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Chapitre 1 : (De la naissance jusqu’au moment où il obtient

son CEPE)

J’étais à peine né quand ma mère m’a confié comme un objet précieux à ma


grand-mère, dans les années 1947 et nous avons traversé ensemble bien des
saisons. Ma grand-mère me choyait et me protégeait. Elle n’acceptait pas que
m’arrive le moindre mal. Les enfants du quartier avec qui je jouais se gardaient
de m’égratigner. Ils connaissaient la fureur qui s’abattrait sur eux si je criais un
peu de douleur. C’était comme si ma mère avait confié à la sienne une mission
de sang dont j’étais le sujet. Je me sentais enveloppé d’une protection qui me
rendait impétueux et pédant envers mes amis. Il n’était pas rare que je menace
un enfant s’étant montré téméraire en lui disant : « je pars dire à ma grand-
mère. »

L’image convenue de la vieille femme voutée sous le poids de ses âges


marchant à peine ne collait pas à ma grand-mère. C’était une femme
relativement solide, qui ne se servait guère d’une canne pour se déplacer. Son
visage avait quelques rides, signes d’une très grande maturité et d’une
expérience de vie avérée. Sa voix légèrement cassée donnait aux fables qu’elle
me racontait une saveur particulière. Infatigable, elle trouvait toujours quelque
chose à faire de ses mains très agiles. Elle décortiquait à longueur de journée des
graines de concombres séchés. Le jour du marché, la voisine qui était
commerçante allait les vendre. La recette nous permettait d’acheter du savon, du
sel, des épices et du riz pour la semaine.

Mes vêtements étaient toujours propres. Pourtant mes amis et moi jouions dans
la cours en nous roulant dans la poussière. Au coucher du soleil, ma grand-mère
me lavait, m’enduisait d’une huile obtenue en pressant des noix de palmiste
séchées. Mon crane nu et ma figure scintillaient. Elle me servait ensuite un bol
de nourriture préparé avec grand soin. Pendant que je me gavais, elle nettoyait
les habits que j’avais retirés.

Tous les dimanches ou presque, on allait en balade. J’arborais de beaux


vêtements et des chaussures bien entretenues. Ma grand-mère, d’un geste
machinal me mettait sur son dos. A l’aide d’un pagne carré et assez large, elle
me couvrait. Deux bouts étaient ceints autour de sa taille pour me soutenir en
bas et les deux autres bouts passaient au-dessus de mes épaules pour être noués
sur sa poitrine. Nous parcourions environ cinq kilomètres, de notre case à la
grande maison où vivait ma mère.

Je ne savais pas que c’était ma mère. Elle m’appelait petit frère et en retour je
l’appelais grand-sœur. Je la considérais comme telle. Parfois, c’est elle qui
venait chez nous. Quand c’était le cas, elle nous apportait toujours des
provisions. Elle prévoyait toujours du tabac pour mon grand-père, un homme
robuste et craint.

La chefferie traditionnelle du village fonctionnait comme une administration


stricto sensu. Le chef percevait des taxes qui lui étaient versées soit en
numéraire soit en nature. Il avait un gouvernement constitué de notables et de
ministres. Les notables se chargeaient des aspects coutumiers et parfois
ésotériques. Les autres aspects notamment de sureté et de gestion étaient dévolus
aux ministres de la cour. Mon grand-père était ministre du roi. A ce titre, il était
redouté dans le village. Il recouvrait de gré ou de force ce qui revenait à la cour
royale. Sa vie entière, il l’avait consacrée à ce travail. Il était maintenant âgé et,
pour ainsi dire, à la retraite. Il ne travaillait donc plus pour le roi. Il avait fondé,
pas loin de sa case une plantation. Il y allait chaque matin avec un accoutrement
très spécial et une machette bien aiguisée. Il en revenait souvent avec un régime
de plantain ou des boutures qu’il donnait à ma grand-mère.

