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Pour Alan Layton

Qui acclamait Dalinar


(Et moi-même)
Avant même que cette série n’existe.
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS

Bienvenue dans Justicière ! La création de ce livre fut un long chemin.


Merci de votre patience. Chaque volume des Archives de Roshar est une
entreprise colossale, comme vous pourriez le déduire de la longue liste de
personnes qui va suivre.
Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de lire Dansecorde (une novella
distincte qui appartient à la série et s’intercale entre les livres II et III),
je vous conseille de le faire dès maintenant. Vous pouvez l’acheter soit
indépendamment, soit à l’intérieur du recueil Sixième du Crépuscule, qui
rassemble des novellas situées dans l’ensemble du Cosmère (l’Univers dans
lequel se déroulent cette série, Fils-des-Brumes, Elantris, Warbreaker et
quelques autres).
Cela étant, chaque série est écrite de manière à pouvoir être lue et
appréciée séparément, sans connaître ces autres livres ou séries. Si vous êtes
intrigué, vous trouverez une explication plus détaillée que j’ai rédigée à
l’adresse brandonsanderson.com/cosmere.
Venons-en à présent au défilé des noms ! Comme je le répète souvent,
bien que ce soit le mien qui figure sur la couverture, énormément de gens
contribuent à faire parvenir ces livres jusqu’à vous. Ils méritent les
remerciements les plus chaleureux qui soient, de ma part comme de la
vôtre, pour leur travail soutenu tout au long des trois années qui furent
nécessaires à l’écriture de ce livre.
Mon principal agent pour ces livres (et tout le reste) est le formidable
Joshua Bilmes, de JABberwocky. Parmi les autres membres de l’agence qui
s’y sont consacrés, je citerai Brady McReynolds, Krystyna Lopez et
Rebecca Eskilden. Je tiens également à remercier John Berlyne, mon agent
britannique, chez Zeno – ainsi que tous les agents intermédiaires qui
travaillent avec nous dans le monde entier.
Mon éditeur chez Tor pour ce projet était le toujours formidable Moshe
Feder. Je remercie tout particulièrement Tom Doherty, qui croit au projet
des Archives de Roshar depuis des années, ainsi que Devi Pillai, qui a
fourni une aide considérable sur un plan éditorial tout au long de la création
de ce roman.
D’autres personnes nous ont aidés chez Tor, parmi lesquelles Robert
Davis, Melissa Singer, Rachel Bass et Patty Garcia. Nathan Weaver a été
notre responsable de production, Meryl Gross et Rafal Gibek nos chefs de
produit, Irene Gallo notre directrice artistique, Peter Lutjen a conçu la
couverture, Greg Collins travaillé sur le graphisme intérieur et Carly
Sommerstein sur les corrections.
Chez Gollancz/Orion (mon éditeur britannique), je voudrais remercier
Gillian Redfearn, Stevie Finegan et Charlotte Clay.
Notre responsable des corrections pour cet ouvrage était Terry McGarry,
qui a fourni un excellent travail sur une grande partie de mes livres.
L’ebook a été préparé par Victoria Wallis et Caitlin Buckley chez
Macmillan.
Beaucoup de gens de ma propre société ont travaillé de longues heures
pour produire ce livre. Un roman des Archives de Roshar est synonyme de
bouclage ultra serré pour nous, chez Dragonsteel, alors ne manquez pas
d’adresser vos félicitations à l’équipe (ou, dans le cas de Peter, un gros
morceau de fromage) la prochaine fois que vous les croiserez. Notre
manageuse et directrice d’exploitation est mon adorable épouse, Emily
Sanderson. Le vice-président et directeur éditorial est l’Insistant Peter
Ahlstrom. Le directeur artistique est Isaac Stewart.
Notre responsable des produits dérivés (et la personne qui vous envoie
tous nos livres signés et tee-shirts via la boutique de
brandonsanderson.com) est Kara Stewart. La responsable de la continuité –
et la sainte gardienne du wiki privé qui nous permet de respecter la
cohérence interne – est Karen Ahlstrom. Adam Horne est mon assistant
exécutif et directeur du marketing. L’assistante d’Emily est Kathleen
Dorsey Sanderson et notre sous-fifre exécutive est Emily « Mem » Grange.
Le livre audio a été lu par mes narrateurs préférés, Michael Kramer et
Kate Reading. Je vous remercie une fois encore, l’un comme l’autre, de
nous avoir accordé un peu de temps malgré votre agenda chargé !
Justicière poursuit la tradition qui consiste à remplir les Archives de
Roshar de splendides illustrations. Nous bénéficions une fois encore d’une
fantastique couverture de Michael Whelan, dont l’attention aux détails nous
a fourni un portrait incroyablement fidèle de Jasnah Kholin. Je suis ravi
qu’elle soit mise en avant sur la couverture de ce livre, et je suis toujours
aussi honoré que Michael prenne du temps pour représenter l’univers de
Roshar, un temps qu’il ne consacre pas à son travail personnel.
Il faut un grand nombre d’artistes différents pour recréer les styles que
l’on trouve dans les éphémères d’un autre monde, et nous avons donc, cette
fois-ci, travaillé avec encore davantage de gens que précédemment. Dan
dos Santos et Howard Lyon sont responsables des peintures des Hérauts qui
figurent au début et à la fin de l’ouvrage. Je voulais que leur style évoque
les tableaux classiques de la Renaissance et de la période du romantisme
tardif, et Dan comme Howard ont dépassé mes espérances. Ces dessins ne
sont pas simplement de très belles illustrations pour un livre, ce sont de très
belles œuvres d’art tout court, qui méritent une place dans n’importe quelle
galerie.
Je me dois de signaler que Dan et Howard ont également consacré leur
talent aux illustrations intérieures, ce dont je leur suis reconnaissant. Les
gravures de mode de Dan sont assez réussies pour figurer en couverture, et
certaines des nouvelles icônes de début de chapitre créées par Howard sont
si belles que j’espère en voir davantage dans les futurs volumes.
Ben McSweeney est à nouveau des nôtres ; il nous a fourni cette fois
neuf croquis du carnet de Shallan. Malgré un déménagement entre deux
continents, un métier principal exigeant et les besoins d’une famille en train
de s’agrandir, Ben n’a jamais cessé de nous offrir des illustrations de haut
niveau. C’est un artiste formidable et un être humain précieux.
Miranda Meeks et Kelley Harris ont également prêté leur talent à ce
volume à travers des illustrations de pleine page. Toutes deux ont déjà
fourni un travail épatant par le passé, et je crois que vous adorerez leurs
contributions dans le présent roman.
Par ailleurs, un grand nombre de personnes formidables nous ont aidés en
coulisses en tant que consultants ou ont facilité d’autres aspects du travail
d’illustration sur ce livre : la David Rumsey Map Collection, Brent de
Woodsounds Flutes, Angie et Michelle chez Two Tone Press, Emily
Dunlay, David et Doris Stewart, Shari Lyon, Payden McRoberts et Greg
Davidson.
Mon groupe d’écriture pour Justicière (et ils lisent chaque semaine des
envois qui font entre cinq et huit fois la taille normale) se composait de
Karen Ahlstrom, Peter Ahlstrom, Emily Sanderson, Eric James Stone, Darci
Stone, Ben Olsen, Kaylynn ZoBell, Kathleen Dorsey Sanderson, Alan
« Leyten du Pont Quatre » Layton, Ethan « Skar du Pont Quatre »
Skarstedt, et Ben « Ne m’inclus pas dans le Pont Quatre » Olsen.
Je remercie tout particulièrement Chris « Jon » King pour ses retours sur
plusieurs scènes très délicates impliquant Teft, Will Hoyum pour ses
conseils sur les paraplégiques, et Mi’chelle Walker pour ses conseils
concernant des passages relatifs à certains troubles psychiques.
Les bêta-lecteurs étaient (inspirez profondément) Aaron Biggs, Aaron
Ford, Adam Hussey, Austin Hussey, Alice Arneson, Alyx Hoge, Aubree
Pham, Bao Pham, Becca Horn Reppert, Bob Kluttz, Brandon Cole, Darci
Cole, Brian T. Hill, Chris « Jon » King, Chris Kluwe, Cory Aitchison,
David Behrens, Deana Covel Whitney, Eric Lake, Gary Singer, Ian McNatt,
Jessica Ashcraft, Joel Phillips, Jory Phillips, Josh Walker, Mi’chelle Walker,
Kalyani Poluri, Rahul Pantula, Kellyn Neumann, Kristina Kugler, Lyndsey
« Lyn » Luther, Mark Lindberg, Marnie Peterson, Matt Wiens, Megan
Kanne, Nathan « Natam » Goodrich, Nikki Ramsay, Paige Vest, Paul
Christopher, Randy MacKay, Ravi Persaud, Richard Fife, Ross Newberry,
Ryan « Drehy » Dreher Scott, Sarah « Saphy » Hansen, Sarah Fletcher,
Shivam Bhatt, Steve Godecke, Ted Herman, Trae Cooper et William Juan.
Kristina Kugler et Kellyn Neumann se sont occupées de coordonner les
commentaires des bêta-lecteurs.
Nos « gamma-lecteurs », chargés de traquer les coquilles, réunissaient
une grande partie des bêta-lecteurs, auxquels s’ajoutaient : Benjamin
R. Black, Chris « Gunner » McGrath, Christi Jacobsen, Corbett Rubert,
Richard Rubert, Dr. Daniel Strange, David Han-Ting Chow, Donald
Mustard III, Eric Warrington, Jared Gerlach, Jareth Greeff, Jesse Y. Horne,
Joshua Combs, Justin Koford, Kendra Wilson, Kerry Morgan, Lindsey
Andrus, Lingting Xu, Loggins Merrill, Marci Stringham, Matt Hatch, Scott
Escujuri, Stephen Stinnett et Tyson Thorpe.
Comme vous pouvez le constater, ce roman est une énorme entreprise.
Sans les efforts de ces nombreuses personnes, vous tiendriez entre vos
mains un livre nettement moins abouti.
Comme toujours, j’aimerais, pour terminer, remercier ma famille : Emily
Sanderson, Joel Sanderson, Dallin Sanderson et Oliver Sanderson. Ils
tolèrent un mari et un père qui part souvent dans un autre monde pour
réfléchir aux tempêtes majeures et aux Chevaliers Radieux.
Enfin, merci à vous tous qui soutenez ces livres ! Ils ne sortent pas
toujours aussi vite que je le souhaiterais, mais c’est en partie parce que je
veux qu’ils soient aussi parfaits que possible. Vous tenez entre vos mains un
volume que je prépare et dont je planifie l’intrigue depuis près de vingt ans.
Puissiez-vous apprécier le moment que vous passerez sur Roshar.
Le voyage avant la destination.
SIX ANS PLUS TÔT

Eshonai avait toujours dit à sa sœur être persuadée qu’il y avait quelque
chose de magnifique au-delà de la colline suivante. Puis, un jour, elle était
montée au sommet d’une colline et avait découvert des humains.
Elle les avait toujours imaginés – tels que les décrivaient les chants –
comme des monstres obscurs et dépourvus de forme. Au lieu de quoi
c’étaient des créatures étranges et merveilleuses. Ils parlaient sans rythme
perceptible. Ils portaient des vêtements plus colorés que la carapace, mais
ne pouvaient pas faire pousser leur propre armure. Les tempêtes les
terrifiaient à tel point que, même lorsqu’ils voyageaient, ils se cachaient à
l’intérieur de véhicules.
Plus remarquable encore, ils ne possédaient qu’une seule forme.
Elle avait pensé dans un premier temps que les humains avaient dû
oublier leurs formes, un peu comme l’avaient fait autrefois ceux-qui-
écoutent. Ce qui avait créé entre eux une affinité immédiate.
Aujourd’hui, plus d’un an plus tard, Eshonai fredonnait sur le rythme de
Stupeur tout en aidant à décharger des tambours du chariot. Ils avaient
parcouru une longue distance pour voir la patrie humaine, et sa stupéfaction
s’était accrue à chaque pas. Cette expérience avait culminé ici, dans cette
incroyable cité de Kholinar et son magnifique palais.
Cette aire de chargement immense du côté ouest du palais était tellement
vaste que deux cents membres de ceux-qui-écoutent s’y étaient entassés
après leur arrivée initiale, sans avoir encore rempli les lieux. En effet, la
plupart de ceux-qui-écoutent ne pouvaient pas assister au festin qui se
déroulait à l’étage – où le traité entre leurs deux peuples était en train d’être
ratifié – mais les Aléthis s’étaient malgré tout assurés que l’on s’occupe
bien d’eux, apportant des montagnes de nourriture et de boissons au groupe
qui se trouvait ici.
Elle sortit du chariot et balaya du regard l’aire de chargement, fredonnant
sur Exaltation. Lorsqu’elle avait annoncé à Venli sa résolution de tracer la
carte du monde, elle avait imaginé un lieu d’exploration naturelle. Canyons
et collines, forêts et lèthes débordants de vie. Pourtant, depuis le départ, il y
avait ça ici. Qui attendait tout juste hors de leur portée.
Avec d’autres membres de ceux-qui-écoutent.
La première fois qu’Eshonai avait rencontré les humains, elle avait vu les
membres de ceux-qui-écoutent qui les accompagnaient. Une malheureuse
tribu coincée dans la forme morne. Eshonai avait supposé que les humains
s’occupaient de ces pauvres âmes privées de chants.
Oh, quelle innocence était alors la sienne.
Ces captifs n’étaient pas simplement une petite tribu, ils représentaient
une population immense. Et les humains ne s’occupaient pas d’eux.
Les humains les possédaient.
Un groupe de ces parshes, comme on les appelait, s’agglutinait à
l’extérieur du cercle de travailleurs d’Eshonai.
— Ils essaient constamment de nous aider, déclara Gitgeth sur Curiosité.
(Il secoua la tête, la barbe scintillant de gemmes de rubis assorties à la teinte
rouge dominante de sa peau.) Les petits sans-rythme veulent être près de
nous. Ils sentent que quelque chose ne tourne pas rond dans leur esprit, je
peux te le dire.
Eshonai lui tendit un tambour pris à l’arrière du chariot, puis fredonna
elle-même sur Curiosité. Elle sauta à terre et s’approcha du groupe de
parshes.
— Nous n’avons pas besoin de vous, dit-elle sur Paix en écartant les
mains. Nous préférerions nous occuper nous-mêmes de nos tambours.
Les sans-rythme portèrent sur elle un regard vide.
— Partez, leur dit-elle sur Imploration en désignant les festivités toutes
proches, où ceux-qui-écoutent et les serviteurs humains riaient ensemble
malgré la barrière de la langue. (Les humains frappaient des mains au
rythme des chants anciens que fredonnaient ceux-qui-écoutent.) Amusez-
vous.
Quelques-uns se tournèrent vers les chants et penchèrent la tête sur le
côté, mais ils ne bougèrent pas.
— Ça ne marchera pas, dit Brianlia sur Scepticisme, posant les bras au-
dessus d’un tambour proche. Ils ne peuvent tout simplement pas imaginer
ce que c’est de vivre. Ce sont des marchandises destinées à être achetées et
vendues.
Que faire de cette idée ? Des esclaves ? Klade, l’un des Cinq, était allé
trouver les marchands d’esclaves de Kholinar et avait acheté une personne
pour voir si la chose était réellement possible. Il n’avait même pas acheté
un parshe ; il y avait des Aléthis à vendre. Apparemment, les parshes
coûtaient cher, et ils étaient considérés comme des esclaves de grande
qualité. C’était ce qu’on avait expliqué à ceux-qui-écoutent comme s’ils
étaient censés en concevoir de la fierté.
Elle fredonna sur Curiosité et décrivit un signe de tête sur le côté en
regardant les autres. Gitgeth sourit et fredonna sur Paix en lui faisant signe
de partir. Tout le monde avait l’habitude qu’Eshonai s’en aille au milieu
d’un travail. Ce n’était pas qu’elle ne soit pas fiable… Enfin, peut-être que
si, mais au moins était-elle régulière.
Quoi qu’il en soit, elle serait bientôt attendue à la célébration du roi ;
parmi ceux-qui-écoutent, elle était l’une des plus douées avec la langue
humaine si morne, à laquelle elle s’était naturellement habituée. C’était un
avantage qui lui avait permis de gagner une place dans cette expédition,
mais aussi un problème. Parler la langue humaine la rendait importante, et
les gens qui devenaient trop importants ne pouvaient être autorisés à s’en
aller à la poursuite de l’horizon.
Elle quitta l’aire de chargement et monta les marches menant au palais
proprement dit, s’efforçant d’absorber la décoration, les œuvres d’art, la
splendeur impressionnante du bâtiment. Magnifique et effroyable. Des gens
qui étaient achetés et vendus entretenaient cet endroit, mais était-ce là ce
qui rendait les humains libres de créer des œuvres aussi imposantes que les
sculptures des colonnes qu’elle longeait, ou les motifs incrustés dans le
marbre du sol ?
Elle croisa des soldats qui portaient leur carapace artificielle. Eshonai
n’avait pas d’armure à elle en cet instant ; elle arborait la forme de travail
au lieu de la forme de guerre, car elle aimait sa souplesse.
Les humains n’avaient pas le choix. Ils n’avaient pas perdu leur forme
comme elle l’avait cru tout d’abord, ils n’en possédaient qu’une. Ils
arboraient tout à la fois les formes d’accouplement, de travail et de guerre
pour l’éternité. Et ils affichaient leurs émotions sur leur visage beaucoup
plus que ceux-qui-écoutent. Oh, le peuple d’Eshonai pouvait rire, sourire,
pleurer. Mais pas comme ces Aléthis.
Le niveau inférieur du palais comportait de larges couloirs et galeries,
éclairés par des gemmes soigneusement taillées qui faisaient scintiller la
lumière. Des lustres étaient suspendus au-dessus d’elle, tels des soleils
brisés qui diffusaient de la lumière tout autour d’eux. Peut-être l’apparence
très simple des corps humains – avec leur peau terne de différentes nuances
de brun clair – expliquait-elle aussi pourquoi ils cherchaient à tout décorer,
depuis leurs habits jusqu’à ces colonnes.
Pourrions-nous faire ça ? se demanda-t-elle en fredonnant sur
Approbation. Si nous connaissions la forme adéquate pour créer de l’art ?
Les étages supérieurs du palais ressemblaient davantage à des tunnels.
Étroits couloirs de pierre, pièces pareilles à des abris fortifiés creusés dans
un flanc de montagne. Elle se dirigea vers la salle de banquet pour voir si
l’on avait besoin d’elle, mais elle s’arrêtait ici et là pour jeter des coups
d’œil dans les pièces. On l’avait informée qu’elle pouvait se promener à sa
guise, que le palais lui était ouvert à l’exception des zones dont les portes
étaient gardées.
Elle dépassa une pièce dont tous les murs étaient ornés de tableaux, puis
une autre munie d’un lit et de meubles. Une autre porte encore dévoila des
lieux d’aisance intérieurs avec de l’eau courante, un miracle qu’elle ne
comprenait pas encore.
Elle fouina dans une dizaine de pièces. Du moment qu’elle rejoignait les
festivités du roi à temps pour la musique, Klade et les autres membres des
Cinq ne se plaindraient pas. Ils connaissaient sa manière de fonctionner
aussi bien que tous les autres. Elle passait son temps à s’éloigner pour
fouiner, pour regarder derrière les portes…
Et découvrir le roi ?
Eshonai se figea net devant la porte entrebâillée, qui lui dévoilait
l’intérieur d’une pièce somptueuse à l’épais tapis rouge et aux murs
couverts d’étagères de livres. Tant d’informations rassemblées là dans
l’indifférence générale. Plus étonnant, le roi Gavilar en personne se tenait là
et désignait quelque chose sur une table, entouré de cinq autres personnes :
deux officiers, deux femmes en robe longue, et un vieil homme également
vêtu d’une robe.
Pourquoi Gavilar ne se trouvait-il pas au festin ? Pourquoi n’y avait-il
pas de gardes à la porte ? Eshonai se cala sur Anxiété et recula dans le
couloir, mais l’une des femmes venait de secouer légèrement Gavilar en
désignant Eshonai. Anxiété se mit à cogner sous son crâne, et elle referma
la porte.
L’instant d’après, un homme très grand vêtu d’un uniforme sortit de la
pièce.
— Le roi souhaiterait vous voir, Parshendi.
Elle feignit la perplexité.
— Monsieur ? Paroles ?
— Ne faites pas la maligne, répondit le soldat. Vous êtes l’une des
interprètes. Entrez. Vous n’avez rien à craindre.
Tandis qu’Anxiété vibrait en elle, Eshonai se laissa conduire dans le
repaire.
— Je vous remercie, Meridas, lui dit Gavilar. Laissez-nous seuls un
instant.
Tous sortirent à la file, laissant Eshonai devant la porte, en train de se
caler sur Réconfort et de fredonner tout haut – même si les humains
n’allaient pas en comprendre la signification.
— Eshonai, reprit le roi, j’ai quelque chose à vous montrer.
Il connaissait donc son nom ? Elle s’avança dans la petite pièce chauffée,
serrant très fort ses bras autour d’elle. Elle ne comprenait pas cet homme.
Pas seulement à cause de sa façon de parler, étrangère et morte. Plutôt parce
qu’elle ne pouvait pas anticiper quelles émotions tourbillonnaient là-dedans,
puisque la forme de guerre et celle d’accouplement se disputaient en lui.
Plus encore que tout autre humain, cet homme-ci la laissait perplexe.
Pourquoi leur avait-il offert un traité aussi favorable ? Il avait semblé au
départ s’agir d’un arrangement entre des tribus. C’était avant qu’elle ne
vienne ici, ne voie cette cité et les armées aléthies. Le peuple d’Eshonai
avait autrefois possédé ses propres cités, et des armées dignes d’être
convoitées. Ils le savaient grâce aux chants.
Tout ça remontait à si loin. Ils étaient un fragment d’un peuple perdu.
Des traîtres qui avaient abandonné leurs dieux pour être libres. Cet homme
aurait pu écraser ceux-qui-écoutent. Ils avaient autrefois supposé que leurs
Éclats – des armes qu’ils avaient, jusque-là, cachées aux humains –
suffiraient à les protéger. Mais elle avait désormais vu plus d’une douzaine
de Lames et de Cuirasses d’Éclat parmi les Aléthis.
Pourquoi lui souriait-il ainsi ? Que cachait-il, en ne chantant pas les
rythmes pour l’apaiser ?
— Asseyez-vous, Eshonai, insista le roi. Oh, n’ayez pas peur, petite
éclaireuse. Je voulais justement vous parler. Votre maîtrise de notre langue
est unique !
Elle s’installa sur une chaise tandis que Gavilar se baissait pour tirer
quelque chose d’une petite sacoche. L’objet brillait d’un éclat rouge de
Fulgiflamme, assemblage de gemmes et de métal conçu selon un motif
splendide.
— Savez-vous de quoi il s’agit ? demanda-t-il en le poussant doucement
vers elle.
— Non, Majesté.
— C’est ce que nous appelons un fabrial, un appareil alimenté par la
Fulgiflamme. Celui-ci crée de la chaleur. À peine un soupçon,
malheureusement, mais mon épouse est persuadée que ses érudites peuvent
en créer un qui soit capable de réchauffer une pièce. Ne serait-ce pas
formidable ? Plus de feux de cheminée dégageant de la fumée.
Eshonai ne répondit rien, bien que cette idée lui semble totalement
dépourvue de vie. Elle fredonna sur Louange afin qu’il se sente heureux de
lui en avoir parlé, et lui rendit l’objet.
— Regardez attentivement, reprit le roi Gavilar. Scrutez ses profondeurs.
Voyez-vous ce qui bouge à l’intérieur ? C’est un sprène. Voilà comment cet
appareil fonctionne.
Captif comme à l’intérieur d’un cœur-de-gemme, songea-t-elle en se
calant sur Stupeur. Ils ont fabriqué des appareils qui imitent la façon dont
nous appliquons les formes ? Les humains faisaient tant de choses avec
leurs limites !
— Les démons des gouffres ne sont pas vos dieux, n’est-ce pas ? reprit-il.
— Pardon ? demanda-t-elle en se calant sur Scepticisme. Pourquoi cette
question ?
Quelle étrange tournure prenait la conversation.
— Oh, c’est simplement une idée à laquelle j’ai réfléchi. (Il reprit le
fabrial.) Mes officiers se sentent tellement supérieurs, parce qu’ils croient
vous avoir compris. Ils vous prennent pour des sauvages, mais ils se
fourvoient. Vous n’êtes pas des sauvages. Vous êtes une enclave de
souvenirs. Une fenêtre sur le passé.
Il se pencha vers l’avant, tandis que la lumière émanant du rubis filtrait
entre ses doigts.
— J’ai besoin que vous transmettiez un message à vos dirigeants. Les
Cinq ? Vous êtes proche d’eux, et je suis surveillé. J’ai besoin de leur aide
pour accomplir quelque chose.
Elle fredonna sur Anxiété.
— Allons, poursuivit-il. Je vais vous aider, Eshonai. Saviez-vous que j’ai
découvert comment ramener vos dieux ?
Non. Elle fredonna sur le rythme des Terreurs. Non…
— Mes ancêtres, poursuivit-il en levant le fabrial devant lui, ont d’abord
appris comment retenir un sprène à l’intérieur d’une gemme. Et à l’aide
d’une gemme très spéciale, on peut même y détenir un dieu.
— Majesté, répondit-elle en osant prendre sa main dans la sienne. (Il ne
pouvait pas percevoir les rythmes. Il ne savait pas.) Je vous en supplie.
Nous ne vénérons plus ces dieux. Nous les avons quittés, abandonnés.
— Oh, mais ce sera pour votre bien, et pour le nôtre. (Il se leva.) Nous
vivons sans honneur, car vos dieux ont jadis amené les nôtres. Sans eux,
nous n’avons aucun pouvoir. Le monde est piégé, Eshonai ! Coincé dans un
état de transition morne et inerte. (Il regarda vers le plafond.) Unissez-les.
J’ai besoin d’une menace. Seul le danger les unira.
— Que…, dit-elle sur Anxiété. Qu’êtes-vous en train de dire ?
— Les parshes que nous avons réduits en esclavage étaient autrefois
comme vous. Puis nous les avons, d’une manière ou d’une autre, privés de
leur capacité à entreprendre cette transformation. Nous l’avons fait en
capturant un sprène. Un sprène ancien, crucial. (Ses yeux verts pétillaient
quand il la regarda.) J’ai vu de quelle manière ce processus peut être
inversé. Une nouvelle tempête qui fera sortir les Hérauts de leur cachette.
Une nouvelle guerre.
— C’est de la folie. (Elle se leva.) Nos dieux ont tenté de vous détruire.
— Les anciennes Paroles doivent être prononcées à nouveau.
— Vous ne pouvez pas…
Elle laissa sa phrase en suspens lorsqu’elle s’aperçut qu’une carte
recouvrait la table toute proche. Elle était très grande et représentait une
terre délimitée par les océans – et la finesse de son exécution éclipsait ses
propres tentatives en la matière.
Elle se leva et s’approcha de la table, bouche bée, tandis que le Rythme
de Stupeur résonnait en elle. C’est magnifique. Même les lustres grandioses
et les murs sculptés pâlissaient en comparaison. C’était là l’union parfaite
entre savoir et beauté.
— Je croyais que vous seriez ravie d’apprendre que nous souhaitons nous
allier à vous pour chercher à faire revenir vos dieux, déclara Gavilar. (Elle
entendait presque le Rythme de Réprimande dans ses mots éteints.) Vous
affirmez les craindre, mais pourquoi redouter ce qui vous a fait vivre ? Mon
peuple a besoin d’être uni, et moi, j’ai besoin d’un empire qui ne
succombera pas aux querelles internes après mon départ.
— Alors vous cherchez la guerre ?
— Je cherche à mettre fin à quelque chose que nous n’avons jamais
achevé. Mon peuple était autrefois Radieux, et le vôtre – les parshes – était
autrefois plein de vie. À qui bénéficie ce monde terne où mes semblables se
perdent dans d’interminables chamailleries, sans lumière pour les guider, et
où les vôtres ne valent guère mieux que des cadavres ?
Elle se retourna vers la carte.
— Où… où sont les Plaines Brisées ? Cette partie-ci ?
— C’est l’ensemble de Natanatan que vous désignez là, Eshonai ! Les
Plaines Brisées sont ici.
Il désigna un point guère plus gros que l’ongle de son pouce, alors que la
carte elle-même recouvrait la table entière.
Les choses lui apparurent soudain sous un jour nouveau, vertigineux.
Alors le monde ressemblait à ça ? Elle avait cru qu’en voyageant jusqu’à
Kholinar, ils étaient allés pratiquement jusqu’au bout des terres. Pourquoi
ne lui avait-on pas montré ça auparavant ?
Ses jambes flageolèrent, et elle se cala sur Deuil. Elle retomba sur son
siège, incapable de tenir debout.
Il est si vaste.
Gavilar tira quelque chose de sa poche. Une sphère ? Elle était sombre
mais, curieusement, dégageait un éclat malgré tout. Comme si elle
possédait… une aura de noirceur, une lumière fantôme qui n’était pas de la
lumière. Elle était d’une faible nuance violette et paraissait aspirer la
lumière autour d’elle.
Il la posa devant elle sur la table.
— Apportez ça aux Cinq et répétez-leur ce que je viens de vous
expliquer. Dites-leur de se rappeler ce qu’était autrefois votre peuple.
Réveillez-vous, Eshonai.
Il lui tapota l’épaule, puis quitta la pièce. Elle resta là à fixer cette
lumière effroyable et comprit – grâce aux chants – de quoi il s’agissait. Les
formes de pouvoir étaient autrefois associées à une lumière sombre, une
lumière provenant du roi des dieux.
Elle prit la sphère sur la table et se mit à courir.

Quand les tambours furent installés, Eshonai insista pour se joindre aux
musiciens. Une manière d’évacuer son anxiété. Elle frappait en suivant le
rythme qui cognait dans sa tête, de toutes ses forces, s’efforçant à chaque
coup d’oublier ce qu’avait dit le roi.
Et ce qu’elle venait de faire.
Les Cinq étaient assis à la haute table devant les vestiges intacts de leur
dernier plat.
Il compte ramener nos dieux, avait-elle dit aux Cinq.
Ferme les yeux. Concentre-toi sur les rythmes.
Il en est capable. Il sait tellement de choses.
Des coups furieux qui palpitaient jusque dans son âme.
Nous devons faire quelque chose.
L’esclave de Klade était un assassin. Klade affirmait qu’une voix – qui
parlait en suivant les rythmes – l’avait conduit à cet homme, lequel avait
avoué ses talents lorsqu’il avait insisté. Venli avait apparemment
accompagné Klade, bien qu’Eshonai n’ait pas revu sa sœur depuis un peu
plus tôt dans la journée.
Après une discussion enflammée, les Cinq étaient tombés d’accord pour
voir là un signe leur indiquant la marche qu’ils devaient suivre. Longtemps
auparavant, ceux-qui-écoutent avaient rassemblé le courage d’adopter la
forme morne afin d’échapper à leurs dieux. Ils avaient cherché la liberté à
n’importe quel prix.
Aujourd’hui, le coût nécessaire pour conserver cette liberté allait être
élevé.
Elle jouait des tambours. Elle ressentait les rythmes. Elle pleurait tout
bas, et ne regarda pas l’étrange assassin – vêtu d’amples habits blancs
fournis par Klade – lorsqu’il quitta la pièce. Elle avait voté avec les autres
pour que l’on procède ainsi.
Ressens la paix de la musique, comme disait toujours sa mère. Cherche
les rythmes. Cherche les chants.
Elle résista lorsque les autres l’entraînèrent. Elle pleura de laisser la
musique derrière elle. Pleura pour son peuple, qui risquait d’être détruit à
cause de ce qui se passerait ce soir. Pleura pour le monde, qui ne saurait
peut-être jamais ce que ceux-qui-écoutent venaient de faire pour lui.
Pleura pour le roi, qu’elle venait de condamner à mort.
Les tambours s’interrompirent autour d’elle, et la musique en train de
mourir résonna dans les couloirs.
J’ai la conviction que certains se sentiront menacés par ce récit. Quelques-uns se
sentiront peut-être libérés. La plupart estimeront simplement qu’il ne devrait pas
exister.
— Extrait de Justicière, préface.

Dalinar Kholin apparaissait dans la vision, où il se tenait debout à côté du


souvenir d’un dieu mort.
Il s’était écoulé six jours depuis l’arrivée de son armée à Urithiru, la
légendaire cité-tour sacrée des Chevaliers Radieux. Ils avaient échappé
à l’arrivée d’une nouvelle tempête dévastatrice et cherché refuge en
franchissant un portail ancien. Ils étaient en train de s’installer dans
leur nouveau foyer caché au sein des montagnes.
Pourtant, Dalinar avait l’impression de ne rien savoir. Il ne comprenait
pas la force qu’il affrontait, sans parler de savoir comment la vaincre. Il
comprenait à peine la tempête et son rôle dans le retour des Néantifères, les
ennemis d’autrefois des hommes.
Alors il venait ici, dans ses visions. Il cherchait à soutirer des secrets au
dieu – nommé Honneur, ou le Tout-Puissant – qui les avait abandonnés.
Cette vision-ci était la toute première que Dalinar ait connue. Elle
commençait alors qu’il se tenait à côté d’une représentation du dieu sous
forme humaine, tous deux perchés au sommet d’un à-pic surplombant
Kholinar : le foyer de Dalinar, siège du gouvernement. Dans la vision, la
cité avait été détruite par une force inconnue.
Le Tout-Puissant se mit à parler, mais Dalinar l’ignora. Il était devenu
Chevalier Radieux en se liant avec le Père-des-tempêtes en personne –
l’âme de la tempête majeure, le sprène le plus puissant de tout Roshar – et
avait découvert qu’il pouvait désormais demander qu’on lui rejoue ces
visions à volonté. Il avait déjà entendu trois fois ce monologue, et l’avait
répété mot pour mot à Navani afin qu’elle le retranscrive.
Cette fois-ci, Dalinar s’avança jusqu’au bord de l’à-pic et s’agenouilla
pour regarder les ruines de Kholinar. L’air possédait ici une odeur sèche,
chaude et poussiéreuse. Il se concentra pour tenter d’isoler un détail
important dans ce chaos de bâtiments brisés. Même les lames-du-vent –
autrefois de splendides formations rocheuses effilées dévoilant
d’innombrables strates et variations – avaient été détruites.
Le Tout-Puissant poursuivait son discours. Ces visions étaient pareilles à
un journal intime, une série de messages immersifs que le dieu avait laissés
derrière lui. Dalinar appréciait son aide mais, dans l’immédiat, il voulait des
détails.
Il scruta le ciel et découvrit une onde qui déformait l’air, évoquant de la
chaleur en train de s’élever au loin depuis la pierre. Un miroitement de la
taille d’un bâtiment.
— Père-des-tempêtes, dit-il, pouvez-vous me conduire en bas, parmi les
décombres ?
Vous n’êtes pas censé y aller. Ça ne fait pas partie de la vision.
— Pour l’instant, ignorez ce que je suis censé faire, répondit Dalinar. Est-
ce que ça vous est possible ? Pouvez-vous me transporter jusqu’à ces
ruines ?
Le Père-des-tempêtes émit un grondement. C’était un être singulier, lié
d’une manière ou d’une autre au dieu mort, sans être strictement le Tout-
Puissant. Au moins n’utilisait-il pas aujourd’hui cette voix qui ébranlait
Dalinar jusqu’aux os.
En un clin d’œil, Dalinar se trouva transporté. Il ne se tenait plus au
sommet de l’à-pic mais en bas, dans les plaines, face aux ruines de la cité.
— Merci, déclara-t-il avant de parcourir la courte distance le séparant
encore des ruines.
Six jours seulement s’étaient écoulés depuis leur découverte d’Urithiru.
Six jours depuis l’éveil des Parshendis, qui avaient acquis d’étranges
pouvoirs et des yeux rouges luisants. Six jours depuis l’arrivée de la
nouvelle tempête – la Tempête Éternelle, faite d’éclairs rouges et de
sombres têtes de cumulonimbus.
Certains éléments de ses armées pensaient que c’était terminé, que la
tempête avait pris fin, qu’elle n’avait été qu’une catastrophe isolée. Dalinar
savait qu’il n’en était rien. La Tempête Éternelle allait revenir, et elle
frapperait bientôt Shinovar, loin à l’ouest. À la suite de quoi elle traverserait
le continent tout entier.
Personne n’écoutait ses mises en garde. Les monarques d’endroits
comme Azir et Thaylenah admettaient qu’une tempête était apparue à l’est,
mais ils ne croyaient pas qu’elle reviendrait.
Ils ne pouvaient pas deviner à quel point le retour de cette tempête serait
destructeur. Lorsqu’elle était apparue, elle avait percuté de plein fouet la
tempête majeure, suscitant un cataclysme unique. Avec un peu de chance,
elle ne serait pas aussi grave si elle arrivait seule – mais il s’agirait toujours
malgré tout d’une tempête soufflant dans le mauvais sens. Sans compter
qu’elle réveillerait les serviteurs parshes du monde entier et les
transformerait en Néantifères.
Que vous attendiez-vous à apprendre ? demanda le Père-des-tempêtes
quand Dalinar atteignit les décombres de la ville. Cette vision a été conçue
pour vous attirer jusqu’à ce rebord afin que vous vous entreteniez avec
Honneur. Le reste n’est qu’une toile de fond, une peinture.
— Honneur a placé ces décombres ici, répondit Dalinar en désignant les
murs brisés qui s’entassaient devant lui. Toile de fond ou non, sa
connaissance du monde et de notre ennemi aura forcément affecté la façon
dont il a créé cette vision.
Dalinar gravit les décombres des murs externes. Kholinar avait été…
nom des foudres, Kholinar était… une cité majestueuse comme il y en avait
peu au monde. Au lieu de se cacher dans l’ombre d’un à-pic ou à l’intérieur
d’un gouffre abrité, Kholinar faisait confiance à ses murs immenses pour la
protéger des vents des tempêtes majeures. Elle défiait les vents et ne pliait
pas devant les tempêtes.
Dans cette vision, quelque chose l’avait détruite malgré tout. Dalinar
atteignit le haut de la pile de détritus pour étudier la zone, s’efforçant
d’imaginer ce qu’avaient pu éprouver ceux qui s’étaient installés ici tant de
millénaires auparavant. À l’époque où il n’y avait pas de murs. Ils devaient
être robustes et entêtés, les gens qui avaient façonné cet endroit.
Il vit des éraflures et des trous sur les pierres des murs tombés à terre,
comme ceux que laisserait un prédateur dans la chair de sa proie. Les
lames-du-vent avaient été fracassées et, de près, il distinguait également des
traces de griffes.
— J’ai déjà vu des créatures capables de faire ça, déclara-t-il en
s’agenouillant à côté de l’une des pierres pour tâter l’entaille grossière dans
la surface de granit. Dans mes visions, j’ai aperçu un monstre de pierre qui
se détachait de la base rocheuse.
» Il n’y a pas de cadavres, mais c’est sans doute parce que le Tout-
Puissant n’a pas peuplé la cité dans cette vision. Il voulait simplement un
symbole de la destruction imminente. Il ne pensait pas que Kholinar
succomberait à la Tempête Éternelle, mais aux Néantifères.
Oui, répondit le Père-des-tempêtes. La tempête sera une catastrophe,
mais à une échelle bien moindre que ce qui lui succédera. Vous pouvez vous
abriter des tempêtes, Fils d’Honneur. Mais beaucoup moins de nos
ennemis.
À présent que les monarques de Roshar avaient refusé d’écouter
l’avertissement de Dalinar selon lequel la Tempête Éternelle les frapperait
bientôt, que pouvait-il faire d’autre ? La véritable Kholinar était, disait-on,
en proie aux émeutes – et la reine ne répondait plus. Les armées de Dalinar
avaient été mises à mal par leur première confrontation avec les
Néantifères, et même une grande partie de ses propres hauts-princes ne
s’étaient pas joints à lui lors de ce combat.
Une guerre se préparait. En éveillant la Désolation, l’ennemi avait ravivé
un conflit vieux de plusieurs millénaires entre des créatures anciennes aux
motivations impénétrables et aux pouvoirs inconnus. Les Hérauts étaient
censés apparaître et mener l’attaque contre les Néantifères. Les Chevaliers
Radieux auraient déjà dû être en place, entraînés et formés, prêts à affronter
l’ennemi. Ils étaient censés être en mesure de se fier au Tout-Puissant pour
les guider.
Au lieu de quoi Dalinar ne disposait que d’une poignée de nouveaux
Radieux, et il ne voyait aucun signe d’aide de la part des Hérauts. D’autre
part, le Tout-Puissant – Dieu lui-même – était mort.
D’une manière ou d’une autre, Dalinar était, malgré tout, censé sauver le
monde.
Le sol se mit à trembler ; la vision se terminait avec la terre en train de
s’effriter dans le vide. Au sommet de l’à-pic, le Tout-Puissant venait sans
doute de conclure son discours.
Une vague finale de destruction déferla sur la terre comme une tempête
majeure. Une métaphore conçue par le Tout-Puissant pour représenter les
ténèbres et la dévastation qui allaient s’abattre sur l’humanité.
Vos légendes affirment que vous avez gagné, avait-il dit. Mais en réalité,
nous avons perdu. Et nous sommes en train de perdre…
Le Père-des-tempêtes gronda. Il est temps d’y aller.
— Non, répondit Dalinar en se levant parmi les décombres. Laissez-moi.
Mais…
— Laissez-moi le ressentir !
La vague de destruction frappa, percutant violemment Dalinar qui poussa
un cri de défi. Il n’avait pas plié devant la tempête majeure ; il n’allait pas
davantage le faire ici ! Il l’affronta bien en face et, dans la vague de
puissance qui déchira le sol, il vit quelque chose.
Une lumière dorée, éclatante et cependant effroyable. Et debout devant
lui, une sombre silhouette vêtue d’une Cuirasse d’Éclat noire. Elle possédait
neuf ombres, chacune s’étirant dans une direction différente, et ses yeux
brillaient d’un éclat rouge vif.
Dalinar scruta profondément ces yeux, et il sentit un violent frisson le
parcourir. Alors même que la destruction se déchaînait autour de lui,
désintégrant les rochers, ces yeux l’effrayaient davantage. Il lisait en eux
quelque chose d’effroyablement familier.
Un danger qui dépassait même les tempêtes.
C’était là le champion de l’ennemi. Et il approchait.
UNISSEZ-LES. VITE.
Dalinar eut le souffle coupé lorsque la vision vola en éclats. Il se retrouva
assis à côté de Navani dans une salle de pierre tranquille de la cité-tour
d’Urithiru. Dalinar n’avait désormais plus besoin d’être attaché lors des
visions ; il les contrôlait suffisamment pour avoir cessé de les mimer
physiquement alors même qu’il se trouvait en leur sein.
Il inspira profondément, le visage ruisselant de sueur, le cœur cognant à
tout rompre. Navani lui parla mais, pour l’instant, il ne l’entendait pas. Elle
semblait lointaine, comparée au souffle du vent à ses oreilles.
— Qu’était cette lumière que j’ai vue ? murmura-t-il.
Je n’ai pas vu de lumière, répondit le Père-des-tempêtes.
— Elle était éclatante et dorée, mais effroyable, chuchota Dalinar. Elle
baignait tout de sa chaleur.
Abjection, gronda le Père-des-tempêtes. L’ennemi.
Le dieu qui avait tué le Tout-Puissant. La force qui se cachait derrière les
Désolations.
— Neuf ombres, chuchota Dalinar, tremblant.
Neuf ombres ? Les Incréés. Ses serviteurs, des sprènes anciens.
Nom des foudres ! Dalinar ne les connaissait que d’après les légendes.
Des sprènes effroyables qui déformaient l’esprit des hommes.
Encore maintenant, ces yeux le hantaient. Aussi effrayant qu’il ait pu être
de contempler les Incréés, c’était cette silhouette aux yeux rouges qu’il
redoutait le plus. Le champion d’Abjection.
Dalinar cligna des yeux et se tourna vers Navani, la femme qu’il aimait,
dont le visage reflétait une douloureuse inquiétude tandis qu’elle lui tenait
le bras. Dans cet endroit étrange et cette époque plus étrange encore, elle
était quelque chose de réel. Quelque chose à quoi s’accrocher. Une beauté
mûre – par certains aspects, le portrait d’une femme vorine parfaite : lèvres
pulpeuses, yeux violet clair, cheveux noirs grisonnants coiffés en tresses
parfaites, courbes accentuées par la havah de soie ajustée. Personne
n’accuserait jamais Navani d’être maigre.
— Dalinar ? demanda-t-elle. Dalinar, que s’est-il passé ? Est-ce que vous
allez bien ?
— Je… (Il prit une profonde inspiration.) Je vais bien, Navani. Et je sais
ce que nous devons faire.
Elle parut devenir encore plus songeuse.
— Quoi donc ?
— Je dois unir le monde contre l’ennemi plus vite qu’il ne peut le
détruire.
Il devait trouver un moyen de pousser les autres monarques du monde à
l’écouter. Il devait les préparer pour la nouvelle tempête et les Néantifères.
Et, s’il n’y parvenait pas, il devait les aider à survivre à leurs effets.
Mais s’il réussissait, il n’aurait pas à affronter seul la Désolation. Il ne
s’agissait pas d’une nation unique affrontant les Néantifères. Il avait besoin
que les royaumes du monde se joignent à lui, et il devait trouver les
Chevaliers Radieux en train d’être créés parmi leur population.
Pour les unir.
— Dalinar, répondit-elle, je crois que c’est un objectif louable… mais
saintes bourrasques, que nous arrivera-t-il ? Ce flanc de montagne est un
désert – comment allons-nous nourrir nos armées ?
— Les Spiricantes…
— Ils finiront par tomber à court de gemmes, répliqua Navani. Et ils ne
peuvent créer que les produits de première nécessité. Dalinar, nous sommes
à moitié gelés ici, à cette hauteur, brisés, divisés. Notre structure de
commandement est en plein désarroi, et elle…
— Paix, Navani, lui dit Dalinar en se redressant, avant de l’aider à se
lever. Je sais. Nous devons nous battre malgré tout.
Elle l’étreignit. Il s’accrocha à elle, goûta sa chaleur, sentit son parfum.
Elle préférait un arôme moins floral que celui d’autres femmes – une
senteur épicée, comme l’arôme du bois fraîchement coupé.
— Nous pouvons y parvenir, lui dit-il. Ma ténacité. Votre intelligence.
Ensemble, nous allons persuader les autres royaumes de se joindre à nous.
Lorsque la tempête reviendra, ils verront bien que notre mise en garde était
juste, et ils s’uniront contre l’ennemi. Nous pouvons utiliser les Portes du
Pacte pour déplacer des troupes et pour nous soutenir mutuellement.
Les Portes du Pacte. Dix portails, des fabriaux anciens, servaient de
points d’accès vers Urithiru. Lorsqu’un Chevalier Radieux activait l’un des
appareils, les personnes qui se tenaient sur la plateforme qui l’entourait
étaient transportées dans la cité, apparaissant sur un appareil semblable qui
se trouvait ici, au niveau de la tour.
Ils ne disposaient actuellement que d’une seule paire active de Portes du
Pacte – celles qui permettaient de faire voyager des gens entre Urithiru et
les Plaines Brisées. En théorie, on pouvait en faire fonctionner neuf autres –
malheureusement, leurs recherches avaient établi qu’il fallait qu’un
mécanisme contenu à l’intérieur de chacune d’entre elles soit déverrouillé
des deux côtés avant qu’elles ne fonctionnent.
S’il voulait voyager à Védénar, Thaylenahville, Azimir ou n’importe
lequel des autres emplacements, il fallait d’abord qu’ils fassent parvenir
l’un de leurs Radieux jusqu’à la cité pour qu’il y déverrouille l’appareil.
— Entendu, répondit-elle. Nous allons le faire. D’une manière ou d’une
autre, nous allons les pousser à écouter – même s’ils se fourrent les doigts
dans les oreilles. À se demander comment ils y parviennent, avec le temps
qu’ils passent à se tripoter au lieu d’agir.
Il sourit, et se trouva soudain très bête de l’avoir idéalisée l’instant
d’avant. Navani Kholin n’avait rien d’un idéal modeste et parfait – c’était
une femme cinglante comme une bourrasque qui agissait comme elle
l’entendait, aussi obstinée qu’un rocher qui dévale une montagne et de
moins en moins patiente vis-à-vis de tout ce qu’elle trouvait idiot.
C’était pour cette raison qu’il l’aimait le plus. Parce qu’elle était ouverte
et franche dans une société qui s’enorgueillissait de ses secrets. Elle
enfreignait des tabous, et brisait des cœurs, depuis leur jeunesse. Parfois,
l’idée qu’elle puisse l’aimer en retour lui semblait aussi irréelle que ses
visions.
Quelqu’un frappa à la porte de la pièce, et Navani lui cria d’entrer. L’une
des éclaireurs de Dalinar passa la tête par l’entrebâillement. Dalinar se
tourna, songeur, notant sa posture nerveuse et sa respiration rapide.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Mon général, répondit-elle en le saluant, le visage très pâle. Il y a
eu… un incident. On a découvert un cadavre dans les couloirs.
Dalinar sentit quelque chose s’accumuler, une énergie dans l’air, pareille
à la sensation d’un éclair s’apprêtant à frapper.
— Qui donc ?
— Le haut-prince Torol Sadeas, mon général, répondit l’éclaireuse. Il a
été assassiné.
Il fallait, malgré tout, que je l’écrive.
— Extrait de Justicière, préface.

— Arrêtez ! Mais que faites-vous ?


Adolin Kholin se dirigea d’un pas furieux vers un groupe d’ouvriers en
combinaison de travail maculée de crémon qui déchargeaient des caisses à
l’arrière d’un chariot. Leur chull se retourna, cherchant des boutons-de-
roche à mâchonner. En vain. Ils se trouvaient au plus profond de la tour,
bien que cette grotte soit aussi vaste qu’une petite ville.
Les ouvriers eurent la correction de paraître dépités, quoi qu’ils ne
sachent sans doute pas pourquoi exactement. Un troupeau de scribes qui
suivait Adolin inspectait le contenu du chariot. Les lampes à huile posées à
terre ne contribuaient guère à repousser l’obscurité de cette pièce immense,
haute de quatre étages.
— Clarissime ? demanda l’un des ouvriers en se grattant les cheveux
sous sa casquette. J’étais juste en train de décharger. C’est ça que j’faisais.
— D’après le manifeste, c’est de la bière, expliqua Rushu, une jeune
ardente, à Adolin.
— Section deux, répondit Adolin, cognant la paroi du chariot avec les
jointures de sa main gauche. Des tavernes ont été installées le long du
couloir central aux ascenseurs, au sixième croisement vers l’intérieur. Ma
tante l’a dit expressément à vos clarissimes.
Les hommes se contentèrent de braquer sur lui un regard vide.
— Je peux demander à un scribe de vous le montrer. Reprenez ces
caisses.
Les hommes soupirèrent, mais entreprirent de recharger leur chariot. Ils
avaient assez de bon sens pour ne pas se disputer avec le fils d’un haut-
prince.
Adolin se tourna pour balayer du regard la grotte profonde, qui était
devenue une décharge de fournitures comme de personnes. Des groupes
d’enfants passaient en courant. Des ouvriers montaient des tentes. Des
femmes tiraient de l’eau du puits central. Des soldats portaient des torches
ou des lanternes. Même des hachedogues filaient de-ci de-là. Quatre camps
de guerre entiers avaient traversé les Plaines Brisées à une allure effrénée
pour rejoindre Urithiru, et Navani avait eu le plus grand mal à trouver un
emplacement adéquat pour chacun.
Cependant, malgré ce chaos, Adolin se réjouissait de la présence de ces
gens. Ils étaient reposés ; ils n’avaient pas enduré la bataille avec les
Parshendis, l’attaque de l’Assassin en Blanc, ni le terrible affrontement des
deux tempêtes.
Les soldats des Kholin étaient en piteux état. Adolin avait lui-même la
main droite pansée, toujours parcourue d’élancements, car il s’était cassé le
poignet lors du combat. Son visage comportait une vilaine ecchymose, et il
faisait partie des plus chanceux.
— Clarissime, l’appela Rushu en désignant un autre chariot, voilà qui
ressemble à des vins.
— Formidable, répondit Adolin.
Personne n’écoutait donc les consignes de sa tante Navani ?
Il s’occupa de son chariot, puis dut interrompre une dispute entre des
hommes qui étaient furieux qu’on les ait assignés à porter de l’eau. Ils y
voyaient une besogne de parshe, indigne de leur nahn. Malheureusement, il
n’y avait plus de parshes.
Adolin les apaisa et leur suggéra de créer une guilde de porteurs d’eau
s’ils étaient contraints de continuer. Son père approuverait certainement,
mais Adolin s’inquiétait malgré tout. Auraient-ils les fonds nécessaires pour
rémunérer tous ces gens ? Les salaires étaient établis en fonction du rang de
chacun, et l’on ne pouvait pas transformer les hommes en esclaves sans
aucune raison.
Adolin se réjouissait qu’on lui ait confié ce travail, car il lui changeait les
idées. Quoiqu’il ne soit pas obligé d’inspecter chaque chariot par lui-même
(il était là pour superviser l’ensemble), il s’absorbait dans les détails de la
tâche. Il ne pouvait pas franchement croiser le fer pour s’amuser, vu l’état
de son poignet, mais s’il restait assis seul trop longtemps, il repensait à ce
qui s’était produit la veille.
Avait-il réellement fait ça ?
Assassiné Torol Sadeas ?
Ce fut presque un soulagement quand un messager vint enfin le trouver,
chuchotant que l’on avait découvert quelque chose dans les couloirs du
deuxième étage.
Adolin savait très bien de quoi il s’agissait.

Dalinar entendit les cris bien avant d’arriver. Ils résonnaient le long des
tunnels. Il connaissait cette intonation. Le conflit était proche.
Il laissa Navani pour se mettre à courir, en nage, et atteignit un vaste
croisement entre deux tunnels. Des hommes en bleu, éclairés par la vive
lueur des lanternes, en affrontaient d’autres, vêtus de vert forêt. Des sprènes
de colère poussaient sur le sol comme des flaques de sang.
Un cadavre au visage recouvert d’une veste verte reposait sur le sol.
— Reculez ! hurla Dalinar en chargeant dans l’espace séparant les deux
groupes de soldats. (Il tira en arrière un homme de pont qui se tenait avec le
visage tout contre celui de l’un des soldats de Sadeas.) Reculez ou je vous
envoie au cachot, tous autant que vous êtes !
Sa voix frappa les hommes comme une bourrasque, attirant les regards
des deux côtés. Il repoussa l’homme de pont vers ses camarades, puis fit
reculer l’un des soldats de Sadeas, priant pour que l’homme ait la présence
d’esprit de résister à l’impulsion d’attaquer un haut-prince.
Navani et l’éclaireuse s’arrêtèrent en lisière du conflit. Les hommes du
Pont Quatre se retirèrent enfin le long d’un couloir, et les soldats de Sadeas
par celui d’en face. Tout juste assez loin pour pouvoir continuer à se lancer
des regards noirs.
— Vous feriez mieux de vous préparer à subir toutes les foudres de la
Damnation, cria l’officier de Sadeas à Dalinar. Vos hommes ont assassiné
un haut-prince !
— Nous l’avons trouvé comme ça ! cria Teft du Pont Quatre. Il a dû
trébucher sur son propre couteau. Bien fait pour lui, ce salopard de toutes
les foudres.
— Teft, reculez ! lui cria Dalinar.
L’homme de pont, pris de court, hésita puis le salua d’un geste raide.
Dalinar s’agenouilla et écarta la veste du visage de Sadeas.
— Le sang a séché. Il se trouve ici depuis un moment.
— Nous le cherchions, déclara l’officier en vert.
— Vous le cherchiez ? Vous aviez perdu votre haut-prince ?
— Les tunnels sont perturbants ! répondit l’homme. Ils n’empruntent pas
des directions naturelles. Nous avons dévié de notre trajet et…
— Nous avons pensé qu’il avait dû regagner une autre partie de la tour,
déclara l’un des hommes. Nous avons passé toute la nuit à le chercher là-
bas. Quelques personnes disaient qu’elles pensaient l’avoir vu, mais elles se
trompaient, et…
Et un haut-prince a passé une demi-journée étendu là dans son propre
sang, songea Dalinar. Sang de mes pères.
— Nous ne l’avons pas trouvé, reprit l’officier, parce que vos hommes
l’ont assassiné et ont déplacé le corps…
— Ce sang s’accumule ici depuis des heures. Personne n’a déplacé le
cadavre. (Dalinar tendit le doigt.) Déposez le haut-prince dans cette pièce
latérale, là-bas, et envoyez chercher Ialai, si ce n’est déjà fait. Je veux
l’inspecter de plus près.

Dalinar Kholin connaissait bien tout ce qui touchait à la mort.


Depuis sa jeunesse, la vue des cadavres lui était devenue un spectacle
familier. Si l’on restait assez longtemps sur un champ de bataille, on
apprenait à connaître sa maîtresse.
Le visage ensanglanté et détruit de Sadeas ne le choqua donc pas. L’œil
crevé, enfoncé dans l’orbite par une lame qu’on avait plantée dans le
cerveau. Du fluide et du sang s’étaient échappés, puis avaient séché.
Un couteau dans l’œil, c’était le genre de plaie qui tuait un homme en
armure vêtu d’un casque intégral. C’était une manœuvre que l’on répétait
pour s’en servir sur le champ de bataille. Mais Sadeas ne portait pas
d’armure et n’était pas mort au combat.
Dalinar se pencha pour inspecter le corps étendu sur la table, éclairé par
des lanternes à huile vacillantes.
— Un assassin, déclara Navani, qui claqua la langue et secoua la tête.
C’est très mauvais, ça.
Derrière lui, Adolin et Renarin s’étaient rassemblés avec Shallan et
plusieurs hommes de pont. En face de Dalinar se tenait Kalami ; cette
femme mince aux yeux orange était l’une de ses scribes les plus haut
placées. Ils avaient perdu son époux, Teleb, lors du combat contre les
Néantifères. Il s’en voulait de faire appel à elle alors qu’elle était en deuil,
mais elle insistait pour rester à son poste.
Nom des foudres, il lui restait si peu d’officiers supérieurs. Cael était
tombé lors de la collision entre Tempête Éternelle et tempête majeure, alors
qu’il avait presque réussi à atteindre un abri. Il avait perdu Ilamar et
Perethom après la trahison de Sadeas sur la Tour. Le seul clarissime restant
était Khal, qui se remettait toujours d’une blessure reçue lors de
l’affrontement contre les Néantifères – qu’il avait gardée secrète jusqu’à ce
que tous les autres soient à l’abri.
Même Elhokar, le roi, avait été blessé par des assassins dans son palais
pendant que les armées se battaient à Narak. Il se rétablissait depuis.
Dalinar ignorait s’il viendrait ou non voir le corps de Sadeas.
Quoi qu’il en soit, le nombre restreint d’officiers de Dalinar expliquait la
présence des autres occupants de la pièce : le haut-prince Sebarial et sa
maîtresse, Palona. Sympathique ou non, Sebarial était l’un des deux hauts-
princes vivants qui avaient répondu à l’appel de Dalinar à marcher sur
Narak. Dalinar devait bien se reposer sur quelqu’un, et il ne se fiait ni d’une
brise ni d’une bourrasque à la plupart des hauts-princes.
Sebarial, ainsi qu’Aladar – qui avait été appelé mais n’était pas encore
arrivé – allaient devoir établir les fondations d’un nouvel Alethkar. Le Tout-
Puissant leur vienne en aide à tous.
— Eh bien ! s’exclama Palona, mains sur les hanches, en étudiant le
cadavre de Sadeas. Voilà donc un problème résolu !
Tous les autres occupants de la pièce se tournèrent vers elle.
— Qu’y a-t-il ? reprit-elle. Ne me dites pas que cette pensée ne vous a
pas tous traversés.
— Tout ça va donner une très mauvaise impression, clarissime, observa
Kalami. Tout le monde va croire, comme ces soldats à l’extérieur, que vous
l’avez fait assassiner.
— Y a-t-il la moindre trace de la Lame d’Éclat ? s’enquit Dalinar.
— Non, mon général, répondit l’un des hommes de pont. La personne qui
l’a tué, quelle qu’elle soit, a dû s’en emparer.
Navani frotta l’épaule de Dalinar.
— Je n’aurais pas formulé les choses comme Palona, mais il a bel et bien
tenté de vous faire tuer. Ça vaut peut-être mieux ainsi.
— Non, répondit Dalinar, la voix rauque. Nous avions besoin de lui.
— Je sais que vous êtes désespéré, Dalinar, déclara Sebarial. Ma
présence ici en est une preuve suffisante. Mais nous ne sommes tout de
même pas tombés assez bas pour trouver préférable que Sadeas soit parmi
nous. Je partage l’avis de Palona : bon débarras.
Dalinar leva la tête et détailla les personnes présentes dans la pièce.
Sebarial et Palona. Teft et Sigzil, les lieutenants du Pont Quatre. Une
poignée d’autres soldats, parmi lesquelles la jeune éclaireuse qui était venue
le chercher. Ses propres fils, le solide Adolin et l’énigmatique Renarin.
Navani, avec la main sur son épaule. Même la vieille Kalami, mains jointes
devant elle, qui soutint son regard et hocha la tête.
— Vous êtes tous d’accord, n’est-ce pas ? lança-t-il.
Personne ne protesta. Oui, ce meurtre était fâcheux pour sa réputation, et
ils ne seraient certainement pas allés jusqu’à tuer Sadeas eux-mêmes. Mais
à présent qu’il n’était plus là… eh bien, pourquoi verser des larmes ?
Les souvenirs tourbillonnaient dans la tête de Dalinar. Des journées
passées avec Sadeas, à écouter les plans grandioses de Gavilar. La nuit
précédant le mariage de Dalinar, où il avait partagé du vin avec Sadeas lors
d’un festin bruyant que Sadeas avait organisé en son nom.
Il était difficile de concilier cet homme plus jeune, cet ami, avec le visage
plus épais, plus âgé qui reposait devant lui sur cette table. Le Sadeas adulte
avait été un meurtrier dont la traîtrise avait provoqué la mort d’hommes
meilleurs que lui. Pour ces hommes-là, abandonnés lors de la bataille de la
Tour, Dalinar ne pouvait éprouver que de la satisfaction de voir enfin
Sadeas mort.
Voilà qui le troublait. Il savait exactement ce que ressentaient les autres.
— Venez avec moi.
Il abandonna le corps et quitta la pièce d’un pas énergique. Il croisa les
gardes de Sadeas, qui rentrèrent précipitamment. Ils allaient s’occuper du
corps ; avec un peu de chance, il avait suffisamment désamorcé la situation
pour éviter un affrontement impromptu entre ses forces et les leurs. Pour
l’heure, la meilleure chose à faire consistait à éloigner le Pont Quatre d’ici.
L’escorte de Dalinar le suivit le long des couloirs de la tour immense,
munie de lampes à huile. Les murs étaient parcourus de lignes sinueuses –
des strates naturelles de différentes couleurs de terre alternées, pareilles à
celles que formait le crémon lorsqu’il séchait par couches. Dalinar ne
pouvait pas reprocher aux soldats d’avoir perdu la trace de Sadeas ; il était
incroyablement facile de se perdre dans cet endroit, avec ses passages
infinis qui conduisaient tous dans le noir.
Fort heureusement, il avait une idée de l’endroit où ils se trouvaient, et il
mena son escorte vers le bord externe de la tour. Là, il traversa une pièce
vide et sortit sur un balcon, un parmi beaucoup d’autres semblables qui
évoquaient de vastes patios.
Au-dessus de lui se dressait l’immense cité-tour d’Urithiru, un édifice
d’une hauteur stupéfiante construit contre les montagnes. Composée d’une
suite de dix étages en forme d’anneaux, contenant chacun dix-huit niveaux,
la cité-tour était agrémentée d’aqueducs, de fenêtres et de balcons pareils à
celui-ci.
Tout autour du niveau inférieur saillaient également de vastes surfaces de
pierre formant chacune un plateau à part entière. Elles étaient bordées de
garde-corps minéraux, là où la pierre descendait dans les profondeurs des
gouffres séparant les cimes montagneuses. Au départ, ces grandes sections
plates les avaient laissés perplexes. Mais les sillons dans la pierre, et les
jardinières sur les bords intérieurs, avaient révélé leur fonction. C’étaient
curieusement là des champs. Comme les grands espaces destinés aux
jardins au sommet de chaque niveau de la tour, cette zone-ci avait été
cultivée malgré le froid. L’un de ces champs s’étendait en dessous de ce
balcon, deux étages plus bas.
Dalinar s’avança jusqu’au bord du balcon et posa les mains sur le mur de
soutènement en pierre lisse. Les autres se rassemblèrent derrière lui. Ils
avaient récupéré en route le haut-prince Aladar, un Aléthi chauve et
distingué à la peau brune. Il était accompagné de sa fille, May : une jolie
femme de petite taille d’une vingtaine d’années aux yeux marron et au
visage rond, qui portait ses cheveux noir comme jais d’Aléthie coupés
court, lesquels se recourbaient autour de son visage. Navani leur confia à
mi-voix les détails de la mort de Sadeas.
Dalinar balaya l’air froid d’un grand geste de la main, désignant un point
à l’écart du balcon.
— Que voyez-vous ?
Les hommes de pont se réunirent pour regarder au-delà du balcon. Parmi
leurs rangs se trouvait le Herdazien, qui possédait deux bras maintenant
qu’il avait fait repousser celui qui lui manquait grâce à la Fulgiflamme. Les
hommes de Kaladin avaient commencé à manifester des pouvoirs de
Marchevents – même s’ils n’étaient apparemment que des « écuyers ».
Navani affirmait qu’il s’agissait d’un type d’apprenti Radieux qui était
autrefois chose courante : des hommes et des femmes dont les pouvoirs
étaient liés à leur maître, un Radieux en bonne et due forme.
Les hommes du Pont Quatre ne s’étaient pas liés avec leurs propres
sprènes, et, bien qu’ils aient commencé à manifester des pouvoirs, ils les
avaient perdus lorsque Kaladin s’était envolé vers Alethkar pour prévenir sa
famille de la venue de la Tempête Éternelle.
— Ce que je vois ? demanda le Herdazien. Je vois des nuages.
— Beaucoup de nuages, ajouta un autre homme de pont.
— Et des montagnes, aussi, ajouta un autre encore. Elles ressemblent à
des dents.
— Nan, à des cornes, rectifia le Herdazien.
— Nous nous trouvons, les interrompit Dalinar, au-dessus des tempêtes.
Il nous sera facile d’oublier la tempête que le reste du monde est en train
d’affronter. La Tempête Éternelle va revenir, et les Néantifères avec elle.
Nous devons partir du principe que cette cité – avec nos armées – sera
bientôt le seul bastion d’ordre restant au monde. C’est notre vocation, notre
devoir, de prendre le commandement.
— D’ordre ? répéta Aladar. Dalinar, avez-vous vu nos armées ? Elles ont
livré une bataille impossible il y a six jours à peine, et même si nous avons
été secourus, nous avons techniquement perdu. Le fils de Roion est
affreusement mal préparé pour s’occuper des vestiges de sa principauté.
Certaines des armées les plus puissantes – celles de Thanadal et de Vamah –
sont restées en arrière dans les camps de guerre !
— Celles qui sont venues se chamaillent déjà, ajouta Palona. La mort de
ce vieux Torol ne fera que leur fournir un autre sujet de discorde.
Dalinar se retourna et saisit à deux mains le haut du mur de pierre, les
doigts glacés. Un vent froid soufflait contre lui, et quelques sprènes du vent
passèrent en le chevauchant, pareils à de petits individus translucides.
— Clarissime Kalami, reprit Dalinar. Que savez-vous sur les
Désolations ?
— Pardon, clarissime ? demanda-t-elle, hésitante.
— Les Désolations. Vous avez étudié la théorie vorine, n’est-ce pas ?
Pouvez-vous nous parler des Désolations ?
Kalami s’éclaircit la gorge.
— Elles étaient la destruction incarnée, clarissime. Chacune d’entre elles
apportait une dévastation si absolue que l’humanité s’en est trouvée brisée.
Des populations détruites, la société estropiée, des érudits morts. Après
chacune d’entre elles, l’humanité s’est vue contrainte de passer des
générations à rebâtir. Les chants parlent de la façon dont les pertes se sont
cumulées, ce qui nous a fait chaque fois reculer davantage, jusqu’à ce que
les Hérauts, ayant quitté un peuple muni d’épées et de fabriaux, reviennent
pour le voir manier des bâtons et des haches de pierre.
— Et les Néantifères ? s’enquit Dalinar.
— Ils sont venus dans l’intention de nous anéantir, répondit Kalami. Ils
cherchaient à éradiquer l’humanité de Roshar. C’étaient des spectres,
dépourvus de forme – certains affirment que ce sont les esprits des morts,
d’autres les sprènes de la Damnation.
— Nous devons trouver un moyen d’empêcher que tout ça se reproduise,
déclara calmement Dalinar en se tournant vers le groupe. Nous sommes
ceux sur lesquels ce monde doit pouvoir compter. Nous devons fournir de la
stabilité, un point de ralliement.
» Voilà pourquoi je ne peux me réjouir de la mort de Sadeas. Il était peut-
être ma bête noire, mais c’était un général compétent et un esprit brillant.
Nous avions besoin de lui. Avant que tout ça ne prenne fin, nous aurons
besoin de tous les gens capables de se battre.
— Dalinar, répondit Aladar. Avant, je me chamaillais. Avant, j’étais
comme les autres hauts-princes. Mais ce que j’ai vu sur ce champ de
bataille… ces yeux rouges… Je suis avec vous, clarissime. Je vous suivrai
jusqu’au bout des tempêtes s’il le faut. Qu’attendez-vous de moi ?
— Le temps nous manque. Aladar, je vous désigne comme notre nouveau
Haut-prince de l’Information, responsable des règles et des jugements dans
cette ville. Faites régner l’ordre à Urithiru et assurez-vous que les hauts-
princes y disposent de domaines clairement délimités à contrôler. Établissez
une force de police et patrouillez dans ces couloirs. Maintenez la paix, et
empêchez les affrontements entre soldats comme celui que nous avons évité
tout à l’heure.
» Sebarial, je vous nomme Haut-prince du Commerce. Faites l’inventaire
de nos réserves et implantez des marchés à Urithiru. Je veux que cette tour
devienne une cité fonctionnelle, plutôt qu’un simple relais temporaire.
» Adolin, assure-toi que les armées soient soumises à un entraînement
intensif. Compte les troupes dont nous disposons, en rassemblant celles de
tous les hauts-princes, et informe-les que leurs lances seront réquisitionnées
pour défendre Roshar. Tant qu’ils restent ici, ils se trouvent sous mon
autorité en tant que Haut-prince de la Guerre. Nous allons écraser leurs
chamailleries sous la pression de l’entraînement. Nous contrôlons les
Spiricantes, ainsi que la nourriture. S’ils veulent des rations, ils devront
nous écouter.
— Et nous ? demanda le lieutenant dépenaillé du Pont Quatre.
— Continuez à explorer Urithiru avec mes éclaireurs et mes scribes,
répondit Dalinar. Et prévenez-moi dès l’instant où votre capitaine reviendra.
Avec un peu de chance, il apportera de bonnes nouvelles d’Alethkar.
Il prit une profonde inspiration. Une voix résonna au fond de sa tête,
comme au loin. Unissez-les.
Tenez-vous prêts quand le champion de l’ennemi arrivera.
— Notre objectif suprême est la préservation de l’ensemble de Roshar,
déclara calmement Dalinar. Nous avons vu ce que nous coûtent des
divisions au sein de nos rangs. À cause d’elles, nous avons échoué à arrêter
la Tempête Éternelle. Mais ce n’était qu’un essai, une joute amicale
précédant le combat véritable. Pour affronter la Désolation, je vais trouver
un moyen d’accomplir ce que mon ancêtre l’Ensoleilleur n’a pas su faire à
travers la conquête. Je vais unifier Roshar.
Kalami étouffa un hoquet. Personne n’avait jamais uni le continent entier
– ni pendant les invasions shinoves, ni à l’apogée de la Hiérocratie, ni
pendant la conquête de l’Ensoleilleur. C’était là son devoir, il en était de
plus en plus persuadé. L’ennemi allait libérer ses pires terreurs : les Incréés
et les Néantifères. Ce champion spectral à la sombre armure.
Dalinar leur résisterait à l’aide d’un Roshar unifié. Quel dommage qu’il
n’ait pas réussi à persuader Sadeas de rejoindre sa cause.
Ah, Torol, songea-t-il. Qu’aurions-nous pu faire ensemble si nous
n’avions été à ce point divisés…
— Père ? (Une voix douce attira son attention. Renarin, qui se tenait à
côté de Shallan et d’Adolin.) Vous n’avez pas parlé de nous. La clarissime
Shallan et moi. Quelle est notre tâche ?
— Vous entraîner, répondit Dalinar. D’autres Radieux vont venir vers
nous, et vous devrez les diriger, tous les deux. Les chevaliers étaient
autrefois notre plus grande arme contre les Néantifères. Il faudra que ce soit
à nouveau le cas.
— Père, je… (Renarin trébucha sur les mots.) C’est simplement… Moi,
je ne peux pas. Je ne sais pas comment faire… sans parler de…
— Mon fils, le coupa Dalinar en s’approchant pour le prendre par
l’épaule, je te fais confiance. Le Tout-Puissant et les sprènes t’ont accordé
des pouvoirs pour défendre et protéger ce peuple. Utilise-les. Maîtrise-les,
puis reviens m’apprendre ce dont tu es capable. Je crois que nous sommes
tous curieux de le découvrir.
Renarin exhala doucement, puis hocha la tête.
TRENTE-QUATRE ANS PLUS TÔT

Les boutons-de-roche craquaient comme des crânes sous les bottes de


Dalinar tandis qu’il chargeait à travers le champ en flammes. Ses unités
d’élite couraient derrière lui, une armée de soldats soigneusement
sélectionnés, pâles et sombres-iris. Ce n’était pas une garde d’honneur.
Dalinar n’avait pas besoin de gardes. C’étaient simplement les hommes
qu’il jugeait assez compétents pour ne pas lui faire honte.
Autour de lui, les boutons-de-roche fumaient. De la mousse – séchée par
la chaleur de l’été et les longues journées séparant les tempêtes à cette
période de l’année – s’enflammait par vagues, embrasant les coquilles de
boutons-de-roche. Des sprènes de flamme dansaient au milieu d’eux. Et, tel
un sprène lui-même, Dalinar courait à travers la fumée, comptant sur son
armure matelassée et ses bottes épaisses pour le protéger.
L’ennemi – sur lequel ses armées faisaient pression au nord – s’était
retiré dans une ville située un peu plus loin. Dalinar avait patienté, non sans
mal, afin de pouvoir faire appel à ses unités d’élite pour l’y assiéger.
Il ne s’était pas attendu à ce que ses adversaires enflamment cette plaine,
brûlant leurs propres cultures dans une tentative désespérée de bloquer son
approche au sud. Eh bien, la Damnation pouvait bien emporter ces feux.
Quoique certains de ses hommes soient terrassés par la chaleur ou la fumée,
la plupart restaient avec lui. Ils allaient se précipiter sur l’ennemi, le
repousser contre l’armée principale.
Le marteau et l’enclume. Sa tactique préférée : de celles qui ne
permettaient pas à ses ennemis de lui échapper.
Lorsque Dalinar émergea de la zone enfumée, il trouva plusieurs rangées
de lanciers en train de former hâtivement des rangs le long du bord sud de
la ville. Des sprènes d’anticipation – pareils à des serpentins rouges qui
poussaient du sol et claquaient au vent – se rassemblaient autour d’eux. Le
mur bas de la ville avait été démoli quelques années plus tôt lors d’un
combat, si bien que les soldats ne disposaient que de décombres en guise de
fortification – quoiqu’une large arête rocheuse à l’est fournisse un brise-
vent naturel contre les tempêtes, ce qui avait permis à cet endroit de se
déployer pratiquement comme une véritable ville.
Dalinar hurlait sur les soldats ennemis, cognant son arme (qui n’était
qu’une simple épée longue) contre son bouclier. Il portait un plastron
robuste, un casque ouvert à l’avant, ainsi que des bottes en fer renforcé. Les
lanciers, un peu plus loin, faiblissaient tandis que ses unités d’élite hurlaient
au milieu des flammes et de la fumée, hurlant dans une cacophonie
sanguinaire.
Plusieurs des lanciers laissèrent tomber leur arme et se mirent à courir.
Dalinar sourit. Il n’avait pas besoin d’Éclats pour être intimidant.
Il percuta les lanciers comme un rocher roulant à travers un bosquet de
jeunes arbres, tandis que son épée faisait jaillir du sang dans les airs. Dans
un bon combat, tout était question d’élan. Ne pas s’arrêter. Ne pas réfléchir.
Avancer sans faillir et convaincre vos ennemis qu’ils étaient pratiquement
déjà morts. Ainsi, ils résisteraient moins lorsque vous les enverriez au
bûcher.
Les lanciers agitaient frénétiquement leurs lances – moins pour chercher
à tuer qu’à repousser ce dément. Leurs rangs s’effondraient tandis qu’un
trop grand nombre d’entre eux tournaient leur attention vers lui.
Dalinar éclata de rire, écartant violemment sur le côté une paire de lances
à l’aide de son bouclier, puis éventra un homme d’un coup d’épée. Celui-ci
laissa tomber sa lance sous l’effet de la souffrance, et ses voisins reculèrent
devant ce spectacle atroce. Dalinar s’approcha en hurlant et les tua avec
l’épée maculée du sang de leur ami.
Ses unités d’élite attaquèrent la ligne à présent rompue, et le véritable
massacre commença. Il avança, conservant son élan, fendant les rangs
jusqu’à atteindre les derniers, puis inspira profondément et essuya de son
visage une sueur mêlée de cendres. Un jeune lancier pleurait près de là,
appelant sa mère en gémissant tandis qu’il rampait sur la pierre, laissant
derrière lui une trace de sang. Des sprènes de peur mêlés de sprènes de
douleur orange, faits d’une matière évoquant les muscles, les entouraient de
toutes parts. Dalinar secoua la tête et plongea son épée dans le dos du
garçon sur son passage.
Les hommes appelaient souvent leurs parents lorsqu’ils mouraient. Quel
que soit leur âge. Il avait vu faire des barbes grises tout autant que des
gamins de l’âge de celui-ci. Il n’est pas beaucoup plus jeune que moi,
remarqua-t-il. Dix-sept ans, peut-être. Mais d’un autre côté, Dalinar ne
s’était jamais senti jeune, quel que soit son âge.
Ses unités d’élite taillaient la ligne ennemie en deux. Dalinar se déplaçait
en secouant sa lame ensanglantée, aux aguets, surexcité, mais pas encore
vivant. Où était-il donc ?
Allez…
Un groupe plus grand de soldats ennemis, mené par plusieurs officiers en
rouge et blanc, remontait la rue en chargeant vers lui. À les voir s’arrêter
soudainement, il devina qu’ils étaient alarmés de voir leurs lanciers tomber
si vite.
Dalinar chargea. Ses soldats d’élite savaient se montrer attentifs, et il fut
donc rapidement rejoint par cinquante hommes – les autres devaient
achever les malheureux lanciers. Cinquante feraient l’affaire. Compte tenu
de l’exiguïté de la ville, Dalinar ne devrait pas avoir besoin de plus.
Il concentra son attention sur l’homme isolé à cheval. Ce dernier portait
une armure de plate visiblement conçue pour ressembler à une Cuirasse
d’Éclat, bien qu’elle ne soit faite que d’acier ordinaire. Il lui manquait la
beauté, la puissance de la Cuirasse véritable. Il donnait malgré tout
l’impression d’être la personne la plus importante des environs. Avec un
peu de chance, ça signifierait qu’il était le meilleur.
La garde d’honneur du guerrier se précipita pour engager le combat, et
Dalinar sentit quelque chose remuer en lui. Comme un appétit, un besoin
physique.
Un défi. Il lui fallait un défi !
Il attaqua le premier membre de la garde, d’un coup preste et brutal. Se
battre sur un champ de bataille ne ressemblait en rien aux duels dans
l’arène ; Dalinar ne tourna pas autour de cet homme pour tester ses
capacités. Ici, ce genre de manœuvre vous faisait gagner un coup de
poignard dans le dos. À la place, Dalinar abattit son épée vers l’ennemi, qui
levait son bouclier pour parer. Dalinar enchaîna une série de coups rapides
et puissants, comme un joueur de tambour battant une cadence furieuse.
Bam, bam, bam, bam !
Le soldat ennemi serra son bouclier au-dessus de sa tête, laissant Dalinar
totalement maître de la situation. Dalinar leva son propre bouclier devant
lui et s’en servit pour repousser son adversaire, l’obligeant à reculer jusqu’à
ce qu’il trébuche, se dégageant ainsi une ouverture.
Cet homme-ci n’eut pas le temps d’appeler sa mère.
Le corps tomba devant lui. Dalinar laissa ses soldats d’élite s’occuper des
autres ; la voie était ouverte au clarissime. Qui était-il ? Le haut-prince se
battait au nord. S’agissait-il d’un autre pâle-iris important ? À moins que…
Dalinar ne se rappelait-il pas avoir entendu parler d’un fils lors des
interminables séances de préparation de Gavilar ?
En tout cas, cet homme-ci paraissait imposant sur cette jument blanche,
observant la bataille derrière sa visière, sa cape flottant autour de lui.
L’adversaire leva son épée au niveau de son casque, tournée vers Dalinar,
pour lui faire signe qu’il acceptait son défi.
Quel idiot.
Dalinar leva le bras qui tenait son bouclier et pointa son épée à son tour,
comptant sur le fait qu’au moins un de ses archers serait resté avec lui. En
effet, Jenin s’avança, décrocha l’arc court qu’il portait dans le dos et –
tandis que le clarissime poussait un cri de surprise – décocha une flèche en
plein dans le poitrail du cheval.
— Je déteste tirer sur les chevaux, grommela Jenin alors que la bête se
cabrait sous l’effet de la douleur. Autant jeter mille brômes dans ce foudre
d’océan, clarissime.
— Je vous en achèterai deux quand nous en aurons fini, répondit Dalinar
tandis que le clarissime dégringolait au bas de son cheval.
Dalinar esquiva coups de sabots et hennissements de douleur pour
s’approcher de l’homme tombé à terre. Il eut la satisfaction de voir l’ennemi
se relever.
Ils engagèrent le combat, s’attaquant l’un l’autre à grands coups effrénés.
La vie était une question d’élan. Choisir une direction et ne rien laisser – ni
homme ni tempête – vous en détourner. Dalinar fit reculer le clarissime à
l’aide de coups furieux et répétés.
Il eut la sensation de remporter le combat, de le contrôler, jusqu’à ce qu’il
abatte son bouclier contre l’ennemi et – dans un moment de tension – sente
quelque chose craquer. L’une des lanières qui fixaient le bouclier à son bras
s’était brisée.
L’ennemi réagit aussitôt. Il repoussa le bouclier qui tourna autour du bras
de Dalinar, ce qui fit céder l’autre lanière. Le bouclier se dégagea et tomba.
Dalinar tituba et décrivit un grand geste de son épée, prêt à parer un coup
qui ne vint pas. À la place, le clarissime s’approcha brusquement et
repoussa Dalinar à l’aide de son bouclier.
Dalinar esquiva le coup qui suivit, mais le revers le heurta violemment
sur la tempe et le fit chanceler. Son casque se déforma et le métal tordu
entailla son cuir chevelu, faisant couler le sang. Il se mit à voir double et la
tête lui tourna.
Il cherche à me tuer.
Avec un grand cri, Dalinar releva vivement sa lame pour parer d’un coup
puissant qui heurta l’arme du clarissime et la lui fit tomber des mains.
Privé de son épée, l’homme asséna à Dalinar un coup de son poing ganté
en pleine figure. Dalinar entendit son nez craquer.
Il tomba à genoux, et son épée glissa d’entre ses doigts. Son ennemi
jurait entre deux profondes inspirations, essoufflé par ce combat bref mais
intense. Il tendit la main vers sa ceinture pour en tirer son couteau.
Une émotion remua à l’intérieur de Dalinar.
C’était une flamme qui remplissait le vide en lui. Elle déferla dans son
corps et le réveilla, apportant avec elle une grande clarté d’esprit. Le bruit
de ses soldats d’élite en train de combattre la garde d’honneur du clarissime
s’estompa, le fracas du métal contre le métal céda la place à des tintements,
les grognements devinrent un simple bourdonnement au loin.
Dalinar sourit. Puis ce sourire devint un rictus dévoilant ses dents. Sa
vision revint à la normale tandis que le clarissime, couteau en main, levait
la tête, sursautait, puis reculait en chancelant. Il semblait horrifié.
Dalinar hurla, crachant du sang, et se jeta sur l’ennemi. Le coup qui le
frappa sembla pitoyable et Dalinar l’esquiva, abattant son épaule contre la
partie inférieure du corps de son adversaire. Quelque chose vibrait en lui, la
cadence du combat, le rythme de la mort donnée, reçue.
Le Frisson.
Il déséquilibra son adversaire, puis s’en alla chercher son épée. Dym,
cependant, hurla le nom de Dalinar et lui lança une hache d’armes, avec un
crochet d’un côté et une tête de hache fine et large de l’autre. Dalinar la
saisit en plein vol et pivota sur lui-même, fit passer la tête de hache autour
de la cheville de son adversaire, puis tira.
Le clarissime tomba dans un fracas d’acier. Avant que Dalinar puisse en
tirer parti, deux hommes de la garde d’honneur réussirent à s’extirper de la
masse des hommes de Dalinar pour venir au secours de leur clarissime.
Dalinar planta la tête de hache dans le flanc d’un des gardes. Il la
dégagea d’un coup sec et pivota à nouveau – abattant l’arme contre le
casque du clarissime en train de se lever, ce qui le fit tomber à genoux –
avant de revenir et de bloquer de justesse l’épée du garde restant avec le
manche de la hache d’armes.
Dalinar leva brusquement la hache d’armes qu’il tenait à deux mains,
faisant voler la lame du garde dans les airs. Dalinar s’avança jusqu’à se
trouver face à face avec l’individu. Il sentait son haleine.
Il cracha le sang qui coulait de son nez dans les yeux du garde, puis lui
asséna un coup de pied dans l’estomac. Il se tourna vers le clarissime, qui
cherchait à s’enfuir. Dalinar gronda, habité par le Frisson. D’une main, il
fendit l’air avec la hache d’armes, en accrocha la pointe dans le flanc du
clarissime et tira, le renversant à nouveau.
Le clarissime se retourna. Il fut accueilli par le spectacle de Dalinar
abattant sa hache d’armes à deux mains, lui plongeant la pointe en pleine
poitrine à travers le plastron. L’arme émit un agréable craquement, et
Dalinar la ressortit couverte de sang.
Comme si ce coup avait été un signal, la garde d’honneur se sépara enfin
devant ses soldats d’élite. Dalinar sourit en les regardant s’éloigner, et des
sprènes de gloire apparurent autour de lui sous la forme de sphères à l’éclat
doré. Ses hommes tirèrent leurs arcs courts et touchèrent une bonne
douzaine d’ennemis en fuite, en plein dans le dos. Damnation, quel plaisir
de vaincre une armée plus grande que la vôtre.
Non loin de là, le clarissime tombé à terre geignait tout bas.
— Pourquoi…, demanda l’homme à l’intérieur de son casque. Pourquoi
nous ?
— Je l’ignore, répondit Dalinar en lançant la hache d’armes à Dym.
— Vous… vous l’ignorez ? fit l’homme agonisant.
— C’est mon frère qui choisit. Je vais simplement là où il me l’indique.
Il désigna l’homme agonisant, et Dym plongea une épée dans l’aisselle
de l’homme en armure pour achever sa tâche. L’individu s’était battu
correctement, inutile de prolonger ses souffrances.
Un autre soldat approcha pour tendre son épée à Dalinar. Il y avait sur la
lame un éclat manquant de la taille d’un pouce. Elle semblait également
avoir été pliée.
— Vous êtes censé la planter dans les parties molles, clarissime, lui lança
Dym, pas la cogner contre les parties dures.
— Je tâcherai de m’en souvenir, répondit Dalinar, jetant l’épée sur le côté
tandis que l’un de ses hommes choisissait une arme de remplacement parmi
les morts.
— Vous… allez bien, clarissime ? demanda Dym.
— Je ne me suis jamais senti aussi bien, assura Dalinar, d’une voix
légèrement déformée par son nez encombré.
Il lui faisait un mal de toutes les Damnations, ce qui attirait un groupe de
sprènes de douleur – pareils à de petites mains faites de muscle – s’élevant
du sol.
Ses hommes se mirent en formation autour de lui, et il les mena un peu
plus loin dans la rue. Peu après, il distingua la masse de son ennemi qui se
battait toujours un peu plus loin, cerné par son armée. Il fit arrêter ses
hommes pour réfléchir aux options qui s’offraient à lui.
Thakka, le capitaine des unités d’élite, se tourna vers lui.
— Des ordres, mon général ?
— Prenez d’assaut ces bâtiments, répondit Dalinar en désignant une
rangée de maisons. Nous verrons s’ils se battront toujours aussi bien
lorsqu’ils nous verront rassembler leurs familles.
— Les hommes voudront piller les lieux, répondit Thakka.
— Qu’y a-t-il à piller dans ce genre de masures ? Du cuir de porc
détrempé et de vieux bols en boutons-de-roche ? (Il ôta son casque pour
essuyer le sang de son visage.) Ils pourront piller plus tard. Dans
l’immédiat, j’ai besoin d’otages. Il y a des civils quelque part dans cette
foudre de ville. Trouvez-les.
Thakka hocha la tête et cria les ordres. Dalinar prit à boire. Il allait devoir
trouver Sadeas, et…
Quelque chose percuta violemment son épaule. Il ne l’entrevit que
brièvement, une tache noire et floue qui le frappa avec la force d’un coup de
pied circulaire. Le coup le jeta à terre, et une vive douleur lui embrasa le
flanc.
Il cligna des yeux lorsqu’il se retrouva étendu sur le sol. Une foudre de
flèche dépassait de son épaule droite, munie d’une longue hampe épaisse.
Elle avait traversé net la maille, juste à côté de la jointure entre sa cuirasse
et son bras.
— Clarissime ! s’écria Thakka, qui s’agenouilla pour protéger Dalinar à
l’aide de son corps. Kelek ! Clarissime, est-ce que vous…
— Au nom de la Damnation, qui a tiré cette flèche ? fit Dalinar d’une
voix insistante.
— Là-haut, dit l’un de ses hommes en désignant la corniche qui
surplombait la ville.
— Ça doit être à plus de trois cents mètres, commenta Dalinar, qui
repoussa Thakka sur le côté et se leva. Ce n’est pas…
Comme il regardait, il parvint à sauter pour éviter la flèche suivante, qui
tomba à trente centimètres à peine et alla heurter le sol de pierre. Dalinar le
regarda fixement, puis se mit à crier.
— Les chevaux ! Où sont ces chevaux, nom des foudres ?
Un petit groupe de soldats approcha en trottant, amenant les onze
chevaux, qu’ils avaient prudemment conduits à travers le champ. Dalinar
dut esquiver une autre flèche encore tandis qu’il s’emparait des rênes de
Nocturne, son hongre noir, et se hissait en selle. La flèche plantée dans son
bras lui causait une douleur cuisante, mais il sentait quelque chose de plus
pressant qui le poussait à avancer. Qui l’aidait à se concentrer.
Il repartit au galop dans la direction d’où ils étaient venus pour sortir du
champ de vision de l’archer, suivi par dix de ses meilleurs hommes. Il
devait bien y avoir un moyen de gravir cette pente… Là ! Une suite de
montées et de descentes rocheuses, assez douces pour qu’il ne craigne pas
de les faire emprunter à Nocturne à cette vitesse.
Dalinar craignait, le temps de parvenir en haut, que sa proie lui ait
échappé. Cependant, lorsqu’il finit par émerger au sommet de la corniche,
une flèche se planta dans son sein gauche, traversant nettement le plastron
près de l’épaule, manquant le jeter à terre.
Damnation ! Dalinar s’accrocha sans bien savoir comment, serrant les
rênes d’une main, et se pencha très bas, regardant devant lui tandis que
l’archer, silhouette encore lointaine, lançait une autre flèche depuis une
butte rocheuse. Puis une autre. Nom des foudres, que ce type était rapide !
Il fit tourner brusquement Nocturne dans un sens, puis dans l’autre,
parcouru par la vibration du Frisson qui montait soudain en lui. Celui-ci
chassa la douleur et lui permit de se concentrer.
Un peu plus loin, l’archer sembla enfin s’alarmer et bondit au bas de son
perchoir pour prendre la fuite.
Dalinar fit charger Nocturne pour franchir cette butte l’instant d’après.
L’archer se révéla être un homme d’une vingtaine d’années vêtu d’habits
robustes, avec des bras et des épaules qui paraissaient capables de soulever
un chull. Dalinar aurait pu le renverser, mais il préféra le dépasser au galop
et lui asséner un coup de pied dans le dos afin de l’envoyer à terre.
Lorsque Dalinar arrêta son cheval, le mouvement envoya une onde de
douleur à travers son bras. Il s’obligea à la ravaler, les larmes aux yeux, et
se tourna vers l’archer, recroquevillé parmi des flèches noires éparpillées au
sol.
Dalinar mit pied à terre, une flèche saillant de chaque épaule, tandis que
ses hommes le rattrapaient. Il agrippa l’archer et l’obligea à se relever,
remarquant alors le tatouage bleu sur sa joue. L’archer, le souffle coupé,
regarda fixement Dalinar. Il devait offrir un spectacle frappant, couvert de
la suie provenant des feux, le visage changé en masque de sang à cause de
son nez cassé et de son cuir chevelu entaillé, et avec non pas une mais deux
flèches plantées dans le corps.
— Vous avez attendu que j’aie retiré mon casque, lui dit Dalinar d’une
voix insistante. Vous êtes un assassin. On vous a envoyé ici expressément
pour me tuer.
L’homme grimaça, puis hocha la tête.
— Incroyable ! commenta Dalinar en le relâchant. Montrez- moi de
nouveau ce coup. Quelle distance est-ce que ça représente, Thakka ? J’ai
raison, n’est-ce pas ? Plus de trois cents mètres ?
— Près de quatre cents, répondit Thakka en faisant avancer son cheval.
Mais avec l’avantage de la hauteur.
— Mais tout de même, insista Dalinar en s’approchant du bord de la
corniche, avant de se retourner vers l’archer perplexe. Alors ? Prenez votre
arc !
— Mon… arc ? demanda l’archer.
— Êtes-vous donc sourd ? aboya Dalinar. Allez le chercher !
L’archer étudia les dix unités d’élite à cheval, à l’air sévère et dangereux,
avant de décider fort judicieusement d’obéir. Il prit une flèche, puis son arc
– fait d’un bois noir et lustré que Dalinar ne reconnaissait pas.
— Elle a carrément traversé mon armure, marmonna-t-il en tâtant la
flèche qui l’avait atteint à gauche.
Cette plaie-là ne semblait pas trop sévère – elle avait percé l’acier, mais
ce faisant avait perdu la majeure partie de son élan. Celle du côté droit, en
revanche, avait traversé la maille et faisait couler du sang sur son bras.
Il secoua la tête, s’abritant les yeux de la main gauche, inspectant le
champ de bataille. Sur sa droite, les armées s’affrontaient, et son unité
principale de soldats d’élite affluait au niveau du flanc pour y faire pression.
L’arrière-garde avait trouvé des civils et les poussait dans la rue.
— Choisissez un cadavre, déclara Dalinar en désignant une place vide où
une escarmouche avait eu lieu. Plantez une flèche dans l’un de ceux-là, en
bas, si vous y parvenez.
L’archer s’humecta les lèvres, l’air toujours perplexe. Enfin, il tira une
lunette de sa ceinture et étudia la zone.
— Celui en bleu, près du chariot renversé.
Dalinar étrécit les yeux, puis hocha la tête. Non loin de là, Thakka était
descendu de cheval et avait sorti son épée pour la poser sur son épaule. Une
mise en garde pas très subtile. L’archer tira son arc et lança une seule flèche
à l’empennage noir. Elle vola droit vers le cadavre ciblé et s’y planta.
Un unique sprène de stupeur apparut autour de Dalinar, pareil à un
anneau de fumée bleue.
— Père-des-tempêtes ! Thakka, jusqu’à aujourd’hui, je vous aurais parié
la moitié de la principauté qu’un tel coup était impossible. (Il se tourna vers
l’archer.) Quel est votre nom, assassin ?
L’homme leva le menton, mais ne répondit pas.
— Eh bien, dans tous les cas, bienvenue parmi mes soldats d’élite, ajouta
Dalinar. Que quelqu’un amène un cheval à cet homme.
— Pardon ? demanda l’archer. J’ai essayé de vous tuer !
— Oui, de loin. Ce qui témoigne d’un excellent jugement. Il me serait
très utile d’avoir quelqu’un qui possède vos talents.
— Nous sommes adversaires !
D’un mouvement de tête, Dalinar désigna la ville, en bas, où l’armée
ennemie assiégée était – enfin – en train de se rendre.
— Plus maintenant. On dirait que nous sommes alliés à présent !
L’archer cracha sur le côté.
— Des esclaves de votre frère, le tyran.
Dalinar laissa l’un de ses hommes l’aider à monter à cheval.
— Si vous préférez être tué, je peux le respecter. Ou alors, vous pouvez
me rejoindre et me donner votre prix.
— La vie de mon clarissime Yezriar, répondit l’archer. L’héritier.
— Est-ce l’individu…, commença Dalinar en se tournant vers Thakka.
— … Que vous avez tué en bas ? Oui, clarissime.
— Il a un trou dans la poitrine, commenta Dalinar en se tournant vers
l’assassin. Ça va être compliqué.
— Espèce… espèce de monstre ! Ne pouviez-vous pas plutôt le
capturer ?
— Eh non. Les autres principautés freinent des quatre fers. Elles refusent
de reconnaître la couronne de mon frère. Jouer à se donner la chasse avec
les pâles-iris haut placés ne fait qu’encourager les gens à riposter. S’ils
savent que nous voulons faire couler le sang, ils y réfléchiront à deux fois.
(Dalinar haussa les épaules.) Que dites-vous de ça ? Rejoignez-moi et nous
ne pillerons pas la ville. Enfin, ce qu’il en reste.
L’homme baissa les yeux vers l’armée en train de se rendre.
— Alors, vous acceptez ou non ? reprit Dalinar. Je promets de ne pas
vous forcer à tuer ceux que vous appréciez.
— Je…
— Formidable ! s’exclama Dalinar, qui fit faire demi-tour à son cheval et
s’éloigna au trot.
Peu de temps après, tandis que les unités d’élite de Dalinar le
rejoignaient, l’archer maussade se trouvait à dos de cheval avec un autre
cavalier. La douleur s’enflamma dans le bras droit de Dalinar tandis que le
Frisson s’estompait, mais elle restait supportable. Il allait falloir que des
chirurgiens inspectent cette plaie.
Lorsqu’ils atteignirent de nouveau la ville, il envoya l’ordre de cesser de
piller. Ses hommes allaient détester ça, mais cette ville ne valait pas grand-
chose de toute manière. Les richesses viendraient lorsqu’ils
commenceraient à atteindre le centre des principautés.
Il laissa son cheval lui faire traverser la ville à une allure tranquille,
dépassant des soldats qui s’étaient installés pour s’abreuver et se reposer du
combat prolongé. Son nez brûlait toujours, et il devait s’empêcher
activement de renifler du sang. S’il était bel et bien brisé, les choses se
compliqueraient pour lui.
Dalinar continua à avancer, luttant contre la morne impression de… néant
qui succédait souvent aux combats. C’était le pire moment. Il se rappelait
encore avoir été vivant, mais devait à présent affronter un retour à
l’ordinaire.
Il avait manqué les exécutions. Sadeas avait déjà fait planter la tête du
haut-prince local – ainsi que celle des officiers – sur des lances. Quel sens
du spectacle il avait, ce Sadeas. Dalinar longea la sinistre rangée, secouant
la tête, et entendit son nouvel archer marmonner un juron. Il allait falloir
qu’il parle à cet homme, pour bien lui faire comprendre qu’en frappant
Dalinar un peu plus tôt, il avait tiré une flèche sur un ennemi. C’était là
quelque chose qu’il devait respecter. Mais s’il tentait quoi que ce soit à
présent contre Dalinar ou Sadeas, ce serait différent. Thakka devait déjà être
en train de chercher partout la famille de cet homme.
— Dalinar ? l’appela une voix.
Il arrêta son cheval et se tourna vers celui qui avait parlé. Torol Sadeas –
resplendissant dans sa Cuirasse d’Éclat dorée qui avait déjà été nettoyée –
traversa un groupe d’officiers. Le jeune homme au visage rouge paraissait
bien plus âgé qu’un an plus tôt. Lorsque tout ça avait commencé, c’était
encore un adolescent dégingandé. Ce n’était désormais plus le cas.
— Dalinar, est-ce que ce sont des flèches ? Père-des-tempêtes, vous
ressemblez à un buisson de ronces ! Qu’est-il arrivé à votre visage ?
— Un poing, répondit Dalinar, qui désigna ensuite les têtes plantées sur
les lances. Joli travail.
— Nous avons perdu le prince héritier, répondit Sadeas. Il va organiser
une résistance.
— Ce serait impressionnant, commenta Dalinar, compte tenu de ce que je
lui ai fait.
Sadeas se détendit visiblement.
— Oh, Dalinar. Que ferions-nous sans vous ?
— Vous perdriez. Que quelqu’un aille me chercher à boire et deux
chirurgiens. Dans cet ordre. Par ailleurs, Sadeas, j’ai promis que nous
n’allions pas saccager la ville. Pas de pillage, pas de capture d’esclaves.
— Vous avez quoi ? demanda Sadeas. À qui l’avez-vous promis ?
D’un geste du pouce, Dalinar désigna l’archer par-dessus son épaule.
— Encore un ? maugréa Sadeas.
— Il vise incroyablement bien, assura Dalinar. Et puis il est loyal.
Il jeta un coup d’œil sur le côté, où les soldats de Sadeas avaient
rassemblé des femmes en pleurs pour qu’il choisisse parmi elles.
— Et moi qui me réjouissais de ce que nous allions faire ce soir,
commenta Sadeas.
— Eh bien moi, je me réjouissais de pouvoir respirer par le nez. Nous
survivrons. C’est plus qu’on ne peut en dire des gamins que nous avons
affrontés aujourd’hui.
— Entendu, entendu, soupira Sadeas. J’imagine que nous pouvons
épargner une ville. Un symbole indiquant que nous ne sommes pas sans
pitié. (Il étudia de nouveau Dalinar.) Nous devons vous procurer des Éclats,
mon ami.
— Pour me protéger ?
— Vous protéger ? Bourrasques, Dalinar, à ce stade je ne suis même pas
persuadé qu’un éboulement soit capable de vous tuer. Non, c’est
simplement que ça nous ridiculise tous quand vous accomplissez ce genre
de choses en étant pratiquement désarmé !
Dalinar haussa les épaules. Au lieu d’attendre le vin et les chirurgiens, il
fit faire demi-tour à son cheval pour rassembler ses unités d’élite et
renforcer l’ordre de protéger la ville des pillages. Lorsqu’il en eut terminé,
il traversa au pas le sol fumant pour rejoindre son camp.
Il en avait fini de vivre pour aujourd’hui. Il s’écoulerait des semaines, des
mois peut-être, avant qu’il n’en ait de nouveau l’occasion.
Je sais que beaucoup de femmes qui liront ces lignes n’y verront qu’une preuve
supplémentaire que je suis l’hérétique impie que tous les autres croient voir en moi.
— Extrait de Justicière, préface.

Deux jours après la découverte du corps de Sadeas, la Tempête Éternelle


revint.
Dalinar traversait ses appartements d’Urithiru, attiré par cette tempête
contre nature. Pieds nus sur la roche froide. Il passa devant Navani (assise à
son bureau, en train de travailler à ses mémoires) et sortit sur son balcon,
qui surplombait directement les à-pics au-dessus desquels se dressait la cité.
Il ressentait quelque chose, le bourdonnement de ses oreilles, le froid
(encore plus intense que d’habitude) qui soufflait de l’ouest. Et autre chose
encore. Un froid intérieur.
— Est-ce vous, Père-des-tempêtes ? chuchota Dalinar. Cette sensation
d’effroi ?
Cette chose n’est pas naturelle, répondit le Père-des-tempêtes. Elle est
inconnue.
— Elle n’était pas apparue lors des Désolations précédentes ?
Non. Elle est nouvelle.
Comme toujours, la voix du Père-des-tempêtes était distante, pareille à
un tonnerre très lointain. Il ne répondait pas toujours à Dalinar, et ne restait
pas à côté de lui. Ce n’était pas sans logique : il était l’âme de la tempête, il
ne pouvait pas – ne devait pas – être contenu.
Et cependant, il y avait une mauvaise humeur presque enfantine dans la
façon dont il ignorait parfois les questions de Dalinar. Il semblait le faire
uniquement pour éviter que Dalinar ne croie qu’il se présentait chaque fois
qu’on l’appelait.
La Tempête Éternelle apparut au loin, avec ses nuages noirs illuminés de
l’intérieur par des éclairs rouges crépitants. Elle se trouvait, fort
heureusement, assez bas dans le ciel pour que son sommet n’atteigne pas
Urithiru. Elle fonçait comme une cavalerie, piétinant les nuages calmes et
ordinaires en dessous d’elle.
Dalinar s’obligea à regarder cette vague de noirceur s’écouler autour du
plateau d’Urithiru. Leur tour isolée lui fit bientôt l’impression d’un phare
dominant une mer sombre et mortelle.
La tempête était silencieuse à un degré obsédant. Ces éclairs rouges
n’étaient pas accompagnés du grondement de tonnerre qu’aurait attendu
Dalinar. Il entendait parfois un claquement, net et stupéfiant, pareil à celui
d’une centaine de branches simultanées. Mais les bruits ne semblaient pas
correspondre aux éclairs de lumière rouge qui jaillissaient de ses
profondeurs.
La tempête était tellement silencieuse, en réalité, qu’il entendit un
bruissement de tissu très net lorsque Navani se glissa derrière lui. Elle
l’entoura de ses deux bras, s’appuya contre son dos et posa la tête contre
son épaule. Il baissa les yeux et remarqua qu’elle avait retiré le gant de sa
sage-main. Celle-ci était à peine visible dans le noir : des doigts minces et
splendides – délicats, avec les ongles peints en rouge. Il la voyait à la
lumière de la première lune, et grâce aux éclairs intermittents de la tempête
en dessous d’eux.
— Des nouvelles de l’ouest ? chuchota Dalinar.
La Tempête Éternelle était plus lente qu’une tempête majeure, et elle
avait frappé Shinovar bien des heures auparavant. Elle ne rechargeait pas
les sphères, même lorsqu’on les laissait à l’extérieur pendant tout le temps
qu’elle passait.
— Les échocalames sont en ébullition. Les monarques retardent la
réponse, mais je soupçonne qu’ils comprendront bientôt qu’ils doivent nous
écouter.
— Je crois, Navani, que vous sous-estimez l’obstination qu’une couronne
peut imprimer à l’esprit d’un homme ou d’une femme.
Dalinar s’était trouvé en extérieur pendant un certain nombre de tempêtes
majeures, surtout dans sa jeunesse. Il avait regardé le chaos du mur de la
tempête pousser pierres et détritus devant lui, les éclairs qui fendaient le
ciel, le tonnerre. Les tempêtes majeures étaient l’expression suprême du
pouvoir de la nature : sauvages, indomptables, envoyées pour rappeler à
l’homme sa propre insignifiance.
Cependant, les tempêtes majeures ne semblaient jamais haineuses. Celle-
ci était différente. Elle paraissait vengeresse.
Scrutant fixement cette noirceur en dessous de lui, Dalinar crut voir ce
qu’elle avait fait. Une suite d’impressions, jetées vers lui sous l’effet de la
colère. Les expériences de la tempête lorsqu’elle avait lentement traversé
Roshar.
Des maisons dévastées, les hurlements des habitants perdus dans la
tourmente.
Des gens surpris dans leurs champs, qui couraient, paniqués, devant cette
tempête imprévue.
Des cités foudroyées par des éclairs. Des villes plongées dans l’ombre.
Des champs entièrement dépouillés.
Et de vastes océans d’yeux brillant d’un éclat rouge, qui s’éveillaient
comme des sphères à la Fulgiflamme soudain ravivée.
Dalinar laissa échapper une longue et lente expiration tandis que ces
impressions se dissipaient.
— Était-ce réel ? chuchota-t-il.
Oui, répondit le Père-des-tempêtes. L’ennemi chevauche cette tempête. Il
est conscient de votre existence, Dalinar.
Ce n’était pas une vision du passé. Ni un avenir possible. Son royaume,
son peuple, son monde entier se faisait attaquer. Il inspira profondément. Au
minimum, ce n’était pas le cataclysme singulier qu’ils avaient connu
lorsque la Tempête Éternelle était entrée en collision avec la tempête
majeure pour la première fois. Celle-ci paraissait moins puissante. Elle
n’allait pas démolir des villes, mais elle faisait pleuvoir la destruction sur
eux – et les vents attaqueraient par rafales, hostiles et même délibérées.
L’ennemi semblait plus intéressé par le fait de s’attaquer aux petites
villes. Aux champs. Aux gens pris par surprise.
Bien qu’elle ne soit pas aussi destructrice qu’il l’avait craint tout d’abord,
elle provoquerait malgré tout des milliers de morts. Elle laisserait des cités
brisées, particulièrement celles qui n’avaient pas d’abris à l’ouest. Plus
important, elle allait voler les travailleurs parshes et les transformer en
Néantifères lâchés sur la population.
L’un dans l’autre, cette tempête allait faire payer un lourd tribut à Roshar,
sans égal depuis… eh bien, depuis les Désolations.
Il leva la main pour prendre celle de Navani, qui s’accrochait à lui en
retour.
— Vous avez fait votre possible, Dalinar, chuchota-t-elle après avoir
regardé un moment. Ne cherchez pas à porter cet échec comme un fardeau.
— Je ne le ferai pas.
Elle le relâcha et le retourna pour l’écarter du spectacle de la tempête.
Elle portait une robe de chambre, guère appropriée pour sortir en public,
sans être impudique pour autant.
À l’exception de cette main, avec laquelle elle lui caressait le menton.
— Moi, chuchota-t-elle, je ne vous crois pas, Dalinar Kholin. Je lis la
vérité dans la tension de vos muscles, la crispation de votre mâchoire. Je
sais que, même écrasé sous un rocher, vous affirmeriez maîtriser la situation
et demanderiez à voir les rapports du champ de bataille de vos hommes.
Son parfum était enivrant. Ainsi que ces yeux violets enchanteurs et
éclatants.
— Vous devez vous détendre, Dalinar, lui dit-elle.
— Navani…, répondit-il.
Elle le regardait, interrogatrice et si belle. Beaucoup plus belle que
lorsqu’ils étaient jeunes, il en aurait juré. Car comment une femme pouvait-
elle être aussi belle qu’elle l’était en cet instant ?
Il la saisit par la nuque et attira sa bouche contre la sienne. La passion
s’éveilla en lui. Elle pressa son corps contre le sien, et ses seins appuyèrent
contre lui à travers la fine robe. Il but ses lèvres, sa bouche, son parfum.
Des sprènes de passion voletèrent autour d’eux comme des flocons de neige
cristallins.
Dalinar s’arrêta et recula.
— Dalinar, lui dit-elle alors. Votre refus obstiné de vous laisser séduire
me pousse à remettre en question mes appas.
— Le contrôle. C’est important pour moi, Navani, lâcha-t-il d’une voix
rauque. (Il saisit le mur en pierre du balcon, serrant à s’en faire blanchir les
jointures.) Vous savez comment j’étais, et ce que je suis devenu, lorsque
j’étais un homme qui ne contrôlait rien. Je ne vais pas céder maintenant.
Avec un soupir, elle vint se placer à côté de lui, dégagea son bras de la
pierre puis se glissa en dessous.
— Je ne vais pas insister, mais il faut que je sache. Est-ce ainsi que les
choses vont continuer ? En s’interrompant sans cesse, en dansant au bord du
gouffre ?
— Non, répondit-il en contemplant la noirceur de la tempête. Ce serait un
exercice futile. Un général possède assez de bon sens pour ne pas
s’embarquer dans des batailles qu’il ne peut remporter.
— Alors qu’allons-nous faire d’autre ?
— Je trouverai un moyen de le faire correctement. Avec des serments.
Les serments étaient vitaux. La promesse, le fait d’être liés les uns aux
autres.
— Comment ? demanda-t-elle avant de lui donner un petit coup de doigt
sur la poitrine. Je suis aussi religieuse que n’importe quelle femme – plus
que la plupart, en réalité. Mais Kadash nous a tourné le dos, tout comme
Ladent, et même Rushu. Elle a poussé les hauts cris quand j’en ai parlé et
s’est littéralement enfuie en courant.
— Chanada, répondit Dalinar, parlant de l’ardente en chef des camps de
guerre. Elle s’est entretenue avec Kadash et lui a demandé d’aller trouver
chacun des ardents. Elle l’a sans doute fait dès l’instant où elle a appris que
nous étions ensemble.
— Donc aucun ardent ne va nous marier, répondit Navani. Ils nous
considèrent comme frère et sœur. Vous vous efforcez de trouver un
arrangement impossible ; continuez ainsi, et une certaine dame pourrait
commencer à se demander si vous y tenez tant que ça.
— L’avez-vous déjà sincèrement pensé ? s’inquiéta Dalinar. En toute
franchise ?
— Eh bien… non.
— Vous êtes la femme que j’aime, murmura Dalinar en l’attirant contre
lui. Que j’ai toujours aimée.
— Dans ce cas, où est le problème ? répondit-elle. Que les ardents se
hâtent vers la Damnation avec des rubans autour des chevilles.
— Blasphématrice.
— Ce n’est pas moi qui raconte à tout le monde que Dieu est mort.
— Pas tout le monde, corrigea Dalinar.
Il soupira, la relâcha – à regret – et regagna ses appartements, où un
brasero de charbon dégageait une chaleur bienvenue, ainsi que la seule
lumière de la pièce. Ils avaient récupéré ce fabrial chauffant dans les camps
de guerre, mais ne disposaient pas encore de la Fulgiflamme nécessaire
pour le faire fonctionner. Les érudites avaient découvert de longues chaînes
et des cages, apparemment utilisées pour faire descendre des sphères au
cœur des tempêtes, afin de pouvoir les renouveler – si les tempêtes
majeures revenaient un jour. Dans d’autres parties du monde, la saison des
pleurs avait repris, avant de s’arrêter par intermittence. Elle recommencerait
peut-être. Ou bien les tempêtes ordinaires se déclencheraient. Personne ne
le savait, et le Père-des-tempêtes refusait de l’éclairer sur ce point.
Navani entra et tira les épaisses tentures pour masquer l’entrée, avant de
les fixer solidement en place. La pièce était encombrée de meubles, de
fauteuils alignés le long des murs, avec des tapis enroulés entassés au-
dessus. Il y avait même un miroir sur pied. L’image des sprènes du vent qui
se tortillaient le long de ses bords possédait un aspect nettement arrondi
indiquant qu’on l’avait d’abord sculpté dans la cire de charançon, puis
spiricanté pour le transformer en bois.
Ils avaient déposé tout ça ici pour lui, comme s’ils craignaient que leur
haut-prince ne vive dans de simples appartements de pierre.
— Demandons à quelqu’un de dégager tout ça pour moi demain, dit
Dalinar. Il y a assez de place dans la pièce voisine, que nous pourrons
transformer en salon ou en salle commune.
Navani hocha la tête et s’assit sur l’un des canapés (il la voyait reflétée
dans le miroir), la main toujours nonchalamment découverte, la robe
tombant sur le côté, dévoilant son cou, sa clavicule, et une partie de ce qui
se trouvait en dessous. Elle ne cherchait pas à séduire ; elle était simplement
à l’aise en sa présence. D’une familiarité intime, au-delà du stade où elle
était embarrassée qu’il la voie découverte.
C’était agréable que l’un d’entre eux soit disposé à prendre l’initiative
dans cette relation. Malgré l’impatience qu’avait Dalinar d’avancer sur le
champ de bataille, c’était là un domaine dans lequel il avait toujours eu
besoin d’encouragements. Au même degré que toutes ces années
auparavant…
— La dernière fois que je me suis marié, déclara-t-il doucement, j’ai fait
beaucoup de choses de travers. J’ai commencé de travers.
— Je ne dirais pas ça. Vous aviez épousé Shshshsh pour sa Cuirasse
d’Éclat, mais de nombreux mariages ont lieu pour des raisons politiques. Ça
ne signifie pas que vous ayez eu tort. Vous vous rappellerez sans doute que
nous vous y avions tous encouragé.
Comme toujours, lorsqu’il entendait le nom de sa défunte épouse, le mot
était remplacé à ses oreilles par un souffle d’air pareil au bruit d’un vent
léger ; le nom ne pouvait pas davantage trouver prise dans son esprit qu’un
homme ne pouvait s’accrocher à une rafale de vent.
— Je ne cherche pas à la remplacer, Dalinar, affirma Navani, d’une voix
soudain inquiète. Je sais que vous conservez de l’affection pour Shshshsh.
Ne vous en faites pas. Je peux vous partager avec son souvenir.
Oh, comme ils se trompaient. Il se tourna vers Navani, serra la mâchoire
pour se protéger de la douleur, et lui dévoila tout.
— Je ne me souviens pas d’elle, Navani.
Elle le regarda d’un air pensif, comme si elle ne l’avait pas entendu
correctement.
— Je ne garde aucun souvenir de mon épouse. Je ne connais pas son
visage. Les portraits d’elle ne sont que des taches floues à mes yeux. Son
nom m’est repris chaque fois qu’il est prononcé, comme si quelqu’un me
l’arrachait. Je ne me rappelle pas ce que nous nous sommes dit lors de notre
rencontre ; je ne me rappelle même pas l’avoir vue au festin la nuit de son
arrivée. Tout ça n’est qu’un grand flou. Je peux me rappeler certains
événements qui entourent mon épouse, mais rien des détails effectifs. Tout
ça a simplement… disparu.
Navani leva vers sa bouche les doigts de sa sage-main et, la voyant
plisser le front sous l’effet de l’inquiétude, il comprit qu’il lui donnait
l’impression d’être en proie à une grande souffrance.
Il se laissa tomber dans un fauteuil en face d’elle.
— L’alcool ? demanda-t-elle tout bas.
— Quelque chose de plus fort.
Elle exhala.
— L’Ancienne Magie. Vous disiez connaître à la fois votre faveur et
votre bénédiction.
Il hocha la tête.
— Oh, Dalinar.
— Les gens me regardent quand son nom est prononcé, poursuivit
Dalinar, et ils ont cette mine pleine de compassion. Ils me voient afficher un
air crispé, et ils croient que je me montre stoïque. Ils concluent à une
douleur intérieure, alors qu’en réalité je cherche simplement à donner le
change. Il est difficile de suivre une conversation dont la moitié échappe à
votre cerveau.
» Navani, j’en étais peut-être venu à l’aimer. Je ne m’en souviens pas.
Pas un seul moment d’intimité, une seule dispute, même pas un seul mot
qu’elle m’ait jamais adressé. Elle est partie, en laissant des débris qui
ponctuent mes souvenirs. Je ne me rappelle pas comment elle est morte. Ce
dernier point m’affecte, car je sais que je devrais me souvenir de certaines
parties de ce jour-là. Une histoire de ville en rébellion contre mon frère, où
mon épouse s’est retrouvée prise en otage ?
Ce point-là… et une longue marche en solitaire, accompagné uniquement
de sa haine et du Frisson. Il se rappelait nettement ces émotions-là. Il avait
exercé sa vengeance contre ceux qui lui avaient pris son épouse.
Navani s’installa sur le siège à côté de Dalinar et posa la tête sur son
épaule.
— Si seulement j’étais capable de créer un fabrial, murmura-t-elle, qui
puisse effacer ce type de douleur.
— Je crois… je crois que sa mort a dû me causer une douleur terrible,
chuchota Dalinar, étant donné ce qu’elle m’a poussé à faire. Il ne me reste
que les cicatrices. Quoi qu’il en soit, Navani, je veux que les choses soient
justes entre nous. Qu’il n’y ait pas d’erreur. Je veux que nous nous y
prenions correctement, avec des serments, que je vous adresserai devant
quelqu’un.
— De simples paroles.
— Les paroles sont ce qu’il y a de plus important dans ma vie, à l’heure
actuelle.
Elle ouvrit les lèvres, songeuse.
— Elhokar ?
— Je ne voudrais pas le placer dans cette position.
— Un prêtre étranger ? Un Azéen, peut-être ? Ils sont pratiquement
vorins.
— Ça reviendrait à me déclarer hérétique. Ça va trop loin. Je refuse de
défier l’Église vorine. (Il marqua un temps d’arrêt.) Cela étant, j’accepterai
peut-être de contourner le problème…
— Comment ? demanda-t-elle.
Il leva les yeux vers le plafond.
— Peut-être pourrions-nous nous adresser à quelqu’un qui possède une
plus grande autorité que la leur.
— Vous voulez qu’un sprène nous marie ? s’enquit-elle d’un air amusé.
Ce serait une hérésie de recourir à un prêtre étranger, mais pas à un sprène ?
— Le Père-des-tempêtes est le vestige le plus important d’Honneur,
répondit Dalinar. Il est un fragment du Tout-Puissant en personne – et ce qui
nous reste de plus proche d’un dieu.
— Oh, je n’étais pas en train de m’y opposer, le rassura Navani. Je
laisserais même le premier laveur de vaisselle venu nous marier. Je trouve
simplement que c’est un peu inhabituel.
— C’est notre meilleure option, à supposer qu’il accepte.
Dalinar se tourna vers Navani, puis haussa les sourcils ainsi que les
épaules.
— Est-ce une demande en mariage ?
— … Oui ?
— Dalinar Kholin, je suis certaine que vous pouvez faire mieux.
Il posa la main sur la nuque de Navani, touchant ses cheveux noirs,
qu’elle avait lâchés.
— Mieux que vous, Navani ? Non, je ne crois pas. Je ne crois pas qu’un
seul homme se soit jamais vu offrir une chance plus grande que celle-ci.
Elle sourit et, pour toute réponse, l’embrassa.

Dalinar se sentait étonnamment nerveux lorsque, quelques heures plus


tard, il emprunta l’un des étranges ascenseurs fabriaux d’Urithiru pour
rejoindre le toit de la tour. L’ascenseur ressemblait à un balcon, et une
multitude d’autres bordaient un large puits ouvert au milieu d’Urithiru – un
espace en forme de colonne, aussi vaste qu’une salle de bal, qui s’étirait du
rez-de-chaussée au dernier étage.
Les niveaux de la cité, bien qu’ils paraissent circulaires vus de devant,
étaient en réalité plus proches de demi-cercles au côté plat orienté vers l’est.
Les bords des niveaux inférieurs se fondaient dans les montagnes des deux
côtés, mais la partie centrale était ouverte à l’est. Les pièces situées contre
ce côté plat possédaient des fenêtres, qui donnaient sur l’Origine.
Là, dans cette cage centrale, ces fenêtres composaient un mur. Un
panneau de verre unique et pur, ininterrompu, haut de plusieurs mètres.
Dans la journée, elle éclairait le puits de la vive lumière du soleil. À présent
qu’il faisait nuit noire, elle était sombre.
Le balcon défilait lentement le long d’une tranchée verticale creusée dans
le mur ; Adolin et Renarin l’accompagnaient, ainsi que Shallan Davar et
quelques gardes. Navani se trouvait déjà en haut. Le groupe se tenait de
l’autre côté du balcon, ce qui lui laissait de l’espace pour réfléchir. Et
s’inquiéter.
Pourquoi donc était-il nerveux ? Il parvenait à peine à empêcher ses
mains de trembler. Bourrasques ! À croire qu’il était une vierge vêtue de
soie plutôt qu’un général d’âge avancé.
Il sentit un grondement au plus profond de lui. Le Père-des-tempêtes se
montrait réactif actuellement, et il lui en était reconnaissant.
— Je suis étonné, chuchota Dalinar au sprène, que vous ayez accepté
aussi volontiers cette demande. Reconnaissant, mais surpris malgré tout.
Je respecte tous les serments, répondit le Père-des-tempêtes.
— Même ces serments idiots ? Formulés dans la hâte ou l’ignorance ?
Il n’y a pas de serments idiots. Tous sont la marque des hommes et des
sprènes véritables, qui les distingue des bêtes et des sous-sprènes. La
marque de l’intelligence, du libre arbitre et du choix.
Dalinar médita ces mots, et s’aperçut qu’il n’était pas surpris par cette
opinion extrême. Les sprènes devaient être extrêmes – c’étaient des forces
de la nature. Mais était-ce là ce qu’Honneur en personne, le Tout-Puissant,
avait pensé autrefois ?
Le balcon progressait inexorablement vers le sommet de la tour. Seule
une poignée de la douzaine d’ascenseurs était active ; à la grande époque
d’Urithiru, ils devaient tous fonctionner en même temps. Ils dépassèrent un
niveau après l’autre d’espace inexploré, ce qui tracassait Dalinar. Faire de
cet endroit sa forteresse revenait à camper dans une terre inconnue.
L’ascenseur atteignit enfin l’étage supérieur, et ses gardes se précipitèrent
pour ouvrir les portes. Ces jours-ci, ils provenaient du Pont Treize – il avait
affecté le Pont Quatre à d’autres responsabilités, car il les estimait trop
importants pour un simple travail de gardes, à présent qu’ils étaient tout
près de devenir des Radieux.
De plus en plus nerveux, Dalinar, menant le cortège, longea plusieurs
colonnes ornées de représentations des ordres de Radieux. Une série de
marches lui fit franchir une trappe pour atteindre le toit même de la tour.
Bien que chaque niveau soit plus petit que celui du dessous, ce toit-ci
restait, malgré tout, large de plus de cent mètres. Il faisait froid à cette
hauteur, mais quelqu’un avait installé des braseros pour la chaleur et des
torches pour la lumière. La nuit était étonnamment dégagée et, loin au-
dessus de lui, des sprènes des étoiles tournoyaient en dessinant des motifs.
Dalinar ne savait trop comment interpréter le fait que personne – pas
même ses fils – n’ait contesté ses intentions lorsqu’il avait annoncé son
intention de se marier en pleine nuit, sur le toit de la tour. Il chercha Navani
du regard et découvrit, à sa grande stupéfaction, qu’elle avait trouvé une
couronne traditionnelle de mariée. La coiffe complexe de turquoise et de
jade complétait sa robe de mariée. Celle-ci était rouge, pour la chance,
brodée d’or et façonnée dans un style beaucoup plus ample que la havah,
avec de larges manches et un tombé gracieux.
Dalinar lui-même aurait-il dû trouver une tenue plus traditionnelle à
porter ? Il se fit soudain l’effet d’un cadre vide et poussiéreux accroché à
côté du splendide tableau que formait Navani dans ses atours de mariage.
Elhokar se tenait, très raide, à côté d’elle, vêtu d’un manteau de
cérémonie doré et d’un ample takama. Il était plus pâle que d’ordinaire,
après la tentative d’assassinat qu’il avait subie à la saison des pleurs, où il
avait failli se vider entièrement de son sang. Il s’était beaucoup reposé ces
derniers temps.
Bien qu’ils aient décidé de renoncer à l’extravagance d’un mariage aléthi
traditionnel, ils avaient invité quelques personnes. Le clarissime Aladar et
sa fille, Sebarial et sa maîtresse. Kalami et Teshav pour servir de témoins. Il
éprouva du soulagement à les voir là – il avait redouté que Navani soit
incapable de trouver des femmes qui accepteraient d’authentifier le
mariage.
Un petit nombre d’officiers et de scribes de Dalinar complétaient la petite
procession. Tout à l’arrière de la foule rassemblée entre les braseros, il
aperçut un visage inattendu. Kadash, l’ardent, s’était présenté comme on le
lui demandait. Son visage barbu et balafré affichait une expression
maussade, mais il était bel et bien venu. Un signe encourageant. Avec tout
ce qui se passait d’autre dans le monde, peut-être un haut-prince épousant
sa veuve de belle-sœur ne ferait-il pas tellement de bruit, en fin de compte.
Dalinar s’approcha de Navani et lui prit les mains, l’une enveloppée dans
sa manche, l’autre tiède au toucher.
— Vous êtes stupéfiante, lui dit-il. Comment avez-vous trouvé ça ?
— Une dame se doit d’être préparée.
Dalinar se tourna vers Elhokar, qui baissa la tête devant lui. Voilà qui va
encore davantage troubler nos relations, songea Dalinar, qui lut la même
réaction sur les traits de son neveu.
Gavilar n’aurait pas apprécié la façon dont son fils avait été traité. Malgré
les meilleures intentions du monde, Dalinar avait piétiné le garçon pour
s’emparer du pouvoir. Le temps qu’Elhokar avait passé à se rétablir n’avait
fait qu’aggraver la situation, car Dalinar s’était habitué à prendre lui-même
les décisions.
Cependant, il se serait menti s’il avait prétendu que tout avait commencé
là. Il avait agi dans l’intérêt d’Alethkar, et de Roshar même, mais restait
qu’il avait, petit à petit, usurpé le trône, tout en affirmant depuis le départ
qu’il n’avait aucune intention de le faire.
Dalinar relâcha Navani d’une main et la posa sur l’épaule de son neveu.
— Je suis désolé, mon garçon, lui dit-il.
— Vous l’êtes constamment, mon oncle, répliqua Elhokar. Ça ne vous
arrête pas pour autant, mais j’imagine qu’il n’y a pas de raison pour que ce
soit le cas. Toute votre vie consiste à décider ce que vous voulez, puis à le
prendre. Nous pourrions en tirer des leçons, nous autres, si seulement nous
comprenions comment suivre l’allure.
Dalinar tressaillit.
— Il y a des choses dont je dois parler avec vous. Des plans que vous
apprécierez peut-être. Mais pour ce soir, je vous demande simplement votre
bénédiction, si vous pouvez vous résoudre à me l’accorder.
— Ça rendra ma mère heureuse, répondit Elhokar. Alors ça me convient.
Elhokar embrassa sa mère sur le front puis les quitta, traversant le toit
d’un pas énergique. Dalinar craignit d’abord que le roi ne descende sans
s’arrêter, mais il fit halte à côté de l’un des braseros les plus éloignés pour
se réchauffer les mains.
— Eh bien, reprit Navani. Il ne manque plus que votre sprène, Dalinar.
S’il doit…
Un vent puissant frappa le sommet de la tour, charriant l’odeur des pluies
récentes, de la pierre humide et des branches brisées. Navani eut le souffle
coupé et se serra contre Dalinar.
Une présence émergea dans le ciel. Le Père-des-tempêtes recouvrait toute
chose, formant un visage qui s’étirait des deux côtés jusqu’à l’horizon,
étudiant les hommes d’un air impérieux. L’air devint étrangement
silencieux, et tout sembla se dissiper à l’exception du sommet de la tour.
Comme s’ils avaient glissé dans un lieu situé hors du temps.
Pâles-iris et gardes murmuraient ou poussaient des cris. Même Dalinar,
qui s’y était attendu, se surprit à reculer d’un pas – et il dut résister contre le
réflexe lui dictant de fuir devant le sprène.
LES SERMENTS, gronda le Père-des-tempêtes, SONT L’ÂME DE LA DROITURE.
SI VOUS VOULEZ SURVIVRE À LA TEMPÊTE QUI SE PRÉPARE, ILS DOIVENT VOUS
GUIDER.
— Je suis à l’aise avec les serments, Père-des-tempêtes, lui lança Dalinar.
Comme vous le savez.
OUI. LE PREMIER DEPUIS DES MILLÉNAIRES À SE LIER À MOI. Sans bien savoir
comment, Dalinar sentit l’attention du sprène se tourner vers Navani. ET
VOUS. LES SERMENTS ONT-ILS UN SENS POUR VOUS ?
— Les serments adéquats, répondit-elle.
ET VOTRE SERMENT ENVERS CET HOMME ?
— Je le prononce solennellement devant lui, et devant vous, et toute
personne qui écoutera. Dalinar Kholin est à moi, et je suis à lui.
VOUS AVEZ DÉJÀ ROMPU DES SERMENTS.
— Tous les gens l’ont déjà fait, contra Navani sans fléchir. Nous sommes
fragiles et idiots. Celui-ci, je ne le romprai pas. J’en fais la promesse devant
témoins.
Le Père-des-tempêtes sembla satisfait de sa réponse, quoi qu’elle soit très
éloignée des vœux de mariage aléthis traditionnels. FORGELIEN ? demanda-t-
il.
— Je fais le même serment, répondit Dalinar en la serrant contre lui.
Navani Kholin est à moi, et je suis à elle. Je l’aime.
QU’IL EN SOIT DONC AINSI.
Dalinar s’était attendu au tonnerre, à des éclairs, à une sorte de trompette
céleste de la victoire. Au lieu de quoi ce moment hors du temps prit fin. Le
vent cessa. Le Père-des-tempêtes disparut. Dans toute l’assemblée des
invités, des sprènes de stupeur en forme d’anneaux de fumée bleue
éclatèrent au-dessus des têtes. Mais pas celle de Navani. Elle fut, à la place,
entourée de sprènes de gloire aux lumières dorées. Non loin de là, Sebarial
se frottait la tempe – comme s’il cherchait à comprendre ce qu’il avait vu.
Les nouveaux gardes de Dalinar se voûtèrent, l’air soudain épuisé.
Adolin, fidèle à lui-même, poussa un cri de triomphe. Il accourut vers
eux, traînant dans son sillage des sprènes de joie en forme de feuilles bleues
qui se hâtaient pour suivre son allure. Il gratifia Dalinar, puis Navani, de
chaleureuses accolades. Renarin le suivit, plus réservé mais, à en juger par
le grand sourire qui lui fendait le visage, tout aussi ravi.
Ce qui suivit ne fut qu’un grand flou tandis qu’il serrait des mains,
prononçait des remerciements, répétait qu’aucun cadeau n’était nécessaire,
car ils avaient sauté cette partie de la cérémonie. Il semblait que la
déclaration du Père-des-tempêtes ait été assez spectaculaire pour que tous
aient accepté cette union. Même Elhokar, malgré son ressentiment initial,
étreignit sa mère et serra l’épaule de Dalinar avant de descendre.
Ne resta plus alors que Kadash. L’ardent attendit jusqu’au bout. Il se tint
debout avec les mains jointes devant lui tandis que le toit se vidait.
Aux yeux de Dalinar, Kadash paraissait toujours peu à sa place dans cette
robe. Bien qu’il porte la barbe carrée traditionnelle, ce n’était pas un ardent
que voyait Dalinar. C’était un soldat, à la carrure svelte, à la posture
dangereuse et aux yeux violet clair perçants. Une vieille cicatrice sinueuse
remontait vers son crâne rasé et courait sur le dessus. Kadash menait peut-
être désormais une vie de paix et de service, mais il avait consacré sa
jeunesse à la guerre.
Dalinar chuchota une brève promesse à Navani, et elle le laissa pour
descendre à l’étage inférieur, où elle avait ordonné qu’on serve de la
nourriture et du vin. Dalinar s’approcha de Kadash, confiant. Le plaisir
d’avoir enfin concrétisé ce qu’il repoussait depuis si longtemps monta en
lui. Il était marié à Navani. C’était une joie qu’il avait crue perdue pour lui
depuis sa jeunesse, une situation dont il ne s’était même pas autorisé à
rêver.
Il n’allait certainement pas s’en excuser.
— Clarissime, dit calmement Kadash.
— Quelle formalité, mon vieil ami.
— J’aimerais pouvoir n’être ici qu’en tant que vieil ami, répondit
doucement Kadash. Je dois faire mon rapport à l’ardence, Dalinar. Elle n’en
sera pas franchement ravie.
— Elle ne peut tout de même pas nier mon mariage si c’est le Père-des-
tempêtes en personne qui a béni mon union.
— Un sprène ? Vous vous attendez à ce que nous acceptions l’autorité
d’un sprène ?
— Un vestige du Tout-Puissant.
— Dalinar, c’est du blasphème, lâcha Kadash d’une voix affligée.
— Kadash, vous savez que je ne suis pas un hérétique. Vous avez
combattu à mes côtés.
— C’est censé me rassurer, Dalinar ? Les souvenirs de ce que nous avons
fait ensemble ? J’apprécie l’homme que vous êtes devenu ; vous devriez
éviter de me rappeler celui que vous étiez alors.
Dalinar hésita, et un souvenir remonta alors des profondeurs de son être –
un souvenir auquel il n’avait pas pensé depuis des années. Et qui le surprit.
D’où venait-il ?
Il se rappela Kadash, couvert de sang, agenouillé sur le sol où il avait
vomi jusqu’à ce que son estomac soit vide. Un soldat endurci qui avait
rencontré quelque chose de si atroce que lui-même était secoué.
Il avait quitté l’armée pour devenir ardent le lendemain.
— La Faille, chuchota Dalinar. Rathalas.
— Inutile de déterrer les périodes sombres, fit Kadash. Je ne parle pas
de… ce jour-là, Dalinar. Je parle d’aujourd’hui, et de ce que vous avez fait
courir parmi les scribes. Des récits sur ces choses que vous avez vues lors
de vos visions.
— Des messages sacrés, asséna Dalinar, envahi d’un grand froid.
Envoyés par le Tout-Puissant.
— Des messages sacrés affirmant que le Tout-Puissant est mort ? ironisa
Kadash. Qui arrivent à la veille du retour des Néantifères ? Dalinar, vous ne
voyez donc pas quelle impression donne tout ça ? Je suis votre ardent,
techniquement votre esclave. Et, oui, peut-être encore votre ami. J’ai tenté
d’expliquer aux conseils de Kharbranth et de Jah Keved que vous êtes
animé de bonnes intentions. J’explique aux ardents de l’Enclave sacrée que
vous vous référez à l’époque où les Chevaliers Radieux étaient purs, plutôt
qu’à leur corruption ultérieure. Je leur explique que vous n’avez aucun
contrôle sur ces visions.
» Mais Dalinar, c’était avant que vous commenciez à enseigner que le
Tout-Puissant est mort. Ils sont déjà bien assez furieux pour cette raison, et
voilà maintenant que vous défiez les conventions en crachant au visage des
ardents ! Je crois personnellement qu’il importe peu que vous épousiez
Navani. Cet interdit est levé, sans doute aucun. Mais ce que vous avez fait
ce soir…
Dalinar tendit la main pour la poser sur l’épaule de Kadash, mais celui-ci
s’écarta.
— Mon vieil ami, lui dit Dalinar d’une voix douce, Honneur est peut-être
mort, mais j’ai ressenti… autre chose. Quelque chose au-delà. Une chaleur
et une lumière. Ce n’est pas que Dieu soit mort, c’est que le Tout-Puissant
n’a jamais été Dieu. Il a fait de son mieux pour nous guider, mais c’était un
imposteur. Ou peut-être seulement un agent. Un être qui n’était pas très
différent d’un sprène – il possédait le pouvoir d’un dieu, mais pas ses
origines.
Kadash le regarda en ouvrant de grands yeux.
— Je vous en supplie, Dalinar. Ne répétez jamais ce que vous venez de
me dire. Je crois pouvoir justifier ce qui s’est passé ce soir. Peut-être. Mais
vous ne semblez pas comprendre que vous êtes à bord d’un navire qui ne
reste à flot que de justesse, alors que vous insistez pour danser la gigue sur
sa proue !
— Je ne compte pas garder la vérité pour moi si je la découvre, Kadash,
répondit Dalinar. Vous venez de voir que je suis littéralement lié à un sprène
des serments. Je ne me permettrai pas de mentir.
— Je ne vous imagine pas mentir, Dalinar, répondit Kadash. Mais je crois
en revanche que vous pouvez commettre des erreurs. N’oubliez pas que
j’étais là. Vous n’êtes pas infaillible.
Là ? songea Dalinar tandis que Kadash revenait sur ses pas, faisait la
révérence, puis se détournait pour partir. Que se rappelle-t-il qui
m’échappe ?
Dalinar le regarda s’éloigner. Enfin, il secoua la tête et s’en alla rejoindre
le festin nocturne, décidé à le quitter aussi vite qu’il serait convenable. Il
avait besoin de passer un moment avec Navani.
Son épouse.
Je peux dater précisément le moment où j’ai décidé avec certitude qu’il me fallait
écrire ce récit. Je flottais entre les royaumes et je voyais à l’intérieur de Shadesmar
– le royaume des sprènes – ainsi qu’au-delà.
— Extrait de Justicière, préface.

Kaladin traversait d’un pas traînant un champ silencieux de boutons-de-


roche, parfaitement conscient d’arriver trop tard pour empêcher une
catastrophe. Son échec pesait sur lui avec une sensation presque physique,
comme le poids d’un pont qu’il aurait été contraint de porter seul.
Après avoir passé un si long moment dans la partie occidentale des terres
d’orage, il avait pratiquement oublié le spectacle d’un paysage fertile. Ici,
les boutons-de-roche poussaient jusqu’à devenir presque aussi gros que des
tonneaux, avec des lianes épaisses comme son poignet, tendues pour boire
l’eau des flaques qui s’accumulaient dans la pierre. Les champs étaient
remplis d’une herbe vert vif dont les brins se retiraient dans leurs terriers à
son approche, haute d’un bon mètre quand elle se dressait de toute sa
hauteur. Le champ était moucheté de sprènes de vie luisants, pareils à des
grains de poussière verte.
Près des Plaines Brisées, l’herbe lui montait à peine à la cheville et
poussait principalement par carrés jaunâtres du côté sous le vent des
collines. Il eut la surprise de découvrir qu’il se méfiait de cette herbe plus
haute, plus luxuriante. Quelqu’un pouvait s’y cacher pour tendre une
embuscade, en s’accroupissant pour attendre que l’herbe se redresse.
Comment Kaladin ne s’en était-il jamais aperçu ? Il avait couru dans des
champs pareils à ceux-là pour jouer à pourchasser son frère, s’efforçant de
voir qui serait assez rapide pour attraper des poignées d’herbe avant qu’elle
ne se cache.
Kaladin se sentait épuisé. Usé. Quatre jours plus tôt, il avait voyagé
jusqu’aux Plaines Brisées grâce à la Porte du Pacte, puis avait volé le plus
rapidement possible vers le nord-ouest. Débordant de Fulgiflamme (dont il
transportait par ailleurs une grande quantité à l’intérieur de gemmes), il était
alors déterminé à atteindre sa ville natale, Pierre-d’Âtre, avant le retour de
la Tempête Éternelle.
Après une demi-journée à peine, il était tombé à court de Fulgiflamme
quelque part dans la principauté d’Aladar. Depuis, il marchait. Peut-être
aurait-il pu voler jusqu’à Pierre-d’Âtre s’il avait davantage maîtrisé ses
pouvoirs. En l’état, il avait parcouru plus de mille six cents kilomètres en
une demi-journée, mais cette dernière partie – cent cinquante kilomètres
environ – lui avait pris trois jours insoutenables.
Il n’avait pas battu la Tempête Éternelle. Elle était arrivée plus tôt dans la
journée, vers midi.
Kaladin remarqua des débris saillant de l’herbe, et il s’en approcha d’un
pas traînant. Les feuillages se retirèrent obligeamment devant lui, dévoilant
une baratte en bois brisée, du genre que l’on utilisait pour transformer le lait
de truie en beurre. Kaladin s’accroupit et posa les doigts sur le bois fendu,
puis lança un coup d’œil vers un autre morceau de bois qui dépassait du
haut de l’herbe.
Syl descendit à toute allure sous forme de ruban lumineux, frôla la tête de
Kaladin et se mit à tournoyer autour du morceau de bois.
— C’est le coin d’un toit, déclara Kaladin. Le bord qui dépasse du côté
sous le vent d’un bâtiment.
Il devait provenir d’un entrepôt, à en juger par les autres débris.
Alethkar ne se trouvait pas dans la partie la plus rude des terres d’orage,
mais ce n’était pas non plus une terre de l’ouest délicate. Ici, les bâtiments
étaient construits bas et courtauds, avec des murs robustes orientés vers
l’est, vers l’Origine, comme l’épaule d’un homme prêt à encaisser la force
d’un impact. Les fenêtres ne se trouvaient que du côté sous le vent – le côté
ouest. Comme l’herbe et les arbres, l’humanité avait appris à endurer les
tempêtes.
Tout ça dépendait du fait que les tempêtes soufflent toujours dans la
même direction. Kaladin s’était efforcé de préparer les villes et villages
qu’il traversait à la venue de la Tempête Éternelle, qui soufflerait dans le
mauvais sens et transformerait les parshes en Néantifères destructeurs.
Personne, dans ces cités, ne possédait toutefois d’échocalames, et il n’avait
donc pas pu contacter sa famille.
Il n’était pas allé assez vite. Plus tôt dans la journée, il avait passé la
Tempête Éternelle à l’intérieur d’une tombe qu’il avait creusée dans la
pierre à l’aide de sa Lame d’Éclat – Syl elle-même, capable de se
transformer en toute arme qu’il souhaitait. En réalité, la tempête avait été
beaucoup moins violente que celle au cœur de laquelle il avait combattu
l’Assassin en Blanc. Mais les débris qu’il découvrait ici prouvaient qu’elle
avait déjà été bien assez rude.
Le simple souvenir de cette tempête rouge à l’extérieur de sa cavité fit
monter la panique en lui. La Tempête Éternelle était tellement anormale,
tellement contre nature – comme un bébé né sans visage. Certaines choses
n’auraient tout simplement pas dû exister.
Il se leva et se remit en route. Il avait changé d’uniforme avant de partir –
l’ancien était en lambeaux et couvert de sang. Il portait à présent un
uniforme générique des Kholin. C’était étrange de ne pas porter le symbole
du Pont Quatre.
Atteignant le sommet de la colline, il aperçut un cours d’eau sur sa droite.
Des arbres poussaient le long de ses rives, avides de cette eau
supplémentaire. Il devait s’agir du ruisseau de Hobble. Donc, s’il regardait
directement vers l’ouest…
S’abritant les yeux d’une main, il vit que les collines avaient été
dépouillées d’herbe et de boutons-de-roche. Elles seraient bientôt
recouvertes d’une couche de crémon mêlé de semences, et les polypes de
lavis bourgeonneraient. Ça n’avait pas encore commencé ; c’était censé être
la saison des pleurs. Les pluies auraient dû être constantes et douces.
Syl passa à toute allure devant lui sous forme de ruban lumineux.
— Tes yeux sont à nouveau marron, observa-t-elle.
Ça se produisait au bout de plusieurs heures sans invoquer sa Lame
d’Éclat. Ses yeux reprenaient alors un bleu clair comme du verre, presque
luisant. Cette variation fascinait Syl ; Kaladin n’avait pas encore décidé ce
qu’il en pensait.
— Nous sommes tout près, déclara-t-il en tendant le doigt. Ces champs
appartiennent à Hobbleken. Nous sommes peut-être à deux heures de
Pierre-d’Âtre.
— Alors tu seras chez toi ! s’exclama Syl, dont le ruban de lumière
décrivit une spirale avant de prendre la forme d’une jeune femme à la havah
flottante, ajustée et boutonnée au-dessus de la taille, avec sa sage-main
couverte.
Kaladin répondit par un grognement et descendit la pente, regrettant
l’absence de Fulgiflamme. À présent qu’il s’en retrouvait privé, après en
avoir contenu une telle quantité, il y avait en lui comme un vide plein
d’échos. Était-ce là ce qu’il éprouverait chaque fois qu’il se retrouverait à
court ?
La Tempête Éternelle n’avait pas rechargé ses sphères, bien entendu. Ni
de Fulgiflamme, ni d’une autre énergie, comme il avait craint que ça ne se
produise.
— Tu aimes ma nouvelle robe ? demanda Syl en agitant sa sage-main
couverte, debout dans les airs.
— Elle fait bizarre sur toi.
— Je te ferai savoir que j’y ai énormément réfléchi. J’ai passé des heures
entières à réfléchir à… Oh ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle se changea en un petit nuage d’orage qui se précipita vers un lurg
accroché à une pierre. Elle inspecta d’un côté puis de l’autre l’amphibien de
la taille d’un poing, avant de pousser un cri de joie et de se transformer en
imitation parfaite de la créature – sauf qu’elle était d’une pâle nuance blanc
bleuté. La manœuvre effraya la créature qui s’enfuit, et Syl se mit à
glousser et se précipita vers Kaladin sous forme de ruban lumineux.
— Qu’est-ce qu’on disait ? demanda-t-elle en reprenant sa forme de
jeune femme pour se poser sur son épaule.
— Rien d’important.
— Je suis certaine que j’étais en train de te gronder. Ah oui, tu es chez
toi ! Hourra ! Tu n’es pas surexcité ?
Elle ne voyait pas – ne comprenait pas. Parfois, malgré toute sa curiosité,
il lui arrivait d’oublier les choses.
— Mais… c’est chez toi…, poursuivit Syl, qui se recroquevilla sur elle-
même. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— La Tempête Éternelle, Syl, répondit Kaladin. Nous étions censés
arriver ici avant elle.
Il aurait fallu qu’il arrive ici avant elle.
Quelqu’un devait tout de même bien avoir survécu, non ? La fureur de la
tempête, puis la fureur pire encore qui lui succédait ? Les serviteurs changés
en monstres meurtriers qui saccageaient tout ?
Oh, Père-des-tempêtes. Pourquoi n’était-il pas allé plus vite ?
Il s’obligea de nouveau à forcer l’allure, sac jeté sur l’épaule. Le poids
était toujours lourd, affreusement même, mais il s’aperçut qu’il fallait qu’il
sache. Qu’il voie.
Quelqu’un devait témoigner de ce qui était arrivé à sa ville natale.

La pluie reprit alors qu’il avait quitté Pierre-d’Âtre depuis une heure
environ ; au moins les schémas climatiques n’avaient-ils pas été totalement
chamboulés. Malheureusement, ça signifiait qu’il devait parcourir le reste
du trajet à pied. Il pataugeait dans des flaques où poussaient des sprènes de
pluie, sous forme de bougies bleues à l’extrémité surmontée d’yeux.
— Tout ira bien, Kaladin, lui promit Syl depuis son épaule. (Elle s’était
créé un parapluie, et portait toujours la robe traditionnelle vorine en lieu et
place de son habituelle jupe de petite fille.) Tu verras.
Le ciel s’était assombri lorsqu’il atteignit enfin le sommet de la dernière
colline de lavis et regarda Pierre-d’Âtre en contrebas. Il s’était préparé à la
voir détruite, mais ce spectacle le choqua malgré tout. Certains des
bâtiments qu’il se rappelait avaient… tout simplement disparu. D’autres se
retrouvaient sans toit. Il ne pouvait pas embrasser la ville entière depuis cet
angle de vue, pas avec la lumière basse de la saison des pleurs, mais une
grande partie des bâtiments qu’il distinguait étaient vidés, détruits.
Il resta debout un long moment tandis que la nuit tombait. Il n’aperçut
pas la moindre lueur dans la ville. Elle était vide.
Morte.
Une partie de lui se recroquevilla sur elle-même, se blottit dans un coin,
lasse de se faire si souvent maltraiter. Il avait accepté son pouvoir – il avait
emprunté la voie des Radieux. Pourquoi est-ce que ça n’avait pas suffi ?
Ses yeux trouvèrent immédiatement son propre foyer à la périphérie de la
ville. Mais non. Même s’il avait pu y voir dans l’obscurité de cette soirée
pluvieuse, il n’avait pas envie d’y aller. Pas encore. Il ne pouvait pas faire
face à la mort qu’il y trouverait peut-être.
Il choisit plutôt de contourner Pierre-d’Âtre du côté nord-ouest, où une
colline menait au manoir du bourgmestre. Les villes rurales plus grandes
comme celle-ci jouaient le rôle d’une sorte de plaque tournante pour les
petites communautés agricoles qui les entouraient. Pour cette raison, Pierre-
d’Âtre devait subir la présence d’un dirigeant pâle-iris d’un certain statut.
Le clarissime Roshone, un homme dont la cupidité avait détruit bien plus
d’une vie.
Moash…, songea Kaladin, gravissant péniblement la colline en direction
du manoir, frissonnant dans le froid et l’obscurité. Il faudrait bien qu’il
affronte la trahison de son ami – et la tentative d’assassinat sur Elhokar – à
un moment ou à un autre. Pour l’heure, il avait des plaies bien plus urgentes
à panser.
C’était dans le manoir que l’on gardait autrefois les parshes de la ville ;
ils avaient dû commencer leur massacre ici. Il était à peu près sûr, s’il
tombait sur le corps brisé de Roshone, qu’il n’en concevrait pas un
immense chagrin.
— Waouh, s’écria Syl. Des sprènes de morosité.
Kaladin leva les yeux et remarqua un sprène inhabituel qui s’agitait.
Long et gris, pareil à une bannière de tissu en lambeaux claquant au vent. Il
s’enroula autour de lui en voletant. Il n’en avait vu de semblables qu’à une
ou deux occasions auparavant.
— Pourquoi sont-ils si rares ? demanda Kaladin. Les gens se sentent
moroses tout le temps.
— Qui sait ? fit Syl. Certains sprènes sont courants, d’autres plus rares.
(Elle lui donna une petite tape sur l’épaule.) Je suis certaine qu’une de mes
tantes aimait pourchasser ces trucs-là.
— Les pourchasser ? C’est-à-dire essayer de les apercevoir ?
— Non. Comme vous chassez les magnecoques. Je ne me rappelle plus
son nom… (Syl pencha la tête sur le côté, ignorant le fait que la pluie
traversait sa silhouette.) Ce n’était pas vraiment ma tante. Simplement une
sprène d’honneur que j’appelais ainsi. Quel étrange souvenir.
— On dirait que tu te rappelles davantage de choses.
— Plus je passe de temps avec toi, plus ça se produit. À supposer que tu
n’essaies pas à nouveau de me tuer.
Elle lui lança un coup d’œil en biais. Bien qu’il fasse noir, elle brillait
assez fort pour qu’il distingue son expression.
— Combien de fois est-ce que tu vas m’obliger à m’excuser pour ça ?
— Combien de fois est-ce que je l’ai fait jusqu’à présent ?
— Au moins cinquante.
— Menteur, répondit Syl. Ça ne doit pas faire plus de vingt.
— Je suis désolé.
Un instant. Était-ce de la lumière, là-bas ?
Kaladin s’arrêta sur le chemin. C’était effectivement de la lumière,
provenant du manoir. Elle vacillait d’une lueur inégale. Du feu ? Le manoir
brûlait-il ? Non, il semblait s’agir de bougies ou de lanternes à l’intérieur.
Quelqu’un, apparemment, avait survécu. Humains ou Néantifères ?
Il fallait qu’il se montre prudent, même si, en approchant, il s’aperçut
qu’il n’avait pas envie de l’être. Il voulait se montrer impétueux, furieux,
destructeur. S’il découvrait les créatures qui lui avaient repris son foyer…
— Tiens-toi prête, marmonna-t-il à Syl.
Il s’écarta du chemin, d’où l’on avait éliminé plantes et boutons-de-
roche, et s’avança lentement, prudemment, vers le manoir. De la lumière
brillait entre les planches qu’on avait clouées devant les fenêtres du
bâtiment pour remplacer du verre que la Tempête Éternelle avait
certainement brisé. Il s’étonnait que le manoir ait aussi bien survécu. Le
porche avait été arraché, mais le toit restait en place.
La pluie masquait d’autres bruits et l’empêchait d’y voir grand-chose au-
delà, mais quelqu’un, ou quelque chose, se trouvait à l’intérieur. Des
ombres se déplaçaient devant les lumières.
Le cœur cognant à tout rompre, Kaladin contourna le bâtiment pour
rejoindre le côté nord. L’entrée des serviteurs devait se trouver là, ainsi que
les quartiers des parshes. Une quantité de bruit inhabituelle s’échappait de
l’intérieur du manoir. Des chocs sourds. Du mouvement. Comme un nid
rempli de rats.
Il dut traverser les jardins en progressant à tâtons. Les parshes avaient été
logés dans un petit édifice construit dans l’ombre du manoir, avec une
unique pièce ouverte et des bancs pour dormir. Kaladin l’atteignit et
discerna un grand trou déchiré dans son côté.
Un grattement s’éleva derrière lui.
Kaladin se retourna vivement tandis qu’une porte à l’arrière du manoir
s’ouvrait, son chambranle tordu raclant contre la pierre. Il plongea à l’abri
d’un monticule de schiste-écorce, mais la lumière le baigna, traversant la
pluie. Une lanterne.
Kaladin tendit la main sur le côté, prêt à invoquer Syl. Toutefois, la
personne qui sortit du manoir n’était pas un Néantifère, mais un garde
humain portant un vieux casque piqueté de rouille.
L’homme leva sa lanterne.
— Hé là, cria-t-il à Kaladin, cherchant la massue à sa ceinture. Hé là !
Vous, là-bas ! (Il dégagea l’arme et la tendit d’une main tremblante.)
Qu’est-ce que vous êtes ? Un déserteur ? Approchez que je vous voie en
pleine lumière.
Kaladin se leva précautionneusement. Il ne reconnaissait pas le soldat –
mais soit quelqu’un avait survécu à l’attaque des Néantifères, soit cet
homme faisait partie d’une expédition qui enquêtait sur ses conséquences.
Dans un cas comme dans l’autre, c’était le premier signe d’espoir qu’ait vu
Kaladin depuis son arrivée.
Il leva les mains en l’air – il n’avait pas d’arme à l’exception de Syl – et
laissa le garde le pousser sans ménagement à l’intérieur du bâtiment.
J’ai cru avoir trouvé la mort. En effet, certains qui voyaient plus loin que moi
croyaient que j’avais succombé.
— Extrait de Justicière.

Kaladin entra dans le manoir de Roshone, et ses visions apocalyptiques


de mort et de deuil commencèrent à s’estomper lorsqu’il reconnut des gens.
Il croisa Toravi, l’un des nombreux fermiers de la ville, dans le couloir.
Kaladin se rappelait cet homme comme d’un géant, avec de larges épaules.
En réalité, il était plus petit que Kaladin d’un demi-empan, et la plupart des
hommes du Pont Quatre l’auraient battu en musculature.
Toravi ne parut pas reconnaître Kaladin. L’homme entra dans une pièce
latérale, qui était remplie de sombres-iris assis par terre.
Le soldat entraîna Kaladin le long du couloir éclairé par des bougies. Ils
traversèrent les cuisines, et Kaladin remarqua des dizaines de visages
familiers. Les habitants de la ville remplissaient le manoir, s’entassant dans
toutes les pièces. La plupart étaient assis par terre, regroupés par familles, et
même s’ils paraissaient fatigués et débraillés, ils étaient vivants. Avaient-ils,
dans ce cas, repoussé l’attaque des Néantifères ?
Mes parents, songea Kaladin, traversant un petit groupe de citadins en
pressant l’allure. Où étaient ses parents ?
— Holà, dit le soldat derrière lui en le saisissant par l’épaule, avant de lui
appuyer sa masse au creux des reins. Ne m’obligez pas à vous mettre à
terre, jeune homme.
Kaladin se retourna vers le garde, un individu rasé de près avec des yeux
marron qui semblaient un peu trop rapprochés. Ce casque rouillé, c’était
une honte.
— Donc, reprit le soldat, nous allons simplement aller chercher le
clarissime Roshone, et vous allez nous expliquer pourquoi vous rôdiez
autour des lieux. Si vous vous comportez bien gentiment, nous n’allons
peut-être pas vous pendre. Compris ?
Les habitants de la ville qui se trouvaient dans les cuisines remarquèrent
enfin Kaladin et s’écartèrent. Beaucoup chuchotèrent entre eux, les yeux
écarquillés, effrayés. Il entendit les mots « déserteur », « marque
d’esclave », « dangereux ».
Personne ne prononça son nom.
— Ils ne te reconnaissent pas ? demanda Syl tout en marchant sur un
comptoir de cuisine.
Pourquoi reconnaîtraient-ils l’homme qu’il était devenu ? Kaladin se vit
reflété dans une casserole accrochée à côté du four en briques. Cheveux
longs légèrement ondulés, dont les pointes lui touchaient les épaules. Un
uniforme grossier qui était un poil trop petit pour lui, le visage mangé par
une barbe broussailleuse, car il ne s’était pas rasé depuis plusieurs
semaines. Épuisé et trempé de la sorte, il ressemblait à un vagabond.
Il avait imaginé autrement son retour chez lui au cours de ses premiers
mois de guerre : des retrouvailles glorieuses où il revenait en héros portant
des nœuds de sergent, son frère rendu sain et sauf à sa famille. Dans ses
rêveries, les gens le louaient, lui donnaient des claques dans le dos et
l’acceptaient.
Quelles bêtises. Ces gens ne l’avaient jamais traité, lui ou sa famille, avec
la moindre bonté.
— Allons-y, dit le soldat en le poussant par l’épaule.
Kaladin ne bougea pas. Lorsque l’homme poussa plus fort, Kaladin
tourna pour accompagner le mouvement, et ce déplacement de son poids fit
trébucher le garde devant lui. L’homme se retourna, furieux. Kaladin soutint
son regard. Le garde hésita, puis recula d’un pas et resserra sa prise sur sa
masse.
— Waouh, commenta Syl en voletant sur l’épaule de Kaladin. Tu aurais
vu ce regard noir que tu lui as lancé !
— Vieille ruse de sergent, chuchota Kaladin, qui se détourna pour quitter
les cuisines.
Le garde le suivit, aboyant un ordre que Kaladin ignora.
Chaque pas dans ce manoir lui faisait l’effet de traverser des souvenirs. Il
y avait le coin de cuisine où il avait affronté Rillir et Laral le soir où il avait
découvert que son père était un voleur. Ce couloir, au-delà, orné de portraits
de gens qu’il ne connaissait pas, était celui où il avait joué enfant. Roshone
n’avait pas remplacé les tableaux.
Il allait devoir parler de Tien à ses parents. C’était pour cette raison qu’il
n’avait pas tenté de les contacter après avoir été libéré de l’esclavage.
Pouvait-il leur faire face ? Bourrasques, comme il espérait qu’ils aient
survécu. Mais pouvait-il leur faire face ?
Il entendit un geignement. Celui-ci était faible, couvert par les
conversations, mais il le distingua malgré tout.
— Y a-t-il des blessés ? demanda-t-il en se tournant vers son garde.
— Oui, répondit l’homme. Mais…
Kaladin l’ignora et remonta le couloir à grands pas, avec Syl qui voletait
à côté de sa tête. Kaladin bouscula des gens, suivant le son des plaintes, et
se précipita enfin dans le salon. Celui-ci avait été transformé en espace de
triage pour chirurgien, avec des nattes disposées sur le sol pour accueillir
les blessés.
Une silhouette était agenouillée près de l’une des paillasses, en train
d’éclisser soigneusement un bras cassé. Kaladin avait su, dès qu’il avait
entendu ces gémissements de douleur, où il trouverait son père.
Lirin le regarda. Nom des foudres ! Le père de Kaladin paraissait usé,
avec des poches sous ses yeux marron foncé. Ses cheveux étaient plus gris
que dans son souvenir, et son visage plus émacié. Mais c’était bien lui. Petit
et maigre, avec des lunettes et le crâne dégarni… et pourtant stupéfiant.
— Qu’y a-t-il ? demanda Lirin en retournant à son travail. La maison du
haut-prince a-t-elle déjà envoyé des soldats ? C’était plus rapide que prévu.
Combien en avez-vous amené ? Nous aurions bien besoin…
Lirin hésita, puis se tourna de nouveau vers Kaladin.
Et ouvrit de grands yeux.
— Bonjour, papa, dit Kaladin.
Le garde le rattrapa enfin, se frayant un chemin en bousculant des
habitants de la ville qui restaient bouche bée, agitant sa masse comme une
matraque dans sa direction. Ce dernier s’écarta distraitement, puis repoussa
l’homme afin qu’il recule en titubant dans le couloir.
— C’est vraiment toi, déclara Lirin. (Puis il courut vers Kaladin et se mit
à l’étreindre.) Oh, Kal. Mon garçon. Mon petit garçon. Hesina ! HESINA !
La mère de Kaladin apparut dans l’entrée l’instant d’après, munie d’un
plateau de pansements fraîchement bouillis. Elle croyait sans doute que
Lirin avait besoin d’aide avec un patient. Plus grande que son époux de
quelques doigts, elle coiffait ses cheveux attachés en arrière à l’aide d’un
foulard, comme dans les souvenirs de Kaladin.
Elle leva vers ses lèvres sa sage-main gantée, bouche bée, et le plateau
glissa de son autre main, faisant dégringoler des pansements par terre. Des
sprènes de stupéfaction, pareils à des triangles jaune pâle qui se dissociaient
avant de se reformer, apparurent derrière elle. Elle laissa tomber le plateau
et tendit doucement la main pour toucher la joue de Kaladin. Syl tournoyait
en riant sous forme de ruban lumineux.
Kaladin ne pouvait pas rire. Pas avant que ces mots ne soient prononcés.
Il inspira profondément, s’étrangla dessus la première fois, puis s’obligea
enfin à les laisser sortir.
— Papa, maman, je suis désolé, chuchota-t-il. J’ai rejoint l’armée pour le
protéger, mais j’arrivais à peine à me protéger moi-même. (Il se surprit à
trembler, s’adossa au mur et s’y laissa glisser jusqu’à se retrouver assis.)
J’ai laissé mourir Tien. Je suis désolé. C’est ma faute…
— Oh, Kaladin, s’écria Hesina, qui s’agenouilla près de lui et l’attira vers
elle pour l’étreindre. Nous avons reçu ta lettre, mais il y a plus d’un an, on
nous a dit que tu étais mort, toi aussi.
— J’aurais dû le sauver, murmura Kaladin.
— Tu n’aurais pas dû partir, pour commencer, répondit Lirin. Mais pour
l’heure… Par le Tout-Puissant, te voilà revenu. (Lirin se leva, les joues
baignées de larmes.) Mon fils ! Mon fils est vivant !

Peu de temps après, Kaladin était assis parmi les blessés, une tasse de
soupe chaude entre ses mains. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris
de repas chaud ?
— C’est de toute évidence une marque d’esclave, Lirin, disait un soldat,
qui s’entretenait avec le père de Kaladin près de l’entrée de la pièce. Le
glyphe sas, donc ça s’est produit ici, dans la principauté. On vous a sans
doute raconté qu’il était mort pour vous épargner l’infamie de la vérité. Et
la marque shash – on ne la reçoit pas pour une simple insubordination.
Kaladin buvait sa soupe par gorgées. Sa mère était agenouillée à côté de
lui, une main protectrice sur son épaule. La soupe avait un goût d’enfance.
Bouillon de légumes agrémenté de lavis cuit à la vapeur, épicé comme sa
mère le préparait toujours.
Il n’avait pas beaucoup parlé depuis une demi-heure qu’il était arrivé.
Pour l’heure, il avait simplement envie d’être là, avec eux.
Étrangement, ses souvenirs s’étaient teintés d’affection. Il se rappelait
Tien en train de rire, illuminant jusqu’aux jours les plus maussades. Il se
rappelait les heures passées à étudier la médecine avec son père, ou à
nettoyer avec sa mère.
Syl flottait devant Hesina, toujours vêtue de sa petite havah, invisible à
tout autre que Kaladin. La sprène affichait une expression perplexe.
— La tempête majeure qui souffle dans le mauvais sens a détruit une
grande partie des bâtiments de la ville, expliqua Hesina tout bas. Mais notre
maison a résisté. Nous avons dû dédier ta chambre à autre chose, Kal, mais
nous pouvons te dégager de l’espace.
Kaladin regarda le soldat. Capitaine de la garde de Roshone ; il lui
semblait se rappeler cet homme. Il paraissait presque trop fin pour être dans
l’armée mais, d’un autre côté, c’était un pâle-iris.
— Ne t’en fais pas pour ça, lui dit Hesina. Nous allons nous en occuper,
quel que soit le… problème. Avec tous ces blessés qui affluent depuis les
villages environnants, Roshone aura besoin des talents de ton père. Roshone
ne va pas soulever de tempêtes au risque de s’attirer le mécontentement de
Lirin – et on ne te reprendra pas à nous une fois de plus.
Elle lui parlait comme s’il était un enfant.
Quelle sensation irréelle de revenir ici, d’être traité comme s’il était
encore le garçon parti à la guerre cinq ans auparavant. Trois hommes
portant le nom de leur fils avaient vécu puis étaient morts dans cet
intervalle. Le soldat forgé dans l’armée d’Amaram. L’esclave, plein de
colère et d’amertume. Ses parents n’avaient jamais rencontré le capitaine
Kaladin, garde du corps de l’homme le plus puissant de Roshar.
Et puis… il y avait le suivant, celui qu’il était en train de devenir. Un
homme qui trouvait sa place parmi les cieux et prononçait des serments
anciens. Il s’était écoulé cinq années. Et quatre vies.
— C’est un esclave en fuite, siffla le capitaine de la garde. Nous ne
pouvons pas nous contenter d’ignorer ça, chirurgien. Il a sans doute volé cet
uniforme. Et même si, pour une raison ou une autre, il était autorisé à porter
une lance malgré ses marques, c’est un déserteur. Regardez ces yeux
hagards et dites-moi que vous ne voyez pas là un homme qui a accompli
des choses effroyables.
— C’est mon fils, répondit Lirin. Je rachèterai son décret d’esclavage.
Vous n’allez pas le prendre. Dites à Roshone qu’il a le choix entre fermer
les yeux et se passer de chirurgien. Sauf s’il pense que Mara peut me
remplacer avec à peine quelques années d’apprentissage.
Croyaient-ils réellement parler assez bas pour qu’il ne les entende pas ?
Regarde les blessés dans cette pièce, Kaladin. Quelque chose t’échappe.
Les blessés… ils avaient des fractures. Des commotions. Très peu de
lacérations. Ce n’étaient pas les séquelles d’un combat, mais d’une
catastrophe naturelle. Qu’était-il arrivé aux Néantifères, dans ce cas ? Qui
les avait repoussés ?
— Les choses se sont améliorées depuis ton départ, assura Hesina à
Kaladin en lui serrant l’épaule. Roshone est beaucoup moins terrible
qu’avant. Je crois qu’il se sent coupable. Nous pouvons reconstruire,
redevenir une famille. Et il y a autre chose que tu dois savoir. Nous…
— Hesina, la coupa Lirin en levant les bras au ciel.
— Oui ?
— Écris une lettre aux administrateurs du haut-prince, lui enjoignit-il.
Explique-leur la situation ; vois si nous pouvons obtenir une tolérance, ou
une explication au minimum. (Il se tourna vers le soldat.) Est-ce que ça
contenterait votre maître, ça ? Nous en référons à une autorité supérieure et,
dans l’intervalle, je peux récupérer mon fils.
— Nous verrons, répliqua le soldat en croisant les bras. Je ne suis pas sûr
d’aimer l’idée qu’un homme portant la marque shash se balade en liberté
dans ma ville.
Hesina se leva pour rejoindre Lirin. Ils échangèrent à mi-voix tandis que
le garde s’appuyait de nouveau contre le chambranle, gardant délibérément
Kaladin à l’œil. Savait-il à quel point il ressemblait peu à un soldat ? Il ne
marchait pas comme un homme habitué à se battre. Ses pas étaient trop
appuyés, et il se tenait avec les genoux trop droits. Il n’y avait pas
d’entailles sur son plastron, et le fourreau de son épée cognait partout
lorsqu’il se retournait.
Kaladin prit une gorgée de soupe. Qu’y avait-il d’étonnant à ce que ses
parents le voient encore comme un enfant ? Il était arrivé ici avec l’air
déguenillé, abandonné, puis s’était mis à sangloter en évoquant la mort de
Tien. Rentrer dans sa famille faisait apparemment ressortir l’enfant en lui.
Peut-être était-il temps, pour une fois, d’arrêter de laisser la pluie dicter
son humeur. Il ne pouvait pas chasser cette graine de noirceur en lui mais,
par le Père-des-tempêtes, il n’était pas obligé de se laisser dominer par elle.
Syl s’approcha en marchant dans les airs.
— Ils sont comme je me les rappelle.
— Comme tu te les rappelles ? murmura Kaladin. Syl, tu ne m’as pas
connu quand je vivais ici.
— C’est vrai, concéda-t-elle.
— Dans ce cas, comment est-ce que tu peux te les rappeler ? demanda
Kaladin, songeur.
— Parce que c’est le cas, répliqua-t-elle en voletant autour de lui. Tout le
monde est relié, Kaladin. Toutes les choses sont reliées. Je ne te connaissais
pas à l’époque, mais les vents, si, et j’appartiens aux vents.
— Tu es une sprène d’honneur.
— Les vents appartiennent à Honneur, répondit-elle comme s’il venait de
proférer une énormité. Nous sommes du même sang.
— Tu n’as pas de sang.
— Et toi, apparemment, tu n’as pas d’imagination. (Elle se posa devant
lui dans les airs et se transforma en jeune femme.) Et puis, il y avait… une
autre voix. Pure, avec un chant qui rappelait le bruit du cristal quand on le
frappe, lointain mais exigeant…
Elle sourit et s’éloigna à toute allure.
Eh bien, le monde avait peut-être été chamboulé, mais Syl restait toujours
aussi incompréhensible. Kaladin reposa sa soupe et se leva. Il s’étira d’un
côté, puis de l’autre, éprouvant d’agréables craquements dans ses
articulations. Il se dirigea vers ses parents. Saintes bourrasques, tout le
monde dans cette ville paraissait plus petit que dans ses souvenirs. Il n’avait
tout de même pas tellement grandi depuis son départ de Pierre-d’Âtre ?
Une silhouette se tenait devant l’entrée de la pièce, où elle s’entretenait
avec le garde au casque rouillé. Roshone portait un manteau de pâle-iris
démodé depuis plusieurs saisons – Adolin aurait secoué la tête d’un air
désolé en voyant ça. Le bourgmestre avait un pied en bois au bout de la
jambe droite, et il avait perdu du poids depuis la dernière fois que Kaladin
l’avait vu. Sa peau pendait sur lui comme de la cire fondue et s’accumulait
au niveau de son cou.
Cela dit, Roshone affichait le même port impérieux, la même expression
furieuse – ses yeux jaune pâle semblaient en vouloir à tous les gens et à
toutes les choses de cette ville insignifiante d’avoir été banni. Il avait
autrefois vécu à Kholinar, mais s’était retrouvé impliqué dans la mort de
citoyens – les grands-parents de Moash – et on l’avait envoyé ici à titre de
châtiment.
Il se tourna vers Kaladin, éclairé par des bougies aux murs.
— Alors, vous êtes bien vivant. On ne vous a pas appris à prendre soin de
vous dans l’armée, je vois. Laissez-moi regarder vos marques. (Il tendit la
main pour écarter les cheveux du front de Kaladin.) Nom des foudres, mon
garçon. Qu’avez-vous fait ? Frappé un pâle-iris ?
— Oui, répondit Kaladin.
Avant de lui asséner un coup de poing.
Il atteignit Roshone en plein visage. Un coup bien net, comme Hav le lui
avait appris. Le pouce à l’extérieur du poing, il atteignit la pommette de
Roshone avec les deux premières jointures, puis fit glisser sa main le long
de son visage. Il avait rarement réussi un coup aussi parfait. Il se fit à peine
mal.
Roshone tomba comme un arbre abattu.
— Ça, déclara Kaladin, c’est pour mon ami Moash.
Je n’ai pas trouvé la mort.
J’ai vécu quelque chose de pire.
— Extrait de Justicière, préface.

— K aladin ! s’écria Lirin en le saisissant par l’épaule. Qu’est-ce que tu


fais, mon fils ?
Roshone cracha par terre, le nez en sang.
— Gardes, emmenez-les ! Vous m’entendez !
Syl se posa sur l’épaule de Kaladin, mains sur les hanches. Elle tapa du
pied.
— Il l’avait sans doute mérité.
Le garde sombre-iris s’empressa d’aider Roshone à se redresser tandis
que le capitaine levait son arme vers Kaladin. Un troisième les rejoignit,
accourant depuis une autre pièce.
Kaladin recula un pied pour adopter une posture de garde.
— Alors ? fit Roshone d’une voix insistante, serrant son mouchoir contre
son nez. Terrassez-le !
Des sprènes de colère jaillirent du sol en flaques bouillonnantes.
— Non, je vous en supplie, cria la mère de Kaladin en s’accrochant à
Lirin. Il est simplement perturbé. Il…
Kaladin tendit la main vers elle, paume en avant, pour l’apaiser.
— Tout va bien, maman. Je ne faisais que régler une petite dette en
souffrance entre Roshone et moi.
Il soutint le regard des gardes, chacun son tour, et ils remuèrent d’un air
hésitant. Roshone fulminait. Étonnamment, Kaladin éprouvait l’impression
de maîtriser parfaitement la situation – mais aussi… eh bien, un certain
embarras.
Soudain, les choses lui apparurent sous un angle nouveau qui le terrassa.
Depuis qu’il avait quitté Pierre-d’Âtre, Kaladin avait rencontré le mal
véritable, et Roshone pâlissait en comparaison. N’avait-il pas juré de
protéger même ceux qu’il n’appréciait pas ? Le but même de tout ce qu’il
avait appris n’était-il pas de l’empêcher de faire ce genre de choses ? Il
regarda Syl, qui hocha la tête.
Fais mieux que ça.
L’espace d’un bref instant, ç’avait été agréable de redevenir simplement
Kal. Mais il n’était heureusement plus ce garçon-là. Il était une personne
nouvelle – et pour la première fois depuis très, très longtemps, il était
satisfait de cette personne-là.
— Reculez, messieurs, ordonna Kaladin aux soldats. Je promets de ne
plus frapper votre clarissime. Je vous présente mes excuses, j’ai été
momentanément distrait par notre passif. Quelque chose que nous devons
tous deux oublier, lui et moi. Dites-moi, qu’est-il arrivé aux parshes ?
N’ont-ils pas attaqué la ville ?
Les soldats hésitèrent et se tournèrent vers Roshone.
— J’ai dit reculez, aboya Kaladin. Nom des foudres, soldat. Vous tenez
cette épée comme si vous alliez découper une souche. Et vous ? De la
rouille sur votre casque ? Je sais bien qu’Amaram a recruté la plupart des
hommes valides de la région, mais j’ai vu des messagers plus à l’aise au
combat que vous.
Les soldats échangèrent des regards. Puis, le visage rouge, le pâle-iris
glissa l’épée dans son fourreau.
— Que faites-vous ? demanda Roshone d’une voix insistante. Attaquez-
le !
— Clarissime, dit l’homme en baissant les yeux. Je ne suis peut-être pas
le meilleur soldat qui soit, mais… clarissime, faites-moi confiance sur ce
point. Nous devrions simplement faire comme si ce coup de poing ne s’était
jamais produit.
Les deux autres soldats hochèrent la tête.
Roshone jaugea Kaladin du regard tout en se tamponnant le nez, qui ne
saignait pas trop.
— Alors ils ont bel et bien fait quelque chose de vous dans l’armée,
hein ?
— Vous n’imaginez pas à quel point. Je dois vous parler. Y a-t-il ici une
pièce qui ne soit pas encombrée de gens ?
— Kal, lui dit Lirin, tu tiens des propos insensés. Ne donne pas d’ordres
au clarissime Roshone !
Kaladin dépassa les soldats et Roshone pour s’enfoncer dans le couloir.
— Alors ? lança-t-il. Une pièce vide ?
— En haut de l’escalier, commandant, répondit l’un des soldats. La
bibliothèque est vide.
— Parfait. (Kaladin sourit pour lui-même en remarquant le
« commandant ».) Rejoignez-moi là-haut, messieurs.
Kaladin s’avança vers l’escalier. Malheureusement, afficher un air
autoritaire ne suffisait pas. Personne ne le suivit, pas même ses parents.
— Je vous ai donné un ordre à tous, reprit Kaladin. Je n’aime pas me
répéter.
— Et qu’est-ce qui vous fait penser, mon garçon, lui lança Roshone, que
vous pouvez commander à tout le monde ?
Kaladin se tourna et décrivit un grand geste de la main devant lui pour
invoquer Syl. Une Lame d’Éclat brillante et couverte de rosée se forma à
partir de brume dans sa main. Il fit tournoyer la Lame et la planta dans le
sol d’un geste fluide. Il tint fermement la poignée et sentit ses yeux virer au
bleu.
Le silence tomba. Les habitants de la ville s’immobilisèrent pour le
regarder bouche bée. Roshone ouvrit de grands yeux. Curieusement, le père
de Kaladin se contenta de baisser la tête et de fermer les yeux.
— D’autres questions ? lança Kaladin.

— Ils avaient disparu quand nous sommes allés les voir, clarissime,
expliqua Aric, le garde de petite taille au casque rouillé. Nous avions fermé
la porte, mais le mur avait été défoncé.
— Ils n’ont attaqué personne ? demanda Kaladin.
— Non, clarissime.
Kaladin fit les cent pas dans la bibliothèque. La pièce était petite, mais
soigneusement organisée avec des rangées d’étagères et un élégant lutrin.
Chacun des livres était parfaitement aligné avec les autres ; soit les
domestiques étaient extrêmement méticuleux, soit les livres n’étaient pas
souvent déplacés. Syl se percha sur une étagère, adossée contre un ouvrage,
agitant ses jambes par-dessus le bord en un geste de petite fille.
Roshone était assis d’un côté de la pièce, reculant parfois les deux mains
le long de ses joues rouges vers sa nuque en un curieux geste de nervosité.
Son nez avait cessé de saigner, mais il aurait un bel hématome. Ce n’était
qu’une infime fraction du châtiment que méritait cet homme, mais Kaladin
s’aperçut qu’il ne ressentait pas l’envie de le brutaliser. Il devait se montrer
au-dessus de ça.
— Quelle apparence avaient les parshes ? demanda Kaladin aux gardes.
Est-ce qu’ils ont changé après la tempête inhabituelle ?
— Ah ça oui, s’écria Aric. J’ai jeté un coup d’œil quand je les ai entendus
s’échapper, après la fin de la tempête. Ils ressemblaient à des Néantifères, je
peux vous le dire, avec de grands trucs osseux qui dépassaient de leur peau.
— Ils étaient plus grands, ajouta le capitaine des gardes. Plus grands que
moi, et facilement aussi grands que vous, clarissime. Avec des jambes
pareilles à des souches d’arbres et des mains qui auraient pu étrangler un
pâle-échine, ah ça oui.
— Dans ce cas, pourquoi n’ont-ils pas attaqué ? s’enquit Kaladin.
Ils auraient facilement pu s’emparer du manoir, au lieu de quoi ils
s’étaient enfuis dans la nuit. Voilà qui témoignait d’un objectif plus
dérangeant. Peut-être Pierre-d’Âtre était-elle trop petite pour les intéresser.
— J’imagine que vous n’avez pas vu où ils allaient ? demanda Kaladin
en se tournant vers les gardes, puis vers Roshone.
— Hum, non, clarissime, confirma le capitaine. Franchement, nous
cherchions surtout à sauver notre peau.
— Vous allez le dire au roi ? demanda Aric. Cette tempête a arraché
quatre de nos silos. Nous allons mourir de faim dans pas si longtemps, avec
tous ces réfugiés et sans nourriture. Quand les tempêtes majeures
commenceront à revenir, nous aurons beaucoup moins de maisons que
nécessaire.
— J’en parlerai à Elhokar.
Mais, Père-des-tempêtes, le reste du royaume devait être en tout aussi
mauvais état.
Il devait se concentrer sur les Néantifères. Puisqu’il ne pouvait pas
retourner voir Dalinar avant de disposer d’assez de Fulgiflamme pour
rentrer en volant, il semblait que sa tâche la plus utile, pour l’heure,
consisterait s’il le pouvait à découvrir où se rassemblait l’ennemi. Que
mijotaient les Néantifères ? Kaladin n’avait pas vu leurs étranges pouvoirs
par lui-même, mais il avait entendu des récits sur la Bataille de Narak. Des
Parshendis aux yeux brillants qui commandaient aux éclairs, implacables,
effroyables.
— Il va me falloir des cartes, dit-il. Des cartes d’Alethkar, les plus
détaillées dont vous disposiez, et un moyen de les transporter sous la pluie
sans les abîmer. (Il grimaça.) Et puis un cheval. Plusieurs, même, les
meilleurs que vous ayez.
— Alors vous me volez, maintenant ? demanda tout bas Roshone en
regardant fixement le sol.
— Vous voler ? ricana Kaladin. Disons plutôt que je vous les loue. (Il tira
de sa poche une poignée de sphères qu’il laissa tomber sur la table, puis se
tourna vers les soldats.) Alors ? Ces cartes ? Roshone doit tout de même
bien posséder des levés des zones environnantes.
Roshone n’était pas assez important pour devenir l’intendant de l’une des
terres du haut-prince – une distinction dont Kaladin n’avait jamais pris
conscience à l’époque où il vivait à Pierre-d’Âtre. Ces terres devaient être
surveillées par des pâles-iris beaucoup plus importants ; Roshone ne devait
être qu’un premier point de contact avec les villages environnants.
— Il faudra que nous attendions la permission de la clarissime, expliqua
le capitaine des gardes.
Kaladin haussa les sourcils. Ils désobéissaient à Roshone pour lui, mais
pas à la clarissime du manoir ?
— Allez trouver les ardents de la maison et dites-leur de préparer ce que
j’ai demandé. La permission suivra. Et localisez un échocalame relié à
Tashikk, si l’un des ardents en possède un. Une fois que j’aurai la
Fulgiflamme pour l’utiliser, je veux envoyer un message à Dalinar.
Les gardes le saluèrent et partirent.
Kaladin croisa les bras.
— Roshone, je vais devoir retrouver ces parshes et voir si je peux
découvrir ce qu’ils mijotent. J’imagine qu’aucun de vos gardes n’a
d’expérience pour ce qui est de suivre des traces ? Même si la pluie ne
submergeait pas tout, il serait déjà assez ardu de tracer ces créatures.
— Pourquoi sont-ils si importants ? demanda Roshone, qui regardait
toujours par terre.
— Vous devez tout de même bien le deviner, répondit Kaladin, adressant
un signe de tête à Syl qui voletait vers son épaule sous forme de ruban
lumineux. Le climat chamboulé et des serviteurs ordinaires changés en
abominations ? Cette tempête aux éclairs rouges qui soufflait dans le
mauvais sens ? La Désolation est ici, Roshone. Les Néantifères sont
revenus.
Avec un geignement, Roshone se pencha vers l’avant, s’entourant de ses
deux bras comme s’il allait être malade.
— Syl ? chuchota Kaladin. Je vais peut-être à nouveau avoir besoin de
toi.
— Tu dis ça comme si tu le regrettais, observa-t-elle en penchant la tête
sur le côté.
— Effectivement. Je n’aime pas l’idée de te manier pour t’écraser contre
des choses.
Elle renifla.
— Premièrement, je ne m’écrase pas contre des choses, idiot. Je suis une
arme élégante et gracieuse. Deuxièmement, pourquoi ça te dérange ?
— Ce n’est pas juste, répondit Kaladin, murmurant toujours. Tu es une
femme, pas une arme.
— Attends… alors c’est parce que je suis une fille ?
— Non, se défendit aussitôt Kaladin, qui hésita ensuite. Peut-être. C’est
juste que ça fait bizarre.
Elle l’étudia en penchant la tête sur le côté, haussant les sourcils, comme
s’il venait de proférer une énorme bêtise.
Toute chose possède un sprène. Sa mère le lui avait appris dès son plus
jeune âge.
— Donc… certaines de mes lances étaient des femmes, dans ce cas ?
— De sexe féminin, en tout cas, confirma Syl. À peu près la moitié,
disons. (Elle voleta dans les airs devant lui.) C’est votre faute si vous nous
personnifiez, alors ne vous plaignez pas. Évidemment, certains des anciens
sprènes ont quatre sexes au lieu de deux.
— Quoi ? Pourquoi ça ?
Elle lui donna un petit coup de doigt sur le nez.
— Parce que ce ne sont pas les humains qui les ont imaginés, idiot.
Elle fila devant lui et se changea en nappe de brume. Lorsqu’il leva la
main, la Lame d’Éclat apparut.
Il se dirigea vers l’emplacement où Roshone était assis, puis se pencha en
tenant la Lame d’Éclat devant le bourgmestre, pointe tournée vers le sol.
Roshone leva les yeux, fasciné par la lame de l’épée, comme Kaladin s’y
attendait. On ne pouvait pas se trouver en présence de ces armes sans être
attiré par elles. Elles possédaient un tel magnétisme.
— Comment l’avez-vous obtenue ? demanda Roshar.
— Est-ce important ?
Il ne répondit pas, mais ils connaissaient tous deux la vérité. Posséder
une Lame d’Éclat suffisait – si vous parveniez à vous en emparer et à ne pas
vous la faire prendre, elle était à vous. Avec une de ces armes en sa
possession, ses marques d’esclave ne signifiaient plus rien. Personne, même
Roshone, ne pouvait laisser entendre le contraire.
— Vous êtes, lui dit Kaladin, un tricheur, un traître et un meurtrier. Mais
pour autant que ça me déplaise, nous n’avons pas le temps de chasser la
classe dirigeante d’Alethkar pour la remplacer par une meilleure alternative.
Nous sommes attaqués par un ennemi que nous ne comprenons pas, et que
nous ne pouvions pas prévoir. Alors vous allez devoir faire preuve de cran
et diriger ces gens.
Roshone regardait fixement son propre reflet sur la lame.
— Nous ne sommes pas impuissants, poursuivit Kaladin. Nous pouvons
riposter, et nous allons le faire – mais d’abord, nous devons survivre. La
Tempête Éternelle va revenir. Régulièrement, quoique je ne connaisse pas
encore l’intervalle exact. J’ai besoin que vous vous prépariez.
— Comment ? chuchota Roshone.
— Bâtissez des maisons avec des pentes dans les deux directions. Si vous
n’avez pas le temps pour ça, trouvez un endroit abrité et restez-y cachés. Je
ne peux pas m’attarder ici. Cette crise va bien au-delà d’une seule ville,
d’une seule population, même si ce sont ma ville et ma population. Le Tout-
Puissant nous préserve, vous êtes tout ce que nous avons.
Roshone s’affaissa encore davantage sur son siège. Formidable. Kaladin
se leva et renvoya Syl.
— Nous allons le faire, déclara une voix derrière lui.
Kaladin se figea net. La voix de Laral fit courir un frisson le long de son
dos. Il se retourna lentement, et découvrit une femme qui ne correspondait
pas du tout à l’image qu’il avait en tête. La dernière fois qu’il l’avait vue,
elle était jeune et splendide, vêtue d’une robe parfaite de pâle-iris, mais ses
yeux vert clair semblaient vides. Elle avait perdu son fiancé, le fils de
Roshone, et s’était retrouvée promise au père à la place – un homme deux
fois plus vieux qu’elle.
La femme qu’il trouva face à lui n’était plus une jeune fille. Son visage
était ferme, mince, et ses cheveux étaient réunis en une queue-de-cheval
purement pragmatique, noir parsemé de blond. Elle portait des bottes et une
havah strictement fonctionnelle, trempée par la pluie.
Elle le toisa de la tête aux pieds, puis renifla.
— On dirait que tu as grandi, Kal. J’étais désolée d’apprendre pour ton
frère. Viens, maintenant. Tu as besoin d’un échocalame ? J’en ai un qui
permet de contacter la reine régente de Kholinar, mais il ne réagissait pas
ces derniers temps. Heureusement, nous en avons bien un pour contacter
Tashikk, comme tu l’as demandé. Si tu penses que le roi te répondra, nous
pouvons passer par un intermédiaire.
Elle ressortit de la pièce.
— Laral…, dit-il en la suivant.
— J’ai entendu dire que tu avais transpercé mon plancher, observa-t-elle.
C’était du bois de grande qualité, je te signale. Franchement, les hommes et
leurs armes…
— J’ai rêvé que je revenais, dit Kaladin, qui s’arrêta dans le couloir
devant la bibliothèque. J’ai imaginé revenir ici en tant que héros de guerre
et défier Roshone. Je voulais te sauver, Laral.
— Ah bon ? (Elle se tourna vers lui.) Et qu’est-ce qui te laissait penser
que j’en avais besoin ?
— Tu ne me feras pas croire, répondit-il tout bas en désignant la
bibliothèque, que tu es contente de ça.
— Je vois que devenir un pâle-iris ne donne pas le sens des convenances
pour autant, répliqua Laral. Tu vas cesser d’insulter mon époux, Kaladin.
Porte-Éclat ou non, encore un mot de ce genre et je te fais jeter hors de chez
moi.
— Laral…
— Je suis très heureuse ici. Du moins je l’étais, avant que les vents se
mettent à souffler dans le mauvais sens. (Elle secoua la tête.) Tu tiens de ton
père. Toujours cette impression de devoir sauver tout le monde, même ceux
qui préféreraient que tu te mêles de tes affaires.
— Roshone a brutalisé ma famille. Il a envoyé mon frère se faire tuer et
s’est efforcé de détruire mon père !
— Et ton père a critiqué mon mari, répliqua Laral, en le décriant devant
les autres gens de la ville. Qu’est-ce que tu ressentirais si tu étais un
nouveau clarissime exilé loin de chez toi et que tu découvrais que le citoyen
le plus important de la ville te critique ouvertement ?
Son point de vue était faussé, bien entendu. Lirin avait tenté de
sympathiser avec Roshone au départ, n’est-ce pas ? Malgré tout, Kaladin
n’avait guère envie de poursuivre la dispute. Quelle importance ? Il
comptait faire partir ses parents de la ville, de toute manière.
— Je vais aller préparer l’échocalame, annonça-t-elle. Il faudra peut-être
un moment avant d’obtenir une réponse. Dans l’intervalle, les ardents
devraient aller chercher tes cartes.
— Formidable, répondit Kaladin, qui la dépassa dans le couloir. Je vais
m’entretenir avec mes parents.
Syl se précipita sur son épaule tandis qu’il descendait les marches.
— Alors c’est la fille que tu allais épouser.
— Non, chuchota Kaladin. C’est une fille que je n’aurais jamais épousée
de toute manière.
— Je l’aime bien.
— Pas étonnant.
Il atteignit le bas des marches et leva la tête. Roshone avait rejoint Laral
en haut de l’escalier, portant les gemmes que Kaladin avait laissées sur la
table. Combien y en avait-il ?
Cinq ou six brômes de rubis, songea-t-il, et peut-être un ou deux saphirs.
Il calcula mentalement. Bourrasques… C’était une somme grotesque – plus
d’argent que le gobelet rempli de sphères pour lequel Roshone et le père de
Kaladin avaient passé des années à se battre à l’époque. Ce n’était
désormais plus que de l’argent de poche pour Kaladin.
Il avait toujours imaginé les pâles-iris comme riches, mais un clarissime
mineur d’une ville insignifiante… eh bien, Roshone était pauvre en réalité,
simplement d’un autre degré de pauvreté.
Kaladin chercha dans toute la maison, croisant des gens qu’il avait
connus autrefois – des gens qui murmuraient désormais « Porte-Éclat » et
s’écartaient aussitôt de son chemin. Qu’il en soit donc ainsi. Il avait accepté
sa place dès l’instant où il avait attrapé Syl au vol et prononcé les Paroles.
Lirin avait regagné le salon, où il s’occupait de nouveau des blessés.
Kaladin s’arrêta sur le pas de la porte, puis soupira et s’agenouilla à côté de
son père. Quand celui-ci tendit la main vers son plateau d’outils, Kaladin
s’en empara et le tint prêt pour lui. La position qu’il adoptait autrefois en
tant qu’assistant chirurgien de son père. Le nouvel apprenti aidait à
s’occuper des blessés dans une autre pièce.
Lirin étudia Kaladin, puis se tourna vers son patient, un jeune garçon
dont le bras était entouré d’un pansement taché de sang.
— Ciseaux, fit Lirin.
Kaladin les lui tendit, et Lirin lui prit l’outil sans le regarder, avant de
découper soigneusement le pansement pour le retirer. Un morceau de bois
irrégulier avait transpercé le bras du garçon. Il geignit lorsque Lirin palpa la
chair tout autour, couverte de sang séché. La plaie avait mauvaise mine.
— Découpe la tige, ordonna Kaladin, et la chair nécrosée. Puis cautérise.
— Un peu extrême, tu ne trouves pas ? demanda Lirin.
— Il faudra peut-être amputer au niveau du coude de toute manière. Ça
va s’infecter, sans aucun doute – regarde comme ce bois est sale. Il va
laisser des échardes.
Le garçon geignit de nouveau. Lirin lui donna de petites tapes.
— Tout ira bien. Je ne vois pas encore de sprènes de pourriture, et nous
n’allons donc pas amputer ton bras. Laisse-moi parler à tes parents. En
attendant, mâche ça.
Il donna au garçon un peu d’écorce en guise de décontractant.
Ensemble, Lirin et Kaladin passèrent à un autre patient ; le garçon ne
courait pas un danger immédiat, et Lirin opérerait une fois que
l’anesthésiant aurait fait effet.
— Tu t’es endurci, dit Lirin à son fils tout en inspectant le pied du patient
suivant. Je craignais que tu ne développes jamais de cals.
Kaladin ne répondit pas. En réalité, ses cals n’étaient pas aussi profonds
que son père l’aurait souhaité.
— Mais tu es aussi devenu l’un d’entre eux, ajouta Lirin.
— La couleur de mes yeux ne change strictement rien.
— Je ne parlais pas de ça, mon fils. Qu’un homme soit ou non un pâle-
iris, je m’en moque comme de ma première brisure.
Il fit un signe de la main, et Kaladin lui tendit un morceau de tissu pour
nettoyer l’orteil, puis se mit à préparer une petite attelle.
— Ce que tu es devenu, poursuivit Lirin, c’est un tueur. Tu résous les
problèmes par le poing et l’épée. J’avais espéré que tu trouverais une place
parmi les chirurgiens de l’armée.
— On ne m’a pas tellement laissé le choix, répondit Kaladin en lui
tendant l’attelle, avant de préparer des pansements pour envelopper l’orteil.
C’est une longue histoire. Je te la raconterai un jour.
Du moins, les parties les moins effroyables.
— J’imagine que tu ne vas pas rester.
— Non. Je dois suivre ces parshes.
— Pour continuer à tuer, donc.
— Et tu crois sincèrement que nous ne devrions pas affronter les
Néantifères, papa ?
Lirin hésita.
— Non, murmura-t-il. Je sais que la guerre est inévitable. Simplement, je
ne voulais pas que tu doives, toi, y prendre part. J’ai vu quel effet la guerre
a sur les hommes. Elle écorche leur âme, et ce sont là des blessures que je
ne peux guérir. (Il fixa l’attelle, puis se tourna vers Kaladin.) Nous sommes
des chirurgiens. Que d’autres déchirent et brisent donc ; nous, nous ne
devons pas faire de mal aux autres.
— Non, se récria Kaladin. Tu es un chirurgien, papa, mais je suis autre
chose. Un guetteur aux frontières. (Des paroles adressées à Dalinar Kholin
dans une vision. Kaladin se leva.) Je protégerai ceux qui en auront besoin.
Aujourd’hui, ça signifie pourchasser des Néantifères.
Lirin détourna le regard.
— Entendu. Je suis… content que tu sois revenu, mon fils. Je suis
content de te voir sain et sauf.
Kaladin posa la main sur l’épaule de son père.
— La vie avant la mort, papa.
— Va voir ta mère avant de partir, lui dit Lirin. Elle a quelque chose à te
montrer.
Kaladin fronça les sourcils, mais quitta la salle de soins en direction des
cuisines. Les lieux n’étaient éclairés que par des bougies, et pas en très
grand nombre. Partout où il allait, il voyait des ombres et une lumière
vacillante.
Il remplit son bidon d’eau fraîche et trouva un petit parapluie. Il en aurait
besoin pour lire ses cartes sous la pluie. À partir de là, il monta voir Laral
dans la bibliothèque. Roshone s’était retiré dans sa chambre, mais il la
trouva assise à un bureau avec un échocalame devant elle.
Un instant. L’échocalame fonctionnait. Son rubis brillait.
— De la Fulgiflamme ! s’exclama Kaladin en tendant le doigt.
— Eh bien, évidemment, repartit-elle en le regardant d’un air songeur.
Les fabriaux en ont besoin.
— Comment t’es-tu procuré des sphères infusées ?
— La tempête majeure, répondit Laral. Il y a quelques jours.
Au cours de l’affrontement avec les Néantifères, le Père-des-tempêtes
avait invoqué une tempête majeure intempestive pour faire face à la
Tempête Éternelle. Kaladin avait volé devant son mur pour combattre
l’Assassin en Blanc.
— Cette tempête était inattendue, déclara Kaladin. Comment as-tu su
qu’il fallait laisser tes sphères à l’extérieur ?
— Kal, dit-elle, ce n’est pas si difficile d’accrocher des sphères dehors
lorsqu’une tempête commence à souffler !
— Combien en as-tu ?
— Quelques-unes. Les ardents en ont plusieurs – je ne suis pas la seule à
y avoir pensé. Écoute, j’ai quelqu’un à Tashikk qui accepte de transmettre
un message à Navani Kholin, la mère du roi. N’était-ce pas ce que tu disais
vouloir ? Tu crois vraiment qu’elle va te répondre ?
La réponse, à son grand soulagement, arriva dès que l’échocalame se mit
à écrire.
— « Capitaine ? lut Laral. Ici Navani Kholin. Est-ce vraiment vous ? »
Laral cligna des yeux, puis observa Kaladin.
— En effet, dicta Kaladin. La dernière chose que j’ai faite avant de partir,
c’était m’entretenir avec Dalinar au sommet de la tour.
Avec un peu de chance, ça suffirait à prouver son identité.
Laral sursauta, puis écrivit ces mots.
— « Kaladin, ici Dalinar, lut Laral lorsque la réponse arriva. Quel est
votre statut, soldat ? »
— Tout se passe mieux que je ne le craignais, répondit Kaladin. (Il
décrivit brièvement ce qu’il avait découvert, puis conclut en observant :) Je
crains qu’ils ne soient partis parce que Pierre-d’Âtre n’était pas assez
importante pour qu’ils prennent la peine de la détruire. J’ai demandé des
chevaux et des cartes. Je dois pouvoir explorer un peu la région et voir ce
que je peux découvrir au sujet de l’ennemi.
— « Soyez prudent. Il ne vous reste plus de Fulgiflamme ? »
— Je devrais pouvoir m’en procurer un peu. Je doute que ça suffise pour
me ramener à bon port, mais ça me sera utile.
Il fallut quelques minutes pour que Dalinar réponde, et Laral en profita
pour changer la page sur la planche de l’échocalame.
— « Vous avez les bons réflexes, capitaine, envoya enfin Dalinar. Je me
sens aveugle dans cette tour. Approchez-vous suffisamment pour découvrir
ce que fait l’ennemi, mais sans prendre de risques inutiles. Emportez
l’échocalame. Envoyez-nous un glyphe chaque soir pour nous informer que
vous êtes sain et sauf. »
— Entendu, mon général. La vie avant la mort.
— « La vie avant la mort. »
Laral se tourna vers lui, et il lui indiqua d’un signe de tête que la
conversation était terminée. Elle emballa l’échocalame pour lui sans un
mot, et il le prit avec gratitude, puis quitta hâtivement la pièce et descendit
les marches.
Ses activités avaient provoqué un attroupement dans la petite entrée
devant l’escalier. Il comptait demander si quiconque avait des sphères
infusées, mais il en fut empêché par la vue de sa mère. Elle s’entretenait
avec plusieurs jeunes filles et tenait un jeune enfant dans ses bras. Que
faisait-elle avec…
Kaladin s’arrêta au pied des marches. Le petit garçon avait peut-être un
an, et il mâchonnait sa main en babillant autour de ses doigts.
— Kaladin, je te présente ton frère, dit Hesina en se tournant vers lui.
Plusieurs des filles s’occupaient de lui pendant que je participais au triage.
— Un frère, murmura Kaladin.
L’idée ne l’avait jamais traversé. Sa mère devait avoir quarante et un ans
cette année, et…
Un frère.
Kaladin tendit les bras. Sa mère le laissa prendre le petit garçon, le tenir
avec des mains qui paraissaient trop rudes pour toucher une peau si douce.
Tremblant, Kaladin serra l’enfant très fort contre lui. Les souvenirs de cet
endroit ne l’avaient pas brisé, et voir ses parents ne l’avait pas terrassé, mais
cette fois…
Il ne put s’empêcher de pleurer. Il se sentit très bête. Ce n’était pas
comme si ça changeait quoi que ce soit – les hommes du Pont Quatre
étaient ses frères à présent, aussi proches de lui que tout parent lié par le
sang.
Pourtant, il pleurait.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Oroden.
— Enfant de la paix, murmura Kaladin. Un nom bien choisi. Excellent,
même.
Derrière lui, une ardente approcha, munie d’un étui de parchemin.
Saintes bourrasques, était-ce Zeheb ? Toujours en vie, semblait-il,
quoiqu’elle ait toujours paru plus vieille que les pierres elles-mêmes.
Kaladin rendit le petit Oroden à sa mère, puis s’essuya les yeux et prit l’étui
de parchemin.
Les gens s’agglutinaient aux abords de la pièce. Il présentait un spectacle
inhabituel : le fils du chirurgien transformé en esclave puis en Porte-Éclat.
Pierre-d’Âtre ne verrait plus rien d’aussi passionnant avant un bon siècle.
Du moins, pas si Kaladin avait son mot à dire. Il adressa un signe de tête
à son père – qui était sorti du salon – puis se tourna vers l’assemblée.
— Quelqu’un ici a-t-il des sphères infusées ? Je vous les achèterai deux
brisures pièce. Apportez-les-moi.
Syl tournait autour de lui en bourdonnant tandis qu’il rassemblait les
sphères, et la mère de Kaladin procéda aux paiements pour lui. Ce qu’il
récolta au total ne valait que l’équivalent d’une bourse, mais ça semblait
une petite fortune. Au minimum, il n’aurait plus besoin de ces chevaux.
Il ferma et noua la bourse, puis regarda par-dessus son épaule son père
approcher de lui. Lirin tira de sa poche une petite brisure de diamant
luisante, qu’il lui tendit.
Kaladin l’accepta, puis se tourna vers sa mère qui tenait le petit garçon
dans ses bras. Son frère.
— Je veux vous conduire en lieu sûr, dit-il à Lirin. Il faut que je parte
dans l’immédiat, mais je reviendrai bientôt. Pour vous emmener à…
— Non, coupa Lirin.
— Papa, c’est la Désolation, insista Kaladin.
Près d’eux, des gens émirent des hoquets étouffés, les yeux hagards. Nom
des foudres, Kaladin aurait dû avoir cet échange en privé. Il se pencha vers
Lirin.
— Je connais un endroit sûr. Pour toi, pour maman. Pour le petit Oroden.
Je t’en supplie, ne sois pas têtu, pour une fois dans ta vie.
— Tu peux les emmener, s’ils acceptent de partir, laissa tomber Lirin.
Mais moi, je reste ici. Surtout si… ce que tu dis est vrai. Ces gens auront
besoin de moi.
— Nous verrons. Je reviendrai dès que possible.
Kaladin serra la mâchoire, puis se dirigea vers la porte d’entrée du
manoir. Il l’ouvrit, laissant entrer le bruit de la pluie, les parfums d’une terre
noyée.
Il marqua un temps d’arrêt, se tourna vers la pièce remplie de citoyens
sales, sans toit, effrayés. Ils l’avaient entendu, mais ils savaient déjà. Il avait
surpris leurs chuchotements. Les Néantifères. La Désolation.
Il ne pouvait pas les laisser comme ça.
— Vous avez très bien entendu, lança tout haut Kaladin à la centaine de
personnes rassemblées dans le grand vestibule du manoir – y compris
Roshone et Laral, qui se tenaient sur les marches du premier étage. Les
Néantifères sont revenus.
Murmures. Peur.
Kaladin inspira un peu de la Fulgiflamme contenue dans sa bourse. Une
fumée pure, luminescente, se mit à s’échapper de sa peau, nettement visible
dans cette pièce mal éclairée. Il se fixa vers le haut à l’aide d’une Attache
pour s’élever dans les airs, puis en ajouta une autre vers le bas, qui le laissa
suspendu à une soixantaine de centimètres au-dessus du sol, dégageant une
lueur. Syl se matérialisa à partir de la brume et prit la forme d’une Lance
d’Éclat dans sa main.
— Le haut-prince Dalinar Kholin, déclara Kaladin, un nuage de
Fulgiflamme s’échappant de ses lèvres, a reformé les Chevaliers Radieux.
Et cette fois-ci, nous ne vous abandonnerons pas.
Les expressions, dans la pièce, allaient de l’adoration à la terreur. Kaladin
trouva le visage de son père. La mâchoire de Lirin s’était affaissée. Hesina
serrait son jeune enfant dans ses bras, affichant une expression de joie pure,
tandis qu’un sprène de stupeur apparaissait autour de sa tête en formant un
anneau bleu.
Je te protégerai, petit, songea Kaladin à l’intention de l’enfant. Je les
protégerai tous.
Il salua ses parents d’un signe de tête, puis se tourna, fixa une Attache
vers l’extérieur et s’élança dans la nuit pluvieuse. Il allait s’arrêter à
Stringken, à une demi-journée de marche au sud environ – ou une courte
distance en vol – et voir s’il pouvait y échanger des sphères.
Puis il traquerait quelques Néantifères.
Cet instant mis à part, je peux affirmer en toute franchise que ce livre couve en moi
depuis ma jeunesse.
— Extrait de Justicière, préface.

