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Peggy MORELAND
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
THE BABY DOCTOR
Traduction française de
LUCY ALDWYN
HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Passions® est une marque déposée d'Harlequin S.A.
S'il n'avait tenu qu'à elle, Cécile aurait pris ses jambes
à son cou et se serait ruée hors de cet hôpital qu'elle
détestait, sans demander son reste.
Mais voilà ! Mélinda, sa meilleure amie — et associée
par ailleurs — était en train d'accoucher et il n'était pas
question pour elle de la laisser affronter seule une telle
épreuve.
Cécile resserra son emprise sur la main de Mélinda et
l'adjura :
— Respire. Souffle. Ne pousse pas.
Sous le coup de la douleur, la jeune femme se
redressa et, dans un souffle, rétorqua :
— Je voudrais t'y voir.
En même temps, elle essayait de libérer sa main de la
poigne de fer de son amie et grimaçait sous l'effet de la
contraction.
La sueur dégoulinait sur le visage de Cécile et lui
tombait dans les yeux. Sans lâcher la main qu'elle tenait
enfermée dans la sienne, elle s'essuya le front sur la
manche de son T-shirt. Elle-même avait déjà donné
naissance à trois enfants mais ne se souvenait pas d'avoir
autant souffert. Elle en était à se demander combien de
temps elle allait pouvoir supporter de voir Mélinda dans
cet état. C'était Jack qui aurait dû être là. Qu'est-ce qu'il
fabriquait ?
Elle s'employa à éponger le front de Mélinda comme
si ce simple geste suffirait à atténuer la douleur. Voyant le
visage de Mélinda se déformer sous l'effet d'une nouvelle
contraction, elle s'écria de nouveau :
— Respire. Ne pousse pas.
L'autre émit un grondement sarcastique et réussit à
dire :
— Je te déteste.
— Entendu, répliqua Cécile sur un ton désinvolte. Ne
te gêne pas.
Tant que Mélinda parlait, elle ne poussait pas et
c'était tout ce qui comptait.
— Mais si tu dois t'en prendre à quelqu'un, ce serait
plutôt à Jack. Tout cela, c'est de sa faute.
Tout en parlant, elle palpait le ventre démesurément
rebondi de son amie, essayant d'évaluer les progrès du
bébé et se demandant où diable se cachaient les
médecins. Cette femme était en train d'accoucher, bon
sang de bonsoir !
Peu à peu, la contraction diminua d'intensité, et elle
sentit l'abdomen se détendre. Elle relâcha la main qu'elle
avait serrée de toutes ses forces, et Mélinda se laissa
retomber sur les oreillers, épuisée. Les yeux au plafond, le
regard voilé, elle était aussi essoufflée que si elle avait
couru le marathon. Toutefois, elle laissa échapper un rire,
ce qui eut le don d'irriter Cécile.
— Qu'est-ce qui te fait rire? demanda-t-elle
sèchement.
— Toi, avoua Mélinda, repoussant les mèches de ses
cheveux trempés de sueur pour mieux voir son amie. Tu es
dans un état ! Prête à t'effondrer !
Mettant à profit ces quelques minutes de calme,
Cécile s'éloigna du lit et s'écroula effectivement sur la
chaise.
— Merci pour ta gratitude ! dit-elle, étendant les
jambes devant elle.
— Mais je te suis reconnaissante d'être là, ajouta
Mélinda.
— D'accord.
Elle s'exhortait au calme mais n'en pianotait pas
moins nerveusement sur le bras de la chaise, pestant
intérieurement contre les gens de l'hôpital tout entier qui
avaient toujours le don de disparaître alors qu'on avait un
besoin urgent de leur présence. N'étaient-ils pas censés
être là, à faire usage de leurs talents pour que tout se
passe pour le mieux ?
— Arrête de froncer les sourcils, dit encore Mélinda,
tu vas attraper des rides.
Cette remarque, parfaitement déplacée vu la
situation critique dans laquelle elle se trouvait, aurait pu
sortir de la bouche de la tante de Mélinda et Cécile ne put
s'empêcher de rire à son tour.
— Juste ciel ! On croirait entendre ta tante,
s'exclama-t-elle.
