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Susan Stephens
HARLEQUIN : Passions
Résumé
« Je suis le prince Razi al Maktabi... » Il faut quelques instants à Lucy pour prendre conscience
de la signification de ces quelques mots et, surtout, pour comprendre qu'il ne s'agit
malheureusement pas d'une plaisanterie. En effet, le mystérieux amant en compagnie duquel elle a
passé d'incroyables moments, et dont elle porte maintenant l'enfant, n'est autre que le célèbre prince
et play-boy Razi al Maktabi. Un homme riche, influent et inaccessible. Un homme sur le point d'en
épouser une autre...
Prologue
La liste des hôtes de la semaine dans sa main crispée, Lucy Tennant regardait fixement le feu de
pommes de pin qu’elle venait d’allumer et qui répandait une bonne odeur aromatique.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’enquit Fiona, sa collègue de l’équipe d’élite de l’agence de
location de chalets. Il s’agit de clients ennuyeux ?
— Non, pas particulièrement, répliqua machinalement Lucy.
Si peu de temps s’était écoulé depuis qu’elle avait sauté de joie en ouvrant la lettre l’informant
qu’elle avait été élue hôtesse de marque par ses employeurs et ses collègues réunis !
On reconnaissait à présent sa valeur. Dommage que, en même temps que cette lettre, lui soit
parvenue la liste de ses hôtes de la semaine accompagnée de leurs souhaits.
Cette lecture lui avait ôté tous ses moyens.
M. Tom Spencer-Dayly : pas de requête particulière.
M. Sheridan Dalgleath : son porridge devra être salé, et on ne lui servira que du bœuf de race
Aberdeen Angus.
M. William Montefiori : exclusivement des pâtes fraîches.
M. Théo Constantine : du champagne. De marque, et en quantité.
M.X:
Pour une raison inconnue, la plage blanche suivant la mystérieuse initiale lui avait arraché un
frisson d’appréhension.
Il y avait aussi une note annonçant que deux gardes du corps accompagneraient le groupe :
Omar Farouk serait logé au dernier étage, tandis qu’Abu Bakr prendrait la petite chambre du rez-de-
chaussée, en face de la salle de séchage des affaires de ski.
Pour s’offrir le luxe d’un tel niveau de sécurité, ces personnes devaient appartenir à la haute
société.
Bien sûr, elle avait l’habitude que les nouveaux arrivants expriment leurs souhaits, et elle
éprouvait toujours un peu d’anxiété avant de les accueillir, redoutant de ne pas combler leurs
attentes. Pourtant, elle ne s’était jamais sentie aussi mal à l’aise qu’aujourd’hui.
S’efforçant au calme, elle relut soigneusement la liste.
Il n’y avait là aucune exigence déraisonnable. Cette constatation aurait dû la rassurer. Mais cela
n’en fit rien.
Elle tenta de se raisonner.
Gérante d’un chalet particulièrement luxueux d’une des stations de sports d’hiver les plus cotées
d’Europe, elle se frottait depuis un certain temps aux puissants de ce monde. Et à la satisfaction
générale, semblait-il.
En réalité, comparé à la plupart des groupes, celui-ci était plutôt restreint. Cela laissait présager
une bande de jeunes gens impatients de profiter de la moindre clarté pour sillonner les pistes, et il
était probable qu’elle ne les verrait qu’aux heures des repas. Il leur faudrait essentiellement de la
nourriture en abondance, beaucoup d’eau chaude et de serviettes propres, et une provision
inépuisable de liquides réconfortants pour leur retour au chalet.
Il ne devrait rien y avoir là qui la dépayse, gratifiée de six frères comme elle l’était. Quant à cet
homme qui préférait garder l’anonymat, il avait pour ça des raisons qui ne la regardaient pas.
Non, rien de tout ça ne dépassait ses compétences. En fait, c’était la note de bas de page qui
avait déclenché son inquiétude.
« Si quelqu’un peut se débrouiller avec ce groupe, Lucy, c’est bien vous. »
En d’autres termes, si ces clients se révélaient plus exigeants et difficiles que la moyenne, elle
serait mieux à même d’éviter des histoires. Parce que, sa directrice le savait, Lucy Tennant n’était
pas seulement un chef cuisinier de valeur, mais aussi une fille calme et douce qui travaillait avec
diligence sans jamais se plaindre...
Bref, elle avait le sentiment tenace qu’on lui cachait quelque chose.
Écartant une pittoresque chaise de bois sculptée, elle repoussa pensivement les rideaux de vichy
rouge cerise pour regarder par la fenêtre.
Ça semblait un crime de ne pas profiter de cette belle journée montagnarde.
Elle se secoua.
Allons, même si la lumière si pure du climat alpin poussait à sortir au grand air, l’heure était à
l’action. Il restait encore beaucoup à faire au chalet, et il s’agissait de se mettre à l’ouvrage.
Son travail suffisait à la combler, elle considérait comme un privilège de travailler à Val-d’Isère,
où elle pouvait goûter le silence, l’espace, l’air grisant des montagnes.
Et la solitude...
Mécontente de cet accès de faiblesse, elle se força à voir le bon côté des choses. Elle avait
beaucoup de chance de travailler ici. Le sentiment de solitude était inévitable dans une station
élégante comme celle-ci, où l’on ne côtoyait que des couples. En venant ici, elle savait bien qu’elle
serait la petite fille qui regarde du trottoir les gens s’amuser à l’intérieur des maisons. C’était un
petit prix à payer pour participer à ce tourbillon d’énergie, de chic et de plaisirs.
Être timide, ronde et toute simple dans une communauté de gens brillants, sûrs d’eux-mêmes et
avides de plaisirs physiques — et pas seulement sportifs —, cela n’aidait certes pas aux rencontres.
Mais elle pouvait tout au moins faire ce qu’elle adorait, c’est-à-dire cuisiner de bons plats et
aménager un chalet douillet et accueillant.
Et un jour, son prince viendrait, songea-t-elle en caressant la minuscule pantoufle d’argent porte-
bonheur suspendue à la chaîne qu’elle portait au cou.
Mais ce serait miracle s’il la remarquait au milieu de toutes ces superbes femmes au corps mince
et ferme...
— A plus !
La porte d’entrée claqua, et un instant plus tard Fiona se jetait au cou de sa dernière conquête.
Lucy s’arracha de la fenêtre.
Le spectacle des montagnes imposantes avec leurs pics enneigés scintillant au soleil était
magique, et ce qu’elle appréciait plus encore, c’était la sympathie que lui portaient ses collègues et
ses hôtes. Voilà ce qui donnait un sens à sa vie. Ce qui lui manquait au sein de sa famille
d’intellectuels vivant au cœur d’une ville bruyante et polluée, elle le trouvait ici, au milieu de cette
splendeur glacée.
Elle avait aimé les études, se dit-elle en examinant le contenu du réfrigérateur, mais elle aimait
aussi mettre les choses en pratique, les expérimenter dans leur réalité. C’était pourquoi elle était là,
dans ce pittoresque village alpin, avec le son joyeux du torrent dévalant à côté du chalet à toit pentu,
réconfortée par la vue des délicieux fromages locaux produits dans les fermes voisines.
Il lui paraissait encore difficile de croire que « la petite Lucy », comme ses frères s’obstinaient à
l’appeler, réussissait à parlementer avec les producteurs locaux et occupait la position de
responsable de chalet pour la saison de ski dans la meilleure agence de Val-d’Isère.
Elle n’en était pas arrivée là sans mal, se rappela-t-elle tout en notant les articles qu’elle devrait
commander. Elle avait commencé tout au bas de l’échelle, dans un prestigieux restaurant anglais. Et
elle y avait si bien fait ses preuves qu’elle avait gravi tous les échelons sous l’œil bienveillant de
son patron.
S’occuper de clients exigeants n’était pas évident, mais elle aimait la difficulté, ainsi que
l’opportunité qui lui était offerte de sortir de l’ombre de ses frères.
Ses six frères, tous de brillants intellectuels, excellaient dans des branches beaucoup plus
valorisantes que la cuisine aux yeux de leurs parents, et l’idée qu’elle ne parviendrait jamais à plaire
à ces derniers l’attristait. Son amour-propre avait sérieusement souffert le jour où sa mère avait
déclaré avec sa désinvolture habituelle qu’elle ne savait que faire d’une fille qui passait son temps
aux fourneaux. A entendre Sylvia Tennant, la passion de la cuisine était dégradante pour une
femme. Quand celle-ci avait ajouté qu’il vaudrait mieux que Lucy reste à la maison et cuisine pour
sa famille, où elle ne risquerait pas de s’attirer des ennuis, Lucy avait compris qu’il était temps pour
elle de partir.
Elle sourit.
S’attirer des ennuis ? Sûrement pas !
Bien sûr, sa mère applaudirait sans doute l’ironie du sort qui poussait les hommes à la traiter
comme leur petite sœur. Mais du moins avait-elle échappé aux attentes de sa famille, et grâce à ses
efforts, elle avait eu la chance de s’épanouir. Et si imprimer sa marque sur terre signifiait donner du
plaisir aux gens grâce à ses talents culinaires, eh bien, elle s’en contenterait.
Son départ pour Val-d’Isère avait été un total bouleversement. Son apprentissage terminé, elle se
préparait à rester chez son patron, quand celui-ci avait déclaré qu’elle devait élargir son horizon. Et
il lui avait promis de la recommander personnellement si elle trouvait une place à l’étranger.
Ne voulant pas décevoir le chef qui l’avait lancée dans la carrière, elle avait conçu un plan
audacieux consistant à organiser un dîner pour le directeur d’une agence de chalets connue. Les
convives avaient été séduits, et c’était ainsi qu’elle avait obtenu le poste de responsable de chalet
pour la saison de ski à Val-d’Isère.
Ce soir-là, elle était rentrée chez elle grisée par son succès. Patiemment, elle avait attendu une
pause dans la discussion animée qui se déroulait autour de la table du dîner pour communiquer aux
siens la bonne nouvelle. Quand elle avait ouvert la bouche, sa mère l’avait fait taire au profit d’un
de ses frères qui avait « quelque chose d’intéressant à dire, lui », et Lucy n’avait pas eu l’occasion
de partager sa joie. Quelqu’un de sa famille avait-il seulement remarqué son départ de la maison,
une valise à la main ? Elle n’en était pas certaine.
Assez de réminiscences. Si elle ne redescendait pas sur terre, elle pouvait dire adieu à sa place
tant aimée.
Fiona s’étant éclipsée, cela signifiait qu’il restait des lits à faire et des sols à récurer. Mais, au
moins, le repas était prêt.
En réalité, sans la perspective de rencontrer ce M. X qui la faisait frémir d’appréhension, elle
aurait trouvé la vie belle.
Contrarié, Razi froissa la lettre dans sa main.
Celle-ci avait été acheminée jusqu’à l’hélicoptère qui le conduisait de Genève à Val-d’Isère, et
sa lecture l’avait mis hors de lui.
Comment osait-on lui jeter à la figure un contrat de mariage le liant à une cousine qu’il n’avait
jamais vue ? Bien sûr, il devinait là-dessous une sombre machination. De l’île de Sinnebar, à travers
le chenal, le trajet était court vers le continent et le trône de Ra’id. Quelqu’un s’imaginait sans doute
parvenir à le monter contre son frère...
Pour un peu, il regagnerait l’île de Sinnebar et, saisissant les vieux sages du conseil par la gorge,
il leur assénerait un : « Pas question ! » qui les rendrait moins arrogants.
Mais ce serait renoncer à son voyage.
Le magnifique paysage de montagnes aux pics glacés ne réussit pas à le distraire de sa colère, et
celle-ci se mua en froide fureur quand il ouvrit la pochette contenant la photographie de la jeune
fille en question.
Sa lointaine cousine Leila possédait de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient sur les
reins. Elle était belle, certes, mais il ne ressentait rien pour elle. C’était comme de regarder un beau
tableau et d’enregistrer la perfection de sa composition sans avoir pour autant envie de l’accrocher à
son mur.
Il étudia son visage sans expression.
Visiblement, elle savait qu’elle servait d’objet de négociation à un père peu scrupuleux.
— Pauvre Leila, murmura-t-il, dans un élan de sympathie.
Il remit la photo dans sa feuille de soie et la posa à côté de lui.
Il ne se laisserait pas piéger dans un mariage. Ni par un parent ni par le conseil des anciens.
Quand il se marierait, ce serait avec une femme de son choix — posée, intelligente, et si
naturellement distinguée qu’une star d’Hollywood aurait l’air d’une potiche à côté d’elle.
Catastrophe ! Elle avait tout renversé, gémit intérieurement Lucy. Toute une vie d’efforts ruinée
en un clin d’œil !
Car ce genre d’incident ne pardonnait pas.
Perdant ses moyens sous le regard aiguisé du mystérieux M. X, elle avait trébuché et était
tombée en expédiant le plateau au sol.
Les canapés préparés avec amour jonchaient le sol au milieu de flaques de champagne, et un des
hôtes épongeait son jean, tandis que le mystérieux M. X la fixait d’un œil mécontent.
Les yeux de Lucy s’emplirent de larmes à l’idée d’avoir travaillé avec tant de cœur à préparer
ces mets raffinés pour ce résultat.
Elle n’avait rien laissé au hasard. Un feu crépitait dans la cheminée, des fleurs fraîches
répandaient leur parfum dans un chalet bien astiqué, et de la cuisine s’échappaient de délicieuses
odeurs...
Mais même son apprentissage sous la tutelle du plus strict des chefs n’avait pu la préparer à sa
rencontre avec cet impressionnant personnage.
Très grand, le teint hâlé, apparemment adepte de la musculation, M. X dégageait une formidable
présence dans la pièce, et un seul regard peu aimable de sa part avait suffi à la réduire à l’état
d’épave.
Et maintenant, ces hommes qu’elle prétendait accueillir royalement la dévisageaient, leurs
visages exprimant divers degrés de surprise devant son incompétence. Quant à celui qui avait attiré
son attention à l’instant où elle avait quitté la cuisine, il l’écrasait de son mépris.
Comment réussissait-il à émettre une telle lumière en se tenant dans l’ombre ? Comment des
yeux verts pouvaient-ils luire d’un éclat si farouche ? Comment, enfin, un homme entouré de quatre
autres beaux mâles pouvait-il les éclipser à ce point ?
Elle détourna la tête.
Elle avait travaillé avec acharnement pour en arriver là, et elle n’avait pas l’intention de tout
perdre à cause d’un regard fascinant.
— Je vous prie d’accepter mes excuses, messieurs. Si vous le permettez, je vais réparer les
dégâts.
M. X leva le menton.
— Ne croyez-vous pas que nous devrions d’abord procéder aux présentations ?
Aucune nuance de chaleur dans sa voix. Ce n’était pas une suggestion, mais un ordre.
— Désolée, dit-elle en relevant la tête.
Son regard tomba précisément sur la partie du corps la moins appropriée de son interlocuteur.
Au comble de la gêne, elle détourna rapidement les yeux pour les poser sur un pull bleu, puis sur un
visage si énergique et si beau qu’elle aurait pu le contempler durant une éternité.
Des cheveux drus d’un noir intense encadraient son visage aux pommettes ciselées, aux yeux
durs, à la bouche intransigeante.
Inutile de préciser que c’était lui qui invitait les autres. Il était incontestablement le leader du
groupe, celui à qui elle devait plaire sous peine de perdre sa place. Et elle comprit alors le sens de la
note de la directrice, en bas de la liste des clients.
Voyant qu’elle demeurait pétrifiée, le gentil client prénommé Tom vola à son secours.
— Chers amis, je vous présente Lucy Tennant, notre hôtesse au chalet, dit-il après l’avoir aidée
à se relever.
2
Alors qu’elle préparait de nouveaux canapés, Lucy eut la stupéfaction de voir Mac la rejoindre.
La cuisine était petite et, par sa prestance, Mac semblait en occuper la majeure partie.
Pour qu’il ne voie pas ses mains trembler, elle prit le plateau et l’agrippa très fort.
— Inutile de les réchauffer, dit-il.
— Ça ne prendra qu’une minute, et je peux vous assurer qu'ils seront mille fois meilleurs,
affirma-t-elle d’un ton péremptoire.
Elle regorgeait d’assurance quand il s’agissait de ses préparations culinaires, elle aurait
seulement souhaité que cette assurance s’étende à sa vie quotidienne. Si ç’avait été le cas, elle
n’aurait pas été autant troublée tout à l’heure.
— Je les passe un instant sous le gril, précisa-t-elle de sa voix la plus impersonnelle. Veuillez
m’excuser, s’il vous plaît.
Mac recula, non sans avoir prestement saisi un canapé sur le plateau. Il mordit dedans d’un air
ravi.
— Ils sont encore meilleurs chauds ? demanda-t-il, jouant la surprise.
— Oui, assura-t-elle, reprenant suffisamment d’aplomb pour l’empêcher d’en voler un autre.
Cet homme n’avait visiblement pas l’habitude d’être contredit, mais il possédait le sens de
l’humour.
Elle éprouvait un dangereux désir de lui plaire. Le voir hausser ses sourcils d’ébène en signe de
sincère appréciation valait toutes les récompenses de la terre. De plus, elle se sentait soulagée. En
remportant les suffrages de Mac, elle était assurée de garder sa place.
— Dites-moi comment vous les fabriquez, demanda-t-il, plongeant son troublant regard vert
dans le sien.
— Vous voulez la recette ?
Mac eut un sourire craquant.
— Je la communiquerai à un de mes chefs.
Bien sûr, elle aurait dû s’en douter. Mais rien ne l’avait préparée à rencontrer ce genre de
personnage.
Mac n’était pas un client ordinaire. Si amical qu’il se montre, il était temps de prendre du recul
et de revenir à un plan professionnel.
— Il vous faut des tranches de bruschetta grillées que vous tartinez de fromage de chèvre,
récita-t-elle. Et vous couronnez le tout d’un morceau de figue fraîche et d’un soupçon de miel. Et je
vous assure que c’est encore meilleur chaud, ajouta-t-elle, reprenant peu à peu confiance en elle.
— C’est bien tout ? murmura-t-il tout près de son oreille.
Il fallut à Lucy un peu de temps pour se ressaisir. En trois mots, Mac avait réussi le prodige de
transformer son corps en feu liquide.
Elle n’avait jamais flirté avec ses hôtes, et ce petit épisode la laissait tout étourdie. Elle n’était
pas de taille à jouer à ce petit jeu. C’était un séducteur, et elle n’était qu’une petite cuisinière,
ignorante des jeux de la séduction.