Shallan dessinait.
Elle traçait sur son carnet de croquis des traits vigoureux, agités. Elle
retournait le bâtonnet de charbon entre ses doigts après quelques traits,
cherchant les pointes les plus aiguës pour que les lignes soient d’un noir
profond.
— Mmm…, dit Motif à proximité de ses mollets, où il ornait sa jupe
comme une broderie. Shallan ?
Elle continua à dessiner, remplissant la page de traits noirs.
— Shallan ? répéta Motif. Je comprends pourquoi tu me détestes,
Shallan. Je ne voulais pas t’aider à tuer ta mère, mais c’est ce que j’ai fait.
C’est ce que j’ai fait…
Shallan serra la mâchoire et continua à dessiner. Elle était assise à
l’extérieur d’Urithiru, adossée contre un morceau de pierre froide, les
orteils glacés, des sprènes de froid poussant tout autour d’elle sous forme de
pointes. Ses cheveux en désordre fouettèrent son visage au gré d’une rafale
de vent, et elle dut immobiliser le papier de son carnet à l’aide de ses
pouces, dont l’un était coincé dans sa manche gauche.
— Shallan…, reprit Motif.
— Ne t’en fais pas, répondit-elle tout bas tandis que le vent s’apaisait.
Simplement… laisse-moi dessiner.
— Mmm…, commenta Motif. Un mensonge puissant…
Un paysage… elle devrait être capable de dessiner un simple paysage
apaisant. Elle était assise sur le rebord de l’une des dix plateformes des
Portes du Pacte, qui s’élevait trois mètres plus haut que le plateau principal.
Plus tôt dans la journée, elle avait activé cette Porte, amenant avec elle une
centaine de personnes supplémentaires parmi les milliers qui attendaient à
Narak. Ce serait tout pour un moment : chaque utilisation de l’appareil
nécessitait une incroyable quantité de Fulgiflamme. Même avec les gemmes
qu’avaient apportées les nouveaux venus, il n’en restait pas beaucoup en
réserve.
Sans compter qu’elle était seule pour ce faire. Seul un Chevalier Radieux
actif et en bonne et due forme pouvait faire fonctionner les cabines
centrales de chaque plateforme, initiant ainsi le transfert. Par conséquent, il
n’y avait pour l’heure que Shallan.
Ce qui signifiait qu’elle devait chaque fois invoquer sa Lame. Celle
qu’elle avait utilisée pour tuer sa mère. Une vérité qu’elle avait prononcée
en tant qu’Idéal de son ordre des Radieux.
Une vérité qu’elle ne pouvait, par conséquent, plus ranger au fond de sa
tête pour l’oublier.
Contente-toi de dessiner.
La cité dominait son champ de vision. Elle s’étirait à une hauteur
impossible, et Shallan avait le plus grand mal à faire entièrement tenir cette
tour énorme sur la page. Jasnah avait cherché cet endroit dans l’espoir d’y
découvrir des livres et des documents anciens ; jusqu’à présent, ils
n’avaient rien trouvé de tel. À la place, Shallan luttait pour comprendre la
tour.
Si elle la figeait dans un croquis, parviendrait-elle enfin à appréhender
ses incroyables dimensions ? Faute de trouver un angle à partir duquel voir
la tour entière, elle se concentrait sur des détails. Les balcons, la forme des
champs, les ouvertures immenses – pareilles à des gueules prêtes à
engloutir, dévorer, terrasser.
Elle se retrouva avec non pas un croquis de la tour, mais un
entrecroisement de traits sur un fond de charbon plus doux. Tandis qu’elle
regardait fixement le dessin, un sprène du vent passa et dérangea les pages.
Elle soupira, laissa tomber son charbon dans sa sacoche et sortit un chiffon
humide pour nettoyer les doigts de sa libre-main.
En bas, sur le plateau, les soldats se livraient à des exercices. L’idée
qu’ils vivaient tous ensemble dans cet endroit perturbait Shallan. C’était
idiot. Ce n’était qu’un bâtiment.
Mais un bâtiment qu’elle ne pouvait pas dessiner.
— Shallan…, reprit Motif.
— Nous allons trouver une solution, répondit-elle en regardant devant
elle. Ce n’est pas ta faute à toi si mes parents sont morts. Tu ne l’as pas
provoqué.
— Tu peux me détester, dit Motif. Je comprends.
Shallan ferma les yeux. Elle ne voulait pas qu’il comprenne. Elle voulait
qu’il la persuade qu’elle avait tort. Il fallait qu’elle ait tort.
— Ce n’est pas toi que je déteste, Motif, maugréa Shallan. C’est l’épée.
— Mais…
— L’épée n’est pas toi. L’épée, c’est moi, mon père, la vie que nous
menions, et la façon dont tout s’est trouvé embrouillé.
— Je… (Motif bourdonna tout bas.) Je ne comprends pas.
Je serais sacrément surprise si tu comprenais, songea Shallan. Parce que
même moi, je n’y comprends rien. Heureusement, une distraction vint à elle
sous la forme d’une éclaireuse qui montait la rampe menant à la plateforme
où elle s’était perchée. La sombre-iris portait du blanc et du bleu, avec un
pantalon sous une jupe de messagère, et elle avait de longs cheveux noirs
d’Aléthie.
— Hum, Clarissime Radieuse ? demanda l’éclaireuse après avoir fait la
révérence. Le haut-prince requiert votre présence.
— Flûte alors, commenta Shallan, quoiqu’elle soit intérieurement
soulagée d’avoir quelque chose à faire.
Elle tendit son carnet de croquis à l’éclaireuse pendant qu’elle rangeait
ses affaires dans sa sacoche.
Sphères éteintes, observa-t-elle.
Alors que trois des hauts-princes s’étaient joints à Dalinar pour son
expédition vers le centre des Plaines Brisées, la majorité était restée en
arrière. Quand cette tempête inattendue avait éclaté, Hatham avait reçu par
échocalame des nouvelles de ses éclaireurs dans les plaines.
Son camp de guerre avait réussi à sortir la majeure partie de leurs sphères
pour les recharger avant que la tempête n’éclate, ce qui lui avait fourni une
énorme quantité de Fulgiflamme comparé aux autres. Il devenait un homme
riche, car Dalinar achetait des sphères infusées pour faire fonctionner les
Portes du Pacte et apporter des fournitures.
En comparaison, fournir des sphères à Shallan pour qu’elle s’entraîne à
tisser la Flamme ne représentait pas un coût énorme – mais elle se sentait
coupable, malgré tout, d’en avoir vidé deux en consommant de la
Fulgiflamme pour combattre le froid. Elle allait devoir se montrer prudente
sur ce point.
Lorsqu’elle eut tout rangé, elle voulut reprendre son carnet et trouva
l’éclaireuse en train de feuilleter les pages, les yeux écarquillés.
— Clarissime…, s’exclama-t-elle. C’est magnifique.
Plusieurs des croquis étaient dessinés comme si l’on regardait vers le
haut de la tour depuis sa base et capturait vaguement la majesté d’Urithiru,
mais donnaient plutôt une impression de vertige. Shallan, mécontente,
s’aperçut qu’elle avait accentué la nature irréelle des croquis à l’aide de
points de fuite et de perspectives impossibles.
— J’essaie de dessiner la tour, expliqua-t-elle, mais je n’arrive pas à le
faire sous le bon angle.
Peut-être, quand le clarissime Broie-du-noir reviendrait, pourrait-il la
faire voler jusqu’à un autre sommet de la chaîne de montagnes.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, commenta l’éclaireuse en feuilletant les
pages. Comment est-ce que vous appelez ça ?
— Surréalisme, répondit Shallan, qui lui reprit le grand carnet et le cala
sous son bras. C’était un vieux mouvement artistique. J’imagine que j’y ai
recouru parce que je n’arrivais pas à donner au dessin l’apparence que je
voulais. Presque plus personne ne s’y intéresse à part les étudiants.
— Face à ce dessin, mes yeux ont fait croire à mon cerveau qu’il avait
oublié de se réveiller.
Sur un geste de Shallan, l’éclaireuse la guida pour redescendre et
traverser le plateau. Là, elle remarqua que plus d’un soldat sur le terrain
avait interrompu son exercice pour la regarder. Flûte alors. Plus jamais elle
ne redeviendrait simplement Shallan, la jeune fille insignifiante née dans un
trou perdu. Elle était désormais la « Clarissime Radieuse », soi-disant de
l’ordre des Outreporteurs. Elle avait persuadé Dalinar de faire croire (du
moins en public) que Shallan appartenait à un ordre qui ne créait pas
d’illusions. Elle devait empêcher ce secret de se répandre, faute de quoi il
perdrait de son efficacité.
Les soldats la regardaient fixement comme s’ils s’attendaient à ce qu’il
lui pousse une Cuirasse d’Éclat, à ce que des flammes lui jaillissent des
yeux et à ce qu’elle s’envole pour aller arracher une montagne ou deux. Je
devrais sans doute me comporter de manière plus posée, se dit-elle. Plus…
digne d’un Chevalier.
Elle regarda un soldat qui portait l’or et le rouge de l’armée de Hatham. Il
baissa aussitôt les yeux et frotta le charme glyphique comportant une prière
attachée autour du haut de son bras droit. Dalinar était déterminé à rétablir
la réputation des Radieux mais, nom des foudres, on ne pouvait pas changer
le point de vue d’une nation entière en quelques mois à peine. Les anciens
Chevaliers Radieux avaient trahi l’humanité ; bien que de nombreux Aléthis
semblent disposés à donner une nouvelle chance à leurs ordres, d’autres
étaient bien moins indulgents.
Malgré tout, elle s’efforçait de garder la tête haute, le dos bien droit, et de
marcher davantage comme ses tuteurs le lui avaient toujours appris. Le
pouvoir était une illusion de perception, lui avait expliqué Jasnah. La
première étape, pour maîtriser les choses, c’était de se percevoir soi-même
comme capable d’exercer ce contrôle.
L’éclaireuse la conduisit à l’intérieur de la tour, puis lui fit monter un
escalier menant à la section sécurisée de Dalinar.
— Clarissime ? fit la femme tandis qu’elles marchaient. Puis-je vous
poser une question ?
— Comme vous venez d’en poser une, vous le pouvez apparemment.
— Ah, euh… Hum.
— Ne vous en faites pas. Que voulez-vous savoir ?
— Vous êtes… une Radieuse.
— Cette phrase était une déclaration, en réalité, ce qui me fait douter de
ma précédente affirmation.
— Je suis désolée. Simplement… je suis curieuse, clarissime. Comment
est-ce que ça fonctionne ? Être une Radieuse ? Vous avez une Lame
d’Éclat ?
Voilà donc où elle voulait en venir.
— Je peux vous assurer, répondit Shallan, qu’il est tout à fait possible de
rester aussi féminine que l’exige la bienséance tout en accomplissant mes
devoirs de chevaleresse.
— Ah, lâcha l’éclaireuse. (Curieusement, elle semblait déçue par cette
réponse.) Bien entendu, clarissime.
Urithiru semblait avoir été taillée à même la roche d’une montagne,
comme une sculpture. En effet, il n’y avait pas de jointures au coin des
pièces, ni de briques ou de blocs distincts au sein des murs. La majeure
partie de la pierre dévoilait les fines lignes des strates. Des lignes splendides
aux teintes variées, évoquant des couches de tissu empilées dans une
boutique.
Les couloirs se tordaient souvent selon des courbes étranges et
décrivaient rarement des lignes droites vers un croisement. Dalinar
suggérait que c’était peut-être destiné à duper les envahisseurs, comme les
fortifications d’un château. Les amples tournants et l’absence de jointures
donnaient à ces couloirs des allures de tunnels.
Shallan n’avait pas besoin de guide – les strates qui traversaient les murs
possédaient des motifs distincts. D’autres semblaient avoir du mal à les
distinguer, et parlaient de peindre des indications sur le sol. Ne percevaient-
ils pas ici le motif de larges strates rougeâtres alternant avec des jaunes,
plus petites ? Il suffisait de suivre la direction dans laquelle les lignes
s’orientaient légèrement vers le haut et l’on se dirigerait vers les quartiers
de Dalinar.
Ils arrivèrent bientôt à destination, et l’éclaireuse prit position devant la
porte au cas où l’on aurait à nouveau besoin de ses services. Shallan entra
dans une pièce qui était vide la veille encore mais désormais agrémentée de
meubles, formant une grande salle de réunion juste à côté des appartements
privés de Dalinar et de Navani.
Adolin, Renarin et Navani étaient assis devant Dalinar, qui se tenait
debout avec les mains sur les hanches, étudiant une carte de Roshar sur le
mur. Bien que l’endroit soit rempli de tapis et de meubles somptueux, ces
parures semblaient à peu près aussi adaptées à cette pièce morne qu’une
havah d’aristocrate à un cochon.
— Je ne sais pas comment approcher les Azéens, Père, disait Renarin
lorsqu’elle entra. Leur nouvel empereur les rend imprévisibles.
— Ils sont azéens, lança Adolin en saluant Shallan d’un geste de sa main
indemne. Comment pourraient-ils ne pas être imprévisibles ? Leur
gouvernement ne leur impose-t-il pas une manière obligatoire de peler les
fruits ?
— C’est un stéréotype, répondit Renarin. (Il portait son uniforme du Pont
Quatre, mais il avait une couverture sur les épaules et tenait une tasse de thé
fumant, bien qu’il ne fasse pas particulièrement froid dans la pièce.)
D’accord, ils ont une bureaucratie étendue. Mais un changement de
gouvernement provoque forcément des perturbations. En réalité, il sera
peut-être même plus facile à ce nouvel empereur azéen de changer de
politique, puisque la politique est assez bien définie pour changer.
— À votre place, je ne m’inquiéterais pas pour les Azéens, intervint
Navani, qui tapota son carnet de notes à l’aide de sa plume avant d’y écrire
quelques mots. Ils se rendront à la raison, ils le font toujours. Mais que faire
de Tukar et d’Emul ? Je ne serais pas surprise que cette guerre qui les
oppose suffise à détourner leur attention du retour des Désolations.
Dalinar répondit par un grognement et se frotta le menton d’une main.
— Il y a ce seigneur de guerre de Tukar. Comment s’appelle-t-il ?
— Tezim, répondit Navani. Il affirme être un aspect du Tout-Puissant.
Shallan renifla tandis qu’elle se glissait sur le siège voisin de celui
d’Adolin et posait sacoche et carnet de croquis sur le sol.
— Aspect du Tout-Puissant ? Au moins, il a de l’humilité.
Dalinar se tourna vers elle, puis joignit les mains derrière son dos.
Bourrasques, il paraissait toujours si… imposant. Plus grand que toute pièce
dans laquelle il se trouvait, le front constamment plissé par des pensées
profondes. Dalinar Kholin pouvait faire passer le choix du petit déjeuner
pour la décision la plus importante de tout Roshar.
— Clarissime Shallan, déclara-t-il. Dites-moi, comment aborderiez-vous
les royaumes makabakis ? À présent que la tempête est arrivée comme nous
l’avions annoncé, nous avons une occasion de les approcher en position de
force. Azir est le plus important, mais il vient de faire face à une crise de
succession. Emul et Tukar sont, bien entendu, en guerre, comme le faisait
remarquer Navani. Les réseaux d’information de Tashikk pourraient nous
être bien utiles, mais ils se montrent tellement isolationnistes. Ce qui nous
laisse Yezier et Liafor. Peut-être l’impact de leur implication convaincrait-il
leurs voisins ?
Il se tourna vers elle avec une expression pleine d’espoir.
— Oui, oui…, répondit Shallan, songeuse. J’ai déjà entendu parler de
plusieurs de ces endroits.
Dalinar pinça les lèvres, et Motif bourdonna d’un air inquiet dans les
jupes de Shallan. Dalinar ne semblait pas être le genre d’homme avec lequel
on plaisantait.
— Je suis désolée, clarissime, poursuivit-elle en se détendant sur son
siège. Mais je ne comprends pas très bien pourquoi vous sollicitez mon
avis. J’ai entendu parler de ces royaumes, bien entendu – mais mes
connaissances son purement théoriques. Je pourrais sans doute vous citer
leur principal produit d’exportation, mais pour ce qui est de leur politique
étrangère… eh bien, je n’avais même jamais parlé à quelqu’un d’Alethkar
avant de quitter ma patrie. Pourtant nous sommes voisins !
— Je vois, répondit calmement Dalinar. Votre sprène prodigue-t-il des
conseils ? Pourriez-vous le faire apparaître pour qu’il nous parle ?
— Motif ? Il n’a pas de connaissances particulièrement étendues sur
notre espèce, ce qui est plus ou moins la raison de sa présence ici. (Elle
remua sur son siège.) Et en toute franchise, clarissime, je crois qu’il a peur
de vous.
— Eh bien, de toute évidence, il n’est pas idiot, commenta Adolin.
Dalinar décocha un regard noir à son fils.
— Ne soyez pas comme ça, Père, ajouta Adolin. Si quelqu’un était
capable d’intimider les forces de la nature, ce serait vous.
Avec un soupir, Dalinar se retourna et plaça la main sur la carte.
Curieusement, ce fut Renarin qui se leva, posa sa couverture et sa tasse,
puis s’approcha de son père pour placer la main sur son épaule. Le jeune
homme paraissait encore plus dégingandé que d’habitude lorsqu’il se tenait
à côté de Dalinar et, bien que ses cheveux ne soient pas aussi blonds que
ceux d’Adolin, ils étaient malgré tout parsemés de jaune. Il offrait un tel
contraste avec Dalinar, comme s’ils étaient taillés de deux étoffes
entièrement différentes.
— C’est seulement que tout ça est si vaste, mon fils, reprit Dalinar en
étudiant la carte. Comment puis-je unir tout Roshar alors que je n’ai même
jamais visité la plupart de ces royaumes ? La jeune Shallan a tenu des
propos très sages, quoiqu’elle n’en ait peut-être pas conscience. Nous ne
connaissons pas ces peuples. Et maintenant, je suis censé en être
responsable ? Si seulement je pouvais tout voir…
Shallan remua sur son siège avec l’impression qu’on l’avait oubliée.
Peut-être avait-il requis sa présence parce qu’il voulait demander l’aide de
ses Radieux, mais la dynamique des Kholin avait toujours été une
dynamique familiale. À cet égard, elle était une intruse.
Dalinar se tourna et alla chercher une coupe de vin dans une cruche
réchauffée près de la porte. Lorsqu’il passa devant Shallan, il éprouva une
sensation inhabituelle. Une sorte d’élan, comme si une partie d’elle était
attirée vers lui.
Il repassa devant elle en sens inverse, muni d’une coupe, et Shallan se
glissa au bas de son siège pour le suivre vers la carte affichée au mur. Elle
inspira tout en marchant pour puiser dans sa sacoche un flot chatoyant de
Fulgiflamme. Laquelle l’infusa et fit s’échapper une lueur de sa peau.
Elle posa sa libre-main contre la carte. De la Fulgiflamme se dégageait
d’elle, éclairant la carte en une tempête tourbillonnante. Elle ne comprenait
pas exactement ce qu’elle était en train de faire, mais c’était rarement le cas.
L’art n’était pas une question de compréhension, mais de connaissance.
La Fulgiflamme s’échappa de la carte, passant entre elle et Dalinar en un
souffle, poussant Navani à se lever brusquement de son siège pour s’écarter.
La Flamme se mit à tournoyer pour se changer en une autre carte, plus
grande, qui flottait à peu près à la hauteur de la table au centre de la pièce.
Des montagnes poussèrent comme des plis dans un morceau de tissu dont
on rapproche les bords. De vastes plaines verdoyaient, couvertes d’herbes et
de plantes grimpantes. Des flancs de coteaux nus orientés vers les tempêtes
s’ornèrent de splendides ombres de vie du côté sous le vent. Père-des-
tempêtes… elle vit, sous ses yeux, la topograhie du paysage devenir réelle.
Shallan eut le souffle coupé. Était-ce elle qui avait fait ça ? Comment ?
Ses illusions nécessitaient généralement un dessin préexistant à imiter.
La carte s’étirait sur les côtés de la pièce, miroitant au niveau des bords.
Adolin se leva de son siège, traversant brutalement l’illusion en son milieu,
quelque part près de Kharbranth. Des volutes de Fulgiflamme se séparèrent
autour de lui mais, lorsqu’il avança, l’image tourbillonna et se reforma bien
nettement derrière lui.
— Comment… (Dalinar se pencha près de leur section, qui détaillait les
îles de Reshi.) Le degré de précision est incroyable. Je distingue
pratiquement les villes. Qu’avez-vous fait ?
— Je ne suis pas sûre d’avoir fait quoi que ce soit, répondit Shallan, qui
s’avança au milieu de l’illusion et sentit la Fulgiflamme tournoyer autour
d’elle. (Malgré le niveau de détail, la perspective était toujours lointaine, et
les montagnes n’étaient même pas aussi hautes que l’un de ses ongles.) Je
ne peux pas avoir créé ça, clarissime. Je n’ai pas les connaissances requises.
— En tout cas, ce n’est pas moi, intervint Renarin. La Fulgiflamme est
certainement venue de vous, clarissime.
— Oui, eh bien, votre père était en train de tirer sur moi à ce moment-là.
— De tirer sur vous ? s’étonna Adolin.
— Le Père-des-tempêtes, précisa Dalinar. C’est là son influence – c’est
ce qu’il voit chaque fois qu’une tempête souffle à travers Roshar. Ce n’était
ni moi ni vous, mais nous. D’une façon ou d’une autre.
— Eh bien, observa Shallan, vous étiez justement en train de vous
plaindre que vous n’arriviez pas à tout voir.
— Combien de Fulgiflamme est-ce que ça a nécessité ? demanda Navani
en faisant le tour de cette nouvelle carte éclatante.
Shallan inspecta sa sacoche.
— Hum… la totalité.
— Nous allons vous en fournir davantage, soupira Navani.
— Je suis désolée pour…
— Non, l’interrompit Dalinar. Voir mes Radieux s’entraîner avec leurs
pouvoirs fait partie des ressources les plus précieuses que je puisse acheter
actuellement. Même si Hatham nous vend les sphères à un prix
déraisonnable.
Dalinar, d’un pas énergique, traversa l’image, qui se dissipa en un
tourbillon autour de lui. Il s’arrêta près du milieu, à côté de l’emplacement
d’Urithiru. Il balaya lentement la pièce du regard, d’un côté à l’autre.
— Dix cités, murmura-t-il. Dix royaumes. Dix Portes du Pacte anciennes
qui les relient. Voilà comment nous allons le combattre. Voilà comment
nous allons commencer. Non pas en sauvant le monde, mais par cette étape
très simple. Nous protégeons la cité grâce aux Portes du Pacte.
» Les Néantifères sont partout, mais nous pouvons nous montrer plus
mobiles. Nous pouvons consolider les capitales, livrer rapidement de la
nourriture ou des Spiricantes entre les royaumes. Nous pouvons faire de ces
dix cités des bastions de lumière et de force. Mais nous devons agir vite. Il
arrive. L’homme aux neuf ombres…
— De quoi s’agit-il ? demanda Shallan, soudain plus attentive.
— Du champion de l’ennemi, répondit Dalinar, étrécissant les yeux. Dans
les visions, Honneur m’a informé que notre meilleure chance de survie
consistait à obliger Abjection à accepter un duel de champions. J’ai vu celui
de l’ennemi : une créature en armure noire, avec les yeux rouges. Un
parshe, peut-être. Il possédait neuf ombres.
Près de là, Renarin s’était tourné vers son père, yeux écarquillés,
mâchoire tombante. Personne d’autre ne sembla le remarquer.
— Azimir, capitale d’Azir, reprit Dalinar en s’avançant d’Urithiru vers le
centre d’Azir, à l’ouest, accueille une Porte du Pacte. Nous devons l’ouvrir
et gagner la confiance des Azéens. Ils seront importants pour notre cause.
Il s’avança encore davantage à l’ouest.
— Il y a une Porte du Pacte cachée à Shinovar. Une autre dans la capitale
de Babatharnam, et une quatrième dans la lointaine Rall Elorim, la Cité des
Ombres.
— Une autre à Rira, intervint Navani en le rejoignant. Jasnah pensait
qu’elle se trouvait à Kurth. Une sixième a été perdue sur Aimia, l’île qui a
été détruite.
Dalinar répondit par un grognement, puis se tourna vers la section est de
la carte.
— Avec Védénar, ça fait sept, reprit-il en s’avançant dans la patrie de
Shallan. Avec Thaylenahville, huit. Et puis celle des Plaines Brisées, que
nous contrôlons.
— Et la dernière se trouve à Kholinar, dit tout bas Adolin. Chez nous.
Shallan s’approcha et lui toucha le bras. Les communications par
échocalame avec la ville s’étaient interrompues. Personne ne connaissait la
situation de Kholinar ; leur information la plus précise leur avait été fournie
par le message de Kaladin via échocalame.
— Nous commençons petit, reprit Dalinar, avec quelques-unes des plus
importantes pour couvrir l’ensemble du monde. Azir. Jah Keved.
Thaylenah. Nous allons contacter d’autres nations, mais nous concentrer sur
ces trois puissances-là. Azir pour son organisation et son influence
politique. Thaylenah pour ses prouesses navales et maritimes. Jah Keved
pour sa main-d’œuvre. Clarissime Davar, tout ce que vous pourrez nous
apprendre sur votre patrie – et sa situation après la guerre civile – nous sera
très utile.
— Et Kholinar ? s’enquit Adolin.
Un coup frappé à la porte empêcha Dalinar de répondre. Il invita cette
personne à entrer, et l’éclaireuse d’un peu plus tôt passa la tête par
l’entrebâillement.
— Clarissime, annonça-t-elle d’un air inquiet. Il y a quelque chose que
vous devez voir.
— De quoi s’agit-il, Lyn ?
— Clarissime, il y a… il y a eu un autre meurtre.
La somme de mes expériences converge vers ce moment. Cette décision.
— Extrait de Justicière, préface.

L’un des avantages d’être devenue la « Clarissime Radieuse » était que,


pour une fois, on attendait de Shallan qu’elle prenne part à des événements
importants. Personne ne mit en doute la légitimité de sa présence lors de la
traversée précipitée des couloirs à la lueur des lanternes à huile portées par
des gardes. Personne ne pensa qu’elle n’était pas à sa place ; personne ne se
demanda même s’il était convenable de conduire une jeune femme sur les
lieux d’un meurtre brutal. Quel changement bienvenu.
D’après ce qu’elle entendit l’éclaireuse expliquer à Dalinar, le corps était
celui d’un officier pâle-iris nommé Vedekar Perel. Il faisait partie de
l’armée de Sebarial, mais Shallan ne le connaissait pas. Le cadavre avait été
découvert par un groupe d’éclaireurs dans une partie isolée du deuxième
niveau de la tour.
Tandis qu’ils approchaient, Dalinar et ses gardes coururent sur le reste du
trajet et distancèrent ainsi Shallan. Qu’ils aillent donc aux foudres, ces
Aléthis, avec leurs longues jambes ! Elle tenta d’aspirer de la Fulgiflamme
– mais elle avait tout utilisé pour cette saleté de carte, qui s’était désintégrée
en un nuage de Flamme lorsqu’ils étaient partis.
Elle se retrouva ainsi épuisée et contrariée. Un peu plus loin, Adolin
s’arrêta pour regarder en arrière. Il piétina un moment, comme impatient,
puis se précipita vers elle au lieu de se remettre à courir vers leur
destination.
— Merci, dit-elle lorsqu’il vint se placer à son côté.
— Ce n’est pas comme s’il pouvait mourir encore un peu plus, hein ?
ironisa-t-il avec un petit rire gêné.
Quelque chose dans tout ça l’avait sérieusement perturbé.
Il tendit sa main blessée, toujours éclissée, pour prendre celle de Shallan,
puis grimaça. Elle prit donc plutôt son bras, et il brandit sa lanterne à huile
tandis qu’ils pressaient le pas. Ici, les strates décrivaient une spirale, se
tortillaient le long du sol, du plafond et des murs comme les sillons d’une
vis. Un spectacle assez frappant pour que Shallan en capture un Souvenir à
dessiner plus tard.
Shallan et Adolin rattrapèrent enfin les autres, dépassant un groupe de
gardes qui maintenaient un périmètre de sécurité. Bien que ce soit le Pont
Quatre qui avait découvert le corps, on avait envoyé chercher des renforts
de la maison Kholin pour sécuriser la zone.
Ils protégeaient une pièce de taille moyenne à présent éclairée par une
multitude de lampes à huile. Shallan s’arrêta sur le pas de la porte, juste
avant un rebord qui entourait un vaste creux carré, d’un peu plus d’un mètre
de profondeur, taillé dans le sol de pierre de la pièce. Ici encore, les strates
formaient un enchevêtrement sinueux d’oranges, de rouges et de bruns –
s’élargissant sur les murs pour former de larges bandes puis s’enroulant à
nouveau sous forme d’étroites rayures le long du couloir qui ressortait par
l’autre côté.
Le cadavre reposait au fond de ce creux. Shallan s’arma de courage mais,
malgré tout, trouva ce spectacle écœurant. Il était allongé sur le dos et avait
été poignardé en plein dans l’œil. Son visage formait une masse sanglante,
ses habits étaient dérangés par ce qui avait dû être un combat prolongé.
Dalinar et Navani se tenaient sur le rebord surmontant la cavité. Lui
affichait une expression impassible, telle une pierre. Elle levait la sage-main
vers ses lèvres.
— Nous venons de le découvrir comme ça, clarissime, expliqua Peet,
l’homme de pont. Nous vous avons immédiatement envoyé chercher. Que
je sois pendu aux tempêtes si ça ne ressemble pas exactement à ce qui est
arrivé au haut-prince Sadeas.
— Il est même étendu dans une position identique, commenta Navani,
qui souleva ses jupes pour descendre des marches conduisant dans la partie
basse.
Elle occupait pratiquement toute la largeur de l’espace. En fait…
Shallan leva les yeux vers la partie haute de la pièce, où plusieurs
sculptures de pierre – évoquant des têtes de chevaux – saillaient des murs
avec la bouche ouverte. Des becs à eau, comprit-elle. Cet endroit était une
salle destinée aux bains.
Navani s’agenouilla près du corps, se tenant à l’écart du sang qui courait
en direction d’un tuyau d’écoulement de l’autre côté du bassin.
— Remarquable… la position, l’œil transpercé… C’est exactement
identique à ce qui est arrivé à Sadeas. Il s’agit forcément du même assassin.
Personne ne cherchait à protéger Navani de ce spectacle – comme s’il
était parfaitement convenable que la mère du roi examine un cadavre. Allez
savoir : peut-être qu’en Alethkar, les dames étaient censées faire ces choses-
là. Shallan s’étonnait malgré tout de la témérité avec laquelle les Aléthis
emmenaient leurs femmes au combat pour qu’elles y servent de scribes, de
messagères et d’éclaireuses.
Elle se tourna vers Adolin pour s’enquérir de son estimation de la
situation, et le surprit à regarder fixement devant lui, bouche bée, yeux
écarquillés.
— Adolin ? l’interpella Shallan. Vous le connaissiez ?
Il ne paraissait pas l’entendre.
— C’est impossible, marmonna-t-il. Impossible.
— Adolin ?
— Je… Non, Shallan, je ne le connaissais pas. Mais j’avais supposé…
Enfin, j’avais pris la mort de Sadeas pour un crime isolé. Vous savez
comme il était. Il a sans doute dû s’attirer des ennuis. Beaucoup de
personnes peuvent avoir voulu sa mort, n’est-ce pas ?
— Il semblerait qu’il y ait eu un peu plus que ça, répondit Shallan en
croisant les bras tandis que Dalinar descendait les marches pour rejoindre
Navani, suivi par Peet, Lopen et – chose étonnante – Rlain du Pont Quatre.
Ce dernier attira l’attention des autres soldats, dont plusieurs s’étaient
discrètement positionnés de manière à protéger Dalinar du Parshendi. Ils le
considéraient comme un danger, indépendamment de l’uniforme qu’il
portait.
— Colot ? demanda Dalinar au capitaine pâle-iris qui avait conduit les
soldats jusque-là. Vous êtes un archer, n’est-ce pas ? Cinquième Bataillon ?
— Oui, mon général !
— Nous vous avons fait explorer la tour avec le Pont Quatre ? s’enquit
Dalinar.
— Les Marchevents avaient besoin de pieds supplémentaires, mon
général, et d’avoir accès à davantage d’éclaireurs et de scribes pour les
cartes. Mes archers sont mobiles. Comme nous avons pensé que ça valait
mieux que de s’exercer à parader dans le froid, je me suis porté volontaire
pour ma compagnie.
Dalinar répondit par un grognement.
— Cinquième Bataillon… et à quelle compagnie apparteniez-vous ?
— La Huitième, mon général. Le capitaine Tallan. Un bon ami à moi.
Il… n’a pas survécu, mon général.
— J’en suis désolé, capitaine, répondit Dalinar. Accepteriez-vous de vous
retirer un instant, ainsi que vos hommes, afin que je puisse m’entretenir
avec mon fils ? Maintenez ce périmètre jusqu’à nouvel ordre, mais
informez le roi Elhokar de cette situation et envoyez un messager à
Sebarial. Je lui rendrai visite pour l’en informer en personne, mais mieux
vaut qu’il reçoive une mise en garde.
— Entendu, mon général, répondit l’archer dégingandé, qui donna les
ordres.
Les soldats quittèrent les lieux, y compris les hommes de pont. Tandis
qu’ils s’éloignaient, Shallan ressentit un picotement dans sa nuque. Elle
frissonna et ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule, haïssant
l’impression que lui donnait cet insondable bâtiment.
Renarin se tenait juste derrière elle. Elle sursauta et laissa échapper un
petit cri pitoyable. Puis elle rougit furieusement ; elle avait même oublié
qu’il se trouvait avec eux. Quelques sprènes de honte apparurent
progressivement autour d’elle, flottant sous forme de pétales rouges et
blancs. Elle attirait rarement ceux-là, ce qui était un miracle. Elle se serait
attendue à ce qu’ils l’entourent de façon permanente.
— Désolé, balbutia Renarin. Je ne voulais pas vous surprendre.
Adolin descendit dans le bassin, l’air toujours distrait. Était-il à ce point
perturbé de découvrir la présence d’un meurtrier parmi leurs rangs ? Des
gens essayaient de le tuer pratiquement chaque jour. Shallan saisit la jupe de
sa havah et le suivit, restant à distance du sang.
— C’est perturbant, déclara Dalinar. Nous faisons face à une terrible
menace qui risque d’éradiquer notre espèce de Roshar comme des feuilles
balayées par le mur d’une tempête. Je n’ai pas le temps de m’inquiéter d’un
meurtrier qui rôde dans ces tunnels. (Il leva les yeux vers Adolin.) La
plupart des hommes que j’ai affectés à une enquête comme celle-ci sont
morts. Niter, Malan… la Garde royale ne vaut guère mieux, et les hommes
de pont – malgré toutes leurs qualités – n’ont aucune expérience de ces
choses-là. Je vais devoir te confier cette tâche, mon fils.
— À moi ? s’exclama Adolin.
— Tu as fait du bon travail lorsque tu as enquêté sur l’incident de la selle
du roi, même s’il s’est avéré que nous nous inquiétions pour rien. Aladar est
le Haut-prince de l’Information. Va le trouver, explique-lui ce qui s’est
passé, et charge une de ses équipes de maintien de l’ordre d’enquêter.
Ensuite, collabore avec eux en tant qu’agent de liaison.
— Tu me demandes, s’étrangla Adolin, de chercher qui a tué Sadeas.
Dalinar hocha la tête et s’accroupit près du cadavre, mais Shallan n’avait
aucune idée de ce qu’il s’attendait à voir. Cet individu était tout à fait mort.
— Si je charge mon fils de cette tâche, peut-être que ça convaincra les
gens que je cherche sérieusement l’assassin. À moins qu’ils ne croient
simplement que j’ai désigné quelqu’un qui soit capable de garder le secret.
Saintes bourrasques, comme Jasnah me manque. Elle aurait su comment
formuler ça pour éviter que l’opinion ne se retourne contre nous au tribunal.
» Quoi qu’il en soit, mon fils, occupe-t’en. Assure-toi que les hauts-
princes restants sachent au moins que nous considérons ces meurtres
comme une priorité, et que nous sommes déterminés à découvrir le
coupable.
— Je comprends, acquiesça Adolin, la gorge serrée.
Shallan étrécit les yeux. Qu’est-ce qui lui prenait donc ? Elle lança un
bref regard vers Renarin, qui se tenait toujours en haut, sur la passerelle qui
contournait le bassin vide. Il étudiait Adolin de ses yeux saphir sans ciller. Il
était toujours un peu étrange, mais il semblait savoir quelque chose qu’elle
ignorait.
Sur la jupe de Shallan, Motif bourdonnait doucement.
Dalinar et Navani s’en allèrent enfin s’entretenir avec Sebarial. Après
leur départ, Shallan prit Adolin par le bras.
— Qu’y a-t-il ? siffla-t-elle. Vous connaissiez ce cadavre, n’est-ce pas ?
Savez-vous qui l’a tué ?
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je n’en ai pas la moindre idée, Shallan. Mais je compte bien le
découvrir.
Elle scruta ses yeux bleu pâle, jaugeant son regard. Nom des foudres, à
quoi pensait-elle ? Adolin était un homme formidable, mais il était à peu
près aussi fourbe qu’un nouveau-né.
Il s’éloigna d’un pas raide, et Shallan se hâta de le suivre. Renarin
s’attarda dans la pièce, les regardant s’éloigner dans le couloir jusqu’à ce
que Shallan ne puisse plus le distinguer par-dessus son épaule.
Peut-être mon hérésie remonte-t-elle à ces jours de mon enfance où ces idées sont
nées.
— Extrait de Justicière, préface.

Kaladin sauta du haut d’une colline, préservant sa Fulgiflamme en se


fixant vers le haut au moyen d’une Attache, tout juste suffisante pour le
porter.
Il s’envola à travers la pluie, orienté selon un angle oblique afin
d’atteindre le sommet d’une autre colline. En dessous de lui, la vallée était
remplie de vivimiers qui entremêlaient leurs branches grêles pour former
une muraille de végétation quasiment impénétrable.
Il atterrit légèrement, dérapant sur la pierre humide au milieu de sprènes
de pluie pareils à des bougies bleues. Il renvoya son Attache et, tandis que
la gravité reprenait ses droits, il adopta une marche rapide. Il avait appris à
marcher comme un soldat avant de savoir manier la lance ou le bouclier.
Kaladin sourit. Il entendait pratiquement la voix de Hav aboyer des ordres
depuis l’arrière de la ligne, où il aidait les derniers. Hav affirmait toujours
qu’une fois que des hommes savaient marcher ensemble, il leur était facile
d’apprendre à se battre.
— Tu souris ? demanda Syl.
Elle avait adopté la forme d’une grosse goutte de pluie qui fendait l’air à
côté de lui et tombait dans le mauvais sens. C’était une forme naturelle,
mais également tout à fait anormale. Une impossibilité plausible.
— Tu as raison, répondit Kaladin tandis que la pluie ruisselait sur son
visage. Je devrais me montrer plus grave. Nous sommes en train de traquer
des Néantifères.
Nom des foudres, comme c’était étrange de prononcer ces mots.
— Je n’étais pas en train de te réprimander.
— Parfois, avec toi, j’ai du mal à faire la différence.
— Qu’est-ce que ça voulait dire, ça ?
— Il y a deux jours, dit Kaladin, j’ai découvert que ma mère était encore
en vie, alors sa place n’est pas vide, en réalité. Tu peux arrêter de vouloir
l’occuper.
Il se fixa légèrement vers le haut grâce à une Attache, puis se laissa
glisser le long de la pierre humide de la colline abrupte, en se tenant de
biais. Il dépassa des boutons-de-roche ouverts et des lianes qui se
tortillaient, engraissées par les pluies constantes. À la suite de la saison des
pleurs, on trouvait souvent autant de plantes mortes autour de la ville
qu’après une forte tempête majeure.
— Eh bien, je n’essaie pas de te materner, lui lança Syl, toujours sous
forme de goutte de pluie (c’était parfois une expérience surréaliste de
discuter avec elle). Même s’il m’arrive parfois de te gronder quand tu fais ta
mauvaise tête.
Il répondit par un grognement.
— Ou que tu n’es pas très communicatif. (Elle reprit la forme d’une
jeune femme vêtue d’une havah, assise dans les airs, qui tenait un parapluie
et avançait parallèlement à lui.) Mon devoir solennel et essentiel consiste à
apporter le bonheur, la lumière et la joie dans ton univers quand tu joues les
idiots rabat-joie. C’est-à-dire quasiment tout le temps. Alors voilà.
Kaladin gloussa, retenant un peu de Fulgiflamme en lui tandis qu’il
montait en courant la colline suivante, puis descendait en glissant vers la
vallée. C’étaient là d’excellentes terres arables ; il y avait une raison si
Sadeas appréciait tant la région d’Akanny. Il s’agissait peut-être d’un coin
reculé sur un plan culturel, mais ces vastes champs nourrissaient la moitié
du royaume grâce à leurs récoltes de lavis et de talieu. D’autres villages se
concentraient sur l’élevage d’une ribambelle de porcs pour le cuir et la
viande. Les gumfrems, des bêtes assez proches des chulls, étaient des
animaux de pâturage moins communs dont on récoltait les cœurs-de-gemme
qui permettaient, malgré leur petite taille, de spiricanter de la viande.
Syl se transforma en ruban lumineux et fila devant lui en décrivant des
cercles. Il était difficile de ne pas se sentir réjoui, même par ce temps
maussade. Il avait passé toute la course vers Alethkar à craindre – puis à
croire – qu’il arriverait trop tard pour sauver Pierre-d’Âtre. Découvrir ses
parents vivants… eh bien, c’était une bénédiction inattendue. De celles dont
sa vie avait été sévèrement dépourvue.
Il cédait donc à l’appel de la Fulgiflamme. Courir. Sauter. Bien qu’il ait
passé deux jours à traquer les Néantifères, l’épuisement s’était dissipé. Il
n’y avait pas beaucoup de lits vides dans les villages brisés qu’il traversait,
mais il était parvenu à trouver un toit pour se garder au sec et un repas
chaud à manger.
Il avait commencé à Pierre-d’Âtre avant de progresser vers l’extérieur
selon un motif de spirale – visitant des villages, s’enquérant des parshes
locaux, puis avertissant les gens du retour de cette affreuse tempête. Jusqu’à
présent, il n’avait pas trouvé une seule ville ni un seul village qu’ils aient
attaqué.
Kaladin s’arrêta en haut d’une colline. Une borne de pierre usée marquait
un carrefour. Dans sa jeunesse, il ne s’était jamais autant éloigné de sa
maison, bien qu’il ne se trouve guère qu’à quelques jours de marche.
Syl s’approcha de lui à toute allure tandis qu’il s’abritait les yeux de la
pluie. Les glyphes et la carte simple figurant sur la borne de pierre devaient
indiquer la distance jusqu’à la prochaine ville – mais il n’en avait pas
besoin. Il la distinguait sous forme de tache floue à l’horizon. Une ville
assez grande, à l’échelle locale.
— Viens, dit-il en commençant à descendre la colline.
— Je crois, déclara Syl, qui se posa sur son épaule et se transforma en
jeune femme, que je ferais une mère formidable.
— Et qu’est-ce qui te conduit à ce sujet ?
— C’est toi qui l’as mis sur le tapis.
En comparant Syl à sa mère parce qu’elle l’asticotait ?
— Es-tu même capable d’avoir des enfants ? Des bébés sprènes ?
— Aucune idée, affirma-t-elle.
— Tu appelles le Père-des-tempêtes… eh bien, ton père. C’est bien ça ?
Donc c’est lui qui t’a donné naissance ?
— Peut-être ? Je crois ? Il a contribué à me donner forme, plutôt. Il nous
a aidés à trouver notre voix. (Elle pencha la tête sur le côté.) Oui. Il a créé
certains d’entre nous. Il m’a créée.
— Donc, peut-être que tu pourrais faire ça, suggéra Kaladin. Trouver des
petits… fragments du vent ? Ou d’Honneur ? Et leur donner forme ?
Il se servit d’une Attache pour sauter par-dessus un enchevêtrement de
boutons-de-roche et de lianes et, lorsqu’il atterrit, il surprit un groupe de
crémillons qui s’éloignèrent précipitament d’un squelette de vison
quasiment nettoyé. Sans doute laissé là par un plus gros prédateur.
— Hmmm, dit Syl. Je suis sûre que je serais une mère formidable.
J’apprendrais aux petits sprènes à voler, à se laisser porter par les vents, à te
harceler…
Kaladin sourit.
— Tu te retrouverais distraite par un scarabée intéressant et tu
t’envolerais en les oubliant dans un tiroir.
— Ne dis pas n’importe quoi ! Pourquoi j’oublierais mes bébés dans un
tiroir ? C’est beaucoup trop ennuyeux. La chaussure d’un haut-prince, en
revanche…
Il parcourut en volant la distance restante jusqu’au village, et la vue des
bâtiments brisés de la bordure ouest assombrit son humeur. Bien que les
ravages restent moins importants qu’il ne l’avait craint, chaque ville ou
village avait perdu des habitants à cause des vents ou de ces éclairs
effroyables.
Ce village – Cornecreuse, comme l’indiquait la carte – se trouvait à un
emplacement qu’on aurait autrefois considéré comme idéal. Ici, la terre
s’abaissait pour former une cuvette, et une colline, à l’est, absorbait le gros
des tempêtes majeures. Elle accueillait une vingtaine d’édifices environ,
parmi lesquels deux grands refuges des tempêtes où des voyageurs
pouvaient loger – mais il y avait également de nombreux bâtiments
extérieurs. C’était la terre du haut-prince, et un sombre-iris zélé d’un nahn
assez élevé pouvait avoir reçu la charge de cultiver une colline en friche,
avant de conserver une partie des récoltes.
Quelques lanternes à sphères éclairaient la place, où les habitants
s’étaient regroupés pour une assemblée générale. C’était bien pratique.
Kaladin descendit vers les lumières et tendit la main sur le côté. Syl s’y
forma selon son ordre tacite et adopta la forme d’une Lame d’Éclat : une
splendide épée élancée ornée du symbole des Marchevents en son milieu,
parcourue de lignes formant d’amples arabesques en direction de la poignée
– des sillons dans le métal qui évoquaient des cheveux tressés. Bien que
Kaladin préfère les lances, la Lame était un symbole.
Il toucha terre au cœur du village, près de sa grande citerne centrale,
destinée à récolter l’eau de pluie et à en filtrer le crémon. Il posa la Lame-
Syl sur son épaule et tendit l’autre main, préparant son discours. Habitants
de Cornecreuse. Je suis Kaladin, des Chevaliers Radieux. Je viens…
— Seigneur Radieux !
Un pâle-iris corpulent sortit précipitamment de la foule, vêtu d’une
longue cape de pluie et d’un chapeau à large bord. Il avait l’air ridicule,
mais c’était la saison des pleurs. La pluie constante n’encourageait pas
exactement à se vêtir à la dernière mode.
L’homme frappa dans ses mains en un geste énergique, et deux ardents
vinrent se placer hâtivement à côté de lui, portant des gobelets remplis de
sphères luisantes. Tout autour de la place, les gens sifflaient et chuchotaient
tandis que des sprènes d’anticipation claquaient sous l’effet d’un vent
invisible. Plusieurs hommes soulevèrent des petits enfants pour leur
permettre de mieux y voir.
— Formidable, souffla Kaladin entre ses dents, me voilà devenu une
attraction de ménagerie.
Dans sa tête, il entendit Syl ricaner.
En tout cas, mieux valait faire bonne figure. Il brandit la Lame-Syl très
haut au-dessus de sa tête, ce qui suscita les acclamations de la foule. Il
aurait parié que la plupart des gens présents sur cette place juraient autrefois
au nom des Radieux, mais leur enthousiasme n’en laissait rien paraître. Il
avait du mal à croire que des siècles de méfiance et de diabolisation
puissent être si facilement oubliés. Mais avec le ciel qui se brisait et la terre
en plein chambardement, les gens avaient envie de trouver un symbole.
Kaladin baissa sa Lame. Il ne connaissait que trop bien le danger des
symboles. Amaram en avait représenté un à ses yeux, longtemps
auparavant.
— Vous étiez avertis de ma venue, dit-il au bourgmestre ainsi qu’aux
ardents. Vous avez été en contact avec vos voisins. Vous ont-ils répété mes
propos ?
— Oui, clarissime, confirma le pâle-iris, qui lui fit signe, avec insistance,
de s’emparer des sphères.
Lorsqu’il s’exécuta – en les remplaçant par des sphères usées obtenues
précédemment de la même manière –, l’expression de l’homme se
rembrunit nettement.
Vous vous attendiez à ce que je vous en donne deux contre une comme je
l’ai fait dans les premières villes, c’est ça ? songea Kaladin, amusé. Il
ajouta donc quelques sphères éteintes supplémentaires. Il préférait être
connu comme généreux, surtout si ça contribuait à faire circuler les
nouvelles, mais il ne pouvait pas diviser par deux le nombre de sphères
qu’il possédait chaque fois qu’il s’arrêtait dans une ville.
— Parfait, déclara Kaladin en piochant plusieurs petites gemmes. Je ne
peux pas me rendre dans toutes les propriétés des environs. J’ai besoin que
vous portiez des messages à chaque village alentour, afin de transmettre des
paroles de réconfort et d’autorité provenant du roi. Je vous paierai pour le
temps pris à vos messagers.
Il balaya du regard cet océan de visages avides et se rappela malgré lui
une journée similaire à Pierre-d’Âtre, où il avait patienté avec les autres
habitants pour entrevoir leur nouveau bourgmestre.
— Bien entendu, clarissime, répondit le pâle-iris. Souhaitez-vous vous
reposer maintenant, et prendre un repas ? Ou préférez-vous visiter sur-le-
champ le lieu de l’attaque ?
— L’attaque ? répéta Kaladin, soudain inquiet.
— Oui, clarissime, confirma le pâle-iris corpulent. N’est-ce pas la raison
de votre venue ? Voir où les parshes déchaînés nous ont attaqués ?
Enfin !
— Conduisez-moi là-bas. Tout de suite.

Ils s’en étaient pris à un entrepôt de céréales situé juste à l’extérieur de la


ville. Écrasé entre deux collines, en forme de dôme, il avait enduré la
Tempête Éternelle sans qu’une seule pierre soit délogée. Il était d’autant
plus regrettable que les Néantifères en aient arraché la porte et pillé le
contenu.
Kaladin s’agenouilla à l’intérieur et retourna une charnière brisée. Le
bâtiment sentait la poussière et le talieu, mais il était trop humide. Des
citoyens capables de supporter une douzaine de fuites dans leur chambre à
coucher se donnaient beaucoup de mal pour garder leurs céréales au sec.
C’était curieux de ne plus sentir la pluie lui tomber sur la tête, même s’il
l’entendait encore crépiter au-dehors.
— Puis-je poursuivre, clarissime ? lui demanda l’ardente.
Elle était jeune, jolie et nerveuse. De toute évidence, elle ne savait pas
trop quelle place sa religion accordait à Kaladin. Les Chevaliers Radieux
avaient été fondés par les Hérauts, mais c’étaient également des traîtres.
Donc… il était soit une créature divine mythique, soit un crétin ne valant
guère mieux qu’un Néantifère.
— Oui, je vous en prie, répondit Kaladin.
— Des cinq témoins oculaires, reprit l’ardente, quatre… hum… ont
estimé chacun les attaquants à… une cinquantaine ? Quoi qu’il en soit, on
peut affirmer sans trop se tromper qu’ils sont nombreux, compte tenu de la
quantité de sacs de céréales qu’ils sont parvenus à emporter en un si bref
laps de temps. Ils… ne ressemblaient pas exactement à des parshes. Ils
étaient trop grands, et recouverts d’armure. Le croquis que j’ai dessiné…
Hum…
Elle tenta à nouveau de lui montrer son croquis. Il ne valait guère mieux
qu’un dessin d’enfant : une masse de gribouillis à la forme vaguement
humanoïde.
— Enfin bref, poursuivit la jeune ardente, ignorant que Syl s’était posée
sur son épaule pour inspecter son visage. Ils ont attaqué juste après le
coucher de la première lune. Ils ont fait sortir les céréales avant le milieu de
la deuxième lune… hum… et nous n’avons rien entendu avant la relève de
la garde. Sot a donné l’alarme, ce qui a fait fuir les créatures. Elles n’ont
laissé que quatre sacs, que nous avons déplacés.
Kaladin prit un gourdin en bois grossier sur la table à côté de l’ardente.
Cette dernière lui jeta un coup d’œil, puis reporta aussitôt son regard sur
son papier en rougissant. La pièce, éclairée par des lampes à huile, était
désespérément vide. Ces céréales auraient dû permettre au village de tenir
jusqu’à la prochaine moisson.
Aux yeux d’un homme issu d’un village de fermiers, rien n’était plus
perturbant que la vue d’un silo vide en pleine saison de plantation.
— Les hommes qui ont été attaqués ? s’enquit Kaladin en inspectant le
gourdin, que les Néantifères avaient laissé tomber dans leur fuite.
— Ils se sont tous deux remis, clarissime, déclara l’ardente. Même si
Khem a un sifflement à l’oreille qui refuse de disparaître.
Cinquante parshes sous leur forme de guerre – c’était ce que lui
évoquaient ces descriptions – auraient facilement pu envahir cette ville et sa
poignée de gardes de la milice. Ils auraient pu massacrer tout le monde et
prendre tout ce qu’ils souhaitaient, au lieu de quoi ils avaient procédé à une
frappe chirurgicale.
— Les lumières rouges, reprit Kaladin. Décrivez-les-moi à nouveau.
L’ardente sursauta ; elle était en train de le regarder.
— Hum… les cinq témoins ont tous parlé de ces lumières, clarissime. Il y
avait plusieurs petites lueurs rouges dans le noir.
— Leurs yeux.
— Peut-être, dit l’ardente. Si c’étaient là des yeux, il n’y en avait que
quelques-uns. Je suis allée interroger les témoins, mais aucun n’avait vu
spécifiquement des yeux briller – et Khem a pu regarder bien droit le visage
des parshes tandis qu’ils le frappaient.
Kaladin laissa tomber le gourdin et s’épousseta les paumes. Il prit des
mains de la jeune ardente la page sur laquelle figurait l’image et l’inspecta,
pour faire bonne figure, avant de lui adresser un hochement de tête.
— Vous avez bien fait. Merci pour ce compte rendu.
Elle soupira et afficha un sourire stupide.
— Oh ! s’écria Syl, toujours posée sur l’ardente. Elle te trouve joli !
Kaladin pinça les lèvres. Il salua l’ardente d’un signe de tête et la quitta
pour regagner le centre de la ville sous la pluie.
Syl revint se poser sur son épaule.
— Oh là là. Elle doit être désespérée de vivre ici. Enfin, regarde-toi. Tes
cheveux n’ont pas vu un peigne depuis que tu as survolé le continent, ton
uniforme est couvert de crémon, et cette barbe !
— Merci de rétablir ma confiance en moi.
— J’imagine que quand on n’est entourée que de fermiers, on a des
exigences très basses.
— C’est une ardente, lui rappela Kaladin. Il faudrait qu’elle épouse un
autre ardent.
— Je ne crois pas qu’elle pensait au mariage, Kaladin…, répondit Syl,
qui se tourna pour regarder par-dessus son épaule. Je sais que tu étais très
occupé ces derniers temps à combattre des types habillés en blanc, mais
moi, de mon côté, j’ai fait des recherches. Les gens verrouillent leurs portes,
mais il reste largement la place de passer en dessous. Comme tu n’avais pas
l’air motivé pour apprendre par toi-même, j’ai pensé que je devais étudier le
sujet. Donc, si tu as des questions…
— Je suis parfaitement au courant de la façon dont ça se passe.
— Tu es sûr ? Peut-être qu’on pourrait demander à cette ardente de te
faire un dessin. Elle donne l’impression d’en avoir très envie.
— Syl…
— Je veux simplement que tu sois heureux, Kaladin, expliqua-t-elle en
s’éloignant de son épaule pour décrire quelques cercles autour de lui sous
forme de ruban lumineux. Les gens sont plus heureux dans des relations.
— Alors ça, rétorqua-t-il, c’est résolument faux. C’est peut-être vrai pour
certains. Mais j’en connais beaucoup d’autres dont ce n’est pas le cas.
— Allez, insista Syl. Et cette Tisseflamme ? Tu avais l’air de bien
l’aimer.
Ces mots étaient assez proches de la vérité pour l’embarrasser.
— Shallan est promise au fils de Dalinar.
— Et alors ? Tu vaux mieux que lui. Je n’ai aucune confiance en lui.
— Tu n’as confiance en personne qui porte une Lame d’Éclat, Syl,
observa Kaladin en soupirant. Nous en avons déjà parlé. Se lier avec une de
ces armes n’est pas le signe d’un défaut de caractère.
— Oui, eh bien, imagine un peu que quelqu’un agite le cadavre de tes
sœurs à toi en les tenant par les pieds, et on verra si tu considères ou non
que c’est « le signe d’un défaut de caractère ». Tout ça est une distraction.
Comme ta Tisseflamme pourrait en représenter une pour toi…
— Shallan est une pâle-iris, maugréa Kaladin. Fin de la conversation.
— Mais…
— Fin de la conversation, insista-t-il en entrant dans la maison des pâles-
iris du village. (Puis il ajouta à mi-voix :) Et arrête d’épier les gens dans
leur intimité. C’est glauque.
À l’entendre parler, elle s’attendait à être présente quand Kaladin… Eh
bien, il n’avait jamais envisagé cette idée, alors même qu’elle
l’accompagnait partout ailleurs. Pouvait-il la convaincre d’attendre dehors ?
Elle écouterait malgré tout, à supposer qu’elle ne se faufile pas à l’intérieur
pour l’observer. Père-des-tempêtes ! La vie de Kaladin ne cessait de gagner
en étrangeté. Il s’efforça – en vain – de chasser l’image dans laquelle il se
voyait au lit avec une femme et Syl assise sur la tête de lit en train de lui
prodiguer encouragements et conseils…
— Seigneur Radieux ? l’appela le bourgmestre depuis la petite maison –
il se trouvait dans la pièce de devant. Tout va bien ?
— Souvenirs pénibles, précisa Kaladin. Vos éclaireurs sont-ils certains de
la direction qu’ont empruntée les parshes ?
Le bourgmestre regarda par-dessus son épaule un homme aux cheveux en
bataille vêtu de cuir avec un arc dans le dos, qui se tenait près de la fenêtre
condamnée par des planches. Un trappeur, avec un décret du clarissime
local l’autorisant à attraper des visons sur ses terres.
— Je les ai suivis pendant une demi-journée, clarissime. Ils n’ont jamais
dévié de leur trajet. Ils avançaient droit vers Kholinar, j’en jurerais devant
Kelek lui-même.
— Alors c’est là que je vais me rendre, moi aussi, affirma Kaladin.
— Voulez-vous que je vous guide, clarissime Radieux ? s’enquit le
trappeur.
Kaladin aspira de la Fulgiflamme.
— Vous risqueriez de me ralentir, je le crains.
Il les salua d’un signe de tête, puis sortit et se fixa vers le haut à l’aide
d’une Attache. Les gens s’agglutinèrent sur la route et lancèrent des
encouragements depuis les toits tandis qu’il quittait la ville.

L’odeur des chevaux renvoyait Adolin à sa jeunesse. Sueur, fumier et


foin. De bonnes odeurs. Réelles.
Il avait passé une grande partie de ces jours-là, avant d’être pleinement
devenu un homme, en campagne avec son père au cours de querelles
frontalières avec Jah Keved. Adolin avait peur des chevaux à l’époque, bien
qu’il ne l’ait jamais avoué. Ils étaient tellement plus rapides, et tellement
plus intelligents que les chulls.
Tellement étrangers aussi. Des créatures entièrement couvertes de poils –
qui le faisaient frissonner au toucher – avec de grands yeux lisses comme
le verre. Et ceux-là n’étaient même pas de vrais chevaux. Bien que ce soient
des animaux de pure race, les chevaux qu’ils montaient en campagne
n’étaient que des pur-sang shinoves ordinaires. Coûteux, oui. Mais, par
définition, pas hors de prix.
Pas comme la créature qui se trouvait actuellement face à lui.
Ils logeaient le bétail des Kholin dans la partie la plus au nord-ouest de la
tour, au rez-de-chaussée, près de l’endroit où les vents extérieurs soufflaient
le long des montagnes. Des inventions astucieuses des ingénieurs royaux,
placées dans les couloirs, en avaient évacué les odeurs, même s’il faisait par
conséquent plutôt froid dans cette zone.
Les gumfrems et les porcs remplissaient entièrement certaines pièces,
tandis que des chevaux ordinaires en occupaient d’autres. Plusieurs pièces
abritaient même les hachedogues de Bashin, des animaux que l’on
n’emmenait plus jamais à la chasse.
Ce type de logement ne suffisait pas pour le cheval de l’Épine Noire.
Non, l’étalon Ryshadium noir massif avait reçu son propre champ. Assez
vaste pour servir de pâture, il était à ciel ouvert et occupait un emplacement
enviable, si l’on ignorait l’odeur des autres animaux.
Lorsque Adolin émergea de la tour, le monstrueux cheval noir approcha
au galop. Assez grands pour être montés par des Porte-Éclat sans paraître
petits, les Ryshadium étaient souvent surnommés le « troisième Éclat ».
Lame, Cuirasse et Monture.
L’expression ne leur rendait pas justice. On ne pouvait pas acquérir un
Ryshadium rien qu’en terrassant quelqu’un au combat. Ils choisissaient leur
cavalier.
Cela dit, songea Adolin tandis que Vaillant fourrait les naseaux contre sa
main, j’imagine qu’il en allait de même avec les Lames à une époque.
C’étaient les sprènes qui choisissaient leurs porteurs.
— Hé, dit Adolin en grattant de sa main gauche le museau du
Ryshadium. On se sent un peu seul ici, n’est-ce pas ? J’en suis désolé.
J’aimerais bien que tu ne sois plus seul…
Il laissa sa phrase en suspens, car sa voix se coinça dans sa gorge.
Vaillant s’approcha, le dominant de toute sa taille, mais conservant une
forme de douceur malgré tout. Le cheval enfouit le museau dans le cou
d’Adolin, puis souffla brusquement.
— Beurk, commenta Adolin en tournant la tête du cheval. Alors ça, c’est
une odeur dont je pourrais me passer.
Il tapota l’encolure de Vaillant, puis plongea la main droite dans son sac à
l’épaule – avant qu’une vive douleur dans son poignet ne lui rappelle une
fois de plus sa blessure. Il fouilla donc de l’autre main et en sortit des
sucres, que Vaillant engloutit avec empressement.
— Tu es aussi terrible que tante Navani, observa Adolin. C’est pour ça
que tu as accouru, dis-moi ? Tu as senti l’odeur des friandises ?
Le cheval tourna la tête pour regarder Adolin d’un œil bleu liquide, avec
une pupille rectangulaire en son centre. Il semblait presque… offensé.
Adolin avait souvent eu la sensation de pouvoir déchiffrer les émotions
de son propre Ryshadium. Il avait existé… un lien entre Sang-Hardi et lui.
Plus délicat et indéfinissable que le lien unissant un homme à son épée,
mais bien réel malgré tout.
Bien entendu, Adolin était du genre à parler à son épée, et il était donc
habitué à ce genre de choses.
— Je suis désolé, reprit-il. Je sais que vous aimiez courir ensemble, tous
les deux. Et puis… Je ne sais pas si mon père pourra souvent venir te voir.
Il prenait déjà moins part aux combats avant d’obtenir toutes ces nouvelles
responsabilités. Je me suis dit que je passerais une fois de temps en temps.
Le cheval s’ébroua bruyamment.
— Pas pour te monter, précisa Adolin, lisant l’indignation dans les
mouvements du Ryshadium. Je pensais simplement que ce serait agréable
pour nous deux.
Le cheval fourra le museau dans la sacoche d’Adolin jusqu’à dénicher un
autre sucre. Adolin y vit un signe d’acquiescement et nourrit le cheval,
avant de se radosser contre le mur pour le regarder galoper à travers la
pâture.
Quel m’as-tu-vu, se dit Adolin, amusé, tandis que Vaillant caracolait
devant lui. Peut-être le Ryshadium le laisserait-il brosser sa robe. Ce serait
agréable, comme les soirées qu’il passait avec Sang-Hardi dans la calme
pénombre des écuries. Du moins, c’était ce qu’il faisait avant que tout ne
s’emballe, avec Shallan, les duels et tout le reste.
Il avait ignoré le cheval jusqu’au moment où il avait eu besoin de Sang-
Hardi au combat. Et puis, en un éclair, il avait disparu.
Adolin inspira profondément. Rien ne semblait avoir de sens, ces temps-
ci. Pas simplement Sang-Hardi, mais ce qu’il avait fait à Sadeas, et
maintenant l’enquête…
Regarder Vaillant semblait l’aider un peu. Adolin était toujours là, adossé
au mur, quand Renarin arriva. Son jeune frère passa la tête par la porte et
regarda autour de lui. Il ne broncha pas quand Vaillant le dépassa au galop,
mais il étudia l’étalon d’un œil méfiant.
— Salut, lui lança Adolin.
— Salut. Bashin m’a dit que je te trouverais ici.
— Je passais voir Vaillant, fit Adolin. Parce que Père est très occupé ces
temps-ci.
Renarin approcha.
— Tu pourrais demander à Shallan de dessiner Sang-Hardi, suggéra
Renarin. Je parie… hum… qu’elle ferait du bon travail. Pour te souvenir de
lui.
Ce n’était pas une mauvaise suggestion, en réalité.
— Tu me cherchais, donc ?
— Je… (Renarin regarda Vaillant caracoler à nouveau devant lui.) Il est
surexcité.
— Il aime avoir un public.
— Ils ne trouvent pas leur place, tu sais.
— Leur place ?
— Les Ryshadium ont des sabots de pierre, expliqua Renarin, plus
solides que ceux des chevaux ordinaires. Ils n’ont jamais besoin d’être
ferrés.
— En quoi est-ce que ça les empêche de trouver leur place ? J’aurais cru
que ça les aiderait au contraire à… (Adolin mesura son frère du regard.) Tu
parles de chevaux ordinaires, n’est-ce pas ?
Renarin rougit, puis hocha la tête. Les gens avaient parfois du mal à le
suivre, mais c’était simplement parce qu’il avait tendance à se perdre dans
ses pensées. Il réfléchissait à quelque chose de profond, de brillant, puis il
n’en mentionnait qu’une petite partie. Ça le faisait paraître décalé mais, une
fois qu’on apprenait à le connaître, on s’apercevait qu’il ne cherchait pas à
se montrer obscur. Simplement, ça avait parfois du mal à suivre l’allure de
son cerveau.
— Adolin, dit-il tout bas. Je… hum… je dois te rendre la Lame d’Éclat
que tu as gagnée pour moi.
— Pourquoi ça ? demanda Adolin.
— C’est douloureux de la tenir, répondit Renarin. Ça l’a toujours été,
pour être franc. Je croyais que c’était simplement moi, parce que je suis
bizarre. Mais c’est pareil pour nous tous.
— Les Radieux, tu veux dire.
Il hocha la tête.
— Nous ne pouvons pas utiliser les Lames mortes. C’est contre nature.
— Eh bien, je peux sans doute trouver quelqu’un d’autre pour s’en servir,
dit Adolin en passant les options en revue. Cela dit, ça devrait être à toi de
choisir. Cette Lame t’appartient de droit, et tu devrais désigner ton
successeur.
— Je préférerais que tu le fasses. Je l’ai déjà donnée aux ardents, pour
qu’elle soit sous bonne garde.
— Ce qui signifie que tu seras désarmé, déclara Adolin.
Renarin détourna le regard.
— Enfin, non, ajouta Adolin, avant de donner un petit coup sur l’épaule
de son frère. Tu as déjà de quoi la remplacer, n’est-ce pas ?
Renarin rougit à nouveau.
— Espèce de fouine ! s’exclama Adolin. Tu as réussi à créer une Lame
de Radieux ? Pourquoi ne nous as-tu rien dit ?
— C’est arrivé comme ça. Glys n’était pas certain d’en être capable…
mais nous avions besoin de davantage de gens pour faire fonctionner la
Porte du Pacte… donc…
Il inspira profondément, puis tendit la main sur le côté et invoqua une
longue Lame d’Éclat luisante. Effilée, pratiquement dépourvue de garde,
elle présentait des replis ondulés dans le métal, comme si elle avait été
forgée.
— Splendide, commenta Adolin. Renarin, c’est formidable !
— Merci.
— Dans ce cas, pourquoi es-tu embarrassé ?
— Je… ne le suis pas ?
Adolin le regarda fixement.
Renarin renvoya la Lame.
— C’est simplement… Adolin, je commençais à trouver ma place. Avec
le Pont Quatre, avec le fait d’être un Porte-Lame. Maintenant, je suis de
nouveau dans le noir. Père attend de moi que je sois un Radieux, afin que je
puisse l’aider à unir le monde. Mais comment suis-je censé apprendre ?
Adolin se gratta le menton à l’aide de sa main valide.
— Ah. Je pensais que ça venait tout seul. Ce n’est pas le cas ?
— En partie. Mais ça… m’effraie, Adolin. (Il leva la main, qui se mit à
luire, et des volutes de Fulgiflamme s’en échappèrent comme la fumée d’un
feu.) Et si je blesse quelqu’un, ou que je détruis des choses ?
— Ce ne sera pas le cas, l’assura son frère. Renarin, c’est le pouvoir du
Tout-Puissant en personne.
Renarin se contenta de regarder fixement cette main luisante sans paraître
convaincu. Adolin tendit donc sa main valide pour prendre la sienne et la
tenir.
— Tout va bien, lui dit-il. Tu ne feras de mal à personne. Tu es là pour
nous sauver.
Renarin tourna les yeux vers lui, puis sourit. Une pulsation de Radiosité
traversa Adolin et, l’espace d’un instant, il se vit perfectionné. Une version
de lui-même qui était, d’une certaine manière, complète et entière, l’homme
qu’il pouvait être.
Tout prit fin l’instant d’après, et Renarin dégagea sa main en murmurant
des excuses. Il répéta une fois de plus qu’il fallait donner la Lame à
quelqu’un d’autre, puis se réfugia dans la tour.
Adolin le regarda s’éloigner. Vaillant s’approcha de lui au trot et lui
donna un petit coup de museau pour demander d’autres sucres, si bien qu’il
plongea distraitement la main dans sa sacoche pour nourrir le cheval.
Ce fut seulement lorsque Vaillant s’éloigna qu’Adolin s’aperçut qu’il
avait utilisé la main droite. Il la leva devant lui, stupéfait, et remua les
doigts.
Son poignet était entièrement guéri.
TRENTE-TROIS ANS PLUS TÔT

Dalinar sautillait d’un pied sur l’autre dans la brume matinale, éprouvant
une puissance nouvelle, une énergie dans chaque pas. Une Cuirasse d’Éclat.
Sa propre Cuirasse.
Le monde ne serait plus jamais le même. Tous s’étaient attendus à ce
qu’il possède un jour une Cuirasse ou une Lame bien à lui, mais il n’était
jamais parvenu à faire taire ce murmure d’incertitude dans un coin de sa
tête. Et si ça ne se produisait jamais ?
Mais c’était arrivé. Père-des-tempêtes, c’était arrivé. Il l’avait remportée
lui-même, au combat. D’accord, ce combat avait impliqué d’envoyer un
homme dans le vide à l’aide d’un coup de pied, mais il avait malgré tout
vaincu un Porte-Éclat.
Il ne pouvait s’empêcher de savourer cette sensation grandiose.
— Du calme, Dalinar, lui lança Sadeas à côté de lui dans la brume, lui-
même vêtu de sa Cuirasse dorée. Un peu de patience.
— Ça ne servira à rien, Sadeas, lança Gavilar – revêtu de sa Cuirasse
bleu vif – depuis l’autre côté de Dalinar. (Tous trois avaient relevé leur
visière pour l’instant.) Les jeunes Kholin sont des hachedogues enchaînés,
et nous flairons l’odeur du sang. Nous ne pouvons pas aller au combat en
prenant de longues inspirations pour nous calmer, concentrés et sereins,
comme nous l’enseignent les ardents.
Dalinar déplaça son poids d’une jambe sur l’autre, éprouvant la froideur
du brouillard matinal sur son visage. Il avait envie de danser avec les
sprènes d’anticipation qui fendaient l’air autour de lui. Derrière eux,
l’armée attendait en rangs disciplinés, et le bruit de leurs pas, cliquetis,
quintes de toux et plaisanteries à mi-voix s’élevaient dans le brouillard.
Il avait presque l’impression de ne plus avoir besoin de cette armée. Il
portait un énorme marteau dans le dos, si lourd que même le plus fort des
hommes ne pouvait pas le soulever sans aide. Il remarquait à peine son
poids. Nom des foudres, cette puissance. C’était remarquablement identique
au Frisson.
— Avez-vous réfléchi à ma suggestion, Dalinar ? demanda Sadeas.
— Non.
Sadeas soupira.
— Si Gavilar me l’ordonne, précisa Dalinar, je me marierai.
— Ne me mêle pas à ça, commenta Gavilar.
Il invoquait et renvoyait sa Lame d’Éclat sans s’arrêter tandis qu’ils
parlaient.
— Eh bien, lui lança Dalinar, jusqu’à ce que tu dises quelque chose à ce
sujet, je resterai célibataire.
La seule femme qu’il ait jamais convoitée appartenait à Gavilar. Ils
étaient mariés – nom des foudres, ils avaient même un enfant. Une petite
fille.
Son frère ne devait jamais savoir ce qu’il éprouvait.
— Mais réfléchissez aux avantages, Dalinar, insista Sadeas. Votre
mariage pourrait nous apporter des alliances, des Éclats. Peut-être pourriez-
vous nous conquérir une principauté – que nous ne serions pas obligés de
pousser au bord de l’effondrement pour qu’elle nous rejoigne !
Après deux années de combat, seules quatre des dix principautés avaient
accepté l’autorité de Gavilar – et deux d’entre elles, Kholin et Sadeas,
l’avaient fait facilement. Il en résultait un Alethkar uni : contre la Maison
Kholin.
Gavilar était persuadé qu’il pouvait les monter les unes contre les autres
et que leur égoïsme naturel les pousserait à se poignarder mutuellement
dans le dos. Sadeas, de son côté, poussait Gavilar vers une plus grande
brutalité. Il affirmait que plus leur réputation serait féroce, plus les cités se
rendraient à eux de leur plein gré au lieu de courir le risque d’être pillées.
— Alors ? fit Sadeas. Acceptez-vous au moins de réfléchir à une union
dictée par la nécessité politique ?
— Nom des foudres, voulez-vous bien arrêter avec ça ? s’écria Dalinar.
Laissez-moi me battre. Mon frère et vous, vous pouvez vous inquiéter des
questions politiques.
— Vous ne pourrez pas y échapper éternellement, Dalinar. Vous en êtes
bien conscient ? Nous allons devoir nous soucier des moyens de nourrir les
sombres-iris, des infrastructures de la ville, de nos liens avec les autres
royaumes. De politique.
— Gavilar et vous, répliqua Dalinar.
— Nous tous, insista Sadeas. Tous les trois.
— Je croyais que vous vouliez me pousser à me détendre ? aboya
Dalinar.
Saintes bourrasques.
Le soleil levant commença enfin à disperser le brouillard, ce qui lui
permit de distinguer leur cible : un mur d’environ trois mètres cinquante de
hauteur. Au-delà, rien. Une étendue rocheuse et plate, du moins en
apparence. La cité du gouffre était difficile à distinguer depuis ce côté-ci.
Elle se nommait Rathalas, mais on l’appelait également la Faille : une cité
entière construite à l’intérieur d’une déchirure dans le sol.
— Le clarissime Tanalan est un Porte-Éclat, n’est-ce pas ? s’enquit
Dalinar.
Sadeas soupira et baissa sa visière.
— Nous en avons parlé à peine quatre fois, Dalinar.
— J’étais ivre. Tanalan. Porte-Éclat ?
— Seulement la Lame, mon cher frère, soupira Gavilar.
— Il est à moi, murmura Dalinar.
Gavilar éclata de rire.
— Seulement si tu le trouves en premier ! J’ai presque envie de donner
cette Lame à Sadeas. Lui, au moins, il écoute lors de nos réunions.
— Bon, intervint Sadeas. Agissons prudemment. Rappelez-vous le plan.
Gavilar, vous…
Gavilar adressa un sourire à Dalinar, baissa brusquement sa visière, puis
se mit à courir pour planter là Sadeas en plein milieu de sa phrase. Dalinar
poussa un cri de triomphe et le rejoignit, faisant crisser la pierre sous ses
pieds chaussés de Cuirasse.
Sadeas laissa échapper un juron sonore, puis les suivit. L’armée resta en
arrière pour le moment.
Des pierres se mirent à tomber ; des catapultes, derrière le mur, lançaient
des rochers isolés ou des pluies de cailloux. Des morceaux de pierre
tombèrent tout autour de Dalinar, faisant trembler le sol, obligeant les lianes
des boutons-de-roche à s’enrouler. Un rocher atterrit à quelques pas devant
lui puis rebondit, faisant jaillir des éclats de pierre. Dalinar le dépassa en
dérapant, avec la souplesse que la Cuirasse prêtait à ses gestes. Il leva le
bras devant sa visière tandis qu’une nuée de flèches assombrissait le ciel.
— Attention aux balistes ! cria Gavilar.
Au sommet du mur, des soldats maniaient d’immenses appareils
semblables à des arbalètes montés sur la pierre. Un carreau étroit, de la
taille d’une lance, visa directement Dalinar et se révéla bien plus précis que
les catapultes. Il se jeta sur le côté, faisant crisser sa Cuirasse sur la pierre
tandis qu’il l’esquivait en glissant. Le carreau toucha le sol avec une telle
force que le bois se brisa.
D’autres carreaux étaient suivis de filets et de cordes, dans l’espoir de
faire trébucher un Porte-Éclat afin qu’il se trouve face contre terre pour le
coup suivant. Dalinar sourit, sentit le Frisson s’éveiller en lui, puis se remit
sur pied. Il sauta par-dessus un carreau rattaché à un filet.
Les hommes de Tanalan faisaient pleuvoir un déluge de pierre et de bois,
mais c’était bien loin de suffire. Dalinar reçut une pierre à l’épaule et
chancela, mais retrouva vite son équilibre. Les flèches étaient inutiles
contre lui, les rochers trop aléatoires, et les balistes trop lentes à recharger.
C’était ainsi qu’il devait en être. Dalinar, Gavilar, Sadeas. Ensemble. Les
autres responsabilités n’importaient pas. La vie consistait à se battre. Un
bon combat le jour – puis, la nuit, un feu de cheminée bien chaud, des
muscles fatigués, et un bon vin.
Dalinar atteignit le mur courtaud et se propulsa d’un bond puissant. Il
atteignit une hauteur tout juste suffisante pour agripper l’un des créneaux du
haut du mur. Les hommes levèrent leurs marteaux pour écraser ses doigts,
mais il se jeta par-dessus le bord et atterrit sur le chemin de ronde au milieu
de défenseurs paniqués. Il tira vivement sur la corde libérant son marteau –
qui le fit tomber sur un ennemi derrière lui – puis décrivit un arc de cercle
en le serrant dans son poing, qui fit s’égailler des hommes brisés, hurlants.
C’était presque trop facile ! Il saisit son marteau, puis le leva et lui fit
décrire un autre arc de cercle, faisant tomber les hommes du mur comme
des feuilles éparpillées par une rafale de vent. Derrière lui, Sadeas renversa
une baliste d’un coup de pied nonchalant, détruisant l’appareil. Gavilar
attaqua à l’aide de sa Lame et fit tomber des cadavres par poignées, dont les
yeux brûlaient. Ici, en hauteur, la fortification jouait contre les défenseurs,
les laissant à l’étroit, agglutinés les uns contre les autres – ce qui était
parfait pour qu’un Porte-Éclat les détruise.
Dalinar se précipita à travers la foule et, en l’espace de quelques instants,
tua sans doute plus d’hommes qu’il ne l’avait fait de toute sa vie. Cette idée
lui inspira un mécontentement aussi surprenant qu’il était profond. Ça
n’avait aucun lien avec son adresse, son élan ou même sa réputation. On
aurait pu le remplacer par un contremaître édenté et obtenir pratiquement le
même résultat.
Il serra la mâchoire pour chasser cette émotion soudaine et inutile. Il
plongea au plus profond de lui et trouva le Frisson qui attendait. Qui le
remplit tout entier, dissipant son mécontentement. Quelques instants plus
tard, il hurlait de plaisir. Rien de ce que faisaient ces hommes ne pouvait le
toucher. Il était un destructeur, un conquérant, un glorieux maelström de
mort. Un dieu.
Sadeas était en train de dire quelque chose. Cet idiot faisait de grands
gestes dans sa Cuirasse dorée. Dalinar cligna des yeux et regarda par-dessus
le mur. Il voyait la Faille proprement dite depuis cet angle, un gouffre
profond dans le sol qui cachait une cité entière, bâtie contre les deux parois
rocheuses.
— Catapultes, Dalinar ! s’écria Sadeas. Détruisez ces catapultes !
Ah oui. Les armées de Gavilar avaient commencé à charger sur les murs.
Les catapultes ennemies – près de l’accès qui descendait dans la Faille
proprement dite – jetaient toujours des pierres, et allaient abattre des
centaines d’hommes.
Dalinar sauta vers le bord du mur et saisit une échelle de corde pour se
laisser tomber. Les cordes, bien entendu, cédèrent aussitôt et le firent
dégringoler à terre. Il toucha le sol dans un grand fracas de Cuirasse contre
la pierre. Il n’éprouva aucune douleur, mais son orgueil reçut un coup
sérieux. Au-dessus, Sadeas le regardait par-dessus le rebord. Dalinar
entendait pratiquement sa voix.
Il faut toujours que vous vous précipitiez. Essayez de réfléchir une fois de
temps en temps, vous voulez bien ?
Ç’avait été une véritable erreur de jeune pousse. Dalinar se releva en
rugissant, puis chercha son marteau. Bourrasques ! Il avait plié le manche
dans sa chute. Comment avait-il donc fait ça ? Bien qu’il ne soit pas
constitué du même métal étrange que les Cuirasses et les Lames, c’était tout
de même de l’acier solide.
Les soldats qui gardaient les catapultes affluèrent vers lui tandis que les
ombres des rochers passaient au-dessus de sa tête. Dalinar serra la
mâchoire, envahi par le Frisson, et tendit la main vers une robuste porte de
bois dans le mur tout proche. Il la dégagea, arrachant les charnières, et
chancela. Elle céda plus facilement qu’il ne s’y attendait.
Cette armure était bien plus puissante qu’il l’avait jamais imaginé. Peut-
être ne valait-il pas mieux dans cette Cuirasse que le premier contremaître
venu, mais il allait y remédier. En cet instant, il décida qu’il ne serait plus
jamais surpris. Il porterait cette foudre de Cuirasse jour et nuit – il dormirait
même dedans – jusqu’à se sentir plus à l’aise avec que sans.
Il souleva la porte en bois et l’agita comme un gourdin, éparpillant les
soldats et ouvrant la voie vers les catapultes. Puis il se précipita pour saisir
l’une des catapultes par le côté. Il lui arracha les roues, fendit le bois et fit
vaciller l’engin. Il monta dessus, attrapa le bras de la catapulte et le
dégagea.
Plus que dix. Il se tenait au sommet de la machine détruite quand il
entendit une voix l’appeler au loin.
— Dalinar !
Il se tourna vers le mur, où Sadeas tendait la main derrière lui pour
soulever son marteau de Porte-Éclat. Celui-ci tournoya dans les airs avant
de s’abattre contre la catapulte la plus proche de Dalinar et de se loger dans
le bois brisé.
Sadeas leva la main en signe de salut, et Dalinar lui rendit son geste avec
gratitude, puis saisit le marteau. La destruction s’accéléra nettement ensuite.
Il cognait les machines, laissant derrière lui du bois fracassé. Des ingénieurs
– dont beaucoup étaient des femmes – s’égaillèrent en hurlant : « L’Épine
Noire, l’Épine Noire ! »
Lorsqu’il atteignit la dernière catapulte, Gavilar avait sécurisé les portes
et les avait ouvertes pour ses soldats. Un flot d’hommes entra, se joignant à
ceux qui avaient escaladé les murs. Les derniers ennemis proches de
Dalinar s’enfuirent en descendant dans la ville, le laissant seul. Avec un
grognement, il donna un coup de pied à la dernière catapulte brisée, qu’il
envoya rouler en arrière sur la pierre en direction du bord de la Faille.
Elle bascula, puis tomba. Dalinar s’approcha, marchant sur une sorte de
plateforme d’observation, une section de la pierre munie d’une balustrade
pour empêcher les gens de glisser par-dessus bord. Depuis cet angle, il
aperçut nettement la ville pour la première fois.
« La Faille » était un nom approprié. Sur sa droite, le gouffre rétrécissait,
mais ici, vers le milieu, il aurait eu du mal à jeter une pierre de l’autre côté,
même avec sa Cuirasse. Et à l’intérieur, il y avait de l’animation. Des
jardins où flottaient des sprènes de vie. Des bâtiments pratiquement
construits les uns au-dessus des autres le long des parois formant un
V. L’endroit était parcouru d’un réseau de pilotis, de ponts et de passerelles
en bois.
Dalinar se tourna et regarda en direction du mur qui décrivait un large
cercle autour de l’ouverture de la Faille de tous côtés sauf à l’ouest, où le
canyon se poursuivait jusqu’à ce qu’il s’ouvre en bas sur les rives du lac.
Pour survivre en Alethkar, il fallait pouvoir s’abriter des tempêtes. Une
large crevasse comme celle-ci était parfaite pour une cité. Mais comment la
défendait-on ? Tout ennemi qui attaquait aurait l’avantage de la hauteur. De
nombreuses villes devaient choisir entre se protéger des tempêtes et se
protéger des hommes.
Dalinar posa sur son épaule le marteau de Sadeas tandis que des groupes
de soldats de Tanalan descendaient massivement des murs et se mettaient en
formation pour flanquer l’armée de Gavilar. Ils allaient essayer de faire
pression sur les hommes des Kholin des deux côtés mais, avec trois Porte-
Éclat à affronter, ils auraient beaucoup de mal. Où était le clarissime
Tanalan lui-même ?
Derrière eux, Thakka approcha avec une petite escouade de soldats
d’élite et rejoignit Dalinar sur la plateforme d’observation en pierre. Thakka
posa les mains sur la balustrade et siffla tout bas.
— Il se passe quelque chose dans cette ville, déclara Dalinar.
— Quoi donc ?
— Je n’en sais rien…
Dalinar ne prêtait peut-être pas attention aux plans grandioses que
dressaient Gavilar et Sadeas, mais c’était un soldat. Il connaissait les
champs de bataille comme une femme connaissait les recettes de sa mère :
il n’était peut-être pas capable de vous citer les quantités, mais il devinait au
goût quand quelque chose n’allait pas.
Les combats continuaient derrière lui, tandis que les soldats des Kholin
affrontaient les défenseurs de Tanalan. Les armées ennemies ne s’en
sortaient pas très bien ; démoralisés par l’avancée de l’armée des Kholin,
leurs rangs se dispersèrent rapidement et se retirèrent en hâte, encombrant
les rampes qui descendaient dans la ville. Gavilar et Sadeas ne les
pourchassèrent pas ; ils avaient désormais l’avantage. Inutile de foncer dans
une embuscade potentielle.
Gavilar avança lourdement sur la pierre, avec Sadeas à ses côtés. Ils
auraient besoin de disposer d’une vue générale de la ville et de faire
pleuvoir des flèches sur ceux qui se trouvaient en bas – peut-être même
d’utiliser des catapultes volées, si Dalinar en avait laissé en état de
fonctionner. Ils assiégeraient cet endroit jusqu’à le faire céder.
Trois Porte-Éclat, songea Dalinar. Tanalan a forcément projeté une
manière de nous affronter.
Cette plateforme d’observation était le meilleur emplacement pour
regarder l’intérieur de la ville. Et ils avaient placé les catapultes juste à côté
– des machines que les Porte-Éclat allaient forcément attaquer et neutraliser.
Dalinar regarda sur les côtés et vit des fissures dans le sol de pierre de la
plateforme.
— Non ! cria Dalinar à Gavilar. Restez en arrière ! C’est un…
Sans doute l’ennemi les surveillait-il car, à l’instant où il cria, le sol
s’effondra en dessous de lui. Dalinar entrevit Gavilar – retenu en arrière par
Sadeas – qui regardait, horrifié, Dalinar, Thakka et une poignée d’autres
soldats d’élite basculer dans la Faille.
Bourrasques ! Toute la section de pierre sur laquelle ils se tenaient – la
bordure qui saillait au-dessus de la Faille – s’était détachée ! Tandis que la
large plateforme dégringolait sur les premiers bâtiments, Dalinar se trouva
projeté dans les airs au-dessus de la ville. Tout se mit à tournoyer autour de
lui.
L’instant d’après, il s’écrasa sur un bâtiment avec un crac effroyable.
Quelque chose frappa violemment son bras, un impact si puissant qu’il
entendit son armure se briser à cet endroit.
Le bâtiment ne suffit pas à l’arrêter. Il traversa net le bois et continua, son
casque crissant contre la pierre lorsqu’il frotta contre la paroi de la Faille.
Il heurta une autre surface avec un craquement sonore et, fort
heureusement, s’arrêta enfin là. Il gémit, éprouvant une vive douleur dans la
main gauche. Il secoua la tête et se retrouva en train de regarder fixement
vers le haut, à environ quinze mètres, une section brisée de la cité de bois
pratiquement verticale. La chute de la grande section de pierre avait tout
arraché le long de la pente abrupte, fracassant maisons et passerelles.
Dalinar avait été projeté juste au nord, avant d’atterrir sur le toit de bois
d’un bâtiment.
Il ne vit aucune trace de ses hommes. Thakka, les autres soldats d’élite.
Mais sans Cuirasse… Il gronda et des sprènes de colère se mirent à
bouillonner autour de lui sous forme de flaques de sang. Il se retourna sur le
toit, mais la douleur de sa main le fit grimacer. Son armure s’était fendue
tout le long de son bras gauche, et il semblait s’être brisé plusieurs doigts
dans sa chute.
Sa Cuirasse d’Éclat laissait échapper une fumée blanche luisante par une
centaine de fractures, mais les seules parties qu’il ait complètement perdues
étaient celles de son bras et de sa main gauches.
Prudemment, il se dégagea du toit mais, lorsqu’il remua, il passa à travers
et tomba dans la maison. Il émit un grognement lorsqu’il toucha terre, et des
membres d’une famille reculèrent contre le mur en hurlant. Apparemment,
Tanalan n’avait pas averti les habitants qu’il comptait faire effondrer une
partie de sa propre ville dans une tentative désespérée pour affronter les
Porte-Éclat ennemis.
Dalinar se remit debout, ignorant les occupants effrayés, ouvrit la porte
en grand – la brisant par la force de sa poussée – puis sortit sur une
passerelle en bois qui longeait les maisons de cet étage de la ville.
Une pluie de flèches s’abattit aussitôt sur lui. Il tourna son épaule droite
vers elle en grondant, abritant ses yeux de son mieux tandis qu’il étudiait la
source de l’attaque. Cinquante archers étaient disposés sur une plateforme
cultivée de l’autre côté de la Faille par rapport à lui. Formidable.
Il reconnaissait l’homme qui menait les archers. Grand, avec un port
impérieux et des plumes d’un blanc vif sur son casque. Qui ornait son
casque de plumes de poule ? C’était ridicule. Enfin, Tanalan était quelqu’un
qu’il appréciait. Dalinar l’avait un jour battu aux pions et Tanalan l’avait
payé avec une centaine de fragments de rubis luisants, chacun placé dans
une bouteille de vin bouchée. Ce qui avait beaucoup amusé Dalinar.
Savourant le Frisson qui montait en lui et chassait la douleur, Dalinar
chargea le long de la passerelle, ignorant les flèches. Au-dessus, Sadeas
menait un groupe de soldats le long de l’une des rampes descendantes, hors
du trajet des chutes de pierre, mais ils progresseraient lentement. Le temps
qu’ils arrivent, Dalinar comptait avoir une nouvelle Lame d’Éclat.
Il chargea sur l’un des ponts qui enjambaient la Faille. Malheureusement,
il savait exactement ce que lui-même aurait fait s’il avait préparé cette cité
pour une attaque. Effectivement, deux soldats descendirent précipitamment
la paroi de la Faille, puis se servirent de haches pour attaquer les montants
du pont de Dalinar. Il était maintenu par des cordes en métal spiricanté
mais, s’ils parvenaient à abattre ces montants (et à faire ainsi tomber les
cordes), sa hauteur le ferait sans doute basculer tout entier.
Le fond de la Faille se trouvait à trente bons mètres sous ses pieds.
Dalinar fit alors le seul choix possible. Il se jeta par-dessus le bord de sa
passerelle et tomba sur une autre, à une courte distance en contrebas. Elle
semblait assez robuste. Malgré tout, l’un de ses pieds traversa les planches
en bois et son corps faillit suivre.
Il s’en arracha et continua à traverser la passerelle en courant. Deux
soldats supplémentaires atteignirent les montants qui soutenaient ce pont, et
ils se mirent à les tailler frénétiquement.
La passerelle trembla sous les pieds de Dalinar. Père-des-tempêtes ! Il
n’avait pas beaucoup de temps, mais il n’y avait plus d’autres passerelles à
portée de saut. Dalinar se mit à courir en hurlant, faisant craquer les
planches sous ses pas.
Une unique flèche noire tomba d’en haut, fondant sur eux comme une
anguille céleste. Elle élimina l’un des soldats. Une autre flèche suivit et
frappa le deuxième alors même qu’il regardait bouche bée son allié tombé à
terre. La passerelle cessa de trembler, et Dalinar s’arrêta en souriant. Il se
retourna et aperçut un homme qui se tenait en hauteur, à côté de la section
de pierre tranchée. Il leva son arc noir dans sa direction.
— Teleb, espèce de miracle, lui lança Dalinar.
Il atteignit l’autre côté et arracha une hache des mains d’un cadavre. Puis
il chargea le long d’une rampe qui montait vers l’emplacement où il avait
vu le clarissime Tanalan.
Il trouva facilement l’endroit, une large plateforme en bois construite sur
des entretoises et reliée à des parties du mur en bas, couverte de lianes et de
boutons-de-roche en fleur. Des sprènes de vie s’éparpillèrent lorsque
Dalinar l’atteignit.
Au milieu du jardin, Tanalan l’attendait avec une cinquantaine de soldats.
Haletant à l’intérieur de son casque, Dalinar s’avança pour les affronter.
Tanalan portait une armure d’acier ordinaire, sans Cuirasse d’Éclat, mais
une Lame à l’air brutal – large, avec une pointe recourbée – apparut dans
son poing.
Tanalan aboya à ses soldats de rester en arrière et de baisser leur arc. Puis
il s’avança d’un pas vif vers Dalinar, tenant la Lame d’Éclat à deux mains.
Tout le monde était toujours obsédé par les Lames d’Éclat. Chacune des
armes individuelles possédait sa propre histoire, et l’on consignait le nom
des rois ou des clarissimes qui avaient porté chaque épée. Eh bien, Dalinar
avait utilisé à la fois Lame et Cuirasse et, s’il avait dû choisir, il aurait pris
chaque fois la Cuirasse. Il lui suffisait de porter un coup robuste à Tanalan
et le combat serait terminé. Le clarissime, en revanche, devait affronter un
adversaire capable de résister à ses coups.
Le Frisson pulsait à l’intérieur de Dalinar. Debout entre deux arbres
courtauds, il adopta une posture, gardant son bras gauche exposé à l’écart
du clarissime tout en serrant la hache dans son gantelet droit. Bien que ce
soit une arme de guerre, elle lui faisait l’effet d’un jouet d’enfant.
— Vous n’auriez pas dû venir ici, Dalinar, lui lança Tanalan. (Sa voix
comportait une intonation nasillarde caractéristique de cette région.) Nous
n’avions aucune querelle avec vous ni avec les vôtres.
— Vous avez refusé de vous soumettre au roi, répliqua Dalinar, dont
l’armure cliqueta tandis qu’il contournait le clarissime tout en essayant de
garder les soldats à l’œil.
Il ne les estimait pas incapables de l’attaquer alors qu’il serait distrait par
le duel. C’était ce qu’il aurait fait lui-même.
— Le roi ? s’écria Tanalan, tandis que des sprènes de colère
bouillonnaient autour de lui. Il n’y a plus de trône en Alethkar depuis des
générations. Même si nous devions avoir à nouveau un roi, qui peut dire si
les Kholin méritent cet honneur ?
— De mon point de vue, répondit Dalinar, le peuple d’Alethkar mérite
qu’un roi qui soit le plus fort et le plus compétent les mène au combat. Si
seulement il existait un moyen de prouver ces choses-là.
Il sourit à l’intérieur de son casque.
Tanalan l’attaqua d’un ample coup de sa Lame d’Éclat, cherchant à
profiter de son allonge supérieure. Dalinar recula vivement, guettant le bon
moment. Le Frisson était un élan capiteux, un désir de faire ses preuves.
Cependant, il devait se montrer prudent. Dans l’idéal, Dalinar
prolongerait ce combat en se reposant sur la force supérieure de sa Cuirasse
et l’endurance qu’elle lui fournissait. Malheureusement, cette Cuirasse avait
encore des fuites et il avait tous ces gardes à affronter. Malgré tout, il tenta
d’agir comme Tanalan s’y attendait, esquivant les attaques, faisant croire
qu’il comptait faire durer le combat.
Tanalan gronda et attaqua de nouveau. Dalinar para le coup à l’aide de
son bras, puis frappa pour la forme à l’aide de sa hache. Tanalan esquiva
aisément. Père-des-tempêtes, que cette Lame était longue. Presque autant
que Dalinar était grand.
Dalinar manœuvra, frôlant les feuillages du jardin. Il ne sentait même
plus la douleur de ses doigts brisés. Le Frisson l’appelait.
Attends. Comporte-toi comme si tu allais te battre le plus longtemps
possible…
Tanalan avança de nouveau, et Dalinar recula pour esquiver, avec une
vitesse accrue par la Cuirasse. Puis, lorsque Tanalan tenta son coup suivant,
Dalinar fonça droit sur lui.
Il dévia de nouveau la Lame à l’aide de son bras, mais ce coup-ci le
frappa violemment, fracassant l’armure au niveau du bras. Malgré tout,
cette charge surprise permit à Dalinar de baisser l’épaule pour la précipiter
contre Tanalan. L’armure émit un fracas métallique, plia sous la force de la
Cuirasse d’Éclat, et le clarissime trébucha.
Malheureusement, Dalinar se trouva juste assez déséquilibré par son élan
pour tomber à côté de son adversaire. La plateforme trembla lorsqu’ils
chutèrent au sol, et le bois se mit à gémir et à craquer. Damnation ! Dalinar
n’avait pas eu l’intention de se retrouver à terre alors qu’il était entouré
d’ennemis. Malgré tout, il devait rester assez proche pour que la Lame ne
puisse l’atteindre.
Dalinar laissa tomber son gantelet droit – sans la partie qui le reliait au
reste de l’armure, c’était un poids mort – tandis qu’ils se tortillaient l’un sur
l’autre. Il avait perdu la hache, malheureusement ; le clarissime cogna
Dalinar avec le pommeau de son épée, sans effet notable. Mais avec une
main brisée et l’autre privée de la puissance de la Cuirasse, Dalinar ne
pouvait pas agripper fermement son adversaire.
Dalinar roula pour se placer enfin au-dessus de Tanalan, là où le poids de
la Cuirasse le maintiendrait immobilisé au sol. Mais au même moment, les
autres soldats attaquèrent. Comme il s’y attendait. Les duels honorables
comme celui-ci – du moins, sur un champ de bataille – ne duraient que
jusqu’à ce que votre pâle-iris soit en train de perdre.
Dalinar roula pour se dégager. De toute évidence, les soldats n’avaient
pas prévu qu’il réagirait si vite. Il se leva et ramassa sa hache, puis frappa.
Son bras droit portait toujours la spalière et même la cubitière, si bien que
son coup était nourri de pouvoir – un étrange mélange de force accrue par
les Éclats et de fragilité à cause de ses bras exposés. Il devait prendre grand
soin de ne pas se briser lui-même le poignet.
Il terrassa trois hommes dans un tourbillon de coups de hache. Les autres
reculèrent, parant avec des haches d’armes tandis que leurs compagnons
aidaient Tanalan à se relever.
— Vous parlez des gens du peuple, dit Tanalan d’une voix rauque, tâtant
du gantelet sa poitrine, là où la cuirasse avait été pliée nettement par
l’assaut de Dalinar. (Il semblait avoir du mal à respirer.) Comme si c’était
d’eux qu’il s’agissait. Comme si c’était pour leur bien que vous vouliez
piller, saccager, massacrer. Vous êtes une brute sans aucune civilité.
— On ne peut pas civiliser la guerre, rétorqua Dalinar. Il ne sert à rien
d’essayer de la peindre de jolies couleurs pour l’enjoliver.
— Vous n’êtes pas obligé de charrier la douleur derrière vous comme on
tire un traîneau, en écrasant ceux que vous croisez. Vous êtes un monstre.
— Je suis un soldat, contra Dalinar en mesurant du regard les hommes de
Tanalan, dont beaucoup préparaient leur arc.
Tanalan toussa.
— Ma cité est perdue. Mon plan a échoué. Mais je peux rendre un
dernier service à Alethkar : je peux vous éliminer, espèce de salopard.
Les archers se mirent à tirer.
Dalinar hurla en se jetant à terre, et heurta la plateforme avec tout le
poids de sa Cuirasse. Le bois craqua autour de lui, affaibli par le combat
d’un peu plus tôt, et il le traversa, fracassant les entretoises en dessous.
La plateforme entière s’effondra autour de lui et, avec Tanalan, ils se
mirent à tomber vers l’étage inférieur. Dalinar entendit des hurlements, et il
heurta la passerelle assez violemment pour se retrouver sonné malgré sa
Cuirasse.
Dalinar secoua la tête en geignant et découvrit que son casque était fendu
sur l’avant, ce qui le privait de la vision accrue que lui prêtait l’armure. Il
dégagea le casque d’une main et chercha son souffle. Bourrasques, même
son bras valide lui faisait mal. Il le regarda et découvrit des éclats de bois
qui transperçaient la peau, parmi lesquels un morceau aussi long qu’un
poignard.
Il grimaça. En bas, les quelques soldats restants qui s’étaient positionnés
de manière à abattre les ponts se mirent au pas de charge.
Du calme, Dalinar. Tiens-toi prêt !
Il se releva, hébété, épuisé, mais les deux soldats ne se dirigeaient pas
vers lui. Ils se penchèrent autour du corps de Tanalan là où il était tombé
depuis la plateforme. Les soldats le saisirent, puis s’enfuirent.
Avec un grand cri, Dalinar les poursuivit tant bien que mal. Sa Cuirasse
bougeait lentement, et il traversa d’un pas chancelant les débris de la
plateforme effondrée, s’efforçant de suivre l’allure des soldats.
La douleur qui parcourait ses bras le rendait fou de colère. Mais le
Frisson, le Frisson le poussait à avancer. Il n’allait pas se laisser vaincre. Il
n’allait pas s’arrêter ! La Lame d’Éclat de Tanalan n’était pas apparue à
côté de son corps. Ce qui signifiait que son adversaire était encore en vie.
Dalinar n’avait pas encore gagné.
Fort heureusement, la plupart des soldats avaient été positionnés de
manière à se battre de l’autre côté de la cité. Ce côté-ci était pratiquement
vide, à l’exception des citoyens blottis les uns contre les autres – il les
entrevit cachés dans leurs maisons.
Dalinar gravit en boitant les rampes qui longeaient le mur de la Faille,
suivant les hommes qui traînaient leur clarissime. Près du sommet, les deux
soldats reposèrent leur fardeau à côté d’une portion exposée de la paroi
rocheuse du gouffre. Ils effectuèrent une manœuvre qui ouvrit vers
l’intérieur une partie de cette paroi, dévoilant une porte cachée. Ils y
entraînèrent le corps de leur clarissime, et deux autres soldats – en réponse
à leurs cris affolés – sortirent précipitamment à la rencontre de Dalinar, qui
arriva quelques instants plus tard.
Ce dernier, qui avait retiré son casque, vit rouge tandis qu’il les attaquait.
Ils portaient des armes, pas lui. Ils étaient reposés, alors qu’il avait les deux
bras handicapés par des blessures.
Le combat se termina malgré tout avec les deux soldats à terre, brisés, en
sang. Dalinar ouvrit d’un coup de pied la porte cachée ; les jambes de sa
Cuirasse fonctionnaient encore assez bien pour lui permettre de la démolir.
Il déboula dans un petit couloir sur les murs duquel brillaient des sphères
de diamant. Cette porte était couverte de crémon durci à l’extérieur, ce qui
donnait l’impression qu’elle faisait partie du mur. S’il ne les avait pas vus
entrer, il lui aurait fallu des jours, peut-être des semaines, pour localiser cet
endroit.
Au bout d’une courte distance, il trouva les deux soldats qu’il avait
suivis. À en juger par leurs traces sanglantes, ils avaient déposé leur
clarissime dans la pièce fermée derrière eux.
Ils foncèrent sur Dalinar avec la détermination fataliste d’hommes qui
savaient leur mort presque certaine. La douleur qu’il éprouvait au niveau
des bras et de la tête semblait n’être rien face au Frisson. Il l’avait rarement
éprouvé aussi fort qu’en cet instant, une splendide clarté d’esprit, une
émotion magnifique.
Il les esquiva en s’élançant à une vitesse surnaturelle et utilisa son épaule
pour écraser un soldat contre le mur. L’autre tomba sous l’effet un coup de
pied bien placé, puis Dalinar franchit brusquement la porte derrière eux.
Il y trouva Tanalan étendu par terre, entouré de sang. Une femme très
belle était penchée sur lui, en larmes. Une seule autre personne se trouvait
dans la pièce : un jeune garçon. Six ans, peut-être sept. Des larmes
ruisselaient sur le visage de l’enfant, qui s’efforçait en vain de soulever la
Lame d’Éclat de son père à deux mains.
Dalinar se dressait sur le pas de la porte.
— Vous ne pouvez pas avoir mon papa, affirma le garçon d’une voix
déformée par le chagrin, tandis que des sprènes de douleur rampaient sur le
sol. Vous ne pouvez pas. Vous… vous… (Sa voix baissa jusqu’au
murmure.) Papa disait… nous combattons des monstres. Et avec la foi, nous
allons gagner…

Quelques heures plus tard, Dalinar était assis au bord de la Faille, les
jambes pendant dans le vide au-dessus de la ville détruite. Sa nouvelle
Lame d’Éclat reposait sur son giron, et sa Cuirasse – déformée, brisée – en
tas à côté de lui. Ses bras étaient bandés, mais il avait chassé les
chirurgiens.
Il regarda fixement ce qui semblait être une plaine vide, puis tourna son
regard vers les signes de vie humaine en contrebas. Des cadavres entassés.
Des bâtiments détruits. Des débris de civilisation.
Gavilar finit par approcher, suivi par deux gardes du corps appartenant
aux unités d’élite de Dalinar, aujourd’hui Kadash et Febin. Gavilar leur fit
signe de repartir, puis gémit en s’asseyant à côté de Dalinar et en ôtant son
casque. Des sprènes d’épuisement tournoyaient au-dessus de lui, mais
Gavilar, malgré sa fatigue, paraissait songeur. Avec ces yeux vert pâle
perçants, il avait toujours semblé savoir tant de choses. En grandissant,
Dalinar avait simplement supposé que son frère aurait toujours raison en
tout. L’âge n’avait guère transformé son opinion à son sujet.
— Félicitations, déclara Gavilar en désignant la Lame. Sadeas est furieux
qu’elle ne lui appartienne pas.
— Il finira par trouver la sienne, répondit Dalinar. Il est trop ambitieux
pour que je croie le contraire.
Gavilar émit un grognement.
— Cette attaque a failli nous coûter trop cher. Sadeas dit que nous devons
nous montrer plus prudents et ne pas nous mettre en danger, ainsi que nos
Lames, dans des attaques en solitaire.
— Sadeas est intelligent, commenta Dalinar.
Il tendit prudemment la main droite, la moins blessée, et leva une chope
de vin vers ses lèvres. C’était le seul médicament qu’il acceptait contre la
douleur – et peut-être l’aiderait-il également pour la honte. Les deux
émotions semblaient très vives à présent que le Frisson s’était dissipé en le
laissant épuisé.
— Qu’allons-nous faire d’eux, Dalinar ? demanda Gavilar en désignant
la foule des civils que les soldats rassemblaient. Des dizaines de milliers de
gens. Ils ne se laisseront pas facilement intimider ; ils n’apprécieront pas
que tu aies tué leur clarissime et son héritier. Ces gens vont nous résister
pendant des années. Je le sens.
Dalinar but une gorgée de vin.
— Fais-en des soldats, suggéra-t-il. Dis-leur que nous épargnerons leurs
familles s’ils se battent pour nous. Tu veux que nous arrêtions de faire
charger un Porte-Éclat au début des combats ? Alors nous allons avoir
besoin de soldats remplaçables.
Gavilar hocha la tête, pensif.
— Sadeas a raison sur d’autres points également, tu sais. Sur nous. Et sur
ce que nous allons devoir devenir.
— Ne me parle pas de ça.
— Dalinar…
— J’ai perdu la moitié de mes soldats d’élite aujourd’hui, dont mon
capitaine. J’ai déjà bien assez de problèmes.
— Pourquoi sommes-nous là à nous battre ? Est-ce pour l’honneur ? Pour
Alethkar ?
Dalinar haussa les épaules.
— Nous ne pouvons pas continuer à nous comporter comme une bande
de brigands, insista Gavilar. Nous ne pouvons pas piller toutes les villes que
nous traversons, festoyer chaque soir. Nous avons besoin de discipline ;
nous avons besoin de gérer d’une main de fer les terres que nous possédons.
Nous avons besoin de bureaucratie, d’ordre, de lois, de politique.
Dalinar ferma les yeux, distrait par la honte qu’il éprouvait. Et si Gavilar
découvrait ce qu’il avait fait ?
— Nous allons devoir grandir, ajouta tout bas Gavilar.
— Et devenir mous ? Comme ces clarissimes que nous tuons ? C’est pour
ça que nous avons commencé, non ? Parce qu’ils étaient tous paresseux,
gras et corrompus ?
— Je n’en sais plus rien. Je suis père désormais, Dalinar. Et je me
demande par conséquent ce que nous ferons une fois que nous aurons tout
conquis. Comment faire de cet endroit un royaume ?
Bourrasques… Un royaume. Pour la première fois de sa vie, cette idée
horrifia Dalinar.
Gavilar finit par se lever, en réponse à l’appel de ses messagers.
— Pourrais-tu au moins, lança-t-il à son frère, essayer de te montrer un
tout petit peu moins casse-cou lors de futurs combats ?
— Et c’est toi qui me dis ça ?
— Un moi pensif, répondit Gavilar. Un moi… à bout de forces. Profite
bien de Justicière. Tu l’as méritée.
— Justicière ?
— Ton épée, l’informa Gavilar. Nom des foudres, tu n’as donc rien
écouté hier soir ? C’est l’ancienne épée de l’Ensoleilleur.
Sadees, l’Ensoleilleur. Il avait été le dernier homme à unir Alethkar, des
siècles auparavant. Dalinar déplaça l’épée sur ses genoux, laissant la
lumière jouer sur le métal immaculé.
— Elle est à toi désormais, lui dit Gavilar. Quand nous en aurons fini, je
ferai en sorte que plus personne ne pense à l’Ensoleilleur. Rien qu’à la
Maison Kholin et à Alethkar.
Il s’éloigna. Dalinar planta la Lame d’Éclat dans la pierre et se laissa
aller en arrière, refermant les yeux et se rappelant le bruit des pleurs d’un
petit garçon courageux.
Je ne vous demande pas de me pardonner. Ni même de me comprendre.
— Extrait de Justicière, préface.

Dalinar se tenait à côté des fenêtres en verre d’une pièce de l’étage


supérieur d’Urithiru, mains jointes derrière son dos. Il entrapercevait son
propre reflet dans la vitre et, au-delà, un vaste espace ouvert. Un ciel
dépourvu de nuages, un soleil d’un blanc ardent.
Des fenêtres aussi hautes que lui – il n’avait jamais rien vu de tel. Qui
osait construire quelque chose en verre, si fragile, et l’orienter face aux
tempêtes ? Mais, bien entendu, la cité se trouvait au-dessus des tempêtes.
Ces fenêtres faisaient l’effet d’un signe de défi, un symbole de ce
qu’avaient représenté les Radieux. Ils s’étaient tenus loin au-dessus des
mesquineries de la politique mondiale. Et grâce à cette hauteur, ils
pouvaient voir si loin…
Vous les idéalisez, le tança une voix lointaine dans sa tête, pareille au
grondement du tonnerre. C’étaient des hommes comme vous. Ni meilleurs,
ni pires.
— Je trouve cette idée encourageante, murmura-t-il en réponse. S’ils
étaient comme nous, ça signifie que nous pouvons être comme eux.
Ils ont fini par nous trahir. Ne l’oubliez pas.
— Pourquoi ? demanda Dalinar. Que s’est-il passé ? Qu’est- ce qui les a
transformés ?
Le Père-des-tempêtes ne répondit pas.
— S’il vous plaît, insista Dalinar. Dites-le-moi.
Il est des choses qu’il vaut mieux oublier, lui expliqua la voix. Vous
devriez le comprendre mieux que personne, compte tenu de cette lacune
dans vos souvenirs et de la personne qui l’occupait autrefois.
Dalinar prit une vive inspiration, piqué à vif par ces paroles.
— Clarissime, l’appela la scribe Kalami derrière lui. L’empereur est prêt
à vous parler.
Dalinar se tourna. Les niveaux supérieurs d’Urithiru comportaient
plusieurs pièces uniques, parmi lesquelles cet amphithéâtre. Il était en
forme de demi-lune, percé de fenêtres tout en haut – du côté droit –, et des
rangées de sièges descendaient vers une estrade au point le plus bas.
Curieusement, chacun des sièges était agrémenté d’un petit piédestal sur le
côté. Pour le sprène du Radieux, lui avait expliqué le Père-des-tempêtes.
Dalinar se mit à descendre les marches pour rejoindre son équipe :
Aladar et sa fille, May. Navani, vêtue d’une havah vert vif, assise au
premier rang avec les jambes tendues devant elle, chaussures retirées,
chevilles croisées. La vieille Kalami pour écrire, et Teshav Khal – l’un des
plus grands esprits politiques d’Alethkar – en guise de conseillère. Ses deux
pupilles les plus âgées étaient assises à côté d’elle, prêtes à se charger des
recherches ou de la traduction si nécessaire.
Un petit groupe prêt à changer le monde.
— Envoyez mes salutations à l’empereur, ordonna Dalinar.
Kalami hocha la tête et se mit à écrire. Puis elle s’éclaircit la gorge et lut
la réponse relayée par l’échocalame, qui paraissait écrire de son propre
chef.
— Vous avez les salutations de Sa Majesté Impériale Ch.V.D. Yanagawn
Premier, empereur de Makabak, roi d’Azir, seigneur du Palais de Bronze,
Premier Aqasix, grand ministre et émissaire de Yaezir.
— Un titre imposant, commenta Navani, pour un garçon de quinze ans.
— Il est censé avoir ramené un enfant d’entre les morts, expliqua Teshav,
un miracle qui lui a acquis le soutien des vizirs. On raconte là-bas qu’ils ont
eu du mal à trouver un nouveau Premier après que les deux précédents
avaient été massacrés par notre vieil ami l’Assassin en Blanc. Donc les
vizirs ont choisi un garçon d’origine incertaine et inventé une histoire
affirmant qu’il avait sauvé la vie de quelqu’un afin de prouver l’existence
d’un mandat divin.
— Ça ne paraît pas très azéen d’inventer des choses, grommela Dalinar.
— Ça ne leur pose pas de problème, assura Navani, tant qu’on peut
trouver des témoins disposés à remplir des déclarations sous serment.
Kalami, remerciez Sa Majesté Impériale d’accepter cet entretien, et ses
traducteurs pour leurs efforts.
Kalami se mit à écrire, puis elle leva les yeux vers Dalinar, qui se mit à
faire les cent pas au milieu de la pièce. Navani se leva pour le rejoindre,
ignorant ses chaussures pour marcher en chaussettes.
— Votre Majesté Impériale, reprit Dalinar, je vous parle depuis le
sommet d’Urithiru, cité de légende. La vue est stupéfiante. Je vous invite à
m’y rendre visite et à découvrir la cité. Libre à vous d’amener des gardes ou
une escorte, comme bon vous semblera.
Il leva les yeux vers Navani, qui hocha la tête. Ils avaient longuement
débattu de la façon de s’adresser aux monarques, et opté finalement pour
une invitation discrète. Azir était le premier, le pays le plus puissant de
l’occident et le foyer de ce qui serait la plus centrale et la plus importante
des Portes du Pacte à sécuriser.
La réponse fut longue à venir. Le gouvernement azéen était une sorte de
splendide pagaille, bien que Gavilar l’ait souvent admiré. Plusieurs niveaux
– où les hommes comme les femmes écrivaient –, occupés par diverses
couches d’ecclésiastiques. Les scions ressemblaient un peu à des ardents,
mais ce n’étaient pas des esclaves, ce que Dalinar trouvait curieux. En Azir,
une place de prêtre-ministre au sein du gouvernement était le plus grand
honneur auquel on pouvait aspirer.
Traditionnellement, le Premier azéen affirmait être l’empereur de tout
Makabak – une région qui comportait plus d’une demi-douzaine de
royaumes et de principautés. En réalité, il n’était roi que d’Azir, mais Azir
possédait une influence considérable.
Tandis qu’ils patientaient, Dalinar alla se placer à côté de Navani, posa
les doigts sur l’une de ses épaules, leur fit longer sa nuque, puis les laissa
reposer sur l’autre épaule.
Qui aurait cru qu’un homme de son âge puisse se sentir à ce point grisé ?
— « Votre Altesse, dit enfin la réponse, que Kalami lut à voix haute.
Nous vous remercions pour votre mise en garde relative à la tempête
inversée. Vos paroles tombées à point nommé ont été notées et consignées
dans les annales officielles de l’empire, qui vous reconnaît comme un ami
d’Azir. »
Kalami attendit la suite, mais l’échocalame s’immobilisa. Puis le rubis
clignota, indiquant qu’ils en avaient terminé.
— Vous parlez d’une réponse, commenta Aladar. Pourquoi n’a-t-il fait
aucune allusion à votre invitation, Dalinar ?
— Se voir consigné dans leurs documents officiels est un grand honneur
pour les Azéens, observa Teshav, et ils vous ont donc adressé un
compliment.
— Oui, acquiesça Navani, mais ils essaient d’esquiver notre offre.
Insistez, Dalinar.
— Kalami, veuillez envoyer le message suivant, reprit Dalinar. Je suis
honoré, quoique je regrette que mon apparition dans vos annales n’ait pu
être liée à des circonstances plus clémentes. Parlons ensemble de l’avenir
de Roshar, ici même. Je suis impatient de faire votre connaissance en
personne.
Ils attendirent la réponse aussi patiemment qu’ils le purent. Elle arriva
enfin, en aléthi.
— « Nous, représentants de la couronne azéenne, avons la grande
tristesse de partager avec vous le deuil des défunts. De même que votre
noble frère a été tué par le destructeur shinove, des membres bien-aimés de
notre cour ont subi le même sort. Voilà qui crée un lien entre nous. »
Ce fut tout.
Navani claqua la langue.
— Ils refusent de nous laisser les forcer à répondre.
— Ils pourraient au moins s’expliquer ! aboya Dalinar. J’ai l’impression
que nous sommes en train d’avoir deux conversations différentes !
— Les Azéens, expliqua Teshav, n’aiment pas offenser leurs
interlocuteurs. Ils sont presque aussi terribles que les Émuliens sur ce point,
surtout avec les étrangers.
Ce n’était pas un attribut spécifiquement azéen, aux yeux de Dalinar. Les
hommes politiques du monde entier fonctionnaient ainsi. Cette conversation
commençait à lui rappeler ses propres efforts visant à rallier les hauts-
princes de son côté dans les camps de guerre. Demi-réponse après demi-
réponse, vagues promesses sans aucun poids, yeux rieurs qui se moquaient
de lui alors même qu’ils feignaient de se montrer parfaitement sincères.
Nom des foudres, voilà qu’il recommençait. À essayer d’unir des gens
qui ne voulaient pas l’écouter. Il ne pouvait pas se permettre d’être mauvais
sur ce point, plus maintenant.
Il fut un temps, songea-t-il, où je créais l’union différemment. Il sentait
l’odeur de la fumée, entendait des hommes hurler de douleur. Se rappelait
avoir apporté cendre et sang à ceux qui défiaient son frère.
Ces souvenirs-là étaient devenus particulièrement nets récemment.
— Une autre tactique, peut-être ? suggéra Navani. Au lieu d’une
invitation, essayez de leur proposer une aide.
— Votre Majesté Impériale, dicta Dalinar. La guerre approche, vous
devez certainement avoir remarqué des changements chez les parshes. Les
Néantifères sont de retour. Je souhaite vous informer que les Aléthis sont
vos alliés dans ce conflit. Nous souhaitons partager avec vous des
informations relatives à nos succès et à nos échecs dans notre résistance
contre cet ennemi, dans l’espoir que vous en ferez de même pour nous.
L’humanité doit être unifiée face à la montée de cette menace.
La réponse finit par arriver :
— « Nous estimons nous aussi qu’il sera capital que nous nous
entraidions dans cette nouvelle ère. Nous serons ravis d’échanger des
informations. Que savez-vous sur ces parshes transformés ? »
— Nous les avons combattus dans les Plaines Brisées, répondit Dalinar,
soulagé d’avancer enfin. Des créatures aux yeux rouges, semblables en de
nombreux points aux parshes que nous avons découverts dans les Plaines
Brisées – simplement, plus dangereux. Je vais demander à mes scribes de
vous préparer des rapports détaillant tout ce que nous avons appris en
combattant les Parshendis au fil des années.
— « Parfait, répondit-on enfin. Ces informations nous seront
extrêmement utiles pour résoudre notre conflit actuel. »
— Quelle est la situation de vos cités ? l’interrogea Dalinar. Qu’y font les
parshes ? Semblent-ils avoir un objectif au-delà de la destruction gratuite ?
Ils guettèrent la réponse, tendus. Jusqu’à présent, ils n’avaient
pratiquement rien réussi à découvrir au sujet des parshes du reste du monde.
Le capitaine Kaladin envoyait des rapports grâce à des scribes dans les
villes qu’il traversait, mais il ne savait presque rien. Les villes étaient en
proie au chaos, et les informations fiables se faisaient rares.
— « Fort heureusement, leur écrivit-on, notre cité est intacte, et l’ennemi
ne nous attaque plus activement. Nous sommes en train de négocier avec
lui. »
— De négocier ? répéta Dalinar, stupéfait.
Il se tourna vers Teshav qui secoua la tête, incrédule.
— Pourriez-vous vous montrer plus précis, Majesté ? intervint Navani.
Les Néantifères sont disposés à négocier avec vous ?
— « Oui. Nous sommes en train d’échanger des contrats. Ils ont formulé
des requêtes très détaillées, avec des stipulations extravagantes. Nous
espérons parvenir à éviter un conflit armé afin de nous rassembler et de
fortifier la cité. »
— Ils savent écrire ? le pressa Navani. Les Néantifères eux-mêmes vous
envoient des contrats ?
— « Le parshe moyen ne sait pas écrire, pour autant que nous puissions
le distinguer. Mais certains sont différents – plus puissants, avec d’étranges
pouvoirs. Ils ne parlent pas comme les autres. »
— Majesté, reprit Dalinar en s’avançant vers la table de l’échocalame,
parlant avec davantage d’insistance – comme si l’empereur et ses ministres
pouvaient entendre sa passion à travers les mots écrits. Il faut que je vous
parle directement. Je peux me présenter moi-même, à travers le portail dont
nous parlions dernièrement. Nous devons le faire fonctionner à nouveau.
Silence. Il s’étira si longtemps que Dalinar se surprit à grincer des dents,
brûlant d’envie d’invoquer une Lame d’Éclat et de la renvoyer, encore et
encore, comme il en avait l’habitude lorsqu’il était jeune. C’était son frère
qui la lui avait transmise.
Une réponse leur parvint enfin.
— « Nous sommes au regret de vous informer, lut Kalami, que l’appareil
dont vous parlez ne fonctionne pas dans notre cité. Nous avons enquêté à ce
sujet, et découvert qu’il avait été détruit il y a longtemps. Nous ne pouvons
venir vers vous, ni vous vers nous. Toutes nos excuses. »
— C’est maintenant qu’il nous dit ça ? s’emporta Dalinar. Bourrasques !
Nous aurions pu utiliser ces informations dès qu’il l’a appris !
— C’est un mensonge, affirma Navani. La Porte du Pacte des Plaines
Brisées a fonctionné après des siècles de tempêtes et d’accumulation de
crémon. Celle d’Azimir est un monument à l’intérieur du Grand Marché, un
vaste dôme au cœur de la ville.
Du moins l’avait-elle établi à partir des cartes. Celle de Kholinar avait été
incorporée dans la structure du palais, tandis que celle de Thaylenahville
était une sorte de monument religieux. Une splendide relique comme celle-
ci n’aurait pas simplement été détruite.
— Je partage l’estimation de la clarissime Navani, déclara Teshav. L’idée
de votre visite, ou de celle de vos armées, les inquiète. C’est un prétexte.
Elle fronçait les sourcils comme si l’empereur et ses ministres n’étaient
guère plus que des enfants désobéissant à leurs tuteurs.
L’échocalame se remit à écrire.
— Que disent-ils ? voulut savoir Dalinar, nerveux.
— C’est une déclaration sous serment, expliqua Navani, amusée. Selon
laquelle la Porte du Pacte ne fonctionne pas, signée par des architectes et
des fulgiciens impériaux. (Elle continua à lire.) Oh, c’est formidable. Seuls
les Azéens peuvent s’imaginer que vous voudriez un certificat affirmant
que quelque chose est cassé.
— Il certifie uniquement, ajouta Kalami, que l’appareil « ne fonctionne
pas en tant que portail ». Mais bien entendu, ce ne serait pas le cas, à moins
qu’un Radieux ne s’y rende et ne l’active. Cette déclaration affirme grosso
modo que, lorsqu’on l’éteint, l’appareil ne fonctionne pas.
— Écrivez ceci, Kalami, ordonna Dalinar. Votre Majesté, vous m’avez
ignoré autrefois. Il en a résulté la destruction provoquée par la Tempête
Éternelle. Je vous en prie, écoutez-moi cette fois-ci. Vous ne pouvez pas
négocier avec les Néantifères. Nous devons nous unir, partager nos
informations et protéger Roshar. Ensemble.
Elle écrivit ces mots et Dalinar patienta, mains appuyées contre la table.
— « Nous nous sommes mal exprimés quand nous parlions de
négociations, lut-elle ensuite. C’était une erreur de traduction. Nous
acceptons de partager des informations, mais le temps nous manque
actuellement. Nous vous recontacterons pour en discuter plus en détail.
Adieu, haut-prince Kholin.
— Bah ! s’exclama Dalinar en s’écartant de la table. Quelle bande
d’idiots ! Ces foudres de pâles-iris et leur politique, que la Damnation les
emporte !
Il traversa la pièce d’un pas furieux, regrettant de ne pas avoir quelque
chose qu’il aurait pu frapper d’un coup de pied, avant de s’obliger à
maîtriser sa colère.
— Je ne m’attendais pas à des réponses aussi évasives, commenta Navani
en croisant les bras. Clarissime Khal ?
— D’après mon expérience avec les Azéens, répondit Teshav, ils sont
extrêmement doués pour dire peu de chose avec le plus grand nombre de
mots possible. Ce n’est pas un exemple de communication inhabituel avec
leurs hauts représentants. Ne vous laissez pas décourager ; il nous faudra du
temps pour parvenir à quoi que ce soit avec eux.
— Du temps pendant lequel Roshar brûle, protesta Dalinar. Pourquoi
sont-ils revenus sur leur déclaration selon laquelle ils négociaient avec les
Néantifères ? Comptent-ils s’allier avec l’ennemi ?
— J’ose à peine deviner, dit Teshav. Mais je dirais qu’ils ont simplement
décidé qu’ils nous avaient donné plus d’informations qu’ils ne le
souhaitaient.
— Nous avons besoin d’Azir, reprit Dalinar. Personne, dans tout
Makabak, ne nous écoutera tant que nous n’aurons pas la bénédiction
d’Azir, sans parler de cette Porte du Pacte…
Il s’interrompit lorsqu’un autre échocalame se mit à clignoter sur la table.
— Ce sont les Thaylènes, commenta Kalami. Ils sont en avance.
— Vous voulez reporter ? l’interrogea Navani.
Dalinar secoua la tête.
— Non, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre encore quelques
jours que la reine daigne à nouveau nous accorder du temps. (Il inspira
profondément. Bourrasques, parler aux hommes politiques était plus
épuisant qu’une marche de mille cinq cents kilomètres en portant une
armure.) Poursuivez, Kalami. Je vais réprimer ma frustration.
Navani s’installa sur l’un des sièges, mais Dalinar resta debout. La
lumière s’engouffrait par la fenêtre, pure et vive. Elle s’écoulait et le
baignait. Il inspira, et il eut pratiquement l’impression de percevoir le goût
de la lumière du soleil. Il avait passé trop de journées à l’intérieur des
couloirs de pierre sinueux d’Urithiru, éclairé par la frêle lueur des bougies
et des lampes.
— « Son Altesse Royale, lut Kalami, la clarissime Fen Rnamdi, reine de
Thaylenah, vous écrit. » (Kalami marqua un temps d’arrêt.) Clarissime…
pardonnez-moi pour cette interruption, mais ça signifie que c’est la reine
elle-même qui tient l’échocalame plutôt que de recourir à une scribe.
Une autre femme aurait été intimidée par cette idée. Pour Kalami, ce
n’était simplement qu’une note parmi tant d’autres – qu’elle ajouta en
termes prolixes au bas de la page avant de préparer le calame pour relayer
les paroles de Dalinar.
— Majesté, commença Dalinar, joignant les mains derrière son dos avant
de faire les cent pas sur l’estrade au milieu des gradins. (Faites mieux.
Unissez-les.) Je vous envoie mes salutations d’Urithiru, cité sacrée des
Chevaliers Radieux, et je vous présente notre très humble invitation. Cette
tour offre un spectacle des plus impressionnants, qui n’a d’égal que la
splendeur d’un monarque sur son trône. Je serais honoré de vous la
présenter pour que vous la contempliez à votre tour.
L’échocalame griffonna rapidement une réponse. La reine Fen écrivait
directement en aléthi.
— « Kholin, lut Kalami, espèce de vieux brigand. Cessez donc de tourner
autour du chull. Que voulez-vous vraiment ? »
— Elle m’a toujours bien plu, commenta Navani.
— Je suis sincère, Majesté, l’assura Dalinar. Je désire simplement que
nous nous rencontrions en personne, et que nous nous entretenions afin que
je puisse vous montrer nos découvertes. Le monde est en train de changer
autour de nous.
— « Ah bon, lui répondit-elle, le monde est en train de changer ? Qu’est-
ce qui a bien pu vous pousser à cette incroyable conclusion ? Est-ce le fait
que nos esclaves se soient soudain transformés en Néantifères, ou peut-être
la tempête qui soufflait dans le mauvais sens… » Elle a écrit ces derniers
mots deux fois plus grand que le reste de la ligne, clarissime. « … en
dévastant nos cités ? »
Aladar s’éclaircit la gorge.
— Sa Majesté semble passer une très mauvaise journée.
— Elle est en train de nous insulter, rétorqua Navani. Pour Fen, ça
implique au contraire qu’elle en passe une très bonne.
— Elle s’est toujours montrée parfaitement aimable les rares fois où je
l’ai rencontrée, commenta Dalinar, pensif.
— C’est qu’elle se comportait alors en reine, répondit Navani. Vous avez
obtenu qu’elle s’adresse à vous en personne. Croyez-moi, c’est bon signe.
— Majesté, reprit Dalinar, veuillez me parler de vos parshes. Leur
transformation est-elle intervenue ?
— « Oui, répliqua-t-elle. Ces foudres de monstres ont volé nos meilleurs
navires – presque tous ceux qui se trouvaient au port, jusqu’au dernier
voilier à un mât – et se sont enfuis de la ville. »
— Ils sont… partis en bateau ? la questionna Dalinar, de nouveau
stupéfait. Veuillez confirmer. Ils n’ont pas attaqué ?
— « Il y a eu quelques échauffourées, écrivit Fen, mais pratiquement tout
le monde était trop occupé à gérer les conséquences de la tempête. Le temps
que nous ayons à peu près tout réglé, ils étaient en train de partir avec une
grande flotte mêlant navires de guerre royaux et vaisseaux de commerce
privés. »
Dalinar inspira. Nous sommes loin d’en savoir autant que nous ne le
pensions sur les Néantifères.
— Majesté, poursuivit-il. Vous vous souvenez peut-être que nous vous
avons mise en garde contre l’arrivée imminente de cette tempête.
— « Et je vous ai crus, répondit Fen. Ne serait-ce que parce que nous
avions reçu des nouvelles de la Nouvelle-Natanan qui le confirmaient. Nous
avons tenté de nous préparer, mais une nation ne peut bouleverser des
traditions vieilles de quatre millénaires sur un claquement de doigts.
Thaylenahville est dévastée, Kholin. La tempête a brisé nos aqueducs et
notre système d’égouts, et détruit nos quais – entièrement rasé le marché
extérieur ! Nous devons réparer toutes nos citernes, renforcer nos bâtiments
de sorte qu’ils puissent résister aux tempêtes, et reconstruire la société – le
tout sans le moindre travailleur parshe et au beau milieu de la saison des
pleurs. Je n’ai pas le temps de faire du tourisme. »
— Ce n’est vraiment pas de tourisme qu’il s’agit, Majesté, l’assura
Dalinar. Je suis tout à fait conscient de vos problèmes et, aussi graves
soient-ils, nous ne pouvons ignorer les Néantifères. Je compte convoquer
une grande assemblée de rois afin de combattre cette menace.
— « Et c’est vous qui la dirigerez, répliqua Fen. Bien entendu. »
— Urithiru est l’emplacement idéal pour une réunion, affirma Dalinar.
Majesté, les Chevaliers Radieux sont revenus – nous prononçons à nouveau
leurs anciens serments, et nous nous lions avec les Flux de la nature. Si
nous parvenons à remettre votre Porte du Pacte en état de fonctionnement,
vous pourriez être ici en un après-midi, puis rentrer le soir même afin de
subvenir aux besoins de votre cité.
Navani approuva cette tactique d’un signe de tête, mais Aladar croisa les
bras, l’air pensif.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Dalinar tandis que Kalami écrivait.
— Nous avons besoin qu’un Radieux voyage jusqu’à la cité pour activer
leur Porte du Pacte, n’est-ce pas ? s’enquit Aladar.
— Oui, confirma Navani. Il faut qu’un Radieux déverrouille la porte de
ce côté-ci – ce que nous pouvons faire à tout moment – puis qu’un autre
voyage vers la cité de destination et y déverrouille également la porte. Une
fois que ce sera fait, un Radieux pourra initier un transfert depuis l’une ou
l’autre.
— Dans ce cas, le seul dont nous disposions qui puisse théoriquement se
rendre à Thaylenahville est le Marchevent, réfléchit Aladar. Mais s’il lui
faut des mois pour revenir ici ? Ou s’il est capturé par l’ennemi ? Pouvons-
nous seulement honorer nos promesses, Dalinar ?
Un problème perturbant, mais auquel Dalinar pensait avoir une réponse.
Il y avait une arme qu’il avait décidé de garder cachée pour l’instant. Elle
permettrait peut-être d’ouvrir les Portes du Pacte tout aussi efficacement
qu’une Lame d’Éclat de Radieux – et permettrait sans doute à quelqu’un
d’atteindre Thaylenahville en volant.
Mais ce n’était pas le moment de l’envisager. Tout d’abord, il lui fallait
une oreille attentive de l’autre côté de l’échocalame.
La réponse de Fen leur parvint :
— « Je reconnais que mes commerçants sont intrigués par ces Portes du
Pacte. Nous avons ici des mythes qui les entourent, selon lesquels l’individu
aux Passions les plus intenses pourrait pousser le portail des mondes à se
rouvrir. Je crois que toutes les jeunes filles de Thaylenah rêvent d’être celle
qui l’invoquera. »
— Les Passions, commenta Navani avec un pli sceptique au coin des
lèvres.
Les Thaylènes avaient une pseudo-religion païenne, qui avait toujours
rendu très curieuses les interactions avec eux. Ils pouvaient louer les
Hérauts un instant, puis parler des Passions l’instant d’après.
En tout cas, Dalinar était mal placé pour reprocher à d’autres leurs
croyances peu conventionnelles.
— « Si vous souhaitez m’envoyer ce que vous savez au sujet de ces
Portes du Pacte, eh bien, ça me paraît formidable, poursuivit Fen. Mais une
grande assemblée de rois ne m’intéresse pas. Tenez-moi informée de ce que
vous déciderez, car je serai ici, en train d’essayer désespérément de
reconstruire ma cité. »
— Bon, soupira Aladar, au moins, nous avons enfin reçu une réponse
franche.
— Je ne suis pas persuadé qu’elle le soit, contra Dalinar qui se frotta le
menton, songeur.
Il n’avait rencontré cette femme qu’à quelques reprises, mais quelque
chose lui semblait curieux dans ses réponses.
— Je suis d’accord, clarissime, acquiesça Teshav. Je crois que n’importe
quelle Thaylène sauterait sur l’occasion de venir tirer les ficelles lors d’une
réunion de monarques, ne serait-ce que pour voir si elle peut trouver un
moyen d’obtenir des accords commerciaux avec eux. Elle cache forcément
quelque chose.
— Proposez-lui des soldats, suggéra Navani, pour l’aider à reconstruire.
— Majesté, reprit Dalinar, je suis profondément désolé d’apprendre
quelles pertes vous avez subies. J’ai de nombreux soldats qui sont
actuellement désœuvrés. Je serais ravi de vous envoyer un bataillon pour
vous aider à réparer votre ville.
La réponse fut lente à venir.
— « Je ne sais pas trop ce que m’inspire l’idée d’avoir des soldats aléthis
sur la pierre de mon territoire, qu’ils soient bien intentionnés ou non. »
— Elle s’inquiète d’être envahie ? grommela Aladar. Tout le monde sait
que les Aléthis et les navires ne font pas bon ménage.
— Elle ne craint pas que nous arrivions à bord de navires, dit Dalinar.
Elle craint qu’une armée se matérialise soudain au milieu de sa ville.
Une inquiétude parfaitement rationnelle. Si Dalinar en avait eu l’envie, il
aurait pu envoyer un Marchevent ouvrir en secret la Porte du Pacte d’une
ville, et l’envahir lors d’une attaque sans précédent qui éclaterait soudain
juste derrière les lignes ennemies.
Il avait besoin d’alliés, pas de sujets, et il n’allait donc pas agir ainsi – du
moins, pas avec une ville potentiellement amicale. Kholinar, cependant,
c’était une autre histoire. Ils n’avaient toujours pas de nouvelles fiables de
ce qui se passait dans la capitale aléthie. Mais si les émeutes se
poursuivaient encore, il avait réfléchi qu’il existait peut-être un moyen de
faire entrer les armées pour rétablir l’ordre.
Pour l’heure, il devait se concentrer sur la reine Fen.
— Majesté, reprit-il en faisant signe à Kalami d’écrire, je vous prie de
bien vouloir réfléchir à ma proposition de vous envoyer des soldats. Et ce
faisant, puis-je vous suggérer de commencer à chercher au sein de votre
peuple des Chevaliers Radieux en herbe ? Ils sont la clé pour faire
fonctionner les Portes du Pacte.
» Nous avons vu un certain nombre de Radieux se manifester près des
Plaines Brisées. Ils sont créés par une interaction avec certains sprènes, qui
semblent à la recherche de candidats dignes de ce nom. Je ne peux que
supposer qu’il se produit la même chose partout dans le monde. Il est tout à
fait possible que quelqu’un, parmi les habitants de votre cité, ait déjà
prononcé les serments.
— Vous êtes en train de renoncer à un avantage de taille, Dalinar, lui fit
remarquer Aladar.
— Je plante une graine, Aladar. Et je la planterai sur chaque colline que
je trouverai, à qui qu’elle appartienne. Nous devons nous battre comme un
peuple unifié.
— Je ne conteste pas ce point, répondit Aladar, qui se leva et s’étira.
Mais votre connaissance des Radieux est un élément de marchandage, qui
permet peut-être d’attirer des gens vers vous – de les obliger à collaborer
avec vous. Si vous renoncez à trop d’avantages, vous risquez de trouver un
« quartier général » destiné aux Chevaliers Radieux dans chaque cité
majeure à travers tout Roshar. Plutôt que de travailler ensemble, vous allez
les pousser à rivaliser pour recruter.
Il avait malheureusement raison. Dalinar détestait transformer des
connaissances en éléments de marchandage, mais s’il s’agissait de la raison
pour laquelle il avait toujours échoué dans ses négociations avec les hauts-
princes ? Il voulait se montrer honnête et franc et laisser les pièces tomber
là où elles le pouvaient. Mais il semblait que quelqu’un de plus doué pour
ce jeu – et de plus disposé à enfreindre les règles – les rattrapait toujours au
vol lorsqu’il les lâchait, puis les plaçait comme bon lui semblait.
— Par ailleurs, s’empressa-t-il d’ajouter pour que Kalami puisse
l’inclure, nous serions ravis d’envoyer nos Radieux former ceux que vous
découvrirez, puis leur présenter le système et la fraternité d’Urithiru,
auxquels chacun d’entre eux a droit par le serment qu’il a prononcé.
Kalami ajouta ces mots, puis fit tourner le rubis de l’échocalame pour
indiquer qu’ils avaient terminé et attendaient la réponse.
— « Nous allons méditer la question, lut Kalami lorsque le calame se mit
à griffonner sur la page. La couronne de Thaylenah vous remercie pour
l’intérêt que vous portez à notre peuple, et nous allons réfléchir à des
négociations en ce qui concerne votre proposition de nous fournir des
soldats. Nous avons envoyé une partie de nos hommes restants à la
poursuite des parshes en fuite, et nous vous informerons de ce que nous
découvrirons. À très bientôt, haut-prince. »
— Bourrasques, lâcha Navani. Elle est revenue à son discours de reine.
Nous l’avons perdue quelque part en cours de route.
Dalinar s’assit dans le siège voisin du sien et poussa un long soupir.
— Dalinar…, commença-t-elle.
— Je vais bien, Navani, coupa-t-il. Je ne peux pas m’attendre à ce qu’on
me promette une coopération absolue dès ma première tentative. Nous
allons simplement devoir persévérer.
Ses paroles étaient plus optimistes qu’il ne l’était lui-même. Il regrettait
de ne pas pouvoir s’adresser à ces gens en personne plutôt que par le biais
d’un échocalame.
Ils s’entretinrent ensuite avec la princesse de Yezier, suivie par le prince
de Tashikk. Ils ne possédaient pas de Portes du Pacte, et ils étaient moins
essentiels à son plan, mais il voulait au minimum initier la communication
avec eux.
Aucun ne lui fournit davantage que de vagues réponses. Sans la
bénédiction de l’empereur azéen, il ne parviendrait à convaincre aucun des
petits royaumes makabakis de s’engager. Peut-être les Émuliens ou les
Tukaris les écouteraient-ils, mais il n’obtiendrait que l’une ou l’autre de ces
deux régions, compte tenu de leur querelle de longue date.
Au terme de la dernière conférence, lorsque Aladar et sa fille se
retirèrent, Dalinar s’étira, épuisé. Et tout ça était loin d’être fini. Il fallait
qu’il s’entretienne avec les monarques d’Iri – qui en possédait trois,
curieusement. La Porte du Pacte de Rall Elorim se trouvait sur leurs terres,
ce qui leur conférait de l’importance – et le royaume tout proche de Rira,
qui possédait une autre Porte du Pacte, se trouvait sous leur emprise.
Par ailleurs, il faudrait également, bien sûr, s’occuper des Shinoves. Ils
détestaient utiliser des échocalames, si bien que Navani les avait contactés
par le biais d’un marchand thaylène disposé à relayer des informations.
L’épaule de Dalinar protesta lorsqu’il s’étira. L’âge mûr s’était révélé,
pour lui, semblable à un assassin : discret, qui s’approchait de vous par-
derrière. La majeure partie du temps, il vivait sa vie comme il l’avait
toujours fait, jusqu’à ce qu’une douleur inattendue le mette en garde. Il
n’était plus le jeune homme d’autrefois.
Le Tout-Puissant en soit loué, songea-t-il distraitement en faisant ses
adieux à Navani – qui voulait passer en revue les comptes rendus provenant
de divers relais d’échocalames à travers le monde. La fille et les scribes
d’Aladar les rassemblaient en grand nombre pour elle.
Dalinar réunit plusieurs de ses gardes et laissa les autres à Navani, au cas
où elle aurait besoin de mains supplémentaires, puis il monta le long des
gradins pour rejoindre la sortie de la pièce tout en haut. Juste à côté de
l’entrée, tel un hachedogue chassé loin de la chaleur du feu, se tenait
Elhokar.
— Majesté ? fit Dalinar, surpris. Je suis ravi que vous ayez pu assister à
cette réunion. Vous sentez-vous mieux ?
— Pourquoi refusez-vous, mon oncle ? demanda Elhokar, ignorant sa
question. Pensent-ils que vous allez peut-être tenter d’usurper leur trône ?
Dalinar inspira vivement, et ses gardes semblèrent embarrassés de se
tenir à proximité. Ils reculèrent pour leur accorder à tous deux de l’intimité.
— Elhokar…, reprit Dalinar.
— Vous pensez sans doute que je dis ces choses-là par dépit, coupa le roi
qui passa la tête dans la pièce, remarqua la présence de sa mère, puis se
tourna vers Dalinar. Pas moi. Vous valez réellement mieux que moi. Vous
êtes un meilleur soldat, une meilleure personne, et indubitablement un
meilleur roi.
— Vous vous faites du tort, Elhokar. Vous devez…
— Oh, épargnez-moi vos platitudes, Dalinar. Pour une fois dans votre
vie, montrez-vous simplement honnête avec moi.
— Vous croyez que je ne l’étais pas ?
Elhokar leva la main et toucha légèrement sa propre poitrine.
— Peut-être l’avez-vous été, par moments. Peut-être est-ce moi le
menteur ici – peut-être que je me mens pour me convaincre que je pourrais
faire ça, que je pourrais arriver à la cheville de l’homme qu’était mon père.
Non, Dalinar, ne m’interrompez pas. Laissez-moi dire ce que j’ai à dire.
Des Néantifères ? Des cités entières remplies de prodiges ? Les
Désolations ? (Elhokar secoua la tête.) Peut-être… peut-être que je suis un
roi correct. Pas extraordinaire, mais pas un raté total pour autant.
Seulement, au regard de ces événements, le monde a besoin de mieux qu’un
roi « correct ».
Il semblait y avoir dans ses paroles une forme de fatalisme, qui fit courir
un frisson inquiet le long du dos de Dalinar.
— Elhokar, qu’êtes-vous en train de me dire ?
Elhokar entra dans la pièce et appela ceux qui se trouvaient en bas, sur la
première rangée de sièges.
— Mère, clarissime Teshav, accepteriez-vous de certifier quelque chose
pour moi ?
Saintes bourrasques, non, se dit Dalinar en se précipitant derrière lui.
— Ne faites pas ça, mon garçon.
— Nous devons tous accepter les conséquences de nos actes, mon oncle,
énonça Elhokar. J’ai été très lent à l’apprendre, et je peux me montrer
parfois particulièrement obtus.
— Mais…
— Mon oncle, suis-je votre roi ? l’interrogea Elhokar d’une voix
insistante.
— Oui.
— Eh bien, je ne devrais pas l’être. (Il s’agenouilla, ce qui stupéfia
Navani, laquelle s’arrêta aux trois quarts de la montée des marches.)
Dalinar Kholin, reprit Elhokar d’une voix forte, je vous fais ce serment à
présent. Il y a des princes et des hauts-princes. Pourquoi pas des rois et des
hauts-rois ? Je vous fais le serment, immuable et devant témoins, de vous
accepter comme monarque. Tout comme Alethkar est à moi, je suis à vous.
Dalinar expira, regarda le visage atterré de Navani, puis baissa les yeux
vers son neveu, agenouillé sur le sol comme un vassal.
— Vous l’avez bel et bien demandé, mon oncle, lui lança Elhokar. Pas
explicitement à travers des mots, mais c’est la seule direction que toute
cette situation pouvait prendre. Depuis que vous avez décidé de faire
confiance à ces visions, vous vous empariez lentement du commandement.
— J’ai cherché à vous y faire participer, protesta Dalinar. (Des mots
idiots, impuissants. Il devait se montrer meilleur que ça.) Vous avez raison,
Elhokar. Je suis désolé.
— Ah oui ? le défia Elhokar. L’êtes-vous sincèrement ?
— Je suis désolé, répéta Dalinar, pour votre douleur. Désolé de ne pas
avoir mieux appréhendé tout ça. Je suis désolé que… nous devions en
arriver là. Avant que vous prononciez ce serment, dites-moi ce que vous
souhaitez qu’il comporte ?
— J’ai déjà prononcé les mots, fit Elhokar en rougissant soudain. Devant
témoins. C’est fait. J’ai…
— Oh, levez-vous, le tança Dalinar en le saisissant par le bras pour
l’obliger à se relever. N’en faites pas trop. Si vous tenez vraiment à
prononcer ce serment, je vais vous laisser faire. Mais ne feignons pas de
croire que vous puissiez débarquer dans une pièce et crier quelques mots
pour obtenir un contrat légal.
Elhokar dégagea son bras et le frotta.
— Vous n’allez même pas me laisser abdiquer avec dignité.
— Pas question que tu abdiques, s’écria Navani en les rejoignant. (Elle
décocha un regard noir aux gardes plantés là qui observaient la scène
mâchoire pendante, et ils blêmirent devant sa fureur. Elle les pointa du doigt
comme pour dire : Pas un mot de tout ça à quiconque.) Elhokar, tu comptes
pousser ton oncle vers une position supérieure à la tienne. Il a le droit de te
poser cette question : qu’est-ce que ça va signifier pour Alethkar ?
— Je… (Elhokar déglutit.) Il devra céder ses terres à son héritier. Dalinar
est le roi d’une autre terre, après tout. Dalinar, haut-roi d’Urithiru, peut-être
des Plaines Brisées. (Il se redressa bien droit, parlant avec davantage
d’assurance.) Dalinar ne doit pas intervenir dans la gestion directe de mes
terres. Il peut me donner des ordres, mais c’est moi qui décide de la manière
de les voir exécutés.
— Voilà qui me paraît raisonnable, commenta Navani en regardant
Dalinar.
Raisonnable, mais un déchirement malgré tout. Le royaume pour lequel il
s’était battu – celui qu’il avait forgé dans la douleur, l’épuisement et le
sang – le rejetait à présent.
C’est mon territoire, songea Dalinar. Cette tour couverte de sprènes de
froid.
— Je peux accepter ces termes, mais j’aurai peut-être besoin par
moments de donner des ordres à vos hauts-princes.
— Du moment qu’ils se trouvent dans votre domaine, repartit Elhokar
avec une nuance butée dans la voix, je considère qu’ils sont sous votre
autorité. Lorsqu’ils se trouvent à Urithiru ou dans les Plaines Brisées,
commandez-leur à votre guise. Quand ils rentrent dans mon royaume, vous
devez passer par moi.
Il regarda Dalinar, puis baissa les yeux, comme s’il était embarrassé de
formuler des exigences.
— Entendu, dit Dalinar. Mais nous allons devoir réfléchir aux détails
avec des scribes avant de procéder officiellement au changement. Et avant
d’aller trop loin, nous devrions nous assurer qu’il y ait toujours un Alethkar
que vous puissiez gouverner.
— J’ai pensé à la même chose. Mon oncle, je veux conduire nos armées
vers Alethkar et reconquérir notre patrie. Quelque chose ne tourne pas rond
à Kholinar. Au-delà de ces émeutes ou du comportement supposé de mon
épouse, au-delà des échocalames devenus silencieux. L’ennemi est en train
de faire quelque chose dans la ville. Je vais y conduire une armée pour l’en
empêcher, et sauver le royaume.
Elhokar ? Diriger des troupes ? Dalinar s’était imaginé lui-même en train
de conduire une armée, de faucher les rangs des Néantifères, de les chasser
d’Alethkar et d’entrer dans Kholinar pour rétablir l’ordre.
Mais en réalité, il n’y avait aucune logique à ce que l’un ou l’autre
d’entre eux dirige une attaque.
— Elhokar, reprit Dalinar en se penchant vers lui, j’ai réfléchi à quelque
chose. La Porte du Pacte est rattachée au palais lui-même. Nous ne sommes
pas obligés de faire marcher l’armée jusqu’en Alethkar. Il nous suffit de
réactiver cet appareil ! Une fois qu’il fonctionnera, nous pourrons
transporter nos soldats dans la cité pour sécuriser le palais, rétablir l’ordre,
et repousser les Néantifères.
— Entrer dans la ville, insista Elhokar. Mon oncle, pour ce faire, nous
aurons peut-être déjà besoin d’une armée !
— Non. Une petite équipe pourrait atteindre Kholinar bien plus vite
qu’une armée. Du moment qu’il y a un Radieux avec eux, ils pourraient
s’infiltrer, réactiver la Porte du Pacte, et ouvrir la voie pour nous autres.
Elhokar s’anima soudain.
— Oui ! Je vais le faire, mon oncle. Je vais emmener une équipe et
reconquérir notre cité. Aesudan se trouve là-bas ; si les émeutes sont
toujours en cours, elle doit être en train de les combattre.
Ce n’était pas ce que les comptes rendus – avant l’interruption des
communications – avaient suggéré à Dalinar. Il semblait même que la reine
soit plutôt la cause des émeutes. Et il n’avait eu aucune intention d’envoyer
Elhokar lui-même dans cette mission.
Conséquences. Ce garçon était plein de zèle, comme il l’avait toujours
été. Par ailleurs, Elhokar semblait avoir appris quelque chose après avoir
frôlé la mort, livré aux mains des assassins. Il était nettement plus humble
que ces dernières années.
— Il paraît approprié, affirma Dalinar, que ce soit leur roi qui les sauve.
Je vais m’assurer que vous disposiez de toutes les ressources nécessaires,
Elhokar.
Des sprènes de gloire en forme d’orbes dorés apparurent autour
d’Elhokar. Il leur sourit.
— Il semble que je ne les voie qu’en votre présence, mon oncle. C’est
curieux. Je devrais éprouver une grande rancune envers vous, mais ce n’est
pas le cas. Il est difficile d’en vouloir à un homme qui fait de son mieux. Je
vais le faire. Je vais sauver Alethkar. J’ai besoin de l’un de vos Radieux. Le
héros, de préférence.
— Le héros ?
— L’homme de pont, précisa Elhokar. Le soldat. Il faut qu’il vienne avec
moi, de sorte que, si j’échoue en faisant tout rater, il y aura quelqu’un pour
sauver la ville malgré tout.
Dalinar cligna des yeux.
— C’est très… hum…
— J’ai eu largement l’occasion de réfléchir ces derniers temps, mon
oncle, reprit Elhokar. Le Tout-Puissant m’a préservé, malgré ma stupidité.
J’emmènerai l’homme de pont avec moi, et je l’observerai. Je découvrirai
ce qui le rend tellement unique. Je verrai s’il peut m’apprendre à devenir
comme lui. Et si j’échoue… (Il haussa les épaules.) Eh bien, Alethkar se
trouve en de bonnes mains malgré tout, non ?
Dalinar hocha la tête, perplexe.
— Je dois établir des plans, poursuivit Elhokar. Je me remets à peine de
mes blessures. Mais je ne peux pas partir avant le retour du héros, de toute
manière. Pourrait-il me faire voler, ainsi l’équipe de mon choix, jusqu’à la
ville ? Ce serait certainement le moyen le plus rapide. J’aurai besoin de tous
les rapports que nous avons reçus de Kholinar, et j’ai besoin d’étudier en
personne le mécanisme de la Porte du Pacte. Oui, et de faire réaliser des
dessins qui la compareront à celle de la ville. Et puis… (Il afficha un sourire
rayonnant.) Merci, mon oncle. Merci de croire en moi, même dans cette
petite mesure.
Dalinar accueillit ces mots par un hochement de tête, et Elhokar se retira
d’un pas énergique. Dalinar soupira, épuisé par l’échange. Navani s’attarda
à son côté tandis qu’il s’installait sur l’un des sièges destinés aux Radieux, à
côté d’un piédestal réservé à un petit sprène.
D’un côté, il avait un roi lui faisant un serment dont il ne voulait pas. De
l’autre, un groupe entier de monarques qui refusaient d’écouter ses
suggestions les plus rationnelles. Bourrasques !
— Dalinar ? l’appela Kalami. Dalinar !
Il se releva d’un bond, et Navani se retourna vivement. Kalami regardait
l’un des échocalames, qui s’était mis à écrire. De quoi s’agissait-il à
présent ? Quelles affreuses nouvelles l’attendaient donc ?
— « Majesté, lut Kalami sur la page, je considère votre offre comme
généreuse, et vos conseils comme avisés. Nous avons localisé l’appareil que
vous appelez Porte du Pacte. Une personne de mon peuple s’est fait
connaître en affirmant, chose remarquable, être une Radieuse. Son sprène
lui a donné la consigne directe de s’adresser à moi ; nous comptons utiliser
sa Lame d’Éclat pour tester l’appareil.
» S’il fonctionne, je m’empresserai de vous rejoindre. C’est une bonne
chose que quelqu’un s’efforce d’organiser une résistance face aux maux qui
nous menacent. Les nations de Roshar doivent renoncer à leurs
chamailleries, et la réapparition de la cité sacrée d’Urithiru est à mes yeux
la preuve que le Tout-Puissant guide votre main. Je suis impatient de
m’entretenir avec vous et de joindre mes forces aux vôtres pour une
opération conjointe destinée à protéger ces terres. » (Elle leva les yeux vers
lui, stupéfaite.) Ça provient de Taravangian, roi de Jah Keved et de
Kharbranth.
Taravangian ? Dalinar ne s’était pas attendu à ce qu’il réponde si vite. On
le décrivait comme un homme bienveillant, quoiqu’un peu simple. Parfait
pour gouverner une petite cité-État avec l’aide d’une administration. Son
accession au titre de roi de Jah Keved était communément perçue comme
un acte de dépit de la part de l’ancien roi, qui n’avait voulu céder le trône à
aucune de ses maisons rivales.
Ces mots réchauffèrent Dalinar malgré tout. Quelqu’un l’avait écouté.
Quelqu’un était disposé à se joindre à lui. Béni soit cet homme, béni soit-il.
Si Dalinar échouait partout ailleurs, au moins aurait-il le roi Taravangian
à son côté.
Je vous demande seulement de lire ou d’écouter ces mots.
— Extrait de Justicière, préface.

Shallan exhala une bouffée de Fulgiflamme et s’avança pour la traverser,


la sentit l’envelopper, la transformer.
À sa demande, on l’avait déplacée dans la section d’Urithiru appartenant
à Sebarial, en partie parce qu’il lui avait promis une chambre dotée d’un
balcon. De l’air frais et une vue sur les cimes des montagnes. Si elle ne
pouvait pas échapper entièrement aux sombres profondeurs du bâtiment, au
moins pouvait-elle loger à la périphérie.
Elle tira sur ses cheveux, satisfaite de constater qu’ils étaient maintenant
noirs. Elle était devenue Voile, un déguisement sur lequel elle travaillait
depuis un moment.
Shallan leva des mains qui étaient calleuses et usées – même la sage-
main. Non pas que Voile soit peu féminine. Elle se limait soigneusement les
ongles, aimait porter de beaux habits et se brossait toujours les cheveux.
Simplement, elle n’avait pas de temps à perdre pour des frivolités. Un
manteau et un pantalon robustes lui convenaient bien mieux qu’une havah
flottante. Et elle n’avait absolument pas de temps à perdre avec une manche
prolongée destinée à couvrir sa sage-main. Elle préférait porter un gant,
merci bien.
Pour l’heure, elle était vêtue de sa chemise de nuit ; elle se changerait
plus tard, lorsqu’elle serait prête à sortir discrètement dans les couloirs
d’Urithiru. Mais d’abord, elle avait besoin d’un peu de pratique. Bien
qu’elle ait mauvaise conscience d’utiliser de la Fulgiflamme alors que tous
les autres l’économisaient, Dalinar lui avait spécifiquement demandé de
s’entraîner avec ses pouvoirs.
Elle traversa sa chambre d’un pas énergique, adoptant la démarche de
Voile – confiante et vigoureuse, jamais guindée. On ne pouvait pas faire
tenir un livre en équilibre sur la tête de Voile lorsqu’elle marchait, mais elle
aurait été ravie d’essayer de le faire sur votre figure après vous avoir
assommé.
Elle fit plusieurs fois le tour de la pièce, traversant le carré de lumière du
soir qui s’infiltrait par la fenêtre. Les murs de sa chambre étaient ornés de
motifs circulaires de strates aux couleurs vives. La pierre était lisse au
toucher, et aucun couteau ne pouvait l’érafler.
Il n’y avait pas beaucoup de meubles, mais Shallan espérait que les
dernières expéditions de récupération dans les camps de guerre lui
donneraient l’occasion de solliciter de quoi s’équiper auprès de Sebarial.
Pour l’heure, elle se débrouillait tant bien que mal avec quelques
couvertures, un unique tabouret et – détail bienvenu – un miroir à main.
Elle l’avait accroché au mur, attaché à une protubérance rocheuse sans
doute destinée à suspendre des tableaux.
Elle étudia son visage dans le miroir. Elle voulait atteindre le stade où
elle pourrait se transformer en Voile instantanément, sans avoir besoin de
revoir ses croquis. Elle tâta ses propres traits mais, bien entendu, puisque le
nez plus anguleux, le front plus prononcé venaient d’avoir tissé la Flamme,
elle ne pouvait pas les sentir.
Lorsqu’elle fronça les sourcils, le visage de Voile imita parfaitement le
mouvement.
— Servez-moi à boire, je vous prie, déclara-t-elle. (Non. Plus dure.) À
boire. Tout de suite.
Trop dure ?
— Mmm, commenta Motif. La voix devient un bon mensonge.
— Merci. J’ai travaillé sur les sonorités.
Le timbre de Voile était plus grave que celle de Shallan, plus rude. Elle
commençait à se demander jusqu’où elle pouvait changer le son des choses.
Pour l’heure, elle n’était pas sûre d’avoir correctement rendu les lèvres
de l’illusion. Elle se dirigea vers ses fournitures de dessin et ouvrit son
carnet de croquis, cherchant les portraits de Voile qu’elle avait dessinés au
lieu d’aller dîner avec Sebarial et Palona.
La première page du carnet représentait le couloir aux strates sinueuses
qu’elle avait emprunté l’autre jour : des lignes démentes se recourbant vers
l’obscurité. Elle passa au suivant, le dessin de l’un des marchés naissants de
la tour. Des milliers de marchands, de lavandières, de prostituées,
d’aubergistes et d’artisans de toutes sortes s’installaient à Urithiru. Shallan
en connaissait le nombre exact ; c’était elle qui leur avait fait franchir à tous
la Porte du Pacte.
Dans son croquis, les hauteurs obscures de la vaste grotte du marché
dominaient de minuscules silhouettes qui allaient et venaient entre les
tentes, brandissant des lumières fragiles. Le suivant représentait un autre
tunnel menant dans le noir. Le suivant aussi. Puis une pièce où les strates
s’enroulaient les unes autour des autres d’une manière hypnotique. Elle ne
s’était pas rendu compte qu’elle en avait effectué autant. Elle parcourut une
vingtaine de pages avant de trouver les croquis de Voile.
Quelqu’un frappa sur la plaque en bois accrochée à l’extérieur de ses
appartements. Elle n’avait actuellement qu’un morceau de tissu pour
recouvrir l’entrée. Une grande partie des portes de la tour s’étaient gauchies
au fil des ans ; la sienne avait été arrachée, et elle attendait toujours qu’on la
remplace.
La personne qui venait de frapper devait être Palona, qui avait une fois de
plus remarqué que Shallan avait sauté le dîner. Shallan prit une inspiration,
détruisit l’image de Voile et récupéra une partie de la Fulgiflamme utilisée
pour tisser la Flamme.
— Entrez, lança-t-elle.
Franchement, Palona semblait bien se moquer que Shallan soit une
foudre de Chevaleresse Radieuse, il fallait toujours qu’elle la materne
comme…
Adolin entra, muni d’un grand plateau de nourriture dans une main, et de
livres sous l’autre bras. Lorsqu’il la vit, il chancela et faillit tout lâcher.
Shallan s’immobilisa, puis poussa un petit cri et fourra sa sage-main
découverte derrière son dos. Adolin n’eut même pas la correction de rougir
en la découvrant pratiquement nue. Il tint la nourriture en équilibre d’une
main, retrouva son aplomb, puis sourit.
— Dehors ! s’exclama Shallan en agitant sa libre-main dans sa direction.
Dehors, dehors, dehors !
Il recula maladroitement, à travers le tissu qui pendait devant l’entrée.
Père-des-tempêtes ! Shallan était tellement rouge que l’armée aurait pu
l’utiliser pour donner le signal de partir en guerre. Elle enfila un gant,
l’enveloppa dans une sage-bourse, puis revêtit la robe bleue qu’elle avait
posée sur le dossier de la chaise et en boutonna la manche. Elle n’eut pas la
présence d’esprit d’enfiler d’abord son corsage, dont elle n’avait pas
réellement besoin de toute manière. D’un coup de pied, elle le poussa sous
une couverture.
— Pour ma défense, lui dit Adolin depuis l’extérieur, vous m’avez
expressément invité à entrer.
— Je vous ai pris pour Palona ! se justifia Shallan en fermant les boutons
sur le côté de sa robe – ce qui se révéla difficile, avec trois couches
recouvrant sa sage-main.
— Vous savez, vous pourriez vérifier qui se trouve à votre porte.
— Ne retournez pas la faute contre moi, protesta Shallan. C’est vous qui
vous glissez dans la chambre des jeunes femmes pratiquement sans vous
annoncer.
— J’ai frappé !
— Votre coup paraissait féminin.
— C’était… Shallan !
— Avez-vous frappé avec une ou deux mains ?
— Je porte un plateau de nourriture, saintes bourrasques – qui est pour
vous, au fait. Évidemment que j’ai frappé d’une seule main. Et franchement,
qui frappe à deux mains ?
— Dans ce cas, c’était tout à fait féminin. J’aurais cru qu’imiter une
femme pour entrevoir une jeune fille en sous-vêtements serait indigne de
vous, Adolin Kholin.
— Oh, Shallan, par la Damnation. Est-ce que je peux entrer maintenant ?
Et histoire de mettre les choses au point, je m’appelle Adolin Kholin, je suis
né sous le signe des neuf, j’ai une marque de naissance à l’arrière de la
cuisse gauche et j’ai mangé du curry de crabe au petit déjeuner. Y a-t-il
autre chose que vous deviez savoir ?
Elle passa la tête par l’entrée, resserrant le tissu autour de son cou.
— L’arrière de votre cuisse gauche, hein ? Que faut-il faire pour entrevoir
ça ?
— Frapper comme un homme, apparemment.
Elle lui adressa un sourire.
— Juste un instant. Cette robe me donne du mal.
Elle s’engouffra de nouveau dans la pièce.
— Oui, oui. Prenez votre temps. Je ne suis pas en train de porter un lourd
plateau de nourriture et d’en flairer l’odeur après avoir sauté le repas pour
pouvoir dîner avec vous.
— C’est bon pour vous, rétorqua Shallan. Ça vous rendra plus fort, ou
quelque chose comme ça. Ce n’est pas le genre de choses que vous faites ?
Broyer des pierres, vous tenir sur la tête, jeter des rochers autour de vous ?
— Oui, j’ai tout un tas de pierres assassinées fourrées sous mon lit.
Shallan saisit sa robe avec les dents au niveau du cou afin de la resserrer,
ce qui l’aiderait pour les boutons. Peut-être.
— Mais franchement, qu’ont donc les femmes avec leurs sous-
vêtements ? soupira Adolin, et le plateau cliqueta lorsque plusieurs assiettes
glissèrent les unes contre les autres. Enfin, cette chemise de nuit recouvre à
peu près les mêmes parties qu’une robe formelle.
— Question de convenances, marmonna Shallan avec du tissu plein la
bouche. Et puis, certaines choses ont tendance à dépasser sous une chemise
de nuit.
— Je continue à trouver ça arbitraire.
— Ah bon, parce que les hommes ne sont pas arbitraires avec leurs
vêtements ? Un uniforme, c’est à peu près la même chose que n’importe
quel manteau, non ? Et puis, ce n’est pas vous qui passez vos après-midi à
parcourir des in-folio de mode ?
Il gloussa et voulut répondre mais Shallan, enfin habillée, écarta le drap
de l’entrée. Adolin, appuyé contre le mur du couloir, se redressa et l’étudia
– cheveux en désordre, robe dont elle avait oublié deux boutons, joues
rougies. Puis il afficha un sourire ahuri.
Par les yeux d’Ash… il la trouvait réellement jolie. Cet homme
formidable, princier, appréciait réellement sa compagnie. Elle avait voyagé
jusqu’à la cité ancienne des Chevaliers Radieux mais, en comparaison de
l’affection d’Adolin, toutes les splendeurs d’Urithiru lui faisaient l’effet de
sphères éteintes.
Il l’appréciait. Et il lui apportait à manger.
Je t’interdis de trouver un moyen de tout gâcher, se tança Shallan tandis
qu’elle prenait les livres sous l’autre bras d’Adolin. Puis elle s’écarta pour
le laisser entrer et poser le plateau à terre.
— Palona m’a dit que vous n’aviez pas mangé, expliqua-t-il, et ensuite
elle a appris que j’avais sauté le dîner. Donc, heu…
— Donc elle vous a envoyé avec un festin, compléta Shallan en
inspectant le plateau encombré d’assiettes, de galettes de pain sans levain et
de coquillages.
— Oui, répondit Adolin en se grattant la tête. Je crois que c’est une
coutume herdazienne.
Shallan ne s’était pas rendu compte qu’elle avait aussi faim. Elle avait eu
l’intention d’acheter quelque chose dans l’une des tavernes, un peu plus
tard, lorsqu’elle rôderait en portant le visage de Voile. Ces tavernes s’étaient
établies dans le marché principal, malgré les tentatives de Navani pour les
envoyer ailleurs, et les commerçants de Sebarial avaient de copieuses
réserves à vendre.
Mais à présent que tout ça se trouvait devant elle… eh bien, elle se
souciait nettement moins des convenances lorsqu’elle s’assit par terre et se
mit à déguster à la cuillère un curry de légumes aqueux.
Adolin resta debout. Il était très élégant dans cet uniforme bleu, même si,
pour être franche, elle ne l’avait jamais vu porter autre chose. Marque de
naissance sur la cuisse, hein…
— Vous allez devoir vous asseoir par terre, observa Shallan. Il n’y a pas
encore de sièges.
— Je viens de me rendre compte, répondit-il, que c’est votre chambre à
coucher.
— Et ma salle de réception, et mon salon, et ma salle à manger, et ma
pièce où Adolin formule des évidences. Cette pièce – au singulier – est très
polyvalente. Pourquoi donc ?
— Je me demande simplement si c’est convenable, expliqua-t-il avant de
rougir – ce qui était adorable. Que nous nous trouvions seuls ici.
— C’est maintenant que vous vous inquiétez des convenances ?
— Eh bien, je me suis récemment fait sermonner sur le sujet.
— Ce n’était pas un sermon, rectifia Shallan en prenant une bouchée de
nourriture.
Les saveurs succulentes envahirent son palais, faisant naître ce délicieux
mélange de douleur vive et d’arômes que seule procurait la première
bouchée de quelque chose de sucré. Elle ferma les yeux et savoura en
souriant.
— Donc… ce n’était pas un sermon ? la relança Adolin. Y avait-il autre
chose dans cette pique ?
— Désolée, fit-elle en ouvrant les yeux. Ce n’était pas un sermon, c’était
une application créative de ma langue pour vous distraire.
En regardant les lèvres d’Adolin, elle imaginait d’autres applications
créatives de sa langue…
Hum. Elle inspira profondément.
— Ce serait totalement déplacé, reprit Shallan, si nous étions seuls.
Heureusement, ce n’est pas le cas.
— Votre ego ne compte pas comme un individu distinct, Shallan.
— Ha ! Un instant. Vous trouvez que j’ai de l’ego ?
— C’était juste amusant à dire – je ne voulais pas… Enfin, ce n’est pas…
Pourquoi ce rictus ?
— Désolée, répondit Shallan, qui serra les deux poings devant elle en
frissonnant de joie.
Elle s’était si longtemps sentie timorée que c’était extrêmement
satisfaisant d’entendre parler de sa confiance. Ça fonctionnait ! Les
enseignements de Jasnah sur la façon de se comporter comme si elle
maîtrisait tout… Ça fonctionnait.
Enfin, excepté toute la partie où elle devait s’avouer qu’elle avait tué sa
mère. Dès qu’elle y pensa, elle tenta instinctivement de chasser ce souvenir,
mais il refusa de lui obéir. Elle en avait parlé à Motif comme d’une vérité –
et les vérités étaient les curieux Idéaux des Tisseflamme.
Il était incrusté dans son esprit et, chaque fois qu’elle y pensait, la plaie
béante s’embrasait à nouveau sous l’effet de la douleur. Shallan avait tué sa
mère. Son père avait caché la vérité, il avait fait croire qu’il avait assassiné
sa femme, et l’événement avait détruit sa vie – le plongeant dans la colère et
la destruction.
Jusqu’à ce que Shallan finisse par le tuer à son tour.
— Shallan ? l’appela Adolin. Tout va bien ?
Non.
— Oui. Très bien. Enfin bref, nous ne sommes pas seuls. Motif, viens ici,
s’il te plaît.
Elle tendit la main, paume tournée vers le haut.
Il descendit à contrecœur du mur depuis lequel il les observait. Comme
toujours, il créait une onde dans tout ce qu’il traversait, qu’il s’agisse de
tissu ou de pierre – comme s’il y avait quelque chose sous la surface. Son
motif fait de lignes, complexe et fluctuant, changeait et fusionnait
constamment, vaguement circulaire mais avec des tangentes surprenantes.
Il monta le long de la robe de Shallan, sur sa main, puis sortit de sous sa
peau et s’éleva dans les airs, se déployant pleinement en trois dimensions. Il
resta suspendu là, réseau noir et déroutant de lignes mouvantes – certains
motifs rétrécissaient tandis que d’autres s’étendaient, décrivant des vagues
le long de sa surface comme un champ d’herbe en mouvement.
Elle refusait de le haïr. Elle pouvait détester l’épée qu’elle avait utilisée
pour tuer sa mère, mais pas lui. Elle parvint, pour l’instant, à chasser sa
douleur – sans l’oublier pour autant mais, avec un peu de chance, elle ne la
laisserait pas gâcher ce moment passé avec Adolin.
— Prince Adolin, déclara Shallan, je crois que vous avez déjà entendu la
voix de mon sprène. Permettez-moi de vous le présenter officiellement.
Voici Motif.
Adolin s’agenouilla, plein de déférence, et regarda fixement ces
géométries hypnotiques. Shallan le comprenait très bien ; elle s’était perdue
plus d’une fois dans ce réseau de lignes et de formes qui semblaient presque
se répéter, sans le faire jamais tout à fait.
— Votre sprène, dit Adolin. Un sprène de Shallan.
Motif accueillit cette remarque par un reniflement dédaigneux.
— Ça s’appelle un Cryptique, expliqua-t-elle. Chaque ordre de Radieux
se lie avec une variété de sprène différente, et ce lien me permet de faire ce
que je fais.
— Façonner des illusions, commenta tout bas Adolin. Comme celle de la
carte, l’autre jour.
Shallan sourit et, se rappelant qu’il lui restait un soupçon de Fulgiflamme
de l’illusion d’un peu plus tôt, elle ne put résister à la tentation de faire
l’intéressante. Elle leva sa sage-main recouverte par sa manche et exhala,
envoyant un carré miroitant de Fulgiflamme au-dessus du tissu bleu. Elle
forma une petite image d’Adolin tirée des croquis qu’elle avait faits de lui
en Cuirasse d’Éclat. Celle-ci resta figée, Lame d’Éclat sur l’épaule, visière
relevée – pareille à une petite poupée.
— C’est un talent incroyable, Shallan, s’extasia Adolin en tâtant cette
version de lui-même – qui se brouilla sans offrir de résistance. (Il marqua
un temps d’arrêt, puis toucha Motif, qui eut un mouvement de recul.)
Pourquoi insistez-vous pour le cacher et faire semblant d’appartenir à un
autre ordre que le vôtre ?
— Eh bien, répondit-elle, réfléchissant très vite et refermant la main pour
renvoyer l’image d’Adolin, je crois simplement que ça peut nous donner un
avantage. Parfois, les secrets sont importants.
Adolin hocha lentement la tête.
— Oui. Oui, en effet.
— Enfin bref, reprit Shallan. Motif, tu seras notre chaperon ce soir.
— Qu’est-ce que c’est au juste, demanda Motif en bourdonnant, qu’un
chaperon ?
— C’est quelqu’un qui surveille deux jeunes gens quand ils sont
ensemble, pour s’assurer qu’ils ne fassent rien d’incorrect.
— Incorrect ? répéta Motif. Comme par exemple… diviser par zéro ?
— Pardon ? fit Shallan en se tournant vers Adolin, qui haussa les épaules.
Écoute, contente-toi de nous garder à l’œil. Tout ira bien.
Motif se mit à vibrer, adopta de nouveau sa forme à deux dimensions et
s’installa sur le côté d’un bol. Il semblait s’y trouver à son aise, comme un
crémillon niché dans une fissure.
Incapable d’attendre plus longtemps, Shallan se remit à manger. Adolin
s’installa en face d’elle et l’imita. L’espace d’un moment, Shallan ignora sa
douleur et savoura l’instant – de la bonne nourriture, de la bonne
compagnie, le soleil couchant qui projetait une lumière rubis et topaze sur
les montagnes et dans la pièce. Elle avait envie de dessiner cette scène, mais
savait que c’était le type de moment qu’elle ne pouvait pas capturer sur une
page. Ce n’était pas une question de contenu ou de composition, mais de
plaisir de vivre.
La clé du bonheur ne consistait pas à figer chaque plaisir momentané et à
s’accrocher à chacun, mais à s’assurer que sa vie produise de nombreux
moments futurs à anticiper.
Adolin – après avoir fini une assiette entière de haspères cuits à la vapeur
dans leur coquille – sélectionna quelques morceaux de porc dans un curry
rouge crémeux, puis les posa sur une assiette et les tendit dans la direction
de Shallan.
— Voulez-vous en goûter une bouchée ?
Elle émit un bruit étranglé.
— Allons, insista-t-il en agitant l’assiette. C’est délicieux.
— Ça me brûlerait les lèvres jusqu’à les faire tomber, Adolin Kholin,
répliqua Shallan. Ne croyez pas que je ne vous aie pas vu choisir la
concoction la plus épicée possible que Palona ait envoyée. La nourriture des
hommes est atroce. Comment sentez-vous le moindre goût sous toutes ces
épices ?
— Ça lui évite d’être fade, répondit Adolin, qui embrocha l’un des
morceaux avant de l’enfourner. Il n’y a personne d’autre que nous ici. Vous
pouvez essayer.
Elle étudia le plat, se rappelant les fois où, enfant, elle avait goûté
discrètement des bouchées de la nourriture des hommes – mais toutefois pas
ce plat-ci spécifiquement.
Motif se mit à vibrer.
— Est-ce là la chose incorrecte que je suis censé vous empêcher de
faire ?
— Non, le rassura Shallan, et Motif se réinstalla.
Peut-être, se dit-elle, un chaperon qui croit à peu près tout ce que je lui
raconte ne va-t-il pas se montrer des plus efficaces.
Malgré tout, avec un soupir, elle prit un morceau de porc dans du pain
sans levain. Après tout, elle avait quitté Jah Keved en quête de nouvelles
expériences.
Elle goûta une bouchée, et se vit aussitôt regretter les décisions qu’elle
prenait dans la vie.
Les yeux baignés de larmes, elle s’empara de la coupe d’eau qu’Adolin, à
son grand agacement, avait prise pour la lui tendre. Elle l’avala d’un trait,
sans effet notable. Elle s’essuya ensuite la langue avec une serviette – de la
façon la moins féminine possible, bien entendu.
— Je vous déteste, dit-elle en vidant ensuite son verre d’eau à lui.
Adolin gloussa.
— Ah ! s’exclama soudain Motif, qui jaillit du bol pour flotter dans les
airs. Vous parlez d’accouplement ! Je dois m’assurer que vous ne vous
accoupliez pas par accident, car l’accouplement est interdit par la société
humaine jusqu’à ce que vous ayez accompli certains rituels appropriés !
Oui, oui. Mmmm. Les coutumes imposent de se conformer à certains
schémas avant de copuler. J’ai étudié ce sujet !
— Oh, Père-des-tempêtes, commenta Shallan en se couvrant les yeux de
sa sage-main.
Quelques sprènes de honte apparurent même furtivement pour jeter un
coup d’œil avant de disparaître. Deux fois en une semaine.
— Très bien, vous deux, ordonna Motif. Pas d’accouplement. PAS
D’ACCOUPLEMENT.
Il bourdonna pour lui-même, comme satisfait, puis se laissa retomber sur
une assiette.
— Alors ça, c’était humiliant, déclara Shallan. Pourrions-nous parler par
exemple des livres que vous avez apportés ? Ou de théologie vorine
ancienne, ou de stratégies pour compter les grains de sable ? N’importe
quoi d’autre que ce qui vient de se passer ? S’il vous plaît ?
Adolin gloussa, puis s’empara d’un mince carnet qui se trouvait en haut
de la pile.
— May Aladar a envoyé des équipes questionner la famille et les amis de
Vedekar Perel. Ils ont découvert où il se trouvait avant sa mort, qui l’a vu en
dernier, et ont noté tout ce qui était suspect. J’ai pensé que nous pouvions
lire le compte rendu.
— Et le reste des livres ?
— Vous avez semblé perdue quand Père vous a interrogée sur la politique
makabakie, expliqua Adolin en se versant du vin, qui n’était que d’un jaune
doux. Donc j’ai demandé autour de moi, et il semblerait que certains des
ardents aient emporté toute leur bibliothèque ici. J’ai réussi à demander à un
ardent qu’il vous localise quelques livres que j’avais appréciés au sujet des
Makabakis.
— Des livres ? s’étonna Shallan. Vous ?
— Je ne passe pas tout mon temps à frapper des gens avec des épées,
Shallan, protesta Adolin. Jasnah et tante Navani se sont assurées que ma
jeunesse soit remplie d’interminables périodes passées à écouter des ardents
me donner des leçons de politique et de commerce. Une partie est restée
incrustée dans mon cerveau, à l’encontre de mes penchants naturels. Ces
trois livres sont les meilleurs que je me rappelle m’être fait lire, même si le
dernier est une version mise à jour. J’ai pensé que ça pourrait vous être
utile.
— C’est très attentionné de votre part, dit-elle. Vraiment, Adolin. Merci.
— J’ai pensé, vous savez, que si nous devions poursuivre avec les
fiançailles…
— Pourquoi ne le ferions-nous pas ? l’interrogea Shallan, soudain
paniquée.
— Je n’en sais rien. Vous êtes une Radieuse, Shallan. Une sorte d’entité
semi-divine mythologique. Et dire que depuis le début, je pensais que
c’était nous qui vous offrions un mariage avantageux. (Il se leva et se mit à
faire les cent pas.) Damnation. Je ne voulais pas le dire comme ça. Je suis
désolé. C’est simplement que… je m’inquiète constamment de faire rater
tout ça d’une manière ou d’une autre.
— C’est vous qui vous inquiétez de tout faire rater ? s’étonna Shallan,
éprouvant une chaleur intérieure qui n’était pas entièrement due au vin.
— Je ne suis pas très doué pour les relations, Shallan.
— Existe-t-il réellement des gens qui le soient ? Enfin, y a-t-il vraiment
quelqu’un, quelque part, qui réfléchisse aux relations et se dise « Vous
savez quoi, j’ai tout compris » ? Personnellement, je préfère penser que
nous sommes collectivement tous idiots sur ce point.
— C’est pire pour moi.
— Adolin, mon cher, le dernier homme pour lequel j’ai eu un intérêt
romantique était non seulement un ardent – qui avait interdiction de me
courtiser de toute manière – mais qui s’est aussi révélé être un assassin qui
cherchait simplement à obtenir mes faveurs pour approcher Jasnah. Je crois
que vous surestimez les capacités des autres à cet égard.
Il cessa de faire les cent pas.
— Un assassin.
— Je vous assure, insista Shallan. Il a failli me tuer avec une miche de
pain empoisonnée.
— Pas croyable. Il faut que vous me racontiez ça.
— Fort heureusement, je viens de le faire. Il s’appelait Kabsal, et il était
d’une telle gentillesse avec moi que je lui pardonnerais presque d’avoir
essayé de me tuer.
Adolin sourit.
— Eh bien, c’est agréable d’apprendre que la barre n’est pas très haute
pour moi – tout ce que j’ai à faire, c’est ne pas vous empoisonner. Cela dit,
vous ne devriez pas me parler de vos amoureux passés. Vous allez me
rendre jaloux.
— Pitié, lui lança Shallan en plongeant son pain dans un reste de curry
doux. (Sa langue ne s’était toujours pas remise.) Vous avez fréquenté à peu
près la moitié des camps de guerre.
— Pas tant que ça.
— Ah bon ? D’après ce que j’ai entendu dire, il faudrait que j’aille
jusqu’en Herdaz pour trouver une femme qui soit un bon parti et que vous
n’ayez pas tenté de séduire.
Elle lui tendit la main pour qu’il l’aide à se relever.
— Êtes-vous en train de vous moquer de mes défauts ?
— Au contraire, j’en fais les louanges, repartit-elle en se mettant debout
à côté de lui. Voyez-vous, mon très cher Adolin, si vous n’aviez pas gâché
toutes ces autres relations, vous ne seriez pas ici. Avec moi. (Elle
s’approcha de lui.) Par conséquent, vous êtes en réalité la personne la plus
douée qui soit en matière de relations. Vous n’avez gâché que les
mauvaises, voyez-vous.
Il se pencha. Son haleine sentait les épices, et son uniforme, l’amidon
propre et net qu’exigeait Dalinar. Ses lèvres touchèrent celles de Shallan,
qui sentit son cœur palpiter. Quelle chaleur.
— Pas d’accouplement !
Elle sursauta et s’arracha à ce baiser pour découvrir Motif flottant à côté
d’eux, faisant défiler très vite ses différentes formes.
Adolin éclata d’un rire sonore, et Shallan ne put s’empêcher de l’imiter
face au ridicule de la situation. Elle s’écarta de lui, mais sans lâcher sa
main.
— Ni vous ni moi n’allons gâcher tout ça, l’assura-t-elle en serrant sa
main. Quoique nous paraissions parfois faire de gros efforts en ce sens.
— Promis ? demanda-t-il.
— Promis. Maintenant, regardons un peu votre carnet pour voir ce qu’il
nous apprend sur notre meurtrier.
Dans ce récit, je ne cacherai rien. Je tâcherai de ne pas esquiver les sujets délicats,
et de ne pas me dépeindre sous un jour héroïque qui serait malhonnête.
— Extrait de Justicière, préface.

