rebecca


s’évanouit brusquement et son
cœur se mit à battre la chamade.

— Si c’est pour satisfaire vos... vos


désirs que vous voulez m’épouser,
alors laissez-moi vous dire que vous
allez au-devant d’une déception ! Je
ne pourrais jamais... avec vous ou
avec un autre.

— Je le sais.

Elle le fixa d’un air soupçonneux.

— Je ne vous demanderais jamais


rien que vous ne seriez pas prêt e à
me donner de votre plein gré,
poursuivit-il.

— Je... j’ai peur de ne pas


comprendre. Pourquoi m’obliger à
vous épouser si vous ne voulez rien
de moi ?

— Je ne vous demanderais rien en


ce qui concerne l’amour physique.
Mais, d’une part, je veux que vous
continuiez à vous occuper de Philip,
il va déjà beaucoup mieux, grâc e à
vous ; d’autre part en vous
épousant, je ne risquerais plus de
proposer le mariage à Victoria, ce
qui pourrait m’arriver dans un
moment de... enfin, vous me
comprenez.

Il soutint son regard indigné sans la


moindre gêne, et elle s’aperçut qu’il
réprimait difficilement un sourire.
Etendu ainsi au soleil, il avait l’air
d’un bel animal.

— Pourquoi ? demanda-t-elle
perplexe. Pourquoi ne voulez-vous
p a s épouser Victoria ? Si vous
l’aimez...

— Ne me parlez plus d’amour !


coupa-t-il. Je vous l’ai déjà dit,
Victoria et moi, nous nous désirons,
rien de plus. Mais elle veut me
forcer à l’épouser et à aller habiter
Willow Bay. Je comprends son
point de vue, pourtant si je me
marie un jour, je veux que ma
femme vive avec moi dans ma
maison. Et Victoria est encore plus
dure et ambitieuse que moi. N’ayez
pas l’air si stupéfaite ! Ne vous
laissez surtout pas prendre à son
visage angélique, il cache une
volonté de fer.

Rebecca haussa les épaules dans


l’espoir de paraître indifférente.
Elle ne voulait pas qu’il s’aperçoive
à quel point elle était choquée.
— Si vos désirs physiques sont
tellement puissants, que se passera-
t-il une fois que nous serons mariés
?

— Que voulez-vous dire ?

A la lueur dans ses yeux, elle vit


qu’il avait parfaitement compris et
ne put s’empêcher de rougir.

— Ne m’obligez pas à
m’expliquer.

— Je suis certes très passionné,


mais je suis tout à fait capable de
me contrôler. A défaut d’autre
chose, Victoria m’aura au moins
appris cela.

Comprenant qu’il se moquait d’elle,


elle détourna les yeux, désorientée.

— Je ne peux pas vous épouser,


déclara-t-elle finalement. Je vous en
prie, ne m’y obligez pas... je vous en
prie !

— Ecoutez-moi, Rebecca, dit-il en


lui posant la main sur l’épaule. Je
vous assure que vous pouvez me
faire confiance...

— Non ! coupa-t-elle les yeux


pleins de larmes. Comment le
pourrais-je ?

— Je vous jure de ne jamais vous


imposer quoi que ce soit. Et puis,
vous devez penser au bébé. Vous
avez eu une expérience douloureuse
avec un homme, je le sais. Mais je
ne suis pas une brute et je vous
assure que notre mariage sera
purement platonique. Quand le
bébé sera né, si vous êtes toujours
dans les mêmes dispositions, alors
nous demanderons une annulation.

— Mais je serai toujours dans les


mêmes dispositions, j’en suis sûre !
Alors à quoi bon ?

— Je vous ai donné mes raisons,


rétorqua-t-il sèchement.

— Vous finirez par épouser


Victoria, c’est inévitable !

— Non. Quand elle comprendra


que ses plans ont échoué, Victoria
retournera en Australie, j’en suis
convaincu. Son père décidera
probablement de se retirer et de
vendre Willow Bay. D’ici là, Philip
sera redevenu tout à fait normal ;
vous serez libre de faire adopter le
bébé, puisque telle est votre volonté,
et de retourner chez vous.

Loin d’être rassurée par ses


arguments, Rebecca était de plus en
plus inquiète.

— Je ne pourrais pas, dit-elle


d’une voix suppliante. J’en
mourrais, je le sais.

A la vue de son visage impassible,


elle eut brusquement envie de le
blesser.

— Rien d’étonnant à ce que vous


ne sachiez pas ce que c’est que
l’amour, vous n’avez pas de cœur !
En le voyant changer brutalement
d’expression, elle poursuivit en hâte
:

— Avez-vous pensé à ce que dira


Victoria ? Sans parler de votre père !

— Ne vous inquiétez pas de papa.


Je doute qu’il fasse des
commentaires. D’ailleurs, il a de
l’affection pour vous. Quant à
Victoria, elle m’a déjà donné son
opinion sur la question.

— Que voulez-vous dire ?


— Je l’ai informée de mon
intention de vous épouser le plus
tôt possible.

Rebecca le fixa, atterrée.

— N’ayez pas l’air si abasourdie !


Je suis maître du jeu, je le sais et
vous le savez aussi. En vous
épousant, je vous accorde une
faveur, Rebecca ! Il serait temps de
vous rendre compte que vous avez
fait un choix, le choix de partir de
chez vous, et que vous devez
maintenant en payer le prix ! Même
si vous n’étiez pas enceinte, croyez-
vous honnêtement que vous auriez
pu reprendre votre vie passée ? Ne
sentez-vous pas que ce qui vous est
arrivé vous a changée ? Epousez-
moi, cela vous laissera le temps de
réfléchir et de prendre une décision
à propos du bébé.

Rebecca hocha tristement la tête.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle


d’une voix rauque.

Il la fixa sans répondre.

— Eh bien, dit-il enfin, quelle est


votre décision ?
Piquée, elle se tourna vers lui, le
regard dur.

— N’avez-vous pas dit un jour à


votre père que jamais l’enfant d’un
autre homme n’occuperait une des
chambres de Wilderness ? Peut-être
avez-vous oublié ? Peut-être
changez-vous constamment d’avis ?

Peu troublé par son sarcasme, il


déclara :

— Pour avoir ce que je veux, je


suis prêt à faire des sacrifices.

— Je veux, je veux ! explosa-t-elle.


Toujours ce que vous vous voulez !

— Oui, et je l’obtiens toujours.

De cela du moins, elle ne pouvait


douter.

— N’y a-t-il rien de sacré pour


vous ? cria-t-elle en désespoir de
cause. Pas même le mariage ?

— Nous n’aurons qu’un mariage


civil.

— Et cela est supposé me consoler


?
— Je pensais que cela vous
aiderait à accepter.

Sur ce, il ferma les yeux. De toute


évidence, il considérait que le sujet
était clos, et que, dût-elle
argumenter pendant des heures, il
ne changerait pas d’avis.

— Très bien, dit-elle finalement


d’une voix dure. Puisqu’il me
semble que je n’ai pas le choix et
que vous êtes visiblement décidé à
avoir un... un monstre pour femme,
quand voulez-vous que le mariage
ait lieu ?
Il ouvrit les yeux, regarda
gravement son visage désespéré.
Puis il s’approcha d’elle et l’attira
tout contre lui.

— Je pense que nous devrions


mettre certaines choses au point
dès maintenant. Avant tout, je ne
vous considère pas comme un
monstre. Si c’était le cas, je ne
serais pas assez fou pour vous
proposer le mariage.

— M’imposer, rectifia-t-elle
nerveusement, m’imposer le
mariage.
Il sourit, brusquement amusé.

— Le soir de mon arrivée, dit-elle


en luttant contre les larmes, vous
m’avez fait remarquer que je
n’avais rien de commun avec, la
Rebecca de la Bible. Vous vous en
souvenez ? Vous me teniez alors
pour une femme perdue, souillée.
Eh bien, je n’ai pas changé.

— Non, murmura-t-il, je crois que


vous n’avez pas changé, c’est moi
qui ai changé. Je tiens cependant à
préciser une chose : ma famille ne
d o i t à aucun prix se douter du
caractère purement platonique de
notre mariage. Aussi ne devrez-vous
pas me repousser quand je vous
toucherai. Il vous faudra apprendre
à accepter un baiser de temps à
autre sans vous évanouir.

— Non !

— Si ! Et autant essayer tout de


suite.

Elle se débattit violemment, sans


résultat. Alors, elle se rappela à quel
point sa lutte avait été inutile la
dernière fois. Elle s’immobilisa,
puis se raidit quand il la prit dans
ses bras. Les yeux fermés, les
mâchoires serrées, elle attendit que
cette bouche sensuelle s’empare de
la sienne.

Mais cela n'arriva pas. Elle sentit


seulement la douce pression de ses
mains sur son dos et la caresse de
sa joue sur la sienne.

— Vous êtes totalement inerte,


murmura-t-il en relevant la tête. Et
vous semblez craindre que je vous
jette dans le lac ! Ne pourriez-vous
vous détendre un peu ?

Incapable d’accéd e r à sa requête,


elle restait tout aussi crispée, mais
ne put s’empêcher de trembler
quand il posa la main sur sa gorge.
Voyant qu’elle refusait de
s’abandonner davantage, il poussa
un soupir de regret, effleura ses
lèvres d’un baiser, puis la lâcha.

Prise de vertige, elle s’éloigna, remit


de l’ordre dans sa coiffure d’une
main tremblante. Mais soudain, sa
barrette céda et ses cheveux
tombèrent en cascade sur ses
épaules. Tout aussitôt, elle se
retrouva dans ses bras, il la pressa
contre lui et étouffa, sous un baiser,
ses protestations.
Pétrifiée, elle attendit qu’il cesse.
Devant sa réaction, il n’insista pas.

— J’ai cru sentir un léger progrès,


dit-il en fixant ses yeux brillants de
larmes.

Sans un mot, elle se détourna,


regagna la voiture et attendit qu’il
la rejoigne.

— Si vous me touchez de
nouveau, dit-elle tandis qu’il
démarrait, je partirai, même s’il faut
quitter Wilderness à la nage. Est-ce
clair ?
— Comme je vous l’ai dit,
répondit-il froidement, notre
mariage doit sembler parfaitement
normal aux yeux de tous. Les gens
s’a t t e n d r o n t à quelques
manifestations de tendresse entre
nous, mais nos contacts se
limiteront à cela. Et n’ayez crainte,
je ne romprai pas ma promesse.
Une poupée de bois n’a rien de très
inspirant, aussi n’avez-vous rien à
redouter.

Rebecca regardait la chambre qui


était la sienne depuis trois jours et,
bien qu’elle ait tous les droits de s’y
trouver, elle avait l’impression
d’être une intruse. Elle s’y déplaçait
furtivement et sursautait d’un air
coupable chaque fois que Gabriel y
entrait. Et quand elle se rendait
compte qu’elle ne partageait pas
seulement son appartement mais
aussi son nom, horrifiée, elle se
mettait à sangloter.

Comme sa vie actuelle était


différente de celle qu’elle avait
imaginée dans ses rêves ! Elle se
dirigea vers la baie vitrée qui
donnait sur le jardin et se remit à
pleurer. Désormais, plus rien
n’avait d’importance, sa vie était
finie...

Elle contemplait les montagnes


dans le lointain quand une
douloureuse certitude la frappa :
Gabriel avait raison, elle ne serait
plus jamais la même. Elle pourrait
retourner chez elle, retrouver ses
parents, mais rien ne serait plus
comme avant.

Elle tourna les yeux vers la


chambre. Autrefois, avant leur
mariage, c’était celle de Gabriel et,
aujourd’hui, c’était la sienne. Elle
occupait seule le grand lit à deux
places et tout dans la pièce, de la
coiffeuse à l’immense armoire, était
réservé à son usage exclusif.