A cette époque, on venait chercher les enfants de force chez leur parent pour les
mettre à l’école. La vie sociale n’était pas un long fleuve tranquille. D’un côté il
y avait les colons qui nous incitaient à l’instruction, de l’autre il y avait le
maquis, formé de résistants à l’occupation de l’envahisseur étranger. C’était des
membres de l’UPC en clandestinité du fait de l’interdiction de leur parti
politique par l’administration coloniale. Leur mode d’action consistait entre
autre à saboter toutes les initiatives du gouvernement colonial. Ainsi était-il de
l’enrôlement des enfants dans les écoles. Les parents choisissaient le moindre
mal, garder leurs rejetons à la maison plutôt que d’essuyer les foudres
éventuelles du maquis.

Cependant, les enfants étaient enlevés à leur parent pour être instruits soit par le
clergé soit au compte de l’administration coloniale. Aucun maître n’osait me
faire aller dans ces lieux d’éducation par crainte de représailles de mon grand-
père, ex ministre du roi. Quelques maîtres s’y étaient essayés et mon grand-père
m’avait repris de force. Je n’avais donc d’éducation et d’instruction que ce que
ma grand-mère m’avait appris.
Un jour, j’avais déjà environ 7 ans, grand-mère et moi nous rendîmes comme si
souvent chez ma mère. Je pouvais déjà parcourir à pieds la distance qui séparait
notre case de la grande maison où vivait ma mère. Cette visite fut spéciale. Ma
« grande sœur » ne m’appela pas « petit frère » comme de coutume.

En effet, les deux femmes qui étaient dans la combine avaient décidé de me dire
la vérité. Elles avaient préparé leur coup et avaient pris quelques précautions.
« Allez visiter le kolatier…le premier qui me rapporte une kola aura un grand
cadeau » ; c’est par cette promesse fallacieuse que la curiosité des autres enfants
avait été détournée. Ils partirent comme des moutons de panurge. J’avais atteint
l’âge de la raison. Ma mère me fit asseoir tout près d’elle et me chuchota à
l’oreille : « je ne suis pas ta grande sœur, mais plutôt ta maman ». Curieusement,
cette révélation ne me bouleversa pas. Mais elle changea radicalement le cours
de mon enfance. Je vins quelques jours plus tard vivre dans la maison de mes
parents, avec mes frères et mes sœurs. C’est à ce moment que je découvris qui
était mon père.

Un homme affable. Avant la guerre de 1914, il avait perdu quatre femmes et


onze enfants tous ravagés par la peste. Il avait dû refaire sa vie plus tard. Il
épousa plusieurs autres femmes avec lesquelles il eut plusieurs enfants. C’est
ainsi que pour sa douzième, il prit pour femme ma mère. Ils eurent outre moi-
même, cinq enfants dont une fille qui mourut malheureusement quasiment à la
naissance.

Quand je découvris qui était ma mère, je quittai la case de mes grands-parents et


vins habiter chez mes parents. Notre vie au quotidien était organisée autour des
travaux des champs, des jeux, du commerce, de quelques activités artisanales et
de l’école.

Très tôt j’avais appris avec mes frères à faire beaucoup de choses utiles. Nous
allions au champ les jours permis par le calendrier coutumier. Nos traditions
imposent des jours où on ne peut utiliser ni houe ni daba de peur de courroucer
les ancêtres. La semaine ayant huit jours dans la nomenclature villageoise, on
avait 4 jours de travaux champêtres. Nos activités étaient ordonnées en fonction
des saisons. Pendant la grande saison sèche, nous défrichions et cultivions les
bions. Dès qu’advenaient les premières pluies, nous ensemencions les bions de
graines de maïs, de haricots et d’arachides. Les prochaines étapes consistaient au
sarclages des mauvaises herbes et plus tard la récolte.
On ne se croisait pas les doigts au village. Les autres jours de la semaine, on
pratiquait des activités artisanales et commerciales. En particulier, je m’occupais
de la machines à écraser de mon père. Il avait été le premier à en avoir une à
Penka Michel. Les petits larcins aux quels se livraient mes frères avaient amené
mon père à me confier la gestion de la machine. J’étais loyal et bon gestionnaire.