Kaladin, dans son uniforme trempé, avançait péniblement sous les pluies,
marchant de biais sur les rochers jusqu’à ce qu’il entraperçoive les
Néantifères à travers les arbres. De monstrueuses atrocités issues d’un passé
mythologique, ennemies de tout ce qui était juste et bon. Des destructeurs
qui avaient ravagé la civilisation à d’innombrables reprises.
Ils jouaient aux cartes.
Par les profondeurs de la Damnation, qu’est-ce que c’est que ça ? se
demanda-t-il. Les Néantifères avaient posté un garde unique, mais la
créature était simplement assise sur une souche, facile à éviter. Un leurre,
avait estimé Kaladin, supposant qu’il trouverait le véritable garde posté en
haut d’un arbre.
S’il y avait toutefois un garde caché, Kaladin n’était pas parvenu à le
repérer – et le garde l’avait manqué lui aussi. La faible lumière l’aidait, car
elle lui permit de s’installer entre des buissons juste au bord du camp des
Néantifères. Entre les arbres, ils avaient étendu des bâches, qui fuyaient
atrocement. À un emplacement, ils avaient installé une tente digne de ce
nom, entièrement fermée – et il ne voyait pas ce qui se trouvait à l’intérieur.
Faute d’abris suffisants, beaucoup d’entre eux restaient assis sous la
pluie. Kaladin passa quelques minutes abominables à s’attendre à être
repéré. Il suffisait qu’ils s’aperçoivent que ces buissons avaient rentré leurs
feuilles à son contact.
Fort heureusement, personne ne faisait attention. Les feuilles ressortirent
timidement et le cachèrent. Syl atterrit sur son bras, mains sur les hanches
tandis qu’elle observait les Néantifères. L’un d’entre eux avait un jeu de
cartes herdaziennes en bois, et il était assis au bord du camp – juste en face
de Kaladin – où il utilisait une surface de pierre plate comme une table. Une
créature de sexe féminin était assise en face de lui.
Ils paraissaient différents de ce qu’il attendait. Pour commencer, la teinte
de leur peau – de nombreux parshes, ici, en Alethkar, avaient la peau
marbrée de rouge et de blanc, plutôt que de rouge intense sur noir comme
Rlain du Pont Quatre. Ils n’arboraient pas la forme de guerre, mais ils
n’avaient pas davantage une forme effroyable et puissante. Bien qu’ils
soient massifs et courtauds, la seule carapace qu’ils possédaient courait le
long de leurs avant-bras et saillait au niveau des tempes, ce qui leur laissait
une chevelure intégrale.
Ils portaient encore leur blouse simple d’esclaves, attachée à la taille à
l’aide d’une ficelle. Pas d’yeux rouges. Mais peut-être changeaient-ils,
comme le faisaient ses propres yeux ?
Celui qui était de sexe masculin – qui se distinguait par une barbe d’un
roux sombre, dont chaque poil était d’une épaisseur anormale – posa enfin
une carte sur la pierre à côté de plusieurs autres.
— Est-ce que tu peux faire ça ? demanda celle qui était de sexe féminin.
— Je crois que oui.
— Tu disais que les écuyers ne pouvaient rien prendre.
— Sauf si une autre de mes cartes touche la tienne, affirma celui de sexe
masculin, qui se gratta la barbe. Enfin je crois ?
Kaladin éprouva un grand froid, comme si l’eau de pluie traversait sa
peau, pénétrait jusque dans son sang et se répandait en lui. Ils parlaient
comme des Aléthis. Sans la moindre trace d’accent. Avec les yeux fermés,
il ne serait pas parvenu à distinguer ces voix de celles des villageois
sombres-iris ordinaires de Pierre-d’Âtre, en dehors du fait que celle de sexe
féminin avait la voix plus grave que la plupart des femmes humaines.
— Donc…, reprit-elle. Tu es en train de me dire que tu ne sais pas
comment jouer à ce jeu, en fin de compte.
Celui qui était de sexe masculin entreprit de ramasser les cartes.
— Je devrais savoir, Khen. Combien de fois les ai-je regardés jouer ?
Planté là avec mon plateau de boissons ? Je devrais être un expert à ce jeu,
non ?
— Il semblerait que non.
La femme se leva et se dirigea vers un autre groupe qui tentait de faire du
feu sous une bâche, sans grand succès. Il fallait une chance toute
particulière pour réussir à faire naître des flammes en extérieur pendant la
saison des pleurs. Kaladin, comme la plupart des militaires, avait appris à
vivre avec l’humidité constante.
Ils avaient les sacs de céréales volés – Kaladin les voyait entassés sous
l’une des bâches. Les céréales avaient gonflé, fendant ainsi plusieurs des
sacs. Plusieurs parshes étaient en train de manger des poignées détrempées,
puisqu’ils n’avaient pas de bols.
Kaladin aurait préféré ne pas sentir immédiatement le goût de cette atroce
pitance dans sa propre bouche. On lui avait trop souvent servi du talieu
bouilli non épicé. Il y avait souvent vu une bénédiction.
L’homme qui avait parlé restait assis sur son rocher, tenant devant lui une
carte en bois. Il s’agissait d’un jeu laqué, destiné à durer. Kaladin en avait
parfois vu de semblables dans l’armée. Les hommes économisaient pendant
des mois pour se procurer un jeu comme celui-là, qui ne se déformerait pas
sous la pluie.
Le parshe semblait tellement triste et solitaire, à regarder fixement sa
carte, les épaules affaissées.
— Nous nous trompions, chuchota Kaladin à Syl. Nous nous trompions,
mais à un point…
Où étaient les destructeurs ? Qu’était-il arrivé aux bêtes aux yeux rouges
qui avaient tenté de terrasser l’armée de Dalinar ? Les figures effroyables et
obsédantes que le Pont Quatre lui avait décrites ?
Nous pensions comprendre ce qui allait se produire, songea-t-il. J’en
étais tellement sûr…
— Alarme ! cria soudain une voix stridente. Alarme ! Espèce de crétins !
Quelque chose traversa l’air à toute allure, un ruban jaune brillant, un
trait de lumière dans les ombres de l’après-midi.
— Il est ici, ajouta la voix stridente. On vous surveille ! Sous ces
arbustes !
Kaladin surgit des broussailles, prêt à aspirer de la Fulgiflamme et à s’en
aller. Bien que les réserves des villes en sphères s’épuisent de nouveau, il
lui en restait un peu.
Les parshes saisirent leurs gourdins faits de branches ou de manches de
balais. Ils se rassemblèrent et brandirent leurs bâtons comme des villageois
effrayés, sans posture ni maîtrise.
Kaladin hésita. Je pourrais tous les vaincre même sans Fulgiflamme. Il
avait vu des hommes tenir ce genre d’armes à bien des reprises. Tout
récemment, il en avait vu dans les gouffres où il formait les hommes de
pont.
Ce n’étaient pas là des guerriers.
Syl voleta vers lui, prête à se transformer en Lame.
— Non, lui chuchota Kaladin. (Puis il tendit les mains sur les côtés et
haussa la voix.) Je me rends !
Je n’exprimerai que la vérité franche, et même brutale. Vous devez savoir ce que
j’ai fait, et ce que ces actes m’ont coûté.
— Extrait de Justicière, préface.

— L e corps du clarissime Perel a été découvert dans la même zone que


celui de Sadeas, déclara Shallan, qui faisait les cent pas dans sa chambre
tout en parcourant les pages du compte rendu. Il ne peut pas s’agir d’une
coïncidence. Cette tour est beaucoup trop grande. Donc nous savons où
rôde le meurtrier.
— Oui, sans doute, concéda Adolin. (Il se prélassait adossé au mur,
manteau déboutonné, tout en jetant dans les airs une petite balle de cuir
remplie de graines séchées avant de la rattraper.) Simplement, je pense que
les meurtres peuvent être l’œuvre de personnes différentes.
— C’est exactement le même mode opératoire, protesta Shallan. Et les
corps ont été trouvés dans la même position.
— Rien d’autre ne les relie entre eux, insista Adolin. Sadeas était une
ordure, détesté par beaucoup de gens, et généralement accompagné par des
gardes. Perel était tranquille, apprécié et connu pour ses prouesses
administratives. Il était moins un soldat qu’un administrateur.
Le soleil s’était pleinement couché à présent, et ils avaient disposé des
sphères sur le sol pour s’éclairer. Un serviteur avait emporté les restes de
leur repas, et Motif bourdonnait gaiement sur le mur près de la tête
d’Adolin. Ce dernier lui lançait parfois des coups d’œil, l’air mal à l’aise, ce
qu’elle comprenait parfaitement. Elle avait fini par s’habituer à Motif, mais
ses lignes étaient très étranges.
Attends un peu qu’Adolin voie un Cryptique sous sa forme de Shadesmar,
songea-t-elle, avec un corps entier mais des formes changeantes à la place
de la tête.
Adolin lança la petite balle cousue dans les airs et la rattrapa de sa main
droite – celle que Renarin, à sa grande stupéfaction, avait guérie. Shallan
n’était pas la seule à s’entraîner avec ses pouvoirs. Elle était
particulièrement contente de savoir que quelqu’un d’autre possédait une
Lame d’Éclat à présent. Quand les tempêtes majeures reviendraient, et
qu’ils commenceraient à se servir des Portes du Pacte pour de bon, elle
aurait de l’aide.
— Ces comptes rendus, reprit Shallan en tapotant le carnet contre sa
main, sont à la fois informatifs et inutiles. Rien ne relie Perel et Sadeas en
dehors du fait qu’ils aient été pâles-iris tous les deux – et qu’on les ait
trouvés dans la même partie de la tour. C’est peut-être simplement le hasard
qui a guidé le tueur dans le choix de ses victimes.
— Vous êtes en train de dire que quelqu’un a tué un haut-prince par
simple accident ? lança Adolin. Comme pour… un meurtre dans une ruelle
sombre derrière un pub ?
— Peut-être. Le clarissime Aladar suggère ici que votre père a établi des
règles au sujet des personnes qui se déplacent seules dans les parties vides
de la tour.
— Je continue à penser qu’il peut s’agir de deux meurtriers, reprit
Adolin. Vous savez… par exemple, si quelqu’un avait vu Sadeas mort et
s’était dit qu’il pouvait en profiter pour tuer quelqu’un sans se faire prendre,
en faisant accuser la première personne.
Oh, Adolin, songea Shallan. Il avait établi une théorie qui lui plaisait et
refuserait de lâcher prise. Une erreur classique contre laquelle les livres de
sciences de Shallan la mettaient en garde.
Adolin avait cependant raison sur un point : le meurtre d’un haut-prince
ne risquait pas d’être dû au simple hasard. Il n’y avait aucune trace
indiquant que la Lame d’Éclat de Sadeas, Justicière, soit utilisée par
quiconque, ni même de rumeurs à ce sujet.
Peut-être la seconde mort est-elle une sorte de leurre ? se demanda
Shallan en parcourant de nouveau le compte rendu. Une tentative visant à
donner l’impression qu’on attaquait au hasard ? Non, c’était trop
alambiqué – et elle n’avait pas plus de preuves allant dans ce sens
qu’Adolin n’en avait pour sa propre théorie.
Voilà qui la laissait songeuse. Peut-être que tout le monde prêtait
attention à ces deux meurtres parce qu’ils concernaient des pâles-iris
importants. Se pouvait-il qu’il y en ait eu qu’ils n’avaient pas remarqués
parce qu’ils touchaient des individus moins éminents ? Si l’on avait
découvert un mendiant dans cette ruelle derrière un pub qu’imaginait
Adolin, quiconque s’en serait-il soucié – même s’il avait été poignardé en
plein dans l’œil ?
Il faut que je sorte me mêler à eux pour voir ce que je peux découvrir.
Elle ouvrit la bouche pour lui dire qu’il valait sans doute mieux qu’elle aille
se coucher, mais il se levait déjà en s’étirant.
— Je crois que nous avons fait ce que nous pouvons avec ça, déclara-t-il
en désignant le rapport. Du moins pour ce soir.
— Oui, acquiesça Shallan en feignant un bâillement. Sans doute.
— Donc…, reprit Adolin avant d’inspirer profondément. Il y a… autre
chose.
Shallan fronça les sourcils. Autre chose ? Pourquoi avait-il soudain l’air
de s’apprêter à faire quelque chose de difficile ?
Il va rompre nos fiançailles ! songea une partie de son esprit, mais elle
bondit sur cette émotion et la repoussa derrière les rideaux, à sa juste place.
— Bon, ce n’est pas facile, commença Adolin. Je ne veux pas vous
offenser, Shallan. Mais… vous savez, quand je vous ai poussée à manger
cette nourriture d’homme ?
— Hum… oui. Si j’utilise un langage piquant dans les jours qui viennent,
ce sera votre faute.
— Shallan, il y a quelque chose de semblable dont nous devons parler.
Quelque chose à votre sujet que nous ne pouvons pas nous contenter
d’ignorer.
— Je…
J’ai tué mes parents. J’ai poignardé ma mère en pleine poitrine et j’ai
étranglé mon père tout en chantant pour lui.
— Vous possédez, poursuivit Adolin, une Lame d’Éclat.
Je ne voulais pas la tuer. Mais j’étais obligée. J’étais obligée.
Adolin la prit par les épaules et elle sursauta et se concentra sur lui. Il…
souriait ?
— Vous avez une Lame d’Éclat, Shallan ! Une nouvelle. C’est
incroyable. J’ai rêvé pendant des années de gagner ma Lame ! Tant
d’hommes passent leur vie avec ce même rêve sans jamais le voir réalisé. Et
voilà que vous en avez une !
— Et c’est une bonne chose, non ? demanda-t-elle tandis qu’il la serrait
dans ses bras, les bras collés contre son corps.
— Évidemment ! s’exclama Adolin en la relâchant. Mais, enfin, vous
êtes une femme.
— Est-ce le maquillage qui vous a mis sur la voie, ou la robe ? Ah non,
c’étaient mes seins, n’est-ce pas ? Ils nous trahissent toujours.
— Shallan, je suis sérieux.
— Je sais, répondit-elle en s’obligeant à se calmer. Oui, Adolin, Motif
peut se transformer en Lame d’Éclat. Je ne vois pas quel rapport ça a avec
quoi que ce soit. Je ne peux pas la céder… Père-des-tempêtes. Vous voulez
m’apprendre à m’en servir, c’est ça ?
Il sourit.
— Vous disiez que Jasnah aussi était une Radieuse. Des femmes qui
acquièrent des Lames d’Éclat. C’est étrange, mais ce n’est pas comme si
nous pouvions l’ignorer. Et la Cuirasse ? En cachez-vous une quelque part,
là encore ?
— Pas que je sache, affirma-t-elle. (Son cœur battait à toute allure, sa
peau était envahie d’un grand froid, ses muscles étaient crispés. Elle luttait
contre cette sensation.) J’ignore d’où viennent les Cuirasses.
— Je sais que ce n’est pas féminin, mais qu’importe ? Vous avez une
épée ; vous devriez apprendre à vous en servir, et que la Damnation
emporte les convenances. Voilà, je l’ai dit. (Il inspira profondément.) Je
veux dire, le porte-pont peut en avoir une, et c’est un sombre-iris. Enfin,
c’était. Bref, cette situation n’est pas si différente.
Merci, songea Shallan, de placer toutes les femmes au même niveau que
les paysans. Mais elle tint sa langue. C’était de toute évidence un moment
important pour Adolin, et il essayait bel et bien de se montrer large d’esprit.
Cela dit… penser à ses actes passés la faisait déjà souffrir. Manier l’arme
serait pire. Nettement pire.
Elle avait envie de se cacher. Mais elle ne pouvait pas. Cette vérité
refusait de quitter son esprit. Pouvait-elle le lui expliquer ?
— Donc, vous avez raison, mais…
— Formidable ! s’exclama Adolin. Formidable. J’ai apporté les
protections à placer sur les Lames pour éviter que nous nous blessions. Je
les ai entreposées dans la guérite. Je vais aller les chercher.
L’instant d’après, il avait franchi la porte. Shallan resta plantée là avec la
main tendue vers lui, tandis que ses objections mouraient sur ses lèvres.
Elle referma les doigts et ramena la main vers sa poitrine, le cœur battant la
chamade.
— Mmmm, intervint Motif. C’est bien. Il faut que ce soit fait.
Shallan traversa précipitamment la pièce en direction du petit miroir
qu’elle avait accroché au mur. Elle s’y observa, yeux écarquillés, cheveux
dans un désordre total. Elle avait commencé à respirer par halètements
rapides et saccadés.
— Je ne peux pas…, commença-t-elle. Je ne peux pas être cette
personne-là, Motif. Je ne peux pas manier l’épée. Jouer la vaillante
chevaleresse en armure dans une tour, qui se comporte comme si tout le
monde devait la suivre.
Motif bourdonna tout bas sur une intonation qu’elle avait appris à
identifier comme la confusion. La perplexité d’une espèce s’efforçant de
comprendre l’esprit d’une autre.
La sueur coulait le long du visage de Shallan, à côté de son œil, tandis
qu’elle s’étudiait. Que s’attendait-elle à voir ? L’idée de craquer devant
Adolin accentuait sa tension. Tous ses muscles se crispèrent, et les coins de
son champ de vision commencèrent à s’assombrir. Elle n’y voyait plus que
devant elle, et elle avait envie de courir, d’aller quelque part. De partir.
Non. Non, contente-toi d’être quelqu’un d’autre.
Les mains tremblantes, elle se précipita vers son carnet de croquis. Elle
arracha des pages et les jeta en l’air pour en atteindre une vide, puis
s’empara de son crayon de charbon.
Motif s’approcha d’elle sous la forme d’une boule flottante de lignes
mouvantes, bourdonnant d’inquiétude.
— Shallan ? S’il te plaît. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je peux me cacher, songea-t-elle en dessinant à une allure paniquée.
Shallan peut s’enfuir et laisser quelqu’un d’autre à sa place.
— C’est parce que tu me détestes, dit Motif tout bas. Je peux mourir,
Shallan. Je peux partir. Ils en enverront un autre pour se lier à toi.
Une plainte aiguë s’éleva dans la pièce, que Shallan n’identifia pas
immédiatement comme issue de sa propre gorge. Les mots de Motif lui
faisaient l’effet de coups de couteau dans le flanc. Non, s’il te plaît.
Contente-toi de dessiner.
Voile. Voile serait douée pour tenir une épée. Elle n’avait pas l’âme
brisée comme Shallan, et n’avait pas tué ses parents. Elle serait capable de
faire ça.
Non. Non, que ferait Adolin s’il revenait pour trouver une femme
entièrement différente dans la pièce ? Il ne devait pas découvrir l’existence
de Voile. Les lignes que traçait Shallan, grossières et irrégulières à cause
des tremblements de son crayon, prirent rapidement la forme de son propre
visage. Mais avec les cheveux coiffés en chignon. Une femme posée, moins
frivole que Shallan, moins volontairement idiote.
Une femme qui n’avait pas mené une vie protégée. Une femme assez
dure, assez forte, pour manier cette épée. Une femme comme… comme
Jasnah.
Oui, le sourire subtil de Jasnah, son sang-froid et son assurance. Shallan
dessina son propre visage avec ces idéaux en tête pour en créer une version
plus dure. Pouvait-elle… pouvait-elle être cette femme-là ?
Il le faut, se dit-elle en inspirant de la Fulgiflamme dans sa sacoche,
avant de l’exhaler tout autour d’elle dans un nuage. Elle se leva alors même
que les changements trouvaient prise. Les battements de son cœur
ralentirent, et elle essuya la sueur de son front, puis défit calmement la
manche de sa sage-main, jeta sur le côté cette stupide bourse en plus qu’elle
avait attachée autour de sa main et retroussa la manche pour exposer ses
doigts toujours gantés.
Ça ferait l’affaire. Adolin ne pouvait tout de même pas s’attendre à ce
qu’elle enfile une tenue de duel. Elle attacha ses cheveux en chignon et les
fixa grâce à des épingles tirées de sa sacoche.
Quand Adolin rentra dans la pièce un instant plus tard, il trouva une
femme calme et posée qui n’était pas tout à fait Shallan Davar. Elle
s’appelle la Clarissime Radieuse, se dit-elle. Elle ne répondra qu’à ce titre.
Adolin portait deux morceaux de métal longs et effilés qui pouvaient
curieusement se fondre à l’avant des Lames d’Éclat et les rendre moins
dangereuses lorsqu’on s’en servait pour s’entraîner. Radieuse les inspecta
d’un œil critique, puis tendit la main sur le côté pour invoquer Motif. La
Lame se forma – une arme longue et fine presque aussi grande qu’elle.
— Motif, expliqua-t-elle, peut moduler sa forme, et va émousser son
tranchant pour qu’il ne présente plus aucun danger. Je n’aurai pas besoin
d’un engin aussi encombrant.
En effet, le tranchant de Motif se mit à onduler pour devenir plus
émoussé.
— Nom des foudres, comme c’est pratique. Cela dit, je vais tout de
même en avoir besoin.
Adolin invoqua sa propre Lame, un processus qui lui prit dix battements
de cœur – pendant lesquels il tourna la tête pour la regarder.
Shallan baissa les yeux et s’aperçut qu’elle avait accentué sa poitrine
dans ce déguisement. Pas pour lui, bien entendu. Elle s’était juste efforcée
de ressembler davantage à Jasnah.
L’épée d’Adolin apparut enfin, avec une lame plus épaisse que la sienne,
sinueuse le long du tranchant, et de délicates arêtes cristallines le long du
dos. Il plaça l’une des protections sur le tranchant de l’épée.
Radieuse avança un pied, levant bien haut sa Lame à deux mains à côté
de sa tête.
— Hé, commenta Adolin, ce n’est pas mal.
— Shallan a passé beaucoup de temps à vous dessiner tous.
Adolin hocha la tête, pensif. Il s’approcha d’elle et tendit vers elle un
pouce et deux doigts. Elle crut qu’il allait ajuster sa prise, au lieu de quoi il
appuya les doigts contre sa clavicule et appuya légèrement.
Radieuse recula en titubant et faillit trébucher.
— Une posture, expliqua Adolin, va au-delà du simple fait d’avoir fière
allure sur un champ de bataille. C’est une question de placement des pieds,
de centre de gravité, de maîtrise du combat.
— Noté. Donc, comment puis-je l’améliorer ?
— J’essaie d’en décider. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai
travaillé auparavant maniaient l’épée depuis leur enfance. Je me demande
comment Zahel aurait modifié mon entraînement si je n’avais même jamais
tenu une arme.
— D’après ce que j’ai entendu dire à son sujet, répondit Radieuse, tout
dépendra du fait qu’il y ait ou non des toits bien placés à proximité d’où on
puisse sauter.
— C’était la formation qu’il donnait pour la Cuirasse, précisa Adolin.
Mais il s’agit ici de la Lame. Devrais-je plutôt vous apprendre à vous battre
en duel ? Ou à combattre au sein d’une armée ?
— Je choisirai, répliqua Radieuse, d’apprendre à éviter de trancher toute
une partie de mon propre corps, clarissime Kholin.
— Clarissime Kholin ?
Ah oui. Trop formel. C’était ainsi que Radieuse se comporterait, bien
entendu – mais elle pouvait se permettre une certaine familiarité. Jasnah le
faisait.
— Je m’efforçais simplement, expliqua-t-elle, de témoigner du respect dû
à un maître par son humble élève.
Adolin gloussa.
— Pitié. Nous n’avons pas besoin de ça. Mais voyons un peu ce que nous
pouvons faire pour cette posture…
Au cours de l’heure qui suivit, Adolin positionna les mains, les pieds et
les bras de Shallan une douzaine de fois. Il choisit pour elle une posture
basique qu’elle pourrait ensuite adapter en plusieurs des postures formelles
– par exemple la Posture du Vent, dont Adolin affirmait qu’elle ne reposait
pas tant sur la force ou l’allonge que sur l’adresse et la mobilité.
Elle ne savait pas précisément pourquoi il avait pris la peine d’aller
chercher les protections pour les épées, car ils n’échangèrent pas de coups.
En plus de rectifier sa posture dix mille fois, il lui parla de l’art du duel.
Comment traiter sa Lame d’Éclat, comment considérer un adversaire,
comment témoigner du respect aux institutions et aux traditions du duel lui-
même.
Une partie de tout ça était très pragmatique. Les Lames d’Éclat étaient
des armes dangereuses, ce qui expliquait les démonstrations sur la façon de
tenir la sienne, de marcher avec elle, de prendre soin de ne pas entailler les
gens ou les choses lorsqu’on se retournait sans prendre garde.
D’autres parties de son monologue étaient plus… mystiques.
— La Lame est une partie de vous, déclara Adolin. Elle est davantage
que votre outil, elle est votre vie. Respectez-la. Elle ne vous décevra pas –
si vous êtes vaincue, ce sera parce que vous avez déçu l’épée.
Radieuse affectait une pose qui lui paraissait très raide, tenant la Lame à
deux mains devant elle. Elle n’avait raclé le plafond avec Motif qu’à deux
ou trois reprises ; fort heureusement, la plupart des pièces d’Urithiru étaient
hautes de plafond.
Adolin lui fit signe d’effectuer un coup simple, comme ils s’y étaient
entraînés. Radieuse leva les deux bras, inclinant l’épée, puis avança d’un
pas tout en l’abattant. L’angle du mouvement tout entier ne devait pas
dépasser les quatre-vingt-dix degrés – à peine un coup.
Adolin sourit.
— Vous commencez à saisir. Encore quelques milliers de tentatives
similaires et ça commencera à vous paraître naturel. En revanche, nous
allons devoir travailler votre souffle.
— Mon souffle ?
Il hocha distraitement la tête.
— Adolin, répliqua Radieuse, je vous assure que j’ai passé ma vie entière
– sans exception – à respirer.
— Oui, répondit-il. C’est pour ça que vous allez devoir désapprendre.
— La façon dont je me tiens, dont je pense, dont je respire. J’ai du mal à
distinguer ce qui est vraiment pertinent, et ce qui fait partie de la sous-
culture et de la superstition des bretteurs.
— Tout est pertinent.
— Manger du poulet avant un combat ?
Adolin sourit.
— Eh bien, peut-être certains détails sont-ils des excentricités
personnelles. Mais les épées font bel et bien partie de nous.
— Je sais que la mienne fait partie de moi, affirma Radieuse, qui posa la
Lame à côté d’elle et y appuya sa sage-main gantée. Je me suis liée avec
elle. Je soupçonne que c’est là l’origine de la tradition parmi les Porte-
Éclat.
— Quelle intellectuelle, commenta Adolin en secouant la tête. Vous
devez le ressentir, Shallan. Le vivre.
Ça n’aurait pas été une tâche difficile pour Shallan. Radieuse, en
revanche, préférait ne pas ressentir de choses auxquelles elle n’ait pas
réfléchi en profondeur auparavant.
— Avez-vous songé, dit-elle, que votre Lame d’Éclat était autrefois un
sprène vivant, manié par l’un des Chevaliers Radieux ? Est-ce que ça ne
change pas le regard que vous portez sur elle ?
Adolin lança un coup d’œil vers sa Lame, qu’il avait gardée invoquée, à
l’abri de son fourreau, posée en travers des couvertures de Shallan.
— Je l’ai toujours plus ou moins su. Pas qu’elle était vivante ; c’est idiot,
les épées ne le sont pas. Je veux dire… j’ai toujours su qu’il y avait chez
elles quelque chose de particulier. C’est lié au fait d’être duelliste, je crois.
Nous le savons tous.
Elle abandonna le sujet. Les bretteurs, dans son expérience, étaient
superstitieux. Comme les marins. Comme… eh bien, pratiquement tout le
monde excepté les érudites comme Radieuse et Jasnah. C’était très curieux
pour elle de constater à quel point le discours d’Adolin sur les Lames et le
duel lui rappelaient la religion.
Comme c’était étrange que les Aléthis traitent souvent leur véritable
religion avec une telle désinvolture. À Jah Keved, Shallan avait passé des
heures à peindre de très longs passages des Arguments. On prononçait les
mots à haute voix, encore et encore, pour les mémoriser à genoux ou
prosterné, avant de brûler enfin le papier. Les Aléthis préféraient au
contraire laisser les ardents s’occuper du Tout-Puissant, comme s’il était
une sorte d’invité agaçant qu’on pouvait distraire en envoyant des serviteurs
lui offrir un thé particulièrement savoureux.
Adolin la laissa pratiquer plusieurs autres coups, percevant peut-être
qu’elle commençait à se lasser de voir sa posture constamment rectifiée.
Alors qu’elle frappait, il saisit sa propre Lame et vint se placer à côté d’elle
pour lui montrer en personne la posture et les coups.
Au bout d’un bref laps de temps, elle renvoya sa Lame, puis prit son
carnet de croquis. Elle tourna rapidement la page comportant le portrait de
Radieuse, et se mit à dessiner Adolin dans sa posture. Elle fut obligée de
laisser un peu de Radieuse s’échapper.
— Non, restez là, lui ordonna Shallan en le désignant de son crayon de
charbon. Oui, comme ça.
Elle dessina la posture, puis hocha la tête.
— Maintenant, frappez, et conservez la dernière position.
Il s’exécuta. Il avait retiré sa veste et ne portait plus que chemise et
pantalon. Elle appréciait la façon dont cette chemise ajustée lui allait. Même
Radieuse ne pouvait que l’admirer. Elle n’était pas morte, simplement
pragmatique.
Shallan étudia les deux croquis, puis réinvoqua Motif et se mit en
position.
— Hé, joli, commenta Adolin tandis que Radieuse effectuait les quelques
coups suivants. Oui, vous avez compris.
Il vint à nouveau se placer à côté d’elle. L’attaque très simple qu’il lui
avait enseignée exigeait très peu de ses talents, mais il l’exécuta néanmoins
avec précision, puis sourit et se mit à parler des premières leçons qu’il avait
reçues de Zahel longtemps auparavant.
Ses yeux bleux pétillaient, et Shallan aimait voir cet éclat chez lui.
Presque pareil à la Fulgiflamme. Elle connaissait cette passion – elle avait
ressenti ce que c’était d’être électrisé, consumé si pleinement par quelque
chose que vous vous perdiez dans sa splendeur. Pour elle, c’était l’art mais
en le regardant, elle comprit qu’ils n’étaient pas si différents.
Partager ces moments avec lui et absorber son exaltation avait quelque
chose d’unique. D’intime. Plus encore que leur proximité d’un peu plus tôt
ce soir-là. Elle s’autorisa à être Shallan à certains de ces moments mais,
chaque fois que la douleur de tenir l’épée commençait à poindre – chaque
fois qu’elle avait vraiment conscience de ce qu’elle était en train de faire –,
elle pouvait devenir Radieuse pour l’éviter.
N’ayant aucune envie de voir ce moment prendre fin, elle le laissa donc
s’étirer jusque tard dans la soirée, bien au-delà du stade où elle aurait dû
demander à s’arrêter. Enfin, Shallan fit ses adieux fatigués et en nage à
Adolin et le regarda s’éloigner le long du couloir bordé de strates, d’un pas
souple, une lampe à la main, tenant les protège-Lames sur ses épaules.
Shallan allait devoir attendre un autre soir pour visiter les tavernes en
quête de réponses. Elle regagna sa chambre – étrangement satisfaite, bien
que le monde soit peut-être en train de toucher à sa fin. Cette nuit-là, pour
une fois, elle dormit en paix.
Car c’est là que réside la leçon.
— Extrait de Justicière, préface.

Une légende reposait sur la plaque de pierre devant Dalinar. Une arme
surgie des brumes anciennes du temps, et censée avoir été forgée au cours
des jours obscurs par la main de Dieu en personne. La Lame de l’Assassin
en Blanc, conquise par Kaladin Béni-des-foudres lors de leur affrontement
au-dessus de la tempête.
Un examen superficiel ne permettait pas de la distinguer d’une Lame
d’Éclat ordinaire. Elle était élégante, relativement petite (dans le sens où
elle mesurait à peine un mètre cinquante de long), fine et recourbée comme
une défense. Elle ne possédait de motifs qu’à la base de la lame, près de la
poignée.
Il l’avait éclairée avec quatre brômes de diamant, placés aux coins de la
plaque tel un autel. Cette petite pièce ne possédait ni strates, ni tableaux aux
murs, si bien que la Fulgiflamme n’éclairait que lui et cette Lame étrangère.
Elle possédait cependant bien une singularité.
Il n’y avait pas de gemme.
C’étaient les gemmes qui permettaient aux hommes de se lier avec les
Lames d’Éclat. Souvent fixées au pommeau, mais parfois à l’emplacement
où la poignée rencontrait la lame, la gemme clignotait la première fois que
vous la touchiez, initiant ainsi le processus. Si vous gardiez la Lame avec
vous pendant une semaine, elle devenait à vous – et vous pouviez alors la
renvoyer et l’invoquer au rythme des battements de votre cœur.
Cette Lame-ci était vierge. Dalinar tendit la main d’un geste hésitant et
posa les doigts sur le métal argenté. Elle était chaude au toucher, comme
une créature vivante.
— Elle ne hurle pas quand je la touche, observa-t-il.
Les Chevaliers, expliqua le Père-des-tempêtes dans sa tête, ont rompu
leurs serments. Ils ont renoncé à tout ce qu’ils avaient juré et, ce faisant,
tué leurs sprènes. Les autres Lames sont les cadavres de ces sprènes, et
c’est pour cette raison qu’ils hurlent quand vous les touchez. Cette arme-ci,
en revanche, a été créée directement à partir de l’âme d’Honneur, puis
remise aux Hérauts. Elle est également la marque d’un serment, mais d’un
type différent – et elle ne possède pas assez d’esprit pour crier par elle-
même.
— Et la Cuirasse d’Éclat ?
Elles sont liées, mais différentes, gronda le Père-des-tempêtes. Vous
n’avez pas prononcé les serments requis pour en savoir plus.
— Vous ne pouvez pas rompre les serments, reprit Dalinar, dont les
doigts reposaient toujours sur la Lame d’Honneur. N’est-ce pas ?
Je ne le puis pas.
— Et cette créature que nous affrontons ? Abjection, l’origine des
Néantifères et de leurs sprènes. Peut-il rompre les serments ?
Non, répondit le Père-des-tempêtes. Il est bien plus grand que moi, mais
le pouvoir de l’ancien Adonalsium l’imprègne. Et le contrôle. Abjection est
une force pareille à la pression, à la gravitation ou au mouvement du temps.
Ces choses-là ne peuvent pas enfreindre leurs propres règles. Il ne le peut
pas davantage.
Dalinar tapota la Lame. Un fragment de l’âme d’Honneur lui-même,
cristallisé sous forme métallique. D’une certaine façon, la mort de leur dieu
leur donnait espoir – car, si Honneur était tombé, sans doute Abjection le
pouvait-il aussi.
Dans les visions, Honneur avait confié une tâche à Dalinar. Contrariez
Abjection, persuadez-le qu’il peut perdre, et désignez un champion. Il
préférera ce risque à celui d’être à nouveau vaincu, comme il l’a si souvent
été. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.
— J’ai vu que l’ennemi préparait un champion, reprit Dalinar. Une
sombre créature aux yeux rouges avec neuf ombres. Est-ce que la
suggestion d’Honneur fonctionnera ? Est-ce que je peux pousser Abjection
à accepter un combat décisif entre ce champion et moi ?
Évidemment que la suggestion d’Honneur fonctionnera, répliqua le Père-
des-tempêtes. Il l’a prononcée.
— La question que je me pose, poursuivit Dalinar, c’est pourquoi est-ce
que ça fonctionnerait ? Pourquoi cet Abjection accepterait-il jamais un duel
de champions ? Ça semble un sujet trop grave pour tout miser sur quelque
chose d’aussi petit et inférieur que les prouesses et la volonté des hommes.
Votre ennemi n’est pas un homme comme vous, répliqua le Père-des-
tempêtes d’une voix grondante, songeuse – et même… effrayée. Il ne
vieillit pas. Il ressent. Il est en colère. Mais ça ne change jamais, et sa rage
ne faiblit pas. Les époques peuvent se succéder, mais lui restera le même.
Un combat direct fera peut-être émerger des forces capables de le
blesser, car il l’a déjà été par le passé. Ces cicatrices ne guérissent pas.
Choisir un champion, puis perdre, ne lui coûtera que du temps. Il en
dispose en abondance. Il n’acceptera, malgré tout, pas facilement, mais il
est possible qu’il le fasse bel et bien. Si le choix lui en est offert au bon
moment, de la même manière. Alors il sera contraint.
— Et nous gagnerons…
Du temps, précisa le Père-des-tempêtes. Qui n’est qu’une bagatelle à ses
yeux, mais la chose la plus précieuse dont un homme puisse disposer.
Dalinar fit glisser la Lame d’Honneur au bas de la dalle de pierre. Sur le
côté de la pièce, un puits était taillé dans le sol. Large de soixante
centimètres, c’était l’un des nombreux et étranges trous, couloirs et recoins
cachés qu’ils avaient découverts dans la cité-tour. Celui-ci faisait sans doute
partie d’un système d’égout ; à en juger par la rouille qui maculait les bords
du trou, il y avait eu ici autrefois un tuyau métallique reliant cette cavité de
pierre dans le sol à un autre dans le plafond.
L’une des principales inquiétudes de Navani était de comprendre
comment tout ça fonctionnait. Pour l’heure, ils s’étaient débrouillés en
utilisant des cloisons en bois pour transformer certaines grandes salles
communes équipées d’anciens bains en lieux d’aisance. Lorsqu’ils
disposeraient de davantage de Fulgiflamme, leurs Spiricantes pourraient se
charger des déchets, comme ils l’avaient fait dans les camps de guerre.
Navani trouvait ce système inélégant. Des lieux d’aisance collectifs avec
des files parfois longues donnaient une cité peu efficace, et elle affirmait
que ces tubes indiquaient l’existence d’un système étendu de canalisations
et de traitement des ordures. C’était exactement le genre de projet civique à
grande échelle qui la captivait – il n’avait jamais connu personne qui se
passionne autant pour les égouts que Navani Kholin.
Pour l’heure, ce tube était vide. Dalinar s’agenouilla et descendit l’épée
dans le trou, pour la glisser dans un fourreau de pierre qu’il avait taillé dans
le côté. Le bord supérieur du trou abritait des regards la poignée saillante ; il
fallait baisser la main et explorer la cavité à tâtons pour découvrir la Lame
d’Honneur.
Il se leva, puis rassembla ses sphères et quitta la pièce. Il détestait laisser
l’épée sur place, mais il ne voyait pas d’abri plus sûr. Ses appartements ne
lui semblaient pas encore sécurisés – il ne possédait pas de coffre-fort, et
une foule de gardes ne ferait qu’attirer l’attention. En dehors de Kaladin, de
Navani et du Père-des-tempêtes lui-même, personne ne savait même que
Dalinar la possédait. S’il masquait ses mouvements, il n’y avait
pratiquement aucun risque que la Lame soit découverte dans cette section
vide de la tour.
Qu’allez-vous faire avec elle ? demanda le Père-des-tempêtes lorsque
Dalinar entra dans les couloirs vides. C’est une arme sans pareille. Le
cadeau d’un dieu. Avec elle, vous pourriez être un Marchevent sans
serment. Et davantage. Au-delà de ce que les hommes peuvent comprendre.
Pratiquement semblable à un Héraut.
— Il est d’autant plus conseillé, répondit Dalinar, de réfléchir très
prudemment avant de s’en servir. Cela dit, je ne serais pas opposé à ce que
vous la gardiez à l’œil pour moi.
Le père-des-tempêtes éclata de rire. Vous croyez que je vois toutes
choses ?
— Je supposais plus ou moins… La carte que nous avons tracée…
Je vois ce qui est abandonné dehors pendant les tempêtes, et seulement
de manière indistincte. Je ne suis pas un dieu, Dalinar Kholin. Pas
davantage que votre ombre sur le mur n’est vous.
Dalinar atteignit l’escalier en colimaçon descendant, puis l’emprunta en
tenant un brôme pour s’éclairer. Si le capitaine Kaladin ne revenait pas
rapidement, la Lame d’Honneur fournirait un autre moyen de disposer des
pouvoirs d’un Marchevent – un moyen d’atteindre Thaylenahville ou Azir à
toute vitesse. Ou de rejoindre l’équipe d’Elhokar à Kholinar. Le Père-des-
tempêtes avait également confirmé qu’elle permettait de faire fonctionner
les Portes du Pacte, ce qui pourrait se révéler pratique.
Dalinar atteignit des parties plus peuplées de la tour, qui débordaient
d’activité. Les assistants d’un cuisinier traînaient des produits depuis la
réserve située juste au-delà des portes, deux ou trois hommes peignaient des
lignes sur le sol pour aider les gens à s’orienter, des familles de soldats dans
un couloir particulièrement large, assis sur des caisses le long du mur,
regardaient les enfants faire rouler des sphères de bois le long d’une pente
en direction d’une pièce qui avait dû, elle aussi, servir aux bains.
La vie. C’était un bien étrange endroit où construire un foyer ; pourtant
c’était ce en quoi ils avaient transformé les Plaines Brisées si arides. Cette
tour ne serait pas si différente, à supposer qu’ils parviennent à poursuivre
les opérations de culture dans les Plaines Brisées. Et à supposer qu’ils
disposent d’assez de Fulgiflamme pour assurer le fonctionnement continu
de ces Portes du Pacte.
Il se distinguait des autres en tenant une sphère. Des gardes patrouillaient
avec des lanternes. Les cuisiniers travaillaient à la lueur des lampes à huile,
mais leurs réserves commençaient à décroître. Les femmes qui surveillaient
les enfants et reprisaient des chaussettes n’utilisaient que la lumière des
quelques fenêtres qui longeaient ce mur.
Dalinar passa devant ses appartements. Les gardes du jour, des lanciers
du Pont Treize, attendaient à l’extérieur. Il leur fit signe de le suivre.
— Tout va-t-il bien, clarissime ? demanda l’un d’eux, qui s’empressa de
le rejoindre.
Il parlait d’une voix lente, teintée d’un accent traînant – un accent
korone, des environs des monts de l’Ensoleilleur au centre d’Alethkar.
— Très bien, répondit Dalinar, laconique, s’efforçant de déterminer
l’heure.
Combien de temps avait-il passé à parler avec le Père-des-tempêtes ?
— Parfait, parfait, déclara le garde, qui tenait sa lance sur son épaule
d’une main légère. J’n’aurais pas aimé qu’y vous arrive kek’chose. Pendant
qu’vous étiez là-bas. Dans les couloirs. Alors que vous disiez qu’personne
ne d’vait s’balader seul.
Dalinar mesura l’homme du regard. Il était rasé de près, un peu pâle pour
un Aléthi, et avait des cheveux brun foncé. Dalinar avait la vague
impression que cet homme était apparu plusieurs fois parmi ses gardes au
cours de la dernière semaine. Il aimait faire rouler une sphère sur ses
jointures, d’une manière qui déconcentrait Dalinar.
— Votre nom ? s’enquit celui-ci tandis qu’ils marchaient.
— Rial, se présenta l’homme. Pont Treize.
Le soldat leva la main pour exécuter un salut précis, aussi soigneux que
ceux des meilleurs officiers, si ce n’est qu’il conservait la même expression
paresseuse.
— Eh bien, sergent Rial, je n’étais pas seul, précisa Dalinar. D’où vous
vient cette habitude de contester les officiers ?
— C’n’est pas une habitude si on ne l’fait qu’une seule fois, clarissime.
— Et vous ne l’avez fait qu’une seule fois ?
— À vous ?
— À quiconque.
— Eh bien, fit Rial, ces fois-là n’comptent pas, clarissime. J’suis un
homme nouveau. Né une deuxième fois dans les équipes des ponts.
Charmant.
— Eh bien, Rial, savez-vous quelle heure il est ? J’ai du mal à m’en
rendre compte dans ces foudres de couloirs.
— Vous pourriez utiliser l’espèce d’horloge que la clarissime Navani
vous a envoyée, mon général, suggéra Rial. Je crois qu’c’est à ça qu’elle
sert, vous savez.
Dalinar lui décocha un nouveau regard noir.
— Je n’vous questionnais pas, mon général, bafouilla Rial. Ce n’était pas
une question, voyez…
Dalinar se retourna enfin et se mit à remonter le couloir d’un pas raide en
direction de ses appartements. Où était ce colis que Navani lui avait donné ?
Il le trouva sur un bout de canapé, et en tira un brassard de cuir assez
semblable à celui que porterait un archer. Deux cadrans étaient intégrés à la
face extérieure. L’un des deux donnait l’heure avec trois aiguilles – et même
les secondes, comme si ça importait. L’autre était une montre à tempêtes,
que l’on pouvait régler de sorte qu’elle compte à rebours jusqu’à la
prochaine tempête majeure prévue.
Comment sont-ils parvenus à rendre tout ça si petit ? se demanda-t-il tout
en secouant l’appareil. Intégré dans le cuir, il était également muni d’un
fabrial antidouleur – un modèle muni d’une gemme qui l’apaiserait chez lui
s’il appuyait la main dessus. Navani travaillait sur différentes formes de
fabriaux antidouleur destinés aux chirurgiens, et avait parlé d’utiliser
Dalinar comme cobaye.
Il attacha l’appareil à son avant-bras, juste au-dessus du poignet. Il y
semblait très peu discret, entourant ainsi sa manche d’uniforme, mais c’était
un cadeau après tout. Dans tous les cas, il lui restait une heure jusqu’à sa
prochaine réunion prévue. Le moment était bien choisi pour s’exercer afin
de dépenser toute cette énergie nerveuse. Il réunit ses deux gardes, puis
descendit d’un niveau pour rejoindre l’une des plus grandes pièces près de
l’emplacement où il logeait ses soldats.
La pièce possédait des strates noir et gris sur les murs, et était remplie
d’hommes en train de s’entraîner. Ils portaient tous le bleu des Kholin, ne
serait-ce que sur un brassard. Pour l’instant, pâles-iris comme sombres-iris
s’entraînaient dans la même pièce, se livrant à des duels dans des arènes
équipées de tapis rembourrés.
Comme toujours, les bruits et les odeurs des duels réchauffèrent Dalinar.
Le parfum du cuir huilé était plus suave que celui de la cuisson du pain sans
levain. Le son des épées d’entraînement cognant l’une contre l’autre, plus
doux que celui des flûtes. Où qu’il se trouve, et quel que soit son rang, il
serait toujours chez lui dans un endroit comme celui-ci.
Il trouva les maîtres bretteurs réunis contre le mur du fond, assis sur des
coussins, en train de surveiller leurs étudiants. À une exception notable, ils
avaient tous la barbe carrée, le crâne rasé et une robe très simple, ouverte à
l’avant, qui s’attachait à la taille. Dalinar possédait des ardents qui étaient
experts dans toutes sortes de spécialités, et la tradition voulait que tout
homme ou femme puisse venir les trouver pour se faire enseigner un
nouveau talent ou métier. Les maîtres bretteurs, cependant, étaient sa fierté.
Cinq des six hommes se levèrent et s’inclinèrent devant lui. Dalinar se
tourna pour étudier de nouveau la pièce. L’odeur de la sueur, le fracas des
armes. C’étaient là des signes de préparation. Le monde était peut-être en
proie au chaos, mais Alethkar se tenait prêt.
Non, pas Alethkar, songea-t-il. Urithiru. Mon royaume. Nom des foudres,
qu’il allait être difficile de s’y habituer. Il serait toujours aléthi mais, une
fois la proclamation d’Elhokar rendue publique, Alethkar ne lui
appartiendrait plus. Il n’avait pas encore compris comment annoncer cette
nouvelle à ses armées. Il voulait laisser à Navani ainsi qu’à ses scribes le
temps d’établir les détails juridiques.
— Vous avez fait du beau travail ici, dit Dalinar à Kelerand, l’un des
maîtres bretteurs. Demandez à Ivis si elle peut envisager d’étendre la zone
d’entraînement aux pièces adjacentes. Je veux que vous gardiez les soldats
occupés. Je crains qu’ils s’impatientent et déclenchent plus de bagarres.
— Ce sera fait, clarissime, l’assura Kelerand en faisant la révérence.
— J’aimerais moi-même me battre en duel amical, déclara Dalinar.
— Je trouverai quelqu’un qui puisse convenir, clarissime.
— Et vous, Kelerand ? s’enquit Dalinar.
Le maître bretteur le battait deux fois sur trois et, bien que Dalinar ait
renoncé à l’illusion de pouvoir devenir un jour le meilleur bretteur des deux
(il était un soldat, pas un duelliste), il appréciait le défi.
— Je ferai, bien entendu, répondit Kelerand avec raideur, ce qu’ordonne
mon haut-prince. Cela dit, si on m’en laisse le choix, je préférerais décliner.
Avec tout le respect que je vous dois, je n’ai pas l’impression que je serais
un adversaire adéquat pour vous aujourd’hui.
Dalinar se tourna vers les autres maîtres bretteurs debout, qui baissèrent
les yeux. Les maîtres bretteurs ardents ne ressemblaient généralement pas à
leurs homologues plus religieux. Ils pouvaient parfois se montrer formels,
mais on pouvait rire avec eux. En règle générale.
Cependant, ils demeuraient des ardents.
— Très bien, dit Dalinar. Trouvez-moi quelqu’un à combattre.
Bien qu’il n’ait prononcé ces mots que pour congédier Kelerand, les
quatre autres se joignirent à lui, abandonnant Dalinar. Il soupira, s’appuya
contre le mur et regarda sur le côté. Un homme se prélassait toujours sur
son coussin. Il avait la barbe en désordre et portait des habits qui semblaient
enfilés sans y penser – non pas sales, mais en loques, avec une corde en
guise de ceinture.
— Ma présence ne vous offense pas, Zahel ? lui lança Dalinar.
— La présence de personne ne m’offense. Vous n’êtes pas plus répugnant
que les autres, Monsieur le haut-prince.
Dalinar s’assit sur un tabouret pour patienter.
— Vous ne vous attendiez pas à ça ? fit Zahel, l’air amusé.
— Non. Je pensais… eh bien, ce sont des ardents qui se battent. Des
bretteurs. Des soldats, au fond d’eux-mêmes.
— Vous êtes dangereusement près de les menacer en leur imposant un
dilemme, clarissime : choisir entre Dieu et leur haut-prince. Le fait qu’ils
vous apprécient ne rend pas la décision plus facile, au contraire.
— Leur malaise se dissipera, affirma Dalinar. Mon mariage, bien qu’il
semble scandaleux pour l’instant, ne sera au bout du compte qu’une note
insignifiante au regard de l’histoire.
— Peut-être.
— Vous n’êtes pas d’accord ?
— Chaque moment de nos vies paraît insignifiant, expliqua Zahel. La
plupart sont oubliés tandis que d’autres, tout aussi humbles, deviennent les
pivots mêmes de l’histoire. Comme blanc sur noir.
— Blanc… sur noir ?
— Une expression. Je me moque bien de ce que vous avez fait, haut-
prince. Qu’il s’agisse d’un caprice de pâle-iris ou d’un grave sacrilège, ça
ne m’affecte pas. Mais d’autres se demandent jusqu’où vous allez vous
égarer.
Dalinar émit un grognement. Franchement, s’était-il attendu à ce que
Zahel lui soit utile ? Il se leva et se mit à faire les cent pas, agacé par sa
propre énergie nerveuse. Avant que les ardents puissent revenir avec un
adversaire pour lui, il regagna le milieu de la pièce en quête de soldats qu’il
reconnaisse. Des hommes qui ne se sentiraient pas inhibés à l’idée de
s’entraîner avec un haut-prince.
Il finit par repérer l’un des fils du général Khal. Pas le Porte-Éclat, le
capitaine Halam Khal, mais le cadet – un homme costaud dont la tête avait
toujours semblé un peu trop petite pour son corps. Il s’étirait après avoir
affronté quelques adversaires à la lutte.
— Aratin, le héla Dalinar. Avez-vous déjà livré un duel amical contre un
haut-prince ?
Le jeune homme se retourna, puis se mit aussitôt au garde-à-vous.
— Mon général ?
— Inutile de vous montrer si formel. Je cherche simplement un
adversaire.
— Je ne suis pas équipé pour un duel en bonne et due forme, clarissime,
objecta-t-il. Donnez-moi un peu de temps.
— Inutile, lança Dalinar. Je suis disposé à vous affronter à la lutte. Ça fait
trop longtemps.
Certains hommes préféraient ne pas livrer de duels amicaux avec
quelqu’un d’aussi important que Dalinar, par crainte de le blesser. Khal
avait formé ses fils mieux que ça. Le jeune homme afficha un rictus qui
dévoilait des dents très écartées.
— Parfait, fit Dalinar. J’ai besoin d’un défi.
Les maîtres bretteurs revinrent enfin tandis que Dalinar, dénudé jusqu’à
la taille, enfilait un caleçon d’entraînement par-dessus ses sous-vêtements.
Le caleçon ajusté ne lui descendait qu’aux genoux. Il adressa un signe de
tête aux maîtres bretteurs – ignorant le pâle-iris distingué qu’ils lui avaient
trouvé pour s’entraîner – et s’avança dans l’arène avec Aratin Khal.
Ses gardes adressèrent aux maîtres bretteurs une sorte de haussement
d’épaules contrit, puis Rial se mit à compter à rebours pour donner le signal
du départ. Dalinar s’élança immédiatement vers l’avant, percuta Khal et le
saisit sous les bras, luttant pour garder les pieds en arrière et déséquilibrer
son adversaire. L’affrontement se finirait à terre de toute manière, mais
autant être celui qui contrôlait le moment et la manière dont ça se passerait.
Puisqu’un combat traditionnel de vehah n’autorisait de saisir ni les
vêtements, ni les cheveux, Dalinar se tourna, cherchant à enserrer son
adversaire dans une prise solide tout en évitant d’être renversé. Il lutta, les
muscles crispés, les doigts glissant sur la peau de l’autre homme.
Pendant ces quelques moments d’affolement, il ne put se concentrer que
sur le duel. Sa force contre celle de son adversaire. Faisant glisser ses pieds,
déplaçant son poids, luttant pour trouver une prise. Il y avait une forme de
pureté dans ce combat, une simplicité qu’il n’avait pas connue depuis ce qui
lui semblait une éternité.
Aratin serra très fort Dalinar, puis parvint à se retourner pour le faire
basculer par-dessus sa hanche. Ils touchèrent le tapis et Dalinar, avec un
grognement, leva le bras vers son cou pour esquiver une prise
d’étranglement, tournant la tête. Ses vieux réflexes d’entraînement lui
dictèrent de se retourner et de se tortiller avant que l’adversaire ne puisse le
tenir fermement.
Trop lent. Voilà des années qu’il n’avait pas pratiqué avec régularité.
L’autre homme accompagna le mouvement de Dalinar, renonçant à sa
tentative de prise d’étranglement, pour le saisir sous les bras par-derrière
afin de l’appuyer au sol, visage contre le tapis, plaçant son poids au-dessus
de Dalinar.
Ce dernier gronda et, par réflexe, puisa dans cette réserve qu’il avait
toujours en lui. La pulsation du combat, la concentration extrême.
Le Frisson. Les soldats en parlaient dans le silence de la nuit, autour des
feux de camp. Cette rage du combat spécifique aux Aléthis. Certains
l’appelaient le pouvoir de leurs ancêtres, d’autres le véritable état d’esprit
du soldat. Il avait conduit l’Ensoleilleur à la gloire. C’était le secret le
moins bien gardé du succès aléthi.
Non. Dalinar s’empêcha de tendre vers lui, mais il n’avait pas à
s’inquiéter. Il ne se rappelait pas avoir éprouvé le Frisson depuis des mois –
et plus le temps passait en son absence, plus il commençait à comprendre
qu’il y avait quelque chose de profondément contre nature dans le Frisson.
Il serra donc les dents et lutta – simplement, équitablement – contre son
adversaire.
Et se retrouva cloué au sol.
Aratin était plus jeune, mieux entraîné pour ce type de combat. Dalinar
ne lui rendait pas la tâche facile, mais il se trouvait en dessous, ce qui ne lui
permettait pas une prise solide, et il n’était tout simplement plus aussi jeune
qu’autrefois. Aratin le retourna et, peu de temps après, Dalinar se retrouva
appuyé contre le tapis, les épaules à terre, totalement immobilisé.
Dalinar savait qu’il était battu, mais ne parvenait pas à se résoudre à
abréger le combat. Il résista plutôt contre la prise, dents serrées, visage
ruisselant de sueur. Il prit conscience de quelque chose. Non pas le
Frisson… mais de la Fulgiflamme dans la poche de pantalon de son
uniforme, posé à côté de l’arène.
Aratin émit un grognement, les bras pareils à de l’acier. Dalinar sentait
l’odeur de sa propre sueur, le tissu rêche du tapis. Ses muscles protestaient
contre le traitement subi.
Il savait qu’il pouvait s’emparer du pouvoir de la Fulgiflamme, mais son
sens de l’équité regimbait face à cette simple idée. Il cambra plutôt le dos,
retenant son souffle et poussant de toutes ses forces, puis se tourna,
cherchant à se trouver à nouveau à plat ventre afin d’avoir suffisamment
prise pour s’échapper.
Son adversaire remua. Puis il geignit, et Dalinar sentit alors la prise de
l’homme glisser… lentement…
— Oh, nom des foudres, résonna une voix féminine. Dalinar ?
Son adversaire lâcha aussitôt prise et recula. Dalinar se retourna, haletant
d’effort, pour découvrir Navani debout à côté de l’arène, les bras croisés. Il
lui sourit, puis se leva et accepta la surchemise légère du takama et la
serviette que lui tendait un aide de camp. Tandis qu’Aratin Khal se retirait,
Dalinar leva le poing vers lui et baissa la tête – signe indiquant qu’il
considérait Aratin comme le vainqueur.
— Bien joué, jeune homme.
— Un honneur, clarissime !
Dalinar enfila le takama et se tourna vers Navani en s’épongeant le front
à l’aide de la serviette.
— Vous êtes venue me regarder m’entraîner ?
— Oui, toutes les épouses adorent ça, ironisa-t-elle. Voir que, lors de leur
temps libre, leur mari aime se rouler par terre avec des hommes en sueur à
moitié nus. (Elle darda un regard sur Aratin.) Ne devriez-vous pas vous
entraîner avec des hommes plus proches de votre âge ?
— Sur le champ de bataille, répliqua-t-il, je n’ai pas le luxe de choisir
l’âge de mon adversaire. Mieux vaut se battre ici avec un désavantage pour
se préparer. (Il hésita, puis ajouta plus bas :) Je crois que je le tenais
presque, de toute façon.
— Votre définition de « presque » est particulièrement ambitieuse, mon
cœur-de-gemme.
Dalinar accepta l’outre que lui tendait une domestique. Bien que Navani
et ses domestiques ne soient pas les seules femmes présentes dans la pièce,
les autres étaient des ardentes. Navani, avec sa robe jaune vif, se détachait
comme une fleur dans un champ de pierre stérile.
En balayant la pièce du regard, Dalinar s’aperçut qu’une grande partie
des ardents – pas simplement les maîtres bretteurs – évitaient de croiser son
regard. Puis il vit Kadash, son ancien compagnon d’armes, en train de
s’entretenir avec les maîtres bretteurs.
Non loin de là, Aratin recevait les félicitations de ses amis. Clouer
l’Épine Noire au sol était considéré comme un grand exploit. Le jeune
homme accepta leurs louanges avec le sourire, mais il tenait son épaule et
grimaçait quand on lui assénait des tapes dans le dos.
J’aurais dû abréger, songea Dalinar. Prolonger le combat les avait tous
deux mis en danger. Il était mécontent de lui-même. Il avait spécifiquement
choisi quelqu’un de plus jeune et de plus fort, pour devenir ensuite mauvais
perdant ? Il devait accepter qu’il vieillissait, et il se mentait s’il croyait
vraiment que ça l’aiderait sur le champ de bataille. Il avait renoncé à son
armure, ne portait plus de Lame d’Éclat. Quand au juste s’était-il attendu à
se battre à nouveau en personne ?
L’homme aux neuf ombres.
L’eau prit soudain un goût rance dans sa bouche. Il s’était attendu à
combattre lui-même le champion de l’ennemi, à supposer qu’il parvienne
seulement à faire en sorte que l’affrontement se déroule à leur avantage.
Mais ne serait-il pas plus logique d’affecter quelqu’un comme Kaladin à
cette tâche ?
— Eh bien, commenta Navani, vous devriez enfiler un uniforme. La
reine iriale est prête.
— Le rendez-vous n’est que dans quelques heures.
— Elle veut qu’il ait lieu maintenant. Apparemment, l’interprète des
marées de sa cour a lu quelque chose dans les vagues qui signifie qu’il vaut
mieux avancer la rencontre. Elle devrait nous contacter d’une minute à
l’autre.
Foudres d’Iriales. Cela étant, ils disposaient d’une Porte du Pacte – de
deux même, en comptant celle qui se trouvait dans le royaume de Rira,
actuellement sous l’emprise d’Iri. Parmi les trois monarques iriales,
actuellement deux rois et une reine, c’était cette dernière qui possédait
l’autorité en matière de politique étrangère, et c’était donc à elle qu’ils
devaient s’adresser.
— Je n’ai pas d’objection à avancer le rendez-vous, dit Dalinar.
— Je vous attendrai dans la salle d’écriture.
— Pourquoi ? s’étonna Dalinar en agitant la main. Ce n’est pas comme si
elle allait me voir. Installez-vous ici.
— Ici, lâcha Navani d’une voix blanche.
— Ici, insista Dalinar, obstiné. J’en ai assez des pièces froides et
silencieuses à l’exception du grattement des calames.
Navani le regarda en haussant les sourcils, mais ordonna à ses assistants
d’aller chercher leur nécessaire d’écriture. Un ardent inquiet s’approcha,
peut-être pour tenter de la dissuader – mais, après quelques ordres sévères
de Navani, il partit en courant lui chercher une table et un banc.
Dalinar sourit et s’en alla sélectionner deux épées d’entraînement sur un
présentoir proche des maîtres bretteurs. Des épées longues ordinaires
d’acier non affûté. Il en lança une à Kadash, qui la rattrapa d’un geste
souple, mais la plaça ensuite devant lui avec la pointe tournée vers le bas,
mains posées sur le pommeau.
— Clarissime, déclara Kadash, je préférerais confier cette tâche à
quelqu’un d’autre, car je ne me sens pas particulièrement…
— Assez, le coupa Dalinar. J’ai besoin d’entraînement, Kadash. En tant
que maître, je vous ordonne de me le fournir.
Kadash regarda Dalinar pendant un long moment, puis laissa échapper un
soupir contrarié et suivit Dalinar vers l’arène.
— Je ne serai pas un adversaire à votre hauteur, clarissime. J’ai consacré
mes années à l’instruction religieuse, pas à l’épée. Je ne suis venu que
pour…
— … voir comment je me portais. Je sais. Eh bien, peut-être que je serai
rouillé, moi aussi. Je ne me suis pas battu avec une épée longue ordinaire
depuis des décennies. J’avais toujours mieux.
— Oui. Je me rappelle quand vous avez obtenu votre Lame. Le monde
lui-même a tremblé ce jour-là, Dalinar Kholin.
— N’en faites pas trop, lui lança Dalinar. Je n’étais qu’un idiot parmi tant
d’autres qui avait reçu la capacité de tuer les gens trop facilement.
Rial, hésitant, se mit à compter pour donner le signal du duel, et Dalinar
s’élança en frappant. Kadash le repoussa habilement, puis s’écarta sur le
côté de l’arène.
— Pardonnez-moi, clarissime, mais vous étiez bel et bien différent des
autres. Vous étiez nettement plus doué pour tuer.
Je l’ai toujours été, songea Dalinar en contournant Kadash. C’était
curieux de se rappeler cet ardent comme faisant partie de ses soldats d’élite.
Ils n’étaient pas proches à l’époque ; ils ne l’étaient devenus que lors des
années que Kadash avait passées comme ardent.
Navani s’éclaircit la gorge.
— Pardonnez-moi de vous interrompre pendant que vous jouez avec vos
bâtons, annonça-t-elle, mais la reine est prête à vous parler, Dalinar.
— Formidable, répondit-il sans quitter Kadash du regard. Lisez-moi ce
qu’elle dit.
— Pendant que vous vous entraînez ?
— Eh bien oui.
Il sentit pratiquement Navani lever les yeux au ciel. Avec un rictus, il
attaqua de nouveau Kadash. Elle croyait qu’il faisait l’idiot. Peut-être était-
ce le cas.
Il était également en train d’échouer. L’un après l’autre, les monarques du
monde étaient en train de se détourner de lui. Seul Taravangian de
Kharbranth – connu pour être lent d’esprit – avait accepté de l’écouter.
Dalinar faisait quelque chose de travers. Dans une campagne de guerre
prolongée, il se serait forcé à étudier ses problèmes sous un nouvel angle. À
convoquer de nouveaux officiers pour qu’ils expriment leurs idées. À
essayer d’aborder les combats depuis un terrain différent.
La lame de Dalinar percuta celle de Kadash, dans un fracas de métal
contre le métal.
— « Haut-prince, lut Navani tandis qu’il se battait, c’est avec
émerveillement face à la grandeur de l’Unique que je me tourne vers vous.
L’heure est venue pour que le monde connaisse une nouvelle expérience
aussi splendide. »
— Splendide, Majesté ? s’étonna Dalinar en visant la jambe de Kadash,
qui esquiva. Vous ne pouvez tout de même pas vous réjouir de ces
événements ?
— « Toute expérience est réjouissante, fut la réponse. Nous sommes
l’Unique en train de faire l’expérience de lui-même – et cette nouvelle
tempête est splendide alors même qu’elle apporte de la douleur. »
Avec un grognement, Dalinar para un revers de Kadash. Les épées
résonnèrent bruyamment.
— Je ne me rendais pas compte, observa Navani, qu’elle était si
religieuse.
— Superstition païenne, commenta Kadash en reculant sur le tapis pour
s’éloigner de Dalinar. Au moins les Azéens ont-ils la correction de vénérer
les Hérauts, même si ces blasphémateurs les placent au-dessus du Tout-
Puissant. Les Iriales ne valent guère mieux que les chamans shinoves.
— Je me rappelle une époque, Kadash, lui lança Dalinar, où vous étiez
moins prompt à juger les gens.
— On m’a informé que mon laxisme avait pu contribuer à vous
encourager.
— J’ai toujours trouvé votre point de vue rafraîchissant. (Il regarda
fixement Kadash, mais parla à Navani.) Dites-lui ceci : Majesté, aussi
disposé que je sois à relever les défis, je redoute la souffrance qu’amèneront
ces nouvelles… expériences. Nous devons nous unir face aux dangers en
approche.
— L’unité, dit Kadash tout bas. Si c’est votre objectif, Dalinar, alors
pourquoi cherchez-vous à déchirer votre peuple ?
Navani cessa d’écrire. Dalinar s’approcha et passa son épée d’une main à
l’autre.
— Comment le savez-vous, Kadash ? Comment savez-vous que ce sont
les Iriales, les païens ?
Kadash fronça les sourcils. Bien qu’il porte la barbe carrée des ardents,
cette cicatrice sur sa tête n’était pas la seule chose qui le distinguait de ses
collègues. Eux traitaient les duels à l’épée comme un art à part entière.
Kadash avait le regard hanté d’un soldat. Quand il se battait en duel, il
surveillait les flancs, au cas où quelqu’un tenterait de le cerner. Ce qui était
impossible dans un duel à un contre un, mais beaucoup trop probable sur un
champ de bataille.
— Comment pouvez-vous me demander ça, Dalinar ?
— Parce qu’il faut que la question soit posée, répondit celui-ci. Vous
affirmez que le Tout-Puissant est Dieu. Pourquoi ?
— Parce qu’il l’est, tout simplement.
— Ça ne me suffit pas, souffla Dalinar, prenant conscience pour la
première fois que c’était vrai. Plus maintenant.
L’ardent gronda puis bondit vers lui, l’attaquant cette fois avec une
véritable détermination. Dalinar recula et repoussa le coup tandis que
Navani lisait – à haute voix.
— « Haut-prince, je vais me montrer franche. Le Triumvirat iriale
s’accorde sur ce point : Alethkar n’a plus d’influence dans le monde depuis
la chute de l’Ensoleilleur. Le pouvoir de ceux qui contrôlent la nouvelle
tempête, en revanche, est indéniable. Ils nous proposent des conditions
clémentes. »
Dalinar s’arrêta net, sidéré.
— Vous envisagez de vous rallier aux Néantifères ? lança-t-il en direction
de Navani, mais il fut obligé ensuite de se défendre contre Kadash, qui ne
s’était pas arrêté.
— Qu’y a-t-il ? fit ce dernier en cognant sa lame contre celle de Dalinar.
Vous êtes surpris que quelqu’un soit disposé à s’allier au mal, Dalinar ? Que
quelqu’un préfère les ténèbres, la superstition et l’hérésie à la lumière du
Tout-Puissant ?
— Je ne suis pas un hérétique.
Dalinar repoussa violemment la lame de Kadash – mais l’ardent avait
déjà réussi à toucher son bras. Le coup était brutal et, bien que les épées
soient émoussées, il garderait une ecchymose.
— C’est bien vous qui venez de me dire que vous doutiez du Tout-
Puissant, dit Kadash. Que reste-t-il ensuite ?
— Je l’ignore, affirma Dalinar, qui s’avança d’un pas. Je l’ignore, et ça
me terrifie, Kadash. Mais Honneur m’a parlé, m’a confessé qu’il était
vaincu.
— On raconte que les princes des Néantifères, repartit Kadash, étaient
capables d’aveugler le regard des hommes. De leur envoyer des mensonges,
Dalinar.
Il se précipita en frappant, mais Dalinar recula et se retira le long du bord
de l’arène de duel.
— « Mon peuple, reprit Navani, lisant la réponse de la reine iriale, ne
souhaite pas la guerre. Peut-être le moyen d’éviter une autre Désolation
consiste-t-il à laisser les Néantifères prendre ce qu’ils veulent. D’après nos
documents historiques, aussi rares soient-ils, il semblerait que ce soit la
seule option qui n’ait jamais été tentée. Une expérience émanant de
l’Unique que nous avons rejetée. »
Navani leva la tête, manifestement aussi surprise de lire ces mots que
Dalinar l’était de les entendre. Le calame écrivait toujours.
— « Par ailleurs, ajouta-t-elle, nous avons des raisons de nous méfier de
la parole d’un voleur, haut-prince Kholin. »
Dalinar geignit. Alors voilà de quoi il s’agissait : la Cuirasse d’Adolin.
Dalinar tourna la tête vers Navani.
— Pouvez-vous en découvrir plus, pour essayer de les apaiser ?
Elle hocha la tête et se mit à écrire. Dalinar serra les dents et chargea de
nouveau Kadash. L’ardent rattrapa son épée, puis saisit son takama de sa
main libre et l’attira vers lui, son visage contre le sien.
— Le Tout-Puissant n’est pas mort, siffla Kadash.
— Autrefois, vous me conseilliez. Aujourd’hui, vous me lancez des
regards furieux. Qu’est-il arrivé à l’ardent que je connaissais ? Un homme
qui avait réellement vécu, au lieu de se contenter d’observer le monde
depuis de hautes tours et des monastères ?
— Il a peur, répondit tout bas Kadash. D’avoir, d’une façon ou d’une
autre, échoué dans son devoir le plus solennel envers un homme qu’il
admire profondément.
Leurs regards se soutinrent, leurs épées toujours figées l’une contre
l’autre, mais aucun des deux n’essaya réellement de repousser l’adversaire.
L’espace d’un instant, Dalinar vit en Kadash l’homme qu’il avait toujours
été. Le modèle doux et compréhensif de tout ce qu’il y avait de bon dans
l’Église vorine.
— Donnez-moi quelque chose à rapporter aux vicaires de l’Église,
supplia Kadash. Démentez vos affirmations selon lesquelles le Tout-
Puissant est mort. Si vous le faites, je pourrai leur faire accepter ce mariage.
Des rois ont conservé le soutien de l’Église vorine après avoir fait bien pire.
Dalinar serra la mâchoire, puis secoua la tête.
— Dalinar…
— Les mensonges ne rendent service à personne, Kadash, lui lança
Dalinar avant de reculer. Si le Tout-Puissant est mort, alors prétendre le
contraire relève de la bêtise pure. Nous avons besoin d’espoir véritable, pas
de foi en des mensonges.
Dans toute la pièce, plus d’un homme avait interrompu un duel pour les
regarder ou les écouter. Les maîtres bretteurs étaient allés se placer derrière
Navani, qui parlait toujours politique avec la reine iriale.
— Ne rejetez pas tout ce en quoi nous avons cru à cause de quelques
rêves, Dalinar, insista Kadash. Et notre société, et notre tradition ?
— La tradition ? répéta Dalinar. Kadash, vous ai-je déjà parlé de mon
premier formateur à l’épée ?
— Non, dit Kadash, songeur, en dardant des coups d’œil sur les autres
ardents. S’agissait-il de Rembrinor ?
Dalinar fit signe que non.
— Quand j’étais jeune, notre branche de la famille Kholin ne possédait
pas d’imposants monastères, ni de splendides terrains d’entraînement. Mon
père m’avait trouvé un professeur deux villes plus loin. Il s’appelait Harth.
Un jeune homme, pas un véritable maître bretteur – mais il faisait l’affaire.
» Il se concentrait beaucoup sur les procédures adéquates, et avait refusé
de me laisser m’entraîner jusqu’à ce que j’aie appris à enfiler correctement
un takama. (Dalinar désigna celui qu’il portait.) Il n’aurait pas approuvé que
je me batte ainsi. On enfile la jupe, puis la surchemise, et ensuite on enroule
trois fois la ceinture en tissu autour de soi et on l’attache.
» Je trouvais toujours ça agaçant. La ceinture était trop serrée, enroulée
trois fois – il fallait tirer très fort dessus afin d’avoir assez de mou pour faire
le nœud. La première fois que je me suis rendu à des duels dans une ville
des environs, je me suis senti très bête. Tous les autres avaient l’extrémité
de la ceinture qui pendait à l’avant de leur takama.
» J’ai demandé à Harth pourquoi nous procédions autrement. Il m’a
répondu que c’était la bonne manière, la vraie. Ainsi donc, quand mes
voyages m’ont conduit dans la ville natale de Harth, je suis allé trouver son
maître, un homme qui s’était formé auprès des ardents de Kholinar. Il a
affirmé avec insistance que c’était la bonne manière d’attacher un takama,
comme le lui avait appris son maître.
Une foule de plus en plus nombreuse s’amassait autour d’eux. Kadash
fronça les sourcils.
— Où voulez-vous en venir ?
— J’ai trouvé le maître du maître de mon maître à Kholinar après que
nous l’avons conquise, expliqua Dalinar. Le vieil ardent ratatiné mangeait
du curry et du pain sans levain, sans se soucier de savoir qui dirigeait la
ville. Je lui ai posé la question. Pourquoi attacher votre ceinture trois fois,
alors que tous les autres pensent qu’il faut le faire deux fois ?
» Le vieil homme a éclaté de rire et s’est levé. À ma grande stupéfaction,
j’ai vu alors qu’il était extrêmement petit. “Quand je ne l’attache que deux
fois, s’est-il exclamé, l’extrémité tombe si bas que je trébuche !” »
Le silence tomba dans la pièce. Près de là, un soldat gloussa, mais
s’interrompit très vite ; aucun des ardents ne semblait amusé.
— J’aime la tradition, dit Dalinar à Kadash. Je me suis battu pour elle.
J’oblige mes hommes à se conformer aux codes. Je fais respecter les vertus
vorines. Mais quelque chose n’a pas nécessairement de valeur parce que
c’est la tradition, Kadash. Nous ne pouvons pas partir du principe, parce
que quelque chose est ancien, qu’il est juste.
Il se tourna vers Navani.
— Elle n’écoute pas, l’informa-t-elle. Elle persiste à vous qualifier de
voleur indigne de confiance.
— Majesté, dicta Dalinar. J’ai des raisons de croire que vous laisseriez
des nations tomber, et des hommes se faire massacrer, à cause d’un grief
mesquin appartenant au passé. Si mes relations avec le royaume de Rira
vous poussent à envisager de soutenir les ennemis de toute l’humanité, alors
peut-être devrions-nous d’abord débattre d’une réconciliation personnelle.
Navani accueillit ces mots par un hochement de tête, mais elle lança un
coup d’œil furtif à la foule qui observait la scène et haussa un sourcil. Elle
estimait qu’il aurait mieux valu faire ça en privé. Eh bien, peut-être avait-
elle raison. Toutefois, Dalinar avait l’intuition qu’il devait s’y prendre ainsi.
Il n’aurait pas su expliquer pourquoi.
Il leva son épée vers Kadash en signe de respect.
— En avons-nous fini ?
Pour toute réponse, Kadash accourut vers lui, l’épée levée. Dalinar
soupira, puis se laissa toucher sur la gauche, mais termina l’échange avec
l’épée levée au niveau du cou de Kadash.
— Ce n’est pas un coup valide dans le cadre des duels, commenta
l’ardent.
— Je pratique peu les duels ces jours-ci.
Avec un grognement, l’ardent repoussa l’arme de Dalinar et se précipita
vers lui. Dalinar, cependant, saisit le bras de Kadash, puis le fit tournoyer
grâce à son propre élan. Il abattit Kadash sur le sol et l’y maintint.
— La fin du monde approche, déclara Dalinar. Je ne peux pas me
contenter de me reposer sur la tradition. J’ai besoin de savoir pourquoi.
Persuadez-moi. Offrez-moi la preuve de ce que vous avancez.
— Vous ne devriez pas avoir besoin de preuves relatives au Tout-
Puissant. On croirait entendre votre nièce !
— Je vais le prendre comme un compliment.
— Et… et les Hérauts ? s’indigna Kadash. Eux, niez-vous leur
existence ? Ils étaient les serviteurs du Tout-Puissant, et leur existence
prouvait la sienne. Ils avaient du pouvoir.
— Du pouvoir ? répéta Dalinar. Comme ceci ?
Il inspira de la Fulgiflamme. Des murmures s’élevèrent dans la foule qui
observait la scène lorsque Dalinar se mit à luire, puis fit… quelque chose
d’autre. Il commanda à la Flamme. Lorsqu’il se leva, il laissa Kadash collé
au sol dans une flaque de Radiosité qui le maintenait fermement fixé à la
pierre. L’ardent se débattit, impuissant.
— Les Chevaliers Radieux sont de retour, déclara Dalinar. Et, oui,
j’accepte l’autorité des Hérauts. J’accepte qu’il y ait eu autrefois un être
nommé Honneur – le Tout-Puissant. Il nous a aidés, et je serais ravi qu’il
nous aide à nouveau. Si vous parvenez à me prouver que le vorinisme, sous
sa forme actuelle, est ce qu’enseignaient les Hérauts, nous nous reparlerons.
Il jeta son épée sur le côté et rejoignit Navani.
— Jolie démonstration, dit-elle tout bas. C’était pour toute l’assemblée,
pas simplement pour Kadash, je suppose ?
— Les soldats ont besoin de savoir quel est mon rapport à l’Église. Que
raconte notre reine ?
— Rien de bon, marmonna-t-elle. Elle dit que vous pouvez la contacter
pour mettre au point la restitution des biens volés, et qu’elle y réfléchira.
— Foudre de bonne femme ! s’exclama Dalinar. Elle en veut à la
Cuirasse d’Éclat d’Adolin. Sa revendication est-elle valide ?
— Pas vraiment, répondit Navani. Vous l’avez obtenue en vous mariant,
et avec une pâle-iris de Rira, et non pas d’Iri. D’accord, les Iriales affirment
être les suzerains de leur nation sœur, mais même si cette revendication
n’était pas contestée, la reine n’a pas de lien effectif avec Evi ni avec son
frère.
— Rira n’a jamais été assez forte pour tenter de reprendre la Cuirasse,
grommela Dalinar. Mais si ça peut nous rallier Iri, je vais y réfléchir. Peut-
être que je peux accepter de… (Il s’interrompit.) Un instant. Qu’avez-vous
dit ?
— Hum…, fit Navani. Au sujet de… ah, oui. Vous ne pouvez pas
entendre son nom.
— Répétez-le, murmura Dalinar.
— Quoi donc ? Evi ?
Les souvenirs se déployèrent dans la tête de Dalinar. Il chancela, puis
s’affala de nouveau contre la table à écrire, avec l’impression d’avoir reçu
un coup de marteau sur le crâne. Navani appela les médecins, laissant
entendre que le duel l’avait mis à rude épreuve.
Sauf qu’il n’en était rien. C’était cette brûlure dans son esprit, le choc
soudain d’entendre prononcer un nom.
Evi. Il pouvait entendre le nom de sa femme.
Et il se rappela soudain son visage.
Je n’affirmerai pas être en mesure d’enseigner cette leçon. L’expérience elle-même
est le plus grand des professeurs, et c’est vers elle que vous devez vous tourner.
— Extrait de Justicière, préface.

J
— e continue à penser que nous devrions le tuer, déclara Khen – la
parshe qui jouait aux cartes – à ses compagnons.
Kaladin était assis, attaché à un arbre. Il y avait passé la nuit. Ils l’avaient
libéré plusieurs fois aujourd’hui pour le laisser utiliser les latrines mais, le
reste du temps, ils le gardaient entravé. Malgré la solidité de leurs nœuds,
ils postaient constamment des gardes, bien que ce soit lui qui se soit livré à
eux.
Ses muscles étaient raides et sa posture inconfortable, mais il avait subi
bien pire en tant qu’esclave. L’après-midi était presque entièrement écoulé –
et ils se disputaient encore à son sujet.
Il ne revit pas ce sprène jaune-blanc, celui qui avait été un ruban
lumineux. Il lui semblait presque l’avoir imaginé. Au moins la pluie avait-
elle enfin cessé. Avec un peu de chance, ça signifiait que les tempêtes
majeures – et la Fulgiflamme – reviendraient bientôt.
— Le tuer ? demanda un autre parshe. Pourquoi donc ? Quel danger
représente-t-il pour nous ?
— Il va dire aux autres où nous sommes.
— Il nous a trouvé bien assez facilement tout seul. Ça m’étonnerait que
d’autres aient plus de mal, Khen.
Les parshes ne semblaient pas avoir de chef spécifique. Kaladin les
entendait discuter depuis l’emplacement où ils se tenaient debout, serrés les
uns contre les autres sous une bâche. L’air possédait une odeur humide, et le
bouquet d’arbres frissonna quand une rafale de vent le traversa. Une gerbe
de goutelettes tomba sur lui, curieusement plus froides que la saison des
pleurs elle-même.
Bientôt, à son grand soulagement, tout ça sécherait et il reverrait enfin le
soleil.
— Alors on le laisse partir ? dit Khen.
Elle parlait d’une voix bourrue, furieuse.
— Je n’en sais rien. Est-ce que tu le ferais vraiment, Khen ? Lui défoncer
toi-même le crâne ?
Le silence tomba sous la tente.
— Si ça signifie qu’ils ne pourront plus nous reprendre ? Oui, je le
tuerais. Je refuse de revenir en arrière, Ton.
Ils possédaient des noms simples de sombres-iris aléthis – assortis à leur
accent, assez familier pour en être troublant. Kaladin ne craignait pas pour
sa sécurité ; bien qu’ils aient pris son couteau, son échocalame et ses
sphères, il pouvait invoquer Syl en un clin d’œil. Elle voletait non loin de là
sur des rafales de vent, zigzaguant entre les branches d’arbre.
Les parshes finirent par s’en aller, et Kaladin s’assoupit. Il fut éveillé plus
tard par le bruit qu’ils firent en rassemblant leurs maigres possessions : une
ou deux haches, quelques outres, les sacs de céréales presque détruits.
Lorsque le soleil se coucha, de longues ombres s’étirèrent sur Kaladin,
replongeant le camp dans l’obscurité. Le groupe se déplaçait apparemment
de nuit.
L’individu masculin de haute taille qui jouait aux cartes la nuit
précédente s’approcha de Kaladin, qui reconnut le motif de sa peau. Il défit
les cordes qui l’attachaient à l’arbre, celles qui retenaient ses chevilles –
mais lui laissa les mains liées.
— Vous pouviez prendre cette carte, commenta Kaladin.
Le parshe se raidit.
— Le jeu de cartes, précisa Kaladin. L’écuyer peut prendre une autre
carte s’il est soutenu par une carte alliée. Donc vous aviez raison.
Le parshe émit un grognement et tira sur la corde pour obliger Kaladin à
se lever. Il s’étira, faisant travailler ses muscles raides parcourus de crampes
douloureuses, tandis que les autres parshes démontaient la dernière des
tentes improvisées à partir de bâches – celle qui était entièrement fermée.
Cependant, plus tôt dans la journée, Kaladin avait regardé ce qui se trouvait
à l’intérieur.
Des enfants.
Il y en avait une douzaine, vêtus de blouses, de différents âges allant du
bambin au jeune adolescent. Celles qui étaient de sexe féminin portaient
leurs cheveux lâchés, et les éléments masculins attachaient ou tressaient les
leurs. Ils n’avaient pas été autorisés à quitter la tente à l’exception de
quelques moments sous surveillance soigneuse, mais il les avait entendus
rire. Il avait craint au départ qu’il s’agisse d’enfants humains captifs.
Tandis qu’on démontait le camp, ils s’égaillèrent, ravis d’être enfin
libérés. L’une des plus jeunes fillettes courut sur les pierres humides pour
saisir la main libre de l’homme qui menait Kaladin. Chacun des enfants
possédait l’apparence très caractéristique de leurs aînés – cette apparence
pas tout à fait parshendie avec les parties cuirassées sur le côté de leur tête
et sur leurs avant-bras. Chez les enfants, la couleur de la carapace était d’un
rose orangé clair.
Kaladin ne parvenait pas à définir pourquoi ce spectacle lui semblait si
étrange. Les parshes se reproduisaient, même si les gens parlaient souvent
d’eux comme si on les faisait se reproduire à la manière d’animaux
d’élevage. Et ce n’était pas si différent de la vérité, n’est-ce pas ? Tout le
monde le savait.
Qu’aurait pensé Shen – Rlain – si Kaladin avait prononcé ces mots à
haute voix ?
La procession sortit de sous les arbres, tirant Kaladin par ses cordes. Ils
conversaient le moins possible et, lorsqu’ils traversèrent un champ dans le
noir, Kaladin éprouva une impression très nette de familiarité. Était-il déjà
venu ici, avait-il déjà fait ça ?
— Et le roi ? lança son gardien, qui parlait tout bas mais tournait la tête
de manière à lui adresser la question.
Elhokar ? Qu’est-ce qui… Ah, oui. Les cartes.
— Le roi est l’une des cartes les plus puissantes que l’on puisse placer,
répondit Kaladin, s’efforçant de se rappeler toutes les règles. Il peut prendre
n’importe quelle autre carte à l’exception d’un autre roi, et ne peut pas être
pris lui-même à moins d’être touché par trois cartes ennemies, chevalier ou
au-dessus. Hum… et il est insensible au Spiricante.
Enfin je crois.
— Quand je regardais jouer mes hommes, ils utilisaient rarement cette
carte. Si elle est si puissante, pourquoi attendre ?
— Si votre roi est pris, vous perdez, précisa Kaladin. Par conséquent,
vous ne le jouez que si vous êtes désespéré ou certain de pouvoir le
défendre. La moitié des fois où j’ai joué, je l’ai laissé dans ma caserne
pendant toute la partie.
Le parshe émit un grognement, puis regarda la fillette à son côté, qui
tirait sur son bras et tendait le doigt. Il lui chuchota quelques mots, et elle
courut sur la pointe des pieds vers un carré de boutons-de-roche en fleur,
visible à la lueur de la première lune.
Les lianes rentrèrent, les bourgeons se fermèrent. La fillette, cependant,
eut la présence d’esprit de s’accroupir à côté et d’attendre, mains en
position, jusqu’à ce que les fleurs s’ouvrent à nouveau – puis elle en saisit
une dans chaque main, et son rire résonna dans la plaine. Des sprènes de
joie la suivirent sous forme de feuilles bleues lorsqu’elle revint, évitant de
passer à proximité de Kaladin.
Khen, qui marchait avec un gourdin en main, pressa le gardien de
Kaladin de continuer à marcher. Elle surveillait la zone avec la nervosité
d’une éclaireuse lors d’une mission dangereuse.
C’est ça, se dit Kaladin, qui comprit alors cette impression de familiarité.
Lorsqu’on a fui Tasinar.
Ça s’était produit après qu’il avait été condamné par Amaram, mais avant
qu’on l’envoie aux Plaines Brisées. Il évitait de penser à ces mois-là. Ses
échecs répétés, le massacre systématique de ses derniers soupçons
d’idéalisme… eh bien, il avait appris que s’attarder sur ces choses-là le
plongeait dans des zones d’ombre. Il avait abandonné tant de personnes à
cette époque. Nalma en avait fait partie. Il se rappelait le contact de sa main
dans la sienne : une main rêche et calleuse.
Il s’était agi de sa tentative d’évasion la plus fructueuse. Elle avait duré
cinq jours.
— Vous n’êtes pas des monstres, murmura Kaladin. Vous n’êtes pas des
soldats. Vous n’êtes même pas les germes du néant. Vous êtes
simplement… des esclaves en fuite.
Son gardien se retourna vivement et tira sur sa corde. Le parshe saisit
Kaladin par l’avant de son uniforme et sa fille se cacha derrière sa jambe,
laissa tomber une de ses fleurs puis se mit à geindre.
— Vous voulez que je vous tue ? siffla le parshe en attirant le visage de
Kaladin tout près du sien. Vous insistez pour me rappeler comment votre
espèce nous perçoit ?
Kaladin émit un grognement.
— Regardez mon front, parshe.
— Et ?
— Des marques d’esclave.
Nom des foudres… les parshes n’étaient pas marqués au fer, et ils ne se
mélangeaient pas aux autres esclaves. Les parshes étaient, en réalité, trop
précieux pour ça.
— Quand ils transforment un humain en esclave, expliqua-t-il, ils le
marquent au fer. Ce que vous vivez, je l’ai connu.
— Et vous pensez que ça vous permet de comprendre ?
— Évidemment. Je suis un…
— Moi, j’ai passé ma vie entière à vivre dans un brouillard, lui hurla le
parshe. À savoir chaque jour que j’aurais dû dire quelque chose, faire
quelque chose pour arrêter ça ! À serrer chaque nuit ma fille en me
demandant pourquoi le monde semble bouger dans la lumière autour de
nous – alors que nous sommes prisonniers des ombres. Ils ont vendu sa
mère. Ils l’ont vendue. Parce qu’elle avait donné naissance à une enfant en
bonne santé, ce qui faisait d’elle une bonne reproductrice.
» Comprenez-vous ça, humain ? Comprenez-vous ce que c’est de voir
votre famille déchirée, en sachant que vous devriez protester – en sachant
au plus profond de votre âme qu’il se passe quelque chose de profondément
anormal ? Pouvez-vous savoir ce qu’on ressent lorsqu’on est incapable de
prononcer un seul foudre de mot pour empêcher ça ?
Le parshe l’attira encore plus près.
— Ils ont peut-être pris votre liberté, mais nous, ils nous ont pris notre
esprit.
Il laissa retomber Kaladin et se tourna vivement, souleva sa fille dans ses
bras et la serra contre lui tout en courant rejoindre les autres, qui s’étaient
retournés en l’entendant s’emporter. Kaladin le suivit, entraîné par sa corde,
et marcha sur la fleur de la petite fille dans sa hâte forcée. Syl passa à côté
de lui à toute vitesse et, lorsque Kaladin tenta d’attirer son attention, elle se
contenta d’éclater de rire et s’envola plus haut, portée par une rafale de
vent.
Son gardien reçut plusieurs réprimandes à voix basse lorsqu’ils
rattrapèrent les autres ; cette colonne ne pouvait pas se permettre d’attirer
l’attention. Kaladin marcha avec eux, et il se souvint. Il comprenait
réellement un peu.
Vous n’étiez jamais libre tant que vous couriez ; vous aviez l’impression
que le ciel ouvert et les champs infinis étaient un supplice. Vous sentiez vos
poursuivants vous traquer, et vous vous réveilliez chaque matin en vous
attendant à vous trouver cerné.
Jusqu’à ce qu’un jour, vous ayez raison.
Mais les parshes ? Il avait accepté Shen au sein du Pont Quatre, d’accord.
Mais accepter qu’un parshe unique puisse être un homme de pont était
radicalement différent d’accepter que leur peuple entier soit… eh bien,
humain.
Lorsque la colonne s’arrêta pour distribuer des outres d’eau aux enfants,
Kaladin tâta son front et y suivit le contour cicatrisé des glyphes.
Ils nous ont pris notre esprit…
Ils avaient essayé de prendre le sien aussi. Ils l’avaient battu comme
plâtre, avaient volé tout ce qu’il aimait, et assassiné son frère. Ils l’avaient
laissé incapable de réfléchir clairement. La vie était devenue un grand flou
jusqu’à ce qu’un jour, il se retrouve debout au bord du vide, à regarder
mourir des gouttes de pluie en s’efforçant de rassembler la motivation de
mettre fin à sa vie.
Syl s’envola devant lui sous la forme d’un ruban miroitant.
— Syl, siffla Kaladin. Il faut que je te parle. Ce n’est pas le moment de…
— Chut, le coupa-t-elle, avant de glousser et de voleter autour de lui,
puis de s’éloigner pour aller faire la même chose à son gardien.
Kaladin fronça les sourcils. Elle se comportait avec une telle insouciance.
Trop d’insouciance ? Comme avant qu’ils ne forgent leur lien ?
Non. Impossible.
— Syl ? supplia-t-il lorsqu’elle revint. Quelque chose ne va pas avec le
lien ? S’il te plaît, je n’ai pas…
— Ce n’est pas ça, répondit-elle en un murmure furieux. Je crois que les
parshes peuvent peut-être me voir. Certains, en tout cas. Et cette autre
sprène est toujours là, elle aussi. Une sprène supérieure, comme moi.
— Où ça ? dit Kaladin en se tournant.
— Elle est invisible à tes yeux, déclara Syl, qui se transforma en groupe
de feuilles et se mit à souffler autour de lui. Je crois que j’ai réussi à lui
faire croire que je n’étais qu’une sprène du vent.
Elle s’éloigna en voletant, laissant une douzaine de questions sans
réponse sur les lèvres de Kaladin. Saintes bourrasques… est-ce cette sprène
qui leur dit où aller ?
La colonne se remit en route, et Kaladin marcha une bonne heure en
silence avant que Syl ne décide de revenir vers lui. Elle se posa sur son
épaule et se transforma en jeune femme à la jupe fantaisiste.
— Elle est partie en avant pour un moment, annonça-t-elle. Et les parshes
ne regardent pas.
— La sprène les guide, dit Kaladin à mi-voix. Syl, cette sprène doit
être…
— Une de celles qui appartiennent à lui, murmura-t-elle en s’entourant
de ses deux bras avant de devenir toute petite – rétrécissant activement pour
atteindre environ deux tiers de sa taille normale. Un sprène du Néant.
— Il y a autre chose, reprit Kaladin. Ces parshes… où ont-ils appris
comment parler, comment se comporter ? D’accord, ils ont passé leur vie
dans notre société – mais comment peuvent-ils être aussi… normaux après
un si long temps à moitié endormis ?
— La Tempête Éternelle. Le pouvoir a rempli le trou de leur âme et
comblé les lacunes. Ils ne se sont pas simplement réveillés, Kaladin. Ils ont
été guéris, leur lien reformé, leur identité rétablie. Tout ça va beaucoup plus
loin que nous ne l’avons jamais compris. D’une certaine manière, quand
vous les avez conquis, vous leur avez volé leur capacité à changer de forme.
Vous avez littéralement arraché une partie de leur âme pour l’enfermer
ailleurs. (Elle se tourna vivement.) Elle revient. Je vais rester à proximité,
au cas où tu aurais besoin d’une Lame.
Elle s’éloigna, traversant les airs sous forme de ruban lumineux. Kaladin
continua à avancer d’un pas traînant derrière la colonne, tournant et
retournant les paroles de Syl dans sa tête, avant d’accélérer pour aller se
placer à côté de son gardien.
— Vous faites preuve d’intelligence, par certains aspects, commença
Kaladin. C’est une bonne idée de voyager de nuit. Mais vous suivez le lit du
fleuve, là-bas. Je sais que ça signifie qu’il y a plus d’arbres, et des endroits
plus sûrs où camper, mais c’est littéralement le premier endroit où
quelqu’un vous chercherait.
Plusieurs autres parshes alentour lui lancèrent des coups d’œil. Son
gardien ne répondit pas.
— La taille du convoi pose également problème, ajouta-t-il. Vous devriez
vous séparer en groupes plus petits et vous rejoindre chaque matin, de sorte
que, si quelqu’un vous repère, vous paraîtrez moins menaçants. Vous
pourrez dire qu’un pâle-iris vous envoie quelque part, et des voyageurs
vous laisseront peut-être partir. S’ils tombent sur vous tous, tous les
soixante-dix réunis, ça ne sera pas possible. Tout ça, bien entendu, à
supposer que vous n’ayez pas envie de vous battre – et c’est le cas. Si vous
vous battez, ils appelleront les clarissimes contre vous. Pour l’heure, ils ont
de plus gros problèmes à régler.
Son gardien émit un grognement.
— Je peux vous aider, poursuivit Kaladin. Je ne comprends peut-être pas
ce que vous avez traversé, mais je sais quel effet ça fait d’être en fuite.
— Vous croyez que je vous ferais confiance ? demanda enfin le parshe.
Vous voudrez que nous soyons capturés.
— Je n’en suis pas sûr, dit Kaladin en toute franchise.
Son gardien n’ajouta rien, et Kaladin soupira et reprit sa place derrière
lui. Pourquoi la Tempête Éternelle n’avait-elle pas accordé à ces parshes les
mêmes pouvoirs que ceux des Plaines Brisées ? Que faire alors des récits
anciens ? Des Désolations ?
Ils finirent par s’arrêter pour faire une nouvelle pause, et Kaladin se
trouva un rocher lisse contre lequel s’asseoir, niché dans la pierre. Son
gardien attacha la corde à un arbre isolé tout proche, puis alla s’entretenir
avec les autres. Kaladin se laissa aller en arrière, perdu dans ses pensées,
jusqu’à ce qu’il entende un bruit. À sa grande surprise, il vit approcher la
fille de son gardien. Elle tenait une outre à deux mains et s’arrêta juste au-
delà de sa portée.
Elle ne portait pas de chaussures, et la marche, jusqu’à présent, n’avait
pas été clémente pour ses pieds, lesquels – bien que durcis par les cals –
étaient couverts d’éraflures et d’égratignures. Elle posa timidement l’outre,
puis recula. Elle ne s’enfuit pas, comme Kaladin aurait pu s’y attendre,
quand il voulut prendre l’eau.
— Merci, dit-il avant d’en boire une gorgée.
L’eau était pure et limpide – apparemment, les parshes savaient comment
la filtrer. Il ignora les gargouillis de son estomac
— Est-ce qu’ils vont vraiment nous pourchasser ? demanda la fillette.
À la lumière vert pâle de Mishim, il décida qu’elle n’était pas aussi
timorée qu’il l’avait cru. Elle était nerveuse, mais elle soutenait son regard.
— Pourquoi est-ce qu’ils ne peuvent pas simplement nous laisser
continuer ? Vous pourriez retourner le leur dire ? Nous ne voulons pas
d’ennuis. Nous voulons simplement partir.
— Ils viendront, répondit Kaladin. Je suis désolé. Ils ont beaucoup de
travail à faire pour repartir, et ils voudront des mains supplémentaires. Vous
êtes une… ressource qu’ils ne peuvent tout simplement pas ignorer.
Les humains auxquels il avait rendu visite ne savaient pas qu’ils devaient
redouter une effroyable armée de Néantifères ; beaucoup croyaient que
leurs parshes avaient simplement profité du chaos pour s’enfuir.
— Mais pourquoi ? fit-elle en reniflant. Qu’est-ce que nous leur avons
fait ?
— Vous avez tenté de les détruire.
— Non. Nous sommes gentils. Nous avons toujours été gentils. Je n’ai
jamais frappé personne, même quand j’étais en colère.
— Je ne parlais pas de vous, spécifiquement. Vos ancêtres… les gens
comme vous d’il y a longtemps. Il y a eu une guerre, et…
Bourrasques. Comment expliquait-on l’esclavage à une enfant de sept
ans ? Il lui lança l’outre d’eau, et elle fila rejoindre son père – qui venait à
peine de remarquer son absence. Il se tenait debout, formant une silhouette
qui se détachait nettement dans la nuit, étudiant Kaladin.
— Ils parlent d’installer leur camp, chuchota Syl près de lui. (Elle s’était
faufilée dans une fissure de la roche.) Le sprène du Néant veut qu’ils
continuent à marcher toute la journée, mais je ne crois pas qu’ils le feront.
Ils ont peur que leurs céréales se gâtent.
— Est-ce que ce sprène est en train de m’observer ? demanda Kaladin.
— Non.
— Dans ce cas, tranchons cette corde.
Il se tourna pour cacher ce qu’il faisait, puis s’empressa d’invoquer Syl
sous forme de couteau pour se libérer. Ça changerait la couleur de ses yeux
mais, dans le noir, il espérait que les parshes ne remarqueraient rien.
Syl se transforma de nouveau en sprène.
— Une épée maintenant ? s’enquit-elle. Les sphères qu’ils t’ont prises se
sont toutes épuisées, mais ils s’éparpilleront en voyant une Lame.
— Non.
Kaladin s’empara plutôt d’une grosse pierre. Les parshes se turent en
remarquant qu’il s’était échappé. Kaladin porta sa pierre le temps de
quelques pas, puis la laissa tomber, écrasant un bouton-de-roche. Quelques
instants plus tard, il se trouva entouré de parshes furieux qui portaient des
gourdins.
Il les ignora et passa en revue les débris du bouton-de-roche. Il leva une
large section de carapace.
— L’intérieur, déclara-t-il en le retournant pour le leur montrer, sera
encore sec malgré les pluies. Le bouton-de-roche a curieusement besoin
d’une barrière entre lui-même et l’eau extérieure, même s’il semble toujours
avide de boire après une tempête. Qui a mon couteau ?
Personne ne fit mine de le lui rendre.
— Si vous raclez cette couche intérieure, déclara Kaladin en tapotant la
carapace du bouton-de-roche, vous pourrez atteindre la partie sèche.
Maintenant que la pluie a cessé, je devrais pouvoir nous allumer un feu, à
supposer que personne n’ait perdu mon sac de petit bois. Nous devons faire
bouillir ces céréales, puis les sécher en galettes. Elles n’auront pas
beaucoup de goût, mais elles se conserveront. Si vous ne faites pas
rapidement quelque chose, vos réserves vont bel et bien pourrir.
Il se leva et tendit le doigt.
— Puisque nous sommes déjà là, nous devrions être assez près de la
rivière pour pouvoir recueillir davantage d’eau. Avec la fin des pluies, elle
ne devrait plus couler très longtemps.
» Comme les carapaces de boutons-de-roche ne brûlent pas
particulièrement bien, il nous faudra récolter du bois véritable et le sécher
près du feu pendant la journée. Nous pourrons faire brûler celui-ci très bas,
puis cuisiner demain soir. Dans le noir, la fumée risque moins de nous
dévoiler, et nous pourrons abriter la lumière dans les arbres. Il faut
simplement que je trouve comment nous allons cuisiner sans marmites pour
faire bouillir l’eau.
Les parshes le regardèrent fixement. Puis Khen le repoussa enfin pour
l’écarter du bouton-de-roche et prit le fragment qu’il tenait en main.
Kaladin aperçut son gardien debout près de la pierre où Kaladin avait été
assis. Le parshe tenait la corde que Kaladin avait tranchée, frottant du pouce
l’extrémité coupée.
Après un bref échange, le parshe l’entraîna vers les arbres qu’il avait
indiqués, lui rendit son couteau – posé près de tous leurs gourdins – et lui
demanda de prouver qu’il était capable de faire un feu avec du bois humide.
Ce qu’il fit.
Vous ne pouvez vous faire décrire une épice ; vous devez la goûter par vous-même.
— Extrait de Justicière, préface.

Shallan devint Voile.


La Fulgiflamme rendit son visage moins juvénile, plus anguleux. Nez
pointu, avec une petite cicatrice sur le menton. Ses cheveux passèrent du
roux au noir aléthi. Créer une illusion comme celle-ci nécessitait une
gemme plus grande complètement chargée mais, une fois qu’elle était en
place, un soupçon de Fulgiflamme lui suffisait pour la maintenir pendant
des heures.
Voile jeta la havah sur le côté pour enfiler à la place un pantalon, une
chemise ajustée, puis des bottes et un long manteau blanc. Elle compléta
par un gant unique à la main gauche. Voile n’était, bien entendu, pas du tout
embarrassée par ce détail.
Il existait une manière très simple de soulager la douleur de Shallan. Une
manière très simple de se cacher. Voile n’avait pas souffert comme Shallan
– et elle était assez coriace pour affronter ce genre de chose, de toute
manière. Devenir Voile, c’était comme poser un terrible fardeau.
Elle jeta un foulard autour de son cou, puis pendit à son épaule une
sacoche robuste (achetée spécifiquement pour Voile). Avec un peu de
chance, le manche de couteau qui dépassait nettement du haut paraîtrait
naturel, et même intimidant.
La partie qui était encore Shallan au fond de sa tête s’en inquiétait.
Aurait-elle l’air factice ? Elle laisserait certainement échapper quelques
indices subtils dans son comportement, sa tenue ou son discours. Ils
indiqueraient aux bonnes personnes que Voile ne possédait pas l’expérience
de dure à cuire qu’elle affichait.
Eh bien, elle allait devoir faire de son mieux en espérant rattraper ses
erreurs inévitables. Elle attacha un autre couteau à sa ceinture, qui était
long, mais pas autant qu’une épée, puisque Voile n’était pas une pâle-iris.
Heureusement. Aucune femme pâle-iris ne pourrait se balader aussi
manifestement armée. Certaines mœurs se relâchaient à mesure qu’on
descendait sur l’échelle sociale.
— Alors ? fit Voile en se tournant vers le mur où était accroché Motif.
— Mmm…, dit-il. Bon mensonge.
— Merci.
— Pas comme l’autre.
— Radieuse ?
— Tu te glisses en elle puis tu en ressors, expliqua-t-il, comme le soleil
derrière les nuages.
— J’ai simplement besoin d’entraînement, répondit Voile.
Oui, cette voix était parfaite. Shallan devenait effectivement beaucoup
plus douée avec les sons.
Elle ramassa Motif – ce qui impliqua d’appuyer sa main contre le mur
pour le laisser grimper sur sa peau puis sur son manteau. Tandis qu’il
bourdonnait gaiement, elle traversa sa chambre et sortit sur le balcon. La
première lune s’était levée, la fière Salas violette. C’était la moins
lumineuse des lunes, ce qui signifiait qu’il faisait pratiquement noir dehors.
La plupart des pièces qui se trouvaient à l’extérieur disposaient de ces
petits balcons, mais le sien, au premier étage, était particulièrement
avantageux Il possédait des marches descendant vers le champ, en bas.
Couvert de sillons pour l’eau et de stries destinées à y planter des boutons-
de-roche, le champ disposait aussi de boîtes longeant les bords, destinées à
faire pousser des tubercules ou des plantes d’ornement. Chaque étage de la
cité en possédait un semblable, avec dix-huit niveaux qui les séparaient.
Elle descendit jusqu’au champ dans le noir. Comment quoi que ce soit
avait-il jamais poussé ici ? Son haleine forma un nuage devant elle, et des
sprènes de froid se mirent à pousser autour de ses pieds.
Le champ possédait une petite porte d’accès permettant de regagner
Urithiru par l’arrière. Peut-être le subterfuge consistant à ne pas sortir par la
porte de sa chambre n’était-il pas nécessaire, mais Voile préférait se montrer
prudente. Elle ne voudrait pas que des gardes ou des serviteurs remarquent
que la clarissime Shallan sortait parfois aux petites heures de la nuit.
Par ailleurs, qui savait où Mraize et ses Sang-des-spectres avaient des
espions ? Ils ne l’avaient pas recontactée depuis ce premier jour à Urithiru,
mais elle savait qu’ils devaient la surveiller. Elle ignorait toujours que faire
à leur sujet. Ils avaient admis avoir assassiné Jasnah, ce qui devait être un
motif suffisant pour les haïr. Ils semblaient également savoir des choses, des
choses importantes, au sujet du monde.
Voile marcha sans se presser le long du couloir, portant une petite lampe
à la main pour s’éclairer, car une sphère serait trop voyante. Elle croisa la
foule du soir qui rendait les couloirs du quartier de Sebarial aussi animés
que son camp de guerre autrefois. Ici, les choses ne semblaient jamais
ralentir autant qu’elles le faisaient dans le quartier de Dalinar.
Les strates étrangement hypnotiques des couloirs la guidèrent pour
quitter le quartier de Sebarial. Le nombre de personnes présentes diminua.
Il n’y avait plus que Voile et ces couloirs solitaires et infinis. Elle avait
l’impression de sentir le poids des autres niveaux de la tour, vides et
inexplorés, peser sur elle. Une montagne de pierre inconnue.
Elle pressa le pas, avec Motif qui bourdonnait pour lui-même sur son
manteau.
— Je l’aime bien, déclara-t-il.
— Qui donc ?
— Le bretteur. Mmm. Celui avec lequel vous ne pouvez pas encore vous
accoupler.
— S’il te plaît, est-ce qu’on pourrait arrêter de parler de lui comme ça ?
— Entendu, répondit Motif. Mais je l’aime bien.
— Tu détestes son épée.
— J’ai fini par comprendre, fit Motif d’une voix surexcitée. Les
humains… les humains ne se soucient pas des morts. Vous fabriquez des
chaises et des portes à partir de cadavres ! Vous mangez des cadavres ! Vous
fabriquez des habits avec la peau des cadavres. Pour vous, les cadavres sont
des choses.
— Eh bien, c’est sans doute vrai.
Il paraissait anormalement surexcité par cette révélation.
— C’est grotesque, poursuivit-il, mais vous devez tous tuer et détruire
pour vivre. C’est comme ça que fonctionne le Royaume physique. Alors je
ne devrais pas détester Adolin Kholin parce qu’il manie un cadavre !
— Tu l’apprécies simplement, rétorqua Voile, parce qu’il demande à
Radieuse de respecter l’épée.
— Mmm. Oui, un homme très, très gentil. Et magnifiquement intelligent.
— Dans ce cas, pourquoi tu ne l’épouses pas ?
Motif se mit à vibrer.
— Est-ce…
— Non, ce n’est pas possible.
— Ah.
Avec un bourdonnement satisfait, il s’installa sur son manteau où il
apparut sous la forme d’une sorte de broderie étrange.
Après un court silence, Shallan découvrit qu’elle avait autre chose à lui
dire.
— Motif ? Tu te rappelles ce que tu m’as dit l’autre soir, la première fois
que… nous sommes devenus Radieuse ?
— Au sujet de la mort ? C’est peut-être le seul moyen, Shallan. Mmm…
Tu devras prononcer des vérités pour progresser, mais tu me détesteras
parce que je le concrétiserai. Donc je peux mourir, et une fois que ce sera
fait, tu pourras…
— Non. Non, par pitié, ne me laisse pas.
— Mais tu me détestes.
— Je me déteste aussi, murmura-t-elle. Simplement… je t’en supplie. Ne
pars pas. Ne meurs pas.
Motif sembla satisfait de cet échange, car son bourdonnement s’intensifia
– même si ses bruits de plaisir et d’agitation pouvaient se révéler très
semblables. Pour l’heure, Voile se laissa distraire par la quête de la nuit
présente. Adolin poursuivait ses efforts visant à trouver le meurtrier, mais il
n’était pas allé très loin. Aladar était Haut-prince de l’Information, et sa
force de police et ses scribes étaient une ressource – mais Adolin mourait
d’envie de faire ce que demandait son père.
Voile pensait qu’ils cherchaient peut-être tous les deux au mauvais
endroit. Elle aperçut enfin des lumières un peu plus loin et accéléra le pas ;
elle finit par rejoindre un passage qui faisait le tour d’une pièce immense
s’étirant sur plusieurs étages. Elle avait atteint l’Échappée : une vaste série
de tentes éclairées par un grand nombre de bougies, torches ou lanternes
vacillantes.
Le marché s’était développé à une vitesse stupéfiante, bravant les plans
soigneusement établis par Navani. Elle avait eu l’idée d’une grande voie
publique bordée de boutiques des deux côtés. Pas de ruelles, ni de cabanes
ou de tentes. Facile à surveiller et soigneusement régulée.
Les marchands s’étaient rebellés, se plaignant d’un manque d’espace
d’entreposage, ou du besoin d’être plus proches d’un puits pour disposer
d’eau fraîche. En réalité, ils voulaient un marché plus grand qui soit
beaucoup plus difficile à réguler. Sebarial, en tant que Haut-prince du
Commerce, avait donné son accord. Et, bien que ses livres de comptes
soient en piètre état, il avait l’esprit vif en affaires.
Le chaos et la variété du marché exaltaient Voile. Des centaines de
personnes, malgré l’heure tardive, attirant des sprènes de maintes sortes.
Des dizaines et des dizaines de tentes de couleurs et de modèles différents.
En réalité, certaines n’étaient même pas des tentes, mais ressemblaient
davantage à de simples étals – des sections du sol isolées par des cordes,
gardées par quelques hommes solidement charpentés, armés de gourdins.
D’autres étaient de véritables bâtiments. Des petites cabanes de pierre
construites à l’intérieur de cette grotte et qui se trouvaient ici depuis
l’époque des Radieux.
Des marchands provenant des dix camps de guerre originaux se
mélangeaient dans l’Échappée. Voile longea trois cordonniers à la suite ;
elle n’avait jamais compris pourquoi des commerçants vendant les mêmes
marchandises se rassemblaient, n’aurait-il pas mieux valu s’installer là où
ils ne seraient pas les voisins immédiats de leurs concurrents ?
Elle rangea sa lampe, car les tentes et les boutiques fournissaient une
lumière suffisante, et avança d’un pas nonchalant. Voile se sentait plus à
l’aise que lorsqu’elle se trouvait dans ces couloirs vides et sinueux ; ici, la
vie avait trouvé prise. Le marché poussait comme l’enchevêtrement de
faune et de flore du côté sous le vent d’une arête rocheuse.
Elle rejoignit le puits central de la grotte : une énigme vaste et circulaire
où ondulait une eau dépourvue de crémon. Elle n’avait encore jamais vu de
puits – en temps ordinaire, tout le monde utilisait des citernes qui se
remplissaient avec les tempêtes. Les nombreux puits d’Urithiru, cependant,
ne tarissaient jamais. Le niveau de l’eau ne baissait même jamais, bien que
les gens y puisent constamment.
Les scribes parlaient de la possibilité qu’il y ait des aquifères cachés dans
les montagnes, mais d’où l’eau viendrait-elle ? Les neiges au sommet des
cimes proches ne paraissaient pas fondre, et la pluie tombait très rarement.
Voile était assise sur le rebord du puits, une jambe remontée, et regardait
les gens aller et venir. Elle écoutait les femmes bavarder au sujet des
Néantifères, de leur famille en Alethkar, de cette étrange nouvelle tempête.
Elle écouta les hommes s’inquiéter qu’on les force à rejoindre l’armée, ou
que l’on abaisse leur nahn de sombres-iris, à présent qu’il n’y avait plus de
parshes pour se charger des tâches communes. Certains ouvriers pâles-iris
se plaignaient que leurs fournitures soient restées coincées à Narak,
attendant que l’on dispose de Fulgiflamme pour les transférer ici.
Voile finit par se diriger sans se presser vers une rangée particulière de
tavernes. Je ne peux pas mener d’interrogatoires trop visibles pour obtenir
mes réponses, se dit-elle. Si je pose le mauvais genre de questions, tout le
monde me prendra pour une sorte d’espionne à la solde de la police
d’Aladar.
Voile. Voile n’avait pas mal. Elle était à l’aise, sûre d’elle. Elle soutenait
le regard des gens. Elle levait le menton pour défier quiconque semblait la
jauger. Le pouvoir était une illusion de perception.
Voile possédait sa propre sorte de pouvoir, celui d’une vie solitaire passée
dans les rues. Elle avait l’obstination d’un chull et, bien qu’elle soit
effrontée, cette confiance était un pouvoir en soi. Elle obtenait ce qu’elle
voulait et n’était pas embarrassée par le succès.
Le premier bar qu’elle choisit se trouvait à l’intérieur d’une grande tente
de bataille. Elle sentait la bière de lavis renversée et les corps en sueur. Des
hommes et des femmes riaient, utilisant des cageots comme tables et
chaises. La plupart portaient des vêtements de sombres-iris très simples :
chemises lacées (pas d’argent ni de temps pour des boutons) et pantalons ou
jupes. Quelques hommes vêtus à l’ancienne mode, avec un pagne et un
ample gilet léger qui dévoilait la poitrine.
C’était là une taverne miteuse qui ne correspondrait sans doute pas à ses
besoins. Elle cherchait un endroit plus humble, mais en même temps plus
riche. Plus louche, mais avec un accès aux membres les plus puissants de la
clandestinité des camps de guerre.
Malgré tout, ça semblait un bon endroit où s’entraîner. Le bar était fait de
caisses empilées à côté desquelles se trouvaient de véritables chaises. Voile
s’appuya contre le « bar » d’une manière qu’elle espérait nonchalante et
faillit renverser les caisses. Elle trébucha, les rattrapa, puis gratifia la
serveuse – une vieille femme sombre-iris aux cheveux gras – d’un sourire
penaud.
— Que voulez-vous ? demanda la femme.
— Du vin, répondit Voile. Saphir.
Le deuxième plus capiteux. Qu’ils voient donc que Voile tenait l’alcool
fort.
— Nous avons du vari, du kimik et un beau tonneau de védène. Mais
celui-là vous coûtera plus cher.
— Ah. (Adolin connaîtrait la différence.) Donnez-moi le védène.
Ça semblait approprié.
La femme la fit d’abord payer, avec des sphères éteintes, mais le prix ne
semblait pas extravagant. Sebarial voulait que l’alcool coule à flots
(méthode destinée à s’assurer que les tensions ne montent pas trop dans la
tour) et il avait, pour l’heure, bonifié les prix grâce à des taxes modérées.
Tandis que la femme s’affairait derrière son bar improvisé, Voile subit
patiemment le regard fixe de l’un des videurs. Ils ne s’attardaient pas près
de l’entrée mais patientaient là, près de l’alcool et de l’argent.
Contrairement à ce qu’aurait souhaité la police d’Aladar, cet endroit n’était
pas totalement sûr. Si des meurtres inexpliqués avaient été minimisés ou
bien oubliés, ils avaient dû se produire dans l’Échappée, où la pagaille,
l’inquiétude et l’afflux des dizaines de milliers de personnes provenant des
camps frôlaient l’anarchie.
La serveuse posa bruyamment une coupe devant Voile – une coupe
minuscule, contenant un liquide clair.
Voile se renfrogna et la lui tendit.
— Vous vous êtes trompée, j’ai commandé du saphir. Qu’est-ce que c’est
que ça, de l’eau ?
Le videur le plus proche de Voile ricana, et la serveuse s’arrêta net pour
la toiser. Apparemment, Shallan avait déjà commis l’une de ces erreurs
qu’elle redoutait.
— Gamine, lui dit la serveuse, qui parvint étonnamment à s’appuyer sur
les caisses à côté d’elle sans en renverser une seule. C’est la même chose,
mais sans les infusions raffinées que les pâles-iris ajoutent aux leurs.
Des infusions ?
— Vous êtes une sorte de domestique ? demanda la femme tout bas. C’est
la première fois que vous sortez seule la nuit ?
— Bien sûr que non, se défendit Voile. J’ai déjà fait ça une centaine de
fois.
— Oui, oui, rétorqua la femme en calant une mèche de cheveux rebelle
derrière son oreille, d’où elle ressortit aussitôt. Vous êtes sûre de vouloir
ça ? Je dois avoir là-derrière quelques vins préparés avec les couleurs des
pâles-iris. Je crois bien que j’ai un orange assez sympathique.
Elle tendit la main pour reprendre la coupe.
Voile l’en empêcha et en vida le contenu d’un seul trait. Ce qui se révéla
être l’une des pires erreurs de sa vie. Le liquide brûlait, comme s’il était en
feu ! Elle sentit ses yeux s’écarquiller, et elle se mit à tousser et faillit vomir
sur le bar.
C’était du vin, ça ? Il avait plutôt un goût de lessive. Qu’est-ce qui
n’allait pas chez ces gens ? Il n’y avait aucune douceur là-dedans, pas
même un soupçon d’arôme. Rien que cette sensation de brûlure, comme si
quelqu’un lui récurait la gorge avec une brosse ! Son visage chauffa
aussitôt. Ça faisait effet si vite !
Le videur se tenait les joues, s’efforçant (en vain) de ne pas rire tout haut.
La serveuse tapa dans le dos de Shallan qui toussait sans s’arrêter.
— Tenez, dit la femme, je vais vous donner quelque chose pour faire
passer ce…
— Non, coupa Shallan d’une voix rauque. Je suis simplement ravie de
pouvoir en boire… à nouveau… après si longtemps. Un autre, je vous prie.
La serveuse paraissait sceptique, mais le videur approuvait – il s’était
installé sur le tabouret pour regarder Shallan, un rictus aux lèvres. Shallan
posa une sphère sur le bar, affichant un air de défi, et la serveuse remplit de
nouveau son verre à contrecœur.
À ce stade, trois ou quatre autres personnes occupant des sièges voisins
s’étaient retournées pour regarder. Charmant. Shallan s’arma de courage,
puis but le vin d’une longue lampée.
Ce n’était pas plus facile la deuxième fois. Elle résista un moment, les
larmes aux yeux, puis laissa échapper une quinte de toux explosive. Elle
finit pliée en deux, tremblante, les yeux fermés très fort. Elle était
pratiquement sûre d’avoir également laissé échapper un petit cri.
Plusieurs personnes applaudirent sous la tente. Shallan regarda la
serveuse amusée, les yeux larmoyants.
— C’était atroce, dit-elle, avant de se mettre à tousser. Vous buvez
vraiment ce liquide effroyable ?
— Oh, ma belle, repartit l’autre femme, c’est loin d’être le pire.
Shallan gémit.
— Bon, donnez-m’en un autre.
— Vous êtes sûre…
— Oui, soupira Shallan.
Elle n’allait sans doute pas se faire une réputation ce soir – du moins, pas
le genre qu’elle espérait. Mais elle pouvait essayer de s’accoutumer à boire
ce liquide de nettoyage.
Bourrasques. Elle se sentait déjà plus légère. Son estomac n’appréciait
pas ce qu’elle était en train de lui faire, et elle ravala une vague de nausée.
Le videur, qui gloussait toujours, rapprocha un siège d’elle. C’était un
homme jeune, avec les cheveux coupés si court qu’ils se dressaient sur son
crâne. Il était aussi aléthi qu’on peut l’être, avec la peau brune et du chaume
noir sur le menton.
— Vous devriez essayer de le boire par petites gorgées, lui dit-il. Ça
descend plus facilement comme ça.
— Formidable. De cette manière, je pourrai savourer ce goût atroce.
Quelle amertume ! Le vin est censé être doux.
— Tout dépend de la façon dont on le prépare, répondit-il tandis que la
serveuse tendait une autre coupe à Shallan. Parfois, le saphir peut être fait
de talieu distillé, sans arôme naturel de fruit – simplement un peu de
colorant. Mais ils ne servent pas l’alcool vraiment fort aux fêtes des pâles-
iris, sauf aux gens qui le demandent explicitement.
— Vous vous y connaissez en alcools, constata Voile.
La pièce trembla un moment avant de s’immobiliser. Puis elle tenta à
nouveau de boire – une petite gorgée cette fois-ci.
— C’est lié à mon métier, expliqua-t-il avec un large sourire. Je travaille
à de nombreuses soirées raffinées pour les pâles-iris, alors je sais me
débrouiller dans un endroit où il y a des nappes plutôt que des caisses.
— Ils ont besoin de videurs aux soirées des pâles-iris ?
— Eh bien oui, affirma-t-il en faisant craquer ses jointures. Il faut
simplement savoir comment « escorter » quelqu’un hors de la salle de
banquet, au lieu de le jeter dehors. C’est plus facile, en réalité. (Il pencha la
tête sur le côté.) Mais curieusement, c’est aussi plus dangereux.
Il éclata de rire.
Kelek, comprit Voile tandis qu’il se rapprochait, il est en train de flirter
avec moi.
Elle n’aurait sans doute pas dû s’en étonner. Elle était entrée seule et,
même si Shallan n’aurait jamais décrit Voile comme « mignonne », elle
n’était pas laide pour autant. Elle était plutôt quelconque, encore qu’elle ait
des traits un peu marqués, mais elle s’habillait bien et possédait
manifestement de l’argent. Son visage et ses mains étaient propres, et ses
habits, sans être de riches soieries, étaient un cran au-dessus des habits
d’ouvriers.
Elle fut, dans un premier temps, offensée par son attention. Après tout le
mal qu’elle s’était donné pour se rendre compétente et dure comme la
pierre, sa première action consistait à attirer un type ? Qui faisait craquer
ses jointures et essayait de lui apprendre comment boire de l’alcool ?
Rien que pour le contrarier, elle vida le reste de sa coupe d’un seul trait.
Elle se sentit aussitôt coupable d’être fâchée contre cet homme. N’aurait-
elle pas dû se sentir flattée ? D’accord, Adolin aurait pu détruire ce type de
toutes les manières imaginables. Il faisait même craquer ses doigts plus
bruyamment.
— Donc…, reprit le videur. De quel camp de guerre venez-vous ?
— Celui de Sebarial, l’informa-t-elle.
Le videur hocha la tête, comme s’il s’y était attendu. Le camp de Sebarial
avait été le plus éclectique. Ils bavardèrent encore un peu, c’est-à-dire que
Shallan formulait un commentaire de temps à autre tandis que le videur –
qui s’appelait Jor – se lançait dans diverses histoires avec de nombreuses
digressions. Toujours avec le sourire, souvent en fanfaronnant.
Il n’était pas si désagréable, même s’il semblait se moquer de ce qu’elle
disait, tant que ça l’encourageait à continuer à parler. Elle but encore un peu
de cet affreux liquide, mais s’aperçut que ses pensées vagabondaient.
Ces gens… ils avaient tous des vies, des familles, des amours, des rêves.
Certains étaient affalés sur leurs caisses, solitaires, tandis que d’autres
riaient avec leurs amis. Certains gardaient leurs habits, aussi pauvres soient-
ils, raisonnablement propres – d’autres étaient maculés de crémon et de
bière de lavis. Plusieurs d’entre eux lui rappelèrent Tyn, par la confiance
avec laquelle ils parlaient, la façon dont leurs interactions obéissaient à un
jeu subtil de surenchère.
Jor s’interrompit, comme s’il attendait quelque chose d’elle. Que… que
venait-il de dire ? Elle avait de plus en plus de mal à le suivre.
— Poursuivez, lui dit-elle.
Il sourit, et s’embarqua dans une nouvelle histoire.
Je ne vais pas pouvoir imiter ça, se dit-elle en s’appuyant contre sa
caisse, avant de l’avoir vécu. Pas plus que je ne pourrai dessiner leurs vies
sans avoir marché parmi eux.
La serveuse revint avec la bouteille, et Shallan hocha la tête. Cette
dernière coupe l’avait beaucoup moins brûlée que les autres.
— Vous êtes… sûre d’en vouloir plus ? demanda le videur.
Bourrasques… elle commençait à se sentir vraiment mal. Elle avait bu
quatre coupes, d’accord, mais elles étaient petites. Elle cligna des yeux et se
retourna.
La pièce se mit à tourner et à devenir floue, et elle gémit et posa la tête
sur la table. Près d’elle, le videur soupira.
— J’aurais pu te dire que tu perdais ton temps, Jor, lui lança la serveuse.
Celle-ci sera dans les vapes avant la fin de l’heure. Je me demande ce
qu’elle cherche à oublier…
— Elle profite juste un peu de son temps libre, affirma Jor.
— Ouais. Avec des yeux comme ceux-là ? C’est ça.
La serveuse s’éloigna.
— Hé, dit Jor en poussant doucement Shallan. Où logez-vous ? Je vais
vous appeler un palanquin pour qu’il vous ramène chez vous. Vous êtes
réveillée ? Vous devriez partir avant qu’il se fasse trop tard. Je connais des
porteurs de confiance.
— Il n’est… même pas encore tard…, marmonna Shallan.
— Il est bien assez tard, dit Jor. Cet endroit peut se révéler dangereux.
— Aaaah bon ? marmonna Shallan tandis que l’écho d’un souvenir se
réveillait en elle. Des gens se font poignarder ?
— Malheureusement, répondit Jor.
— Vous connaissez des histoires ?
— Il ne se passe jamais rien dans cette zone-ci, du moins pas pour
l’instant.
— Où, dans ce cas ? Afin que… je puisse m’en tenir éloignée…, répondit
Shallan.
— L’Allée d’All, lui dit-il. N’allez pas là-bas. Quelqu’un s’y est fait
poignarder derrière une des tavernes pas plus tard qu’hier. On l’a trouvé
mort.
— C’est… très étrange, hein ? fit Shallan.
— Ouais. Vous avez entendu ?
Jor frissonna.
Shallan se leva pour partir, mais la pièce bascula autour d’elle, et elle
glissa soudain à terre à côté de son tabouret. Jor voulut la rattraper, mais
elle heurta le sol avec un bruit sourd, cognant son coude contre le sol de
pierre. Elle aspira aussitôt un peu de Fulgiflamme pour apaiser la douleur.
Le nuage qui brouillait ses pensées se dissipa, et la pièce cessa de tourner
autour d’elle, toute son ivresse simplement évanouie.
Elle cligna des yeux. Ben ça alors. Elle se leva sans l’aide de Jor,
épousseta son manteau, puis écarta ses cheveux de son visage.
— Merci, dit-elle, mais c’est exactement le genre d’information dont j’ai
besoin. Tout est en ordre ? demanda-t-elle à la serveuse.
Celle-ci se retourna puis s’immobilisa net, regardant fixement Shallan,
versant du liquide dans une coupe jusqu’à ce qu’elle déborde.
Shallan reprit sa coupe, puis la retourna et en vida la dernière goutte dans
sa bouche.
— C’est du bon, commenta-t-elle. Merci pour la conversation, Jor.
Elle posa une sphère sur les caisses en guise de pourboire, enfila son
chapeau, puis donna une tape affectueuse sur la joue de Jor avant de quitter
la tente d’un pas énergique.
— Père-des-tempêtes ! s’exclama Jor derrière elle. Est-ce que je viens de
me faire manipuler ?
L’extérieur était encore animé, lui rappelant Kharbranth, avec ses
marchés de nuit. C’était logique. Ni le soleil ni la lune ne pouvaient
pénétrer dans ces couloirs, il était facile d’y perdre toute notion de l’heure.
Par ailleurs, alors que la plupart des gens avaient été immédiatement mis au
travail, une grande partie des soldats disposaient de temps libre, maintenant
qu’ils n’avaient plus à effectuer de courses de plateau.
Shallan questionna les gens, et réussit à se faire orienter vers L’Allée
d’All.
— La Fulgiflamme m’a rendue sobre, dit-elle à Motif, qui avait rampé
sur son manteau et formait à présent un creux dans son col, replié sur le
dessus.
— Elle t’a guérie du poison.
— Ce sera pratique.
— Mmmm. Je pensais que tu serais en colère. Tu as bu le poison exprès,
n’est-ce pas ?
— Oui, mais pas dans l’intention de me saouler.
Il bourdonna de confusion.
— Dans ce cas, pourquoi le boire ?
— C’est compliqué, répondit Shallan en soupirant. Je ne m’en suis pas
très bien sortie là-dedans.
— Pour te saouler ? Mmm. Tu as fait de gros efforts.
— Dès que je me suis trouvée dans cet état, dès que j’ai cessé de me
contrôler, Voile s’est échappée de moi.
— Voile n’est qu’un visage.
Non. Voile était une femme qui ne gloussait pas quand elle était ivre, qui
ne pleurnichait pas, n’agitait pas la main devant sa bouche quand l’alcool
était trop fort pour elle. Elle ne se comportait jamais comme une
adolescente idiote. Voile n’avait pas été protégée, pratiquement enfermée,
jusqu’à ce qu’elle devienne folle et massacre sa propre famille.
Shallan s’arrêta net, soudain affolée.
— Mes frères… Motif, je ne les ai pas tués, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— J’ai parlé à Balat par échocalame, poursuivit Shallan, portant la main
à son front. Mais… je tissais déjà la Flamme à ce moment-là… même si je
ne le savais pas encore tout à fait. J’ai pu fabriquer ça. Tous les messages
venant de lui. Mes propres souvenirs…
— Shallan, intervint Motif, l’air inquiet. Non. Ils sont vivants. Tes frères
sont vivants. Mraize les a secourus. Ils sont en route pour venir ici. Le
mensonge n’est pas là. (Il ajouta d’une petite voix :) Tu ne fais pas la
différence ?
Elle adopta de nouveau l’identité de Voile, et sa douleur se dissipa.
— Si. Bien sûr que si.
Elle se remit en marche.
— Shallan, insista Motif. C’est… mmm… quelque chose ne va pas dans
ces mensonges que tu places sur toi. Je ne comprends pas.
— J’ai simplement besoin d’aller plus en profondeur, murmura-t-elle. Je
ne peux pas être Voile uniquement en surface.
Motif se mit à bourdonner d’une douce vibration inquiète – rapide et
aiguë. Voile le fit taire lorsqu’elle atteignit L’Allée d’All. Un nom étrange
pour une taverne, mais elle en avait déjà vu de plus curieux. Ce n’était
absolument pas une allée, mais une grande série de cinq tentes cousues
ensemble, chacune d’une couleur différente. Un faible éclat s’échappait de
l’intérieur.
Un videur se tenait devant l’entrée, petit et courtaud, avec une cicatrice
qui lui traversait la joue et le front pour remonter jusqu’à son cuir chevelu.
Il toisa Voile d’un œil critique, mais ne l’arrêta pas lorsqu’elle entra sans se
presser dans la tente, pleine de confiance. L’odeur était pire que celle de
l’autre pub, avec tous ces gens ivres entassés les uns contre les autres. Les
tentes avaient été cousues de manière à créer des zones cloisonnées, des
recoins assombris – et quelques-unes disposaient de tables et de chaises au
lieu de caisses. Les gens qui y étaient assis ne portaient pas des habits
simples d’ouvriers, mais plutôt des combinaisons de cuir, des haillons, ou
des manteaux militaires déboutonnés.
C’est à la fois plus riche que l’autre taverne, songea Voile, et plus pauvre
en même temps.
Elle traversa la pièce, laquelle – malgré des lampes à huile sur plusieurs
tables – était très sombre. Le « bar » se composait d’une planche posée en
travers de plusieurs caisses, mais on avait placé un morceau de tissu par-
dessus le milieu. Plusieurs personnes attendaient leur boisson ; Voile les
ignora.
— Qu’avez-vous de plus fort ? demanda-t-elle au serveur, un homme
corpulent vêtu d’un takama.
Il était peut-être pâle-iris. Il faisait trop sombre pour qu’elle en soit
certaine.
Il la jaugea de la tête aux pieds.
— Du saphir védène, fût unique.
— Ouais, lança sèchement Voile. Si je voulais de l’eau, je me serais
rendue au puits. Vous devez tout de même bien avoir plus fort.
Le serveur répondit par un grognement, puis tendit la main derrière lui et
tira une bouteille d’une boisson claire, sans étiquette.
— Du blanc mangecorne, annonça-t-il en le posant sur la table. Je n’ai
aucune idée de ce qu’ils font fermenter pour le fabriquer, mais ça retire très
efficacement la peinture.
— Parfait, déclara Voile en faisant claquer quelques sphères sur le
comptoir improvisé.
Les autres personnes présentes dans la file lui avaient lancé des regards
noirs pour avoir ignoré la queue, mais leur expression se teinta
d’amusement lorsqu’ils entendirent sa réplique.
Le serveur remplit pour Voile une coupe minuscule qu’il posa devant
elle. Elle la vida d’une lampée. Shallan trembla intérieurement sous l’effet
de la brûlure qui suivit – la chaleur qui lui monta aussitôt aux joues et la
nausée presque immédiate, accompagnée par un tremblement des muscles
lorsqu’elle tenta de résister à l’envie de vomir.
Voile s’attendait à tout ça. Elle retint son souffle pour étouffer la nausée
et savoura ces sensations. Ce n’est pas pire que les douleurs qui se trouvent
déjà à l’intérieur, songea-t-elle tandis que la chaleur se diffusait en elle.
— Formidable, commenta-t-elle. Laissez-moi le pichet.
Ces crétins à côté du bar continuèrent à la regarder bouche bée
lorsqu’elle se versa une autre coupe du blanc mangecorne et le vida en
goûtant sa chaleur. Elle se tourna pour inspecter les occupants de la tente.
Qui approcher en premier ? Les scribes d’Aladar avaient consulté les
registres de la garde pour voir si quiconque avait été tué de la même
manière que Sadeas, et ils étaient repartis bredouilles – mais un meurtre
dans une ruelle ne serait peut-être pas consigné. Elle espérait que les gens
seraient au courant malgré tout.
Elle se resservit un peu de cet alcool mangecorne. Bien qu’il soit encore
plus infect que le saphir védène, elle y trouvait quelque chose
d’étrangement attrayant. Elle vida la troisième coupe, mais puisa un
minuscule soupçon de Fulgiflamme d’une sphère dans sa bourse – rien
qu’un soupçon qui se consuma aussitôt sans la faire briller – pour se
soigner.
— Qu’est-ce que vous regardez ? lança-t-elle en toisant les gens alignés
au bar.
Ils se détournèrent tandis que le serveur s’avançait pour placer un
bouchon sur le pichet. Voile posa la main au-dessus.
— Je n’en ai pas encore fini.
— Mais si, insista le serveur en repoussant sa main. Si vous continuez
comme ça, il ne peut se passer que deux choses : soit vous allez vomir
partout sur mon bar, soit tomber raide morte. Vous n’êtes pas une
Mangecorne, cette boisson va vous tuer.
— C’est mon problème.
— C’est moi qui nettoie la pagaille, objecta le serveur en lui retirant
brusquement le pichet. Je connais bien les gens comme vous, avec cet air
hanté. Vous allez vous saouler, puis initier une bagarre. Je me moque bien
de savoir ce que vous cherchez à oublier, allez le faire ailleurs.
Voile haussa un sourcil. Se faire chasser du bar le plus malfamé du
marché ? Eh bien, au moins sa réputation ne souffrirait-elle pas ici.
Elle rattrapa le bras du serveur tandis qu’il se retirait.
— Je ne suis pas ici pour saccager votre bar, l’ami, lui dit-elle tout bas. Je
suis ici au sujet d’un meurtre. Quelqu’un qui a été tué ici il y a quelques
jours.
Le serveur se figea net.
— Qui êtes-vous ? Vous êtes avec la garde ?
— Damnation, non ! s’écria Voile. (Une histoire. Il me faut une
couverture.) Je traque l’homme qui a tué ma petite sœur.
— Et quel rapport avec mon bar ?
— J’ai entendu des rumeurs au sujet d’un cadavre découvert ici.
— Une femme adulte, précisa le serveur. Donc ce n’était pas votre sœur.
— Ma sœur n’est pas morte ici, répondit Voile. Elle est morte dans les
camps de guerre, je pourchasse simplement le responsable. (Elle s’accrocha
lorsque le serveur voulut se dégager à nouveau.) Écoutez-moi. Je ne vais
pas vous attirer d’ennuis. J’ai simplement besoin d’informations. J’ai
entendu dire qu’il y avait quelque chose… d’inhabituel dans les
circonstances de cette mort. De cette mort supposée. L’homme qui a tué ma
sœur, il y a quelque chose d’étrange chez lui. Il tue chaque fois de la même
manière. S’il vous plaît.
Le serveur soutint son regard. Qu’il voie donc, songea Voile. Qu’il voie
une femme qui possède une dureté, mais des plaies à l’intérieur. Une
histoire reflétée dans ses yeux – un récit qu’elle devait lui faire croire.
— Celui qui a fait ça, déclara tout bas le serveur, on s’en est déjà occupé.
— J’ai besoin de savoir si votre meurtrier est celui que je pourchasse,
insista Voile. J’ai besoin de détails sur le meurtre, aussi atroces soient-ils.
— Je ne peux rien vous dire, chuchota le serveur, mais il désigna l’une
des alcôves formées là où les tentes étaient cousues ensemble, dans
lesquelles des ombres indiquaient la présence de clients. Mais eux, peut-
être.
— Qui sont-ils ?
— Rien que des brigands ordinaires, affirma le serveur. Mais c’est eux
que je paie pour éviter que mon bar ait des ennuis. Si quelqu’un avait bel et
bien perturbé cet établissement d’une manière qui aurait pu pousser les
autorités à fermer cet endroit – comme cet Aladar aime tellement le faire –,
voici les gens qui se seraient occupés du problème en question. Je ne vous
en dirai pas plus.
Voile le remercia d’un hochement de tête, mais sans lâcher son bras. Elle
tapota sa coupe et pencha la tête sur le côté d’un air plein d’espoir. Le
serveur soupira et lui versa une dernière dose du blanc mangecorne, qu’elle
paya avant d’en boire une gorgée tout en s’éloignant.
L’alcôve qu’il désigna renfermait une table unique occupée par toute une
gamme de voyous. Les hommes portaient les tenues de l’aristocratie
aléthie : vestes et pantalons d’uniforme amidonnés, ceintures, chemises
boutonnées. Ici, leurs vestes étaient ouvertes, leurs chemises défaites. Deux
des femmes portaient même la havah, quoiqu’une autre soit en veste et
pantalon, pas très différents de ceux de Voile. Le groupe lui rappelait Tyn
par sa façon pratiquement délibérée de se prélasser. Ça demandait des
efforts de paraître indifférents à ce point.
Il y avait un siège inoccupé, et Voile s’avança donc sans se presser pour y
prendre place. La femme pâle-iris assise en face d’elle fit taire un homme
qui jacassait en lui touchant les lèvres. Elle portait la havah, mais sans
manche à sage-main – à la place, elle portait un gant dont les doigts étaient
effrontément coupés aux jointures.
— C’est le siège d’Ur, lança la femme à Voile. Quand il reviendra de la
pissotière, vous aurez tout intérêt à être partie.
— Dans ce cas, je vais faire vite, répliqua Voile en vidant le fond de son
verre, savourant la chaleur. Une femme a été retrouvée morte ici. Je crois
que le meurtrier a peut-être également tué quelqu’un qui m’était proche. On
m’a dit qu’on s’était « occupé » du coupable, mais j’ai besoin d’en être
sûre.
— Hé, intervint un homme aux allures de dandy vêtu d’une veste bleue,
avec des fentes dans la couche externe destinées à dévoiler le jaune en
dessous. C’est vous qui buviez le blanc mangecorne. Le vieux Sullik garde
uniquement ce pichet pour faire des blagues.
La femme à la havah joignit les doigts devant elle et inspecta Voile.
— Écoutez, lui lança Voile, dites-moi simplement combien ces
informations vont me coûter.
— On ne peut pas acheter, déclara la femme, ce qui n’est pas à vendre.
— Tout est à vendre, insista Voile, si on le demande de la bonne manière.
— Ce que vous n’êtes pas en train de faire.
— Écoutez-moi, lui dit Voile, cherchant à accrocher son regard. Écoutez-
moi. Ma petite sœur, elle…
Une main tomba sur l’épaule de Shallan, qui leva les yeux pour découvrir
un immense Mangecorne debout derrière elle. Bourrasques, il devait
mesurer dans les deux mètres.
— Ça, déclara-t-il en étirant le a, c’est ma place.
Il tira Voile en arrière, la jeta au bas de sa chaise et elle roula sur le sol ;
sa coupe dégringola et sa sacoche se trouva entortillée autour de ses bras.
Elle s’arrêta en clignant des yeux tandis que le colosse s’asseyait sur son
siège. Elle eut l’impression d’entendre l’âme de la chaise gémir en signe de
protestation.
Voile gronda, puis se leva. Elle retira sa sacoche d’un geste brusque et la
laissa tomber, puis en tira un mouchoir ainsi que le couteau. Ce dernier était
étroit et pointu, long mais plus effilé que celui de sa ceinture.
Elle ramassa son chapeau et l’épousseta avant de le remettre en place et
de s’approcher de la table d’un pas tranquille. Shallan détestait le conflit,
mais Voile adorait ça.
— Eh bien, eh bien, déclara-t-elle en posant la sage-main sur la main
gauche du grand Mangecorne, posée à plat sur le dessus de la table. (Elle se
pencha à côté de lui.) Vous affirmez que c’est votre place, mais je n’y vois
pas d’inscription à votre nom.
Le Mangecorne la regarda fixement, perturbé par ce contact étrangement
intime de la sage-main sur sa propre main.
— Laissez-moi vous montrer, dit-elle en retirant son couteau pour placer
la pointe sur le dos de sa main.
— Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il, l’air amusé. Vous essayez de jouer les
dures ? J’ai déjà vu des hommes faire comme…
Voile planta le couteau à travers sa propre main, puis celle du
Mangecorne, et enfin dans le dessus de table. Le Mangecorne hurla et
releva brusquement le bras, poussant Voile à retirer le couteau à deux
mains. L’homme bascula au bas de sa chaise en cherchant à s’éloigner
d’elle.
Voile s’y installa de nouveau. Elle tira le mouchoir de sa poche et
l’enroula autour de sa main blessée. Il masquerait l’entaille lorsqu’elle la
guérirait.
Elle ne le fit pas tout de suite. Il fallait qu’on voie sa main saigner. À la
place – avec un calme qui surprit une partie d’elle-même –, elle récupéra
son couteau, qui était tombé à côté de la table.
— Vous êtes cinglée ! s’exclama le Mangecorne en se relevant, tenant sa
main en sang. Vous êtes cinglée comme ana’kai.
— Oh, un instant, lui lança Voile en tapotant la table à l’aide de son
couteau. Tenez, je vois votre marque ici, tracée avec du sang. La place
d’Ur. Je me suis trompée. (Elle fronça les sourcils.) Mais il y a aussi la
mienne ici. J’imagine que vous pouvez vous asseoir sur mes genoux, si
vous le souhaitez.
— Je vais vous étrangler ! s’exclama Ur en lançant des regards noirs aux
personnes qui se trouvaient dans la salle principale de la tente et qui
s’étaient rassemblées autour de l’entrée de cette pièce plus petite,
chuchotant entre elles. Je vais…
— Du calme, Ur, lui lança la femme à la havah.
— Mais Betha ! balbutia-t-il.
— Vous croyez, demanda la femme à Voile, qu’attaquer mes amis va me
convaincre de vous parler ?
— Franchement, je voulais simplement récupérer le siège. (Voile haussa
les épaules et gratta le dessus de la table avec son couteau.) Mais si vous
souhaitez que je me mette à blesser les gens, je peux sans doute le faire.
— Vous êtes vraiment cinglée, commenta Betha.
— Non. Simplement, je ne considère pas votre petit groupe comme une
menace. (Elle continua à gratter.) J’ai essayé d’être gentille, et ma patience
commence à s’épuiser. Il est temps de me dire ce que je veux savoir avant
que les choses ne tournent très mal.
Betha fronça les sourcils, puis regarda ce que Voile venait de graver sur
le dessus de table. Trois losanges entrelacés.
Le symbole des Sang-des-spectres.
Voile avait tablé sur le fait que cette femme comprendrait ce qu’il
signifiait. Ils semblaient être le genre de personnes qui le sauraient – des
brigands de petite envergure, d’accord, mais impliqués dans un marché
important. Voile ignorait dans quelle mesure au juste Mraize et ses gens
gardaient le secret sur leur symbole, mais le fait qu’ils se le soient fait
tatouer sur le corps lui apprenait que ce n’était pas censé être un secret
absolu. Plutôt une mise en garde, comme des crémillons dont les pinces
rouges indiquaient qu’ils étaient venimeux.
Effectivement, lorsque Betha aperçut le symbole, elle étouffa un hoquet.
— Nous… ne voulons rien avoir à faire avec des gens comme vous, dit-
elle à Voile.
L’un des hommes assis à la table se leva, tremblant, et regarda de gauche
à droite, comme s’il s’attendait à ce que des assassins l’attaquent sur-le-
champ.
Ça alors, se dit Voile. Même le fait d’entailler la main d’un de leurs
membres n’avait pas provoqué de réaction si forte.
Curieusement, l’une des autres femmes présentes à cette table – plus
jeune, de petite taille, vêtue d’une havah – se pencha vers l’avant,
intéressée.
— Le meurtrier, reprit Voile. Que lui est-il arrivé ?
— Nous avons demandé à Ur de le faire tomber du haut du plateau, à
l’extérieur, l’informa Betha. Mais… comment pourrait-il s’agir d’un
homme qui vous intéresserait ? C’était simplement Ned.
— Ned ?
— Un ivrogne du camp de Sadeas, expliqua l’un des hommes. Il avait
l’alcool mauvais, il s’attirait toujours des ennuis.
— Il a tué sa femme, ajouta Betha. C’est dommage, alors qu’elle l’avait
suivi jusqu’ici. J’imagine qu’aucun de nous n’avait tellement le choix, avec
cette tempête insensée. Mais tout de même…
— Et ce Ned, demanda Voile, a-t-il tué sa femme en lui plantant un
couteau dans l’œil ?
— Pardon ? Non, il l’a étranglée. Pauvre bougre.
Étranglée ?
— C’est tout ? s’enquit Voile. Pas de plaie par lame ?
Betha secoua la tête, l’air perplexe.
Père-des-tempêtes, songea Voile. C’était donc une impasse ?
— Mais j’ai entendu dire que ce meurtre était étrange.
— Non, intervint l’homme debout, avant de se rasseoir à côté de Betha,
ayant tiré son couteau qu’il posa devant eux sur la table. Nous savions que
Ned irait trop loin tôt ou tard. Tout le monde le savait. Je crois qu’aucun de
nous n’a été surpris quand il a fini par basculer cette nuit-là, alors qu’elle
essayait de l’arracher à cette taverne.
Littéralement, songea Shallan. Du moins, une fois qu’Ur s’est emparé de
lui.
— Il semblerait, déclara Voile en se levant, que je vous aie fait perdre
votre temps. Je vais laisser des sphères au serveur, je prends votre ardoise à
mon compte ce soir.
Elle accorda un coup d’œil à Ur, qui se tenait voûté non loin de là et la
toisait, maussade. Elle agita ses doigts ensanglantés dans sa direction, puis
se dirigea vers la tente qui servait de pièce principale à la taverne.
Elle s’attarda juste à l’entrée, méditant la marche à suivre. Sa main était
parcourue d’élancements, mais elle l’ignora. Une impasse. Peut-être avait-
elle été stupide d’imaginer qu’elle pourrait résoudre en quelques heures ce
qu’Adolin avait passé des semaines à essayer de percer.
— Oh, ne prends pas cet air, Ur, lança Betha derrière elle, d’une voix qui
s’échappait de l’alcôve. Au moins, ce n’était que ta main. Sachant qui tu
avais en face, ça aurait pu être nettement pire.
— Mais pourquoi s’intéressait-elle tellement à Ned ? demanda Ur. Est-ce
qu’elle va revenir parce que je l’ai tué ?
— Ce n’était pas après lui qu’elle en avait, aboya une autre des femmes.
Tu n’as rien écouté ? Tout le monde s’en fiche, que Ned ait tué cette pauvre
Rem. (Elle marqua un temps d’arrêt.) Évidemment, il s’agissait peut-être de
l’autre femme qu’il a zigouillée.
Voile sentit une onde de choc la traverser. Elle pivota sur ses talons et
regagna l’alcôve d’un pas énergique. Ur se mit à geindre et se recroquevilla
sur lui-même en tenant sa main blessée.
— Il y a eu un autre meurtre ? lança Voile d’une voix insistante.
— Je… (Betha s’humecta les lèvres.) J’allais vous le dire, mais vous êtes
partie si vite que…
— Racontez-le-moi simplement.
— Nous avons laissé les gardes s’occuper de Ned, mais il n’a pu se
contenter de tuer cette pauvre Rem.
— Il a tué quelqu’un d’autre ?
Betha hocha la tête.
— L’une des serveuses qui travaillaient ici. Ça, on ne pouvait pas le
laisser passer. Nous protégeons cet endroit, vous comprenez. Donc, Ur a dû
faire une longue promenade avec Ned.
L’homme au couteau se frotta le menton.
— C’est très étrange, qu’il soit revenu tuer une serveuse le lendemain
soir. Il a laissé son cadavre à quelques mètres de l’endroit où il a tué cette
pauvre Rem.
— Pendant tout le temps où nous le conduisions vers sa mort, il a hurlé
qu’il n’avait pas tué la deuxième, marmonna Ur.
— Mais si, intervint Betha. La servante a été tuée exactement de la même
manière que Rem, et son corps abandonné dans la même position. Elle avait
le menton éraflé par sa bague, comme Rem. (Ses yeux marron clair
possédaient un air vide, comme si elle était à nouveau en train de regarder
fixement le cadavre tel qu’on l’avait découvert.) Exactement les mêmes
marques. C’était troublant.
Un autre double meurtre, songea Voile. Bourrasques. Qu’est-ce que ça
signifie ?
Voile se sentait hébétée, mais elle ignorait si c’était à cause de la boisson
ou de l’image perturbante de la femme étranglée. Elle s’en alla remettre
quelques sphères au serveur – sans doute trop – puis accrocha le pichet de
blanc mangecorne à l’aide de son pouce et l’emporta avec elle dans la nuit.
TRENTE ET UN ANS PLUS TÔT

Une bougie vacillait sur la table, et Dalinar y alluma le coin de sa


serviette, envoyant ainsi une petite tresse de fumée âcre dans l’air. Stupides
bougies décoratives. À quoi servaient-elles donc ? À faire joli. N’utilisait-
on pas des sphères parce qu’elles éclairaient mieux que des bougies ?
Sur un regard noir de Gavilar, Dalinar cessa de brûler sa serviette et se
laissa aller en arrière, tenant entre ses mains une chope de vin d’un violet
profond. Le genre dont on sentait l’odeur depuis l’autre bout de la pièce,
puissante et savoureuse. Une salle de banquet se déployait devant lui, des
dizaines de tables disposées sur le sol de la vaste salle de pierre. L’endroit
était beaucoup trop chaud, et la sueur lui perlait sur le front. Trop de
bougies, peut-être.
À l’extérieur de la salle de banquet, une tempête se déchaînait comme un
dément emprisonné, impuissant, ignoré.
— Mais comment faites-vous face aux tempêtes majeures, clarissime ?
demanda Toh à Gavilar.
Le grand Occidental aux cheveux blonds était assis avec eux à la haute
table.
— Des prévisions minutieuses permettent d’éviter qu’une armée ait
besoin de se trouver à l’extérieur au cours d’une tempête, excepté lors de
rares situations, expliqua Gavilar. Beaucoup d’endroits peuvent nous abriter
en Alethkar. Si une campagne dure plus longtemps que prévu, nous
pouvons séparer l’armée et nous retirer dans un certain nombre de ces villes
pour nous y abriter.
— Et si vous vous trouvez au milieu d’un siège ? insista Toh.
— Les sièges sont rares ici, clarissime Toh, répondit Gavilar en riant.
— Il y a tout de même bien des villes dotées de fortifications, reprit Toh.
Votre célèbre Kholinar possède des murs majestueux, n’est-ce pas ?
L’Occidental avait un accent prononcé et parlait d’une manière agaçante
en avalant ses mots. Ce qui lui donnait l’air idiot.
— Vous oubliez les Spiricantes, dit Gavilar. D’accord, il se produit des
sièges de temps à autre, mais il est très difficile d’affamer les soldats d’une
cité alors qu’il y a des Spiricantes et des émeraudes pour fabriquer de la
nourriture. À la place, en règle générale, nous abattons rapidement les murs
ou – plus fréquemment – nous gagnons un emplacement élevé et profitons
de cet angle pour canarder la cité pendant quelque temps.
Toh acquiesça, l’air fasciné.
— Les Spiricantes. Nous n’en avons pas en Rira ou en Iri. Fascinant,
fascinant… Et il y a tellement d’Éclats ici. Peut-être la moitié de la fortune
mondiale en Lames et en Cuirasses, toutes contenues dans les royaumes
vorins. Les Hérauts eux-mêmes vous favorisent.
Dalinar but une longue gorgée de son vin. Dehors, le tonnerre ébranlait
l’abri fortifié. La tempête majeure avait atteint sa pleine puissance.
À l’intérieur, des serviteurs apportèrent des pièces de porc et des pinces
de lanka pour les hommes, cuisinées dans un bouillon salé. Les femmes
dînaient ailleurs, y compris, avait-il entendu dire, la sœur de Toh. Dalinar ne
l’avait pas encore rencontrée. Les deux pâles-iris occidentaux étaient
arrivés une heure à peine avant le début de la tempête.
L’espace résonna bientôt du bruit de bavardages. Dalinar attaqua ses
pinces de lanka, les fendit à l’aide du dessous de sa chope et se mit à en
mordre la chair. Ce festin semblait trop poli. Où étaient la musique, les
rires ? Les femmes ? Mangeaient-elles dans des pièces distinctes ?
La vie avait été différente au cours de ces dernières années de conquête.
Les quatre derniers hauts-princes présentaient un front uni. Les combats
autrefois effrénés avaient perdu en vitesse. Une partie croissante du temps
de Gavilar était consacrée à l’administration de son royaume – qui ne faisait
que la moitié de la taille qu’ils auraient voulue, mais restait exigeant malgré
tout.
La politique. Gavilar et Sadeas n’obligeaient pas trop souvent Dalinar à y
jouer, mais il devait malgré tout assister à des festins comme celui-ci, au
lieu de dîner avec ses hommes. Il suçota une pince tout en regardant Gavilar
parler à l’étranger. Bourrasques ! Gavilar avait vraiment l’air majestueux
avec sa barbe peignée ainsi et des gemmes brillantes aux doigts. Il portait
un uniforme dernier cri. Formel et raide. Dalinar, quant à lui, portait son
takama en forme de jupe ainsi qu’une surchemise ouverte qui lui montait à
mi-cuisse, le torse nu.
Sadeas siégeait avec un groupe de pâles-iris de rang inférieur à une table
située de l’autre côté de la salle. Chaque membre du groupe avait été
soigneusement choisi : des hommes à la loyauté incertaine. Il allait parler,
persuader, convaincre. Et s’il s’inquiétait, il trouverait des moyens de les
éliminer. Pas avec des assassins, bien entendu. Ils trouvaient tous ce genre
de choses désagréables – ce n’était pas très aléthi. Ils préféraient manipuler
l’homme pour le pousser à se battre en duel contre Dalinar, ou bien ils le
plaçaient au premier rang lors d’une attaque. Ialai, l’épouse de Sadeas,
passait un temps impressionnant à inventer de nouveaux stratagèmes pour
se débarrasser d’alliés problématiques.
Dalinar termina les pinces, puis attaqua son porc, une pièce succulente
nageant dans la sauce. La nourriture était effectivement meilleure à ce festin.
Il aurait simplement apprécié de ne pas se sentir tellement inutile ici.
Gavilar concluait des alliances, Sadeas réglait les problèmes. Ces deux-là
étaient capables de traiter une salle de banquet comme un champ de
bataille.
Dalinar tendit la main sur le côté pour prendre son couteau afin de
découper la viande. Sauf que le couteau n’était pas là.
Damnation. Il l’avait prêté à Teleb, n’est-ce pas ? Il baissa les yeux vers
le porc et huma sa sauce poivrée qui lui mit l’eau à la bouche. Il envisagea
de manger avec les mains, puis eut la présence d’esprit de lever la tête. Tous
les autres mangeaient avec une attitude guindée, en utilisant des couverts.
Mais les serveurs avaient oublié de lui apporter un couteau.
Damnation, là encore. Il se laissa aller contre le dossier de son siège,
agitant sa chope pour qu’on lui resserve du vin. Non loin de là, Gavilar et
cet étranger continuaient à discuter.
— La campagne que vous menez ici s’est révélée très impressionnante,
clarissime Kholin, déclara Toh. On entrevoit un soupçon de votre ancêtre en
vous, le glorieux Ensoleilleur.
— Je ne peux qu’espérer, commenta Gavilar, que mes réussites soient
moins éphémères que les siennes.
— Éphémères ? Il a reforgé Alethkar, clarissime ! Vous ne devriez pas
parler ainsi de quelqu’un comme lui. Vous êtes son descendant, n’est-ce
pas ?
— Nous le sommes tous, répondit Gavilar. La Maison Kholin, la Maison
Sadeas… les dix principautés. Leurs fondateurs étaient ses fils, vous savez.
Alors, oui, les signes de son influence sont là – mais son empire n’a même
pas duré une seule génération au-delà de sa mort. Ça me pousse à me
demander où était le défaut dans sa manière de voir les choses, de planifier,
pour que son grand empire se soit effondré si rapidement.
Le tonnerre gronda. Dalinar tenta d’attirer l’attention d’un serviteur pour
demander un couteau, mais ils étaient tous trop occupés à aller et venir, à
subvenir aux besoins d’autres convives exigeants.
Il soupira puis se leva, s’étira et se dirigea vers la porte, tenant sa chope
vide. Perdu dans ses pensées, il écarta brusquement la barre de la porte
massive en bois, puis la poussa et sortit.
Une trombe de pluie glacée s’abattit soudain sur sa peau, et le vent le
frappa assez fort pour le faire chanceler. La tempête majeure atteignait le
comble de sa fureur, et les éclairs s’abattaient comme les attaques
vengeresses des Hérauts.
Dalinar sortit dans la tempête, sa surchemise claquant autour de lui.
Gavilar parlait constamment de sujets comme l’héritage, le royaume, la
responsabilité. Qu’était-il arrivé à l’excitation du combat, aux batailles où
l’on chevauchait en riant ?
Le tonnerre faisait rage, et les éclairs occasionnels suffisaient à peine
pour y voir. Malgré tout, Dalinar s’y repérait assez pour se diriger. C’était là
un relais, un endroit construit pour abriter les armées qui patrouillaient
pendant les tempêtes. Gavilar et lui résidaient dans celui-ci depuis quatre
bons mois déjà, prélevant un tribut auprès des fermes proches et menaçant
la Maison Evavakh depuis le bord de ses frontières.
Dalinar trouva l’abri fortifié précis qu’il cherchait et cogna à la porte. Pas
de réponse. Il invoqua donc sa Lame d’Éclat, glissa la pointe entre les deux
portes, et trancha la barre qui se trouvait à l’intérieur. Il poussa la porte pour
découvrir un groupe d’hommes armés aux yeux écarquillés formant
précipitamment des lignes de défense, entourés de sprènes de peur, tenant
leur arme d’une poigne nerveuse.
— Teleb, lança Dalinar depuis le pas de la porte. Vous ai-je prêté mon
couteau ? Mon favori, celui avec l’ivoire de pâle-échine sur le manche ?
Le grand soldat, qui se tenait au deuxième rang des hommes terrifiés, le
regarda bouche bée.
— Heu… votre couteau, clarissime ?
— Je l’ai perdu quelque part, expliqua Dalinar. Je vous l’ai prêté, n’est-ce
pas ?
— Je vous l’ai rendu, mon général, répondit Teleb. Vous vous en êtes
servi pour retirer cet éclat de bois de votre selle, vous vous rappelez ?
— Damnation, vous avez raison. Qu’ai-je bien pu faire de cet engin ?
Dalinar franchit la porte et ressortit dans la tempête.
Peut-être l’inquiétude de Dalinar était-elle davantage liée à lui-même
qu’à Gavilar. Les batailles des Kholin étaient tellement calculées ces jours-
ci – et ces derniers mois, l’important s’était plutôt joué hors du champ de
bataille qu’en son sein. Tout ça semblait laisser Dalinar sur le bord de la
route, comme la carapace abandonnée d’un crémillon après sa mue.
Une violente rafale de vent le poussa contre le mur, et il chancela, puis
recula, poussé par des réflexes qu’il n’aurait pu définir. Un gros rocher
percuta le mur, puis rebondit. Dalinar tourna la tête dans cette direction et
vit quelque chose de lumineux au loin : une silhouette gargantuesque qui
avançait sur des pattes grêles et luisantes.
Dalinar regagna la salle de banquet, adressa un geste grossier à cette
chose, quelle qu’elle soit, puis ouvrit la porte – repoussant les deux
serviteurs qui la maintenaient close – et rentra d’un pas énergique.
Ruisselant d’eau de pluie, il s’approcha de la haute table, où il se laissa
tomber sur sa chaise et posa sa chope. Formidable. Maintenant, il était
trempé et il ne pouvait toujours pas manger son porc.
Tout le monde s’était tu. Un océan de regards était braqué sur lui.
— Mon frère ? l’appela Gavilar, dont la voix résonna dans la pièce
silencieuse. Est-ce que… tout va bien ?
— J’ai perdu mon foudre de couteau, expliqua Dalinar. Je pensais l’avoir
laissé dans l’autre abri.
Il leva sa chope et but une lampée lente et bruyante d’eau de pluie.
— Pardonnez-moi, clarissime Gavilar, balbutia Toh. Je… j’ai besoin d’un
rafraîchissement.
L’Occidental blond se leva, fit la révérence et se retira à travers la pièce
pour rejoindre l’endroit où un maître-serviteur distribuait des boissons. Son
visage paraissait encore plus pâle que ces gens l’étaient généralement.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? s’enquit Dalinar en rapprochant sa
chaise de celle de son frère.
— Je suppose, répondit Gavilar d’une voix amusée, que ses
connaissances n’ont pas l’habitude de sortir nonchalamment en pleine
tempête majeure.
— Bah. C’est un relais fortifié, avec des murs et des abris. Nous ne
devrions pas avoir peur d’un peu de vent.
— Toh n’est pas du même avis, je peux te l’assurer.
— Tu souris.
— Il se pourrait, Dalinar, que tu viennes de prouver en un seul instant un
argument que je viens de passer une demi-heure à essayer de faire admettre
sur un plan politique. Toh se demande si nous sommes assez forts pour le
protéger.
— C’était ça, le sujet de la conversation ?
— Indirectement, oui.
— Ha. Ravi d’avoir pu être utile. (Dalinar piocha une pince sur le plateau
de Gavilar.) Qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’un de ces serviteurs
chichiteux accepte de m’apporter un foudre de couteau ?
— Ce sont des maîtres-serviteurs, Dalinar, expliqua son frère, qui décrivit
un signe en levant la main d’une manière très précise. Le signe de
réclamation, tu te rappelles ?
— Non.
— Il faut vraiment que tu sois plus attentif, observa Gavilar. Nous ne
vivons plus dans des huttes.
Ils n’avaient jamais vécu dans des huttes. C’étaient des Kholin, héritiers
de l’une des plus grandes cités du monde – même si Dalinar n’avait jamais
vu cet endroit avant sa douzième année. Il n’appréciait pas que Gavilar soit
en train de gober l’histoire que racontait le reste du royaume, celle qui
affirmait que leur branche de la maison s’était, jusqu’à récemment,
composée de brigands issus du fin fond de leur propre principauté.
Un troupeau de serviteurs en noir et blanc affluèrent vers Gavilar, qui
demanda un nouveau couteau pour Dalinar. Lorsqu’ils se séparèrent pour
aller le lui chercher, les portes de la salle de banquet des femmes s’ouvrirent
et une silhouette entra.
Dalinar eut le souffle coupé. La coiffe de Navani brillait des minuscules
rubis qu’elle y avait tissés, assortis à son pendentif et à son bracelet. Son
visage possédait un hâle sensuel, ses cheveux étaient d’un noir de jais
caractéristique des Aléthis, son sourire aux lèvres rouges tellement sage et
intelligent. Et sa silhouette… elle était de nature à pousser un homme à
pleurer de désir.
La femme de son frère.
Dalinar s’arma de courage et leva le bras en un geste identique à celui
que venait de faire Gavilar. Un serviteur s’approcha d’un pas souple.
— Clarissime, déclara-t-il, je vais répondre à vos désirs, bien entendu,
mais vous souhaiterez peut-être savoir que le geste est incorrect. Si vous
voulez bien me permettre de vous montrer…
Dalinar fit un doigt d’honneur.
— Et ça, c’est mieux ?
— Euh…
— Du vin, réclama Dalinar en agitant sa chope. Violet. Assez pour
remplir ça au moins trois fois.
— Et quelle cuvée souhaiteriez-vous, clarissime ?
Il étudia Navani.
— Celle qui sera le plus près.
Navani se faufilait entre les tables, suivie par la silhouette plus trapue de
Ialai Sadeas. Ni l’une ni l’autre ne semblait se soucier d’être les seules
femmes pâles-iris de la pièce.
— Qu’est-il arrivé à l’émissaire ? s’enquit Navani lorsqu’elles arrivèrent.
Elle se glissa entre Dalinar et Gavilar tandis qu’un serviteur lui apportait
un siège.
— Dalinar l’a fait fuir, expliqua Gavilar.
Elle portait un parfum capiteux. Dalinar écarta sa chaise sur le côté et se
composa un masque. Rester ferme, ne pas lui montrer à quel point elle le
réchauffait, le rendait vivant comme seul le combat savait le faire.
Ialai tira une chaise pour elle-même, et un serviteur apporta le vin de
Dalinar. Il but une longue gorgée apaisante à même le pichet.
— Nous étions en train d’estimer la sœur, déclara Ialai en se penchant
depuis l’autre côté de Gavilar. Elle est un tout petit peu insipide…
— Un tout petit peu ? ironisa Navani.
— … mais je suis à peu près certaine qu’elle est honnête.
— Le frère donne la même impression, intervint Gavilar, qui se frotta le
menton tout en inspectant Toh buvant près du bar. Innocent, candide. Mais
je crois qu’il est sincère.
— C’est un flagorneur, maugréa Dalinar.
— C’est un homme qui n’a pas de foyer, Dalinar, répliqua Ialai. Aucune
loyauté, à la merci des gens qui l’accueillent. Et il n’a qu’un seul pion à
jouer pour assurer son avenir.
La Cuirasse.
Prise dans sa patrie de Rira et apportée à l’est, aussi loin que Toh avait pu
fuir sa famille – qui était, rapportait-on, outrée de s’être fait voler un si
précieux héritage.
— Il n’a pas l’armure avec lui, affirma Gavilar. Il a au moins
l’intelligence de ne pas la porter. Il voudra des garanties avant de nous la
donner. Des garanties puissantes.
— Regardez comme il scrute Dalinar, intervint Navani. Vous
l’impressionnez. (Elle pencha la tête sur le côté.) Vous êtes trempé ?
Dalinar passa la main dans ses cheveux. Bourrasques ! Il n’avait éprouvé
aucun embarras à soutenir les regards de l’assemblée présente dans la pièce,
mais devant elle, il se surprit à rougir.
Gavilar éclata de rire.
— Il est sorti se promener.
— Vous plaisantez, lança Ialai qui s’approcha tandis que Sadeas les
rejoignait à la haute table.
L’homme au visage bulbeux s’assit sur sa chaise avec elle, chacun des
deux à moitié dessus, à moitié dans le vide. Il laissa tomber une assiette sur
la table, remplie d’un tas de pinces baignant dans une sauce rouge vif. Ialai
les attaqua aussitôt. C’était l’une des rares femmes que connaisse Dalinar
qui aimait la nourriture masculine.
— De quoi discutons-nous ? s’enquit Sadeas, qui chassa d’un geste un
maître-serviteur muni d’une chaise, avant de passer le bras autour des
épaules de sa femme.
— Nous parlons de marier Dalinar, déclara Ialai.
— Pardon ? s’exclama celui-ci en s’étranglant sur une gorgée de vin.
— C’est bien le but de tout ça, non ? demanda Ialai. Ils veulent
quelqu’un qui puisse les protéger, quelqu’un que leur famille aura trop peur
d’attaquer. Mais Toh et sa sœur, ils demandent bien plus que l’asile. Ils
voudront s’impliquer. Injecter leur sang dans la lignée royale, pour ainsi
dire.
Dalinar vida une autre longue gorgée.
— Vous savez, Dalinar, lui lança Sadeas, vous pourriez essayer de boire
de l’eau de temps en temps.
— J’ai bu de l’eau de pluie tout à l’heure. Tout le monde m’a regardé
bizarrement.
Navani lui sourit. Il n’y avait pas assez de vin dans le monde pour le
préparer au regard qui accompagna ce sourire, tellement perçant et
appréciateur.
— Il pourrait s’agir de ce dont nous avons besoin, suggéra Gavilar. En
plus de nous fournir l’Éclat, ça donnerait l’impression que nous parlons
pour Alethkar. Si les gens extérieurs au royaume viennent vers moi pour
demander l’asile et des traités, nous parviendrons peut-être à influencer les
hauts-princes restants. Nous pourrons peut-être unir ce pays non pas à
travers une autre guerre, mais à travers le poids de la légitimité.
Une servante, enfin, apporta un couteau à Dalinar. Il le lui prit avec
empressemenent, puis fronça les sourcils tandis qu’elle s’éloignait.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Navani.
— Cette petite chose…, fit Dalinar, qui tint le couteau délicat entre deux
doigts et l’agita. Comment suis-je censé manger une tranche de porc avec
ça ?
— Attaquez-le, proposa Ialai en faisant le geste de poignarder quelqu’un.
Faites comme si c’était un colosse qui venait d’insulter vos biceps.
— Si quelqu’un insultait mes biceps, je ne l’attaquerais pas, répliqua
Dalinar. Je l’enverrais voir un médecin car, de toute évidence, il aurait un
problème aux yeux.
Navani éclata d’un rire à la sonorité musicale.
— Oh, Dalinar, lui dit Sadeas. Je ne crois pas qu’il y ait une seule autre
personne de tout Roshar qui soit capable de prononcer ces mots en restant
impassible.
Dalinar répondit par un grognement, puis tenta de manœuvrer le petit
couteau pour couper la tranche de porc. La viande refroidissait, mais elle
dégageait toujours une odeur délicieuse. Un unique sprène de faim se mit à
voleter autour de sa tête, pareil à une petite mouche brune, de celles que
l’on trouvait à l’ouest près du lac Limpide.
— Qu’est-ce qui a vaincu l’Ensoleilleur ? demanda soudain Gavilar.
— Hmm ? fit Ialai.
— L’Ensoleilleur, répéta Gavilar en regardant tour à tour Navani, Sadeas,
puis Dalinar. Il a uni Alethkar. Pourquoi n’a-t-il pas réussi à créer un empire
durable ?
— Ses gamins étaient trop avides, répondit Dalinar en découpant sa
viande. Ou trop faibles, peut-être. Il n’y en avait pas un seul que les autres
auraient accepté de soutenir.
— Non, ce n’est pas ça, corrigea Navani. Ils se seraient peut-être unis, si
l’Ensoleilleur lui-même avait pris la peine de choisir son héritier. C’est sa
faute.
— Il était parti à l’ouest, précisa Gavilar. Il menait son armée vers « une
plus grande gloire ». Alethkar et Herdaz ne lui suffisaient pas. Il voulait le
monde entier.
— Alors c’était son ambition, déclara Sadeas.
— Non, son avidité, rétorqua calmement Gavilar. À quoi bon conquérir
le monde si l’on ne peut jamais prendre le temps d’en profiter ? Shubreth-
fils-Mashalan, l’Ensoleilleur, et même la Hiérocratie… ils ont tous tiré
encore et encore sur la corde jusqu’à s’effondrer. Dans toute l’histoire de
l’humanité, y a-t-il eu un seul conquérant qui ait décidé qu’il en avait eu
assez ? Un seul homme qui ait simplement dit : « Ça me convient, c’est ce
que je voulais », avant de rentrer chez lui ?
— Pour l’instant, commenta Dalinar, ce que je veux, c’est manger ma
foudre de viande.
Il leva le petit couteau, qui était plié en son milieu.
Navani cligna des yeux.
— Par le dixième nom du Tout-Puissant, comment avez- vous fait ça ?
— Aucune idée.
Gavilar le regardait avec cet air lointain dans ses yeux verts. Un air qu’il
avait de plus en plus fréquemment.
— Pourquoi sommes-nous en guerre, mon frère ?
— Encore ? s’exclama Dalinar. Écoute, ce n’est pas si compliqué. Tu ne
te rappelles pas comment étaient les choses quand nous avons commencé ?
— Rappelle-le-moi.
— Eh bien, reprit Dalinar en agitant son couteau plié, nous avons étudié
cet endroit, ce royaume, et nous nous sommes dit : « Tiens, tous ces gens
ont des choses. » Et nous avons pensé : « Tiens, peut-être que c’est à nous
qu’elles devraient revenir. » Alors nous les avons prises.
— Oh, Dalinar, déclara Sadeas avec un petit rire. Vous êtes une perle.
— Mais tu ne te demandes jamais ce que ça signifiait ? insista Gavilar.
Un royaume ? Quelque chose de plus grand que soi-même ?
— Tu dis n’importe quoi, Gavilar. Quand les gens se battent, c’est
toujours pour des biens. Voilà tout.
— Peut-être, admit son frère. Peut-être. Il y a quelque chose que je
voudrais que tu écoutes. Les Codes de Guerre, qui datent de l’ancien temps.
Celui où Alethkar signifiait quelque chose.
Dalinar hocha distraitement la tête tandis que le personnel de service
entrait muni de thés et de fruits pour conclure le repas ; une servante voulut
prendre sa viande à Dalinar, qui la regarda en grondant. Lorsqu’elle recula,
il entrevit quelque chose. Une femme qui regardait à l’intérieur de la pièce
depuis l’autre salle de banquet. Elle portait une robe légère et délicate,
jaune pâle, assortie à ses cheveux blonds.
Il se pencha vers l’avant, curieux. Evi, la sœur de Toh, avait dix-huit ans,
peut-être dix-neuf. Elle était grande, presque autant qu’un Aléthi, avec une
poitrine étroite. En réalité, elle dégageait une certaine impression de
fragilité, comme si elle était étrangement moins réelle qu’un Aléthi. Il en
allait de même pour son frère, avec sa svelte carrure.
Mais ces cheveux. Ils se distinguaient comme la flamme d’une bougie
dans une pièce obscure.
Elle traversa la salle de banquet d’un pas enjoué pour rejoindre son frère,
qui lui tendit un verre. Elle voulut le prendre dans sa main gauche, autour
de laquelle était attachée une petite bourse de tissu jaune. La robe,
curieusement, ne possédait pas de manches.
— Elle passait son temps à essayer de manger avec sa sage-main,
commenta Navani en haussant un sourcil.
Ialai se pencha sur la table en direction de Dalinar et leur dit d’un air
conspirateur :
— Ils se promènent à moitié dévêtus tout à l’ouest, vous savez. Les
Riranes, les Iriales, les Reshis. Ils sont beaucoup moins inhibés que ces
femmes aléthies guindées. Je parie qu’elle est très exotique dans une
chambre à coucher…
Dalinar émit un grognement pour tout commentaire. Puis il aperçut enfin
un couteau.
Dans la main qu’un serveur débarrassant les assiettes de Gavilar cachait
derrière son dos.
Dalinar donna un coup de pied dans la chaise de son frère, dont il brisa
un pied, ce qui fit basculer Gavilar à terre. L’assassin frappa au même
moment, frôlant l’oreille de Gavilar mais le ratant par ailleurs. Le coup
manqué frappa la table et planta le couteau dans le bois.
Dalinar se leva d’un bond, tendit la main par-dessus Gavilar et saisit
l’assassin par le cou. Il le fit pivoter et le précipita à terre avec un agréable
craquement. D’un même mouvement, Dalinar arracha le couteau de la table
et le planta dans la poitrine de l’assassin.
Haletant, Dalinar recula et essuya l’eau de pluie de ses yeux. Gavilar se
releva d’un coup, et sa Lame d’Éclat apparut dans sa main. Il baissa les
yeux vers l’assassin, puis les releva vers Dalinar.
Ce dernier donna un coup de pied à l’homme pour s’assurer qu’il était
bien mort. Il hocha la tête pour lui-même, redressa sa chaise, s’assit puis se
pencha pour arracher le couteau de sa poitrine. Une lame de qualité.
Il la nettoya dans son vin, puis découpa un morceau de sa tranche de porc
et l’enfourna. Enfin.
— Délicieux, commenta-t-il la bouche pleine.
De l’autre côté de la pièce, Toh et sa sœur braquaient sur Dalinar des
regards où l’intimidation le disputait à la terreur. Il aperçut quelques sprènes
de stupéfaction autour d’eux, sous forme de triangles de lumière jaune qui
se dissociaient puis se reformaient. Ils étaient rares, ces sprènes-là.
— Merci, dit Gavilar en touchant son oreille d’où coulait du sang.
Dalinar haussa les épaules.
— Désolé de l’avoir tué. Tu voulais sans doute le questionner ?
— Ce n’est pas très difficile de deviner qui l’a envoyé, dit Gavilar en se
rasseyant et en renvoyant d’un signe les gardes qui se précipitaient – un peu
tard – pour l’aider.
Navani lui serrait le bras, visiblement ébranlée par cette attaque.
Sadeas jura entre ses dents.
— Nos ennemis sont désespérés. Ils deviennent lâches. Un assassin
pendant une tempête ? Un Aléthi devrait avoir honte de ce genre de
manœuvre.
Cette fois encore, tous les convives du banquet regardaient bouche bée la
haute table. Dalinar se remit à couper sa viande et fourra un autre morceau
dans sa bouche. Quoi ? Il n’allait tout de même pas boire le vin dans lequel
il avait lavé le sang. Il n’était pas un barbare.
— Je sais bien que j’ai dit que je voulais que tu sois libre de faire ton
propre choix en matière d’épouse, reprit Gavilar. Mais…
— Je vais le faire, répondit Dalinar en regardant droit devant lui.
Navani était perdue pour lui. Il fallait simplement qu’il l’accepte.
— Ils sont prudents et timorés, commenta Navani en tapotant l’oreille de
Gavilar avec sa serviette. Il faudra peut-être encore plus de temps pour les
persuader.
— Oh, je ne m’inquiète pas pour ça, répliqua Gavilar en regardant à
nouveau le cadavre. Dalinar sait se montrer tout à fait persuasif.
Cependant, confronté à une épice dangereuse, on peut, si l’on est mis en garde, la
goûter légèrement. Puisse votre leçon se révéler moins douloureuse que ne le fut la
mienne.
— Extrait de Justicière, préface.

— E n réalité, cette blessure, déclara Kaladin, n’est pas si grave. Je sais


qu’elle a l’air profonde, mais il vaut souvent mieux être coupé
profondément par un couteau affûté que creusé péniblement par quelque
chose d’émoussé.
Il rapprocha les bords de la plaie sur le bras de Khen et y appliqua le
pansement.
— Toujours utiliser du tissu propre que vous avez fait bouillir – les
sprènes de pourriture adorent le tissu sale. Le véritable risque ici, c’est que
ça s’infecte ; vous le verrez sous forme de traces rouges le long des bords
de la plaie, qui se déploieront tout autour. Il y aura aussi du pus. Toujours
nettoyer une plaie avant de la panser.
Il tapota le bras de Khen et reprit son couteau, qui avait provoqué la
lacération incriminée alors que Khen s’en servait pour couper les branches
d’un arbre abattu afin de faire du feu. Autour d’elle, les autres parshes
rassemblaient les galettes qu’ils avaient séchées au soleil.
Ils disposaient d’une quantité de ressources étonnante, l’un dans l’autre.
Plusieurs parshes avaient eu la présence d’esprit d’emporter des seaux
métalliques lors de leur attaque – qui avaient servi de marmites pour faire
bouillir l’eau – et les outres allaient leur sauver la mise. Il rejoignit Sah,
celui qui avait été son gardien, parmi les arbres de leur campement
improvisé. Le parshe était en train d’attacher une tête de hache en pierre à
une branche.
Kaladin la lui prit et la testa sur une bûche pour voir avec quelle
efficacité elle fendait le bois.
— Vous devez l’attacher plus serré, lui dit Kaladin. Humidifiez les
lanières de cuir et tirez très fort en les enroulant. Si vous ne vous montrez
pas prudent, elle va tomber pendant que vous frappez.
Avec un grognement, Sah lui reprit la hachette et grommela pour lui-
même tout en défaisant les attaches. Il mesura Kaladin du regard.
— Vous pouvez aller inspecter le travail de quelqu’un d’autre, humain.
— Nous devrions repartir ce soir, lui répondit Kaladin. Nous sommes
restés trop longtemps au même endroit. Et nous diviser en petits groupes,
comme je vous le conseillais.
— Nous verrons.
— Écoutez, si mes conseils vous posent problème…
— Rien ne pose problème.
— Mais…
Sah soupira, puis leva les yeux et soutint le regard de Kaladin.
— Où un esclave a-t-il appris à donner des ordres et à parader comme un
pâle-iris ?
— Je n’ai pas été esclave toute ma vie.
— Je déteste, poursuivit Sah, me sentir comme un enfant. (Il se remit à
fixer la tête de hache, plus serré cette fois.) Je déteste qu’on m’apprenne des
choses que je sais déjà. Par-dessus tout, je déteste avoir besoin de votre
aide. Nous sommes partis. Nous nous sommes enfuis. Et maintenant ? Vous
débarquez comme ça et vous commencez à nous dire ce que nous devons
faire ? Nous recommençons à suivre les ordres des Aléthis.
Kaladin garda le silence.
— Ce sprène jaune ne vaut guère mieux, marmonna Sah. Dépêchez-vous.
Continuez d’avancer. Il nous dit que nous sommes libres et puis, l’instant
d’après, il nous réprimande parce que nous n’obéissons pas assez vite.
Ils étaient étonnés que Kaladin ne puisse pas voir le sprène. Ils lui avaient
également parlé des bruits qu’ils entendaient, des rythmes lointains qui
étaient pratiquement de la musique.
— « Liberté » est un mot étrange, Sah, dit doucement Kaladin en
s’asseyant. Ces derniers mois, j’ai sans doute été plus « libre » que je ne
l’avais été depuis mon enfance. Vous voulez savoir ce que j’en ai fait ? Je
suis resté au même endroit, pour servir un autre clarissime. Je me demande
si les hommes qui utilisent des cordes pour attacher les autres sont des
idiots, puisque la tradition, la société et l’élan vont tous nous entraver de
toute manière.
— Je n’ai pas de traditions, répondit Sah. Ni de société. Mais malgré
tout, ma « liberté » est celle d’une feuille. Je suis tombé de l’arbre et je me
laisse simplement porter par le vent en essayant de croire que je maîtrise
mon destin.
— C’était presque de la poésie, Sah.
— Je ne sais pas du tout ce que c’est.
Il tira fort sur le dernier lien et tendit la nouvelle hachette.
Kaladin s’en empara et la planta dans la bûche à côté de lui.
— C’est mieux.
— Vous ne vous inquiétez pas, humain ? Nous apprendre à faire des
galettes, c’est une chose. Mais nous donner des armes, c’en est une tout
autre.
— Une hachette est un outil, pas une arme.
— Peut-être, répondit Sah. Mais avec la méthode même d’affûtage que
vous nous avez montrée, je finirai par fabriquer une lance.
— Vous vous comportez comme si un combat était inévitable.
Sah éclata de rire.
— Vous ne pensez pas qu’il le soit ?
— Vous avez le choix.
— Dixit l’homme qui porte une marque sur le front. S’ils sont prêts à
faire ça à l’un des leurs, quel genre de brutalité attend une bande de parshes
voleurs ?
— Sah, nous ne sommes pas obligés d’en venir à la guerre. Vous n’êtes
pas obligés de combattre les humains.
— Peut-être. Mais laissez-moi vous poser une question. (Il posa la hache
en travers de ses genoux.) Compte tendu de ce qu’ils m’ont fait, pourquoi
ne le ferais-je pas ?
Kaladin ne parvint pas à s’obliger à formuler une objection. Il se
rappelait l’époque où lui-même était esclave : la frustration, l’impuissance,
la colère. On lui avait imprimé ce shash au fer parce qu’il était dangereux.
Parce qu’il avait riposté.
Oserait-il exiger de cet homme qu’il en fasse autrement ?
— Ils voudront à nouveau nous asservir, poursuivit Sah, qui reprit la
hachette et se mit à tailler le rondin à côté de lui, puis à retirer l’écorce
rêche comme Kaladin le lui avait enseigné, afin qu’ils disposent de petit
bois. Nous sommes de l’argent perdu, ainsi qu’un dangereux précédent. Vos
semblables dépenseront une fortune pour essayer de comprendre quel
changement nous a rendu l’esprit, et ils trouveront un moyen d’inverser le
processus. Ils m’arracheront ma santé mentale et m’affecteront de nouveau
à porter de l’eau.
— Peut-être… que nous pouvons les convaincre de ne pas le faire. Je
connais des hommes bons parmi les pâles-iris aléthis, Sah. Si nous allons
les voir, montrez-leur que vous êtes capables de parler et de réfléchir – que
vous êtes des gens ordinaires – et ils vous écouteront. Ils accepteront de
vous rendre votre liberté. C’est ainsi qu’ils ont traité vos cousins des Plaines
Brisées quand nous les avons rencontrés.
Sah planta la hachette dans le bois, ce qui fit jaillir un copeau qui voleta
dans les airs.
— Et c’est pour ça que nous devrions être libres à présent ? Parce que
nous nous comportons comme vous ? Nous méritions l’esclavage
auparavant, quand nous étions différents ? Il était juste de nous dominer
quand nous ne pouvions pas riposter, mais ça ne l’est plus maintenant parce
que nous pouvons parler ?
— Eh bien, je voulais dire…
— C’est pour ça que je suis en colère ! Je vous remercie pour ce que
vous nous montrez, mais ne vous attendez pas à ce que je sois ravi d’avoir
besoin de vous pour ça. Ça ne fait que renforcer la croyance au fond de
vous-même, et peut-être même au fond de moi-même, selon laquelle c’est
votre peuple qui doit décider de notre liberté.
Sah s’éloigna d’un pas furieux et, lorsqu’il fut parti, Syl sortit des
broussailles et se posa sur l’épaule de Kaladin, sur le qui-vive – elle guettait
les Néantifères – mais pas immédiatement alarmée.
— Je crois que je perçois une tempête majeure en approche, murmura-t-
elle.
— Quoi ? Vraiment ?
Elle hocha la tête.
— Elle est encore lointaine. Un jour ou trois. (Elle pencha la tête sur le
côté.) Je crois que j’aurais pu faire ça plus tôt, mais je n’en avais pas
besoin. Ou je ne savais pas que je le voulais. Tu avais toujours tes listes.
Kaladin inspira profondément. Comment protéger ces gens de la
tempête ? Il allait devoir trouver un abri. Il allait…
Voilà que je recommence.
— Je ne peux pas faire ça, Syl, chuchota-t-il. Je ne peux pas passer du
temps avec ces parshes, voir leur côté des choses.
— Pourquoi donc ?
— Parce que Sah a raison. Nous allons bel et bien finir par nous faire la
guerre. Le sprène du Néant va pousser les parshes à constituer une armée, et
ce ne sera que justice après ce qu’on leur a infligé. Nos semblables devront
soit riposter, soit être détruits.
— Dans ce cas, trouve le terrain d’entente.
— Lors d’une guerre, le terrain d’entente n’est atteint qu’après la mort de
beaucoup de gens – et seulement lorsque les gens importants commencent à
redouter de perdre. Bourrasques, je ne devrais pas être ici. Je commence à
avoir envie de défendre ces gens ! De leur apprendre à se battre. Je n’ose
pas – la seule manière dont je peux affronter les Néantifères, c’est en faisant
comme s’il y avait une différence entre ceux que je dois protéger et ceux
que je dois tuer.
Il traversa les broussailles d’un pas lourd puis aida à démonter les tentes
grossières pour la marche de la nuit.
Je ne puis, comme le font les conteurs, vous distraire par des récits fantaisistes.
— Extrait de Justicière, préface.

Un coup vigoureux et insistant réveilla Shallan. Ne disposant toujours pas


d’un lit, elle dormait en un tas de cheveux roux et de couvertures
entortillées.
Elle en tira une par-dessus sa tête mais les coups persistèrent, suivis par
la voix d’Adolin, charmante au point d’être agaçante.
— Shallan ? Écoutez, cette fois-ci, avant d’entrer, je vais attendre que
vous soyez vraiment sûre que je le puisse.
Elle risqua un œil dehors vers la lumière du soleil, qui s’engouffrait par la
fenêtre de son balcon comme de la peinture renversée. Le matin ? Le soleil
se trouvait au mauvais endroit.
Un instant… Père-des-tempêtes. Elle avait passé la nuit dehors sous
l’identité de Voile, puis dormi jusqu’à l’après-midi. Elle gémit, repoussa ses
couvertures trempées de sueur et resta étendue là en chemise de nuit, la tête
parcourue d’élancements. Il y avait un pichet vide de blanc mangecorne
dans le coin.
— Shallan ? reprit Adolin. Êtes-vous visible ?
— Tout dépend de la question, répondit-elle d’une voix rauque. Je suis
visible en train de dormir.
Elle se couvrit les yeux des deux mains, la sage-main toujours
enveloppée d’un pansement improvisé. Qu’est-ce qui lui avait donc pris ?
D’afficher ainsi le symbole des Sang-des-spectres ? De s’abrutir d’alcool ?
De transpercer la main d’un homme devant une bande de brigands armés ?
Ses actes lui donnaient l’impression de s’être déroulés dans un rêve.
— Shallan, dit Adolin d’un air inquiet, je vais passer la tête à l’intérieur.
Palona m’apprend que vous avez passé la journée ici.
Elle poussa un petit cri et s’assit en agrippant les draps. Il la trouva
enveloppée dans ses couvertures, remontées jusqu’au menton, dont
dépassait sa tête aux cheveux en désordre. Il avait, bien entendu, une
apparence absolument parfaite. Adolin pouvait être impeccable après une
tempête, six heures de combat, et un bain dans de l’eau de crémon. Quel
homme exaspérant. Comment rendait-il ses cheveux aussi adorables ? Tout
juste assez désordonnés.
— Palona m’a dit que vous ne vous sentiez pas bien, reprit Adolin,
écartant la porte de tissu pour se pencher à l’intérieur.
— Beuh.
— S’agit-il… hum… de tracas féminins ?
— De tracas féminins, répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Vous savez, quand vous… hum…
— Je m’y connais un peu en biologie, Adolin, merci bien. Je me
demande pourquoi, chaque fois qu’une femme se sent un peu bizarre, les
hommes s’empressent de soupçonner son cycle ? Comme si elle était
soudain incapable de se contrôler parce qu’elle a mal. Personne ne se dit la
même chose pour les hommes : « Oh, tenez-vous à l’écart de Venar
aujourd’hui. Il s’est trop entraîné hier, ses muscles sont endoloris, et il
risque de vous arracher la tête. »
— Donc, c’est notre faute.
— Oui. Comme tout le reste. La guerre. La famine. Les cheveux rebelles.
— Un instant. Les cheveux rebelles ?
Shallan souffla pour écarter une mèche de ses yeux.
— Rebelles. Têtus. Résistant à nos tentatives pour les arranger. Le Tout-
Puissant nous a donné des cheveux rétifs pour nous préparer à vivre avec
les hommes.
Adolin lui apporta un petit pot d’eau destinée à la toilette, pour son
visage et ses mains. Béni soit-il. Ainsi que Palona, qui le lui avait sans
doute confié.
Damnation, comme sa main lui faisait mal. Sa tête aussi. Elle se rappelait
avoir régulièrement brûlé l’alcool la nuit précédente, mais n’avait jamais
détenu assez de Fulgiflamme pour guérir entièrement sa main. Ni pour se
rendre entièrement sobre.
Adolin posa l’eau, aussi guilleret qu’un lever de soleil, un rictus aux
lèvres.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas exactement ?
Elle remonta la couverture par-dessus sa tête et la serra sous son menton
comme le capuchon d’une cape.
— Tracas féminins, mentit-elle.
— Voyez-vous, je crois que les hommes ne blâmeraient pas autant votre
cycle si vous ne faisiez pas toutes la même chose. J’ai courtisé plus d’une
femme, et j’ai un jour compté. Une fois, Deeli a été malade pour raisons
féminines à quatre reprises le même mois.
— Nous sommes des créatures extrêmement mystérieuses.
— Ah bon. (Il prit le pichet et le renifla.) Est-ce là du blanc
mangecorne ?
Il se tourna vers elle, l’air stupéfait – mais peut-être également un peu
impressionné.
— Je me suis légèrement laissé emporter, grommela Shallan. J’enquêtais
au sujet de votre meurtre.
— Quelque part où on sert de l’alcool mangecorne de contrebande ?
— Dans une ruelle de l’Échappée. Sale endroit. Mais l’alcool est bon.
— Shallan ! s’exclama-t-il. Vous y êtes allée seule ? C’est dangereux.
— Adolin, mon cher, répondit-elle en baissant enfin la couverture jusqu’à
ses épaules, je peux littéralement survivre à un coup d’épée en pleine
poitrine. Je crois que n’ai rien à craindre de quelques brigands dans le
marché.
— Ah. C’est vrai. On l’oublie facilement. (Il fronça les sourcils.) Donc…
un instant. Vous pouvez survivre à toutes sortes de meurtres effroyables,
mais malgré tout…
— J’ai encore des crampes menstruelles ? compléta Shallan. Ouais. Mère
Culture sait se montrer odieuse. Je suis une pseudo-immortelle toute-
puissante armée d’une Lame d’Éclat, mais la nature me rappelle encore de
temps en temps que je devrais me décider à avoir des enfants.
— Pas d’accouplement, bourdonna doucement Motif sur le mur.
— Mais la soirée d’hier n’est pas liée à ça, ajouta Shallan à l’intention
d’Adolin. Ce n’est prévu que dans quelques semaines. Hier, c’était plus une
question de psychologie que de biologie.
Adolin reposa le pichet.
— Oui, eh bien, vous devriez peut-être vous méfier des vins mangecorne.
— Ce n’est pas si terrible, soupira Shallan. Je peux brûler l’ivresse avec
un peu de Fulgiflamme. À ce propos, vous n’auriez pas de sphères sur vous,
à tout hasard ? Il semblerait que j’aie… hum… mangé toutes les miennes.
Il eut un petit rire.
— J’en ai une. Une seule sphère. Mon père me l’a prêtée pour que je
puisse arrêter de transporter une lanterne partout dans ces couloirs.
Elle tenta de battre des cils dans sa direction. Elle ne savait pas très bien
comment on s’y prenait, ni pourquoi, mais ça sembla fonctionner. En tout
cas, il leva les yeux au ciel et lui tendit une unique marque de rubis.
Elle aspira la Flamme avec avidité. Elle retint son souffle de sorte qu’elle
ne s’échappe pas lorsqu’elle respirait, puis… réprima la Flamme. Elle
pouvait faire ça, découvrit-elle. Pour s’empêcher de briller ou d’attirer
l’attention. Elle l’avait fait dans son enfance, n’est-ce pas ?
Sa main se ressouda lentement, et elle laissa échapper un soupir de
soulagement lorsque son mal de tête disparut à son tour.
Adolin se retrouva avec une sphère éteinte.
— Vous savez, quand mon père m’expliquait qu’une bonne relation
demande de l’investissement, je ne crois pas que c’était là ce qu’il voulait
dire.
— Mmm…, fit Shallan, qui ferma les yeux en souriant.
— Par ailleurs, ajouta Adolin, nous avons des conversations extrêmement
étranges.
— Cela dit, ça paraît naturel de les avoir avec vous.
— Je crois que c’est ça, le plus curieux. En tout cas, il faudrait que vous
commenciez à vous montrer plus prudente avec la Fulgiflamme. Mon père
m’a dit qu’il cherchait à vous procurer davantage de sphères infusées pour
l’entraînement, simplement, il n’y en a pas.
— Et les hommes de Hatham ? demanda-t-elle. Ils ont laissé beaucoup de
sphères dehors au cours de la dernière tempête majeure…
Elle fit le calcul, et le résultat la sidéra. Il s’était écoulé des semaines
depuis la tempête majeure imprévue au cours de laquelle elle avait pour la
première fois fait fonctionner la Porte du Pacte. Elle étudia la sphère entre
les doigts d’Adolin.
Elles devraient toutes être éteintes, depuis le temps, songea-t-elle. Même
celles qui ont été renouvelées tout récemment. Comment disposaient-ils
même de la moindre Fulgiflamme ?
Soudain, ses actes de la nuit précédente lui semblèrent encore plus
irresponsables. Quand Dalinar lui avait ordonné de s’entraîner avec ses
pouvoirs, il ne parlait sans doute pas de s’entraîner à éviter d’être trop
saoule.
Elle soupira, et – sans retirer la couverture – tendit la main vers le bol
d’eau. Elle avait une domestique nommée Marri, mais elle passait son
temps à la renvoyer. Shallan ne voulait pas qu’elle découvre qu’elle sortait
furtivement ou changeait de visage. Si elle continuait comme ça, Palona
allait sans doute confier d’autres tâches à cette femme.
Comme l’eau ne semblait contenir ni parfum ni savon, Shallan leva la
petite cuvette et la vida d’un long trait.
— Je m’y suis lavé les pieds, commenta Adolin.
— Mais non. (Shallan fit claquer ses lèvres.) Enfin bref, merci de
m’avoir sortie du lit.
— Eh bien, répondit-il, j’ai des motivations très égoïstes. J’espère plus
ou moins un peu de soutien moral.
— N’insistez pas trop. Si vous voulez que quelqu’un croie ce que vous
lui racontez, venez-y progressivement, afin qu’il soit avec vous tout du
long.
Il pencha la tête sur le côté.
— Ah, pas « moral » dans ce sens-là, reprit Shallan.
— Parfois, c’est très étrange de parler avec vous.
— Désolée, désolée. Je serai sage.
Elle s’assit dans une pose aussi convenable et attentive qu’elle le put,
enveloppée d’une couverture avec les cheveux qui pointaient comme les
aiguillons des ronces.
Adolin inspira profondément.
— Mon père a enfin convaincu Ialai Sadeas de me parler. Il espère
qu’elle aura quelques indices quant à la mort de son mari.
— Mais vous semblez moins optimiste.
— Je ne l’aime pas, Shallan. Elle est étrange.
Shallan ouvrit la bouche pour parler, mais il l’interrompit.
— Pas étrange comme vous, précisa-t-il. Étrange… dans un sens négatif.
Elle passe son temps à jauger toutes les choses et tous les gens qu’elle
rencontre. Elle ne m’a jamais traité autrement que comme un enfant. Vous
voulez bien m’accompagner ?
— Bien sûr. De combien de temps est-ce que je dispose ?
— Combien vous en faut-il ?
Shallan baissa les yeux vers elle-même, pelotonnée dans ses couvertures,
avec ses cheveux en désordre qui lui chatouillaient le menton.
— Beaucoup.
— Dans ce cas, nous serons en retard, déclara Adolin en se levant. Ce
n’est pas comme si l’opinion qu’elle a de moi pouvait se détériorer.
Rejoignez-moi dans le salon de Sebarial. Père veut que je lui apporte
quelques rapports sur le commerce.
— Dites-lui que l’alcool du marché est bon.
— Je n’y manquerai pas.
Adolin lança un nouveau coup d’œil furtif au pichet vide de blanc
mangecorne, puis secoua la tête et se retira.