Que Mac soit un coureur de jupons ne faisait aucun doute. Les hommes comme lui se jouaient
des femmes, elle ne ferait jamais le poids devant un tel personnage. Si elle voulait survivre à cette
semaine avec son amour-propre intact, il fallait qu’elle s’en tienne scrupuleusement au domaine qui
était le sien : la cuisine.
Mac était-il obligé d’être aussi séduisant quand il souriait ? se demandait Lucy en servant le
déjeuner.
Elle était bien la dernière personne sur terre à savoir comment se comporter avec un homme
pareil.
Ce n’était pas seulement le regard plein de feu de Mac qui le plaçait à part, mais aussi l’énergie
sexuelle qu’il dégageait. Si elle l’approchait de trop près, elle se brûlerait les ailes, c’était certain. Il
lui suffisait de se regarder dans le miroir pour comprendre qu’il n’éprouverait jamais une véritable
attirance pour elle.
— Voulez-vous que je vous aide à débarrasser la table, Lucy ?
— Oh, non ! s’exclama-t-elle, soudain maladroite.
Le sourire de Mac était confiant et séduisant comme le péché quand il s’adossa au mur pour la
regarder faire.
A dire vrai, elle était plutôt pressée, car elle avait une réunion avec ses collègues tout à l’heure.
L'honneur de l’agence était en jeu, et ils juraient qu’elle était la seule à pouvoir le défendre.
— Est-ce que vous suivez toujours la même routine ? s’enquit Mac, faisant irruption dans le
cours de ses pensées.
— Eh bien, je rince la vaisselle, et je la range dans le lave-vaisselle.
Pourvu qu’il ne propose pas encore de l’aider...
Il eut un sourire d’approbation narquoise.
— Que je ne vous empêche surtout pas de travailler.
Elle le considérait, bouche bée, quand un des amis de Mac passa la tête par l’entrebâillement de
la porte.
Il y eut un moment de silence pendant que celui-ci prenait note de la scène.
— Nous pensions aller faire un tour en ville, dit-il enfin.
Lucy laissait déjà échapper un soupir de soulagement, quand Mac répondit sans la quitter des
yeux :
— Très bien. Partez devant, je vous rejoindrai.
Comment ? Il allait rester ? Avec elle ?
Razi désirait rester avec Lucy. Il désirait savoir pourquoi elle paraissait si pressée, et pourquoi,
alors quelle venait de leur servir un fantastique repas, elle semblait toujours aussi peu sûre d’elle.
Lucy n’était pas seulement une bonne cuisinière ; elle excellait dans son métier. Alors, pourquoi
cette anxiété perpétuelle ?
— Vous n’avez pas envie d’aller en ville ? demanda-t-elle.
— J’ai tout mon temps.
Bien sûr, il n’avait, pas de raison à donner à Lucy pour s’attarder dans son propre chalet, mais,
s’il avait dû en donner une, il aurait expliqué qu’il ne voulait pas qu’elle disparaisse en son absence.
Pour rien au monde, il n’aurait voulu la voir remplacée par une de ces intrigantes prêtes à tout qui
hantaient les stations de sports d’hiver.
Encore que, pour être honnête, ce n’était qu’une partie de la vérité. Pour tout dire, ce genre de
jeune femme timide et effacée représentait pour lui une nouveauté qui l’attirait. Elle se donnait tant
de mal, et elle surmontait les difficultés avec tant de rapidité et d’efficacité. Il aurait aimé qu’elle
prenne confiance en elle. Et, surtout, il aurait aimé entendre cette jeune femme si posée crier de
plaisir sous ses caresses.
Lucy faisait les cent pas dans sa petite chambre sous le toit.
Si seulement les filles ordinaires étaient dépourvues de désirs sexuels, cela rendrait la vie plus
supportable, se dit-elle en s’arrêtant devant le miroir pour y examiner son reflet.
Bien sûr, elle doutait que Mac s’intéresse vraiment à elle, mais ce serait divin si le frisson
ressenti était réciproque.
Le plus sage aurait été de se glisser dans un bon bain et d’essayer d’oublier Mac. Seulement, elle
ne pouvait pas se le permettre, parce qu’il lui restait des tâches à accomplir.
Les lits à faire, les salles de bains à nettoyer, les serviettes à vérifier, le feu à ranimer...
Lorsqu’elle eut terminé, elle était en retard pour son rendez-vous et devait encore se préparer.
Numéro un sur sa liste : une douche rapide, puis elle courrait au club où l'attendaient ses amis.
Le temps s’écoulait à toute allure, et Razi sentait de minute en minute le poids du devoir peser
plus lourd sur ses épaules.
Tout en s’apprêtant avec enthousiasme à endosser ses responsabilités, il avait conscience des
changements drastiques que sa nouvelle position introduirait dans son existence. Un mariage
traditionnel, même s’il n’épousait pas sa cousine Leila, serait nécessaire. Il le devait à son pays.
Mais auparavant...
Son intérêt mêlé de sollicitude pour Lucy Tennant s’était transformé en pure et simple désir.
Il devait l’avoir. Elle était belle, simple et disponible, et, dès qu’elle en aurait terminé avec ses
occupations, il l’aurait.
— Tu as des soucis, Razi ? lui demanda Tom.
— Tu les connais, répondit-il avec désinvolture.
Ils étaient installés dans un bar bruyant, et il avait déjà envie de s’en aller. Les boissons n’étaient
pas assez fraîches, et les amuse-gueules avaient un goût de carton après les délices élaborés par
Lucy.
La prochaine fois, elle pourrait les servir sur son corps nu, et il boirait le champagne à même son
ventre...
— On peut s’en aller, si tu veux, proposa Tom.
— Désolé, Tom. J’ai des idées plein la tête.
— Oh, non ! s’exclama Tom, théâtral. Laisse-moi deviner...
— Arrête ça !
Pour une obscure raison, il ne supportait pas l’idée qu’on plaisante à propos de Lucy.
*
**
Emmitouflée dans sa doudoune, une écharpe autour du cou, un bonnet de laine à pompon sur la
tête et des gants chauds aux mains, Lucy se hâtait dans les rues désertes.
A cette heure-ci, les gens se réfugiaient au chaud dans les restaurants et les bars, et l’on
surprenait à peine de temps à autre, au hasard d’une porte brièvement ouverte, accords de musique,
brouhahas de voix et éclats de rire.
Tout en se faufilant dans les rues, elle se disait que ses frères auraient adoré l’événement auquel
elle allait participer, alors qu’elle-même mourait de peur à la perspective d’entrer dans un
établissement bondé où tout le monde se connaissait. Elle espérait trouver rapidement ses collègues,
et surtout que Mac et ses amis n’auraient pas la mauvaise idée de se retrouver aussi dans ce club.
La perspective la fit frissonner, et elle faillit faire demi-tour.
A la porte du club, ses appréhensions la saisirent de plus belle quand un membre de l’agence de
location de chalets rivale de la leur lui barra le passage.
— Voici la deuxième, annonça-t-il à ses amis, qui éclatèrent de rire.
Elle se dépêcha de passer, et son désarroi grandit quand elle vit ses collègues qui l’attendaient, le
visage plein d’espoir.
— Prête ? demandèrent-elles en chœur.
— A peu près, répondit-elle tout en se demandant pourquoi elle avait accepté de participer à ce
concours.
Tenir sa place dans une chorale, cela ne la qualifiait pas forcément pour la compétition annuelle
de karaoké entre agences de location de chalets rivales et, dès qu’elle entra dans le vestiaire
improvisé, elle prit conscience de son erreur.
Elle n’était vraiment pas taillée pour ce genre d’exhibition.
Elle sentit qu’on lui arrachait sa veste, son écharpe. Une autre fille lui retira son bonnet.
— Maquillage ? proposa Maria, la tirant de sa stupeur.
— Je n’en ai pas, avoua-t-elle.
— Pas possible ! s’exclamèrent ses amies, l’air inquiet.
— Je n’en mets jamais.
Cette fois, l’inquiétude fit place à l’incrédulité.
— Je ne sais pas me servir des fards, marmonna-t-elle.
— Pas étonnant, si tu n’as jamais essayé, rétorqua Fiona.
Avec un sourire engageant, celle-ci lui lança un clin d’œil.
— Ne t’inquiète pas. Nous allons nous occuper de toi.
— Oh ! non, non, je vous remercie, le maquillage ne me va pas du tout.
Elle était déjà assez mal dans sa peau comme ça. Comparée aux autres filles, ce serait une
catastrophe.
— Rien ne pourrait t’enlaidir, dit gentiment l’une d’elles.
— Je viens juste de retirer mon tablier.
— Imagine la métamorphose !
Elles étaient soudain si pressée de l’aider...
Ne se sentant pas le cœur de les décevoir, elle rassembla tant bien que mal son courage.
— D’accord. Allez-y.
Mais quand elle découvrit la tenue qu’elles lui réservaient, elle eut un geste de dénégation.
— Je ne mettrai pas ça, déclara-t-elle énergiquement.
Chanter était une chose, mais pas question de se déguiser.
Les filles se regardèrent mais, sentant sa détermination, elles n’insistèrent pas.
— Prévenez-moi juste quand je devrai chanter, et tout ira bien.
Enfin, tout irait bien si sa lèvre supérieure acceptait de se désolidariser de ses dents.
— Bois donc un verre d’eau, suggéra une de ses collègues, en la voyant tenter de s’humecter les
lèvres.
Le silence se fit quand le concurrent de l’agence rivale se mit à chanter.
— Il a une belle voix, admit Fiona.
— Et il est mignon, renchérit Maria.
— Je vais faire mon possible, dit Lucy en souriant bravement, tandis que les trousses de
maquillage affluaient sur le comptoir.
Les filles ayant pris les choses en main, elle assista, impuissante, à sa métamorphose.
Maria lui brossa les cheveux et les enroula sur des bigoudis chauffants tandis que Fiona
s’occupait de son visage.
— Détends-toi, dit cette dernière en traçant un trait brun sous sa pommette, un blanc au-dessus,
et en dessinant une tache rouge en plein milieu. C’est mon métier en dehors de la saison de ski !
Maintenant, avec ces couleurs outrées, elle ressemblait à un clown. Jamais elle n’aurait dû les
laisser faire !
Elle ferma les yeux, résignée, et ce fut une surprise quand elle les rouvrit pour découvrir que les
couleurs avaient été estompées, et qu’elle n’était pas si vilaine que ça. Son teint paraissait plus
éclatant, et son visage, sculpté.
— Je n’imaginais pas ça, murmura-t-elle.
Le maquillage était un masque, constata-t-elle avec soulagement. Un masque derrière lequel elle
pouvait se cacher. Elle était devenue une autre, que Mac ne reconnaîtrait certainement pas s’il lui
prenait l’idée de venir boire un verre ici.
Un second regard au miroir lui confirma que ses cheveux, retombant en vagues couleur miel
jusque sa taille, n’étaient pas mal non plus.
Elle ne les avait jamais portés libres parce que sa mère trouvait que les cheveux dénoués
faisaient négligé — et bien sûr, dans une cuisine, il était impératif de se couvrir les cheveux.
— Pas le temps de t’attarder sur ton image ! s’exclamèrent les filles alors que, stupéfaite, elle
continuait de s’admirer dans le miroir.
La prenant par les bras, elles l’entraînèrent vers la salle.
— Tu es superbe, dit Jeanne.
Et toutes renchérirent.
— Je n’ai pas l’air trop stupide ?
— Mais non !
— Aie un peu confiance en toi, insista Maria gentiment. Tu as gagné le prix de la meilleure
hôtesse alors que tu t’y attendais le moins. Maintenant, tu vas gagner celui-ci.
— Si j’arrive à sortir une note !
Elle éclatèrent de rire.
— C’est juste un karaoké, Lucy, fit observer Maria.
— Et si tu restes muette, nous ferons semblant de ne pas te connaître, conclut Fiona en
plaisantant.
Razi et ses amis avaient quitté le bar et étaient passés prendre leurs skis au chalet pour satisfaire
un caprice : skier sur la piste noire avec une lampe fixée sur leurs casques pour leur éclairer la voie.
Tous les cinq se livraient à ce petit jeu depuis que, lors d’un séjour scolaire à la montagne, ils
étaient sortis du chalet en cachette en pleine nuit, laissant leur professeur ronfler.
A présent, Razi disposait de lui-même comme il l’entendait. Le chalet lui appartenait, et il
pouvait sortir par la grande porte, mais l’excitation restait la même. Avec les précipices s’ouvrant de
chaque côté et la vitesse, c’était comme de jouer à la roulette russe avec un revolver entièrement
chargé. C’était à la fois dangereux et excitant. Irresponsable peut-être, mais ça faisait un bien fou.
Ils se retrouvèrent tous en bas sains et saufs. Mais avec l’adrénaline qui circulait dans leurs
veines, ils avaient encore de l’énergie à revendre.
— Champagne ? proposa Théo.
— D’accord, dit Razi.
— Et si nous passions au chalet prévenir Lucy que nous sortons ? suggéra Tom avec un clin
d’œil entendu. Nous pourrions l’inviter à nous accompagner...
Naturellement, la proposition provoqua des commentaires oiseux, et Razi sentit ses poils se
hérisser sur sa nuque.
— Bas les pattes ! s’exclama-t-il d’un ton de mise en garde. Vous avez tous remarqué que Lucy
perd la tête quand on la plaisante.
La remarque entraîna une nouvelle série de sourires appuyés, qu’il ignora superbement.
— Le moins que l’on puisse faire, insista-t-il, c’est de lui laisser le temps de habituer à nous.
— A toi, tu veux dire ?
Il traita la réflexion de Théo avec un écrasant dédain.
— C’est très attentionné de ta part, fit sobrement observer Tom.
— C’est normal, répliqua Razi, agacé. Elle dort probablement à l’heure qu’il est. Elle nous a
laissé de quoi nous restaurer si nous avons faim plus tard.
— Comme au bon vieux temps, commenta Théo.
Razi échangea un regard avec Tom.
Non, ce séjour ne ressemblait en rien à ceux de leur insouciante adolescence. Il s’agissait d’une
brève pause avant que le poids des responsabilités n’entraîne chacun d’eux dans une direction
différente.
— Le dernier au bar paie la tournée ! jeta-t-il.
Qui aurait pu supposer en les voyant s’élancer sur la piste qu’ils étaient en réalité de graves
hommes d’affaires brassant des fortunes ?
Durant un bref instant, Lucy exulta sous le regard de Mac, sous l’effet d’une brusque montée
d’adrénaline. Soudain libérée, elle laissa la musique parler pour elle.
Elle voulait chanter pour lui, pour qu’il voie une nouvelle facette de sa personnalité, qu’il
comprenne ce qu’elle était incapable d’exprimer par des paroles.
Mais pourquoi Mac avait-il ce regard rétréci de bête fauve ? Désapprouvait-il sa prestation ?
Difficile à dire. Il la regardait, et le public les regardait l’un et l’autre tour à tour. Leur drame
intime semblait tellement plus intéressant que la compétition qui se déroulait qu’elle pouvait
difficilement l’ignorer.
Lentement mais sûrement, son assurance s’évanouit.
Qu’est-ce qu’il lui prenait de chanter sur une scène ? Qu’en attendait-elle, à part se ridiculiser ?
Mais alors, l’incroyable se produisit : le visage de Mac changea. Il se détendit, ses yeux
s’éclairèrent, et ses lèvres dessinèrent un sourire.
Voyant qu’il lui adressait un hochement de tête encourageant, elle sentit son cœur se dilater de
joie.
Il voulait qu’elle chante pour lui !
Quand elle se remit à chanter, les applaudissements éclatèrent. Seuls au milieu du vacarme, tous
deux se regardaient. Quand elle termina sa chanson, elle tremblait de tous ses membres.
C’était si incroyable, cette sensation qu’elle avait eue d’être liée à Mac !
Désir, trouble, frustration, soulagement intense...
A présent, le soulagement dominait. Mais quelques secondes de battements de cœur de plus sans
l’encouragement de Mac, et sa timidité naturelle aurait repris le dessus, elle s’en rendait bien
compte. Et la foule surchauffée par l’alcool et l’excitation n’aurait pas apprécié...
Mais à présent, Mac l’attendait au pied des marches, et c’était peut-être le moment le plus
excitant de la soirée.
Et voilà qu’on annonçait qu’elle avait gagné le concours !
Ils avaient dû l’appeler à deux reprises tant la présence de Mac la distrayait. La seconde fois, le
fameux sourire de play-boy de Mac creusa ses joues tandis qu’il se mettait à applaudir sans la
quitter des yeux.
— Bravo ! articula-t-il. Vous avez gagné !
Elle éclata de rire tout en secouant la tête, incrédule, avant de s’avancer pour recevoir son prix.
— Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si étonnée, dit Mac en lui offrant sa main pour
l’aider à descendre les marches. Vous possédez une voix superbe, Lucy, et vous interprétez
magnifiquement.
— Vous êtes resté..., balbutia-t-elle, sa timidité revenue.
— Bien sûr que je suis resté. Pourquoi serais-je parti ?
Elle avait tout à coup du mal à respirer. Elle pouvait trouver un million de raisons pour expliquer
son départ, mais, plutôt que de les lui donner, elle se força à rire.
Il plaisantait, forcément. Mac était un vacancier fortuné et elle, une employée. Il ne pouvait pas
être resté pour elle.
— Voulez-vous boire un verre ou préférez-vous rentrer au chalet ?
Elle se ressaisit.
Malgré sa naïveté, il paraissait difficile de se tromper sur la signification du regard de Mac,
sur son attitude. Ses yeux qui lui promettaient des merveilles, ses gestes tendres...
Bien sûr, elle aurait dû le repousser sans tenir compte du fait qu’il était un client qu’il ne fallait
pas contrarier.
Sauf qu’il y avait un problème : elle avait envie de lui. Très envie.
Il ne la quittait pas des yeux, et soudain l’idée qu’il veuille qu’elle rentre au chalet pour balayer
les cendres ou faire des gâteaux paraissait ridicule. Il voulait tout simplement la mettre dans son lit.
Mac, si beau dans sa tenue décontractée, paraissait aussi prêt à l’action que s’il n’avait pas
dévalé les pentes peu de temps auparavant. Mac, le fruit défendu par excellence, la désirait.
Elle se maudirait éternellement si elle ne saisissait pas sa chance, et quand se présenterait-elle
mieux que maintenant ?
— Je voudrais ma veste, dit-elle simplement.
— Je vous l’apporte.
Razi ressentit un élan de chaleur et de fierté, bien qu’il n’ait pas vraiment douté emporter
l’accord de Lucy.