— Et pourquoi pas, dit Mélinda.
— Après tout..., dit Cécile.
La silhouette de la vieille demoiselle et son expression
perpétuellement pincée lui traversèrent l'esprit. La seule
chose, à ses yeux, qui faisait oublier ses manies de
célibataire, était qu'elle avait recueilli Mélinda. Et de cela,
Cécile lui serait éternellement reconnaissante.
Les deux rillettes étaient devenues amies depuis le
jour où, à douze ans, Mélinda était venue vivre chez sa
tante Hattie. Bien que de caractères totalement opposés,
elles étaient vite devenues inséparables. Un sourire se
dessina sur les lèvres de Cécile à l'évocation de leur
première rencontre. Elle s'était dissimulée dans les
branches du vieil orme qui séparait le jardin de ses parents
de celui de Hattie Pincey, la bien nommée, miss Bonnes
Manières, comme la surnommeraient plus tard les deux
filles. Elle avait épié Mélinda qui sortait dans le jardin,
vêtue d'une robe blanche en broderie anglaise, assortie de
socquettes blanches et de chaussures vernies ! Cécile, elle,
avait comme à son habitude enfilé un vieux jean, coupé
aux genoux, hérité de ses frères, un T-shirt informe, et elle
se promenait pieds nus. Il suffisait de regarder les deux
filles pour comprendre ce qu'il en était de leurs
tempéraments respectifs !
Cependant, en dépit de leurs différences, leur amitié
ne s'était jamais démentie au fil des années. Depuis six ans
maintenant, elles avaient même réuni leurs énergies pour
l'achat et la gestion d'une boutique de vêtements
d'enfants. Quelques années auparavant, Mélinda avait été
demoiselle d'honneur au mariage de Cécile, et elle était
devenue par la suite la marraine de ses trois enfants.
Cécile en avait fait autant pour le mariage de son amie et,
aujourd'hui, ce serait à son tour d'être la marraine de cet
enfant à naître.
Un cri la fit se précipiter au chevet du lit où Mélinda
s'efforçait de contrôler sa respiration. Les mains agrippées
au matelas, elle fermait les yeux sous l'emprise de la
douleur. Cécile lui prit une main dans les siennes, des
mains de joueuse de piano, longues et fines, qui se
resserrèrent comme un étau sur celle de Mélinda. Un coup
d'œil à sa montre et elle s'énerva. Deux minutes
seulement entre les contractions ! Où était donc ce fichu
médecin ?
— Respire, ma chérie. Ne te crispe pas.
Mélinda ouvrit les yeux et concentra son attention
sur la lampe du plafond. Peu à peu, sa respiration se fit
moins saccadée et elle se détendit.
Au même moment, la porte de la chambre s'ouvrit et,
du coin de l'œil, Cécile vit un homme en blouse verte faire
le tour du lit. Sans se presser, ses doigts se refermèrent sur
le poignet de Mélinda, et, d'un geste professionnel, il
chercha son pouls.
— Et comment va notre future Maman ? s'enquit-il
d'un ton décontracté.
Mélinda ouvrit la bouche pour répondre mais elle
n'en eut pas le temps : la douleur revenait, plus forte
encore. Cécile cria presque :
— Respire. Souffle.
Elle bouillait d'indignation. « Comment va notre
future Maman ? » Quel idiot ! Ne voyait-il pas qu'elle
souffrait comme une damnée ? Elle lança au médecin un
regard à le clouer sur place... s'il l'avait regardée. Mais,
penché vers la patiente, il était occupé à compter les
battements de son pouls et se concentrait sur le cadran de
la Rolex qu'il portait au poignet. Cécile ne voyait de lui que
le sommet de son crâne. Elle nota que le masque de
chirurgien avait laissé dans les cheveux — épais, d'une
belle couleur auburn — une ligne qui allait d'une oreille à
l'autre. Il avait tout du play-boy, décida-t-elle. Cheveux
courts, mains soignées. La peau sous la Rolex était plus
pâle. Elle se demanda si c'était sur un court de tennis ou
sur un terrain de golf qu'il prenait le temps de se faire
bronzer. Un de ces endroits où les médecins passent leur
temps libre, bien sûr.
