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Couverture

Première année
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CARTE
CHAPITRE UN
CHAPITRE DEUX
CHAPITRE TROIS
CHAPITRE QUATRE
CHAPITRE CINQ
CHAPITRE SIX
CHAPITRE SEPT
CHAPITRE HUIT
CHAPITRE NEUF
CHAPITRE DIX
CHAPITRE ONZE
CHAPITRE DOUZE
CHAPITRE TREIZE
CHAPITRE QUATORZE
CHAPITRE QUINZE
CHAPITRE SEIZE
CHAPITRE DIX-SEPT
CHAPITRE DIX-HUIT
CHAPITRE DIX-NEUF
CHAPITRE VINGT
CHAPITRE VINGT-ET-UN
CHAPITRE VINGT-DEUX
CHAPITRE VINGT-TROIS
CHAPITRE VINGT-QUATRE
REMERCIEMENTS
Leia Stone
Première année
Fallen Academy - T1

Traduit de l'anglais par Annabelle Blangier

Teen Spirit
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Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce livre
de leur droit.

Cet ouvrage a été publié sous le titre original :

Year One

Teen Spirit © 2020, Tous droits réservés

Teen Spirit est un label appartenant aux éditions MxM Bookmark.

Traduction © Annabelle Blangier

Suivi éditorial © Angélique Romain

Correction © Elyséa Raven

Illustration de couverture © Story Wrapper

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit est


strictement interdite. Cela constituerait une violation de l'article 425 et
suivants du Code pénal.

ISBN : 9791038109032
À Hawkwind. Ne perds jamais ton imagination débordante.
CHAPITRE UN

Ma mère ouvrit la porte de ma chambre, laissant la lumière se répandre à


l’intérieur. Il fallut une seconde à mes yeux pour s’ajuster à la clarté
soudaine, et une fois que ce fut fait, son visage préoccupé m’apparut. J’étais
restée assise dans ma chambre plongée dans la pénombre toute la journée,
tentant d’éviter l’inévitable.

— C’est l’heure, annonça-t-elle avec résignation.

Je balayai du regard les rides profondes autour de ses yeux – causées par
des années passées à s’inquiéter –, puis ses joues marquées de larmes
séchées, mais le plus remarquable, c’était le tatouage rouge en forme de
croissant de lune sur son front.

Le symbole pour l’esclave d’un démon. Le symbole de mon avenir.

Je hochai la tête, descendant du lit avec des mouvements lourds et le cœur


plus pesant encore. Ma mère fit un pas de côté alors que je la dépassais pour
me diriger vers le salon.

Mikey, mon petit frère, était assis sur le canapé, occupé à fixer les murs de
plâtre lisse comme si, par un pur effort de volonté, il pouvait changer le
présent. Rien ne pouvait changer ce que j’étais sur le point de faire, ce que
j’étais sur le point de devenir. Mon destin avait été écrit depuis longtemps.

— J’aurais voulu être l’aîné, marmonna mon petit frère d’une voix creuse
qui fit se serrer ma gorge.

Mon frère, du genre à faire l’andouille en toutes circonstances, était au bord


des larmes, et le voir ainsi me tuait.

Je n’aurais pas voulu qu’il soit né le premier. J’étais contente que ce soit
moi. Mon frère était trop tendre émotionnellement pour mener la vie d’un
esclave de démon. C’était mieux comme ça.

— Aujourd’hui, je regrette d’avoir eu des enfants, dit gravement ma mère.

Je savais qu’elle ne le pensait pas. Elle voulait simplement me protéger de


tout ça, et faire en sorte que je n’aie jamais existé était un bon moyen de le
faire. Les choses allaient si mal qu’on en était arrivé à ce point. Depuis la
Chute, aucun de nous n’avait plus le moindre espoir de mener une vie
normale ; tout ce que nous pouvions faire, c’était souhaiter que les choses
soient différentes, ou bien les accepter telles qu’elles étaient.

Ma mère essuya ses yeux larmoyants et se redressa.

— Tu auras peut-être la Nécromancie, comme moi, et tu obtiendras un


poste plus important. Nous pourrons alors travailler ensemble après tes études
à l’Academy.

Son humeur s’égaya instantanément à cette idée.

Je hochai la tête, même si c’était très peu probable. Quand les anges étaient
tombés du Paradis et avaient mené une guerre sur Terre contre Lucifer et ses
démons, une vague de pouvoir s’était répandue comme une aurore boréale,
infectant presque toute l’humanité. La Chute avait transformé la plupart
d’entre nous en sortes de créatures surnaturelles, alors que les autres étaient
restés humains. Votre don dépendait du pouvoir qui vous avait touché durant
la bataille, selon qu’il appartenait à un ange ou à un démon. C’était un hasard
complet et cela n’avait rien à voir avec le fait que vous soyez ou non une
bonne personne. Ma mère avait reçu le don de la Nécromancie par un démon,
et elle gagnait sa vie en réanimant les morts. C’était la seule chose qui nous
permettait de ne pas vivre dans la rue, comme la moitié de la population
humaine. Mais elles n’étaient pas vraiment en vie, les… choses qu’elle
réanimait ; elles ressemblaient plus à des zombies. Je tressaillis en songeant
aux fois où elle avait ramené du travail à la maison.

— Ce ne sera pas la Nécro, maman. C’est aléatoire. Elle pourrait devenir


une Graisseuse, pour ce qu’on en sait.

Ça, c’était mon Mikey sarcastique, de nouveau à l’œuvre.


Ma mère tendit le bras et lui donna une tape sur la tête.

— Tais-toi ! le gronda-t-elle.

Ses cheveux blonds habituellement éclatants étaient ternes et gr as. Elle


était sans aucun doute restée debout toute la nuit à s’inquiéter de ce qui allait
se passer.

J’émis un rire sec pour alléger l’atmosphère. Si j’étais une Graisseuse, ce


serait la parfaite cerise pourrie sur le gâteau de ma vie déjà merdique. Les
Graisseux avaient la capacité de faire disparaître les ordures par magie. Ils
sentaient les poubelles, littéralement, et ils étaient tout en bas de l’échelle
sociale de la société magique.

J’avais cinq ans quand la Chute avait eu lieu. Ma mère disait que quand la
magie m’avait frappée, mon corps avait plané dans les airs pendant cinq
minutes complètes, et qu’elle avait dû me plaquer sur le lit pour m’empêcher
de m’éloigner en flottant. Mikey avait quatre ans, il ne s’en souvenait donc
pas vraiment, mais elle avait mentionné le fait que sa peau était devenue verte
pendant plus d’une heure.

Ma mère se rapprocha et lissa mes cheveux blonds et brillants.

— Je suis désolée. Je n’aurais jamais dû passer ce marché avec…

Je l’interrompis d’un geste de la main. Très franchement, j’en avais assez


d’entendre des excuses. Mon père était en train de mourir d’un cancer et toute
la famille était d’accord pour que ma mère propose ses services aux démons,
devenant ainsi une Nécro à vie pour les méchants. Nous avions simplement
négligé de lire les petites lignes, qui indiquaient que son premier-né serait
aussi un esclave des démons durant toute sa vie.

Cela ne m’aurait pas gênée, si mon père n’avait pas été heurté par un bus
six mois après que les démons l’aient débarrassé de son cancer. Six mois de
vie en plus, c’était tout ce que notre asservissement éternel, à ma mère et moi,
lui avait valu. La vie était abjecte, et j’avais appris à ne pas compter sur les
rayons de soleil et les arcs-en-ciel. Les licornes de mes rêves d’enfant étaient
mortes et dépecées.
Maintenant, l’été était terminé et j’avais dix-huit ans. Aujourd’hui, j’irais à
l’Éveil, une cérémonie magique mise en place par les anges déchus pour
amorcer complètement nos pouvoirs, pour révéler les dons ou les
malédictions que nous portions en nous. Soit la bénédiction d’un ange, soit le
présent d’un démon – en tout cas pour ceux d’entre nous qui possédaient l’un
ou l’autre. Quand la Chute avait eu lieu et que tous les pouvoirs avaient été
relâchés sur les humains, personne ne savait vraiment qui avait été frappé, ni
par quoi. Quand les anges avaient réalisé ce qu’ils avaient fait – altérer
l’humanité –, ils avaient contenu les pouvoirs donnés à ceux qui avaient
moins de dix-huit ans. Ils ne pouvaient les reprendre, mais ils pouvaient au
moins les tenir à distance pour que nous puissions profiter de notre enfance.

Une fois que mon pouvoir aurait été déterminé, je quitterais la scène par la
gauche, me ferais faire mon tatouage d’esclave de démon et m’inscrirais à la
Tainted Academy, notoirement dysfonctionnelle et effrayante, pendant que
les autres partiraient à droite et s’inscriraient à la Fallen Academy, avec le
reste des âmes libres. La Fallen Academy était une université réservée
exclusivement à ceux qui n’étaient pas liés à un démon par l’esclavage, la
plupart d’entre eux ayant été bénis par les anges. Les personnes possédant des
dons surnaturels étaient entraînées pendant quatre ans, avant d’être enrôlées
dans l’Armée Déchue, recevant un bon salaire pour leur service auprès de la
lumière. Nous étions encore en guerre, après tout, et j’étais sur le point de
m’enrôler du mauvais côté. Mon service à vie auprès des démons
commencerait aujourd’hui, et cela me rendait malade rien que d’y penser.

— Je devrais y aller, je ne veux pas être en retard, dis-je brusquement.

Cela provoquerait le massacre de toute ma famille par des démons. Ils


attendaient avidement leur nouvelle esclave, une jeune fille de dix-huit ans
toute fraîche à torturer et à épuiser pour le restant de ses jours.

Ma mère fondit en larmes à cet instant, et je me sentis incapable d’y faire


face. J’avais besoin de rester forte, ou j’allais craquer.

— Je vous aime. On se voit plus tard.

Ignorant les pleurs de ma mère, je me dirigeai vivement vers l’endroit où


mon manteau était accroché, près de la porte.
— Brielle.

La voix de ma génitrice renfermait tant d’émotion que je me savais


incapable de me retourner, au risque de m’effondrer totalement.

— Je suis tellement désolée. Est-ce que tu me pardonnes ?

J’avais entendu ses excuses des centaines de fois, mais la suite, c’était
nouveau. Pensait-elle que je lui en voulais ? Nous étions tous d’accord pour
dire que le démon guérisseur chez qui elle s’était rendue l’avait piégée. Elle
n’avait aucune idée qu’un pacte de sang incluait son premier enfant. J’avais
douze ans et j’étais assez mature pour comprendre ce que je l’avais
encouragée à faire. Nous avions tous fait ça pour mon père.

Cette fois, je me retournai.

— Bien sûr que je te pardonne, maman. C’est cette crapule de démon qui
n’aura jamais mon pardon.

Je les détestais. La rage grandit dans ma poitrine alors que je faisais le deuil
de mon futur, du futur que j’aurais eu s’ils n’avaient pas piégé ma mère de
manière à ce qu’elle sacrifie ma vie pour sauver celle de mon père. S’il avait
été encore en vie, cela aurait valu le coup, mais six mois ? Ce n’était pas
assez.

Ma mère se contenta de rester immobile et de hocher la tête.

— Ton père aurait…

Elle ne put finir sa phrase alors qu’un sanglot s’échappait de sa gorge.


J’avais besoin de sortir d’ici. C’était trop déprimant.

Quand le bus avait heurté mon père six ans plus tôt, j’avais supplié ma mère
de le réanimer pour pouvoir lui parler, lui dire à quel point je l’aimais, et pour
qu’il puisse me serrer à nouveau très fort contre lui. Elle avait refusé et, à
l’époque, je l’avais détestée pour ça. En grandissant, et après avoir interagi un
peu plus avec les réanimés, j’avais compris son choix. Ils n’étaient que des
zombies, une simple enveloppe de la personne qu’ils avaient été. Et puis, il
lui avait fait promettre de ne jamais le faire.

Soudain, ma mère et mon frère m’étreignirent, passant leurs bras autour de


moi et me serrant de toutes leurs forces.

— Tu seras peut-être une nulle et inutile pour tout le monde, marmonna


mon frère dans mes cheveux.

Nous éclatâmes tous de rire.

— Il n’y a de la place que pour un nul dans la famille, dis-je en lui donnant
un léger coup de poing sur le bras, et tu remplis très bien ce rôle.

Il se contenta de sourire en secouant la tête.

Un nul était un être dénué de magie. Un humain. Ils étaient rares à Los
Angeles, vu que la Chute avait commencé ici, mais cela arrivait. Peut-être
que je serais vraiment une nulle, mais j’étais certaine que les démons
trouveraient une utilité à une humaine, tout comme j’étais certaine que mon
frère avait lui aussi des capacités magiques. Je gardais un souvenir très clair
de mon cadet, la nuit de la Chute, pendant que je flottais en l’air au-dessus de
mon lit et qu’il s’illuminait comme un arbre de Noël, vert vif.

***

Aucun d’entre nous ne serait un nul.

Après cette nuit, les dons des adultes avaient commencé à se manifester
immédiatement, mais nos dons avaient dû être bloqués. Vous imaginiez un
Graisseux de cinq ans en train de manger les déchets dans la rue ? Au moins,
à ce niveau-là, ils s’étaient montrés justes. On nous avait accordé une enfance
relativement normale – si l’on pouvait qualifier de normal le fait de grandir
avec des démons et des anges déchus qui se promenaient dans les rues. Au
moins, on ne nous avait pas forcés à ressusciter les morts à sept ans.

— Je vous aime, tous les deux. Tout va bien se passer, rassurai-je ma


famille, insufflant autant de fermeté dans ma voix que possible.

Ma mère laissa échapper un lourd soupir et tendit la main pour me toucher


la joue.

— Tu es si sage, pour ton âge.

Ma gorge se serra alors que des larmes emplissaient mes yeux. Mon père
me disait toujours ça. En fait, c’étaient les derniers mots qu’il m’avait dits
avant de partir travailler et de nous être enlevé.

— Je ne peux pas être en retard. Je dois rejoindre Shea.

J’attrapai ma parka à capuche et me dirigeai vers la porte.

Nous vivions à Demon City, l’endroit où résidaient les démons et leurs


esclaves, mais la cérémonie de l’Éveil avait lieu à Angel City. Ceux qui
bénéficiaient d’une humanité normale, les âmes libres, et les personnes bénies
par les anges vivaient là-bas. Demon City et Angel City étaient autrefois
appelées Los Angeles, cette ville ayant été coupée en deux et renommée
après la Chute. Angel City englobait tout ce qui se trouvait au nord du centre-
ville : Beverly Hills, Santa Monica, Burbank et Pasadena – en gros, tous les
endroits luxueux et raffinés étaient habités par les gens bénis par les anges.
Demon City était constituée de l’est de Los Angeles, d’Inglewood à Long
Beach, ce qui incluait la jolie ville de Compton, où nous vivions.

J’allais devoir courir si je ne voulais pas rater le bus de cinq heures et quart.
J’enfilai ma parka grise et relevai la capuche. Il pleuvait quatre-vingt-dix
pour cent du temps, à Demon City. Personne ne savait pourquoi – peut-être
était-ce à cause de la concentration si importante de démons –, mais le soleil
brillait rarement, ici.

***

Sans un mot de plus, j’attrapai mon sac à bandoulière et me glissai hors de


l’appartement du quatrième étage que je partageais avec ma famille et ma
meilleure amie, Shea. Elle me rejoindrait à l’arrêt de bus, allant directement à
la cérémonie en sortant de son travail. Lorsqu’on devait se rendre à une
cérémonie de l’Éveil, être en retard n’était pas une option. Tous les ans, la
cérémonie avait lieu le jour précédant le début des cours à la Fallen et la
Tainted Academy ; comme Shea et moi étions nées à seulement seize jours
d’écart, nous avions été conviées au même Éveil. Shea était aussi destinée à
être l’esclave d’un démon, mais pas pour de bonnes raisons. Sa mère était
accro à la drogue et s’était vendue à vie à un démon pour obtenir l’équivalent
d’une journée de substances. Shea était sa première-née, elle avait donc été
vendue en même temps. Elle avait emménagé à Demon City à peu près au
même moment que nous, et me comprenait mieux que certaines personnes
qui m’avaient connue toute ma vie. Quand sa mère l’avait abandonnée pour
aller à Las Vegas, la mienne l’avait recueillie.

Je passai vivement la porte de la cage d’escalier et descendis les quatre


étages trois marches à la fois. Shea était la coureuse de fond, alors que j’étais
plus le genre de personne à sprinter jusqu’à m’effondrer au sol, haletante,
avec l’envie de mourir. D’un grand bond, je franchis la porte menant à
l’extérieur. Bernie était assis juste à côté de l’entrée de la cage d’escalier, à
son poste habituel. Maximus était blotti à ses pieds, et il se mit à remuer la
queue tout en me reniflant.

— Qui est là ? C’est toi, Bri ? demanda Bernie en reniflant l’air.

Il pleuvait à seaux, mais sans que je comprenne comment, il savait toujours


que c’était moi.

Je souris. Bernie était sans abri et complètement aveugle, mais il était doux
comme un agneau. C’était l’homme le plus gentil que j’aie jamais rencontré.
Une fois, il avait essayé de m’offrir son unique manteau parce que j’avais
froid.

Je sortis un muffin à la myrtille de mon sac, que j’avais caché là plus tôt, et
le laissai tomber dans sa main.

— Je dois aller à ma cérémonie de l’Éveil, aujourd’hui. Je ne peux pas te


parler maintenant, mais je repasserai plus tard pour t’apporter à dîner.

Il me tapota la main et sourit, arborant les trois dents qu’il lui restait. Il
arracha un morceau de muffin et le donna à Maximus.

— Que tu sois bénie par les anges, dit-il en m’adressant un hochement de


tête.
Bénie par les anges. Ouais, c’est ça. Les chances que cela arrive étaient très
faibles, vu que ma mère avait reçu un don démoniaque. Et cela n’aurait
aucune importance, de toute façon, parce que j’irais à la Tainted Academy,
que je sois bénie par les anges ou pas.

— Merci, Bern. Je suis en retard, lui répétai-je.

Je savais qu’il n’avait personne à qui parler et qu’il appréciait nos


discussions, mais je ne pouvais vraiment pas me permettre d’être en retard.

— Cours comme le vent, mon enfant ! cria-t-il en me poussant à partir d’un


geste.

Maximus aboya pour appuyer ces mots.

Je fis volte-face et me précipitai dehors, sous la plus battante, manquant de


rentrer dans un minuscule démon Reptile. Je parvins à l’éviter à la dernière
minute, mais inspirai tout de même une bouffée de son odeur naturelle – le
sulfure, l’acide et les eaux usées. Beurk. Leurs yeux rouges globuleux et leurs
cornes noires effilées me donnaient la chair de poule, mais ils étaient des
reines de beauté comparés aux autres démons que j’avais vus rôder dans le
coin. Le dessus de mon pied gauche portait une cicatrice laissée par un
démon Reptile. C’était une longue histoire, mais c’était la faute de Shea.

Je tournai à l’angle de Rosecrans Boulevard, et souris en voyant la queue de


cheval brun foncé et bouclée de Shea dépasser de la porte du bus, une botte
sur le trottoir.

— Je vous ai dit d’attendre une minute de plus, bon sang ! rugit-elle.

Ma meilleure amie était à moitié noire, à moitié portoricaine, et elle ne


plaisantait pas. Soit vous faisiez ce qu’elle disait, soit vous faisiez ce qu’elle
disait.

— Je suis là ! m’écriai-je.

Shea se retourna pour croiser mon regard et secoua la tête.

— Toujours en retard.
Je me contentai de sourire et nous nous précipitâmes toutes deux dans le
bus, croisant le regard noir de la femme esclave de démon assise derrière le
volant, son tatouage rouge en croissant de lune éblouissant sur son front au-
dessus de ses yeux furieux.

— La prochaine fois, je fermerai la porte sur ton joli petit pied ! grogna-t-
elle à l’intention de Shea.

Cette dernière haussa les épaules comme si elle s’en fichait. C’était
probablement le cas. Une cheville cassée lui permettrait d’échapper à son
travail pendant quelques jours, le temps qu’un démon guérisseur puisse la
soigner, et ce serait génial. Lorsque la mère de Shea était partie alors qu’elle
n’avait que treize ans, elle avait brisé son contrat d’esclave, ce qui signifiait
que si elle remettait un jour le pied à Demon City, elle était morte. Ils avaient
d’autres choses à faire que de pourchasser une junkie pour l’obliger à remplir
son contrat. À la place, ils avaient demandé à Shea de reprendre le poste de sa
mère. Elle travaillait pour des démons depuis tout ce temps.

— Ça a été au boulot ?

Je faisais la conversation, m’efforçant de ne plus penser à ce qui était sur le


point d’arriver. Shea et moi serions toutes deux officiellement des esclaves
des démons. Pour toujours. Nous n’avions pas encore de tatouages, les
démons ne pouvaient donc techniquement pas nous faire travailler avant que
nous ayons passé l’Éveil. Elle travaillait au noir pour le démon Torve qui
possédait son contrat. Cela la gardait en vie et la nourrissait, alors elle ne se
plaignait pas vraiment.

Elle haussa les épaules.

— Comme d’habitude. Maître Grim m’a fait passer les entretiens de


certaines nouvelles « danseuses » pour son club, et ensuite j’ai frotté les
sièges en cuir avec de la javel et de l’eau. Un vrai moment de plaisir.

Sa façon de dessiner des guillemets dans les airs autour du mot danseuses
me faisait toujours rire.
— Comment est-ce qu’on fait passer un entretien à une « danseuse »,
exactement ?

Grim, son patron et le démon détenant son contrat, était aussi le propriétaire
de cinq clubs de strip-tease à Demon City. Il se faisait beaucoup d’argent et
possédait plus d’esclaves que je n’en avais jamais vus. Shea était son
assistante personnelle.

Elle pressa ses seins l’un contre l’autre et battit des cils, me faisant rire
encore plus fort. Même quand le monde partait en vrille, Shea réussissait
toujours à me faire rire.

— C’est tout ? Un beau châssis et tu es embauchée ?

Hum, ce serait peut-être mon plan de secours si mon nouveau poste ne


payait pas assez bien. Les Nécros gagnaient bien leur vie, mais si j’étais une
Graisseuse, j’étais fichue. Mon patron me paierait à peine de quoi me nourrir.
Ma mère ne pourrait pas travailler éternellement. Le travail des Nécros était
dur et vous épuisait l’âme, alors à un moment ou un autre, je devrais prendre
soin d’elle, de Mikey, peut-être même de Shea.

Le visage de Shea s’assombrit, elle semblait affligée.

— C’est triste. La plupart des filles ont à peine dix-huit ans. Certaines ont
des enfants à nourrir ou des contrats à honorer. J’ai de la chance que Grim ne
me fasse pas danser. Je suis surprise qu’il n’ait pas remarqué que j’étais
pourvue de seins absolument incroyables.

Je souris.

— Et d’un cul plutôt pas mal.

Elle ricana tout en se retournant pour regarder derrière elle.

— Il est pas mal, confirma-t-elle, me faisant sourire plus largement.

— Tu es nerveuse ? lui demandai-je, changeant de sujet. Et si nous étions


toutes les deux des Graisseuses ?
Shea haussa les épaules et tendit la main pour serrer la mienne.

— Dans ce cas, nous serons les meilleures Graisseuses que Demon City ait
jamais vues.

Je souris à nouveau, mais cela ne monta pas jusqu’à mes yeux. Le jour où
nous étions censées obtenir des pouvoirs spéciaux et de nouvelles carrières,
nous vendions notre âme au mauvais camp.

— Tu penses que la guerre cessera un jour, qu’un des deux camps


gagnera ? Que les déchus peuvent gagner ? lui demandai-je.

Le soleil brillait devant nous, alors que le bus se dirigeait vers la frontière
d’Angel City. L’endroit où j’avais vécu, autrefois, jusqu’à ce que mon père
tombe malade. Je m’en souvenais à peine, désormais, mais je me rappelais
que la majorité des gens y étaient heureux.

Shea suivit du regard les traces de pluie le long de la fenêtre, ses yeux bleus
ressortant sur sa peau couleur bronze. Elle lâcha ma main.

— Je ne sais pas. J’essaie de ne plus trop espérer. Ça ne mène qu’à la


déception.

C’était tellement vrai. Pour l’instant, nous pouvions passer pour des filles
normales dans la rue, mais après aujourd’hui, une marque d’esclave en forme
de croissant de lune rouge entacherait notre apparence pour l’éternité. Elle
montrerait à tout le monde qui nous étions, et ce pour quoi nous avions signé.

Le bus ralentit en atteignant le poste-frontière et un agent de sécurité sortit


de derrière un haut mur de ciment séparant les deux villes en guerre. Après
avoir échangé quelques mots avec la chauffeuse et scanné son badge, nous
traversâmes. Les rayons du soleil surgirent à travers les fenêtres et
réchauffèrent ma peau frissonnante. Entrer dans Angel City vous mettait
immédiatement de bonne humeur. Je pris une profonde inspiration en sentant
la tension refluer de mes épaules.

Shea émit un petit rire.


— Tu adores cet endroit.

— Pas toi ?

Angel City était le côté normal, le côté où se trouvaient les gens bien.

— Je ne m’y sens pas chez moi comme ça peut être ton cas, répondit-elle
avec un haussement d’épaules. Je ne ressens rien de différent, que je sois
d’un côté ou de l’autre.

C’était vrai. Shea venait de Nouvelle-Orléans, et après avoir emménagé ici,


elle n’avait connu que Demon City comme foyer. Elle adorait la pluie et les
journées moroses, tandis que je mourais d’envie de profiter d’une journée
ensoleillée à la plage.

Le bus s’arrêta devant le centre d’Éveil et Shea et moi descendîmes. Mes


mains étaient étroitement serrées autour de mon sac en bandoulière alors que
nous traversions la rue animée du centre-ville pour nous diriger vers la file
d’adolescents en train de passer les doubles portes ouvertes.

— J’ai vu un match des Lakers ici avec mon père. Je m’en souviens à
peine, mais nous avons une photo, dis-je à Shea.

— L’Éveil n’attend personne ! nous lança une femme élancée d’une


vingtaine d’années alors que les derniers jeunes passaient les doubles portes.

— Pourquoi insistent-ils pour que nous nous mettions sur notre trente-et-
un ? Ce n’est pas un bal de promo, marmonna Shea tout en se mettant à
courir pour me rattraper.

Je n’avais pas envie de savoir ce qu’il se passait lorsque vous n’arriviez pas
à temps à l’Éveil. J’avais entendu des histoires, et elles n’étaient pas
engageantes.

— Parce que ça leur donne quelque chose à faire, répondis-je dans un


murmure, ce qui me valut un regard noir de la part de la femme officier
tenant la porte.

Je baissai les yeux sur l’insigne en argent en forme de spirale sur sa veste.
Elle était une Mage de la Lumière. Elle avait aussi un écusson en argent
affichant les lettres AD juste au-dessous, le logo de l’Armée Déchue.

La file de mes camarades pour la cérémonie de l’Éveil commença à se


resserrer alors que nous marchions en file indienne vers les salles d’habillage.
Les anges déchus, qui organisaient la cérémonie chaque année, insistaient
pour que nous revêtions une robe ou un costume, et après notre Éveil, ils
organisaient une grande fête pour tout le monde, même ceux qui étaient liés à
un démon.

— J’ai entendu dire qu’il y avait une fontaine de chocolat à la fête qui suit
la cérémonie, dit Shea, ses yeux s’illuminant alors qu’elle répétait cette
rumeur.

Elle était obsédée par le chocolat – et les garçons, mais surtout par le
chocolat.

La femme officier de l’Armée Déchue resta en retrait jusqu’à se retrouver à


marcher avec Shea et moi, nous adressant un regard de côté et émettant un
son agacé entre ses dents.

Shea la fusilla du regard tout en continuant à marcher.

— Je peux vous aider ? lui demanda-t-elle du ton le plus hargneux possible.

Les déchus et tous leurs officiers se donnaient de grands airs, se comportant


comme s’ils valaient mieux que tout le monde, surtout mieux que nous. Ceux
qui étaient liés à un démon.

La femme haussa les épaules.

— C’est vraiment dommage de voir tant de premiers-nés vouer leur vie aux
démons.

Une autre femme devant nous avait commencé à appeler les gens par leur
nom devant des doubles portes. Shea s’arrêta et fit face à l’officier. Son sang
bouillonnait. Je le voyais à la façon dont elle serrait les poings, et j’espérais
ne pas avoir à la retenir. Frapper un officier était un délit.
Comment savait-elle que nous étions vouées à l’esclavage ? Elle avait
probablement regardé tous les dossiers à l’avance, cherchant spécifiquement
les personnes comme nous.

— Vous pensez qu’on leur a voué nos vies de notre plein gré ? Waouh,
vous êtes plus stupide que vous en avez l’air, cracha Shea.

Je me figeai, ne sachant trop quelle serait la réaction de la femme. Je


n’avais pas passé beaucoup de temps auprès de l’Armée Déchue et de leur
entourage humain. J’avais entendu dire qu’ils étaient plus indulgents que les
officiers de patrouille démoniaques qui sillonnaient nos rues, mais je n’aurais
pas parié là-dessus.

— Non, répondit l’officier en se rapprochant de ma meilleure amie. Ce qui


est stupide, c’est que vos mères, les personnes en charge de votre sécurité et
votre protection, aient promis vos vies à un démon dans leur propre intérêt.

Je sortis de la file, prête à dire à cette femme ses quatre vérités, mais
l’officier à l’avant appela alors le nom de Shea.

— Shea Hallowell. Liée à un démon.

Shea adressa à l’officier devant elle un dernier regard noir avant de se


remettre dans la file et de lever la main.

L’officier à l’avant écrivit quelque chose sur sa tablette et indiqua à Shea de


sortir de la file. Il y avait un petit groupe de trois autres personnes, que je
reconnaissais pour les avoir déjà vues à Demon City. Toutes étaient liées à un
démon.

— Brielle Atwater. Liée à un démon.

Sa façon de dire « liée à un démon », comme si c’était un terme grossier,


me fit les haïr encore plus, tous ces bien-pensants de l’Armée Déchue.

Je levai la main et haussai le menton bien haut. Oui, ma mère s’était vendue
pour une vie d’esclavage auprès d’un démon afin de sauver la vie de mon
père, mais quel autre choix avions-nous ? C’était le genre de choses que vous
faisiez par amour, pour votre famille. Les anges déchus ne guérissaient pas
les mourants – à cause du libre arbitre, de la destinée et toutes ces conneries.
Ils disaient que les humains en phase terminale étaient voués à mourir et que
personne ne devrait interférer. Salopards de dévots.

Je sortis de la ligne et suivis Shea, me plaçant avec les autres personnes


venues de Demon City. Nous étions cinq. Les autres étaient des âmes libres et
quitteraient la scène par la droite pour être recrutés dans la Fallen Academy.
Les Mages, les Voyants, les Centaures et, bien sûr, les rares et mythiques
Célestes, étaient autant de pouvoirs bénis par les anges, et considérés comme
les « bons pouvoirs ». Il n’y avait plus eu de Céleste depuis cinq ans. On
disait qu’ils avaient été investis de tant d’énergie durant la Chute qu’ils
étaient apparentés aux anges déchus en personne. Ils étaient faciles à
remarquer, avec leurs ailes blanches, grandes et larges, plus petites que celles
des déchus, mais identiques. La seule différence, c’était que les Célestes
pouvaient rétracter leurs ailes à volonté, alors que les déchus en étaient
incapables.

J’en avais vu un, une fois. Un déchu. J’avais neuf ans, c’était juste avant
que l’on diagnostique la maladie de mon père, pendant qu’il était à l’hôpital.
Raphaël, l’archange de la Guérison, se baladait et bénissait les malades – il
avait dû oublier mon père. Je n’oublierais jamais à quoi il ressemblait, et la
façon dont il m’avait regardée, comme s’il pouvait lire directement en moi.
Ça avait été perturbant.

— Les âmes libres, par ici. Les liés à un démon, par là, dit l’officier à la tête
des opérations.

Nous nous engageâmes tous dans le couloir. Les âmes libres commencèrent
à entrer dans la salle d’habillage située à droite alors que nous allions à
gauche, où une esclave de démon arborant le croissant de lune rouge nous
attendait. Elle avait un aiguillon électrique dans une main et Shea et moi nous
regardâmes en haussant les sourcils. Elle était une gardienne d’esclave. Si
l’un de nous se dégonflait ou tentait de fuir, il recevrait une décharge
électrique.

La cerise sur le gâteau.


Nous fûmes menés à une petite salle d’habillage – mixte, apparemment – et
la gardienne d’esclave pointa du doigt un portant couvert de robes et de
costumes.

— Rendez-vous présentables et ensuite, nous nous rendrons dans le hall


d’accueil. Vous avez cinq minutes.

Elle quitta la pièce et ferma la porte, nous enfermant probablement vu le


son émis par la serrure.

— Je parie cinq dollars que Steph est une Graisseuse, annonça Ben à la
cantonade.

Nous rîmes tous tandis que Stéphanie lui faisait un doigt d’honneur, avant
de lui donner une tape sur les fesses. Steph et Ben sortaient ensemble depuis
plus d’un an, désormais. Ils ne vivaient pas dans le même immeuble que Shea
et moi, je ne les voyais donc qu’à l’école, durant le cours que nous
partagions, mais ils étaient des gens cool.

Shea commença à parcourir les robes.

— La vérité, c’est que nous pourrions tous être des Graisseux. Inutile de
s’inquiéter à ce sujet.

Steph et moi échangeâmes un regard. Shea était du genre assez pessimiste.

Elle n’avait jamais vu le bon côté des choses ni eu l’espoir qu’elles


s’arrangent. Cela n’arrivait qu’en de rares occasions.

James, la cinquième personne de notre groupe, était silencieux, assis dans


un coin en fixant le mur. Il était l’un de ces types parfaits – intelligent,
absolument sublime, et gay.

— Qu’est-ce qui ne va pas, James ? demandai-je en me laissant tomber sur


le siège à côté de lui pendant que les autres parlaient à voix basse à côté des
robes.

— J’ai fait un mauvais rêve, hier soir, c’est tout.


Il se leva subitement et s’avança pour s’habiller.

Je restai immobile. James avait le don de double vue. Quand les anges
déchus avaient rapidement verrouillé les pouvoirs de toutes les personnes de
moins de dix-huit ans, il y avait eu quelques ratés et tous les pouvoirs des
enfants n’avaient pas été réfrénés à cent pour cent.

James faisait des rêves prophétiques.

Un jour, il était entré dans l’école et avait hurlé à tout le monde de sortir,
enclenchant même l’alarme incendie. Nous avions tous quitté le bâtiment en
courant et, moins de dix minutes plus tard, un hélicoptère de l’Armée Déchue
s’écrasait sur le côté et faisait exploser notre école. Il expliqua avoir rêvé de
cette scène, et qu’il savait sans pouvoir l’expliquer que c’était réel. Alors si
James avait fait un mauvais rêve hier soir, j’étais tout ouïe.

Distraitement, je pris une robe en soie noire à ma taille et suivis James dans
un coin de la pièce, où il était en train de se déshabiller. J’ôtai mon T-shirt et
il regarda ma poitrine.

— Beurk, des seins.

Un petit rire m’échappa et je roulai des yeux, avant d’enfiler la robe et de


faire passer les bretelles délicates sur mes épaules.

— Donc… ton rêve ? Est-ce qu’on doit s’attendre à un crash d’hélicoptère


plus tard dans la journée, ou quoi ?

James avait un bon sens de l’humour et je réussissais généralement à le


faire rire facilement, mais cette fois, son expression resta de marbre. Sombre.

— Tu dois te montrer prudente, murmura-t-il alors que je me glissais hors


de mon pantalon.

Je me figeai net.

— OK, développe, s’il te plaît.

Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, et pourquoi moi ? Il avait dit
que je devais me montrer prudente. J’étais déjà nerveuse au sujet de cette
cérémonie, et maintenant mon cœur cognait à tout rompre dans ma poitrine.

James jeta un regard de côté au reste du groupe, qui riait alors que Shea
imitait l’officier de l’Armée Déchue, puis il se pencha plus près de moi.

— Tu es différente. Ils…

La porte s’ouvrit à cet instant et le jeune homme se redressa alors que la


gardienne d’esclaves entrait.

— Très bien, c’est l’heure, gronda-t-elle tout en pointant son aiguillon


électrique vers nous.

Zut. Ça me plairait beaucoup d’avoir le don de télépathie, là, tout de suite.

Je suivis le groupe hors de la salle d’essayage, les genoux tremblant de


peur. Si James disait que je devais être prudente, alors j’étais complètement
foutue.
CHAPITRE DEUX

Nous étions assis à l’écart des âmes libres, par ordre alphabétique, et j’étais
donc installée à côté de la femme à l’aiguillon électrique. Cela signifiait que
je ne pouvais pas demander à James ce qu’il avait bien pu vouloir dire, pas
plus que je ne pouvais partager ma panique avec Shea. Je ne pouvais que
rester assise et laisser mon imagination débordante inventer les théories les
plus folles.

En me retournant, j’aperçus les visages de ma mère et de Mike dans la


foule. Ils se trouvaient dans les gradins, mais le simple fait de voir leur visage
me rendit encore plus nerveuse. La cérémonie commençait, et j’étais
pratiquement sûre que j’allais m’évanouir à cause de toute cette adrénaline
qui affluait dans mes veines.

« Tu es différente. Tu dois te montrer prudente », avait dit James. Si ce


n’était pas un avertissement funeste, je ne savais pas ce que c’était.

Je ne regardais pas la scène, mais en entendant la voix tonitruante, mon


regard fut attiré vers celle-ci.

— Bienvenue, citoyens de la Terre !

Une décharge me traversa lorsque je vis l’ange déchu devant moi.


L’archange Raphaël. Plus d’un mètre quatre-vingt, les cheveux dorés et
ondulés et les yeux bleus perçants, il semblait avoir la trentaine ; exactement
comme lorsque je l’avais rencontré. J’avais oublié, jusqu’à cet instant, que les
déchus ne vieillissaient pas. Ses longues ailes blanches vaporeuses brillaient
si fort qu’il était difficile de le regarder directement. Il se tenait à la droite de
la scène, sur les pavés d’un blanc nacré, alors que le côté gauche était pavé de
pierres d’un noir d’onyx et qu’un démon Torve s’y tenait, adressant un regard
noir aux déchus.

— Il y a treize ans aujourd’hui, une guerre a fait rage au Paradis, et nous


avons répandu cette guerre sur Terre par mégarde, admit l’ange, tandis que le
démon Torve roulait des yeux. Nous ne pouvions effacer ce que nous avions
fait à l’humanité, mais nous pouvions au moins mettre votre pouvoir en
sommeil pour un temps, jusqu’à ce que vous atteigniez un âge adéquat. Le
moment est désormais venu de libérer ce pouvoir et d’aller vous entraîner à
l’académie qui vous aura été attribuée, afin de trouver votre place au sein de
la société.

J’avais entendu une rumeur à propos d’un garçon qui avait fui la cérémonie
de l’Éveil. Il avait tenu environ deux ans sur les routes avant que ses
capacités commencent à émerger par eux-mêmes. Il avait le pouvoir d’un
Métamorphe Animal, à prédominance démoniaque, bien qu’il ait été une âme
libre. Sans personne pour l’entraîner, il avait attaqué une ville entière avant
d’être tué par l’Armée Déchue lorsqu’elle était venue contenir le désastre.
Morale de l’histoire : allez à l’Éveil, dévoilez votre pouvoir, et entraînez-vous
à l’académie qui vous sera indiquée. Les pouvoirs ne pouvaient rester
contenus éternellement.

Le démon fit un pas en avant, projetant son ombre large sur l’archange.

— Quand nous appellerons votre nom, vous monterez sur la scène et vous
avancerez vers la zone blanche. Lorsque Raphaël aura débloqué votre
pouvoir, vous sortirez par la droite et serez enrôlé dans la Fallen Academy si
vous êtes une âme libre, et laissé à la Tainted Academy si vous êtes lié à un
démon.

Il sourit, nous donnant à tous un aperçu de ses deux rangées de dents aussi
aiguisées que des rasoirs.

L’ange adressa au démon Torve un regard noir qui me donna des frissons.

— Commençons, annonça Raphaël.

Le démon fit un pas en arrière, quittant le centre de la scène pour aller


s’asseoir à une table avec un autre démon que je reconnus immédiatement.

Le patron de ma mère, Maître Burdock, un démon Sulfure.


Celui qui détenait nos contrats était assis sur sa chaise avec un air suffisant,
ses cornes noires et velues sortant de sa tête et montant à l’horizontale
comme des oreilles. J’avais entendu beaucoup d’histoires à propos de la
façon dont il encornait ceux qui le mettaient en colère. Il était à la jonction
entre un taureau et un homme, et il s’apprêtait à devenir mon nouveau maître.
Ce démon possédait les yeux noirs luisants les plus troublants que vous ayez
jamais vus.

— Tilly Anderson. Âme libre, annonça Raphaël, attirant à nouveau mon


attention sur la scène.

Raphaël se tenait à l’intérieur de la partie blanche de la scène, et juste


derrière son épaule gauche se trouvait un type qui devait approcher de la
trentaine. Un Céleste. Il était grand, et avait de longs cheveux brun foncé qui
étaient redressés sur le dessus de sa tête, et rasés de près sur les côtés. Les
ailes éthérées qu’il arborait me fascinèrent. Elles luisaient sous certains
angles, et les plumes blanches semblaient contenir de l’électricité alors
qu’elles étaient parcourues de lumière bleue.

Je savais qui était ce type. C’était ce Céleste qui avait fait parler de lui cinq
ans auparavant. Lincoln quelque chose. Il s’était retrouvé dans tous les
journaux. Il était très rare, parce qu’il possédait le pouvoir de deux Célestes
en lui, celui de l’archange Michel et celui de l’archange Raphaël. On disait
qu’il avait complètement changé la donne durant la guerre, que son record de
démons tués était l’un des plus élevés et qu’il avait repris toute une partie de
la vallée d’Angel City. Même si les démons et les déchus étaient réunis dans
la même pièce le temps de la cérémonie de l’Éveil, la guerre entre eux faisait
toujours rage en dehors de ces murs.

Tilly s’avança nerveusement jusqu’à la scène, et je me sentis de tout cœur


avec elle. Ça craignait d’être la première appelée pour un truc pareil. Ça
craignait vraiment. Je me penchai un peu en avant et tournai la tête à droite,
essayant d’attirer l’attention de Shea, mais la main de la gardienne d’esclave
se resserra sur ma cuisse, me forçant à regarder devant moi. Je me mordis la
langue pour me retenir de lui sauter dessus. Tilly avait l’air ridicule dans sa
robe de soirée jaune trop large. Nous avions tous l’air ridicules. Mais les
déchus étaient pointilleux s’agissant de la cérémonie et du respect,
j’imaginais donc que cette attention était pour eux.
Je pouvais sentir son anxiété depuis l’endroit où j’étais assise, à plus d’un
mètre d’elle, alors qu’elle se tenait devant l’archange déchu. L’Éveil était un
instant terrifiant. Se retrouver transformé en monstre au hasard pour le restant
de votre vie… comment qui que ce soit pourrait attendre ça avec impatience ?
Je remarquai un autre groupe d’officiers de l’Armée Déchue qui attendaient à
droite de la scène pour l’accueillir une fois que ce serait terminé. Lorsque ses
pouvoirs seraient révélés, elle serait immédiatement enrôlée dans la Fallen
Academy, l’insaisissable et raffinée école d’entraînement pour les âmes
libres. À moins qu’elle ne soit une Graisseuse. C’était la seule race
surnaturelle n’ayant pas droit à une éducation : vous quittiez simplement la
scène et on vous donnait un travail dans le département d’assainissement de
la ville.

Raphaël leva les mains au-dessus de sa tête et une poussière nacrée


commença à tomber de ses paumes, inondant son corps. Nous fixâmes,
stupéfaits, la poussière dorée qui enveloppait sa peau et la faisait scintiller
comme un ange en haut d’un arbre de Noël. Je comprenais l’intérêt des robes,
désormais. Elle était à couper le souffle. Mais la beauté fut de courte durée.
Bientôt, elle se mit à respirer avec difficulté, son corps faisant un bond en
avant alors qu’elle se pliait en deux de douleur.

Je n’avais jamais vu de cérémonie de l’Éveil, vu qu’elle n’était accessible


qu’aux familles et aux personnes concernées, et qu’elle n’était jamais
diffusée à la télévision. Maintenant, je savais pourquoi. Tilly émit un
gémissement puis, comme si elle n’avait jamais existé, la poussière disparut.
Elle se redressa avec des gestes tremblants et regarda vers la foule. Bon sang.
Ses iris autrefois bleus étaient noirs, sa peau semblait aussi blanche que du
papier et ses canines étaient plus prononcées.

Raphaël lui adressa un regard et hocha la tête.

— Tilly Anderson. Enfant de la Nuit. Bienvenue à la Fallen Academy.

J’entendis des pleurs au niveau supérieur et supposai qu’il devait s’agir de


la mère de Tilly. Les Enfants de la Nuit ne pouvaient sortir durant la journée,
au risque de faire une sorte de réaction allergique. Ils étaient entraînés et
s’avéraient utiles lors des combats grâce à leur force et leur vitesse
supérieures, mais aux yeux des âmes libres, ils étaient vus comme une
progéniture des corrompus. Les Enfants de la Nuit avaient un don
démoniaque, tout comme les Métamorphes Animaux, les Nécromanciens et
les Mages Noirs. Tilly serait crainte par les membres de sa communauté pour
le restant de sa vie, et elle finirait probablement par déménager à Demon City
juste pour se sentir normale.

La jeune femme baissa la tête de honte et quitta la scène, traversant les


pavés blancs pour rejoindre l’Armée Déchue qui l’attendait et recevoir sa
nouvelle identification délivrée par le gouvernement. Elle serait associée à un
maître pour Enfants de la Nuit lors de son apprentissage.

— Brielle Atwater. Liée à un démon, appela Raphaël, sa voix me sortant de


mon accès de remords pour Tilly.

Non. Foutu ordre alphabétique !

Je me levai, une vague de vertige me saisissant alors que l’adrénaline


affluait en moi, mon cœur cognant contre ma poitrine. Je m’avançai d’un air
hébété vers la scène, m’efforçant de ne pas trébucher sur ma robe de soie
noire trop longue.

— Tu vas assurer ! s’écria Shea.

J’entendis la gardienne d’esclaves lui demander de se taire, mais cela me fit


sourire légèrement, et je redressai un peu les épaules. Peu importe ce qui
arriverait aujourd’hui, je rentrerais quand même chez moi ce soir et je serais
avec Shea, ma mère et mon petit frère. Rien ne changerait ça. Si je devais
faire un boulot merdique toute ma vie, alors qu’il en soit ainsi. J’aurais
toujours ma famille.

Avant même de m’en rendre compte, j’avais déjà atteint la scène et je me


tenais devant l’ange déchu.

— Brielle.

Il m’avait appelée par mon prénom comme si nous étions de vieux amis.
Cela me rendait nerveuse et me réconfortait tout à la fois.
— Oui, Monsieur ?

Je ne savais pas quel était le protocole. J’avais grandi auprès de démons,


pas avec ce genre de gentilles créatures ailées.

Raphaël baissa un regard triste sur moi.

— Je suis désolé de la situation dans laquelle tu te trouves, murmura-t-il.

Pour je ne sais quelle raison insensée, j’eus envie de fondre en larmes.


Qu’était-il en train de faire ? Qu’il me jette sa foutue poussière brillante sur
moi et qu’on en finisse ! M’adresser des paroles attristées ne m’aiderait pas à
traverser ce moment ; cela ne ferait que me donner l’air faible.

Je me contentai de hocher la tête, réprimant mes émotions. Je regardai


derrière lui et vis Lincoln apparaître par-dessus son épaule, me fusillant du
regard comme si j’étais un rebut de l’humanité. Voilà qui était mieux. Cela
ressemblait plus à ce à quoi j’étais habituée de la part de ces gens – à ce
qu’ils me regardent de haut parce que j’étais l’esclave d’un démon.

Je fus tentée de lui faire un doigt d’honneur, mais me ravisai, décidant


plutôt de concentrer mon attention sur les paumes énormes qui venaient de
s’étaler au-dessus de moi. Je me trouvais en présence d’un archange déchu,
un être possédant plus de pouvoirs que je ne pourrais jamais l’imaginer.

Avant que j’aie pu y réfléchir plus avant, la poussière commença à tomber.


Elle se déposa sur ma peau, recouvrant mes pores et me chatouillant alors
qu’elle s’infiltrait dans mon corps. Je ressentis une sensation de tiraillement
alors qu’une énergie invisible évoluait le long de mon dos. Le chatouillement
se transforma en brûlure, et je me mis à transpirer. Serais-je une Graisseuse ?
Ou pire, une sorte de démon, comme Tilly ? Et s’il me poussait des cornes ?
Je voulais juste être quelque chose entre les deux. De pas trop bas dans
l’échelle magique, mais pas trop élevé non plus. Quand vous étiez trop
puissant, ils vous appelaient en première ligne à la guerre une fois que vous
aviez passé votre diplôme à la Tainted Academy. Je voulais juste que ma vie
reste la même.

Une douleur chauffée à blanc me transperça du nombril à la poitrine, avant


de s’étendre au niveau de mes omoplates, et je tombai en avant dans un cri.
La douleur était pire que tout ce que j’avais pu éprouver jusqu’ici, et tout
devint noir à la périphérie de ma vision alors que je luttais pour rester
consciente. Mon dos était en feu et j’aurais parié la vie de ma mère que je
venais d’endurer une douleur pire que l’accouchement. De la bile me remonta
dans la gorge, mais je la ravalai. Je m’efforçai de rester silencieuse, mais à la
vue d’une intense lumière aveuglante s’élevant derrière moi, accompagnée
d’une sensation de déchirement au niveau de mon dos, je hurlai. Je hurlai à
pleins poumons.

Des robes ? Ils nous ont donné des robes pour traverser ça ? Où est la
Vicodine ? La morphine ? N’importe quoi !

La douleur commença à pulser, passant d’une sensation aiguë et lancinante


à une palpitation sourde. Les hoquets de surprise émis par la foule furent le
premier indice que quelque chose de fou venait de se produire. Je n’osais pas
bouger. J’avais l’impression que toute ma peau était en feu. J’avais si mal que
j’avais envie de recommencer à hurler.

— Brielle ! s’écria Shea, et j’entendis de l’agitation du côté des sièges.

Je levai la tête et plissai les yeux. Tout était trop lumineux, les bruits étaient
trop forts et les odeurs trop présentes.

— Elle est bénie par les anges, dit Raphaël, ses mots réduits à un murmure
si bas que je n’étais même pas certaine de l’avoir vraiment entendu.

Bénie par les anges.

Il n’y avait que quatre pouvoirs conférés par les anges, comparés aux quatre
choses que les dons démoniaques pouvaient vous faire devenir. Je baissai les
yeux sur mes mains, mais mis à part une lueur scintillante sur ma peau, elles
n’avaient rien de différent. J’essayai de me lever, mais perdis l’équilibre. Il
avait dû me pousser des cornes, ou quelque chose comme ça. Ou peut-être
que j’étais un Centaure, la partie inférieure de mon corps animale et la partie
supérieure humaine.

Des murmures s’élevèrent du côté de l’Armée Déchue et cela me rendit


nerveuse. Ils brisaient rarement le protocole, mais à cet instant, ils émettaient
des hoquets de surprise, me pointaient du doigt et s’approchaient.

— Lève-toi ! rugit le démon Torve.

Un sentiment de peur m’envahit. Une fois encore, je tentai de me lever, et


ce fut à cet instant que je compris ce qui n’allait pas. Je tournai la tête derrière
moi et aperçus une paire d’ailes célestes scintillantes. Elles étaient noires
comme du charbon.

Oh merde.

Raphaël tendit la main pour me soutenir et une onde apaisante et


chaleureuse traversa mon corps, faisant disparaître toute douleur. Je pouvais
respirer un peu plus facilement, sans la plaie lancinante entre mes épaules.

J’avais des ailes. De foutues ailes noires. Je n’avais jamais entendu parler
d’un Céleste aux ailes noires. Ils avaient tous des ailes blanches. Tous.
Toujours.

— Brielle Atwater. C… Céleste, dit Raphaël, sa voix se brisant sur le


dernier mot.

J’étais incapable de regarder la foule.

— Avance-toi pour recevoir ta marque d’esclave, dit le démon Torve, qui


se tenait tout au bord de la ligne noire sur la scène.

Je tentai de retirer mon bras de l’étreinte de Raphaël pour traverser la


limite, mais ses doigts se resserrèrent comme un étau.

— Elle est avec nous, siffle l’ange déchu.

Qu’est-ce. Qu’il. Vient. De. Dire ?

Lincoln se rapprocha de moi et sortit une épée brillante alors que, sous le
choc, je fixai le démon Torve, dont les cornes avaient commencé à émettre de
la fumée noire.
— Vous honorerez les accords, où nous combattrons maintenant ! Donnez-
la-moi ! rugit le Torve.

Le maître démon de ma mère se redressa et s’approcha.

Raphaël lui adressa un regard affligé, son expression se faisant plus tendue.

— Tu as piégé sa mère en lui faisant signer ce contrat. Elle ne savait pas


que cela impliquait son premier-né.

Waouh. Comment est-ce qu’il pouvait bien savoir ça ?

Maître Burdock applaudit bruyamment, et dans ses paumes jusqu’alors


vides apparut soudain un parchemin beige. Il était couvert d’une écriture
dorée minuscule et, tout en bas, d’une empreinte de pouce rouge sang. Celle
de ma mère.

— C’est sa faute, elle n’avait qu’à lire le contrat en entier. Maintenant,


donnez-moi l’esclave ou déchaînez à nouveau les Enfers sur la Terre,
ronronna Maître Burdock.

Raphaël me retenait si étroitement que je commençais à avoir mal au


poignet. À cette pensée, son étreinte se relâcha.

— Non, dit Raphaël, et sa voix fit trembler les murs comme si elle avait été
amplifiée une centaine de fois.

Le démon Torve regarda l’un des gardiens d’esclaves se tenant en dehors de


l’estrade.

— Amenez-moi sa mère pour que je puisse la tuer.

— Non ! m’exclamai-je en bondissant en avant, mais Raphaël me tira en


arrière.

— Ne traverse pas cette limite, murmura-t-il.

Je le regardai, incrédule.
— Lâchez-moi ! ordonnai-je, et je vis une expression blessée passer sur son
visage.

L’une des règles à laquelle je savais que les déchus tenaient beaucoup,
c’était le libre arbitre. Ils devaient respecter notre libre arbitre.

Il se mordit la lèvre.

— Tu ne comprends pas. Ce n’est pas encore définitif. Si tu acceptes cette


marque…

— Lâchez-moi, répétai-je avec plus d’autorité, l’interrompant.

Une vague de pouvoir s’éleva en crépitant en moi. Au même moment,


j’entendis ma mère hurler dans les tribunes.

Il laissa tomber mon bras, les yeux arrondis par la stupéfaction, et fit un pas
en arrière.

— Petite idiote, cracha Lincoln.

— Va te faire foutre, répliquai-je.

Puis je quittai la zone blanche de la scène pour traverser la limite et entrer


dans la zone noire. Là où était ma place. Le hoquet de stupeur collectif
poussé par l’Armée Déchue me rendit malade. Une véritable nausée me
submergea alors que je me rapprochais du démon Torve, qui salivait presque
en regardant mes ailes noires.

— Elle ne sait pas ce qu’elle fait, murmura Raphaël à Lincoln.

Le démon Torve me regarda dans les yeux et je sentis ma nausée me gagner


dans des proportions épiques.

— Agenouille-toi et honore ton contrat en tant qu’esclave des corrompus.

Soudain, je ressentis du regret. Le besoin urgent de m’enfuir, de m’envoler


très loin d’ici. N’importe quoi plutôt que d’accepter sa marque. Puis
j’entendis ma mère gémir de douleur derrière moi et tombai volontairement à
genoux. Ma mère était une esclave, j’étais une esclave, et il n’y avait rien que
je puisse faire contre cela. Mikey était une âme libre, et je devais me
raccrocher à ça.

D’un geste plus rapide que l’éclair, le Torve leva le pouce et toucha mon
front, provoquant en moi une douleur fulgurante. Quand il recula, je savais
que je portais la marque rouge. La marque d’une esclave des méchants.

— C’est fait, confirma le Torve avec un soupir de soulagement.

— Nous devons quand même l’entraîner nous-mêmes. Vous n’avez


personne capable de contenir ses pouvoirs, et vous le savez, ajouta Raphaël
derrière moi.

Quoi ?

— Pendant six heures par jour, répondit le Torve d’un ton renfrogné. Pas
plus.

Raphaël devait avoir hoché la tête, parce que le Torve me demanda de me


lever. Quand j’obéis, il m’adressa un dernier regard suffisant.

— Rentre chez toi, dit-il.

La marque sur ma tête s’anima alors d’une douleur brûlante. C’était un


ordre, et je devais obéir aux ordres.

Après l’Éveil, il y avait toujours un banquet raffiné où vous pouviez


manger autant de desserts que vous vouliez et danser jusqu’à minuit. C’était
la seule chose que nous attendions avec impatience, la seule chose que les
déchus faisaient pour nous. Une sorte d’excuse pour nous avoir entraînés
dans ce chaos. Je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Je voulais rester et
voir quel était le pouvoir de Shea, danser et manger du chocolat, mais je
n’étais pas assez folle pour protester après cette scène.

— Oui, Maître, répondis-je entre mes dents serrées, avant de me tourner


face à la foule.

Shea avait descendu la moitié de l’allée, un aiguillon électrique collé contre


son dos, et ma mère était à genoux, la main de Maître Burdock empoignant
ses cheveux. Alors que je me dirigeais vers eux, elle se défit de sa poigne et
courut vers moi, enroulant les bras autour de moi.

— Qu’est-ce que je suis ? lui murmurai-je, sachant qu’un Céleste aux ailes
noires, ça n’existait pas.

— Je ne sais pas, mon bébé, mais je crois que c’est quelque chose
d’important, répondit-elle.

Ouais, sans blague.

Un archange avait presque déclaré une autre guerre pour moi. À cet instant,
je préférerais être une Graisseuse.

***

Lorsque nous quittâmes la cérémonie de l’Éveil, un SUV noir nous


attendait. Cadeau de mon nouveau patron ; il ne voulait probablement pas que
ces ailes noires montent dans le bus public et créent la panique. J’avais
essayé de les rétracter, de les forcer à se dissimuler par la pensée, mais rien
ne fonctionnait, et quand je m’asseyais dessus, cela faisait mal. Étendue à
l’arrière de la voiture, j’avais juste envie de pleurer.

En arrivant à la maison, je me rendis directement dans ma chambre sans


manger. Ma mère et Mikey essayèrent de me parler, mais je n’avais aucune
envie de les écouter.

Seule dans ma chambre avec mes pensées, les larmes montèrent. J’étais
étendue dans une position inconfortable sur mon lit, des oreillers sous mon
épaule pour que mes ailes ne me fassent pas mal. Elles étaient d’un noir
d’encre et très… réelles. Comme un bras ou un pied, je pouvais les sentir. Je
n’avais jamais entendu parler d’un esclave de démon qui soit aussi un Céleste
jusqu’alors. Les Célestes étaient très rares, et ceux qui se dévoilaient étaient
rapidement incorporés dans l’Armée Déchue, se voyant accorder les plus
hauts grades d’officiers. Cette tête de nœud de Lincoln était un genre de
commandant en second auprès des archanges, et il n’avait que vingt-deux
ans. Les Célestes étaient très importants, je le savais, mais qu’aurais-je pu
faire d’autre ?

Je repassai dans ma tête ce moment, sur la scène, encore et encore. Raphaël


m’avait dit de ne pas traverser la limite. Pourquoi ? Comme si j’avais le
choix. Je devais honorer mon contrat, je n’allais pas sacrifier ma mère pour
obtenir ma propre liberté, si c’était ce à quoi il s’était attendu.

Ce qui me rendait nerveuse, c’était surtout l’inconnu. Qu’est-ce que les


maîtres démons me demanderaient de faire pour eux, sachant que j’avais ce
pouvoir ? Me placeraient-ils en première ligne lors des combats ? Me
demanderaient-ils de tuer pour eux ? Cette pensée me rendait physiquement
malade. J’avais toujours été fermement du côté des déchus, puisqu’ils étaient
les bienfaiteurs. Personne n’avait faim à Angel City, personne ne se faisait
tuer pour avoir fait une erreur. Maintenant, je craignais d’avoir atteint un rang
trop élevé et de devoir faire des choses horribles, des choses qui iraient à
l’encontre de mes valeurs morales, juste pour survivre.

Quelqu’un donna un léger coup contre ma porte.

— Va-t’en ! lançai-je à ma mère tout en essuyant mes larmes.

La porte s’ouvrit, et j’étais prête à lui hurler dessus quand je vis qu’il
s’agissait de Shea, et qu’elle tenait dans les mains une boîte de donuts
Septième Ciel. Je me mis aussitôt à saliver.

— Tu n’as pas fait ça ? m’étonnai-je, bouche bée d’admiration.

Shea haussa les épaules, puis entra et referma la porte d’un coup de pied,
avant de poser la boîte de donuts devant moi. Elle arborait le tatouage rouge
en forme de croissant de lune, exactement comme moi.

— Je suis un Mage puissant, désormais, ma belle. Je peux faire tout ce que


je veux.
Elle m’adressa un sourire narquois tout en indiquant les donuts du doigt.

— Un Mage ? hoquetai-je.

Une expression vulnérable passa sur ses traits avant de disparaître aussitôt,
et elle hocha la tête d’un air suffisant.

Eh bien, cette journée vient de devenir encore plus bizarre.

Les Mages étaient juste derrière les Célestes sur l’échelle des pouvoirs, et
ils allaient normalement à la Fallen Academy ; mais si vous étiez lié à un
démon, vous alliez à la Tainted Academy pour apprendre la magie noire.

— Ton école ? demandai-je.

Je déglutis, priant pour qu’elle me dise que Raphaël s’était battu pour
qu’elle s’entraîne à la Fallen Academy, elle aussi.

— La Tainted Academy, confessa-t-elle d’une voix creuse.

Merde. Les Mages qui étudiaient la magie noire devenaient diaboliques.

On les obligeait à invoquer des pouvoirs démoniaques et à faire des choses


affreuses. C’était peut-être pire encore que ce qui m’était arrivé.

— On est fichues, déclarai-je d’un ton irrévocable.

Elle ouvrit la boîte et l’odeur sucrée se répandit dans l’air.

— On est fichues, mais on a des donuts Septième Ciel.

Je lui adressai un faible sourire. C’était une vieille blague entre nous. Le
jour où nous nous étions rencontrées, elle m’avait demandé ce qui me
manquait le plus de ma vie à Angel City. J’avais déclaré que c’étaient les
donuts Septième Ciel. Ce n’étaient pas des donuts ordinaires. Ils étaient
emplis de magie ; le propriétaire était un Mage de la Lumière et toutes les
pâtisseries étaient enchantées. La bombe de bonheur était ma préférée. Une
bouchée et vous vous mettiez à rire de manière hystérique pendant dix
minutes. Shea préférait les melons moelleux. Un demi-donut, et vous
somnoliez pendant deux heures. Sans parler de leur goût délicieux.

— Sérieusement, comment tu les as eus ? demandai-je tout en lorgnant sur


une bombe de bonheur au glaçage rouge cerise incomparable.

Il fallait faire la queue pendant des heures pour en acheter, et ils coûtaient
une fortune. Shea n’en avait mangé qu’une fois, pour célébrer son seizième
anniversaire. Ma mère nous avait juste acheté un donut chacune. Elle avait dû
prendre une journée de congé pour se rendre à Angel City, et j’étais certaine
qu’elle avait économisé pendant des mois. Ce fut notre seul cadeau, cette
année-là. Je n’en avais jamais vu une boîte pleine jusqu’à aujourd’hui. Elle
avait dû coûter au moins mille dollars.

Elle sourit.

— Ils en servaient au banquet. J’ai flirté avec le serveur et j’ai caché une
boîte sous ma robe.

Certains donuts semblaient écrasés les uns contre les autres. Maintenant, je
comprenais pourquoi.

— Tu es la meilleure, lui dis-je.

J’attrapai une bombe de bonheur tandis qu’elle prenait un donut orange vif
que je ne pus identifier.

— À la tienne.

Nous cognâmes nos donuts l’un contre l’autre et mangeâmes une bouchée.
À la seconde où le goût de cerise acidulée atteignit ma langue, je me
retrouvai submergée par l’euphorie. Un sentiment de joie gonfla en moi et
j’éclatai de rire. Shea mâchonnait le sien, l’air perplexe.

— Je ne sais pas ce que fait le mien, dit-elle, mais à la seconde où elle


parla, nous éclatâmes de rire.

Sa voix donnait l’impression qu’elle venait d’aspirer de l’hélium.

***
Nous passâmes l’heure suivante à faire une overdose de donuts, leurs effets
ne durant que quelques minutes. Nous avions gardé le melon moelleux pour
la fin.

— Prête à te détendre ? demanda-t-elle en coupant le donut vert citron en


deux.

— Totalement prête.

J’avais envie de m’endormir et de faire disparaître cette journée tout de


suite, en gardant mes inquiétudes pour demain.

Nous plongeâmes toutes deux nos dents dans le donut, et une sensation de
calme nous envahit aussitôt. J’aurais dû commencer par celui-là, car c’était la
seule chose capable d’altérer mon anxiété bourdonnante.

Shea posa sa tête à mes pieds, levant les yeux vers moi depuis le bout du lit.

— Tu as des ailes noires, remarqua-t-elle d’une voix rêveuse.

Je songeai que les donuts étaient en train de se mélanger, la mettant un peu


dans les vapes. J’étais aussi à peu près sûre qu’il fallait avoir vingt-et-un ans
pour manger certains d’entre eux.

— Oui, réponds-je alors que je sentais le sommeil m’attirer à lui.

J’étais sur le point de m’endormir quand j’entendis la voix gazouillante de


Shea :

— Je t’empêcherai de passer du côté sombre, si tu m’en empêches aussi,


déclara-t-elle.

Ma gorge se serra. C’était ma plus grande peur, devenir maléfique à force


d’être utilisée comme une marionnette par les démons pour exécuter leurs
ordres. Je me baissai aussi loin que je le pouvais sans plier mes ailes et pris la
main de Shea.

— Je te tuerai plutôt que de te laisser devenir une Mage Noire, lui promis-
je.
Elle sourit.

— Bien.

Après quoi, le sommeil nous emporta toutes les deux.


CHAPITRE TROIS

Le lendemain matin, je fus réveillée par ma mère, qui me donna un petit


coup du pied. J’entrouvris un œil et regardai le réveil. Il était cinq heures du
matin, il ne faisait même pas encore jour.

— Non, marmonnai-je avant de rouler sur le dos.

Une douleur aiguë m’alerta que j’avais toujours d’énormes ailes d’ange et
que je ne pouvais pas simplement rouler sur elles.

Ma mère me secoua à nouveau.

— Lève-toi. Une voiture vient d’arriver pour toi, envoyée par la Fallen
Academy, murmura-t-elle pour ne pas réveiller Shea. Tes cours auront lieu de
six heures du matin à midi chaque jour, pour ne pas interférer avec tes
obligations professionnelles auprès du démon.

Mes paupières s’ouvrirent d’un coup.

— Tu plaisantes ?

Je fusillai ma mère du regard, même si je savais qu’elle n’était que la


messagère.

Elle haussa les épaules.

— Va prendre une douche et habille-toi. Ce garçon qui était sur la scène


hier t’attend dans la voiture.

Je me rassis brusquement et grimaçai en réalisant à quel point mon aile


droite était raide, puisque j’étais restée couchée dessus toute la nuit.

Lincoln est là ? À Demon City ?


Je pensais qu’ils prenaient feu lorsqu’ils passaient la frontière, ou quelque
chose dans le genre.

Mon regard se porta à nouveau sur mes ailes.

— Comment je pourrais prendre une douche avec ces trucs ?

Je portais encore ma robe de la veille.

Elle haussa les épaules.

— Trouve un moyen. Je ne pense pas qu’il soit du genre patient.

