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Médecin et séducteur

Peggy MORELAND
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
THE BABY DOCTOR

Traduction française de
LUCY ALDWYN

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Passions® est une marque déposée d'Harlequin S.A.

© 1994, Peggy Bozeman Morse. © 2003,2008, Traduction française : Harlequin S.A.


83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS - Tél. : 01 42 16 63 63
Service Lectrices - Tél. : 01 45 82 47 47
ISBN 978-2-2808-4460-4
1.

S'il n'avait tenu qu'à elle, Cécile aurait pris ses jambes
à son cou et se serait ruée hors de cet hôpital qu'elle
détestait, sans demander son reste.
Mais voilà ! Mélinda, sa meilleure amie — et associée
par ailleurs — était en train d'accoucher et il n'était pas
question pour elle de la laisser affronter seule une telle
épreuve.
Cécile resserra son emprise sur la main de Mélinda et
l'adjura :
— Respire. Souffle. Ne pousse pas.
Sous le coup de la douleur, la jeune femme se
redressa et, dans un souffle, rétorqua :
— Je voudrais t'y voir.
En même temps, elle essayait de libérer sa main de la
poigne de fer de son amie et grimaçait sous l'effet de la
contraction.
La sueur dégoulinait sur le visage de Cécile et lui
tombait dans les yeux. Sans lâcher la main qu'elle tenait
enfermée dans la sienne, elle s'essuya le front sur la
manche de son T-shirt. Elle-même avait déjà donné
naissance à trois enfants mais ne se souvenait pas d'avoir
autant souffert. Elle en était à se demander combien de
temps elle allait pouvoir supporter de voir Mélinda dans
cet état. C'était Jack qui aurait dû être là. Qu'est-ce qu'il
fabriquait ?
Elle s'employa à éponger le front de Mélinda comme
si ce simple geste suffirait à atténuer la douleur. Voyant le
visage de Mélinda se déformer sous l'effet d'une nouvelle
contraction, elle s'écria de nouveau :
— Respire. Ne pousse pas.
L'autre émit un grondement sarcastique et réussit à
dire :
— Je te déteste.
— Entendu, répliqua Cécile sur un ton désinvolte. Ne
te gêne pas.
Tant que Mélinda parlait, elle ne poussait pas et
c'était tout ce qui comptait.
— Mais si tu dois t'en prendre à quelqu'un, ce serait
plutôt à Jack. Tout cela, c'est de sa faute.
Tout en parlant, elle palpait le ventre démesurément
rebondi de son amie, essayant d'évaluer les progrès du
bébé et se demandant où diable se cachaient les
médecins. Cette femme était en train d'accoucher, bon
sang de bonsoir !
Peu à peu, la contraction diminua d'intensité, et elle
sentit l'abdomen se détendre. Elle relâcha la main qu'elle
avait serrée de toutes ses forces, et Mélinda se laissa
retomber sur les oreillers, épuisée. Les yeux au plafond, le
regard voilé, elle était aussi essoufflée que si elle avait
couru le marathon. Toutefois, elle laissa échapper un rire,
ce qui eut le don d'irriter Cécile.
— Qu'est-ce qui te fait rire? demanda-t-elle
sèchement.
— Toi, avoua Mélinda, repoussant les mèches de ses
cheveux trempés de sueur pour mieux voir son amie. Tu es
dans un état ! Prête à t'effondrer !
Mettant à profit ces quelques minutes de calme,
Cécile s'éloigna du lit et s'écroula effectivement sur la
chaise.
— Merci pour ta gratitude ! dit-elle, étendant les
jambes devant elle.
— Mais je te suis reconnaissante d'être là, ajouta
Mélinda.
— D'accord.
Elle s'exhortait au calme mais n'en pianotait pas
moins nerveusement sur le bras de la chaise, pestant
intérieurement contre les gens de l'hôpital tout entier qui
avaient toujours le don de disparaître alors qu'on avait un
besoin urgent de leur présence. N'étaient-ils pas censés
être là, à faire usage de leurs talents pour que tout se
passe pour le mieux ?
— Arrête de froncer les sourcils, dit encore Mélinda,
tu vas attraper des rides.
Cette remarque, parfaitement déplacée vu la
situation critique dans laquelle elle se trouvait, aurait pu
sortir de la bouche de la tante de Mélinda et Cécile ne put
s'empêcher de rire à son tour.
— Juste ciel ! On croirait entendre ta tante,
s'exclama-t-elle.
— Et pourquoi pas, dit Mélinda.
— Après tout..., dit Cécile.
La silhouette de la vieille demoiselle et son expression
perpétuellement pincée lui traversèrent l'esprit. La seule
chose, à ses yeux, qui faisait oublier ses manies de
célibataire, était qu'elle avait recueilli Mélinda. Et de cela,
Cécile lui serait éternellement reconnaissante.
Les deux rillettes étaient devenues amies depuis le
jour où, à douze ans, Mélinda était venue vivre chez sa
tante Hattie. Bien que de caractères totalement opposés,
elles étaient vite devenues inséparables. Un sourire se
dessina sur les lèvres de Cécile à l'évocation de leur
première rencontre. Elle s'était dissimulée dans les
branches du vieil orme qui séparait le jardin de ses parents
de celui de Hattie Pincey, la bien nommée, miss Bonnes
Manières, comme la surnommeraient plus tard les deux
filles. Elle avait épié Mélinda qui sortait dans le jardin,
vêtue d'une robe blanche en broderie anglaise, assortie de
socquettes blanches et de chaussures vernies ! Cécile, elle,
avait comme à son habitude enfilé un vieux jean, coupé
aux genoux, hérité de ses frères, un T-shirt informe, et elle
se promenait pieds nus. Il suffisait de regarder les deux
filles pour comprendre ce qu'il en était de leurs
tempéraments respectifs !
Cependant, en dépit de leurs différences, leur amitié
ne s'était jamais démentie au fil des années. Depuis six ans
maintenant, elles avaient même réuni leurs énergies pour
l'achat et la gestion d'une boutique de vêtements
d'enfants. Quelques années auparavant, Mélinda avait été
demoiselle d'honneur au mariage de Cécile, et elle était
devenue par la suite la marraine de ses trois enfants.
Cécile en avait fait autant pour le mariage de son amie et,
aujourd'hui, ce serait à son tour d'être la marraine de cet
enfant à naître.
Un cri la fit se précipiter au chevet du lit où Mélinda
s'efforçait de contrôler sa respiration. Les mains agrippées
au matelas, elle fermait les yeux sous l'emprise de la
douleur. Cécile lui prit une main dans les siennes, des
mains de joueuse de piano, longues et fines, qui se
resserrèrent comme un étau sur celle de Mélinda. Un coup
d'œil à sa montre et elle s'énerva. Deux minutes
seulement entre les contractions ! Où était donc ce fichu
médecin ?
— Respire, ma chérie. Ne te crispe pas.
Mélinda ouvrit les yeux et concentra son attention
sur la lampe du plafond. Peu à peu, sa respiration se fit
moins saccadée et elle se détendit.
Au même moment, la porte de la chambre s'ouvrit et,
du coin de l'œil, Cécile vit un homme en blouse verte faire
le tour du lit. Sans se presser, ses doigts se refermèrent sur
le poignet de Mélinda, et, d'un geste professionnel, il
chercha son pouls.
— Et comment va notre future Maman ? s'enquit-il
d'un ton décontracté.
Mélinda ouvrit la bouche pour répondre mais elle
n'en eut pas le temps : la douleur revenait, plus forte
encore. Cécile cria presque :
— Respire. Souffle.
Elle bouillait d'indignation. « Comment va notre
future Maman ? » Quel idiot ! Ne voyait-il pas qu'elle
souffrait comme une damnée ? Elle lança au médecin un
regard à le clouer sur place... s'il l'avait regardée. Mais,
penché vers la patiente, il était occupé à compter les
battements de son pouls et se concentrait sur le cadran de
la Rolex qu'il portait au poignet. Cécile ne voyait de lui que
le sommet de son crâne. Elle nota que le masque de
chirurgien avait laissé dans les cheveux — épais, d'une
belle couleur auburn — une ligne qui allait d'une oreille à
l'autre. Il avait tout du play-boy, décida-t-elle. Cheveux
courts, mains soignées. La peau sous la Rolex était plus
pâle. Elle se demanda si c'était sur un court de tennis ou
sur un terrain de golf qu'il prenait le temps de se faire
bronzer. Un de ces endroits où les médecins passent leur
temps libre, bien sûr.
Sa colère redoubla quand elle le vit, tranquillement,
noter sur la feuille au pied du lit le nombre de pulsations.
Leurs regards se croisèrent au-dessus du ventre déformé
de Mélinda. A ses yeux, il avait l'air beaucoup trop
décontracté et ne semblait pas prendre la mesure de la
situation. Elle qui avait passé toute sa vie à protéger son
amie, qui ne comptait plus le nombre de fois où elle s'était
portée à son secours, ni les bagarres qu'elle avait livrées et
remportées, aurait volontiers envoyé son poing dans la
figure de cet homme suffisant. Il avait intérêt à faire
quelque chose, et vite, pour soulager la jeune femme.
Au lieu de cela, il demanda :
— Vous êtes de la famille ?
— Non, mais...
— Alors, je vais vous demander de sortir pendant que
je l'examine.
— Mais...
Elle sentit les doigts de Mélinda l'agripper et vit son
visage se crisper de nouveau. Sans réfléchir, Cécile se
pencha en avant et attrapa le beau docteur par sa blouse.
Elle l'attira vers elle jusqu'à ce que leurs yeux soient à
quelques centimètres et gronda :
— Faites quelque chose, immédiatement ou je ne
réponds pas de moi ! Je...
— Oui ? interrogea-t-il, impassible. Vous ferez quoi ?
Cécile réalisa à ce moment qu'en dépit de son calme
apparent, il était aussi furieux qu'elle. Elle chercha
désespérément une réponse cinglante la plus désagréable
possible, mais Mélinda intervint d'une voix saccadée,
suggérant :
— Va prendre un café et ne t'inquiète pas. Tout ira
bien.
De mauvaise grâce, elle relâcha la main de la future
mère et, par la même occasion, la blouse du médecin. Elle
respira à fond, essuya les paumes de ses mains sur sa jupe
et s'efforça de retrouver son calme.
D'un ton à la fois rassurant à l'attention de son amie,
et menaçant, à l'attention de l'homme en vert, elle
déclara:
— Je reste derrière la porte, lu m'appelles si besoin
est.
En entendant ces mots, le médecin fronça les sourcils.
Satisfaite d'avoir été comprise, Cécile lui lança un dernier
regard glacial et, tournant sur elle-même, réussit à sortir
dignement de la pièce.
Une fois dans le couloir, elle crut que ses genoux
allaient se dérober sous elle. Son cœur battait à toute
allure et elle dut s'appuyer au mur pour ne pas s'écrouler.
Ses mains tremblaient tellement qu'elle aurait été
incapable de tenir un gobelet de café si elle en avait eu
envie. Mais cette simple idée lui donnait la nausée.
Comme elle détestait les médecins et les hôpitaux ! C'était
plus fort qu'elle. Et voir Mélinda aux mains de ces
incapables la mettait hors d'elle.
Elle mit toute son énergie à calmer les battements de
son cœur et fit quelques pas dans le couloir. L'odeur
caractéristique d'antiseptique lui soulevait le cœur. Elle en
voulait aux infirmières affairées qui passaient, échangeant
des secrets connus d'elles seules, mais qui, il n'y a pas si
longtemps, la concernaient. Seule son amitié pour Mélinda
l'avait forcée à remettre les pieds dans un endroit qu'elle
abhorrait.
— Cécile !
Elle sursauta et pivota sur ses talons : Jack sortait de
l'ascenseur. Elle courut vers lui, se jetant dans ses bras.
— Jack ! Te voilà ! Comme je suis heureuse !
s'exclama-t-elle, soulagée.
Il s'écarta d'elle et la tint à bout de bras pour voir son
visage. Inquiet, il demanda :
— Qu'est-ce qui se passe ? Des complications ?
— Non, le rassura-t-elle aussitôt. Je craignais
seulement que tu n'arrives pas à temps.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, dit-il. Où est-elle ?
Cécile l'entraînait déjà vers la chambre.
— Chambre 215. Le docteur est en train de l'examiner
et il m'a mise à la porte, prétextant que je n'étais pas de la
famille.
Le ton de sa voix disait la rancœur qu'elle n'avait pas
digérée. Avant qu'il entre, elle prit Jack aux épaules et
ordonna :
— Tu dis à ce foutu médecin de faire quelque chose
pour qu'elle souffre moins. D'accord ?
Une expression d'étonnement se peignit sur le visage
de Jack. Il lui rappela :
— Mélinda et moi avons décidé de laisser le bébé
venir naturellement, si cela était possible, bien sûr.
Cécile pinça les lèvres et dit :
— Très bien. Alors, vas-y et laisse-la souffrir sans rien
faire. Moi, je ne peux plus.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Croisant les bras
sur sa poitrine, elle lui tourna le dos.
Il posa une main rassurante sur son épaule et affirma:
— Ne t'inquiète pas. Je m'occupe d'elle.
Cécile prit sur elle, retint les larmes qui noyaient ses
yeux ; Jack aimait Mélinda, se rappela-t-elle et, depuis
deux ans maintenant, il faisait son bonheur. Sa place était
aux côtés de sa femme. Elle, n'avait plus qu'à attendre. Elle
lui pressa la main et le laissa aller.
— Je sais, Jack, dit-elle. Vas-y. Elle t'attend.
Il lâcha son épaule et elle entendit la porte de la
chambre s'ouvrir.
Une infirmière traversa le couloir, portant un plateau
chargé de pansements, flacons et autres menus ustensiles
médicaux. Elle lui jeta un regard, continua son chemin,
puis se retourna furtivement. Cécile vit qu'elle l'avait
reconnue à l'éclair qui traversa ses yeux et à l'expression
de compassion qui suivit.
Après avoir été pendant sept ans l'épouse du docteur
Kingsley, et sa veuve depuis trois ans, elle aurait dû être
habituée à cette réaction. La plupart de ceux qui avaient
connu son mari s'apitoyaient sur le sort de celle qui portait
son nom, et plus encore le personnel de l'hôpital qui avait
travaillé avec lui et l'avait côtoyé de... Près. Cécile estima
que l'infirmière qu'elle venait de croiser avait déjà été trop
figée, à l'époque, pour le goût de son mari ; toutefois, il
était évident qu'elle était au courant des frasques répétées
de James Kingsley.
Redressant la tête, elle fixa froidement l'infirmière qui
rougit et disparut dans la chambre derrière Jack, non sans
que Cécile n'ait entendu un gémissement s'échapper par la
porte entrebâillée. Elle se boucha les oreilles et se laissa
glisser le long du mur jusqu'à s'accroupir, se demandant
pourquoi cette idiote d'Eve n'avait pas su résister à l'attrait
de la pomme ! Et pourquoi fallait-il qu'à cause de cette
bêtise de rien du tout les femmes accouchent dans la
douleur jusqu'à la fin des temps. Alors que les hommes,
eux, faisaient les jolis cœurs, prenaient leur plaisir et, neuf
mois plus tard, se contentaient d'attendre en fumant leur
cigarette pendant que leur chère épouse souffrait mille
morts et plus !
La porte s'ouvrit, et Cécile se redressa pleine d'espoir.
Le docteur sortit et fit quelques pas dans le couloir. .
— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle, impatiente.
— Très bien. La dilatation est au maximum. Nous
l'emmenons en salle de travail, dit-il.
Cécile se dirigea vers la porte mais, d'une main ferme,
il l'arrêta.
— Vous ne pouvez pas entrer. L'infirmière est en train
de la préparer et Jack enfile sa tenue stérile.
La déception se peignit sur le visage de Cécile, et le
médecin se radoucit.
— Pourquoi n'allez-vous pas dans la salle d'attente ?
suggéra-t-il. Il n'y en a plus pour très longtemps
maintenant et vous y seriez plus à l'aise.
— D'accord, dit-elle d'un ton morne.
— Savez-vous où cela se trouve ?
— Non, mais je demanderai.
— Je vais vous y conduire.
Elle eut un regard vers la porte et demanda :
— Est-ce que vous ne devriez pas rester...
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il. Nous avons la
situation bien en main.
Il glissa une main sous son coude et l'éloigna de la
porte.
Il ajouta avec un petit rire :
— Jack n'en est pas à son coup d'essai. Et, si
nécessaire, je suis sûr qu'il pourrait accoucher Mélinda
sans problème.
Cécile s'arrêta net, sidérée. Jack ! Accoucher Mélinda!
Il était fou ou quoi ?
Il éclata de rire, lui tapota la main et se remit à
marcher, l'entraînant avec lui.
— Je plaisantais, dit-il. Je vous promets d'être là et de
ne pas oublier mes gants de base-ball pour la cérémonie.
Cette fois, Cécile sentit la colère la reprendre et, d'un
geste sec, elle dégagea son coude et s'écarta de lui. Ses
gants « le base-ball ! Juste ciel, l'heure n'était pas à la
plaisanterie. Son premier filleul était sur le point de venir
au monde, el ce soi-disant docteur, cet irresponsable,
parlait d'enfiler si ses gants de base-ball !
A la porte de la salle d'attente, il s'effaça pour la
laisser Passer. Elle lui lança un regard méfiant et se
retourna sur le seuil.
— Merci de m'avoir accompagnée, dit-elle.
Puis elle ajouta sur un ton égal, d'une voix basse et
menaçante.
— Prenez bien garde d'utiliser au mieux vos fameux
gants. Car, autrement, c'est à moi que vous aurez à faire.
Sur ces mots, elle pivota sur ses talons et lui ferma la
porte au nez. Il se retrouva planté dans le couloir et, sous
le coup de la surprise, fronça les sourcils.
— Est-ce que tu nous fais un prix, Phil, demanda Jack.
On doit avoir droit au tarif de groupe, non ?
Le docteur Philip Coursey rit, se débarrassa de ses
gants de chirurgien et donna une tape dans le dos de
l'heureux père.
— Toujours à l'affût de la bonne affaire, hein,
Brannan ? dit-il. Désolé, mon vieux. Mais, il n'y a pas
d'amitié qui tienne ! Tu vas devoir payer double !
Il contempla les deux petites têtes blotties au creux
des bras de Mélinda. Des jumelles ! Une échographie
aurait pu les avertir qu'elle attendait deux bébés au lieu
d'un. Mais comme la grossesse s'était déroulée
normalement, Mélinda avait insisté pour laisser la nature
faire son travail. Philip, lui, était d'accord, tant que la mère
et l'enfant n'étaient pas en danger. Maintenant, le résultat
était là !
D'un doigt, il caressa la main du bébé le plus proche,
et les petits doigts se refermèrent sur le sien. Tout doux,
minuscules, parfaitement formés. Sa gorge se contracta
sous l'emprise de l'émotion. Bien que cela fasse partie de
sa routine quotidienne, le miracle de la naissance
continuait de l'émerveiller et justifiait à ses yeux les dures
années d'études et le rythme infernal qu'impliquait le
métier d'obstétricien.
Il retira son doigt de la petite main et s'apprêta à
quitter la chambre : son travail était terminé.
Mélinda se tourna vers son mari.
— Jack, Cécile doit être folle d'inquiétude. Il faudrait
la prévenir.
L'heureux père eut un instant d'hésitation et, grâce à
sa longue expérience, Philip devina qu'il n'avait pas envie
de quitter sa femme et ses bébés nouveau-nés, même
pour un bref instant. Quatre fois déjà, son ami s'était
trouvé dans cette situation et, malgré cela, il le voyait aussi
ému que lors de la première naissance.
Il posa une main amicale sur l'épaule de Jack.
— Pas de problème. Je m'occupe de lui annoncer la
nouvelle. Toi, tu fais connaissance avec les nouveaux
membres du clan Brannan.
— Merci, dit Mélinda. Elle ajouta avec un sourire :
— Prépare-toi à la rattraper avant qu'elle ne
s'effondre. Je ne serais pas étonnée qu'elle s'évanouisse
en apprenant que nous avons des jumelles.
« La rattraper » ? Philip riait tout seul en se dirigeant
vers la salle d'attente. Il se rappelait sa plaisanterie sur ses
gants de base-ball et la colère de cette Cécile. Pourtant,
c'était une blague bien connue en salle d'obstétrique,
mais, qu'apparemment, elle n'avait pas appréciée ! Vu
l'hostilité Qu'elle lui avait manifestée, il était certain qu'elle
préférait s'affaler par terre plutôt que d'être « rattrapée »
par Ce médecin irresponsable qui, de son côté, serait peut-
être heureux de la regarder s'écrouler ! Qui sait ?
A vingt mètres de la salle d'attente, il entendit la voix
de la jeune femme qui s'énervait au téléphone.
— Non, rien. Je ne sais rien. Cela fait plus d'une heure
que j'arpente la salle d'attente sans aucune nouvelle.
Philip s'approcha et, jetant un œil dans la pièce, la vit
de dos, une main crispée sur le téléphone, l'autre tordant
nerveusement une mèche de ses cheveux pendant qu'une
jambe, croisée sur l'autre, se balançait à un rythme
saccadé.
Elle reprit :
— J'ai l'impression que le médecin est totalement
incompétent, à la limite du débile mental, et je me
demande bien pourquoi Mélinda l'a choisi.
Là, Philip dressa l'oreille et s'appuya contre le
chambranle, prêt à ne rien manquer du reste de la
conversation. Lors de leur première rencontre, il était
entièrement absorbé par sa patiente et l'accouchement
qui se préparait. Il n'avait pas prêté attention à la jeune
femme. Maintenant que tout s'était bien déroulé, qu'il
était rassuré sur le sort de la jeune mère et de ses bébés, il
prit le temps d'examiner la furie ambulante qui l'avait déjà
agressé.
« Une boule de nerfs, sous une apparence assez
séduisante », fut son appréciation de mâle revenu sur
terre. Il suivit des yeux le mouvement nerveux de la jambe
et remonta jusqu'à l'ourlet de la jupe qui dévoilait la
courbe d'une cuisse bronzée, pas désagréable à regarder.
Il continua son inspection par l'échancrure du T-shirt qui
laissait deviner une poitrine prometteuse et s'arrêta sur les
longs doigts entremêlés dans les cheveux. Il émanait d'elle
une sensualité naturelle, constata Philip, et il se demanda
si elle en était consciente.
— Je me moque qu'il ait déjà accouché sa première
femme, disait-elle à sa correspondante.
Elle se leva et fit les cent pas dans la pièce, triturant le
cordon du téléphone.
— Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi stupide, d'aussi
arrogant ! Qui plus est...
Son regard rencontra celui de Philip, et les mots
moururent sur ses lèvres. Elle pâlit, lâcha le téléphone qui
atterrit sur le sol et dit dans un murmure :
— Pourquoi vous ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Se rappelant l'avertissement de Mélinda, Philip
s'approcha d'elle, la prit par le coude et la fit asseoir sur
une chaise. Sans le quitter des yeux, elle s'y laissa tomber
pendant qu'une voix féminine s'inquiétait à l'autre bout du
fil :
— Cécile ? Que se passe-t-il ?
Philip perçut le ton alarmé de la voix. Il prit l'appareil,
s'assit près de Cécile et dit :
— Dr Coursey. Puis-je vous aider ?
Aussitôt, il reconnut la voix de la secrétaire de Jack et
continua :
— Bonjour, Liz. Cela fait longtemps qu'on ne s'est pas
vus.
Il regarda Cécile pendant qu'il écoutait la réponse de
Liz, et poursuivit :
— Non. Tout va bien. La mère et les bébés se portent
bien.
« Les bébés !» A ces mots, la pâleur de Cécile
s'accentua, et Philip crut qu'elle allait s'évanouir. Il mit la
main sur sa nuque et la força à se pencher en avant
jusqu'à ce que son front touche ses genoux.
— Oui, confirma-t-il dans le combiné. Vous avez bien
entendu. Deux.
— Deux ? dit Cécile d'une voix étouffée par ses
genoux.
Elle tenta de se dégager mais Philip, craignant qu'elle
ne se laisse tomber par terre plutôt que d'accepter son
aide, redoubla de vigilance et ne relâcha pas la pression
sur sa nuque.
— Des jumelles, dit-il encore. Ce qui devrait plaire aux
garçons. Ils voulaient une petite sœur. Leur vœu est
exaucé : ils en ont deux.
Après un petit silence, il reprit :
— Entendu. Je leur transmettrai. A bientôt, Liz.
Il se pencha par-dessus le dos courbé de Cécile pour
remettre en place le combiné, mais sans lâcher la jeune
lemme. Sous des dehors fragiles, il se rendait compte
qu'elle était capable de déployer une énergie farouche,
particulièrement sous l'emprise de la colère, comme
c'était le cas en ce moment même. Qui sait ce dont elle
serait capable s'il la libérait ? Il se baissa jusqu'à rencontrer
le regard furieux de deux yeux aussi bleus que des yeux de
nouveau-né. Il nota le petit nez retroussé et la masse des
cheveux qui ne cachait qu'à moitié les muscles tendus du
cou. Elle ne lui parut pas appartenir à la catégorie de ces
«belles » du Sud qui s'évanouissent pour un rien. A en
juger par la force qu'il était obligé de déployer pour la
maintenir en place, elle le faisait plutôt penser à un boxeur
professionnel qui n'aurait pas craint le coup de poing.
— Comment vous sentez-vous ? hasarda-t-il.
— J'irai parfaitement bien quand vous m'aurez laissé
reprendre une position normale, dit-elle dans un
grincement de ses dents serrées.
Si son regard avait pu le tuer, il n'aurait pas donné
cher de sa peau, réalisa-t-il. Il se rappela comment elle
l'avait empoigné par la blouse, lui enjoignant de faire son
métier, presto, s'il ne voulait pas encourir d'effroyable
représailles. A ce souvenir, il réprima un sourire et
expliqua :
— Mélinda tenait à ce que je vienne vous annoncer la
naissance des jumelles. ,
— C'est fait, rétorqua-t-elle. Si vous vouliez bien me
permettre de me redresser...
— Avez-vous tendance à vous évanouir ? s'enquit-il.
— Généralement, non. Mais si vous vous entêtez à
m'empêcher de respirer, cela ne saurait tarder.
Il évita de justesse le coude qu'elle pointait dans sa
direction et décida de prendre le risque de la laisser aller,
sinon pour sa sauvegarde à elle, du moins pour la sienne.
Elle se redressa vivement sur la chaise, un peu
comme l'élastique d'une fronde qui reprend sa taille
normale. Elle inspira à fond plusieurs fois, s'emplissant
goulûment les poumons, et son visage reprit des couleurs.
— Vous êtes fou ou quoi ? l'apostropha-t-elle.
— Non. Pourquoi ?
— Parce que vous vous conduisez comme un malade!
Elle se leva de sa chaise et traversa la pièce pour mettre le
plus de distance possible entre eux. Elle s'appuya au mur
et, croisant les bras, lui fit face. D'un air sévère,
comparable à celui d'un juge au tribunal, elle interrogea :
— Comment va Mélinda ?
Il imita sa posture, ce qui lui valut un autre regard
meurtrier, et répondit :
— Elle va bien.
— Et les bébés ?
— Pas très gros, mais en pleine forme.
Elle respira encore une fois et, feignant d'ignorer sa
présence, elle baissa la tête et s'absorba dans la
contemplation de ses chaussures, peu désireuse ou, peut-
être incapable, de .soutenir son regard. Il ne voyait que le
sommet de son crâne et, ainsi livré à lui-même, il eut tout
loisir de se demander s'ils s'étaient déjà rencontrés. Etant
donné qu'elle était la meilleure amie de Mélinda et lui le
presque frère de Jack, il était étrange que leurs chemins ne
se soient jamais croisés. D'autant plus que Mélinda lui
avait présenté la moitié au moins des filles en mal de mari
de la ville d'Edmund, Oklahoma.
Peut-être n'était-elle pas disponible, se dit-il et, sans
savoir pourquoi, cette idée le contraria. Il chercha à voir si
elle portait une alliance, mais sa main gauche n'était pas
visible.
— Vous détestez les hommes en général, ou c'est une
aversion particulière et spontanée à mon égard ?
demanda-t-il.
Elle releva brusquement la tête et pinça les lèvres,
des lèvres pleines qu'il avait trouvé particulièrement
attirantes l'instant d'avant.
— Je ne déteste pas les hommes, affirma-t-elle.
— On pourrait s'y tromper, croyez-moi ! ironisa-t-il.
Cécile se détacha du mur, vaguement honteuse de son
attitude et de sa faiblesse.
— Ce sont les médecins que je déteste.
Son regard fit le tour de la salle d'attente : murs
blancs, musique douce, lumières tamisées. Tout pour que
le visiteur se sente à l'aise. Elle eut un frisson et son nez se
fronça comme pour en chasser les odeurs d'antiseptique.
Tout cela lui donnait la chair de poule.
Elle ajouta :
— Je déteste aussi les hôpitaux.
— Cela fait longtemps ? demanda-t-il. Elle le regarda
de nouveau et interrogea :
— Vous êtes obstétricien ou psychiatre ?
— J'ai la double formation.
Elle leva les yeux au ciel avant de s'écrier :
— J'aurais dû m'en douter !
— Pourquoi ?
—Vous êtes tous les mêmes : des « monsieur Je-sais-
tout », les super, multi-spécialistes que rien n'arrête.
— Et c'est votre longue expérience du milieu médical
qui vous fait dire cela ?
— Comme vous dites ! Toute une vie !
Comme il montrait des signes d'étonnement, elle se
résigna à l'informer :
— Mon ex-mari était chirurgien.
Elle s'apprêta à poursuivre puis, d'un geste de la
main, elle en écarta l'idée comme si ces quelques mots
suffisaient à expliquer son aversion. Philip, lui, nageait
dans le brouillard, mai s il estima que ce n'était pas le
moment de demander des éclaircissements. Il s'aventura
tout juste à dire :
— Ex-mari ? Vous êtes divorcée ?
— Veuve, répliqua-t-elle.
Elle enfonça résolument les mains dans les poches de
mu veste, lui signifiant qu'elle ne souhaitait pas poursuivre
cette conversation.
Relevant le menton, les yeux brillants, trop brillants,
pensa-t-il, elle plaqua sur son visage un sourire de
circonstance et demanda :
— Quand allez-vous me permettre de voir Mélinda et
mes filleules ?
Il la regarda quelques instants en silence, conscient
de l éclair de souffrance qui était passé dans son regard, et
ne demanda ce qu'avait pu faire son ex-mari pour qu'elle
ont retienne un tel mépris à l'égard du corps médical dans
non ensemble. Lui qui aimait régler les problèmes, qui
avait passé une bonne partie de sa jeunesse à tirer les
autres des mauvais pas où ils s'étaient mis, mourait
d'envie d'en savoir plus et de lui venir en aide. « Elle ne t'a
rien demandé ! fut-il obligé de constater. Tu vois bien
qu'elle n'a pas l'intention «le s'épancher et de répondre à
tes questions ! »
Loin de renoncer, il se dit qu'il lui fallait du temps et,
après un coup d'œil à sa montre, répondit :
— Vous pourrez féliciter Mélinda d'ici un quart
d'heure-vingt minutes.
Voyant sa déception, il s'empressa d'ajouter :
— Mais les bébés doivent avoir rejoint la nursery.
Voulez-vous qu'on aille les voir en attendant ?
Le visage de Cécile s'illumina :
— On peut ?
— Bien sûr. Et si les infirmières font barrage, je ferai
acte d'autorité ou bien. J'userai de mon charme, ajouta-t-il
avec un sourire.
En l'espace d'une seconde, il vit son regard qui était
devenu presque chaleureux se charger d'une expression
résolument hostile. Elle leva les yeux au plafond, ignora le
bras qu'il lui proposait et, passant devant lui, assura :
— Je ne demande pas de traitement de faveur. Je me
contenterai de regarder à travers la vitre, comme tout le
monde.
Philip la suivit, perplexe. Cette bonne femme avait
des sautes d'humeur dignes d'une nouvelle accouchée !
Il lui emboîta le pas, bien décidé à ne pas la laisser
partir sans lui avoir extirpé le pourquoi de son aversion
pour le corps médical et, sinon, au moins... Son numéro de
téléphone.
2.

