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Résumé

Eté 1849, Écosse.


Juchée sur un rocher surplombant le Glen Shee, la
vallée des Fées, Catriona MacConn assiste,
impuissante, à l'exode des paysans chassés par le comte
de Kildonan. Endetté, celui-ci a décidé de rentabiliser
ses terres des Highlands par l'élevage intensif de
moutons. Si le désespoir qu'il provoque le laisse
indifférent, en revanche, les protestations de son fils
Evan l'agacent.
Dix ans plus tard, Evan revient dans les Highlands
après avoir hérité du titre et des propriétés des
Kildonan à la mort de son père. Titulaire d'un diplôme
d'ingénieur, il s'est résolu à vendre ce qui reste des
biens familiaux. Lors d'une promenade, il tombe dans
un ravin et se blesse grièvement. Pris dans une tempête
de neige, il doit son salut au courage de Catriona, qui le
traîne dans une cabane où tous deux passent la nuit.
Mais aurait-elle pris ce risque si elle avait reconnu le
fils de l'infâme comte de Kildonan ?
Elle m'aime, elle ne m'aime pas...
Cette fierté des Highlands, c'est tout ce que je
possède

Je suis sur Cadderley Entre ruisseau et mer


Et parcours du regard ces collines dorées.
Qui mènent à l'éternité
Nulle trace d'où nous venons
Nulle trace de chansons à transmettre à notre
jeunesse
Noire langue se perd par appât du gain
Et la pluie du Sud nous entraîne au loin

Éternité, Dougie MacLean


Prologue

Été 1849, Écosse, nord-ouest des Highlands

Une centaine de Highlanders gravissaient d'un pas


lent le chemin de montagne sinueux. Certains allaient à
pied, des baluchons sur l'épaule ou des enfants dans les
bras, tandis que d'autres avaient pris place dans des
carrioles surchargées. Le soleil éclaboussait la vallée et
les versants couverts de bruyère, étincelait sur les
neiges éternelles des sommets, se réfléchissait dans les
eaux d'un lac. Personne n'avançait tête basse ou les
épaules courbées ; les hommes, les femmes et les
enfants contemplaient le paysage autour d'eux,
soucieux de ne rien perdre de la beauté du Glen Shee,
la vallée des Fées.
Catriona MacConn les observait du haut de la
pente escarpée. Elle croisa les bras comme si le geste
d'enserrer son cœur pouvait soulager sa douleur. Avec
un soupir, elle se tourna vers son frère, Finlay. Ce
dernier fixait la longue procession de personnes et de
carrioles en serrant les poings. Grand et bien découplé,
comme sa sœur cadette, les cheveux sombres,
contrairement à ceux de Catriona qui étaient auburn, il
portait un kilt et une courte jaquette, et l'on devinait à
ses jambes solides qu'il avait l'habitude d'arpenter les
collines.
La jeune fille mit la main en visière pour se
protéger du soleil et porta le regard vers un cavalier
immobile en retenant ses larmes. Sur son cheval noir,
le comte de Kildonan surveillait son intendant et ses
hommes qui chevauchaient parmi la longue colonne
pour inciter les gens à se hâter.
Un autre cavalier monté sur un cheval bai lancé au
galop le rejoignit et s'immobilisa abruptement auprès
de lui. Il gesticulait comme s'il était furieux. Catriona
ne reconnut pas l'homme aux cheveux foncés, mais sa
silhouette élégante, la coupe de sa redingote, son
aisance en selle et sa manière de s'adresser au comte
indiquaient qu'il était lui aussi un gentleman, peut-être
même un membre de la famille. Les deux hommes
semblaient se quereller.
— Qui est cet homme qui parle avec le comte de
Kildonan? demanda-t-elle. Il paraît fort agité.
— Je crois que c'est son fils, répondit Finlay. Lui
aussi s'appelle George Mackenzie. Tu ne te souviens
pas de lui parce que tu étais trop jeune à l'époque, mais
il habitait le château de Kildonan lorsqu'il était petit,
avant que la comtesse ne quitte son mari en emmenant
ses enfants.
— Mais si ! Je me rappelle un garçon timide aux
cheveux noirs qui aimait se promener seul dans les
collines. Je ne l'aurais pas reconnu, bien sûr.
— Il a été absent une dizaine d'années. Il habitait
les Lowlands avec sa mère. Mme Baird a raconté à
papa qu'il était revenu pour surveiller son héritage
parce que son père vend les terres et les fermages. À
écouter Mme Baird, qui travaille maintenant au
château, ces deux-là ne s'aiment pas.
— Ainsi, le fils ressemble au père. Peut-être se
disputent-ils pour savoir qui profitera le plus des
moutons qui parcourront bientôt les terres du comte,
remarqua-t-elle d'un air agacé. C'est une triste journée
lorsque les seigneurs des Highlands ne s'inquiètent plus
de la dignité de leurs gens ni du bien de la terre elle-
même.
— Ce n'était pas le cas autrefois, à l'époque des
chefs de clans, quand cette vallée appartenait aux
guerriers Mackenzie et à leurs familles. Les comtes de
Kildonan veillaient sur leurs gens comme s'il s'agissait
de leur propre famille.
— Rien ne sera jamais plus comme avant,
murmura-t-elle en suivant des yeux la longue
procession qui cheminait au pied de la colline où elle
se tenait avec Finlay.
Quelques femmes pleuraient. D'autres s'étaient
couvert la tête avec leurs châles écossais pour
manifester leur chagrin. Catriona sentit les larmes lui
piquer les yeux et sa gorge se noua. Beaucoup de ces
personnes étaient des amis et des parents des
MacConn.
— Si la vallée des Fées est vidée de ses habitants,
alors les daoine sith, les fées elles-mêmes, porteront le
deuil, déclara-t-elle. La féerie et les légendes de cet
endroit comme la beauté des montagnes s'en
ressentiront. Si l'on en croit Morag MacLeod, le
chagrin fera disparaître les fées.
— Les fées ont dû s'habituer aux expulsions,
répliqua sèchement Finlay. Depuis des décennies, des
milliers d'hommes et de femmes ont chassé de leurs
maisons des îles et des Highlands où leurs familles
vivaient depuis des générations.
— Alors prions pour qu'il s'agisse d'une des
dernières expulsions.
— Ce sera peut-être le cas. Le comte de Kildonan a
prévu de faire venir d'autres troupeaux de moutons, et
seulement une poignée d'Anglais et de Lowlanders
pour s'en occuper. Il prétend que c'est plus rentable que
de conserver une centaine de Highlanders sur les
mêmes terres. Le restant du domaine sera transformé
en réserve de chasse et mis en location.
Son visage fermé trahissait son amertume.
— Qu'arrivera-t-il aux légendes et aux chansons de
cette vallée? soupira-t-elle. J'aimerais pouvoir
préserver toute cette sagesse et cette magie pour les
générations futures. Avec ces gens, c'est aussi notre
culture qui s'en va. Comme j'aimerais sauvegarder la
vallée, les terres, les habitants, l'héritage... Mais bien
sûr, je rêve, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Je ne
suis que la fille d'un pasteur qui perd la plupart de ses
paroissiens aujourd'hui.
Finlay lui entoura les épaules du bras.
— Parfois, un rêve suffit. Si nous le laissons
grandir, il deviendra une forteresse.
Il contempla les montagnes, de l'autre côté de la
vallée, dont les sommets enneigés scintillaient au
soleil.
— Si j'en avais le pouvoir, poursuivit-il, je
sauverais ces gens et je les ramènerais chez eux. Si
notre frère Donald avait vécu, il aurait tout fait pour
empêcher ce désastre.
Catriona pensa au beau et courageux Donald qui
était mort quelques années auparavant.
— Si notre père avait été fermier au lieu d'être le
pasteur de Glenachan, nous serions nous aussi du
voyage. Et ni toi, ni Donald, ni même papa n'y pourriez
rien.
Une soudaine rafale de vent gonfla sa jupe et son
châle en tartan. Sa natte se dénoua et sa chevelure se
déploya, telle une flamme celte rouge et or. Elle la
repoussa et demeura droite et silencieuse, habitée par
un sentiment tragique.
Les lamentations reprirent et Catriona aperçut une
vieille femme qui brandissait les mains vers le ciel. Le
son plaintif se répercuta entre les collines et bientôt
d'autres femmes y mêlèrent leurs voix, le transformant
en chant. L'écho multiplia les sons, comme si les
montagnes elles-mêmes pleuraient.
La poignante beauté de la mélodie serra le cœur de
Catriona. Elle aimait ces chants traditionnels et n'osait
imaginer ce qui se passerait lorsqu'ils auraient disparu.
— Les collines pleurent, dit Finlay. Regarde les
ruisseaux qui coulent le long des pentes telles des
vallées de larmes.
Catriona saisit la main de son frère et se mit à
chanter à son tour, doucement d'abord, puis de plus en
plus fort. La chanson était un tuireadh, une lamentation
que les femmes des Highlands chantaient lors des
processions funéraires.
Où irons-nous porter nos prières
Quand nous aurons faim dans les collines ?
Où irons-nous nous réchauffer
Quand le froid glacera nos os ?
Hiri uam, hiri uam...

Les paupières closes, Catriona laissa la musique


des mots envahir son âme.

— Père, écoutez-moi, je vous en supplie, implora


George Evan Mackenzie, vicomte de Glendevon. Ce
n'est pas ainsi qu'un chef de clan des Highlands veille
sur son peuple.
— Fiche-moi la paix avec les coutumes! rétorqua
le comte.
C'était un homme imposant, à l'allure austère, les
cheveux et le costume d'une même couleur d'étain.
— Monsieur Grant, veillez à ce que ces
retardataires se dépêchent, sinon nous y passerons la
journée, ordonna-t-il à son intendant. Ils doivent
atteindre la côte avant la tombée de la nuit, camper sur
les quais et embarquer sur les bateaux à bestiaux
demain matin.
— Des bateaux à bestiaux! s'emporta Evan si
violemment que son cheval fit un écart.
— Oui. Certains d'entre eux partent pour le
Canada. Les autres chercheront du travail à Glasgow.
— Quel genre de travail? La plupart d'entre eux
n'ont jamais été en ville, sans parler d'un pays étranger.
Ils ne connaissent rien d'autre que ces collines et le
mode de vie qui perdure ici depuis des siècles.
— C'est bien là le problème. Cette société stagne.
Ce sont des paresseux qui se promènent sur les collines
en veillant sur leurs modestes troupeaux, leurs
modestes récoltes, leurs modestes travaux. Ils n'ont
aucune ambition, aucun talent. Ils ne savent que tisser,
garder des moutons et raconter des histoires. En restant
ici, ils n'apprendront jamais rien de nouveau. Loin de la
vallée, en revanche, ils évolueront. Nous leur rendons
service en les obligeant à partir.
— Vous leur rendez service ! Les pauvres au
ventre vide qui remplissent les villes seraient ravis
d'apprendre que c'est pour leur bien. Ces gens-là sont
des Highlanders, vigoureux et fiers, ils sont heureux
dans cette vallée. Leur terre et leur famille comptent
plus que tout à leurs yeux. Les chasser de ces collines
et les séparer de leurs proches équivalent à leur ôter
leur âme.
— Leur âme de Highlander ne leur est d'aucune
utilité! Quand j'ai accepté que tu viennes passer
quelque temps dans le Nord après ton dernier trimestre
à l'université, je ne m'attendais pas que tu
recommences à débiter toutes ces sornettes. C'est
agaçant, à la fin, de t'entendre sans cesse prétendre
«sauver le peuple»! C'est moi qui le sauve en le forçant
à rompre avec cette existence arriérée pour affronter
une autre vie.
— Vous faites seulement preuve d'arrogance et de
cupidité, répliqua Evan. J'espérais que vous aviez
changé depuis que maman vous avait quitté en nous
emmenant Jane et moi; que vous aviez compris,
comme ces Highlanders, que seuls importent la famille
et la terre. Hélas, je constate qu'il n'en est rien ! Vous
détruisez ce que vous pourriez sauver, conclut-il.
— Continue à parler comme une vieille matrone et
je donne ton héritage à ta sœur! Elle au moins me
respecte.
— Moi aussi, je vous respectais autrefois, père.
Quant à l'héritage, il n'en restera pas grand-chose. Cent
mille moutons et des collines ravagées si vous videz
cette vallée de son bien le plus précieux, ses habitants
et sa culture, afin de vendre les terres pour faire du
profit.
Le cœur battant à grands coups, Evan parcourut du
regard le splendide paysage, puis le cortège des
hommes dont les visages reflétaient la même force et la
même fierté. Depuis l'enfance, il adorait le Glen Shee
et ressentait un besoin profond de le protéger. Dès son
arrivée, quelques jours auparavant, il avait renoué avec
l'attachement profond qu'il éprouvait pour Kildonan.
Il n'avait pas le pouvoir d'empêcher son père de
mettre ses décisions à exécution. Les expulsions se
multipliaient dans les Highlands écossais pour des
raisons économiques, mais Evan se fichait du profit ou
du progrès quand ceux-ci signifiaient la perte de toute
dignité humaine, il était trop attaché à cette terre et à
ses habitants. Lorsque sa mère avait quitté son père, il
avait vécu cela comme un arrachement, aussi savait-il
ce que ces gens ressentaient.
— Je rembourse des dettes pour que tu aies un
héritage important, déclara son père. Je vais constituer
une véritable fortune grâce aux moutons, et le jour
viendra où tu me remercieras d'avoir pris une telle
décision.
— Je ne vois là aucun motif de satisfaction.
— Pourtant, ils ne manquent pas. Les expulsions
semblent cruelles, mais ces gens finiront par y trouver
leur compte, de même que nous. Ils vivent comme des
sauvages, utilisent des centaines d'acres pour de
maigres récoltes et à peine une centaine de moutons.
Bientôt, la productivité de cette vallée va augmenter. Il
y aura des moutons par milliers, assez de laine pour
vêtir tout le continent, et cela ne nécessitera la présence
que de quelques hommes compétents.
— Laissez au moins ces gens garder vos troupeaux.
— Je le ferais volontiers, mais ils préfèrent se
promener dans les collines ou rester au coin du feu à
raconter des histoires. J'ai besoin d'hommes efficaces
pour compter les moutons, les marquer, les emmener
de prairie en prairie, les rassembler au printemps, les
tondre, préparer la laine et la vendre.
— Les Highlanders pourraient s'en charger, insista
Evan. Vous demandez qu'on vous respecte, père, alors
que vous ne les respectez pas.
— Quinze hommes originaires des Lowlands
feront le travail de deux cents Highlanders paresseux.
Bon sang, qu'est-ce que c'est que ces cris ? Ça flanque
la chair de poule.
— C'est un chant funèbre, expliqua Evan qui, en
dehors du fait qu'il comprenait un peu le gaélique,
savait reconnaître le chagrin quand il l'entendait.
— Je ne serai pas mécontent de quitter cet endroit,
déclara Kildonan. Dès que les troupeaux et les bergers
seront installés, je confierai la propriété à M. Grant. Je
reviendrai régulièrement pour chasser et pêcher, mais
je ne me vois plus habiter ici toute l'année. Ces
montagnes me hantent. Je n'arrive pas à dormir.
— Alors vous avez tout de même une conscience.
— Je n'apprécie pas que mon propre fils me
sermonne. Retourne à Édimbourg construire des ponts,
ou Dieu sait quoi. Ingénieur n'est pas une occupation
digne d'un pair du royaume, mais fais comme bon te
semble. Cela dit, à t'entendre pontifier depuis ton
retour, tu aurais dû choisir la prêtrise.
— J'aurais dû étudier le droit. J'aurais peut-être
trouvé un moyen d'empêcher ceci.
— Pars avant que je ne te déshérite! vitupéra le
comte. J'espérais que tu comprendrais, mais tu
possèdes cet idéalisme entêté de la jeunesse, et tu
refuses d'entendre raison. Si tu n'es pas content, je ne te
retiens pas.
En proie à la colère et au chagrin, Evan fit volter
son cheval avant même que son père eût terminé sa
tirade. La plainte des femmes trouvait un écho en lui
tandis qu'il chevauchait auprès de la colonne de
Highlanders.
Il n'osait croiser leur regard, aurait voulu s'excuser,
empêcher ce drame, mais il était impuissant. Il avait
honte d'être l'héritier de celui qui infligeait un sort
pareil à ceux qu'il était censé protéger.
Evan était revenu au château de Kildonan dans
l'espoir de retrouver un peu de ce bonheur qui avait
marqué son enfance. Il croyait possible de discuter
avec son père maintenant qu'il était un homme. Mais ce
dernier se moquait de l'opinion d'un futur ingénieur. Il
ne s'intéressait qu'à lui-même et au profit.
Alors qu'Evan s'éloignait au petit galop, une
nouvelle voix se mêla au chœur des lamentations; une
voix si claire et si pure qu'il en frissonna.
Spontanément, il leva les yeux vers le sommet de la
colline.
Une superbe jeune fille se tenait debout au milieu
des bruyères. Drapée dans un châle écossais, elle était
mince et élancée, et ses cheveux auburn flouaient au
vent telle une bannière. Un jeune homme était près
d'elle. Tous deux ressemblaient à des dieux celtiques,
incarnation de la beauté de la vallée, et Evan se
demanda un instant s'il ne s'agissait pas d'un mirage.
Ce chant était si émouvant qu'Evan immobilisa sa
monture pour l'écouter. La jeune fille semblait brûler
d'un feu intérieur, et d'autres s'arrêtèrent pour la
contempler. Le vieux comte lui-même ne put
s'empêcher de tourner les yeux vers la fine silhouette.
Lorsque l'inconnue se tut, Evan laissa échapper un
soupir. Si poignante qu'elle fût, sa voix n'était pas celle
d'une vaincue, songea-t-il. Et cela lui mit un peu de
baume au cœur tandis qu'il s'éloignait, sachant que,
désormais, il ne pourrait plus revenir la tête haute à
Kildonan ni au Glen Shee.
1

Novembre 1859, Écosse, nord-ouest des Highlands

Accroché à la façade rocheuse, les doigts glissés


dans d'étroites fissures, les pieds calés sur un rebord de
quelques centimètres, Evan Mackenzie, vicomte de
Glendevon et depuis peu comte de Kildonan, inspir
profondément. Il posa le front sur son bras tendu et
réfléchit.
Il se trouvait seul, à flanc de montagne, à la merci
d'un vent froid et d'un brouillard opaque. La pluie
rendait la roche glissante, et son compagnon de cordée
avait disparu depuis plus d'une demi-heure. Le moindre
faux pas, et c'était la chute assurée.
Ce qu'il méritait, songea-t-il avec ironie, puisqu'il
avait rompu son vœu de ne jamais revenir. Après avoir
passé des années loin de Kildonan et du Glen Shee, il
avait succombé à l'appel irrésistible des montagnes.
Son père était mort lors d'un accident de chasse,
quelques mois auparavant, et Evan avait enfin jugé
nécessaire, sinon inévitable, de retourner dans le Nord.
Il baissa les yeux. Un nuage blanc entourait la
montagne, si bien qu'il avait l'impression du flotter
dans les airs. Une pensée qui le rapprochait un peu trop
des anges à son goût.
— Fitz ! cria-t-il. Arthur Fitzgibbon ! Où diable es-
tu passé?
Seul l'écho lui répondit.
Il écouta le sifflement du vent. Il n'avait rien
entendu de suspect, pas le moindre cri de détresse.
Aussi Evan était-il convaincu que le Pr Fitzgibbon, qui
n'aimait pas faire de l'escalade dans le brouillard et la
pluie, était tranquillement redescendu dans la vallée, et
ce bien qu'ils se soient promis de conquérir au moins
un sommet dans la journée si le temps le permettait.
Plus jeune et plus vigoureux, Evan avait pris les
devants. Puis Fitzgibbon l'avait averti qu'il voulait
redescendre, et Evan avait répondu qu'il souhaitait
continuer un peu. Pris dans le brouillard et la pluie, il
n'avait pas remarqué à quel moment son compagnon
lui avait fait faux bond.
Sans doute Fitz était-il rentré au château, poussé
par la pensée du feu de cheminée et du verre de whisky
qui l'y attendaient. C'était un brave homme, mais qui
n'avait pas l'esprit pratique. Son cerveau était
probablement encombré de considérations géologiques.
Il avait certainement regretté de n'avoir pas pu
atteindre le sommet choisi, mais il tenait pour acquis
qu'Evan se débrouillerait très bien sans lui.
Ce dernier étudia l'endroit où il se trouvait. La
façade rocheuse était composée de gneiss noir strié de
cristal blanc tel le dos d'un zèbre. La fine couche de
verglas rendait la situation périlleuse. Il sortit un piolet
de son sac à dos, trouva une prise et reprit son
ascension.
Le froid lui pinçait les mains et les pieds, et la faim
lui creusait l'estomac. Comment en vouloir à Arthur
d'avoir déclaré forfait?
Evan n'était pas homme à privilégier le confort. Il
aimait les défis, mais celui-ci se révélait plus risqué
que prévu.
Il se sentait terriblement seul, cramponné à cette
montagne tel Jack au géant assoupi. Qu'il continue à
avancer ou qu'il redescende, le danger était le même.
Il était revenu à Kildonan pour régler des affaires
concernant sa propriété et se mesurer aux montagnes
de son enfance. Bien qu'elles fussent beaucoup moins
élevées que les Alpes, et bien moins belles, leur
majesté, cette force primitive qui émanait d'elles lui
inspirait un profond sentiment d'humilité.
Il souffla sur ses doigts gourds, il n'aimait pas
porter de gants, trouva une nouvelle prise et se hissa un
peu plus haut. La corde nouée autour de sa taille et
passée dans un piton le rassurait un peu. Pour l'instant,
la montée était plus aisée que la descente. Au moins, la
visibilité était un peu meilleure. Dès qu'il trouverait un
endroit sûr, il se reposerait et attendrait que le
brouillard se lève. Puis il rebrousserait chemin.
Déterminé, le visage grave, il continua à grimper. Il
savait qu'il avait atteint le passage le plus ardu de
l'escalade. Jusqu'à présent, l'ascension avait été plutôt
facile, en dépit de quelques prises délicates. La journée
avait débuté avec de la brume et un peu de pluie, rien
de bien méchant, en somme. S'il avait pu prévoir que le
temps changerait si dramatiquement, il ne se serait
jamais attaqué à cette façade rocheuse.
Il tira sur la corde attachée autour de sa taille et
sentit la résistance du piton accroché au-dessus de lui.
Alors qu'il cherchait un point d'appui, ses doigts ne
rencontrèrent que de la neige.
Pour éviter de céder à la peur qui commençait à le
gagner, il se concentra sur chacun de ses gestes. La
pluie et le froid s'étaient intensifiés, et il avait de plus
en plus de mal à trouver des fissures dans la roche. À
travers une trouée de brouillard, il découvrit des pics
enneigés et comprit qu'il se trouvait plus haut qu'il ne
le croyait.
Soudain, une rafale de vent plus forte que les autres
le déséquilibra. Il lâcha prise, glissa sur quelques
mètres, mais la corde le retint. Avec peine, il reprit son
ascension.
Alors qu'il venait de retirer le piton et cherchait une
autre prise, il fit un faux mouvement et dérapa de
nouveau. Hélas, cette fois, rien ne le retenait. La paroi
était inclinée, et il essaya d'arrêter sa chute. En vain. Le
poids de son corps l'entraînait de plus en plus vite. Il
eut la certitude qu'il allait être propulsé dans le vide
avant de s'écraser en contrebas.
Lorsqu’arriva le moment redouté, la panique fut
remplacée par un sentiment de félicité inattendu.
C'était peut-être mieux ainsi. Résigné, il s'abandonna à
la chute.
Quelques instants plus lard, il percuta brutalement
un surplomb rocheux.

— C'est une longue marche pour rentrer chez toi,


Catriona. Tu risques d'être surprise par la tempête,
marmonna Morag MacLeod en ajustant son châle sur
sa tête afin de se protéger de la pluie.
Elle contempla d'un air dubitatif la vallée noyée
dans la brume.
— Tu devrais passer la nuit ici.
— Merci, Morag, mais un peu de pluie ne me fait
pas peur, répondit Catriona. Mon père et mon frère
m'attendent pour le souper. Je ferais mieux de me
dépêcher.
— Laisse donc ta tante, cette vieille sorcière, s'en
occuper, pour une fois ! Et il y a la cuisinière, à moins
qu'elle ne soit partie plus tôt à cause du mauvais temps.
Tu te fatigues trop. La sœur de ton père te traite comme
une domestique, ce n'est pas juste. Prétendre que tu es
un laideron... C'est ridicule! À force de te dévouer au
bien-être de la famille, tu en oublies ton propre
bonheur. D'autant que tu n'es pas laide, ajouta-t-elle en
l'observant d'un regard aigu.
— Je suis loin d'être une beauté, répliqua Catriona
en soulevant le lourd panier.
Morag et elle avaient achevé leur randonnée
hebdomadaire dans les collines, collectant les
vêlements tricotés par les femmes qui habitaient les
fermes les plus à l'écart, pour les redistribuer aux
régiments des Highlands.
— Qui voudrait m'épouser? Je suis trop grande et
mes cheveux sont trop roux. Du reste, aider mon père
et diriger la maisonnée ne me déplaît pas. En tout cas,
j'essaie de m'en contenter. Quant à tante Judith, elle
n'habite avec nous que depuis qu'elle est veuve.
— Et elle n'a pas l'intention de repartir, crois-moi,
maugréa Morag. Puisque tu tiens à rentrer chez toi, ne
tarde pas. Ces nuages ne me disent rien qui vaille. Si
j'en crois mes vieux os, je ne serais pas étonnée que
nous ayons de la neige ce soir.
Elle fit quelques pas avec Catriona.
— Chante donc la nouvelle chanson que je t'ai
apprise aujourd'hui, reprit-elle.
Catriona s'exécuta. La pluie fine lui caressait les
joues. La mélodie était facile à retenir, mais elle avait
du mal à se souvenir des paroles.
La vieille femme joignit sa voix rauque à la voix
claire de Catriona, lui offrant un joli contrepoint.
— C'est bien, déclara-t-elle, satisfaite. Est-ce que
tu vas aussi écrire cette chanson avec ces étranges
symboles qu'on t'a appris à Édimbourg?
— Les notes de musique? Bien sûr. J'ai écrit toutes
les chansons que j'ai apprises au cours des années. J'en
ai plus de cent trente. J'espère que Flora MacLeod sera
heureuse... Est-ce que tu as dit à mère Flora que je
voulais la rencontrer pour apprendre quelques-unes de
ses chansons ?
— Je le lui ai dit, à cette vieille folle, grommela
Morag.
— C'est ta grand-mère, protesta Catriona en riant.
— Celle de mon mari plutôt. Elle prétend qu'elle
est centenaire, mais j'en doute. Elle raconte n'importe
quoi. Elle prétend que ce sont les fées qui lui ont appris
ces chansons quand elle était jeune.
— Qu'elle dise la vérité ou pas, elle est étonnante.
Ni toi ni moi ne connaîtrons jamais autant de chansons
qu'elle. Ma mère a appris à chanter avec elle, et
j'aimerais faire de même. Je recueille les chansons
gaéliques de tous les Highlanders qui acceptent de
chanter pour moi, mais les plus belles viennent de toi,
bien sûr.
— Je t'ai appris tout ce que je sais, fit Morag en
haussant les épaules. Mère Flora connaît des ballades
qui disparaîtront avec elle. Tu fais du bon travail,
Catriona MacConn, en sauvant ces vieilles chansons de
l'oubli.
— Ma mère avait commencé avant moi, mais elle
est morte avant d'avoir pu achever sa lâche. Je le fais
pour elle, et pour sauvegarder la culture qui est en train
de disparaître de cette vallée. J'espère seulement que
mère Flora acceptera de chanter pour moi.
— Elle se souvient de ta mère. En outre, ta voix
plairait aux fées elles-mêmes, elle ne peut donc pas
déplaire à cette vieille bique...
— C'est trop tard pour aujourd'hui, dit Catriona en
observant le brouillard qui drapait les sommets
enneigés.
Morag leva la tête.
— J'ai un mauvais pressentiment... Tu devrais
rester avec nous, ce soir. Les pierres du pont des fées
risquent d'être glissantes et dangereuses.
— Ne t'inquiète pas, tout ira bien. J'aime marcher
dans les collines et la pluie ne me dérange pas. Quant
au pont, tu sais bien que toi et moi, nous le
franchissons comme des cabris !
Avec un rire, Catriona étreignit son amie. Elle
ajusta son châle d'un geste maternel, bien que Morag
eût plus de soixante-dix ans.
— Laisse-moi au moins le panier, afin d'éviter de
mouiller les affaires, fit cette dernière en le lui prenant
des mains. Retrouvons-nous mercredi, près du pont.
Nous irons rendre visite à mère Flora. Et qui sait ? Ton
frère aura peut-être une bonne nouvelle pour moi.
— Concernant ta famille? fit Catriona d'un air
désolé. Je l'ignore, Morag. Il a essayé de la retrouver. Il
s'est même rendu à Glasgow, sans résultat pour
l'instant. As-tu dit à mère Flora que Finlay recherche
aussi sa famille ?
— Pas encore. Dix ans, c'est long. Certains sont
partis très loin. Je vais continuer à patienter et à
espérer. Je sais que ton frère a récemment ramené des
MacGillechallum dans leur ferme, sur les pentes du
Beinn Alligin, ajouta-t-elle en baissant la voix, comme
si les collines pouvaient l'entendre. Angus
MacGillechallum surveille les moutons. Personne n'est
au courant, excepté quelques-uns d'entre nous qui ne
parleront pas de toute façon.
— Tant que le nouveau comte reste au loin, Finlay
peut faire travailler qui il veut sur le domaine. Je suis si
contente qu'il ait été nommé intendant. Il est si attaché
à cet endroit et à ses habitants.
— Le nouveau comte ne sait rien, assura Morag.
De toute façon, il ne songe qu'à s'enrichir grâce à la
vente de la laine de Kildonan.
— Tant mieux. Cela nous permet d'agir à notre
guise.
— Va, Catriona. Rentre vile chez toi, la pressa
Morag.
La jeune fille emprunta le large chemin qui
serpentait parmi les pins accrochés au flanc de la
montagne. Il était envahi de mauvaises herbes car
aucun troupeau ne l'empruntait plus, bien qu'elle vît de
nombreux moutons et quelques chèvres sauvages qui
broutaient tranquillement sans se soucier de la pluie.
Des nuages noirs menaçants encombraient le ciel,
et la pluie était devenue glaciale si bien que Catriona se
demanda si elle n'aurait pas dû accepter l'invitation de
Morag. La descente était si glissante qu'elle préféra
éviter le vieux pont de pierre et continuer à suivre le
chemin, quitte à perdre un peu de temps.
Elle resserra son châle autour de ses épaules et
accéléra le pas, car le manoir de Glenachan, la demeure
de son père, se trouvait encore à plusieurs kilomètres.
Evan ouvrit les yeux. Au-dessus de lui, la paroi se
dressait, formidable, et il comprit qu'il avait eu la
chance de tomber sur une avancée rocheuse recouverte
de mousse. Il respirait avec difficulté et avait mal au
crâne. Il essaya de remuer. Apparemment, il n'avait
rien de cassé. Il avait toujours son sac à dos, et la corde
autour de la taille, mais il avait perdu son piolet.
Il ne lui restait plus qu'à se relever et à marcher. Il
pensait pouvoir retrouver le chemin que suivait le
bétail pour regagner la vallée. Avec un faible
gémissement, il se redressa, dénoua la corde qu'il glissa
dans son sac à dos avec le pilon. Puis il avança avec
précaution le long du rebord.
Il atteignit enfin un pan de colline recouvert de
bruyère et de pierres. Le brouillard était si épais qu'il
ne parvenait pas à distinguer le chemin. Le corps
endolori, il fit quelques pas prudents.
Soudain, il entendit l'écho d'une voix mélodieuse.
Il se rappela l'avoir entendue autrefois, et ressentit la
même émotion. Puis il se souvint de la superbe jeune
fille aux cheveux de feu, qui chantait sur la colline.
Mirage ou réalité, la voix aux accents si purs devint
sa boussole, et il la laissa le guider à travers le
brouillard. Brusquement, il dérapa et s'étala de tout son
long dans l'herbe gelée.
Il se releva avec peine. La pente devenait de plus
en plus raide. La tête lui tournait, et il ne savait plus s'il
marchait ou s'il était immobile. Son pied heurta une
pierre et il s'effondra.

Tremblante de froid, Catriona chantait tout en


serrant et desserrant les poings afin que le sang circule
dans ses doigts. La température continuait à chuter. La
couche de verglas rendait l'herbe et les rochers
glissants, aussi progressait-elle avec précaution,
sachant qu'en cas de chute grave, on risquait de ne pas
la retrouver avant plusieurs jours.
Morag avait probablement deviné juste : la neige
menaçait.
La lumière du jour faiblissait, mais elle y voyait
encore. Elle était chaudement vêtue et se félicitait
d'avoir emporté son grand châle écossais. Elle eut une
pensée reconnaissante pour Finlay qui avait insisté
pour fixer des clous à ses semelles afin de lui faciliter
la marche.
Pourvu qu'il ne soit pas parti à Inverness comme
prévu ! Depuis deux ans, son frère passait son temps à
rechercher des familles de Highlanders exilés. Il les
ramenait dans leur ancienne maison et les employait
comme bergers. Le fils du comte n'était pas venu
depuis le décès de ce dernier, aussi Finlay dirigeait-il
seul le domaine. Il prenait des décisions audacieuses, et
parfois, Catriona se demandait si le chagrin qu'il
éprouvait depuis la mort de leur frère Donald ne
l'incitait pas à prendre des risques. Donald avait
passionnément aimé la vallée et ses habitants. S'il avait
vécu, lui aussi aurait été prêt à tout pour leur venir en
aide.
Mais si le comte de Kildonan revenait un jour, ne
s'étonnerait-il pas que ses moutons soient gardés par
ces Highlanders que son père avait chassés? Elle
espérait qu'il se serait tellement enrichi qu'il se ficherait
de savoir qui travaillait sur ses terres. Les deux
dernières années de sa vie, le vieux comte s'était
désintéressé de tout, ce qui avait rendu service à
Finlay. Mais si jamais le nouveau comte condamnait
ses actions, son frère risquait la prison ou l'exil.
Perdue dans ses pensées, elle trébucha et baissa les
yeux. Un homme était étendu à ses pieds, parfaitement
immobile. Elle avait buté contre son bras.
Catriona s'accroupit, craignant que l'inconnu ne fût
mort. Quand il remua légèrement les doigts, elle poussa
un soupir de soulagement.
— Seigneur Dieu... Monsieur... appela-t-elle en lui
secouant l'épaule, mais il ne réagit pas.
2

L'homme avait les cheveux foncés, un profil


énergique et cependant fin. Il devait avoir une trentaine
d'années. Ses vêtements étaient confectionnés dans un
tweed épais de bonne qualité. Ses chaussures de
marche possédaient des crampons acérés, ce devait être
l'un de ces alpinistes qui aimait affronter la montagne.
Une écharpe de laine était nouée autour de son cou et il
portait un sac à dos dont l'unique lanière lui barrait le
torse.
Ses compagnons étaient sans doute à sa recherche.
Elle tendit l'oreille, s'attendant à entendre des appels,
mais seuls le gémissement du vent et le crépitement de
la pluie sur les pierres troublaient le silence.
Prudemment, elle écarta ses cheveux et constata
qu'il avait une plaie sur le front ainsi qu'un hématome.
Que faire? Cet homme n'était pas en état de
marcher. La maison la plus proche était Glenachan,
mais le temps qu'elle l'atteigne, il risquait de mourir de
froid ou des suites de ses blessures. Elle ignorait depuis
combien de temps il était inconscient.
Elle lui effleura la joue et glissa les doigts sous
l'écharpe poux chercher son pouls. Sa peau était froide
et blême. Il lui fallait leur trouver rapidement un abri,
songea-t-elle en lui caressant doucement les cheveux.
Des années auparavant, son frère aîné, Donald,
avait fait une chute alors qu'il escaladait cette môme
montagne, Beinn Sitheach, la montagne aux Fées. Ce
jour-là aussi, le temps avait brusquement changé.
Sans personne pour l'aider, Donald avait succombé
à des blessures qui n'étaient pourtant pas mortelles.
Mais le temps qu'on le retrouve, il était mort, et leur
père s'était blessé en tombant au cours des recherches.
Elle ne permettrait pas qu'un tel drame se
reproduise. Si elle restait avec cet inconnu, peut-être
parviendrait-elle à le sauver.
Elle se rappela soudain un modeste abri, situé un
peu plus bas. Sans attendre, elle retira le sac à dos de
l'homme, puis elle se leva, le saisit sous les aisselles et
entreprit de le traîner. Elle avançait avec prudence,
jetant de fréquents regards par-dessus son épaule.
La tête brune lui heurtait la hanche, menaçant de la
déséquilibrer, et le grand corps pesait horriblement
lourd, elle n'en continua pas moins d'avancer, les lèvres
serrées.
Le vent chahutait ses vêtements, des flocons de
neige fondue lui effleuraient les joues. Elle glissa,
tomba lourdement sur un genou, mais réussit à
empêcher la tête de l'inconnu de cogner contre le sol.
Elle posa son front contre le sien le temps de
reprendre son souffle, puis se releva non sans mal. La
cabane se trouvait à quelques dizaines de mètres du
chemin. Haletante, Catriona poursuivit sa progression.
Ses talons laissaient des traces dans la neige fraîche.
La masure en pierre, autrefois utilisée par les
bergers lorsqu'ils montaient surveiller les troupeaux,
était en ruine, elle leur offrirait toutefois une certaine
protection.
Catriona tira l'homme à l'intérieur. Une partie du
toit s'était effondrée. Du chaume et des poutres brisées
gisaient dans un coin de la petite pièce humide
etsombre. Épuisée, elle déposa l'inconnu devant la
cheminée sur la terre battue. Elle se débarrassa de son
châle et l'en recouvrit, puis elle plia son écharpe pour
en faire un oreiller. Il entrouvrit les yeux, ses cils noirs
ombrant ses joues pâles, et murmura quelques paroles
incompréhensibles. Avant que ses paupières ne se
referment, elle perçut l'éclat vert de son regard.
Frissonnant, Catriona sortit ramasser une poignée
de neige qu'elle enveloppa dans un mouchoir. Puis elle
retourna dans la cabane, s'agenouilla et appuya la
compresse improvisée sur le front de l'inconnu, là où la
plaie saignait encore. Tandis qu'elle la nettoyait
doucement, il tressaillit, mais ne reprit pas conscience.
Elle lui frotta ensuite les mains pour les lui réchauffer,
bien qu'elle-même soit transie.
La cheminée était modeste, mais une motte de
tourbe lui permettrait de faire du feu, si elle n'était pas
mouillée. Elle s'approcha de l'âtre pour y entasser
quelques morceaux de tourbe, trouva un vieux silex sur
une étagère et réussit à en tirer quelques étincelles.
Après plusieurs tentatives infructueuses, elle parvint à
faire naître une petite flamme. Assise sur ses talons,
Catriona la regarda grandir et projeter un halo de
lumière sur l'inconnu.
Elle étudia son visage. Il avait de beaux traits
fermes qui lui semblaient familiers, et pourtant elle ne
croyait pas le connaître.
Elle tendit les mains vers le feu qui grandissait et
lança un coup d'œil autour d'elle. La nuit commençait à
tomber et la cabane était à présent plongée dans la
pénombre. Dès que l'on s'écartait un peu du feu, la
température chutait dangereusement. Elle contempla de
nouveau le beau visage du blessé et se demanda
comment ils allaient survivre à cette nuit. D'autant
qu'elle ignorait s'il souffrait d'autres blessures.
Retirant ses mitaines, elle se mit à le palper avec
précaution; les épaules d'abord, puis les bras, et le
torse. Il portait une chemise de lin blanc et un gilet de
laine sous sa veste. Il devait vivre au grand air, car des
petites rides marquaient le coin de ses yeux. Elle
devinait un corps d'athlète à travers les vêtements. Ses
épaules étaient larges, sa poitrine solide.
En dépit de sa gêne, elle continua son exploration,
frôlant son ventre plat, ses hanches, ses longues jambes
musclées. Elle glissa les mains sous son dos, avant de
descendre le long de ses cuisses jusqu'à ses pieds.
Soulagée de n'avoir rien décelé de grave, elle songea
en rougissant combien c'était agréable de caresser un
corps aussi parfait.
L'homme était indéniablement séduisant et viril, et
son esprit commença à battre la campagne. Elle
s'imagina entre ses bras, allongée contre ce corps
puissant. Choquée de nourrir des pensées aussi
indécentes, elle se ressaisit et examina son visage,
cherchant à déterminer s'il souffrait.
D'un geste impulsif, elle caressa la mâchoire au
contour vigoureux, effleura la bouche bien dessinée
aux lèvres d'une douceur surprenante. De nouveau, ses
paupières frémirent, dévoilant un éclair vert.
Lorsqu'elle ôta la main, il ferma les yeux. Sa
respiration était régulière. Elle comprit qu'il dormait.
Elle le recouvrit jusqu'au menton, puis se leva et
s'approcha d'une petite étagère qu'elle avait remarquée
dans un coin. Elle y découvrit quelques ustensiles : une
bouilloire en fer, un bol, des pinces et un tisonnier.
Elle emportait toujours un peu d'avoine lorsqu'elle
partait pour de longues promenades, et se demanda si,
par chance, l'inconnu avait des provisions dans son sac
à dos.
S'ils devaient passer la nuit dans cette cabane, ils
auraient non seulement besoin de chaleur mais aussi de
nourriture.

Les lueurs d'un feu de cheminée, une chaleur


délicieuse, des mains douces sur son corps... Il avait
appris à reconnaître ce toucher attentif, et il était ému
par cette grâce et le réconfort qu'elle lui apportait. Il
ignorait combien de temps s'était écoulé depuis sa
chute, où il se trouvait, et qui elle était. Mais il était
heureux d'être en vie, et reconnaissant à cette personne
de prendre soin de lui.
Elle cessa de lui caresser les cheveux, lui tourna le
dos et commença à chantonner en gaélique. Il ne
comprenait pas toutes les paroles, mais la mélodie
l'apaisait.
Evan ouvrit les yeux et regarda la jeune femme
plonger une cuillère en bois dans une bouilloire posée
sur des pierres, dans la cheminée. Ses cheveux faisaient
comme un halo lumineux autour de sa tête, et une
longue natte pendait dans son dos.
Elle avait une vingtaine d'années, lui sembla-t-il.
Grande et mince dans ses vêtements couleur de
mousse, elle avait la taille fine, les hanches rondes et
une poitrine avantageuse. En dépit de son épuisement,
il sentit son corps réagir, et détourna les yeux,
bizarrement gêné de ressentir du désir pour la belle
inconnue qui lui avait sauvé la vie.
Ils se trouvaient dans une cabane en ruine dont le
toit était en partie effondré. Il avait l'impression d'avoir
été transporté au Moyen Âge, ou dans quelque légende
ancienne dans laquelle une magnifique jeune fille
veillait sur un chaudron magique.
Il se rappelait vaguement être tombé en escaladant
une paroi rocheuse. Ses souvenirs étaient un peu flous.
Il testa sa mémoire : Evan Mackenzie, natif des
Highlands. Vicomte de Glendevon, devenu comte de
Kildonan à la mort de son père sept mois plus tôt.
Apparemment, son cerveau était intact.
La jeune fille se tut, et s'approcha de lui. Il
contempla son visage ovale aux traits ravissants,
encadrés d'une chevelure cuivrée. Ses grands yeux
étaient bleu-gris, et quelques taches de rousseur
piquetaient sa peau diaphane. Elle était délicieusement
naturelle, son expression était franche, ses manières et
sa voix douces. Il aurait aimé qu'elle continue à
chanter, car sa voix lui faisait l'effet d'un baume.
Elle l'étudia avec attention, sans dire un mot,
esquissa un sourire timide, puis se tourna de nouveau
vers la bouilloire. Il émanait d'elle un calme
bienfaisant. Il inspira profondément, et porta la main à
son front. Un linge recouvrait l'endroit douloureux. Son
corps entier lui faisait mal, mais il se sentait bien,
enveloppé dans ce lainage douillet.
La jeune fille lui fit face de nouveau, une cuillère
en bois à la main. Elle le gratifia d'un sourire presque
espiègle. Elle possédait les traits marqués des
Highlanders, mais sa chevelure était extraordinaire et,
lorsqu'elle souriait, elle était franchement belle.
Elle parla en gaélique et il la fixa sans répondre.
— Vous êtes réveillé, reprit-elle en anglais. Tant
mieux.
Il continua à la regarder, l'esprit engourdi de
fatigue. Il se rappelait sa chute, terrifiante. Il avait
atterri sur un rebord de pierre. Il se rappelait aussi la
neige fondue, la glace et le vent impitoyable.
Mais comment diable s'était-il retrouvé avec cette
fille ? Il cligna des yeux.
Elle inclina la tête de côté.
— Parlez-vous français? reprit-elle. Capisco
l'italiano, abbastanza bene... Sprechen sie Deutsch?
Il n'en revenait pas. Son ange des Highlands parlait
plusieurs langues. Incroyable !
— Ma pauvre tête ne peut pas réagir pour le
moment, petite, murmura-t-il. L'anglais me suffira. Je
crois que je suis... tombé.
— Vous êtes un alpiniste anglais en vacances?
Son anglais était teinté d'une pointe d'accent
gaélique.
— Je suis alpiniste, en effet, mais je suis écossais.
— Vraiment? À vous écouler, je vous aurais pris
pour un Anglais.
— Plusieurs années passées au collège d'Eton, dit-
il en guise d'explication.
Elle hocha la tête, puis souffla sur la cuillère et la
lui tendit.
Il en avala le contenu les yeux fermés, en savourant
la chaleur. Il décela un goût de whisky, mélangé avec
de l'avoine et de l'eau. Le breuvage glissa telle une
langue de feu dans sa gorge.
Il respira la pierre, la terre, l'odeur sucrée de la
tourbe, la fraîcheur du vent et de la neige. Par
l'ouverture dans le toit, il aperçut le ciel nocturne où
dansaient des flocons de neige. Flocons qui se
faufilaient à l'intérieur, se déposaient un peu partout.
Le modeste feu de cheminée remplissait à peine son
office, car la cabane était ouverte à tous les vents.
La jeune fille frissonna. Visiblement, ses mitaines
et ses épais jupons ne suffisaient pas à la maintenir au
chaud.
Il réalisa alors qu'il était enveloppé dans son châle.
En effet, le tartan à fond crème était celui que portaient
d'ordinaire les femmes des Highlands. Elle n'avait pas
hésité à privilégier son confort à lui, et il se sentit
aussitôt coupable.
— Mademoiselle...
— Catriona MacConn.
— Enchanté de faire votre connaissance,
mademoiselle MacConn. C'est bien... mademoiselle?
— Je ne suis pas mariée, répondit-elle en tournant
la cuillère dans la bouilloire.
Mariée ou pas, cette fille était un ange et elle
frissonnait. Et puisqu'elle n'était l'épouse de personne,
cela lui éviterait d'avoir à affronter un mari furieux
qu'il ait passé la nuit avec sa femme. Certes, elle avait
sans doute un père, et peut-être même des frères. Quoi
qu'il en soit, il ne pouvait rien changer à la situation. Il
ferait de son mieux pour se comporter en gentleman.
Il n'empêche qu'elle avait froid et qu'il possédait la
seule couverture disponible. D'une main, il souleva le
châle.
— Mademoiselle MacConn, je ne veux surtout pas
vous manquer de respect, mais aimeriez-vous venir
près de moi pour vous réchauffer?
— Ça va, dit-elle brièvement en se frottant les
mains.
Son haleine formait de petits nuages dans l'air
glacé.
— Allons, ne faites pas l'enfant. Venez vous
réchauffer avant d'attraper du mal, ordonna-t-il.
Il ne voyait pas l'intérêt qu'elle fit montre d'une
modestie féminine aussi excessive. Sans vouloir jouer
les loups, il ne tolérait pas les martyrs qui souillaient en
silence pour le bien-être des autres.
Il ne connaissait pas cette jeune fille, mais il la
devinait directe et pragmatique; pas vraiment du style à
se soumettre aux convenances.
— Mademoiselle MacConn, c'est absurde que je
sois au chaud alors que vous tremblez de froid.
Elle l'étudia quelques instants, visiblement tentée,
puis avança d'un pas.
3

Claquant des dents, la jeune fille regardait la


couverture d'un air embarrassé.
— Je vous assure que je ne suis pas ce genre de
fille.
— Et je ne suis pas ce genre d'homme, répliqua-t-
il. Mais je ne vous laisserai pas souffrir pendant que je
reprends des forces. Vous m'avez sauvé la vie,
mademoiselle MacConn. Je vous dois une fière
chandelle.
— Vous ne me devez rien, monsieur. Je ne pouvais
pas vous abandonner.
— Je vous dois énormément, persista-t-il. Mais si
vous le préférez, nous profiterons de cette couverture à
tour de rôle. Je vais m'occuper du feu et de votre
breuvage, pendant que vous vous réchauffez.
Il se redressa péniblement, et tout son corps
protesta. La tête lui tournait, si bien qu'il dut poser la
main contre le mur pour ne pas tomber.
— Monsieur, vous ne devriez pas...
Elle se précipita vers lui, glissa le bras autour de sa
taille. Il s'appuya sur elle, réalisant qu'elle était solide
et à même de le soutenir, mais il refusa de se
recoucher. Elle l'accompagna donc jusqu'au banc de
bois devant la cheminée, avant de s'accroupir de
nouveau à côté du feu.
— Vous devriez vous reposer, insista-t-elle. Je
pense que vous n'avez rien de cassé, mais votre
blessure à la tête m'inquiète. J'ignore combien de temps
vous avez été exposé au froid.
— Je vais bien, assura-t-il, bien qu'il se sentît très
faible. Comment me suis-je retrouvé ici ?
Elle s'assit sur ses talons et le regarda bien en face.
— J'ai buté sur votre corps, sur le chemin de la
montagne que nous appelons Beinn Shee, la montagne
aux Fées. C'est le plus haut sommet après le Beinn
Alligin.
— J'escaladais le Beinn Shee. Mais je ne suis pas
arrivé en haut, précisa-t-il avec une grimace.
— Personne n'y est jamais parvenu. Est-ce que
vous vous souvenez de votre chute?
— Oui. J'avais commencé l'escalade dans la
matinée, en compagnie d'un ami, pensant que le
brouillard allait se lever. Alors que nous étions à mi-
parcours, la pluie s'est mise à tomber, puis la
température a chuté brutalement. Je crois que mon ami
a préféré redescendre. Je l'ai perdu dans le brouillard.
J'espère qu'il n'est pas tombé lui aussi.
Elle fronça les sourcils.
— J'ai aperçu un homme qui descendait dans la
vallée. Le brouillard s'était levé, et j'ai été étonnée de
voir un gentleman se promener seul par un temps
pareil. Il portait un sac à dos. des pantalons courts et un
chapeau. Mais il n'avait pas de fusil.
— C'est sûrement Fitzgibbon, fit Evan, soulagé.
Comme la descente me paraissait trop risquée, ajouta-il
en reprenant son récit, j'ai continué à grimper dans
l'espoir de trouver un endroit où m'abriter.
Il lui raconta la suite, du moins ce dont il se
souvenait.
— C'était un véritable cauchemar, conclut-il en
effleurant son front. Lorsque j'ai repris connaissance
sur ce rebord de pierre, je me suis relevé, j'ai marché
un peu, puis je suis tombé de nouveau. A partir de là,
c'est le trou noir.
— Lorsque je vous ai trouvé, vous étiez blême, du
sang coulait de votre front. Je me suis rappelé qu'il
existait une cabane pas loin, alors je vous ai amené
jusqu'ici.
— Et je vous en suis profondément reconnaissant,
mademoiselle MacConn. Mais comment avez-vous
fait? Est-ce que j'ai réussi à marcher?
— Je vous ai traîné.
— Quoi? Mais cela a dû être épuisant. Je ne suis
pas un petit gabarit.
— Moi non plus. Je ne me voyais pas vous laisser
en pleine nature pour aller chercher de l'aide, fit-elle en
se relevant. Il fait très froid ici, monsieur, vous devriez
vous rallonger et vous couvrir.
Il avait froid, en effet, mais elle devait être tout
aussi frigorifiée que lui. Elle arpentait la pièce en se
frottant les bras, et le bout de son nez était rose.
— Mademoiselle MacConn, j'insiste. Je veux que
vous enveloppiez dans cette couverture. Je vous en
prie.
Il se leva à son tour, s'efforçant de dissimuler sa
faiblesse, s'agenouilla près de l'âtre et saisit la cuillère.
— Attention, c'est chaud, le prévint-elle.
Il se contenta de lui indiquer le châle. Elle céda
finalement, se réfugia dans le plaid qu'il avait
abandonné. Ses bottines dépassaient.
— Cachez vos pieds, ordonna-t-il, ce qui la fit
sourire.
Il sourit en retour, un peu étonné de sa fermeté, car
d'ordinaire il se montrait plus timide envers des
inconnus, mais avec elle, il se sentait à l'aise.
— C'est bon, reprit-il en goûtant le breuvage.
— C'est un mélange d'avoine, de neige fondue, et
de whisky. J'espère que vous ne m'en voudrez pas,
mais je me suis permis d'utiliser la flasque que j'ai
trouvée dans votre sac à dos.
— Tout ce que je possède vous appartient,
mademoiselle MacConn.
Elle lui avait bel et bien sauvé la vie, comprit-il, et
méritait bien davantage que le contenu de son sac à
dos. Il lui aurait offert sa fortune, sa propriété, sa
personne même si elle en avait eu besoin. Sans sa
compassion, son courage et sa détermination, il ne
serait probablement plus de ce monde.
D'un seul coup, il éprouva pour elle une immense
affection, comme s'il la connaissait depuis longtemps.
Une réaction surprenante pour un homme aussi distant
que lui. Mais c'était la première fois qu'on lui sauvait la
vie. Sa reconnaissance créait un lien presque tangible
entre eux.
— Il me reste encore un peu d'avoine, dit-elle. Je
n'ai, hélas, rien d'autre à vous proposer.
Bien qu'il eût faim, il n'était pas question qu'il
mange plus que sa part. Il lui tendit la cuillère, mais
elle secoua la tête.
— Je n'ai pas faim pour le moment. J'ai bien peur
que nous ne soyons coincés ici jusqu'à demain.
Elle observa d'un œil inquiet la porte qui oscillait, à
cause du vent, puis la neige qui continuait à pénétrer
dans la pièce par le trou du toit.
— Tout ira bien, dit-il. Nous allons attendre que la
tempête se calme avant de repartir. La vallée n'est pas
loin, n'est-ce pas?
Elle s'adossa au mur, resserrant le châle autour
d'elle.
— Il faut compter cinq kilomètres jusqu'au fond de
la vallée, puis deux kilomètres supplémentaires jusqu'à
la maison de mon père. Le sentier est raide, et
dangereux par mauvais temps. Et vous ne pouvez vous
lancer dans une marche aussi éprouvante avec votre
blessure à la tête. Vous avez probablement d'autres
plaies et bosses, mais heureusement rien de cassé.
Elle rougit sous son regard perçant.
— J'ai été obligée de vous examiner.
— Je vous en remercie, dit-il pour la mettre à l'aise.
Je pense arriver à redescendre quand il fera meilleur,
mais il semble en effet que nous soyons contraints de
passer la nuit ici. J'espère que cela ne vous ennuie pas
trop.
Elle haussa les épaules.
— Nous n'avons pas le choix. Nous avons du feu,
un peu de nourriture et une couverture; nous devrions
survivre. Et peut-être que votre ami partira a votre
recherche.
— Je n'en suis pas certain. C'est un brave garçon,
mais il n'est pas du genre soucieux. De toute façon,
avec cette tempête, personne ne se risquera à entamer
des recherches avant demain. Votre famille va
s'inquiéter, j'imagine.
— Sans doute. Mon frère aîné a perdu la vie dans
des circonstances similaires, il y a des années de cela.
Il escaladait le Beinn Shee quand il a fait une chute.
Hélas, on ne l'a pas retrouvé à temps.
— Seigneur, souffla Evan, comme cela a dû être
terrible pour votre famille !
— Mon père en a été très affecté. Donald était
l'aîné de ses six enfants. Papa s'est blessé lors des
recherches, depuis, il n'a plus jamais été le même. Il est
devenu triste et coléreux, et il s'est réfugié dans une
religion stricte. Mais nous avons réussi à surmonter ce
drame, chacun à notre manière. Mon frère Finlay et lui
partiront à ma recherche dès que possible.
— Nous devrions regagner la vallée sans trop de
mal, demain matin. Si vous le désirez, personne ne
saura que nous avons passé cette nuit ensemble. Nous
pouvons arriver séparément.
Elle réfléchit, puis hocha la tête.
Dehors, le vent hurlait, et elle jeta un coup d'oeil
anxieux autour d'elle.
— Je savais qu'il allait pleuvoir, mais il est
impossible de prévoir de telles tempêtes, expliqua-t-
elle. La température peut encore descendre durant la
nuit, et la neige tomber plus dru. Si c'est le cas, nous
risquons d'être coincés ici pendant des jours.
— Tout ira bien, fit-il d'une voix rassurante.
Catriona MacConn était issue d'une famille de
Highlanders robustes, et il était certain qu'elle garderait
son calme et qu'il pourrait compter sur elle, si jamais
leur aventure se transformait en épreuve.
— Je l'espère, monsieur...
— Mackenzie. Evan Mackcnzie.
Il lui tendit la main en souriant. Lorsque ses doigts
se refermèrent sur les siens, il tressaillit. Décidément,
Catriona MacConn le troublait plus que de raison.
Comme d'habitude, il ne mentionna pas son titre de
noblesse. S'étant éloigné de son père, il n'avait jamais
compté sur son héritage et avait appris ce métier
d'ingénieur des Ponts et Chaussées dans lequel il
excellait. Dans son travail, il avait pris l'habitude de se
présenter comme M. Mackenzie. Et depuis qu'il était
devenu comte de Kildonan, il ne s'était pratiquement
jamais servi de son titre.
Sa réputation professionnelle avait souffert lors
d'une mésaventure, deux ans auparavant, et il en avait
été très affecté. Il ne voulait pas que son nom et son
titre souffrent à nouveau, dans le Glen Shee, à cause
des actes de son père.
— Monsieur Mackenzie, fit-elle en souriant
poliment.
Une nouvelle fois, il fut charmé par les fossettes
qui creusèrent ses joues.
— Il y a beaucoup de Mackenzie dans la région,
remarqua-t-elle. Êtes-vous parent de certains d'entre
eux?
— C'est possible. Je me considère comme un
Lowlander, bien que la famille de mon père soit
originaire d'ici et que ma mère soit née à Inverness.
Il n'ajouta pas qu'il avait passé une grande partie de
son enfance dans le Glen Shee. Ses souvenirs étaient
personnels et précieux, et il ne souhaitait pas plus
évoquer feu son père que sa situation actuelle.
D'instinct, il devinait que Catriona MacConn
l'apprécierait moins si elle connaissait son identité. Et
ils avaient besoin d'un minimum de complicité pour
traverser la nuit qui les attendait.
— Vous êtes un Highlander par le sang, même si
vous ne l'êtes pas par l'éducation, déclara-t-elle. Les
Mackenzie sont les seigneurs de Kildonan depuis des
générations. Ils portent le titre de comte depuis une
vingtaine d'années.
— J'en ai entendu parler, en effet.
— Vous connaissez peut-être l'actuel comte de
Kildonan, ou peut-être avez-vous connu son père
décédé?
— J'ai entendu parler d'eux, répéta-t-il entre ses
dents.
Il continua à remuer le breuvage. Il aurait dû lui
avouer la vérité, mais il préférait attendre qu'ils aient
regagné la vallée sains et saufs.
— A dire vrai, le vieux comte était un homme
terrible, monsieur Mackenzie. Veuillez pardonner
franchise, au cas où il serait de votre famille. Je suis
triste qu'il soit mort, il a succombé lors d'un accident de
chasse, mais beaucoup ne l'ont pas pleuré.
Evan ressentit de nouveau la morsure du chagrin.
Non seulement son père était mort, mais ils n'avaient
pas réussi à dépasser ces conflits qui les opposaient.
— Je n'ai pas encore rencontré le nouveau comte,
mais je ne pense pas qu'il vaille mieux que l'ancien,
poursuivit Catriona. Il ne s'est même pas donné la
peine de venir ici, alors que son père est mort il y a des
mois.
Il faillit se défendre, lui expliquer qu'il se trouvait
sur une île lointaine, isolée, pour travailler sur un projet
de phare. La nouvelle du décès avait mis un temps fou
à lui parvenir.
Écoutant son instinct, et devinant le dédain de
Catriona pour les comtes de Kildonan, Evan préféra se
taire. Étant donné l'attitude de son père à leur égard, il
ne s'attendait pas que les gens d'ici l'accueillent
chaleureusement.
— Connaissiez-vous le vieux comte? demanda-t-il.
Elle secoua la tête en frissonnant. Le froid glacial
pénétrait à travers le moindre interstice des murs
délabrés.
— Pas personnellement, répondit-elle. Il a causé
beaucoup de chagrin dans cette vallée lorsqu'il en a
chassé les habitants. On raconte qu'il était très riche,
que son héritier a l'intention de vendre une partie des
terres, et qu'il ne souhaite pas s'occuper de la propriété.
Elle releva le menton, geste qui trahissait à la fois
la fierté et la douleur, et il comprit qu'elle aimait
profondément cet endroit. Comme lui, bien qu'il n'ait
pas eu encore l'occasion de le prouver.
Catriona, de même que les habitants de la vallée,
ignorait qu'il n'avait d'autre choix que de vendre des
terres et de louer le château et le domaine de chasse.
Son père avait laissé des dettes importantes, certes, les
moutons rapportaient pas mal d'argent, mais il avait
mené grand train de son vivant, et lui-même avait des
charges.
Quand le pont s'était écroulé, trois de ses
collaborateurs et amis avaient été tués. Depuis, il aidait
financièrement leurs veuves et les onze enfants qu'ils
avaient laissés derrière eux. Chaque famille percevait
une rente annuelle, et il tenait à ce que les enfants aient
une éducation correcte. Son salaire lui permettait
d'assurer une partie des dépenses, mais après avoir
réglé les dettes de son père, il serait dans l'obligation de
vendre des terres de Kildonan pour combler la
différence.
Bien que la commission d'enquête parlementaire
chargée de la construction des ponts en Écosse eût
conclu à l'absence de toute responsabilité de la part
d'Evan dans la tragédie, celui-ci se sentait néanmoins
coupable. Le souvenir de cette terrible journée le
hanterait jusqu'à la fin de ses jours. Personne ne
remplacerait ces trois excellents hommes. Et il
continuait à se demander s'il aurait pu les sauver.
— Je suppose que le comte a ses raisons. Avez-
vous toujours habité cette vallée, mademoiselle
MacConn? ajouta-t-il, pressé de changer de sujet.
— Oui. Et j'ai vu ses habitants la quitter, il y a des
années. Jamais je ne l'oublierai, murmura-t-elle.
— Votre famille est restée?
— Mon père est l'un des derniers pasteurs.
— Je vois. Mais qu'est-ce qui vous fait croire que
le nouveau comte ressemblera à son père?
— Il se trouve que mon frère est son régisseur.
Finlay assure que le nouveau propriétaire ne s'intéresse
pas au domaine, qu'il le laisse prendre seul toutes les
décisions, et qu'il se fiche des habitants du Glen Shee.
En revanche, les profits qu'il tire de la laine, voilà ce
qui compte !
Ses yeux bleu-gris lançaient des éclairs.
Seigneur ! songea Evan en se passant les doigts
dans les cheveux. Finlay MacConn. Le jeune homme
secondait le vieux régisseur qu'il avait remplacé à sa
mort, mais il ne l'avait pas encore rencontré.
Et voilà qu'il se retrouvait avec sa sœur, fille du
pasteur par-dessus le marché, dans une situation
compromettante !
— Il néglige ses devoirs, dites-vous?
Evan n'avait pas envisagé les choses sous cet angle.
À la mort de son père, il se trouvait aux Hébrides et
n'aurait pu être là à temps pour les funérailles. Sa sœur,
la comtesse Jane Gray, et son beau-frère aimaient
passer leurs vacances à Kildonan, aussi leur avait-il
demandé de veiller sur la propriété. Jane lui ayant écrit
que le jeune régisseur était compétent et digne de
confiance, il ne s'en était plus inquiété.
— Selon mon frère, c'est sa sœur qui s'en occupe,
expliqua Catriona. Est-il venu voir ses fermiers après le
décès du comte ? A-t-il l'intention de réparer les torts
commis par son père? Il pourrait accueillir de nouveau
les Highlanders qui ont été chassés d'ici pour qu'ils
surveillent ses milliers de moutons. Mais qu'a-t-il fait?
conclut-elle en croisant les bras. Rien, monsieur
Mackenzie. Rien du tout. C'est désolant, croyez-moi.
— Certes. Je comprends que vous ayez cette
impression...
— Ce n'est pas une impression ! le coupa-t-elle. Il
se comporte exactement comme son père. Il gagne de
l'argent grâce aux moutons, et il fait payer les touristes
et les alpinistes qui viennent ici.
Evan détourna les yeux. Les locations étaient une
idée de son père, et elles constituaient une source de
revenus non négligeable. Sa sœur et lui nourrissaient
même le projet de construire une auberge ou un hôtel.
Il secoua la tête. Visiblement, il avait encore beaucoup
à apprendre sur le Glen Shee.
— Mon Dieu, monsieur MacKenzie ! s'exclama
soudain Catriona. Etes-vous... ?
Eh bien, elle n'avait pas mis de temps pour deviner,
songea-t-il, se préparant à affronter sa colère.
— Êtes-vous l'une de ces personnes qui paient pour
faire de l'alpinisme sur les terres de Kildonan? acheva-
t-elle.
— Non, répondit-il, soulagé. Je vous assure que je
n'ai pas déboursé un sou pour avoir ce privilège.
4