Une heure plus tard, Shallan se présenta – baignée, maquillée, les


cheveux à peu près maîtrisés – dans le salon de Sebarial. La pièce était plus
grande que sa chambre mais, détail remarquable, l’ouverture donnant sur le
balcon était immense et occupait la moitié du mur.
Tout le monde était sorti sur le large balcon, qui dominait le champ en
contrebas. Adolin se tenait près de la rambarde, perdu dans la
contemplation. Derrière lui, Sebarial et Palona étaient allongés sur des lits
de camp, dos exposé au soleil, en train de recevoir des massages.
Un troupeau de serviteurs mangecorne massait, entretenait les braseros,
ou patientait consciencieusement avec du vin chaud et autres commodités.
L’air, surtout au soleil, n’était plus aussi froid qu’il l’avait été la plupart des
autres jours. C’était presque agréable.
Shallan se trouva prise entre l’embarras – cet homme grassouillet et
barbu seulement vêtu d’une serviette était le haut-prince – et l’indignation.
Elle venait de prendre un bain froid, en versant des louches d’eau sur sa
propre tête en frissonnant. Ça lui avait fait l’effet d’un luxe, car elle n’avait
pas dû aller chercher l’eau elle-même.
— Comment se fait-il, demanda Shallan, que je continue à dormir sur le
sol alors que vous avez des lits de camp ici même ?
— Êtes-vous un haut-prince ? marmonna Sebarial sans même ouvrir les
yeux.
— Non. Je suis une Chevaleresse Radieuse, ce qui est, je crois, plus
élevé.
— Je vois, répondit-il, avant de gémir de plaisir sous les mains de la
masseuse, et par conséquent vous pouvez payer pour vous faire apporter un
lit des camps de guerre ? Ou vous reposez-vous encore sur l’allocation que
je vous ai accordée ? Une allocation, ajouterai-je, qui était censée rémunérer
l’aide que vous m’apporteriez en tant que scribe pour mes livres de comptes
– ce que vous n’avez pas fait depuis des semaines.
— Elle a quand même sauvé le monde, Turi, observa Palona de l’autre
côté de Shallan.
La Herdazienne d’âge moyen n’avait pas ouvert les yeux, elle non plus
et, bien qu’elle soit étendue sur la poitrine, sa sage-main était seulement à
demi cachée sous une serviette.
— Voyez-vous, je ne crois pas tant qu’elle ait sauvé le monde que
repoussé sa destruction. Il règne une vraie pagaille là-dehors, ma chère.
Près de là, la masseuse en chef – une grande Mangecorne aux cheveux
d’un roux vif et à la peau pâle – ordonna un jeu de pierres chauffées pour
Sebarial. La plupart des serviteurs devaient être sa famille. Les Mangecorne
aimaient beaucoup faire affaire ensemble.
— Je remarque, commenta Sebarial, que cette Désolation dont vous
parlez va gâcher des années entières de planification commerciale de ma
part.
— Vous ne pouvez tout de même pas me le reprocher, répliqua Shallan en
croisant les bras.
— Vous m’avez bel et bien chassé des camps de guerre, lui retourna
Sebarial, alors même qu’ils ont très bien survécu. Les vestiges de ces dômes
les ont abrités du côté ouest. Le gros problème, c’étaient les parshes, mais
ils ont tous décampé à présent, pour marcher vers Alethkar. Par conséquent,
je compte m’en retourner pour reconquérir mes terres avant que d’autres ne
s’en emparent. (Il ouvrit les yeux et regarda Shallan.) Votre jeune prince ne
voulait pas entendre ça – il craint que je ne surexploite notre armée. Mais
ces camps de guerre vont se révéler cruciaux pour le commerce ; nous ne
pouvons pas les laisser entièrement à Thanadal et à Vamah.
Génial. Un autre problème auquel réfléchir. Pas étonnant qu’Adolin
paraisse aussi distrait. Il avait pris note qu’ils seraient en retard pour rendre
visite à Ialai, mais il ne semblait pas particulièrement empressé d’y aller.
— Soyez une gentille Radieuse, dit Sebarial à Shallan, et faites
fonctionner les autres Portes du Pacte. J’ai mis au point un plan excellent
pour taxer leur utilisation.
— Vous n’avez pas de cœur.
— C’est nécessaire. La seule manière de survivre dans ces montagnes
consistera à taxer les Portes du Pacte, et Dalinar le sait très bien. Il m’a
nommé responsable du commerce. La vie ne s’arrête pas pour une guerre,
mon enfant. Tout le monde aura encore besoin de chaussures, de paniers, de
vêtements, de vin.
— Et nous, nous avons besoin de massages, ajouta Palona. Beaucoup,
même, si nous devons vivre dans ce désert gelé.
— Vous êtes incroyables, tous les deux, aboya Shallan, qui traversa le
balcon ensoleillé pour rejoindre Adolin. Hé ! Vous êtes prêt ?
— Et comment.
Ils se mirent tous deux en marche dans les couloirs. Chacune des armées
des huit principautés qui résidaient dans la tour avait reçu un quartier du
deuxième ou troisième niveau, avec quelques casernes au premier niveau,
ce qui réservait la majeure partie de ce niveau aux marchés et à
l’entreposage.
Bien entendu, même le premier niveau n’avait pas été entièrement
exploré. Il y avait tant de couloirs et de tangentes étranges – des enfilades
de pièces cachées derrière tout le reste. Peut-être, au bout du compte,
chaque haut-prince gouvernerait-il réellement son quartier. Pour l’heure, ils
occupaient de petites niches de civilisation à l’intérieur de la sombre
frontière qu’était Urithiru.
L’exploration des niveaux supérieurs avait été totalement interrompue,
car ils n’avaient désormais plus de Fulgiflamme à consacrer à l’utilisation
des ascenseurs.
Quittant le quartier de Sebarial, Adolin et Shallan croisèrent des soldats
et atteignirent un croisement où des flèches peintes au sol guidaient vers
différents endroits, comme les lieux d’aisance les plus proches. Le poste de
contrôle des gardes ne ressemblait pas à une barricade, mais Adolin avait
désigné les caisses de rations, les sacs de céréales disposés d’une manière
bien précise devant les soldats. Quiconque traversait précipitamment ce
couloir en arrivant de l’extérieur se perdrait au milieu de tout ça, sans parler
des piquiers qui attendraient au-delà.
Les soldats adressèrent un hochement de tête à Adolin, mais sans le
saluer, quoique l’un d’entre eux aboie un ordre aux deux hommes qui
jouaient aux cartes dans une pièce voisine. Ceux-ci se levèrent, et Shallan
eut la grande surprise de les reconnaître. Gaz et Vathath.
— J’ai pensé que nous pouvions emmener vos gardes, aujourd’hui,
déclara Adolin.
Mes gardes. Ah oui. Shallan avait un groupe de soldats composé de
déserteurs et d’abjects meurtriers. Ce dernier point ne la dérangeait pas, car
elle était elle-même une abjecte meurtrière. Mais elle n’avait pas la moindre
idée de ce qu’elle pouvait faire d’eux.
Ils la saluèrent paresseusement. Vathath, grand et négligé. Gaz, petit avec
un unique œil marron et un bandeau cachant l’autre orbite. Adolin leur avait
manifestement déjà donné ses instructions, et Vathath sortit sans hâte se
placer à l’avant, tandis que Gaz s’attardait derrière.
Espérant qu’ils étaient assez loin pour ne pas l’entendre, Shallan prit
Adolin par le bras.
— Avons-nous vraiment besoin de gardes ?
— Évidemment.
— Pourquoi donc ? Vous êtes un Porte-Éclat. Je suis une Radieuse. Je
crois que nous allons très bien nous en sortir.
— Shallan, se faire garder n’est pas qu’une question de sécurité. C’est
aussi une question de prestige.
— J’en ai déjà à ne savoir qu’en faire. Le prestige me coule pratiquement
du nez ces jours-ci, Adolin.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-il avant de se pencher
vers elle pour chuchoter : C’est pour eux. Vous n’avez peut-être pas besoin
de gardes, mais vous avez bel et bien besoin d’une garde d’honneur. Des
hommes que leur position honore. Ça fait partie des règles auxquelles nous
nous conformons ; vous avez ainsi l’occasion d’être quelqu’un d’important,
et ils en bénéficient.
— En étant inutiles.
— En participant à ce que vous faites, expliqua Adolin. Bourrasques,
j’oublie toujours à quel point tout ça est nouveau pour vous. Que faisiez-
vous jusqu’à présent avec ces hommes ?
— Je les laissais tranquilles, principalement.
— Et quand vous aurez besoin d’eux ?
— Je ne suis pas sûre que ce sera le cas.
— Je vous assure que si, affirma Adolin. Shallan, vous êtes leur
commandante. Peut-être pas leur commandante militaire, car ce sont des
gardes civils, mais ça revient au même. Si vous ne leur donnez rien à faire,
si vous leur laissez croire qu’ils n’ont pas d’importance, vous allez les
abîmer. Confiez-leur plutôt une tâche importante, un travail dont ils seront
fiers, et ils vous serviront avec honneur. Un soldat qui déçoit est souvent un
soldat qu’on a lui-même déçu.
Elle sourit.
— Qu’y a-t-il ?
— On croirait entendre votre père, déclara-t-elle.
Il hésita, puis détourna le regard.
— Il n’y a pas de mal à ça.
— Je n’ai pas dit le contraire. Ça me plaît. (Elle lui tint le bras.) Je
trouverai quelque chose à faire de mes gardes, Adolin. Quelque chose
d’utile. Je vous le promets.
Gaz et Vathath ne semblaient pas considérer leur tâche comme si
importante, à voir la façon dont ils bâillaient et marchaient avachis, lampes
à huile en main, lance sur l’épaule. Ils croisèrent un grand groupe de
femmes portant de l’eau, puis quelques hommes qui transportaient du bois
de charpente vers de nouveaux lieux d’aisance. La plupart cédèrent le
passage à Vathath – la vue d’un garde personnel était un signal intimant de
faire un pas sur le côté.
Bien entendu, si Shallan avait réellement voulu affecter un air important,
elle aurait pris un palanquin. Elle n’avait rien contre ces véhicules, elle s’en
était régulièrement servie à Kharbranth. Peut-être était-ce cependant la part
de Voile en elle qui la poussait à résister chaque fois qu’Adolin suggérait
qu’elle en commande un. Il y avait une forme d’indépendance dans le fait
d’utiliser ses propres pieds.
Ils atteignirent l’escalier pour monter puis, arrivés en haut, Adolin
plongea la main dans sa poche en quête d’une carte. Les flèches peintes
n’étaient pas toutes terminées, ici. Shallan tira sur son bras et lui désigna un
tunnel.
— Comment l’avez-vous deviné si facilement ? fit-il.
— Vous ne voyez pas comme ces strates sont larges ? dit-elle en tendant
le doigt vers le mur du couloir. C’est par là.
Il rangea sa carte et fit signe à Vathath d’ouvrir la voie.
— Vous trouvez vraiment que je ressemble à mon père ? demanda Adolin
tout bas tandis qu’ils marchaient.
Il y avait une nuance inquiète dans sa voix.
— En effet, répondit-elle en tirant plus fort sur son bras. Vous êtes
exactement comme lui, Adolin. Intègre, juste et compétent.
Il se renfrogna.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien du tout.
— Vous êtes un piètre menteur. Vous craignez de ne pas vous montrer à
la hauteur de ses attentes, n’est-ce pas ?
— Peut-être.
— Eh bien, vous l’avez fait, Adolin. De toutes les manières possibles. Je
suis persuadée que Dalinar Kholin ne pouvait pas rêver d’un meilleur fils,
et… nom des foudres. Cette idée vous dérange.
— Quoi ? Pas du tout !
Shallan toucha l’épaule d’Adolin avec sa libre-main.
— Il y a quelque chose que vous ne me dites pas.
— Peut-être.
— Eh bien, j’en remercie le Tout-Puissant.
— Vous n’allez pas… me demander ce que c’est ?
— Par les yeux d’Ash, non. Je préfère le découvrir seule. Une relation a
besoin d’une certaine dose de mystère.
Adolin garda le silence, ce qui était une bonne chose, car ils approchaient
de la section d’Urithiru appartenant à Sadeas. Bien que Ialai ait menacé de
se réinstaller dans les camps de guerre, elle n’avait rien fait qui aille dans ce
sens. Sans doute parce qu’il était impossible de nier que cette cité était
désormais le siège de la politique et du pouvoir aléthis.
Ils atteignirent la première guérite, et les deux gardes de Shallan se
rapprochèrent d’elle et d’Adolin. Ils échangèrent des coups d’œil hostiles
avec les soldats en uniforme blanc et vert forêt lorsqu’on les autorisa à
passer. Quoi que puisse en penser Ialai Sadeas, ses hommes avaient
manifestement pris leur décision.
C’était étrange de constater quelle différence pouvaient faire quelques
pas. Ici, ils croisaient beaucoup moins d’ouvriers ou de commerçants, et
beaucoup plus de soldats. Toutes sortes d’hommes à l’air sombre, au
manteau déboutonné et au visage pas rasé. Même les scribes étaient
différentes : plus maquillées, mais la tenue plus négligée.
Elle avait l’impression d’être passée de la loi au désordre. Des voix
tonitruantes résonnaient dans les couloirs, accompagnées de rires sonores.
Les bandes peintes de manière à guider les gens se trouvaient ici sur les
murs plutôt que sur le sol, et on avait laissé couler la peinture, abîmant ainsi
les strates. Par endroits, les coulées avaient été étalées par des hommes de
passage dont le manteau avait frôlé la peinture encore humide.
Les soldats qu’ils dépassaient regardaient Adolin d’un air sarcastique.
— Ils se prennent pour des bandes de vauriens, dit tout bas Shallan en
regardant l’un des groupes par-dessus son épaule.
— Ne vous méprenez pas sur leur compte, lui dit Adolin. Ils marchent au
pas, leurs bottes sont solides et leurs armes bien entretenues. Sadeas a
formé de bons soldats. C’est seulement que là où mon père recourait à la
discipline, Sadeas préférait la compétition. Par ailleurs, ici, on se moque de
ceux qui ont l’air trop propre. Il ne faudrait pas être pris pour un Kholin.
Elle avait espéré, à présent que la vérité concernant la Désolation avait
été révélée, que Dalinar aurait moins de mal à unir les hauts-princes. Eh
bien, ça n’allait manifestement pas se produire tant que ces hommes
reprocheraient la mort de Sadeas à Dalinar.
Ils atteignirent enfin les appartements, où on les fit entrer pour y affronter
l’épouse de Sadeas. Ialai était une femme de petite taille aux lèvres épaisses
et aux yeux verts. Elle était assise sur un trône au centre de la pièce.
Debout à côté d’elle se tenait Mraize, l’un des dirigeants des Sang-des-
spectres.
Je ne puis, comme les philosophes, vous intriguer par des questions pénétrantes.
— Extrait de Justicière, préface.

Mraize. Son visage était parcouru d’un réseau de cicatrices, dont l’une
déformait sa lèvre supérieure. Au lieu de ses habits à la mode habituels, il
portait aujourd’hui l’uniforme de Sadeas, avec un plastron et un simple
calot en guise de casque. Il ressemblait exactement aux autres soldats qu’ils
avaient croisés, exception faite de ce visage.
Et du poulet sur son épaule.
Un poulet. C’était l’une des variétés les plus étranges, d’un vert pur et
lustré, avec un bec tranchant. Il ressemblait beaucoup plus à un prédateur
qu’aux créatures babillantes qu’elle avait vu vendre dans des cages sur les
marchés.
Mais franchement, qui se baladait avec un poulet domestique ? Ils étaient
destinés à ce qu’on les mange, non ?
Adolin aperçut le poulet et haussa un sourcil, mais Mraize ne laissa
transparaître en rien qu’il connaissait Shallan. Il se tenait avachi comme les
autres soldats, hallebarde en main, dardant un regard noir sur Adolin.
Ialai n’avait pas disposé de sièges pour eux. Elle était assise avec les
mains dans son giron, sa libre-main posée sur sa sage-main couverte d’une
manche, éclairée par des lampes sur des piédestaux des deux côtés de la
pièce. Elle avait l’air d’humeur particulièrement vengeresse sous cette
lumière vacillante et artificielle.
— Saviez-vous, déclara Ialai, que lorsque des pâles-échines tuent une
proie, ils la mangent d’abord, puis se cachent près de la carcasse ?
— C’est l’un des dangers lorsqu’on les chasse, clarissime, répondit
Adolin. Vous pensez être sur la piste de la bête, mais elle rôde peut-être tout
près.
— Je m’interrogeais sur ce comportement jusqu’à ce que je comprenne
que la carcasse attirait les charognards, et que le pâle-échine n’est pas
difficile. Ceux qui viennent se nourrir de ses restes deviennent un repas à
leur tour.
Le sous-entendu de cette conversation paraissait très clair à Shallan.
Pourquoi êtes-vous revenu sur la scène du crime, Kholin ?
— Nous voulions vous informer, clarissime, reprit Adolin, que nous
prenons le meurtre d’un haut-prince très au sérieux. Nous faisons tout ce
qui est en notre pouvoir pour éviter que ça se reproduise…
Oh, Adolin…
— Je n’en doute pas, répliqua Ialai. Les autres hauts-princes ont
maintenant trop peur de vous tenir tête.
Oui, il avait foncé droit dans ce piège. Mais Shallan ne prit pas le relais ;
cette tâche revenait à Adolin, qui l’avait invitée pour qu’elle le soutienne et
non pas pour qu’elle parle à sa place. En toute franchise, elle ne ferait pas
beaucoup mieux. Elle commettrait simplement des erreurs différentes.
— Voyez-vous qui que ce soit qui puisse avoir eu l’occasion et le motif
de tuer votre mari, clarissime ? s’enquit Adolin. En dehors de mon père.
— Alors même vous, vous admettez que…
— C’est étrange, aboya Adolin. Ma mère me disait toujours qu’elle vous
trouvait intelligente. Elle vous admirait, et vous enviait votre esprit. Mais
moi, je n’en vois aucune preuve ici. Franchement, croyez-vous vraiment
que mon père endurerait les insultes de Sadeas pendant des années – sa
trahison sur les Plaines, ce duel catastrophique – pour ne l’assassiner que
maintenant ? Après avoir eu la preuve que Sadeas se trompait au sujet des
Néantifères, et que la position de mon père ne risquait rien ? Nous savons
tous les deux que mon père n’est pas responsable de la mort de votre époux.
Affirmer le contraire relève de la bêtise pure et simple.
Shallan sursauta. Elle ne s’était pas attendue à entendre ces mots-là dans
la bouche d’Adolin. Étonnamment, ça lui semblait être précisément ce qu’il
avait fallu qu’il dise. En élaguant les paroles courtoises. En exprimant la
vérité franche et brute.
Ialai se pencha vers l’avant, inspectant Adolin et méditant ses paroles.
S’il y avait une chose qu’Adolin était capable de dégager, c’était bien
l’authenticité.
— Allez lui chercher un siège, ordonna Ialai à Mraize.
— Oui, clarissime, répondit-il, la voix teintée d’un épais accent rural qui
lorgnait vers le herdazien.
Ialai se tourna ensuite vers Shallan.
— Et vous, rendez-vous utile. Il y a des thés qui réchauffent dans la pièce
latérale.
Shallan n’apprécia pas de se voir traiter ainsi. Elle n’était plus une pupille
sans importance à qui l’on pouvait donner des ordres. Cependant, voyant
Mraize s’éloigner dans la direction même qu’on venait de lui indiquer,
Shallan endura cet affront et le suivit d’un pas raide.
La pièce voisine était nettement plus petite, taillée dans la même pierre
que les autres, mais avec un motif de strates assourdi. Des oranges et des
rouges qui fusionnaient si harmonieusement que l’on pouvait pratiquement
faire comme si le mur était d’une seule teinte. Les gens d’Ialai s’en
servaient comme d’une réserve, à en juger par les chaises placées dans un
coin. Shallan ignora les cruches de thé chaud en train de chauffer sur des
fabriaux posés sur le comptoir et s’approcha de Mraize.
— Que faites-vous ici ? lui siffla-t-elle.
Son poulet pépia tout bas, comme sous l’effet de l’agitation.
— Je garde celle-là à l’œil, répondit-il en désignant l’autre pièce. (Ici, sa
voix devenait raffinée, perdant son accent campagnard.) Elle nous intéresse.
— Alors ce n’est pas l’une des vôtres ? demanda Shallan. Ce n’est pas
une… Sang-des-spectres ?
— Non, fit-il en étrécissant les yeux. Son époux et elle étaient une
variable trop imprévisible pour que nous les invitions. Leurs motivations
n’appartiennent qu’à eux ; je ne crois pas qu’ils s’alignent sur celles de
quiconque, ni humains ni ceux-qui-écoutent.
— Le fait qu’ils soient des raclures de crémon n’entrait pas en ligne de
compte, j’imagine.
— La moralité est un axe qui ne nous intéresse pas, répondit calmement
Mraize. Seuls la loyauté et le pouvoir sont importants, car la moralité est
aussi éphémère que le climat changeant. Elle dépend de l’angle sous lequel
on regarde les choses. Vous verrez, en travaillant avec nous, que j’ai raison.
— Je ne suis pas l’une des vôtres, articula Shallan.
— Pour quelqu’un qui insiste tant sur ce point, répliqua Mraize en
prenant une chaise, vous n’hésitiez pas beaucoup à utiliser notre symbole
hier soir.
Shallan s’immobilisa, puis rougit furieusement. Il était donc au courant ?
— Je…
— Votre quête est louable, reprit Mraize. Et vous avez l’autorisation de
vous reposer sur notre autorité pour atteindre vos buts. C’est un avantage lié
à votre statut de membre, du moment que vous n’en abusez pas.
— Et mes frères ? Où sont-ils ? Vous m’avez promis de me les rendre.
— Patience, petit couteau. Nous les avons secourus il y a quelques
semaines à peine. Ma parole sera tenue sur ce point. Quoi qu’il en soit, j’ai
une tâche pour vous.
— Une tâche ? aboya Shallan, ce qui poussa le poulet à pépier à nouveau
contre elle. Mraize, je ne compte pas accomplir de tâches pour vous autres.
Vous avez tué Jasnah.
— Une combattante ennemie, éluda Mraize. Oh, ne me regardez pas
comme ça. Vous savez parfaitement de quoi cette femme était capable, et
dans quoi elle s’est fourrée en nous attaquant. Reprochez-vous à votre
Épine Noire, ce parangon de moralité, ce qu’il a fait pendant la guerre ? Les
innombrables personnes qu’il a massacrées ?
— Ne détournez pas mon attention de vos méfaits en signalant ceux des
autres, lui lança Shallan. Je ne servirai pas votre cause. Vous aurez beau
exiger que je spiricante pour vous, je n’en ferai rien.
— Vous êtes si prompte à insister, mais vous reconnaissez votre dette
envers nous. Un Spiricante perdu, détruit. Mais nous pardonnons ces
choses-là, pour les missions accomplies. Et avant que vous protestiez à
nouveau, sachez que nous allons vous demander une tâche que vous avez
déjà commencé à entreprendre. Vous avez tout de même bien dû percevoir
ce que cet endroit a de sombre. De… contre nature.
Shallan balaya du regard la petite pièce, où vacillaient des ombres
projetées par quelques bougies sur le comptoir.
— Votre tâche, déclara Mraize, consiste à sécuriser cette cité. Urithiru
doit demeurer forte si nous devons utiliser correctement la venue des
Néantifères.
— Les utiliser ?
— Oui, confirma Mraize. C’est un pouvoir que nous allons contrôler,
mais nous ne devons pas laisser l’un ou l’autre camp prédominer pour
l’instant. Sécurisez Urithiru. Traquez la source de la noirceur que vous
percevez, et supprimez-la. Telle est votre tâche. En guise de paiement, je
vous donnerai des informations. (Il se pencha plus près d’elle et prononça
un mot unique.) Helaran.
Il souleva la chaise et sortit, adoptant une démarche plus empotée,
trébuchant au point de manquer lâcher la chaise. Shallan resta plantée là,
sonnée. Helaran. Son frère aîné était mort en Alethkar – où il se trouvait
pour des raisons mystérieuses.
Bourrasques… que savait donc Mraize ? Outrée, elle lança un regard noir
dans la direction où il était sorti. Comment osait-il utiliser ce nom pour la
narguer ?
Ne te concentre pas sur Helaran pour l’instant. C’étaient là des pensées
dangereuses, et elle ne pouvait pas devenir Voile actuellement. Shallan
servit une tasse de thé pour elle-même et une pour Adolin, puis prit une
chaise sous son bras et ressortit en avançant maladroitement. Elle s’assit à
côté d’Adolin, puis lui tendit une tasse. Elle but une gorgée et sourit à Ialai,
qui lui lança un regard noir, puis ordonna à Mraize d’aller chercher une
tasse.
— Je crois, dit Ialai à Adolin, que si vous souhaitez honnêtement élucider
ce crime, vous ne devez pas chercher du côté des anciens ennemis de mon
époux. Personne n’avait les moyens ni les motivations que vous trouveriez
dans votre camp de guerre.
Adolin soupira.
— Nous avons déjà établi que…
— Je ne dis pas que Dalinar est responsable, précisa Ialai.
Elle paraissait calme, mais elle saisissait les côtés de son siège assez fort
pour s’en faire blanchir les jointures. Et ses yeux… le maquillage ne
suffisait pas à masquer leur rougeur. Elle avait pleuré. Elle était réellement
bouleversée.
À moins qu’elle ne joue la comédie. Je pourrais faire semblant de
pleurer, songea Shallan, si je savais que quelqu’un venait me voir, et si je
pensais que cette comédie renforcerait ma position.
— Dans ce cas, qu’êtes-vous en train de me dire ? l’interrogea Adolin.
— L’histoire regorge d’exemples de soldats qui ont cru entendre des
ordres là où il n’y en avait pas, répondit Ialai. Je vous accorde que Dalinar
ne poignarderait jamais un vieil ami dans un recoin obscur. Ses soldats, en
revanche, n’ont peut-être pas de telles inhibitions. Vous voulez savoir qui a
fait ça, Adolin Kholin ? Cherchez parmi vos propres rangs. Je parierais le
royaume qu’il y a quelque part dans l’armée de Kholin un homme qui a cru
rendre service à son haut-prince.
— Et les autres meurtres ? demanda Shallan.
— Je ne suis pas dans la tête de cette personne, répondit Ialai. Peut-être y
a-t-elle pris goût. Dans tous les cas, je crois que nous pouvons nous
accorder à dire que cette réunion est terminée. (Elle se leva.) Bonne
journée, Adolin Kholin. J’espère que vous partagerez vos découvertes avec
moi, afin que mon propre enquêteur puisse être mieux informé.
— Sans doute, assura Adolin en se levant à son tour. Qui dirige votre
enquête ? Je lui enverrai mes comptes rendus.
— Il s’appelle Meridas Amaram. Je crois que vous le connaissez.
Shallan resta bouche bée.
— Amaram ? Le haut-maréchal Amaran ?
— Bien sûr, fit Ialai. C’est l’un des généraux les plus acclamés de mon
époux.
Amaram. Il avait tué le frère de Shallan. Elle lança un coup d’œil furtif à
Mraize, qui gardait une expression neutre. Bourrasques, que savait-il ? Elle
ne comprenait toujours pas où Helaran s’était procuré sa Lame d’Éclat.
Qu’est-ce qui l’avait poussé à affronter Amaram au départ ?
— Amaram est ici ? s’étonna Adolin. Depuis quand ?
— Il est arrivé avec la dernière caravane et la bande de pillards qui a
franchi la Porte du Pacte avec vous. Il ne s’est pas présenté à la tour, mais à
moi seul. Nous avons subvenu à ses besoins, car il s’est trouvé pris dans
une tempête avec ses serviteurs. Il m’assure qu’il reprendra bientôt ses
devoirs, et fera de la résolution du meurtre de mon mari une priorité.
— Je vois, lâcha Adolin.
Il se tourna vers Shallan, qui hocha la tête, toujours sonnée. Ensemble, ils
récupérèrent ses soldats devant la porte et repartirent par le couloir.
— Amaram, siffla Adolin. Le porte-pont n’en sera pas ravi. Il y a de
vieilles querelles entre ces deux-là.
Kaladin n’est pas le seul.
— Au départ, Père a désigné Amaram pour reformer les Chevaliers
Radieux, poursuivit Adolin. Si Ialai l’a accueilli après qu’il a été à ce point
discrédité… Cette décision suffit à traiter mon père de menteur, n’est-ce
pas ? Shallan ?
Elle se secoua et inspira profondément. Helaran était mort depuis
longtemps. Elle s’inquiéterait de soutirer des réponses à Mraize plus tard.
— Tout dépend de la façon dont elle formule les choses, dit-elle tout bas,
marchant à côté d’Adolin. Mais oui, elle sous-entend que Dalinar est, au
minimum, beaucoup trop sévère dans la façon dont il traite Amaram. Elle
renforce son propre camp en tant qu’alternative au règne de votre père.
Adolin soupira.
— J’aurais cru que, sans Sadeas, les choses deviendraient peut-être plus
faciles.
— Il y a de la politique en jeu, Adolin – donc, par définition, ça ne peut
pas être facile.
Elle lui prit le bras et y noua le sien tandis qu’ils croisaient un autre
groupe de gardes hostiles.
— Je suis affreusement mauvais pour ça, dit-il tout bas. J’étais tellement
agacé, là-bas, que j’ai failli la cogner. Vous verrez, Shallan. Je vais tout
gâcher.
— Ah bon ? Parce que je crois que vous aviez raison sur le fait qu’il y a
plusieurs tueurs.
— Pardon ? Vraiment ?
Elle hocha la tête.
— J’ai entendu des choses au cours de ma sortie d’hier soir.
— Quand vous ne titubiez pas sous l’effet de l’alcool, vous voulez dire.
— Je vous ferai savoir que je suis très gracieuse quand j’ai bu, Adolin
Kholin. Allons…
Elle s’interrompit lorsque deux scribes les dépassèrent en courant dans le
couloir, se dirigeant vers les appartements de Ialai à une vitesse stupéfiante.
Des gardes marchaient derrière elles.
Adolin en saisit un par le bras, ce qui faillit provoquer une bagarre
lorsque l’homme jura contre l’uniforme bleu. Le garde reconnut
malheureusement le visage d’Adolin et se retint ; sa main replaça sa hache
dans une courroie à son côté.
— Clarissime, dit l’homme à contrecœur.
— Que se passe-t-il ? demanda Adolin en désignant le couloir. Pourquoi
est-ce que tout le monde s’adresse soudain à cette guérite un peu plus loin ?
— Des nouvelles de la côte, répondit enfin le garde. Mur de la tempête
aperçu à la Nouvelle-Natanan. Les tempêtes majeures… elles sont
revenues.
Je ne puis, comme les poètes, vous ravir par de fines allusions.
— Extrait de Justicière, préface.

J
— e n’ai pas de viande à vendre, déclara le vieux pâle-iris en menant
Kaladin à l’intérieur de l’abri antitempêtes. Mais votre clarissime et ses
hommes peuvent attendre ici la fin de la tempête, et à bas prix.
Il agita sa canne en direction du grand bâtiment vide. Celui-ci rappelait à
Kaladin les casernes des Plaines Brisées – étroites et longues, avec une
petite extrémité pointée vers l’est.
— Nous aurons besoin de l’avoir pour nous seuls, ajouta Kaladin. Mon
clarissime aime l’intimité.
L’homme âgé jaugea Kaladin et nota son uniforme bleu. À présent que la
saison des pleurs était passée, l’habit avait plus fière allure. Il ne l’aurait pas
porté lors d’une revue, mais il avait passé un bon moment à nettoyer les
taches et à astiquer les boutons.
Un uniforme de Kholin dans les terres de Vamah. Voilà qui pouvait sous-
entendre tout un tas de choses. Avec un peu de chance, aucune d’entre elles
n’était : « Cet officier des Kholin a rejoint une bande de parshes en fuite. »
— Je peux vous donner l’abri tout entier, répondit le marchand. J’étais
censé le louer à des caravanes de Revolar, mais elles ne se sont pas
présentées.
— Que s’est-il passé ?
— Je l’ignore. Mais c’est foudrement étrange, je trouve. Trois caravanes
avec des maîtres et des marchandises différents, qui cessent toutes de
donner des nouvelles. Pas même un messager pour m’informer. Je suis ravi
d’avoir demandé dix pour cent à l’avance.
Revolar. C’était le siège de Vamah, la plus grande ville entre ici et
Kholinar.
— Nous allons prendre l’abri, annonça Kaladin en lui tendant des sphères
éteintes. Et toute la nourriture que vous pourrez nous fournir.
— Pas beaucoup, sur l’échelle d’une armée. Peut-être un ou deux sacs de
longueraves. Un peu de lavis. J’attendais qu’une de ces caravanes me
réapprovisionne. (Il secoua la tête, l’expression lointaine.) Quelle période
étrange, capitaine. Cette tempête inversée… Vous pensez qu’elle va
revenir ?
Kaladin hocha la tête. La Tempête Éternelle avait de nouveau frappé la
veille, sa deuxième occurrence – sans compter la toute première qui n’avait
touché que les zones les plus à l’est. Kaladin et les parshes avaient attendu
la fin de celle-là, sur un avertissement du sprène invisible, dans une mine
abandonnée.
— Une période étrange, répéta le vieil homme. En tout cas, si vous avez
besoin de viande, il y a un nid de cochons sauvages qui farfouille dans le
ravin au sud d’ici. Cela dit, c’est la terre du clarissime Cadilar, donc, hum…
Enfin, vous comprenez.
Si le clarissime fictif de Kaladin voyageait sur les ordres du roi, ils
pouvaient chasser sur ces terres. Dans le cas contraire, tuer les cochons d’un
autre clarissime reviendrait à braconner.
Le vieil homme parlait comme un fermier d’un coin reculé, si l’on faisait
abstraction de ses yeux jaune clair, mais il s’était manifestement bien
débrouillé en dirigeant ce relais. Une vie solitaire, mais il devait gagner de
belles sommes.
— Voyons ce que je peux vous trouver à manger ici, reprit-il. Suivez-
moi. Vous êtes vraiment certain qu’une tempête approche ?
— J’ai des tableaux qui l’assurent.
— Eh bien, le Tout-Puissant et les Hérauts soient loués pour ça,
j’imagine. Ça prendra quelques personnes par surprise, mais ce sera
agréable de pouvoir à nouveau faire fonctionner mon échocalame.
Kaladin le suivit jusqu’à une cabane en pierre du côté sous le vent de sa
maison et se mit à marchander – brièvement – pour trois sacs de légumes.
— Autre chose, ajouta Kaladin. Vous ne pouvez pas regarder l’armée
arriver.
— Pardon ? Caporal, c’est mon devoir d’installer vos hommes…
— Mon clarissime est quelqu’un de très attaché à la discrétion. Il est
important que personne ne soit au courant de notre passage. Très important.
Il posa la main sur le ceinturon auquel était accroché son couteau.
Le pâle-iris se contenta de renifler.
— Vous pouvez compter sur moi pour tenir ma langue, soldat. Et ne me
menacez pas. Je suis du sixième dahn.
Il leva le menton mais, lorsqu’il rentra chez lui en clopinant, il ferma
solidement la porte et baissa les volets pare-tempête.
Kaladin transféra les trois sacs dans l’abri, puis rejoignit l’endroit où il
avait laissé les parshes. Il regardait constamment autour de lui pour
chercher Syl mais, bien entendu, ne vit rien. Le sprène du Néant le suivait,
caché, sans doute prêt à s’assurer qu’il ne fasse rien de sournois.

Ils arrivèrent juste avant la tempête.


Khen, Sah et les autres avaient voulu attendre qu’il fasse nuit – ils ne
voulaient pas compter sur le fait que le vieux pâle-iris ne les espionnerait
pas. Mais le vent s’était mis à souffler, et ils avaient enfin cru l’affirmation
de Kaladin sur l’imminence d’une tempête.
Kaladin se tenait près de l’entrée de l’abri, inquiet, tandis que les parshes
s’y entassaient. Ils avaient récupéré d’autres groupes ces derniers jours,
dirigés par le sprène du Néant invisible dont on lui disait qu’il s’en allait
une fois que les convois arrivaient à bon port. Leurs effectifs approchaient
maintenant de la centaine, en comptant les enfants et les personnes âgées.
Personne ne voulait apprendre à Kaladin quel était leur objectif final, si ce
n’est que le sprène avait une destination en tête.
Khen fut la dernière à franchir la porte ; la grande parshe musclée
s’attarda, comme si elle voulait regarder la tempête. Elle prit enfin leurs
sphères – dont la plupart étaient volées à Kaladin – et enferma le sac dans la
lanterne cerclée de fer accrochée au mur extérieur. Elle fit signe à Kaladin
par la porte, puis le suivit et la referma en la barrant.
— Vous vous en êtes bien sorti, humain, dit-elle. Je parlerai en votre
faveur quand nous atteindrons le rassemblement.
— Merci, répondit Kaladin.
Dehors, le mur de la tempête frappait l’abri, faisait trembler les pierres et
s’ébranler le sol lui-même.
Les parshes s’installèrent pour attendre. Hesh ouvrit les sacs et inspecta
les légumes d’un œil critique. Elle avait travaillé dans les cuisines d’un
manoir.
Kaladin s’assit dos au mur et sentit la tempête se déchaîner dehors.
C’était étrange qu’il puisse haïr à ce point la saison des pleurs si modérée,
et se sentir exalté quand il entendait le tonnerre au-delà de ces pierres. Cette
tempête s’était efforcée de le tuer à plusieurs reprises. Il éprouvait une
affinité avec elle – mais assortie d’une méfiance malgré tout. C’était un
sergent qui se montrait trop brutal pour former ses recrues.
La tempête allait renouveler les gemmes à l’extérieur, ce qui concernait
non seulement les sphères, mais aussi les gemmes plus grandes qu’il
transportait. Une fois renouvelées, il disposerait (enfin, les parshes
disposeraient) d’une fortune en Fulgiflamme.
Il devait prendre une décision. Combien de temps pouvait-il retarder son
vol de retour vers les Plaines Brisées ? Même s’il devait s’arrêter dans une
ville plus grande pour échanger ses sphères éteintes contre des infusées, il
pourrait sans doute faire le trajet en moins d’une journée.
Il ne pouvait pas traîner éternellement. Que faisaient-ils à Urithiru ?
Quelles étaient les nouvelles dans le reste du monde ? Ces questions le
tracassaient. À une époque, il aurait été ravi de se soucier uniquement de sa
propre équipe. Ensuite, il avait été disposé à s’occuper d’un bataillon.
Depuis quand l’état du monde entier avait-il commencé à l’inquiéter ?
Il faut que je récupère mon échocalame, au minimum, et que j’envoie un
message à la clarissime Navani.
Quelque chose vacilla au bord de son champ de vision. Syl était-elle
revenue ? Il se tourna vers elle, une question aux lèvres, et retint ses paroles
de justesse quand il comprit son erreur.
La sprène qui se tenait à côté de lui était d’un jaune luisant, et non pas
blanc bleuté. La femme minuscule se tenait au sommet d’une colonne
translucide de pierre dorée qui s’était élevée du sol pour la placer au niveau
du regard de Kaladin. Comme la sprène elle-même, elle possédait la couleur
blanc jaunâtre du cœur d’une flamme.
Elle portait une robe ample qui couvrait entièrement ses jambes. Mains
derrière le dos, elle l’inspecta. Son visage possédait une forme étrange –
étroite, mais avec de grands yeux enfantins. Comme ceux des habitants de
Shinovar.
Kaladin sursauta, ce qui fit sourire la petite sprène.
Fais comme si tu ne savais rien sur les sprènes comme elle, se dit
Kaladin.
— Hum. Euh… je vous vois.
— Parce que je veux que vous me voyiez, déclara-t-elle. Vous êtes un
individu très curieux.
— Pourquoi… pourquoi voulez-vous que je vous voie ?
— Pour que nous puissions parler. (Elle se mit à marcher sans se presser
autour de lui et, à chaque pas, une pointe de pierre jaune jaillissait du sol
pour rencontrer son pied nu. Pourquoi êtes-vous encore ici, humain ?
— Vos parshes m’ont capturé.
— C’est votre mère qui vous a appris à mentir comme ça ? demanda-t-
elle d’un air amusé. Ils ont moins d’un mois. Félicitations pour les avoir
dupés. (Elle s’arrêta pour lui sourire.) Je suis un tout petit peu plus âgée
qu’un mois.
— Le monde change, répondit Kaladin. Le pays est en plein
bouleversement. Sans doute ai-je envie de voir où tout ça va nous conduire.
Elle l’étudia. Fort heureusement, il avait une bonne excuse justifiant la
perle de sueur qui coula sur sa tempe et sa joue. Se trouver face à une
sprène étrangement intelligente et luisant d’un éclat jaune perturberait
n’importe qui, pas seulement un homme qui avait trop de choses à cacher.
— Vous battriez-vous pour nous, déserteur ? questionna-t-elle.
— Y serais-je autorisé ?
— Mes semblables sont beaucoup moins enclins à la discrimination que
les vôtres. Si vous pouvez porter une lance et obéir à des ordres, alors je ne
vais certainement pas vous refuser. (Elle croisa les bras et afficha un étrange
sourire entendu.) La décision finale ne m’appartiendra pas. Je ne suis
qu’une messagère.
— Quand pourrai-je le savoir avec certitude ?
— Quand nous atteindrons notre destination.
— Qui est…
— Très proche, éluda la sprène. Pourquoi donc ? Vous avez des rendez-
vous urgents ailleurs ? Pour vous faire tailler la barbe, peut-être, ou
déjeuner avec votre grand-mère ?
Kaladin se frotta le visage. Il avait presque réussi à oublier les poils qui
hérissaient ses joues.
— Dites-moi, fit la sprène, comment saviez-vous qu’il y aurait une
tempête majeure ce soir ?
— Je l’ai senti, expliqua-t-il, dans mes os.
— Les humains ne peuvent pas sentir les tempêtes, dans quelque partie
de leur corps que ce soit.
Il haussa les épaules.
— Ça semblait le bon moment pour une tempête, avec la fin de la saison
des pleurs, tout ça.
Elle ne hocha pas la tête, ne trahit aucunement ce que lui inspirait cette
remarque. Elle se contenta de conserver son sourire entendu, puis disparut
de sa vue.
Je ne doute pas que vous soyez plus intelligent que moi. Je ne peux que relater ce
qui s’est produit, ce que j’ai fait, puis vous laisser tirer vos conclusions.
— Extrait de Justicière, préface.

Dalinar se souvint.
Elle s’appelait Evi. Elle était grande et svelte, avec des cheveux d’un
blond pâle – pas véritablement dorés, comme les cheveux des Iriales, mais
frappants à leur façon.
Elle était discrète. Timide, à l’instar de son frère, bien qu’ils aient décidé
de fuir leur patrie dans un acte de courage. Ils avaient apporté une Cuirasse
d’Éclat, et…
C’était tout ce qui avait émergé au cours des derniers jours. Le reste était
encore flou. Il se rappelait sa rencontre avec Evi, la période où il la
courtisait (non sans gêne, car ils savaient tous deux que c’était un
arrangement dicté par des nécessités politiques), et enfin leurs fiançailles
casuelles.
Il ne se souvenait pas d’amour, mais il se rappelait une attirance.
Les souvenirs apportaient des questions, comme des crémillons
émergeant de leur terrier après la pluie. Il les ignora tandis qu’il se tenait, le
dos bien droit, devant une rangée de gardes sur le champ situé devant
Urithiru, endurant un vent cinglant qui soufflait depuis l’ouest. Ce vaste
plateau comportait plusieurs tas de bûches, car des parties de cet espace
finiraient sans doute par devenir un dépôt de bois.
Derrière lui, l’extrémité d’une corde soufflait au vent, heurtant un des tas,
encore et encore. Deux sprènes du vent passèrent en dansant, sous la forme
de personnages miniatures.
Pourquoi est-ce que je me souviens d’Evi maintenant ? s’interrogea
Dalinar. Et pourquoi n’ai-je retrouvé que mes premiers souvenirs du temps
que nous avons passé ensemble ?
Il s’était toujours rappelé les années difficiles qui avaient suivi la mort
d’Evi, lesquelles avaient culminé par cette nuit où il était ivre et inutile
tandis que Szeth, l’Assassin en Blanc, tuait son frère. Il avait supposé qu’il
était allé trouver la Veillenuit pour se débarrasser de la douleur de l’avoir
perdue, et que les sprènes avaient pris ses autres souvenirs en guise de
paiement. Il n’avait aucune certitude à ce sujet, mais ça semblait plausible.
Les marchés conclus avec la Veillenuit étaient censés être permanents.
Piégeants, même. Dans ce cas, que lui arrivait-il ?
Dalinar jeta un coup d’œil aux montres fixées sur le bracelet à son avant-
bras. Cinq minutes de retard. Bourrasques ! Il portait cet engin depuis
quelques jours à peine, et voilà qu’il comptait déjà les minutes comme une
scribe.
Le second des deux cadrans – qui compterait le temps les séparant de la
prochaine tempête majeure – ne s’était pas encore déclenché. Une unique
tempête majeure s’était produite, fort heureusement, apportant de la
Fulgiflamme pour renouveler les sphères. Ils semblaient en manquer depuis
tellement longtemps.
Cependant, il faudrait attendre la prochaine tempête majeure pour que les
scribes tentent de décrypter le schéma actuel. Même alors, elles pouvaient
se tromper, car la saison des pleurs avait duré beaucoup plus longtemps
qu’elle n’aurait dû. Des siècles – des millénaires – d’observations
minutieuses étaient peut-être devenus caducs.
À une époque, ce seul détail aurait été une catastrophe. Il menaçait de
bouleverser les saisons des plantations en provoquant des famines, de
chambouler les voyages et le transport maritime, de perturber le commerce.
Malheureusement, ce cataclysme pâlissait cette fois face à la Tempête
Éternelle et aux Néantifères.
Le vent froid souffla de nouveau sur lui. Devant eux, le vaste plateau
d’Urithiru était entouré par dix grandes plateformes, chacune surélevée
d’environ trois mètres, avec des marches permettant d’y monter, ainsi
qu’une rampe pour les chariots. Au centre de chacune se trouvait un petit
bâtiment renfermant l’appareil qui…
Avec un éclair aveuglant, une vague de Fulgiflamme se déploya vers
l’extérieur depuis le centre de la deuxième plateforme à partir de la gauche.
Quand la Flamme se dissipa, Dalinar mena sa troupe de gardes d’honneur le
long du large escalier menant vers le haut. Ils rejoignirent le bâtiment situé
au centre, où un petit groupe de personnes étaient sorties et regardait à
présent Urithiru bouche bée, entourées par des sprènes de stupeur.
Dalinar sourit. La vue d’une tour aussi large qu’une cité et aussi haute
qu’une petite montagne… eh bien, il n’y avait rien de semblable dans le
monde.
À la tête des nouveaux arrivants se trouvait un homme vêtu d’une robe
orange brûlé. Âgé, avec un visage bienveillant et rasé de près, il renversait
la tête en arrière, la mâchoire pendante, pour étudier la ville. Près de lui se
tenait une femme aux cheveux argentés rassemblés en chignon. Adrotagia,
la chef des scribes de Kharbranth.
Certains la considéraient comme le véritable pouvoir derrière le trône ;
d’autres supposaient que c’était cette autre scribe, celle qu’ils avaient
laissée diriger Kharbranth en l’absence du roi. Dans tous les cas, ils
conservaient Taravangian comme figure de proue – et Dalinar était ravi de
passer par lui pour atteindre Jah Keved et Kharbranth. Cet homme avait été
un ami de Gavilar – ça lui suffisait. Et il était plus que ravi d’avoir au moins
un autre monarque à Urithiru.
Taravangian sourit à Dalinar, puis s’humecta les lèvres. Il semblait avoir
oublié ce qu’il voulait dire, et dut lancer un coup d’œil vers la femme qui se
tenait à côté de lui pour qu’elle lui vienne en aide. Elle chuchota quelques
mots, et il se mit ensuite à parler d’une voix forte.
— Épine Noire, commença Taravangian. C’est un honneur de vous
retrouver. Voilà bien longtemps que nous ne nous étions vus.
— Majesté, répondit Dalinar. Je vous remercie infiniment d’avoir
répondu à mon appel.
Dalinar avait rencontré Taravangian à plusieurs reprises, des années
auparavant. Il se rappelait un homme à l’intelligence tranquille et vive.
Il n’en restait plus rien désormais. Taravangian avait toujours été humble,
et il était discret, si bien que la plupart des gens ignoraient qu’il avait
autrefois été intelligent – avant son étrange maladie cinq ans plus tôt, dont
Navani pensait qu’elle masquait une apoplexie ayant irrémédiablement
abîmé ses capacités mentales.
Adrotagia toucha le bras de Taravangian et désigna quelqu’un qui se
tenait avec les gardes de Kharbranth : une femme pâle-iris d’âge moyen
vêtue d’une jupe et d’un chemisier, dans le style sudiste, avec les boutons
du haut ouverts. Ses cheveux étaient taillés ras, à la garçonne, et elle portait
des gants aux deux mains.
Cette femme étrange tendit la main droite au-dessus de sa tête, et une
Lame d’Éclat y apparut. Elle en posa le côté plat contre son épaule.
— Ah oui, reprit Taravangian. Présentations ! Épine Noire, voici notre
nouvelle Chevaleresse Radieuse. Malata de Jah Keved.

Le roi Taravangian regarda bouche bée autour de lui pendant tout le trajet
en ascenseur jusqu’au sommet de la tour. Il se pencha par-dessus le bord,
assez loin pour que son grand garde du corps thaylène lui pose une main
prudente sur l’épaule, par simple précaution.
— Tous ces niveaux, commenta Taravangian. Et ce balcon. Dites-moi,
clarissime, qu’est-ce qui le fait bouger ?
Sa sincérité était tellement inattendue. Dalinar avait tellement fréquenté
les hommes politiques aléthis que la franchise lui semblait une chose
obscure, comme un langage qu’il ne parlait plus.
— Mes ingénieurs continuent à étudier ces ascenseurs, affirma Dalinar.
D’après eux, il s’agirait d’un système de fabriaux jumelés, avec des
mécanismes destinés à moduler la vitesse.
Taravangian cligna des yeux.
— Ah. Je voulais dire… est-ce de la Fulgiflamme ? Ou est-ce que
quelqu’un le tire quelque part ? À Kharbranth, c’étaient des parshes qui
actionnaient les nôtres.
— La Fulgiflamme, confirma Dalinar. Nous avons dû remplacer les
gemmes par des infusées pour les faire fonctionner.
— Ah.
Il secoua la tête, un sourire aux lèvres.
En Alethkar, cet homme n’aurait jamais pu conserver le trône après avoir
été victime d’apoplexie. Une famille sans scrupules se serait débarrassée de
lui en l’assassinant. Dans d’autres clans, quelqu’un l’aurait défié pour
s’emparer du trône. Il aurait été forcé de se battre ou d’abdiquer.
Ou alors… eh bien, quelqu’un l’aurait peut-être chassé du pouvoir à la
force des muscles, et aurait agi en roi à tous les égards si ce n’est celui du
nom. Dalinar soupira tout bas, mais conserva une emprise ferme sur sa
culpabilité.
Taravangian n’était pas aléthi. À Kharbranth – qui ne faisait pas la
guerre –, une figure de proue modérée et agréable relevait d’une certaine
logique. La ville était censée être inoffensive et sans prétentions. C’était par
un coup de chance que Taravangian s’était également vu couronné roi de
Jah Keved, autrefois l’un des royaumes les plus puissants de Roshar, après
sa guerre civile.
En temps ordinaire, il aurait eu du mal à conserver ce trône, mais peut-
être Dalinar pourrait-il lui apporter du soutien (ou du moins de l’autorité)
par association. Il comptait bien, en tout cas, faire tout ce qui serait en son
pouvoir.
— Majesté, reprit Dalinar en se rapprochant de Taravangian. Dans quelle
mesure Védénar est-elle bien gardée ? J’ai un grand nombre de soldats qui
disposent de trop de temps libre. Je pourrais sans peine me séparer d’un ou
deux bataillons pour aider à sécuriser la ville. Nous ne pouvons pas nous
permettre de laisser la Porte du Pacte aux mains de l’ennemi.
Taravangian se tourna vers Adrotagia.
Elle répondit pour lui :
— La cité est sécurisée, clarissime. N’ayez crainte. Les parshes ont fait
une tentative pour s’en emparer, mais il reste encore beaucoup de soldats
védènes disponibles. Nous avons repoussé l’ennemi, qui s’est retiré vers
l’est.
Vers Alethkar, songea Dalinar.
Taravangian regarda de nouveau en direction de la large colonne centrale,
éclairée à travers la fenêtre vitrée à l’est.
— Ah, comme je regrette que ce jour soit venu.
— Vous parlez comme si vous l’aviez anticipé, Majesté, observa Dalinar.
Taravangian se mit à rire tout bas.
— Pas vous ? Vous n’aviez pas anticipé la douleur, voulais-je dire ? La
tristesse… le deuil…
— Je m’efforce de ne pas concevoir d’attentes excessives dans l’un ou
l’autre sens, dit Dalinar. Comme le font les soldats. S’occuper des
problèmes du jour, puis dormir et s’occuper demain des problèmes de
demain.
Taravangian hocha la tête.
— Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir écouté un ardent prier le
Tout-Puissant en mon nom tandis que les glyphes brûlaient tout près. Je me
rappelle avoir pensé… les tourments ne peuvent tout de même pas être
derrière nous. Le mal n’a tout de même pas pu prendre fin. Autrement, ne
serions-nous pas de retour dans la Cité Sérénide en ce moment même ? (Il
se tourna vers Dalinar qui aperçut, à sa grande surprise, des larmes dans ses
yeux gris pâle.) Je ne crois pas que nous soyons, vous et moi, destinés à un
endroit si glorieux. Les hommes de sang et de tourment n’ont pas droit à ce
genre de fin, Dalinar Kholin.
Dalinar se trouva incapable de répondre. Adrotagia prit l’avant-bras de
Taravangian en un geste de réconfort, et le vieux roi se détourna pour
cacher qu’il avait laissé libre cours à ses émotions. Ce qui s’était produit à
Védénar avait dû le troubler profondément – la mort du roi précédent, les
massacres.
Ils parcoururent le reste du trajet en silence, et Dalinar en profita pour
étudier la Fluctomancienne de Taravangian. C’était elle qui avait
déverrouillé – puis activé – la Porte du Pacte védène de l’autre côté, ce
qu’elle était parvenue à faire après des instructions minutieuses de la part de
Navani. À présent, cette femme, Malata, s’appuyait nonchalamment contre
le côté du balcon. Elle n’avait guère parlé pendant leur visite des trois
premiers étages et, lorsqu’elle regardait Dalinar, elle semblait toujours avoir
l’esquisse d’un sourire aux lèvres.
Elle transportait dans la poche de sa jupe une fortune en sphères ; la
lumière traversait le tissu. Peut-être était-ce là la raison de son sourire. Il se
sentait soulagé d’avoir à nouveau de la Flamme au bout des doigts – et pas
uniquement parce que ça signifiait que les Spiricantes aléthis pouvaient se
remettre au travail, utiliser leurs émeraudes pour transformer la pierre en
céréales afin de nourrir les occupants affamés de la tour.
Navani les rejoignit au dernier étage, impeccable dans une havah
sophistiquée noir et argent, les cheveux rassemblés en un chignon
transpercé par des épingles à cheveux destinées à ressembler à des Lames
d’Éclat. Elle salua chaleureusement Taravangian, serra les mains
d’Adrotagia. Puis elle recula et laissa Teshav guider Taravangian et sa petite
escorte vers ce qu’ils appelaient la Salle d’Initiation.
Navani elle-même attira Dalinar sur le côté.
— Alors ? chuchota-t-elle.
— Il est toujours aussi sincère, répondit Dalinar tout bas. Mais…
— Bouché ?
— Ma chère, moi, je suis bouché. Cet homme est devenu idiot.
— Vous n’êtes pas bouché, Dalinar, protesta-t-elle. Vous êtes direct.
Pragmatique.
— Je n’ai aucune illusion quant à l’épaisseur de mon crâne, mon cœur-
de-gemme. Elle m’a rendu service à plus d’une occasion – mieux vaut une
tête dure qu’une tête brisée. Mais je ne suis pas sûr que Taravangian, dans
son état actuel, puisse nous être très utile.
— Bah, fit Navani. Nous avons bien assez de gens intelligents autour de
nous, Dalinar. Taravangian a toujours été l’ami d’Alethkar lors du règne de
votre frère, et ce n’est pas parce qu’il est un peu malade que nous devons le
traiter différemment.
— Vous avez raison, bien sûr… (Il s’interrompit.) Il y a une sincérité en
lui, Navani. Et une mélancolie dont je ne me souvenais pas. A-t-elle
toujours été là ?
— Eh bien oui, en réalité.
Elle consulta la montre à son propre poignet, semblable à la sienne,
quoiqu’elle soit agrémentée de quelques gemmes supplémentaires. Une
sorte de nouveau fabrial sur lequel elle bricolait.
— Des nouvelles du capitaine Kaladin ?
Elle fit signe que non. Il s’était écoulé des jours depuis la dernière fois
qu’il avait donné signe de vie, mais sans doute avait-il dû tomber à court de
rubis infusés. À présent que les tempêtes majeures étaient revenues, ils
s’étaient attendus à quelque chose.
Dans la pièce, Teshav désigna les diverses colonnes, dont chacune
représentait un ordre des Chevaliers Radieux. Dalinar et Navani patientaient
dans l’entrée, séparés du reste.
— Et la Fluctomancienne ? chuchota Navani.
— Une Libératrice. Désagrégatrice, même s’ils n’apprécient pas ce
terme. Elle affirme que c’est son sprène qui le lui a dit. (Il se frotta le
menton.) Je n’aime pas cette façon qu’elle a de sourire.
— Si elle est réellement une Radieuse, repartit Navani, peut-elle être
indigne de confiance ? Le sprène choisirait-il quelqu’un qui agirait contre
l’intérêt des autres ?
Encore une question dont il ignorait la réponse. Il faudrait tenter de
déterminer si sa Lame d’Éclat n’était rien d’autre que ça, ou s’il pouvait
s’agir d’une autre Lame d’Honneur déguisée.
Le groupe descendit une volée de marches en direction de la salle de
réunion, qui occupait la majeure partie de l’avant-dernier niveau et
descendait en pente vers le niveau inférieur. Dalinar et Navani les suivirent.
Navani, songea-t-il. À mon bras. Cette idée lui donnait encore une
impression capiteuse et irréelle. Onirique, comme s’il s’agissait de l’une de
ses visions. Il se rappelait avec une grande netteté l’avoir désirée. Avoir
pensé à elle, captivé par sa manière de parler, par les choses qu’elle savait,
la vue de ses mains en train de dessiner – ou même, bourrasques, lorsqu’elle
faisait quelque chose d’aussi simple que porter une cuillère à ses lèvres. Il
se rappelait l’avoir regardée fixement.
Il se souvenait d’un jour précis sur un champ de bataille, où il avait failli
laisser sa jalousie envers son frère l’emmener trop loin – et il fut surpris de
sentir Evi se glisser dans ce souvenir. Sa présence colorait ce vieux souvenir
de ces jours de guerre avec son frère.
— Mes souvenirs continuent à revenir, déclara-t-il tout bas lorsqu’ils
s’arrêtèrent sur le pas de la porte menant à la salle de conférence. Je ne
peux que supposer qu’ils finiront par tous le faire.
— Ça ne devrait pas être possible.
— C’est ce que je me suis dit. Mais, franchement, comment savoir ? On
raconte que l’Ancienne Magie est impénétrable.
— Non, répondit Navani en croisant les bras tandis qu’une expression
sévère naissait sur ses traits – comme si elle était en colère contre un enfant
têtu. Dans chacun des cas que j’ai étudiés, la faveur et la malédiction ont
toutes les deux duré jusqu’à la mort.
— Chacun des cas ? l’interrogea-t-il. Combien en avez-vous trouvé ?
— Environ trois cents pour l’instant, l’informa-t-elle. J’ai eu du mal à
obtenir que les chercheurs du Palanée m’accordent un peu de temps ; le
monde entier réclame des recherches sur les Néantifères. Heureusement, la
visite imminente de Sa Majesté m’a permis d’acquérir une considération
particulière, et on m’a écoutée. On raconte qu’il vaut mieux fréquenter
l’endroit en personne – du moins, c’était ce que Jasnah disait toujours…
Elle prit une inspiration pour se calmer avant de poursuivre :
— Quoi qu’il en soit, Dalinar, les recherches sont formelles. Nous
n’avons pas réussi à trouver un seul cas où les effets de l’Ancienne Magie
se soient dissipés – et ce n’est pas faute que des gens aient essayé au cours
des siècles. Les récits de ceux qui affrontent leurs malédictions et cherchent
un remède représentent pratiquement un genre en soi. Comme l’a dit mon
chercheur : « Les malédictions de l’Ancienne Magie ne sont pas une gueule
de bois, clarissime. »
Elle leva les yeux vers Dalinar et dut sans doute lire l’émotion sur ses
traits, car elle pencha la tête sur le côté.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle.
— Je n’ai jamais eu personne avec qui partager ce fardeau, dit-il tout bas.
Merci.
— Je n’ai rien trouvé.
— Peu importe.
— Pourriez-vous au moins confirmer à nouveau auprès du Père-des-
tempêtes que son lien avec vous n’est absolument pas, et sans doute
possible, la cause du retour des souvenirs ?
— Je verrai.
Le Père-des-tempêtes gronda. Pourquoi donc veut-elle que j’en dise
plus ? J’ai déjà parlé, et les sprènes ne changent pas comme les hommes.
Cela n’est pas de mon fait. Ce n’est pas le lien.
— Il dit que ce n’est pas lui, déclara Dalinar. Il est… contrarié que vous
ayez à nouveau posé la question.
Elle garda les bras croisés. C’était là quelque chose qu’elle partageait
avec sa fille, une frustration caractéristique vis-à-vis des problèmes qu’elle
ne pouvait résoudre. Comme si elle était déçue par les faits qui refusaient de
s’organiser de manière plus utile.
— Peut-être, déclara-t-elle, y avait-il quelque chose de différent dans
l’accord que vous avez conclu. Si vous pouviez, à l’occasion, me relater
votre visite – avec tous les détails que vous pourrez vous rappeler –, je la
comparerai aux autres récits.
Il secoua la tête.
— Il n’y avait pas grand-chose. Il y avait beaucoup de plantes dans la
Vallée. Et puis… je me rappelle… que j’ai demandé qu’on efface ma
douleur, et qu’elle a également pris mes souvenirs. Enfin je crois ? (Il
haussa les épaules, puis vit Navani faire la moue et son regard se durcir.) Je
suis désolé. Je…
— Ce n’est pas vous, l’assura-t-elle. C’est la Veillenuit. Qui a conclu un
marché avec vous alors que vous étiez sans doute trop perturbé pour avoir
les idées très claires, puis qui a effacé vos souvenirs des détails.
— C’est une sprène. Je ne crois pas que nous puissions nous attendre à ce
qu’elle suive nos règles, sans parler de les comprendre.
Il regrettait de ne rien pouvoir lui fournir de plus mais, même s’il
parvenait à déterrer quelque chose, le moment était mal choisi. Ils auraient
dû prêter plus attention à leurs invités.
Teshav avait fini de montrer les étranges panneaux de verre intégrés aux
murs intérieurs, qui ressemblaient à des fenêtres, mais ternies. Elle s’avança
ensuite sur la paire de disques, dans le sol, qui donnaient l’impression que
l’on avait retiré le dessus et le dessous d’une colonne – quelque chose que
l’on retrouvait dans un certain nombre des pièces qu’ils avaient explorées.
Quand ce fut terminé, Taravangian et Adrotagia retournèrent en haut de
la pièce, près des fenêtres. La nouvelle Radieuse, Malata, se prélassait dans
un siège près de l’emblème des Désagrégateurs fixé au mur, qu’elle étudiait
attentivement.
Dalinar et Navani montèrent les marches pour aller se placer à côté de
Taravangian.
— Époustouflant, non ? fit Dalinar. La vue est encore meilleure que
depuis l’ascenseur.
— Impressionnant, répondit le roi. Tout cet espace. Nous croyons… nous
croyons être ce qu’il y a de plus important sur Roshar. Et pourtant, une si
grande partie de Roshar est vide de notre présence.
Dalinar pencha la tête sur le côté. Oui… peut-être une partie de l’ancien
Taravangian s’attardait-elle encore en lui.
— Est-ce là que vous voudrez que nous nous retrouvions ? s’enquit
Adrotagia en désignant la salle. Quand vous aurez rassemblé tous les
monarques, cette pièce sera-t-elle notre salle du conseil ?
— Non, dit Dalinar. Elle ressemble trop à un amphithéâtre. Je ne veux
pas que les monarques aient l’impression qu’on leur fasse la leçon.
— Et… quand arriveront-ils ? voulut savoir Taravangian, plein d’espoir.
Je suis impatient de rencontrer les autres. Le roi d’Azir… ne m’avez-vous
pas dit qu’il y en avait un nouveau, Adrotagia ? Je connais la reine Fen –
elle est très gentille. Allons-nous inviter les Shinoves ? Ils sont tellement
mystérieux. Ont-ils même un roi ? Ne vivent-ils pas dans des tribus, ou
quelque chose de ce genre ? Comme les barbares de Marat ?
Adrotagia lui tapota le bras d’un air affectueux, mais étudia Dalinar,
visiblement curieuse d’en savoir plus sur les autres monarques.
Dalinar s’éclaircit la gorge, mais ce fut Navani qui prit la parole.
— Jusqu’à présent, Majesté, déclara-t-elle, vous êtes le seul qui ait prêté
attention à notre mise en garde.
Un silence suivit.
— Thaylenah ? demanda Adrotagia, pleine d’espoir.
— Nous avons échangé des communications à cinq occasions distinctes,
expliqua Navani. Chaque fois, la reine a esquivé nos requêtes. Azir s’est
montré encore plus obstiné.
— Iri nous a rejetés presque immédiatement, ajouta Dalinar avec un
soupir. Ni Marabethia ni Rira n’ont répondu à la requête initiale. Il n’y a pas
de véritables gouvernements sur les îles de Reshi ni dans certains des États
centraux. Le Très Ancien de Babatharnam s’est montré évasif, et la majeure
partie des États makabakis laissent entendre qu’ils attendent la décision
d’Azir. Les Shinoves n’ont envoyé qu’une brève réponse pour nous
féliciter, quoi que ça puisse vouloir dire.
— Des gens odieux, intervint Taravangian. Qui massacrent tellement de
monarques de valeur !
— Hum… oui, marmonna Dalinar, gêné par le brusque changement
d’attitude du roi. Nous nous sommes concentrés avant tout sur les endroits
qui possèdent des Portes du Pacte, pour des raisons stratégiques. Azir,
Thaylenahville et Iri semblent être les plus essentielles. Cependant, nous
avons fait des propositions à tous ceux qui acceptaient de nous écouter,
Porte du Pacte ou non. La Nouvelle-Natanan se montre évasive pour
l’instant, et les Herdaziens pensent que je cherche à les duper. Les scribes
tukaris passent leur temps à affirmer qu’ils vont transmettre mes paroles à
leur dieu-roi.
Navani s’éclaircit la gorge.
— En réalité, nous avons reçu une réponse de sa part, tout récemment. La
pupille de Teshav surveillait les échocalames. Ce n’est pas franchement
encourageant.
— J’aimerais l’entendre malgré tout.
Elle hocha la tête et s’en alla demander cette réponse à Teshav. Adrotagia
questionna Dalinar du regard, mais il ne les congédia pas. Il voulait qu’ils
aient la sensation de faire partie d’une alliance, et peut-être auraient-ils des
idées qui se révéleraient utiles.
Navani revint munie d’une unique feuille de papier. Dalinar ne parvenait
pas à lire ce qui y était inscrit, mais les lignes semblaient amples et
grandioses – impérieuses.
— « Une mise en garde, lut Navani, de Tezim le Grand, dernier et
premier homme, Héraut des Hérauts et porteur du Pacte Sacré. Loués soient
sa grandeur, son immortalité et son pouvoir. Levez la tête et écoutez,
hommes de l’est, la proclamation de votre Dieu.
» Il n’est d’autres Radieux que lui. Sa fureur est embrasée par vos
revendications pitoyables, et votre prise illicite de sa sainte cité est un acte
de rébellion, de dépravation et de malice. Ouvrez vos portes, hommes de
l’est, à ses vertueux soldats et livrez-lui votre butin.
» Renoncez à vos revendications stupides et prêtez-lui allégeance. Le
jugement de l’ultime tempête est arrivé qui détruira tous les hommes, et
seul son chemin conduira à la délivrance. Il daigne vous envoyer cet unique
mandat, et ne vous parlera plus. Même cette missive est bien au-dessus de
ce que mérite votre nature charnelle. »
Elle baissa la page.
— Eh bien, commenta Adrotagia, au moins c’est très clair.
Taravangian se gratta la tête, front plissé, comme s’il était en profond
désaccord avec cette affirmation.
— Je suppose, déclara Dalinar, que nous pouvons rayer les Tukaris de
notre liste d’alliés potentiels.
— Je préférerais les Émuliens de toute manière, intervint Navani. Leurs
soldats sont peut-être moins compétents, mais ils ont aussi l’avantage… de
ne pas être cinglés.
— Alors… nous sommes seuls ? demanda Taravangian en regardant tour
à tour Dalinar et Adrotagia, hésitant.
— Nous sommes seuls, Majesté, confirma Dalinar. La fin du monde est
arrivée, et personne ne veut nous écouter malgré tout.
Taravangian hocha la tête pour lui-même.
— Où attaquons-nous en premier ? Herdaz ? D’après mes assistants,
c’est traditionnellement la première étape pour une attaque aléthie, mais ils
font également remarquer que, si vous pouviez prendre Thaylenah d’une
manière ou d’une autre, vous contrôleriez entièrement les Détroits et même
les Profondeurs.
Dalinar écouta ces mots avec désarroi. C’était l’hypothèse la plus
évidente. Tellement limpide que même un Taravangian simple d’esprit s’en
rendait compte. Que fallait-il déduire d’autre quand Alethkar proposait une
union ? Alethkar, les grands conquérants ? Dirigés par l’Épine Noire,
l’homme qui avait uni son propre royaume par l’épée ?
C’étaient là les soupçons qui avaient teinté toutes les conversations avec
les autres monarques. Bourrasques, se dit-il. Taravangian n’est pas venu
parce qu’il croyait à ma grande alliance. Il a pensé qu’autrement, je
n’enverrais pas mes armées à Herdaz ou à Thaylenah – je les enverrais
d’abord à Jah Keved. C’est-à-dire contre lui.
— Nous n’allons attaquer personne, affirma Dalinar. Nous nous
concentrons en priorité sur les Néantifères, nos véritables ennemis. Nous
allons nous rallier les autres royaumes par la diplomatie.
Taravangian fronça les sourcils.
— Mais…
Adrotagia, cependant, lui toucha le bras pour le faire taire.
— Bien entendu, clarissime, dit-elle à Dalinar. Nous comprenons.
Elle pensait qu’il mentait.
Est-ce le cas ?
Que ferait-il si personne ne l’écoutait ? Comment sauverait-il Roshar
sans les Portes du Pacte ? Sans ressources ?
Si notre plan visant à reprendre Kholinar fonctionne, songea-t-il, ne
serait-il pas logique de reprendre les autres portes de la même manière ?
Personne ne pourrait combattre à la fois notre armée et les Néantifères.
Nous pourrions nous emparer de leurs capitales et les obliger – pour leur
propre bien – à se joindre à notre effort de guerre collectif.
Il avait été prêt à conquérir Alethkar pour son bien. Il avait été prêt à
s’emparer de la royauté à tous les égards si ce n’est le nom, là encore, pour
le bien de son peuple.
Jusqu’où irait-il pour le bien de tout Roshar ? Jusqu’où irait-il pour les
préparer à la venue de cet ennemi ? Un champion qui possédait neuf
ombres.
Je vais unir au lieu de diviser.
Il se retrouva debout devant cette fenêtre à côté de Taravangian, en train
de contempler les montagnes, et ses souvenirs d’Evi lui apportaient une
nouvelle perspective. Une perspective dangereuse.
Je vais confesser mes meurtres devant vous. Le plus pénible d’entre tous, c’est
d’avoir tué quelqu’un qui m’aimait profondément.
— Extrait de Justicière, préface.

La tour d’Urithiru était un squelette, et ces strates sous les doigts de


Shallan étaient des veines qui enveloppaient les os, se divisaient et se
déployaient dans le corps tout entier. Mais que transportaient donc ces
veines ? Pas du sang, en tout cas.
Elle se glissait dans les couloirs du troisième niveau, dans les intestins,
s’éloignant de la civilisation, franchissant des entrées sans portes et des
pièces sans occupants.
Des hommes s’étaient enfermés avec leur lumière, se racontant qu’ils
avaient conquis ce monstre ancien. Mais ils ne disposaient que d’avant-
postes dans les ténèbres. Des ténèbres millénaires et avides. Ces couloirs
n’avaient jamais vu le soleil. Des tempêtes qui se déchaînaient dans tout
Roshar ne touchaient jamais cet endroit. C’était là un lieu de silence éternel,
et les hommes ne pouvaient pas davantage le conquérir que des crémillons
ne pouvaient affirmer avoir conquis le rocher derrière lequel ils se
cachaient.
Elle défiait les ordres de Dalinar – selon lesquels ils devaient toujours
voyager par deux. Elle ne s’en inquiétait pas. Sa sacoche et sa sage-bourse
étaient remplies de nouvelles sphères rechargées pendant la tempête
majeure. Elle se sentait gloutonne d’en transporter autant et d’inspirer la
Flamme chaque fois qu’elle en avait envie. Mais elle était aussi en sécurité,
autant qu’on pouvait l’être, tant qu’elle détenait cette Flamme.
Elle portait les habits de Voile, mais pas encore son visage. Elle
n’explorait pas réellement, bien qu’elle établisse une carte mentale. Elle
voulait simplement se trouver dans cet endroit, le ressentir. Il ne pouvait pas
être compris, mais peut-être pouvait-il être éprouvé.
Jasnah avait passé des années à traquer cette cité mythique et les
informations qu’elle pensait pouvoir y trouver. Navani parlait de la
technologie ancienne qu’elle était persuadée que cet endroit recelerait.
Jusqu’à présent, elle avait été déçue. Elle s’était extasiée devant les Portes
du Pacte, avait été impressionnée par ce système d’ascenseurs, mais c’était
tout. Pas de fabriaux majestueux du passé, ni de schémas expliquant des
technologies perdues. Pas le moindre livre, le moindre écrit. Rien que la
poussière.
Et les ténèbres, songea Shallan, qui s’arrêta dans une pièce circulaire
d’où partaient des couloirs dans sept directions différentes. Elle avait bel et
bien ressenti l’impression d’anomalie qu’avait mentionnée Mraize. Et ce
dès l’instant où elle avait tenté de dessiner cet endroit. Urithiru ressemblait
aux géométries impossibles de la forme de Motif. Invisibles mais agaçantes,
comme un bruit discordant.
Elle choisit une direction au hasard et poursuivit ; elle se retrouva dans
un couloir assez étroit pour qu’elle puisse frôler les deux murs de ses
doigts. Ici, les strates étaient d’une teinte émeraude, une couleur étrange
pour de la pierre. Une centaine de nuances d’anomalie.
Elle longea plusieurs petites pièces avant de pénétrer dans un endroit
beaucoup plus grand. Elle y entra, brandissant un brôme de diamant pour
s’éclairer, dévoilant la partie surélevée d’une grande pièce avec des murs
incurvés et des rangées de… gradins de pierre ?
C’est un théâtre, comprit-elle. Et je suis montée sur la scène. Oui, elle
distinguait un balcon un peu plus haut. Des pièces comme celle-là la
frappaient par leur humanité. Tout le reste, dans cet endroit, était austère et
vide. Enfilades interminables de pièces, de couloirs et de grottes. Sols à
peine jonchés par quelques rares détritus signalant la présence de la
civilisation, comme des charnières rouillées ou la boucle d’une vieille botte.
Des sprènes de décomposition s’agglutinaient comme des bernaches sur les
portes anciennes.
Un théâtre, c’était plus réel. Plus vivant, malgré le passage des époques.
Elle s’avança au centre et se mit à tournoyer sur elle-même, laissant le
manteau de Voile s’évaser autour d’elle.
— Je me suis toujours imaginée sur une scène comme celle-ci. Quand
j’étais petite, devenir actrice me semblait être le métier le plus prestigieux
au monde. Pour partir de chez moi, visiter de nouveaux endroits.
Pour ne pas devoir être moi-même, au moins un petit moment chaque
jour.
Motif bourdonna et surgit de son manteau pour flotter au-dessus de la
scène, en trois dimensions.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une scène pour les concerts ou les pièces.
— Les pièces ?
— Oh, ça te plairait, lui dit-elle. Un groupe de personnes se fait passer
pour d’autres personnes, et elles racontent une histoire toutes ensemble.
(Elle descendit les marches sur le côté et s’avança entre les gradins.) Le
public est assis ici et les regarde.
Motif flottait au milieu de la scène, comme un soliste.
— Ah…, commenta-t-il. Un mensonge en groupe ?
— Un mensonge formidable, expliqua Shallan en s’asseyant sur un banc
avec la sacoche de Voile à côté d’elle. Un moment où les gens imaginent
ensemble.
— J’aimerais bien en voir un, déclara Motif. Je pourrais comprendre les
gens… mmmm… à travers les mensonges qu’ils veulent raconter.
Shallan ferma les yeux et sourit en se rappelant la dernière fois qu’elle
avait assisté à une pièce chez son père. Une troupe itinérante pour enfants
venue la distraire. Elle avait capturé des Souvenirs pour sa collection –
mais, bien entendu, tout ça était désormais perdu au fond de l’océan.
— La fillette qui leva les yeux, murmura-t-elle.
— Pardon ? fit Motif.
Shallan ouvrit les yeux et exhala de la Fulgiflamme. Puisqu’elle n’avait
pas dessiné cette scène précise, elle utilisa ce qu’elle avait sous la main : un
croquis qu’elle avait fait d’une jeune enfant au marché. Joyeuse, éveillée,
trop jeune pour couvrir sa sage-main. La fillette se matérialisa à partir de la
Fulgiflamme, gravit précipitamment les marches, puis fit la révérence
devant Motif.
— Il y avait une petite fille, déclara Shallan. C’était avant les tempêtes,
avant les souvenirs, et avant les légendes… mais il y avait une petite fille
malgré tout. Elle portait une longue écharpe qui flottait au vent.
Une écharpe rouge vif apparut autour du cou de la fillette, dont les
extrémités jumelles se déployaient loin derrière elle et claquaient sous
l’effet d’un vent fantomatique. Les acteurs avaient fait flotter l’écharpe
derrière la fillette en utilisant des ficelles qu’ils maniaient d’en haut. L’effet
avait semblé si réel.
— La petite fille à l’écharpe jouait et dansait, comme les petites filles le
font aujourd’hui, poursuivit Shallan en faisant caracoler la fillette autour de
Motif. En réalité, la plupart des choses étaient identiques à ce qu’elles sont
aujourd’hui. À une grosse différence près : le mur.
Shallan vida un nombre inconsidéré de sphères dans sa sacoche, puis
recouvrit la scène d’herbe et de plantes grimpantes de sa patrie. Au fond
poussa un mur identique à ce qu’avait imaginé Shallan. Un effroyable mur
très haut qui s’étirait en direction des lunes. Qui masquait la vue du ciel et
plongeait dans l’ombre tout ce qui entourait la fillette.
Celle-ci s’avança vers lui et leva la tête, s’efforçant d’apercevoir le
sommet.
— Vois-tu, en ce temps-là, un mur tenait les tempêtes à distance, reprit
Shallan. Il existait depuis si longtemps que personne ne savait comment on
l’avait bâti. Ça ne les dérangeait pas. Pourquoi se demander quand les
montagnes ont commencé, ou pourquoi le ciel est si haut ? Ces choses-là
existaient, tout simplement, de même que le mur.
La fillette dansait dans son ombre, et d’autres personnes apparurent grâce
à la Flamme de Shallan. Chacune provenait de l’un de ses croquis. Vathath,
Gaz, Palona, Sebarial. Ils travaillaient comme fermiers ou lavandières, et
s’affairaient tête baissée. Seule la fillette levait les yeux vers ce mur, les
extrémités de son écharpe flottant derrière elle.
Elle s’approcha d’un homme qui se tenait derrière une petite charrette de
fruits, arborant le visage de Kaladin Béni-des-foudres.
— Pourquoi y a-t-il un mur ? demanda-t-elle au marchand de fruits,
parlant avec sa propre voix.
— Pour maintenir les choses dangereuses à l’extérieur, répliqua-t-il.
— Quelles choses dangereuses ?
— Des choses très dangereuses. Il y a un mur. Ne va pas au-delà, ou tu
mourras.
Le marchand de fruits reprit sa charrette et s’éloigna. Malgré tout, la
fillette regarda vers le haut du mur. Motif flottait à côté d’elle, bourdonnant
joyeusement pour lui-même.
— Pourquoi y a-t-il un mur ? demanda-t-elle à la femme qui allaitait son
enfant.
Celle-ci avait le visage de Palona.
— Pour nous protéger, répondit la femme.
— De quoi donc ?
— De choses très dangereuses. Il y a un mur. Ne va pas au-delà, ou tu
mourras.
La femme prit son enfant et partit.
La fillette grimpa à un arbre et regarda alentour depuis son sommet.
— Pourquoi y a-t-il un mur ? cria-t-elle au garçon qui dormait
paresseusement au creux d’une branche.
— Quel mur ? marmonna le garçon.
La fillette tendit le doigt.
— Ce n’est pas un mur, répondit le garçon, somnolent. (Shallan lui avait
donné le visage de l’un des hommes de pont, un Herdazien.) Simplement, le
ciel est comme ça par ici.
— C’est un mur, insista la fillette. Un mur gigantesque.
— Il doit être là pour une raison, répliqua le garçon. Oui, c’est un mur.
Ne va pas au-delà, ou tu mourras sans doute.
— Eh bien, poursuivit Shallan, qui parlait depuis l’auditoire, ces réponses
ne satisfaisaient pas la fillette qui levait les yeux. Elle conclut pour elle-
même que, si le mur gardait les choses mauvaises à distance, l’espace qui se
trouvait de ce côté-ci devait être en sécurité.
» Donc, une nuit où les autres habitants du village dormaient, elle sortit
furtivement de chez elle avec un ballot de fournitures. Elle se dirigea vers le
mur et, en effet, les lieux étaient paisibles. Mais ils étaient également
plongés dans le noir. Toujours dans l’ombre de ce mur. La lumière du soleil
n’atteignait jamais directement les gens.
Shallan fit défiler l’illusion, comme le paysage dessiné sur un écran
qu’avaient utilisé les acteurs. Sauf qu’il était nettement plus réaliste. Elle
avait couvert le plafond de Flamme et, lorsque vous leviez les yeux, vous
paraissiez regarder uniquement un ciel infini – dominé par ce mur.
C’est… beaucoup plus détaillé que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent,
s’étonna-t-elle. Des sprènes de création étaient apparus autour d’elle sur les
gradins, sous la forme de vieux loquets ou boutons de porte qui roulaient ou
basculaient cul par-dessus tête.
Eh bien, Dalinar lui avait dit de s’entraîner…
— La fillette voyagea loin, déclara Shallan en se retournant vers la scène.
Aucun prédateur ne lui donna la chasse, aucune tempête ne l’attaqua. Il n’y
avait pas d’autre vent que l’agréable brise qui jouait avec son écharpe, ni
d’autres créatures que les crémillons qui cliquetaient dans sa direction
tandis qu’elle marchait.
» Enfin, la fillette à l’écharpe se tint devant le mur. Il était vraiment
immense et se déployait aussi loin qu’elle y voyait dans les deux sens. Et sa
hauteur ! Il atteignait pratiquement la Cité Sérénide !
Shallan se leva pour monter sur la scène, entrant dans un paysage
différent – une image de fertilité, de plantes grimpantes, d’arbres et d’herbe
dominés par ce mur affreux. Des pointes poussaient à l’avant en formant
des carrés hérissés.
Je n’ai pas dessiné cette scène. En tout cas… pas récemment.
Elle l’avait dessinée quand elle était jeune, en détail, couchant ses
rêveries sur papier.
— Que s’est-il passé ? demanda Motif. Shallan ? Je dois savoir ce qui
s’est passé. Est-elle revenue en arrière ?
— Bien sûr que non, répondit Shallan. Elle a grimpé. Il y avait des
affleurements sur le mur, des choses comme ces pointes ou des statues
hideuses et voûtées. Elle avait passé sa jeunesse à grimper aux arbres les
plus hauts. Elle était capable de faire ça.
La fillette entreprit son ascension. Ses cheveux étaient-ils blancs
lorsqu’elle avait commencé ? Shallan fronça les sourcils.
Shallan força la base du mur à s’enfoncer dans la scène, si bien que la
fillette, alors même qu’elle montait, restait au même niveau que Shallan et
Motif.
— Elle grimpa pendant des jours, poursuivit-elle, levant la main vers sa
tête. La nuit, la fillette qui leva les yeux se fabriquait un hamac avec son
écharpe et y dormait. Elle aperçut son village à un moment donné, et songea
qu’il paraissait minuscule à présent qu’elle était montée si haut.
» Alors qu’elle approchait du sommet, elle commença enfin à redouter ce
qu’elle trouverait de l’autre côté. Malheureusement, cette peur ne l’arrêta
pas. Elle était jeune, et les questions la préoccupaient plus que la peur. Elle
lutta donc pour parvenir jusqu’au sommet et se dressa pour voir l’autre côté.
Le côté caché…
Shallan s’étrangla. Elle se revoyait assise au bord de son siège, à écouter
le conte – lorsqu’elle était enfant et que des instants comme ceux où elle
regardait les acteurs étaient les seuls moments joyeux de sa vie.
Trop de souvenirs de son père, et de sa mère, qui adorait lui raconter des
histoires. Elle tenta de chasser ces souvenirs, mais ils refusèrent de
disparaître.
Shallan se tourna. Sa Fulgiflamme… elle avait épuisé presque toute celle
qu’elle avait tirée de sa sacoche. Sur les sièges, une assemblée de
silhouettes noires observait la scène. Ce n’étaient que des ombres,
dépourvues d’yeux, des gens issus de ses souvenirs. Les contours de son
père, de sa mère, de ses frères et une dizaine d’autres. Elle ne pouvait pas
les créer, parce qu’elle ne les avait pas dessinés comme il se devait. Pas
depuis qu’elle avait perdu sa collection…
À côté de Shallan, la fillette se dressait, triomphante, au sommet du mur,
son écharpe et ses cheveux blancs flottant derrière elle sous l’effet d’un vent
soudain. Motif bourdonna à côté de Shallan.
— … et de ce côté-là du mur, chuchota Shallan, la fillette vit un escalier.
L’autre face du mur était parcourue de marches immenses qui
descendaient jusqu’au sol, tellement lointain.
— Que… qu’est-ce que ça signifie ? demanda Motif.
— La fillette regarda fixement ces marches, chuchota Shallan, en se
rappelant l’histoire, et soudain les statues affreuses de son côté du mur
trouvèrent un sens. Les lances. La façon dont le mur projetait tout dans
l’ombre. Le mur cachait en effet quelque chose de mauvais, quelque chose
d’effrayant. C’étaient les gens, comme la fillette et son village.
L’illusion commença à se défaire autour d’elle. Elle était trop ambitieuse
pour que Shallan la maintienne et la laissa vidée, épuisée, tandis que sa tête
commençait à cogner. Elle laissa le mur s’effacer et reprit sa Fulgiflamme.
Le paysage disparut, puis la fillette elle-même. Derrière, les silhouettes
indistinctes assises sur les sièges commencèrent à s’évaporer. La
Fulgiflamme afflua vers Shallan et alimenta sa tempête intérieure.
— C’est comme ça que tout se termine ? questionna Motif.
— Non, répondit-elle, la Fulgiflamme s’échappant de ses lèvres. Elle
descend, voit une société parfaite éclairée par la Fulgiflamme. Elle en vole
un peu et la rapporte. Les tempêtes surviennent en guise de châtiment, et
détruisent le mur.
— Ah…, commenta Motif, qui flottait à côté d’elle sur la scène à présent
nue. Alors c’est comme ça que les tempêtes ont commencé ?
— Bien sûr que non, rétorqua-t-elle, soudain fatiguée. C’est un
mensonge, Motif. Une histoire. Ça ne signifie rien.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu pleures ?
Elle s’essuya les yeux et se détourna de la scène vide. Elle devait
retourner au marché.
Sur les gradins, les derniers membres du public fantomatique se
dissipèrent. Tous sauf un, qui se leva et franchit les portes du fond du
théâtre. Surprise, Shallan sentit une onde de choc la parcourir.
Cette silhouette-là ne faisait pas partie de ses illusions.
Elle sauta au bas de la scène – et atterrit rudement, avec le manteau de
Voile flottant derrière elle – pour se précipiter à la suite de la silhouette. Elle
dérapa dans le couloir à l’extérieur, ravie de porter des bottes solides et un
pantalon très simple.
Quelque chose d’indistinct remontait le couloir. Shallan le poursuivit, les
lèvres étirées sur un rictus mauvais, laissant la Fulgiflamme s’échapper de
sa peau et illuminer son environnement. Tout en courant, elle tira une ficelle
de sa poche et attacha ses cheveux en arrière, puis devint Radieuse. Celle-ci
saurait quoi faire si elle attrapait cette personne.
Quelqu’un peut-il ressembler à ce point à une ombre ?
— Motif, cria-t-elle en tendant brusquement la main droite vers l’avant.
Une brume luminescente s’y forma pour devenir sa Lame d’Éclat. La
Flamme s’échappa de ses lèvres, achevant de la transformer en Radieuse.
Des volutes brillantes traînèrent dans son sillage, et elle les sentit en train de
la pourchasser. Elle fonça dans une petite pièce ronde et s’arrêta en
dérapant.
Une dizaine de versions d’elle-même, tirées de ses dessins récents,
apparurent autour d’elle et foncèrent à travers la pièce. Shallan avec sa
robe, Voile avec son manteau. Shallan enfant, Shallan jeune fille, Shallan
soldate, épouse heureuse, mère. Plus mince ici, plus dodue là. Marquée de
cicatrices. Surexcitée. Couverte de sang, hurlant de douleur. Elles
disparurent après l’avoir dépassée, se défirent l’une après l’autre pour se
retransformer en Fulgiflamme qui s’enroulait et s’entortillait sur elle-même
avant de s’évanouir.
Radieuse leva sa Lame d’Éclat dans la posture qu’Adolin lui avait
apprise, la sueur ruisselant sur son visage. La pièce aurait dû être plongée
dans l’obscurité s’il n’y avait eu cette Flamme qui s’échappait de sa peau et
traversait ses habits pour s’élever autour d’elle.
Vide. Soit elle avait perdu sa proie dans les couloirs, soit il s’était s’agi
d’un sprène et non pas d’une personne.
Ou bien il n’y avait rien du tout, s’inquiéta une partie d’elle. Ton esprit
n’est pas très fiable ces jours-ci.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda Radieuse. Tu l’as vu ?
Non, lui envoya mentalement Motif. Je réfléchissais au mensonge.
Elle longea le bord de la pièce circulaire. Le mur était marqué par une
série de fentes profondes qui couraient du sol au plafond. Elle sentait l’air
les traverser. À quoi servait un endroit comme celui-ci ? Les gens qui
l’avaient conçu étaient-ils fous ?
Radieuse remarqua une faible lumière qui s’échappait de plusieurs des
fentes – et avec elle l’écho étouffé de gens qui parlent. Le marché de
l’Échappée ? Oui, elle se trouvait dans cette zone-là et, bien qu’elle se situe
au troisième niveau, la grotte du marché était haute de quatre étages.
Elle s’approcha de la fente suivante pour y jeter un coup d’œil,
s’efforçant de décider où elle donnait. S’agissait-il…
Quelque chose bougea dans la fente.
Une masse sombre se tortillait à l’intérieur, pressée entre les murs.
Comme une matière visqueuse, mais dont saillaient divers éléments. C’était
là des coudes, des côtes, des doigts écartés le long d’un des murs, chacune
des articulations repliée en arrière.
Un sprène, se dit-elle, tremblante. C’est effectivement une étrange sorte
de sprène.
La chose se tortilla, sa tête se déforma dans cet espace minuscule, et elle
se tourna vers elle. Elle vit des yeux reflétant sa lumière, des sphères
jumelles enfoncées dans une tête écrasée, un visage humain distordu.
Radieuse recula avec un hoquet, invoqua de nouveau sa Lame d’Éclat et
la brandit devant elle pour se protéger. Mais qu’allait-elle donc faire ?
Tailler la pierre pour atteindre la créature ? Ça lui prendrait une éternité.
Avait-elle-même envie de l’atteindre ?
Non. Mais elle devait le faire malgré tout.
Le marché, se dit-elle en renvoyant sa Lame avant de filer dans la
direction d’où elle était venue. Elle se dirige vers le marché.
Propulsée par la Fulgiflamme, Radieuse traversa les couloirs à toutes
jambes, et s’aperçut à peine qu’elle exhalait assez de Fulgiflamme pour
transformer son visage en celui de Voile. Elle se fraya un chemin à travers
un réseau de passages sinueux. Ce labyrinthe, ces tunnels énigmatiques
n’étaient pas ce qu’elle avait attendu du foyer des Chevaliers Radieux.
N’aurait-il pas dû s’agir d’une forteresse, simple mais grandiose – un phare
dispensant lumière et force en ces temps obscurs ?
Au lieu de quoi c’était une énigme. Voile émergea de couloirs isolés pour
en rejoindre de plus peuplés, puis dépassa en courant un groupe d’enfants
qui riaient et brandissaient des brisures pour s’éclairer et projeter des
ombres sur les murs.
Quelques tournants plus loin, elle atteignit la galerie qui faisait le tour de
l’immense marché de l’Échappée, avec ses lumières en mouvement et ses
allées animées. Voile tourna à gauche et repéra des fentes dans le mur.
Destinées à la ventilation ?
La créature était arrivée par l’une de celles-là, mais où était-elle allée
ensuite ? Un hurlement s’éleva, strident, glacial, provenant du niveau du
marché, en bas. Tout en se maudissant, Voile descendit les marches à une
allure imprudente. C’était tout Voile. Toujours à foncer tête baissée vers le
danger.
Elle inspira vivement, le nuage de Fulgiflamme qui l’entourait se trouva
aspiré, et elle cessa de briller. Courant à toutes jambes, elle découvrit
bientôt des gens en train de se rassembler entre deux rangées de tentes
bondées. Ici, les étals proposaient diverses marchandises, dont beaucoup
semblaient être des objets récupérés dans les camps de guerre désertés. Plus
d’un marchand plein d’initiative – avec l’approbation tacite de leurs hauts-
princes – avaient envoyé des expéditions rassembler ce qu’elles pouvaient.
Avec la Fulgiflamme disponible en abondance, et Renarin pour actionner la
Porte du Pacte, ils avaient enfin été admis à Urithiru.
Les hauts-princes avaient pu choisir les premiers. Le reste de leurs
trouvailles était entassé ici dans les tentes, surveillé par des gardes aux
longs gourdins et à la courte patience.
Voile se fraya un chemin jusqu’à l’avant de la foule, où elle trouva un
grand Mangecorne en train de jurer en se tenant la main. Roc, se dit-elle en
reconnaissant l’homme de pont, bien qu’il ne porte pas d’uniforme.
Sa main saignait. Comme si elle avait été transpercée en son milieu,
songea Voile.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle, gardant toujours sa Flamme à
l’intérieur pour éviter qu’elle ne la trahisse en s’échappant.
Roc l’étudia tandis que son compagnon (un homme de pont qu’il lui
semblait avoir déjà vu) le pansait.
— Qui êtes-vous pour me demander cette chose ?
Bourrasques. Elle était Voile à présent, mais elle n’osait pas dévoiler sa
ruse, surtout pas à la vue de tous.
— Je fais partie de la police d’Aladar, répondit-elle en plongeant la main
dans sa poche. J’ai mes instructions ici…
— Pas la peine, soupira Roc, tandis que sa méfiance semblait s’évaporer.
Je n’ai rien fait. Une personne a tiré un couteau. Je ne l’ai pas bien vue –
long manteau, et un chapeau. Une femme dans la foule a hurlé et attiré mon
attention. Ensuite, cet homme, il a attaqué.
— Bourrasques. Qui est mort ?
— Mort ? (Le Mangecorne se tourna vers son compagnon.) Personne
n’est mort. Attaquant a transpercé ma main, puis s’est enfui. C’était
tentative d’assassinat, peut-être ? Personne s’est mise en colère au sujet de
la façon dont la tour est dirigée, alors elle m’a attaqué, parce que j’étais un
garde de Kholin ?
Un frisson traversa Voile. Mangecorne. Grand, baraqué.
L’attaquant avait choisi un homme qui ressemblait beaucoup à celui
qu’elle avait frappé l’autre jour. En réalité, ils n’étaient pas très loin de
L’Allée d’All. Qui ne se trouvait qu’à quelques « rues » plus loin dans le
marché.
Les deux hommes de pont se détournèrent pour partir, et Voile les laissa
faire. Que pouvait-elle apprendre de plus ? Le Mangecorne n’avait pas été
ciblé à cause de quelque chose qu’il avait fait, mais de son apparence. Et
l’attaquant portait un manteau et un chapeau. Comme Voile le faisait
généralement…
— Je pensais bien que je vous trouverais ici.
Voile sursauta, puis se retourna vivement, tendant la main vers le couteau
qu’elle portait à la ceinture. La personne qui venait de parler était une
femme vêtue d’une havah marron. Elle avait des cheveux aléthis raides, des
yeux marron foncé, des lèvres peintes de rouge vif et des sourcils noirs très
nets, certainement accentués à l’aide de maquillage. Elle faisait partie des
voleurs que Voile avait approchés à L’Allée d’All, et ses yeux s’étaient
éclairés quand Shallan avait dessiné le symbole des Sang-des-spectres.
— Que vous a-t-il fait ? demanda-t-elle en désignant Roc. À moins que
vous n’ayez l’habitude de frapper les Mangecorne ?
— Ce n’était pas moi, répondit Voile.
— J’en suis persuadée. (La femme s’approcha.) J’attendais que vous
réapparaissiez.
— Vous devriez garder vos distances, si vous tenez à la vie.
Voile se mit en marche à travers le marché.
La femme de petite taille pressa le pas pour la suivre.
— Je m’appelle Ishnah. Je suis très douée pour écrire. Je peux le faire
sous la dictée. J’ai de l’expérience parmi les réseaux souterrains du marché.
— Vous voulez être ma pupille ?
— Pupille ? (La jeune femme éclata de rire.) Vous nous prenez pour des
pâles-iris ? Je veux vous rejoindre.
Les Sang-des-spectres, bien sûr.
— Nous ne recrutons pas.
— S’il vous plaît. (Elle prit Voile par le bras.) S’il vous plaît. Le monde
entier est chamboulé. Plus rien n’a de sens. Mais vous… votre groupe…
vous savez des choses. Je ne veux plus être aveugle.
Shallan hésita. Elle comprenait très bien ce désir d’agir au lieu de se
contenter de sentir le monde trembler et s’ébranler. Mais les Sang-des-
spectres étaient méprisables. Cette femme ne trouverait pas parmi eux ce
qu’elle désirait. Et dans le cas contraire, elle n’était pas le genre de
personne que Shallan voudrait ajouter aux ressources de Mraize.
— Non, lâcha-t-elle. Faites la chose la plus intelligente à faire et oubliez-
moi, ainsi que mon organisation.
Elle s’arracha à la poigne de la femme et s’éloigna précipitamment à
travers le marché bondé.
VINGT-NEUF ANS PLUS TÔT

De l’encens brûlait dans un brasero aussi grand qu’un rocher. Dalinar


regarda d’un air dédaigneux Evi y jeter une poignée de minuscules papiers
(chacun plié, comportant un très petit glyphe). Une fumée odorante
l’enveloppa, puis se trouva charriée dans l’autre sens lorsque des vents
traversèrent brusquement le camp de guerre, portant avec eux des sprènes
du vent pareils à des lignes lumineuses.
Evi baissa la tête devant le brasero. Elle avait d’étranges croyances, sa
fiancée. Parmi son peuple, les charmes glyphiques simples ne suffisaient
pas pour les prières, il fallait brûler quelque chose de plus âcre. Lorsqu’elle
parlait de Jezerezeh et de Kelek, elle prononçait leurs noms d’une étrange
manière : Yaysi et Kellai. Et elle ne faisait jamais mention du Tout-Puissant
– à la place, elle parlait de quelque chose qu’on appelait l’Unique, une
tradition hérétique qui, d’après les ardents, provenait d’Iri.
Dalinar baissa la tête pour prier. Rendez-moi plus fort que ceux qui
voudraient me tuer. Une prière simple et directe, comme il supposait que le
Tout-Puissant apprécierait. Il n’avait pas envie de demander à Evi de
l’écrire.
— Puisse l’Unique veiller sur vous, presque-époux, murmura Evi. Et
adoucir votre caractère.
Son accent, auquel il était désormais habitué, était plus prononcé que
celui de son frère.
— L’adoucir ? Evi, ce n’est pas le but du combat.
— Vous n’êtes pas obligé de tuer par colère, Dalinar. Si vous devez vous
battre, faites-le en sachant que chaque mort blesse l’Unique. Car nous
sommes tous des gens aux yeux de Yaysi.
— Bon, d’accord, fit Dalinar.
Les ardents ne semblaient pas voir d’objection à ce qu’il épouse une
femme à demi païenne.
— C’est une forme de sagesse que de l’ouvrir à la vérité vorine, avait
déclaré Jevena – la chef des ardents de Gavilar. (Elle employait les mêmes
termes pour parler de ses conquêtes.) Votre épée apportera force et gloire au
Tout-Puissant.
Il se demanda jusqu’où il faudrait pousser pour s’attirer vraiment le
mécontentement des ardents.
— Soyez un homme plutôt qu’une bête, Dalinar, lui dit Evi, avant de
l’attirer vers lui et de poser la tête sur son épaule en l’encourageant à
l’entourer de ses deux bras.
Il s’exécuta sans grande conviction. Bourrasques, il entendait les soldats
ricaner sur leur passage. L’Épine Noire qui se faisait consoler avant la
bataille ? Qui étreignait publiquement une femme et jouait les amoureux
transis ?
Evi tourna la tête vers lui pour quémander un baiser, et il lui en offrit un
chaste, touchant à peine ses lèvres. Elle l’accepta en souriant. Elle avait un
très beau sourire. La vie aurait été beaucoup plus facile pour lui si Evi avait
simplement accepté de procéder au mariage. Mais ses traditions exigeaient
de longues fiançailles, et son frère s’efforçait constamment de faire ajouter
de nouvelles clauses au contrat.
Dalinar s’éloigna d’un pas pesant. Dans sa poche, il gardait un autre
charme glyphique ; celui-là lui avait été fourni par Navani, qui s’inquiétait
visiblement de l’exactitude de l’alphabet étranger d’Evi. Il tâta le papier
lisse et ne brûla pas la prière.
Sous ses pieds, le sol de pierre était criblé de trous minuscules – ceux
qu’avait laissé l’herbe en se cachant. Lorsqu’il longea les tentes, il la vit
distinctement qui recouvrait la plaine à l’extérieur et s’agitait au vent. Elle
était haute et lui arrivait presque à la taille. Il n’avait jamais vu d’herbe
aussi haute dans les terres des Kholin.
Dans la plaine, une force impressionnante se formait : une armée plus
grande que toutes celles qu’ils avaient affrontées. Son cœur cogna sous
l’effet de l’anticipation. Après deux années de manœuvres politiques, ils y
étaient enfin. Une véritable bataille avec une véritable armée.
Qu’ils gagnent ou qu’ils perdent, c’était là qu’ils se battaient vraiment
pour le royaume. Le soleil se levait, et les armées s’étaient déployées au
nord et au sud, de sorte qu’aucune ne l’aurait dans les yeux.
Dalinar se hâta vers la tente de ses armuriers et en émergea peu après,
vêtu de sa Cuirasse. Il monta prudemment en selle tandis que l’un des
palefreniers amenait son cheval. L’imposante bête noire n’était pas rapide,
mais elle pouvait porter un homme en Cuirasse d’Éclat. Dalinar guida le
cheval le long des rangs de soldats – lanciers, archers, infanterie lourde de
pâles-iris, et même un joli groupe de cinquante cavaliers sous le
commandement d’Ilamar, avec des grappins et des cordes destinés à
attaquer les Porte-Éclat. Des sprènes d’anticipation s’agitaient autour d’eux
comme des bannières.
Dalinar sentait toujours l’odeur d’encens lorsqu’il trouva son frère, en
selle, tout harnaché, en train de patrouiller le long des premiers rangs.
Dalinar se mit au trot pour aller se placer à côté de lui.
— Votre jeune ami ne s’est pas montré pour le combat, commenta
Gavilar.
— Sebarial ? Ce n’est pas mon ami.
— Il y a une brèche dans la ligne ennemie qui l’attend encore, déclara
Gavilar, doigt tendu. D’après les rapports, il a eu un problème avec ses
voies de ravitaillement.
— Mensonges. C’est un lâche. S’il était arrivé, il aurait dû choisir un
camp.
Ils dépassèrent Tearim, le capitaine de la garde de Gavilar, qui portait la
Cuirasse supplémentaire de Dalinar pour ce combat. Techniquement, elle
appartenait encore à Evi. Non pas à Toh, mais à Evi elle-même, ce qui était
étrange. Que ferait donc une femme d’une Cuirasse d’Éclat ?
La donner à un mari, apparemment. Tearim les salua. Il était doué avec
les Éclats, car il s’était formé, comme le faisaient beaucoup d’aspirants
pâles-iris, avec des jeux d’emprunt.
— Tu t’es bien débrouillé, Dalinar, déclara Gavilar tandis qu’ils
avançaient. Cette Cuirasse nous sera utile aujourd’hui.
Dalinar ne répondit pas. Bien qu’Evi et son frère aient si longuement
tardé même pour accepter les fiançailles, Dalinar avait fait son devoir. Il
regrettait simplement de ne rien éprouver de plus fort pour cette femme.
Une forme de passion, de véritable émotion. Il ne pouvait pas rire sans
qu’elle ne semble déroutée par la conversation. Il ne pouvait pas se vanter
sans qu’elle soit déçue par sa soif de sang. Elle voulait constamment qu’il la
serre dans ses bras, comme si être seule pendant une foudre de minute allait
la faire flétrir et emporter par le vent. Et…
— Oh ! s’écria l’une des éclaireuses depuis une tour mobile en bois. (Elle
tendit le doigt, la voix distante.) Oh, là-bas !
Dalinar se tourna, s’attendant à une attaque avancée de l’ennemi. Mais
non, l’armée de Kalanor était encore en train de se déployer. Ce n’étaient
pas des hommes qui avaient attiré l’attention de l’éclaireuse, mais des
chevaux. Un petit troupeau, onze ou douze au total, qui traversaient le
champ de bataille au galop. Fiers, majestueux.
— Des Ryshadium, murmura Gavilar. C’est rare qu’ils s’aventurent aussi
loin à l’ouest.
Dalinar ravala l’ordre de rassembler les bêtes. Des Ryshadium ? Oui… il
voyait les sprènes qui les suivaient en flottant dans les airs. Des sprènes de
musique, étrangement. Ça n’avait aucun sens. En tout cas, il était inutile
d’essayer de capturer ces bêtes. On ne pouvait les maîtriser à moins qu’elles
ne choisissent un cavalier.
— Je veux que tu fasses quelque chose pour moi aujourd’hui, mon frère,
déclara Gavilar. Le haut-prince Kalanor en personne doit tomber. Tant qu’il
est en vie, il y aura une résistance. S’il meurt, sa lignée meurt avec lui. Son
cousin, Loradar Vamah, peut s’emparer du pouvoir.
— Loradar te jurera-t-il allégeance ?
— J’en suis persuadé, affirma Gavilar.
— Dans ce cas, je vais aller trouver Kalanor, répondit Dalinar, et mettre
fin à tout ça.
— Le connaissant, il ne se joindra pas facilement à la bataille. Mais c’est
un Porte-Éclat. Par conséquent…
— Nous devons le forcer à s’impliquer.
Gavilar sourit.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Dalinar.
— Je suis simplement content de te voir parler de tactique.
— Je ne suis pas idiot, gronda Dalinar.
Il prêtait toujours attention à la tactique lors d’un combat ; simplement, il
n’appréciait pas beaucoup les réunions interminables et les bavardages sans
fin.
Cela dit… même ces choses-là lui semblaient plus tolérables ces temps-
ci. Peut-être parce qu’elles devenaient familières. Ou parce que Gavilar
parlait de forger une dynastie. Il leur apparaissait de plus en plus clairement
que cette campagne – qui s’étirait à présent sur de nombreuses années –
n’était pas de celles qu’on mène dans la précipitation.
— Amène-moi Kalanor, mon frère, reprit Gavilar. Nous avons besoin de
l’Épine Noire aujourd’hui.
— Il te suffit de le déchaîner.
— Ah ! Comme si quiconque était en mesure de l’enchaîner.
N’est-ce pas ce que tu es en train d’essayer de faire ? songea aussitôt
Dalinar. De me marier, de me dire que nous devons être « civilisés »
désormais ? De souligner tout ce que je fais de travers comme si c’était là
tout ce que nous devons supprimer ?
Il se mordit la langue, et ils finirent de longer les rangs. Ils se séparèrent
avec un hochement de tête, et Dalinar s’en alla rejoindre ses soldats d’élite.
— Des ordres, mon général ? demanda Rien.
— Restez loin de moi, répondit Dalinar en baissant sa visière.
Le casque de la Cuirasse d’Éclat se verrouilla, et un silence tomba sur les
soldats. Dalinar invoqua Justicière, l’épée d’un roi mort, et patienta.
L’ennemi était venu empêcher Gavilar de continuer à piller la campagne ; il
allait devoir attaquer le premier.
Ces derniers mois passés à attaquer des villes isolées et sans protection
n’avaient suscité que des batailles insatisfaisantes – mais ils avaient
également placé Kalanor dans une position effroyable. S’il restait dans ses
bastions fortifiés sans agir, il laissait détruire ses vassaux. Ces derniers
commençaient déjà à se demander pourquoi ils lui payaient des impôts. Une
poignée d’entre eux avait, de manière préventive, envoyé des messagers à
Gavilar pour l’informer qu’ils ne résisteraient pas.
La région était à deux doigts de basculer sous l’emprise des Kholin. Par
conséquent, le haut-prince Kalanor avait été contraint de quitter ses
fortifications pour s’impliquer ici. Dalinar remua sur sa selle, où il attendait
en réfléchissant à des plans. Le moment survint bien assez tôt ; les forces de
Khalanor se mirent à traverser la plaine en une vague prudente, levant leurs
boucliers vers le ciel.
Les archers de Gavilar libérèrent des volées de flèches. Les hommes de
Kalanor étaient bien entraînés ; ils conservèrent leurs formations sous cette
pluie mortelle. Ils finirent par se trouver face à l’infanterie lourde des
Kholin : un bloc d’hommes équipés d’armures solides comme la pierre. Au
même moment, les unités d’archers mobiles jaillirent sur les côtés. Leur
armure légère leur conférait une vitesse incroyable. Si les Kholin
remportaient ce combat – et Dalinar ne doutait guère de cette victoire –, ce
serait grâce aux nouvelles tactiques de champ de bataille qu’ils exploraient.
L’armée ennemie se retrouva flanquée – les flèches martelaient les côtés
de leur bloc d’assaut. Leurs lignes se déployèrent tandis que l’infanterie
s’efforçait d’atteindre les archers, mais la manœuvre affaiblit le bloc
central, que l’infanterie lourde mit à mal. Des blocs standard de lanciers
attaquaient les unités ennemies autant pour fragiliser leur position que pour
les blesser.
Tout ça se déroulait à l’échelle du champ de bataille. Dalinar dut
descendre de sa monture et envoyer chercher un valet pour qu’il fasse
marcher l’animal tandis qu’il patientait. En son for intérieur, Dalinar
repoussait le Frisson, qui le pressait de s’élancer dès maintenant.
Il finit par choisir une section de l’armée des Kholin qui s’en sortait mal
face au bloc ennemi. Ça ferait l’affaire. Il remonta en selle et poussa son
cheval au galop. C’était le bon moment. Il le sentait. Il devait frapper
maintenant, alors que la bataille atteignait le point de bascule entre victoire
et défaite, pour épuiser l’ennemi.
L’herbe se tortillait et se retirait devant lui selon une vague. Comme des
sujets en train de s’incliner. C’était peut-être la fin, son ultime bataille de la
conquête d’Alethkar. Que lui arriverait-il ensuite ? D’interminables
banquets avec des hommes politiques ? Un frère qui refuserait d’aller
chercher des batailles ailleurs ?
Dalinar s’ouvrit au Frisson et chassa ces inquiétudes. Il frappa la ligne de
soldats ennemis comme une tempête majeure attaquant une pile de papiers.
Les soldats s’égaillèrent devant lui en criant. Dalinar frappait autour de lui
avec sa Lame d’Éclat, tuant des dizaines d’hommes d’un côté, puis de
l’autre.
Les yeux brûlaient, les membres retombaient mollement. Dalinar respira
l’euphorie de la conquête, la beauté hypnotique de la destruction. Personne
ne pouvait lui résister ; ils étaient du petit bois, et lui était la flamme. Le
bloc de soldats aurait dû être en mesure de se grouper pour charger sur lui,
mais ils avaient trop peur.
Qu’y avait-il là de surprenant ? Les gens racontaient des histoires sur des
hommes ordinaires terrassant des Porte-Éclat, mais elles devaient
certainement être inventées. Destinées à inciter les hommes à riposter, pour
éviter aux Porte-Éclat d’avoir à les pourchasser.
Il sourit lorsque son cheval trébucha en s’efforçant de traverser la masse
de cadavres qui s’entassaient tout autour de lui. Dalinar pressa la bête
d’avancer, et elle sauta – mais lorsqu’elle atterrit, quelque chose céda. La
créature s’effondra en hurlant et le fit tomber à terre.
Avec un soupir, il repoussa le cheval et se leva. Il avait brisé le dos de
l’animal ; les bêtes ordinaires n’étaient pas faites pour supporter le poids
d’une Cuirasse d’Éclat.
Un groupe de soldats tenta une contre-attaque. C’était courageux, mais
stupide. Dalinar les abattit à l’aide d’amples coups de sa Lame d’Éclat.
Ensuite, un officier pâle-iris organisa ses hommes de sorte qu’ils affluent en
masse vers Dalinar pour tenter de l’emprisonner, sinon par leur adresse, du
moins grâce au poids de leur corps. Il tournoyait parmi eux tandis que sa
Cuirasse lui prêtait de l’énergie, que sa Lame lui accordait de la précision,
et que le Frisson… le Frisson lui apportait la résolution.
Dans ce genre d’instants, il comprenait pourquoi il avait été créé. Il
gâchait ses talents lorsqu’il écoutait des hommes bavasser. Il les gâchait
lorsqu’il faisait toute autre chose que celle-là : fournir une mise à l’épreuve
suprême des talents des hommes, les pousser à montrer leur courage,
réclamer leurs vies sur le tranchant d’une épée. Il les envoyait vers la Cité
Sérénide sur le qui-vive et prêts à se battre.
Il n’était pas un homme. Il était le jugement.
En transe, il terrassait un adversaire après l’autre, percevant un rythme
étrange dans ce combat, comme si les coups de son épée devaient
succomber aux ordres d’une cadence invisible. Une teinte rouge se déploya
sur les bords de son champ de vision, et finit par recouvrir le paysage
comme un voile. Elle semblait remuer tels les rouleaux d’une anguille,
tremblant au rythme de ses coups d’épée.
Une grande colère le traversa quand une voix le détourna du combat.
— Dalinar !
Il l’ignora.
— Clarissime Dalinar ! L’Épine Noire !
Cette voix ressemblait à un crémillon strident qui chanterait à l’intérieur
de son casque. Il abattit deux soldats. Ils étaient pâles-iris, mais leurs yeux
avaient brûlé au point qu’on ne le distinguait plus.
— L’Épine Noire !
Bah ! Dalinar se tourna vivement vers cette voix.
Un homme se tenait près de là, vêtu du bleu des Kholin. Dalinar leva sa
Lame d’Éclat. L’homme recula, levant des mains désarmées, criant toujours
le nom de Dalinar.
Je le connais. C’était… Kadash ? L’un des capitaines de ses unités
d’élite. Dalinar baissa son épée et secoua la tête, s’efforçant de chasser ce
bourdonnement de ses oreilles. Alors seulement, il vit – il vit vraiment – ce
qui l’entourait.
Les morts. Des centaines et des centaines, avec du charbon ratatiné à la
place des yeux, l’armure et les armes tranchés mais le corps étrangement
intact. Par le Tout-Puissant… combien en avait-il tués ? Il leva la main vers
son casque et se tourna pour regarder autour de lui. Des brins d’herbe
timorés sortaient lentement parmi les arbres, s’insinuant entre les bras, les
doigts, à côté des têtes. Il avait recouvert la plaine de cadavres à un point tel
que l’herbe avait du mal à trouver où pousser.
Dalinar sourit de satisfaction, puis un grand froid le traversa. Plusieurs de
ces corps aux yeux brûlés – trois hommes, pour ce qu’il en voyait –
portaient du bleu. Ses propres soldats, arborant le brassard des unités
d’élite.
— Clarissime, lui dit Kadash. Épine Noire, votre tâche est accomplie !
Il désigna une troupe de cavaliers qui chargeait à travers la plaine. Ils
portaient le drapeau argent sur fond rouge orné d’une paire de glyphes
représentant deux montagnes. N’ayant plus le choix, le haut-prince Kalanor
s’était engagé dans la bataille. Dalinar avait détruit plusieurs compagnies à
lui seul ; il fallait un autre Porte-Éclat pour l’arrêter.
— Parfait, s’exclama Dalinar.
Il ôta son casque et prit une serviette à Kadash, dont il se servit pour
s’éponger le visage. Une outre d’eau suivit. Dalinar la vida entièrement.
Puis il jeta l’outre vide, le cœur battant la chamade, le Frisson se
déchaînant en lui.
— Faites se retirer les unités d’élite. N’engagez le combat que si je suis
vaincu.
Dalinar remit son casque, éprouvant une agréable sensation d’étroitesse
quand les fermoirs le sanglèrent en place.
— Oui, clarissime.
— Rassemblez ceux d’entre nous qui… sont tombés, ordonna Dalinar en
désignant les morts des Kholin. Assurez-vous que l’on prenne soin d’eux,
ainsi que de leurs proches.
— Entendu, clarissime.
Dalinar se précipita vers la force en approche, sa Cuirasse d’Éclat
crissant contre les pierres. Il se sentait triste de devoir attaquer un Porte-
Éclat, au lieu de continuer à combattre les hommes ordinaires. Finis les
ravages ; il ne lui restait plus qu’un seul homme à tuer.
Il se rappelait vaguement une époque où affronter des défis de moindre
envergure le comblait bien moins qu’un bon combat contre quelqu’un de
compétent. Qu’est-ce qui avait donc changé ?
Sa course le conduisit vers l’une des formations rocheuses du côté est du
champ – un groupe de flèches immenses, usées et dentelées, évoquant une
rangée de piquets en pierre. Lorsqu’il pénétra dans leur ombre, il entendit
des combats de l’autre côté. Des parties des armées s’étaient détachées et
cherchaient à se cerner l’une l’autre en contournant les blocs.
À leur base, la garde d’honneur de Kalanor s’écarta, dévoilant le haut-
prince lui-même à cheval. Sa Cuirasse était recouverte d’une couche de
couleur argentée, peut-être de la feuille d’acier ou d’argent. Dalinar avait
ordonné que l’on polisse la sienne pour lui rendre son gris ardoise
d’origine ; il n’avait jamais compris comment l’on pouvait vouloir
« accentuer » la majesté naturelle de la Cuirasse d’Éclat.
Le cheval de Kalanor était une grande bête splendide, d’un blanc vif avec
une longue crinière. Il soutenait le Porte-Éclat avec une grande aisance. Un
Ryshadium. Cependant, Kalanor mit pied à terre. Il tapota affectueusement
l’encolure de l’animal, puis s’avança à la rencontre de Dalinar, tandis que sa
Lame d’Éclat apparaissait dans sa main.
— Épine Noire, l’appela-t-il. J’ai entendu dire que vous aviez détruit
mon armée à vous seul.
— Ils se battent désormais pour la Cité Sérénide.
— Si seulement vous aviez pu les rejoindre pour les mener.
— Un jour, répondit Dalinar. Quand je serai trop vieux et trop faible pour
me battre ici, je serai ravi de m’y faire envoyer.
— Curieux de voir à quelle vitesse les tyrans deviennent religieux. Ça
doit être bien pratique de vous raconter que vos meurtres appartiennent au
Tout-Puissant.
— J’espère bien qu’ils ne lui appartiennent pas ! s’écria Dalinar. Je me
suis donné beaucoup de mal pour tuer tous ces gens, Kalanor. Le Tout-
Puissant ne les aura pas, il pourra seulement me les attribuer lorsqu’il
pèsera mon âme.
— Dans ce cas, puisse leur poids vous entraîner dans la Damnation elle-
même. (Kalanor fit signe à sa garde d’honneur de reculer ; elle semblait
brûler de se jeter sur Dalinar. Malheureusement, le haut-prince était
déterminé à se battre seul. Il frappa à l’aide de sa longue Lame d’Éclat
effilée, dotée d’une large garde et couverte de glyphes.) Si je vous tue,
Épine Noire, que se passera-t-il ensuite ?
— Ensuite, Sadeas s’en prendra à vous.
— Pas d’honneur sur ce champ de bataille, à ce que je vois.
— Oh, ne feignez pas de valoir mieux, lui lança Dalinar. Je sais ce que
vous avez fait pour accéder au trône. Vous ne pouvez pas vous faire passer
maintenant pour un pacificateur.
— Compte tenu de ce que vous avez fait aux pacificateurs, répondit
Kalanor, je m’estimerai heureux.
Dalinar s’élança et adopta la Posture du Sang – une posture destinée à
ceux qui se moquaient bien d’être touchés. Il était plus jeune, plus agile que
son adversaire. Il comptait sur le fait qu’il serait capable de frapper plus vite
et plus fort.
Curieusement, Kalanor adopta lui aussi la Posture du Sang. Tous deux
s’affrontèrent, faisant claquer leurs épées l’une contre l’autre selon un motif
qui les fit tournoyer à petits pas rapides – chacun s’efforçant de toucher la
même section de Cuirasse encore et encore, afin d’y ouvrir un trou
dévoilant la chair.
Avec un grognement, Dalinar repoussa la Lame d’Éclat de son
adversaire. Kalanor était âgé, mais doué. Il possédait la capacité troublante
de reculer devant les coups de Dalinar, déviant une partie de l’impact,
empêchant que le métal ne se brise.
Après avoir échangé des coups furieux pendant quelques minutes, les
deux hommes reculèrent tandis qu’un réseau de fissures laissait échapper de
la Fulgiflamme dans les airs depuis le côté gauche de leur Cuirasse.
— Ça vous arrivera aussi, Épine Noire, gronda Kalanor. Si vous me tuez
effectivement, quelqu’un se lèvera pour vous prendre votre royaume. Ça ne
durera jamais.
Dalinar s’approcha pour porter un coup puissant. Un pas en avant, puis il
se retourna entièrement. Kalanor le frappa du côté droit – un coup robuste
mais inutile, car il était du mauvais côté. Dalinar, quant à lui, asséna un
coup large qui fit bourdonner l’air. Kalanor s’efforça d’accompagner le
coup, mais l’élan qui le nourrissait était trop grand.
La Lame d’Éclat toucha sa cible et détruisit la section de Cuirasse dans
une gerbe d’étincelles fondues. Kalanor chancela sur le côté et faillit
trébucher. Il baissa la main pour couvrir le trou de son armure, qui laissait
toujours échapper de la Fulgiflamme le long des bords. La moitié du
plastron s’était brisée.
— Vous vous battez comme vous dirigez, Kholin, gronda-t-il. Sans
aucune prudence.
Dalinar ignora cette pique et chargea.
Kalanor s’enfuit, traversant sa garde d’honneur dans sa hâte, repoussant
certains de ses hommes qu’il envoya culbuter et se briser les os.
Dalinar faillit le rattraper, mais Kalanor atteignit le bord de la vaste
formation rocheuse. Il laissa tomber sa Lame – qui se transforma en
brume – et sauta, puis saisit un affleurement. Il se mit à grimper.
Il atteignit la base de la tour naturelle quelques instants plus tard. Des
rochers jonchaient le sol non loin de là ; selon les lois mystérieuses des
tempêtes, il avait dû s’agir d’un flanc de colline encore tout récemment. La
tempête majeure en avait arraché la majeure partie, laissant cette
improbable formation pointer dans les airs. Le vent la ferait sans doute
bientôt s’écrouler.
Dalinar lâcha lui aussi sa Lame et sauta, saisit un affleurement, ses doigts
crissant sur la pierre. Il resta pendu là avant que ses pieds ne trouvent prise,
puis entreprit de gravir l’abrupte paroi derrière Kalanor. L’autre Porte-Éclat
tenta de faire tomber des pierres à coups de pied, mais elles ricochèrent sur
Dalinar sans lui faire le moindre mal.
Le temps que Dalinar le rattrape, ils avaient gravi une quinzaine de
mètres. En bas, les soldats se rassemblaient et les regardaient en les
montrant du doigt.
Dalinar visa la jambe de son adversaire, mais Kalanor l’éloigna
brusquement de sa portée puis – toujours accroché aux pierres – il invoqua
sa Lame et se mit à frapper. Après avoir reçu quelques coups sur le casque,
Dalinar gronda et se laissa glisser hors de portée.
Kalanor délogea quelques morceaux du mur pour les envoyer frapper
Dalinar, puis il renvoya sa Lame et continua à monter.
Dalinar le suivit plus prudemment, grimpant le long d’un trajet parallèle
sur le côté. Il finit par atteindre le sommet et regarda par-dessus bord. Cet
endroit de la formation était constitué de cimes brisées au dessus plat qui ne
paraissaient pas extrêmement robustes. Kalanor était assis sur l’une d’entre
elles, sa Lame en travers d’une de ses jambes, son autre pied pendu dans le
vide.
Dalinar monta pour se placer à une distance sûre de son ennemi, puis
invoqua Justicière. Il y avait à peine assez d’espace ici pour se tenir debout.
Le vent le ballottait et un sprène du vent fila tout près de lui.
— Jolie vue, commenta Kalanor. (Bien que les armées aient commencé
avec des effectifs égaux, il y avait en bas bien plus de morts en argent et
rouge jonchant la plaine qu’il n’y en avait en bleu.) Je me demande
combien de princes bénéficient d’une telle place de choix pour contempler
leur propre chute.
— Vous n’avez jamais été roi, contesta Dalinar.
Kalanor se redressa et leva sa Lame qu’il tendit d’une main, la pointe
vers la poitrine de Dalinar.
— Tout ça, Kholin, ce ne sont que suppositions. Et si nous reprenions ?
C’était malin de m’entraîner jusqu’à cette hauteur. Dalinar disposait
d’un avantage très net dans un duel équitable – et Kalanor avait donc
introduit un élément de hasard dans le combat. Les vents, un terrain
instable, une chute qui tuerait même un Porte-Éclat.
Au minimum, ce serait un défi original. Dalinar s’avança prudemment.
Kalanor adopta la Posture du Vent, un style de combat plus ample, plus
fluide. Dalinar choisit la Posture de Pierre pour l’équilibre et la puissance
brute.
Ils échangèrent des coups, avançant et reculant le long de la rangée de
petites cimes. Chaque pas faisait jaillir des éclats de pierre qui
dégringolaient dans le vide. Kalanor voulait manifestement prolonger ce
combat, afin de maximiser le temps au cours duquel Dalinar pouvait
déraper.
Dalinar testait son adversaire, laissant Kalanor adopter un rythme, puis le
perturbait en lui assénant une suite de coups répétés par en dessus. Chacun
attisait quelque chose qui brûlait au plus profond de Dalinar, une soif que
ses ravages d’un peu plus tôt n’avaient pas étanchée. Le Frisson en voulait
encore.
Dalinar porta une série de coups sur le casque de Kalanor, le faisant
reculer jusqu’au bord, à un seul pas de la chute. Le dernier coup avait
entièrement détruit son casque, dévoilant un visage âgé, rasé de près,
pratiquement chauve.
Kalanor gronda, dents serrées, et frappa Dalinar avec une férocité
inattendue. Dalinar arrêta sa Lame avec la sienne, puis s’avança de sorte
qu’ils se trouvent arme contre arme, chacun poussant contre l’autre sans
qu’aucun n’ait l’espace de manœuvrer.
Dalinar soutint le regard de son ennemi. Dans ces yeux gris pâle, il vit
quelque chose. Une excitation, une énergie. Une soif de sang familière.
Kalanor aussi ressentait le Frisson.
Dalinar avait entendu d’autres personnes mentionner cette euphorie du
combat. L’avantage secret des Aléthis. Mais la voir là, dans les yeux d’un
homme qui cherchait à le tuer, le mit en rage. Il n’aurait pas dû partager une
sensation aussi intime avec cet homme.
Envahi par une soudaine montée de force, il poussa violemment Kalanor
en arrière. Ce dernier trébucha, puis glissa. Il lâcha aussitôt sa Lame d’Éclat
et, d’un geste affolé, réussit à attraper le rebord de pierre dans sa chute.
Kalanor resta suspendu là, privé de casque. Dans ses yeux, la
manifestation du Frisson céda la place à la panique.
— Pitié, murmura-t-il.
— C’est un acte de pitié, répondit Dalinar, avant de le frapper en plein
visage avec sa Lame d’Éclat.
Les yeux de Kalanor se mirent à brûler, passant du gris au noir tandis
qu’il tombait au bas de l’aiguille, suivi par deux lignes jumelles de fumée
noire. Le cadavre racla la pierre avant de heurter le sol loin en bas, de
l’autre côté de la formation rocheuse, à l’écart de l’armée principale.
Dalinar expira puis se laissa tomber, vidé. Des ombres allongées
s’étiraient sur la terre tandis que le soleil atteignait l’horizon. Ç’avait été un
beau combat. Il avait accompli ce qu’il voulait. Il avait vaincu tous ceux qui
se dressaient devant lui.
Et cependant, il se sentait vide. Une voix répétait en lui : C’est tout ? Ne
nous avait-on pas promis davantage ?
En bas, un groupe arborant les couleurs de Kalanor s’approcha du corps
tombé à terre. La garde d’honneur avait vu l’emplacement où son clarissime
était tombé ? Dalinar éprouva une bouffée d’indignation. C’était sa mise à
mort, sa victoire. Il avait gagné ces Éclats !
Il redescendit à toute allure, sans aucune prudence. La descente était
floue ; le temps qu’il atteigne le sol, il voyait rouge. L’un des soldats avait
la Lame ; d’autres se disputaient la Cuirasse, qui était brisée et mutilée.
Dalinar attaqua et en tua six d’un coup, parmi lesquels celui qui portait la
Lame. Deux autres parvinrent à s’enfuir, mais ils étaient moins rapides que
lui. Dalinar en attrapa un par l’épaule, le retourna brutalement et le projeta
contre les pierres. Il tua le dernier d’un ample coup de taille de Justicière.
Encore. Où y en avait-il d’autres ? Dalinar ne vit pas d’hommes en rouge.
Seulement quelques-uns en bleu – un groupe de soldats cernés qui
n’affichaient aucune couleur. En leur milieu, cependant, marchait un
homme en Cuirasse. Gavilar se reposait ici du combat, à un emplacement
situé derrière les lignes, pour faire le point.
L’appétit grandissait en Dalinar. Le Frisson le submergea, irrépressible.
Ne revenait-il pas au plus fort de faire la loi ? Pourquoi fallait-il qu’il reste
si souvent assis à écouter des hommes bavarder au lieu de se battre ?
Là. Il apercevait l’homme qui avait ce qu’il voulait. Un trône… et plus
encore. La femme qui aurait dû revenir à Dalinar. Un amour auquel il avait
dû renoncer, et pour quelle raison ?
Non, il n’avait pas fini de se battre aujourd’hui. Ce n’était pas terminé !
Il se mit en marche en direction du groupe, l’esprit embrouillé, et sentit
une profonde douleur dans ses entrailles. Des sprènes de passion – pareils à
de minuscules flocons cristallins – tombèrent autour de lui.
N’avait-il pas droit à la passion ?
N’avait-il pas le droit d’être récompensé pour tout ce qu’il avait
accompli ?
Gavilar était faible. Il comptait s’arrêter en plein élan et se reposer sur ce
que Dalinar avait conquis pour lui. Eh bien, il existait un moyen de
s’assurer que la guerre se poursuive. Un moyen de garder le Frisson vivant.
Un moyen pour que Dalinar obtienne tout ce qu’il méritait.
Il courait. Certains des hommes du groupe de Gavilar levèrent les mains
pour l’accueillir. Faibles. Ils ne présentaient aucune arme contre lui ! Il
pouvait tous les massacrer avant qu’ils ne comprennent ce qui s’était
produit. Ils le méritaient ! Dalinar méritait de…
Gavilar se tourna vers lui, dégagea son casque et lui adressa un sourire
sincère et franc.
Dalinar s’arrêta. La Lame glissa de ses doigts puis s’évanouit. Gavilar
s’approcha d’un pas énergique, incapable de lire l’expression horrifiée de
Dalinar derrière son casque. Fort heureusement, aucun sprène de honte
n’apparut, alors qu’il aurait dû en attirer toute une légion en cet instant.
— Mon frère ! s’exclama Gavilar. Tu as vu ? Nous avons remporté cette
journée ! Le haut-prince Ruthar a terrassé Gallam et gagné des Éclats pour
son fils. Talanor a pris une Lame, et j’ai entendu dire que tu avais enfin
affronté Kalanor. Par pitié, ne me dis pas qu’il t’a échappé.
— Il… (Dalinar se lécha les lèvres, inspira puis expira.) Il est mort.
Dalinar montra du doigt la silhouette à terre, seulement visible sous
forme d’un morceau de métal argenté qui brillait parmi les ombres des
gravats.
— Dalinar, espèce de merveille et de terreur ! (Gavilar se tourna vers ses
soldats.) Acclamez l’Épine Noire, messieurs ! Acclamez-le !
Des sprènes de gloire surgirent autour de Dalinar, sous forme d’orbes
dorés qui entouraient sa tête à la façon d’une couronne.
Dalinar cligna des yeux en plein milieu de leurs vivats, et il éprouva
soudain une honte si intense qu’il eut envie de se recroqueviller sur lui-
même. Cette fois-ci, un sprène unique – pareil à un pétale tombant d’un
bourgeon – descendit vers lui en flottant.
Il fallait qu’il fasse quelque chose.
— Lame et Cuirasse, dit Dalinar à Gavilar sur un ton insistant. J’ai gagné
les deux, mais je te les donne. Un cadeau. Pour tes enfants.
— Ha ! s’exclama Gavilar. Jasnah ? Que ferait-elle avec des Éclats ?
Non, non. Tu…
— Garde-les, supplia Dalinar en prenant son frère par le bras. S’il te
plaît.
— Très bien, si tu insistes, répondit Gavilar. J’imagine que tu as déjà une
Cuirasse à donner à ton héritier.
— Si j’en ai un.
— Ce sera le cas ! l’assura Gavilar, qui envoya des hommes récupérer la
Lame et la Cuirasse de Kalanor. Ha ! Toh devra enfin reconnaître que nous
sommes capables de défendre sa lignée. Je soupçonne que le mariage aura
lieu avant la fin du mois !
Tout comme, probablement, le recouronnement officiel où, pour la
première fois depuis des siècles, l’ensemble des dix princes d’Alethkar
s’inclineraient devant un roi unique.
Dalinar s’assit sur une pierre, retira son casque et accepta l’eau que lui
tendait une jeune messagère. Plus jamais, se jura-t-il. Je m’efface devant
Gavilar en toute chose. Qu’il ait donc le trône, qu’il ait donc l’amour.
Je ne dois jamais être roi.
Je vais confesser mon hérésie. Je ne renierai rien de ce que j’ai dit, quoi qu’exigent
les ardents.
— Extrait de Justicière, préface.

Le son des chamailleries des hommes politiques flottait jusqu’aux oreilles


de Shallan tandis qu’elle dessinait. Elle était assise sur un banc de pierre au
fond de la grande salle de réunion, près du sommet de la tour. Elle avait
apporté un oreiller sur lequel s’asseoir, et Motif bourdonnait joyeusement
sur le petit piédestal.
Elle était assise les pieds surélevés, ayant ôté ses chaussures, les cuisses
soutenant son carnet de croquis, les orteils recourbés sur le bord du banc
placé devant le sien. Pas la posture la plus digne qui soit – Radieuse en
aurait été morte de honte. À l’avant de la salle de conférence, Dalinar se
tenait devant la carte luisante que Shallan et lui, combinant leurs pouvoirs
sans bien comprendre comment, parvenaient à créer. Il avait invité
Taravangian, les hauts-princes, leurs épouses, ainsi que leurs scribes en
chef. Elhokar était venu accompagné de Kalami, qui jouait les scribes pour
lui ces temps-ci.
Renarin se tenait debout à côté de son père dans son uniforme du Pont
Quatre, l’air mal à l’aise – donc, en réalité, fidèle à lui-même. Adolin se
prélassait près de là, bras croisés, chuchotant parfois une blague à l’un des
hommes du Pont Quatre.
Radieuse aurait dû être là, en bas, en train de participer à cette discussion
importante sur l’avenir du monde. Au lieu de quoi Shallan dessinait. C’était
simplement que la lumière était si belle ici, avec ces larges vitres. Elle était
lasse de se sentir prisonnière des couloirs obscurs des niveaux inférieurs,
avec l’impression constante que quelque chose l’observait.
Elle termina son croquis, puis le pencha vers Motif, tenant le carnet avec
sa sage-main cachée par sa manche. Il descendit en ondulant de son
perchoir pour inspecter le dessin : la fente obstruée par une silhouette
écrasée aux yeux exorbités, inhumains.
— Mmmm, commenta-t-il. Oui, c’est correct.
— Il doit s’agir d’une sorte de sprène, non ?
— J’ai l’intuition que je devrais le savoir, répondit Motif. C’est… c’est
une chose d’il y a longtemps. Très, très longtemps.
Shallan frissonna.
— Pourquoi est-elle là ?
— Je n’en sais rien, répliqua Motif. Elle n’appartient pas à nous, mais à
lui.
— Un sprène ancien d’Abjection. Charmant.
Shallan retourna la page au-dessus de son carnet de croquis et commença
un autre dessin.
Les autres continuaient à parler de leur coalition, citant régulièrement
Thaylenah et Azir comme les pays les plus importants à convaincre, à
présent qu’Iri avait bien fait comprendre qu’il avait rejoint l’ennemi.
— Clarissime Kalami, disait Dalinar. Le dernier rapport parlait d’un
grand rassemblement de l’ennemi à Marat, n’est-ce pas ?
— Oui, clarissime, confirma la scribe depuis son emplacement au bureau.
Dans le Sud de Marat. Vous avez émis l’hypothèse que c’était la faible
population de cette région qui avait poussé les Néantifères à s’y rassembler.
— Les Iriales ont couru le risque de frapper à l’est, comme ils ont
toujours voulu le faire, répondit Dalinar. Ils s’empareront de Rira et de
Babatharnam. Pendant ce temps, des régions comme Triax – autour de la
moitié sud de la zone centrale de Roshar – continuent à s’assombrir.
La clarissime Kalami hocha la tête, et Shallan se tapota les lèvres à l’aide
de son crayon à dessin. La question soulevait une implication. Comment
des cités pouvaient-elles devenir entièrement sombres ? Ces jours-ci, les
principales grandes cités – particulièrement les ports – devaient avoir des
centaines d’échocalames en service. Tous les pâles-iris ou les commerçants
qui voulaient surveiller les prix ou rester en contact avec des propriétés
lointaines devaient en posséder un.
Ceux de Kholinar s’étaient remis en marche dès le retour des tempêtes
majeures – puis ils avaient été coupés, un par un. Les derniers rapports
affirmaient que les armées se rassemblaient près de la ville. Puis… plus
rien. L’ennemi semblait capable de localiser les échocalames d’une manière
ou d’une autre.
Enfin, ils avaient des nouvelles de Kaladin. Un glyphe unique
symbolisant le temps, laissant sous-entendre qu’ils devaient être patients. Il
n’était pas parvenu à atteindre une ville pour y trouver une femme qui
puisse jouer les scribes pour lui, et il voulait simplement leur apprendre
qu’il était sain et sauf. À supposer que quelqu’un d’autre n’ait pas utilisé
l’échocalame et imité ce glyphe pour les retarder.
— L’ennemi fait une tentative pour s’emparer des Portes du Pacte, décida
Dalinar. Tous ses mouvements l’indiquent, à l’exception de ce
rassemblement à Marat. Mon instinct me dicte que l’armée compte attaquer
Azir, ou même traverser pour tenter d’attaquer Jah Keved.
— Je fais confiance à l’estimation de Dalinar, ajouta le haut-prince
Aladar. S’il pense que cet enchaînement est probable, nous devrions
l’écouter.
— Bah, commenta le haut-prince Ruthar. (Cet homme mielleux
s’appuyait contre le mur à l’écart des autres et leur prêtait à peine attention.)
Qui s’intéresse à ce que vous dites, Aladar ? Vous brassez tellement d’air
qu’on vous prendrait pour un moulin.
Aladar se retourna vivement et tendit la main sur le côté en un geste
d’invocation. Dalinar l’arrêta, comme Ruthar avait dû le prévoir. Shallan
secoua la tête et se laissa absorber plus profondément par ses croquis.
Quelques sprènes de création apparurent sur le dessus de son carnet, l’un
sous la forme d’une minuscule chaussure, l’autre sous celle d’un crayon
pareil à celui qu’elle utilisait.
Son croquis représentait le haut-prince Sadeas, dessiné sans Souvenir
spécifique. Lui, elle n’avait jamais voulu l’ajouter à sa collection. Elle
termina le croquis rapide, puis enchaîna avec un dessin du clarissime Perel,
l’autre homme qu’on avait trouvé mort dans les couloirs d’Urithiru. Elle
avait tenté de recréer son visage sans ses plaies.
Elle regarda les deux tour à tour. Ils se ressemblent effectivement, décida-
t-elle. Mêmes traits bulbeux. Carrure similaire. Ses deux pages suivantes
comportaient des dessins des deux Mangecorne. Ces deux-là aussi se
ressemblaient grossièrement. Et les deux femmes assassinées ? Pourquoi
l’homme qui avait étranglé son épouse aurait-il confessé ce meurtre-là,
avant de jurer qu’il n’avait pas tué la seconde femme ? Un seul meurtre
suffisait déjà à vous faire exécuter.
Ce sprène imite la violence, songea-t-elle. Il tue ou il blesse d’une
manière similaire aux attaques des jours précédents. Comme s’il…
reproduisait les actes de quelqu’un ?
Motif vibra tout bas, attirant son attention. Shallan leva la tête pour voir
quelqu’un s’avancer tranquillement dans sa direction : une femme d’âge
moyen aux courts cheveux noirs taillés presque au niveau du cuir chevelu.
Elle portait une longue jupe et une chemise boutonnée avec un gilet. Une
tenue de commerçante thaylène.
— Qu’est-ce donc que vous dessinez là, clarissime ? lui demanda la
femme en védène.
Entendre sa propre langue sonna soudain très bizarrement aux oreilles de
Shallan, et son esprit mit un moment à déchiffrer les mots.
— Des gens, répondit Shallan en refermant son carnet. J’aime dessiner
des silhouettes. C’est vous qui êtes venue avec Taravangian. Vous êtes sa
Fluctomancienne.
— Malata, confirma-t-elle. Cela dit, je ne suis pas à lui. Je suis venue le
trouver pour des raisons pratiques, car Étincelle a suggéré que nous allions
voir Urithiru, à présent qu’elle a été redécouverte. (Elle étudia la grande
salle de conférence. Shallan ne vit aucune trace de son sprène.) Pensez-vous
que nous remplissions vraiment cette pièce tout entière ?
— Dix ordres, répondit Shallan, dont la plupart comptaient des centaines
de membres. Oui, je suppose que nous pouvions la remplir – en réalité, je
doute que toutes les personnes appartenant aux ordres puissent tenir ici.
— Et voilà que nous sommes quatre, dit-elle sur un ton badin en étudiant
Renarin, qui se tenait très raide à côté de son père, nerveux face aux regards
insistants que les gens lui lançaient parfois.
— Cinq, rectifia Shallan. Il y a un homme de pont volant quelque part en
liberté – et je ne parle que de ceux d’entre nous qui sont rassemblés ici. Il
doit bien y en avoir d’autres comme vous, qui cherchez toujours un moyen
de nous atteindre.
— S’ils le veulent, émit Malata. Les choses ne doivent pas forcément
redevenir comme avant. Pourquoi le feraient-elles ? La dernière fois, ça ne
s’est pas si bien passé pour les Radieux, n’est-ce pas ?
— Peut-être, concéda Shallan. Mais peut-être n’est-ce pas non plus le
moment d’expérimenter. La Désolation a recommencé. Nous pourrions
faire pire que de nous reposer sur le passé pour y survivre.
— C’est curieux, observa la femme, que nous n’ayons que la parole
d’une poignée d’Aléthis guindés au sujet de toute cette histoire de
« Désolation », hein, ma sœur ?
Shallan cligna des yeux en l’entendant prononcer ces mots d’un air si
désinvolte, assortis d’un clin d’œil. Malata sourit et regagna sans se presser
l’avant de la pièce.
— Eh bien, murmura Shallan, elle est très agaçante.
— Mmm…, répondit Motif. Ce sera encore pire quand elle commencera
à détruire des choses.
— À les détruire ?
— Désagrégatrice, expliqua Motif. Son sprène… mmm… ils aiment
casser ce qui se trouve autour d’eux. Ils veulent savoir ce qui se trouve à
l’intérieur.
— Sympathique, commenta Shallan, en parcourant sa série de dessins.
La créature dans la fente. Les cadavres. Ça devrait être suffisant pour en
parler à Dalinar et Adolin, ce qu’elle comptait faire aujourd’hui même, à
présent qu’elle avait terminé ses croquis.
Et ensuite ?
Il faut que je l’attrape, songea-t-elle. Je surveille le marché. Quelqu’un
finira bien par être blessé. Et quelques jours plus tard, cette chose essayera
de copier cette attaque.
Peut-être pouvait-elle patrouiller dans les parties inexplorées de la tour ?
Le chercher au lieu d’attendre qu’il attaque ?
Les couloirs obscurs. Chaque couloir évoquait un dessin aux perspectives
impossibles…
Le silence était tombé dans la pièce. Shallan s’arracha à sa rêverie et leva
les yeux pour voir ce qui se passait : Ialai Sadeas venait de rejoindre la
réunion, transportée dans un palanquin. Elle était accompagnée par une
silhouette familière : Meridas Amaram, un homme de haute taille aux yeux
dorés, avec un visage carré et une solide carrure. C’était aussi un meurtrier,
un voleur et un traître. Il avait été surpris en train d’essayer de voler une
Lame d’Éclat – la preuve que le capitaine Kaladin avait dit vrai à son sujet.
Shallan serra les dents mais découvrit que sa colère avait… refroidi. Pas
vraiment disparu. Non, elle ne pardonnerait pas à cet homme d’avoir tué
Helaran. Mais la vérité dérangeante était qu’elle ignorait pourquoi, et
comment, Amaram avait tué son frère. Elle entendait presque la voix de
Jasnah lui chuchoter : Ne jugez pas sans avoir davantage de détails.
En bas, Adolin s’était levé pour s’avancer vers Amaram, en plein centre
de la carte illusoire, rompant sa surface et faisant onduler des vagues de
Fulgiflamme luisante. Il darda un regard meurtrier sur Amaram, mais
Dalinar posa la main sur l’épaule de son fils pour le retenir.
— Clarissime Sadeas, déclara Dalinar. Je suis ravi que vous ayez accepté
de vous joindre à cette réunion. Nous aurons bien besoin de votre sagesse
pour nous aider à établir des plans.
— Je ne suis pas ici pour vos plans, Dalinar, renvoya Ialai. Je suis ici
parce que c’était un endroit bien pratique pour vous trouver tous ensemble.
Je me suis entretenue avec mes conseillers dans notre domaine, et il y a
consensus sur le fait que l’héritier, mon neveu, est trop jeune. Puisque le
moment est mal choisi pour que la Maison Sadeas se retrouve sans
dirigeant, j’ai pris une décision.
— Ialai, intervint Dalinar, qui s’avança à l’intérieur de l’illusion pour se
placer à côté de son fils, je vous en prie. J’ai une idée qui, bien qu’elle soit
peu traditionnelle, pourrait…
— La tradition est notre alliée, Dalinar, le coupa Ialai. Je crois que vous
n’avez jamais compris ça comme vous l’auriez dû. Le haut-maréchal
Amaram est le général le plus décoré et le mieux considéré de notre maison.
Il est très aimé de nos soldats, et connu dans le monde entier. Je le nomme
régent et héritier du titre de la Maison Sadeas. Il est désormais, pour ainsi
dire, le haut-prince Sadeas. Je voulais demander au prince de ratifier cette
décision.
Shallan retint son souffle. Le roi Elhokar leva les yeux depuis son siège,
où il était, semblait-il, perdu dans ses pensées.
— Est-ce légal ?
— Oui, répondit Navani, bras croisés.
— Dalinar, reprit Amaram en descendant plusieurs des marches menant
au bas de l’auditorium.
Sa voix donnait des frissons à Shallan. Cette diction raffinée, ce visage
parfait, cet uniforme impeccable… cet homme était ce que tous les soldats
aspiraient à devenir.
Je ne suis pas la seule personne qui soit douée pour faire semblant,
songea-t-elle.
— J’espère, poursuivit Amaran, que notre récente… friction ne nous
empêchera pas de travailler ensemble pour les besoins d’Alethkar. Je me
suis entretenu avec la clarissime Ialai, et je pense l’avoir persuadée que nos
différends peuvent passer au second plan pour le bien de Roshar.
— Le bien, répéta Dalinar. Vous croyez être en mesure de parler du
bien ?
— Tout ce que j’ai fait, Dalinar, je l’ai fait pour le bien de tous, répondit
Amaram d’une voix tendue. Tout. Je vous en prie. Je sais que vous comptez
entreprendre des actions légales contre moi. J’accepte de passer en
jugement, mais repoussons-le jusqu’à ce que Roshar soit sauvé.
Dalinar étudia Amaram pendant un moment prolongé et tendu. Puis il se
tourna enfin vers son neveu et lui adressa un bref signe de tête.
— Le trône prend note de votre acte de régence, clarissime, dit Elhokar à
Ialai. Ma mère va rédiger un décret officiel, cacheté et certifié.
— Déjà fait, fit Ialai.
Dalinar soutint le regard d’Amaram au-dessus de la carte flottante.
— Haut-prince, dit enfin Dalinar.
— Haut-prince, répondit Amaran en baissant la tête.
— Salopard, dit Adolin.
Dalinar tressaillit visiblement, puis désigna la sortie.
— Peut-être, mon fils, devrais-tu passer un moment seul.
— Ouais. C’est ça.
Adolin s’arracha à la poigne de son père et se dirigea vers la sortie d’un
pas furieux.
Shallan ne réfléchit qu’un instant avant de ramasser ses chaussures, son
carnet et de se précipiter derrière lui. Elle rattrapa Adolin dans le couloir à
l’extérieur, près de l’endroit où l’on entreposait les palanquins destinés aux
femmes, et elle lui prit le bras.
— Hé, dit-elle doucement.
Il darda un coup d’œil sur elle, et son expression s’adoucit.
— Vous voulez parler ? lui proposa Shallan. Vous paraissiez plus en
colère contre lui qu’auparavant.
— Non, marmonna Adolin. Je suis simplement contrarié. Nous sommes
enfin débarrassés de Sadeas, et voilà ce qui prend sa place ? (Il secoua la
tête.) Quand j’étais jeune, je l’admirais. J’ai commencé à m’en méfier en
grandissant, mais je crois qu’une partie de moi voulait qu’il soit tel qu’on le
disait. Un homme au-dessus des mesquineries et de la politique. Un vrai
soldat.
Shallan ne savait pas trop ce qu’elle pensait de l’idée qu’un « vrai
soldat » soit du genre à se moquer de la politique. Les raisons pour
lesquelles un homme faisait ce qu’il faisait n’auraient-elles pas dû lui
importer ?
Les soldats ne parlaient pas ainsi. Il y avait une sorte d’idéal qui lui
échappait, une forme de culte de l’obéissance – de l’idée de ne se soucier
que du champ de bataille et du défi qu’il représentait.
Ils montèrent dans l’ascenseur, et Adolin sortit une gemme libre – un
petit diamant qui n’était pas entouré par une sphère – qu’il plaça dans une
fente le long de la balustrade. De la Fulgiflamme s’écoula le long de la
pierre, et le balcon trembla, puis se mit lentement à descendre. Retirer la
gemme commanderait à l’ascenseur de s’arrêter à l’étage suivant. Une
manette très simple, que l’on poussait dans un sens ou dans l’autre,
déterminerait si l’ascenseur allait vers le haut ou le bas.
Ils descendirent au-delà du niveau supérieur et Adolin se mit en position
près de la balustrade pour contempler le puits central, dont une paroi était
entièrement vitrée. Ils commençaient à l’appeler l’atrium – même si c’était
un atrium qui s’élevait sur des dizaines et des dizaines d’étages.
— Kaladin ne va pas apprécier, déclara Adolin. Amaram est un haut-
prince ? Nous avons tous deux passé des semaines en prison à cause de ce
que cet homme a fait.
— Je crois qu’Amaram a tué mon frère.
Adolin se tourna vivement vers elle.
— Quoi ?
— Amaram a une Lame d’Éclat, déclara Shallan. Je l’ai vue auparavant
entre les mains de mon frère Helaran. Il était plus âgé que moi, et il a quitté
Jah Keved il y a des années. D’après ce que j’ai pu retracer, Amaram et lui
se sont battus à un moment donné, et Amaram l’a tué – il lui a pris sa Lame.
— Shallan… cette Lame. Vous savez où Amaram se l’est procurée, n’est-
ce pas ?
— Sur le champ de bataille ?
— Il l’a prise à Kaladin. (Adolin porta la main à sa tête.) Le porte-pont
affirme qu’il a sauvé la vie d’Amaram en tuant un Porte-Éclat. Amaram a
ensuite tué l’escouade de Kaladin et pris les Éclats pour lui-même. C’est
pour ainsi dire la raison même de leur haine mutuelle.
La gorge de Shallan se serra.
— Ah.
Range cette information en lieu sûr. N’y pense pas.
— Shallan, dit Adolin en s’avançant vers elle. Pourquoi votre frère
aurait-il essayé de tuer Amaram ? Savait-il, peut-être, que le clarissime était
corrompu ? Bourrasques ! Kaladin ne savait rien de tout ça. Pauvre porte-
pont. Il aurait mieux valu pour tout le monde qu’il laisse simplement mourir
Amaram.
Ne regarde pas ça en face. N’y réfléchis pas.
— Oui, dit-elle. Hum.
— Mais comment votre frère le savait-il ? lança Adolin en faisant les
cent pas sur le balcon. A-t-il dit quoi que ce soit ?
— Nous ne nous parlions pas beaucoup, déclara Shallan, engourdie. Il est
parti quand j’étais jeune. Je ne le connaissais pas très bien.
Elle était prête à saisir n’importe quelle occasion pour changer de sujet.
Car c’était là quelque chose qu’elle pouvait encore enfouir dans un recoin
de son cerveau. Elle ne voulait pas penser à Kaladin ni à Helaran…
Le trajet fut long et silencieux jusqu’aux niveaux inférieurs de la tour.
Adolin voulait à nouveau rendre visite au cheval de son père, mais elle
n’avait pas très envie de patienter dans une odeur de crottin. Elle descendit
au deuxième étage pour se diriger vers ses appartements.
Des secrets. Il y a des choses plus importantes dans ce monde, avait dit
Helaran à son père. Plus importantes encore que toi et tes crimes.
Mraize savait quelque chose à ce sujet. Il lui cachait des secrets comme
des friandises destinées à convaincre un enfant d’obéir. Mais tout ce qu’il
voulait qu’elle fasse, c’était enquêter sur les bizarreries d’Urithiru. C’était
une bonne chose, non ? Elle l’aurait fait de toute manière.
Shallan erra dans les couloirs, suivant un chemin où les ouvriers de
Sebarial avaient fixé des lanternes à sphères sur des crochets au mur.
Verrouillées et seulement remplies des sphères de diamant les moins chères,
elles ne méritaient pas l’effort nécessaire pour les forcer, mais elles
dégageaient une lumière très faible.
Elle aurait dû rester en haut ; son absence avait dû détruire l’illusion de la
carte. Elle avait mauvaise conscience sur ce point. Existait-il un moyen de
laisser ses illusions derrière elle ? Elles avaient besoin de Fulgiflamme pour
continuer à fonctionner…
Dans tous les cas, Shallan n’avait eu d’autre choix que de quitter la
réunion. Les secrets que cachait cette cité étaient trop attrayants pour
qu’elle les ignore. Elle s’arrêta dans le couloir et sortit son carnet de
croquis, qu’elle feuilleta pour regarder le visage des morts.
Alors qu’elle tournait distraitement une page, elle tomba sur un dessin
qu’elle ne se rappelait pas avoir effectué. Une série de lignes tordues et
exaspérantes, griffonnées sans être reliées entre elles.
Un grand froid l’envahit.
— Quand ai-je fait ça ?
Motif monta le long de sa robe et s’arrêta en dessous de son cou. Il se mit
à bourdonner en signe de malaise.
— Je ne m’en souviens pas.
Elle étudia la page suivante. Elle y avait tracé un fouillis de lignes
s’éloignant d’un point central, confuses et chaotiques, qui se transformaient
en têtes de cheval dont la chair se détachait, les yeux écarquillés, leurs
bouches chevalines ouvertes sur des hurlements. C’était grotesque,
écœurant.
Oh, Père-des-tempêtes…
Ses doigts tremblaient lorsqu’elle tourna la page pour regarder la
suivante. Elle l’avait entièrement recouverte de noir selon un mouvement
circulaire qui décrivait une spirale en direction du point central. Un néant
profond, un couloir sans fin, quelque chose d’affreux et d’inconnaissable
tout à la fois.
Elle referma brusquement le carnet de croquis.
— Qu’est-ce qui m’arrive ?
Motif bourdonna de confusion.
— Est-ce que nous… fuyons ?
— Pour aller où ?
— Ailleurs. Loin de cet endroit. Mmmmm.
— Non.
Elle tremblait, car une partie d’elle-même était terrifiée, mais elle ne
pouvait pas abandonner ces secrets. Elle devait les garder, les détenir, se les
approprier. Elle prit un tournant brusque, empruntant un couloir qui partait
de sa chambre. Peu de temps après, elle entra dans les casernes où Sebarial
logeait ses soldats. Il y avait abondance d’espaces comme celui-ci dans la
tour : de vastes réseaux de pièces avec des couchettes taillées à même la
pierre des murs. Urithiru avait effectivement été une base militaire, sa
capacité à accueillir efficacement des dizaines de milliers de soldats rien
que dans les niveaux inférieurs en témoignait.
Dans la pièce commune des casernes, des hommes se prélassaient sans
manteau, jouant avec des cartes ou des couteaux. Le passage de Shallan fit
sensation ; les hommes la regardèrent bouche bée, puis se relevèrent d’un
bond, hésitant entre boutonner leur manteau et saluer. Des murmures
répétant « Radieuse » la poursuivirent lorsqu’elle entra dans un couloir
bordé de portes donnant sur des pièces où logeaient les différentes sections.
Elle compta les portes marquées de nombres aléthis archaïques gravés dans
la pierre, puis en poussa une bien précise.
Elle surprit Vathath et son équipe, qui étaient à l’intérieur en train de
jouer aux cartes à la lumière de quelques sphères. Le pauvre Gaz, assis sur
le pot de chambre dans le coin qui servait de lieu d’aisance, poussa un cri et
tira le rideau qui masquait la porte.
J’aurais dû m’y attendre, se dit Shallan, qui dissimula son rougissement
en aspirant une bouffée de Fulgiflamme. Elle croisa les bras et étudia les
autres qui se levaient – paresseusement – et saluaient. Il n’y avait plus que
douze hommes actuellement. Certains avaient trouvé d’autres métiers.
Quelques autres étaient morts lors de la Bataille de Narak.
Elle avait plus ou moins espéré qu’ils s’en iraient tous – ne serait-ce que
pour lui éviter de se demander ce qu’elle allait faire d’eux. Elle comprenait
à présent qu’Adolin avait raison. C’était une attitude pitoyable. Ces
hommes étaient une ressource et, l’un dans l’autre, s’étaient montrés d’une
remarquable loyauté.
— J’ai été, leur dit Shallan, une piètre employeuse.
— Ça, je n’en sais rien, clarissime, répondit Red – elle ne savait toujours
pas d’où ce grand barbu tenait son surnom. La paie est arrivée à temps et
vous n’avez pas fait tuer un trop grand nombre d’entre nous.
— Moi j’me suis fait tuer, lança Shob depuis sa couchette, d’où il fit un
salut – toujours allongé.
— La ferme, Shob, lui lança Vathath. Tu n’es pas mort.
— Cette fois, sergent, chuis en train d’clamser. J’en suis sûr.
— Eh bien au moins, comme ça, tu vas te taire, ricana Vathath.
Clarissime, je suis d’accord avec Red. Vous avez été très correcte avec
nous.
— Oui, eh bien, fini de s’amuser, dit Shallan. J’ai du travail pour vous.
Vathath haussa les épaules, mais plusieurs des autres semblèrent déçus.
Peut-être Adolin avait-il raison ; peut-être qu’au plus profond d’eux, des
hommes comme ceux-là avaient besoin qu’on les occupe. Cela étant, ils ne
l’auraient jamais reconnu.
— Je crains que ce soit dangereux, ajouta Shallan, avant de sourire. Et ça
nécessitera sans doute que vous vous saouliez un peu.
Enfin, je vais confesser mon humanité. On a clamé que j’étais un monstre, et je ne
nierai pas ces affirmations. Je suis le monstre que je crains que nous devenions
tous.
— Extrait de Justicière, préface.

—« L a décision a été prise, lut Teshav, de condamner cette Porte du Pacte


jusqu’à ce que nous puissions la détruire. Nous sommes bien conscients que
ce n’est pas le chemin que vous vouliez nous voir emprunter, Dalinar
Kholin. Sachez que le Premier d’Azir vous tient en grande estime, et se
réjouit du profit mutuel que nous tirerons d’accords commerciaux et de
nouveaux traités entre nos nations respectives.
» Cependant, un portail magique donnant sur le cœur même de notre cité
représente un trop grand danger. Nous n’écouterons plus de supplications
visant à nous le faire ouvrir, et suggérons que vous acceptiez notre volonté
souveraine. Bonne journée à vous, Dalinar Kholin. Puisse Yaezir vous bénir
et vous guider. »
Dalinar cogna sa paume avec son poing, debout dans la petite salle de
pierre. Teshav et sa pupille occupaient le pupitre et le siège placé à côté,
tandis que Navani faisait les cent pas devant Dalinar. Le roi Taravangian
était assis dans un fauteuil près du mur, penché en avant, les mains jointes,
et les écoutait avec une expression inquiète.
Alors voilà, c’était fait. Azir était éliminé.
Navani lui toucha le bras.
— Je suis désolée.
— Il reste encore Thaylenah, répondit Dalinar. Teshav, voyez si la reine
Fen accepte de me parler aujourd’hui.
— Entendu, clarissime.
Il avait obtenu Jah Keved et Kharbranth grâce à Taravagian, et la
Nouvelle-Natanan avait répondu positivement. Avec Thaylenah, Dalinar
pouvait au moins forger une coalition vorine unifiée de tous les États
orientaux. Ce modèle finirait peut-être par convaincre les nations
occidentales de se joindre à eux.
S’il restait encore quiconque à ce moment-là.
Dalinar recommença à tourner en rond tandis que Teshav contactait
Thaylenah. Il préférait les petites pièces comme celle-ci – les grandes salles
lui rappelaient l’immensité de cet endroit. Ici, on pouvait se convaincre
qu’on se trouvait dans un abri douillet quelque part.
Bien sûr, même dans une petite pièce, il y avait des détails vous rappelant
qu’Urithiru n’avait rien de normal. Les strates sur les murs, pareilles aux
plis d’un éventail. Ou les trous qui apparaissaient régulièrement sur le haut
des murs, là où ils touchaient le plafond. Celui de cette pièce le ramenait
immanquablement au rapport de Shallan. Y avait-il quelque chose là-
dedans qui les observait ? Se pouvait-il réellement qu’un sprène massacre
des gens dans la tour ?
C’était presque suffisant pour le convaincre de faire évacuer les lieux.
Mais où iraient-ils ? Abandonneraient-ils les Portes du Pacte ? Pour l’heure,
il avait multiplié les patrouilles par quatre et lancé les chercheurs de Navani
sur la piste d’une explication possible. Du moins jusqu’à ce qu’ils trouvent
une solution.
Tandis que Teshav écrivait à la reine Fen, Dalinar s’approcha du mur,
soudain contrarié par ce trou. Il se trouvait juste à côté du plafond, trop haut
pour qu’il l’atteigne, même en montant sur une chaise. Il inspira plutôt de la
Fulgiflamme. Les hommes de pont raconteraient avoir utilisé des pierres
pour grimper aux murs, et Dalinar prit donc une chaise de bois dont il
couvrit le dossier d’une lumière brillante, utilisant la paume de sa main
gauche.
Lorsqu’il appuya le dossier de la chaise contre le mur, elle resta collée.
Dalinar monta prudemment sur l’assise de la chaise, qui était suspendue
dans les airs à peu près à hauteur de la table.
— Dalinar ? fit Navani.
— Autant profiter du temps dont nous disposons, expliqua-t-il, en
équilibre prudent.
Il sauta, attrapa le bord du trou proche du plafond, et se hissa de manière
à l’observer.
Il était large de près d’un mètre et haut d’une trentaine de centimètres. Il
semblait ne pas avoir de fond, et Dalinar percevait une faible brise qui en
sortait. Était-ce là… un grattement qu’il entendait ? L’instant d’après, un
vison se faufila dans le tunnel principal à partir d’un croisement plongé
dans l’ombre, tenant un rat mort dans la gueule. Le petit animal tubulaire
remua le museau dans sa direction, puis emporta son trophée.
— Il y a bel et bien de l’air qui circule dans ceux-là, commenta Navani
tandis qu’il sautait au bas de la chaise. La méthode employée nous échappe.
Peut-être un fabrial que nous n’avons pas encore découvert ?
Dalinar leva de nouveau les yeux vers le trou. Des kilomètres et des
kilomètres de tunnels plus petits traversaient les murs et les plafonds d’un
système déjà intimidant. Et cachée là-dedans, quelque part, la créature que
Shallan avait dessinée…
— Elle a répondu, clarissime ! s’exclama Teshav.
— Parfait. Majesté, le temps commence à nous manquer. J’aimerais…
— Elle est encore en train d’écrire, l’informa Teshav. Veuillez me
pardonner, clarissime. Elle dit… hum…
— Contentez-vous de lire, lui dit Dalinar. Je commence à être habitué à
Fen.
— « Damnation, vous n’allez donc jamais me laisser tranquille ? Je n’ai
pas dormi une nuit complète depuis des semaines. La Tempête Éternelle
nous a déjà touchés deux fois, nous empêchons à grand-peine notre cité de
tomber en morceaux. »
— Je comprends, Majesté, répondit Dalinar. Et je compte vous envoyer
rapidement l’aide promise. Je vous en prie, faisons un pacte. Vous esquivez
mes demandes depuis bien assez longtemps.
Près de là, la chaise se décolla enfin du mur et tomba bruyamment par
terre. Il se prépara à une nouvelle joute verbale, entre semi-promesses et
sous-entendus voilés. Fen s’était montrée de plus en plus formelle au cours
de leurs échanges.
L’échocalame écrivit, puis s’arrêta presque aussitôt. Teshav se tourna
vers Dalinar, l’air grave.
— « Non. »
— Majesté, dicta Dalinar. L’heure n’est pas à avancer seuls ! Par pitié, je
vous en supplie. Écoutez-moi !
— « Vous devez bien avoir compris désormais, disait la réponse, que
cette coalition ne verra jamais le jour. Kholin… en toute franchise, je n’y
comprends rien. Votre langue habile et vos douces paroles donnent
l’impression que vous croyez réellement que ça va fonctionner.
» Vous devez tout de même bien comprendre une chose : il faudrait
qu’une reine soit stupide ou désespérée pour laisser une armée aléthie entrer
dans le cœur même de sa cité. Stupide, je l’ai été parfois, et désespérée, j’en
approche peut-être, mais… saintes bourrasques, Kholin, non. Je ne serai pas
celle qui laissera Thaylenah tomber aux mains de votre peuple. Et si, par le
plus grand des hasards, vous étiez sincère, alors je suis désolée. »
Il y avait dans ces mots quelque chose de définitif. Dalinar s’approcha de
Teshav et étudia sur la page les gribouillis indéchiffrables qui composaient
l’alphabet féminin.
— Avez-vous la moindre idée ? demanda-t-il à Navani, qui soupira et
s’assit dans un fauteuil à côté de Teshav.
— Non. Fen est obstinée, Dalinar.
Il se tourna vers Taravangian. Même le roi avait supposé que Dalinar
était motivé par une soif de conquête. Et qui n’aurait fait de même, compte
tenu de son passé ?
Peut-être serait-ce différent si je pouvais leur parler de vive voix, songea-
t-il. Mais sans les Portes du Pacte, c’était pratiquement impossible.
— Remerciez-la de m’avoir accordé son temps, ordonna-t-il. Et dites-lui
que mon offre demeure ouverte.
Teshav se mit à écrire, et Navani se tourna vers lui, notant ce qui avait
échappé à la scribe – la tension dans sa voix.
— Tout va bien, mentit Dalinar. J’ai seulement besoin de temps pour
réfléchir.
Il quitta la pièce avant qu’elle puisse protester, et ses gardes, à l’extérieur,
lui emboîtèrent le pas. Il avait besoin d’air frais ; un ciel ouvert lui semblait
toujours si accueillant. Cependant, ce ne fut pas dans cette direction que ses
pas l’entraînèrent. Il se retrouva en train d’errer à travers les couloirs.
Que faire maintenant ?
Comme toujours, les gens l’ignoraient tant qu’il n’avait pas d’épée en
main. Bourrasques, c’était comme s’ils voulaient qu’il débarque tout armé.
Il emprunta les couloirs pendant une bonne heure sans aller nulle part.
Enfin, Lyn la messagère le retrouva. Essoufflée, elle l’informa que le Pont
Quatre avait besoin de lui, mais on ne lui avait pas expliqué pourquoi.
Dalinar la suivit, hanté par le croquis de Shallan. Avaient-ils trouvé une
autre victime de meurtre ? En effet, Lyn le conduisit dans la section où
Sadeas avait été tué.
Son mauvais pressentiment s’accrut. Ils arrivèrent près d’un balcon où les
hommes de pont Leyten et Peet vinrent à leur rencontre.
— De qui s’agit-il ? demanda Dalinar lorsqu’il les rejoignit.
— De qui…, répéta Leyten, songeur. Ah ! Ce n’est pas du tout ça, mon
général. C’est autre chose. Par ici.
Leyten lui fit descendre des marches pour rejoindre le vaste champ situé
à l’extérieur du premier niveau de la tour, où trois autres hommes de pont
patientaient près de rangées de jardinières en pierre, sans doute destinées à
faire pousser des tubercules.
— Nous avons remarqué ceci par accident, expliqua Leyten tandis qu’ils
marchaient au milieu des cultures. (L’homme de pont costaud dégageait une
impression joviale, et il s’adressait à Dalinar – un haut-prince – avec la
même aisance qu’à des amis dans une taverne.) Nous avons effectué des
patrouilles selon vos ordres, pour guetter tout signe d’anomalie. Et alors…
eh bien, Peet en a remarqué une. (Il leva le doigt vers le mur.) Vous voyez
cette ligne ?
Dalinar étrécit les yeux et distingua un trou creusé dans la paroi rocheuse.
Qu’est-ce qui était capable de marquer la pierre de cette manière ? Ça
ressemblait presque à…
Il baissa le regard vers les jardinières les plus proches. Et là, cachée entre
deux d’entre elles, une poignée dépassait du sol de pierre.
Une Lame d’Éclat.
Il était facile de la manquer, car la lame s’était entièrement enfoncée dans
la pierre. Dalinar s’agenouilla à côté d’elle, puis tira un mouchoir de sa
poche et s’en servit pour prendre la poignée.
Bien qu’il ne touche pas directement la Lame, il entendit une plainte très
lointaine, pareille à un hurlement au fond de la gorge de quelqu’un. Il
s’arma de courage, puis tira la Lame d’un coup sec et la posa en travers de
la jardinière vide.
La Lame argentée, recourbée à son extrémité, ressemblait presque à un
hameçon. L’arme était encore plus large que la plupart des Lames d’Éclat
et, près de la poignée, elle ondulait selon des motifs évoquant des vagues. Il
connaissait cette épée, intimement. Il la portait depuis des décennies, depuis
qu’il l’avait remportée dans la Faille tant d’années auparavant.
Justicière.
Il leva les yeux.
— Le tueur a dû la laisser tomber par cette fenêtre. Elle a dû trancher la
pierre dans sa chute, puis atterrir ici.
— C’est ce que nous avons pensé, clarissime, confirma Peet.
Dalinar baissa les yeux vers l’épée. Son épée.
Non. Ce n’est pas du tout la mienne.
Il la saisit, se préparant à entendre les hurlements. Les cris d’un sprène
mort. Ce n’étaient pas là les cris stridents et douloureux qu’il avait entendus
en touchant d’autres Lames, mais plutôt une sorte de plainte. Le bruit d’un
homme acculé dans un coin, totalement vaincu et affrontant une menace
effroyable, mais trop fatigué pour continuer à hurler.
Dalinar s’arma de courage et souleva la Lame – un poids familier – pour
en poser le plat contre son épaule. Il s’avança vers une autre entrée qui
menait à l’intérieur de la cité-tour, suivi par ses gardes, l’éclaireur et les
cinq hommes de pont.
Vous aviez promis de ne pas porter de Lame morte, tonna le Père-des-
tempêtes dans sa tête.
— Calmez-vous, lui murmura Dalinar. Je ne vais pas me lier à elle.
Le Père-des-tempêtes émit un grondement étouffé, menaçant.
— Celle-ci hurle moins fort que les autres. Pourquoi donc ?
Elle se rappelle votre serment, lui transmit le Père-des-tempêtes. Elle se
rappelle le jour où vous l’avez gagnée, et mieux encore le jour où vous avez
renoncé à elle. Elle vous déteste – mais moins qu’elle n’en déteste d’autres.
Dalinar dépassa un groupe de fermiers de Hatham qui essayaient, sans
succès, de faire pousser des polypes de lavis. Il s’attira plus d’un regard ;
même dans une tour peuplée de soldats, de hauts-princes et de Radieux,
quelqu’un qui portait une Lame d’Éclat en plein jour était un spectacle
inhabituel.
— Est-il possible de le secourir ? murmura Dalinar tandis qu’ils entraient
dans la tour et gravissaient un escalier. Pourrions-nous sauver le sprène qui
a créé cette Lame ?
Je ne connais aucun moyen, répondit le Père-des-tempêtes. Il est mort,
tout comme l’homme qui a rompu son serment pour le tuer.
À l’époque des Radieux Enfuis et de la Félonie – ce jour maudit où les
chevaliers avaient rompu leur serment, abandonné leurs Éclats, et s’en
étaient allés. Dalinar avait vu cette scène dans une vision, bien qu’il ignore
encore ce qui l’avait provoquée.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui les avait poussés à faire quelque chose d’aussi
radical ?
Il finit par atteindre la partie de la tour appartenant à Sadeas et, bien que
des gardes en vert forêt et blanc en contrôlent l’accès, ils ne pouvaient pas
refuser un haut-prince – surtout pas Dalinar. Des messagers se précipitèrent
devant lui pour aller transmettre la nouvelle. Dalinar les suivit, utilisant leur
trajet pour savoir s’il empruntait bien la bonne direction. C’était le cas ;
Ialai se trouvait apparemment dans ses appartements. Il s’arrêta devant
l’élégante porte en bois, et eut l’obligeance de frapper.
L’un des messagers qu’il avait suivis jusqu’ici ouvrit la porte, toujours
essoufflé. La clarissime Sadeas était assise sur un trône placé au centre de la
pièce. Amaram se tenait à côté d’elle.
— Dalinar, déclara Ialai en lui adressant un signe de tête comme une
reine accueillant un sujet.
Dalinar souleva la Lame d’Éclat de son épaule et la posa prudemment par
terre. C’était moins théâtral que de la planter dans les pierres mais, à présent
qu’il entendait les hurlements de l’arme, il voulait la traiter avec déférence.
Il se détourna pour partir.
— Clarissime ? le héla Ialai en se levant. Quelle est la finalité de cet
échange ?
— Ce n’est pas un échange, répondit-il. Elle vous appartient de droit.
Mes gardes l’ont trouvée aujourd’hui, le tueur l’a jetée par une fenêtre.
Elle le regarda d’un air songeur.
— Je ne l’ai pas tué, Ialai, déclara Dalinar avec lassitude.
— Je le sais très bien. Vous n’avez plus assez de mordant pour faire ce
genre de chose.
Il ignora cette pique et se tourna vers Amaram. L’homme grand et
distingué soutint son regard.
— Un jour, Amaram, je jure de vous traduire en justice, déclara Dalinar.
Quand tout ça sera terminé.
— Je vous ai déjà dit que j’étais d’accord.
— Si seulement je pouvais me fier à vos paroles.
— Je continue d’assumer ce que j’ai été contraint de faire, clarissime,
répondit Amaram en s’avançant. L’arrivée des Néantifères ne fait que
prouver que j’avais raison. Nous avons besoin de Porte-Éclat entraînés. Les
histoires sur des sombres-iris qui gagnent des Lames sont charmantes, mais
croyez-vous réellement que nous ayons du temps à perdre avec des contes
pour enfants actuellement, au lieu de nous occuper de la réalité la plus
concrète ?
— Vous avez massacré des hommes sans défense, siffla Dalinar à travers
ses dents serrées. Des hommes qui avaient sauvé votre vie.
Amaram se pencha pour soulever Justicière.
— Et que faites-vous des centaines, et même des milliers d’hommes que
vos guerres ont tués ?
Ils se dévisagèrent.
— J’ai pour vous un immense respect, clarissime, reprit Amaram. Votre
vie est pleine de grandes réussites, et vous l’avez passée à chercher le bien
d’Alethkar. Mais vous êtes – et recevez ces mots avec tout le respect que je
vous dois – un hypocrite.
» Vous occupez votre place actuelle grâce à une détermination brutale à
faire ce qui doit être fait. C’est à cause des cadavres laissés derrière vous
que vous avez le luxe de respecter une sorte de code noble et nébuleux. Eh
bien, ça vous donne peut-être bonne conscience par rapport à votre passé,
mais la moralité n’est pas quelque chose que l’on peut simplement retirer
pour enfiler le casque du guerrier, avant de la remettre une fois le massacre
terminé.
Il hocha la tête en signe de respect, comme s’il ne venait pas de planter
une épée en plein dans le ventre de Dalinar.
Ce dernier se tourna vivement et laissa Amaram tenir Justicière en main.
Dalinar marcha si vite dans les couloirs que son escorte eut du mal à suivre
son allure.
Il retrouva enfin ses appartements.
— Laissez-moi, ordonna-t-il à ses gardes ainsi qu’aux hommes de pont.
Ils hésitèrent, la foudre soit d’eux. Il se retourna, prêt à s’emporter, mais
il se calma.
— Je ne compte pas m’aventurer seul dans la tour. Je vais obéir à mes
propres lois. Partez.
Ils se retirèrent à contrecœur, laissant sa porte sans protection. Il passa
devant la salle commune extérieure, où il avait commandé que l’on place la
majeure partie des meubles. Le fabrial chauffant de Navani brillait dans un
coin, près d’un petit tapis et de plusieurs sièges. Ils avaient enfin assez de
Fulgiflamme pour l’alimenter.
Attiré par la chaleur, Dalinar se dirigea vers le fabrial. Il eut la surprise de
découvrir Taravangian assis dans l’un des fauteuils, en train de scruter les
profondeurs du rubis luisant qui dégageait de la chaleur dans la pièce. Eh
bien, Dalinar avait effectivement invité le roi à utiliser cette salle commune
à sa guise.
Dalinar ne souhaitait rien tant qu’être seul, et il caressa l’idée de repartir.
Il ne savait pas trop si Taravangian avait remarqué sa présence. Mais cette
chaleur était tellement accueillante. Il n’y avait pas beaucoup de cheminées
dans la tour et, même avec les murs pour arrêter le vent, il faisait toujours
froid.
Il s’assit dans l’autre siège et poussa un profond soupir. Taravangian ne
lui adressa pas la parole, béni soit-il. Ensemble, ils restèrent assis près de ce
non-feu, à scruter les profondeurs de la gemme.
Bourrasques, quel échec il avait essuyé aujourd’hui. Il n’y aurait pas de
coalition. Il ne parvenait même pas à se faire obéir des hauts-princes aléthis.
— Ce n’est pas tout à fait la même chose que de s’asseoir devant un feu
de cheminée, n’est-ce pas ? murmura enfin Taravangian d’une voix douce.
— Non, admit Dalinar. Les craquements des bûches et la danse des
sprènes de flamme me manquent.
— Cela dit, ça possède son propre charme. Subtil. On voit la
Fulgiflamme bouger à l’intérieur.
— Notre propre petite tempête, renchérit Dalinar. Capturée, enfermée et
canalisée.
Taravangian sourit, les yeux éclairés par la Fulgiflamme du rubis.
— Dalinar Kholin… me pemettrez-vous de vous poser une question ?
Comment savez-vous ce qui est juste ?
— Une bien grande question, Majesté.
— Appelez-moi Taravangian, je vous en prie.
Dalinar hocha la tête.
— Vous avez renié le Tout-Puissant, reprit Taravangian.
— Je…
— Non, non. Je ne suis pas en train de vous traiter d’hérétique. Je m’en
moque bien, Dalinar. J’ai moi-même remis son existence en question.
— J’ai le sentiment qu’il doit exister un Dieu, dit tout bas Dalinar. Mon
esprit et mon âme se rebellent contre l’alternative.
— N’est-ce pas notre devoir, en tant que rois, de poser des questions qui
hérissent l’esprit et l’âme des autres hommes ?
— Peut-être, reconnut Dalinar.
Il étudia Taravangian. Le roi paraissait tellement songeur.
Oui, il reste encore là un peu de l’ancien Taravangian, se dit Dalinar.
Nous nous sommes mépris sur son compte. Il est peut-être lent, mais ça ne
signifie pas pour autant qu’il ne réfléchisse pas.
— J’ai éprouvé de la chaleur, déclara Dalinar, qui émanait d’un endroit
au-delà. Une lumière que je distingue presque. S’il existe un Dieu, ce n’était
pas le Tout-Puissant, celui qui se fait appeler Honneur. Lui n’était qu’une
créature. Puissante, mais une simple créature malgré tout.
— Dans ce cas, comment savez-vous ce qui est juste ? Qu’est-ce qui
vous guide ?
Dalinar se pencha vers l’avant. Il lui semblait distinguer quelque chose
de plus gros dans la lumière du rubis. Quelque chose qui bougeait comme
un poisson dans un bocal.
La chaleur continuait à le baigner. La Flamme.
— « Au soixantième jour, murmura Dalinar, je traversai une ville dont le
nom restera tu. Bien qu’elle se trouve encore dans des terres qui me
nommaient roi, j’étais assez loin de chez moi pour qu’on ne m’y
reconnaisse pas. Même ceux d’entre eux qui voyaient quotidiennement
défiler mon visage – sous la forme du sceau imprimé sur leurs lettres
d’autorisation – n’auraient pas identifié cet humble voyageur comme leur
roi. »
Taravangian se tourna vers lui, perplexe.
— Il s’agit d’une citation tirée d’un livre, expliqua Dalinar. Un roi, il y a
longtemps, a entrepris un voyage. Sa destination était cette cité même,
Urithiru.
— Ah…, répondit Taravangian. La Voie des rois, n’est-ce pas ? Adrotagia
m’a parlé de cet ouvrage.
— Oui, confirma Dalinar. « Dans cette ville, je trouvai des hommes en
proie au tourment. Un meurtre avait eu lieu. Un porcher, qui avait reçu pour
tâche de protéger les bêtes du propriétaire des terres, avait été attaqué. Il
avait vécu tout juste assez longtemps pour murmurer que trois autres
porchers s’étaient associés pour commettre ce crime.
» J’arrivai alors que des questions étaient soulevées, et des hommes
interrogés. Voyez-vous, il y avait quatre autres porchers employés par le
propriétaire. Trois d’entre eux étaient responsables de l’attaque, et auraient
sans doute échappé aux soupçons s’ils avaient pu terminer leur sinistre
tâche. Chacun des quatre affirmait à grands cris qu’il était celui qui n’avait
pas pris part à cette cabale. Aucun interrogatoire ne permit de déterminer la
vérité. »
Dalinar se tut.
— Que s’est-il passé ? interrogea Taravangia.
— Il ne le révèle pas dans un premier temps, répliqua Dalinar. À travers
tout le livre, il soulève la question encore et encore. Trois de ces hommes
représentaient des menaces violentes, car ils étaient coupables d’un meurtre
prémédité. Un autre était innocent. Que faire alors ?
— Pendre les quatre, murmura Taravangian.
Dalinar se tourna, surpris de l’entendre témoigner d’une telle soif de
sang. Taravangian paraissait contrit, absolument pas sanguinaire.
— La tâche du propriétaire, expliqua Taravangian, consiste à éviter
d’autres meurtres. Je doute que ce que rapporte le livre se soit réellement
produit. C’est une parabole trop simple, trop pratique. Nos vies sont bien
plus chaotiques. Mais à supposer que l’histoire se soit déroulée telle qu’il la
relate, et qu’il n’y ait absolument aucun moyen de déterminer qui était
coupable… alors il faut pendre les quatre. N’est-ce pas ce que vous feriez ?
— Et l’innocent ?
— Un innocent est mort, mais trois meurtriers sont arrêtés. N’est-ce pas
le plus grand bien que l’on puisse accomplir, et la meilleure manière de
protéger son peuple ? (Taravangian se frotta le front.) Père-des-tempêtes. Je
parle comme un dément, n’est-ce pas ? Mais n’est-ce pas une folie
particulière que d’être chargé de telles décisions ? Il est difficile de traiter ce
genre de questions sans dévoiler notre propre hypocrisie.
Hypocrite, accusa Amaram dans l’esprit de Dalinar.
Gavilar et lui n’avaient pas recouru à des prétextes bien pratiques
lorsqu’ils étaient partis en guerre. Ils avaient fait ce que font les hommes :
ils avaient conquis. Ce n’était que plus tard que Gavilar avait cherché à
valider leurs actions.
— Pourquoi ne pas les laisser tous partir ? s’enquit Dalinar. Si vous ne
pouvez pas prouver qui est coupable – si vous ne pouvez pas en être sûr –,
je crois que vous devriez les relâcher.
— Oui… un innocent sur quatre, c’est trop pour vous. C’est logique
également.
— Non, n’importe quel innocent est déjà trop.
— C’est ce que vous affirmez, dit Taravangian. Beaucoup de gens le
font, mais nos lois condamnent malgré tout des innocents – car tous les
juges sont imparfaits, comme l’est notre savoir. Au bout du compte, vous
allez exécuter quelqu’un qui ne le mérite pas. C’est le fardeau que doit
porter la société en échange de l’ordre.
— Je déteste ça, lâcha Dalinar tout bas.
— Oui… moi aussi. Mais ce n’est pas une question de moralité, n’est-ce
pas ? C’est une question de seuils. Combien de coupables peut-on punir
avant que vous n’acceptiez de perdre un innocent ? Mille ? Dix mille ?
Cent ? Lorsqu’on y réfléchit, tous les calculs sont insignifiants, sauf un seul.
A-t-on accompli plus de bien que de mal ? Si c’est le cas, alors la loi a
rempli son but. Ainsi donc… je dois pendre les quatre hommes. (Il marqua
une pause.) Et je pleurerai chaque nuit de l’avoir fait.
Damnation. Cette fois encore, Dalinar réexamina son estimation de
Taravangian. Le roi était discret, mais certainement pas lent. C’était
simplement un homme qui aimait réfléchir longtemps avant de s’engager.
— Nohadon finit par écrire, reprit Dalinar, que le propriétaire a choisi
une approche modérée : il a emprisonné les quatre. Bien que le châtiment
préconisé soit la mort, il mit en regard la culpabilité et l’innocence et
détermina que la culpabilité moyenne des quatre ne devait mériter que la
prison.
— Il refusait de s’engager, observa Taravangian. Il ne cherchait pas à
rendre justice, mais à soulager sa propre conscience.
— Ce qu’il a fait, quoi qu’il en soit, représente une autre solution.
— Votre roi dit-il jamais ce que lui-même aurait fait ? s’enquit
Taravangian. Celui qui a écrit ce livre ?
— Il disait que la seule marche à suivre consistait à se laisser guider par
le Tout-Puissant, et que chaque cas devait être jugé différemment selon les
circonstances.
— Alors lui aussi répugnait à s’impliquer, affirma Taravangian. J’aurais
attendu davantage de sa part.
— Son livre parlait de son voyage, expliqua Dalinar. Et de ses
questionnements. Je crois qu’il n’a jamais pleinement répondu à celui-là
pour lui-même. Je regrette qu’il ne l’ait pas fait.
Ils restèrent assis un moment devant le non-feu avant que Taravangian ne
finisse par se lever en posant la main sur l’épaule de Dalinar.
— Je comprends, dit-il tout bas, puis il partit.
C’était un homme bon, déclara le Père-des-tempêtes.
— Nohadon ?
Oui.
Perclus de courbatures, Dalinar se leva de son siège et traversa ses
appartements. Il ne s’arrêta pas dans sa chambre à coucher, bien qu’il se
fasse tard, mais se rendit plutôt sur son balcon. Pour contempler le dessus
des nuages.
Taravangian se trompe, affirma le Père-des-tempêtes. Vous n’êtes pas un
hypocrite, Fils d’Honneur.
— Si, répondit Dalinar tout bas. Mais parfois, un hypocrite n’est rien de
plus qu’un individu en train de subir des changements.
Le Père-des-tempêtes gronda. Il n’aimait pas l’idée de changement.
Dois-je partir en guerre contre les autres royaumes, s’interrogea Dalinar,
en espérant sauver le monde ? Ou rester assis ici en faisant semblant d’être
capable d’accomplir tout ça moi seul ?
— Avez-vous d’autres visions de Nohadon ? demanda-t-il au Père-des-
tempêtes, plein d’espoir.
Je vous ai montré tout ce qui a été créé pour vous être montré, répondit
le Père-des-tempêtes. Je ne peux rien vous dévoiler de plus.
— Dans ce cas, j’aimerais revoir celle dans laquelle j’ai rencontré
Nohadon, déclara Dalinar. Cependant, laissez-moi aller chercher Navani
avant de commencer. Je veux qu’elle consigne mes paroles.
Préféreriez-vous que je lui montre la vision, à elle aussi ? l’interrogea le
Père-des-tempêtes. Ainsi, elle pourrait la consigner elle-même.
Dalinar s’immobilisa.
— Vous pouvez les montrer à d’autres personnes ?
On m’a donné cette liberté : choisir qui serait le mieux servi par les
visions. Il s’interrompit, puis poursuivit à contrecœur. Choisir un Forgelien.
Non, il n’aimait pas l’idée d’être contraint par un lien, mais c’était une
partie des ordres qu’il avait reçus.
Dalinar réfléchit à peine à cette idée.
Le Père-des-tempêtes pouvait montrer les visions à d’autres personnes.
— N’importe qui ? reprit Dalinar. Vous pouvez les montrer à n’importe
qui ?
Au cours d’une tempête, je peux approcher qui je choisis, expliqua le
Père-des-tempêtes. Mais vous n’êtes pas obligé de vous trouver au cœur
d’une tempête pour rejoindre une vision dans laquelle j’ai placé quelqu’un
d’autre, même si vous vous trouvez loin.
Bourrasques ! Dalinar éclata d’un rire sonore.
Qu’ai-je donc fait ? s’étonna le Père-des-tempêtes.
— Vous venez de résoudre mon problème !
Celui de La Voie des rois ?
— Non, un problème plus vaste. Je cherchais un moyen de rencontrer les
autres monarques en personne. (Dalinar sourit.) Je crois que lors d’une
prochaine tempête majeure, la reine Fen de Thaylenah va vivre une
expérience tout à fait remarquable.
Asseyez-vous donc. Lisez, ou écoutez, la voix d’une personne qui est passée entre
les royaumes.
— Extrait de Justicière, préface.

