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Eshonai avait toujours dit à sa sœur être persuadée qu’il y avait quelque
chose de magnifique au-delà de la colline suivante. Puis, un jour, elle était
montée au sommet d’une colline et avait découvert des humains.
Elle les avait toujours imaginés – tels que les décrivaient les chants –
comme des monstres obscurs et dépourvus de forme. Au lieu de quoi
c’étaient des créatures étranges et merveilleuses. Ils parlaient sans rythme
perceptible. Ils portaient des vêtements plus colorés que la carapace, mais
ne pouvaient pas faire pousser leur propre armure. Les tempêtes les
terrifiaient à tel point que, même lorsqu’ils voyageaient, ils se cachaient à
l’intérieur de véhicules.
Plus remarquable encore, ils ne possédaient qu’une seule forme.
Elle avait pensé dans un premier temps que les humains avaient dû
oublier leurs formes, un peu comme l’avaient fait autrefois ceux-qui-
écoutent. Ce qui avait créé entre eux une affinité immédiate.
Aujourd’hui, plus d’un an plus tard, Eshonai fredonnait sur le rythme de
Stupeur tout en aidant à décharger des tambours du chariot. Ils avaient
parcouru une longue distance pour voir la patrie humaine, et sa stupéfaction
s’était accrue à chaque pas. Cette expérience avait culminé ici, dans cette
incroyable cité de Kholinar et son magnifique palais.
Cette aire de chargement immense du côté ouest du palais était tellement
vaste que deux cents membres de ceux-qui-écoutent s’y étaient entassés
après leur arrivée initiale, sans avoir encore rempli les lieux. En effet, la
plupart de ceux-qui-écoutent ne pouvaient pas assister au festin qui se
déroulait à l’étage – où le traité entre leurs deux peuples était en train d’être
ratifié – mais les Aléthis s’étaient malgré tout assurés que l’on s’occupe
bien d’eux, apportant des montagnes de nourriture et de boissons au groupe
qui se trouvait ici.
Elle sortit du chariot et balaya du regard l’aire de chargement, fredonnant
sur Exaltation. Lorsqu’elle avait annoncé à Venli sa résolution de tracer la
carte du monde, elle avait imaginé un lieu d’exploration naturelle. Canyons
et collines, forêts et lèthes débordants de vie. Pourtant, depuis le départ, il y
avait ça ici. Qui attendait tout juste hors de leur portée.
Avec d’autres membres de ceux-qui-écoutent.
La première fois qu’Eshonai avait rencontré les humains, elle avait vu les
membres de ceux-qui-écoutent qui les accompagnaient. Une malheureuse
tribu coincée dans la forme morne. Eshonai avait supposé que les humains
s’occupaient de ces pauvres âmes privées de chants.
Oh, quelle innocence était alors la sienne.
Ces captifs n’étaient pas simplement une petite tribu, ils représentaient
une population immense. Et les humains ne s’occupaient pas d’eux.
Les humains les possédaient.
Un groupe de ces parshes, comme on les appelait, s’agglutinait à
l’extérieur du cercle de travailleurs d’Eshonai.
— Ils essaient constamment de nous aider, déclara Gitgeth sur Curiosité.
(Il secoua la tête, la barbe scintillant de gemmes de rubis assorties à la teinte
rouge dominante de sa peau.) Les petits sans-rythme veulent être près de
nous. Ils sentent que quelque chose ne tourne pas rond dans leur esprit, je
peux te le dire.
Eshonai lui tendit un tambour pris à l’arrière du chariot, puis fredonna
elle-même sur Curiosité. Elle sauta à terre et s’approcha du groupe de
parshes.
— Nous n’avons pas besoin de vous, dit-elle sur Paix en écartant les
mains. Nous préférerions nous occuper nous-mêmes de nos tambours.
Les sans-rythme portèrent sur elle un regard vide.
— Partez, leur dit-elle sur Imploration en désignant les festivités toutes
proches, où ceux-qui-écoutent et les serviteurs humains riaient ensemble
malgré la barrière de la langue. (Les humains frappaient des mains au
rythme des chants anciens que fredonnaient ceux-qui-écoutent.) Amusez-
vous.
Quelques-uns se tournèrent vers les chants et penchèrent la tête sur le
côté, mais ils ne bougèrent pas.
— Ça ne marchera pas, dit Brianlia sur Scepticisme, posant les bras au-
dessus d’un tambour proche. Ils ne peuvent tout simplement pas imaginer
ce que c’est de vivre. Ce sont des marchandises destinées à être achetées et
vendues.
Que faire de cette idée ? Des esclaves ? Klade, l’un des Cinq, était allé
trouver les marchands d’esclaves de Kholinar et avait acheté une personne
pour voir si la chose était réellement possible. Il n’avait même pas acheté
un parshe ; il y avait des Aléthis à vendre. Apparemment, les parshes
coûtaient cher, et ils étaient considérés comme des esclaves de grande
qualité. C’était ce qu’on avait expliqué à ceux-qui-écoutent comme s’ils
étaient censés en concevoir de la fierté.
Elle fredonna sur Curiosité et décrivit un signe de tête sur le côté en
regardant les autres. Gitgeth sourit et fredonna sur Paix en lui faisant signe
de partir. Tout le monde avait l’habitude qu’Eshonai s’en aille au milieu
d’un travail. Ce n’était pas qu’elle ne soit pas fiable… Enfin, peut-être que
si, mais au moins était-elle régulière.
Quoi qu’il en soit, elle serait bientôt attendue à la célébration du roi ;
parmi ceux-qui-écoutent, elle était l’une des plus douées avec la langue
humaine si morne, à laquelle elle s’était naturellement habituée. C’était un
avantage qui lui avait permis de gagner une place dans cette expédition,
mais aussi un problème. Parler la langue humaine la rendait importante, et
les gens qui devenaient trop importants ne pouvaient être autorisés à s’en
aller à la poursuite de l’horizon.
Elle quitta l’aire de chargement et monta les marches menant au palais
proprement dit, s’efforçant d’absorber la décoration, les œuvres d’art, la
splendeur impressionnante du bâtiment. Magnifique et effroyable. Des gens
qui étaient achetés et vendus entretenaient cet endroit, mais était-ce là ce
qui rendait les humains libres de créer des œuvres aussi imposantes que les
sculptures des colonnes qu’elle longeait, ou les motifs incrustés dans le
marbre du sol ?
Elle croisa des soldats qui portaient leur carapace artificielle. Eshonai
n’avait pas d’armure à elle en cet instant ; elle arborait la forme de travail
au lieu de la forme de guerre, car elle aimait sa souplesse.
Les humains n’avaient pas le choix. Ils n’avaient pas perdu leur forme
comme elle l’avait cru tout d’abord, ils n’en possédaient qu’une. Ils
arboraient tout à la fois les formes d’accouplement, de travail et de guerre
pour l’éternité. Et ils affichaient leurs émotions sur leur visage beaucoup
plus que ceux-qui-écoutent. Oh, le peuple d’Eshonai pouvait rire, sourire,
pleurer. Mais pas comme ces Aléthis.
Le niveau inférieur du palais comportait de larges couloirs et galeries,
éclairés par des gemmes soigneusement taillées qui faisaient scintiller la
lumière. Des lustres étaient suspendus au-dessus d’elle, tels des soleils
brisés qui diffusaient de la lumière tout autour d’eux. Peut-être l’apparence
très simple des corps humains – avec leur peau terne de différentes nuances
de brun clair – expliquait-elle aussi pourquoi ils cherchaient à tout décorer,
depuis leurs habits jusqu’à ces colonnes.
Pourrions-nous faire ça ? se demanda-t-elle en fredonnant sur
Approbation. Si nous connaissions la forme adéquate pour créer de l’art ?
Les étages supérieurs du palais ressemblaient davantage à des tunnels.
Étroits couloirs de pierre, pièces pareilles à des abris fortifiés creusés dans
un flanc de montagne. Elle se dirigea vers la salle de banquet pour voir si
l’on avait besoin d’elle, mais elle s’arrêtait ici et là pour jeter des coups
d’œil dans les pièces. On l’avait informée qu’elle pouvait se promener à sa
guise, que le palais lui était ouvert à l’exception des zones dont les portes
étaient gardées.
Elle dépassa une pièce dont tous les murs étaient ornés de tableaux, puis
une autre munie d’un lit et de meubles. Une autre porte encore dévoila des
lieux d’aisance intérieurs avec de l’eau courante, un miracle qu’elle ne
comprenait pas encore.
Elle fouina dans une dizaine de pièces. Du moment qu’elle rejoignait les
festivités du roi à temps pour la musique, Klade et les autres membres des
Cinq ne se plaindraient pas. Ils connaissaient sa manière de fonctionner
aussi bien que tous les autres. Elle passait son temps à s’éloigner pour
fouiner, pour regarder derrière les portes…
Et découvrir le roi ?
Eshonai se figea net devant la porte entrebâillée, qui lui dévoilait
l’intérieur d’une pièce somptueuse à l’épais tapis rouge et aux murs
couverts d’étagères de livres. Tant d’informations rassemblées là dans
l’indifférence générale. Plus étonnant, le roi Gavilar en personne se tenait là
et désignait quelque chose sur une table, entouré de cinq autres personnes :
deux officiers, deux femmes en robe longue, et un vieil homme également
vêtu d’une robe.
Pourquoi Gavilar ne se trouvait-il pas au festin ? Pourquoi n’y avait-il
pas de gardes à la porte ? Eshonai se cala sur Anxiété et recula dans le
couloir, mais l’une des femmes venait de secouer légèrement Gavilar en
désignant Eshonai. Anxiété se mit à cogner sous son crâne, et elle referma
la porte.
L’instant d’après, un homme très grand vêtu d’un uniforme sortit de la
pièce.
— Le roi souhaiterait vous voir, Parshendi.
Elle feignit la perplexité.
— Monsieur ? Paroles ?
— Ne faites pas la maligne, répondit le soldat. Vous êtes l’une des
interprètes. Entrez. Vous n’avez rien à craindre.
Tandis qu’Anxiété vibrait en elle, Eshonai se laissa conduire dans le
repaire.
— Je vous remercie, Meridas, lui dit Gavilar. Laissez-nous seuls un
instant.
Tous sortirent à la file, laissant Eshonai devant la porte, en train de se
caler sur Réconfort et de fredonner tout haut – même si les humains
n’allaient pas en comprendre la signification.
— Eshonai, reprit le roi, j’ai quelque chose à vous montrer.
Il connaissait donc son nom ? Elle s’avança dans la petite pièce chauffée,
serrant très fort ses bras autour d’elle. Elle ne comprenait pas cet homme.
Pas seulement à cause de sa façon de parler, étrangère et morte. Plutôt parce
qu’elle ne pouvait pas anticiper quelles émotions tourbillonnaient là-dedans,
puisque la forme de guerre et celle d’accouplement se disputaient en lui.
Plus encore que tout autre humain, cet homme-ci la laissait perplexe.
Pourquoi leur avait-il offert un traité aussi favorable ? Il avait semblé au
départ s’agir d’un arrangement entre des tribus. C’était avant qu’elle ne
vienne ici, ne voie cette cité et les armées aléthies. Le peuple d’Eshonai
avait autrefois possédé ses propres cités, et des armées dignes d’être
convoitées. Ils le savaient grâce aux chants.
Tout ça remontait à si loin. Ils étaient un fragment d’un peuple perdu.
Des traîtres qui avaient abandonné leurs dieux pour être libres. Cet homme
aurait pu écraser ceux-qui-écoutent. Ils avaient autrefois supposé que leurs
Éclats – des armes qu’ils avaient, jusque-là, cachées aux humains –
suffiraient à les protéger. Mais elle avait désormais vu plus d’une douzaine
de Lames et de Cuirasses d’Éclat parmi les Aléthis.
Pourquoi lui souriait-il ainsi ? Que cachait-il, en ne chantant pas les
rythmes pour l’apaiser ?
— Asseyez-vous, Eshonai, insista le roi. Oh, n’ayez pas peur, petite
éclaireuse. Je voulais justement vous parler. Votre maîtrise de notre langue
est unique !
Elle s’installa sur une chaise tandis que Gavilar se baissait pour tirer
quelque chose d’une petite sacoche. L’objet brillait d’un éclat rouge de
Fulgiflamme, assemblage de gemmes et de métal conçu selon un motif
splendide.
— Savez-vous de quoi il s’agit ? demanda-t-il en le poussant doucement
vers elle.
— Non, Majesté.
— C’est ce que nous appelons un fabrial, un appareil alimenté par la
Fulgiflamme. Celui-ci crée de la chaleur. À peine un soupçon,
malheureusement, mais mon épouse est persuadée que ses érudites peuvent
en créer un qui soit capable de réchauffer une pièce. Ne serait-ce pas
formidable ? Plus de feux de cheminée dégageant de la fumée.
Eshonai ne répondit rien, bien que cette idée lui semble totalement
dépourvue de vie. Elle fredonna sur Louange afin qu’il se sente heureux de
lui en avoir parlé, et lui rendit l’objet.
— Regardez attentivement, reprit le roi Gavilar. Scrutez ses profondeurs.
Voyez-vous ce qui bouge à l’intérieur ? C’est un sprène. Voilà comment cet
appareil fonctionne.
Captif comme à l’intérieur d’un cœur-de-gemme, songea-t-elle en se
calant sur Stupeur. Ils ont fabriqué des appareils qui imitent la façon dont
nous appliquons les formes ? Les humains faisaient tant de choses avec
leurs limites !
— Les démons des gouffres ne sont pas vos dieux, n’est-ce pas ? reprit-il.
— Pardon ? demanda-t-elle en se calant sur Scepticisme. Pourquoi cette
question ?
Quelle étrange tournure prenait la conversation.
— Oh, c’est simplement une idée à laquelle j’ai réfléchi. (Il reprit le
fabrial.) Mes officiers se sentent tellement supérieurs, parce qu’ils croient
vous avoir compris. Ils vous prennent pour des sauvages, mais ils se
fourvoient. Vous n’êtes pas des sauvages. Vous êtes une enclave de
souvenirs. Une fenêtre sur le passé.
Il se pencha vers l’avant, tandis que la lumière émanant du rubis filtrait
entre ses doigts.
— J’ai besoin que vous transmettiez un message à vos dirigeants. Les
Cinq ? Vous êtes proche d’eux, et je suis surveillé. J’ai besoin de leur aide
pour accomplir quelque chose.
Elle fredonna sur Anxiété.
— Allons, poursuivit-il. Je vais vous aider, Eshonai. Saviez-vous que j’ai
découvert comment ramener vos dieux ?
Non. Elle fredonna sur le rythme des Terreurs. Non…
— Mes ancêtres, poursuivit-il en levant le fabrial devant lui, ont d’abord
appris comment retenir un sprène à l’intérieur d’une gemme. Et à l’aide
d’une gemme très spéciale, on peut même y détenir un dieu.
— Majesté, répondit-elle en osant prendre sa main dans la sienne. (Il ne
pouvait pas percevoir les rythmes. Il ne savait pas.) Je vous en supplie.
Nous ne vénérons plus ces dieux. Nous les avons quittés, abandonnés.
— Oh, mais ce sera pour votre bien, et pour le nôtre. (Il se leva.) Nous
vivons sans honneur, car vos dieux ont jadis amené les nôtres. Sans eux,
nous n’avons aucun pouvoir. Le monde est piégé, Eshonai ! Coincé dans un
état de transition morne et inerte. (Il regarda vers le plafond.) Unissez-les.
J’ai besoin d’une menace. Seul le danger les unira.
— Que…, dit-elle sur Anxiété. Qu’êtes-vous en train de dire ?
— Les parshes que nous avons réduits en esclavage étaient autrefois
comme vous. Puis nous les avons, d’une manière ou d’une autre, privés de
leur capacité à entreprendre cette transformation. Nous l’avons fait en
capturant un sprène. Un sprène ancien, crucial. (Ses yeux verts pétillaient
quand il la regarda.) J’ai vu de quelle manière ce processus peut être
inversé. Une nouvelle tempête qui fera sortir les Hérauts de leur cachette.
Une nouvelle guerre.
— C’est de la folie. (Elle se leva.) Nos dieux ont tenté de vous détruire.
— Les anciennes Paroles doivent être prononcées à nouveau.
— Vous ne pouvez pas…
Elle laissa sa phrase en suspens lorsqu’elle s’aperçut qu’une carte
recouvrait la table toute proche. Elle était très grande et représentait une
terre délimitée par les océans – et la finesse de son exécution éclipsait ses
propres tentatives en la matière.
Elle se leva et s’approcha de la table, bouche bée, tandis que le Rythme
de Stupeur résonnait en elle. C’est magnifique. Même les lustres grandioses
et les murs sculptés pâlissaient en comparaison. C’était là l’union parfaite
entre savoir et beauté.
— Je croyais que vous seriez ravie d’apprendre que nous souhaitons nous
allier à vous pour chercher à faire revenir vos dieux, déclara Gavilar. (Elle
entendait presque le Rythme de Réprimande dans ses mots éteints.) Vous
affirmez les craindre, mais pourquoi redouter ce qui vous a fait vivre ? Mon
peuple a besoin d’être uni, et moi, j’ai besoin d’un empire qui ne
succombera pas aux querelles internes après mon départ.
— Alors vous cherchez la guerre ?
— Je cherche à mettre fin à quelque chose que nous n’avons jamais
achevé. Mon peuple était autrefois Radieux, et le vôtre – les parshes – était
autrefois plein de vie. À qui bénéficie ce monde terne où mes semblables se
perdent dans d’interminables chamailleries, sans lumière pour les guider, et
où les vôtres ne valent guère mieux que des cadavres ?
Elle se retourna vers la carte.
— Où… où sont les Plaines Brisées ? Cette partie-ci ?
— C’est l’ensemble de Natanatan que vous désignez là, Eshonai ! Les
Plaines Brisées sont ici.
Il désigna un point guère plus gros que l’ongle de son pouce, alors que la
carte elle-même recouvrait la table entière.
Les choses lui apparurent soudain sous un jour nouveau, vertigineux.
Alors le monde ressemblait à ça ? Elle avait cru qu’en voyageant jusqu’à
Kholinar, ils étaient allés pratiquement jusqu’au bout des terres. Pourquoi
ne lui avait-on pas montré ça auparavant ?
Ses jambes flageolèrent, et elle se cala sur Deuil. Elle retomba sur son
siège, incapable de tenir debout.
Il est si vaste.
Gavilar tira quelque chose de sa poche. Une sphère ? Elle était sombre
mais, curieusement, dégageait un éclat malgré tout. Comme si elle
possédait… une aura de noirceur, une lumière fantôme qui n’était pas de la
lumière. Elle était d’une faible nuance violette et paraissait aspirer la
lumière autour d’elle.
Il la posa devant elle sur la table.
— Apportez ça aux Cinq et répétez-leur ce que je viens de vous
expliquer. Dites-leur de se rappeler ce qu’était autrefois votre peuple.
Réveillez-vous, Eshonai.
Il lui tapota l’épaule, puis quitta la pièce. Elle resta là à fixer cette
lumière effroyable et comprit – grâce aux chants – de quoi il s’agissait. Les
formes de pouvoir étaient autrefois associées à une lumière sombre, une
lumière provenant du roi des dieux.
Elle prit la sphère sur la table et se mit à courir.
Quand les tambours furent installés, Eshonai insista pour se joindre aux
musiciens. Une manière d’évacuer son anxiété. Elle frappait en suivant le
rythme qui cognait dans sa tête, de toutes ses forces, s’efforçant à chaque
coup d’oublier ce qu’avait dit le roi.
Et ce qu’elle venait de faire.
Les Cinq étaient assis à la haute table devant les vestiges intacts de leur
dernier plat.
Il compte ramener nos dieux, avait-elle dit aux Cinq.
Ferme les yeux. Concentre-toi sur les rythmes.
Il en est capable. Il sait tellement de choses.
Des coups furieux qui palpitaient jusque dans son âme.
Nous devons faire quelque chose.
L’esclave de Klade était un assassin. Klade affirmait qu’une voix – qui
parlait en suivant les rythmes – l’avait conduit à cet homme, lequel avait
avoué ses talents lorsqu’il avait insisté. Venli avait apparemment
accompagné Klade, bien qu’Eshonai n’ait pas revu sa sœur depuis un peu
plus tôt dans la journée.
Après une discussion enflammée, les Cinq étaient tombés d’accord pour
voir là un signe leur indiquant la marche qu’ils devaient suivre. Longtemps
auparavant, ceux-qui-écoutent avaient rassemblé le courage d’adopter la
forme morne afin d’échapper à leurs dieux. Ils avaient cherché la liberté à
n’importe quel prix.
Aujourd’hui, le coût nécessaire pour conserver cette liberté allait être
élevé.
Elle jouait des tambours. Elle ressentait les rythmes. Elle pleurait tout
bas, et ne regarda pas l’étrange assassin – vêtu d’amples habits blancs
fournis par Klade – lorsqu’il quitta la pièce. Elle avait voté avec les autres
pour que l’on procède ainsi.
Ressens la paix de la musique, comme disait toujours sa mère. Cherche
les rythmes. Cherche les chants.
Elle résista lorsque les autres l’entraînèrent. Elle pleura de laisser la
musique derrière elle. Pleura pour son peuple, qui risquait d’être détruit à
cause de ce qui se passerait ce soir. Pleura pour le monde, qui ne saurait
peut-être jamais ce que ceux-qui-écoutent venaient de faire pour lui.
Pleura pour le roi, qu’elle venait de condamner à mort.
Les tambours s’interrompirent autour d’elle, et la musique en train de
mourir résonna dans les couloirs.
J’ai la conviction que certains se sentiront menacés par ce récit. Quelques-uns se
sentiront peut-être libérés. La plupart estimeront simplement qu’il ne devrait pas
exister.
— Extrait de Justicière, préface.
Dalinar entendit les cris bien avant d’arriver. Ils résonnaient le long des
tunnels. Il connaissait cette intonation. Le conflit était proche.
Il laissa Navani pour se mettre à courir, en nage, et atteignit un vaste
croisement entre deux tunnels. Des hommes en bleu, éclairés par la vive
lueur des lanternes, en affrontaient d’autres, vêtus de vert forêt. Des sprènes
de colère poussaient sur le sol comme des flaques de sang.
Un cadavre au visage recouvert d’une veste verte reposait sur le sol.
— Reculez ! hurla Dalinar en chargeant dans l’espace séparant les deux
groupes de soldats. (Il tira en arrière un homme de pont qui se tenait avec le
visage tout contre celui de l’un des soldats de Sadeas.) Reculez ou je vous
envoie au cachot, tous autant que vous êtes !
Sa voix frappa les hommes comme une bourrasque, attirant les regards
des deux côtés. Il repoussa l’homme de pont vers ses camarades, puis fit
reculer l’un des soldats de Sadeas, priant pour que l’homme ait la présence
d’esprit de résister à l’impulsion d’attaquer un haut-prince.
Navani et l’éclaireuse s’arrêtèrent en lisière du conflit. Les hommes du
Pont Quatre se retirèrent enfin le long d’un couloir, et les soldats de Sadeas
par celui d’en face. Tout juste assez loin pour pouvoir continuer à se lancer
des regards noirs.
— Vous feriez mieux de vous préparer à subir toutes les foudres de la
Damnation, cria l’officier de Sadeas à Dalinar. Vos hommes ont assassiné
un haut-prince !
— Nous l’avons trouvé comme ça ! cria Teft du Pont Quatre. Il a dû
trébucher sur son propre couteau. Bien fait pour lui, ce salopard de toutes
les foudres.
— Teft, reculez ! lui cria Dalinar.
L’homme de pont, pris de court, hésita puis le salua d’un geste raide.
Dalinar s’agenouilla et écarta la veste du visage de Sadeas.
— Le sang a séché. Il se trouve ici depuis un moment.
— Nous le cherchions, déclara l’officier en vert.
— Vous le cherchiez ? Vous aviez perdu votre haut-prince ?
— Les tunnels sont perturbants ! répondit l’homme. Ils n’empruntent pas
des directions naturelles. Nous avons dévié de notre trajet et…
— Nous avons pensé qu’il avait dû regagner une autre partie de la tour,
déclara l’un des hommes. Nous avons passé toute la nuit à le chercher là-
bas. Quelques personnes disaient qu’elles pensaient l’avoir vu, mais elles se
trompaient, et…
Et un haut-prince a passé une demi-journée étendu là dans son propre
sang, songea Dalinar. Sang de mes pères.
— Nous ne l’avons pas trouvé, reprit l’officier, parce que vos hommes
l’ont assassiné et ont déplacé le corps…
— Ce sang s’accumule ici depuis des heures. Personne n’a déplacé le
cadavre. (Dalinar tendit le doigt.) Déposez le haut-prince dans cette pièce
latérale, là-bas, et envoyez chercher Ialai, si ce n’est déjà fait. Je veux
l’inspecter de plus près.
La pluie reprit alors qu’il avait quitté Pierre-d’Âtre depuis une heure
environ ; au moins les schémas climatiques n’avaient-ils pas été totalement
chamboulés. Malheureusement, ça signifiait qu’il devait parcourir le reste
du trajet à pied. Il pataugeait dans des flaques où poussaient des sprènes de
pluie, sous forme de bougies bleues à l’extrémité surmontée d’yeux.
— Tout ira bien, Kaladin, lui promit Syl depuis son épaule. (Elle s’était
créé un parapluie, et portait toujours la robe traditionnelle vorine en lieu et
place de son habituelle jupe de petite fille.) Tu verras.
Le ciel s’était assombri lorsqu’il atteignit enfin le sommet de la dernière
colline de lavis et regarda Pierre-d’Âtre en contrebas. Il s’était préparé à la
voir détruite, mais ce spectacle le choqua malgré tout. Certains des
bâtiments qu’il se rappelait avaient… tout simplement disparu. D’autres se
retrouvaient sans toit. Il ne pouvait pas embrasser la ville entière depuis cet
angle de vue, pas avec la lumière basse de la saison des pleurs, mais une
grande partie des bâtiments qu’il distinguait étaient vidés, détruits.
Il resta debout un long moment tandis que la nuit tombait. Il n’aperçut
pas la moindre lueur dans la ville. Elle était vide.
Morte.
Une partie de lui se recroquevilla sur elle-même, se blottit dans un coin,
lasse de se faire si souvent maltraiter. Il avait accepté son pouvoir – il avait
emprunté la voie des Radieux. Pourquoi est-ce que ça n’avait pas suffi ?
Ses yeux trouvèrent immédiatement son propre foyer à la périphérie de la
ville. Mais non. Même s’il avait pu y voir dans l’obscurité de cette soirée
pluvieuse, il n’avait pas envie d’y aller. Pas encore. Il ne pouvait pas faire
face à la mort qu’il y trouverait peut-être.
Il choisit plutôt de contourner Pierre-d’Âtre du côté nord-ouest, où une
colline menait au manoir du bourgmestre. Les villes rurales plus grandes
comme celle-ci jouaient le rôle d’une sorte de plaque tournante pour les
petites communautés agricoles qui les entouraient. Pour cette raison, Pierre-
d’Âtre devait subir la présence d’un dirigeant pâle-iris d’un certain statut.
Le clarissime Roshone, un homme dont la cupidité avait détruit bien plus
d’une vie.
Moash…, songea Kaladin, gravissant péniblement la colline en direction
du manoir, frissonnant dans le froid et l’obscurité. Il faudrait bien qu’il
affronte la trahison de son ami – et la tentative d’assassinat sur Elhokar – à
un moment ou à un autre. Pour l’heure, il avait des plaies bien plus urgentes
à panser.
C’était dans le manoir que l’on gardait autrefois les parshes de la ville ;
ils avaient dû commencer leur massacre ici. Il était à peu près sûr, s’il
tombait sur le corps brisé de Roshone, qu’il n’en concevrait pas un
immense chagrin.
— Waouh, s’écria Syl. Des sprènes de morosité.
Kaladin leva les yeux et remarqua un sprène inhabituel qui s’agitait.
Long et gris, pareil à une bannière de tissu en lambeaux claquant au vent. Il
s’enroula autour de lui en voletant. Il n’en avait vu de semblables qu’à une
ou deux occasions auparavant.
— Pourquoi sont-ils si rares ? demanda Kaladin. Les gens se sentent
moroses tout le temps.
— Qui sait ? fit Syl. Certains sprènes sont courants, d’autres plus rares.
(Elle lui donna une petite tape sur l’épaule.) Je suis certaine qu’une de mes
tantes aimait pourchasser ces trucs-là.
— Les pourchasser ? C’est-à-dire essayer de les apercevoir ?
— Non. Comme vous chassez les magnecoques. Je ne me rappelle plus
son nom… (Syl pencha la tête sur le côté, ignorant le fait que la pluie
traversait sa silhouette.) Ce n’était pas vraiment ma tante. Simplement une
sprène d’honneur que j’appelais ainsi. Quel étrange souvenir.
— On dirait que tu te rappelles davantage de choses.
— Plus je passe de temps avec toi, plus ça se produit. À supposer que tu
n’essaies pas à nouveau de me tuer.
Elle lui lança un coup d’œil en biais. Bien qu’il fasse noir, elle brillait
assez fort pour qu’il distingue son expression.
— Combien de fois est-ce que tu vas m’obliger à m’excuser pour ça ?
— Combien de fois est-ce que je l’ai fait jusqu’à présent ?
— Au moins cinquante.
— Menteur, répondit Syl. Ça ne doit pas faire plus de vingt.
— Je suis désolé.
Un instant. Était-ce de la lumière, là-bas ?
Kaladin s’arrêta sur le chemin. C’était effectivement de la lumière,
provenant du manoir. Elle vacillait d’une lueur inégale. Du feu ? Le manoir
brûlait-il ? Non, il semblait s’agir de bougies ou de lanternes à l’intérieur.
Quelqu’un, apparemment, avait survécu. Humains ou Néantifères ?
Il fallait qu’il se montre prudent, même si, en approchant, il s’aperçut
qu’il n’avait pas envie de l’être. Il voulait se montrer impétueux, furieux,
destructeur. S’il découvrait les créatures qui lui avaient repris son foyer…
— Tiens-toi prête, marmonna-t-il à Syl.
Il s’écarta du chemin, d’où l’on avait éliminé plantes et boutons-de-
roche, et s’avança lentement, prudemment, vers le manoir. De la lumière
brillait entre les planches qu’on avait clouées devant les fenêtres du
bâtiment pour remplacer du verre que la Tempête Éternelle avait
certainement brisé. Il s’étonnait que le manoir ait aussi bien survécu. Le
porche avait été arraché, mais le toit restait en place.
La pluie masquait d’autres bruits et l’empêchait d’y voir grand-chose au-
delà, mais quelqu’un, ou quelque chose, se trouvait à l’intérieur. Des
ombres se déplaçaient devant les lumières.
Le cœur cognant à tout rompre, Kaladin contourna le bâtiment pour
rejoindre le côté nord. L’entrée des serviteurs devait se trouver là, ainsi que
les quartiers des parshes. Une quantité de bruit inhabituelle s’échappait de
l’intérieur du manoir. Des chocs sourds. Du mouvement. Comme un nid
rempli de rats.
Il dut traverser les jardins en progressant à tâtons. Les parshes avaient été
logés dans un petit édifice construit dans l’ombre du manoir, avec une
unique pièce ouverte et des bancs pour dormir. Kaladin l’atteignit et
discerna un grand trou déchiré dans son côté.
Un grattement s’éleva derrière lui.
Kaladin se retourna vivement tandis qu’une porte à l’arrière du manoir
s’ouvrait, son chambranle tordu raclant contre la pierre. Il plongea à l’abri
d’un monticule de schiste-écorce, mais la lumière le baigna, traversant la
pluie. Une lanterne.
Kaladin tendit la main sur le côté, prêt à invoquer Syl. Toutefois, la
personne qui sortit du manoir n’était pas un Néantifère, mais un garde
humain portant un vieux casque piqueté de rouille.
L’homme leva sa lanterne.
— Hé là, cria-t-il à Kaladin, cherchant la massue à sa ceinture. Hé là !
Vous, là-bas ! (Il dégagea l’arme et la tendit d’une main tremblante.)
Qu’est-ce que vous êtes ? Un déserteur ? Approchez que je vous voie en
pleine lumière.
Kaladin se leva précautionneusement. Il ne reconnaissait pas le soldat –
mais soit quelqu’un avait survécu à l’attaque des Néantifères, soit cet
homme faisait partie d’une expédition qui enquêtait sur ses conséquences.
Dans un cas comme dans l’autre, c’était le premier signe d’espoir qu’ait vu
Kaladin depuis son arrivée.
Il leva les mains en l’air – il n’avait pas d’arme à l’exception de Syl – et
laissa le garde le pousser sans ménagement à l’intérieur du bâtiment.
J’ai cru avoir trouvé la mort. En effet, certains qui voyaient plus loin que moi
croyaient que j’avais succombé.
— Extrait de Justicière.
Peu de temps après, Kaladin était assis parmi les blessés, une tasse de
soupe chaude entre ses mains. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris
de repas chaud ?
— C’est de toute évidence une marque d’esclave, Lirin, disait un soldat,
qui s’entretenait avec le père de Kaladin près de l’entrée de la pièce. Le
glyphe sas, donc ça s’est produit ici, dans la principauté. On vous a sans
doute raconté qu’il était mort pour vous épargner l’infamie de la vérité. Et
la marque shash – on ne la reçoit pas pour une simple insubordination.
Kaladin buvait sa soupe par gorgées. Sa mère était agenouillée à côté de
lui, une main protectrice sur son épaule. La soupe avait un goût d’enfance.
Bouillon de légumes agrémenté de lavis cuit à la vapeur, épicé comme sa
mère le préparait toujours.
Il n’avait pas beaucoup parlé depuis une demi-heure qu’il était arrivé.
Pour l’heure, il avait simplement envie d’être là, avec eux.
Étrangement, ses souvenirs s’étaient teintés d’affection. Il se rappelait
Tien en train de rire, illuminant jusqu’aux jours les plus maussades. Il se
rappelait les heures passées à étudier la médecine avec son père, ou à
nettoyer avec sa mère.
Syl flottait devant Hesina, toujours vêtue de sa petite havah, invisible à
tout autre que Kaladin. La sprène affichait une expression perplexe.
— La tempête majeure qui souffle dans le mauvais sens a détruit une
grande partie des bâtiments de la ville, expliqua Hesina tout bas. Mais notre
maison a résisté. Nous avons dû dédier ta chambre à autre chose, Kal, mais
nous pouvons te dégager de l’espace.
Kaladin regarda le soldat. Capitaine de la garde de Roshone ; il lui
semblait se rappeler cet homme. Il paraissait presque trop fin pour être dans
l’armée mais, d’un autre côté, c’était un pâle-iris.
— Ne t’en fais pas pour ça, lui dit Hesina. Nous allons nous en occuper,
quel que soit le… problème. Avec tous ces blessés qui affluent depuis les
villages environnants, Roshone aura besoin des talents de ton père. Roshone
ne va pas soulever de tempêtes au risque de s’attirer le mécontentement de
Lirin – et on ne te reprendra pas à nous une fois de plus.
Elle lui parlait comme s’il était un enfant.
Quelle sensation irréelle de revenir ici, d’être traité comme s’il était
encore le garçon parti à la guerre cinq ans auparavant. Trois hommes
portant le nom de leur fils avaient vécu puis étaient morts dans cet
intervalle. Le soldat forgé dans l’armée d’Amaram. L’esclave, plein de
colère et d’amertume. Ses parents n’avaient jamais rencontré le capitaine
Kaladin, garde du corps de l’homme le plus puissant de Roshar.
Et puis… il y avait le suivant, celui qu’il était en train de devenir. Un
homme qui trouvait sa place parmi les cieux et prononçait des serments
anciens. Il s’était écoulé cinq années. Et quatre vies.
— C’est un esclave en fuite, siffla le capitaine de la garde. Nous ne
pouvons pas nous contenter d’ignorer ça, chirurgien. Il a sans doute volé cet
uniforme. Et même si, pour une raison ou une autre, il était autorisé à porter
une lance malgré ses marques, c’est un déserteur. Regardez ces yeux
hagards et dites-moi que vous ne voyez pas là un homme qui a accompli
des choses effroyables.
— C’est mon fils, répondit Lirin. Je rachèterai son décret d’esclavage.
Vous n’allez pas le prendre. Dites à Roshone qu’il a le choix entre fermer
les yeux et se passer de chirurgien. Sauf s’il pense que Mara peut me
remplacer avec à peine quelques années d’apprentissage.
Croyaient-ils réellement parler assez bas pour qu’il ne les entende pas ?
Regarde les blessés dans cette pièce, Kaladin. Quelque chose t’échappe.
Les blessés… ils avaient des fractures. Des commotions. Très peu de
lacérations. Ce n’étaient pas les séquelles d’un combat, mais d’une
catastrophe naturelle. Qu’était-il arrivé aux Néantifères, dans ce cas ? Qui
les avait repoussés ?
— Les choses se sont améliorées depuis ton départ, assura Hesina à
Kaladin en lui serrant l’épaule. Roshone est beaucoup moins terrible
qu’avant. Je crois qu’il se sent coupable. Nous pouvons reconstruire,
redevenir une famille. Et il y a autre chose que tu dois savoir. Nous…
— Hesina, la coupa Lirin en levant les bras au ciel.
— Oui ?
— Écris une lettre aux administrateurs du haut-prince, lui enjoignit-il.
Explique-leur la situation ; vois si nous pouvons obtenir une tolérance, ou
une explication au minimum. (Il se tourna vers le soldat.) Est-ce que ça
contenterait votre maître, ça ? Nous en référons à une autorité supérieure et,
dans l’intervalle, je peux récupérer mon fils.
— Nous verrons, répliqua le soldat en croisant les bras. Je ne suis pas sûr
d’aimer l’idée qu’un homme portant la marque shash se balade en liberté
dans ma ville.
Hesina se leva pour rejoindre Lirin. Ils échangèrent à mi-voix tandis que
le garde s’appuyait de nouveau contre le chambranle, gardant délibérément
Kaladin à l’œil. Savait-il à quel point il ressemblait peu à un soldat ? Il ne
marchait pas comme un homme habitué à se battre. Ses pas étaient trop
appuyés, et il se tenait avec les genoux trop droits. Il n’y avait pas
d’entailles sur son plastron, et le fourreau de son épée cognait partout
lorsqu’il se retournait.
Kaladin prit une gorgée de soupe. Qu’y avait-il d’étonnant à ce que ses
parents le voient encore comme un enfant ? Il était arrivé ici avec l’air
déguenillé, abandonné, puis s’était mis à sangloter en évoquant la mort de
Tien. Rentrer dans sa famille faisait apparemment ressortir l’enfant en lui.
Peut-être était-il temps, pour une fois, d’arrêter de laisser la pluie dicter
son humeur. Il ne pouvait pas chasser cette graine de noirceur en lui mais,
par le Père-des-tempêtes, il n’était pas obligé de se laisser dominer par elle.
Syl s’approcha en marchant dans les airs.
— Ils sont comme je me les rappelle.
— Comme tu te les rappelles ? murmura Kaladin. Syl, tu ne m’as pas
connu quand je vivais ici.
— C’est vrai, concéda-t-elle.
— Dans ce cas, comment est-ce que tu peux te les rappeler ? demanda
Kaladin, songeur.
— Parce que c’est le cas, répliqua-t-elle en voletant autour de lui. Tout le
monde est relié, Kaladin. Toutes les choses sont reliées. Je ne te connaissais
pas à l’époque, mais les vents, si, et j’appartiens aux vents.
— Tu es une sprène d’honneur.
— Les vents appartiennent à Honneur, répondit-elle comme s’il venait de
proférer une énormité. Nous sommes du même sang.
— Tu n’as pas de sang.
— Et toi, apparemment, tu n’as pas d’imagination. (Elle se posa devant
lui dans les airs et se transforma en jeune femme.) Et puis, il y avait… une
autre voix. Pure, avec un chant qui rappelait le bruit du cristal quand on le
frappe, lointain mais exigeant…
Elle sourit et s’éloigna à toute allure.
Eh bien, le monde avait peut-être été chamboulé, mais Syl restait toujours
aussi incompréhensible. Kaladin reposa sa soupe et se leva. Il s’étira d’un
côté, puis de l’autre, éprouvant d’agréables craquements dans ses
articulations. Il se dirigea vers ses parents. Saintes bourrasques, tout le
monde dans cette ville paraissait plus petit que dans ses souvenirs. Il n’avait
tout de même pas tellement grandi depuis son départ de Pierre-d’Âtre ?
Une silhouette se tenait devant l’entrée de la pièce, où elle s’entretenait
avec le garde au casque rouillé. Roshone portait un manteau de pâle-iris
démodé depuis plusieurs saisons – Adolin aurait secoué la tête d’un air
désolé en voyant ça. Le bourgmestre avait un pied en bois au bout de la
jambe droite, et il avait perdu du poids depuis la dernière fois que Kaladin
l’avait vu. Sa peau pendait sur lui comme de la cire fondue et s’accumulait
au niveau de son cou.
Cela dit, Roshone affichait le même port impérieux, la même expression
furieuse – ses yeux jaune pâle semblaient en vouloir à tous les gens et à
toutes les choses de cette ville insignifiante d’avoir été banni. Il avait
autrefois vécu à Kholinar, mais s’était retrouvé impliqué dans la mort de
citoyens – les grands-parents de Moash – et on l’avait envoyé ici à titre de
châtiment.
Il se tourna vers Kaladin, éclairé par des bougies aux murs.
— Alors, vous êtes bien vivant. On ne vous a pas appris à prendre soin de
vous dans l’armée, je vois. Laissez-moi regarder vos marques. (Il tendit la
main pour écarter les cheveux du front de Kaladin.) Nom des foudres, mon
garçon. Qu’avez-vous fait ? Frappé un pâle-iris ?
— Oui, répondit Kaladin.
Avant de lui asséner un coup de poing.
Il atteignit Roshone en plein visage. Un coup bien net, comme Hav le lui
avait appris. Le pouce à l’extérieur du poing, il atteignit la pommette de
Roshone avec les deux premières jointures, puis fit glisser sa main le long
de son visage. Il avait rarement réussi un coup aussi parfait. Il se fit à peine
mal.
Roshone tomba comme un arbre abattu.
— Ça, déclara Kaladin, c’est pour mon ami Moash.
Je n’ai pas trouvé la mort.
J’ai vécu quelque chose de pire.
— Extrait de Justicière, préface.
— Ils avaient disparu quand nous sommes allés les voir, clarissime,
expliqua Aric, le garde de petite taille au casque rouillé. Nous avions fermé
la porte, mais le mur avait été défoncé.
— Ils n’ont attaqué personne ? demanda Kaladin.
— Non, clarissime.
Kaladin fit les cent pas dans la bibliothèque. La pièce était petite, mais
soigneusement organisée avec des rangées d’étagères et un élégant lutrin.
Chacun des livres était parfaitement aligné avec les autres ; soit les
domestiques étaient extrêmement méticuleux, soit les livres n’étaient pas
souvent déplacés. Syl se percha sur une étagère, adossée contre un ouvrage,
agitant ses jambes par-dessus le bord en un geste de petite fille.
Roshone était assis d’un côté de la pièce, reculant parfois les deux mains
le long de ses joues rouges vers sa nuque en un curieux geste de nervosité.
Son nez avait cessé de saigner, mais il aurait un bel hématome. Ce n’était
qu’une infime fraction du châtiment que méritait cet homme, mais Kaladin
s’aperçut qu’il ne ressentait pas l’envie de le brutaliser. Il devait se montrer
au-dessus de ça.
— Quelle apparence avaient les parshes ? demanda Kaladin aux gardes.
Est-ce qu’ils ont changé après la tempête inhabituelle ?
— Ah ça oui, s’écria Aric. J’ai jeté un coup d’œil quand je les ai entendus
s’échapper, après la fin de la tempête. Ils ressemblaient à des Néantifères, je
peux vous le dire, avec de grands trucs osseux qui dépassaient de leur peau.
— Ils étaient plus grands, ajouta le capitaine des gardes. Plus grands que
moi, et facilement aussi grands que vous, clarissime. Avec des jambes
pareilles à des souches d’arbres et des mains qui auraient pu étrangler un
pâle-échine, ah ça oui.
— Dans ce cas, pourquoi n’ont-ils pas attaqué ? s’enquit Kaladin.
Ils auraient facilement pu s’emparer du manoir, au lieu de quoi ils
s’étaient enfuis dans la nuit. Voilà qui témoignait d’un objectif plus
dérangeant. Peut-être Pierre-d’Âtre était-elle trop petite pour les intéresser.
— J’imagine que vous n’avez pas vu où ils allaient ? demanda Kaladin
en se tournant vers les gardes, puis vers Roshone.
— Hum, non, clarissime, confirma le capitaine. Franchement, nous
cherchions surtout à sauver notre peau.
— Vous allez le dire au roi ? demanda Aric. Cette tempête a arraché
quatre de nos silos. Nous allons mourir de faim dans pas si longtemps, avec
tous ces réfugiés et sans nourriture. Quand les tempêtes majeures
commenceront à revenir, nous aurons beaucoup moins de maisons que
nécessaire.
— J’en parlerai à Elhokar.
Mais, Père-des-tempêtes, le reste du royaume devait être en tout aussi
mauvais état.
Il devait se concentrer sur les Néantifères. Puisqu’il ne pouvait pas
retourner voir Dalinar avant de disposer d’assez de Fulgiflamme pour
rentrer en volant, il semblait que sa tâche la plus utile, pour l’heure,
consisterait s’il le pouvait à découvrir où se rassemblait l’ennemi. Que
mijotaient les Néantifères ? Kaladin n’avait pas vu leurs étranges pouvoirs
par lui-même, mais il avait entendu des récits sur la Bataille de Narak. Des
Parshendis aux yeux brillants qui commandaient aux éclairs, implacables,
effroyables.
— Il va me falloir des cartes, dit-il. Des cartes d’Alethkar, les plus
détaillées dont vous disposiez, et un moyen de les transporter sous la pluie
sans les abîmer. (Il grimaça.) Et puis un cheval. Plusieurs, même, les
meilleurs que vous ayez.
— Alors vous me volez, maintenant ? demanda tout bas Roshone en
regardant fixement le sol.
— Vous voler ? ricana Kaladin. Disons plutôt que je vous les loue. (Il tira
de sa poche une poignée de sphères qu’il laissa tomber sur la table, puis se
tourna vers les soldats.) Alors ? Ces cartes ? Roshone doit tout de même
bien posséder des levés des zones environnantes.
Roshone n’était pas assez important pour devenir l’intendant de l’une des
terres du haut-prince – une distinction dont Kaladin n’avait jamais pris
conscience à l’époque où il vivait à Pierre-d’Âtre. Ces terres devaient être
surveillées par des pâles-iris beaucoup plus importants ; Roshone ne devait
être qu’un premier point de contact avec les villages environnants.
— Il faudra que nous attendions la permission de la clarissime, expliqua
le capitaine des gardes.
Kaladin haussa les sourcils. Ils désobéissaient à Roshone pour lui, mais
pas à la clarissime du manoir ?
— Allez trouver les ardents de la maison et dites-leur de préparer ce que
j’ai demandé. La permission suivra. Et localisez un échocalame relié à
Tashikk, si l’un des ardents en possède un. Une fois que j’aurai la
Fulgiflamme pour l’utiliser, je veux envoyer un message à Dalinar.
Les gardes le saluèrent et partirent.
Kaladin croisa les bras.
— Roshone, je vais devoir retrouver ces parshes et voir si je peux
découvrir ce qu’ils mijotent. J’imagine qu’aucun de vos gardes n’a
d’expérience pour ce qui est de suivre des traces ? Même si la pluie ne
submergeait pas tout, il serait déjà assez ardu de tracer ces créatures.
— Pourquoi sont-ils si importants ? demanda Roshone, qui regardait
toujours par terre.
— Vous devez tout de même bien le deviner, répondit Kaladin, adressant
un signe de tête à Syl qui voletait vers son épaule sous forme de ruban
lumineux. Le climat chamboulé et des serviteurs ordinaires changés en
abominations ? Cette tempête aux éclairs rouges qui soufflait dans le
mauvais sens ? La Désolation est ici, Roshone. Les Néantifères sont
revenus.
Avec un geignement, Roshone se pencha vers l’avant, s’entourant de ses
deux bras comme s’il allait être malade.
— Syl ? chuchota Kaladin. Je vais peut-être à nouveau avoir besoin de
toi.
— Tu dis ça comme si tu le regrettais, observa-t-elle en penchant la tête
sur le côté.
— Effectivement. Je n’aime pas l’idée de te manier pour t’écraser contre
des choses.
Elle renifla.
— Premièrement, je ne m’écrase pas contre des choses, idiot. Je suis une
arme élégante et gracieuse. Deuxièmement, pourquoi ça te dérange ?
— Ce n’est pas juste, répondit Kaladin, murmurant toujours. Tu es une
femme, pas une arme.
— Attends… alors c’est parce que je suis une fille ?
— Non, se défendit aussitôt Kaladin, qui hésita ensuite. Peut-être. C’est
juste que ça fait bizarre.
Elle l’étudia en penchant la tête sur le côté, haussant les sourcils, comme
s’il venait de proférer une énorme bêtise.
Toute chose possède un sprène. Sa mère le lui avait appris dès son plus
jeune âge.
— Donc… certaines de mes lances étaient des femmes, dans ce cas ?
— De sexe féminin, en tout cas, confirma Syl. À peu près la moitié,
disons. (Elle voleta dans les airs devant lui.) C’est votre faute si vous nous
personnifiez, alors ne vous plaignez pas. Évidemment, certains des anciens
sprènes ont quatre sexes au lieu de deux.
— Quoi ? Pourquoi ça ?
Elle lui donna un petit coup de doigt sur le nez.
— Parce que ce ne sont pas les humains qui les ont imaginés, idiot.
Elle fila devant lui et se changea en nappe de brume. Lorsqu’il leva la
main, la Lame d’Éclat apparut.
Il se dirigea vers l’emplacement où Roshone était assis, puis se pencha en
tenant la Lame d’Éclat devant le bourgmestre, pointe tournée vers le sol.
Roshone leva les yeux, fasciné par la lame de l’épée, comme Kaladin s’y
attendait. On ne pouvait pas se trouver en présence de ces armes sans être
attiré par elles. Elles possédaient un tel magnétisme.
— Comment l’avez-vous obtenue ? demanda Roshar.
— Est-ce important ?
Il ne répondit pas, mais ils connaissaient tous deux la vérité. Posséder
une Lame d’Éclat suffisait – si vous parveniez à vous en emparer et à ne pas
vous la faire prendre, elle était à vous. Avec une de ces armes en sa
possession, ses marques d’esclave ne signifiaient plus rien. Personne, même
Roshone, ne pouvait laisser entendre le contraire.
— Vous êtes, lui dit Kaladin, un tricheur, un traître et un meurtrier. Mais
pour autant que ça me déplaise, nous n’avons pas le temps de chasser la
classe dirigeante d’Alethkar pour la remplacer par une meilleure alternative.
Nous sommes attaqués par un ennemi que nous ne comprenons pas, et que
nous ne pouvions pas prévoir. Alors vous allez devoir faire preuve de cran
et diriger ces gens.
Roshone regardait fixement son propre reflet sur la lame.
— Nous ne sommes pas impuissants, poursuivit Kaladin. Nous pouvons
riposter, et nous allons le faire – mais d’abord, nous devons survivre. La
Tempête Éternelle va revenir. Régulièrement, quoique je ne connaisse pas
encore l’intervalle exact. J’ai besoin que vous vous prépariez.
— Comment ? chuchota Roshone.
— Bâtissez des maisons avec des pentes dans les deux directions. Si vous
n’avez pas le temps pour ça, trouvez un endroit abrité et restez-y cachés. Je
ne peux pas m’attarder ici. Cette crise va bien au-delà d’une seule ville,
d’une seule population, même si ce sont ma ville et ma population. Le Tout-
Puissant nous préserve, vous êtes tout ce que nous avons.
Roshone s’affaissa encore davantage sur son siège. Formidable. Kaladin
se leva et renvoya Syl.
— Nous allons le faire, déclara une voix derrière lui.
Kaladin se figea net. La voix de Laral fit courir un frisson le long de son
dos. Il se retourna lentement, et découvrit une femme qui ne correspondait
pas du tout à l’image qu’il avait en tête. La dernière fois qu’il l’avait vue,
elle était jeune et splendide, vêtue d’une robe parfaite de pâle-iris, mais ses
yeux vert clair semblaient vides. Elle avait perdu son fiancé, le fils de
Roshone, et s’était retrouvée promise au père à la place – un homme deux
fois plus vieux qu’elle.
La femme qu’il trouva face à lui n’était plus une jeune fille. Son visage
était ferme, mince, et ses cheveux étaient réunis en une queue-de-cheval
purement pragmatique, noir parsemé de blond. Elle portait des bottes et une
havah strictement fonctionnelle, trempée par la pluie.
Elle le toisa de la tête aux pieds, puis renifla.
— On dirait que tu as grandi, Kal. J’étais désolée d’apprendre pour ton
frère. Viens, maintenant. Tu as besoin d’un échocalame ? J’en ai un qui
permet de contacter la reine régente de Kholinar, mais il ne réagissait pas
ces derniers temps. Heureusement, nous en avons bien un pour contacter
Tashikk, comme tu l’as demandé. Si tu penses que le roi te répondra, nous
pouvons passer par un intermédiaire.
Elle ressortit de la pièce.
— Laral…, dit-il en la suivant.
— J’ai entendu dire que tu avais transpercé mon plancher, observa-t-elle.
C’était du bois de grande qualité, je te signale. Franchement, les hommes et
leurs armes…
— J’ai rêvé que je revenais, dit Kaladin, qui s’arrêta dans le couloir
devant la bibliothèque. J’ai imaginé revenir ici en tant que héros de guerre
et défier Roshone. Je voulais te sauver, Laral.
— Ah bon ? (Elle se tourna vers lui.) Et qu’est-ce qui te laissait penser
que j’en avais besoin ?
— Tu ne me feras pas croire, répondit-il tout bas en désignant la
bibliothèque, que tu es contente de ça.
— Je vois que devenir un pâle-iris ne donne pas le sens des convenances
pour autant, répliqua Laral. Tu vas cesser d’insulter mon époux, Kaladin.
Porte-Éclat ou non, encore un mot de ce genre et je te fais jeter hors de chez
moi.
— Laral…
— Je suis très heureuse ici. Du moins je l’étais, avant que les vents se
mettent à souffler dans le mauvais sens. (Elle secoua la tête.) Tu tiens de ton
père. Toujours cette impression de devoir sauver tout le monde, même ceux
qui préféreraient que tu te mêles de tes affaires.
— Roshone a brutalisé ma famille. Il a envoyé mon frère se faire tuer et
s’est efforcé de détruire mon père !
— Et ton père a critiqué mon mari, répliqua Laral, en le décriant devant
les autres gens de la ville. Qu’est-ce que tu ressentirais si tu étais un
nouveau clarissime exilé loin de chez toi et que tu découvrais que le citoyen
le plus important de la ville te critique ouvertement ?
Son point de vue était faussé, bien entendu. Lirin avait tenté de
sympathiser avec Roshone au départ, n’est-ce pas ? Malgré tout, Kaladin
n’avait guère envie de poursuivre la dispute. Quelle importance ? Il
comptait faire partir ses parents de la ville, de toute manière.
— Je vais aller préparer l’échocalame, annonça-t-elle. Il faudra peut-être
un moment avant d’obtenir une réponse. Dans l’intervalle, les ardents
devraient aller chercher tes cartes.
— Formidable, répondit Kaladin, qui la dépassa dans le couloir. Je vais
m’entretenir avec mes parents.
Syl se précipita sur son épaule tandis qu’il descendait les marches.
— Alors c’est la fille que tu allais épouser.
— Non, chuchota Kaladin. C’est une fille que je n’aurais jamais épousée
de toute manière.
— Je l’aime bien.
— Pas étonnant.
Il atteignit le bas des marches et leva la tête. Roshone avait rejoint Laral
en haut de l’escalier, portant les gemmes que Kaladin avait laissées sur la
table. Combien y en avait-il ?
Cinq ou six brômes de rubis, songea-t-il, et peut-être un ou deux saphirs.
Il calcula mentalement. Bourrasques… C’était une somme grotesque – plus
d’argent que le gobelet rempli de sphères pour lequel Roshone et le père de
Kaladin avaient passé des années à se battre à l’époque. Ce n’était
désormais plus que de l’argent de poche pour Kaladin.
Il avait toujours imaginé les pâles-iris comme riches, mais un clarissime
mineur d’une ville insignifiante… eh bien, Roshone était pauvre en réalité,
simplement d’un autre degré de pauvreté.
Kaladin chercha dans toute la maison, croisant des gens qu’il avait
connus autrefois – des gens qui murmuraient désormais « Porte-Éclat » et
s’écartaient aussitôt de son chemin. Qu’il en soit donc ainsi. Il avait accepté
sa place dès l’instant où il avait attrapé Syl au vol et prononcé les Paroles.
Lirin avait regagné le salon, où il s’occupait de nouveau des blessés.
Kaladin s’arrêta sur le pas de la porte, puis soupira et s’agenouilla à côté de
son père. Quand celui-ci tendit la main vers son plateau d’outils, Kaladin
s’en empara et le tint prêt pour lui. La position qu’il adoptait autrefois en
tant qu’assistant chirurgien de son père. Le nouvel apprenti aidait à
s’occuper des blessés dans une autre pièce.
Lirin étudia Kaladin, puis se tourna vers son patient, un jeune garçon
dont le bras était entouré d’un pansement taché de sang.
— Ciseaux, fit Lirin.
Kaladin les lui tendit, et Lirin lui prit l’outil sans le regarder, avant de
découper soigneusement le pansement pour le retirer. Un morceau de bois
irrégulier avait transpercé le bras du garçon. Il geignit lorsque Lirin palpa la
chair tout autour, couverte de sang séché. La plaie avait mauvaise mine.
— Découpe la tige, ordonna Kaladin, et la chair nécrosée. Puis cautérise.
— Un peu extrême, tu ne trouves pas ? demanda Lirin.
— Il faudra peut-être amputer au niveau du coude de toute manière. Ça
va s’infecter, sans aucun doute – regarde comme ce bois est sale. Il va
laisser des échardes.
Le garçon geignit de nouveau. Lirin lui donna de petites tapes.
— Tout ira bien. Je ne vois pas encore de sprènes de pourriture, et nous
n’allons donc pas amputer ton bras. Laisse-moi parler à tes parents. En
attendant, mâche ça.
Il donna au garçon un peu d’écorce en guise de décontractant.
Ensemble, Lirin et Kaladin passèrent à un autre patient ; le garçon ne
courait pas un danger immédiat, et Lirin opérerait une fois que
l’anesthésiant aurait fait effet.
— Tu t’es endurci, dit Lirin à son fils tout en inspectant le pied du patient
suivant. Je craignais que tu ne développes jamais de cals.
Kaladin ne répondit pas. En réalité, ses cals n’étaient pas aussi profonds
que son père l’aurait souhaité.
— Mais tu es aussi devenu l’un d’entre eux, ajouta Lirin.
— La couleur de mes yeux ne change strictement rien.
— Je ne parlais pas de ça, mon fils. Qu’un homme soit ou non un pâle-
iris, je m’en moque comme de ma première brisure.