Sa colère redoubla quand elle le vit, tranquillement,
noter sur la feuille au pied du lit le nombre de pulsations.
Leurs regards se croisèrent au-dessus du ventre déformé
de Mélinda. A ses yeux, il avait l'air beaucoup trop
décontracté et ne semblait pas prendre la mesure de la
situation. Elle qui avait passé toute sa vie à protéger son
amie, qui ne comptait plus le nombre de fois où elle s'était
portée à son secours, ni les bagarres qu'elle avait livrées et
remportées, aurait volontiers envoyé son poing dans la
figure de cet homme suffisant. Il avait intérêt à faire
quelque chose, et vite, pour soulager la jeune femme.
Au lieu de cela, il demanda :
— Vous êtes de la famille ?
— Non, mais...
— Alors, je vais vous demander de sortir pendant que
je l'examine.
— Mais...
Elle sentit les doigts de Mélinda l'agripper et vit son
visage se crisper de nouveau. Sans réfléchir, Cécile se
pencha en avant et attrapa le beau docteur par sa blouse.
Elle l'attira vers elle jusqu'à ce que leurs yeux soient à
quelques centimètres et gronda :
— Faites quelque chose, immédiatement ou je ne
réponds pas de moi ! Je...
— Oui ? interrogea-t-il, impassible. Vous ferez quoi ?
Cécile réalisa à ce moment qu'en dépit de son calme
apparent, il était aussi furieux qu'elle. Elle chercha
désespérément une réponse cinglante la plus désagréable
possible, mais Mélinda intervint d'une voix saccadée,
suggérant :
— Va prendre un café et ne t'inquiète pas. Tout ira
bien.
De mauvaise grâce, elle relâcha la main de la future
mère et, par la même occasion, la blouse du médecin. Elle
respira à fond, essuya les paumes de ses mains sur sa jupe
et s'efforça de retrouver son calme.
D'un ton à la fois rassurant à l'attention de son amie,
et menaçant, à l'attention de l'homme en vert, elle
déclara:
— Je reste derrière la porte, lu m'appelles si besoin
est.
En entendant ces mots, le médecin fronça les sourcils.
Satisfaite d'avoir été comprise, Cécile lui lança un dernier
regard glacial et, tournant sur elle-même, réussit à sortir
dignement de la pièce.
Une fois dans le couloir, elle crut que ses genoux
allaient se dérober sous elle. Son cœur battait à toute
allure et elle dut s'appuyer au mur pour ne pas s'écrouler.
Ses mains tremblaient tellement qu'elle aurait été
incapable de tenir un gobelet de café si elle en avait eu
envie. Mais cette simple idée lui donnait la nausée.
Comme elle détestait les médecins et les hôpitaux ! C'était
plus fort qu'elle. Et voir Mélinda aux mains de ces
incapables la mettait hors d'elle.
Elle mit toute son énergie à calmer les battements de
son cœur et fit quelques pas dans le couloir. L'odeur
caractéristique d'antiseptique lui soulevait le cœur. Elle en
voulait aux infirmières affairées qui passaient, échangeant
des secrets connus d'elles seules, mais qui, il n'y a pas si
longtemps, la concernaient. Seule son amitié pour Mélinda
l'avait forcée à remettre les pieds dans un endroit qu'elle
abhorrait.
— Cécile !
Elle sursauta et pivota sur ses talons : Jack sortait de
l'ascenseur. Elle courut vers lui, se jetant dans ses bras.
— Jack ! Te voilà ! Comme je suis heureuse !
s'exclama-t-elle, soulagée.
Il s'écarta d'elle et la tint à bout de bras pour voir son
visage. Inquiet, il demanda :
— Qu'est-ce qui se passe ? Des complications ?
— Non, le rassura-t-elle aussitôt. Je craignais
seulement que tu n'arrives pas à temps.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, dit-il. Où est-elle ?
Cécile l'entraînait déjà vers la chambre.
— Chambre 215. Le docteur est en train de l'examiner
et il m'a mise à la porte, prétextant que je n'étais pas de la
famille.