Voile rôdait dans le marché de l’Échappée, chapeau enfoncé très bas,


mains dans les poches. Personne d’autre qu’elle ne semblait en mesure
d’entendre la bête.
Des arrivées régulières de fournitures provenant de Jah Keved grâce au
roi Taravangian avaient rendu le marché très animé. Fort heureusement,
avec une troisième Radieuse capable d’activer la Porte du Pacte, on avait
désormais moins souvent besoin de Shallan.
La présence de sphères qui brillaient à nouveau, et plusieurs tempêtes
majeures prouvant que ce climat persisterait, avaient encouragé tout le
monde. L’exaltation était grande, le marchandage animé. La boisson coulait
à flots de fûts ornés du sceau royal de Jah Keved.
Quelque part au milieu de tout ça rôdait un prédateur dont Voile seule
percevait la présence. Elle entendait la créature dans le silence entre deux
rires. C’était le bruit d’un tunnel qui s’étirait dans le noir. La sensation
d’une haleine sur votre nuque dans une pièce obscure.
Comment pouvaient-ils rire alors que ce néant les observait ?
Ces quatre jours avaient été frustrants. Dalinar avait accentué les
patrouilles à un degré presque ridicule, mais ces soldats s’y prenaient mal.
Ils étaient trop faciles à repérer. Voile avait commandé à ses hommes
d’effectuer une surveillance plus ciblée dans le marché.
Jusqu’à présent, ils n’avaient rien trouvé. Son équipe était fatiguée,
comme Shallan elle-même, qui subissait le contrecoup des longues nuits
passées à incarner Voile. Fort heureusement, Shallan ne faisait rien de très
utile ces jours-ci. Elle s’entraînait chaque jour à l’épée avec Adolin – même
s’il y avait entre eux davantage de badinage que de travail effectif – et
assistait parfois à des réunions avec Dalinar auxquelles elle n’avait rien de
plus à ajouter qu’une jolie carte.
Voile, en revanche… Voile chassait le chasseur. Dalinar se comportait
comme un soldat : augmentation des patrouilles, règles strictes. Il avait
demandé aux scribes de lui trouver dans les documents historiques des
preuves relatives à des sprènes attaquant des gens.
Il lui fallait plus que de vagues explications et des idées abstraites – mais
ces choses-là étaient l’essence même de l’art. Si l’on pouvait expliquer
parfaitement quelque chose, alors on n’aurait jamais besoin d’art. C’était là
toute la différence entre une table et une belle gravure sur bois. On pouvait
expliquer la table : son utilité, sa forme, sa nature. La gravure, il fallait
simplement en faire l’expérience.
Elle se réfugia dans une taverne installée sous une tente. Semblait-elle
plus animée que les nuits précédentes ? Oui. Les patrouilles de Dalinar
rendaient les gens nerveux. Ils évitaient les tavernes plus sombres, plus
sinistres en faveur de celles qui étaient fréquentées et bien éclairées.
Gaz et Red se tenaient à côté d’une pile de caisses, leur verre en main,
vêtus de pantalons et de chemises très simples, plutôt que d’uniformes. Elle
espérait qu’ils n’étaient pas encore trop ivres. Voile se fraya un chemin
jusqu’à eux et croisa les bras sur les caisses.
— Toujours rien, grommela Gaz. Comme les autres nuits.
— Pas qu’on s’en plaigne, ajouta Red avec un rictus avant de boire une
longue gorgée. C’est pile le genre de boulot de soldat que j’apprécie.
— Ça va se produire ce soir, déclara Voile. Je le perçois dans l’air.
— Vous avez déjà dit ça hier soir, Voile, lui lança Gaz.
Trois nuits plus tôt, une partie de cartes amicale avait pris une tournure
violente, et l’un des joueurs avait frappé l’autre sur la tête à l’aide d’une
bouteille. Dans la plupart des cas, ça ne se serait pas révélé mortel, mais il
avait frappé pile au bon endroit et tué le pauvre type. Le meurtrier – l’un
des soldats de Ruthar – avait été pendu le lendemain sur la place centrale du
marché.
Aussi fâcheux qu’ait pu être l’incident, c’était exactement ce qu’elle
attendait. Un germe. Un acte de violence, un homme frappant l’autre. Elle
avait mobilisé son équipe et l’avait postée dans les tavernes proches de
l’endroit où le combat avait eu lieu. Observez, leur avait-elle dit. Quelqu’un
sera attaqué avec une bouteille, exactement de la même manière. Choisissez
quelqu’un qui ressemble à l’homme qui est mort, et observez.
Shallan avait effectué des croquis de l’homme assassiné, un individu de
petite taille avec une longue moustache tombante. Voile les avait distribués ;
les hommes la prenaient pour une simple employée comme eux.
À présent… ils attendaient.
— L’attaque va avoir lieu, insista Voile. Qui sont vos cibles ?
Red désigna deux hommes, dans la tente, qui avaient une moustache et
qui étaient d’une taille similaire à celle du mort. Voile hocha la tête et laissa
tomber sur la table quelques sphères de faible valeur.
— Allez avaler autre chose que de l’alcool.
— D’accord, d’accord, acquiesça Red tandis que Gaz s’emparait des
sphères. Mais dites-moi une chose, beauté, vous n’avez pas envie de rester
encore un peu avec nous ?
— La plupart des hommes qui m’ont fait des avances se sont retrouvés
avec un ou deux doigts en moins, Red.
— Il m’en resterait plein d’autres pour vous satisfaire, je vous le promets.
Elle se tourna vers lui, puis se mit à ricaner.
— C’était une très bonne réplique.
— Merci ! (Il leva sa chope.) Donc…
— Désolée, ça ne m’intéresse pas.
Il soupira, mais leva sa chope un peu plus haut avant d’en boire une
gorgée.
— D’où venez-vous, déjà ? demanda Gaz tout en l’inspectant de son œil
unique.
— Shallan m’a plus ou moins embarquée avec elle, comme un bateau qui
traîne des débris.
— Elle a tendance à faire ça, acquiesça Red. Vous croyez en avoir fini,
être en train d’épuiser ce qui reste de lumière dans votre sphère, vous
savez ? Et puis soudain, vous vous retrouvez dans la garde d’honneur d’une
foudre de Chevaleresse Radieuse et tout le monde vous admire.
— Ça c’est vrai, grommela Gaz. Ça c’est vrai.
— Continuez à observer, ordonna Voile. Vous savez quoi faire s’il se
passe quelque chose.
Ils hochèrent la tête. Ils avaient envoyé un homme au point de rendez-
vous, tandis que l’autre essayait de filer l’attaquant. Ils savaient qu’il y
aurait peut-être quelque chose de bizarre chez l’homme qu’ils
poursuivraient, mais elle ne leur avait pas tout dit.
Voile se dirigea vers l’endroit du rendez-vous, près d’une estrade au
centre du marché, non loin du puits. L’estrade donnait l’impression d’avoir
autrefois accueilli une sorte de bâtiment officiel, mais il n’en restait que la
fondation haute d’un mètre quatre-vingts, équipée de marches sur les quatre
côtés. Ici, les officiers d’Aladar avaient établi des opérations centralisées de
maintien de l’ordre et des installations disciplinaires.
Elle étudia la foule tout en faisant distraitement tournoyer son couteau
dans ses doigts. Voile aimait bien observer les gens. Un point qu’elle
partageait avec Shallan. C’était bon de savoir quelles étaient leurs
différences, mais également leurs points communs.
Voile n’était pas une véritable solitaire. Elle avait besoin des gens.
D’accord, elle les arnaquait à l’occasion, mais elle n’était pas une voleuse.
Elle adorait l’expérience. Elle n’était jamais aussi à son aise qu’au milieu
d’un marché bondé, à observer, réfléchir… être là.
Radieuse, en revanche… Radieuse pouvait prendre les gens ou les laisser.
Ils étaient un outil, mais aussi une contrariété. Comment pouvaient-ils si
souvent agir contre leur propre intérêt ? Le monde serait un bien meilleur
endroit s’ils se contentaient tous de faire ce qu’elle disait. Pour le reste, ils
auraient au moins pu la laisser tranquille.
Voile jeta son couteau en l’air et le rattrapa. Radieuse et Voile avaient
l’efficacité en commun. Elles aimaient voir les choses bien faites, de la
bonne manière. Elles ne toléraient pas les idiots, même si Voile pouvait se
moquer d’eux tandis que Radieuse se contentait de les ignorer.
Des hurlements s’élevèrent dans le marché.
Enfin, se dit Voile, qui rattrapa son couteau au vol. Elle s’anima,
impatiente, et aspira de la Fulgiflamme. Où ?
Vathath traversa la foule à toutes jambes, bousculant un passant. Voile
courut à sa rencontre.
— Les détails ! aboya-t-elle.
— Ça ne s’est pas passé comme vous le disiez, répondit-il. Suivez-moi.
Tous deux se mirent en route dans la direction d’où il venait.
— Ce n’était pas un coup de bouteille sur la tête, expliqua Vathath. Ma
tente se situe près de l’un des bâtiments. Ceux en pierre qui se trouvaient ici
dans le marché, vous savez ?
— Et alors ?
Vathath tendit le doigt alors qu’ils approchaient. Il était difficile de
manquer le grand édifice à côté de la tente qu’il avait surveillée avec Glurv.
Au sommet, un cadavre était pendu à un affleurement, par le cou.
Pendu. Bourrasques. La créature n’a pas imité l’attaque à la bouteille…
mais l’exécution qui a suivi !
Vathath désigna un point.
— Le tueur l’a fait tomber de là-haut, en la laissant agitée de spasmes.
Ensuite, il a sauté. De toute cette hauteur, Voile. Comment…
— Où ça ? coupa-t-elle.
— Glurv est en train de le filer, fit Vathath, doigt tendu.
Tous deux foncèrent dans la direction indiquée, bousculant la foule. Ils
aperçurent enfin Glurv un peu plus loin, debout au bord du puits, en train de
leur faire signe. C’était un homme trapu dont le visage paraissait toujours
enflé, comme s’il cherchait à s’échapper de sous sa peau.
— Des hommes tout habillés de noir, déclara-t-il. Ils ont couru droit vers
les tunnels de l’est !
Il désigna l’endroit ; des promeneurs perturbés regardaient à l’intérieur
d’un tunnel, comme si quelqu’un venait de les dépasser en courant.
Voile courut. Vathath la suivit plus longtemps que Glurv – mais avec la
Fulgiflamme, elle maintenait une allure à la course qu’aucune personne
ordinaire ne pouvait tenir. Elle déboula dans le couloir et demanda d’une
voix autoritaire si quiconque avait vu un homme passer. Deux femmes
montrèrent un point.
Voile repartit, le cœur cognant violemment, la Fulgiflamme faisant rage
en elle. Si elle échouait à retrouver sa proie, elle allait devoir attendre que
deux autres personnes soient attaquées – à supposer que ça se produise à
nouveau. La créature se cacherait peut-être à présent qu’elle se savait
observée.
Elle fonça le long du boyau, laissant derrière elle les sections plus
peuplées de la tour. Les rares personnes présentes lui montrèrent un tunnel
lorsqu’elle les héla pour leur poser la question.
Elle commençait à perdre espoir lorsqu’elle atteignit le bout du couloir au
niveau d’un croisement et regarda dans un sens, puis dans l’autre. Elle
dégageait une vive lueur qui éclairait les murs sur une certaine distance,
mais elle ne vit rien, dans aucune des directions.
Elle poussa un soupir et se laissa tomber contre le mur.
— Mmmm…, annonça Motif depuis son manteau. C’est là.
— Où ça ? demanda Shallan.
— Sur la droite. Les ombres sont anormales. Mauvais motif.
Elle s’avança, et quelque chose se détacha en effet des ombres, une
silhouette d’un noir d’encre – même si, tel un liquide ou une pierre polie,
elle reflétait sa lumière. Elle s’éloigna précipitamment, et Shallan vit que sa
forme était anormale. Pas entièrement humaine.
Voile se précipita, au mépris du danger. Cette créature pouvait peut-être
lui faire du mal – mais le mystère représentait une menace bien plus grande.
Il fallait qu’elle découvre ces secrets.
Shallan tourna en dérapant au niveau d’un croisement, puis fonça le long
du tunnel suivant. Elle réussit à suivre le fragment d’ombre brisé, mais sans
parvenir tout à fait à le rattraper.
La poursuite la conduisit plus profondément dans les entrailles du rez-de-
chaussée de la tour, vers des zones à peine explorées, où les tunnels
devenaient de plus en plus déroutants. L’air possédait une odeur de choses
anciennes. De poussière et de pierre laissées intactes pendant une éternité.
Les strates dansaient sur les murs, et la vitesse de sa course lui donnait
l’impression qu’elles s’entortillaient comme des fils sur un métier à tisser.
La créature tomba à quatre pattes, et la lumière que dégageait Shallan se
refléta sur sa peau noir charbon. Elle se mit à courir, affolée, jusqu’à ce
qu’elle atteigne un coude du tunnel et se faufile dans le mur, par un trou
près du sol large de soixante centimètres.
Radieuse se laissa tomber à genoux et repéra la créature en train de
serpenter vers la sortie, de l’autre côté. Pas si épaisse, se dit-elle en se
levant.
— Motif ! appela-t-elle en tendant la main sur le côté.
Elle attaqua le mur à l’aide de sa Lame d’Éclat, dégageant des morceaux,
qui tombèrent bruyamment sur le sol. Les strates parcouraient la pierre sur
toute sa longueur, et les fragments qu’elle taillait possédaient une certaine
beauté triste et brisée.
Gorgée de Flamme, elle s’appuya contre le mur découpé et réussit enfin à
se faufiler dans la petite pièce qui se trouvait au-delà.
La gueule d’un puits crevait une grande partie du sol. Entouré de marches
en pierre dépourvues de rampe, le trou s’enfonçait dans les ténèbres à
travers la pierre. Radieuse baissa sa Lame d’Éclat et la laissa trancher la
roche à ses pieds. Un trou. Comme son dessin représentant une noirceur
tourbillonnante, un puits qui paraissait plonger dans le néant lui-même.
Elle renvoya sa Lame et tomba à genoux.
— Shallan ? l’appela Motif, émergeant du sol près de l’endroit où la
Lame avait disparu.
— Nous allons devoir descendre.
— Maintenant ?
Elle hocha la tête.
— Mais d’abord… d’abord, va chercher Adolin. Dis-lui d’amener des
soldats.
Motif bourdonna.
— Tu ne vas pas y aller seule, n’est-ce pas ?
— Non. Je te le promets. Tu vas retrouver ton chemin ?
Motif vibra d’un air affirmatif, puis se mit à filer sur le sol de pierre en y
formant un creux. Curieusement, le mur, près de l’endroit par où Shallan
était passée, comportait des marques de rouille et des vestiges de charnières
anciennes. Il y avait donc une porte secrète permettant d’entrer là.
Shallan tint parole. Elle était attirée vers cette noirceur, mais elle n’était
pas idiote. Enfin, pas tout à fait. Elle attendit, fascinée par le puits, jusqu’à
ce qu’elle entende des voix dans le couloir derrière elle. Il ne peut pas me
voir avec les habits de Voile ! songea-t-elle, et elle commença à se réveiller.
Depuis combien de temps était-elle agenouillée là ?
Elle ôta le chapeau de Voile ainsi que son long manteau blanc, puis les
cacha derrière les débris. La Fulgiflamme l’enveloppa, peignant l’image
d’une havah par-dessus son pantalon, sa main gantée et sa chemise ajustée.
Shallan. Elle était de nouveau Shallan – innocente et vive. Prompte à la
repartie, même quand personne ne voulait l’entendre. Sincère, mais parfois
trop empressée. Elle pouvait être cette personne-là.
C’est toi, cria une partie d’elle tandis qu’elle adoptait ce rôle. C’est la
véritable toi. N’est-ce pas ? Pourquoi faut-il que tu peignes ce visage par-
dessus un autre ?
Elle se retourna pour voir un petit homme maigre et nerveux à l’uniforme
bleu et aux tempes grisonnantes entrer dans la pièce. Comment s’appelait-il,
déjà ? Elle avait passé un peu de temps avec les membres du Pont Quatre
ces dernières semaines, mais n’avait pas encore appris tous leurs noms.
Adolin entra derrière lui, vêtu de sa Cuirasse d’Éclat peinte du bleu des
Kholin, visière relevée, Lame posée sur son épaule. À en juger par les bruits
qui résonnaient dans le couloir – et les visages herdaziens qui jetaient des
coups d’œil dans la pièce – il n’avait pas amené uniquement des soldats,
mais l’intégralité du Pont Quatre.
Y compris Renarin, qui entra derrière son frère d’un pas pesant, vêtu de
sa Cuirasse couleur ardoise. Renarin paraissait beaucoup moins frêle
lorsqu’il était entièrement en armure, mais son visage ne ressemblait pas à
celui d’un soldat, bien qu’il ait cessé de porter ses lunettes.
Motif s’approcha et tenta de se faufiler le long de sa robe factice, mais
s’arrêta ensuite, recula et bourdonna de plaisir face au mensonge.
— Je l’ai trouvé ! proclama-t-il. J’ai trouvé Adolin !
— Je vois ça, répondit Shallan.
— Il est venu vers moi, expliqua Adolin, dans les salles d’entraînement,
en hurlant que vous aviez découvert le meurtrier. Il m’a dit que si je ne
venais pas, vous alliez probablement, je cite, « aller faire quelque chose
d’idiot sans me laisser regarder ».
Motif bourdonna.
— Les idioties. Très intéressant.
— Tu devrais rendre visite à la cour aléthie, un de ces jours, lui dit
Adolin en s’approchant du puits. Donc…
— Nous avons pourchassé la créature qui attaque les gens, l’informa
Shallan. Elle a tué quelqu’un dans le marché, puis elle est venue ici.
— La… créature ? demanda l’un des hommes de pont. Ce n’est pas une
personne ?
— C’est un sprène, murmura Shallan. Mais il ne ressemble à aucun autre
que j’aie jamais vu. Il est capable d’imiter une personne pendant un
moment, mais elle finit par devenir autre chose – un visage brisé, une
silhouette tordue…
— On dirait cette fille que tu as vue, Skar, commenta l’un des hommes
de pont.
— Ha ha, fit Skar, pince-sans-rire. Et si on te jetait dans ce trou, Eth,
pour voir jusqu’où il descend ?
— Donc, ce sprène, intervint Lopen en approchant du puits, on est sûrs
qu’il ait tué le haut-prince Sadeas ?
Shallan hésita. Non. Il avait tué Perel en copiant le meurtre de Sadeas,
mais quelqu’un d’autre avait tué le haut-prince. Elle lança un coup d’œil à
Adolin, qui avait dû formuler la même idée, à en juger par la gravité de son
expression.
— Nous avons dû passer près d’ici une dizaine de fois, dit l’un des
soldats derrière elle. (Shallan sursauta ; c’était une voix féminine. En effet,
elle avait pris à tort l’une des éclaireuses de Dalinar – la petite femme aux
cheveux longs – pour un autre homme de pont, bien que son uniforme soit
différent. Elle inspectait les entailles que Shallan avait faites dans cette
pièce.) Vous ne vous rappelez pas être passé par ce couloir incurvé lors
d’une mission d’éclaireur, Teft ?
Celui-ci hocha la tête et frotta son menton barbu.
— Ouais, tu as raison, Lyn. Mais pourquoi cacher une pièce comme ça ?
— Il y a quelque chose en bas, murmura Renarin en se penchant au-
dessus du puits. Quelque chose… d’ancien. Vous l’avez ressenti, n’est-ce
pas ? (Il regarda Shallan, puis les autres personnes présentes dans la pièce.)
Cet endroit est bizarre, comme l’ensemble de cette tour. Vous l’avez
remarqué aussi, n’est-ce pas ?
— Gamin, répliqua Teft, c’est vous l’expert en choses bizarres. On vous
croit sur parole.
Shallan tourna un regard inquiet vers Renarin pour voir comment il
encaissait l’insulte. Il se contenta de sourire tandis qu’un autre homme de
pont lui assénait une tape dans le dos – ignorant sa Cuirasse – pendant que
Lopen et Roc commençaient à se disputer pour décider lequel était vraiment
le plus bizarre d’entre eux. Elle comprit alors, surprise, que le Pont Quatre
avait réellement assimilé Renarin. Il était peut-être le fils pâle-iris d’un
haut-prince, resplendissant dans sa Cuirasse d’Éclat, mais ici, il n’était
qu’un homme de pont comme les autres.
— Donc, reprit l’un d’eux, un individu séduisant et musclé dont les bras
paraissaient trop longs pour son corps. Je présume que nous allons
descendre dans cette effroyable crypte des horreurs ?
— Oui, confirma Shallan.
Il lui semblait qu’il s’appelait Drehy.
— Charmant, commenta Drehy. Quel ordre de marche, Teft ?
— C’est au clarissime Adolin d’en décider.
— J’ai amené les meilleurs hommes que j’ai pu trouver, dit Adolin à
Shallan. Mais j’ai l’impression que je ferais mieux d’amener toute une
armée. Vous êtes sûre de vouloir faire ça maintenant ?
— Oui, assura Shallan. Il le faut, Adolin. Et puis… je ne suis pas sûre
qu’une armée changerait grand-chose.
— Entendu. Teft, fournissez-nous une arrière-garde solide. Je n’ai pas
très envie que quelque chose approche de nous furtivement par-derrière.
Lyn, je veux des cartes précises – arrêtez-vous si nous nous éloignons trop
de votre dessin. Je veux connaître précisément le trajet à suivre en cas de
repli. Avançons lentement, messieurs. Tenez-vous prêts à exécuter une
retraite efficace si je l’ordonne.
Suivit le déplacement des effectifs. Puis le groupe se mit enfin à
descendre l’escalier à la file, avec Shallan et Adolin près du centre. Les
marches saillaient directement du mur, mais elles étaient assez larges pour
que les gens puissent s’y croiser en montant, si bien qu’il n’y avait aucun
risque de tomber. Elle tenta d’éviter de frôler quiconque, de peur de
perturber l’illusion selon laquelle elle portait sa robe.
Le bruit de leurs pas disparaissait dans le néant. Bientôt, ils se trouvèrent
seuls avec les ténèbres éternelles et patientes. La lumière des lanternes à
sphères que portaient les hommes de pont ne semblait pas s’étirer très loin
dans ce puits. Il rappelait à Shallan le mausolée taillé dans la colline près de
son manoir, où d’anciens membres de la famille Davar avaient été
spiricantés en statues.
On y avait placé le corps de son père. Ils ne disposaient pas alors des
fonds nécessaires pour payer un Spiricante – et, par ailleurs, ils voulaient
faire croire qu’il était encore en vie. Avec ses frères, ils avaient brûlé le
cadavre, comme le faisaient les sombres-iris.
La douleur…
— Je tiens à vous rappeler, clarissime, déclara Teft devant elle, que vous
ne devez rien attendre… d’extraordinaire de la part de mes hommes.
Pendant un moment, certains d’entre nous ont aspiré de la Flamme et nous
nous sommes pavanés comme si nous étions Bénis-des-foudres. Mais ça
s’est arrêté au départ de Kaladin.
— Ça reviendra, gancho ! lança Teft derrière elle. Quand Kaladin
reviendra, on se mettra à briller comme jamais.
— Chut, Lopen, lança Teft. Baisse la voix. Enfin bref, clarissime, les gars
vont faire de leur mieux, mais vous devez savoir à quoi vous attendre – ou
ne pas vous attendre.
Shallan n’avait pas espéré qu’ils développeraient des pouvoirs de
Radieux – elle connaissait déjà leurs limites. Elle n’avait besoin que de
soldats. Enfin, Lopen jeta une brisure de diamant dans le trou, ce qui lui
valut un regard noir de la part d’Adolin.
— C’est peut-être en bas en train de nous attendre, siffla le prince. Ne le
prévenez pas.
L’homme de pont sembla découragé, mais hocha la tête. La sphère
rebondit sous la forme d’un point lumineux visible en dessous d’eux, et
Shallan se réjouit de découvrir qu’il y avait au moins un terme à cette
descente. Elle avait commencé à imaginer une spirale infinie, comme ce qui
était arrivé à ce vieux Dilid, l’un des dix fantasques. Il avait gravi une
colline en courant vers la Cité Sérénide avec du sable glissant sous ses pieds
– courant pour l’éternité sans jamais progresser.
Plusieurs des hommes de pont poussèrent des soupirs de soulagement
très nets lorsqu’ils atteignirent enfin le fond du puits. Là, des piles d’éclats
de bois s’éparpillaient le long des bords du puits, couvertes de sprènes de
décomposition. L’escalier avait autrefois possédé une rampe, mais elle avait
succombé aux ravages du temps.
Le fond du trou ne possédait qu’une seule issue, une voûte plus élaborée
que les autres voûtes de cette tour. À la surface, presque tout était fait de la
même pierre uniforme – comme si la tour entière avait été sculptée en une
seule fois. Ici, la voûte se composait de pierres posées séparément, et les
parois du tunnel au-delà étaient couvertes de mosaïques de couleurs vives.
Lorsqu’ils entrèrent dans la grande salle, Shallan eut le souffle coupé et
leva devant elle un brôme de diamant. De splendides et complexes portraits
des Hérauts – faits de milliers de carreaux – ornaient le plafond, chacun
occupant un panneau circulaire.
Les œuvres ornant les murs étaient plus énigmatiques. Une silhouette
solitaire flottant au-dessus du sol devant un grand disque bleu, bras tendus
sur les côtés comme pour l’étreindre. Des représentations du Tout-Puissant
sous sa forme traditionnelle de nuage rayonnant d’énergie et de lumière.
Une femme en forme d’arbre, dont les mains tendues vers le ciel se
transformaient en branches. Qui se serait attendu à trouver des symboles
païens dans le foyer des Chevaliers Radieux ?
D’autres peintures murales représentaient des formes qui lui rappelaient
Motif, des sprènes du vent… dix sortes de sprènes. Un pour chaque ordre ?
Adolin envoya une avant-garde un peu plus loin, qui revint bientôt.
— Il y a des portes métalliques là-bas, clarissime, déclara Lyn. Une de
chaque côté de la salle.
Shallan arracha son regard aux peintures murales et rejoignit le groupe
principal lorsqu’il se remit en marche. Ils atteignirent les grandes portes
d’acier et s’arrêtèrent, bien que le couloir lui-même se poursuive. À la
demande de Shallan, les hommes de pont tentèrent de les ouvrir, mais en
vain.
— Verrouillées, annonça Drehy en s’épongeant le front.
Adolins s’avança, l’épée en main.
— J’ai une clé.
— Adolin…, commença Shallan. Ce sont des artefacts d’une époque
ancienne. Extrêmement précieux.
— Je ne les casserai pas trop, promit-il.
— Mais…
— Ne sommes-nous pas à la poursuite d’un meurtrier ? Quelqu’un qui
soit susceptible, par exemple, de se cacher dans une pièce verrouillée ?
Elle soupira, puis hocha la tête tandis qu’il faisait signe aux autres de
reculer. Elle fourra sa sage-main, qui l’avait frôlé, sous son bras. C’était
tellement étrange de sentir que sa main était gantée mais de la voir
recouverte par une manche. Aurait-il vraiment été si grave qu’Adolin
découvre l’existence de Voile ?
Une partie d’elle paniqua face à cette idée, qu’elle abandonna donc
rapidement.
Adolin planta sa Lame à travers la porte juste au-dessus de l’endroit où
devait se trouver le verrou ou la barre, puis l’abaissa d’un grand geste. Teft
s’avança et parvint à l’ouvrir, faisant grincer bruyamment les charnières.
Les hommes de pont s’engouffrèrent les premiers, lance en main. Teft
avait beau insister pour qu’elle n’attende d’eux rien d’exceptionnel, ils se
placèrent à l’avant sans en avoir reçu l’ordre, alors même qu’il y avait deux
Porte-Éclat qui se tenaient prêts.
Adolin se précipita à la suite des hommes de pont pour sécuriser la pièce,
mais Renarin n’y prêta guère d’attention. Il s’était éloigné de quelques pas
dans le couloir principal et se tenait à présent immobile à scruter les
profondeurs, tenant distraitement une sphère dans un gantelet, sa Lame
d’Éclat dans l’autre main.
Shallan vint se placer à côté de lui, hésitante. Un vent froid soufflait
derrière eux, comme aspiré vers ces ténèbres. Le mystère était tapi dans
cette direction, les profondeurs captivantes. Elle le percevait plus nettement
à présent. Rien de maléfique en réalité, mais quelque chose d’anormal.
Comme la vue d’un poignet pendant d’un bras dont l’os a été brisé.
— De quoi s’agit-il ? chuchota Renarin. Glys a peur, et il refuse de parler.
— Motif n’en sait rien, répondit Shallan. Il dit que c’est ancien. Et que ça
appartient à l’ennemi.
Renarin hocha la tête.
— Votre père ne semble pas en mesure de le sentir, reprit Shallan. Alors
pourquoi est-ce que nous le sommes ?
— Je… je n’en sais rien. Peut-être…
— Shallan ? l’appela Adolin en regardant à l’extérieur de la pièce, visière
relevée. Vous devriez voir ça.
Les décombres présents dans cette pièce étaient en pire état que la plupart
de ceux qu’ils avaient trouvés dans la tour. Des fermoirs et des vis rouillés
s’accrochaient à des fragments de bois. Des tas de matières décomposées
formaient des rangées, contenant de fragiles fragments de couvertures de
livres et de dos cartonnés.
Une bibliothèque. Ils avaient enfin trouvé les livres que Jasnah rêvait de
découvrir.
Ils étaient détruits.
Envahie par un sentiment de découragement, Shallan traversa la pièce,
frôlant poussière et éclats de bois avec ses orteils, effrayant des sprènes de
décomposition. Elle trouva des formes de livres, mais ils se désintégraient
lorsqu’elle les touchait. Elle s’agenouilla entre deux rangées tombées à
terre, perdue. Tout ce savoir… disparu à jamais.
— Désolé, dit Adolin, qui se tenait tout près, gêné.
— Ne laissez pas les hommes déranger les lieux. Peut-être… peut-être
les érudites de Navani pourront-elles faire quelque chose pour les restaurer.
— Voulez-vous que nous fouillions l’autre pièce ? demanda Adolin.
Elle fit signe que oui, et il s’éloigna dans un bruit métallique. Peu après,
elle entendit grincer des gonds tandis qu’Adolin forçait la porte pour
l’ouvrir.
Shallan se sentit soudain épuisée. Si les livres présents ici étaient
disparus, il était peu probable qu’ils en trouvent d’autres qui soient mieux
conservés.
Avance. Elle se leva, époussetant ses genoux, ce qui ne fit que lui
rappeler que sa robe n’était pas réelle. Tu n’es pas ici pour ce secret de
toute manière.
Elle sortit dans le couloir principal, celui aux peintures murales. Adolin
et les hommes de pont exploraient la pièce de l’autre côté, mais un rapide
coup d’œil apprit à Shallan qu’elle était l’exacte réplique de celle qu’ils
venaient de quitter, seulement remplie de piles de débris.
— Hum… il y a quelqu’un ? appela Lyn l’éclaireuse. Prince Adolin ?
Clarissime Radieuse ?
Shallan se détourna de la nouvelle pièce. Renarin s’était avancé plus loin
dans le couloir. L’éclaireuse l’avait suivi, mais s’était immobilisée. La
sphère de Renarin éclairait quelque chose au loin. Une masse volumineuse
qui reflétait la lumière, pareille à du goudron luisant.
— Nous n’aurions pas dû venir ici, déclara Renarin. Nous ne pouvons
pas combattre ça. Père-des-tempêtes. (Il recula en titubant.) Père-des-
tempêtes…
Les hommes de pont se précipitèrent dans le couloir devant Shallan, entre
elle et Renarin. Sur un ordre de Teft, ils adoptèrent une formation qui allait
d’un côté à l’autre du couloir principal : une ligne d’hommes tenant bas leur
lance, avec une deuxième ligne derrière eux, tenant d’autres lances plus
haut au-dessus de leur tête.
Adolin surgit de la deuxième bibliothèque, puis regarda bouche bée la
forme qui ondulait au loin. Une noirceur vivante.
La noirceur se faufilait dans ce couloir. Elle n’était pas très rapide, mais il
y avait quelque chose d’inéluctable dans la façon dont elle recouvrait tout,
remontait le long des murs, sur le plafond. Sur le sol, des formes se
dissociaient de la masse principale, se transformant en silhouettes qui s’en
éloignaient comme si elles sortaient des vagues. Des créatures qui
possédaient deux pieds et auxquelles poussa bientôt un visage, avec des
vêtements qui apparurent en ondulant.
— Elle est ici, chuchota Renarin. L’une des Incréés. Re-Shephir… la
Mère de Minuit.
— Courez, Shallan ! cria Adolin. Soldats, retirez-vous dans le couloir !
Puis – évidemment – il chargea cette masse indistincte.
Les silhouettes… elles nous ressemblaient, se dit Shallan en reculant,
s’éloignant de la ligne des hommes de pont. Il y avait une créature de
minuit qui ressemblait à Teft, et une autre qui était une copie de Lopen.
Deux silhouettes plus grandes semblaient porter des Cuirasses d’Éclat. Sauf
qu’elles étaient faites de goudron luisant avec des traits grossiers,
imparfaits.
Les bouches s’ouvrirent et des dents pointues y poussèrent.
— Exécutez une retraite en ordre, comme l’a ordonné le prince ! cria
Teft. Ne vous laissez pas cerner, soldats ! Défendez la ligne ! Renarin !
Ce dernier se tenait toujours à l’avant, brandissant sa Lame d’Éclat
devant lui : longue et effilée, avec un motif ondulé le long du métal. Adolin
atteignit son frère, puis le saisit par le bras et tenta de le tirer en arrière.
Il résista. Il semblait hypnotisé par cette ligne de monstres en train de se
former.
— Renarin ! Écoutez-moi ! cria Teft. Rejoignez la ligne !
La tête du garçon se leva brusquement en entendant l’ordre et il
s’empressa d’obéir au sergent, comme s’il n’était pas le cousin du roi.
Adolin se retira avec lui, et tous deux se mirent en formation avec les
hommes de pont. Ensemble, ils reculèrent à travers la grande salle.
Shallan alla se placer à environ six mètres derrière la formation. Soudain,
l’ennemi avança avec une vitesse grandement accrue. Shallan poussa un cri
et les hommes de pont jurèrent, pointant leur lance tandis que la masse
principale de noirceur déferlait le long des parois du couloir, couvrant les
splendides peintures murales.
Les silhouettes de minuit se précipitèrent pour charger la ligne. Suivit un
affrontement explosif, frénétique, tandis que les hommes de pont
maintenaient leur formation et frappaient les créatures qui commencèrent
soudain à se former sur la droite et sur la gauche, issues de la noirceur des
murs. Elles dégageaient de la vapeur lorsqu’on les frappait, une noirceur qui
s’élevait en sifflant et se dissipait dans les airs.
Comme de la fumée, songea Shallan.
Le goudron descendit des murs, cernant les hommes de pont, qui
formèrent un cercle pour éviter de se faire attaquer par l’arrière. Adolin et
Renarin se battaient tout à l’avant, à grands coups de Lame, laissant
échapper de la fumée par endroits.
Shallan se trouva séparée des soldats, avec une noirceur d’encre entre
eux. Il ne semblait pas y avoir de double d’elle-même.
Les visages de minuit possédaient des dents. Ils frappaient avec des
lances, mais s’y prenaient maladroitement. Ils touchaient leur cible une fois
de temps en temps, blessant un homme de pont qui reculait alors vers le
centre de la formation pour y être hâtivement pansé par Lyn ou par Lopen.
Renarin se retrouva au centre et se mit à dégager un éclat de Fulgiflamme,
guérissant les blessés.
Observant la scène, Shallan sentit une transe engourdie l’envahir.
— Je… te connais, chuchota-t-elle à l’adresse de la noirceur, et elle
comprit que c’était vrai. Je sais ce que tu es en train de faire.
Les hommes frappaient et grognaient. Adolin agitait sa Lame d’Éclat
devant lui, faisant jaillir de la fumée noire des plaies des créatures. Il taillait
en pièces des dizaines de ces choses, mais de nouvelles continuaient à se
former, adoptant des formes familières. Dalinar. Teshav. Éclaireurs et hauts-
princes, soldats et scribes.
— Tu essaies de nous imiter, poursuivit Shallan. Mais tu vas échouer. Tu
es un sprène. Tu ne comprends pas tout à fait.
Elle s’avança vers les hommes de pont cernés.
— Shallan ! cria Adolin tout en tailladant trois silhouettes devant lui.
Prenez la fuite ! Courez !
Elle l’ignora et s’avança jusqu’à la noirceur. Devant elle, au niveau du
point le plus proche du cercle, Drehy poignarda une silhouette en pleine tête
et la fit reculer en chancelant. Shallan la prit par les épaules et la retourna
vers elle. C’était Navani, un trou béant dans le visage, dont une fumée noire
s’échappait en sifflant. Même en ignorant ce détail, les traits du visage
étaient mal dessinés. Le nez trop grand, un œil un peu plus haut que l’autre.
La silhouette tomba à terre et se tortilla tandis qu’elle se dégonflait
comme une outre percée.
Shallan s’avança jusqu’à la formation. Les créatures la fuyaient,
s’écartant sur les côtés. Shallan eut l’impression nette et terrifiante que ces
créatures auraient pu anéantir les hommes de pont à leur guise – en les
submergeant sous une redoutable marée noire. Mais la Mère de Minuit
voulait apprendre, elle voulait se battre avec des lances.
Cependant, si tel était le cas, elle s’impatientait. Les silhouettes formées
le plus récemment étaient de plus en plus difformes, plus bestiales, la
bouche hérissée de dents pointues.
— Ton imitation est pitoyable, chuchota Shallan. Tiens. Je vais te
montrer comment faire.
Shallan aspira sa Fulgiflamme et s’illumina comme une balise. Des
créatures s’écartèrent d’elle en hurlant. Tandis qu’elle contournait la
formation d’hommes de pont inquiets – qui pataugeaient dans la noirceur au
niveau de leur flanc gauche –, des silhouettes jaillirent d’elle, formes nées
de la lumière. Les gens de sa collection récemment recréée.
Palona. Les soldats des couloirs. Un groupe de Spiricantes qu’elle avait
croisés l’avant-veille. Des hommes et des femmes des marchés. Des hauts-
princes et des scribes. L’homme qui avait tenté de séduire Voile dans la
taverne. Le Mangecorne dont elle avait transpercé la main. Des soldats. Des
cordonniers. Des éclaireurs. Des lavandières. Et même quelques rois.
Une armée luisante, radieuse.
Ses silhouettes se déployèrent de manière à entourer les hommes de pont
cernés comme des sentinelles. Cette nouvelle armée brillante repoussa les
monstres ennemis, et le goudron se retira le long des murs de la grande
salle, jusqu’à ce qu’une voie de retraite soit ouverte. La Mère de Minuit
dominait la noirceur à l’extrémité de la salle, un endroit qu’ils n’avaient pas
encore exploré. Elle attendit là et ne recula pas davantage.
Les hommes de pont se détendirent, et Renarin marmonna tout en
guérissant les derniers blessés. La cohorte de silhouettes luisantes de
Shallan s’avança et forma une ligne avec elle, entre la noirceur et les
hommes de pont.
Les créatures se reformèrent à partir de la noirceur, plus féroces
qu’auparavant, pareilles à des bêtes. Des masses informes avec des fentes
en guise de bouche dans lesquelles poussaient des dents.
— Comment faites-vous ça ? demanda Adolin dont la voix résonnait à
l’intérieur de son casque. Pourquoi ont-ils peur ?
— Est-ce qu’une personne armée d’un couteau – sans savoir qui vous
étiez – a déjà tenté de vous menacer ?
— Ouais. Je viens d’invoquer ma Lame d’Éclat.
— C’est un peu la même chose.
Shallan s’avança, et Adolin la rejoignit. Renarin invoqua sa Lame et
s’avança de quelques pas rapides pour les atteindre dans un cliquetis de
Cuirasse.
La noirceur recula, révélant un passage devant eux. Tandis que Shallan
approchait, sa Fulgiflamme éclaira une pièce pareille à un bocal. Le centre
était dominé par une masse noire remuante qui ondulait et palpitait, s’étirant
du sol au plafond, à environ six mètres plus haut.
Les bêtes de minuit tentèrent de résister contre sa lumière, apparemment
moins intimidées.
— Nous devons choisir, lança Shallan à Adolin et Renarin. Nous retirer
ou attaquer ?
— Qu’en pensez-vous ?
— Je ne sais pas. Cette créature… elle m’a observée. Elle a changé la
façon dont je vois la tour. J’ai l’impression de la comprendre, selon un lien
que je ne parviens pas à expliquer. Ça ne peut pas être une bonne chose,
n’est-ce pas ? Pouvons-nous même nous fier à mes pensées ?
Adolin leva sa visière et lui sourit. Nom des foudres, ce sourire.
— Le haut-maréchal Halad disait toujours que, pour battre quelqu’un, il
faut commencer par le connaître. C’est devenu l’une des règles que nous
suivons en temps de guerre.
— Et… que disait-il au sujet de la retraite ?
— « Planifiez chaque bataille comme si vous alliez immanquablement
vous retirer, mais livrez chacune comme s’il était hors de question de
céder. »
La masse se mit à onduler, et des visages apparurent sur sa surface
goudronneuse – appuyant comme s’ils cherchaient à s’échapper. Il y avait
quelque chose en dessous de l’énorme sprène. Oui, c’était enroulé autour
d’une colonne qui s’étirait du sol de la pièce circulaire à son plafond.
Les peintures murales, les tableaux complexes, les mines d’informations
perdues… Cet endroit était important.
Shallan joignit les mains devant elle, et la Lame-Motif se forma dans ses
paumes. Elle l’orienta d’une poigne moite de sueur et adopta la posture de
duel qu’Adolin lui avait enseignée.
Le simple fait de la tenir suscita aussitôt une douleur. Pas le hurlement
d’un sprène mort, une douleur intérieure. Celle d’un Idéal juré mais pas
encore maîtrisé.
— Hommes de pont, lança Adolin. Prêts pour une autre tentative ?
— Nous allons tenir plus longtemps que vous, gancho ! Même avec votre
armure chichiteuse.
Avec un sourire, Adolin rabaissa sa visière.
— À votre signal, Radieuse.
Elle envoya ses illusions, mais la noirceur ne recula pas devant elles
comme précédemment. Des silhouettes noires les attaquèrent, pour
découvrir qu’elles n’étaient pas réelles. Des dizaines de ces hommes de
minuit bloquaient le chemin.
— Dégagez-moi un passage vers la chose qui se trouve au centre,
ordonna-t-elle, s’efforçant d’afficher plus d’assurance qu’elle n’en
éprouvait. Je dois approcher assez pour la toucher.
— Renarin, tu peux couvrir mes arrières ? demanda Adolin.
Son frère hocha la tête.
Adolin inspira profondément puis fonça dans la pièce en traversant tout
net une illusion représentant son père. Il frappa le premier homme de
minuit, le tailla en pièces, puis se mit à donner de grands coups d’épée
frénétiques autour de lui.
Le Pont Quatre se précipita derrière lui avec un grand cri. Ensemble, ils
se mirent à former un chemin pour Shallan, massacrant les créatures qui se
trouvaient entre elle et la colonne.
Elle marcha au milieu des hommes de pont, accompagnée d’un rang de
lanciers de chaque côté. Un peu plus loin, Adolin avança en direction de la
colonne, avec Renarin dans son dos qui lui évitait de se retrouver cerné et
des hommes de pont qui, à leur tour, repoussaient les attaques le long des
flancs pour éviter à Renarin d’être dépassé.
Les monstres n’affichaient même plus un semblant d’humanité. Ils
attaquèrent Adolin, raclant son armure de leurs griffes et de leurs dents trop
réelles. D’autres s’accrochèrent à lui, cherchant à l’entraîner à terre ou à
trouver des fissures dans sa Cuirasse.
Ils savent comment affronter des hommes comme lui, se dit Shallan,
tenant toujours sa Lame d’Éclat d’une main. Dans ce cas, pourquoi ont-ils
peur de moi ?
Shallan tissa de la Flamme, et une version de Radieuse apparut près de
Renarin. Les créatures l’attaquèrent, délaissant Renarin un instant –
malheureusement, la plupart des illusions de Shallan étaient tombées, se
retransformant en Fulgiflamme à mesure qu’on les détruisait. Elle aurait pu
les faire perdurer, songea-t-elle, avec davantage d’entraînement.
Au lieu de quoi elle tissa des versions d’elle-même. Jeune et vieille,
confiante et apeurée. Une dizaine de Shallan effrayées. Stupéfaite, elle
s’aperçut que plusieurs étaient des dessins qu’elle avait perdus, des
autoportraits qu’elle avait réalisés à l’aide d’un miroir pour s’entraîner,
comme Dandos le Consacré le conseillait vivement aux artistes en herbe.
Plusieurs de ses doubles tremblaient, d’autres se battaient. L’espace d’un
instant, Shallan se perdit, et elle laissa même Voile apparaître parmi eux.
Elle était ces femmes, ces filles, chacune d’entre elles. Et aucune n’était
elle-même. Elles étaient des outils qu’elle utilisait, manipulait. Des
illusions.
— Shallan ! s’écria Adolin d’une voix tendue tandis que Renarin écartait
violemment de lui des hommes de minuit. Quoi que vous comptiez faire,
agissez maintenant !
Elle était allée se placer à l’avant de la colonne que les soldats avaient
conquise pour elle, juste à côté d’Adolin. Elle arracha son regard à une
Shallan enfant qui dansait parmi les hommes de minuit. Devant elle, la
masse – qui recouvrait la colonne au centre de la pièce – bouillonnait de
visages qui s’étiraient contre la surface, bouche ouverte pour hurler, puis
sombraient comme des hommes en train de se noyer dans le goudron.
— Shallan ! répéta Adolin.
Cette masse palpitante, effroyable mais tellement captivante.
L’image du puits. Les lignes sinueuses des couloirs. La tour impossible à
voir entièrement. Elle était venue pour ça.
Shallan s’avança, bras tendu, et laissa disparaître l’illusion de manche qui
couvrait sa main. Elle retira son gant, s’avança jusqu’à l’agglomération de
goudron et de hurlements sans voix.
Puis appuya sa sage-main contre elle.
Écoutez donc les mots d’une personne sans jugeote.
— Extrait de Justicière, préface.

Shallan était ouverte à cette créature. Sa peau dénudée se fendit, son âme
s’ouvrit en grand. Elle pouvait entrer.
La chose était, elle aussi, ouverte à Shallan.
Elle ressentit sa fascination confuse pour l’humanité. La créature se
rappelait les hommes – une compréhension innée, un peu comme celle d’un
vison nouveau-né qui sait instinctivement qu’il doit craindre l’anguille
céleste. Cette sprène n’était pas complètement consciente, pas
complètement douée de raison. Elle était une création d’instinct et de
curiosité étrangère, attirée par la violence et la douleur comme des
charognards par l’odeur du sang.
Shallan connut Re-Shephir en même temps que la créature apprit à la
connaître. La sprène tirait et poussait sur le lien de Shallan avec Motif,
cherchant à l’arracher pour s’insérer à sa place. Motif s’accrocha à Shallan,
et elle à lui, de toutes leurs forces.
Elle nous craint, bourdonna la voix de Motif dans sa tête. Pourquoi est-
ce qu’elle nous craint ?
Shallan s’imagina en train de s’accrocher fermement à Motif sous sa
forme humanoïde, tous deux pelotonnés devant l’attaque de la sprène. Elle
ne voyait rien d’autre que cette image pour l’instant, car la pièce – et tout ce
qu’elle contenait – s’était fondue dans le noir.
Cette créature était ancienne. Créée longtemps auparavant sous la forme
d’une parcelle de l’âme de quelque chose d’encore plus effroyable, Re-
Shephir avait reçu l’ordre de semer le chaos, d’enfanter des horreurs
destinées à tromper et à détruire les hommes. Lentement, avec le temps, les
choses qu’elle massacrait s’étaient mises à l’intriguer.
Ses créations avaient commencé à imiter ce qu’elle voyait dans le monde,
mais elles étaient dépourvues d’amour ou d’affection. Comme des pierres
devenues vivantes, satisfaites de tuer ou d’être tuées sans attachement et
sans plaisir. Aucune autre émotion qu’une curiosité impérieuse, et cette
attirance éphémère pour la violence.
Par le Tout-Puissant… elle est comme un sprène de création. Mais
totalement anormale.
Motif se mit à geindre, blotti contre Shallan dans sa forme d’homme à la
robe amidonnée avec un motif changeant en guise de tête. Elle tenta de le
protéger de l’attaque.
Livrez chaque bataille… comme s’il était… hors de question de céder.
Shallan scruta les profondeurs du néant tourbillonnant, l’âme noire et
tournoyante de Re-Shephir, la Mère de Minuit. Puis, avec un grondement,
Shallan frappa.
Elle n’attaqua pas comme la jeune fille convenable, impressionnable,
formatée par la société vorine si soucieuse de prudence. Elle attaqua comme
la fillette enragée qui avait assassiné sa mère. La femme acculée qui avait
poignardé Tyn en pleine poitrine. Elle puisa dans la partie d’elle-même qui
détestait que tout le monde la croie si gentille et si douce. Qui détestait
qu’on la décrive comme amusante ou maligne.
Elle puisa dans la Fulgiflamme en elle et s’enfonça plus profondément
dans l’essence de Re-Shephir. Elle ne parvenait pas à distinguer si c’était
réellement en train de se produire – si elle enfonçait son corps physique
plus loin dans le goudron de la créature – ou si tout ça n’était qu’une
représentation d’un autre endroit. Un endroit au-delà de cette pièce dans la
tour, au-delà même de Shadesmar.
La créature trembla, et Shallan comprit enfin la raison de sa peur. Elle
avait été emprisonnée. D’après les estimations de la sprène l’événement
s’était produit récemment, mais Shallan eut l’impression qu’il s’était, en
réalité, écoulé des siècles et des siècles.
Re-Shephir était terrifiée à l’idée que ça recommence. Cet
emprisonnement avait été inattendu, présumé impossible. Et il avait été
l’œuvre d’un Tisseflamme comme Shallan, qui comprenait cette créature.
Elle craignait Shallan comme un hachedogue craindrait une personne
dont la voix ressemblerait beaucoup à celle de son maître trop sévère.
Shallan tint bon, pressant de toutes ses forces contre l’ennemie, mais une
révélation la traversa – elle comprit que cette créature allait la connaître
entièrement, découvrir jusqu’au moindre de ses secrets.
Sa férocité et sa détermination faiblirent ; sa résolution commença à lui
échapper.
Elle mentit donc. Elle affirma qu’elle n’avait pas peur. Elle était résolue.
Elle avait toujours été comme ça. Elle continuerait ainsi à jamais.
Le pouvoir pouvait être une illusion de perception. Même à l’intérieur de
soi-même.
Re-Shephir se brisa. Elle émit un cri strident, qui vibra dans tout le corps
de Shallan. Un cri qui se rappelait cet emprisonnement et redoutait pire
encore.
Shallan bascula en arrière dans la pièce où elles s’étaient battues. Adolin
la rattrapa d’une poigne d’acier, tombant sur un genou avec un craquement
sonore de Cuirasse contre la pierre. Elle entendit l’écho de ce hurlement
s’estomper. La créature n’était pas en train de mourir. Elle s’échappait,
fuyait, déterminée à s’éloigner le plus possible de Shallan.
Lorsqu’elle s’obligea à ouvrir les yeux, elle trouva la pièce débarrassée
de la noirceur. Les cadavres des créatures de minuit s’étaient volatilisés.
Renarin s’agenouilla avec empressement auprès d’un homme de pont qui
avait été blessé, retira son gantelet et infusa l’homme de Fulgiflamme
curative.
Adolin aida Shallan à s’asseoir, et elle fourra sa sage-main dénudée sous
son autre bras. Bourrasques… elle avait curieusement réussi à maintenir
l’illusion de la havah.
Même après tout ça, elle ne voulait pas qu’Adolin apprenne l’existence
de Voile. Elle ne pouvait pas.
— Où ? lui demanda-t-elle, épuisée. Où est-elle allée ?
Adolin désigna l’autre côté de la pièce, où un tunnel s’enfonçait plus bas
dans les profondeurs de la montagne.
— Elle s’est enfuie par là, sous forme de fumée mouvante.
— Donc… est-ce qu’on la pourchasse ? s’enquit Eth en s’avançant
prudemment dans le tunnel. (Sa lanterne dévoila des marches taillées dans
la pierre.) Ça descend très loin.
Shallan percevait un changement dans l’air. La tour était… différente.
— Ne la pourchassez pas, dit-elle en se rappelant la terreur de ce conflit.
(Elle était franchement ravie de laisser s’enfuir cette créature.) Nous
pouvons poster des gardes dans cette pièce, mais je ne crois pas qu’elle
reviendra.
— Ouais, commenta Teft, qui s’appuyait sur sa lance et épongeait son
visage en sueur. Des gardes, ça me paraît une très, très bonne idée.
Son intonation intrigua Shallan, mais elle suivit son regard en direction
de la chose que Re-Shephir avait cachée. La colonne qui se trouvait au
centre exact de la pièce.
Elle était sertie de milliers et de milliers de gemmes taillées, plus grosses
que le poing de Shallan pour la plupart. Ensemble, elles représentaient un
trésor valant plus que la majorité des royaumes.
S’ils ne peuvent vous rendre moins idiots, qu’ils vous donnent au moins de l’espoir.
— Extrait de Justicière, préface.

Pendant toute sa jeunesse, Kaladin avait rêvé de rejoindre l’armée et de


quitter la tranquille petite Pierre-d’Âtre. Tout le monde savait que les
soldats voyageaient beaucoup et voyaient le monde.
Il l’avait fait. Il avait vu des dizaines et des dizaines de collines désertes,
de plaines envahies de mauvaises herbes et de camps de guerre identiques.
Les véritables paysages, en revanche… c’était là une autre histoire.
La cité de Revolar ne se trouvait, comme l’avait prouvé son trajet avec
les parshes, qu’à quelques semaines de marche de Pierre-d’Âtre. Il ne s’y
était jamais rendu. Bourrasques, il n’avait même jamais vécu dans une cité,
à moins de compter les camps de guerre.
Il soupçonnait que la plupart des cités n’étaient pas entourées par une
armée de parshes comme l’était celle-ci.
Revolar était bâtie dans une agréable cuvette du côté sous le vent d’une
série de collines, l’emplacement parfait pour une petite ville. Sauf qu’il ne
s’agissait pas d’une « petite ville ». La cité s’était largement déployée,
remplissant les zones entre les collines, montant le long des pentes sous le
vent – pour ne laisser que les sommets entièrement nus.
Il s’était attendu à ce qu’une cité paraisse plus organisée. Il avait imaginé
des rangées de maisons soignées, comme un camp de guerre efficace. Cet
endroit ressemblait davantage à un enchevêtrement de plantes agglutinées
dans un gouffre des Plaines Brisées. Des rues qui partaient dans tous les
sens. Des marchés qui saillaient de manière aléatoire.
Kaladin rejoignit son équipe de parshes tandis qu’ils empruntaient une
large route aplanie à l’aide de crémon lissé. Ils passèrent au milieu de
milliers et de milliers de parshes qui campaient là, et il semblait s’en réunir
de plus en plus à chaque heure qui passait.
Son groupe paraissait cependant être le seul à porter des lances à tête de
pierre sur l’épaule, des sacs de biscuits de céréales séchées, et des sandales
en cuir de porc. Ils attachaient leur blouse à l’aide de ceintures et
transportaient des couteaux de pierre, des hachettes et du petit bois dans des
pochettes en cire faites à partir des bougies qu’il avait obtenues par troc. Il
avait même commencé à leur apprendre à se servir d’une fronde.
Il n’aurait sans doute rien dû leur montrer de tout ça – il n’en éprouva pas
moins une certaine fierté en entrant dans la cité à leurs côtés.
La foule se pressait dans les rues. D’où venaient tous ces parshes ?
C’était là une armée d’au moins quarante ou cinquante mille têtes. Il savait
que la plupart des gens ignoraient les parshes… et, pour être franc, il l’avait
fait aussi. Mais il avait toujours gardé dans un coin de son esprit l’idée qu’il
n’y en avait pas tant que ça. Chaque pâle-iris de haut rang en possédait une
poignée. Ainsi que beaucoup de caravaniers. Sans oublier, en réalité, que
même les familles les moins riches des villages ou des villes en possédaient.
Et puis il y avait les débardeurs, les mineurs, les porteurs qu’ils utilisaient
pour les grands projets de construction…
— C’est incroyable, déclara Sah, qui marchait à côté de Kaladin en
portant sa fille sur l’épaule, pour lui permettre de mieux voir.
Elle serrait dans sa main plusieurs des cartes en bois de son père, qu’elle
tenait contre elle comme un autre enfant porterait sa poupée favorite.
— Incroyable ? releva Kaladin.
— Notre propre cité, Kal, chuchota Sah. Quand j’étais esclave, à peine
capable de réfléchir, je rêvais malgré tout. J’essayais d’imaginer ce que ce
serait d’avoir ma propre maison, ma propre vie. Eh bien la voici.
Ici, les parshes s’étaient manifestement installés dans des maisons le long
des rues. Dirigeaient-ils également des marchés ? Voilà qui soulevait une
question difficile et troublante. Où étaient tous les humains ? Le groupe de
Khen s’enfonça encore davantage dans la ville, toujours dirigé par le sprène
invisible. Kaladin aperçut des signes de perturbation. Des fenêtres brisées.
Des portes qui ne fermaient plus. Une partie de ces dégâts devait résulter de
la Tempête Éternelle, mais il longea quelques portes qu’on avait
manifestement détruites à coups de hache.
Des pilleurs. Et un peu plus loin se dressait une muraille intérieure.
C’était une belle fortification, en plein milieu de l’étendue de la cité. Elle
marquait probablement la limite originelle de la ville, selon la décision d’un
architecte optimiste.
Ici, enfin, Kaladin trouva des signes de ces combats qu’il avait guettés
lors de son voyage initial en Alethkar. Les portes de la ville intérieure
étaient brisées. La guérite avait été brûlée, et des pointes de flèches
dépassaient encore de certaines poutres en bois. C’était là une cité conquise.
Mais où avait-on déplacé les humains ? Devait-il chercher un camp de
prisonniers ou un bûcher d’os calcinés ? Cette simple idée le rendit malade.
— Est-ce là ce dont il s’agit ? demanda Kaladin tandis qu’ils
empruntaient une route à l’intérieur de la ville intérieure. Est-ce là ce que
vous voulez, Sah ? Conquérir le royaume ? Détruire l’humanité ?
— Bourrasques, je n’en sais rien, répondit-il. Mais je ne peux plus
redevenir esclave, Kal. Je ne les laisserai jamais prendre Vai et
l’emprisonner. Est-ce que vous les défendriez, après tout ce qu’ils vous ont
fait ?
— Il s’agit de mon peuple.
— Ce n’est pas une excuse. Si quelqu’un de « votre peuple » en massacre
un autre, vous ne le placez pas en prison ? Quel est le juste châtiment pour
avoir asservi mon espèce entière ?
Syl le dépassa en voletant, le visage émergeant d’une brume chatoyante.
Elle attira son regard, puis rejoignit un appui de fenêtre où elle se posa et
prit la forme d’une petite pierre.
— Je…, fit Kaladin. Je n’en sais rien, Sah. Mais une guerre pour
exterminer l’un ou l’autre camp ne peut être la réponse.
— Vous pouvez vous battre à nos côtés, Kal. Il ne doit pas
nécessairement s’agir des humains contre les parshes. Ça peut être plus
noble que ça. Les opprimés contre les oppresseurs.
Lorsqu’ils dépassèrent l’emplacement où se trouvait Syl, Kaladin frôla le
mur d’une main. Syl, comme ils s’y étaient entraînés, monta le long de la
manche de son manteau. Il la sentit, pareille à une rafale de vent, grimper
sur sa manche puis sortir par son col pour se réfugier dans ses cheveux. Les
longues boucles la cachaient suffisamment, avaient-ils décidé.
— Il y a beaucoup de ces sprènes blanc-jaune ici, Kaladin, chuchota-t-
elle. Ils volent dans les airs, ils dansent à travers les bâtiments.
— Une trace des humains ? interrogea tout bas Kaladin.
— À l’est, répondit-elle. Entassés dans des casernes de l’armée et de
vieux quartiers des parshes. D’autres se trouvent dans de grands enclos,
sous bonne garde. Kaladin… une autre tempête majeure aura lieu
aujourd’hui.
— Quand ça ?
— Bientôt, peut-être ? Je n’ai pas encore l’habitude de deviner ces
choses-là. Je doute que quiconque s’y attende. Tout a été chamboulé, tous
les tableaux seront faux jusqu’à ce que les gens puissent en établir de
nouveaux.
Kaladin siffla lentement entre ses dents.
Un peu plus loin, son équipe approcha d’un grand groupe de parshes. À
en juger par la façon dont ils s’étaient organisés en larges rangées, il
s’agissait d’une sorte de poste de tri des nouveaux arrivants. En effet, le
groupe de Khen, fort d’une centaine de têtes, se vit diriger vers l’une des
files pour patienter.
Devant eux, un parshe entièrement couvert d’armure de carapace –
comme un Parshendi – longeait la file sans se presser, tenant une écritoire.
Syl s’enfonça davantage dans les cheveux de Kaladin lorsque le Parshendi
s’approcha du groupe de Khen.
— De quelles villes, camps de travail ou armées provenez-vous tous ?
Sa voix possédait une cadence étrange, similaire à celle des Parshendis
que Kaladin avait entendus dans les Plaines Brisées. Plusieurs membres du
groupe de Khen en possédaient des nuances, mais rien d’aussi prononcé.
Le scribe parshe inscrivit la liste de villes que lui remit Khen, puis
remarqua leurs lances.
— Vous n’avez pas chômé. Je vous recommanderai pour un entraînement
spécial. Envoyez votre captif dans les enclos ; je vais rédiger une
description ici et, une fois que vous serez installés, vous pourrez le mettre
au travail.
— Il…, répondit Khen en regardant Kaladin. Il n’est pas notre captif. (Il
y avait dans sa voix une nuance rancunière.) Il a été l’esclave des humains,
comme nous. Il souhaite nous rejoindre et se battre avec nous.
Le parshe leva les yeux en l’air en direction de rien en particulier.
— Yixli parle pour vous, chuchota Sah à Kaladin. Elle a l’air
impressionnée.
— Eh bien, répondit le scribe, ce n’est pas la première fois que ça se
produit, mais vous allez devoir obtenir la permission de l’un des Fusionnés
pour le déclarer libre.
— L’un des quoi ? demanda Khen.
Le parshe à l’écritoire désigna un point sur sa gauche. Kaladin dut sortir
de la file, de même que plusieurs des autres, pour distinguer une grande
parshe aux cheveux longs. De la carapace lui couvrait les joues et remontait
sur ses pommettes jusque dans ses cheveux. La peau de ses bras était
hérissée de reliefs, comme s’il y avait aussi de la carapace sous la peau. Ses
yeux brillaient d’un éclat rouge.
Kaladin eut le souffle coupé. Le Pont Quatre lui avait décrit ces créatures,
les étranges Parshendis qu’ils avaient combattus lors de leur progression
vers le centre des Plaines Brisées. C’étaient là les êtres qui avaient invoqué
la Tempête Éternelle.
Celle-ci se concentrait directement sur Kaladin. Il y avait quelque chose
d’oppressant dans son regard rouge.
Kaladin entendit un coup de tonnerre au loin. Autour de lui, un grand
nombre de parshes se tournèrent dans cette direction et se mirent à
marmonner. Tempête majeure.
Ce fut alors que Kaladin prit sa décision. Il était resté avec Sah et les
autres tant qu’il l’avait osé. Il avait appris ce qu’il pouvait. La tempête lui
offrait une occasion.
Il est temps de partir.
La grande créature dangereuse aux yeux rouges (la Fusionnée, l’avaient-
ils appelée) s’approcha du groupe de Khen. Kaladin n’avait aucun moyen
de savoir si elle l’avait identifié comme un Radieux, mais il ne comptait pas
attendre qu’elle approche. Il avait réfléchi à un plan ; ses vieux réflexes
d’esclave avaient déjà choisi l’issue la plus facile.
Elle se trouvait accrochée à la ceinture de Khen.
Kaladin aspira la Fulgiflamme à même la bourse de Khen. Le pouvoir
s’enflamma en lui, puis il saisit la bourse – il aurait besoin de ces gemmes –
et la dégagea d’un coup sec, faisant céder la lanière de cuir.
— Dites à vos gens de s’abriter, lança Kaladin à une Khen surprise. Une
tempête majeure approche. Merci pour votre générosité. Quoi qu’on puisse
vous dire, sachez une chose : je ne souhaite pas être votre ennemi.
La Fusionnée se mit à hurler d’une voix furieuse. Kaladin aperçut
l’expression trahie de Sah, puis s’élança dans les airs.
Liberté.
La peau de Kaladin frissonnait de joie. Bourrasques, comme ça lui avait
manqué. Le vent, le grand espace au-dessus de sa tête, même la façon dont
son estomac se souleva lorsque la gravité lâcha prise. Syl tournoya autour
de lui sous la forme d’un ruban lumineux, créant une spirale de lignes
brillantes. Des sprènes de gloire apparurent autour de la tête de Kaladin.
Syl adopta la forme d’une personne dans le seul but de pouvoir lancer des
regards noirs aux petites boules de lumière flottantes.
— Pas touche, dit-elle en écartant l’une d’entre elles à l’aide d’une gifle.
À un peu plus de cent cinquante mètres de hauteur, Kaladin opta pour
une demi-Attache, qui le ralentit et le laissa suspendu dans le ciel. En bas, la
parshe aux yeux rouges hurlait en décrivant de grands gestes, mais il ne
l’entendait pas. Bourrasques, il espérait que ça n’attirerait pas d’ennuis à
Sah ni aux autres.
Il bénéficiait d’une excellente vue de la ville – les rues remplies de
silhouettes qui couraient s’abriter dans des bâtiments. D’autres groupes se
précipitaient vers la cité depuis toutes les directions. Même après tout le
temps qu’il avait passé avec eux, il commença par éprouver un malaise. Un
si grand nombre de parshes rassemblés au même endroit ? C’était contre
nature.
Cette impression le perturbait à présent comme jamais elle ne l’aurait fait
auparavant.
Il étudia le mur de la tempête, qu’il voyait approcher au loin. Il avait
encore un peu de temps avant son arrivée.
Il allait devoir voler au-dessus de la tempête pour éviter de se retrouver
pris dans ses vents. Mais ensuite ?
— Urithiru se trouve là-bas, quelque part à l’ouest, déclara Kaladin. Est-
ce que tu peux nous guider ?
— Et comment je ferais ça ?
— Tu y es déjà allée.
— Toi aussi.
— Tu es une force de la nature, Syl, insista Kaladin. Tu perçois les
tempêtes. Est-ce que tu n’as pas une sorte de… sens de l’orientation
naturel ?
— C’est toi qui es de ce royaume-ci, répliqua-t-elle en repoussant un
autre sprène de gloire et en flottant dans l’air à côté de lui, croisant les bras.
Par ailleurs, je suis moins une force de la nature qu’une force des pouvoirs
bruts de la création transformée par l’imagination humaine collective en
incarnation d’un de leurs Idéaux.
Elle lui sourit.
— D’où est-ce que tu sors ça ?
— Aucune idée. Je l’ai peut-être entendu quelque part un jour. Ou alors je
suis simplement intelligente.
— Dans ce cas, nous allons devoir nous diriger vers les Plaines Brisées,
reprit Kaladin. Nous pouvons nous mettre en route vers l’une des plus
grandes villes du sud d’Alethkar, y échanger des gemmes et, avec un peu de
chance, avoir assez de réserve pour voler jusqu’aux camps de guerre.
Cette décision prise, il attacha sa bourse de gemmes à sa ceinture, puis
baissa les yeux et tenta de faire une dernière estimation du nombre de
soldats et de fortifications de parshes. C’était étrange de ne pas s’inquiéter
de la tempête, mais il se contenterait de la survoler une fois qu’elle
arriverait.
Depuis cette hauteur, Kaladin voyait les grandes tranchées taillées dans
les pierres afin de détourner les eaux de crue après une tempête. Bien que la
plupart des parshes aient fui vers un abri, certains restaient en bas, tordant le
cou pour le regarder. Il lut la trahison dans leur posture, quoiqu’il ne soit
même pas en mesure de distinguer si c’étaient là des membres du groupe de
Khen ou non.
— Qu’y a-t-il ? demanda Syl en se posant sur son épaule.
— Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver de la sympathie pour eux, Syl.
— Ils ont conquis la cité. Ce sont des Néantifères.
— Non, ce sont des gens. Et ils sont furieux, à juste titre. (Une rafale de
vent souffla sur lui et le fit dériver sur le côté.) Je connais ce sentiment. Il
brûle en toi, s’insinue dans ton cerveau jusqu’à te faire oublier tout ce qui
n’est pas l’injustice que tu as subie. Voilà ce que je ressentais vis-à-vis
d’Elhokar. Parfois, toutes les explications rationnelles du monde deviennent
insignifiantes face à ce désir dévorant d’obtenir ce que tu mérites.
— Tu as changé d’avis sur Elhokar, Kaladin. Tu as fini par comprendre
ce qui était juste.
— Ah oui ? Est-ce que j’ai trouvé ce qui était juste, ou simplement fini
par accepter de voir les choses comme tu le voulais ?
— Tuer Elhokar aurait été mal.
— Et les parshes que j’ai tués dans les Plaines Brisées ? Ce n’était pas
mal, de les massacrer ?
— Tu protégeais Dalinar.
— Qui était en train d’attaquer leur pays.
— Parce qu’ils avaient tué son frère.
— Ce qu’ils ont fait, pour autant qu’on le sache, parce qu’ils ont vu la
façon dont le roi Gavilar et son peuple traitaient les parshes. (Kaladin se
tourna vers Syl, qui était assise sur son épaule, une jambe ramenée en
dessous d’elle.) Alors quelle est la différence, Syl ? Entre Dalinar qui
attaque les parshes, et les parshes qui conquièrent cette ville ?
— Je n’en sais rien, dit-elle tout bas.
— Et pourquoi était-ce pire de me voir laisser Elhokar se faire tuer pour
les injustices qu’il a commises que de tuer activement des parshes dans les
Plaines Brisées ?
— L’un des deux est mal. Enfin, je crois. Les deux, j’imagine.
— Sauf qu’un des deux a failli rompre mon lien, alors que l’autre ne l’a
pas fait. Le lien n’a pas de rapport avec ce qui est juste ou non, n’est-ce pas,
Syl ? Il est lié à ce que tu perçois comme bien ou mal.
— À ce que nous percevons, rectifia-t-elle. Et aussi aux serments. Tu as
juré de protéger Elkhokar. Ose me dire que, quand tu projetais de le trahir,
tu ne pensais pas, au plus profond de toi, que tu faisais quelque chose de
mal.
— D’accord. Mais ça reste une histoire de perception. (Kaladin laissa les
vents le porter et sentit un gouffre s’ouvrir dans son ventre.) Bourrasques,
j’avais espéré… j’avais espéré que tu pourrais me le dire, m’indiquer un
bien absolu. Pour une fois, j’aimerais que mon code moral ne se termine pas
par une liste d’exceptions.
Elle hocha la tête, pensive.
— J’aurais cru que tu allais protester, reprit Kaladin. Tu es… comment
déjà, l’incarnation des perceptions humaines de l’honneur ? Est-ce que tu ne
devrais pas au moins croire que tu as toutes les réponses ?
— Sans doute, concéda-t-elle. Ou je devrais peut-être, s’il y a des
réponses, être celle qui veut les découvrir.
Le mur de la tempête était pleinement visible à présent : l’immense voile
d’eau et de débris poussé par les vents de la tempête majeure en approche.
Kaladin s’était laissé emporter loin de la cité, et il se fixa donc vers l’est au
moyen d’une Attache jusqu’à ce qu’ils flottent au-dessus des collines qui
composaient le brise-vent de la ville. Là, il aperçut quelque chose qu’il
n’avait pas vu précédemment : des enclos remplis de grandes masses
d’humains.
Les vents qui soufflaient depuis l’est s’accentuaient. Cependant, les
parshes qui gardaient les enclos restaient sur place, comme si personne ne
leur avait donné l’ordre de bouger. Les premiers grondements de la tempête
majeure avaient été lointains, faciles à manquer. Ils les remarqueraient
bientôt, mais il serait peut-être trop tard.
— Oh ! s’exclama Syl. Kaladin, ces gens !
Kaladin jura, puis annula l’Attache qui le maintenait en l’air, ce qui le fit
chuter à toute vitesse. Il s’écrasa au sol, dégageant un nuage de
Fulgiflamme luisante qui se déploya en cercle à partir de lui.
— Tempête majeure ! cria-t-il aux gardes parshes. Tempête majeure en
approche ! Placez ces gens en lieu sûr !
Ils le regardèrent, abasourdis. Une réaction guère surprenante. Kaladin
invoqua sa Lame, bouscula les parshes et sauta sur le muret de pierre de
l’enclos destiné à garder les porcs.
Il leva en l’air la Lame-Syl. Les habitants de la ville s’agglutinèrent
contre le mur. Des voix se mirent à crier : « Porte-Éclat ! »
— Une tempête majeure approche ! hurla-t-il, mais sa voix se trouva
bientôt noyée dans le brouhaha.
Bourrasques. Il n’avait aucun doute quant à la capacité des Néantifères à
affronter un petit groupe de citadins déchaînés.
Il aspira encore un peu de Fulgiflamme pour s’élever dans les airs. La
manœuvre les fit taire et même reculer.
— Où vous êtes-vous abrités, demanda-t-il d’une voix sonore, lors des
dernières tempêtes ?
Vers l’avant, quelques personnes désignèrent de grands abris non loin de
là. Ils étaient destinés à accueillir des animaux d’élevage, des parshes, et
même des voyageurs lors des tempêtes. Pouvaient-ils contenir toute la
population d’une ville ? Peut-être, si les gens se serraient.
— Activez-vous ! ordonna Kaladin. La tempête sera bientôt là.
Kaladin, dit la voix de Syl dans sa tête. Derrière toi.
Il se retourna pour voir des gardes parshes qui approchaient de son mur,
armés de lances. Kaladin sauta à terre tandis que les citadins réagissaient
enfin et grimpaient au-dessus des murs, qui leur montaient à peine à la
poitrine et étaient enduits de crémon lisse et durci.
Kaladin s’avança d’un pas vers les parshes, puis trancha leurs têtes de
lance d’un grand coup de Lame. Les parshes, à peine mieux entraînés que
ceux avec lesquels il avait voyagé, reculèrent d’un air confus.
— Vous voulez m’affronter ? leur lança-t-il.
L’un d’entre eux secoua la tête.
— Dans ce cas, assurez-vous que ces gens ne se piétinent pas les uns les
autres dans leur hâte de s’abriter, leur commanda-t-il en tendant le doigt. Et
empêchez les autres gardes de les arrêter. Ce n’est pas une révolte. Vous
n’entendez pas le tonnerre, vous ne sentez pas le vent forcir ?
Il s’élança de nouveau sur le mur puis fit signe aux gens de bouger, tout
en criant des ordres. Les gardes parshes finirent par décider qu’au lieu de
combattre un Porte-Éclat, ils allaient courir le risque de s’attirer des ennuis
en lui obéissant. Peu de temps après, il se retrouva avec toute une équipe en
train de pousser les humains – souvent plus brutalement qu’il ne l’aurait
souhaité – vers les abris antitempêtes.
Kaladin se laissa tomber près de l’un des gardes, de sexe féminin, dont il
avait tranché la lance en deux.
— Comment est-ce que ça fonctionnait la dernière fois que la tempête a
frappé ?
— Nous avons plus ou moins laissé les humains tout seuls, avoua-t-elle.
Nous étions trop occupés à courir aux abris.
Donc les Néantifères non plus n’avaient pas anticipé l’arrivée de la
tempête. Kaladin grimaça, s’efforçant de ne pas trop penser au nombre de
personnes qui avaient dû succomber à l’impact du mur de la tempête.
— Faites mieux cette fois-ci, lui dit-il. Ces personnes sont sous votre
responsabilité à présent. Vous vous êtes emparés de la ville, vous avez pris
ce que vous vouliez. Si vous souhaitez revendiquer une quelconque
supériorité morale, traitez vos captifs mieux qu’ils ne vous ont traités.
— Écoutez, lui dit la parshe, qui êtes-vous ? Et pourquoi…
Quelque chose de massif percuta Kaladin et l’envoya heurter le mur avec
un crac. La chose possédait des bras – quelqu’un qui le saisit à la gorge et
tenta de l’étrangler. Il le repoussa d’un coup de pied ; ses yeux laissaient
échapper une lumière rouge.
Une lueur d’un noir violet, pareille à de la Fulgiflamme sombre,
s’échappait du parshe aux yeux rouges. Kaladin jura et se fixa dans les airs
au moyen d’une Attache.
La créature le suivit.
Une autre créature se leva non loin de là, laissant derrière elle une faible
lueur violette, volant aussi facilement qu’il l’avait fait. Ces deux-là
paraissaient différentes de celle qu’il avait vue plus tôt, plus minces, avec
des cheveux plus longs. Syl poussa un cri dans la tête de Kaladin, un bruit
de douleur et de surprise mêlées. Il ne pouvait que supposer que quelqu’un
était allé les chercher après qu’il s’était envolé.
Quelques sprènes du vent dépassèrent Kaladin à toute allure, puis se
mirent à danser d’un air espiègle à côté de lui. Le ciel s’assombrit tandis
que le mur de la tempête recouvrait la terre en grondant. Ces Parshendis aux
yeux rouges le pourchassèrent vers le haut.
Kaladin se fixa donc, à l’aide d’une Attache, droit vers la tempête.
Ça avait fonctionné contre l’Assassin en Blanc. La tempête majeure était
dangereuse, mais c’était aussi une sorte d’alliée. Les deux créatures le
suivirent, mais elles s’élevèrent plus haut que lui et durent se fixer vers le
bas selon un étrange mouvement rebondissant. Elles lui rappelaient ses
premières expériences avec ses propres pouvoirs.
Kaladin s’arma de courage – s’accrochant à la Lame-Syl, rejoint par
quatre ou cinq sprènes du vent – et percuta violemment le mur de la
tempête. Une noirceur instable l’engloutit, une noirceur souvent transpercée
par des éclairs et interrompue par des lueurs fantomatiques. Les vents se
tordaient et s’affrontaient comme des armées rivales, tellement irrégulières
qu’elles ballottaient Kaladin dans tous les sens. Il lui fallait toute son
adresse en matière d’Attaches rien que pour continuer dans la bonne
direction.
Il regarda par-dessus son épaule et vit les deux parshes aux yeux rouges
foncer vers lui. Leur lueur étrange était plus faible que la sienne et
dégageait curieusement une impression d’anti-lueur. Une noirceur qui
s’accrochait à eux.
Ils se trouvèrent aussitôt séparés, secoués par le vent. Kaladin sourit, puis
se retrouva pratiquement écrasé par un rocher qui dégringolait dans l’air.
Un pur coup de chance le sauva ; le rocher passa si près que quelques
centimètres de plus lui auraient arraché le bras.
Kaladin se fixa vers le haut et s’envola à travers la tempête en direction
de son plafond.
— Père-des-tempêtes ! hurla-t-il. Sprène des tempêtes !
Pas de réponse.
— Détournez-vous ! cria Kaladin à l’intérieur des vents tourbillonnants.
Il y a des gens en bas ! Père-des-tempêtes, vous devez m’écouter !
Tout s’immobilisa.
Kaladin se retrouva dans cet étrange espace où il avait déjà vu le Père-
des-tempêtes – un endroit qui semblait situé hors de la réalité. Le sol se
trouvait loin en dessous de lui, faiblement éclairé, luisant de pluie, mais nu
et vide. Kaladin resta suspendu dans les airs. Pas d’Attache ; l’air était
simplement solide sous ses pieds.
QUI ÊTES-VOUS POUR EXIGER QUOI QUE CE SOIT DE LA TEMPÊTE, FILS
D’HONNEUR ?
Le Père-des-tempêtes formait un visage aussi large que le ciel, qui le
dominait tel un lever de soleil.
Kaladin brandit bien haut son épée.
— Je sais ce que vous êtes, Père-des-tempêtes. Un sprène, comme Syl.
JE SUIS LA MÉMOIRE D’UN DIEU, LE FRAGMENT QUI DEMEURE. L’ÂME D’UNE
TEMPÊTE ET L’ESPRIT DE L’ÉTERNITÉ.
— Dans ce cas, avec cette âme, cet esprit et cette mémoire, lança
Kaladin, vous devriez bien pouvoir trouver de la clémence pour les gens qui
sont en bas.
ET LES CENTAINES DE MILLIERS QUI SONT MORTS AUPARAVANT FACE À CES
VENTS ? AURAIS-JE DÛ LEUR EN TÉMOIGNER ÉGALEMENT ?
— Oui.
ET LES VAGUES QUI ENGLOUTISSENT, LES FEUX QUI CONSUMENT ? VOUS
VOUDRIEZ QU’ILS S’ARRÊTENT ?
— Je ne parle que de vous, et aujourd’hui seulement. S’il vous plaît.
Le tonnerre gronda. Et le Père-des-tempêtes sembla réellement réfléchir
à sa requête.
CE N’EST PAS LÀ QUELQUE CHOSE QUE JE PUISSE FAIRE, FILS DE TANAVAST. SI
LE VENT CESSE DE SOUFFLER, CE N’EST PAS UN VENT. CE N’EST RIEN.
— Mais…
Kaladin retomba au cœur de la tempête, et il lui sembla qu’il ne s’était
guère écoulé de temps. Il se faufila à travers les vents, serrant les dents de
frustration. Les sprènes du vent l’accompagnèrent – il en avait une
vingtaine à présent, un petit groupe qui tourbillonnait en riant, chacun
possédant la forme d’un ruban lumineux.
Il dépassa l’un des parshes aux yeux luisants. Les Fusionnés ? Ce terme
désignait-il tous ceux dont les yeux brillaient ?
— Le Père-des-tempêtes pourrait vraiment se montrer plus utile, Syl. Est-
ce qu’il ne disait pas être ton père ?
C’est compliqué, répondit-elle dans sa tête. Mais il est têtu. Je suis
désolée.
— Il est insensible, repartit Kaladin.
C’est une tempête, Kaladin. Telle que les gens l’imaginent depuis des
millénaires.
— Il pourrait choisir.
Peut-être. Et peut-être pas. Je crois que ce que tu es en train de faire,
c’est demander à un feu s’il veut bien avoir la gentillesse d’arrêter d’être
aussi chaud.
Kaladin descendit en filant le long du sol et atteignit rapidement les
collines qui entouraient Revolar. Il avait espéré découvrir que tout le monde
était en sécurité, mais c’était, bien entendu, un espoir fragile. Les gens
étaient éparpillés dans les enclos et sur le sol près des abris. L’un de ces
abris avait encore les portes ouvertes, et quelques hommes essayaient –
bénis soient-ils – de rassembler les dernières personnes à l’extérieur et de
les porter à l’intérieur.
Beaucoup étaient trop éloignés. Ils se pelotonnaient contre le sol,
s’accrochant au mur ou aux affleurements rocheux. Kaladin les distinguait à
peine à la lueur fugace des éclairs – des masses terrifiées, seules dans la
tempête.
Il avait déjà ressenti ces vents. Il s’était déjà trouvé impuissant devant
eux, attaché au mur d’un bâtiment.
Kaladin…, dit Syl dans sa tête tandis qu’il redescendait.
La tempête palpitait en lui. Au sein de la tempête majeure, sa
Fulgiflamme se voyait constamment renouvelée. Elle le préservait, elle lui
avait sauvé la vie une bonne dizaine de fois. Ce pouvoir même qui avait
tenté de le tuer avait été son salut.
Il toucha terre et laissa tomber Syl, puis saisit un jeune père qui
s’agrippait à son fils. Il les souleva, les tenant fermement, et tenta de les
porter en courant vers le bâtiment. Près de là, une autre personne – qu’il
distinguait très mal – se retrouvait arrachée par une bourrasque et emportée
par les ténèbres.
Kaladin, tu ne peux pas tous les sauver.
Il hurla tandis qu’il agrippait quelqu’un et l’étreignait – puis ils
avancèrent ensemble. Ils vacillèrent dans le vent lorsqu’ils atteignirent un
groupe d’humains blottis les uns contre les autres. Il y en avait une
vingtaine ou plus, à l’ombre du mur qui entourait les enclos.
Kaladin entraîna les trois personnes qu’il aidait (le père, l’enfant, la
femme) vers les autres.
— Vous ne pouvez pas rester ici ! leur cria-t-il. Ensemble. Vous devez
marcher ensemble, dans cette direction !
Au prix d’un effort – tandis que les vents hurlaient et que la pluie le
cinglait comme des coups de poignard – il fit avancer le groupe sur le sol
rocheux, bras dessus bras dessous. Ils réussirent à parcourir une certaine
distance jusqu’à ce qu’un rocher s’écrase au sol non loin d’eux, ce qui
poussa certains à se recroqueviller sous l’effet de la panique. Le vent se leva
et en emporta plusieurs ; seules les mains fermes des autres les empêchèrent
de se laisser entraîner.
Kaladin cligna des yeux pour chasser les larmes qui se mêlaient à la
pluie. Il hurla. Non loin de là, un éclair illumina un homme en train d’être
écrasé par une portion de mur arrachée ; son corps fut happé par la tempête.
Kaladin, lui dit Syl, je suis désolée.
— Être désolé ne suffit pas ! hurla-t-il.
Il s’accrocha d’un bras à un enfant, visage tourné vers la tempête et ses
vents effroyables. Pourquoi détruisait-elle ? La tempête leur donnait forme.
Fallait-il également qu’elle les ravage ? Consumé par la douleur et le
sentiment de trahison, Kaladin s’embrasa de Fulgiflamme et jeta la main en
avant comme s’il tentait de repousser le vent lui-même.
Une centaine de sprènes du vent tournoyèrent sous forme de lignes
lumineuses, s’enroulant autour de son bras, l’enveloppant comme des
rubans. Ils se mirent à dégager de la Flamme, puis explosèrent vers
l’extérieur en formant une nappe aveuglante, volant aux côtés de Kaladin et
écartant les vents autour de lui.
Main tendue vers la tempête, Kaladin la dévia. De la même manière
qu’une pierre dans un courant rapide arrêtait les eaux, il ouvrit une niche
dans la tempête, créant un sillage de calme derrière lui.
La tempête se déchaînait contre lui, mais il resta à la pointe d’une
formation de sprènes du vent qui se déployèrent à partir de lui comme des
ailes, déviant la tempête. Il parvint à tourner la tête tandis que la tempête le
malmenait. Les gens se pelotonnaient contre lui, trempés, perdus – cernés
par le calme.
— Partez, cria-t-il. Partez !
Ils réussirent à se relever, et le jeune père reprit son fils dans le bras du
côté sous le vent de Kaladin. Ce dernier recula avec eux, maintenant la
formation en brise-vent. Ce groupe n’était qu’un seul parmi ceux qui étaient
prisonniers des vents, mais Kaladin devait mobiliser toutes ses forces pour
retenir la tempête.
Les vents semblèrent furieux qu’il les défie ainsi. Il suffirait d’un seul
rocher.
Une silhouette aux yeux rouges et luisants atterrit sur le champ devant
lui. Elle avança, mais les gens avaient enfin atteint l’abri. Kaladin soupira,
relâcha les vents, et les sprènes s’éparpillèrent derrière lui. Épuisé, il laissa
la tempête le soulever et l’emporter. Une Attache rapide lui permit de
s’élever, l’empêchant ainsi de se faire précipiter contre les bâtiments de la
cité.
Ah ben ça, commenta Syl dans sa tête. Qu’est-ce que tu viens de faire ?
Avec la tempête ?
— Pas assez, murmura Kaladin.
Tu ne pourras jamais en faire assez pour être satisfait, Kaladin. Mais
c’était formidable quand même.
Il dépassa Revolar en un battement de cœur. Il se retourna et devint un
fragment de débris comme les autres parmi les vents. La Fusionnée le
pourchassa, mais elle se retrouva distancée et disparut. Kaladin et Syl
s’arrachèrent au mur de la tempête, puis se laissèrent porter à l’avant. Ils
survolèrent des cités, des plaines, des montagnes – sans jamais tomber à
court de Fulgiflamme, car une source la renouvelait constamment derrière
lui.
Ils volèrent ainsi une bonne heure avant qu’un courant des vents ne le
repousse doucement vers le sud.
— Va par là, lui conseilla Syl sous sa forme de ruban lumineux.
— Pourquoi ?
— Contente-toi d’écouter le fragment de nature incarné, d’accord ? Je
crois que le Père veut s’excuser, à sa façon.
Kaladin gronda, mais laissa les vents l’orienter dans une direction
précise. Il vola ainsi pendant des heures, perdu dans les bruits de la tempête,
jusqu’à ce qu’il atterrisse soudain – à moitié de son propre gré, à moitié à
cause de la pression des vents. La tempête passa, le laissant au milieu d’un
vaste champ de pierre.
Le plateau qui s’étendait devant la cité-tour d’Urithiru.
Car, aussi improbable que la chose puisse paraître, j’ai changé.
— Extrait de Justicière, préface.

Shallan s’installa dans le salon de Sebarial. C’était une salle de pierre à la


forme étrange surmontée d’un grenier (où il plaçait parfois des musiciens),
avec une cavité peu profonde dans le sol, qu’il parlait constamment de
remplir d’eau et de poissons. Elle était persuadée qu’il n’affirmait ce genre
de choses que pour contrarier Dalinar par son extravagance supposée.
Pour l’heure, ils avaient recouvert le trou à l’aide de planches, et Sebarial
déconseillait régulièrement aux gens de marcher dessus. Le reste de la pièce
était luxueusement décoré. Elle était persuadée d’avoir vu ces tapisseries
dans un monastère du camp de guerre de Dalinar, et elles étaient assorties
de meubles somptueux, de lampes dorées et de céramique.
Ainsi que d’un tas de planches pleines d’échardes recouvrant un trou.
Elle secoua la tête. Puis, blottie sur un canapé avec des couvertures
entassées au-dessus d’elle, elle accepta bien volontiers la tasse de thé aux
agrumes fumant que lui proposait Palona. Elle n’était pas encore parvenue à
chasser le froid tenace qu’elle éprouvait depuis son affrontement avec Re-
Shephir quelques heures auparavant.
— Y a-t-il autre chose que je puisse vous apporter ? s’enquit Palona.
Shallan fit signe que non, et la Herdazienne s’installa donc sur un canapé
tout proche, munie d’une autre tasse de thé. Shallan but une gorgée, ravie
d’avoir de la compagnie. Adolin souhaitait qu’elle dorme, mais elle n’avait
aucune envie de se retrouver seule. Il l’avait confiée aux soins de Palona,
puis était resté avec Dalinar et Navani pour répondre à leurs questions.
— Donc…, reprit Palona. Comment était-ce ?
Que répondre à ça ? Elle avait touché la Mère de Minuit, nom des
foudres. Un nom issu des légendes anciennes, l’une des Incréés, les princes
des Néantifères. Les gens chantaient au sujet de Re-Shephir dans les
poèmes et les épopées, la décrivant comme une silhouette sombre et
magnifique. Les tableaux la représentaient sous la forme d’une femme
vêtue de noir avec les yeux rouges et un regard sensuel.
Voilà qui illustrait parfaitement à quel point ils se rappelaient mal ces
choses-là.
— Ce n’était pas comme dans les récits, chuchota Shallan. Re-Shephir
est une sprène. Une sprène immense et effroyable qui cherche
désespérément à nous comprendre. Alors elle nous tue en imitant notre
violence.
Il y avait un mystère plus profond derrière tout ça, un soupçon de
quelque chose qu’elle avait entrevu alors qu’elle se trouvait entremêlée
avec Re-Shephir. Shallan se demanda si la sprène, au lieu de chercher
simplement à comprendre l’humanité, n’était pas en quête de quelque chose
qu’elle avait elle-même perdu.
Cette créature – dans un temps extrêmement lointain, au-delà de la
mémoire – avait-elle autrefois été humaine ?
Ils l’ignoraient. Ils ne savaient rien. Lorsque Shallan avait fait son
rapport, Navani avait chargé ses érudites de chercher des informations, mais
leur accès aux livres était encore limité ici. Même en disposant des
ressources du Palanée, Shallan n’était pas optimiste. Jasnah avait cherché la
trace d’Urithiru des années durant, et même alors, la majeure partie de ses
découvertes n’avaient pas été fiables. Il s’était tout simplement écoulé trop
d’années.
— Quand je pense qu’elle était ici, pendant tout ce temps, déclara Palona.
Cachée là-dessous.
— Elle était prisonnière, chuchota Shallan. Elle a fini par s’échapper,
mais ça remonte à des siècles. Elle attend ici depuis.
— Dans ce cas, nous devrions découvrir où les autres sont détenus, et
nous assurer qu’eux ne s’échappent pas.
— Je ne sais pas si les autres ont jamais été capturés.
Elle avait ressenti une impression d’isolement et de solitude émanant de
Re-Shephir, l’impression d’un déchirement quand les autres s’échappaient.
— Donc…
— Ils sont là, et ils l’ont toujours été, répondit Shallan.
Elle se sentait épuisée et ses paupières tombaient, quoiqu’elle répète avec
insistance à Adolin qu’elle n’était pas si fatiguée que ça.
— Nous les aurions tout de même bien découverts depuis le temps.
— Je n’en sais rien, dit Shallan. Ils… ils doivent avoir une apparence
normale à nos yeux. Comme il en a toujours été.
Elle bâilla, puis hocha distraitement la tête en écoutant parler Palona, qui
se mit à louer Shallan pour avoir agi comme elle l’avait fait. Adolin aussi
l’avait félicitée, ce qui ne l’avait pas dérangée, et Dalinar avait été
franchement gentil avec elle – au lieu d’être le roc austère qu’il était
généralement.
Elle ne leur révélait pas à quel point elle était passée près de céder, et à
quel point la simple idée de revoir un jour cette créature la terrifiait.
Cela dit… peut-être méritait-elle en effet des louanges. Elle n’était
qu’une enfant lorsqu’elle avait quitté son foyer pour tenter de secourir sa
famille. Pour la première fois depuis ce jour-là, sur le navire, où elle avait
regardé Jah Keved s’éloigner devant elle, elle eut l’impression qu’elle avait
peut-être prise sur tout ça. Comme si elle avait trouvé un peu de stabilité, de
maîtrise d’elle-même et de son environnement.
Étonnamment, elle se sentait pratiquement adulte.
Elle sourit et se blottit dans ses couvertures, but son thé et s’efforça –
pour l’instant – de ne pas penser qu’une troupe de soldats entière l’avait
vue sans son gant. Elle était pratiquement adulte. Un peu d’embarras ne la
tuerait pas. En réalité, elle était de plus en plus persuadée qu’entre Shallan,
Voile et Radieuse, elle pouvait affronter tout ce que la vie lui jetait à la
figure.
Du tapage à l’extérieur la poussa à s’asseoir, bien que le bruit n’évoque
rien de dangereux. Des bavardages, quelques exclamations furieuses. Elle
ne fut pas entièrement surprise lorsque Adolin entra, fit la révérence à
Palona (il avait décidément des manières impeccables) et s’approcha d’elle
en courant, l’uniforme toujours froissé d’avoir été porté sous sa Cuirasse.
— Ne paniquez pas, lui lança-t-il. C’est une bonne chose.
— Quoi donc ? fit-elle, soudain alarmée.
— Eh bien, quelqu’un vient d’arriver à la tour.
— Ah oui, ça. Sebarial m’a transmis l’information, le porte-pont est de
retour.
— Lui ? Non, je ne parle pas de ça.
Adolin chercha ses mots tandis que des voix approchaient, et plusieurs
autres personnes entrèrent dans la pièce.
À leur tête se trouvait Jasnah Kholin.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


Puuli le gardien de phare s’efforçait de ne pas montrer à quel point il était
surexcité par cette nouvelle tempête.
C’était une tragédie. Une vraie tragédie. Ce fut ce qu’il répéta à Sakin
tandis qu’elle sanglotait. Elle-même s’était crue bénie par la fortune
lorsqu’elle avait gagné son nouvel époux. Elle s’était installée dans la belle
hutte de pierre de cet homme, située à un emplacement parfait pour faire
pousser un jardin, derrière les falaises au nord de la ville.
Puuli rassembla des bouts de bois emportés à l’est par cette étrange
tempête et les entassa dans son petit chariot. Il le tira à deux mains, laissant
Sakin pleurer son époux. Elle en avait eu trois jusqu’alors, tous perdus en
mer. Quelle tragédie.
Malgré tout, il était surexcité par cette tempête.
Il tira sa charrette au-delà d’autres foyers détruits, à l’ouest des falaises,
là où ils auraient dû être protégés. Le grand-père de Puuli se rappelait une
époque où ces falaises n’étaient pas là. Kelek lui-même avait brisé la terre
au milieu d’une tempête, créant un nouvel emplacement de premier choix
pour des maisons.
Où les riches allaient-il établir leur foyer à présent ?
Et il y en avait, des riches, dans cette ville, quoi que puissent affirmer les
voyageurs de la mer. Ces gens-là s’arrêtaient dans ce petit port, à la bordure
est de Roshar, et s’abritaient des tempêtes dans leur crique le long des
falaises qui s’effritaient.
Puuli tira sa charrette le long de la crique. Ici, l’un des capitaines
étrangers – avec de longs sourcils et la peau brun clair, plutôt que la teinte
bleue adéquate – s’efforçait de comprendre ce qui était arrivé à son navire
détruit. Il avait été ballotté dans la crique, frappé par les éclairs, puis
repoussé contre les pierres où il s’était fracassé. Seul le mât était encore
visible désormais.
Quelle tragédie, déclara Puuli. Il complimenta toutefois le capitaine au
sujet du mât. C’était un très beau mât.
Puuli ramassa quelques planches du navire brisé que les vagues avaient
déposées sur le rivage de la crique, puis les jeta dans sa charrette.
Quoiqu’elle ait détruit bien des navires, Puuli se réjouissait de cette
nouvelle tempête. Il s’en réjouissait en secret.
Le temps était-il enfin venu, celui contre lequel son grand-père l’avait
mis en garde ? Le temps du changement, où les hommes de l’île cachée de
l’Origine viendraient enfin reprendre Natanatan ?
Même dans le cas contraire, cette nouvelle tempête lui apportait tellement
de bois. Des fragments de boutons-de-roche, des branches d’arbres. Il les
ramassa tous avec empressement, en remplit sa charrette, puis la tira au-delà
de petits groupes de pêcheurs qui cherchaient à déterminer comment ils
allaient survivre dans un monde où les tempêtes soufflaient dans les deux
sens. Les pêcheurs ne passaient pas la saison des pleurs à dormir, comme
ces fainéants de fermiers. Ils travaillaient pendant ce temps, car il n’y avait
pas de vents. Beaucoup d’eau à écoper, mais pas de vents. Jusqu’à présent.
Une tragédie, dit-il à Au-lam tout en l’aidant à nettoyer les débris de sa
grange. Une grande partie des planches atterrirent dans la charrette de Puuli.
Une tragédie, acquiesça-t-il avec Hema-Dak dont il gardait les enfants
afin qu’elle puisse apporter du bouillon à sa sœur, atteinte de la fièvre.
Une tragédie, dit-il aux frères Drummer, qu’il aidait à tirer des vagues
une voile en lambeaux pour l’étendre sur les pierres.
Enfin, Puuli termina sa tournée et traîna sa petite charrette le long de la
route sinueuse qui menait à Défi. C’était le nom qu’il donnait à son phare.
Personne d’autre ne l’appelait ainsi car, pour les autres, c’était tout
simplement « le phare ».
Parvenu tout en haut, il fit une offrande de fruits pour Kelek, le Héraut
qui vivait dans la tempête. Puis il tira son chariot dans la pièce du rez-de-
chaussée. Défi n’était pas un phare très haut. Il avait vu des tableaux
représentant les phares élégants et fins le long du détroit des Longs-
Sourcils. Des phares destinés aux gens riches naviguant sur des bateaux qui
n’attrapaient pas de poissons. Défi ne faisait que deux étages, et il était
trapu comme un abri fortifié. Mais il était bâti de pierre solide, avec une
couche de crémon à l’extérieur pour empêcher les fuites.
Il se dressait là depuis plus de cent ans, et Kelek n’avait pas décidé de
l’abattre. Le Père-des-tempêtes connaissait son importance. Puuli transporta
une brassée de bois de tempête humide et de planches brisées jusqu’en haut
du phare, où il la déposa à côté du feu (qui brûlait doucement pendant la
journée) pour l’y faire sécher. Il s’épousseta les mains, puis s’avança
jusqu’au bord du phare. La nuit, les miroirs dirigeraient la lumière vers ce
trou.
Il regarda vers l’est par-dessus les falaises. Les membres de sa famille
ressemblaient eux-mêmes beaucoup au phare. Petits, trapus, mais puissants.
Et résistants.
Ils viendront avec de la Flamme dans les poches, avait dit Grand-père. Ils
viendront pour détruire, mais tu devrais les guetter malgré tout. Parce
qu’ils viendront de l’Origine. Les marins perdus sur une mer infinie. Fais
brûler ce feu bien haut dans la nuit, Puuli. Fais-le brûler jusqu’à ce
qu’arrive le jour.
Il arrivera quand la nuit sera la plus sombre.
Ce devait forcément être le moment, avec cette nouvelle tempête. Les
nuits les plus sombres. Une tragédie.
Ainsi qu’un signe.
Le monastère de Jokasha était généralement un endroit très tranquille.
Niché dans les forêts qui couvraient les pentes ouest des Pics des
Mangecorne, le monastère ne ressentait la pluie qu’au passage des tempêtes
majeures. Une pluie furieuse, d’accord, mais rien de la violence terrible que
subissait le reste du monde.
Ellista se rappelait, au passage de chaque tempête majeure, quelle chance
était la sienne. Certains ardents s’étaient battus la moitié de leur vie pour
qu’on les transfère à Jokasha. Ici, loin de la politique, des tempêtes et autres
contrariétés, on pouvait se contenter de réfléchir.
En règle générale.
— Vous avez regardé ces chiffres ? Vos yeux sont-ils déconnectés de
votre cerveau ?
— Nous ne pouvons juger de rien pour l’instant. Trois occurrences ne
suffisent pas !
— Deux points de données pour établir une coïncidence, trois pour une
séquence. La Tempête Éternelle voyage à une vitesse constante,
contrairement à la tempête majeure.
— Vous ne pouvez pas dire ça ! L’un de vos points de données, que vous
insistez tellement pour caser dans la conversation, provient du passage
originel de la tempête, qui représentait un événement singulier.
Ellista referma brusquement son livre et le fourra dans sa sacoche. Elle
jaillit de son coin lecture et lança des regards noirs aux deux ardents qui se
disputaient dans la salle au-delà, portant tous deux le bonnet de maître
érudit. Ils se concentraient tellement sur leur dispute qu’ils ne réagirent
même pas à ce regard furieux, alors que c’était l’un de ses meilleurs.
Elle sortit précipitamment de la bibliothèque et entra dans un long couloir
dont les côtés étaient ouverts aux éléments. Des arbres paisibles. Un
ruisseau tranquille. De l’air humide et des lianes couvertes de mousse qui
s’étiraient en claquant tandis qu’elles s’installaient pour le soir. D’accord,
un grand carré d’arbres, là-dehors, avait été aplati par la nouvelle tempête.
Mais ce n’était pas une raison pour que tout le monde panique ! Le reste du
monde pouvait bien s’inquiéter. Ici, au siège du Dévotaire de l’Esprit, elle
était censée pouvoir consacrer tout son temps à la lecture.
Elle disposa ses affaires sur un bureau près d’une fenêtre ouverte.
L’humidité était mauvaise pour les livres, mais les faibles tempêtes étaient
associées à la fécondité. Il fallait simplement l’accepter. Avec un peu de
chance, ces nouveaux fabriaux destinés à prélever de l’eau dans l’air
allaient…
— … dire une chose, nous allons devoir partir ! résonna une nouvelle
voix dans le couloir. Écoutez, la tempête va dévaster ces bois. D’ici peu,
cette pente sera entièrement dépouillée et la tempête va nous frapper à
pleine puissance.
— Les vents de cette nouvelle tempête ne sont pas si puissants, Bettam.
Elle ne va pas emporter ces arbres. Avez-vous regardé mes mesures ?
— Je les ai contestées.
— Mais…
Ellista se frotta les tempes. Elle avait le crâne rasé, comme les autres
ardents. Ses parents répétaient pour plaisanter qu’elle avait rejoint l’ardence
simplement parce qu’elle détestait se soucier de ses cheveux. Elle tenta
d’enfiler des bouchons d’oreilles, mais elle entendait la dispute malgré tout,
si bien qu’elle ramassa de nouveau ses affaires.
Peut-être le bâtiment bas ? Elle emprunta le grand escalier à l’extérieur,
qui lui fit descendre la pente le long d’un chemin boisé. Avant d’atteindre le
monastère pour la première fois, elle avait eu des illusions quant à ce que
serait la vie parmi les érudits. Pas de chamailleries. Pas de manœuvres
politiciennes. Elle n’avait rien constaté de tel – mais, de manière générale,
les gens la laissaient tranquille. Elle avait donc de la chance d’être ici.
C’était ce qu’elle se répétait lorsqu’elle entra dans le bâtiment bas.
C’était pour ainsi dire un zoo. Des dizaines de personnes rassemblaient
des informations provenant d’échocalames, parlaient entre elles,
bavardaient avec excitation de tel ou tel haut-prince ou roi. Elle franchit la
porte, contempla un instant la scène, puis pivota sur ses talons et ressortit
d’un pas raide.
Et maintenant ? Elle entreprit de remonter les marches, mais ralentit.
C’est sans doute le seul endroit possible où trouver la paix…, songea-t-elle
en regardant vers la forêt.
En s’efforçant de ne pas penser à la terre, aux crémillons, et au fait que
quelque chose risquait de lui couler goutte à goutte sur la tête, elle s’avança
parmi les arbres. Elle ne voulait pas aller trop loin, car qui savait ce qui
pouvait se trouver là-bas ? Elle choisit une souche qui n’était pas trop
couverte de mousse et s’y assit au milieu de sprènes de vie qui flottaient, un
livre sur les genoux.
Elle entendait toujours les ardents se disputer, mais au loin. Elle ouvrit
son livre, décidée à accomplir enfin quelque chose aujourd’hui.

Wema se détourna des avances effrontées du clarissime


Sterling, plaça sa sage-main contre sa poitrine et baissa les
yeux pour les détacher de ses boucles splendides. Une telle
affection, de nature à enfiévrer les esprits les moins
recommandables, ne pouvait tout de même pas la satisfaire
sur le long terme, car, quoique les attentions du clarissime
eussent été autrefois de délicieuses chimères peuplant ses
rêveries, elles semblaient à présent témoigner d’une
extrême impudence ainsi que d’un important défaut de
caractère.
— Quoi ! s’écria Ellista tout en lisant. Mais non, petite idiote ! Il est
enfin en train d’exprimer son affection pour toi. Tu ne vas quand même pas
le repousser maintenant ?

Comment pouvait-elle accepter cette justification éhontée


de ses désirs naguère si obsessionnels ? N’aurait-elle pas dû
opter plutôt pour la prudence, comme le préconisait
l’inflexible volonté de son oncle ? Le clarissime Vadam
disposait d’une terre accordée par la grâce du haut-prince
et aurait les moyens de l’entretenir bien au-delà des
satisfactions à la portée d’un simple officier, aussi haute que
soit sa réputation et quels que soient les vents qui aient béni
son tempérament, les traits de son visage et la délicatesse de
ses mains.

Ellista eut le souffle coupé.


— Le clarissime Vadam ? Espèce de petite traînée ! Tu oublies qu’il a fait
enfermer ton père ?

— Wema, déclara le clarissime Sterling, il semblerait que


je me sois sérieusement mépris quant à vos intentions. Me
voici terrassé par l’embarras que suscite en moi ma folie
passée. Je vais présentement m’éloigner afin de rejoindre
les Plaines Brisées, et vous n’aurez plus à subir le supplice
de ma présence.
Il exécuta une authentique révérence de gentilhomme,
teintée de tout le raffinement et de toute la déférence
requis. C’était une supplication au-delà de ce qu’un
monarque lui-même était en droit d’exiger, et Wema y
perçut la véritable nature de l’affection du clarissime
Sterling. Simple, mais passionné. Respectueux dans ses
actes. Voilà qui éclairait d’une lumière nouvelle ses avances
d’un peu plus tôt, lesquelles lui apparaissaient soudain
comme une faille indéniable dans une armure solide par
ailleurs, une fenêtre de vulnérabilité, plutôt qu’un modèle
d’avarice.
Tandis qu’il soulevait le loquet de la porte afin de
déserter à jamais son existence, Wema se trouva possédée
d’une honte et d’une envie sans précédent, entremêlées
comme deux fils sur un métier, destinés à façonner une
somptueuse tapisserie de désir.
— Attendez ! s’écria-t-elle. Mon cher Sterling, attendez
un signe de moi.

— Foudre oui que vous avez intérêt à attendre, Sterling.


Ellista se pencha plus près du livre et tourna la page.

Les convenances lui semblaient désormais chose bien


vaine, perdues dans l’océan qu’était son besoin d’éprouver
le contact de Sterling. Elle se précipita vers lui et pressa
contre son bras sa main protégée par sa manche, qu’elle
leva ensuite pour caresser sa robuste mâchoire.

Il faisait si chaud ici, dans la forêt. Presque étouffant. Ellista porta les
doigts à ses lèvres et lut avec les yeux écarquillés, tremblante.

Si seulement il lui était encore possible de localiser la


faiblesse de cette armure, ainsi que de trouver en elle-même
une plaie similaire, qu’elle pût appuyer contre la sienne afin
de le laisser l’imprégner jusqu’en son âme. Si seulement…

— Ellista ? l’appela une voix.


— Yip ! lâcha-t-elle en se redressant d’un coup, refermant le livre et
pivotant vers ce bruit. Hum. Oh ! Ardent Urv.
Le jeune ardent silne était grand, dégingandé et affreusement bruyant par
moments. Sauf, apparemment, lorsqu’il surprenait des collègues dans la
forêt.
— Qu’étiez-vous donc en train d’étudier ? lui demanda-t-il.
— Des travaux importants, répondit Ellista, avant de s’asseoir sur le
livre. Rien qui doive vous préoccuper. Que voulez-vous ?
— Hum… (Il baissa les yeux vers sa sacoche.) Vous étiez bien la dernière
à emprunter les transcriptions du Chant de l’Aube recueilli par Bendthel ?
Les anciennes versions ? Je voulais simplement m’informer de vos progrès.
Ah oui. Le Chant de l’Aube. Ils travaillaient dessus avant l’arrivée de
cette tempête, et tout le monde avait été distrait. La vieille Navani Kholin,
en Alethkar, avait réussi à déchiffrer le Chant de l’Aube. Son récit
concernant les visions était absurde – la famille Kholin était connue pour
l’opacité de sa politique – mais sa clé était authentique, et leur avait permis
de déchiffrer lentement les textes anciens.
Ellista se mit à fouiller dans sa sacoche. Elle en tira trois vieux
manuscrits moisis ainsi qu’une liasse de pages, ce dernier article étant le
travail qu’elle avait accompli jusqu’à présent.
À son grand agacement, Urv s’assit par terre à côté de sa souche et lui
prit les papiers qu’elle lui tendit. Il posa sa sacoche sur son giron et se mit à
lire.
— Incroyable, commenta-t-il quelques instants plus tard. Vous avez
davantage progressé que moi.
— Tous les autres sont trop occupés à s’inquiéter pour cette tempête.
— Eh bien, elle menace tout de même d’éliminer toute civilisation.
— Une réaction exagérée. Tout le monde surréagit toujours à la moindre
petite rafale de vent.
Il feuilleta les pages d’Ellista.
— Quelle est cette section ? Pourquoi prendre tant de soin à noter
l’endroit où chaque texte a été découvert ? Fiksin a conclu que ces livres
rédigés en Chant de l’Aube s’étaient tous éparpillés à partir d’un
emplacement central, et qu’il n’y avait donc rien à apprendre de l’endroit où
l’on a trouvé chacun.
— Fiksin était un lèche-bottes, pas un érudit, asséna Ellista. Écoutez, il y
a ici des preuves évidentes indiquant que le même système d’écriture a
autrefois servi dans tout Roshar. J’ai des références à Makabakam, Sela
Tales, Alethela… Pas un éparpillement de textes, mais de véritables preuves
qu’ils écrivaient naturellement en Chant de l’Aube.
— Vous croyez qu’ils parlaient tous la même langue ?
— Pas vraiment.
— Mais le Relique et Monument de Jasnah Kholin ?
— Elle n’y affirme pas que tout le monde parlait la même langue,
simplement qu’ils l’écrivaient. C’est idiot de supposer que tout le monde
utilisait la même langue pendant des centaines d’années à travers des
dizaines de nations. Il semble plus logique qu’il ait existé un langage écrit
codifié, le langage des érudits, de la même manière qu’on trouve de
nombreux sous-textes écrits en aléthi à l’heure actuelle.
— Ah… Et ensuite, une Désolation a frappé…
Ellista hocha la tête et lui montra une page plus récente de sa liasse de
notes.
— Ce langage bizarre intermédiaire… c’est là que les gens ont
commencé à utiliser l’alphabet du Chant de l’Aube pour transcrire
phonétiquement leur langue. Ça n’a pas très bien fonctionné. (Elle tourna
deux pages de plus.) Dans ce fragment, nous avons l’une des plus anciennes
apparitions des radicaux glyphiques proto-thaylo-vorins, et en voici un ici
qui montre une forme thaylène intermédiaire.
» Nous nous sommes toujours demandé ce qu’il était advenu du Chant de
l’Aube. De quelle manière les gens pouvaient-ils oublier comment lire leur
propre langue ? Eh bien, ça semble clair à présent. Lorsque ça s’est produit,
la langue était moribonde depuis des millénaires. Ils ne la parlaient plus
depuis des générations.
— Fascinant, commenta Urv. (Il n’était pas si mal, pour un Silne.) J’ai
traduit ce que j’ai pu, mais je me suis trouvé coincé sur le Fragment de
Covad. Si ce que vous faites ici est correct, c’est peut-être parce que le
Covad n’est pas un échantillon de véritable Chant de l’Aube, mais une
transcription phonétique d’une autre langue ancienne…
Il lança un coup d’œil sur le côté, puis inclina la tête. Était-il en train de
regarder son…
Ah, non. Simplement le livre, sur lequel elle était toujours assise.
— De la responsabilité des vertus, lut-il. Bon livre.
— Vous l’avez lu ?
— J’ai un faible pour les récits épiques aléthis, répondit-il distraitement
en parcourant les notes d’Ellista. Mais elle aurait vraiment dû choisir
Vadam. Sterling était un flagorneur et un parasite.
— Sterling est un officier noble et droit ! (Elle étrécit les yeux.) Et vous,
ardent Urv, vous essayez de vous payer ma tête.
— Peut-être. (Il étudia un schéma qu’elle avait dessiné de différentes
grammaires du Chant de l’Aube.) J’ai un exemplaire de la suite.
— Il y a une suite ?
— Au sujet de sa sœur.
— La discrète ?
— Elle se voit devenir l’objet d’attentions courtoises et doit choisir entre
un robuste officier naval, un banquier thaylène, et le Malicieux du roi.
— Un instant. Il y a trois hommes différents cette fois-ci ?
— Les suites doivent toujours frapper plus fort, affirma-t-il, avant de lui
rendre sa pile de feuilles. Je vous le prêterai.
— Ah oui, vous ferez ça ? Et quel sera le coût de ce geste magnanime,
clarissime Urv ?
— Vous nous aiderez à traduire une section du Chant de l’Aube qui nous
résiste. Un de mes clients doit le rendre dans un délai très strict.
Venli se cala sur le Rythme de Convoitise tandis qu’elle descendait dans
le gouffre. Cette extraordinaire nouvelle forme, la forme de tempête,
accordait à ses mains une prise puissante qui lui permettait de rester
suspendue à plusieurs dizaines de mètres dans les airs, sans jamais craindre
cependant de tomber.
La carapace de chitine, sous sa peau, était beaucoup moins volumineuse
que celle de l’ancienne forme de guerre, mais presque aussi efficace. Lors
de l’invocation de la Tempête Éternelle, un soldat humain l’avait frappée au
visage. Sa lance lui avait entaillé la joue et l’arête du nez, mais le masque
d’armure de chitine en dessous avait dévié l’arme.
Elle continua à descendre la paroi rocheuse, suivie par Demid, son ancien
accouplé, et par un groupe d’amis loyaux. Dans son esprit, elle se cala sur le
Rythme d’Autorité – une version similaire au Rythme d’Approbation, mais
plus puissante. Tous les membres de son peuple entendaient les rythmes –
des cadences associées à des tons – mais elle n’arrivait plus à percevoir les
anciens, plus communs. Seulement ces nouveaux rythmes supérieurs.
Le gouffre s’ouvrit en dessous d’elle, là où l’eau des tempêtes majeures
avait sculpté une bosse. Elle finit par atteindre le fond, et les autres
tombèrent autour d’elle, atterrissant avec un craquement sonore. Ulim
descendit le long de la paroi rocheuse ; le sprène prenait généralement la
forme de boule de foudre qui se déplaçait sur les surfaces.
Parvenu en bas, il quitta sa forme d’éclair pour adopter une forme
humaine aux yeux étranges. Ulim s’assit sur un amas de branches brisées,
bras croisés, ses longs cheveux ondulant sous l’effet d’un vent invisible.
Elle ignorait pourquoi au juste un sprène envoyé par Abjection en personne
prenait une apparence humaine.
— Quelque part par ici, déclara Ulim, doigt tendu. Dispersez-vous pour
chercher.
Venli serra la mâchoire, fredonnant sur le Rythme de Fureur. Des lignes
de pouvoir montèrent le long de ses bras en ondulant.
— Pourquoi devrais-je continuer à obéir à vos ordres, sprène ? C’est vous
qui devriez m’obéir.
Le sprène l’ignora, ce qui ne fit qu’accroître sa colère. Demid posa
cependant la main sur son épaule et la serra, fredonnant sur le Rythme de
Satisfaction.
— Viens, cherche avec moi par là.
Elle réfréna son fredonnement et se tourna vers le sud pour rejoindre
Demid, se frayant un chemin à travers les débris. Les dépôts de crémon
avaient lissé le sol du gouffre, mais la tempête avait laissé un grand nombre
de déchets.
Elle se cala sur le Rythme de Convoitise. Un rythme rapide et violent.
— C’est moi qui devrais donner les ordres, Demid. Pas ce sprène.
— C’est toi la responsable.
— Dans ce cas, pourquoi ne nous a-t-on rien dit ? Nos dieux sont
revenus, mais nous les avons à peine vus. Nous avons sacrifié beaucoup de
choses pour ces formes, et pour créer cette splendide tempête véritable.
Nous avons perdu… combien de gens ?
Elle y réfléchissait parfois, dans les moments étranges où les nouveaux
rythmes paraissaient se retirer. Tout son travail, ses rendez-vous secrets
avec Ulim afin de guider son peuple vers la forme de tempête. Le but de
tout ça avait été de sauver son peuple, n’est-ce pas ? Pourtant, il ne restait
qu’une fraction des dizaines de milliers de ceux-qui-écoutent qui s’étaient
battus pour invoquer la tempête.
Demid et elle avaient été des érudits. Cependant, même les érudits étaient
allés au combat. Elle tâta la plaie sur son visage.
— Notre sacrifice en valait la peine, l’assura Demid sur le Rythme de
Dérision. Oui, nous avons perdu beaucoup de gens, mais les humains
cherchaient à nous anéantir. Au moins, de cette façon, quelques membres de
notre peuple ont survécu, et nous possédons à présent un grand pouvoir !
Il avait raison. Et pour être tout à fait franche, elle avait toujours désiré
une forme de pouvoir. Elle en avait obtenu une, en capturant à l’intérieur
d’elle-même un sprène de la tempête. Il ne s’était pas agi de l’une des
espèces d’Ulim, bien entendu – les sprènes inférieurs étaient utilisés pour
changer de formes. Elle percevait parfois, au plus profond d’elle-même, la
pulsation de celui avec lequel elle s’était liée.
Quoi qu’il en soit, cette transformation lui avait conféré un grand
pouvoir. Le bien de son peuple avait toujours été secondaire aux yeux de
Venli ; il était un peu tard pour éprouver des remords.
Elle se remit à fredonner sur Convoitise. Demid sourit et lui saisit de
nouveau l’épaule. Ils avaient autrefois partagé quelque chose, lors du temps
qu’ils avaient passé sous la forme d’accouplement. Ils n’éprouvaient plus
désormais ces passions idiotes et perturbantes, et aucun de leurs semlables
qui ait un tant soit peu de bon sens n’aurait souhaité retrouver ces choses-là.
Mais leur souvenir créait un lien réel.
Ils se frayèrent un chemin à travers les débris et dépassèrent plusieurs
cadavres humains récents, enfoncés dans une fissure de la roche. Elle était
contente de les voir. Contente de se rappeler que son peuple avait tué
beaucoup de gens, malgré les pertes qu’il avait subies.
— Venli ! s’exclama Demid. Regarde !
Il enjamba tant bien que mal un rondin provenant d’un grand pont de bois
qui était coincé au centre du gouffre. Elle le suivit, ravie de sa propre force.
Elle se rappellerait sans doute toujours Demid comme l’érudit dégingandé
qu’il avait été avant ce changement, mais elle doutait que l’un ou l’autre
d’entre eux revienne jamais en arrière de son plein gré. Les formes de
pouvoir étaient tout simplement trop grisantes.
Une fois de l’autre côté du rondin, elle aperçut ce qu’avait vu Demid :
une silhouette affalée près du mur du gouffre, tête baissée, coiffée d’un
casque. Une Lame d’Éclat – en forme de flammes gelées – saillait du sol à
côté d’elle, plantée dans la surface de pierre.
— Eshonai ! Enfin !
Venli bondit au bas du rondin et atterrit à côté de Demid.
Eshonai paraissait épuisée. En réalité, elle ne bougeait pas.
— Eshonai ? l’appela Venli en s’agenouillant à côté de sa sœur. Est-ce
que tout va bien ?
Elle saisit la silhouette vêtue d’une Cuirasse par les épaules et la secoua
légèrement.
La tête roula mollement au bout de son cou.
Un grand froid envahit Venli. Demid, l’air grave, souleva la visière
d’Eshonai, dévoilant des yeux morts dans un visage livide.
Eshonai… non…
— Ah, commenta la voix d’Ulim. Parfait. (Le sprène approcha en
traversant le mur de pierre, sous la forme d’éclairs crépitants se déplaçant à
travers la pierre.) Demid, votre main.
Demid la leva docilement, paume tournée vers le haut, et Ulim se
précipita du mur vers cette main, puis adopta sa forme humaine, debout sur
ce perchoir.
— Hmmm. La Cuirasse paraît entièrement vidée. Brisée le long du dos,
je vois. Eh bien, on dit qu’elle repousse toute seule, même lorsqu’elle est
séparée de son maître depuis longtemps.
— La… Cuirasse, murmura Venli, engourdie. Vous vouliez la Cuirasse.
— Eh bien, la Lame aussi, bien sûr. Autrement, pourquoi chercherions-
nous un cadavre ? Vous… Ah, vous pensiez qu’elle était vivante ?
— Quand vous m’avez dit que nous devions trouver ma sœur, s’étrangla
Venli, j’ai pensé…
— Oui, il semble qu’elle se soit noyée dans les eaux de crue de la
tempête, expliqua Ulim en émettant un bruit pareil à un claquement de
langue. Elle a planté l’épée dans la pierre, s’y est accrochée pour rester en
place, mais elle ne pouvait pas respirer.
Venli se cala sur le Rythme des Disparus.
C’était l’un des anciens rythmes inférieurs. Elle ne parvenait plus à les
trouver depuis sa transformation, et elle ignorait comment elle avait accédé
à celui-ci. Cette intonation lugubre et solennelle lui paraissait lointaine.
— Eshonai… ? murmura-t-elle, avant de pousser doucement le corps une
nouvelle fois.
Demid eut un hoquet. Toucher le corps des défunts était tabou. Les
anciens chants parlaient d’un temps où les humains tailladaient les corps de
ceux-qui-écoutent à la recherche de cœurs-de-gemme. Laisser plutôt les
morts en paix : eux fonctionnaient ainsi.
Venli regarda fixement les yeux morts d’Eshonai. Tu étais la voix de la
raison, songea Venli. Tu étais celle qui me contredisait. Tu… tu étais censée
m’aider à garder les pieds sur terre.
Que vais-je faire sans toi ?
— Eh bien, les enfants, retirons cette Cuirasse, leur commanda Ulim.
— Témoignez-lui un peu de respect ! lâcha Venli d’une voix cassante.
— De respect pour quoi donc ? C’est une bonne chose que celle-ci soit
morte.
— Une bonne chose ? répéta Venli. Une bonne chose ? (Elle se leva pour
faire face au petit sprène posé sur la paume tendue de Demid.) C’est ma
sœur. C’est l’une de nos plus grandes guerrières. Une inspiration, ainsi
qu’une martyre.
Ulim leva les yeux au ciel d’un geste exagéré, comme s’il était perturbé –
et agacé – de se voir ainsi réprimandé. Comment osait-il ? Il n’était qu’un
sprène. Il devait la servir.
— Votre sœur, reprit Ulim, n’a pas subi la transformation correctement.
Elle a résisté, et nous aurions fini par la perdre. Elle n’a jamais été dévouée
à notre cause.
Venli se cala sur le Rythme de Fureur et parla en une séquence sonore et
cadencée.
— Je vous interdis de prononcer de telles paroles. Vous êtes un sprène !
Vous devez servir.
— Et c’est ce que je fais.
— Dans ce cas, vous devez m’obéir !
— À vous ? (Ulim éclata de rire.) Mon enfant, depuis combien de temps
livrez-vous votre petite guerre contre les humains ? Trois, quatre ans ?
— Six ans, sprène, intervint Demid. Six longues années sanglantes.
— Eh bien, voulez-vous deviner depuis combien de temps nous livrons
cette guerre, nous ? Allez, devinez. J’attends.
— Ça n’a aucune importance…, commença Venli, furibonde.
— Oh, mais si, répondit Ulim, dont la silhouette rouge s’électrifia.
Savez-vous diriger des armées, Venli ? De véritables armées ? Envoyer des
troupes sur un champ de bataille qui s’étend sur des centaines de
kilomètres ? Avez-vous des souvenirs et des expériences qui s’étendent sur
des millénaires ?
Elle lui lança un regard furieux.
— Nos dirigeants, poursuivit Ulim, savent précisément ce qu’ils font.
Eux, je leur obéis. Mais c’est moi qui me suis échappé, le sprène de
rédemption. Je n’ai pas à vous écouter.
— Je serai reine, dit Venli sur Fiel.
— Si vous survivez ! Peut-être. Mais votre sœur ? Avec les autres, ils ont
envoyé cet assassin tuer le roi humain spécifiquement pour empêcher notre
retour. Vos semblables sont des traîtres – même si vos efforts personnels
vous rendent justice, Venli. Vous serez peut-être même bénie davantage, si
vous agissez avec sagesse. Quoi qu’il en soit, retirez cette armure à votre
sœur, versez vos larmes et préparez-vous à démonter. Ces plateaux
grouillent d’hommes qui empestent Honneur. Nous devons partir voir ce
que vos ancêtres ont besoin que nous fassions.
— Nos ancêtres ? fit Demid. Qu’est-ce que les morts ont à voir avec tout
ça ?
— Tout, affirma Ulim, étant donné que ce sont eux qui nous dirigent.
L’armure. Maintenant.
Il fonça vers le mur sous la forme d’un minuscule éclair, puis s’éloigna.
Venli se cala sur Dérision en se voyant traiter ainsi, puis, au défi des
tabous, elle aida Demid à retirer la Cuirasse. Ulim revint avec les autres et
leur ordonna de ramasser l’armure.
Ils se remirent en marche, laissant Venli apporter la Lame. Elle la souleva
de la pierre, puis s’attarda, étudiant le cadavre de sa sœur – qui était étendue
là, seulement vêtue de ses sous-vêtements matelassés.
Venli sentit quelque chose remuer en elle. Cette fois encore, au loin, elle
parvint à entendre le Rythme des Disparus. Mélancolique et lent, avec des
cadences bien distinctes.
— Je…, reprit Venli. Finalement, je ne suis pas obligée de t’écouter me
traiter d’idiote. Je n’ai pas à m’inquiéter que tu te mettes en travers de mon
chemin. Je peux faire ce que je veux.
Cette idée la terrifiait.
Elle se détourna pour partir, mais s’arrêta lorsqu’elle vit quelque chose.
Quel était donc ce sprène minuscule qui avait rampé de sous le corps
d’Eshonai ? Il ressemblait à une boule de feu blanc ; il dégageait de petits
anneaux de lumière et il était suivi d’une traînée. Comme celle d’une
comète.
— Qu’es-tu donc ? demanda Venli sur Fiel. Ouste.
Elle entreprit de s’éloigner, abandonnant le cadavre de sa sœur au fond
du gouffre, seule et dépouillée de tout. À la merci d’un démon des gouffres
ou d’une tempête.
Mon très cher Cephandrius,
J’ai reçu votre communication, bien entendu.

Jasnah était vivante.


Jasnah Kholin était vivante.
Shallan était censée se remettre de son épreuve, bien que ce soient les
hommes de pont eux-mêmes qui se soient chargés du combat. Elle-même
n’avait fait que tripoter un sprène ténébreux. Malgré tout, elle avait passé la
journée du lendemain cloîtrée dans sa chambre, à dessiner et à réfléchir.
Le retour de Jasnah éveillait quelque chose en elle. Autrefois, Shallan se
montrait plus analytique dans ses croquis, auxquels elle ajoutait notes et
explications. Récemment, elle n’avait fait que remplir des pages et des
pages d’images tordues.
Eh bien, elle avait reçu une formation d’érudite, n’est-ce pas ? Elle
n’aurait pas dû se contenter de dessiner ; elle aurait dû analyser, extrapoler,
spéculer. Elle s’ordonna donc de consigner en détail son expérience avec
l’Incréée.
Adolin et Palona lui rendirent visite séparément, et Dalinar lui-même fit
un passage, tandis que Navani claquait la langue et prenait des nouvelles de
sa santé. Shallan toléra leur compagnie, puis revint avec empressement à
ses dessins. Il y avait tant de questions. Pourquoi au juste était-elle
parvenue à repousser cet être ? Quel était le sens de ses créations ?
Cependant, un fait intimidant planait sur ses recherches. Jasnah était
vivante.
Saintes bourrasques… Jasnah était vivante.
Voilà qui changeait tout.
Au bout du compte, Shallan ne parvint plus à rester enfermée. Bien que
Navani ait annoncé son intention de lui rendre visite plus tard dans la
soirée, Shallan se lava et s’habilla, puis jeta sa sacoche sur son épaule et
partit en quête de cette femme. Elle devait savoir comment Jasnah avait
survécu.
En réalité, tandis qu’elle arpentait les couloirs d’Urithiru, Shallan se
sentait, à sa grande surprise, de plus en plus perturbée. Jasnah affirmait
qu’elle considérait toujours les choses sous un angle logique, mais elle avait
un goût du spectaculaire que lui auraient envié tous les conteurs. Shallan se
rappelait bien cette nuit à Kharbranth où Jasnah avait attiré des voleurs par
la ruse avant de les éliminer d’une manière stupéfiante – et brutale.
Jasnah ne voulait pas simplement démontrer ses arguments. Elle voulait
vous les planter dans le crâne, avec un grand geste et un quolibet cinglant.
Pourquoi n’avait-elle pas écrit par échocalame pour les informer de sa
survie ? Bourrasques, où était-elle pendant tout ce temps ?
Quelques personnes interrogées guidèrent Shallan en direction du puits à
l’escalier en spirale. Des gardes vêtus d’un uniforme impeccable du bleu
des Kholin confirmèrent que Jasnah se trouvait en bas, si bien que Shallan
descendit à nouveau ces marches d’un pas traînant, et s’aperçut qu’elle
n’éprouvait aucune anxiété à l’idée d’entreprendre cette descente. En
réalité… les sentiments oppressants qu’elle avait éprouvés depuis leur
arrivée à la tour semblaient s’être évaporés. Plus de peur, plus de sentiment
informe d’anomalie. La créature qu’elle avait repoussée en avait été la
cause. D’une manière ou d’une autre, son aura s’était insinuée dans la tour
entière.
En bas de l’escalier, elle trouva d’autres soldats. Dalinar voulait
manifestement que cet endroit soit bien gardé ; elle n’allait certainement pas
s’en plaindre. Ils la laissèrent passer sans incident, à l’exception d’une
révérence et d’un « Clarissime Radieuse » à mi-voix.
Elle remonta le couloir aux peintures murales, que les lanternes à sphères
longeant la base des murs éclairaient agréablement. Lorsqu’elle eut dépassé
les bibliothèques vides des deux côtés, elle entendit des voix qui dérivaient
vers elle d’un peu plus loin. Elle entra dans la pièce où elle avait affronté la
Mère de Minuit, et vit nettement pour la première fois à quoi ressemblait
l’endroit lorsqu’il n’était pas recouvert de ténèbres grouillantes.
La colonne de cristal en son centre était réellement incroyable. Il ne
s’agissait pas d’une gemme unique, mais d’une myriade de gemmes
fusionnées ensemble : émeraude, rubis, topaze, saphir… Les dix variétés
semblaient avoir été fondues en une épaisse colonne unique, haute de six
mètres. Bourrasques… à quoi ressemblerait-elle si toutes ces gemmes
étaient infusées, plutôt qu’éteintes comme en ce moment ?
Un grand groupe de gardes se tenait devant une barricade près de l’autre
côté de la pièce, surveillant l’intérieur du tunnel où avait disparu l’Incréée.
Jasnah décrivait le tour de la colonne géante, sa sage-main posée sur le
cristal. La princesse était vêtue de rouge, avec des lèvres peintes du même
ton, les cheveux relevés et transpercés d’épingles en forme d’épées avec des
rubis sur le pommeau.
Bourrasques, elle était parfaite. Silhouette généreuse, peau aléthie brun
clair, yeux violet pâle, et pas un soupçon de couleur pour détonner dans ses
cheveux noir comme jais. Créer Jasnah Kholin aussi belle qu’elle était
brillante était l’une des choses les plus injustes que le Tout-Puissant ait
jamais faites.
Shallan hésita sur le pas de la porte, et se sentit à peu près comme la
première fois qu’elle avait vu Jasnah à Kharbranth. Peu sûre d’elle,
impressionnée et – en toute franchise – terriblement envieuse. Quelles que
soient les épreuves qu’ait traversées Jasnah, elle n’en semblait guère
affectée. C’était remarquable car, la dernière fois que Shallan l’avait vue,
Jasnah était étendue par terre, inconsciente, et un homme lui plantait un
couteau en pleine poitrine.
— Ma mère, déclara Jasnah, la main toujours posée sur la colonne, sans
regarder Shallan, pense qu’il doit s’agir d’une sorte de fabrial
incroyablement complexe. Une supposition logique ; nous avons toujours
cru que les anciens avaient accès à une technologie incroyablement
avancée. Autrement, comment expliquer les Lames et les Cuirasses
d’Éclat ?
— Mais… clarissime ? fit Shallan. Les Lames d’Éclat ne sont pas des
fabriaux. Ce sont des sprènes, transformés par le lien.
— Tout comme les fabriaux, d’une certaine manière, affirma Jasnah.
Vous savez comment on les fabrique, n’est-ce pas ?
— Je n’ai qu’une connaissance très vague du sujet, répondit Shallan.
C’était donc ainsi que se passaient les retrouvailles ? Un cours
magistral ? Comme c’est approprié.
— On capture un sprène, expliqua Jasnah, et on l’emprisonne à
l’intérieur d’une gemme conçue à cette fin. Les artifabriens ont découvert
que des stimuli spécifiques provoquaient certaines réactions chez les
sprènes. Par exemple, les sprènes de flamme dégagent de la chaleur – et, en
appuyant le métal contre un rubis dans lequel est enfermé un sprène de
flamme, on peut augmenter ou réduire cette chaleur.
— C’est…
— Incroyable ?
— Affreux, rétorqua Shallan. (Elle était au courant d’une partie de ces
éléments, mais se les représenter la consterna.) Clarissime, nous
emprisonnons des sprènes ?
— Ce n’est pas pire qu’atteler un chull à un chariot.
— Ça l’est, si pour pousser le chull à tirer ce chariot, il faut commencer
par l’enfermer à jamais dans une boîte.
Motif bourdonna tout bas depuis ses jupes en signe d’accord.
Jasnah se contenta de hausser un sourcil.
— Il y a différents types de sprènes, mon enfant. (Elle posa de nouveau
les doigts sur la colonne.) Faites-en un croquis pour moi, je vous prie.
Assurez-vous de rendre précisément les proportions et les couleurs.
La présomption de cet ordre frappa Shallan comme une gifle en plein
visage. Qu’était-elle donc, une servante à qui l’on commandait ?
Oui, affirma une partie d’elle. C’est exactement ça. Tu es la pupille de
Jasnah. Cette requête n’avait rien d’inhabituel vue sous cet angle, mais
compte tenu de la façon dont elle avait pris l’habitude qu’on la traite,
c’était…
Eh bien, ça ne méritait pas d’en prendre ombrage, et elle devait
l’accepter. Bourrasques, quand était-elle devenue si susceptible ? Elle sortit
son carnet de croquis et se mit au travail.
— J’étais ravie d’apprendre que vous étiez arrivée jusqu’ici par vous-
même, déclara Jasnah. Je… vous présente mes excuses pour ce qui s’est
passé sur le Plaisir du vent. Mon imprévoyance a provoqué la mort de
beaucoup de gens, Shallan, et vous a sans doute imposé de dures épreuves.
Veuillez accepter l’expression de mes regrets.
Shallan haussa les épaules sans cesser de dessiner.
— Vous vous êtes très bien débrouillée, poursuivit Jasnah. Imaginez ma
stupéfaction quand j’ai atteint les Plaines Brisées pour découvrir que le
camp de guerre s’était déjà déplacé dans cette tour. Ce que vous avez
accompli est brillant, mon enfant. Nous allons cependant devoir reparler de
ce groupe qui a, une fois de plus, tenté de m’assassiner. Les Sang-des-
spectres vont presque certainement vous prendre pour cible, à présent que
vous avez commencé à progresser vers vos derniers Idéaux.
— Vous êtes sûre que c’étaient les Sang-des-spectres qui ont attaqué le
navire ?
— Évidemment. (Elle darda un regard sur Shallan, les commissures des
lèvres abaissées.) Êtes-vous certaine d’aller assez bien pour sortir, mon
enfant ? Vous paraissez inhabituellement réservée.
— Je vais très bien.
— Vous êtes contrariée que j’aie gardé des secrets.
— Nous avons tous besoin de secrets, clarissime. Je le sais mieux que
personne. Mais nous aurions apprécié de savoir que vous étiez en vie.
Et moi qui me croyais capable d’affronter les choses seule – qui croyais
que j’allais devoir les affronter seule. Mais pendant tout ce temps, vous
étiez en route pour revenir tout chambouler à nouveau.
— Je n’en ai eu l’occasion qu’en atteignant les camps de guerre, répondit
Jasnah, et une fois là-bas, j’ai décidé que je ne pouvais pas courir ce risque.
J’étais fatiguée et sans protection. Si les Sang-des-spectres souhaitaient
m’achever, ils auraient pu le faire à leur guise. J’ai décidé que je
n’accentuerais pas terriblement la détresse des gens s’ils me croyaient
morte quelques jours de plus.
— Mais comment avez-vous même survécu ?
— Je suis une Outreporteuse, mon enfant.
— Évidemment, clarissime. Une Outreporteuse. Quelque chose que vous
ne m’avez jamais expliqué, un mot que personne ne connaîtrait en dehors
des érudits les plus versés dans l’ésotérisme ! Voilà qui explique tout
parfaitement.
Curieusement, Jasnah sourit.
— Tous les Radieux ont un lien avec Shadesmar, déclara-t-elle. Nos
sprènes en sont originaires, et notre lien nous rattache à eux. Mais mon
ordre contrôle tout particulièrement les déplacements entre les royaumes.
J’ai pu basculer dans Shadesmar pour échapper à mes assassins potentiels.
— Et ça a effacé le couteau que vous aviez dans la poitrine ?
— Non, répondit Jasnah. Mais vous devez bien avoir appris désormais de
quelle manière un peu de Fulgiflamme permet de guérir les blessures
corporelles ?
Bien entendu, et elle aurait sans doute dû deviner tout ça. Mais
curieusement, elle ne voulait pas l’accepter. Elle voulait rester furieuse
contre Jasnah.
— Le plus difficile n’a pas été de m’échapper, mais de revenir, poursuivit
celle-ci. Grâce à mes pouvoirs, il m’a été facile de me transférer vers
Shadesmar, mais revenir dans ce royaume n’est pas un mince exploit. J’ai
dû trouver un point de transfert – un endroit où Shadesmar et notre royaume
se touchent –, ce qui est infiniment plus difficile qu’on ne pourrait le croire.
C’est comme… descendre une colline dans un sens, mais devoir la
remonter pour retourner en arrière.
Eh bien, peut-être son retour allégerait-il quelque peu la pression qui
pesait sur Shallan. Jasnah pourrait être la « Clarissime Radieuse » et Shallan
pourrait être… eh bien, quoi qu’elle puisse bien être.
— Nous allons devoir nous entretenir davantage, déclara Jasnah. Je
souhaite entendre le récit exact, de votre point de vue, de la découverte
d’Urithiru. Et je suppose que vous avez des croquis des parshes
transformés ? Voilà qui nous en apprendra beaucoup. Je… crois avoir
autrefois douté de l’utilité de vos dons artistiques. Je me vois aujourd’hui
contrainte de revenir sur cette présomption idiote.
— Ne vous en faites pas, clarissime, répondit Shallan avec un soupir,
sans cesser de dessiner la colonne. Je peux vous procurer tout ça, et il y a
beaucoup de choses à dire.
Mais quelles parties de l’histoire pourrait-elle raconter ? Comment
Jasnah réagirait-elle, par exemple, en découvrant que Shallan avait traité
avec les Sang-des-spectres ?
Ce n’est pas comme si tu faisais vraiment partie de leur organisation, se
dit-elle. D’une certaine façon, c’est toi qui les utilises pour obtenir des
informations. Jasnah trouverait peut-être ce point admirable.
Shallan n’était pas impatiente d’aborder le sujet.
— Je me sens perdue…, déclara Jasnah.
Shallan leva les yeux de son carnet de croquis pour la découvrir à
nouveau en train d’étudier la colonne en parlant tout bas, comme pour elle-
même.
— Pendant des années, je me trouvais à la pointe de tout ça, poursuivit
Jasnah. Il a suffi d’un petit faux pas, et voilà que je lutte pour rester à flot.
Les visions qu’a mon oncle… la reformation des Radieux pendant mon
absence…
» Ce Marchevent… Que pensez-vous de lui, Shallan ? Il me semble assez
conforme à l’idée que je me faisais de son ordre, mais je ne l’ai rencontré
qu’une fois. Tout est allé si vite. Après des années passées à lutter parmi les
ombres, tout remonte à la lumière et, malgré toutes mes recherches, je
comprends fort peu de choses.
Shallan continua à dessiner. C’était agréable de se voir rappeler que,
malgré leurs différences, elle partageait parfois des points communs avec
Jasnah.
Elle aurait simplement préféré que l’ignorance ne figure pas tout en haut
de cette liste.
J’ai immédiatement remarqué son arrivée, tout comme j’ai remarqué vos
nombreuses intrusions sur mon territoire.

Le moment est venu, déclara le Père-des-tempêtes.


Tout devint sombre autour de Dalinar, et il entra dans un endroit situé
entre son propre monde et les visions. Un endroit doté d’un ciel noir et d’un
sol de roche infini, d’un blanc d’os. Des formes faites de fumée traversaient
le sol puis s’élevaient autour de lui avant de se dissiper. Des choses
ordinaires. Une chaise, un vase, un bouton-de-roche. Parfois des gens.
JE L’AI. La voix du Père-des-tempêtes faisait trembler cet endroit, éternel
et vaste. LA REINE THAYLÈNE. MA TEMPÊTE EST EN TRAIN DE FRAPPER SA VILLE.
— Parfait, répondit Dalinar. Donnez-lui la vision, je vous prie.
Fen devait recevoir la vision dans laquelle les Chevaliers Radieux
tombaient du ciel, venus délivrer un petit village d’une force étrange et
monstrueuse. Dalinar voulait qu’elle voie les Chevaliers Radieux par elle-
même, tels qu’ils avaient été autrefois. Intègres, protecteurs.
OÙ DEVRIONS-NOUS LA PLACER ? demanda le Père-des-tempêtes.
— À l’endroit même où vous m’avez placé la première fois. Dans la
maison. Avec la famille.
ET VOUS ?
— J’observerai, et je lui parlerai ensuite.
VOUS DEVEZ PRENDRE PART AUX ÉVÉNEMENTS, déclara le Père-des-tempêtes
d’une voix obstinée. VOUS DEVEZ TENIR LE RÔLE DE QUELQU’UN. LES CHOSES
FONCTIONNENT AINSI.
— Parfait. Choisissez quelqu’un. Mais si possible, faites en sorte que Fen
me voie sous ma propre apparence, et permettez-moi de la voir à mon tour.
(Il tâta l’épée qu’il portait à la ceinture.) Et pouvez-vous me laisser garder
ceci ? Je préférerais ne pas devoir me battre à nouveau avec un tisonnier.
Le Père-des-tempêtes gronda de contrariété, mais ne protesta pas. Ce lieu
de pierre blanche infinie disparut.
— Quel était cet endroit ? s’enquit Dalinar.
CE N’EST PAS UN ENDROIT.
— Mais tout le reste est vrai dans ces visions, objecta Dalinar. Dans ce
cas, comment se fait-il…
CE N’EST PAS UN ENDROIT, insista le Père-des-tempêtes d’une voix ferme.
Dalinar ne répondit rien, et se laissa absorber par la vision.
JE L’AI IMAGINÉ, déclara le Père-des-tempêtes un ton plus bas, comme s’il
confessait quelque chose d’embarrassant. TOUTES LES CHOSES POSSÈDENT
UNE ÂME. UN VASE, UN MUR, UNE CHAISE. LORSQU’UN VASE EST BRISÉ, IL MEURT
PEUT-ÊTRE DANS LE ROYAUME PHYSIQUE MAIS, PENDANT UN TEMPS, SON ÂME SE
RAPPELLE CE QU’IL ÉTAIT. TOUTES LES CHOSES MEURENT DONC DEUX FOIS. SA
MORT DÉFINITIVE INTERVIENT LORSQUE LES HOMMES OUBLIENT QU’IL ÉTAIT UN
VASE ET NE PENSENT PLUS QU’AUX FRAGMENTS. J’IMAGINE ALORS LE VASE
S’ÉLOIGNER EN FLOTTANT ET SA FORME SE DISSOUDRE DANS LE NÉANT.
Dalinar n’avait jamais entendu de propos aussi philosophiques de la part
du Père-des-tempêtes. Il n’aurait jamais cru qu’un sprène – même un sprène
puissant des tempêtes majeures – puisse rêver d’une telle manière.
Dalinar se trouva projeté dans les airs.
Battant des bras, il poussa un cri de panique. La lumière violette de la
première lune baignait le sol, loin en dessous de lui. Son estomac se souleva
et ses habits claquèrent au vent. Il continua de hurler jusqu’à s’apercevoir
qu’il ne s’approchait pas du sol, en réalité.
Il n’était pas en train de tomber, mais de voler. L’air soufflait violemment
contre le sommet de son crâne, plutôt que sur son visage. En effet, il voyait
à présent que son corps luisait de Fulgiflamme. Il n’avait toutefois pas
l’impression de la contenir – pas de tempête dans ses veines, pas de besoin
impérieux de passer à l’action.
Il abrita ses yeux du vent et regarda vers l’avant. Un Radieux volait un
peu plus loin, resplendissant dans son armure bleue qui dégageait un éclat,
une lumière plus vive au niveau des bords et dans les sillons. L’homme se
tournait vers Dalinar, sans doute parce qu’il avait crié.
Dalinar le salua pour indiquer que tout allait bien. L’homme en armure
hocha la tête et regarda de nouveau vers l’avant.
C’est un Marchevent, songea Dalinar en assemblant les différentes
pièces. J’ai pris la place de sa compagne, une Radieuse. Il les avait vus
tous deux dans sa propre vision ; ils volaient pour sauver le village. Dalinar
ne bougeait pas de sa propre volonté – le Marchevent avait, d’une Attache,
fixé la Radieuse vers le ciel, comme Szeth l’avait fait à Dalinar lors de la
Bataille de Narak.
Il restait, malgré tout, difficile d’accepter qu’il n’était pas en train de
tomber, et une sensation de découragement persistait au creux de son
estomac. Il essaya de se concentrer sur d’autres choses. Il portait un
uniforme marron qu’il ne reconnaissait pas, mais il se réjouit de constater
qu’il avait son épée au côté conformément à sa demande. Mais pourquoi
n’avait-il pas de Cuirasse ? Dans la vision, la femme en portait une qui
luisait d’un éclat ambré. Était-ce parce que le Père-des-tempêtes essayait de
lui donner son apparence habituelle aux yeux de Fen ?
Dalinar ignorait toujours pourquoi la Cuirasse des Radieux brillait alors
que la Cuirasse d’Éclat moderne ne le faisait pas. La Cuirasse ancienne
était-elle « vivante », d’une manière ou d’une autre, comme les Lames des
Radieux ?
Peut-être pourrait-il apprendre ces choses-là auprès du Radieux qui se
trouvait devant lui. Il devait toutefois poser ses questions avec une grande
prudence. Tout le monde verrait Dalinar sous les traits de la Radieuse qu’il
remplaçait et, si ses questions étaient inhabituelles, ça ne ferait que rendre
les gens perplexes sans lui fournir de réponses.
— Sommes-nous encore loin ? questionna Dalinar.
Le bruit se noya dans le vent, et il cria donc d’une voix plus forte pour
attirer l’attention de son compagnon.
— Plus beaucoup, lui cria l’homme en réponse, d’une voix qui résonna à
l’intérieur de son casque, lequel brillait d’un éclat bleu – plus vif au niveau
des bords et de la visière.
— Je crois qu’il y a peut-être un problème avec mon armure ! lui cria
Dalinar. Je n’arrive pas à faire se rétracter mon casque !
En réaction, l’autre Radieux fit disparaître le sien. Dalinar entrevit une
bouffée de Flamme ou de brume.
Sous le casque, l’homme avait la peau foncée et des cheveux noirs
bouclés. Ses yeux brillaient d’un éclat bleu.
— Faire se rétracter votre casque ? cria-t-il. Vous n’avez pas encore
invoqué votre armure ; vous deviez la renvoyer afin que je puisse vous
appliquer une Attache.
Ah, se dit Dalinar.
— Je parlais de tout à l’heure. Il m’a été impossible de le faire disparaître
quand je le voulais.
— Dans ce cas, parlez avec Harkaylain, ou votre sprène. (Le Marchevent
fronça les sourcils.) Est-ce que ça posera problème pour notre mission ?
— Je l’ignore, cria Dalinar. Mais ça a détourné mon attention. Répétez-
moi une fois encore comment nous savons où nous rendre, et ce que nous
savons des créatures que nous allons combattre ?
Il grimaça de la maladresse de ses propres paroles.
— Tenez-vous simplement prête à me servir de renfort contre l’Essence
de Minuit, et utilisez la Régénération sur les blessés s’il y en a.
— Mais…
Il vous sera difficile d’obtenir des réponses utiles, Fils d’Honneur,
gronda le Père-des-tempêtes. Ces gens n’ont ni âme ni esprit. Ce sont des
reconstitutions façonnées par la volonté d’Honneur, et ils ne possèdent pas
les souvenirs des personnes véritables.
— Mais nous pouvons certainement apprendre des choses, souffla
Dalinar à mi-voix.
Ils ont été créés pour ne transmettre que certaines idées. Si vous insistez,
vous ne ferez que dévoiler la fragilité de votre couverture.
Ces mots ravivèrent les souvenirs de la cité factice que Dalinar avait
visitée dans sa première vision, la version détruite de Kholinar qui était
davantage un accessoire qu’une réalité. Mais il devait forcément y avoir des
choses qu’il pouvait atteindre, des choses qu’Honneur n’avait peut-être pas
prévues, mais qu’il aurait incluses par accident.
Il faut que je fasse venir Navani et Jasnah ici, se dit-il. Afin qu’elles
puissent étudier ces reconstitutions.
La dernière fois, dans cette vision, Dalinar avait pris la place d’un
dénommé Heb : un mari et père qui avait défendu sa famille avec un
tisonnier pour toute arme. Il se rappelait sa lutte désespérée contre une bête
à la peau huileuse et noire comme nuit. Il avait combattu, saigné, souffert. Il
avait passé ce qui paraissait une éternité à essayer (en vain, au bout du
compte) – de protéger son épouse et sa fille.
Un souvenir si personnel. Aussi factice soit-il, il l’avait vécu. En réalité,
voir la petite ville un peu plus loin – dans le lèthe créé par une large arête
rocheuse – fit monter les émotions à l’intérieur de Dalinar. C’était d’une
cruelle ironie qu’il éprouve des sentiments si intenses vis-à-vis de cet
endroit, de ces gens, alors même que ses souvenirs d’Evi étaient encore
indistincts et confus.
Le Marchevent prit lentement Dalinar par le bras. Ils s’arrêtèrent en plein
air, flottant au-dessus des plaines rocheuses qui s’étendaient à l’extérieur du
village.
— Là.
Le Marchevent désigna le champ qui entourait la ville, lequel grouillait
d’étranges créatures noires. De la taille approximative d’un hachedogue,
elles possédaient une peau huileuse qui reflétait la lumière du soleil. Bien
qu’elles se déplacent sur six membres, elles ne ressemblaient à aucun
animal naturel. Elles possédaient des pattes grêles pareilles à celles d’un
crabe, mais un corps bulbeux et une tête sinueuse, dépourvue de traits à
l’exception d’une fente en guise de bouche, hérissée de dents noires.
Shallan avait affronté la source de ces créatures dans les profondeurs
d’Urithiru. Dalinar avait dormi un peu moins rassuré chaque nuit, sachant
que l’une des Incréés s’était cachée dans les entrailles de la tour. Les huit
autres rôdaient-ils eux aussi à proximité ?
— Je vais descendre en premier, déclara le Marchevent, pour attirer leur
attention. Dirigez-vous vers la ville et aidez les gens qui s’y trouvent.
(L’homme appuya la main contre Dalinar.) Vous allez tomber dans trente
secondes environ.
Le casque de l’homme se matérialisa, puis il plongea vers les monstres.
Dalinar se rappelait cette descente dans sa vision – évoquant une étoile
filante venue les secourir, lui et sa famille.
— Comment, chuchota Dalinar au Père-des-tempêtes. Comment nous
procurons-nous l’armure ?
Prononcez les Paroles.
— Quelles paroles ?
Vous le saurez ou vous n’en saurez rien.
Formidable.
Dalinar ne vit en bas aucune trace de Taffa ou de Seeli – la famille qu’il
avait protégée. Dans sa version, elles s’étaient trouvées là-dehors, mais
c’était grâce à lui qu’elles avaient fui. Il ne pouvait savoir avec certitude
comment la vision s’était déroulée cette fois-ci.
Bourrasques. Il n’avait pas planifié tout ça très efficacement, n’est-ce
pas ? Dans son idée, il s’était attendu à rejoindre la reine Fen et à l’aider
pour s’assurer qu’elle ne coure pas un danger trop grand. Au lieu de quoi il
avait perdu du temps à voler ici.
Quel idiot. Il devait apprendre à se montrer plus précis avec le Père-des-
tempêtes.
Dalinar se mit à descendre en flottant de manière contrôlée. Il avait une
petite idée de la façon dont les Flux des Marchevents fonctionnaient
ensemble, mais il était impressionné malgré tout. Alors même qu’il touchait
terre, la sensation de légèreté le quitta et la Fulgiflamme qui s’échappait de
sa peau se dissipa. Ce qui fit de lui une cible aussi peu discrète dans le noir
que l’autre Radieux, qui brillait comme une balise d’un bleu éclatant,
agitant autour de lui une intimidante Lame d’Éclat tandis qu’il combattait
l’Essence de Minuit.
Dalinar se faufila à travers la ville ; son épée ordinaire lui semblait bien
fragile en comparaison d’une Lame d’Éclat – mais au moins n’était-ce pas
un tisonnier. Il croisa quelques-unes des créatures sur la voie principale,
mais se cacha derrière un rocher jusqu’à ce qu’elles aient disparu.
Il identifia aisément la bonne maison, qui possédait une petite grange à
l’arrière, nichée contre l’à-pic rocheux qui abritait la ville. Il approcha
discrètement et découvrit que le mur de la grange avait été déchiré. Il se
rappelait s’y être caché avec Seeli, puis avoir pris la fuite quand un monstre
les avait attaqués.
Comme la grange était vide, il se dirigea vers la maison, qui était
beaucoup plus élégante. Elle était faite de briques de crémon et semblait
plus grande, bien qu’elle n’accueille apparemment qu’une seule famille.
Pour une maison de cette taille, il devait s’agir d’une singularité, n’est-ce
pas ? L’espace était limité dans les lèthes.
Certaines de ses suppositions n’étaient manifestement pas valables à cette
époque. En Alethkar, un élégant manoir en bois serait un symbole de
richesse. Ici, cependant, une grande partie des autres maisons étaient en
bois.
Dalinar se faufila dans la maison, de plus en plus inquiet. Le corps
véritable de Fen ne pouvait pas être blessé par ce qui se produisait dans la
vision, mais elle pouvait encore éprouver la douleur. Par conséquent, même
si les blessures n’étaient pas réelles, sa colère contre Dalinar le serait
certainement. Il risquait de gâcher toute chance qu’elle l’écoute.
Elle a déjà renoncé à écouter, affirma-t-il pour lui-même. Navani était
d’accord – cette vision ne pouvait guère aggraver les choses.
Il fouilla le contenu de sa poche d’uniforme et eut la satisfaction d’y
découvrir des gemmes. Un Radieux devait disposer de Fulgiflamme. Il
sortit un petit diamant de la taille d’un caillou et se servit de sa lumière
blanche pour inspecter la pièce. La table avait été renversée, les chaises
éparpillées. La porte, grande ouverte, grinçait doucement sous l’effet d’un
faible vent.
Il ne vit aucune trace de la reine Fen, mais le corps de Taffa reposait,
visage contre terre, près de la cheminée. Elle portait une robe marron d’une
seule pièce, désormais en lambeaux. Dalinar soupira, rengaina son épée et
s’agenouilla pour lui toucher doucement le dos à un emplacement que les
griffes des monstres avaient laissé intact.
Ce n’est pas réel, se dit-il, pas maintenant. Cette femme a vécu et trouvé
la mort il y a des milliers d’années.
Malgré tout, c’était douloureux de la voir ainsi. Il se dirigea vers la porte
qui oscillait et sortit dans la nuit, où des cris s’élevaient de la ville.
Il remonta la route à grands pas, saisi d’un sentiment d’urgence. Non…
pas simplement d’urgence, mais d’impatience. Voir le cadavre de Taffa
avait changé quelque chose. Il n’était pas un homme perdu captif d’un
cauchemar, comme il l’avait craint la première fois qu’il était venu dans cet
endroit. Pourquoi se déplaçait-il furtivement ? Ces visions lui
appartenaient. Il n’avait pas à craindre leur contenu.
L’une des créatures se faufila hors des ombres. Dalinar inspira de la
Fulgiflamme tandis qu’elle bondissait pour le mordre à la jambe. Une
douleur brûlante explosa dans son flanc, mais il l’ignora, et la plaie se
ressouda. Il baissa les yeux tandis que la créature sautait à nouveau, avec
tout aussi peu de résultats. Elle recula de quelques pas précipités, et il
perçut la confusion dans sa posture. Sa proie n’était pas censée agir ainsi.
— Tu ne manges pas les cadavres, lui dit Dalinar. Tu tues pour le plaisir,
n’est-ce pas ? Je me dis souvent que les sprènes et les hommes sont très
différents, mais nous partageons ce trait de caractère. Nous pouvons
massacrer, les uns comme les autres.
L’effroyable créature repartit à l’attaque, et Dalinar l’attrapa à deux
mains. Le corps était souple au toucher, comme une outre remplie à craquer.
Il recouvrit de Fulgiflamme le monstre qui se tortillait et pivota sur ses
talons pour la jeter vers un bâtiment proche. La créature heurta le mur le
dos en premier et resta collée là à deux mètres au-dessus du sol, battant l’air
de ses pattes.
Dalinar se remit en route. Il taillada simplement les deux créatures
suivantes qui s’en prirent à lui. Leurs corps disloqués furent agités de
spasmes et une fumée noire s’échappa de leurs carcasses.
Quelle est cette lumière ? Elle dansait dans la nuit un peu plus loin,
gagnant en intensité. Orange et crue, elle baignait entièrement l’extrémité
de la rue.
Il ne se rappelait pas avoir vu de feu la fois d’avant. Des maisons
brûlaient-elles ? Dalinar approcha et trouva un bûcher, couvert des sprènes
de flamme, façonné à l’aide de meubles. Il était entouré de dizaines de
personnes qui tenaient des balais et des piquets grossiers : hommes et
femmes, armés de tout ce qu’ils avaient pu trouver. Même un ou deux
tisonniers en fer.
À en juger par les sprènes de flamme qui se rassemblaient autour d’eux,
les habitants de la ville étaient terrifiés. Ils parvenaient malgré tout à former
des rangs approximatifs – avec des enfants au centre, le plus près des feux –
tandis qu’ils se défendaient désespérément contre les monstres de minuit.
Près du bûcher, une silhouette donnait des ordres, juchée sur une caisse. La
voix de Fen ne comportait aucune trace d’accent ; aux oreilles de Dalinar,
ses cris semblaient être émis dans un aléthi parfait, même si – avec
l’étrangeté coutumière de ces visions – toutes les personnes présentes
parlaient et pensaient en réalité dans une langue ancienne.
Comment est-elle parvenue à faire ça si vite ? s’interrogea Dalinar,
hypnotisé par la vue des habitants de la ville en train de se battre. Plusieurs
d’entre eux s’affalèrent en hurlant, couverts de sang, mais d’autres
clouèrent les monstres au sol et leur ouvrirent le dos – parfois avec des
couteaux de cuisine – pour les dégonfler.
Dalinar demeura à la périphérie du combat jusqu’à ce qu’un personnage
impressionnant, vêtu de bleu luisant, descende majestueusement sur les
lieux. Le Marchevent ne fit qu’une bouchée des créatures restantes.
Tout à la fin, il réserva un regard noir à Dalinar.
— Que faites-vous plantée là ? Pourquoi n’êtes-vous pas intervenue ?
— Je…
— Nous en discuterons quand nous reviendrons ! cria-t-il en désignant
l’une des personnes tombées à terre. Allez aider les blessés !
Dalinar suivit son geste, mais se dirigea vers Fen plutôt que vers les
blessés. Plusieurs des gens de la ville pleuraient, blottis les uns contre les
autres, mais d’autres exultaient d’avoir survécu, poussant des vivats et
brandissant leurs armes improvisées. Il avait déjà vu ce genre de réactions
après un combat. Le jaillissement des émotions se manifestait de bien des
façons différentes.
La chaleur du bûcher avait fait perler la sueur sur le front de Dalinar. La
fumée tourbillonnait dans les airs, lui rappelant l’endroit où il s’était trouvé
avant d’entrer pleinement dans cette vision. Il avait toujours adoré la
chaleur d’un véritable feu où dansaient les sprènes de flamme, impatients
de se consumer et de mourir.
Fen était plus petite d’une tête que Dalinar avec un visage ovale, des
yeux jaunes, des sourcils blancs de Thaylène qu’elle faisait onduler de sorte
qu’ils pendent sur ses joues. Elle ne tressait pas ses cheveux gris comme
l’aurait fait une femme aléthie, mais les laissait lâchés afin qu’ils lui
couvrent les épaules. La vision l’avait habillée d’une chemise et d’un
pantalon tout simples – le costume de l’homme qu’elle remplaçait – mais
elle avait trouvé un gant pour sa sage-main.
— Et maintenant l’Épine Noire en personne débarque ? commenta-t-elle.
Damnation, quel rêve étrange.
— Ce n’est pas tout à fait un rêve, Fen, lui dit-il en regardant vers le
Radieux, qui avait chargé un petit groupe de monstres de minuit en train de
remonter la rue. Je ne sais pas si j’ai le temps de vous expliquer.
— Je peux le ralentir, dit l’un des villageois avec la voix du Père-des-
tempêtes.
— Oui, s’il vous plaît, lui répondit Dalinar.
Tout s’arrêta. Ou en tout cas… ralentit énormément. Les flammes du
bûcher chatoyaient à une allure léthargique, et elle s’assit à côté de lui,
hésitante.
— Un rêve très étrange.
— J’ai cru moi-même que je rêvais, lorsque j’ai reçu la première vision,
répliqua Dalinar. Comme elles se répétaient, je me suis vu contraint
d’admettre qu’aucun rêve n’était aussi net, aussi logique. Nous ne pourrions
avoir cette conversation dans aucun rêve.
— Dans tous les rêves que j’ai jamais faits, ce qui se produisait me
paraissait naturel sur le moment.
— Dans ce cas, vous comprendrez la différence à votre réveil. Je peux
vous montrer beaucoup d’autres visions comme celle-ci, Fen. Elles ont été
laissées pour nous par… un être qui a tout intérêt à nous aider à survivre
aux Désolations. (Mieux valait ne pas aborder le sujet de son hérésie pour
l’instant.) Je comprendrais très bien qu’un seul ne suffise pas à vous
convaincre. J’ai été moi-même assez obtus pour ne pas leur avoir fait
confiance pendant des mois.
— Sont-ils tous aussi… stimulants ?
Dalinar sourit.
— Pour moi, celui-ci était le plus puissant. (Il se tourna vers elle.) Vous
vous en êtes mieux sortie que moi. Je m’inquiétais seulement pour Taffa et
sa fille, mais je n’ai réussi qu’à les faire cerner par des monstres de toute
manière.
— J’ai laissé mourir la femme, dit Fen tout bas. J’ai couru avec l’enfant,
et j’ai laissé la créature la tuer. Je l’ai pratiquement utilisée comme appât.
(Elle tourna vers Dalinar un regard hanté.) Quel était votre but dans tout ça,
Kholin ? Vous laissez entendre que vous possédez un pouvoir sur ces
visions. Pourquoi m’avoir enfermée dans celle-ci ?
— En toute franchise, je voulais seulement vous parler.
— Alors envoyez-moi une lettre, nom des foudres.
— En personne, Fen. (Il désigna les habitants de la ville rassemblés.)
Vous avez accompli ça. Vous avez organisé la ville, dressé ses habitants
contre l’ennemi. C’est remarquable ! Vous voudriez que j’accepte que vous
tourniez le dos au reste du monde dans un moment tout aussi difficile ?
— Ne soyez pas obtus. Mon royaume souffre. Je subviens aux besoins de
mon peuple, je ne tourne le dos à personne.
Dalinar la regarda en faisant la moue, mais ne répondit pas.
— Très bien, aboya-t-elle enfin. Très bien, Kholin. Vous voulez qu’on s’y
mette pour de bon ? Dites-moi une chose. Vous vous attendez vraiment à ce
que je croie que ces foudres de Chevaliers Radieux sont revenus et que le
Tout-Puissant vous a choisi, vous – un tyran et un meurtrier – pour les
diriger ?
Pour toute réponse, Dalinar se leva et aspira de la Fulgiflamme. Sa peau
se mit à briller d’une fumée luminescente qui s’échappait de son corps.
— Si vous voulez une preuve, je peux vous convaincre. Aussi incroyable
que ça puisse paraître, les Radieux sont bel et bien revenus.
— Et la deuxième partie ? D’accord, il y a une nouvelle tempête, et peut-
être de nouvelles manifestations de pouvoir. Très bien. Ce que je n’accepte
pas, c’est que ce soit à vous, Dalinar Kholin, que le Tout-Puissant ait
demandé de nous diriger.
— J’ai reçu l’ordre d’unifier.
— Un mandat de Dieu – l’argument même qu’avait utilisé la Hiérocratie
pour prendre le contrôle du gouvernement. Et que dire de Sadees,
l’Ensoleilleur ? Lui aussi affirmait avoir reçu sa vocation du Tout-Puissant.
(Elle se leva pour marcher parmi les habitants de la ville – qui se tenaient
comme figés, remuant à peine. Elle se retourna et décrivit un grand geste
vers Dalinar.) Et maintenant, vous voilà, vous, en train de dire les mêmes
choses de la même manière – pas tout à fait des menaces, mais une certaine
insistance. Unissons nos forces ! Autrement, le monde est condamné.
Dalinar sentit sa patience faiblir. Il serra la mâchoire, s’obligea à rester
calme, et se leva.
— Majesté, vous vous montrez irrationnelle.
— Ah oui ? Alors laissez-moi reconsidérer la question. Tout ce que j’ai à
faire, c’est laisser entrer l’Épine Noire en personne dans ma ville, afin qu’il
puisse prendre le contrôle de mes armées !
— Que voudriez-vous que je fasse ? cria Dalinar. Regarder le monde
s’effondrer ?
Elle pencha la tête sur le côté en réaction à son accès de colère.
— Peut-être que vous avez raison, et que je suis un tyran ! Peut-être que
ce serait un risque terrible de laisser mes armées entrer dans votre cité. Mais
peut-être n’avez-vous pas d’autre choix digne de ce nom ! Peut-être que
tous les hommes de valeur sont morts, et qu’il ne vous reste que moi !
Cracher dans la tempête n’y changera rien, Fen. Vous pouvez courir le
risque potentiel de vous voir conquise par les Aléthis, ou vous pouvez
assurément succomber seule à l’attaque des Néantifères !
Curieusement, Fen croisa les bras et leva la main gauche vers son
menton, inspectant Dalinar. Elle ne semblait absolument pas décontenancée
par ses cris.
Dalinar dépassa un petit homme trapu qui se tournait lentement – comme
à travers du goudron – vers l’emplacement où ils avaient été assis.
— Fen, reprit Dalinar, vous ne m’appréciez pas. Je m’en moque bien.
Dites-moi donc en face que m’accorder votre confiance serait pire qu’une
Désolation.
Elle l’étudia de ses yeux âgés et songeurs. Qu’y avait-il ? Qu’avait-il
dit ?
— Fen, essaya-t-il à nouveau, je…
— Où était cette passion-là, précédemment ? Pourquoi ne m’avez-vous
pas parlé ainsi dans vos lettres ?
— Je… Fen, je faisais preuve de diplomatie.
Elle renifla.
— J’avais l’impression de m’entretenir avec un comité. C’est toujours ce
que l’on suppose de toute manière, lorsqu’on communique par échocalame.
— Et alors ?
— Alors en comparaison, c’est agréable d’entendre des éclats de voix
sincères. (Elle étudia les gens qui les entouraient.) Et cette scène est
incroyablement sinistre. Pouvons-nous nous en échapper ?
Dalinar se surprit à hocher la tête, principalement pour gagner du temps
afin de réfléchir. Fen semblait penser que sa colère était… une bonne
chose ? Il désigna un chemin à travers la foule, et Fen s’éloigna du bûcher
avec lui.
— Fen, reprit-il, vous dites que vous vous attendiez à parler à un comité
par échocalame. Où est le problème ? Pourquoi préféreriez-vous que je
vous crie dessus ?
— Je ne veux pas vous entendre me crier dessus, Kholin, répliqua-t-elle.
Mais nom des foudres, vous ne savez donc pas quels bruits couraient à
votre sujet ces derniers mois ?
— Non.
— Vous étiez le sujet le plus brûlant des réseaux d’informateurs par
échocalames ! Dalinar Kholin, l’Épine Noire, était devenu fou ! Il affirmait
avoir tué le Tout-Puissant ! Un jour il refuse de se battre, le lendemain il
conduit ses armées dans une quête insensée au cœur des Plaines Brisées. Il
affirme qu’il va asservir les Néantifères !
— Je n’ai pas dit…
— Personne ne s’attend à ce que tous les rapports disent la vérité,
Dalinar, mais j’ai reçu des informations tout à fait sérieuses affirmant que
vous aviez perdu l’esprit. Reformer les Chevaliers Radieux ? Divaguer au
sujet d’une Désolation ? Vous vous êtes emparé du trône d’Alethkar en
toutes choses sinon le titre, mais vous avez refusé de combattre les autres
hauts-princes, pour préférer faire marcher vos armées en pleine saison des
pleurs. Ensuite, vous avez raconté à tout le monde qu’une nouvelle tempête
approchait. Voilà qui suffisait à me convaincre que vous étiez réellement
fou.
— Mais ensuite, la tempête est arrivée, dit-il.
— Mais ensuite, la tempête est arrivée.
Tous deux marchèrent le long de la rue silencieuse, baignés par la
lumière provenant de derrière eux, qui faisait s’allonger leur ombre. Sur
leur droite, une paisible lueur bleue brillait entre les bâtiments – le Radieux,
qui combattait les monstres au ralenti.
Jasnah pourrait certainement apprendre quelque chose de ces bâtiments,
avec leur architecture ancienne. Ces gens qui portaient des vêtements peu
familiers. Il se serait attendu à ce que tout soit grossier dans le passé, mais
ce n’était pas le cas. Les portes, les bâtiments, les habits. Tout ça était bien
fait, simplement… dépourvu de quelque chose qu’il ne parvenait pas à
définir.
— La Tempête Éternelle a prouvé que je n’étais pas fou ? questionna
Dalinar.
— Elle a prouvé qu’il se passait quelque chose.
Dalinar s’arrêta net.
— Vous pensez que je collabore avec eux ! Vous pensez que ça explique
mon comportement, mes connaissances anticipées. Vous pensez que je me
comportais de manière imprévisible parce que j’étais en contact avec les
Néantifères !
— Tout ce que je savais, répondit Fen, c’était que la voix, de l’autre côté
de l’échocalame, n’était pas celle du Dalinar Kholin que j’attendais. Les
mots étaient trop polis, trop calmes, pour que je puisse m’y fier.
— Et maintenant ?
Fen se retourna.
— Maintenant… Je vais y réfléchir. Puis-je voir la suite ? Je veux savoir
ce qui arrive à la petite fille.
Dalinar suivit son regard et vit – pour la première fois – la petite Seeli qui
se tenait assise, blottie contre d’autres enfants près du feu. Elle avait un
éclat hanté dans les yeux. Il imaginait sans peine l’horreur qu’elle avait dû
éprouver lorsque Fen avait pris la fuite tandis que Taffa – la mère de
l’enfant – se faisait déchiqueter en hurlant.
Seeli se mit brusquement en mouvement et tourna la tête pour braquer un
regard fixe et vide sur une femme agenouillée près d’elle, qui lui offrait à
boire. Le Père-des-tempêtes avait rendu sa vitesse normale à la vision.
Dalinar recula pour laisser Fen rejoindre les gens et vivre la fin de la
vision. Alors qu’il croisait les bras pour regarder la scène, il remarqua un
miroitement dans l’air à côté de lui.
— Il faudra lui en envoyer d’autres, dit Dalinar au Père-des-tempêtes. Ça
ne peut que nous être utile si davantage de personnes connaissent les vérités
que le Tout-Puissant a laissées derrière lui. Ne pouvez-vous amener qu’une
seule personne par tempête, ou pouvons-nous accélérer les choses d’une
manière ou d’une autre ? Et pouvez-vous amener deux personnes dans deux
visions différentes en même temps ?
Le Père-des-tempêtes gronda. Je n’aime pas qu’on me donne des ordres.
— Vous préférez l’alternative ? Laisser gagner Abjection ? Jusqu’où
votre orgueil vous poussera-t-il, Père-des-tempêtes ?
Ce n’est pas de l’orgueil, répondit-il d’une voix obstinée. Je ne suis pas
un homme. Je ne plie ni ne tremble. Je fais ce qui est dans ma nature, et la
défier m’est douloureux.
Le Radieux acheva les dernières des créatures de minuit, s’approcha des
personnes rassemblées, puis regarda Fen.
— Vos origines sont peut-être humbles, mais votre talent pour le
commandement est impressionnant. J’ai rarement vu un homme, roi ou
commandant, organiser les gens pour la défense aussi efficacement que
vous l’avez fait ici aujourd’hui.
Fen pencha la tête sur le côté.
— Vous n’avez pas de mots pour moi, je vois, déclara le chevalier. Très
bien. Mais si l’envie vous prenait un jour d’apprendre le véritable
commandement, venez donc à Urithiru.
Dalinar se tourna vers le Père-des-tempêtes.
— C’est presque exactement ce que le chevalier m’a dit la dernière fois.
Certaines choses, de manière délibérée, se produisent toujours dans les
visions, répliqua le Père-des-tempêtes. Je ne connais pas toutes les
intentions d’Honneur, mais je sais qu’il souhaitait que vous interagissiez
avec les Radieux et que vous appreniez que des hommes pouvaient les
rejoindre.
— Nous avons besoin de tous ceux qui résistent, dit le Radieux à Fen. En
effet, tous ceux qui ont le désir de se battre devraient être obligés à
rejoindre Alethela. Nous pouvons vous former, vous aider. Si vous avez
l’âme d’une guerrière, cette passion pourrait vous détruire, à moins que
vous ne soyez guidée. Venez à nous.
Le Radieux s’éloigna d’un pas vif, puis Fen sursauta lorsque Seeli se leva
et se mit à lui parler. La voix de la fillette était trop basse pour que Dalinar
l’entende, mais il devinait ce qui devait se passer. À la fin de chaque vision,
le Tout-Puissant en personne parlait à travers quelqu’un pour lui transmettre
un savoir, d’une manière que Dalinar avait crue, au départ, interactive.
Fen paraissait troublée par ce qu’elle entendait. À raison. Dalinar se
rappelait ces mots.
C’est important, avait déclaré le Tout-Puissant. Ne laissez pas les
querelles vous consumer. Soyez fort. Agissez avec honneur, et l’honneur
vous aidera.
Sauf qu’Honneur était mort.
Quand ce fut terminé, Fen se tourna vers Dalinar et le mesura du regard.
Elle ne vous fait pas encore confiance, déclara le Père-des-tempêtes.
— Elle se demande si j’ai créé cette vision grâce au pouvoir des
Néantifères. Elle ne me croit plus fou, mais elle continue à se demander si
j’ai rejoint l’ennemi.
Alors vous avez de nouveau échoué.
— Non, contra Dalinar. Ce soir, elle a écouté. Et je crois qu’elle finira par
accepter de courir le risque de rejoindre Urithiru.
Le Père-des-tempêtes gronda d’un air perplexe. Pourquoi ?
— Parce que, répondit Dalinar, je sais désormais comment lui parler. Elle
ne veut pas de paroles polies ni d’expressions diplomatiques. Elle veut que
je sois moi-même. Je suis à peu près certain d’en être capable.
Vous vous croyez si malin, mais mes yeux ne sont pas semblables à ceux des
aristocrates de bas rang, que l’on peut duper au moyen d’un faux nez et d’un peu
de terre sur les joues.