Plusieurs heures plus tard, le Dr Coursey n'avait


toujours pas de réponse à ses questions concernant Cécile.
D'une part, une de ses patientes avait décidé d'accoucher
et il uvait dû filer vers la salle de travail ; d'autre part, il
était conscient d'avoir, sans le vouloir, provoqué
l'animosité de l'amie de Mélinda et se doutait qu'elle avait
été soulagée d'être délivrée de sa présence.
Maintenant qu'il avait terminé son service et pouvait
y réfléchir à loisir, il se rendit compte que cela l'embêtait.
Espérant contre toute attente qu'elle n'eût pas quitté
l'hôpital, il se rendit à la nursery. Bien sûr, elle n'y était pas.
Fatigué, il s'appuya contre la vitre et laissa son regard
s'attarder sur les nouveau-nés. Une fois de plus, sa
vocation d'obstétricien retrouva toute sa signification, et il
se sentit envahi par un sentiment de paix infinie. Un
sourire lui vint aux lèvres quand un poing minuscule battit
l'air avant de trouver le chemin de la petite bouche. Il en
fallait si peu pour faire le bonheur d'un bébé ! Un petit
derrière bien au sec, un sein généreux à téter et le confort
rassurant de deux bras où se nicher. Combien de ces
enfants auraient des parents prêts à remplir ces fonctions
avec amour, se demanda-t-il ?
Il en connaissait deux, en tous cas, pour qui l'avenir
était prometteur. Mélinda et Jack étaient prêts à tout pour
que leurs enfants aient tout ce dont ils auraient besoin.
Il chercha des yeux les noms des jumelles sur les
fiches accrochées aux berceaux et s'étonna de ne pas les y
trouver. Apparemment, elles n'étaient pas avec les autres
bébés, et il sut aussitôt où les chercher. Plus facile que de
mettre la main sur Cécile. Connaissant Mélinda, elle avait
dû insister pour les garder près d'elle.
Il ne put se retenir d'envier Jack. Le plus heureux des
hommes avec une femme à la fois douce, féminine,
aimante et belle. Exactement le genre de femme dont il
rêvait. Tout le contraire de son amie.
Cécile ! Il n'arrivait pas à oublier la jeune femme et
continuait de se poser des questions à son sujet. Toutefois,
il ne se faisait pas d'illusions : elle ne chercherait
certainement pas à le revoir. En désespoir de cause, il se
dirigea vers la chambre 215 et, passant la tête par la porte
entrebâillée, demanda :
— Comment va la star de la maternité ?
Mélinda sourit et tourna vers lui son visage fatigué
mais radieux :
— Merveilleusement bien, merci.
Comme il l'avait deviné, les deux berceaux étaient
près du lit. Il s'avança, se pencha et posa sa main sur une
petite tête.
— Et les deux petites belles ?
— Des amours, dit-elle avec un soupir de satisfaction.
Elle aussi se tourna vers les bébés pour les couver du
regard.
— Ce sont les plus beaux bébés du monde, n'est-ce
pas ? dit-elle en riant. Je suis sûre que tu n'en as ; pareils !
— Evidemment, repartit-il, riant à son tour. Heureuse,
la toute nouvelle maman se redressa sur ses oreillers et
demanda :
— Dis-moi, docteur Coursey, comment se fait-il que
tu sois encore là ? Il y a longtemps que tu as fini ton
service.
Il n'allait quand même pas lui dire qu'il était venu lui
soutirer des renseignements concernant Cécile. Telle qu'il
la connaissait, elle y verrait immédiatement autre chose
que de la simple curiosité, et c'était précisément ce qu'il
voulait éviter à tout prix.
Il prétendit s'intéresser à la courbe de température
affichée au pied du lit et mentit :
— J'ai voulu m'assurer que tu allais bien avant de
rentrer.
— Sois rassuré, je vais très bien, affirma-t-elle. Et
quoique j'apprécie ta venue, je suis certaine que tu as
mieux à faire que de t'imposer des heures
supplémentaires.
— Non, pas vraiment. Rien d'important, en tous cas.
— C'est dommage, dit-elle.
Il sourit et, levant les yeux, constata :
— Toi, quand tu as une idée en tête ! Tu n'en
démords pas.
— Jamais, décréta-t-elle. Pas avant que tu n'aies
trouvé quelqu'un qui donnera à ta vie la dimension qui lui
manque, qui fera ton bonheur.
— Ma vie est très bien comme elle est, répliqua-t-il.
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
Le savait-il ? Rien n'était moins sûr. C'est vrai que,
depuis quelque temps, la solitude lui pesait, et qu'il
trouvait de plus en plus difficile de rentrer le soir dans une
maison vide.
— Laisse tomber Jack et viens faire mon bonheur, la
taquina-t-il.
— Si je te prenais au sérieux, je dirais que je suis
flattée de ton offre. Mais non, merci. J'ai ce qu'il me faut.
Il rit :
— C'est bien cela le problème ! Toute l'histoire de
ma; vie !
Il remit en place la feuille qu'il tenait et demanda :
— Jack doit passer ?
— Il ne va pas tarder, dit-elle. Il y avait un match ce
soir, et il a dit qu'il viendrait dès que les garçons seraient
couchés. Il veut aussi dire bonsoir à ses filles.
Quatre garçons de sa première femme et maintenant
deux filles avec Mélinda. Six enfants en tout ! Philip sentit
la tête lui tourner. Cela faisait vraiment beaucoup pour un
seul homme. Difficile d'imaginer huit personnes sous le
même toit ! Et pourtant. Dans la famille d'accueil où Jack
et lui avaient passé leur adolescence, ils avaient été neuf»
garçons et filles, à partager le toit des Baxter et à
considérer que c'était leur foyer. Ils avaient dormi à trois
dans une chambre, et Jack n'avait jamais souffert de la
promiscuité. Au contraire, il y avait été aussi heureux
qu'un poisson dans l'eau. Contrairement à Philip, qui avait
détesté cette vie en communauté, sans espace où s'isoler,
se réfugier.
A Jack de se débrouiller avec sa smala, se dit-il. Cela
ne le regardait pas.
— Il sera heureux de vous embarquer toutes les trois
à la maison, dit-il encore. Dans quelques jours.
Il s'attardait, redressait une fleur dans un vase, quand
Mélinda, intriguée, demanda :
— Il y a quelque chose qui te tracasse ? Il redressa
vivement la tête et dit :
— Non. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Tu as l'air nerveux.
Il revint vers le lit, essayant de gagner du temps, ne
sachant pus comment introduire Cécile dans la
conversation.
— J'ai annoncé la nouvelle à ton amie, finit-il par dire.
Elle est passée te voir ?
— Non. Mais cela ne m'étonne pas d'elle. C'est déjà
nui humain de sa part d'être restée aussi longtemps.
Soulagé qu'on aborde enfin le sujet qui l'intéressait,
Philip s'assit au pied du lit.
— Ah bon. Pourquoi ?
Mélinda prit le temps de remonter le drap avant
d'expliquer :
— Cécile déteste tous les hôpitaux en général et
celui-ci en particulier.
— De mauvais souvenirs ?
— Si tu veux.
Il sentit qu'elle n'en dirait pas plus et se contenta de
demander :
— Comment se fait-il que nous ne nous soyons
||mais rencontrés ? C'est ta meilleure amie, si j'ai bien
compris ?
Mélinda le regarda, un peu pensive; et avoua :
— Rien d'étonnant à cela. Jack et moi en avons
discuté : étant donné les sentiments de Cécile pour tout ce
qui touche mi milieu médical et pour les médecins en
particulier...
Elle laissa sa phrase inachevée. Philip décida de
chercher à en savoir plus :
— Comment cela ?
— Elle a une véritable aversion pour les médecins,
résuma Mélinda.
Philip poussa presque un soupir de soulagement, et la
jeune femme le regarda d'un air interrogateur.
— C'est ce qu'elle m'a dit, alors que je croyais que
c'était moi, que j'avais fait quelque chose...
— Elle s'est montrée grossière ? demanda Mélinda en
riant. Avec elle, tout est possible.
— Grossière ? Non.
Puis lui revinrent à la mémoire les termes employés
par Cécile au téléphone avec la secrétaire de Jack.
— Enfin, oui. Si on veut.
— Je suis désolée, dit Mélinda, posant une main
apaisante sur la sienne. C'est quelqu'un de bien, tu sais...
Mise à part son aversion pour les médecins.
— Elle a fait allusion au fait que son mari était
chirurgien, dit Philip.
Le visage de Mélinda se ferma. Elle s'appuya sur ses
oreillers et confirma :
— Oui. Le Dr James E. Kingsley.
Philip fronça les sourcils, car le nom ne lui était pas
inconnu, non plus que la réputation de coureur de jupons
qui lui était associée.
— Je crois que je commence à comprendre,
commença-t-il, mais il ne finit pas sa phrase.
La porte s'ouvrit sur un énorme bouquet de ballons
roses, une bonne douzaine, avec des guirlandes de rubans
qui volaient dans toutes les directions. Seule dépassait du
bouquet une paire de longues jambes bronzées, affublées
de chaussettes de sport autrefois blanches et de baskets
boueuses.
Une voix féminine cria :
— Jack, aide-moi si tu ne veux pas qu'ils éclatent tous
à la fois.
La tête de Jack fit son apparition entre les ballons qui
se frottaient les uns aux autres avec cet affreux bruit
rappelant des ongles grinçant sur un tableau. Il s'efforçait
de faire passer l'immense gerbe par la porte, et Philip
courut à son secours, maintenant la porte ouverte, tandis
que Mélinda laissait libre cours à un fou rire ravi.
— Aïe ! cria la voix de Cécile, lu m'as pincée.
— Excuse-moi, dit Jack en riant. Je croyais que c'était
un ballon.
— Très drôle !
Enfin, le bouquet se percha au plafond, révélant une
Cécile aux joues roses, tout excitée, et un Jack Brannan
arborant un large sourire, tout heureux de la performance.
L'un et l'autre étaient en tenue de sport : short noir,
T-shirt assorti affichant le nom White Sox sur le devant, car
ils servaient d'entraîneurs à l'équipe de base-ball de leurs
fils respectifs.
— Félicitations à l'heureuse Maman, dit Cécile.
Libérée des ballons, elle alla embrasser son amie puis
s'approcha des berceaux. Elle se répandit en éloges sur les
bébés.
— Elles sont trop mignonnes. Des amours de bébés !
D'un doigt expert, elle effleura un petit crâne et, se
tournant vers Mélinda, demanda :
— Est-ce que je peux en prendre une dans mes bras ?
— Bien sûr.
Cécile se pencha et enleva délicatement un bébé de
son berceau. L'approchant de sa joue, elle le nicha au
creux de son épaule. Puis elle fit quelques pas vers la
fenêtre et, l'éloignant un peu d'elle pour voir son visage,
elle parla au bébé :
— Bonjour, toi. Je suis Cécile, ta tante. Elle le tourna
vers la vitre et dit :
— Tu veux que je te montre le bonhomme sur la
lune?
Si elle avait annoncé qu'elle-même descendait tout
droit de la lune, cela n'aurait pas plus surpris Philip, qui
n'en croyait pas ses yeux. Il la regardait manier
adroitement le bébé, et le contraste entre la douceur de
ses gestes et son apparence n'en était que plus étonnant.
Malgré ses chaussettes sales et ses baskets terreuses, sa
voix irradiait de tendresse maternelle, et ses gestes qui
avaient l'assurance de l'habitude démentaient son aspect
de garçon manqué.
Jack déposa un sac en papier aux pieds de sa femme,
attrapa la ficelle des ballons et l'attacha à la barre du lit.
Avec un clin d'œil à Philip, il suggéra :
— Si tu fermais la porte, avant que les infirmières ne
s'imaginent qu'on fait la fête et ne nous mettent dehors ?
— D'accord, dit Philip, l'air distrait. Et il laissa
retomber la porte.
Au son de sa voix, Cécile se retourna et lui lança un
regard glacial. Apparemment, elle ne s'était pas aperçu de
sa présence. Puis elle se força à détourner son regard et,
s'adressant à Mélinda, demanda :
— Comment s'appelle celle que je tiens dans mes
bras ?
— Violet.
Montrant du menton le second berceau, elle s'enquit:
— Et l'autre mignonne ?
— Lila.
— Violet et Lila. C'est joli.
Elle reposa la première pour s'emparer de la seconde.
— Bonjour, beauté, dit-elle, la dévisageant d'un
regard attendri.
Elle fit quelques pas avec l'enfant à bout de bras et
affirma :
— Tu verras, on va bien s'amuser. Tante Cécile
t'apprendra à jouer au base-ball, au tennis, à skier...
Philip n'entendit pas le reste des promesses faites au
bébé, car Mélinda s'inquiétait :
— Où sont les garçons ?
— Les parents de Cécile les ont tous embarqués
manger une pizza.
— Qui a gagné le match ?
— Nous ! dit fièrement Jack. Grâce à un lancer de Jack
Junior. Imparable !
— Bravo ! dit Mélinda, aussi fière que si Jack Junior
avait été son propre fils. Il est resté sur le terrain pendant
tout le jeu ?
— Non, dit Jack. Cécile m'a forcé à faire jouer Joey.
— Elle a raison, assura Mélinda. Il ne faut pas que
Jack fatigue trop son bras.
Violet se mit à vagir, et Jack la sortit habilement de
son berceau, une main sous la petite tête, l'autre
soutenant le dos.
— Alors, poupée, tu te sens délaissée, c'est ça ? Tu
veux qu'on s'occupe de toi ?
Il ne fut pas peu satisfait quand elle s'arrêta de
pleurer, cligna des paupières et... le regarda.
— Elle te ressemble, dit-il avec un regard amoureux
en direction de sa femme.
Elle essaya, vainement, de cacher sa fierté et admit :
— C'est bien possible, mais je trouve qu'elle a ton
nez. Philip observait et tendit l'oreille à cette remarque. Il
étouffa un rire. « Le nez de Jack ? Pauvre bébé ! Espérons
que non ! Espérons qu'elle soit plus jolie que Jack et,
surtout, qu'elle ne se fasse pas casser le nez à coups de
poing comme son père si souvent ! »
Il se sentait bien là, avec ses amis, partageant avec
eux l'atmosphère détendue et émouvante de la maternité.
Cependant, il jugea qu'il était temps de les laisser à leur
intimité et annonça :
— Je crois que je vais y aller. Mélinda, dis aux
infirmières de m'appeler si tu as besoin de quoi que ce
soit.
— Attends un peu, protesta Jack aussitôt. Pas si vite. Il
déposa Violet dans les bras de sa femme et, du sac en
papier, sortit une bouteille de Champagne et des gobelets
en plastique.
— Nous devons d'abord boire à la santé de la famille,
déclara-t-il.
Philip jeta un œil anxieux en direction de la porte,
redoutant d'entendre une des religieuses frapper et les
accuser d'enfreindre le règlement. On pouvait leur faire
confiance pour débusquer tout contrevenant, aussi
astucieux soit-il !
— Ne t'en fais pas, fit Jack. Nous n'avons rien à
craindre. C'est sans alcool.
Philip poussa un soupir de soulagement et, se
reprochant sa naïveté, s'efforça de prendre un air détaché.
Il aurait dû se méfier. Jack avait toujours réussi à le faire
marcher, et cela dès leurs débuts dans leur famille
d'accueil. Il ne s'y était jamais fait et se laissait encore
avoir!
Jack versa le Champagne, puis, une serviette sur le
bras, il lu passer les gobelets, imitant à s'y méprendre le
plus stylé des maîtres d'hôtel. Il fit signe à Cécile et Philip
de se rapprocher du lit de Mélinda. Cécile obtempéra, le
bébé nui un bras et son verre à la main. Elle fit bien
attention de rester à distance de Philip.
Cependant, Jack levait son verre et, très ému, proféra:
— Je bois à de nouvelles vies et à d'anciennes amitiés.
Merci à l'un et à l'autre d'avoir permis, chacun à votre
manière, que cette double naissance se passe aussi bien.
On entendit le bruit mat des gobelets qui
s'entrechoquaient, et chacun but à la santé des jumelles.
Jack se tourna mis Cécile et montra Philip d'un geste de la
main :
— Est-ce que tu sais que c'est lui qui a mis au monde
mes quatre garçons ? C'est un super médecin et un ami de
première.
Gêné par ces éloges, le médecin en question
détourna son regard et rencontra les yeux de Cécile qui le
dévisageaient I il le fronça les sourcils et s'empressa de
regarder ailleurs. Ce fut le moment que Jack choisit pour
s'éclaircir la voix et interroger Mélinda :
— Puisqu'ils sont là tous les deux, autant leur
demander maintenant. Qu'en penses-tu, chérie ?
Elle le gratifia d'un long regard amoureux qui fit pâlir
Philip d'envie et acquiesça :
— Le moment est très bien choisi.
Jack retrouva alors l'air sérieux du père de famille
responsable pour s'adresser à ses amis.
— Quand les garçons sont nés, je ne me suis pas
inquiété plus que cela de parrains ou de tuteurs éventuels;
l'idée que quelque chose pouvait nous arriver, à ma
femme ou à moi, n'entrait pas en ligne de compte. Mais,
avec la maladie et la mort de Laurel, j'ai commencé à
réfléchir. Puis j'ai rencontré Mélinda, et vous connaissez la
suite.
Nouvel échange de regards éloquents. Il se tourna
vers Cécile.
— Tu sais que nous souhaitons que tu sois la
marraine des bébés, dit-il.
Passant son bras autour des épaules de Philip, il
ajouta :
— Avec Philip comme parrain, si tu veux bien.
Il resserra son étreinte et, s'adressant à son ami,
déclara d'une voix émue :
— Mon vieux, c'est comme si j'avais un frère. En tout
cas, tu es le meilleur ami que j'aie jamais eu. Mélinda et
moi serions très heureux que tu acceptes d'être le parrain
de nos filles et de partager avec Cécile la responsabilité de
les élever s'il nous arrivait malheur.
Philip, la gorge serrée, tout à la fois fier et accablé de
l'honneur qui lui était fait, commença :
— Je...
Jack l'interrompit.
— Attends avant de me donner ta réponse. Ce n'est
pas tout.
Lâchant son ami, il alla s'asseoir près de la jeune mère
et lui prit les mains dans les siennes. Il continua :
— Nous aimerions aussi que, tous les deux, vous
acceptiez d'être les tuteurs des garçons, dans la même
éventualité.
Philip savait à quel point Jack aimait ses fils. Cette
proposition était la plus belle des marques de confiance. Il
était aussi conscient de l'énorme responsabilité qu'il
consentirait à assumer, mais il n'avait jamais fui les
responsabilités, quelle que soit l'ampleur de la tâche.
Alors, quand il s'agissait de répondre à son meilleur ami, la
question ne se posait même pas.
— C'est un honneur pour moi, dit-il.
Maintenant, tous les regards étaient tournés vers
Cécile qui sentit son estomac se nouer. Ce n'était pas du
tout le programme prévu quand Mélinda lui avait
demandé d'être la marraine du bébé à venir. Ce n'était pas
le fait d'assumer la tutelle qui la gênait. Elle élevait déjà,
seule, ses trois enfants, alors deux ou six de plus ne lui
faisaient pas peur. D'autant qu'elle adorait les enfants
Brannan qui le lui rendaient bien.
Non, le hic, c'était qu'il y eût un parrain ! Quelqu'un
qui aurait voix au chapitre, avec qui elle devrait discuter,
peut-être batailler, pour arriver à des compromis ! Cela
demandait réflexion, c'était le moins que l'on puisse dire.
Elle regarda Philip du coin de l'œil et pinça les lèvres.
Inquiète du silence de son amie, Mélinda interrogea :
— Cécile ?
Cécile se tourna vers elle et rencontra les yeux
anxieux de la jeune maman. Elle se dandina d'un pied sur
l'autre, hésita.
— Et bien..., commença-t-elle.
Elle scruta de nouveau le visage du futur parrain. Ses
yeux rencontrèrent un regard intense, intelligent,
compréhensif, le regard du médecin au chevet d'un
malade avec quelque chose de plus, quelque chose
d'indéfinissable. Malgré elle, « ce quelque chose » la
retint. Etait-il surpris de son hésitation ? Oui, sans doute,
mais ce n'était pas cela. Eprouvait-il du mépris, de la pitié ?
Non.
Qu'est-ce qui la retenait donc accrochée à ce regard ?
De l'attirance ? Fi donc ! Si tel était le cas, cela ne venait
pas d'elle ! Les play-boys de son genre, médecins par-
dessus le marché ! Très peu pour elle ! Elle se concentra,
plissant le front dans un effort pour comprendre, sans
cesser de plonger son regard dans le sien. Soudain, elle eut
la révélation qu'elle attendait : de la compassion ! Les yeux
marron qui soutenaient son interrogation exprimaient une
compassion infinie. Le genre de sentiment qui vous fait
chercher refuge dans les bras d'un amant pour y oublier
les tourments de la vie. Il la regardait comme s'il lisait au
fond d'elle, et, ce faisant, lui proposait son aide et son
appui. Elle ressentit soudain le désir intense de
s'abandonner à ce regard, à cette compréhension
inconditionnelle, de rechercher le berceau de ces bras
puissants.
Détournant les yeux, elle se reprit et se moqua d'elle-
même. Cela faisait belle lurette qu'elle avait appris à se
passer de la « compassion » d'un homme et encore plus
de tout appui extérieur dans la conduite de sa vie. Elle en
avait soupe et n'était pas disposée à tomber à nouveau
dans le piège de la compréhension mutuelle.
— Dis-moi que tu n'as pas changé d'avis, plaida
Mélinda que le silence prolongé de Cécile inquiétait.
Cette dernière réalisa l'anxiété de son amie et s'écria :
— Non, bien sûr.
Elle avait crié : le bébé dans ses bras sursauta et se
mit à pleurer. Elle le calma, et un petit sourire lui monta
aux lèvres à la vue du petit visage grimaçant :
— Rassure-toi, dit-elle. Je suis toujours d'accord pour
être votre marraine.
Mais accepter la tutelle de la tribu avec ce fichu
médecin pour partenaire, c'était une autre histoire.
Comment élever des enfants, partager les prises de
décision avec un homme qu'elle ne connaissait pas et qui,
a priori, ne lui inspirait aucune sympathie ? Fermant les
yeux, elle fît résolument le vide dans son esprit. Il y a peu
de chances que cela arrive, réfléchit-elle. Grâce à Dieu. Ce
n'est qu'une éventualité lointaine et dramatique. Alors
garde ton calme et pense à un avenir plus agréable. Oui,
mais la chance n'avait jamais été avec elle, et elle se
méfiait du hasard. Il n'avait pas été prévu qu'elle épouse
un coureur de jupons invétéré, n'est-ce pas ? Ni qu'elle se
retrouve veuve à vingt-neuf ans. Donc, tout était possible,
même le plus improbable.
Raison de plus, reconnut-elle, pour ne pas laisser
tomber Mélinda. Ça, jamais ! Même si cela impliquait de
fréquenter Philip Coursey et de le contrer à l'occasion. Elle
rouvrit les yeux et, regardant ses amis bien en face,
affirma:
— Je serai très heureuse de servir de tuteur à vos
enfants et je considère que c'est un grand honneur. Mais,
ajouta-t-elle sur un ton sans réplique, vous devez me faire
une promesse solennelle.
— Laquelle ? demanda Mélinda.
— De ne jamais voyager ensemble.
— Pourquoi ?
— Pas question que Jack et toi disparaissiez dans un
accident d'avion ou de voiture et que vous nous laissiez, lui
— elle le montrait du menton — et moi avec la garde
conjointe de vos enfants. Je suis certaine que cela ne
marcherait pas.
Elle dévisagea encore une fois le médecin et hocha la
tête pour mieux appuyer son intime conviction qu'un tel
arrangement serait voué à l'échec.
— Impensable, renchérit-elle.

Philip se rendit au poste de garde des infirmières et


s'empara d'un dossier qu'il examina distraitement. Ses
yeux étaient rivés sur la porte de la chambre 215, guettant
la sortie de Cécile. Lui qui se vantait de ne jamais perdre
son sang-froid fulminait intérieurement. Qu'avait-elle dit ?
« Cela ne marcherait jamais. Impensable. » Des années
d'entraînement en salle d'op', où il fallait penser à
plusieurs choses à la fois, lui permettaient de prêter
attention à ce que lui racontait l'infirmière à ses côtés tout
en ressassant les mots de Cécile. Il se demandait ce qui
pouvait bien lui donner cette conviction que partager avec
lui la responsabilité de l'éducation des enfants Brannan
serait impossible. Lui ne voyait pas pourquoi cela ne
marcherait pas. Il s'estimait un homme pondéré qui
réfléchissait à deux fois avant de prendre une décision ou
de se faire une opinion. C'est d'ailleurs ce que ses amis
appréciaient en lui et la raison pour laquelle ses
suggestions étaient toujours prises en considération.
L'infirmière tourna une page et continua :
— Il y a aussi Mme Conrad dans la chambre 202. Elle
se plaint que son épisiotomie la gêne. Les points de suture
lui causent des démangeaisons.
Philip commença une phrase, mais la porte 215
s'ouvrit sur Cécile. Elle l'aperçut et leurs regards se
rencontrèrent.
— Faites prendre un bain de siège à Mme Conrad
toutes les quatre heures. Cela devrait la calmer. Si cela ne
marche pas, appelez-moi.
Il tendit le dossier à l'infirmière et s'éloigna en
direction de Cécile. Il la vit rougir de contrariété quand il lui
emboîta le pas et se douta qu'elle se serait passée de sa
présence.
— Vous rentrez ? demanda-t-il, dissimulant son
irritation derrière un sourire.
— Oui, dit-elle, appuyant nerveusement sur le bouton
de l'ascenseur.
Elle croisa les bras, lui tournant presque le dos, les
yeux fixés sur la flèche ascendante.
— Puis-je vous offrir un café ? hasarda-t-il.
L'ascenseur arrivait et les portes s'ouvrirent. Cécile se
retourna et, le fixant dans les yeux :
— Non.
Elle entra dans l'ascenseur, et il la suivit. Elle se
renfrogna et s'éloigna de lui autant que l'espace confiné
de la cabine le lui permettait.
— C'est peut-être un peu tard pour un café, admit-il,
feignant de croire que c'était la raison de son refus. Disons
un soda ou tout autre boisson.
Sans le regarder, elle dit clairement :
— J'ai dit non, docteur. Ne faites pas semblant de ne
pas comprendre. Votre proposition ne m'intéresse pas.
C'est tout.
L'ascenseur s'arrêta. Cécile en jaillit et se dirigea
rapidement vers la porte. Philip ne perdit pas de temps : il
la rejoignit et, la prenant par le bras, la fit pivoter sur elle-
même. Elle le fusilla du regard, et lui, surpris de la brutalité
de son proteste geste, lâcha le coude par lequel il la
retenait.
— Je voudrais vous parler, dit-il.
— Pas moi, répondit-elle.
Elle traversa le hall et se trouva bientôt dans l'entrée,
devant la cage de verre du gardien de nuit qui les regardait
d'un air intéressé et ne perdait rien de la scène. Philip
savait ce que cela voulait dire : demain matin au plus tard,
cela serait dit, répété et déformé, et tout l'hôpital serait au
courant de ce qui venait de se passer.
Aussi se contenta-t-il de crier derrière elle :
— Aucune importance. Je me charge des dialogues.
Cécile lui lança un regard sans équivoque, qui voulait dire
quelque chose du genre : « Allez au diable ou ailleurs. Le
plus loin possible ! »
Et elle s'engouffra dans les portes tournantes qu'elle
poussa d'une main impatiente.
Quand elle sortit dans la nuit froide et humide, elle se
heurta presque à Philip qui l'avait précédée. Surprise de le
voir là, elle tourna la tête et aperçut l'entrée réservée aux
brancards et fauteuils roulants. Furieuse, elle marmonna :
— Tricheur !
— Vous disiez ? demanda-t-il.
— Je dis que vous avez triché et que cela ne m'étonne
pas. Cela doit faire partie des critères de recrutement du
personnel médical. Tous des tricheurs.
Il enfonça ses mains dans ses poches, s'efforçant de
rester calme. Il l'aurait bien étranglée. Toutefois, il
descendit les marches à sa suite et demanda :
— Quand arrêterez-vous de reporter les fautes d'un
seul homme sur tous les autres ?
La clé dans la serrure de sa jeep, elle affirma :
— Je ne reporte rien du tout, et surtout pas les fautes
de mon ex-mari.
— Alors, qu'est-ce que vous avez contre moi ?
Elle laissa la clé dans la serrure et lui fit face. Le visage
crispé, pinçant les lèvres, elle lâcha :
— En tant qu'individu, rien. En tant que personnage,
tout !
Elle redressa la tête comme par bravade, et une
colère noire assombrit son regard. Une terrible souffrance
aussi, nota-t-il, une profonde souffrance.
Comme si une soupape venait de sauter, Cécile
s'enflamma et débita tout d'une traite :
— Apprenez que mon mari était un fourbe et un
vicieux. Il s'est tapé plus de femmes qu'on ne peut
imaginer.
De la main, elle désigna l'hôpital.
— C'était son terrain de chasse. Tout ce qui lui passait
à portée de main. Infirmières, secrétaires, assistantes et
même parmi les parents et relations de ses malades. Elles
y sont toutes passées.
Elle s'arrêta un instant puis enchaîna :
— Je ne peux pas franchir le seuil de cet hôpital sans
que les gens me dévisagent. Certains avec un regard de
pitié. D'autres se font un plaisir de se moquer de moi dans
mon dos. A chaque infirmière que je rencontre, je ne peux
m'empêcher de me demander si, elle aussi, a succombé au
charme irrésistible de mon cher mari.
Elle fit un pas vers lui et, bien qu'elle sût à qui elle
parlait — au Dr Coursey, l'ami de Jack —, la colère
l'emporta et elle ne vit plus que James Kingsley. Comme
lui, ce Coursey se servait de son titre de docteur pour
gagner les bonnes grâces des femmes. C'était bien ce qu'il
avait en tête, un peu plus tôt, pour lui donner accès à la
nursery. Faire acte d'autorité ! Mon œil ! User de son
charme, cela, oui ! Qui plus est, il s'était permis de la
toucher, avec une adresse, une habileté qui témoignait
d'une longue habitude. La main sous le coude, le bras
autour des épaules, exactement comme son mari qu'elle
avait surpris plus d'une fois à se permettre des gestes
qu'elle jugeait déplacés. Il l'avait traitée de folle, lui avait
affirmé que cela ne voulait rien dire, que toutes les
femmes s'attendent à ce genre d'attentions de la part d'un
médecin. Et elle, pauvre idiote, l'avait cru.
Jusqu'à ce qu'elle découvre que ses soupçons étaient
plus que justifiés. Oh combien !
Revenant à la situation présente, elle considéra
l'homme en face d'elle et se dit qu'il n'avait vraiment rien
pour lui plaire. Cheveux ultra courts, un peu en désordre,
pour mieux séduire, sans doute. Un ego surdimensionné
et un charme fou, à tomber par terre.
Qu'elle ait pu être sensible, ne fût-ce qu'un instant, à
l'attrait sexuel de cet homme la révolta, et elle se
détourna, écœurée.
— Tout cela n'a pas d'importance, murmura-t-elle,
claquant la porte de la jeep.
Philip resta cloué sur place par la tirade qu'il venait
d'entendre pendant qu'elle allumait le moteur, faisait
marche arrière dans un crissement de pneus et fonçait
vers la sortie. Longtemps après que les feux arrière aient
disparu dans la nuit, il n'avait toujours pas bougé, se
passant la main dans les cheveux, essayant de mettre de
l'ordre dans ses idées et de... poser un diagnostic. Il en
arriva à la conclusion que Cécile Kingsley souffrait d'un
énorme complexe de culpabilité, doublé d'un non moins
affligeant sentiment de honte. Il était évident qu'elle se
croyait responsable de la conduite de son mari et ne se le
pardonnait pas. En conséquence, elle se méfiait de la
moindre avance et s'interdisait toute relation autre
qu'amicale.
Quelle erreur et quel dommage ! Une jeune femme
aussi dynamique, aussi intéressante. Le psychologue qu'il
était se sentit investi d'une mission. Il était persuadé qu'il
pouvait lui venir en aide. Avec du temps et de la patience.
Ce ne serait pas facile, mais il aimerait tenter l'expérience,
essayer de la libérer de son passé et lui redonner le goût
d'aimer de nouveau.
A condition qu'elle le veuille bien et le laisse
approcher. Or, rien n'était moins sûr. Etant donné sa
double appartenance au monde des mâles et des
médecins — tout ce qu'elle détestait — cela se présentait
bien mal.
3.

Cécile gara sa jeep sur le parking du gymnase et, se


dirigeant vers l'arrière, tenta d'arracher le sac bourré
d'équipement que Jack y avait placé. Pendant ce temps,
elle grommelait et maudissait le sort qui s'acharnait sur
elle. Non seulement on lui avait forcé la main pour qu'elle
accepte de partager la responsabilité des enfants Brannan
avec le docteur Coursey, mais voilà qu'elle allait aussi
devoir partager l'entraînement de l'équipe de base-ball
avec ce même individu. Bien sûr, elle comprenait Jack et
réalisait qu'avec l'arrivée des jumelles, sa présence à la
maison était indispensable. Mais qu'il ne l'ait pas consultée
avant de demander à Philip de prendre sa place, c'en était
trop ! Encore un mauvais tour du destin !
Elle parcourut le parking du regard : pas trace de
Coursey, évidemment. On ne pouvait jamais compter sur
l'exactitude d'un médecin. Elle était bien placée pour le
savoir ! Combien de fois avait-elle attendu James ? Trop
souvent pour en avoir retenu le compte. Elle tira sur le sac
de toutes ses forces, et un petit sourire se dessina sur ses
lèvres à l'idée qu'elle allait être seule pour cette séance
d'entraînement. Ce n'était pas pour lui déplaire. Avec un
regain d'énergie, elle réussit à arracher le sac à la jeep. Elle
y avait mis tant de force qu'elle faillit tomber sous le choc.
Il lui échappa des mains et heurta lourdement le sol. Le
cordon de fermeture s'ouvrit, laissant les balles se
répandre un peu partout sur le parking et sous la jeep.
Avec un soupir résigné, Cécile entreprit de les
récupérer et, se mettant à quatre pattes, se glissa sous la
voiture. Elle entendit une portière claquer, pensa que
c'était Joey, le lanceur suppléant qui était toujours en
retard, et cria :
— Va sur le terrain t'échauffer avec les autres. Je
t'appellerai quand j'aurai tout mis en place.
— Je peux vous aider ?
La voix grave qui posait cette question la fit se figer
sur place. Toujours coincée sous la jeep, elle tourna la tête
pour s'assurer de l'identité de son interlocuteur. Tout ce
qu'elle vit fut une paire de Reebok d'une taille
impressionnante et des chaussettes de sport immaculées.
Mais c'en était assez pour qu'elle sache qu'elle ne serait
pas seule à entraîner l'équipe. Que la chance, une fois de
plus, l'avait désertée.
Ce que Philip avait, lui, dans son champ de vision était
nettement plus explicite : une paire de tennis usagées, une
longue jambe bronzée et le plus joli derrière qu'un short
de sport ait jamais prétendu cacher.
Il avait hésité à accepter l'offre de Jack, n'étant pas
certain de pouvoir inclure les heures d'entraînement dans
un emploi du temps déjà surchargé. Mais il ne le regrettait
pas : le job présentait des avantages inattendus. Se
retenant de sourire, il demanda :
— Etes-vous coincée ?
D'où elle était, Cécile fit la grimace et grommela :
— Non, je vais m'en sortir.
— Avez-vous besoin d'aide ?
— Non, merci.
Elle se tendit pour attraper une dernière balle,
inconsciente d'offrir à l'appréciation du spectateur un bout
de fesse musclée qui ne passa pas inaperçu. A regret,
Philip se redressa, lui laissant la place pour qu'elle puisse
sortir de sa position délicate.
Ignorant l'éclair de gaieté dans les yeux de son
partenaire, elle lui mit la balle dans la main et se pencha
pour faire tomber la poussière de ses genoux.
— Vous êtes en retard, dit-elle sèchement. Nous
sommes censés commencer à 5 heures et demie.
Il ne releva pas ce que le ton avait de désagréable, se
contentant de remettre les balles dans le sac et
d'expliquer :
— Désolé, mais j'ai été retenu à l'hôpital.
Sans effort, il prit le sac sur son épaule et Cécile par la
taille, l'entraînant vers le terrain de sport
— Quel est le programme ? demanda-t-il, affichant
un air décontracté.
Sans ralentir l'allure, elle détacha le bras de sa taille,
se servant uniquement de deux doigts, comme elle l'aurait
fait pour se débarrasser d'une poussière ou d'un insecte
répugnant.
— L'idée est d'apprendre à ces gosses à jouer au
baseball et si possible de leur permettre de gagner
quelques matchs, dit-elle.
Quand ils arrivèrent au bord du terrain, ils
s'arrêtèrent sous le porche du bâtiment qui abritait les
vestiaires et les douches. Ce porche était fort apprécié des
parents qui venaient assister aux entraînements ou aux
matchs tout en échangeant les dernières nouvelles.
Elle lui reprit le sac qu'elle posa sur un banc et en
sortit les équipements : battes, balles, gants,
genouillères...
— En général, consentit-elle à expliquer, Jack fait
travailler les lanceurs et les milieux de terrain. Je m'occupe
des extérieurs et je leur apprends à manier la batte. Joey,
le suppléant, n'est pas au point avec son mouvement de
bras ; il a besoin de travailler son lob. A vous de vous en
occuper.
Elle lui lança une paire de gants qu'il attrapa au vol,
mais ses sourcils s'étaient froncés, et il avait l'air perplexe.
— Qu'est-ce qu'il y a ? interrogea-t-elle.
— C'est que..., commença-t-il, triturant le gant entre
ses mains.
— C'est que, quoi ? s'énerva-t-elle.
— Je ne sais pas comment lancer une balle lobée.
Levant les yeux au ciel, elle suggéra :
— Alors, faites-lui travailler la vitesse et la précision.
Elle n'attendit pas sa réponse et s'engagea sur la pelouse.
Il la rattrapa.
— Je ne suis pas sûr d'en être capable. Là, elle s'arrêta
et se tourna vers lui.
— Vous savez faire quoi, exactement ? Vous savez ce
qu'est une batte, au moins ? Etes-vous capable de frapper
la balle avec une batte ? Avez-vous appris un truc ou deux
qui pourraient être utiles, par hasard ?
— Cela, oui. Je me débrouille assez bien avec une
batte.
— Bon, alors, apprenez-leur à s'en servir, faites-les
s'exercer et pour le reste, on verra.
Elle lui lança la batte qu'elle avait en main et il
l'attrapa avant qu'elle ne lui fracasse le crâne. Cécile
s'éloigna, pestant à mi-voix contre les idiots de play-boys
qui savent tout faire en paroles et se révèlent de parfaits
incapables quand ils sont mis au pied du mur.
Philip la regardait avancer à longues enjambées et se
réjouit de passer un été en aussi agréable compagnie.
Décidément, cela s'annonçait bien. Il fallait qu'il pense à
remercier Jack de lui avoir procuré ce job plein de
surprises. Cela valait bien une bonne bouteille.

La séance tirait à sa fin, et c'était aussi bien parce que


Cécile n'était pas au mieux de sa forme. Elle était plus
nerveuse que d'habitude et les enfants le sentaient. Il
faisait une chaleur insupportable, la sueur lui collait au
corps et elle aurait donné sa dernière chemise pour un
coca bien glacé !
Elle suggéra de rassembler tous les garçons pour un
dernier exercice. Us se déployèrent en demi-cercle et
Cécile expliqua :
— Nous allons travailler la glissade au but. Lors du
dernier match, ce n'était pas au point.
Elle lança un coup d'œil en direction de Philip et
continua :
— Le docteur Coursey sera le gardien de but et c'est
moi qui ferai la démonstration de la glissade. Ensuite, ce
sera à vous, chacun à votre tour. Prêt, docteur ?
Il enfila le gant, l'ajusta et lui sourit :
— Fin prêt. C'est quand vous voulez.
Il prit position devant les piquets de but, les genoux
plies, prêt à parer l'attaque.
Cécile termina ses explications :
— Souvenez-vous qu'il faut que le mouvement soit
parfaitement exécuté, sinon cela peut devenir dangereux.
Vous foncez aussi vite que vous pouvez, en ne perdant pas
de vue la main et le gant du gardien. Au moment où vous
arrivez, vous pliez la jambe gauche et faites porter tout le
poids de votre corps sur le côté dans un mouvement
glissant qui doit vous amener derrière les piquets sans
bavure. D'accord ?
— Oui, madame, firent-ils en chœur.
Elle prit place sur la ligne de départ, trouva ses
marques et se lança dans une course impressionnante de
rapidité en direction du but. Un vrai sprint de
professionnelle ! A l'approche du but, elle effectua un
mouvement parfait, exactement comme elle l'avait décrit,
mettant tout son poids de côté et glissant vers le but. Mais
là se produisit le choc. Elle se heurta à... un mur de béton.
Elle vit trente-six chandelles, mordit la poussière et poussa
un cri quand sa cheville plia sous elle et qu'un poing bien
dirigé lui coupa le souffle.
Elle se retrouva sur le dos, aveuglée, la cheville
douloureuse, suffoquant et cherchant désespérément à
reprendre son souffle. Au-dessus d'elle, Philip Coursey
souriait, modestement triomphant.
— Eliminée ! dit-il.
Il se releva de sa position accroupie et vint vers elle
pour l'aider à se relever. Il lui tendit la main mais, quand il
vit qu'elle demeurait sans réaction, son sourire disparut et
il s'inquiéta :
— Ça va ? demanda-t-il, s'agenouillant près d'elle. Elle
était bien incapable de répondre, hoquetant et luttant
pour aspirer l'air que ses poumons réclamaient, mais qui
ne passait pas le barrage de sa gorge.
— Va me chercher de l'eau et une serviette, dit-il au
garçon le plus proche qui se précipita dans le bâtiment-.
Il souleva le buste de Cécile et l'appuya contre ses
genoux, pour la mettre en position plus confortable. Le
garçon revint avec un pot d'eau et une serviette. Philip
humecta la serviette et la passa sur le visage de Cécile
pendant que les enfants le regardaient faire dans un
silence atterré. Il s'employa à la calmer, à lui masser les
muscles du cou et à lui dire de se détendre. Si elle se
laissait aller, sa respiration reprendrait plus vite son cours
normal.
— Tu l'as tuée ? demanda une voix.
Philip se retourna et vit les yeux accusateurs de
Jimmy Kingsley, le fils aîné de Cécile, dont il venait de faire
la connaissance l'après-midi même.
— Non, je ne l'ai pas tuée, le rassura-t-il. C'est le choc
contre mon gant qui lui a coupé le souffle.
— Ça va passer ? insista Jimmy.
— Oui, ne...
Cécile se redressa, agita une main en direction de son
fils et parvint à dire :
— Je... vais... bien.
Elle avait encore du mal à respirer et se tenait la
poitrine car l'air, en pénétrant ses poumons, la faisait
horriblement souffrir. Mais elle ne voulait pas effrayer les
enfants. Elle essaya de se mettre debout mais, quand elle
s'appuya sur son pied droit, sa cheville céda ; elle hurla de
douleur. Elle serait tombée si Philip ne l'avait retenue dans
ses bras. Elle s'accrocha à lui et, la tête dans son épaule,
gémit :
— C'est ma cheville. Je crois qu'elle est cassée.
Sans lui laisser le choix — certain qu'elle aurait refusé,
il la souleva de terre et la porta sur le banc du porche, suivi
par les garçons qui se pressaient derrière pour ne rien
perdre du spectacle.
Quand il l'eut déposée sur le banc, Philip s'accroupit
devant elle. Il prit le pied blessé entre ses mains et
ausculta la cheville. Ses doigts explorèrent le devant du
pied puis la cheville elle-même, et Cécile se retint de crier,
rejetant la tête en arrière contre le mur, pâle, les dents
serrées.
— Rien de cassé, dit Philip après quelques minutes.
Mais une jolie entorse.
Puis, s'adressant à Jimmy, il lui demanda d'aller
chercher des glaçons dans le réfrigérateur pour empêcher
que la cheville n'enfle démesurément.
— Qu'est-ce qui se passe ? Une réunion
extraordinaire ? dit alors la voix de Jack qui venait voir
comment Philip s'en était tiré.
— Non, répondit Philip. Mais nous avons un blessé.
D'un coup d'œil, Jack comprit la situation et prit les choses
en main avec une efficacité dont Philip lui fut
reconnaissant.
— Les garçons, dit-il, vos parents ne vont pas tarder à
arriver. On range tout et je vous emmène les attendre sur
le parking.
Tous lui obéirent, et Cécile fut soulagée de ne plus
sentir leurs regards sur elle.
Philip, lui, se sentait terriblement coupable et s'en
voulait d'être la cause de sa blessure.
— Je suis désolé, dit-il, lui entourant la cheville de:
glaçons. J'y ai été beaucoup trop fort.
Après les doigts chauds de Philip, le contact de la
glace sur sa peau la fit se contracter, et des frissons lui
coururent! tout le long du dos.
— Ce n'est rien, mentit-elle d'une voix étranglée, les
yeux fixés sur le sommet de sa tête.
Curieux, se dit-elle. Elle en était à souhaiter qu'il
reprenne sa cheville entre ses doigts ! Comme en réponse
à son désir, il se mit à lui masser la jambe pour faire
circuler le sang, tenant toujours le pied entre ses genoux.
— Ce n'est pas rien, rectifia-t-il, et c'est ma faute. J'ai
voulu vous montrer de quoi j'étais capable et cela a failli
mal tourner. Je suis navré, je ne sais comment m'excuser.
Il leva les yeux et elle s'aperçut qu'il était sincère, qu'il
était réellement confus et désolé.
Cécile en oublia la sensation d'apaisement que lui
procuraient les doigts sur sa jambe. Elle le regardait, à
court de mots, ne sachant pas quelle conduite adopter.
Rien dans son existence ne l'avait préparée à ce genre de
situation. Unique fille au milieu de trois frères, les seules
excuses qu'elle eût jamais reçues étaient celles que ses
parents réussissaient à arracher à ses garnements de
frères. Et, se souvenait-elle, elles étaient souvent grosses
de représailles ! Quant à son mari, bien malin celui ou celle
qui l'aurait entendu s'excuser, même — et surtout —
quand il était dans son tort.
Elle changea de position sur le banc.
— Ce n'est vraiment rien, Philip. Ce sont les risques
du métier, vous n'avez fait que jouer votre rôle de gardien
de but.
Elle laissa échapper un petit rire.
— Pour être honnête, je ne m'attendais pas à une si
bonne parade ! Je ne vous aurais pas cru capable de
m'arrêter.
— Comment va la blessée ? demanda Jack qui
revenait aux nouvelles après avoir confié les enfants à
leurs parents.
— Bien, dit Cécile, soulagée de le voir arriver. Cela ira.
— As-tu besoin que je te ramène ?
Ce fut Philip qui répondit sans lui laisser le temps de
réagir.
— Je la ramène, dit-il à son ami. Mais j'aurai besoin
de loi plus tard pour venir chercher ma voiture.
— Entendu, acquiesça Jack. Je serai chez moi. Tu
m'appelles quand tu veux.
Il se tourna vers Cécile.
— Jordy et Sissy sont chez ta mère ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bon. Je dépose Jimmy chez elle et je lui explique ce
qui s'est passé. Tu ne crois pas qu'elle va les garder pour la
nuit ?
Ce n'était même pas une question ! Jack connaissait
la mère de Cécile et savait qu'elle mettait à profit toutes
les occasions d'avoir ses petits-enfants avec elle. Pour une
fois, Cécile n'émettrait pas d'objection.
— Si, évidemment. Merci, Jack.
— Rien que de normal. Prends soin de toi.
Et sur ces mots il partit, les laissant seuls sous le
porche. Cécile ne trouva rien à dire. Son pied était toujours
entre les genoux de Philip qui continuait de lui masser la
jambe. Elle finit par s'aviser de ce que cette position avait
d'intime et sentit le rouge lui monter aux joues. Gênée,
elle tenta de se dégager :
— Bon, maintenant, il serait peut-être temps de
rentrer ?
Philip déposa doucement le pied enflé sur le sol et, le'
mains sur les genoux, se releva. Sans la prévenir, il l'enleva
du banc dans ses bras. Elle essaya de se libérer, mais e
vain.
— Philip, arrêtez. Je peux marcher. Il s'arrêta
effectivement un instant pour plonger son regard dans les
yeux de Cécile, un regard si brûlant qu'elle resta sans voix.
— Et moi, je peux vous porter. Alors, mieux vaut faire
contre mauvaise fortune bon cœur.