Elle avait fait part de son


étonnement à Gabriel en constatant
que les rideaux et les tapisseries
étaient neufs, et il avait daigné lui
donner quelques explications. Mara
et Gérard avaient occupé ces pièces
du temps de leur mariage et les
avait redécorée s à leur goût. A la
mort de Mara, Gérard avait changé
de chambre et offert celle-ci à son
fils. Gabriel avait accepté, mais il
avait immédiatement vendu les
meubles achetés par Mara. A la
place, il avait fait remettre le lit, la
coiffeuse et l’armoire en acajou qui
avaient toujours été dans la famille.
Rebecca le comprenait aisément.
Ces meubles étaient magnifiques !

La suite comprenait trois pièces et


une salle de bains. Gabriel avait
insisté pour qu’elle prenne la plus
grande et, pour lui-même, il avait
fait transformer en chambre
l’ancien boudoir de Mara. De là, il
pouvait accéder directement à la
salle de bains et, jusqu’ici, il n’était
encore jamais entré dans la
chambre de Rebecca.

Il était déjà onze heures. Rebecca se


répétait qu’elle aurait dû descendre,
essayer de faire un peu de ménage
mais, en proie à une étrange
léthargie, elle ne bougeait toujours
pas, assise près de la fenêtre comme
un mannequin de cire.

Brusquement, quelque chose attira


son attention. Elle se demanda qui
pouvait bien galoper ainsi vers la
maison au risque de se rompre le
cou... Peut-être y avait-il eu un
accident ? Gabriel... Son cœur se mit
à battre violemment.

Le cavalier approchait rapidement


et, en reconnaissant Victoria,
Rebecca se détendit un peu sans
s’interroger sur son étrange
réaction à l’idée que Gabriel avait
pu avoir un accident. Elle était trop
consternée pour cela. Victoria ! La
dernière personne qu’elle se sentait
la force d’affronter ! Mais si elle ne
se montrait pas, peut-être Victoria
la croirait-elle encore sortie ?

En entendant Victoria crier son


nom depuis le hall, Rebecca comprit
que la jeune femme n’hésiterait pas
à venir la chercher. Or, elle ne
voulait pas qu’elle trouve la
chambre de Gabriel.
Les jambes tremblantes, elle se hâta
vers le palier. Victoria leva les yeux
vers elle, puis, sans un mot se mit à
gravir l’escalier, le visage menaçant.

Envahie par une brusque terreur,


Rebecca ne bougeait pas, pétrifiée.
Elle aurait voulu s’enfuir, aller se
cacher n’importe où, mais elle
sentit que ses jambes ne la
porteraient pas. Elle se composa un
visage impassible et attendit en
silence que Victoria l’ait rejointe.

— Eh bien, glapit-elle, est-ce vrai


?
Ses cheveux étaient ébouriffés et sa
poitrine se soulevait par saccades,
mais en dehors de cela, elle n’avait
pas l’air de quelqu’un qui vient de
parcourir au grand galop une
distance considérable.

— De quoi parlez-vous ? demanda


Rebecca.

Devant le beau visage livide de


Victoria et ses yeux anormalement
brillants, elle était comme
hypnotisée. Elle ne se rendait
compte que d’une seule chose : elle
était en face d’une femme folle de
rage et qui agitait sa cravache
comme si c’était une épée.

— Ne me poussez pas à bout !


Etes-vous mariée avec Gabriel ?

— Oui, je... je pensais qu’il vous


avait dit que...

— Il m’a dit qu’il avait l’intention


de vous épouser, mais je n’ai pas
pris cela au sérieux. Après tout ce
qui est arrivé ici, dans cette maison,
je ne pouvais pas croire qu’il allait
épouser une... une traînée et donner
son nom à un bâtard ! Le fou !

A cet instant, Rebecca vit de la


haine dans les yeux de la jeune
femme.

— Le fou ! L’idiot ! Et vous... !

Devant l’intensité de son regard,


Rebecca recula.

— Vous avez raison d’avoir peur


de moi, espèce de... Je n’ignore pas
que vous êtes une autre Mara !

Rebecca la vit lever sa cravache,


mais elle était incapable de bouger.
La cravache cingla l’air puis
s’abattit sur son cou. Elle s’entendit
hurler et un second coup lui déchira
la joue. Elle leva les bras pour se
protéger et s’accroupit contre le
mur. Etrangement, la peur
l’emportait sur la douleur.

Le cœur battant, elle attendit


d’autres coups, mais au lieu de cela,
elle distingua la voix implorante de
Victoria.

— Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Je suis


désolée, pardonnez-moi !

Rebecca baissa les bras, mais resta


accroupie. Victoria se pencha vers
elle et l’aida à se relever.
— Venez, descendons. Je vais
vous préparer quelque chose à
boire.

Sur la deuxième marche, Rebecca


sentit que Victoria la lâchait. Les
jambes tremblantes, elle s’agrippa à
elle, les yeux écarquillés de terreur.
Elle entendit une voix crier son
nom dans le lointain et, presque au
même moment, elle eut
l’impression de s’envoler. Elle
tomba et s’écrasa au bas de
l’escalier.

Une douleur telle qu’elle n’en avait


jamais ressentie auparavant envahit
tout son corps et, en quelques
secondes, elle était en sueur. Dans
une sorte de brouillard, elle aperçut
un visage livide.

— Philip ! gémit-elle.

Elle s’interrompit, tandis qu’un


spasme violent lui déchirait le
ventre.

— Philip, répéta-t-elle en faisant


a p p e l à toute son énergie. Va
chercher quelqu’un... Vite, Philip !

Elle n’avait plus toute sa


conscience, mais elle sentit qu’il
était parti. Elle resta étendue, en
proie à une souffrance intolérable.
Puis elle perdit connaissance.
8

Rebecca sortit lentement du coma.


Peu à peu, on lui donna moins de
calmants et bientôt, elle put revoir
en détail les circonstances qui
avaient entraîné son
hospitalisation.

Elle avait perdu le bébé. Elle l’avait


su avant même qu’on le lui dise.
Pourtant, à son grand étonnement,
au lieu de s’en réjouir, elle se
sentait seulement déprimée. Elle
qui avait tant prié pour perdre cet
enfant ! Mais peut-être les raisons
de sa fausse couche expliquaient-
elles cette dépression ? Chaque fois
qu’elle pensait à Victoria, elle était
parcourue de tremblements
spasmodiques.

Elle tourna la tête vers la fenêtre et


essaya de ne plus penser. Elle allait
s’assoupir quand elle sentit que
qu e l qu 'u n était entré dans la
chambre.

— Désolé de t’avoir réveillée.


Gabriel se tenait près du lit, bronzé,
vêtu d’un pantalon blanc et d’une
chemise rouge à manches courtes.
Il respirait la santé et semblait
curieusement déplacé dans cette
chambre d’hôpital.

— C’est sans importance,


répondit-elle.

C’était la première fois qu’elle était


capable de lui parler depuis qu’il
venait la voir ; il était venu souvent.

— Je... j’avais peur que ce soit


quelqu'un d’autre.
— Victoria ?

C’était une affirmation plus qu’une


question. Il s’assit tranquillement.

— Je m’attendais à voir mes


parents, avoua-t-elle. Tu... tu ne les
a pas prévenus, n’est-ce pas ?

— Non, tu es sous ma
responsabilité maintenant.

Le timbre de sa voix et la curieuse


intensité de son regard la mirent
m al à l’aise. Elle resta silencieuse
mais sentit que son pouls
s’accélérait.

— Naturellement, ajouta-t-il sur


un ton plus dégagé, si ta vie avait été
en danger, je les aurais avertis. Mais
le docteur m’avait assuré que tu te
remettrais parfaitement.

Elle acquiesça d’un signe et il y eut


un long silence.

— Tu es venu seul ? dit-elle


finalement.

Elle attendait qu’il lui donne des


nouvelles de la famille mais il n’en
fit rien, se contentant de la scruter.
— Tu as meilleure mine.

— Et toi, tu as l’air fatigué,


répondit-elle en fronçant les
sourcils.

Elle avait remarqué que sous le


bronzage, il avait les traits tirés.

— Il ne faut pas t’inquiéter pour


moi, reprit-elle.

— Tu es ma femme, dit-il d’un


ton neutre.

Elle agita impatiemment la main..


— C’est sans importance, et tu le
sais. Nous avons été stupides de
nous marier.

— J’ai été stupide, tu veux dire !


Pas seulement stupide mais aussi
irresponsable, même criminel !

R e b e c c a écarquilla les yeux,


abasourdie par cette véhémence
inhabituelle chez lui. Elle comprit
qu’il pensait à l’enfant.

— Peu m’importe d’avoir perdu le


bébé.
En cet instant, elle sut qu’elle
mentait, qu’elle essayait surtout de
se convaincre elle-même.

— Un enfant est mort, répliqua-t-


il.

— Mais tu n’es pas responsable


de ma... de ma chute ! II la regarda
calmement, les mains jointes sur
les genoux.

— Ta chute ? Parle-moi donc un


peu de cette chute.

— Qu’y a-t-il à en dire ? répliqua-


t-elle en haussant les épaules. J’ai
glissé, voilà tout.

— Et les marques sur ton cou et


ton visage ?

— Victoria m’a frappée avec sa


cravache. Elle était furieuse à cause
de notre mariage. Puis elle s’est
excusée. Nous descendions prendre
un verre quand... eh bien, j’ai glissé.

— Elle n’a pas essayé de te retenir


?

— Je... je ne sais pas. Tout s’est


passé si vite...
— Tu mens, Rebecca, coupa-t-il
d’une voix dure.

— Je ne...

— Il y avait un témoin.

— Un témoin ? répéta-t-elle en
frissonnant.

— Ne te souviens-tu pas que


quelqu’un t’a crié de prendre garde
?

Soudain, elle se rappela cette voix


étrange qui avait crié son nom. Elle
avait complètement oublié ce détail.
Ses mains se crispèrent sur la
couverture et elle tourna vers
Gabriel un regard anxieux.

— Peu importe ce témoin, je dis la


vérité.

— Ne sois pas stupide !

— Je t’assure que c’est vrai !

— Je veux que tu portes plainte.

— Non.

— Alors c’est moi qui le ferai.


Elle essaya de s’asseoir et poussa
un cri en sentant une violente
douleur dans son dos. Livide, elle se
laissa retomber sur l’oreiller.

— Si tu fais cela, je partirai d’ici et


personne ne me retrouvera ! Porte
plainte et je ne pourrai plus jamais
retourner chez mes parents. Je t’en
prie, oublie cela. Dans un sens, c’est
ce qui pouvait arriver de mieux...

Un cri de colère l’interrompit ;


Gabriel sauta sur ses pieds.

— Ce qui pouvait arriver de mieux


! répéta-t-il, indigné. Un enfant est
mort et tu oses dire cela !

— C’est la vérité ! cria-t-elle. Son


père n’était qu'une... qu’une bête !

— Et sa mère ?

Rebecca eut l’impression d’être sur


le point de livrer ses secrets les plus
intimes. Effrayée, elle détourna la
tête et resta silencieuse.

— Tu ne peux pas laisser passer


une chose pareille !

— Mais si ! explosa-t-elle.
Imagine ce qui se passerait si je
portais plainte. Cette histoire
sordide serait dans tous les
journaux du pays. Et quelle aubaine
pour les journalistes quand ils
découvriraient que je suis la fille
d’un pasteur unanimement
respecté !

Visiblement, Gabriel n’avait pas


envisagé cet aspect de la question.
II la fixa longuement avant de se
lever et de se diriger vers la fenêtre.
Elle s’aperçut de son désarroi à la
façon dont il enfonça nerveusement
les mains dans les poches de son
pantalon. Au bout d’un moment, il
se tourna vers elle, le visage
sombre. De toute évidence, il était
contrarié de devoir admettre sa
défaite. Il revint s’asseoir, les lèvres
serrées.