Quelqu’un se cogna contre le lit de camp de Sigzil, le tirant d’un rêve. Il


bâilla, et la cloche du petit déjeuner de Roc se mit à sonner dans la pièce
voisine.
Il avait rêvé en azéen. Il était de retour chez lui, où il étudiait pour les
examens destinés à entrer au service du gouvernement. S’il les réussissait, il
entrerait dans une véritable école, où il aurait eu une chance de se mettre au
service de quelqu’un d’important. Seulement, dans le rêve, il avait paniqué
en découvrant qu’il ne savait plus lire.
Après toutes ces années d’exil, il lui était étrange de penser à sa langue
maternelle. Il bâilla de nouveau et s’assit sur son lit, adossé au mur de
pierre. Il y avait ici trois casernes et une salle commune au centre.
Dans cette salle, tout le monde se précipitait vers la table du petit
déjeuner. Roc dut crier sur eux – une fois de plus – pour qu’ils se
disciplinent. Ils avaient passé des mois au sein du Pont Quatre, ils étaient
désormais apprentis Chevaliers Radieux, et ils n’étaient toujours pas
capables de comprendre comment former des rangs corrects. Ils ne
tiendraient pas une journée entière en Azir, où faire la queue de manière
ordonnée n’était pas seulement recommandé, mais où il s’agissait
pratiquement d’une question d’orgueil national.
Sigzil posa la tête contre le mur, tout à ses souvenirs. Il avait été le
premier de sa famille depuis des générations à avoir une véritable chance de
réussir ces examens. Un rêve idiot. Tout le monde, en Azir, racontait
comment même le plus humble des hommes pouvait devenir Premier, mais
le fils d’un ouvrier avait si peu de temps pour étudier.
Il secoua la tête, puis se lava à l’aide d’une bassine d’eau qu’il était allé
chercher la veille au soir. Il se peigna, puis s’inspecta dans un morceau
d’acier poli. Ses cheveux étaient beaucoup trop longs ; les boucles noires et
denses avaient tendance à former des épis.
Il disposa une sphère afin d’utiliser sa lumière pour se raser – il avait
acquis son propre rasoir. Cependant, il avait à peine commencé qu’il se
coupa. Il inspira vivement sous l’effet de la douleur, et sa sphère s’éteignit
en clignotant. Qu’est-ce qui…
Sa peau se mit à briller, dégageant une légère fumée luminescente. Ah,
oui. Kaladin était de retour.
Alors ça, ça allait résoudre tellement de problèmes. Il sortit une autre
sphère et s’efforça de ne pas absorber celle-ci tandis qu’il terminait de se
raser. Ensuite, il appuya la main contre son front. Autrefois, il avait des
marques d’esclave à cet endroit. La Fulgiflamme les avait guéries, mais le
tatouage du Pont Quatre demeurait.
Il se leva et enfila son uniforme. Du bleu des Kholin, impeccable et net.
Il glissa son nouveau carnet en cuir de porc, puis sortit dans la salle
commune – et s’arrêta net lorsque le visage de Lopen tomba juste devant
lui. Sigzil faillit percuter ce foudre de Herdazien, qui était collé au plafond
par les talons.
— Salut, lui lança Lopen, qui tenait son bol de porridge du matin à
l’envers devant lui (ou plutôt, à l’endroit pour lui, mais à l’envers pour
Lopen).
Le Herdazien tenta d’en prendre une bouchée, mais le porridge glissa de
sa cuillère pour aller s’écraser au sol.
— Lopen, qu’est-ce que tu trafiques ?
— Je m’entraîne. Je dois leur montrer à quel point je suis doué, houtchi.
C’est comme avec les femmes, sauf que ça implique de se coller au plafond
et d’apprendre à ne pas renverser de nourriture sur la tête des gens qu’on
aime bien.
— Dégage, Lopen.
— Ah, il faut que tu le demandes correctement. Je ne suis plus manchot !
Je ne peux pas me laisser bousculer comme ça. Dis, tu sais comment
convaincre un Herdazien à deux bras de faire tout ce que tu veux ?
— Si je le savais, on ne serait pas en train d’avoir cette conversation.
— Eh bien, évidemment, il faut lui prendre ses deux lances.
Il sourit. À quelques pas de là, Roc éclata d’un « Ha ! » sonore.
Lopen remua les doigts en direction de Sigzil, comme pour le narguer, les
ongles scintillants. Comme tous les Herdaziens, il avait des ongles marron
foncé, durs comme le cristal. Un peu similaires à de la carapace.
Lui aussi avait encore un tatouage sur la tête. Bien que, jusqu’à présent,
seuls quelques membres du Pont Quatre aient appris à puiser de la
Fulgiflamme, chacun d’entre eux avait conservé son tatouage. Seul Kaladin
était différent ; son tatouage s’était effacé une fois qu’il avait absorbé de la
Fulgiflamme, et ses cicatrices avaient refusé de guérir.
— Rappelle-toi celle-la pour moi, houtchi, déclara Lopen. (Il n’avait
jamais voulu expliquer ce que signifiait « houtchi », ni pourquoi il
n’employait ce terme que pour s’adresser à Sigzil.) Il va me falloir un sacré
paquet de nouvelles blagues. Et puis des manches. Deux fois plus, sauf sur
les gilets. Là, ce sera le même nombre.
— Comment est-ce que tu as seulement réussi à monter là-haut, pour
coller tes pieds… non, laisse tomber. En réalité, je ne veux pas vraiment le
savoir.
Sigzil se baissa et passa en dessous de Lopen.
Les hommes se bousculaient encore pour se servir à manger, riant et
poussant des cris dans la confusion la plus totale. Sigzil cria pour attirer leur
attention.
— N’oubliez pas ! Le capitaine voulait que nous soyons prêts pour
l’inspection à la deuxième sonnerie !
Sigzil parvenait à peine à se faire entendre. Où était Teft ? Quand lui
donnait des ordres, ils l’écoutaient. Sigzil secoua la tête et se fraya un
chemin vers la porte. Au sein de son peuple, il était de taille moyenne –
mais il avait fallu qu’il vienne parmi les Aléthis, qui étaient pratiquement
des géants. Si bien qu’ici, il mesurait quelques centimètres de moins que la
plupart des gens.
Il se faufila dans le couloir. Les équipes de pont occupaient une suite de
grands baraquements au rez-de-chaussée de la tour. Le Pont Quatre était en
train d’acquérir des pouvoirs de Radieux, mais il y avait des centaines
d’autres hommes dans le bataillon qui n’étaient encore que des fantassins
ordinaires. Peut-être Teft était-il allé inspecter les autres équipes – il avait
reçu la responsabilité de les former. Avec un peu de chance, ce n’était pas
l’autre possibilité.
Kaladin couchait dans sa propre petite suite de pièces au bout du couloir.
Sigzil s’y dirigea tout en parcourant les gribouillis du carnet. Il utilisait les
glyphes aléthis, comme les convenances l’acceptaient ici pour les hommes,
et il n’avait jamais appris leur système d’écriture véritable. Saintes
bourrasques, il était parti depuis si longtemps que son rêve disait sans doute
vrai. Il aurait peut-être du mal à écrire avec l’alphabet azéen.
Qu’aurait été sa vie s’il n’était pas devenu un raté et une déception ? S’il
avait réussi les examens au lieu de s’attirer des ennuis, au point de devoir
être secouru par l’homme qui était devenu son maître ?
La liste de problèmes d’abord, décida-t-il en atteignant la porte de
Kaladin, où il frappa.
— Entrez ! résonna la voix du capitaine à l’intérieur.
Sigzil trouva Kaladin en train de faire ses pompes matinales sur le sol de
pierre.
— Les hommes sont-ils levés et rassemblés ?
— Levés, oui, répondit Sigzil. Quand je les ai laissés, ils semblaient à
deux doigts de se battre pour la nourriture, et seule la moitié d’entre eux
était en uniforme.
— Ils seront prêts, l’assura Kaladin. Est-ce que vous vouliez quelque
chose, Sig ?
Sigzil s’assit dans le fauteuil à côté du manteau de Kaladin et ouvrit son
carnet.
— Beaucoup de choses, mon capitaine. À commencer par vous signaler
que vous devriez disposer d’un vrai scribe, pas de… ce que je suis, quoi que
ça puisse bien être.
— Vous êtes mon clerc.
— Un piètre clerc. Nous avons tout un bataillon de soldats avec
seulement quatre lieutenants et pas de scribes officiels. Franchement, mon
capitaine, les équipes de pont sont dans un état épouvantable. Nos finances
sont en pleine pagaille, les ordres de réquisition s’entassent plus vite que
Leyten n’arrive à les traiter, et il y a tout un tas de problèmes qui nécessitent
l’attention d’un officier.
Kaladin répondit par un grognement.
— La partie amusante quand on dirige une armée.
— Exactement.
— C’était du sarcasme, Sig. (Kaladin se leva et s’essuya le front à l’aide
d’une serviette.) Bon. Allez-y.
— Nous allons commencer par quelque chose de facile, attaqua Sigzil.
Peet est maintenant officiellement fiancé à la femme qu’il fréquentait.
— Ka ? C’est formidable. Peut-être qu’elle pourrait vous aider pour les
tâches de scribe.
— Peut-être. Je crois que vous envisagiez de réquisitionner des
logements pour les hommes qui ont des familles ?
— Ouais. C’était avant toute cette pagaille avec la saison des pleurs, et
l’expédition dans les Plaines Brisées, et… Et je devrais aller en parler aux
scribes de Dalinar, n’est-ce pas ?
— À moins que vous ne vouliez que les couples mariés ne partagent une
couchette dans les baraquements ordinaires, je dirais que oui, en effet.
(Sigzil consulta la page suivante de son carnet.) Je crois que Bisig non plus
n’est plus très loin d’être fiancé.
— Ah bon ? Il est tellement discret. Je ne sais jamais ce qui se passe
derrière ces yeux-là.
— Sans parler de Punio, dont j’ai découvert récemment qu’il était déjà
marié. Sa femme passe lui déposer de la nourriture.
— Je croyais que c’était sa sœur !
— Il voulait s’intégrer, j’imagine, répondit Sigzil. Son aléthi boiteux lui
fait déjà la vie dure. Et puis il y a la question de Drehy…
— Quelle question ?
— Eh bien, il fréquente un homme, vous savez…
Kaladin enfila son manteau en gloussant.
— Alors ça, je savais. C’est seulement maintenant que vous le
remarquez ?
Sigzil hocha la tête.
— C’est toujours Dru qu’il voit ? Celui des bureaux de l’intendant du
quartier ?
— Oui, mon capitaine. (Sigzil baissa les yeux.) Mais c’est simplement…
— Oui ?
— Mon capitaine, Drehy n’a pas rempli le formulaire adéquat, expliqua
Sigzil. S’il veut fréquenter un autre homme, il doit faire une demande de
réaffectation sociale, n’est-ce pas ?
Kaladin leva les yeux au ciel. Il n’y avait donc aucun formulaire de ce
type en Alethkar.
Sigzil n’en était pas réellement surpris, car les Aléthis ne possédaient pas
de procédures adéquates pour quoi que ce soit.
— Dans ce cas, comment en fait-on la demande ?
— On ne le fait pas. (Kaladin fronça les sourcils.) Est-ce un si grand
problème à vos yeux, Sig ? Peut-être…
— Mon capitaine, ce n’est pas ça, spécifiquement. À l’heure actuelle, il y
a quatre religions représentées au sein du Pont Quatre.
— Quatre ?
— Hobber est adepte des Passions, mon capitaine. Quatre, même sans
compter Teft, que je n’arrive pas à cerner pleinement. Et maintenant, il y a
ces rumeurs selon lesquelles le clarissime Dalinar affirme que le Tout-
Puissant est mort, et… Eh bien, je me sens responsable, mon capitaine.
— De Dalinar ? fit Kaladin, songeur.
— Non, non.
Il prit une profonde inspiration. Il devait bien y avoir un moyen
d’expliquer ça.
Que ferait son maître ?
— Donc, reprit Sigzil en s’efforçant de suivre le fil d’une idée, tout le
monde sait que Mishim – la troisième lune – est la plus intelligente et la
plus rusée des trois.
— D’accord… Et quel est le rapport ?
— C’est à cause d’une histoire, poursuivit Sigzil. Chut. Enfin, je veux
dire, merci de bien vouloir m’écouter, mon capitaine. Voyez-vous, il y a
trois lunes, et la troisième est censée être la plus intelligente. Et elle ne veut
pas se trouver dans le ciel, mon capitaine. Elle veut s’échapper.
» Donc, une nuit, elle a piégé la reine du peuple natane – c’était il y a
longtemps, ils existaient encore. Enfin, je veux dire, ils existent
actuellement, mais ils étaient plus nombreux à l’époque, mon capitaine. Et
la lune l’a piégée par la ruse, et puis elles ont échangé leur place, et ensuite
elles l’ont refait en sens inverse. Et depuis, le peuple natane a la peau bleue.
Est-ce que vous me suivez ?
Kaladin cligna des yeux.
— Je n’ai rien compris à ce que vous venez de me raconter.
— Hum… eh bien, reprit Sigzil, c’est un simple conte, de toute évidence.
Ce n’est pas la véritable raison expliquant qu’ils aient la peau bleue. Et,
hum…
— C’était censé expliquer quelque chose ?
— C’était toujours comme ça que mon maître faisait les choses, répondit
Sigzil en regardant ses pieds. Il racontait une histoire chaque fois que
quelqu’un était perplexe, ou quand les gens étaient en colère contre lui. Et
alors, ça changeait tout. D’une manière ou d’une autre.
Il releva les yeux vers Kaladin.
— J’imagine, dit lentement celui-ci, que vous vous sentez peut-être…
comme une lune…
— Non, pas vraiment.
Il voulait parler de responsabilités, mais il ne s’était vraiment pas très
bien expliqué. Bourrasques ! Maître Hoid l’avait nommé Chantemonde en
bonne et due forme, et il n’était même pas capable de bien raconter une
histoire.
Kaladin lui asséna une tape sur l’épaule.
— Ce n’est pas grave, Sig.
— Mon capitaine, reprit Sigzil, les autres hommes n’ont rien pour les
guider. Vous leur avez donné un but, une raison d’être des hommes bons. Ce
sont des hommes bons. Mais par certains aspects, c’était facile d’être
esclaves. Qu’allons-nous faire si tous les hommes ne reçoivent pas la
capacité de puiser la Fulgiflamme ? Quelle est notre place dans l’armée ?
Le clarissime Kholin nous a libérés de notre devoir de gardes, car il disait
vouloir que nous nous entraînions en tant que Radieux. Mais qu’est-ce
qu’un Chevalier Radieux ?
— Nous devons le découvrir.
— Et si les hommes ont besoin d’être guidés ? S’ils ont besoin d’un
référent moral ? Il faut que quelqu’un leur parle quand ils font quelque
chose de mal, mais les ardents nous ignorent, puisqu’ils nous associent à
tout ce que le clarissime Dalinar dit et fait.
— Vous pensez pouvoir être plutôt celui qui guide les hommes ? comprit
Kaladin.
— Quelqu’un doit s’en charger, mon capitaine.
Kaladin fit signe à Sigzil de le suivre dans le couloir. Ensemble, ils se
mirent en marche vers les baraquements du Pont Quatre, tandis que Sigzil
tendait une sphère devant eux pour les éclairer.
— Ça ne me dérange pas si vous voulez être quelque chose comme
l’ardent de notre unité, reprit Kaladin. Les hommes vous apprécient, Sig, et
ils prennent très au sérieux tout ce que vous dites. Mais vous devriez
essayer de comprendre ce qu’ils veulent dans la vie, et le respecter, plutôt
que de projeter sur eux ce que vous pensez qu’ils devraient vouloir.
— Mais mon capitaine, certaines choses sont contre nature. Vous savez
dans quoi Teft s’est fourré, et Huio, il rend visite aux prostituées.
— Ce n’est pas interdit. Bourrasques, j’ai même eu des sergents qui
suggéraient que c’était la clé d’un esprit sain au combat.
— C’est mal, mon capitaine. Ça revient à imiter un serment sans
l’engagement. Toutes les religions majeures s’accordent sur ce point, à
l’exception des Reshis, je crois. Mais ce sont des païens même parmi les
païens.
— C’est votre maître qui vous a appris à juger si promptement les
autres ?
Sigzil s’arrêta net.
— Je suis désolé, Sig, lui dit Kaladin.
— Non, il disait la même chose à mon sujet. Tout le temps, mon
capitaine.
— Je vous donne la permission de vous asseoir avec Huio et de lui faire
part de vos inquiétudes, déclara Kaladin. Je ne vous interdirai pas
d’exprimer vos questionnements moraux – je vous y encourage même.
Simplement, ne présentez pas vos croyances comme si elles étaient notre
code. Présentez-les comme les vôtres, et montrez-vous convaincant. Peut-
être que les hommes vous écouteront alors.
Sigzil hocha la tête et pressa le pas pour le rattraper. Afin de masquer son
embarras – qui tenait surtout à ce qu’il avait totalement échoué à raconter la
bonne histoire –, il se plongea dans son carnet.
— Ce qui soulève une autre question, mon capitaine. Le Pont Quatre est
descendu à vingt-huit membres, après les pertes que nous avons subies lors
de la première Tempête Éternelle. Le moment est peut-être venu de recruter.
— Recruter ? répéta Kaladin en penchant la tête sur le côté.
— Eh bien, si nous perdons encore davantage de membres…
— Ce ne sera pas le cas, coupa Kaladin.
Il le pensait toujours.
— … et même dans le cas contraire, nous sommes en dessous des
effectifs de trente-cinq ou quarante nécessaires pour une bonne équipe de
pont. Peut-être n’avons-nous pas besoin de garder ce nombre, mais une
bonne unité active devrait toujours chercher des gens à recruter.
» Et si quelqu’un d’autre, au sein de l’armée, manifestait la bonne
attitude pour être un Marchevent ? Ou, plus précisément, si nos hommes se
mettaient à prêter des serments et à se lier à leurs propres sprènes ? Est-ce
que nous dissoudrions le Pont Quatre, pour laisser chaque homme être son
propre Radieux ?
L’idée de dissoudre le Pont Quatre semblait peiner Kaladin presque
autant que celle de perdre des hommes au combat. Ils marchèrent un
moment en silence. Ils ne se rendaient pas aux baraquements du Pont
Quatre, en fin de compte ; Kaladin avait emprunté un tournant qui les
menait vers les profondeurs de la tour. Ils dépassèrent un chariot, que des
ouvriers tiraient pour livrer l’eau des puits aux quartiers des officiers. En
temps ordinaire, ç’aurait été le travail des parshes.
— Nous devrions au moins lancer un appel au recrutement, concéda
enfin Kaladin, même si, en toute franchise, je ne vois pas bien comment je
parviendrais à réduire les candidats à un nombre gérable.
— Je vais essayer de trouver des stratégies, mon capitaine, répondit
Sigzil. Si je puis me permettre, où allons-nous…
Il s’interrompit lorsqu’il vit Lyn remonter précipitamment le couloir dans
leur direction. Elle tenait une brisure de diamant dans sa paume pour
s’éclairer, et portait son uniforme des Kholin, avec ses cheveux sombres
d’Aléthie rassemblés en une queue.
Elle s’arrêta en voyant Kaladin, puis le salua d’un geste vif.
— L’homme que je cherchais. L’intendant Vevidar vous fait savoir que
« votre requête inhabituelle a été exaucée », capitaine.
— Parfait, répondit Kaladin, qui la dépassa pour s’avancer dans le
couloir.
Sigzil lui décocha un coup d’œil lorsqu’elle vint se placer à côté de lui, et
elle haussa les épaules. Elle ignorait quelle était cette requête inhabituelle,
et savait simplement qu’elle avait été satisfaite.
Kaladin mesura Lyn du regard tout en marchant.
— C’est vous qui aidez mes hommes, non ? Lyn, c’est bien ça ?
— Oui, capitaine !
— En réalité, il semblerait que vous ayez trouvé un prétexte pour faire
passer des messages au Pont Quatre.
— Hum… oui, capitaine.
— Alors vous n’avez pas peur des « Radieux Enfuis » ?
— Franchement, capitaine, après ce que j’ai vu sur le champ de bataille,
je préfère être de votre côté plutôt que parier sur vos opposants.
Kaladin hocha la tête et continua à marcher, songeur.
— Lyn, reprit-il enfin, que diriez-vous de rejoindre les Marchevents ?
Elle s’arrêta net, mâchoire tombante.
— Capitaine ? (Elle salua.) J’adorerais, capitaine ! Saintes bourrasques !
— Parfait. Sig, pouvez-vous lui fournir nos livres de comptes ?
La main de Lyn tomba de son front.
— Des livres de comptes ?
— Les hommes auront aussi besoin d’écrire des lettres aux membres de
leur famille, ajouta Kaladin. Et nous devrions sans doute rédiger
l’historique du Pont Quatre. Les gens seront curieux, et un récit écrit
m’empêchera d’avoir à l’expliquer constamment.
— Ah, fit Lyn. En tant que scribe.
— Évidemment, dit Kaladin en se tournant vers elle dans le couloir,
songeur. Vous êtes une femme, non ?
— Je croyais que vous me demandiez… enfin, dans les visions du haut-
prince, il y avait des femmes qui étaient Chevaleresses Radieuses, et avec la
clarissime Shallan… (Elle rougit.) Capitaine, je n’ai pas rejoint les
éclaireurs parce que j’aimais rester assise à regarder des livres de comptes.
Si c’est ce que vous me proposez, je vais devoir décliner.
Les épaules de Lyn s’affaissèrent, et elle refusa de croiser le regard de
Kaladin. Sigzil s’aperçut, curieusement, qu’il avait envie de frapper son
capitaine. Pas très fort, cela dit. Rien qu’un petit coup de poing pour lui
remettre les idées en place. Il ne se rappelait pas avoir ressenti ça vis-à-vis
de Kaladin depuis ce premier matin où le capitaine l’avait réveillé dans le
camp de guerre de Sadeas.
— Je vois, dit Kaladin. Eh bien… nous allons mettre des essais en place
pour rejoindre l’ordre proprement dit. Je dois pouvoir vous y inviter, si vous
le souhaitez.
— Des essais ? s’écria-t-elle. Pour de vraies places ? Pas seulement faire
des comptes ? Bourrasques, j’en suis !
— Dans ce cas, parlez-en à votre supérieur. Je n’ai pas encore conçu les
essais eux-mêmes, et vous devrez les passer avant de pouvoir être acceptée.
Quoi qu’il en soit, il vous faudrait l’autorisation de changer de bataillon.
— Entendu, capitaine ! répliqua-t-elle, avant de s’éloigner d’un pas vif.
Kaladin la regarda partir, puis émit un grognement étouffé.
Sigzil, sans même y réfléchir, marmonna :
— C’est votre maître qui vous a appris à être aussi insensible ?
Kaladin le mesura du regard.
— J’ai une suggestion, mon capitaine, poursuivit Sigzil. Essayez de
comprendre ce que les gens veulent dans la vie, et respectez-le, au lieu de
projeter sur eux ce que vous pensez qu’ils devraient…
— La ferme, Sig.
— Oui, mon capitaine. Désolé, mon capitaine.
Ils continuèrent à marcher, et Kaladin s’éclaircit la gorge.
— Vous n’êtes pas obligé d’être aussi cérémonieux avec moi, vous savez.
— Je sais bien, mon capitaine. Mais comme vous êtes maintenant un
pâle-iris, et un Porte-Éclat… eh bien, ça paraît approprié.
Kaladin se crispa, mais ne le contredit pas. En réalité, Sigzil avait
toujours… eu du mal à essayer de traiter Kaladin comme n’importe quel
homme de pont. Certains des autres y parvenaient – Teft et Roc, Lopen à
son étrange manière. Mais Sigzil était plus à l’aise quand la relation était
clairement établie : un capitaine et son clerc.
Moash avait été le plus proche de Kaladin, mais il n’appartenait plus au
Pont Quatre. Kaladin n’avait pas révélé ce que Moash avait fait, simplement
qu’il s’était « retiré de notre compagnie ». Kaladin devenait crispé et peu
réactif chaque fois qu’on prononçait le nom de Moash.
— Autre chose sur votre liste ? demanda Kaladin alors qu’ils croisaient
une patrouille de gardes dans le couloir.
Il reçut des saluts impeccables.
Sigzil parcourut son carnet.
— La comptabilité et le manque de scribes… Un code de moralité pour
les hommes… Le recrutement… Ah oui, nous devons encore définir notre
place dans l’armée, à présent que nous ne sommes plus des gardes du corps.
— Nous le sommes toujours, rectifia Kaladin. Simplement, nous
protégeons tous ceux qui en ont besoin. Nous avons de plus gros problèmes,
avec cette tempête.
Elle était revenue, une troisième fois, ce qui prouvait qu’elle était encore
plus régulière que les tempêtes majeures. Tous les neuf jours environ. À la
hauteur où ils se situaient, son passage n’était pour eux qu’un objet de
curiosité – mais dans le reste du monde, chaque nouvelle arrivée mettait à
rude épreuve des cités déjà aux abois.
— J’en suis bien conscient, mon capitaine, dit Sigzil. Mais nous devons
malgré tout nous soucier des questions de procédure. Permettez-moi de
vous poser une question. En tant que Chevaliers Radieux, sommes-nous
toujours une organisation militaire aléthie ?
— Non, répondit Kaladin. Cette guerre est plus grande qu’Alethkar. Nous
servons l’humanité entière.
— Entendu, mais dans ce cas, quelle est notre voie hiérarchique ?
Obéissons-nous au roi Elhokar ? Sommes-nous encore ses sujets ? Et quel
dahn ou nahn possédons-nous dans la société ? Vous êtes un Porte-Éclat
dans la cour de Dalinar, n’est-ce pas ?
» Qui verse les salaires du Pont Quatre ? Et des autres équipes de pont ?
S’il y a une querelle au sujet des terres de Dalinar en Alethkar, peut-il vous
appeler – ainsi que le Pont Quatre – à vous battre pour lui, comme une
relation normale entre suzerain et vassal ? Et dans le cas contraire, pouvons-
nous toujours nous attendre à ce qu’il nous paie ?
— Damnation, souffla Kaladin.
— Je suis désolé, mon capitaine. C’est…
— Non, ce sont de bonnes questions, Sig. J’ai de la chance que vous
soyez là pour les poser. (Il asséna une tape sur l’épaule de Sigzil, et s’arrêta
dans le couloir à l’entrée des bureaux de l’intendant.) Parfois, je me
demande si vos talents ne sont pas gâchés au sein du Pont Quatre. Vous
auriez dû être un érudit.
— Eh bien, ce vent-là m’a dépassé il y a des années, mon capitaine. Je…
(Il inspira profondément.) J’ai échoué aux examens pour entrer au service
du gouvernement en Azir. Je n’étais pas assez bon.
— Dans ce cas, les examens étaient idiots, lâcha Kaladin. Et Azir y a
perdu, car il a raté l’occasion de vous avoir.
Sigzil sourit.
— Je suis ravi qu’il l’ait fait. (Et… curieusement, il avait le sentiment
que c’était vrai. Un poids sans nom qu’il portait jusque-là sembla glisser de
son dos.) En toute franchise, je ressens la même chose que Lyn. Je ne veux
pas rester penché sur un livre de comptes alors que le Pont Quatre s’envole
dans les airs. Je veux être le premier dans le ciel.
— Je crois que vous devrez vous battre avec Lopen pour cette distinction,
rétorqua Kaladin en riant. Venez.
Il entra dans le bureau de l’intendant, où un groupe de gardes en train
d’attendre lui laissa aussitôt de l’espace. Au niveau du comptoir, un soldat
costaud aux manches retroussées fouillait dans des caisses et des boîtes en
marmonnant pour lui-même. Une femme corpulente – sans doute son
épouse – inspectait des formulaires de réquisition. Elle donna un petit coup
à l’homme et désigna Kaladin.
— Enfin ! s’exclama l’intendant. J’en ai assez d’avoir ceux-là ici qui
attirent les regards de tout le monde et me font transpirer comme un espion
entouré de trop de sprènes.
D’un pas traînant, il se dirigea vers deux grands sacs noirs dans le coin,
lesquels, pour autant que Sigzil puisse s’en rendre compte, n’attiraient en
réalité aucun regard. L’intendant les souleva et lança un coup d’œil à la
scribe, qui vérifia quelques formulaires puis hocha la tête et les présenta à
Kaladin afin qu’il y appose son sceau de capitaine. La paperasse terminée,
l’intendant remit un sac à Kaladin et un autre à Sigzil.
Ils cliquetaient quand on les déplaçait, et se révélaient étonnamment
lourds. Sigzil défit les attaches et regarda à l’intérieur du sien.
Un flot de lumière verte, aussi puissante que celle du soleil, le baigna.
Des émeraudes. Des grandes, pas celles qu’on plaçait dans les sphères, sans
doute taillées dans les cœurs-de-gemme de démons des gouffres chassés
dans les Plaines Brisées. En un instant, Sigzil comprit que les gardes qui
remplissaient la pièce n’étaient pas là pour demander quelque chose à
l’intendant. Ils étaient là pour protéger ce trésor.
— C’est la réserve royale d’émeraudes, expliqua l’intendant. Conservée
pour spiricanter des céréales en cas d’urgence, renouvelées dans la tempête
de ce matin. Je n’en reviens pas que vous ayez réussi à convaincre le haut-
prince de vous laisser les prendre.
— Nous ne faisons que les emprunter, précisa Kaladin. Nous les rendrons
avant la tombée de la nuit. Cela étant, soyez prévenus que certaines seront
éteintes. Nous devrons les inspecter à nouveau demain. Et après-demain…
— Je pourrais acheter une principauté pour cette somme, commenta
l’intendant avec un grognement. Au nom de Kelek, pourquoi en avez-vous
besoin ?
Sigzil, cependant, avait déjà deviné. Il souriait comme un idiot.
— Nous allons nous entraîner à être Radieux.
VINGT-QUATRE ANS PLUS TÔT

Dalinar jura tandis que de la fumée s’échappait de l’âtre. Il appuya de tout


son poids contre la manette et parvint à la faire bouger, rouvrant ainsi le
conduit de cheminée. Il toussa, recula et agita la main pour chasser la fumée
de son visage.
— Nous allons devoir nous assurer que ce soit remplacé, lança Evi
depuis le canapé où elle faisait de la couture.
— Oui, répondit-il en se laissant tomber sur le sol devant le feu.
— Au moins, vous l’avez atteint rapidement. Aujourd’hui, nous n’aurons
pas besoin de récurer les murs, et la vie sera aussi blanche qu’un soleil la
nuit !
Les tournures idiomatiques de la langue natale d’Evi ne se traduisaient
pas toujours très bien en aléthi.
La chaleur du feu était bienvenue, car les vêtements de Dalinar étaient
encore humides à cause des pluies. Il s’efforça d’ignorer le bruit
omniprésent de la pluie de la saison des pleurs à l’extérieur, et regarda
plutôt deux sprènes de flamme danser le long de l’une des bûches. Ils
semblaient vaguement humains, avec des silhouettes en mouvement
constant. Il en suivit une du regard alors qu’elle sautait vers l’autre.
Il entendit Evi se lever et crut qu’elle retournait aux lieux d’aisance. Au
lieu de quoi elle s’assit à côté de lui et lui prit le bras, puis poussa un soupir
de contentement.
— Ça ne doit pas être très confortable, commenta Dalinar.
— Pourtant, vous le faites.
— Ce n’est pas moi qui suis…
Il regarda le ventre d’Evi, qui avait commencé à s’arrondir.
Elle sourit.
— Mon état ne me rend pas fragile au point que je risque de me briser en
m’asseyant par terre, mon aimé. (Elle serra son bras un peu plus fort.)
Regardez-les. Avec quel enthousiasme ils jouent !
— On dirait qu’ils s’amusent à se battre, fit Dalinar. Je vois presque les
petites lames dans leurs mains.
— Faut-il vraiment que tout ressemble à un combat à vos yeux ?
Il haussa les épaules.
Elle appuya la tête sur son bras.
— Ne pouvez-vous pas vous contenter de l’apprécier, Dalinar ?
— Apprécier quoi donc ?
— Votre vie. Vous vous êtes donné tant de mal pour façonner ce
royaume. Ne pouvez-vous pas vous en satisfaire, à présent que vous avez
gagné ?
Il se leva, retira son bras d’entre ses doigts et traversa la pièce pour se
servir un verre.
— Ne croyez pas que je n’aie pas remarqué la façon dont vous vous
comportez, reprit Evi. Vous dressez l’oreille chaque fois que le roi
mentionne le moindre conflit au sein de nos frontières. Vous demandez aux
scribes de vous lire des récits de grandes batailles. Vous parlez toujours du
prochain duel.
— Je n’en profiterai plus très longtemps, maugréa Dalinar, avant de boire
une gorgée de vin. Gavilar dit que c’est idiot de me mettre en danger, que
quelqu’un va forcément utiliser un de ces duels comme un stratagème
contre lui. Je vais devoir trouver un champion.
Il n’avait jamais tenu les duels en haute opinion. C’était trop artificiel,
trop édulcoré. Mais c’était au moins quelque chose.
— C’est comme si vous étiez mort, commenta Evi.
Dalinar se tourna vers elle.
— C’est comme si vous n’étiez vivant que lorsque vous pouvez vous
battre, poursuivit-elle. Lorsque vous pouvez tuer. Comme ces ténèbres des
anciens récits. Vous ne vivez qu’en prenant la vie des autres.
Avec ces cheveux clairs et cette peau à la légère teinte dorée, elle
évoquait une gemme luisante. C’était une femme aimante et douce qui
méritait mieux que le traitement qu’il lui réservait. Il s’obligea à retourner
s’asseoir à côté d’elle.
— Moi, je persiste à croire que les sprènes de flamme jouent, affirma-t-
elle.
— Je me suis toujours demandé. Sont-ils eux-mêmes faits de flamme ?
On dirait que oui, mais que faire alors des sprènes d’émotion ? Les sprènes
de colère sont-ils faits de colère ?
Evi hocha distraitement la tête.
— Et les sprènes de gloire ? poursuivit-il. Faits de gloire ? Qu’est-ce que
c’est que la gloire ? Les sprènes de gloire pourraient-ils apparaître en
présence de quelqu’un qui délire, ou qui est très saoul par exemple – qui
croit seulement avoir accompli quelque chose d’impressionnant, alors que
tous les autres sont en train de se moquer de lui ?
— Un mystère, répondit-elle, envoyé par Shishi.
— Mais vous ne vous posez jamais la question ?
— À quoi bon ? Nous finirons bien par le savoir, quand nous
retournerons vers l’Unique. Inutile de nous troubler l’esprit avec des choses
que nous ne pouvons pas comprendre.
Dalinar regarda les sprènes de flamme d’un air très concentré. Celui-là
possédait bel et bien une épée. Une Lame d’Éclat miniature.
— C’est pour cette raison que vous broyez si souvent du noir, mon
époux, reprit Evi. Ce n’est pas très sain d’avoir une pierre qui caille dans
votre estomac, encore humide de mousse.
— Je… pardon ?
— Vous ne devez pas entretenir de pensées aussi étranges. Qui a bien pu
vous mettre ces choses-là dans la tête ?
Il haussa les épaules mais se rappela l’avant-veille, où il était resté debout
jusque tard dans la soirée en buvant du vin avec Gavilar et Navani sous
l’auvent les protégeant des pluies. Elle avait parlé sans discontinuer de ses
recherches sur les sprènes, et Gavilar avait simplement répondu par des
grognements, tout en griffonnant des notes à l’aide de glyphes sur un de ses
jeux de cartes. Elle avait parlé avec tant de passion et d’exaltation, et
Gavilar l’avait ignorée.
— Profitez du moment, lui dit Evi. Fermez les yeux et contemplez ce que
l’Unique vous a donné. Cherchez la paix de l’oubli, et savourez la joie de
votre propre sensation.
Il ferma les yeux comme elle le suggérait, et s’efforça de profiter
simplement d’être là avec elle.
— Un homme peut-il réellement changer, Evi ? Comme le font ces
sprènes ?
— Nous sommes tous différents aspects de l’Unique.
— Dans ce cas, peut-on passer d’un aspect à un autre ?
— Bien entendu, affirma Evi. Votre propre doctrine ne repose-t-elle pas
sur la transformation ? Sur la possibilité qu’un homme soit spiricanté de
quelque chose de grossier à quelque chose de glorieux ?
— J’ignore si ça fonctionne.
— Dans ce cas, présentez une supplique à l’Unique, dit-elle.
— Dans une prière ? Par le biais des ardents ?
— Mais non, idiot. Vous-même.
— En personne ? s’étonna Dalinar. Au temple par exemple ?
— Si vous souhaitez rencontrer l’Unique en personne, vous devez vous
rendre dans la Vallée. Là, vous pourrez vous entretenir avec l’Unique, ou
son avatar, et vous voir accorder…
— L’Ancienne Magie, siffla-t-il en ouvrant les yeux. La Veillenuit. Evi,
ne dites pas ces choses-là.
Bourrasques, son héritage païen ressurgissait dans les occasions les plus
étranges. Elle pouvait être en train de tenir des propos parfaitement
conformes à la doctrine vorine, et soudain prononcer ces mots-là.
Fort heureusement, elle en resta là. Elle ferma les yeux et se mit à
fredonner tout bas. Enfin, on frappa à la porte externe des appartements de
Dalinar.
Hathan, son intendant, allait y répondre. En effet, Dalinar entendit sa
voix à l’extérieur, suivie par un petit coup léger à la porte de la chambre.
— C’est votre frère, clarissime, annonça Hathan à travers la porte.
Dalinar bondit, ouvrit la porte et dépassa le maître-serviteur de petite
taille. Evi le suivit en laissant courir une main le long du mur, une de ses
habitudes. Ils passèrent devant des fenêtres ouvertes qui donnaient sur une
Kholinar trempée, où la lueur vacillante des lanternes indiquait la présence
de personnes se déplaçant dans les rues.
Gavilar patientait dans le salon, vêtu de l’un de ces nouveaux costumes à
la veste amidonnée, avec les boutons sur les côtés de la poitrine. Ses
cheveux noirs ondulés lui tombaient aux épaules, assortis d’une barbe
soigneusement entretenue.
Dalinar détestait les barbes – elles se coinçaient dans votre casque. Il ne
pouvait toutefois pas nier l’effet produit sur Gavilar. Lorsqu’on regardait
Gavilar dans ses beaux atours, on ne voyait pas une brute issue d’un coin
paumé – un seigneur de guerre à peine civilisé qui avait écrasé ses
adversaires pour conquérir le trône. Non, cet homme était un roi.
Gavilar frappait la paume de sa main à l’aide d’une liasse de papiers.
— Qu’y a-t-il ? lui lança Dalinar.
— Rathalas, répondit Gavilar en poussant les papiers vers Evi qui entrait
dans la pièce.
— Encore ! s’exclama Dalinar.
Voilà des années qu’il ne s’était pas rendu à la Faille, ce fossé géant où il
avait gagné sa Lame d’Éclat.
— Ils exigent que tu leur rendes ta Lame, expliqua Gavilar. Ils affirment
que l’héritier de Tanalan est revenu, et qu’il mérite la Lame, puisque tu ne
l’as jamais gagnée lors d’un véritable combat.
Un grand froid envahit Dalinar.
— Or, je sais que c’est tout à fait faux, reprit Gavilar, car lorsque nous
nous sommes battus à Rathalas toutes ces années auparavant, tu as dit que
tu t’étais occupé de l’héritier. Tu t’en es bien occupé, n’est-ce pas, Dalinar ?
Il se rappelait ce jour-là. Il se revoyait debout sur le pas de cette porte
avec le Frisson qui palpitait en lui. Il se rappelait un enfant en larmes qui
tenait une Lame d’Éclat. Le père étendu derrière lui, mort et brisé. Cette
voix douce qui le suppliait.
Le Frisson s’était évanoui en un instant.
— C’était un enfant, Gavilar, dit Dalinar d’une voix rauque.
— Damnation ! s’exclama son frère. C’est un descendant de l’ancien
régime. C’était… nom des foudres, ça remonte à dix ans. Il est assez âgé
pour représenter une menace ! La cité, la région tout entière, entre en
rébellion. Si nous n’agissons pas, l’intégralité des Terres Royales risque de
faire sécession.
Dalinar sourit. Cette émotion le stupéfia, et il l’étouffa rapidement. Mais
tout de même… il faudrait bien que quelqu’un aille mettre les rebelles en
déroute.
Il se retourna et aperçut Evi. Elle le regardait d’un air rayonnant, alors
qu’il se serait attendu à la voir indignée par l’idée de nouvelles guerres. Au
lieu de quoi elle s’approcha de lui et le prit par le bras.
— Vous avez épargné l’enfant.
— Je… Il était à peine capable de soulever la Lame. Je l’ai rendu à sa
mère et lui ai dit de le cacher.
— Oh, Dalinar.
Elle l’attira contre elle.
Il éprouva une bouffée d’orgueil. C’était ridicule, bien sûr. Il avait mis le
royaume en danger – comment les gens réagiraient-ils s’ils apprenaient que
l’Épine Noire en personne avait eu un sursaut de conscience ? Ils en riraient
bien.
Pour l’heure, il s’en moquait. Du moment qu’il pouvait être un héros aux
yeux de cette femme.
— Eh bien, j’imagine qu’on pouvait s’attendre à une rébellion, reprit
Gavilar en regardant par la fenêtre. Il s’est écoulé six ans depuis
l’unification officielle, les gens vont commencer à revendiquer leur
indépendance. (Il leva la main vers Dalinar et se retourna.) Je sais ce que tu
veux, mon frère, mais tu vas devoir t’abstenir. Je n’enverrai pas une armée.
— Mais…
— Je peux faire échouer cette tentative grâce à la politique. Nous ne
pouvons pas permettre qu’une démonstration de force soit notre seule
méthode pour maintenir l’unité, ou Elhokar passera sa vie entière à éteindre
des feux après mon départ. Nous avons besoin que les gens commencent à
percevoir Alethkar comme un royaume unifié, pas comme des régions
distinctes qui cherchent constamment à prendre l’avantage les unes sur les
autres.
— Ça me semble judicieux, acquiesça Dalinar.
Ça n’allait jamais se produire, pas sans l’épée pour le leur rappeler. Pour
une fois, cependant, il était content de ne pas être celui qui le ferait
remarquer.
Ne vous en faites pas pour Rayse. C’est effectivement dommage pour Aona et Skai,
mais ils ont joué les idiots – ils ont violé notre pacte dès le tout début.

On avait toujours appris à Numuhukumakiaki’aialunamor que la première


règle de la guerre consistait à connaître son ennemi. On pouvait supposer
que ce genre de leçon n’avait plus tellement d’importance dans sa vie
actuelle. Heureusement, il n’y avait pas une si grande différence entre
préparer un ragoût et partir en guerre.
Lunamor (que ses amis appelaient Roc, parce que leur langue épaisse de
basses-terres était incapable de parler correctement) remuait le contenu de
son chaudron avec une énorme cuillère en bois de la taille d’une épée
longue. Un feu brûlait des enveloppes de boutons-de-roche en dessous, et
un sprène du vent d’humeur espiègle jouait avec la fumée, qu’il faisait
souffler vers lui quel que soit l’endroit où il se tenait.
Il avait placé le chaudron sur un plateau des Plaines Brisées, et – belles
lumières et étoiles déchues – il avait découvert à sa grande surprise que cet
endroit lui avait manqué. Qui aurait cru qu’on puisse s’attacher à cette terre
plate, aride et venteuse ? Sa patrie était un lieu d’extrêmes : froid mordant,
neige poudreuse, chaleur étouffante et humidité bienvenue.
Ici, en bas, tout était tellement… modéré, et les Plaines Brisées étaient le
pire de tout. À Jah Keved, il avait découvert des vallées remplies de plantes
grimpantes. En Alethkar, ils avaient des champs de céréales, où des
boutons-de-roche se déployaient à l’infini comme les bulles d’un chaudron
bouillonnant. Et puis les Plaines Brisées. Des plateaux déserts, infinis, où
pratiquement rien ne poussait. Curieusement, il les adorait.
Lunamor fredonnait tout bas en touillant le ragoût à deux mains pour
empêcher que le fond n’attache. Quand il n’avait pas la fumée en pleine
figure (ce vent maudit, trop fort, était nourri de trop d’air pour se comporter
convenablement), il percevait l’odeur des Plaines Brisées. Une odeur… de
grand air. L’odeur d’un ciel haut, de pierres cuisant au soleil, mais relevée
d’un soupçon de la vie qui grouillait dans les gouffres. Comme une pincée
de sel. Humide, chargé d’odeurs de plantes et de pourriture entremêlées.
Dans ces gouffres, Lunamor s’était retrouvé après avoir été longtemps
perdu. Nouvelle vie, nouveau but.
Et du ragoût.
Lunamor goûta son plat – à l’aide d’une nouvelle cuillère, bien entendu,
car il n’était pas un barbare comme certains de ces cuisiniers basses-terres.
Les longueraves devaient encore cuire un peu avant qu’il puisse ajouter la
viande. De la véritable viande, provenant de petits crabes qu’il avait passé
la nuit entière à décortiquer. Il ne fallait pas qu’elle cuise trop longtemps,
sinon elle devenait caoutchouteuse.
Le reste du Pont Quatre se déployait sur le plateau pour écouter Kaladin.
Lunamor s’était installé de sorte qu’il tournait le dos à Narak, la cité au
cœur des Plaines Brisées. Non loin de là, l’un des plateaux fut traversé d’un
éclair lumineux indiquant que Renarin Kholin activait la Porte-du-Pacte.
Lunamor s’efforça de ne pas se laisser distraire. Il voulait regarder vers
l’ouest. Vers les anciens camps de guerre.
Il n’y a plus très longtemps à attendre, se dit-il. Mais ne t’y attarde pas
trop. Le ragoût a besoin d’un peu plus de limm broyé.
— J’ai formé une grande partie d’entre vous dans les gouffres, déclara
Kaladin.
Les hommes du Pont Quatre avaient été rejoints par plusieurs membres
des autres équipes de pont, et même deux soldats que Dalinar avait suggéré
de former. Le groupe de cinq éclaireuses était étonnant, mais Lunamor était-
il en droit d’en juger ?
— J’ai pu former des gens à la lance, poursuivit Kaladin, parce que j’y
avais moi-même été formé. Ce que nous allons tenter aujourd’hui est
différent. Je comprends à peine comment j’ai appris à utiliser la
Fulgiflamme. Nous allons devoir tâtonner ensemble.
— Pas de problème, gancho, lança Lopen. Ça ne doit pas être bien
difficile d’apprendre à voler ? Les anguilles célestes font ça tout le temps,
alors qu’elles sont moches et stupides. La plupart des hommes de pont ne
sont que l’un ou l’autre.
Kaladin s’arrêta à côté de Lopen. Le capitaine semblait de bonne humeur
aujourd’hui, ce dont Lunamor s’attribuait le mérite. Après tout, il avait
préparé son petit déjeuner.
— La première étape consistera à prononcer l’Idéal, reprit Kaladin. Je
soupçonne que plusieurs d’entre vous l’ont déjà fait. Mais pour les autres, si
vous souhaitez être un écuyer des Marchevents, vous allez devoir prononcer
ce serment.
Ils se mirent à réciter ces paroles en chœur. Tout le monde connaissait les
bonnes à présent. Lunamor chuchota l’Idéal.
La vie avant la mort. La force avant la faiblesse. Le voyage avant la
destination.
Kaladin tendit à Lopen une bourse remplie de gemmes.
— Le véritable test, et la preuve que vous êtes dignes du rang d’écuyer,
consistera à puiser de la Fulgiflamme en vous. Beaucoup d’entre vous l’ont
déjà appris…
Lopen se mit aussitôt à briller.
— … et ils aideront les autres à apprendre. Lopen, prenez les Première,
Deuxième et Troisième Escouades. Sigzil, la Quatrième, la Cinquième et la
Sixième. Peet, ne croyez pas que je ne vous aie pas vu briller. Prenez les
autres hommes de pont, et Teft, prenez les éclaireuses et…
Kaladin regarda autour de lui.
— Où est Teft ?
C’était seulement maintenant qu’il le remarquait ? Lunamor adorait leur
capitaine, mais il était parfois distrait. L’air devait lui ramollir la cervelle.
— Teft n’est pas revenu aux baraquements la nuit dernière, mon
capitaine, lança Leyten, l’air mal à l’aise.
— Très bien. Je vais aider les éclaireuses. Lopen, Sigzil, Peet, expliquez
en détail à vos escouades comment aspirer la Fulgiflamme. Avant la fin de
la journée, je veux que tous les hommes présents sur ce plateau luisent
comme s’ils avaient avalé une lanterne.
Ils se dispersèrent, manifestement impatients. Des bannières rouges
translucides s’élevèrent de la pierre, comme si elles claquaient au vent, avec
une extrémité reliée au sol. Des sprènes d’anticipation. Lunamor leur
adressa le signe du respect, mains sur l’épaule, puis sur le front. C’étaient
des dieux mineurs, mais sacrés malgré tout. Il distinguait faiblement leur
forme véritable derrière les bannières, l’ombre d’une créature plus grande
tout au fond.
Lunamor chargea Dabbid de touiller à sa place. Le jeune homme de pont
ne parlait pas, et ne l’avait pas fait depuis que Lunamor avait aidé Kaladin à
le sortir du champ de bataille. Il était toutefois capable de touiller, et
d’apporter des outres. Il était devenu une sorte de mascotte non officielle
pour l’équipe, car il avait été le premier homme de pont sauvé par Kaladin.
Lorsque des hommes de pont dépassaient Dabbid, ils lui adressaient un
salut discret.
Huio était de corvée de cuisine avec Lunamor aujourd’hui, comme c’était
de plus en plus souvent le cas. Huio demandait qu’on le charge de cette
tâche, que les autres évitaient. Le Herdazien courtaud et costaud fredonnait
tout bas pour lui-même en remuant le shiki, une boisson mangecorne
brunâtre que Lunamor avait fait refroidir pendant la nuit dans des cuves
métalliques sur le plateau à l’extérieur d’Urithiru.
Curieusement, Huio prit une poignée de lazbo dans un pot et en
saupoudra le liquide.
— Que faites-vous, espèce de cinglé ! hurla Lunamor en approchant à
pas lourds. Du lazbo ? Dans la boisson ? Cette chose est une poudre épicée,
cervelle ramollie de basses-terres !
Huio répondit quelque chose en herdazien.
— Bah ! déclara Lunamor. Je ne parle pas cette langue cinglée que vous
utilisez. Lopen ! Venez ici et parlez à ce cousin à vous ! Il bousille nos
boissons !
Lopen, cependant, décrivait de grands gestes en direction du ciel et
racontait comment il s’était collé au plafond un peu plus tôt.
Avec un grognement, Lunamor se retourna vers Huio, qui lui tendit une
cuillère dégoulinante de liquide.
— Crétin à la cervelle ramollie, commenta Lunamor en goûtant une
gorgée. Vous allez gâcher…
Dieux sacrés de la mer et de la pierre. C’était délicieux. L’épice ajoutait
le soupçon de mordant nécessaire à la boisson refroidie, combinant les
saveurs d’une manière totalement inattendue – mais curieusement
harmonieuse.
Huio sourit.
— Pont Quatre ! dit-il dans un aléthi teinté d’un accent prononcé.
— Vous êtes homme chanceux, lança Lunamor en le montrant du doigt.
Je ne vais pas vous tuer aujourd’hui. (Il prit une autre gorgée, puis fit un
geste à l’aide de la cuillère.) Allez faire cette chose aux autres cuves de
shiki.
Maintenant, où était Hobber ? L’homme dégingandé aux dents écartées
ne pouvait pas être trop loin. C’était l’un des avantages d’avoir un assistant
chef incapable de marcher ; en règle générale, il restait où on le plaçait.
— Regardez-moi maintenant, attentivement ! dit Lopen à son groupe, de
la Fulgiflamme s’échappant de ses lèvres lorsqu’il parlait. Bon. Voilà. Moi,
le Lopen, je vais maintenant voler. Vous pouvez applaudir si ça vous semble
approprié.
Il sauta en l’air, puis retomba lourdement sur le plateau.
— Lopen ! le héla Kaladin. Vous êtes censé aider les autres, pas frimer !
— Désolé, gon ! s’écria Lopen.
Il frissonnait par terre, le visage appuyé contre la pierre, et ne se leva pas.
— Est-ce que vous venez… de vous coller au sol ? demanda Kaladin.
— Ça fait partie du plan, gon ! répliqua Lopen. Si je dois devenir un
délicat nuage dans le ciel, je dois d’abord convaincre le sol que je ne
l’abandonne pas. Comme une amante inquiète, ça oui, il faut la réconforter
et lui assurer que je reviendrai après mon ascension spectaculaire et royale
dans les cieux.
— Tu n’es pas un roi, Lopen, dit Drehy. Nous avons déjà abordé le sujet.
— Bien sûr que non. Je suis un ancien roi. Et toi, manifestement, tu fais
partie des idiots dont je parlais tout à l’heure.
Lunamor émit un grognement amusé et contourna son petit poste de
cuisine pour rejoindre Hobber, dont il se souvenait à présent qu’il pelait des
tubercules près du bord du plateau. Lunamor ralentit. Pourquoi Kaladin
était-il à genoux devant le tabouret de Hobber, en train de tenir… une
gemme ?
Ahhh…, se dit Lunamor.
— Il fallait que je respire pour la puiser, expliqua doucement Kaladin. Je
l’ai fait inconsciemment pendant des semaines, sinon des mois, avant que
Teft ne m’explique la vérité.
— Mon capitaine, intervint Hobber, je ne sais pas si… enfin, mon
capitaine, je ne suis pas un Radieux. Je n’ai jamais été très doué avec la
lance. Je suis à peine un cuisinier passable.
Passable, c’était beaucoup dire. Mais il était serviable et plein de bonne
volonté, et Lunamor était donc ravi de l’avoir avec lui. Par ailleurs, il avait
besoin d’un métier qu’il puisse exercer assis. Un mois plus tôt, l’Assassin
en Blanc s’était infiltré dans le palais du roi, dans les camps de guerre, pour
essayer de tuer Elhokar – et l’attaque avait laissé Hobber avec des jambes
mortes.
Kaladin replia les doigts de Hobber sur la gemme.
— Essayez simplement, lui dit doucement le capitaine. Être Radieux ne
dépend pas tant d’une question de force ou d’adresse que de ce que vous
avez dans le cœur. Et vous avez le meilleur d’entre nous tous.
Le capitaine paraissait intimidant aux yeux de beaucoup d’étrangers. Une
tempête perpétuelle en guise d’expression, une intensité qui faisait fléchir
les hommes quand elle était tournée vers eux. Mais il y avait également une
tendresse stupéfiante chez lui. Kaladin saisit Hobber par le bras, et sembla
presque au bord des larmes.
Certains jours, il semblait que toutes les pierres de Roshar ne seraient pas
en mesure de briser Kaladin Béni-des-foudres. Puis un de ses hommes se
faisait blesser, et on le voyait alors craquer.
Kaladin se dirigea à nouveau vers les éclaireuses qu’il aidait l’instant
d’avant, et Lunamor courut les rejoindre. Il s’inclina devant le petit dieu
posé sur l’épaule du capitaine de pont, puis demanda :
— Vous croyez que Hobber peut faire cette chose, Kaladin ?
— J’en suis persuadé. Je suis persuadé que tout le Pont Quatre en est
capable, et peut-être quelques-uns des autres.
— Ha ! s’exclama Lunamor. Trouver un sourire sur votre visage, Kaladin
Béni-des-foudres, c’est comme trouver sphère perdue dans votre soupe.
Surprenant, oui, mais très agréable aussi. Venez, j’ai boisson que vous
devez goûter.
— Je dois rejoindre…
— Venez ! Boisson que vous devez goûter !
Lunamor le guida vers la grande marmite de shiki et lui en servit un
verre.
Kaladin le vida d’un trait.
— Mais c’est délicieux, Roc !
— N’est pas ma recette, fit Lunamor. Huio a changé cette chose. Je dois
maintenant soit le promouvoir, soit le pousser du haut du plateau.
— Le promouvoir à quel rang ? demanda Kaladin en se servant une autre
coupe.
— Celui de basses-terres à la cervelle ramollie, deuxième classe.
— Vous aimez peut-être un peu trop cette expression, Roc.
Non loin de là, Lopen parlait au sol, contre lequel il était toujours
appuyé.
— Ne t’inquiète pas, mon cher. Le Lopen est assez vaste pour être
possédé par de très, très nombreuses forces, à la fois terrestres et célestes !
Je dois m’élever dans les airs, car si je devais ne rester que sur le sol, mon
ampleur croissante pousserait sans doute le sol à se fendre et à se briser.
Lunamor se tourna vers Kaladin.
— J’apprécie beaucoup cette expression, oui. Mais seulement parce que
cette chose a un nombre d’applications stupéfiant parmi vous.
Kaladin sourit et dégusta son shiki tout en observant ses hommes. Un peu
plus loin sur le plateau, Drehy leva soudain ses longs bras et cria : « Ha ! »
Il brillait de Fulgiflamme. Bisig suivit bientôt. Voilà qui devrait réparer sa
main – lui aussi avait été blessé par l’Assassin en Blanc.
— Ça va fonctionner, Roc, reprit Kaladin. Les hommes sont proches de
ce pouvoir depuis des mois à présent. Et une fois qu’ils l’auront, ils seront
capables de guérir. Je n’aurai plus à partir au combat en me demandant
lequel d’entre vous je vais perdre.
— Kaladin, dit calmement Lunamor. Cette chose que nous avons
commencée, c’est encore la guerre. Des hommes vont mourir.
— Ceux du Pont Quatre seront protégés par leur pouvoir.
— Et l’ennemi ? Ils n’auront pas pouvoir ? (Il s’approcha.) Pas que j’aie
envie de réfréner Kaladin Béni-des-foudres quand il est optimiste, mais
personne n’est jamais parfaitement en sécurité. C’est triste vérité, mon ami.
— Peut-être, admit Kaladin, l’air ailleurs. Votre peuple ne laisse que les
plus jeunes fils partir à la guerre, n’est-ce pas ?
— Seuls les tuanalikina, quatrième fils et plus jeunes, peuvent être
gaspillés à la guerre. Premier, deuxième et troisième fils sont trop précieux.
— Quatrième fils et plus jeunes. Donc pratiquement personne.
— Ha ! Vous ne connaissez pas la taille des familles mangecorne.
— Mais tout de même, ça doit bien signifier que moins d’hommes
meurent au combat.
— Les Pics sont un endroit différent, répondit Lunamor, qui sourit à
Sylphrena lorsqu’elle s’envola de l’épaule de Kaladin et se mit à danser sur
les vents tout proches. Et pas simplement parce que nous avons la bonne
quantité d’air pour que nos cerveaux fonctionnent. Attaquer un autre Pic, ça
coûte cher et c’est difficile, ça demande beaucoup de temps et de
préparation. Nous parlons de cette chose plus que nous ne la faisons.
— Ça a l’air sympathique.
— Vous viendrez visiter avec moi un jour ! déclara Lunamor. Vous et tout
le Pont Quatre, comme vous êtes famille maintenant.
— Sol, insistait Lopen, je t’aimerai toujours. Je ne suis attiré par
personne comme je le suis par toi. Chaque fois que je partirai, ce sera pour
revenir ensuite !
Kaladin échangea un regard avec Lunamor.
— Peut-être, observa Lunamor, quand celui-là sera loin de tout cet air
toxique, il sera moins…
— Lopen ?
— Mais en y réfléchissant, cette chose sera triste.
Kaladin gloussa et tendit sa coupe à Lunamor. Puis il se pencha vers lui.
— Qu’est-il arrivé à votre frère, Roc ?
— Mes deux frères vont bien, pour autant que je sache.
— Et le troisième frère ? insista Kaladin. Celui qui est mort en vous
faisant passer de la quatrième à la troisième place, et en faisant de vous un
cuisinier plutôt qu’un soldat ? Ne le niez pas.
— C’est histoire triste, répondit Lunamor. Et aujourd’hui n’est pas un
jour pour histoires tristes. Aujourd’hui est jour pour rire, ragoût, voler. Ces
choses-là.
Et avec un peu de chance… quelque chose d’encore plus impressionnant.
Kaladin lui asséna une tape sur l’épaule.
— Si jamais vous avez besoin de parler, je suis là.
— C’est bon à savoir. Même si aujourd’hui, je crois que quelqu’un
d’autre souhaite parler. (Lunamor désigna quelqu’un qui traversait un pont
en direction de leur plateau. Une silhouette vêtue d’un uniforme bleu
amidonné, avec un petit cercle d’argent sur la tête.) Le roi était impatient de
vous parler. Ha ! Il nous a demandé plusieurs fois si nous savions quand
vous alliez revenir. Comme si nous tenions la liste des rendez-vous de notre
glorieux chef volant.
— Oui, dit Kaladin. Il est venu me voir l’autre jour.
Kaladin s’arma visiblement de courage, serrant la mâchoire, puis se
dirigea vers le roi, qui venait de marcher sur le plateau, suivi par un groupe
de gardes du Pont Onze.
Lunamor se plaça là où il s’occupait de la soupe, ce qui lui permit
d’écouter, car il était curieux.
— Marchevent, déclara Elhokar en saluant Kaladin d’un signe de tête, il
semblerait que vous ayez raison, et que vos hommes aient retrouvé leurs
pouvoirs. Dans combien de temps seront-ils prêts ?
— Ils sont déjà prêts pour le combat, Majesté. Mais pour ce qui est de
maîtriser leurs pouvoirs… eh bien, je n’en sais rien, en toute franchise.
Lunamor but une gorgée de soupe et, au lieu de se tourner vers le roi, il
continua à remuer en écoutant.
— Avez-vous songé à ma requête ? demanda Elhokar. Voulez-vous bien
me faire voler jusqu’à Kholinar, afin que nous puissions reprendre la ville ?
— Je ferai ce que m’ordonnera mon commandant.
— Non, répondit Elhokar. Je vous le demande personnellement.
Acceptez-vous de venir ? De m’aider à reconquérir notre patrie ?
— Oui, dit tout bas Kaladin. Accordez-moi un peu de temps, au moins
quelques semaines, pour former mes hommes. Je préférerais amener
quelques écuyers Marchevents avec nous – et si nous avons de la chance, je
pourrai peut-être laisser ici un Radieux en bonne et due forme pour prendre
le commandement s’il m’arrivait quelque chose. Mais quoi qu’il en soit…
oui, Elhokar. Je vais venir avec vous en Alethkar.
— Parfait. Nous avons un peu de temps, car mon oncle souhaite essayer
de contacter des gens à Kholinar en utilisant ses visions. Peut-être une
vingtaine de jours ? Pouvez-vous former vos écuyers dans cet intervalle ?
— Il le faudra bien, Majesté.
Lunamor lança un coup d’œil vers le roi, qui croisait les bras en étudiant
les Marchevents, potentiels et effectifs. Il ne semblait pas être venu
simplement pour s’entretenir avec Kaladin, mais pour regarder
l’entraînement. Comme Kaladin se dirigeait de nouveau vers les éclaireuses
– avec son dieu qui le suivait dans les airs –, Lunamor apporta au roi
quelque chose à boire. Puis il hésita à côté du pont qu’Elhokar avait
traversé pour atteindre ce plateau.
Leur ancien pont, celui des courses, avait été réaffecté pour déplacer des
gens autour des plateaux les plus proches de Narak. Les ponts permanents
étaient encore en cours de reconstruction. Lunamor tapota le bois. Ils
avaient cru leur pont perdu, mais une équipe de récupération l’avait
découvert coincé dans un gouffre non loin de là. Dalinar avait accepté
qu’on l’emporte, à la requête de Teft.
Compte tenu de tout ce qu’il avait subi, il était en bon état. Il était fait
d’un bois coriace, ce Pont Quatre. Lunamor regarda au-delà, et fut perturbé
par la vue du plateau d’après – ou plutôt de ses décombres. Un moignon de
plateau, fait de pierre brisée, haut d’environ six mètres depuis le sol du
gouffre. Rlain affirmait qu’il s’était agi d’un plateau ordinaire, avant la
rencontre de la Tempête Éternelle et de la tempête majeure lors de la
bataille de Narak.
Au cours de ce terrible cataclysme qui avait vu les tempêtes entrer en
collision, des plateaux entiers avaient été arrachés et brisés. Bien que la
Tempête Éternelle soit revenue plusieurs fois, les deux tempêtes ne s’étaient
plus jamais percutées au-dessus d’une zone peuplée. Lunamor tapota le
vieux pont, puis secoua la tête et se dirigea de nouveau vers son poste de
cuisine.
Ils auraient pu s’entraîner à Urithiru, peut-être, mais aucun des hommes
de pont ne s’était plaint de venir ici. Les Plaines Brisées valaient bien
mieux que la plaine isolée qui se déployait devant la tour. Cet endroit était
tout aussi désert, mais il était à eux.
Ils n’avaient pas non plus posé de questions quand Lunamor avait décidé
d’apporter ses chaudrons et ses fournitures pour préparer le déjeuner.
C’était inefficace, d’accord, mais un repas chaud compenserait – et, par
ailleurs, il existait une règle tacite. Bien que Lunamor, Dabbid et Hobber ne
participent ni à l’entraînement ni aux duels, ils faisaient malgré tout partie
du Pont Quatre. Ils allaient là où allaient les autres.
Il chargea Huio d’ajouter la viande – avec la consigne stricte de l’avertir
avant de modifier les épices. Dabbid continua à remuer tranquillement. Il
semblait satisfait, mais c’était difficile à déterminer avec lui. Lunamor se
lava les mains dans une marmite, puis se mit au travail sur le pain.
Cuisiner, c’était comme faire la guerre. Il fallait connaître son ennemi –
quoique les « ennemis », dans ce combat-ci, soient ses amis. Ils venaient à
chaque repas en s’attendant à une démonstration de génie, et Lunamor se
battait pour faire ses preuves, encore et encore. Il faisait la guerre à l’aide
de pains et de soupes, comblant les appétits et satisfaisant les estomacs.
Tandis qu’il s’affairait, les mains plongées dans la pâte, il entendait sa
mère fredonner. Il entendait ses consignes minutieuses. Kaladin se trompait,
Lunamor n’était pas devenu cuisinier. Il l’avait toujours été, depuis que, tout
bébé, il avait su grimper sur l’escabeau pour plonger les doigts dans la pâte
collante. D’accord, il s’était autrefois entraîné à l’arc. Mais les soldats
devaient manger, et les gardes du nuatoma avaient chacun plusieurs tâches,
même les gardes possédant l’héritage et les bénédictions spécifiques qui
étaient les siens.
Il ferma les yeux et se mit à pétrir en fredonnant la chanson de sa mère
sur un rythme qu’il entendait presque, très légèrement.
Peu de temps après, il surprit des pas étouffés traverser le pont derrière
lui. Le prince Renarin s’arrêta à côté du chaudron, ayant terminé pour
l’heure sa tâche consistant à faire passer des gens par la Porte du Pacte. Sur
le plateau, plus d’un tiers du Pont Quatre avait compris comment aspirer de
la Fulgiflamme, mais aucun des nouveaux venus n’y était parvenu, malgré
les enseignements de Kaladin.
Renarin regardait avec le visage rouge. Il avait manifestement couru pour
venir ici après avoir été libéré de ses obligations, mais il était maintenant
hésitant. Elhokar s’était installé près d’un tas de rochers pour monter la
garde, et Renarin s’avança vers lui, comme si s’asseoir sur le côté et
regarder faisaient également partie de son rôle.
— Hé ! l’appela Lunamor. Renarin !
Ce dernier sursauta. Le garçon portait son uniforme du Pont Quatre, mais
le sien paraissait curieusement… plus impeccable que les autres.
— J’aurais besoin d’un peu d’aide avec le pain, reprit Lunamor.
Renarin sourit aussitôt. Tout ce que ce garçon demandait, c’était qu’on le
traite comme les autres. Voilà une attitude qui ne pouvait que profiter à un
homme. Lunamor demanderait au haut-prince lui-même de pétrir la pâte,
s’il le pouvait. Dalinar paraissait avoir bien besoin d’une bonne séance de
pétrissage.
Renarin se lava les mains, puis s’assit par terre en face de Lunamor et
suivit ses consignes. Lunamor arracha un morceau de pâte à peu près de la
taille de sa main, l’aplatit, puis la jeta sur l’une des grandes pierres qu’il
avait mises à réchauffer près du feu. La pâte colla à la pierre, où elle allait
cuire jusqu’à ce qu’on la détache.
Lunamor ne pressa pas Renarin de parler. Avec certaines personnes, il
fallait insister, les faire sortir de leur coquille. Avec d’autres, il fallait les
laisser suivre leur propre rythme. Comme la différence entre un ragoût
qu’on faisait bouillir et un autre qu’on laissait mijoter.
Mais où est son dieu ? Lunamor voyait tous les sprènes. Le prince
Renarin s’était lié à l’un d’entre eux, sauf que Lunamor n’était jamais
parvenu à le repérer. Il fit la révérence quand Renarin ne regardait pas, au
cas où, et adressa un signe de déférence au dieu caché.
— Le Pont Quatre se débrouille bien, déclara enfin Renarin. Bientôt, il
aura réussi à leur faire boire de la Fulgiflamme à tous.
— Probablement, répondit Lunamor. Ha ! Mais ils ont beaucoup de
temps avant qu’ils vous rattrapent. Véristigateur ! C’est bon nom. D’autres
personnes devraient s’intéresser à la vérité, plutôt qu’aux mensonges.
Renarin rougit.
— Je… j’imagine que ça signifie que je ne peux plus faire partie du Pont
Quatre, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ça ?
— J’appartiens à un ordre différent des Radieux, dit Renarin, yeux
baissés, tout en façonnant un morceau de pâte parfaitement rond, avant de
le déposer précautionneusement sur une pierre.
— Vous avez pouvoir de guérir.
— Les Flux de la Progression et de l’Illumination. Mais je ne sais pas
très bien comment faire fonctionner le second. Shallan me l’a expliqué sept
fois, mais je n’arrive même pas à créer une minuscule illusion. Quelque
chose ne va pas.
— Cela dit, rien que la guérison pour l’instant ? Cette chose sera très
utile au Pont Quatre !
— Je ne peux plus faire partie du Pont Quatre.
— Vous dites bêtises. Le Pont Quatre, ce n’est pas les Marchevents.
— Dans ce cas, qu’est-ce que c’est ?
— C’est nous, fit Lunamor. C’est moi, c’est eux, c’est vous. (Il désigna
Dabbid d’un signe de tête.) Celui-là, il ne tiendra plus jamais une lance. Il
ne volera pas, mais il fait partie du Pont Quatre. J’ai interdiction de me
battre, mais je fais partie du Pont Quatre. Et vous, vous avez peut-être titre
ronflant et pouvoirs différents… (Il se pencha vers lui.) Mais je connais le
Pont Quatre. Et vous, Renarin Kholin, vous en faites partie.
Renarin afficha un grand sourire.
— Mais Roc, vous ne vous inquiétez jamais de ne pas être la personne
pour laquelle tout le monde vous prend ?
— Tout le monde me prend pour brute bruyante et insupportable !
répliqua Lunamor. Alors être quelque chose d’autre ne serait pas mauvaise
chose.
Renarin gloussa.
— Vous pensez ça à votre sujet ? demanda Lunamor.
— Peut-être, avoua Renarin en formant un autre morceau de pâte
parfaitement rond. La plupart du temps, Roc, je ne sais pas exactement ce
que je suis, mais on dirait que je suis le seul. Depuis que je sais marcher,
tout le monde a toujours dit : « Regardez comme il est intelligent. Il devrait
être un ardent. »
Lunamor répondit par un grognement. Parfois, même lorsqu’on était
bruyant et insupportable, on savait quand il valait mieux ne rien dire.
— Tout le monde pense que c’est tellement évident. Je suis doué avec les
chiffres, n’est-ce pas ? Oui, rejoins les ardents. Évidemment, personne ne
dit que je suis un homme inférieur à mon frère, et personne ne fait
remarquer que ce serait une très bonne chose pour la succession si le petit
frère étrange et maladif se retrouvait enfermé bien à l’abri dans un
monastère.
— Quand vous dites ces choses-là, vous n’êtes presque pas amer ! s’écria
Lunamor. Ha ! Ça a dû vous demander beaucoup pratique.
— Toute une vie.
— Dites-moi, reprit Lunamor. Pourquoi souhaitez-vous être un homme
qui se bat, Renarin Kholin ?
— Parce que c’est ce que mon père a toujours voulu, dit-il aussitôt. Il
n’en est peut-être pas conscient, Roc, mais c’est le cas.
Lunamor répondit par un grognement.
— C’est peut-être raison stupide, mais c’est raison, et je peux la
respecter. Mais dites-moi, pourquoi ne voulez-vous pas devenir ardent ou
fulgicien ?
— Parce que tout le monde part du principe que c’est ce que je vais être !
s’exclama Renarin en claquant le pain sur les pierres chauffées. Si j’y vais
et que je le fais, je cède à ce que m’imposent tous les autres.
Il chercha quelque chose avec quoi s’occuper, et Lunamor lui lança un
autre morceau de pâte.
— Je crois, reprit Lunamor, que votre problème est différent de ce que
vous dites. Vous affirmez que vous n’êtes pas la personne pour laquelle tout
le monde vous prend. Peut-être que vous craignez plutôt d’être justement
cette personne.
— Un homme faible et maladif.
— Non, rétorqua Lunamor en se penchant vers lui. Vous pouvez être
vous sans que ce soit mauvaise chose. Vous pouvez admettre que vous
agissez et pensez différemment de votre frère, mais apprendre à ne pas le
voir comme un défaut. C’est simplement Renarin Kholin.
Renarin se mit à pétrir furieusement la pâte.
— C’est bien, poursuivit Lunamor, que vous appreniez à vous battre. Les
hommes gagnent à apprendre différents talents. Mais les hommes gagnent
aussi à utiliser ce que les dieux leur ont donné. Dans les Pics, un homme n’a
pas toujours ces choix. C’est privilège !
— Sans doute. Glys me dit… Eh bien, c’est compliqué. Je pourrais parler
aux ardents, mais j’hésite à faire quoi que ce soit qui me distingue des
autres hommes de pont, Roc. Je suis déjà le plus étrange de toute cette
bande.
— Ah bon ?
— Ne le niez pas, Roc. Lopen est… eh bien, Lopen. Et vous, de toute
évidence… hum… vous êtes vous. Mais moi, je suis toujours le plus
étrange.
Lunamor jeta de la pâte sur une pierre, puis désigna l’emplacement où
Rlain – l’homme de pont parshendi qu’ils appelaient autrefois Shen – était
assis sur une pierre près de son escouade, à regarder en silence les autres se
moquer d’Eth qui avait, par accident, collé une pierre à sa main. Il arborait
la forme de guerre, et il était donc plus grand et plus fort qu’auparavant –
mais les humains semblaient avoir totalement oublié sa présence.
— Oh, dit Renarin, je ne crois pas que ça compte.
— Cette chose est ce que tout le monde lui dit tout le temps, affirma
Lunamor. Encore et encore.
Renarin regarda un long moment tandis que Lunamor continuait à faire
du pain. Enfin, Renarin se leva, épousseta son uniforme, traversa le plateau
de pierre et s’assit à côté de Rlain. Renarin remua nerveusement sans rien
dire, mais Rlain sembla apprécier sa compagnie malgré tout.
Lunamor sourit, puis termina le restant du pain. Il se leva et posa le shiki
avec une pile de coupes en bois. Il but lui-même une autre gorgée, puis
secoua la tête et lança un coup d’œil à Huio, qui était en train de recueillir le
pain. Le Herdazien brillait légèrement – de toute évidence, il avait déjà
appris comment puiser la Fulgiflamme.
Ce Herdazien, quelle cervelle ramollie. Lunamor leva une main et Huio
lui jeta un morceau de pain sans levain, dans lequel il mordit. Pensif, il
mâchonna le pain chaud.
— Plus de sel dans la fournée suivante ?
Le Herdazien continua simplement à recueillir le pain.
— Vous êtes bien d’accord qu’ils manquent de sel, non ? demanda
Lunamor.
Huio haussa les épaules.
— Ajoutez du sel à cette fournée que j’ai commencé à préparer, ordonna
Lunamor. Et ne prenez pas cet air satisfait. Je pourrais vous jeter du haut du
plateau.
Huio sourit et continua à travailler.
Les hommes commencèrent bientôt à venir chercher à boire. Ils sourirent,
donnèrent des tapes dans le dos de Lunamor, lui dirent qu’il était un génie.
Mais bien sûr, personne ne se rappelait qu’il avait déjà essayé de leur servir
du shiki une fois auparavant. Ils l’avaient presque entièrement laissé dans le
chaudron pour lui préférer la bière.
Ce jour-là, ils n’étaient pas écrasés par la chaleur, en nage et frustrés.
Connaissez votre ennemi. Ici, avec la boisson adéquate, il était lui-même un
petit dieu. Ha ! Un dieu qui offrait des boissons fraîches et des conseils
amicaux. Tout chef digne ce nom apprenait à parler, car la cuisine était un
art – et l’art était subjectif. Un homme pouvait aimer une sculpture de glace
alors qu’un autre la trouverait ennuyeuse. Il en allait de même avec la
nourriture et la boisson. Ça ne signifiait pas pour autant que la nourriture
n’était pas à la hauteur, ou la personne, ni qu’on ne devait pas les apprécier.
Il bavarda avec Leyten, qui était toujours secoué par leur expérience avec
le dieu obscur en dessous d’Urithiru. Un dieu puissant, celui-là, et très
vengeur. Il y avait des légendes concernant ces choses-là dans les Pics ;
l’arrière-arrière-arrière-grand-père de Lunamor en avait rencontré un alors
qu’il voyageait dans le troisième secteur. Une histoire excellente et
importante, que Lunamor ne partagea pas aujourd’hui.
Il apaisa Leyten, lui offrit son soutien. L’armurier au corps épais était un
homme bien, parfois capable de parler aussi fort que Lunamor. Ha ! On
l’entendait à deux plateaux de distance, ce que Lunamor appréciait. À quoi
bon avoir une toute petite voix ? Les voix n’étaient-elles pas faites pour être
entendues ?
Leyten retourna à son entraînement, mais d’autres avaient leurs propres
motifs d’inquiétude. Skar était le meilleur lancier d’entre eux – surtout
depuis le départ de Moash – mais il était gêné de ne pas avoir aspiré de
Fulgiflamme. Lunamor demanda à Skar de lui montrer ce qu’il avait appris,
et, en suivant les instructions de Skar, Lunamor avait réussi à en aspirer un
peu lui-même. À son grand plaisir et sa grande surprise.
Skar repartit d’un pas dynamique. Un autre homme se serait senti bien
plus mal, mais Skar était un professeur-né. Le petit homme espérait toujours
que Lunamor choisirait un jour de se battre. Il était le seul des hommes de
pont qui parlait ouvertement du pacifisme de Lunamor.
Une fois les hommes convenablement abreuvés, Lunamor se surprit à
balayer le plateau du regard en quête d’un signe de mouvement au loin. Eh
bien, mieux valait continuer à s’affairer avec le repas. Le ragoût était parfait
– il était ravi d’avoir pu se procurer ces crabes. Une si grande partie de la
nourriture que mangeaient les occupants de la tour était faite de céréales ou
de viande spiricantées, guère appétissantes. Le pain sans levain avait cuit
bien comme il fallait, et il était même parvenu à concocter un chutney la
veille au soir. Maintenant, il n’avait plus qu’à…
Lunamor faillir trébucher dans son propre chaudron lorsqu’il vit ce qui
s’assemblait sur le plateau, sur sa gauche. Des dieux ! Des dieux puissants,
comme Sylphrena. Ils dégageaient une faible lueur bleue et s’agglutinaient
autour d’une grande femme sprène, qui avait de longs cheveux flottant
derrière elle. Elle avait pris la forme d’une personne, de taille humaine, et
portait une robe élégante. Les autres tourbillonnaient dans les airs, même
s’ils se concentraient visiblement sur les hommes de pont et les aspirants en
train de s’entraîner.
— Uma’ami tukuma mafah’liki…, commença Lunamor, en
accomplissant précipitamment les signes de respect.
Puis, par sécurité, il se mit à genoux et fit la révérence. Il n’en avait
jamais vu autant rassemblés en un seul endroit. Même ses rencontres
occasionnelles avec un afah’liki dans les Pics ne lui avait pas fait un effet
aussi violent.
Quelle était l’offrande adéquate ? Il ne pouvait pas se contenter de
révérences pour une vision comme celle-ci. Mais du pain et du ragoût ?
Mafah’liki ne voudrait pas du pain et du ragoût.
— Vous êtes, dit une voix féminine près de lui, si magnifiquement
respectueux que ça confine à la sottise.
Lunamor se tourna pour trouver Sylphrena assise sur le bord du
chaudron, adoptant sa forme de jeune fille miniature, jambes croisées
pendant par-dessus le bord.
Il décrivit à nouveau le signe.
— Ils sont votre famille ? Cette femme à l’avant, c’est votre nuatoma,
ali’i’kamura ?
— Plus ou moins un tout petit peu, répondit-elle en penchant la tête sur le
côté. Je me rappelle très vaguement une voix… sa voix, Phendorana, en
train de me réprimander. Je me suis attiré tellement d’ennuis pour être allée
chercher Kaladin. Et pourtant, les voici ! Ils refusent de me parler. Je crois
qu’ils pensent que, s’ils le font, ils devront m’avouer qu’ils se trompaient.
(Elle se pencha vers l’avant, un sourire aux lèvres.) Et ils détestent
viscéralement se déjuger.
Lunamor hocha la tête d’un air grave.
— Vous avez la peau moins brune qu’avant, observa Sylphrena.
— Oui, mon hâle s’efface, dit Lunamor. Trop de temps passé à
l’intérieur, mafah’liki.
— Les humains peuvent changer de couleur ?
— Certains plus que d’autres, confirma Lunamor en levant la main.
Certains originaires des autres pics sont pâles, comme les Shinoves, mais
mon pic a toujours été plus proche de la couleur bronze.
— Vous donnez l’impression d’avoir été lavé beaucoup trop, commenta
Sylphrena. On a pris une brosse à récurer, et on vous a arraché la peau ! Et
c’est pour ça que vos cheveux sont roux, parce que vous avez eu très mal !
— Ce sont là des paroles très sages, déclara Lunamor.
Il ne savait pas encore trop pourquoi. Il fallait qu’il y réfléchisse.
Il plongea la main dans sa poche pour en tirer les sphères qu’il portait sur
lui, qui n’étaient guère nombreuses. Malgré tout, il disposa chacune dans
son propre bol puis s’approcha de l’assemblée des sprènes. Il devait y en
avoir une vingtaine sinon plus ! Kali’kalin’da !
Les autres hommes de pont, bien entendu, ne pouvaient pas voir les
dieux. Il ne savait pas trop ce que pensaient Huio et Hobber en le voyant
traverser le plateau d’un pas déférent, puis faire la révérence et disposer les
bols et leurs sphères en guise d’offrandes. Lorsqu’il releva la tête,
l’ali’i’kamura (la plus importante des dieux présents ici) était en train de
l’étudier. Elle posa la main sur l’un des bols et en puisa la Fulgiflamme.
Puis elle repartit, se transforma en rayon lumineux et s’éloigna à toute
allure.
Les autres demeurèrent, assemblage hétéroclite de nuages, rubans,
personnages, tas de feuilles et autres objets naturels. Ils voletaient au-dessus
des hommes et des femmes qui s’entraînaient pour les observer.
Sylphrena fendit les airs pour venir se placer à côté de la tête de
Lunamor.
— Ils regardent, chuchota Lunamor. Cette chose est vraiment en train
d’arriver. Pas simplement des hommes de pont. Ni des écuyers. Mais des
Radieux, comme Kaladin le souhaitait.
— Nous verrons, répondit-elle avec un petit soupir vexé, avant de
s’éloigner elle-même sous forme de ruban lumineux.
Lunamor laissa les bols au cas où d’autres souhaiteraient profiter de ses
offrandes. À son poste de cuisine, il empila le pain sans levain, dans
l’intention de donner les assiettes à Hobber pour qu’il les tienne et les
distribue. Seulement, Hobber ne répondit pas à sa requête. L’homme
dégingandé était assis sur son petit tabouret, penché vers l’avant, serrant
très fort le poing qui brillait à cause de la gemme qu’il renfermait. Les
coupes qu’il venait de laver s’entassaient à côté de lui, abandonnées.
Les lèvres de Hobber remuaient – chuchotaient – et il regardait fixement
ce point luisant de la même manière qu’un homme regarderait le petit bois
dans un trou creusé pour faire du feu par une nuit très froide, entouré par la
neige. Désespoir, détermination, prière.
Faites-le, Hobber, songea Lunamor en s’avançant. Absorbez-la.
Appropriez-la-vous. Conquérez-la.
Lunamor percevait une énergie dans l’air. Un instant de concentration.
Plusieurs sprènes du vent se tournèrent vers Hobber et, l’espace d’un
battement de cœur, Lunamor eut l’impression que tout le reste
s’évanouissait. Hobber devint un homme seul dans un endroit obscur, le
poing brillant. Il regarda fixement, sans ciller, ce signe de pouvoir. De
rédemption.
La lumière s’éteignit dans son poing.
— Ha ! s’écria Lunamor. HA !
Hobber sursauta sous l’effet de la surprise. Sa mâchoire s’affaissa et il
regarda la gemme à présent éteinte. Puis il leva la main, bouche bée devant
la fumée luminescente qui s’en élevait.
— Les gars ? appela-t-il. Les gars, les gars !
Lunamor recula tandis que les hommes de pont quittaient leur poste pour
accourir vers lui.
— Donnez-lui vos gemmes ! cria Kaladin. Il va lui en falloir beaucoup !
Entassez-les !
Les hommes de pont s’empressèrent de tendre leurs émeraudes à Hobber,
qui aspira de plus en plus de Fulgiflamme. Puis la lumière s’estompa
soudain.
— Je les sens à nouveau ! s’écria Hobber. Je sens mes orteils !
Il tendit les mains, hésitant, pour demander du soutien. Avec Drehy sous
un bras et Peet sous l’autre, Hobber glissa au bas de son tabouret et se leva.
Il afficha un large sourire édenté et faillit basculer – de toute évidence, ses
jambes n’étaient pas très solides. Drehy et Peet le remirent d’aplomb, mais
il les força à reculer pour qu’ils le laissent se tenir seul en équilibre instable.
Les hommes du Pont Quatre n’attendirent que brièvement avant
d’approcher avec des cris surexcités. Des sprènes de joie tourbillonnèrent
autour du groupe, sous la forme d’une rafale de feuilles bleues. Parmi eux,
Lopen bouscula les autres pour venir tout près et fit le salut du Pont Quatre.
Venant de lui, ça semblait avoir un sens tout particulier. Deux bras. L’une
des premières fois que Lopen était capable de faire ce salut. Hobber le lui
rendit, souriant comme un garçon qui vient pour la première fois de tirer
une flèche au milieu de la cible.
Kaladin alla se placer à côté de Lunamor, avec Sylphrena sur l’épaule.
— Ça va fonctionner, Roc. Ça va les protéger.
Lunamor hocha la tête, puis, par habitude, regarda vers l’ouest comme il
l’avait fait toute la journée. Cette fois, il aperçut quelque chose.
Ça ressemblait à un panache de fumée.

Kaladin s’approcha en volant pour voir de quoi il s’agissait. Lunamor le


suivit à terre en compagnie des autres, portant leur pont mobile.
Lunamor courait à l’avant du pont, au milieu. Le pont dégageait une
odeur de souvenirs. Le bois, le vernis utilisé pour l’imperméabiliser. Le
bruit de plusieurs dizaines d’hommes qui grognaient et respiraient dans cet
espace confiné. Le claquement des pas sur le plateau. Le mélange
d’épuisement et de terreur. Une attaque. Des volées de flèches. Des
hommes qui mouraient.
Lorsqu’il avait choisi de descendre des Pics avec Kef’ha, Lunamor savait
ce qui risquait de se produire. Aucun nuatoma des Pics n’avait encore
jamais remporté de Lame ni de Cuirasse d’Éclat venant des Aléthis ou des
Védènes qu’ils affrontaient. Malgré tout, Kef’ha avait décidé que ça valait
la peine de courir ce risque. Au pire, il avait pensé qu’il se retrouverait mort
et que les membres de sa famille deviendraient les serviteurs d’un basses-
terres fortuné.
Ils ne s’étaient pas attendus à la cruauté d’un Torol Sadeas, qui avait
massacré Kef’ha sans duel en bonne et due forme, tué une grande partie des
parents de Lunamor qui résistaient, et s’était emparé de ses biens.
Lunamor hurla tout en chargeant, et sa peau se mit à briller sous l’effet de
la Fulgiflamme contenue dans sa bourse et des sphères qu’il avait
récupérées avant de partir. Il semblait porter le pont à lui seul, entraînant les
autres.
Skar entonna un chant de marche dont le Pont Quatre reprit les paroles
d’une voix tonitruante. Le Pont Quatre était devenu assez fort pour porter le
pont sans mal sur de longues distances, mais ce jour-ci faisait pâlir leurs
efforts précédents. Ils coururent tout du long, débordants de Fulgiflamme,
tandis que Lunamor criait les ordres comme Kaladin ou Teft le faisaient
autrefois. Lorsqu’ils atteignaient un gouffre, ils jetaient pratiquement le
pont en travers. Lorsqu’ils le reprenaient de l’autre côté, il leur paraissait
aussi léger qu’un roseau.
Il leur semblait qu’ils venaient à peine de se mettre en route lorsqu’ils
approchèrent de la source de la fumée : une caravane cernée qui traversait
les plaines. Lunamor jeta tout son poids contre les contreforts du pont pour
le pousser en travers du gouffre, puis il chargea par-dessus. Les autres le
suivirent. Dabbid et Lopen décrochèrent lances et boucliers sur le côté du
pont et en jetèrent un à chaque homme qui passait. Ils formèrent des
escouades, et les hommes qui suivaient normalement Teft allèrent se placer
derrière Lunamor, bien qu’il ait – évidemment – refusé la lance que Lopen
voulait lui jeter.
Une grande partie des chariots de la caravane transportaient du bois
provenant des forêts à l’extérieur des camps de guerre, bien que certains
soient chargés de hauts tas de meubles. Dalinar Kholin parlait de repeupler
son camp de guerre, mais les deux hauts-princes qui restaient en arrière
empiétaient sur le territoire – discrètement, comme des anguilles. Pour
l’heure, mieux valait récupérer ce qu’ils pouvaient et l’apporter à Urithiru.
La caravane avait utilisé les grands ponts à roues de Dalinar pour franchir
les gouffres. Lunamor en dépassa un qui reposait sur le côté, brisé. On avait
mis le feu à trois des grands chariots à bois près de lui, qui remplissaient
l’air d’une fumée âcre.
Kaladin flottait au-dessus d’eux, tenant sa Lance d’Éclat luisante.
Lunamor plissa les yeux pour regarder à travers la fumée dans la direction
qu’observait Kaladin, et il distingua des silhouettes qui filaient à travers le
ciel.
— Attaque de Néantifères, marmonna Drehy. On aurait dû se douter
qu’ils allaient se mettre à attaquer nos caravanes.
Lunamor s’en moquait bien, pour l’heure. Il se fraya un chemin à travers
les gardes épuisés de la caravane et les marchands effrayés qui se cachaient
sous les chariots. Il y avait des cadavres partout ; les Néantifères avaient tué
des dizaines de personnes. Lunamor chercha parmi cette pagaille,
tremblant. Étaient-ce des cheveux roux qu’il voyait sur un cadavre ? Non,
c’était du sang qui imprégnait un foulard. Et ça…
Cet autre corps n’était pas humain – il avait la peau marbrée. Une flèche
d’un blanc net saillait de son dos, empennée à l’aide de plumes d’oie. Une
flèche unkalakie.
Lunamor regarda sur la droite, où quelqu’un avait entassé des meubles
formant un tas très haut, presque une barricade. Une tête dépassa du
sommet, une femme corpulente au visage rond avec une tresse d’un roux
vif. Elle se dressa de toute sa taille et brandit un arc en direction de
Lunamor. D’autres visages dépassèrent de derrière les meubles. Deux
adolescents, un garçon et une fille, d’environ seize ans. Des visages plus
jeunes ensuite. Six au total.
Lunamor se précipita vers eux et se surprit à pleurer à chaudes larmes qui
ruisselaient sur ses joues tandis qu’il grimpait à l’extérieur de leur
fortification improvisée.
Sa famille était enfin arrivée dans les Plaines Brisées.

— Voici Chant, déclara Lunamor en attirant la femme vers lui, un bras


autour de ses épaules. C’est meilleure femme de tous les Pics. Ha ! On
construisait des forts en neige quand on était enfants, et les siens étaient
toujours les meilleurs. J’aurais dû savoir que je la trouverais dans château,
même s’il était fait de vieilles chaises !
— En neige ? fit Lopen. Comment est-ce qu’on fait des forts avec de la
neige ? J’ai déjà entendu parler de ça – c’est comme le gel, non ?
— Ces basses-terres et leur cervelle ramollie. (Lunamor secoua la tête et
s’approcha des jumeaux. Il posa une main sur l’épaule de chacun.) Garçon,
c’est Don. Fille, c’est Corde. Ha ! Quand je suis parti, Don était petit
comme Skar. Maintenant il fait presque ma taille !
Il s’efforça de chasser la douleur de sa voix. Il s’était écoulé presque un
an. Tout ce temps. Au départ, il avait eu l’intention de les faire venir dès
que possible, mais ensuite tout était allé de travers. Sadeas, les équipes de
pont…
— Fils suivant, c’est Roc, mais pas le même genre de Roc que moi.
C’est… hum… petit Roc. Troisième Fils, c’est Astre. Deuxième fille, c’est
Kuma’tiki – c’est un type de coquillage, vous n’en avez pas ici. Dernière
fille, c’est autre Chant. Joli Chant.
Il se pencha à côté d’elle en souriant. Elle n’avait que quatre ans, et elle
s’écarta de lui. Elle ne se souvenait pas de son père. Ça lui brisait le cœur.
Chant – Tuaka’li’na’calmi’nor – posa la main sur son dos. Non loin de là,
Kaladin présentait le Pont Quatre, mais seuls Don et Corde avaient appris
les langues des basses-terres, et Corde ne parlait que le védène. Don réussit
à prononcer une salutation passable en aléthi.
La petite Chant alla se réfugier contre les jambes de sa mère. Lunamor
cligna des yeux pour en chasser les larmes, quoiqu’elles ne soient pas
uniquement de tristesse. Sa famille était là. Le premier salaire qu’il avait
gagné avait financé le message, envoyé par échocalame au relais des Pics.
Ce relais se trouvait tout de même à une semaine de trajet de son foyer et, à
partir de là, descendre des pentes et traverser Alethkar prenait des mois.
Autour d’eux, la caravane se mettait enfin lentement en mouvement.
C’était la première occasion que Lunamor avait trouvée de présenter sa
famille, car le Pont Quatre avait passé la dernière demi-heure à essayer
d’aider les blessés. Puis Renarin était arrivé avec Adolin et deux
compagnies de soldats – et, quoique Renarin redoute si souvent de ne pas
être utile, ses dons curatifs avaient sauvé plusieurs vies.
Tuaka frotta le dos de Lunamor puis s’agenouilla à côté de lui, attirant
leur fille vers elle d’un bras, Lunamor de l’autre.
— C’était un long voyage, dit-elle en unkalaki, surtout vers la fin, quand
ces choses sont tombées du ciel.
— J’aurais dû venir aux camps de guerre, dit Lunamor. Pour vous
escorter.
— Nous sommes ici maintenant, répondit-elle. Lunamor, que s’est-il
passé ? Ton message était tellement laconique. Kef’ha est mort, mais que
t’est-il arrivé ? Pourquoi être resté si longtemps sans donner de nouvelles ?
Il baissa la tête. Comment pouvait-il le lui expliquer ? Les courses de
pont, les fissures dans son âme. Comment lui expliquer que l’homme
qu’elle avait toujours dit si fort avait souhaité mourir ? Qu’il avait été lâche,
qu’il avait renoncé vers la fin ?
— Et Tifi et Sinaku’a ? lui demanda-t-elle.
— Morts, chuchota-t-il. Ils ont levé les armes pour se venger.
Elle porta la main à ses lèvres. Elle arborait un gant à la sage-main, en
respect de ces traditions vorines idiotes.
— Alors tu…
— Je suis un chef à présent, fit Lunamor d’une voix ferme.
— Mais…
— Je cuisine, Tuaka. (Il l’attira de nouveau contre lui.) Viens, emmenons
les enfants à l’abri. Nous allons atteindre la tour, qui va te plaire – elle
ressemble aux Pics, enfin presque. Je vais te raconter des histoires.
Certaines sont douloureuses.
— Entendu. Lunamor, j’ai des histoires, moi aussi. Les Pics, notre
foyer… quelque chose ne va pas. Ne va pas du tout.
Il s’écarta d’elle et soutint son regard. Ici, on la qualifierait de sombre-
iris, mais il trouvait une profondeur, une beauté et une lumière infinies dans
ces yeux, marron aux reflets verts.
— Je t’expliquerai quand nous serons à l’abri, lui promit-elle en
ramassant la petite Joli Chant. C’est très sage de ta part de nous presser
d’avancer. Tu as toujours été sage.
— Non, mon amour, murmura-t-il. Je suis un idiot. Je voudrais pouvoir
en accuser l’air, mais là-haut aussi, j’étais un idiot. J’ai été idiot de laisser
Kef’ha partir pour cette mission stupide.
Elle fit traverser le pont aux enfants. Il la regarda faire et se réjouit
d’entendre à nouveau de l’unkalaki, une langue digne de ce nom. Se réjouit
que les autres hommes ne le parlent pas. Car autrement, ils auraient peut-
être identifié les mensonges qu’il leur avait racontés.
Kaladin s’approcha pour lui asséner une tape sur l’épaule.
— Je vais attribuer mes appartements à votre famille, Roc. J’ai tardé à
donner des quartiers familiaux aux hommes de pont. Voilà qui va m’obliger
à accélérer les choses. Je vais récupérer une affectation et, d’ici là, je
dormirai avec le reste des hommes.
Lunamor ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Certains jours, la
chose la plus honorable à faire consistait à accepter un cadeau sans
protester.
— Merci, dit-il. Pour les appartements. Pour autres choses, mon
capitaine.
— Allez vous promener avec votre famille, Roc. Nous pouvons nous
occuper du pont sans vous aujourd’hui. Nous disposons de Fulgiflamme.
Lunamor posa les doigts contre le bois lisse.
— Non, répondit-il. Ce sera un privilège de le porter une dernière fois,
pour ma famille.
— Une dernière fois ? s’étonna Kaladin.
— Nous allons nous envoler, Béni-des-foudres, dit Lunamor. Nous ne
marcherons plus dans les jours à venir. C’est la fin. (Il se tourna vers une
équipe du Pont Quatre que tout entrain avait désertée et qui semblait
percevoir qu’il disait vrai.) Ha ! N’ayez pas cet air triste. J’ai laissé ragoût
génial près de la ville. Hobber ne l’aura sans doute pas gâché avant notre
retour. Venez ! Soulevez notre pont. La dernière fois, nous marchons non
pas vers la mort, mais vers des estomacs pleins et de bonnes chansons !
Malgré son insistance, ce fut un groupe grave et respectueux qui souleva
le pont. Ils n’étaient plus esclaves. Saintes bourrasques, ils transportaient
des richesses dans leurs poches ! Elles brillaient d’un éclat vif, et bientôt
leur peau le ferait aussi.
Kaladin prit sa place à l’avant. Ensemble, ils portèrent le pont pour une
dernière course – avec déférence, comme s’il s’agissait du cercueil d’un roi
que l’on conduisait vers son repos éternel.
Vos talents sont admirables, mais vous n’êtes qu’un homme. L’occasion vous a été
offerte de devenir davantage, et vous l’avez refusée.

Dalinar entra dans la vision suivante au beau milieu d’un combat.


Il avait bien retenu la leçon – il ne comptait pas attirer quelqu’un d’autre
dans une bataille inattendue. Cette fois-ci, il espérait bien trouver un point
sûr, et ensuite faire venir des gens.
Ce qui impliquait d’apparaître comme il l’avait fait tous ces mois
auparavant : tenant une lance entre des mains moites de sueur, debout sur
un plateau rocheux désert et brisé, entouré d’hommes aux habits primitifs.
Ils portaient des pagnes de fibres de lavis grossièrement tissées et des
sandales en cuir de porc, et tenaient des lances à tête de bronze. Seul
l’officier était revêtu d’une armure : un simple gilet de cuir, même pas durci
correctement. Il avait été séché, puis découpé approximativement en forme
de gilet. Il lui serait inutile face à un coup de hache en plein visage.
Dalinar poussa un hurlement, se rappelant vaguement sa première
expérience de cette vision. Il s’était agi de l’une des toutes premières,
lorsqu’il les prenait encore pour des cauchemars. Aujourd’hui, il comptait
bien lui soutirer ses secrets.
Il chargea l’ennemi, un groupe d’hommes aux vêtements tout aussi
miteux. Les compagnons de Dalinar s’étaient positionnés le dos au bord
d’un à-pic. S’ils ne se battaient pas maintenant, ils se retrouveraient poussés
sur une pente abrupte qui les précipiterait au fond de la vallée, plus de
quinze mètres en contrebas.
Dalinar percuta le groupe ennemi qui cherchait à précipiter ses hommes
dans le vide. Il portait les mêmes vêtements que les autres, ainsi que les
mêmes armes, mais il avait sur lui un objet singulier : une bourse remplie de
gemmes fourrée sous sa ceinture.
Il éventra l’un de ses ennemis à l’aide de sa lance, puis le poussa vers les
autres : une trentaine d’hommes à la barbe irrégulière et aux yeux cruels.
Deux d’entre eux trébuchèrent sur leur ami en train d’agoniser, ce qui
protégea un temps le flanc de Dalinar. Il s’empara de la hache du mourant,
puis attaqua sur sa gauche.
L’ennemi résista en hurlant. Ces hommes n’étaient pas très bien
entraînés, mais n’importe quel idiot muni d’une arme affûtée pouvait se
révéler dangereux. Dalinar tailla, entailla, distribua des coups de hache –
une bonne arme, bien équilibrée. Il était persuadé de pouvoir battre ce
groupe.
Deux choses tournèrent mal. Premièrement, les autres lanciers ne vinrent
pas le soutenir. Personne ne se plaça derrière lui pour l’empêcher de se
retrouver cerné.
Deuxièmement, les hommes sauvages ne bronchèrent pas.
Dalinar en était venu à compter sur le fait que les soldats s’écarteraient en
le voyant se battre. Il dépendait du fait que leur discipline faiblisse – même
lorsqu’il n’était pas encore Porte-Éclat, il comptait sur sa férocité, son élan
pur et simple, pour remporter les combats.
Il découvrit que l’élan d’un homme – aussi doué ou déterminé soit-il – ne
représentait pas grand-chose lorsqu’il courait vers un mur de pierre. Devant
lui, les hommes ne cédèrent pas, ne paniquèrent pas, ne frémirent même pas
lorsqu’il tua quatre d’entre eux. Ils le frappèrent avec une férocité accrue.
L’un d’eux éclata même de rire.
En un éclair, son bras se trouva tranché par une hache qu’il ne vit même
pas, puis il se fit renverser par le flot des attaquants. Dalinar heurta le sol,
hébété, regardant avec incrédulité le moignon de son avant-bras gauche. La
souffrance semblait être une chose lointaine, détachée de lui. Un unique
sprène de douleur apparut près de son genou sous la forme d’une main faite
de muscle.
Dalinar fut terrassé par la conscience écrasante, intimidante de sa propre
mortalité. Était-ce là ce qu’éprouvait chaque vétéran lorsqu’il tombait enfin
sur le champ de bataille ? Cette impression bizarre et irréelle d’incrédulité
mêlée de résignation enfouie depuis longtemps ?
Dalinar serra la mâchoire, puis utilisa sa main valide pour dégager la
lanière de cuir qu’il utilisait comme ceinture. Tenant une extrémité entre ses
dents, il en entoura le moignon de son bras juste au-dessus du coude. La
plaie ne saignait pas encore trop abondamment. Il fallait un moment avant
qu’une blessure comme celle-là ne se mette à saigner – le corps réduisait la
pression sanguine dans un premier temps.
Bourrasques ! Le coup avait tranché bien nettement. Il s’obligea à se
rappeler que ce n’était pas là sa véritable chair exposée à l’air. Que ce
n’était pas son propre os qui dépassait comme celui de la partie centrale
d’un morceau de porc.
Pourquoi ne pas vous guérir comme vous l’avez fait dans la vision avec
Fen ? demanda le Père-des-tempêtes. Vous disposez de la Fulgiflamme.
— Ce serait tricher, répondit Dalinar avec un grognement.
Tricher ? répéta le Père-des-tempêtes. Au nom de la Damnation, en quoi
serait-ce tricher ? Vous n’avez pas prononcé de serment.
Dalinar sourit d’entendre jurer un fragment de Dieu. Il se demanda s’il
avait lui-même donné de mauvaises habitudes au Père-des-tempêtes.
Ignorant de son mieux la douleur, Dalinar saisit sa hache d’une main et se
leva en chancelant. Un peu plus loin, son escouade de douze hommes se
battait désespérément (et très mal) face à la frénésie de l’attaque ennemie.
Ils avaient reculé jusqu’au bord de l’à-pic. Avec les hautes formations
rocheuses qui les entouraient de toutes parts, cet endroit faisait presque
l’effet d’un gouffre, bien qu’il soit considérablement plus ouvert.
Dalinar faiblit et faillit de nouveau s’effondrer. Nom des foudres !
Vous devriez vous guérir, lui dit le Père-des-tempêtes.
— Avant, j’arrivais à ignorer ce genre de choses.
Dalinar regarda son bras manquant. Bon, peut-être pas des choses aussi
graves.
Vous êtes vieux, rétorqua le Père-des-tempêtes.
— Peut-être, concéda Dalinar qui se remit d’aplomb tandis que sa vision
s’éclaircissait. Mais ils ont commis une erreur.
Laquelle ?
— Ils m’ont tourné le dos.
Dalinar chargea de nouveau, maniant la hache d’une main. Il terrassa
deux de ses ennemis et se fraya un chemin vers ses hommes.
— Descendez ! leur cria-t-il. Nous ne pouvons pas les combattre ici.
Glissez le long de la pente jusqu’à cette corniche, en dessous ! Nous
tâcherons de trouver un moyen de descendre à partir de là !
Il sauta du haut de l’à-pic et atteignit la pente en plein mouvement.
C’était une manœuvre téméraire, mais, nom des foudres, ils ne survivraient
jamais là-haut. Il glissa le long de la pierre et resta debout tandis qu’il
approchait du bord, au risque d’une chute abrupte dans la vallée. Une
dernière petite corniche de pierre lui fournit un endroit où s’arrêter
brusquement.
D’autres hommes descendirent en glissant autour de lui. Il laissa tomber
sa hache et attrapa un de ses hommes pour l’empêcher de faire une chute
mortelle dans le vide. Il en manqua deux autres.
Au total, sept hommes réussirent à s’arrêter autour de lui. Dalinar exhala,
de nouveau pris de vertige, puis baissa les yeux pour regarder par-dessus le
bord de leur perchoir. Une bonne quinzaine de mètres les séparaient du fond
du canyon.
Ses compagnons formaient un groupe brisé, déguenillé, couvert de sang,
effrayé. Des sprènes d’épuisement jaillirent près d’eux sous forme de jets de
poussière. Au-dessus, les hommes sauvages se rassemblaient autour du
bord, dardant en contrebas des regards pleins de convoitise, comme des
hachedogues contemplant la nourriture sur la table de leur maître.
— Bourrasques ! (L’homme que Dalinar avait sauvé s’affala.)
Bourrasques ! Ils sont morts. Tout le monde est mort.
Il s’entoura de ses deux bras.
Regardant autour de lui, Dalinar ne compta qu’un seul autre homme, à
part lui, qui ait conservé son arme. Le garrot qu’il avait posé laissait
s’échapper du sang.
— Nous sommes en train de remporter cette guerre, dit tout bas Dalinar.
Plusieurs autres le regardèrent.
— Nous la remportons. Je l’ai vu. Notre section est l’une des dernières
encore en train de se battre. Même si nous perdons, la guerre elle-même est
en train d’être gagnée.
Au-dessus d’eux, une silhouette se joignit aux hommes sauvages : une
créature qui dépassait les autres d’une bonne tête, dotée d’une redoutable
armure de carapace rouge et noir. Ses yeux brillaient d’un intense éclat
cramoisi.
Oui… Dalinar se rappelait cette créature. La fois précédente, dans cette
vision, il avait été laissé pour mort là-haut. Cette silhouette était passée à
côté de lui : un monstre de cauchemar, avait-il cru, arraché à son
inconscient, semblable aux êtres qu’il affrontait dans les Plaines Brisées.
Mais il comprenait désormais la vérité. C’était là un Néantifère.
Sauf qu’il n’y avait pas eu de Tempête Éternelle dans le passé : le Père-
des-tempêtes l’avait confirmé. Dans ce cas, d’où étaient venues ces
créatures au cours de cette époque ?
— Formez des rangs, ordonna Dalinar. Tenez-vous prêts !
Deux des hommes l’écoutèrent et se précipitèrent vers lui. En toute
franchise, deux sur sept, c’était plus qu’il n’aurait cru.
La paroi rocheuse trembla comme si quelque chose d’énorme venait de la
percuter. Puis les pierres les plus proches se mirent à onduler. Dalinar
cligna des yeux. Était-ce la perte de sang qui faisait trembler sa vision ? La
paroi rocheuse semblait miroiter et se rider comme la surface d’un étang
qu’on vient de perturber.
Quelqu’un saisit d’en bas le bord de leur corniche. Une silhouette
resplendissante dans sa Cuirasse d’Éclat – chaque pièce luisant visiblement
d’une teinte ambrée au niveau des bords malgré la lueur du jour – se hissa
près d’eux. L’imposante silhouette paraissait encore plus massive que
d’autres hommes vêtus de Cuirasses d’Éclat.
— Fuyez, ordonna le Porte-Éclat. Conduisez vos hommes aux
guérisseurs.
— Comment ? l’interrogea Dalinar. La paroi…
Dalinar sursauta. La roche était à présent munie de poignées.
Le Porte-Éclat appuya la main contre la pente qui menait vers le
Néantifère, et la pierre, cette fois encore, sembla onduler. Des marches se
formèrent dans la pierre, comme si elle était faite d’une cire qui pouvait
couler et être façonnée. Le Porte-Éclat tendit la main sur le côté, et un
marteau massif et brillant y apparut.
Il chargea vers le haut, en direction du Néantifère.
Dalinar tâta la roche, ferme au toucher. Il secoua la tête, puis pressa ses
hommes de se mettre à descendre.
Le dernier regarda le moignon de son bras.
— Comment allez-vous nous suivre, Malad ?
— Je me débrouillerai, répondit Dalinar. Partez.
L’homme s’exécuta. Dalinar avait les idées de moins en moins claires.
Enfin, il se laissa fléchir et aspira de la Fulgiflamme.
Son bras repoussa. La plaie guérit dans un premier temps, puis la chair se
déploya comme une plante qui bourgeonne. Quelques instants plus tard, il
remuait les doigts, impressionné. Il avait dédaigné la perte d’un bras
comme s’il s’était cogné l’orteil. La Fulgiflamme lui éclaircit alors les
pensées, et il prit une profonde inspiration.
Des bruits de combat lui parvinrent d’en haut, mais, même en tordant le
cou, il n’y vit pas grand-chose – même si un corps roula au bas de la pente
avant de basculer par-dessus la corniche.
— Ce sont des humains, observa Dalinar.
Manifestement.
— Je n’avais jamais fait le lien, poursuivit Dalinar. Il y avait des hommes
qui se battaient pour les Néantifères ?
Certains.
— Et ce Porte-Éclat que j’ai vu ? Un Héraut ?
Non. Simplement un Gardepierre. Des deux Flux qu’ils possèdent, celui
qui transforme la pierre n’est pas commun avec votre ordre.
Quel contraste. Les soldats ordinaires paraissaient si primitifs, mais ce
Fluctomancien…
Secouant la tête, Dalinar entreprit de descendre grâce aux poignées de la
paroi rocheuse. Il aperçut ses compagnons qui rejoignaient un large groupe
de soldats plus bas dans le canyon. Des vivats et des cris de joie résonnaient
contre les parois en provenance de cette direction. Tout était comme il se le
rappelait vaguement : la guerre avait été remportée. Seules des niches
d’ennemis résistaient encore. La masse principale de l’armée commençait à
se réjouir.
— Bon, reprit Dalinar. Amenez Navani et Jasnah. (Il comptait finir par
montrer cette vision au jeune empereur d’Azir, mais il voulait d’abord se
préparer.) Placez-les à un endroit proche de moi, s’il vous plaît. Laissez-les
garder leurs propres vêtements.
Non loin de là, deux hommes s’arrêtèrent net. Une brume de
Fulgiflamme brillante masquait leur silhouette et, lorsque la brume
s’évanouit, Navani et Jasnah se tenaient là, vêtues de havahs.
Dalinar accourut vers elle.
— Bienvenue dans ma folie, mesdames.
Navani se tourna, tordant le cou pour regarder le haut des formations
rocheuses évoquant un château. Elle lança un coup d’œil rapide vers un
groupe de soldats qui passait en boitant ; l’un des hommes aidait son
compagnon blessé et réclamait la Régénération.
— Bourrasques ! chuchota Navani. Ça paraît tellement réel.
— Je vous l’avais bien dit, fit Dalinar. Avec un peu de chance, vous
n’avez pas l’air trop ridicule là-bas, dans mes appartements.
Bien qu’il se soit suffisamment habitué aux visions pour que son corps ne
mime plus ce qu’il y faisait, ce ne serait pas le cas pour Jasnah, Navani ou
ceux des monarques qu’il amènerait ici.
— Que fait donc cette femme ? s’enquit Jasnah, curieuse.
Une femme plus jeune rejoignit les hommes qui boitaient. Une
Radieuse ? Elle en dégageait l’impression, bien qu’elle ne porte pas
d’armure. C’était davantage lié à son assurance, à la façon dont elle les fit
asseoir avant de tirer un objet brillant de la bourse à sa ceinture.
— Je m’en souviens, s’écria Dalinar. C’est l’un de ces appareils que j’ai
mentionnés dans une autre vision. Celui qui fournit la Régénération, comme
ils l’appellent. La guérison.
Navani écarquilla les yeux, rayonnant comme un enfant à qui l’on donne
une assiette remplie de friandises lors de la Fête médiane. Elle étreignit
brièvement Dalinar, puis se précipita pour aller regarder. Elle s’avança
jusqu’au côté du groupe puis, d’un geste impatient, fit signe à la Radieuse
de poursuivre.
Jasnah se retourna pour balayer le canyon du regard.
— Je ne connais aucun endroit à notre époque, mon oncle, qui
corresponde à cette description. Il pourrait s’agir des terres d’orage, à en
juger par ces formations.
— Il est peut-être perdu quelque part dans les collines Inconquises ?
— Oui, ou bien ça remonte à si loin que les formations rocheuses ont été
totalement usées par l’érosion.
Elle étudia attentivement un groupe de personnes qui traversait le canyon
pour apporter de l’eau aux soldats. La dernière fois, Dalinar était descendu
en chancelant dans le canyon juste à temps pour les rejoindre et obtenir à
boire.
On a besoin de vous là-haut, lui avait dit l’un d’entre eux en désignant la
pente peu profonde le long de la paroi du canyon, en face de l’endroit où ils
s’étaient battus.
— Ces habits, dit Jasnah tout bas. Ces armes…
— Nous sommes revenus aux temps anciens.
— Oui, mon oncle, confirma Jasnah. Mais ne m’avez-vous pas dit que
cette vision se déroulait à la fin des Désolations ?
— D’après ce que je me rappelle, oui.
— Dans ce cas, la vision avec l’Essence de Minuit s’est produite avant
celle-ci, sur un plan chronologique. Pourtant, vous avez vu de l’acier, ou du
moins du fer, dans celle-là. Vous souvenez-vous du tisonnier ?
— Je ne risque pas de l’oublier. (Il se frotta le menton.) Du fer et de
l’acier dans celle-là, mais ici des hommes qui manient des armes grossières
de cuivre et de bronze. Comme s’ils ne savaient pas spiricanter le fer, ou du
moins pas le forger correctement, bien que la date soit plus tardive. Tiens.
C’est curieux, en effet.
— Voilà qui confirme ce qu’on nous a dit, mais que je n’étais jamais
parvenue à croire vraiment. Les Désolations étaient tellement redoutables
qu’elles détruisaient le savoir et le progrès en laissant derrière elles un
peuple brisé.
— Les ordres de Radieux étaient censés y mettre fin, affirma Dalinar. Je
l’ai appris dans une autre vision.
— Oui, j’en ai lu le compte rendu. Je les ai tous lus, en réalité.
Elle se tourna alors vers lui, et sourit.
Les gens s’étonnaient toujours de voir des émotions chez Jasnah, ce que
Dalinar trouvait injuste. Elle souriait bel et bien – simplement, elle réservait
cette expression aux moments où elle était la plus sincère.
— Merci, mon oncle, déclara-t-elle. Vous avez offert au monde un grand
cadeau. Un homme peut se montrer courageux en affrontant une centaine
d’ennemis, mais entrer dans ces visions – et les consigner au lieu de les
cacher – relevait d’un tout autre niveau de bravoure.
— Ce n’était que de l’opiniâtreté. Je refusais de croire que j’étais fou.
— Dans ce cas, mon oncle, je bénis votre opiniâtreté. (Jasnah fit une
moue songeuse, puis continua plus bas.) Je m’inquiète pour vous, mon
oncle. À cause de ce que disent les gens.
— Mon hérésie, tu veux dire ?
— Je m’inquiète moins de l’hérésie elle-même que de la façon dont vous
en gérez les conséquences.
Un peu plus loin devant eux, Navani était parvenue à brutaliser la
Radieuse pour la convaincre de la laisser inspecter le fabrial. Le jour tendait
vers la fin de l’après-midi, et le canyon commençait à se trouver plongé
dans les ombres. Mais cette vision-ci était longue, et il pouvait tout à fait se
permettre d’attendre Navani. Il s’assit sur un rocher.
— Je ne nie pas l’existence de Dieu, Jasnah, déclara-t-il. Simplement, je
crois que l’être que nous appelons le Tout-Puissant n’a jamais été Dieu, en
réalité.
— La décision la plus sage que vous puissiez prendre, compte tenu des
récits de vos visions.
Jasnah s’installa à côté de lui.
— Tu dois être heureuse de m’entendre prononcer ces mots, ajouta-t-il.
— Je me réjouis d’avoir quelqu’un à qui parler, et je me réjouis
indubitablement de vous voir entreprendre un voyage de découverte. Mais
suis-je heureuse de vous voir souffrir ? De vous voir contraint d’abandonner
quelque chose qui vous était cher ? (Elle secoua la tête.) Ça ne me dérange
pas que les gens croient en ce qui fonctionne pour eux, mon oncle. C’est là
quelque chose que personne ne semble jamais comprendre : leurs croyances
ne représentent aucun enjeu pour moi. Je n’ai pas besoin de compagnie pour
être sûre de moi.
— Comment le supportes-tu, Jasnah ? s’enquit Dalinar. Tout ce que les
gens disent sur toi ? Je lis les mensonges dans leurs yeux avant même qu’ils
ne parlent. Ou alors ils me répètent, avec une sincérité absolue, des mots
que je suis censé avoir prononcés – alors même que je les nie. Ils préfèrent
croire les rumeurs à mon sujet plutôt que ma propre parole !
Jasnah balaya le canyon du regard. D’autres hommes se rassemblaient à
l’autre extrémité, un groupe affaibli, aux abois, qui découvrait seulement
maintenant qu’il avait remporté ce combat. Une large colonne de fumée
s’élevait au loin, quoiqu’il n’en distingue pas la source.
— Je regrette de ne pas avoir de réponses, mon oncle, dit Jasnah tout bas.
Le combat rend fort, mais insensible. Je crains d’avoir trop appris sur ce
dernier point et pas assez sur le premier. Mais je peux vous mettre en garde
sur ceci.
Il se tourna vers elle, haussant les sourcils.
— Ils vont essayer, poursuivit Jasnah, de vous définir par quelque chose
que vous n’êtes pas. Ne les laissez pas faire. Je peux être une érudite, une
femme, une historienne, une Radieuse – les gens essaieront malgré tout de
me classer dans la catégorie même qui fait de moi une étrangère. Ils
veulent, ironiquement, la chose que je ne fais pas et que je ne pense pas être
le signe principal de mon identité. J’ai toujours rejeté cette façon de
procéder, et continuerai à le faire.
Elle tendit la libre-main pour la poser sur son bras.
— Vous n’êtes pas un hérétique, Dalinar Kholin. Vous êtes un roi, un
Radieux, ainsi qu’un père. Vous êtes un homme aux croyances compliquées
qui n’accepte pas tout ce qu’on lui dit. C’est vous qui décidez de la façon
dont on vous définit. Ne leur cédez pas sur ce point. Autrement, ils ne
seront que trop ravis de saisir l’occasion de vous définir à votre place.
Dalinar hocha lentement la tête.
— Quoi qu’il en soit, ajouta Jasnah en se levant, ce n’est sans doute pas
le meilleur moment pour avoir cette conversation. Je sais très bien que nous
pouvons répéter cette vision à l’envi, mais le nombre de tempêtes au cours
desquelles nous pourrons le faire est limité. Je ferais mieux de l’explorer.
— La dernière fois, je suis parti par là, expliqua Dalinar en désignant le
haut de la pente. J’aimerais revoir ce que j’y ai vu.
— Parfait. Nous ferions mieux de nous séparer pour couvrir davantage de
terrain. Je vais partir dans l’autre sens, et nous pourrons nous rejoindre
ensuite pour comparer nos notes.
Elle entreprit de descendre la pente pour rejoindre le groupe d’hommes le
plus grand.
Dalinar se leva et s’étira, son effort d’un peu plus tôt pesant toujours sur
lui. Navani revint peu après, marmonnant à mi-voix des explications sur ce
qu’elle avait vu. Teshav était assis avec elle dans le monde réel, et Kalami
avec Jasnah, pour consigner ce qu’elles disaient – le seul moyen de prendre
des notes dans l’une de ces visions.
Navani prit son bras dans le sien et regarda s’éloigner Jasnah, un sourire
affectueux aux lèvres. Non, personne ne penserait que Jasnah était
dépourvue d’émotions en assistant à ces retrouvailles émues entre mère et
fille.
— Comment vous êtes-vous débrouillée pour exercer une autorité
maternelle sur cette femme-là ? l’interrogea Dalinar.
— Essentiellement sans qu’elle s’en rende compte, répondit Navani, qui
l’attira vers elle. Ce fabrial est formidable, Dalinar. C’est comme un
Spiricante.
— Dans quel sens ?
— Dans le sens où je n’ai aucune idée de la manière dont il fonctionne !
Je crois… que notre perception des fabriaux anciens était erronée. (Il se
tourna vers elle, et elle secoua la tête.) Je ne peux pas encore vous
l’expliquer.
— Navani…, insista-t-il.
— Non, s’obstina-t-elle. Il faut que je présente mes idées aux érudits,
pour voir si ce que j’ai en tête possède seulement un sens, puis que je
prépare un rapport. C’est tout ce que je peux vous dire, Dalinar Kholin.
Soyez donc patient.
— Je ne comprendrai sans doute pas la moitié de ce que vous raconterez,
de toute manière, grommela-t-il.
Il ne se rendirent pas immédiatement dans la direction que Dalinar avait
empruntée la fois d’avant. À cette occasion-là, il avait suivi la consigne de
quelqu’un d’autre au sein de la vision. Il agit différemment cette fois-ci. Les
mêmes mots seraient-ils prononcés ?
Il n’eut guère à patienter avant qu’un officier ne vienne vers eux en
courant.
— Vous, là-bas, dit l’homme. Malad-fils-Zent, c’est bien votre nom ?
Vous voilà promu au rang de sergent. Dirigez-vous vers le camp trois. (Il
désigna le haut de la pente.) Franchissez cette butte là-bas, puis descendez
de l’autre côté. Et que ça saute !
Il darda un regard songeur sur Navani – à ses yeux, ces deux-là
n’auraient pas dû adopter une posture si intime – mais s’en alla ensuite en
courant sans ajouter un mot.
Dalinar sourit.
— Qu’y a-t-il ? demanda Navani.
— Ce sont des expériences fixes qu’Honneur voulait me faire vivre. Bien
qu’elles contiennent une certaine mesure de liberté, je soupçonne que la
même information sera transmise quoi que je fasse.
— Donc, vous voulez désobéir ?
Dalinar secoua la tête.
— Il y a des choses que je dois revoir d’abord – à présent que je
comprends que cette vision est précise, j’ai de meilleures questions à poser.
Ils se mirent à gravir la pente de roche lisse, bras dessus bras dessous.
Dalinar sentit des émotions inattendues bouillonner en lui, en partie à cause
des paroles de Jasnah. Mais c’était là quelque chose de plus profond : une
bouffée de gratitude, de soulagement, et même d’amour.
— Dalinar ? fit Navani. Tout va bien ?
— Je suis seulement… en train de réfléchir, dit-il en essayant de
conserver une voix calme. Sang de mes pères… ça fait bientôt six mois,
n’est-ce pas ? Depuis que tout ça a commencé ? Pendant tout ce temps, je
venais ici seul. C’est agréable de partager ce fardeau, Navani. D’être en
mesure de vous montrer ceci, et de savoir pour une fois, avec une absolue
certitude, que ce que je vois n’est pas simplement un rêve que je fais.
Elle l’attira de nouveau vers lui, marchant la tête sur son épaule. Un geste
beaucoup plus affectueux en public que les convenances aléthies ne
l’auraient permis, mais ne les avaient-ils pas jetées par la fenêtre depuis
longtemps ? Par ailleurs, il n’y avait personne à voir – personne de réel, en
tout cas.
Ils atteignirent le haut de la pente, puis dépassèrent plusieurs zones
noircies. Qu’est-ce qui pouvait bien brûler ainsi la pierre ? D’autres sections
semblaient avoir été brisées par un poids impossible, tandis que d’autres
encore étaient creusées de trous à la forme étrange. Navani les fit arrêter à
côté d’une formation particulière qui ne montait qu’à hauteur du genou, là
où la pierre ondulait selon un bizarre petit motif symétrique. On aurait cru
du liquide figé en plein écoulement.
Des cris de douleur résonnèrent à travers ces canyons et dans toute la
plaine rocheuse. Regardant par-dessus le rebord, Dalinar trouva le champ de
bataille principal. Des cadavres se déployaient au loin. Par milliers, certains
formant des tas. D’autres massacrés tandis qu’ils s’appuyaient contre les
parois rocheuses.
— Père-des-tempêtes ? cria Dalinar à l’intention du sprène. C’est de ça
que j’ai parlé à Jasnah, n’est-ce pas ? Aharietiam. L’Ultime Désolation.
C’est le nom qu’on lui donnait.
— Faites en sorte que Navani aussi entende vos réponses, demanda
Dalinar.
CETTE FOIS ENCORE, VOUS EXIGEZ DES CHOSES DE MA PART. VOUS NE DEVRIEZ
PAS. La voix gronda dans l’air, et Navani sursauta.
— Aharietiam, répéta Dalinar. Ce n’est pas ainsi que les chants et les
tableaux dépeignent la défaite finale des Néantifères. Ils parlent toujours
d’un conflit épique, où des monstres épouvantables affrontaient des rangs
de soldats courageux.
LES HOMMES MENTENT DANS LEUR POÉSIE. VOUS DEVEZ BIEN LE SAVOIR.
— C’est seulement que… ça ressemble tellement à n’importe quel autre
champ de bataille.
ET CETTE PIERRE DERRIÈRE VOUS ?
Dalinar se retourna, comprenant qu’il avait pris pour un rocher ce qui
était en fait un visage squelettique géant. Un monticule de débris devant
lequel ils étaient passés était en réalité l’une de ces choses qu’il avait vues
dans une autre vision. Un monstre de pierre qui s’arrachait du sol.
Navani s’avança vers lui.
— Où sont les parshes ?
— Tout à l’heure, je me suis battu contre des humains, déclara Dalinar.
ILS ONT ÉTÉ RECRUTÉS DE L’AUTRE CÔTÉ, affirma le Père-des-tempêtes. JE
CROIS.
— Vous croyez ? s’écria Dalinar d’une voix insistante.
À CETTE ÉPOQUE, HONNEUR ÉTAIT ENCORE VIVANT. JE N’ÉTAIS PAS ENCORE
PLEINEMENT MOI-MÊME. PLUS PROCHE D’UNE TEMPÊTE. MOINS INTÉRESSÉ PAR
LES HOMMES. SA MORT M’A TRANSFORMÉ. MA MÉMOIRE DE CETTE PÉRIODE EST
DIFFICILE À EXPLIQUER. MAIS SI VOUS VOULEZ VOIR DES PARSHES, IL VOUS SUFFIT
DE REGARDER À TRAVERS CE CHAMP.
Navani rejoignit Dalinar au niveau du rebord et balaya du regard la
plaine jonchée de cadavres en contrebas.
— Lesquels ? demanda Navani.
VOUS NE VOYEZ PAS LA DIFFÉRENCE ?
— Pas d’aussi loin.
PEUT-ÊTRE QUE LA MOITIÉ D’ENTRE EUX NE SONT PAS CE QU’ON APPELLERAIT
DES PARSHES.
Dalinar plissa les yeux, mais ne parvint pas à déterminer lesquels étaient
humains et lesquels ne l’étaient pas. Il conduisit Navani le long de l’arête
rocheuse, puis lui fit traverser une plaine. Là, les corps se mélangeaient.
Des hommes vêtus d’habits primitifs. Des cadavres de parshes au sang
orange. C’était là une mise en garde qu’il aurait dû comprendre, mais qu’il
n’était pas parvenu à déchiffrer lors de sa première expérience de cette
vision. Il avait cru alors voir un cauchemar montrant leur combat dans les
Plaines Brisées.
Il connaissait le chemin à emprunter, celui qui les conduisit, Navani et
lui, à travers le champ de cadavres, puis dans un renfoncement ombragé en
dessous d’une haute flèche rocheuse. Ici, la lumière accrochait les pierres,
ce qui l’intriguait. Auparavant, il avait cru être arrivé dans cet endroit par
accident, mais, en réalité, cette vision tout entière l’avait orienté vers cet
instant.
Là, ils découvrirent neuf Lames d’Éclat plantées dans la pierre.
Abandonnées. Face à ce spectacle, Navani leva sa sage-main gantée vers
ses lèvres – neuf Lames splendides, chacune un trésor, simplement laissées
ici ? Pourquoi et comment ?
Dalinar s’avança à travers les ombres, contournant les neuf Lames.
C’était là une autre image qu’il avait mal comprise la première fois qu’il
avait vécu cette vision. Ce n’étaient pas simplement des Lames d’Éclat.
— Par les yeux d’Ash, s’exclama Navani, doigt tendu. Je reconnais celle-
ci, Dalinar. C’est celle…
— Celle qui a tué Gavilar, confirma-t-il en s’arrêtant à côté de la plus
simple des Lames, longue et fine. L’arme de l’Assassin en Blanc. C’est une
Lame d’Honneur. C’en sont toutes.
— C’est le jour où les Hérauts ont entrepris leur ultime ascension vers la
Cité Sérénide ! s’exclama Navani. Pour conduire la bataille là-bas plutôt
qu’ici.
Dalinar se tourna sur le côté, où il vit l’air miroiter. Le Père-des-
tempêtes.
— Sauf que…, poursuivit Navani. Ce n’était pas vraiment la fin. Parce
que l’ennemi est revenu. (Elle contourna le cercle d’épées, puis s’arrêta près
d’un point ouvert du cercle.) Où est la dixième Lame ?
— Les récits se trompent, n’est-ce pas ? demanda Dalinar au Père-des-
tempêtes. Nous n’avons pas vaincu l’ennemi pour de bon, comme l’ont
affirmé les Hérauts. Ils ont menti.
Navani leva brusquement la tête, regard concentré sur Dalinar.
JE LEUR AI LONGTEMPS REPROCHÉ, répondit le Père-des-tempêtes, LEUR
ABSENCE D’HONNEUR. IL M’EST… DIFFICILE D’IGNORER CES SERMENTS ROMPUS.
JE LES AI HAÏS. DÉSORMAIS, PLUS J’EN VIENS À CONNAÎTRE LES HOMMES, PLUS JE
VOIS L’HONNEUR CHEZ CES PAUVRES CRÉATURES QUE VOUS NOMMEZ HÉRAUTS.
— Dites-moi ce qui s’est passé, le pressa Dalinar. Que s’est-il réellement
passé ?
ÊTES-VOUS PRÊT POUR CETTE HISTOIRE ? IL Y A DES PARTIES QUE VOUS
N’ALLEZ GUÈRE APPRÉCIER.
— Si j’ai accepté que Dieu soit mort, je peux accepter la chute de ses
Hérauts.
Navani s’assit sur une pierre toute proche, le visage très pâle.
TOUT A COMMENCÉ AVEC LES CRÉATURES QUE VOUS NOMMEZ NÉANTIFÈRES,
répondit le Père-des-tempêtes d’une voix basse et grondante, lointaine.
Introspective ? COMME JE VOUS L’AI DIT, MA VISION DE CES ÉVÉNEMENTS EST
DISTORDUE. JE ME RAPPELLE CEPENDANT QU’AUTREFOIS, LONGTEMPS AVANT LE
JOUR QUE VOUS VOYEZ À PRÉSENT, IL Y AVAIT DE NOMBREUSES ÂMES DE
CRÉATURES QUI AVAIENT ÉTÉ TUÉES, FURIEUSES ET REDOUTABLES. ELLES AVAIENT
REÇU UN GRAND POUVOIR DE L’ENNEMI, CELUI QU’ON APPELLE ABJECTION. CE
FUT LE COMMENCEMENT, LE DÉBUT DES DÉSOLATIONS.
CAR LORSQUE CES CRÉATURES MOURURENT, ELLES REFUSÈRENT DE QUITTER
CE MONDE.
— C’est ce qui est en train de se produire, comprit Dalinar. Les parshes,
ils sont transformés par ces créatures au cours de la Tempête Éternelle. Ces
choses sont… (Il déglutit.) Les âmes de leurs morts ?
CE SONT LES SPRÈNES DE PARSHES MORTS DEPUIS LONGTEMPS. CE SONT LEURS
ROIS, LEURS PÂLES-IRIS, LEURS VAILLANTS SOLDATS D’IL Y A TRÈS, TRÈS
LONGTEMPS. CE PROCESSUS N’EST PAS FACILE POUR EUX. CERTAINS DE CES
SPRÈNES SONT DE SIMPLES FORCES À PRÉSENT, ANIMALES, DES FRAGMENTS
D’ESPRITS QUI ONT REÇU UN POUVOIR D’ABJECTION. D’AUTRES SONT PLUS…
ÉVEILLÉS. CHAQUE RENAISSANCE BLESSE DAVANTAGE LEUR ESPRIT.
ILS SONT REVENUS À LA VIE EN UTILISANT DES CORPS DE PARSHES POUR
DEVENIR LES FUSIONNÉS. ET MÊME AVANT QUE LES FUSIONNÉS N’APPRENNENT À
COMMANDER AUX FLUX, LES HOMMES NE POUVAIENT LES COMBATTRE. LES
HUMAINS N’AURAIENT JAMAIS PU GAGNER ALORS QUE LES CRÉATURES QU’ILS
TUAIENT RENAISSAIENT CHAQUE FOIS QU’ON LES TUAIT.
D’OÙ LE PACTE SACRÉ.
— Dix personnes, commenta Dalinar. Cinq hommes, cinq femmes. (Il
étudia les épées.) Ils ont empêché ça ?
ILS SE SONT SACRIFIÉS. PUISQUE ABJECTION EST CONTRAINT PAR LES
POUVOIRS D’HONNEUR ET DE CULTURE, VOS HÉRAUTS ONT ENFERMÉ LES
SPRÈNES DES MORTS DANS L’ENDROIT QUE VOUS APPELEZ DAMNATION. LES
HÉRAUTS SONT ALLÉS TROUVER HONNEUR, ET IL LEUR A DONNÉ CE DROIT, CE
SERMENT. ILS ONT CRU QU’IL METTRAIT FIN À LA GUERRE POUR TOUJOURS. MAIS
ILS SE TROMPAIENT. HONNEUR SE TROMPAIT.
— Il était lui-même pareil à un sprène, commenta Dalinar. Vous me
l’avez déjà dit – Abjection aussi.
HONNEUR A LAISSÉ LE POUVOIR LE RENDRE AVEUGLE À LA VÉRITÉ – AU FAIT
QUE, SI LES SPRÈNES ET LES DIEUX NE SONT PAS EN MESURE DE ROMPRE LEURS
SERMENTS, LES HOMMES LE PEUVENT ET LE FERONT. LES DIX HÉRAUTS ONT ÉTÉ
ENFERMÉS DANS LA DAMNATION, Y PIÉGEANT AINSI LES NÉANTIFÈRES.
CEPENDANT, SI UN SEUL DES DIX ACCEPTAIT DE TORDRE SON SERMENT ET DE
LAISSER PASSER LES NÉANTIFÈRES, ÇA OUVRIRAIT UNE BRÈCHE. ILS POURRAIENT
TOUS REVENIR.
— Ce qui a provoqué une Désolation, compléta Dalinar.
CE QUI A PROVOQUÉ UNE DÉSOLATION, confirma le Père-des-tempêtes.
Un serment qui pouvait être tordu, un pacte qui pouvait être infléchi.
Dalinar voyait bien ce qui s’était produit. Ça semblait tellement évident.
— Ils ont été torturés, n’est-ce pas ?
ATROCEMENT, PAR LES ESPRITS QU’ILS AVAIENT PIÉGÉS. ILS POUVAIENT
PARTAGER LA DOULEUR À CAUSE DE LEUR LIEN – MAIS, AU BOUT DU COMPTE,
QUELQU’UN CÉDAIT TOUJOURS.
LORSQU’UN D’ENTRE EUX EUT CÉDÉ, LES DIX HÉRAUTS REGAGNÈRENT
ROSHAR. ILS SE BATTIRENT. ILS DIRIGÈRENT LES HOMMES. LEUR PACTE SACRÉ
EMPÊCHA LES FUSIONNÉS D’AGIR IMMÉDIATEMENT MAIS, APRÈS CHAQUE
DÉSOLATION, LES HÉRAUTS RETOURNAIENT DANS LA DAMNATION POUR
EMPRISONNER DE NOUVEAU L’ENNEMI. POUR SE CACHER, SE BATTRE, ET ENFIN
RÉSISTER ENSEMBLE.
LE CYCLE SE RÉPÉTA. AU DÉPART, LE RÉPIT SÉPARANT LES DÉSOLATIONS ÉTAIT
LONG. DES CENTAINES D’ANNÉES. VERS LA FIN, MOINS DE DIX ANS LES
SÉPARAIENT. IL Y AVAIT MOINS D’UN AN ENTRE LES DEUX DERNIÈRES. LES ÂMES
DES HÉRAUTS S’ÉTAIENT ÉPUISÉES. ILS CÉDAIENT PRESQUE AUSSITÔT QU’ON LES
CAPTURAIT POUR LES TORTURER DANS LA DAMNATION.
— Ce qui explique pourquoi les choses paraissent si graves cette fois-ci,
chuchota Navani depuis son siège. La société avait subi une succession de
Désolations, séparées par de courts intervalles. La culture, la technologie…
tout ça avait été brisé.
Dalinar s’agenouilla pour lui masser l’épaule.
— Ce n’est pas aussi grave que je ne le craignais, déclara-t-elle. Les
Hérauts, ils se sont bel et bien montrés honorables. Peut-être pas tout à fait
divins, mais je ne les apprécie que davantage depuis que je sais qu’ils
étaient autrefois des hommes et des femmes ordinaires.
C’ÉTAIENT DES INDIVIDUS BRISÉS, répondit le Père-des-tempêtes. MAIS JE
PEUX COMMENCER À LEUR PARDONNER, AINSI QU’À LEURS SERMENTS ROMPUS.
J’Y VOIS À PRÉSENT… UNE LOGIQUE QUI M’ÉCHAPPAIT JUSQU’ALORS. Il paraissait
surpris.
— Les Néantifères qui ont fait ça, reprit Navani. Ce sont ceux qui sont en
train de revenir. Une fois encore.
LES FUSIONNÉS, LES ÂMES DES MORTS D’IL Y A LONGTEMPS, ILS VOUS
HAÏSSENT. ILS NE SONT PAS RATIONNELS. ILS SONT DÉSORMAIS IMPRÉGNÉS DE
SON ESSENCE, L’ESSENCE DE LA HAINE PURE. ILS VEULENT VOIR CE MONDE
DÉTRUIT POUR ANÉANTIR L’HUMANITÉ. ET OUI, ILS SONT DE RETOUR.
— Aharietiam, commenta Dalinar, n’était pas réellement la fin. Ce n’était
qu’une Désolation de plus. Sauf que quelque chose a changé pour les
Hérauts. Ils ont abandonné leurs épées ?
APRÈS CHAQUE DÉSOLATION, LES HÉRAUTS RETOURNAIENT DANS LA
DAMNATION, répondit le Père-des-tempêtes. S’ILS MOURAIENT LORS DU
COMBAT, ILS S’Y RETROUVAIENT AUTOMATIQUEMENT. ET CEUX QUI SURVIVAIENT
Y RETOURNAIENT VOLONTAIREMENT À LA FIN. ILS AVAIENT ÉTÉ PRÉVENUS QUE, SI
UN SEUL D’ENTRE EUX S’Y ATTARDAIT, IL POUVAIT EN RÉSULTER UNE
CATASTROPHE. PAR AILLEURS, IL FALLAIT QU’ILS SOIENT ENSEMBLE, DANS LA
DAMNATION, AFIN DE PARTAGER LE FARDEAU DE LA TORTURE SI L’UN D’ENTRE
EUX ÉTAIT CAPTURÉ. MAIS CETTE FOIS-CI, UNE SINGULARITÉ SE PRODUISIT. PAR
LÂCHETÉ OU PAR CHANCE, ILS ÉVITÈRENT LA MORT. PERSONNE NE FUT TUÉ AU
COMBAT – SAUF UN.
Dalinar se tourna vers le point ouvert du cercle.
LES NEUF COMPRIRENT, poursuivit le Père-des-tempêtes, QUE L’UN D’ENTRE
EUX N’AVAIT JAMAIS CRAQUÉ. CHACUN DES AUTRES, À UN MOMENT OU À UN
AUTRE, AVAIT ÉTÉ CELUI QUI CÉDAIT, QUI AVAIT PROVOQUÉ LA DÉSOLATION POUR
ÉCHAPPER À LA DOULEUR. ILS DÉCIDÈRENT QU’ILS N’AVAIENT PEUT-ÊTRE PAS
BESOIN DE TOUS REVENIR.
ILS DÉCIDÈRENT DE RESTER ICI, COURANT AINSI LE RISQUE D’UNE DÉSOLATION
ÉTERNELLE, MAIS ESPÉRANT QUE CELUI QU’ILS LAISSERAIENT DANS LA
DAMNATION SUFFIRAIT, À LUI SEUL, À MAINTENIR LA COHÉSION DE L’ENSEMBLE.
CELUI QUI N’ÉTAIT PAS CENSÉ LES REJOINDRE AU DÉPART, CELUI QUI N’ÉTAIT NI
ROI, NI ÉRUDIT, NI GÉNÉRAL.
— Talenelat, dit Dalinar.
LE PORTEUR DE SOUFFRANCES. CELUI QUI FUT ABANDONNÉ DANS LA
DAMNATION. LAISSÉ SEUL À ENDURER LES TORTURES.
— Nom du Tout-Puissant, chuchota Navani. Depuis combien de temps ?
Plus de mille ans, n’est-ce pas ?
QUATRE MILLE CINQ CENTS ANS, précisa le Père-des-tempêtes. QUATRE
MILLE CINQ CENTS ANS DE TORTURE.
Le silence tomba dans la petite alcôve, qui était ornée de Lames
argentées et d’ombres en train de s’allonger. Dalinar, pris de faiblesse,
s’assit par terre à côté du rocher de Navani. Il regarda fixement ces Lames,
éprouvant une haine soudaine, irrationnelle, envers les Hérauts.
C’était idiot. Comme l’avait souligné Navani, ils étaient bel et bien des
héros. Ils avaient épargné les attaques à l’humanité pendant de grands
intervalles, en payant de leur propre santé mentale. Malgré tout, il les
haïssait. Pour l’homme qu’ils avaient abandonné.
L’homme…
Dalinar se releva brusquement.
— C’est lui ! cria-t-il. Le dément. C’est réellement un Héraut !
IL A FINI PAR CÉDER, confirma le Père-des-tempêtes. IL A REJOINT LES NEUF,
QUI SONT TOUJOURS VIVANTS. AU COURS DE CES MILLÉNAIRES, AUCUN N’EST
JAMAIS MORT ET N’A JAMAIS REGAGNÉ LA DAMNATION, MAIS ÇA N’A PLUS LA
MÊME IMPORTANCE QU’AUTREFOIS. LE PACTE SACRÉ A ÉTÉ AFFAIBLI AU POINT
D’ÊTRE PRESQUE ANÉANTI, ET ABJECTION A CRÉÉ SA PROPRE TEMPÊTE. LES
FUSIONNÉS NE RETOURNENT PAS DANS LA DAMNATION LORSQU’ILS SONT TUÉS.
ILS RENAISSENT LORS DE LA TEMPÊTE ÉTERNELLE QUI SUIT.
Nom des foudres. Comment pouvaient-ils y remédier ? Dalinar étudia de
nouveau l’emplacement vide parmi les épées.
— Le fou, le Héraut, il est venu à Kholinar avec une Lame d’Éclat.
N’aurait-il pas dû s’agir de sa Lame d’Honneur ?
EN EFFET. MAIS LA LAME QUE L’ON VOUS A REMISE N’EST PAS CELLE-LÀ.
J’IGNORE CE QUI S’EST PRODUIT.
— Il faut que je lui parle. Il… il se trouvait au monastère, quand nous y
sommes allés. N’est-ce pas ?
Dalinar devait interroger les ardents, afin de découvrir qui avait évacué
les fous.
— Est-ce là ce qui a poussé les Radieux à se rebeller ? demanda Navani.
Les secrets qui ont provoqué la Félonie ?
NON. C’EST LÀ UN SECRET PLUS PROFOND, QUE JE NE DÉVOILERAI PAS.
— Pourquoi ? s’enquit Dalinar.
PARCE QUE, SI VOUS DEVIEZ L’APPRENDRE, VOUS ABANDONNERIEZ VOS
SERMENTS COMME LE FIRENT LES ANCIENS RADIEUX.
— Certainement pas.
AH NON ? gronda le Père-des-tempêtes d’une voix plus forte. POUVEZ-
VOUS EN JURER ? JURER SUR UNE INCONNUE ? CES HÉRAUTS ONT JURÉ QU’ILS
RETIENDRAIENT LES NÉANTIFÈRES, ET QUE LEUR EST-IL ARRIVÉ ?
IL N’EST UN HOMME EN VIE QUI N’AIT ROMPU UN SERMENT, DALINAR KHOLIN.
VOS NOUVEAUX RADIEUX TIENNENT ENTRE LEURS MAINS L’ÂME ET LA VIE DE
MES ENFANTS. NON. JE NE VOUS LAISSERAI PAS AGIR COMME VOS
PRÉDÉCESSEURS. VOUS CONNAISSEZ L’ESSENTIEL. LE RESTE N’EST PAS
PERTINENT.
Dalinar prit une profonde inspiration, mais contint sa colère. D’une
certaine manière, le Père-des-tempêtes avait raison. Il ne pouvait pas savoir
de quelle manière ce secret l’affecterait, lui ou ses Radieux.
Malgré tout, il aurait préféré savoir. Il avait l’impression de se déplacer
avec un bourreau sur ses talons, décidé à lui ôter la vie d’un instant à
l’autre.
Il soupira lorsque Navani se leva et s’approcha de lui pour prendre son
bras.
— Je vais devoir essayer de faire des croquis de mémoire de chacune de
ces Lames d’Honneur – ou, mieux encore, envoyer Shallan s’en charger.
Peut-être pourrons-nous utiliser ces dessins pour localiser les autres.
Une ombre bougea à l’entrée de cette petite alcôve et, l’instant d’après,
un jeune homme entra en titubant. Il était pâle de peau, avec de grands yeux
étranges de Shinove et des cheveux bruns ondulés. Il aurait pu s’agir de
n’importe lequel des Shinoves que Dalinar avait vu à sa propre époque – ils
conservaient des traits caractéristiques malgré le passage des millénaires.
L’homme tomba à genoux devant le miracle des Lames d’Honneur
abandonnées. Mais l’instant d’après, il se tourna vers Dalinar, puis parla
avec la voix du Tout-Puissant.
— Unissez-les.
— N’avez-vous vraiment rien pu faire pour les Hérauts ? le questionna
Dalinar. Leur Dieu ne pouvait-il vraiment pas empêcher ça ?
Le Tout-Puissant, bien entendu, ne put répondre. Il était mort en
combattant la chose même qu’ils affrontaient, la force connue sous le nom
d’Abjection. Il avait, d’une certaine façon, donné sa propre vie pour la
même cause que les Hérauts.
La vision se dissipa.
Il ne peut rien se produire de bon quand deux Éclats s’installent au même endroit.
Il a été entendu que nous n’interviendrions pas les uns auprès des autres, et j’avoue
ma déception que si peu d’Éclats s’en soient tenus à cet accord initial.

— Shallan peut prendre des notes pour nous, déclara Jasnah.


L’intéressée leva les yeux de son carnet. Elle s’était installée contre le
mur carrelé, assise par terre dans sa havah bleue, avec l’intention de passer
toute la réunion à faire des croquis.
Il s’était écoulé plus d’une semaine depuis sa guérison, puis ses
retrouvailles avec Jasnah devant la colonne de cristal. Shallan se sentait de
mieux en mieux et, en même temps, de moins en moins elle-même. Quelle
expérience irréelle c’était là, de suivre partout Jasnah comme si rien n’avait
changé.
Aujourd’hui, Dalinar avait convoqué une assemblée de Radieux, et
Jasnah avait suggéré les pièces situées au sous-sol de la tour parce qu’elles
étaient très bien sécurisées. Elle était terriblement inquiète qu’on puisse les
espionner.
Les rangées de poussière avaient été retirées du sol de la bibliothèque ; le
troupeau d’érudits de Navani avait minutieusement recensé le moindre éclat
de bois. Le vide ne faisait que souligner l’absence des informations qu’ils
avaient espéré découvrir.
À présent, tout le monde la regardait.
— Des notes ? fit Shallan. (Elle avait à peine suivi la conversation.) Nous
pourrions appeler la clarissime Teshav…
Ils formaient pour l’instant un petit groupe. L’Épine Noire, Navani et
leurs principaux Fluctomanciens : Jasnah, Renarin, Shallan et Kaladin Béni-
des-foudres, l’homme de pont volant. Adolin et Elhokar étaient partis à
Védénar pour estimer les capacités militaires de l’armée de Taravangian.
Malata faisait fonctionner la Porte du Pacte pour eux.
— Inutile d’appeler une autre scribe, répliqua Jasnah. Nous avons inclus
la sténographie dans votre formation, Shallan. J’aimerais voir ce qu’il vous
en reste. Faites preuve de minutie, nous allons devoir rapporter à mon frère
ce que nous aurons établi ici.
Les autres s’étaient assis sur un cercle de chaises à l’exception de
Kaladin, qui se tenait appuyé au mur. Aussi sinistre qu’un nuage d’orage. Il
avait tué Helaran, le frère de Shallan. L’émotion associée fit mine de
ressurgir, mais Shallan l’étouffa et la fourra dans un recoin de son esprit.
Kaladin n’était pas responsable. Il n’avait fait que défendre son clarissime.
Elle se leva en se faisant l’effet d’un enfant que l’on réprimande. Le
poids de leurs regards la poussa à aller s’asseoir à côté de Jasnah avec son
carnet ouvert et son crayon tout prêt.
— Donc, commença Kaladin. D’après le Père-des-tempêtes, non
seulement le Tout-Puissant est mort, mais il a condamné dix personnes à
une éternité de torture. Nous les appelons Hérauts et, en plus d’avoir trahi
leurs serments, ils ont probablement perdu l’esprit. Nous avions l’un d’entre
eux sous notre garde – sans doute le plus fou de tous – mais nous l’avons
perdu dans la pagaille alors que nous tentions de faire parvenir tout le
monde à Urithiru. En résumé, toute personne qui aurait pu nous aider est
cinglée, morte, déloyale ou un mélange des trois. (Il croisa les bras.) Ça se
tient.
Jasnah darda un coup d’œil vers Shallan. Elle soupira, puis rédigea un
résumé de ce qu’il venait de dire. Bien que ce soit déjà un résumé.
— Donc, que faisons-nous de ce savoir ? demanda Renarin en se
penchant vers l’avant, mains jointes.
— Nous devons réprimer l’attaque des Néantifères, répondit Jasnah.
Nous ne pouvons pas les laisser s’assurer une trop grande emprise.
— Les parshes ne sont pas nos ennemis, déclara calmement Kaladin.
Shallan se tourna vers lui. Il y avait quelque chose dans ces cheveux
noirs ondulés, cette expression sévère. Toujours sérieux, toujours grave – et
tellement tendu. Comme s’il devait se montrer strict vis-à-vis de lui-même
pour réfréner ses émotions.
— Bien sûr que si, ce sont nos ennemis, protesta Jasnah. Ils sont en train
de conquérir le monde. Bien que votre compte rendu indique qu’ils ne sont
pas aussi immédiatement destructeurs que nous ne le craignions, ils
représentent toujours une menace immense.
— Ils veulent simplement mener une vie meilleure, affirma Kaladin.
— Je veux bien croire, rétorqua Jasnah, que les parshes ordinaires aient
des motivations aussi simples. Mais leurs dirigeants ? Ils cherchent
activement à nous détruire.
— Je suis d’accord, intervint Navani. Ils sont nés d’une soif tordue de
détruire l’humanité.
— Les parshes sont la clé, déclara Jasnah en parcourant quelques pages
de notes. En étudiant ce que vous avez découvert, il semble que tous les
parshes puissent se lier à des sprènes ordinaires dans le cadre de leur cycle
de vie naturel. Ce que nous appelions « Néantifères » est plutôt la
combinaison des parshes avec une sorte de sprène ou d’esprit hostile.
— Les Fusionnés, précisa Dalinar.
— Formidable, reprit Kaladin. Très bien. Dans ce cas, affrontons-les,
eux. Pourquoi faut-il que les individus ordinaires se fassent broyer en cours
de route ?
— Peut-être, répondit Jasnah, devriez-vous visiter la vision de mon oncle
et constater par vous-même les conséquences d’un cœur trop sensible.
Contempler une Désolation de vos propres yeux vous ferait peut-être
changer de point de vue.
— J’ai déjà vu la guerre, clarissime. Je suis un soldat. Simplement, les
Idéaux ont élargi ma vision des choses. Je ne peux m’empêcher de voir les
hommes ordinaires parmi les ennemis. Ce ne sont pas des monstres.
Dalinar leva la main pour arrêter Jasnah qui s’apprêtait à répliquer.
— Ce souci vous honore, capitaine, déclara-t-il. Et vos comptes rendus
tombent particulièrement à point nommé. En toute franchise, voyez-vous
dans cette situation la moindre chance de compromis ?
— Je… je l’ignore, mon général. Même les parshes ordinaires sont
furieux de ce qu’on leur a infligé.
— Je ne peux me permettre d’empêcher la guerre, dit Dalinar. Tout ce
que vous dites est juste, mais il n’y a rien là de nouveau. Je ne me suis
jamais engagé dans un combat où il n’y ait de pauvres diables des deux
côtés – des hommes qui ne souhaitaient pas être là, pour commencer –
destinés à essuyer le plus gros de la douleur.
— Peut-être, suggéra Kaladin, que ça devrait vous pousser à réfléchir à
ces autres guerres, au lieu de les utiliser pour justifier celle-ci.
Shallan eut le souffle coupé. Ça ne semblait pas être le genre de choses
qu’on pouvait dire à l’Épine Noire.
— J’aimerais que ce soit si simple, capitaine. (Dalinar poussa un soupir
sonore, l’air… usé aux yeux de Shallan.) Laissez-moi vous dire ceci : si
nous pouvons avoir une certitude, c’est la justesse morale qu’il y a à
défendre notre patrie. Je ne vous demande pas d’aller en guerre de gaieté de
cœur, mais je vais vous demander d’exercer votre protection. Alethkar est
assiégée. Les hommes qui le font sont peut-être innocents, mais ils sont
contrôlés par d’autres qui sont malfaisants.
Kaladin hocha lentement la tête.
— Le roi m’a demandé mon aide pour ouvrir la Porte du Pacte. J’ai
accepté de la lui accorder.
— Une fois que nous aurons repris notre patrie, poursuivit Dalinar, je
promets de faire quelque chose que je n’avais jamais envisagé avant
d’entendre vos comptes rendus. Je m’efforcerai de négocier, je verrai s’il
existe une issue à cette situation qui n’implique pas de jeter nos armées
l’une contre l’autre.
— Négocier ? protesta Jasnah. Mon oncle, ces créatures sont rusées,
anciennes et furieuses. Elles ont passé des millénaires à torturer les Hérauts
dans le seul but de revenir et de chercher à nous détruire.
— Nous verrons, éluda Dalinar. Malheureusement, je ne suis pas parvenu
à contacter quiconque dans la cité à l’aide des visions. Le Père-des-
tempêtes s’est aperçu que Kholinar était un « point obscur » à ses yeux.
Navani hocha la tête.
— Ce qui semblerait, malheureusement, coïncider avec la panne des
échocalames de la ville. Le rapport du capitaine Kaladin confirme ce
qu’affirmaient nos derniers messages reçus de la ville : l’ennemi se
mobilise pour attaquer la capitale. Nous ne pouvons savoir quel sera le
statut de la cité une fois que notre force de frappe l’atteindra. Vous aurez
peut-être à infiltrer une cité occupée, capitaine.
— Prions pour que ce ne soit pas le cas, chuchota Renarin, yeux baissés.
Combien seraient morts sur ces murs, en affrontant des cauchemars…
— Il nous faut davantage d’informations, reprit Jasnah. Capitaine
Kaladin, combien de personnes pouvez-vous emmener en Alethkar avec
vous ?
— Je compte voler à l’avant d’une tempête, répondit-il. Comme je l’ai
fait en revenant à Urithiru. C’est un trajet agité, mais peut-être pourrai-je
voler au-dessus du haut des vents. Quoiqu’il en soit, je pense pouvoir
amener un petit groupe.
— Vous n’aurez pas besoin d’une grande armée, assura Dalinar. Vous-
même et quelques-uns de vos meilleurs écuyers. J’enverrais également
Adolin avec vous, afin que vous disposiez d’un autre Porte-Éclat en cas
d’urgence. Six, peut-être ? Vous, trois de vos hommes, le roi, Adolin.
Dépassez l’ennemi, infiltrez-vous dans le palais, puis activez la Porte du
Pacte.
— Pardonnez-moi si cette remarque est déplacée, commença Kaladin,
mais Elhokar est de trop. Pourquoi ne pas simplement envoyer Adolin et
moi-même ? Le roi ne fera sans doute que nous ralentir.
— Le roi doit s’y rendre pour raisons personnelles. Est-ce que ce sera un
problème entre vous ?
— Je ferai ce qui est nécessaire, indépendamment de mes sentiments,
mon général. Et… j’ai peut-être dépassé ces sentiments à ce stade, de toute
manière.
— C’est trop petit, marmonna Jasnah.
Shallan sursauta, puis se tourna vers elle.
— Trop petit ?
— Pas assez ambitieux, renchérit Jasnah d’une voix plus ferme. D’après
les explications du Père-des-tempêtes, les Fusionnés sont immortels. Rien
n’arrêtera leur renaissance à présent que les Hérauts ont échoué. Voilà notre
véritable problème. Notre ennemi dispose d’une réserve quasiment infinie
de corps parshes à habiter, et à en juger par ce que ce brave capitaine a
confirmé d’expérience, ces Fusionnés ont accès à une forme de
Fluctomancie. Comment nous battre contre ça ?
Shallan leva les yeux de son carnet pour étudier les autres personnes
présentes dans la pièce. Renarin se penchait toujours vers l’avant, mains
jointes, regard braqué vers le sol. Navani et Dalinar échangeaient des coups
d’œil. Kaladin s’appuyait toujours au mur, bras croisés, mais il changea de
posture, mal à l’aise.
— Eh bien, reprit enfin Dalinar. Nous allons le faire étape par étape.
D’abord Kholinar.
— Pardonnez-moi, mon oncle, intervint Jasnah. Quoique je ne sois pas
en désaccord avec ce dernier point, je crois qu’il serait mal avisé de ne
penser qu’au futur immédiat. Si nous voulons éviter une Désolation qui
détruise la société, nous allons devoir utiliser le passé comme guide et
établir un plan.
— Elle a raison, chuchota Renarin. Nous faisons face à quelque chose
qui a tué le Tout-Puissant en personne. Nous affrontons des terreurs qui
brisent l’esprit des hommes et leur détruisent l’âme. Nous ne pouvons pas
penser à petite échelle. (Il se passa les mains dans les cheveux, qui
comportaient moins de jaune que ceux de son frère.) Par le Tout-Puissant.
Nous devons réfléchir à grande échelle – mais pouvons-nous contempler
tout ça sans devenir fous nous-mêmes ?
Dalinar prit une profonde inspiration.
— Jasnah, vois-tu par où nous pourrions commencer ce plan ?
— Oui. La réponse est évidente : nous devons trouver les Hérauts.
Kaladin acquiesça d’un signe de tête.
— Ensuite, ajouta-t-elle, nous devons les tuer.
— Pardon ? s’exclama Kaladin. Vous êtes folle ou quoi ?
— Le Père-des-tempêtes affirme que leur pacte a été affaibli, mais il n’a
pas dit qu’il avait été détruit, expliqua Jasnah. Je suggère que nous tentions
au moins de voir si l’un d’entre eux accepterait de retourner dans la
Damnation. Peut-être peuvent-ils encore empêcher les esprits des ennemis
de renaître. Autre option : nous exterminons entièrement les parshes afin
que l’ennemi ne dispose d’aucun hôte. (Elle soutint le regard de Kaladin.)
Face à une telle atrocité, je considérerais le sacrifice d’un Héraut ou de
plusieurs comme un prix infime.
— Bourrasques ! s’écria Kaladin en se redressant de toute sa taille. Vous
n’avez donc aucune compassion ?
— J’en ai à revendre, homme de pont. Fort heureusement, je la tempère
par la logique. Peut-être devriez-vous envisager d’en acquérir un peu à
l’avenir.
— Écoutez-moi bien, clarissime, commença Kaladin. Je…
— Assez, capitaine, le coupa Dalinar, avant de décocher un regard noir à
Jasnah.
Tous deux se turent, Jasnah sans faire mine de protester. Shallan ne
l’avait jamais vue réagir face à personne avec le respect qu’elle accordait à
Dalinar.
— Jasnah, reprit celui-ci. Même si le pacte des Hérauts tient toujours,
nous ne pouvons savoir avec certitude s’ils resteraient dans la Damnation –
ni quel est le processus permettant d’y enfermer les Néantifères. Cela étant,
les localiser semble être une excellente première étape ; ils doivent savoir
beaucoup de choses qui pourraient nous apporter une aide conséquente. Je
vais te charger, Jasnah, de déterminer comment y parvenir.
— Et… pour les Incréés ? intervint Renarin. Il doit y en avoir d’autres,
comme la créature que nous avons trouvée en bas.
— Navani a effectué des recherches à ce sujet, répondit Dalinar.
— Nous devons aller encore plus loin, mon oncle, reprit Jasnah. Nous
devons surveiller les mouvements des Néantifères. Notre seul espoir
consiste à vaincre leurs armées de manière si nette que, même si leurs
dirigeants renaissent constamment, ils n’auront pas la main-d’œuvre
nécessaire pour nous dépasser en nombre.
— Protéger Alethkar, dit Kaladin, ne doit pas nécessairement signifier
écraser les parshes et…
— Si vous le souhaitez, capitaine, lâcha Jasnah d’un ton cassant, je peux
vous procurer des bébés visons à câliner pendant que les adultes
réfléchissent à des plans. Aucun d’entre nous n’a envie de parler de ces
choses-là, mais ça ne les rend pas moins inévitables pour autant.
— J’adorerais, articula Kaladin. À mon tour, je vous fournirais des
anguilles à câliner. Vous seriez dans votre élément.
Jasnah, curieusement, sourit.
— Laissez-moi vous poser une question, capitaine. Croyez-vous qu’il
serait judicieux d’ignorer le mouvement des armées de Néantifères ?
— Sans doute pas, admit-il.
— Et croyez-vous, peut-être, que vous pourriez apprendre à vos écuyers
Marchevents comment voler très haut pour jouer les éclaireurs ? Si nous ne
pouvons compter sur les échocalames ces jours-ci, il va nous falloir une
autre méthode pour surveiller l’ennemi. Je serais ravie de câliner des
anguilles célestes, comme vous le proposez, si votre équipe voulait bien
passer un peu de temps à les imiter.
Kaladin se tourna vers Dalinar, qui hocha la tête en signe d’approbation.
— Parfait, conclut Jasnah. Mon oncle, votre coalition de monarques est
une idée splendide. Nous devons enfermer l’ennemi et l’empêcher
d’envahir tout Roshar. Si…
Elle laissa sa phrase en suspens. Shallan hésita et regarda le gribouillis
qu’elle venait d’effectuer. En réalité, il était un peu plus complexe qu’un
gribouillis. C’était… plus ou moins un croquis complet du visage de
Kaladin, avec des yeux passionnés et une expression déterminée. Jasnah
avait remarqué un sprène de création en forme de petite gemme qui était
apparu au-dessus de sa page, et Shallan rougit en le chassant.
— Peut-être, suggéra Jasnah avec un coup d’œil au carnet de croquis de
Shallan, aurions-nous besoin d’une courte pause, mon oncle.
— Si tu le souhaites. J’aurais bien besoin d’une boisson.
Ils se séparèrent, Dalinar et Navani discutant tout bas tandis qu’ils
rejoignaient les gardes et les serviteurs dans le couloir principal. Shallan les
regarda partir avec une sorte de sentiment d’envie, et elle sentit Jasnah se
dresser au-dessus d’elle.
— Bavardons un peu, lui ordonna Jasnah en désignant l’autre extrémité
de la longue pièce rectangulaire.
Shallan soupira, ferma son carnet et suivit Jasnah à l’autre bout, près
d’un motif carrelé sur le mur. À cette distance des sphères apportées pour la
réunion, l’éclairage était faible.
— Permettez ? fit Jasnah, qui tendit la main pour lui prendre son carnet.
Shallan le lâcha.
— Une très belle représentation du jeune capitaine, commenta Jasnah. Je
vois… trois lignes de notes ici ? Alors que vous avez reçu la consigne
expresse de rédiger le compte rendu.
— Nous aurions dû envoyer chercher une scribe.
— Nous en avions une. Prendre des notes n’est pas une basse besogne,
Shallan. C’est un service que vous pouvez nous rendre.
— Si ce n’est pas une basse besogne, rétorqua Shallan, vous auriez peut-
être dû vous en charger.
Jasnah referma le carnet de croquis et fixa sur Shallan un regard égal et
calme. Le genre qui mettait Shallan très mal à l’aise.
— Je me rappelle, reprit Jasnah, une jeune femme nerveuse, désespérée.
Qui s’efforçait de s’attirer mes bonnes grâces.
Shallan ne répondit pas.
— Je comprends tout à fait, poursuivit Jasnah, que vous ayez pris goût à
l’indépendance. Ce que vous avez accompli ici est remarquable, Shallan.
Vous paraissez même avoir gagné la confiance de mon oncle – ce qui n’est
pas un mince exploit.
— Dans ce cas, nous devrions peut-être considérer que mon
apprentissage auprès de vous est terminé ? répondit Shallan. Je veux dire, je
suis une Radieuse en bonne et due forme à présent.
— Radieuse, oui, concéda Jasnah. En bonne et due forme ? Où est votre
armure ?
— Hum… quelle armure ?
Jasnah soupira tout bas et rouvrit son carnet.
— Shallan, commença-t-elle sur un ton étrangement… réconfortant. Je
suis impressionnée. Sincèrement. Mais ce que j’ai entendu raconter
récemment à votre sujet est perturbant. Vous vous êtes insinuée dans les
bonnes grâces de ma famille, et vous avez concrétisé ces fiançailles
casuelles avec Adolin. Et pourtant voilà que votre regard se balade, comme
en atteste ce croquis.
— Je…
— Vous manquez des assemblées convoquées par Dalinar, poursuivit
Jasnah, d’une voix douce mais inflexible. Lorsque vous y assistez
effectivement, vous vous asseyez au fond et y prêtez à peine attention. Il
m’informe que, la moitié du temps, vous trouvez un prétexte pour vous
échapper tôt.
» Vous avez enquêté sur la présence d’une Incréée dans la tour, et vous
l’avez plus ou moins chassée seule. Vous ne m’avez jamais expliqué
comment vous l’aviez découverte alors que les soldats de Dalinar n’y
étaient pas parvenus. (Elle soutint le regard de Shallan.) Vous m’avez
toujours caché des choses. Certains de ces secrets étaient extrêmement
dangereux, et j’ai un peu de mal à croire que vous n’en possédiez pas
d’autres.
Shallan se mordit la lèvre, mais hocha la tête.
— C’était là une invitation, précisa Jasnah, à me parler.
Shallan hocha de nouveau la tête. Ce n’était pas elle qui collaborait avec
les Sang-des-spectres ; c’était Voile. Et Jasnah n’avait pas besoin
d’apprendre l’existence de Voile. Elle ne devait pas l’apprendre.
— Très bien, déclara Jasnah avec un soupir. Votre apprentissage n’est pas
terminé, et ne le sera pas tant que je ne serai pas persuadée que vous soyez
apte à effectuer les tâches minimales que l’on attend d’une érudite – comme
prendre des notes en sténographie lors d’une conférence importante. Votre
chemin en tant que Radieuse, c’est une autre question. Je ne suis pas sûre de
pouvoir vous guider, car chaque ordre possédait une approche différente.
Mais pas plus qu’un jeune homme ne sera dispensé de cours de géographie
parce qu’il a acquis des compétences à l’épée, je ne vous libérerai de vos
devoirs au motif que vous avez découvert vos pouvoirs de Radieuse.
Jasnah lui rendit le carnet et se dirigea vers le cercle de chaises. Elle
s’assit à côté de Renarin et le poussa doucement à lui parler. Il leva les yeux
pour la première fois depuis le début de la réunion et hocha la tête,
prononçant quelques mots que Shallan n’entendit pas.
— Mmmm…, commenta Motif. Elle est sage.
— C’est peut-être son trait de caractère le plus exaspérant, répliqua
Shallan. Bourrasques ! Elle me donne l’impression de redevenir enfant.
— Mmm.
— Le pire, c’est qu’elle a sans doute raison, poursuivit Shallan. En sa
présence, je me comporte effectivement comme une enfant. Comme si une
partie de moi voulait la laisser s’occuper de tout. Et je déteste cette réaction
de ma part.
— Y a-t-il une solution ?
— Je n’en sais rien.
— Peut-être… agir comme une adulte ?
Shallan leva les mains vers son visage, gémissant tout bas et se frottant
les paupières à l’aide de ses doigts. Elle l’avait plus ou moins cherché,
non ?
— Viens, dit-elle, allons assister à la suite de la réunion. Même si
j’adorerais avoir un prétexte pour sortir d’ici.
— Mmm…, répondit Motif. Il y a quelque chose dans cette pièce…
— Quoi donc ? le questionna Shallan.
— Quelque chose…, répondit Motif de sa voix bourdonnante. Elle
possède des souvenirs, Shallan.
Des souvenirs. Voulait-il dire à Shadesmar ? Elle avait évité d’y voyager
– c’était au moins un point sur lequel elle avait écouté Jasnah.
Elle regagna son siège et, après un moment de réflexion, glissa un bref
mot à Jasnah. Motif dit que cette pièce a des souvenirs. Cela vaudrait-il la
peine d’enquêter dans Shadesmar ?
Jasnah étudia le mot, puis écrivit sa réponse.
L’expérience m’a montré que nous avons intérêt à ne pas ignorer les
commentaires que nos sprènes formulent de but en blanc. Faites-le parler
davantage, je vais enquêter sur cet endroit. Merci de votre suggestion.
La réunion reprit, pour aborder cette fois le sujet de royaumes spécifiques
de Roshar. Jasnah insistait pour que l’on persuade les Shinoves de les
rejoindre. Les Plaines Brisées abritaient la Porte du Pacte située le plus à
l’est, qui se trouvait déjà sous le contrôle aléthi. S’ils parvenaient à accéder
à celle qui se trouvait le plus à l’ouest, ils pourraient traverser Roshar dans
le sens de la largeur – du point d’entrée des tempêtes majeures à celui des
Tempêtes Éternelles – en un battement de cœur.
Ils ne discutèrent pas de tactique très en détail – c’était là un art masculin,
et Dalinar voudrait que ses hauts-princes et ses généraux parlent des
champs de bataille. Malgré tout, Shallan ne manqua pas de remarquer les
termes militaires que Jasnah employait de temps à autre.
Sur ce genre de points, Shallan avait du mal à comprendre cette femme.
Par certains aspects, Jasnah paraissait farouchement masculine. Elle étudiait
tout ce qui lui chantait, et parlait de tactique avec autant d’aisance que de
poésie. Elle pouvait se montrer agressive, et même glaciale – Shallan l’avait
vue exécuter sans ciller des bandits qui tentaient de la voler. Par ailleurs…
eh bien, mieux valait ne pas trop spéculer sur des choses sans signification,
mais il y avait bel et bien des rumeurs. Jasnah avait rejeté tous les
prétendants qui convoitaient sa main, parmi lesquels plusieurs hommes très
séduisants et influents. Les gens s’interrogeaient. Peut-être n’était-elle tout
simplement pas intéressée ?
Tout ça aurait dû former une personne résolument non féminine.
Pourtant, Jasnah se maquillait soigneusement, ce qui lui allait très bien,
paupières fardées et lèvres rouge vif. Elle gardait sa sage-main couverte, et
appréciait les splendides tresses complexes que façonnait sa coiffeuse. Ses
écrits et son esprit faisaient d’elle le modèle même de la fémininité vorine.
À côté de Jasnah, Shallan se sentait terne, stupide et totalement
dépourvue de courbes. Quel effet est-ce que ça pouvait faire d’avoir une
telle confiance en soi ? D’être aussi belle et libre tout à la fois ? Jasnah
Kholin devait avoir beaucoup moins de problèmes que Shallan dans la vie.
Au minimum, elle s’en créait beaucoup moins.
Shallan s’aperçut alors qu’elle avait manqué quinze bonnes minutes de la
réunion et failli de nouveau à prendre des notes. Rougissant furieusement,
elle se pelotonna sur sa chaise et s’efforça de rester concentrée pendant tout
le reste de la réunion. Tout à la fin, elle présenta une page de sténographie
formelle à Jasnah.
Celle-ci la parcourut, puis haussa un sourcil à la forme parfaite en voyant
la ligne du milieu où Shallan s’était laissé distraire. Dalinar a dit un truc
ici, affirmait cette ligne. C’était très important et utile, alors je suis sûre
que vous vous en souviendrez sans que j’aie besoin de vous le rappeler.
Shallan haussa les épaules avec un sourire contrit.
— Veuillez rédiger tout ceci en clair, ordonna Jasnah en lui rendant la
feuille. Faites envoyer une copie à ma mère ainsi qu’à la scribe en chef de
mon frère.
Shallan y entendit qu’on la congédiait et s’éloigna en toute hâte. Elle se
sentait comme une étudiante qu’on vient de libérer de ses leçons, ce qui la
mit en colère. Dans le même temps, elle avait envie de courir exécuter
immédiatement les ordres de Jasnah, afin de renouveler la confiance que lui
portait sa maîtresse, ce qui ne faisait qu’accroître cette colère.
Elle monta les marches en courant pour sortir du sous-sol de la tour,
utilisant la Fulgiflamme pour éviter de se fatiguer. Les différentes parties
d’elle-même s’affrontaient, se montraient les dents. Elle imagina des mois
passés sous la garde vigilante de Jasnah, à se former pour devenir une
scribe effacée comme son père l’avait toujours souhaité.
Elle se rappela cette période passée à Kharbranth où elle était tellement
hésitante et timorée. Elle ne pouvait pas redevenir ainsi. Elle s’y refusait.
Mais que pouvait-elle faire à la place ?
Lorsqu’elle atteignit enfin ses appartements, Motif vibrait à son intention.
Elle jeta sur le côté son carnet de croquis et sa sacoche, puis sortit le
manteau et le chapeau de Voile. Cette dernière saurait quoi faire.
Cependant, une feuille de papier se trouvait épinglée à l’intérieur du
manteau. Shallan s’immobilisa net puis balaya la pièce du regard, soudain
nerveuse. Hésitante, elle décrocha le mot et le déplia.
Les premières lignes disaient :

Vous avez accompli la tâche que nous vous avions


confiée. Vous avez enquêté sur l’Incréée, et non contente
d’apprendre quelque chose à son sujet, vous l’avez
également chassée. Comme promis, voici votre récompense.
La lettre qui suit explique la vérité sur feu votre frère,
Nan Helaran, acolyte de l’ordre Radieux des Clivecieux.
Quant à Uli Da, il était évident dès le départ qu’elle poserait problème. Bon
débarras.

Il y a au moins deux institutions majeures sur Roshar, en dehors de nous-


mêmes, qui ont présagé le retour des Néantifères et des Désolations,
affirmait la lettre.

Vous connaissez la première, les hommes qui se nomment eux-mêmes les


Fils d’Honneur. L’ancien roi d’Alethkar – le frère de l’Épine Noire, Gavilar
Kholin – a joué un rôle actif dans leur développement. Il a fait entrer
Meridas Amaram en leur sein.
Comme vous l’avez certainement découvert en infiltrant le manoir
d’Amaram dans le camp de guerre, les Fils d’Honneur travaillaient
explicitement au retour des Désolations. Ils croyaient que seuls les
Néantifères pousseraient les Hérauts à se dévoiler – et ils croyaient qu’une
Désolation ramènerait à la fois les Chevaliers Radieux et la puissance
classique de l’Église vorine. Les efforts du roi Gavilar pour réveiller les
Désolations sont probablement le véritable motif de son assassinat. Bien
qu’il y ait eu ce soir-là, dans le palais, beaucoup de gens qui avaient des
raisons de vouloir sa mort.
Un deuxième groupe qui savait que les Désolations risquaient de revenir
étaient les Clivecieux. Menés par l’ancien Héraut Nalan’Elin – que l’on
nomme souvent simplement Nale –, les Clivecieux sont le seul ordre des
Radieux qui n’ait pas trahi ses serments au cours de la Félonie. Ils ont
conservé des rangs de manière clandestine depuis l’ancien temps.
Nale croyait que, si des hommes prononçaient les Paroles d’autres
ordres, ils précipiteraient ainsi le retour des Néantifères. Nous ignorons
comment la chose serait seulement possible, mais Nale, en tant que Héraut,
avait accès à une connaissance et à une compréhension qui nous dépassent.
Vous devriez savoir que les Hérauts ne doivent plus être perçus comme
les alliés des hommes. Ceux qui ne sont pas complètement fous ont été
brisés. Nale lui-même est impitoyable, sans clémence aucune. Il vient de
passer ces vingt dernières années – peut-être beaucoup plus – à éliminer
toute personne qui était près de se lier avec un sprène. Parfois, il recrutait
ces personnes, les liait à des hauts-sprènes et faisait d’elles des Clivecieux.
D’autres fois, il les éliminait. Si quelqu’un s’était déjà lié avec un sprène,
alors Nale se présentait généralement en personne pour l’éliminer.
Autrement, il envoyait un sous-fifre.
Comme votre frère Helaran.
Votre mère avait eu des rapports intimes avec un acolyte Cliveciel, et
vous connaissez la conséquence de cette relation. Votre frère a été recruté
parce qu’il impressionnait Nale. Celui-ci a peut-être également appris, par
des moyens qui nous échappent, qu’un membre de votre maison était tout
près de se lier avec un sprène. Si c’est la vérité, il a dû croire que Helaran
était celui qu’ils voulaient. Ils l’ont recruté grâce à des démonstrations de
grands pouvoirs et d’Éclats.
Helaran ne s’était pas encore révélé digne de se lier avec un sprène.
Nale est exigeant avec ses recrues. Il est probable que l’on ait envoyé
Helaran tuer Amaram pour le mettre à l’épreuve – ou alors il l’a décidé par
lui-même afin de prouver qu’il était digne de devenir chevalier.
Il est également possible que les Clivecieux aient su que quelqu’un, dans
l’armée d’Amaram, était près de se lier avec un sprène, mais je crois plus
probable que la tentative d’assassinat contre Amaram ait simplement été un
coup porté contre les Fils d’Honneur. Pour avoir espionné les Clivecieux,
nous avons des comptes rendus montrant que le seul membre de l’armée
d’Amaram à s’être lié avec un sprène avait été éliminé depuis longtemps.
Pour autant que nous le sachions, ils ignoraient l’existence de l’homme
de pont. Autrement, il aurait certainement été tué au cours des mois où il
était esclave.

La lettre se terminait là. Shallan resta assise dans sa chambre, seulement


éclairée par la faible lueur d’une sphère. Helaran, un Cliveciel ? Et le roi
Gavilar, qui collaborait avec Amaram pour ramener les Désolations ?
Motif bourdonna d’un air inquiet sur ses jupes et monta sur la page pour
lire la lettre. Elle chuchota de nouveau les mots pour elle-même afin de les
mémoriser, car elle savait qu’elle ne pouvait pas conserver cette lettre.
C’était trop dangereux.
— Des secrets, commenta Motif. Cette lettre contient des mensonges.
Tant de questions. Qui d’autre était présent la nuit de la mort de Gavilar,
comme le sous-entendait la lettre ? Et que faire de cette référence à un autre
Fluctomancien dans l’armée d’Amaram ?
— Il m’agite des informations juteuses sous le nez, déclara Shallan.
Comme un homme sur les quais dont le kurl dressé danse et agite les bras
pour réclamer du poisson.
— Mais… nous les voulons, ces informations, n’est-ce pas ?
— C’est bien pour ça que ça fonctionne.
Saintes bourrasques !
Elle ne pouvait pas s’occuper de ça pour l’instant. Elle captura un
Souvenir de la page. Ce n’était pas une méthode extrêmement efficace par
rapport aux textes, mais ça fonctionnerait faute de mieux. Puis elle fourra la
lettre dans une cuvette d’eau et en effaça l’encre, avant de la déchirer et de
la rouler en boule.
Ensuite, elle enfila son manteau, son pantalon et son chapeau, et quitta
furtivement les pièces sous l’apparence de Voile.
Voile découvrit Vathath et plusieurs de ses hommes en train de jouer au
jeu des tuiles dans la salle commune de leur baraquement. Bien que
l’endroit soit destiné aux soldats de Sebarial, elle vit également des soldats
en uniforme bleu – Dalinar avait ordonné à ses hommes de passer du temps
avec ceux de ses alliés, afin d’aider à développer entre eux un esprit de
camaraderie.
L’entrée de Voile lui attira quelques regards, mais pas trop insistants. Les
femmes étaient autorisées dans ce genre de salles communes, mais peu
d’entre elles y venaient effectivement. Rien ne semblait aussi peu attrayant
aux oreilles d’une femme en train d’être séduite que « Tiens, allons nous
asseoir dans la salle commune du baraquement pour regarder les hommes se
gratter en émettant des borborygmes. »
Elle s’approcha sans se presser de l’endroit où Vathath et ses hommes
s’étaient installés, autour d’une table ronde en bois. Les meubles
parvenaient enfin aux hommes ordinaires ; Shallan possédait même un lit à
présent. Voile s’assit dans un fauteuil et se laissa aller en arrière, renversant
son siège de sorte qu’il aille claquer contre le mur de pierre. Cette grande
salle commune lui rappelait une cave à vin. Sombre, dépourvue
d’ornements, et remplie de toute une gamme de puanteurs inhabituelles.
— Voile, la salua Vathath avec un signe de tête.
Quatre d’entre eux jouaient à cette table : Vathath, Gaz le borgne, le
grand et maigre Red, ainsi que Shob. Ce dernier portait un charme
glyphique enroulé autour du bras et reniflait de temps à autre.
Voile laissa aller sa tête en arrière.
— J’ai sérieusement besoin d’une boisson.
— J’ai une ou deux chopes qui me restent sur ma ration, répondit Red
d’une voix enjouée.
Voile le mesura du regard pour voir s’il était de nouveau en train de lui
faire des avances. Il souriait mais, pour autant, ça ne semblait pas être le
cas.
— C’est très gentil à vous, Red, dit Voile, qui sortit quelques brisures et
les lui lança.
Il lui jeta son jeton de réquisition, un petit morceau de métal sur lequel
était estampé son numéro.
Peu après, elle avait regagné sa place, une bière de lavis entre les mains.
— La journée a été rude ? demanda Vathath en alignant ses pièces.
Les petites briques de pierre faisaient à peu près la taille du pouce, et
chacun des hommes en avait dix, disposées face tournée contre la table. Les
paris commencèrent peu après. Apparemment, Vathath était le vison sur
cette partie.
— Ouais, lâcha-t-elle. Shallan est encore plus pénible que d’habitude.
Les hommes répondirent par un grognement.
— C’est comme si elle n’arrivait pas à décider qui elle est, vous voyez ?
poursuivit Voile. Un instant elle raconte des blagues comme si elle était
assise au milieu d’un groupe de vieilles dames qui tricotent – l’instant
d’après, elle vous regarde fixement avec cet air vide. Celui qui vous fait
penser que son âme s’est fait la malle…
— Elle est étrange, notre maîtresse, acquiesça Vathath.
— Elle vous donne envie de faire des choses, ajouta Gaz avec un
grognement. Des choses que vous n’auriez jamais pensé faire un jour.
— Ouais, lança Glurv deux tables plus loin. J’ai eu une médaille. Moi.
Pour avoir aidé à trouver cette saleté qui se cachait dans le sous-sol. Le
vieux Kholin en personne me l’a fait envoyer.
Le soldat en surpoids secoua la tête, perplexe – mais il portait bel et bien
cette médaille. Épinglée à son col.
— C’était marrant, avoua Gaz. Sortir s’amuser, mais en ayant
l’impression d’accompir quelque chose. C’est ce qu’elle nous a promis,
vous savez ? De faire à nouveau une différence.
— La différence que je voudrais faire, intervint Vathath, c’est remplir ma
bourse avec vos sphères. Vous pariez, les gars, ou quoi ?
Les quatre joueurs jetèrent de nouvelles sphères. Le jeu des tuiles était
l’un de ces jeux que l’Église vorine acceptait à contrecœur, car il
n’impliquait pas de hasard. Lancer des dés, tirer dans un jeu de cartes,
même remuer les tuiles – parier sur ces choses-là, c’était comme essayer de
deviner l’avenir. Et c’était tellement contre nature que le simple fait d’y
penser donnait la chair de poule à Voile. Elle n’était même pas
particulièrement religieuse, pas comme Shallan.
Les gens ne jouaient pas aux mêmes jeux que dans les baraquements
officiels. Ici, ils jouaient à deviner. Vathath avait disposé neuf de ses pièces
en forme de triangle ; la dixième, il la posa sur le côté et la retourna pour
qu’elle serve de signet. Comme les neuf cachées, elle comportait le symbole
de l’une des principautés aléthies. Dans ce cas précis, le signet était le
symbole d’Alethkar, sous la forme d’un chull.
Le but consistait à disposer vos dix pièces selon un motif identique à
celui-ci, bien qu’elles soient tournées face contre table. Vous deviniez
lesquelles étaient lesquelles grâce à une série de questions, de coups d’œil
furtifs au jeu des adversaires et de déductions. Vous pouviez forcer le vison
à dévoiler des pièces à vous seul ou bien à tous les autres, en fonction de
certaines autres règles.
Au bout de la partie, quelqu’un donnait un signal et tout le monde
retournait ses pièces. Celui qui avait le plus de pièces correspondant à la
combinaison du vison était déclaré gagnant et récupérait la mise. Le vison
touchait alors un pourcentage, calculé selon plusieurs facteurs, comme le
nombre de tours qu’il avait fallu avant que quelqu’un ne donne le signal de
fin de partie.
— Qu’en dites-vous ? lança Gaz alors qu’il lançait quelques brisures
dans le bol au milieu de la table, achetant ainsi le droit de jeter un coup
d’œil à l’une des tuiles de Vathath. Combien de temps faudra-t-il à Shallan
cette fois-ci avant de se rappeler que nous sommes ici ?
— Longtemps, j’espère, répondit Shob. Ch’crois bien qu’j’ai attrapé
kek’chose.
— Donc tout est normal, Shob, répliqua Red.
— C’est énorme cette fois-ci, insista Shob. Chuis p’têt en train d’virer
Néantifère.
— Néantifère, répéta Voile d’une voix blanche.
— Ouais, regardez ces plaques.
Il retira le charme glyphique, dévoilant le haut de son bras. Qui paraissait
parfaitement normal.
Vathath ricana.
— Eh ! se vexa Shob. J’risque eud’ mourir, sergent. Ret’nez bien ça,
j’risque eud’ mourir. (Il déplaça plusieurs de ses tuiles.) Si j’meurs, filez
mes gains aux orphelins.
— Quels orphelins ? demanda Red.
— Ben vous savez, les orphelins. (Shob se gratta la tête.) Y en a bien
kek’ part, non ? Des orphelins qu’ont besoin d’grailler ? Filez-leur ma part
quand je s’rai mort.
— Shob, lui lança Vathath, vu la façon dont la justice s’exerce dans ce
monde, je vous garantis que vous nous survivrez à nous tous.
— Ah, ben c’est chouette, commenta Shob. C’est très chouette, sergent.
Le jeu n’avança que de quelques tours avant que Shob ne se mette à
retourner ses tuiles.
— Déjà ? s’exclama Gaz. Shob, espèce de crémillon, ne fais pas ça
maintenant ! Je n’ai même pas deux rangées !
— Trop tard, répondit Shob.
Red et Gaz retournèrent leurs propres tuiles à contrecœur.
— Sadeas, récita distraitement Voile. Bethab, Ruthar, Roion, Thanadal,
Kholin, Sebarial, Vamah, Hatham. Avec Aladar comme signet.
Vathath la regarda bouche bée, puis retourna les tuiles, les dévoilant
exactement telles qu’elle l’avait annoncé.
— Et tout ça sans un coup d’œil… Nom des foudres. Rappelez-moi de ne
jamais jouer aux tuiles avec vous.
— Mes frères disaient tout le temps la même chose, déclara-t-elle tandis
qu’il partageait la mise avec Shob, qui avait deviné toute la combinaison
moins trois noms.
— Une autre partie ? fit Gaz.
Tout le monde regarda son bol de sphères, qui était presque vide.
— Je peux obtenir un prêt, s’empressa-t-il d’expliquer. Il y a des types,
dans la garde de Dalinar, qui ont dit…
— Gaz, le coupa Vathath.
— Mais…
— Franchement, Gaz.
Celui-ci soupira.
— Dans ce cas, j’imagine qu’on peut jouer pour rien, suggéra-t-il, et
Shob s’empressa de sortir des billes en verre qui avaient grossièrement la
forme de sphères, mais sans gemmes en leur centre. De l’argent factice pour
parier sans enjeu.
Voile appréciait sa chope de bière bien plus qu’elle ne s’y attendait.
C’était rafraîchissant d’être assise ici avec ces hommes et de ne pas devoir
s’inquiéter de tous les problèmes de Shallan. Cette fille ne pouvait-elle
jamais se détendre ? Laisser tout ça lui glisser dessus ?
Non loin de là, des lavandières entrèrent en annonçant que la lessive
serait ramassée dans quelques minutes. Vathath et ses hommes ne bougèrent
pas – même si, d’après l’estimation de Voile, les habits qu’ils portaient
auraient eu besoin d’un bon nettoyage.
Malheureusement, Voile ne pouvait pas ignorer totalement les problèmes
de Shallan. Le mot de Mraize prouvait à quel point il pouvait se révéler
utile, mais elle devait se montrer prudente. De toute évidence, il voulait une
taupe parmi les Chevaliers Radieux. Je dois retourner ça contre lui.
Apprendre ce qu’il sait. Il lui avait appris ce que mijotaient les Clivecieux et
les Fils d’Honneur. Mais qu’en était-il de Mraize et de ses acolytes ? Quel
était leur objectif, à eux ?
Bourrasques, allait-elle oser le doubler ? Avait-elle réellement
l’expérience nécessaire, ou la formation, pour tenter ce genre de chose ?
— Hé, Voile, lui lança Vathath tandis qu’ils se préparaient pour une autre
partie. Qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce que la clarissime nous a de
nouveau oubliés ?
Voile s’arracha à ses pensées.
— Peut-être. Elle ne paraît pas savoir quoi faire de vous autres.
— Elle n’est pas la première, déclara Red – il était le vison cette fois-ci,
et il disposa minutieusement ses tuiles dans un ordre bien précis, face contre
table. Enfin, ce n’est pas comme si nous étions de vrais soldats.
— Nos crimes ont été pardonnés, ajouta Gaz avec un grognement,
étrécissant son œil unique pour regarder la tuile du signet que Red venait de
retourner. Mais pardonner, ça veut pas dire oublier. Aucune armée ne
voudra de nous, et je peux le comprendre. Je suis simplement content que
ces foudres d’hommes de pont ne m’aient pas pendu aux tempêtes par les
orteils.
— Les hommes de pont ? releva Voile.
— Il a un passif avec eux, commenta Vathath.
— Avant, j’étais leur sergent, expliqua Gaz. Je faisais tout ce que je
pouvais pour les pousser à porter ces ponts plus vite. Seulement, personne
n’aime son sergent.
— Je suis persuadé que tu étais un sergent parfait, Gaz, déclara Red avec
un rictus. Je parie que tu t’occupais bien d’eux.
— Ferme ton cloaque, grommela Gaz. Cela dit, je me pose une question.
Si j’avais été un petit peu moins dur avec eux, vous croyez que je serais sur
ce plateau en ce moment même, à m’entraîner comme eux tous ? À
apprendre à voler…
— Toi, Gaz, tu crois que tu pourrais être un Chevalier Radieux ? ricana
Vathath.
— Non. Sans doute pas. (Il mesura Voile du regard.) Voile, dites-le à la
clarissime : on n’est pas des gens bien. Les gens bien, ils trouveront quelque
chose d’utile à faire de leur temps. Alors que nous, on fera peut-être le
contraire.
— Le contraire ? lança Zendid deux tables plus loin, où quelques-uns des
autres continuaient à boire. Le contraire d’utile ? Je crois qu’on y est déjà,
Gaz. Et depuis sacrément longtemps.
— Pas moi, intervint Glurv. J’ai une médaille.
— Ce que j’essaie de dire, insista Gaz, c’est qu’on risque de s’attirer des
ennuis. J’aimais bien être utile. Ça me rappelait l’époque où je me suis
engagé. Dites-le-lui, Voile. Dites-lui de nous donner autre chose à faire que
boire et jouer. Parce que pour être honnête, je suis pas très doué pour l’un ni
pour l’autre.
Voile hocha lentement la tête. Une lavandière passa près de là, fouillant
dans un sac de lessive. Voile tapota sa chope d’un doigt. Puis elle se leva,
saisit la lavandière par la robe et la tira en arrière. La femme cria et laissa
tomber sa pile de vêtements lorsqu’elle tituba et manqua s’effondrer.
Voile plongea la main dans les cheveux de la femme, repoussant sa
perruque de noir et brun mêlés. En dessous, les cheveux de cette femme
étaient d’un noir pur aléthi, et elle portait des cendres sur les joues, comme
si elle avait effectué des tâches pénibles.
— Vous ! s’écria Voile.
C’était la femme de la taverne de L’Allée d’All. Comment s’appelait-elle,
déjà ? Ishnah ?
Non loin de là, plusieurs soldats s’étaient relevés brusquement avec une
expression d’alarme en entendant les cris. Ce sont tous des soldats de
l’armée de Dalinar, observa Voile, qui se retint de lever les yeux au ciel.
Les soldats de Kholin avaient la manie de considérer que personne ne savait
s’occuper de lui-même.
— Assise, ordonna Voile en désignant la table.
Red s’empressa de tirer un autre siège.
Ishnah s’y assit, tenant la perruque contre sa poitrine. Elle rougit
violemment, mais conserva un certain sang-froid et soutint le regard de
Vathath et de ses hommes.
— Vous alors, vous commencez à devenir pénible, commenta Voile en
s’asseyant.
— Pourquoi partez-vous du principe que je suis ici pour vous ? Vous tirez
des conclusions hâtives.
— Vous avez témoigné d’une fascination malsaine pour mes associés. Et
voilà que je vous découvre déguisée, en train d’épier mes conversations ?
Ishnah leva le menton.
— Peut-être que je cherche simplement à faire mes preuves à vos yeux.
— Avec un déguisement que j’ai percé à jour au premier coup d’œil ?
— Vous ne m’avez pas repérée la dernière fois, protesta Ishnah.
La dernière fois ?
— Vous parliez de l’endroit où trouver de la bière mangecorne, expliqua
Ishnah. Red affirmait qu’elle était infecte. Gaz l’adore.
— Nom des foudres. Depuis combien de temps est-ce que vous
m’espionnez ?
— Pas très longtemps, ajouta aussitôt Ishnah, en contradiction directe de
ce qu’elle venait d’affirmer. Mais je peux vous assurer, vous jurer, que je
vous serai plus utile que ces bouffons puants. S’il vous plaît, laissez-moi au
moins essayer.
— Bouffons ? répéta Gaz.
— Puants ? ajouta Shob. Bah non, mam’zelle, c’est juste mes furoncles.
— Suivez-moi, ordonna Voile en se levant, avant de s’éloigner de la table
d’un pas vif.
Ishash se releva tant bien que mal pour la rejoindre.
— Je n’essayais pas vraiment de vous espionner. Mais autrement,
comment aurais-je…
— Silence, lui intima Voile.
Elle s’arrêta à l’entrée du baraquement, assez loin des hommes pour
qu’ils ne puissent l’entendre. Elle croisa les bras et s’appuya au mur, près de
la porte, pour les toiser.
Shallan avait du mal à aller au bout des choses. Elle avait de bonnes
intentions et des plans de grande envergure, mais se laissait trop facilement
distraire par de nouveaux problèmes, de nouvelles aventures. Fort
heureusement, Voile pouvait reprendre certaines de ces choses là où elle les
avait abandonnées.
Ces hommes avaient démontré leur loyauté, et ils voulaient se rendre
utiles. C’était déjà beaucoup.
— Le déguisement était bien exécuté, dit-elle à Ishnah. La prochaine
fois, malmenez un peu plus votre libre-main. Vos doigts vous ont trahie, ce
ne sont pas ceux d’une ouvrière.
Ishnah rougit et serra la libre-main pour former un poing.
— Dites-moi ce dont vous êtes capable, et pourquoi je devrais m’y
intéresser, ordonna Voile. Vous avez deux minutes.
— Je… (Ishnah inspira profondément.) J’ai été formée comme espionne
pour la Maison Hamaradin. Dans la cour de Vamah. Je sais recueillir des
informations, coder des messages, je connais les techniques d’observation,
et je sais comment fouiller une pièce sans dévoiler ce que j’ai fait.
— Et donc ? Si vous êtes tellement utile, que s’est-il passé ?
— Vos gens, voilà ce qui s’est passé. Les Sang-des-spectres. J’avais
entendu parler d’eux, des propos tenus à mi-voix par la clarissime
Hamaradin. Elle les a contrariés je ne sais comment, et ensuite… (Elle
haussa les épaules.) Elle s’est retrouvée morte, et tout le monde a cru que
l’un d’entre nous en était peut-être responsable. J’ai pris la fuite et je me
suis retrouvée dans la clandestinité, où je travaillais pour une bande de
voleurs à la petite semaine. Mais je pourrais être tellement plus que ça.
Laissez-moi faire mes preuves.
Voile croisa les bras. Une espionne. Voilà qui pouvait se révéler utile. En
réalité, Voile elle-même n’avait guère reçu de formation – seulement ce que
Tyn lui avait montré et ce qu’elle avait appris par elle-même. Si elle
comptait danser avec les Sang-des-spectres, elle allait devoir faire mieux.
Pour l’heure, elle ignorait même l’étendue exacte de son ignorance.
Pouvait-elle en soutirer une partie à Ishnah ? Obtenir qu’elle la forme
sans révéler que Voile n’était pas aussi douée qu’elle le faisait croire ?
Une idée commença à prendre forme. Elle n’avait pas confiance en cette
femme mais, d’un autre côté, ce n’était pas nécessaire. Et si son ancienne
clarissime avait réellement été tuée par les Sang-des-spectres, peut-être y
avait-il là un secret à apprendre.
— J’ai prévu plusieurs infiltrations importantes, expliqua Voile. Des
missions pour lesquelles j’ai besoin de rassembler des informations de
nature sensible.
— Je peux vous aider ! s’exclama Ishnah.
— Ce dont j’ai vraiment besoin, c’est une équipe de soutien, afin de ne
pas devoir y aller seule.
— Je peux vous trouver des gens ! Des experts.
— Je ne pourrais pas leur faire confiance, répondit Voile en secouant la
tête. J’ai besoin de quelqu’un que je sache loyal.
— Qui donc ?
Voile désigna Vathath et ses hommes.
L’expression d’Ishnah s’affaissa.
— Vous voulez transformer ces hommes-là en espions ?
— Voilà, et je veux que vous me prouviez que vous en êtes capable en
formant ces hommes. (Et avec un peu de chance, je pourrai apprendre des
choses, moi aussi.) Ne prenez pas cet air intimidé. Ils n’ont pas besoin
d’être de véritables espions. Simplement d’en savoir assez sur mon travail
pour jouer les renforts et monter la garde.
Ishnah haussa les sourcils d’un air sceptique en étudiant les hommes.
Shob, serviable, se curait le nez.
— Ça revient plus ou moins à me demander d’apprendre à parler à des
porcs – en me promettant que ce sera facile puisqu’ils n’ont besoin de parler
que l’aléthi, pas le védène ni le herdazien.
— C’est l’occasion que je vous offre, Ishnah. Saisissez-la, ou acceptez de
ne plus m’approcher.
Ishnah soupira.
— Bon, d’accord. Nous verrons bien. Simplement, ne m’en veuillez pas
si les cochons ne réussissent pas à parler.
Quoi qu’il en soit, cela ne vous concerne pas. Vous avez tourné le dos à la divinité.
Si Rayse devient un problème, nous nous occuperons de lui.
Ainsi que de vous.

Teft se réveilla. Malheureusement.


Sa première sensation fut la douleur. Une douleur ancienne, familière. La
palpitation derrière ses yeux, les morsures d’aiguilles cruelles de ses doigts
brûlés, la raideur d’un corps qui avait perdu toute utilité. Par l’haleine de
Kelek… en avait-il jamais possédé une ?
Il se retourna en gémissant. Pas de manteau, rien qu’un maillot ajusté,
sali par le contact avec le sol où il était allongé. Il se trouvait dans une
ruelle séparant deux tentes dans le marché de l’Échappée. Le haut plafond
disparaissait dans l’obscurité. Du bout de la ruelle lui parvenaient les voix
enjouées des gens en train de bavarder et de marchander.
Teft se releva tant bien que mal, et il avait presque fini de se soulager
contre des caisses vides lorsqu’il prit conscience de ce qu’il faisait. Il n’y
avait pas de tempêtes majeures ici pour nettoyer les lieux. Par ailleurs, il
n’était pas un ivrogne qui se vautrait dans la crasse et pissait dans les
ruelles. N’est-ce pas ?
Cette idée lui rappela aussitôt sa douleur plus profonde. Une douleur au-
delà de la pulsation qui cognait dans sa tête ou de l’élancement dans ses os.
La douleur qui l’accompagnait constamment, comme une sonnerie
persistante, et l’entaillait au plus profond de lui. Cette douleur l’avait
réveillé. La douleur du besoin.
Non, il n’était pas un simple ivrogne. Il était bien pire.
Il quitta la ruelle d’un pas instable, s’efforçant de lisser sa barbe et ses
cheveux. Les femmes qu’il croisait maintenaient la sage-main contre leur
bouche et leur nez, détournant le regard comme si elles étaient gênées pour
lui. Peut-être était-ce une bonne chose qu’il ait perdu son manteau – les
tempêtes aient pitié de lui si quiconque le reconnaissait. Il ferait honte à
l’équipe tout entière.
Tu lui fais déjà honte, Teft, et tu le sais bien, songea-t-il. Tu ne vaux pas
plus qu’un misérable crachat.
Il finit par atteindre le puits où il fit la queue, avachi, derrière quelques
autres. Une fois parvenu jusqu’à l’eau, il tomba à genoux, puis utilisa une
main tremblante pour puiser à boire à l’aide de sa timbale. Lorsqu’il goûta
l’eau fraîche, son estomac se contracta aussitôt et la rejeta malgré sa soif
intense. Ça se produisait toujours après une nuit passée à utiliser la mousse,
et il savait donc comment endurer crampes et nausée en espérant ne pas
vomir.
Il se tenait affalé, mains contre son ventre, effrayant les gens qui faisaient
la queue derrière lui. Quelque part dans la foule (il y avait toujours au
minimum un petit attroupement près du puits), des hommes en uniforme
bousculaient les gens pour avancer. Vert forêt. Les hommes de Sadeas.
Ils ignorèrent la file, puis remplirent leur seau. Lorsqu’un homme vêtu du
bleu des Kholin protesta, les soldats de Sadeas lui firent face. Le soldat des
Kholin finit par céder. Brave garçon. Ils n’avaient pas encore besoin d’une
bagarre entre les hommes de Sadeas et les autres soldats.
Teft plongea de nouveau sa timbale dans l’eau, tandis que la douleur de la
gorgée précédente s’estompait. Ce puits semblait profond. L’eau ondulante
à la surface, et une profonde noirceur en dessous.
Il faillit s’y jeter tout entier. S’il se réveillait demain dans la Damnation,
éprouverait-il encore ce besoin impérieux à l’intérieur de lui ? Ce serait un
supplice approprié. Les Néantifères n’auraient même pas besoin d’écorcher
son âme : il leur suffirait de lui dire qu’il ne se sentirait plus jamais assouvi,
et alors ils pourraient le regarder souffrir.
Un visage apparut par-dessus son épaule, reflété dans les eaux du puits.
Une femme à la peau d’un blanc pâle, qui luisait faiblement, des cheveux
flottant autour de sa tête comme des nuages.
— Laissez-moi tranquille, dit-il en plongeant la main dans l’eau. Allez
donc… trouver quelqu’un que ça intéresse.
Il se releva en titubant et réussit enfin à s’écarter afin que quelqu’un
d’autre puisse prendre place. Nom des foudres, quelle heure était-il ? Ces
femmes munies de seaux étaient prêtes à puiser de l’eau pour la journée.
Les foules nocturnes et ivres avaient été remplacées par des individus pleins
de zèle et d’initiative.
Il était encore resté dehors toute la nuit. Kelek !
La chose la plus intelligente à faire consisterait à retourner au
baraquement. Mais pouvait-il leur faire face comme ça ? Il choisit d’errer
plutôt à travers le marché, yeux baissés.
C’est de pire en pire, comprit une partie de lui. Le premier mois qu’il
avait passé au service de Dalinar, il était parvenu à résister la plupart du
temps. Mais il avait à nouveau possédé de l’argent, après avoir été si
longtemps homme de pont. C’était dangereux d’avoir de l’argent.
Il avait réussi à tenir en ne touchant à la mousse qu’un soir par-ci, par-là.
Mais ensuite Kaladin était parti, et cette tour, où tout semblait si anormal…
Ces monstres de ténèbres, dont celui qui avait l’apparence exacte de Teft…
Il avait eu besoin de mousse pour y faire face. Qui n’en aurait pas fait de
même ? Il soupira. Lorsqu’il leva les yeux, il découvrit cette sprène debout
devant lui.
Teft…, murmura-t-elle. Vous avez prononcé des serments…
Des serments grotesques, stupides, prononcés alors qu’il espérait que
devenir Radieux le libérerait de ces appétits. Il se détourna d’elle et se
dirigea vers une tente nichée parmi les tavernes. Celles-ci étaient fermées
pour la matinée, mais ce lieu – qui ne portait pas de nom et n’en avait pas
besoin – était ouvert. Il l’était toujours, comme l’avaient été ceux du camp
de guerre de Dalinar, comme ceux du camp de Sadeas. Ils étaient plus
difficiles à dénicher à certains endroits qu’à d’autres. Pourtant ils étaient
toujours là, sans nom, et certains savaient où les trouver.
Le Herdazien à l’air coriace qui était assis devant le seuil lui fit signe
d’entrer. L’intérieur était mal éclairé, mais Teft se fraya un chemin jusqu’à
une table où il se laissa lourdement tomber. Une femme aux habits ajustés,
portant une mitaine, lui servit un petit bol de mousse ardente. Ils ne
demandèrent pas de paiement. Ils savaient tous qu’il n’aurait pas de sphères
sur lui aujourd’hui, après ses excès de la veille. Mais ils s’assureraient
d’être payés sans faute tôt ou tard.
Teft regarda fixement le petit bol, et il se détesta. Pourtant, l’odeur même
décupla son envie. Il laissa échapper un gémissement plaintif, puis prit la
mousse ardente et l’écrasa entre pouce et index. La mousse dégagea un petit
panache de fumée et, dans cette pénombre, le cœur de la mousse se mit à
luire comme une braise.
Ça lui fit mal, bien sûr. Il avait usé ses cals la nuit précédente et frottait à
présent la mousse avec des doigts à vif, couverts d’ampoules. Mais c’était
là une douleur vive et présente. Une douleur agréable. Elle n’était que
physique, signe de vie.
Il fallut une minute avant qu’il n’en éprouve les effets. Une disparition de
ses douleurs, suivie par un renforcement de sa résolution. Il se rappelait
que, longtemps auparavant, la mousse produisait davantage d’effet sur lui –
il se rappelait l’euphorie, les nuits passées en proie à une stupeur
vertigineuse et magnifique, où tout ce qui l’entourait semblait trouver un
sens.
Ces jours-ci, il avait besoin de la mousse pour se sentir normal. Comme
un homme qui tente de grimper sur des rochers humides, il parvenait à
peine à atteindre l’emplacement où tous les autres se tenaient avant de
recommencer à glisser lentement. Ce n’était plus l’euphorie qu’il désirait
désormais, c’était la simple capacité à continuer de fonctionner.
La mousse emportait ses fardeaux. Les souvenirs de cette version obscure
de lui-même. Les souvenirs au cours desquels il dénonçait les membres de
sa famille comme hérétiques, alors même qu’ils avaient raison depuis le
départ. Il était un scélérat doublé d’un lâche, et ne méritait pas de porter le
symbole du Pont Quatre. Il avait pour ainsi dire déjà trahi cette sprène. Elle
aurait mieux fait de s’enfuir.
Pour l’instant, il pouvait abandonner tout ça à la mousse ardente.
Malheureusement, il y avait quelque chose de brisé chez Teft. Longtemps
auparavant, il s’était tourné vers la mousse sur l’insistance des autres
hommes de son escouade de l’armée de Sadeas. Ils pouvaient frotter la
substance et en tirer parti, comme l’on mâchait de l’écorce de schiste pour
rester éveillé lorsqu’on montait la garde. Un peu de mousse ardente, un peu
de relaxation, puis on reprenait le cours de sa vie.
Teft ne fonctionnait pas ainsi. Une fois ses fardeaux mis de côté, il aurait
pu se lever pour rejoindre les hommes de pont. Il aurait pu commencer cette
journée.
Mais nom des foudres, encore quelques minutes, ça semblait si agréable.
Il continua. Il enchaîna trois bols avant qu’une lumière crue ne lui fasse
cligner des paupières. Il écarta le visage de la table où, à sa grande honte, il
avait laissé une flaque de salive. Combien de temps s’était-il écoulé, et
quelle était cette lumière atroce ?
— Le voilà, déclara la voix de Kaladin tandis que Teft clignait des yeux.
(Une silhouette s’agenouilla à côté de la table.) Oh, Teft…
— Il nous doit le prix de trois bols, annonça le gardien du bouge. Un
brôme de grenat.
— Soyez déjà contents, gronda une voix teintée d’un fort accent, qu’on
ne déchire pas des morceaux de votre corps pour vous payer avec.
Saintes bourrasques, Roc était là, lui aussi ? Teft se détourna en geignant.
— Ne me regardez pas, dit-il d’une voix enrouée. Ne…
— Notre établissement est parfaitement légal, Mangecorne, affirma le
gardien du bouge. Si vous nous attaquez, je peux vous assurer que nous
allons faire intervenir les gardes et qu’ils vont nous défendre.
— Voici votre argent sale, espèce d’anguille, dit Kaladin en poussant la
lumière vers eux. Roc, tu peux le porter ?
De grandes mains soulevèrent Teft, avec une étonnante délicatesse. Il
pleurait. Kelek.
— Où est votre manteau, Teft ? demanda Kaladin depuis l’obscurité.
— Je l’ai vendu, avoua Teft, fermant les yeux très fort pour ne pas voir
les sprènes de honte qui flottaient autour de lui sous la forme de pétales de
fleurs. Bourrasques, j’ai vendu mon propre manteau.
Kaladin se tut, et Teft laissa Roc l’emporter hors du bouge. À mi-chemin,
il réussit enfin à rassembler assez de dignité pour se plaindre de l’haleine de
Roc et le convaincre de le laisser marcher par lui-même – en étant un peu
soutenu sous les bras.

Teft enviait les hommes meilleurs que lui. Ils n’éprouvaient pas ce
besoin-là, celui qui plongeait si profondément en lui qu’il irritait son âme.
Ce besoin tenace, omniprésent et qui ne pouvait jamais être assouvi. Malgré
tous ses efforts.
Kaladin et Roc l’installèrent dans une chambre privée du baraquement,
enveloppé de couvertures avec un bol de ragoût de Roc dans les mains. Teft
émit les bruits appropriés, ceux qu’ils attendaient de lui. Des excuses, la
promesse de les informer si jamais ce besoin le reprenait. La promesse de
les laisser l’aider. Mais il ne pouvait pas manger le ragoût, pas encore. Il
faudrait encore une journée avant qu’il puisse avaler quoi que ce soit sans le
vomir.
Bourrasques, qu’ils étaient bien, ces hommes. De meilleurs amis qu’il
n’en méritait. Ils étaient tous en train de devenir quelque chose de
grandiose, tandis que Teft… Teft se contentait de rester à terre, levant les
yeux pour les regarder.
Ils le laissèrent se reposer. Il observa fixement le ragoût, humant son
odeur familière sans oser le manger. Il se remettrait au travail avant la fin de
la journée, pour former des hommes de pont des autres équipes. Il pouvait
fonctionner. Il pouvait passer plusieurs jours à faire comme s’il était
normal. Bourrasques, il avait réussi à maintenir un équilibre dans l’armée
de Sadeas pendant des années avant d’aller trop loin, de manquer son
service une fois de trop et de se retrouver dans les équipes de pont en guise
de punition.
Ces mois passés à porter les ponts avaient été la seule période de sa vie
d’adulte qui n’ait été dominée par la mousse. Mais même alors, quand il
avait eu les moyens de s’offrir un peu d’alcool, il avait su qu’il finirait par y
revenir. L’alcool ne suffisait jamais.
Alors même qu’il s’armait de courage pour sa journée de travail, une
pensée tenace occupait toute la place dans son esprit. Une pensée honteuse.
Je ne vais plus toucher à la mousse pendant un moment, n’est-ce pas ?
Cette lugubre certitude le blessait plus que tout. Il allait devoir passer
quelques jours atrocement douloureux à se faire l’effet d’une moitié
d’homme. Des jours où il n’éprouverait plus rien d’autre qu’un dégoût de
lui-même, des jours à vivre avec la honte, les souvenirs, les regards en biais
des autres hommes de pont.
Des jours sans recevoir la moindre espèce de foudre d’aide.
Et ça le terrifiait.
Cephandrius, porteur de la Première Gemme,
Vous devriez avoir assez de bon sens pour ne pas nous approcher en vous reposant
sur la présomption de nos relations passées.