Après tout, elle était femme. Elle avait des besoins, et lui des exigences. Ce serait une liaison de
vacances. Une liaison qui durerait exactement une nuit. Sa vie de play-boy s’achevait. Il quitterait
Lucy comblé, mais il la quitterait : le devoir l’attendait, il était prêt à s’y soumettre.
En voyant la jeune femme marcher timidement à son côté, sa veste boutonnée de haut en bas, il
sourit.
Il servirait Lucy Tennant et l’île de Sinnebar avec le même dévouement, la même énergie. Mais
dans un cas pour une nuit, dans l’autre pour la vie entière.
Le temps qu’ils atteignent le chalet, il s’était octroyé la journée suivante avec Lucy.
Elle avait si peu conscience de son charme que c’en était troublant. Il appréciait sa compagnie, il
aimait sa voix. D’accord, sa tenue était banale, mais cela redoublait son envie de la déshabiller. Ce
serait comme découvrir un fruit mûr et délicieux sous une enveloppe insipide.
A travers ce qu’il avait entrevu d’elle sur scène, il pressentait qu’elle possédait assez de
sensibilité et de passion pour entretenir son intérêt bien au-delà d’une simple nuit. Cependant, quoi
qu’il ressente pour elle, le devoir passerait avant tout.
Constatation qui n’allait pas l’empêcher de profiter au maximum du temps qui leur était imparti.
L’apparente vulnérabilité de Lucy touchait une corde sensible chez Razi. Une corde oubliée
depuis bien longtemps.
Tout jeune, il avait appris à éteindre ses sentiments comme une ampoule quand on sort d’une
pièce. C’était pour lui le seul moyen de supporter sa déception quand sa mère promettait de venir le
voir et, une fois de plus, ne tenait pas parole. A présent, il comprenait qu’Héléna aurait eu trop à
perdre en agissant ainsi. Son père, le cheikh au pouvoir, ne tolérait pas d’autre affection que la
sienne pour son ancienne maîtresse, pas même celle de son fils. Sa mère avait dû finir par l’oublier,
exactement comme lui-même avait appris à oublier les femmes qui traversaient sa vie.
Mais avec Lucy, cela semblait différent. Ce soir, du moins.
Lorsque la jeune femme revint, de la buée s’élevait au-dessus du bain bouillonnant.
Il tourna la tête, et son cœur bondit à sa vue.
Enveloppée du duvet blanc prélevé sur le lit, Lucy paraissait encore plus délicieuse.
— Tu n’as pas besoin de couette pour le bain, dit-il en souriant.
Il lui tendit une main qu’elle prit et serra très fort.
— As-tu changé d’avis ? demanda-t-il.
De la tête, elle fit signe que non.
— Veux-tu que je me tourne ?
— Inutile, chuchota-t-elle.
Et, prenant une profonde inspiration, elle laissa tomber la couette et avança vers lui.
Deux pas encore, et elle était dans ses bras.
Elle était si confiante et si belle ! Et, ce soir, ils allaient vivre le rêve jusqu’à son dénouement.
Elle regarda l'écume miroitante.
— Et toi, vas-tu te baigner avec tes vêtements, Mac, ou est-ce que je dois te déshabiller ?
demanda-t-elle d’une voix hésitante.
— A moins que tu veuilles profiter du bain toute seule ?
Elle soutint candidement son regard.
— Dans toute cette eau, j’aurais trop peur sans rien à quoi me raccrocher.
— Tu as de la repartie, je vois.
— J’y travaille, reconnut-elle avec cette sincérité qu’il appréciait tant chez elle.
Puis elle se fit grave, songeant sans doute à ce qui allait se passer.
L’humeur de Razi changea également.
Repoussant ses derniers doutes, il glissa ses doigts dans les cheveux de Lucy et l’attira à lui pour
l’embrasser.
Les lèvres de Lucy cédèrent avec empressement sous les siennes.
L’embrasser l’emplit d’un sentiment qu’il n’arrivait pas à nommer — qu’il valait mieux ne pas
nommer.
Ils avaient tous deux envie de coucher ensemble, et l’amour physique, comme le ski, était un
sport dans lequel il excellait. Cela suffisait amplement pour l’instant.
6
Le baiser de Mac lui brûlant encore les lèvres, Lucy fit courir ses mains sur ses larges épaules,
puis le long de ses bras dont les muscles jouaient sous la peau.
Son sourire provocateur, ses dents blanches, ses lèvres sexy lui promettaient tant de plaisir ! Et
puis, il y avait la gaieté de son regard, la chaleur de ses caresses... Elle voulait tout ce qu’il avait à
lui donner.
Son torse était couvert d’un léger duvet brun qui plongeait vers la boucle de sa ceinture. Elle
détourna la tête, n’osant pas regarder, mais le besoin de toucher fut plus fort et, maladroitement, elle
commença de dégrafer sa ceinture.
— Besoin d’aide ?
Certes, mais elle ne le reconnaîtrait pour rien au inonde.
— Non, merci.
Son cœur battait à tout rompre. Elle devait faire semblant d’avoir l’habitude, alors qu’elle était
au bord de l’asphyxie !
Dans une brume de rêve, elle sentit qu’il la poussait doucement vers la baignoire et en devina
bientôt les marches sous ses pieds.
— N’es-tu pas encore trop habillé ? demanda-t-elle en tressaillant parce que Mac lui mordillait
le cou — oh si légèrement —, comme un prélude à ses futures caresses.
— Si c’est ton avis, déshabille-moi !
Elle sentit ses yeux s’écarquiller.
Elle avait imaginé bien des choses dans la solitude de son lit, mais rien d’aussi érotique que la
tendresse et l’humour qui se dégageaient de Mac. Cependant, quand il se fit sérieux et se mit à lui
murmurer des mots dans une langue qu’elle ne connaissait pas, elle fut gagnée par la nervosité.
Mais son corps semblait parfaitement comprendre et n’avait pas besoin de mots. Il comprenait
très bien ce que Mac expliquait qu’il aimerait lui faire, et dans quel ordre.
— Oh, oui ! Oui, s’il te plaît !
Elle se serra contre lui avec un cri de convoitise. Comme il pressait ses lèvres dans son cou, elle
sentit la promesse de merveilles à venir.
Mais, apparemment, Mac n’était pas pressé.
Elle s’abandonna contre lui avec un soupir de contentement. Après tout, elle préférait que Mac
ne se montre pas trop expéditif. Elle voulait s’habituer à ces sensations toutes neuves, au contact de
cet homme viril tout contre elle.
C’était enivrant, bien mieux que dans ses rêves.
Elle aurait voulu graver ces instants pour toujours dans sa mémoire.
Pour toujours...
Elle entendit le pantalon de Mac tomber à terre et frissonna à l’idée qu’il était complètement nu.
Mais lui souriait contre ses lèvres, rassurant.
— Pourquoi trembles-tu ? demanda-t-il. Je ne suis qu’un homme comme un autre.
Là, c’était lui qui rêvait.
Quand Mac la souleva dans ses bras, elle s’abandonna à sa force et à sa sollicitude. Il la déposa
avec précaution dans le bain chaud, et elle attendit avec impatience qu’il la rejoigne.
Il entra à son tour et se plaça derrière elle pour lui permettre de s’appuyer contre lui.
Quand il referma ses bras sur elle et l’embrassa dans le cou comme s’ils étaient déjà des amants
de longue date, elle se sentit comblée.
Le mélange de l’eau bouillante et d’une Lucy ardente et docile dans ses bras formait un cocktail
plus aphrodisiaque que Razi ne l’aurait souhaité. Il enroula ses jambes autour d’elle, appréciant sa
confiance comme elle s’abandonnait sans retenue contre lui, et il nota le fait qu’il se sentait
merveilleusement bien.
Mieux. Avec elle, il avait l’impression d’être chez lui sur une terre étrangère : c’était la force de
Lucy, son talent, cette capacité à créer un havre, un sanctuaire, un foyer là où elle se trouvait.
C’était injuste. Pour la première fois de sa vie, il aurait souhaité cultiver vraiment une relation,
et il ne pouvait le faire à cause du devoir qui l’attendait.
Il continuait de poser des baisers dans son cou, sur ses épaules, et de murmurer des mots
sinnebalais pour le pur plaisir de l’entendre soupirer.
Embrasser Lucy, c’était se noyer dans le plaisir, et il lui fallait tout son sang-froid pour se retenir
au bord de la jouissance.
Un assaut de contrariété lui serra le ventre à la vue de la chaîne d’argent qu’elle portait au cou.
S’agissait-il d’un cadeau ? Et si oui, de qui ?
Cela ne le regardait en aucune façon... Eh bien, si !
Soulevant la chaîne sur son doigt, il fit danser la pantoufle d’argent.
— Qui te l’a offerte ? murmura-t-il entre deux baisers.
— Je l’ai achetée, dit-elle.
— Tu t’es offert une pantoufle de Cendrillon ?
Elle s’agita dans ses bras.
— Ce n’est pas ça ! se défendit-elle, un peu trop énergiquement. C’est pour me rappeler que, un
jour, je porterai autre chose que des après-ski !
Il rit doucement tout en frottant légèrement son début de barbe sur la tendre chair de son cou.
— Un jour, ton prince viendra, promit-il, touché par ce qu’il devinait derrière la réponse de la
jeune femme.
*
**
Razi aimait les petits bruits que Lucy produisait, il aimait son goût, et son parfum de fleurs
sauvages bercées par l’air alpin. Tout cela, mêlé à l’odeur de l’huile de bain, produisait sur lui un
effet unique et particulièrement réjouissant.
Il avait de plus en plus envie de faire plaisir à la jeune femme et savait déjà comment la titiller
pour qu’elle s’accroche à lui, soupirant de désir.
Il empoigna ses fesses douces et dociles sous l'écume.
Elle était la perfection. Elle dépassait toutes ses attentes en matière de femmes. Jamais il n’aurait
espéré trouver une partenaire si sincère dans l’expression de ses désirs, si sensuelle. Et certainement
pas chez une femme réservée et inexpérimentée comme elle.
A ses yeux, elle était la femme.
Comme elle glissait timidement une jambe par-dessus la sienne, il caressa de nouveau son sexe.
Prononçant son surnom avec fièvre, elle voulut le prendre dans sa main, mais il la repoussa.
— Attends, murmura-t-il à son oreille.
Et il aima la sentir frissonner rien que de l’entendre.
— Il ne faut pas être aussi impatiente, ajouta-t-il. Tu auras tout ce que tu veux, et même
davantage...
Lucy entrouvrit les lèvres pour mieux respirer.
Ses beaux yeux avaient noirci, elle le fixait avec émerveillement.
Cette fois, il ferait en sorte qu’elle ne le quitte pas du regard quand le plaisir la foudroierait.
Elle essaya de lui échapper mais y renonça bientôt, et, quand la jouissance s’abattit sur elle, elle
se cambra avec un long cri de plaisir. Dans l’action, de l’eau jaillit et éclaboussa le sol, mais elle ne
s’en aperçut pas. Ce fut seulement quand elle reprit ses esprits que, regardant autour d’eux, elle vit
l’étendue des dégâts.
Alors, ils éclatèrent de rire comme des enfants désobéissants.
Cette complicité fut une révélation pour lui. Il n’avait jamais été aussi proche d’une femme.
— J’espère que tu as suffisamment de serpillières pour éponger, dit-il, affectant la sévérité.
— Sinon, je prendrai ton peignoir.
— Gare à toi si tu oses !
Il se leva et enjamba le bord de la baignoire. L’eau dégoulinant le long de son corps, il s’empara
d’une serviette et fit signe à Lucy de sortir.
Voyant qu’elle hésitait encore à dévoiler son beau corps épanoui, il sourit, attendri. Mais il se
dépêcha de l’envelopper dans la serviette chaude pour qu’elle n’éprouve pas trop d’embarras. Puis,
la berçant dans ses bras, il l’emporta dans la chambre.
— Et maintenant ? demanda-t-elle en levant les yeux sur lui, une nouvelle assurance dans le
regard.
— Tout ce que tu voudras, tu l’auras.
Alors même qu’il saisissait les fesses de Lucy et la plaquait contre son sexe, il luttait encore
contre le fait que, en dépit de tout le pouvoir dont il disposait, il y avait une chose qu’il ne pouvait
changer : sa première fois avec Lucy serait aussi la dernière.
Il avait presque décidé d’arrêter là quand elle pressa ses petites mains contre son torse.
— Je sens ton cœur battre, dit-elle.
Et, le silence retombant, elle posa son visage à la place de ses mains.
Il se disait encore qu’il allait la repousser, mais, comme par magie, sa main se glissa dans les
cheveux de la jeune femme. Puis une fièvre dévorante s’empara d’eux, et leurs mains furent partout
à la fois tandis que le souffle de Lucy réchauffait son corps nu.
— C’est injuste, se plaignit-il, songeant à son devoir de souverain.
— Ne pense plus à rien, dit Lucy.
Il prit son visage entre ses mains et l’embrassa avec emportement.
Mac ressemblait à un sombre prince de la nuit, songea Lucy pendant que celui-ci mettait un
préservatif.
Elle se sentait si forte quand il faisait courir ses doigts sur son corps, il l’avait rendue forte.
Toute sa vie, elle avait attendu cet instant, sans vraiment croire qu’il arriverait.
Quand il se plaça au-dessus d’elle, elle regarda ses bras plantés de chaque côté d’elle, son torse
musclé, orné à l'endroit du cœur d’un tatouage reprenant l’emblème de sa bague.
— Je sais que tu ne me feras pas souffrir, dit-elle.
— Tu me connais déjà si bien ? demanda Mac d’une voix douce.
— Non, reconnut-elle, mais je sais que je peux avoir confiance en toi.
— Sache alors que tu as raison : je te ne ferai jamais souffrir.
— J’ai juste peur de te décevoir, reprit-elle. J’ai si peu d’expérience...
Il sourit.
— Tu ne pourras jamais me décevoir. Tu n’as pas besoin d’expérience. Tu me fais un tel
cadeau... Es-tu rassurée ?
Elle risqua un timide sourire.
— Oui.
Elle avait plus confiance en cet inconnu qu’elle n’avait eu confiance en personne de sa vie.
Naturellement, elle ne pouvait pas expliquer ce sentiment, c’était juste comme ça.
Elle prit plusieurs fois sa respiration alors qu’il l’affolait en bougeant au-dessus d’elle sans la
pénétrer.
— Oh ! s’il te plaît... J’ai tellement envie de toi.
— Moi aussi, je te veux, dit Mac d’une voix rauque, en se propulsant enfin en elle. Tu ne peux
pas savoir à quel point.
— Comme ça ? demanda-t-elle en soulevant les hanches pour mieux l’accueillir.
D’un mouvement souple, Razi pénétra Lucy. La sensation qu’il éprouva alors, tout à la fois
intense et tendre, l’étonna.
Conscient de l’inexpérience de Lucy, il essaya de contrôler le feu qui menaçait de l’envahir et
s’efforça de se montrer doux et délicat. Il voulait que cette expérience soit inoubliable pour elle.
Seul son plaisir à elle comptait.
— Dis-moi si je te fais mal, chuchota-t-il. J’arrêterai tout de suite.
— Il vaudrait mieux pas ! réussit-elle à dire, en s’agrippant à ses épaules.
— Tu veux quelle quantité de moi ? demanda-t-il en la taquinant d’un baiser.
— Tout ! Je veux tout de toi !
Et, d’un lent mouvement des hanches, elle le prit complètement en elle.
Bouger en elle était source de trop de plaisir. Il doutait de pouvoir garder son sang-froid plus
longtemps.
Lucy n’essayait pas de lui faciliter les choses, elle s’agitait avec un enthousiasme qui démentait
ses protestations d’ignorance. Il fallait croire qu’elle avait un talent naturel pour le sexe. Elle
s’accordait sans effort à son rythme. Audacieuse, elle semblait répondre à chacun de ses
mouvements et même les devancer.
Visiblement, elle ne souhaitait pas de la tendresse, mais de la passion. Oubliant ses réticences et
ses scrupules, il décida de répondre à ses sollicitations, la saisit par les hanches et accéléra son
mouvement de va-et-vient jusqu’à ce qu’il doive étouffer ses cris de plaisir sous ses baisers.
Lucy regardait Mac dormir tout en se demandant si elle avait déjà connu pareille satisfaction
physique, ou émerveillement, ou amour.
Il était étendu sur le dos, de tout son long, et ses membres étalés prenaient presque tout l’espace
disponible. Il était beau, et paraissait serein.
Du bout du doigt, elle souligna le dessin de ses lèvres parfaitement sculptées, puis retira
vivement la main quand il soupira et tourna légèrement la tête.
Maintenant, elle voyait la frange de ses cils projeter une ombre bleue sur son visage. Ses
sourcils d’ébène remontaient légèrement vers le haut comme ceux d’un guerrier des steppes ou du
désert...
D’où qu’il vienne, cet homme était d’une beauté renversante.
Comme il bougeait la main, son attention fut attirée par le symbole de sa chevalière, semblable à
celui qu’il portait tatoué sur le cœur.
Un frisson la parcourut sans qu’elle comprenne pourquoi.
Tout allait bien pourtant. Mieux que bien. Après ce qui venait de se passer ce soir, sa vie ne
serait plus jamais la même. Grâce à Mac, elle se sentait femme, plus hardie, plus décidée. Leur
relation ne durerait sûrement pas, mais elle aurait eu le bonheur de le connaître. Quelque chose lui
disait qu’elle n’éprouverait plus les mêmes sentiments pour un autre. Elle devait donc accepter
qu’une nuit avec Mac vaille une existence sans lui. Car il était évident qu’il n’avait rien d’autre à lui
offrir.
Elle s’installa contre les oreillers et tourna le visage vers lui afin de le dévorer des yeux.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Ces mots lui paraissaient insuffisants. Il en aurait fallu de plus beaux, de plus flamboyants pour
exprimer son amour. C’était un vrai coup de foudre, qui engageait sa vie entière. Non, décidément,
cette phrase était trop galvaudée pour rendre compte de la splendeur de ses sentiments.
— Je t’aime, répéta-t-elle néanmoins, n’ayant que ces mots à sa disposition.
7
Mac fit une entrée fracassante dans le restaurant où il avait donné rendez-vous à Lucy. Les
fourchettes s’arrêtèrent à mi-chemin de la bouche des clients, qui le contemplèrent avec admiration
et étonnement.
Lucy connaissait le propriétaire de ce confortable refuge montagnard et, pour calmer son
impatience en attendant Mac, elle lui avait proposé de l’aider un peu au service. En voyant entrer
Mac, elle s’immobilisa une assiette à la main, le cœur battant.