Catriona regarda autour d'elle d'un air satisfait. Ils


avaient réussi à colmater la plupart des brèches dans
les murs avec du chaume trouvé parmi les débris
tombés du toit. Dehors, le vent continuait à hurler, et la
neige fondue pénétrait toujours à l'intérieur, mais il y
avait moins de courants d'air.
— Ménagez-vous, monsieur Mackenzie, lui
conseilla-t-elle.
Evan avait démantelé le banc de bois afin d'en
récupérer les planches.
— Ça... va... dit-il tout en soulevant une planche
pour la coincer dans le toit.
Catriona l'avait vu grimacer de douleur à plusieurs
reprises. Elle s'approcha pour l'aider.
— J'ai toujours aimé les filles élancées, commenta-
t-il en souriant. À présent, je sais pourquoi.
Le compliment la fit rougir. Tandis qu'il travaillait,
elle se surprit à admirer les muscles qui jouaient sous
sa chemise, il avait retiré sa veste, et se rappela comme
ils lui avaient semblé doux et fermes au toucher. À la
pensée qu'elle avait eu envie de se réfugier dans ses
bras, elle sentit ses joues s'empourprer de nouveau.
Songer à ce genre de choses ne lui ressemblait
guère, et elle était d'autant plus perturbée qu'elle était
incapable de s'en empêcher.
— Voilà, lança-t-il en reculant d'un pas. Il fait déjà
un peu meilleur, non?
— En effet. Maintenant, il faut vous reposer,
monsieur Mackenzie. Nous ne savons pas quelle est la
gravité du coup que vous avez reçu à la tête. Il faudra
que le médecin vous examine.
— Il y a un docteur dans les environs? s'étonna-t-il.
— Presque. M. Grant, le propriétaire de Kilmallie
de l'autre côté de la vallée, a étudié la médecine à
l'université, bien qu'il n'ait pas décroché son diplôme.
Son père était le régisseur du comte et, à sa mort, il a
dû revenir ici. Il faudra lui montrer votre plaie au front.
Est-ce que vous êtes descendu à l'auberge Torridon ?
Mme MacAuley possède la seule auberge de la vallée.
À moins que vous n'habitiez chez des amis.
Il préféra ne pas répondre, convaincu qu'elle
connaissait tout le monde dans la vallée.
— J'irai peut-être voir M. Grant. Je verrai demain
comment je me sens. Voilà, ça devrait tenir.
— C'est vrai qu'on sent une différence.
— Joliment dit, mademoiselle MacConn, mais il
fait toujours sacrément froid. Où allons-nous dormir?
Pardonnez-moi d'être aussi franc, mais il se fait tard.
Nous devrions préparer un lit.
— Deux, le corrigea-t-elle. Je suggère que vous
preniez le plaid, monsieur Mackenzie, et j'emprunterai
votre veste, si cela ne vous ennuie pas.
— Prenez le plaid.
— Pas question. C'est vous qui êtes blessé.
Elle croisa les bras telle une infirmière intraitable.
— Nous pourrions partager, proposa-t-il en étalant
la couverture sur le sol. Après vous, mademoiselle
MacConn.
— Vous ne croyez tout de même pas que nous
allons dormir dans le même lit ?
— Pourquoi pas ? Au moins, nous aurons chaud.
La seule façon de traverser cette maudite nuit, c'est de
partager notre chaleur.
— Partager notre chaleur! s'écria-t-elle.
Mais à vrai dire, elle ne ressentait aucune peur,
juste une pointe d'excitation.
— Je vous jure que vous pouvez avoir confiance en
moi.
— Je ne suis pas... Je ne veux pas...
Il soupira.
— Je ne m'intéresse pas à votre vertu,
mademoiselle MacConn. Nous sommes dans une
situation précaire. Soit nous nous protégeons du froid,
soit nous prenons des risques avec notre santé pour
respecter les convenances. Que choisissez-vous?
— Lorsque vous avez fait de l'escalade dans les
Alpes, je suis sûre que vous n'avez pas eu besoin de
partager la chaleur de vos compagnons.
— Il était plus facile de rester au chaud à dix mille
pieds dans les Alpes qu'à mille pieds dans cette cabane
exposée à tous les vents, croyez-moi. Nous avions des
tentes, des bouillottes, des vêtements de rechange, des
couvertures, du bois de chauffage et beaucoup de
nourriture. Une tente se réchauffe vite, même par des
températures très basses, lorsqu'elle est occupée par
deux ou trois personnes. Vous et moi n'avons pas de
tente et aucune solution pour rester au chaud. Malgré
nos divers colmatages, cet endroit demeure diablement
glacial.
— Trouvez une autre solution.
— J'essaie, riposta-t-il en la regardant droit dans les
yeux. J'aime les défis, mademoiselle MacConn, mais
une nuit ici est plus risquée qu'une nuit sur le
Matterhorn.
Elle lui décocha un regard courroucé.
— On y arrivera.
— Pour survivre, il faut autant d'imagination que
de courage et de détermination. Nous savons ce qu'il
nous faut faire pour y parvenir. Le problème, c'est de
savoir si nous souhaitons ou non nous plier aux règles
édictées par la société.
— Survivre? répéta-t-elle.
— Si la température continue de chuter et que nous
nous endormons, nous risquons de mourir de froid. Je
pensais que vous l'aviez compris.
— Je n'imaginais pas que c'était à ce point.
— Eh bien, si. Mais j'imagine que certaines
femmes préfèrent respecter les convenances plutôt que
de se montrer sensées.
— Je ne suis pas stupide, se défendit-elle. Je suis
capable de faire preuve de bon sens.
Evan esquissa un sourire.
— Même si vous vous allongez à côté de moi, je
vous considérerai toujours comme une dame.
Elle le considéra d'un air méfiant, tout en sachant
qu'il avait raison. Quoi qu'il semblât suffisamment bien
élevé pour ne pas profiter de la situation, elle
nourrissait cependant quelques craintes.
— Nous nous réchaufferons à tour de rôle, décida-
t-elle. Je vais rester auprès du feu pendant que vous
utilisez la couverture. Puis nous changerons de place.
Il soupira.
— Vous êtes sacrément obstinée.
Elle s'installa près de la cheminée, et s'empara du
tisonnier pour attiser la tourbe qui fumait plus qu'elle
ne l'aurait souhaité. Le bouillon chauffait dans la
bouilloire, et il aurait fallu y ajouter un peu de neige
pour éviter qu'il ne devienne trop pâteux.
Mackenzie s'enroula dans la couverture et ne tarda
pas à sombrer dans le sommeil. Lorsqu'il commença à
ronfler doucement, elle se leva et se faufila dehors pour
remplir de neige le bol en bois. Revenue à l'intérieur,
elle en versa le contenu dans la bouilloire, but un peu
du bouillon fumant.
Elle s'étendit ensuite sur le sol de terre battue,
enroula de son mieux sa jupe et ses jupons autour de
ses jambes, puis demeura allongée là, à grelotter.
Evan se réveilla au milieu de la nuit. Le feu était
réduit à quelques braises rougeoyantes, et la
température avait encore baissé. La jeune fille était
allongée près du feu, visiblement endormie.
Il s'extirpa tant bien que mal de la couverture, les
muscles tout endoloris. Alors qu'il sortait pour se
soulager, il découvrit un univers de glace et de neige. Il
rentra en hâte et s'approcha du feu. C'était à son tour de
veiller, aussi s'accroupit-il près de la jeune fille qui
frissonnait dans son sommeil.
— Mademoiselle MacConn, dit-il en lui effleurant
l'épaule.
— Oui, murmura-t-elle d'une voix rauque comme
si elle avait un début de rhume.
— Connaissez-vous la vieille coutume de
l'enlacement ?
— Oui, répondit-elle, soudain bien réveillée. On la
pratique encore ici.
— Alors, je suis certain que vous avez déjà eu
l'occasion de vous enlacer avec votre fiancé.
Elle se redressa.
— Je n'ai pas de fiancé. Personne ne m'a jamais
courtisée.
— J'ai peine à le croire.
Elle haussa les épaules.
— On me surnomme le Laideron.
— Quoi! s'exclama-t-il, outré. Mais vous n'êtes pas
laide du tout !
Le rire inattendu de la jeune femme lui réchauffa le
cœur.
— C'est une coutume dans certaines régions des
Highlands, expliqua-t-elle. On appelle le Laideron la
plus jeune de la famille. Celle qui reste à la maison
pour s'occuper de ses parents vieillissants. Elle ne se
marie pas.
— Et vous êtes d'accord avec cette coutume?
— Pas vraiment. Mais tout le monde considère que
c'est normal. Ma mère est morte il y a des années, mes
soeurs aînées se sont mariées, et l'un de mes frères a
quitté l'Écosse pour tenter de faire fortune. Je suis
restée à Glenachan pour m'occuper de mon père et de
mon frère Finlay.
Il nota la lueur de révolte dans son regard, et en
déduisit qu'un tel destin ne lui convenait pas du tout.
— Voilà pourquoi on ne m'a jamais courtisée,
conclut-elle. De toute façon, il reste bien peu de jeunes
gens dans la vallée.
— À cause de l'exil.
— Oui, dit-elle d'un air sombre.
— Ainsi, les benjamines ne se marient jamais, fit-il
pensivement.
Elle rajouta un peu de tourbe dans le feu qui se mit
à fumer sans s'enflammer.
— Cela arrive parfois, après la mort de leurs
parents. Mais la plupart du temps, il est trop tard. Elles
sont trop âgées pour avoir des enfants.
— À mon avis, vous ne manquerez pas de
prétendants même s'ils doivent patienter pendant des
années.
— Merci du compliment, mais je sais
pertinemment que je ne suis pas une beauté. On
m'appelle même Catriona Mhor.
— La Grande Catriona ?
— Je suis plus grande que mon père, et mes frères
et sœurs, excepté Finlay. Solide comme un bœuf,
assure papa, et ma tante prétend que je suis bâtie pour
travailler.
D'emblée, Evan n'éprouva aucune sympathie pour
le père et la tante de la jeune fille.
— Ma sœur est presque aussi grande que vous, et
personne ne le lui reproche. En outre, vous n'êtes pas
laide. On devrait vous appeler Catriona Bhàn, ajouta t-
il. La Belle Catriona.
Elle détourna la tête.
— C'est gentil, murmura-t-elle, embarrassée,
comme si elle n'avait jamais reçu le moindre
compliment de sa vie.
— Mademoiselle MacConn, vous êtes gelée et moi
aussi. Voulez-vous... ? fit-il en désignant la couverture.
Elle hésita avant de répondre :
— D'accord, monsieur Mackenzie.
Ils s'installèrent côte à côte sur la couverture qu'elle
enroula autour d'eux, l'extrémité coincée entre eux,
puis ils s'allongèrent.
— Intéressant, dit-il.
Il sortit les bras de la couverture.
— Gardez les bras couverts.
Il lui obéit.
— Je promets d'être sage, mademoiselle MacConn.
Mais vous devez l'être, vous aussi.
— Cela va de soi, répliqua-t-elle en se retenant de
sourire.
— Vous êtes confortable?
— Oui, répondit-elle alors que ses dents claquaient.
Presque, avoua-t-elle, son souffle créant un petit nuage
de vapeur.
Cela faisait longtemps qu'Evan n'avait pas dormi
auprès d'une femme et son corps réagissait a sa
présence. Tandis qu'une douce chaleur se diffusait
entre eux. il sentit les prémices du désir dans son bas-
ventre. Bien que son envie d'elle grandisse à chaque
minute, il n'avait pas l'intention de céder à l'impulsion
de la prendre dans ses bras.
Elle s'endormit. Heureux de constater qu'elle lui
faisait confiance, il essaya de l'imiter. Sans succès. Ses
pensées le ramenaient sans cesse à elle, à sa jolie
silhouette, a sa voix calme et ensorcelante, à ses gestes
fluides.
Il se rassura en songeant que, d'ici à quelques
heures, ils se réveilleraient sous un soleil éclatant et
pourraient redescendre dans la vallée.
Catriona MacConn avait une maison et une famille,
tandis que lui ne possédait rien de tout cela. Certes, le
château de Kildonan lui appartenait, et il était
profondément attaché à cet endroit, mais après une
décennie d'absence, son retour se révélait plus difficile
que prévu. Il se sentait nettement indésirable.
Il poussa un soupir. Son rêve de fonder une famille
et de vivre dans une maison chaleureuse, pleine de rires
et de gaieté, lui semblait plus que jamais hors
d'atteinte.
Au milieu de la nuit, Catriona se leva avec
précaution et se dirigea vers la porte sur la pointe des
pieds. Dehors, le monde n'était plus que blancheur.
Sous la force du vent, la neige volait à l'horizontale.
Elle se frictionna les bras.
Mauvais temps ou pas, elle devait se soulager. En
outre, elle avait soif. Le bol à la main, elle gagna en
courant la petite étable abandonnée. Après en avoir
terminé, elle rajusta ses vêtements, puis prit la direction
du torrent qui se trouvait à deux pas.
La neige fondue lui cinglait le visage et le vent la
malmenait. Elle réussit tant bien que mal à
s'agenouiller, et trempa le bol dans l'eau, mouillant ses
mitaines au passage. Alors qu'elle s'empressait de
remonter vers la cabane, elle trébucha, glissa et se
retrouva dans le torrent. L'eau glacée qui transperçait
ses vêtements lui fit l'effet d'un étau. Elle en eut le
souffle coupé.
Déséquilibrée par le courant, elle tomba à genoux.
Avec un cri, elle se releva, empoigna sa jupe trempée
et regagna la cabane en titubant.
Evan ouvrit les yeux, et vit Catriona arracher ses
mitaines trempées avec les dents, puis s'attaquer aux
lacets de ses bottines de cuir en tremblant.
— Que s'est-il passé? s'inquiéta-t-il en se
redressant.
— Je... je suis tombée dans le ruisseau, balbutia-t-
elle, affolée. J'allais chercher de l'eau.
Elle parvint à retirer sa chaussure. Hélas, ses bas de
laine étaient trempés, ainsi que sa jupe et ses jupons.
Des petits morceaux de glace incrustés dans le tissu
commençaient à fondre. Le froid la tailladait sans
merci.
— Laissez-moi vous aider, dit-il en s'approchant.
Il lui ôta sa seconde chaussure et la déposa près du
feu.
— Vos bas, à présent. Il faut les retirer.
Sans protester, elle défit les jarretières qui les
retenaient au-dessus des genoux. Tandis qu'Evan les
disposait près du feu, elle replia ses jambes nues sous
sa jupe, cherchant en vain à se réchauffer.
— Ach Dhia, marmonna-t-elle en claquant des
dents. J'ai tellement froid...
Il tendit la main vers le plaid, mais elle l'arrêta.
— Non... Nous ne pouvons pas mouiller notre
seule couverture.
— Dans ce cas, prenez ma veste.
Il s'en débarrassa et la lui drapa sur les épaules.
Puis il lui saisit les mains et les frotta vigoureusement
entre les siennes. C'était si divinement bon qu'elle retint
un gémissement.
— Je vais vous réchauffer les pieds, décida-t-il.
— Je... je peux attendre que mes bas soient secs.
— Ne soyez pas ridicule. Cela peut prendre toute la
nuit. Vous devez vous réchauffer rapidement, sinon
vous allez tomber malade.
— Je suis résistante. Je ne tombe jamais malade.
— Eh bien, demain vous le serez si nous n'agissons
pas. Vous risquez d'avoir les orteils gelés.
Il glissa la main sous l'ourlet trempé de sa jupe et
trouva ses pieds. A contrecœur, elle le laissa faire.
La friction énergique ramena le sang et la chaleur
dans ses pieds, et elle laissa échapper un petit cri.
— Ça fait un peu mal, avoua-t-elle.
Il frotta plus doucement, puis il passa aux chevilles
et aux mollets. Elle cessa de respirer tant la sensation
était délicieuse.
Elle savait bien qu'elle n'aurait jamais dû laisser un
homme la toucher ainsi, mais en la circonstance, elle
n'avait pas vraiment le choix.
Puis soudain, comme si quelque chose venait
d'éclore en elle, la chaleur et le désir l'envahirent d'un
coup. Elle mourait d'envie de sentir les mains de cet
homme sur son corps. Elle s'était toujours demandé ce
que l'on éprouvait à être embrassée, caressée. Elle
n'avait connu que des tâtonnements maladroits dans
une grange obscure avec un ami de son frère, pourtant,
ces hésitations lui avaient laissé deviner quelques
profonds et magnifiques secrets.
Elle rêvait de glisser les doigts dans les cheveux
d'Evan Mackenzie, qu'il la touche là où il le souhaitait.
N'importe où, songea-t-elle, le cœur battant. Elle ferma
les yeux et soupira, imaginant ses bras autour d'elle, sa
joue contre la sienne, ses lèvres tendres et douces.
Choquée, elle se raidit.
— Merci, monsieur Mackenzie, ça suffit.
— Il faut retirer votre jupe et vos jupons. Les
ourlets sont trempés.
— Ils sécheront près du feu.
— Ces malheureuses braises ne sécheront rien du
tout, déclara-t-il en la saisissant aux épaules. Écoutez-
moi bien. Si vous gardez ces vêtements mouillés, vous
allez prendre mal.
— Certainement pas, rétorqua-t-elle.
Mais il n'en démordait pas.
— Si vous ne les retirez pas, je m'en chargerais à
votre place, déclara-t-il.
5

Catriona essaya de se dégager.


— Non! Je ne...
— Ce n'est pas une menace en l'air, persista Evan
sans la lâcher. La pudeur est une qualité admirable,
mais dans le cas présent, elle pourrait compromettre
votre santé, peut-être même votre vie.
— Ma vie? s'écria-t-elle, grelottante.
Evan remarqua ses joues translucides et ses lèvres
bleuies par le froid. Il était tenté de la prendre dans ses
bras pour la réchauffer, mais cela ne résoudrait en rien
son problème immédiat.
— La température de votre corps pourrait chuter et
vous auriez du mal à respirer, expliqua-t-il. Ce froid
profond finit par ressembler à une sorte de chaleur qui
procure une illusion de bien-être. Si l'on s'endort, on
risque vraiment de mourir.
— On dirait que vous en avez fait l'expérience.
— En effet. Et maintenant retirez ces vêtements
mouillés.
— Avez-vous... eu froid... dans les Alpes?
demanda-t-elle en claquant des dents.
Il se pencha pour lui frotter de nouveau les pieds.
— Non, c'est dans la mer que j'ai appris les dangers
du froid. Je suis un expert en plongée sous-marine.
Nous prenons de gros risques chaque fois.
— Comme... c'est intéressant. J'ai vu des images...
dans des livres. Avez-vous... eu des problèmes,
monsieur Mackenzie ?
Il fronça les sourcils, ajusta sa veste autour des
épaules de la jeune femme. Il hésita un instant, avant
de décider de lui raconter une partie de vérité.
— Oui, mais pas en mer. Un pont s'est écroulé sur
une rivière, à Fife. J'y étais.
— Êtes-vous tombé à l'eau?
Il secoua la tête et lui frictionna les mains. En dépit
de la douceur de ses longs doigts minces, ses pensées
étaient ailleurs.
— J'ai plongé avec un autre homme. Nous avons
fait notre possible pour sauver ceux qui étaient tombés,
mais il y a tout de même eu des morts. Ce n'est pas la
chute qui les a tués, mais l'eau glacée.
— C'est terrible, murmura-t-elle. Est-ce que vous...
les connaissiez?
Il hocha la tête. C'étaient des amis et des collègues
de travail. C'était lui qui avait dessiné et construit le
pont. Il détourna le regard.
— Je travaillais avec eux, et je n'ai pas pu les
sauver. L'un d'eux est mort dans mes bras.
Depuis l'accident, deux ans auparavant, il en avait
très peu parlé, et jamais à quelqu'un qu'il ne connaissait
que depuis deux heures. Il se surprenait lui-même.
— Oh, Evan, je suis désolée, murmura Catriona.
Pourquoi étiez-vous présent quand le pont s'est
écroulé?
— Je suis ingénieur. Ce pont était mon projet, c'est
moi qui l'avais dessiné. J'en étais très fier, ajouta-t-il
d'un ton amer. Il s'est écroulé alors que la construction
n'était pas terminée.
Il s'assit sur ses talons, les mains reposant sur les
genoux. Il était incapable de la regarder.
Elle lui effleura le bras.
— Je suis vraiment désolée. C'était il y a
longtemps?
— Un peu plus de deux ans.
— Il me semble que de telles tragédies nous
enlèvent des parcelles de notre âme.
Il n'y avait jamais songé en ces termes, mais elle
avait raison. Elle comprenait son tourment, il le sentait.
Elle aussi avait vécu des drames, elle savait ce qu'était
la souffrance.
Ses paroles lui firent du bien. Il réalisait enfin
pourquoi il avait ensuite vécu comme anesthésié,
abandonnant ses projets de ponts pour la construction
de phares et de canaux, s'enterrant sous de magnifiques
dessins géométriques et des formules mathématiques.
Il s'était coupé de l'amour et de l'amitié que certains
tentaient de lui offrir.
— Il faut du temps pour se remettre d'un drame
pareil, reprit-elle. Certains n'y parviennent jamais.
Il était frappé par la pertinence de ses propos. Sa
compassion sonnait juste, songea-t-il. Jamais personne
ne lui avait donné à ce point l'impression de
comprendre sa douleur, ni ne lui avait offert un tel
réconfort.
Ses amis et sa famille ne cessaient de lui répéter
que la vie devait continuer. Sa mère lui conseillait
d'épouser une jeune fille de la bonne société et de
construire un pont pour remplacer au sens propre
comme au sens figuré celui qui s'était écroulé. Elle
était persuadée que cela suffirait à effacer son chagrin
et sa culpabilité.
Seule, Catriona MacConn avait perçu sa détresse et
son désarroi. Une partie de son être lui manquait
encore. Il avait besoin de temps pour guérir, pour, peut-
être, retrouver cette parcelle de lui-même. La tragédie
avait détruit quelque chose en lui, dans son cœur et
dans son âme. Il avait survécu en se repliant sur lui-
même, en refusant d'en parler.
Mais il n'arrivait pas à oublier et, à présent, il
comprenait pourquoi. Un fragment de son âme lui avait
été arraché ce jour-là et il n'arrivait pas à se le
réapproprier.
— Merci, mademoiselle MacConn, dit-il en se
relevant, bien qu'elle ne puisse deviner pourquoi il la
remerciait. Vous l'avez compris, je connais les dangers
du froid et je ne vous permettrai pas de prendre le
moindre risque. Pouvez-vous vous lever?
Il lui tendit la main et elle l'accepta.
— Retirez votre jupe et vos jupons, puis glissez-
vous sous la couverture, ordonna-t-il avant de se
détourner pour ménager sa pudeur.

Des frissons la parcouraient de la tête aux pieds.


Elle avait l'impression que son corps entier était de
marbre.
Dès que Mackenzie eut tourné le dos, elle retira la
veste qu'il avait posée sur ses épaules, puis entreprit de
déboutonner la sienne. Ses doigts étaient si raides
qu'elle ne parvenait pas à saisir les boutons.
— Vous avez fini? s'enquit-il.
— J'ai du mal, avoua-t-elle.
Il vint vers elle. Sans lui demander la permission,
mais elle avait compris que c'était un homme d'action
qui ne perdait pas de temps en discours, il défit les
boutons de sa veste, puis s'attaqua à la rangée de petits
boutons qui fermait sa robe. Catriona retint son souffle.
Lorsqu'il effleura sa poitrine, elle repoussa
doucement ses mains et poursuivit la tâche seule. Sous
sa robe, elle portait une chemise mais pas de corset. Le
haut de la chemise était sec, mais l'ourlet, comme ses
jupons et sa lingerie, était trempé.
Evan jeta un regard à son décolleté, et se détourna
promptement. Catriona retira la robe mouillée, avant de
glisser les bras dans la doublure satinée de la veste de
Mackenzie.
— Le reste, fit-il.
— Je ne peux pas...
— Mademoiselle MacConn, retirez tout ce qui est
mouillé, je vous en prie. Il faut les faire sécher.
Elle savait qu'il s'inquiétait pour elle à cause du
froid, mais elle aurait aimé qu'il la regarde autrement.
Avec un soupir résigné, elle ôta ses jupons et
demeura immobile, seulement vêtue de sa lingerie
humide.
Et soudain, une image fit irruption dans son esprit.
Elle se vit se déshabillant entièrement devant lui, et à
cette pensée son corps parut s'éveiller. Elle imaginait le
goût de ses lèvres, devinait que son étreinte serait
tendre et passionnée, et qu'il verserait délicatement son
feu au plus profond de son corps.
Ne lui avait-il pas dit qu'elle était jolie? Personne
ne l'avait jamais complimentée ainsi. Cet intérêt, si
faible fût-il, la grisait.
Brusquement, elle souhaitait que cette nuit, déjà
dangereuse, devienne follement intime. Elle était seule
avec un homme séduisant et bon, et ces heures
partagées pouvaient se transformer en miracle,
s'illuminer d'une chaleur qui transformerait à jamais sa
morne existence. Elle voulait vivre avec lui des
moments inoubliables.
Son cœur battait la chamade et ses doigts
tremblaient. Elle inspira profondément, se demandant
si c'était le froid qui suscitait en elle des désirs aussi
fous, puis elle se débarrassa de sa culotte mouillée.
Désormais, c'était plutôt son audace qui la faisait
frissonner.
Elle garda sa chemise, car l'ourlet était à peine
humide et elle n'osait se mettre nue. Heureusement, la
veste d'Evan lui couvrait le torse et le haut des cuisses.
Elle se retint de humer la laine un peu rêche qui
dégageait un parfum d'épices et d'air frais, son parfum
à lui.
Mackenzie pivota pour lui faire face et la
contempla de la tête aux pieds. Son regard était si
intense qu'elle sentit ses seins durcir et ses joues
s'enflammer.
L'imaginer lui faisant l'amour était une chose, mais
se tenir devant lui, à peine vêtue, en était une autre.
Seulement, elle brûlait de faire le grand saut dans
l'inconnu. La force de son désir la bouleversait. Son
cœur continuait à cogner dans sa poitrine.
Elle se pencha pour ramasser ses affaires. La
chemise et la veste ne couvraient pas ses longues
cuisses.
— Je dois... je dois sécher mes vêtements.
Evan s'empara du plaid et le lui tendit avec
brusquerie, l'air presque agacé. Elle s'en drapa, puis
étendit ses vêtements devant le feu.
Il ôta le capuchon de sa flasque de whisky, et la lui
offrit.
— Il en reste un peu, fit-il d'un ton sec. Buvez-le,
et ensuite vous vous allongerez.
Elle lui obéit, mal à l'aise. Le liquide lui brûla la
gorge et elle toussa, mais déjà une délicieuse chaleur se
répandait dans son corps. Elle n'osait plus croiser son
regard.
Le désir continuait à la harceler. Elle se sentait si
seule, depuis si longtemps. Elle avait vu les autres
filles se marier et mettre des enfants au monde, tandis
qu'elle essayait d'accepter son destin en s'occupant de
son père et de son frère. L'intimité de l'amour physique
l'intriguait, et elle était terriblement attirée par Evan
Mackenzie. Elle était aussi persuadée que plus jamais
une occasion comme celle-ci ne se présenterait.
Sa gentillesse, sa patience, sa sollicitude l'avaient
touchée en plein coeur. Le contact de son corps sous
ses mains l'avait troublée au-delà des mots. Quant à
son regard, lorsqu'il posait les yeux sur elle, elle se
sentait émue rien que d'y songer.
Puis elle se tança : elle se laissait emporter par son
imagination. Il lui était reconnaissant de l'avoir aidé,
point final. C'était un gentleman séduisant et cultivé,
alors qu'elle n'était qu'une fille ordinaire des Highlands
et, quand la tempête se calmerait, le lendemain, ils se
sépareraient et elle ne le reverrait plus jamais.
«Une fois, une seule... » lui soufflait cependant la
petite voix de la passion.
— Merci, fit-elle en lui rendant la flasque.
— Encore un peu.
Elle prit encore une gorgée, puis, devant son
insistance, une autre. Des langues de feu s'insinuaient
en elle.
— Ça suffit, dit-elle fermement. J'ai à peine mangé.
Je risque d'être malade.
À son tour, il porta la bouteille à ses lèvres.
— M. Grant prétend que quelqu'un qui est blessé à
la tête ne doit pas abuser de l'alcool.
— M. Grant n'a jamais été coincé dans une cabane
par une nuit glaciale, seul avec une jolie fille, rétorqua-
t-il. À présent, allongez-vous. Il faut dormir.
Elle s'exécuta, et sentit la laine lui gratter les
jambes.
Evan s'assit près du feu, les genoux repliés pour y
appuyer le bras. Il saisit le tisonnier et attisa la tourbe
noircie. Le feu fumait. En dépit de ses efforts, la tourbe
refusait de s'enflammer correctement.
— Nous avons besoin de plus de combustible, mais
la tourbe est humide.
— Prenez ma jupe, fit-elle.
— Nous n'en sommes pas encore là. Vous avez de
très jolies jambes, mademoiselle MacConn, mais vous
aurez besoin de cette jupe lorsque nous quitterons cet
endroit.
Elle secoua la tête.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Il y a des
papiers que nous pouvons brûler dans la poche de ma
jupe.
Il fouilla dans la poche et les trouva.
— Des lettres?
— Non, des chansons gaéliques.
— En effet, il y a des notes de musique, remarqua-
t-il.
— C'était la raison de ma promenade d'aujourd'hui.
Je recueille de vieilles chansons gaéliques chez les
Highlanders qui habitent ces collines. Je les apprends
depuis des années et je les transcris.
— C'est passionnant. Ainsi, non seulement vous
connaissez le solfège, mais vous parlez le gaélique,
l'anglais, le français, l'italien et l'allemand.
— Je connais aussi un peu de grec.
— Vous n'êtes pas vraiment représentative des
filles des Highlands.
— Je suis une fille de pasteur, lui rappela-t-elle.
Vous pensiez que je passais mon temps à errer dans les
collines, pieds nus, avec une jupe déchirée, et
baragouinant en vieil irlandais à un troupeau de
moutons? Comme dans toute l'Écosse, nous sommes
concernés par l'éducation dans les Highlands. J'ai eu
des professeurs et j'ai étudié deux ans à Édimbourg. Je
suis aussi éduquée que vous. Excepté en ce qui
concerne votre travail d'ingénieur.
— Je ne connais pas le solfège et j'ignore tout de
l'italien. Ainsi, nous sommes quittes, chère
mademoiselle.
Elle lui sourit.
— Brûlez ces pages, monsieur Mackenzie. Elles
nous donneront un peu de chaleur et de lumière.
— Je ne peux pas. Il y a plusieurs chansons avec
leurs mélodies, et les paroles en anglais et en gaélique.
Vous avez travaillé dur.
— Il n'y a que dix chansons, et je les retrouverai
aisément. Mon amie Morag MacLeod m'aidera s'il le
faut. Nous n'avons pas le choix, monsieur Mackenzie,
il faut les brûler.
Il lui obéit et jeta les pages l'une après l'autre dans
le feu. Catriona le regarda faire, s’efforçant de ne pas
regretter les chansons perdues, savourant la chaleur.
Elle les retrouverait, certes, mais cela lui prendrait du
temps.
— Monsieur Mackenzie, vous aurez froid sans
votre veste, fit-elle tandis qu'Evan s'installait près de la
cheminée.
— Vous en avez besoin, et vos chansons me
tiennent chaud.
Il sourit, et elle éclata de rire.
— Bonne nuit, mademoiselle MacConn.
— Bonne nuit, murmura-t-elle.
Allongée seule dans la pénombre, elle ressentit une
pointe de tristesse. Elle se tourna sur le côté et se
recroquevilla. Le whisky avait déposé une boule de feu
au creux de son ventre, mais à mesure que ses effets
s'estompaient, elle sentait de nouveau le froid.
Les papiers finissaient de se consumer et la lumière
diminuait. Mackenzie ne dormait toujours pas. Elle
éprouva un pincement de culpabilité de le priver de sa
veste et de la couverture.
— Monsieur Mackenzie, avez-vous très froid là-
bas?
— Je me demandais justement ce que nous
pouvions encore brûler, plaisanta-t-il. Il y a peut-être
des poutres sèches.
— Moi aussi, j'ai froid, avoua-t-elle en frissonnant.
Est-ce que cela vous ennuierait beaucoup si nous nous
serrions de nouveau l'un contre l'autre?
— Pas du tout.
Elle perçut le soulagement dans sa voix, et se
félicita de sa hardiesse. Lorsqu'il se leva, elle sentit son
pouls s'accélérer.
Il s'agenouilla près d'elle et lui toucha la joue.
— Vous semblez gelée, en effet.
— Je ne parviens pas à me réchauffer. J'ai
l'impression que la température ne cesse de baisser.
Il acquiesça, retira ses bottes puis se glissa à côté
d'elle sous la couverture. Ils étaient allongés sur le
flanc, face à face. Il cala la tête sur son bras replié, puis
entreprit de lui masser le dos. Elle sentit les pieds
d'Evan contre les siens, lui apportant un peu de chaleur.
Les paupières closes, elle posa la joue sur son
épaule, épuisée d'avoir à lutter sans répit contre le
froid. Elle frissonna et se rapprocha de lui
instinctivement.
— Venez ici, murmura-t-il en l'entourant de ses
bras. Ce plaid n'est pas bien épais, mademoiselle
MacConn, et la meilleure source de chaleur, c'est nous.
Elle hocha la tête en silence, tandis qu'il continuait
à lui frictionner le dos. A son tour, elle entreprit de lui
masser timidement les épaules. Sous l'épaisseur du
gilet et de la chemise, elle sentait les contours fermes
de ses muscles.
Lorsque les mains d'Evan s'égarèrent au creux de
ses reins, elle retint son souffle. Une onde de chaleur
qui prenait sa source dans son bas-ventre se répandit
dans tout son corps. Elle en voulait davantage encore,
mais il remonta lentement la main jusqu'à son épaule,
lui caressa les cheveux, puis le dos. Curieusement, elle
se moquait de se trouver à moitié nue dans les bras d'un
inconnu. Elle avait l'impression de le connaître depuis
toujours. Sa chaleur et ses caresses l'enveloppaient d'un
cocon de douceur.
À présent, elle percevait une sourde palpitation au
plus profond de son corps, une sensation inconnue, et
elle se demanda s'il ressentait la même chose. Le
contact de ses mains la brûlait, et il lui semblait que
chaque fibre de son être le désirait avec une intensité
croissante.
— Avez-vous encore froid? s'enquit-il.
— Oui, un peu, fit-elle sans ouvrir les yeux. Et
vous?
— Un peu.
Son souffle lui effleurait la joue. Elle tourna
légèrement la tête, et les lèvres d'Evan touchèrent le
coin de sa bouche. Leurs nez se frôlèrent dans la
pénombre.
Avec un soupir, elle inclina la tête en arrière et
leurs bouches se rencontrèrent. C'était si simple, si frais
et tendre. Il n'y avait là rien de répréhensible, c'était si
parfaitement innocent. Seigneur, elle avait l'impression
d'avoir découvert le paradis... Spontanément, elle
entrouvrit les lèvres.
Aussitôt, Evan resserra son étreinte, son baiser
s'approfondit, se fit plus ardent, plus impatient. La
force de sa passion trouva un écho en Catriona qui crut
fondre de bonheur.
6

Jamais personne ne l'avait embrassée ainsi. C'était


comme de tomber d'une hauteur vertigineuse; la félicité
a l'état pur.
Il prétendait qu'elle lui avait sauvé la vie, mais en
cet instant, c'était lui qui sauvait la sienne. Ses tendres
caresses et ses baisers brûlants la délivraient d'une
solitude à laquelle elle se croyait condamnée.
Avant qu'Evan ne disparaisse de sa vie pour
toujours, elle décida d'obéir à son désir, et de découvrir
enfin l'amour physique. Rien qu'une fois, une seule, et
quel qu'en soit le prix à payer, elle voulait connaître ce
feu ardent.
«J'ai envie de vous», mourait-elle d'envie de lui
chuchoter alors qu'il l'embrassait à nouveau et qu'elle
frémissait de plaisir.
Il s'écarta, lui caressa doucement les cheveux.
— Vous êtes-vous réchauffée?
— Un peu, fit-elle en se blottissant contre lui.
— Vos pieds sont encore glacés, murmura-t-il en
les caressant avec les siens. Et vos mains aussi, ajouta-
t-il tandis qu'elle lui effleurait la joue.
Il déboutonna son gilet et sa chemise. Glissant les
mains sous la veste, il lui prit la taille et l'attira à lui.
Seule la fine chemise de Catriona séparait leurs deux
peaux. Son ventre se contracta et ses seins se tendirent.
Une chaleur délicieuse émanait de lui.
Elle leva la tête vers lui et attendit. Sans se faire
prier, il captura ses lèvres en un baiser si exquis qu'elle
en soupira d'aise. Se sentir ainsi choyée, réconfortée,
aimée, même pour un court moment, était la chose la
plus merveilleuse qui lui fût jamais arrivée.
Elle sentit sa main explorer ses reins, sa hanche, sa
cuisse, puis remonter lentement le long de son flanc.
Elle tressaillit lorsque son pouce lui frôla la poitrine, et
ferma les yeux, s'abandonnant totalement à ses
caresses.
Ses doigts effleurèrent la pointe de son sein, et elle
cessa de respirer. Il inclina la tête, elle sentit son
souffle tiède à travers l'étoffe de la chemise. Elle se
cambra à sa rencontre et ne put retenir un gémissement
quand il écarta la chemise pour dévoiler sa poitrine.
À son tour, elle se risqua à explorer son torse
dénudé, fascinée par la peau ferme et chaude, les
muscles ciselés par l'exercice physique. Elle se pressa
contre ses hanches, cherchant fébrilement à soulager
cette tension douloureuse au creux de son corps. Il
s'empara de nouveau de ses lèvres, tout en continuant à
lui titiller le sein, et ce fut comme si la foudre l'avait
frappée.
Un brasier s'alluma en elle, grandissant à chaque
seconde, luttant pour libérer toute sa puissance.
Gémissant doucement, se pressant contre lui, elle priait
pour qu'il continue encore et encore.
Il attrapa le bas de sa chemise et la releva. Le
ventre noué, haletante, elle attendit. Lorsqu'il effleura
le haut de sa cuisse, puis son entrejambe, elle ne put
retenir un petit cri.
Sous les doigts habiles d'Evan, le corps de la jeune
fille entra en fusion. Elle le laissa explorer son intimité
avec la sensation de prendre son envol. C'était comme
d'escalader une montagne, le corps tendu vers le
sommet. Lorsqu'elle l'atteignit enfin, le plaisir flamba
en elle, étincelant, insoupçonné, semblable à une
explosion de lumière dans la nuit.
Un sublime incendie la consumait, balayait tout sur
son passage. La pensée, la raison avaient disparu, seul
demeurait ce besoin urgent, frénétique d'autre chose.
De lui en elle. Instinctivement, elle devinait que cela
seul apaiserait la faim qui la tenaillait. Elle le suppliait
avec son corps, ses mains, ses lèvres de lui offrir cet
ultime cadeau.
Toute pudeur oubliée, elle déboutonna le pantalon
d'Evan. Elle ne ressentait aucune honte à le toucher
aussi hardiment. À mesure qu'elle le découvrait, il lui
semblait si merveilleux, de l'acier enserré dans du
velours, puissant et magnifique. Emportée par le désir,
elle se plaqua contre lui, car son corps savait
intuitivement ce que son esprit ignorait.
Elle enroula les doigts autour de son sexe, et cette
fois, ce fut lui qui retint son souffle. Il la caressa avec
fièvre. Lorsqu'il toucha à nouveau la partie la plus
secrète de son être, elle sentit renaître l'exquise
sensation.
Mais cela ne lui suffisait plus. Jamais elle n'avait
éprouvé un désir aussi urgent. Obéissant à son instinct,
elle ouvrit les jambes en se frottant contre lui, lui
arrachant un sourd gémissement Tout à coup, elle
savait ce qu'elle recherchait, et elle ne pouvait plus
attendre.
Elle le sent il s'insinuer en elle, doucement, jusqu'à
ce qu'une barrière lui oppose une résistance. Elle se
raidit, un cri de surprise lui échappa, mais le temps de
reprendre son souffle, la douleur s'était effacée, laissant
la place à une indescriptible sensation de plaisir. Elle
arqua le dos pour l'accueillir entièrement en elle. À
présent, il palpitait au plus intime de son corps, il était
devenu une partie d'elle-même. Lentement, il
commença à aller et venir en elle, comblant à chaque
coup de reins ce désir infini qui la taraudait, le plus
profond qu'elle eût jamais ressenti.
Son cœur battait à tout rompre tandis que leurs
corps se mouvaient à un rythme de plus en plus
frénétique. Puis il l'enveloppa de ses bras et l'étreignit
avec force. Elle le sentit vibrer, puis il cessa de bouger.
Étouffant un juron, il se retira d'elle en hâte. Elle
entendait sa respiration rauque tout contre son oreille,
et éprouvait une impression de détente, de bien-être,
d'absolue sécurité.
Mais Evan secoua la tête.
— Non, murmura-t-il comme pour lui-même.
Seigneur, petite, je suis désolé... Cela n'aurait jamais dû
arriver.
Il roula loin d'elle, s'assit, et repoussa la couverture.
L'air glacial envahit leur nid douillet, en chassant la
chaleur et la passion.
Le cœur de Catriona se serra.
— Je vous en prie, Evan, attendez... Je ne vous en
veux pas...
— Mais moi, je m'en veux ! aboya-t-il. A présent,
dormez. Vous avez chaud désormais. Nous avons
chaud tous les deux. Bon sang, c'est ce qui a tout
déclenché. Je suis allé trop loin. Nom d'un chien,
comment ai-je pu... Catriona, je pensais pouvoir être
près de vous sans... Vous n'aviez pas besoin de cela.
Il se trompait : elle en avait eu besoin. C'était une
évidence. Jamais plus elle ne revivrait de pareils
instants. Elle s'apprêtait à le lui expliquer, mais il se
releva d'un mouvement brusque.
Elle le regarda traverser la cabane et sortir dans le
froid, et elle se sentit soudain affreusement seule.
Refoulant ses larmes, elle se recroquevilla
misérablement sous la couverture. L'intense excitation
qu'elle avait ressentie quelques instants auparavant
céda la place à un désarroi sans nom.
Dans ses bras, elle s'était sentie belle, ensorcelante.
Et son rejet la faisait se sentir plus laide que jamais,
trop grande, gauche, indésirable. Elle qui n'avait jamais
cru connaître l'amour avait retrouvé l'espoir avec Evan
Mackenzie. Il était fort, bon et séduisant, et elle le
désirait de tout son être. Mais lui, ne la désirait pas
vraiment. Le lendemain, ils reprendraient le cours de
leur vie, et chacun oublierait l'autre.
Au bout de quelque temps, la porte se rouvrit et
elle l'entendit s'approcher d'elle. Le dos tourné,
Catriona feignit de dormir. Il s'allongea à ses côtés,
mais elle ne bougea pas. Bientôt, la respiration d'Evan
se fit régulière, et elle glissa à son tour lentement dans
le sommeil, consciente que la chaleur qui circulait
entre leurs deux corps n'avait plus rien de commun
avec la brûlure fiévreuse de la passion.

Quand Evan se réveilla, il découvrit Catriona lovée


contre lui, la tête au creux de son épaule. Une brume
légère sortait de ses lèvres à chaque expiration. L'aube
n'allait plus tarder, car une lumière grise éclairait la
petite pièce.
Les sentiers qui descendaient dans la vallée
devaient être glissants, devina-t-il, et Catriona et lui
avaient tout intérêt à patienter encore un peu dans la
cabane avant de se remettre en route.
À vrai dire, il souhaitait rester ici avec elle le plus
longtemps possible, s'avoua-t-il sans détour. Il
regrettait qu'ils ne soient pas libres de se découvrir
mutuellement, comme ils avaient commencé à le faire,
la veille, lorsque la réponse passionnée de Catriona à
ses caresses avait enflammé son désir.
A quoi diable avait-il songé en lui faisant l'amour
ainsi? Si le souvenir qu'il en gardait ressemblait à un
rêve fiévreux, il n'était pas moins réel. Cette douce et
charmante jeune fille avait eu raison de ses défenses, et
lui avait fait perdre le contrôle de la situation.
Tandis qu'il l'attirait contre lui, il sentit son désir
renaître. Mais la déshonorer n'était pas une manière de
la remercier de lui avoir sauvé la vie.
Il la tint serrée contre lui et soupira, les regrets se
mêlant au désir. Elle se blottit contre lui, si confiante
dans son sommeil. La veille, tous deux avaient eu
besoin de la chaleur et du réconfort que la présence de
l'autre était à même de lui procurer dans cet endroit
coupé du monde. Mais que se passerait-il lorsqu'ils
auraient quitté la cabane?
Il lui devait davantage que des excuses, mais il ne
savait quoi dire ni quoi faire. Son comportement n'avait
pas été celui d'un gentleman. Hélas, le mal était fait.
Elle avait perdu son innocence à cause de lui, et qu'elle
ait été consentante n'atténuait en rien sa faute.
Il avait beau la connaître à peine, il ressentait pour
elle non seulement du désir mais un attachement
sincère. Il sentait confusément que, où qu'il aille
ensuite, une partie de son cœur continuerait à lui
appartenir. Aucune femme n'avait jamais eu un tel effet
sur lui, ni le pouvoir de lui faire perdre les pédales
aussi aisément. Catriona l'avait apaisé et compris
comme personne, encore qu'il fût incapable d'expliquer
pourquoi.
Le cœur serré, il déposa un baiser sur son front. La
magie continuait à vibrer entre leurs deux corps. Elle
l'attirait comme un aimant, mais la tempête s'était
calmée, le monde les attendait et cette aventure
prendrait fin.
Il était épuisé, elle dormait, et il n'y avait rien qu'il
pût faire pour le moment. Sans relâcher son étreinte, il
sombra de nouveau dans le sommeil.
— Catriona !
Elle remua légèrement en entendant son nom,
croyant qu'il s'agissait d'Evan, bien que la voix lui
semblât étrangement lointaine. Ouvrant les yeux, elle
découvrit qu'un pâle soleil éclairait la cabane. Elle
avait dormi beaucoup plus longtemps que prévu.
Il était allongé tout contre elle, et il émanait de lui
une divine chaleur.
— Evan, souffla-t-elle, vous m'avez parlé?
— Pardon? fit-il en clignant des yeux.
Aussitôt, elle comprit.
— Mon père! s'écria-t-elle en se redressant d'un
bond.
— Catriona ? Où es-tu ? appela la voix.
Elle rejeta le plaid, mais Evan la força à se
rallonger et la recouvrit.
— Restez là, ordonna-t-il à mi-voix en se relevant.
Vous êtes à peine vêtue.
— Mon Dieu ! fit-elle en agrippant l'étoffe de
laine.
— Catriona!
La porte s'ouvrit à la volée. La silhouette massive
d'un homme tout de noir vêtu s'encadra dans
l'embrasure. Il tenait un bâton de marche.
— Catriona! tonna-t-il en scrutant la semi-
pénombre. Es-tu là, ma fille?
— Oui, papa, répondit-elle le cœur battant, en
ramenant la couverture sous son menton.
Elle jeta un regard anxieux à Evan qui se tenait très
droit à côté d'elle.
— Dieu merci, elle est là ! s'écria le révérend
Thomas MacConn.
Il fit un geste du bras avant de pénétrer dans la
cabane. Il se déplaçait avec difficulté, s'appuyant
lourdement sur sa canne. Trois hommes entrèrent à sa
suite, leurs hautes silhouettes bloquant la lumière
naturelle. Un courant d'air glacé les accompagnait.
Catriona frissonna.
— Tu vas bien? s'inquiéta son père. Nous avons
craint le pire...
Il s'interrompit, darda un regard aigu sur Evan.
— Monsieur, grommela-t-il, êtes-vous celui que je
crois ?
— Sans doute, répondit Evan en inclinant poliment
la tête. Mes respects, révérend MacConn.
— Je vais bien, papa, intervint en hâte Catriona.
Nous avons été pris dans la tempête... Oh, c'est toi,
Finlay, ajouta-t-elle, soulagée de voir son frère aîné. Et
M. Grant...
En revanche, le dernier homme lui était inconnu.
Grands dieux, son père avait-il ameuté la terre entière ?
Sous peu, toute la vallée apprendrait sa disgrâce.
Elle se sentit affreusement gênée, épinglée par ces
quatre regards où se mêlaient la surprise et le soupçon.
Elle était assise sur le sol, en chemise, ses cheveux
flottant sur ses épaules. La couverture était à l'évidence
le seul lit improvisé de la pièce, et l'on devinait sans
peine qu'ils l'avaient partagé. Quant à l'homme debout
à ses côtés, il portait une chemise dont les pans
sortaient de son pantalon, et son gilet était déboutonné.
Pire, ses cheveux étaient en bataille et il n'avait pas de
bottes.
Ce qui s'était passé entre ces murs était aussi clair
que de l'eau de roche. Kenneth Grant referma la porte
d'un coup de pied comme pour manifester son
mécontentement, sinon sa colère.
Sous ces regards masculins, Catriona souffrait le
martyre.
— Monsieur! s'écria soudain le révérend. Comment
se fait-il que vous vous trouviez là, avec ma fille, aussi
honteusement débraillé !
Ce n'était pas une question. Son père n'était pas un
homme qui posait des questions, mais qui donnait des
ordres.
— Je vous assure qu'il y a une explication,
révérend, répondit Evan d'une voix calme.
— Nous avons été surpris par la tempête, expliqua
de nouveau Catriona. M. Mackenzie avait été blessé
lors d'une chute...
— Blessé? répéta Kenneth Grant. Je fais office de
médecin dans cette vallée, monsieur. Mademoiselle
MacConn, êtes-vous blessée ou malade?
— Je vais bien, mais monsieur Mackenzie...
— Je n'ai rien de grave, coupa Evan.
— Monsieur Mackenzie? intervint le révérend.
C'est le nom qu'il t'a donné ?
Elle regarda son père, puis Evan.
— Je ne comprends pas, papa.
— Ce n'est pas seulement M. Mackenzie, expliqua
son père d'un ton furieux.
Catriona lança un regard étonné à Evan, qui
détourna les yeux.
— Père, ils ont besoin de nourriture et de
vêtements secs, déclara Finlay en posant son sac à dos.
Ils ont passé un mauvais moment. Nous devons les
ramener à la maison et laisser M. Grant les examiner.
Les explications peuvent attendre.
Evan passa une main dans ses cheveux en désordre.
— Merci, monsieur, dit-il à Finlay.
— Je veux les détails maintenant, s'entêta le
révérend.
— Le plus imponant, c'est qu'ils soient sains et
saufs, persista Finlay.
Grant hocha la tête.
— Il a raison. Et si le gentleman est blessé...
— Ils ont l'air en pleine forme, continua le
révérend en croisant les bras d'un air désapprobateur.
— Bon sang, Kildonan, qu'est-ce qui t'est arrivé?
s'écria le quatrième homme. Je me suis fait un sang
d'encre, figure-toi ! tu as dû passer une sale nuit.
— Plutôt pénible, en effet, Fitz Mademoiselle
MacConn, je vous présente M. Arthur Fitzgibbon.
— Je me suis inquiété quand la tempête s'est levée
et que je ne t'ai pas vu revenir, reprit Fitzgibbon. Je
suis retourné dans la vallée, et j'ai croisé ces messieurs
qui partaient à la recherche de Mlle MacConn. Mais
nous avons dû attendre que le temps s'améliore un peu.
Et je dois avouer que ça n'a pas été une partie de plaisir
ce matin non plus. C'est une sacrée chance de vous
avoir trouvés tous les deux ensemble, Kildonan.
Catriona sentit son cœur manquer un battement.
— Kildonan? murmura-t-elle en levant les yeux
vers Evan.
— Oui, dit-il. Je suis le comte de Kildonan.
7

Le petit groupe redescendait vers la vallée sur le


chemin verglacé. Catriona avançait en silence, évitant
de regarder Evan Mackenzie, le comte de Kildonan,
rectifia-t-elle non sans amertume, pour se concentrer
sur son père. Depuis que ce dernier avait été blessé au
dos, les longues marches sur les pentes escarpées de la
montagne lui étaient pénibles, mais il refusait
obstinément de s'appuyer sur elle lors des passages
difficiles. Ce rejet ainsi que sa désapprobation
silencieuse mais manifeste la heurtaient plus qu'elle ne
voulait l'admettre.
À peine arrivée à la maison, la jeune femme fut
entourée par sa tante, Judith Rennie, et Mme
MacAuley, l'amie de la famille et unique aubergiste de
la vallée.
Dans un bruissement de jupes assorti de questions
anxieuses, Catriona laissa les deux veuves l'entraîner
dans sa chambre où l'attendaient un bain chaud, des
vêtements propres et une collation.
Lorsqu'elle avait quitté le groupe, elle avait senti le
regard d'Evan peser sur elle, mais elle ne s'était pas
retournée. Elle l'avait entendu ensuite demander à
Arthur Fitzgibbon d'aller chercher sa sœur qui était
attendue au château. Ainsi, il résidait depuis quelques
jours à Kildonan sans que personne ne le sache, avait-
elle découvert.
Tandis qu'elle montait à l'étage, Catriona se sentit
soudain épuisée physiquement et émotionnellement,
comme si le fait d'être séparée d'Evan la privait de ce
qui lui avait permis d'affronter ces dernières vingt-
quatre heures.
Elle éprouvait un besoin urgent de repos et de
solitude, pour réfléchir calmement à ce qui s'était passé
et à ses conséquences. La colère de son père n'était rien
comparée au mensonge d'Evan qu'elle percevait
comme une trahison. À ses yeux, l'Evan Mackenzie
qu'elle avait connu n'existait plus. L'inconnu tendre et
attentionné qu'elle avait vu en lui était un leurre, de
même que l'homme dont elle s'imaginait chérir le
souvenir lors de ses moments de solitude.
Il était le fils du détesté comte de Kildonan, et la
rumeur assurait qu'il ne valait guère mieux que son
père. Elle lui avait permis de se servir d'elle, l'y avait
même honteusement encouragé.
En dépit du danger qu'ils avaient couru ensemble et
de la passion qu'ils avaient partagée, il lui avait menti.
Elle ne savait pas si elle oublierait jamais cela, sans
parler de lui pardonner.

