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Si loin de ma vie
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Du même auteur :

Le Mal de peau, roman, 2001, Le Serpent à Plumes


Murekatete, roman, 2000, Le Figuier
Nyamirambo, poésie, 2000, Le Figuier
Droit de cité : être une femme au Burkina Faso, 2006,
Éditions du Remue-ménage

SAP 040
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Monique Ilboudo

Si loin de ma vie
roman

Le Serpent à Plumes
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© 2018, La Martinière et compagnies,


Sous la marque Le Serpent à Plumes
pour la présente édition.

ISBN 979‑10‑356‑1053 ‑1
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Quand je m’éveillai, de timides rayons s’infiltraient dans


la chambre. À peine avais-je ouvert les yeux que mon esprit
s’évada. J’ai toujours eu l’esprit vagabond. Ce matin-là, il s’en
alla loin, plus loin que d’habitude. Il remonta le temps sans
mon consentement, bondissant comme un cabri libéré de sa
longe. Plutôt que de lutter contre ce voyage imposé, je me
laissai entraîner. Sans raison, mes pensées s’immobilisèrent
sur cette période de ma vie où l’obsession de l’émigration
avait pris possession de ma vie, de mes rêves, de mes désirs,
de ma vision de l’avenir.
Partir. Vers n’importe quel ailleurs. Partir loin de cette vie.
Partir, pour réaliser mes rêves. C’était mon seul vœu, me don-
ner une seconde chance. Tout le monde y a droit. Qu’avais-je
donc fait de mal ? Chercher à vivre mieux, c’est notre quête
commune. J’ai cherché à vivre mieux, où vivre mieux. Juste
un petit coin dans ce vaste monde où ­m’épanouir, moi aussi.
Pour m’en dissuader, mon oncle me parla de racines. Un
argument que je trouvai aberrant. Même les plantes sont
assez intelligentes pour contourner les pierres sous le sol et

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trouver les meilleurs terreaux pour leurs racines. Mes racines


pousseront où je trouverai mon bien-être. J’avais ce rêve.
Rien de plus. Ils me l’ont brisé. Je l’ai colmaté, avec les
moyens du bord. Rien n’est pire que la résignation.
Au départ, tout semblait pourtant bien parti pour une
vie tranquille où je suis né. Mes parents n’avaient même pas
eu à passer de nuit blanche pour m’inscrire à l’école. Aller à
l’école du Blanc semblait désormais une évidence pour tous, de
choix, il n’y en avait plus. Tout comme des phalènes, attirés
par les néons de la ville naissante, nombre de nos parents
avaient déserté les champs. Hors des champs, la quête de
nouvelles connaissances s’imposait. Nous avions donc défini­
tivement mis le cap sur la science qui donne les clés des
beaux bureaux de Tangzugu, la colline du pouvoir. Tous les
parents rêvaient pour leurs fils, pas encore pour leurs filles,
cela viendra plus tard, de maroquins de ministres et de postes
d’ambassadeurs. Tous se bousculaient au portillon. Seule-
ment, il y avait si peu d’écoles à la ronde qu’il fallait se lever
de bonne heure pour obtenir une inscription. Plutôt que de
passer une demi-nuit chez eux, les parents se ­mettaient en
file dès la veille des inscriptions et passaient la nuit à la belle
étoile dans la cour de l’école. Un lointain cousin chargé de
la garde du petit prince avait donc dormi devant ma future
salle de classe pour m’assurer une inscription en bonne et
due forme. Notre maison était située à un kilomètre envi-
ron de l’école. Le cousin Nongma s’était retrouvé parmi les
premiers de l’interminable file. Vous voyez, je n’avais pas
les pires cartes en main, au départ. Je l’avoue, j’ai trébuché.
Pas au primaire où je réussis à me fondre dans la moyenne.

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Vous savez, ces élèves ni brillants, ni franchement cancres.