Au début de l’année 1960, un frisson traversa le pays tout entier. Le Cameroun


venait d’accéder à l’indépendance. Un vent de liberté soufflait sur les citoyens.
Les grandes villes, notamment Yaoundé et Douala étaient en effervescence. Les
politiciens savouraient les fruits de leurs combats. Le contexte suggérait
beaucoup d’espoir. Les postes occupés par les blancs reviendraient désormais
aux camerounais. Tous les pans de la vie étaient influencés par un mot :
indépendance. On le chantait, on le scandait dans tous les discours, la presse
internationale en parlait…

Le phénomène se propagea partout et mon village n’en fut pas du reste. Les gens
se montraient plus audacieux et téméraires que naguère. L’espoir national avait
touché les cœurs de mes parents aussi. C’est au cours de cette année qu’ils
décidèrent, finalement, de m’inscrire à l’école.

Mon village avait deux écoles. L’école protestante et l’école publique. Les
missionnaires ne transmettaient pas seulement l’évangile. Ils instruisaient les
peuples. Même si certains parents peut-être à raison pensaient que leurs
enseignements visaient juste à nous déraciner pour nous amener
irrémédiablement vers leurs civilisations occidentales, rares sont ceux qui
résistaient à la mode d’avoir un enfant fonctionnaire dans l’administration. Par
ailleurs, ces missionnaires blancs faisaient preuve de polyvalence, ce qui
achevait de flatter l’ego des nôtres. En fait, non seulement ils prêchaient
l’évangile du salut, mais ils nous soignaient dans leurs centres de santé ad
lucem, nous enseignaient l’agriculture, l’élevage, les saisons…la séduction était
trop forte.

Ma mère ne résista pas d’avantage. Un matin de septembre de cette année, au


petit matin alors que les fines herbes suaient encore de la rosée du matin, nous
arpentâmes le chemin serpenté qui menait à la chapelle. Je fus confié au
directeur de l’école protestante. Il n’objecta aucune réserve pour m’admettre
dans une des classes de l’établissement. La seule vue du sujet faisait office du
dossier d’admission. Il ne restait plus qu’à s’acquitter des frais afférents, ce que
ma mère fit instantanément.
Je survolai les classes d’initiation et élémentaires à l’école protestante. J’avais
commencé l’école à un âge assez avancé. A la SIL, après le premier trimestre, le
directeur me fit avancer au cours préparatoire, puis au cours élémentaire à la fin
du trimestre suivant. Mes performances étaient exceptionnelles. Non seulement
j’étais grand et vieux, mais j’étais en plus intelligent.

Mon cursus ne suivi son cours normal que pendant mes années de cours moyen
première et deuxième année. Au CM1, nous fréquentions l’école protestante où
nous payions 15 francs de frais de scolarité. Un jour du marché, le directeur de
l’école entreprit d’éconduire tous les élèves insolvables. Il mit hors de
l’établissement environ 80 enfants qui se retrouvaient dans cette situation. Le
choix du jour du marché n’était pas fortuit. Le directeur espérait que les parents
se serviraient immédiatement de leur recette pour payer les frais scolaires de
leurs enfants chassés de l’école protestante. Ce ne fut pas le cas.au contraire !

Nous décidâmes de partir squatter à l’école publique. Chacun alla dans la classe
correspondant à son niveau. Un grand brouhaha commença.

L’école publique n’avait pour seul personnel que le directeur. Il cumulait cette
fonction administrative avec celle de maître des six classes de l’école. Les
classes étaient éparses, bâties au temps de la colonisation en matériaux ultra
solides. Les bâtiments étaient construits en pierres solidement soudées entre
elles par le ciment. Leur épaisseur susurrait que ces bâtiments étaient faits pour
l’éternité. Une grosse couche de poussière maculait les murs à la merci des
intempéries. La principale préoccupation du directeur fait-tout n’avait sans doute
pas été de nettoyer ou de s’assurer que les élèves le fissent de temps en temps.

Les écoliers étaient parsemés en classe. Il y avait donc assez de place pour les
nouveaux qui venaient intégrer par effraction les différentes salles. Nos hôtes de
l’école publique voulurent nous interdire d’entrer dans leurs classes. Un grand
vacarme s’en suivi. Le directeur qui s’était absenté pour un moment, en arrivant
trouva son école dans une ambiance inhabituelle. Il s’enquit de la situation, fut
saisi de compassion mais également d’admiration pour nous. Nous ne voulions
que nous instruire, rien du plus. Il intima l’ordre aux anciens d’accueillir les
nouveaux arrivants. Ils s’exécutèrent, même à leur corps défendant.