Le ton de sa voix disait la rancœur qu'elle n'avait pas
digérée. Avant qu'il entre, elle prit Jack aux épaules et
ordonna :
— Tu dis à ce foutu médecin de faire quelque chose
pour qu'elle souffre moins. D'accord ?
Une expression d'étonnement se peignit sur le visage
de Jack. Il lui rappela :
— Mélinda et moi avons décidé de laisser le bébé
venir naturellement, si cela était possible, bien sûr.
Cécile pinça les lèvres et dit :
— Très bien. Alors, vas-y et laisse-la souffrir sans rien
faire. Moi, je ne peux plus.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Croisant les bras
sur sa poitrine, elle lui tourna le dos.
Il posa une main rassurante sur son épaule et affirma:
— Ne t'inquiète pas. Je m'occupe d'elle.
Cécile prit sur elle, retint les larmes qui noyaient ses
yeux ; Jack aimait Mélinda, se rappela-t-elle et, depuis
deux ans maintenant, il faisait son bonheur. Sa place était
aux côtés de sa femme. Elle, n'avait plus qu'à attendre. Elle
lui pressa la main et le laissa aller.
— Je sais, Jack, dit-elle. Vas-y. Elle t'attend.
Il lâcha son épaule et elle entendit la porte de la
chambre s'ouvrir.
Une infirmière traversa le couloir, portant un plateau
chargé de pansements, flacons et autres menus ustensiles
médicaux. Elle lui jeta un regard, continua son chemin,
puis se retourna furtivement. Cécile vit qu'elle l'avait
reconnue à l'éclair qui traversa ses yeux et à l'expression
de compassion qui suivit.
Après avoir été pendant sept ans l'épouse du docteur
Kingsley, et sa veuve depuis trois ans, elle aurait dû être
habituée à cette réaction. La plupart de ceux qui avaient
connu son mari s'apitoyaient sur le sort de celle qui portait
son nom, et plus encore le personnel de l'hôpital qui avait
travaillé avec lui et l'avait côtoyé de... Près. Cécile estima
que l'infirmière qu'elle venait de croiser avait déjà été trop
figée, à l'époque, pour le goût de son mari ; toutefois, il
était évident qu'elle était au courant des frasques répétées
de James Kingsley.
Redressant la tête, elle fixa froidement l'infirmière qui
rougit et disparut dans la chambre derrière Jack, non sans
que Cécile n'ait entendu un gémissement s'échapper par la
porte entrebâillée. Elle se boucha les oreilles et se laissa
glisser le long du mur jusqu'à s'accroupir, se demandant
pourquoi cette idiote d'Eve n'avait pas su résister à l'attrait
de la pomme ! Et pourquoi fallait-il qu'à cause de cette
bêtise de rien du tout les femmes accouchent dans la
douleur jusqu'à la fin des temps. Alors que les hommes,
eux, faisaient les jolis cœurs, prenaient leur plaisir et, neuf
mois plus tard, se contentaient d'attendre en fumant leur
cigarette pendant que leur chère épouse souffrait mille
morts et plus !
La porte s'ouvrit, et Cécile se redressa pleine d'espoir.
Le docteur sortit et fit quelques pas dans le couloir. .
— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle, impatiente.
— Très bien. La dilatation est au maximum. Nous
l'emmenons en salle de travail, dit-il.
Cécile se dirigea vers la porte mais, d'une main ferme,
il l'arrêta.
— Vous ne pouvez pas entrer. L'infirmière est en train
de la préparer et Jack enfile sa tenue stérile.
La déception se peignit sur le visage de Cécile, et le
médecin se radoucit.
— Pourquoi n'allez-vous pas dans la salle d'attente ?
suggéra-t-il. Il n'y en a plus pour très longtemps
maintenant et vous y seriez plus à l'aise.
— D'accord, dit-elle d'un ton morne.
— Savez-vous où cela se trouve ?
— Non, mais je demanderai.
— Je vais vous y conduire.
Elle eut un regard vers la porte et demanda :
— Est-ce que vous ne devriez pas rester...
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il. Nous avons la
situation bien en main.
Il glissa une main sous son coude et l'éloigna de la
porte.