Indifférent aux regards, Mac se dirigea droit vers elle.
— Prête ? demanda-t-il.
Elle adressait déjà un salut d’adieu au patron, qui passait sa tête par l’entrebâillement de la porte
des cuisines.
— Es-tu vraiment obligée de travailler au noir ? demanda Mac tout en la poussant vers la patère
ou était suspendue sa veste. L’agence de location ne te paie pas assez ?
— Je ne suis pas payée pour travailler ici, rectifia-t-elle.
— Tu en fais déjà bien assez, il me semble, dit-il, tout rembruni.
Il lui tint la porte.
— Le patron est un ami, expliqua-t-elle. Je l’aide de temps en temps.
— Tu laisses les gens profiter de ton bon caractère.
— C’est faux, Mac, je t’assure. Je ne me laisse pas faire.
Le regard amusé qu’il lui jeta la fit rougir.
*
**
Mac était un excellent skieur, beaucoup plus rapide et assuré qu’elle ne le serait jamais. Elle
essaya de rester à sa hauteur, mais, lorsqu’il fallut s’arrêter, ce fut une autre histoire. Elle aurait
causé une collision si Mac ne l’avait rattrapée et serrée dans ses bras pour la stabiliser.
— Petit démon ! s’exclama-t-il. Je sens que nous allons bien nous amuser.
Elle craignait justement le contraire. Une journée entière à se ridiculiser devant Mac, c’était plus
qu’elle ne pourrait en supporter.
Devant sa mine déconfite, il tenta de la réconforter.
— Il est fréquent de tomber, dit-il. Même Tom a perdu l’équilibre hier.
Mais elle savait que ce n’était pas pareil. Tom avait dû chuter sur une énorme bosse, ou un
virage compliqué. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était accuser Mac de la distraire.
Mac, si beau qu’il attirait tous les regards, au point qu’elle se demandait pourquoi il recherchait
sa compagnie.
Même s’ils avaient couché ensemble, ce n’était pas vraiment une idylle de vacances. Non,
c’était quelque chose de plus précieux, constata-t-elle avec étonnement.
— Veux-tu passer devant ? demanda-t-il, interrompant le cours de ses pensées.
— Non. Il vaut mieux que tu m’attendes en bas. Je ne skie pas aussi bien que toi.
Elle doutait que beaucoup de gens en soient capables.
Surpris, Mac la dévisagea.
— Je ne te laisserai sûrement pas toute seule derrière moi.
A ce moment, les nuages s’écartèrent, et le soleil illumina le visage de Mac.
Elle demeura quelques instants interdite par tant de beauté et de séduction.
— Allons-y, insista-t-il. Le soleil a beau briller, nous ne sommes pas dans le désert.
Elle rit avec lui. Effectivement, ils étaient aussi loin du désert que possible.
Mais alors qu’elle s’apprêtait à s’élancer, Mac la saisit par le bras.
— Attends, j’ai une meilleure idée. Retire tes skis.
Elle le considéra d’un air stupéfait. Où voulait-il en venir ? Si c’était une plaisanterie, cela ne la
faisait pas rire du tout.
— C’est une blague ?
— Je suis tout à fait sérieux. Nous allons les laisser dans le râtelier, et je les ferai chercher.
— Et comment vais-je descendre ? Sur les fesses ?
Ce serait d’ailleurs le plus prudent.
Razi ne lâcha pas Lucy du regard.
— Tu n’as pas confiance en moi ? murmura-t-il.
Il la vit rougir. Aussitôt, il se reprocha son ton péremptoire, mais, d’un autre côté, elle était si
belle quand elle rougissait.
—- Tu sais bien que si.
— Alors, retire tes skis, insista-t-il.
Il venait de se rappeler comment Ra’id l’avait tiré d’affaire autrefois, dans des circonstances un
peu semblables.
Lui-même avait dix ans, et c’était son premier séjour dans une station de sports d’hiver.
Impatient de montrer à son grand frère qu'il savait skier, il l’avait suivi à son insu en haut d’une
piste particulièrement difficile. Très vite, il s’était retrouvé coincé, tremblant de peur et incapable de
bouger.
Quand Ra’id s’était aperçu qu’il était en danger derrière lui, il avait entrepris la dangereuse
ascension de la pente pour venir à son aide. Mais le mauvais temps s’était mis de la partie, et il avait
fallut presque une heure à son aîné pour atteindre le pont de neige où il était bloqué. Malgré la
présence de son frère, Razi n’avait pas réussi à surmonter sa peur. Encouragements, mots durs, rien
n’y avait fait. Ra’id avait alors trouvé le moyen de le redescendre en sécurité — comme il allait le
faire aujourd’hui avec Lucy.
Voyant que la jeune femme continuait d’hésiter, il prit les choses en main. Comme il ouvrait ses
attaches, elle n’eut d’autre choix que d’ôter ses skis. II les rangea alors sur le râtelier et l’invita à
s’approcher.
— Viens. Tu vas monter sur les miens.
— Non, vraiment ! C’est idiot.
— Viens, je te dis ! Mes skis sont solides. Mets-toi devant moi et laisse-toi aller contre moi. Plus
près... Oui, comme ça. Allons, détends-toi, Lucy. Laisse-moi faire. Je vais te montrer ce que c’est de
vivre dangereusement.
*
**
— Du calme, cria Razi, resserrant son étreinte autour d’elle. Je ne te laisserai pas tomber.
Ils prirent de la vitesse et il fut heureux de sentir que Lucy prenait peu à peu confiance.
Ra’id avait-il éprouvé cette sensation ?
— Tu te sens plus en sécurité, maintenant ? demanda-t-il comme la pente se faisait plus douce.
— Grâce à toi.
Il essaya de se rappeler quand il avait eu tant de plaisir en dehors d’une chambre.
Il avait pris plaisir à protéger Lucy, peut-être plus qu’il n’aurait dû, et il ressentait un mélange de
colère et de frustration à l’idée que son séjour dans les Alpes tirait déjà à sa fin.
Le plaisir était une denrée rare, quand les femmes avaient un œil sur votre trône et l’autre sur
votre fortune...
Mais à quoi bon se questionner et se torturer ? De toute façon, il n’avait pas de temps à investir
dans une relation féminine.
— Tu veux que je ramasse les morceaux ? proposa Tom en passant la tête à l’intérieur de
l’hélicoptère.
Les morceaux ? ironisa Razi pour lui-même. C’était une explosion nucléaire, oui !
— Inutile, Tom.
Il avait bien raison de penser que Lucy n’était pas son genre de femme, et à présent il était pris
au piège. Lui qui se croyait apte à contrôler ses sentiments... Lucy avait attisé plus d’émotions en lui
qu’il n’aurait cru possible. Elle lui avait aussi donné davantage qu’aucun autre être au monde, alors
qu’il n’attendait rien d’elle.
— As-tu un message à faire passer ? insista Tom, criant par-dessus le rugissement des pales qui
se mettaient à tourner au-dessus de l’engin.
Mieux valait une rupture claire et nette. Pour Lucy, en tout cas.
Lui, il connaissait son destin depuis que Ra’id le lui avait tracé quand il avait tout juste treize
ans : un jour, il reviendrait sur l’île de Sinnebar endosser les habits du devoir et mettre sa vie au
service de son pays. Et, en agissant ainsi, il perdrait sa liberté. Il acceptait son sort avec joie, mais
un esprit libre et pur comme Lucy Tennant méritait mieux qu’un homme qui avait pour seule
préoccupation le salut de son pays.
— Razi ? cria son ami alors que le vacarme s’amplifiait.
Remords et nostalgie le terrassèrent.
Il souffrait d’abandonner Lucy. C’était la première fois qu’il éprouvait ce sentiment, et il
soupçonnait que cette douleur ne le quitterait pas tant que l’image du visage ouvert et confiant de la
jeune femme s’imposerait à son esprit.
Le moral au plus bas, il tendit sa carte de visite à Tom.
Il l’avait signée, elle portait donc la marque de son autorité.
— Donne-la-lui, s’il te plaît, Tom, dit-il très vite. Si elle a besoin de quelque chose, n’importe
quoi, une place, des références...
Tom et lui étaient comme des frères, il n’eut pas à s’expliquer davantage. Avant que Tom puisse
répondre ou que lui-même change d’avis, il donna le signal du départ, et l’hélicoptère prit son
envol.
La fin d’une saison de ski entraînait des bouleversements, c’était inévitable. Mais, pour Lucy,
cela n’était rien comparé au résultat positif d’un test de grossesse.
Elle s’adossa au mur de sa salle de bains, les yeux fermés, mais, quand elle les rouvrit, la ligne
bleue révélatrice était toujours là.
Ces derniers temps, elle éprouvait des malaises le matin, et puis, elle se sentait différente.
Comme si elle n’était plus seule dans son corps.
Il y avait une bonne raison à ce qu’elle ressente cela, et elle la connaissait maintenant.
Elle posa les mains sur son ventre encore plat, envahie par un sentiment d’amour inconditionnel
envers le minuscule être qui croissait en elle.
Quelqu’un à aimer, quelqu’un qui, elle l’espérait, l’aimerait, une famille à elle...
Et Mac dans tout ça ? Fallait-il le mettre au courant ?
Se rappelant la pile de billets qu’il avait laissée derrière lui et la façon désinvolte dont il l’avait
quittée, elle décida qu’il ne le méritait pas.
Elle serra les dents contre le chagrin.
Oh ! elle pouvait lui tenir rigueur de sa conduite, elle l’aimait quand même. Elle l’aimerait
toujours. Impossible de lutter contre les souvenirs — des souvenirs heureux si l’on exceptait le coup
final, quand il avait quitté la station sans même lui dire adieu, sans lui laisser d’autre message que
cette horrible carte de visite que Tom lui avait remise dans une enveloppe cachetée.
— On ne sait jamais, avait gentiment dit ce dernier après lui avoir expliqué de quoi il retournait.
Vous pourriez avoir besoin de quelque chose.
Elle avait mis l’enveloppe dans la poche de son tablier.
— Je n’aurai jamais besoin de rien de sa part, avait-elle rétorqué sèchement.
— Un emploi, peut-être ? avait hasardé Tom.
Il devinait évidemment son chagrin et tentait de l’apaiser.
— Rien du tout, avait-elle affirmé, catégorique.
Quand elle était retournée dans sa chambre, elle avait jeté l’enveloppe dans un tiroir, où celle-ci
était restée jusqu’à ce jour, intacte.
Et maintenant, elle allait être mère...
Elle se voyait mal arriver chez ses parents avec un enfant dans les bras. Il lui fallait un endroit à
elle, avec un jardin où une petite fille pourrait jouer. Car elle était sûre que c’était une petite fille.
L’idée l’emplissait non seulement de joie, mais aussi d’une ambition renouvelée. Désormais,
elle se battrait pour quelqu’un. Quelqu’un qui aurait besoin d’argent pour ses études, d’une robe de
bal, de tout ce qu’elle pourrait lui offrir...
Pour commencer, elle trouverait une place. Ensuite, elle s’installerait à son compte. Ce serait un
excellent usage pour la pile de billets intacte elle aussi déposée au fond d’un coffre-fort de l’agence.
Et Mac dans tout ça ?
Il avait le droit de savoir qu’il allait être père, il fallait lui donner cette chance.
Elle devait le lui dire, malheureusement. Elle n’avait pas le choix, c’était la seule chose à faire.
« R. Maktabi,
P.-D.G. de Maktabi Communications ».
Après une frénétique recherche dans son tiroir à chaussettes, elle avait fini par retrouver la
fameuse carte, pour éclater d’un rire amer en la lisant.
Mac s’était fourvoyé, la communication n’était pas franchement son fort !
La carte comportait trois numéros de téléphone. Un à Londres, un à New York et un quelque
part dans le golfe Arabique, dans un île du nom de Sinnebar.
Cela expliquait le physique oriental de Mac, songea-t-elle, le regard errant distraitement par la
fenêtre. Il avait des contacts à l’Est comme à l’Ouest, et il était retourné à sa vie...
Haussant les épaules, elle composa le numéro de Londres.
Elle tomba sur une secrétaire glaciale qui l’informa qu’il n’y avait pas de Mac chez eux.
C’était donc un surnom, et peu utilisé, du moins avec la vieille mégère au bout de la ligne.
Avec le bureau de New York, elle n’eut pas plus de chance. Mais elle ne se découragea pas, car
il restait un autre numéro de téléphone. Il lui suffisait de fermer les yeux pour avoir la vision d’un
campement bédouin, avec des tentes dont les pans flottaient gracieusement au vent. La vision était
idyllique, mais elle la chassa rageusement en imaginant ensuite les superbes créatures vêtues de
couleurs arc-en-ciel comme autant de gracieux papillons qui se disputaient pour proposer leur
couche à un Mac allongé sur des coussins de soie.
— Un rendez-vous avec le P.-D.-G. de Maktabi Communications ? répéta une onctueuse voix
masculine. Je crains que ce ne soit pas possible.
Dans sa nervosité, elle serra la carte de Mac dans sa main.
— Écoutez, s’il est là, puis-je lui parler, s’il vous plaît ? C’est de la plus haute importance.
— Pouvez-vous me résumer l’affaire ?
Mac était là, elle le sentait.
Elle appuya le téléphone sur sa poitrine, le cœur battant si fort que l’homme de la lointaine île de
Sinnebar l’entendit sûrement.
Elle replaça le téléphone à son oreille.
— C’est personnel. Pourrais-je le rencontrer ?
— Je ne peux pas vous donner de rendez-vous.
Comment ça, il ne pouvait pas ? A moins d’une maladie incurable, on pouvait toujours prendre
le temps de rencontrer quelqu’un.
— Mais je le connais ! protesta-t-elle. Je suis sûre qu’il acceptera de me parler.
Il y eut un silence, suivi d’un rire désobligeant.
— Si vous saviez le nombre de gens qui racontent la même chose !
De femmes, surtout ?
Son cœur se serra. Soudain, elle voyait la scène de l’extérieur : une jeune femme dont personne
n’avait entendu parler exigeait un rendez-vous avec le P.-D.G. d’une grosse multinationale...
— De toute façon, ajouta l’homme, c’est férié la semaine prochaine. Même si vous étiez assez
folle pour venir, vous ne trouveriez personne. Les bureaux seront fermés...
— A partir de quand ? demanda-t-elle vivement.
— De jeudi.
Dans trois jours.
— Parfait. Pouvez-vous arranger notre rendez-vous pour mercredi ?
— « Votre » rendez-vous ?
Il y eut un silence, le temps que son interlocuteur digère sa question.
— J’ai l’impression que vous m’avez mal compris. Il ne peut pas y avoir de rendez-vous,
mademoiselle. ..
— Tennant.
— Au revoir, mademoiselle Tennant.
Elle contempla le téléphone avec incrédulité : l’homme avait raccroché.
Son dernier espoir s’évanouissait. Mais elle ne pouvait en rester là. A cause du bébé, rien ni
personne ne l’empêcherait de voir Mac.
D’une main tremblante, elle reprit le téléphone pour réserver un billet d’avion.
9
Razi avait imprimé son autorité sur le royaume dans les premières heures de son ascension au
trône Phœnix.
Auparavant, il avait commencé par s’implanter en coulisses en tant que P.-D.G. de Maktabi
Communications, avec un bureau dans la capitale de l’île, mais à présent il détenait le pouvoir
central.
L’apprentissage avait été rude pour les courtisans habitués aux méthodes relâchées de son
prédécesseur et pour des hommes comme le père de sa cousine Leila, qui avaient imaginé pouvoir
manipuler sans difficulté le prince play-boy devenu roi.Ils avaient dû apprendre à leurs dépens que
sa réussite en affaires allait de pair avec sa capacité à tout superviser.
Il comptait gouverner son pays de la même manière. Il n’y aurait ni scandales, ni corruption, ni
favoritisme. Pas d’exception. Il vivrait lui-même selon la rigueur morale édictée par la loi. Sa vie
privée resterait un désert jusqu’au jour où il prendrait femme, et il n’espérait même pas que l’amour
entre dans l’équation.
Ses nouveaux pouvoirs lui valaient un défilé de créatures stupides aux dents de porcelaine et au
corsage artificiellement rembourré. Quand il les comparait à certaine jeune personne trop honnête
pour son propre bien et aussi naturelle que la lumière du jour, il était tenté d’oublier l’idée d’avoir
un jour une femme dans sa vie.
Le débordement d’activités et les journées de travail de dix-huit heures auraient dû l’empêcher
de rêver à cette femme qui aurait représenté un souffle d’air frais parmi toutes celles qu’on essayait
de lui imposer maintenant qu’il régnait.
Lucy Tennant ne le savait sans doute pas, mais elle était aussi précieuse qu’une fleur poussant
dans le désert.
Et cette fleur, il l’avait piétinée sans scrupules.
Lucy se renfonça contre le dossier de son siège comme le taxi empruntait la bretelle menant vers
la ville.
L’idée que chaque tour de roues la rapprochait de Mac la faisait frissonner d’excitation, au point
qu’elle s’interrogeait sur sa santé mentale.
Posant instinctivement une main sur son ventre, elle souhaita pouvoir expliquer au bébé que tout
était pour le mieux et que, quoi qu’il arrive, sa mère le protégerait.
Le taxi s’arrêta devant un de ces immeubles couronnés de flèches blanches qu’elle avait aperçus
du haut du ciel.
D’en bas, c’était encore plus impressionnant. Au-dessus de l’entrée s’étalait une inscription en
arabe doublée de sa traduction anglaise : « Maktabi Communications », et un drapeau flottait à un
mât.
Elle sentit son estomac se contracter en reconnaissant le lion bondissant et le cimeterre qui
ornaient la bague de Mac.
C’était incroyable comme cet emblème semblait à sa place dans ce pays de pouvoir, d’opulence
et de splendeur. A présent, elle comprenait l’allure si noble de Mac.
Ce qu’elle ne comprenait pas, en revanche, c’était la présence de soldats en armes à sa porte.
Heureusement, la jeune femme effacée qu’elle avait été avait changé depuis qu’elle portait en
elle le cadeau de la vie, et elle ne se laissa pas impressionner.
— J’ai rendez-vous, dit-elle d’un ton aimable à un soldat.
Et elle cita le nom de l’homme si réticent qui s’était entretenu avec elle au téléphone.
Et, avant que le soldat n’ait eu le temps d’appeler pour vérifier, elle sortit la carte de visite
signée de la main de Mac.