J’émis un grognement et traversai la pièce rapidement en direction de ma


salle de bain. Ce type était déjà sur ma liste d’abrutis, et maintenant il s’en
prenait à mon temps de sommeil.

Maladroitement, je me cognai dans ma douche et me nettoyai autant que


possible, au vu des circonstances. Après avoir enfilé un pantalon noir serré et
attaché mes longs cheveux blonds en chignon, je fixai du regard mes options
niveau T-shirt. Rien ne passerait par-dessus ma tête, je devrais donc l’enfiler
par le bas et le remonter. Mon soutien-gorge fut facile à fermer, mais faire
remonter un débardeur gris serré le long de mes jambes s’avéra difficile.
J’avais enfin réussi à enfiler les bretelles quand ma mère cogna à nouveau à
la porte.

— Il a dit qu’il n’avait pas le temps d’entraîner une princesse et qu’il


partait, me dit-elle à travers la porte.

Quel fils de…

J’ouvris la porte et découvris ma mère en train d’attendre, un gobelet de


café à emporter et un bagel à la main. J’attrapai ce petit déjeuner et lui dis au
revoir tout en me glissant dans mes bottes et en les refermant rapidement.

Il me réveille à cinq heures du matin, me fait me dépêcher alors que je


prends ma première douche avec ces ailes gigantesques, et maintenant je
vais devoir courir !
Je détestais courir. Il allait prendre un savon. Je passai la porte en trombe,
juste à temps pour voir un SUV blanc tout neuf s’éloigner.

Oh non, il n’oserait pas !

— Bonjour, Briellle, dit la douce voix de Bernie depuis l’intérieur de sa


tente.

Merde ! J’avais oublié de lui apporter à dîner la veille au soir. Je jetai le


bagel sous la toile tendue.

— Bonjour. Désolée, mais je suis en retard. On parlera plus tard ! lançai-je


avant de partir, me lançant dans un sprint.

Je bondis sur la route et fis la première chose qui me vint à l’esprit : je jetai
mon gobelet de café et le regardai avec délectation s’écraser sur la vitre
arrière du SUV de Lincoln, les feux arrière s’illuminant d’un rouge furieux.
Je m’avançai ensuite calmement vers la portière passager et l’ouvris
vivement, me retrouvant face à face avec le Céleste.

Lincoln était péniblement sublime. Même à cet instant, alors qu’il me


fusillait de ses yeux bleus perçants, les lèvres pincées, je ne pouvais nier qu’il
était extrêmement attirant. Cela ne m’empêcha pas de lui dire ce que je
pensais.

— Écoute, mon pote. J’ai passé la pire nuit de ma vie, hier, je me remets
encore d’une overdose de donuts Septième Ciel, et je viens de gaspiller un
excellent gobelet de café, alors il va falloir que tu te calmes.

Le coin de ses lèvres frémit, mais il demeura stoïque.

— C’est toi qui vas m’écouter, princesse. Chaque minute que je passe à
Demon City me donne l’impression qu’une centaine de couteaux me
déchirent le dos, alors monte dans la voiture ou rentre chez toi.

Connard. J’eus un mouvement de recul, sous le choc. Maintenant qu’il le


disait, il avait effectivement l’air de souffrir. Je pensais qu’il était juste en
colère contre moi. J’imagine qu’ils ne s’enflamment pas, ils se sentent juste
très mal.

— Je ne peux pas rentrer là-dedans avec mes ailes, lui dis-je, croisant les
bras et fixant le petit espace dans lequel il s’attendait à ce que je rampe.

Il roula des yeux et se pencha en avant, tendant la main vers moi. Je


tressaillis et son visage s’adoucit.

— Il faut que je les touche.

Oh. Je me penchai vers la voiture et sa main droite caressa tendrement le


haut de mon aile gauche, provoquant des frissons le long de mon bras. Je
ressentis une brève douleur aiguë dans mon dos, et elles avaient disparu.
Aussi simple que ça.

— Maintenant, monte, ordonna-t-il.

Et le Capitaine Connard est de retour.

Je grimpai dans la voiture et attachai ma ceinture.

— Tu me dois un café.

Il se contenta de m’adresser un regard en coin, sans dire un mot.

Le véhicule était flambant neuf, il y avait même encore des autocollants sur
le côté de la vitre.

— Jolie voiture, admirai-je.

— Content que tu l’aimes, parce que je ne pourrais pas venir te chercher


tous les jours. Venir dans ce cloaque est trop douloureux. La voiture est à ta
disposition pour toute la durée de tes études. Cadeau de la Fallen Academy,
m’annonça-t-il nonchalamment.

Ma bouche s’ouvrit en grand.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?


Mon entraînement devait durer quatre ans.

— Que techniquement, tu viens de lancer du café sur ta propre voiture.

Il m’adressa un sourire suffisant tout en tournant sur la 105, qui nous


mènerait à Angel City.

Crétin. Il était exactement comme tous les autres, toujours en train de juger.
Juger ma mère pour avoir endossé la marque des esclaves, me juger, moi,
pour avoir franchi la limite hier. Je croisai les bras et décidai de l’ignorer tout
le reste du trajet.

Ne pas écouter mon estomac qui gargouillait et ignorer le manque de café


dans mon organisme se révéla plus dur que tout.

Alors qu’Angel City apparaissait devant nous, je me demandai pourquoi il


avait été envoyé pour venir me chercher. Allait-il être mon nouveau
formateur ? C’était un bébé. J’étais sûre qu’il y avait d’autres Célestes plus
qualifiés pour m’entraîner qu’une personne n’ayant que quatre ans
d’expérience.

— Pourquoi est-ce que tu es mon formateur, au juste ? demandai-je alors


que la voiture ralentissait au poste-frontière.

Un seul regard à Lincoln, et le garde nous fit signe d’avancer. À la seconde


où la voiture traversa la frontière, je vis une partie de l’agitation sur le visage
du Céleste disparaître, mais pas beaucoup.

Il m’adressa un regard en coin.

— Je suis le seul à m’être proposé.

— C’est des conneries, répliquai-je en me renfrognant.

Il émit un petit rire.

— Tu pensais que tout le monde allait sauter sur l’occasion d’entraîner un


Céleste Noir ?
Ma peau me picota à ces mots.

— C’est comme ça qu’ils m’appellent ?

Il haussa les épaules.

— Ça, et pire.

Je fixai mon regard sur la fenêtre, un sentiment d’abattement m’envahissant


instantanément. Mon corps me semblait lourd, engourdi.

— Qu’est-ce qu’il y a de pire qu’un Céleste Noir ?

Noir signifiait maléfique. En gros, ils me voyaient comme un démon volant.

Lincoln hésita, comme s’il voulait me protéger de la vérité.

— Oh, je t’en prie. Ne te mets pas soudainement à jouer les types sympas,
lui lançai-je, et il se hérissa.

— Très bien. J’ai entendu certaines personnes à la Fallen Academy qui


disaient que tu pourrais être un arch-démon.

Mes jambes se liquéfièrent de peur.

— Un arch-démon ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il prit la prochaine sortie d’autoroute et mon ancien quartier apparut à


l’horizon. Les plantes fleuries qui pendaient joyeusement des balcons me
rappelèrent des temps meilleurs.

La Fallen Academy était dans la magnifique ville de Santa Monica, à


quelques minutes de la plage. Il s’agissait auparavant d’une école catholique
construite en face d’un joli parc. Quand j’étais enfant, je rêvais d’y entrer un
jour.

J’imagine que mon souhait a été exaucé.

— Je ne sais pas, répondit honnêtement Lincoln. Mais ils espèrent se


tromper, ou pouvoir au moins te former à devenir quelqu’un de bon.

Parmi toutes les choses qui avaient pu être dites, ce fut celle-là qui me
blessa.

— Je ne suis pas mauvaise ! Juste à cause du choix de ma mère, je suis


soudain censée être une messagère du mal ?

Lincoln m’ignora et prit une route secondaire menant au portail de la Fallen


Academy. Tout le domaine de l’école était entouré de murs de pierre hauts de
quatre mètres.

Je ne comptais pas le laisser s’en sortir si facilement.

— Je ne suis pas une mauvaise personne. Ma mère n’est pas une mauvaise
personne. Nous travaillons simplement pour des gens mauvais.

N’est-ce pas ? Mes codes moraux s’étaient brouillés depuis que j’avais
emménagé à Demon City pour sauver la vie de mon père.

Lincoln s’arrêta devant le portail gardé et, une fois encore, ils le laissèrent
passer après lui avoir jeté un regard. Alors que le portail s’ouvrait, je pris une
brusque inspiration face à la vue s’offrant à moi. Je n’étais jamais entrée ici,
je n’avais vu que des photos. Le terrain bien entretenu et les bâtiments de
pierre renvoyaient une impression majestueuse et immémoriale. C’était à
couper le souffle.

Se tournant face à moi, Lincoln scruta mon regard.

— On t’a donné un choix, et tu as choisi de prendre la marque. De travailler


pour tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde.

Alors j’avais vraiment eu le choix, hier ? Si je n’avais pas passé cette limite,
Raphaël aurait, je ne sais comment, annulé mon contrat avec le démon ? Ma
mère aurait été massacrée.

J’ouvris la bouche, atterrée.

— Tu étais là, non ? Ils s’apprêtaient à tuer ma mère !


Il haussa les épaules tout en s’arrêtant le long du trottoir devant l’accueil.

— Il y a toujours des dommages collatéraux, dans une guerre.

Il ouvrit ensuite la portière et sauta hors du véhicule, avant de me la claquer


au visage.

Le plus gros connard de l’année !

Je fixai mes mains vides de tout bagel ou café alors que la rage bouillonnait
en moi. Je ne tiendrais pas quatre ans avec ce type. Je ne tiendrais pas une
heure de plus. Je m’accordai cinq minutes seule dans la voiture, pratiquant les
techniques de respiration relaxante que mon petit frère m’avait apprises.
Quand je fus prête, je sortis du véhicule et me dirigeai vers la porte par
laquelle Lincoln était entré.

À la seconde où je l’ouvris, une lumière blanche aveuglante emplit l’espace


et je me retrouvai à lutter pour me couvrir les yeux. Des voix étouffées
s’interrompirent dès l’instant où j’entrai, et la lumière s’atténua jusqu’à un
niveau plus acceptable. Quand mes yeux purent se concentrer sur ce que
j’avais devant moi, je tombai presque à genoux d’émerveillement.

— Oh ! Je pensais que je venais juste récupérer mon emploi du temps,


expliquai-je nerveusement.

À cause de Lincoln, j’avais fait attendre quatre archanges. J’allais le tuer.

— Ce n’est rien, Brielle. Viens avec nous, s’il te plaît, demanda Raphaël en
m’invitant d’un geste à les rejoindre là où ils se tenaient, dans un grand
bureau.

J’étudiai les anges devant moi. Je savais que celui avec l’épée était Michel,
mais je ne reconnaissais pas les deux autres. Quoi qu’il en soit, j’étais morte
de peur. Allaient-ils me faire du mal ? Pour purger le mal qu’il y avait en
moi ?

— Personne ne te fera de mal, ma chère, déclara un ange de plus de deux


mètres, aux longs cheveux blonds.
Oh, mon Dieu. Des télépathes. J’étais complètement foutue.

Je me raclai la gorge et entrai dans le vaste bureau. Michel était appuyé


contre une bibliothèque et me regardait intensément, son épée accrochée à sa
taille.

Lincoln se tenait dans le coin de la pièce, bras croisés, et m’adressant un


regard renfrogné.

— Raph n’est pas sûr de savoir lequel d’entre eux t’a conféré son don, alors
il va devoir y avoir une petite cérémonie avant que tu puisses recevoir ton
tatouage de lumière, expliqua-t-il depuis l’endroit où il se tenait.

Cérémonie ? Tatouage ?

Je réalisai alors que je ne savais rien de cette vie. De ces gens. J’avais été
entourée de démons durant toute mon adolescence, et les Célestes étaient trop
rares pour que je sache quoi que ce soit d’autre que des rumeurs. Je devais
avoir l’air paniquée, parce que l’archange avec les longs cheveux blonds
s’approcha de moi. Ses ailes étaient massives et il était difficile de les
regarder trop longtemps.

— Je suis Gabriel, se présenta-t-il.

Il fit un geste vers un ange aux cheveux brun foncé qui se tenait devant la
cheminée.

— Voici Uriel. Tu as déjà rencontré Raphaël, et je suis sûr que tu connais


Michel, vu qu’il est le plus célèbre d’entre nous, sourit-il.

— Jaloux des histoires à mon propos, mon frère ? plaisanta ce dernier,


rayonnant.

Oh. Mon. Dieu. Ils étaient si… normaux.

— Salut… Moi c’est Brielle, me présentai-je en faisant un geste nerveux de


la main.

Pourquoi est-ce que Lincoln continuait de me regarder avec cet air


renfrogné ? Il ne pourrait pas juste partir ?

Raphaël se leva de son siège derrière le bureau.

— J’ai pris la responsabilité de former les personnes bénies par les anges, et
je suis le gardien de cette école, mais Michel, Gabriel et Uriel ne nous
rendent pas souvent visite, sauf lors de circonstances spéciales. On a besoin
d’eux ailleurs, pour tout ce qui a trait à la guerre.

Oh merde. Est-ce que c’est moi, la circonstance spéciale ? Mon estomac se


noua. Je viens de jurer dans ma tête. J’espère qu’il n’a pas entendu ça !

Les lèvres de Raphaël se retroussèrent en un sourire.

— Normalement, nous effectuons la cérémonie du Choix publiquement,


mais au vu des circonstances…, commença-t-il en faisant un geste vers mon
dos, où mes ailes seraient si elles étaient sorties, nous avons pensé qu’il valait
mieux faire cela en privé.

Je déglutis. Je n’avais absolument aucune idée de ce qu’était une cérémonie


du Choix, je me contentai donc de hocher la tête.

— Je préfère faire les choses en privé autant que possible.

Surtout lorsqu’il s’agissait d’être la seule bête de foire pourvue d’ailes


noires.

Raphaël hocha la tête.

— Bien. Si tu veux bien t’avancer et me tendre ton poignet, je vais régler ça


rapidement.

Il ouvrit les boutons pression d’un étui sur son bureau et repoussa le rabat,
révélant une dague en or couverte de gravures.

Mes yeux sortirent de leurs orbites et je reculai.

— Attendez, quoi ?
— Tu lui as fait peur, dit Michel, qui avait l’air agacé par Raphaël.

Ce dernier fronça les sourcils.

— Ce n’était pas mon intention.

— Puis-je ? proposa Lincoln. Il faut expliquer les choses en détail, avec les
humains. Ils n’accordent pas leur confiance de manière absolue comme vous
le faites.

Il s’éloigna de son coin de la pièce pour s’approcher de moi.

Est-ce qu’il vient de dire à une pièce remplie d’archanges que je ne leur
faisais pas confiance ?

Je vais le tuer.

Le front de Raphaël se plissa.

Merde. Je plaisante. Joie et arcs-en-ciel.

Maintenant, il essayait de retenir un rire. Mince, ils pouvaient vraiment lire


mes pensées.

— Brielle, dit Lincoln, attirant mon attention sur lui.

Il releva ses manches, exposant deux tatouages, un sur chaque avant-bras.


L’un d’eux était une magnifique épée d’un bleu brillant. L’autre représentait
deux mains en coupe, qui brillaient d’une couleur jaune orangé.

— Quand j’ai découvert que j’étais un Céleste, Raphaël a pratiqué une


petite coupure sur mon poignet. Deux symboles du couteau se sont mis à
briller, indiquant que mes pouvoirs provenaient à la fois de Michel et de
Raphaël. Ensuite, j’ai reçu ces tatouages pour activer leurs pouvoirs
individuels en moi.

Oh. C’était donc ça, la cérémonie du Choix.

— OK, répondis-je en haussant les épaules.


Lincoln hocha la tête, puis recula dans le coin de la pièce, emportant sa
chaleur avec lui et me laissant soudain seule.

— Maintenant que nous avons réveillé tes pouvoirs, tu auras besoin du


tatouage de lumière pour t’aider à canaliser la lumière d’ange qui vit en toi,
déclara Michel. C’est à ça que sert cette cérémonie. Sans elle, tu…
éprouverais de l’inconfort lorsque tes pouvoirs émergeraient. Tes tatouages
t’aideront à canaliser le pouvoir d’archange que tu possèdes, sans blesser ton
corps humain.

Oh. Waouh. Je n’avais même pas réfléchi au pouvoir que j’avais, mis à part
celui de voler avec mes ailes noires bizarres. Shea me manquait, à cet instant.
C’était elle, la fille forte, capable de tendre son poignet et de dire « Finissons-
en ! ».

Je décidai d’invoquer sa force avant de perdre mon sang-froid ; je fis un pas


en avant et tendis mon poignet à Raphaël.

— Est-ce que ce truc montrera si je suis un arch-démon ? lâchai-je.

Voilà ce qu’on gagne à se montrer courageux.

Raphaël prit une expression choquée.

— Qui t’a dit que tu pourrais être un arch-démon ?

Je tentai de me racler la gorge, mais j’étais trop nerveuse. Je visualisai


Lincoln dans ma tête et Raphaël regarda par-dessus son épaule, clouant
l’intéressé au mur juste avec son regard.

Lincoln se tortilla.

— J’ai simplement répété une rumeur.

Michel se redressa.

— J’ai déjà vu des rumeurs lancer des guerres.

Le Céleste regarda ses pieds.


Merde, je lui ai causé des problèmes. Il va me détester encore plus,
maintenant.

— Brielle, laisse-moi te dire une chose, reprit Raphaël en prenant ma main


dans la sienne, faisant remonter une sensation de chaleur dans tout mon bras.
Personne, je dis bien personne, ne naît maléfique. Même ceux qui prennent
une mauvaise voie peuvent toujours en revenir. Peu importe ce qu’il se passe.

Je déglutis et mes yeux se tournèrent vers Lincoln, qui fixait toujours ses
chaussures. Je n’avais pas manqué de remarquer qu’il n’avait pas répondu à
ma question à propos du fait d’être un arch-démon.

— Prête ? demanda Raphaël.

Dès l’instant où j’acquiesçai de la tête, la lame lécha ma peau. J’émis un


sifflement alors qu’il serrait mon poignet pour faire tomber quelques gouttes
sur le manche, avant de relâcher ma main.

— Désolé, mon enfant.

Soudain, Lincoln était là, tendant la main vers mon bras.

— Veux-tu que je te soigne ?

Il pouvait faire ça ? Bien sûr qu’il pouvait, il était une sorte d’égérie
hybride entre le guerrier et le guérisseur.

— Ça ira, lui répondis-je en appliquant une pression sur la coupure avec


mon autre main.

Lincoln fronça les sourcils.

— Allez, laisse-moi juste te soigner. Tu n’as pas besoin de te montrer si


bornée.

Je le fusillai du regard, lui adressant une expression qui signifiait que


j’allais le découper en morceaux.

— Libre arbitre. Elle a dit non, lui rappela Michel.


Lincoln marmonna quelque chose entre ses dents et s’éloigna.

Les trois autres archanges commencèrent à s’approcher, pressant leurs


pouvoirs collectifs autour de moi. J’avais l’impression que l’air était chargé
d’électricité statique. La dague s’était mise à briller bizarrement.

Je jetai un œil et vis un symbole d’épée s’allumer.

— Ah, merveilleux, dit Raphaël d’un ton enthousiaste. Michel, c’est l’une
des tiennes.

Un frisson d’excitation me traversa et je regardai l’archange, avec ses


muscles puissants et son épée. Michel sourit, mais son visage se transforma
alors en un masque de confusion. Je suivis son regard alors qu’un autre
symbole s’allumait : des mains rayonnantes. C’était le même motif que celui
sur le bras de Lincoln, celui de Raphaël. Étais-je un Céleste hybride, comme
Lincoln ?

J’étais sur le point de dire quelque chose quand un autre symbole s’alluma,
un crayon, puis un autre, une flamme. Finalement, un cinquième commença à
s’allumer, mais Raphaël couvrit la dague de sa paume et la rejeta dans l’étui
avant que j’aie pu voir ce que c’était. Il arborait une expression complètement
stupéfaite, mais il y avait aussi autre chose.

De la peur.

Que pouvait-il y avoir de si grave pour que cela effraie un archange ?

— Elle est bénie par nous tous, déclara-t-il d’une voix tourmentée.

La pièce commença à vaciller. Je ne savais pas si c’était parce que je me


tenais si près des archanges, ou parce que je venais de découvrir que j’avais
tous leurs pouvoirs, mais c’était trop.

Je commençai à tomber en arrière, et les ténèbres m’emportèrent.


CHAPITRE 4

La première chose qui me parvint, ce furent les sons. Je pouvais entendre


des voix étouffées parlant au-dessus de moi.

— Est-ce que tu crois qu’elle est la personne dont parle la prophétie ? dit
une voix que je reconnus comme étant celle de Michel.

— Aucune idée, mais ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’une enfant
innocente dans cette histoire, et que nous devrions faire de notre mieux pour
la protéger et la guider.

Cette fois, il s’agissait de Raphaël.

— Évidemment ! répliqua Michel, l’air offensé. Je vais essayer de faire


passer le mot à Métatron, pour voir s’il peut nous donner quelques
informations.

Raphaël soupira à nouveau, plus longtemps et plus profondément, cette


fois.

— N’implique pas nos frères dans tout ça. Métatron a clairement choisi son
camp. Nous nous occuperons de ça nous-mêmes.

— Elle est réveillée, dit Gabriel, et mes yeux s’ouvrirent d’un coup.

De quoi étaient-ils en train de parler, bon sang ? Je n’avais pas envie de le


savoir, mais la raison de mon évanouissement venait de me revenir. Je gémis
et me redressai, j’avais la tête qui tournait.

— Brielle, est-ce que tu te sens bien ? demanda Raphaël, son visage venant
flotter devant moi.

— Je pense, dis-je en hochant la tête.


— Bien sûr que non, elle ne se sent pas bien, répliqua Michel, l’air inquiet.
Elle a peur.

Je redressai les épaules.

— Je vais bien.

L’archange sourit.

— Ça, c’est mon courage, dit-il en m’adressant un clin d’œil.

Je rougis, et

Raphaël roula des yeux.

— Ne commençons pas à nous attribuer le mérite de tout ce qu’elle fait.


Brielle, tu dois être de retour à Demon City dans cinq heures, mais il va
falloir utiliser ce temps pour te faire tes tatouages de lumière. Tu es prête à
commencer ?

Depuis que j’avais vu tous ces symboles s’illuminer, quelque chose de


sauvage s’était libéré en moi. J’imaginais qu’il s’agissait de mon pouvoir, et
cela m’effrayait. Si les tatouages pouvaient aider à contenir ça, à le canaliser,
ou que sais-je, je voulais les obtenir le plus vite possible.

— Je suis prête, dis-je en me levant, les poings serrés le long de mon corps.

Michel regardait derrière moi, l’air triste et impatient en même temps. Je fis
volte-face, m’attendant à voir Lincoln, mais il n’était nulle part en vue. Au
lieu de cela, je vis mes ailes. Elles devaient être sorties dans une sorte de
mécanisme de défense.

Je remuai inconfortablement.

L’archange de la Protection et de la Force s’avança et plaça une main ferme


sur mon épaule.

— C’était admirable, ce que tu as fait pour ta mère.


Ses yeux se posèrent sur le croissant de lune tatoué sur mon front.

— Ce n’était pas un choix judicieux, mais c’était admirable.

J’étais si près de lui que je pouvais sentir son pouvoir m’envelopper comme
une couverture lourde. Il dut le sentir, car dès l’instant où je formulai cette
pensée, il retira sa main et recula pour se diriger vers le bureau, où Raphaël
avait disposé quatre gobelets en or.

Je fronçai les sourcils et m’approchai.

— Vous pouvez boire ? Je n’en avais aucune idée.

Nous allions peut-être porter un toast avant de me faire mes tatouages.


Cette école semblait déjà plus cool que ce dont j’avais entendu parler.

— Sang de mon sang, dit Raphaël, avant de passer la lame de la dague sur
son poignet.

Je levai une main à ma gorge alors que le gobelet se remplissait du fluide


épais et écarlate.

— Sang de mon sang, déclara Michel, prenant la dague à Raphaël et imitant


son geste.

Je commençai à reculer, bien décidée à m’enfuir d’ici en courant et à ne


jamais revenir, mais au troisième pas, je me heurtai à un corps chaud et ferme
dont l’odeur m’était familière.

Des mains fortes se refermèrent sur mes bras, me faisant me retourner, et je


me retrouvai face à Lincoln.

— Tu vas bien ?

Sa voix était emplie d’une inquiétude sincère, ce qui me stupéfia.

— Du s… s… s… sang.

Il était hors de question que je boive du sang d’ange. Hors. De. Question.
Il jeta un œil derrière moi et la compréhension se lut sur son visage.

— Raphaël, tu dois expliquer les choses, tu te souviens ? le réprimanda-t-il.

Un humain qui réprimande un ange comme il le ferait avec un ami. C’était


très étrange à voir.

— Oh, c’est vrai. Je suis désolé. Brielle, notre sang va être mélangé à de
l’encre de tatouage, et cette mixture sera utilisée pour t’aider à canaliser ton
pouvoir, expliqua gaiement Raphaël.

Je vais avoir des tatouages faits avec du sang d’ange ? Hum, pardon ?

Lincoln finit par relâcher mes bras et m’adressa un regard compatissant.

— C’est la partie bizarre. Demain, tu commenceras tes cours et tu te feras


botter les fesses comme tous les autres étudiants ici. Fais-moi confiance,
mieux vaut en finir rapidement avec ça.

Quatre tatouages constitués de sang d’ange ? Devrais-je appeler ma


mère ? Je veux dire, j’ai dix-huit ans, mais rentrer avec quatre tatouages, ça
va la rendre folle. Ne devrait-on pas tester le sang pour vérifier qu’il ne
recèle aucune maladie ?

C’était probablement une question stupide ; c’étaient des anges, nom d’un
chien.

J’étais encore immobile au milieu de la pièce, sous le choc, quand Michel


s’approcha de moi.

— Ce fut un honneur de te rencontrer, Brielle. Maintenant, je dois partir


et… m’occuper de certaines choses.

— Oh, très bien. Pareil pour moi, répondis-je nerveusement.

— Que la paix soit avec toi, mon enfant, annonça Uriel, joignant les mains
en prière, avant de sortir à la suite de Michel.

— Puissions-nous nous revoir, dit la voix duveteuse de Gabriel derrière


moi, avant de disparaître à son tour.

Je ne savais trop quoi répondre, je restai donc immobile à me couvrir les


bras. Mon estomac criait famine, vu que j’avais donné mon petit déjeuner à
Bernie et jeté mon café à Lincoln.

— Ton escorte est-elle constituée ? demanda Raphaël à ce dernier.

Celui-ci hocha la tête.

— Et Marleen nous attend.

— Brielle, ma chère, aimerais-tu quelque chose à manger pour la route ?


demanda Raphaël derrière moi.

Je fis volte-face, incapable de me retenir plus longtemps.

— Vous pouvez carrément lire dans les pensées, n’est-ce pas ?

Ses joues rougirent.

— Tu penses vraiment fort.

Lincoln m’adressa un sourire suffisant. Beurk.

— J’aimerais beaucoup prendre un petit déjeuner. Merci, marmonné-je.

Je ne savais trop quoi répondre à cette histoire de « penser vraiment fort ».

Raphaël hocha la tête et disparut dans un couloir à l’arrière du bureau.


Quand il revint, il tenait un muffin et un café dans ses mains.

— Du lait et deux sucres ? demanda-t-il.

Mes yeux s’écarquillèrent.

— Comment vous avez fait ? Vous savez quoi, peu importe.

Je récupérai le café et l’ingurgitai, quand un coup fut frappé à la porte.


Lincoln s’avança et l’ouvrit, laissant entrer trois Célestes incroyablement
sexy. Mes yeux se posèrent immédiatement sur celui de gauche, dont les ailes
brillaient d’un blanc nacré qui donnait à sa peau couleur chocolat une lueur
fluorescente. Il sembla remarquer mon regard et m’adressa un clin d’œil.

Oh. Mon. Dieu.

— Brielle, ces quatre jeunes gentlemen seront tes maîtres guides durant tes
études à la Fallen Academy, m’informa Raphaël.

Mes maîtres quoi ?

— Je suis Darren, se présenta celui qui m’avait surprise à le regarder. Je


serai ton maître guide pour Uriel.

Il tendit la main, et je la serrai.

— Brielle, répondis-je.

Un autre type s’avança, super grand avec des cheveux blonds et des yeux
bleus. Il ressemblait à un dieu nordique, et ses muscles se contractèrent le
long de ses bras lorsqu’il tendit la main.

— Je suis Blake. Je serai ton maître guide pour Gabriel.

J’acceptai sa poignée de main et me contentai de hocher bêtement la tête.


Shea se ferait pipi dessus si elle voyait autant de types sexy dans la même
pièce.

Le dernier jeune homme s’avança. Il semblait avoir environ vingt ans, les
cheveux brun foncé et des yeux d’un vert frappant.

— Bonjour, ma belle. Je suis Noah, ton maître guide pour Raphaël.

Il me fit un clin d’œil.

Mes yeux se tournèrent vers Lincoln, puis vers Raphaël.

— Lincoln ne pourrait pas m’apprendre à contrôler mes pouvoirs qui


viennent de Michel et vous ?

Ce n’était pas que j’en avais envie, mais…

Noah éclata de rire.

— Pas si tu as envie de vraiment apprendre quelque chose. Fais-moi


confiance, ma chère, je suis meilleur pour ce qui est des guérisons. Lincoln
n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un cœur tendre.

Lincoln émit un grognement et adressa à Noah un regard meurtrier.

— Ouais, j’avais remarqué, acquiesçai-je en croisant les bras.

J’entendis un petit rire derrière moi alors que Raphaël s’avançait avec un
plateau sur lequel étaient posés les gobelets de sang.

— Tu travailles encore sur ton humilité, n’est-ce pas, mon garçon ? lança-t-
il à Noah.

Ce dernier haussa les épaules.

— Je ne fais que l’informer, Monsieur.

— Oui, eh bien, elle n’est autorisée à rester ici que jusqu’à midi, alors nous
devons nous dépêcher. Je n’ai même pas envie d’imaginer ce qu’il se
passerait si nous la renvoyions à Demon City avec des tatouages de lumière
pas tout à fait terminés.

Noah frissonna comme si c’était une idée affreuse. Au point où j’en étais, je
m’étais résignée à être choquée. Je savais qu’être une Céleste aux ailes noires
ne serait pas une vie facile, mais je ne m’étais jamais imaginé que mon
premier jour à l’académie impliquerait que je me fasse tatouer.

Darren observa les quatre gobelets, puis moi.

— Quatre. Quel trip !

Raphaël fronça les sourcils.


— Rappelle-moi, un trip n’a pas un lien avec le fait de prendre des
drogues ?

Darren rit, arborant une jolie rangée de dents blanches bien alignées.

— Pas dans ce contexte, Monsieur.

— Très bien. Allons-y.

Raphaël tendit les mains en avant et les doubles portes devant nous
s’ouvrirent en grand. Je reculai en trébuchant et mes ailes se cognèrent contre
Lincoln.

— Désolée, marmonnai-je.

Ils s’apprêtaient à sortir quand Lincoln tendit la main et me retint par le


bras.

— Rangeons ça pour notre petit voyage, d’accord ? dit-il par-dessus mon


épaule, directement dans mon oreille.

Son souffle chaud dévala ma nuque, me donnant des frissons. Ses doigts
glissèrent le long de mon aile gauche, la caressant du haut jusqu’au milieu.
Avec un frémissement, elles se rétractèrent, et il passa devant moi.

— Viens, suis-nous. C’est une mission dangereuse, dit-il d’un ton cassant.

Une fois que j’eus réussi à reprendre mes esprits après ce petit massage
d’aile, je le rattrapai en courant.

— Pourquoi est-ce que c’est dangereux ? demandai-je.

En sortant dans l’atrium ouvert, je ne vis pas moins de vingt gardes armés
de l’Armée Déchue, en train de recevoir les ordres de Raphaël.

Lincoln se tourna face à moi.

— Un gobelet de sang d’archange vaudrait une fortune au marché noir.


Alors quatre ? C’est extrêmement précieux.
Oh.

— Pourquoi ?

Je détestais lui poser des questions, parce que chacune d’elles lui donnait
l’opportunité de se comporter comme un crétin, mais j’étais curieuse par
nature, et j’avais besoin de savoir.

Il me regarda en plissant les yeux.

— Tes amis démons les achètent pour les vendre à des Mages Noirs qui
font de la magie maléfique avec. Ne fais pas comme si tu ne le savais pas.

Une vague de colère me traversa et mes ailes surgirent dans mon dos alors
que je me plaçais devant lui.

— Je n’ai pas d’amis démons, espèce de connard, et je ne savais pas. Tu ne


sais rien de moi, alors je propose qu’à partir de maintenant, tu évites de faire
des suppositions à mon propos, et que tu ne me parles que lorsque ce sera
absolument nécessaire.

Je le dépassai en coup de vent, le bousculant avec l’une de mes ailes, pour


aller me tenir à côté de Raphaël. Il semblait être la seule personne saine
d’esprit dans ce groupe.

Je regrettai soudain d’avoir laissé sortir mes ailes, parce que maintenant, les
gardes me dévisageaient comme si j’étais l’ange de la mort, la fascination se
mêlant à la peur dans chacun de leurs regards. Sachant que l’un des gardes
était un Centaure, la moitié de son corps ayant la forme d’un cheval blanc, je
n’aurais pas dû être la bête de foire du groupe.

Raphaël sourit lorsque j’approchai, apparemment inconscient de l’effet


qu’avaient mes ailes sur tout le monde.

— Voici Brielle, votre protégée, dit-il aux gardes.

Chacun d’eux hocha légèrement la tête lorsqu’il croisa leurs regards.

Raphaël se tourna ensuite vers Lincoln.


— Protège-la et viens m’en informer dès que ce sera terminé.

Mes yeux s’arrondirent.

— Vous ne venez pas ?

Il m’adressa un sourire doux.

— Si je venais, ce serait comme peindre une cible sur votre dos. Il vaut
mieux que Lincoln et les autres s’occupent de toi, pour l’instant.

Je déglutis. Je me sentais en sécurité auprès de lui – sûrement parce qu’il


était un foutu archange, mais quand même. Je n’avais pas envie d’aller où
que ce soit avec Lincoln. C’était un connard qui me détestait et qui me traitait
comme une merde amatrice de démons.

La bouche de Raphaël se plissa.

— Sois patiente avec ceux qui semblent être contre toi, me murmura-t-il à
l’oreille tout en me tapotant l’épaule. Tout n’est pas ce qu’il paraît être.

Il recula, m’adressant un regard paternel, et un sentiment de chaleur et de


paix s’écoula le long de mon bras. Mes ailes se rétractèrent à nouveau dans
mon dos.

Je poussai un soupir.

La journée va être longue.

— Très bien, mettons-nous en route, aboya Lincoln. C’est une mission


urgente.

Il y eut un sursaut d’activité et je fus poussée vers une rangée de quatre


SUV noirs. Darren s’assit à ma gauche, Noah à ma droite, tandis que Lincoln
conduisait et que Blake était assis à la place du mort.

— Mec, où est-ce que Marleen va trouver la place pour mettre quatre


tatouages ? demanda Darren à Lincoln.
Il se pencha en avant alors qu’il tournait brusquement dans la 7e Avenue.

Les yeux de Lincoln me regardèrent dans le rétroviseur l’espace d’une


fraction de seconde.

— Je ne sais pas. Elle trouvera bien un moyen.

Blake tenait le plateau de gobelets remplis de sang en équilibre sur ses


genoux, chacun d’eux ayant été muni d’un couvercle pour éviter que le
contenu ne se renverse.

— J’imagine que le moment est mal choisi pour vous faire part de ma peur
des aiguilles, non ? annonçai-je.

Noah fut le premier à rire, mais bientôt, tous les autres l’imitèrent, sauf
Lincoln.

— Ne t’inquiète pas, je serai là pour faire disparaître la douleur, ma chère,


dit Noah en m’adressant un clin d’œil.

Monsieur Clin d’Œil était de bonne humeur, on dirait.

Lincoln émit un grognement sur le siège avant.

— Noah, es-tu capable de ne pas flirter avec une femme ? Je veux dire, est-
ce que c’est censé faire partie de ton domaine de compétences ?

Darren et Blake ricanèrent, mais Noah se contenta de hausser les épaules.

— Bien sûr. Je ne flirte pas avec Mme Topeka.

Lincoln tourna brusquement à droite, et je fus complètement perdue. Je ne


connaissais pas cette zone, mais elle semblait de plus en plus sordide à
mesure que nous roulions.

— C’est la bibliothécaire et elle a soixante-dix ans ! répliqua Lincoln.

Cette fois, je souris. Je devinais, à leurs plaisanteries, que les quatre garçons
étaient des amis proches.
— Et puis, Brielle est trop bornée pour accepter ton aide, continua Lincoln.

Je m’étais toujours demandé si je serais capable de commettre un meurtre ;


c’était l’une de ces pensées étranges qui vous traversaient parfois l’esprit.
Maintenant, j’étais à peu près sûre que je serais capable de tuer Lincoln. Je
commençais à peine à me détendre et à ne plus penser aux tatouages de sang
d’ange qui me seraient bientôt faits, mais il avait tout gâché.

— Oh, Noah, j’apprécierais beaucoup que tu me guérisses. C’est Lincoln


qui me fait frémir rien qu’à l’idée qu’il me touche, rétorquai-je.

— Ooooh.

Les moqueries des garçons envers Lincoln emplirent l’habitacle face à mon
regard suffisant. Quand les yeux meurtriers de l’intéressé se tournèrent vers le
rétroviseur, je ne baissai pas les miens.

Prends ça, espèce de salopard venimeux si prompt à juger.

Il tourna à nouveau brusquement à droite, les autres SUV suivant le


mouvement, avant de se garer devant un salon de tatouage en piètre
condition, alors qu’il n’y avait littéralement personne dans les parages.
L’endroit ressemblait à une rue évacuée et à moitié condamnée.

— Où sommes-nous ? demandai-je, intriguée.

— Cette rue est ensorcelée pour ressembler à un trou à rats, pour que
personne ne s’y engage. On l’appelle l’Avenue des Anges. C’est ici que nous
faisons toutes nos courses magiques, expliqua Noah avec un clin d’œil.

Ce garçon était un expert des clins d’œil. Quelque chose me disait qu’il
avait du succès auprès des filles.

Lincoln scruta l’endroit. Les trois autres SUV s’étaient garés, et des
officiers de l’Armée Déchue en sortaient.

Mes yeux détaillèrent leurs armes : des pistolets, des épées, des arcs et des
flèches. Elles étaient variées et complètement démentes.
— Blake, tu apportes ces gobelets à l’intérieur, ordonna Lincoln. Nous la
protégerons.

Son ton changea lorsqu’il prononça le « la », comme si j’étais un serpent


venimeux.

— Allons-y.

La porte s’ouvrit alors et nous sortîmes vivement du véhicule. À la seconde


où ma botte toucha le trottoir, la porte du salon de tatouage s’ouvrit, laissant
apparaître une femme d’une trentaine d’années aux bras tatoués et aux longs
cheveux rouges.

— Linc ! s’écria-t-elle d’un ton enthousiaste.

Blake venait de la rejoindre avec les gobelets quand une ombre sombre
passa au-dessus de nous, cachant momentanément la lumière du soleil.

— Attention ! hurla Lincoln.

Il passa son grand bras autour de ma taille et me serra contre son corps alors
que ses énormes ailes blanches se déployaient. Il s’agenouilla, m’attirant au
sol avec lui, tandis que ses ailes se recourbaient autour de nous pour
m’abriter. Des balles et des cris s’élevèrent alors que je restais clouée sous
son corps, les yeux grands ouverts comme des soucoupes.

J’avais grandi parmi les voyous. Les gangs de démons étaient les plus viles
créatures sur Terre, et Shea et moi avions connu notre lot d’altercations avec
eux. Je me faisais voler quatre fois par an, alors je savais que nous étions en
train de nous faire attaquer, et je n’avais pas l’intention de me cacher derrière
ce connard ou de me faire tuer. Il sentait bon, et ses pectoraux contre mon dos
faisaient faire des sauts périlleux à mon estomac, mais il restait quand même
un connard.

Je ne dois jamais oublier ça.

Lincoln sortit son épée et se redressa à genoux tout en gardant les ailes en
avant pour me protéger. Ou pour m’emprisonner, selon la façon dont on
voyait les choses.

Je tendis la main vers ma botte et en sortis mon canif, me préparant à me


jeter dans la bagarre. Je n’aurais aucune chance contre les armes à feu, mais
je pouvais toujours étriper quelqu’un s’il approchait à moins d’un mètre de
moi. J’étais douée avec les lames.

— Lincoln, attention ! s’écria une voix harmonieuse que je reconnus


comme étant celle de Noah.

Il se redressa alors de toute sa hauteur, propulsant ses ailes en arrière et me


révélant. Je me retrouvai alors face à face avec un démon Aconit.

Merde.

Les démons Aconit étaient de loin la race la plus flippante. Ils n’avaient pas
de langue, et ne pouvaient donc pas parler. Ils portaient des manteaux à
capuche pour couvrir leur corps déformé, mais leurs cornes rouges noueuses
sortaient au-dessus de leurs têtes, et ils étaient des experts de la manipulation
mentale. Les yeux du démon étaient d’un bleu étincelant, ce qui, je le savais,
voulait dire qu’il était en train d’utiliser son pouvoir de manipulation. Lincoln
le dévisagea d’un air rêveur tout en baissant son épée. Ils n’avaient même pas
besoin de parler pour utiliser leur pouvoir, ce qui en disait beaucoup sur
l’étendue de leur puissance. Ils n’avaient besoin que de croiser votre regard
pour faire leur travail.

Je remarquai un éclat métallique sous le manteau de l’Aconit, et j’agis


rapidement. Alors que le démon sortait son épée, j’appuyai sur le bouton de
mon canif, déployant la lame aiguisée. Je tendis le bras sous son manteau et
le lacérai violemment, entaillant ses chevilles épaisses. Un rugissement se fit
entendre sous la cape du démon, qui rompit le contact visuel avec Lincoln
pour baisser les yeux sur moi. Le Céleste entra aussitôt en action, son épée
brillant d’un bleu éclatant alors qu’il abattait la créature devant nous. Je restai
accroupie, évaluant la situation et me demandant ce que je pouvais bien faire.

Je tournai la tête et pris la mesure de la scène. Des démons et des Mages


Noirs étaient descendus du toit en rappel, les cordes pendaient toujours. Ils
étaient une douzaine, au moins, l’un étant un Métamorphe Animal sous la
forme d’un cougar, des cornes brunes recourbées sortant de sa tête. Nous
étions plus nombreux qu’eux, mais les Mages Noirs s’en prenaient à l’Armée
Déchue.

Une nuée d’abeilles magiques tournaient autour du groupe de soldats tandis


qu’un esclave de démon tirait des balles, apparemment au hasard, mais dans
notre direction. Je restai assise là, recroquevillée et sous le choc, alors que
l’humain au tatouage rouge en forme de croissant de lune attaquait les
membres de l’Armée Déchue. J’étais ébranlée jusqu’au plus profond de moi-
même de savoir que j’avais la même marque sur le front, tout comme ma
mère. Pour la première fois, je regrettai de l’avoir prise.

Il aurait peut-être mieux valu simplement laisser partir mon père…

L’un des soldats de l’Armée Déchue était une Mage de Lumière et ses
mains étincelaient d’un jaune doré alors qu’elle faisait naître un sort puissant
entre elles. Avec un cri de guerre, elle projeta ses paumes en avant et la
lumière explosa. Je tressaillis, ne sachant trop quoi faire. Les démons et les
Mages Noirs encore debout se mirent tous à hurler et à siffler, leur peau se
teintant d’un rouge furieux et se mettant à fumer.

Dans une dernière tentative, un minuscule démon Reptile de trente


centimètres se propulsa contre la porte du salon de tatouage. Voyant qu’elle
ne s’ouvrait pas, il bondit sur l’épaule de Noah et lui arracha un bout de chair
avec ses dents.

— Ahh ! hurla Noah tout en jetant le démon Reptile au sol.

Tous les démons semblaient assez mal à l’aise – à deux doigts de


s’embraser, pour être plus exacte –, et ils durent décider collectivement
d’abandonner le plan. Le fait que Lincoln tienne la tête ensanglantée du
démon Aconit et qu’une lumière bleue complètement dingue tourbillonne
autour de son épée les aida peut-être à prendre leur décision.

— Partez ! rugit-il avant de lancer la tête dans la rue alors qu’ils


s’éparpillaient.

Les démons et leurs compagnons se précipitèrent alors, dissimulés à notre


vue par un souffle de brouillard noir, avant de simplement… disparaître.

Bon sang, qu’est-ce qui vient de se passer ?

— Noah ! s’écria Lincoln en se précipitant aux côtés de son ami.

Celui-ci tenait son épaule ensanglantée de sa main couverte d’une lueur


orangée étincelante, et grimaçait.

— Ça va, déclara-t-il d’une voix bourrue.

Lincoln se tourna alors vers moi.

— Tu vas bien ? me demanda-t-il, son regard parcourant mon corps à la


recherche de blessures, avant de s’arrêter sur le canif dans ma main.

Je me contentai de hocher la tête, c’était à peu près tout ce dont j’étais


capable à cet instant.

Lincoln semblait lui aussi faire des efforts pour se reprendre.

— Très bien, bouclez le périmètre et appelez-moi s’ils reviennent. Je vais


appeler l’académie pour qu’on nous envoie des renforts. Je veux cinquante
gardes de plus ici dans l’heure ! rugit-il.

Les guerriers se dispersèrent, sortant leurs armes et surveillant de leurs yeux


d’aigle le bout de la rue où les démons avaient fui.

La porte du salon s’ouvrit à nouveau.

— Eh, ma belle. Tu vas bien ? me demanda la jeune femme tatouée.

Je me contentai de hocher la tête alors que ses yeux se posaient sur le canif
dans mes mains.

Oups. Je rétractai la lame et la rangeai dans ma botte.

— Mec, elle a découpé les chevilles de ce démon Aconit. C’était dément !


annonça Darren.
Lincoln me regardait comme s’il voulait me dire quelque chose mais se
réfrénait.

— Rentrons, finit-il par dire dans un grommellement.

Je fus alors redressée et menée dans le bâtiment.

Si ce genre d’événement était courant à Angel City, j’allais devoir trouver


une plus grosse lame et travailler sur mes techniques de combat.
CHAPITRE CINQ

— Waouh.

Le salon de tatouage n’était pas du tout un taudis. Je m’attendais à du plâtre


effrité, peut-être quelques moisissures, mais le sol était couvert d’un carrelage
en travertin brillant et les murs étaient en plâtre lisse, couverts d’illustrations
variées sur le thème des anges. Il y avait une caisse, où un vieil homme au
crâne dégarni portant des lunettes en cul-de-bouteille lisait un magazine.

— Bonjour, M. Hensley ! lança Noah, sa main lumineuse toujours posée


sur son épaule blessée et sanguinolente.

Est-il en train de se guérir lui-même ?

L’homme leva la tête, plissa les yeux en regardant Noah et fronça les
sourcils.

— Bonjour, fiston. Tu vas bien ?

Noah haussa les épaules.

— Une morsure de démon Reptile. Je serai guéri d’ici ce soir.

La femme tatouée nous mena vers son bureau. Il y avait une table de
massage en cuir à côté et un pistolet de tatouage se trouvait sur le bureau,
près des quatre gobelets de sang. Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine.

— Quatre. C’est moche, sourit la femme tout en me regardant de haut en


bas.

Je me frottai les bras.

— Oui… En parlant de ça, j’ai un peu peur des aiguilles. Est-ce que je
pourrais, genre, m’en faire un aujourd’hui et les autres la semaine prochaine ?
proposai-je avec un rire nerveux.

Elle me regarda d’un air apitoyé.

— Chérie, ce sang ne se conservera pas toute la semaine, et tu ne survivras


pas non plus sans ces tatouages. Une fois qu’un Céleste a subi l’Éveil, il a
besoin de ses tatouages de lumière dans les vingt-quatre heures, ou bien…

— Commençons, d’accord ? l’interrompit Lincoln. Elle est liée à un démon,


alors nous devons la ramener de son côté de la ville d’ici midi.

Sale petit crétin !

Je ne savais pas si faire jaillir du feu par mes yeux ferait partie de mes dons,
mais j’en avais assurément très envie à cet instant. J’aurais voulu le
carboniser sur place. J’avais ce foutu tatouage rouge sur mon front,
absolument tout le monde savait ce que ça signifiait. Il n’avait pas besoin de
l’expliquer aux gens.

Elle baissa les yeux sur ses pieds.

— Oui, j’en avais entendu parler.

De la pitié. Super.

Elle se sentait désolée pour moi. Quelle affreuse sensation, de voir les gens
avoir pitié de vous.

— Est-ce qu’il peut attendre dehors ? demandai-je tout en faisant un signe


de tête vers Lincoln.

Elle sourit.

— Il peut se montrer un peu bourru, n’est-ce pas ?

Mes épaules se détendirent.

— C’est un euphémisme.
Lincoln roula des yeux et tapota la table de massage.

— Allez, l’heure tourne.

J’émis un grognement et me hissai en avant, m’asseyant sur la table tout en


lui adressant un regard noir.

J’ai des envies de meurtre.

Ce type faisait bouillonner mon sang.

Elle s’assit et commença à préparer son côté, sortant de la Cellophane et de


petites coupelles d’encre en plastique. Lorsqu’elle eut terminé, elle leva le
pistolet de tatouage, le trempa dans l’un des gobelets et leva les yeux sur moi.

— Je suis Marleen, mais tu peux m’appeler Mar.

Je souris.

— Brielle, mais tu peux m’appeler Bri.

Lincoln émit ce qui ressembla à un haut-le-cœur, et je dus me retenir de


ressortir mon canif.

— Alors voilà le truc, continua Mar. Les tatouages de lumière ne sont pas
comme des tatouages ordinaires. Ils se lient à ton âme et ça peut être assez
douloureux. Est-ce que tu as tendance à t’évanouir facilement ?

À ces mots, la pièce se mit à tourner.

— Oui, répondit Lincoln pour moi.

Je croisai les bras et me tournai face à lui.

— S’il te plaît, dis-moi que m’entraîner à te botter les fesses fera partie de
ma formation, dis-je entre mes dents serrées.

Marleen alluma le pistolet et il commença à vibrer.


— Je l’aime bien, dit-elle en souriant à Lincoln.

Il poussa un soupir.

— Noah, je m’occuperai de la soigner. Tu ne peux pas le faire avec ton


épaule blessée.

Le faiseur de clins d’œil en série sembla réfléchir aux paroles de Lincoln.

— Oui, si ça lui va ?

J’émis un petit rire.

— Je n’ai pas besoin d’un guérisseur. Allons-y, pressai-je Marleen.

Si ces mecs croyaient que j’avais besoin d’un guérisseur pour un tatouage,
ils me traiteraient toujours comme si j’étais en verre. Ils étaient mes maîtres
professeurs, ou je ne savais plus quoi, et je voulais qu’ils sachent que je
n’étais pas faible.

Marleen sourit.

— Une dure à cuir. Prenez-en de la graine, les garçons.

Je lui adressai un rictus conspirateur et lui tendis mon avant-bras gauche.


Marleen prit une profonde inspiration et se pencha en avant avec le pistolet
bourdonnant. Un éclat argenté passa dans ses yeux et ce n’est qu’à cet instant
que je compris qu’elle était une Mage de Lumière.

— Lux sancta, murmura-t-elle.

Un rayon blanc jaillit du pistolet à tatouage pour pénétrer dans mon bras.
L’aiguille se baissa et une douleur fulgurante, pire que tout ce que j’avais
connu auparavant, s’abattit sur moi.

— Bordel de meeeerde ! hurlai-je.

Cela faisait mal partout ! Chaque cellule de mon corps était en feu.
Lincoln tendit sa main, qui commença à prendre une lueur orangée, et je
tournai vivement la tête vers lui.

— Ne me touche pas. Je ne veux pas de soins de la part de quelqu’un qui


pense que je suis un rebut de l’humanité, crachai-je.

Je sus, dès l’instant où je vis une expression blessée traverser son visage,
que j’avais peut-être été trop loin. Le peu de gentillesse qu’il restait en lui à
mon égard s’évanouit.

Sa mâchoire se crispa et il se redressa, croisant les bras.

— Je vais faire le tour du périmètre, déclara-t-il, réprimant difficilement sa


colère.

Quand la douleur monta d’un cran, j’envisageai de hurler son nom, mais me
contentai de me mordre la lèvre. J’avais connu pire ; je pouvais m’en sortir.
Et puis, ce type se comportait comme un vrai con avec moi, je n’allais pas lui
donner la satisfaction de lui faire savoir que j’avais besoin de lui.

Une heure plus tard, je ressentis ma première vague de nausée.

— Je vais vomir, m’écriai-je.

Mar souleva le pistolet à tatouage juste au moment où je me penchais en


avant pour vomir dans la poubelle à côté de son bureau.

— Appelle Lincoln, demanda-t-elle à Darren, qui se tenait près de moi et


tentait de discuter avec moi pour m’occuper l’esprit.

— Non ! m’écriai-je entre deux haut-le-cœur dans la poubelle.

Nous venions tout juste de terminer le premier tatouage. Il m’en restait trois
autres et j’avais envie de mourir, mais ma fierté tenait bon.

Marleen me tendit une serviette et poussa un soupir.

— Écoute, ma belle, je comprends. Toi et Lin avez vos différends, mais tu


ne réussiras pas à supporter les trois autres sans son aide.
Bon sang.

— Et si je revenais demain ? demandai-je avec espoir.

Elle secoua la tête.

— Sans parler du fait que la magie va s’évaporer du sang, tu ne survivras


pas jusque-là sans les tatouages. Ils canalisent tes pouvoirs pour qu’ils ne
fassent pas voler en éclat ton corps terrestre en s’éveillant.

Mes yeux s’écarquillèrent. J’avais entendu une histoire à propos d’un


Céleste qui s’était enfui après l’Éveil, et qu’ils n’avaient pas retrouvé à
temps. Il avait explosé en une boule de lumière. J’avais toujours cru qu’il ne
s’agissait que d’une rumeur un peu folle.

Lincoln entra à cet instant, se dressant au-dessus de moi, parfaitement


sublime alors que j’essuyais le vomi autour de ma bouche. Ses yeux se
posèrent sur le tatouage bleu de Michel sur mon avant-bras, le même que le
sien. Il était entouré de méchantes inflammations rouges.

Il ne parla pas, ce qui était une première, et probablement la chose la plus


intelligente qu’il ait faite de toute la journée. Au lieu de cela, il se contenta de
tendre la main pour m’aider à me redresser.

J’aurais pu la refuser et me comporter comme une garce, mais j’étais trop


fatiguée pour m’occuper de ma fierté. Je tendis mon bras valide et serrai sa
main dans la mienne. Quand nos doigts entrèrent en contact, une décharge
électrique me traversa et je m’écartai presque. Puis sa paume prit une lueur
orangée et, comme si un baume avait été apposé sur ma blessure, la douleur
s’évanouit.

Je poussai un soupir de satisfaction tout en remontant sur la table.

— Tu es comme un comprimé de Vicodine, marmonnai-je, épuisée par la


douleur.

Il ne répondit rien, mais le coin de ses lèvres frémit.

— Et tu es comme une brûlure au troisième degré.


— Oh, je t’en prie, ricanai-je. Je ne suis pas horrible à ce point-là. Au
deuxième degré, peut-être.

Le coin de ses lèvres se releva un peu plus et je décidai de me donner pour


mission de le voir sourire. J’aurais parié qu’il avait un joli sourire. C’était
toujours le cas, avec les abrutis beaux gosses.

Le pistolet à tatouage se remit en route et tout mon système nerveux se


réveilla. Resserrant mon étreinte autour de sa paume, je tressaillis alors que la
lumière et l’aiguille frappaient ma peau. Dès l’instant où la douleur me
transperça, elle fut chassée et une sensation d’engourdissement la recouvrit.
La douleur était encore là, juste sous la surface, mais cela n’était en rien
comparable à ce que j’avais ressenti plus tôt. La main de Lincoln serrait la
mienne et je levai les yeux pour voir ses sourcils sombres se froncer. Une
mèche de cheveux était collée à son front, qui commençait à se recouvrir
d’une pellicule de sueur.

Intéressant.

Après avoir ressenti une douleur extrême pendant plus d’une heure, c’était
un soulagement bienvenu, qui me rendait même un peu somnolente. Pas
assez pour m’endormir, mais assez pour me faire poser la tête sur la table et
fermer les yeux, permettant à mon système nerveux à vif de se reposer.

Sans que je m’en rende compte, elle termina le deuxième tatouage.

— OK, je n’ai jamais fait plus de deux tatouages, alors où est-ce qu’on met
les autres ?

— L’arrière de ses mollets ? proposa Darren.

Mes yeux s’ouvrirent d’un coup.

— Oh, mon Dieu, non. Les tatouages sur les mollets, c’est pour les hommes
en surpoids qui font partie de gangs de bikers.
Marleen éclata de rire.

Lincoln et moi réalisâmes en même temps que nous nous tenions toujours la
main. Il retira la sienne et la douleur revint d’un coup. Il essuya sa main sur
son jean et regarda Marleen.

— Est-ce que l’emplacement a une importance ?

Elle haussa les épaules.

— Pas du tout.

Je levai les yeux vers une photographie accrochée au mur, représentant une
fille vêtue d’un bikini et arborant un tatouage en forme de cœur sur les côtes
avec le mot « Maman » à l’intérieur.

— Sur les côtes ? proposai-je.

Ses yeux s’arrondirent un peu.

— C’est un emplacement douloureux.

Ma bouche s’ouvrit en grand.

— C’est une blague ? C’est vraiment plus ou moins douloureux selon les
emplacements ? Tu enfonces une aiguille de lumière brûlante sous ma peau.
Je pense que c’est partout pareil.

Elle émit un petit rire.

— C’est toi qui vois, gamine.

Je m’étendis sur la table et relevai mon débardeur, le coinçant sous le bas


de mon soutien-gorge. Chacun des hommes de cette pièce dirigea leur regard
vers mon abdomen pendant une brève seconde, même Lincoln, puis ils me
tournèrent le dos, certains d’entre eux se raclant la gorge d’un air gêné.

— Oh, c’est bon, c’est juste un nombril. Retournez-vous.


Ils obéirent, gardant les yeux levés vers mon visage, cette fois.

— C’est un nombril plutôt mignon, remarqua Darren.

Sa réplique fit se dessiner un sourire sur mes lèvres.

— Je me disais que lorsque je commencerai les cours demain, il vaudrait


peut-être mieux que je cache en partie mon côté bizarre. J’ai les ailes noires,
et ce serait sympa de ne pas exhiber mes quatre tatouages partout.

Marleen fronça les sourcils.

— J’aimerais pouvoir te dire que l’université est mieux que le lycée et que
le harcèlement n’existe pas, mais je mentirais. La Fallen Academy ressemble
au lycée sous stéroïdes.

Une vague de nervosité me traversa à cette remarque, mais je fis de mon


mieux pour la jouer décontractée.

— J’ai grandi dans un quartier rempli de démons. Je suis sûre que


j’arriverai à gérer quelques Barbies riches qui se croient meilleures que moi.

Je l’avais fait. J’avais réussi à faire sourire Lincoln, et bon sang, il avait des
fossettes. À la seconde où il me surprit à le regarder, il transforma habilement
son sourire en grimace renfrognée dans une tentative de le dissimuler. Mais je
l’avais vu. Il me trouvait drôle.

Un point pour moi.

Oh, attends, non, je le déteste.

J’avais oublié à quel point il était méchant parce qu’il avait passé la
dernière heure à me soigner. Ça me troublait l’esprit et ça jouait des tours à
mes émotions.

Le pistolet à tatouage s’alluma à nouveau et je me tins prête. Ma mère allait


faire une crise monumentale en voyant mes tatouages, mais j’espérais que le
fait de savoir que j’aurais explosé sans eux apaiserait sa colère. Une douleur
atroce s’éveilla dans mon flanc et je marmonnai un juron.
— Pourquoi ? hurlai-je tout en agrippant le bord de la table de massage. Le
sang d’ange n’est-il pas sacré, ou quelque chose comme ça ? Il ne pourrait
pas y avoir de la Novocaïne dedans ?

De mes doigts de pieds à mon coccyx et jusqu’à mon crâne, des aiguilles
chauffées à blanc me perforaient douloureusement jusqu’aux moindres
recoins de mon âme.

Marleen afficha un sourire narquois.

— Tu n’es pas la première à poser la question.

La main de Lincoln se glissa par-dessus la mienne à nouveau, chaude,


douce et délicate. Je déglutis alors que la sensation brûlante grandissait dans
mes entrailles. Une lumière orange recouvrit ma paume, puis la douleur
faiblit.

Je soupirai.

Shea n’allait jamais croire à la journée que je venais de vivre. Je n’étais


même pas sûre de savoir comment lui décrire tout ce qu’il s’était passé. Je
commençai à prendre conscience du fait que je n’avais eu qu’environ cinq
heures de sommeil et que j’avais encore toute une journée de travail qui
m’attendait. Juste après mes tatouages, je devais me présenter devant mon
nouveau patron. Le patron de ma mère. Il tenait une entreprise de réanimation
des morts et je n’étais pas une Nécro, ce qui signifiait qu’il me donnerait
probablement des boulots merdiques dans sa clinique jusqu’à ce que je passe
mon diplôme de la Fallen Academy et que j’apprenne à utiliser mes pouvoirs.

Et ensuite quoi ? Je devrais me battre contre l’Armée Déchue ? Voler au


combat et tuer l’une des personnes présentes dans cette pièce ?

Oh Seigneur, dans quoi est-ce que je me suis fourrée ?

Alors que Marleen en était à la moitié de mon troisième tatouage, je


m’évanouis.

— Que se passe-t-il ? demanda Lincoln, inquiet, lorsque je repris


conscience.

— Ça fait beaucoup de pouvoir, de magie, à lier à son âme. Je n’en ai


jamais fait quatre jusqu’ici, expliqua Marleen.

— Termine. Ensuite, à manger, parvins-je à articuler.

Lincoln fronça les sourcils.

— Commande-lui une pizza, aboya-t-il à Noah, qui lisait des magazines


dans le coin de la pièce sans cesser de faire repousser la peau de son épaule.

Marleen dessinait maintenant la dernière ligne du dernier tatouage, tandis


que Darren me donnait de petits morceaux de pizza à manger.

— Il est onze heures quatorze, annonça Lincoln alors que Marleen terminait
et éloignait le pistolet.

La pièce se mit à tourner lorsque je me redressai trop vite.

— Je dois rentrer. C’est mon premier jour avec le patron de ma mère,


aujourd’hui. Il fera de sa vie un enfer si je ne suis pas là.

Je rabaissai mon T-shirt et tentai de me lever, mais la pièce effectua une


pirouette, et je m’écroulai.

— Oh là, oh là, oh là, dit Lincoln en me rattrapant. Tu ne peux pas conduire


ou aller travailler comme ça.

Mon regard croisa le sien.

— Il le faut. Rien n’est une question de choix, dans ma vie.

Il tressaillit à ces mots.

— OK… Dans ce cas, laisse-moi t’appliquer un dernier soin avant de partir.


J’ai demandé à mon premier officier de ramener ta voiture devant le
bâtiment. Il y a un GPS dedans. Il te guidera chez toi.
— OK, répondis-je en hochant la tête.

— Reviens demain à six heures. Tu étudieras avec nous quatre jusqu’à ton
premier cours à huit heures.

Je fronçai les sourcils.

— Six heures, c’est un peu raide. On ne pourrait pas dire sept heures et
demie ?

Je lui adressai mon plus beau sourire de gentille fille.

— Non, aboya-t-il en m’adressant un regard noir.

— Très bien, grommelai-je.

Lincoln hocha la tête.

Noah avait quitté son coin de la pièce pour s’avancer vers nous et regardait
Lincoln avec intensité.

— Tu es sûr de vouloir faire ce dernier soin ?

J’avais les bras serrés autour de mes côtes et je me balançais comme une
fille bourrée au bal de promo.

— Oui, mon frère, je m’en charge, lui répondit Lincoln.

Soudain, ses deux mains s’illuminèrent d’une couleur carotte profonde et


étincelante et je fixai la lumière, fascinée. Il se rapprocha d’un pas et plaça
ses mains autour de ma tête. Dès que la lumière toucha mon crâne, je sentis
ma douleur et ma fatigue s’envoler. Une décharge d’énergie traversa mon
corps, comme si je venais d’ingurgiter deux tasses de café. Je levai les yeux
et vis Lincoln grimacer de douleur, la sueur perlant à son front. Ses genoux
lâchèrent soudain et il s’effondra au sol alors que ses mains cessaient de luire.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je frénétiquement tout en me


penchant pour essayer de l’aider.
Noah baissa les yeux sur Lincoln, avec une expression que je n’arrivais pas
à déchiffrer sur le visage.

— Les Célestes qui possèdent les pouvoirs de guérison de Raphaël ne


guérissent pas les blessures des autres personnes. Ils prennent la douleur en
eux, pour ensuite la guérir de l’intérieur. Il ira mieux après une journée de
repos.

Oh Seigneur. Il a… pris ma douleur, et maintenant il la ressent ?

— Pourquoi ferais-tu ça ? demandai-je à Lincoln, perplexe.

Il haletait au sol tout en se tenant les côtes.

— Pars, dit-il simplement.

Darren me prit le bras et m’attira dehors. La dernière chose que je vis, ce


fut Lincoln assis sur le sol, en train de souffrir, et cela changea mon ressenti à
son sujet.

Cela changeait tout.


CHAPITRE SIX

J’étais légèrement en état de choc, et je me souvins à peine du trajet jusqu’à


la frontière de la ville et le bureau de ma mère, à la clinique de réanimation.
J’étais en retard de sept minutes et j’espérais que mon nouveau patron ne le
remarquerait pas. Je n’avais pas voulu le dire à Lincoln, mais je n’avais
appris à conduire qu’à peine trois mois plus tôt, dans la Volvo amochée de
ma mère qui n’avait pas de direction assistée. Je prenais le bus pour aller
partout, je n’avais donc pas besoin d’apprendre, mais ma mère avait insisté.
Maintenant, j’étais en train de garer un SUV tout neuf de cinquante-mille
dollars devant une clinique Nécro où j’avais toutes les chances de me
retrouver à laver des cadavres.

Quel bonheur.

Je passai la porte d’entrée en courant, ressentant une légère sensation de


brûlure là où se trouvaient mes tatouages, mais rien d’aussi considérable
qu’auparavant. Lincoln m’avait tout pris pour que je puisse assurer mon
service et aider à réanimer les morts.

Pourquoi ferait-il ça ?

— Tu es en retard ! grinça Maître Burdock, assis derrière le bureau.

Je m’arrêtai dans un dérapage, une main serrée sur ma poitrine. Le mec


était sorti de nulle part, comme le faisaient souvent les démons Sulfure. Je
savais qu’il était inutile de trouver une excuse.

— Désolée, Monsieur. Ça n’arrivera plus.

Il me scruta de ses yeux noirs globuleux et sévères, ses cornes projetant une
ombre menaçante sur son visage. Quand il se mettait vraiment en colère, les
pointes de celles-ci fumaient. C’était vraiment flippant. Dans la hiérarchie des
démons, les Sulfures étaient en très bonne place. La rumeur disait qu’ils
étaient placés presque juste après le Prince des Ténèbres en personne. Dans
son cercle rapproché.

— Tu as appris quelque chose dans ton école de luxe ? demanda-t-il en


reluquant les tatouages sur mes bras.

Je ne savais pas trop quelle réponse lui ferait le plus plaisir, alors je dis la
vérité :

— Pas vraiment.

Il hocha la tête et se leva son bureau, se dressant de tous ses deux mètres de
hauteur.

— Ma source m’a dit que tu en apprendrais assez pour contrôler tes


pouvoirs durant la première année. Après ça, tu seras avec moi à plein temps.

Une vague de terreur me submergea.