— Étant donné que vous avez été exposée à un


froid intense et que vous êtes tombée dans l'eau glacée,
je dois m'assurer que vos poumons n'ont pas été
endommagés, mademoiselle MacConn. expliqua M.
Grant en appliquant son stéthoscope sur sa poitrine.
Il fit de même dans son dos, la tête légèrement
inclinée. Catriona attendit sans mot dire qu'il eût
terminé son examen.
Sa tante se tenait près de la porte, silencieuse. Les
mains croisées, les sourcils froncés, elle ne cherchait
pas à dissimuler son mécontentement. Il ne lui avait
pas fallu longtemps pour deviner que l'expérience de sa
nièce avec le comte de Kildonan n'avait pas seulement
été une aventure dangereuse mais une escapade
choquante.
Sa réaction ne surprenait pas Catriona, mais elle
n'avait pas la force de protester. Un sentiment de
culpabilité l'empêchait de se défendre. Après tout, sa
tante n'avait pas tort : elle s'était comportée comme une
sotte.
— Tout va bien, annonça Kenneth Grant en
rangeant son stéthoscope. Vous êtes en excellente
santé, juste fatiguée, j'imagine.
— En effet, répondit-elle brièvement.
— Votre nièce a besoin de quelques jours de repos,
madame Rennie. Je vous déconseille les longues
marches avant d'avoir retrouvé vos forces, ajouta-t-il à
l'adresse de Catriona. Pas de visites chez Morag
MacLeod.
— Comme vous le savez, Catriona et Morag
récupèrent des vêtements, rappela Judith Rennie. Ce
travail charitable doit être accompli avec régularité.
— Elles ne sont pas à deux ou trois jours près,
riposta Grant.
— Vous venez de dire qu'elle est en bonne santé, et
j'ai cru comprendre que le comte de Kildonan allait
bien, lui aussi. Tout cela n'était donc pas si grave, n'est-
ce pas, Catriona?
— La situation était sérieuse, madame Rennie,
insista Grant. Le comte a une vilaine plaie à la tête, et il
est couvert d'hématomes. Il a eu de la chance.
Heureusement pour lui, il possède un physique
d'athlète, mais avant d'être complètement remis, lui
aussi aura besoin de repos. Quoi qu'il en soit, il assure
que Mlle MacConn lui a sauvé la vie. Vous devez être
fière de votre nièce.
— C'est une fille de pasteur, et l'on attend d'elle un
comportement exemplaire. Ce qui n'est pas toujours le
cas, conclut-elle d'un air dédaigneux.
— Nous avons surmonté une épreuve qui aurait pu
nous coûter la vie, lui rappela Catriona. Il me semble
que nous devrions en rendre grâce, ma tante, surtout
sous ce toit.
— Bien sûr que nous sommes reconnaissants
d'avoir évité un autre drame, répliqua sa tante. Je ne
crois pas que ton père l'aurait supporté. Nous sommes
aussi bouleversés par ce qui est arrivé.
Catriona soupira, sentant le regard grave de Grant
sur elle. Elle ne s'était jamais sentie très à l'aise avec
lui. Elle le trouvait trop austère et renfrogné pour un
homme de son âge, après tout, il avait à peine dix ans
de plus qu'elle.
— Si vous en avez terminé, monsieur Grant, le
révérend souhaiterait voir Catriona dans son bureau,
reprit sa tante en ouvrant la porte. Le comte se trouve
avec ton père, précisa-t-elle à sa nièce. Il nous attend.
À l'idée de voir Evan, de lui parler, le cœur de
Catriona se mit à tambouriner dans sa poitrine.
— Allez-y, ma tante. Je vous rejoins.
Irritée. Judith Rennie quitta la pièce en laissant la
porte ouverte, tandis que Grant lui prenait le poignet.
— Laissez-moi vérifier votre pouls de nouveau,
chère mademoiselle MacConn. Vous avez traversé une
rude épreuve.
Et sa tante en faisait partie, songea-t-elle. Lorsqu'il
lâcha son poignet d'un air satisfait, elle lui sourit.
— Merci d'être venu jusqu'à Glenachan et d'avoir
participé aux recherches, monsieur Grant.
— Je suis heureux d'avoir pu aider.
C'était un homme de haute taille, au visage carré et
aux épais cheveux bruns. Sa propriété de Kilmallie se
trouvait à une vingtaine de kilomètres du Glen Shee où
il ne venait que rarement. Il s'occupait du domaine dont
il avait hérité et qu'il faisait fructifier en élevant des
moutons. Il était fortuné, mais continuait à soigner les
habitants de la vallée, le médecin diplômé étant encore
plus éloigné.
— Je suis toujours heureux d'apporter mon aide,
reprit-il, surtout lorsqu'il s'agit de vous, mademoiselle
Catriona.
Il esquissa un sourire contraint. Elle le connaissait
depuis qu'elle était enfant, et le savait dépourvu
d'humour, ce qui lui semblait parfois un peu pesant.
— Pourtant, tout le monde n'est pas très content de
moi en ce moment.
— Le révérend est bouleversé, ce qui est normal. Il
redoutait le pire. Il était si inquiet hier soir que j'ai dû
lui administrer un calmant. Il m'a chargé de vous
demander si vous étiez... blessée d'une manière moins
évidente.
— Lord Kildonan s'est comporté en gentleman, si
c'est ce que vous souhaitez savoir.
C'était la vérité. En revanche, elle ne s'était pas
comportée comme une dame, mais elle n'allait pas s'en
vanter.
— Votre pèie redoute que vous n'ayez été...
compromise. Vous aviez visiblement partagé le plaid
avec lui.
— C'était indispensable pour nous réchauffer. Il
faisait un froid épouvantable. Mon père et ma tante ne
comprennent peut-être pas que nous étions en danger
de mort dans cette cabane, mais le médecin que vous
êtes pourrait le leur expliquer. Ce qui ne signifie pas
que j'ai été compromise.
— Ainsi, vous avez bien partagé ce plaid... Eh
bien, je suis certain que tout ceci ne sera bientôt plus
que de l'histoire ancienne.
Elle hocha la tête, mais demeurait sceptique.
— Je dois aller trouver mon père. Ce sera tout,
monsieur Grant ?
— J'aimerais prendre encore quelques instants de
votre temps, mademoiselle.
Il esquissa cet étrange sourire qui n'avait rien de
léger, et alla jusqu'à la porte pour la refermer,
— Voilà qui n'est guère convenable, commenta-t-
elle. Ma tante m'en veut déjà assez.
C'était une plaisanterie, mais le docteur ne rit pas.
— Ce que vous avez fait n'était guère convenable
non plus, répliqua-t-il. Si seulement j'avais su.
— Su quoi ?
Elle fit mine de le contourner, mais il la saisit par
l'épaule. Elle lui jeta un coup d'œil, perplexe d'abord,
puis inquiet, car il semblait en colère.
— Qu'y a-t-il? Mon père ou ma tante vous ont-ils
demandé de me parler d'autre chose ?
— Si seulement j'avais su que la très sérieuse
Catriona, le Laideron de Glenachan, était prête à passer
la nuit dans les bras d'un homme, je me serais mis sur
les rangs plus tôt, dit-il d'une voix sourde. Je me
demande désormais si c'est trop tard.
Elle essaya de se dégager.
— Qu'entendez-vous par « trop tard » ?
— J'étais présent, ma chère. Je vous ai vue, assise
sur la couche que vous aviez partagée avec lui. Vous
étiez si belle avec vos cheveux dénoués, vos joues
roses, vos lèvres... J'en ai eu le cœur chaviré. Je veux
ce que vous lui avez offert librement. Je le mérite plus
que lui, ajouta-t-il en lui effleurant la joue.
— Lâchez-moi! ordonna-t-elle, furieuse.
Son cœur battait à grands coups, la tête lui tournait.
Comment se pouvait-il qu'elle n'ait pas remarqué que
Grant s'intéressait à elle? Qu'il y avait en lui quelque
méchanceté cachée ? Il était toujours si grave et
austère, si parfaitement poli.
— Je vous connais depuis des années et j'aurais
demandé votre main à votre père, mais vous étiez le
Laideron, celle qui avait accepté de ne jamais se
marier. Et maintenant, regardez! Il aurait mieux valu
que vous vous enfuyiez pour épouser quelqu'un. C'eût
été un moins grand choc que ceci... vous donner au
comte de Kildonan, le pire de tous!
— Il s'est comporté en parfait gentleman, je vous
l'ai déjà dit. À présent, laissez-moi partir.
— Dans la vallée, tout le monde sait que le vieux
comte avait plusieurs maîtresses dans les Highlands. Il
semblerait que son fils ail l'intention de l'imiter.
— Pas avec moi, répliqua-t-elle en le repoussant.
Je n'ai pas l'intention de le revoir jamais... Et ce qui est
arrivé cette nuit ne regarde ni vous ni personne.
Lâchez-moi, maintenant.
Il l'attira brusquement à lui.
— Écoutez-moi bien, siffla-t-il tandis qu'elle se
débattait. Je sais pour votre frère.
Elle cessa de lutter.
— Mon frère? murmura-t-elle.
— Finlay MacConn fait revenir des familles qui
ont été chassées d'ici autrefois et il les installe dans leur
ancienne maison.
— C'est ridicule, voyons !
Comment Kenneth Grant était-il au courant? Finlay
avait toujours fait preuve d'une extrême prudence et,
jusqu'à présent, il n'avait ramené des familles que dans
des parties reculées de la vallée.
— Je les ai vus. Je chassais sur mes terres et mes
chiens se sont lancés à la poursuite d'un cerf. Alors que
je les suivais, j'ai vu de la fumée sortir de la cheminée
d'une ferme censée être abandonnée. Puis j'ai reconnu
le vieux MacGillechallum qui avait été chassé de chez
lui avec sa femme. Tous deux étaient assis au soleil,
devant leur petite maison dont la porte et le toit étaient
neufs. Qu'en dites-vous?
— J'ignore de quoi vous parlez.
— Ah, vraiment? fit-il en resserrant son étreinte. Je
pense plutôt que vous l'avez aidé. Finlay et vous
parcourez les montagnes toute la journée. La vieille
femme chantonnait une mélodie que j'ai entendue dans
votre bouche. Qui d'autre qu'elle aurait pu vous
enseigner une complainte gaélique aussi ancienne ?
Il inclina la tête et commença à chantonner. Faux,
ce qui gâchait la mélodie.
— Lâchez-moi et quittez cette maison, ordonna-t-
elle d'un ton froid. Lorsque mon père et mon frère
apprendront que vous m'avez retenue de manière aussi
vile, je ne réponds pas d'eux.
Mais il se pencha pour lui murmurer à l'oreille :
— A votre avis, que dira le nouveau comte en
apprenant que son régisseur prend ce genre de
décisions derrière son dos ? Kildonan le fera sûrement
jeter en prison. Les magistrats de Torridon ont toujours
soutenu le vieux comte. Et voilà que Finlay
MacConn et sa ravissante sœur ont enfreint la loi. Ces
gens-là n'ont pas le droit d'habiter sur cette terre. Ils
sont incapables de travailler et de payer leur loyer.
Elle prit peur.
— Pourquoi me raconter tout cela ? Que voulez-
vous de moi ?
— Je veux un baiser, chère mademoiselle Catriona.
Et savoir ce que vous avez partagé avec le comte de
Kildonan.
Elle frémit en sentant ses lèvres sur sa joue. Quand
sa bouche toucha la sienne, elle éprouva un mélange de
dégoût et de colère. Elle le repoussa, mais il la retint
sans douceur. Visiblement, ce qu'avait fait Finlay, et ce
qui s'était passé entre elle et Kildonan avaient servi de
révélateur à une espèce de cruauté latente.
Il l'embrassa de force, ses lèvres minces étaient
froides et dures sur les siennes. Elle détourna la tête.
— Écoutez-moi bien, reprit-il. Je vais signaler les
activités de votre frère au comte et au magistrat. Je vais
m'assurer que ces vieillards, ainsi que toutes les
familles que Finlay a fait revenir soient jetés dehors. Ils
n'ont pas le droit d'être là.
— Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria-
t-elle en se tortillant pour lui échapper.
— Bien plus que vous ne le pensez. Les terres de
Kilmallie jouxtent celles de Kildonan. Le comte a
l'intention de les vendre, et je souhaite les acquérir,
mais je ne veux pas de ces incapables sur le domaine.
Des acheteurs potentiels sont censés venir visiter la
propriété. Des gens fortunés qui vont transformer les
terres en pâturages pour les moutons ou en un paradis
de chasseurs.
— Je croyais que ce n'était qu'une rumeur, souffla-
t-elle. Il ne peut pas faire une telle chose.
— Oh, que si ! Les gens que Finlay a ramenés
seront chassés par Kildonan, ou par les nouveaux
propriétaires, ou par moi-même, si je réussis à acheter
ces terrains. Mais nous pouvons peut-être nous
entendre, vous et moi.
— Comment cela ?
— Je tairai les activités illégales de votre frère, en
échange, vous et moi partagerons un autre petit secret.
Il la plaqua contre lui, et elle sentit son érection à
travers ses épais jupons. Il se pencha sur elle et
poursuivit :
— Vous allez m'offrir ce que vous avez offert à
Kildonan. Si vous êtes sa maîtresse, vous serez aussi la
mienne. Et je garderai le silence au sujet de votre frère.
Elle se figea.
— J'en ai le droit, maintenant que vous avez
prouvé que vous étiez disponible.
Il tenta à nouveau de capturer ses lèvres, mais elle
détourna la tête, écœurée.
— C'est le prix à payer pour mon silence, Catriona.
Le comte ne saura jamais rien, et votre frère ne courra
plus aucun risque. J'achèterai les terres que je
convoite... et Kildonan retournera dans les Lowlands,
lesté d'une belle fortune. Je doute qu'il se soucie alors
du sort de sa jolie maîtresse des Highlands.
Elle le fixa, atterrée. Grant déposa un baiser sur sa
joue.
— A plus tard, ma chère.
Puis il la relâcha et sortit tranquillement.
Demeurée seule, Catriona chercha une chaise à
tâtons et s'y laissa tomber, le cœur au bord des lèvres.
8

— Asseyez-vous, monsieur le comte, fit Thomas


MacConn d'un ton solennel. Finlay, laisse la porte
entrouverte, car ta tante et Catriona ne vont pas tarder à
nous rejoindre.
Evan prit place devant le bureau du révérend,
tandis que Finlay restait près de la fenêtre. La petite
pièce était meublée d'un gigantesque bureau, de chaises
tapissées de cuir et d'une grande bibliothèque
regorgeant de livres. Une vaste cheminée en pierre
occupait un pan de mur et de lourdes tentures
empêchaient la lumière d'entrer.
— Père, je pense que lord Kildonan est épuisé, et
qu'il aimerait se reposer avant d'être interrogé.
Thomas MacConn fusilla son fils du regard.
— Nous devons résoudre ce problème sans
attendre.
— Bien sûr, le rassura Evan. Je comprends votre
souci.
Le révérend s'installa derrière son bureau et croisa
les mains sur son ventre. La chaîne d'une montre de
gousset en argent ornait son gilet. C'était un homme
imposant, et ses paroissiens devaient être intimidés par
sa voix grave et son autorité naturelle, songea Evan.
— Vous comprendrez sans peine, monsieur, que
ma sœur, Mme Rennie, soit perturbée, elle aussi. Je l'ai
d'ailleurs conviée à assister à cet entretien, ainsi que
Catriona.
Evan conserva une expression impassible, mais son
cœur bondit à l'idée de revoir la jeune femme en
présence de sa famille. Cette petite réunion promettait
d'être désagréable, mais il n'avait pas l'intention de
révéler ce qui s'était passé dans la cabane. Ce qu'il
devait à Catriona, et il lui devait beaucoup, serait
décidé entre eux.
— Lord Kildonan, intervint Finlay, pendant que M.
Grant vous examinait, M. Fitzgibbon s'est rendu au
château pour prévenir votre famille que vous étiez sain
et sauf.
— Merci. Ma sœur et mon beau-frère seront
soulagés.
— M. Fitzgibbon nous a raconté que vous
escaladiez le Beinn Shee ensemble lorsque le temps a
brusquement changé, et que vous vous êtes perdus de
vue dans le brouillard, fit le révérend. Voilà qui est
certes regrettable, mais j'aimerais savoir comment ma
fille et vous vous êtes retrouvés à passer la nuit dans la
cabane.
— Après avoir perdu M. Fitzgibbon, j'ai fait une
mauvaise chute. Mlle MacConn m'a découvert,
inanimé, sur le chemin, et m'a aidé à gagner la cabane.
La tempête ayant empire rapidement, nous n'avons pas
pu redescendre dans la vallée.
— Une expérience éprouvante, à n'en pas douter,
commenta Finlay. La cabane est en mauvais état et n'a
pas dû vous offrir une bien grande protection. J'avais
l'intention d'engager un menuisier et un couvreur pour
la réparer. Avec votre permission, je vais m'en occuper.
— Ma permission ? s'étonna Evan.
— La cabane se trouve sur vos terres, puisque le
domaine de Kildonan comprend les quatre-vingt-deux
mille acres du Glen Shee, ainsi qu'une grande partie du
Beinn Shee.
Finlay carra les épaules et inclina brièvement la
tête.
— Dans la panique, monsieur, je n'ai pas eu
l'occasion de me présenter. Je suis l'intendant du Glen
Shee et de Kildonan. J'ai remplacé le vieux M. Grant à
sa mort. Nous ne nous étions pas encore rencontrés.
— En effet, monsieur MacConn. Mais ma sœur a
évoqué le travail admirable que vous effectuiez sur la
propriété.
— Merci, monsieur.
Finlay MacConn était un grand jeune homme
costaud qui devait approcher les trente ans. Ses
cheveux étaient sombres, ses yeux, bleus, et sa peau
claire s'empourprait facilement. Quelque chose dans
son beau visage franc rappela Catriona à Evan. Sa sœur
et son beau-frère chantaient les louanges de ce nouveau
régisseur.
— Nous nous verrons dès que possible afin de faire
le point sur Kildonan, monsieur MacConn, déclara
Evan.
— Bien sûr, monsieur. Pardonnez-moi de vous
avoir interrompu, mais vous disiez que la tempête avait
empiré rapidement. Cela arrive souvent dans les
Highlands. Il devait faire un froid de tous les diables
dans la cabane.
— C'est vrai, mais nous nous sommes débrouillés.
— Visiblement, vous avez réussi à faire du feu, il y
avait d'ailleurs une bouilloire dans l'âtre, remarqua le
révérend. Cela ne devait pas être aussi inconfortable
qu'il y paraissait.
— Il y avait une brèche dans le toit. Nous avons
fait un peu de feu, mais la tourbe était humide et s'est
consumée rapidement. Quant a la nourriture, nous
n'avions qu'un peu d'avoine et une flasque de whisky.
— Ma fille ne boit de l'alcool que pour des raisons
médicales.
— Vu le contexte, c'était un médicament. Il faisait
affreusement froid. Mlle MacConn souffrait beaucoup
et montrait les premières symptômes d'hypothermie,
sans jamais se plaindre cependant. Vous devriez être
fier de votre fille, révérend. Sa conduite a été
irréprochable.
Evan savait qu'il était le seul coupable; il soutint le
regard du père de Catriona qui marmonna dans sa
barbe.
A cet instant, on frappa a la porte. Judith Rennie
entra. Evan avait été présenté a la sœur du révérend à
son arrivée, et celle-ci s'était montrée glaciale.
Entièrement vêtue de noir, à l'exception d'un col de
dentelle, elle avait un visage étroit à la mine sévère. Il
lui approcha une chaise. Elle s'assit sans le remercier,
le dos droit, et croisa ses mains recouvertes de mitaines
en dentelle noire.
— Ma chère Judith, le comte de Kildonan nous a
expliqué dans quelles circonstances Catriona et lui se
sont trouvés coupés du monde, dit le révérend. Ils
n'avaient pas d'autre moyen de rester au chaud dans
cette cabane.
— Vraiment? fit-elle en tournant vers Evan ses
yeux d'un gris étrangement pâle.
Épinglé par ce regard froid, il retint un frisson.
— Vous avez sans doute décidé qu'il était de votre
devoir de gentleman de réchauffer cette jeune fille,
j'imagine. Elle n'était pas vêtue dignement quand on
vous a trouvés.
— Ses vêtements étaient mouillés. Aurais-je dû la
laisser mourir de froid tandis que je veillais à mon
propre confort? répliqua-t-il calmement en lui
retournant son regard. Cela vous aurait-il paru un
comportement plus digne que de partager une veste et
une couverture ?
— Il a raison, observa Finlay.
Sa tante prit la mouche.
— Personne n'aurait dû rester dans la montagne par
un temps pareil, persista-t-elle. Il n'y a aucune excuse.
Vous auriez pu redescendre dans la vallée.
Evan détourna les yeux afin de cacher son
agacement. Finlay lui jeta un regard compatissant.
— Va voir ce qui retient la sœur, ordonna le
révérend. Elle devait nous rejoindre dès que M. Grant
aurait fini de l'examiner.
— Elle ne va sûrement pas tarder. Elle ne voudrait
pas manquer cela.
Étonné par la rébellion tranquille de Finlay et se
retenant de l'imiter, Evan regarda en direction de la
porte, tel un écolier anxieux.
— Il est vrai, lord Kildonan, que Catriona était fort
peu vêtue, reprit le révérend. Vous pouvez en expliquer
la raison ?
— Elle était tombée dans le ruisseau et ses
vêtements étaient mouillés. Elle était transie, ce qui est
dangereux par des températures aussi basses. Elle
grelottait, claquait des dents et ses lèvres étaient bleues.
Je lui ai suggéré de se débarrasser de ses vêtements
mouillés et d'avaler un peu de whisky et de... se
réfugier avec moi sous la couverture pour se
réchauffer.
— Voilà qui me semble raisonnable, approuva
Finlay.
— Pas à moi, répliqua sa tante. Ils étaient seuls. Il
lui a dit d'agir ainsi... et elle a obéi. Que lui a-t-il
demandé d'autre, selon vous ? Thomas, je redoutais
que le nouveau comte ne vaille pas mieux que son
père, et j'avais raison. Profiter ainsi d'une jeune fille...
s'indigna-t-elle.
Evan ressentit une bouffée de colère, mais il se
contint.
— Je vous assure qu'il ne lui est rien arrivé de mal.
En outre, je ne vois pas ce qui vous autorise à me juger
en me comparant à mon père.
— Vous êtes restés seuls une journée et une nuit,
intervint Thomas MacConn. Vous auriez parfaitement
pu profiter de sa vulnérabilité.
— J'admire votre fille, révérend, et je l'ai traitée
avec respect.
D'une certaine manière, c'était la vérité. Evan les
défia du regard.
— Elle n'avoue rien non plus, dit Mme Rennie.
Probablement par loyauté déplacée.
Evan les scruta froidement. Il se sentait de plus en
plus redevable à Catriona, alors qu'il n'éprouvait que de
la colère à l'encontre de sa tante, si dure, et de son père,
à la fois si sévère et si influençable. Le frère, en
revanche, semblait un homme de valeur.
Il ne donnerait pas d'autres explications.
Visiblement, il avait ruiné la réputation de la jeune
femme. Sa responsabilité dans cette affaire était un
lourd fardeau.
— Les choses sont claires, Thomas, déclara Mme
Rennie.
— En effet. Ma fille est déshonorée et en état de
péché. Et tout cela, par votre faute, monsieur!
Evan se leva et s'appuya des deux mains sur le
bureau.
— Nous n'avons rien fait d'autre que de nous
entraider pour survivre, rétorqua-t-il d'un air farouche.
— Voilà une façon fort commode de décrire la
situation, persifla Mme Rennie.
Evan tressaillit. Il ne pouvait nier que Catriona était
innocente, et qu'il était allé trop loin. La passion et le
désir l'avaient pris par surprise, annihilant sa volonté et
lui faisant oublier tout sens commun. Quoiqu'il fût
offensé par le manque de compassion de ses
interlocuteurs, il savait qu'il aurait du mal à se
défendre.
— J'ai le plus grand respect pour Mlle MacConn.
Et ce n'était pas vraiment un rendez-vous amoureux,
lâcha-t-il.
— Si délicat que cela soit, nous devons savoir ce
qui s'est passé, insista la vieille dame. Avez-vous...?
— Cela n'a plus guère d'importance, Judith, coupa
le révérend. Ils se sont retrouvés seuls et sans chaperon
toute la nuit. Voilà le problème.
Elle gratifia son frère d'un regard dur, puis tourna
son attention vers Evan.
— Je refuse d'entrer dans les détails, déclara celui-
ci, refusant de se soumettre à la tyrannie de cette
femme. Puisque vous avez déjà tiré vos propres
conclusions, madame, quelle différence cela ferait-il?
Elle eut un hoquet de surprise, tandis que Finlay se
retenait de rire.
— Pour ma part, je pense qu'ils se sont conduits
convenablement, dit-il. Catriona a du caractère, mais
elle est raisonnable, et je suis certain que le comte est
un homme digne de confiance.
— La nouvelle va se répandre comme une traînée
de poudre, riposta sa tante. On peut faire confiance à
Mme MacAulcy pour s'en charger. Elle écrira à sa
famille en ville, et le nom de ton père sera sali par cet
horrible scandale.
— Ce serait bien plus horrible si Catriona était
morte de froid ! Pardonnez-moi, père, mais vous savez
que j'ai raison, persista Finlay. Vous l'imaginez avec
ses vêtements trempés, boutonnés jusqu'au cou, à côté
de Kildonan sirotant du whisky en se réchauffant sous
le plaid. A sa place, j'aurais agi comme lui. J'aurais tout
fait pour aider la jeune fille, sans me soucier de ce
qu'on risquait d'en penser ensuite.
— La situation est délicate, fit le révérend d'un air
désemparé. Je pensais que j'avais perdu la petite, mais
ceci... ceci est presque pire.
— Quoi qu'il en soit, Catriona ne peut plus habiter
sous le toit de son père, décréta sa sœur. Elle est en état
de péché.
— Comment pouvez-vous faire une pareille
suggestion? s'écria Finlay, hors de lui.
— Je vais être contrainte de demeurer ici et de
m'occuper de la maisonnée à sa place, soupira-t-elle.
Nous avons de la famille à Glasgow qui acceptera
peut-être de l'héberger.
— Glasgow! explosa Finlay.
Evan se rassit.
— Je vous présente mes excuses les plus sincères.
Vous pouvez m'en vouloir autant que vous le
souhaitez, mais ne punissez pas cette jeune fille.
— Les excuses ne suffisent pas, rétorqua
l'intraitable Mme Rennie. Catriona n'est pas une
servante qui dépend du bon vouloir du maître. Nous ne
vivons plus au Moyen Age.
— Madame, vous m'insultez!
— Il vaudrait mieux qu'elle s'éloigne quelque
temps, approuva Thomas MacConn en glissant un
regard presque coupable à sa sœur.
— Le révérend pourrait perdre sa situation à cause
de ce scandale, glapit-elle. Vous ne vous rendez pas
compte de ce que vous avez fait, monsieur. Ou peut-
être que si, ajouta-t-elle après réflexion.
Une sombre colère mêlée de culpabilité et de
remords envahit Evan.
— Vous allez la condamner en la chassant de sa
maison et de sa vallée parce qu'elle a sauvé la vie d'un
homme ?
— Ma fille a été courageuse, admit le révérend
sans le regarder, mais je ne suis pas convaincu que
passer la nuit dans la montagne ait été nécessaire.
— Cela nous chagrine, reprit Mme Rennie, mais
mon frère est le représentant de Dieu. Il doit
encourager la vertu.
— La compassion est une vertu, madame, répliqua
Evan sèchement. La gratitude pour avoir retrouvé
Catriona saine et sauve aussi.
Les poings serrés, le cerveau en ébullition, il se
détourna. Catriona allait être envoyée au loin, et
comme les Highlanders exilés avant elle, sa belle
nature chaleureuse s'étiolerait loin de cette vallée
quelle aimait tant.
Son courage et sa générosité se retournaient contre
elle, et tout était sa faute. Il ployait déjà sous le fardeau
d'une autre catastrophe dont il se sentait en partie
responsable. La veille, aucun mort n'avait été à
déplorer, mais il avait tout de même gâché la vie d'une
innocente et superbe jeune fille.
Seulement, cette fois-ci, il pouvait réparer le
désastre. Catriona lui avait sauvé la vie, et il allait la
sauver à son tour.
— Je vais l'épouser, déclara-t-il.
— Vous allez quoi ! s'exclama Mme Rennie.
Le cœur battant, Evan leva la tête.
Catriona se tenait dans l'encadrement de la porte,
immobile, le visage pâle, les yeux écarquillés.
— j'ai dit que j'épouserais Mlle MacConn, si elle
veut bien de moi, répéta-t-il sans la quitter des yeux.
Catriona doutait d'avoir compris ses paroles, c'était
comme s'il parlait une langue étrangère. Captivée par
son regard vert, elle était incapable de détourner les
yeux tandis qu'il s'approchait d'elle.
— Mademoiselle MacConn, acceptez-vous de
m'épouser?
Sa voix était douce et il la contemplait comme s'ils
étaient seuls au monde.
Abasourdie, elle recula d'un pas. Qu'avait-il révélée
sa famille au sujet de la nuit passée ? Son père la
regardait d'un air triste et désolé, tandis que sa tante
semblait furieuse. Quant à Finlay, il observait
l'assemblée avec cet air perplexe qu'il arborait souvent.
Lui, au moins, ne lui jetterait pas la pierre.
Visiblement, ils imaginaient le pire. Elle se sentit
profondément humiliée. Un aristocrate ne demanderait
jamais la main de la fille d'un pasteur qu'il venait à
peine de rencontrer, excepté en cas de scandale.
Evan et elle savaient qu'il y avait eu scandale et
qu'un mariage se justifiait. Ils avaient partagé une nuit
d'aventure et de désir, mais à présent, ils étaient pris
dans les mailles du filet de la bienséance.
Elle ne souhaitait certes pas l'épouser, mais elle
avait entendu sa tante, et elle ne voulait pas quitter sa
vallée. En outre, les menaces de Grant résonnaient
encore à ses oreilles, si bien qu'elle ne savait
absolument pas quoi faire.
— Mademoiselle MacConn...
Lord Kildonan lui prit la main. Le contact de sa
peau tiède lui rappela les événements de la veille.
Mais il n'était plus ce cher M. Mackenzie, qui
l'avait tenue si tendrement dans ses bras. Il était le fils
du comte de Kildonan, et, plus que jamais, un parfait
inconnu. Elle ne pourrait plus jamais lui faire
confiance. Comme elle avait été stupide de se laisser
étourdir ainsi par son charme.
Grant lui avait dit qu'Evan avait l'intention de
vendre une grande partie de ses terres, de laisser le
château de Kildonan et la vallée aux mains d'étrangers.
Si elle l'épousait, elle serait forcée de quitter la vallée
avec lui. Elle ne pouvait envisager une chose pareille,
et elle ne pourrait tolérer qu'il vende.
— Non ! s'écria-t-elle en lui arrachant sa main.
— Écoutez-moi, implora-t-il avec ferveur.
— Non, siffla-t-elle, je ne peux pas vous épouser!
Elle fit volte-face, mais il lui attrapa le bras. Se
souvenant de Kenneth Grant qui l'avait malmenée
quelques minutes auparavant, elle se débattit.
— Du calme, Catriona, ordonna Evan.
Il la retenait d'une main ferme mais douce. Elle
s'immobilisa.
— Catriona, pourrais-tu te comporter dignement, je
te prie? intervint sa tante en se levant.
— C'est ce qu'il y a de mieux à faire, ma fille, dit le
révérend. Tu sais combien je suis heureux de t'avoir
retrouvée saine et sauve, car j'ai craint pour ta vie, mais
je ne peux accepter ce qui s'est passé, et je ne tolérerai
pas que ma fille se comporte de cette manière. Lord
Kildonan a proposé de t'épouser, je veux que tu
acceptes.
— C'est la seule façon de réparer cette humiliation,
renchérit Judith Rennie.
— Non.
Ils devaient la prendre pour une enfant, mais elle
trouvait ridicule d'être contrainte de se marier. Elle
secoua le bras, et Evan la laissa aller.
Pivotant sur ses talons, elle empoigna ses jupes,
courut dans le vestibule, puis s'élança dans l'escalier.
Elle entendit des pas précipités derrière elle, et jeta
un coup d'oeil par-dessus son épaule. Evan l'avait
suivie. Il arborait une expression déterminée.
— Catriona ! appela-t-il, avant de se diriger à son
tour vers les marches.
9

Catriona atteignit le palier alors que les autres


rejoignaient Evan. Elle se rua dans le corridor et
s'engouffra dans sa chambre. Elle eut juste le temps
d'apercevoir le petit groupe en haut des marches avant
de claquer la porte.
À bout de souffle, elle s'y adossa. Elle n'avait pas
l'habitude d'agir en enfant gâtée. D'ordinaire, elle était
plutôt calme et réfléchie, habituée à dissimuler ses
sentiments, mais là, la colère et la peur avaient pris le
dessus. Elle ferma les yeux.
Elle avait l'intention de demeurer enfermée dans sa
chambre, le temps d'y voir plus clair. Bien entendu, il
n'était pas question qu'elle épouse Evan, si son cœur
meurtri se languissait de M. Mackenzie. il n'en allait
pas de même du comte de Kildonan. Quant à Kenneth
Qrant, elle ne savait tout simplement pas quelle attitude
adopter. Impuissante, furieuse, elle serra les poings.
Elle pourrait peut-être fléchir son père, mais elle
n'attendait aucune compassion de la part de sa tante.
Aigrie par la vie, celle-ci s'ingéniait à étouffer la
moindre étincelle de bonheur, chez elle comme chez
les autres. Depuis la mort de sa mère, Catriona avait
vécu dans l'ombre austère de sa tante, qui avait décidé
qu'il était de son devoir de s'occuper des six enfants de
son frère.
Lorsque les aînés avaient quitté la maison, Finlay
et Catriona s'étaient retrouvés sans défense sous la
férule de leur tante qui prônait des principes éducatifs
d'une grande dureté. De tempérament placide, Finlay
s'était contenté d'ignorer les exigences de sa tante,
tandis que Catriona avait essayé de lui plaire. En vain.
Elle n'avait récolté que des critiques. On lui interdisait
toute vie sociale, sa vocation étant d'assurer le confort
de son père et de sa tante au détriment de ses propres
désirs.
Elle aimait son père, et avait tenté de se résigner à
son sort, croyant ainsi lui épargner les foudres de
Judith. Et voilà que cette dernière, qui l'avait toujours
dominé, allait le convaincre de la chasser ou de la
forcer à épouser le comte de Kildonan.
Catriona préférait encore quitter sa vallée bien-
aimée plutôt que de devenir ce qu'elle méprisait plus
que tout : une aristocrate qui détenait le pouvoir. Ce
mariage la couperait des habitants du Glen Shee aussi
sûrement que si elle était exilée.
Un coup frappé à la porte la fit sursauter.
— Ouvrez la porte, ordonna Evan.
— Allez-vous-en !
— Il faut que je vous parle.
— Je n'en ai pas envie !
— Ouvrez cette porte, insista-t-il en martelant le
battant.
— Une jeune fille n'ouvre pas sa porte à un
homme. Et un gentleman n'exige pas de pénétrer dans
la chambre d'une jeune fille. Pas plus qu'il ne
tambourine à sa porte.
Il y eut un silence et elle crut qu'il était parti.
Appuyant le front contre le panneau de bois, elle retint
ses larmes.
— Si la jeune fille en question a passé la nuit dans
les bras du gentleman, chuchota-t-il tout contre la porte
afin de n'être entendu que d'elle seule. Et si ce
gentleman lui demande de l'épouser, les règles
changent.
— Uniquement si elle accepte sa proposition. Vous
ne voulez pas m'épouser. Et vous n'y êtes pas obligé !
Elle cria les deux dernières phrases afin que son
père et sa tante l'entendent.
Silence. Puis le bois craqua comme s'il pesait de
tout son poids contre le battant.
— Ouvrez cette maudite porte. Catriona.
— Non.
— Il y a des personnes dans ce couloir qui seraient
ravies d'assister à notre conversation. Je parviendrai à
mes fins d'une manière ou d'une autre. Ouvrez cette
porte ou tout le monde profitera de notre entretien.
Exaspérée, elle tourna la poignée et tira si
brutalement sur le battant qu'Evan faillit dégringoler. Il
se retint au chambranle et la gratifia d'un regard noir,
qu'elle lui retourna aussitôt.
Il y avait foule au bout du couloir, nota-t-elle; son
père, sa tante, Finlay, Peggy, la jeune servante, les bras
encombrés d'une pile de draps, Mme MacAuley et
Jessie, la cuisinière.
— Vous pouvez me parler d'où vous êtes, lança-t-
elle à Evan. Vous autres, vous pouvez redescendre.
Sa tanle ne put s'empêcher d'intervenir :
— Il ne fait aucun doute que tu dois épouser le
comte! Visiblement, vous êtes très intimes, observa-t-
elle d'un ton fielleux. N'est-ce pas, Thomas, ajouta-t-
elle en flanquant un coup de coude à son frère.
— Papa? Est-ce que vous allez me chasser si je
refuse de l'épouser? demanda-t-elle d'une voix
plaintive.
— Catriona, ce ne serait pas convenable que tu
restes ici, soupira-t-il. Ce péché est trop grave... Je sais
que tu lui as sauvé la vie, mais il a ruiné ta réputation.
Laisse-le réparer sa faute. Envers toi comme envers
nous tous.
D'un seul coup, Catriona le trouva vieilli et affaibli,
alors qu'elle l'avait toujours vu comme une force de la
nature.
— Pense à la position de ton père, renchérit Judith.
Au travail qu'il a accompli durant toutes ces années. Il
risque de perdre sa situation, et nous n'aurions plus qu'à
partir.
Evan lâcha un soupir. Catriona lui jeta un bref
regard. Tout le temps qu'avait duré son échange avec
son père et sa tante, elle avait été consciente de sa
présence rassurante.
— Madame Rennie, j'essaie de trouver une
solution, dit-il. Veuillez nous laisser, je vous prie, tous
autant que vous êtes, précisa-t-il en pianotant avec
impatience sur le chambranle.
Judith Rennie eut un haut-le-corps et murmura
quelques mots à l'oreille de son frère qui secoua la tête,
lui prit le bras et l'entraîna vers l'escalier. Les autres
leur emboîtèrent le pas.
Evan se tourna vers Catriona. Sa haute silhouette
s'encadrait dans l'embrasure de la porte, si bien qu'elle
ne pouvait ni s'échapper, ni la refermer.
— À présent, écoutez-moi, reprit-il.
Elle hocha la tête, le cœur battant à tout rompre. La
colère le disputait en elle au désir désespéré d'accepter
son offre, avec l'espoir, que leur nuit avait signifié
autant pour lui que pour elle.
— Je reconnais que j'ai commis une terrible
erreur...
— ... en me demandant en mariage? En effet,
riposta-t-elle.
— Non, je faisais allusion à hier soir... lorsque j'ai
profité de la situation. Je vous demande pardon.
Il murmurait presque, afin que nul autre qu'elle ne
puisse l'entendre, et sa voix basse et grave ajoutée à sa
proximité physique la remuait jusqu'au tréfonds.
— Laissez-moi réparer ma faute.
— Nous étions tous deux désemparés, rétorqua-t-
elle. Vous n'avez aucune faute à réparer.
Elle sentit ses joues s'empourprer. Elle éprouvait
un tel besoin d'être aimée qu'elle avait tout fait pour
que ce qui était arrivé se produise et, cependant, c'était
Evan qui s'excusait.
— Je préférerais oublier toute celle histoire,
conclut-elle.
— C'est malheureusement impossible, très chère,
fit-il en lui caressant la joue, avant de lui soulever le
menton. Nous n'avons d'autre choix que d'affronter les
conséquences de notre... aventure.
— Tout cela parce que vous leur en avez trop dit,
répliqua-t-elle en détournant la tête. Nous étions
pourtant d'accord pour que cet épisode reste entre nous.
— Ils ont imaginé le pire sans mon aide. Votre
tante a l'esprit mal tourné. Quant à ce qui s'est passé
hier soir, je vous jure que cela demeure notre secret a
tous les deux.
Il se tenait si près qu'elle pouvait sentir son souffle
sur sa peau, voir tes touches d'or qui piquetaient ses iris
verts.
— Il vaut mieux oublier tout cela... Lord Kildonan.
— Ah, c'est donc cela le problème !
— Vous auriez pu me le dire.
— J'en avais l'intention, mais votre diatribe contre
mon père et les aristocrates en général m'a fait hésiter.
Je ne m'attendais pas que les secours arrivent aussi tôt
ce matin. Je pensais avoir encore un peu de temps.
— Pour quoi ? Continuer a me mentir? Ou pour
une autre... aventure?
— J'avais l'intention de vous avouer la vérité. Je
regrette, croyez moi. Je suis conscient de vous avoir
fait du tort. J'aurais dû vous révéler mon identité
d'emblée.
— Si j'avais su qui vous étiez, vous n'auriez pas eu
l'occasion de me faire du tort.
— À l'évidence, vous n'êtes pas prête à me
pardonner. Mais vous n'avez d'autre choix que de
m'épouser.
Sa voix chaude et profonde était si envoûtante
qu'elle aurait été sous le charme quoi qu'il dise. Mais il
se trouvait que les propos qu'il tenait la renvoyaient à
ses rêves les plus secrets, dans lesquels un homme
séduisant lui offrait la possibilité d'échapper à sa triste
vie solitaire. Seulement, dans le cas présent, manquait
un élément essentiel : l'amour.
— En d'autres circonstances, monsieur, vous ne
m'auriez jamais épousée, je ne vois donc pas de raison
pour que vous m'épousiez maintenant. Ils vous ont
forcé la main.
— Personne ne m'a forcé, rétorqua-t-il sèchement.
C'est moi qui l'ai proposé. Je dois vous sauver.
— Ce n'est pas une raison pour m'épouser.
Il se pencha vers elle.
— Et s'il y avait un enfant ?
Elle tressaillit. L'idée lui avait traversé l'esprit.
— Ce serait mon problème.
— Je ne suis pas d'accord, répliqua-t-il, agacé.
Elle recula d'un pas et essaya de fermer la porte,
menaçant de lui broyer les doigts.
— Allez-vous-en, je vous en prie.
Pour toute réponse, il repoussa brutalement le
battant et pénétra dans la chambre. Après avoir refermé
la porte d'un coup de pied, il empoigna Catriona par les
épaules.
— Écoutez-moi, petite entêtée. Je vous ai
compromise, mais je vais réparer ma faute. Il se peut
que vous soyez enceinte, vous le savez aussi bien que
moi. Le mariage me paraît la seule solution
raisonnable.
— Ici, ce n'est pas un crime d'avoir un enfant hors
mariage, contrairement à d'autres endroits. Chez les
Highlanders, ces enfants sont souvent les bienvenus.
— C'est possible, mais je doute que ce soit le cas
dans cette maison, martela-t-il d'une voix sourde. On
ne vous le pardonnera pas. S'ils vous chassent, vous
n'aurez d'autre choix que de travailler dans une usine
tandis que votre enfant grandira dans la rue. Vous avez
vu à quoi ressemblent ces enfants-là?
Elle détourna la tête.
— Oui.
— Les jambes arquées, le ventre gonflé, ils errent
en loques dans les rues pendant que leurs parents
tentent de gagner un salaire de misère. L'enfant d'un
comte aurait tous les avantages. Pourquoi les lui
refuser?
Elle secoua la tête, bien que ses arguments eussent
fait mouche.
— La question ne se pose pas. Il n'y aura pas
d'enfant.
— Qu'en savez-vous? Vous êtes-vous protégée?
Pas moi. J'étais incapable de réfléchir... Vous étiez
tellement... J'ai perdu le contrôle... Vous ne saurez pas
si vous êtes enceinte avant plusieurs semaines.
— Les femmes connaissent leurs cycles, monsieur.
Si vous insistez, nous pouvons attendre quelques jours,
ajouta-t-elle, les joues en feu. Ainsi vous serez
convaincu que ce mariage est inutile.
— Et si vous vous trompez?
— Dans ce cas... nous nous marierons, si vous le
souhaitez toujours
— Je le souhaite dès maintenant. Il n'est pas
question d'attendre, d'autant que, je n'ai pas l'intention
de rester longtemps dans la vallée. Et je ne veux pas
que mon enfant naisse après six mois de mariage.
L'instinct de Catriona lui soufflait que cet homme
était bon, intègre, et que leur mariage avait des chances
de réussir, mais elle ne parvenait pas à oublier qu'elle
l'avait séduit et qu'il se sentait contraint de l'épouser. Et
puis, comment lui pardonner de lui avoir dissimulé son
identité?
Elle avait voulu savoir ce qu'était l'amour. Une
seule fois. Mais les choses étaient allées beaucoup trop
loin, et elle ne savait plus que faire. Les larmes aux
yeux, elle secoua la tête en silence.
— Écoutez-moi, insista-t-il. Cette femme sans
cœur qu'est votre tante va vous chasser d'ici. Laissez-
moi vous emmener avec moi.
— Afin que vous puissiez m'expédier loin de vous
le jour où vous déciderez que je ne fais pas une
comtesse présentable? Pas question.
— Catriona, qu'est-ce qui vous dérange à ce point?
Pourquoi vous faut-il tout compliquer ainsi?
Elle demeura silencieuse, n'osant ni ne voulant lui
avouer ses doutes et ses craintes, ni lui parler des
menaces de Grant.
— Nous n'avons rien sur quoi bâtir un mariage,
lâcha-t-elle finalement.
— Nous avions quelque chose hier soir. Dois-je
vous le rappeler ?
Il l'attira à lui, inclina la tête et l'embrassa avec une
telle tendresse qu'elle crut que ses jambes allaient se
dérober sous elle. Spontanément, elle noua les bras
autour de son cou, et lui rendit son baiser, consciente
que ce puissant désir qui l'avait submergée la veille
l'envahissait de nouveau. Lorsqu'il s'écarta, elle
demeura les yeux fermés, haletante.
— Vous vous souvenez, à présent ? Vous ne
pouvez nier que nous avons là de quoi bâtir un
mariage.
Il la dominait de toute sa taille. À sa connaissance,
le seul homme plus grand, et plus volontaire, qu'elle.
Ses mains, ses lèvres, cette voix profonde qui chassait
ses doutes exerçaient sur elle un pouvoir presque
magique. Son cœur s'emballa, et la passion fit renaître
l'espoir.
— Je ne le nie pas, avoua-t-elle dans un murmure,
alors qu'elle sentait son corps et son âme s'élancer à sa
rencontre. Je... je vous épouserai. Ainsi, votre dette
sera payée, ajouta-t-elle en croisant son regard.
— Catriona, je me demande si je pourrais jamais
être quitte envers vous, fit-il avec douceur.
Elle se contenta de le regarder en silence, brûlant
d'envie qu'il l'embrasse pour effacer ses peurs. Mais il
la lâcha et se tourna vers la porte.
— Allons l'annoncer à votre famille.
Lorsqu'il ouvrit le battant, ils découvrirent Judith
dans le couloir.
— Ainsi, vous avez pris votre décision, déclara-t-
elle d'un air satisfait. Parfait... Cela faisait un peu trop
longtemps que vous étiez seuls. Lord Kildonan, j'étais
montée vous prévenir que votre sœur et son mari
étaient arrivés. Ils sont impatients de vous voir. Je n'ai
pas la force de leur expliquer ce qui s'est passé, alors je
vous en laisse le soin. Viens, Catriona, ton père veut en
finir ce soir.
— Ce soir? répéta la jeune femme en lançant un
regard affolé à Evan.
— Le révérend insiste, répondit sa tante en
s'éloignant.
Catriona voulut protester, mais Evan lui saisit le
bras.
— Aujourd'hui ou dans quelques jours, quelle
différence cela fera-t-il ? Plus vite nous serons mariés,
plus vite cette prétendue disgrâce sera oubliée. Et plus
vite vous quitterez cette maison.
— Mais c'est ma maison! s'exclama-t-elle, furieuse.
Je ne veux pas la quitter ainsi.
— Ils vous obligeront à partir ou à vous marier. Et
je me dois de vous sauver. Pour être franc, vous en
avez bien besoin.
— Vous vous trompez, répliqua-t-elle, exaspérée.
Mais dans son for intérieur, elle lui donnait raison.
Sa vie avait basculé à l'instant où qu'elle avait posé
les yeux sur lui, et il n'était plus possible de revenir en
arrière.
10