Ceux qu’on oublie au milieu de la classe et qui passent à
travers les mailles du filet. Je décrochai sans trop de gloire
le certificat d’études primaires mais pas le sésame qui m’eût
ouvert les portes d’un collège public où j’eusse poursuivi mon
parcours sans frais. J’ai raté « l’entrée en sixième », le concours
le plus inique au monde, expliquai-je à mes parents déçus.
Ces derniers décidèrent néanmoins de m’inscrire dans un
des premiers collèges privés qui venait d’ouvrir ses portes.
L’État avait, depuis peu, autorisé les entrepreneurs à investir
dans l’enseignement. Les établissements poussaient comme
des champignons. Pour éduquer ou pour faire du bénéfice ?
Là était la question. Tranchée, comme bien souvent, selon les
individus et leur foi en l’humain ou dans le capital.
Mes parents n’étaient pas, tant s’en faut, bien riches. Ils
m’inscrivirent dans un lycée bon marché, le Lycée Privé de la
Liberté. Le promoteur du LPL, inculte, ne voyait là qu’une
filière de plus pour diversifier ses investissements. Le premier
copain que je me fis au LPL fut Manuel, paix à son âme. Le
pauvre Manuel nous a quittés il y a plus de vingt ans main-
tenant. Comme beaucoup de jeunes, il pensait que la mort
était une affaire de vieux. Lui n’avait que dix-sept ans alors.
Pourquoi lui ravirait-elle son sourire éclatant, sa belle carrure et
la promesse de longues années pour jouir de tous ces atouts ?
La date fatidique fut le quinze septembre. Nous p ­ rofitions des
derniers jours de vacances avant la rentrée s­colaire. Manuel
avait emprunté la mobylette toute neuve de son cousin et
était passé me voir. Il voulait que je l’accompagne à Bonheur­
ville, un nouveau quartier en périphérie de la ville. À son ton

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égrillard quand il m’annonça avoir une histoire urgente à y


régler, j’avais compris qu’il s’agissait d’une affaire de fille.
Manuel était déjà un redoutable prédateur de la gent féminine
et moi j’écorniflais à ses côtés. La perspective d’une nouvelle
rencontre surtout juchés sur la bécane dernier cri du cousin
m’enchantait et j’acceptai la proposition. Au dernier moment
pourtant, j’eus comme un mauvais pressentiment et refusai de
monter derrière Manuel pour l’expédition prévue. Je tentai
même de le dissuader de l’entreprendre. Il ne m’écouta pas
et partit dans un vrombissement assourdissant. Je ne revis
que son corps aplati par le camion, étendu sur un brancard
à la morgue où j’étais accouru dès l’annonce de la terrible
nouvelle. C’est ce jour-là que ma vie me tourna le dos. Ou
fut-ce une séparation à l’amiable ? Devant le corps mécon-
naissable de mon ami, je compris à quel point la vie était
volatile. Je décidai d’en cueillir ce qui pouvait l’être tout de
suite. L’école, le bureau climatisé et tout le reste, c’était trop
long et trop compliqué.
Je me mis à traîner avec de mauvais garçons et dérivai peu
à peu. À mes premières fugues, mon père remua ciel et terre
et me ramena manu militari à la maison. Mais il s’épuisa
bien vite. Je demeurai dans la rue trois ans. Seuls l’amour et
la patience de ma mère empêchèrent ma perte totale.
Un jour qu’elle repassait pour la centième fois au moins
dans cette cour à l’abandon que nous squattions, elle me
surprit encore endormi, assommé par mes excès de la veille.
Ni larmes, ni remontrances. D’un simple regard, elle vainquit
trois années d’inutile rébellion. Elle me prit par la main et me
ramena au nid familial. L’association Bassawarga, littéralement

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« a quitté la misère », à laquelle elle me confia, m’administra


une thérapie de choc. Entre prières de délivrance, sévices
corporels et méthadone, elle réussit, en deux mois, à me sortir
la tête hors des eaux boueuses des drogues de rue. Je tentai
de me relever. Reprendre l’école comme l’exigea mon père
s’avéra vite un fiasco total. J’avais déjà vingt ans. Le plus âgé
de cette classe de seconde où je tentai mon retour sur les
bancs en avait seize. Je n’y passai qu’une semaine. J’essayai
des formations, des apprentissages, des stages, mais il était
trop tard. On se relève rarement de trois ans d’errance et
d’abus divers. J’avais beau gesticuler, la nasse était trop lourde.
J’avais pourtant baissé le niveau de mes rêves. Plus de bureau
climatisé ni même ventilé. J’étais prêt à travailler dur. Sous
le soleil ardent. Mais personne ne voulait de la force de mes
bras de jeune nègre vigoureux. Personne ne voulait en donner
le prix juste. La vigueur des bras de nègre est en solde depuis
si longtemps. Bradée depuis les travaux forcés et, plus loin
encore, depuis l’esclavage. Jamais remis en haut du rayon.
Personne ne voulait non plus de mon peu de savoir de nègre
mal instruit.
Alors, il a fallu ruser. Et la vie, elle n’aime pas ça. En
général, elle vous le rend, au centuple. Nous avons conclu
un accord tacite : elle m’ouvre le monde et je paie comptant.
La vie est dure en affaires. Je paie cher, très cher.
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La honte ne tue pas. Ça se saurait. Pourtant, on dit qu’il