— Auriez-vous un coussin chauffant ? Cécile retint un


soupir de contrariété. Et puis quoi encore ?
Qu'allait-il inventer d'autre ? Il l'avait suffisamment
cajolée et maternée depuis qu'ils étaient arrivés chez elle.
Il était; allé jusqu'à la porter dans sa chambre. Sans parler
du retour en voiture qu'il avait effectué à la vitesse d'une
limace pour lui éviter les secousses !
Maintenant, il arrangeait les oreillers derrière elle,
choisissait le plus gros coussin pour qu'elle y repose son
pied et revenait de la cuisine avec un sac de glaçons qu'il
plaçait autour de la cheville. Encore un peu et il lui
proposerait un lait de poule, se dit-elle ! Là, elle ne
garantirait plus rien et se sentait d'humeur à le lui jeter à la
tête. Comment lui faire comprendre qu'elle n'avait pas
envie d'être traitée en poupée de porcelaine ?
— Non, je n'ai pas de coussin chauffant, dit-elle en
réponse à sa question.
— Très bien. Je fais un saut au bazar que j'ai aperçu
en venant. C'est bien le diable s'ils n'en ont pas, dit-il sans
se démonter.
Il prit les clés sur la table de chevet et se dirigeait vers
la porte quand elle se ravisa.
— Attendez. Il se peut qu'il y en ait un, tout au fond
du placard à linge, sur le palier.
Deux minutes plus tard, il revenait avec l'objet en
question qu'il brancha à la prise près du lit. Il souleva le
pied, enleva la poche de glace et la remplaça par le coussin
chauffant qu'il ajusta autour de la cheville. Bien qu'il n'ait
pas encore eu le temps de chauffer, Cécile sentit une
vague de chaleur se propager jusque dans le bas de son
ventre et s'étonna de l'effet troublant que produisait sur
elle le contact de ses mains. Elle essaya d'ignorer la
sensation et reporta son attention sur ses mouvements.
Il avait de belles mains, longues et fortes, couvertes
d'un duvet brun clair. Ses doigts étaient doués d'un
toucher subtil et efficace, qui n'était pas sans lui rappeler
les mains de James. Avec quelque chose de différent. Elle
fronça les sourcils, essayant d'identifier cette différence.
Compatissantes. C'était le mot qu'elle cherchait.
Philip était, à n'en pas douter, aussi efficace et compétent
que James. Mais, là où son mari n'avait été qu'un
professionnel sans états d'âme, Philip communiquait avec
le malade à travers ses mains, faisant passer un message
de compréhension et d'encouragement.
— Je vous conseille d'alterner le chaud et le froid, dit-
il. Changer tous les quarts d'heure pour empêcher la
cheville d'enfler.
Il reposa le pied sur le coussin, puis voulut redonner
forme aux oreillers contre lesquels elle s'appuyait. Cécile
crut qu'elle allait exploser ! Assez ! C'était un type à
proposer à toutes ses amies célibataires, en quête d'un
homme à leurs pieds ! Mais pas elle ! Elle l'arrêta, posant
une main sur son poignet.
— Cela suffit, Philip, dit-elle. Vous en avez déjà trop
fait.
Il s'écarta lentement et, craignant de l'avoir blessé, ell
lui sourit. Elle se souvint de son air penaud sous le porc1 et
réalisa qu'il faisait tout pour se faire pardonner. Elle ne
pouvait pas lui en vouloir de ce déploiement d'attentions.
— Je vous suis infiniment reconnaissante de ce que
vo avez fait. Merci pour tout, ajouta-t-elle. Mais il est temp
que vous rentriez chez vous.
— Vous ne pouvez pas vous déplacer, objecta-t-il. Qu
ferez-vous si vous avez besoin de quoi que ce soit ?
— Ne vous inquiétez pas, j'ai tout ce qu'il me faut
assura-t-elle. Si c'était vraiment important, j'appellerai
maman ou Mélinda.
A son air peu convaincu, elle vit qu'elle aurait du mal
s'en débarrasser. Son sourire s'élargit et elle dit :
— La seule chose que vous puissiez encore faire
avant] de partir, c'est d'aller dans la cuisine me chercher
un verre d'eau et le tube d'aspirine. Il doit être quelque
part dans un placard. Ainsi, je serai parée pour la nuit.
— J'y vais, dit-il. Mais je ne vous laisse pas seule pour
la nuit.
Dès qu'il eut tourné les talons, Cécile sortit le
téléphone portable du tiroir de la table de nuit et remercia
le Ciel de ne pas avoir effacé le numéro de l'hôpital.
— Allô ! Allô ! appela-t-elle.
A la garde de nuit qui lui répondit, elle expliqua d'une
voix haletante :
— Je suis une patiente du Dr Coursey. Je suis sur le
point d'accoucher avec des contractions toutes les trois m
i mites. Je suis en route pour l'hôpital et j'aimerais qu'il no
il là pour m'assister.
Elle raccrocha avant que l'autre ait eu le temps de lui
demander son nom.
Du pied de l'escalier, Philip demandait :
— Je ne trouve pas l'aspirine. Où l'avez-vous mise ?
— Dans le tiroir le plus proche de l'évier, cria-t-elle.
Elle s'empressa de remettre le téléphone à sa place et eut
le plaisir d'entendre le bip-bip de celui de Philip au
moment où il s'apprêtait à monter. Elle se renversa sur ses
oreillers, étouffant un rire de soulagement.
Il fit irruption dans la chambre, lui apportant ce
qu'elle avait demandé. Il s'excusa, tout penaud :
— L'hôpital vient d'appeler. Une de mes patientes est
sur le point d'arriver à la maternité pour accoucher. Il faut
que j'y aille. Puis-je emprunter votre voiture ? Avez-vous
besoin d'autre chose ?
— Non, tout va bien. Allez-y, dit-elle d'un air
innocent.
— Je passerai plus tard, dit-il au moment où il quittait
la pièce.
— Ce n'est pas la peine, assura-t-elle. Merci quand
même.
Quand elle entendit la porte se refermer, elle se
redressa d'un coup dans son lit, enchantée du tour qu'elle
lui avait joué. C'était de sa faute, aussi. Pourquoi ne
voulait-il pas comprendre que trop, c'est trop ?
Prestement, elle fit passer son T-shirt par-dessus sa tête,
défit son soutien-gorge, l’envoya valser sur le plancher et
soupira de plaisir. Sans le remarques de sa mère sur la
décence que devait avoir une femme de son âge, mère de
surcroît, elle n'en aurait jamais porté ! Elle ré-enfila le T-
shirt : il ferait l'affaire en gui de chemise de nuit. Soulevant
ses hanches, elle baissa s short et le fit glisser jusqu'à ses
genoux. Serrant les dent elle dégagea d'abord sa cheville
enflée, puis l'autre, et le' short ne tarda pas à rejoindre le
soutien sur le plancher. Libérée, à l'aise, elle se nicha au
creux de ses oreillers et ferma les yeux, priant le ciel que sa
cheville ait retrouvé une taille normale dès le lendemain
matin.

Philip gara la voiture dans l'allée, près de la maison


dm Cécile Kingsley, et fit les quelques pas qui le séparaient
dm la porte de derrière. Il était perplexe et intrigué par
l'appel de cette patiente qui ne s'était finalement pas
présentée. Il avait vérifié qu'aucune de ses clientes n'avait
été admis aux urgences et orientée vers un autre service.
Ce genre d'appel sans suite était rare. La garde lui avait
affirmé que la femme au téléphone, affolée, semblait
vraiment! souffrir. Ce qui étonnait le plus Philip, c'est
qu'elle n'ait] pas rappelé pour dire qu'elle s'était trompée,
que ce n'était] qu'une fausse alerte.
Il examina le trousseau de clés et en essaya plusieurs]
avant de réussir à ouvrir la porte. Finalement, il pénétra à
l'intérieur et écouta : rien, le silence. Marchant sur la point
des pieds, il appela doucement :
— Cécile ?
Personne ne lui répondit. Il se dirigea vers l'entrée et
monta l'escalier. La chambre était plongée dans
l'obscurité, faiblement éclairée par les rayons de lune qui
perçaient au travers des fentes des persiennes. Cela lui
permit d'apercevoir la forme de la jeune femme sur le lit,
et il se sentit de nouveau terriblement coupable d'avoir
causé cette blessure idiote. Il la revit au moment où il avait
dû partir, pâle, luttant contre la douleur. Il s'approcha du
lit pour allumer la veilleuse et vérifier l'état de la jambe.
Seule adulte avec trois enfants dans une maison
entourée d'un jardin, Cécile ne dormait jamais que d'un
œil. Aussi, quand la porte de derrière grinça, si faiblement
soit-il, elle fut aussitôt en alerte. Elle ouvrit les yeux, le
regard tendu dans l'obscurité de la chambre. Quand elle
entendit des pas étouffés monter l'escalier, elle s'assit d'un
seul coup dans son lit et fut rappelée à l'ordre par une
douleur fulgurante dans la jambe qui la rejeta sur ses
oreillers. Instinctivement, elle se couvrit la bouche de sa
main, espérant qu'elle n'avait pas crié. Rapidement, elle
chercha sous son matelas et trouva l'objet qu'elle appelait
son « copain » : une matraque de police, légère mais
efficace.
Elle vit l'ombre se profiler dans l'ouverture de la porte
et sut que son cambrioleur était un homme. Immobile, elle
lit semblant de dormir, les doigts crispés sur la matraque,
attendant le moment propice. Il se rapprocha du lit et, à
l'instant où il se penchait, elle poussa un cri d'attaque qui
aurait satisfait le professeur de karaté de Jordy. En même
temps, elle brandit la matraque et l'abattit de toutes ses
forces dans la direction de l'homme. La matraque frappa le
côté de la tête avec un bruit sec qui lui donna la nausée.
Elle vit la silhouette vaciller, reculer et, finalement,
s'écrouler en avant sur le lit, en travers de ses genoux. Plus
révoltée qu'effrayée par cette intrusion, elle essaya de se
dégager mais l'homme pesait une tonne et, dès qu'elle
remuait, cheville la faisait horriblement souffrir.
— Grands dieux ! Qu'est-ce que je vais faire ? Je si
coincée.
Une arme. Avait-il une arme ? La première chose à
vérifier. Elle se tourna, allongea le bras pour atteindre
l'interrupteur de la lampe de chevet et alluma. Quand elle
se retourna, elle eut le choc de sa vie : son cambrioleur
n'était autre que Philip Coursey !
Horrifiée, elle porta les mains à sa bouche et
s'inquiéta :
— Pourvu que je ne l'ai pas tué !
Timidement, effrayée de ce qu'elle allait découvrir,
elle se pencha, passa la main sous la tête, cherchant une
veine qui la renseignerait sur l'état de sa victime. Bientôt
elle] sentit le sang battre sous ses doigts et fut rassurée. Il
était vivant, mais se réveillerait avec le mal de crâne du
siècle, sans parler de l'énorme bosse qu'elle voyait se
développer sous ses yeux. Elle se mordit la lèvre. Que
faire? Attendre qu'il reprenne conscience puisqu'elle était
incapable de lui venir en aide. Les secondes lui parurent
des heures tandis qu'elle priait le ciel pour qu'il se réveille.
Quand enfin, il remua et émit un gémissement de bête
blessée, elle se mordit encore plus la lèvre.
Elle se pencha au-dessus de lui, tâtant entre les
cheveux la bosse de belle taille, et murmura :
— Philip ?
Il porta la main à sa tempe, fit une grimace et roula
sur le dos avec un grognement. Ouvrant les yeux, il
demanda d'une voix rauque :
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Je crois que je vous ai frappé, dit-elle.
Il leva prudemment la tête pour la regarder et
interrogea :
— Vous croyez ?
Elle essaya de sourire, expliqua :
— J'ai cru avoir affaire à un cambrioleur.
— Avec quoi m'avez-vous frappé ? Un marteau-pilon?
Cécile rit doucement :
— Non, seulement mon « copain ». Et elle lui montra
la matraque.
— Mon jeune frère est flic et, après la mort de James,
il a insisté pour me donner un revolver. Mais, avec les
enfants, il n'en était pas question. J'ai trop peur des
accidents. Alors, il a eu l'idée de la matraque.
Philip souleva un instant la tête pour lancer au «
copain » Un regard hostile et, se rejetant en arrière, se
couvrit les yeux de sa main.
— Si je comprends bien, j'ai eu de la chance que vous
n'ayez pas opté pour le revolver !
II ne bougea plus pendant de longues minutes,
essayant de trouver la force de se redresser, mais sa tête
lui faisait l'impression d'être prête à éclater. Toutefois, s'il
avait pu, il aurait ri ! Penser qu'il s'était précipité chez elle
au sortir de l'hôpital pour s'assurer qu'elle allait bien ! Idiot
qu'il était ! De toute évidence, elle se débrouillait
parfaitement toute seule, sans lui ni personne.
C'était un coup dur pour son ego, presque aussi dur
que le coup qu'elle lui avait asséné ! Se sentant inutile et
pas qu'un peu ridicule, il se redressa. Aussitôt, la chambre
se mit à tournoyer, sa vue se brouilla et ses oreilles
bourdonnèrent. Il ferma les yeux et, assis au bord du lit, se
pencha en avant. Cécile, inquiète, l'estomac noué, le vit
pâlir s'alarma :
— Avez-vous envie de vomir ?
— Non, dit-il.
Rien n'était moins sûr, mais il était déjà assez
embarras de son malaise pour essayer d'éviter le pire.
— C'est courant après un coup sur la tête, dit-elle.
— Je sais.
Malgré sa douleur à la cheville, Cécile réussit à libérer
ses jambes et s'agenouilla près de lui.
— Puis-je faire quelque chose ?
— Non. Laissez-moi quelques instants pour reprend
mes esprits. Dès que je me sentirai mieux, je vous
débarrasse de ma présence.
Cécile fouilla dans l'enchevêtrement des couvertures
mit la main sur la poche de glace qui était encore fraîche
Elle la posa sur la tempe douloureuse.
— Cela vous calmera et empêchera la bosse de
prendra des proportions gigantesques, dit-elle.
Il tressaillit au contact de la glace sur la bosse et mit la
j main sur la sienne pour changer le sac de position. Il se"
détendit, s'appuyant sur les oreillers pour laisser la glacé
faire son effet. Déjà, il se sentait moins nauséeux.
Cécile ne pouvait pas ignorer la main de Philip sur la
sienne, mais elle était entièrement préoccupée par son
état et attendit qu'il se sente mieux sans rien dire. Elle fut
heureuse de le voir reprendre des couleurs et essaya de
dégager sa cheville qui se rappelait à son bon souvenir. Elle
réussit & déplier sa jambe et à l'allonger, sans lâcher la
poche de glace qu'elle maintenait en place sur la tempe de
Philip. Elle était liste au-dessus de lui, et voyait sa poitrine
se soulever au rythme de sa respiration. Elle devina qu'il
s'était brusquement endormi, comme tous les médecins
savent si bien le faire après des années de veilles et de
travail sans horaires précis. Ils apprenaient vite à profiter
de la moindre occasion pour voler de précieux moments
de repos. Dans le cas présent, dormir ne pouvait que lui
faire oublier sa douleur à la tête. Alors, elle le laissa se
reposer, se contentant d'essuyer les filets d'eau qui
dégoulinaient de la poche. Quand elle passa la main sur la
bosse, elle fut effrayée de l'ampleur les dégâts qu'elle avait
causés et, à son tour, se sentit prise I le remords. II gémit
et, tournant la tête, la posa dans la main qu'elle n'avait pas
retirée, la joue appuyée contre sa paume dans un
mouvement naturel de grande intimité. Le contact de la
barbe du soir sur sa main fit à Cécile l'effet d'un
électrochoc, réveillant des sensations profondément
enfouies au plus profond d'elle-même. N'osant pas
bouger, elle attendit que sa respiration reprenne son
rythme pour se pencher et l'examiner à la lumière de la
lampe. Les cils épais et longs qui ombraient les joues
osseuses, les lèvres entrouvertes et la respiration régulière
la convainquirent qu'il dormait vraiment, qu'il n'était pas
en train de lui jouer un numéro de séduction bien rôdé.
Sans chercher à résister, elle poussa plus loin son
examen : épaules larges, taille étroite, cuisses musclées. Il
n'avait pas vraiment l'allure d'un athlète et, pourtant, il
avait l'air en grande forme avec un corps ferme, sans un
gramme de graisse. Comment s'y prenait-il ? Revenant au
visage, elle lui trouva l'air touchant d'un gamin. Comme
tous les hommes, se dit-elle, blasée. Comme chacun sait,
et elle en particulier, il ne faut pas se fier aux apparences.
Tous des hypocrites, capables de vous faire croire
n'importe quoi et sachant se montrer sous leur meilleur
jour quand cela les arrangeait et, surtout, pour obtenir ce
qu'ils voulaient.
Trop consciente de ces leçons durement apprises, elle
rejeta de son esprit le charme de Philip Coursey et décida
d'ignorer la boule qui s'était formée au creux de son
estomac et... ailleurs. Elle s'appuya contre les oreillers,
cherchant à s'éloigner de la présence rassurante de ce
grand corps étendu près d'elle.
Car plus jamais un homme n'attirerait Cécile Kingsley
dans ses filets.
4.

En règle générale, Philip Coursey mettait à profit le


fait qu'il dormait seul dans un grand lit pour en occuper
tout l'espace. Allongé sur le dos, souvent en diagonale, il
se réveillait, une main dans l'élastique de son short, l'autre
sous la nuque. C'est pourquoi il fut surpris, ce matin-là, de
se retrouver recroquevillé, quasiment en position fœtale,
la tête au creux de son bras et la main posée sur les
courbes voluptueuses d'un corps de femme. Qui plus est,
le bout d'un sein, tendu par l'excitation, lui effleurait le
creux de la main. Nichée contre lui, lui tournant le dos, la
femme remuait des hanches contre son membre qui
répondait à la sollicitation sans se faire prier.
Surpris de cette entorse à sa routine quotidienne,
Philip ouvrit les yeux... sur une masse de cheveux dorés
qui lui bloquait la vue. Il se redressa sur un coude et se
pencha pour voir le visage de sa compagne de lit. Quel ne
fut pas son étonnement quand il découvrit Cécile Kingsley
endormie contre lui. Il poussa un gémissement et se rejeta
en arrière, la tête au creux de son bras comme pour se
voiler la face et se dérober à la suite imprévisible des
événements. Il se remémora aussitôt ce qui s'était passé la
veille et attribua sa fugitive vision de Cécile au coup qu'il
avait reçu sur la Impossible qu'ils soient dans le même lit.
Elle avait clairement énoncé quelle était sa position vis-à-
vis des hommes en général et des médecins en particulier.
Elle n'avait pas pris de gants pour lui faire savoir qu'ils
occupaient le bas de l'échelle dans son appréciation des
choses et des gens. Donc, soit il rêvait, soit il n'avait pas les
idées en place, en conséquence de sa blessure à la tête.
Pour évaluer l'étendue des dégâts, il commença par
teste sa mémoire et se récita la liste complète des os du
corps humain. II fut soulagé de ne pas rencontrer de
difficultés et continua par la table des composants
chimiques. De nouveau, il fut satisfait du résultat. Ce qui
signifiait que ses facultés mentales n'étaient pas atteintes.
Rassuré sur son sort, il se risqua à rouvrir les yeux, et force
lui fut de constater, qu'il ne rêvait pas, que Cécile Kingsley
était bel et bien lovée contre lui et remuait des hanches
dans un mouvement des plus excitants pour un homme
normalement constitué. Il sut aussitôt qu'il ne résisterait
pas longtemps à cette tentation toute proche. A lui de
réveiller la jeune femme et de mettre fin à cette
séduisante torture. Mais il n'en fit rien, car c'était plus
qu'agréable !
Avec les premières lueurs de l'aube. Cécile sortit plus
ou moins de son sommeil, réveillée par un désir insistant
et une douloureuse sensation de plaisir insatisfait. A demi
inconsciente, elle se frotta contre le membre qu'elle
sentait dressé contre ses dessous de soie. Ses hanches
continuaient de se mouvoir, accentuant l'excitation de son
partenaire. Quand une bouche gourmande se posa
derrière son oreille et lui en mordilla le lobe, elle gémit de
plaisir et redressa la tête pour mieux apprécier le contact.
Son amant inconnu descendit alors vers son épaule,
l'irradiant de mille aiguilles de feu, et une main s'empara
d'un sein déjà dressé dans l'expectative d'un plaisir à venir.
Cécile n'avait aucun complexe et menait une vie
sexuelle parfaitement normale. Elle ne s'étonna donc pas
de sa réaction à ces mains d'homme sur elle jusqu'au
moment où, tout à fait réveillée, elle se souvint de
l'identité de celui qui partageait « accidentellement » son
lit !
Elle se raidit et ouvrit brusquement les yeux pour
s'assurer que c'était bien ce qu'elle croyait.
Les lèvres sur son épaule pour un baiser, Philip leva
les yeux vers elle, la tenant un instant captive de son
regard.
— Bonjour, dit-il, courtoisement.
Pour Cécile, c'en fut assez pour rompre le charme.
— Non mais ! s'exclama-t-elle, furieuse. Qu'est-ce
que vous croyez ?
Sans attendre de réponse, elle enleva sa main de son
sein, rabattit son T-shirt et réussit à se mettre à genoux sur
le lit, le toisant de toute sa hauteur.
Le sourire de Philip s'effaça et il assura :
— Je ne faisais que répondre à vos sollicitations.
— Je ne vous ai rien demandé, et certainement pas
que vous mettiez les mains sur moi, s'indigna-t-elle.
Il se souleva sur un coude, cherchant à ne pas se
laisser gagner par la colère qu'il sentait monter.
— Vous, non, mais votre corps, oui !
Elle croisa les bras et, le fixant dans les yeux, s'enquit :
— Qu'est-ce que mon corps a à voir là dedans ?
— Vous voulez que je vous explique ? ironisa-t-il.
— Certainement, répliqua-t-elle. Au cas où cela se
reproduirait, que je sois au courant.
Philip était au bord de l'exaspération mais n'avait pas
envie de se disputer avec elle. Il aurait préféré lui faire
l'amour, et mener à bien ce désir qu'il avait senti chez elle
comme chez lui. Mais il sut que le moment était passé.
Apparemment, Cécile était restée marquée par son
mariage et refusait de reconnaître les exigences de son
corps.
— Cécile, dit-il, du ton calme et apaisant qu'il
employait avec ses malades, la sexualité est une chose
normale. Qu'un homme et une femme se sentent attirés
l'un vers l'autre n'a rien que de très naturel et cela peut
être une source de plaisir et d'épanouissement si les
choses se passent comme il se doit, de façon responsable
et adulte.
Cécile ouvrit de grands yeux incrédules, le regarda
comme elle aurait regardé un extraterrestre et finit par
éclater de rire. Un grand rire, énorme, inextinguible.
— Ai-je dit quelque chose de drôle ? s'inquiéta Philip,
décontenancé par sa réaction.
Cécile luttait pour retrouver la maîtrise d'elle-même.
Toujours secouée de rire, elle agita la main vers lui et
réussit à dire :
— Non, non. Mais vous vous faites une fausse idée de
moi ! Si vous vous imaginez que j'ai une aversion pour le
sexe, vous êtes complètement à côté de la plaque !
Elle sortit du lit vaille que vaille et debout, les yeux
brillants d'humour, elle affirma :
— Sachez pour votre gouverne personnelle, cher
docteur, que ma vie sexuelle est des plus satisfaisantes.
Elle lui tourna le dos et se dirigea en boitant vers la
salle de bains, le laissant encore une fois un peu ridicule,
allongé sur le lit.
Arrivée à la porte, elle se retourna pour lui lancer un
regard moqueur par-dessus son épaule et ajouter d'un ton
égal :
— Simplement, je suis très difficile dans mes choix, et
vous n'êtes pas à la hauteur.

Cinq jours plus tard, Philip était de nouveau sur le


terrain de base-ball. De sa position de gardien de but, il
pouvait observer tout à loisir Cécile qui, remise de son
entorse, entraînait les joueurs de milieu de terrain. Même
après plusieurs jours, il lui en voulait encore de l'avoir
rejeté, de l'avoir exclu de sa liste d'amants potentiels. Ce
n'était pas une situation à laquelle il était habitué, du
moins avant de l'avoir rencontrée, et il avait du mal à
encaisser. D'autant plus que, chaque fois qu'elle se
baissait, son short de sport dévoilait un bout de fesse
ronde, que seul un aveugle n'aurait pas remarqué. Mieux
encore, sous l'effet de la transpiration, son T-shirt ne
laissait rien à deviner de la poitrine haute et ferme
qu'aucun soutien-gorge n'entravait. Il était sûr qu'elle le
faisait exprès, rien que pour l'embêter et lui montrer ce
qu'il ratait. Dans l'espoir, se dit-il, qu'il viendrait se traîner
à ses genoux, juste pour le plaisir de le repousser. Il décida
de ne pas entrer dans son jeu et de jouer les indifférents.
— Cela suffit, les garçons, annonçait-elle. On fait la
pause.
Elle se débarrassa de son gant qu'elle ajouta à la pile
d'équipement en bordure du terrain et se dirigea vers lui. Il
fit aussitôt semblant d'être très occupé à aplanir la surface
que l'entraînement avait malmenée.
— Joey n'est pas encore arrivé ? demanda-t-elle.
— Pas que je sache, dit-il, continuant sa tâche comme
elle n'était pas là.
Elle s'arrêta près de lui, les mains sur les hanches, se
mordillant la lèvre inférieure et fronçant les sourcils. Elle
se tournait vers l'entrée du parking, essayant d'apercevoir
le garçon.
— Il est souvent en retard, mais c'est la première fois
qu'il ne vient pas. Est-ce que les autres en ont parlé, ont
dit qu'il serait absent ?
— Non, dit-il d'un ton sec. Personne n'a rien dit. Il a
dû oublier.
Il était vexé de s'apercevoir qu'elle était entièrement
préoccupée par ce garçon et que lui-même n'avait aucune
place dans ses pensées.
— Non, claqua la réponse de Cécile. Ce n'est pas dans
ses habitudes.
Elle continuait de scruter l'entrée du parking. Elle ne
tenait pas en place, visiblement nerveuse. Philip fit
remarquer :
— Il est près de 18 h 30. S'il avait eu l'intention de
venir, il serait déjà là.
— Je sais, dit-elle. C'est bien ce qui m'inquiète. Elle
avait l'air si anxieuse que Philip en oublia sa rancœur et ses
bonnes résolutions.
— Qu'est-ce qui t'ennuie ? demanda-t-il, employant
le tutoiement de rigueur entre sportifs. Il se passe quelque
chose que j'ignore ?
Elle ne réagit pas au « tu » et prit son temps pour
répondre :
— Je ne sais pas. Je n'ai aucune certitude.
Elle avait l'air franchement malheureux, à tel point
que Philip la prit par le bras et la fit entrer dans le bâtiment
derrière eux, hors de portée de voix des garçons. Il la fit
asseoir, prit place en face d'elle :
— Maintenant, tu m'expliques. Tout ce que tu sais.
Qu'est-ce qui se passe ?
Elle réfléchit un instant et avoua :
— Je ne sais pas vraiment. C'est juste une impression.
Je n'ai rien dit jusqu'ici parce que je n'ai aucune preuve
formelle.
Elle respira à fond et se lança :
— Les parents de Joey sont divorcés. Il vit chez sa
mère qui a un ami. Jusque-là, rien que de très normal, sauf
que ce type n'a pas l'air de beaucoup aimer les enfants.
— Oui, et alors ? dit Philip qui sentait qu'elle ne disait
pas tout.
— J'ai le sentiment que Joey est plus ou moins
tabassé, se dépêcha-t-elle de dire.
Elle sauta sur ses pieds et se mit à faire des allers-
retours Domme pour échapper aux images de brutalité qui
lui couraient dans la tête.
— Comment le sais-tu ? demanda Philip.
Elle pivota sur elle-même pour lui faire face et répéta:
— Je n'en suis pas sûre. Mais il est venu plusieurs fois
à l'entraînement avec de vilaines marques sur les bras et
sur la figure. Quand je l'ai interrogé, il a vaguement
marmonné qu'il était maladroit, qu'il s'était heurté aux
meubles ou qu'il était tombé.
— C'est peut-être vrai, dit-il, refusant d'admettre
qu'elle pouvait avoir vu juste.
— Et si c'était faux ? demanda-t-elle.
Pour Philip, c'était trop difficile d'imaginer un enfant
dans une telle situation. Il était très affecté par ce que
Cécile venait de dire et se sentait au bord de la nausée.
Des souvenirs, longtemps enfouis, lui revenaient à la
mémoire, et il les repoussa. Il se leva, passa sur la terrasse
et crut mettre fin à la discussion en disant :
— Tant qu'il ne demande pas notre aide, il n'y a rien
qu'on puisse faire.
— Et s'il a besoin de notre aide, en ce moment même,
mais ne peut pas nous le faire savoir ? interrogea Cécile.
Il ne dit rien, regardant les premiers parents arriver
pour venir récupérer leurs fils. Les sourcils froncés, le
visage fermé, il était clair qu'il n'avait pas envie d'aller plus
avant. Lui qui était toujours prêt à rendre service
rechignait à s'attaquer à ce genre de problème. Mais
quand il vit l'angoisse sur le visage de la jeune femme, il
sut qu'il ne pouvait pas se dérober.
— Si cela peut te tranquilliser, marmonna-t-il sans
enthousiasme, je vais passer chez lui en rentrant.
Elle eut un soupir de soulagement et hocha la tête en
signe d'assentiment.
Ensemble, ils rentrèrent les équipements, puis il sortit
ses clés de sa poche et se dirigea vers sa voiture. Elle le
rattrapa et, posant la main sur son bras, dit simplement :
— Merci, Philip.
— Ce n'est rien, grogna-t-il, anxieux d'échapper au
contact de ses doigts sur sa peau. Il en avait la chair de
poule, ses poils se hérissaient.
Le visage de Cécile s'éclaira et elle s'écria :
— Et si tu l'invitais à dîner chez moi ? Avec les
enfants, on a prévu de faire un barbecue de hamburgers et
de saucisses. Tu l'embarques et vous venez tous les deux
dîner avec nous.
Qu'est-ce que tu en dis ? Cela te fait un bon prétexte
pour l'introduire chez lui.
Il ne voulait pas lui dire les raisons de ses réticences à
se rendre chez le garçon, et ce qu'il craignait de découvrir.
Mais, après tout, c'était un bon moyen de vérifier ce que
cachaient les bleus inexpliqués. Et si Joey était en situation
de détresse, c'était un service à lui rendre. Il serait heureux
de passer une soirée en compagnie d'enfants de son âge...
en attendant mieux. C'était cela le plus important.
Quant à lui, il aurait volontiers renoncé à cette soirée
de torture en présence d'une Cécile indifférente.
Cependant, réfléchit-il, il faudrait bien qu'il apprenne à la
côtoyer et à se maîtriser. A subir sans broncher les assauts
de sa féminité rayonnante.
— D'accord, décida-t-il. S'il est là et si sa mère le
permet.
Se fiant aux indications de Cécile, Philip arriva dans un
quartier de maisons anciennes, pas très loin du centre-
ville. La plupart des maisons étaient en bois, assez bien
entretenues et entourées de jardins avec pelouse et
arbustes à fleurs. Ici ou là se dressait un cotonnier. Nul
doute que, pendant l'été, les enfants venaient s'abriter du
soleil à l'ombre de son feuillage touffu. D'ailleurs, en bon
observateur, Philip aperçut les endroits dégarnis où l'on
jouait aux billes ou à tout autre jeu du moment. Il se sentit
envahi par une bouffée de nostalgie, car cela le ramenait
en arrière, à son enfance qui s'était déroulée dans le
même genre de quartier. De juin à septembre, il courait
pieds nus avec ses copains, jouait à cache-cache ou
attrapait des libellules qu'il enfermait dans un bocal. Il
avait connu l'insouciance de l'enfance, les joies simples
d'un gamin sans problème, et ce jusqu'à l'entrée en scène
de son beau-père. Le visage de Philip se tendit d'une main
nerveuse, il gara sa voiture devant la maison de Joey. Pas
de voiture dans l'allée, ce qui lui fit espérer que les
présomptions de Cécile se révéleraient fausses. Le garçon
était parti avec sa mère faire des courses ou voir des
parents et il n'avait pu se rendre au club. Quand il grimpa
les marches du porche et attendit avant de frapper, il nota
que les épais rideaux des fenêtres étaient tirés de façon à
ne pas laisser entrer un rai de lumière ou permettre la
moindre indiscrétion.
Il frappa sans conviction, persuadé qu'il n'y avait
personne et qu'il échapperait à une explication
embarrassante. Il se préparait à partir quand une voix
étouffée lui parvint à travers la porte :
— Qui est là ?
C'était à n'en pas douter la voix juvénile de Joey.
— Le docteur Coursey, Joey, dit-il. Je peux entrer ? La
porte s'entrouvrit à peine et la voix récita :
— Maman m'interdit de laisser entrer des étrangers.
— Elle a parfaitement raison, assura Philip. Mais je ne
suis pas un étranger. Je suis ton entraîneur de base-ball.
D'accord ?
La porte s'ouvrit un peu plus, révélant un living
plongé dans l'obscurité, sans lumière autre que celle de
l'écran de télévision.
— D'accord. Qu'est-ce que vous me voulez ? Il avait
l'air tendu comme s'il avait quelque chose à cacher.
Philip, qui ne distinguait que la silhouette du garçon,
espéra qu'il se trompait, pour le bien de l'enfant et pour
lui-même.
— Tu n'étais pas à l'entraînement, alors je suis venu
voir ce qui t'arrivait. Je voulais m'assurer que tu n'étais pas
malade.
— Non, cela va, dit Joey, mais je n'avais personne
pour m'emmener.
— Ce n'est pas ta mère qui t'amène ?
— Si, mais elle et Dave... Ils avaient des choses à faire.
Alors, je suis coincé à la maison.
— Je comprends.
Philip fît deux ou trois pas, songeur. Il ne se souvenait
que trop bien d'avoir été, lui aussi, laissé seul à la maison
plus souvent qu'à son tour ! Il aurait aimé en savoir plus,
mais se retint de poser des questions qui n'auraient servi
qu'à effrayer l'enfant et à le faire rentrer dans sa coquille.
— Tu sais quoi, dit-il. Quand ta mère ne peut pas te
conduire, je pourrais passer te prendre en allant au club.
Ce n'est pas un gros détour.
Joey lui lança un regard sceptique :
— Vous feriez cela ?
— Pourquoi pas. Tu m'appelles quand tu veux.
— D'accord, dit Joey d'un air dubitatif.
— As-tu dîné ?
— Non. Maman m'a laissé un plateau, mais je n'aime
pas la quiche aux broccolis.
Philip rit.
— Ce n'est pas non plus ce que je préfère. Voilà ce
que je propose : Cécile fait un barbecue de hamburgers et
de saucisses et elle m'a dit de t'inviter si tu étais libre. Est-
ce que ta mère serait d'accord ?
— Pas de problème, cria Joey, se ruant dans la
cuisine. Je vais lui mettre un mot sur le frigo.
Il fut de retour dans la minute et bondit sur le porche,
claquant la porte derrière lui.
Aussitôt arrivé, Joey fut accueilli par Jimmy. Les deux
garçons disparurent vers l'arrière de la maison, laissant
Philip seul au milieu de l'allée. Il poussa un soupir de
soulagement Il avait observé Joey pendant le trajet : s'il
était maltraité, on ne voyait rien ou il le cachait bien.
Des odeurs appétissantes de viande grillée vinrent lui
chatouiller les narines et le faire saliver par avance. Il
s'avança dans la direction qu'avaient prise les garçons,
mais s'arrêta brusquement au coin de la maison quand
une cacophonie de cris et de rires assaillit ses oreilles.
Combien d'enfants Cécile avait-elle invités ? Il fut tenté de
rebrousser chemin et de remonter en voiture avant que
Cécile ne le retienne. Le bruit d'un sanglot bruyant suivi de
reniflements l'empêchait de mettre son projet à
exécution. Une petite fille poussant-un landau de poupée
s'engageait dans l'allée, tête baissée, faisant rouler les
gravillons sous ses pieds. Il ne voyait pas son visage,
seulement deux couettes blondes, une robe bain de soleil
et deux petites jambes potelées. Elle releva la tête et le
regarda de ses grands yeux bleus mouillés de larmes dans
un visage de chérubin. Un grand sourire vint chasser les
larmes, et elle se précipita vers lui, arrêtant le landau
pratiquement sur ses pieds.
— C'est vous, le docteur Coursey ? Maman m'a dit de
venir vous attendre et de vous amener avec les autres.
Vous dînez avec nous ? On a des hamburgers, des
saucisses et des chips. Et aussi une pastèque que maman a
mise à rafraîchir.
Philip s'accroupit près d'elle, un sourire aux lèvres.
— Oui, je suis le docteur Coursey et je vais dîner avec
vous. J'adore les hamburgers et la pastèque.
Il essuya une larme qui coulait sur la petite joue ronde
et demanda :
— Comment t'appelles-tu ?
— Sissy.
— Et pourquoi pleures-tu, Sissy ?
— Parce que les garçons veulent pas jouer avec moi.
Ils disent que je suis un bébé.
Du bout de sa sandale, elle poussait un petit caillou.
Elle était si touchante que le cœur de Philip fondit.
— Je ne trouve pas que tu aies l'air d'un bébé,
affirma-t-il.
Elle releva la tête, et plongea les yeux dans les siens.
— Vrai ?
— Non. Tu m'as l'air très mûre pour ton âge, une
vraie jeune fille.
Il se releva et lui tendit la main.
— Tu veux bien me tenir compagnie, ce soir ?
Son visage s'illumina, et elle mit sa main dans la
sienne.
— Tu es sûr ?
Elle lui fit contourner la maison, ne le quittant pas des
yeux, comme s'il allait disparaître. Quand ils arrivèrent
dans le patio rempli de rires et de fumée, Sissy s'arrêta et
le prévint :
— J'espère que tu aimes les hamburgers un peu
brûlés. C'est la spécialité de maman.
Il lui fallut au moins cinq minutes pour se frayer un
chemin au milieu des enfants. Enfin, il arriva jusqu'au grill,
environné de fumée comme l'avait prédit Sissy. Quand il
souleva le couvercle, des flammes orangées jaillirent et il
sentit une odeur de brûlé : les poils de ses bras en avaient
pris un coup ! Il réussit à sortir un morceau de viande et à
le mettre sur une assiette à disposition près du grill. Cécile
sortit de la maison et inspecta les steaks :
— Est-ce qu'ils sont assez cuits ? s'inquiéta-t-elle. Sans
rire, il regarda la viande sur son assiette et dit :
— Tout dépend de comment on les aime. Puis il
demanda :
— Vous en avez encore ?
— Oui. Vous craignez qu'il n'y en ait pas assez ?
C'était dit très sérieusement. Nul doute qu'elle ne se
rendait pas compte que tout cela était immangeable !
— Non, je crains seulement que les enfants ne se
cassent les dents sur ces pavés racornis.
Cécile, les mains sur les hanches, un sourire au fond
des yeux, rétorqua :
— Dites-moi, cher docteur, vous êtes doué d'un tact à
toute épreuve, doublé d'un caractère agréable, s'il en est.
Seriez-vous aussi doué pour la cuisine, par hasard ?
Il décida d'ignorer l'ironie de la remarque et se
contenta de la regarder. Adorable ! T-shirt sans manches,
verdi par la pelouse sur laquelle elle avait sans doute fait
des roulades avec les enfants, jean coupé aux genoux, les
poings sur les hanches et l'air d'une gamine insolente.
Il rit.
— Exact. En revanche, je suis nul en couture.
Satisfaite ?

La nuit était tombée. Sissy avait longtemps lutté


contre le sommeil mais dormait maintenant au fond de
son lit. La mère de Joey avait appelé pour s'assurer que
son fils était bien chez les Kingsley, et Cécile avait obtenu
de le garder pour la nuit. Les trois garçons avaient
vaguement aidé à ranger puis étaient allés s'affaler sur le
tapis du salon devant une vidéo de science fiction.
Philip et Cécile, assis sur la balancelle, jouissaient du
calme retrouvé, que troublaient seulement le bruit des
cigales et les bourdonnements d'insectes de toutes sortes,
attirés par les bougies à la citronnelle censées les
repousser.
Du bout du pied, Cécile imprima un rythme lent à la
balancelle et, rejetant la tête en arrière, s'appuya sur les
coussins, épuisée et ravie. A côté, Philip n'en revenait pas
de la transformation : le garçon manqué avait fait place à
une jolie jeune femme infiniment séduisante.
Le barbecue s'était terminé par un concours animé de
« à qui crachera les pépins de pastèque le plus loin
possible ». Puis les jeux s'étaient faits plus calmes, et Cécile
était montée se changer. Elle avait enfilé une ample robe
de coton blanc qui lui donnait des allures romantiques de
« belle du Sud ». Le blond de ses cheveux prenaient des
reflets argentés dans la lumière douce des bougies, et cela
lui donnait un petit air éthéré tout à fait inhabituel. Une
brise légère fit voleter une mèche en travers de sa joue, et
Philip, sans réfléchir, la remit en place derrière son oreille.
— Vous vous y prenez très bien avec eux, acquiesça-l-
il.
Elle tourna nonchalamment la tête vers lui.
— Avec qui ?
— Avec les enfants. Ils vous adorent. Cela se voit. De
la main, elle balaya le compliment et rit.
— Oh, eux ? D'après maman, c'est parce que je suis
comme eux.
Elle parut réfléchir et continua :
— En un sens, c'est vrai. Pendant longtemps, ils ont
été ma seule compagnie. C'est vers eux que je me tournais
pour parler, m'amuser, aimer. Ils ne m'ont jamais laissée
tomber.
Il était clair qu'elle sous-entendait que son mari, celui
qui aurait dû être à ses côtés pour l'aimer, partager ses
joies et ses tristesses, lui, l'avait délaissée.
— Lui pardonnerez-vous jamais ? Mécontente qu'il ait
deviné le sens caché de ses mots, qu'il ait compris le
sentiment d'abandon qu'elle avait connu, elle se
renfrogna.
— Il y a longtemps que je lui ai pardonné, dit-elle. Le
jour même de son enterrement.
Elle tourna vers lui un visage fermé, sans expression,
et demanda :
— D'autres questions, docteur Coursey ?
— Désolé, dit-il. Je ne voulais pas être indiscret.
— Vous ne l'êtes pas.
Avec un soupir, elle contempla le ciel, décidée à ne
pas, se montrer désagréable avec celui qui avait eu la
gentillesse d'aller chercher Joey.
— Joey a l'air d'aller bien, dit-elle.
— Oui. Je n'ai rien remarqué d'alarmant. Encore que
sa mère me paraisse imprudente de laisser seul un enfant
de cet âge. Je l'ai observé autant que faire se peut et je n'ai
rien vu. Pas de bleus, pas de marques de coups.
— Moi non plus, dit Cécile. Pourtant, l'autre fois, il en
avait, je n'ai pas rêvé. Je continue de penser qu'il y a
quelque chose qui cloche. J'ai vu l'ami de sa mère : il a des
biceps à la Popeye et l'air d'un lion en cage, prêt à bondir
sur tout ce qui bouge.
Philip sentit son estomac se retourner tant il savait,
d'expérience, ce que « des biceps à la Popeye » pouvaient
faire a un petit garçon.
— A nous d'être vigilants, dit-il.
Ils se laissèrent bercer par la balancelle, chacun
absorbé il ans ses pensées, puis Philip expliqua l'accord
qu'il avait passé avec Joey.
— Je lui ai dit que la prochaine fois que sa mère ne
pouvait pas le conduire au club, il n'avait qu'à m'appeler.
Je passerai le prendre.
Cécile eut l'air surpris et son visage s'éclaira.
— Ça, c'est chouette, dit-elle. Merci, Philip. 11 haussa
les épaules.
— Ce n'est rien, et cela nous permettra de garder
l'œil sur lui.
— Il n'empêche. Vous êtes vraiment très sympa.
Elle frissonna, détourna son regard et s'étonna tout
haut :
— Je n'en reviens pas !
— De quoi ?
— De ce que je viens de dire !
— Que je suis très sympa ? demanda-t-il avec un
sourire.
— Oui, dit-elle en ramenant ses pieds sous elle et se
perdant dans la contemplation de ses orteils vernis.
— Moi, Cécile Kingsley, je viens de dire à un médecin
que je le trouvais sympa ! On aura tout vu !
En dépit du rire qui s'entendait dans sa voix, Philip se
douta que sa remarque voulait dire plus, que c'était
vraiment une grande première qui justifiait sa surprise.
Il se risqua à poser son bras derrière elle, sur le
dossier de la balancelle, le bout de ses doigts effleurant le
bras nu de la jeune femme.
— Croyez-le si vous voulez, affirma-t-il, je ne suis pas
le seul dans mon genre.
Elle remit le pied par terre pour redonner de l'élan et,
tête baissée, dit :
— Je vous ai plutôt malmené, non ?
— Si on compte les coups bien envoyés, oui. Vous
n'av pas été tendre avec moi.
Elle haussa les épaules en un geste d'impuissance e
assura :
— Désolée. Cela n'a rien à voir avec vous. Ce n'est
qu'un réflexe de sauvegarde qui m'a permis de survivre.
Il osa alors demander :
— Croyez-vous qu'on puisse être amis ?
Elle lui jeta un regard pensif, prenant son temps pour
répondre.
— J'imagine que oui, dit-elle enfin.
Ses yeux brillèrent, et elle retrouva son air de gamine
insolente avant de continuer :
— En fait, vous tombez bien, docteur Coursey. Il se
trouve que j'ai une place de libre dans ma liste. J'avais
pensé en faire profiter notre ami Popeye, mais...
Elle ne chercha plus à retenir le rire qui la secouait et
conclut :
— Puisque vous êtes le premier à en faire la
demande...
5.