Thomas MacConn tenait une délicate tasse de thé


entre ses doigts épais.
— Feu votre père fréquentait ma paroisse, dit-il,
mais lady Jane et vous-même avez été élevés dans les
Lowlands, si je me souviens bien. Êtes-vous pratiquant,
monsieur?
— Bien sûr, je me rends régulièrement à l'église,
répondit Evan en glissant un regard à sa sœur, qui
haussa les sourcils, étonnée.
Elle était aux tout premiers mois de sa grossesse, et
semblait plus radieuse que jamais. Son mari, un bel
homme d'ordinaire jovial, semblait étrangement
renfrogné. Quant à Arthur Fitzgibbon, il dévorait des
biscuits, l'air ailleurs.
Lorsqu’Evan avait annoncé à Harry et à Jane son
mariage imminent, ils avaient eu bien du mal à cacher
leur surprise. Sa sœur l'avait embrassé, tandis que son
beau-frère lui avait conseillé, sur le ton de la
plaisanterie, de renoncer à l'escalade si cela devait lui
valoir autant d'ennuis. Puis Jane était allée trouver
Catriona afin de lui souhaiter la bienvenue dans la
famille, un geste qu'Evan avait grandement apprécié.
— Que ce soit à Édimbourg ou dans le nord de
l'Angleterre, notre mère nous emmenait à l'église tous
les dimanches, précisa Jane.
— Fréquentiez-vous l'Église anglicane ou l'Église
presbytérienne? s'enquit Mme Rennie.
— Ni l'une ni l'autre, répondit Evan en reposant sa
tasse.
Si ce n'avait été pour Catriona, il aurait tout fait
pour échapper à ce thé en famille qui lui apparaissait
comme une véritable épreuve.
— Je m'en doutais! Vous êtes catholique.
— Tante Judith ! protesta Catriona.
— S'il est catholique, il ne pourra pas t'épouser ce
soir, ma fille, déclara son père. Il faudra attendre une
dispense.
— Nous assistons aux offices de l'Église anglicane,
répliqua Evan d'un ton sec. En Écosse, nous
fréquentons les épiscopaliens ou l'Église anglicane.
Cela vous convient-il ?
Il trouvait cette femme insupportable et n'en
admirait que plus Catriona. Il était prêt à l'épouser ne
serait-ce que pour la soustraire à l'autorité de cette
harpie.
— Tant mieux, fit le révérend, visiblement soulagé.
La cérémonie aura donc lieu ce soir, comme prévu.
— Papa, je ne veux pas... commença Catriona.
— Il n'y a pas de temps à perdre, la coupa sa tante.
Pardonnez-moi pour cet accueil un peu bousculé,
ajouta-t-elle en s’adressant à la sœur et au beau-frère
d'Evan, mais la situation est si délicate.
— Ne vous excusez pas, madame Rennie, fit Jane.
Je suis tellement heureuse que mon frère soit sain et
sauf. Et je suis si reconnaissante à votre nièce d'avoir
fait preuve de courage et de générosité. Si dramatique
qu'elle ait été, leur aventure se sera révélée des plus
romantiques.
— Étant donné les circonstances, un mariage est
une excellente solution, ajouta Harry avec un sourire.
Evan les bénit en silence. Harry était un homme
d'une réelle bonté, quant à sa sœur, elle avait l'art de
charmer son monde. Il constata avec plaisir que
Catriona semblait se détendre un peu.
— Papa, j'ai besoin de temps pour préparer mon
mariage. Quelques semaines...
Evan savait qu'elle pensait échapper au mariage si
elle n'était pas enceinte, mais il savait aussi que sa
réputation serait définitivement salie.
— Impossible! déclara sa tante. Tu ne peux passer
une nuit supplémentaire en état de péché.
Décidément, Evan n'était pas mécontent de tirer
Catriona MacConn des griffes de sa tante.
— Quelle étrange journée ! s'écria Arthur
Fitzgibbon en rejoignant Evan qui faisait les cent pas
devant la maison.
— Je ne te le fais pas dire, répondit ce dernier d'un
ton grave.
Ils cheminèrent côte à côte sur l'allée de gravier qui
traversait une pelouse bien entretenue, ponctuée de
modestes parterres de fleurs. En cette fin d'automne,
seuls les chrysanthèmes, les arbustes à feuilles
persistantes et les buissons de houx arboraient quelques
couleurs. Des marches en pierre descendaient vers un
petit lac.
Le presbytère était une vaste demeure de pierre
grise à deux étages, dont les fenêtres à meneaux étaient
ornées d'épaisses tentures. Sur la gauche, derrière
quelques arbres, on apercevait le charmant clocher de
l'église de la paroisse. Les eaux tranquilles du petit lac
encerclé par les montagnes reflétaient les derniers
rayons du soleil. D'un pas tranquille, les deux hommes
se dirigèrent vers la rive.
— Dois-je te présenter mes félicitations? hasarda
Arthur.
— Volontiers. J'espère que tu resteras pour le
mariage.
— Bien sûr! Je ne manquerais cela pour rien au
monde. Mlle MacConn est une jeune fille charmante, et
l'on ne peut en vouloir à sa famille de désirer ce
mariage, mais je crains que tu ne commettes une
erreur.
— Vraiment ?
La réaction d'Arthur n'étonnait pas Evan. Son ami
avait dix ans de plus que lui. Célibataire endurci,
professeur de géologie à l'université d'Édimbourg, il
étudiait la formation des glaciers et des massifs
montagneux. Evan avait suivi certains de ses cours.
Leur amitié était fondée sur un goût partagé pour la
géologie et l'alpinisme.
Quand Arthur était allé faire de l'escalade dans les
Alpes suisses avec des amis, il avait proposé à Evan de
se joindre à eux. Celui-ci avait accepté à contrecœur,
mais l'exaltation qu'il avait éprouvée avait atténué
quelque peu son mal-être. Depuis, il avait pratiqué
l'escalade au pays de Galles et en Écosse et n'avait eu
de cesse de revenir dans le Glen Shee qui était entouré
de quelques-uns des sommets les plus imposants de la
région.
— Fitz, j'ai appris à te faire confiance en escaladant
les façades rocheuses et les champs de glace du
Wetterhorn, mais je ne suis pas certain de pouvoir me
fier à toi s'agissant du mariage. Ce n'est pas ta tasse de
thé. Quant à moi, j'ai toujours désiré une épouse et une
famille. Il était temps de m'en préoccuper.
— C'est donc un mariage de raison. A vrai dire,
c'est la seule manière qu'on aurait de me convaincre de
me marier. Mais il faut reconnaître que le moment est
mal choisi... Avec notre club d'alpinistes, et tout.
Evan hocha la tête.
— J'avais oublié... Le Club des alpinistes d'Écosse.
Il avait récemment accepté de recevoir le groupe
d'alpinistes qu'il avait accompagné en Suisse un an plus
tôt. C'était son énergique cousine, Jemima Murray, qui
animait le club. Arthur et lui étaient censés leur faire
découvrir quelques-unes des montagnes voisines.
Evan enfonça les mains dans ses poches. Le
château allait être aussi rempli qu'une auberge. Voilà
qui n'était guère propice pour ramener une épouse à la
maison...
— Nos invités sont-ils déjà arrivés? s'enquit-il.
— Pas encore. Eux aussi ont été retardés par le
mauvais temps, mais ils devraient être là d'ici un ou
deux jours. Ce qui n'est pas plus mal, vu les derniers
événements.
— Les derniers événements, répéta Evan, amusé
par cette capacité qu'avait son ami à glisser rapidement
sur ce qui n'était pas lui-même, l'alpinisme ou la
géologie.
— Je me réjouis à l'avance des belles journées
d'escalade qui nous attendent. J'espère que tu pourras
tout de même te joindre à nous.
— Sans doute. Cela dit, je ne sais pas si ma...
femme nous accompagnera, et ce ne serait pas gentil de
ma part de la délaisser si rapidement après notre
mariage.
— Propose-lui de venir avec nous. Les filles des
Highlands sont d'excellentes marcheuses, observa
Arthur. N'empêche que ce mariage complique les
choses. Réfléchis bien. Tu peux essayer d'y échapper
en présentant tes excuses à la fille et à sa famille, et en
offrant un don à l'Église.
— Catriona est la fille du pasteur, et je suis le
comte de la région, fit remarquer Evan. Je n'ai pas
l'intention de suivre les traces de mon père. Tous les
Highlanders de la vallée me mépriseraient. Si ce n'est
déjà fait...
— Quelle barbe! lâcha son ami. Même si tu t'es
comporté en gentleman avec la fille, les gens vont
jaser.
— Qu'ils le fassent. Ma décision est prise. Quoi
qu'il se soit passé entre nous, Catriona est déshonorée.
— Si sa famille la jette dehors, loue-lui une maison
et aide-la financièrement jusqu'à ce qu'elle se trouve un
mari. En attendant, tu profiterais de quelques
avantages...
— Je lui dois beaucoup trop pour la traiter ainsi.
Elle m'a sauvé la vie, je te rappelle. Sans elle, je serais
peut-être mort à l'heure qu'il est.
— Je suis revenu te chercher, marmonna Arthur.
— Je sais, et je te remercie d'avoir organisé les
recherches.
— En fait, peu importe qui tu épouses, seul compte
le mariage, c'est ça ? Le seigneur doit procréer, etc.
Evan haussa les épaules.
— Il y a en effet une clause dans le testament de
mon père qui m'oblige à me marier et à avoir un
héritier pour obtenir certains droits.
— Ah, je comprends mieux ta hâte!
— J'ai un délai d'un an, précisa Evan. Il n'y a donc
pas d'urgence. Mais mon insistance à aller jusqu'au
bout de cette histoire m'a surpris moi-même, je l'avoue.
Vraiment curieux, ajouta-t-il avec un petit rire en
levant les yeux vers le ciel qui s'assombrissait
rapidement.
— Ton comportement est chevaleresque. La fille
est ravissante, bien qu'elle soit un peu terne pour une
comtesse. Mais je suppose qu'elle conviendra.
— En effet, elle conviendra.
Arthur sortit sa montre de gousset.
— Il est l'heure. Tu ferais mieux d'aller te préparer.
— Je suis prêt. Ma sœur m'avait apporté des
vêtements de rechange, encore qu'elle n'imaginât pas
qu'ils serviraient pour mon mariage, ajouta-t-il en
indiquant son costume sombre, sa cravate et son gilet
en soie noire. Pars devant, j'arrive. J'ai besoin de
réfléchir un peu.
— Bien sûr, fit son ami en tournant les talons.
Evan contempla les eaux grises où se reflétait le
ciel. Au-delà du lac se dressaient les sommets
enneigés. La nuit apporterait sûrement encore de la
pluie. Voilà qui n'était pas de bon augure pour un
mariage, mais rien n'avait été de bon augure pour ce
mariage-là, les eaux tranquilles léchaient la pointe de
ses bottes de cuir noir. Il s'apprêtait à épouser une
jeune femme qu'il connaissait à peine et, sans qu'il
puisse dire pourquoi, il avait l'impression de prendre la
bonne décision. Il lui devait la vie, et c'était là une dette
qu'il ne prenait pas à la légère. Il voulait aussi s'assurer
que si un enfant naissait, il aurait un nom, une famille...
et un père.
Un père? Était-ce là, la vraie raison? Tenait-il à ce
point à cette union parce qu'il allait peut-être devenir
père? Il n'abandonnerait jamais un enfant comme
l'avait fait son propre père, convaincu qu'il suffisait
d'offrir à sa progéniture de belles demeures et une
bonne éducation pour être quitte. Il voulait que son
enfant à lui, fille ou garçon, se sente protégé, choyé et
aimé.
Il n'était pas impossible que ce fût là ce qui le
poussait à sauter le pas. Il se sentait néanmoins
étrangement calme et déterminé. Une émotion intense,
qui allait bien au-delà du simple désir charnel, s'était
emparée de lui lorsqu'il avait tenu Catriona MacConn
dans ses bras.
Le comte de Kildonan avait certes besoin d'une
comtesse, mais Evan Mackenzie voulait avant tout une
épouse et une compagne, une famille et de l'amour. Et
Catriona possédait un charme irrésistible.
Il ne croyait pas possible de l'aimer alors qu'il
n'avait passé qu'une journée et une nuit avec elle, en
revanche, cela avait été suffisant pour reconnaître ses
qualités. Elle ferait une comtesse et une épouse
parfaites.
Restait à l'en convaincre, de même qu'il lui faudrait
la convaincre de rester avec lui. Échanger des vœux ne
suffirait pas à retenir cette comtesse-là, devinait-il.
Qu'emportait-on lorsqu'on quittait sa maison à
jamais?
Catriona se tenait dans sa petite chambre aux murs
nus, excepté une gravure des montagnes du Torridon,
cadeau de sa mère. Elle parcourut du regard le couvre-
lit blanc tissé par sa grand-mère, et les livres qu'elle
chérissait.
Elle poussa un soupir. Sa tante lui avait dit qu'elle
lui ferait envoyer ses affaires au château de Kildonan.
Elle ne devait emporter des vêtements que pour
quelques jours. Elle avait déjà rempli un bagage avec
des jupes et des blouses, deux robes de jour, et sa
lingerie. Elle avait besoin d'un second bagage pour ses
volumineux jupons, ses chaussures enveloppées dans
du papier journal, ses livres et sa collection de
chansons.
Elle possédait peu de vêtements, mais ils étaient de
bonne qualité. Sa mère lui avait appris très tôt qu'une
jeune fille de bonne famille prêtait attention à la coupe
et à la qualité de l'étoffe. Mais sa garde-robe était loin
d'être celle d'une comtesse, songea-t-elle, les sourcils
froncés.
À vrai dire, elle ignorait ce que serait sa vie en tant
que comtesse. Serait-elle amenée à fréquenter la haute
société? Ou continuerait-elle à vivre plus ou moins
comme avant, avec pour seule différence la présence
d'un époux ?
Un mari et une famille... pouvait-elle y prétendre?
Il lui semblait impossible que ce rêve devienne réalité.
À cause de l'identité du mari en question, mais aussi
parce qu'elle ne savait quasiment rien de lui.
— Tu pourras revenir quand tu le souhaiteras.
Elle pivota sur ses talons, l'une de ses chemises de
nuit à la main. Son frère lui souriait, appuyé au
chambranle.
— Inutile de te presser pour faire les bagages,
ajouta-t-il.
— Je n'emporte que quelques affaires. Je reviendrai
chercher le reste plus tard, fit-elle en pliant la chemise
de nuit.
— Nous te les apporterons au château, mais tu
peux aussi les laisser ici, Catriona, dit-il d'un air grave.
Jusqu'à ce que tu sois installée, et certaine de vouloir
rester là-bas.
— Je ne suis plus la bienvenue ici, murmura-t-elle,
refoulant ses larmes.
— Là où je suis, tu seras toujours la bienvenue.
Elle hocha la tête, mais un sanglot lui échappa. En
deux enjambées, son frère fut près d'elle et la prit dans
ses bras.
— Je ne crois pas que j'y arriverai, Finlay, fit-elle
en reniflant.
— Allons, ton comte n'est pas un ogre. Vous aviez
l'air de vous entendre plutôt bien tous les deux quand
nous vous avons retrouvés, remarqua-t-il d'un ton
léger. Papa ne pouvait faire autrement que de
demander un mariage.
— Mais je ne me sens pas prête à devenir
comtesse... surtout celle de Kildonan ! J'ai été le
Laideron toute ma vie, Finlay. Je n'envisageais pas de
me marier.
— Tu mérites d'être heureuse, crois-moi. Mais
celle situation inattendue complique un peu nos projets,
car tu ne pourras pas m'aider comme prévu. Ce serait
trop risqué pour toi.
Elle se rappela les menaces de Kenneth Grant.
— Finlay, il faudrait peut-être que tu cesses de...
— Pas question! Une famille de Glasgow compte
sur moi, et je continue à chercher des membres du clan
MacLeod. Je ne peux arrêter maintenant, même si je
dois me débrouiller sans ton aide.
— Le bruit courait que le nouveau comte se
désintéressait du domaine autant que son père, mais s'il
réside au château, je crains qu'il ne pose des questions
délicates. Je ne veux pas que tu coures de tels risques.
— C'est peut-être une bénédiction.
— Comment cela?
— Tu pourras détourner son attention pendant que
je continuerai mon travail. Les familles que j'aurai
installées se feront discrètes, et personne ne sera au
courant. Elles s'occuperont des moutons, le comte
s'enrichira et ne se souciera pas de savoir qui fait le
travail.
— Je t'assure qu'Evan est différent de son père. S'il
prête attention aux affaires du domaine, il découvrira
rapidement ce que tu fais.
— Alors à toi de le charmer pour qu'il ne suspecte
rien.
— Nous nous connaissons à peine, Finlay.
— Il t'écoutera. Comment pourrait-il résister? dit-il
avec un sourire. Donne-moi juste un peu de temps pour
finir ce que j'ai commencé.
Elle soupira.
— J'essaierai, promit-elle.
Mais que ferait-elle au sujet de Kenneth Grant ?
Elle ferma les yeux, l'estomac soudain noué par la
peur.
11

Catriona remua les orteils dans les escarpins


recouverts de soie noire et sentit la pièce porte-bonheur
que la sœur d'Evan lui avait donnée. Elle eut un sourire
amer.
Elle se tenait au côté du comte de Kildonan dans la
petite église blanche de Glenachan. Une poignée de
témoins occupaient les premiers rangs : sa tante et son
frère, la sœur d'Evan et son mari, ainsi que l'ami
d'Evan. Quelques malheureuses bougies prodiguaient
une faible lumière, tandis que l'air froid et le
crépitement de la pluie contre les carreaux lui
rappelaient la nuit à l'origine de ce mariage.
Elle portait sa plus jolie tenue, une robe de soie
bleue, dont le corsage et la jupe étaient soulignés de
rubans noirs. Agrémentée de manches trois quarts en
broderie anglaise, elle était ravissante, mais plus
adaptée à l'heure du thé qu'à un mariage.
La sœur d'Evan avait gentiment proposé d'apporter
quelques bouquets de chrysanthèmes pour décorer
l'église, mais Judith avait insisté pour que sa nièce se
marie sans fleurs ni voile, parce qu'elle était en état de
péché. Catriona tenait à la main une bible en gaélique
qui avait appartenu à sa mère et portait un bonnet noir
bordé de dentelle. Sa splendide chevelure domestiquée,
la jeune fille savait qu'elle avait une apparence sévère
et plutôt ordinaire.
L'église plongée dans la pénombre, la voix
solennelle de son père, la fraîcheur et la pluie
convenaient à un Laideron et à son modeste mariage.
Mais bien qu'elle épousât le comte de Kildonan à
contrecœur. Catriona éprouvait une étrange émotion, et
elle ferma les yeux pour savourer l'instant.
Elle s'autorisa à imaginer que ses rêves les plus
fous se réalisaient : l'amour et le bonheur, des enfants
et une maison à elle, l'affection et le réconfort d'un
époux. Puis elle laissa échapper un soupir. Cela n'était
pas un mariage d'amour, mais une alliance née du
devoir.
Pourtant, l'homme à ses côtés ne donnait pas
l'impression de subir un mariage forcé. Dans sa tenue
sombre, avec sa chemise blanche et sa cravate en soie
bleue, il avait tout du prince de conte de fées. Une
mèche brune barrait son front et ses yeux noisette
brillaient dans l'ombre. Il était magnifique, songea-t-
elle, la gorge serrée, et elle avait du mal à croire que
cet homme, aussi viril que séduisant, fût disposé à
l'épouser.
Il croisa son regard, lui sourit et Catriona se sentit
rassurée. Depuis le début de cette épreuve, Evan
Mackenzie s'était montré parfaitement attentionné.
Le révérend MacConn énonça les vœux en
gaélique, puis demanda au fiancé de les répéter. Evan
regarda Catriona en haussant les sourcils pour lui
indiquer qu'il n'avait pas compris.
— Dites «je le veux», murmura-t-elle. Enfin... si
vous le désirez.
Evan plissa le front. Le cœur battant, Catriona
craignit qu'il n'ait changé d'avis.
— Je le veux, dit-il calmement.
Catriona répéta ces paroles en gaélique, puis en
anglais, comme l'avait fait Evan.
Quand celui-ci prit ses mains gantées entre les
siennes, elle eut un étourdissement, comme si un
étrange courant magique les unissait au même titre que
les vœux qu'ils venaient de prononcer. Elle ne
parvenait pas à se défaire d'un curieux sentiment
d'irréalité, tandis que le sang battait à ses tempes,
excluant tous les autres sons.
Lorsque le révérend MacConn les eut faits mari et
femme. Evan lui jeta un coup d'œil.
— C'est terminé, souffla-t-elle. À présent, nous
pouvons...
— Nous embrasser, ajouta-t-il en se penchant vers
elle. Cela, je le sais.
Ses lèvres effleurèrent si tendrement les siennes
qu'elle sentit son cœur chavirer, et des frissons la
parcourir de la tête aux pieds.
Mariée. Catriona n'en revenait pas.
Un sentiment de pure panique le submergea.
Le cœur tambourinant dans la poitrine, Evan
s'efforça de dissimuler son malaise, tandis que Catriona
signait le registre dans la petite sacristie. Qu'avait-il
fait? Seigneur, il était marié! Mais quelques secondes
plus tard, s'étant ressaisi, il éprouva à nouveau le
sentiment d'avoir pris la bonne décision.
Elle inscrivit son nom. Catriona Elspeth MacConn.
Il ignorait qu'elle s'appelait aussi Elspeth. Il savait si
peu de chose à son sujet et, cependant, il connaissait
certains de ses secrets les plus intimes.
Il songea que sa mère, elle aussi, se prénommait
Elspeth. Que penserait-elle de sa belle-fille? La
comtesse douairière, qui voyageait en Espagne, bien
entendu n'était pas au courant de la mésaventure de son
fils.
Il lui écrirait dès que possible pour lui annoncer
son mariage, mais craignait toutefois qu'elle n'écourte
son séjour et ne déboule au château sans attendre. Elle
rêvait qu'il se marie, et il était certain qu'elle
accueillerait chaleureusement Catriona au sein de leur
famille, comme l'avait fait sa sœur.
Il prit la plume à son tour et inscrivit son propre
nom. George Evan Mackenzie. Il hésita avant d'ajouter:
comte de Kildonan, vicomte de Glendevon. Il sentit
Catriona se raidir tandis qu'il inscrivait ses titres de
noblesse.
Les témoins du mariage les entouraient dans un
silence embarrassé. Bien décidée à prétendre qu'il
s'agissait là d'un événement joyeux. Jane s'avança pour
étreindre la jeune mariée avec un sourire ému.
— Bienvenue dans notre famille. Catriona. Mes
félicitations, Evan, ajouta-t-elle en embrassant son
frère. Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les
deux.
— Mes félicitations, renchérit Harry en leur serrant
la main.
Arthur les imita, puis le frère de Catriona. Le
révérend effleura la joue de sa fille et sa tante
l'embrassa d'un air guindé.
Evan prit Catriona par le coude pour la guider vers
la porte. En sentant son bras mince dans sa paume, il
éprouva une surprenante envie de la protéger. Mais
après tout, n'avait-il pas tenu à l'éloigner d'une famille
qui ne la chérissait pas comme elle le méritait ?
C'était chose faite. Il avait rempli ses devoirs
envers elle. L'amour n'avait rien à voir avec ce
mariage, né d'un sentiment de culpabilité et de
gratitude. Néanmoins, une étincelle d'espoir subsistait,
car il avait toujours désiré fonder une famille. Peut-être
cette union les mènerait-elle au bonheur, son épouse et
lui.
Il baissa les yeux sur elle alors qu'ils regagnaient le
presbytère pour y prendre un souper tardif avant de
rentrer au château de Kildonan. Il n'y avait pas de
joueur de cornemuse, pas de chaussures lancées en l'air
pour leur porter bonheur, pas de musique pour les fêter.
La mariée ne portait ni bague ni voile. Les principes
religieux stricts de sa famille interdisaient certains des
éléments joyeux d'un mariage, mais il savait que
d'ordinaire, même les cérémonies de l'Église non
conformiste n'étaient pas aussi mornes.
Elle méritait un beau mariage, et une vraie fête.
Elle méritait de devenir comtesse de Kildonan.
Personne n'aimait le Glen Shee plus passionnément que
Catriona MacConn, et aucune autre comtesse ne lui
serait aussi dévouée. Evan savait qu'il avait fait le bon
choix, si seulement il parvenait à la convaincre de
demeurer sa comtesse.
Il lui enviait ce lien profond qui l'unissait aux
Highlands. Enfant, il avait profondément aimé ces
terres, lui aussi, mais il en avait été exilé. À présent, à
cause de son père, les habitants de la vallée ne lui
faisaient plus confiance.
Bientôt, il lui faudrait avouer à Catriona qu'il allait
vendre la majeure partie du domaine, louer le château,
et quitter cet endroit, se libérant de la plupart de ses
devoirs d'aristocrate écossais. Il devrait aussi l'avertir
que des invités étaient attendus au château, dont
certains étaient des acheteurs potentiels.
Il n'était marié que depuis vingt minutes, mais il
avait déjà des secrets.
Assise en face d'Evan, dans l'attelage. Catriona
remarqua son visage fermé tandis, que le poing serré
sous le menton, il regardait par la fenêtre.
Elle comprenait sans peine qu'il puisse regretter ce
mariage. Elle-même était encore sous le choc, après la
brève cérémonie et les adieux précipités de son père et
de sa tante.
Evan et elle étaient seuls, car sa sœur et son beau-
frère étaient rentrés au château un peu plus tôt. Jane
voulait prévenir les domestiques que le comte ramenait
son épouse.
Mais l'épouse n'était pas pressée d'arriver, songea-
t-elle. Elle n'était prête ni dans son cœur ni dans sa tête,
à quitter sa maison et sa famille, et elle savait que
même son mariage ne la rachèterait pas avant
longtemps aux yeux de son père et de sa tante.
Aveuglée par les larmes, elle risqua un coup d'œil
vers Evan. Les jambes croisées, il était pensif, et ne
semblait pas plus heureux qu'elle. Une larme roula sur
sa joue qu'elle essuya d'une main rageuse.
— Madame? fit-il d'une voix douce.
— Nous serons bientôt rendus, je suppose, dit-elle,
espérant qu'une conversation anodine l'aiderait à
surmonter son envie de pleurer. Il n'y a qu'une
vingtaine de kilomètres de Glenachan à Kildonan.
— S'il ne fait pas trop sombre, vous verrez le
château. Il est fort beau au clair de lune. Tenez, le
voilà.
En effet, le château se dressait au loin, baigné par
la lune. Elle le connaissait, bien sûr, mais n'y avait
jamais pénétré. Et n'aurait jamais rêvé qu'il devienne
un jour sa maison.
Perché sur la rive d'un petit lac, serti dans un écrin
de montagnes, c'était véritablement un château de
conte de fées. Les murs de pierre pâle, les tours et les
cheminées coniques ajoutaient à son charme.
— Que c'est beau! s'exclama-t-elle impulsivement.
— Oui, magnifique. Un peu trop à mon goût, et
cher à entretenir.
L'attelage s'engagea dans la longue allée qui menait
au perron. De grandes pelouses et des jardins en
terrasse entouraient le château dont la tour centrale
était flanquée de deux ailes rectangulaires ornées de
belles fenêtres. La beauté sauvage du lieu ne faisait
qu'en souligner la féerie.
— Mon ancêtre Kildonan a fait construire la
première tour au XVe siècle, et mon arrière-grand-père
a rajouté les deux ailes au XVIIIe. Les murs extérieurs
sont en grès, mais ils ont été enduits pour leur donner
un aspect uniforme et les protéger des intempéries. Il
faudra d'ailleurs bientôt repasser une couche. Cela
prendra du temps, si l'on parvient à convaincre les
plâtriers de venir jusqu'ici.
— La région est isolée, admit-elle, mais je suis
certaine que des Highlanders pourraient se charger de
ce travail. Vous n'avez pas besoin d'aller chercher des
peintres et des plâtriers à Inverness ou à Glasgow.
— Bonne idée. Je vais demander à votre frère de
trouver des gens pour effectuer les travaux.
Elle hocha la tête, l'estomac noué.
Le gravier crissait sous les roues de la voiture.
Catriona lissa sa jupe d'une main nerveuse, ajusta son
bonnet. Fascinée par le château, elle avait oublié,
l'espace de quelques minutes, qu'elle allait devoir
affronter les domestiques en tant que comtesse de
Kildonan.
Evan se racla la gorge.
— J'aurais dû vous en parler plus tôt, mais avec
toute cette agitation, cela m'est sorti de l'esprit. Il se
trouve que nous attendons des invités d'ici un jour ou
deux.
— Des invités? répéta-t-elle. Déjà?
— Deux de mes cousins et quelques amis avaient
envie de visiter les Highlands. Ma sœur et moi leur
avons proposé de passer un peu de temps à Kildonan.
Ils ont prévu de faire de l'escalade et de la marche dans
les environs.
Elle se demanda si des acquéreurs potentiels du
château et des terres figuraient parmi ces invités.
— Quelle bonne idée, commenta-t-elle sans
enthousiasme.
— Je sais que ce n'est pas facile pour vous de
recevoir des invités aussi rapidement, mais je doute
qu'ils nous dérangent beaucoup. Ils viennent jeter un
coup d'œil à la vallée et au château.
Ainsi, elle avait deviné juste. La gorge serrée, elle
détourna le visage.
— J'ai fait de l'alpinisme avec certains d'entre eux,
poursuivit-il. Avec un peu de chance, vous ne les
verrez qu'au petit-déjeuner et au cours de quelques
dîners. Ils seront très occupés.
— Est-ce que vous comptez les accompagner?
— Je l'avais prévu, en effet, et vous serez la
bienvenue si vous souhaitez vous joindre à nous. Je
suis sûr qu'ils seront enchantés. Vous passerez peut-
être un bon moment.
— Peut-être...
L'idée de rencontrer les domestiques après ce
mariage au parfum de scandale lui semblait déjà une
épreuve, mais affronter les cousins et les amis d'Evan,
sans parler des futurs acheteurs du domaine, lui
paraissait au-dessus de ses forces.
— Si vous feignez une migraine de temps à autre,
cela vous permettra d'éviter certains des devoirs qui
incombent à la maîtresse de maison, suggéra Evan,
comme s'il percevait ses réticences. Ma sœur restera
encore quelques jours avec nous, et je serai disponible
pour jouer les maîtres de maison.
Elle redressa les épaules.
— Je souffre rarement de migraines, riposta-t-elle,
piquée au vif. J'ai l'intention de faire ce que l'on attend
de moi.
— Tout ce que l'on attend de vous ? murmura-t-il
en la regardant droit dans les yeux.
Comprenant le sous-entendu, elle s'empourpra. Elle
mourait d'envie de se retrouver à nouveau dans les bras
d'Evan Mackenzie, de faire l'amour avec lui, mais elle
était désolée qu'il fût aussi le comte de Kildonan, car
elle devait protéger son frère et les habitants de la
vallée. Comment pouvait-elle désirer cet étranger, se
demanda-t-elle, alors qu'il était sur le point de détruire
sa vie et de transformer la vallée qu'elle aimait tant?
Le corps et le cœur écartelés, elle tourna les yeux
vers la fenêtre d'un air soucieux.
L'attelage s'immobilisa, et la porte d'entrée s'ouvrit
aussitôt. Plusieurs personnes sortirent pour se poster
sur le perron. Evan descendit le premier, puis tendit la
main à Catriona.
— Bienvenue à la maison, murmura-t-il.
Elle ferma les yeux, submergée par une vague
d'angoisse. Elle avait l'impression que le sol se dérobait
sous ses pieds, puis elle sentit la main solide de son
mari qui lui prenait le bras, lui transmettant une force
inattendue.
Evan hocha la tête aimablement tandis que la
gouvernante, Mme Baird, présentait les domestiques à
la comtesse. Il était attentif, car il n'était que depuis
quelques jours au château et connaissait à peine les
serviteurs.
Mme Baird et son mari, le majordome, travaillaient
à Kildonan depuis qu'Evan était enfant. Les autres
visages lui étaient inconnus, et il désespérait de retenir
leurs noms. La cuisinière était mariée au palefrenier, et
la plupart des femmes de chambre et des garçons
d'écurie étaient des membres de leur famille. Ils se
ressemblaient tous.
Catriona salua chacune des personnes qui lui
étaient présentées en leur serrant la main et en répétant
leur nom. Les visages s'éclairaient au fur et à mesure.
Visiblement, sa gentillesse et son sourire chaleureux
les charmaient tous.
Il imita Catriona, répétant les noms et serrant les
mains. Aussitôt, les visages et les noms s'imprimèrent
dans sa mémoire. Retenant un sourire, il songea que sa
comtesse lui avait déjà appris quelque chose.
— Je vous présente Maggie et Deirdre, les femmes
de chambre qui s'occupent des étages, dit Mme Baird,
tandis que deux jolies jeunes filles brunes faisaient la
révérence. Voici Bethie, celle qui veille au rez-de-
chaussée, et Seona, l'aide-cuisinière.
La première était une rousse bien en chair, et la
seconde aussi mince et brune que les deux premières.
— Davey et Allan s'occupent du jardin, et le petit
Robbie travaille aux écuries.
Les trois jeunes gens, la casquette à la main,
inclinèrent la tête.
— Et voici M. MacGillechallum, poursuivit-elle.
La gouvernante affichait un air distant, impérieux,
tout comme son mari, nota Evan. Mais les autres
domestiques étaient plutôt avenants.
— M. Gillie, comme nous le surnommons, veille
aux écuries. Et son épouse fait la cuisine.
— Vous pouvez m'appeler Gillie, dit l'homme
d'une voix profonde en retirant sa casquette.
Evan, puis Catriona le saluèrent.
— Je suis Mme Gillie, se présenta ta femme. Les
garçons et les filles sont nos enfants et nos nièces. Et
nous vous connaissons très bien... lady Kildonan.
Elle sourit à Catriona, avant de lui murmurer
quelques mots en gaélique à l'oreille. Catriona lui
pressa affectueusement la main et lui répondit sur le
même ton.
Evan avait beau ne pas parler le gaélique
couramment, il avait compris que Mme Gillie l'avait
remerciée pour quelque service rendu, et Catriona avait
répondu que son frère et elle avaient été heureux
d'avoir pu aider.
— Je vois que vous connaissez les Gillie,
chuchota-t-il, étonné.
Elle rougit
— Nous avons aidé les vieux parents de M. Gillie
qui habitent dans les montagnes.
Entendant appeler son nom, Evan tourna la tête et
vit sa sœur et son beau-frère sortir du château. Jane
l'embrassa avant de se tourner vers la jeune femme.
— Entrez, lui dit-elle. Nous avons beaucoup
travaillé, et j'espère que tout est prêt.
Evan s'apprêtait à prendre le coude de Catriona
pour la guider à l'intérieur lorsqu'il se souvint qu'il
entrait chez lui avec sa femme pour la première fois.
Sans prévenir, il la souleva dans ses bras. Elle laissa
échapper un cri de surprise, et noua spontanément les
mains autour de son cou.
Bien qu'elle fût grande, elle n'était pas lourde, et il
la porta sans peine jusque dans le vestibule, avant de la
reposer sur le sol au milieu des applaudissements
enthousiastes.
Il effleura ses lèvres des siennes. Sa bouche était
délicieusement fraîche, et il ferma les yeux un instant,
convaincu qu'il avait pris la bonne décision en
l'épousant, même si tout le monde, Catriona comprise,
en doutait.
— Bienvenue à Kildonan, Catriona, souffla-t-il en
lui prenant la main. J'espère que nous serons heureux.
Elle leva la tête pour le regarder.
— Peut-être, murmura-t-elle.

La vue splendide sur les montagnes éclairées par la


lune attira l'attention de Catriona dès qu'elle pénétra
dans sa chambre. Mme Baird referma la porte et posa
la lampe-tempête sur la table. La jeune femme pivota
lentement sur elle-même.
Les dimensions de la pièce étaient à couper le
souffle. Les hauts plafonds, les grandes fenêtres et les
murs de couleur claire procuraient une telle impression
d'espace que le lit à baldaquin paraissait moins
imposant qu'il l'était en réalité. Le coûteux tapis de
laine arborait un ravissant motif de feuilles, qui
s'harmonisait à la perfection avec les rideaux et le
chintz fleuri qui tapissait les sièges. Quelques très jolis
tableaux, des meubles d'acajou ciré et une bibliothèque
vitrée ajoutaient à l'élégance de l'ensemble.
Comparée à sa modeste chambre de Glenachan,
cette pièce était digne d'une souveraine, et Catriona ne
cacha pas son admiration. Mme Baird lui indiqua le
boudoir, puis la salle de bains, où Deirdre, l'une des
femmes de chambre, était occupée à remplir la
baignoire.
— Une citerne sur le toit dessert cet étage et la
cuisine, expliqua la gouvernante.
Elle tenait très droite, le visage fermé, et Catriona
se demanda si une telle austérité était la conséquence
de ses années de service auprès du vieux comte.
— Lorsque les invités sont trop nombreux, l'eau
vient à manquer. Si cela se produit on vous apportera
ce dont vous avez besoin.
Catriona la remercia, sans préciser qu'elle prenait
toujours ses bains tard le soir dans la cuisine du manoir
de Glenachan, et que tout ceci lui semblait d'un luxe
incroyable.
Mme Baird ouvrit une autre porte.
— Voici le petit salon que vous partagez avec lord
Kildonan. Sa chambre se trouve de l'autre côté.
La pièce était confortable, avec sa cheminée, ses
fauteuils profonds et son petit sofa. Un vieux tapis
oriental réchauffait le sol. L'autre porte était ouverte,
laissant voir une chambre plus petite, aux murs
recouverts d'une tapisserie vert foncé, et orné de
meubles en acajou. Elle entendit soudain la voix
d'Evan, qui parlait probablement à un domestique, puis
il apparut à la porte pour la fermer. Son regard croisa le
sien, perçant, intense, avant qu'il ne pousse le battant.
— Deirdre sera votre femme de chambre attitrée
jusqu'à ce que vous en choisissiez une autre, reprit la
gouvernante. La précédente comtesse ne vivait pas à
Kildonan, et la sœur de M. le comte vient avec sa
propre domestique.
Catriona hocha la tête, se demandant ce qu'elle
pourrait bien faire d'une femme de chambre.
— Je suis sûre que Deirdre sera parfaite, déclara-t-
elle en adressant un sourire à la jeune fille.
Après que Mme Baird fut sortie, Deirdre l'aida à
retirer sa robe. Elle était douce et discrète, et Catriona
commença à se détendre tandis qu'elle lui brossait les
cheveux.
Pendant que la jeune domestique défaisait ses
bagages, Catriona s'immergea dans le bain chaud.
La veille, elle aurait vendu son âme en échange
d'un tel bien-être. Et d'une certaine manière, c'était ce
qu'elle avait fait. Elle se rappela les mains d'Evan sur
son corps dénudé, sa chaleur, sa peau contre la sienne.
S'attendait-il à partager son lit, ce soir, ou regrettait-il
leur mariage hâtif?
Elle s'enfonça dans l'eau parfumée à la rose, sa
chevelure aux reflets flamboyants flottant à la surface.
Son corps désirait ardemment connaître de nouveau le
plaisir que lui procuraient ses caresses, mais son coeur
était incertain.
12

Tard ce soir-là, Evan s'immobilisa devant la porte


qui communiquait avec la chambre de Catriona. C'était
sa nuit de noces, et il connaissait certes ses droits
d'époux, mais il ne savait pas avec certitude ce que
souhaitait sa femme. Resserrant la ceinture de sa robe
de chambre en soie marron, il frappa à la porte. Une
voix timide lui dit d'entrer.
Catriona leva les yeux de son livre, quelque peu
méfiante. Perdue parmi la multitude d'oreillers brodés
de dentelle, sa sage chemise de nuit blanche boutonnée
jusqu'au cou, elle était ravissante.
Et semblait vulnérable aussi, en dépit de sa
chevelure exubérante qui lui donnait des airs de
sauvageonne. Il retint son souffle et sentit son corps
réagir.
— Bonsoir, madame.
— Monsieur, fit-elle en continuant à tourner les
pages de son livre d'une main tremblante.
Que dire? Par où commencer? Il enfonça les mains
dans ses poches et lança un coup d'œil autour de lui. La
pièce avait été récemment redécorée. Les tissus étaient
plus gais qu'à l'époque où sa mère occupait cette
chambre, mais les meubles étaient les mêmes. Il se
rappela avoir joué sur ce tapis en des jours plus
heureux.
— J'espère que vous... Je vous en prie, continuez...
ajoula-t-il parce qu'ils s'étaient mis à parler en même
temps.
— Je voulais simplement dire que la chambre était
superbe. Était-ce celle de votre mère?
— Oui. Mes parents utilisaient ces chambres
avant... qu'elle ne quitte mon père. Elle ne l'appréciait
pas plus que vous, ajouta-t-il, ironique. Ma sœur vient
de refaire la décoration. Je découvre tout juste les
changements.
— Vous ne vous attendiez pas non plus à donner
cette chambre à une épouse, remarqua-t-elle d'un ton
crispé.
— Pas aussi rapidement, en effet, reconnut-il.
Seigneur, songea-t-il, exaspéré, ils discutaient
décoration comme s'il était le majordome et non son
mari.
La veille, elle s'était volontiers réfugiée dans ses
bras, alors qu'ils n'étaient que deux inconnus en quête
d'une chaleur qui s'était transformée en une poignante
intimité. Il voulait retrouver ces instants magiques,
mais il ignorait comment faire.
— Que lisez-vous? s'enquit-il en s'approchant du
lit.
— Un livre de Hugh MacBride que j'ai trouvé dans
la bibliothèque, répondit-elle en le feuilletant. Oh,
l'auteur l'a dédicacé : À Evan, affectueusement, Hugh.
Manoir de Dundrennan, Noël, 1840.
— Je venais d'avoir douze ans et il m'a offert son
livre. J'avais oublié qu'il était ici.
— Ainsi, vous aurez trente et un ans en décembre?
— Oui... Puis-je me permettre de vous demander
votre âge? Je ne le connais pas, bien que je soupçonne
que vous soyez plus jeune que moi.
— J'aurai vingt-Six ans en septembre. L'âge d'une
vieille fille.
— Plus maintenant.
Tous deux savaient qu'ils parlaient pour ne rien
dire. L'homme d'action habitué à prendre des décisions
rapides qu'il était ne s'était jamais senti aussi hésitant,
et cela lui déplaisait fortement. Dans la cabane, il avait
su quoi faire. Il s'était laissé guider par son cœur et son
instinct, et le désir et la passion avaient tout
naturellement pris les rênes.
Alors qu'il mourait d'envie de l'aimer avec ferveur,
et qu'il en avait le droit, à présent, il se comportait en
gentleman conventionnel. Il devait lui faire
comprendre qu'il voulait honorer leur mariage, même
si la danse était compliquée et les pas délicats. Un seul
faux pas, en effet, et l'espoir volerait en éclats.
— C'est amusant que vous avez connu l'auteur,
poursuivit-elle. J'ai toujours aimé ses poèmes.
Il n'avait pas envie de parier de poésie. Il voulait lui
arracher ce maudit livre des mains et la prendre dans
ses bras, mais c'était impossible.
Il s'assit au bord du lit.
— Catriona...
Elle ramena ses genoux vers elle comme pour se
protéger.
— Est-ce que vous le connaissiez bien ?
— Je connais son fils, fit-il avec un soupir. J'ai été
invité chez eux à plusieurs reprises lors de vacances
scolaires. J'ai fréquenté Eton, puis l'université
d'Édimbourg en même temps qu'Aedan, qui est
désormais comte de Dundrennan, et que son cousin,
Dougal Stewart. Nous sommes restés très proches.
Vous les rencontrerez peut-être un jour.
— Peut-être. Comme c'est intéressant d'avoir
connu un homme aussi passionnant.
— À dire vrai, je le voyais peu. Je passais mon
temps à la pêche et en randonnée avec ses fils et son
neveu, tout en rêvant à sa ravissante fille et à ses
charmantes nièces. La poésie était censée me permettre
de parvenir à mes fins avec ces jeunes filles... mais je
crois que je me suis ridiculisé plus d'une fois, avoua-t-
il avec un sourire penaud.
Elle éclata de rire, un rire adorable qui enchanta
Evan.
— Dans ce cas, je ferais mieux d'abandonner ce
livre, déclara-t-elle.
Elle le gratifia d'un regard espiègle, puis se leva et
traversa la pièce pour remettre le livre en place.
La lumière de la lampe l'entourait d'un halo doré. À
travers la fine percale de sa chemise de nuit, il devinait
ses seins ronds, ses jambes interminables, sa taille
mince. Son corps se réveilla, mais il se contenta de
croiser les bras.
Il la connaissait à peine, certes, mais il en savait
plus à son sujet que la plupart des maris le soir de leurs
noces. Il n'ignorait rien de ses courbes délicieuses, se
rappelait le goût de sa peau, la douceur de son souffle
lorsqu'elle dormait dans ses bras, et il ne l'oublierait
jamais. Sans le savoir, elle l'avait ensorcelé.
— Ma chère, commenca-t-il en se levant pour la
rejoindre, je pense que nous devrions... parler de notre
relation.
— Notre relation ? répéta-t-elle en lui faisant face,
les bras croisés.
— Notre rencontre et notre mariage ont été un choc
pour l'un comme pour l'autre. Je sais que vous n'êtes
pas la plus heureuse des épouses.
— Nous nous connaissons à peine, lui rappela-t-
elle.
— On a construit des mariages à partir de moins.
— C'est vrai... mais je ne comprends toujours pas
pourquoi vous avez insisté pour m'épouser. Le comte
a-t-il à ce point besoin d'une comtesse? D'une jeune
fille des Highlands et de sa famille pour veiller sur son
château durant ses absences, et faciliter ses rapports
avec les gens du cru ?
— Vous m'offensez, protesta-t-il, piqué au vif.
Vous savez que j'ai fait ce qui me semblait juste. En
outre, je pense que nous devons nous donner une
chance. C'est une chose terrible que de rompre un
mariage, ajouta-t-il, songeant à ses parents qui avaient
préféré se séparer plutôt que de s'infliger l'épreuve d'un
divorce. Et nous ne pouvons pas demander une
annulation.
— En effet, mais je pensais que vous vouliez
attendre quelques semaines afin d'être assuré qu'il... n'y
avait pas d'enfant.
— Enfant ou pas, nous savons que nous pouvons
nous entendre.
— Dans la cabane, nous entendre était une question
de vie ou de mort. Et je vous prenais pour... un autre.
Un homme en qui je pouvais avoir confiance.
— Qu'aurais-je dû vous dire : « Je suis l'homme
que vous détestez le plus au monde. Venez dormir près
de moi » ? rétorqua-t-il d'un air agacé.
— J'aurais apprécié d'avoir le choix, répliqua-t-elle
sèchement.
— Si je vous l'avais dit, madame, nous serions
morts de froid.
— Pourquoi tout cela ? lâcha-t-elle brutalement
Il hésita. Il ne savait comment lui expliquer qu'un
élan irrésistible le poussait vers elle. Il éprouvait pour
elle du désir et du respect, et avait reconnu en elle une
âme solitaire semblable à la sienne.
En lui, l'attirance chamelle et quelque profond et
indéfinissable besoin d'amour bataillaient avec sa
nature rationnelle qui lui conseillait d'aller lentement,
d'exécuter les pas de danse et de voir ce qu'il
adviendrait.
Comment lui expliquer qu'il avait verrouillé son
cœur deux ans auparavant, mais que sa seule présence
apaisait sa douleur, lui donnait une impression de
plénitude? Pour la première fois, il se sentait compris.
Jamais aucune femme ne l'avait ému à ce point.
Mais il ne pouvait lui avouer tout ceci, se dévoiler
autant, même à elle. Par fierté et par discrétion, il se
contenta de hausser les épaules.
— Je suis habitué à prendre des risques, et je veux
tenter l'aventure, répondit-il simplement. Mais je
constate que ce n'est pas votre cas.
— Je ne vais pas accepter tout ceci uniquement
parce que c'est commode, riposta-t-elle d'une voix
tendue. Les mariages réussis sont fondés sur bien
d'autres choses que... l'attirance et la nécessité.
Elle s'empourpra.
— Vous parlez d'amour? C'est fort rare, ma chère.
Je l'ai vu à l'œuvre chez certains, et je l'ai découvert à
travers mes lectures, mais je doute que ce soit accordé
à tous les couples mariés. Néanmoins, beaucoup de
mariages fonctionnent plutôt bien sans qu'il soit
question d'amour éternel... du moins, il me semble.
Une petite lumière au fond du regard de Catriona
parut s'éteindre, et il maudit sa franchise.
— Ainsi, vous n'attendez pas... d'amour entre nous,
et cependant, vous ne désirez pas mettre fin à cette
union? fit-elle.
— Je crois que nous avons fait le bon choix, même
si le destin nous y a poussés. Je crois que j'ai trouvé la
comtesse qui convient à Kildonan, et que vous aviez
besoin qu'on vienne à votre secours. Sans ce mariage,
vous seriez dans une situation dramatique.
Evan savait qu'il se montrait froid, mais il
craignait, s'il se laissait trop aller, de révéler ses
sentiments. Il avait besoin de cette femme, mais il
ignorait pourquoi, et il n'était pas du genre à se poser
trop de questions. Il devinait instinctivement que cette
union était une bonne chose, et il n'allait pas passer sa
nuit de noces à parler d'amour, alors qu'il avait toujours
cru que ce n'était pas pour lui.
— Notre rencontre a été inhabituelle, commença-t-
elle. Elle a été fondée sur la peur, le désespoir, et le
besoin de survivre.
— Une façon plutôt agréable de survivre, non ?
Elle lui décocha un regard noir, avant de
poursuivre :
— Et si nous n'étions pas faits pour nous entendre
sans la pression du danger? Après tout, nous n'avons
rien en commun.
— Nous avons cette vallée, fit-il en indiquant la
fenêtre. Nous avons nos éducations et notre héritage
des Highlands. Nous avons le souvenir de cette nuit
dans la cabane... et notre mariage.
— Un bien triste mariage, murmura-t-elle en
baissant les yeux.
— J'admets que la cérémonie ne fut pas très
festive, mais j'ai trouvé la mariée très belle, ajouta-t-il
en parcourant son corps du regard.
Elle dut soudain réaliser que sa chemise de nuit
était transparente, car elle attrapa un châle qu'elle drapa
sur ses épaules, laissant cependant ses superbes jambes
visibles.
— Si seulement nous pouvions repartir de zéro...
soupira-t-elle.
— Je ne tiens pas à faire une nouvelle chute dans la
montagne, plaisanta-t-il.
— Je veux dire que la plupart des mariages
commencent par des présentations, puis une amitié...
L'homme courtise ensuite sa promise, et enfin, les deux
parties acceptent de s'unir. Nous avons tout fait à
l'envers.
À ces mots, il eut une idée. Qu'il s'agisse d'une
danse, d'une montagne à escalader ou d'un mariage, il
fallait avancer pas à pas.
— Nous pourrions... tout recommencer depuis le
début, suggéra-t-il. Sans la montagne ni la tempête.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Nous pourrions, fit-elle, amusée, avant de lui
tendre la main. Je suis Catriona MacConn, monsieur.
La fille du révérend.
Elle sourit, et ces petites fossettes si rares
apparurent sur ses joues. Dieu qu'elle est belle! songea-
t-il. Les sourires et les rires transformaient de façon
extraordinaire son joli visage.
— Et vous n'êtes pas M. Mackenzie, ajouta-t-elle
d'un ton taquin.
Il éclata de rire.
— Comte de Kildonan, se présenta-t-il en
s'inclinant sur sa main.
Ils se tenaient de par et d'autre d'une chaise longue
qui les séparait telle une frontière.
Les yeux bleus de Catriona étincelaient. Avec sa
chevelure flottant sur ses épaules et son corps aux
courbes splendides à peine dissimulé par sa chemise de
nuit, elle était l'image même de la passion.
Evan ressentit comme un coup à l'estomac, et il se
demanda soudain s'il n'était pas en train de tomber
follement amoureux.
Sans lâcher sa main, il contourna la chaise longue,
et l'attira doucement à lui. Il brûlait d'un feu intérieur
qui n'avait rien à voir avec ces petits jeux courtois
destinés à les mettre à l'aise.
— Nous pouvons repartir de zéro, murmura-t-il.
Ceci est votre nuit de noces, et vous devez agir comme
bon vous semble. Mais je ne pense pas que nous
puissions effacer ce qui s'est passé entre nous et feindre
une amitié innocente.
— Maintenant que les présentations ont eu lieu,
nous pourrions peut-être...
Il resserra son étreinte, et elle ne résista pas.
— Dites-moi, murmura-t-il en dessinant du doigt
l'ovale de son visage, qu'auriez-vous ressenti si vous
m'aviez rencontré pour la première fois chez votre père
ou dans le salon d'une douairière à l'heure du thé?
— J'aurais senti... cette attirance entre nous, tel un
aimant.
— La sentez-vous maintenant? demanda-t-il en
inclinant la tête vers elle.
— Oh, oui, souffla-t-elle.
Leurs lèvres se frôlèrent. Puis il l'embrassa comme
il rêvait de le faire, lui arrachant un gémissement.
Glissant les doigts dans sa somptueuse chevelure, il
redoubla d'ardeur, les sens en feu, le corps tremblant.
Il la plaqua contre lui, explorant sa bouche avec
fièvre, savourant la chaleur et la douceur de son corps,
tandis que son sexe durci niché au creux de ses cuisses
lui révélait mieux que n'importe quelles paroles
l'urgence de son désir.
Elle seule était capable de mettre fin à sa solitude,
comprenait-il soudain, et cependant, il ne voulait pas
qu'elle sache à quel point il voulait aimer et être aimé.
Il emprisonna son sein dans sa main, et en sentit la
pointe se dresser contre sa paume. Cambrée contre lui,
le corps parcouru de frissons, elle s'abandonna dans ses
bras, et le désir qui le consumait devint presque
suffocant. Il reprit ses lèvres avec ardeur, et elle se
cramponna à lui, si bien que la main d'Evan se trouva
prisonnière de leurs deux corps.
Son cœur battait à grands coups désordonnés, et il
sut qu'il n'allait bientôt plus pouvoir se maîtriser. Il
ferma les yeux, prit une profonde inspiration.
Elle s'écarta brusquement de lui, les lèvres
gonflées, sa poitrine se soulevant délicieusement au
rythme de sa respiration.
— Pas maintenant... haleta-t-elle. Pas encore. Nous
devons, je pense, laisser les choses suivre leur cours.
Nous allons trop vite.
C'était précisément ce qu'il souhaitait, pourtant, il
recula d'un pas et l'air froid se faufila entre leurs corps.
— Comme je le suggérais, madame, fit-il après
avoir repris son souffle, nous pouvons recommencer de
zéro, mais il n'est pas question de jouer.
Il lui caressa le bras, effleurant son sein au passage,
ce qui lui était une torture. D'elle, il voulait tout ou
rien.
— Vous devez choisir, Catriona. Ce baiser et tout
ce qu'il implique - ou rien.
— Rien? s'étonna-t-elle.
— Je ne veux pas de jeux subtils ni de fausses
promesses entre nous. Ni d'un mariage sans amour qui
serait une prison. Vous devez choisir, de vivre avec ce
baiser ou sans. Acceptez de vivre pleinement ce
mariage en tant que comtesse de Kildonan ou retournez
à votre vie comme Catriona MacConn. Quoi qu'il en
soit, je respecterai mon vœu de veiller sur vous,
murmura-t-il en portant la main de la jeune femme à
ses lèvres. Mais vous devez vous décider... Me ferez-
vous confiance ou pas?
Il la désirait ardemment, et savait qu'elle le désirait
tout autant.
— La décision vous appartient. Maintenant, allez
vous coucher. Nous avons tous deux besoin d'une
bonne nuit de sommeil.
Il se détourna à contrecœur, mais son visage le
hantait déjà, ses yeux si bleus, ses joues empourprées,
ses lèvres entrouvertes, et cette chevelure en désordre
dans laquelle il rêvait de plonger les mains. Bien que
son corps protestât, il quitta la pièce et referma la porte
derrière lui.
Depuis la veille, il brûlait de se perdre de nouveau
en elle, de retrouver la chaleur de son corps. À présent,
il se demandait s'il n'avait pas intérêt à prendre un bain
froid.
13

Catriona fut réveillée en sursaut par un coup frappé


à la porte. Comme Deirdre entrait avec un plateau, elle
s'aperçut qu'il était fort tard.
Aussitôt, la femme de chambre s'affaira,
remplissant une cuvette d'eau chaude, sortant des
serviettes de bain, puis elle demanda quelle robe lady
Kildonan désirait porter. Catriona la remercia, et la
renvoya promptement. Elle n'avait pas l'habitude qu'on
l'assiste pour ce genre de tâches. Elle fit une rapide
toilette, puis sélectionna une tenue.
Elle avait promis à Morag MacLeod de la retrouver
ce matin-là près du vieux pont. Elle enfila donc des
jupons chauds, sa vieille jupe de laine et ses bottines de
marche.
Tant de choses avaient changé depuis qu'elles
s'étaient vues, songea-t-elle en boutonnant sa blouse.
Elle avait changé, et elle se demandait comme elle
allait l'expliquer à sa vieille amie.
Une tempête, au sens propre comme au sens figuré,
avait balayé sa vie, et elle n'avait toujours pas retrouvé
son équilibre.
Se remémorant les baisers d'Evan, elle s'étonna que
tant de passion et d'espoir fussent entrés dans sa vie
tranquille.
Il lui fallait à présent faire un choix : soit prendre le
risque de se lancer dans l'inconnu avec un homme
qu'elle ne connaissait pas, soit retourner à sa vie
d'autrefois? Elle avait profondément déçu sa tante et
son père, et ils ne souhaitaient pas qu'elle revienne à la
maison, du moins pour le moment.
Elle contempla son reflet dans le miroir de la
coiffeuse et eut l'impression que ses yeux étaient un
peu plus bleus, sa peau plus transparente, ses joues et
ses lèvres plus colorées. Ses cheveux, en revanche,
étaient toujours aussi indisciplinés, mais jamais elle ne
les avait trouvés aussi brillants. Elle était presque jolie,
constata-t-elle, surprise.
Et pourtant, ses épaules étaient trop carrées, sa
poitrine un peu trop opulente. Bien que ses longues
jambes et sa taille soient fines, elle était heureuse que
sa robe dissimule ses hanches rondes. On l'appelait le
Laideron, parce qu'elle était plus grande que la
moyenne. Une telle fille ne pouvait être jolie.
La proposition d'Evan l'avait surprise et touchée.
Elle était persuadée qu'il allait lui proposer de patienter
quelques semaines ou quelques mois avant d'aller
chacun de son côté. Après tout, le comte de Kildonan
aurait pu prétendre épouser n'importe quelle femme.
En plus d'une fortune et d'un titre, il était intelligent,
attentionné, et séduisant.
Que le destin et un sentiment de reconnaissance
l'aient poussé à l'épouser était déjà surprenant en soi,
mais qu'il veuille respecter ses vœux, enfant ou non, et
il leur faudrait encore attendre trois semaines avant
d'en avoir le cœur net, la laissait perplexe.
Cela dit, Catriona n'était pas sûre de pouvoir lui
faire confiance. Bien qu'il eût avoué avoir l'intention de
quitter Kildonan, il n'avait pas fait la moindre allusion
à la vente d'une partie du domaine. Une fois qu'il aurait
réglé ses affaires dans les Highlands découvrirait-elle
qu'Evan était comme son père? Quoi qu'il en soit, leur
mariage était condamné, puisqu'elle n'accepterait
jamais d'aller vivre ailleurs.
Elle rassembla ses cheveux en un chignon bas
qu'elle entoura d'une résille noire ornée d'un nœud de
velours. Deirdre l'avait avertie que le petit-déjeuner
était servi dans la salle à manger jusqu'à 10 heures et
demie. Il était presque 10 heures et elle mourait de
faim.
L'aile du château où se trouvait sa chambre était
reliée à la tour principale par un corridor, mais elle se
perdit en chemin. Elle finit par échouer dans le
vestibule où elle croisa Mme Baird, qui lui indiqua
comment rejoindre la salle à manger.
Lorsqu'elle y pénétra, tous les regards convergèrent
vers elle. Les hommes se levèrent, tandis que sa belle-
sœur l'accueillait en souriant.
— Entrez, Catriona! fit-elle. Evan, ta femme s'est
enfin réveillée.
— Bonjour, très chère, dit ce dernier en
s'approchant pour déposer un baiser sur sa joue.
Il sentait bon le savon, le café, et un parfum qui
n'appartenait qu'à lui, et lui rappelait l'air frais des
montagnes. Elle se servit, puis alla s'asseoir.
— J'espère que vous avez bien dormi, lady
Kildonan, dit Harry.
Jane avait dû lui flanquer un coup de pied sous la
table, car il fit une grimace.
— Très bien, merci.
— Vous êtes habillée pour une excursion. Quel est
le programme de la journée? s'enquit Arthur.
D'emblée, Catriona avait trouvé sympathique cet
homme affable et robuste, au regard bleu et au menton
volontaire.
— Qui parle d'excursion ? protesta Evan. M. Grant
nous a recommandé de nous reposer. Je pensais que
vous aimeriez passer une journée tranquille à découvrir
le château, ma chère. Pour ma part, j'avais l'intention
de jeter un coup d'oeil aux livres de comptes.
— Tu oublies quel jour nous sommes, intervint sa
sœur. Même si votre mariage n'a pas été des plus
conventionnels, il faut respecter cette tradition des
Highlands qui consiste à aller saluer tes gens du cru le
lendemain de la cérémonie. Catriona mérite de profiter
de quelques-unes de nos jolies coutumes, non ?
— En effet, acquiesça Evan. Qu'en pensez-vous,
Catriona? Connaissiez-vous cette tradition?
— Bien sûr. Les jeunes mariés parcourent le
village pour saluer tout le monde. Mais étant donné que
le village le plus proche est à plusieurs kilomètres et
que nous n'avons pas eu un mariage classique... je ne
pense pas que cela soit nécessaire, conclut-elle.
« Ou approprié », ajouta-t-elle à part soi en
baissant les yeux sur son assiette.
— Prenez plutôt les chevaux et allez vous
promener dans les collines, proposa Harry. Le domaine
couvre toute la vallée du Glen Shee et plus encore, près
de quatre-vingt-deux mille acres.
— Je suis sûr que mon épouse connaît mieux
l'histoire du Glen Shee que nous tous réunis, fit
remarquer Evan.
— Votre famille a toujours vécu ici? demanda
Jane.
— Les MacConn habitent le Glen Shee depuis des
centaines d'années, répondit Catriona. Bien avant que
les Mackenzie ne deviennent comtes de Kildonan.
Evan se racla la gorge et reposa sa tasse de café.
— Sans aucun doute, puisque mon grand-père a été
le premier comte de Kildonan. Avant cela, nous étions
des propriétaires fonciers sans titre qui vivions en
dehors de la vallée. Les terres de Kildonan ont été
acquises par mariage au XVIIe siècle. Alors, ma chère,
aimeriez-vous passer une journée avec votre mari ?
Elle perçut une certaine tension dans sa voix, mais
elle devait être la seule à l'avoir remarqué, car les
autres bavardaient plaisamment.
— J'ai des obligations le mercredi, répondit-elle. Je
dois aller récupérer des vêtements tricotés.
— Des vêtements tricotés ? fit Evan, perplexe.
Catriona ne put s'empêcher de sourire.
— Je suis membre de l'Association des dames des
Highlands, expliqua-t-elle. Nous avons imaginé des
projets pour venir en aide aux personnes des régions
isolées qui ont souffert des changements de ces
dernières années. Le tricot en fait partie. On fournit de
la laine aux fermières, puis je passe avec une amie
chercher les vêtements qu'elles ont tricotés.
— Et que faites-vous de ces vêtements?
— Nous les envoyons à la comtesse Saltoun,
l'épouse du chef du clan Mackenzie. Elle les distribue
aux régiments de Highlanders. On nous a demandé un
millier de chaussettes et de mitaines, ainsi que cinq
cents écharpes. La plupart des vêtements partent pour
l'Inde et le Canada. En échange, on donne un peu
d'argent aux tricoteuses.
— C'est un travail louable, approuva Evan.
— Une belle œuvre de charité, renchérit Arthur.
Vous ferez une admirable comtesse, lady Kildonan.
— Je suis d'accord avec toi, Fitz, déclara Evan. Ma
chère, je vous propose de combiner notre journée de
marche avec votre projet de tricotage, et de rencontrer
voue amie. Qu'en dites-vous?
Elle déglutit, puis hocha la tête.
— Je vais chercher mon châle.
Une vieille dame patientait près d'un pont de pierre
qui menait à une haute colline boisée. Tandis qu'Evan
et Catriona se dirigeaient vers elle, s'appuyant sur leur
bâton de berger, elle fronça les sourcils.
D'allure robuste, elle avait les cheveux gris et la
peau ridée. Elle portait un châle en tartan, une robe
sombre, de vieilles chaussures en cuir et tenait elle
aussi un bâton à la main. Un charmant bonnet blanc,
celui des femmes mariées, ornait ses cheveux. Elle
semblait tout droit sortie d'une gravure moyenâgeuse,
et Evan fut presque étonné lorsqu'elle parla.
— Catriona, est-ce ton mari? demanda-t-elle en
gaélique. Il est très bel homme.
Evan, qui avait compris, regarda Catriona en
arquant les sourcils.
— Vraiment? murmura-t-il, sidéré.
— Il l'est, répondit la jeune femme. Je veux dire
qu'il s'agit bien de mon mari, précisa-t-elle en
rougissant, tandis qu'Evan éclatait de rire. Nous allons
parler anglais, Morag, si cela ne t'ennuie pas. Lord
Kildonan, voici mon amie Morag MacLeod, la femme
de John MacLeod. Ils habitent sur les pentes du Beinn
Alligin.
La vieille dame étudia Evan d'un air soupçonneux.
Il inclina la tête et lui tendit la main.
— Evan Mackenzie, madame MacLeod. Je suis
heureux de faire votre connaissance.
— Pourquoi? répliqua-t-elle.
— Morag... intervint Catriona d'un ton
d'avertissement.
— Ravie de vous connaître, monsieur, se reprit
Morag en le gratifiant d'un regard hardi. Ainsi, te voilà
comtesse de Kildonan? ajouta-t-elle à l'adresse de
Catriona. Je suppose que je dois te féliciter, bien que ce
mariage me surprenne. Désormais, je t'appellerai Mme
Mackenzie.
— Catriona suffira, protesta la jeune femme. Je t'en
prie, Morag.
— Si tu avais épousé un fermier, comme cela
aurait dû être le cas, j'aurais placé le bonnet des
épouses sur tes cheveux et je t'aurais offert un plaid,
mais puisque tu es la comtesse de Kildonan, tu ne
porteras plus de beaux châles, et tu seras condamnée
aux dentelles et aux petits bonnets serrés.
Catriona effleura sa tête nue, puis son châle de
laine.
— Je suppose que je ressemble en effet à une
femme de Highlander.
— Vous avez épousé un comte des Highlands,
remarqua Evan pertinemment.
— Pardon de vous appeler M. Mackenzie et non
lord Kildonan, déclara Morag sans détour. Mais nous
n'aimons pas les titres par ici.
— Cela me convient, madame MacLeod. Je préfère
M. Mackenzie.
— Au moins, il est grand, observa Morag en le
parcourant de la tête aux pieds. On raconte qu'il est
tombé de la montagne à tes pieds et que tu lui as sauvé
la vie. Mais il a l'air en pleine forme, à présent, tu as dû
savoir y faire! conclut-elle avec un clin d'oeil.
— Il n'était pas grièvement blessé, précisa
Catriona.
— Elle m'a sauvé la vie, en effet, madame
MacLeod, intervint Evan. Et je lui ai demandé de
m'épouser pour la remercier.
— Il paraît que son odieuse tante ne veut plus d'elle
sous son toit. Tu as dû te montrer très généreuse,
Catriona, lança Morag d'un ton ironique. Et qui ne le
serait pas, avec un homme aussi séduisant ?
— Morag! s'exclama la jeune femme, choquée,
tandis qu'Evan se détournait pour dissimuler un
sourire. Où as-tu appris tout cela?
— Ma fille me l'a raconté ce matin. C'est
l'aubergiste Mairi MacAuley, expliqua-t-elle a Evan.
Finlay m'en a aussi touché un mot quand je l'ai croisé
ce matin dans les collines.
— Finlay est venu ici? s'étonna Catriona.
— Il est passé voir mon mari avant de partir pour
Inverness. Il y restera un jour ou deux. Les nouvelles
vont vite, tu sais. Mes deux filles ne parlent que de
cela, et toute la vallée sera bientôt au courant. Du
moins ceux d'entre nous qui vivent encore ici,
monsieur Mackcnzie, si vous voyez ce que je veux
dire.
— Je vois parfaitement, madame MacLeod. Eh,
oui, ce mariage a été une surprise.
— Une vraie surprise. Je t'avais pourtant dit de ne
pas sortir par ce temps, Catriona. J'avais un étrange
pressentiment, et regarde ce qui est arrivé.
— J'espère que c'était un bon pressentiment,
hasarda Evan.
— Ce sont juste des impressions. Je ne suis pas une
voyante. Mais je peux vous dire que beaucoup d'entre
nous ne seront pas ravis d'apprendre que Catriona est
devenue comtesse de Kildonan. Quels sont vos projets
désormais, monsieur? ajouta-t-elle abruptement.
Evan tressaillit.
— Mes projets?
— Comptez-vous rester dans la vallée ou la
quitter? Certains prétendent que vous voulez partir.
— J'ai... des décisions à prendre, répondit-il, mal à
l'aise.
— Il a hérité il y a presque un an, et c'est seulement
maintenant qu'il revient, commenta la vieille dame à
l'intention de Catriona.
Sa méfiance ne surprenait nullement Evan. Les
habitants de la vallée avaient très souffert à cause de
son pète pour lui faire confiance spontanément.
— Mme MacLeod et vous aviez des projets, dit-il à
Catriona. Je vais vous laisser poursuivre.
— Très bien, répondit-elle.
Un court instant, ils se regardèrent, ne sachant trop
comment se dire au revoir. Puis il se pencha et déposa
un chaste baiser sur sa joue.
Tandis que les deux femmes s'éloignaient en
direction du pont de pierre qui enjambait un torrent aux
eaux tumultueuses, il parcourut du regard les collines
couvertes de forêts, les rochers escarpés, les prairies où
broutaient chèvres et moutons. Les sommets du
Torridon se dressaient dans le lointain, drapés de
nuages. L'air fleurait bon la terre et l'eau, et le vent
bruissait doucement dans les feuilles. Il se dégageait de
ce paysage une force mystérieuse, une beauté sauvage
bouleversante, songea Evan. Et où qu'il pose les yeux,
cela lui appartenait.
Son regard s'arrêta sur le pont que Catriona et
Morag venaient d'emprunter, et il s'aperçut soudain que
l'arche était affaissée en son centre, dévoilant une
ouverture béante. Les deux femmes avançaient
cependant en bavardant, inconscientes du danger.
Encore quelques pas, et elles tomberaient dans le vide.
Evan s'élança en criant :
— Catriona !
En quelques enjambées, il fut près d'elle, puis saisit
la vieille dame, et les entraîna vers la terre ferme.
— Bon sang, Catriona, tu ne l'avais pas prévenu
pour le pont? s'exclama Morag.
14

Le cœur battant, Evan lâcha le bras de Morag, mais


ne put se résoudre à libérer Catriona. Il savait pourquoi
il agissait ainsi, mais préférait ne pas y penser. Il avait
ressenti un tel choc en la voyant si près du gouffre, il
en tremblait encore.
— Prévenu de quoi ? demanda-t-il.
— Le pont n'est pas dangereux, bien que nous ne
l'empruntions pas avec des charrettes ni des chevaux,
expliqua Catriona.
— Pas dangereux ? s'écria Evan. Vous êtes folles
ou quoi ?
— Il est aussi solide que les montagnes, ce pont,
renchérit Morag.
— Pourquoi ne l'a-t-on pas réparé?
— On a essayé, à plusieurs reprises, mais il
s'effondre toujours au milieu, répondit la jeune femme.
Evan étudia la structure, les yeux plissés.
— L'arche est trop basse, remarqua-t-il aussitôt. Et
il se peut qu'il y ait un défaut de construction. Le
torrent doit creuser les parois lors de la fonte des
neiges. Est-ce qu'il déborde au printemps?
— Parfois, dit Catriona. Si l'eau monte jusqu'au
niveau du pont, d'autres pierres tombent. Est-ce que
l'arche devrait être plus élevée?
— Non, mais la courbure est trop basse pour une
telle portée. C'est l'une des raisons pour lesquelles les
pierres ne tiennent pas.
— Non. C'est à cause des fées, intervint Morag.
— Des fées? répéta Evan.
— Nous sommes au Drochaid nan Sithead, le pont
des Fées, expliqua-t-elle. Les daoine sith ne veulent
pas que trop d'humains traversent. Ils retirent les
pierres quand ça leur chante, et les humains les
remettent en place. Quand j étais petite, je me souviens
de mon père essayant de remettre les pierres, mais elles
tombaient alors même qu'ils travaillaient. Il disait que
c'était à cause des fées. C'était bien avant que votre
père ne chasse le mien et d'autres de leurs maisons,
parce qu'ils étaient devenus des vieillards inutiles.
— Je suis désolé, madame MacLeod, croyez-moi.
Mais dites-m'en plus au sujet de ce pont.
— Les fées le détruisent, et nous le rebâtissons.
Mais il n'est pas tombé depuis longtemps. Il est solide.
— Il y a un trou au milieu ! protesta-t-il.
— C'est vrai, mais il suffit de faire attention et de
savoir comment le traverser.
— Et comment faites-vous?
— Il faut réciter une formule magique.
— Pardon ? répéta-t-il, abasourdi par cette
conversation que les deux femmes semblaient trouver
parfaitement normale.
— Le voyageur qui la récite en traversant est
protégé.
Evan mit les poings sur les hanches.
— Une formule magique.
— Il faudra la lui apprendre, Catriona, au cas où il
voudrait emprunter le pont.
— Bonne idée. Apprenez-la-moi, dit Evan.
La jeune femme fit un cercle avec le pouce et
l'index.
— Tenez vos doigts ainsi, dit-elle avant de
prononcer des paroles en gaélique qu'elle traduisit
aussitôt.