Il fit un signe de la main, et Kaladin lui tendit un morceau de tissu pour
nettoyer l’orteil, puis se mit à préparer une petite attelle.
— Ce que tu es devenu, poursuivit Lirin, c’est un tueur. Tu résous les
problèmes par le poing et l’épée. J’avais espéré que tu trouverais une place
parmi les chirurgiens de l’armée.
— On ne m’a pas tellement laissé le choix, répondit Kaladin en lui
tendant l’attelle, avant de préparer des pansements pour envelopper l’orteil.
C’est une longue histoire. Je te la raconterai un jour.
Du moins, les parties les moins effroyables.
— J’imagine que tu ne vas pas rester.
— Non. Je dois suivre ces parshes.
— Pour continuer à tuer, donc.
— Et tu crois sincèrement que nous ne devrions pas affronter les
Néantifères, papa ?
Lirin hésita.
— Non, murmura-t-il. Je sais que la guerre est inévitable. Simplement, je
ne voulais pas que tu doives, toi, y prendre part. J’ai vu quel effet la guerre
a sur les hommes. Elle écorche leur âme, et ce sont là des blessures que je
ne peux guérir. (Il fixa l’attelle, puis se tourna vers Kaladin.) Nous sommes
des chirurgiens. Que d’autres déchirent et brisent donc ; nous, nous ne
devons pas faire de mal aux autres.
— Non, se récria Kaladin. Tu es un chirurgien, papa, mais je suis autre
chose. Un guetteur aux frontières. (Des paroles adressées à Dalinar Kholin
dans une vision. Kaladin se leva.) Je protégerai ceux qui en auront besoin.
Aujourd’hui, ça signifie pourchasser des Néantifères.
Lirin détourna le regard.
— Entendu. Je suis… content que tu sois revenu, mon fils. Je suis
content de te voir sain et sauf.
Kaladin posa la main sur l’épaule de son père.
— La vie avant la mort, papa.
— Va voir ta mère avant de partir, lui dit Lirin. Elle a quelque chose à te
montrer.
Kaladin fronça les sourcils, mais quitta la salle de soins en direction des
cuisines. Les lieux n’étaient éclairés que par des bougies, et pas en très
grand nombre. Partout où il allait, il voyait des ombres et une lumière
vacillante.
Il remplit son bidon d’eau fraîche et trouva un petit parapluie. Il en aurait
besoin pour lire ses cartes sous la pluie. À partir de là, il monta voir Laral
dans la bibliothèque. Roshone s’était retiré dans sa chambre, mais il la
trouva assise à un bureau avec un échocalame devant elle.
Un instant. L’échocalame fonctionnait. Son rubis brillait.
— De la Fulgiflamme ! s’exclama Kaladin en tendant le doigt.
— Eh bien, évidemment, repartit-elle en le regardant d’un air songeur.
Les fabriaux en ont besoin.
— Comment t’es-tu procuré des sphères infusées ?
— La tempête majeure, répondit Laral. Il y a quelques jours.
Au cours de l’affrontement avec les Néantifères, le Père-des-tempêtes
avait invoqué une tempête majeure intempestive pour faire face à la
Tempête Éternelle. Kaladin avait volé devant son mur pour combattre
l’Assassin en Blanc.
— Cette tempête était inattendue, déclara Kaladin. Comment as-tu su
qu’il fallait laisser tes sphères à l’extérieur ?
— Kal, dit-elle, ce n’est pas si difficile d’accrocher des sphères dehors
lorsqu’une tempête commence à souffler !
— Combien en as-tu ?
— Quelques-unes. Les ardents en ont plusieurs – je ne suis pas la seule à
y avoir pensé. Écoute, j’ai quelqu’un à Tashikk qui accepte de transmettre
un message à Navani Kholin, la mère du roi. N’était-ce pas ce que tu disais
vouloir ? Tu crois vraiment qu’elle va te répondre ?
La réponse, à son grand soulagement, arriva dès que l’échocalame se mit
à écrire.
— « Capitaine ? lut Laral. Ici Navani Kholin. Est-ce vraiment vous ? »
Laral cligna des yeux, puis observa Kaladin.
— En effet, dicta Kaladin. La dernière chose que j’ai faite avant de partir,
c’était m’entretenir avec Dalinar au sommet de la tour.
Avec un peu de chance, ça suffirait à prouver son identité.
Laral sursauta, puis écrivit ces mots.
— « Kaladin, ici Dalinar, lut Laral lorsque la réponse arriva. Quel est
votre statut, soldat ? »
— Tout se passe mieux que je ne le craignais, répondit Kaladin. (Il
décrivit brièvement ce qu’il avait découvert, puis conclut en observant :) Je
crains qu’ils ne soient partis parce que Pierre-d’Âtre n’était pas assez
importante pour qu’ils prennent la peine de la détruire. J’ai demandé des
chevaux et des cartes. Je dois pouvoir explorer un peu la région et voir ce
que je peux découvrir au sujet de l’ennemi.
— « Soyez prudent. Il ne vous reste plus de Fulgiflamme ? »
— Je devrais pouvoir m’en procurer un peu. Je doute que ça suffise pour
me ramener à bon port, mais ça me sera utile.
Il fallut quelques minutes pour que Dalinar réponde, et Laral en profita
pour changer la page sur la planche de l’échocalame.
— « Vous avez les bons réflexes, capitaine, envoya enfin Dalinar. Je me
sens aveugle dans cette tour. Approchez-vous suffisamment pour découvrir
ce que fait l’ennemi, mais sans prendre de risques inutiles. Emportez
l’échocalame. Envoyez-nous un glyphe chaque soir pour nous informer que
vous êtes sain et sauf. »
— Entendu, mon général. La vie avant la mort.
— « La vie avant la mort. »
Laral se tourna vers lui, et il lui indiqua d’un signe de tête que la
conversation était terminée. Elle emballa l’échocalame pour lui sans un
mot, et il le prit avec gratitude, puis quitta hâtivement la pièce et descendit
les marches.
Ses activités avaient provoqué un attroupement dans la petite entrée
devant l’escalier. Il comptait demander si quiconque avait des sphères
infusées, mais il en fut empêché par la vue de sa mère. Elle s’entretenait
avec plusieurs jeunes filles et tenait un jeune enfant dans ses bras. Que
faisait-elle avec…
Kaladin s’arrêta au pied des marches. Le petit garçon avait peut-être un
an, et il mâchonnait sa main en babillant autour de ses doigts.
— Kaladin, je te présente ton frère, dit Hesina en se tournant vers lui.
Plusieurs des filles s’occupaient de lui pendant que je participais au triage.
— Un frère, murmura Kaladin.
L’idée ne l’avait jamais traversé. Sa mère devait avoir quarante et un ans
cette année, et…
Un frère.
Kaladin tendit les bras. Sa mère le laissa prendre le petit garçon, le tenir
avec des mains qui paraissaient trop rudes pour toucher une peau si douce.
Tremblant, Kaladin serra l’enfant très fort contre lui. Les souvenirs de cet
endroit ne l’avaient pas brisé, et voir ses parents ne l’avait pas terrassé, mais
cette fois…
Il ne put s’empêcher de pleurer. Il se sentit très bête. Ce n’était pas
comme si ça changeait quoi que ce soit – les hommes du Pont Quatre
étaient ses frères à présent, aussi proches de lui que tout parent lié par le
sang.
Pourtant, il pleurait.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Oroden.
— Enfant de la paix, murmura Kaladin. Un nom bien choisi. Excellent,
même.
Derrière lui, une ardente approcha, munie d’un étui de parchemin.
Saintes bourrasques, était-ce Zeheb ? Toujours en vie, semblait-il,
quoiqu’elle ait toujours paru plus vieille que les pierres elles-mêmes.
Kaladin rendit le petit Oroden à sa mère, puis s’essuya les yeux et prit l’étui
de parchemin.
Les gens s’agglutinaient aux abords de la pièce. Il présentait un spectacle
inhabituel : le fils du chirurgien transformé en esclave puis en Porte-Éclat.
Pierre-d’Âtre ne verrait plus rien d’aussi passionnant avant un bon siècle.
Du moins, pas si Kaladin avait son mot à dire. Il adressa un signe de tête
à son père – qui était sorti du salon – puis se tourna vers l’assemblée.
— Quelqu’un ici a-t-il des sphères infusées ? Je vous les achèterai deux
brisures pièce. Apportez-les-moi.
Syl tournait autour de lui en bourdonnant tandis qu’il rassemblait les
sphères, et la mère de Kaladin procéda aux paiements pour lui. Ce qu’il
récolta au total ne valait que l’équivalent d’une bourse, mais ça semblait
une petite fortune. Au minimum, il n’aurait plus besoin de ces chevaux.
Il ferma et noua la bourse, puis regarda par-dessus son épaule son père
approcher de lui. Lirin tira de sa poche une petite brisure de diamant
luisante, qu’il lui tendit.
Kaladin l’accepta, puis se tourna vers sa mère qui tenait le petit garçon
dans ses bras. Son frère.
— Je veux vous conduire en lieu sûr, dit-il à Lirin. Il faut que je parte
dans l’immédiat, mais je reviendrai bientôt. Pour vous emmener à…
— Non, coupa Lirin.
— Papa, c’est la Désolation, insista Kaladin.
Près d’eux, des gens émirent des hoquets étouffés, les yeux hagards. Nom
des foudres, Kaladin aurait dû avoir cet échange en privé. Il se pencha vers
Lirin.
— Je connais un endroit sûr. Pour toi, pour maman. Pour le petit Oroden.
Je t’en supplie, ne sois pas têtu, pour une fois dans ta vie.
— Tu peux les emmener, s’ils acceptent de partir, laissa tomber Lirin.
Mais moi, je reste ici. Surtout si… ce que tu dis est vrai. Ces gens auront
besoin de moi.
— Nous verrons. Je reviendrai dès que possible.
Kaladin serra la mâchoire, puis se dirigea vers la porte d’entrée du
manoir. Il l’ouvrit, laissant entrer le bruit de la pluie, les parfums d’une terre
noyée.
Il marqua un temps d’arrêt, se tourna vers la pièce remplie de citoyens
sales, sans toit, effrayés. Ils l’avaient entendu, mais ils savaient déjà. Il avait
surpris leurs chuchotements. Les Néantifères. La Désolation.
Il ne pouvait pas les laisser comme ça.
— Vous avez très bien entendu, lança tout haut Kaladin à la centaine de
personnes rassemblées dans le grand vestibule du manoir – y compris
Roshone et Laral, qui se tenaient sur les marches du premier étage. Les
Néantifères sont revenus.
Murmures. Peur.
Kaladin inspira un peu de la Fulgiflamme contenue dans sa bourse. Une
fumée pure, luminescente, se mit à s’échapper de sa peau, nettement visible
dans cette pièce mal éclairée. Il se fixa vers le haut à l’aide d’une Attache
pour s’élever dans les airs, puis en ajouta une autre vers le bas, qui le laissa
suspendu à une soixantaine de centimètres au-dessus du sol, dégageant une
lueur. Syl se matérialisa à partir de la brume et prit la forme d’une Lance
d’Éclat dans sa main.
— Le haut-prince Dalinar Kholin, déclara Kaladin, un nuage de
Fulgiflamme s’échappant de ses lèvres, a reformé les Chevaliers Radieux.
Et cette fois-ci, nous ne vous abandonnerons pas.
Les expressions, dans la pièce, allaient de l’adoration à la terreur. Kaladin
trouva le visage de son père. La mâchoire de Lirin s’était affaissée. Hesina
serrait son jeune enfant dans ses bras, affichant une expression de joie pure,
tandis qu’un sprène de stupeur apparaissait autour de sa tête en formant un
anneau bleu.
Je te protégerai, petit, songea Kaladin à l’intention de l’enfant. Je les
protégerai tous.
Il salua ses parents d’un signe de tête, puis se tourna, fixa une Attache
vers l’extérieur et s’élança dans la nuit pluvieuse. Il allait s’arrêter à
Stringken, à une demi-journée de marche au sud environ – ou une courte
distance en vol – et voir s’il pouvait y échanger des sphères.
Puis il traquerait quelques Néantifères.
Cet instant mis à part, je peux affirmer en toute franchise que ce livre couve en moi
depuis ma jeunesse.
— Extrait de Justicière, préface.
Shallan dessinait.
Elle traçait sur son carnet de croquis des traits vigoureux, agités. Elle
retournait le bâtonnet de charbon entre ses doigts après quelques traits,
cherchant les pointes les plus aiguës pour que les lignes soient d’un noir
profond.
— Mmm…, dit Motif à proximité de ses mollets, où il ornait sa jupe
comme une broderie. Shallan ?
Elle continua à dessiner, remplissant la page de traits noirs.
— Shallan ? répéta Motif. Je comprends pourquoi tu me détestes,
Shallan. Je ne voulais pas t’aider à tuer ta mère, mais c’est ce que j’ai fait.
C’est ce que j’ai fait…
Shallan serra la mâchoire et continua à dessiner. Elle était assise à
l’extérieur d’Urithiru, adossée contre un morceau de pierre froide, les
orteils glacés, des sprènes de froid poussant tout autour d’elle sous forme de
pointes. Ses cheveux en désordre fouettèrent son visage au gré d’une rafale
de vent, et elle dut immobiliser le papier de son carnet à l’aide de ses
pouces, dont l’un était coincé dans sa manche gauche.
— Shallan…, reprit Motif.
— Ne t’en fais pas, répondit-elle tout bas tandis que le vent s’apaisait.
Simplement… laisse-moi dessiner.
— Mmm…, commenta Motif. Un mensonge puissant…
Un paysage… elle devrait être capable de dessiner un simple paysage
apaisant. Elle était assise sur le rebord de l’une des dix plateformes des
Portes du Pacte, qui s’élevait trois mètres plus haut que le plateau principal.
Plus tôt dans la journée, elle avait activé cette Porte, amenant avec elle une
centaine de personnes supplémentaires parmi les milliers qui attendaient à
Narak. Ce serait tout pour un moment : chaque utilisation de l’appareil
nécessitait une incroyable quantité de Fulgiflamme. Même avec les gemmes
qu’avaient apportées les nouveaux venus, il n’en restait pas beaucoup en
réserve.
Sans compter qu’elle était seule pour ce faire. Seul un Chevalier Radieux
actif et en bonne et due forme pouvait faire fonctionner les cabines
centrales de chaque plateforme, initiant ainsi le transfert. Par conséquent, il
n’y avait pour l’heure que Shallan.
Ce qui signifiait qu’elle devait chaque fois invoquer sa Lame. Celle
qu’elle avait utilisée pour tuer sa mère. Une vérité qu’elle avait prononcée
en tant qu’Idéal de son ordre des Radieux.
Une vérité qu’elle ne pouvait, par conséquent, plus ranger au fond de sa
tête pour l’oublier.
Contente-toi de dessiner.
La cité dominait son champ de vision. Elle s’étirait à une hauteur
impossible, et Shallan avait le plus grand mal à faire entièrement tenir cette
tour énorme sur la page. Jasnah avait cherché cet endroit dans l’espoir d’y
découvrir des livres et des documents anciens ; jusqu’à présent, ils
n’avaient rien trouvé de tel. À la place, Shallan luttait pour comprendre la
tour.
Si elle la figeait dans un croquis, parviendrait-elle enfin à appréhender
ses incroyables dimensions ? Faute de trouver un angle à partir duquel voir
la tour entière, elle se concentrait sur des détails. Les balcons, la forme des
champs, les ouvertures immenses – pareilles à des gueules prêtes à
engloutir, dévorer, terrasser.
Elle se retrouva avec non pas un croquis de la tour, mais un
entrecroisement de traits sur un fond de charbon plus doux. Tandis qu’elle
regardait fixement le dessin, un sprène du vent passa et dérangea les pages.
Elle soupira, laissa tomber son charbon dans sa sacoche et sortit un chiffon
humide pour nettoyer les doigts de sa libre-main.
En bas, sur le plateau, les soldats se livraient à des exercices. L’idée
qu’ils vivaient tous ensemble dans cet endroit perturbait Shallan. C’était
idiot. Ce n’était qu’un bâtiment.
Mais un bâtiment qu’elle ne pouvait pas dessiner.
— Shallan…, reprit Motif.
— Nous allons trouver une solution, répondit-elle en regardant devant
elle. Ce n’est pas ta faute à toi si mes parents sont morts. Tu ne l’as pas
provoqué.
— Tu peux me détester, dit Motif. Je comprends.
Shallan ferma les yeux. Elle ne voulait pas qu’il comprenne. Elle voulait
qu’il la persuade qu’elle avait tort. Il fallait qu’elle ait tort.
— Ce n’est pas toi que je déteste, Motif, maugréa Shallan. C’est l’épée.
— Mais…
— L’épée n’est pas toi. L’épée, c’est moi, mon père, la vie que nous
menions, et la façon dont tout s’est trouvé embrouillé.
— Je… (Motif bourdonna tout bas.) Je ne comprends pas.
Je serais sacrément surprise si tu comprenais, songea Shallan. Parce que
même moi, je n’y comprends rien. Heureusement, une distraction vint à elle
sous la forme d’une éclaireuse qui montait la rampe menant à la plateforme
où elle s’était perchée. La sombre-iris portait du blanc et du bleu, avec un
pantalon sous une jupe de messagère, et elle avait de longs cheveux noirs
d’Aléthie.
— Hum, Clarissime Radieuse ? demanda l’éclaireuse après avoir fait la
révérence. Le haut-prince requiert votre présence.
— Flûte alors, commenta Shallan, quoiqu’elle soit intérieurement
soulagée d’avoir quelque chose à faire.
Elle tendit son carnet de croquis à l’éclaireuse pendant qu’elle rangeait
ses affaires dans sa sacoche.
Sphères éteintes, observa-t-elle.
Alors que trois des hauts-princes s’étaient joints à Dalinar pour son
expédition vers le centre des Plaines Brisées, la majorité était restée en
arrière. Quand cette tempête inattendue avait éclaté, Hatham avait reçu par
échocalame des nouvelles de ses éclaireurs dans les plaines.
Son camp de guerre avait réussi à sortir la majeure partie de leurs sphères
pour les recharger avant que la tempête n’éclate, ce qui lui avait fourni une
énorme quantité de Fulgiflamme comparé aux autres. Il devenait un homme
riche, car Dalinar achetait des sphères infusées pour faire fonctionner les
Portes du Pacte et apporter des fournitures.
En comparaison, fournir des sphères à Shallan pour qu’elle s’entraîne à
tisser la Flamme ne représentait pas un coût énorme – mais elle se sentait
coupable, malgré tout, d’en avoir vidé deux en consommant de la
Fulgiflamme pour combattre le froid. Elle allait devoir se montrer prudente
sur ce point.
Lorsqu’elle eut tout rangé, elle voulut reprendre son carnet et trouva
l’éclaireuse en train de feuilleter les pages, les yeux écarquillés.
— Clarissime…, s’exclama-t-elle. C’est magnifique.
Plusieurs des croquis étaient dessinés comme si l’on regardait vers le
haut de la tour depuis sa base et capturait vaguement la majesté d’Urithiru,
mais donnaient plutôt une impression de vertige. Shallan, mécontente,
s’aperçut qu’elle avait accentué la nature irréelle des croquis à l’aide de
points de fuite et de perspectives impossibles.
— J’essaie de dessiner la tour, expliqua-t-elle, mais je n’arrive pas à le
faire sous le bon angle.
Peut-être, quand le clarissime Broie-du-noir reviendrait, pourrait-il la
faire voler jusqu’à un autre sommet de la chaîne de montagnes.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, commenta l’éclaireuse en feuilletant les
pages. Comment est-ce que vous appelez ça ?
— Surréalisme, répondit Shallan, qui lui reprit le grand carnet et le cala
sous son bras. C’était un vieux mouvement artistique. J’imagine que j’y ai
recouru parce que je n’arrivais pas à donner au dessin l’apparence que je
voulais. Presque plus personne ne s’y intéresse à part les étudiants.
— Face à ce dessin, mes yeux ont fait croire à mon cerveau qu’il avait
oublié de se réveiller.
Sur un geste de Shallan, l’éclaireuse la guida pour redescendre et
traverser le plateau. Là, elle remarqua que plus d’un soldat sur le terrain
avait interrompu son exercice pour la regarder. Flûte alors. Plus jamais elle
ne redeviendrait simplement Shallan, la jeune fille insignifiante née dans un
trou perdu. Elle était désormais la « Clarissime Radieuse », soi-disant de
l’ordre des Outreporteurs. Elle avait persuadé Dalinar de faire croire (du
moins en public) que Shallan appartenait à un ordre qui ne créait pas
d’illusions. Elle devait empêcher ce secret de se répandre, faute de quoi il
perdrait de son efficacité.
Les soldats la regardaient fixement comme s’ils s’attendaient à ce qu’il
lui pousse une Cuirasse d’Éclat, à ce que des flammes lui jaillissent des
yeux et à ce qu’elle s’envole pour aller arracher une montagne ou deux. Je
devrais sans doute me comporter de manière plus posée, se dit-elle. Plus…
digne d’un Chevalier.
Elle regarda un soldat qui portait l’or et le rouge de l’armée de Hatham. Il
baissa aussitôt les yeux et frotta le charme glyphique comportant une prière
attachée autour du haut de son bras droit. Dalinar était déterminé à rétablir
la réputation des Radieux mais, nom des foudres, on ne pouvait pas changer
le point de vue d’une nation entière en quelques mois à peine. Les anciens
Chevaliers Radieux avaient trahi l’humanité ; bien que de nombreux Aléthis
semblent disposés à donner une nouvelle chance à leurs ordres, d’autres
étaient bien moins indulgents.
Malgré tout, elle s’efforçait de garder la tête haute, le dos bien droit, et de
marcher davantage comme ses tuteurs le lui avaient toujours appris. Le
pouvoir était une illusion de perception, lui avait expliqué Jasnah. La
première étape, pour maîtriser les choses, c’était de se percevoir soi-même
comme capable d’exercer ce contrôle.
L’éclaireuse la conduisit à l’intérieur de la tour, puis lui fit monter un
escalier menant à la section sécurisée de Dalinar.
— Clarissime ? fit la femme tandis qu’elles marchaient. Puis-je vous
poser une question ?
— Comme vous venez d’en poser une, vous le pouvez apparemment.
— Ah, euh… Hum.
— Ne vous en faites pas. Que voulez-vous savoir ?
— Vous êtes… une Radieuse.
— Cette phrase était une déclaration, en réalité, ce qui me fait douter de
ma précédente affirmation.
— Je suis désolée. Simplement… je suis curieuse, clarissime. Comment
est-ce que ça fonctionne ? Être une Radieuse ? Vous avez une Lame
d’Éclat ?
Voilà donc où elle voulait en venir.
— Je peux vous assurer, répondit Shallan, qu’il est tout à fait possible de
rester aussi féminine que l’exige la bienséance tout en accomplissant mes
devoirs de chevaleresse.
— Ah, lâcha l’éclaireuse. (Curieusement, elle semblait déçue par cette
réponse.) Bien entendu, clarissime.
Urithiru semblait avoir été taillée à même la roche d’une montagne,
comme une sculpture. En effet, il n’y avait pas de jointures au coin des
pièces, ni de briques ou de blocs distincts au sein des murs. La majeure
partie de la pierre dévoilait les fines lignes des strates. Des lignes splendides
aux teintes variées, évoquant des couches de tissu empilées dans une
boutique.
Les couloirs se tordaient souvent selon des courbes étranges et
décrivaient rarement des lignes droites vers un croisement. Dalinar
suggérait que c’était peut-être destiné à duper les envahisseurs, comme les
fortifications d’un château. Les amples tournants et l’absence de jointures
donnaient à ces couloirs des allures de tunnels.
Shallan n’avait pas besoin de guide – les strates qui traversaient les murs
possédaient des motifs distincts. D’autres semblaient avoir du mal à les
distinguer, et parlaient de peindre des indications sur le sol. Ne percevaient-
ils pas ici le motif de larges strates rougeâtres alternant avec des jaunes,
plus petites ? Il suffisait de suivre la direction dans laquelle les lignes
s’orientaient légèrement vers le haut et l’on se dirigerait vers les quartiers
de Dalinar.
Ils arrivèrent bientôt à destination, et l’éclaireuse prit position devant la
porte au cas où l’on aurait à nouveau besoin de ses services. Shallan entra
dans une pièce qui était vide la veille encore mais désormais agrémentée de
meubles, formant une grande salle de réunion juste à côté des appartements
privés de Dalinar et de Navani.
Adolin, Renarin et Navani étaient assis devant Dalinar, qui se tenait
debout avec les mains sur les hanches, étudiant une carte de Roshar sur le
mur. Bien que l’endroit soit rempli de tapis et de meubles somptueux, ces
parures semblaient à peu près aussi adaptées à cette pièce morne qu’une
havah d’aristocrate à un cochon.
— Je ne sais pas comment approcher les Azéens, Père, disait Renarin
lorsqu’elle entra. Leur nouvel empereur les rend imprévisibles.
— Ils sont azéens, lança Adolin en saluant Shallan d’un geste de sa main
indemne. Comment pourraient-ils ne pas être imprévisibles ? Leur
gouvernement ne leur impose-t-il pas une manière obligatoire de peler les
fruits ?
— C’est un stéréotype, répondit Renarin. (Il portait son uniforme du Pont
Quatre, mais il avait une couverture sur les épaules et tenait une tasse de thé
fumant, bien qu’il ne fasse pas particulièrement froid dans la pièce.)
D’accord, ils ont une bureaucratie étendue. Mais un changement de
gouvernement provoque forcément des perturbations. En réalité, il sera
peut-être même plus facile à ce nouvel empereur azéen de changer de
politique, puisque la politique est assez bien définie pour changer.
— À votre place, je ne m’inquiéterais pas pour les Azéens, intervint
Navani, qui tapota son carnet de notes à l’aide de sa plume avant d’y écrire
quelques mots. Ils se rendront à la raison, ils le font toujours. Mais que faire
de Tukar et d’Emul ? Je ne serais pas surprise que cette guerre qui les
oppose suffise à détourner leur attention du retour des Désolations.
Dalinar répondit par un grognement et se frotta le menton d’une main.
— Il y a ce seigneur de guerre de Tukar. Comment s’appelle-t-il ?
— Tezim, répondit Navani. Il affirme être un aspect du Tout-Puissant.
Shallan renifla tandis qu’elle se glissait sur le siège voisin de celui
d’Adolin et posait sacoche et carnet de croquis sur le sol.
— Aspect du Tout-Puissant ? Au moins, il a de l’humilité.
Dalinar se tourna vers elle, puis joignit les mains derrière son dos.
Bourrasques, il paraissait toujours si… imposant. Plus grand que toute pièce
dans laquelle il se trouvait, le front constamment plissé par des pensées
profondes. Dalinar Kholin pouvait faire passer le choix du petit déjeuner
pour la décision la plus importante de tout Roshar.
— Clarissime Shallan, déclara-t-il. Dites-moi, comment aborderiez-vous
les royaumes makabakis ? À présent que la tempête est arrivée comme nous
l’avions annoncé, nous avons une occasion de les approcher en position de
force. Azir est le plus important, mais il vient de faire face à une crise de
succession. Emul et Tukar sont, bien entendu, en guerre, comme le faisait
remarquer Navani. Les réseaux d’information de Tashikk pourraient nous
être bien utiles, mais ils se montrent tellement isolationnistes. Ce qui nous
laisse Yezier et Liafor. Peut-être l’impact de leur implication convaincrait-il
leurs voisins ?
Il se tourna vers elle avec une expression pleine d’espoir.
— Oui, oui…, répondit Shallan, songeuse. J’ai déjà entendu parler de
plusieurs de ces endroits.
Dalinar pinça les lèvres, et Motif bourdonna d’un air inquiet dans les
jupes de Shallan. Dalinar ne semblait pas être le genre d’homme avec lequel
on plaisantait.
— Je suis désolée, clarissime, poursuivit-elle en se détendant sur son
siège. Mais je ne comprends pas très bien pourquoi vous sollicitez mon
avis. J’ai entendu parler de ces royaumes, bien entendu – mais mes
connaissances son purement théoriques. Je pourrais sans doute vous citer
leur principal produit d’exportation, mais pour ce qui est de leur politique
étrangère… eh bien, je n’avais même jamais parlé à quelqu’un d’Alethkar
avant de quitter ma patrie. Pourtant nous sommes voisins !
— Je vois, répondit calmement Dalinar. Votre sprène prodigue-t-il des
conseils ? Pourriez-vous le faire apparaître pour qu’il nous parle ?
— Motif ? Il n’a pas de connaissances particulièrement étendues sur
notre espèce, ce qui est plus ou moins la raison de sa présence ici. (Elle
remua sur son siège.) Et en toute franchise, clarissime, je crois qu’il a peur
de vous.
— Eh bien, de toute évidence, il n’est pas idiot, commenta Adolin.
Dalinar décocha un regard noir à son fils.
— Ne soyez pas comme ça, Père, ajouta Adolin. Si quelqu’un était
capable d’intimider les forces de la nature, ce serait vous.
Avec un soupir, Dalinar se retourna et plaça la main sur la carte.
Curieusement, ce fut Renarin qui se leva, posa sa couverture et sa tasse,
puis s’approcha de son père pour placer la main sur son épaule. Le jeune
homme paraissait encore plus dégingandé que d’habitude lorsqu’il se tenait
à côté de Dalinar et, bien que ses cheveux ne soient pas aussi blonds que
ceux d’Adolin, ils étaient malgré tout parsemés de jaune. Il offrait un tel
contraste avec Dalinar, comme s’ils étaient taillés de deux étoffes
entièrement différentes.
— C’est seulement que tout ça est si vaste, mon fils, reprit Dalinar en
étudiant la carte. Comment puis-je unir tout Roshar alors que je n’ai même
jamais visité la plupart de ces royaumes ? La jeune Shallan a tenu des
propos très sages, quoiqu’elle n’en ait peut-être pas conscience. Nous ne
connaissons pas ces peuples. Et maintenant, je suis censé en être
responsable ? Si seulement je pouvais tout voir…
Shallan remua sur son siège avec l’impression qu’on l’avait oubliée.
Peut-être avait-il requis sa présence parce qu’il voulait demander l’aide de
ses Radieux, mais la dynamique des Kholin avait toujours été une
dynamique familiale. À cet égard, elle était une intruse.
Dalinar se tourna et alla chercher une coupe de vin dans une cruche
réchauffée près de la porte. Lorsqu’il passa devant Shallan, il éprouva une
sensation inhabituelle. Une sorte d’élan, comme si une partie d’elle était
attirée vers lui.
Il repassa devant elle en sens inverse, muni d’une coupe, et Shallan se
glissa au bas de son siège pour le suivre vers la carte affichée au mur. Elle
inspira tout en marchant pour puiser dans sa sacoche un flot chatoyant de
Fulgiflamme. Laquelle l’infusa et fit s’échapper une lueur de sa peau.
Elle posa sa libre-main contre la carte. De la Fulgiflamme se dégageait
d’elle, éclairant la carte en une tempête tourbillonnante. Elle ne comprenait
pas exactement ce qu’elle était en train de faire, mais c’était rarement le cas.
L’art n’était pas une question de compréhension, mais de connaissance.
La Fulgiflamme s’échappa de la carte, passant entre elle et Dalinar en un
souffle, poussant Navani à se lever brusquement de son siège pour s’écarter.
La Flamme se mit à tournoyer pour se changer en une autre carte, plus
grande, qui flottait à peu près à la hauteur de la table au centre de la pièce.
Des montagnes poussèrent comme des plis dans un morceau de tissu dont
on rapproche les bords. De vastes plaines verdoyaient, couvertes d’herbes et
de plantes grimpantes. Des flancs de coteaux nus orientés vers les tempêtes
s’ornèrent de splendides ombres de vie du côté sous le vent. Père-des-
tempêtes… elle vit, sous ses yeux, la topograhie du paysage devenir réelle.
Shallan eut le souffle coupé. Était-ce elle qui avait fait ça ? Comment ?
Ses illusions nécessitaient généralement un dessin préexistant à imiter.
La carte s’étirait sur les côtés de la pièce, miroitant au niveau des bords.
Adolin se leva de son siège, traversant brutalement l’illusion en son milieu,
quelque part près de Kharbranth. Des volutes de Fulgiflamme se séparèrent
autour de lui mais, lorsqu’il avança, l’image tourbillonna et se reforma bien
nettement derrière lui.
— Comment… (Dalinar se pencha près de leur section, qui détaillait les
îles de Reshi.) Le degré de précision est incroyable. Je distingue
pratiquement les villes. Qu’avez-vous fait ?
— Je ne suis pas sûre d’avoir fait quoi que ce soit, répondit Shallan, qui
s’avança au milieu de l’illusion et sentit la Fulgiflamme tournoyer autour
d’elle. (Malgré le niveau de détail, la perspective était toujours lointaine, et
les montagnes n’étaient même pas aussi hautes que l’un de ses ongles.) Je
ne peux pas avoir créé ça, clarissime. Je n’ai pas les connaissances requises.
— En tout cas, ce n’est pas moi, intervint Renarin. La Fulgiflamme est
certainement venue de vous, clarissime.
— Oui, eh bien, votre père était en train de tirer sur moi à ce moment-là.
— De tirer sur vous ? s’étonna Adolin.
— Le Père-des-tempêtes, précisa Dalinar. C’est là son influence – c’est
ce qu’il voit chaque fois qu’une tempête souffle à travers Roshar. Ce n’était
ni moi ni vous, mais nous. D’une façon ou d’une autre.
— Eh bien, observa Shallan, vous étiez justement en train de vous
plaindre que vous n’arriviez pas à tout voir.
— Combien de Fulgiflamme est-ce que ça a nécessité ? demanda Navani
en faisant le tour de cette nouvelle carte éclatante.
Shallan inspecta sa sacoche.
— Hum… la totalité.
— Nous allons vous en fournir davantage, soupira Navani.
— Je suis désolée pour…
— Non, l’interrompit Dalinar. Voir mes Radieux s’entraîner avec leurs
pouvoirs fait partie des ressources les plus précieuses que je puisse acheter
actuellement. Même si Hatham nous vend les sphères à un prix
déraisonnable.
Dalinar, d’un pas énergique, traversa l’image, qui se dissipa en un
tourbillon autour de lui. Il s’arrêta près du milieu, à côté de l’emplacement
d’Urithiru. Il balaya lentement la pièce du regard, d’un côté à l’autre.
— Dix cités, murmura-t-il. Dix royaumes. Dix Portes du Pacte anciennes
qui les relient. Voilà comment nous allons le combattre. Voilà comment
nous allons commencer. Non pas en sauvant le monde, mais par cette étape
très simple. Nous protégeons la cité grâce aux Portes du Pacte.
» Les Néantifères sont partout, mais nous pouvons nous montrer plus
mobiles. Nous pouvons consolider les capitales, livrer rapidement de la
nourriture ou des Spiricantes entre les royaumes. Nous pouvons faire de ces
dix cités des bastions de lumière et de force. Mais nous devons agir vite. Il
arrive. L’homme aux neuf ombres…
— De quoi s’agit-il ? demanda Shallan, soudain plus attentive.
— Du champion de l’ennemi, répondit Dalinar, étrécissant les yeux. Dans
les visions, Honneur m’a informé que notre meilleure chance de survie
consistait à obliger Abjection à accepter un duel de champions. J’ai vu celui
de l’ennemi : une créature en armure noire, avec les yeux rouges. Un
parshe, peut-être. Il possédait neuf ombres.
Près de là, Renarin s’était tourné vers son père, yeux écarquillés,
mâchoire tombante. Personne d’autre ne sembla le remarquer.
— Azimir, capitale d’Azir, reprit Dalinar en s’avançant d’Urithiru vers le
centre d’Azir, à l’ouest, accueille une Porte du Pacte. Nous devons l’ouvrir
et gagner la confiance des Azéens. Ils seront importants pour notre cause.
Il s’avança encore davantage à l’ouest.
— Il y a une Porte du Pacte cachée à Shinovar. Une autre dans la capitale
de Babatharnam, et une quatrième dans la lointaine Rall Elorim, la Cité des
Ombres.
— Une autre à Rira, intervint Navani en le rejoignant. Jasnah pensait
qu’elle se trouvait à Kurth. Une sixième a été perdue sur Aimia, l’île qui a
été détruite.
Dalinar répondit par un grognement, puis se tourna vers la section est de
la carte.
— Avec Védénar, ça fait sept, reprit-il en s’avançant dans la patrie de
Shallan. Avec Thaylenahville, huit. Et puis celle des Plaines Brisées, que
nous contrôlons.
— Et la dernière se trouve à Kholinar, dit tout bas Adolin. Chez nous.
Shallan s’approcha et lui toucha le bras. Les communications par
échocalame avec la ville s’étaient interrompues. Personne ne connaissait la
situation de Kholinar ; leur information la plus précise leur avait été fournie
par le message de Kaladin via échocalame.
— Nous commençons petit, reprit Dalinar, avec quelques-unes des plus
importantes pour couvrir l’ensemble du monde. Azir. Jah Keved.
Thaylenah. Nous allons contacter d’autres nations, mais nous concentrer sur
ces trois puissances-là. Azir pour son organisation et son influence
politique. Thaylenah pour ses prouesses navales et maritimes. Jah Keved
pour sa main-d’œuvre. Clarissime Davar, tout ce que vous pourrez nous
apprendre sur votre patrie – et sa situation après la guerre civile – nous sera
très utile.
— Et Kholinar ? s’enquit Adolin.
Un coup frappé à la porte empêcha Dalinar de répondre. Il invita cette
personne à entrer, et l’éclaireuse d’un peu plus tôt passa la tête par
l’entrebâillement.
— Clarissime, annonça-t-elle d’un air inquiet. Il y a quelque chose que
vous devez voir.
— De quoi s’agit-il, Lyn ?
— Clarissime, il y a… il y a eu un autre meurtre.
La somme de mes expériences converge vers ce moment. Cette décision.
— Extrait de Justicière, préface.
Dalinar sautillait d’un pied sur l’autre dans la brume matinale, éprouvant
une puissance nouvelle, une énergie dans chaque pas. Une Cuirasse d’Éclat.
Sa propre Cuirasse.
Le monde ne serait plus jamais le même. Tous s’étaient attendus à ce
qu’il possède un jour une Cuirasse ou une Lame bien à lui, mais il n’était
jamais parvenu à faire taire ce murmure d’incertitude dans un coin de sa
tête. Et si ça ne se produisait jamais ?
Mais c’était arrivé. Père-des-tempêtes, c’était arrivé. Il l’avait remportée
lui-même, au combat. D’accord, ce combat avait impliqué d’envoyer un
homme dans le vide à l’aide d’un coup de pied, mais il avait malgré tout
vaincu un Porte-Éclat.
Il ne pouvait s’empêcher de savourer cette sensation grandiose.
— Du calme, Dalinar, lui lança Sadeas à côté de lui dans la brume, lui-
même vêtu de sa Cuirasse dorée. Un peu de patience.
— Ça ne servira à rien, Sadeas, lança Gavilar – revêtu de sa Cuirasse
bleu vif – depuis l’autre côté de Dalinar. (Tous trois avaient relevé leur
visière pour l’instant.) Les jeunes Kholin sont des hachedogues enchaînés,
et nous flairons l’odeur du sang. Nous ne pouvons pas aller au combat en
prenant de longues inspirations pour nous calmer, concentrés et sereins,
comme nous l’enseignent les ardents.
Dalinar déplaça son poids d’une jambe sur l’autre, éprouvant la froideur
du brouillard matinal sur son visage. Il avait envie de danser avec les
sprènes d’anticipation qui fendaient l’air autour de lui. Derrière eux,
l’armée attendait en rangs disciplinés, et le bruit de leurs pas, cliquetis,
quintes de toux et plaisanteries à mi-voix s’élevaient dans le brouillard.
Il avait presque l’impression de ne plus avoir besoin de cette armée. Il
portait un énorme marteau dans le dos, si lourd que même le plus fort des
hommes ne pouvait pas le soulever sans aide. Il remarquait à peine son
poids. Nom des foudres, cette puissance. C’était remarquablement identique
au Frisson.
— Avez-vous réfléchi à ma suggestion, Dalinar ? demanda Sadeas.
— Non.
Sadeas soupira.
— Si Gavilar me l’ordonne, précisa Dalinar, je me marierai.
— Ne me mêle pas à ça, commenta Gavilar.
Il invoquait et renvoyait sa Lame d’Éclat sans s’arrêter tandis qu’ils
parlaient.
— Eh bien, lui lança Dalinar, jusqu’à ce que tu dises quelque chose à ce
sujet, je resterai célibataire.
La seule femme qu’il ait jamais convoitée appartenait à Gavilar. Ils
étaient mariés – nom des foudres, ils avaient même un enfant. Une petite
fille.
Son frère ne devait jamais savoir ce qu’il éprouvait.
— Mais réfléchissez aux avantages, Dalinar, insista Sadeas. Votre
mariage pourrait nous apporter des alliances, des Éclats. Peut-être pourriez-
vous nous conquérir une principauté – que nous ne serions pas obligés de
pousser au bord de l’effondrement pour qu’elle nous rejoigne !
Après deux années de combat, seules quatre des dix principautés avaient
accepté l’autorité de Gavilar – et deux d’entre elles, Kholin et Sadeas,
l’avaient fait facilement. Il en résultait un Alethkar uni : contre la Maison
Kholin.
Gavilar était persuadé qu’il pouvait les monter les unes contre les autres
et que leur égoïsme naturel les pousserait à se poignarder mutuellement
dans le dos. Sadeas, de son côté, poussait Gavilar vers une plus grande
brutalité. Il affirmait que plus leur réputation serait féroce, plus les cités se
rendraient à eux de leur plein gré au lieu de courir le risque d’être pillées.
— Alors ? fit Sadeas. Acceptez-vous au moins de réfléchir à une union
dictée par la nécessité politique ?
— Nom des foudres, voulez-vous bien arrêter avec ça ? s’écria Dalinar.
Laissez-moi me battre. Mon frère et vous, vous pouvez vous inquiéter des
questions politiques.
— Vous ne pourrez pas y échapper éternellement, Dalinar. Vous en êtes
bien conscient ? Nous allons devoir nous soucier des moyens de nourrir les
sombres-iris, des infrastructures de la ville, de nos liens avec les autres
royaumes. De politique.
— Gavilar et vous, répliqua Dalinar.
— Nous tous, insista Sadeas. Tous les trois.
— Je croyais que vous vouliez me pousser à me détendre ? aboya
Dalinar.
Saintes bourrasques.
Le soleil levant commença enfin à disperser le brouillard, ce qui lui
permit de distinguer leur cible : un mur d’environ trois mètres cinquante de
hauteur. Au-delà, rien. Une étendue rocheuse et plate, du moins en
apparence. La cité du gouffre était difficile à distinguer depuis ce côté-ci.
Elle se nommait Rathalas, mais on l’appelait également la Faille : une cité
entière construite à l’intérieur d’une déchirure dans le sol.
— Le clarissime Tanalan est un Porte-Éclat, n’est-ce pas ? s’enquit
Dalinar.
Sadeas soupira et baissa sa visière.
— Nous en avons parlé à peine quatre fois, Dalinar.
— J’étais ivre. Tanalan. Porte-Éclat ?
— Seulement la Lame, mon cher frère, soupira Gavilar.
— Il est à moi, murmura Dalinar.
Gavilar éclata de rire.
— Seulement si tu le trouves en premier ! J’ai presque envie de donner
cette Lame à Sadeas. Lui, au moins, il écoute lors de nos réunions.
— Bon, intervint Sadeas. Agissons prudemment. Rappelez-vous le plan.
Gavilar, vous…
Gavilar adressa un sourire à Dalinar, baissa brusquement sa visière, puis
se mit à courir pour planter là Sadeas en plein milieu de sa phrase. Dalinar
poussa un cri de triomphe et le rejoignit, faisant crisser la pierre sous ses
pieds chaussés de Cuirasse.
Sadeas laissa échapper un juron sonore, puis les suivit. L’armée resta en
arrière pour le moment.
Des pierres se mirent à tomber ; des catapultes, derrière le mur, lançaient
des rochers isolés ou des pluies de cailloux. Des morceaux de pierre
tombèrent tout autour de Dalinar, faisant trembler le sol, obligeant les lianes
des boutons-de-roche à s’enrouler. Un rocher atterrit à quelques pas devant
lui puis rebondit, faisant jaillir des éclats de pierre. Dalinar le dépassa en
dérapant, avec la souplesse que la Cuirasse prêtait à ses gestes. Il leva le
bras devant sa visière tandis qu’une nuée de flèches assombrissait le ciel.
— Attention aux balistes ! cria Gavilar.
Au sommet du mur, des soldats maniaient d’immenses appareils
semblables à des arbalètes montés sur la pierre. Un carreau étroit, de la
taille d’une lance, visa directement Dalinar et se révéla bien plus précis que
les catapultes. Il se jeta sur le côté, faisant crisser sa Cuirasse sur la pierre
tandis qu’il l’esquivait en glissant. Le carreau toucha le sol avec une telle
force que le bois se brisa.
D’autres carreaux étaient suivis de filets et de cordes, dans l’espoir de
faire trébucher un Porte-Éclat afin qu’il se trouve face contre terre pour le
coup suivant. Dalinar sourit, sentit le Frisson s’éveiller en lui, puis se remit
sur pied. Il sauta par-dessus un carreau rattaché à un filet.
Les hommes de Tanalan faisaient pleuvoir un déluge de pierre et de bois,
mais c’était bien loin de suffire. Dalinar reçut une pierre à l’épaule et
chancela, mais retrouva vite son équilibre. Les flèches étaient inutiles
contre lui, les rochers trop aléatoires, et les balistes trop lentes à recharger.
C’était ainsi qu’il devait en être. Dalinar, Gavilar, Sadeas. Ensemble. Les
autres responsabilités n’importaient pas. La vie consistait à se battre. Un
bon combat le jour – puis, la nuit, un feu de cheminée bien chaud, des
muscles fatigués, et un bon vin.
Dalinar atteignit le mur courtaud et se propulsa d’un bond puissant. Il
atteignit une hauteur tout juste suffisante pour agripper l’un des créneaux du
haut du mur. Les hommes levèrent leurs marteaux pour écraser ses doigts,
mais il se jeta par-dessus le bord et atterrit sur le chemin de ronde au milieu
de défenseurs paniqués. Il tira vivement sur la corde libérant son marteau –
qui le fit tomber sur un ennemi derrière lui – puis décrivit un arc de cercle
en le serrant dans son poing, qui fit s’égailler des hommes brisés, hurlants.
C’était presque trop facile ! Il saisit son marteau, puis le leva et lui fit
décrire un autre arc de cercle, faisant tomber les hommes du mur comme
des feuilles éparpillées par une rafale de vent. Derrière lui, Sadeas renversa
une baliste d’un coup de pied nonchalant, détruisant l’appareil. Gavilar
attaqua à l’aide de sa Lame et fit tomber des cadavres par poignées, dont les
yeux brûlaient. Ici, en hauteur, la fortification jouait contre les défenseurs,
les laissant à l’étroit, agglutinés les uns contre les autres – ce qui était
parfait pour qu’un Porte-Éclat les détruise.
Dalinar se précipita à travers la foule et, en l’espace de quelques instants,
tua sans doute plus d’hommes qu’il ne l’avait fait de toute sa vie. Cette idée
lui inspira un mécontentement aussi surprenant qu’il était profond. Ça
n’avait aucun lien avec son adresse, son élan ou même sa réputation. On
aurait pu le remplacer par un contremaître édenté et obtenir pratiquement le
même résultat.
Il serra la mâchoire pour chasser cette émotion soudaine et inutile. Il
plongea au plus profond de lui et trouva le Frisson qui attendait. Qui le
remplit tout entier, dissipant son mécontentement. Quelques instants plus
tard, il hurlait de plaisir. Rien de ce que faisaient ces hommes ne pouvait le
toucher. Il était un destructeur, un conquérant, un glorieux maelström de
mort. Un dieu.
Sadeas était en train de dire quelque chose. Cet idiot faisait de grands
gestes dans sa Cuirasse dorée. Dalinar cligna des yeux et regarda par-dessus
le mur. Il voyait la Faille proprement dite depuis cet angle, un gouffre
profond dans le sol qui cachait une cité entière, bâtie contre les deux parois
rocheuses.
— Catapultes, Dalinar ! s’écria Sadeas. Détruisez ces catapultes !
Ah oui. Les armées de Gavilar avaient commencé à charger sur les murs.
Les catapultes ennemies – près de l’accès qui descendait dans la Faille
proprement dite – jetaient toujours des pierres, et allaient abattre des
centaines d’hommes.
Dalinar sauta vers le bord du mur et saisit une échelle de corde pour se
laisser tomber. Les cordes, bien entendu, cédèrent aussitôt et le firent
dégringoler à terre. Il toucha le sol dans un grand fracas de Cuirasse contre
la pierre. Il n’éprouva aucune douleur, mais son orgueil reçut un coup
sérieux. Au-dessus, Sadeas le regardait par-dessus le rebord. Dalinar
entendait pratiquement sa voix.
Il faut toujours que vous vous précipitiez. Essayez de réfléchir une fois de
temps en temps, vous voulez bien ?
Ç’avait été une véritable erreur de jeune pousse. Dalinar se releva en
rugissant, puis chercha son marteau. Bourrasques ! Il avait plié le manche
dans sa chute. Comment avait-il donc fait ça ? Bien qu’il ne soit pas
constitué du même métal étrange que les Cuirasses et les Lames, c’était tout
de même de l’acier solide.
Les soldats qui gardaient les catapultes affluèrent vers lui tandis que les
ombres des rochers passaient au-dessus de sa tête. Dalinar serra la
mâchoire, envahi par le Frisson, et tendit la main vers une robuste porte de
bois dans le mur tout proche. Il la dégagea, arrachant les charnières, et
chancela. Elle céda plus facilement qu’il ne s’y attendait.
Cette armure était bien plus puissante qu’il l’avait jamais imaginé. Peut-
être ne valait-il pas mieux dans cette Cuirasse que le premier contremaître
venu, mais il allait y remédier. En cet instant, il décida qu’il ne serait plus
jamais surpris. Il porterait cette foudre de Cuirasse jour et nuit – il dormirait
même dedans – jusqu’à se sentir plus à l’aise avec que sans.
Il souleva la porte en bois et l’agita comme un gourdin, éparpillant les
soldats et ouvrant la voie vers les catapultes. Puis il se précipita pour saisir
l’une des catapultes par le côté. Il lui arracha les roues, fendit le bois et fit
vaciller l’engin. Il monta dessus, attrapa le bras de la catapulte et le
dégagea.
Plus que dix. Il se tenait au sommet de la machine détruite quand il
entendit une voix l’appeler au loin.
— Dalinar !
Il se tourna vers le mur, où Sadeas tendait la main derrière lui pour
soulever son marteau de Porte-Éclat. Celui-ci tournoya dans les airs avant
de s’abattre contre la catapulte la plus proche de Dalinar et de se loger dans
le bois brisé.
Sadeas leva la main en signe de salut, et Dalinar lui rendit son geste avec
gratitude, puis saisit le marteau. La destruction s’accéléra nettement ensuite.
Il cognait les machines, laissant derrière lui du bois fracassé. Des ingénieurs
– dont beaucoup étaient des femmes – s’égaillèrent en hurlant : « L’Épine
Noire, l’Épine Noire ! »
Lorsqu’il atteignit la dernière catapulte, Gavilar avait sécurisé les portes
et les avait ouvertes pour ses soldats. Un flot d’hommes entra, se joignant à
ceux qui avaient escaladé les murs. Les derniers ennemis proches de
Dalinar s’enfuirent en descendant dans la ville, le laissant seul. Avec un
grognement, il donna un coup de pied à la dernière catapulte brisée, qu’il
envoya rouler en arrière sur la pierre en direction du bord de la Faille.
Elle bascula, puis tomba. Dalinar s’approcha, marchant sur une sorte de
plateforme d’observation, une section de la pierre munie d’une balustrade
pour empêcher les gens de glisser par-dessus bord. Depuis cet angle, il
aperçut nettement la ville pour la première fois.
« La Faille » était un nom approprié. Sur sa droite, le gouffre rétrécissait,
mais ici, vers le milieu, il aurait eu du mal à jeter une pierre de l’autre côté,
même avec sa Cuirasse. Et à l’intérieur, il y avait de l’animation. Des
jardins où flottaient des sprènes de vie. Des bâtiments pratiquement
construits les uns au-dessus des autres le long des parois formant un
V. L’endroit était parcouru d’un réseau de pilotis, de ponts et de passerelles
en bois.
Dalinar se tourna et regarda en direction du mur qui décrivait un large
cercle autour de l’ouverture de la Faille de tous côtés sauf à l’ouest, où le
canyon se poursuivait jusqu’à ce qu’il s’ouvre en bas sur les rives du lac.
Pour survivre en Alethkar, il fallait pouvoir s’abriter des tempêtes. Une
large crevasse comme celle-ci était parfaite pour une cité. Mais comment la
défendait-on ? Tout ennemi qui attaquait aurait l’avantage de la hauteur. De
nombreuses villes devaient choisir entre se protéger des tempêtes et se
protéger des hommes.
Dalinar posa sur son épaule le marteau de Sadeas tandis que des groupes
de soldats de Tanalan descendaient massivement des murs et se mettaient en
formation pour flanquer l’armée de Gavilar. Ils allaient essayer de faire
pression sur les hommes des Kholin des deux côtés mais, avec trois Porte-
Éclat à affronter, ils auraient beaucoup de mal. Où était le clarissime
Tanalan lui-même ?
Derrière eux, Thakka approcha avec une petite escouade de soldats
d’élite et rejoignit Dalinar sur la plateforme d’observation en pierre. Thakka
posa les mains sur la balustrade et siffla tout bas.
— Il se passe quelque chose dans cette ville, déclara Dalinar.
— Quoi donc ?
— Je n’en sais rien…
Dalinar ne prêtait peut-être pas attention aux plans grandioses que
dressaient Gavilar et Sadeas, mais c’était un soldat. Il connaissait les
champs de bataille comme une femme connaissait les recettes de sa mère :
il n’était peut-être pas capable de vous citer les quantités, mais il devinait au
goût quand quelque chose n’allait pas.
Les combats continuaient derrière lui, tandis que les soldats des Kholin
affrontaient les défenseurs de Tanalan. Les armées ennemies ne s’en
sortaient pas très bien ; démoralisés par l’avancée de l’armée des Kholin,
leurs rangs se dispersèrent rapidement et se retirèrent en hâte, encombrant
les rampes qui descendaient dans la ville. Gavilar et Sadeas ne les
pourchassèrent pas ; ils avaient désormais l’avantage. Inutile de foncer dans
une embuscade potentielle.
Gavilar avança lourdement sur la pierre, avec Sadeas à ses côtés. Ils
auraient besoin de disposer d’une vue générale de la ville et de faire
pleuvoir des flèches sur ceux qui se trouvaient en bas – peut-être même
d’utiliser des catapultes volées, si Dalinar en avait laissé en état de
fonctionner. Ils assiégeraient cet endroit jusqu’à le faire céder.
Trois Porte-Éclat, songea Dalinar. Tanalan a forcément projeté une
manière de nous affronter.
Cette plateforme d’observation était le meilleur emplacement pour
regarder l’intérieur de la ville. Et ils avaient placé les catapultes juste à côté
– des machines que les Porte-Éclat allaient forcément attaquer et neutraliser.
Dalinar regarda sur les côtés et vit des fissures dans le sol de pierre de la
plateforme.
— Non ! cria Dalinar à Gavilar. Restez en arrière ! C’est un…
Sans doute l’ennemi les surveillait-il car, à l’instant où il cria, le sol
s’effondra en dessous de lui. Dalinar entrevit Gavilar – retenu en arrière par
Sadeas – qui regardait, horrifié, Dalinar, Thakka et une poignée d’autres
soldats d’élite basculer dans la Faille.
Bourrasques ! Toute la section de pierre sur laquelle ils se tenaient – la
bordure qui saillait au-dessus de la Faille – s’était détachée ! Tandis que la
large plateforme dégringolait sur les premiers bâtiments, Dalinar se trouva
projeté dans les airs au-dessus de la ville. Tout se mit à tournoyer autour de
lui.
L’instant d’après, il s’écrasa sur un bâtiment avec un crac effroyable.
Quelque chose frappa violemment son bras, un impact si puissant qu’il
entendit son armure se briser à cet endroit.
Le bâtiment ne suffit pas à l’arrêter. Il traversa net le bois et continua, son
casque crissant contre la pierre lorsqu’il frotta contre la paroi de la Faille.
Il heurta une autre surface avec un craquement sonore et, fort
heureusement, s’arrêta enfin là. Il gémit, éprouvant une vive douleur dans la
main gauche. Il secoua la tête et se retrouva en train de regarder fixement
vers le haut, à environ quinze mètres, une section brisée de la cité de bois
pratiquement verticale. La chute de la grande section de pierre avait tout
arraché le long de la pente abrupte, fracassant maisons et passerelles.
Dalinar avait été projeté juste au nord, avant d’atterrir sur le toit de bois
d’un bâtiment.
Il ne vit aucune trace de ses hommes. Thakka, les autres soldats d’élite.
Mais sans Cuirasse… Il gronda et des sprènes de colère se mirent à
bouillonner autour de lui sous forme de flaques de sang. Il se retourna sur le
toit, mais la douleur de sa main le fit grimacer. Son armure s’était fendue
tout le long de son bras gauche, et il semblait s’être brisé plusieurs doigts
dans sa chute.
Sa Cuirasse d’Éclat laissait échapper une fumée blanche luisante par une
centaine de fractures, mais les seules parties qu’il ait complètement perdues
étaient celles de son bras et de sa main gauches.
Prudemment, il se dégagea du toit mais, lorsqu’il remua, il passa à travers
et tomba dans la maison. Il émit un grognement lorsqu’il toucha terre, et des
membres d’une famille reculèrent contre le mur en hurlant. Apparemment,
Tanalan n’avait pas averti les habitants qu’il comptait faire effondrer une
partie de sa propre ville dans une tentative désespérée pour affronter les
Porte-Éclat ennemis.
Dalinar se remit debout, ignorant les occupants effrayés, ouvrit la porte
en grand – la brisant par la force de sa poussée – puis sortit sur une
passerelle en bois qui longeait les maisons de cet étage de la ville.
Une pluie de flèches s’abattit aussitôt sur lui. Il tourna son épaule droite
vers elle en grondant, abritant ses yeux de son mieux tandis qu’il étudiait la
source de l’attaque. Cinquante archers étaient disposés sur une plateforme
cultivée de l’autre côté de la Faille par rapport à lui. Formidable.
Il reconnaissait l’homme qui menait les archers. Grand, avec un port
impérieux et des plumes d’un blanc vif sur son casque. Qui ornait son
casque de plumes de poule ? C’était ridicule. Enfin, Tanalan était quelqu’un
qu’il appréciait. Dalinar l’avait un jour battu aux pions et Tanalan l’avait
payé avec une centaine de fragments de rubis luisants, chacun placé dans
une bouteille de vin bouchée. Ce qui avait beaucoup amusé Dalinar.
Savourant le Frisson qui montait en lui et chassait la douleur, Dalinar
chargea le long de la passerelle, ignorant les flèches. Au-dessus, Sadeas
menait un groupe de soldats le long de l’une des rampes descendantes, hors
du trajet des chutes de pierre, mais ils progresseraient lentement. Le temps
qu’ils arrivent, Dalinar comptait avoir une nouvelle Lame d’Éclat.