Il éclata de rire et, entourant les épaules de Cécile, la


pressa contre lui.
— J'imagine que je dois vous remercier.
Tout naturellement, Cécile s'était appuyée contre
Philip et avait posé sa main sur sa poitrine, de sorte qu'elle
sentit son rire résonner. Elle était aussi infiniment
consciente du torse dur et musclé sous ses doigts, de la
force de son étreinte. Levant la tête vers lui, elle demanda:
— Puis-je vous poser une question ?
— Oui.
— Une question personnelle et indiscrète ?
— Tout dépend de ce que vous entendez par là.
— Comment restez-vous aussi en forme ? Pardonnez-
moi, mais vous ne paraissez pas être un fana de sport.
Il rit de sa hardiesse et lâcha :
— La piscine.
Elle fit une grimace significative.
— J'aurais dû m'en douter
— Pourquoi ?
— Vos épaules, vos bras, vos cuisses. Vous avez la
morphologie d'un nageur.
De nouveau, il rit :
— Comment connaissez-vous si bien ma
morphologie?
Elle ne voulut pas lui raconter qu'elle l'avait examina
la nuit où il s'était endormi près d'elle, dans son lit. El dit
seulement :
— J'ai des yeux pour voir. Je ne suis pas aveugle.
— Et pas timide, non plus.
— Exact. Pas assez, au goût de ma mère.
Elle se mit de côté et, sans complexe, explora la
poitrine de Philip avec sa main, puis ses épaules et enfin
ses biceps. Elle n'y mettait aucune sensualité autre que
celle qui était naturelle. Malgré cela, Philip sentit les
battements son cœur s'accélérer notablement.
— Une heure par jour ? spécula-t-elle à mi-voix.
— Comment avez-vous deviné ? s'étonna Philip,
baissant la tête pour mieux la voir.
— Pour entretenir ce genre de musculature, il faut le
vouloir et cela demande de s'exercer régulièrement. Ai-je
raison ?
— En plein dans le mille.
— Envie de vous mesurer à moi ? suggéra-t-elle. Pour
Philip, cela allait trop vite ; la tête lui tournait. Il avait du
mal à suivre une conversation qui passait constamment du
coq à l'âne, d'autant qu'il était fasciné par les fossettes qui
se creusaient dans ses joues de temps à autre.
— En faisant quoi ? demanda-t-il.
— La course, dans la piscine. Il grimaça et reconnut :
— Ce n'est pas que je n'en aie pas envie, mais je n'ai
pas apporté de maillot de bain.
Cécile bondit sur ses pieds et assura :
— Pas un problème. Il y en a toute une série de
différentes tailles dans la cabane près de la piscine. Allez
faire votre choix. Je mets les garçons au lit, je me change
et je vous rejoins.

Assis au bord de la piscine, une serviette autour de la


taille, Philip laissait ses pieds traîner dans l'eau qui
miroitait dans le clair de lune. Il se demandait s'il oserait
ne débarrasser de la serviette en présence de Cécile, car le
seul maillot de bain qu'il avait pu enfiler était un mini-slip,
fuit d'un tissu très léger, imitation léopard, style Tarzan. Et
Il se sentait... ridicule !
Il ne put s'empêcher de se demander à qui avait
appartenu ce maillot. A son mari ou à l'un de ses amants ?
Si c'était à Non mari, ce n'était pas une pensée agréable,
mais si c'était à un de ses amants, c'était pire et cela le
révoltait. C'est alors qu'il s'aperçut qu'il devenait possessif,
voire jaloux, h l'égard de Cécile. Dangereux, cela.
— Les enfants dorment.
C'était elle, justement. Elle s'avançait entre les arbres
qui séparaient la piscine de la maison et la protégeaient
des regards extérieurs. Elle émergea, telle un fantôme
dans sa robe blanche.
— Avez-vous trouvé un maillot ? Instinctivement, il
resserra la serviette autour de lui :
— Oui, si on peut appeler cela un maillot.
Elle remonta sa robe et la fit passer par-dessus sa
tête, dégagea ses bras et envoya le vêtement se poser sur
l'herbe a la façon d'un nuage d'été déposé là par le vent.
Philip se rendit compte qu'il retenait sa respiration et se
détendit. Ai quoi s'était-il attendu ? A un Bikini ? Un
topless ? Toujours est-il qu'elle portait un maillot de bain
noir d'une simplicité aussi élégante que révélatrice.
Avec des mouvements aussi gracieux que ceux d'un cl
elle s'approcha du bord de l'eau et demanda :
— Vous êtes prêt ?
— Oui, bien sûr.
Il restait là, immobile, toujours accroché à sa serviette
et Cécile dut faire un effort pour ne pas rire. Elle av deviné
de quel maillot de bain il s'agissait ! Pour le mettre à l'aise,
elle chantonna quelques notes et dit :
— Vous vous rappelez cette vieille chanson des
années cinquante qui parlait d'un « itsy, bitsy, teeny,
weeny Bikini » ? Je gage que c'est tout à fait cela.
Elle vint vers lui, décrivit un cercle autour de lui et,
sans crier gare, tira sur la serviette. Ses yeux s'agrandirent
elle émit un sifflement d'admiration.
— Et bien, docteur Coursey, s'exclama-t-elle,
moqueu-on peut dire qu'il n'y a pas de place perdue !
Elle reprit son tour d'inspection et ajouta :
— Je crois que Tony est battu.
— Tony ?
— Mon frère. Celui qui est flic et qui m'a donné
matraque.
— Ah oui.
II était soulagé d'apprendre que le maillot était celui
de son frère et se sentit plus à l'aise.
Toujours sans complexe, Cécile lui donna une tape sur
les fesses :
— Joli derrière.
Elle se rapprocha du bord et lança :
— Prêt, cette fois ?
D'un seul coup, il se décontracta et retrouva ses
esprits. Jusque-là, il avait plus ou moins accepté qu'elle le
tienne à distance et s'était attaché à respecter les termes
de leur relation tels qu'elle les avait établis dès le début.
Voilà qu'elle faisait volte-face, changeait complètement
d'attitude et, ne moquant de lui, le traitait comme elle
l'aurait fait d'un « chippendale boy » ! Lui qui l'avait crue
coincée, frigide, complexée, découvrait une femme libérée
et audacieuse qu'il n'était pas prêt à affronter. Il allait
devoir s'adapter et changer d'optique.
Il la rejoignit au bord du bassin et annonça :
— Aussi prêt qu'on peut l'être, miss.
— A vos marques ! Prêt. Partez.
Cécile plongea, suivie de près par Philip. Il la rattrapa
Rapidement et nagea à sa hauteur, prenant la mesure de
sa force et de son endurance. Nageur chevronné, il était
résolu à ne pas se laisser distancer. D'autant plus que, telle
qu'il la connaissait, elle n'aurait de cesse de le lui rappeler
par la suite. Ils eurent vite fait de parcourir la première
longueur et abordèrent le retournement. Sans la quitter
des yeux, il effectua un « flip » impeccable et prit une
bonne longueur d'avance sur elle. Arrivé en milieu de
bassin, il s'avisa que battre Cécile serait aussi dangereux
que se laisser battre. De toute évidence, c'était une
gagneuse qui ne devait pas aimer perdre. Soudain, il ne sut
plus ce qu'il préférait affronter : une Cécile furieuse d'avoir
perdu ou une Cécile vantarde et ironique. Aucun des deux
scénarios n'était très réjouissant.
Il ralentit, cherchant une solution. L'inspiration lui vint
alors qu'ils arrivaient à la ligne fatidique. Il plongea en
profondeur et, quand Cécile apparut au-dessus de lui, refit
surface juste derrière elle et, la prenant par la taille,
l'entraîna sous l'eau. Elle agita les bras pour tenter de se
dégager les yeux comme ceux d'un poisson volant et les
cheveux éparpillés autour d'elle. La tentation fut trop
grande pour Philip : il l'attira vers lui et posa ses lèvres sur
les siennes,] Ils flottaient dans un monde de silence où
seuls régnaient le goût et le toucher. De ses mains, il
remonta le long de son dos tandis que ses lèvres ne
quittaient pas sa bouche... jusqu'au moment où il devint
impératif de respirer. D'un mouvement de ses jambes, il se
propulsa vers le haut et tous deux crevèrent la surface,
aspirant goulûment l'air ruisselants, leurs regards rivés l'un
à l'autre.
Aussi surpris l'un que l'autre, ils toussèrent,
crachèrent! et ce fut Cécile qui parla la première :
— Fais-le encore.
— Quoi ?
— Embrasse-moi.
— A vos ordres, madame ! dit-il.
Il la prit dans ses bras et, sans relâcher son étreinte,
l'emmena vers des eaux moins profondes où ils reprirent
pied. Leur baiser dura longtemps ; il sentit les mains de la
jeun femme dans son dos, les doigts crispés sur ses
omoplates, les ongles prêts à s'enfoncer dans la peau.
Quand il abandonna ses lèvres, il l'entendit soupirer et
s'alarma :
— Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Moi qui croyais que c'était mon imagination qui
me jouait des tours ! dit-elle d'une voix chagrine.
— De quoi parles-tu ?
— De ma réaction à... ta présence, à tes...
sollicitations !
Ses yeux s'étaient voilés, et on y lisait un grand désir
passionnel qu'elle ne cherchait pas à cacher.
— Quand je me suis réveillée, l'autre matin, et que j'ai
cette réaction que tu sais, j'ai pensé que j'avais fait un rêve
érotique ou que j'étais à demi consciente. Mais je n'ai pas
cru une seconde que c'était dû à ta présence. Et bien,
j'avais tort.
Il grimaça un sourire et demanda :
— Tort?
— Oui. Complètement tort.
Elle s'appuyait contre lui, en demandant plus et
encore, lui livrant sa bouche, explorant la sienne et se
repaissant du contact de leurs corps. La pression des seins
de Cécile, appliqués contre lui mais protégés par le maillot,
l'excitait et le frustrait. Il la souleva et mit ses jambes
autour de sa taille. Aussitôt, elle l'enveloppa, toute sa
féminité collée à lui, heureuse de sentir les muscles de son
ventre contre elle qui désirait cela et plus.
Gémissant de plaisir au contact de ses cuisses
ouvertes, Philip embrassa sa gorge puis descendit vers les
bretelles du maillot qu'il fit glisser des épaules, pour
découvrir, enfin, ses seins. Les bouts dressés, les deux
globes couleur de perle nacrée luisaient doucement dans
le clair de lune comme deux objets rares d'une beauté
émouvante. Philip en fut bouleversé, et il fallut que Cécile,
se renversant en arrière, lui prenne la tête entre ses mains,
l'attire et le dirige pour qu'il ose les embrasser. Mais là, il
fut pris de folie, caressant de ses deux mains, léchant,
mordillant, et fut récompensé par un cri de plaisir quand il
prit un sein dans sa bouche et suça jusqu'à ce qu'elle
demande grâce. Elle gémit, ferma les yeux et se laissa aller
aux sensations brûlantes qui se propageaient en elle,
suscitant son désir pour plus et mieux. Elle se mit à bouger
les hanches contre lui et la réponse ne se fit pas attendre.
Il sentit son membre se durcir et réclamer son dû. Il passa
ses mains sous le maillot, caressa, pétrit les fesses rondes
et continua jusqu'à sa féminité humide et chaude qui le
réclamait. D'un doigt léger, il commença à aller et venir,
lentement, puis plus vite. Elle remuait, criait et, quand il la
sentit prête, il glissa son doigt à l'intérieur qui se referma
sur lui.
— Oh, Philip ! cria-t-elle, tendue.
— Laisse-toi aller. Tout va bien.
— Mais...
— Il n'y a pas de mais. Détends-toi. Elle se rejeta en
arrière et, soudain, le dos arqué, les hanches rivées à lui,
elle lui offrait un sein qu'il prit dans sa bouche, le mordant,
le suçant tout en maintenant le rythme de son doigt.
— Philip ! S'il te plait, Philip ! Avant qu'elle ne formule
sa demande, tout son corps se raidit, et il la tint contre lui
pendant qu'elle était submergée par les vagues de plaisir
qu'il avait provoquées.
Longtemps après, elle s'écroula sur son épaule,
essoufflée, épuisée, anéantie et s'excusa :
— Je suis désolée. J'aurais dû...
— Rien du tout, coupa-t-il.
Il l'entoura de ses bras et enfouit son visage dans sa
chevelure mouillée. Il laissa l'eau de la piscine mettre fin à
ce qu'elle avait commencé et qui resterait inachevé.
Philip se réveilla brutalement, en sueur, les
couvertures enchevêtrées autour de lui. Le cœur battant à
tout rompre, il resta étendu, les yeux dans le vague,
essayant de comprendre ce qui l'avait réveillé.
Le cauchemar.
De sa main, il étouffa un cri et se frotta les yeux pour
en chasser des visions qu'il repoussait de toutes ses forces,
lin vain. Le petit garçon du cauchemar avait fait sa
réapparition.
Planté au milieu de la rue, les bras tendus, de grosses
larmes coulant sur ses joues, le visage tordu de désespoir,
l'enfant trépignait, hurlait, sanglotait à en perdre le
souffle. Mais la voiture qui démarrait, la voiture qui
emportait sa mère loin de lui, s'éloignait inexorablement,
indifférente à son chagrin.
Une femme s'approcha de lui. D'une voix douce, elle
tenta de l'apaiser et voulut lui prendre la main. Il la rejeta
violemment et se mit à courir après la voiture, hurlant de
plus belle. Aveuglé par les larmes, hoquetant, il trébucha,
tomba en avant sur les pavés. Il leva la tête et, au milieu de
ses larmes mêlées de sang, vit la voiture disparaître au
coin de la rue.
Philip tremblait de la tête aux pieds, bouleversé par la
scène comme s'il y était.
Il s'étonna. Cela faisait des années qu'il n'avait plus
fait ce cauchemar. Qu'est-ce qui avait pu le faire resurgir ?
Il tenta vainement de comprendre, mais en fait
d'explication ce fut une suite de l'histoire qui s'imposa à
lui, une drôle de suite qu'il n'avait jamais imaginée
auparavant, inédite, en quelque sorte.
Un homme et une femme se tenaient de chaque côté
d'une caverne, séparés par une profonde crevasse.
L'homme tendait la main autant qu'il le pouvait pour aider
la femme à sauter le pas. Il finissait par y arriver et lui
tenait la main, quand un appel se faisait entendre. La
femme se retournait alors vert un groupe d'enfants aux
visages graves qui la regardaient sans rien dire du fond de
la caverne. Au même moment, la crevasse s'élargissait,
devenait un gouffre ; la femme lâchait la main de
l'homme, tombait dans les profondeurs qui
l'engloutissaient aussitôt, laissant l'homme hébété.
Philip se passa la main sur les yeux et secoua la tête
pour chasser les dernières bribes du cauchemar. Point;
n'était besoin d'être psychanalyste pour comprendre le
sens de ce mauvais rêve. Le message était clair, en forme
d'avertissement pour l'avenir.
Toute relation sérieuse avec Cécile Kingsley ne
pouvait que mal se terminer. S'attacher à elle était voué à
l'échec et lui briserait le cœur, le marquerait à tout jamais
comme l'avait fait le départ de sa mère. Il était bien placé
pour comprendre la détresse des enfants aux visages
graves et ne demanderait jamais à Cécile de choisir entre
lui et ses enfants, tant il était évident qu'ils formaient un
tout. Alors, c'était cela ou rien. Il rejoignait la smala ou
disparaissait de leur vie. Fallait-il mettre fin à une histoire à
peine commencée ? Tout son être se révoltait à cette idée.
Et pourtant, les familles recomposées faisaient
rarement le bonheur de tous, se dit-il, désabusé. N'en
était-il pas la preuve vivante ?

Cécile vit Philip arriver au club, et les battements de


son cœur s'accélérèrent en même temps que ses mains
devinrent moites. Etait-ce le soulagement de constater
qu'il amenait Joey avec lui ? En femme honnête qu'elle
était, elle reconnut il n'en était rien, que son trouble
n'avait d'autre raison que la présence de Philip. Elle
l'observa tandis qu'il se frayait passage au milieu des
parents qui se pressaient pour assister au match du jour.
Le bras sur l'épaule de Joey, il avançait calmement, sûr de
lui, et elle lui trouva belle allure. En short de sport noir et
polo blanc, il était bel homme, à l’aise dans son corps et...
infiniment séduisant.
Elle l'attendit sur la terrasse des vestiaires, les mains
derrière le dos, un grand sourire aux lèvres.
— Philip Coursey, tu as tout de l'entraîneur
professionnel, dit-elle.
II prit un air étonné et interrogea :
— Tu crois ?
— Enfin, presque.
Elle l'examina de la tête aux pieds et ajouta :
— lu aurais encore meilleure allure si tu mettais cela.
De derrière son dos, elle brandissait un T-shirt noir, avec
White Sox en grosses lettres blanches sur le devant ; elle Ie
retourna et montra fièrement le mot COACH imprimé au
dos.
— Ce sont les garçons qui en ont eu l'idée, annonça-t-
elle. Ils se sont cotisés pour te l'offrir.
Philip était très ému de l'initiative des garçons. Cela
voulait dire qu'ils l'acceptaient et reconnaissaient ses
qualités d'entraîneur. Il prit le maillot.
— Je suis très honoré et serai fier de le porter. Ne
sachant quoi ajouter, il demanda :
— Ils sont tous là ?
— Oui. Je les ai envoyés courir pour s'échauffer.
Avisant Joey, elle lui conseilla :
— Trouve-toi une batte et va travailler ton lancer de
balle.
Il ne se le fit pas dire deux fois et s'éloigna en courant,
laissant Cécile et Philip sur la terrasse. Philip suivit Joey des
yeux, et Cécile le vit froncer les sourcils.
— Il va bien ? demanda-t-elle.
— Oui. Mais je le trouve tendu, nerveux. Elle sourit et
lui donna une tape dans le dos.
— Toi aussi, je trouve.
— Le trac du débutant. C'est mon premier match. Elle
s'employa à le rassurer:
— Tout ira bien. Ne t'inquiète pas. Garde à la
mémoire le profil de chacun des joueurs, et à toi de
décider qui doit jouer et quand. Certains sont plus rapides
que d'autres. Un type comme Brandt est plus lent, même
s'il est bon joueur. A toi de juger s'il doit entrer sur le
terrain ou non. Vu ?
— Vu.
— Bon, alors, détends-toi et enfile ton maillot.
Il lui jeta un coup d'œil, mal à l'aise, et demanda :
— Maintenant ?
— Oui, idiot ! Les enfants seront déçus si tu ne le
portes pas, et le match va commencer. Il faut qu'on y aille.
Quand elle vit qu'il ne faisait pas mine de s'exécuter,
elle s'impatienta :
— Tu le mets ?
L'idée d'enlever son polo devant elle ne l'enchantait
pas. Cela relevait, lui semblait-il, d'une intimité qu'il était
déterminé à ne pas pousser plus loin. Il espéra qu'elle allait
comprendre et s'éloigner pour rejoindre les enfants et
chercha à gagner du temps. D'une main, sans se presser, il
tira sur son polo pour le faire sortir du short ; visiblement,
il n'y mettait aucune bonne volonté, ce qui eut le don
d'exaspérer Cécile.
— Juste ciel ! Allons-y. On dirait que je ne t'ai jamais
vu torse nu.
Elle s'empara du bas du polo, le remonta et le lui fit
passer par-dessus la tête. Elle attrapa le T-shirt et
s'apprêtait à le lui enfiler, quand il le lui arracha des mains
et remarqua sèchement :
— Je suis capable de m'habiller tout seul. Merci. Elle
ouvrit de grands yeux et s'indigna :
— Qu'est-ce qui te prend ?
— Rien. Je n'aime pas me déshabiller en public. C'est
tout, dit-il en passant les bras dans les manches.
— Tu parles ! Je ne te demande pas de faire un strip-
tease. Quelle mouche te pique ?
Il ne répondit pas et s'éloigna d'un pas ou deux pour
ajuster le maillot dans son short.
— C'est ce qui s'est passé hier soir ? demanda-t-elle.
C'est cela. Tu crains d'y avoir été trop fort ? Ou, alors, tu es
furieux que j'aie été seule à prendre mon pied ?
— Oh, je t'en prie !
Il n'avait qu'une hâte, quitter la terrasse et échapper
aux remarques sans équivoque de Cécile.
Elle s'approcha et, le poussant de la main, l'envoya
s'asseoir sur le banc derrière lui. Il ne protesta pas, peu
désireux de la contrarier, mais il répondit à sa question.
— Tu as parfaitement raison. Oui, c'est à propos
d'hier, dit-il agacé. Un : non, je ne crains pas d'y avoir été
trop fort.
Après un coup d'œil pour s'assurer que personne ne
pouvait les entendre, il continua :
— Deux : non, je ne suis pas furieux que tout le plaisir
ait été pour toi. Si tu veux tout savoir, j'ai aussi pris mon
pied, comme tu dis.
Elle leva les bras au ciel et s'exclama :
— Alors, où est le problème ? Du point de vue de
Philip, le moment était mal choisi pour parler d'un sujet
aussi épineux. Il n'avait pas envie d'entrer dans des
considérations qu'ils ne maîtrisaient ni l'un ni l'autre. Les
avant-bras sur les genoux, mains croisées, il se contenta de
fixer le sol sans le voir, se demandant ce qu'il pouvait dire
et jusqu'où il pouvait aller sans la blesser. Il finit par dire :
— Je ne crois pas que nous devions poursuivre.
— Pourquoi ? réagit-elle aussitôt, stupéfaite.
Gêné qu'elle insiste et lui demande des explications
qu'il n'avait pas préparées, il hésita :
— Tu es très attirante, Cécile, dit-il. Mais je ne me
sens pas capable d'assumer la charge d'une famille.
Ses yeux s'agrandirent d'étonnement. Elle se redressa
de toute sa hauteur et, les mains sur les hanches,
s'indigna:
— Une famille ? Qui te parle d'assumer une famille ?
T'ai-je demandé d'assumer quoi que ce soit ? Tu ne
manques pas d'air !
Elle laissa tomber ses bras, lui tourna le dos et alla
jusqu'à la rambarde, marmonnant des insultes. Puis elle fit
brusquement volte-face et, lui agitant son doigt sous le
nez, martela :
— Apprenez, docteur Coursey que je ne suis pas à la
recherche d'un mari. D'un amant, peut-être. Vous pourriez
faire l'affaire. Mais un mari ? Non, merci.

Philip se rendait compte qu'il n'avait qu'à s'en


prendre à lui-même puisque c'était lui qui avait décidé de
mettre fin à leur relation. Néanmoins, il était blessé qu'elle
le rejette et refuse de le considérer comme un mari
potentiel. De sa place derrière les buts, il l'observait à
l'autre bout du terrain, tendue, prête à intervenir,
entièrement absorbée par le jeu. Il l'enviait car il avait du
mal à penser à autre chose qu'à l'humiliation qu'il venait
de subir.
Non, mais ! Pour qui se prenait-elle, s'indigna-t-il. La
reine d'Angleterre, peut-être ? C'est ce qu'on verrait.
Il continua de l'observer, cherchant à lui trouver des
défauts qui tempéreraient son amertume et sa désillusion.
La moitié du temps, estima-t-il, elle a tout du garçon
manqué et jure comme un charretier. Elle a un fichu
caractère, s'emporte pour un rien, est plus entêtée qu'une
mule sans parler de... Son énumération s'arrêta court, car
Cécile, dressée sur la pointe des pieds, faisait de grands
signaux au lanceur. Sa silhouette gracieuse se découpait
en contre-jour et son T-shirt, remonté, découvrait un
ventre plat de jeune fille. Bien qu'elle eût pris la peine de
mettre un soutien-gorge, le souvenir de ses seins dans ses
mains lui noua la gorge, et il secoua la tête pour éloigner la
vision qui l'avait bouleversé la veille. Il s'en voulut de cette
faiblesse et murmura :
— La barbe !
Les cris des spectateurs le ramenèrent au match, et il
vit Cécile lui faire des signes désespérés qu'il ne comprit
que trop tard. Brandt était sur le terrain, attendant de
recevoir le lancer de Joey. Celui-ci tournoya sur lui-même
et envoya la balle aussi loin qu'il était possible. Brandt
démarra. Philip regarda le tableau des scores et eut un
moment de panique. Il fallait qu'ils le gagnent, ce coup. Il
aurait dû remplacer Brandt par un autre, plus rapide.
Jamais il n'allait réussir à courir assez vite et à rejoindre le
but à temps. Ils allaient perdre et ce serait sa faute à lui,
l'entraîneur, et à ce pauvre garçon. Inutile d'imaginer le
savon que lui réserverait Cécile !
Mais, aussitôt, il eut une autre idée : si Brandt le
timide, le lambin, y arrivait, s'il faisait gagner l'équipe, il
serait le héros du jour au lieu de rester celui que l'on
mésestimait, dont on se méfiait. Philip décida que cela
valait la peine de prendre le risque et il laissa courir
Brandt, l'accompagnant, hurlant des encouragements sous
le regard incrédule et désapprobateur de Cécile.
— Vas-y, Brandt. Vas-y. Tu peux y arriver, cria-t-il au
garçon.
Puis il ferma les yeux, priant, espérant qu'il avait eu
raison. Quand il les rouvrit, il le vit accélérer, donner tout
ce qu'il avait et, à l'approche du but, porter son poids sur
le côté et effectuer une glissade parfaite qui bluffa le
gardien adverse et l'entraîna derrière les piquets. Il était
passé. Ils avaient gagné.
— Fin du match, cria l'arbitre, annonçant les scores.
Les spectateurs, debout, hurlaient leur joie ou leur
déception.
Philip, le cœur battant, se précipita sur le terrain,
attrapa Brandt et le hissa sur ses épaules. Le reste de
l'équipe vint les rejoindre et, riant, pleurant tout à la fois,
ils firent un tour d'honneur de la pelouse.
L'air renfrogné, Cécile les rejoignit et dit seulement
«Bravo » avant de disparaître vers les vestiaires. Philip
remit Brandt sur ses pieds, et les garçons s'alignèrent pour
la traditionnelle poignée de main aux adversaires.
Ils détalèrent ensuite vers le stand où les attendaient
les boissons et les friandises apportées par des mères
dévouées el compréhensives. Après quelques
considérations sportives avec deux ou trois pères, Philip se
dirigea à son tour vers le bâtiment des vestiaires où il
retrouva Cécile, qui passait sa colère en rangeant
bruyamment balles et battes.
— Qu'est-ce qui t'a pris de faire courir Brandt ?
éclata-t-elle au bout de deux minutes. C'était de la folie !
Décontracté, encore exalté par les émotions de la fin
du jeu, Philip répliqua :
— Peut-être. Mais cela a marché.
— Et s'il avait été éliminé ?
— On était à égalité et on rejouait.
— Je ne parle pas du match, gronda-t-elle, énervée.
Je parle du garçon. Comment crois-tu qu'il aurait vécu son
échec ?
— Il a réussi, dit Philip nettement. C'est l'essentiel, et
il n'y a pas à y revenir. Maintenant, c'est lui le héros de
l'équipe, et je parie que cela va changer sa vie.
Il lui prit le sac des mains et, calmement, y enfourna
ce qui restait. Il le ferma et le jeta sur son épaule d'un
geste apparemment décontracté. Il lui lança un regard de
côté et dit :
— Il faut savoir prendre des risques. Autrement, la vie
ne vaut pas la peine d'être vécue, ma chère.
Il s'avança vers la porte, se retourna et ajouta :
— Je voulais te dire. Je suis partant pour faire office
d'amant.
Il porta deux doigts à sa casquette de base-ball en
guise de salut, et descendit les marches. Sifflotant un air
rythmé, il se dirigea vers le buffet pour revivre avec les
joueurs les émotions du jour.
6.

Quand elle eut ouvert la porte de derrière, Cécile ne


put se résigner à entrer dans la maison. Les garçons
campaient chez les Brannan et sa mère avait réclamé Sissy.
La perspective d'une longue soirée solitaire dans la maison
silencieuse ne l'enchantait guère. Elle se dirigea vers le
patio et se laissa tomber sur une chaise longue. Une brise
légère rafraîchissait l'atmosphère, et elle fut tentée de
plonger dans la piscine, mais ne se sentit pas l'énergie de
le faire. Le bras sur l'accoudoir, le menton dans la main,
elle revivait le court échange avec Philip Coursey et
s'indigna :
— Quel mufle ! murmura-t-elle pour elle-même.
Prétentieux, égocentrique, imbu de sa personne !
Elle l'entendait dire : « Je suis partant pour faire office
d'amant » ! Rien que cela ! Comme si elle n'attendait que
lui ! se hérissa-t-elle. Qu'elle était à sa merci !
Son regard était distraitement posé sur l'eau qui
miroitait. Pour être tout à fait honnête, elle devait
reconnaître qu'elle n'avait personne dans sa vie en ce
moment. La faute à John Wagner, son dernier amant dans
une longue liste de prétendants à la succession de James.
Quand, au bout de six mois d'une relation satisfaisante, il
avait affiché des prétentions qu'elle avait jugé déplacées,
exigeant tout son temps et toute son attention, elle s'était
rebiffée. Et, quand il s'était mis à traiter ses enfants
comme s'ils l'importunaient, cela avait été la goutte d'eau
qui fait déborder le vase. Elle l'avait promptement renvoyé
dans ses buts sans autre forme de procès, et sans états
d'âme. De toute façon, estima-t-elle, il était temps que
cela finisse ; cette relation n'avait que trop duré. Bien qu'ils
aient eu beaucoup de choses en commun, elle s'était vite
aperçu qu'il avait tout du M. Muscle avec pas grand-chose
dans le crâne. D'autre part, c'était un amant égoïste,
soucieux de son propre plaisir, sans beaucoup d'égards
envers sa partenaire. Tout le contraire de Philip.
A l'évocation de Philip, elle se leva et se mit à faire les
cent pas au bord de la piscine. Elle avait toujours eu besoin
de bouger pour se calmer et remettre de l'ordre dans ses
idées. C'était le cas ce soir, et elle tenta de faire le tour du
bonhomme.
Exact, admit-elle, il avait montré qu'il était un amant
attentionné et désintéressé. Exact encore : il pouvait
soutenir une conversation et avait des choses à dire. Pour
finir, il faisait parfois preuve d'une bonté et d'une
gentillesse désarmantes. Par exemple, envers les enfants.
Elle s'arrêta de marcher et contempla son reflet dans l'eau.
Un sourire se dessina sur ses lèvres au souvenir de Philip
agitant frénétiquement les bras, courant vers Brandt et le
hissant sur ses épaules pour faire le tour d'honneur du
vainqueur. A en croire l'expression extasiée de l'enfant,
c'était le plus beau jour de sa jeune vie, un jour qui
marquerait un tournant dans sa carrière de joueur et au
sein de l'équipe. Tout cela parce que Philip lui avait fait
confiance et avait pris le risque de lui donner sa chance.
Avec un soupir, Cécile s'assit au bord de la piscine,
enleva chaussures et chaussettes et trempa les pieds dans
l'eau. Le contraste entre la nuit chaude, moite, et l'eau
fraîche la fit frissonner. Elle remua doucement les pieds,
provoquant des vagues qui vinrent clapoter le long de ses
jambes en un massage d'une troublante sensualité.
Rejetant la tête en arrière, elle s'abandonna au
souvenir des mains de Philip sur elle, à la douceur de son
toucher, si semblable à celui de l'eau sur sa peau. Et
tellement érotique.
Elle sentit le bout de ses seins se dresser quand elle se
rappela sa bouche gourmande suçant avidement, et ses
mains adroites parcourant ses hanches, ses fesses,
l'amenant au bord du plaisir. En amant expérimenté, il
connaissait parfaitement les zones érogènes de son corps
de femme, et dosait habilement la pression de ses
caresses, répondant instinctivement à ses demandes non
formulées.
Elle ouvrit les yeux et, choquée, s'aperçut que tout
son corps réagissait, qu'elle haletait au simple souvenir de
leur unique étreinte.
Inquiète de s'être mise dans un tel état, elle se releva
tant bien que mal, ses pieds ruisselant sur le dallage. Elle
harangua les arbres et la pelouse, furieuse :
— Sacripant, canaille, gredin ! Qu'est-ce qu'il a de si
extraordinaire pour me mettre dans tous mes états ?
*
* *
Tout ensommeillé, Philip ouvrit la porte. Aussitôt, une
main ferme contre sa poitrine le fit reculer et une Cécile,
très éveillée, elle, passa devant lui comme un éclair.
— Il y a quelques petits détails qu'il faut qu'on mette
au point, dit-elle. Où est ta chambre ?
— Quoi ?
— Ta chambre. Tu sais, là où tu dors. Où ça se trouve?
Philip montra le fond de l'entrée, sur la gauche. Sans
hésiter, Cécile prit la direction indiquée. Il la suivit,
vaguement inquiet.
Là, elle se débarrassa de ses chaussures et de ses
chaussettes et dit :
— Qu'il soit bien clair que je ne suis pas à la recherche
d'un mari. Mets-toi bien cela dans la tête, Coursey.
Elle fît passer son T-shirt par-dessus sa tête et
l'envoya rejoindre ses chaussures sur le sol.
— Deuxièmement, je n'ai pas besoin de ton fric.
Grâce à mon cher mari, j'ai plus qu'il n'en faut.
Le soutien-gorge suivit le même chemin que le reste,
et son short ainsi qu'une petite culotte noire rejoignirent la
pile de ses vêtements.
Complètement nue, pas le moins du monde gênée,
elle se dirigea vers le lit dont elle rabattit les couvertures et
ajouta :
— Troisièmement, notre relation restera purement
physique.
Elle palpa la fermeté du matelas et admit :
— Enfin, presque. Puisque nous partagerons la
responsabilité des petites jumelles, et celle de
l'entraînement de l'équipe de base-ball. Mais, toi et moi,
on s'en tiendra à une relation sexuelle pure et simple. Je
n'attends ni je ne souhaite que tu me fasses les yeux doux,
et si tu t'avises de prononcer les mots : « Je t'aime », tu
peux faire une croix sur notre histoire. Vu ?
Satisfaite de sa tirade et, apparemment, du confort
du lit, elle se retourna pour voir la tête de Philip.
Il était cloué sur place, affichant une mine stupéfaite !
Cécile en maillot de bain, c'était déjà assez pour attirer ses
regards. Toute nue, c'était une bombe sexuelle ! De là où il
se trouvait, il voyait le bout d'un sein pointer derrière son
bras et se rappelait la douceur de sa peau fragile, et son
goût dans sa bouche. Il apercevait le ventre plat et la
toison pubienne tandis qu'elle lui offrait le spectacle de ses
fesses rondes et fermes qui, d'après ses souvenirs, avaient
la taille exacte de ses mains.
Hésitant, il n'osa pas s'approcher avant d'être certain
de ce qu'elle voulait.
— Une relation purement sexuelle ? répéta-t-il
mécaniquement.
— C'est cela, confirma-t-elle en se laissant choir sur le
lit.
— Libre de tout engagement de part et d'autre ?
— Tu as tout compris, assura-t-elle. Qu'est-ce que tu
en dis ?
Difficile à dire alors qu'elle était là, nue sur son lit ! Il
leva une main, peut-être pour se rassurer ou s'empêcher
de céder à la tentation ?
— Juste un détail, hasarda-t-il.
— Quoi ?
— Si l'un de nous décide de mettre fin à cette
relation, l'autre doit promettre que cela se passera bien,
sans perte ni fracas, et en toute amitié. Cécile haussa les
épaules et assura :
— Promis.
Maintenant qu'il avait dit ce qu'il avait en tête, Philip
se sentit un peu perdu, hésitant à prendre l'initiative.
— Que dirais-tu d'un verre de vin ? demanda-t-il.
Cécile sourit, surprise par cette timidité inattendue.
Mais, venant de Philip, songea-t-elle, tout était
possible, et elle décida de jouer le jeu.
— Bonne idée. Il quitta la pièce pour revenir avec un
plateau de bambou tressé sur lequel il avait disposé une
bouteille de vin, deux verres à pied et une assiette garnie
de crackers, de fromage et de raisin. Il le posa sur la table
de nuit, mais Cécile s'en empara, le mit au milieu du lit et
lui lit signe de venir s'asseoir à côté d'elle. A genoux, elle
prit une grappe de raisin, en détacha un grain qu'elle mit
dans sa bouche et en offrit un à Philip qui la rejoignait sur
le lit. Au lieu de le lui mettre dans la main, elle le lui mit
dans la bouche, et il referma les lèvres, savourant le fruit,
les yeux rivés sur elle.
— Délicieux, dit-elle d'une voix un peu rauque.
Toujours hésitant, il prit la bouteille d'une main un peu
tremblante et remplit les verres sous le regard attentif de
Cécile. Elle se pencha vers lui pour prendre son verre, ses
seins effleurant son bras, et se cala sur les oreillers pour
porter un toast.
— A ta santé, Coursey !
Une goutte de vin s'échappa du verre, tomba sur sa
poitrine et roula jusqu'au bout d'un sein où elle resta
suspendue.
— A ta santé, murmura-t-il sans pouvoir détacher ses
yeux de la gouttelette.
Il but, reposa son verre sur le plateau et mit le tout
sur le plancher. Il s'étendit alors sur le lit et prenant Cécile
par les hanches, baissa la tête vers sa poitrine et lécha la
gouttelette de vin. Au contact de sa langue râpeuse sur le
bout de son sein, la main de Cécile se crispa sur le verre
qu'elle tenait au-dessus de la tête de Philip. Fermant les
yeux, elle sourit, se glissa plus bas dans le lit pour faciliter
la rencontre de sa bouche et de sa poitrine et dit :
— J'aime quand tu fais cela.
— Quand je fais quoi ? la taquina-t-il.
En réponse à sa question, elle trempa un doigt dans
son verre et fit tomber du vin sur son autre sein. Philip le
recueillit dans sa bouche, suçant le bout parfumé avec
vigueur, titillant les deux seins de ses lèvres fébriles. Une
chaleur subite envahit Cécile, là, plus bas que son ventre et
entre ses cuisses. Elle posa prudemment son verre sur la
table et attira Philip entre ses jambes. Elle frissonna de
plaisir quand il commença à remuer sur elle. Les doigts
agrippés à ses cheveux, elle s'abandonna aux mains de
l'amant qu'elle s'était choisi. Décision impulsive s'il en
était. La meilleure qu'elle ait jamais prise ?

— Philip ? appela-t-elle doucement.


— Hum ?
Etant donnée la position de Philip, ce « hum » se
répercuta sur l'abdomen de Cécile qui se tortilla de rire.
— Est-ce que Jack t'a appelé ? dit-elle. Il leva
péniblement la tête et se rappela :
— Tu veux dire, au sujet du baptême des jumelles ?
— Oui.
Il enfouit de nouveau sa-tête sur l'estomac de sa
compagne et marmonna :
— Il me semble qu'il m'en a vaguement parlé. C'est
quand ?
Elle lui ébouriffa les cheveux et protesta ;
— Oh, Philip ! C'est dimanche prochain. A 9 heures.
Tu es prié d'être à l'heure.
Pensive, elle lui massait le crâne et la nuque pendant
qu'elle réfléchissait tout haut.
— J'ai envie d'inviter tout le monde pour un brunch
chez moi, après la cérémonie. Qu'en dis-tu ?
— Tu prendras un traiteur ou tu as l'intention de t'en
charger ?
Intriguée par la question, elle fronça les sourcils et
continua son massage.
— Je n'ai pas envie d'avoir un traiteur dans les pattes
et, comme ce ne sera que Jack, Mélinda et la famille, je
crois que je peux m'en sortir.
Soudain, la perspective de réussir ce brunch
l'enthousiasma, et elle se mit à faire des projets
grandioses.
— J'ai de super recettes que Maman m'a passées. Je
pense à des quiches : saucisses-épinards, jambon-
courgettes, et à un soufflé. Puis des muffins aux raisins,
d'autres aux myrtilles, des allumettes au fromage. Oh, et
puis j'ai trouvé dans un magazine un truc génial : une
pastèque découpée en forme de berceau et remplie de
fruits frais. Ce serait superbe comme milieu de table.
Comme il ne réagissait pas, elle l'empoigna par les
cheveux et le força à la regarder.
— Tu n'as pas l'air enthousiasmé ? interrogea-t-elle.
« Exact », s'avoua-t-il. Le souvenir des steaks calcinés
n'était pas pour lui inspirer confiance quant aux les talents
culinaires de Cécile Kingsley. Mais il ne voulut pas ternir les
yeux bleus, encore troublés par leur nuit ensemble, qu'elle
plongeait dans les siens en quête d'approbation. Aussi
essaya-t-il la diplomatie.
— Tu n'auras jamais le temps de tout préparer,
raisonna-t-il. Tu seras à l'église avec tout le monde,
rappelle-toi.
Sa voix devait manquer de conviction, car elle réagit
aussitôt d'une voix coupante :
— Tu ne m'en crois pas capable. C'est bien cela ?
Philip s'assit et entreprit de limiter les dégâts :
— Mais si. Je t'assure. C'est seulement que...
— Arrête les frais, Coursey, dit-elle en bondissant
hors du lit. Attends dimanche et tu verras que je suis
parfaitement capable de prévoir, organiser et préparer
moi-même un brunch pour vingt personnes à l'occasion du
baptême de mes filleules.