— Oh, mais c’est une formation de quatre ans, marmonnai-je.

Il se rapprocha et se pencha vers moi. Le bout de ses cornes se mit à fumer


et je faillis me pisser dessus en sentant l’odeur de sulfure. Ma mère disait
qu’il pouvait cracher du feu quand il était vraiment en colère. J’espérais ne
pas avoir à en être le témoin privilégié.

— Tu es à moi. Ne l’oublie pas. Tu crois que je vais les laisser t’engager


dans l’Armée Déchue et te faire travailler contre moi ? Jamais de la vie,
gamine. Un an, c’est tout ce que tu auras.

Je déglutis.

— Oui, Monsieur.

Il hocha à nouveau la tête et la fumée commença à se dissiper.

— Pour l’instant, tu vas assister ta mère, laver les corps, mélanger ses
potions. Une fois que tu seras formée, j’aurai de plus grandes tâches à te
confier – des choses qui pourraient faire tourner cette guerre en notre faveur.
Alors apprends à voler, et tout ce que vous pouvez faire d’autre, vous, les
Célestes, parce que je compte sur toi pour être puissante et me faire gagner
beaucoup d’argent en louant tes services.

Merde.

— Oui, Monsieur, répondis-je, les yeux baissés au sol.

Lincoln avait raison de me détester. J’avais été naïve de croire que je


pourrais être une esclave de démon sans jamais avoir à blesser personne.

— Eh bien, va te mettre au travail ! rugit-il. Nous avons six corps,


aujourd’hui.

Je m’éloignai du bureau de la réception et passai les doubles portes. À la


seconde où j’entrai dans la pièce du fond, l’odeur fétide de la mort, du formol
et de la sauge frappa mes narines.

Maman.

J’avais déjà aidé ma mère une fois ou deux à la clinique, quand elle était
débordée, je connaissais donc le chemin vers l’arrière du bâtiment. Elle était
plongée jusqu’aux coudes dans un lavabo savonneux, occupée à frotter le
corps d’une femme d’environ cinquante ans avec une éponge.

Elle se tourna vers moi et son visage s’illumina.

— Bri ! Comment s’est passé ton premier jour ?

Ses yeux se posèrent sur mes bras tatoués.

— Oh, waouh… des tatouages. D’accord…

Je frottai mes bras.

— Oui, ils sont requis pour contrôler mes dons, ce genre de trucs. Chacun
d’eux est lié à un ange dont je possède les pouvoirs.

Je n’étais même pas sûre de tout comprendre.


Elle fronça les sourcils.

— Combien est-ce qu’il y en a ?

— Quatre, murmurai-je en grimaçant.

Elle laissa tomber son éponge.

— Quatre ! Est-ce que c’est normal ?

Mes yeux s’arrondirent.

— Maman, c’est vraiment ce que tu as envie de demander à ta fille qui


possède des ailes noires après son premier jour ? Si je suis normale ?

Elle grimaça.

— OK, tu as raison. Eh bien, les choses sont ce qu’elles sont. Est-ce que tu
peux terminer de nettoyer Mme Culpo ? Je dois préparer les potions pour
M. Denner.

Beurk et double beurk.

J’imagine qu’il valait mieux ça que d’être une Graisseuse. Pour l’instant.
En baissant les yeux sur mes tatouages, je remarquai que les vilaines lignes
rouges étaient déjà presque guéries.

J’avais entendu dire que les Célestes avaient le pouvoir de s’autoguérir,


mais maintenant que je m’imaginais posséder ce genre de don, cela
m’effrayait. Cela me faisait me sentir moins humaine.

***

Mon service à la clinique durait de midi à seize heures, ensuite j’étais libre
de rentrer chez moi pour faire mes devoirs, ou que sais-je. Ma mère ne partait
pas avant dix-sept heures, je lui dis donc que j’irais récupérer Shea au boulot
et que je commencerais à préparer le dîner. Une fois remise du choc qu’elle
avait éprouvé en apprenant que j’étais maintenant la propriétaire d’une
voiture toute neuve, elle m’avait laissé partir.

M. Burdock n’était pas à la réception quand je partis, ce qui était un


soulagement. Je montai dans le SUV et programmai le GPS pour faire le
trajet jusqu’au club de strip-tease où j’irais récupérer Shea. Elle passait une
demi-journée à la Tainted Academy pour apprendre son métier de Mage, puis
une demi-journée au club pour gagner sa vie, sa journée se terminant à seize
heures trente.

Je me garai dans le parking avec une minute d’avance, et en voyant Shea


passer la porte d’entrée, j’appuyai sur le klaxon. Elle leva la tête vers ma
voiture, avant de plisser les yeux. Quand elle réalisa que c’était moi, sa
bouche s’ouvrit en grand dans une expression stupéfaite, qui se transforma
rapidement en sourire.

— J’y crois pas ! S’il te plaît, dis-moi qu’elle est à nous, hurla-t-elle après
avoir ouvert la portière.

— Si par nous, tu veux dire moi, oui, elle est à nous.

— Ouiiiii ! couina-t-elle en tapant des mains comme une folle.

Ses yeux se baissèrent alors sur mes bras tatoués.

— Espèce de bombe tatouée, raconte-moi tout.

Je ris.

— Mis à part la nouvelle voiture, j’ai passé une journée affreuse, en fait.
Mes nouveaux professeurs célestes sont incroyablement sexy, mais celui qui
commande est un crétin. J’ai passé cinq heures de suite à subir une vraie
torture, puis j’ai passé ces quatre dernières heures à frotter des cadavres. Tu
veux sentir mes mains ?

Elle eut un haut-le-cœur.


— Je vais te croire sur parole.

Je fis faire demi-tour à la voiture et m’engageai sur la route principale pour


retourner vers notre appartement.

— Comment s’est passée ta journée ? La Tainted Academy est-elle


vraiment hantée ? Les professeurs sont-ils vraiment des démons Abrus ?

Notre éducation à Demon City avait jusqu’ici été prise en charge par des
humains, grâce à un contrat que les déchus avaient établi pour nous. Toute
personne de moins de dix-huit ans recevait une éducation gratuite et pour le
moins normale – des maths, des sciences et toutes ces conneries, avec
quelques cours de magie pour rajouter un peu de charme. Mais j’avais
entendu dire qu’à la Tainted Academy, tout était permis. Les démons
donnaient les cours et les anges déchus n’avaient pas leur mot à dire.

Shea soupira.

— Je n’ai pas vraiment envie d’en parler.

Je me figeai. Je garai la voiture devant un commerce de cornes de démon et


coupai le moteur.

— Seah… merde, c’était si dur que ça ?

Il n’arrivait jamais que mon amie ne « veuille pas parler » de quelque


chose. Je n’aurais pu la faire taire même si j’en avais eu envie. Bien sûr, elle
pouvait se montrer plus silencieuse, par moments, mais elle voulait toujours
bavarder. Elle était de loin la personne la plus forte que je connaissais,
physiquement comme moralement.

Elle décroisa les bras et en tendit un vers moi. Là, sur son avant-bras, se
trouvait un gros tatouage représentant un crâne noir avec une tête de serpent
verte sortant de l’une des orbites.

Bordel de merde. Une marque de Mage Noir.

— P… Pourquoi tu as ça ? Je veux dire… ce n’est pas un peu tôt pour ça ?


Je pensais que seuls les Mages Noirs d’un niveau avancé avaient ce truc,
qu’il le recevait après la formation, une fois qu’ils avaient voué leur magie au
côté obscur jusqu’à la mort. Ou peut-être n’était-ce qu’une histoire que ma
mère me racontait pour m’aider à dormir la nuit.

— J’imagine que c’est pour la même raison que celle pour laquelle tu as
reçu tes tatouages si tôt. Pour nous revendiquer de leur côté. Peu importe, les
choses sont ce qu’elles sont.

Elle croisa les bras et fixa son regard sur la vitre alors qu’il commençait à
pleuvoir.

Non.

— Shea, j’ai une voiture. Tu n’as qu’un mot à dire et je nous conduirai loin
d’ici. Nous irons au Canada et vivrons dans les bois, ou quelque chose
comme ça, lui promis-je.

Je lui avais fait le serment que je ne la laisserais pas passer du côté obscur,
et j’étais sincère.

Ses yeux s’emplirent de larmes alors qu’elle se tournait face à moi.

— Le tatouage est aussi un traqueur magique. Ramène-moi à la maison.

Alors que les larmes coulaient sur son visage, je m’efforçai de ne pas
m’effondrer. Je pouvais compter sur les doigts d’une main le nombre de fois
où j’avais vu Shea pleurer. C’était grave, tellement grave.

— On va trouver une solution toutes les deux, d’accord ?

C’était un mensonge total, je le sus à la seconde où il quitta mes lèvres,


mais je devais dire quelque chose.

— OK, répondit-elle d’un ton plat.

Cela me brisa le cœur, parce que je me souviendrais toujours de ce moment


comme de celui où elle avait perdu espoir.
***

Nous mangeâmes notre dîner en silence. Les yeux de mon petit frère
n’arrêtaient pas de passer de mes tatouages à celui de Shea, mais lorsqu’il
tenta de nous interroger à ce propos, ma mère lui donna un coup de pied sous
la table.

Maintenant, Shea et moi étions couchées dans nos lits, dans la chambre que
nous partagions, les yeux fixés sur le plafond. Nous n’avions plus vraiment
parlé depuis la voiture, je sentais qu’elle était un peu déprimée et qu’elle avait
besoin d’être seule.

— Tu es réveillée ? demanda-t-elle soudain.

— Oui.

Je me retournai et regardai au bout de la pièce, vers ses cheveux frisés


étalés sur son oreiller.

— Tu as dit que tes nouveaux professeurs étaient sexy. Sexy à quel point ?

Je souris en me redressant en position assise, et elle m’imita. Voilà la Shea


à laquelle j’étais habituée.

— C’est dingue à quel point ils peuvent être canon. C’est aussi comme si
plus ils étaient sexy, plus ils étaient prétentieux et désagréables.

Elle hocha la tête.

— C’est logique, en fait.

Je souris.

— Tu apprécierais Noah. C’est un vrai beau-parleur, qui adore faire des


clins d’œil.
Elle posa une main sur sa poitrine.

— J’adore les clins d’œil sexy.

Je ris.

— Est-ce que les filles sont de vraies garces et se comportent comme si


elles valaient mieux que toi ? demanda-t-elle.

Je haussai les épaules.

— Je n’en ai aucune idée. Je commence les cours demain. Aujourd’hui, il


n’y a eu que les tatouages.

Elle hocha la tête.

— Les filles de la Tainted Academy sont de vrais vagins. Elles ont déjà
essayé de me chercher.

Elle leva son bras pour montrer les bleus sur sa peau à l’endroit où
quelqu’un l’avait attrapée. Shea était une féministe, alors traiter des femmes
de trous du cul ou de glands ne lui convenait pas. Elle pensait qu’elles
devraient être appelées vagins ou salopes. Je me contentais de laisser couler.

La colère s’éveilla en moi lorsque je vis ses bleus.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Elle haussa les épaules.

— Il y en a une qui a commencé à chercher la merde sans raison, alors je lui


ai explosé les dents de devant avec mon poing américain.

J’ouvris la bouche en grand.

— Shea ! Où est-ce que tu as trouvé un poing américain ?

Elle avait toujours été bagarreuse – elle possédait des canifs, des battes de
baseball et des bombes lacrymogènes –, mais un poing américain ! C’était
juste au-dessous du flingue, non ?

Elle regarda dans un coin de la pièce.

— Ma nouvelle maîtresse Mage me l’a donné. Les armes et les combats


sont encouragés à la Tainted Academy. Elle a dit qu’après ma formation, mon
contrat serait probablement acheté pour un montant à sept chiffres, et que
j’obtiendrais un pourcentage intéressant de cette somme. Les Mages Noirs
sont rares, apparemment.

— Oh.

On pouvait acheter votre contrat ? Était-ce ce que Burdock allait faire avec
moi ?

— Burdock m’a dit qu’il ne m’autoriserait à étudier à la Fallen Academy


que pendant un an. Ensuite, il va probablement vendre mon contrat, lui aussi.

Shea fixa son regard sur le sol.

— Je suis fatiguée. Bonne nuit, Bri.

Elle se retourna rapidement et fit face au mur.

Un frisson parcourut ma peau.

— Ouais, bonne nuit.

Notre enfance était morte et enterrée. Demain serait le début d’un âge
adulte sinistre pour nous deux. Mais je ne pouvais nier que ma situation
semblait un peu meilleure que celle de Shea.

J’imagine que l’avenir nous le dira.

***
Je me réveillai le lendemain matin à cinq heures, au son infernal du réveil –
sans mauvais jeu de mots. Il était très exactement cinq heures sept.

Shea me jeta une chaussure au visage, ce qui m’indiqua que l’alarme


résonnait depuis déjà sept minutes.

— Désolée, grommelai-je en l’éteignant.

Je pris une douche rapide, heureuse de ne pas avoir à gérer mes ailes, et
remarquai que mes tatouages avaient complètement guéri. Pas de
desquamation, pas de rougeur, rien. C’était à la fois étrange et génial.

Une fois habillée, je récupérai un bagel pour moi-même avant de préparer


rapidement un sandwich au beurre de cacahuète pour Bernie. Maman disait
que tant que nous avions les moyens de le nourrir, cela ne la dérangeait pas
de dépenser un peu plus d’argent pour les courses, j’essayais donc de
m’assurer qu’il ait au moins deux repas par jour. Une fois par semaine,
maman le laissait prendre une douche dans sa salle de bain et profiter d’une
tasse de thé bien chaude. Je connaissais Bernie depuis que nous vivions à
Demon City. Il n’avait pas de problèmes de drogue, ou rien d’autre de ce
genre. C’était juste un type malchanceux qui n’arrivait pas à trouver de
travail. En plus d’être aveugle, il était humain. Les emplois ingrats réservés
aux humains, comme la comptabilité et la restauration, étaient pourvus
rapidement, et le gouvernement était parti en vrille après la guerre, alors il
n’existait plus de coupons alimentaires ou d’aide financière.

Nous prenions soin les uns des autres. C’était ainsi que nous survivions.

J’avais enfilé un jean serré et un T-shirt. Après avoir attrapé une veste à
capuche et mon sac, j’étais prête à partir. Le fait de traverser le couloir avec
mes clefs de voiture me parut un peu surréaliste. J’avais une voiture, quatre
tatouages, et j’allais à la Fallen Academy. Est-ce que j’étais en train de
rêver ?

Mon téléphone sonna, annonçant l’arrivée d’un e-mail, et la nervosité


m’envahit lorsque je vis qu’il provenait de Lincoln Grey.
Objet : Ton emploi du temps

Brielle Atwater

Études de maîtrise céleste : 6 h – 8 h. 30 minutes par maître professeur


(Hall d’entraînement 304)

Histoire des déchus : 8 h 05 – 9 h (Salle 506, Mme Delacourt)

Cours de combat : 9 h 05 – 10 h (Salle 511, Maître Bradstone)

Armes : 10 h 05 – 11 h (Piste de course extérieure, M. Claymore)

Déjeuner : 11 h 05 – 11 h 30 (Réfectoire)

Tu as intérêt à être réveillée et en chemin pour ici en ce moment même.

Lincoln

Je grimaçai en lisant le commentaire sur le fait que je sois réveillée, puis je


lus attentivement l’emploi du temps quatre fois.

Cours de combat ? Armes ? La vache.

Donc, ma charmante journée se terminait à onze heures pour que je puisse


aller laver des cadavres avec ma mère jusqu’à seize heures.

J’appuyai sur la touche « Répondre » :

Je suis réveillée depuis deux heures et je suis occupée à faire du yoga et à


nourrir les pauvres. À bientôt.

Puis j’appuyai sur la touche d’envoi. Qu’il réfléchisse un peu à ça. C’était
en partie vrai.

J’ouvris la porte menant à la rue et vis que Bernie dormait encore. Maximus
agita la queue et je déposai un morceau de pomme dans sa bouche, avant de
laisser le sac contenant le sandwich aux pieds de Bernie. L’heure était
tellement indue que même les sans-abris dormaient encore.

Je courus jusqu’à ma voiture garée sur le bord du trottoir et fus soulagée de


voir qu’elle n’avait pas été volée et que personne n’avait piqué les roues.

***

J’arrivai sur le parking du campus à 5 h 56 et découvris un total de trois


voitures garées là, plus une caravane avec une moto appuyée contre elle.
Probablement Lincoln, Noah, Darren et Blake ; personne d’autre n’aurait
envie d’être debout si tôt.

Je sortis de ma voiture avec mon sac et fixai mon regard sur les larges
marches de pierres menant à la partie principale du campus.

Lincoln se trouvait assis là, dans une veste à capuche noire.

Avec un soupir, j’accélérai le pas, le manque de sommeil se faisant déjà


sentir dans mes membres. Lorsque j’arrivai à moins d’un mètre de lui, il leva
les yeux vers moi.

— Hatha ou Kundalini ?

Je fronçai les sourcils.

— Je ne parle que l’anglais, l’informai-je.

Il afficha un rictus.

— Je me demandais quel était ton genre de yoga préféré. Je suis un adepte


du Kundalini, en ce qui me concerne.

Oh. Merde.

— Oui, celui-là est cool, réponds-je, avant de commencer à monter les


marches.

— Est-ce que tu sais où tu vas ? demanda-t-il sans faire le moindre effort


pour bouger.

J’émis un grognement.

— Pas vraiment, mais j’imagine que tu es assis là à m’attendre pour


pouvoir me l’indiquer.

Il se leva et haussa les épaules.

— Je comptais le faire, mais je ne suis pas très fan du comportement que je


perçois.

Oh, mon Dieu. Je vais le tuer.

— Je suis désolée. S’il te plaît, aurais-tu la gentillesse de me dire où aller ?


demandai-je en m’assurant d’intégrer une bonne dose de sarcasme dans ma
voix.

Il sourit, me montrant ses fossettes.

— Voilà, ce n’était pas si difficile, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête.

— Ça l’était vraiment beaucoup.

Il se mit à avancer vers l’entrée en brique, et je me tordis le cou pour


admirer les deux énormes statues d’anges ornant le portail.

— À quelle heure est-ce que les cours commencent pour les autres ?

— Huit heures.

Il tourna à droite dans un couloir menant à un petit bâtiment en briques.

Je suivis du doigt l’un de mes tatouages.

— Est-ce que… tu te sens mieux, depuis hier ?


Je ne l’avais pas vraiment remercié d’avoir accueilli ma douleur au salon de
tatouage. Je comptais le faire, mais il s’était comporté comme un crétin dès le
départ avec son histoire de Kundalini.

— Je vais bien.

Il tendit la main vers la porte du petit bâtiment de briques et je posai la main


sur son bras tendu. Cette fois encore, je sentis cette sorte d’électricité statique
en le touchant, mais la sensation disparut rapidement.

— Hé, euh, je voulais juste te remercier pour… tu sais. Je ne me sentais pas


bien hier et, ouais… merci de m’avoir guérie.

Oh. Mon. Dieu. Quand est-ce que j’ai oublié comment parler ?

Il hocha la tête.

— C’est mon boulot.

Puis il ouvrit les portes, me faisant me demander pourquoi il n’avait pas


simplement répondu « de rien ».

Pff. Ce type est un abruti de première.

— C’est elle ? entendis-je une voix féminine demander à l’intérieur.

J’entrai dans la pièce et vis une petite femme d’environ cinquante ans avec
de longs cheveux rouges. Elle était humaine, à en croire son allure et son
odeur – ne me demandez pas comment je pouvais sentir que quelqu’un était
humain, je pouvais le faire, c’est tout. Depuis que j’avais cinq ans. Elle était
enfouie sous des couches et des couches de tissu noir et argenté.

— Bonjour, ma chère. Je suis Rose, se présenta-t-elle.

— Brielle, répondis-je avec un geste de la main.

Ses yeux parcoururent mon corps, s’attardant sur mes hanches.

— Elle a plus de courbes que tu me l’avais dit. Je vais avoir besoin de ses
mensurations, mais ça devrait convenir pour aujourd’hui.

Elle jeta un uniforme noir et argenté à Lincoln, qui l’attrapa et me le tendit.

Je le regardai en souriant.

— Tu lui as décrit mon corps ? Ça a dû être marrant pour toi.

Il serra les dents, ce qui fit ressortir sa mâchoire carrée, et c’était plutôt
sexy, pour tout dire.

— C’était le meilleur moment de ma journée. Exactement ce que je voulais


faire après une longue journée de travail.

La femme me fit alors signe d’approcher et Lincoln agita un morceau de


papier devant mon visage.

— Voilà une carte. Quand tu en auras terminé ici, rejoins-nous dans la salle
d’entraînement.

Puis il partit.

Je regardai la femme aux cheveux rouges.

— Ce n’est pas la personne la plus sympathique du monde, remarquai-je.

Elle sourit tristement.

— Eh bien, les tragédies changent les gens. C’était un garçon radieux


durant ses premières années ici.

D’un coup, mon cœur cessa de battre. Lincoln avait vécu une tragédie.
J’avais envie de demander des détails à ce sujet. J’avais tellement envie de
savoir que cela creusait un trou dans ma langue, mais en même temps, je
n’avais pas envie de le découvrir. Je ne voulais pas le regarder différemment,
ressentir de la pitié, ou je ne sais quoi, ni entendre une histoire si intime de la
part d’une étrangère derrière son dos. Alors je gardai la bouche close pendant
qu’elle prenait mes mesures.
Dans un état second, je me dirigeai vers la salle d’habillage à l’arrière de la
pièce et enfilai un uniforme noir moulant orné de l’insigne avec les ailes en
argent de la Fallen Academy. Il n’était pas serré au point que je craigne de le
voir se déchirer, mais il l’était assez pour que quelqu’un puisse faire rebondir
une pièce sur mes fesses.

Alors que je suivais la carte vers la salle d’entraînement, je décidai


d’essayer d’oublier ce que j’avais entendu à propos de Lincoln et de la
tragédie qu’il avait traversée. Il valait mieux que j’efface cette information de
ma mémoire.

Dès l’instant où j’entrai dans la grande salle de sport, Noah se mit à siffler.
J’émis un reniflement alors que Lincoln lui donnait une tape sur l’arrière du
crâne.

— C’est notre élève, le réprimanda-t-il.

Noah haussa les épaules.

— Il n’y a aucune loi contre ça, mon frère. Elle a dix-huit ans.

Je laissai tomber mon sac en bandoulière au sol.

— Ne t’inquiète pas, il n’est pas mon genre, de toute façon, lançai-je à


travers la pièce.

Darren et Blake lancèrent un « Ouh là ! », mais les yeux de Lincoln se


contentèrent de me fixer avec intensité alors qu’il affichait une expression
que je ne pus déchiffrer.

Noah fronça les sourcils.

— De quoi est-ce que tu parles ? Je suis le genre de tout le monde.

Il banda son biceps et l’embrassa.

— Tu es trop beau, lui dis-je en toute honnêteté.

Je ne pourrais jamais sortir avec un mec qui avait des sourcils plus soignés
que les miens.

Noah sourit.

— Merci.

Je roulai des yeux.

— Donc, quand est-ce qu’on commence ? Vous voulez que je vous montre
mes techniques ? J’ai grandi dans le ghetto, alors je suis probablement plus
avancée que vos étudiants standards.

Je sortis mon canif de ma botte et le fis tournoyer.

— Elle est adorable, déclara Darren à l’attention des autres.

— Je ne suis pas adorable. Les chatons sont adorables. Je suis une dure à
cuir. Regarde, il y a encore du sang séché dessus, après ce qu’il s’est passé
hier, dis-je en leur montrant la lame.

Lincoln s’avança et poussa un soupir.

— Range ça avant de te blesser.

Rabat-joie.

Je rétractai la lame et la glissai à nouveau dans ma botte.

Lincoln me détailla de haut en bas.

— Sors tes ailes. Nous allons commencer par le vol.

Mes yeux sortirent de leurs orbites.

Le vol ? Je ne sais pas pourquoi ça ne m’a même pas traversé l’esprit.

— Allez, Miss Yoga, dit-il en claquant des doigts alors que les garçons
commençaient à étaler d’énormes tapis de soixante centimètres d’épaisseur
sur le sol.
Oh mon Dieu, c’est pour amortir ma chute.

Je regardai derrière moi et secouai les épaules. Il ne se passa rien. Je


déglutis et fis un petit bond dans l’air en espérant qu’elles sortent à
l’atterrissage.

Pas de chance.

L’arrière du costume comportait deux fentes de trente centimètres pour


qu’elles puissent sortir, alors je savais que ce n’était pas mon haut qui les
gardait à l’intérieur.

— Euh, comment est-ce que je fais sortir mes ailes, exactement ?

Seigneur, c’était si embarrassant.

J’étais certaine que Lincoln s’apprêtait à m’adresser une réponse


sarcastique, mais Blake intervint.

— J’ai eu du mal avec ça aussi, au début. C’est comme apprendre à


marcher quand on est bébé. Il faut que tu t’imagines les déployer, comme tu
le ferais avec tes bras, et elles sortiront. Elles apparaîtront aussi quand tu es
en danger.

Je décidai qu’il était le gentil des quatre.

OK…

Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. J’imaginai mes


omoplates se soulevant et arquai même le dos. Après une seconde pénible, je
sentis un petit coup sec, puis une sensation de lourdeur du côté droit. Me
sentant basculer sur la droite, je me forçai à ouvrir les yeux. Ils réfrénaient
tous les quatre leurs rires.

— Quoi ? rugis-je.

Je jetai un œil derrière moi et vis que je n’avais réussi à sortir qu’une seule
aile.
Tuez-moi, je vous en prie.

Lincoln fut le premier à réussir à contrôler son rire. Il s’avança et tendit la


main derrière moi, caressant la partie exposée de mon omoplate gauche, à
travers la fente de mon costume, d’un doigt délicat. Des frissons recouvrirent
mes bras alors que la chaleur de sa peau parcourait mon dos de cette caresse
sensuelle. Mon aile se déploya alors que j’étais agenouillée, à bout de souffle,
en train de fixer le bel enfoiré qui avait vécu une tragédie. Il fit un pas en
arrière.

— OK, première règle du vol : ne pas mourir.

Sa caresse sensuelle quitta mon esprit et je haussai tellement les sourcils


qu’ils auraient pu atteindre la racine de mes cheveux.

— Ah ah. Quelles sont les vraies règles ?

Noah haussa les épaules.

— Nos maîtres professeurs disaient la même chose – contentez-vous de ne


pas mourir. Tu es pratiquement immortelle, maintenant, à moins de te faire
tuer, mais tu peux te briser le cou si tu rates ton atterrissage.

J’avais l’intention de poser la question, à propos de cette rumeur


d’immortalité, mais waouh, on y était.

Lincoln pointa du doigt vers une échelle.

— Grimpe jusqu’en haut. Voyons voir si nous pouvons obtenir un planage


satisfaisant avant que notre temps soit écoulé. Tu obtiendras ton arme durant
le cours d’aujourd’hui, et nous commencerons à travailler avec demain.

— Est-ce que le moment est mal choisi pour vous dire que j’ai le vertige ?

Lincoln émit un grognement.

— On perd du temps, Miss Yoga.

Pff. Je n’aurais jamais dû dire que je pratiquais ce sport. Je devrais peut-être


commencer à en faire pour de vrai, au cas où il continuerait à m’interroger là-
dessus.

Lorsque je grimpai l’échelle, je fus certaine de deux choses :

1. Ils étaient clairement tous les quatre en train de mater mon cul.

2. J’allais me briser le cou et mourir.


CHAPITRE SEPT

Après avoir réussi à planer pendant deux secondes, durant lesquelles j’avais
giflé Lincoln en plein visage avec mon aile – complètement par accident,
bien sûr –, j’avais assisté à un cours d’histoire d’une heure. À mon grand
désarroi, tout le monde savait qui j’étais et avait passé presque toute l’heure à
me dévisager ou pointer du doigt vers moi. J’en avais même vu quelques-uns
articuler « Suppôt de Satan ».

Génial.

Je me demandai si je devrais me faire une frange pour couvrir mon tatouage


d’esclave de démon, ou peut-être le recouvrir d’un maquillage épais, mais à
quoi bon ? C’était ce que j’étais, et je ne pouvais changer mon avenir. Je
ferais tout aussi bien de vivre avec.

Maintenant, je me trouvais debout dans une grande pièce genre salle de


sport, avec des murs entiers recouverts d’armes de tous les types imaginables,
enfermées dans des cages munies de verrous dorés. Notre professeur,
M. Claymore, était un Mage de Lumière, et il avait la tête de l’emploi, avec
sa longue robe de velours noire, et l’insigne argenté en forme de spirale des
Mages de Lumière sur la poitrine. Ses yeux n’arrêtaient pas de prendre une
teinte gris argenté alors qu’il scrutait chacun de nous dans les yeux, son
regard s’attardant sur moi. Je commençai à me tortiller alors qu’il me clouait
du regard, une sensation pesante se pressant sur ma peau. Il détourna alors les
yeux et la transe fut rompue, la sensation s’évanouissant.

C’était intense.

Le voir dans son accoutrement de Mage me fit penser à Shea. Je me


demandai ce qu’elle était en train de faire, dans son école de délinquants, et
regrettai qu’elle ne puisse être plutôt avec moi.

— Aujourd’hui est l’un des jours les plus importants de votre vie. Vous
allez découvrir votre arme éternelle, et être lié à elle pour toujours.

Sa voix résonnait dans la pièce, nous parvenant de tous les angles à la fois.

Quoi ? Pour toujours ? Lié ?

Une fille guindée nommée Tiffany – qui, je l’avais appris en cours


d’histoire, était une Mage de Lumière en formation – leva la main.

— Est-ce que notre arme éternelle peut vraiment nous parler, après qu’on a
été lié à elle ?

Soit elle était défoncée, soit je n’avais pas bien compris ce qu’elle venait de
dire. C’était peut-être moi qui étais défoncée, parce que cette fille venait de
demander si nos armes allaient nous parler.

M. Claymore haussa les épaules.

— C’est différent pour tout le monde. Une arme éternelle qui parle est
quelque chose de très rare, mais chaque arme possède effectivement une âme,
vous sentirez donc sa personnalité même si vous ne pouvez l’entendre.

Tout le monde est défoncé.

Je me raclai la gorge et levai la main.

— Excusez-moi, mais comment une arme pourrait-elle avoir une âme ?

Il baissa les yeux sur son registre, avant de les poser sur mon front.

— Brielle, c’est ça ?

Foutu tatouage. J’allais clairement me faire une frange. Je hochai la tête.

— À Angel City, nous apprenons tout ça au lycée, alors je vais vous


excuser pour votre manque de préparation. Les armes éternelles nous sont
conférées par les Puissances. Les Archanges sont les protecteurs de
l’humanité, et les Puissances sont les anges défenseurs, les guerriers du
Paradis.
Waouh.

— D’accord. Super, répondis-je.

Tiffany laissa échapper un rire irritant, poussant ses ouailles à rire avec elle.

Je la fusillai du regard, mais avant que j’aie pu y réfléchir plus avant, le


professeur frappa dans ses mains et tous les cadenas des cages s’ouvrirent,
tombant au sol. Après un autre claquement de mains, celles-ci s’ouvrirent en
grand, et nous laissâmes tous échapper un « Aaahh » collectif.

La magie, c’était cool. Je voulais bien lui accorder ça.

— Maintenant, trouver votre arme éternelle peut se révéler un véritable


défi. Soyez patients. Elle vous appellera, et vous vous sentirez à votre tour
attiré par elle. Vous ressentirez de l’amour pour elle. Cela vous semblera
légitime, comme si vous l’aviez attendue toute votre vie, expliqua-t-il.

— Dans ce cas, je pense que le café est mon arme éternelle, marmonnai-je
doucement, faisant pouffer de rire quelques étudiants près de moi.

Le professeur fit un geste vers les cages.

— Ces armes vous accompagneront dans chacun de vos combats pour le


restant de votre vie, alors choisissez bien.

Quelques étudiants s’avancèrent vers les cages, alors que je restais


fermement en arrière dans le groupe des personnes qui ne voulaient pas
choisir en premier. À côté de moi, un jeune homme sublime aux sourcils
exagérément épilés et aux cheveux noirs me donna un coup de hanche.

— Je suis Luke, murmura-t-il.

J’émis un petit rire à son coup de hanche un peu trop amical.

— Bri.

Mon « gaydar » émettait des signaux assez forts, je ne craignais donc pas
qu’il soit en train de flirter avec moi, ou rien de louche dans le genre.
Il hocha la tête.

— Autant l’aborder tout de suite, dit-il en faisant un geste vers mon front.
Ma tante est liée à un démon, elle a ce truc sur le front aussi, alors je
comprends et je n’ai aucun souci avec ça.

Je souris. Sincèrement.

— C’est bon à savoir, répondis-je.

Je jetai un œil à l’insigne sur la poitrine de son costume, indiquant qu’il


était un Métamorphe Animal. Un don démoniaque.

Je crois que je viens de me faire mon premier ami.

— On y va ? proposai-je en faisant un geste vers les cages.

Il regarda Tiffany avec appréhension ; elle venait de récupérer une large


épée qui brillait assez fort dans sa main.

— Les dames d’abord, remarqua-t-il avec un clin d’œil.

Super.

Je pris une profonde inspiration et dépassai lentement la première cage,


cherchant quelque chose qui me donnerait envie de l’aimer autant que
j’aimais le café, mais ne ressentis rien. Je passai devant la deuxième cage,
remplie d’un tas d’arcs et de flèches. Luke traînait derrière moi, et il s’arrêta
pour regarder la petite cage contenant les arcs, bouche bée. Je me figeai et
pivotai pour le regarder alors qu’il tendait la main vers un massif arc en or.
Alors que sa main se rapprochait, l’objet commença à briller d’une faible
lueur bleue.

— Ah, les flèches de la vérité. Une très bonne arme, jeune homme. Tu peux
être honoré, remarqua M. Claymore.

Quand la main de Luke se referma sur l’arc, ses lèvres s’ouvrirent de


surprise. Un par un, les étudiants trouvèrent leur arme lumineuse ; après
l’avoir récupérée, ils allaient attendre au fond de la pièce.
Nous n’étions plus que trois, désormais, et j’étais passée devant presque
toutes les cages. Mon cœur commença à battre follement dans ma poitrine.

Et si je n’avais pas d’arme éternelle ? Est-ce que je devrais juste en


attraper une et faire semblant ?

Mais si je faisais ça, elle ne s’allumerait probablement pas.

Les deux derniers étudiants trouvèrent leur arme, et tous les yeux se
posèrent sur moi. Luke était le seul à m’adresser un regard de compassion ;
tous les autres semblaient… irrités, genre, Seigneur, pourquoi il faut qu’on
l’attende ?

— Il ne faut pas précipiter le processus. Prends ton temps, Brielle, annonça


le professeur, me mortifiant plus encore.

Alors que je passai devant la dernière cage, je sentis quelque chose remuer
en moi. Mon estomac bouillonnait d’excitation et j’avais l’impression de me
tenir à côté d’une source d’électricité. J’étudiai la rangée de dagues, mon
cœur cognant à tout rompre dans ma poitrine.

— Par ici, jeune ailée, dit une petite voix féminine dans ma tête, me faisant
reculer vivement de deux pas.

Toute la classe me dévisageait vraiment, maintenant, mais pas aussi


intensément que le professeur. Il se rapprocha, bouche bée, comme si j’étais
seins nus, ou un truc comme ça.

— Deuxième rangée, troisième à droite. Approche, ma chère, finissons-en.


J’attends ça depuis longtemps, reprit la petite voix.

Bon sang, c’est complètement fou.

— Tu… me parles ? dis-je, me demandant si j’avais finalement perdu


l’esprit.

Elle émit un petit grognement.

— Deuxième rangée, troisième à droite. Allez, chérie. Tu peux le faire.


Je commençais à prendre bien trop de temps, et à avoir l’air bien trop
stupide. D’un geste précipité, je fonçai sur la cage et attrapai la troisième
dague argentée à droite, deuxième rangée. Lorsque je refermai les doigts
autour d’elle, une lumière aveuglante en jaillit et, au même instant, une
immense énergie me traversa. C’était difficile à décrire – c’était du plaisir, le
genre que je ressentirais si je pouvais revoir mon père, mais mélangé à une
sensation de puissance gigantesque, comme si j’étais soudain capable
d’arracher une porte en métal en deux. Mes ailes se déployèrent dans mon
dos, provoquant un hoquet de surprise dans toute la classe, et je tombai à
genoux alors que le pouvoir continuait de tourbillonner autour de moi, le
souffle soulevant mes cheveux.

— Je suis Sera, me dit la dague.

Je sentais sa présence, comme si elle était une personne, une vieille amie.
C’était à la fois la chose la plus étrange et la plus réconfortante que j’ai
jamais connue.

— Brielle, mais tu peux m’appeler Bri.

Je me sentais stupide de me présenter à un couteau, mais bon, il y avait plus


bizarre dans le monde.

— Incroyable, souffla le professeur.

Le vent s’était calmé et même si mes jambes étaient tremblantes, je réussis


à me lever. Je ne pouvais que fixer la dague dans mes mains. Elle faisait
environ vingt-deux centimètres de long, qui incluaient principalement la
lame, munie d’une petite garde en or gravée et incrustée de pierres
scintillantes ressemblant à des perles.

— Une lame séraphique. Je ne savais même pas que nous en avions une ici,
lâcha M. Claymore.

Il s’avança vers la cage dans laquelle je l’avais récupérée, prit un fourreau


noir en cuir et me le tendit. Il semblait juste assez grand pour que je l’attache
autour de ma hanche, ce fut donc là que je le plaçai.
— Quelqu’un a-t-il entendu parler de la lame séraphique en cours
d’histoire ? demanda-t-il.

Mes yeux s’arrondirent.

Oh mon Dieu, il va profiter de ça pour donner une leçon.

Une fille brune de petite taille et au visage couvert de taches de rousseur


leva la main.

— Est-ce que ça n’amplifie pas la lumière intérieure de son utilisateur, ou


quelque chose comme ça ?

Tiffany se mit à rire tout en pointant du doigt vers mes ailes.

— Ça risque de poser problème, dans son cas.

Luke émit un grognement dans sa direction, un véritable grognement


animal, et elle se tut. Il était complètement mon nouvel ami.

M. Claymore hocha la tête.

— C’est en partie vrai, mais ça ne constitue que l’une de ses


caractéristiques. Si elle se battait pour sauver quelqu’un qu’elle aime, la
lumière serait extrêmement forte. Si elle se protégeait ou protégeait d’autres
connaissances, elle serait moins dangereuse. La lumière du véritable amour,
sortant d’une lame séraphique, est connue pour être capable d’éviscérer un
démon sans même faire une seule entaille.

Dieu merci, la sonnerie retentit à cet instant. Avec un soupir soulagé, je me


retournai pour suivre Luke à l’extérieur afin que nous puissions nous diriger
vers notre dernier cours avant le déjeuner – le cours de combat.

— Stop ! rugit le professeur.

Toute la classe se figea.

Il leva une main en l’air.


— Vous devez donner un peu de votre sang à votre arme, pour la lier à vous
pour l’éternité.

Je fus contente de voir que mes yeux n’étaient pas les seuls à s’écarquiller.
Tiffany fut la première à percer la peau de sa main avec son épée géante,
comme si l’idée de nourrir une arme de son sang ne la gênait pas du tout. Puis
tout le monde l’imita. Luke me regarda et haussa les épaules, avant de se
piquer la paume avec l’une de ses flèches.

Je sortis Sera et pratiquai une petite entaille en travers de ma paume. Je


n’étais même pas sûre de m’être coupée jusqu’à ce que le sang coule. Cela ne
me fit même pas mal, c’était juste bizarre, comme si j’avais appliqué de la
glace froide sur ma paume. Une lumière bleue jaillit de la garde et s’enroula
autour de mon torse, faisant apparaître une chair de poule sur mes bras.

Cela me valut une douzaine de regards supplémentaires, y compris celui du


professeur.

— Très bien, allez en paix, dit-il au groupe.

Quand je levai les yeux, il me regardait de ses yeux argentés luisants.

Alors que Luke et moi nous dirigions ensemble vers le cours de combat, je
tentai de faire rentrer mes ailes, mais elles ne se montraient pas très
coopératives. À un moment, mon aile effleura accidentellement Tiffany – que
j’appelai désormais amicalement Pouffany dans ma tête –, et elle poussa un
cri strident, avant de demander de l’eau bénite. Tout le monde se mit à rire. Je
gardai le menton levé et bien haut. Je ne la laisserais pas me démoraliser.

Les Enfants de la Nuit devaient emprunter des passages souterrains pour


traverser l’école, parce qu’ils ne pouvaient s’exposer à la lumière du soleil, ils
nous attendaient donc déjà dans le gymnase, qui était aussi celui dans lequel
j’avais appris à voler ce matin.

L’heure passa rapidement, et nous apprîmes les positions basiques pour


tenir notre arme. Je me retrouvai très vite à déguster mon déjeuner avec Luke
et ses amis possédant un don démoniaque du côté droit de la cafétéria. La
partie gauche était officieusement réservée aux personnes bénies par les
anges. J’étais certainement bénie des anges, moi aussi, puisque j’étais une
Céleste, mais le croissant de lune rouge sur mon front et les ailes noires
disaient le contraire. Et puis, j’avais envie d’apprendre à connaître Luke.

Il avait une sœur plus âgée, Angela, qui était Nécromancienne et deux
classes au-dessus de nous.

— Oh, mec, je me souviens encore du jour où j’ai reçu mon arme éternelle,
sourit-elle en regardant l’arc et les flèches de Luke. Maman sera très fière.

Il hocha la tête.

— Et papa ?

Son visage prit un air abattu.

— Oui, je voulais dire maman et papa.

Luke roula des yeux.

— Ne te fatigue pas. Je sais ce que tu voulais dire.

Je gardai les yeux fixés sur ma purée de pommes de terre.

— Ma mère et mon père sont tous les deux bénis des anges, m’expliqua-t-il.

— Ah.

Certaines familles avaient ce besoin étrange que leurs enfants soient comme
eux. Ma mère avait voulu que je sois une Nécromancienne pour que nous
puissions travailler ensemble, mais c’était ce qui avait fini par arriver de toute
façon.

— Il n’a aucun problème avec le fait que je sois gay, mais il a piqué une
crise quand il a découvert que j’étais un Métamorphe Animal et que je
possédais un don démoniaque, dit-il à ses brocolis.

Angela se mordilla la lèvre. Elle avait de longs cheveux d’un noir d’encre et
était plutôt jolie avec ses yeux verts et ses pommettes hautes.
— Il s’en remettra.

Elle leva alors les yeux derrière moi et se redressa, droite comme un piquet.

— Oh, mon Dieu, Lincoln Grey se dirige vers nous.

Je me figeai, avalant rapidement ma purée et tournant la tête juste au


moment où il prononçait mon nom.

— Qu’est-ce qu’il se passe, avec tes ailes ? demanda-t-il.

La plupart des Célestes les gardaient rétractées sauf pour se battre ou pour
se la péter.

Je roulai des yeux.

— C’est pour ça que tu viens me voir ?

Seigneur, il était exaspérant.

Excellent moyen de m’embarrasser, crétin.

Il m’étudia un instant, avant d’afficher un sourire narquois.

— Elles sont encore coincées, hein ?

Bon sang. Je vais rester éveillée toute la nuit à fantasmer non pas sur le fait
de le voir nu, mais sur les nombreuses façons que je pourrais utiliser pour le
tuer et dissimuler son corps.

Je ne répondis pas et il leva une main pour caresser le haut de mes ailes
dans un geste lascif. Mes ailes se rétractèrent dans mon dos alors qu’une
vague de chaleur parcourait ma colonne vertébrale. Je n’allais pas mentir,
mon corps aimait son contact, mais je le supportais à peine. Bien sûr, il avait
peut-être traversé une tragédie, mais il était simplement… irritant. À tous les
niveaux.

— Tu dois partir, n’est-ce pas ? demanda-t-il tout en regardant mes amis. Je


vais t’accompagner.
OK, c’était un moyen pas très subtil de ruiner mon déjeuner.

— Ouais, d’accord.

Je récupérai mon sac en bandoulière et me tournai vers mes nouveaux amis.

— On se voit demain.

Luke fronça les sourcils.

— Tu ne fais que des demi-journées ?

Je me mordillai la lèvre et pointai du doigt vers mon front.

— Ouais.

Angela lui donna un coup de pied sous la table et ils arborèrent tous deux
un sourire de façade.

— Cool, on se voit demain, Bri, lança-t-elle d’un ton trop joyeux.

Bénie soit-elle.

Lincoln tira sur mon sac.

— Il faut que je te parle.

Arf. Ce grand dadais est sympa à regarder, mais il commence à être comme
une grosse épine dans mon pied.

Nous avancions à travers la foule d’étudiants quand Tiffany bondit soudain


sur ses pieds, bloquant le passage à Lincoln.

— Salut, Linc.

Linc. Ce doit être comme ça qu’elles l’appellent toutes après avoir couché
avec lui.

— Salut, Tiffany.
Était-ce de l’agacement que j’entendais dans le ton de sa voix ? Il la
connaissait, c’était sûr !

— C’est vraiment nul que Raphaël te force à jouer les baby-sitters pour
l’arch-démon, cracha-t-elle en m’adressant un regard noir.

La colère bouillonna dans tout mon corps. Comment osait-elle dire un truc
pareil ! Je m’avançai pour faire quelque chose d’impulsif et de fou, comme
lui arracher les yeux, mais Lincoln leva une main pour m’arrêter.

— Ne joue pas les tyrans, Tiff. Ce n’est pas du tout sexy.

Il la dépassa ensuite en coup de vent tout en me tenant fermement par le


bras.

La dernière chose que je vis avant de quitter la cafétéria, c’était la lèvre


boudeuse de Tiffany et la flamme de jalousie dans son regard.

Ah. Prends ça.

Dès que nous fûmes dehors, il me lâcha le bras.

— Tu vas devoir t’endurcir un peu si tu veux survivre ici, ou n’importe où,


d’ailleurs. Tu ne peux pas te battre avec toutes les personnes qui t’insultent,
dit-il d’un ton paternaliste.

— Ouais, merci, papa, mais j’ai bien conscience de ça. Elle a été sur mon
dos toute la journée, soufflai-je.

Lincoln s’immobilisa à mi-chemin du parking et se tourna face à moi.

— Ça t’arrive de te montrer aimable ?

Je haussai un sourcil.

— Et à toi, ça t’arrive ?

Il roula des yeux et se remit à marcher, me forçant à courir après lui comme
une idiote.
— Comment tu la connais, d’ailleurs ? Une ex-petite amie ?

Il afficha une expression dégoûtée.

— Beurk, non. C’est une… amie de la famille.

Il n’était pas très convaincant.

— Eh bien, de quoi tu avais besoin de me parler ?

Il fallait que je me mette en route. Maître Burdock aurait ma peau si j’étais


en retard deux fois d’affilée.

Lincoln fit volte-face et pointa du doigt Sera, rangée contre ma cuisse


droite.

— Ça. C’est de ça que je suis venu te parler.

J’eus un léger mouvement de recul, blessée par le ton de sa voix.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je en caressant la garde de Sera.

— Est-ce qu’on l’aime bien, ou pas ? Je n’arrive pas à le déterminer, dit-


elle.

J’émis un grognement en moi-même.

— Je délibère encore à ce propos.

— Le problème, c’est que tu ne peux pas emmener une lame séraphique à


Demon City. Elle sera vendue ou détruite. Raphaël m’a confié la tâche de
régler le problème !

Il ne semblait pas ravi d’avoir à s’occuper de ça.

Je ne savais trop quoi dire, alors pour une fois dans ma vie, je gardai le
silence.

Lincoln sortit une clef de la poche de son jean.


— C’est la clef de ma caravane, dit-il en pointant son doigt vers le parking,
à l’orée des arbres, où la jolie petite caravane argentée était garée parmi les
fleurs sauvages.

— Chaque matin, à ton arrivée, je te donnerai ta dague. Et tous les jours


avant de partir, tu la déposeras dans ma caravane et tu verrouilleras ma porte.
Ne fouine pas partout. N’utilise pas ma salle de bains et ne mange pas ma
nourriture. C’est compris ?

Je souris.

— Oh, mon chou, tu me donnes déjà la clef de chez toi ? Mince alors, on
vient tout juste de se rencontrer.

Je lui arrachai avidement la clef des mains.

— Ne la perds pas, aboya-t-il.

Je roulai des yeux tout en la fixant à mon trousseau.

— Détends-toi, je ne suis pas une gamine.

— Je pourrais rester absent des semaines entières si la guerre progresse,


alors j’espère que tu ne mettras pas le feu à ma maison, ou je ne sais quoi,
ajouta-t-il.

— C’est quoi ton problème avec moi ? Honnêtement. Déballe ton sac.

J’avais décidé que cet instant, alors que j’étais en retard pour aller laver des
cadavres, était le moment idéal pour avoir une longue dispute interminable.

Il fit un pas vers moi, réduisant la distance entre nous, et mon souffle se
coinça dans ma gorge. Il toucha mon front avec son index.

— C’est ça, mon problème. Je ne te fais pas confiance. Je ne le pourrais


jamais. Un seul mot de ton maître et tu pourrais accrocher une bombe autour
de ton torse pour tous nous tuer.

J’émis un hoquet, les larmes emplissant mes yeux. Je n’étais pas prête à
entendre une réponse aussi haineuse. Son visage se décomposa alors que ma
lèvre inférieure se mettait à trembler, mais je ne comptais pas donner à ce
connard la satisfaction de me voir pleurer.

Je sortis Sera du fourreau contre ma jambe et la lui tendis, avant de partir en


courant vers le parking. Il me lança quelque chose, mais sa voix était trop
basse et étouffée pour que je l’entende.

***

Lorsque j’arrivais à la clinique de réanimation, j’avais pleuré jusqu’à faire


disparaître tout mon mascara, mais j’avais cinq minutes d’avance, c’était déjà
ça.

Je garai la voiture et en sortis, mais plutôt que de me diriger vers les portes
comme j’aurais dû le faire, je me figeai alors qu’une forte odeur de sulfure et
de pétrole m’atteignait. Un démon était proche, d’un genre dont je ne
reconnaissais pas l’odeur.

Je déglutis et traversai à grands pas le parking. Juste avant que j’aie atteint
les doubles portes, un authentique démon Abrus sortit de derrière le pilier,
faisant remonter mon cœur dans ma gorge et se déployer mes ailes dans une
attitude défensive. Les démons Abrus étaient les bras droits de Lucifer en
personne. Ils ressemblaient beaucoup à des humains, ne possédant que deux
petites cornes rouges sur le front, ainsi que des yeux jaunes brûlants. Ils
étaient tous des hommes incroyablement beaux, séducteurs et dangereux. Je
n’en avais rencontré qu’un seul dans ma vie, jusqu’ici.

— Brielle, je présume ? demanda-t-il d’une voix onctueuse parfumée de


whisky, alors que ses yeux regardaient mes ailes avec convoitise.

— Oui. Je dois aller travailler, ou Maître Burdock me tuera, dis-je avec un


petit rire nerveux avant d’essayer de le dépasser.
— Oh, je ne pense pas que cela le gênera. J’attendais que tu arrives.

Il sourit, exhibant chacune de ses dents droites et d’un blanc nacré. Il


semblait affamé, et j’avais l’impression d’être le plat de résistance.

— Vous m’attendiez ? répétai-je en passant une main nerveuse dans mes


cheveux pour l’empêcher de trembler.

Il hocha la tête, ses yeux passant de mes tatouages à mon sac en


bandoulière.

— Tu as reçu ton arme éternelle aujourd’hui ?

Mon visage dut arborer une expression de totale stupéfaction, parce qu’il
sourit.

— Vous êtes au courant ? m’étonnai-je en me frottant anxieusement les


bras.

Il hocha la tête et lorgna sur mon sac.

— Tu l’as sur toi ?

Mon cœur cognait si fort que j’étais à peu près sûre qu’il pouvait l’entendre.

— Non, on doit les laisser à Angel City.

J’espérais de tout cœur qu’il ne soit pas l’un de ces démons pouvant
détecter les mensonges. Cela ne semblait pas être le cas, parce qu’il hocha la
tête.

— Qu’est-ce que tu as choisi ? demanda-t-il d’un ton indifférent.

Mais ses yeux exprimaient tout sauf de l’indifférence.

Je savais au plus profond de moi que je ne devrais pas dire ce que j’avais
vraiment choisi, alors je lui annonçai la première chose qui me vint à l’esprit.

— Les flèches de la vérité.


Il sembla un peu surpris, mais parut ensuite satisfait.

— Ça pourrait être utile.

Je remuai nerveusement d’un pied sur l’autre.

— Monsieur, je, euh, je dois vraiment aller travailler.

Il hocha la tête.

— On se revoit à la pleine lune.

Toutes les personnes vivant à Demon City connaissaient le cycle de lune


actuel, parce qu’il était affiché partout où il y avait une horloge ou un
calendrier. La pleine lune était dans six jours.

— Ah oui ?

Je n’avais presque pas envie de poser la question.

Il sourit, avant de tendre la main pour caresser les plumes de mon aile,
provoquant un frisson de répulsion le long de mon dos.

— C’est là que j’achèterai ton contrat, après quoi tu travailleras pour moi.
Assure-toi d’apporter tes flèches de la vérité pour la signature du contrat. Tu
ne retourneras pas à la Fallen Academy.

Ses paroles flottèrent dans l’air, menaçantes.

Il se pencha en avant, amenant l’odeur âcre de sulfure et de goudron avec


lui.

— Je sais ce que tu es, me murmura-t-il à l’oreille alors que tout en moi se


révoltait.

Et sur ces mots, il disparut.

Je sais ce que tu es. Je sais ce que tu es. Je sais ce que tu es.


Cette phrase se répétait dans ma tête encore et encore. Je restai immobile
pendant trois minutes entières, m’efforçant de calmer ma panique.

Qu’est-ce que je suis ?

Je décidai d’envoyer un e-mail à Lincoln avant de prendre mon service.

À : LincolnGrey@FallenAcademy.com

Mon maître vient de vendre mon contrat à un démon Abrus. Ce sera finalisé
durant la prochaine pleine lune. Il va me faire quitter l’académie. Tu ne
devrais peut-être pas t’embêter à venir demain matin.

Sincèrement,

La fille en qui tu n’as pas confiance, et qui fait clairement du yoga tout le
temps.

Je ne vis pas sa réponse avant la fin de mon service.

De : LincolnGrey@FallenAcademy.com

Viens demain à six heures. Emballe tes effets personnels.

Sincèrement,

Quelqu’un qui a vraiment fait du yoga.

J’étais tellement déstabilisée que j’oubliai presque de dîner ou de parler à


Shea.

Je sais ce que tu es.

Emballe tes effets personnels.


Cette nuit-là, je restai étendue dans mon lit à fixer le dos de Shea. Nous
étions toutes les deux restées assez silencieuses durant le dîner, chacune
accaparée par nos propres tourments, mais lorsqu’elle se retourna et que je
vis les larmes dans ses yeux, mon estomac se crispa.

— Je ne pourrais pas supporter ça beaucoup plus longtemps. Je suis en train


de passer du côté obscur, je le sens, me confessa-t-elle, chacun de ses mots
provoquant une souffrance dans mon cœur.

Puis elle se retourna et fit à nouveau face au mur.

Il fallut un long moment avant que le sommeil ne m’emporte.


CHAPITRE HUIT

Ce matin-là, quand j’arrivai à l’école, Lincoln n’était pas là, et Noah, Blake
et Darren se comportèrent très bizarrement durant mon entraînement. Noah
avait apporté Sera et ils m’avaient fait faire des exercices basiques sur la
façon de la tenir, de la projeter en avant et d’autres choses que je savais déjà
faire après avoir grandi à Demon City avec toute une engeance infernale.

Quand j’avais demandé où était Lincoln, ils m’avaient simplement dit qu’il
avait un rendez-vous important. J’étais désormais en cours d’armes avec
M. Claymore et il nous faisait nous entraîner ensemble, Luke et moi. Le
Mage arriva derrière moi et je resserrai ma prise sur Sera.

— Elle te parle, n’est-ce pas ? demanda-t-il en scrutant la garde d’or et de


cristal.

Je me contentai de hocher la tête alors que les yeux de Luke sortaient de


leurs orbites.

— Elle sera un bon professeur si tu réussis à apprendre à t’ouvrir à elle.

C’est ça. M’ouvrir à un couteau. Est-ce que je devrais l’inviter à un


rencard ?

— Je n’ai jamais beaucoup apprécié le sarcasme humain, annonça Sera, de


manière assez sarcastique.

— Et comment est-ce que je fais ça ? demandai-je à M. Claymore, ignorant


son commentaire.

Le professeur s’avança devant moi et plaça ses deux mains sur mes épaules,
me scrutant de son regard avisé et d’un blanc nébuleux.

— Une lame séraphique n’est pas une arme éternelle ordinaire. C’est une
arme de l’âme. Ouvre-toi à elle. Montre-lui tes peurs, tes espoirs et tes rêves,
et elle se battra pour eux. Elle renferme une magie extrêmement rare.

La nervosité m’envahit à ces mots.

— Tu entends ça, Sera ? J’ai peur d’être un arch-démon, et j’ai envie de


gagner à la loterie. Est-ce que tu peux m’aider avec ça ? lui demandai-je.

Avant qu’elle ait le temps de répondre, la voix du professeur s’éleva à


nouveau.

— Très bien, maintenant, je veux que vous pratiquiez tous des exercices de
protection. Nous allons nous séparer en groupes de trois. Une personne sera
le protecteur, une autre la victime, et la dernière l’attaquant. Ces exercices
vous prépareront pour l’examen final de l’année, lorsque vous passerez
l’Épreuve pour arriver en deuxième année.

L’Épreuve. Ça semblait effrayant. Heureusement, je ne serais plus là pour


traverser ça.

Je n’avais pas encore eu le cœur d’en parler à Luke. Il devenait rapidement


un bon ami, et je ne voulais pas que cela prenne fin lorsqu’il apprendrait que
mon temps ici était limité.

La porte du fond s’ouvrit et Noah entra, au grand plaisir de toutes les filles
de la classe. Tiffany ronronnait presque littéralement.

— Je veux que cela vous paraisse réel, déclara le professeur. C’est la seule
manière d’activer votre arme. N’essayez pas de blesser qui que ce soit
sérieusement, mais si quelqu’un reçoit une petite coupure ou quelque chose
de ce genre, nous aurons un guérisseur sous la main.

Il fit un geste vers Noah, qui fit un clin d’œil. Évidemment.

M. Claymore nous sépara rapidement en groupes, et lorsque je vis qui était


notre troisième roue du carrosse, je m’efforçai de retenir un grognement.

Pouffany.
— Eh, Archie, me murmura-t-elle. Arch-démon, Archie. Tu comprends ? se
moqua-t-elle avec un sourire en coin.

— Nous devrions la couper en deux, dit Sera, me faisant sourire.

Tiffany me regarda, confuse.

— On ne peut pas simplement découper les étudiants comme ça, informai-je


ma lame parlante.

— Je ferai en sorte que ça ressemble à un accident.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à cette remarque. Luke haussa un


sourcil et je m’efforçai, trop tard, de transformer mon rire en toux. Je
ressemblais probablement à une folle.

— OK, pour notre premier groupe, Brielle sera la protectrice. Je voudrais


voir ce que peut faire cette lame séraphique, me dit-il. Tiffany, tu seras
l’attaquant, et Luke sera la victime.

Et d’un coup, se concrétisait sous mes yeux le pire scénario possible


concernant la manière dont ce cours pouvait se dérouler. Non seulement
j’étais choisie en premier pour cette mascarade, mais en plus j’étais opposée
au despote de la classe. Shea me manquait. Elle aurait trouvé une répartie
grossière et pleine d’esprit à répondre à Tiffany chaque fois qu’elle ouvrait la
bouche.

Le professeur plongea la main dans son manteau et en sortit un flacon de


sel. Il fit le tour de la pièce tout en traçant un grand cercle.

— Si l’attaquant parvient à faire sortir la victime du cercle, il gagne,


déclara-t-il, avant de nous pousser gentiment, Luke et moi, à l’intérieur.

Je sortis Sera et adoptai une position défensive devant Luke. Et pour faire
en sorte qu’il lui soit encore plus difficile d’atteindre Luke, je déployai mes
ailes. Ce matin même, avec l’aide et les conseils de Blake, j’avais réussi à
maîtriser la technique pour les déployer et les rétracter.

Prends ça, Lincoln.


La mâchoire de Tiffany s’ouvrit en grand lorsque mes ailes noires
formèrent une barrière devant Luke.

— Elle a le droit de faire ça ? demanda-t-elle au professeur.

Il haussa les épaules.

— Je ne vois pas pourquoi elle ne le pourrait pas.

Avec un grognement, elle dégaina sa lame.

— S’il te plaît, protège-moi. J’ai vraiment peur d’elle, confessa Luke d’une
voix forte derrière moi, faisant éclater de rire toute la classe.

Je gardai les yeux fixés sur son visage, gardant ses bras dans mon champ de
vision. Les garçons m’avaient appris ce matin que j’avais une tonne de magie
à ma disposition, mais que nous apprivoiserions mes pouvoirs un par un.
Donc pour l’instant, mes ailes et la dague étaient ma seule magie.

— Lux, souffla Tiffany, et son arme s’illumina, émettant une lueur blanche
éclatante.

M. Claymore tournait autour de nous.

— Ah, je vois qu’on s’est entraîné à la maison avec ses parents.

Les joues de Tiffany rougirent, mais quand elle plongea vers moi, j’étais
prête. Tout en plissant les yeux pour éviter d’être aveuglée par la lumière,
j’évitai son attaque et lui fis baisser son immense épée avec ma dague. Quand
les deux armes entrèrent en collision l’une avec l’autre, sa lumière s’éteignit
et ma dague envoya des rayons laser bleus vers son visage. Elle recula en
poussant un cri strident, son bras se levant vivement pour se couvrir les yeux,
et je souris.

— Prends ça, espèce de petit tyran, jubila Sera.

Tiffany m’adressa un regard meurtrier, avant de charger vers moi avec un


cri de guerre. Merde. Elle allait me décapiter, à cette vitesse.
Je m’accroupis, plaçant ma dague entre nous, mais plutôt que d’utiliser son
arme comme je m’y attendais, elle me donna un coup de pied dans le menton.
Fort.

Je tombai à genou, grimaçant, alors qu’elle pivotait sur le côté pour attraper
Luke par le col de son uniforme. Si elle réussissait à sortir du cercle, je
perdais.

Je ne suis pas une perdante.

Je me redressai vivement et l’attrapai instinctivement par le bras. Je savais


que je ne pouvais pas vraiment la blesser avec ma lame, pas comme je
l’aurais voulu, mais Sera m’envoya une image mentale de moi pressant le
plat de l’arme contre son bras. Je fis exactement ça, et la lame devint
incandescente.

Avec un cri, Tiffany relâcha Luke et recula en titubant, s’arrachant à mon


étreinte.

— OK, ça suffira. Bien joué, toutes les deux. C’est un bon début dans
l’apprentissage de votre arme, lança le professeur.

Il y avait une méchante marque rouge sur le côté du bras de Tiffany et elle
me fusillait du regard, s’imaginant probablement en train de me couper la tête
avec son énorme épée.

— Laisse-moi t’aider, roucoula Noah.

En une nanoseconde, les envies de meurtre de Tiffany s’effacèrent de son


visage, qui arbora une expression mielleuse et séductrice.

Le professeur forma le prochain groupe alors que Luke se glissait à côté de


moi.

— Tu es mon coup de cœur féminin du mercredi. Jamais de ma vie je


n’oublierai le son de son cri. Il ressemblait à celui d’une centaine de chats à
l’agonie.

J’émis un petit rire.


— Merci.

Même si honnêtement, tout le mérite revenait à Sera.

— Merci pour ça. Tu es une sacrée dure à cuir, lui dis-je.

Qu’une dague vous envoie une image mentale était plutôt cool.

Et aussi légèrement terrifiant.

— Je suis une extension de toi, mon enfant. Cela fait de toi une dure à cuir
aussi, répondit-elle.

Je ne savais trop quoi répondre à cela, alors je me contentai de garder le


silence et de regarder le combat suivant.

L’espace d’un court instant, je me sentis fière de moi, et j’eus un aperçu de


ce que ce pourrait être de rejoindre l’Armée Déchue et de protéger les
innocents. Mais cela n’arriverait jamais, et cette pensée fit s’effondrer tous
mes espoirs.

***

Je fixais mon déjeuner, me sentant nauséeuse à l’idée de retourner à Demon


City. Lincoln m’avait dit d’apporter mes affaires personnelles, mais pour
quoi faire ? Il n’était même pas là ! J’espérais un peu qu’il demande à
Raphaël de parler à Burdock et qu’ils trouvent une solution ; Raphaël pourrait
racheter mon contrat, par exemple, surenchérissant sur l’offre du démon
Abrus, ou quelque chose comme ça. C’était une idée stupide et sans espoir, et
maintenant je fixais un sandwich à la dinde qui avait l’air délicieux mais que
je n’avais plus assez d’appétit pour manger.

— Eh, tu es Brielle, c’est ça ?

Une petite rousse se glissa à côté de moi. Je l’avais vue dans plusieurs de
mes cours, une Enfant de la Nuit. Elle portait une capuche sur ses cheveux,
une seule mèche rouge en dépassant. Ses mains étaient gantées, malgré le fait
que les fenêtres de la cafétéria étaient couvertes d’un « revêtement anti-UV
très performant » – selon les mots de Luke – pour qu’elle et les autres Enfants
de la Nuit puissent se joindre à nous.

— Salut, oui, c’est moi, répondis-je maladroitement.

Me faire de nouveaux amis était ce que j’aimais le moins au monde.

Elle sourit, exhibant ses dents crochues.

— Je suis Chloé. Nous avons tous trouvé que ce que tu avais fait à Tiffany
en cours d’armes était dément.

Elle fit un signe de tête vers ses amis, qui se tenaient derrière elle. Ils
hochèrent la tête à leur tour avec des sourires encourageants.

— Oh… merci.

Ce n’était pas vraiment moi, juste mon arme, mais si cela pouvait m’aider à
me faire plus d’amis, je voulais bien accepter le compliment.

— Bref, reprit-elle en faisant glisser un flyer violet sur la table. Mon père
est le propriétaire de la Lune du Troisième Œil. C’est une boîte de nuit
souterraine. Il me laisse la louer pour mon dix-neuvième anniversaire, et
j’aimerais que tu viennes. Amène tes amis, si tu veux.

Elle sourit à Luke et Angela.

Waouh. Je n’avais jamais vraiment été invitée à une grande fête en boîte de
nuit jusqu’ici. Mon cœur se serra lorsque j’étudiai le flyer. La fête aurait lieu
ce vendredi soir. À dix heures.

Je me grattai nerveusement le cou.

— Je… euh… ne vis pas ici.

Je pointai du doigt vers mon front pour bien me faire comprendre.

Elle haussa les épaules.


— Et alors ? Tu peux passer les gardes à la frontière en leur montrant ta
carte d’étudiante. Dis que tu as un cours du soir, ou quelque chose comme ça.

Je pourrais cacher Shea sur la banquette arrière. J’avais tellement envie


d’y aller.

— Très bien, je vais faire ce que je peux, lui répondis-je avec un sourire.

Elle hocha la tête.

— Cool. On se voit plus tard.

Puis elle partit, emmenant ses amis Enfants de la Nuit avec elle.

Luke la regarda partir, avant de m’adresser un regard impressionné.

— Chloé Brisbane est presque un membre de la royauté parmi les Enfants


de la Nuit. Tous les membres de sa famille en font partie. La rumeur dit que
deux démons se sont écrasés dans leur salon la nuit de la Chute, et qu’ils ont
donc tous reçu la même magie. Son père est un genre de chef de mafia pour
eux, ou un truc du genre.

Cela me semblait juste être une grosse rumeur.

— Mais elle est cool, n’est-ce pas ?

Je n’avais pas envie de me mettre à traîner avec les mauvaises personnes.


Les tyrans et les connards pouvaient tout aussi bien rester entre eux.

Il hocha la tête.

— Complètement. Son grand frère est un officier supérieur dans l’Armée


Déchue. Il est tellement sexy que je n’arrive même pas à respirer quand il est
dans le coin. Il fait partie de la brigade de Lincoln.