— Qu i était ce fameux témoin ?


demanda-t-elle calmement.

— Philip, dit-il d’un ton neutre.


Souffrant, il était rentré plus tôt de
l’école.

— Philip !

Il ignora son cri de surprise et


poursuivit.
— Il a assisté à toute la scène. Il a
vu Victoria te pousser et il a crié
pour t’avertir.

— Philip a crié ?

— Il a essayé de le faire plus tôt,


mais quand il y est enfin parvenu,
c’était trop tard. Il s’est précipité
chez Chas et lui a fait comprendre
que tu avais eu un accident. C’est
Chas qui t’a emmenée à
Queenstown, laissant à Philip le
soin de nous prévenir, papa et moi.

Une joie sincère éclaira le visage las


de Rebecca.
— Tu veux dire qu’il a parlé ?
Philip parle de nouveau ?

Gabriel ne put s’empêcher de


sourire.

— Oui. Mais à quel prix !

— Cesse de penser au bébé ! dit-


elle sèchement. Je suis heureuse de
l’avoir perdu, heureuse, tu
m’entends !

— Tu n’avais pas l’air heureuse


quand je suis entré dans la
chambre. Pour l’amour de Dieu, tu
n’as pas besoin de feindre avec moi
! Je préférerais que tu pleures, ce
serait une réaction plus naturelle !

— J’ai pleuré ! Et je pleurerai


encore ! Mais toi non plus, tu n’as
pas besoin de feindre. En quoi cela
te concerne-t-il ?

— Ce qui t’arrive me concerne,


dit-il en maîtrisant sa colère. Je ne
suis pas totalement insensible !

— Excuse-moi, j’ai du mal à te


croire ! La seule chose qui te
contrarie, c’est que la femme que tu
aimes vraiment soit responsable de
ce qui m’est arrivé !

Gabriel se leva brusquement. De


nouveau, il se dirigea vers la fenêtre
et fixa longuement le jardin avant
de se retourner vers elle.

— Je n’en veux pas à Victoria de


ce qui s’est passé, c’e s t à moi que
j’en veux. C’est à moi que tu devrais
faire des reproches. Je suis aussi
coupable que si je t’avais poussée
moi-même, que si je t’avais moi-
même frappée avec une cravache...

Sa voix se brisa et son émotion


incontestable la fit frémir. Pendant
un bref instant, elle vit de la
souffrance dans ses yeux, et elle en
fut profondément troublée. Elle le
regarda s’installer près d’elle sur le
lit et ne résista pas quand il tendit la
main et lui tourna doucement la
tête pour examiner les cicatrices qui
zébraient son cou et sa joue.
Retenant son souffle, elle le vit
pencher la tête et poser doucement
les lèvres sur les siennes. En
sentant la pression de sa bouche,
elle sut instinctivement qu’il avait
dû l’embrasser ainsi pendant
qu’e l l e était inconsciente, et plus
d’une fois.
Il plongea ses yeux dans les siens
comme s’il voulait sonder le fond
de son âme.

— Remets-toi vite, dit-il d’une voix


rauque. Je veux... Tu nous manques
et nous souhaitons tous que tu
rentres à Wildemess aussi vite que
possible.

Rebecca demeura immobile


longtemps après qu’il fut parti.
Submergé par l’émotion, il avait dû
se retirer, les yeux brillants. Des
larmes ? Qu’est-ce qui avait pu
provoquer une telle émotion chez
un homme aussi dur que Gabriel ?
La compassion ou un sentiment de
culpabilité ? Ou serait-ce que ses
sentiments pour elle avaient
tellement changé qu’il avait cessé
de désirer Victoria pour la désirer,
elle ? Elle ferma les yeux afin de
chasser ces pensées qui
l’effrayaient et chercha une
consolation dans le fait qu’elle
n’était plus enceinte et, surtout, que
Philip parlait de nouveau.
Maintenant, rien ne s’opposait à ce
qu’elle quitte Wilderness le plus tôt
possible.

Brusquement, de façon
inexplicable, elle éclata en sanglots.
Le lendemain soir, Gabriel revint la
voir. Rebecca essaya de dissimuler à
quel point elle se sentait
brusquement mal à l’aise en sa
compagnie.

— J’espérais que tu amènerais


Philip, se plaignit-elle. Je ne l'ai pas
vu depuis que je suis ici.

— Il est probable que l’extrême


sollicitude de Chris compense la
négligence de Philip !

Cette réponse soupçonneuse lui fit


sentir qu’i l était probablement
aussi tendu qu’elle.

— Effectivement, Chris a été


merveilleux... Il m’a apporté des
roses cet après-midi...

Elle s’interrompit en voyant que


cette confirmation de la sollicitude
de Chris était loin de l’apaiser.
Peut-être croyait-il qu’elle lui
reprochait implicitement de ne lui
avoir jamais rien apporté depuis
qu’elle était à l’hôpital ? Eh bien, il
se trompait, elle ne voulait rien de
lui. Soutenue par l’idée qu'elle
quitterait bientôt la tension de
Wilderness, elle se força à sourire.

— Assieds-toi, je t'en prie.


Comment va Philip ? Et ton père ?

— Ils vont bien, dit-il sans bouger.


Le médecin pense que tu pourras
sortir d’ici un jour ou deux.

— Oh...

Elle essaya de dissimuler la panique


qui s’était emparée d'elle à cette
nouvelle. Elle ne voulait pas
retourner à Wilderness et, surtout,
elle ne voulait pas reprendre son
rôle d'épouse. En un peu plus d'une
semaine, la situation avait
radicalement changé et...

— Philip demande chaque jour


quand tu vas enfin rentrer, dit-il en
souriant. Maintenant qu’il a
retrouvé sa langue, on ne peut plus
l'arrêter !

Elle éclata de rire.

— Il a beaucoup de temps à
rattraper !

Gabriel marchait de long en large.

— Pourrais-tu t’asseoir, s’il te


plaît ? demanda-t-elle d’une voix
timide. Tu as l’air d’un lion en cage,
et cela me rend nerveuse.

Aussitôt, son expression se modifia.


Il plissa les yeux et eut un sourire
moqueur.

— Je ne vois pas pourquoi cela te


rend nerveuse. Quoique...
généralement, les lions obéissent à
leurs instincts.

Elle feignit de ne pas avoir saisi


l'allusion.

— Ne crois-tu pas que je devrais


en savoir un peu plus sur les
raisons qui ont empêché Philip de
parler pendant si longtemps ?

L’expression moqueuse de Gabriel


s’évanouit. Il haussa les épaules et
s’assit enfin. Son agitation avait
disparu pour laisser place à la
résignation.

— Tu as sans doute raison.

— Mais si tu n’as pas envie de


m’en parler...

— Tu as le droit de savoir. Tu es
une Wilder maintenant, tu fais
partie de la famille. Et c’est un
honneur, même s’il peut te sembler
un peu douteux.

Désemparée devant son brusque


changement d’humeur, elle essaya
de masquer son inquiétude.

— Si c’est là ton seul critère pour


discuter de quelque chose avec moi,
alors ne parle pas. Maintenant que
j’ai perdu le bébé et que Philip est
rétabli, plus rien ne m’empêche
d’a b a n d o n n e r « l’h o n n e u r »
d’appartenir à la famille Wilder. Et
si ce qu’a fait Victoria n’a pas altéré
tes sentiments pour elle, tu ferais
mieux de l’épouser.

Gabriel se redressa et,


brusquement, lui fit presque peur.

— Certaines choses ont pu


changer, répliqua-t-il, mais tu es
toujours ma femme !

— Les raisons qui nous avaient


amenés à ce mariage ont disparu !
cria-t-elle.

— En apparence, oui, dit-il


calmement. Cependant Philip est
encore fragile, et il risque de
rechuter si tu pars maintenant.
D’ailleurs, la situation n’a pas
changé autant que tu sembles le
croire.

Rebecca le regarda comme s’i l était


fou.

— Comment peux-tu dire cela ?


s’exclama-t-elle.

— Tu n’es plus enceinte, c’est


incontestable. Mais es-tu prêt e à
retourner chez toi et à affronter tes
parents ? Es-tu prête à leur raconter
ce qui t’est arrivé, à en discuter, à
laisser ton père te mener sur le
chemin du pardon ?
— Non, murmura-t-elle.

— C’est ce que je pensais. Quand


tu y seras prête, tu t’en iras. En
attendant, je n’ai pas le choix, je
dois penser à Philip. Un événement
dramatique l’avait condamné au
mutisme. Un événement tout aussi
dramatique pour lui, et cela parce
qu’il t’aime, lui a rendu la parole...

Elle attendit en silence qu’il


poursuive.

— Je ne t'ai pas avoué comment


Mara est morte, dit-il enfin. A
gauche de la maison, il y a une
petite crique. La route qui y mène
est très mauvaise. C’est là que Mara
voulait faire bâtir la nouvelle
demeure. C’est un coin plutôt
sauvage, envahi par la broussaille.
Mara s’y rendait souvent à cheval.
Un soir, ne la voyant pas rentrer à la
maison nous avons commencé à
nous inquiéter. Puis son cheval est
revenu en boitant. Une balle l’avait
blessé au flanc. On a retrouvé Mara
peu après la nuque brisée.

Gabriel s’interrompit et fixa ses


mains d’un air égaré.
— Philip s’était toujours intéressé
aux armes, reprit-il, mais il savait
parfaitement qu’il ne devait jamais
s’en servir sans que l’un de nous
soit avec lui. Cet après-midi-là, il
avait choisi de désobéir à cette règle.
Il a pris un fusil dans la
bibliothèque et s’est glissé dans un
coin où il pensait être seul. Quand il
a appris la mort de sa mère, il est
tombé dans un état de prostration
et, jusqu’à ton arrivée à Wilderness,
il s’était coupé du monde. Depuis ce
jour, il n’avait plus jamais parlé.

Rebecca le fixait, tout à la fois


horrifiée et incrédule.
Comment un enfant aurait-il pu
assumer une telle responsabilité ?
Avoir causé la mort de sa mère !
Comment vivre sous le poids d’une
telle culpabilité ?

— Tu comprends maintenant à
quel point cet enfant a besoin de
toi, conclut Gabriel.

Elle acquiesça en silence tandis


qu’il lui prenait la main.

— Je ne veux pas t’obliger à agir


contre ta volonté, dit-il doucement,
mais je souhaite que Philip se
rétablisse complètement. Cela me
donne une joie immense de le voir
heureux et je veux te voir heureuse,
toi aussi.

Elle se força à sourire.

— Je ne suis pas vraiment


malheureuse, j’ai simplement
besoin de temps pour me remettre,
pour réfléch ir à tout ce qui m’est
arrivé en si peu de temps. Si nous
pouvons continuer dans les mêmes
conditions, alors je suis prêt e à
rester un peu à Wilderness.

A ces mots, Gabriel baissa


brusquement les yeux et elle ne put
voir quelle était sa réaction à cette
décision.

— Je suis heureux de l’entendre,


dit-il en posant un léger baiser dans
la paume de sa main.

Il se leva et la regarda longuement.

— Je vais t’envoyer l’infirmière.


Tu auras sûrement besoin d’un
somnifère pour dormir.

— Ne t’inquiète pas, dit-elle en


souriant. On m’en donne toujours,
que je le demande ou pas.
— Je te verrai demain.

Elle sentit qu’il lui lâchait la main à


regret.

— Tu n’es pas obligé de venir si


souvent, tu sais, dit-elle avec
conviction. C’est un long trajet.

— Je dois t’avouer que je ne serai


pas mécontent quand le docteur
t’autorisera à sortir, répondit-il en
souriant.