Elle se félicita de l’avoir conservée, car cela agit comme un sésame. Le soldat se mit au garde-à-
vous, salua, puis se dirigea vers la porte. Et il se tint très droit pendant qu’elle passait devant lui et
pénétrait dans un vaste hall au sol de marbre.
Émerveillée, elle évalua les dimensions de l’édifice.
Ce fabuleux bâtiment de verre et d’acier évoquait une fortune considérable.
A l’autre extrémité du hall, il y avait un bureau derrière lequel se tenaient deux hommes revêtus
d’une robe d’un blanc immaculé et d’une coiffe flottante retenue par un lien.
Malgré son tailleur élégant, elle se sentait intimidée. Cependant, songeant à son bébé, elle se
ressaisit et avança, ses talons cliquetant sur le marbre.
Elle réussit tant bien que mal à expliquer ce quelle voulait. Naturellement, elle n’oublia pas de
produire la carte magique.
Après une petite discussion entre les deux hommes, l’un d’eux lui désigna avec une extrême
courtoisie le canapé où elle devrait patienter.
Elle attendit.
Il y avait des magazines sur une table basse, mais elle ne se sentait pas le courage d’y jeter un
œil. Elle se rendit deux fois aux lavabos, se baigna le visage d’eau fraîche, s’examina dans le miroir.
Elle avait une mine affreuse, des cernes sous les yeux, l’air hagard.
Si seulement elle avait appartenu à cette catégorie de personnes naturellement élégantes, qui
restent toujours fraîches comme une rose ! Malheureusement, même à ce stade précoce de sa
grossesse, elle se sentait terriblement fatiguée. Bien sûr, un petit en-cas et de quoi boire lui auraient
fait le plus grand bien, mais on ne lui proposa rien, et elle n’osa pas demander.
Son idée première avait été d’entrer dans l’immeuble et de trouver Mac. Elle ne s’était pas
doutée qu’elle devrait attendre si longtemps. Et, pendant ce temps, ses pensées vagabondaient.
Quand elle avait présenté la carte de visite de Mac au soldat en faction, ce dernier avait paru très
impressionné.
Que Mac soit un homme puissant, elle n’en avait jamais douté, mais que tant de barrières
s’élèvent quand elle demandait simplement à le voir lui paraissait étrange. Sa compagnie travaillait
peut-être sur un programme en liaison avec la sécurité du pays ?
Pour se changer les idées, elle examina le drapeau national déployé au-dessus du bureau de la
réception.
Alors qu’elle admirait la qualité de la représentation du cimeterre et du lion bondissant, une
vague de frayeur tout à fait irrationnelle la submergea, et elle dut refréner son imagination
débordante aiguillonnée par les hormones de grossesse.
Son estomac se mit à gronder, lui rappelant qu’elle n'avait pas correctement mangé depuis la
veille et qu’elle devrait désormais se montrer plus attentive, puisqu’ils étaient deux à dépendre de la
régularité de ses repas.
Consultant sa montre, elle soupira en constatant qu’une demi-heure avait encore passé.
Rassemblant tout son courage, elle se leva et s’approcha du bureau.
— Toutes nos excuses, dit l’un des hommes, avec un geste théâtral de la main.
— Savez-vous combien de temps je devrai encore attendre ? s’enquit-elle, anxieuse car elle
sentait la tête lui tourner.
Et puis, elle devait passer à l’hôtel confirmer sa présence, elle craignait de voir sa chambre lui
échapper.
— Je ne peux rien vous dire, répondit l’homme avec un haussement d’épaules.
— Dans ce cas, puis-je attendre à la porte du bureau du directeur ? S’il vous plaît ?
La question lui attira un regard de mépris apitoyé.
Elle sentit ses épaules se voûter, mais elle se redressa aussitôt en entendant un cri guttural
résonner du côté de la porte d’entrée, suivi d’un bruit métallique d’armes.
Mac était arrivé. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que c’était lui, elle le sentait
dans la moindre fibre de son être.
Elle entendit un bruit étouffé de sandales, sentit une odeur d’épices et de bois de santal...
Et, soudain, la vérité l’aveugla.
Le lion bondissant, le cimeterre, le drapeau royal, le protocole qui régissait les rapports avec
Mac...
Comme toutes les pièces du puzzle se mettaient en place, elle tomba évanouie.
10
Quand Lucy s’éveilla, nauséeuse, elle prit connaissance de son environnement avec précaution
avant d’esquisser un geste.
Elle se trouvait dans une chambre somptueuse. Les persiennes étaient tirées, si bien que la pièce
baignait dans la pénombre. Un dessus-de-lit de brocart ivoire et or avait été plié soigneusement et
déposé sur un coffre près du vaste lit, où elle reposait sur des draps d’une blancheur immaculée. A
l’autre extrémité, deux hommes,en djellaba conversaient à voix basse. L’une des robes était blanche.
Celle du plus jeune était indigo.
Le bleu était réservé aux personnages importants, se rappela-t-elle, l’esprit embrumé. Un sang
également bleu coulait sans doute dans les veines de ce dernier.
A mesure que ses idées s’éclaircissaient, tout se mettait en place.
Mac était un roi. Pas étonnant qu’on ne l’autorise pas à le voir ! L’homme qu’elle aimait était le
cheikh régnant de l’île de Sinnebar. Un prince du désert.
Elle avait à peine ébauché un geste que, sans qu’un mot soit échangé, l’homme plus âgé qu’elle
présumait être un médecin sortit et referma doucement la porte derrière lui.
Foulant silencieusement le tapis au dessin exquis, Mac s’approcha du lit.
Elle eut l’impression que l’univers rétrécissait au point de n’être plus qu’un visage, et son cœur
plein de désir et de nostalgie se mit à battre la chamade.
Il s’arrêta à une courte distance, son visage restant dans l’ombre. Mais, bien qu’elle ne voie pas
précisément ses traits, elle sut tout de suite que cet homme austère n’avait rien de commun avec
l’amant passionné qu’elle avait connu à Val-d’Isère.
— Lucy ?
La voix était la même. L’homme était le même. Et pourtant, rien n’était plus comme avant. Et
pas seulement à cause du costume.
Mac était un puissant de ce monde, et le poids de ses responsabilités donnait à son visage une
expression autoritaire et dure. Il la regardait, mais elle sentait son regard tourné vers un avenir dans
lequel elle n’aurait jamais de place.
Elle laissa retomber sa tête sur les oreillers, découragée, puis se reprit.
Pour le bien de son enfant, elle n’avait pas le droit de se laisser intimider par quiconque, pas
même par le roi de l’île de Sinnebar. Elle s’était sans doute évanouie à cause du manque de
nourriture, ce qui était impardonnable. A présent qu’elle attendait un enfant, elle avait des
responsabilités. Elle devait agir rationnellement pour protéger son bébé.
En même temps, sa grossesse n’expliquait pas à elle seule sa défaillance. Quand Mac était entré
dans l’immeuble, cette part d’elle-même qui refusait obstinément d’accepter la réalité avait volé
vers lui. Mais il était temps de regarder la vérité en face. Elle était venue ici pour avoir une
conversation importante avec le père de son enfant.
— Qui es-tu réellement ? murmura-t-elle.
Elle connaissait la réponse, mais voulait l’entendre de sa propre bouche.
Celui qu’elle avait connu sous le nom de Mac haussa les épaules, et des plis de sa robe
s’élevèrent de mystérieux arômes d’épices orientales.
— Je m’appelle Razi al Maktabi.
— Razi al Maktabi ? Sa Majesté le cheikh Razi al Maktabi de l’île de Sinnebar ?
La révélation la frappa comme un coup de massue tandis que Mac acquiesçait à la mode arabe,
d’un ample et gracieux geste du bras.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Elle détesta le son de sa voix, faible, blessé. Mais elle n’avait jamais été bonne comédienne.
— L’occasion ne s’est pas présentée.
Non, bien sûr. Ils étaient trop occupés à faire l’amour — ou plutôt à coucher ensemble, comme
Razi al Maktabi qualifierait sans doute leurs ébats. Et il était trop tard maintenant pour maudire son
aveuglement.
Le fossé qui avait toujours existé entre eux s’était juste élargi jusqu’à devenir un précipice,
comprit-elle devant le visage sévère de son hôte.
Razi al Maktabi portait les vêtements d’un roi, il suffisait pour le comprendre de voir l’exquis
travail de l’agal d’or qui maintenait son keffieh. Pourtant, c’était l’amour qu’elle lui portait qui la
faisait vibrer d’un douloureux désir.
Mais elle était ici pour son bébé, elle ne pouvait se laisser distraire. Pas même par l’allure
princière de Mac.
— Que veux-tu de moi, Lucy ?
Il faisait preuve d’une telle froideur !
Elle se laissa retomber sans voix sur les oreillers.
Leur brève aventure n’avait pas compté pour lui. Il l’avait rayée de son esprit, et voilà qu’elle
réapparaissait. Normal qu’il suppose qu’elle était venue lui réclamer quelque chose.
Il fallait qu’elle laisse ses sentiments de côté, essayer de sauver ce qui pouvait l’être.
Elle fit passer ses jambes par-dessus le bord du lit et tenta de se lever, mais, prise de vertige, elle
tituba pitoyablement.
La rapidité de Mac à la prendre par le bras lui épargna la chute, mais pas l’humiliation.
Retirant son bras d’un geste brusque, elle tâtonna vers le bord du lit et se laissa tomber dessus en
tremblant.
— Peux-tu me laisser un instant, s’il te plaît ?
A son crédit, celui qu’elle devait apprendre à connaître sous le nom de Razi recula.
— Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? demanda-t-il.
Elle leva les yeux.
— Je ne me souviens pas répondit-elle avec détachement.
— Tu ne te...
Il s’interrompit.
— Heureusement, j’ai eu la bonne idée de faire venir du bouillon des cuisines.
Il se détourna vers un chariot roulant.
— Tu ferais mieux de le boire avant toute chose, dit-il en posant sur ses genoux un plateau garni
d’un bol.
Son regard était tellement dénué de chaleur !
Elle eut envie de détourner la tête, mais la faim la tenaillait. Et puis, il fallait penser à l’enfant.
— Bois, insista Razi. Tu te sentiras mieux quand tu auras quelque chose dans l’estomac.
Elle but avidement le bouillon et sentit avec soulagement chaleur et énergie circuler dans ses
veines. Mais, quand elle leva les yeux pour remercier Razi, l’expression de celui-ci était inchangée.
Quoi qu’il y ait eu entre eux, c’était fini et bien fini.
Elle avait à peine reposé le bol qu’il retira le plateau. L’ayant posé sur le chariot, il se tourna
vers elle.
— Pourquoi es-tu venue, Lucy ?
Oui, pourquoi ?
Soudain, toutes les raisons qui lui avaient semblé sensées jusque-là apparaissaient dans tout leur
ridicule. Elle connaissait mal les lois régissant l’île de Sinnebar, à part que le cheikh détenait tous
les pouvoirs. Sur quoi sa démarche pouvait-elle déboucher ? Quelle importance aux yeux de Mac
d’avoir mis enceinte la responsable du chalet où il avait passé ses dernières vacances avant son
accession au trône ?
Elle tenta de s’endurcir, à cause de l’enfant.
— Je te prie de m’excuser de m’imposer ainsi, commença-t-elle poliment, mais il fallait que je
te voie.
— Vraiment ? fit Razi, le regard soupçonneux entre ses paupières plissées.
Il n’avait pas besoin de lui expliquer que le chef tout-puissant d’un pays avait des sujets de
préoccupation autrement graves que les ennuis d’une petite rien-du-tout. La seule question était de
savoir s’il respecterait ses droits maternels ou s’il exigerait de garder l’enfant royal en la renvoyant
à ses fourneaux.
Cette dernière éventualité était si choquante qu’elle porta une main à sa gorge.
Interprétant mal son geste, Razi lui versa un verre d’eau.
— Tu sembles épuisée, dit-il. Etait-il vraiment nécessaire que tu t’imposes une telle épreuve ?
Oui. Cent fois oui, se dit-elle tout en buvant. Mais pas pour les raisons qu’il supposait.
— Je t’ai posé une question, lui rappela-t-il froidement. Pourquoi es-tu ici ? Qu’espères-tu
gagner de cette visite ?
Étant donné sa position, tout le portait à croire qu’elle s’était donné pour mission de ranimer son
intérêt.
Eh bien, elle gagnerait son propre respect, parce qu’elle aurait agi de la manière qui lui semblait
convenable en venant l’informer de sa future paternité !
— Je ne veux rien de toi, dit-elle d’un ton ferme.
— Tu ne veux rien ? Vraiment ? C’est un long voyage pour « rien », Lucy.
A voir l’expression de Razi, il était clair que, pour lui, sa faiblesse équivalait à un aveu de
culpabilité.
Comment le convaincre ? C’était un cheikh tout-puissant, et elle, une pauvre femme incapable
de se tenir sur ses jambes.
Il traversa la chambre pour pousser les persiennes.
Reconnaissant l’horizon urbain, elle en déduisit que la pièce devait être située dans le haut de
l’immeuble.
Sa présence n’était qu’un geste de courtoisie vis-à-vis d’une femme qui s’était trouvée mal à ses
pieds. Il devait vouloir se remettre au travail.
— Razi, il fallait absolument que je te parle.
— Nous n’avons plus rien à nous dire, Lucy.
Cette rebuffade prouvait l’étendue de son erreur : en venant sur l’île de Sinnebar, elle avait cru
rencontrer Mac, le jeune homme sympathique avec qui il était aisé de parler. Mais essayer
d’exposer ses souhaits à un cheikh régnant était une tâche sans espoir. Rien que lui demander de se
rappeler un flirt de vacances avec une petite cuisinière, cela semblait ridicule. Le problème était de
taille : comment apprendre la merveilleuse nouvelle à Mac quand il n’y avait pas de Mac ?
Voyant qu’il s’apprêtait à se retirer, elle fut saisie de panique.
— Je ne sais même pas comment t’appeler !
— Razi. Ou Mac, comme tu préfères.
Sa réponse dédaigneuse disait qu’elle pouvait bien l’appeler comme elle voudrait, pour le temps
qu’ils auraient à passer ensemble.
Mac convenait pour l’hôte et l’amant qui s’était révélé charmant après des débuts un peu
difficiles, mais l’homme qui se tenait devant elle était un combattant du désert, avec tout ce que ça
impliquait.
Dire que le désert lui avait toujours paru le comble du romantisme, comme les personnages de
sang royal qui le hantaient ! La réalité était bien différente. Le désert était un environnement hostile,
et le roi du désert, un étranger.
— Votre Majesté ! cria-t-elle à la longue silhouette bleue qui s’éloignait.
Il se retourna.
— Appelle-moi Razi, je te prie.
Mac le play-boy avait complètement disparu, remplacé par Razi le cheikh, un homme si résolu
et inflexible qu’il la traitait avec la distance qu’on réserve aux inconnus. Et pourtant, qu’il le veuille
ou non, il y avait quelque chose entre eux. Et c’était davantage que le souvenir explosif de leur
passion. Un vrai lien les unissait, qu’elle ressentait plus fort que jamais, et elle refusait de croire
qu’il ne le ressentait pas aussi.
— Que veux-tu, à la fin ? demanda Razi.
Elle rassembla tout son courage pour soutenir son regard noir, dans l’espoir absurde que Razi
s’humaniserait quand elle lui aurait dévoilé la raison de sa venue.
— Tu veux un emploi ?
La question était si inattendue qu’elle faillit éclater de rire.
Un emploi ? Merci bien ! Ni comme cuisinière ni comme maîtresse. Se morfondre en attendant
que Razi al Maktabi daigne lui accorder son attention ? Très peu pour elle.
En fait, elle avait commis une grosse erreur en venant à Sinnebar, croyant qu’elle pourrait parler
avec cet homme. Elle avait tout simplement mis son bébé en danger, parce que Razi ne la laisserait
pas repartir s’il apprenait qu’elle portait un prince du sang. Il fallait absolument qu’elle rentre chez
elle. Le seul moyen d’apprendre à Razi sa paternité serait dans la sécurité d’un cabinet d’avocat.
— Est-ce que je ne t’ai pas laissé assez d’argent ?
Elle posa sur lui un regard blessé.
— Combien veux-tu ? demanda-t-il encore.
Un homme pouvait-il changer à ce point ? Évidemment, un roi avait tous les motifs de se
montrer soupçonneux, mais que Razi ne se fasse pas de souci : son argent était placé pour l’avenir
de sa fille. Pour sa part, elle refusait d’y toucher.
— Je ne suis pas ici pour ton argent. Encore que, maintenant que tu en parles...
Razi eut un sourire cynique, comme s’il attendait cela depuis un moment.
— Oui ?
— Tu m’as laissé une somme d’argent déraisonnable à Val-d’Isère, commença-t-elle
nerveusement.
— Tu n’as donc jamais reçu de pourboire ? Je trouve ça difficile à croire.
Un pourboire pour ses bons services ?
Affreusement blessée, elle réussit toutefois à imiter son détachement.
— Si, bien sûr.
Comme si les gens vous laissaient tous les jours des pourboires suffisants pour acheter un
restaurant...
— Je ne comprends quand même pas pourquoi tu m’as laissé une telle somme.
— Dis-moi plutôt combien tu veux, dit-il, sûr de lui.
Ne lui était-il même pas venu à l’esprit qu’elle aurait pu simplement souhaiter le voir, ou qu’elle
éprouve pour lui un amour sincère qui n’exigeait rien en retour ?
Mais il ne s’agissait ni de Lucy Tennant ni de Razi al Maktabi, mais d’un petit enfant sans
défense. Elle était venue dire à un homme qui n’existait plus qu’ils allaient avoir un enfant, pas
s’interroger sur le fait qu’il soit incapable de croire qu’on l’aimait.
L’homme qu’elle avait connu s’était volatilisé, laissant place au dirigeant de l’île de Sinnebar,
un guerrier probablement plus doué pour conduire des troupes que pour l’amour. Et maintenant, elle
était épuisée. Contrairement à Razi, elle était un être humain et ressentait le contrecoup de trop de
fatigue et d’émotions. La grossesse avait drainé ses forces, et l’énormité de la tâche qui l’attendait
lui apparaissait dans toute sa clarté.
— J’aimerais me rafraîchir avant que nous ne parlions. Tout ce dont j'ai besoin, c’est...
— Cinq minutes ? coupa-t-il.
— Si c’est possible.
— Je t’attends dans cinq minutes dans mon bureau. Quand tu seras prête à me voir, tu n’auras
qu’à sonner. Quelqu’un viendra te chercher pour te conduire à moi. Ne me fais pas attendre, Lucy.
Dans un tourbillon de brocart bleu, il était parti.