Au sein de la vision de plus en plus familière, Dalinar encocha une flèche,


puis la libéra, envoyant le missile empenné de noir dans le dos du sauvage.
Le cri strident de l’homme se perdit dans la cacophonie du combat. Un peu
plus loin, les hommes se battaient désespérément tandis qu’on les repoussait
vers le bord d’un à-pic.
Dalinar encocha méthodiquement une deuxième flèche, puis tira. Celle-ci
toucha la cible à son tour et se logea dans l’épaule d’un homme. Ce dernier
laissa tomber sa hache alors même qu’il portait un coup, ce qui lui fit rater
le garçon à la peau foncée étendu sur le sol. Il était à peine au début de son
adolescence ; la gaucherie ne l’avait pas encore quitté, et ses membres
paraissaient trop longs, son visage trop rond, trop enfantin. Dalinar l’aurait
peut-être laissé porter des messages, mais pas tenir une lance.
L’âge du garçon ne l’avait pas empêché d’être nommé Premier Aqasix
Yanagawn Premier, dirigeant d’Azir, empereur du grand Makabak.
Dalinar s’était perché sur des rochers, arc en main. Bien qu’il n’ait
aucune intention de répéter l’erreur qui avait consisté à laisser la reine Fen
se débrouiller toute seule lors d’une vision, il ne voulait pas davantage que
Yanagawn la traverse sans défi ni tension. Il y avait une raison si le Tout-
Puissant avait souvent placé Dalinar en danger dans ces visions. Il avait eu
besoin de comprendre de manière viscérale ce qui était en jeu.
Il abattit un autre ennemi qui s’approchait du garçon. Il n’était pas
difficile de toucher les cibles depuis cet emplacement proche du combat ; il
avait reçu un entraînement à l’arc – bien qu’il n’ait tiré, ces dernières
années, qu’avec ce qu’on appelait les Arcs d’Éclat, des armes fabriales qui
nécessitaient une telle force pour les bander que seul un homme portant une
Cuirasse d’Éclat pouvait s’en servir.
C’était étrange de vivre cette bataille pour la troisième fois. Bien que
chaque répétition se déroule un peu différemment, il y avait toujours des
détails familiers. L’odeur de la fumée et de ce sang inhumain aux relents de
moisissure. La façon dont cet homme, en bas, tombait après avoir perdu un
bras, hurlant les mêmes paroles, mi-prière mi-condamnation, adressées au
Tout-Puissant.
Grâce au talent de Dalinar pour le tir à l’arc, la bande de défenseurs
résista contre l’ennemi jusqu’à ce que ce Radieux grimpe par-dessus le bord
du gouffre, luisant dans sa Cuirasse. L’empereur Yanagawn s’assit tandis
que d’autres soldats se rassemblaient autour du Radieux et repoussaient
l’ennemi.
Dalinar baissa son arc, lisant la terreur dans la silhouette tremblante du
jeune homme. D’autres hommes parlaient de tremblements lorsqu’un
combat était terminé – lorsque l’horreur de la situation les rattrapait.
L’empereur se releva enfin en chancelant, utilisant la lance comme bâton.
Il ne remarqua pas la présence de Dalinar, ne demanda même pas pourquoi
certains des cadavres qui l’entouraient étaient criblés de flèches. Le garçon
n’était pas un soldat, même si Dalinar ne s’était pas attendu à ce qu’il en
soit un. Dans son expérience, les généraux azéens étaient trop pragmatiques
pour convoiter le trône. Ça demandait trop de flatteries aux bureaucrates et,
apparemment, de dictées d’essais.
Le jeune homme se mit en marche le long d’un chemin qui s’éloignait de
l’à-pic, et Dalinar le suivit. Aharietiam. Les gens qui l’avaient subi
pensaient alors qu’il s’agissait de la fin du monde. Ils devaient croire qu’ils
retourneraient bientôt dans la Cité Sérénide. Comment réagiraient-ils en
apprenant que l’humanité, au bout de quatre millénaires, n’avait toujours
pas été autorisée à regagner le paradis ?
Le garçon s’arrêta en bas du chemin sinueux, qui menait dans la vallée
séparant les formations rocheuses. Il regarda des blessés passer en boitant,
soutenus par leurs amis. Des cris et des gémissements s’élevaient dans l’air.
Dalinar comptait s’approcher du garçon pour lui expliquer ces visions, mais
il le vit aller se placer à côté de blessés pour bavarder avec eux.
Dalinar le suivit, curieux, et surprit des bribes de conversation. Que s’est-
il passé ici ? Qui êtes-vous ? Qui combattiez-vous ?
Les hommes n’avaient pas beaucoup de réponses. Ils étaient blessés,
épuisés, suivis par des sprènes de douleur. Ils parvinrent toutefois à
rejoindre un groupe plus grand, dans la direction qu’avait empruntée Jasnah
la dernière fois que Dalinar avait visité cette vision.
La foule s’était rassemblée autour d’un homme qui se tenait debout sur
un gros rocher. Grand et sûr de lui, vêtu de blanc et de bleu, il avait une
trentaine d’années. Il donnait l’impression d’être aléthi, pourtant… Sa peau
était un ton plus sombre, et il y avait quelque chose de légèrement décalé
dans ses traits.
Malgré tout, cet homme paraissait… familier.
— Vous devez faire circuler la nouvelle, proclama-t-il. Nous avons
gagné ! Enfin, les Néantifères ont été vaincus. La victoire ne m’appartient
pas, pas plus qu’aux autres Hérauts. Elle est à vous. C’est vous qui avez
accompli ça.
Plusieurs personnes poussèrent des cris de triomphe. D’autres, trop
nombreux, gardèrent le silence, fixant sur lui leurs yeux morts.
— Je vais diriger la charge vers la Cité Sérénide, cria-t-il. Vous ne me
reverrez plus, mais n’y pensez pas pour l’instant ! Vous avez mérité votre
paix. Savourez-la ! Rebâtissez. Allez maintenant aider vos compagnons.
Emportez avec vous la lumière des paroles de votre roi Héraut. Nous avons
enfin triomphé du mal !
Nouvelle salve de cris, plus énergiques cette fois.
Bourrasques, se dit Dalinar, parcouru d’un frisson. C’était Jezerezeh’Elin
en personne, le Héraut des Rois. Le plus grand d’entre eux.
Un instant. Le roi avait-il les yeux foncés ?
Le groupe se sépara, mais le jeune empereur demeura sur place,
regardant fixement l’emplacement où s’était tenu le Héraut. Enfin, il
chuchota :
— Oh, Yaezir. Roi des Hérauts.
— Oui, lui dit Dalinar en allant se placer à son côté. C’était bien lui,
Votre Excellence. Ma nièce a visité cette vision un peu plus tôt, et elle a
écrit qu’elle pensait l’avoir vu.
Yanagawn saisit Dalinar par le bras.
— Qu’avez-vous dit ? Vous me connaissez ?
— Vous êtes Yanagawn d’Azir, répondit Dalinar. (Il hocha la tête en un
semblant de révérence.) Je suis Dalinar Kholin, et je vous prie de me
pardonner si notre rencontre se déroule dans des circonstances aussi peu
habituelles.
Le jeune homme écarquilla les yeux.
— D’abord je vois Yaezir en personne, et maintenant mon ennemi.
— Je ne suis pas votre ennemi. (Dalinar soupira.) Et ce n’est pas un
simple rêve, Votre Excellence. Je…
— Oh, je sais bien que ce n’est pas un rêve, le coupa Yanagawn. Puisque
je suis un Premier monté sur le trône par miracle, les Hérauts peuvent
choisir de parler à travers moi ! (Il regarda autour de lui.) Ce jour que nous
sommes en train de vivre, s’agit-il du Jour de Gloire ?
— Aharietiam, confirma Dalinar. Oui.
— Pourquoi vous a-t-on placé ici ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Personne ne m’a placé ici, rectifia Dalinar. Votre Excellence, c’est moi
qui suis l’instigateur de cette vision, et moi qui vous y ai amené.
Le garçon, sceptique, croisa les bras. Il portait la jupe en cuir fournie par
la vision. Il avait laissé sa lance à pointe de bronze contre un rocher tout
proche.
— Avez-vous entendu dire, l’interrogea Dalinar, que l’on me considère
comme fou ?
— Il y a des rumeurs.
— Eh bien, voilà quelle était ma folie, déclara Dalinar. Je recevais des
visions pendant les tempêtes. Venez. Regardez.
Il conduisit Yanagawn vers un endroit qui offrait un bon panorama du
vaste champ des morts, lequel se déployait à partir de la gueule du canyon.
Yanagawn le suivit, puis son visage blêmit face à ce spectacle. Enfin, il
descendit sur le champ de bataille plus large, se frayant un chemin parmi les
cadavres, les gémissements et les jurons.
Dalinar marcha à côté de lui. Tous ces yeux morts, tous ces visages
tordus de douleur. Pâles et sombres-iris. Peau claire comme celle des
Shinoves et de certains Mangecorne. Peau sombre comme celle des
Makabakis. Beaucoup auraient pu être aléthis, védènes ou herdaziens.
Il y avait d’autres choses, bien entendu. Les silhouettes de pierre géantes
brisées. Les parshes arborant la forme de guerre, avec l’armure de chitine et
le sang orange. Ils dépassèrent un endroit où se trouvait toute une pile de
crémillons étranges, brûlés, dégageant de la fumée. Qui avait pu prendre le
temps d’entasser un millier de petits crustacés ?
— Nous nous sommes battus ensemble, déclara Yanagawn.
— Comment aurions-nous pu résister autrement ? repartit Dalinar. Ce
serait de la folie de combattre seul la Désolation.
Yanagawn le mesura du regard.
— Vous vouliez me parler sans les vizirs. Vous vouliez me voir seul ! Et
vous pouvez simplement… me montrer tout ce qui vous chantera pour
appuyer vos arguments !
— Si vous acceptez que j’aie le pouvoir de vous montrer ces visions,
observa Dalinar, est-ce que ça n’implique pas en soi que vous devriez
m’écouter ?
— Les Aléthis sont dangereux. Savez-vous ce qui s’est passé la dernière
fois que les Aléthis sont venus en Azir ?
— Le règne de l’Ensoleilleur remonte à très longtemps.
— Les vizirs m’en ont parlé, poursuivit Yanagawn. Ils m’ont tout
raconté. Ça a commencé de la même manière à l’époque, avec un seigneur
de guerre qui a uni les tribus aléthies.
— Les tribus ? s’étonna Dalinar. Vous nous compareriez aux nomades
qui parcourent Tu Bayla ? Alethkar est l’un des royaumes les plus cultivés
de Roshar !
— Votre code juridique date d’à peine trente ans !
— Votre Excellence, reprit Dalinar en prenant une profonde inspiration,
je doute que ce sujet soit pertinent ici. Regardez autour de nous. Et voyez ce
que la Désolation va apporter.
Il balaya d’un geste ce spectacle affreux, et la colère de Yanagawn
s’apaisa. Il était impossible d’éprouver autre chose que du chagrin face à un
tel étalage de morts.
Yanagawn se retourna enfin et repartit par où il était venu. Dalinar se
joignit à lui, mains jointes dans le dos.
— On raconte, chuchota Yanagawn, que lorsque l’Ensoleilleur est sorti
des défilés à cheval pour entrer en Azir, il a dû affronter un problème
inattendu. Il a conquis mon peuple trop vite, et il ne savait pas quoi faire de
tous ses prisonniers. Il ne pouvait pas laisser une population capable de se
battre derrière lui dans les villes. Il y avait des milliers et des milliers
d’hommes qu’il devait assassiner.
» Parfois, il confiait simplement cette tâche à ses soldats. Chaque homme
devait tuer trente captifs – comme un enfant qui doit trouver une brassée de
petit bois avant qu’on l’autorise à jouer. Dans d’autres lieux, l’Ensoleilleur
déclarait quelque chose d’arbitraire. Il disait que chaque homme dont les
cheveux dépassaient une certaine longueur devait être massacré.
» Avant que les Hérauts ne le frappent de maladie, il assassina dix pour
cent de la population d’Azir. On raconte que Zawfix était rempli
d’ossements, que les tempêtes majeures soufflaient en tas aussi hauts que
les bâtiments.
— Je ne suis pas mon ancêtre, dit doucement Dalinar.
— Vous le révérez. Les Aléthis vénèrent pour ainsi dire Sadees. Vous
portez sa Lame d’Éclat, nom des foudres.
— Je l’ai cédée.
Ils s’arrêtèrent au bord du champ de bataille. L’empereur avait du cran,
mais il ne savait pas comment se tenir. Il marchait les épaules voûtées, et
ses mains cherchaient constamment des poches que ses habits archaïques ne
possédaient pas. Il était de basse naissance – même si, en Azir, on ne
révérait pas la couleur des yeux comme il se devait. Navani lui avait dit un
jour que c’était parce qu’il n’y avait pas assez de gens en Azir qui
possédaient les yeux clairs.
L’Ensoleilleur lui-même s’était servi de ce point pour justifier de les
conquérir.
— Je ne suis pas mon ancêtre, répéta Dalinar. Mais je partage beaucoup
de points communs avec lui. Une jeunesse violente. Une vie passée à la
guerre. Je possède toutefois un avantage que lui n’avait pas.
— À savoir ?
Dalinar soutint le regard du jeune homme.
— J’ai vécu assez longtemps pour voir les conséquences de mes actes.
Yanagawn hocha lentement la tête.
— Ouais, intervint une voix. Vous êtes vieux.
Dalinar se retourna, songeur. La voix sonnait comme celle d’une jeune
fille. Pourquoi y en avait-il une sur un champ de bataille ?
— Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez si vieux, ajouta-t-elle. (Elle
était assise en tailleur sur un grand rocher tout proche.) Et vous n’êtes pas si
noir que ça, en réalité. On vous appelle l’Épine Noire, mais vous êtes
plutôt… L’Épine Brun Clair. Gawx est plus noir que vous, et même lui, il
est plutôt marronâtre.
Le jeune empereur, étonnamment, se fendit d’un immense sourire.
— Lift ! Tu es revenue !
Il entreprit de grimper sur le rocher, faisant fi de toute convenance.
— Pas tout à fait, rectifia-t-elle. J’ai été retardée. Mais je ne suis plus très
loin.
— Que s’est-il passé à Yeddaw ? la pressa Yanagawn. Tu m’as à peine
donné d’explications !
— Ces gens mentent au sujet de leur nourriture.
Elle scruta Dalinar d’un air méfiant tandis que le jeune empereur glissait
au bas du rocher, puis tentait d’y grimper par un autre côté.
C’est impossible, dit le Père-des-tempêtes dans l’esprit de Dalinar.
Comment est-elle venue ici ?
— Ce n’est pas vous qui l’avez fait venir ? s’enquit Dalinar tout bas.
Non. C’est impossible ! Comment…
Yanagawn atteignit enfin le sommet du rocher et serra la jeune fille dans
ses bras. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux blancs et la peau
basanée, même si elle n’était sans doute pas aléthie – son visage était trop
rond. Reshie, peut-être ?
— Il essaie de me convaincre de lui faire confiance, déclara Yanagawn en
désignant Dalinar.
— Ne le fais pas, répliqua-t-elle. Il a de trop belles fesses.
Dalinar s’éclaircit la gorge.
— Pardon ?
— Vos fesses sont trop belles. Les vieux ne devraient pas avoir de fesses
aussi fermes. Ça veut dire que vous passez beauuucoup trop de temps à
agiter une épée ou à taper sur les gens. Vous devriez avoir un vieux derrière
tout flasque. Là, je vous ferais confiance.
— Elle… est un peu obsédée par les derrières, intervint Yanagawn.
— Pas du tout, protesta la jeune fille en levant les yeux au ciel. Si
quelqu’un me trouve bizarre parce que je parle de fesses, c’est
généralement parce qu’il est jaloux, passque je suis la seule qu’ait pas un
bâton enfoncé dans le derche. (Elle regarda Dalinar en étrécissant les yeux,
puis prit l’empereur par le bras.) Allons-y.
— Mais…, commença Dalinar en levant la main.
— Vous voyez, vous apprenez.
Elle lui sourit.
Puis elle disparut ainsi que l’empereur.
Le Père-des-tempêtes gronda de frustration. Cette femme ! Elle est une
création conçue spécifiquement pour défier ma volonté !
— Quelle femme ? l’interrogea Dalinar en secouant la tête.
Cette enfant porte la marque de la Veillenuit.
— Techniquement, moi aussi.
C’est différent. Ici, c’est contre nature. Elle va trop loin. Le Père-des-
tempêtes gronda de mécontentement et refusa de parler davantage à Dalinar.
Il semblait sincèrement perturbé.
En réalité, Dalinar fut contraint de rester assis pour attendre la fin de la
vision. Il passa tout ce temps à contempler ce champ des morts, hanté à
égale mesure par l’avenir et par le passé.
Vous vous êtes adressé à quelqu’un qui ne peut répondre. Nous prendrons donc
plutôt votre communication à notre compte – quoique nous ignorions comment vous
nous avez localisés dans ce monde.

Moash chipotait avec la bouillie que Febrth appelait « ragoût ». Elle avait
un goût de crémon.
Il regardait les sprènes de flamme dans leur grand feu de cuisine,
s’efforçant de se réchauffer tandis que Febrth – un Thaylène aux cheveux
d’un roux frappant de Mangecorne – se disputait avec Graves. La fumée
s’enroulait dans les airs, et la lumière devait être visible à des kilomètres
dans l’ensemble des Terres Gelées. Graves s’en moquait bien ; il songeait
que, si la Tempête Éternelle n’avait pas évacué les bandits de cette zone,
deux Porte-Éclat suffiraient amplement à s’occuper de ceux qui restaient.
Les Lames d’Éclat ne peuvent rien contre une flèche dans le dos, songea
Moash, qui se sentait exposé. Et la Cuirasse non plus, si on ne la porte pas.
Son armure, ainsi que celle de Graves, reposait dans leur chariot,
enveloppée.
— Regardez, ce sont les Triplés, dit Graves en désignant une formation
rocheuse. C’est juste ici sur la carte. Maintenant, allons vers l’ouest.
— Je suis déjà passé par ici, répliqua Febrth. Nous devons continuez vers
le sud, voyez-vous. Puis vers l’est.
— La carte…
— Je n’ai pas besoin de vos cartes, rétorqua Febrth en croisant les bras.
Les Passions me guident.
— Les Passions ? répéta Graves en levant les mains au ciel. Les
Passions ? Vous êtes censé avoir abandonné ce genre de superstitions. Vous
appartenez désormais au Diagramme !
— Je peux faire les deux, affirma Febrth d’un air grave.
Moash enfourna une autre cuillerée de « ragoût ». Bourrasques, il
détestait quand c’était à Febrth de cuisiner. Et quand c’était au tour de
Graves. Et de Fia. Et… eh bien, ce que Moash lui-même cuisinait avait un
goût d’eau de vaisselle épicée. En matière de cuisine, aucun d’entre eux ne
valait une brisure éteinte. Pas comme Roc.
Moash laissa tomber son bol, ce qui en fit déborder la bouillie. Il prit son
manteau accroché à une branche d’arbre et s’éloigna dans la nuit. L’air froid
était une sensation étrange sur sa peau après un si long moment passé
devant le feu. Il détestait qu’il fasse si froid ici. Un hiver perpétuel.
Ils avaient, tous les quatre, enduré les tempêtes cachés dans le dessous
matelassé et exigu de leur chariot, qu’ils avaient enchaîné au sol. Ils avaient
chassé les parshes isolés avec leurs Lames d’Éclat – ces derniers s’étaient
révélés bien moins dangereux qu’ils ne le craignaient. Cette nouvelle
tempête, en revanche…
Moash donna un coup de pied dans une pierre, mais le gel l’avait collée
au sol et il ne fit que se cogner l’orteil. Il jura, puis jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule tandis que la dispute se terminait par des cris. À une
époque, il admirait le raffinement de Graves. C’était avant qu’ils ne passent
des semaines à traverser ensemble un paysage désert. Sa patience s’était
sérieusement usée, et ce raffinement n’avait plus guère d’importance alors
qu’ils mangeaient tous de la bouillie et pissaient derrière les collines.
— Alors, est-ce que nous sommes vraiment perdus ? demanda Moash
lorsque Graves le rejoignit dans l’obscurité en dehors du camp.
— Absolument pas, répondit Graves, si ce crétin voulait seulement
regarder une carte. (Il lança un coup d’œil à Moash.) Je vous ai déjà dit de
vous débarrasser de ce manteau.
— Je m’en débarrasserai, l’assura Moash, quand on sera sortis de la zone
où on se caille les miches.
— Au moins, retirez l’insigne. Ça pourrait nous trahir, si on rencontre
quelqu’un des camps de guerre. Arrachez-le.
Graves pivota sur ses talons et marcha en direction du camp.
Moash tâta l’insigne du Pont Quatre sur son épaule. Ça lui rappelait des
souvenirs. Le jour où il avait rejoint Graves et sa bande, qui complotaient
pour tuer le roi Elhokar. Une tentative d’assassinat en l’absence de Dalinar,
qui marchait vers le centre des Plaines Brisées.
L’affrontement contre Kaladin, blessé, en sang.
Vous… ne… l’aurez… pas.
La peau de Moash était moite sous l’effet du froid. Il tira son couteau de
la gaine à son côté – il n’était toujours pas habitué à en porter un si long. Un
couteau trop grand pouvait vous attirer des ennuis quand vous étiez sombre-
iris.
Il ne l’était plus désormais. Il était l’un des leurs.
Nom des foudres, il était vraiment l’un des leurs.
Il découpa les coutures de l’insigne du Pont Quatre. En remontant d’un
côté, puis en descendant de l’autre. Comme c’était simple. Il serait plus
difficile de retirer le tatouage qu’il avait reçu en même temps que les autres,
mais il l’avait placé sur son épaule plutôt que sur son front.
Moash leva l’insigne devant lui, s’efforçant de capturer la lumière des
flammes pour le regarder une dernière fois, mais il ne put se résoudre à s’en
débarrasser. Il retourna s’asseoir près du feu. Les autres étaient-ils assis
autour de la marmite de ragoût de Roc quelque part ? En train de rire, de
plaisanter, de parier sur le nombre de chopes de bière que Lopen pouvait
descendre ? De taquiner Kaladin pour essayer de le faire sourire ?
Moash entendait pratiquement leurs voix, et il sourit en imaginant qu’il
se trouvait là-bas. Puis il visualisa Kaladin en train de leur apprendre ce que
Moash avait fait.
Il a tenté de me tuer, expliquerait Kaladin. Il a tout trahi. Son serment de
protéger le roi, son devoir envers Alethkar, mais plus important, il nous a
trahis, nous.
Moash s’affaissa, l’insigne entre les doigts. Il ferait mieux de le jeter au
feu.
Bourrasques. Il ferait mieux de se jeter lui-même au feu.
Il leva les yeux vers les cieux, vers la Damnation et la Cité Sérénide tout
à la fois. Un groupe de sprènes des étoiles frémissait au-dessus de lui.
Et à côté d’eux, quelque chose qui… bougeait dans le ciel ?
Avec un cri, Moash se jeta en arrière au bas de son perchoir tandis que
quatre Néantifères fondaient sur le petit campement. Ils heurtèrent
violemment le sol, armés de longues épées sinueuses. Pas des Lames
d’Éclat – c’étaient des armes parshendies.
L’une des créatures frappa l’emplacement où Moash était assis l’instant
d’avant. Une autre poignarda Graves en pleine poitrine, puis retira l’arme
d’un coup sec et le décapita d’un revers.
Le cadavre de Graves culbuta à terre et sa Lame d’Éclat se matérialisa
par terre avec un cliquetis. Febrth et Fia n’eurent pas la moindre chance.
D’autres Néantifères les abattirent, faisant couler leur sang dans cette terre
glaciale et oubliée.
La quatrième Néantifère se dirigea vers Moash, qui se jeta à terre pour
une roulade. L’épée de la créature s’abattit à côté de lui et frappa la roche,
dégageant des étincelles.
Moash se releva, et l’entraînement reçu auprès de Kaladin, imprimé en
lui par les heures innombrables passées au fond d’un gouffre, prit alors le
dessus. Il s’écarta vivement, tournant le dos au chariot, tandis que sa Lame
d’Éclat tombait entre ses doigts.
La Néantifère contourna le feu pour s’approcher de lui, la lumière
scintillant sur son corps ferme et musclé. Ceux-là ne ressemblaient pas aux
Parshendis qu’il avait vus dans les Plaines Brisées. Ils avaient des yeux
d’un rouge intense et une carapace rouge-violet encadrant partiellement leur
visage. Celle qui lui faisait face avait un motif tourbillonnant sur la peau,
qui mêlait trois couleurs. Rouge, noir, blanc.
Une lumière sombre, qui évoquait une Fulgiflamme inversée,
s’accrochait à chacun d’entre eux. Graves avait parlé de ces créatures,
décrivant leur retour comme un simple événement parmi tant d’autres
prédits par l’impénétrable « Diagramme ».
L’adversaire de Moash s’approcha de lui, et il frappa à grands coups de
Lame pour la faire reculer. Elle semblait se déplacer en glissant, ses pieds
touchant à peine le sol. Les trois autres l’ignorèrent pour passer le camp en
revue, inspectant les cadavres. L’un d’eux s’envola d’un bond gracieux pour
se poser sur le haut du chariot et entreprit d’en fouiller le contenu.
Son adversaire fit une nouvelle tentative, le visant prudemment de sa
longue épée incurvée. Moash eut un mouvement de recul, serrant sa Lame à
deux mains, cherchant à intercepter l’autre arme. Ses gestes paraissaient
maladroits comparés à la puissance souple de cette créature. Elle glissa sur
le côté, ses habits ondulant au vent, son haleine visible dans l’air froid. Elle
ne voulait courir aucun risque face à une Lame d’Éclat, et elle ne frappa pas
lorsque Moash trébucha.
Saintes bourrasques, cette arme était beaucoup trop encombrante. Avec
son mètre quatre-vingts de longueur, il était difficile de frapper selon le bon
angle. D’accord, elle pouvait tout traverser, mais encore fallait-il qu’il
touche quelque chose. Il lui avait été beaucoup plus facile de la manier
quand il portait sa Cuirasse. Sans elle, il se faisait l’effet d’un enfant qui
tient une arme d’adulte.
La Néantifère sourit. Puis elle attaqua si vite que ses gestes étaient flous.
Moash recula en frappant, l’obligeant à se tourner sur le côté. Il reçut une
longue entaille sur le bras, mais la manœuvre empêcha son adversaire de
l’empaler.
Une vive douleur s’embrasa dans son membre, lui arrachant un
grognement. La Néantifère le regarda avec assurance et résolution. Il était
mort. Peut-être valait-il mieux qu’il se laisse simplement faire.
Le Néantifère qui s’affairait dans le chariot prononça quelques mots
d’une voix impatiente, surexcitée. Il avait trouvé la Cuirasse d’Éclat. Il
poussa trois autres articles d’un coup de pied tout en la dégageant, et
quelque chose roula de l’arrière du chariot pour aller heurter la pierre avec
un bruit sourd. Une lance.
Moash baissa les yeux vers sa Lame d’Éclat, la richesse des nations, le
bien le plus précieux qu’un homme puisse posséder.
Qui est dupe ? se demanda-t-il. Qui ai-je jamais cru pouvoir duper ?
La femme Néantifère attaqua, mais Moash renvoya sa Lame d’Éclat et
s’éloigna précipitamment. Son attaquante hésita sous l’effet de la surprise,
et Moash eut le temps de plonger vers la lance, puis se releva après une
roulade. Tenant dans sa main le bois lisse au poids familier, Moash adopta
aisément sa posture. L’air dégageait soudain une odeur humide et
légèrement moisie – il se rappelait les gouffres. Vie et mort entremêlées,
plantes grimpantes et pourriture.
Il entendait pratiquement la voix de Kaladin. Vous ne pouvez pas
craindre une Lame d’Éclat. Vous ne pouvez pas craindre un pâle-iris à
cheval. Ils tuent d’abord par la peur, ensuite par l’épée.
Résistez.
La Néantifère se dirigea vers lui, et Moash tint bon. Il la retourna sur le
côté en attrapant l’arme de la créature avec le manche de sa lance. Puis il
projeta l’extrémité du manche sous son bras lorsqu’elle voulut exercer un
revers.
La Néantifère eut un hoquet de surprise lorsque Moash exécuta une prise
qu’il avait pratiquée un millier de fois dans les gouffres. Il abattit le bout du
manche de sa lance sur les chevilles de son adversaire pour la faire basculer.
Il entreprit ensuite d’enchaîner avec une botte classique, pour la transpercer
en pleine poitrine.
Malheureusement, la Néantifère ne tomba pas. Elle se rattrapa en plein
air, flottant au lieu de s’effondrer. Moash s’en aperçut à temps et
interrompit sa manœuvre pour parer l’attaque suivante. La Néantifère glissa
vers l’arrière, puis se laissa tomber à terre pour avancer accroupie, épée
tendue sur le côté. Alors elle s’élança vers l’avant et saisit la lance de
Moash lorsqu’il voulut s’en servir pour la repousser. Bourrasques ! Elle
s’approcha gracieusement de lui, trop près pour qu’il frappe. Elle dégageait
une odeur de vêtements humides ainsi que cette senteur étrangère et moisie
qu’il associait aux Parshendis.
Elle appuya la main contre la poitrine de Moash, et cette lumière noire se
transféra d’elle à lui. Moash se sentit devenir plus léger.
Heureusement, Kaladin avait essayé cette manœuvre-là aussi sur lui.
Moash attrapa la Néantifère d’une main, s’accrochant à l’avant de son
ample chemise, tandis que son corps essayait de tomber dans les airs.
Cette traction soudaine la déséquilibra brutalement et la souleva même de
quelques centimètres. Il l’attira brusquement vers lui d’une main tout en
appuyant sa tête de lance contre le sol rocheux. Ce geste les envoya
tournoyer tous deux dans les airs, où ils restèrent suspendus.
Elle cria quelque chose dans une langue inconnue. Moash lâcha sa lance
et saisit son couteau. Elle voulut le repousser, exerçant une nouvelle
Attache sur lui, plus forte cette fois-ci. Il émit un grognement mais tint bon,
leva son couteau et le lui planta en pleine poitrine.
Du sang parshendi orange se mit à couler autour de la main de Moash et
se répandit dans la nuit froide tandis qu’ils continuaient à tournoyer dans les
airs. Moash s’accrocha fermement et enfonça plus profondément le couteau.
La Néantifère ne guérissait pas comme l’aurait fait Kaladin. Ses yeux
cessèrent de briller, et la lumière noire s’évanouit.
Le corps devint flasque. Peu de temps après, la force qui attirait Moash
vers le haut s’épuisa. Il tomba d’un mètre cinquante par terre, où le cadavre
de son adversaire amortit sa chute.
Un sang orange le recouvrait, dégageant de la vapeur dans l’air froid. Il
saisit de nouveau sa lance, les doigts glissants de sang, et la pointa vers les
trois Néantifères restants, qui le regardèrent avec des expressions hébétées.
— Pont Quatre, bande de salopards, gronda-t-il.
Deux des Néantifères se tournèrent vers la troisième, l’autre femme, qui
toisa Moash de la tête aux pieds.
— Vous pouvez sans doute me tuer, déclara-t-il en s’essuyant une main
sur ses habits pour améliorer sa prise, mais je vais emporter l’un de vous
avec moi. Au moins un.
Ils ne semblaient pas furieux qu’il ait tué leur amie. Mais saintes
bourrasques, ces créatures éprouvaient-elles même des émotions ? Shen
restait souvent assis à regarder fixement devant lui. Il soutint le regard de la
femme qui se trouvait au centre. Sa peau était blanc et rouge, sans la
moindre trace de noir. La pâleur de ce blanc lui rappelait les Shinoves,
auxquels Moash avait toujours trouvé un air maladif.
— Il y a, dit-elle dans un aléthi teinté d’un accent, de la passion en vous.
L’un des autres lui tendit la Lame d’Éclat de Graves. Elle la tint devant
elle pour l’inspecter à la lueur des flammes. Puis elle s’éleva dans les airs.
— Vous pouvez choisir, lui dit-elle. Mourir ici, ou accepter la défaite et
renoncer à vos armes.
Moash s’accrocha à la lance dans l’ombre de cette créature, dont les
habits ondulaient au vent. Croyaient-ils réellement qu’il allait leur faire
confiance ?
D’un autre côté… se pensait-il réellement capable de résister contre trois
d’entre eux ?
Avec un haussement d’épaules, il jeta la lance sur le côté. Il invoqua sa
Lame. Après toutes ces années passées à en rêver, il en avait enfin reçu une.
Kaladin la lui avait donnée. Et qu’en était-il sorti de bon ? De toute
évidence, on ne pouvait pas lui confier une telle arme.
Serrant la mâchoire, Moash appuya la main contre la gemme et se
concentra pour ordonner au lien de se briser. La gemme placée sur son
pommeau clignota, et il sentit une onde glacée le traverser. Il était redevenu
pâle-iris.
Il jeta la Lame à terre. L’un des Néantifères s’en empara. Un autre
s’envola, et Moash ne comprit pas très bien ce qui se passait. Peu de temps
après, ce dernier revint avec six autres. Trois d’entre eux fixèrent des cordes
aux ballots de Cuirasse, puis s’envolèrent, traînant les lourdes armures dans
l’air derrière eux. Pourquoi ne pas utiliser d’Attaches ?
Moash crut un moment qu’ils allaient le laisser là, mais deux des autres
le prirent – un bras chacun – pour l’emporter dans les airs.
Nous sommes sincèrement intrigués, car nous le pensions bien caché. Insignifiant
parmi nos nombreux royaumes.

Voile se prélassait avec ses hommes dans une taverne abritée sous une
tente. Bottes posées sur la table, chaise inclinée en arrière, elle écoutait la
vie bouillonner autour d’elle. Des gens buvaient et bavardaient, d’autres
empruntaient sans se presser le chemin à l’extérieur, parlaient fort et
plaisantaient. Elle savourait la rumeur chaude et enveloppante des autres
humains qui avaient retransformé ce tombeau de pierre en quelque chose de
vivant.
Elle trouvait toujours intimidant de contempler la taille de la tour.
Comment quiconque avait-il bâti un endroit aussi grand ? Il aurait pu
engloutir la plupart des villes que Voile avait connues sans avoir à desserrer
sa ceinture.
Mieux valait en tout cas ne pas y penser. Il fallait faire profil bas, en
esquivant toutes les questions qui détournaient l’attention des scribes et des
érudits. C’était le seul moyen d’accomplir quoi que ce soit d’utile.
Elle se concentrait plutôt sur les gens. Leurs voix se mêlaient les unes
aux autres et, collectivement, ils devenaient une foule anonyme. Mais ce
qu’il y avait de formidable avec les gens, c’était qu’on pouvait également
choisir de se concentrer sur des visages précis, de les voir réellement, et y
trouver profusion d’histoires. Tant de personnes avec tant de vies, chacune
un petit mystère en soi. Des détails infinis, comme Motif. Si l’on étudiait de
près ses lignes fractales, on s’apercevait que chaque petit segment
comportait sa propre architecture distincte. Si l’on étudiait de près une
personne donnée, on voyait ce qu’elle avait d’unique – on constatait qu’elle
ne collait pas tout à fait à la catégorie large, quelle qu’elle soit, dans
laquelle on avait commencé par la classer.
— Donc…, commença Red, s’adressant à Ishnah.
Voile avait amené trois de ses hommes aujourd’hui, avec la femme
espionne pour les former. Ainsi, Voile pouvait écouter, apprendre, et
s’efforcer de juger si cette femme était digne de confiance – ou s’il
s’agissait d’une sorte de taupe.
— C’est formidable, poursuivit Red, mais quand est-ce qu’on va
apprendre les trucs avec les couteaux ? Pas que je sois impatient de tuer qui
que ce soit, simplement… vous savez…
— Je sais quoi donc ? demanda Ishnah.
— Les couteaux, c’est formasse.
— Formasse ? répéta Voile, ouvrant de grands yeux.
Red hocha la tête.
— Formasse. Vous savez. Incroyable, ou génial, mais avec une telle
claaaasse.
— Tout le monde sait que les couteaux sont formasses, ajouta Gaz.
Ishnah leva les yeux au ciel. La femme de petite taille portait sa havah
avec la main couverte, et sa robe comportait de fines broderies. Son
assurance et sa tenue la désignaient comme une sombre-iris d’un statut
social relativement élevé.
Voile attirait davantage l’attention, et pas simplement à cause de sa veste
et de son chapeau blancs. C’était le regard d’hommes en train de décider
s’ils veulent ou non l’approcher, ce qu’ils ne faisaient pas avec Ishnah. Sa
façon de se tenir, ainsi que sa havah très sage, les forçaient à garder leurs
distances.
Voile savoura une gorgée de vin.
— Vous avez dû entendre des histoires pleines de détails colorés, j’en
suis persuadée, répondit Ishnah. Mais l’espionnage n’a rien à voir avec des
couteaux dans des ruelles. Je saurais à peine comment m’y prendre si je
devais poignarder quelqu’un.
Les trois hommes parurent découragés.
— L’espionnage, poursuivit-elle, consiste à recueillir prudemment des
informations. Votre tâche se résume à observer, mais sans être vous-mêmes
observés. Vous devez être assez sympathiques pour que les gens vous
parlent, mais pas assez intéressants pour qu’ils se souviennent de vous.
— Dans ce cas, Gaz est éliminé, commenta Red.
— Ouais, répliqua Gaz, c’est vraiment pas de bol d’être aussi intéressant.
— Vous voulez bien vous taire, tous les deux ? lança Vathath. (Le soldat
dégingandé s’était penché vers eux, sa coupe de vin bon marché toujours
intacte.) Comment ? Je suis grand. Gaz a un seul œil. On se souviendra de
nous.
— Vous allez devoir apprendre à canaliser l’attention vers des traits
superficiels que vous pourrez modifier, et à la détourner de ce que vous ne
pouvez pas changer. Red, si c’était vous qui portiez un bandeau sur l’œil, ce
détail leur resterait à l’esprit. Vathath, je peux vous apprendre à vous tenir
voûté pour que votre taille se remarque moins – et si vous y ajoutez un
accent inhabituel, les gens se concentreront sur lui pour vous décrire. Gaz,
je pourrais vous placer dans une taverne et vous demander de rester allongé
sur une table en feignant d’être assommé par l’alcool. Personne ne
remarquera votre bandeau ; ils vous ignoreront en vous prenant pour un
ivrogne.
» Mais la question n’est pas là. Nous devons commencer par observer. Si
vous voulez vous rendre utiles, vous allez devoir vous montrer capables
d’estimer un endroit d’un coup d’œil rapide, de mémoriser des détails et
d’être en mesure de les rapporter ensuite. Fermez les yeux.
Ils obéirent à contrecœur, et Voile les imita.
— Maintenant, reprit Ishnah, pouvez-vous me décrire un seul des
occupants de la taverne ? Sans regarder, je précise.
— Heu… (Gaz gratta son bandeau.) Y a une fille assez mignonne au bar.
Elle est peut-être thaylène.
— De quelle couleur est son chemisier ?
— Hmm… Eh bien, il est décolleté, et elle a de chouettes boutons-de-
roche… euh…
— Y a un type très très moche avec un bandeau sur l’œil, déclara Red.
Petit et agaçant. Il boit ton vin quand tu regardes ailleurs.
— Vathath ? fit Ishnah. Et vous ?
— Je crois qu’il y a des types au bar, répondit-il. Ils portaient des
uniformes de… Sebarial ? Et la moitié des tables environ étaient occupées.
Je ne saurais pas dire par qui.
— C’est mieux, approuva Ishnah. Je ne m’attendais pas à ce que vous
soyez capables de faire ça. La nature humaine nous pousse à ignorer ces
choses-là. Mais je vais vous former, afin que…
— Un instant, la coupa Vathath. Et Voile ? Qu’est-ce qu’elle se rappelle ?
— Trois hommes au bar, répondit-elle d’un air absent. Un homme âgé
aux cheveux qui blanchissent, et deux soldats, sans doute de la même
famille, à en juger par leur nez crochu. Le plus jeune boit du vin ; l’autre
essaie de séduire la femme que Gaz a remarquée. Elle n’est pas thaylène,
mais elle porte une tenue thaylène avec un chemisier violet sombre et une
jupe vert forêt. Je n’aime pas cette association, mais elle semble l’apprécier.
Elle est sûre d’elle, et elle a l’habitude de jouer avec l’attention des
hommes. Mais je crois qu’elle est venue ici à la recherche de quelqu’un,
parce qu’elle ignore le soldat et jette constamment des coups d’œil par-
dessus son épaule.
» Le serveur est un homme âgé, assez petit pour devoir monter sur des
caisses lorsqu’il sert à boire. Je parie qu’il ne fait pas ce métier depuis
longtemps. Il hésite quand quelqu’un passe commande, et il doit balayer les
bouteilles du regard et lire leurs glyphes avant de trouver la bonne. Il y a
trois serveuses – l’une d’entre elles est en pause – et quatorze clients de
plus à l’extérieur. (Elle ouvrit les yeux.) Je peux vous parler d’eux.
— Ce ne sera pas nécessaire, assura Ishnah tandis que Red applaudissait
doucement. Très impressionnant, Voile, même si je me dois de vous
signaler qu’il y a quinze autres clients, et non pas quatorze.
Voile sursauta, puis balaya de nouveau la tente du regard en comptant –
comme elle l’avait fait mentalement quelques instants plus tôt. Trois à cette
table… quatre là-bas… deux femmes qui se tenaient ensemble près de la
porte…
Et une femme qu’elle avait manquée, pelotonnée dans un fauteuil près
d’une petite table au fond de la tente. Elle portait des habits très simples,
une jupe et un chemisier de paysanne aléthie. Avait-elle volontairement
choisi des vêtements qui se confondaient avec le blanc de cette tente et le
marron des tables ? Et que faisait-elle là ?
Elle prend des notes, comprit Voile, soudain alarmée. La femme avait
soigneusement caché un petit carnet sur ses genoux.
— Qui est-elle ? demanda Voile en se tassant sur son siège. Pourquoi est-
ce qu’elle nous regarde ?
— Pas nous spécifiquement, rectifia Ishnah. Il doit y avoir des dizaines
de personnes comme elle dans le marché, qui se déplacent comme des rats
et rassemblent toutes les informations possibles. Elle est peut-être
indépendante, et vend les infos de choix qu’elle récolte, mais il est plus
probable qu’elle soit employée par l’un des hauts-princes. C’est le métier
que je faisais. D’après les gens qu’elle observe, je présume qu’on lui a
demandé de rédiger un rapport sur le moral des troupes.
Voile hocha la tête et écouta attentivement Ishnah commencer à leur
enseigner des astuces de mémorisation. Elle leur suggéra d’apprendre les
glyphes et d’utiliser un truc – par exemple des marques sur leur main – pour
les aider à retenir les informations. Voile avait déjà entendu certaines de ces
astuces, y compris celle dont parlait Ishnah, celle qu’on appelait le musée
mental.
Elle était davantage intéressée par ses conseils destinés à déterminer ce
qui valait la peine d’être rapporté, et comment le repérer. Elle parla de
guetter le nom des hauts-princes et des mots ordinaires employés pour
désigner des sujets plus importants, et comment chercher, au son de sa voix,
quelqu’un qui ait bu juste assez d’alcool pour dévoiler ce qu’il n’aurait pas
dû. L’intonation, expliqua-t-elle, était la clé. On pouvait être assis à un
mètre cinquante d’une personne en train de partager des secrets importants,
mais manquer la scène parce qu’on se concentrait sur une dispute deux
tables plus loin.
L’état qu’elle décrivait était proche de la méditation : rester assis et
laisser vos oreilles tout absorber, tandis que votre esprit ne se fixait que sur
certaines conversations. Voile trouva ça fascinant. Mais au bout d’une heure
de cours, Gaz se plaignit que son crâne lui faisait le même effet que s’il
avait déjà vidé quatre bouteilles. Red hochait la tête et, à le voir loucher, il
semblait totalement dépassé.
Vathath, en revanche… Il avait fermé les yeux et récitait à Ishnah la
description de toutes les personnes présentes dans la pièce. Voile sourit.
Depuis le temps qu’elle connaissait cet homme, il abordait chacune de ses
tâches comme s’il avait un rocher attaché dans le dos. Lent à l’action,
prompt à trouver un endroit où s’asseoir pour se reposer. C’était
encourageant de voir chez lui un tel enthousiasme.
En réalité, Voile était tellement captivée qu’elle ignorait totalement
combien de temps s’était écoulé. Lorsqu’elle entendit les cloches du
marché, elle jura tout bas.
— Quelle foudre de crétine je fais.
— Voile ? lança Vathath.
— Il faut que j’y aille, répondit-elle. Shallan a un rendez-vous.
Qui aurait cru que porter un emblème ancien et divin de pouvoir et
d’honneur impliquerait tant de réunions ?
— Et elle ne peut pas y aller sans vous ? s’étonna Vathath.
— Bourrasques, vous avez regardé cette fille ? Elle oublierait ses pieds
s’ils n’étaient pas reliés à ses jambes. Continuez à vous entraîner ! Je vous
rejoindrai plus tard.
Elle enfila son chapeau et se mit à traverser précipitamment l’Échappée.

Peu de temps après, Shallan Davar – à présent plus sagement vêtue d’une
havah bleue – empruntait sans se presser le couloir situé en dessous
d’Urithiru. Elle était satisfaite du travail que Voile effectuait avec les
hommes, mais nom des foudres, fallait-il vraiment qu’elle boive autant ?
Shallan avait dû brûler pratiquement un tonneau entier d’alcool pour avoir
les idées claires.
Elle inspira profondément, puis s’avança dans l’ancienne bibliothèque.
Elle y trouva non seulement Navani, Jasnah et Teshav, mais également une
foule de scribes et d’ardents. May Aladar, Adrotagia de Kharbranth… il y
avait même trois fulgiciens, ces hommes étranges à la longue barbe qui
prédisaient parfois l’avenir en interprétant la façon dont soufflaient les
vents, mais qui n’offraient jamais ouvertement ces services.
Leur proximité fit regretter à Shallan de ne pas avoir de charme
glyphique. Voile, malheureusement, n’en conservait pas à portée de main.
Cette fille était pratiquement une hérétique, et elle pensait à peu près aussi
souvent à la religion qu’au prix de la soie marine à Rall Elorim. Au moins
Jasnah avait-elle le cran de choisir une position et de l’annoncer ; Voile se
contentait de hausser les épaules et de lancer une blague. C’était…
— Mmmm…, murmura Motif depuis sa jupe. Shallan ?
Ah oui. Elle se trouvait sur le pas de la porte, n’est-ce pas ? Elle entra et
passa malheureusement devant Janala, qui servait d’assistante à Teshav. La
jolie jeune femme se tenait perpétuellement avec le nez en l’air, et elle était
le type de personne dont le seul nom donnait la chair de poule à Shallan.
C’était l’arrogance de cette femme qu’elle n’aimait pas – et pas du tout,
bien entendu, le fait qu’Adolin ait fréquenté Janala peu avant qu’elle ne le
rencontre. Au départ, elle s’efforçait d’éviter les anciennes partenaires
d’Adolin, mais… ça revenait à essayer d’éviter des soldats sur un champ de
bataille. Elles étaient partout, pour ainsi dire.
Une dizaine de conversations résonnaient dans la pièce : elles parlaient
de poids et de mesures, du placement adéquat de la ponctuation, et des
variations atmosphériques dans la tour. À une époque, elle aurait donné
n’importe quoi pour se trouver dans une pièce comme celle-ci. Et
maintenant, elle arrivait constamment en retard aux réunions. Qu’est-ce qui
avait changé ?
Je sais à quel point je suis fausse, se dit-elle en rasant le mur, dépassant
une jolie jeune ardente qui parlait de politique azéenne avec l’un des
fulgiciens. De l’autre côté d’elle, Navani discutait de fabriaux avec une
femme ingénieur à la havah rouge vif. Celle-ci hochait énergiquement la
tête.
— D’accord, clarissime, mais comment le stabiliser ? Avec les voiles en
dessous, il risquerait de se retourner, non ?
La proximité de Navani avait fourni bien des occasions à Shallan
d’étudier la science fabriale. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Tandis que
tout ça l’enveloppait – les idées, les questions, la logique –, elle eut soudain
l’impression de se noyer. D’être dépassée. Toutes les personnes présentes
dans cette pièce savaient tant de choses, et elle se sentait insignifiante en
comparaison.
J’ai besoin de quelqu’un qui soit capable d’y faire face, se dit-elle. Une
érudite. Une partie de moi peut devenir une érudite. Ni Voile, ni la
Clarissime Radieuse. Mais quelqu’un…
Motif se remit à bourdonner sur sa robe. Shallan recula jusqu’au mur.
Non, c’était… c’était elle, n’est-ce pas ? Shallan avait toujours voulu être
une érudite, non ? Elle n’avait pas besoin d’un autre rôle pour y faire face.
N’est-ce pas ?
… N’est-ce pas ?
Cette anxiété passagère se dissipa, et elle expira, s’obligeant à se calmer.
Elle finit par tirer un bloc-notes et un fusain de sa sacoche, puis chercha
Jasnah et alla la rejoindre.
Jasnah haussa les sourcils.
— Encore en retard ?
— Désolée.
— Je comptais vous demander de l’aide pour comprendre certaines des
traductions du Chant de l’Aube que nous avons reçues, mais nous n’aurons
pas le temps avant le début de la réunion de ma mère.
— Peut-être que je pourrais vous aider…
— J’ai quelques tâches à terminer. Nous pourrons en parler plus tard.
Une manière abrupte de la congédier, mais Shallan avait fini par s’y
attendre. Elle se dirigea vers un siège près du mur et s’y assit.
— Tout de même, dit-elle tout bas, si Jasnah savait que je venais
d’affronter une de mes insécurités les plus profondes, elle m’aurait
témoigné un peu de compréhension. Non ?
— Jasnah ? l’appela Motif. Je ne crois pas que tu sois très attentive,
Shallan. Elle n’est pas très compréhensive.
Shallan soupira.
— Mais toi, tu l’es !
— La partie la plus minable, en tout cas. (Elle s’arma de courage.) Ma
place est ici, Motif, n’est-ce pas ?
— Mmm. Oui, évidemment. Tu vas vouloir les dessiner, non ?
— Les érudits classiques ne se contentaient pas de dessiner. Le Consacré
connaissait les mathématiques – il avait créé l’étude des proportions dans
les arts. Galid était une inventrice, et on utilise encore ses schémas
d’astronomie de nos jours. Les marins n’avaient aucun moyen de
déterminer la longitude en mer avant l’arrivée de ses instruments. Jasnah est
une historienne – et bien plus que ça. C’est ce que je veux.
— Tu en es sûre ?
— Je crois.
Le problème était que Voile voulait passer ses journées à boire et à rire
avec les hommes, à se former à l’espionnage. Radieuse voulait s’entraîner à
l’épée et passer du temps en compagnie d’Adolin. Que voulait Shallan ?
D’ailleurs, était-ce très important ?
Navani finit par annoncer le début de la séance, et les gens prirent place.
Des scribes d’un côté, des ardents de différents dévotaires de l’autre – et
loin de Jasnah. Tandis que les fulgiciens s’asseyaient plus à l’extérieur du
cercle de chaises, Shallan aperçut Renarin sur le pas de la porte. Il hésitait,
regardant à l’intérieur de la pièce sans y entrer. Quand plusieurs érudits se
tournèrent vers lui, il recula, comme si leurs regards le repoussaient
physiquement.
— Je…, commença Renarin. Mon père m’a dit que je pouvais venir…
simplement pour écouter, peut-être.
— Tu es évidemment le bienvenu, cousin, lui dit Jasnah.
Elle fit signe à Shallan de lui apporter un tabouret, ce qu’elle fit – et elle
ne protesta même pas qu’on lui donne des ordres. Elle pouvait être une
érudite. Elle serait la meilleure petite pupille de tous les temps.
Renarin, tête baissée, contourna le cercle de personnes, serrant très fort
une chaîne qui pendait de sa poche. Dès qu’il fut assis, il se mit à tirer la
chaîne entre les doigts d’une main, puis de l’autre.
Shallan s’efforça de prendre des notes, et de ne pas se laisser aller à
dessiner les gens à la place. Navani avait chargé la plupart des érudits
présents de chercher à comprendre Urithiru. Inadara fut la première à faire
son rapport – c’était une scribe ratatinée qui rappelait à Shallan les ardents
de son père – pour expliquer que son équipe avait essayé de déterminer la
signification de la forme étrange des pièces et des tunnels de la tour.
Elle poursuivit en parlant longuement de constructions défensives, de
filtration de l’air, ainsi que des puits. Elle désigna des enfilades de pièces à
la forme curieuse, et des peintures murales bizarres qu’ils avaient
découvertes, illustrant des créatures imaginaires.
Lorsqu’elle termina enfin, Kalami parla des progrès de son équipe, qui
était persuadée que certaines incrustations d’or et de cuivre qu’ils avaient
découvertes dans les murs étaient des fabriaux, mais ils ne semblaient avoir
aucun effet, même lorsqu’on y fixait des gemmes. Elle fit circuler des
dessins, puis se mit à expliquer les efforts qu’ils avaient entrepris (en vain,
jusqu’à présent) pour tenter d’infuser la colonne sertie de gemmes. Les
seuls fabriaux en état de fonctionnement étaient les ascenseurs.
— Je suggère, l’interrompit Elthebar, chef des fulgiciens, que la
proportion des rouages utilisés dans le mécanisme des ascenseurs pourrait
nous renseigner sur la nature de leurs créateurs. C’est la science de la
digitologie, voyez-vous. Vous pouvez juger beaucoup de choses au sujet
d’un homme à partir de la largeur de ses doigts.
— Et… quel rapport avec les rouages ? demanda Teshav.
— Beaucoup ! s’exclama Elthebar. Le simple fait que vous l’ignoriez
vous désigne clairement comme une scribe. Votre écriture est bien jolie,
clarissime. Mais vous devriez prêter plus d’attention à la science.
Motif bourdonna tout bas.
— Je ne l’ai jamais apprécié, chuchota Shallan. Il fait de grands sourires
en présence de Dalinar, mais c’est un sale type.
— Donc… lequel de ses attributs sommes-nous en train de calculer, et
combien de personnes comporte l’échantillon comparatif ? demanda Motif.
— Avez-vous envisagé, intervint Janala, que nous posions peut-être les
mauvaises questions ?
Shallan étrécit les yeux, mais se ravisa et réprima sa jalousie. Il était
inutile de détester une femme simplement parce qu’elle avait été proche
d’Adolin.
C’était seulement qu’il y avait quelque chose de… faux, chez Janala.
Comme chez beaucoup de femmes de la cour, son rire sonnait forcé, répété.
À croire qu’elle l’utilisait comme un condiment au lieu de le ressentir.
— Que voulez-vous dire, mon enfant ? demanda Adrotagia à Janala.
— Eh bien, clarissime, nous parlons des ascenseurs, de l’étrange colonne
fabriale, des couloirs sinueux. Nous cherchons à comprendre toutes ces
choses uniquement à partir de leur conception. Peut-être devrions-nous
plutôt découvrir les besoins de la tour, puis revenir en arrière pour
déterminer comment ces choses-là pouvaient y répondre.
— Hmmm, commenta Navani. Eh bien, nous savons qu’ils faisaient
pousser des cultures à l’extérieur. Certains de ces fabriaux muraux
fournissent-ils de la chaleur ?
Renarin marmonna quelque chose.
Toutes les personnes présentes dans la pièce se tournèrent vers lui.
Plusieurs semblèrent surprises de l’entendre parler, et il se tassa sur son
siège.
— Que viens-tu de dire, Renarin ? l’encouragea Navani.
— Ce n’est pas ça, fit-il tout bas. Ce ne sont pas des fabriaux. Ils forment
un fabrial.
Érudits et scribes échangèrent des regards. Le prince… il provoquait
souvent ce genre de réactions. Des regards gênés.
— Clarissime ? intervint Janala. Êtes-vous secrètement un artifabrien,
peut-être ? Qui étudie l’ingénierie la nuit en lisant l’alphabet féminin ?
Plusieurs personnes gloussèrent. Renarin rougit violemment et baissa
encore davantage les yeux.
On ne se moquerait jamais ainsi de tout autre homme de son rang, se dit
Shallan, qui sentit ses joues brûler. La cour aléthie poussait parfois la
politesse à l’extrême – mais ça ne signifiait pas pour autant que les gens
soient gentils. Renarin avait toujours été une cible plus acceptable que
Dalinar ou Adolin.
La colère de Shallan était une sensation étrange. À plus d’une occasion,
elle avait été frappée par l’étrangeté de Renarin. Sa présence lors de cette
assemblée n’en était qu’un exemple parmi d’autres. Envisageait-il enfin de
rejoindre les ardents ? Et le faisait-il simplement en assistant à une réunion
pour les scribes, comme s’il était une femme ?
D’un autre côté, comment Janala osait-elle l’embarrasser ainsi ?
Navani voulut prendre la parole, mais Shallan l’interrompit.
— Dites-moi, Janala, vous ne venez tout de même pas d’insulter le fils
du haut-prince ?
— Pardon ? Non, bien sûr que non.
— Parfait, rétorqua Shallan. Parce que, si vous avez réellement tenté de
l’insulter, vous vous en êtes très mal sortie. Et j’ai entendu dire que vous
étiez brillante. Tellement pleine d’esprit, de charme, et… d’autres choses.
Janala la regarda d’un air songeur.
— Est-ce de la flatterie ?
— Nous ne parlions pas de votre poitrine, ma chère. Nous parlions de
votre esprit ! Votre esprit formidable et brillant, si tranchant qu’il n’a jamais
eu besoin d’être affûté ! Si rapide qu’il court encore quand tous les autres se
sont arrêtés ! Si éblouissant que la moindre de vos paroles stupéfie le
monde entier. Donc… hum…
Jasnah lui lançait des regards noirs.
— Hmm… (Shallan leva son carnet.) J’ai pris des notes.
— Mère, pourrions-nous faire une courte pause ? demanda Jasnah.
— Excellente suggestion, dit Navani. Quinze minutes, au cours
desquelles vous réfléchirez tous à une liste de conditions que devrait
remplir cette tour si nous voulions, pour une raison ou une autre,
fonctionner en autarcie.
Elle se leva, et l’assemblée se sépara de nouveau en conversations
individuelles.
— Je vois, dit Jasnah à Shallan, que vous utilisez toujours votre langue
comme un gourdin plutôt que comme un couteau.
— Oui, soupira Shallan. Des conseils ?
Jasnah la mesura du regard.
— Vous avez entendu ce qu’elle a dit à Renarin, clarissime !
— Ma mère s’apprêtait à lui en parler, rétorqua Jasnah, discrètement,
d’une parole judicieuse. Au lieu de quoi vous lui avez jeté un dictionnaire à
la figure.
— Désolée. Elle me tape sur les nerfs.
— Janala est une idiote, juste assez brillante pour être fière de ce qu’elle
a de cervelle, mais assez stupide pour ne pas se rendre compte que les
autres la distancent largement en la matière. (Jasnah se massa les tempes.)
Bourrasques. Voilà pourquoi je n’accepte jamais de pupilles.
— Parce qu’elles vous donnent trop de mal ?
— Parce que je ne suis pas douée pour ça. J’ai des preuves scientifiques
de cet état de fait, et vous n’êtes que ma dernière expérience en la matière.
Jasnah la chassa d’un geste sans cesser de se masser les tempes.
Shallan, soudain honteuse, se dirigea vers le côté de la pièce pendant que
tous les autres prenaient des rafraîchissements.
— Mmmm ! déclara Motif lorsque Shallan s’appuya contre le mur,
serrant son carnet contre sa poitrine. Jasnah ne semble pas en colère.
Pourquoi es-tu triste ?
— Parce que je suis une idiote, répondit Shallan. Et une cruche. Et…
parce que je ne sais pas ce que je veux.
Ne s’était-il vraiment écoulé qu’une ou deux semaines depuis qu’elle
avait cru innocemment avoir tout compris ? Quoi que puisse bien être ce
« tout » ?
— Je le vois ! s’exclama une voix à côté d’elle.
Shallan sursauta et se retourna pour découvrir Renarin en train de
regarder fixement sa jupe et le motif qui s’y fondait parmi les broderies.
Facile à voir si l’on savait chercher, mais facile à manquer autrement.
— Il ne devient pas invisible ? fit Renarin.
— Il dit qu’il ne peut pas.
Renarin hocha la tête, puis leva les yeux vers elle.
— Merci.
— Pour ?
— Avoir défendu mon honneur. Quand c’est Adolin qui le fait, quelqu’un
finit généralement par se faire poignarder. Votre méthode était beaucoup
plus plaisante.
— Eh bien, personne ne devrait prendre ce ton avec vous. Ils n’oseraient
jamais le faire avec Adolin. Et puis vous avez raison : cet endroit tout entier
est un gros fabrial.
— Vous le ressentez aussi ? Ils n’arrêtent pas de parler de tel ou tel
appareil, mais ils se trompent, non ? C’est comme prendre les parties d’un
chariot sans même se rendre compte qu’on avait un chariot au départ.
Shallan se pencha vers lui.
— Cette chose que nous avons combattue, Renarin. Elle était capable
d’étendre son influence jusqu’au sommet d’Urithiru. Je sentais sa nature
profondément anormale partout où j’allais. Cette gemme au centre est liée à
tout.
— Oui, il ne s’agit pas que d’une série de fabriaux. Ce sont de nombreux
fabriaux assemblés pour en former un gros.
— Mais quelle est sa fonction ?
— Faire la cité. (Il fronça les sourcils.) Enfin, je veux dire, être une
cité… Il fait ce qu’est cette cité…
Shallan frissonna.
— Et c’était l’Incréée qui le faisait fonctionner.
— Ce qui nous a permis de découvrir cette pièce et la colonne fabriale,
ajouta Renarin. Nous n’y aurions peut-être pas vu aussi clair autrement.
— Étant donné sa noirceur, observa Shallan, c’est paradoxal qu’elle nous
ait permis d’y voir clair.
Renarin éclata de rire. Ce qui rappela à Shallan comment ses frères
riaient de ce qu’elle disait. Peut-être pas parce que c’étaient les mots les
plus hilarants jamais prononcés, mais parce que c’était agréable de rire. Les
paroles de Jasnah lui revinrent alors, et Shallan se surprit à lui lancer des
coups d’œil.
— Je sais que ma cousine est intimidante, lui chuchota Renarin. Mais
vous êtes une Radieuse vous aussi, Shallan. Ne l’oubliez pas. Nous
pourrions lui tenir tête si nous le voulions.
— Le voulons-nous vraiment ?
Renarin grimaça.
— Sans doute pas. Elle a si souvent raison, et on finit simplement par se
sentir aussi bête qu’un des dix fantasques.
— C’est vrai, mais… Je ne sais pas si je peux supporter qu’on me donne
à nouveau des ordres comme à une enfant. Je commence à devenir dingue.
Que dois-je faire ?
Renarin haussa les épaules.
— Je me suis aperçu que le meilleur moyen d’éviter ce que dit Jasnah
consiste à ne pas être là quand elle cherche quelqu’un à qui donner des
ordres.
Shallan dressa l’oreille. Ça semblait très logique. Dalinar aurait besoin
que ses Radieux aillent accomplir des tâches, n’est-ce pas ? Il fallait qu’elle
s’éloigne, jusqu’à ce qu’elle parvienne à réfléchir à tout ça. Partir quelque
part… comme cette mission vers Kholinar ? N’auraient-ils pas besoin d’une
personne capable de s’infiltrer dans le palais pour actionner l’appareil ?
— Renarin, dit-elle, vous êtes un génie.
Il rougit, mais sourit.
Navani demanda la reprise de la séance, et ils s’assirent pour continuer à
parler de fabriaux. Jasnah tapota le carnet de Shallan, qui se débrouilla
mieux pour la prise de notes, s’entraînant ainsi à écrire en sténo. Ce qui lui
semblait beaucoup moins ingrat maintenant qu’elle avait une stratégie. Une
échappatoire.
Elle y réfléchissait encore lorsqu’elle remarqua une haute silhouette qui
franchissait la porte. Dalinar Kholin projetait une ombre, même lorsqu’il ne
se tenait pas devant la lumière. Tout le monde se tut aussitôt.
— Veuillez pardonner mon retard. (Il jeta un coup d’œil à son poignet et
à la montre que Navani lui avait donnée.) Je vous en prie, ne vous arrêtez
pas pour moi.
— Dalinar ? lança Navani. Vous n’avez encore jamais assisté à une
assemblée de scribes.
— J’ai simplement pensé qu’il fallait que je vienne regarder, répondit-il.
Apprendre ce que fait cette partie de mon organisation.
Il s’assit sur un tabouret à l’extérieur du cercle. Il avait l’air d’un cheval
de guerre essayant de se percher sur une estrade destinée à un poney de
concours.
Lorsqu’ils reprirent la séance, tout le monde était manifestement
embarrassé. Elle aurait cru que Dalinar aurait le bon sens de se tenir à
l’écart de ce genre de réunions, où des femmes et des scribes…
Shallan pencha la tête sur le côté lorsqu’elle vit Renarin lancer un coup
d’œil à son père. Dalinar répondit en serrant le poing.
Il est venu pour que Renarin se sente moins gêné, comprit Shallan. Ça ne
peut pas être inconvenant ou féminin que le prince soit là si l’Épine Noire
en personne décide d’y assister.
Elle ne manqua pas de remarquer que Renarin leva cette fois les yeux
pour suivre le reste de la séance.
De même que les vagues de la mer doivent continuer à déferler, notre volonté doit
conserver sa fermeté la plus absolue.
Seule.

Les Néantifères emportèrent Moash vers Revolar, une cité du centre


d’Alethkar. Là, ils le laissèrent tomber à l’extérieur de la ville et le
poussèrent vers un groupe de parshes de moindre rang.
Ses bras étaient endoloris d’avoir été porté. Pourquoi n’avaient-ils pas
utilisé leurs pouvoirs pour le fixer vers le haut au moyen d’une Attache et le
rendre plus léger, comme l’aurait fait Kaladin ?
Il étira ses bras et regarda autour de lui. Il était souvent venu à Revolar,
lorsqu’il travaillait dans une caravane ordinaire qui se dirigeait vers
Kholinar. Malheureusement, ça ne signifiait pas qu’il ait beaucoup vu la
ville. Toute cité au-delà d’une certaine taille possédait un petit amas de
bâtiments à sa périphérie pour les gens comme lui : des nomades modernes
qui travaillaient dans des caravanes ou livraient des marchandises. Les gens
des avant-toits, les appelaient certains. Des hommes et des femmes qui
évoluaient assez près de la civilisation pour s’abriter quand le temps
tournait à l’aigre, mais qui n’y appartenaient jamais vraiment.
D’après ce qu’il voyait, Revolar avait nettement développé cette culture
d’avant-toits – beaucoup trop. Les Néantifères semblaient avoir conquis
l’endroit tout entier, exilant les humains à la périphérie.
Les Néantifères le laissèrent sans un mot, bien qu’ils l’aient porté sur
toute cette distance. Les parshes qui le prirent ici sous leur garde
ressemblaient à un hybride entre des guerriers parshendis et les parshes
ordinaires et dociles qu’il connaissait pour les avoir si souvent côtoyés dans
les caravanes. Ils parlaient un aléthi parfait tandis qu’ils le poussaient vers
un groupe d’humains dans un petit enclos.
Moash s’assit pour attendre. Il semblait que les Néantifères envoyaient
des patrouilles explorer les environs et s’emparer des humains qui
s’attardaient. Enfin, les parshes le conduisirent, ainsi que les autres, vers
l’un des grands abris antitempêtes à l’extérieur de la ville – utilisés pour
loger des armées ou de multiples caravanes lors des tempêtes majeures.
— Ne faites pas de grabuge, dit une femme parshe en lorgnant
spécifiquement Moash. Ne vous battez pas, ou vous vous ferez tuer. Ne
prenez pas la fuite, ou vous serez battus. C’est vous les esclaves à présent.
Plusieurs des humains – des fermiers, apparemment – se mirent à pleurer.
Ils serraient contre eux de maigres ballots que les parshes se mirent à
fouiller. Moash lisait leurs pertes dans leurs yeux rougis et leurs possessions
en mauvais état. La Tempête Éternelle avait anéanti leur ferme. Ils étaient
venus à la grande ville pour y chercher refuge.
Il n’avait plus aucun objet de valeur sur lui, désormais, et les parshes le
laissèrent entrer avant les autres. Il pénétra dans l’abri, éprouvant une
impression irréelle… d’abandon ? Il avait passé le trajet jusqu’ici à
supposer tour à tour qu’on allait l’exécuter ou l’interroger. Au lieu de quoi
on faisait de lui un esclave ordinaire ? Même dans l’armée de Sadeas, il
n’avait jamais été techniquement un esclave. Affecté aux ponts, oui.
Envoyé mourir. Mais il n’avait jamais arboré les marques sur le front. Il tâta
le tatouage du Pont Quatre sous sa chemise, sur son épaule gauche.
Le vaste abri au plafond haut avait la forme d’un immense dôme de
pierre. Moash le traversa tranquillement, mains dans les poches. Des
groupes de personnes pelotonnées les unes contre les autres l’étudiaient
d’un œil hostile, bien qu’il ne soit qu’un réfugié comme eux.
Il avait toujours suscité l’hostilité, où qu’il aille. Un jeune homme
comme lui, trop grand et manifestement trop plein d’assurance pour un
sombre-iris, avait été considéré comme une menace. Il avait rejoint les
caravanes pour se donner quelque chose de productif à faire, encouragé par
ses grands-parents. Leur gentillesse leur avait valu d’être assassinés, et
Moash… avait passé sa vie à subir ce genre de regards.
Un homme seul, un homme incontrôlable, était dangereux. Il était
effrayant en soi, simplement à cause de ce qu’il était. Et personne ne
l’accueillerait jamais.
Sauf le Pont Quatre.
Eh bien, le Pont Quatre avait été un cas particulier, et il avait échoué à
cette épreuve-là. Graves avait eu raison de lui conseiller de découper son
insigne. C’était ça qu’il était en réalité. L’homme que tout le monde
regardait avec méfiance, de qui l’on protégeait ses enfants en lui faisant
signe de s’éloigner.
Il s’avança au milieu de l’édifice, si large qu’il fallait des colonnes pour
soutenir le plafond. Elles s’élevaient comme des arbres, spiricantées pour se
fondre dans la pierre en dessous. Les bords du bâtiment étaient bondés,
mais on gardait le centre dégagé et des parshes armés y patrouillaient. Ils
avaient établi des postes où d’autres parshes s’adressaient à des groupes
depuis des chariots en guise de perchoirs. Moash se dirigea vers l’un d’entre
eux.
— Au cas où nous en aurions manqué, criait le parshe, les fermiers
expérimentés doivent se présenter à Bru à l’avant de la pièce. Il vous
affectera un bout de terrain à cultiver. Aujourd’hui, nous aurons aussi
besoin d’ouvriers pour porter de l’eau dans la ville, et d’autres encore pour
dégager les débris de la dernière tempête. Je peux porter vingt de chaque.
Des hommes se mirent à crier pour se porter volontaires, et Moash,
pensif, se pencha vers l’un d’eux tout près de lui.
— Ils nous offrent du travail ? Nous ne sommes pas esclaves ?
— Ouais, ricana l’homme. Des esclaves qui ne mangent pas s’ils ne
travaillent pas. Mais ils nous laissent choisir ce que nous voulons faire,
même si ça ne représente pas un grand choix. L’une ou l’autre corvée.
Surpris, Moash s’aperçut que l’homme avait les yeux vert pâle. Mais il
leva malgré tout la main et se désigna volontaire pour porter l’eau – une
tâche autrefois réservée aux parshes. Eh bien, voilà un spectacle qui ne
pouvait qu’embellir la journée d’un homme. Moash fourra les mains dans
ses poches et continua à traverser la pièce, inspectant chacun des trois
postes où l’on proposait du travail.
Quelque chose le gênait chez ces parshes parlant un aléthi parfait. Les
Néantifères étaient tels qu’il s’y était attendu, avec leur accent étranger et
leurs pouvoirs spectaculaires. Mais les parshes ordinaires (dont beaucoup
ressemblaient à des Parshendis désormais, avec ces carrures plus grandes)
semblaient presque aussi stupéfaits de leur revers de fortune que les
humains.
Chacun des trois postes s’occupait d’une catégorie de travail différente.
Celui situé tout au bout cherchait des fermiers, des femmes sachant coudre
et des cordonniers. De la nourriture, des uniformes, des bottes. Les parshes
se préparaient pour la guerre. En se renseignant autour de lui, Moash apprit
qu’ils avaient déjà choisi les forgerons, les fléchiers et les armuriers – et si
l’on vous surprenait à cacher vos dons pour l’un de ces trois-là, votre
famille ne recevrait que des demi-rations.
Le poste du milieu était consacré aux tâches les plus basiques. Porter de
l’eau, nettoyer, cuisiner. Le dernier poste était le plus intéressant aux yeux
de Moash. Il était consacré au labeur le plus dur.
Il s’y attarda, écoutant un parshe qui demandait des volontaires pour
traîner des chariots de fournitures aux côtés de l’armée lorsqu’elle
marcherait. Il n’y avait apparemment pas assez de chulls pour déplacer les
chariots en vue de ce qui se préparait.
Personne ne leva la main pour cette tâche-là. Ça semblait être un travail
épouvantable, sans compter que ça impliquerait de marcher au combat.
Ils vont devoir insister pour que les gens acceptent cette tâche, se dit
Moash. Peut-être qu’ils peuvent rassembler quelques pâles-iris et les forcer
à marcher sur la pierre comme des bêtes de somme. Il aurait bien aimé voir
ça.
Tandis qu’il quittait ce dernier poste, Moash aperçut un groupe
d’hommes munis de longs bâtons, appuyés contre le mur. Bottes solides,
outres dans des étuis attachés à leur cuisse, et une trousse contenant le
nécessaire pour la marche cousue à l’intérieur de leur pantalon, de l’autre
côté. Il savait d’expérience ce qu’il contiendrait. Bol, cuillère, timbale, fil,
aiguille, pièces à coudre, ainsi qu’une pierre à briquet et de l’amadou.
Des caravaniers. Les longs bâtons étaient destinés à frapper la carapace
des chulls à côté desquels ils marchaient. Il avait porté un uniforme comme
celui-là à bien des reprises, même si une grande partie des caravanes dans
lesquelles il avait travaillé faisaient tirer les chariots par des parshes au lieu
de chulls. Ils étaient plus rapides.
— Hé, dit-il en approchant des caravaniers. Est-ce que Guff est toujours
là ?
— Guff ? fit l’un d’entre eux. Le vieux charron ? Grand comme un demi-
roseau ? Et qui jure très mal ?
— Lui-même.
— Je crois qu’il est là-bas, l’informa le jeune homme en désignant une
direction avec son bâton. Dans les tentes. Mais y a pas de travail, l’ami.
— Les têtes de coques comptent voyager, répliqua Moash avec un geste
du pouce par-dessus son épaule. Ils auront besoin de caravaniers.
— Toutes les places sont prises, intervint un autre homme. Il y a eu une
bagarre pour décider qui les obtenait. Tous les autres vont tirer des chariots.
N’attirez pas trop l’attention, ou ils vous colleront un harnais. Je vous aurai
prévenu.
Ils adressèrent des sourires amicaux à Moash, qui les gratifia d’un salut
d’ancien caravanier (assez proche d’un geste grossier pour que tout le
monde s’y trompe) et s’éloigna dans la direction qu’on lui indiquait. C’était
typique. Les caravaniers étaient une grande famille – et, comme une
famille, ils avaient tendance à se chamailler.
Les « tentes » étaient en réalité des sections de tissu tendues entre le mur
et des poteaux plantés dans des seaux de cailloux pour les maintenir en
place. Ce qui créait une sorte de tunnel le long du mur, à l’intérieur duquel
un grand nombre de personnes âgées toussaient et reniflaient. Il y faisait
sombre, et seules quelques rares brisures placées sur des caisses renversées
fournissaient de la lumière.
Il repéra les caravaniers à leur accent. Il demanda où trouver Guff (l’un
des hommes qu’il avait connus à l’époque) et on l’autorisa à s’enfoncer plus
loin dans le tunnel de tissu mal éclairé. Enfin, Moash trouva le vieux Guff
assis au beau milieu du tunnel, comme pour empêcher les gens d’aller plus
loin. Il était en train de poncer un morceau de bois – un essieu,
apparemment.
Il étrécit les yeux en le voyant approcher.
— Moash ? s’étonna-t-il. Vraiment ? Quelle foudre de tempête t’amène
ici ?
— Vous ne me croiriez pas, répondit Moash, qui s’accroupit à côté du
vieil homme.
— Vous étiez dans la caravane de Jam, dit Guff. Parti pour les Plaines
Brisées, et tout le monde vous tenait pour mort. J’aurais pas parié une
sphère éteinte que vous alliez revenir.
— Très sage de votre part.
Il se voûta vers l’avant, posant les bras sur ses genoux. Dans ce tunnel, la
rumeur des gens à l’extérieur semblait lointaine, bien qu’ils ne soient
séparés que par du tissu.
— Oui, jeune homme ? dit Guff. Pourquoi êtes-vous là, mon garçon ?
Que voulez-vous ?
— J’ai seulement besoin de redevenir ce que j’étais.
— C’est à peu près aussi logique que ce foudre de Père-des-tempêtes en
train de jouer de la flûte, gamin. Mais vous ne seriez pas le premier à partir
dans ces Plaines et à en revenir en n’ayant pas toute votre tête. Ah ça non.
Le Père-des-tempêtes m’est témoin.
— Ils ont essayé de me briser. Damnation, ils y ont réussi. Mais ensuite il
m’a recréé, il a fait de moi un homme neuf. (Moash hésita.) Et j’ai tout jeté
aux orties.
— Ouais, ouais, marmonna Guff.
— Je fais toujours ça, chuchota Moash. Pourquoi faut-il toujours, Guff,
quand on a quelque chose de précieux, qu’on se surprenne à le haïr ?
Comme si en étant purs, ça nous rappelait à quel point nous ne le méritons
pas. J’ai tenu la lance, et je m’en suis transpercé moi-même.
— La lance ? Saintes bourrasques, gamin, vous êtes un soldat ?
Moash le regarda d’un air surpris, puis se leva et s’étira pour lui montrer
son manteau d’uniforme dépourvu d’insigne.
Guff étrécit les yeux dans le noir.
— Suivez-moi.
Le vieux charron se leva (non sans mal) et posa son morceau de bois sur
sa chaise. D’un pas bringuebalant, il conduisit Moash plus loin dans le
tunnel de tissu, et ils entrèrent dans une partie de la zone couverte qui
ressemblait davantage à une pièce, dans un coin au fond du grand abri. Là,
un groupe d’une dizaine de personnes ayant rapproché leurs chaises était en
conversation discrète.
Un homme placé devant la porte saisit Guff par le bras tandis qu’il entrait
d’un pas traînant.
— Guff ? Vous êtes censé être de garde, espèce de crétin.
— Ben ça oui, bourrasques, que je suis de garde, rétorqua Guff en
dégageant son bras. Le pâlot voulait savoir si on avait trouvé des soldats.
Ben j’en ai trouvé un, de foudre de soldat, alors v’nez pas m’brouter.
Le garde reporta son attention sur Moash, puis son regard se baissa vers
son épaule.
— Déserteur ?
Moash fit signe que oui. C’était vrai de bien des façons.
— Que se passe-t-il ?
L’un des hommes se leva, un individu de grande taille. Il y avait quelque
chose dans sa silhouette, ce crâne chauve, la coupe de ses vêtements…
— Déserteur, clarissime, expliqua le garde.
— Des Plaines Brisées, ajouta Guff.
Le clarissime, comprit Moash. Paladar. Le parent et régent de Vamah, un
homme réputé pour sa dureté. Ces dernières années, il avait pratiquement
rasé la cité, chassant de nombreux sombres-iris qui disposaient du droit de
voyager. Il n’était pas passé une caravane dont l’un des membres ne se soit
plaint de l’avarice et de la corruption de Paladar.
— Des Plaines Brisées, dites-vous ? demanda ce dernier. Parfait. Dites-
moi, déserteur, quelles sont les nouvelles des hauts-princes ? Sont-ils au
courant de la situation critique que j’affronte ici ? Puis-je attendre
prochainement de l’aide ?
Ils l’ont nommé responsable, songea Moash en apercevant d’autres pâles-
iris. Ils portaient des habits élégants – pas de soie, bien sûr, mais des
uniformes soignés. Des bottes exceptionnelles. De la nourriture en
abondance était disposée de ce côté de la pièce, tandis que ceux qui se
trouvaient dehors n’avaient que des miettes, bien qu’ils accomplissent un
dur labeur.
Il s’était mis à espérer… Mais bien entendu, ç’avait été stupide. L’arrivée
des Néantifères n’avait pas éradiqué les pâles-iris – les quelques-uns que
Moash avait vus à l’extérieur n’étaient que les sacrifiés. Les sombres-iris
flagorneurs à la périphérie le lui confirmaient. Des soldats, des gardes,
quelques marchands privilégiés.
Que la Damnation les prenne tous ! Ils avaient eu une chance d’échapper
aux pâles-iris, et ça ne les avait rendus qu’encore davantage empressés de
les servir ! En cet instant, cerné par la mesquinerie de sa propre espèce,
Moash eut une révélation.
Ce n’était pas lui qui était brisé. Ils l’étaient tous. La société aléthie –
pâles-iris comme sombres-iris. Peut-être même l’humanité entière.
— Alors ? dit le régent d’une voix insistante. Parlez, enfin !
Moash garda le silence, terrassé. Il n’était pas une exception qui gâchait
toujours ce qu’on lui donnait. C’étaient les hommes comme Kaladin,
l’exception – les très, très rares exceptions.
Ces gens le démontraient. Il n’y avait aucune raison d’obéir aux pâles-
iris. Ils n’avaient aucun pouvoir, aucune autorité. Les hommes avaient pris
cette occasion et l’avaient jetée au crémon.
— Je… crois que quelque chose ne tourne pas rond chez lui, clarissime,
déclara le garde.
— Ouais, ajouta Guff. J’aurais p’têt dû vous en parler. L’aut’, là, il a plus
toute sa caboche.
— Bah ! s’exclama le régent en désignant Moash. Faites-le jeter dehors.
Nous n’avons pas de temps à perdre avec des bêtises si nous voulons me
rendre ma place ! (Il tendit le doigt vers Guff.) Faites battre celui-là, et
postez un garde compétent la prochaine fois, Ked, ou vous serez le suivant !
Le vieux Guff cria lorsqu’ils s’emparèrent de lui. Moash se contenta de
hocher la tête. Oui. Bien sûr. Ils faisaient toujours comme ça.
Les gardes le prirent sous les bras et l’entraînèrent sur le côté de la tente.
Ils écartèrent le tissu et le tirèrent dehors. Ils dépassèrent une femme
épuisée qui tentait de partager un unique morceau de pain sans levain entre
trois jeunes enfants qui pleuraient. On devait sans doute les entendre
sangloter depuis la tente du clarissime, où il possédait une pile de pain très
haute.
Les gardes le rejetèrent dans la « rue » qui traversait le grand abri en son
milieu. Ils lui ordonnèrent de garder ses distances, mais Moash les entendit
à peine. Il se releva, s’épousseta, puis se dirigea vers le troisième des postes
de travail – celui qui cherchait des gens pour le dur labeur.
Là, il se porta volontaire pour la tâche la plus difficile disponible,
consistant à tirer des chariots de fournitures pour l’armée des Néantifères.
Attendiez-vous autre chose de notre part ? Nous ne sommes pas forcés de subir
l’intervention d’un autre. Rayse est contenu, et nous ne nous soucions pas de sa
prison.

Skar l’homme de pont gravit en courant l’une des rampes à l’extérieur


d’Urithiru, son haleine formant de la vapeur dans l’air froid tandis qu’il
comptait silencieusement ses pas pour rester concentré. L’air était plus rare
à cette hauteur, à Urithiru, et il y était donc plus difficile de courir, même
s’il ne le remarquait vraiment qu’à l’extérieur.
Il était muni de tout le nécessaire pour la marche : rations, équipement,
casque, gilet, et un bouclier attaché dans le dos. Il portait sa lance à la main,
et avait même des jambières, maintenues en place par la forme du métal.
Tout ça pesait presque aussi lourd que lui.
Il atteignit enfin le haut de la plateforme de la Porte du Pacte. Nom des
foudres, le bâtiment central paraissait plus éloigné que dans son souvenir. Il
tenta de presser l’allure malgré tout, et courut aussi vite qu’il le pouvait,
faisant cliqueter son barda. Enfin – en nage, essoufflé – il atteignit le
bâtiment de contrôle et se précipita à l’intérieur. Il s’arrêta, laissa tomber sa
lance et posa les mains sur ses genoux, haletant.
La majeure partie du Pont Quatre attendait là, certains brillants de
Fulgiflamme. D’entre eux tous, Skar était le seul à n’avoir, malgré deux
semaines d’entraînement, toujours pas compris comment l’aspirer. Enfin, à
part Dabbid et Rlain.
Sigzil consulta l’horloge que leur avait attribuée Navani Kholin, un
appareil de la taille d’une petite boîte.
— Ça faisait à peu près dix minutes, déclara-t-il. Un tout petit peu moins.
Skar hocha la tête et s’épongea le front. Il avait couru plus d’un kilomètre
et demi depuis le centre du marché, puis traversé le plateau et foncé sur la
rampe. Bourrasques ! Il avait trop forcé.
— Combien de temps, demanda-t-il, le souffle court, combien de temps
est-ce que ça a pris à Drehy ?
Ils avaient démarré ensemble.
Sigzil regarda le grand homme de pont musclé qui brillait toujours d’un
vestige de Fulgiflamme.
— Moins de six minutes.
Skar geignit et s’assit.
— C’est tout aussi important d’avoir une référence de base, Skar, déclara
Sigzil en inscrivant des glyphes dans son carnet. Nous devons connaître les
capacités d’un homme ordinaire pour établir des comparaisons. Mais ne
t’en fais pas. Je suis sûr que tu comprendras bientôt comment utiliser la
Fulgiflamme.
Skar se laissa tomber en arrière et regarda vers le haut. Lopen se baladait
au plafond de la pièce. Foudre de Herdazien.
— Drehy, tu as utilisé un quart d’Attache Basique, d’après la
terminologie de Kaladin ? poursuivit Sigzil en prenant des notes.
— Ouais, confirma Drehy. Je… je connais la quantité exacte, Sig. C’est
bizarre.
— Ce qui avait réduit ton poids de moitié, quand nous t’avions pesé.
Mais pourquoi est-ce qu’un quart d’Attache réduit ton poids de moitié ? Ça
ne devrait pas le réduire de vingt-cinq pour cent ?
— C’est important ? demanda Drehy.
Sigzil le toisa comme s’il était cinglé.
— Évidemment !
— La prochaine fois, je veux essayer une Attache selon un angle incliné,
reprit Drehy. Pour voir si je peux donner l’impression de descendre une
pente en courant, quelle que soit la direction que j’emprunte. Mais je n’en
aurai peut-être pas besoin. Contenir la Fulgiflamme… ça m’a donné
l’impression que je pourrais courir éternellement.
— Eh bien, c’est un nouveau record…, marmonna Sigzil sans cesser
d’écrire. Tu as battu le temps de Lopen.
— Est-ce qu’il a battu le mien ? lança Leyten depuis le côté de la petite
pièce où il inspectait le sol carrelé.
— Tu t’es arrêté pour acheter à manger en cours de route, Leyten,
observa Sigzil. Même Roc a battu ta durée, et il gambadait comme une
fillette sur le dernier tiers.
— C’était danse de la victoire mangecorne, lança Roc près de Leyten.
C’est très viril.
— Viril ou pas, ça a perturbé mon test, commenta Sigzil. Au moins, Skar
est déterminé à respecter la procédure adéquate.
Skar resta étendu sur le sol tandis que les autres bavardaient – Kaladin
était censé venir les transporter vers les Plaines Brisées, et Sigzil avait
décidé d’effectuer quelques tests. Kaladin, comme toujours, était en retard.
Teft s’assit à côté de Skar, l’inspectant de ses yeux vert sombre soulignés
de poches. Kaladin les avait tous deux nommés lieutenants, ainsi que Roc et
Sigzil, mais ils ne s’étaient jamais vraiment adaptés à ce rôle. Teft était la
définition parfaite d’un sergent de peloton.
— Tiens, dit Teft en lui tendant une chouta – des boulettes de viande
enveloppées dans du pain sans levain, à la herdazienne. Leyten a apporté
des en-cas. Mange quelque chose, gamin.
Skar s’obligea à s’asseoir.
— Je suis à peine plus jeune que vous, Teft. Je ne suis pas vraiment un
gamin.
Teft hocha la tête pour lui-même tout en mâchonnant sa chouta. Enfin,
Skar entama la sienne. Elle était bonne, pas épicée comme l’était une
grande partie de la nourriture aléthie, mais bonne malgré tout. Savoureuse.
— Tout le monde me répète constamment que ça « viendra bientôt »,
déclara Skar. Mais si je n’y arrive pas ? Il n’y aura pas de place parmi les
Marchevents pour un lieutenant qui doit aller partout à pied. Je me
retrouverai à faire la cuisine avec Roc.
— Y a pas de mal à faire partie de l’équipe de soutien.
— Pardonnez-moi, sergent, mais c’est de la connerie ! Vous savez
combien de temps j’ai attendu pour tenir une lance ? (Skar ramassa l’arme à
côté de son barda et la posa en travers de son giron.) Je suis doué pour ça.
Je sais me battre. C’est seulement…
Lopen quitta le plafond, pivota de sorte que ses jambes se trouvent en
dessous de lui et redescendit à terre en flottant doucement. Il éclata de rire
lorsque Bisig, à son tour, tenta de voler jusqu’au plafond et le percuta tête la
première. Bisig se releva d’un bond et baissa les yeux vers eux tous,
embarrassé. Mais de quoi pouvait-il bien être gêné ? Il se tenait debout sur
le plafond !
— Vous étiez dans l’armée, avant, devina Teft.
— Non, mais pas faute d’avoir essayé. Vous avez entendu parler des
Casques noirs ?
— La garde personnelle d’Aladar.
— Disons simplement que ma candidature ne les a pas vraiment
convaincus.
Oui, nous acceptons les sombres-iris. Mais pas les avortons.
Teft grommela tout en mâchonnant sa chouta.
— Ils m’ont dit qu’ils changeraient peut-être d’avis si je m’équipais,
poursuivit Skar. Vous savez combien coûte une armure ? J’étais un crétin de
tailleur de pierre qui rêvait de gloire sur un champ de bataille.
Autrefois, ils ne parlaient jamais de leur passé. Ce point avait changé,
mais Skar n’aurait su déterminer quand au juste. L’histoire sortit toute
seule, comme si elle relevait d’une catharsis liée au fait d’être devenu
quelque chose de plus grand.
Teft était un toxicomane. Drehy avait frappé un officier. Eth avait
envisagé de déserter avec son frère. Même Hobber, aussi limité soit-il, avait
pris part à une bagarre d’ivrognes. Connaissant Hobber, il avait sans doute
dû se contenter d’imiter ce que faisait son escouade, mais un homme avait
trouvé la mort.
— On pourrait croire, commenta Teft, que notre chef si puissant et si
estimé serait déjà arrivé à cette heure-ci. Je vous jure qu’à chaque jour qui
passe, Kaladin ressemble de plus en plus à un pâle-iris.
— Ne le laisse surtout pas t’entendre dire ça, répliqua Skar.
— Je dis ce que je veux, aboya Teft. Si ce garçon n’arrive pas, peut-être
que je devrais partir. J’ai des choses à faire.
Skar hésita et lança un regard à Teft.
— Pas ça, gronda Teft. J’ai à peine touché à ce truc depuis des jours. On
croirait que vous n’avez jamais passé de nuit à vous lâcher, à voir la façon
dont vous me traitez tous.
— Je n’ai rien dit, Teft.
— Sachant tout ce qu’on a subi, c’est insensé de croire qu’on n’aurait pas
besoin de quelque chose pour tenir la journée. Ce n’est pas la mousse, le
problème. C’est le monde qui devient fou. C’est ça le problème.
— C’est sûr, Teft.
Ce dernier le mesura du regard, puis étudia sa chouta d’un air concentré.
— Donc… depuis combien de temps est-ce que les hommes savent ?
Enfin, est-ce que quelqu’un…
— Pas longtemps, répondit aussitôt Skar. Personne n’y pense même.
Teft hocha la tête et ne perça pas le mensonge à jour. En réalité, la plupart
d’entre eux avaient remarqué que Teft s’esquivait pour aller broyer un peu
de mousse de temps à autre. Ce n’était pas chose rare dans l’armée. Mais
faire ce qu’il avait fait – manquer à ses devoirs, vendre son uniforme, se
réveiller dans une ruelle –, c’était différent. C’était le genre de choses qui
pouvait vous faire rendre à la vie civile, dans le meilleur des cas. Et dans le
pire… eh bien, ça pouvait vous faire affecter aux corvées de pont.
Simplement, ils n’étaient plus des soldats ordinaires. Ils n’étaient pas des
pâles-iris non plus. Ils étaient quelque chose d’étrange que personne ne
comprenait.
— Je n’ai pas envie d’en discuter, déclara Teft. Dites, on n’était pas en
train de parler de la façon dont vous arrivez à briller ? C’est ça, le problème
qui nous préoccupe.
Avant qu’il puisse insister, Kaladin Béni-des-foudres daigna enfin arriver,
amenant avec lui les éclaireurs et les aspirants des autres équipes de pont
qui venaient d’essayer d’absorber la Fulgiflamme. Jusqu’à présent,
personne n’y était parvenu en dehors des hommes du Pont Quatre, mais il y
avait parmi eux plusieurs membres qui n’avaient jamais participé aux
courses de pont : Huio et Punio – les cousins de Lopen –, et des hommes
comme Koen de l’ancienne garde Cobalt, recrutés par le Pont Quatre
quelques mois plus tôt. Il restait donc un espoir que d’autres y parviennent.
Kaladin avait amené environ trente personnes en plus de celles qui
s’entraînaient déjà avec l’équipe. À en juger par l’insigne de leur uniforme,
ces trente-là provenaient d’autres divisions – et certains étaient pâles-iris.
Kaladin affirmait avoir demandé au général Khal de rassembler les recrues
potentielles les plus prometteuses de toute l’armée aléthie.
— Tous là ? lança Kaladin. Parfait.
Il se dirigea vers le côté de la cabine de contrôle faite d’une seule pièce,
un sac de gemmes luisantes jeté sur l’épaule. Sa splendide Lame d’Éclat
apparut dans sa main, et il la glissa dans le trou de la serrure du mur de la
pièce.
Kaladin activa le mécanisme ancien, enfonçant l’épée – et le mur interne
tout entier, qui pouvait pivoter – vers un point précis indiqué par des
peintures murales. Le sol se mit à briller et, à l’extérieur, la Fulgiflamme
s’éleva en formant un tourbillon traversant la surface du plateau de pierre.
Kaladin verrouilla la Lame sur place au niveau de la marque du sol qui
désignait les Plaines Brisées. Quand la lueur se dissiperait, ils seraient à
Narak.
Sigzil laissa son barda et son armure appuyés contre le mur et sortit d’un
pas énergique. Pour autant qu’ils puissent le déterminer, toute la partie
supérieure en pierre de la plateforme s’était déplacée avec eux, échangeant
sa place contre celle qui se trouvait là auparavant.
Au bord de la plateforme, un groupe de personnes gravit une rampe pour
venir à leur rencontre. Une femme aléthie de petite taille nommée Ristina
comptait les hommes de pont et les soldats sur leur passage, prenant des
notes dans son carnet.
— Vous en avez mis du temps, clarissime, lança-t-elle à Kaladin – dont
les yeux luisaient d’un faible éclat bleu. Les commerçants commençaient à
se plaindre.
Il fallait de la Fulgiflamme pour alimenter l’appareil – plusieurs des
gemmes du sac de Kaladin avaient dû être vidées par le processus – mais,
curieusement, il n’en fallait pas beaucoup plus pour échanger deux groupes
que pour voyager dans un sens. Ils essayaient donc d’activer les Portes du
Pacte quand ils avaient des gens des deux côtés qui voulaient échanger leur
place.
— Dites aux marchands la prochaine fois qu’ils traverseront, dit Kaladin,
que les Chevaliers Radieux ne sont pas leurs portiers. Il faudra qu’ils
s’habituent à patienter, à moins qu’ils ne trouvent un moyen de prononcer
eux-mêmes les serments.
Ristina écrivit ces mots avec un sourire narquois, comme si elle comptait
transmettre ce message au mot près. Ce qui fit sourire Skar. C’était agréable
de voir une scribe qui ait le sens de l’humour.
Kaladin les guida pour traverser la cité de Narak, ancien bastion
parshendi, désormais un relais humain à l’importance croissante entre les
camps de guerre et Urithiru. Ici, les bâtiments étaient incroyablement
solides : bien construits à l’aide de crémon et de carapaces de magnecoques
sculptées. Skar avait toujours supposé que les Parshendis étaient semblables
aux nomades qui erraient entre Azir et Jah Keved. Il avait imaginé des
Parshendis sauvages et féroces, dépourvus de civilisation, qui se cachaient
dans des grottes pendant les tempêtes.
Mais voilà qu’il découvrait ici une cité solidement bâtie et soigneusement
conçue. Ils avaient trouvé un bâtiment rempli d’œuvres d’art dans un style
qui laissait perplexes les scribes aléthies. De l’art parshe. Ils peignaient
alors même qu’ils livraient une guerre. Exactement comme… eh bien,
comme des gens ordinaires.
Il lança un coup d’œil vers Shen (non, Rlain, il oubliait toujours), qui
marchait avec la lance sur l’épaule. La majeure partie du temps, Skar
oubliait qu’il était là, et il en avait honte. Rlain était un membre du Pont
Quatre au même titre que n’importe qui d’autre, n’est-ce pas ? Aurait-il
préféré peindre plutôt que de se battre ?
Ils dépassèrent des postes de garde occupés par des soldats de Dalinar,
ainsi que de nombreux hommes vêtus de rouge et de bleu pâle. Les couleurs
de Ruthar. Dalinar mettait au travail certains soldats d’autres principautés,
dans l’optique d’éviter les bagarres. Sans les combats sur les Plaines
Brisées pour les garder concentrés, les hommes s’impatientaient.
Ils dépassèrent un grand groupe de soldats qui s’entraînaient avec des
ponts sur un plateau tout proche. Skar ne put retenir un sourire lorsqu’il vit
leur uniforme et casque noirs. Les courses de plateau avaient recommencé,
mais avec davantage de structure, et le butin était partagé équitablement
entre les hauts-princes.
C’était aujourd’hui le tour des Casques noirs. Skar se demanda si un seul
d’entre eux le reconnaîtrait. Sans doute pas, même s’il avait bel et bien
provoqué un sacré grabuge dans leur garde. Il n’y avait eu qu’une manière
logique d’obtenir le matériel dont il avait besoin pour sa candidature : il
l’avait volé à l’intendant des Casques noirs.
Skar avait cru qu’ils loueraient son ingéniosité. Il rêvait tellement de
devenir Casque noir qu’il devait bien se donner du mal pour les rejoindre,
non ?
Faux. Pour toute récompense, il avait gagné une marque d’esclave et fini
par être vendu à l’armée de Sadeas.
Il frôla du bout des doigts les cicatrices sur son front. La Fulgiflamme
avait guéri les marques des autres hommes – ils les avaient toutes
recouvertes par des tatouages, de toute manière – et ça semblait une autre
petite pique qui le séparait des autres. Pour l’heure, il était le seul homme
du Pont Quatre en mesure de se battre qui porte toujours sa marque
d’esclave.
Enfin, à part Kaladin, dont les cicatrices ne guérissaient curieusement
pas.
Ils atteignirent le plateau d’entraînement et traversèrent le Pont Quatre,
maintenu en place par des bornes en pierre spiricantée. Kaladin convoqua
une assemblée d’officiers dès que plusieurs des enfants de Roc eurent
installé une buvette. Le grand Mangecorne paraissait euphorique que sa
famille travaille à ses côtés.
Skar rejoignit Kaladin, Sigzil, Teft et Roc. Bien qu’ils se tiennent tout
près les uns des autres, il y avait un espace flagrant là où Moash aurait dû se
trouver. Ça paraissait tellement anormal de rester entièrement sans
nouvelles d’un membre du Pont Quatre, et le silence de Kaladin sur le sujet
planait au-dessus d’eux comme la hache d’un bourreau.
— Je suis inquiet, déclara Kaladin, qu’aucun des hommes qui
s’entraînent avec nous n’ait commencé à aspirer la Fulgiflamme.
— Ça ne fait que deux semaines, mon capitaine, répondit Sigzil.
— C’est vrai, mais Syl pense que plusieurs « semblent prêts »,
quoiqu’elle refuse de me dire lesquels, car elle affirme que ce serait mal.
(Kaladin fit un geste en direction des nouveaux arrivants.) J’ai demandé à
Khal de m’envoyer un nouveau groupe d’aspirants car je me suis dit que
plus nous avions de gens, plus nos chances de trouver de nouveaux écuyers
étaient grandes. (Il marqua un temps d’arrêt.) Je n’ai pas précisé qu’ils ne
pouvaient pas être pâles-iris. J’aurais peut-être dû.
— Je ne vois pas pourquoi, mon capitaine, déclara Skar en tendant le
doigt. Voici le capitaine Colot – quelqu’un de bien. Il nous a aidés à
explorer.
— C’est seulement que ça semblerait inadéquat d’avoir des pâles-iris
dans le Pont Quatre.
— En dehors de vous ? fit Skar. Et de Renarin. Et puis, eh bien, de ceux
d’entre nous qui gagneront leurs propres Lames, et peut-être Roc, dont je
me dis qu’il était peut-être pâle-iris parmi son peuple, même s’il a des
yeux…
— D’accord, Skar, l’interrompit Kaladin. J’ai bien compris. Quoi qu’il en
soit, nous n’avons plus beaucoup de temps avant que je ne parte avec
Elhokar. J’aimerais pousser encore un peu plus les recrues, pour voir s’il est
possible qu’elles soient en mesure de prononcer les serments. Des idées ?
— Balancez-les depuis bord du plateau, suggéra Roc. Ceux qui volent,
on les accepte.
— Des suggestions sérieuses ? demanda Kaladin.
— Laissez-moi leur faire répéter certaines formations, proposa Teft.
— Bonne idée, approuva Kaladin. Bourrasques, j’aimerais tellement
savoir comment les Radieux s’y prenaient pour grossir leurs rangs. Y avait-
il des campagnes de recrutement, ou attendaient-ils simplement que
quelqu’un attire un sprène ?
— Sauf que ça n’en ferait pas des écuyers, intervint Teft en se frottant le
menton. Plutôt des Radieux en bonne et due forme, non ?
— Bien vu, acquiesça Sigzil. Nous n’avons pas de preuves que nous
soyons, nous autres les écuyers, amenés à devenir Radieux. Nous serons
peut-être toujours obligés de vous servir de soutiens – et dans ce cas, ce ne
sont pas les talents individuels qui comptent, mais votre décision. Peut-être
celle de votre sprène. Vous les choisissez, ils servent sous votre
commandement, et ensuite ils se mettent à aspirer la Fulgiflamme.
— Ouais, appuya Skar, mal à l’aise.
Tous se tournèrent vers lui.
— Le premier d’entre vous qui dit quelque chose pour me consoler,
ajouta Skar, reçoit mon poing dans la figure. Ou l’estomac, si je n’atteins
pas votre figure débile de Mangecorne.
— Ha ! s’exclama Roc. Tu pourrais frapper mon visage, Skar. Je t’ai déjà
vu sauter très haut. Presque, tu parais aussi grand qu’une personne ordinaire
quand tu fais ça.
— Teft, reprit Kaladin, allez faire répéter les formations à ces recrues
potentielles. Et dites au reste des hommes de surveiller le ciel, je crains
d’autres attaques contre les caravanes. (Il secoua la tête.) Il y a quelque
chose qui cloche dans ces attaques. Les parshes des camps de guerre, aux
dires de tous, ont marché vers Alethkar. Mais pourquoi ces Fusionnés
continueraient-ils à nous harceler ? Ils n’auront pas les effectifs nécessaires
pour tirer profit des problèmes de ravitaillement qu’ils provoqueraient.
Skar échangea un coup d’œil avec Sigzil, qui haussa les épaules. Kaladin
parlait parfois ainsi, différemment d’eux tous. Il les avait entraînés aux
formations ainsi qu’à la lance, et ils pouvaient fièrement se qualifier de
soldats. Mais ils ne s’étaient réellement battus qu’une poignée de fois. Que
savaient-ils de sujets comme la stratégie et les tactiques de champ de
bataille ?
Ils se séparèrent, et Teft courut entraîner les recrues potentielles. Kaladin
chargea le Pont Quatre de travailler sur le vol. Ils s’exercèrent à atterrir,
puis à courir dans les airs, allant et venant tout en restant en formation,
s’habituant à changer rapidement de direction. C’était quelque peu
perturbant de voir ces traits lumineux filer à travers le ciel.
Skar assista Kaladin tandis qu’il regardait les recrues s’entraîner. Les
pâles-iris ne se plaignirent pas une seule fois d’être intégrés aux mêmes
rangs que les sombres-iris. Kaladin et Teft… enfin eux tous, en réalité…
avaient tendance à faire comme si tous les pâles-iris se prenaient pour des
princes. Mais ceux d’entre eux qui exerçaient des métiers ordinaires étaient
beaucoup plus nombreux – même si, effectivement, ils étaient bien mieux
payés pour ces métiers-là qu’un sombre-iris.
Kaladin les regarda, puis lança un coup d’œil vers les hommes du Pont
Quatre dans les airs.
— Je me pose une question, Skar, commença-t-il. Dans quelle mesure les
formations seront-elles importantes pour nous, à compter de maintenant ?
Pouvons-nous en concevoir de nouvelles à utiliser en vol ? Tout change
quand votre ennemi peut vous attaquer de tous les côtés…
Au bout d’une heure environ, Skar s’en alla chercher de l’eau, et subit
des moqueries bon enfant de la part des autres, qui atterrirent pour aller
chercher à boire. Ça ne le dérangeait pas. Là où il fallait se méfier, c’était
quand le Pont Quatre ne vous tourmentait pas.
Les autres se remirent en vol peu de temps après, et Skar les regarda
s’éloigner dans le ciel. Il but une longue gorgée du rafraîchissement actuel
de Roc (qui appelait ça du thé, mais il avait un goût de céréales bouillies) et
il s’aperçut qu’il se sentait inutile. Est-ce que tous ces gens, ces nouvelles
recrues, allaient se mettre à briller et prendre sa place au sein du Pont
Quatre ? Allait-on l’affecter à d’autres corvées, tandis que quelqu’un
d’autre riait avec l’équipe et se faisait chambrer au sujet de sa taille ?
Nom des foudres, se dit-il en jetant sa coupe sur le côté. Je déteste
m’apitoyer sur moi-même. Il n’avait pas boudé quand les Casques noirs
l’avaient rejeté, et il ne comptait pas le faire maintenant.
Il était en train de chercher des gemmes dans sa poche, déterminé à
s’entraîner encore un peu, quand il aperçut Lyn assise sur un rocher non
loin de là, à regarder les recrues répéter les formations. Elle se tenait
avachie et il lisait une certaine frustration dans sa posture. En tout cas, il
connaissait cette sensation-là.
Skar posa sa lance sur son épaule et s’approcha d’elle sans se presser. Les
quatre autres éclaireuses étaient parties à la buvette ; Roc laissa échapper un
rire sonore en réaction à ce que l’une d’entre elles venait de dire.
— Vous ne vous joignez pas à eux ? demanda Skar en désignant les
nouvelles recrues qui passaient par là.
— Je ne connais pas les formations, Skar. Je n’ai jamais fait d’exercices –
je n’ai même jamais tenu de lance, saintes bourrasques. Je portais des
messages et j’explorais les Plaines. (Elle soupira.) Je n’ai pas appris assez
vite, n’est-ce pas ? Il est allé recruter d’autres personnes à tester, puisque
j’ai échoué.
— Ne dites pas de bêtises, répliqua Skar, assis à côté d’elle sur la grande
pierre. On n’est pas en train de vous chasser. Kaladin veut simplement
disposer d’autant de recrues potentielles que possible.
Elle secoua la tête.
— Tout le monde sait que nous sommes désormais dans un monde
nouveau – un monde où le rang et la couleur des yeux n’ont plus
d’importance. Quelque chose de splendide. (Elle regarda le ciel et les
hommes qui s’y entraînaient.) Je veux en faire partie, Skar, j’en meurs
d’envie.
— Ouais.
Elle se tourna vers lui, et dut la lire dans ses yeux. La même émotion.
— Bourrasques. Je n’y avais même pas pensé, Skar. Ça doit être pire
pour vous.
Il haussa les épaules et plongea la main dans sa bourse, dont il tira une
émeraude aussi grosse que son pouce. Elle brillait d’un éclat intense, même
en plein jour.
— Vous avez déjà entendu raconter la première fois que le capitaine
Béni-des-foudres a aspiré de la Flamme ?
— Il nous en a parlé. Ce jour-là, où il a su qu’il pouvait le faire parce que
Teft le lui avait dit. Et…
— Pas ce jour-là.
— Vous voulez dire quand il guérissait, tenta-t-elle. Après avoir été
pendu aux tempêtes.
— Pas celui-là non plus, répondit Skar en levant la gemme devant lui. (Il
vit à travers elle les hommes en train de répéter les formations, et les
imagina en train de porter un pont.) J’étais là, au deuxième rang. Une
course au pont. Qui se passait mal. Nous étions en train de charger sur le
plateau, et un grand nombre de Parshendis s’étaient installés là. Ils ont
abattu la majeure partie du premier rang, à l’exception de Kaladin.
» Ce qui m’a exposé, juste à côté de lui, au deuxième rang. À cette
époque, on avait peu de chances de s’en sortir quand on courait près de
l’avant. Les Parshendis voulaient abattre notre pont, et ils concentraient
leurs tirs sur nous. Sur moi. Je savais que j’étais mort. Je le savais. Je
voyais les flèches arriver, et j’ai chuchoté une dernière prière, en espérant
que la vie suivante serait moins pénible.
» Ensuite… ensuite les flèches ont bougé, Lyn. Elles ont dévié vers
Kaladin, nom des foudres. (Il retourna l’émeraude et secoua la tête.) Il y a
une Attache particulière qu’on peut effectuer, qui pousse les choses à
décrire des arcs de cercle dans les airs. Kaladin a recouvert de Fulgiflamme
le bois au-dessus de ses mains et il a attiré les flèches vers lui plutôt que
vers moi. C’est la première fois que je peux dire avoir compris qu’il se
passait quelque chose d’inhabituel. (Il baissa la gemme et la déposa dans la
main de Lyn.) À l’époque, Kaladin le faisait sans même en avoir
conscience. Peut-être simplement qu’on se concentre trop, vous savez ?
— Mais ça n’a aucun sens ! Ils disent qu’il faut l’aspirer. Qu’est-ce que
ça peut bien vouloir dire ?
— Aucune idée, avoua Skar. Chacun d’entre eux le décrit différemment,
et je me fais des nœuds au cerveau à essayer de comprendre. Ils parlent de
prendre une brusque inspiration – sauf que ce n’est pas vraiment pour
inspirer.
— C’est parfaitement limpide.
— Je ne dirais pas mieux, maugréa Skar en tapotant la gemme dans la
paume de Lyn. Ça fonctionnait mieux pour Kaladin quand il ne stressait
pas. C’était plus difficile quand il se concentrait pour essayer de faire en
sorte que ça se produise.
— Donc je suis censée inspirer quelque chose sans l’inspirer,
accidentellement mais délibérément, sans trop essayer ?
— Ça ne vous donne pas envie de tous les pendre aux tempêtes ? Mais
nous n’avons rien d’autre que ces conseils. Donc…
Elle regarda la pierre, puis la tint contre son visage (ça ne semblait pas
très important, mais quel mal est-ce que ça pouvait faire ?) et inspira.
Comme rien ne se produisait, elle fit une autre tentative. Puis une autre.
Pendant dix bonnes minutes.
— Je ne sais pas trop, Skar, dit-elle enfin en éloignant la pierre. Je
n’arrête pas de me dire que ma place n’est peut-être pas ici. Au cas où vous
n’auriez pas remarqué, aucune des femmes n’y est parvenue. Je me suis
plus ou moins invitée de force parmi vous, et personne ne m’a demandé…
— Arrêtez, la coupa-t-il en lui reprenant l’émeraude pour la tenir de
nouveau devant elle. Arrêtez tout de suite. Vous voulez être une
Marchevent ?
— Plus que tout, murmura-t-elle.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux voler.
— Ça ne suffit pas. Kaladin ne se disait pas qu’on le tenait à l’écart, ou
que ce serait génial de voler, il cherchait un moyen de nous sauver tous. De
me sauver. Et vous, pourquoi voulez-vous faire partie des Marchevents ?
— Parce que je veux me rendre utile ! Je veux faire autre chose que rester
plantée là à attendre que l’ennemi vienne nous chercher !
— Eh bien, Lyn, vous tenez une occasion. Une occasion que personne
n’a eue depuis une éternité, une chance sur des millions. Soit vous la
saisissez et, ce faisant, vous décidez que vous avez de la valeur, soit vous
partez et vous renoncez. (Il appuya de nouveau la gemme dans sa paume.)
Mais si vous partez, vous n’avez pas le droit de vous plaindre. Tant que
vous continuerez à essayer, il y a une chance. Mais quand vous renoncerez ?
C’est là que le rêve mourra.
Elle soutint son regard, referma son poing autour de la gemme, et inspira
avec un bruit net et vif.
Puis elle se mit à briller.
Elle poussa un cri de surprise et ouvrit la main pour y trouver la gemme
éteinte. Elle le regarda d’un air stupéfait.
— Qu’avez-vous fait ?
— Rien du tout, dit Skar.
C’était bien le problème. Malgré tout, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas
être jaloux. C’était peut-être là son rôle, d’en aider d’autres à devenir
Radieux. Un entraîneur, un facilitateur.
Teft vit Lyn briller, puis s’approcha à toute allure et se mit à jurer – mais
c’étaient là les jurons « positifs » de Teft. Il la prit par le bras et l’entraîna
vers Kaladin.
Skar prit une longue inspiration satisfaite. Eh bien, voilà qu’il avait aidé
deux personnes à présent, en comptant Roc. Il… pouvait vivre avec ça,
non ?
Il se dirigea vers la buvette et prit une autre coupe.
— Qu’est-ce que c’est que cette boisson infecte, Roc ? demanda-t-il. Tu
n’as pas confondu l’eau de vaisselle avec du thé, dis-moi ?
— C’est vieille recette mangecorne, répondit-il. Fière tradition.
— Comme quand vous sautillez partout ?
— Comme les danses de guerre formelles, dit-il. Et frapper les hommes
de pont agaçants sur la tête s’ils ne témoignent pas respect adéquat.
Skar se retourna et appuya une main sur la table, étudiant l’enthousiasme
de Lyn tandis que son escouade d’éclaireuses se précipitait vers elle. Il était
content de ce qu’il avait fait – étonnamment content. Surexcité, même.
— Je crois que je vais devoir m’habituer aux Mangecorne qui empestent,
Roc, déclara Skar. J’envisage de rejoindre ton équipe de soutien.
— Tu crois que je te laisserai, toi, approcher d’une marmite de cuisine ?
— Je n’apprendrai peut-être même pas à voler. (Il étouffa la partie de lui
qui geignait à cette idée.) Je dois m’y faire. Donc, je vais devoir trouver un
autre moyen de me rendre utile.
— Ha. Et le fait que vous soyez en train de briller de Fulgiflamme en ce
moment même n’a aucune incidence sur décision ?
Skar s’immobilisa net. Puis il se concentra sur sa main, juste en face de
son visage, qui tenait une coupe. De minuscules volutes de Fulgiflamme
s’en élevaient en tourbillonnant. Il laissa tomber la coupe avec un cri et tira
de sa poche deux brisures éteintes. Il avait donné à Lyn sa gemme réservée
à l’entraînement.
Il leva les yeux vers Roc, puis sourit d’un air stupide.
— J’imagine, reprit Roc, que je dois pouvoir te faire faire la vaisselle.
Même si tu passes ton temps à jeter mes coupes par terre. C’est pas du tout
respectueux…
Il laissa sa phrase en suspens lorsque Skar l’abandonna pour courir vers
les autres, poussant des cris surexcités.
En effet, nous admirons son initiative. Si vous aviez approché la bonne personne
parmi nous avec votre requête, peut-être aurait-elle trouvé un auditoire favorable.

Je suis Talenel’Elin, Héraut de la Guerre. Le temps du Retour, de la


Désolation, est proche. Nous devons nous préparer. Vous aurez oublié
beaucoup de choses, après la destruction des temps passés.
Kalak vous apprendra à fondre le bronze, si vous l’avez oublié. Nous
spiricanterons des blocs de métal directement pour vous. J’aimerais
pouvoir vous apprendre l’acier, mais il est tellement plus facile de fondre
que de forger, et vous devez disposer de quelque chose que nous puissions
produire rapidement. Vos outils de pierre ne seront d’aucune utilité face à
ce qui se prépare.
Vedel peut former vos chirurgiens, et Jezrien vous apprendra à mener les
hommes. Tant de choses sont perdues entre les Retours. Je formerai vos
soldats. Nous devrions avoir le temps. Ishar parle constamment de trouver
un moyen d’empêcher que les informations soient perdues à la suite des
Désolations. Et vous avez découvert quelque chose d’inattendu. Nous allons
nous en servir. Des Fluctomanciens pour jouer les gardiens… Des
Chevaliers…
Les jours à venir seront difficiles mais, avec la préparation adéquate,
l’humanité va survivre. Vous devez me conduire à vos dirigeants. Les autres
Hérauts devraient bientôt nous rejoindre.
Je crois que j’arrive trop tard, cette fois-ci. Je crois… Je crains, mon
Dieu, d’avoir échoué. Non. Ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? Combien de
temps s’est-il écoulé ? Où suis-je ? Je… suis Talenel’Elin, Héraut de la
Guerre. Le temps du Retour, de la Désolation, est tout proche…

Jasnah tremblait en lisant les mots du dément. Elle tourna la page et


trouva la suivante couverte d’idées similaires, répétées encore et encore.
Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence, et les mots étaient trop
spécifiques. Le Héraut abandonné était venu à Kholinar – où on l’avait cru
fou.
Elle se laissa aller sur son siège et Ivoire – qui avait adopté sa taille
maximale, celle d’un humain – s’approcha de la table. Mains jointes
derrière le dos, il portait son habituel costume amidonné. Le sprène était
d’un noir de jais, ses habits autant que sa silhouette, mais un motif
prismatique tourbillonnait sur sa peau. Comme si du marbre d’un noir pur
avait été recouvert d’une huile qui scintillait de couleurs cachées. Il se frotta
le menton en lisant les mots.
Jasnah avait refusé les jolies pièces munies de balcons à la périphérie
d’Urithiru – celles-là fournissaient un accès trop facile aux assassins ou aux
espions. Sa petite chambre au milieu de la section de Dalinar était bien plus
sûre. Elle avait comblé à l’aide de tissu les ouvertures destinées à la
ventilation. Le courant d’air parvenant du couloir à l’extérieur était adéquat
pour cette pièce, et elle voulait s’assurer que personne ne puisse écouter ce
qu’elle disait à travers les conduits d’aération.
Dans le coin de sa chambre, trois échocalames s’activaient
inlassablement. Elle les avait loués pour une somme non négligeable, en
attendant de pouvoir en acquérir elle-même de nouveaux. Ils étaient
associés à des calames de Tashikk qui avaient été livrés à l’un des meilleurs
– et des plus fiables – centres d’information de la principauté. Là-bas, à des
kilomètres de là, une scribe était en train de réécrire patiemment chaque
page de ses notes, qu’elle avait envoyées au départ pour les mettre en lieu
sûr.
— Cet individu, Jasnah, déclara Ivoire en tapotant la page qu’elle venait
de lire. (Il parlait d’une voix sévère en avalant les syllabes.) Celui qui a
prononcé ces mots. Cette personne est bel et bien un Héraut. Nos soupçons
se confirment. Les Hérauts sont, et le déchu est toujours.
— Nous devons le trouver, déclara Jasnah.
— Nous devons chercher dans Shadesmar, affirma Ivoire. Dans ce
monde-ci, les hommes peuvent se cacher facilement – mais leur âme nous
est apparente depuis l’autre côté.
— Sauf si quelqu’un sait comment la cacher.
Ivoire regarda en direction de la pile de notes croissante dans le coin ;
l’un des calames avait fini d’écrire. Jasnah se leva pour remplacer la page ;
Shallan avait récupéré l’une de ses malles de notes, mais deux autres
avaient coulé avec le bateau. Fort heureusement, Jasnah avait envoyé ces
copies de secours.
Mais était-ce seulement important ? Cette page, cryptée en suivant son
code, contenait des lignes et des lignes d’informations reliant les parshes
aux Néantifères. À une époque, elle avait trimé sur chacun de ces passages,
qu’elle arrachait patiemment à l’histoire. Désormais, leur contenu était
connu de tous. En un instant, toute son expertise avait été anéantie.
— Nous avons perdu tellement de temps, déclara-t-elle.
— Oui. Nous devons capturer ce que nous avons perdu, Jasnah. Nous le
devons.
— L’ennemi ?
— Il remue. Il fulmine. (Ivoire secoua la tête et s’agenouilla près d’elle
tandis qu’elle remplaçait les feuilles de papier.) Nous ne sommes rien à ses
yeux, Jasnah. Il détruirait sans sourciller mon espèce et la tienne.
L’échocalame termina, et un autre se mit à recopier les premières lignes
de ses mémoires, sur lesquelles elle avait travaillé par intermittence au
cours de sa vie. Elle avait jeté une dizaine de tentatives différentes et,
lorsqu’elle lut celle-ci, la plus récente, elle s’aperçut qu’elle ne lui
convenait pas davantage.
— Que penses-tu de Shallan ? demanda-t-elle à Ivoire en secouant la tête.
De la personne qu’elle est devenue ?
Ivoire pinça les lèvres, songeur. Ses traits sculptés, trop anguleux pour
être humains, rappelaient ceux d’une ébauche de statue qu’on aurait négligé
d’achever.
— Elle… est troublante, dit-il.
— Sur ce point, elle n’a pas changé.
— Elle n’est pas stable.
— Ivoire, tu crois que tous les humains sont instables.
— Pas toi, repartit-il en levant le menton. Toi, tu es comme un sprène. Tu
réfléchis en te fondant sur les faits. Tu ne changes pas sur de simples
caprices. Tu es comme tu es.
Elle le toisa d’un air mécontent.
— La plupart du temps, ajouta-t-il. La plupart du temps. Mais c’est vrai,
Jasnah. Comparée aux autres humains, tu es pratiquement une pierre !
Elle soupira, se leva et le dépassa pour rejoindre son bureau. Les
divagations du Héraut la narguaient. Elle s’assit, soudain fatiguée.
— Jasnah ? fit Ivoire. Suis-je… dans l’erreur ?
— Je ne suis pas aussi semblable à une pierre que tu ne le crois, Ivoire.
Parfois, je le regrette.
— Ces paroles te troublent, dit-il en s’approchant à nouveau d’elle pour
poser ses doigts noir de jais sur le papier. Pourquoi ? Tu as lu bien des
choses troublantes.
Jasnah se laissa aller en arrière, écoutant le son des trois échocalames en
train de gratter le papier, rédigeant des notes qui seraient pour la plupart,
craignait-elle, hors de propos. Quelque chose remuait au plus profond
d’elle-même. Des bribes de souvenirs d’une pièce obscure où elle hurlait à
s’en briser la voix. Une maladie d’enfance que personne d’autre ne semblait
se rappeler, malgré l’effet qu’elle avait eu sur elle.
Elle lui avait appris que les gens qu’elle aimait pouvaient malgré tout lui
faire du mal.
— T’es-tu déjà demandé, Ivoire, quel effet ça ferait de perdre ta santé
mentale ?
Il hocha la tête.
— Je me suis posé cette question. Comment ne l’aurais-je pas fait ?
Compte tenu de ce que sont les pères anciens.
— Tu me qualifies de logique, murmura Jasnah. C’est faux, car je laisse
mes passions me guider tout autant que n’importe qui. Cependant, dans mes
moments de paix, mon esprit a toujours été la chose la plus sûre sur laquelle
je pouvais me reposer.
Sauf à une occasion.
Elle secoua la tête et reprit la page.
— J’ai peur de le perdre, Ivoire. Ça me terrifie. Quel effet est-ce que ça
pouvait bien faire, d’être ces Hérauts ? De sentir ses pensées devenir
soudain si peu fiables ? Ont-ils trop perdu l’esprit pour s’en rendre compte ?
Ou connaissent-ils des moments de lucidité où ils s’efforcent de passer leurs
souvenirs en revue… cherchant désespérément à déterminer lesquels sont
fiables et lesquels sont fabriqués…
Elle frissonna.
— Les anciens, dit à nouveau Ivoire en hochant la tête.
Il ne parlait pas souvent des sprènes qui avaient été perdus lors de la
Félonie. Ivoire et ses camarades n’étaient à l’époque que des enfants –
enfin, l’équivalent chez les sprènes. Ils avaient passé des années, des
siècles, sans sprènes plus âgés pour les éduquer et les guider. Les sprènes
d’encre commençaient seulement à récupérer la culture et la société qu’ils
avaient perdues lorsque les hommes avaient abandonné leurs serments.
— Votre pupille, déclara Ivoire. Son sprène. Un Cryptique.
— C’est une mauvaise chose ?
Ivoire hocha la tête. Il préférait les gestes simples et directs. On ne le
voyait jamais hausser les épaules.
— Les Cryptiques sont synonymes d’ennuis. Ils aiment les mensonges,
Jasnah. Ils s’en délectent. Prononcez un seul mot qui soit faux lors d’un
rassemblement, et sept d’entre eux s’agglutinent autour de vous. Leur
bourdonnement vous remplit les oreilles.
— Avez-vous fait la guerre avec eux ?
— On ne fait pas la guerre avec les Cryptiques, comme avec les sprènes
d’honneur. Les Cryptiques ne possèdent qu’une seule ville, et ne souhaitent
pas régner davantage. Simplement écouter. (Il tapota la table.) Peut-être
celui-ci vaut-il mieux, avec le lien.
Ivoire était le seul sprène d’encre de la nouvelle génération à avoir formé
un lien avec un Radieux. Certains de ses semblables auraient préféré tuer
Jasnah, au lieu de le laisser courir le risque d’agir ainsi.
Le sprène affichait un air noble, autoritaire, le dos bien droit. Il pouvait
changer de taille selon son gré, mais pas de forme, sauf lorsqu’il se trouvait
pleinement dans ce royaume pour s’y manifester sous forme de Lame
d’Éclat. Il avait adopté le nom d’Ivoire en signe de défi. Il n’était pas ce
qu’affirmaient ses semblables, et il refusait de subir ce que le destin
proclamait.
La différence entre un sprène supérieur comme lui et un sprène
d’émotion ordinaire tenait à sa capacité de décider comment agir. Une
contradiction vivante. Comme les êtres humains.
— Shallan ne m’écoute plus désormais, reprit Jasnah. Elle se rebelle
contre absolument tout ce que je lui dis. Ces derniers mois passés seule ont
changé cette enfant.
— Elle n’a jamais été douée pour obéir, Jasnah. C’est sa nature.
— Par le passé, elle faisait au moins semblant de s’intéresser à ce que je
lui enseignais.
— Mais tu as dit que davantage d’humains devraient s’interroger sur leur
place dans la vie. Ne disais-tu pas qu’ils acceptent trop souvent la vérité
présumée comme un fait établi ?
Elle tapota la table.
— Tu as raison, bien entendu. Ne devrais-je pas préférer qu’elle tente de
dépasser les limites, plutôt que de vivre heureuse en leur sein ? Qu’elle
m’obéisse ou non importe peu. Mais je m’inquiète réellement de sa capacité
à maîtriser sa situation, plutôt que de laisser ses impulsions la gouverner.
— Si c’est le cas, comment y remédier ?
Une excellente question. Jasnah passa en revue les papiers posés sur sa
petite table. Elle rassemblait les comptes rendus de ses informateurs des
camps de guerre – ceux qui avaient survécu – au sujet de Shallan. Elle
s’était réellement bien débrouillée en l’absence de Jasnah. Peut-être cette
enfant n’avait-elle pas besoin de davantage de structure, mais de défis.
— Les dix ordres existent à nouveau, annonça Ivoire derrière elle.
Pendant des années, il n’y avait eu qu’eux deux, Jasnah et Ivoire. Il avait
toujours évité de lui donner un ordre de probabilité selon laquelle les autres
sprènes doués de conscience reformeraient ou non leur ordre.
Cependant, il avait toujours affirmé qu’il était persuadé que les sprènes
d’honneur – et par conséquent les Marchevents – ne reviendraient jamais.
Leurs tentatives visant à régner sur Shadesmar n’avaient apparemment
guère été appréciées par les autres espèces.
— Dix ordres, dit Jasnah. Tous ont terminés morts.
— Tous sauf un, acquiesça Ivoire. Ils vivaient dans la mort, à la place.
Elle se retourna, et il soutint son regard. Le sien était dépourvu de
pupilles, seulement constitué d’huile qui chatoyait au-dessus de quelque
chose d’un noir intense.
— Nous devons dire aux autres ce que Malice nous a appris, Ivoire. Ce
secret devra bien finir par être connu.
— Jasnah, non. Ce serait la fin. Une nouvelle Félonie.
— La vérité ne m’a pas détruite.
— Tu es différente. Il n’existe aucun savoir à même de te détruire. Mais
les autres…
Elle soutint son regard, puis rassembla les pages empilées près d’elle.
— Nous verrons, dit-elle, avant de les apporter vers la table afin de les
relier sous la forme d’un livre.
Mais nous nous tenons dans la mer, satisfaits de nos domaines. Laissez-nous seuls.

Moash émit un grognement en foulant le sol inégal, tirant par-dessus son


épaule sur une épaisse corde nouée. Il s’avérait que les Néantifères étaient
tombés à court de chariots. Trop de fournitures à apporter, et pas assez de
véhicules.
En tout cas, de véhicules à roues.
Moash avait été affecté à un traîneau – un chariot aux roues brisées qu’on
avait recyclé à l’aide de deux longs patins en acier. On l’avait placé en
première ligne de la rangée qui tirait sur leur corde. Les contremaîtres
parshes l’avaient considéré comme le plus enthousiaste.
Pourquoi ne le serait-il pas ? Les caravanes avançaient à l’allure lente des
chulls, qui tiraient environ la moitié des chariots ordinaires. Il avait des
bottes solides, et même une paire de gants. Comparé à la corvée de pont,
c’était le paradis.
Le paysage était encore plus appréciable. Le centre d’Alethkar était bien
plus fertile que les Plaines Brisées, et le sol était couvert de boutons-de-
roche et de racines d’arbres noueuses. Le traîneau rebondissait dessus en les
faisant crisser, mais au moins Moash n’était-il pas obligé de le porter sur ses
épaules.
Autour de lui, des centaines d’hommes tiraient des chariots ou des
traîneaux sur lesquels s’entassaient de hautes piles de denrées, de bois
fraîchement coupé, ou de cuir de porc ou d’anguille. Certains des
travailleurs s’étaient effondrés lors du premier jour après le départ de
Revolar. Les Néantifères les avaient séparés en deux groupes. Ceux qui
avaient essayé, mais qui étaient généralement trop faibles, avaient été
renvoyés dans la ville. Quelques-uns dont on pensait qu’ils feignaient
avaient été fouettés, puis étaient passés aux traîneaux au lieu de chariots.
C’était dur, mais juste. En effet, tandis que la marche se poursuivait, Moash
s’étonna de voir comme on traitait bien les travailleurs humains. Bien qu’ils
soient stricts et impitoyables, les Néantifères comprenaient que, pour
travailler dur, les esclaves avaient besoin de bonnes rations et de beaucoup
de temps de repos la nuit. Ils n’étaient même pas enchaînés. S’enfuir ne
servirait à rien sous la surveillance attentive de Fusionnés capables de voler.
Moash se surprit à apprécier ces semaines passées à marcher et à tirer son
traîneau. Ces tâches épuisaient son corps, faisaient taire ses pensées et lui
permettaient d’adopter un rythme paisible. C’était en tout cas bien mieux
que les jours qu’il avait passés en tant que pâle-iris, où le complot contre le
roi l’inquiétait constamment.
C’était agréable de s’entendre simplement dire quoi faire.
Ce qui s’est passé dans les Plaines Brisées n’était pas ma faute, songea-
t-il tout en tirant le traîneau. On m’y a poussé. On ne peut pas me le
reprocher. Ces pensées le réconfortaient.
Malheureusement, il ne pouvait pas ignorer leur destination apparente. Il
avait emprunté ce trajet des dizaines de fois lorsqu’il dirigeait des caravanes
avec son oncle, même lorsqu’il était jeune. Traverser le fleuve, droit vers le
sud-est. Franchir le Champ d’Ishar et couper par la ville de Puidencre.
Les Néantifères étaient en route pour s’emparer de Kholinar. La caravane
regroupait des dizaines de milliers de parshes armés de haches ou de lances.
Ils arboraient ce qui s’appelait, Moash le savait désormais, une forme de
guerre : l’une des formes des parshes, dotée d’une armure de carapace et
d’une carrure puissante. Ils n’avaient pas d’expérience – observer leur
entraînement nocturne lui apprenait que c’était plus ou moins l’équivalent
de sombres-iris récupérés dans les villages et intégrés de force à l’armée.
Mais ils apprenaient, et ils avaient accès aux Fusionnés. Ces derniers
traversaient les airs à toute allure ou marchaient à côté des chariots,
impérieux et puissants – et entourés d’une sombre énergie. Il semblait en
exister différentes variétés, mais chacune était intimidante.
Tout convergeait vers la capitale. Devait-il s’en inquiéter ? Après tout,
qu’est-ce que Kholinar avait jamais fait pour lui ? C’était l’endroit où ses
grands-parents avaient été abandonnés pour y mourir, seuls dans une cellule
de prison glaciale. C’était là que cette saleté de roi Elhokar avait dansé et
intrigué tandis que de braves gens pourrissaient dans un cachot.
L’humanité méritait-elle seulement ce royaume ?
Au cours de sa jeunesse, il avait écouté des ardents itinérants qui
accompagnaient les caravanes. Il savait que, longtemps auparavant,
l’humanité avait gagné. Aharietiam, l’ultime confrontation avec les
Néantifères, s’était produite des milliers d’années plus tôt.
Qu’avaient-ils fait de cette victoire ? Ils avaient désigné des dieux
factices sous la forme d’hommes dont les yeux leur rappelaient les
Chevaliers Radieux. La vie des hommes, au fil des siècles, n’avait été rien
de plus qu’une longue série de meurtres, de guerres et de vols.
De toute évidence, les Néantifères étaient revenus parce que les hommes
avaient démontré qu’ils ne pouvaient se gouverner seuls. C’était la raison
pour laquelle le Tout-Puissant avait envoyé ce fléau.
En effet, plus ils marchaient, plus Moash admirait les Néantifères. Leurs
armées étaient efficaces, et les hommes apprenaient vite. Les caravanes
étaient bien fournies ; lorsqu’un contremaître vit que les bottes de Moash
paraissaient usées, il lui en fournit une nouvelle paire dans la soirée.
Chaque chariot ou traîneau se voyait attribuer deux contremaîtres
parshes, mais ils avaient reçu la consigne d’utiliser leur fouet avec
modération. Ils étaient discrètement formés pour ce poste, et Moash
entendait parfois des conversations entre un contremaître – ancien esclave
parshe – et un sprène invisible qui lui donnait des consignes.
Les Néantifères étaient intelligents, déterminés, efficaces. Si Kholinar
tombait face à cette armée, ce serait simplement ce que l’humanité avait
mérité. Oui… peut-être l’ère de son peuple était-elle terminée. Moash avait
abandonné Kaladin et les autres – mais c’était simplement ainsi qu’étaient
les hommes en cette époque dégénérée. Il ne pouvait en être tenu
responsable. Il était un produit de sa culture.
Seul un détail étrange perturbait ses observations. Les Néantifères
paraissaient tellement meilleurs que les armées humaines dont il avait fait
partie… à quelque chose près.
Il y avait un groupe d’esclaves parshes.
Ils tiraient l’un des traîneaux, et marchaient toujours à l’écart des
humains. Ils arboraient la forme de travail, pas la forme de guerre – même
si, pour le reste, ils avaient exactement la même apparence que les autres
parshes, avec la même peau marbrée. Pourquoi ce groupe tirait-il un
traîneau ?
Au départ, tandis que Moash traversait pesamment les plaines centrales
infinies du centre d’Alethkar, il trouva ce spectacle encourageant. Il lui
suggérait que les Néantifères pouvaient être égalitaristes. Peut-être y avait-il
simplement trop peu d’hommes ayant la force de tirer ces traîneaux.
Mais si c’était le cas, pourquoi ces tireurs de traîneaux parshes étaient-ils
si mal traités ? Les contremaîtres ne cherchaient guère à masquer leur
dégoût, et ils étaient autorisés à fouetter sans restriction ces pauvres
créatures. Moash regardait rarement dans leur direction sans voir l’un d’eux
se faire crier dessus, être battu ou molesté.
Le cœur de Moash se serrait de voir et d’entendre ça. Tous les autres
semblaient travailler si bien ensemble ; tout le reste, dans cette armée,
paraissait tellement parfait. À ce détail près.
Qui étaient ces pauvres âmes ?

Le contremaître ordonna une pause, et Moash laissa tomber sa corde,


puis but une longue gorgée de son outre. C’était leur vingt et unième jour de
marche, ce qu’il savait uniquement parce que certains des autres esclaves
tenaient le compte. Il estimait qu’ils devaient avoir dépassé Puidencre
depuis plusieurs jours et se trouver dans la dernière ligne droite vers
Kholinar.
Il ignora les autres esclaves et s’assit à l’ombre du traîneau, qui était
rempli d’un haut tas de bois coupé. Non loin derrière eux, un village brûlait.
Il était désert, car les nouvelles avaient circulé avant leur arrivée. Pourquoi
les Néantifères avaient-ils brûlé celui-là, mais pas d’autres qu’ils avaient
traversés ? Peut-être était-ce pour transmettre un message – en effet, cette
colonne de fumée était menaçante. À moins que l’objectif ne soit
d’empêcher toutes les armées potentiellement à leur poursuite d’utiliser ce
village.
Tandis que son équipe patientait (Moash ne connaissait pas leurs noms, et
n’avait pas pris la peine de les leur demander), celle des parshes passa
devant lui en marchant péniblement, couverts de sang et de marques de
fouets, tandis que leurs contremaîtres leur hurlaient d’avancer. Ils avaient
pris du retard. Un traitement cruel répété produisait une équipe fatiguée,
qu’il fallait ensuite par conséquent forcer à marcher pour rattraper leur
retard quand tous les autres avaient le droit de s’arrêter pour boire. Ce qui,
bien sûr, ne faisait que les épuiser et provoquait des blessures – et leur
faisait prendre encore davantage de retard, et leur valait de nouveaux coups
de fouet…
C’est ce qui arrivait au Pont Quatre avant Kaladin, songea Moash. Tout
le monde disait que nous n’avions pas de chance, mais ce n’était qu’une
spirale descendante qui s’autoentretenait.
Une fois que cette équipe fut passée, avec quelques sprènes d’épuisement
dans son sillage, l’une des contremaîtres de Moash appela son groupe à
reprendre ses cordes et à se remettre en mouvement. C’était une jeune
parshe à la peau rouge sombre, légèrement marbrée de blanc. Elle était
vêtue d’une havah. Bien que ça ne semble guère une tenue adéquate pour la
marche, elle la portait bien. Elle avait même boutonné la manche de
manière à couvrir sa sage-main.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait au juste ? demanda-t-il en reprenant sa corde.
— Pardon ? lança-t-elle en se tournant vers lui.
Bourrasques. En dehors de cette peau et de l’étrange nuance chantante de
sa voix, elle aurait pu être une jolie fille de caravane makabakie.
— Cette équipe de parshes, dit-il. Qu’ont-ils fait pour mériter un
traitement si rude ?
Il ne s’attendait pas réellement à une réponse. Mais la femme parshe
suivit son regard, puis secoua la tête.
— Ils ont accueilli un faux dieu. Ils l’ont amené parmi nous, en notre
sein.
— Le Tout-Puissant ?
Elle éclata de rire.
— Un véritable faux dieu, un vivant. Comme nos dieux vivants.
Elle leva les yeux tandis qu’un des Fusionnés survolait leurs têtes.
— Beaucoup de gens croient que le Tout-Puissant est réel, fit observer
Moash.
— Si c’est le cas, pourquoi tirez-vous un traîneau ?
Elle claqua des doigts et le désigna.
Moash reprit sa corde et rejoignit les autres hommes en une double
rangée. Ils se fondirent avec l’immense colonne de pieds en mouvement, de
traîneaux raclant le sol et de roues cliquetantes. Les Parshendis voulaient
atteindre la ville suivante avant une tempête imminente. Ils avaient enduré
les deux types – tempête majeure et Tempête Éternelle – en s’abritant dans
des villages en chemin.
Moash se laissa absorber par le rythme énergique du travail. Il ne tarda
guère à se mettre à transpirer. Il s’était accoutumé au climat plus froid de
l’est, près des Terres Gelées. C’était étrange de se trouver dans un endroit
où le soleil était chaud sur sa peau – le temps, ici, tournait à présent à l’été.
Son traîneau rattrapa bientôt l’équipe parshe. Les deux traîneaux
avancèrent côte à côte pendant un moment, et Moash aimait penser que
garder l’allure avec son équipe pouvait motiver ces pauvres parshes. Puis
l’un d’entre eux glissa et tomba, et le convoi entier s’arrêta brusquement.
Les coups de fouet commencèrent. Les cris, le clac du cuir contre la
peau.
Ça suffit.
Moash laissa tomber sa corde et sortit du rang. Ses contremaîtres
stupéfaits l’appelèrent, mais ne le suivirent pas. Peut-être étaient-ils trop
surpris.
Il s’approcha du traîneau parshe, où les esclaves luttaient pour se relever
et se remettre en marche. Plusieurs avaient le visage et le dos en sang. Le
grand parshe qui avait glissé reposait à terre, roulé en boule. Ses pieds
saignaient ; pas étonnant qu’il ait eu du mal à marcher.
Deux contremaîtres étaient en train de le fouetter. Moash en prit un par
l’épaule et le repoussa en arrière.
— Arrêtez ! aboya-t-il avant d’écarter l’autre contremaître d’une poussée.
Vous ne voyez pas ce que vous êtes en train de faire ? Vous êtes en train de
devenir comme nous.
Les deux contremaîtres le regardèrent fixement, sidérés.
— Vous ne pouvez pas vous maltraiter entre vous, reprit Moash. Vous ne
pouvez pas.
Il se tourna vers le parshe tombé à terre et tendit la main pour l’aider à se
redresser mais, du coin de l’œil, il vit l’un des contremaîtres lever le bras.
Moash pivota pour rattraper le fouet qui s’abattait sur lui, le saisit en
plein air et l’enroula autour de son poignet pour avoir une meilleure prise.
Puis il tira violemment dessus – faisant trébucher le contremaître qui tomba
vers lui. Moash lui écrasa son poing en pleine figure, le faisant basculer en
arrière et tomber à terre.
Bourrasques, quelle douleur. Il secoua la main, qui avait accroché la
carapace sur le côté du visage de sa cible. Il lança un regard noir à l’autre
contremaître, qui poussa un cri aigu et laissa tomber son fouet, puis sauta en
arrière.
Moash hocha une fois la tête, puis prit l’esclave tombé à terre par le bras
et l’aida à se relever.
— Voyagez dans le traîneau. Guérissez ces pieds.
Il prit la place de l’esclave parshe dans la rangée, et tira la corde par-
dessus son épaule jusqu’à la tendre.
Ses propres contremaîtres avaient entre-temps repris leurs esprits et
s’élançaient à sa poursuite. Ils s’entretenaient avec les deux qu’il avait
affrontés, dont l’un pressait la main contre une entaille qui saignait autour
de son œil. Ils conversaient à mi-voix d’un ton pressant et ponctuaient leur
échange de coups d’œil intimidés vers lui.
Enfin, ils décidèrent de ne rien faire. Moash tira le traîneau avec les
parshes, et ils trouvèrent quelqu’un pour le remplacer devant l’autre
traîneau. Pendant un temps, il crut qu’il y aurait d’autres conséquences – il
vit même l’un des contremaîtres s’entretenir avec un Fusionné. Mais ils ne
le punirent pas.
Personne n’osa plus lever le fouet contre l’équipe des parshes pendant le
reste du trajet.
VINGT-TROIS ANS PLUS TÔT

Dalinar appuya les doigts l’un contre l’autre puis frotta la mousse sèche
d’un rouge brunâtre contre elle-même. Ce grattement était assez proche du
bruit d’un couteau contre l’os pour en être désagréable.
Il ressentit aussitôt la chaleur, comme celle d’une braise. Un mince filet
de fumée s’éleva de ses doigts calleux jusqu’en dessous de son nez, puis se
divisa autour de son visage.
Tout s’estompa : le bruit rauque d’hommes trop nombreux dans une seule
pièce, l’odeur musquée de leurs corps appuyés les uns contre les autres.
L’euphorie se diffusa en lui comme la lumière soudaine du soleil par une
journée nuageuse. Il laissa échapper un soupir prolongé. Il ne protesta
même pas quand Bashin lui donna un coup de coude par accident.
Dans la plupart des endroits, être un haut-prince lui aurait acquis une
bulle d’espace mais, à cette table de bois tachée dans ce bouge mal éclairé,
le statut social n’avait aucune importance. Ici, avec un bon verre et un peu
d’aide placée entre ses doigts, il pouvait enfin se détendre. Ici, personne ne
se souciait de savoir s’il était présentable ou s’il buvait trop.
Ici, il n’était pas obligé d’écouter des comptes rendus parlant de rébellion
et de s’imaginer dehors, dans ces champs, en train de résoudre les
problèmes de la façon la plus directe. L’épée en main, le Frisson au cœur…
Il frotta la mousse plus vigoureusement. Ne pense pas à la guerre.
Contente-toi de vivre l’instant, comme disait toujours Evi.
Havar revint muni de boissons. L’homme maigre et barbu étudia le banc
surpeuplé, puis posa les verres et arracha un ivrogne affalé de sa place. Il
s’insinua à côté de Bashin. Havar était pâle-iris, et d’une bonne famille. Il
avait fait partie des élites de Dalinar à l’époque où ça signifiait encore
quelque chose, même s’il possédait à présent sa propre terre ainsi qu’une
importante commission. C’était l’un des rares à ne pas saluer Dalinar assez
énergiquement pour qu’on l’entende.
Bashin, en revanche… il était curieux. Sombre-iris du premier nahn, cet
homme corpulent avait parcouru la moitié du monde et encourageait
Dalinar à l’accompagner pour voir l’autre moitié. Il portait toujours ce
stupide chapeau mou à large bord.
Avec un grognement, Havar fit passer les boissons.
— Ce serait beaucoup plus facile de se glisser à côté de vous, Bashin, si
vous n’aviez pas une bedaine aussi imposante.
— J’essaie simplement de faire mon devoir, clarissime.
— Votre devoir ?
— Les pâles-iris ont besoin de personnes qui leur obéissent, non ?
J’essaie de m’assurer que vous ayez une masse de gens pour vous servir, ne
serait-ce qu’en termes de poids.
Dalinar prit sa chope mais ne but pas. Pour l’heure, la mousse ardente
produisait son effet. Il n’était pas le seul devant lequel un panache de fumée
s’élevait dans la salle de pierre mal éclairée.
Gavilar détestait cette substance. D’un autre côté, Gavilar aimait sa vie
actuelle.
Au cœur de la pièce sombre, deux parshes écartèrent les tables, puis se
mirent à poser des brisures de diamant par terre. Les hommes reculèrent,
dégageant de l’espace pour un grand cercle de lumière. Deux individus
torse nu se frayèrent un chemin à travers la foule. L’impression générale de
conversation maladroite qui régnait dans la pièce céda la place à une
exaltation bruyante.
— Allons-nous parier ? demanda Havar.
— Évidemment, répliqua Bashin. Je mets trois marques de grenat sur le
plus petit.
— J’accepte le pari, répondit Havar, mais pas pour l’argent. Si je gagne,
je veux votre chapeau.
— Marché conclu ! Ha ! Donc vous allez enfin admettre à quel point il
est chic ?
— Chic ? Nom des foudres, Bashin. Je vais vous rendre service en le
brûlant.
Dalinar se laissa aller en arrière sur son siège, l’esprit engourdi par la
mousse ardente.
— Brûler mon chapeau ? s’exclama Bashin. Bourrasques, Havar, c’est
rude. Tout ça parce que vous m’enviez mes habits dernier cri.
— Le seul dernier cri là-dedans, c’est celui que pousseront les dames
avant de partir en courant.
— Il est exotique. Il vient de l’ouest. Tout le monde sait que la mode
vient de l’ouest.
— Ouais, de Liafor et de Yezier. Où avez-vous trouvé ce chapeau, déjà ?
— Au lac Limpide.
— Ah, ce bastion de la mode et de la culture ! Et ensuite, vous irez faire
des emplettes en Bavanie ?
— Les serveuses ne connaissent pas la différence, grommela Bashin.
Enfin bref, est-ce qu’on pourrait simplement regarder le combat ? J’ai hâte
de gagner vos marques.
Il but une gorgée, mais tâta son chapeau d’un air anxieux.
Dalinar ferma les yeux. Il avait l’impression qu’il pouvait s’assoupir, et
même dormir un peu sans s’inquiéter d’Evi, ni rêver de la guerre…
Dans l’arène, les corps claquaient les uns contre les autres.
Ce bruit – les grognements d’effort tandis que les lutteurs cherchaient à
se repousser mutuellement hors de l’arène – lui rappela la bataille. Dalinar
ouvrit les yeux, lâcha la mousse, et se pencha en avant.
Le lutteur le plus petit s’esquiva de la prise de son adversaire. Ils se
mirent à tourner l’un autour de l’autre, accroupis, mains tendues. Lorsqu’ils
se touchèrent à nouveau, le plus petit déséquilibra son adversaire. Meilleure
posture, songea Dalinar. Il est resté baissé. Cet individu plus grand a joué
trop longtemps sur sa force et sa taille. Il n’a aucune discipline.
Les deux adversaires bataillèrent, reculant vers le bord de l’arène avant
que le plus grand ne parvienne à les faire basculer tous deux. Dalinar se mit
debout tandis que d’autres, devant lui, levaient les mains et poussaient des
acclamations.
Le défi. Le combat.
Ça a failli me pousser à tuer Gavilar.
Dalinar se rassit.
Le plus petit des deux hommes remporta le combat. Havar soupira, mais
fit rouler quelques sphères luisantes vers Bashin.
— Quitte ou double pour le prochain combat ?
— Nan, répondit Bashin en soupesant les marques. Ça devrait suffire.
— Pour quoi donc ?
— Pour soudoyer quelques jeunes élégants influents afin qu’ils essaient
des chapeaux comme le mien, expliqua Bashin. Je peux vous le dire, quand
le mot sera passé, tout le monde voudra les porter.
— Vous êtes un idiot.
— Tant que je suis un idiot à la mode.
Dalinar tendit la main vers le sol pour prendre la mousse ardente. Il la
jeta sur la table et la regarda fixement, puis but une longue gorgée de sa
chope de vin. Le combat suivant commença, et il grimaça lorsque les deux
adversaires se percutèrent. Bourrasques. Pourquoi se mettait-il
constamment dans ce genre de situations ?
— Dalinar, commença Havar. Avez-vous la moindre idée du moment où
nous irons à la Faille ?
— La Faille ? intervint Bashin. Pourquoi donc ?
— Vous êtes bouché ou quoi ? lui lança Havar.
— Non, répondit Bashir, mais je suis peut-être saoul. Que se passe-t-il
avec la Faille ?
— La rumeur dit qu’ils veulent nommer leur propre haut-prince, expliqua
Havar. Le fils de l’ancien, comment s’appelait-il…
— Tanalan, marmonna Dalinar. Mais nous n’allons pas nous rendre à la
Faille, Havar.
— Mais tout de même, le roi ne peut pas…
— Nous n’y allons pas, insista Dalinar. Vous avez des hommes à
entraîner. Et moi… (Dalinar but une nouvelle gorgée de vin.) Je vais
devenir père. Mon frère peut s’occuper de la Faille par la diplomatie.
Havar se laissa aller en arrière et laissa tomber sa chope sur la table d’un
geste désinvolte.
— Le roi ne peut pas recourir à la politique pour se dépêtrer d’une
rébellion ouverte, Dalinar.
Ce dernier referma le poing autour de la mousse ardente, mais sans la
frotter. Dans quelle mesure son intérêt pour la Faille tenait-il à son devoir
de protéger le royaume de Gavilar, ou à son besoin de ressentir à nouveau le
Frisson ?
Damnation. Ces jours-ci, il se faisait l’effet de n’être qu’une moitié
d’homme.
L’un des lutteurs avait poussé l’autre hors de l’arène, perturbant la rangée
de lumières. Le perdant était déclaré, et un parshe reconstitua prudemment
le cercle. Alors qu’il le faisait, un maître-serviteur s’approcha de la table de
Dalinar.
— Pardonnez-moi, clarissime, chuchota-t-il, mais il faut que vous le
sachiez. Le combat va devoir être annulé.
— Pardon ? s’exclama Bashin. Que se passe-t-il ? Makh ne va pas se
battre ?
— Pardonnez-moi, répéta le maître-serviteur. Mais son adversaire a des
soucis digestifs. Le combat doit être annulé.
Apparemment, la nouvelle se répandait dans toute la pièce. La foule
manifesta sa désapprobation par des huées et des jurons, des cris, des
boissons renversées. Un homme grand et chauve se tenait sur le côté de
l’arène, torse nu. Il se disputait avec plusieurs des organisateurs pâles-iris,
montrant l’arène du doigt, tandis que des sprènes de colère bouillonnaient
sur le sol autour de lui.
Aux oreilles de Dalinar, ce vacarme résonnait comme les appels au
combat. Il ferma les yeux et respira cette atmosphère, trouvant là une
euphorie bien supérieure à celle de la mousse ardente. Bourrasques ! Il
aurait dû se saouler davantage. Il allait déraper.
Dans ce cas, autant y aller vite. Il jeta la mousse ardente et se leva, puis
ôta sa chemise.
— Dalinar ! s’exclama Havar. Que faites-vous ?
— Gavilar dit que nous devons nous soucier davantage des tourments du
peuple, répondit-il en montant sur la table. Il semblerait que nous ayons ici
une pièce remplie de tourments.
Havar le regarda bouche bée, mâchoire tombante.
— Pariez sur moi, poursuivit Dalinar. Au nom de l’ancien temps. (Il
sauta au bas de la table de l’autre côté, puis se fraya un chemin à travers la
foule.) Que quelqu’un dise à cet homme qu’il a un adversaire !
Le silence se répandit à partir de lui comme une mauvaise odeur. Dalinar
se retrouva au bord de l’arène dans une pièce entièrement silencieuse, alors
qu’elle était remplie d’hommes bruyants l’instant d’avant, à la fois pâles et
sombres-iris. Le lutteur – Makh – recula, écarquillant ses yeux vert foncé,
tandis que les sprènes de colère se volatilisaient. Il était solidement bâti,
avec des bras qui saillaient comme s’ils étaient trop remplis. On racontait
qu’il n’avait jamais été vaincu.
— Alors ? lança Dalinar. Vous vouliez un combat et j’ai besoin
d’exercice.
— Clarissime, lui dit l’homme. Il devait s’agir d’un combat libre, où tous
les coups et toutes les prises étaient permis.
— Parfait. Qu’y a-t-il ? Vous craigniez de blesser votre haut-prince ? Je
vous promets ma clémence pour tout ce qui me sera infligé.
— Vous blesser, vous ? répéta l’homme. Bourrasques, ce n’est pas de ça
que j’ai peur.
Il frissonna visiblement, et une femme thaylène – peut-être son
entraîneuse – lui gifla le bras. Elle estimait qu’il venait de se montrer
grossier. Le lutteur se contenta de faire la révérence et s’en alla.
Dalinar se tourna dans la pièce pour découvrir un océan de visages qui
semblaient soudain très mal à l’aise. Il venait d’enfreindre une sorte de
règle.
L’assemblée se dispersa, et les parshes se mirent à ramasser les sphères
par terre. Il semblait que Dalinar ait conclu trop vite que le rang n’importait
pas ici. Ils l’avaient toléré comme observateur, mais il ne devait pas
participer.
Damnation. Il gronda tout bas en regagnant son banc d’un pas raide,
tandis que les sprènes de colère le suivaient sur le sol. Il reprit sa chemise à
Bashin d’un grand geste. Lorsqu’il se trouvait avec ses unités d’élite,
n’importe quel homme – du lancier le plus humble au capitaine le plus haut
placé – aurait accepté de livrer un duel amical ou de lutter contre lui.
Bourrasques, il avait même affronté plusieurs fois le cuisinier, au grand
amusement de toutes les personnes impliquées.
Il s’assit et enfila sa chemise, furieux. Il avait arraché les boutons en la
retirant si vite. Le silence tomba dans la pièce, d’où les gens continuaient à
partir, et Dalinar resta simplement assis là, tendu – son corps attendant
toujours le combat qui ne viendrait jamais. Pas de Frisson. Rien pour le
remplir.
Bientôt, ses amis et lui-même se retrouvèrent seuls dans la pièce, à
étudier les tables vides, les coupes abandonnées, les boissons renversées.
L’endroit, d’une certaine manière, sentait encore plus mauvais que lorsqu’il
était rempli d’hommes.
— Ça vaut sans doute mieux, clarissime, lui dit Havar.
— Je veux me trouver de nouveau parmi les soldats, Havar, chuchota
Dalinar. Je veux marcher à nouveau. Un homme ne dort jamais aussi bien
qu’après une longue marche. Et Damnation, je veux me battre. Je veux
affronter quelqu’un qui ne retiendra pas ses coups parce que je suis un haut-
prince.
— Dans ce cas, allons trouver un tel combat, Dalinar ! proposa Havar. Le
roi nous laissera tout de même bien y aller. Si ce n’est pas à la Faille, peut-
être en Herdaz ou sur l’une des îles. Nous pourrons lui apporter des terres,
la gloire, l’honneur !
— Ce lutteur, enchaîna Dalinar, il y avait… quelque chose dans ses
paroles. Il était certain que j’allais le blesser. (Dalinar tambourina des doigts
sur la table.) A-t-il été effrayé par ma réputation, ou y a-t-il quelque chose
de plus spécifique ?
Bashin et Havar échangèrent un coup d’œil.
— Quand ? voulut savoir Dalinar.
— Bagarre de taverne, précisa Havar. Il y a deux semaines ? Vous en
souvenez-vous ?
Dalinar se rappelait une brume de monotonie rompue par la lumière, une
explosion de couleur dans sa vie. Une émotion. Il expira.
— Vous m’avez dit que tout le monde allait bien.
— Ils ont survécu, confirma Havar.
— L’un… des combattants que vous avez affrontés ne marchera plus
jamais, avoua Bashin. Un autre a dû être amputé d’un bras. Un troisième
babille comme un enfant. Son cerveau ne fonctionne plus.
— Ce n’est pas ce que j’appelle aller bien, lâcha Dalinar.
— Pardonnez-moi, Dalinar, dit Havar. Mais lorsqu’on affronte l’Épine
Noire, c’est ce à quoi l’on peut s’attendre.
Dalinar croisa les bras sur la table, serrant les dents. La mousse ardente
ne faisait pas effet. D’accord, elle lui accordait une montée rapide
d’euphorie, mais ça ne servait qu’à lui faire désirer l’exaltation plus grande
du Frisson. Encore maintenant, il se sentait à cran – il éprouvait l’envie
pressante de fracasser cette table et tout ce que contenait la pièce. Il avait
été tellement prêt pour ce combat ; il avait cédé à la tentation, puis s’était vu
privé du plaisir.
Il ressentait toute la honte de perdre le contrôle, mais rien de la
satisfaction de pouvoir concrètement se battre.
Dalinar s’empara de sa chope, mais elle était vide. Père-des-tempêtes ! Il
la jeta et se leva avec l’envie de hurler.
Il fut heureusement distrait par la porte de l’arrière-salle qui s’ouvrait très
lentement, dévoilant un visage pâle et familier. Toh portait à présent des
vêtements aléthis, l’un des nouveaux costumes que Gavilar appréciait, mais
il lui allait fort mal car il était trop maigre. Personne ne prendrait jamais
Toh – avec cette démarche trop prudente et ces grands yeux innocents –
pour un soldat.
— Dalinar ? appela-t-il en balayant du regard les boissons renversées et
les lampes à sphères verrouillées sur les murs. Les gardes m’ont dit que je
vous trouverais ici. Hum… y a-t-il eu une fête ?
— Ah, Toh, lança Havar en se prélassant sur son siège. Comment
pourrait-il y avoir de fête sans vous ?
Le regard de Toh glissa vers le morceau de mousse ardente près de lui sur
le sol.
— Je ne comprendrai jamais ce que vous trouvez dans ces endroits,
Dalinar.
— Il apprend simplement à connaître les gens ordinaires, clarissime,
intervint Bashin en empochant la mousse. Vous savez comment nous
sommes, nous autres les sombres-iris, toujours à nous vautrer dans la
dépravation. Nous avons besoin de modèles pour…
Il s’interrompit en voyant Dalinar lever la main. Il n’avait pas besoin que
ses sous-fifres le couvrent.
— Qu’y a-t-il, Toh ?
— Oh ! fit le Rirane. Ils allaient envoyer un messager, mais j’ai voulu
vous apporter la nouvelle. Ma sœur, voyez-vous. C’est un peu en avance,
mais les sages-femmes ne sont pas surprises. Elles disent qu’il est naturel
que…
Dalinar eut le souffle coupé, comme s’il avait reçu un coup de poing en
plein ventre. Avance. Sages-femmes. Sœur.
Il fonça vers la porte, et n’entendit rien de ce que Toh lui dit ensuite.

Evi donnait l’impression d’avoir livré un combat.


Il avait souvent vu cette expression sur le visage des soldats : ce front en
sueur, cet air somnolent, à moitié hébété. Des sprènes d’épuisement, pareils
à des jets dans l’air. C’étaient là les signes distinctifs d’une personne qui
venait de dépasser les limites de ce dont elle se croyait capable.
Elle affichait un sourire de satisfaction tranquille. Un air de victoire.
Dalinar dépassa des chirurgiens et des sages-femmes en train de gâtifier et
s’approcha du lit d’Evi. Elle lui tendit une main flasque. Sa main gauche,
seulement couverte d’une fine enveloppe qui se terminait au poignet.
Ç’aurait été un signe d’intimité, aux yeux d’un Aléthi. Mais Evi préférait
utiliser cette main-là.
— Le bébé ? chuchota-t-il en prenant cette main.
— Un fils. Fort et en pleine santé.
— Un fils. Je… j’ai un fils ? (Dalinar tomba à genoux à côté du lit.) Où
est-il ?
— On est en train de le laver, clarissime, répondit l’une des sages-
femmes. Il vous sera bientôt rendu.
— Boutons arrachés, chuchota Evi. Vous vous êtes encore battu,
Dalinar ?
— Rien qu’une petite distraction.
— Vous dites toujours ça.
Dalinar lui serra la main à travers l’enveloppe, trop rempli de joie pour
être affecté par la réprimande.
— Toh et vous êtes venus ici, en Alethkar, parce que vous vouliez
quelqu’un qui vous protège. Vous cherchiez un combattant, Evi.
Elle serra sa main en retour. Une infirmière approcha avec un paquet
dans les bras et Dalinar leva les yeux, hébété, incapable de se redresser.
— Alors, lui dit la femme, beaucoup d’hommes éprouvent d’abord une
appréhension quand…
Elle s’interrompit quand Dalinar retrouva sa force et lui prit l’enfant des
bras. Il tint le garçon en l’air à deux mains, laissa échapper un rire sonore,
et des sprènes de gloire apparurent soudain autour de lui sous la forme de
sphères dorées.
— Mon fils ! s’exclama-t-il.
— Clarissime ! lui lança l’infirmière. Faites attention !
— C’est un Kholin, déclara Dalinar en berçant l’enfant. Il est fait d’une
étoffe robuste.
Il baissa les yeux vers le garçon qui se tortillait et battait l’air de ses
poings minuscules, le visage rouge. Il avait des cheveux étonnamment
épais, d’un mélange de noir et de blond. De bonnes couleurs. Très nettes.
Puisses-tu avoir la force de ton père, petit, songea Dalinar en caressant
d’un doigt le visage de l’enfant, et au moins un peu de la compassion de ta
mère.
En regardant ce visage, débordant de joie, Dalinar comprit enfin. Voilà
pourquoi Gavilar pensait tellement à l’avenir, à Alethkar, à façonner un
royaume qui durerait. La vie de Dalinar, jusqu’à présent, l’avait taché
d’écarlate et avait malmené son âme. Son corps était recouvert d’une telle
couche de crémon qu’il aurait tout aussi bien pu être une pierre.
Mais ce garçon… il pourrait gouverner la principauté, soutenir son
cousin le roi, mener une vie d’honneur.
— Son nom, clarissime ? demanda Ishal, une ardente âgée du Dévotaire
de Pureté. Je souhaite brûler les charmes glyphiques adéquats, avec votre
accord.
— Son nom…, réfléchit Dalinar. Adoda.
Lumière. Il se tourna vers Evi, qui approuva d’un signe de tête.
— Sans suffixe, clarissime ? Adodan ? Adodal ?
— Lin, chuchota Dalinar. « Né à ». Adolin.
Un bon nom, traditionnel, chargé de sens.
Avec regret, Dalinar rendit l’enfant aux infirmières qui le remirent à sa
mère, expliquant qu’il était important de lui apprendre à téter le plus tôt
possible. La plupart des personnes présentes dans la pièce sortirent à la file
pour leur laisser un peu d’intimité, et Dalinar entrevit alors une silhouette
au port royal qui se tenait à l’arrière. Comment la présence de Gavilar lui
avait-elle échappé ?
Gavilar le prit par le bras et lui asséna une tape robuste dans le dos tandis
qu’ils quittaient la pièce. Dalinar était tellement hébété qu’il la sentit à
peine. Il avait besoin de fêter ça – payer à boire à chaque soldat de l’armée,
déclarer un jour férié ou simplement courir à travers la ville en poussant des
cris de joie. Il était père !
— Une excellente journée, commenta Gavilar. Tout à fait excellente.
— Comment fais-tu pour la contenir ? l’interrogea Dalinar. Cette
surexcitation ?
Gavilar sourit.
— Je laisse l’émotion me récompenser du travail que j’ai accompli.
Dalinar hocha la tête, puis étudia son frère.
— Qu’y a-t-il ? lui lança Dalinar. Quelque chose ne va pas ?
— Rien du tout.
— Ne me mens pas, mon frère.
— Je ne veux pas te gâcher cette merveilleuse journée.
— Me torturer l’esprit la gâchera plus que tout ce que tu pourrais dire,
Gavilar. Crache le morceau.
Le roi réfléchit un instant, puis désigna le salon de Dalinar. Ils
traversèrent la pièce principale, longeant des meubles bien trop tape-à-l’œil
– colorés, avec des motifs floraux et des coussins moelleux. C’était en
partie la conséquence des goûts d’Evi, mais c’était aussi simplement… ce
qu’était sa vie ces jours-ci. Sa vie même était moelleuse.
Le salon était davantage à son goût. Quelques chaises, une cheminée, un
tapis très simple. Un cabinet renfermant divers vins exotiques et forts,
chacun dans une bouteille distincte. Du genre qu’il était presque dommage
de boire, car ça gâchait l’effet visuel.
— C’est ta fille, devina Dalinar. Sa folie.
— Jasnah va très bien, et elle guérit. Ce n’est pas ça.
Gavilar fronça les sourcils, l’expression dangereuse. Il avait accepté
d’arborer une couronne après bien des discussions – l’Ensoleilleur n’en
portait pas, et les documents historiques affirmaient que Jezerezeh’Elin la
refusait lui aussi. Mais les gens adoraient les symboles, et la plupart des rois
occidentaux portaient des couronnes. Gavilar avait opté pour un petit cercle
de fer noir. Plus ses cheveux grisonnaient, plus la couronne était visible.
Un serviteur avait allumé un feu dans la cheminée, mais il brûlait d’une
flamme modérée, et un unique sprène de flamme rampait parmi les braises.
— Je suis en train d’échouer, dit Gavilar.
— Pardon ?
— Rathalas. La Faille.
— Mais je croyais…
— De la propagande, expliqua Gavilar. Destinée à faire taire les voix
critiques à Kholinar. Tanalan lève une armée et s’installe dans ses
fortifications. Pire encore, je crois que les autres hauts-princes
l’encouragent. Ils veulent voir comment je gère la situation. (Il ricana.) On
raconte que j’ai ramolli avec le temps.
— Les gens se trompent.
Dalinar l’avait vu, au cours de ces années passées à vivre avec Gavilar.
Son frère n’avait pas ramolli. Il était toujours aussi avide de conquête ;
simplement, il s’y prenait différemment. Par la force des mots, en
manœuvrant les principautés pour les placer dans des positions où elles
étaient contraintes d’obéir.
Les braises du feu semblaient palpiter comme le battement d’un cœur.
— T’interroges-tu jamais, Dalinar, sur l’époque où ce royaume était
véritablement grand ? l’interrogea Gavilar. Quand les gens admiraient les
Aléthis. Quand les rois leur demandaient conseil. Quand nous étions…
Radieux.
— Des traîtres, trancha Dalinar.
— Les actes d’une seule génération nient-elles les nombreuses
générations de domination ? Nous vénérons l’Ensoleilleur alors que son
règne n’a duré que le temps d’un clin d’œil – mais nous ignorons les siècles
où les Radieux gouvernaient. Pendant combien de Désolations ont-ils
défendu l’humanité ?
— Hum… (Les ardents en parlaient dans les prières, n’est-ce pas ? Il
tenta de deviner.) Dix ?
— Un nombre insignifiant, affirma Gavilar en agitant les doigts. Les
documents historiques disent simplement « dix » parce que ça paraît chargé
de sens. Quoi qu’il en soit, j’ai échoué dans mes efforts diplomatiques. (Il
se tourna vers Dalinar.) Il est temps de montrer au royaume que nous ne
sommes pas faibles, mon frère.
Oh non. Quelques heures plus tôt, il aurait bondi de surexcitation. Mais
après avoir vu cet enfant…
Tu seras de nouveau impatient dans quelques jours, se dit Dalinar. Un
homme ne change pas en un seul instant.
— Gavilar, chuchota-t-il, je suis inquiet.
— Tu restes l’Épine Noire, Dalinar.
— Ce qui m’inquiète, ce n’est pas de savoir si je peux ou non remporter
des combats. (Dalinar se leva, rejetant sa chaise en arrière dans sa hâte. Il se
surprit à faire les cent pas.) Je suis comme un animal, Gavilar. As-tu
entendu parler de la bagarre dans le bar ? Bourrasques. Je ne peux pas me
faire confiance en présence des gens.
— Tu es ce que le Tout-Puissant a fait de toi.
— Je te dis que je suis dangereux. D’accord, je peux écraser cette petite
rébellion, baigner Justicière dans le sang. Magnifique. Formidable. Et
ensuite ? Je reviens ici m’enfermer à nouveau dans une cage ?
— J’ai… peut-être quelque chose qui t’aidera.
— Bah. J’ai déjà tenté de mener une vie tranquille. Je n’arrive pas à
supporter les manœuvres politiques sans fin comme tu le fais. J’ai besoin de
bien plus que des mots !
— Tu es simplement en train d’essayer de te réfréner – tu as essayé de
chasser cette soif de sang, mais tu ne l’as remplacée par rien d’autre. Va
faire ce que j’ordonne, puis reviens et nous pourrons en reparler.
Dalinar s’arrêta à côté de son frère, puis avança d’un pas décidé dans son
ombre. Rappelle-toi ceci. Rappelle-toi que tu le sers. Il ne reviendrait
jamais à cet endroit qui avait failli le pousser à attaquer cet homme.
— Quand est-ce que je pars pour la Faille ? questionna Dalinar.
— Tu n’y vas pas.
— Mais tu viens de me dire…
— Je t’envoie au combat, mais pas contre la Faille. Notre royaume est
menacé depuis l’étranger. Il y a en Herdaz une nouvelle dynastie dont nous
devrions nous inquiéter ; une maison reshie y a acquis un grand pouvoir. Et
les Védènes attaquent Alethkar au sud-ouest. Ils affirment que ce sont des
bandits, mais ils sont trop bien organisés. C’est une mise à l’épreuve pour
voir comment nous réagissons.
Dalinar hocha lentement la tête.
— Tu veux que je me batte à nos frontières. Pour rappeler à tout le
monde que nous sommes toujours capables d’employer l’épée.
— Exactement. C’est une période dangereuse pour nous, mon frère. Les
hauts-princes s’interrogent. Un Alethkar unifié vaut-il le mal qu’on se
donnera ? Pourquoi s’incliner devant un roi ? Tanalan est la manifestation
de leurs questions, mais il a pris grand soin de ne pas tomber dans la
rébellion ouverte. Si tu l’attaques, les autres hauts-princes pourraient s’unir
derrière les insurgés. Nous risquerions de briser le royaume et de devoir
tout recommencer.
» Je ne le tolérerai pas. J’aurai un Alethkar unifié. Même si je dois
frapper les hauts-princes assez fort pour les obliger à fusionner sous l’effet
de la chaleur. Il faut qu’ils s’en souviennent. Rends-toi d’abord en Herdaz,
puis à Jah Keved. Rappelle à tous pourquoi ils te craignent.
Gavilar soutint le regard de Dalinar. Non… il n’était pas faible. Il pensait
comme un roi à présent. Il réfléchissait sur le long terme, mais Gavilar
Kholin était aussi déterminé qu’il l’avait jamais été.
— Ce sera chose faite, affirma Dalinar.
Bourrasques, cette journée avait été une tempête d’émotions. Dalinar se
dirigea vers la porte. Il voulait revoir l’enfant.
— Mon frère ? lui lança Gavilar.
Dalinar se retourna ; le roi était baigné par la lumière sanglante d’un feu
touchant à sa fin.
— Les mots sont importants. Beaucoup plus que tu ne veux bien le
croire.
— Peut-être, répondit Dalinar. Mais s’ils étaient tout-puissants, tu
n’aurais pas besoin de mon épée, n’est-ce pas ?
— Peut-être. Je n’arrive pas à chasser l’impression que les mots
suffiraient bel et bien, si je savais seulement quels sont ceux qu’il faut
prononcer.
Nous vous ordonnons également de ne pas revenir à Obrodai. Nous avons conquis
ce monde, et un nouvel avatar de notre existence commence à s’y manifester.
Elle est encore jeune, et – à titre de précaution – il lui a été instillé une intense et
irrépressible antipathie à votre égard.

Aux yeux de Dalinar, voler faisait à peu près le même effet que se trouver
à bord d’un navire sur l’océan.
Il y avait quelque chose de profondément déroutant dans le fait de se
trouver en mer, soumis aux vents et aux courants. Les hommes ne
contrôlaient pas les vagues, ils partaient simplement en priant pour que
l’océan ne décide pas de les engloutir.
D’un autre côté, cette manière de voyager était profondément contre
nature. Les vents les ballottaient et, si l’on ne bougeait pas les mains ou ne
cambrait pas le dos comme il fallait, on se retrouvait projeté dans la
mauvaise direction. Kaladin devait faire des allées et venues constantes
pour rectifier la position de ceux que le vent déviait de leur trajectoire. Et si
l’on baissait les yeux, et que l’on prenait le temps de réfléchir à la hauteur à
laquelle on se trouvait…
Eh bien, Dalinar n’avait rien d’un homme timoré, mais il était content
malgré tout de tenir la main de Navani dans la sienne.
De l’autre côté par rapport à lui volait Elhokar, et au-delà se trouvaient
Kadash et une jolie jeune ardente qui était l’une des érudites de Navani.
Tous les cinq étaient escortés par Kaladin et dix de ses écuyers. Les
Marchevents s’entraînaient avec régularité depuis trois semaines à présent,
et Kaladin avait enfin accepté – après avoir entraîné des groupes de soldats
à voler entre ici et les camps de guerre – de gratifier Dalinar et le roi d’un
trajet similaire.
C’est bel et bien comme se trouver à bord d’un navire, songea Dalinar.
Quel effet est-ce que ça ferait de se trouver à cette hauteur lors d’une
tempête majeure ? C’était ainsi que Kaladin comptait faire parvenir l’équipe
d’Elhokar jusqu’à Kholinar : en les faisant voler sur le front d’une tempête,
de sorte que sa Fulgiflamme y soit constamment renouvelée.
Vous pensez à moi, déclara le Père-des-tempêtes. Je le sens.
— Je pense à la façon dont vous traitez les navires, chuchota Dalinar,
dont la voix physique se perdit au milieu des vents – mais le sens de ses
mots porta, sans aucune entrave, jusqu’au Père-des-tempêtes.
Les hommes ne devraient pas se trouver sur les eaux lors d’une tempête,
répliqua-t-il. Les hommes n’appartiennent pas aux vagues.
— Et le ciel ? Les hommes appartiennent-ils au ciel ?
Certains, oui. Il avait prononcé ces mots à contrecœur.
Dalinar ne pouvait qu’imaginer comme il devait être effroyable d’être un
marin en mer lors d’une tempête. Il n’avait effectué que de courts trajets
près de la côte en bateau.
Non, un instant, songea-t-il. Il y en a eu un, bien sûr. Un voyage vers la
Vallée…
Il se rappelait à peine ce trajet, et ne pouvait en accuser uniquement la
Veillenuit.
Le capitaine Kaladin s’approcha d’un élan majestueux. Il était le seul qui
semble réellement contrôler le vol. Même ses hommes volaient davantage
comme des rochers lâchés du ciel que comme des anguilles célestes. Ils ne
possédaient pas sa finesse, sa maîtrise. Bien que les autres puissent
intervenir si quelque chose tournait mal, Kaladin avait été le seul à fixer des
Attaches sur Dalinar et les autres. Il disait vouloir s’entraîner pour le futur
vol vers Kholinar.
Kaladin toucha Elhokar, et la vitesse du roi décrut alors. Kaladin remonta
ensuite la rangée, ralentissant chacun des hommes à son tour. Il les fit
ensuite remonter de sorte qu’ils se trouvent assez proches pour parler. Ses
soldats s’arrêtèrent et flottèrent non loin de là.
— Qu’y a-t-il ? l’interrogea Dalinar, s’efforçant d’ignorer qu’il flottait à
des dizaines de mètres d’altitude.
— Rien du tout, dit Kaladin, avant de tendre le doigt.
Avec le vent dans les yeux, Dalinar n’avait pas repéré les camps de
guerre : dix cercles pareils à des cratères le long de la bordure nord-ouest
des Plaines Brisées. Vus d’ici, il apparaissait clairement qu’il s’était
autrefois agi de dômes. La façon dont leurs murs s’incurvaient comme des
mains en coupe en témoignait.
Deux des camps étaient toujours entièrement peuplés, et Sebarial avait
déployé des soldats pour s’approprier la forêt toute proche. Le propre camp
de guerre de Dalinar était moins dense, mais il conservait quelques sections
de soldats et quelques ouvriers.
— Nous arrivons si vite ! s’exclama Navani.
Le vent avait dérangé ses cheveux, dont une grande partie s’était
échappée de sa natte soigneuse. Elhokar ne s’en sortait guère mieux – les
siens se déployaient autour de son visage comme des sourcils thaylènes
cirés. Les deux ardents, qui étaient chauves, n’avaient bien sûr pas ce genre
de souci.
— Très vite, en effet, fit Elhokar en remettant quelques boutons de son
uniforme. C’est de très bon augure pour notre mission.
— Oui, confirma Kaladin. Je veux faire d’autres essais à l’avant d’une
tempête.
Il prit le roi par l’épaule, et Elhokar se mit à dériver vers le bas.
Kaladin les fit descendre chacun son tour et, lorsque ses pieds touchèrent
de nouveau la pierre, Dalinar poussa un soupir de soulagement. Ils ne se
trouvaient qu’à un plateau du camp de guerre, où un soldat de garde leur fit
signe à gestes impatients et exagérés. Quelques minutes plus tard, une
troupe de soldats de Kholin les entourait.
— Nous allons vous escorter à l’intérieur des murs, clarissime, déclara
leur capitaine, la main sur le pommeau de son épée. Les têtes de coques
sont toujours actifs dans le coin.
— Ont-ils attaqué si près des camps ? s’enquit Elhokar, surpris.
— Non, Majesté, mais ça ne signifie pas pour autant qu’ils ne vont pas le
faire.
Dalinar était bien moins inquiet, mais il ne dit rien tandis que les soldats
le conduisaient, ainsi que les autres, à l’intérieur du camp de guerre où la
clarissime Jasalai – la femme grande et majestueuse que Dalinar avait
nommée responsable du camp – vint à leur rencontre pour les accompagner.
Après avoir passé tout ce temps dans les couloirs étranges d’Urithiru, il
était reposant de traverser cet endroit – qui avait été le foyer de Dalinar
pendant cinq ans. C’était en partie lié au fait de trouver le camp de guerre
quasiment intact – il avait très bien résisté à la Tempête Éternelle. La
plupart des bâtiments étaient des abris fortifiés en pierre, et la bordure ouest
de l’ancien dôme avait fourni un brise-vent efficace.
— Ma seule inquiétude, dit-il à Jasalai après une brève visite, concerne la
logistique. Ça représente une longue marche à partir de Narak et de la Porte
du Pacte. Je crains qu’en divisant nos forces entre Narak, ici et Urithiru,
nous n’augmentions notre vulnérabilité face à une attaque.
— C’est vrai, clarissime, répondit-elle. Je ne cherche qu’à vous fournir
différentes options.
Malheureusement, ils auraient sans doute besoin de cet endroit pour des
cultures, sans parler du bois de charpente. Les courses au pont pour se
procurer des cœurs-de-gemme ne pouvaient entretenir éternellement la
population de la cité, surtout dans la mesure où Shallan avait estimé qu’ils
avaient dû éliminer presque tous les démons des gouffres à force de les
chasser.
Dalinar se tourna vers Navani. Elle pensait qu’ils devaient fonder ici un
nouveau royaume, dans les Plaines Brisées et autour. Faire venir des
fermiers, mettre à la retraite les soldats les plus âgés, commencer la
production à une échelle bien plus grande qu’ils ne l’avaient fait jusqu’à
présent.
D’autres étaient en désaccord. Il y avait une raison si les collines
Inconquises étaient en grande partie désertes. La vie serait rude ici – les
boutons-de-roche y poussaient plus petits, les cultures seraient moins
abondantes. Et fonder un nouveau royaume pendant une Désolation ?
Mieux valait protéger ce dont ils disposaient. Alethkar pouvait sans doute
nourrir Urithiru – mais à condition que Kaladin et Elhokar reprennent la
capitale.
Leur visite se termina par un repas dans l’abri fortifié de Dalinar, dans
son ancien salon, qui semblait nu à présent que la majeure partie des
meubles et des tapis avait été emportée à Urithiru.
Après le repas, il se tint debout près de la fenêtre, éprouvant la curieuse
impression de ne pas être à sa place. Il avait quitté son camp de guerre à
peine dix semaines plus tôt, mais l’endroit, quoi qu’il lui soit encore
profondément familier, ne lui appartenait plus.
Derrière lui, Navani et sa scribe mangeaient des fruits en discutant tout
bas de croquis effectués par Navani.
— Oh, mais je crois que les autres doivent faire cette expérience,
clarissime ! déclara la scribe. Le vol était remarquable. À quelle vitesse
pensez-vous que nous allions ? Je crois que nous avons peut-être atteint une
vitesse qu’aucun humain n’a connue depuis la Félonie. Réfléchissez-y,
Navani ! Nous devions bien aller plus vite que le plus rapide des chevaux
ou des navires.
— Concentrez-vous, Rushu, lui ordonna Navani. Mon croquis.
— Je ne crois pas que les calculs soient exacts, clarissime. Non, cette
voile ne tiendra jamais.
— Ce n’est pas censé être parfaitement exact, précisa Navani. Ce n’est
qu’un concept. Ma question est de savoir si ça peut fonctionner.
— Il nous faudra le renforcer davantage. Oui, le renforcer, sans aucun
doute. Et le mécanisme de direction… ça nécessite encore du travail. Cela
dit, c’est très ingénieux, clarissime. Il faut que Falilar voie ça, il sera en
mesure de dire s’il est ou non possible de le construire.
Dalinar détourna le regard de la vitre et croisa celui de Navani. Elle
sourit. Elle affirmait toujours qu’elle n’était pas une érudite, mais une
marraine d’érudits. Que son rôle consistait à encourager et à guider les
véritables scientifiques. Toute personne voyant cet éclat dans son regard,
lorsqu’elle sortit une autre page pour dessiner son idée plus en détail,
comprendrait qu’elle faisait preuve d’une modestie exagérée.
Elle commença un autre croquis, puis s’arrêta et jeta un coup d’œil sur le
côté, où elle avait installé un échocalame. Le rubis clignotait.
Fen ! se dit Dalinar. La reine de Thaylenah avait demandé que Dalinar,
lors de la tempête majeure de ce matin, l’envoie dans la vision
d’Aharietiam, dont elle connaissait l’existence grâce aux comptes rendus
publiés des visions de Dalinar. À contrecœur, il l’y avait envoyée seule,
sans surveillance.
Ils avaient attendu qu’elle parle de l’événement, qu’elle dise quoi que ce
soit. Dans la matinée, elle n’avait pas répondu à leurs demandes de
conversation.
Navani prépara l’échocalame, puis le plaça de manière à ce qu’il écrive.
Il ne griffonna qu’un bref instant.
— C’était court, commenta Dalinar en s’approchant d’elle.
— Un seul mot, fit Navani, levant les yeux vers lui. Oui.
Dalinar laissa échapper un long soupir. Elle acceptait de se rendre à
Urithiru. Enfin !
— Dites-lui que nous allons lui envoyer un Radieux.
Il s’éloigna de la fenêtre et la regarda répondre. Dans son carnet de
croquis, il aperçut une sorte d’invention évoquant un navire, mais avec la
voile sur le dessous. Qu’était-ce donc là ?
Puisque Fen semblait satisfaite de conclure ici la conversation, et que
Navani avait repris sa discussion sur l’ingénierie, Dalinar quitta
discrètement la pièce. Il traversa son abri, qui semblait vide. Comme la
peau d’un fruit dont on aurait évidé la pulpe. Il n’y avait ni serviteurs qui
allaient et venaient, ni soldats. Kaladin et ses hommes avaient disparu
quelque part, et Kadash devait se trouver au monastère du camp. Il avait
affiché une certaine impatience de s’y rendre, et Dalinar s’était réjoui qu’il
accepte de voler avec Kaladin.
Ils n’avaient guère parlé depuis leur confrontation dans la salle
d’entraînement. Enfin, peut-être le fait de constater par lui-même le pouvoir
des Marchevents améliorerait-il l’opinion que Kadash avait des Radieux.
Dalinar fut surpris (et ravi, en réalité) de découvrir que l’on n’avait pas
posté de gardes à la porte arrière de l’abri fortifié. Il se faufila seul dehors
pour se diriger vers le monastère du camp de guerre. Il ne cherchait pas
Kadash – il avait un autre objectif.
Il atteignit bientôt le monastère, qui possédait la même apparence que le
reste du camp : une série de bâtiments construits avec le même aspect lisse
et arrondi. Façonné à partir de l’air par les Spiricantes aléthis. Cet endroit
possédait plusieurs petits bâtiments construits à la main à l’aide de pierre
taillée, mais ils ressemblaient davantage à des abris fortifiés qu’à des lieux
de culte. Dalinar voulait que son peuple n’oublie jamais qu’ils se trouvaient
en guerre.
Il traversa le complexe sans se presser et découvrit qu’en l’absence de
guide, il ne savait pas se repérer parmi tous ces édifices presque identiques.
Il s’arrêta dans une cour située entre des bâtiments. L’air possédait une
odeur de pierre humide laissée par la tempête majeure, et un joli groupe de
sculptures en schiste-écorce se dressait sur sa droite, possédant la forme de
piles d’assiettes plates. Seul le bruit de l’eau tombant goutte à goutte des
avant-toits des bâtiments rompait le silence.
Bourrasques ! Il aurait dû se repérer dans son propre monastère, non ?
Combien de fois es-tu réellement venu ici, pendant toutes ces années
passées dans les camps de guerre ? Il avait eu l’intention de s’y rendre plus
souvent, et de parler aux ardents du dévotaire qu’il avait choisi. Il avait
toujours quelque chose de plus urgent à faire et, par ailleurs, les ardents lui
répétaient souvent qu’il n’était pas obligé de venir. Ils avaient prié et brûlé
des charmes glyphiques en son nom – c’était pour cette raison que les
clarissimes possédaient des ardents.
Même aux jours les plus sombres de la guerre, ils l’avaient assuré qu’en
suivant sa Vocation – en menant ses armées –, il servait le Tout-Puissant.
Dalinar se voûta pour entrer dans un bâtiment qu’on avait divisé en de
nombreuses petites pièces pour les prières. Il remonta un couloir jusqu’à
franchir une porte pare-tempête donnant accès à l’atrium, où flottait
toujours une légère odeur d’encens. Il semblait insensé que les ardents
soient en colère contre lui maintenant, après l’avoir formé sa vie entière à
faire ce qu’il souhaitait. Mais il avait perturbé l’équilibre. Il avait fait
tanguer le navire.
Il avançait au milieu de braseros remplis de cendre humide. Tout le
monde aimait le système actuel. Les pâles-iris pouvaient vivre sans fardeau
ni culpabilité, avec la certitude constante d’être des manifestations actives
de la volonté divine. Les sombres-iris étaient formés gratuitement à une
multitude de compétences. Les ardents pouvaient mener des vies
d’indolence – mais que pouvaient faire d’autre les familles pâles-iris
importantes avec des enfants dépourvus de motivation ?
Un bruit attira son attention ; il quitta la cour et regarda à l’intérieur d’un
couloir obscur. De la lumière s’échappait d’une pièce à l’autre bout, et
Dalinar ne s’étonna pas d’y trouver Kadash. L’ardent était en train de tirer
des livres et des cahiers d’un coffre-fort mural pour les placer dans un sac
sur le sol. Sur un bureau tout proche, un échocalame griffonnait.
Dalinar entra dans la pièce. L’ardent balafré sursauta, puis se détendit
quand il vit qu’il s’agissait de Dalinar.
— Faut-il vraiment que nous ayons cette conversation une fois de plus,
Dalinar ? lança-t-il en se remettant à empaqueter ses affaires.
— Non, répondit Dalinar. En réalité, ce n’est pas vous que je viens voir.
Je cherche un homme qui a vécu ici. Un fou qui affirmait être l’un des
Hérauts.
Kadash pencha la tête sur le côté.
— Ah, oui. Celui qui avait une Lame d’Éclat ?
— Nous savons où se trouvent tous les autres patients du monastère, à
l’abri d’Urithiru, mais lui a curieusement disparu. J’espérais voir si sa
chambre offrait le moindre indice quant à ce qu’il est devenu.
Kadash le regarda, jaugeant sa sincérité. Puis l’ardent soupira et se leva.
— C’est un dévotaire différent du mien, dit-il, mais j’ai ici des registres
d’occupation. Je devrais pouvoir vous apprendre dans quelle chambre il se
trouvait.
— Merci.
Kadash passa en revue une pile de cahiers.
— Bâtiment shash, annonça-t-il enfin en montrant distraitement un point
par la fenêtre. Celui-là, juste là-bas. Chambre trente-sept. Insah dirigeait
l’établissement, ses registres donneront sans doute des détails quant au
traitement reçu par le fou. Si elle a quitté le camp de guerre de la même
manière que moi, elle aura laissé la majeure partie de ses papiers derrière
elle.
Il désigna le coffre et son sac.
— Merci, répondit Dalinar, qui fit mine de repartir.
— Vous… pensez que le fou était réellement un Héraut, n’est-ce pas ?
— Je crois que c’est probable.
— Il parlait avec un accent rural aléthi, Dalinar.
— Et il paraissait makabaki, répliqua celui-ci. Ce détail seul est singulier,
ne trouvez-vous pas ?
— Les familles d’immigrants ne sont pas chose si rare.
— Même celles qui possèdent des Lames d’Éclat ?
Kadash haussa les épaules.
— Admettons que je parvienne réellement à trouver l’un des Hérauts,
reprit Dalinar. Admettons que nous puissions confirmer son identité et que
vous acceptiez cette preuve. Le croiriez-vous s’il vous racontait les mêmes
choses que moi ?
Kadash soupira.
— Si le Tout-Puissant était mort, Kadash, vous voudriez tout de même
bien le savoir, reprit Dalinar en entrant dans la pièce. Osez m’affirmer le
contraire.
— Vous savez ce que ça signifierait ? Qu’il n’existe pas de base
spirituelle à votre autorité.
— Je sais.
— Et les choses que vous avez faites en conquérant Alethkar ? poursuivit
Kadash. Pas de mandat divin, Dalinar. Tout le monde accepte ce que vous
avez fait parce que vos victoires étaient la preuve de la faveur du Tout-
Puissant. Sans lui… qu’êtes-vous donc ?
— Dites-moi, Kadash. Préférez-vous vraiment ne pas savoir ?
Kadash regarda l’échocalame, qui avait cessé d’écrire. Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien, Dalinar. Ce serait en tout cas bien plus facile.
— N’est-ce pas là tout le problème ? Qu’est-ce que tout ça a jamais exigé
d’hommes comme moi ? De n’importe lequel d’entre nous ?
— D’être ce que vous êtes.
— C’est un cercle vicieux, dit Dalinar. Vous étiez un bretteur, Kadash.
Auriez-vous progressé sans adversaires à affronter ? Seriez-vous devenu
plus fort sans poids à soulever ? Eh bien, dans le vorinisme, nous avons
passé des siècles à éviter les adversaires et les poids.
Kadash lança un nouveau coup d’œil vers l’échocalame.
— De quoi s’agit-il ? questionna Dalinar.
— J’ai laissé la plupart de mes échocalames derrière moi, lui dit Kadash,
quand nous vous avons accompagné vers le centre des Plaines Brisées. Je
n’ai pris que l’échocalame relié à un relais des ardents à Kholinar. Je
pensais que ça suffirait, mais il ne fonctionne plus. Je me suis vu contraint
d’utiliser des intermédiaires à Tashikk.
Kadash prit une boîte sur le bureau et l’ouvrit. Elle contenait cinq autres
échocalames dont les rubis clignotaient, indiquant que quelqu’un cherchait
à le contacter.
— Ce sont des liaisons avec les chefs du vorinisme à Jah Keved, Herdaz,
Kharbranth, Thaylenah et la Nouvelle-Natanan, déclara Kadash en les
comptant. Ils avaient une réunion via échocalame aujourd’hui, afin de
débattre de la nature de la Désolation et de la Tempête Éternelle. Et peut-
être aussi de vous. Je les ai informés que j’allais récupérer mes propres
échocalames aujourd’hui. Apparemment, leur réunion les a tous rendus très
impatients de me questionner davantage.
Il laissa le silence planer entre eux, mesuré par les cinq lumières
clignotantes.
— À quoi correspond celui qui est en train d’écrire ? s’enquit Dalinar.
— Une ligne vers le Palanée et les dirigeants des recherches vorines qui
se trouvent là-bas. Ils travaillent sur le Chant de l’Aube en utilisant les
indices que la clarissime Navani leur a fournis grâce à vos visions. Ce qu’ils
m’ont envoyé, ce sont des passages pertinents des traductions en cours.
— Des preuves, dit Dalinar. Vous vouliez des preuves solides que ce que
j’ai vu est réel. (Il s’avança pour saisir Kadash par les épaules.) Vous
attendiez d’avoir d’abord reçu la réponse de ce calame avant d’écrire aux
chefs du vorinisme ?
— Je voulais tous les faits disponibles.
— Donc vous savez que les visions sont réelles !
— J’ai accepté depuis longtemps que vous n’étiez pas fou. Ces jours-ci,
la question est plutôt de savoir qui peut vous avoir influencé.
— Pourquoi les Néantifères m’enverraient-ils ces visions ? s’exclama
Dalinar. Pourquoi nous accorderaient-ils de grands pouvoirs, comme celui
qui nous a permis de voler jusqu’ici ? Ce n’est pas rationnel, Kadash.
— Ce que vous dites au sujet du Tout-Puissant ne l’est pas davantage. (Il
leva la main pour interrompre Dalinar.) Je refuse d’avoir à nouveau cette
dispute. Vous m’aviez demandé des preuves que nous nous conformions
aux préceptes du Tout-Puissant, n’est-ce pas ?
— Tout ce que j’ai demandé, et tout ce que je voulais, c’était la vérité.
— Nous l’avons déjà. Je vais vous montrer.
— Je suis impatient de voir ça, déclara Dalinar en se dirigeant vers la
porte. Cela dit, Kadash ? D’après ma douloureuse expérience, la vérité est
peut-être simple, mais elle est rarement facile.
Dalinar se dirigea deux bâtiments plus loin et compta les chambres.
Bourrasques, cet endroit lui faisait l’effet d’une prison. La plupart des
portes étaient ouvertes, dévoilant au-delà des pièces uniformes : chacune
possédait une minuscule fenêtre, une planche en guise de lit et une épaisse
porte en bois. Les ardents savaient ce qui valait mieux pour les malades (ils
avaient accès aux dernières recherches mondiales dans tous les domaines)
mais était-il réellement nécessaire d’enfermer ainsi les fous ?
La numéro trente-sept était toujours verrouillée. Dalinar secoua la porte,
puis y jeta son épaule. Bourrasques, qu’elle était épaisse. Sans réfléchir, il
tendit la main sur le côté et tenta d’invoquer sa Lame d’Éclat. Rien ne se
produisit.
Que faites-vous ? demanda le Père-des-tempêtes.
— Désolé, s’excusa Dalinar en secouant la main. L’habitude.
Il s’accroupit pour tenter de jeter un coup d’œil sous la porte, puis appela,
soudain horrifié à l’idée qu’ils aient peut-être simplement laissé l’homme à
l’intérieur pour qu’il y meure de faim. Ça ne pouvait pas s’être produit,
n’est-ce pas ?
— Mes pouvoirs, dit Dalinar en se levant. Puis-je les utiliser ?
Lier des choses ? demanda le Père-des-tempêtes. Comment est-ce que ça
ouvrirait une porte ? Vous êtes un Forgelien ; vous rassemblez les choses,
vous ne les divisez pas.
— Et mon autre Flux ? suggéra Dalinar. Le Radieux de la vision faisait
onduler et se déformer la pierre.
Vous n’êtes pas prêt. Par ailleurs, ce Flux n’est pas le même pour vous
que pour un Gardepierre.
Eh bien, d’après ce que Dalinar voyait sous la porte, il semblait y avoir
de la lumière dans cette pièce. Peut-être possédait-elle une fenêtre vers
l’extérieur qu’il puisse utiliser.
En sortant, il farfouilla dans les salles des ardents jusqu’à tomber sur un
bureau pareil à celui de Kadash. Il ne trouva pas de clés, mais il restait de
l’encre et des plumes sur le bureau. Ils étaient partis en toute hâte, et il y
avait donc de bonnes chances pour que le coffre mural contienne des
documents – mais, bien entendu, Dalinar ne parvint pas à l’ouvrir.
Bourrasques ! Ça lui manquait de ne plus avoir de Lame d’Éclat.
Il contourna le bâtiment pour aller inspecter la fenêtre, puis se sentit
aussitôt très bête d’avoir passé autant de temps à essayer de franchir la
porte. Quelqu’un d’autre avait déjà taillé un trou dans le mur, depuis
l’extérieur, en tranchant à coups nets et distincts de Lame d’Éclat.
Dalinar entra en se frayant un chemin autour des vestiges brisés du mur,
qui était tombé au-dedans – confirmant que le Porte-Éclat avait taillé depuis
l’extérieur. Il ne trouva pas de fou. Les ardents avaient dû voir ce trou et
poursuivre leur évacuation. Les nouvelles relatives à ce trou étrange
n’avaient pas dû remonter jusqu’à leurs chefs.
Il ne trouva rien qui lui apprenne où le Héraut était parti, mais au moins
savait-il qu’un Porte-Éclat était impliqué. Quelqu’un de puissant avait
voulu entrer dans cette pièce, ce qui apportait encore plus de poids aux
affirmations du fou lorsqu’il disait être un Héraut.
Dans ce cas, qui l’avait emmené ? À moins qu’on ne lui ait fait quelque
chose ? Qu’arrivait-il au corps d’un Héraut lorsqu’il mourait ? Quelqu’un
pouvait-il être arrivé à la même conclusion que Jasnah ?
Alors qu’il s’apprêtait à partir, Dalinar aperçut un petit objet par terre,
près du lit. Il s’agenouilla, chassa un crémillon et le ramassa. Il s’agissait
d’une fléchette verte, entourée d’une ficelle jaune. Il fronça les sourcils et la
tourna entre ses doigts. Puis il leva les yeux lorsqu’il entendit au loin
quelqu’un crier son nom.
Il trouva Kaladin dans la cour du monastère, en train de l’appeler. Dalinar
approcha, puis lui tendit la petite fléchette.
— Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable, capitaine ?
Kaladin fit signe que non. Il renifla l’extrémité, puis haussa les sourcils.
— La pointe est enduite de poison. Un dérivé de la vénèbre.
— Vous en êtes sûr ? questionna Dalinar en reprenant la fléchette.
— Totalement. Où l’avez-vous trouvée ?
— Dans la chambre où logeait le Héraut.
Kaladin répondit par un grognement.
— Il vous faut encore du temps pour vos recherches ?
— Pas beaucoup, déclara Dalinar. Toutefois, ça me serait utile que vous
invoquiez votre Lame d’Éclat…
Peu de temps après, Dalinar remit à Navani les documents qu’il avait pris
dans le coffre de l’ardent. Il laissa tomber la fléchette dans une bourse qu’il
lui tendit également, non sans la mettre en garde contre sa pointe
empoisonnée.
Un par un, Kaladin les envoya dans le ciel, où ses hommes de pont les
rattrapèrent et utilisèrent la Fulgiflamme pour les stabiliser. Dalinar fut le
dernier et, lorsque Kaladin tendit la main vers lui, il prit le capitaine par le
bras.
— Vous voulez vous entraîner à voler à l’avant d’une tempête. Pourriez-
vous atteindre Thaylenah ?
— Sans doute, affirma Kaladin. Si je me fixe vers le sud aussi vite que je
peux avancer.
— Allez-y, dans ce cas, lui ordonna Dalinar. Emmenez quelqu’un avec
vous pour essayer de faire voler une autre personne devant la tempête, si
vous le souhaitez, mais allez jusqu’à Thaylenahville. La reine Fen est
disposée à nous rejoindre, et je veux que cette Porte du Pacte soit active. Le
monde a changé sous nos yeux, capitaine. Les dieux et les Hérauts sont en
guerre, et nous étions trop concentrés sur nos petits problèmes pour nous en
rendre compte.
— J’irai lors de la prochaine tempête majeure, promit Kaladin, avant
d’envoyer Dalinar dans les airs.
Nous n’en dirons pas plus pour l’instant. Si vous en souhaitez davantage, allez
chercher ces eaux en personne et triomphez des épreuves que nous avons
imaginées.
Alors seulement vous gagnerez notre respect.