Lincoln.

Je l’avais presque oublié, ainsi que la clef de sa caravane, qui brûlait à


l’intérieur de ma poche. Je devais déposer mon arme là-bas avant de partir
travailler.

— Super. Je dois y aller. On se voit demain ? dis-je à Luke tout en me


levant.

Je ne lui dirais pas que j’étais en sursis jusqu’à mon dernier jour.

Il hocha la tête, avant de lorgner le flyer.

— Ouais, on se voit demain. Eh, qu’est-ce que tu fais vendredi soir ? me


demanda-t-il en me faisant des yeux de chien battu.

Je ris, sortis mon téléphone et pris une photo du flyer pour avoir l’adresse.

— Toi et Angela devez absolument venir avec moi. J’amènerai ma


meilleure amie, Shea, pour que vous puissiez la rencontrer. C’est une Mage.

Leurs visages s’illuminèrent et ils m’adressèrent des hochements de tête


enthousiastes.

Je me précipitai hors de la cafétéria et sortis mes clefs de voiture. J’étais


assez pressée de voir à quoi ressemblait la maison de Lincoln. Elle sentait
probablement la sueur et devait être complètement en désordre. Il m’avait dit
de ne pas fouiner, mais j’allais clairement être tentée.

J’étais en train de dépasser les doubles portes menant au bureau de Raphaël


quand elles s’ouvrirent et que je me cognai dans le torse de quelqu’un.

— Ouille ! gémis-je alors que tout l’air était expulsé de ma poitrine.

Des bras forts s’enroulèrent délicatement autour de mes biceps pour


m’empêcher de perdre l’équilibre. Je levai les yeux et vis les cheveux
sombres de Lincoln décoiffés sur son front, ses yeux bleus ombrageux
m’étudiant avec beaucoup d’attention.

Alors que la porte se refermait, je jetai un œil à l’intérieur. Les quatre


archanges se trouvaient là et me regardaient avec une expression
indéchiffrable.
— Lincoln, je…

Je ne savais pas quoi dire. J’étais toujours collée contre son corps ferme, ce
qui était un tout petit peu perturbant.

Il baissa les yeux sur moi.

— Va ranger ta lame séraphique chez moi, je te rejoins à ta voiture,


d’accord ?

Je fronçai les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Il m’avait dit plus tôt que les quatre archanges ne se réunissaient que lors
d’occasions spéciales, alors pourquoi étaient-ils tous de retour ?

— Je te raconterai tout durant le trajet jusqu’à ton travail, dit-il, et ma


bouche s’ouvrit en grand.

— Tu viens au boulot avec moi ?

Raphaël allait peut-être vraiment racheter mon contrat.

Il se contenta de hocher la tête.

Pourquoi a-t-il l’air nerveux ? Et pourquoi est-ce qu’il me regarde si…


différemment ?

— Mais…

— S’il te plaît, pour une fois dans ta vie, fais ce que je te dis. C’est
important.

— OK, répondis-je en fronçant les sourcils.

Je me dirigeai vers sa caravane en regardant derrière moi, mais il n’était


nulle part en vue. Quand j’arrivai à la caravane argentée, je scrutai la moto
garée à côté. Un peu nerveuse, je mis la clef dans la serrure et ouvris la porte.
Un effluve de draps propres, ainsi que quelque chose d’épicé et de masculin,
frappa mes narines. Deux petites marches menaient à une cuisine ouverte et à
un coin-repas. Tout était propre et moderne, dans un thème rouge et noir.
Mes yeux se posèrent sur la table à manger, sur laquelle étaient posés une
guitare acoustique et un bol de médiators.

Il joue de la guitare. Il conduit une moto.

Je ne l’aurais jamais deviné… même si j’imagine que je ne pouvais savoir à


quoi m’attendre de sa part. Un trophée du Connard de l’Année ornant sa table
à manger, peut-être ? Ça sentait bon, ici, bon sang. À nouveau, ce n’était pas
ce à quoi je m’attendais.

Je me penchai pour jeter un œil par la fenêtre et m’assurer qu’il ne me


surveillait pas, puis je revins vers la chambre ouverte tout au fond de la
caravane. Il y avait un grand lit avec une couverture bleu foncé défaite, un
livre de poésie classique posé dessus. Je souris, sachant déjà que j’utiliserais
ça contre lui, un jour.

Je revins à grands pas vers la table de la salle à manger et commençai à


détacher le fourreau à ma jambe.

— Emmène-moi avec toi. J’ai un mauvais pressentiment, dit Sera,


m’effrayant.

— Un mauvais pressentiment à quel sujet ? Je ne suis pas autorisée à


t’emmener à Demon City, lui répondis-je.

— Pourquoi est-ce qu’il vient avec toi ? m’interrogea-t-elle.

Avec un haussement d’épaules, je la plaçai sur la table.

— Peut-être pour racheter mon contrat démoniaque.

— Il aurait pu faire ça par téléphone, avec un virement bancaire. Emmène.


Moi. Avec. Toi.

Je fronçai les sourcils. Pourquoi Lincoln m’accompagnait-il au boulot,


exactement ? Il avait dit que le seul fait d’être dans Demon City lui faisait
mal, après tout.

— Tu dois me faire confiance. J’ai un pressentiment. Prends-moi avec toi,


ajouta Sera d’une voix irrévocable.

Un grognement m’échappa. Si je me faisais prendre, ou si elle se faisait


voler, Lincoln me ferait la peau. Avec un soupir, je déposai le fourreau vide
sur la table, puis glissai Sera dans ma botte. Je ne me le pardonnerais jamais
s’il arrivait quelque chose et que je n’avais pas tenu compte de son conseil.

Je quittai la caravane, verrouillant derrière moi, et courus jusqu’à ma


voiture.

Lincoln se tenait contre le côté passager du véhicule avec un grand sac de


voyage.

— Tu peux conduire ? demanda-t-il.

J’émis un rire moqueur.

— Comme si j’allais te laisser conduire ma voiture toute neuve.

Ses lèvres se recourbèrent en un sourire éphémère, mais il s’effaça


rapidement et son visage prit un ton sérieux. Je déverrouillai ma porte, me
glissai à l’intérieur, et il s’assit à côté de moi.

— Maintenant, est-ce que tu peux me dire ce qu’il se passe ? demandai-je


tout en sortant du campus pour entrer sur l’autoroute.

Lincoln retira sa chemise d’un mouvement rapide et mes yeux


s’arrondirent.

— OK… je veux dire, on s’est rencontrés il y a seulement quelques jours,


mais je ne suis pas contre une petite exhibition, plaisantai-je.

Il sortit un haut en fine cotte de mailles et commença à le faire passer par-


dessus sa tête.

Mes sourcils se froncèrent.


— Qu’est-ce que… Pourquoi est-ce que tu enfiles une cotte de mailles ?
Lincoln, explique-moi ! Je commence à être inquiète.

Mes tripes se crispèrent de peur. Je détestais l’inconnu.

Il soupira et sortit un plastron, qu’il accrocha par-dessus la cotte de mailles.

Il est en train d’enfiler une armure de combat complète. Qu’est-ce qu’il se


passe, bon sang ?

— Tous les contrats d’esclaves de démon disposent d’une marge de


manœuvre. Je vais trouver la tienne, déclara-t-il.

Je l’écoutais à moitié, l’autre moitié se demandant s’il allait retirer son


pantalon, à présent. Mais j’enregistrai alors ses paroles, qui me troublèrent.

— Tu as besoin d’une armure de combat complète pour ça ?

Il garda le silence.

— Lincoln, insistai-je alors que nous approchions du poste-frontière.

Il enfila un T-shirt à manche longue par-dessus l’armure pour qu’elle ne


puisse être visible.

— Je vais combattre ton patron. Le gagnant obtient ton contrat.

Il révéla cette information comme si ce n’était rien de bien grave.

Mes yeux sortirent de leurs orbites.

— Toi ? Tu vas combattre Maître Burdock ?

— Il se trouve que je connais une ou deux choses en matière de combat, me


contra-t-il en m’adressant un regard noir.

Ce n’était pas ce que je voulais dire.


Le démon à la frontière nous arrêta et je montrai ma carte, qui affichait mes
heures de travail et le titre de voyage qui m’avait été alloué.

— Et lui ? demanda le démon.

Lincoln sortit une carte plastifiée.

— J’ai des affaires à régler pour la Fallen Academy.

Le démon regarda la carte en plissant le front, la tenant à la lumière. Une


image holographique s’y refléta, et il la lui rendit.

— Vous n’êtes pas autorisé à passer la nuit ici.

Lincoln hocha la tête.

— Bien sûr que non.

Le démon donna deux tapes brutales sur le côté de la voiture, et je traversai.

— Donc, tu combats Burdock, et quoi, il me laisse juste partir ? lui


demandai-je d’un ton incrédule.

Lincoln grimaça, comme s’il avait mal.

— Écoute, je peux passer les dix prochaines minutes à t’expliquer tout ça


alors que je m’affaiblis de plus en plus, ou tu peux profiter de ce temps pour
me dire tout ce qu’il y a à savoir sur ton patron. Quel genre de démon il est,
quelles sont ses faiblesses, des choses comme ça.

Oh merde.

C’était réel. C’était vraiment en train d’arriver.

— Est-ce que c’est un combat à mort ? lui demandai-je, sous le choc.

Lincoln me lança un regard en coin.

— Oui. Maintenant, à moins que tu n’aies envie que je meure, parle.


Oh, mon Dieu.

— Burdock est un démon Sulfure. Il peut cracher de la fumée noire et du


feu par sa bouche et ses cornes.

— OK. Quoi d’autre ? m’encouragea-t-il en hochant la tête

— J’ai entendu dire qu’il pouvait créer des portails menant directement à
Lucifer, et qu’il était impossible à tuer à moins de couper d’abord ses cornes.
Elles possèdent un genre de pouvoir régénérant ou quelque chose comme ça.
Mais ce sont juste des rumeurs.

— Ça vaut le coup d’essayer.

Nous étions à un pâté de maisons de la clinique. J’avais envie de tourner en


rond quelques minutes le temps de tout digérer.

— Est-ce que Michel ou l’un des archanges ne pourrait pas s’occuper du


combat ? Je veux dire… pourquoi toi ?

Je ne voulais pas qu’il pense que je n’avais pas confiance en lui, mais…
c’était le cas. J’avais peur pour lui. D’accord, c’était un Céleste, mais il avait
vingt-deux ans, et il allait s’en prendre à un démon de plusieurs centaines
d’années.

— Il y a certaines affaires humaines dans lesquelles les archanges ne


peuvent pas intervenir. Il s’agit de l’une d’entre elles. Tu as signé ce contrat
de ton plein gré.

Bon sang.

— Et j’ai la bénédiction de tous les archanges pour faire ça. Ils m’ont
choisi, et j’en suis honoré, me dit-il sur un ton de défi.

Bon, d’accord.

Je m’engageai sur le parking de la clinique de réanimation, garai la voiture


et pris une profonde inspiration, avant de lui faire face.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Je veux dire, pourquoi te battre pour
moi ?

Il pourrait se faire tuer. C’est stupide.

— Laisse-moi simplement être vendue au démon Abrus, et continue ta vie,


lui dis-je d’un ton maussade.

Il se tourna face à moi, ses yeux bleus perçants presque étincelants.

— Parce que tu es spéciale.

Tout mon corps fondit, une sensation de chaleur se répandant dans mes
entrailles.

Ses yeux s’écarquillèrent un peu.

— Je veux dire, pour la guerre et pour les anges déchus. Tu es spéciale pour
eux, et je travaille pour eux, cela te rend donc spéciale pour moi.

Il se racla la gorge et regarda partout sauf vers moi.

— Bien sûr, répondis-je alors que la flamme qu’il avait allumée en moi
mourait entièrement.

Il haussa les épaules.

— Et j’ai peut-être lu ton dossier aujourd’hui, et découvert que tu n’étais


peut-être pas aussi mauvaise que je le croyais. C’est vraiment admirable, ce
que toi et ta mère avez fait pour essayer de sauver ton père.

D’un coup, des larmes menacèrent de couler de mes yeux, ma gorge se


serrant alors que j’essayai de ravaler mes émotions.

— Il y a un dossier sur moi ? Où est-il, et comment je peux le détruire ?

Il afficha un sourire narquois, mais il s’effaça rapidement.

— Il y a quelque chose que je voudrais te dire.


Tout semblait si sérieux, j’avais peur de ce qu’il s’apprêtait à avouer.

— OK…

Il déglutit.

— Si je te détestais, la première fois que je t’ai vue, c’est parce que mes
parents et ma petite sœur ont été tués dans une attaque, et que tu me rappelles
ce moment.

Ce fut comme si tout l’air était aspiré hors de la voiture dans un trou noir.
C’était ça, le traumatisme qu’il avait traversé. Tout mon corps se figea.
Pourquoi est-ce que je lui rappellerais la mort de ses parents ?

— Nous devions nous retrouver dans un café, près de la frontière, pour


célébrer l’obtention de mon diplôme de l’académie. J’étais en retard, je
faisais l’idiot avec Noah et les autres, continua-t-il, les yeux fixés sur ses
doigts.

Je posai une main sur son bras, et il ne s’écarta pas. Je m’étais mise à
respirer par hoquets irréguliers alors que je luttais pour garder mon calme. Il
avait perdu toute sa famille, je ne pouvais même pas imaginer ce que ça
pouvait être.

— J’étais à deux pâtés de maison de là quand la bombe a explosé. Ma mère,


mon père et ma petite sœur avaient disparu, d’un coup.

Sa voix se brisa et je ne pus retenir mes larmes avant qu’elles ne coulent sur
mon visage.

— Lincoln… je suis tellement désolée.

Je tentai de me reprendre en me mordant l’intérieur de la joue, et ses yeux


bleus perçants se rivèrent aux miens.

— Quand nous avons regardé la vidéosurveillance, je m’attendais à ce qu’il


s’agisse d’un démon… mais ce n’était pas le cas. C’était un esclave de
démon, qui avait déboulé dans le café et ruiné ma vie.
La colère dans sa voix était à couper au couteau.

Oh merde. Est-ce possible ?

Je ne savais pas grand-chose à propos de la façon dont fonctionnait la


marque d’esclave, mais j’avais entendu dire que les démons pouvaient
contrôler nos actions grâce à elle, s’ils le voulaient. Cela expliquait tout, la
raison pour laquelle il était si dur avec moi.

— Je ne ferais jamais ça, je préférerais mourir, lui dis-je avec ardeur.

Il secoua la tête.

— Tu n’aurais pas le choix. C’est là que je voulais en venir. Je suis ici pour
te donner le choix.

À ces mots, il ouvrit la portière et se tourna vers moi.

— Viens. Je m’affaiblis un peu plus à chaque seconde que je passe dans


cette ville.

Je me contentai de hocher la tête. J’allais vomir, c’était certain. Alors que je


m’apprêtais à ouvrir la portière, Lincoln tendit la main pour m’arrêter.

— Si… S’il m’arrive quelque chose, assure-toi que mon corps revienne à
l’académie. Je ne veux pas être réanimé.

Oh. Mon. Dieu.

L’ampleur de la tâche à accomplir me heurta de plein fouet. Je ne pus que


hocher à nouveau la tête.

Cet homme sublime qui, apparemment, jouait de la guitare, et qui était


toujours clairement le Connard de l’Année, allait combattre un démon
Sulfure pour moi. Si les déchus ne lui avaient pas demandé de le faire,
j’aurais peut-être même trouvé ça romantique. Et maintenant qu’il m’avait
raconté l’histoire de ses parents, je le voyais sous un jour complètement
différent. Je me comporterais comme une conne, moi aussi, si un esclave de
démon avait fait exploser ma famille.
S’il te plaît, ne meurs pas. Tu es trop beau gosse pour ça.

Et ce fut ma dernière pensée avant que l’Enfer se déchaîne.

Le jeu de mots était complètement volontaire.


CHAPITRE NEUF

Dès l’instant où Lincoln ouvrit les portes de la clinique, un sombre


pressentiment m’envahit. Burdock apparut brusquement, de la fumée sortant
de ses cornes.

— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? grogna-t-il en pointant du doigt vers le


Céleste.

Je me figeai sur place, m’aplatissant contre le mur. Lincoln sortit son épée
et la pointa vers le torse de mon maître.

— Je te défie pour un combat à mort. Si je gagne, Brielle Atwater sera


absoute de son contrat d’esclave et deviendra une âme libre.

J’avais l’impression que le temps s’était arrêté. Il y avait comme de


l’électricité statique dans l’air, et plus personne ne bougeait.

Burdock rejeta la tête en arrière et éclata de rire, de la fumée noire sortant


de tous ses orifices et se déposant au sol. Je tournai les yeux en percevant un
mouvement à l’arrière. Ma mère regardait toute la scène depuis la porte
ouverte de la salle du fond, bouche bée.

— Rien de ce que tu peux m’offrir n’a plus de valeur qu’elle. Fais-moi


confiance. Marché refusé.

Il sortit une masse de sa ceinture.

— Mais je vais te tuer pour être entré ici sans y avoir été invité.

Lincoln ne parut pas du tout intimidé. Il tendit la main derrière son dos et
sortit une autre arme. Celle-ci était incroyablement plus grande et plus
brillante. Elle irradiait d’une puissance certaine, et quand la fumée de
Burdock l’approcha, elle fuit, comme effrayée.
— Je te présente l’épée de l’archange Michel. Elle sera offerte librement au
gagnant de ce combat.

Il posa l’épée au sol, la fumée noire s’en écartant.

Burdock resta immobile, complètement sous le choc, lorgnant l’arme du


regard le plus cupide que j’aie jamais vu.

— Donc, je te tue, et je récupère l’épée et la fille ?

Lincoln hocha la tête, avant de lui tendre un rouleau de parchemin brillant.

— Signé avec la bénédiction des anges déchus en personne. Tous les


quatre.

Il jeta le parchemin au sol.

Burdock sourit, avant de frapper dans ses mains. Un parchemin brillant


d’une lueur rouge apparut dans sa main.

— J’accepte.

Il le jeta au centre, où l’épée et l’autre parchemin se trouvaient.

Lincoln hocha la tête.

— Brielle est mon témoin. Appelle le tien.

Le démon s’esclaffa, exhibant ses dents noircies aiguisées comme des


rasoirs.

— Il est en chemin. Dehors. Je vais définir le périmètre.

Je peux ajouter la communication mentale à la liste de ses pouvoirs. Oh


Seigneur.

Lincoln passa les portes en reculant, sans jamais tourner le dos à Burdock.
Je fis de même. L’épée de Michel et les deux parchemins restèrent sur le sol
de la clinique de réanimation.
— Kate, surveille le gage. S’il lui arrive quoi que ce soit, je te tue, dit-il à
ma mère.

Elle hocha la tête et se précipita en avant, récupérant les trois éléments.

Ma mère et moi échangeâmes un regard à travers la porte vitrée. Un regard


qui voulait tout dire. C’était ce qu’elle voulait pour moi. C’était ce que moi je
voulais pour moi-même. Je ne savais pas ce que cela signifierait pour elle et
Mikey, cependant, et cela m’emplissait d’appréhension.

Je me tournai face à Burdock et vis que son témoin était en effet arrivé. Il
avait appelé le patron de Shea, Maître Grim. Et mon amie se trouvait sur le
siège conducteur, à côté de lui. Lincoln transpirait un peu, s’affaiblissant
clairement à chaque moment passé dans la ville.

À la seconde où le patron de Shea sortit de la voiture, Burdock pointa le


doigt vers lui.

— Tu es témoin. Si je meurs, ce jeune homme peut partir avec Brielle et


l’épée, et son contrat est absout.

Grim hocha la tête tout en détaillant le Céleste de haut en bas, comme s’il
était un repas. Puis il cracha au sol, le trottoir se mettant à fumer là où sa
salive était tombée.

— Si je le tue, ce que je vais faire, j’obtiens l’épée de l’archange Michel et


je peux garder Brielle et son contrat. C’est bien ça, gamin ? demanda-t-il.

Lincoln hocha la tête et s’avança sur le parking.

— Finissons-en.

Burdock sourit.

— Avec plaisir.

Il s’avança, avant de se pencher en avant et de cracher du feu noir sur le


béton. La flamme se répandit autour du parking, définissant en un cercle
parfait un périmètre autour de Lincoln et lui. Les flammes dansaient à
environ soixante centimètres de hauteur et puaient le soufre, le sulfure acide
me brûlant les narines.

Nom d’une fin du monde. Lincoln va mourir.

— C’est le feu de l’Enfer, fiston, alors à moins que tu aies envie de


rencontrer le Prince des Ténèbres, je te suggère de ne pas y toucher, grogna
Burdock.

Mes yeux s’arrondirent.

Le feu est un portail vers Lucifer ?

Lincoln adressa un regard noir à mon maître et fléchit le dos, déployant ses
magnifiques ailes blanches. Elles s’étendaient sur presque quatre mètres
d’envergure et il les fit battre avec force de haut en bas, éteignant la moitié du
cercle de feu de l’Enfer.

— Tu ne me fais pas peur, vieil homme, cracha Lincoln.

Oh merde.

Burdock bougea si vite que ses mouvements étaient flous. Comme un foutu
vampire, il était là une seconde, et se trouvait juste devant Lincoln la seconde
suivante. Il se propulsa de tout son poids et frappa le torse du jeune homme,
entrant en collision avec son armure et déchirant son T-shirt.

Lincoln eut la respiration coupée, mais il se maintint debout et profita de


leur proximité pour plonger sa lame vers Burdock. Le Céleste parvint à lui
entailler le bras avant que le démon ne s’écarte.

J’avais oublié de lui dire que Burdock était monstrueusement rapide.

Oups.

Le démon propulsa son bras droit en avant dans l’intention de frapper


Lincoln au visage, mais celui-ci battit des ailes et s’éleva dans les airs,
planant au-dessus de son adversaire, hors de portée. Cela rendit Burdock
furieux et des flammes orange jaillirent de sa bouche sans crier gare,
atteignant le bout des ailes de Lincoln. Ce dernier paniqua, s’élevant plus
haut dans le ciel et battant des ailes de plus en plus vite dans une tentative
pour éteindre les flammes. Je me rongeai les ongles tout en regardant le
déroulement des choses, me demandant comment tout cela avait pu arriver si
vite.

Le feu s’éteignit et Lincoln se laissa soudain tomber. Il rétracta ses ailes,


juste au-dessus de Burdock, de façon à se laisser tomber de tous ses soixante-
cinq kilos, vite et brutalement. Il atterrit sur le démon très grand, le faisant
tomber au sol, et d’un coup d’épée violent, il lui découpa la corne gauche.

— Tue cet imbécile ! rugit le patron de Shea.

De la fumée noire sortit du trou béant où se trouvait auparavant la corne, et


Lincoln se mit à tousser. La fumée enveloppait leurs corps, les dissimulant à
la vue, jusqu’à ce que je ne puisse plus entendre que des grognements et le
fracas du métal contre le métal.

Mon regard effrayé croisa celui de Shea à l’autre bout du parking ; elle
semblait complètement sous le choc et perplexe. Sa mâchoire pendante et son
tatouage en forme de tête de mort firent se former une idée dans mon esprit.
Une idée folle. Une idée qui pourrait me faire tuer.

Soudain, une lueur bleue étincelante s’éleva au-dessus de la fumée noire,


puis Lincoln s’en extirpa en volant, Burdock dans ses bras. Mon maître
n’avait plus de cornes, il saignait et était complètement fou de rage. Il hurlait
de colère alors que le Céleste s’envolait de plus en plus haut.

Puis il laissa tomber le démon.

De quinze mètres de hauteur.

Celui-ci hurla durant toute sa chute, crachant du feu et de la fumée.


Lorsqu’il s’écrasa sur le parking, la chaussée se creusa, formant un cratère, et
s’affaissa sur les bords. Ses jambes devaient être cassées, mais il ne semblait
pas s’en soucier. Il sortit une dague de sa chaussure et alors que Lincoln
revenait vers lui en accélérant, son épée levée, le démon lança la dague droit
sur lui. Je hurlai, mais c’était inutile. La dague traversa l’espace les séparant
et s’enfonça dans la cuisse de Lincoln. Avec un rugissement douloureux, le
Céleste s’effondra maladroitement sur les derniers mètres et atterrit
gauchement, se tordant la cheville. Je pus entendre le craquement de l’os de
là où je me tenais.

Je grimaçai, faisant un pas en avant pour l’aider comme je le pourrais, mais


ma mère me fit reculer.

— Pas d’interférence, ou le marché sera annulé. Il va s’en sortir.

J’avais envie de protester, de me précipiter là-bas pour aider, mais elle avait
raison. Cela allait probablement à l’encontre des règles, et il était si près de
réussir. Il semblait vraiment avoir une chance.

Je pourrais être libre.

Lincoln et Burdock se dévisageaient, tous les deux en sang et blessés. Ce


premier prit une inspiration pour se calmer, avant d’ouvrir les yeux. Ils
étaient d’un bleu surnaturel, et ils brillaient.

— Retourne en Enfer, démon ! rugit-il, avant de lever son épée.

Burdock fit tourner sa masse au-dessus de sa tête, et juste au moment où


Lincoln arrivait devant lui, il la lâcha, dans une tentative pour frapper Lincoln
au visage. Ce dernier leva son épée et une lumière bleue aveuglante jaillit,
projetant la masse au sol et la brisant en une centaine de morceaux.

Waouh.

Cela se lut sur le visage de Burdock, le moment où il comprit qu’il avait


perdu. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Lincoln projeta son épée
latéralement et coupa la tête du démon d’un coup net avant qu’il ait eu le
temps de prononcer le moindre mot.

Bordel de merde. Burdock est mort.

Le contrat d’un rouge luisant dans les mains de ma mère tomba en cendres,
nous faisant émettre à toutes deux un hoquet de surprise.
J’étais libre. J’étais une âme libre.

Des larmes coulèrent sur le visage de ma mère, et j’avais envie d’apprécier


cet instant avec elle. C’était la seule chose que j’avais toujours voulue, être
libérée de ce trou à rat, c’était tout ce que ma mère voulait aussi pour moi,
mais je ne pouvais m’en réjouir. Pas alors que ma meilleure amie se trouvait
en face de nous, un tatouage en forme de tête de mort sur le bras, des cernes
noirs autour des yeux et des bleus sur le visage. La Tainted Academy allait la
briser. Son âme, belle et forte, se fanait de jour en jour, et j’avais fait la
promesse de ne jamais laisser cela arriver. Je ne la laisserais pas passer du
côté sombre.

— Ta marque d’esclave a disparu, remarqua ma mère, stupéfaite.

Je me frottai le front, sous le choc.

Lincoln va tellement me tuer.

Je tendis la main et lui pris l’épée de Michel.

— Je t’aime, maman, lui dis-je avant de m’avancer dans le cercle,


enjambant la tête de Burdock.

Je sortis ma dague de ma chaussure et elle prit vie, émettant une douce


lumière jaune doré. Je pointai le bout de la lame vers le maître de Shea.

— Grim, je te défie dans un combat à mort. Si je gagne, le contrat de Shea


sera absout et elle deviendra une âme libre.

Un véritable chaos éclata. Ma mère, Shea et Lincoln poussèrent tous un


hurlement de protestation. Si Lincoln ne venait pas de tuer le patron de ma
mère, je l’aurais combattu pour la libérer, mais puisqu’il était mort, je n’avais
aucun moyen de récupérer son contrat. Je devais me battre pour Shea tant que
j’en avais encore l’occasion. Je savais que ma mère comprendrait. Un jour. À
supposer que je survive.

Maître Grim se contenta d’afficher un sourire narquois, ses yeux devenant


rouges.
— Et si je gagne ?

Il retira sa veste, révélant un torse velu et couvert de cicatrices ainsi qu’une


peau tannée.

Je jetai l’épée de Michel à ses pieds.

— L’épée de l’archange Michel. Offerte librement, dis-je, m’efforçant de


me souvenir de l’expression utilisée par Lincoln.

C’était plutôt librement volée, mais j’espérais que cela n’ait pas
d’importance.

Il sourit.

— Et toi. Si je gagne, je veux l’épée et toi. Et je change les termes, de


combat à mort à un combat jusqu’au forfait. Si l’un de nous deux déclare
forfait, il pourra rester en vie.

— Très bien ! répliquai-je entre mes dents serrées, avant que ma nervosité
ne prenne le dessus.

— Absolument pas ! lança Lincoln, qui bondit en avant en boitillant.

Le couteau était toujours enfoncé dans sa jambe, le bout de ses ailes était
brûlé et ses mains semblaient ensanglantées et meurtries. Il passa une main
sous mon bras et commença à me traîner vers ma voiture.

— Tu es folle ? lâcha-t-il, sa salive teintée de sang postillonnant


rageusement hors de sa bouche.

— On peut le faire, m’incita Sera. Shea fait partie de la famille.

Je crispai la mâchoire et pointai du doigt vers mon amie, qui se tenait avec
ma mère au bord du cercle, sous le choc.

— Cette fille, là-bas, c’est ma sœur, lui dis-je.

Il fronça les sourcils, ses yeux passant de mon teint pâle à sa peau brune.
— Et je sais que tu ne me fais pas confiance, ou que tu ne me connais pas
encore très bien, mais s’il y a une chose que tu dois savoir, c’est que je suis
loyale, et je ne la laisserai pas tomber, je préfère encore mourir !

Il semblait défait, faible et fatigué.

— Dans ce cas, ton souhait risque bien de se réaliser, dit Lincoln, avant de
s’effondrer contre l’arrière de ma voiture, du sang s’écoulant de sa jambe.

Est-ce que ça veut dire qu’il m’autorise à le faire ?

Je ne pris pas le temps de m’en assurer, et me retournai pour faire face au


démon Grimlock.

— J’accepte tes conditions.

Il ricana et frappa dans ses mains, faisant apparaître le contrat de Shea, qu’il
tendit à ma mère.

— Mon témoin sera là d’un moment à l’autre, déclara-t-il.

Lincoln marmonnait quelque chose en tendant le bras vers moi.

Merde. Son état empirait de minute en minute. J’ouvris la portière de


l’arrière de la voiture et l’aidai à monter.

— Est-ce que ça va aller ? demandai-je. Est-ce que je devrais appeler de


l’aide ?

Il secoua la tête.

— Personne ne peut m’aider ici. Contente-toi de faire vite. Plus tu feras


traîner les choses, plus tu auras de chances de perdre.

Merci de ta confiance.

Je me retournai et me retrouvai face à Shea, des larmes coulant sur ses


joues.
— Qu’est-ce que tu es en train de faire, bon sang ? Annule tout !

Je secouai la tête.

— Je ne partirai pas sans toi. Tu vas passer du côté obscur, nous allons
cesser de nous parler et ma mère pleurera tout le temps. Alors non.

Elle aboya un rire à travers ses larmes et se jeta dans mes bras, m’étreignant
assez fort pour me briser les os.

— Il a une vieille blessure au genou gauche, ça le fait tout le temps souffrir.


Sa peau est plus fine au niveau de sa gorge. Partout ailleurs, elle est aussi
solide que du caoutchouc, me murmura-t-elle avant de s’écarter.

Je pris alors conscience que j’étais sur le point de tuer un homme, ou


d’essayer, en tout cas. Cette pensée était terrifiante. Démon ou pas, j’étais à
deux doigts de devenir une tueuse. Je regardai de l’autre côté du parking et
vis que son témoin était le démon Abrus qui comptait racheter mon contrat.

Super.

Je m’apprêtai à entrer dans le cercle quand Lincoln tendit un bras et


m’attrapa le poignet.

— Si elle fait vraiment partie de ta famille, alors rien n’empêchera ta lame


séraphique de la défendre.

Quoi que je décide de faire, je devais me dépêcher. L’arrière du SUV était


en train de se remplir de sang écarlate.

Il se mit à pleuvoir, comme souvent à Demon City, ce qui permit d’éteindre


le portail de feu noir.

— Quand il avancera, donne-lui un coup de pied dans le genou gauche, et


ensuite vise la gorge, me dit Sera.

C’était comme avoir mon propre instructeur de combat dans la tête.

Je pris une profonde inspiration et déployai mes ailes. Je ne savais pas


encore vraiment voler, mais je pouvais au moins planer, ce qui pouvait être
utile si j’étais dans une situation critique.

Le démon sourit, des ailes noires et tannées semblables à celles d’une


chauve-souris sortant de son dos.

Oh merde. Qu’est-ce que j’ai fait ?

Sans plus de cérémonie, il chargea dans ma direction, une énorme épée


dentelée d’un rouge flamboyant à la main, battant des ailes pour planer et
accentuer sa hauteur.

— Plan B ! hurla Sera. Glisse sous lui et coupe-lui les parties !

Mes yeux s’arrondirent.

— Quoi ?

Mais je n’eus pas le temps de protester ; il allait être sur moi dans une
seconde.

Quand faut y aller.

Je mis son élan à profit et tombai à genoux. Alors qu’il volait au-dessus de
moi, j’arquai le dos et enfonçai Sera dans son entrejambe. Je touchai quelque
chose, mais je n’aurais su dire si j’avais infligé beaucoup de dégâts. Il ne
hurla même pas et la dague ressortit propre.

Je me remis debout et battis des ailes deux fois, me mettant à planer. Grim
se précipitait vers moi très vite.

Ça, c’est pour Shea.

La seule chose nous empêchant d’être des âmes libres toutes les deux,
c’était lui. Il était hors de question que je laisse cela arriver.

Il vola vers moi, tendant sa longue épée enflammée devant lui. Nous allions
entrer en collision et il n’y avait rien que je puisse faire contre ça. Sans
bouclier ni armure, cette épée pouvait m’étriper comme un poisson.
— Tends les jambes ! lança Sera.

J’obéis, heurtant son torse alors qu’il entaillait l’extérieur de ma cuisse de


son épée. Une douleur fulgurante traversa ma jambe et un cri s’échappa de
ma gorge. Ce salopard m’avait blessée, mais au moins mes tripes étaient
encore fermement à l’intérieur de mon corps.

Il sourit avant de voler en arrière pour prendre plus d’élan, mais je ne lui en
laissai pas l’occasion. Poussant un cri de guerre, je battis des ailes plus fort
que jamais et fonçai sur lui, dans l’intention de plonger ma lame dans son
cou. Alors que je plongeai vers lui, il baissa la tête et ma dague traversa son
œil à la place.

Ça me va aussi.

— Laisse ta lame plantée dans son œil ! hurla Sera.

La dague s’illumina d’une couleur bleu vif brûlante et les cris suraigus de
Grim emplirent l’air. Il commença à donner des coups à l’aveugle, tentant de
me taillader. Je dus lâcher prise et laisser la dague dans son orbite pour éviter
d’être à nouveau blessée, abandonnant ma seule arme. Des rayons de lumière
blanche jaillirent de ses oreilles alors qu’il continuait à hurler.

— Shea fait partie de la famille, déclara Sera d’un ton féroce. Elle est à
nous, pas à lui.

Bon sang, cette arme a pété les plombs.

Je me laissai tomber sur le trottoir alors qu’il s’effondrait devant moi,


s’efforçant de sortir la dague de son œil. La garde n’arrêtait pas de lui brûler
la main jusqu’à ce qu’il n’ait d’autre choix que de lâcher prise, incapable de
la serrer assez fort pour la retirer.

Maintenant qu’il était à terre à mes pieds et que j’étais désarmée, je ne


savais trop quoi faire.

Je réfléchis trop longtemps, et il m’attrapa par le cou, me projetant à travers


le parking. Je n’eus pas le temps de battre des ailes alors que je traversais
l’espace à toute vitesse, et j’atterris rudement sur les fesses, la douleur
explosant dans mon coccyx. J’eus l’impression, à sa démarche d’ivrogne et sa
vision larmoyante, qu’il ne voyait pas très bien de son œil restant, sans quoi il
m’aurait déjà facilement coupée en deux avec son épée flippante. Il parvint
tout de même à s’avancer vers moi à une vitesse alarmante, fendant le trottoir
avec un grognement.

— Lève-toi et donne-lui un coup de pied dans le genou ! m’ordonna Sera.

Oh, oui, la blessure au genou.

Je me redressai vivement, gémissant quand la douleur me traversa. Le bas


de mon dos et ma jambe étaient bousillés, c’était sûr. L’extérieur de ma
cuisse gauche était entaillé et saignait, alors j’utilisai ma jambe droite pour
supporter mon poids tout en levant la gauche en l’air et en frappant de toutes
mes forces. Au moment même où il arrivait à ma hauteur, mon pied botté
entra en connexion avec son genou, et un craquement résonna dans tout le
parking.

— Botte-lui les fesses ! hurla Shea dans un cri guttural.

Voilà la Shea que je connaissais, l’esprit passionné qui avait été brisé ces
derniers temps.

— Finis-le ! ajouta ma mère, m’encourageant.

Il laissa tomber son épée et, alors que le démon s’effondrait, Sera m’envoya
tout un tas d’images mentales, qui traversèrent mon esprit en un éclair et qui
décrivaient ce qu’elle voulait que je fasse. Je n’eus pas le luxe de prendre le
temps d’y réfléchir, ou de les questionner. Je ne voulais pas non plus qu’il ait
le temps de déclarer forfait et de partir. Je me jetai sur lui et attrapai le
couteau, dont la garde était froide pour moi. Je l’ôtai de son œil avec un bruit
de succion dégoûtant et m’apprêtait à l’enfoncer dans sa gorge.

— Je déclare forfait ! hurla-t-il.

Tu rêves. Je propulsai mon bras violemment, mais un pouvoir invisible


s’enveloppa autour de mon poignet, le suspendant à un centimètre de sa
gorge. Mes yeux se tournèrent vers le démon Abrus. Il avait levé une main et
me manipulait comme une marionnette. Il haussa le bras et, soudain, mon
corps se souleva loin du démon Torve. Puis son pouvoir me quitta et mes
pieds heurtèrent le sol, provoquant un éclair de douleur dans ma cuisse.

— Tu as gagné, me rappela-t-il d’une voix douce. File, maintenant. Ne


t’inquiète pas, nous nous reverrons très bientôt.

Il posa les yeux sur Sera et ajouta :

— Jolie lame séraphique.

Je déglutis, avant de regarder Shea, sous le choc.

Son front était libéré du tatouage en forme de croissant de lune. Son contrat
était en cendres sur le sol.

Bon sang.

Je regardai ma mère alors qu’elle se précipitait en avant, la tête baissée,


soumise. Elle me tendit l’épée de Michel, avant de m’attirer dans ses bras.

— Je suis très fière de toi. Appelle-moi plus tard, mais ne reviens plus
jamais ici.

Ses mots me pétrifièrent littéralement sur place. Des larmes emplirent ma


vision, la rendant floue.

— Maman, et pour toi et Mickey ?

Je commençai à avoir le tournis.

Quelle quantité de sang ai-je perdue ?

— Nous nous en sortirons. Pars, répéta-t-elle plus fermement, avant de me


tourner le dos pour rentrer dans la clinique.

Que va-t-il lui arriver ? Pourquoi sa marque est-elle encore là alors que
notre patron est mort ?
J’avais une centaine de questions dans la tête, mais une vague de vertige
m’envahit à nouveau. Quand je baissai les yeux, je vis que je me tenais dans
une mare de mon propre sang.

Merde.

Tout était en train de se brouiller. Shea passa un bras sous le mien et me


hissa à l’arrière du SUV, me poussant légèrement pour que mon corps
s’emboîte avec celui de Lincoln. Deux personnes ensanglantées et à moitié
mortes, enlacées à l’arrière de mon SUV.

— Ramène-nous… à… l’académie, lui dit faiblement Lincoln.

Elle ferma la portière arrière et courut jusqu’au siège conducteur.

Mon dos était contre le torse de Lincoln, son souffle chaud sortant de sa
bouche par à-coups rapides et râpeux contre mon cou.

— Tu es… la fille… la plus folle… que j’aie jamais… rencontrée.

Il tendit la main vers moi, sa paume d’un orange luisant. La voiture démarra
en trombe avec un soubresaut, et je me souvins que Shea n’avait pas le
permis.

Trop faible pour m’en soucier, je me contentai de fixer la main d’un orange
brillant alors qu’il la posait sur ma cuisse en sang. Il essayait de me soigner.
Il était en train de se vider de son sang, plus faible que jamais, et il essayait
quand même de me soigner.

— Tu es l’homme le plus sexy que j’ai jamais rencontré, répondis-je


stupidement.

La perte de sang m’avait clairement mise dans les vapes, et m’avait fait
perdre mes inhibitions.

Un rire grave franchit mes lèvres, puis un mur noir s’écrasa sur moi alors
que je perdais connaissance.
CHAPITRE DIX

Je ne repris conscience que lors de brefs instants.

Je me souvenais de Noah se tenant au-dessus de moi et hurlant, puis il y eut


une lumière dorée étincelante et Raphaël apparut. Je me souvenais du visage
terrifié de Lincoln planant au-dessus de moi, et de Shea qui pleurait.

Tout m’apparaissait par fragments, comme dans un rêve.

À cet instant, je pouvais sentir des draps sous mon corps ; mes côtes, ma
cuisse et mon coccyx m’élançaient. Je tentai de parler, mais ne pus
qu’émettre un gémissement. J’ouvris les yeux et grimaçai sous la lumière
vive.

Le visage flou de Shea apparut dans mon champ de vision.

— Espèce de cinglée ! Ne refais plus jamais ça, me sermonna-t-elle,


pointant un doigt devant mon visage pour faire bonne mesure.

Je tentai de sourire, mais mon visage me faisait mal.

— Ça, je te le garantis.

Je levai une main tremblante et frottai du pouce son front dépourvu de


marque.

Elle explosa alors en larmes et jeta ses bras autour de moi.

— Merci, sanglota-t-elle dans mon oreille. Mi familia.

— De rien, mi vida loca.

Je ne savais pas vraiment parler espagnol, mais j’articulai le peu que je


connaissais au hasard, parce que je savais que cela la faisait toujours rire.

Je fus récompensée par ce même rire, à cet instant.

Regardant autour de moi pour la première fois, je remarquai que j’étais


dans une sorte de salle de soins, ne comportant qu’une chaise à côté de mon
lit. La porte était ouverte et menait à un couloir carrelé.

— Tu es dans la clinique de soins de la Fallen Academy, m’informa-t-elle.

Je hochai la tête.

— Je suis expulsée ? Et dans la merde ?

Nous étions des âmes libres, mais sans travail, nous ne pourrions vivre à
Angel City, et maintenant nous étions bannies de Demon City. Nous étions
plus ou moins sans abri, s’ils refusaient de nous garder.

Elle haussa les épaules.

— Je ne crois pas. Je veux dire, il y a eu beaucoup de cris, mais j’ai entendu


les mots « courageuse imbécile » prononcés plusieurs fois. On dirait que le
vieux t’aime bien.

Je souris. Raphaël.

— Lincoln va bien ? demandai-je en scrutant la porte ouverte.

Cette fois, ce fut à son tour de sourire.

— Tu veux parler du beau gosse qui s’est battu pour ta liberté ? Ouais, ses
blessures étaient assez mineures. Le fait de se trouver à Demon City drainait
simplement son énergie, ou je ne sais quoi. Dès que nous avons passé la
frontière, il s’est redressé d’un coup. Une perte de sang modérée et quelques
points de suture, d’après ce que j’ai entendu dire.

Je poussai un soupir de soulagement.

— Il est en colère contre moi ?


Elle sourit à nouveau.

— Tellement en colère. Anormalement en colère. Il a donné un coup de


poing dans un mur.

Elle pointa du doigt le trou dans le plâtre. Je grimaçai, et elle posa une main
sur mon épaule.

— Tu as failli mourir, Bri. Tu ne peux pas aller combattre les démons


comme ça, comme si tu étais une sorte de guerrière badass.

J’avais presque tué un démon, alors j’étais sans doute une guerrière, mais je
ne comptais pas le dire à voix haute. Shea prendrait son ton de Portoricaine et
se mettrait à jurer en espagnol tout en agitant ses mains devant mon visage
d’un air furieux. Je me contentai donc de hocher la tête, avant de regarder
mes vêtements empilés sur la chaise, remarquant pour la première fois que je
portais une chemise de nuit en coton blanc, et rien d’autre.

— Où est Sera ? demandai-je en regardant le tissu.

Shea fronça les sourcils.

— Qui ?

— Ma dague.

Une lueur de compréhension naquit sur son visage.

— Ah, oui. Au milieu de sa diatribe, Lincoln te l’a arrachée et a dit que tu


n’étais pas autorisée à l’avoir sur toi en dehors des cours d’entraînement aux
armes et au combat.

Ce fils de…

— Brielle ! Tu es réveillée, dit la voix de Raphaël depuis la porte ouverte.

Je me redressai, serrant nerveusement les draps autour de mon corps.


L’archange était avec M. Claymore, et tous deux regardaient Shea.
— Entrez, les invitai-je.

S’il vous plaît, ne nous mettez pas dehors.

— Ce que tu as fait était très dangereux, me réprimanda Raphaël.

Je fronçai les sourcils.

— Je sais, mais…

— Mais c’était aussi admirable. Je suis très touché par cette histoire. Sauver
ainsi ta sœur d’une vie d’esclavage. C’est très émouvant.

Shea me regarda en haussant un sourcil.

— Ma sœur ? demandai-je.

Je veux dire, je la considérais comme ma sœur, c’était vrai, mais…

— Lincoln a expliqué que vous étiez de la même famille, déclara Raphaël,


apparemment inconscient du fait que les cheveux et la peau de Shea étaient
environ dix teintes plus sombres que les miens.

Lincoln leur a dit ça ? Hum. Ils ne peuvent peut-être la laisser rester que si
elle est de ma famille.

Je pris la main de Shea.

— C’est le cas, et si vous me mettez dehors, nous n’aurons nulle part où


vivre. Sans vous mettre la pression, bien sûr.

Les deux hommes rirent et échangèrent des sourires de connivence. Malgré


ses quarante ans, M. Claymore était plutôt bel homme, ses cheveux bruns
courts étaient sillonnés de mèches grises au-dessus de ses yeux sympathiques.

— Nous n’allons pas vous mettre dehors, me rassura Raphaël. J’ai amené
M. Claymore pour voir s’il était possible d’effacer la marque de mort de
Shea. À supposer que ce soit ce qu’elle veut. Ainsi, elle pourrait devenir
étudiante ici. Le logement et le repas sont inclus, bien sûr.
J’avais envie de me montrer forte, mais j’en fus incapable, et des larmes
coulèrent de mes yeux.

Shea bondit de sa chaise.

— Oui ! C’est ce que j’ai toujours voulu. J’ai pris la marque contre mon
gré. Ils m’ont clouée au sol et…

Sa voix se brisa avant qu’elle puisse continuer.

M. Claymore fronça les sourcils et fit un pas en avant.

— Si c’est vrai, si tu as pris la marque contre ton gré, alors je pourrais


facilement la retirer. Cela me prendra un jour ou deux pour faire infuser la
potion, mais elle disparaîtra comme si elle n’avait jamais existé.

La poitrine de Shea se soulevait et s’abaissait rapidement alors qu’elle


essayait visiblement de garder le contrôle de ses émotions.

Raphaël frappa une fois dans ses mains.

— Dans ce cas, c’est réglé ! Je suppose que vous aimeriez partager une
chambre, toutes les deux ? Je vais demander au gardien de préparer les lieux
pour que vous puissiez vous installer. Est-ce que vous avez pu amener
quelques affaires personnelles ?

Shea et moi échangeâmes un regard.

Ouais, bien sûr. On s’est enfuies comme si on avait le diable aux trousses.
Vous avez le jeu de mots ?

J’avais fait mon sac, comme Lincoln me l’avait demandé, mais il ne


contenait qu’une tenue de rechange, une paire de sous-vêtements et ma
brosse à dents. Rien qui ne me durerait… éternellement.

— Non, et je m’inquiète pour ma mère et mon frère, lui confessai-je.

Il hocha la tête, ses cheveux brillants tombant sur ses épaules.


— J’ai parlé à ta mère il y a une heure, lorsqu’elle a appelé pour demander
de tes nouvelles. Elle m’a dit qu’elle allait bien et que son nouvel…
employeur l’avait autorisée à te rendre visite une fois par mois. Elle pourra
t’apporter tes affaires à ce moment-là. En attendant, nous avons une pile
débordante d’objets trouvés que je demanderai à Mme Greely de t’apporter
pour te dépanner.

J’entendis à peine le reste de ses explications tant j’étais heureuse que ma


mère aille bien. J’étais curieuse de savoir qui était son nouveau maître,
cependant. J’espérais un peu que, après que Lincoln a tué Burdock, elle serait
libre.

— Une dernière chose, ajouta Raphaël en levant un doigt en l’air. Le


logement et les repas sont gratuits ici, mais si vous voulez de l’argent de
poche, il vous faudra vous trouver un emploi à mi-temps. Il se trouve que je
sais que la clinique cherche quelqu’un, Brielle, et avec tes capacités de
guérisseuse, tu serais embauchée sur-le-champ.

Mes capacités de guérisseuses dont je ne sais rien du tout.

Je hochai la tête.

— Merci, Monsieur. Je vais me renseigner.

M. Claymore regarda Shea.

— Et une étudiante mage me serait bien utile pour garder mon matériel en
ordre, écraser mes poudres, m’aider avec les potions.

Les yeux ronds, Shea se contenta de hocher la tête.

Ils nous laissaient rester. Ils nous donnaient du travail.

Bon sang, Angel City, c’est le Paradis sur Terre.

Nous étions enfin libérées des ténèbres qui nous avaient menacées toute
notre vie. Nous n’étions plus esclaves de personne. Nous étions des âmes
libres, et cela faisait du bien.
Raphaël s’apprêtait à quitter la pièce quand je me redressai.

— Monsieur, une dernière chose.

Il se retourna.

— Hum, Lincoln m’a pris Sera, ma lame séraphique. Est-ce que je peux la
récupérer ?

Il trouvait certainement cela absurde, lui aussi, que Lincoln me traite


comme une enfant de cinq ans. Il fronça les sourcils.

— J’ai chargé Lincoln de s’occuper de ta formation. S’il pense que tu ne


devrais pas avoir la lame en dehors des cours, alors il n’y a rien que je puisse
faire.

Ils s’inclinèrent, puis sortirent tous les deux.

Grrr. Lincoln profitait du pouvoir qu’il avait sur moi, mais mince, il
m’avait rendu ma liberté, alors j’allais devoir faire ce qu’il me disait.

Oh, Seigneur.

Un souvenir me revint alors. Il m’avait traitée de folle, et je l’avais qualifié


de sexy. Je me cachai le visage dans les mains, mortifiée et priant pour qu’il
ait oublié. Quand je levai les yeux, je vis Shea en train de fixer un point sur le
mur, son visage en proie à un choc total.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je. Tu n’es pas soulagée ?

Elle hocha la tête.

— Si, bien sûr. Mais c’est étrange. J’avais oublié ce que ça faisait d’être
heureuse.

Je souris et lui pris la main.

— Je t’avais promis que je ne te laisserais pas passer du côté obscur.


Elle hocha la tête.

— Et je te promets de ne pas te laisser terminer ta première année sans


avoir embrassé Lincoln.

— Shea, arrête ! la contrai-je en écarquillant les yeux. C’est mon


professeur, plus ou moins. Et un connard, plus ou moins. Bref, ça n’arrivera
jamais.

Elle sourit.

— Ça fait beaucoup de « plus ou moins ».

Je lui donnai une tape sur le bras et elle rit.

Quelqu’un frappa alors à la porte et une petite femme brune d’environ


quarante ans entra, tenant un énorme panier de vêtements à la main. Je vis
même dépasser un sac à dos et une bouteille d’eau. Elle tenait aussi une paire
de béquilles.

— Comment te sens-tu, ma chère ? demanda-t-elle.

Elle posa le panier au sol et appuya les béquilles au bout de mon lit. Je
reconnus le tatouage de Raphaël sur son avant-bras.

— Je suis un peu endolorie, mais ça va.

Elle hocha la tête.

— Je suis Mme Greely. Je suis en charge de la clinique de soins de


l’académie. Raphaël m’a dit que tu cherchais un travail à temps partiel. Je
serais ravie de t’embaucher.

Je hochai la tête.

— Oui, Madame. Ce serait fantastique.

Elle sourit et me tendit un dossier.


— Remplis ça et ramène-le avant demain. Ensuite, nous pourrons établir
ton emploi du temps.

Je récupérai le dossier et le serrai contre ma poitrine.

— D’accord.

J’étais passée de laver les cadavres de la clinique de réanimation à ça.

— Vous êtes libres de partir, les filles. Le personnel d’entretien est en train
de mettre des draps sur vos lits. Voici une carte avec l’emplacement de votre
chambre. Reviens si tu sens tes douleurs s’aggraver, et prenez tout ce que
vous voudrez parmi les objets trouvés.

Elle m’indiqua le panier de vêtements qu’elle avait posé au sol.

— Nous le ferons, confirmai-je en hochant la tête. Merci beaucoup.

Elle sourit avant de quitter discrètement la pièce. Shea jeta un œil à la carte.

— Mince alors, cet endroit est immense. Bien plus grand que la Tainted
Academy.

Je n’arrivais toujours pas à croire que j’avais réussi à la tirer de là-bas. Que
je m’en étais moi-même tirée. Je me frottai le front, incrédule à l’idée que la
marque d’esclave ait disparu. Je passai mes jambes hors du lit avec prudence
et fis un geste vers la pile.

— Aide-moi à trouver des vêtements.

Je ne pouvais absolument pas remettre cet uniforme déchiré et ensanglanté.

Shea fouilla dans le tas et trouva un pantalon de survêtement large et


malodorant ainsi qu’un débardeur trop serré. Une fois que je me fus glissée
dedans, nous regardâmes toutes deux mes vêtements et éclatâmes de rire.

— Nous allons passer deux semaines difficiles en attendant d’être payées,


admit Shea une fois un peu calmée.
Je grimaçai.

— Ma mère pourrait peut-être envoyer Mikey ici avec quelques sous-


vêtements.

— Oh oui, je t’en prie, supplia Shea en hochant la tête avec espoir. Je ne


veux pas me balader sans sous-vêtements à moins d’y être vraiment obligée.

Après avoir rempli le sac à dos avec une bouteille d’eau, des écouteurs, une
veste à capuche, deux T-shirts de sport et un parapluie, nous quittâmes la
clinique et fouillâmes les environs à la recherche de notre chambre. Nous
nous perdîmes rapidement et réalisâmes que Shea lisait la carte à l’envers.

Une fois que j’eus pris le relais, nous trouvâmes Bright Hall. La salle
commune était remplie d’étudiants, et cette pièce est accessible à la fois aux
résidentes de Bright Hall, bâtiment réservé aux filles, et aux garçons, qui était
eux logés à Stone Hall. Je fus ravie d’apercevoir Luke et Angela, à qui je
présentai Shea, avant de leur faire un rapide résumé de ce qu’il s’était passé.
Une fois leur stupéfaction retombée, ils se montrèrent très enthousiastes à
l’idée que nous puissions étudier à l’académie à plein temps.

— Oh, mon Dieu, les filles, maintenant j’ai quelqu’un avec qui paniquer au
sujet du Défi, couina Luke.

— Le Défi ? répéta Shea prudemment.

Angela se pencha vers elle.

— C’est l’examen de fin d’année à réussir pour passer en deuxième année,


murmura-t-elle. Si vous échouez, vous rentrez chez vous, et bonne chance
pour vous trouver un emploi magique. Vous vous retrouverez avec un emploi
humain merdique, peut-être en tant qu’agent de sécurité privé pour une riche
famille humaine. Si vous passez l’examen, vous serez admises en deuxième
année ici.

Mes yeux s’arrondirent. Je m’étais imaginé un examen écrit, peut-être


quelques techniques à l’épée, mais le Défi ?
— Eh bien, tu es une troisième année. Tu peux nous dire à quel point c’était
dur ?

Elle secoua la tête.

— Nous avons tous été ensorcelés pour ne rien pouvoir dire. Mais fais-moi
confiance, tu auras besoin de tous les atouts à ta disposition, alors travaille
dur. C’est tout ce que je peux dire.

Les lumières se mirent soudain à clignoter et on nous annonça que nous


devions rejoindre nos chambres pour le couvre-feu. Après avoir dit bonne
nuit à Angela et Luke, nous descendîmes le couloir vers la chambre 11.

Nous découvrîmes Tiffany appuyée contre l’encadrement de la porte.

Quand ses yeux se posèrent sur moi, ils se plissèrent, passant de ma tenue à
la marque de mort de Shea, puis à mes béquilles. Finalement, ils se posèrent
sur mon front.

— Qu’est-il arrivé à ta marque d’esclave, Archie ? ronronna-t-elle, nous


bloquant toujours le passage.

Je jetai un œil à Shea, qui arborait un air de bête sauvage, avant de hausser
les épaules.

— Elle a dû s’effacer contre le torse de Lincoln pendant que nous étions à


l’arrière de ma voiture.

Tout son visage prit une teinte écarlate, la colère émanant d’elle par tous les
pores.

— Profite de ta chambre. C’était la mienne, et maintenant je dois en


partager une avec quelqu’un.

Elle me dépassa d’un pas vif, me donnant un coup d’épaule.

Un éclair de douleur remonta de mon coccyx à cause de cette bousculade.

— Je peux faire tomber tous ses cheveux, gronda Shea. J’ai appris à le faire
à la Tainted Academy.

J’agitai la main.

— Elle n’en vaut pas la peine. Elle est obsédée par Lincoln, alors je suis à
peu près sûre que je viens de gâcher sa soirée.

Shea sourit.

— C’était une très bonne répartie, je dois dire.

Avec un rire, j’ouvris la porte. La chambre était petite, mais douillette et


propre. Elle comportait une fenêtre au milieu du mur du fond et des lits
jumeaux avec des tiroirs en dessous de chaque côté de l’espace. Elle avait
typiquement le style dortoir. Il y avait des étagères au-dessus des lits, à
environ un mètre du plafond, qui encadraient la pièce et qui contenaient des
livres et d’autres objets magiques. J’aperçus des bocaux remplis de choses
bizarres, comme des pattes de grenouilles, du côté de Shea, alors que du mien
se trouvaient des livres sur le royaume des anges et d’autres choses en rapport
avec les Célestes.

— Waouh. À la Tainted Academy, on devait payer pour tous nos livres.

Elle monta sur le couvre-lit bleu pastel et commença à parcourir les


volumes. Au bout de chaque lit se trouvait un bureau, et sur le mien était posé
un nouvel emploi du temps de cours.

— Eh, on a un nouveau planning, regarde le tien, lui dis-je.

Quand mes yeux tombèrent sur le nouvel horaire de début des cours, huit
heures, j’eus envie de pleurer. Mais après avoir lu plus avant, je me mis à
rire. C’était clairement Lincoln qui avait fait mon emploi du temps.

Brielle Atwater

Histoire des déchus : 8 h - 9 h (Salle 506, Mme Delacourt)


Vous pouvez récupérer votre dague dans la caravane de Lincoln à 9 h 01.

Cours de combat : 9 h 05 – 10 h (Salle 511, Maître Bradstone)

Armes : 10 h 05 – 11 h (Salle 405, M. Claymore)

Déjeuner : 11 h 05 – 11 h 55 (Réfectoire)

Étude de maîtrise céleste : 12 h – 14 h. 30 minutes par maître professeur


(Hall d’entraînement 304)

Étude de la Lumière : 14 h 05 – 15 h (Salle 401, M. Rinecor)

15 h 01 : RAMÈNE TA DAGUE DANS LA CARAVANE DE LINCOLN,


OU SINON…

Il était si grognon.

Après avoir comparé nos emplois du temps, je fus attristée de voir que je
n’avais que deux cours en commun avec Shea, les cours de combat et
d’armes, mais il se faisait tard et j’avais l’impression d’avoir été heurtée par
un camion. Je sortis mon téléphone déchargé de mon sac en bandoulière et
poussai un grognement ; il était inutile sans le chargeur posé juste à côté de
mon lit, chez moi. Je devrais emprunter le téléphone de quelqu’un d’autre
demain pour appeler ma mère et m’assurer qu’elle et Mikey allaient bien, et
qu’elle pouvait continuer de s’occuper de Bernie et Maximus sans moi.

Je ne pris pas la peine de prendre une douche, me contentant de grimper


dans mon lit.

— Je suis contente que nous puissions traverser tout ça ensemble,


marmonnai-je à Shea.

Elle me scruta.

— Moi aussi. Et si tu veux que les cheveux de Blondie tombent, tu n’as


qu’un mot à dire.

Je m’endormis, le sourire aux lèvres.


CHAPITRE ONZE

Shea et moi fûmes soulagées d’apprendre que trois repas et deux encas par
jour étaient inclus dans la scolarité gratuite, il semblait donc que nous ayons
uniquement besoin de gagner assez d’argent pour nous acheter nos affaires
personnelles.

J’étais si nerveuse à l’idée de revoir Lincoln après tout ce qu’il s’était passé
que j’en vomis presque ce matin-là, durant le petit déjeuner. J’avais avalé
deux bouchées de mes céréales, puis mon estomac avait menacé de tout
renvoyer, alors j’avais repoussé le bol. J’avais découvert en me réveillant que
je n’avais plus besoin de mes béquilles, et qu’à part un léger élancement –
une pointe de douleur quand je marchais et une démangeaison autour de mes
points de suture –, j’étais guérie. Il me faudrait un moment pour m’habituer à
ça.

Shea disait qu’elle n’était pas nerveuse, mais je savais qu’elle l’était.

Nous étions toutes les deux allées voir la couturière pour obtenir de
nouveaux uniformes tôt ce matin, mais Rose n’en avait plus à manches
longues. Ce qui signifiait que la marque de mort de Shea était complètement
exposée.

— Elle aura disparu dans quelques jours, lui rappelai-je.

Elle se contenta de hocher la tête, gardant le bras serré contre sa poitrine.


Quand la sonnerie retentit, nous sursautâmes toutes les deux légèrement.

— OK… on se voit en cours de combat, lui dis-je.

Elle hocha à nouveau la tête.

J’assistai au cours d’histoire, m’efforçant de ne pas m’endormir. Tout le


monde connaissait cette histoire. Lucifer avait quitté les Enfers pour semer la
pagaille sur Terre, une guerre avait éclaté au Paradis, les archanges étaient
descendus combattre Lucifer, blablabla. Ensuite, nous avions tous obtenu des
pouvoirs, et maintenant nous étions tous fichus. Mais quand le professeur
Delacourt, un Centaure, commença à parler de Raphaël, mon attention se
concentra à nouveau sur la leçon.

— Lucifer a lâché ses créatures sur Terre, dans l’intention de construire un


pont vers le royaume des anges afin qu’ils puissent y grimper et ensuite
éradiquer tous les représentants des créatures les plus sacrées du Créateur.
Mais c’est Raphaël qui a décidé de mener le combat et de venir sur Terre, les
confrontant directement avant qu’ils n’aient pu mener à bien leur plan et tuer
les anges.

Ils ne vous apprenaient pas ça, à Demon City.

Elle continua tout en pointant du doigt vers une affiche comportant des
illustrations des différents anges, dans une sorte de hiérarchie.

— Ici, tout en haut, nous avons les Séraphins, les gardiens du trône du
Créateur.

J’étais assise tout au bord de ma chaise, soudain très intéressée. Les


Séraphins étaient, selon la rumeur, ceux qui avaient conçu ma dague.

— Ensuite viennent les Chérubins, les anges de l’Harmonie et de la Sagesse


; les Trônes, les anges de la Volonté et de la Justice ; les Dominations, qui
sont les anges de l’Intuition et qui guident les anges inférieurs pour les aider à
suivre leur voie.

Elle leva la main, pointant du doigt vers l’image d’un ange tenant une
balance.

— Les Vertus, les anges du Choix ; les Puissances, qui sont mes préférés,
personnellement, ronronna-t-elle. Ce sont des anges guerriers.

Waouh. Je ne savais absolument pas qu’il y en avait tant que ça. Je levai la
main et elle fit un geste vers moi.
— Brielle ?

— Donc, est-ce que Michel est un ange guerrier ?

Elle secoua la tête.

— Il est l’un des anges les plus bas sur l’échelle, et pourtant les plus nobles.
Un archange, qui sont les protecteurs de l’humanité.

Je n’aurais su dire pourquoi ses mots provoquèrent une vague d’émotion en


moi, mais ce fut le cas. Une guerre avait éclaté et ceux de l’échelon le plus
bas des anges, les archanges, avaient quitté le royaume et s’étaient laissé
déchoir pour aider l’humanité ?

— Pourquoi les Puissances, ou je ne sais qui, n’ont-elles rien fait ?


demandai-je.

Elle poussa un soupir.

— Je ne sais pas, mais une guerre a éclaté au royaume des anges à ce sujet.
Il y a beaucoup de règles, et Raphaël et les autres archanges en ont enfreint
certaines pour venir ici.

Ils ont enfreint les règles. Waouh. Ont-ils eu des ennuis ?

Avant que j’aie eu le temps de poser la question, la sonnerie retentit.

J’avais quatre minutes pour me rendre à la caravane de Lincoln et récupérer


Sera, pour ensuite aller en cours de combat.

J’attrapai mon sac et quittai la classe, traversant la cour en boitant. J’avais


encore des points de suture sur la cuisse, je devais donc faire attention. Le
soin angélique avait fait des merveilles, mais un peu de médecine humaine
était aussi requise. Je traversai le parking aussi vite que je pus et grimpai en
clopinant les marches de sa caravane. Je sortis la clef, l’enfonçai dans la
serrure et ouvris la porte.

Lincoln était assis à la table de la salle à manger, en train d’avaler des œufs
brouillés et une pomme. Ma dague se trouvait sur le banc à côté de lui.
— Bon sang ! Tu es obligée de faire irruption ici comme un flic ? N’hésite
pas à frapper, la prochaine fois, pour vérifier si je suis chez moi, grogna-t-il.

Je haletai comme une bête sauvage, la bouche sèche après avoir respiré la
bouche ouverte sur le chemin jusqu’ici. Je ne m’attendais pas à ce que
Lincoln soit là. Je ne savais pas quoi lui dire. Il se comportait de façon tout à
fait normale, comme si nous n’avions pas tous les deux failli mourir. Comme
si je ne l’avais pas qualifié de sexy.

— Je ne pensais pas que tu serais chez toi, dis-je entre deux halètements.

Il hocha la tête.

— J’ai pris ma journée le temps de guérir complètement.

Guérir. Il était blessé.

Je déglutis, m’efforçant de trouver de la salive pour ne pas ressembler à un


cheval avec mes lèvres collées à mes dents.

— Hé, à propos d’hier… merci mille fois pour ce que tu as fait.

Il hocha la tête.

— Et ? fit-il en me clouant du regard.

Je plissai le front et fronçai les sourcils.

— Et… je suis désolée ? grimaçai-je.

— Et ? ajouta-t-il avec un hochement de tête.

J’émis un grognement.

— Je suis désolée de nous avoir presque fait tuer, mais Shea fait partie de
ma famille ! Je ne pouvais pas l’abandonner.

— Et ? répéta-t-il, les yeux arrondis comme ceux d’un dément.


Je croisai les bras.

— Et quoi ?

Cette tête à claques allait me mettre en retard.

— Et tu ne referas plus jamais un truc de ce genre, dit-il en contractant ses


poings.

Je roulai des yeux.

— Évidemment. Je ne suis pas stupide à ce point.

Bien sûr que je n’allais pas prendre pour habitude de combattre des démons
de niveau supérieur et de manquer de me faire tuer.

Il sourit.

— Tu en es sûre ?

Je fis un pas en avant, récupérant la dague sur le siège d’une main et sa


pomme de l’autre. J’en mordis un morceau pour humidifier ma bouche.

— À plus tard, lançai-je.

Je reposai la pomme sur la table, une bouchée en moins, et partis.

Lincoln Grey enflammait tous mes sens. Je n’aurais su dire si c’était d’une
bonne ou d’une mauvaise façon, mais j’étais submergée par cette chaleur.

***

Le reste de la semaine passa assez rapidement.