Ce samedi soir, veille du baptême des jumelles, Philip


faisait pour la troisième fois le tour du pâté de maisons où
habitait Cécile. Il se répétait qu'il ne mettait pas en doute
ses capacités. Bien sûr qu'elle était capable de réussir ce
fameux brunch si elle avait décidé de le faire. Mais, en tant
que parrain, ne devait-il pas participer à la préparation de
cette grande occasion qu'était le baptême des petites
filles? Après tout, cela n'arrive qu'une fois dans une vie, et
il souhaitait qu'elles entendent dire, plus tard, que ce jour-
là tout était parfait. N'avait-il pas son rôle à jouer ?
Quand il entama le quatrième tour, il décida que
c'était ridicule. Ou il entrait proposer ses services, ou il
rentrait chez lui. Il avait vu de la lumière dans la cuisine et
aperçu la silhouette de Cécile se profiler devant la fenêtre.
Elle était évidemment en plein coup de feu. Que pouvait-il
faire ? La I laisser s'escrimer en vain — il reconnaissait qu'il
craignait le pire — et s'attirer la commisération des
invités? Ou encourir les foudres du cordon-bleu déchaîné ?
Il prit son j courage à deux mains, tourna dans l'allée et
gara sa voiture. Il referma discrètement la portière et
s'avança jusqu'à la porte de la cuisine, ne sachant toujours
pas comment il allait s'y prendre pour ne pas la vexer.
Allait-elle l'injurier lui balancer à la figure tout ce qu'elle
aurait sous la main, le mettre à la porte pour de bon ? Au
mieux, il était sûr qu'elle lui en voudrait à mort d'être venu
et l'accuserait de plus noirs desseins.
Malgré ses appréhensions, il levait la main pour
frapper, quand il entendit un hurlement. Il sursauta et,
sans plus réfléchir, entra.
Il la trouva devant le four ouvert d'où s'échappait une
épaisse fumée noire qui se répandait dans la pièce. Les
mains dans les cheveux, elle avait l'air tétanisé.
— Cécile, appela-t-il.
Elle vira sur elle-même, le vit, éclata en sanglots et
donna un grand coup de pied dans la porte du four qui se
referma avec un bruit sec.
Il fit deux pas, la prit dans ses bras et tenta de la
calmer.
— Là, là. Tout va bien.
Elle s'accrocha à lui, martelant sa poitrine de ses
poings.
— Tu avais raison, hoqueta-t-elle au milieu de ses
larmes. Je suis nulle et tout est raté. La première quiche a
brûlé, le soufflé ne veut pas lever et les muffins sont durs
comme de la pierre. La seule chose qui sera peut-être
mangeable, c'est la pastèque parce que je ne m'y suis pas
encore attaquée.
— Je suis sûr que tu exagères, dit-il. Cela ne peut pas
être aussi catastrophique que tu le dis.
— Attend de voir. C'est pire !
Elle s'éloigna de lui et prit une poêle sur le feu.
Ensemble, ils en examinèrent le contenu et il se risqua à
demander :
— Caramel ?
— Non, dit-elle, refoulant ses larmes et retrouvant un
zeste d'humour. C'est, c'était le fromage pour les
allumettes.
Elle jeta un coup d'œil à la pendule et se lamenta :
— 22 heures ! Trop tard pour trouver un traiteur pour
demain matin. J'aurais dû t'écouter.
Sans la brusquer, Philip lui mit le bras autour des
épaules, Elle ne lui envoya pas son poing dans la figure et
se laissa attirer contre lui. Alors, il chuchota :
— Ne t'inquiète pas. Je vais t'aider.
Elle leva vers lui son regard embué de larmes et,
d'une voix où perçait un scepticisme certain, elle expliqua :
— Philip, il ne s'agit pas de faire griller des steaks. Il
s'agit de quiches, de soufflés, de trucs sophistiqués.
— Je sais, assura-t-il. Je sens qu'à nous deux, on peut
s'en sortir avec les honneurs de la guerre.
Il l'approcha d'un tabouret près du comptoir et
recommanda :
— Tu commences par t'asseoir et sécher tes larmes.
Pendant ce temps, je prépare la pâte pour les quiches.
D'accord ?
Elle aurait eu mauvaise grâce à refuser. Après tout
jugea-t-elle, il ne pouvait pas faire pire qu'elle. Désignant
l'amoncellement des bols, saladiers et autres récipients sur
le plan de travail, elle l'informa :
— La recette doit être quelque part, au milieu de
foutoir.
Philip commença par mettre de l'ordre et s'assurer
qu’il avait tout ce qu'il lui fallait.
— Je crois que je vais me passer de recette, jeta-t-il
incidemment.
— Quoi ! s'étonna-t-elle.
— J'ai appris à faire la pâte quand j'étais tout jeune
et, depuis, je fais moi-même toute ma pâtisserie.
Elle se renfrogna :
— C'est révoltant. Il rit et, se méprenant sur le sens
de son exclamation, reconnut :
— Je sais. Les hommes, les vrais, ne font pas la cuisine
et encore moins la pâtisserie. Cela te choque ?
— Ce n'est pas cela, soupira-t-elle. C'est que, même
avec une recette, je n'ai jamais réussi, de toute ma vie, à
faire une pâte convenable ! Alors !
— Mais moi, j'ai des années d'expérience derrière
moi.
Avec des mains expertes, il joignait le geste à la
parole, versait la farine, mesurait la levure, ajoutait les
œufs et le lait et battait le tout comme s'il n'avait jamais
fait autre chose de toute sa vie.
— J'étais souvent malade quand j'étais gosse,
allergique à tellement de choses que, souvent, il m'était
interdit de sortir jouer avec les autres. La mère de ma
famille d'accueil, Mme Baxter, était très bonne cuisinière
et fabriquait des pâtés, des quiches et même des tartes
qu'elle vendait aux voisins pour se faire un peu d'argent.
Comme je m'ennuyais, tout seul dans mon coin, elle m'a
appris et m'a permis de l'aider. C'est comme cela que je
suis devenu expert en pâtisserie.
Fascinée par ses gestes autant que par son histoire,
Cécile avait posé ses coudes sur le comptoir et l'écoutait
attentivement.
— Je ne savais pas que tu avais vécu dans une famille
d'accueil, dit-elle, curieuse d'en savoir plus.
— Depuis l'âge de dix ans. C'est là où Jack et moi nous
nous sommes connus. Nous étions neuf enfants à vivre
Chez les Baxter.
Il n'en dit pas plus car cette simple évocation le fit
frissonner. Il sortit la boule de pâte du saladier et entreprit
de la malaxer.
— Et tes parents, demanda-t-elle ?
Il s'arrêta une demi-seconde avant de plonger la main
dans la farine pour en enrober la pâte. Les sourcils froncés,
il pétrit brutalement la boule et dit :
— Ils étaient dans les parages.
— Les parages ?
— Mes parents ont divorcé quand j'avais six ans et
mon père est parti s'installer dans le Wyoming. Je n'en ai
plus jamais entendu parlé. Ma mère, elle, s'est remariée et
habite toujours à quelques heures de voiture d'ici.
— Pourquoi t'a-t-elle confié à une famille d'accueil, si
elle était en bonne santé et capable de s'occuper de toi,
s'étonna Cécile.
— Disons que je la gênais, se contenta-t-il de dire.
Se forçant à sourire, il lui tendit le rouleau à pâtisserie
et proposa :
— Tu veux étendre la pâte ? Elle lança un regard
rancunier au malheureux objet et se récusa :
— Si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais mieux
pas.
Philip rit de bon cœur et se mit au travail. Se tournant
vers elle, il s'inquiéta :
— Si tu n'aimes pas faire la cuisine, comment fais
pour nourrir tes enfants ?
Ce fut au tour de Cécile de rire :
— Tu as entendu parler des surgelés et des fours à
micro-ondes ?

— Tu ne vas pas la repasser ?


— Non.
Cécile venait d'étendre la nappe sur la table et, du
plat la main, lissait le tissu dans l'espoir d'en faire
disparaître les plis.
— Tu ne trouves pas qu'elle est vraiment très froissée
osa-t-il.
Elle se recula pour juger de l'effet et, finalement,
admis à contre cœur :
— Tu as raison.
Epuisée par une soirée bien remplie, elle avait hâte
retrouver son lit et pensa avoir trouvé la solution. Elle
retira la nappe et dit :
— Je vais la mettre dans le sèche-linge avec une
serviette humide, et le tour sera joué.
Philip l'arrêta au moment où elle passait près de lui et
géra :
Pourquoi ne pas la repasser ? Parce qu'il est deux
heures du matin et que je suis fatiguée, dit-elle, énervée.
En plus, je déteste repasser.
Elle avait effectivement l'air pitoyable, les yeux
rouges de fatigue, les épaules affaissées. Philip eut envie
de la prendre dans ses bras et de l'emporter au lit. Au lieu
de cela, il la prit par les épaules et l'emmena vers le
canapé du salon.
— Tu poses tes pieds sur le pouf et tu me laisses faire,
ordonna-t-il doucement.
Elle protesta faiblement, sans lâcher la nappe :
— Non, arrête. Tu en as déjà trop fait !
Il la poussa gentiment, mais fermement, vers le
canapé, approcha le pouf et lui prit la nappe des mains.
— J'en ai pour une minute.
— Puisque tu y tiens, se résigna-t-elle. Elle bâillait et
se pelotonna sur les coussins.
— La table à repasser et le fer sont dans la lingerie,
dit-elle. Si tu as besoin de moi, tu m'appelles.
Elle bâilla de nouveau, ferma les yeux et, l'instant
d'après, Elle sombrait dans le sommeil.
Riant tout seul, Philip trouva la lingerie, fit chauffer le
fer et, tout en sifflotant, se mit à repasser. Etant donné
l'heure tardive et la somme de travail qu'il avait fournie, il
aurait dû, lui aussi, être épuisé. Au contraire, il se sentait
en pleine forme et estimait avoir passé une très bonne
soirée. Cuisiner, ce qui pour beaucoup de gens est une
corvée, le réjouissait et le détendait.
Pendant quatre bonnes heures, il avait réussi à
préparer et faire cuire assez de quiches, tartes et autres
mets pour le brunch de demain, et cela malgré les
interférences plus ou moins heureuses et efficaces de
Cécile. Il redressa le fer en ajusta la nappe. La jeune
femme était une catastrophe quand il s'agissait de cuisine,
reconnut-il ; inutile de compter sur elle pour doser les
ingrédients ou apprécier la chaleur du four, mais elle était
drôle et vive, et il adorait son humour décapant. Ils avaient
tant ri, tant bavardé et tant travaillé aussi qu'il n'avait pas
vu le temps passer. Il ne s'était rendu compte de l'heure
tardive qu'à la fatigue qui se lisait sur le visage de Cécile.
Rien à voir avec les mornes samedis soirs dont il avait
l'habitude.
Là, il s'arrêta, le fer dans la main, considérant la soirée
qu'il venait de passer. Il avait l'impression d'être sur une
autre planète. Les rares fois où il avait invité une jeune
femme à partager sa soirée, son choix s'était toujours
poser sur quelqu'un de plus ou moins comme lui : calme,
posé, appréciant la bonne chère et les échanges
intellectuel de bon aloi. L'opposé de Cécile qui se déplaçait
dans cuisine à la manière d'un jeune chiot maladroit,
bousculant les récipients, toujours à la recherche de la
cuillère qui manquait. Sans cesser de rire, de le taquiner,
de lui donner des tapes amicales dans le dos ou... sur les
fesses.
Elle n'était vraiment pas triste !
— J'ai entendu un bruit, dit une petite voix derrière
lui.
Il sursauta, faillit lâcher le fer et, se retournant, vit
Sissy à la porte de la lingerie, sa poupée serrée contre elle.
Elle le regardait de ses grands yeux bleus effrayés, à demi
cachés par une masse de boucles emmêlées.
— Un bruit ? dit-il.
— Oui. Il y a un monstre sous mon lit.
Ne sachant pas très bien ce qu'il était censé dire, il
posa le fer sur la table et coupa l'alimentation. Il vint
s'accroupir près d'elle et interrogea :
— Quel genre de monstre ?
— Gros, noir et méchant, qui fait des bruits.
Elle se frottait les yeux et Philip se dit que Cécile avait
du être ce genre de petite fille, désarmée et désarmante.
— Il a dû s'en aller maintenant. Tu devrais retourner
le coucher.
Elle tira sur sa chemise de nuit et vint s'asseoir sur son
genou, passant un bras autour de son cou.
— Peux pas.
Le bras sur son cou ne pesait pas plus que l'aile d'une
libellule. Cependant, Philip mit une main sur le sol pour y
prendre appui, désorienté : il ne s'était jamais trouvé dans
Cette situation auparavant. Jamais un enfant n'était venu
chercher réconfort près de lui au milieu de la nuit, et il se
sentait pris au dépourvu.
— Pourquoi, tu ne peux pas ?
— Parce qu'il ne s'en va pas tant que maman l'a pas
chassé.
Il réfléchit rapidement à la meilleure façon de traiter
le problème du monstre et proposa :
— Ta maman dort sur le canapé et cela m'ennuie de
la réveiller. Tu crois que je pourrais chasser le monstre à sa
place ?
— Sais pas. Tu peux essayer, concéda-t-elle. Il faut
que tu sois très méchant avec lui, ajouta-t-elle. Autrement,
il part pas.
— Je peux être très méchant, assura-t-il.
Il prit un air sévère, fronçant les sourcils, faisant des
gros yeux et Sissy eut l'air convaincue. Il l'enleva da ses
bras :
— Montre-moi ta chambre, on va chasser le monstre.
7.

Les rayons du soleil qui filtraient à travers les vitraux


éclairaient d'une lumière bleue et rose le petit groupe
rassemblé autour de l'autel. D'un côté Cécile, Violet dans
les bras ; de l'autre Philip avec Lila. Au milieu, Jack et
Mélinda, les heureux parents ; devant et sur les côtés, les
enfants Brannan et Kingsley, resplendissants et un peu
guindés dans leurs plus beaux atours.
En fait de famille, Jack et Mélinda n'avaient personne
d'autre que les parents de Mélinda qui, comme toujours,
brillaient par leur absence. D'Arabie Saoudite où ils avaient
élu domicile, ils avaient envoyé une carte, accompagnée
d'un chèque conséquent pour subvenir aux frais
d'éducation de leurs petites-filles. C'était bien d'eux,
soupira Cécile, que cette attitude surprenait encore.
Elle jeta un coup d'œil à ses propres parents, assis
juste derrière, au premier rang des invités. Ils venaient de
récupérer Sissy. Perchée sur les genoux de sa grand-mère,
la petite fille s'appuyait contre elle avec la confiance d'un
enfant qui se sait aimé. Quelle chance j'ai, pensa Cécile,
d'avoir des parents qui s'intéressent à leurs enfants et
petits-enfants et les aiment sans se poser de questions.
Elle se souvint alors de ce qu'elle avait appris de l'enfance
délaissée de Philip, la nuit dernière. Le peu qu'il lui avait
laissé entrevoir expliquait certaines choses. Passer son
adolescence dans une famille d'accueil, aussi dévouée soit-
elle, n'est pas la meilleure façon de s'épanouir, et il est
certain que cela laisse des traces. Jack ne s'était jamais
caché d'avoir connu cette situation. Devenu adulte, il avait
travaillé dur pour fonder sa propre famille — qu'il avait
voulu nombreuse — et permettre à ses enfants d'avoir
tout ce qu'il n'avait pas eu, que ce soit l'attention, l'amour
ou le confort matériel.
Philip, devina-t-elle, avait réagi différemment,
choisissant de rester célibataire et de mener une vie
solitaire. Son calme, sa réserve, sa timidité incongrue, le
manque de pratique sportive que tout jeune Américain est
encourage à développer, tout cela montrait bien que ses
parents n s'étaient pas souciés de lui et n'avaient eu
aucune influence sur ses choix de vie.
Du coin de l'œil, elle le vit à côté de Jack, grand et
digne dans un costume trois-pièces, Lila au creux de son
bras. Personne n'aurait pu deviner que cette apparence
d'homme mûr et bien dans sa peau, ce médecin hyper-
compétent, cachait les traces indélébiles d'une enfance
malheureuse. Cécile savait pourtant qu'il était marqué à
vie.
Pour le moment, il était entièrement absorbé par la
cérémonie et buvait, littéralement, les paroles du prêtre.
Elle eut l'impression qu'il les apprenait par cœur et
pourrait les réciter par la suite. Il faisait tout avec tant de
sérieux, prenait tout tellement à cœur.
Sans savoir pourquoi, le souvenir de leur première
rencontre au-dessus du lit de Mélinda lui revint à la
mémoire, et elle faillit pouffer de rire. Elle toussota pour
déguiser son hilarité, ce qui fit se retourner Philip, un
sourcil levé plus haut que l'autre, exactement comme ce
jour-là. Il lui avait paru alors sûr de lui, arrogant,
prétentieux, le type même du play-boy, jusqu'à ce qu'un
peu plus tard elle lise de la compassion dans ses yeux et
soit tentée d'y croire. Elle avait fui, comme toujours,
refusant de dépendre de quiconque pour son équilibre et
son courage.
Depuis, elle avait découvert que chez lui ce n'était pas
qu'une façade, qu'il portait en lui cette authentique
sympathie pour les autres et offrait, à qui voulait bien de
ce don, mi compréhension, son écoute attentive et son
soutien. Lui-même tout entier.
Elle sentit un nœud se former au creux de son
estomac quand le regard de Philip se posa un instant sur
elle. Il était plus beau que jamais, beau comme... un dieu.
Pardon ! s'excusa-t-elle intérieurement, se rappelant où
elle était, et manquant de nouveau éclater de rire. Il fallait
dire à sa décharge que, debout dans la lumière des vitraux,
serein, décontracté, il était en quelque sorte nimbé d'une
auréole nacrée qui le rendait plus séduisant encore !
Il lui sourit avant de reporter son attention sur le
prêtre, elle tenta de lui répondre mais elle avait la bouche
sèche et dut se passer plusieurs fois la langue sur les lèvres
avant d'y parvenir. Elle ne parvenait pas à détacher son
regard de lui, tant elle était fascinée par cet homme si
beau, ce visage anguleux et viril, la fossette au creux du
menton, sans parler du reste de l'individu qui, à sa
connaissance, était de nature à faire se pâmer toutes les
femmes.
Cécile se reprocha ces considérations déplacées dans
une église et fit un effort pour ramener ses pensées à la
cérémonie, mais ce fut au-delà de ses forces. Pour son plus
grand malheur, elle savait de quoi elle parlait : sous le
costume sévère, elle pouvait imaginer avec précision les
larges épaules, les hanches étroites, la poitrine musclée,
réconfortante, le ventre plat aussi dur que celui d'un
sportif chevronné. Plus encore, elle sentait sur elle, autour
d'elle, le poids de ses jambes fortes et fermes. Finalement,
admit-elle, la nuit qu'ils avaient passée ensemble ne lui
avait laissé que de bons, très bons souvenirs. Ce Philip
était un amant hors catégorie, doux, viril, attentif, habile
aussi, déterminé à faire d'un rapport sexuel un moment de
pure extase.
Elle soupira de bonheur et crut que ses genoux se
dérobaient sous elle. Aussitôt elle se reprit, se reprochant
de singer les adolescentes énamourées. Non, protesta-t-
elle. Il ne s'agit pas d'amour. De l'admiration, du respect,
de la reconnaissance. Pas de l'amour. Philip Coursey
possédait, à n'en pas douter, les qualités de sérieux,
d'intelligence et de générosité qu'elle avait toujours
admirées. Qu'il soit en plus un amant performant n'était
que la cerise sur le gâteau. Ce n'était pas parce qu'elle lui
reconnaissait ce" qualités qu'elle était en train de tomber
amoureuse de lui. Leur relation était purement physique,
et tant mieux si cet se passait superbement bien.
Retrouvant un peu de lucidité, elle s'aperçut qu'elle
avait du mal à respirer et, se forçant à détourner son
regard de celui qui n'occupait que trop son esprit, elle prit
une profonde aspiration. Elle sentit la pression sur sa
poitrine diminuer et put se concentrer sur la cérémonie de
baptême. Il était temps. Heureuse et soulagée de s'être
reprise, elle se permit un petit sourire : ce n'était que
physique. Leur relation. Et elle avait bien l'intention d'en
profiter au maximum.
— On dirait que c'est un succès ! murmura Philip à
l'oreille de Cécile qui débarrassait la table dévastée des
plats vidés de leur contenu.
Elle sentit son souffle dans son cou et, se tournant
vers lui, se heurta au mur de sa poitrine. Elle sourit. Le fait
qu'elle pouvait le regarder et se tenir près de lui sans
ressentir cette faiblesse qui l'avait saisie à l'église la
rassura.
— Je le crois, dit-elle.
Elle n'était pas du genre à s'accorder tout le mérite de
la réussite quand elle savait combien la participation de
Philip avait été déterminante. Aussi, se haussant sur la
pointe des pieds, elle lui planta un baiser sur la joue et dit :
— Sans toi, jamais je n'aurais pu y arriver. Merci.
Comme elle se détournait pour terminer de débarrasser la
table, il passa son bras autour de sa taille et la retint contre
lui :
— La prochaine fois, tu descends un peu vers la
gauche. Ce sera encore mieux, dit-il pour elle seule.
— Oh ! Toi, alors !
Elle essaya de le repousser, mais il ne la laissa pas
faire el la rapprocha encore. L'humour qui brillait dans ses
yeux ne cachait qu'à moitié la passion amoureuse, et
Cécile, émue malgré elle, leva son visage vers lui, battit des
cils dans la grande tradition du Sud et le taquina :
— Docteur Coursey, seriez-vous en train de chercher
à me séduire ?
— Depuis quand as-tu besoin d'être séduite ?
Sans attendre de réponse, il baissa la tête et prit ses
lèvres dans un baiser fougueux auquel Cécile ne résista
pas. Une onde de chaleur l'envahit, et ses mains se
plaquèrent sur la poitrine de Philip, agrippant la chemise
amidonnée. Elle laissa les lèvres chaudes explorer sa
bouche et sentit tout son corps répondre au désir de son
amant.
Physique. Ce n'était que physique, tenta-t-elle de se
disculper tandis que, dans un recoin de son esprit, elle s'en
voulait de céder si vite à cet homme qui l'emmenait si loin
en si peu de temps.
— Maman ?
La voix de Sissy lui parvint comme si elle venait d très
loin et, encore blottie dans les bras de Philip, el" émergea :
— Oui?
— Mélinda veut bien que je tienne un bébé si une
grande personne vient m'aider.
Cécile se détacha de Philip, les genoux en compote, et
posa la tête sur son épaule, le temps de retrouver ses
esprits.
— Dans un instant, dit-elle.
— Maintenant, trépigna Sissy. Autrement, elles vont
rendormir.
— Tout de suite, je ne peux pas, argumenta Cécile. Il
faut que je finisse de débarrasser et que je prépare les
desserts.
Ce qu'elle ferait effectivement dès qu'elle aurait la
force d'abandonner l'abri des bras qui la retenaient.
— Est-ce que je ferais l'affaire comme grande
personne demanda Philip.
Au son de sa voix résonnant dans sa poitrine, Cécile
releva la tête et rencontra des yeux souriants, pleins cette
bonté qui la surprenait toujours. Qu'il se montre attentif
envers Sissy l'émouvait d'une manière inexplicable et le
rendait cher à son cœur.
— Je suis majeur, ajouta-t-il, assez mûr pour mon âge,
il j'ai une grande expérience des bébés.
Elle sourit et admit :
— Je crois que cela ira. Qu'en penses-tu, Sissy ?
L'enfant, qui ne tenait pas en place, éclata de rire,
comprenant vaguement que Philip plaisantait, et secoua
énergiquement la tête en signe d'approbation. Sans plus
attendre, elle prit la main qu'il lui tendait et l'entraîna vers
le salon où Mélinda guettait son arrivée.
Cécile les regarda s'éloigner, hocha la tête avec un
petit rire de satisfaction et se dit qu'on n'en faisait pas
deux comme lui.
Il lui fallut faire plusieurs tours dans la cuisine pour
que la table soit de nouveau propre et nette et prête à
recevoir les desserts que Philip — encore lui ! — avait
préparés hier soir en un tournemain. Chaque assiette était
une œuvre d'art et, d'après ce qu'elle en avait goûté en
cachette, aussi bonne que belle. Elle balaya de la main une
miette qui traînait sur la nappe, celle-là même qui avait
fait l'objet de leur discussion de la veille. Le moins qu'on
puisse dire, c'est que le grand chef était exigeant et ne
faisait pas les choses à moitié, songea-t-elle.
Elle disposa les fourchettes à gâteau et les verres en
cristal et admira son œuvre. Au même moment, elle
entendit le rire de Sissy et, risquant un œil par la porte du
salon, la vit assise sur le canapé, Philip à côté d'elle, la
main sous la tête du bébé. Il était penché vers l'enfant et,
un sourire de connivence au coin des lèvres, prêtait grande
attention à ses bavardages.
Cette vision de complicité entre Philip et sa fille fit
battre le cœur de Cécile, qui sentit sa gorge se serrer. Il
n'avait donc aucun défaut, gémit-elle. Plus elle regardait la
scène, plus elle se laissait prendre par le charme de
l'homme. En un instant, elle eut les mains moites, la
bouche sèche, chercha sa respiration. La même faiblesse
qu'à l'église saisit, et elle pria :
« Grands dieux, non ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Cela
devient une habitude. Je dois être malade, c'est pas
possible. »
Comme toujours quand elle était tendue, elle se mit
se ronger les ongles. De quoi parlaient-ils ? Pourquoi Sissy
arborait-elle un pareil sourire ? Comment se faisait-il
qu'elle fût si bavarde, elle qui d'ordinaire était si difficile à
approcher ? Aucun autre nomme que son grand-père ne
trouvait grâce à ses yeux, et elle avait systématiquement
boudé les quelques hommes que Cécile avait invités à la
maison. Alors, pourquoi en allait-il différemment avec
Philip ?
La question la mettait mal à l'aise, car la réponse
n'était que trop évidente.
— Qu'est-ce tu fabriques à te ronger les ongles alors
que, si j'en crois mes yeux, un dessert somptueux nous
attend ?
Cécile retira vivement la main de sa bouche et, la
cachant derrière son dos comme une enfant coupable,
sourit à Mélinda.
— Ils sont touchants, ne trouves-tu pas ? dit son
amie.
— Qui ça ? demanda Cécile, de parfaite mauvaise foi.
Mélinda fit un geste de la tête en direction du canapé.
— Philip et Sissy. Elle ne l'a pas lâché d'une semelle
de toute la journée. J'ai l'impression qu'elle est sous le
charme.
— Oh, tu connais Sissy, dit-elle froidement. Les
hommes d'un certain âge l'attirent.
— Ah, bon. Je croyais que ton père était le seul à
pouvoir l'approcher ? s'étonna Melinda.
Elle rit doucement quand Philip remit en place une
mèche de cheveux qui gênait Sissy.
— Je crois bien que Philip aussi a succombé au
charme de ta fille.
— Qui résisterait ? dit Cécile, tirant nerveusement sur
la nappe. Quand elle décide de faire son numéro, elle met
tout le monde à ses pieds.
— Exact, dit Mélinda. Mais, là, j'ai l'impression qu'elle
ne se force pas, qu'il y a une certaine complicité entre eux.
Peut-être retrouve-t-elle chez lui l'image du père ?
L'image du père ? Fronçant les sourcils, Cécile essaya
de deviner ce que Mélinda insinuait. Voyant le visage de
son amie s'assombrir, Mélinda la prit par le bras et se
moqua d'elle-même.
— Ne fais pas attention à ma psychologie de salon,
dit-elle.
Et pour écarter définitivement le sujet, elle se pencha
au-dessus des assiettes de dessert, humant les odeurs
délicieuses qui s'en dégageaient.
— C'est à se damner, dit-elle. Et moi qui dois encore
perdre au moins cinq kilos. Ce ne sera certainement pas
aujourd'hui.
Elle passa son bras autour des épaules de Cécile.
— Quand tu as proposé de faire ce brunch chez toi, je
reconnais que je n'étais pas rassurée, ma chérie, dit-elle.
— Merci de ta confiance, se rebiffa Cécile. De la main,
Mélinda lui pressa l'épaule.
— Tu sais très bien que la cuisine n'est pas ton point
fort ! dit-elle en riant. Toutefois, aujourd'hui, tout était
délicieux et merveilleusement réussi. Félicitations.
Incapable de mentir, Cécile avoua, à voix basse :
— Ce n'est pas moi. C'est Philip.
— Que dis-tu ?
— C'est Philip qui a tout fait : les quiches, le soufflé,
les amuse-gueules.
Désignant le centre de table, elle continua.
— C'est aussi lui qui a découpé la pastèque et préparé
les desserts.
A contrecœur, elle ajouta :
— Il a même repassé la nappe. Mélinda s'exclama :
— Un vrai homme à tout faire, alors ! Indispensable !
Cécile leva les yeux au plafond et, bien que son cœur battît
plus vite, repoussa l'idée de la présence indispensable de
Philip auprès d'elle.
— Ne te fais pas de fausses idées, la prévint-elle.
Mélinda prit une fraise qu'elle trempa dans la crème avant
de répondre.
— Je ne m'en fais pas, dit-elle. Vous semblez très bien
vous débrouiller sans moi.
N'osant pas comprendre ce que son amie sous-
entendait, Cécile demanda :
— Que veux-tu dire ?
— Simplement que j'ai vu la façon dont il te regardait
pendant la cérémonie.
Tiens donc ! Cécile, elle, n'avait rien vu.
— J'ai aussi vu le baiser que Sissy a interrompu. Il est
clair que vous n'avez pas besoin des services d'une vieille
marieuse comme moi. Elle reprit une fraise et, pensive,
remarqua :
— Cela me surprend un peu, du fait qu'il est médecin
et que tu disais ne plus vouloir entendre parler du milieu
médical. Mais, après tout, cela ne se commande pas. Qui
aurait pensé que je tomberais amoureuse de Jack et que je
l'épouserais ?
— Amoureuse ? Je ne suis pas amoureuse, protesta
Cécile.
Avant que Mélinda puisse répondre, Violet, le bébé
que Sissy tenait dans les bras, se mit à pleurer.
— Le devoir m'appelle, dit-elle, embrassant Cécile et
la laissant à ses réflexions.
Elle vit Mélinda soulager Sissy du bébé affamé et
Philip soulever la petite fille de terre pour la prendre dans
ses bras. Elle qui détestait qu'on la traite en bébé, non
seulement ne protesta pas mais s'accrocha au cou de
Philip et appuya sa joue contre la sienne.
L'image d'un père ? Etait-ce ce que Sissy recherchait
et trouvait chez Philip ? Assurément non, décida-t-elle,
tournant résolument le dos à la scène. Sa fille était entière
et démonstrative quand elle aimait quelqu'un. C'est tout.
Et qui pourrait le lui reprocher quand il s'agissait de
Philip Coursey, ajouta une petite voix intérieure ?

Cécile referma la porte sur le dernier invité et,


s'appuyant contre le battant, laissa échapper un soupir qui
fit voleter sa frange. C'était fini et cela s'était bien passé !
— Fatiguée ?
— Un peu, dit-elle, sans chercher à paraître plus forte
qu'elle n'était. Et toi ?
Passant son bras autour de la taille de Philip, elle
l'entraîna vers le salon.
— Comme toi, dit-il. Un peu.
A la vue des assiettes sales, des tasses et des
montagnes de rubans et d'emballages cadeau répandus
partout dans la pièce, elle eut un mouvement de recul.
— Ne t'inquiète pas. Je t'aiderai, dit Philip, la main sur
son épaule.
— Je propose qu'on oublie tout cela, dit-elle, et qu'on
s'offre une petite sieste au soleil pendant que les enfants
joueront dans la piscine.
Philip exprima sa désapprobation par un « tstt-tstt »
de la langue et rectifia :
— Je propose qu'on s'y mette tous, et qu'après on
aille se reposer près de la piscine.
— Tous ? Toi et moi ?
— Et les enfants, assura-t-il.
— Les enfants ?
A son avis, rien n'était moins sûr. Elle connaissait
l’aversion de ses enfants pour tout ce qui relevait des
tâches ménagère et, plutôt que de se battre avec eux pour
qu'ils l'aident, elle avait renoncé et faisait tout elle-même.
Philip porta deux doigts à sa bouche et fit entendre
un sifflement strident — qui allait ameuter tout le
voisinage se dit Cécile. A sa grande surprise, les enfants
accoururent dans la minute qui suivit, Jimmy en tête.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— On nettoie et on range, répondit Philip. Jimmy le
regarda comme s'il était fou ou malade.
— Oui, et alors ? dit-il, légèrement insolent.
— Tu sors l'aspirateur. S'adressant à Jordy :
— Toi, tu commences à emporter les assiettes sales
dans la cuisine. Je vais t'aider.
Il se préparait à le faire quand Sissy le tira par la
manche et demanda :
— Et moi ? Qu'est-ce que je fais ? Il l'enleva dans ses
bras et dit :
— Toi, mon petit cœur, tu ramasses tous les rubans
et les papiers qui traînent. J'ai vu un grand sac-poubelle
dans la cuisine. Tu mets tout dedans.
Sissy partit en courant, et Philip s'avisa alors que les
garçons ne faisaient pas mine de bouger.
— Vous n'avez pas envie d'aller jouer dans la piscine ?
demanda-t-il.
— Si.
— Et, pour cela, il faut qu'un adulte soit présent.
Exact ?
— Oui.
— Bon, alors dépêchez-vous de faire ce que je vous ai
dit. Sinon, pas de piscine aujourd'hui. Votre mère et moi,
nous aurions trop à faire.
Pendant cet échange, Cécile n'avait rien dit, sidérée.
Personne jusqu'à présent n'avait réussi à se faire obéir de
ses enfants. John s'y était essayé et n'avait fait que
provoquer leur colère et leur révolte. D'autre part, elle
était très possessive et ne reconnaissait à personne
d'autre qu'elle-même le droit de leur donner des ordres.
Les garçons se tournèrent vers elle, attendant qu'elle
leur dise d'ignorer les ordres de Philip, que c'était une
blague. Elle allait ouvrir la bouche quand Jordy saisit une
première assiette, puis une autre, et partit les mettre dans
cuisine. Voyant cela, Jimmy fit la moue, poussa un soupir
de résignation et demanda :
— Où j'le trouve, l'aspirateur ?
Grâce à l'efficacité de chacun, la maison retrouva son
aspect normal en un temps record.
Plus tard dans l'après-midi, Cécile se réveilla fraîche
dispose après un petit somme sur une des chaises longues
Elle n'était toujours pas revenue de sa surprise et, regarda
Philip jouer au polo avec ses fils, se demanda comment il
avait réussi, là où tous les autres avaient échoué.
Les enfants adoraient jouer au polo, et elle avait
convaincu John, se souvint-elle, de s'y mettre. Mais, sans
égard envers l'âge des garçons, il avait tout gâché en
mettant son point d'honneur à gagner tous les coups
Ce n'était pas le cas de Philip, observa-t-elle. Il lui
arrivait de perdre sans qu'il en soit vexé et semblait
s'amuser autant que les enfants. D'ailleurs, il se laissa
prendre, que ce soit voulu ou non, et les garçons
gagnèrent le jeu, poussant de « hourrah » à réveiller un
mort.
Elle savait qu'elle avait tort de comparer les deux
hommes mais il n'empêche que se montrer bon perdant
faisait Philip le grand gagnant de cette partie. A ses yeux.
Le sujet de ses pensées sortit de l'eau et s'assit sur le"
marches. Elle vit les gouttelettes d'eau ruisseler sur ses
épaules et sur son torse et briller au soleil comme des
diamants. Elle le regarda passer ses doigts dans ses
cheveux épais rendus plus sombres du fait qu'ils étaient
mouillés, y traçant de profonds sillons. Elle observa le jeu
de ses muscles en action quand il leva les bras au-dessus
de sa tête et s'étira. Un frisson la parcourut tout entière.
Il regarda de son côté, vit qu'elle était réveillée et lui
hou rit. Se levant, il fit le tour de la piscine pour venir la
rejoindre. En chemin, il attrapa une serviette et se frotta
les cheveux et la poitrine avant de s'arrêter au pied de la
chaise longue où elle se prélassait.
— Tu as bien dormi ?
Ravalant le trouble que lui causait la vue de ce corps
parfait, elle murmura :
— Très bien.
Puis elle s'assit, remontant ses genoux pour lui faire
une place. Il s'assit à son tour, et elle demanda :
— Et toi ?
— Impossible.
— Je suis désolée, compatit-elle. Est-ce parce que les
enfants faisaient trop de bruit ?
— Du tout. C'est parce qu'ils avaient l'air de tellement
s'amuser que j'ai eu envie de me joindre à eux.
Il lui tourna le dos, s'appuya contre ses genoux et
força le passage jusqu'à ce que sa tête vienne reposer
entre ses seins. Se renversant en arrière pour la regarder
dans les yeux, il annonça :
— Je crois que je suis amoureux.
Cécile fut prise de panique. Allait-il déjà dénoncer leur
accord, s'inquiéta-t-elle. Il rit et, désignant la piscine,
ajouta :
— Je suis amoureux de Sissy. C'est un vrai petit cœur.
Cécile mit la main sur son cœur à elle qui battait à tout
rompre. Il lui avait fait peur. S'il avait prétendu être
amoureux d'elle, il aurait transgressé leur pacte et elle se
serait vue obligée de le renvoyer dans ses foyers, ce qu'elle
n'avait pas vraiment envie de faire.
— Est-ce qu'elle t'a dit qu'hier soir j'ai chassé le
monstre qui se cachait sous son lit ?
Elle le regarda, surprise, ignorant tout de ce qui s'était
passé la veille.
— Non, elle ne m'en a pas parlé. ? faut dire que, ce
matin, je ne leur ai pas laissé le temps de bavarder. Il y
avait trop à faire pour être à l'heure à l'église.
Il rit, ses épaules tressautant contre les genoux qui lui
servaient de dossier.
— Elle était trop mignonne quand elle s'est pointée
dans la lingerie. En chemise de nuit, ébouriffée, sa poupée
serrée contre elle. J'ai essayé de la renvoyer se coucher en
lui disant que le monstre avait dû s'en aller mais rien n'y a
fait. Elle m'a dit qu'il ne partait pas à moins que tu ne
viennes le déloger.
Rejetant la tête en arrière, il chercha son regard et
pouffa.
— Tu sais quoi ? J'ai eu du mal à la convaincre que je
pouvais me montrer suffisamment féroce pour faire peur
à ce monstre. Elle n'était pas persuadée que je m'en
tirerais aussi bien que toi.
Cécile rit aussi. Philip, féroce ? Elle comprenait les
doutes de Sissy. De toute évidence, la méchanceté ou la
cruauté lui étaient totalement étrangères.
— Et cela a marché ? demanda-t-elle.
— Est-elle venue te réveiller après mon départ pour
que tu finisses le travail ?
— Non.
— Alors, c'est que j'ai été assez méchant pour faire
peur au monstre.
Elle lui ébouriffa les cheveux et murmura :
— C'est toujours bon à savoir. Compte sur moi pour
faire appel à toi quand elle viendra me réveiller à 3 heures
du matin pour que je chasse les monstres qui se cachent
nous son lit.
— Chasseur de monstre, dit-il, pensif et les yeux dans
les siens.
Levant une main pour lui caresser la joue, il ajouta :
— Est-ce que le job inclut une quelconque
récompense ?
Elle sourit, et Philip passa le doigt sur la fossette qui
se creusa dans sa joue. Aussitôt, Cécile sentit des ondes
électriques se propager de la pointe de ses cheveux à ses
orteils.
— Peut-être, répliqua-t-elle avec une mine de chatte
coquette. A quoi pensais-tu ?
— A toi.