En s’asseyant à côté de Razi à bord d’une Jeep de l’armée, Lucy avait le cœur rempli
d’appréhension.
Le véhicule les avait attendus, moteur tournant, à la porte arrière de l’immeuble, son sac de
voyage déposé sur le siège arrière.
Razi portait un jean, un T-shirt noir qui découvrait ses bras musclés et des Pataugas. Des lunettes
d’aviateur dissimulaient ses yeux verts. De l’extérieur, ils devaient avoir l’air d’un agent
gouvernemental escortant un ressortissant étranger indésirable.
— Allons-nous à l’aéroport ? demanda-t-elle, la bouche sèche.
— Pas tout de suite.
Où l’emmenait-il donc ?
Son anxiété s’accrut quand la Jeep démarra.
Au temps pour elle d’avoir eu cette grande idée. Annoncer maintenant sa grossesse à Razi serait
se jeter dans la gueule du loup. Non, elle ne pouvait pas faire ça. Désormais, son unique priorité
devait être de regagner l’Angleterre, où elle consulterait un avocat.
— Y a-t-il un vol pour le Royaume-Uni aujourd'hui ?
— Pas à ma connaissance.
Étouffant un soupir, elle tendit le cou pour déchiffrer un panneau.
— Où as-tu dit que nous allions ?
— Je n’ai rien dit.
« Comme tu le sais très bien », complétait l’expression de Razi.
— Nous allons faire un tour dans le désert, consentit-il à ajouter.
Dans le désert ?
Le cœur de Lucy battait si violemment qu’elle se sentait sur le point d’avoir un malaise.
Pourquoi ne pas avoir parlé dans le bureau de Razi ainsi qu’il l’avait proposé d’abord ?
Parce qu’il ne voulait pas être vu avec elle ?
Il aurait pu demander à un subordonné de la conduire à l’aéroport, mais il ne l’avait pas fait...
Parce qu’il voulait gérer la situation de A à Z, se dit-elle en s’efforçant au calme. Razi ne
demanderait jamais à quelqu’un d’accomplir ce qu’il jugeait être son devoir. Il prenait à bras-le-
corps ses problèmes personnels.
Ils roulaient à présent en plein désert.
En d’autres circonstances, cela l’aurait enchantée, mais la perspective de se trouver dans une
région potentiellement dangereuse avec un homme que sa présence gênait avait quelque chose
d’angoissant. Et l’expression fermée de Razi n’était pas faite pour apaiser ses craintes.
Il demeurait silencieux et conduisait comme il faisait l’amour, avec concentration et une
effrayante habileté.
— Je croyais que tu plaisantais en parlant de désert, dit-elle nerveusement, comme ils quittaient
la grand-route.
— Je ne plaisante jamais, répliqua-t-il sèchement.
Il ne plaisantait pas à cet instant, c’était sûr. Et, à présent, il n’y avait plus qu’une brume de
chaleur miroitante devant eux et une étendue sauvage et désertique tout autour.
Quand Razi immobilisa le véhicule, il avait à peine serré le frein à main que Lucy sautait à bas
de la Jeep.
Il avait oublié à quel point elle était simple et naturelle.
Elle examinait avec inquiétude ce qui devait lui apparaître comme une étendue uniforme de
sable et de dunes et, devant la tension de ses épaules, il éprouva le besoin de la réconforter.
Faisant l’effort de voir les choses à travers ses yeux, il se rendit compte que ce qui lui était
familier devait présenter un caractère d’étrangeté et de menace pour elle.
Comme elle trébuchait dans le sable, il sauta à son tour de la Jeep et se précipita pour la
rattraper.
— Tu trembles, constata-t-il en la serrant contre lui. Tu n’as pas à avoir peur de moi, ajouta-t-il.
Il plongea son regard dans le sien.
— Je viens souvent ici, c’est un endroit sûr. J’ai pensé que nous y serions mieux pour parler que
dans le cadre impersonnel d’un bureau.
— C’est certainement plus discret, dit-elle d’un ton avisé.
Il avait oublié combien elle pouvait se montrer perspicace.
— Dès que nous aurons parlé, je te ramène, promit-il.
Elle le regarda, et son regard lui signifiait qu’elle avait parfaitement conscience d’être à sa
merci.
— Allons-y, dit-elle bravement.
Quelque chose avait changé en elle. Elle était plus forte que lors de leur première rencontre.
Et il comptait bien apprendre très vite pourquoi.
— Nous sommes seuls ici, souligna Razi. Pourquoi ne vas-tu pas te plonger dans le lac avant de
te changer ?
Lucy le regarda fouiller dans le coffre d’ébène et en sortir une robe bleu pâle brodée de
minuscules perles.
C'était probablement le plus beau vêtement qu’elle avait jamais vu. Cependant, comme il
soulevait la robe à la lumière, elle se rendit compte qu’elle était transparente.
— Tu n’as pas quelque chose de moins révélateur ?
— Ceci ? suggéra-t-il en sortant une robe masculine.
— Parfait, dit-elle en la lui arrachant des mains.
Pas besoin de l’essayer pour prédire qu’elle serait trois fois trop grande pour elle, mais tant pis.
Razi s’activait autour du feu de bois en attendant que Lucy revienne de sa baignade.
Il avait eu du temps pour réfléchir pendant qu’elle s’ébattait dans l’eau, et il en venait toujours à
la même conclusion pour expliquer sa visite-surprise.
Il repoussa une fois de plus cette explication en voyant revenir la jeune femme, refusant de
croire qu’elle lui dissimulait une chose pareille.
— Tu fais la cuisine ? constata-t-elle, surprise.
— Il faut manger, même dans le désert, riposta-t-il avec une ombre de sourire, en la détaillant.
Il était dit que Lucy le surprendrait toujours.
La robe qu’elle avait choisie traînait à terre et, au lieu d’enrouler la coiffe autour de sa tête et de
son visage, elle l’avait drapée comme un foulard.
Il bondit sur ses pieds.
— Laisse-moi faire, dit-il, prenant le risque de la toucher.
Il n’était pas du genre à fuir le danger, mais, quand ce danger prenait la forme d’une femme
qu’il mourait d’envie de caresser, une femme qu’il avait cru sincère et sans complications, et sur
laquelle il entretenait maintenant des doutes, c’était une autre histoire...
— Je ne l’ai pas bien mise ? demanda Lucy, anxieuse, en portant les mains à sa coiffe.
Il les écarta afin d’arranger le tissu. Tout en respirant avidement son entêtant parfum fleuri, il lui
couvrit le visage jusqu’à ce que seuls ses yeux pleins d’inquiétude soient visibles.
Pourvu que la pâleur de Lucy soit due aux fatigues du voyage, ou à la déshydratation, ou à la
faim — enfin, à n’importe quoi d’autre qu’à la raison la plus probable...
— C’est bon, dit-il, soulagé de ne plus voir ses lèvres. Maintenant, ce qu’il me faut, c’est un
appareil photo.
— Tu te moques de moi ! s’écria-t-elle.
— Où est passé ton sens de l’humour de Val-d’Isère ? lui jeta-t-il tout en se retournant vers le
feu.
— Je peux te retourner le compliment.
Ils se dévisagèrent en silence, le temps de digérer la constatation, puis elle rentra dans la tente
pour ranger ses vêtements, le laissant s’activer auprès du feu. Quand elle revint, il fit glisser
l’omelette qu’il avait préparée sur des feuilles de palmier.
— Mange, dit-il comme elle s’asseyait en tailleur sur une carpette devant le feu.
— C’est délicieux, constata-t-elle avec un naïf étonnement, à la première bouchée.
Oubliant d’être sur leurs gardes, ils échangèrent un sourire. Malgré tout, Lucy détourna le regard
un peu trop vite.
A présent, il était certain qu’elle lui cachait quelque chose.
Elle rejeta le voile et se mit à dévorer l’omelette comme si elle n’avait pas mangé depuis une
éternité.
Il se rappela que son appétit ne se restreignait pas à la nourriture. Et qu’ils se trouvaient à des
kilomètres de toute terre habitée.
Que Lucy le désire ne faisait aucun doute. Qu’il la désire non plus. Et c’était plus vrai que
jamais. Il n’avait pas envie de laisser échapper cette dernière chance de goûter ce qui aurait pu être,
d’autant que leur séparation n’avait fait qu’aiguiser son appétit.
Il avait l’impression qu’elle lisait dans ses pensées, mais son regard restait méfiant : entre eux se
dressait le secret qu’elle hésitait à lui livrer.
Quand elle eut fini de manger et alla se rincer les mains, il se prépara mentalement, presque
certain qu’elle allait passer aux aveux à son retour.
Mais elle le surprit une fois de plus.
12
Razi vit une foule de questions tourbillonner dans les yeux de Lucy, mais y répondre signifierait
lui briser le cœur.
— J’ai peut-être une solution, dit-il, choisissant prudemment ses mots.
En vérité, il n’avait aucune raison de se méfier de Lucy Tennant. Il suffisait de se rappeler son
attitude au chalet pour comprendre qu’elle n’était pas intéressée. Et il commençait à envisager de
reconnaître publiquement leur bébé : il présenterait cet enfant aux anciens comme un gage de sa
fécondité, et il les mettrait dans sa poche à coup sûr.
Oui, il était cynique. C’était l’influence du monde des affaires. Avant d’accepter le trône
Phœnix, il avait fondé un empire dans la communication, et cela sans l’aide de son père, le cheikh
régnant. Et il s’était juré de réformer les lois ancestrales de l’île de Sinnebar. Faire accepter son
enfant serait son premier acte vers la modernité.
Rien ne l’empêcherait d’être un meilleur père que ne l’avait été le sien, mais il voulait le trône
aussi. Pas pour des raisons égoïstes, mais parce qu’il était certain d’apporter progrès et bien-être à
son peuple. Avec une gestion calculée des ressources de l’agriculture, de l’élevage et des spécialités
indigènes, l’île de Sinnebar prospérerait. Il y aurait une justice pour tous, un système de santé
efficace et la meilleure éducation qui soit. C’était à la fois son objectif et sa passion. Il n’avait
d’autre dessein que d’améliorer le sort des habitants.
Naturellement, il n’avait pas pensé recevoir si vite la bénédiction d’un enfant. En y réfléchissant,
il se rendait compte qu’il n’avait nullement l’intention de le prendre à Lucy. Il s’agissait bien plutôt
d’assurer leur sécurité matérielle. Il se doutait qu’elle serait déçue de n’être que la mère de l’héritier
du trône, mais elle apprécierait sans doute ce qu’il comptait faire pour assurer son avenir.
*
**
Au beau milieu de la nuit, ils savourèrent un festin de fruits frais, de délicieuses galettes et de
fromage local avant de refaire l’amour. Et ce fut dans les moments d’abandon qui suivirent
l’apaisement de leurs corps que Razi surprit Lucy en lui parlant de son enfance.
L’idée qu’elle avait réussi à percer sa carapace et qu’un climat de confiance s’instaurait peu à
peu entre eux représentait une petite flamme qu’elle devait protéger entre ses mains pour l’aider à
grandir.
Quand il lui parla de sa mère, elle se sentit terriblement émue, et son instinct de protection
s’éveilla. Ce n’était plus seulement son enfant qu’elle aurait à défendre désormais, mais également
celui qu’elle aimait.
La mère de Razi se prénommait Héléna. C’était une jeune femme inexpérimentée qui avait dû se
battre pour se faire une place dans un pays dont elle ne parlait pas la langue et où elle ne jouissait
d’aucun droit. Elle n’avait pas d’endroit où se réfugier et personne pour soutenir sa cause, car tous
vivaient dans la crainte du père de Razi. Sans argent, sans contacts, son seul objectif avait été de
rester belle et disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour son seigneur et maître. Et,
pendant un certain temps, cette existence lui avait suffi.
Comment était-ce possible ? se demanda Lucy, des larmes pleins les yeux, en pensant au petit
garçon qui n’avait connu sa mère qu’à travers les cruels bavardages du quartier des domestiques. Et
si l’histoire se répétait ?
— Hé ! dit Razi, séchant ses larmes sous ses lèvres. Je ne peux pas continuer sous un déluge
pareil ! De toute façon, j’ai assez parlé. A ton tour de me raconter ton histoire.
C’était bien à Razi de couper court à l’émotion. Il n’était pas du genre à s’apitoyer sur lui-même.
Pourtant, si quelqu’un avait le droit d’en vouloir à ses parents, c’était bien lui. A présent qu’il s’était
confié à elle, elle le comprenait mieux. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir envie d’en savoir
davantage.
— Je m’intéresse seulement à toi, protesta-t-elle.
— Bien essayé. Mais j’attends toujours.
— Tu sais, à côté de la tienne, mon histoire n’a rien d’exceptionnel.
— Laisse-moi en juger.
— C’est une invitation ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
Les lèvres de Razi esquissèrent un sourire lent, séducteur.
— Non. C’est un ordre.
*
**
Quand Lucy se laissa suffisamment aller, ce fut pour raconter quelques anecdotes illustrant ce
que Razi pressentait déjà. En l’écoutant plaisanter sur ses rapports avec ses parents et ses frères, il
comprit qu’elle ne se sentait pas à sa place dans sa famille, tout comme lui.
Les confidences échangées les rapprochaient plus qu’il n’aurait cru possible, et à présent il avait
envie de la rassurer.
— Tout ça, c’est le passé. Tu as l’avenir devant toi, décréta-t-il.
— Tu crois ? marmonna Lucy.
Sa mélancolie lui brisa le cœur. Il aurait voulu la rendre heureuse, surtout quand il pensait à
l’enfant solitaire qu’elle avait été, et à la jeune femme peu sûre d’elle qu’elle était devenue.
Naturellement, elle ne se plaignait pas. Elle trouvait même toutes les excuses possibles et
imaginables au comportement de sa famille.
— Tu n’as rien fait de mal, protesta-t-il quand elle expliqua qu’elle s’arrangeait toujours pour
décevoir sa famille. Tout le monde veut être aimé, compris, écouté, et tu le mérites, Lucy.
— Mes parents et mes frères m’aiment, affirma-l-elle. C’est juste qu’ils ne me comprennent pas.
— Moi, je te comprends.
Il lui caressa le visage et l’embrassa, pensant qu’il avait une chance inouïe de passer ces
moments avec elle.
— Ce n’est pas comme si j’avais été abandonnée comme toi, dit-elle.
— Ce n’est pas comme si tu avais un frère comme Ra’id pour veiller sur toi, renchérit-il.
— Mes frères se seraient occupés de moi s’ils avaient arrêté assez longtemps de débattre de
sujets capitaux.
— J’en suis sûr.
Mais il éprouvait une brusque envie de boxer les six frères pour avoir négligé leur petite sœur.
—- J’aimerais rencontrer Ra’id...
—- Tu le rencontreras.
Il y eut un silence.
Razi avait toujours pensé que le désert le changeait, qu’il le libérait. Mais il comprenait
maintenant que c’était la possibilité de réfléchir qui lui donnait cette impression.
Alors qu’ils buvaient leur dernier café devant le feu de camp, il se rendit compte qu’échanger sa
solitude pour la compagnie de Lucy s’était révélé encore plus bénéfique : elle avait libéré quelque
chose en lui. Il avait laissé un être humain entrer dans son intimité, ce qu’il ne s'était jamais autorisé
jusqu’à présent. Cette nuit commencée dans la passion les avait tous les deux métamorphosés. Il
tenait à Lucy. Il avait toujours tenu à elle. Peut-être même qu’il l'aimait. Ce qui n’impliquait pas
qu’il y ait une solution.
Il jeta un coup d’œil à la dérobée à la jeune femme et admira sa force d’âme.
Ils savaient où ils en étaient maintenant : il prendrait soin d’elle de toutes les manières possibles,
mais ils devraient faire leur vie chacun de leur côté. Elle portait son enfant, situation qui aiguisait
son instinct de protection, mais ce n’était pas de l’amour. Ça ne pouvait pas être de l’amour.
C’était... autre chose.
Le sourire nerveux que lui adressa Lucy laissait supposer que ses pensées n’étaient pas plus
gaies.
Si seulement elle savait combien il désirait fonder une famille, si seulement il pouvait lui dire
qu’il en avait toujours rêvé ! Mais le pouvoir avait un prix, il l’avait toujours su. Pour chaque nuit
de plaisir, la banque du devoir exigeait son dû. Ce qu’il ignorait, c’était à quel point ça faisait mal.
Pour ne pas y penser, il aborda les questions pratiques.
— A quand remonte ta dernière échographie ?
*
**
Il semblait à Lucy que quelques instants seulement s’étaient écoulés quand Razi arrêta la Jeep
devant un immeuble d’une blancheur éclatante.
Une infirmière en uniforme vint à leur rencontre et les accompagna au service de gynécologie.
Ils furent immédiatement introduits dans la salle d’examen, et Razi ne voulut pas entendre parler
d’attendre à l’extérieur. Pendant qu’elle passait un peignoir, il s’installa devant l’écran.
Elle grimpa sur la table d’examen et adressa un pâle sourire au radiologue qui enduisit son
ventre d’une gelée froide et se mit en quête du fœtus.
— Eh bien, je peux vous confirmer votre grossesse.
Quand un bruit de battement de cœur brisa le silence, elle poussa un petit cri de ravissement.
Le bruit du cœur de son enfant était le plus beau du monde. En tout cas, le plus émouvant, et
celui qui annonçait les plus grands bouleversements dans sa vie.
Pour sa part, Razi demeura parfaitement immobile et silencieux.
— Et vous attendez un bébé en parfaite santé, dit le praticien.
La tension dans la pièce se relâcha enfin.
— Je ne peux y croire, murmura-t-elle.
Etait-il possible d’exploser de joie ?
— Il est en sécurité, n’est-ce pas ? demanda-t-elle anxieusement. Tout va bien ?
Sa soudaine appréhension venait du fait que le radiologue s’était fait très attentif.
— Un instant, s’il vous plaît, dit-il, concentrant son attention sur l’écran. Est-ce que vous
entendez ?
Elle tendit l’oreille de toutes ses forces, se rendant à peine compte qu’elle avait saisi la main de
Razi et la serrait à la broyer.
— Qu’est-ce que c’est ? Dites-moi...
— Vous n’attendez pas un enfant, dit le radiologue avec un grand sourire, mais deux !
— Comment ?
Il lui fallut quelques instants pour passer de l’état de choc dans lequel l’avait plongée la nouvelle
à l’incrédulité puis à la stupéfaction.
Des jumeaux !
— Êtes-vous certain ? demanda Razi, l’air tendu.