Shea fit retirer sa marque de mort, mais pas avant que tout le monde l’ait
vue. Tiffany nous appelait désormais respectivement Archie et Darky. Shea
étant une femme de couleur, elle ne prit pas très bien ce surnom et trébucha «
accidentellement » dans le réfectoire, renversant sa soupe brûlante sur la
poitrine de Tiffany. Ce fut le point fort de ma semaine. En temps normal,
mon amie lui aurait refait le portrait, mais les choses se passaient bien à
l’école et elle n’allait pas tout foutre en l’air et se faire virer pour un surnom
injurieux. En tout cas, pas pour l’instant. Tiffany ne l’avait plus appelée
Darky depuis lors, alors j’imagine que ça avait fonctionné.

Mikey était venu déposer deux énormes sacs avec nos affaires, y compris
des cookies faits maison et un mot doux de la part de ma mère. Maintenant
que j’avais récupéré mon chargeur de téléphone, je pouvais l’appeler et lui
envoyer des messages. Son nouveau patron était Grim, le démon que j’avais
presque tué pour libérer Shea. Oups. Lui et Maître Burdock avaient un accord
selon lequel, s’il était tué, Maître Grim hériterait de sa clinique et de ses
contrats. J’imagine que, vu que Lincoln avait coupé les cornes de Burdock, il
ne pouvait pas être réanimé. Dieu merci. Ma mère mentionnait que Maître
Grim était si occupé avec ses clubs de strip-tease qu’il la laissait diriger la
clinique, elle était donc seule là-bas la plupart du temps, ce qui lui convenait
tout à fait.

— Mince, c’était quand la dernière fois qu’on est allé dans un club ?
demanda Shea en lorgnant sur le flyer pour la fête d’anniversaire de Chloé au
club de son père, ce soir même.

— Au moins un an, lui répondis-je en fouillant dans mes vêtements.


Seigneur, Mikey et ma mère n’ont emballé que des vêtements pratiques. Rien
de sexy.

Angela et Luke étaient dans notre chambre. Ce dernier s’occupait du


maquillage de sa sœur, appliquant soigneusement de l’eye-liner noir et épais.
Il marqua une pause le temps de récupérer ses faux cils et elle m’adressa un
signe de tête.

— Vous pouvez fouiller dans mon armoire. Tu es un peu plus grande que
moi, Bri, mais à part ça, nous faisons à peu près la même taille.

Shea et moi échangeâmes un regard de conspiratrices.


— Tu es sûre ? demanda mon amie.

Elle avait bien passé six heures après les cours, la veille au soir, à faire des
boucles dans ses cheveux, avant de dormir sur un oreiller en soie.
Maintenant, lesdites boucles tombaient au niveau de son menton en parfaites
petites mèches enroulées sur elles-mêmes. Elle était clairement plus
enthousiasmée par la fête que moi. Elle avait rencontré mes maîtres
professeurs célestes et avait un gros faible pour Noah.

J’avais commencé à travailler à la clinique, où Mme Greely m’avait


informée que Noah était le responsable, juste après elle, et m’avait assuré que
mes leçons de guérison commenceraient ici avec les cas les plus minimes. À
part planer, faire des prises de karaté classique et bloquer des attaques, je
n’avais encore appris à utiliser aucun de mes pouvoirs célestes.

— Je suis sûre que j’ai une salopette sexy en soie rouge qui irait super bien
avec ta teinte de peau, l’encouragea Angela.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois. Nous traversâmes le couloir en
courant et en riant, puis passâmes les trente minutes qui suivirent à tout
retourner dans son placard. Shea jeta en effet son dévolu sur la salopette
rouge. Le pantalon était droit et serré au niveau des fesses et le haut n’avait
pas de manches. Nous allions devoir enrouler du ruban adhésif autour de
l’imposante poitrine de Shea, parce qu’apparemment, ma mère ne pensait pas
qu’un soutien-gorge sans bretelles était une nécessité.

Après avoir beaucoup délibéré, je choisis un short bleu roi en soie cerclé
d’un ourlet en dentelle et un corset de soie noire. C’était plus déshabillé que
ce que je portais habituellement, mais Shea m’assura que j’avais l’air
complètement baisable – c’étaient ses mots, pas les miens. Sachant que je
n’avais « baisé » qu’un seul type, et que ce furent les trente secondes les plus
embarrassantes de ma vie – merci le bal de promo –, je ne comptais pas
essayer de recommencer avec qui que ce soit ce soir.

Shea avait choisi son arme éternelle en classe, une petite lame circulaire qui
tenait dans le poing et que vous pouviez tenir comme des griffes de
Wolverine. Elle était en train de ranger la lame dans son sac à main. Même
Angela emmenait la sienne.
— Est-ce que je devrais récupérer Sera ? leur demandai-je.

Angela hocha la tête.

— Nous sommes des étudiants de la Fallen Academy au beau milieu d’une


guerre. C’est rare, mais il arrive qu’il y ait des attaques à l’intérieur d’Angel
City.

Je me demandai si Lincoln était chez lui. Je portais mes fidèles bottes, je


pouvais donc glisser la lame à l’intérieur sans que personne ne le sache.

Le Céleste n’avait pas parlé de me reprendre ma voiture maintenant que je


vivais à Angel City, j’allais donc continuer à la conduire jusqu’à ce qu’il le
fasse. Je sortis ma clef et la tendis à Angela.

— On se retrouve dans ma voiture dans cinq minutes, lui dis-je, avant de


partir en courant, la clef de la caravane de Lincoln à la main.

Il s’était montré très bref et professionnel durant notre temps passé


ensemble pour l’entraînement, n’apparaissant que pour son créneau de trente
minutes et réduisant les interactions sociales au minimum, sauf quand il se
moquait de moi ; là, il se mettait à parler à n’en plus finir. Je n’avais aucune
idée de ce qu’il pouvait faire à neuf heures trente un vendredi soir, mais
j’espérais qu’il ne serait pas chez lui, pour que je n’aie pas à supporter ça
deux fois dans une journée.

Alors que je traversais le parking en courant, je vis que les lumières étaient
allumées dans la caravane, mais que sa moto n’était pas là.

Hum…

Je grimpai les premières marches et frappai brusquement à la porte. S’il


répondait, je jouerais les idiotes et lui dirais que j’étais venu lui demander la
permission d’emmener ma dague à un club. Ledit club pouvant être
dangereux, etc.

Je restai là une minute entière, avant de frapper à nouveau.

Rien.
J’utilisai ma clef pour ouvrir la porte et me faufilai à l’intérieur comme une
voleuse, regardant à droite et à gauche.

Il n’y a personne. Ouf.

Je fermai la porte derrière moi et traversai la pièce sur la pointe des pieds
pour attraper la dague posée sur la table de la cuisine, là où je l’avais laissée
cet après-midi.

Au moment même où je me retournai pour partir, la porte de la salle de


bains s’ouvrit et Lincoln en sortit, trempé et une serviette enroulée autour de
la taille.

Mon Dieu, quel corps.

Je me figeai, la bouche ouverte, fixant son torse ciselé. Quand une goutte
d’eau perla de son cou à ses abdominaux et jusqu’à ses hanches en forme
de V – mon Dieu, elles sont en forme de V –, je poussai un soupir plus
bruyant que je ne l’aurais dû. OK, c’était un gémissement. Un foutu
gémissement.

Tuez-moi, s’il vous plaît.

— Brielle !

Son regard se déplaça de mes épaules nues à mes jambes exposées, avant de
remonter vers mon visage.

— J’ai… frappé. Deux fois.

Je n’arrivais plus à former des phrases.

Comment je m’appelle ? Où suis-je ?

Son regard se posa sur ma dague, dans ma main, et ses yeux se plissèrent.

— Qu’est-ce que tu fais ?


— Euh, eh bien, balbutiai-je.

Je passai une main dans mes longs cheveux blonds, aplatissant les boucles
avec ce geste nerveux.

— Il y a une fête ce soir dans un club, et Angela a dit qu’il pouvait y avoir
des attaques, alors je me suis dit…

— Tu vas à la fête de Chloé ? demanda-t-il d’un ton surpris.

Je posai une main sur ma hanche.

— Oui. J’ai des amis, tu sais.

Quelques-uns. Quatre.

Il déglutit, l’air de finalement s’apercevoir qu’il se tenait là, à demi nu et


mouillé, et que je le dévisageais comme si j’avais envie de lécher l’eau sur
son torse.

— On l’aime bien. Ça y est, j’ai décidé, dit Sera.

Je choisis d’ignorer sa remarque.

— Très bien. Prends-la. Mais ne fais rien de stupide.

Je roulai des yeux.

— Je vais essayer, mais je ne te promets rien.

Je me retournai pour attraper la poignée, avant de marquer une pause et de


pivoter à nouveau vers lui.

— Est-ce que tu y vas aussi ? demandai-je.

Il avait eu l’air d’être au courant, pour la fête de Chloé.

Il hocha la tête.
— Si tu veux bien te décider à partir, pour que je puisse m’habiller.

Mes yeux se durcirent et je tendis la main, récupérant une poire sur le


comptoir avant de claquer la porte derrière moi.

— Arrête de voler ma nourriture ! rugit-il par la fenêtre.

Je me contentai de sourire. Chaque fois qu’il m’énerverait, je lui volerais un


fruit. D’ici la fin de l’année, j’aurais tout un verger.
CHAPITRE DOUZE

— Brielle ! s’écria Chloé lorsque nous entrâmes dans le club.

Elle accueillait les gens à l’entrée, qui n’était en fait qu’une porte bleue
donnant sur deux volées de marches menant sous terre.

Je souris et la serrai dans mes bras, avant de lui présenter ma colocataire.


Elle fut super accueillante, étreignant Shea et Angela, ainsi que Luke. Nous
lui donnâmes notre présent, une potion pour changer de couleur de cheveux
pendant un mois, qu’Angela avait fabriquée. Chloé l’adora et nous donna des
tickets pour la loge VIP, avant de nous pousser à l’intérieur.

Dès l’instant où nous entrâmes dans la pièce, je fus assaillie par la musique,
les lumières et les corps chauds pressés contre le mien. Il y avait une scène où
se trouvait une chanteuse aux cheveux violets, et au-dessus de sa tête pendait
le logo du club, une lune avec un troisième œil à l’intérieur. Au-dessous se
trouvait une banderole avec écrit « Joyeux anniversaire, Chloé ».

— Je peux organiser mon prochain anniversaire ici ? supplia Shea en


passant son bras sous le mien.

Je ris.

— Bien sûr, mais ne t’attends pas à ce que je loue la loge VIP.

Je fis claquer les tickets VIP sur son bras et elle sourit.

— Bon, je suis complètement fauchée, alors allons trouver des mecs prêts à
nous payer des verres.

Shea secoua son décolleté pour bien faire passer le message.

C’était un club pour les dix-huit ans et plus, mais j’étais à peu près sûre
qu’ils vérifiaient les cartes d’identité au bar.

— Et qu’est-ce que tu veux boire, jeune fille ? lui demandai-je en essayant


de crier assez fort pour me faire entendre par-dessus la musique.

Elle roula des yeux et attrapa les tickets dans ma main.

— Ne commence pas à te comporter comme si tu étais ma mère, grogna-t-


elle. Ils ont des boissons de Mages, ici. Elles sont similaires aux donuts. Des
boissons d’allégresse, etc.

Elle s’avança vers l’entrée de la section VIP entourée d’un cordon rouge.

Beurk, je ne la maternais pas du tout ! Je… OK, je la maternais.

Et puis zut. J’ai besoin de me détendre, de danser et d’oublier cette


semaine.

Après avoir dépassé l’Enfant de la Nuit massif à l’entrée de la loge VIP,


nous entrâmes dans une salle ouverte et moins bondée.

Noah, Darren et Blake étaient tous appuyés au bar. Lorsque nous entrâmes,
Blake croisa mon regard et m’invita à approcher d’un geste.

— OhmonDieuNoahestlà, dit Shea d’une voix précipitée.

Je hochai la tête.

— Sois prudente, il m’a tout l’air d’aimer se jouer des filles.

Elle haussa les épaules tout en le détaillant de haut en bas.

— Je n’ai rien contre le fait qu’il joue avec moi.

Je roulai des yeux. Elle disait ça maintenant, mais quand elle s’endormirait
en pleurant parce qu’il l’avait trompée, ce serait une autre histoire. Nous
rejoignîmes les garçons et je présentai à nouveau tout le monde, Luke et Shea
n’ayant rencontré les garçons qu’une fois.
— Qui veut un verre ? demanda Noah, les yeux posés sur Shea.

— Bri et moi allons prendre une bombe d’allégresse, lui dit-elle avec un
sourire mielleux.

Il hocha la tête, lui adressant un regard charmeur, avant de prendre les


commandes de Luke et d’Angela – une margarita sérénité pour Luke et de
l’eau pour Angela.

— Rasoir ! lui hurla Shea.

Elle rit.

— Quelqu’un doit bien vous surveiller, les enfants.

— Ah ! Tu es à peine plus âgée que nous, répliqua Luke.

Elle suça son doigt et le fourra dans son oreille, lui faisant émettre un
couinement. Ils étaient si mignons. Rien à voir avec Mikey et moi, qui étions
toujours en train de nous chamailler. Ma mère disait qu’elle avait eu le choc
de sa vie en découvrant qu’elle était enceinte de Mikey, alors que je n’avais
que dix semaines. Je n’arrivais pas à croire que l’année prochaine, Mikey irait
déjà à l’école avec moi.

Les boissons arrivèrent et, après quelques gorgées, je me mis à rire. Elles
étaient exactement comme les donuts.

— Dansons ! m’écriai-je.

J’avalai le restant de mon verre et traînai Shea, Blake et le reste de la bande


vers la piste de danse VIP.

J’appris rapidement que Darren était le plaisantin du groupe, lorsqu’il nous


défia dans une battle de danse, et effectua des mouvements assez hilarants.
Shea twerka tout contre lui, le faisant se raidir alors que ses yeux
s’écarquillaient, et termina en lui donnant une tape sur les fesses qui nous fit
éclater de rire, Luke et moi. Shea n’avait peur de rien. Jamais. Et je l’adorais
pour ça.
La musique passa à un rythme plus sensuel et je commençai à rouler des
hanches en cadence, les bras au-dessus de la tête.

J’aime cette boisson. J’aime la vie. J’aime l’amour.

Je pivotai rapidement et me cognai contre un torse familier. Ce fut son


odeur qui me frappa en premier, musquée et… appétissante. Seigneur, il était
si grand. J’avais envie de l’escalader comme un arbre.

— Déjà saoule ? demanda Lincoln en m’adressant un regard renfrogné.

Mes hanches continuèrent à remuer, alors que je dansais.

Qu’il aille se faire voir. J’adore danser.

Je secouai la tête.

— Non. Bombe d’allégresse. Tu devrais en prendre un verre. Peut-être que


ce balai te tomberait enfin du cul.

— Ah ah, s’exclama-t-il, se penchant en avant de telle façon que je pus le


sentir encore mieux.

— Danse avec moi ! criai-je.

Je l’attrapai par le bras et le maintins au-dessus de ma tête, tournoyant au-


dessous comme une ballerine.

Lincoln adressa un regard noir à Noah.

— C’est toi qui as fait ça ? demanda-t-il en pointant du doigt.

Son corps demeurait raide et il me laissait danser avec son bras mou.

Noah sourit.

— Allez, mec. Détends-toi, juste pour une soirée.

Lincoln se contenta de fusiller son ami du regard, avant de glisser son bras
hors de mon étreinte et d’emmener son corps chaud au bout du bar, où il
sirota une bouteille d’un liquide clair ressemblant de manière suspecte à de
l’eau.

Durant les quatre prochaines chansons, nous continuâmes à danser et à faire


des battles pendant que Lincoln buvait son eau, m’observant depuis l’autre
côté de la piste. Chloé nous avait rejoints et dansait avec Darren. Lorsque je
me lançai dans une démonstration de mes meilleurs pas de danse, Blake fut
pris d’un fou rire, mais les effets de la bombe d’allégresse commençaient à
s’estomper et j’avais une conscience de plus en plus aiguë de ces yeux bleus
qui me regardaient depuis le bar.

— Je reviens tout de suite ! dis-je à Shea, qui se frottait contre un Noah très
heureux.

Ma poitrine et mon front étaient luisants de sueur, et j’aurais tué pour avoir
un peu d’eau. Je me laissai tomber sur le siège à côté de Lincoln et attirai
l’attention du barman.

— Je peux avoir un verre d’eau ? demandai-je.

Il secoua la tête.

— Il n’y a que des bouteilles. Elles sont à quatre dollars. Tu peux avoir des
verres d’eau gratuits à l’extérieur de la section VIP.

Oh. Mon visage se décomposa.

— OK, ce n’est ri…

Lincoln fit glisser un billet de cinq dollars vers le barman sans un mot.
L’homme l’attrapa et lui donna la bouteille d’eau, que Lincoln me tendit.

Qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce que c’est la fin du monde ? Est-ce que
Lincoln Grey vient de faire quelque chose de gentil pour moi ?

Nos doigts s’effleurèrent un instant alors que je prenais la bouteille.

— Merci pour l’eau, mais est-ce que tu te sens bien ? plaisantai-je.


Il émit un petit rire.

— Tais-toi et hydrate-toi, pour pouvoir retourner là-bas et te remettre à


danser comme une idiote. Je suis en train d’enregistrer de très bonnes vidéos
avec lesquelles te faire chanter plus tard.

Ma bouche s’ouvrit en grand.

— Tu as plutôt intérêt à plaisanter. Montre-moi ton téléphone !

Je tendis la main vers sa poche, mais il m’attrapa le poignet.

— Tu ne le sauras jamais, répondit-il avec un clin d’œil.

Oh. Mon. Dieu. Les clins d’œil de Lincoln n’avaient rien à voir avec ceux
de Noah. Ceux de ce dernier étaient grossiers et ridicules, et il les distribuait
tout le temps. Lincoln ne m’avait encore jamais fait de clin d’œil, et
maintenant qu’il l’avait fait, j’avais l’impression que mon cœur allait bondir
hors de ma poitrine.

Oh merde. Je l’aime bien, c’est clair. Comment cela a-t-il bien pu arriver ?

Je me tenais là, à le fixer stupidement, quand les gens se mirent à hurler. Je


regardai vers la salle principale du bar et vis de la fumée noire emplir l’air.

— C’est quoi, ça ? demandai-je, paniquée.

Lincoln se leva, sortit son épée et se plaça devant moi alors que la musique
s’arrêtait d’un coup.

— Attaque de démon ! s’écria quelqu’un.

Une grenade aveuglante explosa juste à l’entrée de la salle VIP et je fus


aveuglée par une lumière éblouissante, suivie d’une détonation
assourdissante. Durant les quelques secondes avant que les lumières
s’éteignent, j’avais vu deux démons Sulfure dans la foule et un autre démon
qui me donna des frissons – le démon Abrus qui devait racheter mon contrat.
La terreur m’envahit.
Pourquoi est-il là ?

Lincoln m’attira vivement au sol, me maintenant sous le bar, où se


trouvaient les tabourets.

— Shea ! me mis-je à crier.

Je ne voyais rien à part d’énormes cercles blancs, et mes oreilles sifflaient


encore.

— Shea ! hurlai-je, la voix rauque.

C’était inutile, elle était probablement momentanément sourde, elle aussi.


Ma vision commença rapidement à s’éclaircir, grâce à mes capacités de
guérison de Céleste, et mon ouïe me revint en même temps.

Lincoln était pris dans une sorte d’empoignade avec le démon Sulfure.
Leurs épées claquaient l’une contre l’autre pendant que les gens couraient
vers la sortie en hurlant. Je tendis la main dans ma botte et en sortis Sera.

— Aide-moi, dis-je, ne sachant trop ce que nous pouvions faire en étant


agenouillées au sol.

Lincoln avait déployé ses ailes, et Darren avait bondi à ses côtés alors que
le second démon Sulfure tentait de l’attaquer. De tous les endroits possibles
où aller dans le bar, ils avaient attaqué ce côté. Je ruminais cela quand une
main forte vint m’attraper par les cheveux, me faisant me redresser. Une
sensation de douleur envahit mon cuir chevelu et je hurlai, m’accrochant au
bras de mon agresseur pour diminuer la tension sur mon crâne.

— Te voilà, princesse, ronronna la voix enjôleuse du démon Abrus dans


mon oreille.

Une vague de peur me traversa alors que je réalisai qu’il devait être là pour
moi.

— Brielle ! s’écria Lincoln.

Il était en train de venir à bout du démon Sulfure, mais pas assez vite. Le
démon Abrus me jeta en arrière et commença à me traîner vers la sortie. Je
donnai des coups avec ma dague, mais alors qu’il se trouvait derrière moi et
qu’il me traînait d’une main de fer, je n’avais aucune stabilité. Je décidai
alors de déployer mes ailes pour voir si cela pouvait m’aider à me libérer de
sa poigne, mais lorsque je tentai de les déplier, je sentis un claquement
douloureux entre mes omoplates, et elles restèrent à l’intérieur. Il possédait
un genre de magie capable de les empêcher de sortir, ou quelque chose
comme ça.

Oh Seigneur.

Un mouvement flou et rouge à ma gauche attira mon attention vers Shea.

Elle était agenouillée à environ trois mètres de là, en amont de l’endroit où


le démon Abrus se dirigeait à reculons, et elle tenait sa lame aiguisée en
forme de disque à la main.

Oh Seigneur. Qu’est-ce qu’elle va…

Elle s’élança vivement et jeta l’arme vers le démon.

Mes yeux s’arrondirent alors qu’elle fendait l’air et, à en croire le son
qu’elle fit, s’enfonçait dans le dos du démon.

— Pas si vite, trou du cul ! rugit Shea.

Avec un rugissement, le démon Abrus me lâcha et je tombai sur mon


coccyx meurtri, mais il me maintenait toujours par les cheveux. Il leva une
main et projeta une boule de fumée noire violacée à Shea, qui tomba au sol
avec un petit cri, avant de bientôt se mettre à hurler.

— Sera ! m’écriai-je dans ma tête tout en tenant ma dague inutile.

— Tiens-moi devant toi et ferme les yeux.

Je fis ce qu’elle me demandait. Nous n’étions qu’à quelques mètres de la


porte de sortie, et je n’avais pas très envie de me faire kidnapper.

À la seconde où je fermai les paupières, une lumière vive jaillit et le démon


Abrus hurla, relâchant mes cheveux. Je tombai plus loin en arrière, n’ayant
aucun moyen de me rattraper, et me cognai la tête au sol. Ne perdant pas de
temps, je roulai sur le côté, la vue brouillée mais intacte, et enfonçai Sera
dans le muscle du mollet du démon, presque jusqu’à la garde. Son cri fut si
aigu que j’en fis presque tomber ma dague pour me couvrir les oreilles. Cela
ressemblait à des cris de chauve-souris, ce qui était absolument terrifiant.

— Beurk, il a un goût affreux, se plaignit-elle.

Je n’avais même pas envie de savoir ce que ça voulait dire.

— Euh, pardon ?

Lincoln apparut alors, Darren à ses côtés. Ils étaient tous deux couverts de
sang de démon d’un noir d’encre et tenaient leurs épées levées, prêts au
combat.

Le démon Abrus soutenait le regard de Lincoln, mais l’un des Mages Noirs
avec qui il était venu le tira par le bras pour l’attirer à la porte. Je m’accrochai
à Sera alors qu’elle était arrachée de son mollet, et il disparut. Un crissement
de pneus annonça leur départ.

Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?

Deux mains fortes s’enroulèrent autour de moi, une sous ma nuque et


l’autre sous mes jambes, puis je fus attirée dans les bras de Lincoln. Ses yeux
parcoururent chaque centimètre carré de mon corps.

— Tu es blessée ? demanda-t-il.

Si je dis non, est-ce qu’il va me reposer ?

— Je me suis cogné la tête.

Ce n’était pas un mensonge.

— Ramène la voiture, aboya Lincoln à Blake, qui passa la porte en courant.

— Shea ! m’écriai-je en me tordant le cou.


Je me souvins alors qu’elle avait été frappée par un genre de fumée
ensorcelée.

Noah s’agenouilla au-dessus d’elle, ses mains prenant une lueur orange.

— Elle va s’en sortir, me dit-il.

Ses yeux étaient larmoyants à force de tousser, mais elle croisa mon regard
et hocha la tête.

— Tu peux marcher ? me demanda Lincoln.

Non.

— Oui.

Il me reposa et j’eus envie de bouder. C’était plutôt agréable d’être portée


par ces bras forts l’espace d’une minute.

— Ils étaient là pour elle ? demanda-t-il à Darren, qui était à côté de lui.

— Ça m’en a tout l’air, lui répondit celui-ci en fronçant les sourcils.

Ils se mirent tous à me dévisager. Je haussai les épaules.

— C’est le type qui était censé acheter mon contrat. Il voulait peut-être me
vendre, ou quelque chose comme ça.

La mâchoire de Lincoln se crispa.

— Tu n’es pas à vendre.

Nom d’un clin d’œil. Je l’apprécie vraiment beaucoup. Qu’est-ce qui


m’arrive ?

Un coup sourd fut frappé de l’autre côté de l’issue de secours du salon VIP
et Lincoln l’ouvrit vivement. Blake se tenait de l’autre côté, après avoir fait
reculer sa voiture jusque devant l’encadrement de la porte. Un autre type était
avec lui, grand, aux larges épaules et aux cheveux brun clair.
— Brisbane ! Est-ce que tu peux me récupérer la vidéo surveillance de ce
soir ? Je veux savoir comment ils sont entrés et quel était leur plan, aboya
Lincoln.

Il était passé en mode guerrier, et c’était carrément sexy.

Le type hocha la tête.

— Je m’en occupe.

Il traversa le vestibule et courut jusqu’au niveau inférieur. Il semblait savoir


où il allait, et vu que son prénom était Brisbane, je supposais qu’il s’agissait
du frère de Chloé. Celui pour qui Luke avait le béguin.

Luke et Angela apparurent avec Shea dans les bras et s’avancèrent vers
moi. Les yeux de ma meilleure amie étaient larmoyants et elle semblait avoir
reçu une bombe lacrymogène. Je n’avais absolument aucune idée de quel
genre de magie les démons Abrus possédaient, mais de ce que j’avais pu voir
ces quelques derniers jours, c’était une magie vraiment effrayante.

Lincoln me scruta à nouveau de haut en bas.

— Tu n’es pas blessée ? demanda-t-il encore.

Ma tête palpitait là où je m’étais cognée, mais elle ne saignait pas ; je


poussai un peu mes ailes et les sentis sortir légèrement, avant de les rétracter.
Le sort qui les empêchait de se déployer, quoi que cela ait pu être, avait
disparu. Je secouai la tête en regardant Lincoln.

— Ça va aller.

— OK. Retourne à l’école et restes-y. Tu ne quittes plus les lieux. Et garde


cette lame sur toi en permanence, ajouta-t-il, ses yeux se posant sur Sera.

— C’est un garçon sensé, remarqua-t-elle.

Regardez-moi ce revirement soudain.

C’était stupide, mais je pris le temps de me demander s’il allait me


reprendre la clef de sa caravane, maintenant que je n’avais plus aucune raison
de m’y rendre. Cela voulait dire que je ne le surprendrais plus à demi nu, ce
qui me déprimait.

Alors que Darren me guidait jusqu’au véhicule qui nous attendait, Lincoln
m’appela.

— Trois soirées par semaine, de sept heures à huit heures, je veux que tu
subisses un entraînement au combat supplémentaire avec moi. Ça pourrait se
reproduire. Jusqu’à ce qu’on sache pourquoi ils te veulent, nous devons y être
préparés.

Mon estomac se serra. Un entraînement supplémentaire avec Lincoln ?


Juste nous deux. Je savais qu’il ne faisait ça que parce que c’était son job de
me garder en vie, mais une part de moi se demanda s’il appréciait de passer
du temps avec moi.

J’étais complètement en train de tomber sous le charme du connard de


service. Sauf que ce n’était peut-être pas un connard.

Il ne l’avait peut-être même jamais été.


CHAPITRE TREIZE

Cela faisait six semaines que l’incident au night-club avait eu lieu. J’étais
officiellement employée à la clinique de soins et j’adorais mon travail, qui
consistait surtout à faire l’idiote avec Noah, et parfois à vraiment aider à
guérir un patient.

Soigner les gens, ça craignait. Ça faisait mal. Littéralement. J’avais guéri


une coupure sur la jambe de Shea pour m’entraîner et ma jambe m’avait fait
mal. Les guérisseurs devaient être super altruistes, ce qui était surprenant, en
sachant à quel point Noah semblait égocentré.

Mes sessions d’entraînement privées avec Lincoln étaient une vraie torture,
de bien des manières. La tension sexuelle était à couper au couteau.
Évidemment, je ne savais absolument pas s’il la ressentait aussi, vu qu’il
passait son temps à m’aboyer des ordres et à se renfrogner quand je tenais
mal une arme. De mon côté, je trouvais toutes les excuses possibles pour le
toucher – un bras effleuré par-ci, une bousculade par-là. J’en pinçais
sérieusement pour lui, et c’était pathétique.

Il m’avait repris la clef de sa caravane et ne semblait pas du tout intéressé


par moi, sexuellement parlant. Pendant que moi, je songeais quotidiennement
à la façon dont ces gouttes d’eau avaient coulé le long du V de ses hanches.

— Mlle Atwater ?

Mes yeux se portèrent à l’avant de la salle où M. Rincor, un Céleste


possédant le pouvoir de Gabriel, faisait jaillir des étincelles lumineuses de ses
mains.

Le problème, avec mes cours d’étude de la lumière, c’était qu’il n’y avait
que deux étudiants, un dernière année nommé Fred, qui possédait les
pouvoirs de Gabriel, et moi. M. Rincor était son maître professeur. Comme il
n’y avait que deux étudiants dans la salle, il était facile pour lui de remarquer
lorsque je n’étais pas attentive.

— Oui ? lançai-je, m’efforçant de faire comme si j’étais extrêmement


assidue.

Je rivai des yeux vifs et grands ouverts sur le professeur.

Il fit un geste vers mes mains.

— Faites un essai.

Je poussai un soupir. Je déchirais complètement en cours d’armes et de


combat – le fait de grandir parmi les démons avait fait de Shea et moi les
combattantes les plus teigneuses et les plus déloyales de la classe –, et j’avais
fini par adorer l’histoire des déchus, mais ce cours ? J’étais nulle. C’était
affreux. Pour une fille possédant les pouvoirs de non pas un, mais quatre
archanges en elle, je n’avais assurément pas une once de lumière en moi.
J’avais essayé de ne pas me dire que c’était parce qu’il y avait quelque chose
d’obscur en moi, qui dévorait la lumière.

Je m’apprêtais à m’emparer de Sera, mais il secoua la tête.

— Avec vos mains.

J’émis un grognement, ce qui me valut un sourire de la part de Fred. Il


pouvait faire jaillir un vrai feu d’artifice de la Fête nationale de ses mains,
paralysant quiconque se mettait sur son chemin et les aveuglant
momentanément s’il le voulait. Moi ? Je pouvais faire briller mes paumes à
peu près aussi fort qu’une ampoule de deux watts, avant que la lumière ne se
tarisse.

Je fixai mes mains, fléchissant tous les muscles de mon corps et poussant.

Fred rit.

— Tu as l’air constipée.

Je pris mon stylo et le lui lançai, mais il le rattrapa en plein vol. Frimeur.
M. Rincor s’avança et vint s’asseoir à côté de moi.

— Vos tatouages ont créé un pont vers les pouvoirs déjà présents en vous.
Vous devez simplement les laisser s’écouler. Ne forcez pas à ce point.

Si un regard pouvait tuer, le mien aurait abattu M. Rincor sur le coup. Rien
de ce qu’il disait n’avait de sens. Jamais.

— Oooohh, je comprends mieux, dis-je d’un ton sarcastique.

Le Céleste se leva et baissa les yeux sur moi.

— J’ai entendu dire que vous étiez douée avec les armes. C’est très bien,
jusqu’à ce que vos armes vous soient enlevées et que vous n’ayez plus que
vos mains à votre disposition.

Puis il s’éloigna.

Rabat-joie.

Je ne me laissai pas déstabiliser par sa remarque. Puisque je ne travaillai pas


à la clinique ce jour-là, Lincoln m’avait demandé de le rejoindre plus tôt pour
notre entraînement privé. Il y avait une chose que nous ne pouvions faire qu’à
la lueur du jour, apparemment.

Je quittai la salle de classe en trombe et allai aux toilettes pour appliquer du


gloss sur mes lèvres et me laver les dents – vous savez, au cas où il voudrait
m’embrasser.

Je suis un cas désespéré.

Après m’être pomponnée, me sentant assez minable pour avoir pris la peine
de le faire, j’allai retrouver Lincoln sur le terrain. Il se tenait là, les bras
croisés et l’air aussi renfrogné que d’habitude.

— Tu es en retard.

Je posai une main sur ma hanche.


— Je n’ai plus le droit de faire un arrêt aux toilettes, maintenant ?

Il roula des yeux et commença à tourner autour de moi comme un requin.


J’étais à peu près sûre qu’il ne pouvait pas me supporter, et je craquais
complètement pour lui. Quelle horrible combinaison ! Je m’efforçai d’écarter
toute idée de relation entre nous.

— Le bal d’hiver approche, dit-il en me scrutant de haut en bas.

Oh. Mon. Dieu. Il est amoureux de moi. Il va me proposer de


l’accompagner au bal. Respire. Respire. L’eau qui coule le long du V.

— Ah oui ? croassai-je.

Le bal d’hiver était un genre d’œuvre de charité organisé par Raphaël. Les
étudiants profitaient d’un dîner offert par les riches bienfaiteurs, et des
enchères silencieuses avaient lieu tout le long de la soirée.

Il hocha la tête.

— D’habitude, je ne travaille pas pour cet événement, mais vu qu’il a lieu


en dehors du campus et qu’il pourrait attirer de potentiels kidnappeurs, j’ai
décidé de faire partie de la sécurité. Alors fais-moi savoir à quelle heure toi et
ton rencard partez, et je t’assignerai une escorte permanente.

Impact. Explosion. Sang. Tripes. Fin du monde.

— Compris.

Ce fut à peu près la seule chose intelligible que je pus songer à répondre à
cet instant.

— Bref, j’ai entendu dire que tu te débrouillais très bien en cours de


combat, que tu étais capable de mettre tes adversaires au sol et de remporter
des combats en un contre un.

Je soufflai sur mes ongles et les essuyai sur mon T-shirt.

— On pourrait même dire que je suis une dure à cuire.


Ses lèvres se soulevèrent, mais il ne sourit pas.

— Et je suis assez impressionné par tes compétences à l’épée et ta maîtrise


des armes. Tu vises incroyablement bien à l’arc, et s’il existait des tournois
d’escrime pour les petites teigneuses sans la moindre classe, tu gagnerais
probablement.

Je souris.

— Eh bien, tu enchaînes vraiment les compliments. Qu’est-ce que j’ai fait


pour mériter un traitement aussi exceptionnel ?

Cette fois, il sourit, mais c’était un sourire sadique qui dévoilait ses dents.

— Mais. Tu. Ne. Peux. Toujours. Pas. Voler, dit-il, enfonçant les mots en
moi un par un.

Je roulai des yeux.

— Encore ça ? Toi et M. Rincor vous accorderiez bien ensemble. Vous


auriez beaucoup de choses à vous dire.

Il croisa les bras, ce qui fit se bander ses biceps.

— Ne me lance pas sur ton échec à étudier la lumière.

Échec. Aïe. Le mot me blessa.

— Brielle, dans sept mois, il y a un examen de fin d’année. Si tu échoues,


tu seras virée de l’école. Sachant que tu ne peux pas retourner vivre avec ta
mère et que des démons essaient de te kidnapper, ce serait une mauvaise idée.

Zut. Était-il vraiment obligé de me faire redescendre aussi brutalement sur


terre ?

— OK. Je ferai plus d’efforts.

Je n’avais pas envie de quitter l’école. Shea et moi nous en sortions plutôt
bien, ici. Je me faisais assez d’argent avec mon emploi à mi-temps pour me
payer tous les petits luxes coûteux de la vie, comme les tampons et le
chocolat, et j’avais la chance de partager une chambre avec ma meilleure
amie. En bonus, ils n’avaient pas demandé à récupérer la voiture. Non pas
que je sois autorisée à la conduire, à part pour faire le tour du campus, bien
sûr.

Il plaça une main sur chacune de mes épaules, provoquant une sensation de
chaleur jusqu’à mon nombril.

— Il est temps de tenter l’amour vache.

Amour. Il a dit amour.

Ses ailes se déployèrent alors et ses doigts se resserrèrent autour de mes


épaules. Soudain, j’étais hissée dans les airs.

— Lincoln ! hurlai-je en déployant mes ailes, mes yeux scrutant le sol alors
que ses mains passaient de mes épaules à ma taille.

Nous nous envolâmes de plus en plus haut, moi, me débattant dans les bras
de Lincoln, lui, arborant une grimace déterminée.

— Brielle, en tant que ton formateur principal, je le prendrais comme une


offense personnelle si tu échouais au Défi, me dit-il.

Je baissai les yeux. Grave erreur.

Bon sang ! On est au moins à trente mètres du sol.

— OK, très bien, dans ce cas continue de m’entraîner ! lui hurlai-je.

Il secoua la tête.

— Les garçons et moi, nous avons été trop tendres avec toi. Ça ne marche
pas. Tu as besoin d’être mise face à la réalité.

— Espèce de cinglé ! Ne t’avise pas de me laisser tomber ! sifflai-je.

— Tu es plutôt mignonne quand tu es vraiment en colère, confessa-t-il.


Puis il me lâcha.

Il a dit que j’étais mignonne.

Je suis en train de tomber.

— Aaaah !

Mon hurlement résonna, et toutes autres pensées disparurent de mon esprit.


Mon instinct de survie prit le dessus et je battis frénétiquement de mes ailes
noires.

Allez, bandes de saloperies, soutenez mon poids !

J’avais fermé les yeux en commençant à tomber, mais je les rouvris, parce
que selon mes calculs, j’aurais dû me briser le cou et être morte, désormais.

Lincoln planait devant mon visage, un sourire dément sur les lèvres.

— Tu l’as fait.

— Espèce de psychopathe ! hurlai-je en tendant les mains vers lui, mais il


vola en arrière et s’éleva vers le ciel.

— Attrape-moi ! lança-t-il.

Oh, j’allais le faire, j’allais l’attraper et le pulvériser. Fonçant après lui dans
le ciel en accélérant, je battis des ailes comme une folle pour le rattraper.

— Tu aurais pu me tuer, hurlai-je en me rapprochant.

Il se retourna pour me regarder et sourit.

— Tu es carrément en train de voler.

Je baissai les yeux au sol.

Bon sang, c’est vrai.


Nous étions presque arrivés à l’océan.

— Je vole ! m’écriai-je en riant.

Lincoln sourit, puis fit volte-face et fonça sur moi.

Je battis en arrière avec mes ailes, stoppant mon avancée pour planer en
suspens alors qu’il approchait de moi.

— Très bien. Au prochain entraînement, nous volerons avec des armes.

Mes yeux s’arrondirent.

— Pourquoi ?

Il me regarda comme si j’avais cinq ans.

— Peut-être parce qu’il existe certains démons possédant des ailes, tu te


souviens ?

Oh. Ouais. Je tressaillis en repensant à mon combat avec le maître de Shea


et ses ailes de chauve-souris.

Il leva la main gauche pour indiquer l’horizon.

— À l’extérieur de cette ville, une guerre fait rage. Si tu es recrutée dans


l’Armée Déchue, tu auras un énorme avantage grâce à ta capacité à te battre
en volant. Tu pourrais sauver des milliers de vies.

Waouh. Je n’avais jamais pensé à ça. Me battre en volant pourrait aider à


sauver des vies. Qu’est-ce que ça faisait, de sauver des milliers de vies ? Je
n’en avais jamais sauvé une seule.

— Est-ce que c’est ce que tu fais ? lui demandai-je.

Je ne savais rien de la guerre au-delà de la ville.

Il y avait des portails ouverts, à l’extérieur, par lesquels les démons


passaient pour sortir du monde souterrain et semer la pagaille dans les
banlieues et les plus petites villes. Nous ne voyagions pas en dehors des murs
de la ville à cause de cela, alors la situation devait être grave. La presse en
parlait rarement, parce que les journalistes disaient qu’il était trop dangereux
de s’y rendre.

L’expression de Lincoln s’assombrit.

— Oui. Mais je ne peux pas tous les sauver. C’est une dure réalité que tu
devras apprendre.

Il y avait autre chose, je le sentais, il avait envie d’en dire plus, mais ne le
fit pas.

— Très bien. Médaille d’or pour aujourd’hui, Bri.

Il m’adressa un clin d’œil, avant de commencer à descendre.

Ah, le clin d’œil. Il provoquait de drôles de sensations en moi. S’il était un


si bon faiseur de clins d’œil, je me demandais ce que ce pouvait être de
l’embrasser. Je retournai en volant vers le terrain d’où nous étions partis et
remarquai Shea, Luke et Angela en train de nous attendre. Shea serrait un
genre de feuille de papier dans ses mains et sautillait d’excitation.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu as gagné à la loterie ? demandai-je à ma


meilleure amie tout en atterrissant devant eux.

Elle rit.

— Presque. Noah vient de nous inviter à un genre de truc super sélect qu’il
fait chaque année et qui s’appelle « les jeux de plage ». Le gagnant remporte
une photo signée de lui complètement ringarde, mais c’est censé être très
drôle.

Angela hocha la tête.

— Je n’ai pas été invitée l’année dernière, mais j’ai entendu dire que c’était
énorme. Ça dure toute la journée et toute la nuit, avec des feux de joie et tout
le toutim.
Lincoln arborait un air renfrogné.

— Noah vous a invités aux jeux de plage ? dit-il, comme s’il s’agissait des
Emmy Awards.

Shea lui jeta l’invitation et posa une main sur sa hanche.

— Eh bien, je ne sais lire que depuis que j’ai cinq ans, mais ouais, je crois
que c’est ce qui est écrit.

Je souris. Shea était la meilleure lorsqu’il s’agissait de vous rabattre le


caquet.

Lincoln émit un petit rire tout en lui rendant le flyer.

— Bonne chance. Mon équipe a gagné quatre années d’affilée.

Puis il se retourna et s’éloigna.

J’arrachai le flyer des mains de Shea. Rien ne m’aurait fait plus plaisir que
de battre Lincoln à quelque chose pour pouvoir ensuite le lui rappeler pour le
restant de ses jours.

Les Jeux de Plage

Quand : Ce vendredi

Où : La jetée de Santa Monica

Quoi : Volleyball, tir à la corde, château de sable, compétition et plus !


Venez avec une équipe de quatre. L’utilisation des pouvoirs est autorisée.

Code vestimentaire : vêtements de plage (Mesdames, n’hésitez pas à


porter un bikini. Les filles rondes, je m’adresse à vous aussi.)

Le gagnant remporte un exemplaire signé d’une photo de Noah montrant


ses muscles, et le droit de se vanter.

Oh, ce flyer était du Noah tout craché, ce petit vicieux, mais ça avait l’air
génial. Je levai les yeux vers mes amis.

— OK, c’est dans trois jours. Il est temps de nous entraîner.

Je pensais qu’il s’agirait d’un genre de match magique bizarre, mais des
jeux de plage normaux ? J’étais complètement partante. Mon côté
compétitrice était prêt à se jeter dans la mêlée.
CHAPITRE QUATORZE

Les jeux de plage auraient lieu demain après les cours, et j’étais si nerveuse
et excitée à cette idée que j’avais à peine réussi à dormir la nuit dernière. Ma
préparation à la compétition de châteaux de sable était en béton. J’avais
emprunté du matériel pour décorer les gâteaux à la mère d’Angela et tracé un
concept dans mon esprit. Pour couronner le tout, grâce à ses talents de
Nécromancienne, Angela allait ajouter à mon projet quelque chose dont
j’étais certaine qu’il me ferait gagner cette étape.

Nous nous étions renseignés et avions appris qu’il y avait cinq manches,
chacune valant un certain nombre de points : le beach-volley, la conception
de château de sable, le tir à la corde, la course de natation, et un nouveau jeu
mystère choisi par Noah chaque année. Nous nous étions entraînés au beach-
volley tous les soirs et j’avais déjà fabriqué et détruit mon château de sable, je
me sentais donc complètement préparée. Pour les compétitions de tir à la
corde et de natation, il faudrait improviser dans le feu de l’action, mais je me
disais que nous pouvions le faire.

— Donc, on est payées demain matin. Je pense qu’on devrait partir une
heure plus tôt, encaisser notre chèque et nous acheter de nouveaux bikinis,
proposa Shea alors que nous entrions dans le vestiaire de la salle de gym pour
nous changer en vue du cours de combat.

Bikini. Ce mot faisait hurler intérieurement toutes les filles. Peu importe à
quel point j’avais l’impression que mon corps était en bonne forme physique,
cela me terrifiait. L’idée de porter un maillot de bain devant Lincoln me
donnait envie de mourir.

— OK, ouais…, répondis-je en feignant l’enthousiasme.

Shea roula des yeux.

— Bref. Les jeux de plage ne comprendront rien à ce qu’il se passe quand


on va débarquer.

La porte d’un casier de vestiaire claqua, me faisant sursauter, et je me


retrouvai soudain face à Tiffany.

— Vous avez été invitées aux jeux de plage ? demanda-t-elle, l’air


horrifiée.

Je souris.

— Oui, pas toi ?

Elle composa à nouveau son visage et afficha un air tranquille, calme et


posé.

— Évidemment que si. Mais je ne pourrai pas y aller. Et puis, j’ai entendu
dire qu’ils avaient dérogé à leur règle « réservé aux personnes bénies par les
anges » pour inviter la racaille. Maintenant que je vois que c’est vrai, je suis
contente de ne pas y aller.

Elle tourna les talons et partit.

— Quelle garce ! rugit Shea en chargeant après elle, mais je la rattrapai par
le bras.

— L’envoyer en clinique de soins ne servira qu’à te faire placer en retenue,


et nous avons besoin de toi dans l’équipe. Elle ment, de toute façon. Noah
n’aurait pas inventé ce genre de règle élitiste du genre « réservé aux bénis par
les anges ».

N’est-ce pas ?

Shea adressa un regard meurtrier à la porte que venait de passer Tiffany,


avant de hocher la tête.

— Le jour où on sera diplômées, je vais lui botter le cul jusqu’à ce que sa


vie ne tienne plus qu’à un fil.

Mes yeux s’arrondirent.


Tu as beau faire sortir une fille du ghetto…

— Allez, la tueuse. Venons juste à bout de ce cours et avant que tu t’en


rendes compte, on sera déjà en train de faire du shopping à la recherche d’un
bikini.

Elle hocha la tête.

— Noah m’a envoyé un message pour me dire qu’il trouvait que le rouge
m’allait bien.

Je ris alors que nous nous rendions à la salle de sport. Noah et Shea se
pelotaient sur le parking tous les mercredis soir, après son service à la
clinique et le sien avec M. Claymore. Ils avaient déjà eu la conversation
s’assurant qu’ils ne faisaient que prendre du bon temps, sans exclusivité,
alors je ne m’inquiétais plus de la voir le cœur brisé.

— Dans ce cas, tu devrais vraiment acheter un bikini rouge, acquiesçai-je.

Elle se pencha vers moi et ajouta :

— Il a aussi dit que le bleu ciel était la couleur préférée de Lincoln.

Mon visage perdit toutes ses couleurs.

— Shea, tu as plutôt intérêt à ne pas dire à Noah que je l’aime bien,


murmurai-je vivement.

Son rire espiègle résonna autour de nous.

— Oh, je t’en prie. Il le sait. C’est tellement évident que vous vous
appréciez, tous les deux.

Shea sortit son téléphone et me montra le message. Noah avait ramené son
grain de sel sans même qu’elle prenne la peine de le mentionner.

Oh, super, je n’aurais pas besoin de la tuer.

— Crois-moi, ce n’est pas réciproque, l’informai-je, songeant aux centaines


de fois où il m’avait regardée de travers.

— Je ne pense pas, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.

Un sifflement bruyant résonna et M. Bradstone éleva la voix.

— Pas d’armes aujourd’hui. Combat à mains nues, et pour la première fois,


nous allons utiliser notre magie. Mettez-vous en binôme avec les noms que
j’ai écrits sur le tableau, et commencez.

Merde. Pas d’armes.

Je regardai mes mains inutiles. J’avais peut-être réussi à atteindre la


luminosité d’une ampoule de quatre watts, mais je ne possédais rien qui
puisse blesser qui que ce soit.

— Oups. Je n’aimerais pas être à ta place, murmura Shea.

Je relevai vivement les yeux vers le tableau, et vis que j’étais en binôme
avec Tiffany.

Bon sang, c’est parfait.

Tiffany entra d’un pas dansant dans la zone de combat, un cercle de trois
mètres de diamètre tracé au sol avec de l’adhésif bleu, avant de s’accroupir
dans une position de catch tout en me souriant comme une folle. Shea
partageait presque tous ses cours avec elle et disait qu’elle était une Mage
avancée pour son âge. Sa mère était une Mage de Lumière et son père un
Céleste. Ils l’aidaient en dehors des cours, elle était donc à cent pour cent sur
le point de me botter les fesses avec sa lumière. Quand j’avais Sera, ou
n’importe quelle autre arme, j’étais clairement sur un terrain d’égalité, mais
en n’utilisant que ma magie ? J’étais complètement foutue.

— Allez, Archie. On n’a pas toute la journée, roucoula-t-elle.

Shea me prit le bras et je me tournai pour croiser son regard.

— C’est peut-être la seule opportunité que l’une de nous aura de lui botter
le cul sans avoir d’ennuis.
Puis elle me fit un clin d’œil.

Ah. Je ferais de mon mieux, mais j’avais vu la magie de Tiffany à l’œuvre.


C’était assez incroyable.

J’entrai dans le cercle et m’accroupis à son niveau. Nous avions appris le


jujitsu ce mois-ci et j’étais douée pour mettre l’adversaire à terre. Mais elle
aussi. M. Bradstone nous laissait habituellement choisir notre partenaire de
combat, je choisissais donc toujours Shea ou Luke. Maintenant, voilà que
j’étais bloquée face à mon ennemie jurée. « L’amie de la famille » de
Lincoln.

Nous nous mîmes à tourner l’une autour de l’autre, les mains tendues et le
regard rivé l’un sur l’autre.

— Tu sais, Lincoln a pratiquement passé tout l’été dernier chez moi,


ronronna-t-elle.

Une vague de jalousie me parcourut, mais je ne le montrai pas. Au lieu de


cela, je donnai un grand coup avec ma jambe, tentant de la faire tomber, mais
elle sauta par-dessus.

— Pourquoi est-ce qu’il ferait ça ? demandai-je en lui adressant le regard le


plus nauséabond dont je pouvais faire preuve.

Elle émit un grognement et plongea sur moi, me projetant au sol. Bon sang.
D’un jeu de jambes rapide et brutal, elle me cloua sous elle.

— Parce que mes parents étaient très amis avec les siens. Je le connais
depuis toujours, et il sera à moi un jour, alors bas les pattes.

Des postillons jaillirent de sa bouche et retombèrent sur mon visage. Elle


était vraiment folle. Ses mains étaient fermement serrées autour de mes
poignets et émettaient une lueur chaude qui me brûlait la peau.

— Lâche-moi, Tiffany, l’avertis-je.

Ma peau se réchauffa.
Je propulsai vivement mon bassin en avant, tentant de la faire basculer
comme M. Bradstone nous l’avait montré, mais sans succès. Elle était dans sa
zone de confort. Elle planifiait probablement ce moment depuis le jour où
elle m’avait rencontrée.

— Sérieusement, tu me fais mal ! lui hurlai-je au visage.

Elle sourit.

Garce ! La colère bouillonna en moi comme un ulcère, partant de ma


poitrine pour se répandre dans ma gorge.

Lorsque je lui hurlai à nouveau au visage, une fumée d’un noir d’encre
quitta ma bouche et s’enroula autour de son cou.

La stupéfaction nous envahit toutes deux et elle tomba en arrière,


s’agrippant la gorge et tentant de respirer. Un ruban magique noir et épais
était en train de l’étrangler.

Oh mince.

— M. Bradstone ! hurlai-je.

Le visage de Tiffany était en train de virer au bleu, la fumée noire formant


un étau de fer autour de son cou.

M. Bradstone lui adressa un regard, au sol, puis tourna les yeux vers moi,
avant de passer à l’action. Il courut vers l’armoire contre le mur, en sortit une
bouteille d’eau bénite et son arme éternelle, une lame couverte d’une lueur
orange. Il aspergea la lame d’eau bénite, avant d’appliquer la face plate
contre son cou. À la seconde où le métal froid la toucha, la noirceur se
désagrégea et disparut.

Tiffany prit une grande inspiration, avant de me regarder, terrifiée.

— Arch-démon ! s’écria-t-elle d’une voix râpeuse.

Oh, mon Dieu. Qu’est-ce que j’ai fait ?


— On se serait cru dans L’Exorciste, commenta quelqu’un dans la classe.

Ce fut à ce moment que je m’enfuis. Je fis volte-face et passai la porte en


courant, ignorant Shea et M. Bradstone qui m’appelaient.

J’étais démoniaque.

Quelque chose de sombre et de maléfique était sorti de ma bouche et s’était


enroulé autour de la gorge de Tiffany, manquant de peu de la tuer. Mes
jambes accélérèrent la cadence alors que je faisais irruption sur le terrain, des
larmes coulant sur mon visage. J’avais envie de m’enfuir et de me cacher
tellement j’avais honte.

J’étais peut-être vraiment un arch-démon.

Je sais ce que tu es, avait dit ce démon Abrus.

Mes ailes se déployèrent dans mon dos et je m’élevai vers le ciel. Ce n’était
que la troisième fois que je volais, mais cela me revint comme si c’était
inscrit dans ma mémoire musculaire. Je montai de plus en plus haut,
m’éloignant de l’école. La nuit de la Chute, quand les archanges étaient
tombés du Paradis et avaient combattu les démons, les pouvoirs s’étaient
déchaînés au hasard. Des monstres avaient été créés, et j’étais l’un d’eux.

Je sais ce que tu es.

Je volai plus vite, me dirigeant vers l’océan.

— Brielle !

Le vent porta la voix de Lincoln jusqu’à moi, et je m’élevai plus vite. Il


était la dernière personne que j’avais envie de voir à cet instant, la dernière
personne dont j’avais envie qu’elle sache ce que j’avais fait, ce que j’étais.

Lorsque j’atteignis la plage, mes jambes se dérobèrent sous moi et je


tombais plus ou moins dans le sable. Dès que je parvins à me redresser, je
courus vers la jetée. J’avais envie de me cacher, de ramper dans un trou et
d’être seule.
— Brielle ! hurla-t-il à nouveau, plus près cette fois.

Je n’osai pas regarder derrière moi alors que j’atteignais la jetée. Je me


laissai glisser contre l’un des piliers, relevai les genoux, enroulai mes bras
autour de mes jambes et enfouis mon visage entre mes genoux. Des sanglots
secouèrent ma poitrine alors que je me recroquevillais sur moi-même et me
dissimulais au monde.

Je restai là une minute, à écouter le bruit des vagues et à laisser mes


émotions me submerger. Puis il me trouva.

— Brielle.

Sa voix était si chaleureuse, si compréhensive, que cela fit couler d’autres


larmes sur mes genoux.

— Va-t’en, s’il te plaît. J’ai envie d’être seule.

Ma voix était assourdie alors que je me cachais derrière mes jambes. Je


sentis la chaleur de son corps contre mon flanc gauche, puis sa main sur mon
dos.

— Shea m’a expliqué ce qui était arrivé. Tout va bien se passer. Reviens
simplement à l’école, où tu seras en sécurité. S’il te plaît.

Je relevai vivement la tête.

— Rien ne va bien se passer.

Je ne l’avais jamais vu si… attentionné.

— Tu as des pouvoirs conférés par un démon, et alors ? On avait déjà


deviné ça à tes ailes noires.

Il tenta de prendre un ton désinvolte, sans succès.

Je secouai la tête.

— Non, Lincoln. J’ai failli tuer Tiffany avec de la magie noire qui est sortie
de ma gorge. Ce ne sont pas des pouvoirs conférés par un démon. C’est un
truc maléfique d’un niveau bien plus élevé.

Je me détournai de lui, regardant vers l’océan.

Il m’agrippa le menton et me força à lui faire face.

— Brielle, il n’y a rien de maléfique en toi. Fais-moi confiance.

Mon souffle se coinça dans ma gorge. Sa main sur mon menton provoquait
des picotements le long de ma colonne vertébrale, et il ne s’écartait pas. Mes
larmes se tarirent soudain et je déglutis.

— Comment tu le sais ? Je suis peut-être un arch-démon, lui dis-je,


soutenant son regard.

Le sien ne vacilla pas.

— Parce que le pire que tu aies fait depuis que je te connais, c’est sauver ta
meilleure amie et me voler un fruit. Tu es inoffensive.

Je ris, et sa main glissa de mon menton à mon cou.

— Tu es aussi bien trop belle pour être un arch-démon, ajouta-t-il en


regardant mes lèvres.

Belle. Lincoln Grey m’a dit que j’étais belle.

C’était peut-être à cause du son des vagues, ou de sa main sur mon cou. Ou
peut-être était-ce la façon dont il regardait mes lèvres, comme s’il avait envie
de les goûter, mais je me sentis soudain audacieuse. J’enroulai ma main
autour de son biceps, me penchai en avant et l’embrassai. À la seconde où
mes lèvres touchèrent les siennes, il les ouvrit, approfondissant le baiser. Une
vague de plaisir se répandit dans mon corps et des papillons se mirent à
danser dans mon ventre. Alors que sa langue chaude caressait la mienne, sa
main se glissa le long de mon cou et de mon bras, avant de se poser
fermement sur ma taille.

Je suis en train d’embrasser Lincoln Grey.


Je gémis de plaisir et, d’un mouvement agile, il s’étendit sur le sable,
m’attirant au-dessus de lui. Je chevauchai sa taille et l’embrassai avec passion
et avidité. J’avais l’impression d’avoir attendu de libérer ces émotions toute
ma vie. Je tendis la main dans le sable et caressai sa nuque au moment où sa
main se glissait à l’arrière de mon T-shirt et qu’il la posait sur mes côtes. Une
sensation de chaleur se répandit vers le bas de mon corps à toute vitesse,
jusqu’à atteindre mon entrejambe.

Le baiser fut épique, dévorant – et se termina bien trop vite. Il sembla


réaliser ce que nous étions en train de faire et s’arrêta brusquement, utilisant
sa force pour m’écarter de lui et se redresser.

— Merde. Bri, je n’aurais pas dû faire ça.

Il se leva, laissant retomber du sable.

Je touchai mes lèvres enflées, encore chaudes après notre baiser.

— Pourquoi ?

Est-ce qu’il est fou ? J’ai envie de faire ça toute la journée, tous les jours.

— Tu es mon étudiante, et tu es trop jeune, dit-il en direction du sable,


incapable de croiser mon regard.

Je me levai, toutes mes pensées au sujet des arch-démons oubliées.

— J’ai dix-neuf ans dans, quoi, deux mois ? Et tu es mon professeur une
demi-heure par jour.

Étais-je en train d’argumenter pathétiquement pour que nous puissions


reprendre notre baiser ? Oui. Oui, c’était ce que j’étais en train de faire.

Cette fois, il croisa mon regard.

— C’était une erreur. Retournons à l’école, ou je devrais appeler Raphaël et


envoyer l’armée.

Je n’aurais su dire ce qui me blessa le plus, le mot « erreur » lié à ce baiser


bouleversant, ou la menace d’envoyer l’Armée Déchue pour me forcer à
rentrer.

Je me rapprochai de lui et il tressaillit, comme si j’étais sur le point de


l’embrasser à nouveau et que cette idée l’effrayait.

— T’embrasser ne sera jamais une erreur, déclarai-je.

Puis je déployai mes ailes et bondis vers le ciel.

Shea a plutôt intérêt à acheter deux pots de glace au chocolat et au beurre


de cacahuète, parce que j’ai le sentiment que je vais m’endormir en pleurant
pour de très, très nombreuses raisons.
CHAPITRE QUINZE

J’avais effectivement pleuré jusqu’à tomber de fatigue. Luke, Angela et


Shea tentèrent de me rassurer en me disant que je n’étais pas un arch-démon
et que Lincoln changerait d’avis. Cela ne m’aida pas du tout. Le pire, c’était
que Shea et moi étions fauchées, alors je n’eus aucune glace dans laquelle
noyer ma peine. Nous étions maintenant vendredi. Les jeux de plage étaient
imminents et je m’efforçais de m’inventer une centaine de raisons pour
abandonner. Je n’avais envie de voir personne, je ne pouvais supporter
d’entendre les murmures à propos de cette histoire d’arch-démon, qui avaient
déjà eu lieu ce matin durant le petit déjeuner.

— Ce chèque de salaire est en train de me brûler les doigts, dit Shea.

Nous avions toutes les deux été payées ce matin, les chèques ayant été
laissés dans la boîte aux lettres sur notre porte.

Je hochai la tête.

— Je ne supporte pas l’idée de voir Lincoln durant mon cours de maîtrise


céleste, ni Noah, ni aucun d’entre eux. J’ai besoin de temps.

Shea haussa les épaules.

— Alors annule. Dis-leur que tu te sens mal.

— Excellente idée, acquiesçai-je avec un hochement de tête. Et je vais


annuler ma participation aux jeux de plage aussi.

— Oh là, ma grande, lança Luke en levant une main pour m’interrompre.


Ne va pas jusque-là.

— Je n’ai pas envie d’y aller, répondis-je en grognant à moitié.


Shea roula des yeux et attrapa mon téléphone.

— Eh, rends-moi ça ! m’écriai-je.

Mais elle se leva et fit le tour de la table tout en envoyant des messages
comme une folle en marchant.

— Shea, je vais te tuer si tu me mets dans l’embarras.

— Voilà, c’est fait. Maintenant, séchons les cours et allons faire du


shopping, déclara-t-elle.

Luke se mit à rire.

— Nous sommes à l’université, alors ce n’est pas vraiment sécher les cours.

Elle le fusilla du regard.

— Ne me gâche pas mon plaisir.

— Qu’est-ce que tu as fait avec mon téléphone ? lui demandai-je.

Elle le posa devant moi et je m’empressai de lire l’e-mail.

À : Lincoln, Noah, Blake, Darren

Salut les gars,

Et si on annulait nos cours de maîtrise céleste aujourd’hui ? Je viens de


réaliser que mes seins ont tellement grossi depuis l’été dernier que j’avais
besoin d’un nouveau bikini avant les jeux de plage.

Bisous,

Bri.

— Oh. Mon. Dieu. Tu es morte, grognai-je.

Est-ce qu’elle avait perdu l’esprit ?


Luke et Angela éclatèrent de rire, et je réalisai qu’ils lisaient par-dessus
mon épaule.

Mon téléphone vibra, annonçant une réponse.

De : Noah

C’est entièrement compréhensible ;)

On se voit plus tard.

Il vibra à nouveau.

De : Blake

Les filles.

Nouvelle vibration.

De : Darren

Comme tu veux. C’est cool.

Alors que je reposais le téléphone, il vibra à nouveau alors que Lincoln


répondait.

De : Lincoln

Bien essayé. Tes seins sont minuscules. On se voit à la plage.

— Ah ! m’écriai-je, ce qui me valut les regards de plusieurs personnes


autour de moi.

Il était redevenu un connard.

— Mes seins ne sont pas minuscules, ils sont de taille modeste, dis-je à la
table tout en cognant du poing.

Luke sourit.
— Tu sais ce que ça veut dire ?

J’avais envie de mourir.

— Quoi ?

— Lincoln a carrément reluqué tes seins.

Eh bien, j’imagine que c’est un point positif. Attendez, Luke vient-il de


confirmer qu’ils étaient minuscules ?

***

Trois heures. Ce fut le temps qu’il nous fallut à Shea et moi pour choisir
nos maillots. Nous étions allés dans un magasin à quelques pâtés de maisons
de l’école, et avions emmené l’un des agents de sécurité de la Fallen
Academy avec nous, vu que je n’étais pas censée quitter le campus sans
garde du corps, désormais. Luke et Angela étaient partis après avoir passé
une heure à mourir d’ennui. Maintenant, je portais un bikini échancré bleu
pastel qui, d’après Shea, était mortel, et un minuscule short en jean par-
dessus. Nous n’avions rencontré aucun problème au magasin, je pensais donc
que les complots pour me kidnapper étaient derrière moi.

Nous venions de nous engager sur la jetée de Santa Monica, cette même
jetée où j’avais embrassé Lincoln.

— Oh, mon Dieu, ça a l’air génial ! couina Shea en faisant une mini danse
sur son siège au rythme d’une musique invisible.

Deux énormes tentes blanches avaient été installées, dont les côtés étaient
ouverts.

— Il y a de la nourriture ? demanda Angela en passant la tête à l’avant de la


voiture.

Deux traiteurs en tenue étaient en train de servir un banquet de nourritures


différentes dans l’une des tentes. Je portai mon regard plus loin sur la plage et
vis deux matchs de volley en cours, et d’autres installations.

— Oh, mon Dieu, le frère de Chloé est là, souffla Luke depuis le siège
arrière. J’aurais dû porter le short rouge. Angela, bouge. Je peux encore faire
vingt sit-ups de plus.

J’éclatai de rire.

— Allez, les gars. Nous nous sommes assez languis de ces imbéciles.
Lâchons-nous un peu et amusons-nous.

Angela me donna une tape sur l’épaule.

— Ton style me plaît.

— Est-ce que tu viens de dire « les gars » ? demanda Shea en m’adressant


un regard dégoûté.

Je l’ignorai parce qu’un détail me frappa soudain.

— Attendez. Le frère de Chloé est un Enfant de la Nuit. Comment peut-il


rester au soleil ?

Angela pointa du doigt vers une grande femme brune.

— C’est une Mage de Lumière super puissante de l’Armée Déchue, elle


peut créer des sorts de protection solaire temporaires.

Cool.

J’éteignis le moteur de la voiture et en sortis d’un bond. J’avais dépensé


presque la moitié de mon salaire dans le bikini, alors Lincoln avait plutôt
intérêt à le remarquer. Je glissai mon sac par-dessus mon épaule et verrouillai
la voiture, puis nous nous mîmes tous à marcher vers la plage. Je n’avais pas
pris la peine d’enfiler un T-shirt. J’en avais un dans mon sac, pour plus tard,
mais je voulais me faire un bronzage convenable et, je l’espérais, faire en
sorte que Lincoln bave sur mes seins minuscules.

Alors que nous avancions, je remarquai mon beau gosse aux cheveux
sombres aussitôt. Il était en train de proposer aux gens un plat d’épis de maïs,
de ribs et de quelques autres aliments que je ne pouvais voir de mon point de
vue.

— Mesdemoiselles ! Et Luke, dit Noah en s’approchant pour serrer la main


du Métamorphe Animal.

— Merci de nous avoir invités, lui dis-je.

Il hocha la tête.

— C’est normal.

Il se tourna vers Shea et déposa un baiser sur sa joue.

— Tu es superbe, dit-il en lui adressant un clin d’œil, ce qui la fit sourire.

Noah distribuait ses clins d’œil à la pelle. Lincoln regarda alors vers nous,
ses yeux parcourant rapidement mon corps de haut en bas, avant de revenir à
mon visage.

— Bri ! s’exclama une voix familière.

Je reportai mon attention sur la droite et vis Fred, mon camarade dans le
cours d’études de la lumière, en train de s’avancer vers moi.

— Fred ? Salut, je ne savais pas que tu serais là.

Je m’avançai et l’étreignis rapidement.

— Oui, Darren est un bon ami. Pas mal, tes tatouages sur les côtes. Je me
suis toujours demandé où tu cachais les deux autres, dit-il avec un regard sur
mon abdomen.

Je fis passer mes doigts sur les tatouages et regardai derrière Fred pour voir
Lincoln debout juste derrière lui, qui distribuait de la nourriture sur son
plateau, mais aussi complètement en train d’écouter ma conversation.

— Oui, j’oublie qu’ils sont là, parfois, lui dis-je en toute honnêteté.
— Hé, écoute. Je voulais te le demander aujourd’hui, mais tu n’étais pas en
cours. Est-ce que tu vas au bal de l’hiver ?

Sans honte ni crainte. Il venait de me proposer ça devant tout le monde.