Comme les oiseaux dans le ciel, je vole.


Comme les feuilles dans le vent, je vole.
De la tête aux pieds.
Les anges me protègent des fées de la colline.

— Et cela vous protège, ironisa Evan.


— Ça, ainsi que de longues jambes pour enjamber
le trou, précisa Morag.
Secouant la tête, Evan regarda le pont où les
pierres friables qui constituaient la clé de voûte
pendaient à plus de six mètres du sol.
— C'est de la folie, déclara-t-il. Je ferme ce pont.
— Mais c'est le chemin le plus court pour atteindre
le Beinn Shee! protesta Catriona. Morag et moi
l'utilisons chaque semaine. Il y a des fermiers et des
bergers qui habitent avec leurs familles de l'autre côté.
S'ils ont des animaux ou des charrettes, ils descendent
jusqu'à l'autre pont, situé plus bas dans la vallée.
Elle pointa le doigt en direction de Glenachan.
— Dans ce cas, nous pouvons parfaitement le
fermer pour quelque temps.
— Mais l'autre pont est très éloigné. Certains des
enfants se rendent à l'école de Kilmallie en traversant
les terres de Kildonan.
— Des enfants ! J'interdis formellement qu'on
utilise ce pont.
— Vous n'aimez pas que des enfants traversent vos
terres? intervint Morag.
Evan lui décocha un regard noir.
— Cela ne me dérange en rien, mais je ne veux pas
qu'il leur arrive un accident en traversant ce pont. Il
sera fermé jusqu'à ce qu'on le repare ou qu'on le
remplace.
— Mais notre formule magique nous protège.
— Une tragédie est vite arrivée, dit-il, inflexible,
en s'approchant pour lester la structure.
Sous ses pieds, plusieurs pierres oscillèrent de
manière inquiétante.
— En tant que comte de Kildonan, je le ferme ce
pont pour réparations dans l'intérêt de mes gens.
— Votre famille ne s'est jamais préoccupée des
intérêts de ses gens, pourquoi commencer maintenant?
marmonna Catriona.
Il la fusilla du regard, puis souleva une grosse
piètre qu'il alla déposer devant le pont pour empêcher
le passage. Sans mot dire, elles le regardèrent
construire une espèce de barrière.
— Ça suffira pour le moment. Je vais envoyer
quelqu'un avec une corde et un écriteau.
— Écrit en gaélique ou en anglais? lança Catriona.
Tout le monde ne sera pas capable de le lire,
certainement pas les vieux ni les plus jeunes. Vous
feriez mieux de poster un garde.
— Dois-je demeurer moi-même sous le pont
comme un troll? répliqua-t-il sèchement. Cette
structure est dangereuse. Quand je pense qu'on l'a
utilisée toutes ces années... Pourquoi mon père n'était-il
pas au courant?
— Il ne s'en serait pas inquiété, répliqua Catriona
— Il ne traînait pas par ici, ajouta Morag. Je
suppose que la chasse n'était pas assez bonne. Bien que
ce ne soit pas loin du château, il ne venait jamais nous
ennuyer.
Evan n'insista pas, sachant qu'elle avait
probablement raison.
— Si vous voulez vraiment aller dans les collines
aujourd'hui, il vous faudra emprunter l'autre pont. Je
vous y conduirai. Nous pouvons retourner à Kildonan,
et prendre l'attelage.
— J'habite à cinq kilomètres d'ici, et je ne vais pas
encore rallonger mon trajet en empruntant l'autre pont,
déclara Morag d'un air buté.
Les deux femmes échangèrent un regard, puis d'un
même geste, elles soulevèrent leurs jupes et
enjambèrent la rangée de pierres.
Evan les imita, mais tandis qu'il s'avançait, il sentit
le pont trembler. Un poids supplémentaire pouvait
provoquer une catastrophe.
— Catriona, revenez! Vous aussi, madame
MacLeod. Faites attention, dit-il en tendant la main.
— Ton mari est un inquiet, s'amusa Morag.
Sans un regard pour lui, elles récitèrent la formule
magique puis franchirent le trou. Arrivée de l'autre
côté, Catriona se retourna.
— Vous voyez qu'il n'y a pas de problème. Passez
une bonne journée, mon mari. Je serai de retour pour le
dîner.
Elle glissa son bras sous celui de Morag et toutes
deux se dirigèrent vers les collines.
Evan les suivit du regard un moment, puis il
contempla les eaux rapides qui éclaboussaient les
rochers. En revenant à Kildonan, il ne s'attendait pas à
être confronté à un pont sur le point de s'écrouler. Bien
que de taille modeste, il lui rappelait cruellement une
magnifique création de fer et d'acier dont les poutrelles
rouges scintillaient au soleil tandis qu'elle s'effondrait
dans le port de Fife.
Si pénibles que soient ces souvenirs, il ne pouvait
pas ne pas relever le défi, comparativement mineur, qui
consistait à réparer un petit pont de pierre. Lorsqu'il
avait vu Catriona sur la structure instable, son cœur
avait cessé de battre. Quoi qu'il lui en coûte, il
réparerait ce pont pour éviter qu'elle ou que qui que ce
soit d'autre n'ait un accident.
Il s'avança vers le centre, vérifiant ici et là la
solidité. La clé de voûte et d'autres pierres essentielles
manquaient. Baissant les yeux, il remarqua une pile de
vieilles pierres au milieu du courant.
Il fronça les sourcils. Si quelqu'un s'approchait trop
près du bord, tôt ou tard, les pierres lâcheraient. Et
alors, toutes les formules magiques de la terre
n'empêcheraient pas le pont de s'écrouler

Perchée sur la colline escarpée se trouvait une


petite maison au toit de chaume, adossée à une paroi
rocheuse où poussaient des fougères. Tandis qu'elle
approchait avec Morag, Catriona remarqua quelques
chèvres agiles.
Une écharpe de fumée montait de la cheminée.
Deux autres chèvres broutaient près de la porte fermée.
— Est-ce que mère Flora est à la maison? s'enquit-
elle.
— Elle est toujours là. Hormis lorsqu'elle se
promène dans les collines pour faire un peu d'exercice,
elle refuse de quitter sa maison. Mais je te préviens, la
plupart du temps, elle me renvoie sans ménagement
après avoir pris les cadeaux ou la nourriture que je lui
apporte.
— J'espère qu'elle acceptera de chanter pour moi.
J'ai de quoi noter.
— Ne sors pas ton papier trop vite. Je l'ai prévenue
de notre visite. Quand je suis venue l'autre jour avec
ma belle-fille, je lui ai fait promettre qu'elle te
recevrait. Regarde, sa porte est fermée. La vieille
sorcière veut qu'on frappe et qu'on la supplie de nous
laisser entrer.
Catriona jeta un coup d'oeil autour d'elle. La
maison avait été construite sur une pente du Beinn
Sitheach. Il y soufflait un vent froid, et elle inspira
profondément, savourant le parfum enivrant des pins,
des herbes sauvages et de l'eau. Si les fées existaient,
elles résidaient sans aucun doute en ce lieu si plein de
mystère.
La pente était si raide que Catriona, pourtant
habituée au relief de la région et aux longues marches,
sentait les muscles lui brûler. Elle voulut prendre le
bras de Morag pour l'aider, mais celle-ci refusa son
aide.
Lorsqu'elles atteignirent la maison. Morag frappa à
la porte.
— Je sais que tu es là. Flora MacLeod !
Au bout de quelques secondes, le battant
s'entrouvrit et une vieille femme risqua un coup d'œil
dehors. Sa silhouette voûtée était frêle, mais ses yeux
bleus pétillants semblaient étonnamment jeunes dans
son visage fripé. Une frange de cheveux blancs sortait
de sous son bonnet. Sa robe marron était quasiment une
loque et l'ourlet s'effilochait sur ses chaussures de cuir
usées. Elle serrait un plaid râpé autour de ses épaules.
— Qu'est-ce que tu veux, Morag MacLeod?
— Je t'ai apporté des légumes frais. Et une
visiteuse. Laisse-nous entrer, mère Flora, le vent n'est
pas chaud, et l'ascension jusqu'ici a été rude.
— Il fait beau et la montée n'a pu que te faire du
bien, Morag MacLeod. Tu es aussi grosse qu'une truie.
Flora porta son attention sur Catriona.
— Quelle taille fais-tu, ma fille?
— Presque un mètre quatre-vingts.
— Plus que ça, à mon avis. Et tu as les cheveux
roux. Mon mari était un grand rouquin. Serait-il ton
grand-père?
— Je... je ne crois pas, bafouilla Catriona.
— C'était un homme vigoureux qui avait eu
plusieurs enfants avant que je ne le connaisse. Apres, il
n'a plus été vigoureux qu'avec moi, précisa-t-elle en la
gratifiant d'un sourire édenté.
— Mère Flora, protesta Morag, en retenant un
sourire.
Apparemment, Morag et Flora étaient aussi
directes l'une que l'autre.
— Comment t'appelles-tu, ma grande? reprit Flora.
— Catriona MacConn. Mon père est le révérend de
Glenachan, et je crois que vous connaissiez ma mère,
Sarah.
— Bien sûr! Elle n'était pas aussi grande que toi,
mais elle avait la même superbe chevelure. Moi, j'étais
blonde autrefois.
— Tu vas nous laisser entrer, oui ou non?
s'impatienta Morag.
— J'aime les navets, déclara Flora en jetant un
coup d'œil dans le panier de Morag. Qu'as-tu apporté
d'autre?
— Que diriez-vous d'une paire de chaussettes?
hasarda Catriona.
Elle sortit de son panier des chaussettes de laine
tricolores. Flora s'en empara aussitôt.
— Que faites-vous donc ? Entrez. Fais attention à
ta tête, ma grande.
Catriona s'attendait à une misérable cahute, aussi
fut-elle étonnée de découvrir un intérieur chaleureux,
avec de jolis meubles et un lit recouvert d'une épaisse
couverture. Le sol, en revanche, était jonché de
détritus, et une odeur d'étable flottait dans l'air.
— Elle vit comme une chèvre, marmonna Morag.
Catriona et elle prirent place sur un banc près du
feu, tandis que la vieille femme s'installait sur une
chaise avec des coussins.
— Que caches-tu encore ? demanda Flora en
fouillant sans vergogne dans le panier, dont elle tira
une écharpe. Tiens, il m'en faudrait une comme celle-
ci.
Morag la lui reprit.
— Si tu apprends quelques chansons à Catriona,
elle sera à toi.
— Pourquoi veux-tu connaître mes chansons?
lança Flora à l'adresse de Catriona.
— Voilà des années que je recueille de vieilles
chansons gaéliques dont je garde une trace écrite,
expliqua Catriona en sortant des feuillets de son panier.
J'en connais déjà cent trente. Voici la liste...
— Ça ne m'intéresse pas, riposta Flora en
repoussant sa main. Pourquoi veux-tu transformer ces
vieilles chansons en gribouillages ?
— Elle les préserve pour les générations à venir,
intervint Morag. Pour que ceux qui ne les connaissent
pas puissent les découvrir.
— S'ils ne les connaissent pas, pourquoi
voudraient-ils les chanter? marmonna Flora. Es-tu
mariée, ma fille?
La question inattendue surprit Catriona. Morag lui
fit signe de répondre.
— Oui, dit-elle.
— Et quel mari laisse sa jolie femme rassembler
des chansons comme des papillons au lieu de lui faire
des enfants? Tu auras des tas d'enfants en bonne santé
avec des hanches et une poitrine pareille.
Catriona sentit ses joues s'enflammer.
— Elle n'est mariée que depuis hier, précisa
Morag. Laisse-lui un peu de temps.
— Est-ce que tu as épousé un MacLeod ? s'enquit
Flora. Il ne reste pas beaucoup de beaux jeunes gens
dans le Glen Shee. J'espère que ce n'est pas ce médecin
sévère de Kilmallie que Morag m'a amené une fois ou
deux. Il n'en sait pas plus que moi. Alors, qui est-ce?
— C'est... Mackenzie de Kildonan. avoua Catriona.
Morag se raidit, tandis que Flora plissait les yeux.
— Tu es la comtesse de Kildonan?
— Oui.
— Je ne donnerai pas mes chansons à la femme de
Kildonan, s'écria la vieille femme. Sors de chez moi !
— Mais, mère... commença Morag.
Catriona ramassa son panier et se leva, retenant ses
larmes. Ce qu'elle redoutait était arrivé. Son nouveau
statut créait un obstacle insurmontable entre les gens
qu'elle aimait et elle.
— Je suis désolée...
— Va-t'en! ordonna Flora en indiquant la porte.
Laisse-moi avec mes souvenirs et mon chagrin. Et
n'essaie pas de me voler ces chansons qui sont ma
seule consolation.
— Mais Catriona mérite de les connaître, protesta
Morag.
— Elle est comtesse, et son mari a participé à l'exil
des nôtres. Je l'ai vu, ce jour de grande tristesse; il était
avec son père, et regardait l'interminable file de ceux
qu'on chassait de cette vallée !
— C'est vrai, murmura Morag. Je m'en souviens.
— Vas-tu laisser le fils me prendre mes chansons,
comme son père a pris ma famille?
Catriona baissa la tête. Elle aussi avait vu Evan ce
jour-là. Mais elle était sa femme, et elle ne l'accuserait
pas.
— Le vieux comte a chassé quatorze de mes
enfants et dix de mes petits-enfants, avec leurs
familles. Ils ont laissée seule ici, avec bien peu des
miens pour s'occuper de moi. Et pas les meilleurs,
ajouta-t-elle en glissant un regard en coin à Morag.
— Écoute-moi... commença Morag.
Catriona franchit le seuil de la petite maison, puis
se retourna.
— Je suis désolée pour ce qui est arrivé autrefois.
Moi aussi, j'ai perdu des amis et des membres de ma
famille. Mais ni mon mari ni moi ne sommes
responsables de cette tragédie. Nous partageons votre
chagrin et l'espoir qu'un jour ceux que nous aimons
reviennent au Glen Shee. Allons-y, Morag.
Aveuglée par les larmes, elle s'éloigna à grands
pas. Morag la suivit en grommelant.
Soudain, une voix chevrotante s'éleva dans le
silence. Catriona s'immobilisa pour écouter les paroles
portées par le vent.

Où irons-nous prier
Quand nous aurons faim dans les collines?
Hiri uam, hiri uam

Catriona reconnut la tuireadh qu'elle avait chantée


en ce jour funeste d'exil, rendant hommage aux
Highlanders de la seule manière qu'elle connaissait.
Comme autrefois, elle redressa la tête et joignit sa
voix à celle de Flora. Son timbre était plus clair que
celui de la vieille femme, mais l'ensemble demeurait
harmonieux, puissant et envoûtant.

Où irons-nous nous réchauffer


Quand le froid glacera nos os ?
Où irons-nous nous abriter
Maintenant que le foyer de mon bien-aimé est vide?
Hiri uam, hiri uam...

La chanson s'acheva sur une note poignante l'écho


répéta. Flora sortit alors de la maison et s'approcha de
Catriona.
— C'était toi qui chantais ce jour-là.
Catriona hocha la tête en silence.
— Tu t'en souviens, Morag ? demanda Flora.
— Oui. Je savais que c'était elle.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? s'irrita la vieille
femme en agrippant le bras de Catriona pour l'entraîner
vers la maison.
15

— Morag chante comme une casserole, alors je n'ai


jamais voulu lui apprendre mes chansons, expliqua
Flora, lorsqu'elles furent de nouveau à l'intérieur. Mais
j'ai toujours rêvé d'avoir une élève digne de ce nom. Ta
voix est pure. Catriona, et tu perçois la beauté et la
valeur de ces vieilles chansons.
— Merci, mère Flora.
— J'aimais bien ta mère, mais je regrette que tu ne
sois devenue la comtesse de Kildonan.
— Catriona est digne de tes chansons, intervint
Morag. Oublie ton amertume envers Kildonan et
apprends-lui les mélodies.
— On ne peut pas se fier à son mari, persista Flora.
Comment mes chansons pourraient-elles être en
sécurité sous son toit ? Les étrangers et les alpinistes
amateurs demanderont à sa femme de les leur chanter
comme s'il s'agissait de gentilles petites ballades, alors
que ce sont des chants magnifiques et puissants, leur
magie échappera au nouveau comte comme elle a
échappé à son père.
— Evan ne ressemble pas à son père, assura
Catriona, qui éprouvait soudain le besoin de défendre
Evan. C'est un homme bien et il aimera ces chansons.
Ne le sous-estimez pas.
— Et il est très séduisant, ajouta Morag. Si tu
acceptais de descendre de cette montagne, Flora, tu t'en
rendrais compte par toi-même.
— Aucun homme n'est aussi séduisant que l'était
mon mari, mais je vais te lancer un défi, ma grande.
Est-ce que ta mère t'a enseigné l'une ou l'autre de mes
chansons ?
— Elle en connaissait plusieurs, mais elle ne m'en
a appris qu'une seule.
— Je t'écoute.
Catriona ferma les yeux, puis elle entonna la
berceuse que sa mère lui chantait autrefois :

Ma joie et mon cœur


Mes rires et mes larmes
Mon enfant, mon petit enfant,
Hill o hu ro
Hill o hur ro, hiri o...

— Très joli, déclara Flora.


— C'était cela, le défi? fit Morag.
— Bien sûr que non, pauvre bique ! Cette chanson-
là, les fées l'ont apprise à mon arrière-grand-mère,
quand elles se sont penchées sur le berceau de son
enfant. Alors comme ça, tu veux connaître les autres?
— J'aimerais beaucoup, admit Catriona.
— Tu as une voix magique, je te l'accorde, mais
d'abord nous devons demander la permission aux fées.
Flora regarda autour d'elle d'un air pensif. Puis elle
se leva et s'approcha de la fenêtre où elle s'empara d'un
objet posé sur le rebord.
— Je veux que tu m'apportes un cristal, dit-elle en
tendant la main.
Sur sa paume reposait un cristal fumé de quelques
centimètres de long. Catriona savait qu'on trouvait ces
quartz un peu partout dans les collines des Highlands.
Il lui était arrivé d'en voir lors de ses promenades.
— C'est une pierre de Cairngorm, fit-elle. Je serais
heureuse de vous en rapporter une.
Flora reposa le cristal qui scintilla à la lumière.
— Bah, celles-là sont faciles à trouver. Je veux
quelque chose de beaucoup plus rare; je veux une
baguette magique.
— Mais voyons, ça n'existe pas! s'exclama Morag.
— Bien sûr que si ! Mais elles sont difficiles à
dénicher. Elles renferment une lumière magique. Si tu
m'en trouves une, je t'apprendrai mes chansons.
— Dans certains contes, on mentionne en effet ces
cristaux appelés baguettes magiques, reconnut
Catriona. Mais personne a ma connaissance n'en a
jamais vu. Je ne sais où en trouver ni même à quoi ils
ressemblent.
— Il n'y en a qu'au sommet du Beinn Sitheach,
indiqua Flora.
— Mais personne n'a jamais atteint le sommet,
objecta Catriona. Il est réputé impossible à gravir.
Elle le savait d'autant mieux qu'Evan n'y était pas
parvenu l'autre jour, et que son propre frère était mort
en tentant l'aventure.
— Personne n'a dit que ce serait facile. Mais si tu
veux mes chansons, tu trouveras la volonté et le
courage nécessaires. On prétend que le sommet de la
montagne scintille au soleil parce que les cristaux
magiques qui s'y trouvent sont énormes. Mais je veux,
la baguette la plus rare, celle qui brille au clair de lune.
— C'est de la folie! s'écria Morag. Ces pierres
n'existent pas, et tu ne peux pas envoyer Catriona là-
haut en pleine nuit.
— Tais-toi ! rétorqua Flora. C'est à elle de décider.
La plus précieuse des baguettes possède une lumière
magique si bien qu'on la repère la nuit. Si tu veux les
chansons, tu iras la chercher. Si tu le mérites, les fées te
viendront en aide, ainsi, l'épreuve sera moins difficile
que tu ne le penses.
— Tu as vécu trop longtemps avec tes rêves,
s'énerva Morag. Catriona est la comtesse de Kildonan,
et une jeune mariée, pas une créature sortie d'une fable!
— Comment crois-tu que j'ai obtenu ces chansons?
Moi aussi, j'ai dû relever un défi, autrefois.
— Ah, oui, lequel ? Voler au-dessus des
montagnes sur ton balai ? railla Morag.
— Si tu veux le savoir, vieille chèvre, elle m'a mise
au défi de gagner le cœur de Rory MacLeod. Et c'était
autrement plus difficile que d'escalader cette montagne,
crois-moi. Ah, mais cela en valait la peine! Alors,
qu'en dis-tu, ma grande? ajouta-t-elle à l'adresse de
Catriona.
Celle-ci réfléchit. Cela faisait des années qu'elle
souhaitait apprendre ces célèbres chansons. Son vœu le
plus cher était de sauvegarder ce trésor de la culture
celtique, et personne d'autre que la vieille Flora ne
pourrait l'y aider. Sans ces chansons, le travail qui lui
tenait tant à cœur demeurait incomplet.
Il fallait qu'elle relève le défi, songea-t-elle. Evan
avait dit qu'il aimait prendre des risques, alors qu'elle
préférait le confort de ce qui lui était familier. Eh bien,
elle devrait trouver le courage de gravir cette
montagne, de réussir là où son frère et Evan avaient
échoué. Elle n'avait pas le choix si elle voulait achever
l'œuvre de sa vie.
— Je le ferai, déclara-t-elle, sidérée de s'entendre
parler ainsi.
— Bien, mais dépêche-toi, ma grande. Je suis une
vieille femme, observa Flora d'un air narquois.

De retour au château, Catriona annonça qu'elle se


sentait fatiguée et se retira dans sa chambre.
Elle était revenue par le vieux pont. Par chance,
Evan ne l'avait pas vue franchir d'un bond le trou béant.
Il était pourtant venu à sa rencontre, et leurs chemins
s'étaient croisés non loin du château.
Ils étaient rentrés à Kildonan dans un silence
relatif, ne se posant que quelques questions polies sur
leurs occupations respectives. Il avait apparemment
passé une partie de la journée à consulter les livres de
comptes du domaine et à discuter avec M. Gillie du
bétail. Elle l'avait trouvé fatigué et songeur.
Il l'avait interrogée à propos des chansons, et elle
lui avait chanté la berceuse de son enfance. Evan l'avait
écouté avec cette attention qui le caractérisait, avant de
lui demander de la chanter de nouveau. Il lui avait
ensuite effleuré l'épaule, la félicitant et la remerciant.
Ce n'était qu'une simple caresse, mais son ton
affectueux et l'évident plaisir qu'il avait pris à l'écouter
lui avaient fait l'effet d'un baiser.
Ils s'étaient séparés dans le vestibule. Evan était
allé rejoindre Arthur dans la bibliothèque, tandis que
Catriona se retirait pour se changer.
Après avoir pris son thé dans sa chambre, elle
s'était assoupie. Sa belle-soeur l'avait réveillée en
frappant à la porte. Catriona avait appris avec
soulagement qu'Evan se reposait aussi, et qu'on ne les
attendait ni l'un ni l'autre pour dîner.
— Vous avez tous deux vécu une épreuve, avait
déclaré Jane. En outre, vous devez affronter les
changements qu'entraînent votre mariage et cette
nouvelle vie. On comprend que M. Grant vous ait
conseillé de vous reposer.
À la mention de Grant, Catriona avait frémi. Elle
avait laissé Jane fermer les rideaux et attiser le feu
avant de se retirer. Deirdre était arrivée peu après avec
un dîner léger, puis Catriona s'était couchée et s'était
endormie aussitôt.
Elle s'était levée dans la nuit pour se soulager, puis
s'était arrêtée devant la porte d'Evan, croyant l'entendre
marcher, car le parquet grinçait.
Elle avait hésité, mais le courage lui avait manqué
et elle n'avait pas osé frapper. Les yeux clos, elle s'était
rappelé les baisers brûlants qu'ils avaient échangés, et
la passion qui coulait dans ses veines en ces instants. Il
lui suffisait d'un petit coup sur le battant et leur
mariage serait consommé.
Mais elle voulait davantage que de l'affection et du
désir. Elle voulait de l'amour, un amour profond et
sincère, et tout ce qui allait avec.
Elle était retournée dans sa chambre, s'était glissée
entre les draps, consciente que sa solitude n'était pas
nécessaire. Hélas, ce qu'elle désirait le plus lui semblait
hors de portée.
16

La journée était radieuse, et Evan était heureux


d'être confronté à une activité physique exigeante.
Ayant décidé de consolider le pont, il ramassa des
pierres dans les collines pour combler le trou, vérifia la
stabilité des pierres encore en place, puis alla chercher
des branches solides destinées à soutenir la clé de
voûte.
Apres le petit-déjeuner, il avait fait demander
Finlay MacConn, mais Davey MacGillechallum lui
avait expliqué que celui-ci n'était pas rentré
d'Inverness. De son coté, Catriona avait déclaré ignorer
le motif du voyage de son frère avant de s'éclipser pour
retrouver Morag MacLeod au prétexte qu'elles
n'avaient pas terminé leur tournée.
Evan avait exigé que Davey rapproche ces dames
en carriole, mais Catriona ayant insisté pour revenir par
le pont des Fées, il avait promis de l'y retrouver en fin
d'après-midi.
Quand les réparations provisoires furent enfin
achevées, il était assoiffé et couvert de poussière. Il
avait une gorgée de whisky mâtinée d'eau, mais cela ne
lui suffit pas il s'épongea le front, dévala la pente
jusqu'au torrent, pour se désaltérer, avant de remonter.
Deux hommes marchaient sur le chemin qui menait
au domaine de Kilmallie.
— Kildonan! appela Arthur Filzgibbon en agitant
les bras.
Il était en compagnie de Kenneth Grant. Evan leur
fit signe et attendit qu'ils s'approchent. Vêtus d'élégants
costumes de tweed, les deux hommes portaient un fusil
au creux du bras.
— M. Grant m'a invité à chasser sur ses terres,
expliqua Arthur. Il m'a prêté un fusil. Un bel objet.
Nous avons passé une excellente matinée.
— Quel est le tableau ? s'enquit Evan en jetant un
coup d'œil à leur besace vide.
— Six grouses, cinq perdreaux, et deux canards.
On les a fait emporter à Kilmallie et au château.
— Bonne idée. Je suis sûr que Mme Baird et la
cuisinière seront ravies. Mon ami Fitzgibbon aime la
chasse, ajouta-t-il à l'adresse de Grant, mais je n'avais
rien prévu pour son séjour.
— Et vous, Kildonan, êtes-vous chasseur?
demanda Grant en appuyant son fusil contre un rocher.
Votre père possédait une belle collection d'armes, et les
trophées de cerfs qui ornent la salle de billard sont
impressionnants.
Le comte était mort dans un accident de chasse, si
bien que ce n'était pas l'activité favorite d'Evan.
— Vous semblez bien connaître sa collection.
Chassiez-vous ensemble?
— Parfois. Je venais assez souvent au château du
temps de votre père, car j'étais aussi son médecin.
C'était à l'époque de votre brouille. C'était un excellent
traqueur.
— Je sais. J'ai accompagné les rabatteurs jusqu'à
l'âge de dix ans. Sa collection d'armes était belle, en
effet, et l'on m'en a donné un bon prix.
— Vous l'avez vendue? s'étonna Grant.
— Cela m'a permis de régler certaines de ses dettes
et une partie des droits de succession. Je n'avais pas
besoin de ces armes, et ma soeur ne tenait pas à les
conserver, vu la manière dont notre père est mort.
— Quel imbécile je fais! s'excusa le médecin. Ce
fut un accident tragique et regrettable. J'aurais aimé
pouvoir être utile, mais j'étais en voyage lorsqu'il est
mort. Si vous n'aimez pas la chasse, cher monsieur,
quel sport pratiquez-vous pour vous détendre? Le golf,
peut-être?
— Kildonan est un excellent joueur de golf,
intervint Arthur. Mais il préfère l'alpinisme.
— À vous voir, on dirait plutôt que vous venez de
casser des pierres dans une carrière, plaisanta Grant
Evan baissa les yeux sur ses vêtements poussiéreux
et maculés de sueur.
— J'ai consolidé le vieux pont, expliqua-t-il.
— Pourquoi diable faisais-tu une chose pareille?
s'écria Arthur. Ne me dis pas que tu as porté ces pierres
tout seul.
Evan indiqua la clé de voûte.
— Il y a une brèche au centre, mais les gens du cru
continuent à l'utiliser. C'est très dangereux. J'ai fait une
réparation provisoire, mais il faut le reconstruire
entièrement.
— Il serait temps, approuva Grant. J'avais parlé
plus d'une fois de l'état de ce pont à feu votre père,
mais il trouvait que les réparations coûtaient trop cher.
— Curieux qu'il ne m'en ait jamais parlé, s'étonna
Evan. Je suis pourtant ingénieur. C'est mon métier de
construite des ponts.
— Je croyais que vous étiez brouillés, monsieur.
— Pas totalement. Je suis resté loin de Kildonan
durant des années, mais mon père et moi nous
écrivions a propos des affaires de famille et du
domaine. Il savait que j'hériterais un jour et il me tenait
au courant.
— Je l'ignorais. Pardonnez-moi.
— Il n'y a rien à pardonner, répondit Evan. Je vais
demander à mon régisseur d'empêcher l'accès a ce
pont. Il sera remplacé à mes frais, bien entendu.
— C'est généreux de votre part, commenta Grant.
— Je ne fais que mon devoir.
Arthur lança un coup d'œil alentour.
— Lady Kildonan n'est pas avec toi, ce matin ?
— Non. Elle est partie dans les montagnes avec
son amie Mme MacLeod.
— Sans doute pour sa collecte de vêtements,
intervint Grant. J'ai été si impressionné par le projet de
Mlle MacConn, excusez-moi, de lady Kildonan, que
j'ai suggéré aux dames de la paroisse de Kilmallie de
l'imiter. Mais elles ne sont pas aussi dévouées que la
comtesse.
Tout en parlant, Grant dévisageait Evan, ses yeux
noisette affichant une dureté qui contredisait ses
paroles mielleuses. Un court instant, Evan eut
l'impression absurde que l'homme le détestait.
Il se rappela que Grant et Catriona se connaissaient
depuis des années, et que Grant les avait surpris dans
des circonstances intimes. L'homme désapprouvait
peut-être ce qui s'était passé ou le mariage qui avait
suivi.
— Je suis heureux que ma femme s'occupe
d’œuvres de charité, se contenta-t-il de répondre.
— Puis-je jeter un œil au pont ? hasarda Grant.
Vous avez fait du bon travail en le stabilisant. Encore
que, jusqu'à présent, personne n'ait jamais été blessé.
La plupart des Highlanders sont agiles comme des
chèvres.
— Il n'empêche que j'ai l'intention de revenir tout à
l'heure pour m'assurer que rien n'arrive à Catriona,
déclara Evan.
— Bien sûr, vous êtes son mari maintenant,
commenta Grant avec un sourire.
De nouveau, Evan perçut comme une menace sous
l'expression affable. Quelque chose le dérangeait chez
cet homme. Il avait le sentiment diffus de l'avoir déjà
vu, mais il n'arrivait pas à se rappeler où. Il enfila sa
veste, et tous trois prirent la direction du château.
— Figure-toi que M. Grant est un alpiniste émérite,
lança Arthur. Il connaît plusieurs sommets des
Torridon.
— Vraiment? Vous pratiquez l'escalade dans les
environs, monsieur?
— Oui, mais je n'ai pas encore réussi à atteindre le
sommet le plus élevé, le Beinn Shee, ce pic effilé que
l'on aperçoit d'ici, fit-il en le désignant du doigt Toutes
mes tentatives ont échoué à cause du mauvais temps ou
de la malchance. C'est une montagne redoutable. On
prétend que personne ne l'a jamais conquise.
— C'est ce qu'on nous a raconté, en effet, intervint
Arthur. C'est pourquoi j'ai pensé que ce serait un
excellent défi à relever pour notre club d'alpinistes.
J'imagine que ces dames préféreront renoncer, ce qui
n'est pas plus mal. Mais nous devrions inviter M. Grant
à se joindre à nous, Kildonan, qu'en dis-tu? Il connaît
bien ces montagnes, et ses connaissances médicales
pourraient nous être utiles.
— Bien sûr.
— Je serais honoré de vous accompagner, dit Grant
avec un sourire.
— Voila, semble-t-il, un nouveau membre éminent
à ajouter à notre club, déclara Arthur.
— Je n'ai rien d'un expert, assura Grant d'un air
modeste. Vous aurez besoin d'un excellent guide si
vous vous attaquez au Beinn Shee.
— Pouvez-vous nous en recommander un? s'enquit
Evan.
— Le plus expérimenté est John MacLeod, le mari
de Morag. Sa vieille mère habite d'ailleurs sur les
pentes de la montagne aux Fées. Le vieux John
parcourt les Torridon depuis des années et j'ai eu
plusieurs fois recours à ses services, mais il vieillit. Je
recommanderais plutôt votre régisseur. Finlay
MacConn connaît ces montagnes comme sa poche.
— Finlay ? Vraiment ? Je l'ignorais.
— Ses frères et son père étaient de bons alpiniste
avant la mort du fils aîné et l'accident du révérend.'
— Ma femme m'a parlé de cet accident, en effet.
— Le révérend ne s'est jamais remis de ce drame.
Heureusement, sa foi l'a aidé à supporter sa peine, sa
femme est décédée peu de temps après. À mon avis,
elle est morte de chagrin. Puis une grande partie de leur
famille a été chassée lors des évictions ordonnées par
votre père. Les MacConn ont connu des années très
difficiles.
— Je n'avais pas réalisé à quel point, murmura
Evan.
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez au
sujet de votre épouse, mais c'est inévitable, vu les
circonstances.
Son ton à la fois onctueux et narquois alerta Evan.
— Sans doute, mais j'apprends vite, répliqua-t-il.
— Avant de vous quitter, permettez-moi de vous
adresser une requête, monsieur.
Evan fut aussitôt sur ses gardes.
— Mon notaire d'Inverness m'a fait savoir que vous
aviez l'intention de vous séparer d'une partie de vos
terres. Il paraît qu'il y aurait déjà des acheteurs
potentiels.
— J'y songe, en effet. Le domaine est immense, et
je le préférerais d'une taille plus modeste.
Il n'allait pas avouer à Grant que l'un des invités
venait découvrir la propriété avec l'intention probable
d'en acheter la majeure partie et peut-être même de
louer le château.
— Dans ce cas, laissez-moi vous faire une offre.
J'aimerais acquérir les terres qui bordent ma propriété à
l'est. J'envisage de développer mon élevage de
moutons. Cela pourrait se révéler un excellent
arrangement pour vous vous comme pour moi.
— Je vous remercie. Votre offre me paraît
intéressante et j'y réfléchirai. Nous en reparlerons.
— Parfait. Je vous souhaite une bonne journée,
messieurs, fit Grant en soulevant légèrement son
chapeau.
Evan et Arthur poursuivirent leur chemin. Le
château baigné d'une lumière dorée se découpait contre
les montagnes rugueuses et le ciel bleu, offrant un
spectacle magnifique.
— Vendre une partie de tes terres à Grant serait
une bonne façon de réduire la taille de ton domaine,
observa Arthur.
— En effet. Et elles resteraient entre les mains d'un
Highlander, ce qui est important. Mais il y a quelque
chose chez lui...
Il s'interrompit, songeant qu'Arthur le considérait
peut-être comme un ami.
— Je suis d'accord avec toi. Cet homme a tout du
prédateur. À ta place, je me méfierais de lui. Il
t'escroquera à la moindre occasion. Il a prétendu qu'il
avait abattu une paire de grouses alors que c'était moi,
ce qui n'est pas très sportif.
Evan acquiesça. Il aperçut soudain un petit groupe
qui se promenait autour du château.
— Je crois que nos invités sont arrivés plus tôt que
prévu, fit-il en pressant le pas.

Catriona se dirigea vers le pont des Fées. Elle se


sentait toute chose à l'idée de ne pas reprendre le
sentier qui menait au manoir de Glenachan comme elle
l'avait fait toute sa vie.
Elle entendit le bruit du torrent qui dévalait entre
les rochers, puis repéra Kenneth Grant sur le pont.
Visiblement, il l'attendait. Elle serra instinctivement
son bâton de berger.
— Lady Kildonan, quelle joie de vous voir !
Elle avança prudemment avec le sentiment de se
jeter dans la gueule du loup.
— Que voulez-vous?
— M'assurer qu'il ne vous arrive rien de mal,
répondit-il en lui tendant la main.
— Je peux me débrouiller seule, merci.
— J'ai croisé votre mari tout à l'heure. Il s'inquiète
de l'état de ce pont. Il a travaillé toute la matinée à la
consolider, afin d'assurer votre sécurité.
Elle remarqua en effet les morceaux de bois et les
nouvelles pierres.
— Il me semble plus solide, en effet. Mais je n'ai
pas besoin d'aide, monsieur Grant. Vous pouvez rentrer
chez vous.
— Nous devons parler
Elle jeta un regard inquiet autour d'elle. Elle
aperçut au loin un homme qui venait dans leur
direction, et son cœur fit un bond dans sa poitrine en
reconnaissant Evan. Tout à coup. Kenneth Grant ne lui
faisait plus peur et ses menaces ne l'intimidaient plus.
Elle parvint au milieu du pont, franchit le trou d'un
bond. La structure était beaucoup plus résistante, mais
Grant lui empoigna le bras si brutalement qu'elle perdit
l'équilibre. Son pied gauche glissa et délogea quelques
branches. Puis le médecin la repoussa, si bien qu'elle
fut obligée de s'agripper à lui pour ne pas tomber. Elle
tenta d'utiliser son bâton pour retrouver l'équilibre,
mais Grant le fit sauter de sa main, l'envoyant dans la
rivière.
— Faites attention, ma chère, fit-il en l'attirant à
lui. Vous avez failli tomber.
Le cœur battant. Catriona le fusilla du regard, se
demandant s'il l'avait fait exprès. Elle voulut s'écarter,
mais il l'en empêcha.
— La dernière fois que nous nous sommes vus, je
ne savais pas que vous aviez l'intention d'épouser
Kildonan. Vous auriez dû me le dire.
— Je l'ignorais moi aussi. Vous me faites mal,
protesta-t-elle en tentant de se libérer.
— Prenez garde de ne pas glisser de nouveau, très
chère, murmura-t-il d'un ton menaçant. Et n'oubliez
notre petite conversation,
— Je ne comprends pas... Pourquoi êtes-vous
tellement en colère contre moi? Pourquoi voulez-vous
punir, ma famille et moi ? Nous vous avons toujours
fait confiance.
— Moi aussi, j'avais confiance en vous, ma chère,
mais votre mariage hâtif m'a peiné. J'avais l'espoir de
vous épouser un jour. Que s'est-il passé avec
Mackenzie? Est-ce l'homme, qui vous a charmée? Ou
avez-vous décidé de le piéger à cause de son titre et de
sa fortune ?
— Comment osez-vous suggérer une chose
pareille? Vous savez ce qui s'est passé. Nous n'avions
d'autre choix que de nous marier.
Elle se sentait vulnérable, sur ce pont branlant,
mais Grant lui bloquait le passage vers la terre ferme.
— Ainsi, vous admettez votre péché. J'avais donc
interprété correctement les regards que vous échangiez
dans la cabane... Le Laideron de Glenachan n'a pas pu
résister à Kildonan. Qu'il aille au diable!
— Non, vous ne comprenez pas...
— J'attendais patiemment, mais jamais je n'aurais
imaginé que vous vous donneriez à un inconnu. Je ne
pensais pas que Kildonan reviendrait un jour, je
l'avoue. On m'avait dit que sa sœur et son beau-frère
veilleraient sur la propriété jusqu'à ce qu'il en vende la
presque totalité. Son retour a détruit ma vie... comme la
vôtre.
Il la fixa froidement, une expression mauvaise
déformait ses traits.
— Que voulez-vous de moi? fit-elle en essayant de
lui arracher son bras.
— Je veux ce qu'il m'a pris, grogna-t-il en l'attirant
à lui avant de se pencher sur elle. Et je veux que vous
m'obéissiez.
Elle le foudroya du regard.
— Mon mari et ma famille ne le toléreront pas...
— Ils ne le sauront jamais, parce que vous ne
pouvez pas le leur dire. Comme je vous l'ai déjà
expliqué, si vous ne payez pas le prix que j'exige pour
mon silence, je conduirai votre famille à sa perte. Ils
seront contraints de quitter cette vallée, comme les
autres.
Que répondre à cela ? Catriona savait qu'il avait
raison.
— Alors, garderez-vous le silence et serez-vous ma
maîtresse? Ou préférez-vous tout raconter à voire
précieux comte, et courir le risque de voir votre univers
s'écrouler.
Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.
— Laissez-moi !
— Ainsi, vous voulez la prison pour Finlay et l'exil
pour votre père? Dommage, je les aimais bien. J'ai déjà
rédigé la lettre pour les magistrats. Il ne reste qu'à la
poster.
— Je n'imaginais pas que vous puissiez être aussi
haïssable !
— Cest de naissance, ma chère enfant, ironisa-t-il.
Ouand nous reverrons-nous pour discuter de notre
marché? Nous poumons utiliser cette charmante cabane
où vous vous êtes offerte au comte. Il suffirait de lui
raconter que vous avez rendez-vous avec Morag
MacLeod.
— Non!
— Réfléchissez, Catriona, murmura-t-il. Tiens,
voilà votre mari qui vient à votre secours.
Elle tourna la tête. Evan grimpait la colline d'un
pas déterminé.
— Evan ! appela-t-elle, tandis que Grant lui serrait
le bras à lui faire mal.
17

— Par ici. Kildonan ! appela Grant, à la grande


surprise de Catriona.
Il l'obligea à descendre du pont et attendit avec elle
qu'Evan les rejoigne.
Le cœur battant, elle luttait contre les larmes. D'où
il était, Evan n'avait pu assister à la scène qui s'était
déroulée entre Grant et elle, réalisa-t-elle.
Ce dernier avait raison : elle ne pouvait lui parler,
ni maintenant ni jamais.
— Une chance que vous soyez venu, monsieur !
s'exclama Grant. Votre épouse a eu très peur, car elle a
failli tomber de ce maudit pont. Je suis heureux de
m'être trouvé dans les parages.
Aussitôt, le visage d'Evan se ferma.
— Seigneur! souffla-t-il en prenant Catriona dans
ses bras. Êtes-vous blessée ?
Elle se laissa aller contre lui, et posa la tête sur son
épaule, en proie à un indescriptible soulagement.
— Je vais bien, répondit-elle en glissant le bras
autour de la taille de son mari.
— Lady Kildonan franchissait le pont comme
d'habitude, quand elle a trébuché, expliqua le médecin.
J'étais là par hasard et j'ai pu lui éviter une chute. Vous
avez raison d'interdire l'accès à ce pont, monsieur. Cela
aurait dû être fait depuis longtemps.
— Je vous dois une fière chandelle, fit Evan en lui
serrant la main.
— C'est toujours un plaisir de pouvoir aider une
jolie femme. Vous êtes un homme chanceux. A bientôt,
ajouta-t-il en s'inclinant. Je vous reverrai lors de notre
ascension.
— Avec joie, dit Evan.
Kenneth Grant souleva son chapeau puis s'éloigna.
— Votre ascension? répéta Catriona. Il va vous
accompagner?
— Arthur et moi lui avons proposé de se joindre à
nous. Quelle chance qu'il ait été là, car je serais arrivé
trop tard. Seigneur, Catriona, vous m'avez fait une de
ces peurs! ajouta-t-il en resserrant son étreinte.
Elle crut qu'il allait l'embrasser, mais il se contenta
de lui entourer les épaules du bras avant de l'entraîner
sur le chemin qui descendait au château.
Elle glissa un regard discret en arrière; Grant avait
disparu.
— Je ne voudrais pas paraître ingrate, Evan, mais
est-il vraiment indispensable que M. Grant vienne avec
vous? demanda-t-elle sans détour. Je ne l'apprécie plus
guère depuis quelque temps. Vous ne le connaissez pas
aussi bien que moi.
— Mais il est votre sauveur, ma chère, lui rappela
Evan, perplexe.
— Non, fit-elle en se blottissant contre lui. C'est
vous, mon sauveur. Je ne me suis sentie en sécurité que
lorsque je vous ai vu gravir la colline, Evan.
Il s'arrêta et murmura de douces paroles qu'elle ne
comprit pas. La plaquant contre lui, il inclina la tête et
captura ses lèvres. Elle eut un hoquet de surprise, puis
ses sens s'enflammèrent d'un coup. Les paupières
closes, elle s'appuya contre lui, savourant la tendre
pression de sa bouche sur la sienne. Elle l'enlaça et
répondit à son baiser avec une ferveur identique,
s'abandonnant au délice, illusoire ou pas, de se sentir
aimée.
Sous ce ciel où couraient les nuages, protégés par
l'écrin de montagnes, Catriona éprouva soudain un
merveilleux sentiment de plénitude. Elle aurait voulu
que cela dure à jamais.
Evan la relâcha, le souffle court, les mains
tremblantes.
— Pardonnez-moi, dit-il d'une voix rauque. J'avais
juré que je vous laisserais prendre ce genre d'initiative.
Mais j'ai failli vous perdre aujourd'hui, Catriona,
ajouta-t-il pour sa défense. Promettez-moi de ne plus
emprunter ce pont.
— Je ne peux vous faire une telle promesse,
répondit-elle avec un soupir. Morag et moi devons
accéder à ces collines.
Ils se remirent en route.
— Il y a d'autres chemins pour accéder à ces
montagnes, insista-t-il.
— Voulez-vous que nous descendions dans le
torrent ? Morag a plus de soixante-dix ans.
— Dans ce cas, elle ne devrait pas non plus sauter
au-dessus de cette brèche dans le pont.
— Elle le fait depuis plus longtemps que moi. Et je
veille sur elle.
— Un jour, vous tomberez toutes les deux, prédit-
il. La formule magique ne vous a pas aidée aujourd'hui.
Non, Catriona, à partir de maintenant, vous prendrez
les poneys et la carriole, et vous descendrez jusqu'à
l'autre pont.
— Une carriole n'est pas pratique par ici. Les
pentes sont raides et les chemins en mauvais état
puisqu'il n'y a plus de bétail pour les entretenir. Nous
allons mettre des heures, et nous ne pourrons pas
atteindre les fermes les plus isolées. Les gens qui
vivent là-haut attendent nos visites avec impatience,
figurez-vous.
— Je vois. Eh bien, nous trouverons une solution.
Rentrons vite, ma chère, vous avez l'air secouée. Avez-
vous pris votre thé?
— Je vais très bien, persista-t-elle. Et j'ai pris le thé
avec Morag et son mari.
Il l'enlaça de nouveau et elle se nicha contre lui,
leurs deux corps s'emboîtant harmonieusement tandis
qu'ils marchaient au même rythme. Elle avait beau
connaître à peine cet homme, il éveillait en elle une
passion dont elle ignorait jusqu'à l'existence même.
Bien qu'il fût entré dans sa vie en coup de vent,
tombant littéralement à ses pieds, il lui semblait à sa
place, comme s'il comblait un vide qui n'attendait que
lui. Elle se sentait en sécurité auprès de lui. Elle aurait
voulu qu'ils ne quittent jamais cette cabane dans la
montagne, qu'ils n'apprennent l'un de l'autre que
l'essentiel, à savoir qu'ils pouvaient veiller l'un sur
l'autre, s'aimer et s'épanouir ensemble.
Dans le cercle de son bras, elle se sentait non
seulement protégée et sereine, mais les menaces de
Grant s'évanouissaient comme neige au soleil. Mais de
même que le soleil était éphémère dans cette vallée
entourée de montagnes, elle devinait que cela ne
durerait pas.
Alors que la carriole approchait du château, Evan
l'avait laissée sous les arbres, à quelque distance du
torrent, Catriona remarqua des silhouettes disséminées
sur les pentes d'une colline située en face du Beinn
Shee.
— Qui est-ce ? s'enquit-elle.
— Nos invités. Ils sont arrivés pendant votre
absence, ainsi que l'un de mes excellents amis. Après le
déjeuner, ils ont eu envie de se promener, alors je leur
ai indiqué cette colline. La vue en est spectaculaire.
— C'est vrai, acquiesça Catriona. Du sommet, on
découvre les Torridon et toute la vallée. Nous
l'appelons le Sgairneach Mhor en gaélique.
— Qu'est-ce que cela signifie?
— La grande colline de pierre, répondit-elle, et le
rire spontané d'Evan la ravit.
Quelques-uns des marcheurs avaient déjà atteint le
sommet, tandis que d'autres gravissaient encore les
pentes rocheuses où des moutons paissaient
paisiblement. Ils étaient élégamment vêtus, les femmes
se protégeaient sous des ombrelles tandis que les
hommes s'appuyaient sur des bâtons de bergers.
— Quelles curieuses tenues pour faire de la
marche! s'étonna-t-elle. Ils ont l'air d'être habillés pour
aller à l'église.
— Ils sont courageux mais très comme il faut,
expliqua Evan, amusé.
Il arrêta la carriole au pied de la colline et fit signe
à ses amis qui lui répondirent. Puis il sauta de l'attelage
et vint aider Catriona à descendre.
Elle aimait sentir ses mains puissantes lui enserrer
la taille, et elle adorait la façon qu'il avait de la faire
glisser contre lui, lui rappelant inopinément des scènes
intimes qui la faisaient rougir.
— Prête pour les présentations ?
— Bien sûr, affirma-t-elle, mais sa voix tendue
démentait son assurance de façade.
Ils gravirent la première partie du Sgairneach
Mhor. L'eau ruisselait joyeusement le long de la pente,
et le vent leur renvoyait l'écho de voix humaines et le
bêlement des moutons.
La montée était si raide que Catriona devait
presque incliner la tête en arrière pour regarder devant
elle. Elle suivait Evan en silence, bien qu'elle fût
tellement habituée à marcher dans ces montagnes
qu'elle aurait pu aisément le dépasser.
Hormis Jane, Harry et Arthur Fitzgibbon, elle ne
connaissait personne. Les nouveaux venus avaient à
peu près le même âge qu'Evan. excepté un couple plus
âgé qui semblait néanmoins plein d'énergie. Tous
riaient en s'interpellant, comme s'ils participaient à un
jeu plutôt qu'à une escalade.
Sa belle-sœur et les autres femmes portaient de
charmants bonnets, des robes sombres et des vestes
courtes, ainsi que des ombrelles. Catriona remarqua
même des crinolines et de jolies bottines à boutons.
Avec son châle en tartan, sa jupe et sa blouse
modeste, elle avait tout d'une paysanne, songea-t-elle.
En outre, elle ne portait ni bonnet ni gants, ses cheveux
s'échappaient de son chignon et ses joues étaient sans
aucun doute rosies par l'exercice.
La femme plus âgée agita le bras.
— Lord Kildonan, quel temps idéal pour une
excursion. Un ciel sans nuage, une petite brise
agréable, et une jolie colline, bien que moins excitante
que les Alpes, où le comte Wetherstone et moi-même
avons passé nos vacances cet été.
Elle était corpulente, mais agile, et sa tenue, de la
robe aux chaussures de marche en passant par
l'ombrelle, était d'excellente qualité, nota Catriona.
— Kildonan, vous voilà ! s'exclama le vieux
monsieur en tendant la main à Evan.
Lui aussi était impeccablement vêtu. De petite
taille, mais robuste, des favoris blancs encadraient son
visage carré.
Evan prit le coude de Catriona.
— Ma chère, permettez-moi de vous présenter le
comte et la comtesse Wetherstone qui arrivent de
Londres. Et voici Mme Anna Wilkie et son mari, le
révérend John Wilkie, de Stirling, ajouta-t-il en
désignant le jeune couple qui se tenait auprès de Jane et
d'Harry. Puis-je vous présenter Catriona née MacConn,
mon épouse, la comtesse de Kildonan.
— Quel plaisir, comtesse, fit aimablement la
comtesse Wetherstone en lui serrant la main. Toutes
mes félicitations.
Mme Wilkie lui serra la main à son tour et la
félicita. C'était une beauté. Blonde, un teint de
porcelaine et de grands yeux bleus. Ses cheveux étaient
parfaitement coiffés sous son petit bonnet gris, et son
ensemble de fine laine gris pâle rehaussait ses traits
délicats. Elle se protégeait du soleil sous une ravissante
ombrelle bleue.
Catriona se sentit immense et gauche, comparée à
cette créature exquise, mais cette dernière lui adressa
un sourire si gentil qu'elle en oublia ses angoisses.
John Wilkie, son mari, était un grand blond, plutôt
bel homme dans le genre discret mais charmant.
Catriona échangea quelques mots avec lui, lui
expliquant que son père était ministre du culte à
Glenachan. En voyant cependant la comtesse
Wetherstone arquer un sourcil étonné, elle songea
qu'elle aurait mieux fait de se taire. Après tout, les
aristocrates n'épousaient pas des filles de révérends.
— Je suis ravie de faire votre connaissance, dit-elle
à chaque nouvel arrivant qu'on lui présentait. C'est fort
aimable à vous d'être venus au château.
Avec son châle qui glissait de ses cheveux et ses
vêtements tout simples, elle devait paraître bien banale,
et faire mauvaise impression, se dit-elle. Contrairement
à toutes ces gens, elle n'appartenait pas à la haute
société, mais sa mère et ses tuteurs lui avaient enseigné
les bonnes manières, ce qui lui serait fort utile pour
traverser cette épreuve.
Elle demeura auprès d'Evan, parlant peu, souriant
beaucoup, rassurée de sentir sa main ferme sur son
coude ou au creux de ses reins tandis qu'il conversait
avec ses amis.
— Alors, vous venez? appela une voix.
Catriona leva la tête. Une femme les hélait du
sommet de la colline. Les jambes écartées, elle se
tenait sur le piton rocheux avec l'assurance d'un cabri.
— Je crois qu'on nous a mis au défi, observa Evan.
Nous arrivons, Jemima! Qui est de la partie?
— Pas moi, répondit sa sœur, imitée par son mari,
ainsi que les Wetherstone.
— Moi, je vous accompagne, dit John Wilkie.
— Je préfère rester avec lady Jane, déclara sa
femme. Et vous, lady Kildonan?
— Ma femme est une excellente marcheuse,
déclara Evan.
Sans lui laisser le choix, il lui prit la main et
l'entraîna à sa suite. Le révérend Wilkie leur emboîta le
pas, tout en restant à quelque distance.
— Merci de m'avoir de nouveau secourue,
murmura Catriona à Evan alors qu'ils grimpaient côte à
côte.
— Je vous ai vue blêmir à l'idée de vous occuper
des invités tandis que j'escaladais cette colline. En
outre, j'ai pensé que vous aimeriez rencontrer les autres
sur un terrain qui vous est familier.
La montée, semée de rochers et d'arbustes, était
relativement aisée. Les joues fouettées par le vent, qui
malmenait aussi ses cheveux et sa jupe, Catriona avait
pris la tête de leur petit groupe. Evan la suivait de près,
distançant John Wilkie. Avant d'arriver au sommet, elle
fit une pause.
La vue était splendide. Les murs de pierre du
château de Kildonan, le ciel et les sommets enneigés
des montagnes qui montaient fièrement la garde se
reflétaient dans les eaux du lac. La belle vallée du Glen
Shee s'étendait à perte de vue, toute de pourpre, d'or et
de vert, ses collines parsemées de bruyères, de
chaumières et de moutons. Ici ou là, un lac ou un
ruisseau scintillait tel un morceau de verre tombé dans
l'herbe.
— Magnifique, commenta Evan en la rejoignant.
Vous avez rassemblé votre courage?
— Mon courage ?
— Ce n'est pas facile d'affronter des inconnus alors
que vous-même venez à peine d'arriver au château.
Vous en êtes encore à vous accoutumer à votre rôle.
— Quel rôle? s'agaça-t-elle. Nous ne sommes pas
encore tombés d'accord sur ce qu'il devait être.
Il repoussa tendrement les mèches folles qui
dansaient autour de son visage, et elle frissonna.
— J'y réfléchissais, murmura-t-il.
— Moi aussi.
— Ah, voilà Wilkie, fit-il en se tournant vers le
révérend.
— Quelle vue incroyable! s'exclama ce dernier.
Continuons jusqu'au sommet, ajouta-t-il en reprenant
son ascension.
Evan prit le bras de Catriona, et tous deux
grimpèrent à sa suite.
— Bienvenus au sommet ! les salua Arthur
lorsqu'ils posèrent le pied sur la crête rocheuse.
— Ma chère Catriona, laissez-moi vous présenter
mes charmantes cousines, fit Evan. Mlle Jemima
Murray et sa sœur Emily. Et voici le comte Aedan
MacBride, poursuivit-il en désignant un grand brun.
Mes amis, je vous présente Catriona, mon épouse, la
comtesse de Kildonan.
— Je suis si heureuse de vous connaître, dit
Catriona en souriant.
— Nous aussi. Quelle bonne nouvelle ! Notre
comte a enfin trouvé sa comtesse, s'écria Jemima.
Jolie jeune femme au sourire franc et à la poignée
de main ferme, l'intrépide Jemima débordait d'énergie
et d'enthousiasme. Catriona apprit qu'elle était non
seulement la cousine d'Evan mais aussi la vice-
présidente du Club des alpinistes, Arthur Fitzgibbon
étant le président.
Emily Murray était le contraire de sa sœur. Calme
et timide, elle avait cependant la même allure sportive
que Jemima.
Catriona n'aurait pas manqué de remarquer l'autre
gentleman où qu'il se trouvât. Séduisant, avec quelque
chose d'intense dans l'expression, il possédait l'aisance
des gens bien nés. Ses cheveux noirs et ses yeux bleus
rappelaient son ascendance celtique. Du reste, le comte
Aedan MacBride de Dundrennan était le seul à porter
le kilt. Il se mouvait avec une grâce athlétique, tel un
prince guerrier des Highlands.
— Kildonan et moi sommes amis depuis fort
longtemps, comtesse, fit-il en lui serrant brièvement la
main. Il a beaucoup de chance d'avoir épousé une
pareille beauté des Highlands.
Elle rit, songeant qu'elle était pourtant bien
échevelée.
— Vous êtes trop aimable, monsieur. Mon mari
m'a parlé de vous avec beaucoup d'affection. J'ai
toujours admiré la poésie de votre père.
— Il aurait été flatté de l'apprendre, madame.
— La vue est magnifique, intervint Jemima. Nous
devrions emporter un pique-nique et tenter d'escalader
quelques-uns de ces sommets dans la journée. Ce serait
une expérience assez exaltante, qu'en pensez-vous,
lady Kildonan, vous qui connaissez ces collines mieux
que nous ?
— Pourquoi pas? répondit Catriona. Il faut
plusieurs heures pour atteindre les sommets les plus
élevés, mais de là-haut, on peut en rejoindre d'autres
par le chemin des crêtes, lorsque le temps le permet.
— Lady Kildonan pourrait peut-être nous indiquer
les excursions les plus intéressantes, suggéra Emily.
Nous aimons nous mesurer à des montagnes difficiles,
bien sûr.
— Tu trouveras suffisamment de défis à relever
dans le Glen Shee, lança Evan à sa cousine.
— Il paraît que le Beinn Alligin et le Beinn Shee
n'ont jamais été conquis, ajouta Jemima.
— Ils nous attendaient, mademoiselle Jemima,
plaisanta Arthur.
Elle éclata de rire.
— Je m'en réjouis d'avance. Aedan doit repartir
demain, mais je crois que les Wetherstone grimperont
avec nous, ainsi que ma sœur et les Wilkie. Et toi,
Evan? Viendras-tu bien que tu sois... jeune marié?
ajouta-t-elle avec un regard dubitatif en direction de
Catriona.
— Je ne manquerai cela pour rien au monde. Peut-
être mon épouse se joindra-t-elle à nous.
Jusqu'à ce que Flora la mette au défi. Catriona
n'avait jamais éprouvé l'envie d'escalader le Beinn
Shee. Cela dit, elle comprenait l'enthousiasme d'Evan
et de ses amis. Elle connaissait cet incroyable
sentiment de liberté que l'on ressentait lorsqu'on
parvenait enfin au sommet, et l'idée de partager cette
émotion avec Evan était plus que séduisante. Quel que
fût l'avenir de leur mariage, elle savait qu'elle devait
gravir cette montagne avec lui.
— Je serai ravie de vous accompagner, répondit-
elle.