Il chargea sur l’un des ponts qui enjambaient la Faille. Malheureusement,
il savait exactement ce que lui-même aurait fait s’il avait préparé cette cité
pour une attaque. Effectivement, deux soldats descendirent précipitamment
la paroi de la Faille, puis se servirent de haches pour attaquer les montants
du pont de Dalinar. Il était maintenu par des cordes en métal spiricanté
mais, s’ils parvenaient à abattre ces montants (et à faire ainsi tomber les
cordes), sa hauteur le ferait sans doute basculer tout entier.
Le fond de la Faille se trouvait à trente bons mètres sous ses pieds.
Dalinar fit alors le seul choix possible. Il se jeta par-dessus le bord de sa
passerelle et tomba sur une autre, à une courte distance en contrebas. Elle
semblait assez robuste. Malgré tout, l’un de ses pieds traversa les planches
en bois et son corps faillit suivre.
Il s’en arracha et continua à traverser la passerelle en courant. Deux
soldats supplémentaires atteignirent les montants qui soutenaient ce pont, et
ils se mirent à les tailler frénétiquement.
La passerelle trembla sous les pieds de Dalinar. Père-des-tempêtes ! Il
n’avait pas beaucoup de temps, mais il n’y avait plus d’autres passerelles à
portée de saut. Dalinar se mit à courir en hurlant, faisant craquer les
planches sous ses pas.
Une unique flèche noire tomba d’en haut, fondant sur eux comme une
anguille céleste. Elle élimina l’un des soldats. Une autre flèche suivit et
frappa le deuxième alors même qu’il regardait bouche bée son allié tombé à
terre. La passerelle cessa de trembler, et Dalinar s’arrêta en souriant. Il se
retourna et aperçut un homme qui se tenait en hauteur, à côté de la section
de pierre tranchée. Il leva son arc noir dans sa direction.
— Teleb, espèce de miracle, lui lança Dalinar.
Il atteignit l’autre côté et arracha une hache des mains d’un cadavre. Puis
il chargea le long d’une rampe qui montait vers l’emplacement où il avait
vu le clarissime Tanalan.
Il trouva facilement l’endroit, une large plateforme en bois construite sur
des entretoises et reliée à des parties du mur en bas, couverte de lianes et de
boutons-de-roche en fleur. Des sprènes de vie s’éparpillèrent lorsque
Dalinar l’atteignit.
Au milieu du jardin, Tanalan l’attendait avec une cinquantaine de soldats.
Haletant à l’intérieur de son casque, Dalinar s’avança pour les affronter.
Tanalan portait une armure d’acier ordinaire, sans Cuirasse d’Éclat, mais
une Lame à l’air brutal – large, avec une pointe recourbée – apparut dans
son poing.
Tanalan aboya à ses soldats de rester en arrière et de baisser leur arc. Puis
il s’avança d’un pas vif vers Dalinar, tenant la Lame d’Éclat à deux mains.
Tout le monde était toujours obsédé par les Lames d’Éclat. Chacune des
armes individuelles possédait sa propre histoire, et l’on consignait le nom
des rois ou des clarissimes qui avaient porté chaque épée. Eh bien, Dalinar
avait utilisé à la fois Lame et Cuirasse et, s’il avait dû choisir, il aurait pris
chaque fois la Cuirasse. Il lui suffisait de porter un coup robuste à Tanalan
et le combat serait terminé. Le clarissime, en revanche, devait affronter un
adversaire capable de résister à ses coups.
Le Frisson pulsait à l’intérieur de Dalinar. Debout entre deux arbres
courtauds, il adopta une posture, gardant son bras gauche exposé à l’écart
du clarissime tout en serrant la hache dans son gantelet droit. Bien que ce
soit une arme de guerre, elle lui faisait l’effet d’un jouet d’enfant.
— Vous n’auriez pas dû venir ici, Dalinar, lui lança Tanalan. (Sa voix
comportait une intonation nasillarde caractéristique de cette région.) Nous
n’avions aucune querelle avec vous ni avec les vôtres.
— Vous avez refusé de vous soumettre au roi, répliqua Dalinar, dont
l’armure cliqueta tandis qu’il contournait le clarissime tout en essayant de
garder les soldats à l’œil.
Il ne les estimait pas incapables de l’attaquer alors qu’il serait distrait par
le duel. C’était ce qu’il aurait fait lui-même.
— Le roi ? s’écria Tanalan, tandis que des sprènes de colère
bouillonnaient autour de lui. Il n’y a plus de trône en Alethkar depuis des
générations. Même si nous devions avoir à nouveau un roi, qui peut dire si
les Kholin méritent cet honneur ?
— De mon point de vue, répondit Dalinar, le peuple d’Alethkar mérite
qu’un roi qui soit le plus fort et le plus compétent les mène au combat. Si
seulement il existait un moyen de prouver ces choses-là.
Il sourit à l’intérieur de son casque.
Tanalan l’attaqua d’un ample coup de sa Lame d’Éclat, cherchant à
profiter de son allonge supérieure. Dalinar recula vivement, guettant le bon
moment. Le Frisson était un élan capiteux, un désir de faire ses preuves.
Cependant, il devait se montrer prudent. Dans l’idéal, Dalinar
prolongerait ce combat en se reposant sur la force supérieure de sa Cuirasse
et l’endurance qu’elle lui fournissait. Malheureusement, cette Cuirasse avait
encore des fuites et il avait tous ces gardes à affronter. Malgré tout, il tenta
d’agir comme Tanalan s’y attendait, esquivant les attaques, faisant croire
qu’il comptait faire durer le combat.
Tanalan gronda et attaqua de nouveau. Dalinar para le coup à l’aide de
son bras, puis frappa pour la forme à l’aide de sa hache. Tanalan esquiva
aisément. Père-des-tempêtes, que cette Lame était longue. Presque autant
que Dalinar était grand.
Dalinar manœuvra, frôlant les feuillages du jardin. Il ne sentait même
plus la douleur de ses doigts brisés. Le Frisson l’appelait.
Attends. Comporte-toi comme si tu allais te battre le plus longtemps
possible…
Tanalan avança de nouveau, et Dalinar recula pour esquiver, avec une
vitesse accrue par la Cuirasse. Puis, lorsque Tanalan tenta son coup suivant,
Dalinar fonça droit sur lui.
Il dévia de nouveau la Lame à l’aide de son bras, mais ce coup-ci le
frappa violemment, fracassant l’armure au niveau du bras. Malgré tout,
cette charge surprise permit à Dalinar de baisser l’épaule pour la précipiter
contre Tanalan. L’armure émit un fracas métallique, plia sous la force de la
Cuirasse d’Éclat, et le clarissime trébucha.
Malheureusement, Dalinar se trouva juste assez déséquilibré par son élan
pour tomber à côté de son adversaire. La plateforme trembla lorsqu’ils
chutèrent au sol, et le bois se mit à gémir et à craquer. Damnation ! Dalinar
n’avait pas eu l’intention de se retrouver à terre alors qu’il était entouré
d’ennemis. Malgré tout, il devait rester assez proche pour que la Lame ne
puisse l’atteindre.
Dalinar laissa tomber son gantelet droit – sans la partie qui le reliait au
reste de l’armure, c’était un poids mort – tandis qu’ils se tortillaient l’un sur
l’autre. Il avait perdu la hache, malheureusement ; le clarissime cogna
Dalinar avec le pommeau de son épée, sans effet notable. Mais avec une
main brisée et l’autre privée de la puissance de la Cuirasse, Dalinar ne
pouvait pas agripper fermement son adversaire.
Dalinar roula pour se placer enfin au-dessus de Tanalan, là où le poids de
la Cuirasse le maintiendrait immobilisé au sol. Mais au même moment, les
autres soldats attaquèrent. Comme il s’y attendait. Les duels honorables
comme celui-ci – du moins, sur un champ de bataille – ne duraient que
jusqu’à ce que votre pâle-iris soit en train de perdre.
Dalinar roula pour se dégager. De toute évidence, les soldats n’avaient
pas prévu qu’il réagirait si vite. Il se leva et ramassa sa hache, puis frappa.
Son bras droit portait toujours la spalière et même la cubitière, si bien que
son coup était nourri de pouvoir – un étrange mélange de force accrue par
les Éclats et de fragilité à cause de ses bras exposés. Il devait prendre grand
soin de ne pas se briser lui-même le poignet.
Il terrassa trois hommes dans un tourbillon de coups de hache. Les autres
reculèrent, parant avec des haches d’armes tandis que leurs compagnons
aidaient Tanalan à se relever.
— Vous parlez des gens du peuple, dit Tanalan d’une voix rauque, tâtant
du gantelet sa poitrine, là où la cuirasse avait été pliée nettement par
l’assaut de Dalinar. (Il semblait avoir du mal à respirer.) Comme si c’était
d’eux qu’il s’agissait. Comme si c’était pour leur bien que vous vouliez
piller, saccager, massacrer. Vous êtes une brute sans aucune civilité.
— On ne peut pas civiliser la guerre, rétorqua Dalinar. Il ne sert à rien
d’essayer de la peindre de jolies couleurs pour l’enjoliver.
— Vous n’êtes pas obligé de charrier la douleur derrière vous comme on
tire un traîneau, en écrasant ceux que vous croisez. Vous êtes un monstre.
— Je suis un soldat, contra Dalinar en mesurant du regard les hommes de
Tanalan, dont beaucoup préparaient leur arc.
Tanalan toussa.
— Ma cité est perdue. Mon plan a échoué. Mais je peux rendre un
dernier service à Alethkar : je peux vous éliminer, espèce de salopard.
Les archers se mirent à tirer.
Dalinar hurla en se jetant à terre, et heurta la plateforme avec tout le
poids de sa Cuirasse. Le bois craqua autour de lui, affaibli par le combat
d’un peu plus tôt, et il le traversa, fracassant les entretoises en dessous.
La plateforme entière s’effondra autour de lui et, avec Tanalan, ils se
mirent à tomber vers l’étage inférieur. Dalinar entendit des hurlements, et il
heurta la passerelle assez violemment pour se retrouver sonné malgré sa
Cuirasse.
Dalinar secoua la tête en geignant et découvrit que son casque était fendu
sur l’avant, ce qui le privait de la vision accrue que lui prêtait l’armure. Il
dégagea le casque d’une main et chercha son souffle. Bourrasques, même
son bras valide lui faisait mal. Il le regarda et découvrit des éclats de bois
qui transperçaient la peau, parmi lesquels un morceau aussi long qu’un
poignard.
Il grimaça. En bas, les quelques soldats restants qui s’étaient positionnés
de manière à abattre les ponts se mirent au pas de charge.
Du calme, Dalinar. Tiens-toi prêt !
Il se releva, hébété, épuisé, mais les deux soldats ne se dirigeaient pas
vers lui. Ils se penchèrent autour du corps de Tanalan là où il était tombé
depuis la plateforme. Les soldats le saisirent, puis s’enfuirent.
Avec un grand cri, Dalinar les poursuivit tant bien que mal. Sa Cuirasse
bougeait lentement, et il traversa d’un pas chancelant les débris de la
plateforme effondrée, s’efforçant de suivre l’allure des soldats.
La douleur qui parcourait ses bras le rendait fou de colère. Mais le
Frisson, le Frisson le poussait à avancer. Il n’allait pas se laisser vaincre. Il
n’allait pas s’arrêter ! La Lame d’Éclat de Tanalan n’était pas apparue à
côté de son corps. Ce qui signifiait que son adversaire était encore en vie.
Dalinar n’avait pas encore gagné.
Fort heureusement, la plupart des soldats avaient été positionnés de
manière à se battre de l’autre côté de la cité. Ce côté-ci était pratiquement
vide, à l’exception des citoyens blottis les uns contre les autres – il les
entrevit cachés dans leurs maisons.
Dalinar gravit en boitant les rampes qui longeaient le mur de la Faille,
suivant les hommes qui traînaient leur clarissime. Près du sommet, les deux
soldats reposèrent leur fardeau à côté d’une portion exposée de la paroi
rocheuse du gouffre. Ils effectuèrent une manœuvre qui ouvrit vers
l’intérieur une partie de cette paroi, dévoilant une porte cachée. Ils y
entraînèrent le corps de leur clarissime, et deux autres soldats – en réponse
à leurs cris affolés – sortirent précipitamment à la rencontre de Dalinar, qui
arriva quelques instants plus tard.
Ce dernier, qui avait retiré son casque, vit rouge tandis qu’il les attaquait.
Ils portaient des armes, pas lui. Ils étaient reposés, alors qu’il avait les deux
bras handicapés par des blessures.
Le combat se termina malgré tout avec les deux soldats à terre, brisés, en
sang. Dalinar ouvrit d’un coup de pied la porte cachée ; les jambes de sa
Cuirasse fonctionnaient encore assez bien pour lui permettre de la démolir.
Il déboula dans un petit couloir sur les murs duquel brillaient des sphères
de diamant. Cette porte était couverte de crémon durci à l’extérieur, ce qui
donnait l’impression qu’elle faisait partie du mur. S’il ne les avait pas vus
entrer, il lui aurait fallu des jours, peut-être des semaines, pour localiser cet
endroit.
Au bout d’une courte distance, il trouva les deux soldats qu’il avait
suivis. À en juger par leurs traces sanglantes, ils avaient déposé leur
clarissime dans la pièce fermée derrière eux.
Ils foncèrent sur Dalinar avec la détermination fataliste d’hommes qui
savaient leur mort presque certaine. La douleur qu’il éprouvait au niveau
des bras et de la tête semblait n’être rien face au Frisson. Il l’avait rarement
éprouvé aussi fort qu’en cet instant, une splendide clarté d’esprit, une
émotion magnifique.
Il les esquiva en s’élançant à une vitesse surnaturelle et utilisa son épaule
pour écraser un soldat contre le mur. L’autre tomba sous l’effet un coup de
pied bien placé, puis Dalinar franchit brusquement la porte derrière eux.
Il y trouva Tanalan étendu par terre, entouré de sang. Une femme très
belle était penchée sur lui, en larmes. Une seule autre personne se trouvait
dans la pièce : un jeune garçon. Six ans, peut-être sept. Des larmes
ruisselaient sur le visage de l’enfant, qui s’efforçait en vain de soulever la
Lame d’Éclat de son père à deux mains.
Dalinar se dressait sur le pas de la porte.
— Vous ne pouvez pas avoir mon papa, affirma le garçon d’une voix
déformée par le chagrin, tandis que des sprènes de douleur rampaient sur le
sol. Vous ne pouvez pas. Vous… vous… (Sa voix baissa jusqu’au
murmure.) Papa disait… nous combattons des monstres. Et avec la foi, nous
allons gagner…
Quelques heures plus tard, Dalinar était assis au bord de la Faille, les
jambes pendant dans le vide au-dessus de la ville détruite. Sa nouvelle
Lame d’Éclat reposait sur son giron, et sa Cuirasse – déformée, brisée – en
tas à côté de lui. Ses bras étaient bandés, mais il avait chassé les
chirurgiens.
Il regarda fixement ce qui semblait être une plaine vide, puis tourna son
regard vers les signes de vie humaine en contrebas. Des cadavres entassés.
Des bâtiments détruits. Des débris de civilisation.
Gavilar finit par approcher, suivi par deux gardes du corps appartenant
aux unités d’élite de Dalinar, aujourd’hui Kadash et Febin. Gavilar leur fit
signe de repartir, puis gémit en s’asseyant à côté de Dalinar et en ôtant son
casque. Des sprènes d’épuisement tournoyaient au-dessus de lui, mais
Gavilar, malgré sa fatigue, paraissait songeur. Avec ces yeux vert pâle
perçants, il avait toujours semblé savoir tant de choses. En grandissant,
Dalinar avait simplement supposé que son frère aurait toujours raison en
tout. L’âge n’avait guère transformé son opinion à son sujet.
— Félicitations, déclara Gavilar en désignant la Lame. Sadeas est furieux
qu’elle ne lui appartienne pas.
— Il finira par trouver la sienne, répondit Dalinar. Il est trop ambitieux
pour que je croie le contraire.
Gavilar émit un grognement.
— Cette attaque a failli nous coûter trop cher. Sadeas dit que nous devons
nous montrer plus prudents et ne pas nous mettre en danger, ainsi que nos
Lames, dans des attaques en solitaire.
— Sadeas est intelligent, commenta Dalinar.
Il tendit prudemment la main droite, la moins blessée, et leva une chope
de vin vers ses lèvres. C’était le seul médicament qu’il acceptait contre la
douleur – et peut-être l’aiderait-il également pour la honte. Les deux
émotions semblaient très vives à présent que le Frisson s’était dissipé en le
laissant épuisé.
— Qu’allons-nous faire d’eux, Dalinar ? demanda Gavilar en désignant
la foule des civils que les soldats rassemblaient. Des dizaines de milliers de
gens. Ils ne se laisseront pas facilement intimider ; ils n’apprécieront pas
que tu aies tué leur clarissime et son héritier. Ces gens vont nous résister
pendant des années. Je le sens.
Dalinar but une gorgée de vin.
— Fais-en des soldats, suggéra-t-il. Dis-leur que nous épargnerons leurs
familles s’ils se battent pour nous. Tu veux que nous arrêtions de faire
charger un Porte-Éclat au début des combats ? Alors nous allons avoir
besoin de soldats remplaçables.
Gavilar hocha la tête, pensif.
— Sadeas a raison sur d’autres points également, tu sais. Sur nous. Et sur
ce que nous allons devoir devenir.
— Ne me parle pas de ça.
— Dalinar…
— J’ai perdu la moitié de mes soldats d’élite aujourd’hui, dont mon
capitaine. J’ai déjà bien assez de problèmes.
— Pourquoi sommes-nous là à nous battre ? Est-ce pour l’honneur ? Pour
Alethkar ?
Dalinar haussa les épaules.
— Nous ne pouvons pas continuer à nous comporter comme une bande
de brigands, insista Gavilar. Nous ne pouvons pas piller toutes les villes que
nous traversons, festoyer chaque soir. Nous avons besoin de discipline ;
nous avons besoin de gérer d’une main de fer les terres que nous possédons.
Nous avons besoin de bureaucratie, d’ordre, de lois, de politique.
Dalinar ferma les yeux, distrait par la honte qu’il éprouvait. Et si Gavilar
découvrait ce qu’il avait fait ?
— Nous allons devoir grandir, ajouta tout bas Gavilar.
— Et devenir mous ? Comme ces clarissimes que nous tuons ? C’est pour
ça que nous avons commencé, non ? Parce qu’ils étaient tous paresseux,
gras et corrompus ?
— Je n’en sais plus rien. Je suis père désormais, Dalinar. Et je me
demande par conséquent ce que nous ferons une fois que nous aurons tout
conquis. Comment faire de cet endroit un royaume ?
Bourrasques… Un royaume. Pour la première fois de sa vie, cette idée
horrifia Dalinar.
Gavilar finit par se lever, en réponse à l’appel de ses messagers.
— Pourrais-tu au moins, lança-t-il à son frère, essayer de te montrer un
tout petit peu moins casse-cou lors de futurs combats ?
— Et c’est toi qui me dis ça ?
— Un moi pensif, répondit Gavilar. Un moi… à bout de forces. Profite
bien de Justicière. Tu l’as méritée.
— Justicière ?
— Ton épée, l’informa Gavilar. Nom des foudres, tu n’as donc rien
écouté hier soir ? C’est l’ancienne épée de l’Ensoleilleur.
Sadees, l’Ensoleilleur. Il avait été le dernier homme à unir Alethkar, des
siècles auparavant. Dalinar déplaça l’épée sur ses genoux, laissant la
lumière jouer sur le métal immaculé.
— Elle est à toi désormais, lui dit Gavilar. Quand nous en aurons fini, je
ferai en sorte que plus personne ne pense à l’Ensoleilleur. Rien qu’à la
Maison Kholin et à Alethkar.
Il s’éloigna. Dalinar planta la Lame d’Éclat dans la pierre et se laissa
aller en arrière, refermant les yeux et se rappelant le bruit des pleurs d’un
petit garçon courageux.
Je ne vous demande pas de me pardonner. Ni même de me comprendre.
— Extrait de Justicière, préface.
Kaladin, dans son uniforme trempé, avançait péniblement sous les pluies,
marchant de biais sur les rochers jusqu’à ce qu’il entraperçoive les
Néantifères à travers les arbres. De monstrueuses atrocités issues d’un passé
mythologique, ennemies de tout ce qui était juste et bon. Des destructeurs
qui avaient ravagé la civilisation à d’innombrables reprises.
Ils jouaient aux cartes.
Par les profondeurs de la Damnation, qu’est-ce que c’est que ça ? se
demanda-t-il. Les Néantifères avaient posté un garde unique, mais la
créature était simplement assise sur une souche, facile à éviter. Un leurre,
avait estimé Kaladin, supposant qu’il trouverait le véritable garde posté en
haut d’un arbre.
S’il y avait toutefois un garde caché, Kaladin n’était pas parvenu à le
repérer – et le garde l’avait manqué lui aussi. La faible lumière l’aidait, car
elle lui permit de s’installer entre des buissons juste au bord du camp des
Néantifères. Entre les arbres, ils avaient étendu des bâches, qui fuyaient
atrocement. À un emplacement, ils avaient installé une tente digne de ce
nom, entièrement fermée – et il ne voyait pas ce qui se trouvait à l’intérieur.
Faute d’abris suffisants, beaucoup d’entre eux restaient assis sous la
pluie. Kaladin passa quelques minutes abominables à s’attendre à être
repéré. Il suffisait qu’ils s’aperçoivent que ces buissons avaient rentré leurs
feuilles à son contact.
Fort heureusement, personne ne faisait attention. Les feuilles ressortirent
timidement et le cachèrent. Syl atterrit sur son bras, mains sur les hanches
tandis qu’elle observait les Néantifères. L’un d’entre eux avait un jeu de
cartes herdaziennes en bois, et il était assis au bord du camp – juste en face
de Kaladin – où il utilisait une surface de pierre plate comme une table. Une
créature de sexe féminin était assise en face de lui.
Ils paraissaient différents de ce qu’il attendait. Pour commencer, la teinte
de leur peau – de nombreux parshes, ici, en Alethkar, avaient la peau
marbrée de rouge et de blanc, plutôt que de rouge intense sur noir comme
Rlain du Pont Quatre. Ils n’arboraient pas la forme de guerre, mais ils
n’avaient pas davantage une forme effroyable et puissante. Bien qu’ils
soient massifs et courtauds, la seule carapace qu’ils possédaient courait le
long de leurs avant-bras et saillait au niveau des tempes, ce qui leur laissait
une chevelure intégrale.
Ils portaient encore leur blouse simple d’esclaves, attachée à la taille à
l’aide d’une ficelle. Pas d’yeux rouges. Mais peut-être changeaient-ils,
comme le faisaient ses propres yeux ?
Celui qui était de sexe masculin – qui se distinguait par une barbe d’un
roux sombre, dont chaque poil était d’une épaisseur anormale – posa enfin
une carte sur la pierre à côté de plusieurs autres.
— Est-ce que tu peux faire ça ? demanda celle qui était de sexe féminin.
— Je crois que oui.
— Tu disais que les écuyers ne pouvaient rien prendre.
— Sauf si une autre de mes cartes touche la tienne, affirma celui de sexe
masculin, qui se gratta la barbe. Enfin je crois ?
Kaladin éprouva un grand froid, comme si l’eau de pluie traversait sa
peau, pénétrait jusque dans son sang et se répandait en lui. Ils parlaient
comme des Aléthis. Sans la moindre trace d’accent. Avec les yeux fermés,
il ne serait pas parvenu à distinguer ces voix de celles des villageois
sombres-iris ordinaires de Pierre-d’Âtre, en dehors du fait que celle de sexe
féminin avait la voix plus grave que la plupart des femmes humaines.
— Donc…, reprit-elle. Tu es en train de me dire que tu ne sais pas
comment jouer à ce jeu, en fin de compte.
Celui qui était de sexe masculin entreprit de ramasser les cartes.
— Je devrais savoir, Khen. Combien de fois les ai-je regardés jouer ?
Planté là avec mon plateau de boissons ? Je devrais être un expert à ce jeu,
non ?
— Il semblerait que non.
La femme se leva et se dirigea vers un autre groupe qui tentait de faire du
feu sous une bâche, sans grand succès. Il fallait une chance toute
particulière pour réussir à faire naître des flammes en extérieur pendant la
saison des pleurs. Kaladin, comme la plupart des militaires, avait appris à
vivre avec l’humidité constante.
Ils avaient les sacs de céréales volés – Kaladin les voyait entassés sous
l’une des bâches. Les céréales avaient gonflé, fendant ainsi plusieurs des
sacs. Plusieurs parshes étaient en train de manger des poignées détrempées,
puisqu’ils n’avaient pas de bols.
Kaladin aurait préféré ne pas sentir immédiatement le goût de cette atroce
pitance dans sa propre bouche. On lui avait trop souvent servi du talieu
bouilli non épicé. Il y avait souvent vu une bénédiction.
L’homme qui avait parlé restait assis sur son rocher, tenant devant lui une
carte en bois. Il s’agissait d’un jeu laqué, destiné à durer. Kaladin en avait
parfois vu de semblables dans l’armée. Les hommes économisaient pendant
des mois pour se procurer un jeu comme celui-là, qui ne se déformerait pas
sous la pluie.
Le parshe semblait tellement triste et solitaire, à regarder fixement sa
carte, les épaules affaissées.
— Nous nous trompions, chuchota Kaladin à Syl. Nous nous trompions,
mais à un point…
Où étaient les destructeurs ? Qu’était-il arrivé aux bêtes aux yeux rouges
qui avaient tenté de terrasser l’armée de Dalinar ? Les figures effroyables et
obsédantes que le Pont Quatre lui avait décrites ?
Nous pensions comprendre ce qui allait se produire, songea-t-il. J’en
étais tellement sûr…
— Alarme ! cria soudain une voix stridente. Alarme ! Espèce de crétins !
Quelque chose traversa l’air à toute allure, un ruban jaune brillant, un
trait de lumière dans les ombres de l’après-midi.
— Il est ici, ajouta la voix stridente. On vous surveille ! Sous ces
arbustes !
Kaladin surgit des broussailles, prêt à aspirer de la Fulgiflamme et à s’en
aller. Bien que les réserves des villes en sphères s’épuisent de nouveau, il
lui en restait un peu.
Les parshes saisirent leurs gourdins faits de branches ou de manches de
balais. Ils se rassemblèrent et brandirent leurs bâtons comme des villageois
effrayés, sans posture ni maîtrise.
Kaladin hésita. Je pourrais tous les vaincre même sans Fulgiflamme. Il
avait vu des hommes tenir ce genre d’armes à bien des reprises. Tout
récemment, il en avait vu dans les gouffres où il formait les hommes de
pont.
Ce n’étaient pas là des guerriers.
Syl voleta vers lui, prête à se transformer en Lame.
— Non, lui chuchota Kaladin. (Puis il tendit les mains sur les côtés et
haussa la voix.) Je me rends !
Je n’exprimerai que la vérité franche, et même brutale. Vous devez savoir ce que
j’ai fait, et ce que ces actes m’ont coûté.
— Extrait de Justicière, préface.
Une légende reposait sur la plaque de pierre devant Dalinar. Une arme
surgie des brumes anciennes du temps, et censée avoir été forgée au cours
des jours obscurs par la main de Dieu en personne. La Lame de l’Assassin
en Blanc, conquise par Kaladin Béni-des-foudres lors de leur affrontement
au-dessus de la tempête.
Un examen superficiel ne permettait pas de la distinguer d’une Lame
d’Éclat ordinaire. Elle était élégante, relativement petite (dans le sens où
elle mesurait à peine un mètre cinquante de long), fine et recourbée comme
une défense. Elle ne possédait de motifs qu’à la base de la lame, près de la
poignée.
Il l’avait éclairée avec quatre brômes de diamant, placés aux coins de la
plaque tel un autel. Cette petite pièce ne possédait ni strates, ni tableaux aux
murs, si bien que la Fulgiflamme n’éclairait que lui et cette Lame étrangère.
Elle possédait cependant bien une singularité.
Il n’y avait pas de gemme.
C’étaient les gemmes qui permettaient aux hommes de se lier avec les
Lames d’Éclat. Souvent fixées au pommeau, mais parfois à l’emplacement
où la poignée rencontrait la lame, la gemme clignotait la première fois que
vous la touchiez, initiant ainsi le processus. Si vous gardiez la Lame avec
vous pendant une semaine, elle devenait à vous – et vous pouviez alors la
renvoyer et l’invoquer au rythme des battements de votre cœur.
Cette Lame-ci était vierge. Dalinar tendit la main d’un geste hésitant et
posa les doigts sur le métal argenté. Elle était chaude au toucher, comme
une créature vivante.
— Elle ne hurle pas quand je la touche, observa-t-il.
Les Chevaliers, expliqua le Père-des-tempêtes dans sa tête, ont rompu
leurs serments. Ils ont renoncé à tout ce qu’ils avaient juré et, ce faisant,
tué leurs sprènes. Les autres Lames sont les cadavres de ces sprènes, et
c’est pour cette raison qu’ils hurlent quand vous les touchez. Cette arme-ci,
en revanche, a été créée directement à partir de l’âme d’Honneur, puis
remise aux Hérauts. Elle est également la marque d’un serment, mais d’un
type différent – et elle ne possède pas assez d’esprit pour crier par elle-
même.
— Et la Cuirasse d’Éclat ?
Elles sont liées, mais différentes, gronda le Père-des-tempêtes. Vous
n’avez pas prononcé les serments requis pour en savoir plus.
— Vous ne pouvez pas rompre les serments, reprit Dalinar, dont les
doigts reposaient toujours sur la Lame d’Honneur. N’est-ce pas ?
Je ne le puis pas.
— Et cette créature que nous affrontons ? Abjection, l’origine des
Néantifères et de leurs sprènes. Peut-il rompre les serments ?
Non, répondit le Père-des-tempêtes. Il est bien plus grand que moi, mais
le pouvoir de l’ancien Adonalsium l’imprègne. Et le contrôle. Abjection est
une force pareille à la pression, à la gravitation ou au mouvement du temps.
Ces choses-là ne peuvent pas enfreindre leurs propres règles. Il ne le peut
pas davantage.
Dalinar tapota la Lame. Un fragment de l’âme d’Honneur lui-même,
cristallisé sous forme métallique. D’une certaine façon, la mort de leur dieu
leur donnait espoir – car, si Honneur était tombé, sans doute Abjection le
pouvait-il aussi.
Dans les visions, Honneur avait confié une tâche à Dalinar. Contrariez
Abjection, persuadez-le qu’il peut perdre, et désignez un champion. Il
préférera ce risque à celui d’être à nouveau vaincu, comme il l’a si souvent
été. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.
— J’ai vu que l’ennemi préparait un champion, reprit Dalinar. Une
sombre créature aux yeux rouges avec neuf ombres. Est-ce que la
suggestion d’Honneur fonctionnera ? Est-ce que je peux pousser Abjection
à accepter un combat décisif entre ce champion et moi ?
Évidemment que la suggestion d’Honneur fonctionnera, répliqua le Père-
des-tempêtes. Il l’a prononcée.
— La question que je me pose, poursuivit Dalinar, c’est pourquoi est-ce
que ça fonctionnerait ? Pourquoi cet Abjection accepterait-il jamais un duel
de champions ? Ça semble un sujet trop grave pour tout miser sur quelque
chose d’aussi petit et inférieur que les prouesses et la volonté des hommes.
Votre ennemi n’est pas un homme comme vous, répliqua le Père-des-
tempêtes d’une voix grondante, songeuse – et même… effrayée. Il ne
vieillit pas. Il ressent. Il est en colère. Mais ça ne change jamais, et sa rage
ne faiblit pas. Les époques peuvent se succéder, mais lui restera le même.
Un combat direct fera peut-être émerger des forces capables de le
blesser, car il l’a déjà été par le passé. Ces cicatrices ne guérissent pas.
Choisir un champion, puis perdre, ne lui coûtera que du temps. Il en
dispose en abondance. Il n’acceptera, malgré tout, pas facilement, mais il
est possible qu’il le fasse bel et bien. Si le choix lui en est offert au bon
moment, de la même manière. Alors il sera contraint.
— Et nous gagnerons…
Du temps, précisa le Père-des-tempêtes. Qui n’est qu’une bagatelle à ses
yeux, mais la chose la plus précieuse dont un homme puisse disposer.
Dalinar fit glisser la Lame d’Honneur au bas de la dalle de pierre. Sur le
côté de la pièce, un puits était taillé dans le sol. Large de soixante
centimètres, c’était l’un des nombreux et étranges trous, couloirs et recoins
cachés qu’ils avaient découverts dans la cité-tour. Celui-ci faisait sans doute
partie d’un système d’égout ; à en juger par la rouille qui maculait les bords
du trou, il y avait eu ici autrefois un tuyau métallique reliant cette cavité de
pierre dans le sol à un autre dans le plafond.
L’une des principales inquiétudes de Navani était de comprendre
comment tout ça fonctionnait. Pour l’heure, ils s’étaient débrouillés en
utilisant des cloisons en bois pour transformer certaines grandes salles
communes équipées d’anciens bains en lieux d’aisance. Lorsqu’ils
disposeraient de davantage de Fulgiflamme, leurs Spiricantes pourraient se
charger des déchets, comme ils l’avaient fait dans les camps de guerre.
Navani trouvait ce système inélégant. Des lieux d’aisance collectifs avec
des files parfois longues donnaient une cité peu efficace, et elle affirmait
que ces tubes indiquaient l’existence d’un système étendu de canalisations
et de traitement des ordures. C’était exactement le genre de projet civique à
grande échelle qui la captivait – il n’avait jamais connu personne qui se
passionne autant pour les égouts que Navani Kholin.
Pour l’heure, ce tube était vide. Dalinar s’agenouilla et descendit l’épée
dans le trou, pour la glisser dans un fourreau de pierre qu’il avait taillé dans
le côté. Le bord supérieur du trou abritait des regards la poignée saillante ; il
fallait baisser la main et explorer la cavité à tâtons pour découvrir la Lame
d’Honneur.
Il se leva, puis rassembla ses sphères et quitta la pièce. Il détestait laisser
l’épée sur place, mais il ne voyait pas d’abri plus sûr. Ses appartements ne
lui semblaient pas encore sécurisés – il ne possédait pas de coffre-fort, et
une foule de gardes ne ferait qu’attirer l’attention. En dehors de Kaladin, de
Navani et du Père-des-tempêtes lui-même, personne ne savait même que
Dalinar la possédait. S’il masquait ses mouvements, il n’y avait
pratiquement aucun risque que la Lame soit découverte dans cette section
vide de la tour.
Qu’allez-vous faire avec elle ? demanda le Père-des-tempêtes lorsque
Dalinar entra dans les couloirs vides. C’est une arme sans pareille. Le
cadeau d’un dieu. Avec elle, vous pourriez être un Marchevent sans
serment. Et davantage. Au-delà de ce que les hommes peuvent comprendre.
Pratiquement semblable à un Héraut.
— Il est d’autant plus conseillé, répondit Dalinar, de réfléchir très
prudemment avant de s’en servir. Cela dit, je ne serais pas opposé à ce que
vous la gardiez à l’œil pour moi.
Le père-des-tempêtes éclata de rire. Vous croyez que je vois toutes
choses ?
— Je supposais plus ou moins… La carte que nous avons tracée…
Je vois ce qui est abandonné dehors pendant les tempêtes, et seulement
de manière indistincte. Je ne suis pas un dieu, Dalinar Kholin. Pas
davantage que votre ombre sur le mur n’est vous.
Dalinar atteignit l’escalier en colimaçon descendant, puis l’emprunta en
tenant un brôme pour s’éclairer. Si le capitaine Kaladin ne revenait pas
rapidement, la Lame d’Honneur fournirait un autre moyen de disposer des
pouvoirs d’un Marchevent – un moyen d’atteindre Thaylenahville ou Azir à
toute vitesse. Ou de rejoindre l’équipe d’Elhokar à Kholinar. Le Père-des-
tempêtes avait également confirmé qu’elle permettait de faire fonctionner
les Portes du Pacte, ce qui pourrait se révéler pratique.
Dalinar atteignit des parties plus peuplées de la tour, qui débordaient
d’activité. Les assistants d’un cuisinier traînaient des produits depuis la
réserve située juste au-delà des portes, deux ou trois hommes peignaient des
lignes sur le sol pour aider les gens à s’orienter, des familles de soldats dans
un couloir particulièrement large, assis sur des caisses le long du mur,
regardaient les enfants faire rouler des sphères de bois le long d’une pente
en direction d’une pièce qui avait dû, elle aussi, servir aux bains.
La vie. C’était un bien étrange endroit où construire un foyer ; pourtant
c’était ce en quoi ils avaient transformé les Plaines Brisées si arides. Cette
tour ne serait pas si différente, à supposer qu’ils parviennent à poursuivre
les opérations de culture dans les Plaines Brisées. Et à supposer qu’ils
disposent d’assez de Fulgiflamme pour assurer le fonctionnement continu
de ces Portes du Pacte.
Il se distinguait des autres en tenant une sphère. Des gardes patrouillaient
avec des lanternes. Les cuisiniers travaillaient à la lueur des lampes à huile,
mais leurs réserves commençaient à décroître. Les femmes qui surveillaient
les enfants et reprisaient des chaussettes n’utilisaient que la lumière des
quelques fenêtres qui longeaient ce mur.
Dalinar passa devant ses appartements. Les gardes du jour, des lanciers
du Pont Treize, attendaient à l’extérieur. Il leur fit signe de le suivre.
— Tout va-t-il bien, clarissime ? demanda l’un d’eux, qui s’empressa de
le rejoindre.
Il parlait d’une voix lente, teintée d’un accent traînant – un accent
korone, des environs des monts de l’Ensoleilleur au centre d’Alethkar.
— Très bien, répondit Dalinar, laconique, s’efforçant de déterminer
l’heure.
Combien de temps avait-il passé à parler avec le Père-des-tempêtes ?
— Parfait, parfait, déclara le garde, qui tenait sa lance sur son épaule
d’une main légère. J’n’aurais pas aimé qu’y vous arrive kek’chose. Pendant
qu’vous étiez là-bas. Dans les couloirs. Alors que vous disiez qu’personne
ne d’vait s’balader seul.
Dalinar mesura l’homme du regard. Il était rasé de près, un peu pâle pour
un Aléthi, et avait des cheveux brun foncé. Dalinar avait la vague
impression que cet homme était apparu plusieurs fois parmi ses gardes au
cours de la dernière semaine. Il aimait faire rouler une sphère sur ses
jointures, d’une manière qui déconcentrait Dalinar.
— Votre nom ? s’enquit celui-ci tandis qu’ils marchaient.
— Rial, se présenta l’homme. Pont Treize.
Le soldat leva la main pour exécuter un salut précis, aussi soigneux que
ceux des meilleurs officiers, si ce n’est qu’il conservait la même expression
paresseuse.
— Eh bien, sergent Rial, je n’étais pas seul, précisa Dalinar. D’où vous
vient cette habitude de contester les officiers ?
— C’n’est pas une habitude si on ne l’fait qu’une seule fois, clarissime.
— Et vous ne l’avez fait qu’une seule fois ?
— À vous ?
— À quiconque.
— Eh bien, fit Rial, ces fois-là n’comptent pas, clarissime. J’suis un
homme nouveau. Né une deuxième fois dans les équipes des ponts.
Charmant.
— Eh bien, Rial, savez-vous quelle heure il est ? J’ai du mal à m’en
rendre compte dans ces foudres de couloirs.
— Vous pourriez utiliser l’espèce d’horloge que la clarissime Navani
vous a envoyée, mon général, suggéra Rial. Je crois qu’c’est à ça qu’elle
sert, vous savez.
Dalinar lui décocha un nouveau regard noir.
— Je n’vous questionnais pas, mon général, bafouilla Rial. Ce n’était pas
une question, voyez…
Dalinar se retourna enfin et se mit à remonter le couloir d’un pas raide en
direction de ses appartements. Où était ce colis que Navani lui avait donné ?
Il le trouva sur un bout de canapé, et en tira un brassard de cuir assez
semblable à celui que porterait un archer. Deux cadrans étaient intégrés à la
face extérieure. L’un des deux donnait l’heure avec trois aiguilles – et même
les secondes, comme si ça importait. L’autre était une montre à tempêtes,
que l’on pouvait régler de sorte qu’elle compte à rebours jusqu’à la
prochaine tempête majeure prévue.
Comment sont-ils parvenus à rendre tout ça si petit ? se demanda-t-il tout
en secouant l’appareil. Intégré dans le cuir, il était également muni d’un
fabrial antidouleur – un modèle muni d’une gemme qui l’apaiserait chez lui
s’il appuyait la main dessus. Navani travaillait sur différentes formes de
fabriaux antidouleur destinés aux chirurgiens, et avait parlé d’utiliser
Dalinar comme cobaye.
Il attacha l’appareil à son avant-bras, juste au-dessus du poignet. Il y
semblait très peu discret, entourant ainsi sa manche d’uniforme, mais c’était
un cadeau après tout. Dans tous les cas, il lui restait une heure jusqu’à sa
prochaine réunion prévue. Le moment était bien choisi pour s’exercer afin
de dépenser toute cette énergie nerveuse. Il réunit ses deux gardes, puis
descendit d’un niveau pour rejoindre l’une des plus grandes pièces près de
l’emplacement où il logeait ses soldats.
La pièce possédait des strates noir et gris sur les murs, et était remplie
d’hommes en train de s’entraîner. Ils portaient tous le bleu des Kholin, ne
serait-ce que sur un brassard. Pour l’instant, pâles-iris comme sombres-iris
s’entraînaient dans la même pièce, se livrant à des duels dans des arènes
équipées de tapis rembourrés.
Comme toujours, les bruits et les odeurs des duels réchauffèrent Dalinar.
Le parfum du cuir huilé était plus suave que celui de la cuisson du pain sans
levain. Le son des épées d’entraînement cognant l’une contre l’autre, plus
doux que celui des flûtes. Où qu’il se trouve, et quel que soit son rang, il
serait toujours chez lui dans un endroit comme celui-ci.
Il trouva les maîtres bretteurs réunis contre le mur du fond, assis sur des
coussins, en train de surveiller leurs étudiants. À une exception notable, ils
avaient tous la barbe carrée, le crâne rasé et une robe très simple, ouverte à
l’avant, qui s’attachait à la taille. Dalinar possédait des ardents qui étaient
experts dans toutes sortes de spécialités, et la tradition voulait que tout
homme ou femme puisse venir les trouver pour se faire enseigner un
nouveau talent ou métier. Les maîtres bretteurs, cependant, étaient sa fierté.
Cinq des six hommes se levèrent et s’inclinèrent devant lui. Dalinar se
tourna pour étudier de nouveau la pièce. L’odeur de la sueur, le fracas des
armes. C’étaient là des signes de préparation. Le monde était peut-être en
proie au chaos, mais Alethkar se tenait prêt.
Non, pas Alethkar, songea-t-il. Urithiru. Mon royaume. Nom des foudres,
qu’il allait être difficile de s’y habituer. Il serait toujours aléthi mais, une
fois la proclamation d’Elhokar rendue publique, Alethkar ne lui
appartiendrait plus. Il n’avait pas encore compris comment annoncer cette
nouvelle à ses armées. Il voulait laisser à Navani ainsi qu’à ses scribes le
temps d’établir les détails juridiques.
— Vous avez fait du beau travail ici, dit Dalinar à Kelerand, l’un des
maîtres bretteurs. Demandez à Ivis si elle peut envisager d’étendre la zone
d’entraînement aux pièces adjacentes. Je veux que vous gardiez les soldats
occupés. Je crains qu’ils s’impatientent et déclenchent plus de bagarres.
— Ce sera fait, clarissime, l’assura Kelerand en faisant la révérence.
— J’aimerais moi-même me battre en duel amical, déclara Dalinar.
— Je trouverai quelqu’un qui puisse convenir, clarissime.
— Et vous, Kelerand ? s’enquit Dalinar.
Le maître bretteur le battait deux fois sur trois et, bien que Dalinar ait
renoncé à l’illusion de pouvoir devenir un jour le meilleur bretteur des deux
(il était un soldat, pas un duelliste), il appréciait le défi.
— Je ferai, bien entendu, répondit Kelerand avec raideur, ce qu’ordonne
mon haut-prince. Cela dit, si on m’en laisse le choix, je préférerais décliner.
Avec tout le respect que je vous dois, je n’ai pas l’impression que je serais
un adversaire adéquat pour vous aujourd’hui.
Dalinar se tourna vers les autres maîtres bretteurs debout, qui baissèrent
les yeux. Les maîtres bretteurs ardents ne ressemblaient généralement pas à
leurs homologues plus religieux. Ils pouvaient parfois se montrer formels,
mais on pouvait rire avec eux. En règle générale.
Cependant, ils demeuraient des ardents.
— Très bien, dit Dalinar. Trouvez-moi quelqu’un à combattre.
Bien qu’il n’ait prononcé ces mots que pour congédier Kelerand, les
quatre autres se joignirent à lui, abandonnant Dalinar. Il soupira, s’appuya
contre le mur et regarda sur le côté. Un homme se prélassait toujours sur
son coussin. Il avait la barbe en désordre et portait des habits qui semblaient
enfilés sans y penser – non pas sales, mais en loques, avec une corde en
guise de ceinture.
— Ma présence ne vous offense pas, Zahel ? lui lança Dalinar.
— La présence de personne ne m’offense. Vous n’êtes pas plus répugnant
que les autres, Monsieur le haut-prince.
Dalinar s’assit sur un tabouret pour patienter.
— Vous ne vous attendiez pas à ça ? fit Zahel, l’air amusé.
— Non. Je pensais… eh bien, ce sont des ardents qui se battent. Des
bretteurs. Des soldats, au fond d’eux-mêmes.
— Vous êtes dangereusement près de les menacer en leur imposant un
dilemme, clarissime : choisir entre Dieu et leur haut-prince. Le fait qu’ils
vous apprécient ne rend pas la décision plus facile, au contraire.
— Leur malaise se dissipera, affirma Dalinar. Mon mariage, bien qu’il
semble scandaleux pour l’instant, ne sera au bout du compte qu’une note
insignifiante au regard de l’histoire.
— Peut-être.
— Vous n’êtes pas d’accord ?
— Chaque moment de nos vies paraît insignifiant, expliqua Zahel. La
plupart sont oubliés tandis que d’autres, tout aussi humbles, deviennent les
pivots mêmes de l’histoire. Comme blanc sur noir.
— Blanc… sur noir ?
— Une expression. Je me moque bien de ce que vous avez fait, haut-
prince. Qu’il s’agisse d’un caprice de pâle-iris ou d’un grave sacrilège, ça
ne m’affecte pas. Mais d’autres se demandent jusqu’où vous allez vous
égarer.
Dalinar émit un grognement. Franchement, s’était-il attendu à ce que
Zahel lui soit utile ? Il se leva et se mit à faire les cent pas, agacé par sa
propre énergie nerveuse. Avant que les ardents puissent revenir avec un
adversaire pour lui, il regagna le milieu de la pièce en quête de soldats qu’il
reconnaisse. Des hommes qui ne se sentiraient pas inhibés à l’idée de
s’entraîner avec un haut-prince.
Il finit par repérer l’un des fils du général Khal. Pas le Porte-Éclat, le
capitaine Halam Khal, mais le cadet – un homme costaud dont la tête avait
toujours semblé un peu trop petite pour son corps. Il s’étirait après avoir
affronté quelques adversaires à la lutte.
— Aratin, le héla Dalinar. Avez-vous déjà livré un duel amical contre un
haut-prince ?
Le jeune homme se retourna, puis se mit aussitôt au garde-à-vous.
— Mon général ?
— Inutile de vous montrer si formel. Je cherche simplement un
adversaire.
— Je ne suis pas équipé pour un duel en bonne et due forme, clarissime,
objecta-t-il. Donnez-moi un peu de temps.
— Inutile, lança Dalinar. Je suis disposé à vous affronter à la lutte. Ça fait
trop longtemps.
Certains hommes préféraient ne pas livrer de duels amicaux avec
quelqu’un d’aussi important que Dalinar, par crainte de le blesser. Khal
avait formé ses fils mieux que ça. Le jeune homme afficha un rictus qui
dévoilait des dents très écartées.
— Parfait, fit Dalinar. J’ai besoin d’un défi.
Les maîtres bretteurs revinrent enfin tandis que Dalinar, dénudé jusqu’à
la taille, enfilait un caleçon d’entraînement par-dessus ses sous-vêtements.
Le caleçon ajusté ne lui descendait qu’aux genoux. Il adressa un signe de
tête aux maîtres bretteurs – ignorant le pâle-iris distingué qu’ils lui avaient
trouvé pour s’entraîner – et s’avança dans l’arène avec Aratin Khal.
Ses gardes adressèrent aux maîtres bretteurs une sorte de haussement
d’épaules contrit, puis Rial se mit à compter à rebours pour donner le signal
du départ. Dalinar s’élança immédiatement vers l’avant, percuta Khal et le
saisit sous les bras, luttant pour garder les pieds en arrière et déséquilibrer
son adversaire. L’affrontement se finirait à terre de toute manière, mais
autant être celui qui contrôlait le moment et la manière dont ça se passerait.
Puisqu’un combat traditionnel de vehah n’autorisait de saisir ni les
vêtements, ni les cheveux, Dalinar se tourna, cherchant à enserrer son
adversaire dans une prise solide tout en évitant d’être renversé. Il lutta, les
muscles crispés, les doigts glissant sur la peau de l’autre homme.
Pendant ces quelques moments d’affolement, il ne put se concentrer que
sur le duel. Sa force contre celle de son adversaire. Faisant glisser ses pieds,
déplaçant son poids, luttant pour trouver une prise. Il y avait une forme de
pureté dans ce combat, une simplicité qu’il n’avait pas connue depuis ce qui
lui semblait une éternité.
Aratin serra très fort Dalinar, puis parvint à se retourner pour le faire
basculer par-dessus sa hanche. Ils touchèrent le tapis et Dalinar, avec un
grognement, leva le bras vers son cou pour esquiver une prise
d’étranglement, tournant la tête. Ses vieux réflexes d’entraînement lui
dictèrent de se retourner et de se tortiller avant que l’adversaire ne puisse le
tenir fermement.
Trop lent. Voilà des années qu’il n’avait pas pratiqué avec régularité.
L’autre homme accompagna le mouvement de Dalinar, renonçant à sa
tentative de prise d’étranglement, pour le saisir sous les bras par-derrière
afin de l’appuyer au sol, visage contre le tapis, plaçant son poids au-dessus
de Dalinar.
Ce dernier gronda et, par réflexe, puisa dans cette réserve qu’il avait
toujours en lui. La pulsation du combat, la concentration extrême.
Le Frisson. Les soldats en parlaient dans le silence de la nuit, autour des
feux de camp. Cette rage du combat spécifique aux Aléthis. Certains
l’appelaient le pouvoir de leurs ancêtres, d’autres le véritable état d’esprit
du soldat. Il avait conduit l’Ensoleilleur à la gloire. C’était le secret le
moins bien gardé du succès aléthi.
Non. Dalinar s’empêcha de tendre vers lui, mais il n’avait pas à
s’inquiéter. Il ne se rappelait pas avoir éprouvé le Frisson depuis des mois –
et plus le temps passait en son absence, plus il commençait à comprendre
qu’il y avait quelque chose de profondément contre nature dans le Frisson.
Il serra donc les dents et lutta – simplement, équitablement – contre son
adversaire.
Et se retrouva cloué au sol.
Aratin était plus jeune, mieux entraîné pour ce type de combat. Dalinar
ne lui rendait pas la tâche facile, mais il se trouvait en dessous, ce qui ne lui
permettait pas une prise solide, et il n’était tout simplement plus aussi jeune
qu’autrefois. Aratin le retourna et, peu de temps après, Dalinar se retrouva
appuyé contre le tapis, les épaules à terre, totalement immobilisé.
Dalinar savait qu’il était battu, mais ne parvenait pas à se résoudre à
abréger le combat. Il résista plutôt contre la prise, dents serrées, visage
ruisselant de sueur. Il prit conscience de quelque chose. Non pas le
Frisson… mais de la Fulgiflamme dans la poche de pantalon de son
uniforme, posé à côté de l’arène.
Aratin émit un grognement, les bras pareils à de l’acier. Dalinar sentait
l’odeur de sa propre sueur, le tissu rêche du tapis. Ses muscles protestaient
contre le traitement subi.
Il savait qu’il pouvait s’emparer du pouvoir de la Fulgiflamme, mais son
sens de l’équité regimbait face à cette simple idée. Il cambra plutôt le dos,
retenant son souffle et poussant de toutes ses forces, puis se tourna,
cherchant à se trouver à nouveau à plat ventre afin d’avoir suffisamment
prise pour s’échapper.
Son adversaire remua. Puis il geignit, et Dalinar sentit alors la prise de
l’homme glisser… lentement…
— Oh, nom des foudres, résonna une voix féminine. Dalinar ?
Son adversaire lâcha aussitôt prise et recula. Dalinar se retourna, haletant
d’effort, pour découvrir Navani debout à côté de l’arène, les bras croisés. Il
lui sourit, puis se leva et accepta la surchemise légère du takama et la
serviette que lui tendait un aide de camp. Tandis qu’Aratin Khal se retirait,
Dalinar leva le poing vers lui et baissa la tête – signe indiquant qu’il
considérait Aratin comme le vainqueur.
— Bien joué, jeune homme.
— Un honneur, clarissime !
Dalinar enfila le takama et se tourna vers Navani en s’épongeant le front
à l’aide de la serviette.
— Vous êtes venue me regarder m’entraîner ?
— Oui, toutes les épouses adorent ça, ironisa-t-elle. Voir que, lors de leur
temps libre, leur mari aime se rouler par terre avec des hommes en sueur à
moitié nus. (Elle darda un regard sur Aratin.) Ne devriez-vous pas vous
entraîner avec des hommes plus proches de votre âge ?
— Sur le champ de bataille, répliqua-t-il, je n’ai pas le luxe de choisir
l’âge de mon adversaire. Mieux vaut se battre ici avec un désavantage pour
se préparer. (Il hésita, puis ajouta plus bas :) Je crois que je le tenais
presque, de toute façon.
— Votre définition de « presque » est particulièrement ambitieuse, mon
cœur-de-gemme.
Dalinar accepta l’outre que lui tendait une domestique. Bien que Navani
et ses domestiques ne soient pas les seules femmes présentes dans la pièce,
les autres étaient des ardentes. Navani, avec sa robe jaune vif, se détachait
comme une fleur dans un champ de pierre stérile.
En balayant la pièce du regard, Dalinar s’aperçut qu’une grande partie
des ardents – pas simplement les maîtres bretteurs – évitaient de croiser son
regard. Puis il vit Kadash, son ancien compagnon d’armes, en train de
s’entretenir avec les maîtres bretteurs.
Non loin de là, Aratin recevait les félicitations de ses amis. Clouer
l’Épine Noire au sol était considéré comme un grand exploit. Le jeune
homme accepta leurs louanges avec le sourire, mais il tenait son épaule et
grimaçait quand on lui assénait des tapes dans le dos.
J’aurais dû abréger, songea Dalinar. Prolonger le combat les avait tous
deux mis en danger. Il était mécontent de lui-même. Il avait spécifiquement
choisi quelqu’un de plus jeune et de plus fort, pour devenir ensuite mauvais
perdant ? Il devait accepter qu’il vieillissait, et il se mentait s’il croyait
vraiment que ça l’aiderait sur le champ de bataille. Il avait renoncé à son
armure, ne portait plus de Lame d’Éclat. Quand au juste s’était-il attendu à
se battre à nouveau en personne ?
L’homme aux neuf ombres.
L’eau prit soudain un goût rance dans sa bouche. Il s’était attendu à
combattre lui-même le champion de l’ennemi, à supposer qu’il parvienne
seulement à faire en sorte que l’affrontement se déroule à leur avantage.
Mais ne serait-il pas plus logique d’affecter quelqu’un comme Kaladin à
cette tâche ?
— Eh bien, commenta Navani, vous devriez enfiler un uniforme. La
reine iriale est prête.
— Le rendez-vous n’est que dans quelques heures.
— Elle veut qu’il ait lieu maintenant. Apparemment, l’interprète des
marées de sa cour a lu quelque chose dans les vagues qui signifie qu’il vaut
mieux avancer la rencontre. Elle devrait nous contacter d’une minute à
l’autre.
Foudres d’Iriales. Cela étant, ils disposaient d’une Porte du Pacte – de
deux même, en comptant celle qui se trouvait dans le royaume de Rira,
actuellement sous l’emprise d’Iri. Parmi les trois monarques iriales,
actuellement deux rois et une reine, c’était cette dernière qui possédait
l’autorité en matière de politique étrangère, et c’était donc à elle qu’ils
devaient s’adresser.
— Je n’ai pas d’objection à avancer le rendez-vous, dit Dalinar.
— Je vous attendrai dans la salle d’écriture.
— Pourquoi ? s’étonna Dalinar en agitant la main. Ce n’est pas comme si
elle allait me voir. Installez-vous ici.
— Ici, lâcha Navani d’une voix blanche.
— Ici, insista Dalinar, obstiné. J’en ai assez des pièces froides et
silencieuses à l’exception du grattement des calames.
Navani le regarda en haussant les sourcils, mais ordonna à ses assistants
d’aller chercher leur nécessaire d’écriture. Un ardent inquiet s’approcha,
peut-être pour tenter de la dissuader – mais, après quelques ordres sévères
de Navani, il partit en courant lui chercher une table et un banc.
Dalinar sourit et s’en alla sélectionner deux épées d’entraînement sur un
présentoir proche des maîtres bretteurs. Des épées longues ordinaires
d’acier non affûté. Il en lança une à Kadash, qui la rattrapa d’un geste
souple, mais la plaça ensuite devant lui avec la pointe tournée vers le bas,
mains posées sur le pommeau.
— Clarissime, déclara Kadash, je préférerais confier cette tâche à
quelqu’un d’autre, car je ne me sens pas particulièrement…
— Assez, le coupa Dalinar. J’ai besoin d’entraînement, Kadash. En tant
que maître, je vous ordonne de me le fournir.
Kadash regarda Dalinar pendant un long moment, puis laissa échapper un
soupir contrarié et suivit Dalinar vers l’arène.
— Je ne serai pas un adversaire à votre hauteur, clarissime. J’ai consacré
mes années à l’instruction religieuse, pas à l’épée. Je ne suis venu que
pour…
— … voir comment je me portais. Je sais. Eh bien, peut-être que je serai
rouillé, moi aussi. Je ne me suis pas battu avec une épée longue ordinaire
depuis des décennies. J’avais toujours mieux.
— Oui. Je me rappelle quand vous avez obtenu votre Lame. Le monde
lui-même a tremblé ce jour-là, Dalinar Kholin.
— N’en faites pas trop, lui lança Dalinar. Je n’étais qu’un idiot parmi tant
d’autres qui avait reçu la capacité de tuer les gens trop facilement.
Rial, hésitant, se mit à compter pour donner le signal du duel, et Dalinar
s’élança en frappant. Kadash le repoussa habilement, puis s’écarta sur le
côté de l’arène.