Le lendemain, à la fin de l'entraînement des garçons,


Cécile trouva Sissy, qui les avait accompagnés, occupée à
partager son goûter avec un chien, perdu apparemment,
qui gambadait comme un fou autour d'elle. Elle jeta un
coup d'œil à sa fille et, avant que celle-ci, n'ait eu le temps
d'ouvrir la bouche, intima :
— Inutile d'y penser.
— Oh, maman ! s'il te plaît ! Il est si mignon !
A son avis, « mignon » n'était pas vraiment le mot qui
convenait pour décrire la bête hirsute qui s'attachait à
leurs pas. Tournant délibérément le dos à sa fille, Cécile se
mit entasser l'équipement dans le sac de sport de l'équipe.
Elle fut rapidement consciente d'une masse de poils
laineux qui, assise sur son derrière, les oreilles tombantes
et la tête penchée sur le côté, la regardait faire. Elle faillit
craquer mais se fit violence et décida qu'elle ne céderait
pas a prières de la petite fille et ne se laisserait pas
attendrir par les yeux implorants de l'animal.
— Les chiens ne sont qu'une source de problème
déclara-t-elle d'un ton sentencieux.
C'était dit sèchement pour enlever à Sissy tout espoir
de rallier sa mère à sa cause. Mais il en fallait plus pour
désarmer l'enfant qui assura :
— Je m'occuperai de lui, maman. Je le nourrirai, je le
sortirai tous les jours. Tu n'auras rien à faire, je te le
promets.
— J'ai déjà entendu cela quelque part, se moqua
Cécile.
— S'il te plaît, maman ! En plus, je serai sage, sage !
Tu verras.
Cécile ferma brutalement le sac pour cacher sa gêne
et se préparer à résister. Il fallait qu'elle soit ferme car,
comme elle l'avait dit à Melinda, quand Sissy faisait son
numéro de charme, il était difficile de ne pas y succomber.
Malheureusement, avant qu'elle ait pu prononcer le
«non » catégorique qu'elle préparait, le chien, à qui elle
tournait le dos, mit son museau humide dans le creux de
son genou.
— Maman, regarde, s'écria Sissy. Il t'aime.
Avec une grimace de dépit, Cécile se retourna pour
chasser la bête.
— Il ne m'aime pas, dit-elle. Il a sûrement faim et
croit que je vais le nourrir. Regarde la taille qu'il a. Il est
énorme.
D'un geste de la main, elle voulut lui faire peur. Il prit
son geste pour une invitation à jouer et, se dressant sur les
pattes de derrière, mit ses pattes avant sur ses épaules.
Cécile bascula sous le poids du chien et se retrouva par
terre, où il se jeta sur elle, lui léchant le visage à grands
coups de langue affectueux.
— Fiche le camp, sale bête, cria-t-elle, essayant
vainement de soustraire son visage aux démonstrations de
l'animal.
Rien n'y faisait. Elle n'arrivait pas à l'écarter et encore
moins à se relever.
— Ce chien est complètement fou ! Sissy, appelle-le.
Qu'il s'en aille.
— Toufou, arrête, cria la petite fille. Assis, Toufou.
Sans succès.
— Je peux faire quelque chose ? dit alors la voix de
Philip.
— Oui, dit Cécile, soulagée. Me délivrer de cette bête.
Il prit le chien par la peau du cou et libéra Cécile qui se
releva, furieuse. Sissy s'était accroupie près de son protégé
et le consolait.
— C'est rien, Toufou. Maman a pas voulu te faire
peur. C'est bien comme nom, Toufou. Tu aimes ?
— Peur ! protesta sa mère. C'est le comble. Philip rit
et dit :
— J'ignorais que vous aviez un chien.
— Il n'est pas à nous, dit Cécile fermement, brossant
de la main son short et son T-shirt. Il est apparu pendant
l'entraînement, et Sissy a joué avec lui. Maintenant, elle
voudrait qu'on l'emmène à la maison.
Elle termina d'enlever la poussière de ses vêtements
et passa sa colère sur son sauveur.
— Et toi ? Tu étais où? As-tu oublié qu'on avait prévu
une séance supplémentaire, avant le match ?
— Non, dit-il. Mais j'ai eu un accouchement en
urgence. J'ai appelé chez toi dès que j'ai pu, mais vous
étiez déjà-partis.
Il lui mit la main sur la nuque et, lui massant
légèrement le cou, demanda :
— Est-ce que je t'ai manqué ?
— Non, grommela-t-elle., essayant de canaliser sa
colère.
D'autant plus que la pression des doigts sur son cou la
rendait extrêmement vulnérable.
— Encore que, à deux, on n'aurait pas été de trop !
— Pourquoi ? Les garçons ont été difficiles ?
Elle ferma les yeux et, rejetant la tête en arrière,
s'appuya sur sa main.
— Pas vraiment. Mais ils sont très nerveux avant ce
match. Les Royals ont toujours gagné, et les garçons sont
décidés à les battre à plate couture.
— Ils ont raison, on y arrivera, dit Philip. Cécile ouvrit
les yeux, se redressa et s'étonna :
— Comment peux-tu dire cela ?
Il lui sourit, et, à voix basse, comme s'il lui faisait
partager un secret, révéla :
— Parce qu'aujourd'hui, c'est mon jour de chance.
Il enleva le lourd sac sans effort, le mit sur son épaule
et appela :
— Viens, Sissy et amène..., comment tu l'appelles ?
Toufou. Puisqu'il fait partie de la famille, on va en faire la
mascotte de l'équipe.
Tous trois se dirigèrent vers le terrain de base-ball,
Sissy gambadant aux côtés de Philip, le chien sur leurs
talons.
Cécile n'en revenait pas. Qu'est-ce qu'il avait dit ? Un
membre de la famille ? Jamais elle n'avait donné son
accord.
— Attendez, cria-t-elle. Il n'est pas question
d'emmener ce chien à la maison.
— Mais si, lui parvint la réponse de Philip, lancée
pardessus son épaule. Il fera un très bon chien de garde.
Si les yeux de Cécile avaient été des mitraillettes,
Philip était un homme mort. Elle les suivit, de nouveau
tendue et furieuse qu'il lui force la main. Ce n'était pas une
chose à faire à Cécile Kingsley.
Au sixième point gagnant, elle avait tout oublié du
chien et de ses griefs envers Philip qui avait laissé croire à
Sissy que la bête faisait déjà partie de la famille. Les White
Sox étaient dans un bon jour, et le chien jouait à plein son
rôle de mascotte. Les garçons l'avaient immédiatement
adopté et le considéraient déjà comme un porte-bonheur.
Pas un joueur n'entrait sur le terrain sans lui avoir caressé
la tête.
Au fur et à mesure que le jeu tournait à l'avantage de
son équipe, Cécile commença à considérer l'animal d'un
autre œil. Elle qui ne croyait pas à la chance, et encore
moins à sa bonne étoile — et pour cause ! — n'eut pas le
cœur de priver les garçons d'un atout supplémentaire. Il lui
parut qu'ils jouaient mieux que d'habitude. Etait-ce l'effet
de la mascotte ? Est-ce qu'ils y puisaient confiance et
enthousiasme ? Si c'était le cas, ce n'était pas à elle de leur
enlever leurs illusions.
Encore un point pour eux ! Pour l'équipe qui faisait
figure de lanterne rouge ! Et contre les Royals ! Fabuleux !
Elle hurla ses encouragements aux joueurs, tout
comme les spectateurs qui semblaient partager son
enthousiasme. Les gradins étaient remplis des familles et
des amis, grignotant du pop-corn et enfilant soda après
soda, tant la chaleur était intense. Les fans de l'équipe se
tenaient en bordure du terrain, assis sur des couvertures
ou des pliants, et ne quittaient pas les joueurs des yeux,
ponctuant de leurs cris de joie ou de dépit les différentes
phases du match.
Quand Jimmy entra sur le terrain, elle ressentit une
bouffée d'orgueil maternel tant elle était certaine que,
grâce à son fils, l'équipe allait gagner un point. Le lanceur
envoya la balle très haut et très loin. Jimmy, la batte bien
en mains, prit position, attendit et la renvoya de toute sa
force, mais un peu à l'extérieur. L'arbitre cria
l'avertissement prévu dans ce cas :
« Attention ! Balle en vol. »
En effet, une balle de base-ball, lancée à grande
vitesse, peut devenir un projectile mortel.
Tous fixèrent la balle pour évaluer son point de chute,
à l'exception de deux jeunes mamans qui, tournées l'une
vers l'autre, continuaient de bavarder sans se rendre
compte du danger. Philip suivait la balle des yeux et réalisa
très vite qu'elle se dirigeait vers les deux inconscientes. Il
prit appui sur la barrière, sauta par-dessus et, de justesse,
attrapa la balle à mains nues, à quelques centimètres de la
tête d'une des femmes. Une véritable performance !
La foule, debout, hurlait, applaudissait, et Cécile plus
fort que tout le monde. Philip repassa la barrière, brandit
la balle au-dessus de sa tête et répondit à l'ovation des
spectateurs par une courbette. Quand le calme revint, on
entendit une voix de femme crier :
— Bravo, Philip ! Je savais que tu étais un champion,
mon champion !
Cécile pivota sur elle-même à la recherche de celle
qui clamait à la face du monde ses droits de propriété sur
Philip. Elle vit une jeune femme, très jeune et très belle,
qui, debout, agitait les bras pour attirer l'attention du
héros du jour.
Son sang ne fit qu'un tour, et elle sentit son estomac
se nouer. Qu'avait-elle dit ? « Mon champion » ? Elle
examina l'inconnue et vit qu'elle portait un uniforme
d'infirmière. Cécile la suivit des yeux tandis qu'elle se
frayait un passage parmi les spectateurs et se rapprochait
de Philip. Quand il la vit, il alla à sa rencontre, toujours
souriant, et, la soulevant de terre, la fit tournoyer dans les
airs avant de... l'embrasser.
Cécile crut qu'elle allait se trouver mal et détourna les
yeux. Elle ne voulait pas en voir plus et n'avait qu'une
envie : rentrer chez elle, disparaître sous terre. Mais c'était
hors de question. Le match n'était pas terminé, et les
garçons comptaient sur elle.
Elle se redressa et retrouva son sang-froid. « Qu'est-
ce que cela pouvait bien lui faire » ? se raisonna-t-elle. Il
était libre et pouvait embrasser toutes les femmes de la
création, cela ne la regardait pas. Ce n'était pas comme si
elle était amoureuse de lui. Elle-même avait stipulé que
leur relation resterait purement physique. Elle n'avait donc
rien à lui reprocher.
Reprenant le contrôle d'elle-même, elle se tourna
vers l'arbitre pour lui faire signe de continuer le jeu.
D'un pas dégagé, elle reprit sa position en bordure de
terrain et prodigua ses conseils aux garçons.
Elle se fichait pas mal de savoir qui Philip Coursey
embrassait, décida-t-elle, se forçant à se concentrer sur
Jimmy qui jouait le renvoi décisif pour son équipe. Et, si
par hasard ce n'était pas tout à fait vrai, elle ferait en sorte
que ce bourreau des cœurs — encore un ! n'en sache rien.
Foi de Cécile Kingsley !
8.

Cécile fit une entrée spectaculaire dans la chambre de


Philip.
Elle commença par envoyer valser sa tennis droite
sans se préoccuper de l'endroit où elle atterrissait. L'autre
prit le même chemin pendant qu'elle s'émerveillait :
— Comment as-tu réussi ton coup ? C'est super !
Philip émit un petit rire de satisfaction, puis ramassa les
chaussures et les aligna soigneusement au pied du lit.
C'était la deuxième fois que Cécile faisait irruption
dans sa chambre et, comme la fois précédente, elle n'en
avait pas encore franchi le seuil qu'elle commençait déjà à
se dévêtir.
— Je t'avais dit que c'était mon jour de chance.
— A elle toute seule, la chance ne nous aurait pas
donné l'occasion de passer toute une nuit, seuls, sans les
enfants, répliqua-t-elle.
Elle saisit le bas de son T-shirt et le remonta. Philip
n'était pas peu fier de son plan et sourit :
— J'ai parié avec Jack sur le match, dit-il. En cas de
victoire, il se chargeait de tes enfants pendant le week-
end.
— Et si on avait perdu ? demanda-t-elle, faisant
passer le T-shirt par-dessus sa tête et l'envoyant rejoindre
les chaussures. Libérée, elle secoua sa crinière blonde.
Au souvenir de ce qui l'aurait attendu dans cette
terrible éventualité, Philip fit la grimace.
— Disons que, au lieu de tes trois enfants, nous en
aurions eu sept, à partir de ce soir et toute la journée de
demain.
— C'était l'inverse.
Cécile s'arrêta, son short à mi-cuisses, et le regarda,
stupéfaite :
— Tu veux dire que tu t'étais engagé à prendre tous
les garçons Brannan si nous perdions le match ?
— C'est cela.
Elle enleva son short et, le serrant sur sa poitrine,
regarda Philip d'un air sceptique.
— Comment croyais-tu pouvoir t'en sortir ?
demanda-t-elle.
Il prit un air confus et avoua :
— Je comptais sur ton aide.
— Ah ! s'écria-t-elle. Parce que j'étais partie prenante
dans l'affaire ? Merci de m'avoir prévenue !
Elle fit une boule de son short et s'apprêta à le lui
lancer à la figure. Mais il lui attrapa le poignet, la délesta
de son projectile et dit en manière de justification :
— Normal puisque, si je gagnais mon pari, toi aussi, tu
y gagnais.
Il mit ses grandes mains autour de sa taille et elle
sentit le short lui chatouiller les fesses.
— Comment cela ? discuta-t-elle sans grande
conviction, car elle était exactement là où elle avait envie
d'être.
Avec lui.
— Tu y gagnes toute une nuit, seule avec moi, sans
les enfants.
— Qui a prétendu que j'avais envie d'être seule avec
toi ? rétorqua-t-elle.
Elle souriait comme une gamine et frottait ses seins
contre son torse.
— Es-tu toujours aussi agressive ? demanda Philip.
— Seulement quand j'ai l'impression qu'on me force
la main, dit-elle. Je déteste cela.
— D'accord. A l'avenir, je promets de te consulter
avant de prendre la moindre décision te concernant. Cela
va ? Tu me pardonnes ?
Il y avait belle lurette qu'elle lui avait pardonné ! Mais
autant ne pas le lui dire tout de suite. C'était bien plus
drôle de le faire attendre.
— Je ne sais pas encore, fit-elle, feignant d'hésiter.
D'autant plus qu'il y a cette histoire de chien. Grâce à toi,
me voilà encombrée d'une bête dont je me serais bien
passée.
— Tu en mourais d'envie, dit-il. Autant que Sissy.
Mais tu es trop entêtée pour le reconnaître.
Bien sûr, il avait raison et elle s'avoua vaincue.
— Tu te crois malin, hein, Coursey ?
— Plus que cela !
Quand il sourit, elle posa son index sur la fossette de
son menton et le regarda. Ce simple contact les fit tous
deux frissonner comme s'ils étaient parcourus d'ondes
électriques. Philip resserra ses mains sur la taille de Cécile,
déjà saisi du désir de la posséder, de la faire sienne.
— Je propose qu'on prenne une douche, dit-il. On se
frotte le dos chacun à son tour. D'accord ?
— Affaire conclue, Coursey, dit-elle avec une
irrésistible tentative de garde-à-vous !
Des nuages de vapeur montaient de la douche,
opacifiant les cloisons mobiles de la cabine. Une cabine
assez grande pour deux où Cécile, les mains couvertes de
savon, se déplaçait à l'aise autour de Philip, frottant,
massant la peau ferme, sans bouder son plaisir. L'odeur de
fleurs sauvages du savon lui chatouillait les narines ; l'eau
coulait agréablement sur leurs corps, chassant la poussière
de l'après-midi. Ses enfants étaient entre de bonnes
mains, et elle n'avait pas de souci à se faire : tous les
ingrédients étaient réunis pour qu'elle se détende.
Toutefois, elle n'y parvenait pas complètement, car elle
revoyait les bras de Philip se refermer sur la jolie infirmière
qui l'avait interpellé. Avec un soupir, elle le fit se retourner
pour lui frotter le dos. Il s'appuya docilement au mur,
heureux de se laisser faire.
— Est-ce que vous faites des séances à domicile,
mademoiselle ? demanda-t-il.
Elle sourit malgré elle et, sur le même ton, répondit :
— Uniquement pour les intimes. Et à charge de
revanche. N'oublie pas qu'après, c'est mon tour, ajouta-t-
elle.
Ses pensées revenaient à l'autre femme. Le savon
dans une main, elle se demanda si Philip avait partagé
cette même douche avec elle. Elle leva les yeux au ciel, se
moquant intérieurement d'elle-même et de sa jalousie,
totalement injustifiée, se rappela-t-elle.
Agacée, elle lui donna une tape dans le dos, plus
vigoureuse qu'elle n'en avait eu l'intention. Il sursauta,
s'écarta légèrement et dit :
— Vas-y mollo. Pas si fort, s'il te plaît.
— Excuse-moi, dit-elle, pensive.
Elle s'efforça d'être moins brusque mais continuait de
ressasser ses doutes. N'y tenant plus, elle dit :
— Philip ? -Oui?
— Cette femme qui t'a appelé, pendant le match. Qui
était-ce ?
Il tourna la tête vers elle, sans que leurs yeux ne se
croisent, et interrogea :
— Quelle femme ?
De nouveau, les mains de Cécile se firent énergiques,
ses doigts pétrissant les muscles sans douceur. Il tressaillit
et chercha à échapper à ces mains de fer qui lui faisaient
mal. Elle s'excusa de nouveau :
— Désolée.
Et reprit aussitôt :
— lu sais, cette femme que tu as embrassée.
— Oh, Martha.
Il reprit sa position, baissant la tête pour lui permettre
de lui savonner le cou, et marmonna :
— Une amie.
— Une très bonne amie, si j'en crois la façon dont tu
l'as embrassée.
C'était dit sur un ton qui ne laissait pas de doute sur
ses sentiments. Elle s'en voulut, eut honte et s'empressa
d'ajouter :
— Cela ne me touche pas, évidemment.
En même temps, elle se baissait pour s'attaquer au
bas du dos de Philip qui s'inquiéta. Si elle continuait à ce
rythme, il ne lui resterait pas un pouce de peau intact. Il
retint un sourire, parfaitement conscient de la raison
cachée de ce déploiement d'énergie intempestif.
— Je m'en serais douté, dit-il doucement. Crois-moi,
je n'embrasse pas toutes mes amies de cette façon, mais
Martha est quelqu'un de très spécial. Plus une sœur
qu'une amie.
Cécile se redressa, le savon en main, et resta
immobile un instant. On lui avait déjà servi l'histoire de la
prétendue sœur, et qui ? Devinez ! Son mari, bien sûr !
Même pris sur le fait en situation délicate, il avait eu le
culot de prétendre qu'il ne s'agissait que d'une relation
platonique, sans importance.
Elle rencontra le regard de Philip qui s'était retourné.
Les yeux marron qui plongeaient dans les siens sans
équivoque rayonnaient de franchise, de sincérité et de
compréhension. Pas comme James, qui avait eu l'art de
regarder dans le vague, de déguiser sa culpabilité sous un
masque sans expression. Les yeux de Philip, eux, ne
déguisaient pas l'émotion, la compréhension qu'il
ressentait. La passion. Contrairement à James, s'il disait
qu'il s'agissait d'une amie, c'est qu'il ne fallait rien chercher
d'autre.
Elle se reprocha de comparer les deux hommes. Et
puis, se persuada-t-elle, quelle importance ? Ils n'étaient
pas liés pour la vie. Ils étaient amis et amants. Rien d'autre.
Philip lui prit le savon des mains :
— A ton tour, maintenant, dit-il d'une voix chaude. La
tenant sous l'emprise de son regard, il la savonna puis
laissa tomber le savon et se mit à la masser, repérant avec
sûreté les zones de tension de son corps : les bras, les
épaules, le cou. Il savait la raison de son agitation, se dit
Cécile, et effectivement, comme s'il lisait en elle, Philip
affirma :
— Je ne te mentirai jamais, Cécile. C'est une amie,
crois-moi. Rien de plus.
Incapable de supporter plus longtemps son regard,
elle ferma les yeux et appuya la tête contre les carreaux de
céramique. Des larmes de honte et de soulagement se
bousculaient derrière ses paupières, car la sincérité de sa
voix ne trompait pas. Elle se laissa gagner par le bien-être
que lui procurait le massage efficace de Philip et finit par
se détendre tout à fait. Il le sentit et s'en réjouit car, ce
soir, il voulait que rien ne vienne faire obstacle entre Cécile
et lui.
« Enfin, presque rien », sourit-il en son for intérieur.
Il céda à l'impulsion d'embrasser la courbe de sa
gorge, léchant délicatement les gouttes d'eau sur sa peau.
Ses mains caressèrent les épaules et le dos puis
remontèrent pour s'emparer de ses seins. Il sentit le
changement de rythme dans la respiration de Cécile, qui
ouvrit la bouche pour une profonde inspiration. Il posa sa
tête entre ses seins et elle fut parcourue d'ondes de plaisir,
infiniment consciente de la présence du corps de Philip
tout contre le sien.
Le saisissant par les cheveux, elle lui releva la tête
pour plonger son regard dans le sien et, lui prenant le
visage entre ses mains, s'empara de sa bouche, y trouvant
le goût de la passion qu'elle avait vue dans ses yeux. Elle
gémit de plaisir, ferma les yeux et s'appuya de tout son
corps contre lui. C'était ce qu'elle voulait, ce qu'elle
cherchait. Elle mit toute sa passion dans son baiser, avec la
ferme intention d'effacer toute trace d'autres lèvres sur
celles de Philip, les lèvres de cette Martha, en particulier.
Mais il lui en fallait plus. Un besoin irrépressible la
saisit de ne faire qu'un avec Philip. L'enveloppant de ses
bras, elle se pressa contre lui, dans un effort désespéré
pour satisfaire sa soif de proximité. Avec son étonnante
intuition, il comprit, resserra son étreinte et la souleva de
terre. Une main sous son genou, il la rapprocha de son
membre en érection et grogna de plaisir au contact de
leurs deux intimités. Il la fit monter encore un peu, et elle
sentit la pression de son membre contre le centre de son
corps. Fer contre velours. Leurs désirs se mêlaient, se
combinant pour alimenter l'incendie qui allait les conduire
au-delà de tout contrôle. Quand il fut entré en douceur
dans son univers fluide, il la reposa sur le sol et, prenant
ses fesses dans ses mains, le front contre le sien, il
commença d'aller et venir, lentement, arrachant à Cécile
des gémissements, puis des cris de plaisir et de frustration
presque insupportables. Des aiguilles de feu la
parcouraient, des ondes électriques secouaient son corps
qui fut bientôt incapable d'attendre. Elle s'arqua en
arrière, haletante, le forçant à la pénétrer plus avant, loin,
aussi loin que possible, et s'abandonna au plaisir qui
montait, montait encore jusqu'à ce qu'elle pense ne pas
pouvoir supporter cette torture insoutenable un instant de
plus.
— Maintenant, murmura-t-elle, d'une voix tendue, à
peine audible.
— Oui, maintenant, gronda Philip.
Lui aussi rejeta la tête en arrière ; les mains sur les
seins de Cécile, il triturait les bouts sensibles tout en
continuant d'aller et venir. Elle, les mains enfoncées dans
les épaules qui la retenaient, n'était que sensations, plaisir,
souffrance, attente. Un long spasme, puis un autre, secoua
Philip, se répercutant chez elle qui l'accueillit dans un
immense cri de bonheur. Bientôt, ils atteignaient
ensemble le paroxysme de l'extase, arqués l'un contre
l'autre dans une totale communion de leurs corps
enflammés.
Des minutes inoubliables s'écoulèrent avant que,
pantelante, elle ne pose la tête sur son épaule, cherchant à
retrouver son souffle, et puise dans ce contact la force de
l'embrasser légèrement sur les lèvres. Ouvrant les yeux, il
lui répondit par un sourire.

Quand Philip se réveilla, ce fut pour découvrir le


visage de Cécile tout près du sien. Et de la trouver dans
son lit, paisiblement endormie, le réjouit à un point qui le
surprit. N'était-il pas à l'origine de cette situation
surprenante ? N'était-ce pas lui qui avait eu l'idée de ce
pari risqué avec Jack ? Lui qui ne pariait jamais, ne prenait
aucun risque et pesait avec soin ses décisions, avait parié
sur un match de base-ball des plus aléatoires ! Et il avait
gagné ! Un petit sourire éclaira son visage car, à son avis, le
jeu en valait la chandelle, et tant pis s'il avait renié tous ses
grands principes !
Il avait gagné le privilège de passer vingt-quatre
heures, non-stop, avec la femme la plus occupée de la
planète. Trois enfants exigeants, la co-gérance de la
boutique de vêtements, l'entraînement de l'équipe de
base-ball, cela laissait peu de temps libre à la jeune
femme. Lui qui se croyait surchargé de travail ne lui
arrivait pas à la cheville, se dit-il.
Se soulevant sur un coude, il se mit à l'observer. Elle
dormait, les lèvres entr'ouvertes avec une petite moue
enfantine. Ses cheveux blond doré, répandus autour d'elle,
avaient des reflets d'argent dans le clair de lune et
laissaient voir les seins fermes qui se soulevaient au
rythme de sa respiration. Elle avait la main gauche sur sa
joue, contre l'oreiller, tandis que l'autre se perdait sous les
couvertures.
Détendue, elle offrait une image particulièrement
tentante, et la main de Philip se tendit vers le bout d'un
sein dressé. Il se retint, s'interdisant de troubler son
sommeil, touché aussi par ses allures de petite fille. Ainsi
abandonnée, elle avait l'air aussi vulnérable que Sissy.
«Probablement parce qu'elle n'avait pas le loisir d'ouvrir la
bouche », songea-t-il avec humour. Car, dès qu'elle
s'exprimait, c'était dans un langage incroyable,
étonnamment imagé, très éloigné de celui de la jeune
femme bien sous tous rapports dont il avait toujours
pensé qu'il tomberait amoureux. Contre toute attente,
c'est cette femme, énergique et sans complexe, qui l'avait
séduit.
Car, inutile de se le cacher plus longtemps, il l'aimait.
Cela faisait des semaines qu'il refusait de regarder la vérité
en face. Il avait senti le rapprochement qui s'opérait entre
eux et n'avait pu ignorer l'attraction qu'elle exerçait sur lui
jusqu'à lui devenir indispensable, jusqu'à le pousser à
sortir de ses retranchements et à faire ce pari insensé avec
Jack et Mélinda.
A ce stade, il ne pouvait plus lui cacher ses
sentiments, réfléchit-il. C'est là qu'il se heurtait à un
obstacle de taille. Pensif, il se souvint de leur accord : une
relation purement physique, avait-elle stipulé. Pas
question de sentiments, d'amour, et tout ce qui s'ensuit. Et
s'il contrevenait à cet accord, c'était la porte ! Dire qu'il
avait accepté ses conditions ! Imbécile qu'il était !
A l'époque, il n'avait pas vu plus loin que le moment
présent, et, comme il n'avait guère envie de s'encombrer
d'une famille, cela lui avait paru tout à fait satisfaisant.
Depuis, bien des choses avaient changé, et il n'était pas
prêt à renoncer à Cécile et à ses enfants. Il se demandait
même comment il pourrait vivre sans eux, tellement ils
faisaient partie de sa vie. Surtout Sissy. Soit parce qu'elle
était la plus petite, la plus spontanée aussi, soit parce
qu'elle était un peu malmenée par ses frères. Toujours est-
il qu'il lui était extrêmement attaché, et cela depuis ce
premier soir où elle l'avait attendu pour le barbecue. Il la
revoyait, toute seule dans l'allée, poussant son landau
brinquebalant, les yeux emplis de larmes. Il avait craqué.
Et de nouveau, la nuit où elle lui avait demandé de chasser
le monstre. Jamais il ne s'était senti aussi utile, aussi
nécessaire, quoiqu'il ait encore des doutes sur ses
aptitudes à se montrer à la hauteur des attentes de la
petite fille. Toutefois, il avait l'impression qu'après une
phase d'observation, elle l'avait agréé. Il avait, en quelque
sorte, réussi son examen de passage. Ouf !
En serait-il de même pour sa mère ? Cécile en
viendrait-elle à l'accepter ?
Il eut envie de la toucher et souleva une mèche de
cheveux qu'il repoussa pour pouvoir lui caresser la joue.
Qu'elle était belle ! Et vive ! Tant et si bien qu'il craignait sa
réaction s'il osait jamais lui parler de ses sentiments pour
elle. Elle était capable de tout et n'importe quoi et,
surtout, de rompre les ponts entre elle et lui. « Quelle
conduite adopter ? », s'interrogea-t-il, perplexe.
Les sourcils froncés, inquiet, il regarda dormir la
femme qu'il aimait et vit l'aube se lever.
A moitié réveillée, les yeux encore fermés, Cécile
roula sur le côté et, de la main, tâtonna à la recherche de
Philip. La place était vide. Elle ouvrit les yeux et dut se
rendre à l'évidence. Il avait déserté ! Déçue, elle se consola
en attrapant l'oreiller et le serrant contre elle. Un bruit de
papier froissé acheva de réveiller tout à fait.
Elle s'assit et découvrit un feuillet avec ces mots
griffonnés :
« Cécile,
On m'appelle à l'hôpital pour un accouchement. Je
reviens dès que je peux. Fais comme chez toi. Je t'aime.
Philip. »
« Je t'aime » ? Elle s'appuya contre les oreillers. Sa
main trembla légèrement sur la feuille, et elle sentit son
cœur s'emballer. Elle passa son doigt sur les mots qui
causaient son trouble et les relut à haute voix, se forçant à
ignorer l'étau qui lui serrait la gorge. Depuis son mariage,
l'amour et tout ce qui y touchait la rendait terriblement
nerveuse.
Elle réfléchit et se dit que cela ne voulait
probablement rien dire. C'était ce qu'on écrivait à la hâte
sans penser plus loin. Des mots conventionnels, sans
signification particulière. Toutefois, son cœur battait plus
vite, les paumes de ses mains étaient moites, et elle avait
le visage enflammé.
Car Philip Coursey, qu'elle le veuille ou non, ne lui
était pas indifférent. Il avait réussi à se rendre
indispensable, à se frayer un chemin vers son cœur. Elle en
était consciente et savait qu'elle était en train de tomber
amoureuse. Comme la première fois avec James. Un
James qu'elle avait aimé, follement, sans savoir bien sûr
qu'il n'était qu'un vil calculateur, qu'il la tromperait sans
vergogne quand il aurait obtenu d'elle ce qu'il voulait. Sa
vraie nature n'avait fait surface qu'après le mariage, une
fois que son père à elle lui eut pratiquement fait cadeau de
sa clientèle avant de prendre sa retraite.
Cette expérience n'était pas de celles qu'on oublie et
lui avait appris à ne plus jamais faire confiance à un
homme. Cécile Kingsley avait souffert une fois et se
garderait bien de recommencer.
Malheureusement, Philip Coursey avait réussi,
semblait-il, à percer ses défenses et s'était insinué là où
d'autres avaient échoué. Il avait franchi tous les barrages,
et s'approchait dangereusement du Saint des Saints, de ce
cœur fragile qu'elle tentait en vain de protéger. Elle eut
peur d'elle-même et des battements désordonnés de son
cœur. D'autant plus qu'elle n'était pas aussi contrariée par
ce « Je t'aime » qu'elle aurait dû l'être !
Dans un sursaut d'énergie, elle rejeta les couvertures
et, assise au bord du lit, leva les bras au-dessus de sa tête
et s'étira. Après la folle nuit qu'ils avaient passée
ensemble, elle se sentait bien, et en vint à se dire qu'elle
avait peut-être tort de camper sur ses positions, qu'il était
temps de réfléchir à ce qu'elle allait faire du reste de sa
vie. Etant donné ses sentiments pour ce foutu Philip, allait-
elle prendre le risque d'essayer une nouvelle fois de
construire quelque chose ? Allait-elle lier son destin à celui
du beau médecin ?
Les bras en l'air, elle s'immobilisa et les laissa
retomber sur ses genoux. Ses épaules s'affaissèrent, car
elle se souvint d'un obstacle majeur : Philip ne voulait pas
d'une famille. Il l'avait clairement dit.
« Ridicule ! fit-elle tout haut. Si quelqu'un a besoin
d'une famille, c'est bien lui. »
Elle se leva du lit et, rassemblant ses vêtements,
continua son monologue intérieur. Elle n'était ni aveugle,
ni stupide et elle avait vu la façon dont il savait s'y prendre
avec les garçons. Il avait l'autorité naturelle d'un père
qu'on aime et qu'on respecte. Sans parler de Sissy ! Il
comprenait la petite fille à demi-mot et se mettait en
quatre pour lui faire plaisir, sans pour autant céder à tous
ses caprices. Un vrai tour de force.
Comment pouvait-elle persuader Philip qu'il avait sa
place au sein de leur famille ? Pas difficile, se dit-elle,
optimiste. Il suffit que je le veuille et que j'y mette tout
mon charme, comme Sissy.
Elle reprit la feuille et lut : « Fais comme chez toi. »
« Ne t'inquiète pas, docteur Coursey, songea-t-elle en
souriant. C'est exactement ce que je vais faire. » Elle enfila
son T-shirt et se dirigea vers la cuisine où elle prit une
banane dans une corbeille. Elle la pela, mordit dans le fruit
et se mit à explorer la maison. Tout était
merveilleusement agencé, la décoration superbe et
certainement coûteuse. Un peu fade, à son goût. Rien ne
dépassait, rien ne traînait. Tout était net et ne laissait rien
transparaître de la personnalité de son occupant.
Elle revint dans le hall et avisa la seule porte fermée
de la maison. La main sur la poignée, elle hésita un instant,
prise de remords. « Oui ! Et bien quoi ? Je fouine.
D'accord. », admit-elle en elle-même. N'avait-il pas
recommandé qu'elle fasse comme chez elle ?
Elle tourna la poignée et jeta un œil à l'intérieur. Son
bureau. C'était bien la seule pièce qu'il semblait occuper.
Elle ouvrit en grand la porte et parcourut la pièce du
regard. Des bibliothèques d'acajou, bourrées de livres,
s'alignaient sur les murs. Une jolie collection de vidéos
occupait tout un meuble, près de la télévision. Un fauteuil
et un canapé avec de gros coussins confortables, placés à
distance raisonnable, disaient les soirées solitaires. Se
sentant un peu comme Boucles d'or, elle entra et s'assit
dans le fauteuil qui se referma sur elle. Elle mit ses pieds
nus sur le canapé, termina sa banane et, la peau pendant
au bout de ses doigts, continua son inspection.
De sa position dans le fauteuil de Philip, elle vit
l'ordinateur, l'imprimante et le téléphone-répondeur, tous
bien alignés près du bureau qui, lui, était nu et net comme
au premier jour ! Un vrai maniaque de l'ordre, ce Philip !
Un porte-photos attira son attention. Elle le prit.
L'une des photos, ancienne, montrait un jeune couple.
L'autre, un jeune garçon, sept ou huit ans, debout entre un
homme et une femme qu'il tenait par la taille, les
rapprochant de lui. Elle regarda la photo de plus près et
reconnut Philip. Elle ne put s'empêcher de rire en voyant
les jambes maigrelettes et les genoux osseux. Mais elle
sentit aussi les larmes lui monter aux yeux, car le petit
Philip était là entre ses parents. La ressemblance était
frappante et ne laissait aucun doute. L'homme avait la
même fossette au menton. En revanche, Philip avait hérité
du sourire de sa mère, chaleureux et désarmant.
Pour quelqu'un qui prétend ne pas vouloir
s'encombrer de liens familiaux, c'était assez surprenant.
Qu'il mette en évidence, sur son bureau, la photo de ses
parents, en disait long sur l'individu et sur ses sentiments.
Mais, voilà. Il était beaucoup trop réservé et entêté pour
reconnaître qu'il n'était pas aussi insensible qu'il l'aurait
voulu. Peut-être aussi, songea-t-elle, qu'il avait trop
souffert et ne voulait pas renouveler l'expérience. Un peu
comme elle.
Le téléphone sonna et, surprise, elle bondit, laissant
tomber la peau de la banane. Devait-elle répondre ? Après
un court instant d'hésitation, elle décida qu'il pouvait s'agir
d'une urgence, ou encore que c'était peut-être Philip qui
l'appelait pour la tenir au courant des événements à
l'hôpital. Elle se dégagea du fauteuil et se dirigeait vers
l'appareil quand elle entendit le répondeur se mettre en
marche.
Elle posa une fesse sur le bureau, écoutant au cas où
ce serait lui. Le ton solennel de l'annonce la fît rire, mais
son rire s'évanouit quand elle entendit une voix de femme
annoncer :
— Philip. C'est moi, Amber.
Elle sentit son estomac se nouer. Qui c'était encore,
celle-là ? Elle sauta du bureau et recula vers la porte,
comme prise de panique. Elle ne voulait pas entendre la
suite. Mais la voix s'empressait d'enchaîner :
— J'ai besoin de ton aide.
Là, il y eut un bref arrêt, et Cécile crut distinguer un
sanglot ou un hoquet. Elle s'apprêtait à quitter la pièce
quand elle entendit distinctement :
— Phil, je suis enceinte.
Elle s'arrêta net, pétrifiée, les doigts crispés sur la
poignée de la porte. Enceinte ?
— Tu es le seul à pouvoir m'aider, Phil. Je t'en prie. Ne
me laisse pas tomber.
Elle sortit dans le hall, claquant la porte derrière elle,
mais n'échappa pas à la suite :
— Je sais que j'avais promis de faire attention. Mais,
c'est arrivé. Tu me connais. Je t'aime, Phil. Appelle-moi.
Là, Cécile mit les mains sur ses oreilles et se précipita
vers la chambre pendant que de grosses larmes
s'échappaient de ses yeux et coulaient sur ses joues.
En deux minutes, elle eut rassemblé ses affaires,
refermé la porte et se retrouva au volant de sa voiture. Elle
s'abattit sur le volant, luttant contre la nausée qui
menaçait de la submerger. Elle avait l'impression d'être au
bord d'une falaise abrupte, suspendue au-dessus d'un
ravin, et de se débattre pour trouver un endroit où poser
le pied. Mais elle ne rencontrait que le vide et s'attendait à
tomber longuement, lourdement, sans pouvoir éviter la
chute.
Elle fut secouée d'un frisson d'horreur et de dégoût à
l'idée de ce qu'elle aurait fait s'il n'y avait eu cet appel...
Heureusement qu'elle avait entendu ! Aussi pénible
que ce soit, cela lui épargnait au moins l'humiliation de
faire état de ses sentiments à un goujat de premier ordre.
Encore un !
« Enceinte, avait dit la voix. Je suis enceinte ! »
Traître ! Salaud ! Voilà ce qu'il était. Comme les
autres. Tous pareils. Encore pire parce qu'il arrivait à vous
persuader de sa sincérité, à vous faire croire qu'il était au-
dessus de tout soupçon. Et elle avait marché !
Elle tourna la clé et s'éloigna, se demandant combien
d'enfants le Dr Coursey avait engendré de par le vaste
monde.
9.