J’aimais les hommes d’action.

— J’y avais songé, dis-je en surveillant Lincoln pour déceler le moindre


signe de détresse.

Rien pour l’instant, à part environ quatre kilos de nourriture sur son plateau.

Il sourit.

— J’adorerais t’y emmener. À supposer que tu n’y ailles avec personne.

Je levai les yeux et vis Lincoln tendre le cou vers notre discussion.

— Tu es ébloui par ma maîtrise de la lumière, n’est-ce pas ? plaisantai-je.


C’est pour ça.

Fred sourit.

— Qu’est-ce que tu veux, ces petites lampes de quatre watts m’ont


vraiment laissé sous le charme.

Un rire sincère jaillit de ma bouche. Fred était drôle et sympathique, et il


voulait de moi. Malgré toutes les rumeurs qui tournaient à propos du fait que
je sois un arch-démon, il voulait quand même de moi.

— J’adorerais venir avec toi. Ça sera marrant.

Il sourit, et cela le rendit charmant. Il n’était pas sexy, mais il était quand
même mignon.

— Super. Tu es à Bright Hall, c’est ça ? Je viendrai te chercher à dix-neuf


heures.

Je hochai la tête, mais avant que j’aie eu le temps de répondre, Lincoln fit
volte-face et posa une main sur l’épaule de Fred.

— Depuis l’anniversaire de Chloé, nous devons nous montrer extrêmement


prudents s’agissant des endroits où va Brielle et des personnes avec qui elle y
va, alors si tu l’emmènes au bal, tu devras être escorté par ses gardes du
corps.

Les yeux de Lincoln me transperçaient. Il en avait quelque chose à faire de


moi. Clairement.

Fred écarta sa main d’un haussement d’épaules.

— Ça ne me pose aucun problème. Dis à ses gardes du corps d’être à


Bright Hall à dix-neuf heures.

— Fred, c’est ton tour ! hurla quelqu’un depuis l’endroit où un match avait
lieu sur le sable.

Celui-ci m’étreignit légèrement l’avant-bras.

— À plus tard, dit-il avant de partir en courant.

Lincoln et moi nous retrouvâmes à nous dévisager l’un l’autre. Ce fut à cet
instant que je remarquai que Shea et les autres m’avaient laissée.

Je fis un pas vers le Céleste et baissai la voix pour que personne d’autre
n’entende.

— Tu sais, je peux annuler mon rendez-vous avec Fred si tu veux


m’accompagner au bal.

Voilà, c’était dit. Peut-être que la proposition de Fred avait actionné


quelque chose en lui et qu’il avait changé d’avis à propos de notre différence
d’âge, ou quel que soit le détail qui l’ennuyait.

Il me regarda comme si je venais de lui donner un cookie à la bouse de


vache, sa lèvre se retroussant.

— Ne sois pas ridicule.


Mon visage se décomposa et je ravalai les larmes qui menaçaient de couler.
Lincoln Grey était un briseur de cœur, et je ne comptais pas avoir quoi que ce
soit à voir avec lui.

Je défis le bouton de mon short et l’ôtai sans jamais quitter son regard. Puis
je détournai les yeux et jetai mon short sur mon sac, avant de quitter la tente
en trombe. On m’avait dit plus d’une fois que mes fesses étaient mon plus
grand atout physique. Autant le lui jeter au visage pour qu’il sache ce qu’il
manquait.

J’en ai terminé avec Lincoln Grey.

***

Nous remportâmes deux des quatre matchs. Mon château de sable en forme
de gâteau de mariage était dingue, et il nous avait aidés à gagner cette
manche. Angela utilisa son don de Nécromancie pour faire pousser de vraies
roses sur le niveau supérieur. Nous perdîmes la course de relais de natation,
ainsi que notre manche de beach-volley. Il y avait un énorme tableau des
scores compliqué que je ne comprenais pas, et environ dix équipes
différentes, mais je ne m’en souciais pas vraiment. Je m’amusais comme une
folle, j’avais même réussi à m’ôter Lincoln et ma magie sortie tout droit de
L’Exorciste de la tête pour me concentrer sur le plaisir que me procurait cette
journée.

— Très bien, les fêtards. Un dernier jeu et l’équipe gagnante sera annoncée,
puis la fête autour du feu de camp pourra commencer ! s’écria Noah dans un
porte-voix.

Il se dirigea vers un petit seau d’eau et jeta une pomme rouge dedans.

— Le jeu mystère de cette année est la course à la pomme. Deux membres


de deux équipes opposées seront en compétition. Vos mains seront attachées
derrière votre dos et vous devrez courir, tenter d’attraper la pomme dans
votre bouche, puis traverser la ligne d’arrivée avec elle. Tout est permis – les
croche-pieds, les bousculades, tout ce que vous voulez, du moment que vous
récupérez cette pomme !

Les équipes poussèrent un rugissement d’excitation. La plupart d’entre elles


étaient saoules, j’étais donc à peu près sûre que nous avions un avantage.

— Que chaque équipe choisisse un membre pour la représenter, et place


son nom dans le panier, hurla Noah en pointant du doigt vers un vieux panier
de Pâques posé sur une table.

Shea se tourna immédiatement vers moi.

— Oh, ma grande, c’est pour toi ! Tu es la meilleure pour attraper les


pommes dans l’eau à Halloween.

C’était vrai. Nous organisions toujours une super fête d’Halloween dans
notre appartement, et j’avais eu beaucoup d’entraînement. Je regardai Angela
et Luke.

— Ça vous va ?

Ils hochèrent la tête, et je sentis l’excitation vibrer en moi. Si nous gagnions


cette manche, pouvions-nous gagner toute la compétition ? Peut-être pas, vu
que nous avions perdu notre course de natation. Je ne savais pas trop
comment fonctionnait le système de points. J’aurais fait une très mauvaise
sirène, mais notre équipe était actuellement en troisième position sur le
tableau, alors qui sait.

Après avoir jeté mon nom dans le panier, j’étirai mes jambes et me préparai
pour la course. Je devais juste récupérer la pomme en premier, avant de
courir à toutes jambes, en espérant que mon adversaire ne me pourchasse pas
pour me faire tomber. Nous avions perdu notre match de volley parce que des
personnes d’un niveau plus avancé que nous n’arrêtaient pas d’utiliser la
magie pour gagner. Je n’avais aucune magie à ma disposition pour m’aider, à
part peut-être traverser la ligne d’arrivée en volant une fois que j’aurais la
pomme.
— Très bien, hurla Noah dans son porte-voix, la première paire de
compétiteurs est…

Il sortit deux morceaux de papier du panier, avant de me regarder en


souriant.

— Brielle et Lincoln !

Merde. Est-ce que l’univers me déteste ?

J’essayais de passer à autre chose, et voilà que je me retrouvais face à lui.


Pff.

Shea m’adressa un sourire de compassion alors que je me dirigeais vers


l’endroit où se trouvaient les juges pour qu’on m’attache les mains derrière le
dos. Je regardai par-dessus mon épaule et vis Lincoln qui me regardait avec
attention, l’expression indéchiffrable, comme toujours.

Va te faire foutre, espèce de sublime connard.

— Vous avez bien compris les règles ? Il y a une pomme. Le premier qui
fait passer la ligne d’arrivée à cette pomme gagne, nous dit Noah, la voix
légèrement traînante.

Il ne portait qu’un short de plage taille basse, exhibant son torse ciselé et
ses abdos, et il était clairement saoul.

Je hochai la tête, avant de la tourner pour croiser le regard de Lincoln.

— Attention, je peux la jouer mauvaise, lançai-je avec un clin d’œil.

Tiens, monsieur l’expert en clins d’œil sexy. Prends ça !

Lincoln pinça les lèvres.

— Je n’en doute pas.

Avec un sifflement, le lien en plastique se referma étroitement autour de


mes poignets, et tout le monde s’aligna le long du bord de la course pour
nous encourager.

Noah sourit.

— Très bien, à vos marques, prêts… partez !

Je m’élançai comme si j’avais le feu aux fesses, mais courir dans le sable
était difficile et mes mains étaient attachées derrière mon dos. Lincoln était
incroyablement rapide, il atteignit le seau en premier et se pencha en avant.
J’arrivais après lui et lui donnai un coup de hanche, le faisant tomber sur le
sable avec un grognement.

La foule poussa un rugissement.

Je me penchai en avant et plongeai le visage dans le seau, mais quelques


secondes plus tard, celui de Lincoln était juste à côté du mien. Bon sang, il
était rapide. Je pressai la pomme sur le côté du seau avec ma joue,
m’efforçant de planter mes dents dedans, quand Lincoln me donna un coup,
me bousculant. Il ne le fit pas assez fort pour me faire tomber, mais je perdis
ma prise sur la pomme. Il projeta son cou vers la pomme et je plongeai à
nouveau le visage vers l’eau, tentant de l’écarter de lui. De l’eau froide
éclaboussa ma peau, mais j’étais trop déterminée pour laisser cela me ralentir.
Nos visages étaient à quelques centimètres l’un de l’autre, mais à cause de ma
position debout inconfortable, vu qu’il m’avait bousculée hors du chemin,
Lincoln était dans une position plus favorable. Je venais de remonter pour
aspirer un peu d’air quand je vis ses dents se refermer autour du fruit. Il partit
alors en courant.

J’étais une très mauvaise perdante, j’essayais donc de prendre pour


habitude de ne jamais perdre. Surtout pas contre lui. Pas aujourd’hui.

Je me précipitai à ses trousses, les cheveux et le visage dégoulinants et les


jambes martelant le sable. Lorsque je le rattrapai, je décidai qu’il était temps
pour quelques coups bas. Je tendis la jambe, lui fis un croche-pied et le
projetai au sol.

Les acclamations explosèrent dans la foule.


Lincoln heurta durement le sable, mais se reprit immédiatement et roula sur
le dos, la pomme toujours dans la bouche. Avant qu’il ait pu essayer de se
redresser, je bondis en avant, projetai une jambe par-dessus lui et me laissai
tomber, le clouant au sol avec mes hanches. Je le chevauchai. Ses yeux
s’arrondirent, tout comme les miens. La seule chose entre nos deux corps
était deux très fines bandes de tissu, et je le sentais. À chaque seconde que je
passais assise là, je le sentais de plus en plus.

Oh, doux Jésus. Un éclair de désir s’éveilla entre mes jambes, mais je
repoussai tout cela hors de mon esprit. J’étais ici pour gagner, pas pour me
frotter à un type qui ne m’aimait pas.

Je me penchai en avant et levai les fesses en l’air, pressant ma poitrine


contre ses pectoraux nus. Je n’avais pas de mains avec lesquelles me retenir,
mes minuscules seins servaient donc à me stabiliser. Ouvrant la bouche, je
me penchai en avant et mordis dans la pomme.

Il sourit – ce petit salopard sourit – et me laissa la prendre.

Peu importe.

La foule devint folle. Je bondis sur mes pieds alors qu’elle scandait mon
nom, avant de traverser la ligne d’arrivée.

Noah arborait un air rayonnant, son porte-voix à la main.

— Il fait chaud, ici, ou c’est juste ces deux-là ?

Assis dans le sable, Lincoln fusillait Noah du regard.

— Bordel, ma grande, c’était incroyable, me dit Shea tout en coupant le lien


en plastique.

Je souris.

— Ouais.

Sauf que cela n’avait fait que me troubler encore plus concernant Lincoln.
Le reste de la journée passa en un clin d’œil, mais je ne pus sortir
suffisamment de mes pensées pour en profiter. Nous avions terminé en
deuxième position, avions fait la fête jusqu’à deux heures du matin, et je
n’étais pas plus près de trouver la solution au problème « Lincoln ».

Pour finir, je décidai de me concentrer sur mes études. L’Épreuve était dans
quelques mois, mais j’avais plutôt intérêt à mettre le nez dans le guidon si je
voulais réussir.
CHAPITRE SEIZE

— Oh, tu es si belle ! couina Shea.

Je souris tout en scrutant mon amie de haut en bas. Elle portait une robe de
bal bleue digne d’une princesse et elle était sublime.

— Toi aussi.

Shea allait au bal de l’hiver avec Luke. Simplement en tant qu’amis, bien
sûr.

— Le rouge te va incroyablement bien, me dit-elle.

J’avais dépensé un paquet d’argent pour cette robe, espérant que cela
améliorerait mon humeur plutôt morose de ces derniers temps. Fred était
incroyable, mais pour être honnête, je ne ressentais que de l’amitié envers lui.
Il me faisait rire et sourire, mais cette chaleur, cette passion, étaient tout
simplement absentes.

— On se voit au bal ? dis-je en déposant un baiser sur sa joue.

Elle hocha la tête.

— Amuse-toi bien avec Fred. Il est sympa.

Il était sympa, l’exact opposé de Lincoln. Depuis les jeux de plage, Lincoln
avait adopté un comportement professionnel impeccable.

Je faisais la même chose avec mes études, je déchirais dans tous mes cours,
sauf les études de la lumière. Peu importe ce que je faisais, je n’arrivais pas à
faire jaillir de la lumière blanche de mes mains, et après que j’en ai fait sortir
de la fumée noire par deux fois, M. Rincor m’avait dit d’arrêter d’essayer. Je
me sentais comme une incapable.
Raphaël et M. Rincor avaient eu une réunion avec moi et m’avaient dit
qu’ils pensaient que ce que j’avais fait à Tiffany n’était qu’un pouvoir
conféré par un démon, ce que possédaient beaucoup d’étudiants, et qu’ils ne
comptaient pas encourager son développement. Je me contentais juste plus ou
moins d’écouter les leçons et, s’agissant de la mise en pratique, je regardais
Fred illuminer la pièce. C’était déprimant, mais mon camarade prenait les
choses avec légèreté et n’en avait parlé à personne. J’entendais encore le mot
arch-démon chuchoté plusieurs fois par semaine, cependant.

Je sortis de ma chambre et trouvai Fred en train de m’attendre dans la salle


commune. Il était élégant, dans son costume noir, avec sa chemise à boutons
bleue et sa cravate, mais ce furent mes gardes du corps qui attirèrent mon
regard. Noah, Blake, Darren et Lincoln se tenaient juste derrière mon
cavalier, tous vêtus de costumes avec une allure incroyablement élégante.

Le regard de Lincoln parcourut ma robe et je rougis. Mon cœur accéléra son


battement lorsque je le vis, ses cheveux sombres coiffés en arrière, rasé de
près et vêtu d’un costume noir.

— Tu es magnifique, commenta Fred, faisant passer mon attention de


l’homme par lequel j’étais attirée à celui par lequel j’aurais dû l’être.

Je souris.

— Merci. Tu es très élégant, toi aussi.

Il m’étreignit et je tentai d’éprouver quelque chose de romantique, mais les


ondes amicales étaient fortes.

Friendzone, Fred. Pauvre garçon.

— Shea et Luke nous rejoindront là-bas, lui dis-je.

Il hocha la tête avant de me tendre le bras pour que j’y passe le mien.

— J’ai emprunté la Porsche de mon père, dit-il en remuant les sourcils.

Je souris.
— Est-ce qu’il te laisse parfois la conduire ?

— Aucune chance, répondit-il en secouant vigoureusement la tête. J’ai dû


le convaincre que je sortais avec la plus jolie fille de l’école.

Oh. Il était vraiment mignon.

— Mon père adorait les voitures. Avant la Chute, ma mère dit qu’il passait
des heures dans le garage à réparer de vieux tacots.

Fred m’adressa un sourire décontracté alors que nous sortions sur le


parking. Effectivement, une Porsche blanche nous attendait.

— Votre carrosse, très chère.

Lincoln fit un pas en avant.

— S’il te plaît, rends-toi directement à la salle, et fais appel au voiturier.

Fred lui adressa un regard acéré, mais ne répondit pas, se contentant


d’ouvrir ma porte.

Trop bizarre.

Je me glissai à l’intérieur et mon cavalier ferma la porte, avant de


contourner la voiture pour se glisser à côté de moi. Mes yeux se levèrent vers
le rétroviseur et je vis les garçons s’entasser dans un SUV arborant le logo de
l’école sur le côté.

— Donc, il y a quelque chose que je devrais savoir au sujet de Lincoln et


toi ? demanda Fred alors que le SUV nous suivait hors du parking.

Oh Seigneur.

— Pas vraiment, éludai-je.

Il me jeta un regard en coin.

— Donc, tu n’as pas de sentiments pour lui ?


Bon sang, je ne pouvais pas mentir.

— J’ai envie de n’avoir aucun sentiment pour lui, mais…, commençai-je en


jouant avec le bord de ma robe.

Il hocha la tête tout en passant une vitesse.

— Mais c’est le cas.

Je ne pouvais supporter de le regarder dans les yeux, alors qu’une grimace


retroussait mes lèvres.

— Oui, c’est compliqué.

— Ce n’est rien. Je peux me contenter d’une amitié. Je veux dire, j’avais


envie de plus, mais…

Mon cœur se pinça. Ce n’était pas la meilleure façon de débuter un rencard.

— Je suis tellement désolée. Tu es quelqu’un de gentil.

— Aïe. Quelqu’un de gentil, dit-il en feignant un regard peiné.

Je ris.

— Eh, il n’y a rien de mal à être un type sympa.

Il émit un petit rire.

— Mais c’est toujours le connard ténébreux et taciturne qui finit avec la


fille.

Ouais, j’imagine que c’est vrai, dans mon cas.

— Nous allons quand même passer une excellente soirée, déclarai-je.

Il m’adressa un sourire nonchalant, m’adressant un regard de côté.

— Oui, c’est sûr, parce que je suis un excellent danseur.


Je levai les mains en l’air.

— Oh là. C’est une déclaration bien audacieuse. Je vais avoir besoin de


preuves.

Il hocha la tête.

— Attends un peu. On ne m’appelle pas Fred aux pieds légers pour rien.

Je ris à nouveau. Fred était drôle et toujours enjoué, il n’y avait aucun
nuage qui planait au-dessus de nos conversations, comme c’était le cas avec
Lincoln. Pourquoi ne pouvais-je pas avoir des sentiments pour lui ? Peut-être
qu’un jour, je pourrais… Ma mère disait toujours que les meilleures relations
prenaient racine dans des liens amicaux.

Sans que j’aie vu le temps passer, nous nous engageâmes bientôt vers
l’hôtel Beverly Hills. Il roula jusqu’au voiturier, avant de sortir son
téléphone.

— On fait un selfie pour mon père ? Pour lui prouver qu’il y avait une fille
sexy dans cette voiture avec moi ?

Il leva le téléphone, caméra face à nous.

Avec un sourire, je me penchai en avant et l’embrassai sur la joue. Il avait


déjà admis que nous étions amis, je songeais donc que c’était sans
conséquence.

Après avoir pris la photo, il sourit.

— Merci. Ça va l’éclater de voir ça.

Ma porte s’ouvrit brusquement et Lincoln apparut devant moi, me fusillant


du regard.

— Rentrons. Cette zone n’est pas sécurisée.

— Mon cavalier peut m’ouvrir la porte, Lincoln, répliquai-je.


— Ton cavalier est trop occupé à te reluquer, gronda-t-il presque.

Lincoln Grey est jaloux.

— Tu n’as aucun droit de faire ça. Tu n’as aucun droit de souffler le chaud
et le froid.

Oh non.

Je lui adressai un regard meurtrier. Cet enfoiré ferait mieux de ne pas se


foutre de moi. Fred se racla la gorge à côté des grandes doubles portes, et je
dépassai vivement mes « gardes du corps », laissant derrière moi un Lincoln
à la mâchoire serrée et au regard incandescent.

***

Shea, Luke, Angela, Chloé et tous les autres arrivèrent peu après nous. Le
bal de l’hiver était comme un incroyable mariage, sans la cérémonie. Il
s’agissait d’une collecte de fonds pour aider les familles défavorisées à être
transférées en dehors des zones de guerre et installées en sûreté à Angel City.
J’imagine que les tickets n’étaient pas donnés – Fred avait payé pour nous
deux.

Il y avait aussi des enchères silencieuses. Shea et moi avions fait une offre
pour des pédicures. Je doutais qu’on l’obtienne, vu que notre offre la plus
élevée était de vingt-cinq dollars et que le montant au détail était de soixante
dollars, mais on pouvait toujours rêver.

Lincoln ne me quitta pas des yeux de la soirée. Où que j’aille, ses yeux se
déplaçaient dans ma direction. C’était pour le moins perturbant. Darren,
Blake et Noah étaient un peu plus détendus. Noah prit des pauses pour danser
avec Shea, alors que Darren se goinfrait à la fontaine de chocolat. Un homme
comme je les aime. Blake, que je considérais comme le gentil de la bande, se
tenait près de Lincoln et faisait tout ce qu’il disait. Les coins de la grande
salle de bal étaient parsemés de gardes de l’Armée Déchue.

Shea prit une gorgée d’eau, avant de pointer du doigt vers l’un de nos
camarades de classe – Ryce, un Centaure super sexy. C’était étrange de le
qualifier de sexy alors qu’il était à moitié un animal, mais la partie supérieure
de son corps était pas mal du tout.

— Si je couchais avec lui, est-ce que ce serait considéré comme de la


zoophilie ? demanda-t-elle à la ronde.

— Beurk, Shea ! Est-ce que c’est le genre de choses auxquelles tu penses


fréquemment ? lui demandai-je, frémissant à cause des images mentales
qu’elle venait de faire naître dans mon esprit.

Elle hocha la tête avec sérieux, et

Fred émit un petit rire.

— Les Centaures restent entre eux pour l’accouplement, pour des raisons
évidentes.

Shea sembla peinée de l’apprendre, et se laissa aller contre le dossier de sa


chaise.

— Dansons ! déclarai-je en attrapant la main de Fred.

Je n’allais pas rester assise là plus longtemps à écouter Shea parler de ses
pensées bizarres. En plus, j’avais l’air d’être enceinte de trois mois après
avoir avalé une énorme quantité de cette nourriture fantastique. Ce serait pas
mal de brûler un peu de calories.

Fred rit et me suivit sur la piste. Nous dansâmes pendant une heure, et il se
révéla effectivement très bon. Il faisait des pas chassés, des entrechats, du
moonwalk et tout ça, et pas d’une façon ridicule. Michael Jackson était
clairement son maître.

— Bon sang, tu bouges sacrément bien ! lâchai-je.

Il sourit.

— Ma mère a toujours voulu avoir une fille, mais elle a eu trois garçons à la
place. Alors elle m’a fait prendre des leçons de hip-hop quand j’avais trois
ans.
Je hochai la tête, impressionnée.

— Tu devrais faire ça professionnellement, hurlai-je par-dessus la musique.

— Peut-être dans une autre vie, répondit-il avec un haussement d’épaules.

Ouais, suivre la voie de nos passions artistiques n’était pas vraiment au


programme pour aucun d’entre nous, en ce moment.

— Je dois aller aux toilettes. Je reviens tout de suite, lui dis-je.

Fred hocha la tête et dansa en cercle autour de Shea, qui réalisait une
impressionnante danse à la Beyoncé. Depuis que je la connaissais, nous
avions toujours aimé danser. C’était notre truc, notre antistress, et nous nous
trémoussions sans nous soucier de qui nous regardait.

— Où est-ce que tu vas ? dit la voix grave de Lincoln derrière moi.

Je m’arrêtai dans ma recherche des toilettes et lançai un regard meurtrier


par-dessus mon épaule. J’avais oublié qu’il était là.

— Je vais aux toilettes. Je peux ? demandai-je en croisant les bras sur mon
buste.

Il hocha la tête, plaçant une main sur son épée.

— Passe devant.

Je roulai des yeux.

— Tu ne viens pas avec moi. Je vais me débrouiller.

Le Céleste se contenta de me dévisager et resta immobile, attendant que je


me remette à marcher.

— Il n’a aucune idée de ce dont nous sommes capables, dit Sera à


l’intérieur de ma botte.

Elle semblait aussi offensée que moi.


— Je sais. Il me prend pour une gamine.

Voyant que je ne bougeais pas, Lincoln poussa un soupir, me prit


légèrement le bras et m’attira dans un coin de la salle. Je pouvais désormais
voir clairement le panneau annonçant « Toilettes » suspendu en hauteur, et il
y avait deux portes au bout du long couloir.

— Écoute, je sais que tu penses que je suis exagérément prudent, mais fais-
moi confiance. Je sais de source sûre qu’il pourrait y avoir une attaque durant
cette fête. C’est pour ça que je suis si nerveux, murmura-t-il.

Tout mon corps se raidit.

— Une attaque ? Pourquoi tu n’as rien dit plus tôt ? Interromps


l’événement.

Je comprenais mieux, désormais, pourquoi il y avait tant de membres de


l’Armée Déchue positionnés aux portes.

Il soupira et se passa une main dans les cheveux.

— Raphaël ne fait pas confiance à ma source, il a dit que ce n’était pas


suffisant pour qu’il annule un événement qui rapporte des milliers de dollars
pour les œuvres de charité, alors nous avons fait un compromis en renforçant
la sécurité.

Je me frottai les bras, l’envie me démangeant de sortir ma dague. J’avais


très envie de faire pipi, mais je voulais en savoir plus.

— Pourquoi attaquer un événement caritatif ?

Je réalisai à la seconde où elle quitta mes lèvres que c’était une question
naïve et stupide.

— Ils essaient toujours d’éliminer les étudiants de la Fallen Academy. Ça


fait moins de personnes pour servir dans l’armée qui les détruit, expliqua-t-il.

Je me frottai à nouveau les bras tout en faisant la danse du pipi.


— J’oublie parfois que nous sommes en guerre.

— Je ne l’oublierai jamais, répondit-il en arborant une expression


tourmentée.

Je m’agitai à nouveau.

— Va aux toilettes, maintenant ! s’écria-t-il en pointant du doigt vers le


couloir.

— Maintenant, j’ai peur, lui répondis-je en scrutant le couloir sombre.

Il venait de me dire qu’il y aurait probablement une attaque. Une cabine de


toilettes ou un couloir sombre étaient les meilleurs endroits pour sauter sur
quelqu’un.

Il émit un petit rire, ses yeux bleus pétillants.

— Je vais surveiller tes arrières. Vas-y.

Pourquoi est-il si sublime ? Pourquoi embrasse-t-il si bien ? Pourquoi est-


ce que je fixe ses lèvres ?

Ne voulant pas que Lincoln me prenne pour une mauviette, je m’avançai


dans le couloir, tournant les yeux de tous les côtés et reniflant l’air à la
recherche d’odeurs de sulfure, de vinaigre ou de toute autre senteur de démon
bizarre. Ne remarquant rien, j’ouvris la porte des toilettes et jetai un œil à
l’intérieur.

— Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse.

— Fille qui n’a rien contre les démons en approche, dis-je nerveusement.

Je me penchai et vérifiai sous les portes des cabines, un soupir de


soulagement m’échappant lorsque je vis que j’étais seule. J’urinai
rapidement, puis me lavai les mains, mais alors que je m’apprêtai à attraper
une serviette en papier, j’entendis un cri étouffé.

Mes yeux s’arrondirent et je tendis la main vers Sera. J’étais peut-être


simplement un peu nerveuse et le cri n’était peut-être un cri de joie, mais
maintenant que j’étais concentrée, j’avais l’impression que la musique s’était
arrêtée.

D’autres cris.

Je passai la tête à travers la porte et regardai dans le couloir sombre.

Oh merde.

Je devais plisser les yeux pour voir, mais j’avais l’impression que Lincoln
se battait avec quelqu’un. Son bras armé était tendu et je pouvais voir des
gens courir et hurler derrière lui.

Shea.

Je m’élançai dans le couloir, tenant Sera dans ma main. Quand j’atteignis


Lincoln, je me retrouvai face à face avec ce foutu démon Abrus. Lincoln
projeta sa main gauche et lança un éclair de lumière blanche au visage du
démon. Il recula, mais se reprit rapidement, se redressant pour me fusiller du
regard.

— Pourquoi es-tu après moi ? hurlai-je.

Je ne pouvais plus supporter de ne pas savoir.

— Qu’est-ce que je suis ?

Lincoln recula dans le couloir, me bloquant de son corps.

— Tu es l’une d’entre nous. Ta place est avec moi. Je peux t’entraîner pour
t’aider à contrôler ta magie noire, dit-il d’une voix onctueuse et tentatrice.

Magie noire. Il était au courant pour ma magie noire. Je n’étais peut-être


pas une Céleste, ou je n’étais pas que cela, en tout cas. Peut-être que mes
ailes étaient noires parce que j’étais à moitié un démon Sulfure. Ces ailes de
chauve-souris noires, mélangées à des ailes blanches d’ange pourraient
former les miennes. Peut-être.

— Jamais ! rugit Lincoln avant de plonger en avant, profitant de la


distraction du démon Abrus pour enfoncer son épée dans sa cage thoracique.

Les yeux du démon Abrus sortirent de leurs orbites, puis tout son visage se
fit lugubre.

Il ouvrit la bouche avec un rugissement et des abeilles en sortirent.


D’authentiques abeilles sortirent de sa bouche et attaquèrent Lincoln.

Il commença à battre des mains dans l’air et à s’agiter de droite à gauche


sur place, mais ne s’écarta pas du passage, ne laissant pas d’espace entre le
démon et moi. Pendant que Lincoln était occupé avec les abeilles, je vis le
démon sortir une mince épée noire.

— Non ! hurlai-je, avant de bousculer Lincoln d’une épaule, le poussant


contre le mur et hors de danger.

Je projetai ma main en avant avec toute la colère dont j’étais capable, et la


magie noire que j’avais tant essayé de garder cachée jaillit de ma paume pour
s’enrouler autour du cou du démon Abrus.

Une expression de surprise recouvrit son visage, puis il sourit. Il avait une
épée dans le ventre, il était en train de se faire étrangler par de la magie noire,
et il souriait.

Foutu psychopathe.

— Je peux m’occuper de ces abeilles, dit Sera.

Merde, j’avais oublié Lincoln. Il était au sol, maintenant, visiblement en


train de se faire piquer.

Pendant que le démon Abrus luttait avec sa nouvelle cravate, je plaquai


Sera contre le dos de Lincoln, le plat de la lame touchant sa chemise. Un éclat
de lumière blanche jaillit et je rejetai la tête de côté, fermant les yeux pour me
protéger de la lumière. La lame se réchauffa, mais ne me brûla pas, puis la
lumière s’éteignit. J’ouvris les yeux et vis que toutes les abeilles étaient en
cendres.

— Tu es vraiment badass, dis-je à mon acolyte.

— Merci, ma chérie. Maintenant, fuis avant qu’il ne réussisse à se


débarrasser de ça !

Oh, oui. Le démon Abrus se débattait toujours avec ma magie noire


étrangleuse.

Je passai mon bras sous celui de Lincoln et le hissai sur ses pieds. Sa peau
était couverte de marques rouges, mais je remarquai que ses mains
étincelaient d’une lueur orange et qu’il travaillait déjà à se guérir. Il ôta son
épée du démon et passa son autre bras autour de moi. Le bal de l’hiver était
un vrai carnage, les gens couraient partout comme des fous.

— Shea ! hurlai-je.

— Par ici ! répondit ma meilleure amie, quelque part à ma droite.

Ma tête pivota dans sa direction et je vis qu’elle maintenait la porte du fond


ouverte pour laisser passer d’autres personnes. Noah et Blake étaient avec
elle, poussant tout le monde dehors.

Lincoln et moi nous mîmes à courir, juste au moment où le démon Abrus


plongeait sur nous. Lincoln tendit une main derrière lui et un autre rayon de
lumière d’un blanc étincelant jaillit de sa paume, frappant le démon au
visage.

Waouh. Il a vraiment cartonné dans ses cours d’étude de la lumière.

Lorsque nous parvînmes à traverser la salle de bal, Darren apparut devant


nous.

— On a un démon Abrus, deux Sulfures et plusieurs démons Castor,


rapporta-t-il à Lincoln.
Ce dernier hocha la tête, avant de poser délicatement la main sur ma nuque
pour me tourner face à lui. Il fit courir son pouce le long de ma mâchoire
d’un geste léger tout en me détaillant de haut en bas, l’air d’admirer ma robe.

— Tu fais vraiment un malheur ce soir. Je suis désolé que ton rencard ait
été gâché.

Il prononça le mot « rencard » comme si c’était une plaie.

Il m’appréciait, clairement.

Le salopard.

Je souris.

— Merci. C’est grâce à tout le yoga que je fais.

Il émit un petit rire, mais à cet instant, un cri lui fit détourner le regard de
moi, et il prit une expression tendue.

— Retourne à l’école avec Blake et Noah et envoie-moi un message à la


seconde où tu seras en sécurité. Reste dans le bureau de Raphaël et attends-
moi.

Mon front se plissa.

— Hors de question. Viens avec moi.

Il regarda derrière lui. Le démon Abrus avait dissout le lien autour de son
cou et nous souriait d’un air diabolique.

Lincoln se tourna à nouveau vers moi.

— Je ne fuis pas devant les démons, Brielle. Pars. J’ai besoin d’être sûr que
tu es en sécurité.

Je ne fuis pas devant les démons. C’était à la fois la chose la plus


prétentieuse et la plus sexy qu’il ait jamais dite.
— Je peux t’aider, lui dis-je en levant Sera devant lui.

Il secoua la tête.

— Emmène-la, murmura-t-il à quelqu’un derrière moi.

Je fus alors tirée en arrière de force.

— Non ! Lincoln !

La personne qui me tenait, qui qu’elle soit, avait une poigne de fer ; je ruai
et me débattis, en vain, avant de finalement abandonner pour tourner à
nouveau les yeux vers Lincoln.

M’ayant oubliée, il fit volte-face et projeta son épée en avant. Des éclats de
lumière bleue jaillirent du bout de la lame et les deux démons Sulfures se
retrouvèrent à genoux. Alors que j’étais attirée à travers la porte du fond, le
démon Abrus chargea vers lui.

— Lincoln !

Je n’avais pas réalisé que des larmes coulaient sur mon visage, jusqu’à ce
que la personne qui me retenait relâche sa prise et les essuie.

— Je suis désolé. Pardonne-moi, s’excusa Fred.

Puis il me poussa vers le SUV de Noah, dont la porte était ouverte, avant de
la refermer. Son visage triste fut la dernière chose que je vis ce soir-là, avant
que le SUV sorte du parking.
CHAPITRE DIX-SEPT

Je hurlai à Noah de faire demi-tour durant tout le trajet jusqu’à la Fallen


Academy, mais il me répéta qu’il suivait les ordres, que l’Armée Déchue était
en approche et que Lincoln s’en sortirait.

Les doigts engourdis, j’avais envoyé un message à Lincoln à notre arrivée,


avant d’être poussée jusqu’au bureau de Raphaël, bien qu’il ne soit pas là.
Noah me demanda d’attendre sur le canapé, m’expliquant que c’était
l’endroit le plus sûr pour moi et qu’il garderait la porte de l’extérieur. Shea ne
fut pas autorisée à attendre avec moi, elle partit donc en courant vers notre
chambre pour s’y cacher, et nous nous envoyâmes des messages pendant plus
d’une heure, jusqu’à ce que, par je ne sais quel miracle, le sommeil finisse
par m’emporter.

Nous étions aux premières heures de la matinée, il faisait encore noir


dehors, quand des voix qui chuchotaient me réveillèrent.

— Qu’est-ce qu’elle est ? Ils la veulent parce qu’elle a des pouvoirs de


démon, mais c’est aussi le cas de beaucoup de gamins dans cette école,
murmura Lincoln.

— Elle est réveillée, l’informa Raphaël.

Bon sang. Foutu archange télépathe !

J’ouvris les yeux et me redressai rapidement, remarquant l’apparence


échevelée de Lincoln. Il n’avait pas dormi, ça au moins, c’était clair, et je
pouvais voir au bandage tout neuf autour de son épaule et à son bras en
écharpe qu’il était passé par la clinique de soins.

— Tu vas bien ? demandai-je en me levant d’un bond, les dernières traces


de sommeil s’évanouissant.
Certaines zones de sa peau étaient encore rougies après les piqûres
d’abeilles qu’il avait subies.

— Je vais m’en remettre.

Ses yeux bleus parcoururent mon corps, comme s’il vérifiait que moi, je
n’avais aucune blessure.

J’étais au bord de la crise de nerfs, je sentais ma santé mentale danser la


gigue à l’extrémité de mon esprit, menaçant de sauter de la falaise.

— Vous devez me dire tout ce que vous savez. Je ne peux pas vivre comme
ça. Pourquoi est-ce qu’ils me veulent ? Pourquoi mes ailes sont-elles noires ?
Qu’est-ce que je suis ?

Je posai la dernière question en hurlant tout en passant une main tremblante


dans mes cheveux. Raphaël avait des réponses, et j’en avais besoin, au risque
de perdre la tête. Ne pas savoir était bien plus terrifiant pour moi.

L’archange sourit, échangea un long regard avec un Lincoln perplexe, puis


s’avança vers moi. À chaque pas, sa présence faisait pression sur moi, comme
un baume sur une blessure brûlante. Mon énergie me revint lorsqu’il tendit le
bras vers mon épaule et y posa une main apaisante.

— Quand tu as passé le test sanguin angélique, il a révélé des pouvoirs


démoniaques.

Ses paroles me frappèrent comme un coup de poing à l’estomac. Chaque.


Mot. Je veux dire, je supposais avoir reçu un pouvoir démoniaque, avec mes
ailes noires, mais j’étais complètement dans le déni jusque-là.

Je n’étais pas bénie par les anges. Je n’étais pas comme les autres Célestes.

Je m’écartai hors de sa portée et croisai les bras, faisant face au mur


pendant un instant le temps de me reprendre.

— Et alors ? Sa propre mère est une Nécromancienne. La moitié des


étudiants de cette école a une forme de pouvoir démoniaque en eux. Pourquoi
la veulent-ils, elle ?
Lincoln tentait de minimiser les choses, ce qui me fit tomber encore plus
sous son charme, à cet instant.

Raphaël se racla la gorge.

— À cause de la prophétie. À cause de l’identité de la personne dont elle


possède les pouvoirs.

Tout mon corps se raidit alors que je m’efforçais de ne pas oublier de


respirer. Je me retournai lentement, mes yeux se levant vers le visage de
l’archange.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

Les prophéties n’annonçaient jamais rien de bon. Je n’avais jamais entendu


parler d’une prophétie dans laquelle on annonçait la paix sur Terre, ou qu’à
partir d’une certaine année, tout le monde serait heureux.

Raphaël poussa un nouveau soupir, résigné.

— Juste après la guerre, quand nous avons réalisé ce qu’elle avait coûté aux
humains, nous avons trouvé notre première Voyante. C’était une femme âgée,
d’environ soixante ans, et elle nous a parlé d’une prophétie que tous les
Voyants après elle ont répétée mot pour mot, malgré le fait que personne ne
leur en avait jamais parlé.

Non.

Mes pensées se tournèrent immédiatement vers James, et ces quelques


minutes avant la cérémonie de l’Éveil. Il m’avait dit d’être prudente, et quoi
d’autre ? Je ne m’en souvenais pas, et nous avions été interrompus avant qu’il
puisse m’en dire plus. Je ne l’avais plus revu et ne lui avais plus reparlé
depuis. Maintenant que j’y réfléchissais, je n’avais même plus entendu parler
de lui.

Que lui est-il arrivé après l’Éveil ?

Je devrais poser la question à Shea, savoir si elle l’avait vu à la Tainted


Academy. Les Voyants recevaient les pouvoirs les plus rares ; je ne pensais
pas en avoir jamais rencontré un dans cette école.

— C’est quoi, la prophétie ? demandai-je.

Je regrettais de ne pas avoir Teddy avec moi, mon ours en peluche qui
n’avait qu’un seul œil et dont le cou avait été déchiré après que Mickey a
tenté de le tuer avec un arc. Il était quelque part dans un dépotoir, en ce
moment, mais j’avais désespérément envie de le revoir.

Raphaël regarda Lincoln, qui se contentait de le fusiller du regard,


contenant avec peine sa colère.

— Les prophéties sont inconstantes. Si je te dis que tu vas trébucher et te


briser la jambe et que cela arrive, alors te seras-tu brisé la jambe parce que tu
étais destinée à le faire, ou parce que j’ai planté cette idée dans ta tête ?
demanda Raphaël.

— Monsieur.

Lincoln ne prononça que cet unique mot, mais ce fut suffisant pour donner
le ton.

Parlez-nous, ou nous libérerons toute la rage de deux personnes n’aimant


pas être tenues dans l’ignorance.

Raphaël hocha la tête.

— La prophétie déclare qu’une jeune fille aux ailes noires ira dans le
monde souterrain et tuera Lucifer, mettant fin à la guerre.

Ce n’est pas possible. Je dois être encore en train de dormir.

Je me mis à rire. Un rire hystérique, du genre « je suis en train de devenir


folle ». Lincoln me fixait avec inquiétude, les sourcils froncés et la bouche
légèrement plissée.

— Cela ne veut pas dire que c’est toi, ou que la prophétie se réalisera. Le
futur change constamment…
— Pourquoi est-ce que j’ai des ailes noires ? Qu’est-ce que je suis ?

J’avais posé la question de nombreuses fois, et il avait toujours tourné


autour du pot, laissant commodément ce détail de côté.

Raphaël arbora alors l’expression d’un père sur le point de dire à un enfant
que son chat s’est fait écraser.

— Tu es une âme magnifique, ayant été dotée de dons provenant de moi,


Michel, Uriel, Gabriel, et…

Il marqua une pause et je me penchai en avant, même si je n’étais pas sûre


de vouloir savoir.

— Lucifer.

Il l’avait dit, il avait prononcé à voix haute mon pire cauchemar. Non pas
que j’aie pu un jour concevoir une supposition aussi affreuse, mais c’était à
peu près la pire chose qui puisse arriver à un être humain – se retrouver
investi de pouvoirs provenant de Lucifer en personne –, et cela m’était arrivé,
à moi.

Hourra…

Je secouai vigoureusement la tête.

— Non. Non, vous vous trompez.

De la bile me remonta dans la gorge.

Le déni. Je m’envolerais et vivrais dans le ciel pour toujours, parce qu’il


m’était impossible d’accepter cette vérité.

Mes yeux se tournèrent vers Lincoln, qui se tenait là, mâchoire pendante, à
me fixer comme s’il m’était poussé une seconde tête.

Raphaël se rapprocha de moi et je fis un pas en arrière.

— Je ne veux pas être réconfortée, je veux la vérité ! lui hurlai-je.


Il fronça les sourcils.

— Bien sûr.

Puis il s’avança vers le bureau et en sortit la boîte et le couteau de ma


cérémonie du sang.

— L’emblème de Lucifer, le serpent, s’est allumé quand je t’ai testée.

Une vague de choc me traversa devant cette preuve concrète, mes yeux
s’emplissant de larmes alors que le déni se transformait en honte.

— Ce n’est pas juste ! m’écriai-je.

Les larmes débordèrent et se mirent à couler le long de mes joues.

— Je n’ai pas demandé ça. Vous aimez parler du libre arbitre, eh bien je
n’ai absolument pas décidé de ça librement. J’étais une petite fille innocente
de cinq ans quand vous, continuai-je en le pointant du doigt alors que la rage
montait en moi, et le reste des anges avez lancé une guerre, infectant les
miens. Des êtres humains innocents ont été transformés en monstres à cause
de vous !

Une expression blessée passa sur le visage de Raphaël.

— Je sais. Je suis tellement désolé.

Lincoln grimaça.

— Brielle.

— Non. Laissez-moi tranquille.

Je me retournai et passai la porte en trombe, dépassant en courant Noah,


Blake et Darren, qui étaient positionnés de chaque côté.

J’appartenais au côté obscur. Shea m’avait fait promettre de ne pas la


laisser passer du côté du mal, et c’était moi qui l’avais fait. Une magie noire
courait dans mes veines, et pas n’importe laquelle – la sienne. Celle de
Lucifer. Le Diable. Le mal incarné, bon sang. J’en avais la nausée rien que
d’y penser.

Je courus plus vite, martelant le sol jusqu’à ce que mes jambes


m’emmènent au terrain ouvert où je savais que je serais seule. Tout le monde
dormait encore, le soleil commençait à peine à se lever. J’avais envie de
m’envoler très loin d’ici, dans un autre pays, et de ne plus jamais entendre
parler de tout cela. De vivre une vie complètement nouvelle.

Si j’étais la belle-fille bizarre de Lucifer, les démons arrêteraient-ils un jour


de s’en prendre à moi ? Surtout s’ils croyaient à cette prophétie, annonçant
que j’allais le tuer ?

Vraiment ? Moi, une fille de presque dix-neuf ans, aller dans les
profondeurs de l’Enfer et tuer le Diable ? Je ris alors que d’autres larmes
coulaient sur mes joues.

Des bruits de pas résonnèrent derrière moi et je me retournai vivement, me


retrouvant face à Lincoln. Je restai immobile, ma poitrine se soulevant après
avoir couru, des larmes couvrant mes joues. J’étais dans un état lamentable,
et je portais encore ma robe de bal.

— Je suis maléfique, geignis-je.

Il fallait que j’exprime ma peur à voix haute à quelqu’un – pourquoi pas


lui ? Il était probablement là pour m’enfermer dans une zone de l’école qui
me serait réservée, pour pouvoir garder un œil sur moi.

Son visage prit une expression douloureuse.

— Non. Jamais.

Il me prit par les épaules et m’écrasa contre son torse pour m’étreindre avec
force. Alors que ses bras forts s’enroulaient autour de moi, son odeur me
submergea, se mélangeant à la chaleur renvoyée par ses muscles fermes. Je
me sentais tellement en sécurité, tellement à ma place.

Lincoln Grey était en train de m’enlacer. Avec force. Comme s’il voulait ne
jamais me relâcher.

Je suis peut-être encore endormie.

— Nous allons trouver une solution ensemble, promit-il.

Quoi ?

Je levai les yeux vers les siens alors qu’il baissait la tête vers moi, nos
lèvres douloureusement proches.

— Ensemble ?

Il hocha la tête.

— Oui. J’ai fini par apprendre à t’apprécier. Tu es à moi, maintenant.

Tu es à moi, maintenant.

Mon cerveau eut à peine le temps de digérer ces délicieuses paroles que ses
lèvres s’emparèrent des miennes dans un tendre baiser. Il n’était pas
passionné, comme celui que nous avions échangé sur la plage ; il était doux,
explorateur, et se termina bien trop tôt.

Lorsqu’il recula, il passa ses doigts dans mes cheveux.

— Quand je t’ai rencontrée, j’étais dans une mauvaise passe, je venais tout
juste de perdre ma famille, mais quelque chose, chez toi, a ramené de la
lumière dans ma vie, m’a fait me soucier à nouveau de quelque chose. J’ai
essayé de le combattre, de trouver des raisons pour lesquelles ça ne pouvait
pas marcher, mais je ne peux plus continuer.

Il caressa ma mâchoire avec son pouce et une pulsation brûlante me


traversa droit jusqu’au ventre.

Waouh. Je n’avais pas les mots pour répondre à cette déclaration.

— Ne parle de ça à personne. Mis à part Shea, dit-il avant de passer en


mode combat. Je vais doubler tes heures d’entraînement. Je veux que tu
deviennes une machine à tuer les démons d’ici la fin de l’année. Passe
l’Épreuve et fais en sorte d’être acceptée en deuxième année. C’est la seule
manière de te garder en sécurité.

Mon esprit était encore accaparé par ce baiser, cette déclaration selon
laquelle moi, Brielle Atwater, j’avais mis de la lumière dans sa vie. Mais la
réalité me frappa alors à nouveau de plein fouet – j’étais la fille de Lucifer, à
tous les points de vue.

— Et si je passais du côté obscur ?

Je pouvais faire sortir de la magie noire étrangleuse de ma bouche, après


tout. Nous ne pouvions assurément pas ignorer cela.

Il secoua la tête.

— C’est impossible.

Le déni. J’ai connu ça aussi.

— Lincoln, j’apprécie ta foi en moi, mais si je passe du côté obscur…

Il attrapa mon visage à deux mains, prenant mes joues en coupe.

— Brielle, tu m’exaspères énormément, parfois ; tu es incroyablement


butée, tu n’écoutes pas ce qu’on te dit, et je suis à peu près sûr que la magie
noire avec laquelle tu as étranglé le démon Abrus est vraiment très noire,
mais tu n’es pas maléfique. Je connais ton âme.

Je connais ton âme.

Lincoln avait dû passer beaucoup de temps le nez plongé dans ces livres de
poésie que j’avais vus dans sa caravane. Et je ne m’en plaignais pas du tout.

J’avais entendu des rumeurs à propos de personnes passant complètement


du côté obscur, avant de finir par se suicider à force d’être entourées en
permanence par tant de malveillance. Un Mage Noir de vingt-trois ans s’était
tué dans notre immeuble l’année dernière.
— Attends, je t’exaspère ? répétai-je, confuse.

Son rire me réchauffa le ventre et fit naître un sourire sur mon visage.

— Tu es le plus gros abruti que j’ai jamais rencontré, dis-je avec un clin
d’œil, retournant ce geste contre lui, pour une fois.

Il m’embrassa le bout du nez.

— Eh bien, on forme une sacrée paire, n’est-ce pas ?

Lincoln Grey et moi formons une paire. Dans quel univers alternatif est-ce
que je suis ?

J’avais envie de le tuer, la première fois que je l’ai rencontré, mais


maintenant j’avais envie de revoir son corps humide, dans sa serviette. Ces
hanches en V avaient absolument besoin d’un replay.

— Et maintenant, quoi ? demandai-je.

Ses mains lâchèrent mon visage et il serra les dents.

— Maintenant, on s’entraîne. Je vais t’apprendre tout ce que je sais, bien


plus que ce que je devrais t’apprendre durant ta première année d’études.

— Je suis déjà fatiguée rien que d’y penser.

Il hocha la tête.

— Tu peux l’être. Je ne vais plus y aller doucement. Ça ne te rendra pas


service, au bout du compte.

Je fis un pas en arrière, croisai les bras et le fusillai du regard.

— Excuse-moi ? Y aller doucement ? Je t’ai sauvé la mise dans la salle de


bal, avec ces abeilles, tu te souviens ?

Il émit un petit rire.


— Non, c’est Sera qui l’a fait. Et s’ils te kidnappent, c’est la première chose
qu’ils détruiront. Tu dois devenir une arme – tes mains, ton esprit. Je vais te
transformer en arme, Brielle.

Il prononça la dernière phrase avec une expression sinistre.

Merde. Ça a l’air effrayant.

Je haussai les épaules.

— On ne pourrait pas simplement se faire un rencard, à la place ? Aller voir


un film, peut-être ?

Son visage demeura impassible, et je laissai échapper un grognement.

— Quand est-ce qu’on commence ?

J’ai dormi sur un foutu canapé cette nuit et il est blessé, alors il n’a plutôt
pas intérêt à dire…

— Maintenant. Va te changer, ordonna-t-il.

J’émis un grognement encore plus bruyant tout en me résignant à mon sort.

Les prochains mois allaient être vraiment nuls.

***

Et ils furent vraiment nuls.

Lincoln m’entraîna plus intensivement que jamais. Je m’endormais en cours


parce que j’étais épuisée par ce surcroît d’exercice, mais à part ça, ces
derniers mois avaient été assez géniaux. Fred et moi étions restés amis et il
avait commencé à sortir avec Angela, avec ma bénédiction. La relation entre
Lincoln et moi était en plein essor, et nous ne nous agressions verbalement
que soixante pour cent du temps.

— Lève-toi ! rugit-il.

Mon petit copain se tenait au-dessus de moi, l’épée levée, le bout de la lame
légèrement pressé contre mon cou.

— Si tu voulais bien m’autoriser à prendre une arme, le combat serait plus


juste ! répliquai-je avec hargne.

Nos sessions de pelotage, dans sa caravane, étaient épiques après une très
bonne session d’entraînement à nous insulter l’un l’autre. Je n’arrêtais pas
d’essayer d’aller jusqu’au bout avec lui, mais cette histoire d’âge le faisait
paniquer, même si j’avais eu dix-neuf ans deux mois plus tôt, en novembre.
J’avais aussi peut-être laissé échapper que je n’avais eu qu’une seule relation
sexuelle de trente secondes. Maintenant, il n’arrêtait pas de me qualifier de
vierge.

— Les démons se fichent que le combat soit juste. Lève-toi ! gronda-t-il, le


bout de sa lame appuyant un peu plus sur mon cou.

Il était clairement un peu psychopathe, mais son physique compensait


largement cela. N’étions-nous pas tous un peu fous, après tout ?

— Tu as une lame pressée contre mon cou. Si je me lève, je vais me vider


de mon sang, expliquai-je, au cas où il aurait oublié de prendre ses
médicaments ou quelque chose du genre.

Il haussa les épaules.

— Trouve quelque chose. Utilise ta magie noire, dévie la lumière, donne-


moi un coup dans les parties. Fais quelque chose.

J’avais envie que ces parties m’aident à créer mes enfants un jour, alors ce
n’était pas une option. Dévier la lumière ? Il était bourré ou quoi ? C’était une
magie d’un niveau avancé que Darren tentait de m’apprendre, mais je n’étais
même pas encore capable de produire de la lumière. Et je n’allais pas utiliser
la magie noire. Hors de question. Plus jamais. Et clairement pas sur lui.
— Je suis enceinte, et c’est le tien, déclarai-je calmement.

Ses yeux s’arrondirent et son bras se relâcha.

— Quoi ? rugit-il.

Profitant de la distraction pour rouler hors de portée de son épée, je projetai


ma jambe en avant, le faisant trébucher. Il laissa tomber son arme et s’affala
sur ses fesses.

Je souris depuis l’endroit où j’étais assise au sol, alors qu’il se tournait pour
m’adresser un regard noir.

— C’était un coup bas, dit-il, avant de prendre une expression


impressionnée. Mais efficace.

Mon corps se déplaça vivement et je rampai sur lui, le chevauchant au


niveau de la taille. Nous étions seuls dans la plus petite salle de sport, et
Lincoln se montrait moins agaçant au sujet des démonstrations d’affection
publiques. Il n’arrêtait pas de menacer de me trouver un nouvel entraîneur
pour qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts, mais aussitôt après, il disait qu’il
ne faisait pas suffisamment confiance à qui que ce soit d’autre.

Lorsque je me laissai tomber sur son entrejambe et que j’arquai le dos,


pressant mon bassin contre lui, il émit un grognement.

— Idiot. Nous n’avons pas couché ensemble, je ne peux pas être enceinte.

Je me penchai et embrassai sa bouche sexy.

Il aspira ma lèvre inférieure, sa paume s’aplatissant sur mon dos, et


soudain, je me sentis basculer et roulai jusqu’à être au-dessous de lui.

— Il faudrait peut-être que je remédie à cette situation, dit-il, me regardant


de haut en bas, les yeux mi-clos.

Oh, Seigneur. Oui, s’il te plaît.

Je regardai une montre invisible sur mon poignet.


— Maintenant, ça me va.

Il sourit, et un éclat espiègle traversa son regard.

— Je vais te dire. Passe l’Épreuve, et ensuite peut-être que je considérerai


l’idée de te déflorer.

Un grognement s’échappa de ma gorge.

— Je ne suis pas vierge ! Depuis quand une fille doit-elle supplier pour du
sexe ?

Il m’embrassa le front et roula loin de moi.

— Depuis maintenant.

La tension sexuelle entre nous était terriblement forte, et je savais que cela
le faisait souffrir autant que moi. Je n’avais jamais eu à ce point envie de
quelqu’un. Je le voulais lui, tout entier. Nous sortions ensemble de manière
exclusive depuis bientôt trois mois, désormais. Si nous nous protégions et que
nous étions tous deux des adultes consentants, nous pourrions totalement
nous y mettre !

— Passe l’Épreuve, répéta-t-il.

Je me levai et ôtai mon débardeur pour révéler ma brassière de sport bleue.


J’espérai que mes tétons étaient durs, comme deux petits doigts d’honneur.

Ses yeux s’arrondirent.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Rien, répondis-je avec un haussement d’épaules. Il fait chaud, ici.

Il se renfrogna.

— Je sais ce que tu fais. Tu veux ma mort ?

— Ça marche ?
Il ajusta son pantalon.

— Oui. On a terminé pour aujourd’hui.

Je souris.
CHAPITRE DIX-HUIT

Ce soir-là, je rejoignis Luke, Chloé et Shea dans la salle d’entraînement


pour un peu d’exercice. Nous avions entendu une rumeur selon laquelle,
durant l’Épreuve, nous étions forcés de travailler en équipes, et nous nous
entraînions donc sur des techniques et des attaques en formations. Mes bras et
mes jambes étaient musclés après avoir soulevé des poids avec Darren tous
les jours, et Shea devenait drôlement douée pour lancer des sorts. La semaine
dernière, elle avait créé un genre d’illusion pour faire croire que Lincoln
dormait dans mon lit. Ça avait été super déprimant de rouler de côté et de le
voir disparaître.

— OK, donc mon père a laissé échapper que l’Épreuve ne servait pas juste
à vous garder dans cette école. Cela détermine aussi votre rang et quand vous
rejoindrez l’Armée Déchue, si vous la rejoignez. C’est chronométré, donc
plus votre temps est bon, meilleur est votre rang, expliqua Chloé, ses dents
crochues ressortant légèrement sur sa lèvre inférieure.

Je haussai les épaules.

— Ça m’a l’air cool, comme une épreuve de fitness magique.

Elle hocha la tête.

— Mais mon père dit qu’ils font en sorte que ça ait l’air réel. Il n’a pas pu
en dire plus, mais il a insinué que nos vies pourraient être vraiment en
danger.

— Pourquoi Raphaël autoriserait-il ça ? m’étonnai-je en écarquillant les


yeux.

Shea roula les siens

— Tu places Raphaël sur un tel piédestal. Oui, ici l’école est gratuite, mais
c’est uniquement parce que les archanges recrutent pour leur armée.

— Leur armée qui protège les gens des démons, répliquai-je.

— Je dis juste ça comme ça, répondit-elle en haussant les épaules. Ils


veulent trier les faibles et les forts, et j’apprécie ma vie peinarde ici, alors
entraînons-nous.

— Tu es sûre de pouvoir manquer ton rencard mercredi soir ? la taquinai-je


dans un sourire.

Le mercredi était sa soirée « pelotages avec Noah dans la voiture, avant de


le laisser les parties douloureuses ».

— Tu as déjà couché avec lui ? demanda Chloé.

Shea arbora une expression dégoûtée.

— Je ne l’autoriserai jamais à mettre son zizi dans ma nénette.

J’éclatai de rire, pas seulement à cause de son langage, mais aussi devant
l’expression horrifiée qui passa sur le visage de Luke lorsqu’elle prononça
cette phrase.

— Tu viens sérieusement de dire zizi ? Oh, mon Dieu, tu ressembles


tellement à une institutrice de maternelle, me moquai-je.

Shea roula des yeux.

— Très bien. Je ne veux pas que sa sale bite s’approche de moi. Il fréquente
trop de filles.

Aïe, c’était vulgaire. Je préfère presque zizi.

— Pourquoi ne pas tout arrêter ? demandai-je tout en plaçant des matelas


d’entraînement sur le sol du gymnase.

Shea haussa les épaules.


— J’ai ce fantasme qu’un jour, il arrêtera de coucher avec n’importe qui,
que nous nous marierons, aurons deux enfants et demi et vivrons en banlieue.

Ce fut au tour de Chloé de se mettre à rire.

— Eh bien, il revient toujours te voir, alors tu dois avoir quelque chose


qu’il désire.

Elle lui fit un clin d’œil et lui donna une tape sur les fesses. Shea lui lança
un baiser, avant de se frotter les mains.

— Regardez un peu ça. J’ai trouvé un livre de Mage de niveau avancé


pendant que je classais des papiers dans le bureau de M. Claymore, et je
meurs d’envie d’essayer ce sort. Il crée un portail entre deux points. Alors
imaginons que l’Épreuve soit une longue course. Je peux ouvrir le portail ici
et l’envoyer à la ligne d’arriver, nous faisant tous passer dedans pour gagner.

Luke laissa échapper un sifflement.

— Mais souviens-toi de la fois où tu as essayé ce sort pour faire en sorte


que mes cornes produisent du poison, et où j’ai failli mourir ?

Oh, aïe. C’était assez effrayant. La forme bestiale de Luke était inquiétante,
mais le fait que ses cornes puissent transpercer la peau l’était plus encore.
Shea avait eu la brillante idée de faire en sorte qu’elles émettent du poison,
mais cela avait mal tourné et il avait fini en service de guérison pendant une
semaine.

Shea roula des yeux.

— Je me suis beaucoup améliorée, depuis. C’est sans danger. Personne n’a


besoin de traverser le portail maintenant. Je vais juste commencer à
m’entraîner à l’ouvrir.

Chloé haussa les épaules.

— Très bien, mais fais ça par là, pour qu’on ne soit pas blessés si ça
explose.
Elle indiqua le coin de la pièce d’un geste.

Shea lui adressa un regard mécontent, mais fit ce qu’elle demandait.

— OK, Luke, transforme-toi, lui demandai-je, avant de pointer du doigt


l’Enfant de la Nuit. Chloé, je veux mettre ta force à l’épreuve.

Elle sourit.

— Je craignais que tu ne me le demandes jamais.

Ses lèvres se plissèrent et elle déposa un baiser à l’intérieur de son bras,


avant de le lever et de le contracter.

J’émis un petit rire. Je ne sais comment, j’étais devenue le chef de file de


notre petit groupe d’entraînement. Jusqu’ici, personne n’était mort, je me
disais donc que je ne me débrouillais pas trop mal.

Luke commença à se transformer, et je savais que je ne m’habituerais


jamais au son des os qui craquent. Il y avait plusieurs types de Métamorphe
Animal. La plupart d’entre eux étaient des animaux terrestres avec des
cornes, ce qui était le cas pour Luke. Sa forme d’ours brun massif aux cornes
noires recourbées était assez terrifiante à regarder. La seule chose qui me
rassurait était de savoir que mon ami était à l’intérieur, et qu’il ne me ferait
jamais de mal.

Luke se mit à quatre pattes, émettant un rugissement bruyant pour s’assurer


que nous ne mouillerions pas trop facilement notre pantalon durant
l’Épreuve, et nous étions prêts.

— Très bien, Chloé, la force et la vitesse sont tes deux atouts principaux,
soulignai-je.

Elle posa une main sur sa hanche.

— Et mon charme diabolique.

Je souris.
— Et ça. Donc, voyons si tu peux balancer l’ours de Luke sur ce matelas,
de l’autre côté de la pièce.

Les grands yeux bruns d’ours de Luke s’arrondirent, mais Chloé ne parut
pas intimidée. C’était une casse-cou qui aimait les défis ; c’était ce que
j’admirais le plus chez elle.

— Tu es prêt, mon grand ? demanda Chloé tout en rejetant ses cheveux


rouges par-dessus son épaule.

Il détestait qu’on l’appelle mon grand, alors à ses mots, il écarta les pattes
et se tint aussi immobile qu’une statue de cinquante kilos, lui adressant un
regard noir.

Chloé traversa la pièce à une vitesse aveuglante et percuta la cage


thoracique de Luke, le faisant tomber de côté. Je grimaçai devant la force de
l’impact. Elle n’irait pas assez fort pour le blesser, mais cela n’avait
clairement pas dû être agréable. Avec un grognement, elle le souleva de
quinze centimètres dans les airs avant de glisser, le faisant à nouveau tomber
au sol.

— Euh, les gars ? s’écria Shea depuis son coin de la pièce.

Je regardai par-dessus mon épaule, et mes yeux sortirent de leurs orbites.

Qu’est-ce qu’il se passe ?

Shea avait créé un genre de trou dans le sol et un minuscule démon Reptile
était en train d’en sortir en rampant, l’air très énervé. Elle se raidit et
commença à reculer lentement, sachant très bien à quel point ces petites
bestioles pouvaient être vicieuses. Mieux valait ne pas les surprendre, vu
qu’un crachat au visage pouvait vous rendre aveugle pour le restant de vos
jours. J’avais une cicatrice d’acide sur mon pied qui prouvait à quel point ces
petites saletés pouvaient se montrer caractérielles.

Chloé fixait le démon avec une expression d’horreur totale. Elle n’avait
probablement jamais vu ce genre de chose de toute sa vie, à en croire le choc
qui recouvrait son visage. Luke semblait un peu plus détendu, déplaçant son
poids d’une patte à l’autre comme s’il essayait de décider s’il devait charger
ou pas.

— Ne bougez pas. Ils s’effraient facilement et crachent de l’acide, dis-je à


mes amis.

Nous avions tous suivi le cours de démonologie en histoire, mais je ne


savais pas trop ce qu’ils en avaient retenu. Je ne voulais pas que quelqu’un
perde un œil ou soit défiguré à vie à cause d’un geste inconsidéré.

Le démon Reptile était entièrement sorti du portail et regardait autour de


lui. Ces petites créatures adoraient le sucre. Les cupcakes, le sirop, les
bonbons – tout ce qui était sucré pouvait les distraire. Mais la chance n’était
pas de notre côté, parce que nous étions dans une foutue salle de sport, sans le
moindre morceau de nourriture sur nous.

Le démon tourna la tête vers Shea et siffla.

— Shea, illusion Aconit, hurlai-je.

Cela attira l’attention de la créature sur moi, et elle plissa les lèvres pour
cracher dans ma direction. Je bondis hors de sa trajectoire juste à temps, la
matière visqueuse et acide atterrissant à moins d’un centimètre de moi.

— Calme-toi, lui dis-je. Nous savons où sont les bonbons.

Il pencha la tête de côté, de la bave se formant sur sa bouche de lézard. S’il


ne crachait pas d’acide et ne se comportait pas comme un vrai cinglé, il serait
plutôt mignon. Avec ses soixante centimètres de long, il rappelait un chien de
taille moyenne, mis à part sa peau écailleuse et ses mains et pieds collants lui
permettant de grimper sur les murs.

— Oui, et les cupcakes, aussi.

Shea se concentrait sur sa magie, les arcs violets de son sortilège


tourbillonnant dans l’air. J’espérais qu’elle avait compris que je voulais
qu’elle crée une illusion de démon Aconit, parce que les démons Reptiles
étaient terrifiés par eux.
Alors même qu’elle semblait être en train de faire exactement ce que je lui
avais suggéré, tout partit en vrille.

Des sirènes assourdissantes se mirent à résonner dans la nuit, hurlant de


manière assourdissante et provoquant chez le démon Reptile une crise de
crachats. Il détala le long du mur, ses pieds collants le maintenant en place
alors qu’il continuait à cracher à un rythme rapide.

— Mettez-vous à couvert ! hurlai-je avant de plonger derrière un énorme


matelas d’entraînement.

Les sirènes étaient si fortes. Je ne les avais jamais remarquées jusqu’ici,


mais effectivement, tout en haut du mur du fond, je vis une lumière
clignotante rouge et un haut-parleur.

— Étudiants, l’alarme à démons a été activée. Veuillez vous rendre dans un


lieu sûr et attendre que les secours arrivent, dit la voix tonitruante de Raphaël
à travers le haut-parleur.

Merde. Une alarme à démons ?

— Shea, tu as déclenché l’alarme à démons de l’école ! hurlai-je.

Elle se cachait derrière une rangée de ballons lestés et ne m’avait


probablement pas entendue.

L’alarme se tut alors, mais la lumière continua à clignoter. Mon téléphone


portable se trouvait dans mon sac de l’autre côté de la pièce avec Sera, je
n’avais donc aucun moyen d’appeler Lincoln ou de récupérer ma dague.

— Oh, mon Dieu ! s’écria Chloé.

Je tournai vivement la tête dans la direction qu’elle regardait, et tout mon


corps se raidit. Un autre démon était en train de sortir du portail pour entrer
dans la salle de sport – un foutu Chien des Enfers.

— Shea ! rugis-je, avant d’entendre le son d’un crachat heurtant le matelas


sous lequel je m’efforçai de me dissimuler.
L’odeur de la mousse qui brûle n’était pas plaisante, et je devrais
probablement bientôt abandonner mon rempart, au risque d’en subir les
conséquences.

— Merde ! Je vais le fermer, dit Shea, sortant de sa cachette derrière les


ballons lestés.

Le démon Reptile la vit et saisit sa chance, projetant un arc de crachat droit


vers sa main tendue.

— Attention ! hurlai-je, traversant vivement la pièce tout en utilisant mon


matelas comme bouclier.