— Pardonnez-moi, clarissime, mais vous étiez bel et bien différent des
autres. Vous étiez nettement plus doué pour tuer.
Je l’ai toujours été, songea Dalinar en contournant Kadash. C’était
curieux de se rappeler cet ardent comme faisant partie de ses soldats d’élite.
Ils n’étaient pas proches à l’époque ; ils ne l’étaient devenus que lors des
années que Kadash avait passées comme ardent.
Navani s’éclaircit la gorge.
— Pardonnez-moi de vous interrompre pendant que vous jouez avec vos
bâtons, annonça-t-elle, mais la reine est prête à vous parler, Dalinar.
— Formidable, répondit-il sans quitter Kadash du regard. Lisez-moi ce
qu’elle dit.
— Pendant que vous vous entraînez ?
— Eh bien oui.
Il sentit pratiquement Navani lever les yeux au ciel. Avec un rictus, il
attaqua de nouveau Kadash. Elle croyait qu’il faisait l’idiot. Peut-être était-
ce le cas.
Il était également en train d’échouer. L’un après l’autre, les monarques du
monde étaient en train de se détourner de lui. Seul Taravangian de
Kharbranth – connu pour être lent d’esprit – avait accepté de l’écouter.
Dalinar faisait quelque chose de travers. Dans une campagne de guerre
prolongée, il se serait forcé à étudier ses problèmes sous un nouvel angle. À
convoquer de nouveaux officiers pour qu’ils expriment leurs idées. À
essayer d’aborder les combats depuis un terrain différent.
La lame de Dalinar percuta celle de Kadash, dans un fracas de métal
contre le métal.
— « Haut-prince, lut Navani tandis qu’il se battait, c’est avec
émerveillement face à la grandeur de l’Unique que je me tourne vers vous.
L’heure est venue pour que le monde connaisse une nouvelle expérience
aussi splendide. »
— Splendide, Majesté ? s’étonna Dalinar en visant la jambe de Kadash,
qui esquiva. Vous ne pouvez tout de même pas vous réjouir de ces
événements ?
— « Toute expérience est réjouissante, fut la réponse. Nous sommes
l’Unique en train de faire l’expérience de lui-même – et cette nouvelle
tempête est splendide alors même qu’elle apporte de la douleur. »
Avec un grognement, Dalinar para un revers de Kadash. Les épées
résonnèrent bruyamment.
— Je ne me rendais pas compte, observa Navani, qu’elle était si
religieuse.
— Superstition païenne, commenta Kadash en reculant sur le tapis pour
s’éloigner de Dalinar. Au moins les Azéens ont-ils la correction de vénérer
les Hérauts, même si ces blasphémateurs les placent au-dessus du Tout-
Puissant. Les Iriales ne valent guère mieux que les chamans shinoves.
— Je me rappelle une époque, Kadash, lui lança Dalinar, où vous étiez
moins prompt à juger les gens.
— On m’a informé que mon laxisme avait pu contribuer à vous
encourager.
— J’ai toujours trouvé votre point de vue rafraîchissant. (Il regarda
fixement Kadash, mais parla à Navani.) Dites-lui ceci : Majesté, aussi
disposé que je sois à relever les défis, je redoute la souffrance qu’amèneront
ces nouvelles… expériences. Nous devons nous unir face aux dangers en
approche.
— L’unité, dit Kadash tout bas. Si c’est votre objectif, Dalinar, alors
pourquoi cherchez-vous à déchirer votre peuple ?
Navani cessa d’écrire. Dalinar s’approcha et passa son épée d’une main à
l’autre.
— Comment le savez-vous, Kadash ? Comment savez-vous que ce sont
les Iriales, les païens ?
Kadash fronça les sourcils. Bien qu’il porte la barbe carrée des ardents,
cette cicatrice sur sa tête n’était pas la seule chose qui le distinguait de ses
collègues. Eux traitaient les duels à l’épée comme un art à part entière.
Kadash avait le regard hanté d’un soldat. Quand il se battait en duel, il
surveillait les flancs, au cas où quelqu’un tenterait de le cerner. Ce qui était
impossible dans un duel à un contre un, mais beaucoup trop probable sur un
champ de bataille.
— Comment pouvez-vous me demander ça, Dalinar ?
— Parce qu’il faut que la question soit posée, répondit celui-ci. Vous
affirmez que le Tout-Puissant est Dieu. Pourquoi ?
— Parce qu’il l’est, tout simplement.
— Ça ne me suffit pas, souffla Dalinar, prenant conscience pour la
première fois que c’était vrai. Plus maintenant.
L’ardent gronda puis bondit vers lui, l’attaquant cette fois avec une
véritable détermination. Dalinar recula et repoussa le coup tandis que
Navani lisait – à haute voix.
— « Haut-prince, je vais me montrer franche. Le Triumvirat iriale
s’accorde sur ce point : Alethkar n’a plus d’influence dans le monde depuis
la chute de l’Ensoleilleur. Le pouvoir de ceux qui contrôlent la nouvelle
tempête, en revanche, est indéniable. Ils nous proposent des conditions
clémentes. »
Dalinar s’arrêta net, sidéré.
— Vous envisagez de vous rallier aux Néantifères ? lança-t-il en direction
de Navani, mais il fut obligé ensuite de se défendre contre Kadash, qui ne
s’était pas arrêté.
— Qu’y a-t-il ? fit ce dernier en cognant sa lame contre celle de Dalinar.
Vous êtes surpris que quelqu’un soit disposé à s’allier au mal, Dalinar ? Que
quelqu’un préfère les ténèbres, la superstition et l’hérésie à la lumière du
Tout-Puissant ?
— Je ne suis pas un hérétique.
Dalinar repoussa violemment la lame de Kadash – mais l’ardent avait
déjà réussi à toucher son bras. Le coup était brutal et, bien que les épées
soient émoussées, il garderait une ecchymose.
— C’est bien vous qui venez de me dire que vous doutiez du Tout-
Puissant, dit Kadash. Que reste-t-il ensuite ?
— Je l’ignore, affirma Dalinar, qui s’avança d’un pas. Je l’ignore, et ça
me terrifie, Kadash. Mais Honneur m’a parlé, m’a confessé qu’il était
vaincu.
— On raconte que les princes des Néantifères, repartit Kadash, étaient
capables d’aveugler le regard des hommes. De leur envoyer des mensonges,
Dalinar.
Il se précipita en frappant, mais Dalinar recula et se retira le long du bord
de l’arène de duel.
— « Mon peuple, reprit Navani, lisant la réponse de la reine iriale, ne
souhaite pas la guerre. Peut-être le moyen d’éviter une autre Désolation
consiste-t-il à laisser les Néantifères prendre ce qu’ils veulent. D’après nos
documents historiques, aussi rares soient-ils, il semblerait que ce soit la
seule option qui n’ait jamais été tentée. Une expérience émanant de
l’Unique que nous avons rejetée. »
Navani leva la tête, manifestement aussi surprise de lire ces mots que
Dalinar l’était de les entendre. Le calame écrivait toujours.
— « Par ailleurs, ajouta-t-elle, nous avons des raisons de nous méfier de
la parole d’un voleur, haut-prince Kholin. »
Dalinar geignit. Alors voilà de quoi il s’agissait : la Cuirasse d’Adolin.
Dalinar tourna la tête vers Navani.
— Pouvez-vous en découvrir plus, pour essayer de les apaiser ?
Elle hocha la tête et se mit à écrire. Dalinar serra les dents et chargea de
nouveau Kadash. L’ardent rattrapa son épée, puis saisit son takama de sa
main libre et l’attira vers lui, son visage contre le sien.
— Le Tout-Puissant n’est pas mort, siffla Kadash.
— Autrefois, vous me conseilliez. Aujourd’hui, vous me lancez des
regards furieux. Qu’est-il arrivé à l’ardent que je connaissais ? Un homme
qui avait réellement vécu, au lieu de se contenter d’observer le monde
depuis de hautes tours et des monastères ?
— Il a peur, répondit tout bas Kadash. D’avoir, d’une façon ou d’une
autre, échoué dans son devoir le plus solennel envers un homme qu’il
admire profondément.
Leurs regards se soutinrent, leurs épées toujours figées l’une contre
l’autre, mais aucun des deux n’essaya réellement de repousser l’adversaire.
L’espace d’un instant, Dalinar vit en Kadash l’homme qu’il avait toujours
été. Le modèle doux et compréhensif de tout ce qu’il y avait de bon dans
l’Église vorine.
— Donnez-moi quelque chose à rapporter aux vicaires de l’Église,
supplia Kadash. Démentez vos affirmations selon lesquelles le Tout-
Puissant est mort. Si vous le faites, je pourrai leur faire accepter ce mariage.
Des rois ont conservé le soutien de l’Église vorine après avoir fait bien pire.
Dalinar serra la mâchoire, puis secoua la tête.
— Dalinar…
— Les mensonges ne rendent service à personne, Kadash, lui lança
Dalinar avant de reculer. Si le Tout-Puissant est mort, alors prétendre le
contraire relève de la bêtise pure. Nous avons besoin d’espoir véritable, pas
de foi en des mensonges.
Dans toute la pièce, plus d’un homme avait interrompu un duel pour les
regarder ou les écouter. Les maîtres bretteurs étaient allés se placer derrière
Navani, qui parlait toujours politique avec la reine iriale.
— Ne rejetez pas tout ce en quoi nous avons cru à cause de quelques
rêves, Dalinar, insista Kadash. Et notre société, et notre tradition ?
— La tradition ? répéta Dalinar. Kadash, vous ai-je déjà parlé de mon
premier formateur à l’épée ?
— Non, dit Kadash, songeur, en dardant des coups d’œil sur les autres
ardents. S’agissait-il de Rembrinor ?
Dalinar fit signe que non.
— Quand j’étais jeune, notre branche de la famille Kholin ne possédait
pas d’imposants monastères, ni de splendides terrains d’entraînement. Mon
père m’avait trouvé un professeur deux villes plus loin. Il s’appelait Harth.
Un jeune homme, pas un véritable maître bretteur – mais il faisait l’affaire.
» Il se concentrait beaucoup sur les procédures adéquates, et avait refusé
de me laisser m’entraîner jusqu’à ce que j’aie appris à enfiler correctement
un takama. (Dalinar désigna celui qu’il portait.) Il n’aurait pas approuvé que
je me batte ainsi. On enfile la jupe, puis la surchemise, et ensuite on enroule
trois fois la ceinture en tissu autour de soi et on l’attache.
» Je trouvais toujours ça agaçant. La ceinture était trop serrée, enroulée
trois fois – il fallait tirer très fort dessus afin d’avoir assez de mou pour faire
le nœud. La première fois que je me suis rendu à des duels dans une ville
des environs, je me suis senti très bête. Tous les autres avaient l’extrémité
de la ceinture qui pendait à l’avant de leur takama.
» J’ai demandé à Harth pourquoi nous procédions autrement. Il m’a
répondu que c’était la bonne manière, la vraie. Ainsi donc, quand mes
voyages m’ont conduit dans la ville natale de Harth, je suis allé trouver son
maître, un homme qui s’était formé auprès des ardents de Kholinar. Il a
affirmé avec insistance que c’était la bonne manière d’attacher un takama,
comme le lui avait appris son maître.
Une foule de plus en plus nombreuse s’amassait autour d’eux. Kadash
fronça les sourcils.
— Où voulez-vous en venir ?
— J’ai trouvé le maître du maître de mon maître à Kholinar après que
nous l’avons conquise, expliqua Dalinar. Le vieil ardent ratatiné mangeait
du curry et du pain sans levain, sans se soucier de savoir qui dirigeait la
ville. Je lui ai posé la question. Pourquoi attacher votre ceinture trois fois,
alors que tous les autres pensent qu’il faut le faire deux fois ?
» Le vieil homme a éclaté de rire et s’est levé. À ma grande stupéfaction,
j’ai vu alors qu’il était extrêmement petit. “Quand je ne l’attache que deux
fois, s’est-il exclamé, l’extrémité tombe si bas que je trébuche !” »
Le silence tomba dans la pièce. Près de là, un soldat gloussa, mais
s’interrompit très vite ; aucun des ardents ne semblait amusé.
— J’aime la tradition, dit Dalinar à Kadash. Je me suis battu pour elle.
J’oblige mes hommes à se conformer aux codes. Je fais respecter les vertus
vorines. Mais quelque chose n’a pas nécessairement de valeur parce que
c’est la tradition, Kadash. Nous ne pouvons pas partir du principe, parce
que quelque chose est ancien, qu’il est juste.
Il se tourna vers Navani.
— Elle n’écoute pas, l’informa-t-elle. Elle persiste à vous qualifier de
voleur indigne de confiance.
— Majesté, dicta Dalinar. J’ai des raisons de croire que vous laisseriez
des nations tomber, et des hommes se faire massacrer, à cause d’un grief
mesquin appartenant au passé. Si mes relations avec le royaume de Rira
vous poussent à envisager de soutenir les ennemis de toute l’humanité, alors
peut-être devrions-nous d’abord débattre d’une réconciliation personnelle.
Navani accueillit ces mots par un hochement de tête, mais elle lança un
coup d’œil furtif à la foule qui observait la scène et haussa un sourcil. Elle
estimait qu’il aurait mieux valu faire ça en privé. Eh bien, peut-être avait-
elle raison. Toutefois, Dalinar avait l’intuition qu’il devait s’y prendre ainsi.
Il n’aurait pas su expliquer pourquoi.
Il leva son épée vers Kadash en signe de respect.
— En avons-nous fini ?
Pour toute réponse, Kadash accourut vers lui, l’épée levée. Dalinar
soupira, puis se laissa toucher sur la gauche, mais termina l’échange avec
l’épée levée au niveau du cou de Kadash.
— Ce n’est pas un coup valide dans le cadre des duels, commenta
l’ardent.
— Je pratique peu les duels ces jours-ci.
Avec un grognement, l’ardent repoussa l’arme de Dalinar et se précipita
vers lui. Dalinar, cependant, saisit le bras de Kadash, puis le fit tournoyer
grâce à son propre élan. Il abattit Kadash sur le sol et l’y maintint.
— La fin du monde approche, déclara Dalinar. Je ne peux pas me
contenter de me reposer sur la tradition. J’ai besoin de savoir pourquoi.
Persuadez-moi. Offrez-moi la preuve de ce que vous avancez.
— Vous ne devriez pas avoir besoin de preuves relatives au Tout-
Puissant. On croirait entendre votre nièce !
— Je vais le prendre comme un compliment.
— Et… et les Hérauts ? s’indigna Kadash. Eux, niez-vous leur
existence ? Ils étaient les serviteurs du Tout-Puissant, et leur existence
prouvait la sienne. Ils avaient du pouvoir.
— Du pouvoir ? répéta Dalinar. Comme ceci ?
Il inspira de la Fulgiflamme. Des murmures s’élevèrent dans la foule qui
observait la scène lorsque Dalinar se mit à luire, puis fit… quelque chose
d’autre. Il commanda à la Flamme. Lorsqu’il se leva, il laissa Kadash collé
au sol dans une flaque de Radiosité qui le maintenait fermement fixé à la
pierre. L’ardent se débattit, impuissant.
— Les Chevaliers Radieux sont de retour, déclara Dalinar. Et, oui,
j’accepte l’autorité des Hérauts. J’accepte qu’il y ait eu autrefois un être
nommé Honneur – le Tout-Puissant. Il nous a aidés, et je serais ravi qu’il
nous aide à nouveau. Si vous parvenez à me prouver que le vorinisme, sous
sa forme actuelle, est ce qu’enseignaient les Hérauts, nous nous reparlerons.
Il jeta son épée sur le côté et rejoignit Navani.
— Jolie démonstration, dit-elle tout bas. C’était pour toute l’assemblée,
pas simplement pour Kadash, je suppose ?
— Les soldats ont besoin de savoir quel est mon rapport à l’Église. Que
raconte notre reine ?
— Rien de bon, marmonna-t-elle. Elle dit que vous pouvez la contacter
pour mettre au point la restitution des biens volés, et qu’elle y réfléchira.
— Foudre de bonne femme ! s’exclama Dalinar. Elle en veut à la
Cuirasse d’Éclat d’Adolin. Sa revendication est-elle valide ?
— Pas vraiment, répondit Navani. Vous l’avez obtenue en vous mariant,
et avec une pâle-iris de Rira, et non pas d’Iri. D’accord, les Iriales affirment
être les suzerains de leur nation sœur, mais même si cette revendication
n’était pas contestée, la reine n’a pas de lien effectif avec Evi ni avec son
frère.
— Rira n’a jamais été assez forte pour tenter de reprendre la Cuirasse,
grommela Dalinar. Mais si ça peut nous rallier Iri, je vais y réfléchir. Peut-
être que je peux accepter de… (Il s’interrompit.) Un instant. Qu’avez-vous
dit ?
— Hum…, fit Navani. Au sujet de… ah, oui. Vous ne pouvez pas
entendre son nom.
— Répétez-le, murmura Dalinar.
— Quoi donc ? Evi ?
Les souvenirs se déployèrent dans la tête de Dalinar. Il chancela, puis
s’affala de nouveau contre la table à écrire, avec l’impression d’avoir reçu
un coup de marteau sur le crâne. Navani appela les médecins, laissant
entendre que le duel l’avait mis à rude épreuve.
Sauf qu’il n’en était rien. C’était cette brûlure dans son esprit, le choc
soudain d’entendre prononcer un nom.
Evi. Il pouvait entendre le nom de sa femme.
Et il se rappela soudain son visage.
Je n’affirmerai pas être en mesure d’enseigner cette leçon. L’expérience elle-même
est le plus grand des professeurs, et c’est vers elle que vous devez vous tourner.
— Extrait de Justicière, préface.
J
— e continue à penser que nous devrions le tuer, déclara Khen – la
parshe qui jouait aux cartes – à ses compagnons.
Kaladin était assis, attaché à un arbre. Il y avait passé la nuit. Ils l’avaient
libéré plusieurs fois aujourd’hui pour le laisser utiliser les latrines mais, le
reste du temps, ils le gardaient entravé. Malgré la solidité de leurs nœuds,
ils postaient constamment des gardes, bien que ce soit lui qui se soit livré à
eux.
Ses muscles étaient raides et sa posture inconfortable, mais il avait subi
bien pire en tant qu’esclave. L’après-midi était presque entièrement écoulé –
et ils se disputaient encore à son sujet.
Il ne revit pas ce sprène jaune-blanc, celui qui avait été un ruban
lumineux. Il lui semblait presque l’avoir imaginé. Au moins la pluie avait-
elle enfin cessé. Avec un peu de chance, ça signifiait que les tempêtes
majeures – et la Fulgiflamme – reviendraient bientôt.
— Le tuer ? demanda un autre parshe. Pourquoi donc ? Quel danger
représente-t-il pour nous ?
— Il va dire aux autres où nous sommes.
— Il nous a trouvé bien assez facilement tout seul. Ça m’étonnerait que
d’autres aient plus de mal, Khen.
Les parshes ne semblaient pas avoir de chef spécifique. Kaladin les
entendait discuter depuis l’emplacement où ils se tenaient debout, serrés les
uns contre les autres sous une bâche. L’air possédait une odeur humide, et le
bouquet d’arbres frissonna quand une rafale de vent le traversa. Une gerbe
de goutelettes tomba sur lui, curieusement plus froides que la saison des
pleurs elle-même.
Bientôt, à son grand soulagement, tout ça sécherait et il reverrait enfin le
soleil.
— Alors on le laisse partir ? dit Khen.
Elle parlait d’une voix bourrue, furieuse.
— Je n’en sais rien. Est-ce que tu le ferais vraiment, Khen ? Lui défoncer
toi-même le crâne ?
Le silence tomba sous la tente.
— Si ça signifie qu’ils ne pourront plus nous reprendre ? Oui, je le
tuerais. Je refuse de revenir en arrière, Ton.
Ils possédaient des noms simples de sombres-iris aléthis – assortis à leur
accent, assez familier pour en être troublant. Kaladin ne craignait pas pour
sa sécurité ; bien qu’ils aient pris son couteau, son échocalame et ses
sphères, il pouvait invoquer Syl en un clin d’œil. Elle voletait non loin de là
sur des rafales de vent, zigzaguant entre les branches d’arbre.
Les parshes finirent par s’en aller, et Kaladin s’assoupit. Il fut éveillé plus
tard par le bruit qu’ils firent en rassemblant leurs maigres possessions : une
ou deux haches, quelques outres, les sacs de céréales presque détruits.
Lorsque le soleil se coucha, de longues ombres s’étirèrent sur Kaladin,
replongeant le camp dans l’obscurité. Le groupe se déplaçait apparemment
de nuit.
L’individu masculin de haute taille qui jouait aux cartes la nuit
précédente s’approcha de Kaladin, qui reconnut le motif de sa peau. Il défit
les cordes qui l’attachaient à l’arbre, celles qui retenaient ses chevilles –
mais lui laissa les mains liées.
— Vous pouviez prendre cette carte, commenta Kaladin.
Le parshe se raidit.
— Le jeu de cartes, précisa Kaladin. L’écuyer peut prendre une autre
carte s’il est soutenu par une carte alliée. Donc vous aviez raison.
Le parshe émit un grognement et tira sur la corde pour obliger Kaladin à
se lever. Il s’étira, faisant travailler ses muscles raides parcourus de crampes
douloureuses, tandis que les autres parshes démontaient la dernière des
tentes improvisées à partir de bâches – celle qui était entièrement fermée.
Cependant, plus tôt dans la journée, Kaladin avait regardé ce qui se trouvait
à l’intérieur.
Des enfants.
Il y en avait une douzaine, vêtus de blouses, de différents âges allant du
bambin au jeune adolescent. Celles qui étaient de sexe féminin portaient
leurs cheveux lâchés, et les éléments masculins attachaient ou tressaient les
leurs. Ils n’avaient pas été autorisés à quitter la tente à l’exception de
quelques moments sous surveillance soigneuse, mais il les avait entendus
rire. Il avait craint au départ qu’il s’agisse d’enfants humains captifs.
Tandis qu’on démontait le camp, ils s’égaillèrent, ravis d’être enfin
libérés. L’une des plus jeunes fillettes courut sur les pierres humides pour
saisir la main libre de l’homme qui menait Kaladin. Chacun des enfants
possédait l’apparence très caractéristique de leurs aînés – cette apparence
pas tout à fait parshendie avec les parties cuirassées sur le côté de leur tête
et sur leurs avant-bras. Chez les enfants, la couleur de la carapace était d’un
rose orangé clair.
Kaladin ne parvenait pas à définir pourquoi ce spectacle lui semblait si
étrange. Les parshes se reproduisaient, même si les gens parlaient souvent
d’eux comme si on les faisait se reproduire à la manière d’animaux
d’élevage. Et ce n’était pas si différent de la vérité, n’est-ce pas ? Tout le
monde le savait.
Qu’aurait pensé Shen – Rlain – si Kaladin avait prononcé ces mots à
haute voix ?
La procession sortit de sous les arbres, tirant Kaladin par ses cordes. Ils
conversaient le moins possible et, lorsqu’ils traversèrent un champ dans le
noir, Kaladin éprouva une impression très nette de familiarité. Était-il déjà
venu ici, avait-il déjà fait ça ?
— Et le roi ? lança son gardien, qui parlait tout bas mais tournait la tête
de manière à lui adresser la question.
Elhokar ? Qu’est-ce qui… Ah, oui. Les cartes.
— Le roi est l’une des cartes les plus puissantes que l’on puisse placer,
répondit Kaladin, s’efforçant de se rappeler toutes les règles. Il peut prendre
n’importe quelle autre carte à l’exception d’un autre roi, et ne peut pas être
pris lui-même à moins d’être touché par trois cartes ennemies, chevalier ou
au-dessus. Hum… et il est insensible au Spiricante.
Enfin je crois.
— Quand je regardais jouer mes hommes, ils utilisaient rarement cette
carte. Si elle est si puissante, pourquoi attendre ?
— Si votre roi est pris, vous perdez, précisa Kaladin. Par conséquent,
vous ne le jouez que si vous êtes désespéré ou certain de pouvoir le
défendre. La moitié des fois où j’ai joué, je l’ai laissé dans ma caserne
pendant toute la partie.
Le parshe émit un grognement, puis regarda la fillette à son côté, qui
tirait sur son bras et tendait le doigt. Il lui chuchota quelques mots, et elle
courut sur la pointe des pieds vers un carré de boutons-de-roche en fleur,
visible à la lueur de la première lune.
Les lianes rentrèrent, les bourgeons se fermèrent. La fillette, cependant,
eut la présence d’esprit de s’accroupir à côté et d’attendre, mains en
position, jusqu’à ce que les fleurs s’ouvrent à nouveau – puis elle en saisit
une dans chaque main, et son rire résonna dans la plaine. Des sprènes de
joie la suivirent sous forme de feuilles bleues lorsqu’elle revint, évitant de
passer à proximité de Kaladin.
Khen, qui marchait avec un gourdin en main, pressa le gardien de
Kaladin de continuer à marcher. Elle surveillait la zone avec la nervosité
d’une éclaireuse lors d’une mission dangereuse.
C’est ça, se dit Kaladin, qui comprit alors cette impression de familiarité.
Lorsqu’on a fui Tasinar.
Ça s’était produit après qu’il avait été condamné par Amaram, mais avant
qu’on l’envoie aux Plaines Brisées. Il évitait de penser à ces mois-là. Ses
échecs répétés, le massacre systématique de ses derniers soupçons
d’idéalisme… eh bien, il avait appris que s’attarder sur ces choses-là le
plongeait dans des zones d’ombre. Il avait abandonné tant de personnes à
cette époque. Nalma en avait fait partie. Il se rappelait le contact de sa main
dans la sienne : une main rêche et calleuse.
Il s’était agi de sa tentative d’évasion la plus fructueuse. Elle avait duré
cinq jours.
— Vous n’êtes pas des monstres, murmura Kaladin. Vous n’êtes pas des
soldats. Vous n’êtes même pas les germes du néant. Vous êtes
simplement… des esclaves en fuite.
Son gardien se retourna vivement et tira sur sa corde. Le parshe saisit
Kaladin par l’avant de son uniforme et sa fille se cacha derrière sa jambe,
laissa tomber une de ses fleurs puis se mit à geindre.
— Vous voulez que je vous tue ? siffla le parshe en attirant le visage de
Kaladin tout près du sien. Vous insistez pour me rappeler comment votre
espèce nous perçoit ?
Kaladin émit un grognement.
— Regardez mon front, parshe.
— Et ?
— Des marques d’esclave.
Nom des foudres… les parshes n’étaient pas marqués au fer, et ils ne se
mélangeaient pas aux autres esclaves. Les parshes étaient, en réalité, trop
précieux pour ça.
— Quand ils transforment un humain en esclave, expliqua-t-il, ils le
marquent au fer. Ce que vous vivez, je l’ai connu.
— Et vous pensez que ça vous permet de comprendre ?
— Évidemment. Je suis un…
— Moi, j’ai passé ma vie entière à vivre dans un brouillard, lui hurla le
parshe. À savoir chaque jour que j’aurais dû dire quelque chose, faire
quelque chose pour arrêter ça ! À serrer chaque nuit ma fille en me
demandant pourquoi le monde semble bouger dans la lumière autour de
nous – alors que nous sommes prisonniers des ombres. Ils ont vendu sa
mère. Ils l’ont vendue. Parce qu’elle avait donné naissance à une enfant en
bonne santé, ce qui faisait d’elle une bonne reproductrice.
» Comprenez-vous ça, humain ? Comprenez-vous ce que c’est de voir
votre famille déchirée, en sachant que vous devriez protester – en sachant
au plus profond de votre âme qu’il se passe quelque chose de profondément
anormal ? Pouvez-vous savoir ce qu’on ressent lorsqu’on est incapable de
prononcer un seul foudre de mot pour empêcher ça ?
Le parshe l’attira encore plus près.
— Ils ont peut-être pris votre liberté, mais nous, ils nous ont pris notre
esprit.
Il laissa retomber Kaladin et se tourna vivement, souleva sa fille dans ses
bras et la serra contre lui tout en courant rejoindre les autres, qui s’étaient
retournés en l’entendant s’emporter. Kaladin le suivit, entraîné par sa corde,
et marcha sur la fleur de la petite fille dans sa hâte forcée. Syl passa à côté
de lui à toute vitesse et, lorsque Kaladin tenta d’attirer son attention, elle se
contenta d’éclater de rire et s’envola plus haut, portée par une rafale de
vent.
Son gardien reçut plusieurs réprimandes à voix basse lorsqu’ils
rattrapèrent les autres ; cette colonne ne pouvait pas se permettre d’attirer
l’attention. Kaladin marcha avec eux, et il se souvint. Il comprenait
réellement un peu.
Vous n’étiez jamais libre tant que vous couriez ; vous aviez l’impression
que le ciel ouvert et les champs infinis étaient un supplice. Vous sentiez vos
poursuivants vous traquer, et vous vous réveilliez chaque matin en vous
attendant à vous trouver cerné.
Jusqu’à ce qu’un jour, vous ayez raison.
Mais les parshes ? Il avait accepté Shen au sein du Pont Quatre, d’accord.
Mais accepter qu’un parshe unique puisse être un homme de pont était
radicalement différent d’accepter que leur peuple entier soit… eh bien,
humain.
Lorsque la colonne s’arrêta pour distribuer des outres d’eau aux enfants,
Kaladin tâta son front et y suivit le contour cicatrisé des glyphes.
Ils nous ont pris notre esprit…
Ils avaient essayé de prendre le sien aussi. Ils l’avaient battu comme
plâtre, avaient volé tout ce qu’il aimait, et assassiné son frère. Ils l’avaient
laissé incapable de réfléchir clairement. La vie était devenue un grand flou
jusqu’à ce qu’un jour, il se retrouve debout au bord du vide, à regarder
mourir des gouttes de pluie en s’efforçant de rassembler la motivation de
mettre fin à sa vie.
Syl s’envola devant lui sous la forme d’un ruban miroitant.
— Syl, siffla Kaladin. Il faut que je te parle. Ce n’est pas le moment de…
— Chut, le coupa-t-elle, avant de glousser et de voleter autour de lui,
puis de s’éloigner pour aller faire la même chose à son gardien.
Kaladin fronça les sourcils. Elle se comportait avec une telle insouciance.
Trop d’insouciance ? Comme avant qu’ils ne forgent leur lien ?
Non. Impossible.
— Syl ? supplia-t-il lorsqu’elle revint. Quelque chose ne va pas avec le
lien ? S’il te plaît, je n’ai pas…
— Ce n’est pas ça, répondit-elle en un murmure furieux. Je crois que les
parshes peuvent peut-être me voir. Certains, en tout cas. Et cette autre
sprène est toujours là, elle aussi. Une sprène supérieure, comme moi.
— Où ça ? dit Kaladin en se tournant.
— Elle est invisible à tes yeux, déclara Syl, qui se transforma en groupe
de feuilles et se mit à souffler autour de lui. Je crois que j’ai réussi à lui
faire croire que je n’étais qu’une sprène du vent.
Elle s’éloigna en voletant, laissant une douzaine de questions sans
réponse sur les lèvres de Kaladin. Saintes bourrasques… est-ce cette sprène
qui leur dit où aller ?
La colonne se remit en route, et Kaladin marcha une bonne heure en
silence avant que Syl ne décide de revenir vers lui. Elle se posa sur son
épaule et se transforma en jeune femme à la jupe fantaisiste.
— Elle est partie en avant pour un moment, annonça-t-elle. Et les parshes
ne regardent pas.
— La sprène les guide, dit Kaladin à mi-voix. Syl, cette sprène doit
être…
— Une de celles qui appartiennent à lui, murmura-t-elle en s’entourant
de ses deux bras avant de devenir toute petite – rétrécissant activement pour
atteindre environ deux tiers de sa taille normale. Un sprène du Néant.
— Il y a autre chose, reprit Kaladin. Ces parshes… où ont-ils appris
comment parler, comment se comporter ? D’accord, ils ont passé leur vie
dans notre société – mais comment peuvent-ils être aussi… normaux après
un si long temps à moitié endormis ?
— La Tempête Éternelle. Le pouvoir a rempli le trou de leur âme et
comblé les lacunes. Ils ne se sont pas simplement réveillés, Kaladin. Ils ont
été guéris, leur lien reformé, leur identité rétablie. Tout ça va beaucoup plus
loin que nous ne l’avons jamais compris. D’une certaine manière, quand
vous les avez conquis, vous leur avez volé leur capacité à changer de forme.
Vous avez littéralement arraché une partie de leur âme pour l’enfermer
ailleurs. (Elle se tourna vivement.) Elle revient. Je vais rester à proximité,
au cas où tu aurais besoin d’une Lame.
Elle s’éloigna, traversant les airs sous forme de ruban lumineux. Kaladin
continua à avancer d’un pas traînant derrière la colonne, tournant et
retournant les paroles de Syl dans sa tête, avant d’accélérer pour aller se
placer à côté de son gardien.
— Vous faites preuve d’intelligence, par certains aspects, commença
Kaladin. C’est une bonne idée de voyager de nuit. Mais vous suivez le lit du
fleuve, là-bas. Je sais que ça signifie qu’il y a plus d’arbres, et des endroits
plus sûrs où camper, mais c’est littéralement le premier endroit où
quelqu’un vous chercherait.
Plusieurs autres parshes alentour lui lancèrent des coups d’œil. Son
gardien ne répondit pas.
— La taille du convoi pose également problème, ajouta-t-il. Vous devriez
vous séparer en groupes plus petits et vous rejoindre chaque matin, de sorte
que, si quelqu’un vous repère, vous paraîtrez moins menaçants. Vous
pourrez dire qu’un pâle-iris vous envoie quelque part, et des voyageurs
vous laisseront peut-être partir. S’ils tombent sur vous tous, tous les
soixante-dix réunis, ça ne sera pas possible. Tout ça, bien entendu, à
supposer que vous n’ayez pas envie de vous battre – et c’est le cas. Si vous
vous battez, ils appelleront les clarissimes contre vous. Pour l’heure, ils ont
de plus gros problèmes à régler.
Son gardien émit un grognement.
— Je peux vous aider, poursuivit Kaladin. Je ne comprends peut-être pas
ce que vous avez traversé, mais je sais quel effet ça fait d’être en fuite.
— Vous croyez que je vous ferais confiance ? demanda enfin le parshe.
Vous voudrez que nous soyons capturés.
— Je n’en suis pas sûr, dit Kaladin en toute franchise.
Son gardien n’ajouta rien, et Kaladin soupira et reprit sa place derrière
lui. Pourquoi la Tempête Éternelle n’avait-elle pas accordé à ces parshes les
mêmes pouvoirs que ceux des Plaines Brisées ? Que faire alors des récits
anciens ? Des Désolations ?
Ils finirent par s’arrêter pour faire une nouvelle pause, et Kaladin se
trouva un rocher lisse contre lequel s’asseoir, niché dans la pierre. Son
gardien attacha la corde à un arbre isolé tout proche, puis alla s’entretenir
avec les autres. Kaladin se laissa aller en arrière, perdu dans ses pensées,
jusqu’à ce qu’il entende un bruit. À sa grande surprise, il vit approcher la
fille de son gardien. Elle tenait une outre à deux mains et s’arrêta juste au-
delà de sa portée.
Elle ne portait pas de chaussures, et la marche, jusqu’à présent, n’avait
pas été clémente pour ses pieds, lesquels – bien que durcis par les cals –
étaient couverts d’éraflures et d’égratignures. Elle posa timidement l’outre,
puis recula. Elle ne s’enfuit pas, comme Kaladin aurait pu s’y attendre,
quand il voulut prendre l’eau.
— Merci, dit-il avant d’en boire une gorgée.
L’eau était pure et limpide – apparemment, les parshes savaient comment
la filtrer. Il ignora les gargouillis de son estomac
— Est-ce qu’ils vont vraiment nous pourchasser ? demanda la fillette.
À la lumière vert pâle de Mishim, il décida qu’elle n’était pas aussi
timorée qu’il l’avait cru. Elle était nerveuse, mais elle soutenait son regard.
— Pourquoi est-ce qu’ils ne peuvent pas simplement nous laisser
continuer ? Vous pourriez retourner le leur dire ? Nous ne voulons pas
d’ennuis. Nous voulons simplement partir.
— Ils viendront, répondit Kaladin. Je suis désolé. Ils ont beaucoup de
travail à faire pour repartir, et ils voudront des mains supplémentaires. Vous
êtes une… ressource qu’ils ne peuvent tout simplement pas ignorer.
Les humains auxquels il avait rendu visite ne savaient pas qu’ils devaient
redouter une effroyable armée de Néantifères ; beaucoup croyaient que
leurs parshes avaient simplement profité du chaos pour s’enfuir.
— Mais pourquoi ? fit-elle en reniflant. Qu’est-ce que nous leur avons
fait ?
— Vous avez tenté de les détruire.
— Non. Nous sommes gentils. Nous avons toujours été gentils. Je n’ai
jamais frappé personne, même quand j’étais en colère.
— Je ne parlais pas de vous, spécifiquement. Vos ancêtres… les gens
comme vous d’il y a longtemps. Il y a eu une guerre, et…
Bourrasques. Comment expliquait-on l’esclavage à une enfant de sept
ans ? Il lui lança l’outre d’eau, et elle fila rejoindre son père – qui venait à
peine de remarquer son absence. Il se tenait debout, formant une silhouette
qui se détachait nettement dans la nuit, étudiant Kaladin.
— Ils parlent d’installer leur camp, chuchota Syl près de lui. (Elle s’était
faufilée dans une fissure de la roche.) Le sprène du Néant veut qu’ils
continuent à marcher toute la journée, mais je ne crois pas qu’ils le feront.
Ils ont peur que leurs céréales se gâtent.
— Est-ce que ce sprène est en train de m’observer ? demanda Kaladin.
— Non.
— Dans ce cas, tranchons cette corde.
Il se tourna pour cacher ce qu’il faisait, puis s’empressa d’invoquer Syl
sous forme de couteau pour se libérer. Ça changerait la couleur de ses yeux
mais, dans le noir, il espérait que les parshes ne remarqueraient rien.
Syl se transforma de nouveau en sprène.
— Une épée maintenant ? s’enquit-elle. Les sphères qu’ils t’ont prises se
sont toutes épuisées, mais ils s’éparpilleront en voyant une Lame.
— Non.
Kaladin s’empara plutôt d’une grosse pierre. Les parshes se turent en
remarquant qu’il s’était échappé. Kaladin porta sa pierre le temps de
quelques pas, puis la laissa tomber, écrasant un bouton-de-roche. Quelques
instants plus tard, il se trouva entouré de parshes furieux qui portaient des
gourdins.
Il les ignora et passa en revue les débris du bouton-de-roche. Il leva une
large section de carapace.
— L’intérieur, déclara-t-il en le retournant pour le leur montrer, sera
encore sec malgré les pluies. Le bouton-de-roche a curieusement besoin
d’une barrière entre lui-même et l’eau extérieure, même s’il semble toujours
avide de boire après une tempête. Qui a mon couteau ?
Personne ne fit mine de le lui rendre.
— Si vous raclez cette couche intérieure, déclara Kaladin en tapotant la
carapace du bouton-de-roche, vous pourrez atteindre la partie sèche.
Maintenant que la pluie a cessé, je devrais pouvoir nous allumer un feu, à
supposer que personne n’ait perdu mon sac de petit bois. Nous devons faire
bouillir ces céréales, puis les sécher en galettes. Elles n’auront pas
beaucoup de goût, mais elles se conserveront. Si vous ne faites pas
rapidement quelque chose, vos réserves vont bel et bien pourrir.
Il se leva et tendit le doigt.
— Puisque nous sommes déjà là, nous devrions être assez près de la
rivière pour pouvoir recueillir davantage d’eau. Avec la fin des pluies, elle
ne devrait plus couler très longtemps.
» Comme les carapaces de boutons-de-roche ne brûlent pas
particulièrement bien, il nous faudra récolter du bois véritable et le sécher
près du feu pendant la journée. Nous pourrons faire brûler celui-ci très bas,
puis cuisiner demain soir. Dans le noir, la fumée risque moins de nous
dévoiler, et nous pourrons abriter la lumière dans les arbres. Il faut
simplement que je trouve comment nous allons cuisiner sans marmites pour
faire bouillir l’eau.
Les parshes le regardèrent fixement. Puis Khen le repoussa enfin pour
l’écarter du bouton-de-roche et prit le fragment qu’il tenait en main.
Kaladin aperçut son gardien debout près de la pierre où Kaladin avait été
assis. Le parshe tenait la corde que Kaladin avait tranchée, frottant du pouce
l’extrémité coupée.
Après un bref échange, le parshe l’entraîna vers les arbres qu’il avait
indiqués, lui rendit son couteau – posé près de tous leurs gourdins – et lui
demanda de prouver qu’il était capable de faire un feu avec du bois humide.
Ce qu’il fit.
Vous ne pouvez vous faire décrire une épice ; vous devez la goûter par vous-même.
— Extrait de Justicière, préface.
Mraize. Son visage était parcouru d’un réseau de cicatrices, dont l’une
déformait sa lèvre supérieure. Au lieu de ses habits à la mode habituels, il
portait aujourd’hui l’uniforme de Sadeas, avec un plastron et un simple
calot en guise de casque. Il ressemblait exactement aux autres soldats qu’ils
avaient croisés, exception faite de ce visage.
Et du poulet sur son épaule.
Un poulet. C’était l’une des variétés les plus étranges, d’un vert pur et
lustré, avec un bec tranchant. Il ressemblait beaucoup plus à un prédateur
qu’aux créatures babillantes qu’elle avait vu vendre dans des cages sur les
marchés.
Mais franchement, qui se baladait avec un poulet domestique ? Ils étaient
destinés à ce qu’on les mange, non ?
Adolin aperçut le poulet et haussa un sourcil, mais Mraize ne laissa
transparaître en rien qu’il connaissait Shallan. Il se tenait avachi comme les
autres soldats, hallebarde en main, dardant un regard noir sur Adolin.
Ialai n’avait pas disposé de sièges pour eux. Elle était assise avec les
mains dans son giron, sa libre-main posée sur sa sage-main couverte d’une
manche, éclairée par des lampes sur des piédestaux des deux côtés de la
pièce. Elle avait l’air d’humeur particulièrement vengeresse sous cette
lumière vacillante et artificielle.
— Saviez-vous, déclara Ialai, que lorsque des pâles-échines tuent une
proie, ils la mangent d’abord, puis se cachent près de la carcasse ?
— C’est l’un des dangers lorsqu’on les chasse, clarissime, répondit
Adolin. Vous pensez être sur la piste de la bête, mais elle rôde peut-être tout
près.
— Je m’interrogeais sur ce comportement jusqu’à ce que je comprenne
que la carcasse attirait les charognards, et que le pâle-échine n’est pas
difficile. Ceux qui viennent se nourrir de ses restes deviennent un repas à
leur tour.
Le sous-entendu de cette conversation paraissait très clair à Shallan.
Pourquoi êtes-vous revenu sur la scène du crime, Kholin ?
— Nous voulions vous informer, clarissime, reprit Adolin, que nous
prenons le meurtre d’un haut-prince très au sérieux. Nous faisons tout ce
qui est en notre pouvoir pour éviter que ça se reproduise…
Oh, Adolin…
— Je n’en doute pas, répliqua Ialai. Les autres hauts-princes ont
maintenant trop peur de vous tenir tête.
Oui, il avait foncé droit dans ce piège. Mais Shallan ne prit pas le relais ;
cette tâche revenait à Adolin, qui l’avait invitée pour qu’elle le soutienne et
non pas pour qu’elle parle à sa place. En toute franchise, elle ne ferait pas
beaucoup mieux. Elle commettrait simplement des erreurs différentes.
— Voyez-vous qui que ce soit qui puisse avoir eu l’occasion et le motif
de tuer votre mari, clarissime ? s’enquit Adolin. En dehors de mon père.
— Alors même vous, vous admettez que…
— C’est étrange, aboya Adolin. Ma mère me disait toujours qu’elle vous
trouvait intelligente. Elle vous admirait, et vous enviait votre esprit. Mais
moi, je n’en vois aucune preuve ici. Franchement, croyez-vous vraiment
que mon père endurerait les insultes de Sadeas pendant des années – sa
trahison sur les Plaines, ce duel catastrophique – pour ne l’assassiner que
maintenant ? Après avoir eu la preuve que Sadeas se trompait au sujet des
Néantifères, et que la position de mon père ne risquait rien ? Nous savons
tous les deux que mon père n’est pas responsable de la mort de votre époux.
Affirmer le contraire relève de la bêtise pure et simple.
Shallan sursauta. Elle ne s’était pas attendue à entendre ces mots-là dans
la bouche d’Adolin. Étonnamment, ça lui semblait être précisément ce qu’il
avait fallu qu’il dise. En élaguant les paroles courtoises. En exprimant la
vérité franche et brute.
Ialai se pencha vers l’avant, inspectant Adolin et méditant ses paroles.
S’il y avait une chose qu’Adolin était capable de dégager, c’était bien
l’authenticité.
— Allez lui chercher un siège, ordonna Ialai à Mraize.
— Oui, clarissime, répondit-il, la voix teintée d’un épais accent rural qui
lorgnait vers le herdazien.
Ialai se tourna ensuite vers Shallan.
— Et vous, rendez-vous utile. Il y a des thés qui réchauffent dans la pièce
latérale.
Shallan n’apprécia pas de se voir traiter ainsi. Elle n’était plus une pupille
sans importance à qui l’on pouvait donner des ordres. Cependant, voyant
Mraize s’éloigner dans la direction même qu’on venait de lui indiquer,
Shallan endura cet affront et le suivit d’un pas raide.
La pièce voisine était nettement plus petite, taillée dans la même pierre
que les autres, mais avec un motif de strates assourdi. Des oranges et des
rouges qui fusionnaient si harmonieusement que l’on pouvait pratiquement
faire comme si le mur était d’une seule teinte. Les gens d’Ialai s’en
servaient comme d’une réserve, à en juger par les chaises placées dans un
coin. Shallan ignora les cruches de thé chaud en train de chauffer sur des
fabriaux posés sur le comptoir et s’approcha de Mraize.
— Que faites-vous ici ? lui siffla-t-elle.
Son poulet pépia tout bas, comme sous l’effet de l’agitation.
— Je garde celle-là à l’œil, répondit-il en désignant l’autre pièce. (Ici, sa
voix devenait raffinée, perdant son accent campagnard.) Elle nous intéresse.
— Alors ce n’est pas l’une des vôtres ? demanda Shallan. Ce n’est pas
une… Sang-des-spectres ?
— Non, fit-il en étrécissant les yeux. Son époux et elle étaient une
variable trop imprévisible pour que nous les invitions. Leurs motivations
n’appartiennent qu’à eux ; je ne crois pas qu’ils s’alignent sur celles de
quiconque, ni humains ni ceux-qui-écoutent.
— Le fait qu’ils soient des raclures de crémon n’entrait pas en ligne de
compte, j’imagine.
— La moralité est un axe qui ne nous intéresse pas, répondit calmement
Mraize. Seuls la loyauté et le pouvoir sont importants, car la moralité est
aussi éphémère que le climat changeant. Elle dépend de l’angle sous lequel
on regarde les choses. Vous verrez, en travaillant avec nous, que j’ai raison.
— Je ne suis pas l’une des vôtres, articula Shallan.
— Pour quelqu’un qui insiste tant sur ce point, répliqua Mraize en
prenant une chaise, vous n’hésitiez pas beaucoup à utiliser notre symbole
hier soir.
Shallan s’immobilisa, puis rougit furieusement. Il était donc au courant ?
— Je…
— Votre quête est louable, reprit Mraize. Et vous avez l’autorisation de
vous reposer sur notre autorité pour atteindre vos buts. C’est un avantage lié
à votre statut de membre, du moment que vous n’en abusez pas.
— Et mes frères ? Où sont-ils ? Vous m’avez promis de me les rendre.
— Patience, petit couteau. Nous les avons secourus il y a quelques
semaines à peine. Ma parole sera tenue sur ce point. Quoi qu’il en soit, j’ai
une tâche pour vous.
— Une tâche ? aboya Shallan, ce qui poussa le poulet à pépier à nouveau
contre elle. Mraize, je ne compte pas accomplir de tâches pour vous autres.
Vous avez tué Jasnah.
— Une combattante ennemie, éluda Mraize. Oh, ne me regardez pas
comme ça. Vous savez parfaitement de quoi cette femme était capable, et
dans quoi elle s’est fourrée en nous attaquant. Reprochez-vous à votre
Épine Noire, ce parangon de moralité, ce qu’il a fait pendant la guerre ? Les
innombrables personnes qu’il a massacrées ?
— Ne détournez pas mon attention de vos méfaits en signalant ceux des
autres, lui lança Shallan. Je ne servirai pas votre cause. Vous aurez beau
exiger que je spiricante pour vous, je n’en ferai rien.
— Vous êtes si prompte à insister, mais vous reconnaissez votre dette
envers nous. Un Spiricante perdu, détruit. Mais nous pardonnons ces
choses-là, pour les missions accomplies. Et avant que vous protestiez à
nouveau, sachez que nous allons vous demander une tâche que vous avez
déjà commencé à entreprendre. Vous avez tout de même bien dû percevoir
ce que cet endroit a de sombre. De… contre nature.
Shallan balaya du regard la petite pièce, où vacillaient des ombres
projetées par quelques bougies sur le comptoir.
— Votre tâche, déclara Mraize, consiste à sécuriser cette cité. Urithiru
doit demeurer forte si nous devons utiliser correctement la venue des
Néantifères.
— Les utiliser ?
— Oui, confirma Mraize. C’est un pouvoir que nous allons contrôler,
mais nous ne devons pas laisser l’un ou l’autre camp prédominer pour
l’instant. Sécurisez Urithiru. Traquez la source de la noirceur que vous
percevez, et supprimez-la. Telle est votre tâche. En guise de paiement, je
vous donnerai des informations. (Il se pencha plus près d’elle et prononça
un mot unique.) Helaran.
Il souleva la chaise et sortit, adoptant une démarche plus empotée,
trébuchant au point de manquer lâcher la chaise. Shallan resta plantée là,
sonnée. Helaran. Son frère aîné était mort en Alethkar – où il se trouvait
pour des raisons mystérieuses.
Bourrasques… que savait donc Mraize ? Outrée, elle lança un regard noir
dans la direction où il était sorti. Comment osait-il utiliser ce nom pour la
narguer ?
Ne te concentre pas sur Helaran pour l’instant. C’étaient là des pensées
dangereuses, et elle ne pouvait pas devenir Voile actuellement. Shallan
servit une tasse de thé pour elle-même et une pour Adolin, puis prit une
chaise sous son bras et ressortit en avançant maladroitement. Elle s’assit à
côté d’Adolin, puis lui tendit une tasse. Elle but une gorgée et sourit à Ialai,
qui lui lança un regard noir, puis ordonna à Mraize d’aller chercher une
tasse.
— Je crois, dit Ialai à Adolin, que si vous souhaitez honnêtement élucider
ce crime, vous ne devez pas chercher du côté des anciens ennemis de mon
époux. Personne n’avait les moyens ni les motivations que vous trouveriez
dans votre camp de guerre.
Adolin soupira.
— Nous avons déjà établi que…
— Je ne dis pas que Dalinar est responsable, précisa Ialai.
Elle paraissait calme, mais elle saisissait les côtés de son siège assez fort
pour s’en faire blanchir les jointures. Et ses yeux… le maquillage ne
suffisait pas à masquer leur rougeur. Elle avait pleuré. Elle était réellement
bouleversée.
À moins qu’elle ne joue la comédie. Je pourrais faire semblant de
pleurer, songea Shallan, si je savais que quelqu’un venait me voir, et si je
pensais que cette comédie renforcerait ma position.
— Dans ce cas, qu’êtes-vous en train de me dire ? l’interrogea Adolin.
— L’histoire regorge d’exemples de soldats qui ont cru entendre des
ordres là où il n’y en avait pas, répondit Ialai. Je vous accorde que Dalinar
ne poignarderait jamais un vieil ami dans un recoin obscur. Ses soldats, en
revanche, n’ont peut-être pas de telles inhibitions. Vous voulez savoir qui a
fait ça, Adolin Kholin ? Cherchez parmi vos propres rangs. Je parierais le
royaume qu’il y a quelque part dans l’armée de Kholin un homme qui a cru
rendre service à son haut-prince.
— Et les autres meurtres ? demanda Shallan.
— Je ne suis pas dans la tête de cette personne, répondit Ialai. Peut-être y
a-t-elle pris goût. Dans tous les cas, je crois que nous pouvons nous
accorder à dire que cette réunion est terminée. (Elle se leva.) Bonne
journée, Adolin Kholin. J’espère que vous partagerez vos découvertes avec
moi, afin que mon propre enquêteur puisse être mieux informé.
— Sans doute, assura Adolin en se levant à son tour. Qui dirige votre
enquête ? Je lui enverrai mes comptes rendus.
— Il s’appelle Meridas Amaram. Je crois que vous le connaissez.
Shallan resta bouche bée.
— Amaram ? Le haut-maréchal Amaran ?
— Bien sûr, fit Ialai. C’est l’un des généraux les plus acclamés de mon
époux.
Amaram. Il avait tué le frère de Shallan. Elle lança un coup d’œil furtif à
Mraize, qui gardait une expression neutre. Bourrasques, que savait-il ? Elle
ne comprenait toujours pas où Helaran s’était procuré sa Lame d’Éclat.
Qu’est-ce qui l’avait poussé à affronter Amaram au départ ?
— Amaram est ici ? s’étonna Adolin. Depuis quand ?
— Il est arrivé avec la dernière caravane et la bande de pillards qui a
franchi la Porte du Pacte avec vous. Il ne s’est pas présenté à la tour, mais à
moi seul. Nous avons subvenu à ses besoins, car il s’est trouvé pris dans
une tempête avec ses serviteurs. Il m’assure qu’il reprendra bientôt ses
devoirs, et fera de la résolution du meurtre de mon mari une priorité.
— Je vois, lâcha Adolin.
Il se tourna vers Shallan, qui hocha la tête, toujours sonnée. Ensemble, ils
récupérèrent ses soldats devant la porte et repartirent par le couloir.
— Amaram, siffla Adolin. Le porte-pont n’en sera pas ravi. Il y a de
vieilles querelles entre ces deux-là.
Kaladin n’est pas le seul.
— Au départ, Père a désigné Amaram pour reformer les Chevaliers
Radieux, poursuivit Adolin. Si Ialai l’a accueilli après qu’il a été à ce point
discrédité… Cette décision suffit à traiter mon père de menteur, n’est-ce
pas ? Shallan ?
Elle se secoua et inspira profondément. Helaran était mort depuis
longtemps. Elle s’inquiéterait de soutirer des réponses à Mraize plus tard.
— Tout dépend de la façon dont elle formule les choses, dit-elle tout bas,
marchant à côté d’Adolin. Mais oui, elle sous-entend que Dalinar est, au
minimum, beaucoup trop sévère dans la façon dont il traite Amaram. Elle
renforce son propre camp en tant qu’alternative au règne de votre père.
Adolin soupira.
— J’aurais cru que, sans Sadeas, les choses deviendraient peut-être plus
faciles.
— Il y a de la politique en jeu, Adolin – donc, par définition, ça ne peut
pas être facile.
Elle lui prit le bras et y noua le sien tandis qu’ils croisaient un autre
groupe de gardes hostiles.
— Je suis affreusement mauvais pour ça, dit-il tout bas. J’étais tellement
agacé, là-bas, que j’ai failli la cogner. Vous verrez, Shallan. Je vais tout
gâcher.
— Ah bon ? Parce que je crois que vous aviez raison sur le fait qu’il y a
plusieurs tueurs.
— Pardon ? Vraiment ?
Elle hocha la tête.
— J’ai entendu des choses au cours de ma sortie d’hier soir.
— Quand vous ne titubiez pas sous l’effet de l’alcool, vous voulez dire.
— Je vous ferai savoir que je suis très gracieuse quand j’ai bu, Adolin
Kholin. Allons…
Elle s’interrompit lorsque deux scribes les dépassèrent en courant dans le
couloir, se dirigeant vers les appartements de Ialai à une vitesse stupéfiante.
Des gardes marchaient derrière elles.
Adolin en saisit un par le bras, ce qui faillit provoquer une bagarre
lorsque l’homme jura contre l’uniforme bleu. Le garde reconnut
malheureusement le visage d’Adolin et se retint ; sa main replaça sa hache
dans une courroie à son côté.
— Clarissime, dit l’homme à contrecœur.
— Que se passe-t-il ? demanda Adolin en désignant le couloir. Pourquoi
est-ce que tout le monde s’adresse soudain à cette guérite un peu plus loin ?
— Des nouvelles de la côte, répondit enfin le garde. Mur de la tempête
aperçu à la Nouvelle-Natanan. Les tempêtes majeures… elles sont
revenues.
Je ne puis, comme les poètes, vous ravir par de fines allusions.
— Extrait de Justicière, préface.
J
— e n’ai pas de viande à vendre, déclara le vieux pâle-iris en menant
Kaladin à l’intérieur de l’abri antitempêtes. Mais votre clarissime et ses
hommes peuvent attendre ici la fin de la tempête, et à bas prix.
Il agita sa canne en direction du grand bâtiment vide. Celui-ci rappelait à
Kaladin les casernes des Plaines Brisées – étroites et longues, avec une
petite extrémité pointée vers l’est.
— Nous aurons besoin de l’avoir pour nous seuls, ajouta Kaladin. Mon
clarissime aime l’intimité.
L’homme âgé jaugea Kaladin et nota son uniforme bleu. À présent que la
saison des pleurs était passée, l’habit avait plus fière allure. Il ne l’aurait pas
porté lors d’une revue, mais il avait passé un bon moment à nettoyer les
taches et à astiquer les boutons.
Un uniforme de Kholin dans les terres de Vamah. Voilà qui pouvait sous-
entendre tout un tas de choses. Avec un peu de chance, aucune d’entre elles
n’était : « Cet officier des Kholin a rejoint une bande de parshes en fuite. »
— Je peux vous donner l’abri tout entier, répondit le marchand. J’étais
censé le louer à des caravanes de Revolar, mais elles ne se sont pas
présentées.
— Que s’est-il passé ?
— Je l’ignore. Mais c’est foudrement étrange, je trouve. Trois caravanes
avec des maîtres et des marchandises différents, qui cessent toutes de
donner des nouvelles. Pas même un messager pour m’informer. Je suis ravi
d’avoir demandé dix pour cent à l’avance.
Revolar. C’était le siège de Vamah, la plus grande ville entre ici et
Kholinar.
— Nous allons prendre l’abri, annonça Kaladin en lui tendant des sphères
éteintes. Et toute la nourriture que vous pourrez nous fournir.
— Pas beaucoup, sur l’échelle d’une armée. Peut-être un ou deux sacs de
longueraves. Un peu de lavis. J’attendais qu’une de ces caravanes me
réapprovisionne. (Il secoua la tête, l’expression lointaine.) Quelle période
étrange, capitaine. Cette tempête inversée… Vous pensez qu’elle va
revenir ?
Kaladin hocha la tête. La Tempête Éternelle avait de nouveau frappé la
veille, sa deuxième occurrence – sans compter la toute première qui n’avait
touché que les zones les plus à l’est. Kaladin et les parshes avaient attendu
la fin de celle-là, sur un avertissement du sprène invisible, dans une mine
abandonnée.