— Absolument certain ! Regardez, vous pouvez constater par vous-mêmes.
Il désigna sur l’écran une minuscule forme, puis une seconde.
Razi poussa une exclamation joyeuse dans sa langue, mais elle-même se sentait complètement
dépassée. Ses projets s’écroulaient, et sa toute nouvelle confiance en elle était sérieusement
entamée.
Elle avait projeté d’élever son enfant toute seule, même si ça signifiait rester sur l’île de
Sinnebar. Mais maintenant... Comment parviendrait-elle à travailler en élevant deux enfants ?
Qu’allait devenir son indépendance ? Elle se retrouvait à la merci de Razi.
— Les jumeaux devancent généralement la date du terme, commenta le radiologue. Alors, vous
n’aurez pas trop longtemps à attendre avant de les tenir dans vos bras.
Il s’efforçait de se montrer rassurant, bien sûr. Il ignorait que son programme de mère célibataire
qui s’assume venait d’être réduit en miettes.
Razi posa une main sur son bras.
— Tu n’es pas heureuse ?
— Je suis... secouée, avoua-t-elle.
Son esprit bouillonnait de trop d’émotions. Cette nouvelle responsabilité qui l’écrasait, et puis la
peur de l’échec qui rôdait... Il fallait à tout prix qu’elle conserve son indépendance et s’assure que,
quoi qu’il arrive avec Razi, elle serait en mesure d’élever ses enfants. Il fallait...
Elle saisit le radiologue par le bras et demanda un nouvel examen.
— Il n’y a pas de doute, assura-t-il.
Honteuse, elle lâcha sa manche.
— Je vous prie de m’excuser. C’est juste que je n’arrive pas à y croire.
— Moi non plus ! s’exclama Razi avec un sourire radieux.
Il lui donna un baiser.
Cependant, toujours en état de choc, elle restait amorphe.
— Cette réaction est courante, dit le radiologue. Les pères sont généralement enthousiastes,
alors que les mères calculent en termes d’énergie, de fatigue et d’argent. Mais bien sûr, dans votre
cas, ce n’est pas un problème.
Ah bon ? pensa-t-elle comme le praticien s’inclinait devant Razi. L’idée d’être redevable à ce
dernier lui glaçait le sang.
— Heureux de vous avoir rendu ce service, Votre Majesté, ajouta le radiologue. Et sachez que je
reste à votre disposition.
Avec un sourire, Razi aida Lucy à descendre de la table d’examen.
En d’autres circonstances, ce sourire l’aurait remplie de chaleur, mais le sentiment qui dominait
à cet instant tenait beaucoup plus de l’appréhension.
16
Quand Razi pénétrait dans la grande salle dorée aux plafonds voûtés, aux lambris incrustés de
pierres précieuses, pleine de silence et de majesté, il ressentait toujours le poids des siècles écoulés.
Et quand les membres du conseil réunis autour de la table se levèrent pour l’accueillir, il eut
conscience de leur sagesse et de la confiance qu’ils lui portaient.
Il demeura quelques instants immobile, conscient de tenir sa destinée entre ses mains, avant de
leur faire signe de s’asseoir. Lui-même resta debout à une extrémité de la table.
Il était prêt à tout sacrifier pour Lucy. Il en avait enfin pris conscience, il ne supporterait pas une
vie de mensonges et de faux-semblants.
Il renouvela l’annonce de la naissance prochaine de ses jumeaux. Et puis, dans un silence
religieux, il parla de ses projets d’avenir avant d’appeler son conseil à voter au sujet de sa décision
de renoncer au trône Phœnix pour travailler comme simple individu au bien de son peuple et de son
pays, au côté de la femme qu’il aimait. Il termina en précisant que cette décision était la sienne et
uniquement la sienne.
Et maintenant, il ne lui restait plus qu’à attendre le verdict.
Il n’eut pas à attendre longtemps. Le conseiller le plus âgé et le plus fidèle parla au nom de tous.
Ils le soutenaient de tout cœur. Ils croyaient en sa vision de l’avenir. Et si cette vision incluait
une épouse étrangère, ils le soutiendraient de la même façon. Il garderait le trône et leur confiance.
Et puis, ils levèrent le poing et l’acclamèrent comme chef incontesté.
— Arrêtez !
Razi jaillit de la limousine de tête avant même qu’elle soit immobilisée, remerciant le ciel
d’avoir eu la bonne idée de passer sur le site de l’écopalais pour voir l’avancement des travaux
avant son prochain rendez-vous. Il était impatient aussi de voir Lucy, bien sûr, et il projetait d’en
terminer le plus vite possible avec ses obligations pour retourner auprès d’elle lui annoncer la bonne
nouvelle.
Naturellement, il n’avait pas imaginé, en arrivant sur le site, découvrir une femme enceinte en
jean, tennis, veste de sécurité, un casque sur la tête, un bloc à la main, s’entretenant avec le chef de
chantier.
En quelques enjambées, il fut près de Lucy.
— Que penses-tu faire ?
— Travailler, dit-elle avec une assurance nouvelle.
Il imagina les regards avides derrière les vitres teintées des limousines du cortège royal.
— Est-tu vraiment obligée de faire ça ? Tu ne vois pas que c’est dangereux ?
— Dangereux ?
Elle fronça les sourcils.
— Je ne vois pas où est le danger, reprit-elle. Moi, je pense que c’est de voir une femme
travailler qui te gêne, Razi.
Le chef de chantier s’éclipsa après un salut respectueux.
— Tu es enceinte !
— Exact. Pas malade.
— Tu te mets en danger en traînant sur un chantier.
— Asif m’accompagnait, je suis habillée en conséquence, et je fais attention.
— Tu n’as pas à travailler.
Lucy lui lança un regard assassin, qui affirmait qu’elle ne souscrirait jamais à sa vision du
monde, qu’elle ne serait pas la maîtresse impotente d’un puissant de ce monde et qu’elle vivrait
suivant sa propre loi.
Dure leçon pour son ego, admit Razi.
Mais il avait la possibilité d’écrire une nouvelle page de l’histoire de l’île de Sinnebar, une page
où tout serait possible, où les hommes et les femmes seraient égaux, à la maison comme au-dehors.
Il pouvait user de son pouvoir pour changer les mentalités, et Lucy participerait au bouleversement
des mœurs. Il avait envie qu’elle y participe.
Elle leva les yeux sur lui et, devant le pli obstiné de sa mâchoire, il craignit d’avoir trop attendu
pour la convaincre qu’il n’était pas le tyran qu’elle imaginait et qu’elle n’avait pas besoin d’en venir
à de telles extrémités pour échapper au sort d’Héléna.
— Je pensais que tu étais différent, mais je me trompais ! Tu es un homme des cavernes, Razi.
— Tu crois ?
— Les femmes ne doivent pas faire des métiers d’homme, c’est ça ? Tu vas probablement
édicter une loi maintenant que tu détiens les rênes du pouvoir !
— Je peux te renvoyer au palais.
— Où j’écrirai mon rapport ? Très bien, dit-elle, refusant manifestement de se laisser abattre, il
sera prêt pour ton retour.
Quand Razi pénétra dans le harem, Lucy travaillait devant une console convertie en bureau.
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour deviner sa présence, ni savoir qu’il était vêtu d’une
djellaba. Elle entendait le bruissement du tissu tandis qu’il approchait, et elle sentait le parfum
montant de ses plis.
Son regard dériva sur le patio ombragé pendant qu’elle songeait à toutes les choses qu’elle
aimerait changer sur l’île si on lui en laissait la possibilité.
A commencer par Razi.
— Lucy...
Le bruissement de sa robe, le cliquetis des perles de prière à sa taille, son parfum ténu, si
propre...
Elle se retourna, et son cœur se mit à battre follement.
Jamais elle ne s’habituerait à sa vue. Quand il portait des habits occidentaux, Razi sentait le
savon et l’after-shave, mais la robe ajoutait à sa séduction les épices de l'Orient et une aura
d’indéniable pouvoir.
— As-tu quelque chose à me dire ? demanda-t-il doucement.
Elle avait l’intention d’être calme, réfléchie, mais elle explosa.
— Je veux que mes enfants aient une mère active. Qu’ils soient fiers de moi !
— Et tu dois travailler sur un chantier pour ça ?
— Écoute, je me rends compte que ce sera difficile pour tout le monde, mais je veux travailler.
Je veux être active, je ne veux pas être celle qui se morfond en attendant son maître.
Sa voix se brisa.
Sa grossesse la fragilisait émotionnellement, et la pensée de la mère de Razi, regardant des
heures entières par la même fenêtre la même vue en attendant l’homme autour de qui gravitait son
univers, l’obsédait.
— Je veux agir sur le monde, dit-elle quand elle se reprit.
— Tu peux le faire sans travailler sur un chantier !
— Ne crie pas comme ça ! hurla-t-elle en plaquant ses bras sur sa taille. Je suis enceinte !
Ils faillirent tous deux éclater de rire.
— Je ne veux pas te causer d’ennuis, Razi, reprit-elle plus doucement. C’est juste que je me
disais que si j’arrivais à parler avec Asif et les architectes avant qu’ils ne montent les murs de la
cuisine, je pourrais leur soumettre mes plans...
Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence tendu.
L’expression de Razi restait indéchiffrable. Enfin, son regard tomba sur les papiers étalés sur la
table.
—- Ce sont tes notes ?
— Oui.
Il se pencha pour lire par-dessus son épaule, puis prit le bloc en main.
— Très intéressant, dit-il après avoir tout examiné.
Elle avait du mal à contenir son excitation.
— J’ai imaginé une cuisine modulable qui pourrait servir à la fois pour un grand événement et
pour un repas familial. Il y aurait des sections que l’on pourrait soit ouvrir soit fermer...
— Je vois, dit Razi, pensif. Demain, nous tiendrons conseil avec les architectes et discuterons de
tout ceci en détail.
— C’est vrai ?
— A moins que tu préfères ne pas venir ?
— Oh ! Si, bien sûr que si !
Mille idées nouvelles se télescopaient dans sa tête.
— A propos, que penses-tu du site de l’écopalais ? demanda Razi d’un ton faussement détaché.
Pouvait-on parler de coup de foudre pour un lieu ? En tout cas, elle en était tombée amoureuse
au premier regard.
Bien sûr, il était encombré de grues, de pelleteuses, de cabanes de chantier et de containers, sans
parler des escouades d’ouvriers en casque et veste de sécurité prenant d’assaut les échafaudages,
mais le site en lui-même, traversé d’une rivière aux eaux limpides, avec son cadre de fières
montagnes, était fabuleux. Longtemps, elle avait admiré l’endroit en silence, respirant l’air tiède et
épicé, en se disant que c’était là qu’elle aimerait vivre.
Et où elle ne vivrait pas, parce que Razi devrait prendre femme.
— Alors ? insista-t-il. Quelles sont tes impressions ?
Elle revint au projet de Razi, à son palais, à sa vie et, d’une manière générale, à la réalité.
— Je trouve que tu as très bien choisi, dit-elle.
Elle revit en pensée le chef de chantier, son casque de sécurité posé sur sa coiffe, agitant la main
en signe d’adieu. Elle l’avait salué en retour, se demandant si elle reverrait jamais le site.
— L’endroit est magnifique, reprit-elle, et les possibilités infinies.
Pas pour elle, malheureusement.
— Tu sais que je ne t’obligerai jamais à rester contre ton gré, n’est-ce pas ? demanda doucement
Razi en lui caressant la joue. Avec tes talents, tu as tellement à offrir au monde.
Il s’écarta pour regarder autour de lui.
— Te voir ici, dans cet endroit qui a été une quasi-prison pour ma mère...
Il se tut, mais elle comprenait ses sentiments.
— L’oiseau dans la cage dorée, dit-elle.
— Il n’y en aura pas d’autres, affirma-t-il d’un ton solennel.
Il caressa du bout des doigts le bureau improvisé, un bijou d’ébène incrusté de nacre.
— Tous ces excès ont causé la perte de ma mère ! s’exclama-t-il avec une colère impuissante qui
la toucha. Ces extravagances sentent la tristesse, et c’est pourquoi je refuse de vivre ici !
Son regard plein de feu la suppliait de comprendre.
— J’espère seulement que, quand je l’ouvrirai au public...
— Ce sera un endroit merveilleux, assura-t-elle, incapable de se contenir. Je l’imagine
parfaitement. Accès à la culture, à l’éducation, à l’histoire...
Elle eut un sourire encourageant tandis que les idées affluaient dans sa tête pour l’ancien palais.
Elle était heureuse que Razi désire le préserver pour que son peuple sache comment avaient
vécu les générations précédentes. En dépit des malheurs qu’il avait abrités, c’était une splendide
œuvre d’art. Les mosaïques, le travail de l’or, des pierres, les miroirs aux cadres si finement
travaillés, tout cela méritait d’être admiré.
— Je t’assure, s’exclama-t-elle avec enthousiasme, ce sera une grande attraction ! Le vieux
palais vivra pour toutes sortes de gens, et on en parlera dans le monde entier.
— Tu parles en femme d’affaires, dit Razi avec un petit sourire.
— J’ai mes rêves, moi aussi.
— Je pense sincèrement que tu fais partie de ces gens qui ont le pouvoir de matérialiser leurs
rêves et qui laissent leur empreinte sur le monde.
Il ramassa le plan et ajouta :
— Et il me semble que ces plans sont un bon début...
Elle tendit la main pour les lui reprendre, mais il tint bon.
— Nous avons été unis d’abord par un moule à cake, murmura-t-il, ses yeux verts si pleins de
chaleur et d’humour qu’elle pensa défaillir de joie, et maintenant par un plan de cuisine.
Il lui adressa ce sourire charmeur qui lui avait tant manqué.
— Il est peut-être temps d’injecter un peu de romance dans notre relation, suggéra-t-il, le regard
plein de flamme.
— Je croyais que nous devions parler ?
— J’ai quelque chose à te dire, concéda Razi. Mais ça peut attendre.
Il posa le dessin et lui prit la main.
Rêvait-elle ? se demanda-t-elle comme il l’attirait dans ses bras. Devait-elle se pincer ?
Elle chercha son regard.
— Razi ? Où allons-nous ?
— Je suis obsédé par la vision d’une belle jeune femme blonde portant un casque de chantier sur
la tête... Encore que j’aimerais apporter quelques changements à sa tenue.
— Ah ?
— Oui. Je supprimerais le jean pour le remplacer par un short très court. Les chaussures de
sécurité me conviennent ; elles mettent en valeur tes belles jambes...
Il haussa les épaules.
— Le bloc et le stylo peuvent rester aussi, mais j’ajouterais une paire de grosses lunettes pour
lui donner l’air sévère.
— Razi... Je ne sais pas quoi dire.
— Tu n’as pas besoin de parler. A moins que tu n’aies une suggestion personnelle à faire ?
18
— Une suggestion personnelle ? Voyons... S’accordant à l’humeur joyeuse de Razi, Lucy fit
mine de réfléchir.
— Prends ton temps, dit Razi, un grand sourire éclairant son visage. Rappelle-toi juste une
chose...
— Laquelle ?
— Tu es à moi, et je ne te laisserai jamais partir... Bon, je crois qu’il est temps que nous
tombions d’accord sur quelque chose.
Comme il l’attirait dans ses bras, la passion déferla sur elle, brûlante comme un flot de lave.
— Eh bien, réussit-elle à bredouiller, j’ai envie de toi.
Et elle s’agita contre lui pour prouver ses dires.
— Tu crois que je ne le sais pas ? s’exclama-t-il en riant.
C’était la voix de Mac, un peu rauque, amusée. Mais c’était aussi celle de Razi. Celle qu’elle
aimait, qui lui avait tant manqué. C’était la voix de l’homme qu’elle aimait.
Il représentait tout ce qu’elle voulait au monde et, s’il existait pour eux un moyen d’être
ensemble, elle sentait qu’ils avaient maintenant la chance de le trouver.
Elle aimait aussi ces murs avec leurs représentations de torrides scènes d’amour, pensa-t-elle
fiévreusement pendant que Razi la déshabillait, avant de montrer la rapidité avec laquelle un prince
du désert pouvait se débarrasser de sa propre robe.
Il la prit d’un coup de reins.
Rejetant la tête en arrière, elle l’exhorta à lui faire l’amour plus fort encore.
Il était son homme, son double, son compagnon. Elle l’aimait, elle se battrait de toutes ses forces
avec lui.
Quand le premier orgasme la terrassa, elle gémit convulsivement. Mais, au lieu de le lâcher, elle
enfonça ses doigts dans ses épaules et, resserrant l’étreinte de ses jambes autour de sa taille, le mit
au défi de la laisser partir.
— Ne crains rien, dit Razi avec un sourire amusé, je préférerais entrer dans un monastère
qu’envisager la vie sans toi.
— Ne me mens pas ! prévint-elle en imprimant la marque de ses dents sur son épaule, avant de
crier de surprise et de plaisir parce qu’il se projetait de nouveau en elle. Et ne t’avise pas d’arrêter
avant que je te le dise ! ajouta-t-elle, déchaînée.
Et elle cria de volupté comme il faisait rebondir ses hanches contre le mur.
Mais, quand elle sentit le plaisir proche, elle jugea le moment venu de mettre son plan en œuvre.
— Doucement..., dit-elle en savourant chaque coup de boutoir.
Et quand elle sentit Razi sur le point de s’abandonner, elle l’agrippa par les hanches et,
actionnant ses muscles intimes, elle le serra, le relâcha jusqu’à précipiter sa chute.
Alors, triomphante, elle le regarda frémir longuement.
— Tu es à moi, dit-elle d’une voix âpre, alors que leurs deux souffles s’apaisaient. A moi. Et je
ne te partagerai avec personne.
— Me partager ? dit Razi, la reposant doucement à terre.
Il eut un sourire amusé.
— Crois-tu vraiment qu’il me reste quelque chose à offrir quand tu en as fini avec moi ?
Elle baissa les yeux.
— Je ne sais pas. On dirait que tu es à peu près inépuisable...
— Seulement parce que je suis avec toi.
Il la regarda dans les yeux.
— C’est pourquoi je n’ai besoin de personne d’autre.
— Mais quand tu te marieras ?
Il éclata de rire.
— Je te désirerai deux fois plus.
Elle le dévisagea, interloquée.
— Mais... ta femme ?
Ses vieux doutes revenus, elle faillit s’étrangler sur le mot.
Razi aimait faire l’amour avec elle, mais, quand il s’agirait de choisir une épouse, ce serait une
autre histoire. Il concocterait une union diplomatique pour le bien du pays. Et elle, malgré sa
détermination, elle ne survivrait pas au chagrin de voir une autre femme à son côté.