Arrivé à la porte, il parut hésiter. Il


se retourna, lui adressa un signe de
la main et partit.

Rebecca s’éveilla brusquement au


beau milieu de la nuit. Le cœur
battant, elle se répéta ces mots : «
Ivre ou pas, j’ai vu ce que j’ai vu...
Ce n'est pas l’enfant qui a tué la
duchesse... » Pas l'enfant... Philip
était-il l’enfant auquel cette lettre
faisait allusion ? Et qui l’avait écrite
? D’ailleurs, où était donc cette
lettre ? Elle eut l’impression que
son cœur allait éclater. Que diable
en avait-elle fait ? Non... elle n’avait
pas été assez stupide pour la jeter ?
Dévorée d’anxiété, elle resta éveillée
jusqu’à l’aube. Elle ne dormirait
pas avant de se rappeler ce qu’elle
avait fait de la lettre. Son esprit
repassait inlassablement les
événements de cette nuit-là, cette
terrible nuit d’orage où Gabriel était
entré dans sa chambre. Oui, elle
avait parcouru des magazines et...
Les livres ! La lettre se trouvait
dans le livre de Steinbeck qu’elle
avait glissé sous son lit dans sa
panique. II devait encore y être !

Quand Gabriel arriva enfin cet


après-midi-là, l’excitation de
Rebecca était à son comble. Elle lui
raconta l’histoire de sa découverte
aussi calmement que possible.

Pendant qu’elle pariait, il fronça les


sourcils.

— Ivre ou pas... répéta-t-il.

— Il y avait autre chose d’écrit,


mais je n’arrive pas à m’en
souvenir.

— Mellie était notre cuisinièr e à


c e t t e époque et elle occupait ta
chambre. C’était une alcoolique
invétérée. Et... oui, je m’en
souviens, elle appelait Mara « la
duchesse » !

Il se leva brusquement.

— Je vais chercher... Tu as bien


dit sous ton lit ?

— Oui. Gabriel...

Il se retourna.

— Tiens-moi au courant.

Il lui lança un coup d’œil malicieux


et revint vers elle. Il se pencha et
déposa un long baiser insistant sur
ses lèvres.
— Reconnais qu’il m’était difficile
de résister, dit-il ensuite. Tu es très
provocante, étendue à moitié nue
dans ce lit.

Quand il fut parti, Rebecca baissa


les yeux et s’aperçut qu’elle avait
mal boutonné sa chemise de nuit.
Gabriel pensait-il vraiment qu'elle
avait fait cela à dessein, pour le
séduire ? Elle gémit et enfonça son
visage dans l’oreiller, se demandant
si elle avait pris une sage décision
en acceptant de rester à Wilderness.
Ce fut Gérard ; et non pas Gabriel
qui vint la chercher le lendemain.
Gabriel avait dû s’absenter et il
avait demandé à son père de la
ramener à Wilderness. Rebecca fut
étrangement déçue par l’absence de
son mari.

Sa déception était bien normale, se


dit-elle pour se rassurer. Elle était
tellement impatiente de savoir ce
que la lettre avait pu révél e r à
Gabriel. Oui... mais était-ce là une
raison suffisante ?

Elle s’assit en silence dans le


bateau. Le ciel était chargé de
nuages, mais il n’y avait plus de
neige au sommet des montagnes.
C’était l’été. Quand la neige
reviendrait, elle aurait quitté
Wilderness depuis longtemps.
9

Chaque jour en rentrant de l'école,


Philip venait la retrouver dans la
chambre où elle se reposait. Il
restait timidement sur le seuil
jusqu’à ce qu’elle ait réu s s i à le
convaincre d’entrer et, même alors,
il fallait qu’elle le cajole pour qu’il
se décide à parler. Elle était inquiète
de constater à quel point l’enfant
l’aimait et la respectait.
Comment pourrait-elle partir ? se
demandait-elle. Plus le temps
passait, plus elle se trouvait
prisonnière des habitants de
Wildemess. On avait besoin d’elle
ici, surtout Philip, qui était de loin
le plus vulnérable. Il souffrirait
beaucoup quand elle partirait. Et
elle mentirait en prétendant qu’elle
ne s’était pas attachée à cette
famille. Ce serait un déchirement
pour elle de les quitter. Wilderness
lui manquerait, c'était naturel. Qui
n’apprécierait la beauté et la
tranquillité d'une région beaucoup
plus agréable qu’Auckland ? Oui,
plus elle tarderait, plus il lui serait
difficile de partir.

C’était Chris, et non Philip, qui lui


tenait compagnie l’après-midi du
retour de Gabriel. Quand elle vit
l’expression de son mari en
découvrant son frère dans sa
chambre, elle en fut vaguement
alarmée.

Chris se leva aussitôt, salua


affectueusement son frère et prit
congé avec tact.

Rebecca lança à Gabriel un sourire


étrangement timide.
— Bonjour.

— Qu’est ce qui t’amuse ?


demanda-t-il sèchement.

— M’amuse ? répéta-t-elle.

— A ton expression on croirait


que tu étais en train d’échanger des
confidences avec mon frère.

Il n’avait pas tout à fait tort. Chris


était effectivement venu lui
demander conseil. Devait-il essayer
d’e n t r e r à l’université en mars
prochain, contrairement au désir de
son père ? Il avait mis assez
d’argent de côté, lui avait-il confié.
Bien entendu, Rebecca ne pouvait
l’aider. C’était à lui, et à lui seul, de
prendre une telle décision.
Néanmoins, elle l’avait renseigné
sur certains aspects de la vie à
l’université.

Elle soupira doucement. Elle ne


savait pas encore très bien
comment se comporter avec Gabriel
quand il était de mauvaise humeur.

— Je pensais à Philip, dit-elle


prudemment. J’ignore pourquoi, il
se montre assez timide avec moi
depuis mon retour.

Il lui lança un regard sévère.

— Je n’aime pas beaucoup


trouver Chris dans ta chambre.

— En temps normal, personne n’a


le droit d’entrer ici. Mais, tout
comme toi, il rendait simplement
visite à une convalescente.

Leurs yeux se rencontrèrent et il fut


le premier à détourner la tête. Il prit
la veste qu’il avait jetée sur une
chaise et fouilla dans les poches. Il
en sortit un petit paquet enveloppé
dans du papier vert qu’il posa sur le
lit devant elle. Elle le regarda puis
leva les yeux vers lui, stupéfaite.

— Pour tous les chocolats et les


fleurs que j’ai négligé de t’apporter
quand tu étais à l’hôpital, expliqua-
t-il.

L’ébahissement de Rebecca laissa


place à une certaine réticence.

— Tu ne l’ouvres pas ?

— Gabriel... commença-t-elle,
embarrassée.
— Tu pourras le laisser ici en
partant si tu veux, coupa-t-il.

Sans le regarder, elle prit le paquet


et ouvrit le coûteux emballage. Dans
u n écrin de velours noir, sur un lit
de satin blanc, était posé le plus
beau collier qu’elle ait jamais vu.
Elle retint son souffle. La chaîne en
or travaillé mettait en valeur le
superbe pendentif en diamant. Elle
prit le bijou presque
respectueusement et sentit la
fraîcheur de l’or sur ses doigts.

— Modeste, à côté des cadeaux


d’Isaac, remarqua-t-il
ironiquement.

Devant l’air interrogateur de


Rebecca, il expliqua :

— N’avait-il pas envoyé à Rebecca


neuf chameaux chargés de présents
?

— Oui, mais il l’aimait, laissa-t-


elle échapper.

— Comment l’aurait-il pu ? A
ce tte époque, il ne l’avait encore
jamais vue.

Elle baissa les yeux pour masquer


sa confusion.

— De toute façon, comme tu l’as


dit un jour, leur histoire n’a que
peu de rapports avec la nôtre,
murmura-t-elle.

Il s’approcha et lui prit le collier.

— Redresse-toi, je vais te
l’attacher.

Elle releva ses cheveux à regret et


frissonna quand les doigts de
Gabriel effleurèrent sa nuque.

—Il te va très bien. Tu as un très joli


cou et de magnifiques épaules.

Elle le remercia de son cadeau en


essayant de paraître calme. Puis il
s’assit sur le lit, plus près d'elle que
Chris et Philip ne l’avaient jamais
osé.

— Je suis sûr que la Rebecca de la


Bible a remercié son Isaac avec plus
de chaleur.

— En effet.

Elle soutint courageusement son


regard moqueur et poursuivit :
— Rebecca a donné à boire à ses
neuf chameaux ainsi qu’à ceux de
son serviteur.

— Comment vas-tu ? demanda-t-


il en souriant.

— Beaucoup mieux. Maintenant,


dis-moi ce qu’il en est à propos de
Philip. J’espérais que tu
m’appellerais à l’hôpital pour me
dire si tu avais trouvé la lettre, et
tout ce que j’ai su par ton père, c’est
que tu t’absentais pour affaires.

— Philip était la raison de cette


absence.
Il se leva et sortit de la poche de sa
veste la lettre dont elle lui avait
parlé.

— Voici la lettre, dit-il en la lui


tendant. Ecrite par Carmel Dodds,
dite Mellie, notre cuisinièr e à
l’époque de la mort de Mara. Il m’a
fallu beaucoup de temps, mais je
l’ai finalement retrouvée à
Dunedin. Elle s’est retirée,
maintenant, mais elle est toujours
la même vieille Mellie. Elle a eu un
peu peur en me voyant. Elle m’a dit
qu’elle avait écrit cette lettre sur
une impulsion avant de quitter
Wilderness, un ou deux jours après
la mort de Mara. Elle n’a pas eu le
courage de rester et de prouver
l’innocence de Philip. Qui aurait cru
une vieille femme alcoolique ? m'a-
t-elle dit. Pourtant, elle n’a pu
s’empêcher d’écrire cette lettre et
de la glisser dans le livre en pensant
qu’on le remettrait dans la
bibliothèque après son départ.
Seulement, ça n’a pas été le cas. Elle
s’attendait à nous voir venir lui
demander des explications
beaucoup plus tôt. Puis, le temps
passant, elle a jugé préférable de se
taire à jamais. Mais quand je lui ai
appris que Philip ne pouvait plus
parler, elle a été bouleversée. Je
crois que c’est cela qui l’a
convaincue de dire la vérité à propos
de cette lettre. Et cette vérité
explique ton « accident ».

Rebecca écarquilla les yeux.

— Comment cela ? Mellie ne me


connaît même pas.

— Non, mais elle connaît Victoria


et, à ce qu’il semble, elle la connaît
beaucoup mieux que nous tous. A
l’époque où elle vivait chez nous,
elle savait que l’alcool était interdit
dans la maison. Aussi en avait-elle
caché une réserve dans les buissons,
les buissons où Philip a joué avec le
fusil et aussi les buissons où Ton a
retrouvé le corps de Mara. Mellie
est la seule à avoir vu qui a tiré sur
le cheval, et ce n’était pas Philip.

Rebecca se glissa hors du lit et le


rejoignit près de la fenêtre.

— Victoria ? demanda-t-elle d’une


voix hésitante.

— Victoria, acquiesça Gabriel en


la regardant. Je n'avais jamais parlé
de Mara avec elle, mais Victoria
n’était pas stupide. Elle et Mara
étaient devenues amies, et elle était
parfaitement au courant des
frasques de ma belle-mère. Surtout,
elle savait que Mara s’intéressait
beaucoup à moi.

— Et pour cela, elle a voulu la tuer


?

Il soupira tristement.

— Si Victoria est folle, comme je


le crois, il lui est impossible de
réprimer ses instincts criminels.

Un frisson parcourut Rebecca


quand elle se souvint du moment
qu’elle avait passé avec Victoria en
haut des escaliers.

— Que va-t-il se passer


maintenant ?

— Pas grand-chose, je le crains.