est mort de honte. Quand j’ai ouvert ma messagerie la veille,
j’ai d’abord sauté de joie. Un courriel de Marité, cela faisait
longtemps. Marité est le seul lien que j’ai conservé avec ma
réalité d’avant. Ma sœur cadette me voue un amour incon-
ditionnel. Je sais qu’elle a beaucoup souffert de mon départ.
Pourtant jamais elle ne m’a fait le moindre reproche, ni à
ce sujet ni au sujet de mes choix de vie. C’est elle qui, de
temps en temps, me donnait des nouvelles du pays. De rares
fois, elle me permettait d’échanger quelques mots avec ma
mère. Cela n’arrivait que lorsque cette dernière parvenait
à déjouer la vigilance de son vigile de mari pour rendre
visite à Marité. Les deux conditions nécessaires à nos brèves
conversations étaient alors réunies : loin de mon père et
près d’une connexion internet. Depuis quelques semaines,
je n’avais pas de nouvelles de ma sœur, partie en tournée
dans des contrées non connectées à la toile mondiale. Je
sautai de joie en voyant son courrier avec l’objet « Nou-
velles ». Elle aurait dû mettre « Mauvaises nouvelles », j’aurais

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compris dès sa première phrase : « Papa est parti. » Elle m’a


tout raconté. La mort brutale et sans raison apparente. Le
diagnos­tic unanime : « Mort de honte ».
Mon père est parti et ils disent qu’il est mort de honte.
Qu’en savent-ils ? L’a-t‑on autopsié ? Quel organe la honte
attaque-t‑elle ? Le cœur, le foie ou les reins ? Mon père est
mort et je n’étais pas là pour l’enterrer.
Mon père et moi étions devenus des étrangers l’un pour
l’autre. J’avais tout tenté pour lui parler, passant par ma
mère, ma sœur ou quelque visiteur complice que j’appelais
opportunément et qui lui passait le combiné, sans succès.
Vers la fin, quand la nouvelle de ma forfaiture avait été
confirmée, il avait prononcé les paroles rituelles de bannis-
sement. Jusque-là, il m’avait accordé le bénéfice du doute.
Il continuait à se rendre à la caisse populaire du quartier
pour percevoir les sommes que je lui envoyais par transfert
rapide. Je n’étais pas encore marié et il accordait peu de
foi aux ragots que colportaient les langues fourchues. « Des
jaloux ! », tonnait mon père de sa voix de Stentor quand je
l’appelais. « Mon fils, suis ta voie, c’est moi qui te le dis !
Ton vieux père a confiance en toi. Laisse-les braiiire ! »,
concluait-il, en traînant sur ce dernier mot d’une manière
inimitable. Je n’ai jamais eu le courage de le détromper.
Mon père était l’homme le plus ouvert au monde. Rires
tonitruants, regard bienveillant qui mettait à l’aise ses inter-
locuteurs dès le premier contact. Il feignait parfois la colère,
roulait de gros yeux et nous servait des spécialités du sud de la
France ou des souvenirs de guerre revisités à la sauce Français
ancien combattant : Patisangana ! « Partie sanglante ! » pour

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exprimer la difficulté d’une situation, Bougdandouille pour


« Bougre d’andouille » ou encore, insulte suprême : Estatue
de Marseille-là !