Libéré de ses obligations, Philip slaloma


dangereusement sur l'autoroute, contrairement à ses
habitudes,. Quand il prit la sortie de Kilpatrick, ce fut à une
vitesse excessive qui fit crisser les pneus. Il avait une
bonne raison de se livrer à ces excentricités, estima-t-il.
Pour la première fois depuis longtemps, quelqu'un
l'attendait à la maison. Cécile. Le sourire qui ne l'avait pas
quitté depuis son réveil s'accentua.
Dès qu'il avait ouvert les yeux, il l'avait vue, là, blottie
contre lui, ses grands cils ombrant sa joue, une main sous
l'oreiller, l'autre posée sur sa taille dans un geste possessif
qu'il avait hâte de retrouver. Il espérait qu'elle serait
encore endormie, dans la position où il l'avait laissée.
Pendant tout l'accouchement — un gros garçon de
plus de 4 kilos — il n'avait pensé qu'à cela : rentrer à la
maison, se glisser près d'elle dans le lit et la réveiller,
doucement, par une pluie de petits baisers. Elle ouvrirait
les yeux, s'étirerait, sourirait de ce sourire taquin et
sensuel qu'il trouvait irrésistible, et s'enroulerait autour de
lui pour qu'il lui fasse l'amour... éternellement.
Car c'était une passionnée, que ce soit au lit ou dans
la vie tout court. Jamais il ne se lasserait d'elle. Il la voulait
à lui, pour lui et pour la vie entière. De cela, il était certain.
La vie entière ? Cette idée le fit réfléchir, et il leva le
pied de l'accélérateur. Jamais encore il n'avait envisagé de
passer le reste de sa vie avec quelqu'un. Il avait bien,
vaguement, pensé qu'il se marierait un jour, mais
certainement pas avec quelqu'un du genre de Cécile.
Quelqu'un d'aussi différent de lui et, surtout, une
mère de famille avec des enfants.
Il approchait de la maison et ressentit le besoin de
mettre de l'ordre dans ses idées et dans ses sentiments. Il
arrêta la voiture au bord de la route et mit la climatisation
à fond. Malgré cela, il transpirait, des gouttes de sueur
perlaient à son front.
« Calme-toi, s'adjura-t-il. Réfléchis et essaie de voir la
situation objectivement. »
Fermant les yeux, la tête sur le dossier du siège, il
passa les enfants en revue et se demanda comment ils
réagiraient s'il décidait de faire partie de leur vie.
Il n'était pas inquiet de la réaction de Sissy. Une
relation de confiance s'était établie entre eux, il pensait
qu'elle ne ferait pas de difficultés pour l'accepter.
A vrai dire, les garçons non plus ne lui posaient pas de
problème. Jordy n'était pas difficile, il avait un esprit vif et
une grande curiosité pour tout ce qui était nouveau,
comme lui-même à cet âge. Il suffirait d'orienter cette
curiosité dans la bonne direction pour qu'il découvre les
joies de la connaissance et en soit heureux. Philip estima
qu'il comprenait Jordy et se sentait capable de l'aider à
s'épanouir.
Jimmy, lui, était d'un autre calibre. Il ressemblait, trait
pour trait, à sa mère. Volontaire, entêté, il était plus
réticent dans ses rapports avec lui. Probablement parce
que le souvenir de son père était plus enraciné chez lui
que chez les deux plus petits.
Philip se défendait de vouloir effacer ce souvenir et se
dit qu'il devrait faire passer le message au garçon. Il
souhaitait, tout au plus, contribuer à en ajouter d'autres,
d'un genre différent.
Il soupira, et s'avoua qu'il voulait lui aussi se
constituer sa collection de souvenirs heureux : collection
composée d'une femme, objet de son amour et de ses
attentions, de trois enfants à entourer, guider et peut-
être, si Cécile était d'accord, d'un ou deux autres," fruits de
leur amour.
Une voiture le dépassa à toute allure, faisant tanguer
son véhicule et le ramenant au moment présent.
Les mains à plat sur le volant, il s'inquiéta :
— Tout cela est bien beau ! Mais comment réussir à
la convaincre de m'épouser ?
Tournant et retournant la question dans sa tête, il
reprit la route. A l'approche de la maison, la pensée de ce
qui l'attendait lui redonna confiance, et il ouvrit la porte
d'une main assurée.
— Cécile, appela-t-il.
Comme il n'obtenait pas de réponse, il se dirigea vers
sa chambre, espérant trouver la jeune femme là où il
l'avait laissée. La pièce était dans la pénombre, mais il vit
aussitôt que le lit était vide malgré les couvertures et les
oreillers en désordre.
— Mon cœur, je suis là, dit-il, rebroussant chemin.
Il crut entendre du bruit venant de son bureau et
pensa qu'elle s'y était installée pour l'attendre. Il ouvrit la
porte, sûr de ce qu'il allait y trouver, mais là non plus,
personne ne l'attendait.
Loin de se décourager, il pensa qu'elle était rentrée
chez elle pour se changer et se dirigea vers le téléphone
pour l'appeler. Il vit la lumière du répondeur clignoter et
crut qu'elle lui avait laissé un message. Il appuya sur le
bouton et se figea quand il entendit la voix.
— Philip. C'est moi, Amber. J'ai besoin de ton aide.
Il fronça les sourcils et rentra la tête dans les épaules
comme s'il s'attendait à recevoir un coup. « Qu'est-ce qui
lui arrivait encore, gémit-il en lui-même. Une
contravention qu'elle voulait faire sauter ? Son loyer en
retard qu'elle ne pouvait pas payer ? »
— Phil, je suis enceinte.
Il ferma les yeux et se prit la tête dans les mains sans
pouvoir réprimer une exclamation de colère. « Enceinte !
Non, Amber. Ce sera quoi, la prochaine fois ? Tu
n'apprendras donc jamais ! »
— Tu es le seul à pouvoir m'aider, Phil. Je t'en prie. Ne
me laisse pas tomber.
Il entendit le sanglot étouffé et comprit qu'elle était à
bout. Bien que ce ne fût pas la première fois, il en fut ému,
comme d'habitude. Parfaitement lucide, il savait que
c'était ce qu'elle escomptait, mais ne pouvait s'empêcher
de compatir.
La voix continuait sur ce ton plaintif qu'il ne
connaissait que trop bien :
— Je sais que j'avais promis de faire attention. Mais,
c'est arrivé. Tu me connais.
Pour couronner le tout, Amber terminait son message
sur une touche mélodramatique :
— Je t'aime, Phil. Appelle-moi. Le répondeur fit
entendre le 'click' qui annonçait la fin des messages, et
Philip s'assit lourdement dans son fauteuil pour réfléchir.
Amber, enceinte ! Si elle faisait appel à lui, c'était soit pour
qu'il s'arrange pour la faire avorter, soit pour lui soutirer
de l'argent. Comme elle savait qu'il ne voulait pas
entendre parler d'avortement — son métier était de
mettre au monde des bébés, pas de les faire disparaître —
, il ne pouvait s'agir que d'argent. Encore un prêt dont il ne
verrait jamais le premier remboursement !
C'est alors qu'il vit la peau de banane sur le sol.
Qu'est-ce que cela faisait là ? s'interrogea-t-il ? Il la
ramassa et un sourire se dessina sur son visage assombri.
C'était, à coup sûr, ce qui avait fait office de petit déjeuner
à Cécile. Il la lança habilement vers sa corbeille à papier où
elle atterrit sans problème.
Amber, il s'en occuperait plus tard, décida-t-il.
L'urgent était d'appeler Cécile et de lui proposer un plan
alléchant pour l'après-midi. S'il en était à lui déclarer son
amour, cela demandait d'y mettre l'art et la manière. Un
restaurant élégant avec vin et chandelles ? Ou un match
de base-ball ? Lequel serait le plus à son goût ? Il pesait le
pour et le contre, quand le téléphone sonna. Il allait
décrocher mais fut devancé par le répondeur qui se mit en
marche. Il entendit d'abord sa propre voix puis celle
d'Amber :
— Phil, j'ai oublié de laisser mon nouveau numéro,
disait-elle.
Il perdit aussitôt son sourire et retomba dans le
fauteuil que Cécile avait occupé peu de temps auparavant.
— Je suis chez une amie. Le numéro est le : 555 0789.
Merci, Phil. Je compte sur toi.
Soudain, Philip eut une illumination : la banane !
Cécile était venue dans son bureau. Le répondeur. Il
comprit et s'écroula en avant, la tête dans les mains, avec
un grognement de bête blessée : elle avait entendu le
message d'Amber. Qu'en avait-elle déduit ? Rien de bon
pour lui, sans aucun doute.
Inutile de chercher plus loin la raison de sa
disparition.

Une fois arrivée au magasin, Cécile passa par-


derrière, s'assura que l'alarme était désactivée et,
poussant la porte, appela :
— C'est moi. Cécile.
Mélinda apparut dans l'ouverture qui menait à la
boutique. Elle tenait une brassée de robes sous cellophane
serrée contre elle et s'étonna :
— Qu'est-ce que tu fabriques ici ? Je croyais que
Philip et toi, vous passiez la journée ensemble.
Cécile se renfrogna et dit brièvement :
— Changement de programme.
Elle referma la porte et fit tourner la clé dans la
serrure.
— La collection d'automne a été livrée ? demanda-t-
elle.
Perplexe, Mélinda répondit :
— Oui. Je vérifiais le contenu des cartons.
— Très bien. J'arrive, dit Cécile.
Mélinda regarda son amie arpenter la réserve,
ouvrant un carton puis un autre sans paraître s'y
intéresser. Elle ne put se retenir de demander :
— Il s'est passé quelque chose ?
— Pourquoi dis-tu cela, se rebiffa Cécile, le menton
levé et le regard noir.
— Parce que tu n'as pas l'air dans ton assiette, dit
Mélinda calmement, accrochant les robes à un portant
disposé à cet effet. Est-ce que Philip et toi vous êtes
disputés ?
— Non, dit Cécile. D'ailleurs, il était parti à l'hôpital
quand je me suis réveillée.
— Et c'est ce qui a provoqué ta colère ?
— Non.
— Quoi alors ?
— Amber.
Mélinda la regarda sans comprendre et se risqua à
demander :
— Qui est Amber ?
Mais, de la main, Cécile fit signe qu'elle ne répondrait
pas à la question et assura :
— Aucune importance.
Puis elle fit semblant de se mettre à éplucher les
factures et interrogea :
— Par quoi est-ce qu'on commence ?
Mélinda s'approcha et lui arracha les factures des
mains. Se plantant devant Cécile, elle annonça :
— Pas question de se mettre au travail avant que tu
ne m'aies dit ce qui se passe.
Cécile lui lança un regard furieux mais, connaissant
l'obstination de son amie quand elle s'y mettait, comprit
qu'il était inutile de résister. Elle soupira et s'assit sur un
carton.
— Très bien, dit-elle. Tu vas tout savoir. J'attendais
Philip dans son bureau quand une femme a appelé,
laissant un message. Et tu sais ce qu'elle disait dans son
message ? Qu'elle était enceinte et demandait son aide.
Surtout, qu'il ne la laisse pas tomber.
— Mais, dit Mélinda, quoi de plus normal ? Il est
gynécologue. Des tas de femmes l'appellent pour lui
demander son aide. Qu'est-ce qui te choque ?
— Ce qui me choque ? Qu'il soit le père, évidemment!
Mélinda écarquilla les yeux de surprise :
— Qui ? Philip ?
— Oui, assura Cécile, se levant pour faire les cent pas
dans la pièce. Elle a dit qu'elle avait promis de faire
attention mais que c'était arrivé. Elle a aussi dit : « Je
t'aime, Phil. » Tu vois ?
Mélinda lui lança un regard incrédule, loin d'être
persuadée du bien-fondé de ce qu'elle venait d'entendre.
— Tu lui en as parlé ? Tu lui as demandé de qui il
s'agissait ?
Cécile se rembrunit encore plus :
— A quoi bon, dit-elle d'un ton morne. Il trouverait
certainement une explication parfaitement plausible qu'il
réussirait à me faire avaler. Manque de pot ! C'est fini, tout
cela. Je ne suis plus aussi naïve.
Coupant court à la conversation, elle reprit la liasse de
factures des mains de Mélinda et proposa :
— Au travail.
Déconcertée, Mélinda tenta encore de la convaincre :
— Philip n'est pas James, tu sais.
— Je sais, dit Cécile, les yeux embués de larmes. Il est
pire. Bien pire.
Ce ne fut pas sans mal que Philip parvint enfin à
découvrir où Cécile s'était réfugiée. Il commença par
appeler chez elle, puis chez sa mère, et enfin chez les
Brannan. C'est Jack qui lui suggéra d'appeler la boutique.
Plutôt que de l'entendre lui raccrocher au nez, Philip
décida de s'y rendre en personne.
A son arrivée, il fut soulagé de voir sa voiture et celle
de Mélinda garées derrière le magasin. Il n'avait pas
compté sur la présence d'un tiers, mais pensa qu'après
tout ce n'était peut-être pas plus mal. Il faisait confiance à
Mélinda pour rester calme, écouter ce qu'il avait à dire et,
éventuellement, faire entendre raison à Cecile. De plus,
elle l'aimait bien. Il descendit de voiture et, l'estomac noué
par l'appréhension, frappa à la porte et attendit qu'on
vienne lui ouvrir. Il ne se souvenait pas d'avoir autant
redouté la minute à venir depuis un certain jour chez les
Baxter. Il devait avoir onze ans, et Mme Baxter avait exigé
qu'il aille présenter ses excuses à la voisine dont il avait
pillé la roseraie. Normal qu'il ait eu peur puisqu'il était
coupable des faits qu'on lui reprochait. Ce qui n'était pas le
cas aujourd'hui.
Il entendit des pas derrière la porte et, redressant les
épaules, se prépara à faire face. Il savait qu'il risquait une
explication orageuse, étant donné le caractère entier, et
c'était le moins qu'on puisse dire, de la jeune femme.
Ce fut Mélinda qui ouvrit. Elle ne cacha pas sa
surprise. A sa vue, son visage se ferma et une expression
de froideur qu'il ne lui connaissait pas se répandit sur ses
traits.
Déçu, il réalisa qu'elle prenait le parti de Cécile.
— Est-ce que Cécile est là ? demanda-t-il.
— Oui.
Elle ne bougea pas, ne fit pas un geste pour l'appeler.
Il poussa un soupir de résignation, comprenant que sa
cause était entendue et qu'il avait été reconnu coupable.
Cela n'allait pas être facile.
— Est-ce que je peux lui parler ?
Elle tourna les talons, le laissa sur le seuil et dit
pardessus son épaule :
— Je vais voir.
Il entra et referma la porte, tendant l'oreille pour
entendre ce qu'elles se disaient à voix basse dans la
boutique.
— Philip est là.
— Dis-lui d'aller se faire voir !
— Accepte de lui parler, plaida Mélinda.
— Pourquoi ? dit Cécile. Il ne me doit pas
d'explications, et je n'ai pas envie de les entendre.
Ainsi, se dit-il, il ne s'était pas trompé. Elle avait bien
entendu le message d'Amber et en avait tiré ses
conclusions à elle. Elle avait cru comprendre que... Mais
elle se trompait ! N'y tenant plus, il s'avança entre les
cartons, franchit les quelques pas qui le séparaient du
magasin et fit son entrée dans la pièce.
— lu vas pourtant écouter ce que j'ai à te dire, dit-il
sans préambule.
Cécile tourna vivement la tête vers lui et, sans dire un
mot, le foudroya du regard.
— Vous voudrez bien m'excuser, murmura Mélinda.
Des factures à vérifier.
Elle mit sa main sur le bras de Cécile dans un geste
d'encouragement et s'éloigna, disant :
— Je serai dans le bureau.
Cécile s'empara d'une pile de cardigans qu'elle aligna
soigneusement sur une étagère, alla en chercher d'autres
qui n'avaient pas encore d'étiquette et lança :
— Fais vite. Je suis pressée.
Irrité par son apparente indifférence, Philip dut se
faire violence pour dire calmement :
— Je suppose que tu as entendu le message d'Amber.
— Si tu fais allusion à la personne de sexe féminin qui
t'a appelé pour t'annoncer qu'elle était enceinte, la
réponse est : oui.
Elle prit un cardigan, le déploya pour l'examiner et
s'assurer qu'il ne présentait aucune malfaçon.
— Je n'ai pas fait exprès d'entendre, ajouta-t-elle. Je
t'attendais en prenant mon petit déjeuner.
— Je sais. J'ai trouvé la peau de ta banane. Il se
rapprocha d'elle et dit clairement :
— Cécile, ce n'est pas ce que tu crois. Ce n'est pas
mon enfant.
Elle s'immobilisa, le cardigan à bout de bras, et
répliqua :
— Je n'ai rien dit de pareil.
Elle replia le cardigan, agrafa une étiquette au col et
le mit de côté.
— Amber est une amie.
Le menton de Cécile se releva tandis, que ses doigts
crispés se refermaient sur l'agrafeuse comme sur une
bouée de sauvetage.
— Tu les collectionnes, on dirait !
Son ironie n'échappa pas à Philip, qui maudit
l'enchaînement de coïncidences de ces derniers jours.
Il comprenait qu'après la démonstration de Martha
elle eût interprété le message d'Amber à sa façon. Il serait
difficile de la convaincre de son erreur.
— Pas vraiment, répondit-il. Mais si tu en es
persuadée...
Il était maintenant en face d'elle, de l'autre côté du
comptoir, et répéta :
— Martha et Amber sont uniquement des amies,
Cécile, et je te demande de me croire.
— Que je te croie ou non n'a aucune importance, dit-
elle froidement.
Elle repoussa le premier cardigan et en prit un autre
qu'elle se mit à examiner. Il mit sa main sur la sienne et,
cherchant son regard, déclara un peu solennellement :
— C'est très important pour moi.
Leurs regards étaient soudés l'un à l'autre. Cécile n'en
revenait pas. Le simple fait de plonger au fond de ses yeux
la désarmait. Elle sentait sa colère s'évanouir et l'émotion
la gagner. Malgré cela, elle s'interdit de le croire, de lui
faire confiance. A d'autres, mon cher. Je sais ce qu'il en
coûte !
Elle se détourna pour s'arracher à l'emprise de ses
yeux et reprit son travail d'étiquetage. Au bout de
quelques minutes d'un silence pesant, elle s'arrêta, attrapa
un carton et, se dirigeant vers la réserve, lui signifia son
congé :
— Tu m'excuseras, dit-elle. J'ai beaucoup à faire.

Cécile faisait la sieste ou prétendait la faire. C'était le


prétexte qu'elle avait donné aux enfants pour s'isoler et
s'adonner à une séance privée de commisération.
Pelotonnée sur son lit, elle tentait de réfléchir. Mais un
bruit de petits pas sur le parquet l'alerta. Elle ferma les
yeux et fit semblant de dormir dans l'espoir de décourager
l'intrus, lu parles ! Sissy, car c'était elle, murmura :
— Maman.
Cécile ne bougea pas, espérant encore que sa fille
hésiterait à la réveiller. Vainement ! Sissy reprit, plus fort :
— Maman.
Cécile soupira, résignée et dit :
— Oui, Sissy.
— Je m'ennuie, et les garçons ne veulent pas jouer
avec moi.
Cécile avait entendu les protestations et les échanges
vigoureux entre eux. Elle avait préféré ne pas intervenir,
trop affligée par son propre sort et trop énervée pour
servir d'arbitre.
— Pourquoi ne joues-tu pas avec tes poupées ?
— Toute seule, c'est pas drôle, soupira la petite fille.
Est-ce que je peux inviter quelqu'un à venir jouer avec
moi?
— Pourquoi pas, dit Cécile. Bonne idée. Souviens-toi
seulement que vous devrez tout ranger quand vous aurez
fini.
— D'accord.
En guise de remerciement, Sissy gratifia sa mère d'un
gros baiser sonore et collant. Du fond de sa déprime,
Cécile sourit et ouvrit les yeux pour voir sa fille détaler,
couettes au vent, impatiente d'atteindre le téléphone.
L'esprit tranquille, Cécile retourna à ses réflexions
moroses. Philip Coursey faisait figure de grand accusé !
Toutefois, elle endossait sa part de culpabilité et s'en
voulait de s'être laissé prendre à ses airs de petit saint. Elle
qui avait côtoyé le plus grand bluffeur que la terre ait
jamais porté, elle qui se croyait à l'abri d'une récidive, elle
n'y avait vu que du feu. Il l'avait bien eue !
Pauvre type ! Menteur ! Faux jeton !
Elle se recroquevilla sur elle-même, s'apitoyant sur sa
crédulité, pleurant ses espoirs d'une vie nouvelle. Elle
s'était donné cet après-midi pour faire son deuil de ses
illusions. Après quoi, elle se reprendrait en mains,
oublierait jusqu'au nom du salaud qui l'avait trompée, et
vivrait sa vie.
La sonnette de la porte d'entrée retentit, et elle
enfouit sa tête dans l'oreiller, refusant d'aller ouvrir. Les
enfants pouvaient s'en charger. A la seconde sonnerie, elle
se redressa pour crier :
— Sissy ! Jenny est à la porte. Va ouvrir.
Elle reposait sa tête sur l'oreiller quand la sonnette
résonna une troisième fois. Avec un grognement de
frustration, elle s'assit au bord du lit et grommela :
— Ça va ! Y a pas le feu ! J'arrive. Elle ouvrit la porte
d'un coup sec et dit :
— Sissy est dans sa chambre...
Elle n'acheva pas sa phrase, pétrifiée par la haute
silhouette qui se dressait devant elle, au lieu du petit
visage couvert de taches de rousseur de Jenny. Son regard
se posa sur une boucle de ceinture, une chemise en jean
parfaitement repassée, une fossette au creux d'un
menton, des lèvres qu'elle reconnaissait trop bien et des
yeux marron souriants.
Elle s'arma de courage et clama :
— Ça va bien, Coursey. Si tu n'as pas compris, je te le
répète : je ne veux rien avoir à faire avec toi.
Elle se préparait à lui claquer la porte au nez, mais
Philip la bloqua de la main. Il entra et la referma derrière
lui.
— Je ne suis pas venu te parler, dit-il. Je viens voir
Sissy.
— « Je viens voir Sissy », répéta-t-elle, imitant sa voix.
— Exact. Elle m'a appelé pour que je vienne jouer
avec elle.
Cécile écarquilla les yeux d'étonnement.
— Et tu as dit oui ?
— Bien sûr. Pourquoi ? Cela t'ennuie ?
— Non, non.
Elle se prit la tête à deux mains, enfonçant les doigts
dans ses cheveux pour essayer de rte pas crier, de ne pas
perdre le contrôle d'elle-même. Se détournant, elle
s'éloigna, laissa retomber ses bras, fit demi-tour et
l'apostropha :
— Fais pas semblant ! Si tu crois que je ne sais pas
pourquoi tu es là, tu te trompes. Mais tu te mets le doigt
dans l'œil. Toute relation entre nous est terminée. Finie.
Enterrée. Compris ?
— Parfaitement.
— Alors qu'est-ce que tu fais chez moi ?
— Sissy m'a appelé...
— Tu l'as déjà dit.
— Pas d'autre raison.
— Tu veux me faire croire cela ? dit-elle, les lèvres
serrées.
— Tu crois ce que tu veux.
Il baissa les yeux vers elle et ajouta :
— C'est dans tes habitudes. Non ?
C'était dit d'un ton accusateur, acerbe, qui fit à Cécile
l'effet d'un coup de poignard en plein cœur. Malgré cela,
elle n'en démordait pas. C'était elle qui avait raison de
mettre fin à leur relation, de se protéger, de s'épargner
des souffrances et des humiliations qu'elle ne voulait ni ne
pouvait plus endurer.
Philip vit l'éclair de souffrance dans ses yeux et
regretta de s'être montré si cassant.
— Désolé, dit-il. Je n'aurais pas dû dire cela. Elle se
força à sourire.
— Aucune importance, dit-elle. Je vais prévenir Sissy.
Pressée d'en finir, elle lui tourna le dos, mais il l'attrapa par
le bras avant qu'elle ne parte. Elle tourna sur elle-même
pour lui faire face, le regard furieux, comme une chatte
prête à lui arracher les yeux. Il relâcha son étreinte et sa
main glissa le long du bras de Cécile pour venir lui prendre
la main. Elle fut traversée par une onde de choc qui la
laissa sans réaction.
— Je croyais qu'on avait dit qu'on resterait amis, dit-il.
— Tu crois ?
— Certain.
Il emprisonna ses doigts dans les siens et plaida :
— J'espère que tu seras fidèle à ta promesse.
Elle recula, lui enlevant sa main, ses yeux dans les
siens.
— Oui. Comme tu veux. Je vais chercher Sissy.
Elle s'efforça de garder une allure posée, alors qu'elle
n'avait qu'une envie : courir, détaler, s'éloigner de lui le
plus vite possible.
10.

D'un mouvement souple des épaules, Philip se


débarrassa de sa blouse de chirurgien et-la suspendit au
dossier de la chaise. Après quoi, il s'assit à son bureau et
examina d'un air satisfait les trois piles de documents
devant lui : les dossiers pour les rendez-vous du
lendemain, les lettres à signer, les messages
téléphoniques. Il aimait cette routine et l'ordre qui régnait
dans la pièce austère. Il commença par les messages, pour
les classer par ordre de priorité. Il prenait son temps et ses
mains ne tremblaient pas. Et pourtant, à chaque petit
papier, il priait intérieurement de voir inscrit le nom de
Cécile lui demandant d'appeler.
Le premier venait d'un associé, Ben Truman, qui le
remerciait de ses conseils. Le second, de Maggie Stewart,
lui demandait de faire une conférence pour les membres
du club local « Accoucher aujourd'hui ». Il continua de
parcourir les feuillets, mais s'arrêta net sur celui qui portait
le nom de Joey Barker, avec « urgent » écrit en rouge par
sa secrétaire. L'appel était arrivé à 16 h 45, et Philip fut
très inquiet quand un coup d'œil à sa montre lui apprit
qu'il était presque 20 heures.
Joey Barker ? Dans un premier temps, le nom ne lui
dit rien. II n'avait aucun patient de ce nom. Il reprit le
papier. Urgent.
Soudain, il eut une boule dans l'estomac et sa gorge
se serra. Joey ! Il attrapa le téléphone et composa le
numéro de Cécile.
— Allô.
— Cécile, c'est Philip. Le nom de famille de Joey, c'est
Barker ?
Elle ne répondit pas tout de suite, et il eut peur
qu'elle ne raccroche. Il répéta :
— C'est Barker, oui ou non ?
— Oui. Pourquoi ?
— Je viens de trouver un message de lui sur mon
bureau. Il a appelé en disant que c'était urgent. Je
l'appelle. Ne quitte pas.
Il mit Cécile en attente et composa le numéro de
Joey. La sueur perlait à son front et ses doigts pianotaient
nerveusement sur le bureau. Occupé.
Il reprit Cécile en ligne.
— Cela ne répond pas. La ligne est occupée. J'y vais.
— Je viens avec toi.
— Inutile.
— Je te retrouve là-bas.
Il n'eut pas le temps de protester. Elle avait déjà
raccroché. Pestant contre l'obstination de cette tête de
mule, il repoussa sa chaise, mit sa veste et s'assura qu'il
avait ses clés de voiture. Il ne voulait pas d'elle avec lui. Si
c'était le genre d'urgence qu'il imaginait, il voulait à tout
prix lui épargner le spectacle éprouvant d'un petit garçon
massacré par des bras à la Popeye et des mains comme
des battoirs. Il ne savait que trop bien ce que cela pouvait
donner.
Dix minutes plus tard, il se garait devant la maison de
Joey et vit la jeep de Cécile un peu plus loin. Elle n'était pas
descendue et attendait* assise au volant. Il sortit de sa
voiture et elle sauta de la sienne, un éclair de défi dans les
yeux. Déterminée à l'accompagner, elle lui emboîta le pas
sans dire un mot. Il s'arrêta et lui mit les mains sur les
épaules, la regardant dans les yeux.
— Rentre chez toi, dit-il. Je m'en occupe.
— D'accord. Tu t'en occupes. Mais je vais avec toi. Elle
passa devant lui et se dirigea vers la maison. Il la rattrapa
et, la prenant par le coude, tenta une nouvelle fois de la
dissuader d'entrer.
— Ecoute. On ne sait pas de quoi il retourne. Il ne
s'est peut-être rien passé. Espérons-le. Mais si, par
malheur, le copain de sa mère s'est déchaîné contre Joey
et s'il est encore là, je ne veux pas de toi dans les parages.
C'est trop risqué.
Elle haussa les épaules, se libéra et, montant les
marches, demanda :
— Tu sonnes ou je le fais ?
Il comprit qu'il était inutile d'insister, qu'elle ne
céderait pas. Il la rejoignit sur le porche :
— Je sonne. S'il y a un danger quelconque, tu files et
tu appelles la police. Vu ?
— Oui, docteur.
Il ne releva pas l'ironie de sa remarque et appuya sur
la sonnette. Les secondes s'écoulèrent sans qu'aucun bruit
ne leur parvienne de l'intérieur. Philip sonna de nouveau,
gardant le doigt sur la sonnette. Après de longues
secondes, il frappa du poing sur la porte et appela :
— Y a quelqu'un ?
Une voix de femme demanda alors :
— Qui est là ?
— Joanne, c'est moi, Cécile Kingsley, annonça
précipitamment Cécile avant que Philip ne puisse
intervenir. Je peux vous parler ?
Cécile, tendue, retenait son souffle. Pourvu qu'elle
leur ouvre.
— Je ne suis pas habillée, fit la voix après une
hésitation. Vous pouvez attendre une minute ?
Cécile retrouva son souffle et dit :
— Bien sûr.
On entendit les pas s'éloigner, et Philip protesta :
— J'avais dit que je prenais la direction des
opérations.
— C'est une femme, docteur, répliqua Cécile, le
menton levé vers lui. Elle a peur, c'est évident, et elle ne te
connaît pas. Elle ne t'a jamais vu. A qui crois-tu qu'elle va
ouvrir sa porte ? A moi qu'elle connaît ou au Dr Coursey ?
Philip admit à contrecœur qu'elle avait raison et,
croisant les bras, attendit que la porte s'ouvre. Cinq
minutes s'écoulèrent qui leur parurent des siècles avant
qu'elle ne s'entrebâille prudemment. Une femme petite,
très jeune, trop jeune pour avoir un fils de l'âge de Joey, de
l'avis de Philip, leur jeta des regards inquiets. Ses cheveux
blonds décolorés lui tombaient dans les yeux, et elle
ramenait nerveusement contre elle les pans de son
peignoir.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre, dit-elle
à Cécile. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Voir Joey, dit Cécile. Il a appelé, disant que c'était
urgent.
Les yeux de la femme s'écarquillèrent de surprise et
de contrariété, mais elle se reprit et avec un petit rire
forcé:
— Une blague de gosse ! Je vais lui en parler et le
gronder. Désolée qu'il vous ait embêtés.
Elle allait refermer la porte, mais Philip l'en empêcha,
la bloquant du pied.
— Nous voudrions lui parler, dit-il fermement. La
femme regarda par-dessus son épaule comme si elle
redoutait quelque chose — l'arrivée de Joey ? —, et se
mains se crispèrent sur le col de son peignoir.
— C'est qu'il dort et que cela m'ennuie de le réveiller,
dit-elle d'une voix mal assurée.
Philip se garda de montrer son impatience et reprit
d'une voix calme mais déterminée :
— C'est important, madame Barker.
— Je lui dirai de vous appeler demain, de bonne
heure, proposa-t-elle.
Elle essaya de pousser la porte, mais Philip, la main
sur le battant, tint bon :
— Nous ne partirons pas avant d'avoir vu Joey, dit-il.
Les yeux de la femme se remplirent de larmes et ses lèvres
se mirent à trembler.
— C'est pas moi, je le jure, pleurnicha-t-elle. C'est
Dave. Il voulait pas lui faire mal, mais il avait bu, et Joey l'a
provoqué.
Philip repoussa violemment la porte, faisant reculer
Joanne. Il pénétra dans la maison à la recherche de Joey, la
femme sur les talons.
— J'ai dit à Joey de se taire, disait-elle. Je lui ai dit que,
s'il la fermait, Dave n'aurait pas de raison de le battre.
Mais il a rien voulu entendre. Alors...
Elle porta les mains à sa bouche quand Philip, qui
ouvrait les portes l'une après l'autre, arriva à la chambre
de l'enfant. C'était pire qu'après le passage d'un ouragan.
Livres, vêtements, jouets jonchaient le parquet. Un miroir
penchait dangereusement au-dessus d'une commode
défoncée. Pas de traces du garçon.
— Joey ? appela Philip, s'avançant prudemment à
l'intérieur.
Il parcourut la pièce du regard et appela de nouveau:
— Joey ? C'est moi, Philip Coursey. Montre-toi si tu es
là.
La porte du placard, à gauche, s'entrouvrit, et des
secondes s'égrenèrent avant que Joey n'en sorte,
lentement, la tête baissée sur sa poitrine. Philip
s'approcha:
— Joey, ça va ?
Le garçon leva la tête, et Philip sentit son cœur se
serrer. Cécile, elle, eut un haut-le-cœur à la vue de ce
qu'un fort-à-bras pouvait infliger à un petit garçon.
— Oh, Joey, murmura Philip, le prenant dans ses bras.
L'enfant restait raide et tendu, incapable de laisser libre
cours à ses émotions. Encore sous le choc. Philip savait ce
qu'il en était.
Il le pressa contre lui et murmura à son oreille :
— Je suis là, Joey. Je m'occupe de toi. Ne t'inquiète
pas, ça va aller. On ne te laissera pas tomber.
Le garçon fut parcouru d'un frisson, et Philip sentit
des larmes couler sur sa chemise tandis que de gros
sanglots secouaient le frêle petit corps. La main dans le
dos de l'enfant, il continuait de l'apaiser :
— Vas-y, Joey. Laisse-toi aller. C'est fini. Personne ne
te fera plus jamais de mal. Je te le promets.
Philip examina Joey sous toutes les coutures et fut
soulager de constater qu'il n'avait rien de cassé. Il
désinfecta, mit de la pommade sur ses plaies avant de les
panser et laissa Cécile prendre le relais. A eux deux, ils
auraient vite fait de ranger la chambre, ce qui redonnerait
courage au garçon. Il entraîna Joanne avec lui dans la
cuisine pour un entretien urgent. Elle s'affaira à faire du
café, s'inquiétant pour la dixième fois :
— Vous êtes sûr qu'il n'a rien, docteur ?
— A première vue, non, dit-il. Mais faites-lui passer
des radios, demain, pour qu'on soit vraiment rassuré.
Il lui fit signe de s'asseoir et annonça :
— Il faut qu'on parle, Joanne. La main qui tenait la
tasse tremblait. Quand elle s'assit, Joanne baissa la tête et
des larmes coulèrent sur ses joues.
— Je ne suis pas une mauvaise mère, docteur
Coursey, dit-elle.
— Je n'ai jamais dit que vous l'étiez, dit-il. Il chercha
ses mots, ne voulant pas la blesser mais l'aider à y voir
clair.
— Je crois simplement qu'il faut faire un choix et
prendre la bonne décision pour vous et pour Joey.
Elle releva la tête. La peur se lisait dans ses yeux
quand elle demanda, anxieuse :
— Vous n'allez pas me l'enlever ? Pas mon Joey. Mon
bébé ! Il est tout ce que j'ai.
Philip posa sa main sur la sienne et la rassura :
— Non, Joanne. Je ne suis pas là pour cela. Mais il a
besoin d'un foyer, d'un vrai foyer où il se sente en sécurité.
Si vous n'êtes pas en mesure de lui assurer une vie
tranquille, où ce qui vient de se passer ne se reproduise
plus, alors, il faut envisager de le confier, pour quelque
temps, à quelqu'un qui s'occuperait de lui. Avez-vous de la
famille ?
Elle secoua la tête désespérément, pleurant de plus
belle :
— Non. J'ai personne. Il n'y a que Joey et moi.
Il y eut un bruit sourd dans le jardin, qui la fit pâlir et
bondir sur ses pieds en même temps qu'elle étouffait un
cri.
Philip alla à la fenêtre et vit la silhouette d'un chat
sauter par-dessus le mur.
— Un chat dans les poubelles, dit-il.
Il la prit par le bras et la ramena vers sa chaise.
— Avez-vous, vous-même, peur de Dave ? demanda-
t-il.
— Oui, quand il a bu, avoua-t-elle. Le reste du temps,
il est gentil.
Philip savait ce que cela voulait dire. Exactement le
même genre que le second mari de sa mère. Joanne se
tordait les mains et tentait d'expliquer.
— Sans lui, je ne sais pas ce que je deviendrais, dit-
elle. Il m'aide à payer le loyer et les factures.
De nouvelles larmes lui montèrent aux yeux.
— Je l'aime, docteur. Vous allez penser que je suis
complètement folle, mais c'est vrai. J'aime ce type.
Il ne s'était pas attendu à cela, mais il savait
d'expérience que l'amour ne se commande pas et il était
prêt à la croire. Toutefois, la situation ne pouvait perdurer.
— Je comprends, dit-il. Mais je pense que Dave a
besoin d'aide, d'être soigné. Tant qu'il continue à boire,
Joey et vous n'êtes pas en sécurité. Il y a des foyers où
vous pourriez être reçus, vous et votre fils, en attendant
que Dave soit... guéri. Qu'en dites-vous ? Vous voulez bien
que je téléphone pour voir les possibilités ? Si je trouve un
endroit, je propose que vous alliez voir, tous les deux,
avant de prendre une décision. Cela vous irait ?
Elle continuait de s'agiter sur sa chaise, reniflant,
pleurant, paniquée.
— Et si Dave refuse de se soigner ? dit-elle. S'il se met
en colère contre moi et décide de me quitter ? Oh ! mon
Dieu !
La peur s'était emparée d'elle, et Philip sentit qu'elle
était sur le point de refuser sa proposition. Il se força à ne
pas bouger, à rester calme, et lui laissa le temps de se
reprendre.
Après quelques instants, il dit nettement :
— Désolé, Joanne. Je sais que c'est difficile, mais c'est
cela ou perdre Joey. L'enfant ne peut pas continuer à vivre
sous la menace des brutalités de Dave. Il est en danger. A
vous de choisir.
Il se tut et attendit qu'elle décide. Tout reposait entre
ses mains. Si elle ne faisait pas le bon choix, ce serait à lui
d'agir et cela ne l'enchantait pas.
Finalement, Joanne se leva, les yeux brillants de
larmes mais avec une nouvelle détermination dans le
regard.
Elle dit :
— Allez passer vos coups de fil, docteur. Je vais
mettre quelques affaires dans un sac. Joey et moi, on vient
avec vous.
Ils prirent la voiture de Philip pour emmener Joey et
sa mère au foyer d'accueil qui pouvait les prendre en
charge. Pour Cécile, le retour fut un cauchemar. Elle était
hantée par le regard de Joey quand ils étaient partis.
Debout à côté de sa mère dans le hall impersonnel, il la
tenait fermement par la main comme si c'était lui, l'adulte
responsable d'elle, prêt à se battre pour elle. Avec son
petit visage tuméfié et ses pansements aux bras et aux
jambes, il faisait encore moins que ses dix ans. Pourtant,
sur ce visage déformé, se lisait toute la souffrance du
monde et la maturité d'un vieillard. Cécile réprima un
frisson de révolte. Injuste ! Inique ! Emue aux larmes, elle
se sentait fragilisée, prête à s'écrouler en mille morceaux
après ce qu'elle avait vu. Joey n'était qu'un enfant malgré
ses allures de petit dur. Elle savait qu'il refuserait qu'elle le
considère comme tel ; néanmoins, c'est lui qui avait besoin
d'être protégé. C'est à lui qu'il fallait rendre son enfance.
Elle enfonça ses ongles dans l'accoudoir, refoulant ses
larmes.
Elle fut soulagée de voir arriver la fin du voyage et
sauta de la voiture pour reprendre la sienne. A peine avait-
elle fait le tour du capot que les larmes l'aveuglaient.
— Cécile ? dit Philip, sortant à son tour de la voiture.
Ça va?
Elle se heurta à lui de plein fouet et, cherchant à le
contourner, murmura :
— Il faut que je rentre.
Il lui bloqua le passage et dit :
— Pas tout de suite. Attends un peu.
Elle leva vers lui un regard désespéré qui lui alla droit
au cœur. Il ouvrit les bras, et elle s'abattit contre lui, en
sanglots.
— Tu as vu son visage ?hoqueta-t-elle. Affreux !
Ignoble ! Comment peut-on être aussi cruel, aussi
sadique?
— Je sais, dit-il, cherchant à l'apaiser, la protégeant
de son menton, la main sur sa nuque.
Les larmes de Cécile mouillaient sa chemise, comme
celles de Joey peu de temps avant. Il soupira et redit :
— Je sais.
Soudain, elle se détacha de lui, se sécha les yeux du
revers de la main et explosa :
— Si jamais je mets la main sur ce fils de p..., je lui...
Elle finit sa phrase par un geste expressif et vengeur qui
inquiéta Philip.
— Calme-toi, dit-il. Il n'est pas question de cela.
— Si, et j'en suis capable, affirma-t-elle. Il la serra
contre lui, essayant de prendre sur lui un peu de la douleur
qu'elle ressentait
— Je sais, répéta-t-il. Mais la vengeance n'aidera pas
Joey. Nous avons fait ce que nous pouvions. Maintenant,
c'est à sa mère de se prendre en main. J'espère qu'elle
aura le courage de tenir tête à ce Dave.
— Si elle ne le fait pas et si ce type porte encore la
main sur Joey, je jure de lui faire regretter le jour où il est
né, proféra Cécile avec force.
Philip ne put s'empêcher de sourire à ces promesses
musclées. Il lui releva le menton et, la regardant dans les
yeux, dit en souriant :
— Nous savons que tu es très douée pour chasser les
monstres.
Cela eut l'effet désiré. Un timide sourire vint éclairer
le visage de Cécile. Elle leva une main pour lui caresser la
joue et reconnut :
— Joey Barker a de la chance dans son malheur. Un
ami comme toi ne se trouve pas tous les jours.
La tendresse qui se lisait dans ses yeux émut Philip,
qui recouvrit sa main de la sienne.
— Une amie comme toi non plus, dit-il.
Un rien les séparait, que Philip franchit en douceur,
posant ses lèvres sur les siennes. Avec un petit soupir, elle
se laissa faire, trouvant dans le contact de sa bouche le
réconfort dont elle avait besoin, la force tranquille qui
repoussait loin d elle les horreurs entrevues et les
monstres sadiques.
Elle s'abandonna à lui et, dans un dernier
gémissement, ouvrit les lèvres.
— Je t'aime, Cécile, murmura-t-il contre sa bouche.
Ses mains la pressèrent étroitement contre lui, et il ajouta:
— Je t'aime et tu me manques.
Elle se raidit dans ses bras. Tout son être en révolte
lui criait : « Méfiance ! Mensonges. Belles paroles. Il ne
m'aime pas. Ce ne sont que des mots, des mots qui font
mal aux naïfs qui les écoutent. »
Elle s'arracha de ses bras, haletante, et le regarda
dans les yeux. Elle y détecta la surprise, mais aussi la
passion amoureuse qu'il prétendait ressentir.
Sa méfiance se transforma en haine. Contre lui,
contre sa propre faiblesse.
Elle se couvrit le visage de ses mains, pour tenter
d'échapper à cette vision troublante qui lui faisait perdre la
tête.
Elle tourna sur ses talons et se précipita vers sa
voiture comme vers le dernier refuge qui lui restait.