Evan rejoignit sa chambre tard ce soir-là. Il pénétra


dans l'aile qu'il partageait avec Catriona et s'immobilisa
un instant devant la porte de sa femme. Elle devait
dormir à poings fermés, car après avoir partagé un
dîner léger avec leurs invités elle avait proposé aux
dames, fatiguées par le voyage, de se retirer tôt.
Evan était resté pour siroter un cognac et fumer un
cigare avec Aedan MacBride et le révérend Wilkie. Ce
dernier, qui avait écrit plusieurs livres sur ses voyages
et ses aventures d'alpiniste, les avait régalés
d'anecdotes savoureuses. Détendu, échauffé par deux
verres cognac, il mourait d'envie d'entrer chez
Catriona, de la prendre dans ses bras, et de retrouver la
magie de cette nuit où ils s'étaient donnés si tendrement
l'un à l'autre.
Bien que nés d'un sentiment de danger, la
compassion et le désir avaient permis la naissance d'un
amour véritable, il en était de plus en plus persuadé. La
force du sentiment qu'il éprouvait pour Catriona le
bouleversait. Depuis cette aventure, il avait changé.
Profondément.
L'amour pouvait-il vous frapper d'un seul coup,
attisant des flammes qui se transformaient en passion
en l'espace de quelques heures? Et ce feu magnifique,
pouvait-il durer éternellement ?
Il lui semblait que son âme émergeait d'un
sommeil. Désormais empli d'espoir et de certitude, de
tendresse et de désir, Evan savait qu'il avait rencontré
l'amour, le vrai, celui qu'on évoque dans les contes et
les légendes.
Et cependant, tout était encore si fragile. En
équilibre instable. Il prit une longue inspiration. S'il
voulait savoir ce que Catriona désirait réellement, il
devait se montrer patient, la laisser venir à lui
librement.
Elle lui avait sauvé la vie et, à son tour, il avait
essayé de la sauver. Mais il comprenait à présent à quel
point elle l'avait sauvé.
S'appuyant contre la porte, il eut soudain
l'impression vertigineuse de tomber de nouveau dans
un gouffre, mais cette fois, il tombait amoureux, et rien
ne pourrait empêcher sa chute.
18

— Comme c'est triste! lança une petite voix


perfide. Et par un temps épouvantable... J'ai peine à
imaginer ce mariage.
Catriona, qui se dirigeait vers la salle à manger,
ralentit le pas. La remarque désobligeante l'avait piqué
au vif, et elle hésita : devait-elle affronter ses invités
bravement, ou faire demi-tour et s'enfuir?
— C'était un mariage simple, mais très romantique,
riposta sa belle-sœur. Ils se sont connus enfants, vous
savez. L'amour a fleuri si vite entre eux, ils ne
supportaient plus d'être séparés.
Jane poussa un soupir, comme pour souligner ses
propos.
« Que Dieu la bénisse! » pensa Catriona. Sa belle-
sœur n'avait pas hésité à mentir, car s'il était vrai
qu'Evan et elle avaient grandi dans la vallée, ils
s'étaient tout juste croisés à l'époque.
Elle s'apprêtait à tourner les talons, lorsqu'elle
aperçut Mme Baird dans le vestibule, discutant avec
une femme de chambre qui se trouvait dans l'un des
salons.
— Vraiment? reprit la voix de lady Wetherstone. À
en croire l'une des domestiques, pourtant, ils auraient
passé une nuit entière, seuls, dans la montagne. Pas
étonnant qu'ils aient été obligés de convoler en justes
noces !
— Selon lady Jane, elle lui aurait sauvé la vie cette
nuit-là, intervint une autre voix que Catriona reconnut
comme étant celle d'Anna Wilkie. Il l'a épousée par
gratitude et pour sauvegarder sa réputation. Son amour
d'enfance... Il n'y a rien de plus beau, selon moi.
— Hum, je comprends qu'un homme puisse être
tenté dans ces circonstances, répliqua lady
Wetherstone. Elle est fort jolie, en dépit de sa taille et
de cette chevelure un peu sauvage. Mais avec son
tartan, elle ressemble plus à une paysanne qu'à une
comtesse.
Catriona croisa les bras. Elle n'appréciait
décidément guère lady Wetherstone, bien qu'elle ne se
fût pas risquée à évoquer les défauts de la vieille dame
devant d'autres.
— Moi, je la trouve charmante, contra Anna. Sa
tenue lui va à ravir. J'adorerais posséder un châle
comme le sien.
— Lady Kildonan apportera beaucoup à cette
maison, assura Jane. De même qu'elle apportera
beaucoup à mon frère. Il suffit de voir les regards qu'ils
échangent, de les entendre murmurer entre eux. Ils
étaient faits l'un pour l'autre, et cela est aussi rare que
précieux. Nous devrions en être impressionnés.
— Je suis d'accord avec vous, déclara Anna
Wilkie.
— Votre jeunesse fait de vous d'incorrigibles
romantiques, rétorqua lady Wetherstone. À présent,
dites-moi comment gagner le jardin, lady Jane?
J'aimerais faire une petite promenade, ce matin.
— Nous pouvons prendre ce corridor et passer par
la cuisine, si cela ne vous ennuie pas.
Elles s'éloignèrent en continuant à bavarder, et
Catriona laissa échapper un soupir de soulagement.
Elle lissa sa jupe de soie sombre, vérifia sa coiffure,
puis s'avança d'un pas résolu vers la salle à manger.

— Wilkie vient d'écrire un nouveau livre, annonça


Arthur.
— Comme c'est intéressant, fit Catriona. De quoi
parle celui-ci?
Elle ignorait que le révérend Wilkie écrivait, mais
elle ne l'aurait avoué pour rien au monde.
— D'alpinisme, comme les autres, répondit Arthur.
J'ai lu le premier qui m'avait beaucoup plu. Un récit
d'une ascension dans les Alpes suisses. Quel en était le
titre déjà?
— L'Escalade dans les Alpes, dit le jeune révérend.
J'ai aussi écrit L'Escalade à Skye et L'Escalade dans les
Grampians.
Catriona entendit Harry rire doucement tout en
prenant un toast. De l'autre côté de la table, Evan lui
adressa un clin d'oeil, et elle faillit sourire.
— Pardonnez ma franchise, mais ces titres sont très
mauvais, observa Arthur. Cela dit, tout livre qui rend
hommage à l'une des plus anciennes chaînes
montagneuses d'Écosse est méritoire. Et vous avez une
excellente plume. Si vous le désirez, lady Kildonan, je
peux vous prêter le livre sur les Alpes.
Catriona le remercia d'un hochement de tête.
— J'ai cru comprendre que vous aussi aviez écrit
un nouveau livre, monsieur Fitzgibbon, fit le révérend.
— Oui, mon troisième. Le premier s'intitulait La
Structure géologique des Alpes. Après Les Théories
glaciaires dans le nord des Highlands, j'ai écrit Les
Formations glaciaires des Hébrides. Mais je crains que
personne ne les ait lus, conclut-il avec un sourire.
— Tes étudiants les lisent chaque année, protesta
Evan. Et moi, je les ai lus.
— Toi, bien sûr. Non pas que tu sois d'accord avec
mes théories.
— Je ne suis pas convaincu qu'on puisse décrire un
glacier comme un élément de fluides visqueux.
— C'est pourtant possible, si l'élément en question
est composé d'eau de mer gelée.
— Dans certains cas peut-être, mais la plupart des
glaciers d'Écosse sont composés d'eau pure. En
revanche, je suis convaincu par ta démonstration
concernant la conductivité thermique de certaines
pierres.
— Cest... passionnant, fit Catriona d'un air si
dubitatif que les hommes sourirent.
— Fitz est professeur de géologie à l'université
d'Édimbourg, expliqua Evan. Il était très jeune quand
Aedan et moi l'avons eu comme professeur. Depuis
cette époque, il a reçu de nombreux prix, et il est
devenu un membre éminent de l'Académie royale de
Londres.
Catriona eut un commentaire admiratif, bien qu'elle
n'eût jamais entendu parler de cette académie.
— Oh, mais Kildonan a été le plus jeune membre
reçu à l'Académie royale d'Édimbourg ! rappela
Arthur. À dix-huit ans, il a écrit un brillant essai sur les
volcans éteints d'Écosse. C'est un excellent géologue.
— Vous êtes aussi un scientifique ? s'étonna
Catriona, se rendant compte aussitôt qu'il devait
paraître curieux qu'elle en sache si peu sur son mari.
— Non, répondit Evan. Je suis avant tout
ingénieur, mais mon travail suppose des connaissances
solides concernant les roches et les formations
géologiques.
— Il a dessiné des ponts remarquables, intervint
Harry. J'ai eu l'occasion de travailler avec lui, car ma
famille possède une aciérie, expliqua-t-il à Catriona.
— Ainsi, mon mari ne construit pas seulement des
ponts de pierre, observa-t-elle, songeant au pont aux
Fées.
— Non, répondit sèchement Evan.
Elle lui jeta un regard inquiet. Elle se rappela ce
pont qui s'était effondré, entraînant la mort de plusieurs
de ses amis, et regretta que l'on eût abordé ce sujet.
— Monsieur Fitzgibbon, j'ai cru comprendre que
vous étiez ici pour étudier la composition géologique
des Torridon, dit Wilkie.
— En effet. Les montagnes des environs sont
formées de grès et de gneiss de Lewis, une roche noire
très dure que l'on trouve sur les îles de Lewis et de
Skye. Il y a aussi du cristal de roche sur ces pentes.
— Du cristal? répéta Catriona, soudain attentive.
— La géologie vous intéresserait-elle, lady
Kildonan? s'enquit Arthur.
— J'admire les montagnes du Glen Shee, mais
j'ignore tout de leur composition ou de leurs propriétés
thermiques. Parfois, le soleil se reflète sur les plus
hauts sommets, comme s'ils étaient faits de verre épais.
Cela a quelque chose de magique.
— Il n'y a rien de magique là-dedans, déclara
Arthur. Il s'agit sans doute de gisements de cristaux.
Cela arrive au sommet des montagnes.
— Ne gâche pas le rêve de ma femme, intervint
Evan. J'aime bien l'idée de montagnes magiques.
— Saviez-vous que Beinn Alligin signifie en
gaélique « la montagne précieuse »? demanda
Catriona. On raconte que le pic le plus élevé, le Beinn
Sitheach, est composé de cristal pur.
— Ah, Beinn Shee, la montagne aux Fées, dit
Evan. J'en garde d'excellents souvenirs.
Il sourit à Catriona d'un air taquin, et elle lui rendit
son sourire, ravie. Il semblait si heureux. Si seulement
cela pouvait toujours être ainsi entre eux.
— Personne n'est certain qu'il y ait vraiment du
cristal, reprit-elle, parce que personne n'a jamais atteint
le sommet. Professeur, croyez-vous qu'il puisse y avoir
des gisements là-haut ?
— C'est fort possible. Il existe d'immenses
formations de quartz dans les montagnes écossaises.
Quant au cristal, la forme la plus courante est le quartz
blanc. Il va peut-être aussi quelques gisements
importants de quartz fumé, qu'on appelle ici, « les
pierres de Cairngorm ».
— Il arrive assez souvent qu'on en trouve dans les
collines alentour, en effet, confirma-t-elle. Mais avez-
vous jamais entendu parler d'une sorte de cristal qui
luirait au clair de lune?
— Bien entendu, intervint Evan. Certains minéraux
ont des propriétés phosphorescentes. Ils brillent d'une
lumière intérieure si bien qu'on les voit dans des
crevasses sombres. C'est assez étrange, je dois avouer.
Ils scintillent comme de petites lucioles. Le phénomène
n'a pas été encore totalement expliqué.
— S'agit-il de cristaux? interrogea Catriona, le
cœur battant.
— Pas exactement, mais il peut arriver que des
minéraux phosphorescents soient enfermés dans des
cristaux, expliqua Arthur. On appelle cela des
fantômes. Ils sont superbes, mais fort rares.
La jeune femme sourit aux anges.
— Avez-vous déjà entendu parler d'une pierre
appelée... baguette magique ou cristal de fée?
Evan fronça les sourcils.
— Oui, On surnomme ainsi des cristaux très clairs
dont la composition rappelle un château de conte de
fées miniature. C'est très joli. J'en possédais un lorsque
j'étais entant. Je collectionnais les pierres et les
cristaux... Mais pourquoi cet intérêt, ma chère ?
demanda-t-il avec un sourire.
— J'espérais dénicher un cristal de fée, l'un de ceux
qui brillent dans la nuit, sur le Beinn Shee.
— Pourquoi? s'étonna-t-il.
— Je... j'ai promis à une amie de lui en donner un
si j'en trouvais.
— Au sommet du Beinn Shee? Voilà qui est
presque impossible, dit le révérend Wilkie. Je crois
savoir que cette montagne s'appelle en gaélique le «
Sommet inaccessible ».
— Fitz et moi avons tenté d'escalader la façade
nord à notre arrivée, mais le temps nous en a
empêchés, dit Evan. Et puis, les événements se sont
enchaînés...
— Kildonan n'oubliera pas de sitôt son aventure
sur cette montagne, s'amusa Arthur. Mais nous
devrions faire une nouvelle tentative. Qu'en dis-tu ?
— J'avoue qu'en revenant ici, j'avais en tête de
relever ce genre de défis, acquiesça Evan.
— Je vais en parler à Mlle Jemima et aux autres.
Pourrions-nous nous y attaquer aujourd'hui?
— Ces dames organisent un pique-nique sur une
montagne plus accessible, rappela le révérend. Mais
nous pourrions tenter d'escalader le Beinn Shee demain
ou après-demain. J'espère que vous vous joindrez à
nous, lady Kildonan?
— Après-demain, nous serons dimanche. Est-ce
que vous grimperez le jour du Seigneur?
— Oh, j'ai failli oublier, fit Wilkie en riant. Je suis
un pasteur modéré, je n'ai donc rien contre une
excursion le dimanche. Y voyez-vous un inconvénient,
madame?
Elle évita une réponse trop directe.
— Si les gens du cru vous voient vous agiter un
dimanche, ils risquent de ne pas approuver, et vous ne
trouverez pas facilement un guide pour vous
accompagner. Quant à moi... je me plie aux règles de
Kildonan, désormais, conclut-elle en s'efforçant de
sourire.
— Le père de Catriona est le pasteur de l'Église
non anglicane de Glenachan, précisa Evan.
— Il respecte scrupuleusement le jour du Seigneur,
poursuivit-elle. Nous ne pouvions rien faire le
dimanche, excepté prier, aller à l'église et lire la Bible.
On préparait même la nourriture la veille. Mon père
nous interdisait aussi les randonnées ou les promenades
en carriole.
— Mlle Murray a prévu une excursion, je crois, fit
le révérend, mais je comprendrais que vous préfériez
rester ici. Pour ma part, j'ai l'intention de me rendre à
l'église avant la randonnée.
— Mon père sera ravi de vous recevoir. Quant à
moi...
Elle s'interrompit et regarda Evan d'un air hésitant.
— Vous ferez comme bon vous semble, ma chère.
Vous pouvez aller à l'église avec votre famille, ou
peut-être prier seule et nous rejoindre ensuite. C'est à
vous de décider.
Elle avait passé sa vie à se soumettre à l'autorité
stricte de son père ou de sa tante, alors qu'elle rêvait de
liberté. Mais Evan n'avait pas l'intention de la
contraindre ni de lui dicter sa conduite, réalisa-t-elle. Il
lui offrait une chance d'être encore plus libre, mais elle
devait prendre un risque et rompre avec sa vie
d'autrefois. Il lui avait demandé de relever ce genre de
défis, toutefois, il lui laissait le choix, faisait preuve de
patience, ne cherchant nullement à l'influencer ni à lui
forcer la main.
Ainsi, c'était cela être aimé, songea-t-elle,
émerveillée. Etre soutenue, et encouragée à suivre sa
propre voie.
— Une randonnée un dimanche ? Pourquoi pas ? Je
vais y réfléchir, dit-elle à Evan avec un lent sourire.
19

— Je lève mon verre à ce merveilleux pique-nique,


déclara lord Wetherstone.
Assise sur un rocher chauffé par le soleil a côté
d'Evan, Catriona leva son verre avec les autres, qui
étaient installés sur des couvertures ou d'autres rochers.
Ils poursuivirent leur déjeuner composé de sandwiches,
de fruits et de fromages, de gâteaux, de limonade et de
vin. Davey et Allan avaient apporté les paniers depuis
le château.
Catriona posa son verre sur le rocher plat qu'elle
partageait avec Evan. Ils se trouvaient sur les pentes du
Beinn Eighe. Un versant de la montagne était dans
l'ombre, tandis que le soleil éclairait l'autre. Ils
jouissaient d'une vue splendide sur le Glen Shee. La
brume matinale s'était levée et il ne faisait pas trop
frais.
Le petit groupe s'était fait déposer en carriole au
pied de la montagne, ils avaient ensuite emprunté un
sentier boisé, avant de s'attaquer à la pente assez raide,
traversant des forêts de pins et des massifs de hautes
fougères. Ils s'étaient désaltérés au bord d'une cascade
impressionnante avant de poursuivre leur ascension.
Tous étaient munis d'un bâton de marche, et deux
accompagnateurs étaient là pour aider lady
Wetherstone ou Anna Wilkie, moins entraînées que les
autres.
À présent rassasiée, Catriona humait à pleins
poumons l'air frais aux senteurs de pin, tout en riant
aux plaisanteries qu'Evan échangeait avec Aedan
MacBride. Elle ne s'était pas sentie aussi légère ni aussi
heureuse depuis son enfance. En admirant la vue, elle
songea à ce qu'elle aurait fait à cette même heure si elle
n'avait pas rencontré Evan Mackenzie, son mari, le
propriétaire de ces terres, assis près d'elle, son épaule
contre la sienne, la protégeant du vent et lui procurant
un sentiment de bien-être et de sécurité.
Elle éprouvait un sentiment de liberté en même
temps qu'un mélange d'espoir et d'excitation. Tout cela
n'était peut-être qu'un rêve, mais elle voulait s'y
accrocher le plus longtemps possible.
Evan se pencha pour remplir son verre sans cesser
de parler avec Aedan MacBride.
— Fitz a réussi à coincer Jemima, remarqua-t-il en
regardant son ami discuter avec sa cousine tout en
gesticulant d'un air professoral. Il lui explique sa
théorie sur la formation des montagnes d'Écosse à l'ère
glaciaire. Il pense que Lewis et Skye se sont détachées
de la Grande-Bretagne il y a des siècles.
— Si l'on examine la roche, cela semble évident,
observa Aedan.
— On trouve en effet du gneiss de Lewis dans les
Torridon, intervint Catriona d'un air espiègle. Soit dit
en passant, ces stries de gneiss noir et de quartz blanc
sont très jolies.
— Je constate que le Pr Fitzgibbon vous a coincée,
vous aussi, dit Evan en haussant les sourcils.
Elle éclata de rire.
— Il était assis à côté de moi, hier soir, au dîner.
— Je me demande si Mlle Murray s'intéresse à ce
point à la géologie, fit Aedan d'un air songeur.
— C'est possible. En tout cas, elle semble fascinée,
commenta Evan, arrachant un gloussement à son ami.
Jemima fixait Arthur d'un air captivé, tandis qu'il
discutait avec animation.
— Sir Aedan, vous intéressez-vous à la géologie et
à l'escalade, vous aussi ? s'enquit Catriona.
— Je ne suis pas un alpiniste aussi passionné
qu'Evan, mais c'est l'un de mes passe-temps. J'habite
dans les environs de Strathclyde où l'on trouve des
montagnes respectables. Quant à la géologie, j'en ai
besoin pour mon travail. Je suis ingénieur, et je
construis des routes.
— Ingénieur comme mon mari?
— Nous avons étudié ensemble à l'université
d'Édimbourg. J'étais intéressé par la construction des
routes, tandis qu'Evan était fasciné par l'architecture
des ponts. Nous avons un autre ami qui construit des
phares, mais il a toujours aimé prendre des risques.
— Et pas vous ?
— Non. Je ne suis pas du genre casse-cou, avoua-t-
il, ses yeux bleus pétillants d'humour. J'apprécie plutôt
une vie paisible. Ma femme me trouve parfois
ennuyeux, mais je préfère me voir comme quelqu'un de
déterminé et sur qui on peut compter.
— D'ailleurs, il n'hésitera pas à faire exploser une
montagne si elle se trouve sur la route de sa
détermination, lança Evan.
Catriona éclata de rire. Elle appréciait beaucoup
Aedan Mac Bride, et Evan semblait si à l'aise avec lui,
si détendu.
— Du reste, je ne suis pas venu au Glen Shee pour
faire de l'escalade, mais pour rendre visite à votre mari.
Il peut se révéler aussi tête brûlée que notre ami
Dougal Stewart qui construit des phares. J'étais venu
voir quelles bêtises Evan avait encore faites.
— Plusieurs, répliqua Evan, ironique, en sirotant
son vin.
— Je vois, fit son ami en souriant. Apparemment,
je suis arrivée à Kildonan à temps pour apprendre la
bonne nouvelle. Ç'a été une surprise.
— En effet, se contenta de répondre Evan.
Dommage que tu n'aies pas amené ta femme. En
parlant de surprise, l'annonce de ton propre mariage,
l'année dernière, m'avait stupéfait. Tu avais pourtant
juré de rester célibataire.
— Un changement peut être salutaire, même pour
ceux d'entre nous qui y résistent, riposta Aedan en
haussant un sourcil.
— Je suis heureux que tu aies trouvé le temps de
venir, même si tu ne restes qu'un jour ou deux. Tu pars
pour Skye, c'est ça?
— La commission parlementaire m'a demandé
d'examiner un terrain en vue de la construction d'une
nouvelle route. Et Dougal commence à bâtir un autre
phare sur la côte nord-ouest de Skye. Nous serons donc
tous deux là-bas durant quelque temps et nous aurions
besoin de tes conseils, Evan.
— Dougal m'a écrit à ce sujet, en effet. Il aurait
aimé que je vienne plonger avec lui afin d'examiner les
fondations de sa nouvelle structure.
— De la plongée ! s'exclama Catriona. Je croyais
que vous étiez un spécialiste des ponts.
— Des ponts et des ports, expliqua Evan, lesquels
reposent sur les mêmes fondations, à savoir des rochers
qui se trouvent dans des rivières, des lacs ou en bord de
mer. Comme la plongée m'est utile, je suis devenu un
expert il y a quelques années. Dougal Stewart me
demande quelquefois d’aller étudier la consistance des
rochers.
— Cela semble plutôt dangereux, fit Catriona.
— Parfois, admit Evan. As-tu vu Dougal
récemment? demanda-t-il à Aedan.
— Sa femme Meg, lady Strathlin, et lui ont
séjourné à Dundrennan il y a quelques semaines.
— Lady Strathlin? répéta Catriona. J'ai déjà
entendu parler d'elle. Elle a été très généreuse envers
les Highlanders à l'époque de... des évictions.
— Une jeune femme charmante, renchérit Evan.
On ne devinerait jamais qu'elle est plus riche que la
reine. Dougal et elle sont faits pour s'entendre. Ce
garçon pourrait ne plus jamais travailler de sa vie, mais
il continue à construire ses phares. Je crois qu'il aime le
défi qui consiste à les faire tenir debout.
— De même que je trouve un malin plaisir a faire
exploser des collines pour construire mes routes,
plaisanta Aedan.
— Et vous, Evan, demanda Catriona, est-ce que
vous prenez plaisir à bâtir vos ponts ?
Le sourire d'Evan s'envola.
— Non, fit-il en lui décochant un regard sombre.
— Pourtant, vous avez aimé réparer notre petit
pont l'autre jour, répliqua-t-elle.
— Tu as réparé un pont? s'enquit Aedan.
— Il y a un pont de pierre en piteux état sur la
propriété, mais les Highlanders l'utilisent quand même.
Ma femme a failli tomber en l'empruntant.
— Certainement pas! s'écria-t-elle.
— Tomber? fit Aedan. Seigneur...
— Peu importe, s'énerva Evan en foudroyant son
ami du regard. De toute façon, ce pont sera remplacé.
Catriona le regardait d'un air consterné, surprise
par cet éclat inattendu.
— Dis-moi, Aedan, comment se portent Christina
et le petit ? s'enquit Evan.
— Ils sont en pleine forme. Christina a même
trouvé le temps de retourner à l'université. Notre fils
est né en septembre, expliqua Aedan. Le premier mois,
il nous a tenus éveillés toutes les nuits, mais il semble
s'être enfin calmé.
Il sourit, et Catriona songea que cette Christina
avait beaucoup de chance d'être la femme d'un homme
aussi séduisant et intéressant.
Elle glissa un regard à Evan, si beau avec ses
cheveux sombres en bataille, son regard d'un vert
changeant, sa voix profonde qui lui donnait des
frissons, et elle songea qu'elle aussi avait de la chance.
Evan Mackenzie l'intriguait et l'attirait au-delà des
mots. En l'épousant, elle avait réalisé un rêve... alors
pourquoi envisageait-elle d'y mettre fin?
Elle comprit soudain qu'elle attendait autre chose
de lui. Elle voulait son attention pleine et entière, et son
amour; elle voulait porter ses enfants. La profondeur de
ce qu'elle éprouvait pour Evan la bouleversa. Elle
désirait l'aimer et se donner à lui corps et âme, sans
réserve.
— J'espère que vous viendrez voir notre fils,
continua Aedan. Christina sera ravie de te revoir, Evan,
et je sais qu'elle serait enchantée de faire la
connaissance de ta femme. Venez donc passer Noël
avec nous à Dundrennan. Dougal et Meg seront là avec
leurs deux enfants.
— Ce serait merveilleux... commença Catriona
avant de s'interrompre, consciente qu'Evan et elle
seraient peut-être déjà séparés en décembre.
Son mari lui effleura le coude comme pour la
rassurer. Le geste l'émut, mais elle n'en montra rien.
— Nous y réfléchirons, dit Evan à son ami. N'est-
ce pas, ma chère?
Elle hocha la tête, regrettant de ne pas avoir la
liberté d'accepter l'invitation d'Aedan en son propre
nom et en celui de son mari, son mari bien-aimé.

— La descente est nettement plus facile que


l'ascension, commenta Jemima. Même si nous sommes
si fatigués que nous pourrions faire une sieste à même
le sol.
Evan rit et regarda Catriona, qui cheminait à ses
côtés. Rien que pour avoir la chance de la toucher, il
lui aurait pris le bras ou la main pour l'aider, mais sa
femme était la marcheuse la plus expérimentée du
groupe. Elle se mouvait avec grâce, sa longue jupe
grise qui flottait autour de ses chevilles révélant parfois
la dentelle d'un jupon.
Il retint un sourire. Son épouse des Highlands...
Les autres femmes étaient des randonneuses et des
alpinistes chevronnées, mais leurs tenues ne différaient
guère de ce qu'elles auraient porté pour un thé, tandis
que celle de Catriona était confortable et pratique. Non
seulement son plaid dans les tons de brun, bleu et
crème soulignait la beauté de son teint, mais il
s'harmonisait avec la nature environnante.
Jemima et les autres s'arrêtaient régulièrement pour
admirer le panorama, tandis qu'Arthur se faisait une
joie de leur expliquer les structures géologiques.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda soudain Mme
Wilkie, en désignant un empilement de rochers dont la
forme l'appelait une niche.
— C'est un cairn très ancien, répondit Catriona.
Personne ne sait vraiment ce qu'il commémore.
— Un tombeau? fit lady Wetherstone, profitant de
la pause pour reprendre son souffle.
— J'en doute, dit Catriona. A moins qu'il ne soit
très ancien. La plupart des cairns sont des piles de
pierres érigées destinées à honorer un événement ou un
mort ou un voyageur qui passait par là. Là-bas, ajouta-
t-elle en pointant le doigt, se trouve un rocher encore
plus ancien et très étrange, car il est percé en son
centre.
— Je veux le voir, s'écria la jeune Mme Wilkie.
Cela vous ennuie si nous faisons un détour?
Le révérend Wilkie et sa femme s'éloignèrent dans
la direction indiquée, et les autres leur emboîtèrent le
pas.
Bien que peu enthousiaste au départ, Evan fut
surpris par l'étrange rocher. Haut de près de deux
mètres, le monolithe comportait en effet un trou de
belle dimension dans sa partie supérieure. On aurait dit
une aiguille de pierre fichée dans la terre.
— Comme c'est curieux, dit Jemima en passant la
main dans le trou.
— C'est très beau, renchérit sa sœur. Regardez... Il
y a des inscriptions étranges. Des cercles et des croix.
Aedan s'approcha à son tour.
— Il s'agit peut-être d'inscriptions pictographiques.
Ma femme est experte en la matière. Voilà qui l'aurait
fascinée.
— Je vais les reproduire par frottage et les lui
envoyer proposa Catriona.
Aedan la remercia d'un sourire.
— La légende prétend que les rochers de ce genre
sont des cadeaux des fées, dit le révérend en le
contournant.
— Je connais une certaine dame qui serait d'accord
avec vous, plaisanta Evan en songeant à Morag.
Il eut un sourire complice pour Catriona qui hocha
la tête.
— On prétend que de nombreuses collines alentour
sont habitées par les fées. Après tout, nous sommes
dans le Gleann nan Sitheach, la vallée des Fées.
— Pas si sûr, déclara Arthur. Ces trous sont rares,
certes, mais parfaitement naturels. Ils sont le plus
souvent dus à un écoulement d'eau à travers les siècles.
Il est probable qu'une ancienne tribu a transporté ce
rocher jusqu'ici à cause de quelque superstition.
— Certains assurent que ce rocher possède des
pouvoirs magiques, ajouta Catriona.
— De quel genre? s'enquit Anna Wilkie.
— Il paraît que si l'on regarde par le trou. On voit
l'avenir.
— Que vois-tu, ma chère? demanda le révérend à
son épouse qui s'était empressée de regarder par le
trou.
— Toute cette merveilleuse vallée, répondit Anna,
amusée. Ce qui signifie que notre avenir sera beau,
ajouta-t-elle en prenant la main de son mari.
L'un après l'autre, les randonneurs jetèrent un coup
d'œil Evan, lui aussi, admira le splendide panorama.
— Eh bien, l'avenir semble prometteur, conclut-il
en se tournant vers Catriona qui était la seule à ne pas
avoir regardé. Désirez-vous voir votre avenir? ajouta-t-
il calmement.
— Non, j'ai l'intention d'en décider par moi-même.
Ses paroles eurent un impact presque physique sur
Evan qui avait compris le sous-entendu.
Ils se faisaient face, le rocher entre eux. Catriona
un peu plus haut sur la pente. Tous deux avaient posé
la main sur la pierre, les doigts d'Evan glissés dans le
creux.
— On l'appelle aussi le rocher des Mariages reprit
Catriona. Autrefois, lorsqu'un couple souhaitait se
marier, il venait ici et se tenait la main à travers
l'ouverture, avant de réciter des vœux. Ainsi, ils
n'avaient pas besoin d'un prêtre.
— Bien pratique! remarqua Wetherstone,
déclenchant des rires.
— Cela tombe bien que nos jeunes mariés soient
ici, s'amusa Anna Wilkie. Quoiqu'il soit un peu tôt pour
renouveler vos vœux.
— Dans ce cas, nous devrons revenir, plaisanta
Evan, mais Catriona demeura sérieuse.
— Nos accompagnateurs sont loin devant !
s'exclama Wetherstone. Rejoignons-les vite.
Tandis que les autres redescendaient la pente, Evan
attendit Catriona, qui n'avait pas bougé.
Elle parcourut le paysage des yeux jusqu'à ce que
leurs regards se croisent.
Alors qu'elle déplaçait légèrement la main, leurs
doigts se frôlèrent dans l'ouverture. Il s'en empara
avant qu'elle ne la retire, mais elle ne protesta pas, se
contentant de le fixer d'un regard sérieux dans lequel il
lut une unique question.
Il connaissait la réponse. D'une certaine façon, il la
connaissait depuis toujours, et il se demanda si elle
était aussi évidente pour elle que lui. Il contourna le
rocher pour se rapprocher d'elle.
— Catriona...
Puis il inclina la tête et elle lui offrit son visage.
Leur baiser fut tendre et délicieux, tandis que leurs
doigts se mêlaient au centre de la pierre magique.
Il l'attira à lui sans cesser de l'embrasser. Il senlait
le désir de Catriona s'éveiller, puis ses lèvres
s'entrouvrirent sous les siennes. Quand elle l'effleura de
la pointe de la langue, il eut l'impression d'être frappé
par la foudre.
Mais le temps commençait à fraîchir, et les autres
les attendaient. Il entendit d'ailleurs quelqu'un les
appeler et quelques rires. Il s'écarta, tout en gardant sa
main dans la sienne.
— Venez à moi ce soir, souffla-t-il.
Il savait qu'il ne devait pas exercer de pression sur
elle, mais il ne supportait plus d'attendre. La force de
ce qu'il éprouvait pour elle l'emportait sur toute autre
considération.
Tandis qu'il la contemplait, les cheveux malmenés
par le vent, les joues rosies par le grand air, il eut la
certitude qu'il l'aimait. Leurs mains unies dans ce
rocher sans âge étaient comme une promesse
silencieuse. Il savait ce qu'il ressentait, ce qu'il désirait.
Il l'avait su dès la toute première nuit.
Il ne voulait plus se poser de questions. Leur
mariage était juste et il durerait. Il se fiait à la petite
voix sereine qui le lui murmurait. Mais Catriona
doutait encore, elle avait peur de prendre des risques, et
il ne pouvait lui demander de se hâter.
Il se pencha et lui embrassa la joue,
— Nous devons y aller, dit-il doucement. Ils
apprécient cette situation presque autant que moi.
— Evan. murmura-t-elle. Oh, Evan...
Dans sa bouche, son nom ressemblait à la caresse
du vent. Il y devinait du désir et de l'angoisse.
— Ma Catriona à moi, fit-il avec ferveur.
C'était comme si elle lui avait jeté un sort qu'il
acceptait volontiers.
— Ce soir, la pressa-t-il après un dernier baiser.
Il lui lâcha la main. Elle fit le tour du rocher et
commença à descendre.
Evan la suivit, se rendant compte qu'elle ne lui
avait pas répondu.
20

— Quel homme sympathique ! Un seigneur


highlander dans toute sa splendeur, commenta lord
Wetherstone en admirant le portrait d'un chef de clan.
Un autre ancêtre Kildonan, j'imagine?
Flanquée de part et d'autre par les Wetherstone,
Catriona leva les yeux vers le portrait en question.
À leur retour de randonnée, ils avaient pris le thé.
puis leurs invités étaient allés se reposer. Evan s'était
retiré dans son bureau pour étudier les livres de
compte, tandis que Catriona recopiait quelques
chansons tout en se demandant avec angoisse si elle
aurait le courage de rejoindre Evan dans sa chambre
cette nuit-là.
Plus tard dans la soirée, Evan avait proposé a ceux
qui le désiraient de visiter le château. Ils étaient arrivés
dans le long corridor où étaient accrochés les portraits
de la famille.
— C'est l'un des plus beaux portraits que nous
ayons vus jusqu'à maintenant, observa Catriona.
— Certes, mais il ressemble à un sauvage avec
cette fourrure et toutes ces armes, fit remarquer lady
Wetherstone d'un air dubitatif. Et son tartan est d'une
longueur! Pourquoi une quantité de tissu autour? Lord
Kildonan et son ami Aedan portent des kilts ce soir,
mais leurs plaids n'ont rien de commun avec celui-ci.
— Autrefois, tous les Highlanders s'habillaient
ainsi, expliqua Anna Wilkie. De nos jours, cela nous
semble indécent de montrer ses jambes, mais lorsque
les vêtements sont portés par des Highlanders, c'est
plutôt esthétique, vous ne trouvez pas, lady Kildonan?
ajouta-t-elle en regardant Catriona avec un sourire
étonnamment espiègle. Toute cette force masculine
exposée aux regards...
— Je suis tout à fait de votre avis, madame Wilkie,
répondit la jeune femme en se retenant de rire.
Catriona trouvait en effet Evan magnifique en
tenue de Highlander. La pensée du corps musclé de son
mari la fit rougir. Oui, songea-t-elle. elle irait peut-être
le rejoindre cette nuit... À dire vrai, elle doutait de
pouvoir résister plus longtemps.
Les portraits qu'elle venait de découvrir lui avaient
semblé d'autant plus fascinants qu'elle avait retrouvé
dans nombre d'entre eux des traits communs aux
Mackenzie, cheveux foncés, yeux verts.
— C'est l'authentique kilt écossais, poursuivit
Catriona. Autrefois, les plaids étaient constitués d'un
morceau de tissu d'un seul tenant qu'on entourait et
ceinturait autour de la taille. La partie libre était ensuite
jetée par-dessus l'épaule et pliée afin de former une
grande poche utile pour transporter des objets. La nuit,
le guerrier pouvait s'enrouler dans son plaid pour
dormir.
— Quelle affreuse idée de retirer ses vêtements
pour s'en faire un lit ! s'exclama lady Wetherstone.
— C'était loin d'être idiot, rétorqua son mari. En
tout cas, cela nous aurait été bien utile pour notre
randonnée, car le vent n'était pas chaud, et cela nous
aurait aussi évité de nous charger de besaces, n'est-ce
pas, Kildonan ?
— C'était le but, en effet, confirma Evan. Les
Highlanders sont inventifs et pleins de ressources.
Celui-ci s'appelait Niall Mackenzie, le deuxième
seigneur de Kildonan. On le surnommait Niall le Rusé.
C'est lui qui a fait construite la tour principale au centre
du château.
— Et comment donc un pauvre guerrier des
Highlands a-t-il acquis la fortune nécessaire pour bâtir
un aussi beau château ? s'étonna lady Wetherstone.
— En volant du bétail, répliqua Evan.
— D'où le surnom de Niall le Rusé, murmura
Aedan MacBride.
Evan les entraîna vers un autre portrait.
— Voici mon grand-père, le premier comte de
Kildonan, dit-il en indiquant un gentleman en tenue de
soirée.
Un plaid posé sur une chaise rappelait ses origines
écossaises, mais Catriona remarqua que lui-même
n'arborait aucun signe distinctif des Highlands. Seule
une médaille militaire ornait son revers. L'homme avait
une allure sévère. Avec ses cheveux châtains et ses
veux noisette, il ne ressemblait pas aux autres
Mackenzie.
Elle se demanda fugitivement si l'enfant qu'Evan et
elle avaient peut-être conçu hériterait des cheveux roux
et des yeux bleus des MacConn ou des cheveux
sombres et du regard vert des Mackenzie. Effleurant
son ventre d'un geste aussi discret que spontané, elle
espéra de tout cœur que le miracle s'était produit.
— Il portait déjà le titre de vicomte Glendevon,
hérité de son père, continua Evan. Le titre comtal lui a
été accordé par la reine Victoria pour avoir
courageusement combattu aux Indes.
— Ainsi, vous êtes le troisième comte de la lignée,
dit Wetherstone.
— Il y a quelques générations, nous n'étions guère
différents des habitants de cette vallée : de modestes
propriétaires possédant du bétail et quelques moutons,
participant aux rivalités claniques et fidèles avant tout à
notre famille, expliqua Evan en décochant un regard
appuyé à Catriona. Pour être franc, je n'ai jamais aimé
porter mes titres, et je me contenterais aisément de
n'être qu'un simple propriétaire terrien.
Lady Wetherstone, les Wilkie et Aedan MacBride
reprirent leurs déambulations dans la galerie, et
Catriona hésita entre ses devoirs d'hôtesse et son
envie de rester auprès de son mari. Lord Wetherstone
et Evan s'attardaient sous le portrait du grand-père.
— Quel dommage de morceler une propriété qui
possède une si longue histoire ! observa Wetherstone.
— Morceler? répéta Catriona, inquiète.
— Cest dommage, en effet, mais il n'est pas
possible de diriger un pareil domaine à plus de trois
cents kilomètres de distance, répondit Evan. J'ai une
maison à Édimbourg, et je voyage beaucoup. Je ne suis
pas suffisamment disponible, pour m'occuper comme il
le faudrait de cette propriété.
— Je comprends votre position. La solution, en
effet, est de partager le domaine et de louer le château.
— C'était en tout cas ce que j'avais décidé de faire
en revenant ici, déclara Evan en regardant enfin sa
femme.
Elle soutint son regard et ce qu'elle y lut
ressemblait à de la peine. Retenant son souffle, elle
s'approcha de lui. Son cœur battait la chamade, car elle
venait de réaliser qu'il envisageait de vendre Kildonan
aux Wetherstone.
— Il est vrai qu'après avoir fait tout ce chemin pour
arriver jusqu'ici, on a envie d'y demeurer quelque
temps, remarqua Wetherstone. Pendant la saison de
chasse ou l'été. Sûrement pas l'hiver, on ne voudrait pas
être coincés ici, n'est-ce pas?
— Bien sûr que non, murmura Evan en jetant de
nouveau un coup d'oeil à Catriona.
Elle avait l'impression que tous deux entretenaient
une conversation privée : lui, sombre, presque contrit,
elle, de plus en plus indignée. L'échange allait sans
doute prendre un tour plus violent dès qu'ils se
retrouveraient en tête à tête.
Si leurs fervents baisers près de la pierre magique
l'avaient presque convaincue de passer la nuit avec
Evan, désormais, c'était la colère et non le désir qui
l'embrasait. Elle ne supporterait pas qu'il abandonne le
Glen Shee et Kildonan, à un Anglais, qui plus est.
Pas plus qu'elle ne supporterait de perdre son
nouveau foyer et son mari alors qu'elle commençait à
croire que le rêve pouvait devenir réalité.
— À présent que j'ai vu ce merveilleux endroit de
mes propres yeux, je songe sérieusement à l'acheter,
déclara Wetherstone. Comment est la chasse?
— Evan ? fit Catriona d'une voix douce.
Évitant de la regarder, il répondit à Wetherstone :
— C'est un excellent territoire de chasse. Mon père
était un passionné, d'ailleurs ses trophées ornent la salle
de billard. Pour ma part, la chasse n'a jamais été l'une
de mes activités favorites. Arthur, en revanche, pourra
vous en parler. Il est allé aujourd'hui même chasser
avec M. Grant, un propriétaire voisin qui est aussi
médecin.
— C'est une bonne chose qu'il y ait un médecin
dans les environs. Ma chère, il y a un médecin non loin
d'ici, lança-t-il à sa femme, qui revint vers eux.
— Tant mieux, fit-elle. C'était l'une des questions
que je voulais poser.
— Il n'est pas diplômé, précisa Catriona.
Evan et les Wetherstone la fixèrent d'un air ébahi.
— Mon Dieu! C'est un imposteur? s'écria lady
Wetherstone.
— Non, mais il n'a jamais terminé ses études, et il
ne sait pas autant de choses qu'il le prétend. Les
Highlanders ne se soucient pas des diplômes, mais les
gens du Sud pourraient y voir un inconvénient. Dans la
vallée lorsque nous sommes malades, nous consultons
les guérisseuses. Mais elles peuvent aussi bien vous
donner un bracelet de fil rouge, que vous conseiller de
vous frictionner avec des escargots ou de réciter une
formule magique, ajouta-t-elle avec un regard dur pour
Evan
Lady Wetherstone affichait une expression
perplexe.
— Mais l'air des Highlands est si sain, on n'a peut-
être jamais besoin de médecin ? hasarda-t-elle.
— Sauf lors des épidémies de fièvre du poumon
qui sont fréquentes en hiver, la détrompa Catriona. Les
jeunes et les personnes âgées sont les plus touchés.
L'un des remèdes consiste à avaler des souris grillées et
à frotter une pierre enrobée de sa propre salive sur la
poitrine. Il paraît que c'est très efficace.
Lady Wetherstone pâlit et porta la main à ses
lèvres.
Evan fusilla Catriona du regard.
— Si votre épouse et vous décidiez, d'acheter une
partie du domaine, dit-il en se tournant vers lord
Wetherstone. vous ne le regretterez pas, j'en suis
certain. Comme vous avez pu vous en rendre compte
cet après-midi, les paysages sont spectaculaires.
— L'endroit est en effet magnifique, admit lady
Wetherstone qui s'était ressaisie. Et si apaisant.
— Nous grimpons souvent au sommet des collines
pour admirer les terribles tempêtes qui arrivent de
l'ouest, intervint Catriona. C'est un spectacle tout à fait
impressionnant, même si la foudre frappe plus souvent
qu'à son tour et si le vent arrache régulièrement des
toits. Heureusement, vous serez à l'abri dans le château.
— Ma chère, fit Evan d'un ton d'avertissement. Les
randonnées sont un vrai bonheur, mes amis. Le
paysage est à la fois si sauvage et si romantique.
— Mais si vaste qu'il arrive qu'on s'y perde,
persista Catriona. Et le temps est tellement
imprévisible qu'on ne sait jamais comment il va
tourner, n'est-ce pas, mon cher? ajouta-t-elle avec un
sourire pour Evan.
— Cela arrive, répliqua-t-il, les dents serrées. Je
vous rappelle que nous avons cinquante mille moutons
sur le domaine, Wetherstone. Les revenus sont très
confortables.
— Certes, mais imaginez tous ces moutons à
tondre avant de commercialiser la laine. On prétend
que les Highlanders sont paresseux, ce qui est un
mensonge, bien sûr. Il est vrai que je n'ai jamais eu à
tondre un mouton. Je serais peut-être paresseuse, moi
aussi, s'il ne fallait faire une chose pareille, plutôt que
de rester bien au chaud chez moi, fit-elle avec un petit
rire. Et les Lowlanders ne sont pas toujours disposés à
aller travailler aussi loin de chez eux.
Evan lui prit le coude qu'il serra fortement.
— Ma chère, je crois qu'Aedan aimerait vous
montrer d'autres portraits.
Il essaya de l'entraîner, mais Catriona ne bougea
pas d'un pouce. Elle commençait à s'amuser. Elle se
sentait dans son bon droit, telle une reine guerrière
défendant sa terre contre des envahisseurs.
— Lady Kildonan, comment décririez-vous la vie
dans les Highlands? s'enquit Wetherstone.
Recommanderiez-vous à quiconque de s'y installer?
— J'aime cet endroit et, pour ma part, je ne le
quitterai jamais. Jamais, répéta-t-elle en s'écartant
d'Evan. Mais je suis robuste et en pleine santé. J'ai
grandi ici et je parcours plusieurs kilomètres à pied
chaque jour. La vie est rustique, mais nous y sommes
habitués.
— Rustique? fit lady Wetherstone.
— Je n'ai jamais connu les avantages et le confort
dont bénéficient la plupart des gens du Sud, mais ils ne
me manquent pas. Nous faisons venir nos provisions et
notre nourriture des marchés d'inverness ou de Fort
Williams, car nos potagers donnent peu. Si vous aimez
les oranges, les citrons ou les bananes, cela vous
coûtera fort cher. Et si vous appréciez les routes
dégagées pour vous promener en attelage, parlez-en à
Aedan. Ah, j'oubliais! Le courrier arrive de façon
sporadique. Les journaux récents et les domestiques
qui parlent anglais sont rares dans la région. Et
j'imagine que la culture gaélique semble étrange pour
qui ne la connaît pas. Est ce que tout cela pourrait vous
gêner?
— Seigneur' ! s'exclama lady Wetherstone en se
tournant vers son mari.
— Puis-je savoir pourquoi vous êtes intéressés?
demanda Catriona d'une voix suave. Avez-vous
l'intention de prolonger votre séjour dans la région?
— Merci, ma chère, siffla Evan en glissant une
main ferme autour de sa taille. Vous nous avez été
d'une grande aide, mais j'ai l'impression que Mme
Wilkie a besoin d'être secourue. Aedan et le révérend
discutent pêche au saumon.
— Fort bien. Ce fut une joie de bavarder avec
vous, lady Wetherstone, lord Wetherstone. J'espère
continuer cette petite conversation demain.
Elle inclina la tête, puis pivota sur ses talons.
— Moi aussi, j'espère continuer cette petite
conversation tout à l'heure, lui glissa Evan à l'oreille.
— Je m'en réjouis d'avance, riposta-t-elle entre ses
dents.