À l’inverse, quand mon père se fermait, rien ni personne


ne pouvait le dérider. Ni les regards furtifs et désolés de ma
mère prête à s’excuser pour ce qu’elle avait commis ou omis,
ni nos mines tristes ou apeurées qui, en temps normal nous
auraient ouvert ses bras protecteurs.
Mon père était un ancien combattant. Fils du chef de
village, il aurait pu échapper à la conscription. De n
­ ombreux
chefs de village avaient caché leurs propres fils et offert au
colon la progéniture de leurs sujets pour servir de chair à
canon, certains envoyant même des estropiés pour atteindre
les quotas exigés par l’administration coloniale. Mon grand-
père eut peut-être cette tentation, mais ses deux fils ne lui
laissèrent guère le choix. Ce n’était encore que deux gamins
de dix-sept et quinze ans, mais leur caractère était déjà bien
affirmé. Haute taille, chasseurs émérites, ils n’envisagèrent
pas une seconde de rester planqués alors que les autres jeunes
du village allaient à la guerre, même si c’était la guerre des
autres. Ils embarquèrent tous deux, au grand désespoir de
mon grand-père qui craignait de voir sa succession vacante
faute de descendant mâle. Heureusement, ils revinrent éga-
lement de cette guerre de « Alima » et des autres fronts où
ils furent envoyés pour des combats encore moins légitimes.
Mon oncle fut envoyé en Indochine et mon père se retrouva
à combattre ses anciens camarades qui luttaient pour leur
indépendance en Algérie. Mon oncle, qui était l’aîné, succéda

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à mon grand-père quelques années plus tard. Longtemps


après, mon père, qui avait continué à bourlinguer pour son
propre compte, revint au pays et s’installa en ville.
Partis Tanga et Tambi, les deux tirailleurs revinrent avec
de nouveaux prénoms acquis sur les fonts baptismaux à
Marseille pour l’un, à Fréjus pour l’autre. Tanga opta pour
Joanny et Tambi pour Raphaël. Tambi Raphaël avait presque
quarante ans quand il revint au bercail. C’est un bel homme,
disait-on de lui. Il était grand et svelte. Certes, les traits du
visage n’étaient pas tous réguliers. Le nez avait des ailes plus
avancées que le bout et le globe de l’œil était s­aillant. Mais
ses lèvres charnues avaient un charme indéniable, particu-
lièrement lorsqu’elles se découvraient sur ses dents blanches
impeccablement alignées. De plus, Raphaël était toujours
élégamment vêtu et quittait rarement son panama noir qui
cachait un début de calvitie. Trouver une compagne lui
parut la chose la plus sensée et la plus urgente à faire. Il
entreprit une recherche méthodique de l’élue. Il voulait un
mariage d’amour avec une femme distinguée. Il fut comblé
au-delà de ses attentes. Un ancien camarade de régiment
lui présenta sa cousine, la candidate parfaite. Simone avait
vingt-cinq ans. Elle était née d’une famille très tôt convertie
au catholicisme, ce qui lui avait ouvert les portes de l’école
catholique Saint-François-de-Sales. Bien qu’elle n’ait pas été
plus loin que le cours élémentaire deuxième année, cela lui
donnait un prestige que beaucoup de femmes de sa géné-
ration lui enviaient. Elle n’était pas bien grande mais avait
une noble prestance. En outre, elle affectionnait les demi-
talons et savait mieux que quiconque, nouer bien haut ses

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jolis foulards en soie, gagnant ainsi quelques précieux centi­


mètres. Un premier fiancé avait été cause de son abandon
scolaire avant que l’histoire ne tourne court. Simone avait
ensuite envisagé d’entrer dans les ordres. Elle avait même
entamé son noviciat, avant d’être renvoyée, la supérieure
du couvent ayant eu vent des fiançailles avortées que des
potinières mal intentionnées lui avaient rapportées, avec
en sus des insinuations sur la pureté de la novice. Simone
dut renoncer à sa vocation naissante. Marité et moi lui en
sommes éternellement reconnaissants. Ainsi va la vie, comme
dirait Passektaalé, quelqu’un que vous ne connaissez pas.
Simone venait de quitter le couvent quand elle rencontra
Tambi Raphaël. Ils convolèrent en justes noces et s’instal-
lèrent en ville, déclinant l’invitation de mon oncle Joanny
qui avait souhaité les avoir près de lui au village. Mon père
expliquait toujours qu’il avait fait ce choix pour sa Simone,
« née à l’ombre de la cathédrale » et qui n’eût pas supporté
les rigueurs d’une vie au village. Il était évident que lui non
plus n’eût pas trop goûté un retour aux champs. Comment
aurait-il pu renoncer à l’apéro quotidien de 11 h 30 qu’il
prenait avec ses amis du Trou, le bar qui leur tenait lieu
de quartier général pour refaire le monde, ou à la partie de
pétanque du samedi après-midi pour n’évoquer que ces deux
activités qui rythmaient sa vie dans la capitale. Il n’était pas
sûr qu’au village, ces habitudes citadines eurent trouvé leur
place. Le couple était donc resté en ville.