Il ajouta avec un petit rire :
— Jack n'en est pas à son coup d'essai. Et, si
nécessaire, je suis sûr qu'il pourrait accoucher Mélinda
sans problème.
Cécile s'arrêta net, sidérée. Jack ! Accoucher Mélinda!
Il était fou ou quoi ?
Il éclata de rire, lui tapota la main et se remit à
marcher, l'entraînant avec lui.
— Je plaisantais, dit-il. Je vous promets d'être là et de
ne pas oublier mes gants de base-ball pour la cérémonie.
Cette fois, Cécile sentit la colère la reprendre et, d'un
geste sec, elle dégagea son coude et s'écarta de lui. Ses
gants « le base-ball ! Juste ciel, l'heure n'était pas à la
plaisanterie. Son premier filleul était sur le point de venir
au monde, el ce soi-disant docteur, cet irresponsable,
parlait d'enfiler si ses gants de base-ball !
A la porte de la salle d'attente, il s'effaça pour la
laisser Passer. Elle lui lança un regard méfiant et se
retourna sur le seuil.
— Merci de m'avoir accompagnée, dit-elle.
Puis elle ajouta sur un ton égal, d'une voix basse et
menaçante.
— Prenez bien garde d'utiliser au mieux vos fameux
gants. Car, autrement, c'est à moi que vous aurez à faire.
Sur ces mots, elle pivota sur ses talons et lui ferma la
porte au nez. Il se retrouva planté dans le couloir et, sous
le coup de la surprise, fronça les sourcils.
— Est-ce que tu nous fais un prix, Phil, demanda Jack.
On doit avoir droit au tarif de groupe, non ?
Le docteur Philip Coursey rit, se débarrassa de ses
gants de chirurgien et donna une tape dans le dos de
l'heureux père.
— Toujours à l'affût de la bonne affaire, hein,
Brannan ? dit-il. Désolé, mon vieux. Mais, il n'y a pas
d'amitié qui tienne ! Tu vas devoir payer double !
Il contempla les deux petites têtes blotties au creux
des bras de Mélinda. Des jumelles ! Une échographie
aurait pu les avertir qu'elle attendait deux bébés au lieu
d'un. Mais comme la grossesse s'était déroulée
normalement, Mélinda avait insisté pour laisser la nature
faire son travail. Philip, lui, était d'accord, tant que la mère
et l'enfant n'étaient pas en danger. Maintenant, le résultat
était là !
D'un doigt, il caressa la main du bébé le plus proche,
et les petits doigts se refermèrent sur le sien. Tout doux,
minuscules, parfaitement formés. Sa gorge se contracta
sous l'emprise de l'émotion. Bien que cela fasse partie de
sa routine quotidienne, le miracle de la naissance
continuait de l'émerveiller et justifiait à ses yeux les dures
années d'études et le rythme infernal qu'impliquait le
métier d'obstétricien.
Il retira son doigt de la petite main et s'apprêta à
quitter la chambre : son travail était terminé.
Mélinda se tourna vers son mari.
— Jack, Cécile doit être folle d'inquiétude. Il faudrait
la prévenir.
L'heureux père eut un instant d'hésitation et, grâce à
sa longue expérience, Philip devina qu'il n'avait pas envie
de quitter sa femme et ses bébés nouveau-nés, même
pour un bref instant. Quatre fois déjà, son ami s'était
trouvé dans cette situation et, malgré cela, il le voyait aussi
ému que lors de la première naissance.
Il posa une main amicale sur l'épaule de Jack.
— Pas de problème. Je m'occupe de lui annoncer la
nouvelle. Toi, tu fais connaissance avec les nouveaux
membres du clan Brannan.
— Merci, dit Mélinda. Elle ajouta avec un sourire :
— Prépare-toi à la rattraper avant qu'elle ne
s'effondre. Je ne serais pas étonnée qu'elle s'évanouisse
en apprenant que nous avons des jumelles.