Cela ne servit à rien. L’acide entra en contact avec le bras de Shea juste au
moment où elle commençait à scander son sort, et un cri de douleur fendit
l’air.

— Ça suffit ! marmonna Chloé.

En un éclair, elle traversa la pièce, tenant quelque chose à la main, puis le


démon Reptile se retrouva projeté de l’autre côté du gymnase.

Chloé se tenait là, un sourire aux lèvres et empoignant un bâton d’arts


martiaux en bois. Je l’avais à peine vue faire voler le minuscule démon de
son perchoir sur le mur.

Je profitai de la distraction pour aller récupérer Sera, jetant le matelas


désintégré et récupérant ma dague.

Shea était recroquevillée au sol, gémissant en se tenant le bras, et Chloé


semblait avoir le démon Reptile sous contrôle. Elle se déplaçait plus vite qu’il
ne pouvait cracher, elle pouvait donc esquiver ses attaques acides et le
projeter à travers la pièce avec le bâton comme si c’était une balle de
baseball. Luke se dirigea vers moi et nous fixâmes tous deux le Chien des
Enfers.

— Shea, comment tu vas ? lui lançai-je sans quitter des yeux le cabot à
deux têtes devant moi.
Les Chiens des Enfers pouvaient vous arracher la gorge en un millième de
seconde, et manger votre cadavre en entier en une heure. Y compris les os.

— Ça va aller. Occupe-toi du Chien, je vais fermer le portail.

Sa voix était rongée par la douleur, et je savais à quel point elle devait avoir
mal. J’étais passée par là.

L’une des têtes du Chien des Enfers m’adressait un regard noir, tandis que
l’autre avait les yeux fixés sur Luke. À cet instant, ils montrèrent tous deux
les dents et nous grognèrent dessus simultanément. Je n’en savais pas
beaucoup à leur sujet, sauf qu’ils étaient rares et que d’après la rumeur, ils
étaient la créature favorite de Lucifer. N’ayant aucune idée de comment les
tuer, j’avais un énorme désavantage.

— Coupe-leur la tête, proposa Sera.

Je grimaçai. Dégoûtant.

— Tu es sûre ? demandai-je.

Décapiter un chien loup aux yeux rouges n’était pas vraiment ma définition
d’un moment agréable.

Elle n’eut pas le temps de répondre, car le Chien plongea sur moi,
déterminant probablement que Luke était une plus grande menace. Je me
laissai tomber à genoux, exactement comme Lincoln me l’avait appris, et me
préparai à l’impact, mais la collision ne vint jamais. Alors que le chien se
projetait en l’air, Luke baissa la tête, avant de la relever d’un coup, encornant
le flanc de la créature. L’une de ses cornes perça la cage thoracique de
l’animal, et un hurlement s’échappa des deux bouches.

D’un mouvement de la tête, Luke jeta le Chien à l’autre bout de la pièce et


il percuta le mur, avant de s’effondrer au sol, laissant une trace de sang noir
sur le plâtre.

J’évaluai rapidement la situation. Shea était en train de fermer le portail,


penchée en avant alors qu’elle projetait sa magie, tout en tenant contre elle
son bras blessé. Je regardai vivement à droite et vis que Chloé avait cloué le
démon Reptile sous sa botte, forçant sa mâchoire à rester fermée sous le
poids de sa chaussure sur son visage.

Luke et moi devions achever le Chien des Enfers.

À cet instant, les doubles portes du gymnase s’ouvrirent et Lincoln entra


avec pas moins de vingt soldats de l’Armée Déchue, y compris Raphaël et
M. Claymore.

Les yeux de Lincoln s’arrondirent comme des soucoupes.

— Bon sang, mais qu’est-ce qu’il se passe, ici ? beugla-t-il.

Il entra à grands pas et sortit deux épées, toutes deux étincelant d’un bleu
féroce.

Le Chien des Enfers tourna ses têtes vers lui et grogna tout en essayant de
se relever. Il y avait une mare de sang à ses pieds, mais il semblait encore prêt
à nous donner du fil à retordre.

Lincoln s’avança et, en deux coups nets, coupa les têtes de l’animal
démoniaque. Simple comme bonjour.

— Par ici, s’il vous plaît, dit Chloé.

Le démon Reptile se débattait de toutes ses forces, sentant probablement


arriver sa fin prochaine. Blake arriva derrière Lincoln, un lance-flamme à la
main, et l’alluma.

Le démon Reptile se débattit encore plus et Chloé commença à perdre


l’équilibre. Avec un dernier coup, il parvint à glisser de sous sa botte et à
grimper sur le mur.

Lincoln sortit lentement un sac de Skittles de sa poche, l’ouvrant avec ses


dents et les répandant au sol. Les bonbons colorés roulèrent sur le
revêtement, provoquant une distraction permettant à Chloé de reculer
lentement, alors que Blake arrivait de l’autre côté du démon, le lance-flamme
devant lui.
Mes yeux se tournèrent vers la gauche, où Raphaël inspectait le portail
désormais fermé avec Shea et M. Claymore. Si nous pouvions maîtriser le
démon Reptile, tout irait bien.

Au moment même où je pensai cela, j’entendis un son de crachat


caractéristique. Je tournai la tête et vis le démon cracher en direction de
Blake, mais il fit passer la flamme devant lui que l’acide frappa à la place,
provoquant une gerbe de feu jusqu’au plafond.

Intéressant. L’acide est combustible.

Blake recula et Lincoln rapprocha quelques Skittles du démon d’un coup de


pied.

Ses petites narines se dilatèrent et un éclat avide passa dans ses yeux.
Lincoln recula de quelques larges pas et le démon commença à ramper au bas
du mur. Lorsqu’il toucha le sol, il attrapa un Skittle et le goba, un fin filet de
bave coulant de sa bouche.

Lincoln rapprocha d’autres bonbons de lui, le démon tendant fébrilement


ses pattes de rat pour les ramasser et les enfourner dans sa bouche. Il était
assez mignon quand il n’essayait pas de nous aveugler avec de l’acide.
Lincoln chargea en avant, épée levée et des étincelles bleues jaillissant du
bout de la lame. Blake fonça sur le démon avec le lance-flamme juste au
moment où l’épée de Lincoln lui coupa la tête.

Beurk.

La vue de son corps fumant me frappa alors, et je pris conscience de la


gravité de la situation.

Lincoln se tourna vivement vers moi.

— Explique-toi !

Je grimaçai. Et moi qui espérais bénéficier d’un traitement de faveur.

— Eh bien…
Je ne comptais pas balancer Shea devant Raphaël, et je ne savais pas si
Lincoln la protégerait. J’aimais à penser qu’il le ferait, mais je n’en étais pas
sûre. Ce serait donc les copines avant les mecs, et tout ça. Mais j’étais aussi
une très mauvaise menteuse.

— J’ai ouvert un portail vers l’Enfer par accident, confessa Shea avant que
j’aie pu ouvrir la bouche.

Je lui adressai un regard ébahi. La dernière chose dont nous avions besoin,
c’était de nous faire virer.

M. Claymore fit un pas en avant, le regard incrédule.

— Tu as fait quoi ? C’est de la magie très avancée.

Shea coinça une boucle brune derrière son oreille.

— Oui… j’ai peut-être lu un livre dans votre bureau. Je ne voulais pas


ouvrir un portail vers l’Enfer. J’essayais d’en ouvrir un vers la bibliothèque,
ou quelque chose comme ça, pour m’entraîner pour l’Épreuve.

Raphaël étudia la scène, avant d’échanger un regard curieux avec


M. Claymore.

— Cela aurait pu être bien pire. L’ouverture de portails est un talent abordé
en quatrième année, dit-il à Shea.

Elle grimaça, ses joues rougissant.

— Je ne savais même pas qu’il était possible d’ouvrir des portails vers
l’Enfer. Je n’aurais jamais essayé de le faire, sinon.

Il pencha la tête sur le côté.

— Et tu as refermé le portail toute seule ?

Elle acquiesça, et Raphaël échangea un autre regard avec M. Claymore, qui


hocha la tête.
— Est-ce que je vais être renvoyée ? demanda-t-elle, tenant toujours son
bras blessé contre elle.

Elle avait vraiment besoin d’aller rapidement à la clinique de soins.

— Non, la rassura Raphaël en secouant la tête. Mais je t’affecte à un cours


indépendant avec M. Claymore. Une heure par semaine, durant ton temps
libre.

Shea arbora un air perplexe.

— D’accord…

Je ne savais trop s’il s’agissait d’une punition ou pas. Apparemment, mon


amie se posait la même question.

Le regard de l’archange parcourut la pièce.

— Très bien. Réinitialisons l’alarme à démons. Noah, s’il te plaît,


accompagne Shea à la clinique de soins. Et Lincoln, j’apprécierais que tu
supervises le nettoyage.

Il fit un geste vers les démons morts.

— Oui, Monsieur, répondit Lincoln avant de m’adresser un regard noir.

Comme s’il m’avait été possible de contrôler Shea. Comme si c’était ma


faute.

La pièce se vida rapidement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Lincoln,


Blake et moi. Ce premier

traversa rapidement la salle et me scruta rapidement de haut en bas.

— C’est quoi, ces conneries, Bri ? Tu es supposée faire profil bas. Et


maintenant tu invites des démons dans la salle d’entraînement ?

— Tu crois que j’ai manigancé ce plan machiavélique ? répliquai-je, une


main sur ma hanche.
Son visage se radoucit.

— Non, mais quand tu arrives et vois ta petite amie en train de combattre


un Chien des Enfers et un démon Reptile, ça n’a rien d’agréable. Tu m’as fait
une peur bleue.

Il prit délicatement mon visage en coupe dans ses mains.

Je souris.

— Petite amie ?

Il roula des yeux.

— Peu importe.

Je me penchai en avant pour déposer un baiser rapide sur ses lèvres.


Lorsque nous nous séparâmes, il soupira.

— Sérieusement, j’étais vraiment inquiet. L’alarme s’est déclenchée, tu ne


répondais pas à ton téléphone et tu n’étais pas dans ta chambre. J’ai paniqué.

Cet aveu me montra à quel point Lincoln se souciait de moi. Au début, je


me disais que notre relation n’était peut-être qu’une passade, mais chaque
événement nous rapprochant davantage, notre relation semblait de plus en
plus sérieuse. Comme quelque chose à long terme.

La porte de la salle d’entraînement s’ouvrit alors.

— Atwater ! Clinique de soins, maintenant ! aboya Noah avant de refermer


la porte.

Oups. Le devoir m’appelle.


CHAPITRE DIX-NEUF

Je courus jusqu’à la clinique de guérison à la suite de Noah.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce qu’on est débordés de patients ?


demandai-je.

Il secoua la tête.

— Non, mais en tant que ton professeur de maîtrise de la guérison, je veux


que tu t’occupes du bras de Shea. Et elle souffre, alors tu dois te dépêcher.

Je m’arrêtai net.

— Quoi ? Hors de question ! Je vais tout rater. Fais-le, toi.

Je n’avais soigné que des blessures très mineures, comme une infection
causée par un ongle incarné, la migraine de Mme Greely ou les crampes
menstruelles de Shea. J’étais plus une assistante qu’autre chose, très douée
pour récupérer les compresses et les bandages.

Il m’agrippa le bras.

— Les blessures causées par des démons sont très communes sur les zones
de conflit, et si on te confère une position de guérisseuse dans l’Armée
Déchue, tu devras savoir comment guérir une brûlure à l’acide de Reptile.

Mes yeux s’arrondirent alors qu’il me traînait à travers la cour.

— C’est ma meilleure amie. Si je rate mon coup, je ne pourrais plus jamais


me regarder dans un miroir.

Il se tourna vers moi, le regard enflammé et les cheveux ébouriffés.


— Je tiens à elle, moi aussi, tu sais.

Je pensais qu’ils n’étaient que des potes qui se pelotaient.

— Vraiment ? l’interrogeai-je.

Le moment ferait tout aussi bien l’affaire qu’un autre pour le sonder.

Il afficha un sourire narquois.

— Elle se comporte comme une garce avec moi et elle me remet à ma


place. J’aime ça chez elle. Elle est… unique en son genre.

Est-ce qu’il vient de traiter ma meilleure amie de garce ? Mais d’une


manière étrangement mignonne ?

Je décidai de me concentrer plutôt sur le commentaire au sujet de son côté «


unique en son genre », parce que c’était super sympa.

— Shea pense que tu es un coureur de jupons, lui dis-je en toute honnêteté.

Son sourire s’élargit.

— Je sais. C’est comme ça qu’elle me surnomme.

Ils avaient une relation très bizarre, je leur accordais ça.

— Allez. Allons l’aider, me pressa-t-il.

Lorsque nous entrâmes dans sa chambre, son regard féroce cloua Noah au
mur.

— Prends ton temps, surtout. Ce n’est pas comme si j’étais en train de


mourir, ou je ne sais quoi.

Il roula des yeux.

— Tu vas t’en sortir. Brielle est ici pour te guérir.


Shea écarquilla les yeux, de la sueur perlant à son front.

— Quoi ? Est-ce qu’elle a déjà fait ça ?

Je grimaçai.

— Pas vraiment, mais…

— Mais je suis là, et je suis le meilleur guérisseur de cette école. Et un


excellent professeur, ajouta Noah en faisant un clin d’œil à Shea.

— Je suis heureuse de voir que ton égo est encore bien vivant et
dynamique, ricana celle-ci. Contente-toi de te dépêcher. J’ai l’impression que
mon bras va se décrocher.

Oh, Seigneur. Les murs se referment autour de moi. Je vais m’évanouir. Je


ne peux pas faire ça.

— Prête ? demanda Noah.

J’avalai ma salive.

— Bien sûr.

Règle numéro un de la guérison : montrer qu’on est sûr de soi même si on


est mort de peur. Un patient effrayé est une mauvaise chose.

Noah se positionna derrière mon épaule droite, une main posée au bas de
mon dos et me poussant plus près de Shea. Je m’assis à côté d’elle dans la
chaise du guérisseur, où Noah, ou l’un des autres soignants, s’asseyaient
généralement.

Elle m’adressa un regard signifiant « si tu me broies le bras, je ne te le


pardonnerai jamais ».

— J’ai la situation en main, lui dis-je d’un ton assuré.

Elle retroussa les lèvres.


— Tu as plutôt intérêt, ou tu me devras une boîte de Donuts Septième Ciel.

Ah ! Cela me coûterait deux semaines entières de salaire.

Noah déposa un seau à mes pieds. Je fronçai les sourcils et levai les yeux
vers mon professeur.

— C’est pour quoi faire ?

— Tu verras. Active ton système de guérison, et je te guiderai pour le reste,


me demanda-t-il.

Activer mon système de guérison. Pas de problème.

Je fixai mes paumes, puis le tatouage de Raphaël sur mon avant-bras.

Réveille-toi.

Je projetai cette pensée vers mes mains. Je l’avais fait très exactement trois
fois dans ma vie, j’espérais donc que cela marcherait encore.

— Détends-toi. Ton pouvoir se révélera automatiquement en présence


d’une personne blessée, m’assura Noah.

Je le savais bien. Je laissai planer ma main au-dessus du bras boursouflé et


rougi de Shea ; la peau était si tendue qu’elle semblait sur le point d’exploser.
Effectivement, ma paume commença à se réchauffer, émettant une faible
lueur orange.

— Ça marche !

Je m’efforçais de ne pas trop avoir l’air d’une bleue, mais j’étais assez
excitée.

— Bien sûr que ça marche.

Tranquille, calme et posé. Du Noah tout craché.

La lumière orange de guérison était différente de la lumière céleste que


nous apprenions à maîtriser en cours avec Fred. La lumière céleste pouvait
être utilisée comme une arme, alors que celle-ci était uniquement un
instrument de guérison.

— Maintenant, évalue sa blessure avec ton pouvoir, et prends-la en toi. Pas


trop à la fois, et pas trop vite, comme l’a fait Lincoln avec tes tatouages. Vas-
y doucement, ou tu te retrouveras dans un état pire que le sien.

Ouais, il m’avait affectueusement enfoncé ça dans le crâne tous les jours de


ces quatre derniers mois. Doucement et lentement était la devise des
guérisseurs. Ceux-ci ne pouvaient soigner sans endosser la maladie en eux-
mêmes ; c’était le piège. Plus le guérisseur était puissant, plus il pouvait
aspirer des blessures sérieuses. Si un débutant tentait de soigner une personne
mourant d’une blessure au couteau, il risquait de mourir. Noah était le plus
fort de tous, apparemment, ce qui faisait de lui le maître professeur.

Je commençai à pratiquer mes techniques de respiration ; inspirer, expirer.


Je me lançai et aspirai un peu de la brûlure de Shea en moi, à travers mes
mains. Je sus que cela fonctionnait à la seconde où une sensation piquante
s’éveilla dans les veines de mon bras.

Mes paupières s’ouvrirent.

— Ça brûle.

— Je me sens un peu mieux, confessa Shea.

Je n’allais peut-être pas tout faire foirer, finalement.

Noah posa une main sur mon dos.

— Très bien, maintenant respire. Ton corps est fait pour ça. Le sang de
l’archange de la Guérison coule dans tes veines. Avec de l’entraînement et de
la concentration, il n’y a aucune maladie que tu ne pourras expurger.

J’étais censée me concentrer, mais à ses mots, je songeai soudain à mon


père.

— Est-ce que tu peux guérir le cancer ? demandai-je brusquement.


Shea remua sur son siège et Noah prit un air mal à l’aise.

— Le cancer est… difficile à expliquer. Nous pourrons parler de ça en


détail une autre fois, d’accord ?

Il savait. Il avait dû lire mon dossier, lui aussi, parce qu’il m’adressait ce
regard apitoyé. Je me contentai de hocher la tête.

Concentre-toi, idiote. Shea a besoin de toi.

Je fermai les yeux et plaçai mon autre main au-dessus du bras de Shea. Je
pris une profonde inspiration et aspirai un peu plus de sa blessure à travers
ma paume.

Si quelqu’un m’avait donné la capacité de choisir n’importe quel super-


pouvoir, je ne choisirais pas le vol, même si c’était assez génial. Ce ne serait
pas de faire apparaître un million de dollars, même si ce serait super aussi. Ce
serait de mettre fin à la souffrance humaine causée par la maladie. Regarder
mon père, le plus fort des membres de ma famille, être réduit à ne plus avoir
que la peau sur les os, perdre sa dignité, pleurer de douleur, ça a bouleversé
ma vie. Si je pouvais apprendre à enlever cela aux gens, je le ferais.

Si s’entraîner et devenir plus forte pouvait m’offrir la capacité de devenir


une grande guérisseuse comme Noah, alors c’était la voie que je voulais
suivre après l’académie. Je ne voulais pas être un soldat déchaîné avec un
tableau de chasse de démons tués, comme Lincoln. Je voulais guérir les gens.
Et pas seulement les gens jugés « dignes », je voulais guérir tout le monde.
Tous ceux qui étaient blessés ou qui souffraient méritaient que l’on mette fin
à leurs tourments. Je n’avais pas réalisé, jusqu’alors, à quel point je désirais
cela passionnément.

— Ralentis un peu, la tueuse, dit Noah en tapotant mon bras.

Mes yeux se rouvrirent et, soudain, la douleur d’un millier de soleils


brûlants traversa mon corps. Une vague de nausée me submergea et je gémis.
Je baissai les yeux et vis que tout le bras de Shea luisait d’une puissante lueur
orange. Ma lumière de guérison.
Sa blessure avait presque complètement disparu.

C’est moi qui ai fait ça.

Noah poussa un soupir.

— Tu as trop forcé, comme je le craignais.

Je me tins le ventre et poussai un nouveau grognement. Ma bouche


s’humidifia sous le coup de la nausée. J’allais vomir.

Noah m’attrapa la nuque et poussa légèrement ma tête vers le seau entre


mes jambes.

— Fais-le sortir avant que ça commence à faire des dégâts.

— Qu…

Je me mis alors à régurgiter de l’acide vert et brûlant dans le seau. Deux


fois. Lorsque j’eus fini, je m’essuyai la bouche et levai les yeux vers Noah.

— Bon sang. Comment c’est possible ?

J’avais tant de questions. Pour commencer, comment l’acide était-il passé


dans mes veines, puis dans mon estomac, avant de ressortir par ma gorge sans
me blesser ?

Il émit un petit rire.

— Je te l’ai dit, ton corps est fait pour guérir, et tu as un talent naturel pour
ça. J’espère que tu songeras à te spécialiser en guérison l’année prochaine.

Je me contentai de hocher la tête, avant de regarder Shea.

— Est-ce que ça veut dire que c’est toi qui me dois des Donuts Septième
Ciel ?

— Ce n’était pas ce qui était convenu, répondit Shea avec un sourire


narquois.
Noah se pencha sur le lit et déposa un baiser sur ses lèvres, avant de reculer
de seulement quelques centimètres.

— Les Donuts Septième Ciel sont pour moi, ma belle. Je dois aller voir si
Lincoln a besoin d’aide.

Il se leva et quitta la pièce.

Shea le suivit des yeux alors qu’il passait la porte, l’air confuse, les lèvres
pincées et les yeux plissés.

— Il t’aime bien. Genre, il t’aime vraiment bien, la taquinai-je.

— Il ne m’a jamais embrassée en dehors de sa voiture, s’étonna-t-elle en


fronçant les sourcils. C’était bizarre.

Je tentai d’inspirer et d’expirer pour faire passer les derniers vestiges de


nausée.

— Il a dit que tu te comportais comme une garce avec lui et qu’il aimait le
fait que tu le remettes toujours à sa place.

Est-ce que j’ai bien retranscrit les choses ?

La bouche de Shea s’ouvrit en grand.

— Il m’a traitée de garce ?

— Non, pas dans ce sens-là. C’était un genre de compliment. Je crois. Il


apprécie que tu ne lui fasses pas des courbettes, en quelque sorte. Il a dit que
tu étais unique en ton genre.

J’étais vraiment nulle pour ce genre de truc.

Shea croisa les bras.

— Peu importe, il sort probablement avec cinq autres filles en même temps.

— Eh bien, pourquoi tu ne lui demandes pas ?


Elle se laissa aller dans son lit et regarda le plafond.

— Parce que je n’ai pas envie de connaître la réponse.

Le déni. C’était toujours agréable de s’y complaire.

Le moment était probablement très mal choisi pour lui dire que Lincoln
m’avait qualifiée de petite amie, je décidai donc de garder ça pour une autre
occasion.

— Meuf, tu as ouvert un portail vers l’Enfer.

Elle grimaça.

— Oups.

Une sensation de somnolence m’envahit alors, la guérison m’avait


complètement vidée. Je posai ma tête sur le bras de Shea et soupirai.

— Voilà pourquoi il ne peut pas nous arriver de bonnes choses. Je crache


de la magie noire et tu ouvres des portails vers l’Enfer.

Shea rit et posa une main sur ma tête.

— Nous serions les premières de la classe à la Tainted Academy.

J’émis un petit rire. Elle avait probablement raison, et c’était un peu


déprimant.

— On ne peut pas toutes être des Tiffany, remarquai-je.

— Le monde ne peut supporter davantage de Tiffany, m’assura-t-elle.

Ça, c’est clair.


CHAPITRE VINGT

Le mois suivant manqua de me tuer. La guerre connut quelque


développement et Lincoln fut envoyé loin d’ici pendant deux semaines
d’affilée, tout comme Noah. Ils n’étaient pas autorisés à en parler, mais je les
avais surpris en train de discuter d’un accroissement d’activité démoniaque,
et du fait qu’ils étaient en train de perdre la frontière est de la ville. Lincoln
avait chargé Carl de prendre sa place. Carl était un Céleste grognon de
quarante ans possédant les pouvoirs de l’archange Michel, qui n’était
absolument pas modéré. Il me faisait travailler sans relâche et n’avait aucune
pitié même quand j’étais blessée.

Je rentrais à la maison après mon service à la clinique – je boitillais, pour


tout dire –, quand mon téléphone vibra, annonçant un message.

Lincoln : Je suis rentré. Tu me rejoins à la caravane ?

Je fis volte-face et me dirigeai vers le parking, mes nerfs s’électrisant. Je ne


l’avais pas vu depuis deux semaines. J’éprouvais toujours cette peur
irrationnelle qu’il rompe avec moi sans aucune raison. À cet instant, après
avoir été séparés pendant plusieurs semaines d’affilée, avec seulement un e-
mail ici ou là, cette possibilité était d’autant plus vraisemblable.

Je frappai, même si j’avais une clef pour pouvoir arroser son unique et triste
plante grasse pendant qu’il était parti.

— Entre, marmonna-t-il.

Je grimpai la marche et ouvris la porte, mais Lincoln n’était pas dans la


pièce principale.

— Tu es où ? appelai-je tout en fermant la porte derrière moi.

— Par ici, cria-t-il, la voix tendue.


Je posai mon sac et me dirigeai vers la chambre, où nous nous étions
bécotés tant de fois que j’en avais perdu le compte. La chambre dans laquelle
j’espérais qu’il me ferait grimper aux rideaux prochainement. À la seconde
où je vis la compresse sur son abdomen, imbibée de quelques gouttes de
sang, je cessai de respirer, toutes ces pensées séduisantes s’envolant de ma
tête.

— Tu es blessé ! m’exclamai-je en courant à ses côtés pour m’asseoir au


bord du lit.

Sa main se posa sur le côté de ma mâchoire et de mon cou, et il m’attira à


lui de façon à ce que mon front s’appuie contre le sien. Ses cheveux sombres
étaient ébouriffés, et mis à part sa blessure, il était diablement sexy.

Il prit une inspiration.

— Ton parfum m’a manqué.

Ses lèvres se posèrent alors sur les miennes et je me laissai tomber sur lui,
prenant garde de ne pas toucher son ventre. Je me maintins au-dessus de son
corps étendu, savourant la sensation de ses lèvres sur les miennes. Seigneur,
j’adorais l’embrasser ; c’était électrique et incroyable.

— Tu es blessé, répétai-je en m’écartant finalement.

Il leva les yeux vers le plafond.

— J’irai mieux après une journée de repos. Les choses s’aggravent, dehors.

J’avais déjà demandé plus de détails par le passé, et il ne me les avait


jamais donnés, je ne pris donc pas la peine de poser de questions.

— Carl est un vrai psychopathe, lui confiai-je. Il essaie de me tuer.

Lincoln rit, avant de grimacer en pressant la main sur son flanc, mais durant
les quelques secondes où il sourit, tout son visage s’illumina. Seigneur, qu’il
était beau. Des cheveux sombres et désordonnés, une mâchoire carrée, un
regard intense. Sa place était dans une romance, pas à mes côtés.
— Il dit que tu t’améliores aux piquets en vol avec ton épée.

— Ah ! Comme s’il m’accorderait le moindre compliment. Je me suis


presque cassé la cheville, la semaine dernière, et il m’a dit de faire un
bandage et de continuer ! soufflai-je.

Lincoln sourit et m’adressa un regard diabolique.

— Quoi ? demandai-je en haussant un sourcil.

— C’était mon entraîneur. Je lui ai dit de te briser et de te recoller ensuite.

Mes yeux s’arrondirent.

— Lincoln, il t’a pris au sérieux !

Son regard s’assombrit.

— C’est parfait.

Parfois, je m’interroge sérieusement sur l’équilibre mental de cet homme.

Je fronçai les sourcils.

— Est-ce qu’il ne s’agit vraiment que de me faire passer l’Épreuve ?

Il demeura silencieux si longtemps que j’étais à deux doigts de reposer la


question.

— Non.

Une vague sensation de terreur parcourut mes veines.

— Quoi d’autre, alors ?

Un soupir s’échappa de ses lèvres.

— Bri, il y a une très forte probabilité pour qu’ils réussissent un jour à te


kidnapper.
La terreur envahit pleinement mes veines, faisant battre mon cœur de
manière erratique. Lincoln se souleva sur un coude, grimaçant de douleur.

— Je te retrouverai. Je te retrouverai toujours. En attendant, j’ai besoin que


tu sois capable de te défendre. Je ne veux pas m’imaginer qu’aucun d’entre
eux puisse arriver à ses fins avec toi avant que j’aie pu te retrouver.

Mes yeux s’arrondirent. Oh, mon Dieu. Je n’avais jamais songé à cela. Je
veux dire, j’avais entendu certaines histoires, mais…

— OK, dis-je simplement.

C’était tout ce que je pouvais dire, face à une nouvelle aussi horrible.

Je laissai mon pouvoir de guérison monter à la surface de ma paume et


caressai son bras, mais il leva la main et m’attrapa le poignet.

— Non, dit-il en secouant la tête.

Je fronçai les sourcils.

— Pourquoi pas ?

Il fit courir son doigt de ma tempe à ma mâchoire.

— Parce que je ne veux jamais te faire souffrir.

Lincoln donna un coup léger dans le bras sur lequel je m’appuyai pour me
faire tomber sur lui. Je me rattrapai avant de m’écraser sur son visage, mais
nous étions désormais à quelques centimètres de distance. Il attrapa à
nouveau ma nuque, me maintenant contre lui.

— Tu m’as sauvé des heures les plus sombres de ma vie. Je vais prendre
soin de toi. Quoi qu’il arrive.

Ma gorge se serra d’émotion. Au fond de lui, Lincoln était une âme


passionnée, un ami loyal.

Il était parfait.
Je suis tellement amoureuse de lui.

Cette pensée me stupéfia complètement. Je n’aurais su dire quand c’était


arrivé, ou comment. Notre relation était légèrement dysfonctionnelle la
plupart du temps, mais bon sang, j’aimais tout ce qui le caractérisait. Je
savais que même si nous rompions, il s’assurerait toujours que j’allais bien. Il
y avait tant de respect et d’amour entre nous. D’une certaine manière, nous
avions commencé par nous sauter à la gorge, et cela n’avait fait que nous
rendre plus proches.

Il se laissa aller sur le lit, m’attirant avec lui.

— Reste avec moi, marmonna-t-il.

Shea attendait que je la rejoigne pour que nous puissions nous entraîner à
exercer nos techniques, et je devais rendre un examen écrit le lendemain
après-midi que j’avais à peine commencé, mais je restai.

Évidemment que je restai.

***

— L’Épreuve a lieu dans dix jours ! Dix jours et ton avenir sera joué !
aboya Lincoln alors qu’il m’envoyait un crochet du gauche en plein visage.

Honnêtement, je n’arrivais pas à croire que j’avais survécu à ma première


année à la Fallen Academy. Enfin, j’avais presque survécu. L’Épreuve
écarterait les faibles des forts.

Oui, mon petit ami essayait de me donner une raclée. Tout le temps.
J’esquivai le coup, avant de projeter violemment mon genou dans sa cuisse.

— Si j’échoue, ce ne sera pas la fin du monde, Lincoln, lui dis-je.

La pression qu’il mettait sur moi commençait à être énorme. Je m’avançai


contre son corps, pressant mon bassin contre le sien.

— Et je suis à peu près sûre de pouvoir te convaincre de tenir ta promesse,


que je réussisse l’Épreuve ou pas.
Son regard se fit plus aiguisé que des rasoirs et il baissa les bras.

— Si tu ne passes pas, tu ne seras plus autorisée à suivre les cours ici. Ce


qui veut dire que tu ne vivras pas dans la sécurité et la protection de
l’académie. Tu te feras kidnapper, je devrais aller te secourir, et ce sera un
vrai bordel. Contente-toi de réussir ton examen.

Mince, la conversation est vite devenue lugubre.

— Oui, Monsieur, répondis-je avec un salut.

— Fais-moi confiance, il y a d’autres avantages au fait de valider ce test,


mais je ne peux pas en parler. Disons juste que ton emploi payé au minimum
à la clinique ne serait plus nécessaire.

Cela me fit écarquiller légèrement les yeux. De l’argent ? Si vous passiez


l’Épreuve, on vous donnait de l’argent ?

— Je t’écoute.

Bon sang, ce salopard me connaissait par cœur. L’argent et les Donuts


Septième Ciel étaient des sources de motivations importantes pour moi.

Lincoln sourit.

— Sois préparée à toute éventualité, ajouta-t-il d’un ton mystérieux.

J’agitai les doigts devant son visage en un geste inquiétant.

— J’ai la situation en main.

Il arbora une expression sérieuse, avant de baisser les yeux au sol.

— J’ai demandé à Raphaël si tu pouvais être dispensée de participer.

Je fis un pas en arrière, la bouche ouverte de stupéfaction.

— Tu as fait quoi ? Pourquoi tu ferais ça ?


C’était tellement embarrassant ! Est-ce qu’il pensait que je ne pouvais pas
relever l’Épreuve et que j’avais besoin d’un traitement spécial ?

— Je vais lui montrer de quoi on est capable ! s’exclama Sera depuis son
emplacement contre ma hanche.

— Calme-toi. Il essaie juste d’aider, lui répondis-je.

Lincoln se passa une main dans les cheveux.

— Je ne peux pas te dire pourquoi, mais… l’Épreuve est dangereuse.


Surtout pour toi.

Surtout pour moi ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

— C’est un truc organisé par l’école, alors ça ne peut pas être aussi
dangereux que ça, répondis-je d’un ton désinvolte.

Lincoln secoua la tête.

— Tu verras. Continue juste de t’entraîner, et quand tu y seras, donne tout


ce que tu as. Y compris la cravate noire.

Nous avions affectueusement nommé ma magie noire « la cravate noire »,


vu qu’elle finissait par étrangler la personne vers laquelle je la lançais. Mais
je ne voulais jamais avoir à réutiliser ça, et il le savait. J’avais fait passer mes
mains d’une ampoule de quatre watts à un impressionnant vingt watts après
énormément d’entraînement ; je me disais que je pourrais éventuellement
aveugler quelqu’un avec, ou quelque chose comme ça.

— Je ne veux pas devenir maléfique, lui dis-je.

Il posa les mains sur mes épaules.

— Tu ne l’es pas, mais tu possèdes de la magie noire en toi, et tu dois


l’utiliser quand c’est nécessaire.

Très bien. Il marque un point. J’imagine.


Je hochai la tête.

— Reviens ici à dix-neuf heures ce soir. J’ai un entraînement spécial pour


toi.

Il se mit à avancer vers le coin de la pièce, où se trouvaient son sac de sport


et son eau.

— Quel entraînement spécial ? Ce n’est pas Carl, n’est-ce pas ?

La peur m’envahit à cette pensée. Je ne voulais plus jamais avoir à


m’entraîner avec ce cinglé.

Il émit un petit rire.

— Non, pas lui. Mais quelqu’un de très spécial va t’apprendre un talent qui
peut sauver des vies.

Je poussai un soupir.

— Tu peux être encore plus énigmatique ?

— Sois là ce soir, se contenta-t-il de répondre en laissant échapper un petit


rire.

Après un chaste baiser, il partit, me laissant seule avec mes pensées.

Il était seize heures. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire pendant trois
heures ?

***

Je décidai de passer le temps en me faisant une pédicure avec Shea et Luke


dans notre chambre.

— Quand est-ce que l’une de vous deux ira jusqu’au bout avec son mec ?
J’ai besoin de détails sexuels croustillants, se plaignit Luke tout en recouvrant
ses doigts de pied de vernis vert citron.
Je levai les mains en l’air.

— Je commence à croire que quelque chose cloche chez Lincoln. Quel


homme sain d’esprit refuserait une relation sexuelle ?

Shea émit un petit rire.

— Un homme qui a genre quatre ans de plus que toi, qui a peur de te faire
du mal et qui a eu beaucoup plus d’expériences sexuelles que toi.

Je lui adressai un regard renfrogné.

— Noah est plus vieux que toi, et plus expérimenté, et pourtant il essaie de
coucher avec toi deux fois par jour.

— Plutôt trois fois, si tu inclus les sextos, me corrigea-t-elle, son sourire


s’élargissant.

Luke grimaça.

— Jette-lui un os, à ce pauvre homme. Si tu n’as pas envie de quelque


chose de plus sérieux avec lui, alors laisse tomber.

Shea étudia intensément ses ongles de pieds rouges.

— Eh bien, je ne sais pas. Hier soir, il est devenu bizarre et il m’a demandé
si notre relation était exclusive, et ensuite il m’a dit que je pouvais emprunter
sa voiture si j’en avais besoin. C’était flippant.

Luke et moi cessâmes tous deux ce que nous étions en train de faire.

— Dans quel univers est-ce que tout ça est flippant ? demandai-je.

J’allais devoir avoir une conversation privée avec elle. Elle faisait ça
souvent, s’autosaboter. Grandir sans père, et avec une junkie en guise de
mère, avait laissé des cicatrices dans son cœur. Elle ne faisait confiance à
personne en ce monde à part ma mère, Mikey et moi. Cela devait changer, ou
elle mourrait seule.
— En ce moment, tout va bien. S’il rompt avec moi, je m’en sortirai
indemne, répondit-elle.

— Je comprends, répondit Luke avec un haussement d’épaules.

Le regard de Shea se tourna vivement vers lui.

— Je suis peut-être bisexuelle. J’ai l’impression que je pourrais plus


facilement avoir confiance en une fille qu’en un mec.

— Est-ce que tu t’imagines te frotter contre les seins d’une fille ? lui
demanda Luke en souriant.

Les yeux de ma colocataire s’arrondirent de stupéfaction et elle secoua la


tête.

— Beurk.

— Dans ce cas, tu n’es pas bisexuelle, décréta-t-il en éclatant de rire. Tu as


juste peur d’avoir le cœur brisé.

— OK, maintenant que nous avons tous remis en cause notre sexualité et
déterminé que nous avions des problèmes relationnels, je dois y aller,
annonçai-je en me levant.

Ils me saluèrent de la main.

Je portais des sandales, un pantalon de yoga et un vieux T-shirt. Mes


muscles étaient atrocement courbaturés, j’espérais donc qu’il s’agisse plus
d’un entraînement cognitif que physique. J’arrivai à la salle de sport à dix-
neuf heures pile. Si Carl était là, j’allais tuer Lincoln.

J’ouvris la porte et émis un hoquet de stupéfaction en voyant l’archange


Michel.

— Bonjour, Brielle, m’accueillit-il de sa voix onctueuse.

Je dus détourner les yeux un instant, sa peau exsudait trop de lumière pour
que je puisse le regarder directement. La lueur s’estompa soudain alors qu’il
s’approchait.

— Bonjour. Monsieur, si j’avais su que c’était vous, je me serais un peu


mieux habillée, dis-je en tirant sur le bord de mon T-shirt trop grand.

Il balaya ma remarque d’un revers de main.

— La bienséance ne m’intéresse pas. Viens comme tu es.

Je déplaçai mon poids d’une jambe à l’autre et mes muscles hurlèrent de


protestation. Lincoln m’avait obtenu un entraînement avec le guerrier le plus
puissant de toute la planète ? J’allais mourir.

— Je suis encore courbaturée après mes entraînements précédents, mais je


vais faire de mon mieux, annonçai-je, retirant mes sandales et me mettant en
position de combat.

Je sortis Sera de son étui contre ma cuisse et la tins devant moi.

Les yeux de Michel pétillèrent alors qu’un sourire dansait sur ses lèvres. Il
était incroyablement beau, et à ce qu’il paraissait, il avait pris une humaine
pour femme, mais ce n’était qu’une rumeur. Je ne l’avais encore jamais vue.

— Non, non, ce n’est pas ce genre d’entraînement. Je suis ici pour


t’apprendre des choses à propos d’elle.

Il pointa du doigt vers la dague dans mes mains.

— Enfin, on va parler de moi, chantonna Sera.

J’arborai un sourire narquois à ce commentaire.

— Vous communiquez mentalement, toutes les deux, n’est-ce pas ?


m’interrogea-t-il.

Je me mordis nerveusement la lèvre. Je n’avais pas vraiment parlé à Shea,


Lincoln ou qui que ce soit de mes conversations avec ma dague. Cela
semblait trop bizarre, dit à voix haute, alors j’avais gardé ça pour moi.
J’acquiesçai de la tête, et Michel sourit à nouveau.

— La lame séraphique est une arme extrêmement rare. Je n’en ai jamais vu


sur Terre, et je ne sais pas non plus comment elle a pu arriver ici.

Je remuai à nouveau d’un pied sur l’autre, ne sachant trop quoi dire.

— C’est une arme peu commune, même dans le royaume de lumière. Je


n’en ai vu que quelques-unes durant toute mon existence. Les Séraphins
protègent le trône du Créateur avec elles.

Waouh. Soudain, une vague de peur me submergea. Allait-il me demander


de la lui rendre ? Elle s’était peut-être retrouvée accidentellement dans le
placard de l’école, et il pensait que je ne devrais pas l’avoir.

— Je le mets au défi d’essayer ! lança Sera avec hardiesse.

Elle avait beaucoup trop confiance en elle. Si l’archange Michel voulait


mon arme, il aurait mon arme, c’était tout.

— Elle… m’a choisie, et j’aimerais la garder…, tentai-je d’expliquer,


échouant à insuffler du courage et de l’assurance dans ma voix.

Michel fronça les sourcils.

— Évidemment. Jamais je ne songerais à vous séparer. Vous êtes liées par


votre âme. Elle va t’aider à réaliser ton but sur cette Terre. Seule la mort
pourra vous séparer pour de bon.

Sera et moi soupirâmes de soulagement en même temps. Je n’aurais su dire


si le fait que mon âme soit liée à une arme était une bonne chose, mais c’était
comme ça. Je ne pouvais plus imaginer vivre sans elle, aussi bizarre que ça
puisse paraître.

— Je suis ici pour t’enseigner une technique de quatrième année appelée la


récupération d’arme, continua-t-il.

— La récupération d’arme ? répétai-je, ne sachant trop ce qu’il voulait dire.


Il hocha la tête et commença à tourner autour de moi.

— Dans l’éventualité où toi et Sera seriez séparées, je peux t’apprendre à la


rappeler à toi depuis une distance de trente mètres maximum.

Ma mâchoire s’ouvrit en grand.

— Comme le marteau de Thor ?

Il fronça les sourcils.

— Qui ?

J’effaçai cette remarque d’un geste de la main, l’excitation bouillonnant en


moi.

— Peu importe. Alors, comment est-ce que ça marche ?

Michel s’arrêta et me regarda, ou regarda à travers moi, semblait-il.

— La lame séraphique est une arme de l’âme. Je peux voir ta lumière et la


sienne, entremêlées de la même façon que le sont les âmes sœurs.

Mes yeux s’arrondirent.

— Les âmes sœurs existent vraiment ?

— Bien sûr que oui, confirma Michel en riant. Les humains aiment le
concept des âmes sœurs, mais en réalité, les relations entre elles sont les plus
difficiles à vivre. Elles vous mettent au défi et vous forcent à grandir, bien
plus que n’importe quelle autre relation.

J’étais en train d’avoir une conversation avec un archange parfaitement


sincère.

Dites-moi tout.

Je n’étais pas du genre religieux, mais j’étais curieuse à propos d’une chose.
Et ce moment semblait aussi propice qu’un autre pour poser la question qui
me taraudait.

— Alors… est-ce que ce sont les chrétiens qui ont raison ? Je veux dire…

Je ne savais trop comment exprimer mon interrogation avec tact, pour ne


pas l’offenser.

L’archange s’esclaffa.

— Aucune religion n’a entièrement raison. Le Créateur ne se soucie pas de


la voie que vous prenez pour Le trouver, et toutes les voies mènent à Lui.

Hum, cette phrase avait un peu fait des nœuds dans mon cerveau. Je n’étais
toujours pas sûre de savoir ce que je pensais de la religion, mais cela me
sembla un peu plus tolérable après son explication.

J’étais sur le point de lui demander si les chiens allaient au paradis quand il
tendit la main vers moi.

— Puis-je la tenir ? demanda-t-il gentiment.

Avec un peu d’appréhension, je la lui tendis.

À la seconde où elle toucha sa paume, son visage prit une expression


surprise.

— Magnifique. Je peux vraiment sentir ton énergie en elle.

— Euh, cool.

Michel étudia la lame un peu plus longtemps, avant de la poser au sol.

— Maintenant, pour commencer en douceur, nous allons te faire l’appeler


depuis le sol, tout près.

Il haussa un sourcil et sourit.

— Ferme les yeux, ouvre ton énergie et appelle-la.


— Est-ce que tu as une idée de ce dont il parle ? demandai-je à Sera.

Généralement, je la laissais gérer ce genre de choses.

— Pas vraiment, mais je peux te sentir et je peux sentir que tu ne me


touches pas, alors j’imagine que je pourrais manipuler les énergies autour de
moi pour graviter vers les tiennes… si j’essaie.

Tout cela me dépassait complètement.

— OK, tentons ça, répondis-je.

Je tins ma paume ouverte et pris une profonde inspiration, avant d’expirer


longuement, priant pour qu’elle ne me coupe pas la main.

Puis le métal froid frappa ma paume et j’ouvris vivement les yeux.

— Bordel de merde ! m’exclamai-je, avant de réaliser que j’étais en


présence d’un archange.

Je grimaçai.

— Désolée.

— Ce ne sont que des mots, me rassura-t-il en souriant.

C’est vrai.

— C’était plus facile que je ne l’aurais cru ! m’exclamai-je tout en faisant


rebondir Sera dans ma paume.

Il eut un sourire en coin.

— Parce qu’elle a fait tout le travail.

Il la récupéra avant de se rendre tout au bout de la pièce.

— Il sent bon, me dit Sera.


Mon visage se plissa.

— Quoi ? Tu n’as pas de nez. C’est ridicule.

— Et pourtant je le sens, et il sent très bon.

— OK, je ne vais même pas commencer à avoir cette conversation avec toi.

Quand Michel eut atteint le coin le plus éloigné de la salle, il la posa et fit
un pas en arrière.

— Maintenant, appelle-la à toi.

Il arborait un sourire malicieux.

Quel genre d’ange prend plaisir à voir quelqu’un échouer ? Pff, il passe
trop de temps avec Lincoln.

J’écartai les jambes, tendis les deux paumes vers le haut et pris une
profonde inspiration.

— Très bien, Sera. Montre-lui ce qu’on sait faire. Viens à moi, l’invitai-je.

J’avais un peu l’impression d’être en train d’appeler un chien, mais mieux


valait ne pas lui dire ça.

Elle demeura silencieuse pendant une minute, et je commençai à


m’inquiéter.

— Je ne peux rien faire, désolée, confessa-t-elle. Je sens dans quelle


direction tu es, à peu près, mais je ne peux me déplacer vers toi d’aussi loin.

Cela gâcha la vision très cool que j’avais d’elle volant vers moi à travers la
pièce. Je l’aurais prise dans ma main, l’aurais levée vers le plafond, et elle
aurait envoyé un éclat de lumière pour couronner le tout.

— Elle ne peut pas le faire, dis-je à Michel.

Il hocha la tête.
— Mais toi, tu peux.

Oh, Seigneur. La nuit va être longue.

Michel m’adressa un regard compatissant.

— On m’a dit que tu n’étais pas très douée en études de la lumière, est-ce
correct ?

— C’est un euphémisme, commentai-je avec un petit rire.

— Tout est énergie, lumière, m’expliqua-t-il en avançant vers moi. Si tu


peux sentir ça, tu peux faire tout ce que tu veux. Quand tu auras appris à
sentir l’énergie de Sera et à utiliser ta lumière intérieure pour l’appeler, peu
de choses pourront te garder séparée d’elle.

Je me mordillai la lèvre inférieure, à peu près sûre que Michel connaissait


mon… problème, le fait que j’avais la magie de Lucifer dans mon sang, et
très probablement ses ailes.

— Euh… et si je ne possédais aucune lumière ?

Ce fut au tour de l’archange de se mettre à rire.

— Ridicule ! Je peux la voir en toi, et elle est plus éclatante que tout ce que
j’ai pu voir chez un humain.

Ses mots me stupéfièrent. Techniquement, je n’étais pas humaine, mais je


savais ce qu’il voulait dire.

— Comment… Comment est-ce possible ? J’ai des ailes noires et de la


magie maléfique jaillit de ma bouche pour étrangler les gens !

Il ne sembla pas surpris par cette vérité explosive et se contenta de hausser


les épaules.

— Ta lumière est comme un piège à insectes.

Je fronçai les sourcils.


— Hein ?

Michel plaça une main sur chacune de mes épaules.

— Ceux d’entre nous possédant une lumière intérieure plus intense attirent
plus de ténèbres. Ne l’oublie jamais.

Je ne l’oublierais pas. C’était la première fois, depuis que j’avais appris que
j’étais plus ou moins la progéniture de Lucifer, que l’on me redonnait de
l’espoir.

Je n’étais peut-être pas maléfique, destinée à être maléfique, ou quoi qui


puisse m’effrayer.

J’étais peut-être la lumière la plus intense que l’archange Michel ait jamais
vue chez un humain.

Ouais, ça me va.
CHAPITRE VINGT-ET-UN

Il me fallut trois jours pour apprendre à appeler Sera depuis l’autre bout de
la pièce. Michel m’avait appris tout ce qu’il avait pu ce soir-là, et ce ne fut
ensuite que grâce à un entraînement éreintant que je finis par être capable de
le faire trois jours plus tard. Je n’étais pas sûre de pouvoir y arriver dans une
situation de vie ou de mort, ou dans une pièce remplie de démons, mais
j’allais continuer à m’entraîner malgré tout, car c’était un talent utile à
posséder.

Aujourd’hui était le jour de l’Épreuve, et j’avais déjà vomi deux fois. La


nervosité me remuait toujours l’estomac, mais une fois que j’avais vomi,
j’étais à peu près inébranlable.

Je quittai la salle de bains pour la troisième fois et rejoignis Luke, Chloé et


Shea dans notre chambre.

Shea fit une grimace.

— Tu vas bien ?

Elle savait ce qu’il m’arrivait.

— Je vais mieux, maintenant. J’ai tout expulsé, lui répondis-je.

Nous avions tous reçu une lettre à six heures ce matin.

Choisissez votre équipe de quatre pour surmonter l’Épreuve. Choisissez


judicieusement. Si l’un de vous échoue, vous échouez tous.

Il était quinze heures et les cours étaient suspendus pour la journée. Chloé
avait enfilé ses longs gants noirs et épais et sa capuche dissimulait ses
cheveux rouge vif. Nous avions fermé les rideaux bloquant la lumière de
notre chambre pour qu’elle puisse entrer, et elle faisait désormais les cent pas
dans la pièce.

— On va s’en sortir. On savait que ce serait un truc en équipes, et on s’est


entraînés en conséquence, nous assura-t-elle.

Luke avait l’air terrifié.

— Si l’un de nous échoue, nous échouons tous, cita-t-il d’un ton sinistre. Je
ne peux pas retourner vivre avec mes parents. Je ne peux pas.

Je levai les mains en un geste apaisant.

— Personne ne va échouer. Fais-moi confiance, Shea et moi serons sans


abri si nous ne réussissons pas. Nous sommes bannies de Demon City et nous
n’avons pas d’argent, alors ce test est capital pour nous tous.

Chloé cessa de gigoter.

— Si nous échouons, je suis sûre que mon père nous donnera un emploi au
club. Nous pourrons tous partager un appartement, ou un truc du genre.

Une pointe de soulagement m’envahit, et je vis les expressions des autres


s’apaiser un peu.

— Ouais, c’est un bon plan, remarqua Shea.

— Nous n’allons pas échouer, assurai-je à mon équipe. Luke, tu es fort et


puissant. Chloé, tu es forte et rapide. Shea est une Mage qui déchire, capable
d’ouvrir et fermer des portails vers l’Enfer, et je peux voler, bon sang. Nous
n’allons pas échouer !

Tout le monde se figea et me regarda, puis

Chloé sourit.

— Voilà pourquoi tu es notre leader.

Nous n’avions jamais parlé officiellement du fait d’avoir un chef, ou de qui


cela devrait être, dans l’éventualité où nous serions assemblés en équipes. Je
me mordillai nerveusement la lèvre à l’idée d’être responsable de nos destins
à l’académie.

— Carrément, renchérit Shea alors que Luke hochait la tête.

Un coup fut frappé à la porte et nous nous figeâmes tous. L’Épreuve ne


devait démarrer que dans quatre heures. Nous devions nous rejoindre sur le
parking et monter dans des bus pour aller Dieu sait où.

Luke fit mine de s’avancer vers la porte, mais je bondis pour l’intercepter.
Mon intuition me hurlait d’être prudente, même si je ne pouvais dire
exactement pourquoi.

— Attends, lui dis-je.

Je passai devant lui et m’appuyai contre la porte.

— Qui est-ce ?

— Service de livraison. Des Donuts Septième Ciel, répondit la voix d’une


jeune femme.

Je souris, me fustigeant pour m’être montrée si paranoïaque, et ouvris la


porte, me retrouvant face à une jeune fille portant un chapeau Donuts
Septième Ciel et tenant une boîte et une carte à la main. Luke lui prit la boîte
des mains et je pris la carte.

— C’est déjà payé, me dit-elle, avant de se retourner et de partir.

J’ouvris le mot.

Bonne chance pour aujourd’hui, bébé. Tu vas t’en sortir.

Je t’aime

Lincoln

Bébé ? Je t’aime ? Lincoln ne parlait pas comme ça. Nous ne nous étions
pas encore dit que nous nous aimions et il ne m’appelait pas « bébé ». Il
aurait plutôt écrit quelque chose du genre :

Brielle, souviens-toi de ton entraînement, ou je te tue. Tu dois réussir.

L.

— Stop ! m’écriai-je alors que Luke se léchait les doigts, ayant déjà terminé
un donut.

Les filles avaient chacune une pâtisserie levée devant leur bouche.

— Je crois que c’est un piège, leur dis-je.

Chloé et Shea laissèrent aussitôt tomber les leurs. Luke prit une teinte
franchement verte, avant de se plier en deux et de commencer à gémir.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je en courant vers lui.

— Mon ventre ! s’écria-t-il, avant de se précipiter à la salle de bain.

À cet instant, j’entendis un ricanement à la porte. Un rire agaçant et très,


très familier.

Tiffany.

— Je vais la tuer ! m’écriai-je en me dirigeant vers la sortie.

Shea tendit la main pour m’arrêter.

— Ne nous faisons pas suspendre juste avant l’Épreuve. Il faut qu’on laisse
couler. Je vais travailler sur un contre-sort pour guérir la maladie dont Luke
est atteint. Laisse couler.

C’était plutôt gonflé venant de Shea. Elle était toujours prête à se battre.

— Elle a raison, ajouta Chloé. On ne peut rien faire qui compromettrait


notre réussite au test. Seuls soixante-cinq pour cent des étudiants de la Fallen
Academy vont au-delà de la première année.
Je détestais la logique et la raison. J’avais déjà répété mon combat avec
Tiffany cinq fois dans ma tête, et me défouler allait me faire du bien.

— Concentrons-nous sur le fait d’aider Luke à aller mieux, me supplia


Chloé.

Inspire. Expire.

— Je pourrais l’aveugler. Contente-toi de traverser le couloir en levant la


lame, m’encouragea Sera.

J’étais à peu près sûre que, pour une arme angélique, sa conscience n’avait
rien de celle d’un ange.

— Laissons tomber. Pour l’instant.

Je calmai mon acolyte.

— Comment est-ce qu’on aide Luke ? demandai-je à Shea, décidant de


rester dans le droit chemin.

Sa voix étouffée se fit entendre à travers la porte.

— Imaginez une diarrhée explosive, et multipliez ça par dix !

— OK, lâcha Shea en grimaçant. Je m’en occupe ! Tiens bon.

Elle fit les cent pas dans la pièce, marmonnant pour elle-même, sortant des
livres et examinant des bocaux d’herbes séchées. La clinique de soins était
fermée aujourd’hui, évidement, tout le personnel étant parti sur le site de
l’Épreuve. La plupart des professeurs avaient eux aussi quitté le campus.
Nous étions les seules à pouvoir aider Luke.

— OK. Chloé et Bri, vous devez aller au bureau de M. Claymore et lui


demander trente grammes de caroube séché, cinquante-cinq grammes
d’aigremoine et quatre-vingt-cinq grammes d’épine-vinette. S’il n’est pas là,
forcez la porte et récupérez tout ça.
Mes yeux s’arrondirent.

— Tu n’as pas la clef ? Tu es son assistante.

Elle secoua la tête.

— Il me l’a reprise après que j’ai lu ce livre et ouvert le portail.

Mince.

— À quoi vont servir toutes ces herbes ? demanda Chloé tout en regardant
nerveusement du côté de la salle de bain.

Shea retroussa ses manches.

— Je vais le constiper comme jamais.

— Je suis en train de mourir ! hurla Luke depuis les toilettes.

— Je vais tout arranger ! lui répondit la Mage sur le même ton.

Elle nous poussa vers la porte.

— Allez-y !

— Trente grammes de carottes, cinquante-cinq d’aigreur, et quatre-vingt-


cinq de vinaigrette. On s’en occupe ! dit Chloé avec assurance.

— Oh mon Dieu, non ! l’arrêta mon amie en écarquillant les yeux. Laissez-
moi vous le noter, ou vous allez le tuer.

Elle gribouilla les ingrédients sur un morceau de papier, puis nous


quittâmes la chambre. Je me disais que si Tiffany était dans le couloir, alors
c’était que le destin en avait décidé ainsi, et que je lui donnerais une raclée, et
au diable les conséquences. Mais elle n’était pas là. Mince.

Je tournai à gauche pour sortir dans la salle commune, quand Chloé


m’attrapa le bras.
— Il fait encore jour, dehors, je ne peux pas sortir. Par là.

Elle m’attira vers le fond du couloir et un endroit où je n’étais jamais allée.

J’avais oublié son allergie au soleil et à quel point ce devait être difficile de
vivre dans la peur constante de sortir durant la journée.

— Si les rayons du soleil t’atteignent…, commençai-je.

— Si cela dure quelques secondes, ça me donnera de l’urticaire, mais après


plus de dix minutes, je mourrais de choc anaphylactique, expliqua-t-elle avec
désinvolture, comme si ce n’était pas très important.

— Oh, Seigneur, marmonnai-je, horrifiée.

Je ne savais pas que c’était à ce point-là.

Elle haussa les épaules.

— C’est comme ça. J’ai la force et la vitesse, et tu devrais me voir sauter


d’un toit de six mètres de haut. C’est à peine douloureux.

Je lui adressai un sourire en coin.

— Tu as le don pour voir le bon côté des choses.

Nous avions atteint une grande porte noire vernie munie d’un gros symbole
de lune quand elle tourna la tête vers moi.

— Toute ma famille sont des Enfants de la Nuit, alors ça ne me perturbe


pas.

Elle tira une clef attachée autour de son cou et déverrouilla la porte. Elle
s’ouvrit en grinçant, une odeur d’humidité me frappant immédiatement.

— C’est vrai que les tunnels sont souterrains ? demandai-je, me sentant


soudain claustrophobe.

Chloé hocha la tête et me prit le bras.


— Allez. Luke a besoin de nous, et l’Épreuve est dans trois heures !

C’est vrai. Pour Luke.

J’entrai dans le couloir et la porte se referma derrière nous, bloquant toute


la lumière.

— Tu y vois quelque chose ? lui demandai-je tout en tendant la main devant


moi.

Il faisait littéralement un noir d’encre, on ne distinguait pas même une lueur


sous la porte.

— Oui, pas toi ? me répondit sa voix depuis un endroit devant moi.

— Non.

Je commençai à sentir une crise de panique me submerger. Elle me prit


alors la main.

— Il y a dix marches à descendre, m’expliqua-t-elle.

Je les comptai lentement alors que j’avançais.

Bon sang, il fait si noir.

Lorsque nous atteignîmes le bas des marches, elle m’informa que nous
étions désormais sous terre, avant de m’entraîner à travers les tunnels
sinueux.

— Salut, Melee ! lança Chloé, et mes yeux s’arrondirent.

— Il y a quelqu’un ici ? demandai-je.

Ce n’est qu’à cet instant que je songeai à utiliser la lampe de mon


téléphone. Je le sortis de ma poche et l’allumai.

La silhouette d’une fille brune souriante apparut.


— Céleste, lui dit Chloé pour toute explication.

Elle sourit.

— Bienvenue dans les tunnels.

— Euh, merci, marmonnai-je, soulagée de pouvoir enfin voir les murs et les
formes devant moi.

Les murs étaient faits de brique rouge et il n’y avait aucune lumière, ce que
je trouvais bizarre vu que les ampoules ne brûlaient pas les Enfants de la
Nuit. J’imagine que cela aiguisait leur vision nocturne, ou quelque chose
comme ça.

Nous prîmes quelques virages supplémentaires et grimpâmes quelques


marches, jusqu’à atteindre une porte où était inscrit « Aile des Mages ».

— Ça devrait nous mener directement dans le couloir où se trouve le bureau


de M. Claymore, déclara Chloé.

Je hochai la tête, serrant mon téléphone et la liste d’herbes.

Elle sortit à nouveau sa clef et déverrouilla la porte, qu’elle ouvrit de


quelques centimètres, avant de s’arrêter lorsque nous entendîmes une voix
familière.

— Mais Monsieur, l’année dernière, un étudiant est mort durant l’Épreuve,


protestait Lincoln.

Tout mon corps se figea et Chloé serra ma main.

— Oui, une fin horrible. Mais nous avertissons les étudiants du danger et
nous leur donnons la possibilité de ne pas participer, rétorqua Raphaël.

— Mais peut-être que vous pourriez simplement dispenser Brielle. J’ai peur
que les démons soient à sa poursuite. L’Épreuve pourrait être
particulièrement dangereuse pour elle, plaida Lincoln.

Je me positionnai de manière à les voir. Ils s’étaient arrêtés dans le couloir,


où il n’y avait personne d’autre. Mis à part nous.

Raphaël posa une main sur l’épaule de Lincoln.

— Mon garçon, tu me l’as déjà demandé, et ma réponse est non. Je sais que
c’est difficile à accepter pour toi, mais tu ne peux pas sauver Brielle de son
destin. L’Armée Déchue est la seule chose qui empêche les démons de
s’emparer d’Angel City. Nous avons besoin de nouvelles recrues. Nous
devons prendre le dessus, au risque de voir le monde sombrer dans les
ténèbres. Lucifer crée une centaine de nouveaux démons chaque jour, avant
de les lâcher sur Terre, et ils nous surpassent déjà considérablement en
nombre.

Raphaël semblait au bord des larmes. Il détestait avoir à prononcer ces


mots. Je pouvais le sentir.

— Je sais tout ça, répondit Lincoln, l’air abattu. Mais ne pourriez-vous pas
vous contenter de la faire passer en deuxième année ?

Une vague de colère me submergea à l’idée qu’il me pense incapable de


passer l’Épreuve.

Raphaël secoua la tête.

— Elle est la meilleure arme dont nous disposions dans cette guerre. Nous
devons l’entraîner comme tous les autres, ou nous ne ferons que l’handicaper.

Lincoln prit un air résigné.

— Oui, Monsieur, répondit-il d’un ton pincé, avant de tourner les talons.

— Lincoln, le rappela Raphaël.

Le grand Céleste se retourna, et mon cœur se brisa lorsque je vis l’angoisse


sur son visage. Il essayait simplement de me protéger.

— Brielle est bien plus forte que tu ne le penses. Plus forte que la plupart
d’entre nous, confessa l’archange, et son regard glissa vers la porte derrière
laquelle nous nous tenions.
Chloé et moi prîmes une brusque inspiration et fîmes un pas en arrière, mais
nous entendîmes alors le bruit de pas qui s’éloignaient, et ils quittèrent le
couloir.

Mon amie me prit la main.

— Tu vas bien ?

Je fixai le sol, mes émotions jouant au ping-pong dans mon corps.

— Je ne sais pas.

Qu’est-ce que je venais d’entendre ? Raphaël savait-il que nous étions


cachées là ? Il avait semblé le savoir.

Le simple fait d’imaginer Lucifer créant cent nouveaux démons par jour me
rendait malade. Durant mon enfance à Demon City, ils ne s’en étaient pas
trop pris à nous, mais je savais qu’ils attaquaient constamment Angel City et
d’autres poches de civils.

— Mon père dit que Lucifer ne s’arrêtera pas avant que nous soyons tous
des esclaves de démons, murmura Chloé.

Comme je l’avais été. Comme ma mère l’était.

— Ça n’arrivera pas, lui répondis-je entre mes dents serrées.

Pour la première fois depuis que j’avais entendu la prophétie, j’espérais


qu’elle soit vraie. Je n’aimerais rien plus que de tuer cette abomination. À
supposer que ce soit possible.

— Allons-y. Luke compte sur nous, murmurai-je.

Lorsque nous arrivâmes au bureau de M. Claymore, il était verrouillé.


Évidemment. Mais en deux puissants coups d’épaule contre la porte, Chloé la
fit sortir de ses gonds. Nous nous dépêchâmes de récupérer les herbes et
laissâmes une note expliquant qu’il s’agissait d’une urgence et que nous
paierions pour les dégâts.
Lorsque nous revînmes finalement à la chambre, Shea grimaçait devant la
porte pendant que Luke hurlait des obscénités.

— Je vais la tuer ! Je vais lui arracher tous ses cheveux, et ensuite je vais
l’étrangler avec ! hurlait-il.

Si Tiffany survivait à l’Épreuve, elle mériterait une raclée, c’était certain.

— On est là, lui lançai-je.

J’espérais que ça allait marcher et qu’il irait mieux pour l’Épreuve. Nous
l’avions déjà choisi comme coéquipier, et je ne le laisserais pas échouer.

Shea se détourna de la porte et inspecta nos herbes.

— Bon travail.

Chloé et moi poussâmes toutes deux un soupir de soulagement en nous


voyant confirmer que nous avions pris les bonnes essences.

Ma meilleure amie se mit au travail, écrasant les herbes dans un bol en


pierre tout en agitant des baguettes en cristal au-dessus. Une vive lumière
violette jaillit ensuite de ses mains et une volute de fumée s’éleva du bol. Je
jetai un œil par-dessus son épaule une fois que la fumée se fut dissipée et vit
que le récipient contenait un losange violet.

Waouh. Être Mage était assez classe.

— Il ne va plus aller aux toilettes pendant une semaine, mais c’est la seule
chose à laquelle j’ai pensé, nous expliqua-t-elle.

— Fais-le, l’encourageai-je en hochant la tête. Nous nous occuperons du


reste plus tard.

On pourrait peut-être lui faire boire du jus de pruneaux demain.

Shea se dirigea vers la porte et glissa le losange dessous.

— Mange ça. Ça devrait mettre fin au sort.


— Dieu merci, répondit sa voix étouffée.

Puis nous attendîmes. Au bout de quelques minutes, j’entendis l’eau du


lavabo couler, puis la porte s’ouvrit. Luke transpirait, il était pâle et semblait
avoir perdu deux kilos.

— Il me faut à manger. Et une fois que j’aurais repris des forces, j’irai
trouver Tiffany, dit-il d’une voix tremblante et faible.

— C’est affreux, je sais, mais nous venons de surprendre une conversation


entre Raphaël et Lincoln, et l’Épreuve semble être vraiment dangereuse.
Quelqu’un est mort l’année dernière. Concentrons-nous sur ta santé, et
ensuite nous pourrons nous inquiéter de Tiffany, après avoir réussi l’Épreuve,
lui assurai-je.

Il croisa les bras, la mâchoire serrée, et bouillant visiblement de rage.

— Très bien, finit-il par dire.

Shea croisa mon regard, l’air interrogateur, mais je ne développai pas.


L’Épreuve semblait nous préparer à entrer dans la Fallen Academy, et elle
avait l’air d’être extrêmement réaliste. Ce n’était pas un simple exercice.

J’appréciais les tentatives de Lincoln pour me garder en sécurité, mais


comme l’avait dit Raphaël, je ne pouvais pas être couvée ; cela ne me rendrait
pas service sur le long terme.

Il était temps de faire face à l’Épreuve.


CHAPITRE VINGT-DEUX

Une fois que Luke eut mangé un tas de côtelettes et une demi-douzaine de
petits pains, il sembla aller beaucoup mieux. Il disait qu’il avait des crampes
au ventre de temps en temps, mais que ça finissait par passer, ce qui était bon
signe.

Nous attendions maintenant sur le parking, sous une énorme tente de soie
blanche. Il y avait une petite estrade, sur laquelle se trouvait l’archange
Michel. Autour du périmètre délimité par la tente se trouvaient plus d’une
centaine de gardes de l’Armée Déchue, dont Lincoln. Il était si élégant, dans
son uniforme noir. Sur son torse trônait fièrement l’insigne ailé dévoilant ses
origines célestes, avec les quatre étoiles correspondant à son rang.