Il la prit par le bras et la reconduisit


jusqu’au lit. Quand elle fut
confortablement installée, il s’assit
près d’elle.

— Je suis allé voir Victoria le soir


de ta chute. Là, j’ai compris ce
qu’avait compris Mellie avant moi.
Oh, elle était très calme en
apparence, mais ses yeux
étincelaient de rage. A certains
moments, elle devenait comme
folle. J’ai senti qu’il serait
impossible de discuter avec elle, de
l’am e ne r à m’expliquer pourquoi
elle t’avait poussée. Je me suis
rendu compte pour la première fois
qu’e l l e était totalement
déséquilibrée. Son père le savait
depuis longtemps. Il m’a dit ensuite
qu’il avait vécu dans l’espoir que
Victoria et moi finirions par nous
marier. C’est ce qu’elle souhaitait le
plus au monde et, quand elle
obtient ce qui lui tient à cœur, elle
est à peu près normale.
II hocha la tête comme pour
chasser l’image du destin auquel il
avait échappé.

— Etant donné les circonstances,


il m’a assuré qu’il vendrait Willow
Bay aussi vite que possible et qu’il
emmènerait Victoria au loin,
peut-être en Australie où elle a été si
heureuse.

— Mais n’aura-t-elle pas besoin


de ton aide ? protesta Rebecca,
inquiète. Son père n’espère pas la
guérir simplement en l’emmenant
en Australie ! Qui sait de quoi elle
serait capable si sa volonté était de
nouveau contrariée ?

— Je lui ai exposé cet argument. Il


s’est engagé à la faire soigner si
nous ne portons pas plainte.

— Penses-tu qu’il agira vraiment


ainsi ?

— Il sait qu’il serait irresponsable


de ne pas le faire. Il ne sera pas
toujours là pour protéger sa fille.
Laura, sa femme, venait d’une
puissante famille de Sydney. Ils
voudront donner à Victoria les
meilleure médecins, et ils sont à
même de le faire.

— Et Philip ? Quand lui diras-tu la


vérité sur la mort de sa mère ?

— Je ne sais pas encore. Je vais en


discuter avec papa, et c’est lui qui
parlera à Philip.

Un tendre sourire éclaira le visage


de Rebecca.

— Ce sera merveilleux pour lui


d’apprendre la vérité !

Gabriel reprit la lettre et y jeta un


regard songeur.
— Papa se plaignait souvent
d’avoir perdu ce livre. Steinbeck est
son écrivain favori. Il relit souvent
ses livres, et Mellie le savait. C’est
pourquoi elle y a mis la lettre.
Pourtant, il est étrange de penser
que Philip n’aurait probablement
plus jamais parlé, que ce livre
n’aurait pas été retrouvé avant des
années, peut-être pas avant la mort
de Mellie, si tu n’étais pas venue à
Wildemess.

Elle se sentit défaillir sous


l’intensité de son regard. Elle décida
aussitôt de ne pas se laisser
émouvoir et tenta de maîtriser son
trouble.

— Plus exactement, tout cela ne


serait pas arrivé si tu ne m’avais pas
reléguée dans une chambre de
domestique, rectifia-t-elle avec un
sourire moqueur.

La stupeur, puis une douleur


inexplicable l’envahirent en voyant
Gabriel blêmir sous le bronzage.
Elle détourna rapidement les yeux.

— Enfin, je suis heureuse que


tout se soit bien terminé, ajouta-t-
elle d’une voix tremblante.
— Tu dis cela comme si tout était
fini, observa-t-il d’une voix étrange.

Il se leva, s’approcha d’elle et


déposa un rapide baiser sur sa joue.

— D’une certaine manière, dit-il


doucement, cela n’a même pas
encore commencé.

Noël vint, puis les mois passèrent et


Rebecca pensait toujours à cette
remarque de Gabriel. Au début, elle
avait tenté de se convaincre qu’il
n’y avait aucun sous-entendu dans
ce qu’il avait dit, mais, à mesure
que le temps s’écoulait, le contraste
entre l’attitude actuelle et l’hostilité
qu’il lui avait témoignée au début
était si frappant qu’elle fut bien
obligée de s’en inquiéter.

I l était incroyablement gentil avec


elle, tendre, plein de sollicitude,
presque aimant. Il se mit à lui
rapporter des cadeaux de chacun de
ses voyages à Queenstown. D’abord,
ce furent des fleurs, des chocolats,
des fruits exotiques... Elle s’en
amusait, elle en était même
touchée. Elle savait qu’il essayait de
se faire pardonner sa négligence
passée.

Néanmoins, quand ses cadeaux


devinrent plus coûteux,
l’amusement laissa place à
l’inquiétude. Lui ferait-il la cour ?
En réfléchissant au comportement
de Gabriel ces derniers mois, elle se
rendit compte qu’elle avait été
stupide. Comment avait-elle pu être
aussi aveugle ? Le but de Gabriel ne
serait-il pas de l’amener à rester
définitivement à Wilderness ? Et
comme sa femme, sa vraie femme ?
Naguère, elle aurait refusé de
l’admettre, mais, tout à coup, cette
éventualité ne lui semblait plus
aussi absurde. Plus encore, cette
perspective lui paraissait
maintenant fort séduisante. Quand
elle s’en rendit compte, la panique
l’envahit.

Il lui fallut quelques jours pour


trouver le courage d’annoncer à
Gabriel son intention de quitter
Wilderness, et elle le fit d’une voix
timide, avec tact, comme pour lui
prouver qu’ils pouvaient discuter
calmement, en adultes.

Pourtant, il réagit avec une telle


violence qu’elle comprit qu’elle
s’était bercée d’illusions en croyant
que les choses se passeraient sans
heurts.

— Pourquoi ne veux-tu pas me


laisser partir ? implora-t-elle. Je ne
peux pas rester ici éternellement !

— Pourquoi pas ? Détestes-tu


Wilderness ? T’y ennuies-tu ?

— Non ! cria-t-elle, désemparée.


Bien sûr que non ! J’aime
infiniment Wilderness, mais tu sais
aussi bien que moi que nous ne
pouvons continuer à vivre ainsi
indéfiniment. Tu dois avoir envie
d’un vrai mariage. Et peut-être que
moi aussi... mentit-elle.

— Vraiment ? coupa-t-il d’une


voix dure. Tu ne trouveras pas un
au tre époux aussi complaisant et
compréhensif que moi, alors tu
ferais bien mieux de te contenter de
ce que tu as.

En voyant son visage livide, il


changea aussitôt de ton et
d’attitude.

— Quand tu ét a i s à l’hôpital,
reprit-il, je t’ai dit que lorsque tu
serais prêt e à parler des raisons
pour lesquelles tu ne veux pas
qu’un homme te touche, je
demanderais une annulation. Tu
t’en souviens ?

— Oui.

— Et... ?

— Tu m’as dit que lorsque je me


sentirais prêt e à raconter à mes
parents ce qui m’est arrivé, tu me
laisserais partir. Eh bien, j’y suis
prête maintenant. Et je veux
retourner chez moi.

L’expression de Gabriel se fit


implacable.
— Si tu es vraiment prêt e à en
parler, prouve-le, dit-il
tranquillement. Je t’écoute.

— Non, cela ne faisait pas partie


de notre marché !

— Eh bien, maintenant si !

— Non ! Non ! cria-t-elle, les yeux


brillants.

Il haussa les épaules, passa dans sa


chambre et en ressortit quelques
secondes plus tard, sa veste à la
main.
— Quand tu y seras prête, nous en
reparlerons.

— Je... je m’enfuirai ! Je partirai


d’ici, je le jure !

— Essaye. Tu n’iras pas loin. Que


cela te plaise ou non, tu es mariée
avec moi et tu le resteras jusqu’à ce
que je sois sûr que tu es redevenue
une femme normale, une vraie
femme !

Il claqua la porte derrière lui et la


laissa seule avec sa souffrance.
Un moment plus tard, elle entendit
son avion survoler la maison.

Il ne rentra pas ce soir-là et, tandis


qu’elle s’apprêtait pour la nuit, elle
tenta de se convaincre que cela lui
ét a i t égal. Mais les larmes qui
roulaient sur ses joues l’obligèrent
à admettre qu’il n’e n était rien.
D’une certaine manière, elle
l’aimait, il fallait bien le
reconnaître. Et quand elle partirait,
il lui manquerait, surtout au début.
D’ailleurs, ils lui manqueraient
tous. Cela lui briserait le cœur de
partir en sachant qu’elle ne les
reverrait probablement jamais.
Le lendemain, elle s’occupa au
jardin jusqu’à ce que la chaleur soit
intenable. Alors elle rentra dans la
maison, passa dix bonnes minutes
sous une douche froide puis se
sécha et regagna sa chambre nue.
Une pile de vêtements fraîchement
repassés devait se trouver sur la
commode. Ses cheveux où jouaient
des reflets roux lui tombaient sur
l e s épaules, et l’air frais lui parut
comme une caresse sur sa peau
nue. Tandis qu’elle cherchait ses
sous-vêtements, elle regretta qu’il
faille s’habiller un jour pareil.
Elle se retourna soudain et poussa
un cri. Gabriel la regardait comme
si elle était une apparition. De
surprise elle laissa tomber sa
lingerie. Reprenant ses esprits, elle
se tourna, saisit frénétiquement un
drap et s’en couvrit à la hâte.

— Que... que fais-tu ici ? dit-elle,


haletante. Je... je ne t’ai pas
entendu entrer.

Il haussa les épaules sans la quitter


des yeux.

— Tu as dû entendre l’avion il y a
quelques minutes ?

— Je... j’étais sous la douche.

Elle repoussa nerveusement ses


cheveux. Tout à coup, elle était en
sueur.

— Je ne suis pas entré ici à pas de


loup, ajouta-t-il. Tu rêvassais, sans
doute.

— Oui, probablement, acquiesça-


t-elle en se forçant à sourire.

— Peut-être, pensais-tu à moi ?


Terrifiée, elle écarquilla les yeux, le
cœur battant. La manière dont il
jeta sa veste sur une chaise lui
parut inquiétante. Le visage résolu,
les yeux mi-clos, il commença à
déboutonner sa chemise.

Stupéfaite, comme hypnotisée,


Rebecca le fixait en silence. Mais
quand il s’attaqua à la boucle de sa
ceinture, la panique la submergea.

— Que... que fais-tu ? balbutia-t-


elle, la gorge sèche.

— A ton avis ?
— Mais tu... tu m’avais promis !

— Je sais parfaitement ce que je


t’avais promis, dit-il en souriant. Je
sais aussi que je me suis montré
patient et que j’ai attendu trop
longtemps. Je l’ai compris quand je
suis entré et que je t’ai vu nue, si
belle et à moi !

— Non ! cria-t-elle en resserrant


le drap autour d’elle. Je ne suis pas
à toi !... Tu avais promis !

— J’ai promis de ne jamais


prendre ce que tu ne serais pas
disposée à me donner. Et cette
promesse tient toujours. Mais j’ai
été stupide. Je te veux avec moi,
dans mon lit. Je ne vais pas te
forcer, mais j’ai l’intention de te
persuader.

Rebecca le regardait, les yeux pleins


d’amertume.

— C’est moi qui ai été stupide,


rétorqua-t-elle. Tu n’as jamais eu
l’intention de tenir cette promesse,
n’est-ce pas ?

Sans se donner la peine de répondre


à cette accusation, il ôta ses
chaussures.
Elle réprima un gémissement
devant la gravité de la situation.
Désespérée, elle évalua la distance
qui la séparait de la porte, Gabriel,
qui ne l’avait pas quittée des yeux,
intercepta son regard et lui coupa le
passage.