Catriona arpentait le petit salon en chantant,


répétant encore et encore les paroles.
Elle se rua soudain vers une table, attrapa un
crayon et griffonna quelques notes de musique sur la
partition. Elle chantonna de nouveau, les doigts
martelant l'air comme si elle était assise devant un
piano.
— « Oh, elle était mon amour secret, Hu illo-ho-
ro!»
Il était tard, mais elle n'était pas fatiguée, surtout
depuis cet échange tendu avec Evan. Lorsque les
invités s'étaient retirés pour la nuit, elle était allée
l'attendre dans sa chambre. Ne le voyant pas venir, elle
avait frappé à sa porte, mais il n'avait pas répondu.
Se sentant incapable de dormir, elle avait décidé de
travailler un peu. Dans la cabane, Evan et elle avaient
brûlé de nombreuses chansons pour alimenter le feu, et
elle n'avait pas encore trouvé le temps de les recopier.
Ce travail lui permettait de se calmer en canalisant son
énergie. Elle avait déjà terminé quatre chansons, mais
il ne s'était toujours pas montré.
Elle chanta de nouveau la version anglaise, puis
inscrivit un couplet en gaélique.
— « les lèvres telles des framboises, la bouche tel
du vin...»
— « Oh, elle était mon amour secret », chanta
Evan.
Catriona sursauta. Elle lâcha son crayon qui tomba
sur le sol. Il se tenait dans l'embrasure de la porte. Il
s'était débarrassé de sa cravate blanche et son col était
ouvert. Elle nota qu'il avait les cheveux en bataille et
les yeux brillants.
— C'est une jolie chanson, observa-t-il avant de
recommencer à la fredonner.
Il chantait juste, d'une voix profonde et mélodieuse,
et elle en éprouva un frisson de plaisir. Elle ignorait
qu'il possédait ce talent, mais elle en savait si peu à son
sujet. Elle ne l'avait jamais vu ivre, non plus.
— Oui, vraiment, un bel air des Highlands, reprit-
il. Pourriez-vous le chanter après le dîner, demain soir?
Une touche de couleur locale offerte par lady Kildonan
en personne, nos invités seraient ravis, ironisa-t-il.
«Des lèvres telles des framboises, une bouche tel du
vin...» Et quelle est la suite? Des cheveux de feu? Une
colère semblable à ces terribles tempêtes qui balaient la
région en arrachant les toits ? Ces tempêtes qu'on
admire du haut des collines quand on ne se perd pas en
chemin ou qu'on ne souffre pas d'une fièvre de cheval.
— Vous avez bu, dit Catriona.
— En effet. Est-ce que la fille du révérend
désapprouve? Elle qui m'a donné du whisky à la
cuillère il n'y a pas si longtemps, et a apprécié d'en
boire elle-même une goutte, avant de se dévêtir?
Elle leva le menton d'un air indigné.
— Pardonnez-moi, madame, c'était injuste,
murmura-t-il.
— En effet, acquiesça-t-elle. Ma désapprobation
dépend de la quantité absorbée, ainsi que de la
régularité d'une telle consommation. En clair, est-ce
une habitude chez vous?
— J'ai bu assez de whisky pour me maintenir au
niveau de Wetherstone qui boit comme un trou. Et non,
ce n'est pas une habitude chez moi. Je me suis soûlé
une seule fois dans ma vie, et je n'en ai pas conservé un
souvenir agréable. Je préfère garder les idées claires.
Surtout lorsque j'ai une mauvaise nouvelle à annoncer.
— Et quelle est cette mauvaise nouvelle? fit-elle en
redressant les épaules tandis qu'il venait vers elle
Bien que son cœur battît la chamade, elle le
regarda approcher sans ciller.
21

— Je viens d'avoir une longue conversation avec


Wetherstone, dit Evan. Il a décidé de ne pas acheter
une seule parcelle de Kildonan ni de louer le château
pour le prix considérable qu'il m'avait proposé. Ce n'est
pas qu'il n'aime pas les Highlands, mais sa femme n'a
pas envie de vivre une partie de l'année dans une
région aussi isolée et peuplée de sauvages. Je me
demande bien pourquoi, railla-t-il en croisant les bras.
Ils vont acheter une propriété du côté d'Inverness ou de
Stirling... Plus près de la civilisation.
— C'est une bonne nouvelle, pour eux du moins.
— Pour vous aussi, sans doute. La mauvaise
nouvelle est pour moi et mes notaires, ces rapaces qui
m'attendent à Édimbourg.
— Des notaires?
— J'ai besoin d'argent, madame, et cette propriété
devait m'en rapporter. Il était important pour moi que
Wetherstone achète plus de la moitié de ce domaine. Il
s'est désisté, et vous n'y êtes pas étrangère, dans la
mesure où vous avez tout fait pour me couper l'herbe
sous les pieds. Lady Wetherstone est si perturbée
qu'elle s'est retirée dans sa chambre avec une migraine.
Non seulement Wetherstone est choqué d'avoir
découvert la supposée réalité de la vie d'un seigneur
écossais, mais il est furieux de ne plus avoir accès à la
chambre de sa femme! conclut-il en élevant la voix.
Catriona demeura silencieuse, tout en arquant les
sourcils à la pensée incongrue des Wetherstone dans
l'intimité.
— Bien entendu, je compatis avec le pauvre
homme sur ce dernier point, puisque j'ai le même
problème, poursuivit Evan.
— Vous pouviez venir dans ma chambre quand
bon vous semblait. J'ai attendu que vous frappiez à ma
porte dès le premier soir, mais vous ne l'avez pas fait.
— Comme promis, lui rappela-t-il en serrant les
poings. Et vous, avez-vous frappé à ma porte? J'aurais
ouvert. Mais cela n'aurait servi à rien, n'est-ce pas?
Visiblement, vous n'avez pas l'intention de demeurer
mon épouse. Je l'ai parfaitement compris ce soir.
— Comment cela ? Parce que je ne veux pas que
vous vendiez ce domaine, et surtout pas a un Anglais?
Parce que je pense que vous auriez pu commencer par
en discuter avec votre femme?
— Comment l'aurais-je pu, puisque cela avait été
décidé des semaines auparavant ? Lord Wetherstone et
moi-même en avions parlé à Édimbourg il y a deux
mois. Vous n'étiez en rien concernée à l'époque.
Il se mit à arpenter la pièce, se passant une main
nerveuse dans les cheveux.
— Désormais, je le suis.
— Et cela se voit...
— Vous auriez pu me prévenir. Tout comme vous
auriez pu me dire l'autre soir que vous étiez le comte de
Kildonan !
— Et qu'étais-je censé dire? rétorqua-t-il, furieux,
«Bonjour, je suis le nouveau comte et j'ai l'intention de
vendre mon domaine. Passez-moi votre plaid pour
qu'on puisse se réchauffer» ?
— Vous auriez pu essayer de m'expliquer la
situation. Je suis restée seule dans ce lit, réfléchissant à
l'avenir, notre avenir, ainsi que vous me l'aviez
demandé. Et tandis que je commençais à croire que
nous pourrions avoir une belle vie ici en tant que mari
et femme, peut-être même père et mère un jour... vous
complotiez pour vendre les terres, louer le château,
puis partir le plus loin possible!
Elle criait, à présent. Des mèches sciaient
échappées de sa résille, mais elle ne songea même pas
à les écarter de son visage.
— J'ignorais que vous pensiez ainsi, dit-il
doucement. Je pensais plutôt que vous vouliez
dissoudre ce mariage. Comment pouvais-je deviner?
— Il suffisait de me le demander!
— Je vous ai donné du temps pour réfléchir,
comme vous le souhaitiez ! Vous vouliez repartir de
zéro, souvenez-vous. Mais que je sois damné si je vous
courtise avec des fleurs et de belles paroles. Je ne
jouerai pas à ce genre de petits jeux. Soyez ma femme
ou non, à vous de voir Mais faites-moi savoir de quel
côté le vent souffle madame!
— Dans votre cas, il souffle en direction du sud,
rétorqua-t-elle. Vers Édimbourg et une vie loin d'ici!
— Pas par choix, croyez-moi, répliqua-t-il d'une
voix posée mais ferme. J'ai besoin d'argent. Une partie
de ce domaine doit être vendue.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, les bras croisés.
Voilà un autre problème dont nous aurions pu parler.
Comment puis-je accepter d'être votre épouse alors que
je sais si peu de chose sur vous ? L'alcool, les dettes,
une identité secrète... voilà qui ne présage rien de bon!
Et comment pouvez-vous être endetté, quand votre
père n'a pas hésité à saigner ce domaine durant des
années !
Comment Evan pouvait-il avoir besoin d'argent,
alors qu'on racontait qu'il avait hérité d'une immense
fortune ?
— Que savez-vous de moi ou de mes problèmes?
lança-t-il durement, la défiant du regard. Dites-moi que
savez-vous vraiment de moi ?
— Je sais que vous avez des secrets.
— Je garde beaucoup de choses pour moi. C'est
dans ma nature, même si c'est parfois une erreur. Je
reconnais mes torts, madame. Poursuivez. Que savez-
vous d'autre?
— Vous êtes... le fils de l'homme qui a chassé mes
amis et ma famille de cette vallée.
Elle étouffa un sanglot
— Vu que je suis parti alors que je n'étais encore
qu'un gamin, je n'ai pas subi son influence. J'ai été
élevé par ma mène et sa famille, qui sont des
Highlanders dans l'âme. J'aime les Highlands, Catriona.
Des années durant, j'ai refusé de l'admettre. Mais
depuis mon retour, depuis que je vous connais, j'ai
compris que cet endroit était une partie de moi-même,
et que je ne pourrais rien y changer.
— Alors pourquoi vendre? Pourquoi quitter
Kildonan et m'abandonner? Pourquoi laisser ces terres
entre les mains de gens qui ne comprendront pas nos
besoins, nos vies, et causeront les mêmes problèmes
qu'à l'époque de votre père ?
— Vous abandonner? répéta-t-il d'une voix douce.
Elle hocha la tête, luttant contre les larmes.
— Si vous vendez Kildonan et le Glen Shee... je ne
vous suivrai pas. Je ne quitterai pas ma vallée.
— Votre père et votre tante allaient pourtant vous
envoyer à Glasgow.
— Je me serais enfuie. Je serais allée vivre avec
des amis dans les montagnes. Quitte à être expulsée
plus tard, ajouta-t-elle avec amertume.
— Je ne vous aurais pas chassée.
— Wetherstone le fera peut-être. Ou Grant. Lui
aussi veut acheter une partie de vos terres. Il me l'a dit.
Il ne faut rien lui vendre.
— Pourquoi? Son domaine jouxte celui de
Kildonan. C'est un Highlander et il vit ici. Il se fiche de
ne pas avoir d'oranges ni de recevoir ses journaux à
temps. Maintenant que Wetherstone n'est plus
intéressé, je vais probablement lui vendre beaucoup
plus.
— Mais pourquoi vendre? Pourquoi ne pas rester
ici avec moi ? s'écria-t-elle. Pourquoi ne pas vous
occuper vous-même de votre domaine?
Il la considéra un long moment, les sourcils
froncés. Elle se demanda si l'alcool ne lui était pas
monté la tête.
— Les Highlanders du Glen Shee n'apprécient pas
le nouveau comte.
— Prouvez-leur qu'ils se trompent.
Il eut un rire sans joie.
— Comment?
— Vous voulez réparer le pont, fit-elle, le cœur
batttant. Vous pourriez aussi leur rendre leurs maisons.
— Impossible.
— Pas du tout. On peut retrouver les familles et les
ramener.
Il rejeta l'idée en secouant la tête impatiemment.
— Je dois vendre Kildonan. Et je dois aussi réparer
ce maudit pont.
— Vous craignez que personne n'achète une
propriété avec un pont en mauvais état? persifla-t-elle.
Ne soyez pas ridicule.
— Je ne peux le tolérer sur mon domaine. Vous ne
pouvez pas comprendre.
— Expliquez-moi... Je suis votre femme, je devrais
savoir ce genre de choses.
Il avança d'un pas, la saisit par la taille et l'attira à
lui. En dépit des vêtements, elle sentait sa vigueur.
— Allez-vous rester ma femme? Dans quelle
direction souffle le vent, Catriona Bhàn ?
Il s'était souvenu qu'il l'avait appelée « la Belle»,
alors que les autres ne la surnommaient que «la
Grande». Elle eut l'impression de se liquéfier de
l'intérieur.
— Catriona, murmura-t-il en lui effleurant la joue
de ses lèvres, Catriona...
S'il ne cessait sur-le-champ ses caresses si douces,
si tendres, elle allait succomber.
Quand il captura ses lèvres, elle ne se déroba pas.
Au contraire, elle s'ouvrit à lui sans hésiter. I)
l'embrassa presque brutalement, et lui rendit à son
baiser avec ardeur, leurs cœurs battant à l'unisson.
Alors même qu'elle les sentait tous deux brûler d'un
désir irrépressible, elle le repoussa si brusquement qu'il
dut lâcher prise. Lorsqu'elle s'écarta de lui. elle eut
l'impression que son coeur se brisait.
— Ainsi, le vent a encore changé de direction,
persifla-t-il.
— Comment puis-je être la femme d'un
Highlander, s'il ne vit pas dans les Highlands ?
Pourquoi devez-vous vendre? insista-t-elle.
— Êtes-vous vraiment ma femme? C'est une
question épineuse, n'est-ce pas ?
— Nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour en
décider.
— Je n'ai pas besoin de beaucoup de temps. Je sais
ce que je veux, vous, ma chère. Je n'ai pas besoin de
preuves, contrairement à vous. Je sais, c'est tout. Et que
Dieu me soit témoin, j'ignore pourquoi je ressens cela,
surtout en ce moment.
Elle croisa les bras, sentit son menton trembler. Les
révélations d'Evan la surprenaient, et lui donnaient des
raisons d'espérer. Mais elle préférait demeurer sur un
chemin sûr, alors que lui était prêt à emprunter le plus
risque.
— Je ne demande aucune preuve, dit-elle. Je veux
seulement savoir pourquoi vous voulez vendre ma
maison. Je ne parle pas de ce château, qui vous
appartient, mais du Glen Shee qui est ma véritable
maison.
— Mon père a laissé des dettes considérables. Il
avait beaucoup investi dans Kildonan et dans les
troupeaux de moutons, mais il n'avait pas fini de
rembourser ses créanciers. J'avais un peu d'argent pour
en couvrir une partie. Mais j'ai... j'ai une autre dette, et
la vente du domaine doit me permettre de l'honorer.
— Quel genre de dette?
— Quelle importance? soupira-t-il en détournant
les yeux. Je l'honorerai quoi qu'il arrive.
Elle comprit qu'il n'en dirait pas davantage. Cela
viendrait plus tard. Un secret le perturbait, et elle
devait se montrer patiente. Jusqu'à présent, il avait fait
preuve d'intégrité en toutes choses, et ce serait encore
le cas pour régler ce problème. Elle devait lui faire
confiance.
Elle souhaitait plus que tout être sa femme, mais il
lui était impossible de quitter le Glen Shee. L'exil lui
arracherait le coeur; elle ne serait pas la même femme,
la même épouse, la même amante.
— Ainsi, vous êtes décidé à vendre pour
rembourser votre dette, s'enquit-elle doucement.
— Oui.
— Alors... cette union est sans espoir. Je ne
quitterai jamais le Glen Shee.
— Quelle tête de mule! grommela-t-il Qu'est-ce qui
vous fait croire que notre mariage ne pourrait
fonctionner qu'ici ? Qu'est-ce que cela a à voir avec le
Glen Shee?
— Tout. Le Glen Shee fait partie de moi. c'est
ainsi, je n'y peux rien. Je comprends qu'il n'en soit pas
de même pour vous, mais quant à moi, je ne peux
quitter cet endroit.
— Et si vous aviez été chassée avec les autres,
autrefois? Qu'auriez-vous fait ?
— J'aurais dépéri, répondit-elle calmement. Les
montagnes... la terre... d'une certaine façon, je leur
appartiens. Je me serais éteinte, comme c'est arrivé à
nombre de ceux d'entre nous qui ont dû partir.
— Comment le savez-vous? répliqua-t-il en posant
sur elle un regard aigu.
— Je le sais, c'est tout.
Il tourna les yeux vers la fenêtre. La lune presque
pleine était accrochée au-dessus des montagnes.
— Le mariage a eu lieu, commença-t-il. Nous ne
pouvons pas revenir en arrière, et nous ne pouvons pas
présager de sa fin. Nous nous sommes connus, et nous
voulons tous deux connaître cela à nouveau. Vous ne
pouvez pas le nier.
— Je ne le nie pas.
— Alors, prenez votre décision, Catriona. À vos
yeux, ce mariage en vaut-il la peine ? Êtes-vous prête à
vous lancer dans l'aventure, même si vous ne savez pas
où le destin vous entraînera? C'est un peu comme
l'alpinisme, madame. On décide de partir parce que le
sommet nous attire et nous fascine. Il est si beau qu'il
faut le conquérir, le faire sien. Il contient en germe une
promesse qui dépasse en beauté et en grandeur tout ce
que l'on avait imaginé. Me comprenez-vous?
— Oui. Vous parlez d'espoir et de rêves.
— En effet. Vous avez gravi quelques pentes, et
vous vous sentez poussé à aller plus haut encore. Vous
vous engagez dans l'escalade, puis vous découvrez que
ce n'est pas aussi facile que vous le pensiez. Cela vous
apporte de la joie, mais vous demande aussi des efforts.
Êtes-vous prête à vous lancer corps et âme à cette
aventure, où qu'elle mène?
— Peut-être, murmura-t-elle.
— Moi, je le suis. Alors même que j'ignore où nous
aboutirons. Mais je sais que la montagne est belle. Et
que de l'avoir connue me rendra plus fort et meilleur.
La montagne s'empare de vous. Elle s'insinue dans
votre sang, dans vos rêves, devient une partie de votre
âme. Elle est au-delà de la beauté, et vous ne serez plus
jamais le même si vous vous engagez dans l'escalade et
que vous ne renoncez pas. Vous serez mille fois
meilleur. Cette aventure vous mettra à l'épreuve et vous
transformera, alors que vous pensiez qu'il ne s'agissait
que de conquérir une montagne.
Sa voix de velours, profonde et irrésistible,
résonnait dans l'âme de Catriona, pulvérisait ses
défenses, chassait sa colère et sa peur. Elle s'approcha
de lui, fascinée
— Parlez-moi encore de la montagne, souffla-t-
elle.
Il se dressait devant elle, image même de la force,
si déterminé, et si beau de corps et d'âme.
— Si vous prenez un tel engagement... Soyez
préparée, Catriona.
— À quoi ?
Il lui effleura la joue.
— À la passion que vous ressentirez lorsque vous
atteindrez le sommet. Vous ne connaîtrez jamais rien
de semblable de toute votre vie. Lorsque vous
déciderez de sauter le pas, et que vous trouverez le
courage d'aller jusqu'au bout, votre âme s'ouvrira. Je
vous le jure. Je le sais.
Il continua à lui caresser la joue, tandis qu'elle
cherchait son regard.
— Et vous désirez que je prenne ce risque ?
— Il comporte une grande récompense, répondit-il
en glissant les doigts dans ses cheveux. La montagne
représente l'autre, l'aimé, à la fois si lointain et si
proche.
Tranquillement, il ôtait une à une les épingles de
ses cheveux. Elle ferma les yeux.
Elle pouvait l'arrêter, lui demander des explications
et un peu plus de temps pour réfléchir. Ou elle pouvait
se fier aux battements de son cœur, voir où ils la
conduisaient, comme elle l'avait fait auparavant.
— C'est vrai, admit-elle. Je prends peu de risques.
J'avais un père autoritaire, et j'ai eu une éducation
stricte sur le plan religieux. On ne m'a jamais laissé
beaucoup de liberté, mais je reconnais que j'en ai
toujours rêvé. Je la trouvais là où je pouvais.
— Dans vos chansons. Dans vos promenades sur
les collines.
Elle hocha la tête, reconnaissante qu'il l'eût si bien
comprise.
— Une seule fois, j'ai pris mon courage à deux
mains et j'ai suivi mon cœur. C'est lorsque je vous ai
rencontré et... et...
— Et que vous m'avez aimé, comme je vous ai
aimée, cette nuit-là.
Sa voix était douce, et elle éprouvait un divin
plaisir à sentir ses mains fermes et chaudes dans ses
cheveux.
La résille qui les retenait glissa, et sa chevelure se
déploya sur ses épaules. Evan enfouit les doigts dans
les boucles folles. Il se tenait si prés qu'elle percevait sa
chaleur, respirait une faible odeur de cigare et de forêt.
Il avait des mains de magicien.
Les paupières closes, elle renversa la tête. Son mari
était en train de la séduire, et elle n'avait pas l'intention
de l'en empêcher, cette fois. Elle ressentait des
picotements dans tout le corps, et une sourde pulsation
au creux du ventre. Un désir grandissant s'empara
d'elle. Elle voulait que les caresses d'Evan se précisent,
qu'il l'embrasse, qu'il l'enlace, qu'il lui fasse l'amour.
— Vous avez pris un grand risque lors de notre
rencontre. Considérant les ennuis que cela vous a
causés, je comprends que vous le regrettiez.
Il plongeait sans relâche les doigts dans l'écheveau
soyeux de ses cheveux, la rendant folle.
— Je savais ce que je faisais, dit-elle. Et je ne
regrette rien.
Elle se consumait de désir, son corps appelait celui
d'Evan. Elle devait lui avouer la vérité.
— J'ai voulu ce qui est arrivé entre nous, Evan.
C'était ma faute.
Sa main s'immobilisa.
— Votre faute?
— Je voulais savoir ce qu'on ressentait lorsqu'on
faisait l'amour... avec vous. Juste une fois, car je
pensais que jamais plus je n'en aurais l'occasion. Quand
nous nous sommes embrassés, et que nous avons
essayé de nous réchauffer, je voulais désespérément
être à vous. Vous ne me deviez aucune excuse, et vous
n'aviez pas à m'épouser. Vous n'êtes coupable de rien,
c'est moi qui me suis donnée à vous.
— Êtes-vous en train de me dire que vous m'avez
utilisé?
— Vous... vous avez été pris au piège et contraint
de me demander en mariage. Mais cela, je vous le jure,
je ne l'avais pas prévu.
Elle était soulagée de s'être confessée, mais elle se
sentait misérable. Elle craignait qu'il ne la rejette.
— Vous vouliez seulement découvrir l'amour, c'est
cela?
— Avec vous.
Quand elle l'entendit rire, elle se risqua à le
regarder, étonnée. Il la prit par les épaules.
— Catriona, nous avions tous deux besoin de
chaleur et de réconfort. Ce qui s'est passé était naturel.
Vous n'avez pas agi comme une dévergondée, vous
n'avez fait que repondre aux exigences d'un corps sain.
C'était nouveau pour vous, mais pas pour moi. J'aurais
dû me maîtriser, mais je n'ai pas pu. Et je soupçonne
que vous non plus n'avez pas pu.
— J'ai cru... que c'était entièrement ma faute si
vous...
— Voyons, fit-il tendrement en l'attirant contre lui.
C'est une très bonne chose que vous m'ayez épousé.
— Mais je n'avais pas l'intention de vous imposer
une pareille décision. Vous n'avez que faire d'une
pauvre fille des Highlands comme épouse. Je n'ai ni
titre, ni fortune, ni même l'espoir d'un héritage, ni
influence sur le plan social. Si vous avez des dettes,
vous auriez dû épouser une héritière.
— Et qu'est-ce qui vous fait croire que je voulais
de ce genre de femme?
— Vous êtes comte, il vous faut une vraie
comtesse, qui a été préparée à affronter un tel destin.
J'ai peur que vous n'en veniez plus tard à regretter ce
mariage, lorsque vous vous apercevrez que nous
sommes mal assortis et que vous n'en avez tiré aucun
bénéfice. Alors vous me mépriserez et me rejetterez, et
nous vivrons séparés. Je ne veux pas d'un tel mariage.
— Moi non plus, répliqua-t-il d'un ton coupant.
Mes parents l'ont vécu, mais moi, je n'en veux pas. De
même que je ne veux pas d'une épouse éduquée pour
briller en société. Je me fiche qu'elle ait de l'argent, de
l'influence ou une position identique à la mienne.
— Mais vous êtes un pair du royaume...
— Je suis d'abord et avant tout Evan Mackenzie, et
non pas le comte de Kildonan. Et Evan Mackenzie est
heureux d'avoir une femme qui lui ressemble, une
femme qui connaît ses défauts et l'aime cependant. Une
femme dont la nature aimante et généreuse fera de lui
un homme meilleur. Un homme meilleur, pas un comte
meilleur.
— Mais...
— Catriona Bhàn, murmura-t-il. taisez-vous...
Il glissa le doigt sous son menton, inclina sa tête en
arrière, et s'empara de ses lèvres avec une infinie
douceur.

Dès que leurs bouches se frôlèrent, un flot de désir


courut dans les veines d'Evan. Catriona s'abandonnait
entre ses bras, s'ouvrait telle une fleur au soleil, et ce
baiser avait un parfum de pardon. Il l'avait attendue
toute sa vie, et il lui semblait qu'ils se reconnaissaient.
Peu importait que leur rencontre ait eu lieu
récemment, il l'aimait sans réserve. C'était un miracle.
Qu'il puisse aimer, que cela soit possible après avoir
connu une telle souffrance par le passé et n'avoir
toujours pas réussi à se pardonner. Cet amour
ressemblait à une bénédiction, à une pluie chaude et
douce, jailli d'une source puissante.
Il savait qu'il avait un peu bu. Le whisky lui
échauffait le sang et lui faisait tourner la tête,
affaiblissant ses défenses et sa volonté. Il la désirait,
elle était consentante et, cette fois, il n'aurait pas à se
retenir comme lors de leur nuit de noces. Ce soir,
c'était la passion qui parlait, et il ne souhaitait rien
d'autre. Et Catriona non plus. Il le devinait à l'ardeur de
ses baisers, à ses soupirs haletants.
Son corps souple aux rondeurs si tentantes se
pressa contre le sien, et il eut l'impression de devenir
fou. Il lui mordilla les lèvres, lui caressa le dos, les
reins, la taille. Lorsqu'il enveloppa l'un de ses seins de
sa main, elle tressaillit. Il sentit la pointe se dresser et
entreprit de déboutonner son corsage, dévoilant
progressivement sa peau si douce.
Il l'embrassa de nouveau avec une telle fièvre
qu'elle gémit. Cramponnée à son cou, elle se cambrait
contre lui, les hanches plaquées aux siennes, et il dut
faire appel à toute sa volonté pour maîtriser son désir.
Il ôta le dernier bouton, écarta la camisole, libérant
enfin sa superbe poitrine. Le corps en feu, il s'inclina
pour baiser sa gorge, tout en faisant glisser son corsage
le long de ses bras, la dénudant jusqu'à la taille.
Il se redressa, la contempla un instant en silence,
grisé par son parfum, par la vision de son corps
pulpeux. Ensemble, ils dénouèrent fébrilement les
rubans et défirent les boutons qui retenaient jupe et
jupons. Il l'en débarrassa en hâte, submergé par l'envie
de goûter sa peau, d'embrasser ses épaules et son cou
de cygne.
Elle entreprit à son tour de le dévêtir, et il la laissa
faire volontiers. Puis ils se firent face, lui, torse nu, elle
seulement vêtue de ses dessous. Il ne put résister et, la
seconde d'après, elle se tenait nue devant lui. Son corps
aux superbes rondeurs était fait pour la volupté, et il
demeura un instant sans voix.
Elle se colla contre lui, enfouit les doigts dans ses
cheveux, lui mordilla l'oreille. Il ne savait plus qui
séduisait qui. C'était lui qui l'avait poussée dans ses
retranchements tant il avait envie d'elle, mais il lui
semblait soudain qu'elle avait pris les rênes, et il était
complètement sous le charme.
Lorsqu'il la souleva dans ses bras, elle laissa
échapper un petit rire surpris. Il l'emporta dans sa
chambre, et la déposa sur le grand lit. Elle noua les
bras autour de son cou, l'attira à elle, jusqu'à ce son
corps vibrant de désir recouvre le sien.
Quand elle lui caressa la cuisse, il retint son
souffle. D'une main nerveuse, elle le débarrassa de ses
derniers vêtements, le trouva enfin, le prit dans sa
main. C'était divin, pourtant, il s'écarta d'elle. Non, pas
tout de suite. Il voulait d'abord lui donner du plaisir. Il
commença à la caresser, et elle ondula sous ses doigts.
Leurs bouches se cherchèrent, leurs langues se
mêlèrent. Elle gémissait et haletait sous ses caresses, et
il crut qu'il allait exploser.
Le désir les embrasait, plus puissant à chaque
minute, les menant lentement au bord de l'abîme. Il
comprit qu'il ne cesserait jamais d'aimer cette femme,
que chaque fois qu'il lui ferait l'amour, une partie de
son âme renaîtrait. Elle le ramenait à la vie, lui
insufflait de la force.
Il glissa la main entre ses jambes, à la recherche de
son jardin secret. Avec un doux soupir, elle écarta les
cuisses, offerte. Il entra en elle doucement,
s'immobilisa un instant avant d'entamer la lente montée
vers la jouissance. Venue du plus profond de son être,
la vague de l'extase le secoua, le purifiant et le rendant
à lui-même.
22

Evan tourna une page du livre de comptes et jeta


un coup d'œil à Finlay MacConn. Son jeune régisseur
et beau-frère se tenait devant lui, dans le bureau éclairé
par le soleil qui pénétrait par les hautes fenêtres. Il
fronçait les sourcils et triturait le bord de son chapeau
en regardant sa sœur.
Catriona était debout à côté du fauteuil en cuir,
devant le bureau d'Evan. Le frère et la sœur avaient
refusé de s'asseoir. Elle portait l'une de ces longues
jupes sombres de marche qu'elle affectionnait. Sa
blouse blanche mettait en valeur la transparence de son
teint et les tons chauds de sa chevelure. Ses joues
habituellement pâles étaient un peu empourprées. Elle
le fixait sans ciller, le menton fièrement levé, presque
sur la défensive.
Evan résista au plaisir de lui sourire, se
remémorant les délices de la nuit passée. Visiblement,
ni Catriona ni son frère n'étaient d'humeur à sourire, ce
qui le laissait perplexe. Étudier avec lui les livres de
comptes n'avait rien de menaçant, lui semblait-il.
Finlay était un excellent régisseur. Catriona lui aurait-
elle parlé de son intention de se séparer d'une partie du
domaine?
Puis, en surprenant de nouveaux regards furtifs,
Evan comprit qu'ils lui cachaient quelque chose.
Il suivit du doigt une colonne de noms.
— Le domaine s'étend sur quatre-vingt-deux mille
acres, murmura-t-il. Combien avions-nous de moutons
au dernier décompte?
Finlay se racla la gorge.
— Cinquante et un mille quatre cent vingt-sept,
ainsi que vous le verrez dans le livre du printemps
dernier. C'est le chiffre le plus proche de la réalité que
nous puissions obtenir. Il est diablement difficile de
faire descendre les moutons de la montagne. Il s'agit là
de ceux qui ont été tondus en avril dernier, monsieur.
— Un travail considérable, commenta Evan. Je
vois qu'il y a eu vingt-six hommes engagés pour la
tonte, l'empaquetage et le transport de la laine?
— En effet, dit Finlay en glissant un coup d'œil à
sa sœur.
— Et les fermiers?
— Pardon, monsieur?
— Combien avons-nous de fermiers sur Kildonan?
— Sachant que Kildonan inclut tout le Glen Shee,
dit Finlay les yeux au plafond comme s'il réfléchissait,
et que tous les habitants ne s'occupent pas des
moutons, je dirais qu'il y a environ quatre-vingts
foyers, avec peut-être quatre cent quatre-vingt-dix
habitants de tout âge.
— Est-ce que ce chiffre tient compte des hommes
engagés ces dix dernières années pour habiter la vallée
et s'occuper des moutons?
Finlay hésita avant de répondre :
— Le chiffre comprend les dix-huit hommes avec
leurs familles, monsieur. Ce sont tous des Lowlanders
et des Anglais.
Evan continua de feuilleter le livre, parcourant les
colonnes de chiffres inscrites par Finlay et le dernier
régisseur, le père de Kenneth Grant. Il trouva même
quelques annotations de la main de son propre père.
— Combien y avait-il de résidents dans le Glen
Shee auparavant?
— Quand cela, monsieur? demanda Finlay.
— Avant, répéta Evan avec un regard perçant pour
Catriona.
— Des milliers, fit-elle. Environ deux mille cinq
cents du temps de votre arrière-grand-père, avant que
ce domaine ne devienne la propriété d'un comte et
avant les expulsions. Aujourd'hui, nous sommes moins
de cinq cents.
— C'est étrange, observa Evan d'un air pensif.
— Qu'est-ce qui est étrange? s'enquit-elle, agacée.
— La tâche est énorme, vu la quantité de
moutons... Or, ces deux dernières années, si j'en crois
ces chiffres, moins de trente hommes l'ont effectué.
— C'était ce que désirait votre père. Moins il y
avait d'hommes et de familles, plus il était content, car
cela libérait des terres pour les bêtes.
Evan consulta d'autres chiffres.
— Pourtant, lors des deux années précédentes,
nous avions engagé davantage d'hommes pour la tonte
et l'empaquetage de la laine, alors qu'il y avait moins
de moutons. Il y a cinq ans, le troupeau était estimé à
trente-cinq mille têtes.
— Peut-être que Grant n'était pas très doué pour les
chiffres, suggéra Catriona.
— Il était meilleur dans d'autres domaines,
marmonna Finlay.
— Par exemple? fit Evan.
— Les expulsions, rétorqua sa femme.
— Comme mon père, c'est cela?
— Oui, répondit-elle sans détour. Vous savez que
c'est la vérité,
Il le savait bien sûr, mais il n'en montra rien. Il
continua à tourner les pages.
— J'aimerais qu'on procède à un recensement.
— Des moutons ou des résidents? s'enquit Finlay.
— Je veux une liste des résidents et des familles. Je
veux savoir où mes gens habitent, en quoi consiste leur
travail et combien je les paie.
Le regard en coin que Finlay adressa à sa sœur
n'échappa pas à Evan. Le garçon n'était pas doué pour
mentir, car deux tâches rouges coloraient ses joues.
— Il faudrait aussi recompter les moutons,
poursuivit Evan. Et remettre le compte à jour chaque
mois. Ainsi, nous saurons de combien d'hommes nous
aurons besoin au printemps prochain.
— Bien, monsieur. Certains des résidents peuvent
m'aider pour le décompte et le recensement. Je vais
leur demander de commencer immédiatement. Y a-t-il
autre chose, monsieur?
— Oui. Le vieux pont au pied de la montagne aux
Fées est en très mauvais état. Je l'ai fermé, mais cela
n'empêche pas certaines personnes de l'emprunter, en
dépit du danger évident.
— Il est endommagé depuis longtemps, mais il
semble tenir le coup, s'étonna Finlay. Moi-même, je
l'utilise souvent. Je crois qu'on peut s'y fier.
— Je ne suis pas d'accord, répliqua Evan. Je vais
dessiner un nouveau pont et engager des hommes pour
le construire, mais cela prendra du temps. En attendant,
il faut trouver quelques hommes robustes pour le
consolider. Est-ce que je peux compter sur vous?
— Bien sûr, monsieur.
— Bien. Qu'ils soient prêts la semaine prochaine.
Evan fronça les sourcils; la nervosité du frère et de
la sœur était presque palpable. Plus que quiconque il
aurait dû comprendre, songea-t-il. Après tout, ne
gardait-il quelques secrets qu'il n'avait pas jugé utile de
confier à Catriona? Et cependant, il était troublé de
découvrir qu'elle aussi pouvait avoir des secrets.
Cachait-elle quelque chose à son mari... ou au comte de
Kildonan ?

Glissant le bras sous celui de son frète, Catriona le


raccompagna dans le hall. Elle jeta un coup d'oeil par-
dessus son épaule. Evan était resté dans son bureau.
Sans doute pour la laisser un peu seule avec son frère,
devinait-elle.
— Il est au courant pour les nouveaux résidents?
murmura celui-ci. Tu lui en as parlé?
— Non. As-tu noté leurs noms dans le livre, ainsi
que le travail qu'ils avaient effectué au printemps
dernier? demanda-t-elle à voix basse.
— Non, je l'ai inscrit dans un autre livre. J'espérais
qu'il ne s'en apercevrait pas aussi vite. À vrai dire,
j'étais persuadé qu'il ne viendrait jamais à Kildonan et
qu'il me laisserait diriger le domaine avec sa sœur qui
prête peu d'attention aux détails concernant les
résidents.
Ils étaient arrivés à la porte, mais Finlay continuait
à murmurer :
— Maintenant qu'il a remarqué la différence entre
la quantité de laine produite et le nombre d'hommes qui
ont travaillé, il se doute de quelque chose. Il s'agit
désormais de savoir ce qu'il va en déduire, et ce qu'il va
faire ensuite.
Un frisson secoua Catriona au souvenir des
menaces de Kenneth Grant.
— Evan est un homme bien, Finlay. Il n'a rien de
commun avec son père. Je crois que nous pouvons lui:
expliquer ce que nous faisons.
— Pas tout de suite. Il me reste une famille à
installer dans la vallée. A Inverness, j'ai retrouvé
quelques-uns des MacLeod. Ils travaillent comme
pêcheurs et vivent misérablement. Je vais les chercher
demain.
— Un dimanche?
— Je n'ai pas le choix. Pour l'instant, ils sont
cachés dans l'auberge de Mme MacAuley, mais elle
attend des voyageurs, et ne peut les garder plus
longtemps.
— Où vont-ils vivre?
Dans la vieille cabane sur le Beinn Sitheach.
— Quoi ! La cabane où Evan et moi... Mais c'est
une ruine. On a failli mourir de froid. Une famille avec
des enfants ne survivra pas à l'hiver.
— J'ai fait réparer le toit et les murs. Il y a quelques
meubles, de la nourriture et de la tourbe sèche. Et puis,
c'est le seul endroit disponible. Au printemps, ils
construiront une maison plus haut dans la montagne.
— Evan et certains de ses invités ont l'intention de
se rendre à l'église demain. Sois prudent, Finlay.
Il se pencha pour l'embrasser sur ta joue.
— Je le serai, petite sœur, ne t'inquiète pas.
— Finlay, appela Evan.
Catriona sursauta, car elle ne l'avait pas entendu
approcher.
— Nos amis aimeraient escalader le Beinn Shee
dans quelques jours. On vous a recommandé comme
guide. Seriez-vous d'accord pour nous accompagner?
— Bien sûr, monsieur. Selon le temps et l'itinéraire
choisi, c'est une ascension facile ou très difficile. Vos
amis sont-ils des montagnards chevronnés?
— Certains le sont. J'avoue que moi-même j'ai
échoué par le versant difficile. Heureusement,
d'ailleurs, sinon je n'aurais jamais rencontré votre sœur,
ajouta-t-il avec un sourire.
— Je suis certain que vous l'auriez rencontrée d'une
manière ou d'une autre, assura Finlay. Mais sans votre
mésaventure, vous ne seriez pas mariés.
— C'est vrai, ainsi, je dois une fière chandelle à la
montagne. Au fait, j'ai demandé à votre sœur de nous
accompagner.
— Je doute qu'elle aille jusqu'au sommet de cette
montagne-là, commenta Finlay.
— Tu te trompes, répliqua Catriona.
Elle savait qu'il pensait à leur frère Donald, mais il
ignorait la requête de Flora.
— Venez prendre le petit-déjeuner lundi matin,
proposa Evan. Nous discuterons de l'ascension du
lendemain.
— Prévoyez plutôt cette ascension pour le lundi. Si
le temps est favorable, il faudra partir dès le matin. Le
temps est trop imprévisible par ici. Pourquoi remettre
au lendemain ce qui peut être fait le jour même?
— C'est un excellent conseil, dit Evan. À bientôt.
Peut-être vous verrai-je à l'église demain?
Sur ce, Evan retourna dans son bureau.
— Ainsi tu vas escalader le Beinn Shee? demanda
Finlay à sa sœur, visiblement surpris.
— Il le faut. Je t'expliquerai pourquoi plus tard.
— Dans ce cas, je préfère que ce soit avec moi.
C'est une montagne sacrément difficile. Il aurait mieux
valu qu'ils choisissent un autre sommet.
Il la dévisagea un instant.
— Es-tu heureuse, Catriona? demanda-t-il à brûle-
pourpoint.
Elle hésita, avant de hocher la tête.
— Oui. Je n'aurais jamais imaginé pouvoir l'être
autant.
— Pourvu que cela dure. Si Kildonan ne te rend
pas heureuse chaque jour que Dieu fait, je le lui ferai
payer. Tu comptes venir à l'église demain?
— Je... je ne sais pas. Papa et tante Judith m'en
veulent tellement. Ils ne m'ont pas envoyé le moindre
message depuis que je suis ici.
— Père s'est inquiété pour toi, mais il n'a pas osé
venir te voir tant cette histoire le met mal a l'aise. Il ne
l'avoue pas, mais il serait heureux que tu viennes à
l'église demain avec ton mari. Sois à l'heure pour la
lecture de la Bible. Tu connais tante Judith.
— Très bien. Je viendrai... je veux dire, nous
viendrons.
23

La pluie crépitait contre les carreaux de la


bibliothèque. Le doux murmure berçait Catriona tandis
qu'elle recopiait quelques chansons. Assise dans un
fauteuil, elle jetait de temps à autre un coup d'œil par la
fenêtre. Au-delà du rideau de pluie, de la pelouse et des
arbres, elle apercevait les montagnes drapées de brume
et le ciel voilé de nuages.
La bibliothèque, située dans la même aile que sa
chambre et non loin du corridor qui menait à la salle à
manger, était petite mais chaleureuse. Les étagères et
les murs étaient peints en vert, les sièges habillés de
cuir cognac, de magnifiques tapis anciens réchauffaient
le sol et des rideaux de velours vert foncé encadraient
les fenêtres. De toutes les pièces de Kildonan, c'était sa
préférée.
Elle vit l'attelage qui emportait Aedan MacBride,
Jane et Harry s'éloigner du château. Lorsqu'ils s'étaient
dit au revoir. Jane l'avait embrassée et, à son grand
étonnement, l'avait remerciée d'être entrée dans la
famille. Quant à Aedan, il avait réitéré son invitation à
venir passer Noël à Dundrennan.
Catriona entendit des pas, des voix et le rire de
gorge de Jemima dans le corridor Elle avait décliné son
invitation à aller jusqu'au lac Torridon sous prétexte
qu'elle était fatiguée. En fait, la présence de Kenneth
Grait, qui avait proposé d'être leur guide, était la vraie
raison se son refus.
Catriona avait salué froidement ce dernier, avant de
se retirer dans la bibliothèque, en demandant à Mme
Baird de veiller à ce qu'on ne la dérange pas.
On frappa à la porte, et lorsque son mari pénétra
dans la pièce, son cœur fit un bond dans sa poitrine.
— Pardonnez-moi, Catriona, je sais que vous
vouliez être tranquille, mais je n'en ai que pour un
instant.
Elle l'invita à entrer, inquiète à l'idée qu'il soit là
pour lui parler de Finlay.
— Le révérend Wilkie m'a annoncé que tout le
monde comptait assister au service à Glenachan, reprit-
il. Nous irons donc tous, je suppose.
— Vous aussi ? demanda-t-elle. Mon père lit des
passages de la Bible avant l'office, l'avertit-elle. On
s'attend que je sois présente.
— Dans ce cas, nous irons tous les deux. Je
préviendrai les autres que nous les verrons un peu plus
tard.
— Merci, fit-elle avec un sourire, reconnaissante
qu'il respecte ainsi la tradition familiale.
— Seriez-vous occupée à recopier les chansons que
nous avons dû brûler? s'enquit-il d'un air espiègle.
— Oui. Mais j'ai presque terminé. Je note aussi
celles que Morag MacLeod m'a apprises cette semaine.
— Combien en avez-vous au total ?
— Cent trente-quatre, toutes en gaélique et en
anglais, avec les partitions musicales et quelques
annotations intéressantes, répondit-elle en se levant.
— Quel travail colossal ! Je suis fier de vous. Sera-
t-il bientôt achevé ?
— J'en doute. On compte des milliers de chansons
dans les Highlands et les Îles. Il faudrait y consacrer
une vie entière. Pour ma part, j'ai choisi de ne
transcrire que les chansons du nord-ouest des
Highlands. Ces dernières années, je me suis rendue
dans toutes les fermes de cette vallée et des environs.
Je suis allée aussi loin que me le permettait mon père.
Il l'enlaça.
— Je comprends pourquoi vous refusez de quitter
cet endroit.
— Je reste pour les chansons, mais aussi pour
d'autres raisons... Il m'est impossible de partir, Evan.
— Mais lorsque vous les aurez toutes rassemblées,
vous pourrez continuer ailleurs. À Édimbourg, certains
éditeurs seraient intéressés par votre projet.
Elle s'écarta légèrement de lui.
— Vous songez toujours à vendre ?
Il l'attira à nouveau contre lui.
— Hier soir, nous nous sommes mis d'accord pour
ne pas discuter de ce sujet pour l'instant, du moins
jusqu'au départ de nos invités.
— C'est vrai, mais je ne partirai pas d'ici, et je ne
veux pas publier ces chansons.
— Pourtant, les ballades écossaises sont très en
vogue en ce moment.
— On les édulcore pour plaire au public, ce que je
refuserais de faire. Ces chansons font partie intégrante
de l'âme celte. C'est ma mère qui m'a appris mes toutes
premières chansons, et j'ai commencé à les
collectionner lorsque j'ai compris qu'en chassant les
Highlanders de cette vallée, c'était notre culture qui
était menacée.
— Encore une preuve de votre amour pour cet
endroit et son héritage, observa-t-il, le visage grave.
Le bras toujours autour de sa taille, il l'entraîna
vers la cheminée au-dessus de laquelle était accroché
un grand tableau.
— Ce portrait a été peint quelques années avant sa
mort, dit-il.
La peinture représentait le père d'Evan. Catriona ne
l'avait jamais rencontré en personne, et elle l'étudia
avec curiosité.
En dépit des cheveux gris, de la taille épaisse, elle
retrouvait Evan dans les traits de son père. Même beau
visage, mêmes yeux verts étincelants. En revanche,
l'expression différait. Avec ses sourcils froncés et ses
lèvres pincées, le vieux comte semblait austère et
mécontent.
— Pourquoi votre mère l'a-t-elle quitté, Evan?
Il eut un profond soupir.
— Ma mère possède une forte personnalité, comme
lui. Je pense qu'elle aime les Highlands aussi
profondément que vous, d'ailleurs, elle travaille
toujours au sein d'associations charitables au profit des
Highlanders. Elle vous appréciera beaucoup. Mais à
l'époque, elle n'était pas d'accord avec la décision de
mon père d'agrandir le domaine et de développer
l'élevage de moutons. Et elle détestait sa froideur à
l'égard ses résidents. C'était un comte intraitable et un
père difficile, mais pas un mari sévère. À sa manière
arrogante, il l'aimait. Le départ de ma mère n'a pas
amélioré son caractère. Les pires expulsions se sont
produites alors que j'étais déjà à l'université. Il était
terriblement orgueilleux, et n'admettait pas qu'il puisse
avoir tort.
Elle posa la tête sur son épaule.
— Heureusement, il n'a pas transmis ces défauts à
son fils, du moins, il me semble.
— Merci. J'espère bien que non. En revanche,
j'espère avoir hérité de son intelligence et de sa
détermination. Je pense cependant que ma mère et sa
famille ont eu une grande influence sur mon caractère.
Avec un soupir, elle noua les bras autour de sa
taille. Elle se sentait en sécurité avec lui, désirée et
aimée, et elle ne se voyait pas l'abandonner, partir avec
leurs enfants, comme l'avait fait sa mère.
— Catriona, commenca-t-il, j'aimerais vous
demander quelque chose.
— Oui, fit-elle, le cœur battant.
— Il y a dix ans de cela, ce jour où mon père a
chassé les Highlanders, j'étais là.
— Je sais, murmura-t-elle. Je vous ai vu avec lui.
— Ce qui explique ma réputation auprès des
habitants de cette vallée... J'étais furieux ce jour-là, et
je me suis gravement disputé avec mon père. Je pensais
que je ne pourrais jamais revenir ici la tête haute.
Elle éprouva un élan de compassion pour Evan.
Comme il avait dû souffrir d'avoir un père aussi
arrogant et égoïste.
— Je savais qu'il avait tort, poursuivit-il. Qu'il
détruisait la vallée, et des centaines de vies par la
même occasion. Mais alors que je m'éloignais, ce jour-
là. j'ai entendu une jeune fille chanter. Elle se tenait sur
une colline, ses cheveux flottant au vent telle une
bannière, et sa chanson m'est allée droit au coeur. Elle
l'ignorait, mais je partageais sa douleur.
— Aujourd'hui, elle le sait, souffla Catriona.
— C'était vous, n'est-ce pas? J'ai entendu la même
voix chanter le jour où j'ai fait cette chute dans la
montagne. Lorsque j'ai repris connaissance, j'étais
perdu dans le brouillard, mais votre voix m'a guidé et
j'ai trouvé le chemin.
— Ainsi, vous m'avez, entendu chanter? Je répétais
une chanson que Morag venait de m’apprendre.
— Votre chanson m'a sauvé la vie, mon cœur, fit-il
en la serrant contre lui. Vous voyez, vous m'avez sauvé
la vie à plusieurs reprises. Laissez-moi vous aider à
mon tour. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire?
— Comment cela? demanda-t-elle, surprise.
— Mon père a causé bien du chagrin dans cette
vallée, Catriona. Je réalise à présent que non seulement
les gens mais aussi la culture ont souffert. À présent,
vous faites votre possible pour sauver cet héritage.
Comment puis-je vous aider?
Elle le dévisagea, abasourdie. Il était visiblement
sincère et une bouffée de gratitude la submergea.
Elle ne pouvait cependant pas lui parler de ce que
Finlay avait entrepris, pas encore, bien qu'elle éprouvât
une confiance grandissante à son égard. En revanche,
elle se surprit à évoquer mère Flora et le défi que celte
dernière lui avait lancé. Elle s'attendait qu'Evan se
moque d'elle, mais il n'en fit rien.
— Et vous êtes prête à relever ce défi?
— Oui, mais j'ignore si c'est possible.
Il éclata de rire.
— Et moi qui croyais que vous étiez peu disposée à
prendre des risques!
— J'apprends à les affronter, murmura-t-elle. Grâce
à vous.
— Vous aussi m'apprenez beaucoup de choses,
mon ange.
Il lui donna un baiser si ardent que ses genoux
fléchirent.
— J'aurais aimé aller chercher ce cristal pour vous,
mais vous deviez vous en charger vous-même, car vous
seule savez ce qu'il faut rapporter. Je peux cependant
vous aider à atteindre le sommet saine et sauve, puis à
trouver le cristal. Mais d'après ce que j'ai compris, il y
aura foule là-haut. Qu'en dites-vous, Catriona Bhàn?
En riant, elle se pressa contre lui. Il l'embrassa de
nouveau, et chaque baiser était plus doux que le
précédent.
Elle savait qu'ils avaient envie l'un de l'autre, là,
tout de suite, et son cœur se mit à battre la chamade.
— Ainsi, ma chérie, vous avez demandé qu'on ne
vous dérange pas, lui murmura-t-il à l'oreille.
— En effet, dit-elle à voix basse, le corps vibrant
de désir.
— Parfait, fit-il.
Il lui saisit la main et la guida vers un grand
fauteuil installé dans une alcôve. Là, il reprit ses lèvres
avec fièvre.
Le souffle court, elle se laissa aller contre lui et
répondit fougueusement à son baiser. Tandis qu'il
commençait à déboutonner sa blouse, elle le libéra de
sa veste en riant.
— Nous avons intérêt à nous dépêcher, haleta-t-
elle entre deux baisers.
— Cette fois, Catriona Bhàn, ce sera délicieux
d'être pressé, assura-t-il en libérant un sein qu'il titilla
de la langue.
Elle creusa les reins, et aurait crié s'il ne l'avait fait
taire d'un baiser. Lorsque la main d'Evan se faufila
adroitement sous ses jupes, au cœur même de son
intimité, elle gémit doucement. Bientôt, elle se mit à
onduler follement, l'embrassant à perdre haleine, se
débattant avec ses vêtements pour sentir sa peau contre
la sienne.
Il s'assit dans le fauteuil et l'installa à califourchon
sur lui. Sans perdre de temps, elle défit les boutons de
son pantalon, enroula les doigts autour de son sexe
tendu, lui arrachant un grognement sourd. La seconde
d'après, il plongeait en elle jusqu'à la garde, leur
passion silencieuse dissimulée par les jupons drapés
sur les accoudoirs du fauteuil.
Catriona n'était plus que sensations tandis qu'ils se
mouvaient en rythme, de plus en plus vite, de plus en
plus fort.
C'était tellement juste, tellement merveilleux,
songea-t-elle, et son cœur se gonfla de bonheur.
24

Depuis toujours, Evan aimait le dimanche matin.


Durant quelques heures, il lui semblait que l'air et la
lumière possédaient une douceur particulière, et que
même le chant des oiseaux était plus mélodieux.
Mais ce n'était pas le cas à Glenachan où
l'atmosphère était étouffante, presque orageuse, la
lumière faible, et où aucun oiseau ne se serait hasardé à
chanter.
Assis à côté de sa femme, à la table du révérend, il
étudiait les visages tendus de sa belle-famille : le père
au regard grave, la tante froide et renfrognée, le frère
étonnamment silencieux. Quant à Catriona. elle était
belle et sereine, mais aux yeux d'Evan, elle l'était
toujours.
Arrivés les premiers, en début de matinée, Evan et
Catriona avaient écouté le révérend lire des passages de
la Bible une heure durant. Puis ils s'étaient rendus à
l'église où ils avaient retrouvé les paroissiens ainsi que
leurs invités. Thomas MacConn avait fait un sermon en
gaélique sur le Bon Samaritain, qu'il était ensuite allé
répéter en anglais pour les nouveaux venus.
Evan avait trouvé le choix du sermon intéressant,
eu égard au fait que la propre fille de MacConn avait
été punie par sa famille pour avoir sauvé la vie d'un
homme.
Mais peut-être était-ce une façon pour le révérend
de s'excuser auprès de sa fille. En tout cas, Evan avait
été soulagé de voir que Catriona avait été accueillie,
avec toute l'affection dont étaient capables l'inflexible
MacConn et sa sœur. Lui-même avait été traité avec
respect et une réserve polie. On avait servi de la
limonade et des gâteaux à ses amis après le service,
puis ceux-ci étaient partis déjeuner de leur côté.
Evan espérait rentrer au château avec sa femme
sitôt le repas achevé, mais le révérend reprit sa lecture
de la Bible. Craignant de paraître grossier s'ils partaient
à cet instant, il écouta poliment, mais il s'en voulait
d'abandonner ainsi ses invités.
Lorsqu'il se rendit compte que M. Gillie patientait
avec l'attelage depuis un certain temps, Evan s'excusa
auprès du révérend et se leva. Il s'attendait que
Catriona l'imite, mais celle-ci ne bougea pas. Elle se
contenta de le regarder, un sourire contraint aux lèvres.
Son cœur fit un bond. Que lui arrivait-il? Il avait
beau la scruter, il ne parvenait pas à déchiffrer son
expression.
— Vous pouvez, envoyer quelqu'un me chercher
après le thé, si cela ne vous ennuie pas, dit-elle
finalement.
— Bien sûr, murmura-t-il, soulagé.
— Je suis sûre que vous aimeriez passer un peu de
temps avec vos invités aujourd'hui, poursuivit-elle. Il
fait beau, et Jemima a prévu une promenade en
calèche.
— Une promenade un dimanche? s'écria Judith
Rennie.
— Oui, riposta Catriona d'un air de défi. Un
dimanche.
Retenant un sourire, Evan baisa la main de sa
femme, salua sa famille et s'en alla.