Les parshes de la nouvelle équipe de traîneau de Moash ne l’appréciaient


guère. Ça ne le dérangeait pas. Ces temps-ci, il ne s’aimait pas beaucoup
non plus.
Il n’attendait pas leur admiration, et n’en avait pas besoin. Il savait quel
effet ça faisait d’être abattu, méprisé. Lorsqu’on avait été traité comme il
l’avait été, on ne faisait pas confiance à quelqu’un comme Moash. On se
demandait ce que lui essayait d’obtenir de vous.
Après quelques jours passés à tirer leur traîneau, le paysage se mit à
changer. Les vastes plaines cédèrent la place à des collines cultivées. Ils
dépassèrent de grands remparts de crémon : des arêtes de pierre artificielles
construites en plantant de robustes barricades de bois destinées à recueillir
le crémon pendant les tempêtes. Le crémon durcissait, s’accumulant pour
former un monticule du côté des tempêtes. Au bout de quelques années, on
surélevait le dessus de la barricade.
Il fallait des générations pour que l’ensemble atteigne une taille utile,
mais ici, autour des centres les plus anciens et les plus peuplés d’Alethkar,
ils étaient chose courante. Ces monticules évoquaient des vagues de pierre
gelée, raides et droites du côté ouest, lisses et en pente de l’autre côté. Dans
leur ombre, de vastes vergers se déployaient par rangées, et la plupart des
arbres étaient cultivés de manière à ne pas pousser plus haut que la taille
d’un homme.
Le côté ouest de ces vergers était hérissé d’arbres brisés. Il faudrait
également ériger des barrières à l’ouest, désormais.
Il s’attendait à ce que les Fusionnés brûlent les vergers, mais ils n’en
firent rien. Lors d’une pause destinée à se désaltérer, Moash étudia l’une
d’entre eux – une femme de haute taille qui flottait à une dizaine de mètres
dans les airs, les orteils tournés vers le sol. Son visage était plus anguleux
que celui des parshes. Elle ressemblait à un sprène, ainsi suspendue,
impression accentuée par ses amples vêtements.
Moash se laissa aller en arrière contre son traîneau et but une gorgée de
son outre. Non loin de là, une contremaître le surveillait ainsi que les
parshes de son équipe. Elle était nouvelle, destinée à remplacer celui qu’il
avait cogné. Plusieurs autres Fusionnés passèrent à cheval, faisant trotter les
bêtes avec une évidente familiarité.
Cette variété ne vole pas, songea-t-il. Ils peuvent invoquer cette sombre
lumière autour d’eux, mais ça ne leur fournit pas d’Attaches. Quelque
chose d’autre. Il lança un coup d’œil vers la plus proche de lui, celle qui
volait. Mais ce type-là ne marche presque jamais. Ils sont semblables à
celui qui m’a capturé.
Kaladin ne serait pas parvenu à rester en l’air aussi longtemps que le
faisaient ceux-là. Il serait tombé à court de Fulgiflamme.
Elle étudie ces vergers, se dit Moash. Elle paraît impressionnée.
Elle se tourna et s’éleva dans les airs, avec ses vêtements longs qui
ondulaient derrière elle. Ces robes trop amples auraient été peu pratiques
pour toute autre personne mais, pour une créature qui volait presque
toujours, l’effet était hypnotique.
— Les choses n’étaient pas censées se passer comme ça, déclara Moash.
Près de lui, l’un des parshes de son équipe émit un grognement.
— Ne m’en parlez pas, humain.
Moash lança un coup d’œil furtif vers l’homme, qui s’était assis à
l’ombre de leur traîneau chargé de bois. Le parshe était grand, avec des
mains calleuses, et une peau essentiellement noire, marbrée de lignes
rouges. Les autres l’avaient appelé « Sah », un nom de sombre-iris aléthi
très simple.
Du menton, Moash désigna les Néantifères.
— Ils étaient censés avancer inexorablement, tout détruire sur leur
passage. Ils sont littéralement des incarnations de la destruction.
— Et alors ?
— Alors celle-là, repartit Moash en désignant la Néantifère volante, se
réjouit de trouver ces vergers ici. Ils n’ont brûlé que quelques villes. Ils
semblent décidés à conserver Revolar, à s’en occuper. (Moash secoua la
tête.) C’était censé être une apocalypse, mais on ne cultive pas une
apocalypse.
Sah grogna de nouveau. Il ne semblait pas en savoir davantage que
Moash sur tout ça, mais pourquoi aurait-ce été le cas ? Il avait grandi dans
une communauté rurale d’Alethkar. Tout ce qu’il savait sur l’histoire et la
religion, il devait l’avoir entendu à travers le filtre de la perspective
humaine.
— Vous ne devriez pas parler des Fusionnés avec une telle désinvolture,
humain, déclara Sah en se levant. Ils sont dangereux.
— Ça, je n’en sais rien, déclara Moash tandis que deux autres passaient
au-dessus de leur tête. Celle que j’ai tuée ne m’a pas donné beaucoup de
mal, mais je crois qu’elle ne s’attendait pas à ce que je sois en mesure de
riposter.
Il tendit son outre à la contremaître lorsqu’elle vint les rechercher, puis il
lança un coup d’œil à Sah, qui le regardait fixement, la mâchoire pendante.
Je n’aurais sans doute pas dû préciser que j’ai tué un de leurs dieux,
songea Moash en regagnant sa place dans la rangée – la dernière, la plus
proche du traîneau, de sorte qu’il regardait fixement un parshe en sueur
toute la journée.
Ils se remirent en marche, et Moash s’attendit à une nouvelle longue
journée de travail. Ces vergers lui apprenaient que Kholinar elle-même se
trouvait à un peu plus d’une journée de marche tranquille. Il imaginait que
les Néantifères les presseraient d’avancer beaucoup plus vite pour atteindre
la capitale avant la tombée de la nuit.
Il fut donc surpris lorsque l’armée dévia de l’itinéraire direct. Ils
zigzaguèrent entre des collines jusqu’à atteindre une ville, l’un des
nombreux faubourgs de Kholinar. Il ne se rappelait pas son nom. La taverne
était agréable, et accueillante pour les caravaniers.
De toute évidence, d’autres armées de Néantifères traversaient Alethkar ;
ils avaient manifestement conquis cette ville des jours (si ce n’est des
semaines) auparavant. Des parshes y patrouillaient, et les seuls humains
qu’ils voyaient travaillaient déjà dans les champs.
Lorsque l’armée arriva, les Néantifères surprirent de nouveau Moash en
sélectionnant plusieurs des tireurs de chariot pour les libérer. C’étaient les
plus faibles, ceux qui s’en étaient le plus mal sortis sur la route. Les
contremaîtres les renvoyèrent vers Kholinar, qui était encore trop loin pour
qu’ils la distinguent.
Ils essaient de surcharger la cité de réfugiés, songea Moash. Ceux qui ne
sont plus en état de travailler ni de se battre.
Le corps principal de l’armée s’installa dans les grands abris antitempêtes
de ce faubourg. Ils n’attaqueraient pas la ville immédiatement. Les
Néantifères allaient reposer leurs armées, se préparer, et assiéger la ville.
Dans sa jeunesse, il s’était demandé pourquoi il n’y avait pas de
faubourgs situés à moins d’une journée de marche de Kholinar. En réalité, il
n’y avait rien entre ici et ses murs, rien que des appartements vides – même
les collines y avaient été exploitées jusqu’à l’épuisement des siècles
auparavant. L’objectif lui apparaissait clairement désormais. Si l’on voulait
assiéger Kholinar, c’était l’emplacement le plus proche où placer son
armée. Vous ne pouviez pas camper dans l’ombre de la ville – la première
tempête aurait tôt fait de vous balayer.
Dans la ville, les traîneaux de fournitures furent séparés, certains envoyés
dans une rue (qui lui semblait sinistrement vide) tandis que le sien allait
dans une autre. Ils dépassèrent même la taverne qu’il appréciait, la Tour
déchue ; il aperçut le glyphe gravé dans la pierre du côté sous le vent.
Enfin, son équipe fut appelée à s’arrêter, et il lâcha la corde, étira ses
mains et poussa un soupir de soulagement. On les avait envoyés vers un
grand terrain ouvert près de plusieurs entrepôts, où les parshes étaient en
train de couper du bois.
Un dépôt ? se demanda-t-il, avant de se sentir très bête. Après avoir
traîné du bois jusqu’ici, à quoi d’autre s’attendait-il ?
Mais tout de même… un dépôt de bois. Comme ceux du camp de guerre.
Il éclata de rire.
— Ne soyez pas si jovial, humain, cracha l’un des contremaîtres. Vous
devez passer les prochaines semaines à travailler ici, à construire des engins
de siège. Quand l’attaque se produira, c’est vous qui serez à l’avant, à porter
une échelle en courant vers les murs infâmes de Kholinar.
Moash se mit à rire de plus belle. Le rire l’absorba, le secoua ; il ne
pouvait plus s’arrêter. Il rit sans interruption jusqu’à ce que, essoufflé et pris
de vertige, il s’étende sur le sol de pierre dure, des larmes ruisselant sur son
visage.

Nous avons enquêté sur cette femme, déclarait Mraize dans sa dernière
lettre à Shallan.

Ishnah a exagéré son importance à vos yeux. Elle était bel et bien
impliquée dans des missions d’espionnage pour la Maison Hamaradin,
comme elle vous l’a dit, mais elle n’était que l’assistante des véritables
espions.
Nous avons déterminé qu’il n’y a pas de risque à autoriser qu’elle vous
approche, mais vous ne devriez pas trop compter sur sa loyauté. Si vous
l’éliminez, nous vous aiderons à couvrir sa disparition, sur votre demande.
Mais nous n’avons pas d’objection à ce que vous la gardiez à votre service.

Avec un soupir, Shallan se laissa aller sur son siège, où elle patientait à
l’extérieur de la salle d’audience d’Elhokar. Elle avait trouvé ce papier, à sa
grande surprise, dans sa sacoche.
Son espoir selon lequel Ishnah possédait des informations utiles sur les
Sang-des-spectres tombait à l’eau. La lettre débordait de possessivité. Ils
« autorisaient » Ishnah à l’approcher ? Bourrasques, ils se comportaient
comme si elle leur appartenait déjà.
Elle secoua la tête, puis fouilla dans sa sacoche et en tira une petite
bourse de sphères. Toute personne qui l’aurait inspectée l’aurait trouvée
ordinaire – car elle ignorerait qu’elle l’avait transformée à l’aide d’une
illusion très simple. Bien qu’elle apparaisse violette, elle était blanche, en
réalité.
Ce n’était pas l’illusion qui était intéressante, mais la façon dont elle
l’alimentait. Elle s’était déjà entraînée à attacher une illusion à Motif, ou à
un endroit, mais il lui avait toujours fallu l’alimenter à l’aide de sa propre
Fulgiflamme. Celle-ci, en revanche, elle l’avait fixée à une sphère à
l’intérieur de la bourse.
Elle pouvait désormais passer quatre heures sans que l’illusion exige
qu’elle lui insuffle un supplément de Fulgiflamme. Il lui avait suffi de la
créer, puis de la fixer à la sphère. Lentement, la Flamme s’était vidée de la
marque de saphir – de la même manière qu’un fabrial vidait sa gemme. Elle
avait même laissé la bourse dans ses appartements alors qu’elle sortait, et
l’illusion était encore en place à son retour.
Tout avait commencé comme une expérience visant à déterminer
comment elle pouvait aider Dalinar à créer ses cartes améliorées du monde,
puis les lui laisser sans qu’il soit nécessaire qu’elle reste présente pendant la
réunion. Mais à présent, elle y voyait toutes sortes d’applications possibles.
La porte s’ouvrit, et elle laissa retomber la bourse dans sa sacoche. Un
maître-serviteur fit sortir quelques marchands hors de la présence du roi,
puis il s’inclina devant Shallan et lui fit signe d’entrer. Elle pénétra,
hésitante, dans la salle d’audience : une pièce remplie de meubles et
décorée d’un riche tapis bleu et vert. Des diamants brillaient dans les
lampes, et Elhokar avait ordonné que l’on peigne les murs pour masquer les
strates.
Le roi lui-même, vêtu d’un uniforme du bleu des Kholin, déroulait une
carte sur une grande table près du mur.
— Y en avait-il un autre, Helt ? demanda-t-il au maître-serviteur. Je
croyais en avoir fini pour la… (Il s’interrompit lorsqu’il se retourna.)
Clarissime Shallan ! Est-ce que vous attendiez là ? Vous auriez pu me voir
immédiatement !
— Je ne voulais pas vous déranger, répondit-elle en s’approchant de lui
tandis que le maître-serviteur préparait des rafraîchissements.
La carte posée sur la table représentait Kholinar, une vaste cité qui
semblait, à tous points de vue, aussi impressionnante que Védénar. Une pile
de papiers posée à côté semblait présenter les derniers comptes rendus des
échocalames de la ville, et une ardente ratatinée était assise à côté, prête à
lire pour le roi ou à prendre des notes à sa demande.
— Je crois que nous sommes pratiquement prêts, déclara Elhokar en
prenant note de son intérêt. Le retard a été presque insupportable, mais
nécessaire, j’en suis persuadé. Le capitaine Kaladin voulait s’entraîner à
faire voler d’autres personnes avant d’emmener mon éminente personne. Je
peux respecter ça.
— Il m’a demandé de voler avec lui au-dessus de la tempête jusqu’à
Thaylenahville, déclara Shallan, afin d’y ouvrir la Porte du Pacte. Il
s’inquiète exagérément de laisser tomber des gens – mais s’il me fait ça,
j’aurai moi-même de la Fulgiflamme, et je devrai survivre à la chute.
— Parfait, approuva Elhokar. Oui, une excellente solution. Mais vous
n’êtes pas venue parler de tout ça. Quelle est votre requête ?
— En fait, dit Shallan, pourrais-je vous parler un instant en privé,
Majesté ?
Il fronça les sourcils, mais ordonna ensuite à ses hommes de sortir dans
le couloir. Comme deux gardes du Pont Treize hésitaient, le roi montra
davantage de fermeté.
— C’est une Chevaleresse Radieuse, déclara-t-il. Que croyez-vous qu’il
m’arrivera ?
Ils sortirent à la file, les laissant tous deux à côté de la table d’Elhokar.
Shallan prit une profonde inspiration.
Puis changea de visage.
Non pas pour adopter celui de Voile ou de Radieuse – pas un de ses
secrets – mais plutôt une illusion d’Adolin. Elle était, malgré tout,
étonnamment mal à l’aise d’agir ainsi devant quelqu’un. Elle faisait
toujours croire à la plupart des gens qu’elle était une Outreporteuse, comme
Jasnah, pour leur cacher qu’elle était capable de se transformer en d’autres
personnes.
Elhokar sursauta.
— Ah, dit-il. Ah, c’est vrai.
— Majesté, dit Shallan, changeant de visage et de corps pour ressembler
à une femme de ménage qu’elle avait dessinée un peu plus tôt, je crains que
votre mission ne soit pas aussi simple que vous ne le pensez.
Les lettres provenant de Kholinar – les dernières qu’ils avaient reçues –
étaient effrayantes. Elles parlaient d’émeutes, de ténèbres, de sprènes
prenant forme pour blesser des gens.
Shallan changea de visage pour adopter celui d’un soldat.
— Je prépare une équipe d’espions, expliqua-t-elle. Spécialisés dans
l’infiltration et la récolte d’informations. J’ai gardé le secret sur mon
objectif, pour des raisons évidentes. J’aimerais vous offrir mes services
pour votre mission.
— Je ne sais pas trop, fit Elhokar, hésitant, si Dalinar voudra que je lui
prenne deux de ses Radieux.
— Je n’accomplis pas grand-chose pour lui en restant assise ici, observa
Shallan, qui affichait toujours le visage du soldat. Et puis, s’agit-il de sa
mission ? Ou de la vôtre ?
— Ma mission, assura le roi, avant d’hésiter. Mais ne nous berçons pas
d’illusions. S’il ne voulait pas que vous partiez…
— Je ne suis pas son sujet, déclara-t-elle. Ni le vôtre, pour l’instant. Je
suis indépendante. Dites-moi une chose : que se passera-t-il si vous
atteignez Kholinar et que la Porte du Pacte est aux mains de l’ennemi ?
Allez-vous laisser l’homme de pont se battre simplement pour l’atteindre ?
Ou y a-t-il, peut-être, une meilleure option ?
Elle changea de visage pour prendre celui d’une femme parshe provenant
d’un de ses croquis précédents.
Elhokar hocha la tête, décrivant des cercles autour d’elle.
— Une équipe, vous dites. D’espions ? Intéressant…

Peu après, Shallan quitta la pièce munie d’une requête royale officielle –
rangée dans sa sage-bourse – destinée à Dalinar pour lui demander l’aide
de Shallan sur cette mission. Kaladin avait dit qu’il se sentait à l’aise pour
amener six personnes, en plus de quelques hommes de pont, capables de
voler par eux-mêmes.
En plus d’Adolin et d’Elhokar, il y aurait de la place pour quatre autres.
Elle rangea la requête d’Elhokar dans sa sage-bourse, à côté de la lettre de
Mraize.
J’ai simplement besoin de m’éloigner de cet endroit, songea Shallan. Je
dois passer un moment loin d’eux, et de Jasnah, au moins jusqu’à ce que je
parvienne à déterminer ce que je veux.
Une partie d’elle savait ce qu’elle faisait. Il devenait plus difficile de
cacher des choses dans un coin de son cerveau et de les ignorer, à présent
qu’elle avait prononcé les Idéaux. Au lieu de quoi elle prenait la fuite.
Mais elle pouvait aider le groupe à atteindre Kholinar. Et c’était bel et
bien exaltant, cette idée de se rendre dans la cité pour y découvrir les
secrets. Elle n’était pas seulement en train de fuir. Elle allait également
aider Adolin à reprendre sa ville.
Motif bourdonna sur ses jupes, et elle fredonna de concert.
DIX-HUIT ANS ET DEMI PLUS TÔT

Dalinar regagna le camp d’un pas lourd, tellement fatigué qu’il


soupçonnait que seule l’énergie de sa Cuirasse lui permettait encore de tenir
debout. Chaque expiration chaude et humide à l’intérieur de son casque
embuait le métal, qui devint – comme toujours – plus ou moins opaque
lorsqu’on verrouillait la visière.
Il avait écrasé les Herdaziens – les renvoyant chez eux pour qu’ils y
provoquent une guerre civile, s’approprient les terres aléthies au nord et
fassent main basse sur l’île d’Akak. À présent, il était descendu au sud pour
attaquer les Védènes à la frontière. Herdaz avait demandé bien plus de
temps que Dalinar ne s’y attendait. Il était parti en campagne depuis
maintenant quatre années.
Quatre splendides années.
Dalinar se dirigea tout droit vers la tente de son armurier, récupérant des
serviteurs et des messagers en cours de route. Comme il ignorait leurs
questions, ils le suivirent à la manière de crémillons lorgnant la proie tuée
par un magnecoque, guettant le bon moment pour en arracher un morceau
de choix.
À l’intérieur de la tente, il tendit les bras sur les côtés pour laisser les
hommes désassembler l’armure. Le casque, puis les bras, dévoilant le
gambison qu’il portait pour amortir les chocs. Le casque, une fois retiré,
dévoila une peau moite et en sueur qui faisait paraître l’air trop froid. Le
plastron était fendu le long du côté gauche, et les armuriers se mirent à
débattre à mi-voix des réparations. Comme s’ils devaient faire autre chose
que se contenter de fournir de la Fulgiflamme à la Cuirasse pour la laisser
repousser d’elle-même.
Enfin, il ne resta plus que ses bottes, qu’il retira, maintenant une posture
martiale par la seule force de sa volonté. Comme il était privé du soutien de
sa Cuirasse, des sprènes d’épuisement jaillirent autour de lui sous forme de
jets de poussière. Il s’avança vers un jeu de coussins de voyage et s’y assit,
se laissant aller en arrière contre eux, puis soupira et ferma les yeux.
— Clarissime ? lui lança l’un des armuriers. Hum… c’est là que nous…
— C’est maintenant ma tente d’audience, coupa Dalinar sans ouvrir les
yeux. Prenez ce qui est absolument nécessaire et laissez-moi.
Le cliquetis de l’armure cessa tandis qu’ils digéraient ce qu’il venait de
dire. Ils sortirent précipitamment en chuchotant, et personne d’autre ne le
dérangea pendant cinq minutes exquises – jusqu’à ce que des bruits de pas
résonnent non loin de là. Bruissement des pans de la tente, puis crissement
de cuir lorsque quelqu’un s’agenouilla à côté de lui.
— Le dernier rapport du champ de bataille est là, clarissime.
La voix de Kadash. Évidemment qu’il s’agissait d’un de ses foudres
d’officiers. Dalinar les avait beaucoup trop bien formés.
— Je vous écoute, lui dit Dalinar en ouvrant les yeux.
Kadash avait atteint l’âge moyen ; il était l’aîné de Dalinar de deux ou
trois ans, peut-être. Une cicatrice sinueuse laissée par un coup de lance lui
parcourait désormais le visage et le crâne.
— Nous les avons totalement mis en déroute, clarissime, déclara Kadash.
Nos archers et notre infanterie légère les ont poursuivis assidûment. Nous
avons massacré, pour autant que nous puissions l’estimer, deux mille
hommes – près de la moitié d’entre eux. Nous aurions pu en tuer davantage
si nous les avions cernés au sud.
— Ne jamais cerner un ennemi, Kadash, observa Dalinar. Il faut qu’ils
soient en mesure de se retirer, ou ils ne feront que redoubler d’ardeur à vous
combattre. Une déroute nous servira bien mieux qu’une extermination.
Combien de soldats avons-nous perdus ?
— Deux cents à peine.
Dalinar hocha la tête. Une perte minimale, tout en portant un coup
dévastateur.
— Clarissime, déclara Kadash. Je dirais que ce groupe d’assaut en a
terminé.
— Nous en avons encore beaucoup d’autres à déloger. Tout ça durera
encore des années.
— À moins que les Védènes n’envoient une armée entière pour nous
attaquer en force.
— Ils n’en feront rien, affirma Dalinar en se frottant le front. Leur roi est
trop habile. Il ne souhaite pas une guerre frontale, il voulait simplement voir
si des territoires contestés étaient soudain devenus incontestés.
— Oui, clarissime.
— Merci pour le rapport. Maintenant, filez d’ici et postez des foudres de
gardes à l’avant afin que je puisse me reposer. Que personne n’entre, pas
même la Veillenuit en personne.
— Entendu, clarissime. (Kadash traversa la tente en direction de la
sortie.) Hum… Clarissime, vous avez été incroyable là-bas. Pareil à une
tempête.
Dalinar se contenta de fermer les yeux et de se laisser aller en arrière,
bien décidé à s’endormir tout habillé.
Le sommeil, malheureusement, se refusa à lui. Le rapport poussait son
cerveau à réfléchir aux implications.
Son armée ne possédait qu’un seul Spiricante, pour les urgences, ce qui
impliquait de recourir à des convois de ravitaillement. Ces régions
limitrophes étaient vastes, vallonnées et les Védènes possédaient de
meilleurs généraux que les Herdaziens. Vaincre un ennemi mobile allait se
révéler difficile en de telles circonstances, comme le démontrait cette
première bataille. Il faudrait des plans, des manœuvres et des suites
d’escarmouches pour immobiliser les différents groupes de Védènes et les
pousser à livrer une véritable bataille.
Il se languissait de ces jours anciens où leurs combats étaient plus
animés, moins coordonnés. Eh bien, il n’était plus un jeune homme, et il
avait appris en Herdaz qu’il n’avait plus Gavilar pour se charger des parties
les plus dures de cette tâche. Dalinar avait des camps à ravitailler, des
hommes à nourrir, et des questions de logistique à résoudre. C’était presque
aussi pénible que d’être de retour en ville, à écouter les scribes parler
d’évacuation des eaux usées.
À une différence près : ici, il avait une récompense. Au terme de tous ces
préparatifs, cette stratégie et ces débats, survenait le Frisson.
En réalité, malgré son épuisement, il s’étonna de découvrir qu’il le
percevait encore. Au plus profond de lui, comme la chaleur d’une pierre
ayant connu un feu récent. Il se réjouissait que les combats aient traîné
pendant toutes ces années. Il se réjouissait que les Herdaziens aient tenté de
s’emparer de cette terre, et que les Védènes cherchent maintenant à le
mettre à l’épreuve. Il se réjouissait que d’autres hauts-princes n’envoient
pas d’aide mais préfèrent voir ce qu’il était capable d’accomplir par lui-
même.
Par-dessus tout, il se réjouissait que le conflit – malgré la bataille
importante de ce jour – ne soit pas terminé. Bourrasques, qu’il adorait cette
sensation. Aujourd’hui, des centaines d’hommes avaient tenté de le
terrasser, et il les avait laissés vaincus, brisés.
À l’extérieur de sa tente, des gens qui réclamaient son attention se
voyaient rejetés l’un après l’autre. Il s’efforçait de ne pas éprouver de
plaisir à chaque fois. Il finirait par répondre à leurs questions.
Simplement… pas maintenant.
Les pensées relâchèrent enfin leur prise sur son cerveau, et il commença
à sombrer dans un sommeil paisible. Jusqu’à ce qu’une voix inattendue l’en
arrache et le fasse se redresser brusquement.
C’était Evi.
Il se leva d’un bond. Le Frisson monta de nouveau en lui, arraché à son
propre sommeil. Dalinar ouvrit d’un geste brutal les pans de l’entrée de la
tente et regarda bouche bée la femme aux cheveux blonds qui se tenait à
l’extérieur, vêtue d’une havah vorine – mais avec de solides bottes de
marche qui dépassaient du bas.
— Ah, déclara Evi. Mon époux. (Elle le toisa de la tête aux pieds, son
expression se durcit et elle fit la moue.) Personne n’a-t-il estimé judicieux
de lui commander un bain ? Où sont ses valets, pour le déshabiller comme il
se doit ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? l’interrogea Dalinar.
Il n’avait pas eu l’intention d’aboyer ainsi, mais il était tellement fatigué,
sous le choc…
Evi se pencha en arrière et ouvrit de grands yeux face à ce mouvement
d’humeur.
Il éprouva brièvement une bouffée de honte. Mais pourquoi donc ?
C’était là son camp de guerre – ici, il était l’Épine Noire. Ici, sa vie
domestique aurait dû n’avoir aucune prise sur lui ! Elle envahissait ce
territoire-là en s’y présentant.
— Je…, commença Evi. Je… Il y a d’autres femmes dans le camp.
D’autres épouses. Il est courant que des femmes aillent en guerre…
— Des femmes aléthies, aboya Dalinar, qui y ont été formées depuis
l’enfance et sont familiarisées avec l’art de la guerre. Nous en avons déjà
parlé, Evi. Nous…
Il s’arrêta et se tourna vers les gardes. Ils piétinaient d’un air gêné.
— Venez à l’intérieur, Evi, lui dit Dalinar. Parlons-en en privé.
— Entendu. Et les enfants ?
— Vous avez amené nos enfants sur le front ?
Bourrasques, elle n’avait même pas le bon sens de les laisser dans la ville
que l’armée utilisait comme poste de commandement à long terme ?
— Je…
— Entrons, grogna Dalinar en désignant la tente.
Evi se rembrunit, puis s’empressa d’obéir, et eut un mouvement de recul
lorsqu’elle passa devant lui. Pourquoi était-elle venue ? N’était-il pas rentré
à Kholinar tout récemment pour lui rendre visite ? Ça ne devait… pas
remonter à très loin…
Enfin, peut-être que si. Il avait plusieurs lettres d’Evi que l’épouse de
Teleb lui avait lues, et plusieurs autres en attente. Il laissa retomber en place
les pans de la tente et se tourna vers Evi, résolu à ne pas se laisser dominer
par son manque de patience.
— Navani m’a dit que je ferais mieux de venir, expliqua Evi. Elle a dit
que c’était une honte que vous ayez attendu si longtemps entre deux visites.
Adolin a passé plus d’un an sans vous voir, Dalinar. Et le petit Renarin n’a
même jamais rencontré son père.
— Renarin ? répéta Dalinar, s’efforçant de déchiffrer ce nom. (Ce n’était
pas lui qui l’avait choisi.) Rekher… non, Re…
— Re, répliqua Evi, de ma propre langue. Nar, d’après son père. In,
« être né à ».
Père-des-tempêtes, quel massacre de la langue. Dalinar s’efforça tant
bien que mal de s’y repérer. Nar signifiait « comme à ».
— Que signifie « Re », dans votre langue ? la questionna Dalinar en se
grattant le visage.
— Ça ne signifie rien, répondit Evi. C’est simplement son nom. Ça
signifie le nom de notre fils, ou lui-même.
Dalinar geignit tout bas. Le nom de l’enfant était donc « Comme celui
qui est né à lui-même ». Formidable.
— Vous ne m’avez pas répondu, lui fit observer Evi, quand je vous ai
demandé un nom par échocalame.
Comment Navani et Ialai avaient-elles autorisé ce nom grotesque ?
Bourrasques… connaissant ces deux-là, elles l’avaient sans doute
encouragée. Elles essayaient constamment de pousser Evi à se montrer plus
énergique. Il voulut se chercher à boire, mais se rappela ensuite que ce
n’était pas sa tente. Il n’y avait rien d’autre ici que de l’huile destinée aux
armures.
— Vous n’auriez pas dû venir, lui dit Dalinar. C’est dangereux.
— Je souhaite être une épouse plus aléthie. Je veux que vous souhaitiez
m’avoir avec vous.
Il grimaça.
— Eh bien, malgré tout, vous n’auriez pas dû amener les enfants.
(Dalinar s’affala sur les coussins.) Ils sont les héritiers d’une principauté, à
supposer que le plan de Gavilar pour les Terres Royales et son propre trône
fonctionne. Ils doivent rester en lieu sûr à Kholinar.
— Je pensais que vous voudriez les voir, insista Evi en s’approchant de
lui.
Malgré la dureté des paroles de Dalinar, elle défit la boucle du haut de
son gambison pour glisser les mains en dessous et se mit à lui masser les
épaules.
C’était délicieux. Il laissa sa colère le déserter. Ce serait effectivement
agréable d’avoir une épouse avec lui, pour jouer les scribes comme le
dictaient les convenances. Il aurait simplement préféré ne pas se sentir
tellement coupable de la voir. Il n’était pas l’homme qu’elle voulait qu’il
soit.
— J’ai entendu dire que vous aviez remporté une grande victoire
aujourd’hui, dit Evi tout bas. Vous servez bien le roi.
— Vous auriez détesté ça, Evi. J’ai tué des centaines de personnes. Si
vous restez, vous devrez écouter des rapports de guerre. Des comptes
rendus de mises à mort, dont beaucoup de ma propre main.
Elle garda un moment le silence.
— Ne pourriez-vous pas… les laisser capituler devant vous ?
— Les Védènes ne sont pas ici pour se rendre, mais pour nous tester sur
le champ de bataille.
— Et les individus ? Ce raisonnement les intéresse-t-il lorsqu’ils
meurent ?
— Qu’y a-t-il ? Voudriez-vous que je m’arrête pour demander à chaque
homme de capituler alors que je m’apprête à le terrasser ?
— Est-ce que ça…
— Non, Evi. Ça ne fonctionnerait pas.
— Ah.
Il se leva, soudain nerveux.
— Allons voir les garçons, dans ce cas.
Quitter sa tente et traverser le camp lui fut pénible, car ses pieds lui
donnaient l’impression d’être enchâssés dans des blocs de crémon. Il n’osait
pas se tenir affaissé (il s’efforçait toujours de présenter une image forte pour
les hommes et les femmes de l’armée), mais restait que son vêtement
matelassé était froissé et taché de sueur.
Ici, la terre était luxuriante comparée à Kholinar. L’herbe épaisse était
interrompue par des bouquets d’arbres robustes et des lianes entremêlées
recouvraient les parois rocheuses des à-pics à l’ouest.
Il y avait d’autres endroits, vers l’intérieur de Jah Keved, où l’on ne
pouvait faire un pas sans que des lianes ne se tortillent sous vos pieds.
Les garçons se trouvaient près des chariots d’Evi. Le petit Adolin était en
train de terroriser l’un des chulls, perché au-dessus de sa carapace, agitant
autour de lui une épée en bois et se donnant en spectacle pour plusieurs des
gardes – qui le complimentaient consciencieusement sur ses mouvements. Il
s’était débrouillé pour assembler une « armure » à partir de ficelles et de
fragments de coquille de boutons-de-roche brisés.
Nom des foudres, qu’il a grandi, songea Dalinar. La dernière fois qu’il
l’avait vu, l’enfant ressemblait encore à un bambin qui peinait à prononcer
les mots. À peine plus d’un an plus tard, le garçon s’exprimait clairement
(et avec emphase), décrivant les ennemis qu’il avait vaincus. Il s’agissait
apparemment de chulls volants maléfiques.
Il s’arrêta en voyant Dalinar, puis lança un regard vers Evi. Elle hocha la
tête, et l’enfant descendit du chull – Dalinar fut persuadé à trois reprises
qu’il allait tomber. Il toucha terre sans aucun mal et s’avança vers lui.
Puis le salua.
Evi rayonnait.
— Il m’a demandé quelle était la meilleure manière de vous parler,
chuchota-t-elle. Je lui ai dit que vous étiez général, le chef de tous les
soldats. Il a trouvé ça tout seul.
Dalinar s’accroupit. Le petit Adolin eut aussitôt un mouvement de recul
et saisit les jupes de sa mère.
— Peur de moi ? lui dit Dalinar. C’est judicieux. Je suis un homme
dangereux.
— Papa ? fit le garçon, tenant si fort la jupe d’une main que ses jointures
étaient blanches – mais sans se cacher.
— Oui. Tu ne te souviens pas de moi ?
Avec une hésitation, le garçon aux cheveux de couleurs mêlées hocha la
tête.
— Je me souviens de vous. Nous parlions de vous chaque soir en brûlant
des prières. Pour que vous soyez en sécurité pendant que vous combattiez
les méchants.
— Je préférerais être en sécurité par rapport aux bons également,
rétorqua Dalinar. Mais je vais prendre ce qu’on me donne.
Il se leva, éprouvant… quoi donc ? De la honte de ne pas avoir vu le
garçon aussi souvent qu’il aurait dû ? De la fierté de voir comme il avait
grandi ? Le Frisson, qui remuait encore au plus profond de lui… Comment
ne s’était-il pas dissipé depuis la bataille ?
— Où est ton frère, Adolin ? voulut savoir Dalinar.
Le garçon désigna une infirmière qui portait un petit. Dalinar s’était
attendu à voir un bébé, mais cet enfant pouvait presque marcher, comme le
prouva l’infirmière lorsqu’elle le déposa à terre et le regarda d’un air
affectueux faire quelques pas hésitants puis s’asseoir, essayant d’attraper
des brins d’herbe lorsqu’ils se retiraient.
L’enfant n’émettait aucun bruit. Il se contentait de regarder fixement les
brins d’herbe, l’air grave, en cherchant à les saisir l’un après l’autre. Dalinar
attendit la surexcitation qu’il avait ressentie en rencontrant Adolin pour la
première fois… mais bourrasques, il était tellement fatigué.
— Je peux voir votre épée ? demanda Adolin.
Dalinar ne désirait rien tant que dormir, mais il invoqua la Lame et la
planta dans le sol en détournant le tranchant d’Adolin. Le garçon ouvrit de
grands yeux.
— Maman dit que je ne peux pas encore avoir ma Cuirasse, déclara-t-il.
— Teleb en a besoin. Tu l’auras quand tu atteindras l’âge adulte.
— Parfait. J’en aurai besoin pour remporter une Lame.
Près d’eux, Evi claqua doucement la langue en secouant la tête.
Dalinar sourit, s’agenouilla à côté de sa Lame et posa la main sur
l’épaule du petit garçon.
— Je t’en gagnerai une à la guerre, mon garçon.
— Non, dit Adolin, menton levé. Je veux gagner la mienne. Comme vous
l’avez fait.
— Un objectif louable. Mais un soldat doit être capable d’accepter de
l’aide. Tu ne dois pas avoir la tête trop dure ; l’orgueil ne remporte pas les
combats.
Le garçon pencha la tête sur le côté, songeur.
— Votre tête n’est pas dure ?
Il cogna la jointure de ses doigts contre la sienne.
Dalinar sourit, puis se leva et renvoya Justicière. Les dernières braises du
Frisson se dissipèrent enfin.
— La journée a été longue, dit-il à Evi. J’ai besoin de me reposer. Nous
reparlerons plus tard de votre rôle ici.
Elle le conduisit vers un lit situé dans l’un de ses chariots-tempête. Puis,
enfin, Dalinar put dormir.
Mon ami,
Votre lettre est tout à fait intriguante, et même révélatrice.

L’ancienne dynastie silne de Jah Keved avait été fondée après la mort du
roi NanKhet. Aucun récit contemporain n’avait survécu ; les meilleurs dont
ils disposaient dataient de deux siècles plus tard. L’autrice de ce texte –
Natata Ved, souvent appelée Œil-d’huile par ses contemporains – insistait
pour dire que ses méthodes étaient rigoureuses, même si, d’après les critères
modernes, l’érudition historique en était encore à ses balbutiements.
Jasnah s’intéressait depuis longtemps à la mort de NanKhet, car il n’avait
régné que trois mois. Il avait accédé au trône quand le roi précédent, son
frère NanHar, était mort de maladie au cours d’une campagne dans ce qui
deviendrait le Triax.
Fait remarquable, au cours de ce règne si bref, NanKhet avait survécu à
six tentatives d’assassinat. La première émanait de sa sœur, qui voulait
placer son époux sur le trône. Après avoir survécu à l’empoisonnement,
NanKhet les avait tous deux condamnés à mort. Peu après, leur fils avait
tenté de le tuer dans son lit. Apparemment, NanKhet, qui avait le sommeil
léger, avait abattu son neveu avec sa propre épée.
Son cousin avait ensuite fait une tentative (l’attaque avait laissé NanKhet
aveugle d’un œil), suivi par un autre frère, un oncle, et enfin le propre fils
de NanKhet. Au terme de trois mois exaspérants, d’après Œil-d’huile, « le
grand, mais fort las, NanKhet demanda à réunir l’ensemble de ses maisons.
Il les rassembla toutes lors d’un grand festin, promettant les délices de la
lointaine Aimia. Au lieu de quoi, lorsque tous furent réunis, NanKhet les fit
exécuter un par un. Leur corps fut brûlé dans un grand bûcher, sur lequel fut
cuite la viande du festin qu’il mangea seul, à une table mise pour deux
cents ».
Natata Œil-d’huile était réputée pour son goût du spectaculaire. Le texte
adoptait un ton presque réjoui lorsqu’elle racontait comment il était mort en
s’étouffant à ce festin même, seul, sans personne pour l’aider.
Des récits similaires se répétaient à travers toute la longue histoire des
territoires vorins. Les rois tombaient, et leurs frères ou leurs fils
s’emparaient du trône. Même un prétendant aux origines douteuses
s’invitait parfois par le biais de références généalogiques inventives et
tarabiscotées.
Ces récits fascinaient et inquiétaient Jasnah tout à la fois. Elle les avait
généralement à l’esprit lorsqu’elle descendait dans le sous-sol d’Urithiru.
Quelque chose de ses lectures de la veille au soir avait ancré cette histoire
bien précise dans son cerveau.
Elle jeta bientôt un coup d’œil furtif dans l’ancienne bibliothèque située
en dessous d’Urithiru. Les deux pièces – une de chaque côté du couloir
menant à la colonne de cristal – étaient à présent remplies d’érudits, qui
occupaient des tables apportées par des escouades de soldats. Dalinar avait
envoyé des expéditions dans le tunnel par lequel l’Incréée s’était enfuie.
Les éclaireurs rapportaient la présence d’un long réseau de grottes.
En suivant un cours d’eau, ils avaient marché pendant des jours et fini
par localiser une sortie dans les contreforts montagneux de Tu Fallia.
C’était agréable de savoir qu’il existait, si nécessaire, un autre moyen de
sortir d’Urithiru – et un autre moyen de ravitaillement potentiel qu’en
passant par les Portes du Pacte.
Ils postaient constamment des gardes dans les tunnels supérieurs et, pour
l’heure, le sous-sol paraissait plutôt sûr. Par conséquent, Navani avait
transformé la zone en un institut d’érudits qui se consacrait à résoudre les
problèmes de Dalinar et à fournir un avantage en matière d’informations, de
technologie et de recherche pure. Des sprènes de concentration ondulaient
dans les airs, au-dessus de leur tête, sous forme de vagues – ils étaient rares
en Alethkar, mais courants ici –, et des sprènes de logique les traversaient à
toute allure, pareils à de minuscules nuages d’orage.
Jasnah ne put s’empêcher de sourire. Pendant plus de dix ans, elle avait
rêvé de réunir les meilleurs esprits du royaume en un effort coordonné. On
l’avait ignorée ; tout ce que voulaient les autres, c’était parler de son
absence de foi en leur dieu. Eh bien, ils l’écoutaient à présent. Il fallait donc
que la fin du monde arrive bel et bien pour que les gens la prennent au
sérieux.
Renarin se trouvait là, debout près du coin, regardant les gens travailler.
Il se joignait régulièrement aux érudits, mais portait toujours son uniforme
avec l’insigne du Pont Quatre.
Tu ne peux pas passer l’éternité à flotter entre les mondes, cousin,
songea-t-elle. Tu vas bien finir par devoir décider où tu veux être à ta place.
La vie était tellement plus dure, mais potentiellement plus épanouissante,
quand on trouvait le courage de choisir.
L’histoire du vieux roi védène, NanKhet, avait appris à Jasnah quelque
chose de troublant : souvent, la plus grande menace pour une famille au
pouvoir provenait de ses propres membres. Pourquoi un si grand nombre de
vieilles lignées royales étaient-elles de tels nids de meurtres, d’avarice et de
querelles internes ? Et qu’est-ce qui différenciait les exceptions ?
Elle était devenue experte pour ce qui était de protéger sa famille contre
les dangers extérieurs, éliminant soigneusement ceux qui prétendaient les
renverser. Mais que pouvait-elle faire pour la protéger de l’intérieur ? En
son absence, la monarchie tremblait déjà. Son frère et son oncle – dont elle
savait qu’ils s’aimaient profondément – se livraient à un duel de volontés,
qui frottaient l’une contre l’autre comme des rouages mal assortis.
Elle refusait que sa famille implose. Si Alethkar voulait survivre à la
Désolation, ils auraient besoin d’un gouvernement investi. D’un trône
stable.
Elle entra dans la bibliothèque et se dirigea vers son lutrin. Il se trouvait à
un emplacement d’où elle pouvait surveiller les autres et tourner le dos à un
mur.
Elle vida le contenu de sa sacoche et installa deux planches à
échocalames. L’un des calames clignotait déjà, et elle tourna le rubis pour
indiquer qu’elle était prête. Un message lui parvint en réponse : Nous
commencerons dans cinq minutes.
Elle passa le temps en observant attentivement les différents groupes
présents dans la pièce, lisant sur les lèvres de ceux qu’elle parvenait à voir,
glanant un peu auprès de chacun et notant le nom des personnes qui
parlaient.
… tests confirment que quelque chose est différent ici. Les températures
sont nettement plus basses que sur d’autres cimes proches de la même
altitude…
… nous devons partir du principe que le clarissime Kholin ne reviendra
pas à la foi. Que faire dans ce cas ?…
… sais rien. Si nous trouvions un moyen de jumeler les fabriaux, nous
parviendrions peut-être à imiter cet effet…
… le garçon pourrait être une recrue puissante pour nos rangs. Il
témoigne d’un intérêt pour la numérologie, et il m’a demandé si nous
pouvions réellement prédire des événements grâce à elle. Je m’entretiendrai
à nouveau avec lui…
Cette dernière phrase provenait des fulgiciens. Jasnah pinça très fort les
lèvres.
— Ivoire ? chuchota-t-elle.
— Je vais les surveiller.
Il la quitta, ayant réduit sa taille à celle d’un grain de poussière. Jasnah
prit note de s’entretenir avec Renarin ; elle refusait qu’il perde son temps
avec une bande d’idiots qui se croyaient capables de prédire l’avenir à partir
des volutes de fumée s’échappant d’une bougie mouchée.
Enfin, son échocalame se réveilla.
J’ai contacté pour vous Jochi de Thaylenah et Ethid d’Azir, clarissime.
Voici leurs mots de passe. Les entrées suivantes reprendront strictement
leurs notes.
Parfait, écrivit Jasnah en réponse, s’identifiant au moyen des deux mots
de passe. Perdre ses échocalames lors du naufrage du Plaisir du vent avait
représenté un sérieux contretemps – elle ne pouvait plus contacter
directement des collègues ou des informateurs importants. Fort
heureusement, Tashikk était équipé pour remédier à ce genre de situation.
On pouvait toujours acheter de nouveaux calames reliés aux centres
d’information les plus notoires de la principauté.
On pouvait atteindre n’importe qui, en pratique, du moment que l’on se
fiait à un intermédiaire. Jasnah en avait un qu’elle avait personnellement
soumis à un interrogatoire (et qu’elle payait une coquette somme) pour
s’assurer de la confidentialité. L’intermédiaire brûlerait ensuite ses
exemplaires de cette conversation. Ce système était le plus sûr auquel
Jasnah ait accès, l’un dans l’autre.
L’intermédiaire de Jasnah devait être à présent rejoint par deux autres à
Tashikk. Ensemble, tous les trois, ils devaient être entourés de six planches
à échocalames : une chacun pour recevoir les commentaires de leurs
maîtres, et une chacun pour renvoyer la conversation entière en temps réel,
y compris les commentaires des deux autres. Ainsi, chaque interlocuteur
serait en mesure de voir un flux constant de commentaires, sans avoir à
s’arrêter et à attendre avant de répondre.
Navani parlait de manières d’améliorer l’expérience – d’échocalames que
l’on pouvait ajuster pour relier différentes personnes. C’était là toutefois un
domaine d’érudition que Jasnah n’avait pas le temps d’explorer.
Sa planche de réception commença à se remplir de notes rédigées par ses
deux collègues.
Jasnah, vous êtes vivante ! écrivit Jochi. Revenue d’entre les morts. C’est
remarquable !
Je n’arrive pas à croire que vous ayez jamais pu penser qu’elle était
morte, répliqua Ethid. Jasnah Kholin ? Perdue en mer ? Il serait plus
probable de retrouver le Père-des-tempêtes mort.
Votre confiance est réconfortante, Ethid, écrivit Jasnah sur sa planche
d’envoi. L’instant d’après, ces mots furent recopiés par sa scribe dans la
conversation collective.
Vous êtes à Urithiru ? écrivit Jochi. Quand puis-je vous rendre visite ?
Dès que vous serez disposé à dévoiler au reste du monde que vous n’êtes
pas une femme, répondit Jasnah. Jochi – que tous connaissaient comme une
femme dynamique à la philosophie très personnelle – était le pseudonyme
d’un sexagénaire bedonnant qui dirigeait une pâtisserie à Thaylenahville.
Oh, je suis persuadé que votre merveilleuse cité a besoin de pâtisseries,
renvoya Jochi, jovial.
S’il vous plaît, pourrions-nous remettre ces sottises à plus tard ? intervint
Ethid. J’ai des nouvelles. Elle faisait partie des scions (une sorte d’ordre
religieux de scribes) du palais royal azéen.
Dans ce cas, arrêtez de perdre du temps ! écrivit Jochi. J’adore les
nouvelles. Elles se marient à la perfection avec les beignets fourrés… non,
non, la brioche moelleuse.
Les nouvelles ? écrivit simplement Jasnah en souriant. Ces deux-là
avaient étudié avec elle, auprès du même maître – c’étaient des
Véristitaliens à l’esprit très affûté, malgré l’impression que donnait Jochi.
J’ai suivi la trace d’un homme qui doit être, nous en sommes de plus en
plus sûrs, le Héraut Nakku, le Juge, écrivit Ethid. Nalan, comme vous
l’appelez.
Ah bon, nous échangeons des contes pour enfants maintenant ? se moqua
Jochi. Les Hérauts ? Franchement, Ethid ?
Au cas où vous n’auriez pas remarqué, écrivit Ethid, les Néantifères sont
de retour. Les contes que nous avions écartés méritent désormais qu’on y
revienne.
Je suis d’accord, confirma Jasnah. Mais qu’est-ce qui vous fait penser
que vous avez trouvé l’un des Hérauts ?
C’est une combinaison de nombreux facteurs, écrivit-elle. Cet homme a
attaqué notre palais, Jasnah. Il a tenté de tuer des voleurs – le nouveau
Premier en était un, mais gardez ça dans votre manche. Nous faisons notre
possible pour insister sur ses racines populaires tout en ignorant le fait
qu’il était décidé à nous voler.
Des Hérauts vivants qui essaient de tuer les gens, écrivit Jochi. Et moi
qui pensais que mes nouvelles concernant Axies le Recenseur étaient
intéressantes.
Ce n’est pas tout, écrivit Ethid. Jasnah, nous avons une Radieuse ici.
Une Dansecorde. Enfin… nous en avions une.
Avions ? écrivit Jochi. Vous l’avez perdue ?
Elle s’est enfuie. Ce n’est qu’une gamine, Jasnah. Reshie, élevée dans les
rues.
Je crois que nous l’avons peut-être rencontrée, écrivit Jasnah. Mon oncle
a croisé quelqu’un d’intéressant dans l’une de ses visions. Je m’étonne que
vous l’ayez laissée vous échapper.
Avez-vous déjà essayé de vous accrocher à un Dansecorde ? répliqua
Ethid. Elle a poursuivi le Héraut jusqu’à Tashikk, mais le Premier affirme
qu’elle est maintenant de retour – et qu’elle m’évite. Quoi qu’il en soit,
Jasnah, il y a quelque chose d’inquiétant chez l’homme que je pense être
Nalan. Je ne crois pas que les Hérauts puissent être une ressource pour
nous.
Je vais vous fournir des croquis des Hérauts, déclara Jasnah. J’ai des
dessins de leur véritable visage, fournis par une source inattendue. Ethid,
vous avez raison à leur sujet. Ils ne seront pas une ressource pour nous ; ils
sont brisés. Avez-vous lu les comptes rendus des visions de mon oncle ?
J’en ai des copies quelque part, écrivit Ethid. Sont-ils réels ? La plupart
des sources s’accordent à dire qu’il… ne va pas bien.
Il va tout à fait bien, je vous l’assure, répondit Jasnah. Les visions sont
liées à son ordre de Radieux. Je vais vous envoyer les dernières, elles ont
un lien avec le sujet des Hérauts.
Bourrasques, écrivit Ethid. L’Épine Noire est un Radieux ? Des années
de sécheresse, et les voilà maintenant qui poussent comme des boutons-de-
roche.
Ethid n’avait pas une haute opinion des hommes qui gagnaient leur
réputation à travers la conquête, bien que l’étude de ces hommes-là soit une
pierre angulaire de ses recherches.
La conversation se poursuivit un moment. Jochi, avec une gravité peu
coutumière chez lui, parla directement de l’état de Thaylenah. Il avait été
frappé rudement par le passage répété de la Tempête Éternelle ; des sections
entières de Thaylenahville étaient en ruine.
Jasnah s’intéressait particulièrement aux parshes thaylènes qui avaient
volé les navires ayant survécu à la tempête. Leur exode – associé aux
interactions de Kaladin Béni-des-foudres avec les parshes en Alethkar –
peignait un nouveau tableau de ce qu’étaient les Néantifères.
La conversation se poursuivit tandis qu’Ethid transcrivait un récit
intéressant découvert dans un vieux livre abordant le sujet des Désolations.
À partir de là, ils parlèrent des traductions du Chant de l’Aube, en
particulier de celles effectuées par des ardents de Jah Keved qui avaient de
l’avance sur les érudits de Kharbranth.
Jasnah balaya la bibliothèque du regard, cherchant sa mère qui était
assise à côté de Shallan pour parler des préparatifs du mariage. Renarin
traînait toujours à l’autre bout de la salle, marmonnant pour lui-même. Ou
peut-être pour son sprène ? Elle lut distraitement sur ses lèvres.
… ça vient d’ici, disait Renarin. Quelque part dans cette pièce…
Jasnah étrécit les yeux.
Ethid, écrivit-elle, ne deviez-vous pas essayer de dessiner des sprènes
associés à chaque ordre de Radieux ?
J’ai beaucoup avancé, en réalité, répondit-elle. J’ai vu personnellement
le sprène de la Dansecorde, après avoir exigé qu’elle me le montre.
Qu’en est-il des Véristigateurs ? demanda Jasnah.
Ah ! J’ai trouvé une référence à ce sujet, écrivit Jochi. Le sprène
ressemble apparemment à l’aspect de la lumière projetée sur une surface
après avoir traversé du cristal.
Jasnah réfléchit un moment, puis s’excusa avant de se retirer brièvement
de la conversation. Jochi répondit qu’il devait trouver un lieu d’aisance de
toute manière. Elle quitta son siège et traversa la pièce, où elle passa près de
Navani et de Shallan.
— Je ne veux absolument pas vous presser, ma chère, disait Navani. Mais
en cette période incertaine, vous devez tout de même bien souhaiter la
stabilité.
Jasnah s’arrêta, posant la libre-main sur l’épaule de Shallan. La jeune
femme s’anima, puis suivit le regard de Jasnah en direction de Renarin.
— Qu’y a-t-il ? chuchota Shallan.
— Je n’en sais rien, dit Jasnah. Quelque chose de curieux…
Quelque chose dans la façon dont le jeune homme se tenait, dans les
mots qu’il avait prononcés. Elle trouvait toujours étrange de le voir sans
lunettes. Comme s’il était une tout autre personne.
— Jasnah ! dit Shallan, soudain tendue. Dans l’entrée. Regardez !
Jasnah inspira de la Fulgiflamme en entendant l’intonation de la jeune
fille et se détourna de Renarin pour se tourner vers l’entrée de la pièce. Là,
un homme très grand à la mâchoire carrée se tenait sur le pas de la porte. Il
portait les couleurs de Sadeas, blanc et vert forêt. En fait, il était maintenant
Sadeas, du moins son régent.
Jasnah le connaîtrait toujours sous le nom de Meridas Amaram.
— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? siffla Shallan.
— C’est un haut-prince, tempéra Navani. Les soldats ne vont pas lui
interdire l’accès sans en avoir reçu l’ordre direct.
Amaram posa sur Jasnah un regard souverain, doré. Il s’avança vers elle,
dégageant un air de confiance, à moins que ce ne soit de la vanité ?
— Jasnah, la salua-t-il en approchant. On m’a dit que je vous trouverais
ici.
— Rappelez-moi de débusquer la personne qui vous a dit ça, rétorqua
Jasnah, et de la faire pendre.
Amaram se crispa.
— Pourrions-nous nous entretenir en privé, rien qu’un instant ?
— Je ne crois pas.
— Nous devons parler de votre oncle. Le fossé qui sépare nos maisons
n’est utile à personne. Je souhaite combler ce gouffre, et Dalinar vous
écoute. S’il vous plaît, Jasnah. Vous pouvez l’orienter dans la bonne
direction.
— Mon oncle a sa propre opinion quant à ces questions, et n’a pas besoin
que je « l’oriente ».
— Comme si vous ne l’aviez pas déjà fait, Jasnah. Tout le monde voit
bien qu’il a commencé à partager vos croyances religieuses.
— Ce qui serait incroyable, puisque je n’en ai pas.
Amaram soupira et regarda autour de lui.
— S’il vous plaît, répéta-t-il. En privé ?
— Jamais de la vie, Meridas. Partez. D’ici.
— Nous étions proches autrefois.
— Mon père souhaitait que nous soyons proches. Ne prenez pas ses
chimères pour des faits.
— Jasnah…
— Vous devriez vraiment partir avant que quelqu’un ne soit blessé.
Il ignora sa suggestion, jetant des coups d’œil furtifs à Navani et à
Shallan, puis s’approcha.
— Nous pensions que vous étiez morte. Je devais constater par moi-
même que vous alliez bien.
— Vous l’avez constaté. Maintenant, filez.
Au lieu de lui obéir, il lui prit l’avant-bras.
— Pourquoi, Jasnah ? Pourquoi m’avez-vous toujours rejeté ?
— En dehors du fait que vous êtes un détestable bouffon qui ne parvient
à atteindre que le niveau de médiocrité le plus bas, car votre esprit limité ne
peut rien imaginer de mieux, je ne vois aucune raison.
— Médiocre ? gronda Amaram. Vous insultez ma mère, Jasnah. Vous
savez quel mal elle s’est donné pour m’élever de sorte que je devienne le
meilleur soldat que ce royaume ait jamais connu.
— Oui, d’après ce que je comprends, elle a passé les sept mois de sa
grossesse à distraire sans faute chaque soldat qu’elle trouvait, dans l’espoir
que quelque chose d’eux resterait collé à vous.
Meridas ouvrit de grands yeux, et son visage s’empourpra violemment.
Près d’eux, Shallan eut un hoquet sonore.
— Espèce de putain impie, siffla Amaram en la relâchant. Si vous n’étiez
pas une femme…
— Si je n’étais pas une femme, je soupçonne que nous ne serions pas en
train d’avoir cette conversation. Sauf si j’étais un cochon. Là, vous seriez
doublement intéressé.
Il tendit brusquement la main sur le côté et recula d’un pas, se préparant à
invoquer sa Lame.
Jasnah sourit et tendit la libre-main vers lui, laissant des volutes de
Fulgiflamme s’en échapper.
— Je vous en prie, Meridas, allez-y. Donnez-moi un prétexte. Vous
n’oserez pas.
Il regarda fixement la main de Jasnah. Le silence était tombé dans la
pièce, bien entendu. Il l’avait forcée à se donner en spectacle. Il croisa son
regard, puis il pivota sur ses talons et quitta la pièce d’un pas furieux,
épaules voûtées comme pour chasser les regards – et les ricanements – des
érudits.
Il va nous donner du mal, songea Jasnah. Encore plus qu’auparavant.
Amaram croyait sincèrement être le seul espoir et le seul salut d’Alethkar,
et il éprouvait le brûlant désir de le prouver. Si on le laissait faire, il
déchirerait les armées pour justifier sa haute opinion de lui-même.
Elle s’entretiendrait avec Dalinar. À eux deux, peut-être trouveraient-ils
quelque chose qui leur permettrait de garder Amaram assez occupé pour
éviter qu’il représente un danger. Et si ça ne fonctionnait pas, elle ne
parlerait pas à Dalinar de l’autre précaution qu’elle prendrait alors. Elle
était restée hors jeu un long moment mais elle avait la certitude qu’il devait
y avoir ici des assassins à embaucher, qui la connaîtraient de réputation
comme étant discrète et payant très bien.
Un bruit aigu retentit près d’elle, et Jasnah se tourna pour voir Shallan se
redresser vivement, en train d’émettre des bruits surexcités issus du fond de
sa gorge et de battre des mains très vite, un bruit étouffé par le tissu qui
couvrait sa sage-main.
Formidable.
— Mère, dit Jasnah, pourrais-je m’entretenir un instant avec ma pupille ?
Navani hocha la tête, et ses yeux s’attardèrent sur la porte par laquelle
Amaram était sorti. À une époque, elle avait insisté pour qu’une union
naisse entre eux. Jasnah ne le lui reprochait pas ; il était difficile de voir
Amaram pour ce qu’il était vraiment, et ça l’avait été encore plus par le
passé, lorsqu’il était proche du père de Jasnah.
Navani se retira, laissant Shallan seule à la table couverte de piles de
rapports.
— Clarissime ! s’exclama Shallan alors que Jasnah s’asseyait. C’était
incroyable !
— Je me suis laissée entraîner vers un excès d’émotion.
— Vous vous êtes montrée tellement intelligente !
— Pourtant, ma première insulte n’a pas consisté à l’attaquer, lui, mais la
réputation morale d’une femme de sa famille. Ai-je fait preuve
d’intelligence ? Ou me suis-je simplement servie de l’arme la plus
évidente ?
— Ah. Hum… Eh bien…
— Quoi qu’il en soit, la coupa Jasnah, qui cherchait à éviter de parler
davantage d’Amaram, j’ai réfléchi à votre formation.
Shallan se crispa aussitôt.
— J’ai été très occupée, clarissime. Quoi qu’il en soit, je suis certaine
que je parviendrai bientôt à me plonger dans ces livres que vous m’avez
indiqués.
Jasnah se frotta le front. Cette fille…
— Clarissime, reprit Shallan, je crois que je vais peut-être devoir vous
demander de m’autoriser un congé par rapport à mes études. (Shallan
parlait si vite que les mots s’entrechoquaient.) Sa Majesté affirme qu’elle a
besoin que je l’accompagne pour l’expédition à Kholinar.
Jasnah fronça les sourcils. Kholinar ?
— Ne dites pas de bêtises. Ils auront le Marchevent avec eux. Pourquoi
ont-ils besoin de vous ?
— Le roi craint que nous ne devions entrer furtivement dans la ville,
expliqua Shallan. Ou même de la traverser incognito, si elle est occupée.
Nous ne pouvons pas savoir jusqu’où le siège a progressé. Si Elhokar doit
atteindre la Porte du Pacte sans être reconnu, alors mes illusions se
révéleront très précieuses. Je dois y aller. Ça tombe très mal. Je suis
désolée.
Elle inspira profondément, yeux écarquillés, comme si elle craignait que
Jasnah ne s’emporte contre elle.
Cette fille.
— Je parlerai à Elhokar, décida Jasnah. J’ai l’impression que c’est peut-
être exagéré. Pour l’heure, je veux que vous effectuiez des croquis des
sprènes de Renarin et de Kaladin, à des fins d’érudition. Apportez-les-moi
pour… (Elle s’interrompit.) Mais qu’est-il en train de faire ?
Renarin se tenait debout près du mur du fond, qui était couvert de
carreaux de la taille d’une paume. Il tapotait l’un d’entre eux en particulier,
qui jaillit curieusement, comme un tiroir.
Jasnah se leva, rejetant sa chaise en arrière. Elle traversa la pièce à grands
pas, avec Shallan qui courait derrière elle.
Renarin les regarda, puis tendit ce qu’il avait trouvé dans le petit tiroir.
Un rubis, aussi long que le pouce de Jasnah, taillé selon une forme étrange
avec des trous percés à l’intérieur. Qu’était-ce donc là ? Elle le lui prit et
l’éleva devant elle.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit Navani en venant se placer à côté d’elle.
Un fabrial ? Pas de parties métalliques. Quelle est cette forme ?
À contrecœur, Jasnah le remit à sa mère.
— Il est taillé de manière très imparfaite, commenta Navani. Ça lui fera
perdre rapidement la Fulgiflamme. Il ne retiendra même pas sa charge une
journée, je parie. Et il vibrera violemment.
Curieux. Jasnah le toucha, infusant la gemme à l’aide de Fulgiflamme.
Elle se mit à briller, mais pas aussi vivement qu’elle n’aurait dû. Navani
avait raison, bien sûr. Il vibrait tandis que des volutes de Fulgiflamme s’en
échappaient. Pourquoi quelqu’un gaspillerait-il une gemme par une taille
aussi irrégulière, et pourquoi la cacher ? Le petit tiroir était muni d’un
ressort, mais elle ne comprenait pas comment Renarin l’avait ouvert.
— Bourrasques, chuchota Shallan tandis que d’autres érudits
s’amassaient autour d’eux. C’est un motif.
— Un motif ?
— Il vibre selon une séquence…, expliqua Shallan. Mon sprène pense
qu’il s’agit d’un code. Des lettres ?
— La musique de la langue, murmura Renarin.
Il puisa la Fulgiflamme des sphères contenues dans sa poche, puis se
retourna et appuya les mains contre le mur, envoyant à travers lui une vague
de Fulgiflamme qui se déployait à partir de ses paumes comme des ondes
jumelles à la surface d’un étang.
Des tiroirs s’ouvrirent en coulissant, un derrière chaque carreau blanc.
Cent, deux cents… chacun dévoilant une gemme à l’intérieur.
La bibliothèque s’était peut-être délabrée, mais les Radieux d’antan
l’avaient manifestement anticipé.
Ils avaient trouvé un autre moyen de transmettre leur savoir.
J’aurais pensé, avant d’atteindre mon statut actuel, qu’une divinité ne pouvait être
surprise.
De toute évidence ce n’est pas le cas. Je peux l’être. Et parfois même, je crois, faire
preuve de naïveté.

— J e demande simplement, grommela Khen, en quoi tout ça est


préférable. Nous étions esclaves sous l’autorité des Aléthis. Maintenant,
nous sommes esclaves sous celle des Fusionnés. Génial. Ça m’aide
tellement de savoir que notre malheur se trouve maintenant entre les mains
de notre peuple.
— Tu vas encore nous attirer des ennuis à parler comme ça, répondit Sah.
Il laissa tomber son paquet de poteaux de bois, puis retourna en sens
inverse.
Moash le suivit, longeant des rangées d’humains et de parshes qui
transformaient les poteaux en échelles. Ceux-là, comme Sah et le reste de
son équipe, porteraient bientôt les échelles au combat pour y affronter une
tempête de flèches.
Quel étrange écho de la vie qu’il menait des mois auparavant dans le
camp de guerre de Sadeas. Sauf qu’ici, il avait reçu des gants robustes, une
belle paire de bottes et trois repas consistants par jour. La seule chose
anormale dans cette situation (en dehors du fait que lui-même et d’autres
attaqueraient bientôt un lieu fortifié) était qu’il disposait de trop de temps
libre.
Les travailleurs traînaient des piles de bois d’une partie du dépôt à
l’autre, et se voyaient parfois affectés à scier ou à couper. Mais il n’y avait
pas assez à faire pour les garder occupés. C’était une très mauvaise chose,
comme il l’avait appris dans les Plaines Brisées. Si vous donnez trop de
temps à des hommes condamnés, ils commencent à poser des questions.
— Écoute, dit Khen à Sah, qui marchait juste devant lui, dis-moi au
moins que tu es en colère. Ne me dis pas que nous méritons ça.
— Nous avons abrité un espion, marmonna Sah.
Un espion qui n’était autre, comme Moash l’avait vite appris, que
Kaladin Béni-des-foudres.
— Parce qu’une bande d’esclaves devrait être capable de repérer un
espion ? cracha Khen. Franchement ? Est-ce que ce n’est pas la sprène qui
aurait dû le repérer ? C’est comme s’ils voulaient trouver quelque chose à
nous reprocher. Comme une sorte de… de…
— De coup monté ? demanda Moash derrière lui.
— Ouais, un coup monté, acquiesça Khen.
Ils faisaient ça souvent, d’oublier des mots. Ou alors… peut-être les
essayaient-ils pour la première fois.
Leur accent était tellement similaire à celui de nombreux hommes de
pont qui avaient été les amis de Moash.
Lâche prise, Moash, murmura quelque chose au plus profond de lui.
Renonce à ta douleur. Ne t’inquiète pas. Tu as fait ce qui était naturel.
Tu ne peux pas en être tenu responsable. Arrête de porter ce fardeau.
Lâche prise.
Chacun s’empara d’un autre paquet et se mit à marcher en sens inverse.
Ils dépassèrent les charpentiers qui s’affairaient à fabriquer les échelles. La
plupart d’entre eux étaient des parshes, et l’un des Fusionnés marchait
parmi leurs rangs. Il dépassait les parshes d’une tête, et appartenait à une
sous-espèce sur la peau de laquelle poussaient de grandes portions d’armure
de carapace aux formes menaçantes.
Le Fusionné s’arrêta, puis expliqua quelque chose à l’un des travailleurs
parshes. Le Fusionné serra le poing, et une énergie d’un violet sombre
entoura son bras. De la carapace y poussa sous la forme d’une scie. Le
Fusionné se mit à scier le bois, expliquant minutieusement ce qu’il faisait.
Moash avait déjà vu ça. Certains de ces monstres du néant étaient des
charpentiers.
Au-delà des dépôts de bois, des soldats parshes s’entraînaient à marcher
en ordre serré et recevaient une formation de base à l’usage des armes. On
racontait que l’armée comptait attaquer Kholinar d’ici quelques semaines.
C’était ambitieux, mais ils n’avaient pas le temps pour un siège prolongé.
Kholinar avait des Spiricantes pour fabriquer de la nourriture, alors que les
opérations des Néantifères dans la campagne dureraient des mois. Cette
armée de Néantifères épuiserait bientôt ses réserves, et se verrait contrainte
de se séparer pour en chercher. Mieux valait attaquer, en utilisant leur
nombre écrasant, et s’emparer des Spiricantes pour eux-mêmes.
Toute armée avait besoin de quelqu’un qui coure à l’avant et concentre
les flèches sur lui. Bien organisés ou non, bienveillants ou non, les
Néantifères ne pouvaient pas l’éviter. Le groupe de Moash ne devait pas
avoir reçu de formation ; en réalité, ils se contentaient d’attendre l’attaque
afin de pouvoir courir devant des soldats plus précieux.
— C’était un coup monté, répéta Khen tout en marchant. Ils savaient
qu’ils n’avaient pas suffisamment d’humains assez forts pour mener la
première attaque. Comme ils ont besoin que plusieurs d’entre nous se
trouvent à l’avant, ils ont trouvé une raison de nous jeter là pour qu’on s’y
fasse tuer.
Sah grommela pour toute réponse.
— Dans ce cas, que pouvons-nous faire ? demanda Khen d’une petite
voix. Que pouvons-nous faire ?
Sah balaya du regard l’armée qui s’affairait, se préparant pour la guerre.
Écrasante, omniprésente, comme une tempête – implacable et en marche.
Le genre de chose qui vous arrachait de terre et vous emportait.
— Je n’en sais rien, chuchota Sah. Bourrasques, Khen. Je ne sais rien du
tout.
Moi si, se dit Moash. Mais il ne trouva pas la volonté de leur dire quoi
que ce soit. Il se surprit plutôt à éprouver de la contrariété, et des sprènes de
colère se mirent à bouillonner autour de lui. Il se sentait frustré à la fois par
lui-même et par les Néantifères. Il posa brutalement son fardeau, mais
s’éloigna ensuite d’un pas raide pour quitter le dépôt de bois.
L’une des contremaîtres poussa un cri sonore et se précipita vers lui –
mais elle ne l’arrêta pas, et les gardes qu’il croisa non plus. Il avait une
réputation.
Moash traversa la cité à grands pas, suivi par la contremaître, cherchant
l’un des Fusionnés volants. Ils semblaient être les responsables, y compris
des autres Fusionnés.
N’en trouvant aucun, il décida d’approcher un membre de l’autre sous-
espèce : un masquin assis près de la citerne de la ville qui recueillait l’eau
de pluie. C’était l’une des créatures qui possédaient une lourde armure, sans
pilosité, avec la carapace empiétant sur les joues.
Moash se dirigea droit vers la créature.
— Je dois parler à un responsable.
Derrière lui, la contremaître de Moash eut un hoquet – comprenant peut-
être seulement maintenant que, quoi qu’il puisse bien mijoter, il risquait de
lui attirer de sérieux ennuis.
Le Fusionné le mesura du regard et eut un rictus.
— Un responsable, répéta Moash.
Le Néantifère éclata de rire, puis tomba en arrière dans l’eau de la citerne
où il se mit à flotter en regardant fixement le ciel.
Génial, se dit Moash. L’un des cinglés. Il y en avait beaucoup.
Moash s’éloigna, mais n’avança pas beaucoup dans la ville avant que
quelque chose ne tombe du ciel. Du tissu ondulait dans les airs, et au milieu
flottait une créature dont la peau était assortie à ses habits noir et rouge. Il
ne parvenait pas à distinguer s’il s’agissait d’un masquin ou d’une fémine.
— Petit humain, lui lança la créature avec un accent étranger, vous êtes
passionné et intéressant.
Moash s’humecta les lèvres.
— J’ai besoin de parler à un responsable.
— Vous n’avez besoin de rien d’autre que ce que nous vous donnons,
rétorqua le Fusionné. Mais votre désir sera exaucé. Lady Leshwi va vous
recevoir.
— Formidable. Où puis-je la trouver ?
Le Fusionné appuya la main contre sa poitrine et sourit. De la
Néantiflamme sombre s’échappa de ses mains pour recouvrir le corps de
Moash. Tous deux s’élevèrent dans les airs.
Pris de panique, Moash s’accrocha au Fusionné. Pouvait-il coincer la
créature dans une prise d’étranglement ? Et ensuite ? S’il la tuait à cette
hauteur, il mourrait en atterrissant.
Ils s’élevèrent jusqu’à ce que la ville ressemble à une maquette : dépôt de
bois et terrain de manœuvres d’un côté, l’unique rue au centre. Sur la droite,
les remparts de crémons de fabrication humaine fournissaient un bouclier
contre les tempêtes majeures, créant un abri pour les arbres et le manoir du
bourgmestre.
Ils montèrent encore plus haut, les amples vêtements du Fusionné flottant
au vent. Bien que l’air soit tiède au niveau du sol, il régnait ici un froid
piquant, et Moash éprouvait une étrange sensation au niveau des oreilles –
un assourdissement, comme si elles étaient remplies de tissu.
Enfin, le Fusionné ralentit pour s’arrêter en plein air. Moash tenta de
s’accrocher mais le Fusionné le poussa vers le côté, puis s’éloigna à toute
allure dans un tourbillon de tissu.
Moash flotta seul au-dessus du vaste paysage. Son cœur cognait à tout
rompre et, alors qu’il étudiait la hauteur le séparant du sol, il comprit
soudain une chose : il ne voulait pas mourir.
Il s’obligea à se retourner pour regarder autour de lui. Il éprouva une
bouffée d’espoir lorsqu’il s’aperçut qu’il dérivait vers une autre Fusionnée.
Une femme dans le ciel, portant une robe qui devait descendre à trois bons
mètres en dessous d’elle, comme une trace de peinture rouge. Moash alla
flotter juste à côté d’elle, s’approchant assez pour qu’elle puisse tendre la
main afin de l’arrêter.
Il résista à l’impulsion de saisir ce bras pour s’y accrocher de toutes ses
forces. Son esprit commençait à comprendre ce qui se passait – elle voulait
s’entretenir avec lui, mais dans un domaine où elle était à sa place et pas lui.
Eh bien, il allait réprimer sa peur.
— Moash, lui lança la Fusionnée.
Leshwi, c’était le nom que l’autre lui avait donné. Son visage affichait les
trois couleurs des Parshendis : blanc, rouge et noir, marbrées comme des
tourbillons de peinture. Il avait rarement rencontré d’individu possédant les
trois couleurs ; c’était l’un des motifs les plus hypnotiques qu’il ait jamais
vus, presque liquide dans ses effets, et ses yeux étaient pareils à des étangs
autour desquels couraient les couleurs.
— Comment connaissez-vous mon nom ? la questionna Moash.
— Votre contremaître me l’a dit, répondit Leshwi. (Elle dégageait une
impression très nette de sérénité tandis qu’elle flottait, les pieds orientés
vers le bas. Le vent, à cette altitude, tirait sur les rubans qu’elle portait, les
repoussant vers l’arrière en vagues négligées. Il n’y avait étrangement pas
de sprènes du vent en vue.) D’où vous vient-il ?
— C’est mon grand-père qui me l’a donné, l’informa Moash, songeur.
Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé cette conversation.
— Curieux. Savez-vous que c’est l’un de nos noms ?
— Ah bon ?
Elle hocha la tête.
— Combien de temps a-t-il dérivé sur les marées du temps, transmis des
lèvres de ceux-qui-chantent aux hommes et inversement, pour se retrouver
ici, sur la tête d’un esclave humain ?
— Écoutez, vous êtes l’une des responsables ?
— Je suis l’une des Fusionnés sains d’esprit, répondit-elle, comme si
c’était la même chose.
— Dans ce cas, j’ai besoin de…
— Vous êtes audacieux, le coupa Leshwi en regardant droit devant elle.
Une grande partie de ceux-qui-chantent que nous avons laissés ici ne le sont
pas. Nous les trouvons remarquables, compte tenu du temps pendant lequel
ils ont été maltraités par votre peuple. Malgré tout, ils ne sont pas assez
audacieux.
Elle le regarda pour la première fois depuis le début de cette
conversation. Elle avait un visage anguleux, avec de longs cheveux de
parshe – noirs et cramoisis, plus épais que ceux des humains. Presque
pareils à de fins roseaux ou à des brins d’herbe. Ses yeux étaient d’un rouge
profond, comme des flaques de sang miroitant.
— Où avez-vous appris les Flux, humain ? demanda-t-elle.
— Les Flux ?
— Quand vous m’avez tuée, répondit-elle, vous étiez fixé au ciel par une
Attache – mais vous avez réagi rapidement, avec familiarité. Je dois
admettre, en toute franchise, que j’étais furieuse d’être ainsi prise de court.
— Un instant, fit Moash, envahi d’un grand froid. Quand je vous ai
tuée ?
Elle l’étudia sans ciller avec ces yeux de rubis.
— Vous êtes la même personne ? s’enquit Moash.
Ce motif de peau marbrée…, comprit-il. C’est le même que la créature
que j’ai combattue. Mais les traits étaient différents.
— Il s’agit là d’un nouveau corps qu’on m’a offert en sacrifice, confirma
Leshwi. Pour que je me lie à lui et me l’approprie, car je n’en possède pas.
— Vous êtes une sorte de sprène ?
Elle cligna des yeux mais ne répondit pas.
Moash se mit à tomber. Il le sentit dans ses vêtements, qui perdirent en
premier le pouvoir de voler. Il poussa un cri et tendait la main vers la
Fusionnée, qui le saisit par le poignet et lui injecta à nouveau de la
Néantiflamme. Celle-ci traversa tout son corps, et il se remit à flotter.
L’obscurité violette se retira, de nouveau visible sous la forme de faibles
crépitements périodiques sur la peau de la Fusionnée.
— Mes compagnons vous ont épargné, lui dit-elle. Ils vous ont amené ici,
dans ces terres, car ils pensaient que je souhaiterais exercer une vengeance
personnelle après ma renaissance. Ce n’est pas le cas. Pourquoi détruirais-je
ce qui possède une telle passion ? J’ai préféré vous observer, curieuse de
découvrir ce que vous faisiez. Je vous ai vu aider ceux-qui-chantent à tirer
les traîneaux.
Moash prit une profonde inspiration.
— Pouvez-vous me dire, dans ce cas, pourquoi vous traitez si mal vos
semblables ?
— Si mal ? fit-elle d’un air amusé. Ils sont nourris, vêtus et entraînés.
— Pas tous, la contredit Moash. Vous faisiez travailler ces pauvres
parshes comme des esclaves, au même titre que les humains. Et maintenant,
vous allez les jeter contre les murs de la ville.
— Sacrifice, lâcha-t-elle. Croyez-vous qu’un empire puisse se bâtir sans
sacrifices ?
Elle désigna d’un grand geste le paysage qui s’étendait devant eux.
L’estomac de Moash se souleva – il était brièvement parvenu à ne se
concentrer que sur elle et à oublier à quelle hauteur il se trouvait.
Bourrasques… que cette terre était vaste. Il distinguait à perte de vue des
collines, des plaines, de l’herbe, des arbres et de la pierre.
Et, dans la direction qu’elle indiquait, une sombre ligne à l’horizon.
Kholinar ?
— Je respire à nouveau grâce à leurs sacrifices, reprit Leshwi. Et ce
monde sera de nouveau nôtre, grâce au sacrifice. Ceux qui tombent seront
célébrés dans les chants, mais c’est à nous qu’il appartient de réclamer leur
sang. S’ils survivent à l’attaque, s’ils font leurs preuves, alors ils seront
honorés. (Elle se tourna vers lui.) Vous vous êtes battu pour eux pendant le
trajet pour venir ici.
— En toute franchise, je m’attendais à ce que vous me fassiez tuer pour
ça.
— Si vous n’avez pas été tué pour avoir abattu l’une des Fusionnés,
répliqua-t-elle, pourquoi le seriez-vous pour vous en être pris à l’un de nos
inférieurs ? Dans les deux cas, humain, vous avez prouvé votre passion et
gagné votre droit à réussir. Puis vous vous êtes incliné face à l’autorité
quand vous vous êtes trouvé en sa présence, et vous avez gagné le droit de
continuer à vivre. Dites-moi une chose : pourquoi avez-vous protégé ces
esclaves ?
— Parce que vous avez besoin d’être unifiés, articula Moash, la gorge
serrée. Mon peuple ne mérite pas cette terre. Nous sommes brisés, détruits.
Incapables.
Elle pencha la tête sur le côté. Un vent frais jouait avec ses habits.
— Et n’êtes-vous pas furieux que nous ayons pris vos Éclats ?
— Ils m’avaient été donnés en premier lieu par un homme que j’ai trahi.
Je… ne les mérite pas.
Non. Pas toi. Ce n’est pas ta faute.
— Vous n’êtes pas furieux que nous vous ayons conquis ?
— Non.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui vous met en colère ? Quelle est votre fureur
la plus ardente, Moash, l’homme qui porte le nom d’un ancien membre de
ceux-qui-chantent ?
Oui, elle était là. Toujours brûlante. Au plus profond de lui.
Bourrasques, Kaladin avait protégé un meurtrier.
— La vengeance, murmura-t-il.
— Oui, je comprends. (Elle le regarda, souriant d’une manière qui lui
sembla franchement sinistre.) Et nous, savez-vous pourquoi nous nous
battons ? Laissez-moi vous le raconter…

Une demi-heure plus tard, tandis que le soir approchait, Moash marchait
dans les rues d’une ville conquise. Sans aucune compagnie. Lady Leshwi
avait ordonné qu’on le laisse seul, libéré.
Il marchait avec les mains dans les poches de son manteau du Pont
Quatre, se rappelant à quel point l’air était glacial là-haut. Il éprouvait
toujours un grand froid, bien que l’air ici-bas soit chaud et étouffant.
C’était une jolie ville. Pittoresque. Petits bâtiments de pierre, plantes qui
poussaient derrière chacune des maisons. Sur sa gauche, boutons-de-roche
cultivés et buissons dépassaient autour des portes – mais sur sa droite, face
à la tempête, il n’y avait que des murs de pierre nue. Pas même une fenêtre.
L’odeur des plantes était pour lui celle de la civilisation. Une sorte de
parfum domestiqué que l’on ne trouvait pas dans les étendues sauvages.
Elles frissonnaient à peine sur son passage, quoique des sprènes de vie
flottent près d’elles en sa présence. Les plantes étaient habituées à voir des
gens dans les rues.
Il s’arrêta enfin devant une basse clôture entourant des enclos qui
accueillaient les chevaux capturés par les Néantifères. Les animaux
mâchonnaient de l’herbe coupée que les parshes leur avaient jetée.
Quelles bêtes étranges. Difficiles à entretenir, coûteuses à conserver. Il se
détourna des chevaux pour regarder au-delà des champs, en direction de
Kholinar. Elle lui avait dit qu’il pouvait partir. Rejoindre les réfugiés qui se
dirigeaient vers la capitale. Défendre la ville.
Quelle est votre fureur la plus ardente ?
Des milliers d’années pour renaître. Quel effet est-ce que ça pouvait bien
faire ? Des milliers d’années, et ils n’avaient jamais renoncé.
Faites vos preuves…
Il se détourna pour reprendre la direction du dépôt de bois, où les
travailleurs remballaient leurs affaires pour la journée. Puisqu’il n’y avait
pas de tempête prévue ce soir et qu’ils n’auraient pas besoin de tout fixer,
ils travaillaient avec un air détendu, presque jovial. Tous à l’exception de
son équipe qui – comme toujours – se rassemblait à l’écart, ostracisée.
Moash s’empara d’un ballot de poteaux transformés en échelles. Les
travailleurs qui se trouvaient là se retournèrent pour protester, mais
s’interrompirent lorsqu’ils le reconnurent. Il défit le paquet et, en atteignant
l’équipe de malheureux parshes, jeta un morceau de bois à chacun.
Sah attrapa le sien et se leva, songeur. Les autres l’imitèrent.
— Je peux vous apprendre à utiliser ça, déclara Moash.
— Des bâtons ? s’étonna Khen.
— Des lances, rectifia Moash. Je peux vous apprendre à être des soldats.
Nous allons sans doute mourir de toute manière. Bourrasques, nous
n’atteindrons sans doute même jamais le haut des murs. Mais c’est déjà
quelque chose.
Les parshes échangèrent des regards, tenant des piquets qui pouvaient
passer pour des lances.
— Je vais le faire, annonça Khen.
Lentement, les autres approuvèrent en hochant la tête.
D’entre tous, je suis le moins bien équipé pour vous assister dans cette tentative. Je
découvre que les pouvoirs que je détiens sont tellement en conflit l’un avec l’autre
que même l’action la plus simple peut se révéler difficile.

Rlain était assis seul dans les Plaines Brisées et il écoutait les rythmes.
Les parshes asservis, privés de formes véritables, n’étaient pas en mesure
de les entendre. Lors des années qu’il avait passées comme espion, il avait
adopté la forme morne, qui les entendait faiblement. Ç’avait été si dur d’en
être séparé.
Ce n’étaient pas tout à fait de vrais chants ; c’étaient des cadences avec
des nuances de tonalité et d’harmonie. Il pouvait se caler sur plusieurs
dizaines pour correspondre à son humeur ou, à l’inverse, pour l’aider à la
modifier.
Son peuple avait toujours supposé que les humains étaient sourds aux
rythmes, mais il n’en était pas convaincu. Peut-être était-ce son
imagination, mais il lui semblait qu’ils réagissaient parfois à certains
d’entre eux. Ils levaient la tête quand le tempo s’emballait, le regard
soudain lointain. Ils devenaient agités et criaient en cadence, l’espace d’un
moment, avec le Rythme d’Irritation, ou pousseraient des vivats en suivant
le Rythme de Joie.
L’idée qu’ils apprendraient peut-être un jour à entendre les rythmes le
réconfortait. Peut-être alors se sentirait-il moins seul.
Il se cala pour l’heure sur le Rythme des Disparus, une cadence tranquille
mais violente aux notes nettement distinctes. Ainsi, on se rappelait les
défunts, et ça lui semblait l’émotion adéquate tandis qu’il était assis à
l’extérieur de Narak, à regarder des humains construire une forteresse dans
son ancien foyer. Ils avaient disposé un poste de garde au sommet de
l’aiguille centrale, où les Cinq se réunissaient autrefois pour parler de
l’avenir de son peuple. Ils transformaient les maisons en baraquements.
Il n’était pas offensé – son propre peuple avait réaffecté les ruines de
Siège-des-Vents pour créer Narak. Ces ruines majestueuses survivraient
certainement à l’occupation aléthie, comme elles l’avaient fait à celle de
ceux-qui-écoutent. Cette certitude ne l’empêchait pas d’éprouver du
chagrin. Son peuple avait disparu à présent. D’accord, les parshes s’étaient
réveillés, mais ils ne faisaient pas partie de ceux-qui-écoutent. Pas plus que
les Aléthis et les Védènes n’étaient de la même nation simplement parce
qu’ils avaient une couleur de peau similaire.
Le peuple de Rlain avait disparu. Ils étaient tombés sous les coups des
épées aléthies ou avaient été consumés par la Tempête Éternelle,
transformés en incarnations des anciens dieux de ceux-qui-écoutent. Pour
autant qu’il le sache, il était le dernier.
Il soupira et se remit debout. Il posa une lance sur son épaule, celle qu’ils
l’autorisaient à porter. Il aimait beaucoup les hommes du Pont Quatre mais
il représentait une singularité, même parmi eux : le parshe qu’ils acceptaient
d’armer. Le Néantifère potentiel auquel ils avaient décidé de faire
confiance, quelle chance pour lui.
Il traversa le plateau pour rejoindre l’emplacement où plusieurs d’entre
eux s’entraînaient sous l’œil attentif de Teft. Ils ne lui firent pas signe. Ils
paraissaient souvent surpris de le trouver là, comme s’ils avaient oublié sa
présence. Mais quand Teft le remarqua bel et bien, il lui adressa un sourire
sincère. Ils étaient ses amis. Simplement…
Comment Rlain pouvait-il autant apprécier ces hommes, tout en ayant
envie de les gifler ?
Lorsque Skar et lui avaient été les deux seuls à ne pas être capables
d’aspirer la Fulgiflamme, ils avaient encouragé Skar. Ils avaient tenté de le
remotiver, lui avaient conseillé de s’obstiner. Ils avaient cru en lui. Rlain, en
revanche… qui savait ce qui se produirait s’il parvenait à utiliser la
Fulgiflamme ? Serait-ce le premier pas qui le transformerait en monstre ?
Peu importait qu’il leur ait expliqué qu’il fallait s’ouvrir à une forme
pour l’adopter. Peu importait qu’il ait le pouvoir de choisir pour lui-même.
Bien qu’ils n’en parlent jamais, il lisait la vérité dans leurs réactions. De
même que pour Dabbid, ils estimaient qu’il valait mieux que Rlain demeure
sans Fulgiflamme.
Le parshe et le fou. Les gens qui ne feraient pas des Marchevents très
fiables.
Cinq hommes de pont s’élancèrent dans les airs, Radieux, dégageant des
volutes de Flamme. Une partie de l’équipe s’entraînait tandis qu’une autre
patrouillait avec Kaladin pour surveiller les caravanes. Un troisième groupe
– les dix autres nouveaux arrivants qui avaient appris à puiser la
Fulgiflamme – s’entraînaient avec Peet quelques plateaux plus loin. Ce
groupe incluait Lyn et les quatre autres éclaireuses, ainsi qu’un unique
officier pâle-iris. Colot, le capitaine des archers.
Lyn s’était facilement fait sa place au sein de la camaraderie du Pont
Quatre, tout comme plusieurs des hommes de pont. Rlain s’efforçait de ne
pas les jalouser parce qu’ils semblaient presque davantage que lui faire
partie de l’équipe.
Teft fit répéter une formation aux cinq qui se trouvaient dans les airs
tandis que les quatre autres se dirigeaient vers la buvette de Roc. Rlain se
joignit à eux, et Yake lui asséna une tape dans le dos en désignant le plateau
d’après où la majeure partie des aspirants continuait à s’entraîner.
— Ce groupe arrive à peine à tenir une lance correctement, commenta
Yake. Tu devrais aller leur montrer comment un véritable homme de pont
exécute un kata, hein, Rlain ?
— Kalak leur vienne en aide s’ils doivent combattre ces têtes de coques,
ajouta Eth en prenant la boisson que lui tendait Roc. Hum… sans vouloir
t’offenser, Rlain.
Rlain toucha son crâne, couvert d’armure de carapace – d’une épaisseur
et d’une solidité caractéristiques, car il arborait la forme de guerre. Elle
avait étiré son tatouage du Pont Quatre, qui s’était transféré sur la carapace.
Il avait également des reliefs sur les bras et les jambes, que les gens
voulaient constamment toucher. Ils n’arrivaient pas à croire qu’ils poussent
directement sur sa peau et estimaient curieusement qu’il était convenable
d’essayer de regarder en dessous.
— Rlain, déclara Roc, c’est pas interdit lancer des choses à Eth. Il a tête
dure aussi, presque comme carapace.
— Ce n’est rien, répondit Rlain, parce que c’était ce qu’ils attendaient
qu’il dise.
Il se cala toutefois sur Irritation par accident, et le rythme imprégna ses
mots.
Pour masquer son embarras, il se cala sur Curiosité et testa la boisson du
jour préparée par Roc.
— C’est bon ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Ha ! C’est eau dans laquelle j’ai fait bouillir crémillons, avant de les
servir hier soir.
Eth cracha sa boisson, puis regarda la coupe, atterré.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui lança Roc. Tu as mangé les crémillons sans te
plaindre.
— Mais c’est… comme l’eau de leur bain, protesta Eth.
— Refroidie, expliqua Roc, avec des épices. Ç’a bon goût.
— Ç’a goût d’eau du bain, répondit Eth, imitant son accent.
Au-dessus de leur tête, Teft dirigeait les quatre autres, qui dessinaient une
vague lumineuse laissant des traînées derrière elle. Rlain leva les yeux et se
surprit à se caler sur Envie avant de se réfréner. Il se cala plutôt sur Paix.
Oui, la paix. Il pouvait éprouver de la paix.
— Ça ne fonctionne pas, déclara Drehy. Nous ne pouvons pas patrouiller
sur l’intégralité des Plaines Brisées, nom des foudres. D’autres caravanes
vont être attaquées, comme celle d’hier soir.
— Le capitaine dit que c’est étrange que ces Néantifères continuent à
lancer ce genre d’attaques, remarqua Eth.
— Va dire ça aux caravaniers d’hier.
Yake haussa les épaules.
— Ils n’ont même pas brûlé grand-chose ; nous sommes arrivés avant
que les Néantifères aient le temps de faire beaucoup plus qu’effrayer les
gens. Je partage l’avis du capitaine : c’est étrange.
— Peut-être qu’ils testent nos capacités, suggéra Eth. Pour voir de quoi le
Pont Quatre est réellement capable.
Ils se tournèrent vers Rlain pour en avoir ou non confirmation.
— Je suis… censé être capable de répondre ? demanda-t-il.
— Eh bien, fit Eth. Je veux dire… saintes bourrasques, Rlain. Ce sont tes
semblables. Tu dois tout de même bien savoir des choses à leur sujet.
— Tu peux bien le deviner, non ? insista Yake.
La fille de Roc remplit la coupe de Rlain, qui baissa les yeux vers le
liquide clair. Tu ne dois pas leur en vouloir, songea-t-il. Ils ne savent pas.
Ils ne comprennent pas.
— Eth, Yake, dit prudemment Rlain, mon peuple a fait tout ce qu’il a pu
pour nous séparer de ces créatures. Nous nous sommes cachés il y a
longtemps, en jurant de ne plus jamais accepter les formes de pouvoir.
» J’ignore ce qui a changé. Mon peuple a dû être piégé par la ruse. Quoi
qu’il en soit, les Fusionnés sont tout autant mes ennemis que les vôtres – et
même plus encore. Et non, je ne peux pas vous dire ce qu’ils vont faire. J’ai
passé ma vie entière à éviter de penser à eux.
Le groupe de Teft atterrit bruyamment sur le plateau. Malgré ses
difficultés antérieures, Skar s’était vite habitué à voler. Son atterrissage fut
le plus gracieux de tous. Hobber toucha le sol si rudement qu’il poussa un
cri.
Ils rejoignirent en courant la buvette où la fille aînée et le fils de Roc
entreprirent de leur servir à boire. Rlain les plaignait ; ils parlaient à peine
aléthi, bien que le fils – curieusement – soit vorin. Apparemment, des
moines venaient de Jah Keved pour prêcher la parole du Tout-Puissant aux
Mangecorne, et Roc laissait ses enfants vénérer le dieu qu’ils souhaitaient.
Ainsi donc, le jeune Mangecorne à la peau pâle portait un charme glyphique
attaché au bras et brûlait des prières au Tout-Puissant vorin au lieu de faire
des offrandes aux sprènes des Mangecorne.
Rlain but une gorgée de sa boisson et regretta que Renarin ne soit pas là ;
le pâle-iris silencieux mettait généralement un point d’honneur à parler avec
Rlain. Les autres jacassaient avec animation, mais ne pensaient pas à
l’impliquer. Les parshes étaient invisibles à leurs yeux – ils avaient été
élevés ainsi.
Pourtant, il les aimait parce qu’ils essayaient. Lorsque Skar le bouscula –
se rappelant ainsi sa présence – il cligna des yeux, puis dit : « Peut-être
qu’on devrait demander à Rlain. » Les autres intervinrent aussitôt pour
rétorquer qu’il n’avait pas envie d’en parler, et lui fournirent une sorte de
version aléthie de ce qu’il leur avait dit un peu plus tôt.
Il était à sa place ici, tout autant que n’importe où. Le Pont Quatre était sa
famille, à présent que ceux de Narak n’étaient plus là. Eshonai, Varanis,
Thude…
Il se cala sur le Rythme des Disparus et baissa la tête. Il devait croire que
ses amis du Pont Quatre étaient capables de percevoir très vaguement les
rythmes car, autrement, comment sauraient-ils pleurer les morts avec la
véritable douleur de l’âme ?
Teft se préparait à emmener l’autre escouade dans les airs lorsqu’un
groupe de points dans le ciel annonça l’arrivée de Kaladin Béni-des-
foudres. Il atterrit avec son escouade, parmi laquelle Lopen, qui jonglait
avec une gemme non taillée, grosse comme un crâne. Ils avaient dû trouver
la chrysalide d’une bête des gouffres.
— Aucune trace de Néantifères aujourd’hui, déclara Leyten, qui retourna
l’un des seaux de Roc pour s’y asseoir. Mais nom des foudres… les Plaines
paraissent vraiment plus petites quand on se trouve là-haut.
— Ouais, confirma Lopen. Et plus grandes.
— Plus petites et plus grandes ? fit Skar.
— Plus petites, expliqua Leyten, parce qu’on peut les traverser à cette
vitesse. Je me rappelle des plateaux qui donnaient l’impression qu’il
faudrait des années pour les franchir. Maintenant, on les dépasse en un clin
d’œil.
— Mais ensuite on monte très haut, ajouta Lopen, et on comprend à quel
point cet endroit est vaste – ben oui, il en reste une telle partie que nous
n’avons même jamais explorée –, et ça paraît tout simplement… immense.
Les autres hochèrent vigoureusement la tête. Il fallait lire leurs émotions
dans leur expression et leur façon de bouger, pas dans leur voix. C’était
peut-être pour cette raison que les sprènes d’émotion venaient si souvent
aux humains, plus souvent qu’à ceux-qui-écoutent. Sans les rythmes, les
hommes avaient besoin de se comprendre entre eux.
— Qui participe à la prochaine patrouille ? demanda Skar.
— Pas aujourd’hui, répondit Kaladin. J’ai une réunion avec Dalinar.
Nous allons laisser une escouade à Narak, mais…
Peu de temps après qu’il aurait franchi la Porte du Pacte, tous les autres
commenceraient lentement à perdre leurs pouvoirs. Ils auraient disparu en
une heure ou deux. Kaladin devait se trouver relativement proche – Sigzil
avait estimé la distance maximale à environ quatre-vingts kilomètres, mais
leurs pouvoirs commençaient à faiblir à peu près autour de cinquante.
— Entendu, dit Skar. J’avais hâte de boire à nouveau le jus de crémillon
de Roc, de toute manière.
— Du jus de crémillon ? répéta Sigzil alors qu’il portait sa boisson à ses
lèvres.
En dehors de Rlain, la peau brun foncé de Sigzil était la plus différente de
celle du reste de l’équipe – bien que les hommes de pont semblent se
soucier assez peu de la couleur de peau. Pour eux, seuls comptaient les
yeux. Rlain avait toujours trouvé ça étrange car, parmi ceux-qui-écoutent,
les motifs de votre peau étaient parfois une question d’importance.
— Donc…, reprit Skar. Est-ce qu’on va parler de Renarin ?
Les vingt-huit hommes échangèrent des regards, et beaucoup s’assirent
autout du tonneau de la boisson de Roc comme ils le faisaient autrefois
autour du feu de cuisine. Il y avait un nombre suspect de seaux à utiliser en
guise de tabourets, comme si Roc l’avait prévu. Le Mangecorne lui-même
s’appuyait contre la table qu’il avait apportée pour y placer les coupes, un
torchon jeté sur l’épaule.
— Pourquoi ça ? lança Kaladin, songeur, en balayant le groupe du regard.
— Il passe beaucoup de temps avec les scribes qui étudient la cité-tour,
expliqua Natam.
— L’autre jour, intervint Skar, il parlait de ce qu’il fait là-bas. Ça donnait
franchement l’impression qu’il apprenait à lire.
Les hommes remuèrent d’un air gêné.
— Et alors ? dit Kaladin. Quel est le problème ? Sigzil sait lire sa propre
langue. Bourrasques, même moi, je sais lire les glyphes.
— Ce n’est pas pareil, répliqua Skar.
— C’est féminin, ajouta Drehy.
— Drehy, soupira Kaladin, vous fréquentez littéralement un homme.
— Et alors ?
— Ouais, qu’êtes-vous en train de dire, Kal ? aboya Skar.
— Rien ! Je pensais simplement que Drehy pourrait éprouver de
l’empathie…
— Ce n’est pas très juste, répondit Drehy.
— Ouais, ajouta Lopen. Drehy aime les autres types. C’est comme si… il
voulait passer encore moins de temps avec les femmes que nous autres.
C’est le contraire du féminin. On pourrait même dire que ça le rend encore
plus viril.
— Ouais, acquiesça Drehy.
Kaladin se frotta le front, et Rlain compatit. C’était triste que les humains
se voient contraints d’adopter constamment la forme d’accouplement. Ils
étaient toujours distraits par les émotions et les passions charnelles, et
n’avaient pas encore atteint un stade où ils pouvaient ignorer tout ça.
Il éprouvait de l’embarras pour eux – ils se souciaient simplement trop de
ce qu’une personne devait ou ne devait pas faire. C’était parce qu’ils
n’avaient pas de formes entre lesquelles alterner. Si Renarin voulait être un
érudit, libre à lui.
— Je suis désolé, reprit Kaladin, qui tendit la main pour apaiser les
hommes. Je ne cherchais pas à insulter Drehy. Mais bourrasques, soldats,
nous savons que les choses sont en train de changer. Regardez-nous un
peu : nous sommes en train de devenir des pâles-iris ! Nous avons déjà
intégré cinq femmes au Pont Quatre, et elles vont se battre avec des lances.
Toutes les conventions sont bouleversées – et c’est grâce à nous. Alors
accordons un peu de latitude à Renarin, d’accord ?
Rlain hocha la tête. Kaladin était réellement un homme bien. Malgré tous
ses défauts, il faisait encore plus d’efforts que les autres.
— J’ai chose à ajouter, ajouta Roc. Au cours des dernières semaines,
combien d’entre vous sont venus me voir en disant que vous aviez
l’impression de ne pas être à votre place actuellement dans le Pont Quatre ?
Le silence tomba sur le plateau. Enfin, Sigzil leva la main. Suivi par Skar.
Et plusieurs autres, parmi lesquels Hobber.
— Hobber, tu n’es pas venu me trouver.
— Ah. D’accord, mais j’en ai eu envie, Roc. (Il baissa les yeux.) Tout est
en train de changer. Je ne sais pas si je suis capable de suivre l’allure.
— J’ai encore des cauchemars, dit tout bas Leyten, sur ce que nous avons
vu dans les entrailles d’Urithiru. Je suis le seul ?
— J’ai problème aléthi, déclara Huio. Ça me fait… embarras. Seul.
— J’ai le vertige, ajouta Torfin. C’est terrifiant pour moi de voler là-haut.
Quelques-uns lancèrent des coups d’œil à Teft.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il. Vous vous attendez à ce qu’on se mette tous
à échanger nos émotions parce que ce crétin de Mangecorne vous a fait la
leçon ? Allez aux foudres. C’est un miracle que je ne sois pas en train de
brûler de la mousse à chaque heure de la journée, alors que je dois supporter
toute votre bande.
Natam lui tapota l’épaule.
— Et moi, je refuse de me battre, ajouta Roc. Je sais que certains d’entre
vous n’apprécient pas. Ça me fait sentir différent. Pas seulement parce que
je suis le seul de l’équipe avec barbe digne de ce nom. (Il se pencha vers
l’avant.) La vie est réellement en train de changer. Nous allons tous nous
sentir seuls à cause de ça, oui ? Ha ! Peut-être que nous pouvons nous sentir
seuls ensemble.
Tous semblèrent rassurés par cette idée. Enfin, à part Lopen, qui s’était
esquivé discrètement et qui, curieusement, soulevait des rochers de l’autre
côté du plateau pour regarder en dessous. Même parmi les humains, il était
étrange.
Les hommes se détendirent et se mirent à bavarder. Hobber asséna une
tape dans le dos de Rlain, mais personne ne lui demanda de manière plus
précise comment il se sentait. Était-il puéril de sa part d’éprouver de la
frustration ? Ils pensaient tous être seuls, n’est-ce pas ? Ils avaient tous le
sentiment de ne pas être à leur place ? Savaient-ils seulement ce que c’était
d’appartenir à une espèce différente ? Une espèce avec laquelle ils étaient
actuellement en guerre – une espèce dont tous les membres avaient été soit
massacrés, soit corrompus ?
Les gens de la tour le regardaient avec une haine manifeste. Ses amis
n’en faisaient rien, mais ils aimaient décidément se féliciter pour ça. Nous
comprenons que tu n’es pas comme les autres, Rlain. Ton apparence, tu n’y
peux rien.
Il se cala sur Contrariété et resta assis là jusqu’à ce que Kaladin envoie
les autres former les aspirants Marchevents. Kaladin s’entretint tout bas
avec Roc, puis se détourna et hésita en voyant Rlain assis là sur son seau.
— Rlain, lui dit Kaladin, pourquoi ne prenez-vous pas le reste de la
journée ?
Et si je n’ai pas envie d’un traitement de faveur parce que vous avez pitié
de moi ?
Kaladin s’accroupit à côté de Rlain.
— Hé là. Vous avez entendu ce qu’a dit Roc. Je sais ce que vous
ressentez. Nous pouvons vous aider à y faire face.
— Ah oui, vraiment ? Vous savez réellement ce que je ressens, Kaladin
Béni-des-foudres ? Ou c’est simplement quelque chose que disent les
hommes ?
— J’imagine que c’est quelque chose que disent les hommes, admit
Kaladin, avant d’approcher un seau retourné pour lui-même. Pouvez-vous
me dire quel effet ça fait ?
Voulait-il réellement le savoir ? Rlain y réfléchit, puis se cala sur
Résolution.
— Je peux essayer.
J’éprouve également une relative incertitude face à votre subterfuge. Pourquoi ne
pas vous être présenté à moi auparavant ? Comment se fait-il que vous puissiez
vous cacher ? Qui êtes-vous réellement, et comment savez-vous tant de choses sur
Adonalsium ?

Dalinar apparut dans la cour d’une étrange forteresse munie d’un unique
mur très haut de pierres rouge sang. Elle comblait une large brèche dans une
formation rocheuse montagneuse.
Autour de lui, des hommes transportaient des fournitures ou s’occupaient
d’une manière ou d’une autre, allaient et venaient entre des bâtiments
construits contre les murs de pierre naturels. Dans l’air hivernal, l’haleine
de Dalinar était visible devant lui.
Il serrait la libre-main de Navani dans sa main gauche, et celle de Jasnah
dans la droite. Ça avait marché. Son contrôle sur ces visions augmentait au-
delà même de ce que le Père-des-tempêtes avait cru possible. Aujourd’hui,
en leur tenant la main, il avait amené Navani et Jasnah avec lui sans
tempête majeure.
— Formidable, déclara Navani en serrant ses doigts. Ce mur est aussi
majestueux que vous le décriviez. Et les gens… Des armes en bronze cette
fois encore, très peu d’acier.
— Cette armure est spiricantée, déclara Jasnah en lâchant sa main.
Regardez les marques de doigts sur le métal. C’est du fer bruni, pas de
l’acier véritable, spiricanté sous cette forme à partir de l’argile. Je me
demande… l’accès aux Spiricantes a-t-il retardé leur besoin d’apprendre à
fondre le métal ? Il est difficile de travailler l’acier. On ne peut pas
simplement le fondre au-dessus d’un feu, comme le bronze.
— Donc…, l’interrogea Dalinar. À quelle époque sommes-nous ?
— Il y a peut-être deux mille ans, répondit Jasnah. Ce sont là des épées
haravingiennes, et vous voyez ces voûtes ? Architecture classique tardive,
mais avec du colorant bleu délavé sur les capes, au lieu de teintures bleues
véritables. Ajoutez-y la langue dans laquelle vous avez parlé, que ma mère
a consignée la dernière fois, et je suis à peu près sûre de moi. (Elle étudia
des soldats de passage.) Une coalition multiethnique ici, comme pendant les
Désolations – mais si j’ai raison, c’est plus de deux mille ans après
Aharietiam.
— Ils combattent quelqu’un, dit Dalinar. Les Radieux se retirent d’une
bataille, puis abandonnent leurs armes dans le champ à l’extérieur.
— Ce qui situe la Félonie un peu plus récemment que Masha-fille-Shaliv
ne le faisait dans ses écrits, répondit Jasnah, songeuse. D’après ce que j’ai
lu des comptes rendus de vos visions, c’est la dernière sur un plan
chronologique – même s’il est difficile de situer celle où vous surplombiez
les ruines de Kholinar.
— Qui peuvent-ils être en train d’affronter ? interrogea Navani tandis que
les hommes situés en haut du mur donnaient l’alarme. (Des cavaliers
quittèrent le donjon au galop, partis enquêter.) C’est bien après le départ des
Néantifères.
— Il pourrait s’agit de la Fausse Désolation, fit observer Jasnah.
Dalinar et Navani se tournèrent tous deux vers elle.
— Une légende, expliqua Jasnah. Considérée comme pseudo-historique.
Dovcanti a écrit une épopée à ce sujet il y a environ mille cinq cents ans.
Elle affirme que certains Néantifères ont survécu à Aharietiam, et qu’il y a
eu de nombreux conflits avec eux par la suite. C’est une source considérée
comme peu fiable, mais uniquement parce que beaucoup d’ardents
d’époques ultérieures affirment qu’aucun Néantifère ne peut avoir survécu.
Je tendrais à penser qu’il s’agit d’un conflit avec les parshes avant qu’ils
n’aient été, d’une manière ou d’une autre, privés de leur capacité à changer
de forme.
Elle se tourna vers Dalinar, le regard pétillant, et il hocha la tête. Puis elle
s’éloigna pour aller recueillir toutes les informations historiques qu’elle
pourrait dénicher.
Navani tira des instruments de sa sacoche.
— D’une manière ou d’une autre, je vais découvrir où se trouve ce
« Donjon de Rougefièvre », même si je dois brutaliser ces gens pour qu’ils
dessinent une carte. Peut-être pourrions-nous envoyer des érudits à cet
endroit et trouver des indices sur la Félonie.
Dalinar se dirigea vers la base du mur. C’était réellement un édifice
majestueux, typique des contrastes étranges de ces visions : un peuple
classique, sans fabriaux ni même métallurgie digne de ce nom, mais
disposant de prodiges.
Un groupe d’hommes descendit les marches à la file depuis le sommet du
mur. Ils étaient suivis par le Premier Aqasix d’Azir, Son Excellence
Yanagawn Premier. Alors que Dalinar avait amené Navani et Jasnah grâce
au contact physique, il avait demandé au Père-des-tempêtes de faire venir
Yanagawn. La tempête majeure se déchaînait actuellement en Azir.
Le jeune homme vit Dalinar et s’arrêta.
— Vais-je devoir me battre aujourd’hui, Épine Noire ?
— Pas aujourd’hui, Votre Excellence.
— Je commence vraiment à me fatiguer de ces visions, déclara
Yanagawn en descendant les dernières marches.
— Cette fatigue ne disparaît jamais, Votre Excellence. En réalité, elle
s’est même accrue à mesure que je commençais à comprendre l’importance
de ce que j’y ai vu, et le fardeau qu’elles placent sur mes épaules.
— Ce n’est pas ce que j’entendais par « fatiguer ».
Dalinar ne répondit pas, mains jointes devant lui tandis qu’ils marchaient
ensemble jusqu’à la poterne, d’où Yanagawn regarda les événements se
dérouler à l’extérieur. Des Radieux traversaient la plaine ou descendaient du
ciel. Ils invoquaient leur Lame, suscitant l’inquiétude des soldats qui les
regardaient.
Les chevaliers plantèrent leur épée dans le sol, puis les abandonnèrent.
Ils laissèrent également leur armure. Des Éclats d’une valeur inestimable, et
ils y renonçaient.
Le jeune empereur ne semblait aucunement pressé de les affronter
comme l’avait été Dalinar. Ce dernier le prit donc par le bras pour le guider
vers l’extérieur tandis que les premiers soldats ouvraient les portes. Il ne
voulait pas que l’empereur se retrouve pris dans le raz-de-marée qui allait
suivre, lorsque les gens se précipiteraient pour s’emparer des Lames, puis se
mettraient à s’entre-tuer.
Comme précédemment dans cette vision, Dalinar avait l’impression
d’entendre les hurlements d’agonie des sprènes, la terrible douleur de ce
champ. Il en fut presque terrassé.
— Pourquoi ? lui demanda Yanagawn. Pourquoi est-ce qu’ils ont
simplement… renoncé ?
— Nous l’ignorons, Votre Excellence. Cette scène me hante. Il y a tant de
choses que je ne comprends pas. L’ignorance est devenue le thème central
de mon règne.
Yanagawn regarda autour de lui, puis se précipita vers un gros rocher
pour y grimper afin de mieux voir les Radieux. Il semblait bien plus
intéressé par cette vision que par les précédentes. C’était là quelque chose
que Dalinar pouvait respecter. La guerre était la guerre, mais cette scène…
on ne voyait jamais ces choses-là. Des hommes qui renonçaient
volontairement à leurs Éclats ?
Et cette douleur. Elle imprégnait l’air comme une effroyable puanteur.
Yanagawn s’assit sur son rocher.
— Alors pourquoi me montrer ça ? Vous ne savez même pas ce que ça
signifie.
— Si vous ne rejoignez pas ma coalition, j’ai pensé que je devais vous
fournir autant de connaissances que possible. Peut-être que nous allons
échouer, et que vous survivrez. Peut-être que vos érudits parviendront à
résoudre les énigmes là où nous n’avons pas pu. Et peut-être que vous êtes
le dirigeant dont Roshar a besoin, alors que je ne suis qu’un émissaire.
— Vous n’y croyez pas vraiment.
— Non. Mais je veux tout de même que vous ayez ces visions, au cas où.
Yanagawn tripota nerveusement les glands de son plastron en cuir.
— Je… ne suis pas aussi important que vous le croyez.
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais vous sous-estimez votre
importance. La Porte du Pacte d’Azir sera cruciale, et vous êtes le royaume
le plus puissant de l’occident. Avec Azir à nos côtés, de nombreux autres
pays se joindront à nous.
— Je voulais dire, précisa Yanagawn, que moi, je n’ai pas d’importance.
D’accord, Azir en a. Mais je ne suis qu’un gamin qu’on a placé sur le trône
parce qu’on craignait le retour de cet assassin.
— Et le miracle qu’ils mettent en avant ? La preuve apportée par les
Hérauts que vous avez été choisi ?
— C’était Lift, pas moi. (Yanagawn baissa le regard vers ses pieds, qu’il
balançait en dessous de lui.) On m’apprend à me comporter comme
quelqu’un d’important, Kholin, mais je ne le suis pas. Pas encore. Peut-être
jamais.
C’était là un nouveau visage de Yanagawn. La vision du jour l’avait
ébranlé, mais pas comme Dalinar l’avait espéré. Il est jeune, se rappela-t-il.
La vie était déjà difficile à cet âge-là, sans y ajouter la pression d’une
accession inattendue au pouvoir.
— Quelle qu’en soit la raison, dit Dalinar au jeune empereur, vous êtes le
Premier. Les vizirs ont proclamé votre élévation miraculeuse auprès du
public. Vous possédez bel et bien une certaine autorité.
Il haussa les épaules.
— Les vizirs ne sont pas des gens mauvais. Ils s’en veulent de m’avoir
mis à cette place. Ils me donnent une éducation – ils me l’enfoncent dans la
gorge, pour être franc – et ils s’attendent à ce que je participe. Mais je ne
gouverne pas l’empire.
» Ils ont peur de vous. Très peur. Plus que de l’assassin. Il a brûlé les
yeux des empereurs, mais on peut remplacer des empereurs. Vous, en
revanche, représentez quelque chose de bien plus redoutable. Ils vous
croient capable de détruire notre culture tout entière.
— Aucun Aléthi ne mettra le pied sur la pierre azéenne, déclara Dalinar.
Mais venez me voir, Votre Excellence. Dites-leur que vous avez reçu ces
visions, que les Hérauts veulent au minimum que vous vous rendiez à
Urithiru. Dites-leur que les possibilités ainsi offertes pèsent bien plus lourd
que le danger d’ouvrir la Porte du Pacte.
— Et si ça se reproduit ? s’enquit Yanagawn en désignant le champ de
Lames d’Éclat.
Des centaines d’entre elles dépassaient du sol, argentées, reflétant la
lumière du soleil. Les hommes sortaient maintenant du donjon en masse
pour affluer vers ces armes.
— Nous nous assurerons que ça n’arrive pas. D’une manière ou d’une
autre. (Dalinar étrécit les yeux.) J’ignore ce qui a provoqué la Félonie, mais
je peux le deviner. Ils ont perdu leur vision, Votre Excellence. Ils se sont
mêlés de politique et ont laissé des dissensions naître entre eux. Ils ont
oublié leur objectif : protéger Roshar pour son peuple.
Yanagawn le regarda d’un air songeur.
— C’est rude. Vous paraissiez toujours tellement respecter les Radieux
jusqu’à présent.
— Je respecte ceux qui se sont battus lors des Désolations. Ceux-là, je
peux les comprendre. Moi aussi, il m’est arrivé de me laisser distraire par
des considérations mesquines. Mais les respecter ? Non. (Il frissonna.) Ils
ont tué leurs sprènes. Ils ont trahi leurs serments ! Ce ne sont peut-être pas
des individus malveillants, comme l’histoire les représente, mais dans cet
instant ils ont échoué à faire ce qui était juste. Ils ont abandonné Roshar.
Le Père-des-tempêtes gronda au loin, en accord avec ces impressions.
Yanagawn pencha la tête sur le côté.
— Qu’y a-t-il ? lui dit Dalinar.
— Lift n’a pas confiance en vous, répondit-il.
Dalinar regarda autour de lui, s’attendant à la voir apparaître comme elle
l’avait fait dans les deux visions précédentes qu’il avait montrées à
Yanagawn. Il ne vit aucune trace de la jeune Reshie que le Père-des-
tempêtes haïssait tant.
— C’est parce que, poursuivit Yanagawn, vous vous faites passer pour
quelqu’un de tellement droit. Elle dit que tous les gens qui se comportent
comme vous cherchent à cacher des choses.
Un soldat s’approcha d’eux et parla à Yanagawn avec la voix du Tout-
Puissant.
— Ce sont les premiers.
Dalinar recula, laissant le jeune empereur écouter le Tout-Puissant réciter
son bref discours lié à cette vision. Ces événements s’inscriront dans
l’histoire. Ils seront tristement célèbres. Vous donnerez beaucoup de noms à
ce qui s’est passé ici.
Le Tout-Puissant prononça les mêmes mots qu’il avait adressés à Dalinar.
La Nuit des Tourments viendra, ainsi que la Grande Désolation. La
Tempête Éternelle.
Les hommes qui se trouvaient sur ce champ rempli d’Éclats
commencèrent à se battre pour les armes. Pour la première fois de l’histoire,
des hommes entreprirent de se massacrer mutuellement avec des sprènes
morts. Enfin, Yanagawn s’estompa et disparut de la vision. Dalinar ferma
les yeux et sentit le Père-des-tempêtes s’éloigner. Tout commença à
s’effacer…
Et pourtant non.
Dalinar ouvrit les yeux. Il se trouvait toujours sur le champ devant le haut
mur rouge sang du Donjon de Rougefièvre. Les hommes se battaient pour
les Lames d’Éclat tandis que des voix demandaient à tous de se montrer
patients.
Ceux qui s’empareraient d’un Éclat ce jour-là deviendraient des
dirigeants. Dalinar était contrarié par l’idée que les meilleurs hommes, ceux
qui appelaient à la modération ou formulaient des inquiétudes, seraient rares
dans leurs rangs. Ils n’étaient pas assez agressifs pour prendre l’avantage.
Pourquoi se trouvait-il toujours ici ? La dernière fois, la vision s’était
terminée avant.
— Père-des-tempêtes ? appela-t-il.
Pas de réponse. Dalinar se retourna.
Un homme en blanc et or se tenait là.
Dalinar sursauta et recula précipitamment. L’homme était âgé, avec un
large visage ridé et des cheveux d’un blanc d’os repoussés en arrière
comme sous l’effet du vent. Une épaisse moustache mêlée d’un soupçon de
noir rejoignait une courte barbe blanche. Il semblait être shinove, à en juger
par sa peau et ses yeux, et il portait une couronne en or dans ses cheveux
blancs.
Ces yeux… ils étaient anciens, entourés de rides profondes, et ils
pétillaient de joie lorsqu’il sourit à Dalinar et posa un sceptre doré sur son
épaule.
Soudain terrassé, Dalinar tomba à genoux.
— Je vous connais, murmura-t-il. Vous êtes… vous êtes Lui. Dieu.
— Oui, répondit l’homme.
— Où étiez-vous ? l’interrogea Dalinar.
— J’ai toujours été ici, déclara Dieu. Toujours avec vous, Dalinar. Oh, je
vous observe depuis très, très longtemps.
— Ici ? Vous… n’êtes pas le Tout-Puissant, n’est-ce pas ?
— Honneur ? Non, il est bel et bien mort, comme on vous l’a dit. (Le
sourire du vieillard s’intensifia, sincère et bienveillant.) Je suis l’autre,
Dalinar. On m’appelle Abjection.
Si vous souhaitez me parler à nouveau, je vous demande une franchise absolue.
Revenez dans mes terres, approchez mes serviteurs, et je verrai ce que je peux faire
pour votre quête.

Abjection.
Dalinar se releva d’un bond, recula vivement et chercha une arme qu’il
ne possédait pas.
Abjection. Qui se tenait devant lui.
Le Père-des-tempêtes s’était éloigné, au point qu’il avait presque disparu
– mais Dalinar percevait une faible émotion provenant de lui. Une plainte,
comme s’il résistait contre quelque chose de lourd ?
Non. Non, c’était un geignement.
Abjection posa son sceptre doré contre la paume de sa main, puis se
tourna pour regarder les hommes se disputer les Lames d’Éclat.
— Je me rappelle ce jour-là, déclara Abjection. Quelle passion. Et
quelles pertes. Effroyable pour beaucoup, mais glorieux pour d’autres. Vous
vous trompez sur la raison de la chute des Radieux, Dalinar. Il y avait des
luttes internes entre eux, c’est vrai, mais pas plus qu’à d’autres ères.
C’étaient des hommes et des femmes honnêtes, qui divergeaient parfois
dans leur vision des choses mais restaient unis dans leur désir d’agir pour le
mieux.
— Qu’attendez-vous de moi ? lui lança Dalinar, main contre sa poitrine,
respirant très vite.
Bourrasques. Il n’était pas prêt.
Pouvait-il jamais être prêt pour ce moment ?
Abjection se dirigea vers un petit rocher et s’y assit. Il soupira de
soulagement, comme un homme qui se décharge d’un lourd fardeau, puis
désigna l’espace à côté de lui.
Dalinar resta parfaitement immobile.
— On vous a placé dans une position difficile, mon fils, lui dit Abjection.
Vous êtes le premier à vous lier au Père-des-tempêtes dans son état actuel.
Le saviez-vous ? Vous êtes profondément relié aux vestiges d’un dieu.
— Que vous avez tué.
— Oui. Je finirai par tuer l’autre, également. Elle s’est cachée quelque
part, et je suis trop… entravé.
— Vous êtes un monstre.
— Oh, Dalinar. C’est vous qui me dites ça ? Osez m’affirmer que vous ne
vous êtes jamais trouvé en conflit avec quelqu’un que vous respectiez. Que
vous n’avez jamais tué un homme parce que vous le deviez, même si, dans
un monde idéal, il n’aurait pas dû le mériter ?
Dalinar ravala une réplique. Oui, il l’avait fait. Trop souvent.
— Je vous connais, Dalinar, reprit Abjection. (Il sourit de nouveau, avec
une expression paternelle.) Venez vous asseoir. Je ne vais pas vous dévorer,
ni vous brûler d’un seul contact.
Dalinar hésita. Il faut que tu entendes ce qu’il a à te dire. Même les
mensonges de cette créature peuvent t’en apprendre plus qu’un monde de
vérités ordinaires.
Il s’approcha, puis s’assit avec raideur.
— Que savez-vous sur nous trois ? lui demanda Abjection.
— En toute franchise, je ne savais même pas que vous étiez trois.
— Même davantage, en réalité, répliqua distraitement Abjection. Mais
seulement trois dont vous deviez vous soucier. Moi-même. Honneur.
Culture. Vous parlez d’elle, n’est-ce pas ?
— Sans doute, répondit Dalinar. Certaines personnes l’identifient à
Roshar, le sprène du monde lui-même.
— Voilà qui lui plairait, commenta Abjection. Si seulement je pouvais
simplement lui accorder cette place.
— Alors faites-le. Laissez-nous tranquilles. Partez.
Abjection se tourna vers lui si vivement que Dalinar sursauta.
— Est-ce là, fit calmement Abjection, une proposition de me libérer de
mes liens, de la part de l’homme qui détient les vestiges du nom et du
pouvoir d’Honneur ?
Dalinar balbutia. Crétin. Tu n’es pas une recrue sans expérience.
Reprends-toi.
— Non, dit-il fermement.
— Bon, très bien, dans ce cas. (Abjection sourit, le regard pétillant.) Oh,
ne vous inquiétez donc pas tant. Ces choses-là doivent être effectuées
correctement. Je partirai bel et bien si vous me libérez, mais seulement si
vous le faites par Intention.
— Et quelles seraient les conséquences si je vous libérais ?
— Eh bien, dans un premier temps, je me chargerais de la mort de
Culture. Il y aurait également… d’autres conséquences, comme vous les
appelez.
Les yeux brûlaient tandis que les hommes distribuaient d’amples coups
avec leurs Lames d’Éclat, tuant d’autres hommes qui étaient, encore
quelques instants plus tôt, leurs camarades. C’était une lutte démente et
désespérée pour s’emparer du trône.
— Et vous ne pouvez pas simplement… partir ? l’interrogea Dalinar.
Sans tuer personne ?
— Laissez-moi vous poser une question en retour. Pourquoi avez-vous
repris le contrôle d’Alethkar à ce pauvre Elhokar ?
— Je…
Ne réponds pas. Ne lui donne pas de munitions.
— Vous saviez que c’était pour le mieux, reprit Abjection. Vous saviez
qu’Elhokar était faible, et que le royaume souffrirait de l’absence d’une
autorité ferme. Vous avez pris le contrôle pour le bien de tous, et Roshar en
a grandement profité.
Non loin de là, un homme chancelait vers eux, s’éloignant de la mêlée en
boitant. Ses yeux brûlèrent lorsqu’une Lame d’Éclat lui traversa le dos,
dépassant de sa poitrine sur près d’un mètre. Il bascula vers l’avant, deux
lignes de fumée jumelles s’échappant de ses yeux.
— Un homme ne peut servir deux dieux à la fois, Dalinar, reprit
Abjection. Ainsi donc, je ne puis la laisser derrière moi. En réalité, je ne
puis laisser derrière moi les Parcelles d’Honneur, comme j’ai cru pouvoir le
faire autrefois. Je vois déjà comment ça pourrait mal tourner. Une fois que
vous m’aurez libéré, ma transformation de ce royaume sera considérable.
— Vous croyez que vous ferez mieux ? (Dalinar humecta sa bouche, qui
s’était asséchée.) Mieux que d’autres ne le feraient pour cette terre ? Vous,
une manifestation de la haine et de la douleur ?
— On m’appelle Abjection, répondit le vieil homme. Un nom correct. Il
possède un certain mordant. Mais le mot est trop restrictif pour me décrire,
et vous devriez savoir que ce n’est pas tout ce que je représente.
— À savoir ?
Il se tourna vers Dalinar.
— La passion, Dalinar Kholin. Je suis l’émotion incarnée. Je suis l’âme
des sprènes et des hommes. Je suis le désir, la joie, la haine, la colère et la
jubilation. Je suis la gloire et je suis le vice. Je suis la chose même qui fait
que les hommes sont des hommes.
» Honneur ne s’intéressait qu’aux liens. Pas au sens des liens et des
serments, simplement au fait qu’ils soient maintenus. Culture veut
uniquement voir la transformation. La croissance. Qu’ils soient positifs ou
négatifs lui importe bien peu. La douleur des hommes n’est rien à ses yeux.
Moi seul la comprends. Moi seul m’en soucie, Dalinar.
Je n’y crois pas, se dit Dalinar. Je ne peux pas y croire.
Le vieil homme soupira, puis se remit debout.
— Si vous pouviez voir le résultat de l’influence d’Honneur, vous ne
seriez pas si prompt à me nommer dieu de colère. Séparez les émotions des
hommes, et vous obtiendrez des créatures comme Nale et ses Clivecieux.
Voilà ce qu’Honneur vous aurait donné.
Dalinar désigna l’effroyable combat qui se déroulait devant eux sur le
champ.
— Vous disiez que je me trompais quant à ce qui a poussé les Radieux à
abandonner leurs serments. De quoi s’agissait-il en réalité ?
Abjection sourit.
— La passion, jeune homme. La passion, splendide et magnifique.
L’émotion. C’est ce qui définit les humains – bien que vous en soyez, en
toute ironie, de piètres vaisseaux. Elle vous remplit tout entier et vous brise,
à moins que vous ne trouviez quelqu’un avec qui partager le fardeau. (Il
regarda en direction des mourants.) Mais pouvez-vous imaginer un monde
sans elle ? Non. Pas un monde dans lequel je voudrais vivre. Demandez-le à
Culture, la prochaine fois que vous la verrez. Demandez-lui ce qu’elle
voudrait pour Roshar. Je crois que vous conviendrez que je suis le meilleur
choix d’entre nous deux.
— La prochaine fois ? s’étonna Dalinar. Je ne l’ai jamais vue.
— Bien sûr que si, affirma Abjection, qui se détourna pour s’éloigner.
Elle vous a simplement volé ce souvenir. La façon dont elle s’y est prise…
ce n’est pas ainsi que je vous aurais aidé. Elle vous a volé une partie de
vous, en vous laissant pareil à un aveugle qui ne se rappelle pas qu’il a
autrefois possédé la vue.
Dalinar se leva.
— Je vous offre un duel de champions. Les conditions restent à définir.
L’accepterez-vous ?
Abjection s’arrêta, puis se tourna lentement.
— Parlez-vous au nom du monde entier, Dalinar Kholin ? Faites-vous
cette proposition pour l’ensemble de Roshar ?
Bourrasques. Le ferait-il ?
— Je…
— Quoi qu’il en soit, je refuse. (Abjection se redressa davantage,
souriant avec un air entendu assez troublant.) Je n’ai pas besoin de courir un
tel risque, car je sais, Dalinar Kholin, que vous prendrez la bonne décision.
Vous allez me libérer.
— Non. (Dalinar se leva.) Vous n’auriez pas dû vous révéler, Abjection.
Je vous ai craint autrefois, mais il est plus facile de craindre ce que l’on ne
comprend pas. Je vous ai vu à présent, et je peux vous combattre.
— Ah oui, vous m’avez vu ? Curieux.
Abjection sourit à nouveau.
Puis tout devint blanc. Dalinar se retrouva debout sur une particule de
néant qui était le monde entier, levant les yeux vers une flamme éternelle
qui enveloppait toutes choses. Elle s’étendait dans toutes les directions,
d’un rouge virant ensuite à l’orange avant d’adopter un blanc étincelant.
Puis, curieusement, les flammes semblèrent adopter une profonde
noirceur, d’un violet furieux.
Brûlante.
Omniprésente.
Le pouvoir.
C’était le hurlement de mille guerriers sur le champ de bataille.
C’était le moment du toucher le plus sensuel et de l’extase.
C’était la douleur de la perte, la joie de la victoire.
Et c’était aussi la haine. Une haine profonde et palpitante qui cherchait
activement à faire fondre toute chose. C’était la chaleur de mille soleils, la
béatitude de chaque baiser, c’étaient les vies de tous les hommes
rassemblées en une, définie par tout ce qu’ils ressentaient.
Même n’en absorber que la plus infime fraction terrifiait Dalinar. Ça le
rendait minuscule et fragile. Il savait que, s’il buvait ce feu noir brut,
concentré, liquide, il ne serait plus rien en un instant. La planète Roshar tout
entière s’éteindrait, sans plus d’importance que les volutes de fumée d’une
bougie que l’on mouchait.
Tout s’estompa, et Dalinar se retrouva étendu sur la pierre à l’extérieur
du Donjon de Rougefièvre, regard braqué vers le haut. Au-dessus de lui, le
soleil semblait faible et froid. Tout paraissait gelé par contraste.
Abjection s’agenouilla à côté de lui, puis l’aida à se mettre en position
assise.
— Là, là. C’était un tantinet trop, n’est-ce pas ? J’avais oublié à quel
point ça peut être écrasant. Tenez, buvez un peu.
Il tendit une outre à Dalinar.
Ce dernier la regarda d’un air perplexe, puis leva les yeux vers le vieil
homme. Dans le regard d’Abjection, il vit ce feu violet-noir. Au plus
profond de lui. La personne avec laquelle s’entretenait Dalinar n’était pas le
dieu, ce n’était qu’un visage, un masque.
Car si Dalinar devait affronter la force véritable derrière ces yeux
souriants, il deviendrait fou.
Abjection lui tapota l’épaule.
— Prenez une minute, Dalinar. Je vais vous laisser ici. Détendez-vous.
C’est…
Il s’interrompit puis fronça les sourcils et pivota sur ses talons. Il
parcourut les rochers du regard.
— Qu’y a-t-il ? lui lança Dalinar.
— Rien du tout. Rien que l’esprit d’un vieil homme qui lui joue des
tours. (Il lui donna une petite tape sur le bras.) Nous nous reparlerons, je
vous le promets.
Il disparut en un clin d’œil.
Dalinar retomba en arrière, complètement vidé. Bourrasques. C’est…
Bourrasques.
— Ce type, dit la voix d’une fillette, est flippant.
Dalinar remua et s’assit, non sans mal. Une tête surgit de derrière des
rochers tout proches. Peau brun clair, yeux pâles, longs cheveux noirs,
maigre, traits juvéniles.
— Enfin, tous les vieillards sont flippants, ajouta Lift. Franchement.
Avec leurs rides et leurs « Hé, tu veux des friandises ? », et puis : « Tiens,
écoute-moi cette histoire assommante. » Moi, j’suis pas dupe. Ils peuvent se
donner tout le mal qu’ils veulent pour paraître gentils, mais personne ne
devient vieux sans avoir détruit tout un tas de vies.
Elle grimpa par-dessus les rochers. Elle portait à présent d’élégants
vêtements azéens, comparés au pantalon et à la chemise très simples de la
fois précédente. Motifs colorés sur la robe, un épais pardessus et un bonnet.
— Même par rapport à la moyenne des vieux, celui-là était super
flippant, dit-elle tout bas. C’était quoi ce truc, cul-bien-ferme ? Il avait pas
l’odeur d’une vraie personne.
— On l’appelle Abjection, lâcha Dalinar, épuisé. Et c’est ce que nous
combattons.
— Ah. Comparé à ça, vous n’êtes rien.
— Merci ?
Elle hocha la tête, comme si c’était un compliment.
— Je vais parler à Gawx. Vous avez de bonnes choses à manger dans
votre cité-tour, là ?
— Nous pouvons vous en préparer.
— Ouais, je me fiche de savoir ce que vous préparez. Qu’est-ce que vous
mangez ? Est-ce que c’est bon ?
— … Oui ?
— Pas des rations militaires ou des bêtises dans ce genre-là, hein ?
— Pas en règle générale.
— Génial. (Elle regarda l’endroit où Abjection avait disparu, puis
frissonna visiblement.) On vous rendra visite. (Elle hésita, puis lui donna un
petit coup sur le bras.) Ne parlez pas à Gawx de ce truc, Abjection,
d’accord ? Il a déjà trop de vieilles personnes dont s’inquiéter.
Dalinar hocha la tête.
La fillette bizarre disparut et, quelques instants plus tard, la vision
s’évanouit enfin.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE


Le navire Premiers Songes franchit péniblement une vague, poussant
Kaza à s’accrocher fermement au gréement. Ses mains gantées lui faisaient
déjà mal, et elle était persuadée que chaque nouvelle vague la jetterait par-
dessus bord.
Elle refusait de descendre sous le pont. C’était là son destin. Elle n’était
pas une petite chose qu’on déplaçait d’un endroit à l’autre, plus maintenant.
Par ailleurs, ce ciel noir – soudain orageux, bien que le trajet ait été
tranquille encore une heure plus tôt – n’était pas plus déroutant que ses
visions.
Une autre vague fit s’écraser de l’eau sur le pont. Les marins s’égaillèrent
en hurlant, des mercenaires provenant de Steen pour la plupart – aucun
équipage sensé n’aurait accepté ce voyage. Le capitaine Vazrmeb marchait
parmi eux, criant des ordres tandis que Droz – le timonier – maintenait
fermement le cap. Vers la tempête. Droit. Vers. La. Tempête.
Kaza s’accrochait fermement, et ressentit les effets de l’âge lorsque ses
bras commencèrent à faiblir. De l’eau glacée l’aspergea, repoussant le
capuchon de sa robe, dévoilant son visage – et sa nature tordue. La plupart
des marins ne lui prêtèrent aucune attention, mais son cri attira celle de
Vazrmeb.
Le capitaine, seul autre Thaylène à bord, ne correspondait pas à l’image
qu’elle se faisait de son peuple. Les Thaylènes, pour elle, étaient de petits
hommes corpulents vêtus de gilets – des marchands aux cheveux
soigneusement coiffés qui chicanaient pour la moindre sphère. Vazrmeb,
cependant, était aussi grand qu’un Aléthi, avec des mains assez larges pour
tenir des rochers dans sa paume et des avant-bras assez gros pour les
soulever.
Pour couvrir le fracas des vagues, il hurla :
— Que quelqu’un aille chercher ce Spiricante sous le pont !
— Non, lui cria-t-elle en réponse. Je reste.
— Je n’ai pas payé la rançon d’un prince pour vous amener ici, dit-il en
s’approchant d’elle, si c’est pour vous perdre par-dessus bord !
— Je ne suis pas un objet que vous…
— Capitaine ! appela un marin. Capitaine !
Ils se tournèrent tous deux vers lui tandis que le navire basculait par-
dessus le sommet d’une énorme vague puis chancelait, juste avant de
tomber pour ainsi dire de l’autre côté. Bourrasques ! L’estomac de Kaza lui
remonta pratiquement dans la gorge, et elle sentit ses doigts glisser sur les
cordes.
Vazrmeb l’agrippa par le côté de sa robe et la tint fermement tandis qu’ils
plongeaient dans l’eau au-delà de la vague. L’espace d’un bref instant de
terreur, ils semblèrent se retrouver ensevelis sous l’eau glacée. Comme si le
navire entier avait sombré.
La vague passa, et Kaza se retrouva étendue sur le pont, formant une
masse trempée, maintenue par le capitaine.
— Foudre d’idiote, lui dit-il. Vous êtes mon arme secrète. Noyez-vous
quand vous ne serez pas mon employée, compris ?
Elle hocha mollement la tête. Puis s’aperçut, stupéfaite, qu’elle l’avait
entendu sans mal. La tempête…
Avait disparu ?
Vazrmeb se redressa avec un large sourire, ses sourcils blancs peignés en
arrière pour rejoindre sa longue crinière dégoulinante. Sur l’ensemble du
pont, les marins qui avaient survécu se relevaient, trempés, regardant le ciel.
Il demeurait sombre et couvert – mais les vents étaient entièrement tombés.
Vazrmeb laissa échapper un rire sonore, ramenant en arrière ses longs
cheveux bouclés.
— Que vous avais-je dit, messieurs ! Cette nouvelle tempête venait
d’Aimia ! Et maintenant, elle a disparu, laissant les richesses de sa patrie à
récolter !
Tout le monde savait qu’on ne s’attardait pas à proximité d’Aimia,
quoique chacun ait des explications différentes à ce sujet. Certaines rumeurs
parlaient d’une tempête vengeresse là-bas, qui cherchait à détruire les
navires en approche. Le vent étrange qu’ils avaient rencontré – qui ne
correspondait pas aux prévisions relatives aux tempêtes majeures ni à celles
de la Tempête Éternelle – semblait confirmer cette hypothèse.
Le capitaine se mit à crier des ordres, et les hommes retournèrent à leur
poste. Ils ne naviguaient pas depuis longtemps, et ne s’étaient éloignés que
d’une courte distance de Liafor, le long de la côte shinove, puis vers l’ouest
en direction de cette partie nord d’Aimia. Ils avaient bientôt aperçu la
grande île principale, mais ne l’avaient pas visitée. Tout le monde savait
qu’elle était déserte, dépourvue de toute vie. Les trésors se trouvaient sur
les îles cachées, censément à la portée de tous ceux qui étaient disposés à
braver les vents et les détroits perfides pour s’enrichir.
Ces choses-là l’intéressaient moins – que signifiaient les richesses pour
elle ? Elle était venue ici à cause d’une autre rumeur, qui ne circulait que
parmi ses semblables. Peut-être, enfin, trouverait-elle ici un remède à son
mal.
Tout en se redressant, elle fouilla dans sa bourse et y sentit le contact
rassurant de son Spiricante. Le sien, quoique puissent affirmer les dirigeants
de Liafor. Avaient-ils passé leur jeunesse à le caresser, à apprendre ses
secrets ? Avaient-ils passé l’âge mûr à le servir, s’approchant de plus en
plus, à chaque utilisation, de l’oubli ?
Les marins gardaient leurs distances par rapport à Kaza, refusant de la
regarder dans les yeux. Elle remonta son capuchon, peu habituée au regard
des gens ordinaires. Elle était entrée dans la phase où son… défigurement
sautait aux yeux.
Kaza, lentement, se transformait en fumée.
Vazrmeb prit lui-même la barre pour soulager Droz. L’homme
dégingandé descendit de la dunette et remarqua sa présence près du bord du
navire. Il lui sourit, ce qu’elle trouva curieux. Elle ne lui avait jamais parlé.
Voilà maintenant qu’il s’approchait d’elle comme s’il comptait lui faire la
conversation.
— Donc…, commença-t-il. Rester sur le pont ? Pendant une tempête
pareille ? Vous avez du cran.
Elle hésita, étudiant cette étrange créature, puis baissa sa capuche.
Il ne broncha pas, bien que les cheveux, les oreilles et maintenant des
parties du visage de Kaza soient en train de se désintégrer. Il y avait un trou
dans sa joue à travers lequel on distinguait sa mâchoire et ses dents. L’air
passait à travers quand elle parlait, modifiant sa voix, et elle devait
renverser la tête en arrière pour boire quoi que ce soit. Même alors, le
liquide s’échappait en un petit filet.
Le processus était lent. Il lui restait quelques années avant que la
Spiricantation ne la tue.
Droz semblait décidé à faire comme si de rien n’était.
— Je n’arrive pas à croire que nous ayons surmonté cette tempête. Vous
croyez qu’elle pourchasse les navires, comme l’affirment les récits ?
Il était de Liafor, comme elle, avec la peau d’un brun sombre et les yeux
marron foncé. Que voulait-il donc ? Elle tenta de se rappeler les passions
ordinaires de la vie humaine, qu’elle avait commencé à oublier.
— Est-ce que vous souhaitez… des rapports sexuels ? Non, vous êtes
beaucoup plus jeune que moi. Hmmm. (Curieux.) Avez-vous peur et
cherchez-vous du réconfort ?
Il se mit à jouer nerveusement avec l’extrémité d’une corde détachée.
— Hum… Donc, enfin, c’est le prince qui vous envoie, c’est bien ça ?
— Ah. (Il savait donc qu’elle était la cousine du prince.) Vous souhaitez
établir un lien avec la famille royale. Eh bien, je suis venue seule.
— Il a tout de même bien dû vous y autoriser.
— Bien sûr que non. Si ce n’est pour ma sécurité, au moins pour celle de
mon appareil. (Il était à elle. Elle se mit à contempler l’océan trop calme.)
On m’enfermait chaque jour, en me fournissant tout le confort censé me
garder heureuse. Ils étaient bien conscients qu’à tout moment, je pouvais
littéralement changer les murs et des liens en fumée.
— Est-ce que… ça fait mal ?
— C’est merveilleux. Je me relie lentement avec l’appareil et, à travers
lui, avec Roshar. Jusqu’au jour où il m’absorbera complètement en lui. (Elle
leva une main dont elle retira son gant noir, un doigt à la fois, dévoilant un
membre en train de se désintégrer. Cinq lignes de noirceur, s’élevant
chacune de l’extrémité d’un doigt. Elle la retourna, paume orientée vers
lui.) Je pourrais vous montrer. Touchez ma peau, et vous saurez. Un seul
instant, et vous fusionnerez avec l’air lui-même.
Il prit la fuite. Parfait.
Le capitaine les dirigea vers une petite île qui saillait de l’océan placide à
l’endroit exact où la carte du capitaine avait affirmé qu’elle se trouverait. Le
Rocher des Secrets. Le Terrain de Jeu du Néant. Comme c’était théâtral.
Elle préférait l’ancien nom de cet endroit : Akinah.
On racontait qu’il y avait eu ici, autrefois, une cité immense. Mais qui
placerait une cité sur une île que l’on ne pouvait approcher ? Car ici
s’élevait de l’océan une série d’étranges formations rocheuses. Hautes
chacune d’environ douze mètres et pareilles à des têtes de lance, elles
entouraient l’île tout entière comme une muraille. Tandis que le navire
approchait, la mer redevint agitée, et Kaza fut prise de nausée. Ça ne lui
déplaisait pas. C’était une sensation humaine.
Sa main chercha de nouveau le Spiricante.
Cette nausée se mélait à une vague sensation de faim. Elle oubliait
souvent de se nourrir ces jours-ci, car son corps en avait désormais moins
besoin. Mâcher était agaçant, avec ce trou dans sa joue. Toutefois, elle
appréciait l’odeur du plat que la cuisinière préparait en bas, quoi que ça
puisse être. Peut-être le repas calmerait-il les hommes, qui semblaient
nerveux à l’idée d’approcher l’île.
Kaza se dirigea vers la dunette, près du capitaine.
— Maintenant, Spiricante, méritez votre présence à bord, lui dit-il. Et
prouvez-moi que j’ai eu raison de vous traîner jusqu’ici.
— Je ne suis pas un objet que l’on utilise, répondit-elle d’un air absent.
Je suis une personne. Ces pointes de pierre… elles ont été spiricantées ici.
Les énormes têtes de lance en pierre formaient autour de l’île un cercle
trop régulier. À en juger par les courants qui les attendaient, d’autres se
cachaient également sous l’eau, destinées à déchirer la coque des navires en
approche.
— Pouvez-vous en détruire un ? lui demanda le capitaine.
— Non. Ils sont beaucoup plus grands que vous ne l’avez indiqué.
— Mais…
— Je peux y percer un trou, capitaine. Il est plus facile de spiricanter un
objet entier, mais je ne suis pas une Spiricante ordinaire. J’ai commencé à
voir le ciel noir et le deuxième soleil, les créatures qui rôdent, cachées,
autour des cités des hommes.
Il frissonna visiblement. Pourquoi ces mots l’avaient-ils effrayé ? Elle
n’avait fait qu’énoncer des faits.
— Nous avons besoin que vous transformiez la pointe de plusieurs
d’entre elles sous les vagues, expliqua-t-il. Puis que vous fassiez un trou au
moins assez grand pour que les canots puissent atteindre l’île au-delà.
— Je vais tenir parole, mais vous devez vous rappeler une chose : je ne
suis pas à votre service. J’ai mes propres raisons d’être ici.
Ils jetèrent l’ancre aussi près des pointes qu’ils l’osèrent. Elles étaient
encore plus intimidantes (et plus visiblements spiricantées) à partir d’ici.
Chacune a dû nécessiter les efforts concertés de plusieurs Spiricantes, se
dit-elle en se tenant à la roue du navire tandis que les hommes prenaient un
repas hâtif composé de ragoût.
La cuisinière était une femme, reshie d’après son apparence, avec des
tatouages sur tout le visage. Elle poussa le capitaine à manger, affirmant
que, s’il partait affamé, il serait distrait. Même Kaza prit un peu de ragoût,
bien que sa langue ne perçoive plus les saveurs. Tout ressemblait à de la
bouillie pour elle, et elle mangeait en appuyant une serviette contre sa joue.
Le capitaine, dans son attente, attira des sprènes d’anticipation – des
rubans claquant au vent – et Kaza aperçut les bêtes au-delà, les créatures
qui accompagnaient ces sprènes.
Les quatre canots du navire étaient bondés, rassemblant rameurs et
officiers, mais ils ménagèrent de l’espace pour elle à l’avant de l’un d’entre
eux. Elle releva son capuchon, qui n’avait pas encore séché, et s’assit sur
son banc. Qu’avait prévu le capitaine si la tempête ne s’était arrêtée ?
Aurait-il réellement tenté de l’utiliser, ainsi qu’un canot, pour éliminer ces
lances au beau milieu de la tourmente ?
Ils atteignirent la première pointe, et Kaza déballa soigneusement son
Spiricante, libérant un flot de lumière. Trois grandes gemmes reliées par des
chaînes, avec des anneaux pour y passer les doigts. Elle l’enfila avec les
gemmes sur le dos de sa main. Elle soupira tout bas lorsqu’elle sentit à
nouveau le métal contre sa peau. Chaud et accueillant, une partie d’elle.
Elle se pencha par-dessus le bord pour plonger la main dans l’eau glacée
et l’appuya contre la pointe de la lance de pierre, lissée par des années
passées dans l’océan. La lumière des gemmes éclaira l’eau et fit danser des
reflets sur sa robe.
Elle ferma les yeux, éprouvant la sensation familière d’être aspirée dans
l’autre monde. D’une autre volonté renforçant la sienne, quelque chose de
puissant et d’impérieux, attiré par son appel à l’aide.
La pierre ne souhaitait pas changer. Elle était satisfaite de son long
sommeil paisible dans l’océan. Mais… oui, oui, elle se rappelait. Elle avait
autrefois été de l’air, jusqu’à ce que quelqu’un l’enferme dans cette forme.
Kaza ne pouvait pas la retransformer en air ; son Spiricante ne possédait
qu’un seul mode, au lieu des trois. Elle ignorait pourquoi.
Fumée, murmura-t-elle à la pierre. Liberté dans l’air. Tu te souviens ?
Elle la séduisit en jouant sur les souvenirs où la pierre dansait sans entraves.
Oui… la liberté.
Elle faillit elle-même y céder. Ne serait-ce pas merveilleux de ne plus
éprouver de peur ? De s’élever dans les airs à l’infini ? D’être libérée des
douleurs mortelles ?
La pointe de la pierre se changea brusquement en fumée, soulevant une
gerbe de bulles tout autour du canot. Kaza se trouva violemment précipitée
dans le monde réel, et une partie d’elle, au plus profond, se mit à trembler.
Terrifiée. Cette fois elle était presque partie.
Les bulles de fumée secouèrent le canot, qui faillit se renverser. Elle
aurait dû mettre les autres en garde. Les marins marmonnaient mais, deux
canots plus loin, le capitaine faisait ses louanges.
Elle élimina deux autres pointes de lance sous les vagues avant qu’ils
n’atteignent enfin le mur. Là, les formations semblables à des têtes de lance
avaient été créées si près les unes des autres qu’un empan à peine les
séparait. Il fallut trois essais avant d’approcher suffisamment le canot – dès
qu’ils se mettaient en place, le mouvement imprévu des vagues les en
éloignait à nouveau.
Enfin, les soldats réussirent à garder les canots plus stables. Kaza
concentra sa volonté au moyen du Spiricante – deux des trois gemmes
étaient presque à court de Fulgiflamme, et ne dégageaient qu’une faible
lueur. Il devait y en avoir assez.
Elle appuya la main contre la pointe, puis la persuada de se changer en
fumée. Ce fut… facile cette fois. Elle ressentit la rafale de vent dégagée par
la transformation, et son âme cria d’extase devant la fumée épaisse et
douce. Elle l’inspira par le trou de sa joue tandis que des soldats toussaient.
Elle leva les yeux vers la fumée qui s’envolait. Comme ce serait
merveilleux de la rejoindre…
Non.
L’île proprement dite se dressait au-delà de cette brèche. Elle était noire,
comme si ses pierres avaient elles-mêmes été tachées par la fumée, et de
hautes formations rocheuses en longeaient la partie centrale. Elles
évoquaient presque les murs d’une cité.
Le canot du capitaine s’approcha du sien, et le capitaine passa alors dans
son embarcation. La sienne repartit en sens inverse.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi votre canot fait-il marche
arrière ?
— Ils disent qu’ils ne se sentent pas très bien, répondit le capitaine.
(Était-il d’une pâleur anormale ?) Quels lâches. Dans ce cas, ils n’auront
aucune part du trophée.
— Il y a ici des gemmes qui n’attendent qu’à être ramassées, ajouta Droz.
Des générations de magnecoques sont morts ici en laissant leur cœur. Nous
allons être très, très riches.
Du moment que le secret était ici.
Elle s’installa à sa place, à la proue du canot, tandis que les marins
manœuvraient les trois rafiots pour leur faire franchir la brèche. Les
Aimiens connaissaient les Spiricantes. C’était là qu’on venait se procurer
les appareils, en des temps reculés. On se rendait sur l’île ancienne
d’Akinah.
S’il existait un secret lui permettant d’éviter d’être tuée par l’appareil
qu’elle aimait, elle le trouverait ici.
Son estomac protesta de nouveau tandis qu’ils ramaient. Kaza subit
patiemment cet inconfort, bien qu’elle ait la sensation de glisser dans l’autre
monde. Ce n’était pas un océan qu’elle voyait en dessous d’elle, mais du
verre noir et profond. Et deux soleils dans le ciel, dont l’un appelait son
âme à lui. Son ombre, qui s’étirait dans la mauvaise direction.
Plouf.
Elle sursauta. L’un des marins avait glissé de son canot dans l’eau. Elle
regarda, bouche bée, un autre s’effondrer par-dessus bord, sa rame tombant
de ses doigts.
— Capitaine ?
Elle se retourna pour le voir en train de fermer les yeux. Il bascula
mollement en arrière, inconscient, et se cogna la tête contre le siège du fond
du canot.
Les autres marins ne valaient guère mieux. Les deux autres canots
s’étaient mis à dériver sans but. Pas un seul marin ne paraissait conscient.
Mon destin, se dit Kaza. Mon choix.
Pas un objet que l’on déplaçait d’un endroit à l’autre, et à qui l’on
ordonnait de spiricanter. Pas un outil. Une personne.
Elle écarta un marin inconscient et prit elle-même les rames. C’était une
tâche difficile. Elle n’avait pas l’habitude du labeur physique, et ses doigts
peinaient à saisir les rames. Ils s’étaient mis à se dissoudre encore
davantage. Il était peut-être optimiste d’estimer sa survie à un an ou deux
supplémentaires.
Malgré tout, elle ramait. Elle combattit les eaux jusqu’à s’approcher
enfin assez pour sauter dans l’eau et sentir la pierre sous ses pieds. Sa robe
se gonfla autour d’elle, et elle eut enfin la présence d’esprit de vérifier si
Vazrmeb était en vie.
Comme aucun des soldats de son canot ne respirait, elle laissa
l’embarcation glisser en arrière sur les vagues. Seule, Kaza lutta contre le
ressac et – enfin – elle rampa sur les pierres de l’île, sur les mains et les
genoux.
Là, elle s’effondra, somnolente. Pourquoi avait-elle tellement sommeil ?
Elle se réveilla pour voir un petit crémillon filer sur les pierres à côté
d’elle. Il possédait une forme étrange, avec de grandes ailes et une tête qui
lui donnait l’apparence d’un hachedogue. Sa carapace chatoyait de dizaines
de couleurs.
Kaza se rappelait une époque où elle collectionnait les crémillons, les
clouant à des planches et proclamant qu’elle deviendrait naturaliste.
Qu’était-il arrivé à cette fillette ?
Elle a été transformée par la nécessité. Elle avait reçu le Spiricante, qui
devait toujours rester au sein de la famille royale. Elle avait reçu une
responsabilité.
Ainsi qu’une condamnation à mort.
Elle remua, et le crémillon s’éloigna à toutes pattes. Elle toussa, puis se
mit à ramper vers ces formations rocheuses. Cette cité ? La noire cité de
pierre ? Elle parvenait à peine à réfléchir, mais remarqua une gemme
lorsqu’elle la longea – un grand cœur-de-gemme non taillé parmi les
vestiges blanchis de la carapace d’un magnecoque mort. Vazrmeb avait eu
raison.
Elle s’effondra de nouveau près du périmètre des formations rocheuses.
Elles ressemblaient à de grands bâtiments très ornés couverts de crémon
séché.
— Ah…, dit une voix derrière elle. J’aurais dû me douter que la drogue
ne vous affecterait pas aussi vite. Vous n’êtes presque plus humaine.
Kaza roula sur le dos et vit quelqu’un approcher à pas discrets, pieds nus.
La cuisinière ? Oui, c’était bien elle, avec ces tatouages sur le visage.
— Vous…, lui lança Kaza d’une voix enrouée, vous nous avez
empoisonnés.
— Après vous avoir déconseillé à bien des reprises de venir ici, compléta
la cuisinière. Il est rare que je doive protéger cet endroit de manière aussi…
agressive. Les hommes ne doivent jamais le redécouvrir.
— Les gemmes ? marmonna Kaza, de plus en plus somnolente. Ou…
est-ce autre chose… de… plus…
— Je ne puis parler, même pour satisfaire la demande d’une mourante.
Certains seraient capables d’arracher des secrets à votre âme, au prix de la
fin des mondes. Dormez à présent, Spiricante. C’est la fin la plus clémente
que je puisse vous accorder.
La cuisinière se mit à fredonner. Des parties d’elle se détachèrent. Elle se
réduisit à un tas de petits crémillons pépiants qui sortirent de ses habits,
lesquels retombèrent en formant un tas.
Une hallucination ? se demanda Kaza tout en se laissant partir.
Elle était en train de mourir. Eh bien, ce n’était là rien de nouveau.
Les crémillons se mirent à tirer sur sa main pour en retirer le Spiricante.
Non… il lui restait une dernière chose à faire.
Avec un cri de défi, elle appuya la main contre le sol rocheux en dessous
d’elle et lui demanda de changer. Lorsqu’il se transforma en fumée, elle
l’accompagna.
Son choix.
Son destin.
Taravangian faisait les cent pas dans ses appartements d’Urithiru tandis
que deux serviteurs du Diagramme disposaient sa table et qu’un Dukar
nerveux (le chef des testeurs du roi, tous vêtus de robes de fulgiciens
grotesques avec des glyphes le long des ourlets) déployait les tests, quoique
ce ne soit pas vraiment nécessaire.
Aujourd’hui, Taravangian était foudrement génial.
La façon dont il pensait, respirait, bougeait même, indiquait
implicitement qu’aujourd’hui était un jour d’intelligence – peut-être pas
aussi extrême que ce jour unique de transcendance où il avait créé le
Diagramme, mais il se sentait enfin lui-même après tous ces jours passés
captif du mausolée de sa propre chair, l’esprit pareil à un peintre virtuose
que l’on n’autoriserait qu’à blanchir les murs à la chaux.
Lorsque la table fut montée, Taravangian écarta un serviteur sans nom,
s’assit, prit une plume et attaqua les problèmes (commençant par la
deuxième page, car la première était trop simple), et il jeta de l’encre à
Dukar quand cet idiot se mit à se plaindre.
— Page suivante, aboya-t-il. Vite, vite. Ne gaspillons pas notre temps,
Dukar.
— Vous devez malgré tout…
— Oui, oui. Prouver que je ne suis pas idiot. Le seul jour où je ne sois
pas en train de baver et de mijoter dans mes propres déjections, vous me
faites perdre mon temps avec ces bêtises.
— C’est vous qui l’avez…
— Conçu. Oui, l’ironie veut que vous ayez laissé les interdictions fixées
par mon moi idiot contrôler mon moi véritable lorsqu’il trouve enfin
l’occasion d’émerger.
— Vous n’étiez pas idiot quand vous…
— Tenez, le coupa Taravangian en lui tendant la page de problèmes de
mathématiques. Terminé.
— À l’exception du dernier de cette page, répondit Dukar, qui le prit avec
des doigts prudents. Ne voulez-vous pas essayer celui-là, ou…
— Inutile. Je sais que je ne peux pas le résoudre, dommage. Hâtez-vous
avec les formalités requises. J’ai du travail en attente.
Adrotagia venait d’entrer avec Malata, la Désagrégatrice ; elles
devenaient plus proches à mesure qu’Adrotagia s’efforçait de nouer un lien
émotionnel avec ce membre inférieur du Diagramme qui s’était vu soudain
propulsé aux échelons supérieurs, un événement prédit par le Diagramme –
lequel expliquait que les Désagrégateurs seraient les Radieux les plus
susceptibles d’accepter leur cause, ce qui rendait Taravangian assez fier, car
réussir à localiser l’un des leurs qui soit capable de se lier avec un sprène
n’avait pas été, loin de là, une réussite assurée.
— Il est intelligent, annonça Dukar à Mrall.
Le garde du corps était le dernier juge des capacités quotidiennes de
Taravangian – une vérification exaspérante, nécessaire pour éviter que sa
partie stupide ne gâche quoi que ce soit, mais une simple contrariété quand
Taravangian était ainsi.
Plein d’énergie.
Réveillé.
Brillant.
— Il atteint presque la limite dangereuse, observa Dukan.
— Je vois ça, répondit Adrotagia. Vargo, êtes-vous…
— Je me sens parfaitement bien. Ne pouvons-nous pas en finir avec tout
ceci ? Je peux interagir, et prendre des décisions en matière de politique, et
je n’ai pas besoin de restrictions.
Dukar acquiesça, à contrecœur. Mrall donna son assentiment. Enfin !
— Apportez-moi une copie du Diagramme, ordonna Taravagian en
dépassant Adrotagia. Et de la musique, quelque chose de relaxant mais de
pas trop lent. Faites sortir des appartements toute personne non dispensable,
videz la chambre de ses meubles, et ne m’interrompez surtout pas.
Tout ça leur prit un temps assez frustrant, près d’une demi-heure, qu’il
passa sur son balcon à contempler le grand espace destiné à un jardin
extérieur en se demandant quelle était sa taille. Il lui fallait des mesures…
— Votre chambre est prête, Majesté, annonça Mrall.
— Merci, mon cher uscritique, de m’autoriser à entrer dans ma propre
chambre. Avez-vous bu du sel ?
— … Pardon ?
Taravangian traversa la petite pièce proche du balcon pour entrer dans sa
chambre puis inspira profondément, satisfait de la trouver entièrement vidée
de ses meubles – il n’y avait là que quatre murs nus, sans fenêtres, bien
qu’un étrange affleurement rectangulaire longe celui du fond, pareil à une
haute marche, que Maben était en train d’épousseter.
Taravangian prit la servante par le bras et l’entraîna dehors, vers l’endroit
où Adrotagia lui apportait un épais livre relié en cuir de porc. Un
exemplaire du Diagramme. Parfait.
— Mesurez la zone cultivable disponible du champ de pierre qui se
trouve devant notre balcon et venez me faire votre rapport.
Il apporta le Diagramme dans la chambre, puis s’enferma en sa seule et
magnifique compagnie et disposa un diamant dans chaque coin de la pièce
– une lumière pour accompagner celle de sa propre étincelle, qui brillait
d’une vérité où d’autres ne pouvaient pas s’aventurer. Lorsqu’il eut fini, un
petit chœur d’enfants se mit à chanter des hymnes vorins à l’extérieur de sa
chambre, sur sa requête.
Il inspira, baigné de lumière et encouragé par ces chants, mains sur les
côtés ; capable de tout, il était absorbé par la satisfaction de son propre
esprit en fonctionnement, fluide et libéré de toute entrave pour la première
fois depuis ce qui lui semblait une éternité.
Il ouvrit le Diagramme. À l’intérieur, Taravangian affronta enfin quelque
chose de plus grand que lui-même : une version différente de sa personne.
Le Diagramme (le nom de ce livre et de l’organisation qui l’étudiait)
n’avait pas été, au départ, rédigé simplement sur du papier car, lors de ce
jour de capacités grandioses, Taravangian avait annexé chaque surface – des
meubles jusqu’aux murs – pour recevoir son génie et, ce faisant, avait
inventé de nouvelles langues pour mieux exprimer des idées qui devaient
être consignées, par nécessité, sur un support moins parfait que ses pensées.
Même intelligent comme il l’était aujourd’hui, la vue de ces écrits lui
imposait une certaine humilité ; il feuilleta les pages couvertes de
gribouillages minuscules, recopiés – avec les taches, les éraflures et tout le
reste – depuis la chambre originale du Diagramme, créé dans ce qui
semblait être une tout autre vie, aussi étrangère à ses yeux désormais que
l’idiot bavant qu’il devenait parfois.
Plus étrangère encore. Tout le monde comprenait la stupidité.
Il s’agenouilla sur les pierres, ignorant les douleurs de son corps, et se
mit à parcourir les pages avec déférence. Puis il sortit le couteau de sa
ceinture et entreprit de les découper.
Le Diagramme n’avait pas été rédigé sur papier, et le fait d’interagir avec
sa retranscription reliée sous forme de manuscrit devait avoir influencé leur
mode de pensée ; il fallait donc, décida-t-il soudain, pour adopter une
perspective plus fiable, en disposer les parties de nouvelles manières, car
ses pensées n’avaient pas été entravées ce jour-là et il ne devait pas les
percevoir ainsi aujourd’hui.
Il n’était pas aussi brillant qu’il l’avait été cette fois-là, mais il n’avait pas
à l’être. Ce jour-là, il avait été Dieu. Aujourd’hui, il pouvait être son
prophète.
Il disposa les pages découpées et découvrit de nombreux nouveaux liens
simplement grâce à la façon dont les pages étaient placées les unes à côté
des autres – en effet, cette page-ci, était en réalité liée à cette page-là… oui.
Taravangian les découpa toutes deux en leur milieu pour diviser les phrases.
Lorsqu’il plaçait les moitiés de page distinctes l’une à côté de l’autre, elles
formaient un tout plus complet. Des idées qui lui avaient échappé
auparavant semblaient s’envoler des pages comme des sprènes.
Taravangian ne croyait en aucune religion, car c’étaient là des choses
encombrantes, conçues pour combler des lacunes de la compréhension
humaine par des explications absurdes, permettant ainsi aux gens de bien
dormir la nuit, leur accordant une impression factice de confort et de
contrôle et les empêchant de tendre davantage vers la vraie compréhension,
mais il y avait quelque chose d’étrangement sacré dans le Diagramme, le
pouvoir de l’intelligence brute, la seule chose que l’homme aurait dû
vénérer, et oh, comme la plupart d’entre eux le comprenaient mal – oh,
comme ils le méritaient peu –, exploitant la pureté tout en la corrompant par
une compréhension défectueuse et des superstitions idiotes. Existait-il un
moyen d’empêcher tous les gens, sauf les plus intelligents, d’apprendre à
lire ? Il en résulterait tant de bien ; il semblait insensé que personne n’ait
mis en place une telle interdiction car, bien que le vorinisme interdise la
lecture aux hommes, ça ne faisait qu’empêcher une moitié arbitraire de la
population de traiter des informations, alors que c’était aux idiots qu’il
aurait fallu l’interdire.
Il fit les cent pas dans la pièce, puis remarqua un bout de papier sous la
porte ; y figurait la réponse à sa question sur la taille de la plateforme
cultivable. Il parcourut les calculs, écoutant distraitement les voix
extérieures, pratiquement noyées par le chant des enfants.
— Le terme « uscritique », expliquait Adrotagia, semble faire référence à
Uscri, figure d’un poème tragique écrit il y a mille sept cents ans. Elle s’est
noyée après avoir appris la mort de son amant, bien qu’il ne soit, en vérité,
absolument pas mort, mais elle avait mal compris les nouvelles à son sujet.
— D’accord…, répondit Mrall.
— Lors des siècles qui ont suivi, on la citait comme exemple de
quelqu’un qui agit sans informations, bien que le terme ait fini par signifier
simplement « stupide ». Le sel semble faire référence au fait qu’elle se soit
noyée dans la mer.
— Donc c’était une insulte ? demanda Mrall.
— À travers une obscure référence littéraire. Oui.
Il entendit presque Adrotagia soupirer. Mieux valait l’interrompre avant
qu’elle y réfléchisse davantage.
Taravangian ouvrit la porte à toute volée.
— De la pâte à coller pour fixer du papier à ce mur. Allez m’en chercher,
Adrotagia.
Ils avaient placé une pile de papier près de la porte sans qu’il l’ait
demandé, ce qui le surprit, car il fallait généralement leur donner des ordres
pour tout. Il ferma la porte, puis s’agenouilla et effectua quelques calculs
relatifs à la taille de la cité-tour. Hmmmm…
Tout ça lui fournit une agréable distraction, mais il se retrouva bientôt
absorbé par le véritable travail, seulement interrompu par l’arrivée de sa
pâte à coller qu’il utilisa pour fixer des fragments du Diagramme sur ses
murs.
Ça, se dit-il en disposant les pages où des chiffres émaillaient le texte,
des pages qu’ils n’étaient jamais parvenus à comprendre. C’est une liste de
quoi ? Pas du code, comme les autres chiffres. À moins que… Pourrait-il
s’agir d’abréviations de mots ?
Oui… oui, il avait été trop impatient pour écrire les mots entiers. Il les
avait numérotés dans sa tête (par ordre alphabétique peut-être) afin de
pouvoir écrire vite. Où était la clé ?
Voilà qui renforce, songea-t-il tout en travaillant, le paradigme de
Dalinar ! Ses mains tremblaient de surexcitation tandis qu’il rédigeait les
interprétations possibles. Oui… Tuez Dalinar, ou il résistera à vos tentatives
de vous emparer d’Alethkar. Taravangian avait donc envoyé l’Assassin en
Blanc, ce qui – chose incroyable – avait échoué.
Fort heureusement, il y avait des contingences. Là, se dit Taravangian,
qui sélectionna un autre fragment du Diagramme et le colla au mur à côté
des autres. L’explication initiale du paradigme de Dalinar, tirée du
catéchisme de la tête de lit, verso, troisième quadrant. Il avait été rédigé en
métrique, sous forme de poème, et présageait que Dalinar allait tenter d’unir
le monde.
Donc, s’il se penchait sur la deuxième contingence…
Taravangian écrivait furieusement, lisant des mots à la place des chiffres
et, ainsi rempli d’énergie, il oublia un temps son âge, ses douleurs, la façon
dont ses doigts tremblaient – parfois – même lorsqu’il n’était pas surexcité
à ce point.
Le Diagramme n’avait pas anticipé l’effet qu’aurait le second fils,
Renarin – il représentait un élément totalement imprévisible. Taravangian
termina ses notes, fier de lui, et se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit sans
lever les yeux.
— Procurez-moi une copie des paroles du chirurgien à ma naissance,
ordonna-t-il aux personnes qui se trouvaient dehors. Ah oui, et tuez ces
enfants.
La musique s’interrompit lorsque les enfants entendirent ses mots. Des
sprènes de musique s’éloignèrent en voletant.
— Vous voulez dire, faites-les cesser de chanter, suggéra Mrall.
— Peu importe. Je suis perturbé par les hymnes vorins car ils me
rappellent l’oppression religieuse historique des idées et de la pensée.
Taravangian se remit au travail mais, peu après, on frappa un coup à la
porte. Il l’ouvrit à toute volée.
— Je ne devais pas être…
— Interrompu, compléta Adrotagia en lui tendant une feuille de papier.
Les mots du chirurgien que vous avez demandés. Nous les gardons
désormais à portée de main, compte tenu de la fréquence à laquelle vous les
demandez.
— Très bien.
— Nous devons parler, Vargo.
— Non, nous…
Elle entra malgré tout puis s’arrêta, inspectant les fragments découpés du
Diagramme. Elle se retourna, les yeux écarquillés.
— Êtes-vous…
— Non, répondit-il. Je ne suis pas redevenu lui. Mais je suis moi, pour la
première fois depuis des semaines.
— Ce n’est pas vous. C’est le monstre que vous devenez parfois.
— Je ne suis pas assez intelligent pour me trouver au-delà de la limite
dangereuse.
La zone où, à sa grande contrariété, ils affirmaient qu’il était trop
intelligent pour qu’on l’autorise à prendre des décisions. Comme si
l’intelligence était un handicap !
Elle déplia un morceau de papier tiré de la poche de sa jupe.
— Oui, votre test quotidien. Vous vous êtes arrêté à cette page en
affirmant que vous ne pouviez pas répondre à la question suivante.
Damnation. Elle avait remarqué.
— Si vous y aviez répondu, ajouta-t-elle, ça aurait prouvé que vous étiez
assez intelligent pour être dangereux. Au lieu de quoi vous avez décidé que
vous n’en étiez pas capable. Une faille que nous aurions dû prévoir. Vous
saviez que, si vous terminiez le test, nous allions restreindre vos prises de
décision de la journée.
— Que savez-vous sur la croissance améliorée par la Fulgiflamme ?
demanda-t-il en la dépassant pour prendre l’une des pages qu’il avait
rédigées plus tôt.
— Vargo…
— En calculant la surface totale disponible pour les cultures à Urithiru,
ajouta-t-il, et en la comparant à la projection du nombre de chambres qui
peuvent être occupées, j’ai déterminé que même si de la nourriture poussait
ici naturellement – comme elle le ferait aux températures d’une plaine
fertile moyenne –, elle ne pouvait pas fournir assez pour nourrir la tour
entière.
— Commerce, répondit-elle.
— J’ai du mal à croire que les Chevaliers Radieux, toujours menacés par
la guerre, construiraient une forteresse comme celle-ci pour vivre autrement
qu’en autarcie. Avez-vous lu Golombi ?
— Bien sûr que oui, et vous le savez. Vous croyez qu’ils ont accéléré la
croissance en utilisant des gemmes infusées à l’aide de Fulgiflamme, pour
fournir de la lumière à des zones obscures ?
— Rien d’autre ne paraît avoir de sens, n’est-ce pas ?
— Les tests ne donnent pas de résultats probants, déclara-t-elle. Oui, la
lumière des sphères permet la croissance dans une pièce obscure, alors que
la lumière des bougies ne le peut pas, mais Golombi affirme que les
résultats ont pu être compromis, et que l’efficacité est… Oh, bah ! C’est une
distraction, Vargo. Nous étions en train de parler de ce que vous avez fait
pour contourner les règles que vous avez vous-même déterminées !
— Quand j’étais stupide.
— Quand vous étiez normal.
— Normal égale stupide, Adro. (Il la prit par les épaules et la repoussa
fermement hors de la pièce.) Je ne prendrai pas de décisions politiques, et
j’éviterai d’ordonner le meurtre d’autres groupes d’enfants chantants.
D’accord ? Ça vous convient ? Maintenant, laissez-moi seul. Vous
empuantissez la pièce avec votre bêtise satisfaite.
Il ferma la porte et, au plus profond de lui, éprouva un pincement de
honte. Avait-il qualifié Adrotagia, elle entre tous, d’idiote ?
Eh bien, il ne pouvait rien y faire pour l’instant. Elle comprendrait.
Il se remit au travail, découpant d’autres parties du Diagramme pour les
redisposer, cherchant toute mention de l’Épine Noire, car il y avait trop de
choses à étudier dans le livre aujourd’hui, et il devait rester concentré sur
leur problème actuel.
Dalinar était vivant. Il bâtissait une coalition. Donc, que devait faire
Taravangian à présent ? Envoyer un autre assassin ?
Quel est le secret ? se demanda-t-il en levant devant lui des pages du
Diagramme, et il en trouva une qui lui permettait de voir les mots du verso
à travers le papier. Se pouvait-il que ce soit intentionnel ? Que dois-je
faire ? S’il vous plaît. Montrez-moi la voie.
Il griffonna des mots sur une page. Lumière. Intelligence. Sens. Il les
accrocha au mur pour qu’ils l’inspirent, mais ne put s’empêcher de lire ce
qu’avait écrit le chirurgien – un maître guérisseur qui avait fait naître
Taravangian à travers une incision dans le ventre de sa mère.
Il avait le cordon enroulé autour du cou, avait-il déclaré. La reine
décidera ce qui vaut le mieux, mais je suis au regret de l’informer que, bien
qu’il ait survécu, votre fils souffrira peut-être de capacités mentales
amoindries. Peut-être vaut-il mieux envoyer celui-ci dans des territoires
extérieurs, en faveur d’autres héritiers.
Ces « capacités amoindries » ne s’étaient pas manifestées, mais la
réputation avait poursuivi Taravangian depuis l’enfance, tellement
omniprésente dans l’esprit des gens que personne ne l’avait percé à jour
lorsqu’il s’était mis récemment à jouer les idiots, ce qu’ils avaient attribué à
une attaque ou à la sénilité pure et simple. À moins, comme l’affirmaient
certains, qu’il n’ait toujours été ainsi.
Il avait magnifiquement triomphé de cette réputation. Maintenant, il allait
sauver le monde. Enfin, la partie du monde qui comptait.
Il travailla pendant des heures, accrochant au mur d’autres portions du
Diagramme, puis griffonnant dessus lorsque des liens lui apparaissaient,
recourant à la lumière et à la beauté pour chasser les ombres de l’ignorance
et de la lenteur d’esprit, et trouvant ainsi des réponses – elles étaient bien là,
il fallait simplement qu’il les interprète.
Sa domestique l’interrompit enfin ; cette femme agaçante passait son
temps à s’affairer autour de lui, à essayer de lui faire faire ci ou ça, comme
s’il n’avait pas de préoccupations plus importantes que de faire tremper ses
pieds.
— Idiote de bonne femme ! cria-t-il.
Elle ne broncha pas, mais s’avança pour poser devant lui un plateau de
nourriture.
— Ne voyez-vous pas que la tâche qui m’occupe est importante ? lança-
t-il sur un ton insistant. Je n’ai pas de temps à perdre pour manger.
Elle posa à boire puis, d’un geste exaspérant, lui donna une tape sur
l’épaule. Alors qu’elle partait, il remarqua qu’Adrotagia et Mrall se tenaient
juste devant l’entrée.
— J’imagine, dit-il à Mrall, que vous n’exécuteriez pas cette servante si
je l’ordonnais ?
— Nous sommes convenus, répondit le garde du corps, que vous ne
deviez pas être autorisé à prendre ce genre de décisions aujourd’hui.
— Que la Damnation vous emporte tous. J’ai presque mes réponses de
toute manière. Nous ne devons pas assassiner Dalinar Kholin, le moment
est passé. Nous devons plutôt soutenir sa coalition. Ensuite, nous
l’obligerons à se retirer, afin que je puisse prendre sa place à la tête des
monarques.
Adrotagia approcha pour inspecter son travail.
— Je doute que Dalinar accepte simplement de vous céder la direction de
la coalition.
Taravangian tapota une série de pages collées au mur.
— Regardez ici. Ça devrait être clair, même pour vous. J’ai prévu ça.
— Vous l’avez modifié, s’exclama Mrall, atterré. Le Diagramme.
— Rien que des petits détails, l’assura Taravangian. Tenez, vous voyez le
texte d’origine, ici ? Je ne l’ai pas changé, et il est très clair. Notre tâche, à
présent, consiste à pousser Dalinar à renoncer à l’autorité pour prendre sa
place.
— Nous ne le tuons pas ? demanda Mrall.
Taravangian le mesura du regard, puis se retourna et désigna l’autre mur,
où étaient collés encore davantage de papiers.
— Le tuer maintenant ne ferait qu’éveiller les soupçons.
— Oui, confirma Adrotagia, je vois cette interprétation de la tête de lit –
nous devons pousser l’Épine Noire assez fort pour qu’il s’effondre. Mais il
nous faudra des secrets à utiliser contre lui.
— Facile, déclara Taravangian en la poussant vers une autre série de
notes sur le mur. Nous envoyons le sprène de cette Désagrégatrice jouer les
espions. Dalinar Kholin empeste les secrets. Nous pouvons le briser, et je
peux prendre sa place – car la coalition me percevra comme inoffensif. Je
serai alors en position de force pour négocier avec Abjection – qui sera, par
les lois des sprènes et des dieux, lié par l’accord ainsi conclu.
— Est-ce que nous ne pouvons pas plutôt… battre Abjection ? s’enquit
Mrall.
Crétin qui ne pensait qu’avec ses muscles. Taravangian leva les yeux au
ciel mais Adrotagia – plus sentimentale que lui – se retourna pour expliquer.
— Le Diagramme est très clair, Mrall, affirma-t-elle. C’est le but même
de sa création. Nous ne pouvons pas battre l’ennemi, alors à la place nous
sauvons tout ce que nous pouvons.
— La seule manière, acquiesça Taravangian.
Dalinar n’accepterait jamais ce fait. Un seul homme serait assez fort pour
faire ce sacrifice.
Taravangian ressentit un soupçon de… quelque chose. Un souvenir.
Donnez-moi la capacité de nous sauver.
— Prenez ceci, dit-il à Adrotagia en décollant du mur une page qu’il
avait annotée. Ça va fonctionner.
Elle hocha la tête et entraîna Mrall hors de la pièce tandis que
Taravangian s’agenouillait devant les vestiges brisés, arrachés, découpés du
Diagramme.
Lumière et vérité. Sauver ce qu’il pouvait.
Abandonner le reste.
Heureusement, il en avait reçu la capacité.
La liste qui précède est un regroupement imparfait de symbolisme vorin
traditionnel associé aux Dix Essences. Ensemble, ils forment l’Œil Double
du Tout-Puissant, un œil comportant deux pupilles représentant la création
des plantes et des créatures. C’est également la base de la forme de sablier
qui a souvent été associée aux Chevaliers Radieux.
Les érudits anciens plaçaient également les dix ordres de Chevaliers
Radieux sur cette liste, ainsi que les Hérauts eux-mêmes, chacun possédant
une association classique avec l’un des nombres et des Essences.
J’ignore encore comment les dix niveaux de la Néantomancie ou sa
cousine l’Ancienne Magie s’intègrent à ce paradigme, s’ils le peuvent
seulement. Mes recherches me conduisent à penser qu’il devrait, en effet, y
avoir une autre série de capacités encore plus ésotérique que la
Néantomancie. Peut-être l’Ancienne Magie s’y intègre-t-elle, bien que je
commence à soupçonner qu’il s’agisse de quelque chose de totalement
différent.
Notez que je crois à présent à l’hypothèse selon laquelle le concept de
« Catalyseur corporel » est davantage une interprétation philosophique
qu’un attribut réel de cette Investiture et de ses manifestations.

LES DIX FLUX


En complément des Essences, les éléments classiques célébrés sur
Roshar, l’on trouve les dix Flux. Ces Flux (censés être les forces
fondamentales selon lesquelles opère le monde) sont plus précisément une
représentation des dix pouvoirs offerts aux Hérauts, puis aux Chevaliers
Radieux, par leurs liens.

Adhésion : Le Flux de la Pression et du Vide.


Gravitation : Le Flux de la Gravité.
Division : Le Flux de la Destruction et de la Décomposition.
Abrasion : Le Flux de la Friction.
Progression : Le Flux de la Croissance et de la Guérison, ou
Régénération.
Illumination : Le Flux de la Lumière, du Son et des Diverses Formes
d’Onde.
Transformation : Le Flux de la Spiricantation.
Transport : Le Flux du Mouvement et de la Transition Réalmatique.
Cohésion : Le Flux de l’Interconnexion Axiale Poussée.
Tension : Le Flux de l’Interconnexion Axiale Modérée.

SUR LA CRÉATION DES FABRIAUX


Cinq catégories de fabriaux ont été découvertes jusqu’à présent. Le secret
de leur création est soigneusement gardé par la communauté artifabrienne,
mais ils semblent être l’œuvre de scientifiques enthousiastes, par opposition
avec la Fluctomancie de nature plus mystique autrefois accomplie par les
Chevaliers Radieux. J’ai la conviction croissante que la création de ces
appareils nécessite l’asservissement forcé d’entités cognitives
transformatives, que les communautés locales connaissent sous le nom de
« sprènes ».

FABRIAUX MODIFICATEURS
Amplificateurs : Ces fabriaux sont conçus pour accroître quelque chose.
Ils peuvent créer de la chaleur, de la douleur ou même un vent calme, par
exemple. Ils sont nourris – comme tous les fabriaux – par la Fulgiflamme.
Ils semblent plus efficaces avec les forces, les émotions ou les sensations.
Les prétendus semi-Éclats de Jah Keved sont créés grâce à ce type de
fabrial fixé à une feuille de métal, ce qui accroît sa durabilité. J’ai vu des
fabriaux de ce type conçus à partir de nombreuses variétés différentes de
gemmes ; je suppose que n’importe laquelle des dix Gemmes polaires fera
l’affaire.
Réducteurs : Ces fabriaux font le contraire des amplificateurs, et
semblent généralement soumis aux mêmes restrictions que leurs cousins.
Les artifabriens dont j’ai déjà reçu les confidences semblent croire qu’il est
possible de créer des fabriaux encore plus puissants que nous ne l’avons fait
jusqu’à présent, surtout en ce qui concerne les amplificateurs et les
réducteurs.

FABRIAUX ASSOCIÉS
Jumelés : En infusant un rubis et en employant une méthodologie qui ne
m’a pas encore été révélée (bien que j’en aie une petite idée), on peut créer
une paire de gemmes jumelées. Le processus nécessite de diviser le rubis
d’origine. Les deux moitiés vont ensuite créer des réactions parallèles à
distance. Les échocalames sont l’une des formes les plus courantes de ce
type de fabrial.
La conservation de force est maintenue ; par exemple, si l’une des deux
est attachée à une lourde pierre, il faudra la même force pour soulever le
fabrial jumelé que pour soulever la pierre elle-même. Il semble y avoir un
processus utilisé lors de la création du fabrial qui influe sur la distance à
laquelle on peut séparer les deux moitiés sans qu’elles cessent de produire
un effet.
Contraires : En utilisant une améthyste au lieu d’un rubis, on crée
également des moitiés de gemme jumelées, mais elles fonctionnent en
créant des réactions opposées. Par exemple, si l’on en soulève une, l’autre
sera entraînée vers le bas.
Ces fabriaux viennent à peine d’être découverts, et l’on émet déjà des
conjectures quant aux possibilités d’exploitation. Cette forme de fabrial
semble soumise à des limites inattendues, bien que je n’aie pas encore
réussi à découvrir lesquelles.

FABRIAUX INFORMATEURS
Il n’existe qu’un seul type de fabrial dans cette catégorie, connu sous le
nom officieux d’Alerteur. Un Alerteur peut avertir de la présence d’un
objet, d’une sensation, d’un sentiment ou d’un phénomène proche. Ces
fabriaux utilisent un héliodore comme catalyseur. J’ignore s’il s’agit du seul
type de gemme qui puisse fonctionner, ou s’il existe une autre raison
expliquant l’utilisation de l’héliodore.
Dans le cas de ce type de fabrial, la quantité de Fulgiflamme que l’on
peut y infuser affecte sa portée. Par conséquent, la taille de la gemme
utilisée est très importante.

MARCHEVENTS ET ATTACHES
Les récits concernant les étranges capacités de l’Assassin en Blanc m’ont
conduite jusqu’à des sources d’information qui sont, je crois, largement
inconnues. Les Marchevents étaient un ordre des Chevaliers Radieux, et ils
utilisaient deux types de Fluctomancie primaire. Les effets de cette
Fluctomancie étaient connus – familièrement parmi les membres de
l’ordre – sous le nom des Trois Attaches.

ATTACHE BASIQUE : MODIFICATION


GRAVITATIONNELLE
Ce type d’Attache était l’un des plus utilisés au sein de l’ordre, bien que
ce ne soit pas le plus facile à maîtriser. (Cette distinction appartient à
l’Attache Intégrale décrite ci-dessous.) Une Attache Basique impliquait
d’annuler le lien gravitationnel spirituel d’un être ou d’un objet avec la
planète pour lier temporairement cet être ou cet objet à un objet ou une
direction différents.
Concrètement, on crée ainsi un changement d’attraction gravitationnelle,
en tordant les énergies de la planète même. Une Attache Basique permettait
à un Marchevent de courir sur les murs, d’envoyer des objets ou des gens
voler dans les airs, ou de créer des effets similaires. Les usages avancés de
ce type d’Attache permettaient à un Marchevent de se rendre plus léger en
liant une partie de sa masse vers le haut. (Mathématiquement, lier un quart
de sa masse vers le haut réduirait de moitié le poids effectif d’une personne.
Lier la moitié de sa masse vers le haut créerait un effet de légèreté.)
Des Attaches Basiques multiples attireraient également un objet ou le
corps d’une personne vers le bas au double, triple ou autre multiple de son
poids.

ATTACHE INTÉGRALE : FAIRE ADHÉRER


DES OBJETS
Une Attache Intégrale peut sembler très similaire à une Attache Basique,
mais elles fonctionnaient selon des principes très différents. Alors que l’une
était liée à la gravité, l’autre était liée à la force (ou Flux, comme
l’appelaient les Radieux) d’Adhésion – liant des objets ensemble comme
s’ils ne faisaient qu’un. Je crois que ce Flux avait peut-être un lien avec la
pression atmosphérique.
Pour créer une Attache Intégrale, un Marchevent infusait un objet à l’aide
de Fulgiflamme, puis appuyait un autre objet contre lui. Les deux objets se
retrouvaient unis par un lien extrêmement puissant, presque impossible à
rompre. En réalité, la plupart des matières elles-mêmes se brisaient avant le
lien qui les unissait.

ATTACHE INVERSÉE : CONFÉRER


UNE FORCE
GRAVITATIONNELLE À UN OBJET
Je crois qu’il s’agit peut-être d’une version spécialisée de l’Attache
Basique. Ce type d’Attache était, parmi les trois, celui qui nécessitait la plus
petite quantité de Fulgiflamme. Le Marchevent infusait quelque chose,
donnait un ordre mental, et créait une attraction vers l’objet qui attirait
d’autres objets vers lui.
Fondamentalement, l’Attache créait une bulle autour de l’objet qui
imitait son lien spirituel avec le sol. En l’état, il était beaucoup plus difficile
à l’Attache d’affecter des objets touchant le sol, où leur lien avec la planète
était le plus fort. Les objets en train de tomber ou de voler étaient les plus
faciles à influencer. D’autres objets pouvaient être affectés, mais la quantité
de Fulgiflamme et le talent nécessaires étaient beaucoup plus importants.

TISSER LA FLAMME
Une deuxième forme de Fluctomancie implique la manipulation de la
lumière et du son selon des tactiques illusoires répandues dans tout le
Cosmère. Cependant, contrairement aux variations présentes sur Sel, cette
méthode possède un élément spirituel puissant qui nécessite non seulement
une image mentale complète de la création escomptée, mais également un
certain niveau de connection avec elle. L’illusion ne se fonde pas
simplement sur ce que le Tisseflamme imagine, mais sur ce qu’il désire
créer.
Par bien des aspects, c’est le pouvoir le plus semblable à la variante
yoléenne d’origine, ce qui me remplit d’exaltation. Je souhaite explorer
davantage ce pouvoir, dans l’espoir d’acquérir une totale compréhension de
son lien avec les attributs cognitifs et spirituels.

SPIRICANTATION
L’art de la Spiricantation, dans lequel on transforme directement une
forme de matière en une autre en modifiant sa nature spirituelle, joue un
rôle central dans l’économie de Roshar. On l’exécute au moyen d’appareils
nommés Spiricantes, lesquels appareils (dont la majorité semblent
spécialisés dans la transformation de la pierre en céréales ou en chair) sont
utilisés pour fournir un soutien mobile aux armées ou accroître les réserves
de nourriture locales urbaines. Ce qui a permis aux royaumes de Roshar (où
l’eau fraîche est rarement un problème, grâce aux pluies des tempêtes
majeures) de déployer des armées d’une façon qui serait impensable
ailleurs.
Cependant, ce qui m’intrigue le plus au sujet de la Spiricantation, c’est ce
que nous pouvons déduire sur le monde et l’Investiture à partir de là. Par
exemple, certaines gemmes sont nécessaires pour produire certains résultats
– si vous souhaitez produire des céréales, toutefois, votre Spiricante doit
être à la fois accordé avec cette transformation mais aussi équipé d’une
émeraude (plutôt que d’une autre gemme). Il en résulte une économie
fondée sur la valeur relative de ce que les gemmes peuvent créer, et non pas
sur leur rareté. En effet, alors que la structure chimique de plusieurs de ces
variétés de gemmes est identique, en dehors d’infimes traces d’impuretés,
c’est leur couleur qui est leur caractéristique la plus importante – pas leur
composition axiale. Je suis persuadée que vous trouverez l’importance de la
teinte très intrigante, particulièrement dans sa relation avec d’autres formes
d’Investiture.
Cette relation a dû être essentielle dans la création locale du tableau que
j’ai inclus ci-dessus, qui manque de rigueur scientifique mais qui est
intrinsèquement lié aux mythes entourant la Spiricantation. Une émeraude
peut être utilisée pour créer de la nourriture – elle est ainsi
traditionnellement associée à une Essence similaire. En effet, sur Roshar, on
considère qu’il existe dix éléments, au lieu des quatre ou seize traditionnels,
selon les coutumes locales.
Curieusement, ces gemmes semblent liées aux pouvoirs originels des
Spiricantes, qui étaient un ordre des Chevaliers Radieux – mais elles ne
paraissent pas essentielles pour le fonctionnement effectif de l’Investiture,
lorsqu’elle est effectuée par un Radieux vivant. J’ignore quel est le lien ici,
quoiqu’il implique quelque chose de précieux.
Les Spiricantes – les appareils – ont été créés pour imiter les pouvoirs du
Flux de Spiricantation (ou de Transformation). Il s’agit là encore d’une
imitation mécanique de quelque chose qui n’était autrefois disponible que
pour quelques rares élus au sein d’un Art Investi. Les Lames d’Honneur sur
Roshar en sont peut-être le tout premier exemple – remontant à des milliers
d’années. Je crois qu’il existe un lien avec les découvertes effectuées sur
Scadrial et la banalisation de l’allomancie et de la ferrochimie.
ILLUSTRATIONS

Note : De nombreuses illustrations, titres compris, contiennent des


révélations relatives à des événements qui les précèdent dans le livre. Si
vous les consultez à l’avance, c’est à vos risques et périls.

Carte de Roshar
Carte des emplacements des Portes du Pacte
Carte d’Alethkar
Croquis de Shallan : La Tour
Croquis de Shallan : Couloir
Croquis de Shallan : Chevaux
Croquis de Shallan : Sprène dans le mur
Croquis de Shallan : Urithiru
In-folio : La havah vorine
Carnet de notes de Navani : modèles de navires
Glyphes aléthis, page 1
Né en 1975 dans le Nebraska, Brandon Sanderson a commencé à
publier en 2005 et s’est imposé auprès du public comme l’un des
meilleurs auteurs de fantasy de ces dernières années, grâce à son cycle
des Fils-des-brumes et à celui des Archives de Roshar. Auteur de best-
sellers traduits en plus de quinze langues, il a vendu plus de cinq
millions d’exemplaires à travers le monde.

Titre original :
OATHBRINGER
Paru chez Tor Book, New York, 2017.

Couverture : © Illustration de Alain Brion.


Illustration précédant le chapitre 39 : Dan dos Santos.
Illustrations précédant les chapitres 8, 15, 25, 27 et 33 : Ben
McSweeney.
Illustration précédant le chapitre 44 : Kelley Harris.
Cartes et illustrations précédant les chapitres 1, 5 et 53 : Isaac
Stewart.
Illustrations et pictogrammes en ouverture des chapitres : Isaac
Stewart, Ben McSweeney et Howard Lyon.

© Dragonsteel Entertainment, LLC, 2017.


© Calmann-Lévy et Librairie Générale Française, 2019, pour la
traduction française.
ISBN : 978-2-253-25852-0
Table
Couverture

Page de titre

Dédicace

Préface et remerciements

Prologue : Pleurer

Première partie : Unis

1. Brisés, divisés

2. Un problème résolu

3. Élan

4. Serments

5. Pierre-d'Âtre

6. Quatre vies

7. Un guetteur aux frontières

8. Un mensonge puissant

9. Les sillons d'une vis

10. Distractions

11. La faille
12. Négociations

13. Chaperon

14. Les écuyers ne peuvent rien prendre

15. Clarissime radieuse

16. Enroulée trois fois

17. Prisonniers des ombres

18. Double vision

19. L'art subtil de la diplomatie

20. Des cordes pour attacher

21. Un soldat qui déçoit

22. La noirceur en ces lieux

23. Foudrement étrange

24. Les hommes de sang et de tourment

25. La fillette qui leva les yeux

26. L'épine noire déchaînée

27. Faire semblant

28. Une autre solution

29. Hors de question de céder

30. Mère des mensonges

31. Exiger de la tempête


32. Compagnie

Intermèdes

I-1. Puuli

I-2. Ellista

I-3. Le rythme des disparus

Deuxième partie : De nouveaux débuts chantent

33. Cours magistral

34. Résistance

35. Le premier dans le ciel

36. Héros

37. La dernière fois que nous marchons

38. Un peuple brisé

39. Notes

40. Questions, coups d'œil et déductions

41. À terre, levant les yeux

42. Conséquences

43. Lancier

44. Clarté paradoxale

45. Une révélation

46. C'est là que le rêve mourra


47. Tant de choses sont perdues

48. Rythme de travail

49. Né à la lumière

50. Shash trente-sept

51. Retour au point de départ

52. D'après son père

53. Une taille irrégulière

54. Le nom d'un ancien membre de ceux qui-chantent

55. Seuls ensemble

56. Toujours avec vous

57. Passion

Intermèdes

I-4. Kaza

I-5. Taravangian

Illustrations

Le Livre de Poche

Page de copyright

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