« La rattraper » ? Philip riait tout seul en se dirigeant
vers la salle d'attente. Il se rappelait sa plaisanterie sur ses
gants de base-ball et la colère de cette Cécile. Pourtant,
c'était une blague bien connue en salle d'obstétrique,
mais, qu'apparemment, elle n'avait pas appréciée ! Vu
l'hostilité Qu'elle lui avait manifestée, il était certain qu'elle
préférait s'affaler par terre plutôt que d'être « rattrapée »
par Ce médecin irresponsable qui, de son côté, serait peut-
être heureux de la regarder s'écrouler ! Qui sait ?
A vingt mètres de la salle d'attente, il entendit la voix
de la jeune femme qui s'énervait au téléphone.
— Non, rien. Je ne sais rien. Cela fait plus d'une heure
que j'arpente la salle d'attente sans aucune nouvelle.
Philip s'approcha et, jetant un œil dans la pièce, la vit
de dos, une main crispée sur le téléphone, l'autre tordant
nerveusement une mèche de ses cheveux pendant qu'une
jambe, croisée sur l'autre, se balançait à un rythme
saccadé.
Elle reprit :
— J'ai l'impression que le médecin est totalement
incompétent, à la limite du débile mental, et je me
demande bien pourquoi Mélinda l'a choisi.
Là, Philip dressa l'oreille et s'appuya contre le
chambranle, prêt à ne rien manquer du reste de la
conversation. Lors de leur première rencontre, il était
entièrement absorbé par sa patiente et l'accouchement
qui se préparait. Il n'avait pas prêté attention à la jeune
femme. Maintenant que tout s'était bien déroulé, qu'il
était rassuré sur le sort de la jeune mère et de ses bébés, il
prit le temps d'examiner la furie ambulante qui l'avait déjà
agressé.
« Une boule de nerfs, sous une apparence assez
séduisante », fut son appréciation de mâle revenu sur
terre. Il suivit des yeux le mouvement nerveux de la jambe
et remonta jusqu'à l'ourlet de la jupe qui dévoilait la
courbe d'une cuisse bronzée, pas désagréable à regarder.
Il continua son inspection par l'échancrure du T-shirt qui
laissait deviner une poitrine prometteuse et s'arrêta sur les
longs doigts entremêlés dans les cheveux. Il émanait d'elle
une sensualité naturelle, constata Philip, et il se demanda
si elle en était consciente.
— Je me moque qu'il ait déjà accouché sa première
femme, disait-elle à sa correspondante.
Elle se leva et fit les cent pas dans la pièce, triturant le
cordon du téléphone.
— Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi stupide, d'aussi
arrogant ! Qui plus est...
Son regard rencontra celui de Philip, et les mots
moururent sur ses lèvres. Elle pâlit, lâcha le téléphone qui
atterrit sur le sol et dit dans un murmure :
— Pourquoi vous ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Se rappelant l'avertissement de Mélinda, Philip
s'approcha d'elle, la prit par le coude et la fit asseoir sur
une chaise. Sans le quitter des yeux, elle s'y laissa tomber
pendant qu'une voix féminine s'inquiétait à l'autre bout du
fil :
— Cécile ? Que se passe-t-il ?
Philip perçut le ton alarmé de la voix. Il prit l'appareil,
s'assit près de Cécile et dit :
— Dr Coursey. Puis-je vous aider ?
Aussitôt, il reconnut la voix de la secrétaire de Jack et
continua :
— Bonjour, Liz. Cela fait longtemps qu'on ne s'est pas
vus.
Il regarda Cécile pendant qu'il écoutait la réponse de
Liz, et poursuivit :
— Non. Tout va bien. La mère et les bébés se portent
bien.
« Les bébés !» A ces mots, la pâleur de Cécile
s'accentua, et Philip crut qu'elle allait s'évanouir. Il mit la
main sur sa nuque et la força à se pencher en avant
jusqu'à ce que son front touche ses genoux.
— Oui, confirma-t-il dans le combiné. Vous avez bien
entendu. Deux.
— Deux ? dit Cécile d'une voix étouffée par ses
genoux.
Elle tenta de se dégager mais Philip, craignant qu'elle
ne se laisse tomber par terre plutôt que d'accepter son
aide, redoubla de vigilance et ne relâcha pas la pression
sur sa nuque.
— Des jumelles, dit-il encore. Ce qui devrait plaire aux
garçons. Ils voulaient une petite sœur. Leur vœu est
exaucé : ils en ont deux.