Quand il l’attrapa, elle hurla. Elle


hurla de nouveau quand elle sentit
qu’il lui arrachait le drap qui la
couvrait. Quand finalement elle fut
nue contre lui, le choc de sentir le
corps d’un homme contre le sien la
plongea dans une véritable frénésie.
Tremblante, elle se débattit, lutta,
cria. Mais, presque sans effort, il la
souleva dans ses bras et l’emporta
vers le lit.

— Je l’ai combattu, jusqu’à la fin,


balbutia-t-elle, les yeux brillants
tout à la fois de colère et de peur, et
je te combattrai de la même façon !

Lorsqu’il s’étendit près d’elle, elle


éclata en sanglots.

— Je te tuerai pour ça ! lança-t-


elle. Oui, je te tuerai !

Elle se jeta contre lui et le frappa de


toutes ses forces, mais il supporta
ses coups sans broncher, se
contentant d’éviter adroitement ses
ongles. Sans cesser de sangloter,
elle continua à lutter, même si elle
savait qu’i l était trop fort pour elle,
trop résolu.

P e uà peu, ses forces


l’abandonnèrent. Elle était secouée
de longs sanglots déchirants, des
sanglots qui venaient du plus
profond d’elle-même. Quand il
enlaça doucement son corps
tremblant, elle se raidit et tenta de
se libérer, mais il l’en empêcha. Il
se mit à la caresser en lui
murmurant des mots tendres
qu’elle comprenait à peine. Quelque
c h o s e à propos du fait qu’il ne
pleuvait pas, qu’il n’y avait pas
d’orage, que le soleil brillait, qu’il
ne faisait pas nuit. Et tout en
sanglotant, elle se demandait
comment il savait qu’elle avait peur
de tout cela.

Puis ses larmes cessèrent. A


l’exception de quelques soupirs
convulsifs, elle resta immobile. Et,
brusquement, elle trouva un
réconfort inattendu dans la manière
dont il lui caressait lentement le
dos et les hanches, même si elle
restait encore affreusement tendue.
Trop fatiguée pour résister encore,
elle le laissa la rouler doucement
sur le dos, effleurer ses lèvres. Il
caressa ses paupières, ses joues
mouillées de larmes, avant de
descendre sur son cou et ses
épaules. Il plongea ses doigts dans
ses cheveux, tout en lui murmurant
des paroles apaisantes. Puis ses
mains descendirent doucement de
ses épaules à ses poignets avant de
remonter vers ses seins.

Peu à peu, elle se détendit et ferma


les yeux. Il la contempla, le visage
crispé comme s’i l était lui aussi
sous l’emprise d’une tension
insupportable.

Elle sentit sa main glisser sur sa


cuisse, et elle se raidit
instantanément, en signe de
protestation ou de plaisir, elle
n’aurait su le dire.
Involontairement, elle soupira,
troublée par l’étrange langueur que
ses caresses faisaient naître en elle.

Envahie par un merveilleux


bien-être, elle s’abandonna et,
brusquement, s’endormit.
Quand elle s’éveilla, elle était
submergée par une émotion comme
elle n’en avait encore jamais connu.
Troublée, elle tenta de se souvenir
de quoi elle avait rêvé pour avoir
une telle envie de pleurer. Ses
jambes lui semblaient
incroyablement lourdes, et elle
ressentait une étrange douleur,
comme s’il lui manquait quelque
chose. Elle s’étira et tourna la tête
vers la fenêtre. C’était étrange, les
murs luisaient d’u n éclat rosé. Ils
n’étaient jamais ainsi le matin,
seulement le soir, au coucher du
soleil... A cet instant précis, elle se
souvint. Elle tourna la tête de
l’autre côté. Appuyé sur un coude,
Gabriel la regardait.

Elle écarquilla les yeux et son cœur


se mit à battre à tout rompre.
Aussitôt, elle fut consciente de deux
choses : d’abord qu’i l s étaient
maintenant sous les draps, ensuite,
qu’il avait dû continuer à la caresser
longtemps après qu’elle se fut
endormie. A cette pensée, horrifiée,
elle repoussa les draps, bien décidée
à s’éloigner de l’homme qui avait
osé faire une chose pareille. Mais
elle s’aperçut brusquement qu’elle
était nue et n’avait rien pour se
couvrir. Furtivement, elle lui jeta
un coup d’œil anxieux.

Cette fois, il semblait qu’il ne ferait


rien pour l’empêcher de s’enfuir.
Mais avait-elle toujours envie de le
faire ? Tout à coup, il murmura son
nom, gentiment. Involontairement,
elle se tourna vers lui.

— Viens ici, dit-il d’une voix


tendre.

Troublée par son intonation où


perçait un désir ardent, elle ferma
les yeux et, quand elle sentit sa
main sur son dos, un frisson la
parcourut.
— Rebecca, répéta-t-il d’une voix
douce mais péremptoire, viens ici.

Elle ne bougea pas.

— Tu sais que je ne te ferais pas


de mal, n’est-ce pas ? Je ne te ferais
jamais de mal. Mais, pour l’amour
de Dieu, Rebecca, j’ai besoin de toi !
J’ai besoin que tu m’embrasses,
que tu me prennes dans tes bras...

Emue par les mots dont il usait et


par le timbre de sa voix, elle se
tourna vers lui. Il la regardait, les
yeux brûlants d’une passion qui,
elle le sentit non sans
appréhension, ne tolérait aucune
résistance.

Lentement, comme si elle était une


marionnette dont il aurait tiré les
fils, elle obtempéra. Sans bien
savoir ce qu’elle faisait, elle pencha
la tête et posa ses lèvres sur les
siennes. Elle soupira mais ne recula
pas devant la violence de sa
réaction. En gémissant, il lui prit la
main et la posa sur son torse. Elle
comprit qu’il ne voulait pas
seulement qu’elle l’embrasse, mais
aussi qu’elle le caresse.
Sous ses doigts malhabiles, ses
muscles puissants se tendirent.
Bouleversé par l’impatience qu’il
manifestait, elle ne savait plus si
elle devait le repousser ou, au
contraire, s’agripper à lui. Et quand
il la supplia de s’abandonner, elle
en fut abasourdie.

Insensiblement, la nature de ses


caresses se modifia. II l’embrassait
maintenant comme il n’avait
encore jamais osé le faire. Electrisée
par le mouvement de ses lèvres sur
sa gorge, elle se sentit parcourue de
sensations d’une violence inouïe.
Chacune de ses caresses semblait
l’embraser et elle était maintenant
sous l’emprise d’un désir qu’elle ne
pouvait plus dissimuler. Vaincue,
elle s’accrocha à lui comme si elle
avait peur qu’il s’éloigne. Tout à
coup, c’était elle qui cherchait
avidement sa bouche, elle qui
demandait ses caresses.

Gabriel avait enfin obtenu ce


pourquoi il avait tant lutté, pourtant
il attendit que toutes ses résistances
se soient évanouies... Alors, quand il
en fut certain, il lui montra à quel
point il la désirait. Et lorsqu’elle
cria son nom, il se perdît en elle.
Epuisés mais comblés, ils restèrent
longtemps silencieux.

— Je n’aurais jamais cru que ça


pouvait être ainsi, dit-elle enfin. J’ai
l’impression d’être sortie de
l’abîme dans lequel j’avais sombré,
un abîme dans lequel il n’y avait
que de la peur.

Elle pressa les lèvres sur son épaule


et soupira.

— Comment te dire à quel point je


te suis reconnaissante de m’avoir
sauvée ? reprit-elle. A quel point il
est merveilleux de se sentir enfin...
enfin libre.
10

Si Rebecca avait vu la résignation,,


la lassitude, la déception qui se
peignirent sur le visage de Gabriel
quand il se leva du lit, elle n’aurait
pas été aussi attristée par l’attitude
distante qu’il lui manifesta les jours
suivants.

Certes, elle avait besoin de se


reprendre, de faire le point, et elle
fut soulagée qu’il n’estime pas qu’il
avait désormais le droit de partager
son lit. Mais elle aurait voulu savoir
pourquoi il s’était mis à l’éviter et
surtout, elle aurait voulu
comprendre pourquoi sa froideur la
faisait souffrir à ce point. Il y avait
bien de temps à autre une certaine
tendresse dans son regard, mais il
ne se laissait plus jamais aller à
l'exprimer en paroles ou en actes.

Une semaine s’écoula sans qu’ils


fassent allusion à ce qui s’était
passé entre eux. Cela avait-il eu si
peu d’importance pour lui ? se
demanda Rebecca par une nuit
d’insomnie, en proie à une
souffrance insupportable. Pour elle,
cela avait tellement compté ! Cela
l'avait libérée d’un passé
cauchemardesque, lui avait ouvert
un avenir riant et plein de
promesses. Mais un avenir qui
serait vide et inutile si elle ne le
partageait pas avec lui. Comment
pourrait-elle vivre si elle savait qu’il
avait fait l’amour avec elle à défaut
de pouvoir le faire avec la femme
qu’il aimait vraiment, avec Victoria
?

E l l e était au plus fort de sa


dépression au moment où Chris
apprit qu’i l était admis à
l’université d’Otago. Elle descendait
l’escalier, tard dans l’après-midi,
quand elle le vit dans le hall, une
lettre à la main, le visage écarlate de
bonheur. A ce spectacle, elle ne put
s’empêcher de sourire, mais elle
regretta aussitôt la spontanéité avec
laquelle elle dévala les dernières
marches et l’étreignit
chaleureusement. Car, fou de joie, il
la soulevait dans ses bras, quand
par-dessus son épaule, elle vit
Gabriel, debout sur la véranda. A
son expression, elle sut qu’il avait
vu toute la scène et en avait tiré de
fausses conclusions.
Environ une heure plus tard, il la
rejoignit dans la cuisine et
l’informa qu’il s’absentait quelques
jours. Avant qu’elle n’ait pu le
questionner, il était parti.

Peu après, elle entendit l’avion


survoler la maison et Gerard entra
brusquement dans la cuisine.

— Où Gabriel est-il allé ?


demanda-t-il sans préambules.

— Je... je l’ignore, avoua-t-elle,


embarrassée.

— Chris dit qu’il a pris son


équipement de chasse.

— Je... je n’en sais rien.

— Le fou ! N’a-t-il pas entendu le


bulletin météo ?

Sans lui laisser le temps de


répondre il quitta la pièce aussi
brusquement qu’il y était entré.

Gerard passa la soirée à écouter les


informations à la radio, et Rebecca
commençait à se sentir mal à l’aise.
Quand le temps empira, de plus en
plus tendue au spectacle de Gérard
qui arpentait la pièce en silence, elle
regagna sa chambre. Elle prit un
long bain chaud mais ne réussit pas
à se détendre et il lui fallut des
heures pour trouver le sommeil.

Quand elle descendit le lendemain


matin, Gér a r d était au téléphone.
C h r i s ét a i t à côté de lui,
anormalement pâle.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle


inquiète.

— Rien, répondit Chris d’une voix


lugubre.
— Il y a quelque chose, je le vois
bien ! Dites-moi de quoi il s’agit.

Il s’humecta les lèvres et jeta un


coup d’œil anxieux à son père avant
de répondre.

— Un avion s’est écrasé dans la


montagne au nord-ouest d’ici.

Rebecca eut l'impression que son


cœur s’arrêtait de battre.

— Pas... pas celui de Gabriel ?

— C’est ce que nous essayons de


savoir. Apparemment, c’est le
même, et...

Brusquement, la pièce se mit à


tourner autour d’elle et le visage de
Chris lui parut infiniment lointain.
Elle tendit les mains, s’agrippa à la
rampe de l’escalier.

— Rebecca !

Chris l’a i d a à s’asseoir sur les


marches.

— Allons, remettez-vous.

— Vous pensez que c’est celui de


Gabriel, n’est-ce pas ? cria-t-elle.
Vous le pensez tous les deux !