— Une période étrange, répéta le vieil homme. En tout cas, si vous avez
besoin de viande, il y a un nid de cochons sauvages qui farfouille dans le
ravin au sud d’ici. Cela dit, c’est la terre du clarissime Cadilar, donc, hum…
Enfin, vous comprenez.
Si le clarissime fictif de Kaladin voyageait sur les ordres du roi, ils
pouvaient chasser sur ces terres. Dans le cas contraire, tuer les cochons d’un
autre clarissime reviendrait à braconner.
Le vieil homme parlait comme un fermier d’un coin reculé, si l’on faisait
abstraction de ses yeux jaune clair, mais il s’était manifestement bien
débrouillé en dirigeant ce relais. Une vie solitaire, mais il devait gagner de
belles sommes.
— Voyons ce que je peux vous trouver à manger ici, reprit-il. Suivez-
moi. Vous êtes vraiment certain qu’une tempête approche ?
— J’ai des tableaux qui l’assurent.
— Eh bien, le Tout-Puissant et les Hérauts soient loués pour ça,
j’imagine. Ça prendra quelques personnes par surprise, mais ce sera
agréable de pouvoir à nouveau faire fonctionner mon échocalame.
Kaladin le suivit jusqu’à une cabane en pierre du côté sous le vent de sa
maison et se mit à marchander – brièvement – pour trois sacs de légumes.
— Autre chose, ajouta Kaladin. Vous ne pouvez pas regarder l’armée
arriver.
— Pardon ? Caporal, c’est mon devoir d’installer vos hommes…
— Mon clarissime est quelqu’un de très attaché à la discrétion. Il est
important que personne ne soit au courant de notre passage. Très important.
Il posa la main sur le ceinturon auquel était accroché son couteau.
Le pâle-iris se contenta de renifler.
— Vous pouvez compter sur moi pour tenir ma langue, soldat. Et ne me
menacez pas. Je suis du sixième dahn.
Il leva le menton mais, lorsqu’il rentra chez lui en clopinant, il ferma
solidement la porte et baissa les volets pare-tempête.
Kaladin transféra les trois sacs dans l’abri, puis rejoignit l’endroit où il
avait laissé les parshes. Il regardait constamment autour de lui pour
chercher Syl mais, bien entendu, ne vit rien. Le sprène du Néant le suivait,
caché, sans doute prêt à s’assurer qu’il ne fasse rien de sournois.
Dalinar se souvint.
Elle s’appelait Evi. Elle était grande et svelte, avec des cheveux d’un
blond pâle – pas véritablement dorés, comme les cheveux des Iriales, mais
frappants à leur façon.
Elle était discrète. Timide, à l’instar de son frère, bien qu’ils aient décidé
de fuir leur patrie dans un acte de courage. Ils avaient apporté une Cuirasse
d’Éclat, et…
C’était tout ce qui avait émergé au cours des derniers jours. Le reste était
encore flou. Il se rappelait sa rencontre avec Evi, la période où il la
courtisait (non sans gêne, car ils savaient tous deux que c’était un
arrangement dicté par des nécessités politiques), et enfin leurs fiançailles
casuelles.
Il ne se souvenait pas d’amour, mais il se rappelait une attirance.
Les souvenirs apportaient des questions, comme des crémillons
émergeant de leur terrier après la pluie. Il les ignora tandis qu’il se tenait, le
dos bien droit, devant une rangée de gardes sur le champ situé devant
Urithiru, endurant un vent cinglant qui soufflait depuis l’ouest. Ce vaste
plateau comportait plusieurs tas de bûches, car des parties de cet espace
finiraient sans doute par devenir un dépôt de bois.
Derrière lui, l’extrémité d’une corde soufflait au vent, heurtant un des tas,
encore et encore. Deux sprènes du vent passèrent en dansant, sous la forme
de personnages miniatures.
Pourquoi est-ce que je me souviens d’Evi maintenant ? s’interrogea
Dalinar. Et pourquoi n’ai-je retrouvé que mes premiers souvenirs du temps
que nous avons passé ensemble ?
Il s’était toujours rappelé les années difficiles qui avaient suivi la mort
d’Evi, lesquelles avaient culminé par cette nuit où il était ivre et inutile
tandis que Szeth, l’Assassin en Blanc, tuait son frère. Il avait supposé qu’il
était allé trouver la Veillenuit pour se débarrasser de la douleur de l’avoir
perdue, et que les sprènes avaient pris ses autres souvenirs en guise de
paiement. Il n’avait aucune certitude à ce sujet, mais ça semblait plausible.
Les marchés conclus avec la Veillenuit étaient censés être permanents.
Piégeants, même. Dans ce cas, que lui arrivait-il ?
Dalinar jeta un coup d’œil aux montres fixées sur le bracelet à son avant-
bras. Cinq minutes de retard. Bourrasques ! Il portait cet engin depuis
quelques jours à peine, et voilà qu’il comptait déjà les minutes comme une
scribe.
Le second des deux cadrans – qui compterait le temps les séparant de la
prochaine tempête majeure – ne s’était pas encore déclenché. Une unique
tempête majeure s’était produite, fort heureusement, apportant de la
Fulgiflamme pour renouveler les sphères. Ils semblaient en manquer depuis
tellement longtemps.
Cependant, il faudrait attendre la prochaine tempête majeure pour que les
scribes tentent de décrypter le schéma actuel. Même alors, elles pouvaient
se tromper, car la saison des pleurs avait duré beaucoup plus longtemps
qu’elle n’aurait dû. Des siècles – des millénaires – d’observations
minutieuses étaient peut-être devenus caducs.
À une époque, ce seul détail aurait été une catastrophe. Il menaçait de
bouleverser les saisons des plantations en provoquant des famines, de
chambouler les voyages et le transport maritime, de perturber le commerce.
Malheureusement, ce cataclysme pâlissait cette fois face à la Tempête
Éternelle et aux Néantifères.
Le vent froid souffla de nouveau sur lui. Devant eux, le vaste plateau
d’Urithiru était entouré par dix grandes plateformes, chacune surélevée
d’environ trois mètres, avec des marches permettant d’y monter, ainsi
qu’une rampe pour les chariots. Au centre de chacune se trouvait un petit
bâtiment renfermant l’appareil qui…
Avec un éclair aveuglant, une vague de Fulgiflamme se déploya vers
l’extérieur depuis le centre de la deuxième plateforme à partir de la gauche.
Quand la Flamme se dissipa, Dalinar mena sa troupe de gardes d’honneur le
long du large escalier menant vers le haut. Ils rejoignirent le bâtiment situé
au centre, où un petit groupe de personnes étaient sorties et regardait à
présent Urithiru bouche bée, entourées par des sprènes de stupeur.
Dalinar sourit. La vue d’une tour aussi large qu’une cité et aussi haute
qu’une petite montagne… eh bien, il n’y avait rien de semblable dans le
monde.
À la tête des nouveaux arrivants se trouvait un homme vêtu d’une robe
orange brûlé. Âgé, avec un visage bienveillant et rasé de près, il renversait
la tête en arrière, la mâchoire pendante, pour étudier la ville. Près de lui se
tenait une femme aux cheveux argentés rassemblés en chignon. Adrotagia,
la chef des scribes de Kharbranth.
Certains la considéraient comme le véritable pouvoir derrière le trône ;
d’autres supposaient que c’était cette autre scribe, celle qu’ils avaient
laissée diriger Kharbranth en l’absence du roi. Dans tous les cas, ils
conservaient Taravangian comme figure de proue – et Dalinar était ravi de
passer par lui pour atteindre Jah Keved et Kharbranth. Cet homme avait été
un ami de Gavilar – ça lui suffisait. Et il était plus que ravi d’avoir au moins
un autre monarque à Urithiru.
Taravangian sourit à Dalinar, puis s’humecta les lèvres. Il semblait avoir
oublié ce qu’il voulait dire, et dut lancer un coup d’œil vers la femme qui se
tenait à côté de lui pour qu’elle lui vienne en aide. Elle chuchota quelques
mots, et il se mit ensuite à parler d’une voix forte.
— Épine Noire, commença Taravangian. C’est un honneur de vous
retrouver. Voilà bien longtemps que nous ne nous étions vus.
— Majesté, répondit Dalinar. Je vous remercie infiniment d’avoir
répondu à mon appel.
Dalinar avait rencontré Taravangian à plusieurs reprises, des années
auparavant. Il se rappelait un homme à l’intelligence tranquille et vive.
Il n’en restait plus rien désormais. Taravangian avait toujours été humble,
et il était discret, si bien que la plupart des gens ignoraient qu’il avait
autrefois été intelligent – avant son étrange maladie cinq ans plus tôt, dont
Navani pensait qu’elle masquait une apoplexie ayant irrémédiablement
abîmé ses capacités mentales.
Adrotagia toucha le bras de Taravangian et désigna quelqu’un qui se
tenait avec les gardes de Kharbranth : une femme pâle-iris d’âge moyen
vêtue d’une jupe et d’un chemisier, dans le style sudiste, avec les boutons
du haut ouverts. Ses cheveux étaient taillés ras, à la garçonne, et elle portait
des gants aux deux mains.
Cette femme étrange tendit la main droite au-dessus de sa tête, et une
Lame d’Éclat y apparut. Elle en posa le côté plat contre son épaule.
— Ah oui, reprit Taravangian. Présentations ! Épine Noire, voici notre
nouvelle Chevaleresse Radieuse. Malata de Jah Keved.
Le roi Taravangian regarda bouche bée autour de lui pendant tout le trajet
en ascenseur jusqu’au sommet de la tour. Il se pencha par-dessus le bord,
assez loin pour que son grand garde du corps thaylène lui pose une main
prudente sur l’épaule, par simple précaution.
— Tous ces niveaux, commenta Taravangian. Et ce balcon. Dites-moi,
clarissime, qu’est-ce qui le fait bouger ?
Sa sincérité était tellement inattendue. Dalinar avait tellement fréquenté
les hommes politiques aléthis que la franchise lui semblait une chose
obscure, comme un langage qu’il ne parlait plus.
— Mes ingénieurs continuent à étudier ces ascenseurs, affirma Dalinar.
D’après eux, il s’agirait d’un système de fabriaux jumelés, avec des
mécanismes destinés à moduler la vitesse.
Taravangian cligna des yeux.
— Ah. Je voulais dire… est-ce de la Fulgiflamme ? Ou est-ce que
quelqu’un le tire quelque part ? À Kharbranth, c’étaient des parshes qui
actionnaient les nôtres.
— La Fulgiflamme, confirma Dalinar. Nous avons dû remplacer les
gemmes par des infusées pour les faire fonctionner.
— Ah.
Il secoua la tête, un sourire aux lèvres.
En Alethkar, cet homme n’aurait jamais pu conserver le trône après avoir
été victime d’apoplexie. Une famille sans scrupules se serait débarrassée de
lui en l’assassinant. Dans d’autres clans, quelqu’un l’aurait défié pour
s’emparer du trône. Il aurait été forcé de se battre ou d’abdiquer.
Ou alors… eh bien, quelqu’un l’aurait peut-être chassé du pouvoir à la
force des muscles, et aurait agi en roi à tous les égards si ce n’est celui du
nom. Dalinar soupira tout bas, mais conserva une emprise ferme sur sa
culpabilité.
Taravangian n’était pas aléthi. À Kharbranth – qui ne faisait pas la
guerre –, une figure de proue modérée et agréable relevait d’une certaine
logique. La ville était censée être inoffensive et sans prétentions. C’était par
un coup de chance que Taravangian s’était également vu couronné roi de
Jah Keved, autrefois l’un des royaumes les plus puissants de Roshar, après
sa guerre civile.
En temps ordinaire, il aurait eu du mal à conserver ce trône, mais peut-
être Dalinar pourrait-il lui apporter du soutien (ou du moins de l’autorité)
par association. Il comptait bien, en tout cas, faire tout ce qui serait en son
pouvoir.
— Majesté, reprit Dalinar en se rapprochant de Taravangian. Dans quelle
mesure Védénar est-elle bien gardée ? J’ai un grand nombre de soldats qui
disposent de trop de temps libre. Je pourrais sans peine me séparer d’un ou
deux bataillons pour aider à sécuriser la ville. Nous ne pouvons pas nous
permettre de laisser la Porte du Pacte aux mains de l’ennemi.
Taravangian se tourna vers Adrotagia.
Elle répondit pour lui :
— La cité est sécurisée, clarissime. N’ayez crainte. Les parshes ont fait
une tentative pour s’en emparer, mais il reste encore beaucoup de soldats
védènes disponibles. Nous avons repoussé l’ennemi, qui s’est retiré vers
l’est.
Vers Alethkar, songea Dalinar.
Taravangian regarda de nouveau en direction de la large colonne centrale,
éclairée à travers la fenêtre vitrée à l’est.
— Ah, comme je regrette que ce jour soit venu.
— Vous parlez comme si vous l’aviez anticipé, Majesté, observa Dalinar.
Taravangian se mit à rire tout bas.
— Pas vous ? Vous n’aviez pas anticipé la douleur, voulais-je dire ? La
tristesse… le deuil…
— Je m’efforce de ne pas concevoir d’attentes excessives dans l’un ou
l’autre sens, dit Dalinar. Comme le font les soldats. S’occuper des
problèmes du jour, puis dormir et s’occuper demain des problèmes de
demain.
Taravangian hocha la tête.
— Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir écouté un ardent prier le
Tout-Puissant en mon nom tandis que les glyphes brûlaient tout près. Je me
rappelle avoir pensé… les tourments ne peuvent tout de même pas être
derrière nous. Le mal n’a tout de même pas pu prendre fin. Autrement, ne
serions-nous pas de retour dans la Cité Sérénide en ce moment même ? (Il
se tourna vers Dalinar qui aperçut, à sa grande surprise, des larmes dans ses
yeux gris pâle.) Je ne crois pas que nous soyons, vous et moi, destinés à un
endroit si glorieux. Les hommes de sang et de tourment n’ont pas droit à ce
genre de fin, Dalinar Kholin.
Dalinar se trouva incapable de répondre. Adrotagia prit l’avant-bras de
Taravangian en un geste de réconfort, et le vieux roi se détourna pour
cacher qu’il avait laissé libre cours à ses émotions. Ce qui s’était produit à
Védénar avait dû le troubler profondément – la mort du roi précédent, les
massacres.
Ils parcoururent le reste du trajet en silence, et Dalinar en profita pour
étudier la Fluctomancienne de Taravangian. C’était elle qui avait
déverrouillé – puis activé – la Porte du Pacte védène de l’autre côté, ce
qu’elle était parvenue à faire après des instructions minutieuses de la part de
Navani. À présent, cette femme, Malata, s’appuyait nonchalamment contre
le côté du balcon. Elle n’avait guère parlé pendant leur visite des trois
premiers étages et, lorsqu’elle regardait Dalinar, elle semblait toujours avoir
l’esquisse d’un sourire aux lèvres.
Elle transportait dans la poche de sa jupe une fortune en sphères ; la
lumière traversait le tissu. Peut-être était-ce là la raison de son sourire. Il se
sentait soulagé d’avoir à nouveau de la Flamme au bout des doigts – et pas
uniquement parce que ça signifiait que les Spiricantes aléthis pouvaient se
remettre au travail, utiliser leurs émeraudes pour transformer la pierre en
céréales afin de nourrir les occupants affamés de la tour.
Navani les rejoignit au dernier étage, impeccable dans une havah
sophistiquée noir et argent, les cheveux rassemblés en un chignon
transpercé par des épingles à cheveux destinées à ressembler à des Lames
d’Éclat. Elle salua chaleureusement Taravangian, serra les mains
d’Adrotagia. Puis elle recula et laissa Teshav guider Taravangian et sa petite
escorte vers ce qu’ils appelaient la Salle d’Initiation.
Navani elle-même attira Dalinar sur le côté.
— Alors ? chuchota-t-elle.
— Il est toujours aussi sincère, répondit Dalinar tout bas. Mais…
— Bouché ?
— Ma chère, moi, je suis bouché. Cet homme est devenu idiot.
— Vous n’êtes pas bouché, Dalinar, protesta-t-elle. Vous êtes direct.
Pragmatique.
— Je n’ai aucune illusion quant à l’épaisseur de mon crâne, mon cœur-
de-gemme. Elle m’a rendu service à plus d’une occasion – mieux vaut une
tête dure qu’une tête brisée. Mais je ne suis pas sûr que Taravangian, dans
son état actuel, puisse nous être très utile.
— Bah, fit Navani. Nous avons bien assez de gens intelligents autour de
nous, Dalinar. Taravangian a toujours été l’ami d’Alethkar lors du règne de
votre frère, et ce n’est pas parce qu’il est un peu malade que nous devons le
traiter différemment.
— Vous avez raison, bien sûr… (Il s’interrompit.) Il y a une sincérité en
lui, Navani. Et une mélancolie dont je ne me souvenais pas. A-t-elle
toujours été là ?
— Eh bien oui, en réalité.
Elle consulta la montre à son propre poignet, semblable à la sienne,
quoiqu’elle soit agrémentée de quelques gemmes supplémentaires. Une
sorte de nouveau fabrial sur lequel elle bricolait.
— Des nouvelles du capitaine Kaladin ?
Elle fit signe que non. Il s’était écoulé des jours depuis la dernière fois
qu’il avait donné signe de vie, mais sans doute avait-il dû tomber à court de
rubis infusés. À présent que les tempêtes majeures étaient revenues, ils
s’étaient attendus à quelque chose.
Dans la pièce, Teshav désigna les diverses colonnes, dont chacune
représentait un ordre des Chevaliers Radieux. Dalinar et Navani patientaient
dans l’entrée, séparés du reste.
— Et la Fluctomancienne ? chuchota Navani.
— Une Libératrice. Désagrégatrice, même s’ils n’apprécient pas ce
terme. Elle affirme que c’est son sprène qui le lui a dit. (Il se frotta le
menton.) Je n’aime pas cette façon qu’elle a de sourire.
— Si elle est réellement une Radieuse, repartit Navani, peut-elle être
indigne de confiance ? Le sprène choisirait-il quelqu’un qui agirait contre
l’intérêt des autres ?
Encore une question dont il ignorait la réponse. Il faudrait tenter de
déterminer si sa Lame d’Éclat n’était rien d’autre que ça, ou s’il pouvait
s’agir d’une autre Lame d’Honneur déguisée.
Le groupe descendit une volée de marches en direction de la salle de
réunion, qui occupait la majeure partie de l’avant-dernier niveau et
descendait en pente vers le niveau inférieur. Dalinar et Navani les suivirent.
Navani, songea-t-il. À mon bras. Cette idée lui donnait encore une
impression capiteuse et irréelle. Onirique, comme s’il s’agissait de l’une de
ses visions. Il se rappelait avec une grande netteté l’avoir désirée. Avoir
pensé à elle, captivé par sa manière de parler, par les choses qu’elle savait,
la vue de ses mains en train de dessiner – ou même, bourrasques, lorsqu’elle
faisait quelque chose d’aussi simple que porter une cuillère à ses lèvres. Il
se rappelait l’avoir regardée fixement.
Il se souvenait d’un jour précis sur un champ de bataille, où il avait failli
laisser sa jalousie envers son frère l’emmener trop loin – et il fut surpris de
sentir Evi se glisser dans ce souvenir. Sa présence colorait ce vieux souvenir
de ces jours de guerre avec son frère.
— Mes souvenirs continuent à revenir, déclara-t-il tout bas lorsqu’ils
s’arrêtèrent sur le pas de la porte menant à la salle de conférence. Je ne
peux que supposer qu’ils finiront par tous le faire.
— Ça ne devrait pas être possible.
— C’est ce que je me suis dit. Mais, franchement, comment savoir ? On
raconte que l’Ancienne Magie est impénétrable.
— Non, répondit Navani en croisant les bras tandis qu’une expression
sévère naissait sur ses traits – comme si elle était en colère contre un enfant
têtu. Dans chacun des cas que j’ai étudiés, la faveur et la malédiction ont
toutes les deux duré jusqu’à la mort.
— Chacun des cas ? l’interrogea-t-il. Combien en avez-vous trouvé ?
— Environ trois cents pour l’instant, l’informa-t-elle. J’ai eu du mal à
obtenir que les chercheurs du Palanée m’accordent un peu de temps ; le
monde entier réclame des recherches sur les Néantifères. Heureusement, la
visite imminente de Sa Majesté m’a permis d’acquérir une considération
particulière, et on m’a écoutée. On raconte qu’il vaut mieux fréquenter
l’endroit en personne – du moins, c’était ce que Jasnah disait toujours…
Elle prit une inspiration pour se calmer avant de poursuivre :
— Quoi qu’il en soit, Dalinar, les recherches sont formelles. Nous
n’avons pas réussi à trouver un seul cas où les effets de l’Ancienne Magie
se soient dissipés – et ce n’est pas faute que des gens aient essayé au cours
des siècles. Les récits de ceux qui affrontent leurs malédictions et cherchent
un remède représentent pratiquement un genre en soi. Comme l’a dit mon
chercheur : « Les malédictions de l’Ancienne Magie ne sont pas une gueule
de bois, clarissime. »
Elle leva les yeux vers Dalinar et dut sans doute lire l’émotion sur ses
traits, car elle pencha la tête sur le côté.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle.
— Je n’ai jamais eu personne avec qui partager ce fardeau, dit-il tout bas.
Merci.
— Je n’ai rien trouvé.
— Peu importe.
— Pourriez-vous au moins confirmer à nouveau auprès du Père-des-
tempêtes que son lien avec vous n’est absolument pas, et sans doute
possible, la cause du retour des souvenirs ?
— Je verrai.
Le Père-des-tempêtes gronda. Pourquoi donc veut-elle que j’en dise
plus ? J’ai déjà parlé, et les sprènes ne changent pas comme les hommes.
Cela n’est pas de mon fait. Ce n’est pas le lien.
— Il dit que ce n’est pas lui, déclara Dalinar. Il est… contrarié que vous
ayez à nouveau posé la question.
Elle garda les bras croisés. C’était là quelque chose qu’elle partageait
avec sa fille, une frustration caractéristique vis-à-vis des problèmes qu’elle
ne pouvait résoudre. Comme si elle était déçue par les faits qui refusaient de
s’organiser de manière plus utile.
— Peut-être, déclara-t-elle, y avait-il quelque chose de différent dans
l’accord que vous avez conclu. Si vous pouviez, à l’occasion, me relater
votre visite – avec tous les détails que vous pourrez vous rappeler –, je la
comparerai aux autres récits.
Il secoua la tête.
— Il n’y avait pas grand-chose. Il y avait beaucoup de plantes dans la
Vallée. Et puis… je me rappelle… que j’ai demandé qu’on efface ma
douleur, et qu’elle a également pris mes souvenirs. Enfin je crois ? (Il
haussa les épaules, puis vit Navani faire la moue et son regard se durcir.) Je
suis désolé. Je…
— Ce n’est pas vous, l’assura-t-elle. C’est la Veillenuit. Qui a conclu un
marché avec vous alors que vous étiez sans doute trop perturbé pour avoir
les idées très claires, puis qui a effacé vos souvenirs des détails.
— C’est une sprène. Je ne crois pas que nous puissions nous attendre à ce
qu’elle suive nos règles, sans parler de les comprendre.
Il regrettait de ne rien pouvoir lui fournir de plus mais, même s’il
parvenait à déterrer quelque chose, le moment était mal choisi. Ils auraient
dû prêter plus attention à leurs invités.
Teshav avait fini de montrer les étranges panneaux de verre intégrés aux
murs intérieurs, qui ressemblaient à des fenêtres, mais ternies. Elle s’avança
ensuite sur la paire de disques, dans le sol, qui donnaient l’impression que
l’on avait retiré le dessus et le dessous d’une colonne – quelque chose que
l’on retrouvait dans un certain nombre des pièces qu’ils avaient explorées.
Quand ce fut terminé, Taravangian et Adrotagia retournèrent en haut de
la pièce, près des fenêtres. La nouvelle Radieuse, Malata, se prélassait dans
un siège près de l’emblème des Désagrégateurs fixé au mur, qu’elle étudiait
attentivement.
Dalinar et Navani montèrent les marches pour aller se placer à côté de
Taravangian.
— Époustouflant, non ? fit Dalinar. La vue est encore meilleure que
depuis l’ascenseur.
— Impressionnant, répondit le roi. Tout cet espace. Nous croyons… nous
croyons être ce qu’il y a de plus important sur Roshar. Et pourtant, une si
grande partie de Roshar est vide de notre présence.
Dalinar pencha la tête sur le côté. Oui… peut-être une partie de l’ancien
Taravangian s’attardait-elle encore en lui.
— Est-ce là que vous voudrez que nous nous retrouvions ? s’enquit
Adrotagia en désignant la salle. Quand vous aurez rassemblé tous les
monarques, cette pièce sera-t-elle notre salle du conseil ?
— Non, dit Dalinar. Elle ressemble trop à un amphithéâtre. Je ne veux
pas que les monarques aient l’impression qu’on leur fasse la leçon.
— Et… quand arriveront-ils ? voulut savoir Taravangian, plein d’espoir.
Je suis impatient de rencontrer les autres. Le roi d’Azir… ne m’avez-vous
pas dit qu’il y en avait un nouveau, Adrotagia ? Je connais la reine Fen –
elle est très gentille. Allons-nous inviter les Shinoves ? Ils sont tellement
mystérieux. Ont-ils même un roi ? Ne vivent-ils pas dans des tribus, ou
quelque chose de ce genre ? Comme les barbares de Marat ?
Adrotagia lui tapota le bras d’un air affectueux, mais étudia Dalinar,
visiblement curieuse d’en savoir plus sur les autres monarques.
Dalinar s’éclaircit la gorge, mais ce fut Navani qui prit la parole.
— Jusqu’à présent, Majesté, déclara-t-elle, vous êtes le seul qui ait prêté
attention à notre mise en garde.
Un silence suivit.
— Thaylenah ? demanda Adrotagia, pleine d’espoir.
— Nous avons échangé des communications à cinq occasions distinctes,
expliqua Navani. Chaque fois, la reine a esquivé nos requêtes. Azir s’est
montré encore plus obstiné.
— Iri nous a rejetés presque immédiatement, ajouta Dalinar avec un
soupir. Ni Marabethia ni Rira n’ont répondu à la requête initiale. Il n’y a pas
de véritables gouvernements sur les îles de Reshi ni dans certains des États
centraux. Le Très Ancien de Babatharnam s’est montré évasif, et la majeure
partie des États makabakis laissent entendre qu’ils attendent la décision
d’Azir. Les Shinoves n’ont envoyé qu’une brève réponse pour nous
féliciter, quoi que ça puisse vouloir dire.
— Des gens odieux, intervint Taravangian. Qui massacrent tellement de
monarques de valeur !
— Hum… oui, marmonna Dalinar, gêné par le brusque changement
d’attitude du roi. Nous nous sommes concentrés avant tout sur les endroits
qui possèdent des Portes du Pacte, pour des raisons stratégiques. Azir,
Thaylenahville et Iri semblent être les plus essentielles. Cependant, nous
avons fait des propositions à tous ceux qui acceptaient de nous écouter,
Porte du Pacte ou non. La Nouvelle-Natanan se montre évasive pour
l’instant, et les Herdaziens pensent que je cherche à les duper. Les scribes
tukaris passent leur temps à affirmer qu’ils vont transmettre mes paroles à
leur dieu-roi.
Navani s’éclaircit la gorge.
— En réalité, nous avons reçu une réponse de sa part, tout récemment. La
pupille de Teshav surveillait les échocalames. Ce n’est pas franchement
encourageant.
— J’aimerais l’entendre malgré tout.
Elle hocha la tête et s’en alla demander cette réponse à Teshav. Adrotagia
questionna Dalinar du regard, mais il ne les congédia pas. Il voulait qu’ils
aient la sensation de faire partie d’une alliance, et peut-être auraient-ils des
idées qui se révéleraient utiles.
Navani revint munie d’une unique feuille de papier. Dalinar ne parvenait
pas à lire ce qui y était inscrit, mais les lignes semblaient amples et
grandioses – impérieuses.
— « Une mise en garde, lut Navani, de Tezim le Grand, dernier et
premier homme, Héraut des Hérauts et porteur du Pacte Sacré. Loués soient
sa grandeur, son immortalité et son pouvoir. Levez la tête et écoutez,
hommes de l’est, la proclamation de votre Dieu.
» Il n’est d’autres Radieux que lui. Sa fureur est embrasée par vos
revendications pitoyables, et votre prise illicite de sa sainte cité est un acte
de rébellion, de dépravation et de malice. Ouvrez vos portes, hommes de
l’est, à ses vertueux soldats et livrez-lui votre butin.
» Renoncez à vos revendications stupides et prêtez-lui allégeance. Le
jugement de l’ultime tempête est arrivé qui détruira tous les hommes, et
seul son chemin conduira à la délivrance. Il daigne vous envoyer cet unique
mandat, et ne vous parlera plus. Même cette missive est bien au-dessus de
ce que mérite votre nature charnelle. »
Elle baissa la page.
— Eh bien, commenta Adrotagia, au moins c’est très clair.
Taravangian se gratta la tête, front plissé, comme s’il était en profond
désaccord avec cette affirmation.
— Je suppose, déclara Dalinar, que nous pouvons rayer les Tukaris de
notre liste d’alliés potentiels.
— Je préférerais les Émuliens de toute manière, intervint Navani. Leurs
soldats sont peut-être moins compétents, mais ils ont aussi l’avantage… de
ne pas être cinglés.
— Alors… nous sommes seuls ? demanda Taravangian en regardant tour
à tour Dalinar et Adrotagia, hésitant.
— Nous sommes seuls, Majesté, confirma Dalinar. La fin du monde est
arrivée, et personne ne veut nous écouter malgré tout.
Taravangian hocha la tête pour lui-même.
— Où attaquons-nous en premier ? Herdaz ? D’après mes assistants,
c’est traditionnellement la première étape pour une attaque aléthie, mais ils
font également remarquer que, si vous pouviez prendre Thaylenah d’une
manière ou d’une autre, vous contrôleriez entièrement les Détroits et même
les Profondeurs.
Dalinar écouta ces mots avec désarroi. C’était l’hypothèse la plus
évidente. Tellement limpide que même un Taravangian simple d’esprit s’en
rendait compte. Que fallait-il déduire d’autre quand Alethkar proposait une
union ? Alethkar, les grands conquérants ? Dirigés par l’Épine Noire,
l’homme qui avait uni son propre royaume par l’épée ?
C’étaient là les soupçons qui avaient teinté toutes les conversations avec
les autres monarques. Bourrasques, se dit-il. Taravangian n’est pas venu
parce qu’il croyait à ma grande alliance. Il a pensé qu’autrement, je
n’enverrais pas mes armées à Herdaz ou à Thaylenah – je les enverrais
d’abord à Jah Keved. C’est-à-dire contre lui.
— Nous n’allons attaquer personne, affirma Dalinar. Nous nous
concentrons en priorité sur les Néantifères, nos véritables ennemis. Nous
allons nous rallier les autres royaumes par la diplomatie.
Taravangian fronça les sourcils.
— Mais…
Adrotagia, cependant, lui toucha le bras pour le faire taire.
— Bien entendu, clarissime, dit-elle à Dalinar. Nous comprenons.
Elle pensait qu’il mentait.
Est-ce le cas ?
Que ferait-il si personne ne l’écoutait ? Comment sauverait-il Roshar
sans les Portes du Pacte ? Sans ressources ?
Si notre plan visant à reprendre Kholinar fonctionne, songea-t-il, ne
serait-il pas logique de reprendre les autres portes de la même manière ?
Personne ne pourrait combattre à la fois notre armée et les Néantifères.
Nous pourrions nous emparer de leurs capitales et les obliger – pour leur
propre bien – à se joindre à notre effort de guerre collectif.
Il avait été prêt à conquérir Alethkar pour son bien. Il avait été prêt à
s’emparer de la royauté à tous les égards si ce n’est le nom, là encore, pour
le bien de son peuple.
Jusqu’où irait-il pour le bien de tout Roshar ? Jusqu’où irait-il pour les
préparer à la venue de cet ennemi ? Un champion qui possédait neuf
ombres.
Je vais unir au lieu de diviser.
Il se retrouva debout devant cette fenêtre à côté de Taravangian, en train
de contempler les montagnes, et ses souvenirs d’Evi lui apportaient une
nouvelle perspective. Une perspective dangereuse.
Je vais confesser mes meurtres devant vous. Le plus pénible d’entre tous, c’est
d’avoir tué quelqu’un qui m’aimait profondément.
— Extrait de Justicière, préface.
Shallan était ouverte à cette créature. Sa peau dénudée se fendit, son âme
s’ouvrit en grand. Elle pouvait entrer.
La chose était, elle aussi, ouverte à Shallan.
Elle ressentit sa fascination confuse pour l’humanité. La créature se
rappelait les hommes – une compréhension innée, un peu comme celle d’un
vison nouveau-né qui sait instinctivement qu’il doit craindre l’anguille
céleste. Cette sprène n’était pas complètement consciente, pas
complètement douée de raison. Elle était une création d’instinct et de
curiosité étrangère, attirée par la violence et la douleur comme des
charognards par l’odeur du sang.
Shallan connut Re-Shephir en même temps que la créature apprit à la
connaître. La sprène tirait et poussait sur le lien de Shallan avec Motif,
cherchant à l’arracher pour s’insérer à sa place. Motif s’accrocha à Shallan,
et elle à lui, de toutes leurs forces.
Elle nous craint, bourdonna la voix de Motif dans sa tête. Pourquoi est-
ce qu’elle nous craint ?
Shallan s’imagina en train de s’accrocher fermement à Motif sous sa
forme humanoïde, tous deux pelotonnés devant l’attaque de la sprène. Elle
ne voyait rien d’autre que cette image pour l’instant, car la pièce – et tout ce
qu’elle contenait – s’était fondue dans le noir.
Cette créature était ancienne. Créée longtemps auparavant sous la forme
d’une parcelle de l’âme de quelque chose d’encore plus effroyable, Re-
Shephir avait reçu l’ordre de semer le chaos, d’enfanter des horreurs
destinées à tromper et à détruire les hommes. Lentement, avec le temps, les
choses qu’elle massacrait s’étaient mises à l’intriguer.
Ses créations avaient commencé à imiter ce qu’elle voyait dans le monde,
mais elles étaient dépourvues d’amour ou d’affection. Comme des pierres
devenues vivantes, satisfaites de tuer ou d’être tuées sans attachement et
sans plaisir. Aucune autre émotion qu’une curiosité impérieuse, et cette
attirance éphémère pour la violence.
Par le Tout-Puissant… elle est comme un sprène de création. Mais
totalement anormale.
Motif se mit à geindre, blotti contre Shallan dans sa forme d’homme à la
robe amidonnée avec un motif changeant en guise de tête. Elle tenta de le
protéger de l’attaque.
Livrez chaque bataille… comme s’il était… hors de question de céder.
Shallan scruta les profondeurs du néant tourbillonnant, l’âme noire et
tournoyante de Re-Shephir, la Mère de Minuit. Puis, avec un grondement,
Shallan frappa.
Elle n’attaqua pas comme la jeune fille convenable, impressionnable,
formatée par la société vorine si soucieuse de prudence. Elle attaqua comme
la fillette enragée qui avait assassiné sa mère. La femme acculée qui avait
poignardé Tyn en pleine poitrine. Elle puisa dans la partie d’elle-même qui
détestait que tout le monde la croie si gentille et si douce. Qui détestait
qu’on la décrive comme amusante ou maligne.
Elle puisa dans la Fulgiflamme en elle et s’enfonça plus profondément
dans l’essence de Re-Shephir. Elle ne parvenait pas à distinguer si c’était
réellement en train de se produire – si elle enfonçait son corps physique
plus loin dans le goudron de la créature – ou si tout ça n’était qu’une
représentation d’un autre endroit. Un endroit au-delà de cette pièce dans la
tour, au-delà même de Shadesmar.
La créature trembla, et Shallan comprit enfin la raison de sa peur. Elle
avait été emprisonnée. D’après les estimations de la sprène l’événement
s’était produit récemment, mais Shallan eut l’impression qu’il s’était, en
réalité, écoulé des siècles et des siècles.
Re-Shephir était terrifiée à l’idée que ça recommence. Cet
emprisonnement avait été inattendu, présumé impossible. Et il avait été
l’œuvre d’un Tisseflamme comme Shallan, qui comprenait cette créature.
Elle craignait Shallan comme un hachedogue craindrait une personne
dont la voix ressemblerait beaucoup à celle de son maître trop sévère.
Shallan tint bon, pressant de toutes ses forces contre l’ennemie, mais une
révélation la traversa – elle comprit que cette créature allait la connaître
entièrement, découvrir jusqu’au moindre de ses secrets.
Sa férocité et sa détermination faiblirent ; sa résolution commença à lui
échapper.
Elle mentit donc. Elle affirma qu’elle n’avait pas peur. Elle était résolue.
Elle avait toujours été comme ça. Elle continuerait ainsi à jamais.
Le pouvoir pouvait être une illusion de perception. Même à l’intérieur de
soi-même.
Re-Shephir se brisa. Elle émit un cri strident, qui vibra dans tout le corps
de Shallan. Un cri qui se rappelait cet emprisonnement et redoutait pire
encore.
Shallan bascula en arrière dans la pièce où elles s’étaient battues. Adolin
la rattrapa d’une poigne d’acier, tombant sur un genou avec un craquement
sonore de Cuirasse contre la pierre. Elle entendit l’écho de ce hurlement
s’estomper. La créature n’était pas en train de mourir. Elle s’échappait,
fuyait, déterminée à s’éloigner le plus possible de Shallan.
Lorsqu’elle s’obligea à ouvrir les yeux, elle trouva la pièce débarrassée
de la noirceur. Les cadavres des créatures de minuit s’étaient volatilisés.
Renarin s’agenouilla avec empressement auprès d’un homme de pont qui
avait été blessé, retira son gantelet et infusa l’homme de Fulgiflamme
curative.
Adolin aida Shallan à s’asseoir, et elle fourra sa sage-main dénudée sous
son autre bras. Bourrasques… elle avait curieusement réussi à maintenir
l’illusion de la havah.
Même après tout ça, elle ne voulait pas qu’Adolin apprenne l’existence
de Voile. Elle ne pouvait pas.
— Où ? lui demanda-t-elle, épuisée. Où est-elle allée ?
Adolin désigna l’autre côté de la pièce, où un tunnel s’enfonçait plus bas
dans les profondeurs de la montagne.
— Elle s’est enfuie par là, sous forme de fumée mouvante.
— Donc… est-ce qu’on la pourchasse ? s’enquit Eth en s’avançant
prudemment dans le tunnel. (Sa lanterne dévoila des marches taillées dans
la pierre.) Ça descend très loin.
Shallan percevait un changement dans l’air. La tour était… différente.
— Ne la pourchassez pas, dit-elle en se rappelant la terreur de ce conflit.
(Elle était franchement ravie de laisser s’enfuir cette créature.) Nous
pouvons poster des gardes dans cette pièce, mais je ne crois pas qu’elle
reviendra.
— Ouais, commenta Teft, qui s’appuyait sur sa lance et épongeait son
visage en sueur. Des gardes, ça me paraît une très, très bonne idée.
Son intonation intrigua Shallan, mais elle suivit son regard en direction
de la chose que Re-Shephir avait cachée. La colonne qui se trouvait au
centre exact de la pièce.
Elle était sertie de milliers et de milliers de gemmes taillées, plus grosses
que le poing de Shallan pour la plupart. Ensemble, elles représentaient un
trésor valant plus que la majorité des royaumes.
S’ils ne peuvent vous rendre moins idiots, qu’ils vous donnent au moins de l’espoir.
— Extrait de Justicière, préface.
Il faisait si chaud ici, dans la forêt. Presque étouffant. Ellista porta les
doigts à ses lèvres et lut avec les yeux écarquillés, tremblante.
Teft enviait les hommes meilleurs que lui. Ils n’éprouvaient pas ce
besoin-là, celui qui plongeait si profondément en lui qu’il irritait son âme.
Ce besoin tenace, omniprésent et qui ne pouvait jamais être assouvi. Malgré
tous ses efforts.
Kaladin et Roc l’installèrent dans une chambre privée du baraquement,
enveloppé de couvertures avec un bol de ragoût de Roc dans les mains. Teft
émit les bruits appropriés, ceux qu’ils attendaient de lui. Des excuses, la
promesse de les informer si jamais ce besoin le reprenait. La promesse de
les laisser l’aider. Mais il ne pouvait pas manger le ragoût, pas encore. Il
faudrait encore une journée avant qu’il puisse avaler quoi que ce soit sans le
vomir.
Bourrasques, qu’ils étaient bien, ces hommes. De meilleurs amis qu’il
n’en méritait. Ils étaient tous en train de devenir quelque chose de
grandiose, tandis que Teft… Teft se contentait de rester à terre, levant les
yeux pour les regarder.
Ils le laissèrent se reposer. Il observa fixement le ragoût, humant son
odeur familière sans oser le manger. Il se remettrait au travail avant la fin de
la journée, pour former des hommes de pont des autres équipes. Il pouvait
fonctionner. Il pouvait passer plusieurs jours à faire comme s’il était
normal. Bourrasques, il avait réussi à maintenir un équilibre dans l’armée
de Sadeas pendant des années avant d’aller trop loin, de manquer son
service une fois de trop et de se retrouver dans les équipes de pont en guise
de punition.
Ces mois passés à porter les ponts avaient été la seule période de sa vie
d’adulte qui n’ait été dominée par la mousse. Mais même alors, quand il
avait eu les moyens de s’offrir un peu d’alcool, il avait su qu’il finirait par y
revenir. L’alcool ne suffisait jamais.
Alors même qu’il s’armait de courage pour sa journée de travail, une
pensée tenace occupait toute la place dans son esprit. Une pensée honteuse.
Je ne vais plus toucher à la mousse pendant un moment, n’est-ce pas ?
Cette lugubre certitude le blessait plus que tout. Il allait devoir passer
quelques jours atrocement douloureux à se faire l’effet d’une moitié
d’homme. Des jours où il n’éprouverait plus rien d’autre qu’un dégoût de
lui-même, des jours à vivre avec la honte, les souvenirs, les regards en biais
des autres hommes de pont.
Des jours sans recevoir la moindre espèce de foudre d’aide.
Et ça le terrifiait.
Cephandrius, porteur de la Première Gemme,
Vous devriez avoir assez de bon sens pour ne pas nous approcher en vous reposant
sur la présomption de nos relations passées.
Moash chipotait avec la bouillie que Febrth appelait « ragoût ». Elle avait
un goût de crémon.
Il regardait les sprènes de flamme dans leur grand feu de cuisine,
s’efforçant de se réchauffer tandis que Febrth – un Thaylène aux cheveux
d’un roux frappant de Mangecorne – se disputait avec Graves. La fumée
s’enroulait dans les airs, et la lumière devait être visible à des kilomètres
dans l’ensemble des Terres Gelées. Graves s’en moquait bien ; il songeait
que, si la Tempête Éternelle n’avait pas évacué les bandits de cette zone,
deux Porte-Éclat suffiraient amplement à s’occuper de ceux qui restaient.
Les Lames d’Éclat ne peuvent rien contre une flèche dans le dos, songea
Moash, qui se sentait exposé. Et la Cuirasse non plus, si on ne la porte pas.
Son armure, ainsi que celle de Graves, reposait dans leur chariot,
enveloppée.
— Regardez, ce sont les Triplés, dit Graves en désignant une formation
rocheuse. C’est juste ici sur la carte. Maintenant, allons vers l’ouest.
— Je suis déjà passé par ici, répliqua Febrth. Nous devons continuez vers
le sud, voyez-vous. Puis vers l’est.
— La carte…
— Je n’ai pas besoin de vos cartes, rétorqua Febrth en croisant les bras.
Les Passions me guident.
— Les Passions ? répéta Graves en levant les mains au ciel. Les
Passions ? Vous êtes censé avoir abandonné ce genre de superstitions. Vous
appartenez désormais au Diagramme !
— Je peux faire les deux, affirma Febrth d’un air grave.
Moash enfourna une autre cuillerée de « ragoût ». Bourrasques, il
détestait quand c’était à Febrth de cuisiner. Et quand c’était au tour de
Graves. Et de Fia. Et… eh bien, ce que Moash lui-même cuisinait avait un
goût d’eau de vaisselle épicée. En matière de cuisine, aucun d’entre eux ne
valait une brisure éteinte. Pas comme Roc.
Moash laissa tomber son bol, ce qui en fit déborder la bouillie. Il prit son
manteau accroché à une branche d’arbre et s’éloigna dans la nuit. L’air froid
était une sensation étrange sur sa peau après un si long moment passé
devant le feu. Il détestait qu’il fasse si froid ici. Un hiver perpétuel.
Ils avaient, tous les quatre, enduré les tempêtes cachés dans le dessous
matelassé et exigu de leur chariot, qu’ils avaient enchaîné au sol. Ils avaient
chassé les parshes isolés avec leurs Lames d’Éclat – ces derniers s’étaient
révélés bien moins dangereux qu’ils ne le craignaient. Cette nouvelle
tempête, en revanche…
Moash donna un coup de pied dans une pierre, mais le gel l’avait collée
au sol et il ne fit que se cogner l’orteil. Il jura, puis jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule tandis que la dispute se terminait par des cris. À une
époque, il admirait le raffinement de Graves. C’était avant qu’ils ne passent
des semaines à traverser ensemble un paysage désert. Sa patience s’était
sérieusement usée, et ce raffinement n’avait plus guère d’importance alors
qu’ils mangeaient tous de la bouillie et pissaient derrière les collines.
— Alors, est-ce que nous sommes vraiment perdus ? demanda Moash
lorsque Graves le rejoignit dans l’obscurité en dehors du camp.
— Absolument pas, répondit Graves, si ce crétin voulait seulement
regarder une carte. (Il lança un coup d’œil à Moash.) Je vous ai déjà dit de
vous débarrasser de ce manteau.
— Je m’en débarrasserai, l’assura Moash, quand on sera sortis de la zone
où on se caille les miches.
— Au moins, retirez l’insigne. Ça pourrait nous trahir, si on rencontre
quelqu’un des camps de guerre. Arrachez-le.
Graves pivota sur ses talons et marcha en direction du camp.
Moash tâta l’insigne du Pont Quatre sur son épaule. Ça lui rappelait des
souvenirs. Le jour où il avait rejoint Graves et sa bande, qui complotaient
pour tuer le roi Elhokar. Une tentative d’assassinat en l’absence de Dalinar,
qui marchait vers le centre des Plaines Brisées.
L’affrontement contre Kaladin, blessé, en sang.
Vous… ne… l’aurez… pas.
La peau de Moash était moite sous l’effet du froid. Il tira son couteau de
la gaine à son côté – il n’était toujours pas habitué à en porter un si long. Un
couteau trop grand pouvait vous attirer des ennuis quand vous étiez sombre-
iris.
Il ne l’était plus désormais. Il était l’un des leurs.
Nom des foudres, il était vraiment l’un des leurs.
Il découpa les coutures de l’insigne du Pont Quatre. En remontant d’un
côté, puis en descendant de l’autre. Comme c’était simple. Il serait plus
difficile de retirer le tatouage qu’il avait reçu en même temps que les autres,
mais il l’avait placé sur son épaule plutôt que sur son front.
Moash leva l’insigne devant lui, s’efforçant de capturer la lumière des
flammes pour le regarder une dernière fois, mais il ne put se résoudre à s’en
débarrasser. Il retourna s’asseoir près du feu. Les autres étaient-ils assis
autour de la marmite de ragoût de Roc quelque part ? En train de rire, de
plaisanter, de parier sur le nombre de chopes de bière que Lopen pouvait
descendre ? De taquiner Kaladin pour essayer de le faire sourire ?
Moash entendait pratiquement leurs voix, et il sourit en imaginant qu’il
se trouvait là-bas. Puis il visualisa Kaladin en train de leur apprendre ce que
Moash avait fait.
Il a tenté de me tuer, expliquerait Kaladin. Il a tout trahi. Son serment de
protéger le roi, son devoir envers Alethkar, mais plus important, il nous a
trahis, nous.
Moash s’affaissa, l’insigne entre les doigts. Il ferait mieux de le jeter au
feu.
Bourrasques. Il ferait mieux de se jeter lui-même au feu.
Il leva les yeux vers les cieux, vers la Damnation et la Cité Sérénide tout
à la fois. Un groupe de sprènes des étoiles frémissait au-dessus de lui.
Et à côté d’eux, quelque chose qui… bougeait dans le ciel ?
Avec un cri, Moash se jeta en arrière au bas de son perchoir tandis que
quatre Néantifères fondaient sur le petit campement. Ils heurtèrent
violemment le sol, armés de longues épées sinueuses. Pas des Lames
d’Éclat – c’étaient des armes parshendies.
L’une des créatures frappa l’emplacement où Moash était assis l’instant
d’avant. Une autre poignarda Graves en pleine poitrine, puis retira l’arme
d’un coup sec et le décapita d’un revers.
Le cadavre de Graves culbuta à terre et sa Lame d’Éclat se matérialisa
par terre avec un cliquetis. Febrth et Fia n’eurent pas la moindre chance.
D’autres Néantifères les abattirent, faisant couler leur sang dans cette terre
glaciale et oubliée.
La quatrième Néantifère se dirigea vers Moash, qui se jeta à terre pour
une roulade. L’épée de la créature s’abattit à côté de lui et frappa la roche,
dégageant des étincelles.
Moash se releva, et l’entraînement reçu auprès de Kaladin, imprimé en
lui par les heures innombrables passées au fond d’un gouffre, prit alors le
dessus. Il s’écarta vivement, tournant le dos au chariot, tandis que sa Lame
d’Éclat tombait entre ses doigts.
La Néantifère contourna le feu pour s’approcher de lui, la lumière
scintillant sur son corps ferme et musclé. Ceux-là ne ressemblaient pas aux
Parshendis qu’il avait vus dans les Plaines Brisées. Ils avaient des yeux
d’un rouge intense et une carapace rouge-violet encadrant partiellement leur
visage. Celle qui lui faisait face avait un motif tourbillonnant sur la peau,
qui mêlait trois couleurs. Rouge, noir, blanc.
Une lumière sombre, qui évoquait une Fulgiflamme inversée,
s’accrochait à chacun d’entre eux. Graves avait parlé de ces créatures,
décrivant leur retour comme un simple événement parmi tant d’autres
prédits par l’impénétrable « Diagramme ».
L’adversaire de Moash s’approcha de lui, et il frappa à grands coups de
Lame pour la faire reculer. Elle semblait se déplacer en glissant, ses pieds
touchant à peine le sol. Les trois autres l’ignorèrent pour passer le camp en
revue, inspectant les cadavres. L’un d’eux s’envola d’un bond gracieux pour
se poser sur le haut du chariot et entreprit d’en fouiller le contenu.
Son adversaire fit une nouvelle tentative, le visant prudemment de sa
longue épée incurvée. Moash eut un mouvement de recul, serrant sa Lame à
deux mains, cherchant à intercepter l’autre arme. Ses gestes paraissaient
maladroits comparés à la puissance souple de cette créature. Elle glissa sur
le côté, ses habits ondulant au vent, son haleine visible dans l’air froid. Elle
ne voulait courir aucun risque face à une Lame d’Éclat, et elle ne frappa pas
lorsque Moash trébucha.
Saintes bourrasques, cette arme était beaucoup trop encombrante. Avec
son mètre quatre-vingts de longueur, il était difficile de frapper selon le bon
angle. D’accord, elle pouvait tout traverser, mais encore fallait-il qu’il
touche quelque chose. Il lui avait été beaucoup plus facile de la manier
quand il portait sa Cuirasse. Sans elle, il se faisait l’effet d’un enfant qui
tient une arme d’adulte.
La Néantifère sourit. Puis elle attaqua si vite que ses gestes étaient flous.
Moash recula en frappant, l’obligeant à se tourner sur le côté. Il reçut une
longue entaille sur le bras, mais la manœuvre empêcha son adversaire de
l’empaler.
Une vive douleur s’embrasa dans son membre, lui arrachant un
grognement. La Néantifère le regarda avec assurance et résolution. Il était
mort. Peut-être valait-il mieux qu’il se laisse simplement faire.
Le Néantifère qui s’affairait dans le chariot prononça quelques mots
d’une voix impatiente, surexcitée. Il avait trouvé la Cuirasse d’Éclat. Il
poussa trois autres articles d’un coup de pied tout en la dégageant, et
quelque chose roula de l’arrière du chariot pour aller heurter la pierre avec
un bruit sourd. Une lance.
Moash baissa les yeux vers sa Lame d’Éclat, la richesse des nations, le
bien le plus précieux qu’un homme puisse posséder.
Qui est dupe ? se demanda-t-il. Qui ai-je jamais cru pouvoir duper ?
La femme Néantifère attaqua, mais Moash renvoya sa Lame d’Éclat et
s’éloigna précipitamment. Son attaquante hésita sous l’effet de la surprise,
et Moash eut le temps de plonger vers la lance, puis se releva après une
roulade. Tenant dans sa main le bois lisse au poids familier, Moash adopta
aisément sa posture. L’air dégageait soudain une odeur humide et
légèrement moisie – il se rappelait les gouffres. Vie et mort entremêlées,
plantes grimpantes et pourriture.
Il entendait pratiquement la voix de Kaladin. Vous ne pouvez pas
craindre une Lame d’Éclat. Vous ne pouvez pas craindre un pâle-iris à
cheval. Ils tuent d’abord par la peur, ensuite par l’épée.
Résistez.
La Néantifère se dirigea vers lui, et Moash tint bon. Il la retourna sur le
côté en attrapant l’arme de la créature avec le manche de sa lance. Puis il
projeta l’extrémité du manche sous son bras lorsqu’elle voulut exercer un
revers.
La Néantifère eut un hoquet de surprise lorsque Moash exécuta une prise
qu’il avait pratiquée un millier de fois dans les gouffres. Il abattit le bout du
manche de sa lance sur les chevilles de son adversaire pour la faire basculer.
Il entreprit ensuite d’enchaîner avec une botte classique, pour la transpercer
en pleine poitrine.
Malheureusement, la Néantifère ne tomba pas. Elle se rattrapa en plein
air, flottant au lieu de s’effondrer. Moash s’en aperçut à temps et
interrompit sa manœuvre pour parer l’attaque suivante. La Néantifère glissa
vers l’arrière, puis se laissa tomber à terre pour avancer accroupie, épée
tendue sur le côté. Alors elle s’élança vers l’avant et saisit la lance de
Moash lorsqu’il voulut s’en servir pour la repousser. Bourrasques ! Elle
s’approcha gracieusement de lui, trop près pour qu’il frappe. Elle dégageait
une odeur de vêtements humides ainsi que cette senteur étrangère et moisie
qu’il associait aux Parshendis.
Elle appuya la main contre la poitrine de Moash, et cette lumière noire se
transféra d’elle à lui. Moash se sentit devenir plus léger.
Heureusement, Kaladin avait essayé cette manœuvre-là aussi sur lui.
Moash attrapa la Néantifère d’une main, s’accrochant à l’avant de son
ample chemise, tandis que son corps essayait de tomber dans les airs.
Cette traction soudaine la déséquilibra brutalement et la souleva même de
quelques centimètres. Il l’attira brusquement vers lui d’une main tout en
appuyant sa tête de lance contre le sol rocheux. Ce geste les envoya
tournoyer tous deux dans les airs, où ils restèrent suspendus.
Elle cria quelque chose dans une langue inconnue. Moash lâcha sa lance
et saisit son couteau. Elle voulut le repousser, exerçant une nouvelle
Attache sur lui, plus forte cette fois-ci. Il émit un grognement mais tint bon,
leva son couteau et le lui planta en pleine poitrine.
Du sang parshendi orange se mit à couler autour de la main de Moash et
se répandit dans la nuit froide tandis qu’ils continuaient à tournoyer dans les
airs. Moash s’accrocha fermement et enfonça plus profondément le couteau.
La Néantifère ne guérissait pas comme l’aurait fait Kaladin. Ses yeux
cessèrent de briller, et la lumière noire s’évanouit.
Le corps devint flasque. Peu de temps après, la force qui attirait Moash
vers le haut s’épuisa. Il tomba d’un mètre cinquante par terre, où le cadavre
de son adversaire amortit sa chute.
Un sang orange le recouvrait, dégageant de la vapeur dans l’air froid. Il
saisit de nouveau sa lance, les doigts glissants de sang, et la pointa vers les
trois Néantifères restants, qui le regardèrent avec des expressions hébétées.
— Pont Quatre, bande de salopards, gronda-t-il.
Deux des Néantifères se tournèrent vers la troisième, l’autre femme, qui
toisa Moash de la tête aux pieds.
— Vous pouvez sans doute me tuer, déclara-t-il en s’essuyant une main
sur ses habits pour améliorer sa prise, mais je vais emporter l’un de vous
avec moi. Au moins un.
Ils ne semblaient pas furieux qu’il ait tué leur amie. Mais saintes
bourrasques, ces créatures éprouvaient-elles même des émotions ? Shen
restait souvent assis à regarder fixement devant lui. Il soutint le regard de la
femme qui se trouvait au centre. Sa peau était blanc et rouge, sans la
moindre trace de noir. La pâleur de ce blanc lui rappelait les Shinoves,
auxquels Moash avait toujours trouvé un air maladif.
— Il y a, dit-elle dans un aléthi teinté d’un accent, de la passion en vous.
L’un des autres lui tendit la Lame d’Éclat de Graves. Elle la tint devant
elle pour l’inspecter à la lueur des flammes. Puis elle s’éleva dans les airs.
— Vous pouvez choisir, lui dit-elle. Mourir ici, ou accepter la défaite et
renoncer à vos armes.
Moash s’accrocha à la lance dans l’ombre de cette créature, dont les
habits ondulaient au vent. Croyaient-ils réellement qu’il allait leur faire
confiance ?
D’un autre côté… se pensait-il réellement capable de résister contre trois
d’entre eux ?
Avec un haussement d’épaules, il jeta la lance sur le côté. Il invoqua sa
Lame. Après toutes ces années passées à en rêver, il en avait enfin reçu une.
Kaladin la lui avait donnée. Et qu’en était-il sorti de bon ? De toute
évidence, on ne pouvait pas lui confier une telle arme.
Serrant la mâchoire, Moash appuya la main contre la gemme et se
concentra pour ordonner au lien de se briser. La gemme placée sur son
pommeau clignota, et il sentit une onde glacée le traverser. Il était redevenu
pâle-iris.
Il jeta la Lame à terre. L’un des Néantifères s’en empara. Un autre
s’envola, et Moash ne comprit pas très bien ce qui se passait. Peu de temps
après, ce dernier revint avec six autres. Trois d’entre eux fixèrent des cordes
aux ballots de Cuirasse, puis s’envolèrent, traînant les lourdes armures dans
l’air derrière eux. Pourquoi ne pas utiliser d’Attaches ?
Moash crut un moment qu’ils allaient le laisser là, mais deux des autres
le prirent – un bras chacun – pour l’emporter dans les airs.
Nous sommes sincèrement intrigués, car nous le pensions bien caché. Insignifiant
parmi nos nombreux royaumes.
Voile se prélassait avec ses hommes dans une taverne abritée sous une
tente. Bottes posées sur la table, chaise inclinée en arrière, elle écoutait la
vie bouillonner autour d’elle. Des gens buvaient et bavardaient, d’autres
empruntaient sans se presser le chemin à l’extérieur, parlaient fort et
plaisantaient. Elle savourait la rumeur chaude et enveloppante des autres
humains qui avaient retransformé ce tombeau de pierre en quelque chose de
vivant.