Cet après-midi là, Cécile et Mélinda se partageaient


les jumelles et bavardaient en toute franchise comme elles
le faisaient depuis leur enfance. Cécile venait de raconter à
son amie les événements dramatiques qui les avaient
conduits à se porter au secours de Joey.
— Le problème, dit-elle, c'est qu'il ne joue pas franc
jeu.
Elle sortit Violet du maxi-cosy et s'installa sur le lit de
Mélinda.
— Qui ? dit celle-ci. Joey ou Philip ? Cécile leva les
yeux au ciel et rectifia :
— Philip, évidemment ! Est-ce que tu m'écoutes ?
— Oui. Mais tu passes d'un sujet à l'autre, et j'ai du
mal à suivre, reconnut Mélinda. En quoi Philip ne joue-t-il
pas franc jeu ?
— Il se comporte comme un véritable ami, accusa-t-
elle.
Mélinda fit entendre un grognement de feinte
indignation et continua de changer Lila.
— C'est cela que tu appelles ne pas jouer franc jeu ?
demanda-t-elle, légèrement ironique.
— lu ne comprends pas, s'énerva Cécile. Il a très bien
compris que j'étais dans tous mes états après l'histoire de
Joey. Et il a profité de ma faiblesse pour me faire son
cinéma.
— C'était peut-être dans le seul but de te réconforter.
— Dans ce cas, il aurait pu se dispenser de
m'embrasser.
Mélinda lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule
et s'assura qu'elle avait bien entendu.
— Il t'a embrassé ?
— Oui.
— Et tu lui as rendu son baiser ?
Cécile ne répondit pas, fit semblant d'être absorbée
par les sourires de Violet, mais se mordit la lèvre
inférieure. Mélinda ne s'y trompa pas et sourit en elle-
même : coupable, sa belle amie !
— A mon avis, cela ne veut pas dire grand-chose,
assura-t-elle.
— Si c'était tout ! enchaîna Cécile, apparemment
intarissable quant aux écarts de conduite de l'incriminé. Il
va réussir à me rendre folle. Il se pointe à toute heure du
jour et de la nuit sous prétexte de venir voir Sissy. Il lui
apporte des cadeaux. Il emmène les garçons au musée des
Sciences voir une exposition qui peut les intéresser.
Elle s'arrêta et, tenant Violet à bout de bras, la couvrit
de baisers, puis ajouta, prenant un air déconfit :
— Et cela marche ! A tel point que Jordy a décidé
d'être médecin, comme lui.
— Epouvantable ! s'écria Mélinda, évitant le regard
de Cécile.
— Parfaitement, dit cette dernière sur la défensive. Et
qu'est-ce qu'il fait chez moi, je te le demande ? Après tout,
il a mis une femme enceinte. C'est chez elle qu'il devrait
passer son temps.
Mélinda secoua la tête, incrédule.
— Je n'arrive pas à y croire, dit-elle. Enfin, Cécile,
réfléchis. Il est gynécologue ! Si quelqu'un sait comment
éviter un tel accident, c'est bien lui.
Elle qui connaissait Philip depuis longtemps avait des
doutes sur l'histoire que lui avait racontée Cécile. Cela ne
collait pas avec l'homme qu'elle avait appris à apprécier.
— De plus, continua-t-elle, je ne le crois pas du genre
à coucher avec la première venue. Il ne nous a rien dit à
Jack et à moi. Je crois que, s'il avait une femme dans sa vie,
il nous en aurait parlé.
Elle avait fini de changer le bébé et joua avec elle
avant de venir s'asseoir sur le lit où Cécile lui fit place.
— Est-ce qu'il vous a dit qu'il couchait avec moi ?
demanda cette dernière.
— Non, mais...
— Tu vois ! interrompit Cécile. J'ai raison. Mélinda lui
lança un regard de désapprobation et reprit :
— Mais, comme j'allais le dire avant que tu ne
m'interrompes grossièrement, point n'était besoin. C'était
tellement visible. Et je connais les sentiments de Philip
envers toi.
Cécile rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire qui
sonnait faux.
— Vraiment ! s'écria-t-elle. Quel don Juan, ce type !
— Il ne s'agit pas de cela, rétorqua Mélinda. Il est
sincèrement épris.
— Et comment le sais-tu ?
— Je le sais. Cela se voit. Cela se sent. C'est tout.
Cécile chatouilla Violet pour la faire sourire et, s'adressant
au bébé, affirma :
— Ta maman se croit très perspicace, ma chérie.
Mais, là, tu vois, elle se trompe. Sur toute la ligne.
— C'est un cœur à cœur entre filles, ou je peux
entrer?
Toutes les deux levèrent la tête pour découvrir Jack
dans l'embrasure de la porte. Horrifiée, Cécile se demanda
s'il avait entendu leur conversation. Mélinda alla vers lui,
lui mit Lila dans les bras et dit :
— Oui, c'est un cœur à cœur entre filles. Mais, oui, tu
peux entrer.
Elle leva son visage souriant vers lui en quête d'un
baiser et le regarda avec des yeux émus. Elle remerciait
chaque jour le ciel d'avoir rencontré Jack, d'avoir su
reconnaître en lui celui qu'elle attendait. Il avait
transformé sa vie.
Elle passa son bras sous le sien et interrogea :
— Est-ce que tu connaîtrais une amie de Philip, une
certaine Amber ?
Cécile, surprise et gênée, retint son souffle.
— Grands dieux ! s'écria Jack. Ne me dis pas qu'elle a
refait surface !
Il déposa Lila sur le lit et s'assit à côté d'elle.
— Oui, je connais Amber, dit-il, mais il n'y a pas de
quoi s'en vanter !
Cécile lança un regard plein de sous-entendus à
Mélinda, du genre : « Je te l'avais bien dit ! », et reporta
son attention vers Jack qui expliquait :
— Elle était avec nous chez les Baxter. Insupportable :
paresseuse comme un loir et, déjà, le feu aux fesses, si
vous me permettez. Pourtant, elle n'avait pas plus de
treize ou quatorze ans quand je suis parti.
Il envoya promener ses chaussures et, se retournant,
prit appui sur ses coudes. Les souvenirs lui revenaient en
foule et il en fit bénéficier les jeunes femmes.
— Elle s'attirait des ennuis en permanence et se
mettait dans des situations pas possibles, que ce soit à
l'école, avec sa bande ou même avec la police.
Il leva la tête vers Mélinda, eut un petit rire et
continua :
— Philip a toujours eu pitié d'elle. Va savoir pourquoi!
Elle en a usé et abusé, crois-moi. Il l'aidait à faire ses
devoirs, le pauvre ! Il prenait sur lui les corvées qu'elle
oubliait. Il la défendait auprès des Baxter qui s'en seraient
bien débarrassés ! Sans lui, je crois qu'elle aurait fini par
tomber dans la vraie délinquance et se serait retrouvée en
prison avant ses seize ans.
Cécile écoutait de toutes ses oreilles et essayait
d'ignorer l'énorme sentiment de culpabilité qui l'assaillait.
— A ton avis, ce n'est pas une « petite amie », alors ?
demanda Mélinda.
Jack la regarda, surpris, puis se mit à rire :
— « Petite amie » ! Certainement pas. Une sangsue.
Ça, oui. Une des sept plaies d'Egypte, si tu préfères.
Mélinda s'assit au pied du lit, près de Jack. Cécile, mal
à l'aise, évita le regard de reproche qu'elle lui lançait.
Elle se leva, Violet dans les bras et, s'approchant de la
fenêtre, murmura comme si elle parlait au bébé :
— Est-ce que je pouvais savoir, moi ?
11.

Les jours qui suivirent les révélations de Jack, Cécile


les passa à ruminer sa honte et à s'accuser de tous les
péchés du monde. Quelle idiote elle avait été ! Son fichu
caractère et sa soi-disant clairvoyance lui coûtaient cher.
Pourquoi ne lui avait-elle pas fait confiance ? Pourquoi
avait-elle refusé de croire à ses explications ? Une fois de
plus, elle s'était entêtée, sûre d'elle et de ses conclusions.
Rien de nouveau sous le soleil, constata-t-elle amèrement.
Que faire ? S'excuser, évidemment, si elle voulait
changer le cours des événements, si elle tenait à lui. Or,
cela ne faisait plus aucun doute ! Philip était l'être
exceptionnel, le seul, avec qui elle aimerait bien partager
sa vie. A elle de le lui faire savoir.
Mais s'excuser ne lui venait pas facilement. Ce n'était
pas un exercice auquel elle était habituée, et elle avait
beau s'y essayer, les mots passaient difficilement ses
lèvres.
« Je suis désolée. » Ce n'était pourtant pas difficile !
« Elle aurait l'air de quoi ? Comment réagirait-il ? Elle
ne le saurait que si elle faisait la démarche, se résigna-t-
elle. Aujourd'hui. Elle avait assez attendu. C'était
maintenant ou jamais. »
Forte de cette résolution, elle finit de remplir le
sèche-linge et claqua brutalement la porte avant de le
mettre en marche. Un gémissement derrière elle la fit se
retourner. C'était Toufou, le chien, qu'elle avait fini par
prendre en affection et qu'en cachette elle gâtait presque
autant que Sissy. Elle le gratta derrière les oreilles et le fit
passer devant elle. Quand il passa la porte, elle se rendit
compte qu'il avait considérablement pris du volume et se
promit de surveiller son régime. Il devenait franchement
obèse !
Du petit salon lui parvenaient les cris des garçons
engagés dans un jeu vidéo, et Sissy jouait dans sa
chambre. C'était le moment d'en profiter pour appeler
Philip. Elle monta dans sa chambre et ferma la porte. Pas
question que les enfants l'entendent s'excuser, bafouiller
et peut-être, même, se trouver en difficulté.
Elle ne s'était pas attendu à être aussi nerveuse. Ce
fut les mains moites et agitée d'un tremblement intérieur
qu'elle prit le téléphone, s'assit sur le lit et composa le
numéro. Elle se força à laisser sonner plusieurs fois. Puis,
elle entendit l'enregistrement de sa voix, et les battements
de son cœur s'accélérèrent :
« Vous êtes bien chez le docteur Coursey. Je suis
absent, mais laissez-moi un message après le bip et je vous
rappellerai dès que possible. En cas d'urgence, appelez
mon service à l'hôpital : 555 2875. »
Elle faillit opter pour la solution de facilité et laisser
un message d'excuses sur son répondeur. Toutefois, elle
n'en fit rien et raccrocha. Elle lui devait des excuses de vive
voix, quoi qu'il lui en coûte, décida-t-elle courageusement.
Elle hésita à appeler l'hôpital. Mais, bien que pour elle il
s'agît d'une urgence, que tout le reste de sa vie en
dépendît, elle estima que cela n'entrait pas dans la
catégorie des messages à laisser à une secrétaire.
Elle reposa le téléphone sur la table de nuit et, les
joues ronges, les mains tremblantes, se promit de
renouveler l'appel autant de fois que nécessaire. Elle pria
le ciel que le suspense ne s'éternise pas, que Philip ne soit
pas retenu toute la nuit à l'hôpital, pour qu'elle sache
rapidement à quelle sauce elle allait être mangée. Sinon,
elle était bonne pour un ulcère à l'estomac.
Elle attrapa une pile de linge sale, serviettes et draps
de bain, qu'elle avait rassemblée sur le palier et descendit
dans la lingerie. Un gémissement incongru attira son
attention : le chien ! Encore lui ! Elle laissa tomber le linge
sur le sol et, se dirigeant à l'oreille, sortit sur la terrasse,
soulagée qu'il ait eu le bon sens de choisir un autre endroit
que le tapis de l'entrée pour y être malade. C'était déjà
arrivé ! Il fallait vraiment qu'elle fasse comprendre à Sissy
que Toufou ne devait pas ingurgiter toutes les friandises
dont elle le gavait.
Le chien n'était pas sur la terrasse. Elle appela, suivit
les traces de terre et de feuilles sur le ciment, s'énerva :
— Quand va-t-il arrêter de déterrer mes plantes ? Elle
finit par apercevoir l'animal, dissimulé sous une haie, la
langue pendante, étendu sur le côté dans un trou
fraîchement creusé.
— Sors de là, cria-t-elle, furieuse.
Comme il ne bougeait pas, elle s'accroupit et le prit
par le collier pour le tirer hors du trou.
Le chien, d'habitude amical, fit entendre un
grognement prolongé et montra les crocs de façon si
menaçante qu'elle eut peur et recula brusquement, se
retrouvant de justesse assise sur ses talons. Après
quelques minutes de perplexité, elle se risqua à écarter le
feuillage et à regarder l'animal. Ce qu'elle vit la laissa sans
voix !
— Juste Ciel ! s'exclama-t-elle. Un minuscule chiot
était en train de faire son entrée dans le monde !
— Nous qui pensions que tu étais un garçon ! Nous
voilà servis ! dit-elle tout haut.
Elle n'était pas au bout de ses surprises ! Du buisson
d'à côté lui parvint un faible glapissement qui la fit se
lever, repousser les branchages et découvrir un autre petit
chiot à moitié recouvert de terre.
— Grands dieux, ce stupide chien enterre ses chiots,
s'affola-t-elle.
Elle courut vers la maison, attrapa les serviettes
qu'elle avait abandonnées par terre et revint au chiot
qu'elle se mit en devoir de nettoyer avec une serviette-
éponge.
Pendant ce temps, la chienne s'était relevée et
s'employait à recouvrir de terre son nouveau rejeton.
— Toufou, arrête, cria Cécile.
Elle courut vers le chien et, cette fois, ne se laissa pas
impressionner par les grognements menaçants. Elle le tira
par le collier et l'éloigna du chiot.
La porte-fenêtre du salon s'ouvrit et Sissy s'inquiéta :
— Maman, qu'est-ce qui se passe ?
— Toufou est en train de faire des bébés, dit Cécile.
Dis à Jimmy d'appeler le médecin. Vite.
Sissy ouvrit de grands yeux et voulut s'approcher :
— Oh ! Où sont-ils ? Je peux les voir ?
Cécile l'attrapa par le bras et l'empêcha d'avancer.
— Ecoute-moi bien, Sissy, et fais ce que je te dis.
Demande à Jimmy d'appeler le médecin et, dès qu'il l'a en
ligne, il m'apporte le portable ? Compris ?
Sissy partit à reculons, les yeux braqués sur Toufou.
Quand elle heurta la porte, elle se retourna, courut dans le
salon appeler ses frères.
— Jimmy, Jordy ! Venez vite ! Toufou est en train de
faire des bébés.
Les garçons se ruèrent dans le jardin. Cécile mit un
chiot dans les bras de Jordy :
— Garde-le au chaud.
Elle se mit à quatre pattes sous la haie pour aller
récupérer le deuxième et demanda :
— Et le téléphone ?
— Sissy l'apporte, dit Jimmy.
Elle dégagea la petite bête et tendit la main pour que
Jimmy lui passe une serviette. Ils l'enveloppèrent dedans,
le nettoyèrent et, bientôt, il respira normalement.
Heureuse de l'avoir sauvé, elle le confia à Jimmy.
Son soulagement fut de courte durée. Toufou avait
disparu mais on l'entendait gémir quelque part dans les
buissons. Cécile ne savait plus où donner de la tête.
Sissy arriva avec le téléphone et Cécile s'en empara :
— Docteur, j'ai besoin de votre aide. Notre chien est
en train de faire des petits.
— Qui ? Toufou ?
C'était la voix de Philip ! Cécile en resta bouche bée.
Se tournant vers Sissy, elle dit :
— Je t'avais dit d'appeler le vétérinaire !
— Non. Tu as dit d'appeler le docteur. Cécile leva les
yeux au ciel.
— Cécile ? disait Philip. Tu m'entends ?
— Oui, dit-elle, repoussant les cheveux qui lui
tombaient dans les yeux. Je t'entends.
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu as un problème ? Cette
voix calme ! Elle se sentit devenir hystérique et des larmes
de colère lui montèrent aux yeux.
— Oui, j'ai un problème. Toufou est en train d'avoir
des petits et elle les enterre l'un après l'autre aux quatre
coins du jardin.
— Il faut la calmer, la rassurer, dit-il.
— Et comment je fais ça ? dit-elle sur un ton suraigu.
Je n'ai que deux mains et ce n'est pas de trop pour
récupérer sa progéniture.
— Tu l'attires dans le garage et tu lui fais un lit avec
des vieux chiffons. Déjà, elle ne pourra pas creuser le
ciment.
Toufou sortait justement des buissons, et Cécile reprit
courage.
— D'accord. Et après ?
— J'arrive. Je fais vite.
— Ce n'est pas la peine..., commença-t-elle, mais il
avait raccroché.
D'un geste brusque, elle referma l'appareil et,
s'adressant aux enfants, expliqua :
— Voilà ce qu'on va faire. Jordy ! Toi et Sissy, vous
allez ouvrir la porte du garage et vous mettrez les vieux
trucs qui sont dans le placard par terre, dans un coin.
Jimmy et moi, on va essayer de faire entrer Toufou. Oh,
Jordy, tu emportes les chiots avec toi et tu les déposes sur
les couvertures. Compris ?
Se tournant vers son aîné, elle dit :
— Allons-y, Jimmy.
Elle vit à son air qu'il n'était pas plus enchanté qu'elle
d'exécuter la tâche qui leur incombait. Elle prit les devants
et, s'approchant du chien, lui parla doucement :
— Viens, ma belle. Viens, Toufou. On va te faire un
beau lit dans le garage. Tu y seras beaucoup mieux.
Il leur fallut dix bonnes minutes pour tirer, pousser,
persuader la chienne de passer la porte du garage. Une
fois à l'intérieur, elle fit le tour du vieux couvre-lit et des
coussins que Jordy et Sissy avaient rassemblés. Elle les
renifla, gémit et finalement s'y installa... pour donner
naissance à un troisième chiot.
Les enfants, les yeux écarquillés, regardaient,
fascinés, la petite bête sortir du ventre de sa mère. Cécile
sourit et estima que cela valait tous les cours d'éducation
sexuelle. Quand un autre chiot fit son apparition, ils
étaient rodés et prêts à applaudir !
— Comment va la mère ? interrogea Philip.
Cécile sursauta. Captivée par les naissances
successives, elle ne l'avait pas entendu arriver et fut
surprise de le voir derrière elle. Une fois encore, sa
présence était synonyme de réconfort et lui apportait ce
sentiment de sécurité auquel elle commençait à
s'habituer. Aussitôt, elle retrouva sa vivacité d'esprit et
répondit :
— Je vais mieux. Merci. Il rit et rectifia :
— Je parlais de Toufou. Comment va-t-elle ?
Cécile rougit de sa répartie un peu niaise et reporta
son attention sur la chienne.
— Elle va mieux, également. Elle a eu quatre petits.
Comment est-ce qu'on sait si c'est fini ?
— Aucune idée, dit Philip.
— Très drôle, docteur ! Elle le regarda et vit qu'il la
taquinait. Il enleva sa veste, releva ses manches et,
s'approchant de l'animal, annonça :
— Allons voir.
Au grand désespoir de Cécile, la chienne mit encore
une bonne heure à mettre bas le reste de sa portée. Les
enfants avaient depuis longtemps déserté la scène. Ils
s'étaient lassés d'attendre, et l'attraction de la nouveauté
avait vite été épuisée. Enfin, dégoûtés quand ils avaient
compris qu'ils ne pouvaient pas jouer avec les chiots, ils
étaient retournés à leurs jeux.
Philip, lui, était resté, prêt à intervenir si nécessaire.
Toujours aussi calme, ce qui eut le don d'énerver Cécile.
Elle n'était plus qu'une boule de nerfs au bord de
l'explosion. Et ce n'était pas la faute de Toufou. C'était dû à
la présence de Philip et à ce qu'elle s'était promis de faire
dès qu'elle en aurait l'occasion.
Et bien, l'occasion était là. Qu'attendait-elle pour
mettre en pratique ses bonnes résolutions ? Tout
simplement que les mots veuillent bien franchir le barrage
de sa gorge serrée.
Après de longues minutes d'essais infructueux, elle
s'entendit balbutier :
— Philip, je suis désolée.
Gênée de la piètre qualité de sa diction, elle
s'accroupit et rapprocha un chiot des tétines de sa mère.
— Que dis-tu ? demanda Philip, baissant les yeux vers
elle.
— Je dis que je suis désolée, que je m'excuse, répéta-
t-elle d'un ton morne, la tête baissée, les mains serrées
entre ses genoux.
Philip eut l'air surpris.
— Je t'en prie. C'était bien normal que je vienne
aider, au cas où.
Cécile rejeta la tête en arrière et adressa au plafond
une supplication dérisoire. Décidément, rien ne lui serait
épargné. Il ne voulait pas comprendre, et elle était bonne
pour lui présenter des excuses en bonne et due forme !
— Je ne parle pas d'aujourd'hui, dit-elle. Je parle de
l'histoire d'Amber. Je m'excuse de ne pas t'avoir cru..., de
ne pas t'avoir fait confiance.
— Oh ! Ça !
— Oui. Jack nous a tout raconté, à Mélinda et à moi.
Philip ne réagit pas, se contentant de la regarder et
attendant la suite.
— Il nous a dit qu'elle était avec vous, chez les Baxter,
et que tu faisais tout pour la protéger quand elle s'attirait
des ennuis. Il nous a aussi dit qu'elle profitait
honteusement de ta générosité à son égard.
Comme il ne disait toujours rien, elle s'énerva :
— Bon, je me suis excusée. Tu n'as rien à dire ?
— Du genre ?
— « C'est exactement ce que je t'avais dit. » ou « Je
comprends, Cécile. Tu ne pouvais pas savoir. » Dis quelque
chose.
— Non. Ce n'est pas du tout ce que j'ai envie de dire,
dit-il.
Toufou gémit de nouveau, et Philip lui caressa la tête,
lui parlant doucement, la réconfortant. Elle leva la tête et
lui lécha la main. Cécile, encore troublée par ses aveux,
envia la chienne et eut envie d'avoir droit au même
traitement !
— Je pense qu'on arrive à la fin, dit Philip. Elle est
prête pour la délivrance.
Cécile se détourna et se réjouit que les enfants
n'assistent pas à cela. L'éducation sexuelle est une chose.
Pour les détails matériels, cela pouvait attendre.
Visiblement, Toufou n'avait plus besoin d'eux et se
débrouillait très bien toute seule. Cécile se mit debout,
repoussa ses cheveux en arrière et proposa :
— Viens. Je vais faire des sandwichs et du café. Je
crois qu'on en a bien besoin.
Philip reprit sa veste qu'il mit sur une épaule et
demanda :
— Tu m'invites à entrer chez toi ? Surprise, Cécile le
regarda.
— Oui. Pourquoi ? Il haussa les épaules.
— Cela m'étonne, remarqua-t-il, légèrement
sarcastique. J'avais cru comprendre que j'étais indésirable.
Elle rougit et, fixant le bout de ses pieds, expliqua :
— C'est parce que je ne savais pas pour Amber.
Elle releva la tête, sourit, s'approcha et, d'un geste
câlin, passa son bras sous le sien.
— Maintenant que je sais qui elle est et que l'enfant
n'est pas de toi, cela n'est pas du tout la même chose.
Elle était tout près de lui, ses seins contre sa poitrine,
et pouvait sentir la tension entre leurs corps. Ses yeux
dans les siens, elle joua avec un bouton de sa chemise et
redit :
— Cela change tout.
— C'est ce que tu crois ?
Il y avait de la colère dans sa voix, et Cécile recula,
surprise, angoissée aussi.
— Evidemment, dit-elle. Maintenant que les choses
sont claires, je croyais que...
Elle sentit sa gorge se serrer quand il fronça les
sourcils et s'écarta légèrement d'elle.
— Tu croyais quoi ? demanda-t-il. Qu'il suffisait de
t'excuser pour que tout soit comme avant ? Que je
redevienne ton amant dévoué, prêt à répondre à ton
signal ? C'est cela ? Rien de plus ?
Il lui prit les coudes et la tint devant lui, serrée comme
dans un étau.
— Et la prochaine fois, qu'est-ce qui se passe ?
Qu'est-ce qui se passe la prochaine fois qu'une femme
laisse un message sur mon répondeur ? Ou qu'elle se jette
à mon cou ? Hein ? Ce sera la même chose ? Est-ce que tu
me croiras si je t'affirme que ce n'est qu'une amie ou
auras-tu besoin de témoins pour t'assurer de ma bonne
foi?
Stupéfaite, Cécile ouvrait grand les yeux, incapable de
réagir, de se disculper. Jamais elle ne l'avait vu dans cet
état. Elle découvrait un homme blessé qui lui tenait tête.
Il la lâcha, ramassa sa veste qui avait glissé pendant
l'échange et se détourna d'elle.
— Qu'importe, après tout ? lança-t-il avant de passer
la porte.

D'un coup de pied rageur, Cécile repoussa les


couvertures et s'assit dans son lit, droite comme un i, les
mains à plat sur ses genoux remontés.
«Quel culot, ce mec ! s'exclama-t-elle à l'adresse du
mur d'en face. Qu'est-ce qu'il veut de plus ? »
Son visage se rembrunit encore davantage quand
aucune réponse ne lui parvint, évidemment.
« Qu'est-ce qui lui a pris ? s'interrogea-t-elle. Qu'est-
ce que j'ai bien pu dire pour provoquer sa colère ? »
Elle se repassait à n'en plus finir la conversation qu'ils
avaient eue et se demandait où elle avait « péché » pour
avoir mérité une telle algarade. Depuis le départ précipité
de Philip, elle retournait la situation dans tous les sens
sans en trouver la solution. Lui seul pouvait l'éclairer,
décida-t-elle.
Incapable de trouver le sommeil, elle se leva, enfila à
la hâte les vêtements de la veille sans prendre la peine de
passer de sous-vêtements et, les seins libres sous son T-
shirt, attrapa un pull. Encore pieds nus, elle se dirigea d'un
pas décidé vers la chambre de Jimmy.
— Jimmy ? appela-t-elle.
Comme il ne répondait pas, elle le secoua jusqu'à ce
qu'il roule sur le côté et ouvre des yeux ensommeillés.
— Qu'est-ce qu'y a ? dit-il, d'une voix indistincte.
Il se leva sur un coude et regarda sa mère, qui se mit
à arpenter la pièce nerveusement.
— Rien, dit-elle, sauf qu'il faut que je m'absente. Une
course à faire... Je te laisse la responsabilité de Jordy et
Sissy.
Jimmy leva les yeux vers le carré sombre de la fenêtre
où on ne voyait qu'une vague lueur de clair de lune et
s'étonna :
— Une course ? Il est quelle heure ?
— 3h5.
Jimmy se laissa retomber sur son oreiller et
s'exclama:
— 3 h 5 du matin et tu as une course à faire ? T'es pas
un peu folle ?
— Non, dit fermement Cécile. Ecoute-moi bien. Je
vais laisser un numéro de téléphone sur la porte du
réfrigérateur. S'il y a quoi que ce soit, tu m'appelles.
Compris ?
Elle vit qu'il avait refermé les yeux et cherchait à se
cacher la tête sous l'oreiller. Inquiète, elle demanda :
— Jimmy, tu m'entends.
— Oui, grommela-t-il.
— Tu m'appelles si tu as besoin de moi, d'accord ?
— D'accord.
Elle voulut s'assurer qu'il avait bien tout entendu,
souleva un coin de l'oreiller et dit :
— Où trouveras-tu le numéro de téléphone ?
— Sur le réfrigérateur, dit-il d'une voix étouffée.
Satisfaite, elle laissa retomber l'oreiller et quitta la pièce.
Jimmy entendit la porte de la cuisine se refermer et le
moteur de la jeep s'emballer. Comme d'hab', pensa-t-il,
blasé sur la façon de conduire de sa mère ! Alors,
seulement, il se leva et descendit dans la cuisine. Grâce à
l'éclairage du porche, il put lire le message qu'elle avait
laissé en évidence sur le réfrigérateur.
« En cas d'urgence : Chez Philip Coursey : 555 7869. »
Il martela de son poing le papier et s'exclama :
— Et, merde !
Puis, inspectant la pièce, il s'assura que personne ne
l'avait entendu. Il s'autorisa un second « Merde », moins
retentissant et ouvrit la porte du réfrigérateur. Puisqu'il
était réveillé, autant en profiter pour s'offrir un petit extra!
— Je le dirai !
Jimmy sursauta, se cogna la tête, réussit à s'extraire
et, refermant le réfrigérateur, avisa sa sœur, en chemise
de nuit, qui le regardait d'un air désapprobateur.
— Qu'est-ce que tu fais là, dit-il sévèrement. Tu
devrais être au lit.
— J'ai entendu du bruit et ça m'a réveillée, dit-elle.
Elle s'arrêta un instant et répéta très sérieusement :
— Je le dirai.
— Tu diras quoi ?
— Que je t'ai entendu dire des gros mots.
— Et alors ? Toi aussi, tu dirais des gros mots si tu
perdais ce que t'aimes le plus au monde.
L'expression de Sissy se fit de plus en plus
moralisatrice et elle dit :
— Jordy et toi, vous avez encore parié et tu as perdu.
C'est ça ?
— En plein dans le mille, ma petite !
— Qu'est-ce que tu as perdu ?
— Ma collection de photos de base-ball. Jordy, lui, il
avait parié son microscope.
— C'était pour quoi ?
— Que maman et Philip ne se raccommoderaient pas
avant au moins une semaine.
Elle ouvrit de grands yeux et se rapprocha de son
frère.
— Ils se sont... ra-ccom-mo-dés ? demanda-t-elle,
prenant son temps pour bien répéter le mot.
Il lui montra le mot sur le réfrigérateur.
— Elle vient de partir chez lui !
Un petit sourire vint éclairer le visage de Sissy.
— T'es sûr ?
— Oui, dit Jimmy, et ça veut dire que j'ai perdu mon
pari.
Il rouvrit le réfrigérateur et en sortit une part de pizza,
ajoutant, d'un air dégoûté :
— Ils auraient pas pu attendre le week-end, non ?
J'espère qu'il va la renvoyer vite fait, bien fait.
Sissy prit un air étonné :
— Je croyais que tu l'aimais bien, Philip ? dit-elle. Il
mordit dans la pizza et, la bouche pleine, admit :
— C'est vrai. Il est cool comme mec.
— Alors, pourquoi tu veux qu'il la renvoie ?
— Parce que si maman revient et que Jordy n'est pas
au courant pour cette nuit, je peux encore gagner mon
pari.
Il y avait de la menace dans l'air et Sissy comprit ce
que Jimmy attendait d'elle. Mais à l'idée que sa mère et
Philip pourraient rester fâchés, sa bouche se mit à
trembler et, d'une petite voix, elle dit :
— Moi je veux qu'ils soient ra-ccom-modés. J'aime
Philip.
Magnanime, Jimmy poussa l'assiette de pizza vers elle
et, du haut de ses dix ans, déclara :
—T'en fais pas, chouchou, ils vont se raccommoder.
C'est sûr. Ils sont faits l'un pour l'autre.
La petite fille prit une part de pizza, puis se lécha
délicatement les doigts et les essuya avec un morceau du
rouleau de papier. Quand elle eut fini, elle décocha à son
frère son regard le plus ensorcelant et dit avec un souri
malicieux :
— Je le dirai quand même.

En temps ordinaire, à 3 heures du matin, Philip


Course dormait. Mais, ce soir-là, il était parfaitement
réveillé, son retour de chez les Kingsley, il avait pris une
douche grignoté ce qui lui était tombé sous la main et
s'était enfoui sous la couette, appelant le sommeil de tous
ses vœux.
Malheureusement, le sommeil n'avait pas répondu à
l'appel et Philip désespérait de jamais s'endormir. Si bien
que la sonnette le surprit en train de ruminer ce qui s'était
passé dans le garage. La façon impérative et nerveuse
dont les tintements de la sonnette se succédaient portait
une signature. Il sentit ses tripes se nouer et se douta de
qui il allait trouver sur son seuil.
Il sourit quand il la vit, mais n'eut pas le temps de dire
un mot : un coup de poing bien appliqué le frappa à
l'estomac. Sous le choc, il se plia en deux et en eut le
souffle coupé.
— Okay, Coursey, gronda-t-elle, entrant sans y être
invitée.
Elle passa devant lui et claqua la porte. Elle lui fit face,
le menton levé, les mains sur les hanches, attendant qu'il
se redresse.
— Alors, on fait la gueule ? dit-elle. Qu'est-ce que tu
veux, Coursey ? Que je me traîne à tes pieds ? Que je te
demande pardon à genoux ?
Elle vira sur elle-même, fit quelques pas dans le hall et
revint en arrière.
— D'accord, dit-elle, les mains en l'air comme un
condamné qui demande grâce. Je te répète que je suis
désolée. Fichtrement désolée de ne pas t'avoir fait
confiance. Et foutument navrée de ne pas avoir écouté tes
explications.
Philip se redressa, la main sur l'estomac. Il pouvait de
nouveau respirer, mais ses yeux le brûlaient et il sentait la
colère s'emparer de lui. De plus, il se tenait sur ses gardes,
prêt à parer un mauvais coup si cette folle l'attaquait une
nouvelle fois.
Mais, à sa grande surprise, Cécile se laissa tomber par
terre et, à genoux devant lui, les mains jointes, en prière,
implora sa pitié.
— Monseigneur, voyez. Je viens à genoux requérir
votre indulgence et demander votre pardon.
Elle jouait, à s'y méprendre, la comédie du repentir.
— C'est ça que tu veux, Coursey ? interrogea-t-elle.
Est-ce que comme cela, ça te va ?
Il la regarda froidement, dédaigneux même, et laissa
tomber :
— Tu en es très loin.
Cécile s'assit sur ses talons, tête baissée, furieuse et
frustrée. S'être donné tout ce mal pour rien ! Avoir piétiné
son orgueil, s'être humiliée pour s'entendre dire que cela
ne comptait pas, c'en était trop. Epuisée par la tension des
dernières heures, et malheureuse de s'être trompée,
d'être repoussée par celui pour qui elle avait sacrifié son
amour-propre, elle eut le cœur serré et une larme d'amère
déception roula sur sa joue.
Toutefois, son abattement fut de courte durée.
Redressant la tête, elle dit :
— Je crois que j'ai une dernière excuse à te présenter.
— Ah, bon. Cette fois, c'est à propos de quoi ?
Elle ne réagit pas à l'ironie non déguisée, trop
absorbée par le sentiment de gâchis qui l'envahissait et la
détresse qu'elle sentait tout au fond d'elle-même. Elle
choisit la dérision et, ulcérée, dit :
— Pour m'être ridiculisée. Bêtement. On ne m'y
reprendra pas à faire des excuses !
Elle leva les yeux vers lui. Son visage était dans
l'ombre et elle ne distinguait qu'une silhouette. Elle-même
sentait le clair de lune sur son visage à travers les
panneaux vitrés qui encadraient la porte. Elle eut
l'impression d'être exposée aux regards, à son regard,
totalement démunie et sans défense. C'est cela, l'amour,
réalisa-t-elle, accablée. On se retrouve dépouillée de toute
protection. Les barrières que vous aviez si péniblement
dressées s'écroulent, et vous êtes à la merci de l'autre.
C'est alors qu'il vous écrase et se joue de vos sentiments.
Car, elle s'en rendait compte maintenant, trop tard :
elle l'aimait plus encore qu'elle ne l'imaginait. Elle tenait à
lui de tout son être et, par sa faute, elle l'avait perdu.
Lentement, elle se releva et, debout devant lui, les
poings fermés pour maîtriser le tremblement qui l'agitait,
elle annonça :
— Bon. Je crois que je ferais bien de rentrer chez moi.
Elle respira à fond, réussit à repousser les larmes qui lui
montaient aux yeux et lui tendit la main.
— Qu'en dis-tu, Coursey ? Amis ?
Elle retint son souffle dans l'attente d'une réponse qui
tardait à venir. Finalement, il repoussa sa main et dit :
— Pas dans ces conditions. Elle recula d'un pas
comme s'il l'avait frappée.
— Quoi ?
— Tu ne comprends pas ou tu ne veux pas
comprendre, dit-il un peu durement.
Il s'avança et son visage fut éclairé par la lune. Ses
yeux étaient sombres, emplis de colère et de larmes
contenues.
— Je t'aime, Cécile, continua-t-il. Je t'aime depuis le
premier instant.
Il la prit par les coudes et l'approcha de lui pour la
suite.
— Mais dis-toi bien que je ne passerai pas ma vie
avec une femme qui ne me fait pas confiance.
D'un seul coup, une bouffée d'espoir envahit Cécile :
tout n'était peut-être pas perdu.
— Mais, Phi-Philip, protesta-t-elle, je te fais confiance.
Elle bégayait un peu, dans sa hâte de rattraper sa gaffe, de
lui faire comprendre qu'elle avait changé d'avis du tout au
tout.
— Tu ne m'as pas écoutée ! Je t'ai dit combien je
m'en suis voulu quand Jack nous a dit qui était Amber. Je...
Elle ne put finir sa phrase pour la bonne raison que
Philip la secouait au point que sa tête oscilla de droite et
de gauche.
— Tu entends ce que tu es en train de dire ?
demanda-t-il d'un ton à vous glacer le sang dans les veines.
Oh, oui ! Tu m'as pardonné, compris, et tu me fais
confiance. Mais uniquement parce que Jack a confirmé ce
que moi, je t'avais déjà dit sans que tu veuilles seulement
m'écouter ! C'est cela que je ne veux pas. Je ne veux pas
de la confiance d'une femme ou de son amour si elle a
besoin de vérifier tous mes actes et tous mes dires
derrière mon dos.
Ses doigts s'enfonçaient dans la chair de Cécile
jusqu'à lui faire mal. Il ajouta :
— Ne comprends-tu pas que je veux ton amour, sans
au restriction ni condition, d'aucun ordre que ce soit ?
Elle le fixa, terrifiée par ce qu'il exigeait d'elle : un
amour inconditionnel. Impensable. C'était au-delà de ses
forces, au-delà de ses capacités.
— Je t'aime, Philip, fut tout ce qu'elle trouva à dire.
— Je t'aime, Cécile. C'était dit sur un ton égal,
dépourvu de toute émotion. Il attendait qu'elle réponde.
Elle ferma les yeux, consciente de ce qu'il voulait et qu'elle
ne se sentait pas en mesure de donner.
— C'est à cause de James ? souffla-t-il. Elle tenta de
chasser de son esprit les images qui lui revenaient à la
mémoire et se laissa attirer contre sa poitrine. Les lèvres
dans ses cheveux, il murmura :
— Je ne suis pas James, Cécile. Je ne ferai jamais rien
qui puisse te blesser.
La sincérité de sa voix, la tendresse transmise par ses
mains qui la soutenaient, la compréhension derrière les
mots, tout cela Cécile le sentait, et n'avait qu'une envie,
dire « oui » à tout ce qu'il voulait.
Toutefois, un sursaut d'honnêteté la poussa à
s'écarter de lui, à le regarder dans les yeux et à expliquer :
— Philip, je ne demande qu'à te croire. Je suis
persuadée que tu es le meilleur des hommes, honnête et
sincère. Malheureusement, j'ai entendu ces protestations
d'amour et de repentir tellement de fois que je ne peux
pas m'empêcher de douter. Je ne peux pas te promettre
de ne jamais me poser de questions.
Elle s'arrêta, respira à fond et reprit :
— Tout ce que je peux te promettre, c'est de venir
t'en parler et d'écouter ce que tu auras à dire, sans idées
préconçues.
Philip restait silencieux, et son visage ne trahissait
rien de ses sentiments. Cécile n'avait aucune idée de ce
qui lui passait par la tête.
Finalement, il demanda :
— Es-tu en train de me faire une proposition qui
pourrait nous conduire au mariage ?
Elle rit un peu nerveusement, réalisant pleinement les
conséquences de sa réponse. Elle prit son temps pour
répondre :
— Cela se pourrait, dit-elle. Qu'en penses-tu ? Il la prit
dans ses bras, la serra contre lui et dit :
— La réponse est « oui ». A condition qu'on mette
quelques petites choses au point.
Elle se détendit, heureuse d'avoir surmonté ses
démons intérieurs. Elle lui passa les bras autour du cou et
se sentit revivre. Avec un clin d'œil taquin, elle interrogea :
— Qu'est-ce que tu aimerais mettre au point entre
nous, Coursey ?
Il prit un air faussement menaçant pour dire :
— Mis à part ce à quoi tu penses, je te rappelle que je
m'appelle Philip et que je ne veux plus entendre de
docteur ou de Coursey ? Vu ?
Il la souleva de terre et se dirigea vers sa chambre
dont il repoussa la porte avec le pied. Là, il la laissa choir
sur le lit, s'installa au-dessus d'elle, une main de chaque
côté, et poursuivit :
— D'autre part, chaque fois que je le pourrai, je me
charge de faire la cuisine. Je suis navré de t'annoncer que,
dans ce domaine, tu es nulle. Elle rit :
— Tu m'en vois profondément attristée, acquiesça-t-
elle avec une grimace.
Il était tout contre elle, son visage à quelques
centimètres du sien, et Cécile se sentait bien.
— Je n'ai pas fini, poursuivit-il. A partir de
maintenant, c'est moi qui établis les règles.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais n'en fit rien
quand elle le vit froncer les sourcils et la foudroyer du
regard.
— Je te ferai la cour si j'en ai envie et quand j'en aurai
envie. Si je décide de te dire que je t'aime, tous les jours de
ma vie, ce sera comme je veux et pas autrement. Compris?
Elle qui croyait avoir découvert qu'elle l'aimait plus
que tout comprit qu'il n'y avait pas de limite et qu'elle
venait de franchir encore une étape. Combien d'autres
l'attendaient ? Son cœur se gonfla d'amour et de
reconnaissance envers celui qui lui insufflait une nouvelle
vie.
— Bien, monsieur, dit-elle, un sourire ému dans les
yeux.
— Pour terminer, enchaîna-t-il, nous aurons des
enfants, plein d'enfants pour compléter notre famille.
— Quoi ? Tu es sûr ?
— Sûr.
— Je pensais que...
Il couvrit sa bouche de ses lèvres et murmura :
— Arrête de penser, mon cœur. Chaque fois, tu
déclenches une catastrophe. Contente-toi de suivre tes
intuitions. Là, on sait où on va.
Elle lui mit les mains sur la poitrine, sentit son cœur
battre sous ses doigts et dit :
— Comme tu voudras, doc..., Philip.
Ses mains descendirent vers la taille et se glissèrent
sous l'élastique du short. Il tressaillit. Elle continua de
descendre, le prit dans sa main, sentit son souffle
s'accélérer et, incapable de résister à la tentation de le
taquiner, dit :
— Philip, je crois...
Il prit ses lèvres et, un rire dans la voix, suggéra :
— Embrasse-moi et ne dis rien, veux-tu ?

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