— Non, nous ne pensons pas que


ce soit le sien, répondit Chris. Ce
peut être n’importe qui.

— Quand... quand saurons-nous


avec certitude ?

Chris hésita. A cet instant, Gérard


raccrocha et se tourna vers eux.

— L’avion est au fond d’un


précipice et, par ce temps, il leur
faudra longtemps avant de pouvoir
l’atteindre. Ils appelleront dès
qu’ils auront du nouveau.
Pour Rebecca, les heures suivantes
furent interminables. Peu à peu, la
pluie cessa et, tandis que le ciel
s’éclaircissait lentement, son
impatience allait croissant. Gérard
appela la police de Queenstown
pour s’entendre dire qu’on n’avait
rien de plus à lui apprendre.

A la nuit tombée, le temps tourna à


l’orage, et Rebecca se mit à prier
comme elle ne l’avait jamais fait
auparavant. Peu avant minuit, elle
s’assoupit sur le divan du salon.
Gérard l’éveilla doucement pour
l’encourager à aller se coucher.
Epuisée, elle suivit son conseil mais
passa une nuit agitée à se débattre
dans d’atroces cauchemars.

Pendant qu’elle s’habillait le


lendemain matin, la tristesse la
submergea. Etait-ce une
prémonition ? se demanda-t-elle,
saisie d’une terreur soudaine. Dieu
voulait-il lui faire comprendre que
Gabriel était mort, qu’elle l’avait
perdu à tout jamais ? Si l’homme
qu’elle aimait était mort, il lui serait
impossible de continuer à vivre.

Elle entrait dans la cuisine pour


préparer le déjeuner quand elle
entendit le bruit qu’elle espérait
depuis deux jours. Elle s’arrêta net,
l’oreille aux aguets.

Gérard et Philip surgirent dans le


hall, bientôt suivis de Chris.

— Un avion ! cria Philip.

— J’y vais ! cria-t-elle à son tour.


Je vous en prie, laissez-moi y aller !

Les yeux anormalement brillants,


elle enfila un ciré et courut
jusqu’au garage, tête nue sous la
pluie. Elle mit le contact de la Land-
Rover d’une main tremblante et
démarra sur les chapeaux de roue.

Quand elle arriva à l’aérodrome,


elle aperçut la haute silhouette de
Gabriel devant le petit hangar. En le
voyant, une vague de soulagement
la parcourut et elle se laissa aller
contre son dossier, riant et pleurant
en même temps. Puis elle se
préc i p i t a à sa rencontre et,
brusquement, son euphorie laissa
place à une colère violente.

Elle s’arrêta et le regarda approcher,


tremblante de rage. Et quand elle
vit l’impassibilité exaspérante de
son visage, elle eut envie de le
frapper.

— Où étais-tu ? demanda-t-elle, le
regard menaçant. Ignores-tu que
n o u s étions morts d’inquiétude ?
Partir ainsi sans un mot ! Tu es... tu
es une brute irresponsable ! Nous
pensions que tu t’ét a i s écrasé au
fond d’un ravin !

Un flot de larmes jaillit dans ses


yeux. Gabriel la considéra
attentivement et, brusquement, eut
un sourire ironique.

— Peut-être aurais-je dû jouer


plus souvent le rôle de « brute
irresponsable » si cela avait dû me
valoir un tel accueil !

Il parcourut d’un regard amusé ses


vêtements trempés.

— J’aime voir ma femme en


colère, même si les pantoufles
gâchent un peu l’effet ! Tu aurais
pu prendre le temps de te chausser.

L’humour qu’elle lut dans ses yeux


lui fit perdre tout son sang-froid.
Elle se jeta contre lui et le frappa au
visage.

— Nous croyions que tu étais


mort ! cria-t-elle. Mort, tu
comprends ! Et tu... tu restes là à...

— Cela aurait-il eu la moindre


importance pour toi si je m’étais tué
? coupa-t-il en l’attirant
violemment contre lui. T’en serais-
tu souciée ? Mais peut-être te
serais-tu consolée dans les bras de
mon frère ?

— Comment oses-tu dire une


chose pareille ! cria-t-elle, indignée.

— Suis-je supposé croire que tu


m’aurais regretté ? Arrête de
pleurnicher et réponds-moi !
— Je ne pleurniche pas !

Il la secoua brutalement.

— Cela t’aurait-il fait quelque


chose si l’on m’avait ramené à la
maison dans un cercueil ?

Rebecca devint livide, à la fois de


souffrance et de colère.

— Tu n’as pas changé, balbutia-t-


elle, tu es aussi cruel et insensible
qu’au premier jour !

— Cela t’aurait fait quelque chose


? répéta-t-il sans se soucier de ses
reproches.

— Evidemment !

— A quel point ?... A quel point ?


insista-t-il nerveusement en voyant
qu’elle ne répondait pas.

Brusquement, elle s’affaissa contre


lui. Elle sentit son souffle tout près
de son oreille avant qu’il n’y pose
les lèvres. Il lui lâcha les poignets
et, spontanément, elle lui enlaça le
cou.

— Cela aurait eu beaucoup


d’importance pour moi, répondit-
elle enfin avant de tendre sa bouche
vers la sienne.

Alors, il l’embrassa avec une


ardeur, une passion qui les firent
trembler. Il prit son visage dans ses
mains, le couvrit de baisers, animé
d’un désespoir qu’elle ne
comprenait pas. Bouleversée, elle
essaya de lui donner ce qu’il
cherchait. Mais elle était comme
une aveugle tâtonnant dans le noir,
et elle l’entendit pousser un
gémissement de déception.

Ils gagnèrent la voiture en silence.


— Pourquoi es-tu parti de cette
manière ? demanda-t-elle tandis
qu’il prenait la route de Wilderness.

— J’avais besoin de réfléchir.

— Réfléchir à quoi ? Au moyen de


sortir de cette situation ridicule ?

— De quoi parles-tu ?

— De notre mariage ! rétorqua-t-


elle avec amertume.

Il resta silencieux et aucun d’eux ne


parla jusqu’à ce qu’ils soient
arrivés.

Avant de pénétrer dans le salon, il


lui toucha légèrement l’épaule.

— Va m’attendre en haut, dit-il


tranquillement. Je te rejoins tout de
suite.

Elle obéit sans discussion. Elle avait


besoin d’être un peu seule. Elle prit
une douche rapide et se lava les
cheveux, impatiente de le voir
monter. Sans doute en était-il arrivé
à la conclusion qu’il fallait mettre
un terme à leur mariage, pensa-t-
elle, angoissée. Oui, il devait être
impatient de la voir partir.
Maintenant ! Maintenant qu’elle
n’avait plus aucune envie de quitter
cette maison et ses occupants !

Les yeux brillants, elle prenait le


sèche-cheveux quand elle entendit
la porte s’ouvrir. Elle ne leva pas les
yeux quand il s’assit à côté d’elle
sur le lit. Il lui effleura la main et la
débarrassa de son séchoir. Elle
tourna la tête vers lui, et ce qu’elle
lut dans ses yeux lui arracha un
murmure de protestations qu’il
étouffa d’un baiser.

Puis il s’étendit en soupirant et


l’attira contre lui. Affaiblie par un
désir soudain, elle s’abandonna
dans ses bras ; elle se laissa aller au
plaisir de sentir ses lèvres sur son
cou, jouissant des sensations
délicieuses que ses caresses
faisaient naître en elle.

Ce fut seulement quand ses mains


se firent plus insistantes qu’elle le
repoussa. Bien qu’à première vue il
parût sur le point de s’assoupir,
Rebecca n’en fut pas dupe. Elle
allait s’éloigner quand il lui saisit
les poignets et roula sur elle.

— Où penses-tu aller ? demanda-


t-il d’une voix nonchalante.

Son regard moqueur semblait la


défier.

— Nous avons à parler, répliqua-t-


elle aussi calmement que possible.

— C’est exact, mais plus tard.

— Non, maintenant !

Elle le regardait droit dans les yeux,


puisant de la force dans sa colère.

— Laisse-moi me lever, reprit-


elle.
Sans la lâcher, il lui lança un regard
innocent.

— Je ne suis pas sûr de savoir de


quoi il s’agit. Je sais que je t’ai fait
du mal, mais tu m’en as fait toi
aussi.

— Moi ! Comment l’aurais-je pu ?

— Souviens-toi de cet après-midi,


il y a tout juste deux semaines,
quand nous étions dans ce lit.

Rebecca devint écarlate.


— Tu te rappelles ?

— Naturellement ! répondit-elle.

En cet instant, elle le haïssait


presque.

— Et te souviens-tu de l’état
d’esprit dans lequel tu étais juste
après ?

— Cette conversation est absurde


!

Elle essaya de se redresser mais il


l’empêcha d’une main ferme.
— Tu n’as plus envie de savoir
comment tu m’as blessé ?

— Bien sûr que si ! Mais je ne


veux pas discuter de quelque chose
qui n’aurait jamais dû se passer
entre nous.

— Mais c’est arrivé et cela t’a


rendue heureuse !

— Non ! lui cria-t-elle, indignée.

Il lui lança un regard menaçant.

— Veux-tu que je te rafraîchisse la


mémoire ?
Elle rougit.

— D’accord, tu m’as séduite.

— Et cela t’a plu.

— Ce qui m’a plu, rétorqua-t-elle,


les yeux étincelants, c’est de m’être
libérée grâc e à cela du cauchemar
qui me torturait depuis des mois.

— Enfin ! s’exclama-t-il.

Il eut un sourire cynique, comme si


sa victoire lui semblait bien amère.
— Qu’étais-je alors pour toi ? Ton
mari ? Ton amant ? Non,
simplement celui qui t’a v a i t «
libérée ». C’aurait pu être n’importe
qui, mais par une étrange ironie du
sort, il s’est trouvé que c’était moi.

— Je ne vois pas l’utilité de cette


discussion, lança-t-elle. Cette
parodie de mariage doit cesser.

— Ce mariage n’est pas une


parodie, rétorqua-t-il en souriant. Et
il ne va pas cesser.

Elle se tourna vers lui, désemparée.


— Il le faut ! Je ne serai jamais le
genre de femme que tu veux, le
genre de femme dont tu as besoin...

— Tu es exactement le genre de
femme que je veux, coupa-t-il. Et
que cela te plaise ou non, tu es
mariée avec moi et tu le resteras.

Il parlait d’une voix si dure, son


regard était si ardent que Rebecca le
fixa, abasourdie.

— Mais Victoria...

— Quoi Victoria ? demanda-t-il


avec impatience.
Il tendit la main et l’attira contre lui
sans qu’elle oppose de résistance,

— Au diable Victoria ! gronda-t-il.

— Mais tu la désirais, tu me l’as


avoué ! Peut-être ne t’es-tu pas
marié avec elle mais...

— A ton avis, pourquoi diable t’ai-


j e épousée, toi ? demanda-t-il en
fronçant les sourcils.

— Tu sais parfaitement pourquoi


tu m’as obligée à t’épouser ! L’une
des raisons était ta peur que
Victoria arrive à te convaincre de te
marier avec elle.

— L’une des raisons ? répéta-t-il


amusé. Tu veux dire qu’il y en avait
d’autres.

— Oh, ne sois pas si... stupide !


explosa-t-elle. Je suis fatiguée de
tous ces mensonges !

— Moi aussi, chérie, moi aussi.

Elle le fixa, interdite, incapable de


déceler s’il plaisantait en l’appelant
« chérie ».
— Alors, laisse-moi partir, dit-elle
calmement.

— Non.

Ils se mesurèrent longuement du


regard.