Elle trouvait toujours intimidant de contempler la taille de la tour.
Comment quiconque avait-il bâti un endroit aussi grand ? Il aurait pu
engloutir la plupart des villes que Voile avait connues sans avoir à desserrer
sa ceinture.
Mieux valait en tout cas ne pas y penser. Il fallait faire profil bas, en
esquivant toutes les questions qui détournaient l’attention des scribes et des
érudits. C’était le seul moyen d’accomplir quoi que ce soit d’utile.
Elle se concentrait plutôt sur les gens. Leurs voix se mêlaient les unes
aux autres et, collectivement, ils devenaient une foule anonyme. Mais ce
qu’il y avait de formidable avec les gens, c’était qu’on pouvait également
choisir de se concentrer sur des visages précis, de les voir réellement, et y
trouver profusion d’histoires. Tant de personnes avec tant de vies, chacune
un petit mystère en soi. Des détails infinis, comme Motif. Si l’on étudiait de
près ses lignes fractales, on s’apercevait que chaque petit segment
comportait sa propre architecture distincte. Si l’on étudiait de près une
personne donnée, on voyait ce qu’elle avait d’unique – on constatait qu’elle
ne collait pas tout à fait à la catégorie large, quelle qu’elle soit, dans
laquelle on avait commencé par la classer.
— Donc…, commença Red, s’adressant à Ishnah.
Voile avait amené trois de ses hommes aujourd’hui, avec la femme
espionne pour les former. Ainsi, Voile pouvait écouter, apprendre, et
s’efforcer de juger si cette femme était digne de confiance – ou s’il
s’agissait d’une sorte de taupe.
— C’est formidable, poursuivit Red, mais quand est-ce qu’on va
apprendre les trucs avec les couteaux ? Pas que je sois impatient de tuer qui
que ce soit, simplement… vous savez…
— Je sais quoi donc ? demanda Ishnah.
— Les couteaux, c’est formasse.
— Formasse ? répéta Voile, ouvrant de grands yeux.
Red hocha la tête.
— Formasse. Vous savez. Incroyable, ou génial, mais avec une telle
claaaasse.
— Tout le monde sait que les couteaux sont formasses, ajouta Gaz.
Ishnah leva les yeux au ciel. La femme de petite taille portait sa havah
avec la main couverte, et sa robe comportait de fines broderies. Son
assurance et sa tenue la désignaient comme une sombre-iris d’un statut
social relativement élevé.
Voile attirait davantage l’attention, et pas simplement à cause de sa veste
et de son chapeau blancs. C’était le regard d’hommes en train de décider
s’ils veulent ou non l’approcher, ce qu’ils ne faisaient pas avec Ishnah. Sa
façon de se tenir, ainsi que sa havah très sage, les forçaient à garder leurs
distances.
Voile savoura une gorgée de vin.
— Vous avez dû entendre des histoires pleines de détails colorés, j’en
suis persuadée, répondit Ishnah. Mais l’espionnage n’a rien à voir avec des
couteaux dans des ruelles. Je saurais à peine comment m’y prendre si je
devais poignarder quelqu’un.
Les trois hommes parurent découragés.
— L’espionnage, poursuivit-elle, consiste à recueillir prudemment des
informations. Votre tâche se résume à observer, mais sans être vous-mêmes
observés. Vous devez être assez sympathiques pour que les gens vous
parlent, mais pas assez intéressants pour qu’ils se souviennent de vous.
— Dans ce cas, Gaz est éliminé, commenta Red.
— Ouais, répliqua Gaz, c’est vraiment pas de bol d’être aussi intéressant.
— Vous voulez bien vous taire, tous les deux ? lança Vathath. (Le soldat
dégingandé s’était penché vers eux, sa coupe de vin bon marché toujours
intacte.) Comment ? Je suis grand. Gaz a un seul œil. On se souviendra de
nous.
— Vous allez devoir apprendre à canaliser l’attention vers des traits
superficiels que vous pourrez modifier, et à la détourner de ce que vous ne
pouvez pas changer. Red, si c’était vous qui portiez un bandeau sur l’œil, ce
détail leur resterait à l’esprit. Vathath, je peux vous apprendre à vous tenir
voûté pour que votre taille se remarque moins – et si vous y ajoutez un
accent inhabituel, les gens se concentreront sur lui pour vous décrire. Gaz,
je pourrais vous placer dans une taverne et vous demander de rester allongé
sur une table en feignant d’être assommé par l’alcool. Personne ne
remarquera votre bandeau ; ils vous ignoreront en vous prenant pour un
ivrogne.
» Mais la question n’est pas là. Nous devons commencer par observer. Si
vous voulez vous rendre utiles, vous allez devoir vous montrer capables
d’estimer un endroit d’un coup d’œil rapide, de mémoriser des détails et
d’être en mesure de les rapporter ensuite. Fermez les yeux.
Ils obéirent à contrecœur, et Voile les imita.
— Maintenant, reprit Ishnah, pouvez-vous me décrire un seul des
occupants de la taverne ? Sans regarder, je précise.
— Heu… (Gaz gratta son bandeau.) Y a une fille assez mignonne au bar.
Elle est peut-être thaylène.
— De quelle couleur est son chemisier ?
— Hmm… Eh bien, il est décolleté, et elle a de chouettes boutons-de-
roche… euh…
— Y a un type très très moche avec un bandeau sur l’œil, déclara Red.
Petit et agaçant. Il boit ton vin quand tu regardes ailleurs.
— Vathath ? fit Ishnah. Et vous ?
— Je crois qu’il y a des types au bar, répondit-il. Ils portaient des
uniformes de… Sebarial ? Et la moitié des tables environ étaient occupées.
Je ne saurais pas dire par qui.
— C’est mieux, approuva Ishnah. Je ne m’attendais pas à ce que vous
soyez capables de faire ça. La nature humaine nous pousse à ignorer ces
choses-là. Mais je vais vous former, afin que…
— Un instant, la coupa Vathath. Et Voile ? Qu’est-ce qu’elle se rappelle ?
— Trois hommes au bar, répondit-elle d’un air absent. Un homme âgé
aux cheveux qui blanchissent, et deux soldats, sans doute de la même
famille, à en juger par leur nez crochu. Le plus jeune boit du vin ; l’autre
essaie de séduire la femme que Gaz a remarquée. Elle n’est pas thaylène,
mais elle porte une tenue thaylène avec un chemisier violet sombre et une
jupe vert forêt. Je n’aime pas cette association, mais elle semble l’apprécier.
Elle est sûre d’elle, et elle a l’habitude de jouer avec l’attention des
hommes. Mais je crois qu’elle est venue ici à la recherche de quelqu’un,
parce qu’elle ignore le soldat et jette constamment des coups d’œil par-
dessus son épaule.
» Le serveur est un homme âgé, assez petit pour devoir monter sur des
caisses lorsqu’il sert à boire. Je parie qu’il ne fait pas ce métier depuis
longtemps. Il hésite quand quelqu’un passe commande, et il doit balayer les
bouteilles du regard et lire leurs glyphes avant de trouver la bonne. Il y a
trois serveuses – l’une d’entre elles est en pause – et quatorze clients de
plus à l’extérieur. (Elle ouvrit les yeux.) Je peux vous parler d’eux.
— Ce ne sera pas nécessaire, assura Ishnah tandis que Red applaudissait
doucement. Très impressionnant, Voile, même si je me dois de vous
signaler qu’il y a quinze autres clients, et non pas quatorze.
Voile sursauta, puis balaya de nouveau la tente du regard en comptant –
comme elle l’avait fait mentalement quelques instants plus tôt. Trois à cette
table… quatre là-bas… deux femmes qui se tenaient ensemble près de la
porte…
Et une femme qu’elle avait manquée, pelotonnée dans un fauteuil près
d’une petite table au fond de la tente. Elle portait des habits très simples,
une jupe et un chemisier de paysanne aléthie. Avait-elle volontairement
choisi des vêtements qui se confondaient avec le blanc de cette tente et le
marron des tables ? Et que faisait-elle là ?
Elle prend des notes, comprit Voile, soudain alarmée. La femme avait
soigneusement caché un petit carnet sur ses genoux.
— Qui est-elle ? demanda Voile en se tassant sur son siège. Pourquoi est-
ce qu’elle nous regarde ?
— Pas nous spécifiquement, rectifia Ishnah. Il doit y avoir des dizaines
de personnes comme elle dans le marché, qui se déplacent comme des rats
et rassemblent toutes les informations possibles. Elle est peut-être
indépendante, et vend les infos de choix qu’elle récolte, mais il est plus
probable qu’elle soit employée par l’un des hauts-princes. C’est le métier
que je faisais. D’après les gens qu’elle observe, je présume qu’on lui a
demandé de rédiger un rapport sur le moral des troupes.
Voile hocha la tête et écouta attentivement Ishnah commencer à leur
enseigner des astuces de mémorisation. Elle leur suggéra d’apprendre les
glyphes et d’utiliser un truc – par exemple des marques sur leur main – pour
les aider à retenir les informations. Voile avait déjà entendu certaines de ces
astuces, y compris celle dont parlait Ishnah, celle qu’on appelait le musée
mental.
Elle était davantage intéressée par ses conseils destinés à déterminer ce
qui valait la peine d’être rapporté, et comment le repérer. Elle parla de
guetter le nom des hauts-princes et des mots ordinaires employés pour
désigner des sujets plus importants, et comment chercher, au son de sa voix,
quelqu’un qui ait bu juste assez d’alcool pour dévoiler ce qu’il n’aurait pas
dû. L’intonation, expliqua-t-elle, était la clé. On pouvait être assis à un
mètre cinquante d’une personne en train de partager des secrets importants,
mais manquer la scène parce qu’on se concentrait sur une dispute deux
tables plus loin.
L’état qu’elle décrivait était proche de la méditation : rester assis et
laisser vos oreilles tout absorber, tandis que votre esprit ne se fixait que sur
certaines conversations. Voile trouva ça fascinant. Mais au bout d’une heure
de cours, Gaz se plaignit que son crâne lui faisait le même effet que s’il
avait déjà vidé quatre bouteilles. Red hochait la tête et, à le voir loucher, il
semblait totalement dépassé.
Vathath, en revanche… Il avait fermé les yeux et récitait à Ishnah la
description de toutes les personnes présentes dans la pièce. Voile sourit.
Depuis le temps qu’elle connaissait cet homme, il abordait chacune de ses
tâches comme s’il avait un rocher attaché dans le dos. Lent à l’action,
prompt à trouver un endroit où s’asseoir pour se reposer. C’était
encourageant de voir chez lui un tel enthousiasme.
En réalité, Voile était tellement captivée qu’elle ignorait totalement
combien de temps s’était écoulé. Lorsqu’elle entendit les cloches du
marché, elle jura tout bas.
— Quelle foudre de crétine je fais.
— Voile ? lança Vathath.
— Il faut que j’y aille, répondit-elle. Shallan a un rendez-vous.
Qui aurait cru que porter un emblème ancien et divin de pouvoir et
d’honneur impliquerait tant de réunions ?
— Et elle ne peut pas y aller sans vous ? s’étonna Vathath.
— Bourrasques, vous avez regardé cette fille ? Elle oublierait ses pieds
s’ils n’étaient pas reliés à ses jambes. Continuez à vous entraîner ! Je vous
rejoindrai plus tard.
Elle enfila son chapeau et se mit à traverser précipitamment l’Échappée.
Peu de temps après, Shallan Davar – à présent plus sagement vêtue d’une
havah bleue – empruntait sans se presser le couloir situé en dessous
d’Urithiru. Elle était satisfaite du travail que Voile effectuait avec les
hommes, mais nom des foudres, fallait-il vraiment qu’elle boive autant ?
Shallan avait dû brûler pratiquement un tonneau entier d’alcool pour avoir
les idées claires.
Elle inspira profondément, puis s’avança dans l’ancienne bibliothèque.
Elle y trouva non seulement Navani, Jasnah et Teshav, mais également une
foule de scribes et d’ardents. May Aladar, Adrotagia de Kharbranth… il y
avait même trois fulgiciens, ces hommes étranges à la longue barbe qui
prédisaient parfois l’avenir en interprétant la façon dont soufflaient les
vents, mais qui n’offraient jamais ouvertement ces services.
Leur proximité fit regretter à Shallan de ne pas avoir de charme
glyphique. Voile, malheureusement, n’en conservait pas à portée de main.
Cette fille était pratiquement une hérétique, et elle pensait à peu près aussi
souvent à la religion qu’au prix de la soie marine à Rall Elorim. Au moins
Jasnah avait-elle le cran de choisir une position et de l’annoncer ; Voile se
contentait de hausser les épaules et de lancer une blague. C’était…
— Mmmm…, murmura Motif depuis sa jupe. Shallan ?
Ah oui. Elle se trouvait sur le pas de la porte, n’est-ce pas ? Elle entra et
passa malheureusement devant Janala, qui servait d’assistante à Teshav. La
jolie jeune femme se tenait perpétuellement avec le nez en l’air, et elle était
le type de personne dont le seul nom donnait la chair de poule à Shallan.
C’était l’arrogance de cette femme qu’elle n’aimait pas – et pas du tout,
bien entendu, le fait qu’Adolin ait fréquenté Janala peu avant qu’elle ne le
rencontre. Au départ, elle s’efforçait d’éviter les anciennes partenaires
d’Adolin, mais… ça revenait à essayer d’éviter des soldats sur un champ de
bataille. Elles étaient partout, pour ainsi dire.
Une dizaine de conversations résonnaient dans la pièce : elles parlaient
de poids et de mesures, du placement adéquat de la ponctuation, et des
variations atmosphériques dans la tour. À une époque, elle aurait donné
n’importe quoi pour se trouver dans une pièce comme celle-ci. Et
maintenant, elle arrivait constamment en retard aux réunions. Qu’est-ce qui
avait changé ?
Je sais à quel point je suis fausse, se dit-elle en rasant le mur, dépassant
une jolie jeune ardente qui parlait de politique azéenne avec l’un des
fulgiciens. De l’autre côté d’elle, Navani discutait de fabriaux avec une
femme ingénieur à la havah rouge vif. Celle-ci hochait énergiquement la
tête.
— D’accord, clarissime, mais comment le stabiliser ? Avec les voiles en
dessous, il risquerait de se retourner, non ?
La proximité de Navani avait fourni bien des occasions à Shallan
d’étudier la science fabriale. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Tandis que
tout ça l’enveloppait – les idées, les questions, la logique –, elle eut soudain
l’impression de se noyer. D’être dépassée. Toutes les personnes présentes
dans cette pièce savaient tant de choses, et elle se sentait insignifiante en
comparaison.
J’ai besoin de quelqu’un qui soit capable d’y faire face, se dit-elle. Une
érudite. Une partie de moi peut devenir une érudite. Ni Voile, ni la
Clarissime Radieuse. Mais quelqu’un…
Motif se remit à bourdonner sur sa robe. Shallan recula jusqu’au mur.
Non, c’était… c’était elle, n’est-ce pas ? Shallan avait toujours voulu être
une érudite, non ? Elle n’avait pas besoin d’un autre rôle pour y faire face.
N’est-ce pas ?
… N’est-ce pas ?
Cette anxiété passagère se dissipa, et elle expira, s’obligeant à se calmer.
Elle finit par tirer un bloc-notes et un fusain de sa sacoche, puis chercha
Jasnah et alla la rejoindre.
Jasnah haussa les sourcils.
— Encore en retard ?
— Désolée.
— Je comptais vous demander de l’aide pour comprendre certaines des
traductions du Chant de l’Aube que nous avons reçues, mais nous n’aurons
pas le temps avant le début de la réunion de ma mère.
— Peut-être que je pourrais vous aider…
— J’ai quelques tâches à terminer. Nous pourrons en parler plus tard.
Une manière abrupte de la congédier, mais Shallan avait fini par s’y
attendre. Elle se dirigea vers un siège près du mur et s’y assit.
— Tout de même, dit-elle tout bas, si Jasnah savait que je venais
d’affronter une de mes insécurités les plus profondes, elle m’aurait
témoigné un peu de compréhension. Non ?
— Jasnah ? l’appela Motif. Je ne crois pas que tu sois très attentive,
Shallan. Elle n’est pas très compréhensive.
Shallan soupira.
— Mais toi, tu l’es !
— La partie la plus minable, en tout cas. (Elle s’arma de courage.) Ma
place est ici, Motif, n’est-ce pas ?
— Mmm. Oui, évidemment. Tu vas vouloir les dessiner, non ?
— Les érudits classiques ne se contentaient pas de dessiner. Le Consacré
connaissait les mathématiques – il avait créé l’étude des proportions dans
les arts. Galid était une inventrice, et on utilise encore ses schémas
d’astronomie de nos jours. Les marins n’avaient aucun moyen de
déterminer la longitude en mer avant l’arrivée de ses instruments. Jasnah est
une historienne – et bien plus que ça. C’est ce que je veux.
— Tu en es sûre ?
— Je crois.
Le problème était que Voile voulait passer ses journées à boire et à rire
avec les hommes, à se former à l’espionnage. Radieuse voulait s’entraîner à
l’épée et passer du temps en compagnie d’Adolin. Que voulait Shallan ?
D’ailleurs, était-ce très important ?
Navani finit par annoncer le début de la séance, et les gens prirent place.
Des scribes d’un côté, des ardents de différents dévotaires de l’autre – et
loin de Jasnah. Tandis que les fulgiciens s’asseyaient plus à l’extérieur du
cercle de chaises, Shallan aperçut Renarin sur le pas de la porte. Il hésitait,
regardant à l’intérieur de la pièce sans y entrer. Quand plusieurs érudits se
tournèrent vers lui, il recula, comme si leurs regards le repoussaient
physiquement.
— Je…, commença Renarin. Mon père m’a dit que je pouvais venir…
simplement pour écouter, peut-être.
— Tu es évidemment le bienvenu, cousin, lui dit Jasnah.
Elle fit signe à Shallan de lui apporter un tabouret, ce qu’elle fit – et elle
ne protesta même pas qu’on lui donne des ordres. Elle pouvait être une
érudite. Elle serait la meilleure petite pupille de tous les temps.
Renarin, tête baissée, contourna le cercle de personnes, serrant très fort
une chaîne qui pendait de sa poche. Dès qu’il fut assis, il se mit à tirer la
chaîne entre les doigts d’une main, puis de l’autre.
Shallan s’efforça de prendre des notes, et de ne pas se laisser aller à
dessiner les gens à la place. Navani avait chargé la plupart des érudits
présents de chercher à comprendre Urithiru. Inadara fut la première à faire
son rapport – c’était une scribe ratatinée qui rappelait à Shallan les ardents
de son père – pour expliquer que son équipe avait essayé de déterminer la
signification de la forme étrange des pièces et des tunnels de la tour.
Elle poursuivit en parlant longuement de constructions défensives, de
filtration de l’air, ainsi que des puits. Elle désigna des enfilades de pièces à
la forme curieuse, et des peintures murales bizarres qu’ils avaient
découvertes, illustrant des créatures imaginaires.
Lorsqu’elle termina enfin, Kalami parla des progrès de son équipe, qui
était persuadée que certaines incrustations d’or et de cuivre qu’ils avaient
découvertes dans les murs étaient des fabriaux, mais ils ne semblaient avoir
aucun effet, même lorsqu’on y fixait des gemmes. Elle fit circuler des
dessins, puis se mit à expliquer les efforts qu’ils avaient entrepris (en vain,
jusqu’à présent) pour tenter d’infuser la colonne sertie de gemmes. Les
seuls fabriaux en état de fonctionnement étaient les ascenseurs.
— Je suggère, l’interrompit Elthebar, chef des fulgiciens, que la
proportion des rouages utilisés dans le mécanisme des ascenseurs pourrait
nous renseigner sur la nature de leurs créateurs. C’est la science de la
digitologie, voyez-vous. Vous pouvez juger beaucoup de choses au sujet
d’un homme à partir de la largeur de ses doigts.
— Et… quel rapport avec les rouages ? demanda Teshav.
— Beaucoup ! s’exclama Elthebar. Le simple fait que vous l’ignoriez
vous désigne clairement comme une scribe. Votre écriture est bien jolie,
clarissime. Mais vous devriez prêter plus d’attention à la science.
Motif bourdonna tout bas.
— Je ne l’ai jamais apprécié, chuchota Shallan. Il fait de grands sourires
en présence de Dalinar, mais c’est un sale type.
— Donc… lequel de ses attributs sommes-nous en train de calculer, et
combien de personnes comporte l’échantillon comparatif ? demanda Motif.
— Avez-vous envisagé, intervint Janala, que nous posions peut-être les
mauvaises questions ?
Shallan étrécit les yeux, mais se ravisa et réprima sa jalousie. Il était
inutile de détester une femme simplement parce qu’elle avait été proche
d’Adolin.
C’était seulement qu’il y avait quelque chose de… faux, chez Janala.
Comme chez beaucoup de femmes de la cour, son rire sonnait forcé, répété.
À croire qu’elle l’utilisait comme un condiment au lieu de le ressentir.
— Que voulez-vous dire, mon enfant ? demanda Adrotagia à Janala.
— Eh bien, clarissime, nous parlons des ascenseurs, de l’étrange colonne
fabriale, des couloirs sinueux. Nous cherchons à comprendre toutes ces
choses uniquement à partir de leur conception. Peut-être devrions-nous
plutôt découvrir les besoins de la tour, puis revenir en arrière pour
déterminer comment ces choses-là pouvaient y répondre.
— Hmmm, commenta Navani. Eh bien, nous savons qu’ils faisaient
pousser des cultures à l’extérieur. Certains de ces fabriaux muraux
fournissent-ils de la chaleur ?
Renarin marmonna quelque chose.
Toutes les personnes présentes dans la pièce se tournèrent vers lui.
Plusieurs semblèrent surprises de l’entendre parler, et il se tassa sur son
siège.
— Que viens-tu de dire, Renarin ? l’encouragea Navani.
— Ce n’est pas ça, fit-il tout bas. Ce ne sont pas des fabriaux. Ils forment
un fabrial.
Érudits et scribes échangèrent des regards. Le prince… il provoquait
souvent ce genre de réactions. Des regards gênés.
— Clarissime ? intervint Janala. Êtes-vous secrètement un artifabrien,
peut-être ? Qui étudie l’ingénierie la nuit en lisant l’alphabet féminin ?
Plusieurs personnes gloussèrent. Renarin rougit violemment et baissa
encore davantage les yeux.
On ne se moquerait jamais ainsi de tout autre homme de son rang, se dit
Shallan, qui sentit ses joues brûler. La cour aléthie poussait parfois la
politesse à l’extrême – mais ça ne signifiait pas pour autant que les gens
soient gentils. Renarin avait toujours été une cible plus acceptable que
Dalinar ou Adolin.
La colère de Shallan était une sensation étrange. À plus d’une occasion,
elle avait été frappée par l’étrangeté de Renarin. Sa présence lors de cette
assemblée n’en était qu’un exemple parmi d’autres. Envisageait-il enfin de
rejoindre les ardents ? Et le faisait-il simplement en assistant à une réunion
pour les scribes, comme s’il était une femme ?
D’un autre côté, comment Janala osait-elle l’embarrasser ainsi ?
Navani voulut prendre la parole, mais Shallan l’interrompit.
— Dites-moi, Janala, vous ne venez tout de même pas d’insulter le fils
du haut-prince ?
— Pardon ? Non, bien sûr que non.
— Parfait, rétorqua Shallan. Parce que, si vous avez réellement tenté de
l’insulter, vous vous en êtes très mal sortie. Et j’ai entendu dire que vous
étiez brillante. Tellement pleine d’esprit, de charme, et… d’autres choses.
Janala la regarda d’un air songeur.
— Est-ce de la flatterie ?
— Nous ne parlions pas de votre poitrine, ma chère. Nous parlions de
votre esprit ! Votre esprit formidable et brillant, si tranchant qu’il n’a jamais
eu besoin d’être affûté ! Si rapide qu’il court encore quand tous les autres se
sont arrêtés ! Si éblouissant que la moindre de vos paroles stupéfie le
monde entier. Donc… hum…
Jasnah lui lançait des regards noirs.
— Hmm… (Shallan leva son carnet.) J’ai pris des notes.
— Mère, pourrions-nous faire une courte pause ? demanda Jasnah.
— Excellente suggestion, dit Navani. Quinze minutes, au cours
desquelles vous réfléchirez tous à une liste de conditions que devrait
remplir cette tour si nous voulions, pour une raison ou une autre,
fonctionner en autarcie.
Elle se leva, et l’assemblée se sépara de nouveau en conversations
individuelles.
— Je vois, dit Jasnah à Shallan, que vous utilisez toujours votre langue
comme un gourdin plutôt que comme un couteau.
— Oui, soupira Shallan. Des conseils ?
Jasnah la mesura du regard.
— Vous avez entendu ce qu’elle a dit à Renarin, clarissime !
— Ma mère s’apprêtait à lui en parler, rétorqua Jasnah, discrètement,
d’une parole judicieuse. Au lieu de quoi vous lui avez jeté un dictionnaire à
la figure.
— Désolée. Elle me tape sur les nerfs.
— Janala est une idiote, juste assez brillante pour être fière de ce qu’elle
a de cervelle, mais assez stupide pour ne pas se rendre compte que les
autres la distancent largement en la matière. (Jasnah se massa les tempes.)
Bourrasques. Voilà pourquoi je n’accepte jamais de pupilles.
— Parce qu’elles vous donnent trop de mal ?
— Parce que je ne suis pas douée pour ça. J’ai des preuves scientifiques
de cet état de fait, et vous n’êtes que ma dernière expérience en la matière.
Jasnah la chassa d’un geste sans cesser de se masser les tempes.
Shallan, soudain honteuse, se dirigea vers le côté de la pièce pendant que
tous les autres prenaient des rafraîchissements.
— Mmmm ! déclara Motif lorsque Shallan s’appuya contre le mur,
serrant son carnet contre sa poitrine. Jasnah ne semble pas en colère.
Pourquoi es-tu triste ?
— Parce que je suis une idiote, répondit Shallan. Et une cruche. Et…
parce que je ne sais pas ce que je veux.
Ne s’était-il vraiment écoulé qu’une ou deux semaines depuis qu’elle
avait cru innocemment avoir tout compris ? Quoi que puisse bien être ce
« tout » ?
— Je le vois ! s’exclama une voix à côté d’elle.
Shallan sursauta et se retourna pour découvrir Renarin en train de
regarder fixement sa jupe et le motif qui s’y fondait parmi les broderies.
Facile à voir si l’on savait chercher, mais facile à manquer autrement.
— Il ne devient pas invisible ? fit Renarin.
— Il dit qu’il ne peut pas.
Renarin hocha la tête, puis leva les yeux vers elle.
— Merci.
— Pour ?
— Avoir défendu mon honneur. Quand c’est Adolin qui le fait, quelqu’un
finit généralement par se faire poignarder. Votre méthode était beaucoup
plus plaisante.
— Eh bien, personne ne devrait prendre ce ton avec vous. Ils n’oseraient
jamais le faire avec Adolin. Et puis vous avez raison : cet endroit tout entier
est un gros fabrial.
— Vous le ressentez aussi ? Ils n’arrêtent pas de parler de tel ou tel
appareil, mais ils se trompent, non ? C’est comme prendre les parties d’un
chariot sans même se rendre compte qu’on avait un chariot au départ.
Shallan se pencha vers lui.
— Cette chose que nous avons combattue, Renarin. Elle était capable
d’étendre son influence jusqu’au sommet d’Urithiru. Je sentais sa nature
profondément anormale partout où j’allais. Cette gemme au centre est liée à
tout.
— Oui, il ne s’agit pas que d’une série de fabriaux. Ce sont de nombreux
fabriaux assemblés pour en former un gros.
— Mais quelle est sa fonction ?
— Faire la cité. (Il fronça les sourcils.) Enfin, je veux dire, être une
cité… Il fait ce qu’est cette cité…
Shallan frissonna.
— Et c’était l’Incréée qui le faisait fonctionner.
— Ce qui nous a permis de découvrir cette pièce et la colonne fabriale,
ajouta Renarin. Nous n’y aurions peut-être pas vu aussi clair autrement.
— Étant donné sa noirceur, observa Shallan, c’est paradoxal qu’elle nous
ait permis d’y voir clair.
Renarin éclata de rire. Ce qui rappela à Shallan comment ses frères
riaient de ce qu’elle disait. Peut-être pas parce que c’étaient les mots les
plus hilarants jamais prononcés, mais parce que c’était agréable de rire. Les
paroles de Jasnah lui revinrent alors, et Shallan se surprit à lui lancer des
coups d’œil.
— Je sais que ma cousine est intimidante, lui chuchota Renarin. Mais
vous êtes une Radieuse vous aussi, Shallan. Ne l’oubliez pas. Nous
pourrions lui tenir tête si nous le voulions.
— Le voulons-nous vraiment ?
Renarin grimaça.
— Sans doute pas. Elle a si souvent raison, et on finit simplement par se
sentir aussi bête qu’un des dix fantasques.
— C’est vrai, mais… Je ne sais pas si je peux supporter qu’on me donne
à nouveau des ordres comme à une enfant. Je commence à devenir dingue.
Que dois-je faire ?
Renarin haussa les épaules.
— Je me suis aperçu que le meilleur moyen d’éviter ce que dit Jasnah
consiste à ne pas être là quand elle cherche quelqu’un à qui donner des
ordres.
Shallan dressa l’oreille. Ça semblait très logique. Dalinar aurait besoin
que ses Radieux aillent accomplir des tâches, n’est-ce pas ? Il fallait qu’elle
s’éloigne, jusqu’à ce qu’elle parvienne à réfléchir à tout ça. Partir quelque
part… comme cette mission vers Kholinar ? N’auraient-ils pas besoin d’une
personne capable de s’infiltrer dans le palais pour actionner l’appareil ?
— Renarin, dit-elle, vous êtes un génie.
Il rougit, mais sourit.
Navani demanda la reprise de la séance, et ils s’assirent pour continuer à
parler de fabriaux. Jasnah tapota le carnet de Shallan, qui se débrouilla
mieux pour la prise de notes, s’entraînant ainsi à écrire en sténo. Ce qui lui
semblait beaucoup moins ingrat maintenant qu’elle avait une stratégie. Une
échappatoire.
Elle y réfléchissait encore lorsqu’elle remarqua une haute silhouette qui
franchissait la porte. Dalinar Kholin projetait une ombre, même lorsqu’il ne
se tenait pas devant la lumière. Tout le monde se tut aussitôt.
— Veuillez pardonner mon retard. (Il jeta un coup d’œil à son poignet et
à la montre que Navani lui avait donnée.) Je vous en prie, ne vous arrêtez
pas pour moi.
— Dalinar ? lança Navani. Vous n’avez encore jamais assisté à une
assemblée de scribes.
— J’ai simplement pensé qu’il fallait que je vienne regarder, répondit-il.
Apprendre ce que fait cette partie de mon organisation.
Il s’assit sur un tabouret à l’extérieur du cercle. Il avait l’air d’un cheval
de guerre essayant de se percher sur une estrade destinée à un poney de
concours.
Lorsqu’ils reprirent la séance, tout le monde était manifestement
embarrassé. Elle aurait cru que Dalinar aurait le bon sens de se tenir à
l’écart de ce genre de réunions, où des femmes et des scribes…
Shallan pencha la tête sur le côté lorsqu’elle vit Renarin lancer un coup
d’œil à son père. Dalinar répondit en serrant le poing.
Il est venu pour que Renarin se sente moins gêné, comprit Shallan. Ça ne
peut pas être inconvenant ou féminin que le prince soit là si l’Épine Noire
en personne décide d’y assister.
Elle ne manqua pas de remarquer que Renarin leva cette fois les yeux
pour suivre le reste de la séance.
De même que les vagues de la mer doivent continuer à déferler, notre volonté doit
conserver sa fermeté la plus absolue.
Seule.
Dalinar appuya les doigts l’un contre l’autre puis frotta la mousse sèche
d’un rouge brunâtre contre elle-même. Ce grattement était assez proche du
bruit d’un couteau contre l’os pour en être désagréable.
Il ressentit aussitôt la chaleur, comme celle d’une braise. Un mince filet
de fumée s’éleva de ses doigts calleux jusqu’en dessous de son nez, puis se
divisa autour de son visage.
Tout s’estompa : le bruit rauque d’hommes trop nombreux dans une seule
pièce, l’odeur musquée de leurs corps appuyés les uns contre les autres.
L’euphorie se diffusa en lui comme la lumière soudaine du soleil par une
journée nuageuse. Il laissa échapper un soupir prolongé. Il ne protesta
même pas quand Bashin lui donna un coup de coude par accident.
Dans la plupart des endroits, être un haut-prince lui aurait acquis une
bulle d’espace mais, à cette table de bois tachée dans ce bouge mal éclairé,
le statut social n’avait aucune importance. Ici, avec un bon verre et un peu
d’aide placée entre ses doigts, il pouvait enfin se détendre. Ici, personne ne
se souciait de savoir s’il était présentable ou s’il buvait trop.
Ici, il n’était pas obligé d’écouter des comptes rendus parlant de rébellion
et de s’imaginer dehors, dans ces champs, en train de résoudre les
problèmes de la façon la plus directe. L’épée en main, le Frisson au cœur…
Il frotta la mousse plus vigoureusement. Ne pense pas à la guerre.
Contente-toi de vivre l’instant, comme disait toujours Evi.
Havar revint muni de boissons. L’homme maigre et barbu étudia le banc
surpeuplé, puis posa les verres et arracha un ivrogne affalé de sa place. Il
s’insinua à côté de Bashin. Havar était pâle-iris, et d’une bonne famille. Il
avait fait partie des élites de Dalinar à l’époque où ça signifiait encore
quelque chose, même s’il possédait à présent sa propre terre ainsi qu’une
importante commission. C’était l’un des rares à ne pas saluer Dalinar assez
énergiquement pour qu’on l’entende.
Bashin, en revanche… il était curieux. Sombre-iris du premier nahn, cet
homme corpulent avait parcouru la moitié du monde et encourageait
Dalinar à l’accompagner pour voir l’autre moitié. Il portait toujours ce
stupide chapeau mou à large bord.
Avec un grognement, Havar fit passer les boissons.
— Ce serait beaucoup plus facile de se glisser à côté de vous, Bashin, si
vous n’aviez pas une bedaine aussi imposante.
— J’essaie simplement de faire mon devoir, clarissime.
— Votre devoir ?
— Les pâles-iris ont besoin de personnes qui leur obéissent, non ?
J’essaie de m’assurer que vous ayez une masse de gens pour vous servir, ne
serait-ce qu’en termes de poids.
Dalinar prit sa chope mais ne but pas. Pour l’heure, la mousse ardente
produisait son effet. Il n’était pas le seul devant lequel un panache de fumée
s’élevait dans la salle de pierre mal éclairée.
Gavilar détestait cette substance. D’un autre côté, Gavilar aimait sa vie
actuelle.
Au cœur de la pièce sombre, deux parshes écartèrent les tables, puis se
mirent à poser des brisures de diamant par terre. Les hommes reculèrent,
dégageant de l’espace pour un grand cercle de lumière. Deux individus
torse nu se frayèrent un chemin à travers la foule. L’impression générale de
conversation maladroite qui régnait dans la pièce céda la place à une
exaltation bruyante.
— Allons-nous parier ? demanda Havar.
— Évidemment, répliqua Bashin. Je mets trois marques de grenat sur le
plus petit.
— J’accepte le pari, répondit Havar, mais pas pour l’argent. Si je gagne,
je veux votre chapeau.
— Marché conclu ! Ha ! Donc vous allez enfin admettre à quel point il
est chic ?
— Chic ? Nom des foudres, Bashin. Je vais vous rendre service en le
brûlant.
Dalinar se laissa aller en arrière sur son siège, l’esprit engourdi par la
mousse ardente.
— Brûler mon chapeau ? s’exclama Bashin. Bourrasques, Havar, c’est
rude. Tout ça parce que vous m’enviez mes habits dernier cri.
— Le seul dernier cri là-dedans, c’est celui que pousseront les dames
avant de partir en courant.
— Il est exotique. Il vient de l’ouest. Tout le monde sait que la mode
vient de l’ouest.
— Ouais, de Liafor et de Yezier. Où avez-vous trouvé ce chapeau, déjà ?
— Au lac Limpide.
— Ah, ce bastion de la mode et de la culture ! Et ensuite, vous irez faire
des emplettes en Bavanie ?
— Les serveuses ne connaissent pas la différence, grommela Bashin.
Enfin bref, est-ce qu’on pourrait simplement regarder le combat ? J’ai hâte
de gagner vos marques.
Il but une gorgée, mais tâta son chapeau d’un air anxieux.
Dalinar ferma les yeux. Il avait l’impression qu’il pouvait s’assoupir, et
même dormir un peu sans s’inquiéter d’Evi, ni rêver de la guerre…
Dans l’arène, les corps claquaient les uns contre les autres.
Ce bruit – les grognements d’effort tandis que les lutteurs cherchaient à
se repousser mutuellement hors de l’arène – lui rappela la bataille. Dalinar
ouvrit les yeux, lâcha la mousse, et se pencha en avant.
Le lutteur le plus petit s’esquiva de la prise de son adversaire. Ils se
mirent à tourner l’un autour de l’autre, accroupis, mains tendues. Lorsqu’ils
se touchèrent à nouveau, le plus petit déséquilibra son adversaire. Meilleure
posture, songea Dalinar. Il est resté baissé. Cet individu plus grand a joué
trop longtemps sur sa force et sa taille. Il n’a aucune discipline.
Les deux adversaires bataillèrent, reculant vers le bord de l’arène avant
que le plus grand ne parvienne à les faire basculer tous deux. Dalinar se mit
debout tandis que d’autres, devant lui, levaient les mains et poussaient des
acclamations.
Le défi. Le combat.
Ça a failli me pousser à tuer Gavilar.
Dalinar se rassit.
Le plus petit des deux hommes remporta le combat. Havar soupira, mais
fit rouler quelques sphères luisantes vers Bashin.
— Quitte ou double pour le prochain combat ?
— Nan, répondit Bashin en soupesant les marques. Ça devrait suffire.
— Pour quoi donc ?
— Pour soudoyer quelques jeunes élégants influents afin qu’ils essaient
des chapeaux comme le mien, expliqua Bashin. Je peux vous le dire, quand
le mot sera passé, tout le monde voudra les porter.
— Vous êtes un idiot.
— Tant que je suis un idiot à la mode.
Dalinar tendit la main vers le sol pour prendre la mousse ardente. Il la
jeta sur la table et la regarda fixement, puis but une longue gorgée de sa
chope de vin. Le combat suivant commença, et il grimaça lorsque les deux
adversaires se percutèrent. Bourrasques. Pourquoi se mettait-il
constamment dans ce genre de situations ?
— Dalinar, commença Havar. Avez-vous la moindre idée du moment où
nous irons à la Faille ?
— La Faille ? intervint Bashin. Pourquoi donc ?
— Vous êtes bouché ou quoi ? lui lança Havar.
— Non, répondit Bashir, mais je suis peut-être saoul. Que se passe-t-il
avec la Faille ?
— La rumeur dit qu’ils veulent nommer leur propre haut-prince, expliqua
Havar. Le fils de l’ancien, comment s’appelait-il…
— Tanalan, marmonna Dalinar. Mais nous n’allons pas nous rendre à la
Faille, Havar.
— Mais tout de même, le roi ne peut pas…
— Nous n’y allons pas, insista Dalinar. Vous avez des hommes à
entraîner. Et moi… (Dalinar but une nouvelle gorgée de vin.) Je vais
devenir père. Mon frère peut s’occuper de la Faille par la diplomatie.
Havar se laissa aller en arrière et laissa tomber sa chope sur la table d’un
geste désinvolte.
— Le roi ne peut pas recourir à la politique pour se dépêtrer d’une
rébellion ouverte, Dalinar.
Ce dernier referma le poing autour de la mousse ardente, mais sans la
frotter. Dans quelle mesure son intérêt pour la Faille tenait-il à son devoir
de protéger le royaume de Gavilar, ou à son besoin de ressentir à nouveau le
Frisson ?
Damnation. Ces jours-ci, il se faisait l’effet de n’être qu’une moitié
d’homme.
L’un des lutteurs avait poussé l’autre hors de l’arène, perturbant la rangée
de lumières. Le perdant était déclaré, et un parshe reconstitua prudemment
le cercle. Alors qu’il le faisait, un maître-serviteur s’approcha de la table de
Dalinar.
— Pardonnez-moi, clarissime, chuchota-t-il, mais il faut que vous le
sachiez. Le combat va devoir être annulé.
— Pardon ? s’exclama Bashin. Que se passe-t-il ? Makh ne va pas se
battre ?
— Pardonnez-moi, répéta le maître-serviteur. Mais son adversaire a des
soucis digestifs. Le combat doit être annulé.
Apparemment, la nouvelle se répandait dans toute la pièce. La foule
manifesta sa désapprobation par des huées et des jurons, des cris, des
boissons renversées. Un homme grand et chauve se tenait sur le côté de
l’arène, torse nu. Il se disputait avec plusieurs des organisateurs pâles-iris,
montrant l’arène du doigt, tandis que des sprènes de colère bouillonnaient
sur le sol autour de lui.
Aux oreilles de Dalinar, ce vacarme résonnait comme les appels au
combat. Il ferma les yeux et respira cette atmosphère, trouvant là une
euphorie bien supérieure à celle de la mousse ardente. Bourrasques ! Il
aurait dû se saouler davantage. Il allait déraper.
Dans ce cas, autant y aller vite. Il jeta la mousse ardente et se leva, puis
ôta sa chemise.
— Dalinar ! s’exclama Havar. Que faites-vous ?
— Gavilar dit que nous devons nous soucier davantage des tourments du
peuple, répondit-il en montant sur la table. Il semblerait que nous ayons ici
une pièce remplie de tourments.
Havar le regarda bouche bée, mâchoire tombante.
— Pariez sur moi, poursuivit Dalinar. Au nom de l’ancien temps. (Il
sauta au bas de la table de l’autre côté, puis se fraya un chemin à travers la
foule.) Que quelqu’un dise à cet homme qu’il a un adversaire !
Le silence se répandit à partir de lui comme une mauvaise odeur. Dalinar
se retrouva au bord de l’arène dans une pièce entièrement silencieuse, alors
qu’elle était remplie d’hommes bruyants l’instant d’avant, à la fois pâles et
sombres-iris. Le lutteur – Makh – recula, écarquillant ses yeux vert foncé,
tandis que les sprènes de colère se volatilisaient. Il était solidement bâti,
avec des bras qui saillaient comme s’ils étaient trop remplis. On racontait
qu’il n’avait jamais été vaincu.
— Alors ? lança Dalinar. Vous vouliez un combat et j’ai besoin
d’exercice.
— Clarissime, lui dit l’homme. Il devait s’agir d’un combat libre, où tous
les coups et toutes les prises étaient permis.
— Parfait. Qu’y a-t-il ? Vous craigniez de blesser votre haut-prince ? Je
vous promets ma clémence pour tout ce qui me sera infligé.
— Vous blesser, vous ? répéta l’homme. Bourrasques, ce n’est pas de ça
que j’ai peur.
Il frissonna visiblement, et une femme thaylène – peut-être son
entraîneuse – lui gifla le bras. Elle estimait qu’il venait de se montrer
grossier. Le lutteur se contenta de faire la révérence et s’en alla.
Dalinar se tourna dans la pièce pour découvrir un océan de visages qui
semblaient soudain très mal à l’aise. Il venait d’enfreindre une sorte de
règle.
L’assemblée se dispersa, et les parshes se mirent à ramasser les sphères
par terre. Il semblait que Dalinar ait conclu trop vite que le rang n’importait
pas ici. Ils l’avaient toléré comme observateur, mais il ne devait pas
participer.
Damnation. Il gronda tout bas en regagnant son banc d’un pas raide,
tandis que les sprènes de colère le suivaient sur le sol. Il reprit sa chemise à
Bashin d’un grand geste. Lorsqu’il se trouvait avec ses unités d’élite,
n’importe quel homme – du lancier le plus humble au capitaine le plus haut
placé – aurait accepté de livrer un duel amical ou de lutter contre lui.
Bourrasques, il avait même affronté plusieurs fois le cuisinier, au grand
amusement de toutes les personnes impliquées.
Il s’assit et enfila sa chemise, furieux. Il avait arraché les boutons en la
retirant si vite. Le silence tomba dans la pièce, d’où les gens continuaient à
partir, et Dalinar resta simplement assis là, tendu – son corps attendant
toujours le combat qui ne viendrait jamais. Pas de Frisson. Rien pour le
remplir.
Bientôt, ses amis et lui-même se retrouvèrent seuls dans la pièce, à
étudier les tables vides, les coupes abandonnées, les boissons renversées.
L’endroit, d’une certaine manière, sentait encore plus mauvais que lorsqu’il
était rempli d’hommes.
— Ça vaut sans doute mieux, clarissime, lui dit Havar.
— Je veux me trouver de nouveau parmi les soldats, Havar, chuchota
Dalinar. Je veux marcher à nouveau. Un homme ne dort jamais aussi bien
qu’après une longue marche. Et Damnation, je veux me battre. Je veux
affronter quelqu’un qui ne retiendra pas ses coups parce que je suis un haut-
prince.
— Dans ce cas, allons trouver un tel combat, Dalinar ! proposa Havar. Le
roi nous laissera tout de même bien y aller. Si ce n’est pas à la Faille, peut-
être en Herdaz ou sur l’une des îles. Nous pourrons lui apporter des terres,
la gloire, l’honneur !
— Ce lutteur, enchaîna Dalinar, il y avait… quelque chose dans ses
paroles. Il était certain que j’allais le blesser. (Dalinar tambourina des doigts
sur la table.) A-t-il été effrayé par ma réputation, ou y a-t-il quelque chose
de plus spécifique ?
Bashin et Havar échangèrent un coup d’œil.
— Quand ? voulut savoir Dalinar.
— Bagarre de taverne, précisa Havar. Il y a deux semaines ? Vous en
souvenez-vous ?
Dalinar se rappelait une brume de monotonie rompue par la lumière, une
explosion de couleur dans sa vie. Une émotion. Il expira.
— Vous m’avez dit que tout le monde allait bien.
— Ils ont survécu, confirma Havar.
— L’un… des combattants que vous avez affrontés ne marchera plus
jamais, avoua Bashin. Un autre a dû être amputé d’un bras. Un troisième
babille comme un enfant. Son cerveau ne fonctionne plus.
— Ce n’est pas ce que j’appelle aller bien, lâcha Dalinar.
— Pardonnez-moi, Dalinar, dit Havar. Mais lorsqu’on affronte l’Épine
Noire, c’est ce à quoi l’on peut s’attendre.
Dalinar croisa les bras sur la table, serrant les dents. La mousse ardente
ne faisait pas effet. D’accord, elle lui accordait une montée rapide
d’euphorie, mais ça ne servait qu’à lui faire désirer l’exaltation plus grande
du Frisson. Encore maintenant, il se sentait à cran – il éprouvait l’envie
pressante de fracasser cette table et tout ce que contenait la pièce. Il avait
été tellement prêt pour ce combat ; il avait cédé à la tentation, puis s’était vu
privé du plaisir.
Il ressentait toute la honte de perdre le contrôle, mais rien de la
satisfaction de pouvoir concrètement se battre.
Dalinar s’empara de sa chope, mais elle était vide. Père-des-tempêtes ! Il
la jeta et se leva avec l’envie de hurler.
Il fut heureusement distrait par la porte de l’arrière-salle qui s’ouvrait très
lentement, dévoilant un visage pâle et familier. Toh portait à présent des
vêtements aléthis, l’un des nouveaux costumes que Gavilar appréciait, mais
il lui allait fort mal car il était trop maigre. Personne ne prendrait jamais
Toh – avec cette démarche trop prudente et ces grands yeux innocents –
pour un soldat.
— Dalinar ? appela-t-il en balayant du regard les boissons renversées et
les lampes à sphères verrouillées sur les murs. Les gardes m’ont dit que je
vous trouverais ici. Hum… y a-t-il eu une fête ?
— Ah, Toh, lança Havar en se prélassant sur son siège. Comment
pourrait-il y avoir de fête sans vous ?
Le regard de Toh glissa vers le morceau de mousse ardente près de lui sur
le sol.
— Je ne comprendrai jamais ce que vous trouvez dans ces endroits,
Dalinar.
— Il apprend simplement à connaître les gens ordinaires, clarissime,
intervint Bashin en empochant la mousse. Vous savez comment nous
sommes, nous autres les sombres-iris, toujours à nous vautrer dans la
dépravation. Nous avons besoin de modèles pour…
Il s’interrompit en voyant Dalinar lever la main. Il n’avait pas besoin que
ses sous-fifres le couvrent.
— Qu’y a-t-il, Toh ?
— Oh ! fit le Rirane. Ils allaient envoyer un messager, mais j’ai voulu
vous apporter la nouvelle. Ma sœur, voyez-vous. C’est un peu en avance,
mais les sages-femmes ne sont pas surprises. Elles disent qu’il est naturel
que…
Dalinar eut le souffle coupé, comme s’il avait reçu un coup de poing en
plein ventre. Avance. Sages-femmes. Sœur.
Il fonça vers la porte, et n’entendit rien de ce que Toh lui dit ensuite.
Aux yeux de Dalinar, voler faisait à peu près le même effet que se trouver
à bord d’un navire sur l’océan.
Il y avait quelque chose de profondément déroutant dans le fait de se
trouver en mer, soumis aux vents et aux courants. Les hommes ne
contrôlaient pas les vagues, ils partaient simplement en priant pour que
l’océan ne décide pas de les engloutir.
D’un autre côté, cette manière de voyager était profondément contre
nature. Les vents les ballottaient et, si l’on ne bougeait pas les mains ou ne
cambrait pas le dos comme il fallait, on se retrouvait projeté dans la
mauvaise direction. Kaladin devait faire des allées et venues constantes
pour rectifier la position de ceux que le vent déviait de leur trajectoire. Et si
l’on baissait les yeux, et que l’on prenait le temps de réfléchir à la hauteur à
laquelle on se trouvait…
Eh bien, Dalinar n’avait rien d’un homme timoré, mais il était content
malgré tout de tenir la main de Navani dans la sienne.
De l’autre côté par rapport à lui volait Elhokar, et au-delà se trouvaient
Kadash et une jolie jeune ardente qui était l’une des érudites de Navani.
Tous les cinq étaient escortés par Kaladin et dix de ses écuyers. Les
Marchevents s’entraînaient avec régularité depuis trois semaines à présent,
et Kaladin avait enfin accepté – après avoir entraîné des groupes de soldats
à voler entre ici et les camps de guerre – de gratifier Dalinar et le roi d’un
trajet similaire.
C’est bel et bien comme se trouver à bord d’un navire, songea Dalinar.
Quel effet est-ce que ça ferait de se trouver à cette hauteur lors d’une
tempête majeure ? C’était ainsi que Kaladin comptait faire parvenir l’équipe
d’Elhokar jusqu’à Kholinar : en les faisant voler sur le front d’une tempête,
de sorte que sa Fulgiflamme y soit constamment renouvelée.
Vous pensez à moi, déclara le Père-des-tempêtes. Je le sens.
— Je pense à la façon dont vous traitez les navires, chuchota Dalinar,
dont la voix physique se perdit au milieu des vents – mais le sens de ses
mots porta, sans aucune entrave, jusqu’au Père-des-tempêtes.
Les hommes ne devraient pas se trouver sur les eaux lors d’une tempête,
répliqua-t-il. Les hommes n’appartiennent pas aux vagues.
— Et le ciel ? Les hommes appartiennent-ils au ciel ?
Certains, oui. Il avait prononcé ces mots à contrecœur.
Dalinar ne pouvait qu’imaginer comme il devait être effroyable d’être un
marin en mer lors d’une tempête. Il n’avait effectué que de courts trajets
près de la côte en bateau.
Non, un instant, songea-t-il. Il y en a eu un, bien sûr. Un voyage vers la
Vallée…
Il se rappelait à peine ce trajet, et ne pouvait en accuser uniquement la
Veillenuit.
Le capitaine Kaladin s’approcha d’un élan majestueux. Il était le seul qui
semble réellement contrôler le vol. Même ses hommes volaient davantage
comme des rochers lâchés du ciel que comme des anguilles célestes. Ils ne
possédaient pas sa finesse, sa maîtrise. Bien que les autres puissent
intervenir si quelque chose tournait mal, Kaladin avait été le seul à fixer des
Attaches sur Dalinar et les autres. Il disait vouloir s’entraîner pour le futur
vol vers Kholinar.
Kaladin toucha Elhokar, et la vitesse du roi décrut alors. Kaladin remonta
ensuite la rangée, ralentissant chacun des hommes à son tour. Il les fit
ensuite remonter de sorte qu’ils se trouvent assez proches pour parler. Ses
soldats s’arrêtèrent et flottèrent non loin de là.
— Qu’y a-t-il ? l’interrogea Dalinar, s’efforçant d’ignorer qu’il flottait à
des dizaines de mètres d’altitude.
— Rien du tout, dit Kaladin, avant de tendre le doigt.
Avec le vent dans les yeux, Dalinar n’avait pas repéré les camps de
guerre : dix cercles pareils à des cratères le long de la bordure nord-ouest
des Plaines Brisées. Vus d’ici, il apparaissait clairement qu’il s’était
autrefois agi de dômes. La façon dont leurs murs s’incurvaient comme des
mains en coupe en témoignait.
Deux des camps étaient toujours entièrement peuplés, et Sebarial avait
déployé des soldats pour s’approprier la forêt toute proche. Le propre camp
de guerre de Dalinar était moins dense, mais il conservait quelques sections
de soldats et quelques ouvriers.
— Nous arrivons si vite ! s’exclama Navani.
Le vent avait dérangé ses cheveux, dont une grande partie s’était
échappée de sa natte soigneuse. Elhokar ne s’en sortait guère mieux – les
siens se déployaient autour de son visage comme des sourcils thaylènes
cirés. Les deux ardents, qui étaient chauves, n’avaient bien sûr pas ce genre
de souci.
— Très vite, en effet, fit Elhokar en remettant quelques boutons de son
uniforme. C’est de très bon augure pour notre mission.
— Oui, confirma Kaladin. Je veux faire d’autres essais à l’avant d’une
tempête.
Il prit le roi par l’épaule, et Elhokar se mit à dériver vers le bas.
Kaladin les fit descendre chacun son tour et, lorsque ses pieds touchèrent
de nouveau la pierre, Dalinar poussa un soupir de soulagement. Ils ne se
trouvaient qu’à un plateau du camp de guerre, où un soldat de garde leur fit
signe à gestes impatients et exagérés. Quelques minutes plus tard, une
troupe de soldats de Kholin les entourait.
— Nous allons vous escorter à l’intérieur des murs, clarissime, déclara
leur capitaine, la main sur le pommeau de son épée. Les têtes de coques
sont toujours actifs dans le coin.
— Ont-ils attaqué si près des camps ? s’enquit Elhokar, surpris.
— Non, Majesté, mais ça ne signifie pas pour autant qu’ils ne vont pas le
faire.
Dalinar était bien moins inquiet, mais il ne dit rien tandis que les soldats
le conduisaient, ainsi que les autres, à l’intérieur du camp de guerre où la
clarissime Jasalai – la femme grande et majestueuse que Dalinar avait
nommée responsable du camp – vint à leur rencontre pour les accompagner.
Après avoir passé tout ce temps dans les couloirs étranges d’Urithiru, il
était reposant de traverser cet endroit – qui avait été le foyer de Dalinar
pendant cinq ans. C’était en partie lié au fait de trouver le camp de guerre
quasiment intact – il avait très bien résisté à la Tempête Éternelle. La
plupart des bâtiments étaient des abris fortifiés en pierre, et la bordure ouest
de l’ancien dôme avait fourni un brise-vent efficace.
— Ma seule inquiétude, dit-il à Jasalai après une brève visite, concerne la
logistique. Ça représente une longue marche à partir de Narak et de la Porte
du Pacte. Je crains qu’en divisant nos forces entre Narak, ici et Urithiru,
nous n’augmentions notre vulnérabilité face à une attaque.
— C’est vrai, clarissime, répondit-elle. Je ne cherche qu’à vous fournir
différentes options.
Malheureusement, ils auraient sans doute besoin de cet endroit pour des
cultures, sans parler du bois de charpente. Les courses au pont pour se
procurer des cœurs-de-gemme ne pouvaient entretenir éternellement la
population de la cité, surtout dans la mesure où Shallan avait estimé qu’ils
avaient dû éliminer presque tous les démons des gouffres à force de les
chasser.
Dalinar se tourna vers Navani. Elle pensait qu’ils devaient fonder ici un
nouveau royaume, dans les Plaines Brisées et autour. Faire venir des
fermiers, mettre à la retraite les soldats les plus âgés, commencer la
production à une échelle bien plus grande qu’ils ne l’avaient fait jusqu’à
présent.
D’autres étaient en désaccord. Il y avait une raison si les collines
Inconquises étaient en grande partie désertes. La vie serait rude ici – les
boutons-de-roche y poussaient plus petits, les cultures seraient moins
abondantes. Et fonder un nouveau royaume pendant une Désolation ?
Mieux valait protéger ce dont ils disposaient. Alethkar pouvait sans doute
nourrir Urithiru – mais à condition que Kaladin et Elhokar reprennent la
capitale.
Leur visite se termina par un repas dans l’abri fortifié de Dalinar, dans
son ancien salon, qui semblait nu à présent que la majeure partie des
meubles et des tapis avait été emportée à Urithiru.
Après le repas, il se tint debout près de la fenêtre, éprouvant la curieuse
impression de ne pas être à sa place. Il avait quitté son camp de guerre à
peine dix semaines plus tôt, mais l’endroit, quoi qu’il lui soit encore
profondément familier, ne lui appartenait plus.
Derrière lui, Navani et sa scribe mangeaient des fruits en discutant tout
bas de croquis effectués par Navani.
— Oh, mais je crois que les autres doivent faire cette expérience,
clarissime ! déclara la scribe. Le vol était remarquable. À quelle vitesse
pensez-vous que nous allions ? Je crois que nous avons peut-être atteint une
vitesse qu’aucun humain n’a connue depuis la Félonie. Réfléchissez-y,
Navani ! Nous devions bien aller plus vite que le plus rapide des chevaux
ou des navires.
— Concentrez-vous, Rushu, lui ordonna Navani. Mon croquis.
— Je ne crois pas que les calculs soient exacts, clarissime. Non, cette
voile ne tiendra jamais.
— Ce n’est pas censé être parfaitement exact, précisa Navani. Ce n’est
qu’un concept. Ma question est de savoir si ça peut fonctionner.
— Il nous faudra le renforcer davantage. Oui, le renforcer, sans aucun
doute. Et le mécanisme de direction… ça nécessite encore du travail. Cela
dit, c’est très ingénieux, clarissime. Il faut que Falilar voie ça, il sera en
mesure de dire s’il est ou non possible de le construire.