L'attelage d'Evan avait à peine quitté Glenachan


que Catriona s'adressa a son frère.
— Quand ? demanda-t-elle.
— Bientôt, repondit Finlay. Il faut d’abord que ton
mari soit suffisamment loin. Ensuite, nous prendrons la
carriole et nous irons chercher les MacLeod chez Mme
MacAuley, pour les conduire à la cabane. J'attends
quelqu'un qui a promis de nous aider.
Elle hocha la tête d'un air absent, fixant par la
fenêtre le tournant où la voiture avait disparu. Elle était
désolée de n'avoir pu accompagner Evan, et tenta de se
consoler en songeant qu'il y aurait d'autres dimanches
avec lui. Du moins l'espérait-elle, de même qu'elle
espérait qu'ils trouveraient une solution pour ne pas
vendre Kildonan.
Pour l'heure, elle avait une mission plus importante
à accomplir : installer les MacLeod dans leur nouvelle
maison. En tant que comtesse de Kildonan, elle tenait à
ce qu'ils se sentent accueillis comme des amis et non
comme des fugitifs.
La porte du salon s'ouvrit et leur père apparut,
s'appuyant sur sa canne. Catriona jeta un coup d'œil
interrogateur à son frère.
— Vous êtes prêts? s'enquit le révérend.
— Prêts ? s'étonna Catriona.
— Pour installer les MacLeod. J'ai promis mon
aide à Finlay.
— Mais, papa, nous sommes dimanche! s'écria-t-
elle
Il lui décocha l'un de ses rares sourires. Lorsqu'elle
était enfant, il souriait souvent, et elle réalisa soudain
combien ces sourires lui avaient manqué.
— Je sais, petite, mais le Seigneur approuve notre
action.
— Lady Kildonan t'a trouvé ici même? s'exclama
Jemima qui marchait aux côtés d'Evan sur le sentier.
Dommage que Jane et Harry soient partis. Ta sœur
aurait adoré voir ça. Elle a trouvé toute celle histoire si
romantique!
— J'étais inconscient avec une blessure à la tête, et
la pauvre a dû me traîner sur des pentes verglacées.
Très romantique, en effet ! ironisa Evan. À vrai dire, je
m'étonne que Catriona ne m'ait pas fait la leçon pour
avoir tenté une telle ascension par un temps pareil.
— Elle est très courageuse, intervint Emily
Murray. Je n'aurais pas été aussi brave dans les mêmes
circonstances. D'où es-tu tombé exactement ?
Evan lui indiqua le versant rocheux sur sa gauche.
— Quelle chute! s'écria le révérend Wilkie. C'est
un miracle que vous ayez survécu. Pour être grimpé
aussi haut, vous êtes soit un excellent alpiniste... soit
un imbécile, ajouta-t-il, taquin.
Evan haussa les épaules.
— J'ai commencé la journée en pensant que la
première hypothèse était la bonne, et je l'ai terminée
convaincu que c'était la seconde qui s'appliquait à mon
cas.
— Jusqu'à ce que tu croises ton ange gardien,
objecta Jemima. À ce moment-là, tu as dû te dire que
tu étais un sacré chanceux.
— En effet, acquiesça-t-il en souriant d'un air
songeur.
— Il doit bien exister des accès plus faciles pour
atteindre le sommet, reprit-elle en étudiant la roche.
— Il y en a, mais à partir d'un certain point, tous
les chemins sont délicats.
— Nous devons trouver un itinéraire qui convienne
à tout le monde, déclara-t-elle. Aucun d'entre nous
n'oserait se mesurer à une paroi aussi verticale.
— Excepté Kildonan et M. Fizgibbon, remarqua
Emily. Et peut-être M. Grant qui semble apprécier les
défis.
Wilkie, qui discutait avec sa femme, se tourna vers
eux.
— Kildonan, ma femme et moi nous demandions
où se trouvait la fameuse cabane.
— Un peu plus loin. Il faut quitter le sentier et
descendre la colline.
— Allons jeter un coup d'oeil, suggéra Wilkie à sa
femme.
— Tiens, voilà Wetherstone, M. Grant et M.
Fitzgibbon ! lança Jemima. Ils sont à la traîne depuis le
début de l'après-midi. Lorsque nous attaquerons les
ascensions plus ardues, il faudra rester groupés.
Regardez ce qui est arrivé quand M. Fitzgibbon et
Evan ont été séparés !
— Cela ne me déplairait pas de me perdre si cela
me permet de rencontrer un bel inconnu, plaisanta
Emily.
— Alors. Kildonan, tu nous as trouvé un chemin
pour demain ? demanda Arthur en les rejoignant.
— Oui, Arthur, je pense que tu devrais escalader ce
versant rocheux pour étudier de près le gneiss de
Lewis, le taquina Evan. Quant à nous, nous prendrons
les carrioles et nous t'attendrons au sommet avec un
pique-nique.
— Je veux bien, à condition qu'il ne pleuve pas,
répliqua son ami en souriant.
— Je vous aiderai à choisir un itinéraire. Arthur, si
vous le souhaitez, proposa Grant sans se départir de
son sérieux. Je connais bien ces pentes. Les rochers
sont parfois instables, et la crête est si étroite qu'on
peut à peine y marcher. C'est très difficile pour un
homme, et quasiment impossible pour une femme à
cause de ses jupes.
— M. MacConn a accepté d'être notre guide,
intervint Evan. Mais vous êtes aussi le bienvenu,
Grant. Vos connaissances seront très utiles.
Arthur fouilla dans sa poche.
— Regardez ce que j'ai trouvé : de jolies pierres de
Cairngorm, dit-il en leur montrant les cristaux de
quartz fumé.
Jemima et Emily poussèrent des cris admiratifs.
— Kildonan! appela Wilkie qui venait de
réapparaître avec sa femme au sommet de la colline.
Vous êtes sûr que la cabane est abandonnée?
— Bien entendu, répondit Evan. Il manque la
moitié du toit.
— Nous avons trouvé un charmant cottage, dit
Anna Wilkie. Et il est habité. De la fumée sort de la
cheminée, et il y a une carriole attelée devant la porte.
— Un charmant cottage? répéta Evan, perplexe,
avant de se diriger vers eux, les autres sur ses talons.
Arrivé au sommet de la colline, il s'immobilisa,
stupéfait.
La cabane abandonnée s'était en effet transformée
en un charmant cottage.
Evan se rappela soudain que Finlay était censé la
réparer. Se pouvait-il qu'il s'en soit occupé aussi
rapidement ! Et dans ce cas, et qui y habitait
désormais?
La porte s'ouvrit. Il reconnut la chevelure rousse et
la silhouette élancée de sa femme. Derrière elle
apparurent Finlay et le révérend MacConn.
Se demandant ce qu'ils faisaient là un dimanche,
Evan croisa les bras et les observa, les yeux plissés.
Un troisième homme sortit, suivi d'une femme qui
portait un bébé dans les bras. Deux enfants
s'agrippaient à sa jupe. Ils portaient des vêtements
rapiécés, et les enfants étaient pieds nus, mais ils
semblaient en bonne santé. Catriona serra la main de la
femme, puis se pencha pour caresser la tête des enfants
auxquels elle murmura quelques mots. Elle regagna
ensuite la carriole avec son père et son frère, tandis que
la famille rentrait dans la maison.
— Que diable se passe-t-il ici ? marmonna Evan.
— Ah, Kildonan ! lança Grant en s'approchant.
Il contempla la scène, puis reprit :
— J'avais l'intention de vous en parler, mais
j'attendais des preuves. Eh bien, les voilà!
— Des preuves de quoi ? aboya Evan.
— Voilà un certain temps que je soupçonne votre
régisseur de faire revenir clandestinement des
Highlanders chassés par votre père. Apparemment, ce
sont ses dernières recrues.
Les MacConn s'apprêtaient à monter dans leur
carriole, lorsqu’Arthur, les Wilkie et les sœurs Murray
rejoignirent Grant et Evan. À cet instant, Catriona leva
la tête et les aperçut sur la colline. Sans hésiter, elle se
dirigea vers eux, le vent gonflant sa longue jupe
sombre. Son frère et son père lui emboîtèrent le pas,
quoique plus lentement.
Evan dévala la colline pour aller à sa rencontre.
— Qu'est-ce que cela signifie ? lui demanda-t-il
d'une voix sourde. J'ai entendu la version de Grant, à
présent, je veux la vôtre.
Elle jeta un regard au petit groupe qui suivait son
mari.
— Nous avons trouvé des maisons et donné du
travail à quelques-uns des Highlanders qui avaient été
chassés du Glen Shee. répondit-elle sans ciller.
— Ce n'est pas elle la fautive, mais moi, intervint
Finlay.
— Et moi, ajouta leur père.
Le dos droit, le menton haut, les trois MacConn le
défiaient du regard.
— Combien de familles avez-vous aidées? Et
depuis quand ?
— En deux ans, j'ai fait revenir dix-huit familles,
répondit Finlay. Elles avaient toutes été renvoyées par
votre père. J'ai pris cette décision en tant que régisseur.
— Je l'ai aidé, persista Catriona.
— Tais-toi ! la rabroua son frère. J'ai retrouvé
certains de ces gens dans les caniveaux de Glasgow.
D'autres ramassaient du varech et du bois sur les plages
pour un salaire de misère. Je leur ai fourni de quoi
réparer leurs anciennes maisons qui avaient été brûlées.
Et je leur ai donné du travail.
— Pour rassembler les troupeaux, tondre les
moutons... dit Evan.
— Et réparer les maisons des autres, ajouta Finlay
en indiquant la cabane.
— Beaucoup tissent aussi la laine de leurs propres
moutons, ce qui leur rapporte un peu d'argent, expliqua
Catriona.
— Et je suppose qu'ils tricotent aussi, ironisa-t-il.
Catriona hocha la tête. Evan vit la famille sortir de
la chaumière et s'approcher d'un pas hésitant.
Il ne savait comment réagir. Pour générer des
profits, le domaine devait fonctionner avec une poignée
d'hommes capables de s'occuper de milliers de
moutons, excepté lors des tontes de printemps où l'on
engageait des saisonniers. Son père avait mis en avant
ces impératifs économiques pour chasser les
Highlanders. Durant des siècles, ces derniers avaient
possédé des domaines immenses qui ne rapportaient
rien, les familles se contentant de subsister grâce à
leurs petits potagers, quelques têtes de bétail et
l'artisanat. En dehors de l'élevage, il y avait pourtant de
l'argent à gagner en louant des milliers d'acres comme
réserves de chasse ou lieux de villégiature.
Evan regarda approcher la famille, conscient des
regards de ses invités dans son dos. Tous s'attendaient
sans doute qu'il demande des compensations et menace
de faire arrêter Finlay pour avoir pris une telle
initiative.
Le visage blême, l'air déterminée, Catriona ne le
quittait pas des yeux. Elle ressemblait à une reine prête
à partir en guerre pour défendre son peuple. Elle aimait
ces gens, et les protégeait avec la dévotion et la
compassion d'une mère, et rien que pour cela il la
respectait. De même qu'il trouvait admirables le
courage et l'imagination dont Finlay et elle avaient fait
preuve pour aider les leurs.
— J'avais raison, lança Grant d'un air triomphant.
Votre régisseur a commis un acte illégal qui va réduire
gravement les profits de votre domaine. Il faut le faire
arrêter sans attendre. Et le révérend est son complice,
un dimanche! Il pourrait perdre sa paroisse si on le
dénonçait. Et vous, lady Kildonan, êtes-vous aussi
mêlée à cette triste affaire ?
— Taisez-vous, Grant, ordonna Evan, se retenant
de lui flanquer son poing dans la figure.
— Bon sang, j'ai bien fait de me rétracter,
Kildonan! s'exclama Wetherstone. Je n'aurais pas
supporté une telle rébellion sur mes terres. Je vous
conseille d'y réfléchir à deux fois, monsieur Grant,
ajouta-t-il.
— Je ne vois pas où serait le problème, répliqua le
médecin d'un ton mielleux. Je les ferai expulser de
nouveau, par un autre régisseur, bien sûr, MacConn
étant bon pour la prison.
Evan en avait assez entendu. Il crispa les doigts
autour de son bâton de marche.
— Avez-vous engagé les nouveaux venus pour
réparer le pont, comme je vous l'avais ordonné? lança-
t-il à Finlay d'un ton sec.
— Pour réparer le pont ? répéta celui-ci, interloqué.
— Oui. J'ai besoin de quelques hommes solides, et
je pensais que vous les choisiriez parmi ces nouveaux
résidents que je vous avais autorisé à faire revenir.
— Vous aviez donné votre autorisation! s'écria
Grant.
— Bien sûr, fit Evan avec un mince sourire. Vous
pensiez que M. MacConn avait agi de son propre chef?
— Oui. Et je le pense toujours, répliqua Grant.
Evan le foudroya du regard.
— En une dizaine d'années, mon père a chassé des
centaines, peut-être des milliers de personnes de cette
vallée. Il les a remplacées par des moutons. Les bêtes
prospèrent parmi ces collines, ce qui n'est pas le cas
des familles exilées. Il est temps pour elles de rentrer.
Nous avons assez de moutons, et nous avons besoin de
main-d'œuvre. Vous n'êtes pas d'accord avec moi, lady
Kildonan ? ajouta-t-il d'un ton brusque.
— Tout à fait, dit-elle.
— Que diable se passe-t-il ? demanda
Wetherstone.
— Il ment pour protéger sa femme et sa belle-
famille, s'indigna Grant. Les Highlanders ont été
chassés parce que c'étaient des bons à rien.
— Une erreur de mon père, rétorqua Evan. Les
Highlanders sont des gens courageux, sérieux et
consciencieux. Quand ils le veulent, ils travaillent plus
vite et mieux que les gens du Sud. Du reste, Finlay,
j'aurai besoin d'une autre équipe pour replâtrer les murs
du château. Le chantier durera des mois et commencera
après la tonte de printemps.
— Bien, monsieur. Y a-t-il autre chose?
— Oui.
— Quoi donc, monsieur?
— Félicitations, Finlay. Vous avez fait du bon
travail en mon absence, conclut-il avant de se tourner
vers les nouveaux arrivants. Bienvenue à Kildonan et
au Glen Shee, ajouta-t-il en inclinant la tête.
— Voici William MacLeod, sa femme Helen et
leurs enfants, fit Catriona, à peine remise de sa
surprise. Ils arrivent d'Inverness. Monsieur et madame
MacLeod, je vous présente lord Kildonan.
William retira sa casquette.
— Merci pour... votre aide, monsieur.
— Vous pouvez, remercier M. MacConn et le
révérend, dit Evan. Ainsi que lady Kildonan, bien
entendu. Êtes-vous parents avec Morag MacLeod ou
Flora MacLeod, qui habite dans la montagne?
— Oui, monsieur, répondit William. Mère Flora est
mon arrière-grand-mère.
Evan lui sourit.
— Elle sera sûrement heureuse de vous retrouver.
Ma chère, ajouta-t-il à l'adresse de sa femme. J'avais
prévu d'aller vous chercher à Glenachan, mais puisque
vous êtes là, voulez-vous redescendre avec nous?
— Volontiers, répondit Catriona.
Elle serra son frère dans ses bras, embrassa son
père, et lui murmura quelques mots à l'oreille qui le
firent cligner des yeux, comme s'il luttait contre les
larmes. Puis, empoignant ses jupes, elle courut
rejoindre Evan oui s'était détourné abruptement, sans
même faire mine de l'attendre.
À vrai dire, ce dernier était désemparé. Il
comprenait le geste de Finlay et avait essayé
d'empêcher Grant de créer des problèmes. Mais à son
grand désarroi, il réalisait que cette aide que Catriona
apportait aux familles démunies signifiait que jamais
elle ne quitterait la vallée.
Elle ne pourrait vivre nulle part ailleurs qu'ici. Elle
aimait cette vallée et ses habitants plus que tout, et que
quiconque. Et cette découverte le blessait plus qu'il
n'aurait su le dire.
— Evan !
Elle le rattrapa, et demeura à sa hauteur. Les autres
s'étaient éloignés en hâte, conscients de la colère
d'Evan.
— Evan, attendez!
Il s'arrêta et se tourna vers elle sans un mot.
— Merci, fit-elle, le souffle court. Je vous
expliquerai tout, je vous le promets. Mais pourquoi
avez-vous agi ainsi?
— Par loyauté, grommela-t-il. Je suis un
Highlander moi aussi, même si vous en doutez.
Sur ces mots, il se remit en route, la laissant seule
sur le sentier.
25

La journée était fraîche et Catriona frissonna. Elle


marchait dans la lande entre Evan et Finlay.
Fitzgibbon, les Wilkie, les sœurs Murray, les
Wetherstone et Kenneth Grant les suivaient. Des
carrioles les avaient déposés au pied de la chaîne du
Beinn Alligin.
Elle rajusta son châle autour de ses épaules, se
félicitant d'avoir choisi des vêtements certes peu dignes
d'une comtesse, mais adaptés à la situation. Ce qui
n'était pas le cas des autres femmes.
Les hommes eux portaient des costumes de tweed,
des chapeaux melon et des souliers a semelle épaisse.
Deux ou trois, dont Evan, avaient des sacs à dos
contenant des cordes et des piolets au cas où ils
rencontreraient de la neige ou des parois escarpées.
Tous étaient munis de solides bâtons de marche.
— Ce n'est pas la période idéale pour faire de
l'escalade, remarqua Finlay en observant le ciel chargé
de nuages. Mai et juin sont les mois les plus agréables.
Au printemps, on risque des inondations, en été, les
insectes vous dévorent et, pendant l'automne ou l'hiver,
le temps est imprévisible. Cela dit, si vous tenez à faire
cette escalade, inutile d'attendre un jour de plus. Il peut
y avoir de nouveau du mauvais temps, peut-être même
de la neige.
— L'hiver n'est pas forcément une mauvaise
saison, fit Arthur. Les Alpes sont toujours couvertes de
neige, mais cela ne décourage pas les alpinistes. Au
contraire.
— La neige et la glace sont traîtres ici. rappela
Finlay. Regardez autour de vous... Certaines
montagnes ont des neiges éternelles. Cela dit, notre
excursion d'aujourd'hui ne nous amènera pas aussi
haut.
Les montagnes se découpaient sur le ciel gris,
imposantes avec leurs façades rocheuses, leurs pics et
leurs versants plus ou moins raides. Le sommet le plus
élevé de la chaîne était le Beinn Shee, dont la forme
conique était scindée en deux, résultat d'un glissement
de terrain quelques siècles auparavant. Les deux parois
rocheuses se faisaient face au-dessus de la fissure.
Au loin, la ligne des crêtes ondulait avec une grâce
particulière parmi les sommets enneigés semés de
quartz blanc. Tandis que le groupe commençait
l'ascension. Catriona ralentit le pas pour contempler
l'impressionnante crevasse.
Son frère aîné était mort à cet endroit, et Evan avait
failli perdre la vie en tentant d'escalader la paroi
verticale. Et voilà qu'elle s'était mise en tête de vaincre
à son tour cette dangereuse façade en quête d'un
hypothétique cristal.
Était-elle folle d'avoir accepté un tel défi ? Elle
avait l'impression d'être une bergère de conte de fées
cherchant un talisman en compagnie d'un beau prince.
Mais depuis qu'elle l'avait trahi, le prince était furieux,
et elle ne savait pas s'ils seraient toujours ensemble à la
fin de l'aventure.
Elle réalisait soudain que la quête qui lui avait
semblé jusqu'à présent si importante ne l'était plus
autant. Ce qu'elle souhaitait plus que tout, c'était aimer
ce prince et être aimée de lui. Sans cette magie-là. le
cadeau des fées perdait de son éclat.
Depuis le début de la matinée, Evan s'était montré
distant, parlant peu, la touchant brièvement lorsqu'il
l'aidait lors d'un passage difficile. Elle n'avait pas
besoin d'aide, mais elle l'acceptait volontiers, profitant
de la moindre occasion pour se rapprocher de lui.
Quelle décision avait-il prise ? La veille, il ne l'avait
pas rejointe dans sa chambre, alors qu'elle l'attendait
pour s'expliquer, comme elle le lui avait promis.
Elle contempla le groupe de randonneurs, mais
évita de croiser le regard de Grant.
— Nous allons passer par ici pour atteindre les
pentes les plus élevées du Beinn Alligin, expliqua
Finlay. Le pic que vous apercevez au centre des
montagnes s'appelle le Beinn Shee.
Le révérend Wilkie sortit un petit carnet de sa
poche pour dessiner et prendre des notes.
— La chaîne du Beinn Alligin s'étend en forme de
croissant sur plusieurs kilomètres, mais nous passerons
au milieu, au-delà des sommets appelés les Cornes
d'Alligin, pour accéder au Beinn Shee et au Sgurr
Mhor, le Grand Sommet. Puis nous ferons demi-tour.
— M. MacConn et moi-même avons décidé qu'il
faudra rebrousser chemin au Sgurr Mhor, intervint
Evan. La descente se termine par un pont en ruine fort
dangereux. Les carrioles reviendront nous chercher là
où elles nous ont déposés ce matin.
— J'espérais tenter l'ascension du Beinn Shee et
faire du véritable alpinisme, se plaignit Jemima.
— Nous atteindrons le sommet, la rassura Finlay,
mais il n'est pas conseillé de descendre dans la crevasse
qu'on surnomme le Eag Dubh, le Trou Noir. Du moins
pas pour vous, mesdames.
Catriona lui jeta un regard agacé.
— On ne peut escalader sans danger le Beinn Shee,
mademoiselle Murray, renchérit Grant. Bien que
certains téméraires aient essayé, ajouta-t-il en regardant
Evan.
— Kildonan et moi avions bien commencé, se
défendit Arthur. Si nous n'avions pas été surpris par le
mauvais temps, nous aurions sûrement réussi.
— M. Fitzgibbon et moi-même avions entamé
notre escalade du pied du Beinn Shee, précisa Evan.
C'était une ascension difficile, quant à la descente...
Disons que je ne la recommande pas, conclut-il en
évitant de regarder Catriona.
— La randonnée d'aujourd'hui n'a rien d'une
promenade de santé, avertit Finlay. Et si les nuages
deviennent trop menaçants, nous redescendrons sans
attendre.
Ils reprirent leur ascension, entre rochers et
bruyère, jusqu'à ce qu'ils arrivent à un torrent. Finlay
attacha une corde solide de part et d'autre. Catriona et
Evan le franchirent en premier, puis aidèrent les autres
à sauter de rocher en rocher en s'agrippant à la corde.
Alors que presque tout le monde l'avait franchi,
lady Wetherstone s'arrêta net, tel un cheval rétif devant
l'obstacle, sous prétexte que l'ourlet de sa jupe était
mouillé. Son mari et Evan eurent beau l'encourager à
poursuivre, elle refusa de faire un pas de plus.
Visiblement déçu de rater l'excursion, son mari n'eut
d'autre choix que de lui proposer de retourner avec elle
au château.
— Quelle région de sauvages! se plaignit-elle
tandis qu'ils s'éloignaient. Nous avons gravi des
montagnes deux fois plus hautes dans les Alpes, mais
c'était autrement plus facile. À Chamonix, on nous a
fourni des ânes guidés par de charmants enfants, vous
vous souvenez? Et nous sommes arrivés au sommet
sans problème. Jamais nous n'avons rencontré de
ruisseau sans un pont qui l'enjambait !
Catriona et Evan ne firent aucun commentaire,
mais tous deux pensaient la même chose.
Un peu plus haut, des pins poussaient parmi les
rochers, et les pentes douces des collines se
transformèrent en champs de pierres. De la mousse, de
l'herbe drue et de la bruyère s'accrochaient à flanc de
montagne. Les moutons et quelques chèvres qui
broutaient, perchés ici ou là tels des équilibristes,
s'écartèrent tranquillement à l'approche des humains.
Catriona suivait Evan et Finlay, devant les sœurs
Murray, les Wilkie, Arthur et Grant. Arthur s'arrêtait
fréquemment pour étudier différentes variétés de roche
et prendre des notes.
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule,
Catriona croisa le regard déplaisant de Grant. Il lui
avait à peine adressé la parole en arrivant à Kildonan,
et elle s'était débrouillée pour l'éviter. Personne n'était
au courant de ses menaces, devenues sans objet depuis
que la vérité avait éclaté, et elle n'avait pas l'intention
d'en parler à Evan. En ce qui la concernait, le sujet était
clos. Mais les regards qu'il lui lançait lui glaçaient
l'échine. Elle sentait sa présence dans son dos telle une
ombre malfaisante, et se rapprocha spontanément
d'Evan, lui frôlant l'épaule. Il lui prit le coude en
silence. Bien qu'il fût encore mécontent, elle se sentit
protégée et rassurée, et elle lui sourit.
Elle avançait d'un pas régulier, admirant la vue
magnifique sur les montagnes, le lac Torridon, et
parfois, à travers les écharpes de brouillard sur la mer,
la silhouette lointaine des Hébrides.
Ils atteignirent enfin le chemin des crêtes qui n'était
pas sans évoquer la colonne vertébrale d'un animal
préhistorique dont les parois escarpées auraient
constitué le corps. Ils marchaient depuis trois heures et
se trouvaient à présent à près de mille mètres. Le
monde à leurs pieds était drapé de brume, et le ciel
semblait immense.
Arthur ramassa quelques pierres qu'il lança dans la
pente. En riant, Jemima l'imita.
— Ne regardez pas en bas, lui conseille Grant.
Vous pourriez avoir le vertige. Ce serait dommage
qu'une aussi jolie jeune femme suive le même chemin
que ces pierres.
Il tourna la tête vers Catriona et eut un sourire si
froid que le cœur de la jeune femme se mit à battre à
grands coups. Cet homme l'inquiétait. Elle ne parvenait
pas à oublier ses menaces, et se rappela sa terreur
lorsqu'il l'avait poussée sur le pont.
Elle se détourna et se sentit réconfortée en sentant
la main ferme d'Evan au creux de ses reins tandis qu'ils
avançaient à la queue leu leu sur la crête. Finlay tira
une corde de son sac à dos, la noua autour de sa taille,
puis autour de celles des sœurs Murray pour les
rassurer. L'ascension était entrée dans une phase plus
délicate, et les jeunes filles avaient cessé de rire et de
plaisanter. Imitant Finlay, le révérend Wilkie attacha
aussi une corde autour de la taille de sa femme.
Quand Evan offrit à Catriona de faire de même,
elle refusa, mais elle lui fut reconnaissante de le lui
avoir proposé. Elle n'avait pas le vertige, mais elle
devait admettre que les vents parfois violents rendaient
la progression difficile.
Finlay décida d'une halte, et les randonneurs
s'arrêtèrent pour boire de la limonade et grignoter des
biscuits et du fromage. Anna Wilkie et les sœurs
Murray sortirent leurs carnets de croquis, tandis que le
révérend Wilkie prenait des notes, Kenneth Grant et
Arthur s'éloignèrent pour admirer la vue.
Catriona s'assit sur un rocher, les jambes ramenées
sous elle. Evan la rejoignit et s'installa a côté d'elle. Ils
contemplèrent un moment le paysage en silence, puis
elle se risqua à lui parler, et il lui répondit.
Apparemment, l'ascension avait permis une sorte de
réconciliation. Elle s'apprêtait à s'excuser auprès de lui,
mais les Wilkie et les autres se joignirent à eux, ne lui
en laissant pas le temps. Grant s'approcha à son tour,
une flasque en argent à la main. Il la tendit à Catriona
qui secoua la tête.
— C'est plus revigorant que de la limonade,
déclara-t-il. Je pense que ça ne ferait de mal a personne
d'en boire un peu. Le vent est froid à cette hauteur.
— Nous n'avons pas besoin de boisson revigorante
alors que nous ne sommes que sur le chemin des crêtes
répliqua-t-elle en se demandant si Grant n'avait pas
déjà un peu bu.
— C'est une tradition chez les montagnards de
trinquer lorsqu'on atteint un sommet. Le plus souvent,
on prend du cognac, mais puisque nous sommes en
Écosse, j'ai apporté du whisky.
Il avala une rasade d'alcool.
— Nous ne sommes pas encore arrivés au sommet,
intervint Evan d'un ton sec, aussi, je vous conseille de
ranger cette flasque si vous ne voulez pas avoir la tête
qui tourne. D'autre part, je vous rappelle que la
coutume veut qu'on en prenne une gorgée, pas la
flasque entière.
— Nous sommes presque arrivés, voyons, insista
Grant. Bientôt nous aurons atteint le Trou Noir, la
fissure des fées. Il faut fêter cela.
D'un large mouvement du bras, il embrassa
l'ensemble rocheux qui formait trois sommets qu'on
pouvait soit contourner soit escalader.
— Arriver au sommet du Eag Dubh n'a rien d'un
défi, poursuivit-il. Il suffit de suivre le chemin des
crêtes. En revanche, pour parvenir au sommet du Beinn
Shee, il faut escalader le Trou Noir, et personne n'y est
jamais parvenu. Ni vous, lord Kildonan, ni feu votre
beau-frère, ni M. MacConn. Lady Kildonan, racontez-
nous donc l'histoire de cette fissure, ajouta-t-il.
Catriona vit le visage de Finlay se durcir. Grant ne
faisait certainement pas allusion à la chute tragique de
son frère, ni la blessure de son père, mais à la légende.
— Le vrai nom est Eag Dubh na h-Eigheachd,
commença-t-elle, ce qui signifie la Crevasse des
Hurlements. Les bergers évitent cette partie de la
montagne depuis des générations. Selon la légende, on
entend parfois des hurlements monter de la fissure. Il
s'agirait de créatures malfaisantes, diaboliques,
prisonnières des rochers. Certains prétendent que les
hurlements sont ceux de la montagne qui réclame un
sacrifice. Ils racontent que les cris ne cessent que
lorsque... quelqu'un meurt ici.
Tous la fixèrent en silence. Le révérend écrivait
furieusement dans son calepin, tandis que sa femme
blêmissait à vue d'œil.
— Si j'avais connu l'existence de cette légende
auparavant, je ne serais pas venue jusqu'ici, remarqua
Jemima, quelque peu nerveuse.
— Moi non plus, renchérit sa sœur.
— Ce n'est que le sifflement du vent qui
s'engouffre dans la fissure, les rassura Evan.
— Bien sûr, acquiesça Grant. Mais l'histoire est
amusante, non?
Arthur, qui se promenait dans les rochers depuis un
moment, se rapprocha du groupe.
— Lady Kildonan, vous vous souvenez de notre
conversation à propos des cristaux?
— Bien sûr, répondit Catriona, ravie de cette
diversion.
— Regardez. Je suis tombé sur un ensemble de très
jolis cristaux de roche.
Sur sa paume, quelques éclats scintillaient au
soleil.
— Où les avez-vous trouvés? s'enquit Catriona en
se levant d'un bond. Ils sont magnifiques.
Arthur les emmena au pied d'une paroi rocheuse où
un gisement de cristaux étincelait au milieu des roches
noires.
Émerveillée. Catriona s'agenouilla et les effleura de
la main. Les autres jeunes femmes l'imitèrent.
— Ils sont superbes, murmura Evan à ses côtés,
— Oui, mais ce n'est pas ce que je cherche.
Il en cassa un morceau et le lui tendit.
— Votre amie sera peut-être heureuse que vous lui
en rapportiez.
Elle hocha la tête et cassa un morceau de roche à
son tour. Le cristal était parfaitement taillé, aussi épais
que du verre, et bien que cette découverte l'eût
enchantée, elle n'était pas entièrement satisfaite.
Alors que Mme Wilkie se tournait pour en donner
un à son mari, elle perdit l'équilibre, poussa un cri et
tomba à genoux sur la pente couverte de pierres
friables. Aussitôt, elle commença à glisser, tentant
désespérément de se raccrocher là où elle le pouvait.
Evan, Finlay et le révérend se précipitèrent à son
secours. Evan l'atteignit le premier, se jeta à genoux et
l'empoigna pour la tirer. En pleurant, Anna se
cramponna à lui tandis qu'il lui murmurait des paroles
apaisantes à l'oreille. Après l'avoir relevée, il la confia
aux bras rassurants de son mari qui l'aida à regagner le
sentier.
Le cœur battant, Catriona les suivit. Wilkie fit
asseoir son épouse sur un rocher, puis interpella Grant :
— Vous êtes médecin, monsieur. Pourriez-vous
examiner sa cheville?
Grant acquiesça et s'accroupit devant Anna.
— Elle n'est pas cassée, semble-t-il, mais vous
avez une vilaine entorse. Il va falloir vous bander le
pied. Ensuite, il vous faudra redescendre dans la vallée.
Pensez-vous pouvoir y arriver, madame?
La jeune femme hocha la tête. Catriona s'approcha
d'elle et lui prit la main.
— Avez-vous un bandage? demanda-t-elle à Grant.
— J'ai une trousse de secours dans mon sac à dos,
dit-il en allant le chercher.
Catriona retira la chaussure d'Anna. En dépit du
bas de laine, elle sentait la cheville enfler. Puis Grant
revint lui faire un bandage serré.
— Vous avez besoin d'un remontant, madame,
conseilla-t-il en lui tendant sa flasque.
Anna en avala deux gorgées en grimaçant.
— Je vais la ramener au château, annonça Wilkie.
— Elle ne pourra pas marcher tout le chemin,
intervint Evan. Je vous accompagne pour vous aider si
besoin est.
— Il vous faut aussi un guide expérimenté, déclara
Finlay à son tour. Vous ne pouvez reprendre le même
chemin pour redescendre, c'est trop dangereux. Je viens
avec vous.
— Moi aussi, renchérit Jemima. Anna a besoin
d'une femme auprès d'elle. Emily, tu viens avec nous?
Nous pourrons toujours revenir avant notre départ de
Kildonan.
— L'endroit est magnifique, mais je n'ai pas
vraiment envie de m'approcher du Trou Noir, avoua
Emily.
Evan regarda sa femme.
— Nous aussi, nous reviendrons une autre fois,
Catriona.
Celle-ci hésita. Ils étaient si proches du but. Elle ne
voulait pas abandonner, mais comment l'expliquer aux
autres? Seul Evan était au courant de la raison de sa
présence ici, et seuls son frère et lui comprendraient
pourquoi elle devait absolument relever le défi lancé
par la vieille conteuse.
— Bien sûr, dit-elle à regret. Nous allons tous
redescendre.
Elle effleura les cristaux dans sa poche, avec
l'espoir que Flora MacLeod s'en contenterait.
— Est-ce que vous nous en voudriez, si Catriona et
moi restions encore un peu ? déclara soudain Evan en
prenant sa femme par le bras. Elle est sous le charme
de cet endroit, et moi aussi j'aimerais en profiter,
ajouta-t-il en riant. Partez en avant, nous vous
rejoindrons.
— C'est en effet un lieu fort romantique, commenta
Arthur d'un air moqueur. Mais ne tardez pas trop tous
les deux.
Les autres rassemblèrent leurs affaires et
entamèrent la descente. Grant et Wilkie encadraient
Anna qui serrait les dents, consciente qu'il lui faudrait
marcher longtemps avant que les hommes puissent la
porter.
Catriona se tourna vers son mari.
— Merci, souffla-t-elle.
Il lui sourit.
— Où se cachent les cristaux magiques, a votre
avis? Et à quoi diable ressemblent-ils?
Elle éclata de rire.
— C'est vous le géologue, monsieur, pas moi !
Evan lui attrapa la main et l'entraîna à sa suite.
— Venez, madame. Nous allons saluer le Beinn
Shee... J'espère qu'il n'est pas d'humeur à exiger des
sacrifices, aujourd'hui.
26

Evan contourna le dernier des pics rocheux et prit


pied sur un rebord qui formait une marche naturelle
autour du sommet conique. Il étudia la cime d'un œil
avisé.
— Cela risque d'être glissant, annonça-t-il à
Catriona. Placez vos pas dans les miens. Je vais
chercher les endroits les plus stables.
Elle hocha la tête et le suivit. Une soudaine rafale
de vent lui arracha son bonnet qui resta accroché par
les rubans. Lorsqu'elle voulut le nouer plus serré, il lui
échappa et s'envola.
Evan avançait prudemment le long du sentier
escarpé. Alors qu'ils s'arrêtaient pour reprendre leur
souffle, il nota que les nuages s'étaient obscurcis, et
que le vent fraîchissait.
— Il va pleuvoir, dit-il en se remettant en marche.
Nous devons nous dépêcher.
Par endroits, le sentier était incroyablement étroit.
Chaque fois qu'il jetait un coup d'oeil par-dessus son
épaule, il voyait Catriona sur ses talons, si gracieuse et
si courageuse. Il ressentit un élan de fierté et d'amour.
— Vous n'aimez peut-être pas prendre de risques,
mais vous les assumez à merveille. Désormais, je vous
appellerai Catriona Dàna, Catriona la Courageuse.
Elle éclata de rire.
— Votre gaélique est meilleur que je ne le pensais.
Ils continuèrent leur progression alors que le vent
tourbillonnait en bourrasques autour d'eux, et Evan
songea que certains de leurs amis auraient baissé les
bras devant cette partie de l'ascension. C'était une
bonne chose qu'ils fussent redescendus.
La pente était très raide. Autour d'eux, les rochers
étaient couverts de mousse et des plaques de neige
étaient visibles dans les crevasses. Il émanait de la
montagne une force primitive, sombre et écrasante.
Accroché à son flanc. Evan se sentait vulnérable,
soumis aux caprices des éléments, et le monde des
hommes lui paraissait bien loin.
Mais Catriona le suivait, et il éprouva le besoin
profond de la protéger et de l'aider à accomplir son
rêve. Il poursuivit la montée et fut soulagé d'arriver
enfin au sommet. Il avait déjà conquis des montagnes
plus hautes et plus belles, mais aucune d'entre elles ne
dégageait une telle puissance.
Il eut un léger vertige en reprenant son souffle et
résista à l'envie de regarder en bas. Il préféra porter le
regard au loin, au-delà du lac, vers la mer et les îles qui
flottaient sous les nuages.
Une goutte de pluie s'écrasa sur sa main, puis une
autre. Les nuages étaient si proches que l'air semblait
humide et doux, comme s'il respirait de la vapeur.
Il tendit la main à Catriona, et elle s'assit près de
lui, haletante.
Le sommet était un simple cône, pentu mais pas
impossible à escalader. En revanche, là où la roche
s'était scindée en deux blocs de taille différente, les
parois étaient pleines d'aspérités, de plaques de neige et
de verglas.
Assis à l'endroit le plus élevé du cône, Evan se
pencha en avant pour regarder dans la crevasse.
Catriona l'imita et eut un hoquet de surprise.
— Seigneur! s'exclama-t-elle. Je n'avais jamais vu
l'intérieur d'aussi près. Le Trou Noir porte bien son
nom.
— En effet.
La crevasse était composée de gneiss sombre et
humide. Dévalant sur des centaines de mètres, les deux
parois formaient une étroite cheminée où le vent
s'engouffrait en sifflant. Loin, très loin, on apercevait le
fond de la vallée.
— Et vous avez essayé d'escalader cette façade?
reprit Catriona.
— C'était stupide de ma part. J'étais à la moitié du
parcours quand je suis tombé. J'ai échoué sur la pente
et j'ai commencé à glisser. Un rebord de pierre a arrêté
ma chute. J'ai réussi ensuite à rejoindre la colline et le
chemin.
Elle poussa un soupir.
— On a retrouvé mon frère un peu plus bas sur la
pente. Lui aussi s'était mis en tête d'escalader le Trou
Noir. Mais il n'a pas eu autant de chance que vous,
conclut-elle à mi-voix.
Il prit sa main gantée et la porta à ses lèvres.
— Je suis conscient d'avoir eu énormément de
chance, murmura-t-il.
Il avait tant de choses à lui dire, mais ce n'était ni le
lieu ni le moment. Alors, il se contenta de se pencher et
de l'embrasser.
Ils étaient assis sur le toit du monde, ce monde
qu'Evan voulait partager avec elle à jamais. Il savait
qu'il ne vendrait pas Kildonan. Son cœur s'y refusait. Il
trouverait bien un moyen pour rembourser les dettes du
domaine ainsi que les siennes.
Depuis deux ans, il aidait financièrement les trois
familles des disparus dans la catastrophe du pont.
Personne n'en savait rien, excepté l'un de ses notaires.
Il envoyait régulièrement des chèques aux veuves et à
leurs enfants, et il avait prévu de constituer un fond à
leur intention avec une partie de l'argent de la vente du
domaine.
Mais, brusquement, cette tragédie lui paraissait
ancienne, comme si elle était arrivée à un autre.
Perché au sommet de cette montagne, au bord
d'une crevasse qui semblait plonger au centre de la
terre. Evan avait l'impression que la vieille blessure
commençait enfin à se refermer. L'amour qu'il
éprouvait pour Catriona illuminait son âme, en
chassant les ténèbres pour révéler la vie et la beauté.
Il sourit à sa femme qui se lova contre lui.
— Allons chercher ce cristal, madame, et quittons
ces hauteurs. Je dois vous ramener à la maison où nous
pourrons poursuivre tranquillement.
Elle eut un rire léger où se devinait le soulagement
— Flora m'a assuré qu'on ne trouvait les cristaux
de fées que sur le Beinn Shee. Mais je n'ai rien vu
jusqu'à présent.
— Je me demande si...
Il s'étendit à plat ventre, pour mieux scruter dans le
gouffre.
— Ces parois sont remplies de crevasses. C'est
idéal pour les minéraux qui s'y logent et prospèrent. Du
moins, c'est ce que pensent les géologues.
Catriona s'allongea près de lui et, tendant le bras,
tâtonna devant elle.
— Evan ! s'écria-t-elle soudain. Il y a des cristaux
ici. Je les sens, mais je ne peux ni les voir ni les
attraper.
Il tendit le bras à son tour et ses doigts effleurèrent
la surface plane et délicate des baguettes de cristal.
— Il y en a plusieurs, annonça-t-il. La roche est du
gneiss de Lewis, il doit y en avoir un peu partout... je
ne devrais pas avoir trop de mal à descendre.
Il se redressa, fouilla dans son sac à dos, et en sortit
une corde et un piton.
Tandis que Catriona protestait, il enroula la corde
autour de sa taille et l'accrocha au piton, qu'il enfonça
dans la roche. Il coinça son piolet dans sa ceinture, se
mit à genoux avant de pivoter, les pieds au-dessus du
précipice. Le vent malmenait ses cheveux et soulevait
les pans de sa veste. Catriona lui agrippa l'épaule.
— Non. Evan, ce ne sont que des cristaux ! Et si
vous tombiez? Je ne le supporterais pas... Ne le faites
pas pour moi, je vous en prie !
Et s'il tombait, en effet? Il comprit soudain que
depuis deux ans il n'avait fait que courtiser la mort.
La commission d'enquête chargée d'examiner les
causes du drame avait conclu que les matériaux
employés pour la construction du pont étaient
défectueux. Il ne pouvait s'en vouloir pour les défauts
de fabrication des joints et des poutres, mais il s'en
voulait de ne pas avoir réussi à sortir à temps ses amis
de l'eau. Il avait hésité quelques secondes avant de
plonger, en proie à un soudain vertige. Depuis, il était
persuadé que son hésitation avait coûté la vie à l'un de
ses plus proches amis.
Il sourit à Catriona en secouant la tête. Un jour, il
lui raconterait ce qui était arrivé. Il lui parlerait des
trois amis qu'il avait perdus. Il lui expliquerait
pourquoi il se forçait à escalader des montagnes et à
plonger dans la mer. Toujours en quête de pardon.
Cependant, au cours de cette quête désespérée, il
avait trouvé un trésor inattendu : l'amour.
Il devait faire ce petit geste, si dérisoire soit-il, pour
Catriona.
Elle était agenouillée devant lui et il se pencha pour
l'embrasser, avant de glisser dans le vide.
Son estomac remonta dans sa gorge, mais la corde
et le piton le retinrent. Il se balança quelques instants
dans l'air, attendant que la corde cesse de bouger, puis
il planta ses crampons dans la roche.
Levant la tête, il aperçut le visage de Catriona au-
dessus du gouffre. Elle semblait inquiète. Il la rassura
d'un geste de la main, puis entreprit d'examiner la paroi
rocheuse.
Il découvrit des centaines de cristaux qui
étincelaient dans la pénombre tels des diamants.
Saisissant son piolet, il en détacha quelques-uns. Ils
scintillaient dans sa main, certains clairs comme du
cristal de roche, d'autres légèrement colorés :
améthyste, topaze Ou quartz fumé. Il les glissa dans sa
poche.
Il n'avait toujours pas trouvé le cristal
phosphorescent. En s'écartant légèrement de la paroi, il
avisa un ensemble de cristaux scintillants logés dans
une fissure à sa droite. Il chercha une prise pour ses
pieds et tendit la main. Les cristaux luisaient à
quelques centimètres de ses doigts, hors d'atteinte, si
bien qu'il dut se déplacer légèrement. Enfin, le bouquet
de cristal se laissa cueillir telle une fleur.
C'était le bijou naturel le plus exquis qu'il eût
jamais vu. Poli par les éléments, lumineux, le cristal
contenait un minéral rose en son centre, tel un cœur
parfait, une goutte de couleur sertie dans la pierre
transparente. L'objet était extrêmement rare et
précieux. Les fées s'étaient montrées ingénieuses, en
effet. Il le glissa dans sa poche, le cœur transporté de
joie.
Catriona le regardait toujours depuis le bord du
précipice, mais elle n'était plus seule.
Un homme se tenait debout derrière elle, le pied
appuyé entre ses omoplates.
— C'est terminé, Kildonan, lança Kenneth Grant.
27

La pression du pied de Grant sur son dos empêchait


presque Catriona de respirer. Elle tenta de rouler sur le
côté, mais le médecin l'en empêcha.
— Remontez, Kildonan! ordonna-t-il d'une voix
forte.
Evan les fixait, suspendu à sa corde. Il suffisait à
Grant de retirer le piton pour qu'il tombe dans
l'abîme, songea-elle, affolée. Elle se débattit, et réussit
à s'agenouiller. Grant lui agrippa le bras et le releva
brutalement.
— Que voulez-vous? cria-t-elle en essayant de lui
échapper.
— Je veux ce qui me revient de droit.
— Et qu'est-ce qui vous revient de droit? demanda-
t-elle, le cœur battant, devinant qu'Evan profitait de cet
échange pour escalader la paroi rocheuse en silence.
— Bon sang, grommela Grant, je ferais mieux de
couper cette corde, pour me débarrasser de lui, avant
de vous pousser dans le gouffre. Deux amants victimes
du Trou Noir...
— Mais pourquoi? s'écria-t-elle. Déjà après la
tempête, quand je suis revenue à Glenachan avec Evan,
vous sembliez en colère. Et cela a empiré après notre
mariage. Vous ne me ferez jamais croire que c'est
uniquement parce que vous me désirez, ou que vous
détestez Finlay suffisamment pour le dénoncer. Il y a
autre chose, mais quoi ?
— Vous ne le devinez donc pas? hurla-t-il. Êtes-
vous aveugle ou quoi ? Mais regardez-moi !
Elle le dévisagea, et soudain, elle comprit :
Kenneth Grant avait les yeux noisette, les cheveux
foncés et les traits classiques des Mackenzie. Grand et
mince, il était le portrait craché du père d'Evan, et plus
encore de son grand-père.
— Vous êtes... commença-t-elle.
— Oui, je suis le fils de Kildonan, le demi-frère de
votre mari. Son aîné, précisa-t-il en lui serrant le bras
avec force.
— Mais... Evan l'ignore!
Baissant les yeux, elle vit que son mari s'était
rapproché d'eux. La froide colère qu'elle lisait sur son
visage prouvait qu'il avait entendu la révélation de
Grant.
Sans lâcher Catriona, Grant se laissa soudain
tomber à genoux au bord de la crevasse, et empoigna le
piton qui retenait la corde d'Evan.
— Non ! cria telle en lui agrippant le bras, mais il
la repoussa sans ménagement.
— Laissez partir ma femme! ordonna Evan tout en
continuant à se hisser le long de la paroi.
Catriona se jeta en arrière dans l'espoir d'entraîner
Grant avec elle. Sans succès. Il tendit la main vers le
piton, et elle commença à lui marteler le bras du poing
comme une folle. Elle ne le laisserait pas tuer Evan.
Elle tomberait avec lui dans l'abîme si c'était la seule
façon de sauver la vie de son mari.
— Arrêtez! haleta-t-elle. Pourquoi faites-vous
cela?
— Je pensais qu'Evan Mackenzie ne reviendrait
jamais à Kildonan, grommela Grant. J'avais l'intention
d'acheter une partie de ses terres et de lui faire un
procès pour obtenir le reste du domaine. J'allais
engager des avocats pour prouver mon ascendance.
Puis il est venu, il vous a rencontrée, et il vous a
épousée. Et j'ai compris qu'il allait rester ici, et
réclamer tout ce qui me revenait : la femme, les terres,
l'héritage!
Il était certes plus fort qu'elle, et mû par une
détermination féroce, mais sa volonté de sauver Evan
était tout aussi puissante.
Pressée contre Grant, ses cheveux fouettés par le
vent l'aveuglant presque, elle se cramponna à sa main
et tenta de lui faire lâcher prise.
— Pourquoi croyez-vous que cela devait vous
revenir? cria-t-elle.
— Mais parce que j'ai été présent, alors que lui
s'est comporté en fils indigne, répondit-il, furieux. J'ai
passé des journées entières avec le vieux comte, j'ai
chassé et péché avec lui. Nous avons parlé politique et
élevage. Et vous, Kildonan ? L'avez-vous jamais fait?
— Allez au diable! Lâchez-la!
— J'ai bu du whisky avec lui, je lui ai tenu la tête
lorsqu'il était malade, j'ai écouté ses histoires tard dans
la nuit, j'ai joué aux cartes quand il se sentait seul. Et
vous, Kildonan ?
Evan ne répondit pas, mais Catriona l'entendait se
rapprocher. Elle tira violemment sur la main de Grant.
— Je l'ai réconforté en lui disant que sa liaison
avec ma mère n'avait pas été une erreur, poursuivit ce
dernier tout en essayant de la repousser.
— Qui est votre mère ? demanda-t-elle.
— Elle est morte. C'était une fille des Highlands.
Le régisseur et sa femme m'ont adopté, sachant que
j'étais le bâtard de Kildonan. Ils m'ont élevé à
Kilmallie, et ont accepté l'argent du comte pour prix de
leur silence.
— Mais vous avez hérité de terres et d'argent. Vous
êtes un médecin respecté dans la vallée. Cela devrait
vous suffire.
— Cela ne me suffit pas, figurez vous. Pourquoi
est-ce que je me contenterais d'être un médecin et un
petit propriétaire, quand je pourrais être le comte de
Kildonan? rétorqua-t-il en l'entourant du bras pour
l'immobiliser. J'ai été le seul fils que le vieux comte ait
connu, le seul sur lequel il pouvait compter! lança-t-il à
Evan.
— Vous ne pouvez rien prouver, répliqua Evan.
Les fous imaginent toutes sortes de choses.
— J'ai des preuves. Des lettres qu'il m'a écrites
dans lesquelles il évoque son amour pour ma mère.
Savez-vous pourquoi votre mère l'a quitté? Parce
qu'elle avait appris qu'il avait une liaison, et qu'il avait
déjà un héritier.
— Ce n'est pas vrai. Elle me l'aurait dit.
— Hélas, vous n'aurez pas l'occasion de le lui
demander, car vous allez bientôt mourir.
Il s'agenouilla, et força Catriona à l'imiter.
— Je suis désolé de devoir vous tuer, mais c'est
moi le comte de Kildonan. En outre, vous n'aimez pas
cet endroit, vous préférez vivre dans les Lowlands.
Malheureusement, je vais être obligé de me débarrasser
aussi de vous, Catriona. poursuivit-il à mi-voix, car
vous connaissez la vérité. Et cela me fait énormément
de peine.
Il semblait sincèrement désolé.
— Kenneth, écoutez-moi, je vous en prie, protesta-
t-elle.
— Ah, le voilà qui arrive! fit Grant d'un air satisfait
en jetant un coup d'œil dans la crevasse
— Lâchez-la! ordonna Evan.
Catriona vit apparaître le sommet de sa tête et
entendit le raclement des crampons sur la pierre. Son
sang se figea à la pensée que Grant voulait tuer son
propre frère.
— Evan, n'approchez pas...
Elle repoussa Grant de toutes ses forces, mais
celui-ci resserra son étreinte.
— Je l'aurais épousée, Kildonan, reprit-il. Elle
serait devenue ma comtesse. Désormais, même si je
revendique notre lien de parenté pour obtenir le
domaine, je ne pourrai pas épouser votre veuve. Quel
dommage que vous deviez mourir tous les deux.
Sur ces mots, il embrassa Catriona, écrasant ses
lèvres dures sur les siennes. Comme elle le poussait
brutalement, il la saisit par la taille. Toujours à genoux,
elle décida de jouer le tout pour le tout et se laissa choir
vers le gouffre. Surpris, Grant perdit l'équilibre et
s'effondra à terre en grognant. Hélas, la seconde
d'après, il la tirait à lui d'un geste vif.
Catriona tendit le bras vers son mari. S'ils devaient
mourir, elle voulait le toucher une dernière fois.
— Evan, mon Dieu...
— Mon amour, souffla-t-il en agrippant enfin le
rebord.
Grant lâcha alors Catriona, la repoussa sur le côté
et se jeta sur Evan qui venait de réussir à se hisser sur
le rebord. Les deux hommes roulèrent sur le sol à un
mètre de l'abîme.
Sans réfléchir, Catriona se précipita dans la mêlée,
mais le genou de Grant la heurta à l'épaule et elle
s'affala en arrière.
Le visage grimaçant, les hommes luttaient pied à
pied en ahanant. Puis soudain, avec une sorte de grâce
étrange, ils basculèrent dans le précipice.
Le hurlement de Catriona se répercuta entre les
parois de la montagne. Elle s'approcha du bord en
rampant, le corps secoué de sanglots.
Le piton avait tenu bon. Evan se balançait dans le
vide, retenu par la corde, et Grant était cramponné à sa
veste. Agrippée à la corde d'une main, Evan essayait
désespérément de le retenir de l'autre.
— Allez chercher l'autre corde et le piton! hurla
Evan.
Catriona empoigna en hâte le sac à dos de son
mari. Les mains tremblantes, elle sortit le piton et la
corde qui étaient déjà attachés ensemble, enfonça le
pilon avec le marteau dans la roche, puis en vérifia la
solidité.
— Lancez-moi la corde! ordonna Evan.
Elle s'exécuta. Il tenta d'aider Grant à attraper la
deuxième corde. D'un même mouvement, ce dernier se
jeta en avant pour la saisir, et lâcha Evan. Ce faisant, il
lui décocha un coup de pied si violent que la corde lui
échappa. Il chuta dans le vide, les bras en croix, dans
un silence assourdissant.
Détournant la tête, Catriona se cacha le visage
entre les mains.
— Je crois que je comprends, dit Evan beaucoup
plus tard, alors qu'ils étaient assis près du pont aux
Fées.
La vallée se déroulait à leurs pieds, avec son
château environné de brume posé tel un joyau au pied
des collines.
Catriona soupira. Elle était encore sous le choc. Ils
avaient découvert le corps de Grant au pied du Trou
Noir, et lui avaient recouvert le visage de sa veste
avant de poursuivre leur chemin en silence. Ils venaient
de faire une halte près du pont.
— Que comprenez-vous? demanda-t-elle en le
scrutant d'un air soucieux.
— Pourquoi Finlay et vous avez agi comme vous
l'avez fait, répondit-il en lui prenant la main.
Il avait des bleus sur le visage, et une tristesse
infinie habitait son regard. Dieu qu'elle l'aimait !
— Qu'êtes-vous en train de me dire ?
— Je suis en train de m'excuser, fit-il
tranquillement.
Le cœur de Catriona manqua un battement.
— C'est moi qui devrais m'excuser, Evan. J'aurais
dû vous parler de ces nouveaux résidents. J'aurais dû
me douter que cela vous mettrait en colère...
— Je n'étais pas en colère à cause d'eux, mon ange,
dit-il avec un sourire. Je sais combien Finlay et vous
aimez le Glen Shee.
Il laissa son regard courir un instant sur la vallée
qui s'étendait devant eux.
— Et je le comprends, car je l'aime, moi aussi,
ajouta-t-il.
— Mais alors pourquoi étiez-vous en colère?
— Parce que vous ne m'aviez pas fait confiance.
Parce que vous pensiez que j'étais comme mon père et
que j'allais chasser ces pauvres gens.
— Mais vous n'êtes pas comme lui, murmura-t-elle
en posant la tête sur son épaule. À présent, je le sais.
— Catriona Bhàn, souffla-t-il. Catriona Dàna. Je
vous aime.
Étourdie de bonheur, elle leva la tête et croisa le
regard intense de son mari. Son cœur s'épanouit
comme une rose tandis que les larmes lui montaient
aux yeux.
Avec une infinie douceur, Evan captura ses lèvres.
Jamais elle ne s'était sentie aussi forte, calme et
sereine.
— Moi aussi, je vous aime, dit-elle dans un
murmure, le cœur débordant de tendresse.
Il fouilla dans la poche de sa veste déchirée.
— J'ai failli oublier. C'est bien ce que vous
cherchiez, non?
Posé dans l'écrin de sa main, le cristal de roche
scintillait de mille feux.
— Quelle splendeur! s'exclama-t-elle. Oh, Evan,
merci ! ajouta-t-elle, bouleversée, en se jetant dans ses
bras.
— Mère Flora n'aura d'autre choix que de vous
apprendre toutes ses chansons, conclut-il.
Elle acquiesça et le regarda droit dans les yeux,
l'air soudain grave.
— Mais ensuite... si vous voulez partir d'ici, si c'est
votre désir... je vous suivrai.
— Vraiment?
Elle hocha la tête,
— J'aime cet endroit qui fait partie de moi, mais...
mais désormais vous êtes dans mon cœur, Evan.
Comme dans ce magnifique cristal, l'un est en l'autre,
et nul ne peut les séparer. Je ne pourrais pas vivre sans
vous.
Elle prit délicatement le cristal entre ses doigts.
— Si vous devez habiter à Édimbourg...
— Il faudra que je m'y rende de temps à autre, mais
la plupart du temps, je résiderai à Kildonan.
— C'est vrai ? s'écria-t-elle, radieuse.
— Oui, ma comtesse, fit-il en l'embrassant. Je
resterai ici, avec vous et tous les enfants que le ciel
voudra bien nous donner. Sans oublier les Highlanders
qu'il vous plaira de faire revenir dans la vallée.
Elle étouffa un sanglot de bonheur.
— À présent, rentrons à la maison, décréta-t-il en
lui prenant la main.
— Il va falloir emprunter le vieux pont, lui fit-elle
remarquer.
— Ah, oui ! Rappelez-moi donc la formule
magique.
Lorsqu'ils atteignirent le milieu du pont, Catriona
récita la formule, qu'il répéta avant d'enjamber le trou.
Puis il pivota, la souleva dans ses bras et lui chuchota à
l'oreille :
— Désormais, je crois à la magie.
Épilogue

— Ainsi, voilà ton époux, dit Flora.


Les poings sur les hanches, elle rejeta la tête en
arrière pour examiner Evan. Elle se tenait dans
l'embrasure de la porte de sa maison, tandis qu'Evan et
Catriona attendaient sous la pluie.
— Parlez anglais, je vous en prie, murmura
Catriona.
— Il est grand. Assez grand pour toi, ma fille.
Evan se retint de rire. La veille femme ressemblait
à un elfe espiègle. Il appréciait son franc-parler et son
regard direct.
— Il me convient parfaitement, assura Catriona en
riant avant de glisser le bras sous celui d'Evan. Mon
cher, je vous présente Flora MacLeod.
— Enchanté de faire votre connaissance, madame
MacLeod, fit-il en lui tendant la main. Je suis M.
Mackenzie.
— Hum. Nous savons tous que vous n'êtes pas
seulement M. Mackenzie, mais nous éviterons d'en
parler ici, grommela-t-elle en acceptant sa main tendue.
— Si vous le désirez, nous n'aurons jamais besoin
d'en parler, répliqua Evan. Voyez en moi votre
propriétaire ou le mari de cette ravissante jeune femme,
mais je serais encore plus heureux si vous voyiez en
moi un Highlander comme les autres, content d'être de
retour dans le Glen Shee.
Flora inclina la tête de côté.
— Et qui a ramené mon arrière-petit-fils William et
sa famille dans la vallée ? Est-ce vous, monsieur
Mackenzie ?
— Non, madame. Ils sont revenus grâce à Finlay
MacConn, à son père et à sa sœur.
— Mais ils sont encore là parce que vous ne les
avez pas chassés de nouveau.
— En effet, et nous ramènerons d'autres MacLeod
dès que nous les aurons trouvés.
Flora hocha la tête brièvement, mais Evan eut le
temps de voir ses lèvres trembler.
— Pouvons-nous entrer un instant, mère Flora ?
s'enquit Catriona d'une voix douce.
— Si vous insistez, marmonna la vieille femme en
s'effaçant pour les laisser passer. Attention à vos têtes.
Ah, tous ces gens si grands ! Mon mari se cognait tout
le temps... Asseyez-vous.
Evan s'installa sur le banc à côté de la cheminée, et
Catriona prit une chaise.
— Que m'as-tu apporté? reprit Flora en fixant le
panier de Catriona, j'ai assez de chaussettes, mais il me
faut une autre écharpe.
— En voici une, fit Catriona en sortant une belle
écharpe de laine bleu marine.
Avec un cri ravi, Flora s'en empara et l'enroula sans
attendre autour de son cou.
— Quoi d'autre?
Catriona lui tendit un sac de pommes.
— Des fruits.
— J'en ai déjà, se plaignit la vieille femme. Morag
et Helen m'en ont apporté hier.
Elle se pencha en avant, curieuse comme une pie.
Catriona jeta un regard amusé à Evan. Il la
soupçonnait de dissimuler un secret. Il l'avait deviné à
l'éclat de ses yeux.
— J'ai encore un petit quelque chose pour vous,
dit-elle en sortant un objet enveloppé dans un linge.
Flora le déplia lentement. Posé sur le linge, le
cristal magique scintillait.
— Ach! Tu l'as trouvé, souffla Flora en examinant
la pierre à la lueur du feu.
— Oui.
— Tu as grimpé au sommet du Beinn Shee pour
moi, et pour sauver ces vieilles chansons?
— Oui, mais c'est Evan qui a trouvé le cristal. Il a
risqué sa vie pour aller le chercher.
— Je sais ce qui s'est passé. Morag m'a raconté
pour Grant. C'est triste. Il en savait moins que moi sur
la médecine, mais il avait sa place dans la vallée. Je le
trouvais un peu dérangé. Vous auriez dû m'en parler
avant.
— En effet, mère Flora, acquiesça Evan. Vous me
semblez être une femme fort sage.
Elle approuva, puis se tourna vers Catriona.
— Je suppose que tu veux apprendre mes
chansons, à présent.
— J'aimerais beaucoup, en effet.
— Très bien, mais il faudra nous dépêcher. Dans
quelques mois, tu ne voudras plus venir ici.
— Et pourquoi donc? s'étonna Catriona.
— Demande-le-lui, répondit Flora en indiquant
Evan du menton. Il sait pourquoi.
— Vraiment? fit Catriona en haussant les sourcils.
— Je pense que oui, avoua Evan. Vous avez un
secret, ma chère.
Elle rit tandis qu'une petite étincelle s'allumait dans
son regard.
— Et quel est ce secret, monsieur? le taquina-t-elle.
Evan lui prit la main et y déposa un baiser.
— Mère Flora, dit-il, j'aimerais vous demander une
faveur.
— Allez-y, monsieur Mackenzie, fit la vieille
femme en esquissant un sourire.
— Je souhaiterais apprendre l'une de vos chansons.
Une berceuse.
— Ah, oui? s'amusa Flora. Et pourquoi cela?
— Parce que j'aimerais la chanter à mon fils.
— Et s'il s'agit d'une fille? murmura Catriona, les
yeux brillants de larmes.
— Je la lui chanterai aussi, assura Evan. Et lorsque
notre fille aura grandi, elle pourra chanter les chansons
à ses frères et sœurs, et un jour à ses propres enfants.
Catriona vint s'asseoir sur le banc, à côté d'Evan, et
se blottit contre lui.
— Bon, ça suffit, bougonna la mère Flora en
écrasant une larme. Nous avons du pain sur la planche.
Écoutez bien, tous les deux.
Elle commença à chanter d'une voix profonde et
forte. Puis Catriona joignit sa voix si mélodieuse à la
sienne. Les bras serrés autour de sa femme, Evan ferma
les yeux et commença à fredonner l'envoûtante
mélodie.

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