Après un petit silence, il reprit :
— Entendu. Je leur transmettrai. A bientôt, Liz.
Il se pencha par-dessus le dos courbé de Cécile pour
remettre en place le combiné, mais sans lâcher la jeune
lemme. Sous des dehors fragiles, il se rendait compte
qu'elle était capable de déployer une énergie farouche,
particulièrement sous l'emprise de la colère, comme
c'était le cas en ce moment même. Qui sait ce dont elle
serait capable s'il la libérait ? Il se baissa jusqu'à rencontrer
le regard furieux de deux yeux aussi bleus que des yeux de
nouveau-né. Il nota le petit nez retroussé et la masse des
cheveux qui ne cachait qu'à moitié les muscles tendus du
cou. Elle ne lui parut pas appartenir à la catégorie de ces
«belles » du Sud qui s'évanouissent pour un rien. A en
juger par la force qu'il était obligé de déployer pour la
maintenir en place, elle le faisait plutôt penser à un boxeur
professionnel qui n'aurait pas craint le coup de poing.
— Comment vous sentez-vous ? hasarda-t-il.
— J'irai parfaitement bien quand vous m'aurez laissé
reprendre une position normale, dit-elle dans un
grincement de ses dents serrées.
Si son regard avait pu le tuer, il n'aurait pas donné
cher de sa peau, réalisa-t-il. Il se rappela comment elle
l'avait empoigné par la blouse, lui enjoignant de faire son
métier, presto, s'il ne voulait pas encourir d'effroyable
représailles. A ce souvenir, il réprima un sourire et
expliqua :
— Mélinda tenait à ce que je vienne vous annoncer la
naissance des jumelles. ,
— C'est fait, rétorqua-t-elle. Si vous vouliez bien me
permettre de me redresser...
— Avez-vous tendance à vous évanouir ? s'enquit-il.
— Généralement, non. Mais si vous vous entêtez à
m'empêcher de respirer, cela ne saurait tarder.
Il évita de justesse le coude qu'elle pointait dans sa
direction et décida de prendre le risque de la laisser aller,
sinon pour sa sauvegarde à elle, du moins pour la sienne.
Elle se redressa vivement sur la chaise, un peu
comme l'élastique d'une fronde qui reprend sa taille
normale. Elle inspira à fond plusieurs fois, s'emplissant
goulûment les poumons, et son visage reprit des couleurs.
— Vous êtes fou ou quoi ? l'apostropha-t-elle.
— Non. Pourquoi ?
— Parce que vous vous conduisez comme un malade!
Elle se leva de sa chaise et traversa la pièce pour mettre le
plus de distance possible entre eux. Elle s'appuya au mur
et, croisant les bras, lui fit face. D'un air sévère,
comparable à celui d'un juge au tribunal, elle interrogea :
— Comment va Mélinda ?
Il imita sa posture, ce qui lui valut un autre regard
meurtrier, et répondit :
— Elle va bien.
— Et les bébés ?
— Pas très gros, mais en pleine forme.
Elle respira encore une fois et, feignant d'ignorer sa
présence, elle baissa la tête et s'absorba dans la
contemplation de ses chaussures, peu désireuse ou, peut-
être incapable, de .soutenir son regard. Il ne voyait que le
sommet de son crâne et, ainsi livré à lui-même, il eut tout
loisir de se demander s'ils s'étaient déjà rencontrés. Etant
donné qu'elle était la meilleure amie de Mélinda et lui le
presque frère de Jack, il était étrange que leurs chemins ne
se soient jamais croisés. D'autant plus que Mélinda lui
avait présenté la moitié au moins des filles en mal de mari
de la ville d'Edmund, Oklahoma.
Peut-être n'était-elle pas disponible, se dit-il et, sans
savoir pourquoi, cette idée le contraria. Il chercha à voir si
elle portait une alliance, mais sa main gauche n'était pas
visible.
— Vous détestez les hommes en général, ou c'est une
aversion particulière et spontanée à mon égard ?
demanda-t-il.
Elle releva brusquement la tête et pinça les lèvres,
des lèvres pleines qu'il avait trouvé particulièrement
attirantes l'instant d'avant.