Dalinar détourna le regard de la vitre et croisa celui de Navani. Elle
sourit. Elle affirmait toujours qu’elle n’était pas une érudite, mais une
marraine d’érudits. Que son rôle consistait à encourager et à guider les
véritables scientifiques. Toute personne voyant cet éclat dans son regard,
lorsqu’elle sortit une autre page pour dessiner son idée plus en détail,
comprendrait qu’elle faisait preuve d’une modestie exagérée.
Elle commença un autre croquis, puis s’arrêta et jeta un coup d’œil sur le
côté, où elle avait installé un échocalame. Le rubis clignotait.
Fen ! se dit Dalinar. La reine de Thaylenah avait demandé que Dalinar,
lors de la tempête majeure de ce matin, l’envoie dans la vision
d’Aharietiam, dont elle connaissait l’existence grâce aux comptes rendus
publiés des visions de Dalinar. À contrecœur, il l’y avait envoyée seule,
sans surveillance.
Ils avaient attendu qu’elle parle de l’événement, qu’elle dise quoi que ce
soit. Dans la matinée, elle n’avait pas répondu à leurs demandes de
conversation.
Navani prépara l’échocalame, puis le plaça de manière à ce qu’il écrive.
Il ne griffonna qu’un bref instant.
— C’était court, commenta Dalinar en s’approchant d’elle.
— Un seul mot, fit Navani, levant les yeux vers lui. Oui.
Dalinar laissa échapper un long soupir. Elle acceptait de se rendre à
Urithiru. Enfin !
— Dites-lui que nous allons lui envoyer un Radieux.
Il s’éloigna de la fenêtre et la regarda répondre. Dans son carnet de
croquis, il aperçut une sorte d’invention évoquant un navire, mais avec la
voile sur le dessous. Qu’était-ce donc là ?
Puisque Fen semblait satisfaite de conclure ici la conversation, et que
Navani avait repris sa discussion sur l’ingénierie, Dalinar quitta
discrètement la pièce. Il traversa son abri, qui semblait vide. Comme la
peau d’un fruit dont on aurait évidé la pulpe. Il n’y avait ni serviteurs qui
allaient et venaient, ni soldats. Kaladin et ses hommes avaient disparu
quelque part, et Kadash devait se trouver au monastère du camp. Il avait
affiché une certaine impatience de s’y rendre, et Dalinar s’était réjoui qu’il
accepte de voler avec Kaladin.
Ils n’avaient guère parlé depuis leur confrontation dans la salle
d’entraînement. Enfin, peut-être le fait de constater par lui-même le pouvoir
des Marchevents améliorerait-il l’opinion que Kadash avait des Radieux.
Dalinar fut surpris (et ravi, en réalité) de découvrir que l’on n’avait pas
posté de gardes à la porte arrière de l’abri fortifié. Il se faufila seul dehors
pour se diriger vers le monastère du camp de guerre. Il ne cherchait pas
Kadash – il avait un autre objectif.
Il atteignit bientôt le monastère, qui possédait la même apparence que le
reste du camp : une série de bâtiments construits avec le même aspect lisse
et arrondi. Façonné à partir de l’air par les Spiricantes aléthis. Cet endroit
possédait plusieurs petits bâtiments construits à la main à l’aide de pierre
taillée, mais ils ressemblaient davantage à des abris fortifiés qu’à des lieux
de culte. Dalinar voulait que son peuple n’oublie jamais qu’ils se trouvaient
en guerre.
Il traversa le complexe sans se presser et découvrit qu’en l’absence de
guide, il ne savait pas se repérer parmi tous ces édifices presque identiques.
Il s’arrêta dans une cour située entre des bâtiments. L’air possédait une
odeur de pierre humide laissée par la tempête majeure, et un joli groupe de
sculptures en schiste-écorce se dressait sur sa droite, possédant la forme de
piles d’assiettes plates. Seul le bruit de l’eau tombant goutte à goutte des
avant-toits des bâtiments rompait le silence.
Bourrasques ! Il aurait dû se repérer dans son propre monastère, non ?
Combien de fois es-tu réellement venu ici, pendant toutes ces années
passées dans les camps de guerre ? Il avait eu l’intention de s’y rendre plus
souvent, et de parler aux ardents du dévotaire qu’il avait choisi. Il avait
toujours quelque chose de plus urgent à faire et, par ailleurs, les ardents lui
répétaient souvent qu’il n’était pas obligé de venir. Ils avaient prié et brûlé
des charmes glyphiques en son nom – c’était pour cette raison que les
clarissimes possédaient des ardents.
Même aux jours les plus sombres de la guerre, ils l’avaient assuré qu’en
suivant sa Vocation – en menant ses armées –, il servait le Tout-Puissant.
Dalinar se voûta pour entrer dans un bâtiment qu’on avait divisé en de
nombreuses petites pièces pour les prières. Il remonta un couloir jusqu’à
franchir une porte pare-tempête donnant accès à l’atrium, où flottait
toujours une légère odeur d’encens. Il semblait insensé que les ardents
soient en colère contre lui maintenant, après l’avoir formé sa vie entière à
faire ce qu’il souhaitait. Mais il avait perturbé l’équilibre. Il avait fait
tanguer le navire.
Il avançait au milieu de braseros remplis de cendre humide. Tout le
monde aimait le système actuel. Les pâles-iris pouvaient vivre sans fardeau
ni culpabilité, avec la certitude constante d’être des manifestations actives
de la volonté divine. Les sombres-iris étaient formés gratuitement à une
multitude de compétences. Les ardents pouvaient mener des vies
d’indolence – mais que pouvaient faire d’autre les familles pâles-iris
importantes avec des enfants dépourvus de motivation ?
Un bruit attira son attention ; il quitta la cour et regarda à l’intérieur d’un
couloir obscur. De la lumière s’échappait d’une pièce à l’autre bout, et
Dalinar ne s’étonna pas d’y trouver Kadash. L’ardent était en train de tirer
des livres et des cahiers d’un coffre-fort mural pour les placer dans un sac
sur le sol. Sur un bureau tout proche, un échocalame griffonnait.
Dalinar entra dans la pièce. L’ardent balafré sursauta, puis se détendit
quand il vit qu’il s’agissait de Dalinar.
— Faut-il vraiment que nous ayons cette conversation une fois de plus,
Dalinar ? lança-t-il en se remettant à empaqueter ses affaires.
— Non, répondit Dalinar. En réalité, ce n’est pas vous que je viens voir.
Je cherche un homme qui a vécu ici. Un fou qui affirmait être l’un des
Hérauts.
Kadash pencha la tête sur le côté.
— Ah, oui. Celui qui avait une Lame d’Éclat ?
— Nous savons où se trouvent tous les autres patients du monastère, à
l’abri d’Urithiru, mais lui a curieusement disparu. J’espérais voir si sa
chambre offrait le moindre indice quant à ce qu’il est devenu.
Kadash le regarda, jaugeant sa sincérité. Puis l’ardent soupira et se leva.
— C’est un dévotaire différent du mien, dit-il, mais j’ai ici des registres
d’occupation. Je devrais pouvoir vous apprendre dans quelle chambre il se
trouvait.
— Merci.
Kadash passa en revue une pile de cahiers.
— Bâtiment shash, annonça-t-il enfin en montrant distraitement un point
par la fenêtre. Celui-là, juste là-bas. Chambre trente-sept. Insah dirigeait
l’établissement, ses registres donneront sans doute des détails quant au
traitement reçu par le fou. Si elle a quitté le camp de guerre de la même
manière que moi, elle aura laissé la majeure partie de ses papiers derrière
elle.
Il désigna le coffre et son sac.
— Merci, répondit Dalinar, qui fit mine de repartir.
— Vous… pensez que le fou était réellement un Héraut, n’est-ce pas ?
— Je crois que c’est probable.
— Il parlait avec un accent rural aléthi, Dalinar.
— Et il paraissait makabaki, répliqua celui-ci. Ce détail seul est singulier,
ne trouvez-vous pas ?
— Les familles d’immigrants ne sont pas chose si rare.
— Même celles qui possèdent des Lames d’Éclat ?
Kadash haussa les épaules.
— Admettons que je parvienne réellement à trouver l’un des Hérauts,
reprit Dalinar. Admettons que nous puissions confirmer son identité et que
vous acceptiez cette preuve. Le croiriez-vous s’il vous racontait les mêmes
choses que moi ?
Kadash soupira.
— Si le Tout-Puissant était mort, Kadash, vous voudriez tout de même
bien le savoir, reprit Dalinar en entrant dans la pièce. Osez m’affirmer le
contraire.
— Vous savez ce que ça signifierait ? Qu’il n’existe pas de base
spirituelle à votre autorité.
— Je sais.
— Et les choses que vous avez faites en conquérant Alethkar ? poursuivit
Kadash. Pas de mandat divin, Dalinar. Tout le monde accepte ce que vous
avez fait parce que vos victoires étaient la preuve de la faveur du Tout-
Puissant. Sans lui… qu’êtes-vous donc ?
— Dites-moi, Kadash. Préférez-vous vraiment ne pas savoir ?
Kadash regarda l’échocalame, qui avait cessé d’écrire. Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien, Dalinar. Ce serait en tout cas bien plus facile.
— N’est-ce pas là tout le problème ? Qu’est-ce que tout ça a jamais exigé
d’hommes comme moi ? De n’importe lequel d’entre nous ?
— D’être ce que vous êtes.
— C’est un cercle vicieux, dit Dalinar. Vous étiez un bretteur, Kadash.
Auriez-vous progressé sans adversaires à affronter ? Seriez-vous devenu
plus fort sans poids à soulever ? Eh bien, dans le vorinisme, nous avons
passé des siècles à éviter les adversaires et les poids.
Kadash lança un nouveau coup d’œil vers l’échocalame.
— De quoi s’agit-il ? questionna Dalinar.
— J’ai laissé la plupart de mes échocalames derrière moi, lui dit Kadash,
quand nous vous avons accompagné vers le centre des Plaines Brisées. Je
n’ai pris que l’échocalame relié à un relais des ardents à Kholinar. Je
pensais que ça suffirait, mais il ne fonctionne plus. Je me suis vu contraint
d’utiliser des intermédiaires à Tashikk.
Kadash prit une boîte sur le bureau et l’ouvrit. Elle contenait cinq autres
échocalames dont les rubis clignotaient, indiquant que quelqu’un cherchait
à le contacter.
— Ce sont des liaisons avec les chefs du vorinisme à Jah Keved, Herdaz,
Kharbranth, Thaylenah et la Nouvelle-Natanan, déclara Kadash en les
comptant. Ils avaient une réunion via échocalame aujourd’hui, afin de
débattre de la nature de la Désolation et de la Tempête Éternelle. Et peut-
être aussi de vous. Je les ai informés que j’allais récupérer mes propres
échocalames aujourd’hui. Apparemment, leur réunion les a tous rendus très
impatients de me questionner davantage.
Il laissa le silence planer entre eux, mesuré par les cinq lumières
clignotantes.
— À quoi correspond celui qui est en train d’écrire ? s’enquit Dalinar.
— Une ligne vers le Palanée et les dirigeants des recherches vorines qui
se trouvent là-bas. Ils travaillent sur le Chant de l’Aube en utilisant les
indices que la clarissime Navani leur a fournis grâce à vos visions. Ce qu’ils
m’ont envoyé, ce sont des passages pertinents des traductions en cours.
— Des preuves, dit Dalinar. Vous vouliez des preuves solides que ce que
j’ai vu est réel. (Il s’avança pour saisir Kadash par les épaules.) Vous
attendiez d’avoir d’abord reçu la réponse de ce calame avant d’écrire aux
chefs du vorinisme ?
— Je voulais tous les faits disponibles.
— Donc vous savez que les visions sont réelles !
— J’ai accepté depuis longtemps que vous n’étiez pas fou. Ces jours-ci,
la question est plutôt de savoir qui peut vous avoir influencé.
— Pourquoi les Néantifères m’enverraient-ils ces visions ? s’exclama
Dalinar. Pourquoi nous accorderaient-ils de grands pouvoirs, comme celui
qui nous a permis de voler jusqu’ici ? Ce n’est pas rationnel, Kadash.
— Ce que vous dites au sujet du Tout-Puissant ne l’est pas davantage. (Il
leva la main pour interrompre Dalinar.) Je refuse d’avoir à nouveau cette
dispute. Vous m’aviez demandé des preuves que nous nous conformions
aux préceptes du Tout-Puissant, n’est-ce pas ?
— Tout ce que j’ai demandé, et tout ce que je voulais, c’était la vérité.
— Nous l’avons déjà. Je vais vous montrer.
— Je suis impatient de voir ça, déclara Dalinar en se dirigeant vers la
porte. Cela dit, Kadash ? D’après ma douloureuse expérience, la vérité est
peut-être simple, mais elle est rarement facile.
Dalinar se dirigea deux bâtiments plus loin et compta les chambres.
Bourrasques, cet endroit lui faisait l’effet d’une prison. La plupart des
portes étaient ouvertes, dévoilant au-delà des pièces uniformes : chacune
possédait une minuscule fenêtre, une planche en guise de lit et une épaisse
porte en bois. Les ardents savaient ce qui valait mieux pour les malades (ils
avaient accès aux dernières recherches mondiales dans tous les domaines)
mais était-il réellement nécessaire d’enfermer ainsi les fous ?
La numéro trente-sept était toujours verrouillée. Dalinar secoua la porte,
puis y jeta son épaule. Bourrasques, qu’elle était épaisse. Sans réfléchir, il
tendit la main sur le côté et tenta d’invoquer sa Lame d’Éclat. Rien ne se
produisit.
Que faites-vous ? demanda le Père-des-tempêtes.
— Désolé, s’excusa Dalinar en secouant la main. L’habitude.
Il s’accroupit pour tenter de jeter un coup d’œil sous la porte, puis appela,
soudain horrifié à l’idée qu’ils aient peut-être simplement laissé l’homme à
l’intérieur pour qu’il y meure de faim. Ça ne pouvait pas s’être produit,
n’est-ce pas ?
— Mes pouvoirs, dit Dalinar en se levant. Puis-je les utiliser ?
Lier des choses ? demanda le Père-des-tempêtes. Comment est-ce que ça
ouvrirait une porte ? Vous êtes un Forgelien ; vous rassemblez les choses,
vous ne les divisez pas.
— Et mon autre Flux ? suggéra Dalinar. Le Radieux de la vision faisait
onduler et se déformer la pierre.
Vous n’êtes pas prêt. Par ailleurs, ce Flux n’est pas le même pour vous
que pour un Gardepierre.
Eh bien, d’après ce que Dalinar voyait sous la porte, il semblait y avoir
de la lumière dans cette pièce. Peut-être possédait-elle une fenêtre vers
l’extérieur qu’il puisse utiliser.
En sortant, il farfouilla dans les salles des ardents jusqu’à tomber sur un
bureau pareil à celui de Kadash. Il ne trouva pas de clés, mais il restait de
l’encre et des plumes sur le bureau. Ils étaient partis en toute hâte, et il y
avait donc de bonnes chances pour que le coffre mural contienne des
documents – mais, bien entendu, Dalinar ne parvint pas à l’ouvrir.
Bourrasques ! Ça lui manquait de ne plus avoir de Lame d’Éclat.
Il contourna le bâtiment pour aller inspecter la fenêtre, puis se sentit
aussitôt très bête d’avoir passé autant de temps à essayer de franchir la
porte. Quelqu’un d’autre avait déjà taillé un trou dans le mur, depuis
l’extérieur, en tranchant à coups nets et distincts de Lame d’Éclat.
Dalinar entra en se frayant un chemin autour des vestiges brisés du mur,
qui était tombé au-dedans – confirmant que le Porte-Éclat avait taillé depuis
l’extérieur. Il ne trouva pas de fou. Les ardents avaient dû voir ce trou et
poursuivre leur évacuation. Les nouvelles relatives à ce trou étrange
n’avaient pas dû remonter jusqu’à leurs chefs.
Il ne trouva rien qui lui apprenne où le Héraut était parti, mais au moins
savait-il qu’un Porte-Éclat était impliqué. Quelqu’un de puissant avait
voulu entrer dans cette pièce, ce qui apportait encore plus de poids aux
affirmations du fou lorsqu’il disait être un Héraut.
Dans ce cas, qui l’avait emmené ? À moins qu’on ne lui ait fait quelque
chose ? Qu’arrivait-il au corps d’un Héraut lorsqu’il mourait ? Quelqu’un
pouvait-il être arrivé à la même conclusion que Jasnah ?
Alors qu’il s’apprêtait à partir, Dalinar aperçut un petit objet par terre,
près du lit. Il s’agenouilla, chassa un crémillon et le ramassa. Il s’agissait
d’une fléchette verte, entourée d’une ficelle jaune. Il fronça les sourcils et la
tourna entre ses doigts. Puis il leva les yeux lorsqu’il entendit au loin
quelqu’un crier son nom.
Il trouva Kaladin dans la cour du monastère, en train de l’appeler. Dalinar
approcha, puis lui tendit la petite fléchette.
— Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable, capitaine ?
Kaladin fit signe que non. Il renifla l’extrémité, puis haussa les sourcils.
— La pointe est enduite de poison. Un dérivé de la vénèbre.
— Vous en êtes sûr ? questionna Dalinar en reprenant la fléchette.
— Totalement. Où l’avez-vous trouvée ?
— Dans la chambre où logeait le Héraut.
Kaladin répondit par un grognement.
— Il vous faut encore du temps pour vos recherches ?
— Pas beaucoup, déclara Dalinar. Toutefois, ça me serait utile que vous
invoquiez votre Lame d’Éclat…
Peu de temps après, Dalinar remit à Navani les documents qu’il avait pris
dans le coffre de l’ardent. Il laissa tomber la fléchette dans une bourse qu’il
lui tendit également, non sans la mettre en garde contre sa pointe
empoisonnée.
Un par un, Kaladin les envoya dans le ciel, où ses hommes de pont les
rattrapèrent et utilisèrent la Fulgiflamme pour les stabiliser. Dalinar fut le
dernier et, lorsque Kaladin tendit la main vers lui, il prit le capitaine par le
bras.
— Vous voulez vous entraîner à voler à l’avant d’une tempête. Pourriez-
vous atteindre Thaylenah ?
— Sans doute, affirma Kaladin. Si je me fixe vers le sud aussi vite que je
peux avancer.
— Allez-y, dans ce cas, lui ordonna Dalinar. Emmenez quelqu’un avec
vous pour essayer de faire voler une autre personne devant la tempête, si
vous le souhaitez, mais allez jusqu’à Thaylenahville. La reine Fen est
disposée à nous rejoindre, et je veux que cette Porte du Pacte soit active. Le
monde a changé sous nos yeux, capitaine. Les dieux et les Hérauts sont en
guerre, et nous étions trop concentrés sur nos petits problèmes pour nous en
rendre compte.
— J’irai lors de la prochaine tempête majeure, promit Kaladin, avant
d’envoyer Dalinar dans les airs.
Nous n’en dirons pas plus pour l’instant. Si vous en souhaitez davantage, allez
chercher ces eaux en personne et triomphez des épreuves que nous avons
imaginées.
Alors seulement vous gagnerez notre respect.
Nous avons enquêté sur cette femme, déclarait Mraize dans sa dernière
lettre à Shallan.
Ishnah a exagéré son importance à vos yeux. Elle était bel et bien
impliquée dans des missions d’espionnage pour la Maison Hamaradin,
comme elle vous l’a dit, mais elle n’était que l’assistante des véritables
espions.
Nous avons déterminé qu’il n’y a pas de risque à autoriser qu’elle vous
approche, mais vous ne devriez pas trop compter sur sa loyauté. Si vous
l’éliminez, nous vous aiderons à couvrir sa disparition, sur votre demande.
Mais nous n’avons pas d’objection à ce que vous la gardiez à votre service.
Avec un soupir, Shallan se laissa aller sur son siège, où elle patientait à
l’extérieur de la salle d’audience d’Elhokar. Elle avait trouvé ce papier, à sa
grande surprise, dans sa sacoche.
Son espoir selon lequel Ishnah possédait des informations utiles sur les
Sang-des-spectres tombait à l’eau. La lettre débordait de possessivité. Ils
« autorisaient » Ishnah à l’approcher ? Bourrasques, ils se comportaient
comme si elle leur appartenait déjà.
Elle secoua la tête, puis fouilla dans sa sacoche et en tira une petite
bourse de sphères. Toute personne qui l’aurait inspectée l’aurait trouvée
ordinaire – car elle ignorerait qu’elle l’avait transformée à l’aide d’une
illusion très simple. Bien qu’elle apparaisse violette, elle était blanche, en
réalité.
Ce n’était pas l’illusion qui était intéressante, mais la façon dont elle
l’alimentait. Elle s’était déjà entraînée à attacher une illusion à Motif, ou à
un endroit, mais il lui avait toujours fallu l’alimenter à l’aide de sa propre
Fulgiflamme. Celle-ci, en revanche, elle l’avait fixée à une sphère à
l’intérieur de la bourse.
Elle pouvait désormais passer quatre heures sans que l’illusion exige
qu’elle lui insuffle un supplément de Fulgiflamme. Il lui avait suffi de la
créer, puis de la fixer à la sphère. Lentement, la Flamme s’était vidée de la
marque de saphir – de la même manière qu’un fabrial vidait sa gemme. Elle
avait même laissé la bourse dans ses appartements alors qu’elle sortait, et
l’illusion était encore en place à son retour.
Tout avait commencé comme une expérience visant à déterminer
comment elle pouvait aider Dalinar à créer ses cartes améliorées du monde,
puis les lui laisser sans qu’il soit nécessaire qu’elle reste présente pendant la
réunion. Mais à présent, elle y voyait toutes sortes d’applications possibles.
La porte s’ouvrit, et elle laissa retomber la bourse dans sa sacoche. Un
maître-serviteur fit sortir quelques marchands hors de la présence du roi,
puis il s’inclina devant Shallan et lui fit signe d’entrer. Elle pénétra,
hésitante, dans la salle d’audience : une pièce remplie de meubles et
décorée d’un riche tapis bleu et vert. Des diamants brillaient dans les
lampes, et Elhokar avait ordonné que l’on peigne les murs pour masquer les
strates.
Le roi lui-même, vêtu d’un uniforme du bleu des Kholin, déroulait une
carte sur une grande table près du mur.
— Y en avait-il un autre, Helt ? demanda-t-il au maître-serviteur. Je
croyais en avoir fini pour la… (Il s’interrompit lorsqu’il se retourna.)
Clarissime Shallan ! Est-ce que vous attendiez là ? Vous auriez pu me voir
immédiatement !
— Je ne voulais pas vous déranger, répondit-elle en s’approchant de lui
tandis que le maître-serviteur préparait des rafraîchissements.
La carte posée sur la table représentait Kholinar, une vaste cité qui
semblait, à tous points de vue, aussi impressionnante que Védénar. Une pile
de papiers posée à côté semblait présenter les derniers comptes rendus des
échocalames de la ville, et une ardente ratatinée était assise à côté, prête à
lire pour le roi ou à prendre des notes à sa demande.
— Je crois que nous sommes pratiquement prêts, déclara Elhokar en
prenant note de son intérêt. Le retard a été presque insupportable, mais
nécessaire, j’en suis persuadé. Le capitaine Kaladin voulait s’entraîner à
faire voler d’autres personnes avant d’emmener mon éminente personne. Je
peux respecter ça.
— Il m’a demandé de voler avec lui au-dessus de la tempête jusqu’à
Thaylenahville, déclara Shallan, afin d’y ouvrir la Porte du Pacte. Il
s’inquiète exagérément de laisser tomber des gens – mais s’il me fait ça,
j’aurai moi-même de la Fulgiflamme, et je devrai survivre à la chute.
— Parfait, approuva Elhokar. Oui, une excellente solution. Mais vous
n’êtes pas venue parler de tout ça. Quelle est votre requête ?
— En fait, dit Shallan, pourrais-je vous parler un instant en privé,
Majesté ?
Il fronça les sourcils, mais ordonna ensuite à ses hommes de sortir dans
le couloir. Comme deux gardes du Pont Treize hésitaient, le roi montra
davantage de fermeté.
— C’est une Chevaleresse Radieuse, déclara-t-il. Que croyez-vous qu’il
m’arrivera ?
Ils sortirent à la file, les laissant tous deux à côté de la table d’Elhokar.
Shallan prit une profonde inspiration.
Puis changea de visage.
Non pas pour adopter celui de Voile ou de Radieuse – pas un de ses
secrets – mais plutôt une illusion d’Adolin. Elle était, malgré tout,
étonnamment mal à l’aise d’agir ainsi devant quelqu’un. Elle faisait
toujours croire à la plupart des gens qu’elle était une Outreporteuse, comme
Jasnah, pour leur cacher qu’elle était capable de se transformer en d’autres
personnes.
Elhokar sursauta.
— Ah, dit-il. Ah, c’est vrai.
— Majesté, dit Shallan, changeant de visage et de corps pour ressembler
à une femme de ménage qu’elle avait dessinée un peu plus tôt, je crains que
votre mission ne soit pas aussi simple que vous ne le pensez.
Les lettres provenant de Kholinar – les dernières qu’ils avaient reçues –
étaient effrayantes. Elles parlaient d’émeutes, de ténèbres, de sprènes
prenant forme pour blesser des gens.
Shallan changea de visage pour adopter celui d’un soldat.
— Je prépare une équipe d’espions, expliqua-t-elle. Spécialisés dans
l’infiltration et la récolte d’informations. J’ai gardé le secret sur mon
objectif, pour des raisons évidentes. J’aimerais vous offrir mes services
pour votre mission.
— Je ne sais pas trop, fit Elhokar, hésitant, si Dalinar voudra que je lui
prenne deux de ses Radieux.
— Je n’accomplis pas grand-chose pour lui en restant assise ici, observa
Shallan, qui affichait toujours le visage du soldat. Et puis, s’agit-il de sa
mission ? Ou de la vôtre ?
— Ma mission, assura le roi, avant d’hésiter. Mais ne nous berçons pas
d’illusions. S’il ne voulait pas que vous partiez…
— Je ne suis pas son sujet, déclara-t-elle. Ni le vôtre, pour l’instant. Je
suis indépendante. Dites-moi une chose : que se passera-t-il si vous
atteignez Kholinar et que la Porte du Pacte est aux mains de l’ennemi ?
Allez-vous laisser l’homme de pont se battre simplement pour l’atteindre ?
Ou y a-t-il, peut-être, une meilleure option ?
Elle changea de visage pour prendre celui d’une femme parshe provenant
d’un de ses croquis précédents.
Elhokar hocha la tête, décrivant des cercles autour d’elle.
— Une équipe, vous dites. D’espions ? Intéressant…
Peu après, Shallan quitta la pièce munie d’une requête royale officielle –
rangée dans sa sage-bourse – destinée à Dalinar pour lui demander l’aide
de Shallan sur cette mission. Kaladin avait dit qu’il se sentait à l’aise pour
amener six personnes, en plus de quelques hommes de pont, capables de
voler par eux-mêmes.
En plus d’Adolin et d’Elhokar, il y aurait de la place pour quatre autres.
Elle rangea la requête d’Elhokar dans sa sage-bourse, à côté de la lettre de
Mraize.
J’ai simplement besoin de m’éloigner de cet endroit, songea Shallan. Je
dois passer un moment loin d’eux, et de Jasnah, au moins jusqu’à ce que je
parvienne à déterminer ce que je veux.
Une partie d’elle savait ce qu’elle faisait. Il devenait plus difficile de
cacher des choses dans un coin de son cerveau et de les ignorer, à présent
qu’elle avait prononcé les Idéaux. Au lieu de quoi elle prenait la fuite.
Mais elle pouvait aider le groupe à atteindre Kholinar. Et c’était bel et
bien exaltant, cette idée de se rendre dans la cité pour y découvrir les
secrets. Elle n’était pas seulement en train de fuir. Elle allait également
aider Adolin à reprendre sa ville.
Motif bourdonna sur ses jupes, et elle fredonna de concert.
DIX-HUIT ANS ET DEMI PLUS TÔT
L’ancienne dynastie silne de Jah Keved avait été fondée après la mort du
roi NanKhet. Aucun récit contemporain n’avait survécu ; les meilleurs dont
ils disposaient dataient de deux siècles plus tard. L’autrice de ce texte –
Natata Ved, souvent appelée Œil-d’huile par ses contemporains – insistait
pour dire que ses méthodes étaient rigoureuses, même si, d’après les critères
modernes, l’érudition historique en était encore à ses balbutiements.
Jasnah s’intéressait depuis longtemps à la mort de NanKhet, car il n’avait
régné que trois mois. Il avait accédé au trône quand le roi précédent, son
frère NanHar, était mort de maladie au cours d’une campagne dans ce qui
deviendrait le Triax.
Fait remarquable, au cours de ce règne si bref, NanKhet avait survécu à
six tentatives d’assassinat. La première émanait de sa sœur, qui voulait
placer son époux sur le trône. Après avoir survécu à l’empoisonnement,
NanKhet les avait tous deux condamnés à mort. Peu après, leur fils avait
tenté de le tuer dans son lit. Apparemment, NanKhet, qui avait le sommeil
léger, avait abattu son neveu avec sa propre épée.
Son cousin avait ensuite fait une tentative (l’attaque avait laissé NanKhet
aveugle d’un œil), suivi par un autre frère, un oncle, et enfin le propre fils
de NanKhet. Au terme de trois mois exaspérants, d’après Œil-d’huile, « le
grand, mais fort las, NanKhet demanda à réunir l’ensemble de ses maisons.
Il les rassembla toutes lors d’un grand festin, promettant les délices de la
lointaine Aimia. Au lieu de quoi, lorsque tous furent réunis, NanKhet les fit
exécuter un par un. Leur corps fut brûlé dans un grand bûcher, sur lequel fut
cuite la viande du festin qu’il mangea seul, à une table mise pour deux
cents ».
Natata Œil-d’huile était réputée pour son goût du spectaculaire. Le texte
adoptait un ton presque réjoui lorsqu’elle racontait comment il était mort en
s’étouffant à ce festin même, seul, sans personne pour l’aider.
Des récits similaires se répétaient à travers toute la longue histoire des
territoires vorins. Les rois tombaient, et leurs frères ou leurs fils
s’emparaient du trône. Même un prétendant aux origines douteuses
s’invitait parfois par le biais de références généalogiques inventives et
tarabiscotées.
Ces récits fascinaient et inquiétaient Jasnah tout à la fois. Elle les avait
généralement à l’esprit lorsqu’elle descendait dans le sous-sol d’Urithiru.
Quelque chose de ses lectures de la veille au soir avait ancré cette histoire
bien précise dans son cerveau.
Elle jeta bientôt un coup d’œil furtif dans l’ancienne bibliothèque située
en dessous d’Urithiru. Les deux pièces – une de chaque côté du couloir
menant à la colonne de cristal – étaient à présent remplies d’érudits, qui
occupaient des tables apportées par des escouades de soldats. Dalinar avait
envoyé des expéditions dans le tunnel par lequel l’Incréée s’était enfuie.
Les éclaireurs rapportaient la présence d’un long réseau de grottes.
En suivant un cours d’eau, ils avaient marché pendant des jours et fini
par localiser une sortie dans les contreforts montagneux de Tu Fallia.
C’était agréable de savoir qu’il existait, si nécessaire, un autre moyen de
sortir d’Urithiru – et un autre moyen de ravitaillement potentiel qu’en
passant par les Portes du Pacte.
Ils postaient constamment des gardes dans les tunnels supérieurs et, pour
l’heure, le sous-sol paraissait plutôt sûr. Par conséquent, Navani avait
transformé la zone en un institut d’érudits qui se consacrait à résoudre les
problèmes de Dalinar et à fournir un avantage en matière d’informations, de
technologie et de recherche pure. Des sprènes de concentration ondulaient
dans les airs, au-dessus de leur tête, sous forme de vagues – ils étaient rares
en Alethkar, mais courants ici –, et des sprènes de logique les traversaient à
toute allure, pareils à de minuscules nuages d’orage.
Jasnah ne put s’empêcher de sourire. Pendant plus de dix ans, elle avait
rêvé de réunir les meilleurs esprits du royaume en un effort coordonné. On
l’avait ignorée ; tout ce que voulaient les autres, c’était parler de son
absence de foi en leur dieu. Eh bien, ils l’écoutaient à présent. Il fallait donc
que la fin du monde arrive bel et bien pour que les gens la prennent au
sérieux.
Renarin se trouvait là, debout près du coin, regardant les gens travailler.
Il se joignait régulièrement aux érudits, mais portait toujours son uniforme
avec l’insigne du Pont Quatre.
Tu ne peux pas passer l’éternité à flotter entre les mondes, cousin,
songea-t-elle. Tu vas bien finir par devoir décider où tu veux être à ta place.
La vie était tellement plus dure, mais potentiellement plus épanouissante,
quand on trouvait le courage de choisir.
L’histoire du vieux roi védène, NanKhet, avait appris à Jasnah quelque
chose de troublant : souvent, la plus grande menace pour une famille au
pouvoir provenait de ses propres membres. Pourquoi un si grand nombre de
vieilles lignées royales étaient-elles de tels nids de meurtres, d’avarice et de
querelles internes ? Et qu’est-ce qui différenciait les exceptions ?
Elle était devenue experte pour ce qui était de protéger sa famille contre
les dangers extérieurs, éliminant soigneusement ceux qui prétendaient les
renverser. Mais que pouvait-elle faire pour la protéger de l’intérieur ? En
son absence, la monarchie tremblait déjà. Son frère et son oncle – dont elle
savait qu’ils s’aimaient profondément – se livraient à un duel de volontés,
qui frottaient l’une contre l’autre comme des rouages mal assortis.
Elle refusait que sa famille implose. Si Alethkar voulait survivre à la
Désolation, ils auraient besoin d’un gouvernement investi. D’un trône
stable.
Elle entra dans la bibliothèque et se dirigea vers son lutrin. Il se trouvait à
un emplacement d’où elle pouvait surveiller les autres et tourner le dos à un
mur.
Elle vida le contenu de sa sacoche et installa deux planches à
échocalames. L’un des calames clignotait déjà, et elle tourna le rubis pour
indiquer qu’elle était prête. Un message lui parvint en réponse : Nous
commencerons dans cinq minutes.
Elle passa le temps en observant attentivement les différents groupes
présents dans la pièce, lisant sur les lèvres de ceux qu’elle parvenait à voir,
glanant un peu auprès de chacun et notant le nom des personnes qui
parlaient.
… tests confirment que quelque chose est différent ici. Les températures
sont nettement plus basses que sur d’autres cimes proches de la même
altitude…
… nous devons partir du principe que le clarissime Kholin ne reviendra
pas à la foi. Que faire dans ce cas ?…
… sais rien. Si nous trouvions un moyen de jumeler les fabriaux, nous
parviendrions peut-être à imiter cet effet…
… le garçon pourrait être une recrue puissante pour nos rangs. Il
témoigne d’un intérêt pour la numérologie, et il m’a demandé si nous
pouvions réellement prédire des événements grâce à elle. Je m’entretiendrai
à nouveau avec lui…
Cette dernière phrase provenait des fulgiciens. Jasnah pinça très fort les
lèvres.
— Ivoire ? chuchota-t-elle.
— Je vais les surveiller.
Il la quitta, ayant réduit sa taille à celle d’un grain de poussière. Jasnah
prit note de s’entretenir avec Renarin ; elle refusait qu’il perde son temps
avec une bande d’idiots qui se croyaient capables de prédire l’avenir à partir
des volutes de fumée s’échappant d’une bougie mouchée.
Enfin, son échocalame se réveilla.
J’ai contacté pour vous Jochi de Thaylenah et Ethid d’Azir, clarissime.
Voici leurs mots de passe. Les entrées suivantes reprendront strictement
leurs notes.
Parfait, écrivit Jasnah en réponse, s’identifiant au moyen des deux mots
de passe. Perdre ses échocalames lors du naufrage du Plaisir du vent avait
représenté un sérieux contretemps – elle ne pouvait plus contacter
directement des collègues ou des informateurs importants. Fort
heureusement, Tashikk était équipé pour remédier à ce genre de situation.
On pouvait toujours acheter de nouveaux calames reliés aux centres
d’information les plus notoires de la principauté.
On pouvait atteindre n’importe qui, en pratique, du moment que l’on se
fiait à un intermédiaire. Jasnah en avait un qu’elle avait personnellement
soumis à un interrogatoire (et qu’elle payait une coquette somme) pour
s’assurer de la confidentialité. L’intermédiaire brûlerait ensuite ses
exemplaires de cette conversation. Ce système était le plus sûr auquel
Jasnah ait accès, l’un dans l’autre.
L’intermédiaire de Jasnah devait être à présent rejoint par deux autres à
Tashikk. Ensemble, tous les trois, ils devaient être entourés de six planches
à échocalames : une chacun pour recevoir les commentaires de leurs
maîtres, et une chacun pour renvoyer la conversation entière en temps réel,
y compris les commentaires des deux autres. Ainsi, chaque interlocuteur
serait en mesure de voir un flux constant de commentaires, sans avoir à
s’arrêter et à attendre avant de répondre.
Navani parlait de manières d’améliorer l’expérience – d’échocalames que
l’on pouvait ajuster pour relier différentes personnes. C’était là toutefois un
domaine d’érudition que Jasnah n’avait pas le temps d’explorer.
Sa planche de réception commença à se remplir de notes rédigées par ses
deux collègues.
Jasnah, vous êtes vivante ! écrivit Jochi. Revenue d’entre les morts. C’est
remarquable !
Je n’arrive pas à croire que vous ayez jamais pu penser qu’elle était
morte, répliqua Ethid. Jasnah Kholin ? Perdue en mer ? Il serait plus
probable de retrouver le Père-des-tempêtes mort.
Votre confiance est réconfortante, Ethid, écrivit Jasnah sur sa planche
d’envoi. L’instant d’après, ces mots furent recopiés par sa scribe dans la
conversation collective.
Vous êtes à Urithiru ? écrivit Jochi. Quand puis-je vous rendre visite ?
Dès que vous serez disposé à dévoiler au reste du monde que vous n’êtes
pas une femme, répondit Jasnah. Jochi – que tous connaissaient comme une
femme dynamique à la philosophie très personnelle – était le pseudonyme
d’un sexagénaire bedonnant qui dirigeait une pâtisserie à Thaylenahville.
Oh, je suis persuadé que votre merveilleuse cité a besoin de pâtisseries,
renvoya Jochi, jovial.
S’il vous plaît, pourrions-nous remettre ces sottises à plus tard ? intervint
Ethid. J’ai des nouvelles. Elle faisait partie des scions (une sorte d’ordre
religieux de scribes) du palais royal azéen.
Dans ce cas, arrêtez de perdre du temps ! écrivit Jochi. J’adore les
nouvelles. Elles se marient à la perfection avec les beignets fourrés… non,
non, la brioche moelleuse.
Les nouvelles ? écrivit simplement Jasnah en souriant. Ces deux-là
avaient étudié avec elle, auprès du même maître – c’étaient des
Véristitaliens à l’esprit très affûté, malgré l’impression que donnait Jochi.
J’ai suivi la trace d’un homme qui doit être, nous en sommes de plus en
plus sûrs, le Héraut Nakku, le Juge, écrivit Ethid. Nalan, comme vous
l’appelez.
Ah bon, nous échangeons des contes pour enfants maintenant ? se moqua
Jochi. Les Hérauts ? Franchement, Ethid ?
Au cas où vous n’auriez pas remarqué, écrivit Ethid, les Néantifères sont
de retour. Les contes que nous avions écartés méritent désormais qu’on y
revienne.
Je suis d’accord, confirma Jasnah. Mais qu’est-ce qui vous fait penser
que vous avez trouvé l’un des Hérauts ?
C’est une combinaison de nombreux facteurs, écrivit-elle. Cet homme a
attaqué notre palais, Jasnah. Il a tenté de tuer des voleurs – le nouveau
Premier en était un, mais gardez ça dans votre manche. Nous faisons notre
possible pour insister sur ses racines populaires tout en ignorant le fait
qu’il était décidé à nous voler.
Des Hérauts vivants qui essaient de tuer les gens, écrivit Jochi. Et moi
qui pensais que mes nouvelles concernant Axies le Recenseur étaient
intéressantes.
Ce n’est pas tout, écrivit Ethid. Jasnah, nous avons une Radieuse ici.
Une Dansecorde. Enfin… nous en avions une.
Avions ? écrivit Jochi. Vous l’avez perdue ?
Elle s’est enfuie. Ce n’est qu’une gamine, Jasnah. Reshie, élevée dans les
rues.
Je crois que nous l’avons peut-être rencontrée, écrivit Jasnah. Mon oncle
a croisé quelqu’un d’intéressant dans l’une de ses visions. Je m’étonne que
vous l’ayez laissée vous échapper.
Avez-vous déjà essayé de vous accrocher à un Dansecorde ? répliqua
Ethid. Elle a poursuivi le Héraut jusqu’à Tashikk, mais le Premier affirme
qu’elle est maintenant de retour – et qu’elle m’évite. Quoi qu’il en soit,
Jasnah, il y a quelque chose d’inquiétant chez l’homme que je pense être
Nalan. Je ne crois pas que les Hérauts puissent être une ressource pour
nous.
Je vais vous fournir des croquis des Hérauts, déclara Jasnah. J’ai des
dessins de leur véritable visage, fournis par une source inattendue. Ethid,
vous avez raison à leur sujet. Ils ne seront pas une ressource pour nous ; ils
sont brisés. Avez-vous lu les comptes rendus des visions de mon oncle ?
J’en ai des copies quelque part, écrivit Ethid. Sont-ils réels ? La plupart
des sources s’accordent à dire qu’il… ne va pas bien.
Il va tout à fait bien, je vous l’assure, répondit Jasnah. Les visions sont
liées à son ordre de Radieux. Je vais vous envoyer les dernières, elles ont
un lien avec le sujet des Hérauts.
Bourrasques, écrivit Ethid. L’Épine Noire est un Radieux ? Des années
de sécheresse, et les voilà maintenant qui poussent comme des boutons-de-
roche.
Ethid n’avait pas une haute opinion des hommes qui gagnaient leur
réputation à travers la conquête, bien que l’étude de ces hommes-là soit une
pierre angulaire de ses recherches.
La conversation se poursuivit un moment. Jochi, avec une gravité peu
coutumière chez lui, parla directement de l’état de Thaylenah. Il avait été
frappé rudement par le passage répété de la Tempête Éternelle ; des sections
entières de Thaylenahville étaient en ruine.
Jasnah s’intéressait particulièrement aux parshes thaylènes qui avaient
volé les navires ayant survécu à la tempête. Leur exode – associé aux
interactions de Kaladin Béni-des-foudres avec les parshes en Alethkar –
peignait un nouveau tableau de ce qu’étaient les Néantifères.
La conversation se poursuivit tandis qu’Ethid transcrivait un récit
intéressant découvert dans un vieux livre abordant le sujet des Désolations.
À partir de là, ils parlèrent des traductions du Chant de l’Aube, en
particulier de celles effectuées par des ardents de Jah Keved qui avaient de
l’avance sur les érudits de Kharbranth.
Jasnah balaya la bibliothèque du regard, cherchant sa mère qui était
assise à côté de Shallan pour parler des préparatifs du mariage. Renarin
traînait toujours à l’autre bout de la salle, marmonnant pour lui-même. Ou
peut-être pour son sprène ? Elle lut distraitement sur ses lèvres.
… ça vient d’ici, disait Renarin. Quelque part dans cette pièce…
Jasnah étrécit les yeux.
Ethid, écrivit-elle, ne deviez-vous pas essayer de dessiner des sprènes
associés à chaque ordre de Radieux ?
J’ai beaucoup avancé, en réalité, répondit-elle. J’ai vu personnellement
le sprène de la Dansecorde, après avoir exigé qu’elle me le montre.
Qu’en est-il des Véristigateurs ? demanda Jasnah.
Ah ! J’ai trouvé une référence à ce sujet, écrivit Jochi. Le sprène
ressemble apparemment à l’aspect de la lumière projetée sur une surface
après avoir traversé du cristal.
Jasnah réfléchit un moment, puis s’excusa avant de se retirer brièvement
de la conversation. Jochi répondit qu’il devait trouver un lieu d’aisance de
toute manière. Elle quitta son siège et traversa la pièce, où elle passa près de
Navani et de Shallan.
— Je ne veux absolument pas vous presser, ma chère, disait Navani. Mais
en cette période incertaine, vous devez tout de même bien souhaiter la
stabilité.
Jasnah s’arrêta, posant la libre-main sur l’épaule de Shallan. La jeune
femme s’anima, puis suivit le regard de Jasnah en direction de Renarin.
— Qu’y a-t-il ? chuchota Shallan.
— Je n’en sais rien, dit Jasnah. Quelque chose de curieux…
Quelque chose dans la façon dont le jeune homme se tenait, dans les
mots qu’il avait prononcés. Elle trouvait toujours étrange de le voir sans
lunettes. Comme s’il était une tout autre personne.
— Jasnah ! dit Shallan, soudain tendue. Dans l’entrée. Regardez !
Jasnah inspira de la Fulgiflamme en entendant l’intonation de la jeune
fille et se détourna de Renarin pour se tourner vers l’entrée de la pièce. Là,
un homme très grand à la mâchoire carrée se tenait sur le pas de la porte. Il
portait les couleurs de Sadeas, blanc et vert forêt. En fait, il était maintenant
Sadeas, du moins son régent.
Jasnah le connaîtrait toujours sous le nom de Meridas Amaram.
— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? siffla Shallan.
— C’est un haut-prince, tempéra Navani. Les soldats ne vont pas lui
interdire l’accès sans en avoir reçu l’ordre direct.
Amaram posa sur Jasnah un regard souverain, doré. Il s’avança vers elle,
dégageant un air de confiance, à moins que ce ne soit de la vanité ?
— Jasnah, la salua-t-il en approchant. On m’a dit que je vous trouverais
ici.
— Rappelez-moi de débusquer la personne qui vous a dit ça, rétorqua
Jasnah, et de la faire pendre.
Amaram se crispa.
— Pourrions-nous nous entretenir en privé, rien qu’un instant ?
— Je ne crois pas.
— Nous devons parler de votre oncle. Le fossé qui sépare nos maisons
n’est utile à personne. Je souhaite combler ce gouffre, et Dalinar vous
écoute. S’il vous plaît, Jasnah. Vous pouvez l’orienter dans la bonne
direction.
— Mon oncle a sa propre opinion quant à ces questions, et n’a pas besoin
que je « l’oriente ».
— Comme si vous ne l’aviez pas déjà fait, Jasnah. Tout le monde voit
bien qu’il a commencé à partager vos croyances religieuses.
— Ce qui serait incroyable, puisque je n’en ai pas.
Amaram soupira et regarda autour de lui.
— S’il vous plaît, répéta-t-il. En privé ?
— Jamais de la vie, Meridas. Partez. D’ici.
— Nous étions proches autrefois.
— Mon père souhaitait que nous soyons proches. Ne prenez pas ses
chimères pour des faits.
— Jasnah…
— Vous devriez vraiment partir avant que quelqu’un ne soit blessé.
Il ignora sa suggestion, jetant des coups d’œil furtifs à Navani et à
Shallan, puis s’approcha.
— Nous pensions que vous étiez morte. Je devais constater par moi-
même que vous alliez bien.
— Vous l’avez constaté. Maintenant, filez.
Au lieu de lui obéir, il lui prit l’avant-bras.
— Pourquoi, Jasnah ? Pourquoi m’avez-vous toujours rejeté ?
— En dehors du fait que vous êtes un détestable bouffon qui ne parvient
à atteindre que le niveau de médiocrité le plus bas, car votre esprit limité ne
peut rien imaginer de mieux, je ne vois aucune raison.
— Médiocre ? gronda Amaram. Vous insultez ma mère, Jasnah. Vous
savez quel mal elle s’est donné pour m’élever de sorte que je devienne le
meilleur soldat que ce royaume ait jamais connu.
— Oui, d’après ce que je comprends, elle a passé les sept mois de sa
grossesse à distraire sans faute chaque soldat qu’elle trouvait, dans l’espoir
que quelque chose d’eux resterait collé à vous.
Meridas ouvrit de grands yeux, et son visage s’empourpra violemment.
Près d’eux, Shallan eut un hoquet sonore.
— Espèce de putain impie, siffla Amaram en la relâchant. Si vous n’étiez
pas une femme…
— Si je n’étais pas une femme, je soupçonne que nous ne serions pas en
train d’avoir cette conversation. Sauf si j’étais un cochon. Là, vous seriez
doublement intéressé.
Il tendit brusquement la main sur le côté et recula d’un pas, se préparant à
invoquer sa Lame.
Jasnah sourit et tendit la libre-main vers lui, laissant des volutes de
Fulgiflamme s’en échapper.
— Je vous en prie, Meridas, allez-y. Donnez-moi un prétexte. Vous
n’oserez pas.
Il regarda fixement la main de Jasnah. Le silence était tombé dans la
pièce, bien entendu. Il l’avait forcée à se donner en spectacle. Il croisa son
regard, puis il pivota sur ses talons et quitta la pièce d’un pas furieux,
épaules voûtées comme pour chasser les regards – et les ricanements – des
érudits.
Il va nous donner du mal, songea Jasnah. Encore plus qu’auparavant.
Amaram croyait sincèrement être le seul espoir et le seul salut d’Alethkar,
et il éprouvait le brûlant désir de le prouver. Si on le laissait faire, il
déchirerait les armées pour justifier sa haute opinion de lui-même.
Elle s’entretiendrait avec Dalinar. À eux deux, peut-être trouveraient-ils
quelque chose qui leur permettrait de garder Amaram assez occupé pour
éviter qu’il représente un danger. Et si ça ne fonctionnait pas, elle ne
parlerait pas à Dalinar de l’autre précaution qu’elle prendrait alors. Elle
était restée hors jeu un long moment mais elle avait la certitude qu’il devait
y avoir ici des assassins à embaucher, qui la connaîtraient de réputation
comme étant discrète et payant très bien.
Un bruit aigu retentit près d’elle, et Jasnah se tourna pour voir Shallan se
redresser vivement, en train d’émettre des bruits surexcités issus du fond de
sa gorge et de battre des mains très vite, un bruit étouffé par le tissu qui
couvrait sa sage-main.
Formidable.
— Mère, dit Jasnah, pourrais-je m’entretenir un instant avec ma pupille ?
Navani hocha la tête, et ses yeux s’attardèrent sur la porte par laquelle
Amaram était sorti. À une époque, elle avait insisté pour qu’une union
naisse entre eux. Jasnah ne le lui reprochait pas ; il était difficile de voir
Amaram pour ce qu’il était vraiment, et ça l’avait été encore plus par le
passé, lorsqu’il était proche du père de Jasnah.
Navani se retira, laissant Shallan seule à la table couverte de piles de
rapports.
— Clarissime ! s’exclama Shallan alors que Jasnah s’asseyait. C’était
incroyable !
— Je me suis laissée entraîner vers un excès d’émotion.
— Vous vous êtes montrée tellement intelligente !
— Pourtant, ma première insulte n’a pas consisté à l’attaquer, lui, mais la
réputation morale d’une femme de sa famille. Ai-je fait preuve
d’intelligence ? Ou me suis-je simplement servie de l’arme la plus
évidente ?
— Ah. Hum… Eh bien…
— Quoi qu’il en soit, la coupa Jasnah, qui cherchait à éviter de parler
davantage d’Amaram, j’ai réfléchi à votre formation.
Shallan se crispa aussitôt.
— J’ai été très occupée, clarissime. Quoi qu’il en soit, je suis certaine
que je parviendrai bientôt à me plonger dans ces livres que vous m’avez
indiqués.
Jasnah se frotta le front. Cette fille…
— Clarissime, reprit Shallan, je crois que je vais peut-être devoir vous
demander de m’autoriser un congé par rapport à mes études. (Shallan
parlait si vite que les mots s’entrechoquaient.) Sa Majesté affirme qu’elle a
besoin que je l’accompagne pour l’expédition à Kholinar.
Jasnah fronça les sourcils. Kholinar ?
— Ne dites pas de bêtises. Ils auront le Marchevent avec eux. Pourquoi
ont-ils besoin de vous ?
— Le roi craint que nous ne devions entrer furtivement dans la ville,
expliqua Shallan. Ou même de la traverser incognito, si elle est occupée.
Nous ne pouvons pas savoir jusqu’où le siège a progressé. Si Elhokar doit
atteindre la Porte du Pacte sans être reconnu, alors mes illusions se
révéleront très précieuses. Je dois y aller. Ça tombe très mal. Je suis
désolée.
Elle inspira profondément, yeux écarquillés, comme si elle craignait que
Jasnah ne s’emporte contre elle.
Cette fille.
— Je parlerai à Elhokar, décida Jasnah. J’ai l’impression que c’est peut-
être exagéré. Pour l’heure, je veux que vous effectuiez des croquis des
sprènes de Renarin et de Kaladin, à des fins d’érudition. Apportez-les-moi
pour… (Elle s’interrompit.) Mais qu’est-il en train de faire ?
Renarin se tenait debout près du mur du fond, qui était couvert de
carreaux de la taille d’une paume. Il tapotait l’un d’entre eux en particulier,
qui jaillit curieusement, comme un tiroir.
Jasnah se leva, rejetant sa chaise en arrière. Elle traversa la pièce à grands
pas, avec Shallan qui courait derrière elle.
Renarin les regarda, puis tendit ce qu’il avait trouvé dans le petit tiroir.
Un rubis, aussi long que le pouce de Jasnah, taillé selon une forme étrange
avec des trous percés à l’intérieur. Qu’était-ce donc là ? Elle le lui prit et
l’éleva devant elle.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit Navani en venant se placer à côté d’elle.
Un fabrial ? Pas de parties métalliques. Quelle est cette forme ?
À contrecœur, Jasnah le remit à sa mère.
— Il est taillé de manière très imparfaite, commenta Navani. Ça lui fera
perdre rapidement la Fulgiflamme. Il ne retiendra même pas sa charge une
journée, je parie. Et il vibrera violemment.
Curieux. Jasnah le toucha, infusant la gemme à l’aide de Fulgiflamme.
Elle se mit à briller, mais pas aussi vivement qu’elle n’aurait dû. Navani
avait raison, bien sûr. Il vibrait tandis que des volutes de Fulgiflamme s’en
échappaient. Pourquoi quelqu’un gaspillerait-il une gemme par une taille
aussi irrégulière, et pourquoi la cacher ? Le petit tiroir était muni d’un
ressort, mais elle ne comprenait pas comment Renarin l’avait ouvert.
— Bourrasques, chuchota Shallan tandis que d’autres érudits
s’amassaient autour d’eux. C’est un motif.
— Un motif ?
— Il vibre selon une séquence…, expliqua Shallan. Mon sprène pense
qu’il s’agit d’un code. Des lettres ?
— La musique de la langue, murmura Renarin.
Il puisa la Fulgiflamme des sphères contenues dans sa poche, puis se
retourna et appuya les mains contre le mur, envoyant à travers lui une vague
de Fulgiflamme qui se déployait à partir de ses paumes comme des ondes
jumelles à la surface d’un étang.
Des tiroirs s’ouvrirent en coulissant, un derrière chaque carreau blanc.
Cent, deux cents… chacun dévoilant une gemme à l’intérieur.
La bibliothèque s’était peut-être délabrée, mais les Radieux d’antan
l’avaient manifestement anticipé.
Ils avaient trouvé un autre moyen de transmettre leur savoir.
J’aurais pensé, avant d’atteindre mon statut actuel, qu’une divinité ne pouvait être
surprise.
De toute évidence ce n’est pas le cas. Je peux l’être. Et parfois même, je crois, faire
preuve de naïveté.
Une demi-heure plus tard, tandis que le soir approchait, Moash marchait
dans les rues d’une ville conquise. Sans aucune compagnie. Lady Leshwi
avait ordonné qu’on le laisse seul, libéré.
Il marchait avec les mains dans les poches de son manteau du Pont
Quatre, se rappelant à quel point l’air était glacial là-haut. Il éprouvait
toujours un grand froid, bien que l’air ici-bas soit chaud et étouffant.
C’était une jolie ville. Pittoresque. Petits bâtiments de pierre, plantes qui
poussaient derrière chacune des maisons. Sur sa gauche, boutons-de-roche
cultivés et buissons dépassaient autour des portes – mais sur sa droite, face
à la tempête, il n’y avait que des murs de pierre nue. Pas même une fenêtre.
L’odeur des plantes était pour lui celle de la civilisation. Une sorte de
parfum domestiqué que l’on ne trouvait pas dans les étendues sauvages.
Elles frissonnaient à peine sur son passage, quoique des sprènes de vie
flottent près d’elles en sa présence. Les plantes étaient habituées à voir des
gens dans les rues.
Il s’arrêta enfin devant une basse clôture entourant des enclos qui
accueillaient les chevaux capturés par les Néantifères. Les animaux
mâchonnaient de l’herbe coupée que les parshes leur avaient jetée.
Quelles bêtes étranges. Difficiles à entretenir, coûteuses à conserver. Il se
détourna des chevaux pour regarder au-delà des champs, en direction de
Kholinar. Elle lui avait dit qu’il pouvait partir. Rejoindre les réfugiés qui se
dirigeaient vers la capitale. Défendre la ville.
Quelle est votre fureur la plus ardente ?
Des milliers d’années pour renaître. Quel effet est-ce que ça pouvait bien
faire ? Des milliers d’années, et ils n’avaient jamais renoncé.
Faites vos preuves…
Il se détourna pour reprendre la direction du dépôt de bois, où les
travailleurs remballaient leurs affaires pour la journée. Puisqu’il n’y avait
pas de tempête prévue ce soir et qu’ils n’auraient pas besoin de tout fixer,
ils travaillaient avec un air détendu, presque jovial. Tous à l’exception de
son équipe qui – comme toujours – se rassemblait à l’écart, ostracisée.
Moash s’empara d’un ballot de poteaux transformés en échelles. Les
travailleurs qui se trouvaient là se retournèrent pour protester, mais
s’interrompirent lorsqu’ils le reconnurent. Il défit le paquet et, en atteignant
l’équipe de malheureux parshes, jeta un morceau de bois à chacun.
Sah attrapa le sien et se leva, songeur. Les autres l’imitèrent.
— Je peux vous apprendre à utiliser ça, déclara Moash.
— Des bâtons ? s’étonna Khen.
— Des lances, rectifia Moash. Je peux vous apprendre à être des soldats.
Nous allons sans doute mourir de toute manière. Bourrasques, nous
n’atteindrons sans doute même jamais le haut des murs. Mais c’est déjà
quelque chose.
Les parshes échangèrent des regards, tenant des piquets qui pouvaient
passer pour des lances.
— Je vais le faire, annonça Khen.
Lentement, les autres approuvèrent en hochant la tête.
D’entre tous, je suis le moins bien équipé pour vous assister dans cette tentative. Je
découvre que les pouvoirs que je détiens sont tellement en conflit l’un avec l’autre
que même l’action la plus simple peut se révéler difficile.
Rlain était assis seul dans les Plaines Brisées et il écoutait les rythmes.
Les parshes asservis, privés de formes véritables, n’étaient pas en mesure
de les entendre. Lors des années qu’il avait passées comme espion, il avait
adopté la forme morne, qui les entendait faiblement. Ç’avait été si dur d’en
être séparé.
Ce n’étaient pas tout à fait de vrais chants ; c’étaient des cadences avec
des nuances de tonalité et d’harmonie. Il pouvait se caler sur plusieurs
dizaines pour correspondre à son humeur ou, à l’inverse, pour l’aider à la
modifier.