— Je t’ai menti en prétextant que


je voulais t’épouser pour échapper à
Victoria, dit-il finalement. Ce n’était
qu’un prétexte. A cette époque,
j’étais désespéré, je n’avais pas
d’autre moyen de te convaincre.
Quelque chose t’était arrivé qui te
faisait détester les hommes. Et par
mon attitude envers toi pendant les
premières semaines, je n’avais fait
qu’accroître ta peur. Je savais qu’il
me faudrait beaucoup de temps
pour arriver à te mettre en
confiance et, justement, je n’étais
pas sûr d’avoir du temps. Alors je
t’ai imposé ce chantage pour
t’obliger à m’épouser. Je savais que
tu me haïrais, mais c’était ma seule
arme et j’étais obligé de m’en
servir. Je me suis dit que tu ne
pourrais me haïr plus que tu ne le
faisais déjà et que, peu à peu, tu
t’habituerais à l’idée d’être ma
femme.

— Ainsi tu m’as trompée,


murmura Rebecca, atterrée. Tu
m’as prise au piège. Tu n’aurais
jamais prévenu mes parents...

— Non.

— Et c’est tout ce que tu trouves à


dire ! Ne vois-tu pas qu’à cause
d’un... d’un caprice, tu as gâché ma
vie ?

— Ce n’était pas un caprice.

Il lui prit la main et la posa sur son


torse.

— Qu’était-ce en ce cas ? dit-elle


en essayant de libérer sa main de ce
contact troublant. Tu m’as
contrainte à t’épouser, puis tu m’as
séduite alors que pendant tout ce
temps, tu désirais une autre femme.

— Cesse de t’agiter, pour l'amour


de Dieu ! Ecoute-moi et essaie de
comprendre ce que je te dis ! Je
désirais Victoria, je ne le nie pas. Je
l’ai désirée pendant des années.
Mais jamais je ne l’ai désirée autant
que je t’ai désirée toi le jour où je
t’ai vue traverser la pelouse pieds
nus. Le soleil jouait dans tes
cheveux, tu tenais un bouquets de
fleurs jaunes et tu portais une jupe
qu i épousait chaque courbe de ton
corps.

Il soupira profondément et sa main


se posa, douce et chaude, sur ses
seins. Un frisson la parcourut
qu’elle fut impuissante à
dissimuler.

— Non ! dit-elle d’une voix


implorante en repoussant sa main.

Il releva la têt e à regret et sa main


descendit sur son ventre en une
caresse non moins troublante. Puis
il la regarda, les yeux soudain plus
durs, plus résolus.
— Tu es ma femme, Rebecca, et tu
ferais bien de t’y habituer. Il faut
que tu commences à m’aimer
comme je t’aime, parce que je suis
fatigué de lutter.

— Aimer ! explosa-t-elle. Je
croyais que le dés i r était la seule
émotion que tu connaissais. Tu
m’as dit un jour que tu ne croyais
pas à l’amour... et ne prétends pas
que tu mentais !

— Je me trompais.

— Vraiment ? Toi qui ne te


trompes jamais ?

Il ignora le sarcasme, brusquement


trop impatient de la convaincre de
sa sincérité.

— Comment te prouver que je


t’aime ? demanda-t-il. Que dois-je
faire ? Au début, c’est vrai, je t’ai
seulement désirée. C’était une
simple attirance physique que je
refusais d’admettre. Je te haïssais
et je ne voulais pas me demander
pourquoi. Quelque chose en toi me
donnait envie de te détruire. Tu
étais enceinte, comment pouvais-tu
avoir l’air si pure, si distante, avec
tes grands yeux limpides ? Mais,
tout en te haïssant, je te désirais. Je
ne sais pas quand j’ai commencé à
te regarder avec d’autres yeux.
Brusquement, j’ai eu envie de
m’occuper de toi, de te choyer, de te
protéger.

Tout en pariant, il la serra contre


lui.

— Si tout ce que j’avais voulu


était faire l’amour avec toi, reprit-il,
je n’aurais eu aucun scrupule, mais
je souhaitais autre chose, sans
savoir exactement quoi. Alors, j’ai
essayé de me comporter avec toi
comme un ami, de ne pas te
heurter. Finalement, voyant que tu
restais totalement indifférente, j’ai
perdu patience. Et quand tu m’as
annoncé calmement que tu voulais
une annulation, je me suis senti
désespéré. Il fallait que tu changes
d’avis. Quand je suis entré dans ta
chambre cet après-midi-là et que je
t’ai vue nue, j’ai su où était la
solution.

— Et tu m’as violée ! lança-t-elle


en essayant de se libérer de son
étreinte.

Il poussa un cri étouffé et l’attrapa


avant qu’elle ait pu lui échapper
complètement.

— Ne me pousse pas à bout ! dit-il


en la secouant par les épaules. J’ai
fait l’amour avec toi, et si tu oses
me répéter que je t’ai violée, je serai
obligé de te montrer la différence !
Est-ce là ce que tu veux ?

— Je connais déjà la différence,


répondit-elle étrangement calme.

— Je sais, dit-il gravement.

— Tu... tu sais ! balbutia-t-elle.


— Disons que j’avais deviné.

Il l’examina attentivement.

— As-tu envie de m’en parler ?

— Je... je ne sais pas. Je n’en ai


jamais parlé à personne et je
m’efforce de ne plus y penser
depuis si longtemps...

— Si je te dis que je sais, cela


t’aidera-t-il ?

— Mais que pourrais-tu savoir ?

— Pas grand-chose, je l’admets.


Seulement que ça s’est passé par
une nuit d’orage.

— Oui, il y avait un orage.

Elle se redressa et croisa les bras


sur sa poitrine comme si elle avait
froid.

— Quand je suis arrivée à


Wilderness sous la pluie, j’ai eu
l’impression de revivre ce... ce
cauchemar.

Elle se leva et gagna la fenêtre.

— Là-bas, on aurait dit qu’il ne


cesserait jamais de pleuvoir. Et,
comme ici, les bergers ne
travaillaient pas quand il pleuvait ;
ils buvaient, chaque soir, ils allaient
en ville et revenaient ivres... L’un
d’eux a commencé à s’intéresser à
moi. Il se montrait très agressif.
J’aurais dû partir, mais je remettais
sans cesse, espérant qu’il ferait
beau le lendemain. La nuit où cet
homme est rentré avant les autres,
j’étais seule dans la chambre que je
partageais avec deux autres filles. Je
l’ai entendu monter les marches. Il
faisait noir, il n’y avait de serrure à
aucune porte... j’ai lutté, lutté...
Sa voix se brisa, et elle se retourna
pour le regarder. Il était maintenant
assis au bord du lit. Elle le fixa, les
yeux brillants de larmes.

— Tu vois, tu avais raison, dit-elle


en tentant de maîtriser le
tremblement de sa voix. Je suis
souillée.

Elle eut un rire rauque chargé de


sanglots.

— Maintenant, ose dire que tu


m’aimes.

Il se leva et s’approcha lentement.


Puis il prit son visage dans ses
mains avec une infinie délicatesse.

— Je t’ai blessée souvent, n’est-ce


pas ?

Bien qu’il ait parlé doucement, sa


voix était vibrante d’émotion.

— C’était involontaire, pardonne-


moi. Pardonne-moi pour ce que j’ai
fait de blessant et, surtout, pour ce
que j’ai dit. Tu m’es infiniment
chère. Je t’aime, et désormais je
vais te choyer. Reste avec moi, je
m’arrangerai pour que tu oublies le
passé. Ce sera comme si ce
cauchemar n’avait jamais existé.

Il chercha son regard et, quand elle


acquiesça, il poussa un soupir de
soulagement.

— Tu apprendras à m’aimer, je le
jure, murmura-t-il d’une voix
tremblante.

Bouleversée par l’expression de son


visage, elle se jeta dans ses bras.

— Je n’ai pas besoin d’apprendre,


dit-elle doucement.

Elle se mit à rire devant son air


stupéfait.

— N’est-ce pas comique ? railla-t-


elle. Tu n’as jamais deviné mes
sentiments pour toi.

— Comment l’aurais-je pu ? Je
n’osais pas espérer...

— Naturellement, comme c’est


assez récent, je suppose que tu ne
pouvais pas t’en douter.

— Espèce de... !

— Souviens-toi de ta promesse !
D’ailleurs tu vas t’engager par écrit
tout de suite.

— Oh, non pas tout de suite, dit-il


en resserrant son étreinte. Je me
suis déclaré, maintenant à ton tour !
Eh bien ?

Elle lui coula un regard hésitant.

— Je suis timide...

— Rebecca !

— C’est vrai !

Son étreinte était telle qu’elle avait


l’impression d’être dans un étau, un
délicieux étau. Quand elle l’enlaça à
son tour, elle le sentit frémir et il
respira profondément.

— Je t’aime, murmura-t-elle.

— Pardon ? dit-il en la soulevant


dans ses bras.

Elle sourit et cacha son visage


contre son cou. Il la déposa sur le
lit. Brûlante de désir mais encore un
peu inquiète, elle le regarda
attentivement. Ce qu’elle lut dans
ses yeux la rassura.

— Je t’aime, répéta-t-elle d’une


voix plus forte.

Plus tard, en voyant ses cheveux


ébouriffés et sa bouche rendue plus
sensuelle encore par le désir, elle
fut parcourue d’un frisson
d’inquiétude.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il


d’une voix rauque qui la troubla
jusqu’au plus profond d’elle-même.

— Je ne sais pas ce que mon père


va dire de tout cela.

— Je n’ai pas épousé ton père !


— Tu n’es pas du tout le genre
d'homme qu’il aurait souhaité pour
moi !

— Ton père et moi, nous nous


entendrons parfaitement. Nous
t’aimons tous les deux, voilà déjà un
point commun. Cela dit, il va nous
falloir trouver une église pour le
mariage religieux.

— Oh Gabriel, dit-elle en
l’enlaçant, quand ?

— Quand tu voudras. N’importe


quoi pour avoir la paix !
Maintenant, viens ici...
— Il faudra que nous appelions
mes parents.

— Oui, c’est promis... Quelle


patience ! dit-il en commençant à la
dévêtir. Nous les appellerons plus
tard, pas maintenant...
VOUS LIREZ LE MOIS PROCHAIN
DANS

(SERIE CLUB)

Plus jamais peur - Linda


Conter

Bien cachée en Ecosse, Anna se


remet peu à peu du cauchemar vécu
à la mort de son mari. Pourquoi
faut-il que Brian Trent la découvre?
II a déjà gâché sa vie; cette fois elle
luttera de toutes ses forces !
Erika, si tu savais... • Penny
Jordan

Erika, seule, est contrainte de


vendre la propriété familiale à un
groupe immobilier. Et elle se
propose pour le poste de secrétaire.
Mais dès qu’elle apprend le nom de
son employeur, elle ne pense plus
qu’à fuir!

Le dernier mensonge - Kay


Thorpe

Remplacer sa jumelle pour une


séance de photos, ce n'est pas trop
difficile. Mais Gaelle se trouve aussi
confrontée aux amants de Karen. Or
le redoutable Luke Prentis la prend
réellement pour sa sœur!

Venez, Milords... - Jeneth


Murrey

Un chagrin d’amour, trop de


champagne, et le réveil, au matin,
dans le lit d’un inconnu... Anna a
caché son secret pendant cinq ans.
Jusqu’à ce que l'homme revienne
dans sa vie par hasard. Il n’a pas
oublié !

Toi, l’homme de ma vie - Carole


Mortimer

Pourquoi est-ce Kyle qui est venu


au secours de Shelby ? Il ne l’aime
pas, et elle le lui rend bien. Pourtant
ils sont à présent bloqués dans un
refuge par une tempête de neige.
Quel angoissant tête-à-tête...

Au jeu de l’amour - Sarah


Keene

En retard pour son audition,


Rebecca tente de se garer lorsqu’un
mufle lui vole sa place. Elle
l’insulte, évidemment ! Elle ne peut
pas savoir qu’il est metteur en
scène de la pièce où elle convoite un
rôle !

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