— Je ne déteste pas les hommes, affirma-t-elle.
— On pourrait s'y tromper, croyez-moi ! ironisa-t-il.
Cécile se détacha du mur, vaguement honteuse de son
attitude et de sa faiblesse.
— Ce sont les médecins que je déteste.
Son regard fit le tour de la salle d'attente : murs
blancs, musique douce, lumières tamisées. Tout pour que
le visiteur se sente à l'aise. Elle eut un frisson et son nez se
fronça comme pour en chasser les odeurs d'antiseptique.
Tout cela lui donnait la chair de poule.
Elle ajouta :
— Je déteste aussi les hôpitaux.
— Cela fait longtemps ? demanda-t-il. Elle le regarda
de nouveau et interrogea :
— Vous êtes obstétricien ou psychiatre ?
— J'ai la double formation.
Elle leva les yeux au ciel avant de s'écrier :
— J'aurais dû m'en douter !
— Pourquoi ?
—Vous êtes tous les mêmes : des « monsieur Je-sais-
tout », les super, multi-spécialistes que rien n'arrête.
— Et c'est votre longue expérience du milieu médical
qui vous fait dire cela ?
— Comme vous dites ! Toute une vie !
Comme il montrait des signes d'étonnement, elle se
résigna à l'informer :
— Mon ex-mari était chirurgien.
Elle s'apprêta à poursuivre puis, d'un geste de la
main, elle en écarta l'idée comme si ces quelques mots
suffisaient à expliquer son aversion. Philip, lui, nageait
dans le brouillard, mai s il estima que ce n'était pas le
moment de demander des éclaircissements. Il s'aventura
tout juste à dire :
— Ex-mari ? Vous êtes divorcée ?
— Veuve, répliqua-t-elle.
Elle enfonça résolument les mains dans les poches de
mu veste, lui signifiant qu'elle ne souhaitait pas poursuivre
cette conversation.
Relevant le menton, les yeux brillants, trop brillants,
pensa-t-il, elle plaqua sur son visage un sourire de
circonstance et demanda :
— Quand allez-vous me permettre de voir Mélinda et
mes filleules ?
Il la regarda quelques instants en silence, conscient
de l éclair de souffrance qui était passé dans son regard, et
ne demanda ce qu'avait pu faire son ex-mari pour qu'elle
ont retienne un tel mépris à l'égard du corps médical dans
non ensemble. Lui qui aimait régler les problèmes, qui
avait passé une bonne partie de sa jeunesse à tirer les
autres des mauvais pas où ils s'étaient mis, mourait
d'envie d'en savoir plus et de lui venir en aide. « Elle ne t'a
rien demandé ! fut-il obligé de constater. Tu vois bien
qu'elle n'a pas l'intention «le s'épancher et de répondre à
tes questions ! »
Loin de renoncer, il se dit qu'il lui fallait du temps et,
après un coup d'œil à sa montre, répondit :
— Vous pourrez féliciter Mélinda d'ici un quart
d'heure-vingt minutes.
Voyant sa déception, il s'empressa d'ajouter :
— Mais les bébés doivent avoir rejoint la nursery.
Voulez-vous qu'on aille les voir en attendant ?
Le visage de Cécile s'illumina :
— On peut ?
— Bien sûr. Et si les infirmières font barrage, je ferai
acte d'autorité ou bien. J'userai de mon charme, ajouta-t-il
avec un sourire.
En l'espace d'une seconde, il vit son regard qui était
devenu presque chaleureux se charger d'une expression
résolument hostile. Elle leva les yeux au plafond, ignora le
bras qu'il lui proposait et, passant devant lui, assura :
— Je ne demande pas de traitement de faveur. Je me
contenterai de regarder à travers la vitre, comme tout le
monde.
Philip la suivit, perplexe. Cette bonne femme avait
des sautes d'humeur dignes d'une nouvelle accouchée !
Il lui emboîta le pas, bien décidé à ne pas la laisser
partir sans lui avoir extirpé le pourquoi de son aversion
pour le corps médical et, sinon, au moins... Son numéro de
téléphone.
2.