Son peuple avait toujours supposé que les humains étaient sourds aux
rythmes, mais il n’en était pas convaincu. Peut-être était-ce son
imagination, mais il lui semblait qu’ils réagissaient parfois à certains
d’entre eux. Ils levaient la tête quand le tempo s’emballait, le regard
soudain lointain. Ils devenaient agités et criaient en cadence, l’espace d’un
moment, avec le Rythme d’Irritation, ou pousseraient des vivats en suivant
le Rythme de Joie.
L’idée qu’ils apprendraient peut-être un jour à entendre les rythmes le
réconfortait. Peut-être alors se sentirait-il moins seul.
Il se cala pour l’heure sur le Rythme des Disparus, une cadence tranquille
mais violente aux notes nettement distinctes. Ainsi, on se rappelait les
défunts, et ça lui semblait l’émotion adéquate tandis qu’il était assis à
l’extérieur de Narak, à regarder des humains construire une forteresse dans
son ancien foyer. Ils avaient disposé un poste de garde au sommet de
l’aiguille centrale, où les Cinq se réunissaient autrefois pour parler de
l’avenir de son peuple. Ils transformaient les maisons en baraquements.
Il n’était pas offensé – son propre peuple avait réaffecté les ruines de
Siège-des-Vents pour créer Narak. Ces ruines majestueuses survivraient
certainement à l’occupation aléthie, comme elles l’avaient fait à celle de
ceux-qui-écoutent. Cette certitude ne l’empêchait pas d’éprouver du
chagrin. Son peuple avait disparu à présent. D’accord, les parshes s’étaient
réveillés, mais ils ne faisaient pas partie de ceux-qui-écoutent. Pas plus que
les Aléthis et les Védènes n’étaient de la même nation simplement parce
qu’ils avaient une couleur de peau similaire.
Le peuple de Rlain avait disparu. Ils étaient tombés sous les coups des
épées aléthies ou avaient été consumés par la Tempête Éternelle,
transformés en incarnations des anciens dieux de ceux-qui-écoutent. Pour
autant qu’il le sache, il était le dernier.
Il soupira et se remit debout. Il posa une lance sur son épaule, celle qu’ils
l’autorisaient à porter. Il aimait beaucoup les hommes du Pont Quatre mais
il représentait une singularité, même parmi eux : le parshe qu’ils acceptaient
d’armer. Le Néantifère potentiel auquel ils avaient décidé de faire
confiance, quelle chance pour lui.
Il traversa le plateau pour rejoindre l’emplacement où plusieurs d’entre
eux s’entraînaient sous l’œil attentif de Teft. Ils ne lui firent pas signe. Ils
paraissaient souvent surpris de le trouver là, comme s’ils avaient oublié sa
présence. Mais quand Teft le remarqua bel et bien, il lui adressa un sourire
sincère. Ils étaient ses amis. Simplement…
Comment Rlain pouvait-il autant apprécier ces hommes, tout en ayant
envie de les gifler ?
Lorsque Skar et lui avaient été les deux seuls à ne pas être capables
d’aspirer la Fulgiflamme, ils avaient encouragé Skar. Ils avaient tenté de le
remotiver, lui avaient conseillé de s’obstiner. Ils avaient cru en lui. Rlain, en
revanche… qui savait ce qui se produirait s’il parvenait à utiliser la
Fulgiflamme ? Serait-ce le premier pas qui le transformerait en monstre ?
Peu importait qu’il leur ait expliqué qu’il fallait s’ouvrir à une forme
pour l’adopter. Peu importait qu’il ait le pouvoir de choisir pour lui-même.
Bien qu’ils n’en parlent jamais, il lisait la vérité dans leurs réactions. De
même que pour Dabbid, ils estimaient qu’il valait mieux que Rlain demeure
sans Fulgiflamme.
Le parshe et le fou. Les gens qui ne feraient pas des Marchevents très
fiables.
Cinq hommes de pont s’élancèrent dans les airs, Radieux, dégageant des
volutes de Flamme. Une partie de l’équipe s’entraînait tandis qu’une autre
patrouillait avec Kaladin pour surveiller les caravanes. Un troisième groupe
– les dix autres nouveaux arrivants qui avaient appris à puiser la
Fulgiflamme – s’entraînaient avec Peet quelques plateaux plus loin. Ce
groupe incluait Lyn et les quatre autres éclaireuses, ainsi qu’un unique
officier pâle-iris. Colot, le capitaine des archers.
Lyn s’était facilement fait sa place au sein de la camaraderie du Pont
Quatre, tout comme plusieurs des hommes de pont. Rlain s’efforçait de ne
pas les jalouser parce qu’ils semblaient presque davantage que lui faire
partie de l’équipe.
Teft fit répéter une formation aux cinq qui se trouvaient dans les airs
tandis que les quatre autres se dirigeaient vers la buvette de Roc. Rlain se
joignit à eux, et Yake lui asséna une tape dans le dos en désignant le plateau
d’après où la majeure partie des aspirants continuait à s’entraîner.
— Ce groupe arrive à peine à tenir une lance correctement, commenta
Yake. Tu devrais aller leur montrer comment un véritable homme de pont
exécute un kata, hein, Rlain ?
— Kalak leur vienne en aide s’ils doivent combattre ces têtes de coques,
ajouta Eth en prenant la boisson que lui tendait Roc. Hum… sans vouloir
t’offenser, Rlain.
Rlain toucha son crâne, couvert d’armure de carapace – d’une épaisseur
et d’une solidité caractéristiques, car il arborait la forme de guerre. Elle
avait étiré son tatouage du Pont Quatre, qui s’était transféré sur la carapace.
Il avait également des reliefs sur les bras et les jambes, que les gens
voulaient constamment toucher. Ils n’arrivaient pas à croire qu’ils poussent
directement sur sa peau et estimaient curieusement qu’il était convenable
d’essayer de regarder en dessous.
— Rlain, déclara Roc, c’est pas interdit lancer des choses à Eth. Il a tête
dure aussi, presque comme carapace.
— Ce n’est rien, répondit Rlain, parce que c’était ce qu’ils attendaient
qu’il dise.
Il se cala toutefois sur Irritation par accident, et le rythme imprégna ses
mots.
Pour masquer son embarras, il se cala sur Curiosité et testa la boisson du
jour préparée par Roc.
— C’est bon ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Ha ! C’est eau dans laquelle j’ai fait bouillir crémillons, avant de les
servir hier soir.
Eth cracha sa boisson, puis regarda la coupe, atterré.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui lança Roc. Tu as mangé les crémillons sans te
plaindre.
— Mais c’est… comme l’eau de leur bain, protesta Eth.
— Refroidie, expliqua Roc, avec des épices. Ç’a bon goût.
— Ç’a goût d’eau du bain, répondit Eth, imitant son accent.
Au-dessus de leur tête, Teft dirigeait les quatre autres, qui dessinaient une
vague lumineuse laissant des traînées derrière elle. Rlain leva les yeux et se
surprit à se caler sur Envie avant de se réfréner. Il se cala plutôt sur Paix.
Oui, la paix. Il pouvait éprouver de la paix.
— Ça ne fonctionne pas, déclara Drehy. Nous ne pouvons pas patrouiller
sur l’intégralité des Plaines Brisées, nom des foudres. D’autres caravanes
vont être attaquées, comme celle d’hier soir.
— Le capitaine dit que c’est étrange que ces Néantifères continuent à
lancer ce genre d’attaques, remarqua Eth.
— Va dire ça aux caravaniers d’hier.
Yake haussa les épaules.
— Ils n’ont même pas brûlé grand-chose ; nous sommes arrivés avant
que les Néantifères aient le temps de faire beaucoup plus qu’effrayer les
gens. Je partage l’avis du capitaine : c’est étrange.
— Peut-être qu’ils testent nos capacités, suggéra Eth. Pour voir de quoi le
Pont Quatre est réellement capable.
Ils se tournèrent vers Rlain pour en avoir ou non confirmation.
— Je suis… censé être capable de répondre ? demanda-t-il.
— Eh bien, fit Eth. Je veux dire… saintes bourrasques, Rlain. Ce sont tes
semblables. Tu dois tout de même bien savoir des choses à leur sujet.
— Tu peux bien le deviner, non ? insista Yake.
La fille de Roc remplit la coupe de Rlain, qui baissa les yeux vers le
liquide clair. Tu ne dois pas leur en vouloir, songea-t-il. Ils ne savent pas.
Ils ne comprennent pas.
— Eth, Yake, dit prudemment Rlain, mon peuple a fait tout ce qu’il a pu
pour nous séparer de ces créatures. Nous nous sommes cachés il y a
longtemps, en jurant de ne plus jamais accepter les formes de pouvoir.
» J’ignore ce qui a changé. Mon peuple a dû être piégé par la ruse. Quoi
qu’il en soit, les Fusionnés sont tout autant mes ennemis que les vôtres – et
même plus encore. Et non, je ne peux pas vous dire ce qu’ils vont faire. J’ai
passé ma vie entière à éviter de penser à eux.
Le groupe de Teft atterrit bruyamment sur le plateau. Malgré ses
difficultés antérieures, Skar s’était vite habitué à voler. Son atterrissage fut
le plus gracieux de tous. Hobber toucha le sol si rudement qu’il poussa un
cri.
Ils rejoignirent en courant la buvette où la fille aînée et le fils de Roc
entreprirent de leur servir à boire. Rlain les plaignait ; ils parlaient à peine
aléthi, bien que le fils – curieusement – soit vorin. Apparemment, des
moines venaient de Jah Keved pour prêcher la parole du Tout-Puissant aux
Mangecorne, et Roc laissait ses enfants vénérer le dieu qu’ils souhaitaient.
Ainsi donc, le jeune Mangecorne à la peau pâle portait un charme glyphique
attaché au bras et brûlait des prières au Tout-Puissant vorin au lieu de faire
des offrandes aux sprènes des Mangecorne.
Rlain but une gorgée de sa boisson et regretta que Renarin ne soit pas là ;
le pâle-iris silencieux mettait généralement un point d’honneur à parler avec
Rlain. Les autres jacassaient avec animation, mais ne pensaient pas à
l’impliquer. Les parshes étaient invisibles à leurs yeux – ils avaient été
élevés ainsi.
Pourtant, il les aimait parce qu’ils essayaient. Lorsque Skar le bouscula –
se rappelant ainsi sa présence – il cligna des yeux, puis dit : « Peut-être
qu’on devrait demander à Rlain. » Les autres intervinrent aussitôt pour
rétorquer qu’il n’avait pas envie d’en parler, et lui fournirent une sorte de
version aléthie de ce qu’il leur avait dit un peu plus tôt.
Il était à sa place ici, tout autant que n’importe où. Le Pont Quatre était sa
famille, à présent que ceux de Narak n’étaient plus là. Eshonai, Varanis,
Thude…
Il se cala sur le Rythme des Disparus et baissa la tête. Il devait croire que
ses amis du Pont Quatre étaient capables de percevoir très vaguement les
rythmes car, autrement, comment sauraient-ils pleurer les morts avec la
véritable douleur de l’âme ?
Teft se préparait à emmener l’autre escouade dans les airs lorsqu’un
groupe de points dans le ciel annonça l’arrivée de Kaladin Béni-des-
foudres. Il atterrit avec son escouade, parmi laquelle Lopen, qui jonglait
avec une gemme non taillée, grosse comme un crâne. Ils avaient dû trouver
la chrysalide d’une bête des gouffres.
— Aucune trace de Néantifères aujourd’hui, déclara Leyten, qui retourna
l’un des seaux de Roc pour s’y asseoir. Mais nom des foudres… les Plaines
paraissent vraiment plus petites quand on se trouve là-haut.
— Ouais, confirma Lopen. Et plus grandes.
— Plus petites et plus grandes ? fit Skar.
— Plus petites, expliqua Leyten, parce qu’on peut les traverser à cette
vitesse. Je me rappelle des plateaux qui donnaient l’impression qu’il
faudrait des années pour les franchir. Maintenant, on les dépasse en un clin
d’œil.
— Mais ensuite on monte très haut, ajouta Lopen, et on comprend à quel
point cet endroit est vaste – ben oui, il en reste une telle partie que nous
n’avons même jamais explorée –, et ça paraît tout simplement… immense.
Les autres hochèrent vigoureusement la tête. Il fallait lire leurs émotions
dans leur expression et leur façon de bouger, pas dans leur voix. C’était
peut-être pour cette raison que les sprènes d’émotion venaient si souvent
aux humains, plus souvent qu’à ceux-qui-écoutent. Sans les rythmes, les
hommes avaient besoin de se comprendre entre eux.
— Qui participe à la prochaine patrouille ? demanda Skar.
— Pas aujourd’hui, répondit Kaladin. J’ai une réunion avec Dalinar.
Nous allons laisser une escouade à Narak, mais…
Peu de temps après qu’il aurait franchi la Porte du Pacte, tous les autres
commenceraient lentement à perdre leurs pouvoirs. Ils auraient disparu en
une heure ou deux. Kaladin devait se trouver relativement proche – Sigzil
avait estimé la distance maximale à environ quatre-vingts kilomètres, mais
leurs pouvoirs commençaient à faiblir à peu près autour de cinquante.
— Entendu, dit Skar. J’avais hâte de boire à nouveau le jus de crémillon
de Roc, de toute manière.
— Du jus de crémillon ? répéta Sigzil alors qu’il portait sa boisson à ses
lèvres.
En dehors de Rlain, la peau brun foncé de Sigzil était la plus différente de
celle du reste de l’équipe – bien que les hommes de pont semblent se
soucier assez peu de la couleur de peau. Pour eux, seuls comptaient les
yeux. Rlain avait toujours trouvé ça étrange car, parmi ceux-qui-écoutent,
les motifs de votre peau étaient parfois une question d’importance.
— Donc…, reprit Skar. Est-ce qu’on va parler de Renarin ?
Les vingt-huit hommes échangèrent des regards, et beaucoup s’assirent
autout du tonneau de la boisson de Roc comme ils le faisaient autrefois
autour du feu de cuisine. Il y avait un nombre suspect de seaux à utiliser en
guise de tabourets, comme si Roc l’avait prévu. Le Mangecorne lui-même
s’appuyait contre la table qu’il avait apportée pour y placer les coupes, un
torchon jeté sur l’épaule.
— Pourquoi ça ? lança Kaladin, songeur, en balayant le groupe du regard.
— Il passe beaucoup de temps avec les scribes qui étudient la cité-tour,
expliqua Natam.
— L’autre jour, intervint Skar, il parlait de ce qu’il fait là-bas. Ça donnait
franchement l’impression qu’il apprenait à lire.
Les hommes remuèrent d’un air gêné.
— Et alors ? dit Kaladin. Quel est le problème ? Sigzil sait lire sa propre
langue. Bourrasques, même moi, je sais lire les glyphes.
— Ce n’est pas pareil, répliqua Skar.
— C’est féminin, ajouta Drehy.
— Drehy, soupira Kaladin, vous fréquentez littéralement un homme.
— Et alors ?
— Ouais, qu’êtes-vous en train de dire, Kal ? aboya Skar.
— Rien ! Je pensais simplement que Drehy pourrait éprouver de
l’empathie…
— Ce n’est pas très juste, répondit Drehy.
— Ouais, ajouta Lopen. Drehy aime les autres types. C’est comme si… il
voulait passer encore moins de temps avec les femmes que nous autres.
C’est le contraire du féminin. On pourrait même dire que ça le rend encore
plus viril.
— Ouais, acquiesça Drehy.
Kaladin se frotta le front, et Rlain compatit. C’était triste que les humains
se voient contraints d’adopter constamment la forme d’accouplement. Ils
étaient toujours distraits par les émotions et les passions charnelles, et
n’avaient pas encore atteint un stade où ils pouvaient ignorer tout ça.
Il éprouvait de l’embarras pour eux – ils se souciaient simplement trop de
ce qu’une personne devait ou ne devait pas faire. C’était parce qu’ils
n’avaient pas de formes entre lesquelles alterner. Si Renarin voulait être un
érudit, libre à lui.
— Je suis désolé, reprit Kaladin, qui tendit la main pour apaiser les
hommes. Je ne cherchais pas à insulter Drehy. Mais bourrasques, soldats,
nous savons que les choses sont en train de changer. Regardez-nous un
peu : nous sommes en train de devenir des pâles-iris ! Nous avons déjà
intégré cinq femmes au Pont Quatre, et elles vont se battre avec des lances.
Toutes les conventions sont bouleversées – et c’est grâce à nous. Alors
accordons un peu de latitude à Renarin, d’accord ?
Rlain hocha la tête. Kaladin était réellement un homme bien. Malgré tous
ses défauts, il faisait encore plus d’efforts que les autres.
— J’ai chose à ajouter, ajouta Roc. Au cours des dernières semaines,
combien d’entre vous sont venus me voir en disant que vous aviez
l’impression de ne pas être à votre place actuellement dans le Pont Quatre ?
Le silence tomba sur le plateau. Enfin, Sigzil leva la main. Suivi par Skar.
Et plusieurs autres, parmi lesquels Hobber.
— Hobber, tu n’es pas venu me trouver.
— Ah. D’accord, mais j’en ai eu envie, Roc. (Il baissa les yeux.) Tout est
en train de changer. Je ne sais pas si je suis capable de suivre l’allure.
— J’ai encore des cauchemars, dit tout bas Leyten, sur ce que nous avons
vu dans les entrailles d’Urithiru. Je suis le seul ?
— J’ai problème aléthi, déclara Huio. Ça me fait… embarras. Seul.
— J’ai le vertige, ajouta Torfin. C’est terrifiant pour moi de voler là-haut.
Quelques-uns lancèrent des coups d’œil à Teft.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il. Vous vous attendez à ce qu’on se mette tous
à échanger nos émotions parce que ce crétin de Mangecorne vous a fait la
leçon ? Allez aux foudres. C’est un miracle que je ne sois pas en train de
brûler de la mousse à chaque heure de la journée, alors que je dois supporter
toute votre bande.
Natam lui tapota l’épaule.
— Et moi, je refuse de me battre, ajouta Roc. Je sais que certains d’entre
vous n’apprécient pas. Ça me fait sentir différent. Pas seulement parce que
je suis le seul de l’équipe avec barbe digne de ce nom. (Il se pencha vers
l’avant.) La vie est réellement en train de changer. Nous allons tous nous
sentir seuls à cause de ça, oui ? Ha ! Peut-être que nous pouvons nous sentir
seuls ensemble.
Tous semblèrent rassurés par cette idée. Enfin, à part Lopen, qui s’était
esquivé discrètement et qui, curieusement, soulevait des rochers de l’autre
côté du plateau pour regarder en dessous. Même parmi les humains, il était
étrange.
Les hommes se détendirent et se mirent à bavarder. Hobber asséna une
tape dans le dos de Rlain, mais personne ne lui demanda de manière plus
précise comment il se sentait. Était-il puéril de sa part d’éprouver de la
frustration ? Ils pensaient tous être seuls, n’est-ce pas ? Ils avaient tous le
sentiment de ne pas être à leur place ? Savaient-ils seulement ce que c’était
d’appartenir à une espèce différente ? Une espèce avec laquelle ils étaient
actuellement en guerre – une espèce dont tous les membres avaient été soit
massacrés, soit corrompus ?
Les gens de la tour le regardaient avec une haine manifeste. Ses amis
n’en faisaient rien, mais ils aimaient décidément se féliciter pour ça. Nous
comprenons que tu n’es pas comme les autres, Rlain. Ton apparence, tu n’y
peux rien.
Il se cala sur Contrariété et resta assis là jusqu’à ce que Kaladin envoie
les autres former les aspirants Marchevents. Kaladin s’entretint tout bas
avec Roc, puis se détourna et hésita en voyant Rlain assis là sur son seau.
— Rlain, lui dit Kaladin, pourquoi ne prenez-vous pas le reste de la
journée ?
Et si je n’ai pas envie d’un traitement de faveur parce que vous avez pitié
de moi ?
Kaladin s’accroupit à côté de Rlain.
— Hé là. Vous avez entendu ce qu’a dit Roc. Je sais ce que vous
ressentez. Nous pouvons vous aider à y faire face.
— Ah oui, vraiment ? Vous savez réellement ce que je ressens, Kaladin
Béni-des-foudres ? Ou c’est simplement quelque chose que disent les
hommes ?
— J’imagine que c’est quelque chose que disent les hommes, admit
Kaladin, avant d’approcher un seau retourné pour lui-même. Pouvez-vous
me dire quel effet ça fait ?
Voulait-il réellement le savoir ? Rlain y réfléchit, puis se cala sur
Résolution.
— Je peux essayer.
J’éprouve également une relative incertitude face à votre subterfuge. Pourquoi ne
pas vous être présenté à moi auparavant ? Comment se fait-il que vous puissiez
vous cacher ? Qui êtes-vous réellement, et comment savez-vous tant de choses sur
Adonalsium ?
Dalinar apparut dans la cour d’une étrange forteresse munie d’un unique
mur très haut de pierres rouge sang. Elle comblait une large brèche dans une
formation rocheuse montagneuse.
Autour de lui, des hommes transportaient des fournitures ou s’occupaient
d’une manière ou d’une autre, allaient et venaient entre des bâtiments
construits contre les murs de pierre naturels. Dans l’air hivernal, l’haleine
de Dalinar était visible devant lui.
Il serrait la libre-main de Navani dans sa main gauche, et celle de Jasnah
dans la droite. Ça avait marché. Son contrôle sur ces visions augmentait au-
delà même de ce que le Père-des-tempêtes avait cru possible. Aujourd’hui,
en leur tenant la main, il avait amené Navani et Jasnah avec lui sans
tempête majeure.
— Formidable, déclara Navani en serrant ses doigts. Ce mur est aussi
majestueux que vous le décriviez. Et les gens… Des armes en bronze cette
fois encore, très peu d’acier.
— Cette armure est spiricantée, déclara Jasnah en lâchant sa main.
Regardez les marques de doigts sur le métal. C’est du fer bruni, pas de
l’acier véritable, spiricanté sous cette forme à partir de l’argile. Je me
demande… l’accès aux Spiricantes a-t-il retardé leur besoin d’apprendre à
fondre le métal ? Il est difficile de travailler l’acier. On ne peut pas
simplement le fondre au-dessus d’un feu, comme le bronze.
— Donc…, l’interrogea Dalinar. À quelle époque sommes-nous ?
— Il y a peut-être deux mille ans, répondit Jasnah. Ce sont là des épées
haravingiennes, et vous voyez ces voûtes ? Architecture classique tardive,
mais avec du colorant bleu délavé sur les capes, au lieu de teintures bleues
véritables. Ajoutez-y la langue dans laquelle vous avez parlé, que ma mère
a consignée la dernière fois, et je suis à peu près sûre de moi. (Elle étudia
des soldats de passage.) Une coalition multiethnique ici, comme pendant les
Désolations – mais si j’ai raison, c’est plus de deux mille ans après
Aharietiam.
— Ils combattent quelqu’un, dit Dalinar. Les Radieux se retirent d’une
bataille, puis abandonnent leurs armes dans le champ à l’extérieur.
— Ce qui situe la Félonie un peu plus récemment que Masha-fille-Shaliv
ne le faisait dans ses écrits, répondit Jasnah, songeuse. D’après ce que j’ai
lu des comptes rendus de vos visions, c’est la dernière sur un plan
chronologique – même s’il est difficile de situer celle où vous surplombiez
les ruines de Kholinar.
— Qui peuvent-ils être en train d’affronter ? interrogea Navani tandis que
les hommes situés en haut du mur donnaient l’alarme. (Des cavaliers
quittèrent le donjon au galop, partis enquêter.) C’est bien après le départ des
Néantifères.
— Il pourrait s’agit de la Fausse Désolation, fit observer Jasnah.
Dalinar et Navani se tournèrent tous deux vers elle.
— Une légende, expliqua Jasnah. Considérée comme pseudo-historique.
Dovcanti a écrit une épopée à ce sujet il y a environ mille cinq cents ans.
Elle affirme que certains Néantifères ont survécu à Aharietiam, et qu’il y a
eu de nombreux conflits avec eux par la suite. C’est une source considérée
comme peu fiable, mais uniquement parce que beaucoup d’ardents
d’époques ultérieures affirment qu’aucun Néantifère ne peut avoir survécu.
Je tendrais à penser qu’il s’agit d’un conflit avec les parshes avant qu’ils
n’aient été, d’une manière ou d’une autre, privés de leur capacité à changer
de forme.
Elle se tourna vers Dalinar, le regard pétillant, et il hocha la tête. Puis elle
s’éloigna pour aller recueillir toutes les informations historiques qu’elle
pourrait dénicher.
Navani tira des instruments de sa sacoche.
— D’une manière ou d’une autre, je vais découvrir où se trouve ce
« Donjon de Rougefièvre », même si je dois brutaliser ces gens pour qu’ils
dessinent une carte. Peut-être pourrions-nous envoyer des érudits à cet
endroit et trouver des indices sur la Félonie.
Dalinar se dirigea vers la base du mur. C’était réellement un édifice
majestueux, typique des contrastes étranges de ces visions : un peuple
classique, sans fabriaux ni même métallurgie digne de ce nom, mais
disposant de prodiges.
Un groupe d’hommes descendit les marches à la file depuis le sommet du
mur. Ils étaient suivis par le Premier Aqasix d’Azir, Son Excellence
Yanagawn Premier. Alors que Dalinar avait amené Navani et Jasnah grâce
au contact physique, il avait demandé au Père-des-tempêtes de faire venir
Yanagawn. La tempête majeure se déchaînait actuellement en Azir.
Le jeune homme vit Dalinar et s’arrêta.
— Vais-je devoir me battre aujourd’hui, Épine Noire ?
— Pas aujourd’hui, Votre Excellence.
— Je commence vraiment à me fatiguer de ces visions, déclara
Yanagawn en descendant les dernières marches.
— Cette fatigue ne disparaît jamais, Votre Excellence. En réalité, elle
s’est même accrue à mesure que je commençais à comprendre l’importance
de ce que j’y ai vu, et le fardeau qu’elles placent sur mes épaules.
— Ce n’est pas ce que j’entendais par « fatiguer ».
Dalinar ne répondit pas, mains jointes devant lui tandis qu’ils marchaient
ensemble jusqu’à la poterne, d’où Yanagawn regarda les événements se
dérouler à l’extérieur. Des Radieux traversaient la plaine ou descendaient du
ciel. Ils invoquaient leur Lame, suscitant l’inquiétude des soldats qui les
regardaient.
Les chevaliers plantèrent leur épée dans le sol, puis les abandonnèrent.
Ils laissèrent également leur armure. Des Éclats d’une valeur inestimable, et
ils y renonçaient.
Le jeune empereur ne semblait aucunement pressé de les affronter
comme l’avait été Dalinar. Ce dernier le prit donc par le bras pour le guider
vers l’extérieur tandis que les premiers soldats ouvraient les portes. Il ne
voulait pas que l’empereur se retrouve pris dans le raz-de-marée qui allait
suivre, lorsque les gens se précipiteraient pour s’emparer des Lames, puis se
mettraient à s’entre-tuer.
Comme précédemment dans cette vision, Dalinar avait l’impression
d’entendre les hurlements d’agonie des sprènes, la terrible douleur de ce
champ. Il en fut presque terrassé.
— Pourquoi ? lui demanda Yanagawn. Pourquoi est-ce qu’ils ont
simplement… renoncé ?
— Nous l’ignorons, Votre Excellence. Cette scène me hante. Il y a tant de
choses que je ne comprends pas. L’ignorance est devenue le thème central
de mon règne.
Yanagawn regarda autour de lui, puis se précipita vers un gros rocher
pour y grimper afin de mieux voir les Radieux. Il semblait bien plus
intéressé par cette vision que par les précédentes. C’était là quelque chose
que Dalinar pouvait respecter. La guerre était la guerre, mais cette scène…
on ne voyait jamais ces choses-là. Des hommes qui renonçaient
volontairement à leurs Éclats ?
Et cette douleur. Elle imprégnait l’air comme une effroyable puanteur.
Yanagawn s’assit sur son rocher.
— Alors pourquoi me montrer ça ? Vous ne savez même pas ce que ça
signifie.
— Si vous ne rejoignez pas ma coalition, j’ai pensé que je devais vous
fournir autant de connaissances que possible. Peut-être que nous allons
échouer, et que vous survivrez. Peut-être que vos érudits parviendront à
résoudre les énigmes là où nous n’avons pas pu. Et peut-être que vous êtes
le dirigeant dont Roshar a besoin, alors que je ne suis qu’un émissaire.
— Vous n’y croyez pas vraiment.
— Non. Mais je veux tout de même que vous ayez ces visions, au cas où.
Yanagawn tripota nerveusement les glands de son plastron en cuir.
— Je… ne suis pas aussi important que vous le croyez.
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais vous sous-estimez votre
importance. La Porte du Pacte d’Azir sera cruciale, et vous êtes le royaume
le plus puissant de l’occident. Avec Azir à nos côtés, de nombreux autres
pays se joindront à nous.
— Je voulais dire, précisa Yanagawn, que moi, je n’ai pas d’importance.
D’accord, Azir en a. Mais je ne suis qu’un gamin qu’on a placé sur le trône
parce qu’on craignait le retour de cet assassin.
— Et le miracle qu’ils mettent en avant ? La preuve apportée par les
Hérauts que vous avez été choisi ?
— C’était Lift, pas moi. (Yanagawn baissa le regard vers ses pieds, qu’il
balançait en dessous de lui.) On m’apprend à me comporter comme
quelqu’un d’important, Kholin, mais je ne le suis pas. Pas encore. Peut-être
jamais.
C’était là un nouveau visage de Yanagawn. La vision du jour l’avait
ébranlé, mais pas comme Dalinar l’avait espéré. Il est jeune, se rappela-t-il.
La vie était déjà difficile à cet âge-là, sans y ajouter la pression d’une
accession inattendue au pouvoir.
— Quelle qu’en soit la raison, dit Dalinar au jeune empereur, vous êtes le
Premier. Les vizirs ont proclamé votre élévation miraculeuse auprès du
public. Vous possédez bel et bien une certaine autorité.
Il haussa les épaules.
— Les vizirs ne sont pas des gens mauvais. Ils s’en veulent de m’avoir
mis à cette place. Ils me donnent une éducation – ils me l’enfoncent dans la
gorge, pour être franc – et ils s’attendent à ce que je participe. Mais je ne
gouverne pas l’empire.
» Ils ont peur de vous. Très peur. Plus que de l’assassin. Il a brûlé les
yeux des empereurs, mais on peut remplacer des empereurs. Vous, en
revanche, représentez quelque chose de bien plus redoutable. Ils vous
croient capable de détruire notre culture tout entière.
— Aucun Aléthi ne mettra le pied sur la pierre azéenne, déclara Dalinar.
Mais venez me voir, Votre Excellence. Dites-leur que vous avez reçu ces
visions, que les Hérauts veulent au minimum que vous vous rendiez à
Urithiru. Dites-leur que les possibilités ainsi offertes pèsent bien plus lourd
que le danger d’ouvrir la Porte du Pacte.
— Et si ça se reproduit ? s’enquit Yanagawn en désignant le champ de
Lames d’Éclat.
Des centaines d’entre elles dépassaient du sol, argentées, reflétant la
lumière du soleil. Les hommes sortaient maintenant du donjon en masse
pour affluer vers ces armes.
— Nous nous assurerons que ça n’arrive pas. D’une manière ou d’une
autre. (Dalinar étrécit les yeux.) J’ignore ce qui a provoqué la Félonie, mais
je peux le deviner. Ils ont perdu leur vision, Votre Excellence. Ils se sont
mêlés de politique et ont laissé des dissensions naître entre eux. Ils ont
oublié leur objectif : protéger Roshar pour son peuple.
Yanagawn le regarda d’un air songeur.
— C’est rude. Vous paraissiez toujours tellement respecter les Radieux
jusqu’à présent.
— Je respecte ceux qui se sont battus lors des Désolations. Ceux-là, je
peux les comprendre. Moi aussi, il m’est arrivé de me laisser distraire par
des considérations mesquines. Mais les respecter ? Non. (Il frissonna.) Ils
ont tué leurs sprènes. Ils ont trahi leurs serments ! Ce ne sont peut-être pas
des individus malveillants, comme l’histoire les représente, mais dans cet
instant ils ont échoué à faire ce qui était juste. Ils ont abandonné Roshar.
Le Père-des-tempêtes gronda au loin, en accord avec ces impressions.
Yanagawn pencha la tête sur le côté.
— Qu’y a-t-il ? lui dit Dalinar.
— Lift n’a pas confiance en vous, répondit-il.
Dalinar regarda autour de lui, s’attendant à la voir apparaître comme elle
l’avait fait dans les deux visions précédentes qu’il avait montrées à
Yanagawn. Il ne vit aucune trace de la jeune Reshie que le Père-des-
tempêtes haïssait tant.
— C’est parce que, poursuivit Yanagawn, vous vous faites passer pour
quelqu’un de tellement droit. Elle dit que tous les gens qui se comportent
comme vous cherchent à cacher des choses.
Un soldat s’approcha d’eux et parla à Yanagawn avec la voix du Tout-
Puissant.
— Ce sont les premiers.
Dalinar recula, laissant le jeune empereur écouter le Tout-Puissant réciter
son bref discours lié à cette vision. Ces événements s’inscriront dans
l’histoire. Ils seront tristement célèbres. Vous donnerez beaucoup de noms à
ce qui s’est passé ici.
Le Tout-Puissant prononça les mêmes mots qu’il avait adressés à Dalinar.
La Nuit des Tourments viendra, ainsi que la Grande Désolation. La
Tempête Éternelle.
Les hommes qui se trouvaient sur ce champ rempli d’Éclats
commencèrent à se battre pour les armes. Pour la première fois de l’histoire,
des hommes entreprirent de se massacrer mutuellement avec des sprènes
morts. Enfin, Yanagawn s’estompa et disparut de la vision. Dalinar ferma
les yeux et sentit le Père-des-tempêtes s’éloigner. Tout commença à
s’effacer…
Et pourtant non.
Dalinar ouvrit les yeux. Il se trouvait toujours sur le champ devant le haut
mur rouge sang du Donjon de Rougefièvre. Les hommes se battaient pour
les Lames d’Éclat tandis que des voix demandaient à tous de se montrer
patients.
Ceux qui s’empareraient d’un Éclat ce jour-là deviendraient des
dirigeants. Dalinar était contrarié par l’idée que les meilleurs hommes, ceux
qui appelaient à la modération ou formulaient des inquiétudes, seraient rares
dans leurs rangs. Ils n’étaient pas assez agressifs pour prendre l’avantage.
Pourquoi se trouvait-il toujours ici ? La dernière fois, la vision s’était
terminée avant.
— Père-des-tempêtes ? appela-t-il.
Pas de réponse. Dalinar se retourna.
Un homme en blanc et or se tenait là.
Dalinar sursauta et recula précipitamment. L’homme était âgé, avec un
large visage ridé et des cheveux d’un blanc d’os repoussés en arrière
comme sous l’effet du vent. Une épaisse moustache mêlée d’un soupçon de
noir rejoignait une courte barbe blanche. Il semblait être shinove, à en juger
par sa peau et ses yeux, et il portait une couronne en or dans ses cheveux
blancs.
Ces yeux… ils étaient anciens, entourés de rides profondes, et ils
pétillaient de joie lorsqu’il sourit à Dalinar et posa un sceptre doré sur son
épaule.
Soudain terrassé, Dalinar tomba à genoux.
— Je vous connais, murmura-t-il. Vous êtes… vous êtes Lui. Dieu.
— Oui, répondit l’homme.
— Où étiez-vous ? l’interrogea Dalinar.
— J’ai toujours été ici, déclara Dieu. Toujours avec vous, Dalinar. Oh, je
vous observe depuis très, très longtemps.
— Ici ? Vous… n’êtes pas le Tout-Puissant, n’est-ce pas ?
— Honneur ? Non, il est bel et bien mort, comme on vous l’a dit. (Le
sourire du vieillard s’intensifia, sincère et bienveillant.) Je suis l’autre,
Dalinar. On m’appelle Abjection.
Si vous souhaitez me parler à nouveau, je vous demande une franchise absolue.
Revenez dans mes terres, approchez mes serviteurs, et je verrai ce que je peux faire
pour votre quête.
Abjection.
Dalinar se releva d’un bond, recula vivement et chercha une arme qu’il
ne possédait pas.
Abjection. Qui se tenait devant lui.
Le Père-des-tempêtes s’était éloigné, au point qu’il avait presque disparu
– mais Dalinar percevait une faible émotion provenant de lui. Une plainte,
comme s’il résistait contre quelque chose de lourd ?
Non. Non, c’était un geignement.
Abjection posa son sceptre doré contre la paume de sa main, puis se
tourna pour regarder les hommes se disputer les Lames d’Éclat.
— Je me rappelle ce jour-là, déclara Abjection. Quelle passion. Et
quelles pertes. Effroyable pour beaucoup, mais glorieux pour d’autres. Vous
vous trompez sur la raison de la chute des Radieux, Dalinar. Il y avait des
luttes internes entre eux, c’est vrai, mais pas plus qu’à d’autres ères.
C’étaient des hommes et des femmes honnêtes, qui divergeaient parfois
dans leur vision des choses mais restaient unis dans leur désir d’agir pour le
mieux.
— Qu’attendez-vous de moi ? lui lança Dalinar, main contre sa poitrine,
respirant très vite.
Bourrasques. Il n’était pas prêt.
Pouvait-il jamais être prêt pour ce moment ?
Abjection se dirigea vers un petit rocher et s’y assit. Il soupira de
soulagement, comme un homme qui se décharge d’un lourd fardeau, puis
désigna l’espace à côté de lui.
Dalinar resta parfaitement immobile.
— On vous a placé dans une position difficile, mon fils, lui dit Abjection.
Vous êtes le premier à vous lier au Père-des-tempêtes dans son état actuel.
Le saviez-vous ? Vous êtes profondément relié aux vestiges d’un dieu.
— Que vous avez tué.
— Oui. Je finirai par tuer l’autre, également. Elle s’est cachée quelque
part, et je suis trop… entravé.
— Vous êtes un monstre.
— Oh, Dalinar. C’est vous qui me dites ça ? Osez m’affirmer que vous ne
vous êtes jamais trouvé en conflit avec quelqu’un que vous respectiez. Que
vous n’avez jamais tué un homme parce que vous le deviez, même si, dans
un monde idéal, il n’aurait pas dû le mériter ?
Dalinar ravala une réplique. Oui, il l’avait fait. Trop souvent.
— Je vous connais, Dalinar, reprit Abjection. (Il sourit de nouveau, avec
une expression paternelle.) Venez vous asseoir. Je ne vais pas vous dévorer,
ni vous brûler d’un seul contact.
Dalinar hésita. Il faut que tu entendes ce qu’il a à te dire. Même les
mensonges de cette créature peuvent t’en apprendre plus qu’un monde de
vérités ordinaires.
Il s’approcha, puis s’assit avec raideur.
— Que savez-vous sur nous trois ? lui demanda Abjection.
— En toute franchise, je ne savais même pas que vous étiez trois.
— Même davantage, en réalité, répliqua distraitement Abjection. Mais
seulement trois dont vous deviez vous soucier. Moi-même. Honneur.
Culture. Vous parlez d’elle, n’est-ce pas ?
— Sans doute, répondit Dalinar. Certaines personnes l’identifient à
Roshar, le sprène du monde lui-même.
— Voilà qui lui plairait, commenta Abjection. Si seulement je pouvais
simplement lui accorder cette place.
— Alors faites-le. Laissez-nous tranquilles. Partez.
Abjection se tourna vers lui si vivement que Dalinar sursauta.
— Est-ce là, fit calmement Abjection, une proposition de me libérer de
mes liens, de la part de l’homme qui détient les vestiges du nom et du
pouvoir d’Honneur ?
Dalinar balbutia. Crétin. Tu n’es pas une recrue sans expérience.
Reprends-toi.
— Non, dit-il fermement.
— Bon, très bien, dans ce cas. (Abjection sourit, le regard pétillant.) Oh,
ne vous inquiétez donc pas tant. Ces choses-là doivent être effectuées
correctement. Je partirai bel et bien si vous me libérez, mais seulement si
vous le faites par Intention.
— Et quelles seraient les conséquences si je vous libérais ?
— Eh bien, dans un premier temps, je me chargerais de la mort de
Culture. Il y aurait également… d’autres conséquences, comme vous les
appelez.
Les yeux brûlaient tandis que les hommes distribuaient d’amples coups
avec leurs Lames d’Éclat, tuant d’autres hommes qui étaient, encore
quelques instants plus tôt, leurs camarades. C’était une lutte démente et
désespérée pour s’emparer du trône.
— Et vous ne pouvez pas simplement… partir ? l’interrogea Dalinar.
Sans tuer personne ?
— Laissez-moi vous poser une question en retour. Pourquoi avez-vous
repris le contrôle d’Alethkar à ce pauvre Elhokar ?
— Je…
Ne réponds pas. Ne lui donne pas de munitions.
— Vous saviez que c’était pour le mieux, reprit Abjection. Vous saviez
qu’Elhokar était faible, et que le royaume souffrirait de l’absence d’une
autorité ferme. Vous avez pris le contrôle pour le bien de tous, et Roshar en
a grandement profité.
Non loin de là, un homme chancelait vers eux, s’éloignant de la mêlée en
boitant. Ses yeux brûlèrent lorsqu’une Lame d’Éclat lui traversa le dos,
dépassant de sa poitrine sur près d’un mètre. Il bascula vers l’avant, deux
lignes de fumée jumelles s’échappant de ses yeux.
— Un homme ne peut servir deux dieux à la fois, Dalinar, reprit
Abjection. Ainsi donc, je ne puis la laisser derrière moi. En réalité, je ne
puis laisser derrière moi les Parcelles d’Honneur, comme j’ai cru pouvoir le
faire autrefois. Je vois déjà comment ça pourrait mal tourner. Une fois que
vous m’aurez libéré, ma transformation de ce royaume sera considérable.
— Vous croyez que vous ferez mieux ? (Dalinar humecta sa bouche, qui
s’était asséchée.) Mieux que d’autres ne le feraient pour cette terre ? Vous,
une manifestation de la haine et de la douleur ?
— On m’appelle Abjection, répondit le vieil homme. Un nom correct. Il
possède un certain mordant. Mais le mot est trop restrictif pour me décrire,
et vous devriez savoir que ce n’est pas tout ce que je représente.
— À savoir ?
Il se tourna vers Dalinar.
— La passion, Dalinar Kholin. Je suis l’émotion incarnée. Je suis l’âme
des sprènes et des hommes. Je suis le désir, la joie, la haine, la colère et la
jubilation. Je suis la gloire et je suis le vice. Je suis la chose même qui fait
que les hommes sont des hommes.
» Honneur ne s’intéressait qu’aux liens. Pas au sens des liens et des
serments, simplement au fait qu’ils soient maintenus. Culture veut
uniquement voir la transformation. La croissance. Qu’ils soient positifs ou
négatifs lui importe bien peu. La douleur des hommes n’est rien à ses yeux.
Moi seul la comprends. Moi seul m’en soucie, Dalinar.
Je n’y crois pas, se dit Dalinar. Je ne peux pas y croire.
Le vieil homme soupira, puis se remit debout.
— Si vous pouviez voir le résultat de l’influence d’Honneur, vous ne
seriez pas si prompt à me nommer dieu de colère. Séparez les émotions des
hommes, et vous obtiendrez des créatures comme Nale et ses Clivecieux.
Voilà ce qu’Honneur vous aurait donné.
Dalinar désigna l’effroyable combat qui se déroulait devant eux sur le
champ.
— Vous disiez que je me trompais quant à ce qui a poussé les Radieux à
abandonner leurs serments. De quoi s’agissait-il en réalité ?
Abjection sourit.
— La passion, jeune homme. La passion, splendide et magnifique.
L’émotion. C’est ce qui définit les humains – bien que vous en soyez, en
toute ironie, de piètres vaisseaux. Elle vous remplit tout entier et vous brise,
à moins que vous ne trouviez quelqu’un avec qui partager le fardeau. (Il
regarda en direction des mourants.) Mais pouvez-vous imaginer un monde
sans elle ? Non. Pas un monde dans lequel je voudrais vivre. Demandez-le à
Culture, la prochaine fois que vous la verrez. Demandez-lui ce qu’elle
voudrait pour Roshar. Je crois que vous conviendrez que je suis le meilleur
choix d’entre nous deux.
— La prochaine fois ? s’étonna Dalinar. Je ne l’ai jamais vue.
— Bien sûr que si, affirma Abjection, qui se détourna pour s’éloigner.
Elle vous a simplement volé ce souvenir. La façon dont elle s’y est prise…
ce n’est pas ainsi que je vous aurais aidé. Elle vous a volé une partie de
vous, en vous laissant pareil à un aveugle qui ne se rappelle pas qu’il a
autrefois possédé la vue.
Dalinar se leva.
— Je vous offre un duel de champions. Les conditions restent à définir.
L’accepterez-vous ?
Abjection s’arrêta, puis se tourna lentement.
— Parlez-vous au nom du monde entier, Dalinar Kholin ? Faites-vous
cette proposition pour l’ensemble de Roshar ?
Bourrasques. Le ferait-il ?
— Je…
— Quoi qu’il en soit, je refuse. (Abjection se redressa davantage,
souriant avec un air entendu assez troublant.) Je n’ai pas besoin de courir un
tel risque, car je sais, Dalinar Kholin, que vous prendrez la bonne décision.
Vous allez me libérer.
— Non. (Dalinar se leva.) Vous n’auriez pas dû vous révéler, Abjection.
Je vous ai craint autrefois, mais il est plus facile de craindre ce que l’on ne
comprend pas. Je vous ai vu à présent, et je peux vous combattre.
— Ah oui, vous m’avez vu ? Curieux.
Abjection sourit à nouveau.
Puis tout devint blanc. Dalinar se retrouva debout sur une particule de
néant qui était le monde entier, levant les yeux vers une flamme éternelle
qui enveloppait toutes choses. Elle s’étendait dans toutes les directions,
d’un rouge virant ensuite à l’orange avant d’adopter un blanc étincelant.
Puis, curieusement, les flammes semblèrent adopter une profonde
noirceur, d’un violet furieux.
Brûlante.
Omniprésente.
Le pouvoir.
C’était le hurlement de mille guerriers sur le champ de bataille.
C’était le moment du toucher le plus sensuel et de l’extase.
C’était la douleur de la perte, la joie de la victoire.
Et c’était aussi la haine. Une haine profonde et palpitante qui cherchait
activement à faire fondre toute chose. C’était la chaleur de mille soleils, la
béatitude de chaque baiser, c’étaient les vies de tous les hommes
rassemblées en une, définie par tout ce qu’ils ressentaient.
Même n’en absorber que la plus infime fraction terrifiait Dalinar. Ça le
rendait minuscule et fragile. Il savait que, s’il buvait ce feu noir brut,
concentré, liquide, il ne serait plus rien en un instant. La planète Roshar tout
entière s’éteindrait, sans plus d’importance que les volutes de fumée d’une
bougie que l’on mouchait.
Tout s’estompa, et Dalinar se retrouva étendu sur la pierre à l’extérieur
du Donjon de Rougefièvre, regard braqué vers le haut. Au-dessus de lui, le
soleil semblait faible et froid. Tout paraissait gelé par contraste.
Abjection s’agenouilla à côté de lui, puis l’aida à se mettre en position
assise.
— Là, là. C’était un tantinet trop, n’est-ce pas ? J’avais oublié à quel
point ça peut être écrasant. Tenez, buvez un peu.
Il tendit une outre à Dalinar.
Ce dernier la regarda d’un air perplexe, puis leva les yeux vers le vieil
homme. Dans le regard d’Abjection, il vit ce feu violet-noir. Au plus
profond de lui. La personne avec laquelle s’entretenait Dalinar n’était pas le
dieu, ce n’était qu’un visage, un masque.
Car si Dalinar devait affronter la force véritable derrière ces yeux
souriants, il deviendrait fou.
Abjection lui tapota l’épaule.
— Prenez une minute, Dalinar. Je vais vous laisser ici. Détendez-vous.
C’est…
Il s’interrompit puis fronça les sourcils et pivota sur ses talons. Il
parcourut les rochers du regard.
— Qu’y a-t-il ? lui lança Dalinar.
— Rien du tout. Rien que l’esprit d’un vieil homme qui lui joue des
tours. (Il lui donna une petite tape sur le bras.) Nous nous reparlerons, je
vous le promets.
Il disparut en un clin d’œil.
Dalinar retomba en arrière, complètement vidé. Bourrasques. C’est…
Bourrasques.
— Ce type, dit la voix d’une fillette, est flippant.
Dalinar remua et s’assit, non sans mal. Une tête surgit de derrière des
rochers tout proches. Peau brun clair, yeux pâles, longs cheveux noirs,
maigre, traits juvéniles.
— Enfin, tous les vieillards sont flippants, ajouta Lift. Franchement.
Avec leurs rides et leurs « Hé, tu veux des friandises ? », et puis : « Tiens,
écoute-moi cette histoire assommante. » Moi, j’suis pas dupe. Ils peuvent se
donner tout le mal qu’ils veulent pour paraître gentils, mais personne ne
devient vieux sans avoir détruit tout un tas de vies.
Elle grimpa par-dessus les rochers. Elle portait à présent d’élégants
vêtements azéens, comparés au pantalon et à la chemise très simples de la
fois précédente. Motifs colorés sur la robe, un épais pardessus et un bonnet.
— Même par rapport à la moyenne des vieux, celui-là était super
flippant, dit-elle tout bas. C’était quoi ce truc, cul-bien-ferme ? Il avait pas
l’odeur d’une vraie personne.
— On l’appelle Abjection, lâcha Dalinar, épuisé. Et c’est ce que nous
combattons.
— Ah. Comparé à ça, vous n’êtes rien.
— Merci ?
Elle hocha la tête, comme si c’était un compliment.
— Je vais parler à Gawx. Vous avez de bonnes choses à manger dans
votre cité-tour, là ?
— Nous pouvons vous en préparer.
— Ouais, je me fiche de savoir ce que vous préparez. Qu’est-ce que vous
mangez ? Est-ce que c’est bon ?
— … Oui ?
— Pas des rations militaires ou des bêtises dans ce genre-là, hein ?
— Pas en règle générale.
— Génial. (Elle regarda l’endroit où Abjection avait disparu, puis
frissonna visiblement.) On vous rendra visite. (Elle hésita, puis lui donna un
petit coup sur le bras.) Ne parlez pas à Gawx de ce truc, Abjection,
d’accord ? Il a déjà trop de vieilles personnes dont s’inquiéter.
Dalinar hocha la tête.
La fillette bizarre disparut et, quelques instants plus tard, la vision
s’évanouit enfin.
FABRIAUX MODIFICATEURS
Amplificateurs : Ces fabriaux sont conçus pour accroître quelque chose.
Ils peuvent créer de la chaleur, de la douleur ou même un vent calme, par
exemple. Ils sont nourris – comme tous les fabriaux – par la Fulgiflamme.
Ils semblent plus efficaces avec les forces, les émotions ou les sensations.
Les prétendus semi-Éclats de Jah Keved sont créés grâce à ce type de
fabrial fixé à une feuille de métal, ce qui accroît sa durabilité. J’ai vu des
fabriaux de ce type conçus à partir de nombreuses variétés différentes de
gemmes ; je suppose que n’importe laquelle des dix Gemmes polaires fera
l’affaire.
Réducteurs : Ces fabriaux font le contraire des amplificateurs, et
semblent généralement soumis aux mêmes restrictions que leurs cousins.
Les artifabriens dont j’ai déjà reçu les confidences semblent croire qu’il est
possible de créer des fabriaux encore plus puissants que nous ne l’avons fait
jusqu’à présent, surtout en ce qui concerne les amplificateurs et les
réducteurs.
FABRIAUX ASSOCIÉS
Jumelés : En infusant un rubis et en employant une méthodologie qui ne
m’a pas encore été révélée (bien que j’en aie une petite idée), on peut créer
une paire de gemmes jumelées. Le processus nécessite de diviser le rubis
d’origine. Les deux moitiés vont ensuite créer des réactions parallèles à
distance. Les échocalames sont l’une des formes les plus courantes de ce
type de fabrial.
La conservation de force est maintenue ; par exemple, si l’une des deux
est attachée à une lourde pierre, il faudra la même force pour soulever le
fabrial jumelé que pour soulever la pierre elle-même. Il semble y avoir un
processus utilisé lors de la création du fabrial qui influe sur la distance à
laquelle on peut séparer les deux moitiés sans qu’elles cessent de produire
un effet.
Contraires : En utilisant une améthyste au lieu d’un rubis, on crée
également des moitiés de gemme jumelées, mais elles fonctionnent en
créant des réactions opposées. Par exemple, si l’on en soulève une, l’autre
sera entraînée vers le bas.
Ces fabriaux viennent à peine d’être découverts, et l’on émet déjà des
conjectures quant aux possibilités d’exploitation. Cette forme de fabrial
semble soumise à des limites inattendues, bien que je n’aie pas encore
réussi à découvrir lesquelles.
FABRIAUX INFORMATEURS
Il n’existe qu’un seul type de fabrial dans cette catégorie, connu sous le
nom officieux d’Alerteur. Un Alerteur peut avertir de la présence d’un
objet, d’une sensation, d’un sentiment ou d’un phénomène proche. Ces
fabriaux utilisent un héliodore comme catalyseur. J’ignore s’il s’agit du seul
type de gemme qui puisse fonctionner, ou s’il existe une autre raison
expliquant l’utilisation de l’héliodore.
Dans le cas de ce type de fabrial, la quantité de Fulgiflamme que l’on
peut y infuser affecte sa portée. Par conséquent, la taille de la gemme
utilisée est très importante.
MARCHEVENTS ET ATTACHES
Les récits concernant les étranges capacités de l’Assassin en Blanc m’ont
conduite jusqu’à des sources d’information qui sont, je crois, largement
inconnues. Les Marchevents étaient un ordre des Chevaliers Radieux, et ils
utilisaient deux types de Fluctomancie primaire. Les effets de cette
Fluctomancie étaient connus – familièrement parmi les membres de
l’ordre – sous le nom des Trois Attaches.
TISSER LA FLAMME
Une deuxième forme de Fluctomancie implique la manipulation de la
lumière et du son selon des tactiques illusoires répandues dans tout le
Cosmère. Cependant, contrairement aux variations présentes sur Sel, cette
méthode possède un élément spirituel puissant qui nécessite non seulement
une image mentale complète de la création escomptée, mais également un
certain niveau de connection avec elle. L’illusion ne se fonde pas
simplement sur ce que le Tisseflamme imagine, mais sur ce qu’il désire
créer.
Par bien des aspects, c’est le pouvoir le plus semblable à la variante
yoléenne d’origine, ce qui me remplit d’exaltation. Je souhaite explorer
davantage ce pouvoir, dans l’espoir d’acquérir une totale compréhension de
son lien avec les attributs cognitifs et spirituels.
SPIRICANTATION
L’art de la Spiricantation, dans lequel on transforme directement une
forme de matière en une autre en modifiant sa nature spirituelle, joue un
rôle central dans l’économie de Roshar. On l’exécute au moyen d’appareils
nommés Spiricantes, lesquels appareils (dont la majorité semblent
spécialisés dans la transformation de la pierre en céréales ou en chair) sont
utilisés pour fournir un soutien mobile aux armées ou accroître les réserves
de nourriture locales urbaines. Ce qui a permis aux royaumes de Roshar (où
l’eau fraîche est rarement un problème, grâce aux pluies des tempêtes
majeures) de déployer des armées d’une façon qui serait impensable
ailleurs.
Cependant, ce qui m’intrigue le plus au sujet de la Spiricantation, c’est ce
que nous pouvons déduire sur le monde et l’Investiture à partir de là. Par
exemple, certaines gemmes sont nécessaires pour produire certains résultats
– si vous souhaitez produire des céréales, toutefois, votre Spiricante doit
être à la fois accordé avec cette transformation mais aussi équipé d’une
émeraude (plutôt que d’une autre gemme). Il en résulte une économie
fondée sur la valeur relative de ce que les gemmes peuvent créer, et non pas
sur leur rareté. En effet, alors que la structure chimique de plusieurs de ces
variétés de gemmes est identique, en dehors d’infimes traces d’impuretés,
c’est leur couleur qui est leur caractéristique la plus importante – pas leur
composition axiale. Je suis persuadée que vous trouverez l’importance de la
teinte très intrigante, particulièrement dans sa relation avec d’autres formes
d’Investiture.
Cette relation a dû être essentielle dans la création locale du tableau que
j’ai inclus ci-dessus, qui manque de rigueur scientifique mais qui est
intrinsèquement lié aux mythes entourant la Spiricantation. Une émeraude
peut être utilisée pour créer de la nourriture – elle est ainsi
traditionnellement associée à une Essence similaire. En effet, sur Roshar, on
considère qu’il existe dix éléments, au lieu des quatre ou seize traditionnels,
selon les coutumes locales.
Curieusement, ces gemmes semblent liées aux pouvoirs originels des
Spiricantes, qui étaient un ordre des Chevaliers Radieux – mais elles ne
paraissent pas essentielles pour le fonctionnement effectif de l’Investiture,
lorsqu’elle est effectuée par un Radieux vivant. J’ignore quel est le lien ici,
quoiqu’il implique quelque chose de précieux.
Les Spiricantes – les appareils – ont été créés pour imiter les pouvoirs du
Flux de Spiricantation (ou de Transformation). Il s’agit là encore d’une
imitation mécanique de quelque chose qui n’était autrefois disponible que
pour quelques rares élus au sein d’un Art Investi. Les Lames d’Honneur sur
Roshar en sont peut-être le tout premier exemple – remontant à des milliers
d’années. Je crois qu’il existe un lien avec les découvertes effectuées sur
Scadrial et la banalisation de l’allomancie et de la ferrochimie.
ILLUSTRATIONS
Carte de Roshar
Carte des emplacements des Portes du Pacte
Carte d’Alethkar
Croquis de Shallan : La Tour
Croquis de Shallan : Couloir
Croquis de Shallan : Chevaux
Croquis de Shallan : Sprène dans le mur
Croquis de Shallan : Urithiru
In-folio : La havah vorine
Carnet de notes de Navani : modèles de navires
Glyphes aléthis, page 1
Né en 1975 dans le Nebraska, Brandon Sanderson a commencé à
publier en 2005 et s’est imposé auprès du public comme l’un des
meilleurs auteurs de fantasy de ces dernières années, grâce à son cycle
des Fils-des-brumes et à celui des Archives de Roshar. Auteur de best-
sellers traduits en plus de quinze langues, il a vendu plus de cinq
millions d’exemplaires à travers le monde.
Titre original :
OATHBRINGER
Paru chez Tor Book, New York, 2017.
Page de titre
Dédicace
Préface et remerciements
Prologue : Pleurer
1. Brisés, divisés
2. Un problème résolu
3. Élan
4. Serments
5. Pierre-d'Âtre
6. Quatre vies
8. Un mensonge puissant
10. Distractions
11. La faille
12. Négociations
13. Chaperon
Intermèdes
I-1. Puuli
I-2. Ellista
34. Résistance
36. Héros
39. Notes
42. Conséquences
43. Lancier
49. Né à la lumière
57. Passion
Intermèdes
I-4. Kaza
I-5. Taravangian
Illustrations
Le Livre de Poche
Page de copyright