C’est ainsi que je me retrouvai à l’école publique, au CM1. Je passai


normalement cette année en composant et en réussissant chacun des trois
trimestres qui composent une année scolaire.
Quand les vacances arrivèrent, je m’affairai à beaucoup d’autres activités avec
mon père et mes autres frères. Nous allions dans la forêt chercher des bambous
de raphia. Nous ramenions aussi leurs feuilles. Une fois les bambous séchés,
nous les utilisions pour fabriquer des chaises, des armoires et des lits. C’était des
objets artisanaux d’une beauté incomparable. Chaque pièce était unique. Pas de
commune mesure avec les pièces standardisées qui sont produites
industriellement dans les usines. Chaque objet que nous fabriquions portait la
charge de l’amour, de l’abnégation et de la précision que nous lui donnions.

Nous utilisions les feuilles de raphia pour tisser les nattes. A la main, on les
croisait d’une manière qu’elles devenaient quasi imperméables à l’eau. On s’en
servait pour faire les toits de chaume des maisons du village, et le reste nous les
vendions.

La rentrée suivante, j’entrai au CM2. J’étais l’un des gaillards de la classe ; mais
j’étais doué. Et pour cause ! Mes performances étaient impressionnantes en
mathématique, en dictée, et dans les autres matières. Pour le maître-directeur, la
tâche déjà ardue devenait herculéenne. Il donnait un exercice dans une salle,
commençait l’explication d’un cours dans une autre, sanctionnait quelques
élèves turbulents dans une troisième classe et revenait au CM2 tenir la leçon en
cours. Il lui fallait un don d’ubiquité. Mais hélas, il était humain. Une astuce lui
vint en tête. Quand il n’était pas en cours dans notre classe, le CM2, il
m’envoyait tantôt corriger un exercice de calcul dans une autre classe, tantôt lire
une dictée, tantôt surveiller une interrogation… j’avais acquis de fait une
casquette de maître assistant dans l’école où j’étais moi-même élève de CM2.

Ce statut complémentaire, je l’assumai jusqu’à la fin de l’année. Je m’occupais


de dispenser des enseignements dans les classes antérieures et ne revenais dans
ma classe que quand le maître et moi avions fait le tour des autres classes. Je
reprenais ma place sur le banc et écoutais attentivement les leçons. A la fin du
mois, je reçus du directeur la somme de 3 000 francs comme salaire forfaitaire
pour mon travail de maître, assistant de mon propre maître. Ce fut une belle
récompense que le directeur renouvela chaque fin de mois.

Vint alors la fin de l’année, période au cours de laquelle il fallait constituer les
dossiers à soumettre à l’examen du CEPE. C’était en 1967. Le maître nous avait
fait signer un engagement. Celui-ci stipulait qu’en cas d’échec au CEPE, nous
ne reviendrions plus dans son école. Nous signâmes le fameux engagement et
fument 175 candidats à composer l’examen de fin d’année. Le verdict fut sans
appel : trois admis, soit un taux de réussite de 1.71%. Je faisais partie des
heureux élus.

Mon brillant succès au CEPE avait ravi mes parents. Si j’étais resté avec ma
grand-mère, choyé comme je l’étais, rien ne garantit que je serai arrivé jusqu’à
ce niveau. La rigueur qui régnait chez mes parents était un atout pour réussir.

Mes deux autres camarades qui avaient été reçus avec moi s’en allèrent vers
d’autres horizons. Je restai à Bansoa où je devins maître communal dans la
même école publique. Je travaillai de manière acharnée pendant trois mois. Je
prenais en charge plusieurs classes simultanément. Le directeur en faisait autant.
A la fin du trimestre, je reçu un rappel de mes salaires. 9 000 francs ; soit 3 000
francs pour chaque mois. Quelle déception ! C’était le même salaire que j’avais
perçu chaque mois alors que j’étais encore élève et qu’en même temps je
secourais le directeur, débordé par ses charges.

Je ne pouvais pas accepter ce salaire de catéchiste. Elève, je parvenais par mes


autres activités à économiser au moins autant que ce montant chaque mois.

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