Avant le déguerpissement et la relocalisation des habitants


du quartier dans la partie sud de la ville en construction,

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nous habitions Tangzugu. On ne peut pas dire que c’est


vraiment une colline, notre ville est si plate et le colon n’a
trouvé que cette hauteur pour y ériger le palais du gouver-
neur. Tout autour, les belles villas blanches ou en pierres
rouges du pays constituaient le quartier européen transformé
en quartier administratif après l’indépendance. Au-delà de ce
cercle prestigieux commençait le Tangzugu indigène. Notre
maison était située à la lisière du quartier résidentiel. De
façon insolite, elle s’était égarée là, avec une dizaine d’autres
dans ce triangle des Bermudes, moins dangereux certes, mais
tout aussi mystérieux. Les habitants du triangle, à l’image de
mes parents, aspiraient à une émancipation sociale que leurs
moyens financiers ne leur permettaient pas toujours. Mon
père n’avait pas trouvé d’emploi assez prestigieux pour son
rang mais assez peu qualifié pour son absence de diplôme.
Un prince de sang qui avait fait la France ne saurait se
satisfaire d’un emploi de planton. Être le larbin du bureau,
celui que chacun appelle selon son bon vouloir pour telle
course ou telle livraison, c’est tout ce que l’administration
lui proposait. Ma mère avait dû établir un atelier de couture
à la devanture de la maison. Comme son atelier donnait
sur la rue côté résidentiel, elle avait parfois eu pour clientes
quelques dames de la haute qui avaient traversé la rue pour
des reprises ou pour confectionner les robes de leurs petites
filles. L’atelier de ma mère avait un temps prospéré et ses
revenus étaient venus compléter la pension de mon père
pour nous offrir une enfance sans souci.
Marité et moi avons grandi dans cette relative aisance.
À l’école Tangzugu que nous fréquentions, nous étions

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t­oujours mieux habillés que la plupart de nos camarades.


Ce prestige vestimentaire, dû au talent de notre mère, nous
attirait parfois des jalousies indues. Nous prenant pour des
enfants du quartier administratif égarés dans cette école de la
plèbe, certains nous pourchassaient jusqu’à l’orée du triangle.
Plus tard, Marité, qui était une élève brillante et studieuse,
intégra l’internat du collège Notre-Dame-du-Rosaire pendant
que moi j’ahanais au Lycée Privé de la Liberté.
Et puis, la situation financière de mes parents s’était peu
à peu dégradée. L’augmentation du coût de la vie dans la
ville en développement et la non-revalorisation de la pen-
sion de mon père étaient en partie cause de cette baisse de
leurs moyens. En outre, ma mère, qui travaillait à l’ancienne
sur patron, s’était laissé distancer par la mode. Ses modèles
étaient peu à peu tombés en désuétude. Sa clientèle l’avait
désertée et elle avait fini par fermer son atelier. La famille
ne vivait plus que sur la pension trimestrielle, les trois mois
de mon père. La bataille pour la revalorisation de la pension
des indigènes n’avait pas encore abouti et ce qu’il recevait
suffisait à peine à nous faire tenir quatre-vingt-dix jours
jusqu’à la paie suivante. Les deux dernières semaines étaient
toujours les plus difficiles. Nous ne voyions notre père que
tôt le matin, avant qu’il disparaisse pour rentrer tard le soir,
une fois la maisonnée endormie. Ma mère déployait des
trésors d’ingéniosité pour répondre à nos sollicitations, à
commencer par nos besoins alimentaires. Aujourd’hui encore,
j’ignore comment elle y parvenait, en tout cas jamais Marité
et moi n’avons dormi le ventre vide. Enfin, le vingt-cinq
du mois arrivait, mon père sortait encore plus tôt pour être

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servi parmi les premiers à la paierie de France. Il revenait ce


jour-là vers treize heures, tout guilleret, les bras chargés de
cadeaux. Suivaient deux mois de stabilité financière jusqu’au
troisième plus compliqué à boucler.
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réalisation : nord compo à villeneuve-d’ascq
impression : rodesa en espagne
dépôt légal : mai 2018. n° 140007 (00000)
imprimé en france

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