Nous étions environ cent-cinquante en cours de première année, tous


debout dans nos uniformes de la Fallen Academy spécialement attribués,
armés jusqu’aux dents et ne sachant trop ce que ce Défi pouvait bien être.

Michel s’avança au bord de l’estrade et écarta les bras.

— Merci à tous d’être venu à cet examen de fin d’année, qui a pris le nom
d’Épreuve.

Il parlait sans microphone, pourtant sa voix résonnait dans tous les coins de
la tente.

Nous cessâmes nos conversations et écoutâmes avec une attention soutenue.

— Ce que nous ne vous avons pas encore dit, c’est que l’Épreuve est en
réalité un test d’admission pour l’Armée Déchue, déclara-t-il.

Les gens se mirent à murmurer et à jeter des regards aux soldats autour de
la pièce. Michel attendit que tout le monde se taise avant de se remettre à
parler :
— Il y a plus d’une décennie, quand nous avons mis en place la Fallen
Academy, notre but était de vous apprendre à utiliser vos pouvoirs, avant de
vous envoyer vivre votre vie, mais cela a changé lorsque les démons ont
commencé à envahir de plus en plus de territoires. Maintenant, nous luttons
pour notre survie, et la vérité, c’est que l’école a toujours été faite pour être
une académie militaire.

Cela provoqua d’autres murmures. Je n’aurais su dire pourquoi ces


nouvelles me paraissaient choquantes, mais c’était le cas.

— Les diplômés se voyaient offrir des emplois dans notre armée, pour
combattre les démons et défendre l’humanité, continua-t-il. Mais nous ne
pouvons plus attendre quatre ans, le temps que vous obteniez votre diplôme
et que vous nous rejoigniez. C’est pourquoi, il y a sept ans, j’ai eu l’idée de
l’Épreuve, un test militaire grandeur nature. Si vous passez ce test, vous vous
verrez attribuer un emploi en tant que soldat de premier échelon enrôlé dans
l’Armée Déchue.

Waouh. Nous allons être enrôlés dans l’armée ? Aujourd’hui ? À dix-neuf


ans ?

Il leva les mains en l’air.

— Mais bien sûr, tout est sur la base du volontariat. Si vous ne voulez pas
rejoindre l’Armée Déchue et aider à lutter contre la surabondance de démons,
vous êtes libre de partir tout de suite. Vous ne pourrez pas suivre les cours de
deuxième année à l’académie, car nous n’avons plus les ressources
suffisantes pour entraîner les civils, mais nous vous octroierons un logement
provisoire et un coordinateur d’insertion professionnelle. Avec un peu de
chance, cela rendra la transition plus facile pour vous, lorsque vous entrerez
dans le monde avec vos nouveaux pouvoirs. Nous espérons que cette unique
année d’entraînement ici vous aura été utile pour que vous puissiez gérer
votre avenir avec vos nouveaux talents.

Tous parlaient à voix haute, désormais, tout en regardant autour d’eux dans
la pièce, l’air choqués. Shea se tourna vers moi.

— Donc, surmonter l’Épreuve signifie qu’on rejoint l’Armée Déchue ?


Je déglutis, mes yeux croisant ceux de Lincoln. Il se contenta de hocher la
tête. S’il avait pu me parler, je sais qu’il m’aurait dit que m’enrôler dans
l’armée était la chose la plus sûre à faire.

— J’imagine, répondis-je.

Chloé retira sa capuche, vu qu’il faisait nuit noire, à présent, et que nous
étions abrités par la tente.

— Je veux rejoindre l’Armée Déchue depuis que j’ai cinq ans, je suis
complètement partante.

Luke hocha la tête.

— L’armée a sauvé mon cousin. Ils vivaient à la frontière. Des démons ont
attaqué leur ferme, mais l’armée les a repoussés. J’en suis aussi.

Le regard sévère de Shea croisa le mien.

— Je te suis. Quoi que tu veuilles faire, je te suivrai.

Je n’avais jamais envisagé l’idée de rejoindre l’Armée Déchue. J’avais


toujours pensé que je serais étudiante à la fac et que le reste se ferait tout seul.
Je pouvais voir, à l’expression de Shea, qu’elle avait vraiment envie de
s’enrôler. Les soldats de l’Armée Déchue étaient rémunérés. Ils avaient un
appartement et une voiture, et c’était la chose la plus intelligente à faire
financièrement. Cela semblait aussi moralement juste. Maintenant que j’avais
vécu ces quelques mois à Angel City, j’avais vu les dégâts que causaient les
démons, la façon dont ils terrorisaient les innocents.

— J’en suis, leur dis-je à tous, et Shea sourit.

Michel se racla la gorge.

— Si vous avez choisi de partir, veuillez vous rendre à l’arrière de la tente,


le reste de cette conversation étant privé. Si vous avez choisi de rester, sachez
que le test de ce soir sera un combat contre de vrais démons.

Cela poussa plus d’une personne à se diriger vers l’arrière de la tente, où


Rose, la couturière de l’école, les escorta dehors. À mon grand désarroi, je vis
que Tiffany avait choisi de rester.

Une fois qu’une vingtaine d’étudiants furent partis, Michel s’adressa à


nouveau à nous.

— Nous sommes honorés d’avoir tant d’étudiants courageux ici ce soir.


L’Épreuve vous testera sur tout ce que vous avez appris à la Fallen Academy.
Chacun de vous va être appelé, et un lieutenant vous sera affecté pour tout
vous expliquer en détail et surveiller votre test. Ensuite, nous vous
demanderons de signer une décharge. Cet examen départagera les faibles et
les forts. Bonne chance, et que la grâce soit avec vous.

La peur commença à me ronger les entrailles. Je n’avais peut-être pas envie


d’être une combattante dévouée de l’Armée Déchue, qui sauve les innocents
des démons, après tout. Peut-être que j’avais juste envie d’être une civile et
de mener ma vie sans avoir à signer de décharge.

— On est parfaitement prêts, dit Chloé. On s’est entraînés, et Brielle est une
leader incroyable.

Elle semblait toujours capable de dire quelque chose de positif.

— Complètement, acquiesça Shea. Et j’ai entendu dire que tout le monde,


dans l’armée, recevait un salaire mensuel, même si vous devez encore
terminer vos études.

Luke émit un petit rire.

— Je suis content de savoir quelles sont tes motivations.

Shea haussa les épaules.

— Je n’ai pas honte de mon amour pour les billets verts.

Je demeurai silencieuse, même si dans ma tête, je traçai les trois prochaines


années de ma vie, et au-delà. Si je ne saisissais pas cette opportunité, cet «
entretien d’embauche », que ferais-je de ma vie ? Qui allait embaucher une
Céleste aux ailes noires ? Les démons réussiraient probablement à me
kidnapper, et je me ferais tuer.

Je pris une profonde inspiration et appelai Sera, qui était dans l’étui de ma
botte.

— Tu es avec moi ? lui demandai-je.

Sa réponse fut rapide et assurée.

— On a la situation en main, me dit-elle avec une férocité que je regrettais


de ne pas posséder.

Il est temps de motiver mon équipe.

— Allons-y. L’Épreuve est pour nous, ce soir.

Je levai la main, un sourire malicieux sur le visage, et Chloé plaça sa main


sur la mienne. Shea et Luke l’imitèrent.

— Dans le pire des cas, on devient barman dans le club du père de Chloé
pour le restant de nos jours, continuai-je.

Luke haussa les sourcils.

— Chérie, le pire des cas, c’est qu’on devienne tous de la nourriture pour
démon, ce soir.

Je blêmis.

— Fallen Academy, à trois. Un. Deux. Trois.

— Fallen Academy ! hurlâmes-nous tous.

Tout le monde nous dévisagea comme si nous étions une bande d’idiots.

Qu’ils aillent se faire voir. J’ai une équipe solide, avec une bonne
camaraderie. Je suis prête.

— Brielle Atwater et son équipe ! lança Lincoln depuis sa place contre le


mur du fond.

Il tenait un bloc-notes et avait l’air menaçant avec son épée accrochée à une
hanche, et un pistolet d’un noir brillant à l’autre.

Nous nous avançâmes lentement vers lui. Il y avait un autre groupe près de
lui, et mon estomac se serra en voyant que c’était celui de Tiffany. Lorsque
nous les rejoignîmes, il nous adressa à tous un hochement de tête.

— Je suis le lieutenant Lincoln Grey, et je serai responsable de vos


épreuves d’entraînement pour l’Épreuve. Mon travail est de m’assurer que
personne ne soit blessé, mais c’est à vous de passer le test.

Tiffany se redressa, la fierté étincelant dans son regard, comme si elle


n’était pas morte de peur à l’intérieur. Peut-être que c’était le cas.

Lincoln n’arrêtait pas de me lancer des regards en coin, mais son expression
demeurait sérieuse.

— Vous avez chacun une équipe de quatre, et chacun d’entre vous devra
combattre quatre démons de niveau inférieur pour réussir l’examen, continua-
t-il.

Les membres de l’autre groupe écarquillèrent les yeux, y compris Tiffany,


et Lincoln hocha la tête.

— Exactement. Nous allons sortir d’Angel City et pénétrer dans la zone de


guerre, où les démons que nous avons capturés toute la semaine ont été
placés dans des maisons et des bâtiments abandonnés. Nous ne disons rien
aux étudiants à l’avance parce que cela réduit le risque que des démons
prennent en embuscade les exercices d’entraînement. Une fois que vous aurez
signé votre décharge, vous serez magiquement incapable de parler des détails
de l’Épreuve. Vous ne pourrez pas avertir les futurs étudiants qui viendront à
l’académie, ou vendre des secrets à Demon City. Si vous acceptez tout ça,
alors signez ici, avec votre sang. Je vous expliquerai les détails une fois que
nous serons tous dans le bus.

Qu’est-ce qu’ils ont, ces gens, avec le sang ?


Il nous tendit une décharge à chacun. Lorsqu’il arriva à moi, nos mains
s’effleurèrent et mes yeux se rivèrent aux siens. Son visage était empreint
d’inquiétude. Je tentai de lui dire, par ma propre expression, que j’allais m’en
sortir, mais je n’étais pas sûre d’y être parvenue.

Mon nom était imprimé sur ma décharge. Je commençai à lire et remarquai


les mots « l’Épreuve peut avoir pour conséquence votre mort éventuelle »,
puis je me piquai le doigt sur la minuscule aiguille scotchée au bloc-notes, le
pressai sur le papier, avant de le lui rendre.

Une fois qu’il eut récupéré tous les formulaires, il les tendit à une femme
rousse et trapue qui le salua, avant de nous faire face à nouveau.

— Montez dans le bus numéro quatre. Je vous rejoindrai là-bas pour vous
expliquer les règles, dit-il aux deux groupes.

— Les bus sont de ce côté ! lança un soldat de la Fallen Academy plus âgé
et large d’épaules depuis l’arrière de la tente.

Nous nous mîmes en route dans cette direction, mais Lincoln m’attrapa par
le bras, me retenant en arrière.

— Mon bâillon magique a été levé pour quelques heures. Je voulais juste te
dire qu’il y a des soldats tout autour du périmètre des bâtiments. Tu n’as
qu’un mot à dire et ils fonceront à l’intérieur pour mettre fin à l’entraînement.
Ne joue pas les héros.

Je fronçai les sourcils.

— Tu penses que je ne peux pas y arriver ?

C’était douloureux à entendre. Vraiment.

Son visage se décomposa.

— Non, ce n’est pas ça du tout. Je pense que depuis que je t’ai rencontrée,
des démons sont à ta poursuite. Je crois qu’il y a une très forte probabilité
pour que les démons de ton entraînement sachent qui tu es et… je ne sais pas,
je suis peut-être juste parano. Sois prudente, d’accord ? Rejoindre l’Armée
Déchue est la meilleure chose qui soit pour toi, mais si tu sens que tu es en
grand danger là-dedans, tu arrêtes tout, d’accord ?

Il tendit la main vers mon visage, mais se ravisa. Nous étions dans une
pièce remplie de ses collègues, après tout.

Lorsqu’il disait « tout arrêter », il voulait dire échouer. Il était hors de


question que cela arrive.

Je croisai les bras et le regardai de haut en bas avec mon regard le plus
effronté.

— Je vais réussir ce putain d’examen.

Un sourire s’étala lentement sur son visage.

— Ça, c’est ma petite amie, dit-il avec un clin d’œil.

Trois clins d’œil. Je les collectionnais et les gardais précieusement en


mémoire.

Nous nous dirigeâmes rapidement vers un petit bus entièrement noir et


arborant le chiffre quatre. Il y avait plus de deux douzaines de véhicules, de
ce que je pouvais en voir.

Alors que je montais avec Lincoln, je vis qu’il y avait environ huit soldats
de l’Armée Déchue au fond. Je reconnus le frère de Chloé, Donnie, parmi
eux. Je savais qu’il faisait partie de la brigade de Lincoln. Ils avaient
probablement tous les deux demandé à s’occuper de notre équipe. Un rapide
regard vers Luke me laissa voir qu’il devenait complètement dingue à l’idée
d’être dans le même bus que lui.

Une fois que je fus assise à côté de Shea, le bus démarra.

C’est parti.

Je n’étais jamais sortie d’Angel City ou de Demon City. C’était la folie,


dans les zones de guerre, à ce que je savais. Des gens se faisaient tuer tous les
jours, là-bas, la nourriture se faisait rare et les démons semaient constamment
la pagaille chez les innocents. Viols, meurtres, et Dieu sait quoi d’autre se
produisaient régulièrement là-bas. Ayant grandi à Demon City, nous avions
vu le côté civilisé des démons, en quelque sorte. Ils n’attaquaient pas les leurs
et ne combattaient pas sur leur propre territoire, tout cela allait donc être
nouveau pour moi.

Une fois que Lincoln eut fini de parler au conducteur de bus, il se leva et
nous dévisagea.

— Très bien, que les deux chefs d’équipe lèvent la main, demanda-t-il.

Je levai nerveusement le bras en l’air et jetai un œil à l’autre équipe, pour


voir qu’ils avaient évidemment sélectionné Tiffany. Son insigne de Mage de
Lumière scintillait sur son uniforme.

Garce.

Je priai pour que Shea puisse concocter une potion de diarrhée qui fasse
exploser son postérieur.

Lincoln adressa un hochement de tête à quelqu’un situé au fond du bus, et


une jeune brune d’environ vingt ans se leva pour se diriger vers la Mage de
Lumière blonde. Je la reconnus pour l’avoir vue à la plage, mais ne
connaissais pas son nom.

— Les chefs seront équipés d’un appareil magique. Si, à n’importe quel
moment, ils estiment que l’entraînement est devenu trop dangereux, ils
peuvent presser le bouton et mon équipe entrera pour sauver la situation. À ce
moment-là, toute l’équipe échouera au Défi, alors ne pressez ce bouton que si
quelqu’un court un danger mortel.

Nous échangeâmes tous un regard nerveux. Je pouvais voir, désormais, que


Lincoln avait un appareil similaire à son poignet.

Il se tint à la rambarde à l’avant du bus lorsque celui-ci tourna et se dirigea


en dehors de la ville.

— Tout ce que nous faisons dans l’Armée Déchue, nous le faisons en tant
qu’unité. En tant qu’équipe. Si vous ne pouvez travailler en tant qu’équipe,
vous n’avez pas votre place dans cette armée.

Ses yeux se posèrent sur Tiffany.

Ah. Prends ça.

— Il y a huit démons de niveau inférieur en liberté dans un bâtiment


industriel abandonné, quatre pour chaque équipe. Il vous faudra mobiliser
toutes les compétences que vous avez apprises, ici, à l’Académie, et travailler
en équipe pour les tuer.

Je jetai un œil vers Tiffany et la vis blêmir. Elle n’avait probablement


jamais tué de démon. Aucun d’entre eux ne l’avait jamais fait. Non pas que
j’aie le moindre démon abattu au compteur, mais j’avais presque tué le patron
de Shea, et nous avions affronté ces démons dans la salle de sport, nous
étions donc mieux préparés que la plupart.

— Une fois que vous aurez tué les quatre démons, vous pourrez sortir du
bâtiment et nous rejoindre. Nous enverrons toute personne blessée à la tente
de soins, puis nous célébrerons tous votre victoire, expliqua Lincoln.

Tiffany sourit et donna une tape dans la main de ses moutons, comme si
elle avait déjà gagné.

Le bus avait déjà atteint les abords de la ville, le mur de béton menaçant
s’élevant comme une sentinelle dans la nuit.

— Un dernier mot d’avertissement. Passer l’Épreuve ne vaut pas de perdre


la vie. Si, à n’importe quel moment, vous avez le sentiment qu’un membre de
votre équipe court un danger mortel, appuyez sur ce bouton. Je refuse de
perdre une seule vie lors de ma garde. C’est compris ?

Ses yeux se rivèrent à chacun d’entre nous, s’attardant plus longtemps sur
moi. Nous hochâmes tous nerveusement la tête.

— La bonne réponse est « chef, oui chef », nous informa Lincoln d’un ton
suffisant.
Oh, non. Je n’allais pas commencer à obéir à ses ordres, et l’appeler « chef
», en plus !

Tous les autres hurlèrent, « chef, oui chef », mais je ne fis que marmonner.
J’avais de gros problèmes avec l’autorité, ce qui ne m’aiderait probablement
pas beaucoup dans l’armée. J’allais vraiment devoir travailler là-dessus.

Nous traversions ce qui était autrefois Burbank, en Californie. Je m’efforçai


de ne pas faire les yeux ronds devant les maisons explosées, les marques de
brûlures sur les murs, les voitures abandonnées et les pelouses à moitié
calcinées. Quelques soldats patrouillaient dans les rues avec des lampes, mais
à part ça, les lieux étaient déserts.

Au loin, une énorme explosion retentit, nous faisant tous sursauter. Lincoln
hocha la tête.

— Les démons adorent faire exploser des trucs. Vous apprendrez ça par
vous-mêmes. Cette zone de la ville est assez désertée, elle est donc
considérée comme à peu près sûre, mais à quinze kilomètres d’ici se trouve
une zone de guerre encore bien active.

— Des gens vivent ici ? demandai-je, horrifiée, et soudain extrêmement


reconnaissante pour ma vie confortable à l’académie.

Il hocha la tête tout en tournant les yeux vers le terrain dévasté couvert de
maisons brûlées.

— La plupart ne pouvaient se permettre de partir. Et puis Angel City a érigé


le mur et a commencé à se remplir. D’ici à ce qu’ils décident de nous
rejoindre, les démons avaient pris le contrôle.

Oh Seigneur. Est-ce qu’ils sont piégés ici ?

J’en étais malade rien que d’y penser.

Le bus se gara sur le parking d’un bâtiment industriel abandonné, sur lequel
avait été inscrit à la bombe le chiffre quatre. Il s’élevait sur quatre étages,
certaines fenêtres avaient explosé et le toit semblait prêt à s’effondrer.
— C’est ici. Un ancien atelier de couture. Un grand escalier sépare le
bâtiment en deux. L’équipe de Tiffany partira à gauche, et celle de Brielle
partira à droite. Les démons ont été relâchés il y a environ une heure et sont
sous le coup d’un sort qui les empêche de sortir par l’une des portes ou
fenêtres, ils doivent donc être assez énervés, déclara Lincoln.

Super.

Les portes du bus s’ouvrirent alors, et Lincoln commença à sortir. Je me


levai et baissai les yeux sur mon équipe.

— Vérifiez à nouveau vos armes, et assurez-vous que votre uniforme est


bien fermé. Nous avons toutes les chances de rencontrer un autre démon
Reptile.

Ils hochèrent la tête, s’assurant que leur peau n’était pas exposée où ce
n’était pas nécessaire. Tiffany roula des yeux.

— Allons-y. Ne foutez pas tout en l’air, aboya-t-elle à ses laquais.

Ses trois coéquipiers bondirent sur leurs pieds et la suivirent, nous


bousculant en passant.

Quand Tiffany passa devant Luke, je le vis tressaillir ostensiblement, ses


mains se serrant en poings.

— Ne t’inquiète pas, elle aura ce qu’elle mérite, lui murmurai-je.

Il prit une profonde inspiration et hocha la tête.

Nous nous levâmes tous et sortîmes du bus alors que le reste des soldats de
l’Armée Déchue nous suivaient. Ils commencèrent à former un périmètre
autour de la maison, sortant leurs armes et levant les yeux vers le bâtiment
menaçant. Je regardai en hauteur, vers l’une des fenêtres, et vis une ombre
passer devant.

Lincoln jeta un sac de sport à mes pieds, et un autre à ceux de Tiffany.

— Lampe frontale, bâtons lumineux et lanternes. Il n’y a pas d’électricité


dans le bâtiment.

Génial. Absolument fabuleux.

Je m’agenouillai et ouvris le sac, distribuant les objets à mon équipe avant


d’enfiler ma lampe frontale et de glisser deux bâtons lumineux dans mes
poches de pantalon.

Je me servis d’un mousqueton pour accrocher l’une des lanternes à ma


taille.

— Luke, change-toi en bête. Je veux entrer avec toute la puissance possible,


lui conseillai-je, et il obéit.

Lincoln me regarda avec un léger sourire.

— Bien vu.

— Merci, Chef, répondis-je en haussant un sourcil.

Cela ne le fit que sourire plus largement.

Seigneur, il est si beau. Pourquoi ne veut-il pas se dépêcher de me


déflorer ?

— On peut commencer, maintenant ? demanda Tiffany en croisant les bras


sur sa poitrine.

Je pouvais peut-être la blesser durant l’exercice et faire en sorte que cela


ressemble à un accident.

Lincoln lui adressa un regard renfrogné.

— Nous commencerons quand je dirai qu’on commence, dit-il sèchement.

Chaque membre de mon équipe sans exception arbora un sourire rayonnant


à ces mots. Tiffany ouvrit grand la bouche de stupéfaction tout en
dévisageant le Céleste, avant de lui tourner le dos. Lincoln ne voulait
clairement rien avoir à faire avec elle, et elle allait devoir comprendre cela
rapidement. Leurs familles avaient peut-être été amies, mais cela s’arrêtait là.

Luke alla de l’autre côté du bus pour se déshabiller et se transformer. Je


remarquai que Donnie, le frère de Chloé, s’éloignait de son poste, près de la
porte d’entrée, où il parlait à un autre soldat.

— Bonne chance, petite sœur, dit-il en l’attirant à lui pour une accolade.

Il était extrêmement séduisant, pas le moins du monde efféminé dans son


allure, mais Luke jurait qu’il était gay. Ça m’apprendrait à croire aux
stéréotypes.

Chloé sourit.

— Merci. Est-ce que maman t’a forcé à demander à surveiller mon équipe ?
demanda-t-elle en posant une main sur sa hanche.

Il la regarda avec un sourire malicieux.

— Évidemment.

Elle émit un petit rire, exhibant ses crocs.

— Eh bien, on va s’en sortir à merveille. Nous avons une équipe solide.

À cet instant, Luke revint de derrière le bus. Son énorme ours brun, avec
ses grandes cornes noires recourbées, m’émerveillait et me terrifiait tout à la
fois. Le regard de Donnie parcourut Luke de haut en bas.

— Oui, en effet, acquiesça-t-il d’un ton approbateur.

Je m’avançai vers Luke et positionnai une lampe frontale autour de ses


cornes.

— Vous êtes prêts ? me demanda Lincoln.

Je hochai la tête.

C’est maintenant ou jamais.


J’étais sur le point soit de devenir membre de l’Armée Déchue, soit une
serveuse dans le club du père de Chloé, soit… morte.

Lincoln aboya un ordre à son équipe, qui leva ses armes et prit une posture
rigide, clairement prête à s’introduire dans le bâtiment pour nous sauver les
fesses à tout moment. Puis il se dirigea vers la porte métallique et l’ouvrit.
Seules les ténèbres étaient visibles à l’intérieur, ce qui me remua l’estomac.

Tiffany s’avança vers Lincoln en balançant des hanches, et il lui tendit une
clef.

— Reste du côté gauche. Bonne chance, et n’oublie pas d’utiliser ton


bouton si besoin.

Elle prit la clef et roula des yeux.

— Garde ton équipe de récupération pour Archie. On va s’en sortir.

Puis ils commencèrent à avancer dans le bâtiment.

Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, ma haine envers elle devenait de plus
en plus profonde, comme si je m’enfonçais dans une caverne.

J’étais la suivante. Après avoir pris une dernière inspiration pour me


calmer, je récupérai la clef, ses doigts caressant les miens. Je levai les yeux et
croisai son regard, regrettant qu’il ne puisse m’embrasser.

— Il y a un émetteur GPS sur ton bracelet, alors…

— On va s’en sortir. On se voit bientôt.

Il hocha la tête et baissa la main, mais il avait l’air tout sauf convaincu.

— Allons-y, lançai-je à mon équipe, avant de m’avancer vers l’ouverture


sombre.

Un groupe d’étudiants de première année était sur le point de combattre


quatre démons.
Rien d’extraordinaire.
CHAPITRE VINGT-TROIS

Dès l’instant où nous glissâmes la clef dans la serrure de la porte à droite


des escaliers, je le sentis. Du sulfure et du pétrole. Des démons.

— Bonne chance, Archie, lança Tiffany d’une voix mauvaise derrière moi,
alors que son équipe passait la porte de l’autre côté du couloir.

— Surveille tes arrières, espèce de garce ! cracha Shea d’un ton venimeux.

Luke grogna à côté d’elle. Un grognement d’ours grave et effrayant.

Le visage de Tiffany se raidit de peur l’espace d’une seconde, avant qu’elle


ne claque la porte.

— Waouh, d’accord. Fais ressortir ton agressivité. Ça me plaît. Maintenant,


reportons-la sur les quatre démons à l’intérieur, ajoutai-je à l’intention de
Shea, avant d’ouvrir la porte.

Luke fut le premier à entrer. Il me frôla en me dépassant, tête baissée et


cornes prêtes à empaler tout ce qui se mettrait sur son chemin. La lumière de
sa lampe se répandit dans la pièce, mais je ne vis rien d’autre que des bureaux
de couture poussiéreux et à moitié cassés.

Chloé entra à sa suite, Shea à ses côtés, et je fermai la marche, claquant la


porte et la verrouillant derrière moi. Je ne voulais pas que l’un de ces
imbéciles sorte et nous fasse échouer. Magiquement cadenassée ou pas, je
préférais ne prendre aucun risque.

J’ouvris le mousqueton à ma taille et levai la lampe. Je l’allumai et la fis


rouler au milieu de la pièce.

— Là ! s’écria Chloé, voyant un mouvement le long du coin droit du mur


du fond.
Ce petit salopard était passé dans la lumière, et je vis de minuscules ailes de
chauve-souris l’espace d’une fraction de seconde.

— C’est un démon If ! m’écriai-je.

Aussitôt, Chloé s’élança et traversa la pièce, comme un aigle après sa proie.

Les démons If crachaient du feu. Si vous les laissiez faire, ils ne s’arrêtaient
pas avant que tout le bâtiment soit en flammes. Leur seule faiblesse était
qu’ils étaient quasiment aveugles et super lents, se repérant aux sons.

Chloé était assez rapide pour le distraire, se précipitant à sa droite. Lorsqu’il


l’entendit arriver, il cracha un jet de feu dans l’air, à trois mètres de l’endroit
où elle se tenait. Il ne la sentit même pas arriver lorsqu’elle tendit la main et
le fit tomber en tirant sur une aile. Avec un cri aigu, il battit frénétiquement
des ailes alors qu’elle le clouait au mur. Le petit salopard cracha du feu sur le
vieux parquet en bois, mais rien ne s’enflamma, et soudain Luke apparut.
Chloé déplaça le démon If de façon à ce que l’ours puisse attraper la petite
créature semblable à une chauve-souris dans sa bouche. Il secoua alors
vigoureusement la tête, jusqu’à ce qu’il entende le cou du démon se briser.

Je savais qu’il y en avait trois de plus dans le bâtiment, je ne prêtai donc pas
beaucoup attention au démon If. Luke et Chloé s’en occupaient. À la place, je
tournai sur moi-même et étudiai le reste de la pièce. La partie avant était
assez ouverte et menait à une pièce principale pleine de bureaux de couture,
mais la partie arrière, derrière Chloé et Luke, semblait contenir une pièce de
bureau et un autre escalier.

Luke leva les yeux de sa victime et je m’avançai pour tapoter sa croupe


arrondie.

— Bon garçon, roucoulai-je.

Il s’avança, me donnant un coup de boule dans la jambe, et je ris.

— OK, OK. Désolée. Superbe travail, gros balèze.

Il détestait être traité comme un animal, mais je ne savais trop comment lui
parler lorsqu’il était sous sa forme bestiale.

— Allez. Je pense que cet endroit comporte quatre étages, il y a donc


probablement un démon à chaque étage, dis-je à tout le monde.

Je m’emparai de la lanterne et nous nous avançâmes lentement vers


l’arrière de la pièce, où se trouvait le bureau. Je sortis Sera de ma botte et
jetai un œil à l’intérieur du bureau. Un examen rapide m’apprit qu’il était
vide.

— Ça va être simple comme bonjour, annonça Chloé alors qu’elle


commençait à monter les escaliers.

— Ne sois pas trop sûre de toi ! lui lançai-je.

Je courus pour la rattraper.

— Attends une seconde, dis-je en plaçant une main sur son buste et en
passant devant elle.

Les démons de niveaux inférieurs étaient les Ifs, les Reptiles, les Pieds
d’Alouette et les Castors, ces derniers étant plus dangereux que les autres.
Même si n’importe lequel d’entre eux pouvait nous tuer, nous brûler le visage
ou faire de notre vie un vrai cauchemar.

— Tu as fait un excellent travail avec le démon If, mais soyons prudents,


insistai-je.

Nous avions atteint le haut des marches, où il y avait une ouverture vers un
autre niveau.

Elle hocha la tête et me laissa passer devant. Je tins fermement Sera dans la
main droite et entrai.

À la seconde où je passai le seuil, une vague de nausée me submergea,


faisant saliver ma bouche alors que de la bile tourbillonnait dans mon ventre.

— Pied… d’Alouette, dis-je entre deux respirations saccadées.


Le reste de mon équipe fit irruption dans la pièce, leurs lampes brillant dans
la pénombre.

Les démons Pieds d’Alouette vous rendaient physiquement malade lorsque


vous étiez en leur présence, vous affaiblissant de plus en plus à mesure que
vous restiez près d’eux. Dix minutes dans la pièce, et je me retrouverais à
vomir mes tripes, incapable de faire quoi que ce soit pour me défendre. Je
sentais déjà s’installer les courbatures, comme si je souffrais d’un cas sévère
d’intoxication alimentaire, ou si j’avais la grippe.

— Sera, aide-moi, lançai-je en tenant ma dague devant moi.

Les démons Pieds d’Alouette avaient une carrure menaçante, avec leurs
deux mètres de hauteur et leur corps musclé. Si j’arrivais à illuminer la pièce,
il n’y avait aucune chance pour qu’il réussisse à se cacher.

La lumière de Sera jaillit du bout de sa lame et explosa au plafond comme


un feu d’artifice.

Oh merde.

La lumière lui avait aussi montré où nous étions. Il se tenait près de la


fenêtre tout à gauche, mais courait désormais vers nous.

— Infirmi ! hurla Shea.

Une étincelle jaune jaillit de sa paume et s’écrasa dans le ventre du démon.


Ses jambes vacillèrent et il commença à tomber en avant. Luke émit un son
angoissé derrière moi et je m’accordai une fraction de seconde pour regarder
derrière mon épaule, remarquant le démon Reptile monté sur son dos.

Bordel de merde ! Mes yeux s’arrondirent. Il y en avait deux à cet étage. Je


me sentais à deux doigts de vomir, mais je devais repousser tout ça de côté et
gérer la situation, où nous aurions de sérieux ennuis.

— Chloé, aide Luke ! hurlai-je, la bouche pleine de salive.

Puis je m’avançai vers le démon Pied d’Alouette, Shea à mes côtés.


— J’ai affaibli ses jambes, mais ça ne durera pas, dit-elle avant de se
détourner pour vomir sur le sol.

Ne perdant pas de temps, je bondis sur le dos du démon alors qu’il essayait
de se relever, et enfonçai Sera jusqu’à la garde entre ses omoplates. À
l’instant où je plongeai la lame dans sa chair, il rugit et arqua le dos, utilisant
sa force et sa vitesse incroyables pour essayer de me faire tomber. Je maintins
ma prise sur Sera alors que mon corps était rejeté douze mètres plus loin, à
travers l’usine de couture.

L’atterrissage va faire mal. Une seconde, j’ai des ailes !

À la dernière seconde, mes ailes jaillirent et je pus les battre à peine deux
fois avant de m’écraser contre le mur du fond. Je le heurtai avec le côté
gauche de mon corps, très légèrement ralentie par mes ailes, et m’effondrai
au sol. J’évaluai rapidement la situation pour vérifier que rien n’était cassé,
puis tentai de me lever. Ma hanche gauche me lança violemment, mais elle ne
semblait pas déboîtée, au moins.

Je regardai à nouveau le combat et vis Chloé en train de pourchasser le


démon Reptile pendant que Luke haletait au sol. Le démon Pied d’Alouette
avait refermé ses mains autour de la gorge de Shea.

— Shea ! rugis-je avant de m’élancer en avant.

Je me propulsai dans l’air, sentant un éclair de douleur traverser ma hanche


gauche, mais dès que je laissai mes ailes prendre le relais, je me sentis mieux.
Je traversai la pièce en volant et m’écrasai contre le dos du démon, le faisant
relâcher Shea.

— Laisse-moi en lui assez longtemps pour que je puisse l’anéantir !


ordonna Sera.

Elle était en mode combat, et moi aussi. Je ne perdrais aucun de mes amis
ce soir, et je n’échouerais pas à cette épreuve.

Le démon Pied d’Alouette heurta le sol à un angle bizarre et je tombai sur


lui, plongeant Sera dans la partie de son corps la plus proche que je puisse
atteindre, ce qui se trouvait être son entrejambe.

Prends ça, salopard.

Puis je rampai sur lui, chevauchant son abdomen et tentant de le clouer au


sol assez longtemps pour permettre à Sera de faire son travail. Me trouver si
proche de lui me donnait l’impression d’être mourante, tout mon corps se
couvrant de frissons et une vague de nausée me parcourant comme la houle
s’écrasant contre la rive.

Son visage se déforma de rage, sa peau épaisse grise et tannée se plissant en


une expression menaçante au nez retroussé. Je pensais lui avoir bloqué les
bras, mais je réalisai alors qu’il m’avait simplement laissé faire, lorsque son
bras gauche jaillit et que son poing entra en contact avec ma mâchoire. La
douleur explosa dans mon oreille et mon cou, un cri de surprise s’échappant
de ma bouche.

Je devins alors folle furieuse, faisant pleuvoir des coups de mes deux
poings sur son visage, son cou et tous les autres endroits que je pouvais
atteindre. Exactement comme Lincoln me l’avait appris, je propulsai tout le
poids de la partie supérieure de mon corps dans chaque coup pour les rendre
aussi puissants que possible.

Soudain, le corps du démon commença à se réchauffer sous moi, propulsant


de la chaleur dans le bas de mon dos et mes cuisses. Avec une vitesse
incroyable, ses bras se précipitèrent sous les miens, et je me retrouvai
propulsée loin de lui. Je m’écrasai au sol à côté de Shea, qui respirait avec
difficulté au sol, à quatre pattes. Même chose pour l’ours de Luke. Il ne
restait que Chloé et moi, et nous étions à peine opérationnelles.

Je me redressai sur mes pieds et le chargeai à nouveau. Il était en train de


s’asseoir, sur le point de sortir Sera de son entrejambe. Et il… étincelait, un
brasier semblant irradier sous sa peau. Des perles de sueur coulaient de son
front et il hurlait de douleur.

Il enroula ses mains autour de la garde de Sera juste au moment où je


bondissais en l’air pour lui asséner un parfait coup de pied en plein vol dans
le front. La partie supérieure de son corps partit en arrière alors que la magie
de Sera submergeait son organisme. La lumière émanait de sa peau, exsudant
de ses pores comme de la lave dorée.

— Recule. Il va exploser, m’informa Sera.

Je plongeai en arrière, trébuchant contre un bureau au moment même où un


craquement emplissait l’air. Son corps explosa alors, envoyant de la chair et
des éclats de lumières partout dans la pièce. Il fut détruit des genoux au cou,
il ne restait que sa tête et ses pieds.

Ce spectacle soudain et violent fut la goutte de trop pour moi. Je me pliai en


deux et vomis sur le sol.

— À l’aide ! cria Chloé.

Merde. J’avais oublié qu’elle était aux prises avec ce foutu démon Reptile.

Shea se redressa soudain sur ses pieds, l’air d’aller mieux, maintenant que
le démon Pied d’Alouette nauséabond était mort. Elle brandit sa lame
circulaire et s’avança à grands pas à travers la pièce pour aider Chloé, tandis
que je m’efforçais de retrouver mon équilibre. L’enfant de la Nuit avait cloué
la petite saleté sous sa botte, comme la dernière fois, maintenant fermement
son corps qui se tortillait. Sa chaussure noire semblait bouillonner – elle avait
été frappée par son acide.

Shea tomba à genoux et enfonça la lame dans le ventre de la créature. Un


flux d’acide vert se répandit instantanément sur le sol, faisant jaillir un flot de
vapeur phosphorescente qui s’évaporait. Chloé bondit en arrière juste au
moment où l’acide commençait à ronger le parquet.

Celle-ci haletait, les cheveux défaits, une partie s’étant échappée de sa


queue de cheval.

— Je retire ce que j’ai dit. Ce n’est plus simple comme bonjour.

Ouais, sans blague.

— Tout le monde va bien ? demandai-je.


Luke semblait aller mieux ; il s’était remis debout et ne haletait plus. J’étais
à peu près sûre que Chloé était la seule à ne pas avoir vomi.

— Je me sens beaucoup mieux maintenant qu’il est mort, répondit Shea en


pointant du doigt vers les restes du démon Pied d’Alouette.

Je posai les yeux sur la botte de Chloé, qui fumait.

— Chloé, enlève ça, ou l’acide va la ronger et atteindre ton pied. Fais-moi


confiance.

J’avais une cicatrice pour le prouver.

Elle fit rapidement ce que je lui disais et je pris une profonde inspiration,
évaluant la prochaine épreuve.

— OK, il reste un démon. Mon intuition me dit que c’est un démon Castor.

Les démons Castors étaient les plus dangereux des quatre. Ils créaient de
petites salves ou vagues d’énergie qui vous faisaient tomber sur les fesses. Se
rapprocher à moins d’un mètre d’un démon Castor était quasiment
impossible, et leur peau était aussi épaisse qu’une armure, peu de choses
étant capables de la percer.

— Chloé, tu es la mieux à même de te rapprocher de lui. Luke, si tu peux


charger en avant rapidement et avec force, alors nous aurons peut-être
l’élément de surprise pour nous. Shea et moi pourrons essayer de le tuer une
fois que vous l’aurez étourdi.

Chloé hocha la tête, faisant craquer son cou et sortant son épée de son
fourreau.

— Je peux le faire.

Luke hocha sa grosse tête d’ours.

Je pris une autre inspiration, encore secouée après la mort violente du


démon Pied d’Alouette.
— OK. Allons au niveau suivant.

Je récupérai Sera au sol et essuyai le sang et les tripes de démon Pied


d’Alouette sur le bas de mon pantalon, puis je la félicitai de s’en être si bien
sortie avec le démon. Je voulais qu’elle sache que je lui étais reconnaissante,
vu qu’elle semblait avoir des sentiments.

Lentement et silencieusement, nous montâmes les marches une par une, en


partie pour être discrets, et en partie pour repousser l’inévitable le plus
longtemps possible. J’étais fatiguée, j’avais mal à la hanche et j’avais envie
d’un massage intégral et d’une sieste de quatre heures. Mais je n’étais pas
une lâcheuse.

J’atteignis l’encadrement de la porte et l’odeur de soufre me frappa de plein


fouet. C’était une odeur fumeuse de vinaigre que, en grandissant, je n’avais
sentie qu’auprès des démons de niveau supérieur. La peur me serra les tripes
alors qu’une vague de confusion me submergeait. L’odeur était peut-être un
résidu laissé par un démon qui avait vécu ici avant. Il restait encore deux
étages, celui-ci pouvait donc très bien être vide. Malgré tout, je sortis à
nouveau Sera de son étui, ne voulant prendre aucun risque, et entrai dans la
salle. Je m’agenouillai, faisant rouler la lampe au centre de la pièce, avant de
regarder autour de moi, m’efforçant de voir s’il y avait un démon ou pas.

Dans le coin droit de la pièce, je vis une silhouette sombre courbée en deux.

Fronçant les sourcils, je regardai mon équipe et leur fis signe de me suivre
de près, plutôt que de suivre mon plan initial de charger pour l’étourdir. Je
m’avançai vers lui prudemment, sur la pointe des pieds. À chaque pas, je
tentai de distinguer ce que c’était, et pourquoi il faisait le mort. Ce n’était
peut-être pas un démon Castor, c’était peut-être un autre démon If, ou un Pied
d’Alouette.

Alors que je me rapprochais, je vis que la forme et la taille du corps


correspondaient clairement à un démon Castor, mais il se contentait de rester
courbé en deux, faisant le mort.

À mon geste de la main, Chloé se précipita dans la pièce comme un éclair et


bondit sur lui, plongeant son épée dans sa cage thoracique alors que Luke me
dépassait pour l’achever.

Le démon ne bougea pas.

— Il est mort, dit Chloé alors que Luke ralentissait.

L’Enfant de la Nuit fit rouler le démon sur le dos pour dévoiler son visage.
Ses yeux étaient devenus blancs et il ne respirait clairement pas.

Lincoln avait dit que nous devions tuer quatre démons, alors si celui-ci était
déjà mort, il devait forcément y en avoir un autre. Je pivotai sur moi-même.

— C’est un piège. Il en reste un ici.

Un bruit provenant du fond de la pièce me fit pivoter à nouveau. Là, au


beau milieu de la pièce, se trouvait une bulle violette et jaune, un cercle de
couleurs suspendu en l’air et qui grandissait à chaque seconde.

— Euh, Shea… est-ce que c’est…, commençai-je.

Shea recula en trébuchant.

— Un portail.

Je me mordillai la lèvre, jetant un œil à mon bracelet GPS.

— Est-ce que ça fait partie de l’exercice ?

L’ouverture était aussi grande qu’une porte, désormais, et on ne distinguait


qu’un mur de pierre noir et gris au travers. Un mur qui ne provenait pas de ce
bâtiment.

C’était peut-être vraiment un piège. Peut-être qu’un Mage de Lumière allait


nous envoyer par portail un autre démon venant d’un bâtiment adjacent, pour
nous déstabiliser.

— C’est forcément le cas, répondit Chloé en se plaçant en position de


combat.
Je déployai mes ailes, les laissant s’étendre et me préparant à m’envoler. Au
même moment, une silhouette sortit du portail et nous rejoignit dans la pièce.

Tout en moi se révolta en voyant l’homme qui se tenait devant moi. Mes
poils se dressèrent sur mes bras et mes jambes et je sentis mes genoux faiblir.
Il faisait un mètre quatre-vingt, avait des cheveux sombres et luisants, des
yeux noirs lugubres et une peau fine et pâle. Il était séduisant, d’une manière
inquiétante, son apparence exsudant le danger, mais ce qui me terrifiait le
plus, c’étaient les ailes d’ange noires. Identiques aux miennes. Sur son avant-
bras se trouvait un tatouage, un crâne portant une couronne de travers et des
ailes noires derrière.

— Bonjour, Brielle.

Sa voix onctueuse fit frémir mes entrailles. Il semblait avoir la trentaine,


mais sa façon de se tenir était celle de quelqu’un de beaucoup plus âgé.

— Fuis. Appelle à l’aide, m’exhorta Sera.

Je déglutis.

— Qui êtes-vous ?

Je n’avais jamais rencontré de démon comme lui.

Il sourit, exhibant une rangée de dents blanches, mais il semblait m’évaluer


de son regard, comme on évaluerait un bon repas.

— Je possède beaucoup de noms, mais je préfère Prince des Ténèbres,


ronronna-t-il.

C’était tout ce que j’avais besoin d’entendre.

Je tendis la main et appuyai sur le bouton de mon bracelet, avant de


m’avancer devant mes amis, écartant les ailes pour les protéger.

— Fuyez ! leur lançai-je tout en levant Sera devant moi.

Je me tenais devant le Diable en personne.


Lucifer.

Il rejeta la tête en arrière et rit. Le son lancinant résonna sur les murs et fit
naître une vague de nausée dans mon estomac. Sa main se leva et il agita
deux doigts vers lui. Au même moment, mes pieds commencèrent à être
traînés malgré moi dans sa direction. Mon corps se souleva de quelques
centimètres du sol, contrôlé par une force invisible, et je me retrouvai à flotter
contre ma volonté vers le Diable.

Non.

— Tu sais, je trouve ça injuste que les autres t’aient marquée sans que je
puisse participer à la fête.

Il scruta les tatouages bien visibles sur chacun de mes bras.

— Infirmi ! hurla Shea en projetant ses mains en avant, lançant un sort vers
Lucifer.

Il rit plus fort encore, de la fumée noire s’échappant de sa bouche.

— C’est mignon, ronronna-t-il.

Le sort de Shea se désintégra à quelques mètres de lui. Chloé m’attrapa par


l’épaule et tenta de me retenir, pendant que Luke se hissait sur ses pattes
arrière et poussait un rugissement.

Lucifer claqua ses paumes l’une contre l’autre et une brume noire jaillit.
Mes trois amis furent propulsés dans une direction différente, s’écrasant
contre les murs autour de nous et plongeant dans l’inconscience. Je tentai de
bouger, mais j’en étais incapable. Mon regard examina le torse de chacun de
mes camarades et le soulagement m’envahit en voyant qu’ils respiraient tous.

J’étais devant lui, désormais. À trente centimètres de la Source du Mal.

— Qu’est-ce que je fais ? demandai-je à Sera, les genoux tremblants de


peur.

— Je ne sais pas.
Oh, Seigneur. Elle n’avait jamais dit ça jusqu’ici. J’étais complètement
fichue.

Lucifer regarda ma lame en plissant les yeux. D’un mouvement rapide du


poignet, Sera me fut arrachée des mains et fut projetée à travers la pièce,
touchant le sol avec un bruit métallique.

— Tu es celle dont parle la prophétie, dit-il, les yeux étincelants


d’excitation.

Le portail était toujours derrière lui. Si je pouvais le faire passer au travers


d’un coup de pied et parvenir à le fermer je ne savais comment, j’avais peut-
être une chance.

— Laisse-moi tranquille. Je ne te ferai rien. Je suis juste une gamine,


plaidai-je.

Je savais que c’était inutile d’essayer de susciter la compassion du Diable


en personne, mais je ne pouvais pas rester là sans rien faire.

Il sourit et se rapprocha d’un pas.

— Tu crois que j’ai peur de toi ?

L’odeur de pétrole et de vinaigre me brûla le nez.

Ses mains s’illuminèrent d’une lueur rouge, qui attira mon regard vers le
bas, là où elles étaient posées près de ma taille.

— Non, non, non, mon enfant. Tu es la première et la seule de mes


créations humaines. Je veux faire de toi la combattante formidable et sombre
que tu peux être.

Ces mains étincelantes me faisaient peur. Je tentais de me tortiller, mais


j’avais l’impression d’avoir été transformée en statue.

Je pris une profonde inspiration et me remémorai mon entraînement avec


l’archange Michel, tentant d’appeler Sera à moi, projetant mon énergie
derrière moi pour effleurer la sienne.
— Je veux t’investir de tous tes pouvoirs, mon enfant.

Il plaqua sa paume brûlante au centre de ma poitrine, m’agrippant le bras de


son autre main pour me clouer sur place.

Un cri s’échappa de ma bouche alors qu’une douleur comme je n’en avais


jamais éprouvé jusqu’alors me traversait. Une sensation sombre et pesante
recouvrit ma peau, comme une couverture humide, alors que la tristesse
m’enveloppait. Une dépression abrutissante rampa dans les recoins de mon
esprit, et je hurlai plus fort, tentant de lutter contre elle. La rage grandit en
moi face à cette violation indésirable. Je sentais ces ténèbres fouiller en moi,
à la recherche d’une sortie. Je les avais gardées refoulées pendant si
longtemps, tentant de toutes mes forces d’être du côté du bien et pleine de
lumière, que j’avais envie d’exploser.

Un autre rayon rouge jaillit de sa paume vers ma poitrine. Je lâchai


entièrement prise et hurlai alors que la douleur et la rage tourbillonnaient en
moi, libérant le monstre sombre et hideux au fond de moi. Une énorme boule
d’un noir d’encre remonta dans ma gorge et jaillit de ma bouche,
s’enveloppant autour de son cou et de la partie inférieure de sa mâchoire.

Une expression stupéfaite se peignit sur ses traits, avant d’être rapidement
remplacée par une fierté absolue. Ses yeux étincelèrent alors qu’il
m’examinait avec un regard de complète adoration.

Non.

Il claqua des doigts, et la cravate noire tomba de sa gorge comme si elle


avait été faite de papier. Puis il retira sa main de ma poitrine et m’adressa un
regard rayonnant.

— Tu feras de merveilleuses et terribles choses en mon nom, déclara-t-il, sa


voix se répercutant sur les murs.

Tu rêves.

Je mobilisai le peu de réserves qu’il me restait et les projetai vers Sera,


avant de tirer. Mes jambes étaient toujours figées sur place, mais lorsqu’elle
vola à travers la pièce et jusque dans ma main, je parvins à bouger mon bras
et à la propulser vers lui. Lucifer vit venir le coup et fit un pas de côté,
m’attrapant par le cou et tentant de m’attirer avec lui vers le portail.

À cet instant, Lincoln et son équipe firent irruption dans la pièce, hurlant
mon nom. Il adressa un regard au Prince des Ténèbres, debout devant le
portail vers l’Enfer, et tout le sang fut drainé de son visage.

La Mage de leur groupe hurla des mots dans une autre langue et une étoile
d’un bleu brillant jaillit de ses mains, avant d’exploser au plafond, envoyant
des étincelles scintillantes sur toute la pièce. Lorsqu’elles touchèrent la peau
de Lucifer, il poussa un cri et ramena son bras vers lui, me relâchant. Fort
heureusement, j’étais encore de mon côté du monde, et lui dans le sien, mais
mes doigts de pied étaient à quelques centimètres de tomber en Enfer,
littéralement.

— Viens, mon enfant, m’invita Lucifer avant de tendre à nouveau le bras,


serrant les doigts autour du mien.

Lincoln bondit en l’air et fit tomber son épée sur le bras tendu du Diable, le
coupant net.

Je tombai en arrière sur les fesses, le sort que le Prince des Ténèbres
m’avait jeté se brisant. La Mage bondit devant Lincoln et commença à fermer
le portail alors que Lucifer était assis au sol, un sang écarlate très sombre
giclant de son avant-bras.

Le bras que Lincoln avait coupé lévita soudain à travers le portail, et


Lucifer le rattrapa en plein air tout en m’adressant un sourire narquois.

Puis le portail se referma.

Tout le monde se tourna vers moi pour me dévisager, les yeux arrondis de
stupéfaction. Je jetai un œil derrière moi et vis que Shea, Luke et Chloé
remuaient, en train de se réveiller. Dieu merci.

Au sol, haletante, je parvins à lever les yeux vers Lincoln, qui regardait ma
poitrine, bouche bée et une expression horrifiée sur le visage.
— Qu’est-ce que…, commençai-je.

Je baissai alors les yeux et un sanglot s’échappa de ma gorge. Là, gravé sur
ma poitrine, il y avait un crâne avec une couronne de travers, et des ailes
noires derrière lui.

— Il t’a marquée, dit Lincoln d’un ton légèrement répugné, comme si cela
me rendait maléfique.

Comme si cela me rendait moi aussi démoniaque. Son visage arbora


rapidement une expression plus compatissante et il s’efforça de dissimuler sa
réaction initiale, mais elle était là, je l’avais vue.

Je griffai le tatouage, en vain, laissant des marques rouges sur ma poitrine.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? lui demandai-je.

Il m’adressa le même regard de pitié que celui que les gens adressaient à
mon père.

Lincoln s’accroupit et tendit la main vers moi, mais je reculai. Il soupira, les
yeux fixés sur le parquet, incapable de croiser mon regard.

— Je pense que ça veut dire qu’il a entièrement activé tes pouvoirs


maléfiques.

Mes pouvoirs maléfiques. Comme s’ils m’appartenaient, comme si je les


avais choisis. Un nuage noir recouvrit mon âme à cet instant, et je sus que je
ne serais plus jamais la même.

Ma plus grande peur s’était réalisée.

J’étais devenue maléfique.


CHAPITRE VINGT-QUATRE

Je pouvais entendre les voix étouffées se disputer dans la pièce, alors que
j’attendais derrière la porte du bureau de Raphaël. Ils avaient beau essayer de
rester discrets, j’entendais tout.

Une fois encore, j’avais été escamotée des festivités comme une bête
curieuse, exactement comme lors de la cérémonie de l’Éveil.

— Il l’a marquée ! hurla Lincoln d’un ton venimeux.

— Calme-toi, nous ne savons pas ce qu’il a fait exactement, intervint la


voix forte de l’archange Michel.

— Raphaël, tu ne vas pas la mettre dehors, n’est-ce pas ? Son équipe a tué
tous les démons. Quatre démons morts. Ça signifie qu’ils ont réussi
l’Épreuve, dit Lincoln d’une voix sèche, menaçante.

Techniquement, le quatrième démon était mort lorsque nous étions arrivés –


un cadeau du Prince des Ténèbres, probablement –, mais je n’allais pas le
contredire.

Il y eut un silence de plusieurs secondes, et je commençai à me sentir


nerveuse.

— Évidemment qu’elle va passer en deuxième année. Tout le monde doit se


calmer. Elle est innocente dans tout ça. Ce que Lucifer a fait ou n’a pas fait
n’a pas d’importance. Nous n’allons pas l’aliéner encore plus qu’elle ne l’est
déjà.

Béni soit-il.

— Elle porte sa marque sur le cœur. C’est une magie très profonde et très
noire, dit M. Claymore.
Je ne savais même pas qu’il était là. J’étais en état de choc depuis que le
Diable en personne avait ouvert un portail au beau milieu de mon examen de
fin d’année pour me marquer avec sa magie noire, j’imagine que j’avais donc
bien le droit de ne pas être très attentive.

Je baissai les yeux sur la marque et des larmes montèrent à mes yeux. La
peau était irritée et rouge après que je l’ai griffée en espérant pouvoir
l’arracher. Mais ce fut inutile.

— Mais vous pouvez la faire disparaître, n’est-ce pas ? demanda Lincoln,


une légère note d’hystérie dans la voix.

Silence. Des secondes et des secondes de silence.

— Je ne crois pas, mais je vais essayer. Ma magie ne fait pas le poids face à
celle du Prince des Ténèbres, soupira M. Claymore, résigné.

Je relevai mes genoux contre ma poitrine et les serrai contre moi. J’avais
envie que ma mère m’enveloppe dans ses bras et me frotte le dos tout en
chantant Brille, brille, petite étoile. Mais elle était à Demon City, et j’étais
coincée ici.

— Soufflons tous un peu et contentons-nous de garder un œil sur elle. Pour


voir si quoi que ce soit… se manifeste. Nous prendrons le relais à ce
moment-là.

Gabriel était celui qui gardait la tête froide, le conciliateur.

— Se manifeste ? répéta Lincoln.

Je revis dans ma tête la façon dont il m’avait regardée au moment où il


avait vu la marque sur ma poitrine. La peur et l’horreur avaient gagné son
beau visage, empli ses yeux brillants.

— Prenons simplement les choses un jour à la fois. Sois là pour Brielle, et


apporte-lui ce dont elle pourra avoir besoin de notre part, déclara Raphaël.

— Permission de prendre le reste de la nuit, Monsieur ? demanda Lincoln,


son ton à nouveau pincé.
— Permission accordée, fiston, répondit Michel.

La porte du bureau de Raphaël s’ouvrit et Lincoln sortit, de la lumière


s’échappant de la pièce avec lui.

Il baissa les yeux sur moi, recroquevillée au sol, et me souleva, un bras


passé sous mes genoux et l’autre derrière mon dos. Me serrant contre son
torse, il me mena jusqu’au parking, en direction de sa caravane.

— Je peux marcher, marmonnai-je, même si je n’en avais pas vraiment


envie.

Je n’avais même pas envie d’être en vie, à cet instant. Tout semblait trop
difficile.

— Non, répondit simplement Lincoln.

Depuis que Lucifer avait apposé sa marque sur moi, un sentiment de


dépression s’était installé à la périphérie de mon esprit, attendant de fondre
sur moi dès que je baisserais ma garde. Alors je le laissai me porter –
couverte de sang et de tripes de démons – à travers le parking, dépasser sa
moto et atteindre sa porte.

Il me déposa délicatement sur mes pieds, puis déverrouilla sa porte.

— Tu peux prendre une douche. Je vais nous préparer quelque chose à


manger, murmura-t-il.

Il devait être dix heures du soir, et je n’avais pas faim, mais je ne pouvais
pas l’envoyer promener. Je lui adressai un faible sourire et hochai la tête. Il
n’y avait pas eu beaucoup de rencards durant lesquels Lincoln m’avait fait la
cuisine, nous étions tous les deux occupés la plupart du temps, moi avec mes
études et mon emploi à la clinique, lui avec son travail dans l’Armée Déchue.

Dîner à dix heures du soir ? Pourquoi pas ?

Je m’avançai dans sa caravane jusqu’à la minuscule salle de bains, fermant


la porte et la verrouillant. Je posai mon front contre la porte et pris deux
profondes inspirations. La soirée ne s’était pas déroulée comme je m’y
attendais. Mais après tout, qui pouvait s’attendre à ce que le Prince des
Ténèbres apparaisse pour vous marquer ? Juste… waouh.

Ouais, je suis en état de choc.

J’allumai le jet d’eau et commençai à retirer mes vêtements fumants,


ensanglantés et couverts de restes de démons.

Que cette journée aille se faire foutre. Vraiment.

Je me plaçai sous le jet d’eau et sentis un peu de la tension quitter mes


épaules. Je n’étais pas seule. J’avais Lincoln, Shea et tous les autres membres
de mon équipe. J’avais un très bon groupe de soutien. Tout allait bien se
passer.

Lorsque j’attrapai l’éponge savonneuse et la passai sur ma poitrine, un


sanglot se coinça dans ma gorge.

La marque.

Je l’avais oubliée, l’espace de trois secondes, mais elle était là.

Jamais, au grand jamais, je n’aurais pu imaginer que quoi que ce soit puisse
être pire que la marque de mort apposée sur les Mages Noirs. Mais voilà que
j’étais marquée, moi aussi, et sans même l’usage d’une aiguille, par le Diable
en personne. La tristesse que j’avais ressentie lorsqu’il m’avait marquée
grimpa d’un cran. Je frottai furieusement la marque, mais je ne fis que
m’égratigner la peau.

Je ne pouvais retenir mes larmes plus longtemps. Mon corps. Il avait fait
quelque chose à mon corps contre mon gré. Je me sentais violée. Mes larmes
se transformèrent en sanglots alors que ma poitrine était serrée par l’émotion,
une douleur physique qui s’étendit dans tous mes membres.

Un sentiment de deuil.

Mes pouvoirs maléfiques allaient-ils devenir plus forts ? Trouverais-je


jamais ma lumière comme Fred, Lincoln et les autres Célestes ? Lucifer
m’avait-il brisée ?

— Bri ? appela la voix pleine d’inquiétude de Lincoln à travers la porte.

Je m’efforçai de maîtriser mes pleurs, mais je ne le pouvais pas. J’avais


ouvert les vannes, et maintenant, elles coulaient sans discontinuer. J’éteignis
l’eau et ralentis ma respiration, tentant de réfréner mes sentiments.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es blessée ? Je veux dire, physiquement ?

Lincoln avait l’air paniqué. Je n’étais pas du genre à pleurer. Je m’étais


évanouie, j’avais vomi sur lui lorsqu’il m’avait fait m’entraîner trop dur, mais
je n’étais pas une pleurnicharde.

« La marque », ce fut tout ce que je pus dire entre mes sanglots.

Sa réponse fut instantanée :

— Ça n’a pas d’importance. Je veux dire, ça n’a pas d’importance pour


moi. Je… Je t’aime toujours. Peu importe ce qui arrive.

La stupéfaction et l’espoir traversèrent mon corps, chassant la douleur et la


tristesse.

Lincoln vient de me dire qu’il m’aimait.

Il m’aime.

Je m’enroulai dans une serviette et ouvris la porte.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Je n’avais peut-être pas bien entendu. Le mot en A était quelque chose de


très fort, et je pouvais très bien être en pleine hallucination, vu mon état de
fragilité.

Il sourit et se passa une main dans les cheveux.

— Je t’aime, Brielle. C’est le cas depuis un moment, maintenant, mais… la


dernière personne à qui j’ai dit ça, c’était mes parents, et ils se sont fait tuer,
alors… je ne sais pas, je…

Je fis un pas en avant et le fis taire d’un baiser.

Lincoln Grey m’aime. Je fais jaillir des cravates étrangleuses et


démoniaques de ma bouche, et j’ai été personnellement marquée par Lucifer,
pourtant Lincoln Grey m’aime quand même.

Il avait un goût de fraises, et malgré toute la folie de ces cinq dernières


heures, le plaisir gonfla dans mon ventre alors qu’une sensation de chaleur se
frayait un chemin entre mes jambes. Le mot en A m’avait fait un sacré effet.

Lincoln s’écarta et m’adressa un sourire de travers.

— Tu n’es pas censée me le dire en retour ?

Je ris.

— Oh, je t’en prie, on sait tous les deux que je suis amoureuse de toi depuis
des mois.

Ma remarque le fit rire et il tendit la main pour caresser ma poitrine, juste


au niveau de la marque, juste au-dessus de ma serviette.

— J’ai bien de la chance.

Je pense que nous prîmes tous deux conscience en même temps du fait que
j’étais trempée et nue, si l’on excluait une fine serviette, parce que tout l’air
sembla aspiré hors de la pièce. Ma respiration ralentit, la sensation de chaleur
se mit à pulser entre mes jambes.

Et je laissai tomber ma serviette.

On ne vit qu’une fois.

Ses yeux s’arrondirent, le désir s’éveillant dans son regard.

— Brielle.
Je fis un pas vers lui, une main posée sur ma hanche dénudée. Il ne m’avait
jamais vue complètement nue jusqu’ici. Ce n’était pas passé loin, parfois,
mais je n’avais jamais été entièrement dévêtue.

— Lincoln, je suis une femme. Je n’ai peut-être que dix-neuf ans, et j’ai
peut-être moins d’expérience sexuelle que toi, mais je suis une femme. Et je
sais ce que je veux.

Je m’approchai encore, de façon à ce que mes tétons dressés se pressent


contre son torse. Même avec sa chemise, je pouvais sentir la chaleur de sa
peau.

Sa respiration se fit irrégulière.

— Tu es sûre ? Maintenant ?

Ses mots étaient tendres et doux. Il ne voulait pas profiter de moi alors que
j’étais vulnérable, mais j’avais besoin de lui. J’avais besoin de notre amour
comme d’un radeau de sauvetage au milieu de l’océan. Maintenant plus que
jamais.

Je hochai la tête.

Il leva une main et la fit glisser le long de mon dos pour prendre mes fesses
en coupe. D’une légère étreinte, il m’attira contre lui. Mon bassin se pressa
contre le sien et mes mains passèrent autour de son cou, alors que nous
commencions à reculer vers la chambre.

Une fois à l’intérieur, je fis passer mes mains de sa nuque au bouton de son
pantalon. Ma bouche se repaissait avidement de lui alors que mon corps se
réchauffait, se préparant à ce qui était sur le point d’arriver. Je n’avais jamais
ressenti une telle chose pour personne de toute ma vie. Physiquement,
émotionnellement, spirituellement, Lincoln m’éveillait de l’intérieur. Il était
comme une autre moitié de moi-même, ce qui expliquait probablement
pourquoi nous étions si souvent en conflit, mais bon sang, j’aimais tellement
ce type que ç’en était douloureux.

Et à cet instant, partager un moment si spécial avec lui, cela parachevait


quelque chose en moi, une chose que je n’avais jamais réalisé être
incomplète.

Lincoln m’étendit sur le lit, ses lèvres posées sur la courbe de ma poitrine.
Il tendit le bras et fouilla dans le tiroir de sa table de chevet pour en sortir un
préservatif. Alors qu’il parsemait ma peau de baisers et de coups de langue, je
sentis mon désir grimper jusqu’à des proportions épiques.

Nos corps se pressèrent l’un contre l’autre, évoluant en mouvements


rythmiques. Je gémissais chaque fois que sa peau venait effleurer la mienne.
Je glissai mes doigts le long de son dos et perdis toute notion du temps ; il n’y
avait que Lincoln et moi, bloqués dans cet instant d’amour, de plaisir et de
confiance absolue.

Mon dos commença à s’arquer alors que mon corps partait dans tous les
sens.

— Lincoln, gémis-je.

Ses mains se crispèrent alors qu’il atteignait ce moment avec moi, et je


sentis toute la noirceur quitter mon âme jusqu’à la dernière goutte.

Je suis la lumière.

Je suis digne d’être aimée.

Cette marque ne me définit pas.

Notre respiration ralentit et il se pencha en avant, me lovant contre son


torse. Nous demeurâmes ainsi un certain temps, appréciant simplement de
partager ce moment ensemble.

Soudain, une odeur de brûlé atteignit mes narines.

— C’est quoi, cette odeur ? demandai-je.

Lincoln bondit hors du lit.

— J’ai fait brûler le dîner !


Un éclat de rire explosa hors de ma poitrine. Il semblait bien que les
céréales seraient au menu, ce soir.

***

Assise à table dans l’un des caleçons de Lincoln avec un T-shirt trop grand,
je pris une bouchée de céréales croustillantes, avant d’adresser un regard noir
à mon amant.

— Bon, dis-moi tout. Est-ce que l’équipe de Tiffany a passé le test ?


demandai-je.

Il émit un petit rire.

— C’est tout ce qui t’intéresse à cet instant ?

Les priorités. Je devais savoir si j’allais passer mes trois prochaines années
d’études avec ce démon. Je hochai la tête et pris une gorgée de jus de
canneberge.

Il poussa un soupir.

— Elle l’a réussi. L’une de ses amies a une vilaine brûlure à l’acide sur le
dos, mais elles ont eu leur examen.

Bon sang. Quelle sorcière.

J’émis un grognement.

— Et maintenant, quoi ? L’Armée Déchue ?

Je ne savais pas trop ce que le fait de la rejoindre impliquait.

Il afficha un sourire narquois et se pencha plus près, se plaçant à mon


niveau avec un regard lugubre.

— Séances d’entraînement tout l’été. Dirigées par votre serviteur, le sergent


instructeur Lincoln Grey.
Je laissai tomber ma cuillère dans le bol.

— Oh merde.

À suivre…
REMERCIEMENTS

Waouh, ce livre a été si amusant à écrire, et il a fallu tant de personnes pour


le faire exister. Merci à Amanda Rose pour cette couverture incroyable et
pour m’avoir tiré d’un mauvais pas. Un grand merci à mes bêta-lecteurs,
Steven Smithen, Lela Eder et Megan Mayes. Merci à Hot Tree Editing pour
leurs modifications incroyables et à ma merveilleuse correctrice, Stephany
Wallace, pour avoir affiné ce bébé. Je suis extrêmement reconnaissante
envers la charmante Arel Grant pour ma sublime carte et pour avoir travaillé
sur ma chronologie. Un ÉNORME merci, comme toujours, à ma famille
aimante et d’un grand soutien. Le temps que je passe avec mes personnages
est du temps passé loin de vous tous, et je vous suis reconnaissante de
comprendre cette passion que j’ai pour l’écriture. Enfin, merci à mon groupe
de l’ARC, mon « Wolf Pack » et tous mes lecteurs, de vous montrer si loyaux
et enthousiastes à propos de mes livres. Je vous aime tous très fort. <3

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