— Je ne veux personne d’autre que toi, lui assura-t-il, les yeux dans les yeux.
Mais elle n’écoutait pas.
— Je croyais pouvoir tout supporter pour être avec toi, dit-elle, mais je ne saurai pas voler mon
bonheur à une autre. Je ne suis pas taillée pour le rôle de maîtresse.
— Veux-tu te calmer ? demanda doucement Razi. Tu énerves les bébés.
— Ça, c’est un coup bas, protesta-t-elle, ne s’apaisant que lorsqu’il la prit dans ses bras.
— Je n’ai jamais prétendu jouer franc-jeu.
— Alors, que va-t-il se passer ?
— Ce qu’il va se passer ? Eh bien, nous serons unis par la loi, dit-il avec le plus grand naturel.
Je veux faire de toi ma femme et te mettre au travail. Oh ! oui, je veux te mettre au travail, ajouta-t-
il comme elle le regardait, interdite.
— Attends un peu... Tu as parlé de... femme ?
— L’île de Sinnebar ne demande qu’à utiliser tes talents, et je ne voudrais pour rien au monde
perdre une ressource aussi valable.
— Razi, coupa-t-elle. Tu te moques de moi, ou tu es sérieux ?
— En disant que tu vas travailler ? Absolument ! Et aussi en affirmant que tu vas devenir ma
femme, légalement, aux yeux de tous. Enfin, si tu acceptes de m’épouser.
— Oh ! oui, oui, oui. J’accepte ! Et je crois pouvoir assurer sans risque que tu ne le regretteras
pas ! Mais... Et ton peuple ? Il ne m’acceptera jamais.
— Le conseil t’a déjà acceptée.
— Quoi ! Comment est-ce possible ? Je t’en prie, cesse de me taquiner, explique-toi.
— Je ne tiens pas à t’ennuyer avec les détails... Un jour, peut-être. Disons juste que les membres
du conseil approuvent vivement notre mariage. Oh ! ai-je mentionné que tu devras travailler de tout
ton cœur ?
— Oui, dit-elle en riant.
— En même temps que d’être la première, la meilleure, l’unique épouse et la seule femme que
j’aimerai pour le restant de mes jours, tu seras responsable des cuisines, royales en même temps que
la mère de mes enfants. Cette promotion devrait satisfaire tes tendances féministes et t’empêcher
d’être vilaine à l’avenir.
Elle le regarda, et pendant un moment aucun des deux ne parla.
— Tu es donc sérieux ? dit-elle enfin.
— Si je suis sérieux ? On ne peut plus sérieux !
— Nous allons nous marier...
— Comment pourrais-je te laisser partir quand je t’ai regardée dormir dans mes bras, quand j’ai
vu la lumière de l’aube dorer ta peau et tes yeux s’éclairer d’amour et de bonheur ?
— Tu as donc une âme romantique ?
Un sourire familier éclaira le visage de Razi.
— Bien sûr. Comment pourrais-je ne pas l’être ? Même ton ombre projette de la lumière.
— Mmm, pas mal... Mais que va-t-il se passer avec l’île de Sinnebar ? demanda-t-elle, reprenant
son sérieux.
— Je n’ai qu’un devoir, Lucy : faire ce que j’estime juste. Et ceci est juste.
Razi parlait avec confiance, et quand il se mit à s’exprimer dans sa langue, sur un ton à la fois
apaisant et séducteur, les derniers doutes de Lucy se dissipèrent.
— Tu ne me tiendras pas à l’écart dans un nid d’amour ?
— C’est une image haute en couleur, dit-il en la poussant à reculons à travers la pièce.
T’enfermer dans une cuisine, je comprendrais...
Du regard, ils se firent le serment muet que les erreurs du passé ne se reproduiraient pas, avant
de s’embrasser passionnément pour finir par tomber sur un divan.
Cette fois, l’amour de Razi fut lent et tendre. Il fit appel à tous ses talents pour donner du plaisir
à Lucy sans cesser de lui répéter à quel point il l’aimait. Ensuite, ce fut comme s’ils avaient effacé
toute incertitude pour conquérir une nouvelle aisance et une confiance mutuelle, qui les liaient
comme aucune promesse n’aurait pu le faire.
Ils se douchèrent ensemble, ce qui prit un certain temps. Par chance, ils s’habillèrent plus vite.
Après quoi, Razi emmena Lucy sur le site du nouveau palais qui serait bientôt leur foyer.
Savoir qu’ils vivraient ensemble dans ce merveilleux endroit était presque plus que Lucy
pouvait supporter, et elle ne se lassait pas d’entendre Razi le lui répéter.
A présent, elle voyait l’édifice en construction avec de nouveaux yeux : elle n’avait pas
remarqué à quel point le grès des murs se fondait harmonieusement dans le paysage désertique, à
quel point les montagnes pourpres lui procuraient un cadre majestueux. Les couleurs semblaient
plus vives que jamais, l’or du sable, le turquoise de l’océan, le vert de la végétation resplendissaient
face à la plage où leurs enfants joueraient un jour.
C’était vraiment un lieu où se mêlaient rêve et réalité.
— Tu ne peux pas savoir comme je t’aime, dit Razi, ni comme tu es belle, ajouta-t-il, enlaçant
ses doigts aux siens.
Pour leur visite à leur futur foyer, ils avaient choisi de porter des robes traditionnelles. Celle de
Razi était de soie bleu foncé, avec un keffieh assorti retenu par un lien tissé de fils d’or. Celle de
Lucy était de mousseline bleu pâle brodée d’argent, et elle devait reconnaître qu’elle se sentait
beaucoup plus à l’aise que dans ses vêtements occidentaux.
— Es-tu heureuse ? demanda Razi.
— Je ne peux même pas te dire à quel point.
— Alors, il va falloir que je trouve le moyen de le savoir, dit-il en l’attirant à l’ombre d’un pan
de mur.
Comme il caressait son visage, elle lui prit la main et y posa sa joue.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Elle trouvait incroyable de pouvoir prononcer ces mots et que le farouche prince du désert lui
retourne son amour.
— Je ne te mérite pas, dit Razi.
Et, comme elle levait vers lui un regard surpris, il secoua la tête.
— Pourquoi n’arrives-tu pas à croire que tu es exceptionnelle ?
— Parce que je n’ai rien d’exceptionnel ? hasarda-t-elle.
Rejetant la tête en arrière, il éclata de rire.
— Tu fais la pêche aux compliments ou quoi ? Et, avant qu’elle puisse protester, il ajouta : tu es
courageuse, déterminée et forte. Et bourrée de talents.
— Continue, je ne me lasserai jamais de t’entendre chanter mes louanges ! Encore que, à
t’entendre, je n’aurais qu’une flèche à mon arc.
Razi plissa les paupières.
— J’allais ajouter : plus sexy que permis.
— Ah ! c’est mieux, approuva-t-elle, échangeant un sourire avec lui.
— Je t’aime, Lucy Tennant, et je veux passer ma vie avec toi.
— Pas de si, de mais, ou de peut-être ?
— Non. Et si je dois passer le restant de mes jours à te convaincre, je signe tout de suite. Tu es la
seule femme que je veuille, la seule mère possible pour mes enfants.
— Pourquoi ?
— Parce que je sais que tu te battras pour eux, et pour moi, et pour le peuple de l’île de
Sinnebar, quand tu seras la reine.
— La reine ? répéta-t-elle, incrédule.
— Pourquoi es-tu si surprise ? demanda Razi, haussant avec nonchalance les épaules. N’as-tu
pas encore compris que je suis prêt à tout pour avoir un bon chef cuisinier ?
Épilogue
Lucy avait passé la nuit dans le village de tentes, sous la garde des troupes royales de sécurité.
Et elle se languissait de Razi. Il lui semblait que le moment n’arriverait jamais assez vite où la
dernière barrière qui les séparait tomberait.
Les femmes vinrent à l’aube. Elles se rassemblèrent autour d’elle, revêtues de robes colorées,
leurs yeux soulignés de khôl brillants d’excitation.
Après avoir retiré ses sandales, elle entra dans la tente nuptiale, sanctuaire,de luxe et de beauté.
Une centaine de minuscules lampes à huile répandaient leur lumière dorée, et l’air sentait
l’encens. Des tapis moelleux flattaient la plante des pieds, et des coussins rembourrés dans un
camaïeu de rose et d’or étaient disposés tout autour de la partie réservée aux femmes. Sur des tables
de cuivre ajouré attendaient des fruits, des pichets de jus de fruits et des montagnes de pâtisseries au
miel.
Mais elle n’avait qu’une idée en tête : Razi. Lui seul pourrait apaiser sa faim.
Les femmes lui firent prendre un bain dans une eau chaude et parfumée avant de la sécher dans
des serviettes d’une douceur de rêve. Puis elles épilèrent avec le plus grand soin tout ce qui n’était
pas cheveux, cils ou sourcils. Et tout en se mordant les lèvres sous l’effet de la douleur, elle se dit
que ça en valait la peine, si elle songeait à la récompense qui ne saurait tarder.
Ensuite, elles frottèrent son corps jusqu’à ce qu’il la picote avant de le masser avec des huiles
odorantes qui accrurent sa sensibilité. Après quoi, debout devant celles-ci, avec la confiance en sa
nudité que lui avait donnée Razi, elle leva les bras pour qu’elles fassent glisser sur elle une chemise
arachnéenne. Quand ce fut fait, elles la firent asseoir sur des coussins et entreprirent d’orner ses
mains et ses pieds de dessins au henné complexes faits de volutes entrelacées.
Ensuite, ses cheveux furent longuement brossés et tressés.
Alors seulement, on apporta la robe de mariée choisie par ses soins, en mousseline de soie d’un
rose très pâle, brodée de fils d’argent et incrustée de diamants. A ses pieds, elle passa des sandales
rehaussées de broderies.
On lui remit le long ruban fait de fils tressés ornés de pièces d’or que, selon la tradition
sinnebalaise, on enroulerait durant la cérémonie autour de ses mains et de celles de Razi, les liant
ainsi pour l’éternité.
— Encore une chose, dit une femme en arrangeant son voile. C’est un cadeau du cheikh. Nous
en avons besoin pour fixer votre voile, lui confia-t-elle.
Et elle déposa un coffret doré à ses pieds.
Lucy laissa ses doigts s’attarder sur les motifs finement ouvragés du coffret.
C’était bien de Razi de mettre un paquet de pinces dans un contenant aussi précieux, se dit-elle
en soulevant le couvercle.
Un cri d’admiration incrédule lui échappa.
Douillettement niché sur un lit de velours bleu nuit, un diadème de diamants roses et blancs
étincelait de tous ses feux.
Elle y posa l’index avec respect puis retira sa main.
— Je ne peux pas. Je veux dire...
— Ne vous inquiétez pas, Cheikha, dit une femme. Nous allons l’arranger pour vous.
— Je vais porter ces diamants ?
Sous le coup de l’émotion, Lucy s’assit tandis que les femmes disposaient le diadème sur son
voile.
Les diamants étaient beaucoup plus efficaces que des pinces, convint-elle quand l’une d’elles lui
présenta un miroir.
— Maintenant, tu comprends pourquoi je t’aime ?
Au son de la voix de Razi, les femmes s’inclinèrent devant leur cheikh tout en reculant dans un
bruissement de jupes pour quitter la tente nuptiale.
— Tu as le droit d’être ici ? demanda Lucy, le dévorant de son regard souligné de khôl dans le
miroir.
— J’ai tous les droits, répliqua-t-il avec un sourire amusé. Et je suis heureux de constater que tu
prends ton rôle au sérieux.
— Comme toi ? suggéra-t-elle.
Ils échangèrent un regard affirmant qu’ils étaient prêts à se dévouer au pays, à leur famille et à
eux-mêmes.
Razi l’aida à se lever.
— Les jours anciens sont morts, dit-il. C’est côte à côte, en égaux, que nous nous rendrons à
notre mariage.
— Certaines traditions valent la peine d’être conservées...
— Dois-je comprendre que tu as apprécié les préparatifs ?
Elle haussa les épaules.
— Être préparée pour le cheikh... Ma foi, oui, c’était agréable, à part quelques épisodes
douloureux.
— Elles t’ont fait mal ?
— J’espère bien une compensation.
— Tu l’auras, sois-en sûre !
Elle poussa un petit cri tandis que Razi l’embrassait dans le cou.
— Je me souviendrai de ta promesse, dit-elle.
Il respira à fond son parfum.
— Ambre, jasmin et feuilles de citronnier, murmura-t-il.
— Le parfum que tu as créé pour moi.
— Et qui sera ta seule tenue pour cette nuit et les nuits à venir.
Et, comme il lui prenait la main, elle frissonna de délicieuse anticipation.
*
**
Durant l’heure qui suivit, elle ne vit à peu près rien d’autre que l’homme qui se tenait à son côté
dans sa robe de guerrier d’un noir profond. Il offrait un spectacle magnifique sous le lourd agal d’or
retenant son keffieh, un poignard redoutable glissé à sa ceinture. Et, quand il glissa la bague de
diamant à son annulaire et lui jura un amour éternel, elle sut que les contes de fées se réalisaient
parfois.
Il était son roi guerrier, son prince noir du désert, et elle l’aimait plus que sa vie.
Comment ses frères allaient-ils traiter désormais la « petite Lucy » ? se demanda-t-elle quand la
cérémonie de mariage s’acheva au milieu des cris de joie jaillis des gorges de centaines de cavaliers.
Fait à marquer d’une pierre blanche dans les annales familiales, les siens étaient d’abord
demeurés bouche bée quand elle leur avait annoncé qu’elle attendait des jumeaux. Puis la
conversation avait rebondi de plus belle pour déterminer le taux de probabilité de naissances
gémellaires dans les familles. A présent, ils étaient tous là pour assister à son mariage.
Une fois achevée la cérémonie qui avait eu lieu sur la plage, sous une tente jonchée de fleurs, le
premier geste de Razi fut de présenter Lucy à son frère Ra’id, qui occupait exceptionnellement le
trône Phœnix en signe d'hommage.
Elle frissonna en se rappelant le surnom d’« Épée de la vengeance » qu’on lui prêtait. Et en
effet, il lui donna l’impression plutôt terrifiante d’une sombre force de la nature dans le soleil
éblouissant qui, se reflétant sur le trône d’or, semblait l’environner d’un cercle de feu.
Elle se crispa quand Ra’id se leva, projetant son ombre sur elle. Le visage sévère, il inclina la
tête pour la saluer, et il embrassa affectueusement son frère.
— Que penses-tu de Ra’id ? murmura Razi à Lucy quand ils s’éloignèrent.
Encore tout émue de la rencontre, elle choisit la vérité.
— Il me paraît bien seul.
— Seul ? répéta Razi avec incrédulité. L’homme connu sous le nom d’« Épée de la vengeance »,
seul ?
Il secoua la tête.
— Voyons, Ra’id est l’homme le plus puissant du Moyen-Orient.
— Les hommes les plus puissants ont aussi besoin de quelqu’un à aimer, et d’être aimés en
retour, insista-t-elle.
Razi lui sourit.
— Dans ce cas, je peux seulement espérer que mon frère sera aussi heureux que moi en amour.
— Que nous...
Razi lui serra la main.
— Que nous, répéta-t-il doucement.
Soudain, elle s’aperçut que sa mère était en larmes.
— Je t’aime, maman, dit-elle en posant une main sur le bras maternel.
Elles se regardèrent et, à sa stupéfaction, sa mère prit sa main et la porta à ses lèvres.
— Je t’aime aussi, dit-elle d'une voix tremblante.
— Nous verrons ta famille plus tard, dit Razi quand le cortège nuptial s’ébranla. Les
célébrations durent une semaine.
— Une semaine ?
L’inquiétude dans sa voix fit sourire son mari.
— Malheureusement, un engagement important nous empêchera d’assister à la première demi-
journée.
— Oh !...
A ce moment, un palefrenier s’approcha, tenant par la bride un étalon caparaçonné d’or et de
tissus traditionnels. Razi sauta souplement en selle, puis il souleva Lucy pour l’installer devant lui,
et ils s’éloignèrent au grand galop dans un tourbillon de sabots.
— Une autre tradition, lui souffla-t-il en la serrant contre lui sous les acclamations du public.
Cependant, au lieu de décrire un cercle pour revenir à la fête, il escalada une dune, et ils
disparurent aux yeux de tous.
— Razi ! On ne peut pas faire ça, s’exclama-t-elle en regardant par-dessus son épaule.
— Si tu crois que je vais perdre un seul instant alors que je sais que tu t’es préparée pour le
cheikh !
Jouant des rênes, il arrêta l’étalon et sauta à terre. Après quoi, il la prit par la taille pour la faire
descendre à son tour.
Tombant dans les bras l’un de l’autre, ils savourèrent leur premier baiser d’époux. Ensuite,
toujours pragmatique, Razi fit passer la robe de mariée de Lucy par-dessus sa tête, et la laissa
tomber dans le sable.
— Eh bien, quelle simplicité d’emploi ! fit-elle remarquer. Pas de boutons, pas de fermeture...
Espérons que cette robe traditionnelle ne se démodera pas de sitôt !
Razi sourit.
— Tout à fait d’accord avec toi !
Elle passa les bras autour de son cou.
— A quoi pensez-vous donc, Votre Majesté ?
— A quoi je pense ?
Il se débarrassa prestement de sa robe et jeta sa coiffe à terre avant de s’agenouiller devant elle.
— Je pense qu’il existe d'autres traditions qui valent la peine d’être préservées.
Elle gémit de plaisir quand il posa ses lèvres sur son sexe, et que son début de barbe frotta sa
peau nue.
— Une autre tradition, vraiment ? réussit-elle à dire entre deux frissons.
— J’y veillerai.
Beaucoup, beaucoup plus tard, alors qu’ils émergeaient de l’océan, Razi sortit un objet de la
poche de sa robe.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lucy comme il l’agitait hors de sa portée.
Quand il ouvrit enfin sa main, elle eut un haut-le-corps en découvrant une délicate réplique de
son alliance.
— Je l’ai fait fabriquer pour que tu puisses la suspendre avec ta pantoufle d’argent. Pour te
rappeler que ton prince est venu.
— Encore ? Que pourrais-je te donner qui égale ces fabuleux cadeaux ?
En riant, Razi ajouta l’anneau à la chaîne qu’elle portait autour du cou.
— Deux bébés ? suggéra-t-il. Mais je te ferai remarquer que ce sera un bonus, ajouta-t-il,
redevenu sérieux. Parce que tout ce que j’attends de toi, c’est ton amour.